'r, ; : =• ';i i t$êm 'jxïm ^0!00 ■■• _ ; <éa ÎXt?' :H fe-^SÎSS^t:--:: - 'r:v. r^'r^ LIBRAIRIE ORIENTALE j fi. SAWUELIAN 51, RUÉ NONSItUR-U-PRINCt PAR IS VI- - DAN.88-65 a 'mm, mm mm 3Ww c. ÀAa s ' 2-. - aSO mm • 'X X X WtâmHa x x feRRsSaifii^^ mwvm. rnmmH Ç - 5* (Sr-1-f e S~^> £ ,/ ^ <• / y Ç' 35 mois de campagne Chine, au Tonkin Série A. COLLECTION PICARD BIBLIOTHÈQUE COLONIALE ET DE VOYAGES EMILE DUBOC LIEUTENANT DE VAISSEAU EN RETRAITE 35 mois de campagne En Chine, au Tonkin COURBET — RIVIÈRE (-1882-1885) OUVRAGE COURONNÉ PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE ILLUSTRÉ PAR P. MARIE ET A. BRUN PRÉFACE PAR PIERRE LOTI DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE Centre de Documentation sur l'Asie du Sud-Est et le Monde Indonésien EPHc VIe Section BIBLIOTHEQUE PARIS LIBRAIRIE D'ÉDUCATION NATIONALE H, 18 et 20, Rue Soufflot. »r AVANT-PROPOS Je dois aux hasards de ma carrière d'avoir été mêlé aux événements qui se sont déroulés au Tonkin et dans les mers de Chine, depuis la fin de 1882 jusqu'au milieu de 1885. Entre la prise de Nam-dinh et la prise des Pescadores, autant dire entre la mort du commandant Rivière, qui a été le prologue de l'expédition, jusqu'à celle de l'amiral Courbet, qui en a été le douloureux épilogue, il m'a été donné d'assister et de prendre une part active à plusieurs événements. Je convie le lecteur à les passer en revue avec moi. Ce n'est pas de l'histoire que nous ferons ensemble, et encore moins de la politique. J'essaierai simplement de lui faire partager mes impressions. Qu'il veuille bien m'accompagner par la pensée dans les rues d'Hanoï, où nous flânerons ensemble; à Nam-dinh ; au terrible combat de Gau-giai. Entre temps, nous jetterons un coup d'œil sur le peuple annamite, qui est un peuple d'enfants; nous ferons une visite à Késo, où 8 AYANT-PROPOS nous recevrons l'hospitalité de Monseigneur Puginier, puis à Phat-Diem, où nous ferons connaissance avec la figure si originale du père Six. Nous monterons à cheval ; comme aide de camp du général Bouët, nous prendrons part aux affaires de la Pagode des Quatre-Colonnes, et de Palan. A l'arrivée de l'amiral Courbet à Hanoï, je laisserai avec regret mon poney tonkinois, ainsi que ma maison civile et militaire, à mon successeur : M. le lieutenant de vaisseau de Jonquières, aide de camp de l'amiral, et j'embarquerai comme second du Chaleaurenault. Là, nous ferons la chasse aux piral.es et l'hydrographie des mille rochers aux silhouettes fantastiques de la baie d'IIalong. Nous irons dans la rivière Min, nous entendrons le canon de Fou-cheou, nous détruirons des jonques par le feu et par la torpille. Puis, nous irons à la prise de Ivelung; nous prendrons part à l'affaire de Tamsui. Cela nous mènera en décembre 1884, et nous ferons le réveillon à bord de la Triomphante. De là, nous passerons sur le Bayarcl; nous irons couler la frégate le Yu- Yenh. Shei-poo avec un canot à vapeur porte-torpille; nous prendrons les Pescadores; et, le 11 juin 1885, nous aurons à pleurer la mort de notre illustre amiral, dont nous ramènerons le corps à Toulon, un an jour pour jour après le glorieux combat de Fou- cheou, à la fin du mois d'août 1885. Celte campagne de trente-cinq mois se divise naturellement en deux parties. La première se déroulera au Tonkin; la seconde, dans les mers de Chine. Nous suivrons, du commencement jusqu'à la lin, les notes prises au jour le jour, que j'ai heureusement conservées et nous nous efforcerons, en nous reportant de treize ans en arrière, de revivre les moments parfois difficiles et aussi le bon temps par lesquels nous sommes passés. Ami lecteur, le moment est venu de nous embarquer pour l'Extrême-Orient, vous plairait-il de m'y accompagner? Je n'ai jamais su faire les préfaces et n'ai même jamais clai¬ rement compris à quoi elles pouvaient bien servir. Mais, à vous, comment refuser ! Car, s'il est un nom de lieu¬ tenant de vaisseau auquel je sois fier d'associer le mien, c'est bien le vôtre. Vous souvenez-vous encore de notre dernière rencontre, il y a déjà treize ans, au fond du mauvais pays Jaune, à un lancement de torpilles, dans la rade des îles Pescadores ? Près de nous, sur le frêle torpilleur qui nous portait tous deux, avec une dizaine de nos camarades, se tenait Vamiral, notre grand amiral de belle et sto'ique mémoire. Et nous fendions ensemble Veau lourde et bleue, sous l'éclat du malfaisant soleil, tandis qu'à petite distance, le long du rivage triste, la ville de Makung, ses pagodes incendiées fumaient avec une odeur de choléra et de Chinois mort... C'était l'époque rude et stérile pour l'escadre d'Extrême-Orient : fièvres, dysenteries, tempêtes, déroutes héroïques, fatigues et déceptions de toute sorte, sur des côtes sans abri, par des mers démontées. En ce temps-là, dans cette escadre, on vous appelait le « brave Duboc ». Et ce mot « brave » n'avait point so,n acception banale, comme dans « brave homme », mais signifiait votre bravoure de combattant. Ce surnom, n'est ce pas, vous venait de lui, de l'amiral. C'était au lendemain de votre conduite héroïque à Sheï-poo ; avec le commandant Goufdon, vous portiez, toute fraîche encore, votre auréole de gloire et de sacrifice, et j'étais fier d'être votre camarade, fier d'être là, sur ce tor¬ pilleur, près de vous et près de notre chef sans peur et sans reproche. Depuis, les années ont passé, nous séparant. Et l'oubli est venu sur cette guerre, sur votre exploit superbe, même sur le nom de Courbet... Ah ! combien il se serait indigné, lui, l'amiral, s'il avait pu prévoir que certains de nos chefs du ministère, dans l'excès de leur traditionnel favoritisme pour les fils et les gendres, amèneraient, à force d'injustices, un officier tel que vous à quitter la marine ! Vous allez sûrement dire que je m'attarde à des petits souvenirs à côté, pour esquiver sans doute la préface, où je me sens particulièrement inhabile. Mais je trouve d'ailleurs que vous l'avez faite vous-même, cette préface, et d'un Mon Cher Camarade, 10 PRÉFACE façon très suffisante, au début de votre avant-propos. Vous avertissez; le lecteur que, sans traiter d'histoire ni de politique, vous essaierez simplement de faire passer en lui vos impressions personnelles. Supprime\ donc le mot « essayer », car vous avez; pleinement réussi, et alors votre phrase présentera le livre au public mieux que tout ce que je pourrais lui raconter. C'est bien cela: vous communiquez; intégralement vos impresssions à ceux qui vous lisent. Sans commentaires, sans théories, vous notez; les choses heure par heure, d'une manière sobre, fidèle et précise; alors, cette sorte de journal de marin et de soldat que vous écrivez; arrive, par des moyens tout naturels, à la plus haute puissance d'évocation. Ce n'est pas de l'histoire, dites- vous; — peut-être, mais ce sont au moins de ces très précieux fragments de réalité avec lesquels on compose la plus rigoureuse et la plus saisissante des histoires. Quand, par exemple, vous en venez; à la grande, incomparable page de votre vie d'officier, à cette affaire de Sheï-poo, où vous fûtes sublime dans la nuit noire, au milieu de tant de surprises et d'épouvantes ; quand vous nous contez; la haute et soudaine apparition des navires ennemis dans les ténèbres, la pluie de mitraille sur votre tête, puis vos angoisses, après, pour sortir de cette baie obscure et fermée où vous guettaient les pires supplices chinois, vous nous donnez; de tout cela l'horreur et le frisson de mort. Et votre retour à bord du Bayard, cet inoubliable retour où l'amiral en pleurant vous embrassa, tandis que des larmes coulaient sur tant de bonnes figures naïves de matelots qui vous avaient cru perdu et vous voyaient glorieusement revenir 1... J'ai lu tout cela comme à travers un voile qui embrumait mes yeux, car jamais drame n'a su m'émouvoir plus que ce récit très simple. Et ce n'est pas parce que j'ai été marin, mêlé plus ou moins à ces événements de là-bas ; non, croyez; bien, mon cher ami, que, là où j'ai pleuré, d'autres lecteurs quelconques aussi pleureront ; croyez; bien que, là où je me suis intéressé, les autres s'intéresseront de même et que votre œuvre laissera à tous, après le livre fermé, une émotion noble. Quant à moi, je vous remercie de m'avoir choisi pour vous souhaiter la bienvenue dans ce monde de lettres — qui est sans doute le refuge des marins dépossédés comme nous de leur cher uniforme. PIERRE LOTI. 35 mois de campagne En Chine, au Tonkin (1882-1885) PREMIÈRE PARTIE I TRAVERSÉE DE TOULON A SAÏGON. — DE SAÏGON A HAÏPRONG. — PREMIÈRES IMPRESSIONS. DANS LES EAUX DU TONKIN. — ARRIVÉE A HANOÏ. Mon premier document est une lettre que j'écrivais à ma mère. Elle est datée de Toulon, 19 septembre 1882. J'annonce que mes bagages sont à bord de Y Annamite, et que l'appareillage est à 2 heures de l'après-midi. Dans la matinée, j'avais reçu une dépêche du capitaine de vaisseau commandant la frégate-école des gabiers la Favorite, dépêche très flatteuse me demandant à embarquer au choix. Sans hésitation, je déclinai la faveur. Mon tour d'embarquement me désignait pour servir au Tonkin, c'était au Tonkin que je me sentais appelé, par une attraction invincible. Etais-je donc fataliste, que je préférais une campagne lointaine à un embar¬ quement au choix sur les côtes de France, pour la raison que le sort me désignait pour la faire? Peut-être. Les hasards sont si grands dans notre carrière, la destinée a parfois des retours si imprévus, que j'ai toujours été convaincu qu'il valait mieux, en toutes circonstances, suivre son étoile. En outre, des complications pouvaient survenir sur les bords du fleuve Rouge. Le commandant Rivière, déjà, au mois d'avril, s'était emparé de la citadelle d'Hanoï. J'eus le pressentiment que tout n'était pas fini, et que dans la besogne restant à faire, j'aurais peut-être un petit bout de rôle à jouer. Un de mes amis, Bergevin, qui revenait du Tonkin, m'en dit monts et merveilles et m'offrit une carte marine du Delta, annotée par lui, et qui pourrait m'être utile pour la navigation des rivières. 14 PREMIÈRE PARTIE. — CIIAP1TRE I Tout cela réuni faisait que j'étais enchanté d'être tombé sur cette campagne, comme je l'écrivais à ma mère. D'un autre côté, j'étais en tête de la liste des enseignes de vaisseau. Peut-être serais-je rappelé en France au moment de ma promotion de lieutenant de vaisseau? Peut-être aussi trouverais-je à me caser là-bas? Si je pouvais avoir la chance d'obtenir le commandement d'une petite canonnière? La chose était arrivée déjà à quelques-uns de mes camarades. Qui sait? Un coup de canon tiré par l'Annamite à 1 heure de l'après-midi fait rallier les retar¬ dataires. A 2 heures, tous les officiers passagers sont sur la dunette, les bateaux de passage de Toulon, dénommés pointus, s'écartent des hautes murailles blanches du transport. « Larguez le corps-mort! » s'écrie le commandant Littré, du haut de la passerelle. L'hélice commence à remuer les fonds vaseux de la rade, et, l'énorme masse obéissant à son gouvernail, décrit une courbe sinueuse, autour des cuirassés pré¬ sents sur rade. C'est une parcelle de la France, qui se détache de la mère patrie. Un mo¬ ment d'émotion étreint tous les coeurs, quand se déroule le panorama ensoleillé de la côte. Au bout de la jetée de la grande passe, quelques mouchoirs s'agitent. Quelques soldats grimpés sur le gaillard d'avant y répondent silencieusement. Ma pensée et mon regard vont plus loin, jusqu'à mon père et jusqu'à ma mère que je laisse, au cœur même de la France, à Paris. On est quelque peu blasé dans les ports de guerre sur des événements comme celui-ci. Pourtant, le départ d'un transport, avec tous ces soldats qui grouillent sur le pont, avec ces passagers entourés parfois de leurs femmes et de leurs enfants, a quelque chose qui vous émeut, car quelques-uns, dans le nombre, sont marqués pour ne plus revenir... En voyant s'éloigner les îles d'Hyères que je ne devais revoir que 35 mois plus tard, je les saluai une dernière fois. Puis les hautes montagnes se confondirent avec les vapeurs bleues de l'horizon. Au revoir, mon beau pays, de loin comme de près, tes enfants te chérissent. Là-bas, comme ici, ils sont tout à toi. Au revoir ! Favorisés par le beau temps, une vraie mer d'huile et un ciel sans nuages, nous voguions dans le bleu ; mais l'état sanitaire, malgré ces circonstances favorables, laissait à désirer. Etait-ce l'air du transport, plus ou moins imprégné de miasmes cochinchinois, malgré les désinfections périodiques que subit la coque; était-ce la cuisine du pour¬ voyeur qui en était cause ? Peu importe. Le fait est que je commençai la campagne dans une couchette de l'hôpital du bord, et fus mis au régime du lait. Les chaleurs de la mer Rouge aidant, mon indisposition persistante se compliqua de quelques accès de fièvre paludéenne, vieux souvenirs de la côte d'Afrique et de l'isthme de Panama. Comme mon estomac ne pouvait supporter la quinine, l'excellent docteur Beaudouin m'inocula par de bonnes piqûres le précieux spécifique; et, peu à peu, ma santé générale se rétablit. Je fais grâce au lecteur des relâches, toujours les mêmes, où s'arrêtent les trans¬ ports comme les paquebots, pour y faire du charbon. Port-Saïd, Aden, Ceylan, Singa- poure, autant de stations banales, comme Dijon, Lyon, Tarascon et Marseille, pour le voyageur qui se rend, en rapide, de Paris à la côte d'azur. Le grand air de l'océan Indien m'avait redonné des forces; mais j'étais encore valé¬ tudinaire, à mon arrivée à Saïgon, pays par excellence de la dysenterie, qui y règne à l'état endémique. Pourquoi fus-je radicalement guéri, dès que j'eus mis le pied à terre? Peut-être faut-il voir, dans mon cas, une guérison selon la mode homœopatique pu sérumthérapique? Ce qu'il y a de certain, c'est que le virus atténué, cause de ma maladie 33 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 13 à bord de VAnnamite, me préserva de toute indisposition du même genre pendant le reste de la campagne. J'étais vacciné, selon toute apparence. Nous arrivâmes à Saïgon après 37 jours de traversée, le 26 octobre. Ma seule dis¬ traction pendant ces longues journées avait été de lire et de relire quelques ouvrages relatifs à noire nouvelle colonie. Celui que je préférais était La France au Tonkin, de Romanet du Caillaud. J'étais avide de posséder à fond les premières pages de l'histoire ASIE x/— • ^ \ de notre conquête, toutes remplies des incroyables exploits de Francis Garnier. Plusieurs de mes camarades de promotion avaient combattu à ses côtés à Hanoï, notamment Bouxin et Perrin, en qualité d'aspirants. Un troisième, Hautefeuille, s'était ■emparé, à lui tout seul, de la citadelle de Nin-Binh, avec un canot à vapeur et une dizaine d'hommes, et il s'y était maintenu comme grand mandarin gouverneur de la province ! C'était l'âge héroïque. . iG PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE I Allions-nous recommencer de si prodigieux coups de main? Non, me disais-je; mais il faudra voir de près ces gens et ces choses. Une belle statue de Francis Garnier s'élève sur une des places de Saïgon, hommage rendu par la colonie au savant explorateur du Laos et du haut Mékong en même temps qu'au soldat héroïque. J'en emportai l'image gravée dans mon esprit, à la veille de me rencontrer avec le commandant Rivière, dont la mort tragique devait rappeler par tant de points celle de Garnier. Le 5 novembre, je quittai la capitale de la Cochinchine, et pris passage à bord du croiseur YHamelin. Bien que passager, j'obtins du commandant la faveur de faire le quart à courir avec mes camarades. Les trois enseignes de vaisseau que Y Annamite avait transportés en Indo-chine étaient destinés à combler trois vacances : deux sur YHamelin, et une troisième sur la Surprise, canonnière de rivière généralement stationnée à Hanoï, c'est-à-dire au centre même de la colonie. J'avais à choisir, en qualité de plus ancien. Sans hésitation, je choisis la Surprise, et dès mon arrivée à Haïpong, je reçus l'ordre de me rendre à Hanoï, à la disposition du commandant Rivière. C'est le i 4 novembre que nous franchîmes, à bord de YHamelin, la barre du Cua-Cam. En remontant cet estuaire, le seul qui puisse donner accès aux grands navires et dont la découverte remonte à dix ans seulement', j'éprouve une vive satisfaction. Les vieux forts en terre jadis menaçants, qui en défendaient l'entrée, sont aujourd'hui en ruines. Par contre, au-dessus de la résidence du consul flotte le pavillon français. Nous mouillons juste en face. C'est une petite maison crépie en rose, à rez-dë- chaussée surélevé, avec véranda. Elle n'a rien de monumental ; mais elle produit sdn effet à côté des cagnas1 annamites, qui sont de véritables bouges. Un peu plus loin s'élève, au confluent d'un petit arroyo, la belle maison d'un négociant français, M. Constantin. C'est la seule qui ait un étage. Enfin, la caserne achève de donner une idée de civilisation, sur les bords du fleuve, dont les rives fangeuses sont encore dépourvues de quais, ou de wharfs. Une foule de sampans viennent nous accoster. Dans chacun d'eux grouille une petite famille, autour de la marmite de riz qui bout sur un feu de bois, entouré de briques. Les extrémités en sont dégagées, et sur la plate-forme arrière, la congaïe3 debout, les reins cambrés, conduit la barque en ramant d'un seul aviron, avec une vigueur et une dextérité remarquables. Au milieu, sont quelqués nattes recouvertes d'un toit rond en paille: c'est la chambre à coucher de la famille et, en même temps, le salon des passagers qui sont tenus de s'y asseoir à la turque, ou de s'y allonger, si la traversée est un peu longue. Cette population jaune est d'aspect misérable et sale, mais paraît douce, gaie et serviable. A Saïgon, si la race est laide et rabougrie, elle s'habille du moins proprement. C'est sans doute le résultat d'un contact plus prolongé avec l'Européen. Ici, comme en Cochinchine, le sexe fort laisse pousser ses cheveux, qui sont très vigoureux, d'un beau noir, et qu'il enroule en chignon, derrière l'occiput. Cette coiffure nationale est celle de nos lin-taps ou tirailleurs annamites. Elle est surmontée d'un amour de petit chapeau conique, en bambou verni, retenu au chignon par des rubans rouges! C'est coquet, mais bien féminin. Que nous sommes loin du guerrier antique à la tête casquée et surmontée d'un panache ! La Tonkinoise laisse aussi pousser ses cheveux; mais, pour se distinguer des hommes, elle 1. Exploration du commandant Senez. 2. Maisons en paille et bambou. 5. Femme annamite. 55 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN les lord et les enroule en forme de turban, en arrière des oreilles. Le derrière de la tête, déjà très aplati naturellement, semble avoir été entamé d'un coup de hache. C'est disgracieux au possible. Le costume lui-même n'a rien de séduisant. Le vêtement de dessous qui recouvre la poitrine en constitue la partie riche. C'est une sorte de plastron en soie de couleur brillante, rose, grenat, vert ou orange. Les jupons et les dessous si compliqués des femmes européennes sont remplacés par un simple pantalon de satin noir. Enfin, le tout est recouvert par une longue houppelande en coton couleur cachou, serrée à la taille par une ceinture. Le chapeau, en feuilles de latanier, est tout plat, avec Une rue d'Haïphong. des rebords rabattus, et excessivement larges. Il déborde les épaules et se maintient au moyen de cordonnets de soie, formant guirlande, qui descendent jusqu'au creux de l'estomac. Quand il fait du vent, un doigt de la main, passé dans cette jugulaire d'un nouveau genre, l'empêche de s'échapper et de se transformer en cerf-volànt. Tout le monde chique le bétel, et crache rouge. Enfin, les élégantes se font laquer !es dents couleur d'encre de Chine. Quand elles ouvrent la bouche, au lieu d'une rangée de perles, on voit un trou noir, d'où s'échappe un jet de salive sanguinolente. C'est peu ragoûtant pour nous Européens fraîchement débarqués ; mais ici, c'est la mode, et le meilleur moyen de plaire. Je profite de la journée du 15 pour faire un tour dans la ville. Le commerce 3 18 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE I national se trouve représenté par deux magasins : un quincaillier qui vend de tout y compris la confection, et l'inévitable marchand de vermout que l'on trouve partout à l'avant-garde de la civilisation. En m'enfonçant dans la ville indigène, je tombe dans des rues étroites et tortueuses, mal pavées de cailloux pointus, avec un ruisseau central, encombré de détritus. De chaque côté, l'œil est attiré par les étalages des marchands installés dans de minuscules baraques, en bois et bambou : étalages de légumes, de poteries, d'articles divers, d'herbes médicinales, etc. La foule nous fait place, respec¬ tueuse, obséquieuse même. Sur notre passage, on fait la haie, les immenses chapeaux coniques des hommes, les chapeaux plats des congaïes quittent les têtes qui s'inclinent. Le Chinois lui-même, dont la natte est enroulée autour du pot de fleurs qui lui sert de coiffure, la dénoue d'un geste prompt, et se la laisse tomber dans le dos. Ainsi l'exige, paraît-il, le code de la civilité, chez les fils du Ciel. A mon retour à bord, j'ai la bonne fortune d'entendre de la bouche du lieutenant de l'Hamelin le récit de la prise de la citadelle d'Hanoï dont l'épisode final est bien caractéristique. Après le bombardement effectué par les canonnières, vint le tour des abordeurs ayant à leur tête le lieutenant de vaisseau Thesmar et le capitaine Martin. Une ouver¬ ture est pratiquée dans la porte Nord avec de la dynamite, et ils s'emparent du mirador, au sommet duquel on voit bientôt flotter le pavillon français. Les défenseurs s'enfuient par la porte Sud-Ouest sans qu'il soit possible de leur couper la retraite. A une heure de l'après-midi, on est maître de la citadelle. En pénétrant dans la pagode royale, on se trouva en présence du Tuan-Phu1, assis sur un fauteuil doré et laqué de rouge : tel un sénateur romain sur sa chaise curule. Il attachait un grand prix à dissimuler son trouble, en présence des barbares qui, en l'espèce, étaient des marins très-excités, et s'informa tranquillement si on avait vu le Tong-doc. On n'eut de nouvelles de ce dernier qu'à quatre heures du soir. Après avoir défendu la porte nord, voyant la partie perdue, il était allé se pendre à un goyavier près de la Pagode des Mandarins-méritants et son domestique l'avait déjà mis en terre, ayant encore autour du cou le turban en crépon bleu avec lequel il s'était pendu. Le jour même, la citadelle dont les défenses avaient été réduites à néant, fut remise au Quan-an2, qui était parent du roi, avec tous les approvisionnements qu'elle renfer¬ mait. Le commandant Rivière, qui n'avait opéré ce coup de main que contraint par les circonstances, et sans instructions spéciales, se déclarait satisfait d'avoir infligé cette leçon à l'orgueil des mandarins, et avait voulu se montrer généreux après la victoire. Toutefois par une convention signée le 29 avril, le gouvernement annamite s'inter¬ disait de faire aucun travail de défense dans la citadelle, et les Français obtenaient le droit d'en occuper le réduit central, ainsi que la Pagode de l'Esprit-du-Roi. Cette affaire nous avait coûté quatre blessés. Les pertes de l'ennemi étaient relativement considé¬ rables. Il avait laissé entre nos mains quarante tués et vingt blessés. A deux pas de la Concession française, pendant l'attaque delà citadelle, la sapèque- rie fut envahie par une foule de malandrins qui en fit le pillage avec une célérité surpre¬ nante. On sait qu'une ligature de la valeur de 1 franc se compose de six cents jetons de zinc ou sapèques, enfilés sur une ficelle, et pesant environ 1,200 à 1,500 grammes. Or, 1. Gouverneur particulier d'Hanoï. 2. Juge provincial. t- y i®liiilï 1 ' '.' ., '•• -V: - ? hbbr mm mm, ■ \ . \ ■' ■ L - ■ ;v •/.- : -;v\r■ v: i \ fr sîi-4!s'#gg . -, -, '-vy 7. , - w.-'v.-- -i*-.''y - $y- >r 'YY-i v-%; - v-y.r' ' liiiss i mhb .v - '- ' - - zi" -, . - ' - &■ t' ■ ' a-:.; -' ' ' • v • ; • v - 0 . : . 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Faire disparaître deux à trois cent mille kilos de zinc et la valeur de nom¬ breuses charretées de briques, en si peu de temps à dos d'homme et sans qu'on puisse en retrouver la trace, dénote chez la race annamite une dextérité et une activité qu'on ne retrouve que chez les coolies chinois qui font le charbon à Singapoure, ou encore chez les fourmis et les sauterelles. Il s'en était fallu de peu que la prise de la citadelle fût évitée. Au reçu du courrier lui apportant une lettre du commandant Rivière retraçant les difficultés de la situation, M. Le Myre de Vilers, gouverneur en résidence à Saïgon, avait aussitôt averti la cour de Hué, qu'elle ait à donner des conseils de prudence au Tong- doc d'Hanoï, ajoutant que le commandant Rivière, le chef militaire français, était une espèce de foudre de guerre capable de tout briser, si l'on ne faisait pas droit à ses justes réclamations. Mais, cet avertissement était arrivé trop tard, sans qu'on put s'en prendre à personne. La cour de Hué avait, sur l'heure, expédié auTong-doc les instructions les plus pacifiques, et elle avait choisi la voie la plus rapide c'est-à-dire qu'elle s'était servie du Tram1 qui fend Pair; tandis qu'habituellement on ne se sert que du Tram qui fend Peau. Malgré tant de diligence, le tram qui fend l'air arriva à Hanoï, tout essoufflé... mais hélas, après la catastrophe ! Le destinataire du message, l'infortuné Tong-doc, avait perdu sa citadelle, il s'était pendu, et il était enterré! Le gouverneur, en apprenant ce contre-temps, exprima sa consternation et ses con¬ doléances aux grands mandarins de Hué, et, pour les mieux faire agréer, fit don au roi Tu-duc, au nom du gouvernement français, d'un canon-revolver Hotchkiss. Le récit de ces événements, fait par un officier qui les avait vus de près, m'avait passionné, et je rêvai toute la nuit plaies et bosses, pétards de dynamite, assauts de citadelles, etc. Le lendemain, 16 novembre, à cinq heures du matin, je transportai mes pénates de passager errant sur un troisième bateau, la canonnière de rivière la Carabine, com¬ mandée par le lieutenant de vaisseau Douzans. Ce petit bâtiment, d'un modèle antique, filait dans les cinq à six nœuds à tout casser. Il était en fer etpeint enblancselon la mode adoptée dans les colonies. Son armement consistait en un canon rayé de 14 centimètres de diamètre se chargeant par la bouche, placé à l'avant, et ne pouvant tirer que dans l'axe. A l'arrière, se trouvaient deux petits canons de 8 centimètres en cuivre, sur affûts d'embarcation. En arrière du canon de 14 centimètres, s'élevait un petit kiosque servant de chambre à coucher au commandant. La toiture du kiosque se prolongeait par une paillote jusqu'au canon, ce qui constituait un petit salon en plein air, très confortable, où le commandant pouvait se tenir au frais et à l'ombre, avec la barre et la carte sous les yeux. Le côté faible était la vitesse de cinq nœuds et demie dans un pays où parfois le cou¬ rant du fleuve Rouge atteint huit à neuf nœuds. Nous avions à franchir environ 70 milles, ou 130 kilomètres, pour gagner Hanoï; et il ne fallait pas songer à faire ce trajet dans la journée. Quelques minutes après mon arrivée à bord, le commandant Douzans appareilla. 1. Coureur avec relais de village en village. 22 PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE I Le pilote Nam vint à la barre et nous nous engageâmes dans le Song-tham-bac, petit canal qui devait nous conduire dans le lit principal du Thaï-binh. Nous devions ensuite remonter ce fleuve sur une certaine longueur, puis prendre le Cua-lac, nouveau canal latéral aboutissant au fleuve Rouge ou Song-koï, un peu au-dessous de Hong-yen. Enfin, nous avions à remonter le fleuve Rouge jusqu'à Hanoï. Le cours général des grands fleuves du Tonkin est dirigé du N.-O. au S.-E. Ceux du Nord prennent leur source en Chine, dans les montagnes du Quan-si ou du Yunnan; ceux du Sud, dans les plateaux qui séparent l'Annam du bassin du Mékong. Ce qu'on est convenu d'appeler le delta est sillonné par quatre grands fleuves, à peu près parallèles, et reliés entre eux par de nombreux canaux latéraux. L'ensemble forme un admirable réseau navigable en toute saison, et qui dispensera pendant longtemps de créer des chemins de fer. Nous nous croisons avec de nombreuses jonques. Il semble, à les voir, que le commerce est florissant; et. de fait, nos douanes encaissent, paraît-il, un million de francs dans l'année. Sur les berges du fleuve s'élè¬ vent de nombreux villages. Nous sommes salués chaque fois par des cris joyeux et des gestes d'amitié. Nos yeux découvrent une plaine d'alluvion immense qui s'étend à perte de vue jusqu'aux découpures fantastiques des montagnes de marbre. Partout des rizières et encore des rizières. Çà et là, parfois isolée, parfois sur le bord d'un village, se dresse une pagode aux toits arqués. Décidément, la population est dense; mais ce qui me frappe, c'est la quantité d'en¬ fants qui grouillent, tout nus, comme de petits vers jaunes, la tête rasée, jetant des cris perçants, et nous faisant toute espèce de démonstrations de joie dès qu'ils aperçoivent la Carabine, qui pour eux est un terrible navire de guerre. Nous dépassons une chaloupe à vapeur chinoise remorquant une jonque chargée à couler bas, puis nous nous croisons avec une jonque annamite, dont l'arrière est surmonté de deux parasols. C'est un petit mandarin qui passe. Vers dix heures du matin, quelle n'est pas ma surprise d'apercevoir une superbe congaï ' se diriger, souriante, du côté de la table où je me trouvais, en avant de la barre, en train d'examiner la carte. Je suis présenté, selon toutes les règles, à Mlle Ti-ba, passagère de première classe, vêtue richement d'un long vêtement en soie brochée violette, chaussée de sandales vernies, grande et le visage allongé, chose très rare chez les Tonkinoises, qui sont petites et ont généralement la figure ronde comme une pomme. Ses yeux bridés sont pleins de vivacité et d'intelligence, et ses manières aisées dénotent une éducation aristocratique. Notre passagère est tout simplement une prin¬ cesse de sang royal ! Vous m'en direz tant, dis-je au commandant Douzans ! Le fait est qu'elle ne ressemble que faiblement à ses sœurs annamites. La couleur du visage est d'un blanc mat. Nous nous trouvons en présence d'une race visiblement affinée. Mlle Ti-ba parlait un peu le français, et à table, au déjeuner, se servit très adroite¬ ment de la fourchette et du couteau, ne témoignant d'ailleurs nul embarras. Dans l'après-midi, pendant qu'elle fumait une cigarette, j'obtins la permission de faire son portrait, qu'elle réclama pour elle-même avec une joie enfantine. Je fis droit à son désir, non sans en avoir fait une copie que je tenais à conserver en souvenir de ma première navigation en rivière. 4, Femme annamite. 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 23 A six heures du soir, nous mouillons en face d'une croix qui se penche sur le fleuve, tout près d'un village catholique. La population, heureuse de nous voir, nous offre de descendre à terre et nous envoie, après dîner, un petit sampan en jonc tressé et laqué, puis un grand sampan éclairé par des torches de résine, dans lequel nous prenons place. C'est le maire, en personne, qui est venu nous chercher. Il nous conduit d'abord à l'église qui consiste en un simple hangar, avec, au fond, un autel absolument dépourvu d'ornements. Nous faisons le tour du village, à la lueur des torches, suivis par la foule des habitants. Les gamins se montrent très démonstratifs, n'étant pas souvent à pareille fête. Us laissent éclater une joie folle, tempérée par quelques giffles sonores que leur appliquent les anciens, pour les rappeler au respect dû aux mandarins français. Ainsi le veulent les usages et les rites. Nous franchissons un petit arroyo sur un pont en bambou aussi élégant que rustique. Le village fournit cinq miliciens, nous dit le maire qui, après avoir refusé toute rétribution pour le sampan, nous demande à montera bord, pour voir le gros canon, ce que nous lui accordons séance tenante. Le brave homme est enchanté et témoigne son admiration pour l'éclat du fourbissage. Le lendemain matin, à cinq heures, nous appareillons, et, en sortant du Canal des Bambous1, nous entrons dans le fleuve Rouge qui mérite bien son nom. Les Annamites donnent à cette couleur une origine légendaire : Cao-biên, un gouverneur chinois de l'Annam, à la fin du neuvième siècle, était magicien. Il fit venir la foudre pour démolir les écueils et les rochers, qui encombraient le lit de la rivière; pour détruire les veines du dragon, disent les annales annamites ; et, c'est le sang du dragon foudroyé par la magie de Cao-biên qui, depuis cette époque, colore en rouge les eaux du fleuve. En réalité, la magie de Cao-biên dut consister dans l'emploi de la poudre, connue déjà en Chine, et la coloration en rouge du grand fleuve du Tonkin provient de minerais de fer qui affleurent son lit, sur certains points, et aussi de l'argile qu'il entraîne et qu'il tient en suspension. Cette argile est excellente pour faire des briques et de la poterie commune ou émaillée. Nombreux sont les fours à briques et les fours à chaux échelonnés sur le bord des fleuves ou des arroyos, les seules routes commerciales du pays. Çà et là, dans un coin de l'éternelle rizière, on voit un petit champ de cannes à sucre flanqué d'un four à sirop. En nous approchant d'un grand village entouré d'une ceinture de magnifiques bambous, nous assistons à une procession des plus pittoresques en l'honneur de Bouddha. En tête, s'avancent des bannières aux couleurs éclatantes où se mêlent le rouge, le blanc et le noir. Les figurants sont revêtus de longues tuniques rouges et blanches. Ils sont suivis de tam-tams, sortes de tambours plats munis d'un long manche, qui se portent sur l'épaule et qui ont de loin l'apparence de bassinoires. Puis vient un autel resplendissant de laque rouge et de dorures, au milieu duquel, dans une petite niche, trône Bouddha assis. Il est porté par six hommes entourés de parasols de soie jaune, couleur réservée à l'empereur et à la divinité. La procession se rend, en grande pompe, auprès d'un cheval en papier de grandeur naturelle qui est déposé sur le bord de la rivière. Tout à l'heure, on va le jeter à l'eau. On le suivra des yeux, sur les méandres du fleuve, et s'il surnage, c'est que Bouddha sera favorable, î. Cua-lac. 24 Première partie. — chapitre ii Plus loin, autour des ruines d'un village incendié campe, en plein air, une popu¬ lation réduite à une misère noire. L'interprète leur crie en passant que le commandant Rivière leur enverra des secours. Ces pauvres gens nous répondent par un ya' général mais sans conviction. Peu habitués à ces procédés de la part de leurs mandarins, ils n'y croient qu'à moitié. Enfin, au détour d'un coude de la rivière, sur notre gauche, nous apercevons trois grandes maisons à arcades, élevées d'un étage, et toutes blanches. C'est la Concession française d'Hanoï. Rade de Toulon. II LE COMMANDANT RIVIÈRE. — DINER ET SOIRÉE. — LA ROULETTE A 3,000 LIEUES DE MONTE-CARLO. — "VTSITE A LA CITADELLE D'HANOÏ. — MODE DE COMBATTRE DES ANNAMITES. — LA CHASSE AUX CHINOIS. — HISTOIRE D'UNE BOTTE. — PRÉSENTS DE MANDARINS. — AVERTISSEMENT SECRET. — PREMIERS POINTS NOIRS. — LA PETITE BLESSÉE. — OMBRES CHINOISES. — CADOUILLE ET DÉGRADATION DU GRAND BOUDDHA EN BRONZE. Nous défilons devant la caserne, la résidence du chef de bataillon Berthe de \ illers, commandant de place ; et, enfin nous laissons tomber l'ancre devant le Consulat habité par le commandant Rivière. 1. Oui. ' 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 25 Quelques instants après, je vais me présenter à lui. C'était la première fois qu'il me voyait; et,, d'emblée, suivant l'impulsion de sa nature où dominaient la bienveil¬ lance et une exquise bonté, il me serra la main comme à un ami, se déclara enchanté de ma venue dans la colonie, et me désigna pour embarquer, comme officier en second, sur la Surprise. Au moment où je prenais congé de lui, ravi de l'affectueux accueil que je venais de recevoir, il m'invita à venir diner à sa table, le soir même. Beaucoup ont connu la figure sympathique de Rivière. Je ne crois pas superflu néanmoins d'essayer d'en retracer la physionomie. Son front large et élevé rayonnait d'intelligence. Dans ses yeux, resplendissaient la finesse, la franchise et un aimable scepticisme. Depuis son arrivée au Tonkin, éprouvé par une dysenterie chronique, contractée à Saïgon, il avait beaucoup maigri. Son visage, excessivement pâle, n'en était pas moins vivant, et rempli d'expression, grâce à la vivacité de ses grands yeux noirs, d'où jaillissait parfois un éclair.- II était de haute taille, large d'épaules, et ne portait que des vêtements d'uniforme, toujours en flanelle bleue. En sortant de la Concession pour aller présenter mon ordre d'embarquement à bord de la Surprise, je remarquai qu'on venait de l'entourer, sur un vaste rectangle de 200 mètres sur 600 mètres, au moyen de palanques en bois, percées de meurtrières, et renforcées aux angles par des tambours ou des blockhaus, armés d'un petit canon. Cette palissade, très solidement construite, ouverte du côté du fleuve contre lequel elle s'appuyait, était bordée par un fossé profond sur deux faces. Elle était suffisante pour mettre la Concession à l'abri d'un coup de main. La Surprise était une vieille canonnière en bois, à hélice, mâtée en goélette. Elle datait, je crois, de la première campagne de Chine. Du temps où elle naviguait en mer, le carré et l'état-major se trouvaient dans la cale, à l'arrière de la njachine. Celle-ci transmettait le mouvement à l'hélice par l'intermédiaire d'engrenages, et l'arbre de couche, sur toute la longueur du carré, était recouvert de tambours mobiles, qu'il fallait constamment enjamber. Pour la navigation de rivière, on avait rallongé la dunette pour faire quatre minuscules cabinçs, et au milieu du pont s'élevait un petit kiosque en bois qui était notre carré. Nous n'avions pas la place de nous y retourner; mais au moins c'était en plein air, et nous étions enchantés de ces installations. Le commandant était M. le lieutenant de vaisseau Prou- teaux. Je n'eus jamais avec ce brave et excellent officier que de cordiales relations. L'état-major du carré se composait de trois enseignes et d'un aide-médecin. Au moment où je mettais pied à terre pour me rendre au dîner du commandant, j'entendis résonner le gong par intervalles espacés, se rapprochant peu à peu, et finissant par des coups violents et précipités. Cette sonnerie bizarre précédait de cinq minutes les repas du commandant. C'était, avec les clairons et les tambours, la seule musique qui pût frapper sinon charmer nos oreilles. Nous avions apporté avec la Carabine un courrier du gouverneur dont les instructions étaient les suivantes : « Les soldats chinois qui traverseront le territoire d'Hanoï seront arrêtés. Ceux qui n'offriront aucune résis¬ tance seront internés; ceux qui opposeront la force seront passés par les armes. Les canonnières devront envoyer des obus dans les forts armés par des Chinois, et s'emparer des jonques montées par eux. En résumé, s'opposer à toute ingérence de la cour de Pékin. » i Depuis quelque temps, en effet, de nombreux soldats chinois traversaient le fleuve Rouge, venant du Quan-si, et cette infiltration, lente mais continue, devenait inquiétante. Il importait d'y mettre un terme. 4 20 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE II Le commandant Rivière excellait à raconter des anecdotes qui nous charmaient. Je copie celle-ci, telle que je la retrouve sur mon calepin de notes, y compris les initiales : « M'étant rencontré à Paris avec Mme A...1, elle me pria de lui donner mes Souvenirs de la Nouvelle-Calédonie. « Or, je rentrais en France, après une campagne de quatre ans; et, le ministre, l'amiral P..., préoccupé par des interpellations qui menaçaient le Ministère et se croyant sur le point de sauter, avait fait dire quand je m'étais présenté à son cabinet, qu'il ne pouvait me recevoir. « Sans savoir ce qui en adviendrait, je réponds à Mme A... que l'autorisation du ministre était nécessaire, et que je ne donnerais mes Souvenirs qu'à une condition, c'est que le ministre m'en fît la demande. — « Qu'à cela ne tienne », dit Mme A... Le lendemain, je fus appelé au Ministère, pour m'entendre dire par un aide de camp : « Le ministre, toujours désolé de ne pas vous recevoir, verrait avec plaisir que vous « donniez vos Souvenirs à Mme A... » Ce simple récit, dont les termes m'ont échappé, avait, dans la bouche du com¬ mandant Rivière, une saveur des plus piquantes. Il eut un gros succès de gaieté. Après le dîner, on passa dans les deux salons où chaque soir se réunissaient tous les officiers d'infanterie de marine et les officiers de marine présents à Hanoï. Le comman¬ dant attachait un grand prix à ces réunions quotidiennes, où se développaient la cama¬ raderie et l'affection, entre les états-majors. Il mettait sa résidence à notre disposition, en faisait, en quelque sorte, le cercle militaire de la colonie et pour donner plus d'at¬ trait à ces soirées, où régnait, selon l'expression consacrée, la plus franche cordialité, le commandant permettait pu'on y jouât à la roulette, dans un des salons. Les mises réglementées, bien entendu, étaient assez basses pour n'exposer personne à faire des différences sérieuses. Jamais d'ailleurs le cas ne se produisit. Des cigares et de la bière étaient libéralement offerts à tous ; et, ceux qui ont pris part à ces réunions charmantes en ont certainement gardé, comme moi, un souvenir reconnaissant. Comme on n'avait pour s'éclairer, en sortant du Consulat, que l'obscure clarté tombant des étoiles, une bande de gamins, portant des lanternes chinoises, nous accompagnait jusqu'au canot qui devait nous reconduire à bord. Cette précaution n'était pas superflue, car l'argile qui servait de quai, lorsqu'elle était humide, était aussi glissante que du savon mou. Quelques jours après, le commandant Prouteaux m'ayant invité à déjeuner, je fis à sa table la connaissance de M. de Marolles, lieutenant de vaisseau aide de camp du commandant Rivière, et adjudant de division. Je remarquai, dans le salon du commandant, quelques jolies incrustations, des bronzes, et surtout deux superbes éléphants, produits de l'industrie du pays. Je ne pouvais trouver de meilleur guide pour visiter la citadelle, que de Marolles, qui en avait fait l'assaut. En présence de l'aspect monumental de la porte Sud-Est surmontée de son mirador, en passant sur le pont qui traverse le fossé, je ne pus retenir mon étonnement. La face sud que j'apercevais, à droite et à gauche de la porte, était bastionnée, avec revêtement en briques, d'une hauteur de 8 à 10 mètres, et sur un développement de i ,300 mètres. La forme générale de la citadelle étant un carré, il y a quatre faces semblables, sur lesquelles s'ouvrent cinq portes, couvertes par autant de redans. C'est par la porte Sud-Est, celle où nous -1 • * y , 1. Mme Adam, depuis, m'a confirmé le fait. (Note de l'auteur.) 33 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 27 sommes, que Francis Garnier s'est élancé, à la tête d'une vingtaine de marins, le 20 novembre 1873, il y a aujourd'hui même, 20 novembre 1882, exactement neuf ans! Quel surprenant coup de main! Quel prodigieux ascendant d'une race sur une autre! Quand on songe que les Tonkinois formant la garnison de la citadelle étaient au nombre de 7,000, on en vient à se demander s'ils appartiennent bien à la même espèce humaine que la nôtre. Et pourtant, nos petits tirailleurs annamites sont assez solides au feu, à une condition : c'est qu'ils se sentent soutenus en arrière par des Français et qu'ils soient encadrés par des Français. Il faut toujours en revenir à l'ascendant moral. Quand on est de leur côté, on agit sur eux par suggestion, quand on les combat, c'est de la fascination qui engendre la panique. Dans le cas où ils se battent entre eux, voici comment les choses se passent : Les cris jouent chez eux un rôle important à la guerre, mais avant d'en arriver aux cris, lesquels précèdent les coups, on commence par s'adresser des messages commi¬ natoires. L'un des belligérants, le plus déterminé des deux, envoie à l'autre une lettre pour lui signifier que, s'il ne se rend pas immédiatement, il va être massacré, coupé en morceaux, brûlé, lui, sa famille et ses partisans; les insultes les plus terribles du réper¬ toire sont proférées. Son adversaire lui répond sur le même ton. Ensuite, le plus « brave », le chef le plus « audacieux », prend une résolution énergique : après avoir réuni en conseil tous les généraux et les mandarins, il décide d'envoyer des soldats à son adversaire, pour l'intimider. 100, 500, 1,000, plus ou moins de ces militaires, selon le cas, s'en vont assez près de l'ennemi, poussent des cris, des hurlements, vomissent des injures, menacent de supplices effroyables; cela pendant plusieurs heures, et très sérieusement. Comme on sait à quoi s'en tenir dans l'autre camp, sur ce genre de combat, on riposte avec les mêmes armes. C'est seulement après ces préliminaires que les hostilités commencent et qu'on fait parler la poudre. Du haut du mirador, l'œil peut embrasser l'ensemble du vaste quadrilatère formé par la citadelle; nous y montons, après avoir passé sous la voûte qui fait suite à la porte. Cette voûte a environ vingt mètres. C'est la mesure exacte de l'épaisseur des murailles. Vers le milieu de l'enceinte se dresse la tour, édifice quadrangulaire élevé de 15 à 20 mètres, et servant d'observatoire. Elle est entourée à sa base par un réduit, en maçonnerie massive, qui est occupé actuellement par une compagnie d'infanterie de marine, renforcée par uné section de deux canons de 4 de montagne. Sous la protection de la tour, se trouve le temple de l'Esprit-du-Roi, dont les toits, relevés en pointes élégantes, se prolongent par des dragons tout resplendissants de dorures. Un peu plus loin, nous distinguons encore quelques beaux édifices affectés au logement du gouver¬ neur (Tong-doc), du général annamite et des officiers. Le pourtour est occupé par d'immenses casernes, et des magasins à riz contenant de quoi nourrir une garnison importante pendant plus de deux ans. La citadelle renferme encore un arsenal, plusieurs poudrières et une fonderie de canons. On y aperçoit des terrains cultivés en rizières et une population bizarre de coolies, espèce parasite vivant on ne sait comment : porteurs de palanquins, porteurs de parapluies, porteurs de bannières, serviteurs des innombrables serviteurs des mandarins qui poussent jusqu'au raffinement le luxe de la domesticité, au point que le préposé aux chiques de bétel est un des personnages les plus importants de leur suite. En parcourant les rues de cette ville étrange qu'est la citadelle, de Marolles me montre des traces des obus qui ont atteint les magasins à riz. Nous en comptons sept. Le riz 23 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE II formait un tas énorme, de 8 mètres de hauteur, de 12 mètres de large et long de 150 mètres. On trouva en outre : 100,000 francs en sapèques de zinc ; 30,000 piastres en argent; enfin, de l'argent en barres et des feuilles de cuivre pour une valeur de 800,000 francs. Plusieurs canons en bronze, en position sur les remparts, venaient d'être fondus. D'une façon générale, le soldat annamite fournit la poudre dont il a besoin pour son fusil. Le dosage et la confection de la cartouche le regardent. Cela dépend de son esprit d'économie, ou de son désir d'effrayer l'ennemi qui le poussera parfois à forcer la charge. C'est ce qui arrive généralement pour les canons ; sans que les artilleurs annamites se rendent compte que cet excès de poudre fait dépasser le but aux projectiles. Le jour de la prise de la citadelle, au moment où le commandant Rivière et de Marolles, tous deux à cheval, s'élançaient sur la porte Nord, une volée de mitraille leur passa au-dessus de la tête. A en juger par le bruit formidable de la détonation, les char¬ geurs de la pièce n'avaient pas dû faire d'économies sur la gargousse. La Surprise reçoit l'ordre d'aller prendre position en face de la douane, à deux kilomètres en amont de la Concession. Nous sommes obligés de faire travailler les mécaniciens toute la nuit pour mettre en place un placard de tôle au ciel de la chau¬ dière de bâbord qui a une fuite. Le 21, au petit jour, nous sommes sous pression, et gagnons le mouillage indiqué, où se trouvent déjà plusieurs chaloupes à vapeur, en train de charger pour Haïphong. Nos instructions consistent à arrêter tous les hommes armés, non Annamites, autrement dit Chinois, à capturer les jonques qui les portent, et à tirer dessus s'il y a résistance. Ce matin, le chef de timonerie en revenant par terre de la Concession, a été suivi sur une bonne partie du chemin par deux Chinois armés. Comme lui-même était sans armes, il n'a pu les arrêter ; mais dorénavant, les officiers ne sont autorisés à descendre à terre que munis d'un revolver et devront être ren¬ trés à bord avant six heures. Décidément, les choses se gâtent. Les armes de nos factionnaires, de nuit et de jour, sont chargées. Le 22, on me prévient que le petit poste de garde que nous fournissons à la douane vient d'arrêter douze Chinois, ayant des armes au milieu de leurs marchandises. Le commandant Prouteaux descend aussi¬ tôt à terre. Je le fais [suivre de six hommes armés commandés par le capitaine d'armes. L'embarcation nous ramène à bord les Chinois et leurs armes, à savoir : un sabre à longue poignée entourée de corde verte; 4 ou 5 poignards, 1 coupe-coupe; 2 sacs à munitions avec cartouches ; 2 poires à poudre et un document revêtu de cachets en caractères chinois. Le commandant choisit, parmi les prisonniers, 6 malandrins à mine patibulaire, et les emmène à la Concession. J'interroge les autres, qui sont accompagnés d'un enfant annamite se disant orphelin et au service du chef de la bande, qui a nom Tsoun-ghé. En langage clair, c'est un enfant volé devenu esclave. En le fouillant, nous trouvons sur lui un poignard dissimulé dans son dos. C'est son maître qui le lui a fait passer avant de s'embarquer dans la baleinière du commandant. Tsoun-ghé, à son retour, est mis aux fers avec ses camarades. Le document chinois n'était ni plus ni moins qu'une lettre de commission collective/de l'état-major d'une compagnie, délivrée par un général chinois ! Dans les bagages, nous confisquons encore quelques lettres; puis 3 tuniques de soldats, 2 chapeaux de mandarins militaires curieusement ornés par derrière de deux pattes de lièvre. Le bouton, insigne du grade, est en porcelaine. Nous trouvons encore 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 29 3 chapeaux et un bonnet de soldat ; des bottes avec jambières, et plusieurs lettres officielles revêtues d'un grand cachet paraissant être des brevets militaires. Dans l'après-midi du même jour, sur des indications parvenues au gouvernement, une perquisition faite dans une maison du quartier chinois fait découvrir des pistolets, des sabres et des fusils, tout un petit arsenal. Ces objets vont être envoyés au gouver¬ neur, à Saïgon, pour qu'il ait, en mains, une preuve tangible de l'immixion active de la cour de Pékin dans les affaires de l'Annam. Nous apprenons qu'hier soir, quatre Chinois prisonniers, chenapans de la pire Arrestation de Chinois armés. espèce, au moment où on les reconduisait à bord de la Fanfare, en face de la Concession, ont jeté dans le fleuve un caporal d'infanterie de marine qui ne savait pas nager. Gravot, quartier-maître de timonerie, planton du commandant Rivière, a été assez heureux pour le repêcher dans la vase du fond, accroché à un bambou. Puis, faisant feu sur les Chinois, qui avaient piqué une tête, il est parvenu à en ramener trois. Le quatrième a disparu. On l'a retrouvé ce matin blessé mortellement. Ces quatre Chinois avaient été rencontrés sur la route de Son-tay, par deux enseignes, MM. Voiellaud et Clerc, ce dernier aide de camp du commandant Rivière, alors en promenade équestre sur la route de Son-tay. Le commandant précisément se dirigeait du même côté dans sa voiture, ayant pour 30 PREMIÈRE PARTIE. — CDAPITRE II toute escorte son fidèle Gravot à cheval à 50 mètres en avant, un caporal d'infan¬ terie de marine également à cheval, à 50 mètres en arrière ; puis sur le siège, un matelot auprès du cocher. Les Chinois arrêtés, sur-le-champ, n'opposèrent aucune résistance. Ils étaient porteurs de papiers compromettants, leur donnant mission d'acheter des armes. Le 2 décembre, grande expédition, sur les deux rives. Du côté de la ville, on ne trouve rien; de Gantés, qui est allé sur la rive gauche, est plus heureux, il rapporte une brassée de lances, des sabres, un porte-voix, un pavillon rouge orné de caractères noirs, et, à ma grande stupéfaction... une botte ! ma botte ! Celle-ci m'avait été volée le 18 novembre dans le transport de mes bagages, à bord de la Surprise. De Gantés, par un hasard providentiel, l'avait découverte au milieu d'un petit jardin, attenant à la maison qu'il avait mission de fouiller. Les clous en sont encore très propres. Elle a dû être portée la veille encore, et son nouveau possesseur désespéré de n'avoir volé que la moitié de la paire, l'a abandonnée. Par précaution, je la fais désinfecter avec le plus grand soin. En allant à Ninh-binh où elle a été très bien reçue par le gouverneur annamite, la Fanfare, avec le capitaine du génie Dupommier a choisi l'emplacement d'un blockhaus qui commandera l'entrée du canal de Nam-dinh sur le Day. Il sera en face d'un„fort annamite, aujourd'hui abandonné, dont Bouxin s'était jadis emparé, du temps de Francis Garnier. Pour subvenir aux besoins du protectorat, dont les caisses étaient à sec, le com¬ mandant Rivière avait prélevé 60,000 piastres sur le trésor de la citadelle d'Hanoï, et avait mis la haute main sur la caisse de la douane d'Haïphong, jusque-là gérée par un man¬ darin. La palissade construite autour de la Concession a coûté 11,000 piastres. En allant dîner avec mes camarades de la Fanfare, j'apprends quelques détails sur la réception que leur a faite le gouverneur de Ninh-binh. Un quart d'heure après le mouil¬ lage de la canonnière en face de la Citadelle, un sampan accoste, porteur d'un message écrit sur papier de luxe, encadré de rouge et dont les caractères chinois signifient : « Liste des présents : 1 bœuf, 2 oies, 100 bananes, 100 oranges. Tous les manda¬ rins offrent ces présents. » Le porteur demande si l'on consent à les recevoir. Sur la réponse affirmative qui lui est faite, il fait un signe auquel un autre sampan accosté à la berge s'en détache et se rend à bord, à la grande joie des marins dont cette bonne aubaine va améliorer l'ordinaire. Bientôt après, le mandarin gouverneur vient à bord faire sa visite et invite le com¬ mandant Gadaud à visiter la citadelle, naguère témoin de l'étonnant exploit de l'aspirant Ilautefeuille. En débarquant, pour franchir la courte distance qui sépare le fleuve de la porte de la citadelle, le commandant et son état-major au complet trouvent 5 palan¬ quins et 10 porteurs de parasols. J'exprime ma surprise de tant de courtoisie; mais il paraît qu'ainsi le veulent les mœurs annamites où le cadeau joue un rôle important. Le petit mandarin reçoit des cadeaux du bas peuple, et en fait à son tour aux grands mandarins. Le cadeau est le signe de la vassalité ; il est indispensable pour obtenir de n'être pas molesté et pour évi¬ ter les exactions arbitraires de l'autorité supérieure. Du haut en bas de l'échelle sociale régnent en souveraines la vénalité et la concussion. Ces procédés semblent tellement naturels que celui dont on refuse les présents est dans une inquiétude mortelle. Dans le cas particulier de la Fanfare, si le commandant 33 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 33 ne les eût pas acceptés, le pauvre Tong-doc se fût imaginé que c'était la guerre, et y eût vu la menace d'un branle-bas de combat suivi de lu prise de la citadelle. Cette crainte eût été d'autant plus justifiée que les grands mandarins ne doivent pas avoir la conscience tranquille. Le commandant Rivière vient, en effet, d'être averti secrètement, qu'un corps combiné d'Annamites et de Chinois, fort de 3,000 hommes, se rassemble du côté du Phu-Hoaï, dans le dessein de l'attaquer. Cette localité est à 8 kilomètres de Iianoï, sur la route de Son-tay. On pense que le Tong-doc de cette dernière province sera à leur tête, car désigné par la cour de Hué pour venir au gouver¬ nement d'Hanoï, il a répondu fièrement qu'il n'irait que le jour où les Français auraient évacué la citadelle. C'est un intransigeant, qui veut la lutte à outrance et aura pour alliés les soldats chinois qui envahissent le pays, et les Drapeaux-Noirs de Luh-vinh-phuoc. Toutefois, le nom de ce dernier n'est pas encore mis en avant. On sait seulement que lui et les siens sont à la solde du gouvernement annamite, qui compte sur ses talents militaires, et sur sa sauvage énergie, pour nous jeter à la mer. Ainsi l'horizon se charge-t-il peu à peu de points noirs. Le commandant Rivière n'est pas dupe de la dissi¬ mulation des mandarins, et demande des renforts. En allant faire une promenade en ville, nous nous arrêtons au seul café de l'endroit. Une petite mendiante annamite vient nous tendre la main. En quelques instants, la petite blessée, car c'est sous ce nom qu'elle est connue, récolte une belle poignée de sous. Elle est radieuse et nous sourit aussi gracieusement que possible, de sa bouche fendue en coup de sabre. On me conte son histoire, que voici en deux mots : son père ayant été tué, à la prise de la citadelle, on la trouva elle-même blessée de quatre balles dont deux avaient traversé les cuisses. Soignée à l'ambulance, guérie et baptisée, la mission qui l'adoptait lui avait trouvé du travail; mais elle s'enfuit. Depuis, elle vit en petite sau¬ vage, ne manquant de rien, grâce aux sous que ne lui refusent jamais les officiers, ceux- ci ayant à cœur de lui faire oublier qu'ils ont été la cause involontaire de son infortune. Aujourd'hui 8 décembre, le génie a fait sauter la porte massive, fermant la porte Sud- Ouest de la citadelle. Comme nous sommes obligés de restreindre l'occupation au block¬ haus de la tour, nous avons tout intérêt à ce que rien ne vienne s'opposer à notre libre accès dans l'intérieur de l'enceinte. Cette mesure vient d'être prise à la suite d'une alerte survenue la nuit dernière aux abords de la pagode. Le factionnaire, vers une heure du matin, par nuit noire, a vu s'approcher... cles ombres chinoises. Il a fait feu, le poste a pris les armes. Evanouissement des ombres. L'incident a peu d'importance en lui-même; mais il dénote de l'audace chez nos adver¬ saires, et il est la preuve qu'ils n'ont pas pris leur parti de l'état de choses actuel. La colère des Annamites se traduisit, au lendemain de la prise de la citadelle, par une cérémonie bizarre. Non loin des remparts se trouve une pagode renfermant un gigantesque Bouddha en bronze. Assis sur un trône, il n'a pas moins de cinq mètres de hauteur. Aussi était-il de tout temps et de cent lieues à la ronde réputé pour sa puis¬ sance; et, comme les Bouddhas ont une hiérarchie en rapport avec leurs mérites et les services rendus, il possédait haut la main le diplôme de Bouddha de première classe. Après la victoire des Français, un châtiment sévère, mais juste, lui était réservé. Pour le punir de son impuissance, on lui administra, solennellement, une cadouille1 exem¬ plaire, dont il porte encore les marques, car le bronze qui dessine le bas de ses reins 1. Fustigatio/i. a 34 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE III semble tout martelé et laisse même paraître une légère brisure du métal. Il fut en outre dégradé de deux rangs ! Les soldats chinois, devenus nos voisins, du côté du Phu-hoaï, commencent à faire parler d'eux, et viennent de se signaler par un acte odieux qui montre leur férocité et terrorise la population. Une bande de ces forcenés ayant rencontré une femme enceinte qui refusait de leur donner les quelques ligatures qu'elle avait, lui ont ouvert le ventre, et ont percé de leurs lances les enfants qui l'accompagnaient ! Nos diplomates font ce qu'ils peuvent pour obtenir de la cour de Pékin qu'elle ne se mêle pas de nos affaires. Celle-ci nous donne satisfaction, paraît-il, en apparence du moins. On fait courir le bruit que les soldats réguliers chinois ne sont venus au Tonkin que pour nous débarrasser dès Drapeaux-noirs. On assure que Luh-vinh-phuoc, leur chef a été capturé, et que tous vont quitter la province, par étapes de dix lieues, pour rentrer en Chine. Belle promesse, en vérité! trop belle même pour être suivie. LES INDUSTRIES TONKINOISES. — LES INCRUSTEURS. — LA RUE DES BRONZES. — LES IMAGIERS. — LES BRODEURS. — LES PALANQUINS. — LES PARASOLS. — LES CONFISEURS. —. LA VILLE CHINOISE. — LE PETIT LAC. — CADOUILLE ET MANDARIN. — BOUDDHA ET LES OFFRANDES EN SIMILI. — LA BONNE AVENTURE. — LA SÉRÉNADE DU PAVÉ. — LES POISSONS VÉNÉNEUX. — EFFETS PERNICIEUX DES EAUX DE LA RIVIÈRE CLAIRE. — PROCÉDÉ ANNAMITE POUR ASSAINIR L'EAU. Dragons en marbre monolythes de la Pagode de l'Esprit-du-Roi. (Citadelle d'Hanoï.) Voilà déjà un mois bientôt que je suis arrivé à Hanoï et j'ai déjà fait connaissance avec quelques artistes de la rue des incrusteurs. Cette industrie de l'incrustation'en 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 35 nacre est dans une ère de prospérité inconnue jusqu'à ce jour, un représentant des magasins du Louvre leur ayant fait, au commencement de l'année, un gros achat de 6,000 piastres, qui a eu pour effet de faire monter les prix. De coquettes maisons en briques à devanture de bois sculpté remplacent peu à peu les anciennes cagnas en bois de cette rue, qui, de la Concession mène directement à la citadelle. La belle nacre vient de Poulo-condore. Elle a des reflets chaudement nuancés, verts, coucher de soleil'et Atelier de brodeurs. roses. Les reflets bleus sont très rares et très appréciés. Cette belle nacre est la seule qu'on rencontre dans les objets en vieille incrustation, et qui sont le plus estimés, car on est certain que le bois dont ils sont faits est du vrai bois de trac et ne jouera plus; par suite, la nacre ne pourra jamais s'en détacher. Cette vieille incrustation, très recherchée, est déjà devenue rare. Elle est d'un dessin peu compliqué, représentant souvent des cerisiers fleuris, des papillons, des roses, des marguerites avec le contour de chaque pétale découpé finement. Depuis qu'on travaille l'article d'Hanoï pour l'ex¬ portation, on a introduit des dessins nouveaux, d'origine chinoise et beaucoup plus compliqués. Ce sont des guerriers à pied ou à cheval, agitant des lances ou des bannières; des dragons, et une foule d'autres sujets où l'horrible et le monstrueux dominent. Le goût traditionnel s'est corrompu, et on introduit de plus en plus dans 36 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE III l'incrustation de la nacre de mauvaise qualité, d'une couleur mate, blanche ou violette, qui provient de moules qu'on trouve dans les rivières du pays. Voici la manière de procéder des incrusteurs : le dessin est fait sur papier, à l'encre de Chine, avec un pinceau très délié ; puis collé sur une planche de bois de trac, essence dure et d'un beau rouge foncé. L'artiste découpe ensuite la nacre pour qu'elle épouse très exactement les contours du dessin, en ayant soin de choisir les reflets convenables; puis il la colle légèrement sur le dessin qu'elle recouvre. Cela fait, il découpe le bois selon les contours de la nacre, décolle celle-ci, et après avoir enlevé le bois qu'elle recouvrait à l'aide d'une petite gouge, la met définitivement en place, au moyen d'une colle très énergique à base de laque. La nacre se taille avec de petites limes rondes, en queue de rat, et le bois avec de simples canifs. Un incrusteur consciencieux me demande neuf mois et cinquante piastres pour un bahut qui sera de dimension moyenne, avec des dessins de mon choix. Je fais marché avec lui. En le quittant, nous passons dans la rue des bronzes, où nous admirons la perfection des ustensiles de ménage, chaudronnés à la main. Les marmites à riz sont d'une légèreté extrême. Quant aux chaufferettes de mandarins, ce sont de petits chefs-d'œuvre. Qu'on se figure une sphère découpée à jour, dans laquelle se maintient toujours horizontal, grâce à une double suspension à la cardan, un petit réchaud à braise. La chaufferette se porte autour du cou avec une chaîne, et vient sur le creux de l'estomac. Le mandarin y réchauffe ses doigts déliés et maigres, ornés d'ongles de longueur phénoménale. C'est dans la rue des bronzes qu'on trouve encore ces gongs, dont la sonorité résulte d'un alliage et d'un tour de main dans la fabrication, dont le secret est encore, paraît-il, inconnu en Occident. Nous allons ensuite voir fabriquer des images. Tout se fait au pinceau, sans aucun trait préalable, avec une rapidité et une sûreté de main étonnantes. L'artiste exécute devant nous, en cinq minutes, un sujet représentant une congaïe à sa toilette. Elle est assise devant une table sur laquelle se trouvent divers ustensiles annamites, ainsi qu'un miroir, figuré par une feuille d'étain. C'est sans prétention; mais les couleurs sont gaies et certains détails, tels que les cheveux et les étoffes transparentes, font illusion. Aux pieds de la congaïe est un instrument de musique. Le tigre rouge aux yeux verts, ou le tigre vert aux yeux rouges, sont très en faveur. Nous voici maintenant dans la rue des brodeurs. On brode sous nos yeux des tapis en laine et en soie. L'étoffe est tendue et le papier figurant le dessin étant cousu sur elle se trouve recouvert par la broderie. Les motifs qui reviennent le plus souvent sont les fleurs et les dragons. Les couleurs sont criardes et ne rappellent en rien les broderies chinoises si admirablement nuancées et d'un dessin si exquis, qui font l'ornement de maint salon parisien. L'industrie des palanquins et des parasols est également concentrée dans une rue spéciale. Les parasols sont recouverts, au lieu d'étoffe, d'un papier fortement laqué en jaune ou en rouge qui résiste assez longtemps à la pluie. Enfin, dans la rue des confi¬ seurs, nous apercevons des étalages de fruits confits : oranges, chinois, cakis, cédrats, pruneaux, cannelle, gingembre, etc., flanqués de grandes caisses remplies d'amidon de riz, dont les Annamites font des friandises très recherchées. Les grains de maïs, éclatés au feu en belles étoiles blanches, et les gâteaux de farine de maïs jouent aussi un grand rôle dans la pâtisserie tonkinoise. Quelques-unes de ces douceurs peuvent être appréciées par le palais des Européens; mais la plupart manquent d'apprêt, et n'ont rien d'appé- 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 39 tissant. Décidément, les confiseurs tonkinois ont encore du chemin à faire pour rivaliser avec nos Pihan, nos Marquis et nos Boissier. Quittons maintenant les Annamites pour pénétrer, en passant sous une porte monu¬ mentale dans la ville chinoise. Les rues en sont pavées de grandes dalles, et toutes les maisons sont en briques et recouvertes de tuiles, du moins dans la rue de Canton. Les Célestes y jouissent d'une large autonomie et y font la police eux-mêmes. Ils s'y enfer¬ ment la nuit comme dans une citadelle, au moyen de chaînes et de portes, qui séparent les quartiers les uns des autres pendant que les veilleurs font des rondes en frappant l'un sur l'autre de petits bâtons de bois dur. Çà et là, on entrevoit quelques maisons cossues dont l'intérieur est très sombre, et d'où s'échappe l'odeur âcre de l'opium. Nous enfilons une ruelle étroite, encaissée entre deux murs élevés crépis à la chaux, et ne tardons pas à découvrir un délicieux panorama. Nous sommes sur les bords d'un petit lac, au milieu duquel, sur un îlot, s'élève une pagode d'une élégance qui nous ravit. Elle est encadrée de banians séculaires, au feuillage sombre et touffu, qui en font mieux valoir la couleur claire et rosée. Le tout se reflète dans les eaux calmes du lac et forme un tableau d'une harmonie captivante. A deux pas de nous, sur une petite terrasse, s'élève un autel en plein air dédié au Bouddha lacustre, Nous allumons, en son honneur, dans le brûle-parfums, trois chandelles par¬ fumées au musc. Quelques Annamites brûlent de petits papiers rouges et dorés sur les¬ quels sont écrites des devises et des prières, dont la cendre portée par le vent monte avec les parfums jusqu'à la divinité. Une foule inusitée, paraissant tout émue, envahit tout à coup le bord du lac, et s'ouvre brusquement pour laisser l'étroite chaussée libre. Les retardataires sont cinglés à droite et à gauche par un vigoureux porte-cadouille armé d'un rotin à lanières. Les chapeaux s'abaissent comme par enchantement pendant qu'un mandarin, du haut de son palanquin, jette sur la foule un regard de souverain mépris. Six porteurs en livrée rouge, quatre parasols et dix porteurs de lances escortent ce haut personnage, qui a rang de gouverneur, et à l'approche duquel tout bon Annamite doit baisser les yeux vers la terre. Non loin de nous s'ouvrent de petites boutiques vendant des offrandes consacrées à Bouddha : bâtons parfumés, ustensiles de ménage admirablement imités avec du papier, tels que bols en porcelaine à dessins bleus, assiettes, services à thé, simili- coffrets en incrustation, etc. Les poissons en papier sont d'un réalisme étonnant, on dirait de superbes rougets aux yeux cerclés d'émeraude. Parmi ces singuliers objets de piété, nous trouvons encore des tigres et des chiens gonflés comme de la baudruche, qu'on lance sur les eaux du lac, à peine ridées par le vent. La route capricieuse qu'ils suivront, s'ils ne coulent pas, sera l'image de la destinée. Cette opération magique ne rappelle-t-elle pas la bonne aventure dévoilée, grâce au marc de café ou au blanc d'œuf? Des vêtements, des vases en cuivre complètent l'assortiment de ces curieuses boutiques. Il faut regarder tout cela de très près pour voir que c'est du papier. Bouddha lui-même, sans nul doute, doit se faire illusion. Le lendemain de cette promenade, je vais me placer dans l'ouest de la porte Sud- Est de la citadelle, avec tout ce qu'il faut pour dessiner : pliant, album et crayons, et je me mets en devoir de reproduire de mon mieux ce joli point de vue aussi remarquable par lui-même que par les souvenirs qui s'y rattachent. Un attroupement d'une cinquantaine d'individus, hommes, femmes et enfants dépenaillés, forme le cercle pour me voir opé¬ rer. Mon boy, Touk, armé d'un jonc, se met aussitôt à jouer le rôle de porte-cadouille 40 PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE III avec un entrain que je suis obligé de calmer. Le crayon est un objet de vive curiosité dans un pays où l'on ne connaît que le pinceau et la plume en roseau. Mon personnage lui-même est une attraction à laquelle les badauds ne sauraient résister. Pour satisfaire sa curiosité, on n'hésite pas à s'exposer à quelques coups de cadouille. Après avoir fait quelques traits, au moment où je me redresse, un mouvement subit de recul se produit. Quand je me penche de nouveau sur l'album, le cercle se referme. Mon dessin terminé, je traverse la citadelle et rentre dans la ville par la porte Est, de chaque côté de laquelle, les murailles sont écroulées sur une grande longueur. C'est le capitaine du génie Dupommier qui a pratiqué ces brèches, après la prise de la citadelle. Les Annamites qui défendaient cette porte avaient réussi à mettre le feu à toutes les cagnas qui l'avoisinent en lançant sur elles des artifices incendiaires. Par cette démolition préalable, nous nous ménageons le moyen de rentrer facilement dans la citadelle dans l'éventualité où nous viendrions à la perdre. La même précaution a été prise pour la porte Nord, la plus voisine du fleuve. En traversant la ville, nous rencontrons une bouquetière qui vend des roses et du jasmin. Ces fleurs, sans tiges, sont enveloppées dans des feuilles vertes. Les Annamites les mettent dans leurs boîtes à bétel pour les parfumer. A un carrefour, un aveugle et sa femme donnent un concert. Le premier, de la main droite, tient deux baguettes avec lesquelles il frappe sur deux tam-tams de tonalité différente et sur des cymbales en cuivre ; de sa main gauche, il fait claquer en cadence une paire de castagnettes allongées, en forme de baleinières. La femme joue d'une harpe à quinze ou vingt cordes avec le pouce de la main droite, pendant que la main gauche appuie sur le sommet de la partie courbée, qui est flexible. En l'abaissant ou en la relevant, elle modifie la tension des cordes et la valeur des sons. Tous deux psalmodient ou glapissent une sérénade du pavé qui obtient un grand succès auprès des Annamites. A dîner, le soir, chez le commandant Terlier, à bord du Yatagan, je mange sans appréhension une excellente sole qui devait me jouer un vilain tour. De toute la nuit, je ne peux fermer l'œil, et à partir d'une heure de matin j'éprouve les symptômes d'un véritable empoisonnement. Je suis pris de vives douleurs d'entrailles et de vomisse¬ ments. J'en suis quitte pour passer la journée du lendemain au lit et à la diète. J'apprends que le poisson qui m'a rendu si malade a dû être péché dans la rivière Claire, ou rivière de Tuyen-quan, qui déverse ses eaux limpides dans le fleuve Rouge, presque en face de Son-tay. Malgré leur belle apparence, ces eaux sont vénéneuses. On ne peut en boire sans ressentir de violentes coliques ni s'y baigner sans s'exposer à se voir le corps couvert de dartres et de furoncles, accompagnés de fièvre. Les Chinois, qui, paraît-il, avaient fondé un poste sur cette rivière, y ont perdu tant de monde, qu'ils ont du l'évacuer. En général, d'ailleurs, tout le pays devient malsain à partir d'une certaine altitude, et spécialement sur les hauteurs boisées. 11 semble qu'un poison subtil, d'origine organique ou minérale, s'infiltre partout dans ces régions monta¬ gneuses. Chose singulière, l'eau du fleuve Rouge, si chargée de limon argileux, est inoffensive. Tous nos équipages et la population annamite en boivent sans danger; mais nous avons emprunté aux indigènes un procédé très simple qui la rend claire comme de l'eau de roche et, peut-être aussi, l'assainit. En dehors de la maison, la provision d'eau est conservée dans de grandes jarres. Dès qu'elles sont remplies, on agite au milieu du liquide à décanter un petit sachet rempli d'alun en cristaux. En 33 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 41 quelques instants, l'argile en suspension se précipite, et l'opération est terminée. Nous procédons de même, dans les caisses à eau de bord, qu'il faut en outre nettoyer avec soin, dès qu'elles sont vides. Le petit lac d'Hanoï. DIPLOMATIE ET ROUERIES DE MANDARIN. — VISITE DU « LÉOPARD » A NAM-DINH. — ACCUEIL FROID. — NOUVELLES INSTRUCTIONS. — LAISSEZ VENIR A VOUS LES SOLDATS CHINOIS. — RETOUR DU DON TUAN-PRU. — HOSTILITÉ DES MANDARINS. — PRÉPARATIFS BELLIQUEUX. — RÉGIME DOUANIER. — COMMENT L'ARGENT DU FISC PASSE DANS LA POCHE DES MANDARINS. — ACTIVITÉ DES TRANSACTIONS. — AUDACIEUSE RECONNAISSANCE DU DOCTEUR ARAMI. — QUARTZ AURIFÈRE. — DÉVOUEMENT DES MISSIONNAIRES FRANÇAIS A NOTRE CAUSE. Le Léopard, qui revient d'une tournée dans le Sud, a été, paraît-il, assez mal reçu, ce qui tendrait à prouver que les mandarins se croient assez forts pour jeter le masque, et nous faire subir leurs arrogances et leurs insultes, en attendant les hostilités ouvertes. Toujours est-il que cette canonnière, après avoir mouillé devant Nam-dinh, vers deux heures de l'après-midi, voit accoster un sampan dans lequel ne se trouvait aucun personnage de marque, et lui apportant eu guise de présents : une corbeille d'œufs, des bananes et des oranges ! Ces présents étaient dérisoires ; et, selon les mœurs annamites, constituaient un affront, d'autant plus que celui qui venait les apporter n'avait pas qualité pour le faire, et, encore moins pour transmettre le message suivant, de vive voix : « Le commandant est invité à venir dans la citadelle. » d 42 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE IV En réalité, si les cadeaux avaient été acceptés, nous aurions été la risée de la popu¬ lation; et si le commandant se fût présenté à la citadelle, on lui eût fermé la porte au nez. M. Gourgas savait heureusement à quoi s'en tenir, et répondit au sampanier : « Tu diras que je refuse ces présents, qui sont dérisoires, et qu'une invitation d'aller à la citadelle, transmise par toi, ne signifie rien. » Le lendemain, un petit mandarin vint à bord : « La femme du Tong-doc est morte, dit-il, et ce dernier ne pourra recevoir de visite. » — Je ne désire pas le voir, répondit le commandant, mais je veux me promener en ville, et pour cela je demande une escorte annamite, ou sinon je descendrai à terre avec des marins armés. » Le dernier courrier du gouverneur de Saïgon prescrivait la plus stricte prudence et le commandant Rivière lui-même avait donné au Léopard les instructions suivantes : « Si, après vous avoir promis l'entrée de la citadelle, on trouve, au dernier moment, un prétexte,pour vous en fermer la porte, vous ne vous en formaliserez pas. » Le commandant envoie dire au Tong-doc : « Si à midi, vous ne m'avez pas envoyé un mandarin avec une escorte, je descendrai à terre avec des marins armés. » Cet ultimatum produisit l'effet attendu. Ail heures et demie, arrivée d'un mandarin à deux parasols. Une escorte de 50 porteurs de lances, suivie de quatre palanquins avec parasols arrivent au débarcadère, et se tiennent aux ordres du commandant. Les présents sont augmentés d'un bœuf, etc..., le mandarin, très courtois, invite le com¬ mandant à venir dans la citadelle, mettant ce qui s'est passé sur le compte de la stupi¬ dité du sampanier, ajoutant que c'est un simple malentendu. Mais le commandant s'en tient à ce qu'il a déjà déclaré. 11 ne désire pas voir le Tong-doc. La promenade en ville se fit d'ailleurs sans incident. En outre des instructions dont nous venons de parler, le gouverneur, par dépêche du 9 décembre, prescrivait de ne molester en rien les soldats chinois que nous rencontrerions sur territoire annamite. Sur l'eau du moins, la consigne jusque-là avait été différente, car, avec la Surprise, on se souvient qu'à là fin de novembre, nous avions été postés à la douane d'Hanoï, avec mission précisément d'arrêter tous les soldats « non annamites ». Il paraît qu'il y a 800 Drapeaux-Noirs concentrés à Son-tay, et occupant des avant- postes, en dehors de la citadelle. L'ancien Tuan-phu, qui passait pour avoir pris une tasse de mauvais thé, dans la capitale, nous revient décidément comme Tong-doc. La cour de Hué voulait l'envoyer gouverner Son-tay, et le Tong-doc de Son-tay serait venu à Hanoï. Mais ce dernier a mis à son acceptation la condition que l'on sait, à savoir que les Français soient chassés de la citadelle. En attendant, il se croit plus utile à Son-tay, pour organiser la défense de la place, de concert avec Luh-vinh-phuoc, et préparer l'offensive contre nous. Après ce refus, tous les mandarins, sauf notre ami le Tuan-phu, se sont refusés à accepter le poste de Tong-doc d'Hanoï. Ils ont tenu conseil et ont envoyé à Hué une requête demandant, soit à nous abandonner Hanoï complètement, soit à nous attaquer avec 5,000 hommes. C'est sans doute en prévision de cette attaque que les Annamites ont concentré, dit- on, des forces importantes sur deux points stratégiques qui menacentnos communications avec la mer. A Phu-dinh, 3,000 hommes commandent le passage du Day, sur la route mandarine d'Hanoï à Mi-duc; et, près de ce dernier point, situé sur les premiers 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 4b contreforts des montagnes qui bordent d'assez loin la rive droite du Day, on construit, paraît-il, une citadelle importante, dont Phu-dinh sera la tête de pont. Le commandant Rivière a envoyé en reconnaissance dans celte région la Hache ainsi que le lieutenant de vaisseau Gadaud et l'enseigne de vaisseau Dupriès. Ce dernier commande deux chaloupes à vapeur : le Cua-iac et la Petite-Fanfare L'aide-médecin de la Fanfare, M. Arami, fait également partie de l'expédition. Le mandarin de la douane, jadis, tenait la caisse lui-même, à la mode orientale, Père français réfugié dans une grotte. c'est-à-dire que le trésor devait se contenter de ce que ce fonctionnaire voulait bien ne pas empocher pour son compte et pour le compte de ses chefs hiérarchiques. C'était le bon temps où l'appoint des tarifs se versait en sapèques; d'où l'existence d'un comp¬ teur de sapèques, en plus d'un compteur de piastres. Le négociant qui déclarait des marchandises avait dès lors trois pourboires à payer : celui des deux préposés au comptage de la monnaie, et celui du mandarin, soit en tout environ deux piastres. Aujourd'hui, le mandarin de la douane, devenu fonctionnaire français, se borne à contrôler les recettes ; et il touche une solde mensuelle, fort belle, de 76 piastres2. Mais le malheureux n'en est pas moins soumis à la coutume traditionnelle, c'est-à-dire qu'il 1. Chaloupe à vapeur de la Fanfare. 2. La valeur nominale de la piastre est 5 francs. 4G PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE IV verse régulièrement la plus grande partie de ses appointements, au Tong-doc. Ce dernier envoie lui-même une bonne partie de son argent à Hué où il est nécessaire qu'il se ménage des appuis, s'il veut rester en place. C'est ainsi que les petits ruisseaux font les grandes rivières ; et que les ressources du fisc sont admirablement canalisées pour aboutir dans les poches sans fond des hauts mandarins de la cour, qui thésaurisent impunément. Toute charge publique est une source de revenus aussi importants qu'ils sont illicites. Le mandarin du Phu-li, par exemple, qui n'est qu'un simple préfet, ne touche comme appointements annuels que la modique somme de 25 piastres1 ; mais il se rattrape sur les petits profits inhérents à sa fonction. Un cegtain nombre de soldats sont mis à sa disposition, et lui permettent d'arrondir ses maigres appointements, car il peut spéculer sur eux de toute façon, sur leur solde comme sur leur nourriture; et, il en dispose pour leur faire faire des corvées, au civil, à son profit. En outre, tout mandarin subalterne, placé sous sa coupe, doit lui servir une petite rente, aux dépens du contribuable, lequel est corvéable et taillable à merci. Les mandarins chargés de rendre la justice font toujours pencher la balance, cela va sans dire, du côté où les cadeaux sont les plus lourds. Tel est en raccourci le tableau de l'administration annamite. La reconnaissance envoyée sur le Day pour se rendre compte des préparatifs belliqueux des Annamites, nous revient avec la Hache, aujourd'hui 20 décembre. Cette canonnière, les eaux étant basses s'arrêta après avoir remonté le fleuve un peu au-dessus du confluent du Phu-li, laissant s'avancer les deux chaloupes à vapeur : le Cua-lac et la Pelite-Fanfare. Après un échouage de courte durée, on arriva à Phu-dinh, à l'endroit où la route d'Hanoï traverse le fleuve. C'était le lieu de concentration présumé des An¬ namites; mais ceux-ci, ayant eu vent de l'expédition, venaient de déguerpir. On apprit qu'ils avaient passé la rivière, et s'étaient repliés sur Mi-duc, ville située, disait-on, à 10 kilomètres dans l'intérieur, au pied d'une chaîne de montagnes dont on apercevait les crêtes dentelées. On tient conseil. Faut-il s'aventurer, en si petit nombre, aussi loin de la rivière, et avec une base d'opérations aussi faible que deux chaloupes à vapeur? Cela paraît d'autant plus difficile, qu'on ne trouve aucun cheval dans les villages voisins. Finalement, l'aide-médecin Arami, qui est un marcheur émérite, s'est mis en route la canne à la main, escorté de deux marins ayant sur eux des armes cachées, d'un guide catholique et d'un interprète. Partant de Dan-xa, il a eu à faire d'une traite 15 kilomètres pour aller et autant pour revenir. Il s'est trouvé en présence d'une citadelle en construc¬ tion, sur les mêmes plans que celle d'Hanoï, mais plus petite. Il raconte la stupéfaction des deux mandarins militaires qui l'ont reçu avec force tchin-tchin*. Ils lui ont fait visiter, en outre, l'endroit où M. Fuchs, ingénieur en chef des mines, avait fait des sondages et reconnu dans les roches de cette région la présence de l'or. De là, la flottille est allée mouiller à Ké-so où se trouve le siège principal des missions catholiques françaises. Nos officiers y ont été reçus chaleureusement par Monseigneur Puginier. Même accueil à Phat-diem, à l'embouchure du Day, auprès du père Six, prêtre annamite, qui nous est entièrement dévoué. Décidément, nos missionnaires ne craignent pas de se compromettre ouvertement en notre faveur, en dehors des rensei¬ gnements secrets qu'ils nous font parvenir. Il leur faut pour cela un vrai courage car 1. 125 francs au pair. 2. Salutations. 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 47 ils ne peuvent oublier que des milliers de chrétiens, fuyant leurs villages incendiés, furent massacrés au lendemain de la mort de Francis Garnier. Les missions espagnoles, établies un peu partout, en face des missions françaises, gardent au contraire, vis-à-vis de nous, une attitude réservée que la prudence leur conseille, étant donné qu'ils ignorent si nous irons jusqu'au bout, et si tout ne finira pas par une catastrophe, comme en 1873. La Porte de la citadelle d'Hanoi. V CANCRELAS ET VERS COMESTIBLES. — VISITE A LA GRANDE TAGODE. — LA VIEILLE BAÏA ET SON BONIMENT. — LÉGENDES BOUDDI1IQUES. ■— HOBAH OU LE SAINT ERMITE QUI RIRA DE TOUTE ÉTERNITÉ. — LA VIERGE AUX MILLE BRAS. — LE ROI LÉPREUX —. LA PAGODE DES SUPPLICES. — ENFER BOUDDUISTE. — OBSÉQUIOSITÉ ANNAMITE. — LE FORGERON D'ARGENT. — LE PANORAMA JAPONAIS. — DANSEUSES ANNAMITES. — L'ÉTOILE FLOTTANTE MYSTÉRIEUSE. Le 24 décembre, hanté par le souvenir délicieux que m avait laissé le petit lac, je m'y rends de nouveau. Je traverse rapidement le marché où j'aperçois des cancrelas énormes, conservés dans le sel. Il paraît que ces insectes se prennent sur les bords des rivières. C'est exquis, au dire des Annamites, qui se délectent aussi d'un autre insecte', une larve qui rappelle le ver à soie et a un goût d'amande excessivement délicat. J'aime mieux les en croire sur parole que d'y goûter moi-même. A côté des cancrelas aqua¬ tiques, j'aperçois des escargots ; puis passant dans la rue des brodeurs, on veut à toute 1. Le ver palmiste. l j PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE V force me faire acheter d'assez jolies chasubles de Bouddha, au prix de deux piastres. Ce n'est pas cher ; mais j'en serais quelque peu embarrassé dans ma promenade. Je repasserai. Arrivé tout près du petit lac, je me trouve en face d'une belle porte surmontée d'un mirador. L'interprète Bâo qui m'accompagne me dit que nous sommes à l'entrée de la Grande pagode, qui conduit à la pagode des Supplices, et m'engage vivement à les visiter. Je le suis et nous franchissons une cour dallée, encadrée par deux élégants portiques et conduisant à un perron. Nous sommes au seuil de la pagode. Dès le premier pas, le regard est ébloui par les dorures et les ornements laqués où le rouge domine. A droite et à gauche sont deux longues rangées de Bouddhas de toute' espèce, au nombre de 23, de chaque côté. Une vieille baïa1, à la tête de sorcière, toute ratatinée vient à nous. Elle fait fonctions, en quelque sorte, de bedeau delà pagode. Après avoir décliné ses qualités et son âge, quatre-vingt-huit ans, elle nous fait ses offres de service pour nous piloter au milieu de cette forêt de Bouddhas, et nous initier aux légendes. Je ne garantis pas l'exacte vérité de ce que nous a dit la vieille baïa, car elle nous a conté des choses bien extraordinaires ; et, pour lui laisser l'entière responsabilité de son boniment, je préfère lui céder la parole. — « Contre les murailles, dit-elle, ceux qui sont montés deux à deux sur des pié¬ destaux, ce sont des guerriers qui ont pris les armes pour attaquer les bonzes et les renverser. Car, au commencement du monde, on était gouverné par les prêtres; puis est venu le régime militaire. La deuxième rangée représente la lignée d'un bon roi dont la femme avait donné le jour à cinq cents enfants, et qui vint, avec eux, au secours du bonze Diursu, attaqué par les méchants guerriers. Devant nous, au delà de ce beau brûle-parfums en porcelaine, supporté par deux personnages, vous voyez précisément le bonze Diursu. A sa droite, c'est un mandarin civil, et à sa gauche vous voyez un mandarin militaire. Derrière lui, et plus élevés, sont assis les trois rois du ciel. Au milieu, se trouve le plus ancien. Un peu plus loin, ce n'est pas un Bouddha, mais un saint ermite, confit en piété, durant sa vie. Il a obtenu, comme récompense, d'oublier tout, au bout de mille ans. Alors, il a mis ses actions passées dans un sac et s'asseoit dessus. Il rit toujours. Son nom est Hôbah, qui veut dire : deux frères. » Le fait est que le personnage en question n'a pas l'air de se faire de bile. Bamassé sur lui-même, comme une boule de graisse, au milieu de sa grosse face enluminée, il a la bouche fendue jusqu'aux oreilles. Celles-ci, selon les règles de la beauté bouddhique, sont très longues. Les lobes en sont également démesurés. — « Sur cette estrade, au centre, poursuit la baïa, c'est le trône du roi Tu-duc. A droite et à gauche, formant la haie, sont dix grands mandarins venus de Chine. Enfin, derrière eux se trouvent dix autres mandarins d'ordre inférieur. » Au delà de cette estrade qui a la forme d'un T et à laquelle on accède par deux esca¬ liers latéraux, s'en trouvait une autre déformé rectangulaire et plus élevée, au milieu de laquelle trônait un énorme Bouddha, dominant tout le reste. A sa gauche était assise une divinité à tête de femme, et ayant huit bras. — « Ceci, dit la baïa, c'est le Bouddha tout-puissant; son nom est Giegda. Dans le principe, il était en Chine, et c'est de là qu'il nous est venu pour nous initier à la reli¬ gion. 11 s'est plu dans notre pays, et, depuis, il y habite. Quant à cette fille qui a quatre bras de chaque côté, elle est aussi très puissante. Voici son histoire : c'était la fille d'un 1. Vieille femme. « 'TV /, V^V v!.' ■ 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 51 roi, qui fréquentait assidûment les pagodes et voulait rester vierge. Son père, après avoir persécuté les bonzes et brûlé les pagodes, devint lépreux. C'était un châtiment du ciel. C'est en vain que la jeune fille lui adressa de ferventes prières, il était inexorable. Pour¬ tant, un Bouddha, à la fin, se montra miséricordieux et lui dit : « Il faut que tu te coupes un bras, et que tu t'arraches les paupières. Le roi ton père boira ton sang et sera guéri. » La jeune vierge eut le courage de se mutiler et son père recouvra la santé et la force. Quant à elle, mille génies vinrent la soigner; et par la suite, elle eut mille bras et mille yeux. » La curieuse légende de la vierge bouddhique étant achevée, la vieille baïa nous Enterrement annamite. conduisit à l'angle de la pagode, et nous nous engageâmes dans un corridor obscur, en descendant un escalier de quelques marches, qui nous conduisit à la pagode des Supplices. Laissons encore la parole à la baïa : — « Nous voici devant la face qui regarde le soleil levant. En haut de la niche, vous voyez trois rois. Celui du milieu a la face écarlate, il est de la dynastie annamite des Trin. Les deux autres ont la figure pâle. Ils viennent du Nord. Tous trois sont là pour rendre la justice à la foule. Ils enregistrent les plaintes de chacun. Celui qui a été écouté doit ensuite traverser ce pont étroit; mais la plupart tombent dans ce gouffre. C'est une caverne qui leur sert de prison, et qui est gardée par 52 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE Y des diables à têtes d'animaux. Dans l'intérieur, vous voyez une femme dévorée par un pourceau. De son vivant, elle était bouchère et avait tué des buffles1 !... « Nous voici à la place Nord. Ici, il n'y a qu'un roi, le roi de l'Ouest, et il a la figure pâle, parce qu'il vient d'un pays glacé. Son greffier, au contraire, a la face rouge, parce qu'il est né en Annam. La foule ne cesse de venir leur apporter des plaintes et des dénon¬ ciations, puis elle va en prison. Quelques-uns, en sortant, ont la tête coupée; d'autres sontpilés dans un mortier; d'autres que voici ont les membres sciés au moyen d'une scie à grosses dents. « La face Sud n'a comme la précédente que deux justiciers, l'un à figure pâle, l'autre à figure rouge brique; mais ils sont aidés par deux dragons qui exécutent les sen¬ tences de concert avec les diables. « Enfin, nous voici à la face Ouest, surmontée de trois rois. Celui du Centre a la figure rouge et un casque rouge. Le personnage qui est à sa droite est aussi coiffé de rouge, mais sa figure est blanche. Quant à celui de gauche, aussi pâle que le précédent, il porte, sur la tête, une espèce de chapiteau, surmonté d'une boîte carrée, ressemblant à un vide-poche. Au-dessus d'eux sont trois Bouddhas qui écoutent rendre la justice. Si un jugement est faux, ils se couvrent la face. Des dragons et des diables sont à la besogne. '< Voici un personnage qui disparaît sous une tête et une peau de requin. Il était le fils du roi du Ciel et il s'était épris d'amour pour la fille du roi des Enfers, qui réside au fond des puits communiquant avec le vivier. Pour réussir à l'épouser, il a été obligé de s'incarner dans un poisson. Autour de lui, voyez ces gros crabes qui jouent de la flûte pour lui faire fête. C'est par ces quatre puits que le roi des Enfers envoie ses armées combattre le roi du Ciel; mais il reste prisonnier dans les cavernes souterraines. « Le vivier est rempli de poissons, afin que Bouddha puisse en manger tant qu'il lui plaît. Tous ceux qui passent jugement de ce côté sont jetés dans cette chaudière remplie d'huile bouillante, autour de laquelle les diables rouges et les diables noirs virent au cabestan pour actionner un soufflet de forge; mais ceux qui ne sont pas coupables s'en échappent à l'état de vapeur ou de fumée. Voici un homme et une femme coupables. Les diables vont les couper en morceaux, et on vendra leur viande au marché. » Disant ces mots, la vieille baïa nous tira sa révérence, non sans avoir reçu en bonne monnaie la récompense de son boniment qui m'avait beaucoup amusé, et que je regrette de ne pouvoir reproduire avec toute sa saveur et sa conviction naïve. En traver¬ sant la ville pour rentrer à bord, je suis frappé comme au premier jour de l'obséquiosité annamite, à laquelle j'ai peine à me faire. A mon approche, on fait le vide sur mon passage; ceux qui ont été surpris par mon arrivée se sauvent précipitamment comme s'ils allaient recevoir une volée de cadouille ; et Dieu sait pourtant que nous ne touchons jamais un Annamite. La congaïe, pesamment chargée, s'arrête et met chapeau bas. Le marchand assis dans sa boutique se lève et salue. « Il ne faut pas faire attention à tout cela, me dit l'interprète. Ces gens-là font la même chose avec les mandarins parce qu'ils ont peur. » En somme, la population me paraît profondément abrutie, et admirablement domestiquée par les lettrés, qui l'exploitent, et pour qui nous sommes des gêneurs En rentrant à bord, nous nous croisons avec un enterrement annamite. 1. La religion bouddhique défend de manger du buffle, qui sert à labourer les champs de riz. 35 MOTS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 53 Le commandant de la Surprise est allé faire visite au Tong-doc, qui lui a offert le thé ainsi qu'un divertissement donné par ses danseuses. Celles-ci, comme les Javanaises, se déplacent à peine. Les bras font tous les frais de la danse, et surtout les mains qui le plus souvent sont renversées en arrière, le pouce et l'index réunis. Elles dansent sur un tréteau peu élevé, au son de la guitare qui accompagne une mélopée qu'elles chantent sur un ton aigu et nasillard. La phrase se termine uniformément par une note basse. A peine distingue-t-on un léger balancement des hanches ; mais les doigts se cambrent en arrière faisant un angle marqué avec le dos de la main. Deux à deux, elles se font vis-à-vis, ayant l'air de repousser une obsession quelconque, puis après quelques passes en avant et en arrière, rythmées avec nonchalance, l'un des pieds battant la mesure, elles font le geste bien connu de : « Je m'en lave les mains », et traversent vivement. Les spectateurs s'asseoient sur des tabourets très bas ou sur les rebords du tréteau, ayant à leur portée un tam-tam mis à leur disposition. De temps à autre, si l'on veut marquer quelque politesse aux hôtes qui vous offrent le spectacle, ou aux danseuses elles-mêmes, on donne un bon coup de tam-tam, autant que possible en mesure. En somme, cette danse rappelle, jusqu'à un certain point, celle connue au Chili sous le nom de Zama-Cueca \ mais on peut ajouter qu'à côté de celle-ci elle est sans caractère et tout à fait insipide, du moins pour nous autres Européens. Dans la soirée, je faisais les cent pas sur la dunette, lorsque j'aperçus tout à coup sur le fleuve un point brillant qui dérivait au fil de l'eau. Je pus le suivre assez longtemps dans le sillage, car dans cette saison le courant est très faible. Nous étions à la veille de Noël, et ma pensée se reporta vers les miens. Ce petit globe de feu, nimbé d'une auréole jaune, me rappelait aussi l'étoile légendaire qui servit de guide aux rois mages. J'appris le lendemain que cette lumière errante et mystérieuse était tout simplement une veilleuse flottante, formée de la moitié d'une peau d'orange dans laquelle était une mèche baignée dans de l'huile de ricin ! Les ombres de la nuit aidant, qu'il faut peu de chose pour nous plonger dans de douces rêveries ! 54 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE VI VI LES DRAPEAUX-NOIRS ET LES RÉGULIERS CHINOIS S'ORGANISENT. — DEUXIÈME VISITE AU GRAND BOUDDHA EN BRONZE. — LA FABRIQUE DE PAPIER. — UNE INDUSTRIE DANS L'ENFANCE. — ÉCHOUAGE DE LA « FANFARE ». — LE lor JANVIER 1883. — NOS ÉTRENNES. — LE MONDE RENVERSÉ. — LES CRÉDITS DU TONKIN SONT REFUSÉS. — DINER CHEZ LE COMMANDANT RIVIÈRE AVEC LE TONG-DOC ET LE TUAN-PHU. — PROPOS APRÈS BOIRE. — LA CHIQUE DE BÉTEL. — BONNES NOUVELLES DE FRANCE. — ÉCHOUAGE GÉNÉRAL. — EFFET MAGIQUE D'UN DÉJEUNER. — DÉSÉCHOUAGE DU « LÉOPARD ». — MÉFIANCE DES MANDARINS. Le bruit court que les Chinois ont reçu à Son-tay 600 chassepots en bon état, avec des munitions. On suppose qu'avec ces armes ils sont allés rejoindre les Drapeaux-Noirs de Luh-vinh-phuoc ou l'armée annamite. Nous savons, d'autre part, que les réguliers chinois sont en nombre à Bac-ninh, et qu'ils viennent de couper la tête du frère du mandarin annamite de la douane d'Hanoï. La raison donnée est qu'il avait vendu des armes aux Drapeaux-Noirs! En réalité ce pauvre diable, sollicité sans doute de faire un mauvais coup, de complicité avec son frère, n'y aura pas consenti, et a payé ce refus de sa vie. On raconte encore que douze jonques sont parties d'Hanoï, hier, pour descendre le fleuve, et qu'elles étaient pleines de soldats déguisés en marchands. Que faut-il en croire? Nous n'avons rien vu. Et, quand même nous les aurions aperçues, qu'y pouvions- nous faire? Nos instructions ne nous disent-elles pas de ne pas molester les réguliers, dont l'occupation sur toute la rive gauche du fleuve Rouge paraît admise par le gouver¬ nement, puisqu'ils s'arrogent à Bac-ninh le droit de haute et basse justice, et que nous sommes obligés de laisser faire? La visite de la pagode des Supplices m'a mis en goût de bonzerie et me décide à aller revoirie grand Bouddha. Sur ma route, j'examine les brèches faites à la muraille d'enceinte delà citadelle, de chaque côté de la porte Nord. Les angles du bastion sont écroulés, le toit du mirador est encore ébréché, et on a fait place nette autour du redan. Tout est préparé pour donner l'assaut de ce côté, si les circonstances nous y obligent. Nous voici au grand Bouddha, la plus belle statue de bronze de tout le Tonkin et de toutl'Annam. Les proportions, bien que colossales, en sont très heureuses, et [le travail en est fini et très soigné dans tous ses détails. Il est assis, et tient l'index de la main gauche en l'air. La main droite est posée à plat sur le pommeau d'un glaive, autour duquel s'enroule un serpent et dont la pointe s'appuie sur une tortue. Les pieds, nus, sont d'un modeté parfait. Les yeux sont peints en blauc. En somme, ce Bouddha a plutôt l'aspect d'un guerrier. Son origine d'ailleurs est légendaire. On croit qu'il a été fait par des Japonais, à l'époque où, persécutés dans leur pays, ils sont venus se réfugier en Annam. Il existe encore quelques descendants directs de ces Japonais. L'un d'eux, le père Majestas, curé indigène de Nam-dinh, joint à une grande majesté, qui lui a valu son nom, les traits caractéristiques de la race à laquelle il appartient. 33 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 53 En examinant de près le genou gauche du Bouddha, je m'aperçois qu'il a été brisé mais réparé habilement avec une soudure circulaire et une petite plaque de cuivre rouge servant d'agrafe. Le bas des reins est encore brisé sur toute sa largeur. On s'est contenté de mater dans la fente des fragments de cuivre rouge. Cette dernière blessure, toujours béante, a été faite au Bouddha, on s'en souvient, par la foule et les soldats affolés, après la prise de la citadelle, pour le punir de s'être montré impuissant à repousser l'assaut des Français. De la pagode, je me dirige vers la campagne, en suivant une digue le long du grand La fabrique de papier. lac qui sépare la citadelle du fleuve Rouge. Je me rends à la rivière de papier, ainsi nommée parce que sur ses rives est établie une fabrique de papier annamite que je suis curieux de visiter. J'y arrive au bout d'une bonne demi-heure, et l'on m'explique sur place les procédés de fabrication qui fonctionnent sous mes yeux. La première opération consiste à faire macérer une certaine écorce d'arbre, dans un bassin rempli d'eau de chaux. Ce dernier produit est fabriqué par l'usine elle-même, dans un four à chaux qui en fait partie. Après le bain de chaux, les écorces vont passer un mois dans un petit lac alimenté par la rivière, puis elles sont pilées au mortier pendant toute une journée. Ce sont des congaïes qui manœuvrent les pilons. La pâte ainsi formée est délayée dans de grands augets en pierre, et toujours agitée pour qu'elle ne se dépose pas au fond. C'est 5G PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE VI dans ces augets que des femmes, à tour de rôle, plongent un châssis sui* lequel repose une natte fine en jonc, et retrient le tout horizontalement. L'ouvrière sépare ensuite la' natte du châssis, laisse un instant égoutler l'eau, décolle légèrement un angle de la pellicule de papier restée adhérente, puis la feuille tout entière, et l'applique sur un tas d'autres feuilles mouillées avec lesquelles elle fait corps. A la fin de la journée, une femme a fait 1,000 feuilles, formant un véritable bloc qui met quinze jours à sécher. On les détache alors, une par une, sans difficulté et l'on en fait des paquets de 1,000, 5,000 et 10,000 feuilles de 30 centimètres sur 80, qui se vendent au détail 8 sapèques les 18 feuilles, c'est-à-dire exactement 1 centime! Ce papier est souple, soyeux, d'un blanc jaunâtre et très résistant, puisqu'il sert à envelopper des paquets de toute espèce, et qu'on fait des nœuds très solides avec les angles, ce qui dispense de toute ficelle. C'est le seul papier usité pour écrire et pour dessiner, soft au pinceau, soit à la plume de roseau. On peut à la rigueur écrire dessus avec les plumes d'acier, mais je m'en sers de préférence au crayon, pour décalquer des cartes ou des plans, car il est assez transparent. Rentré à bord, j'apprends que la Petite-Fanfare est venue annoncer que la Fanfare est échouée à la pointe est de l'îlot qui est en face de Nam-dinh, sur un banc d'argile gluante. Elle s'est déjà déchargée sur deux jonques; mais elle en a encore pour une quinzaine de jours avant d'être remise à flot. Ces incidents sont fréquents dans les rivières du Delta, dont l'hydrographie n'est pas et ne peut pas être parachevée, pour la bonne raison que les bancs changent de place à chaque crue. Ces échouages n'ont d'ailleurs aucune gravité, car il n'y a de roches nulle part. Nous voici au l°r janvier 1883. Quels événements nous réserve l'année qui com¬ mence? S'écoulera-t-elle dans la paix, ou bien la Chine va-t-elle faire un effort pour nous empêcher de prendre racine dans ce pays, dont elle se prétend suzeraine, et dont elle convoite pour elle-même les richesses? Cette année ne sera-t-elle pas marquée en rouge dans l'histoire du Tonkin? C'est ce que nous verrons bientôt. En outre du sampan qui nous sert de youyou pour faire le va-et-vient entre le bord et la terre, un autre sampan, dit « sampan de la marchande », est attaché à la Surprise, et nous suit dans tous nos déplacements, soit à la remorque, soit par ses propres moyens. Ces braves gens, ainsi que l'interprète, viennent nous souhaiter la bonne année au carré et nous offrent des bouquets à la mode annamite qui ressemblent à des gâteaux montés. Le premier est un tronc de bananier recouvert de fleurs et fruits découpés et sculptés au couteau. Il est surmonté d'un oiseau en fleurs qui est une petite merveille. La carcasse de l'autre bouquet est formée d'un gâteau de sable compact, dans lequel sont piquées des immortelles jaunes et rouges, au-dessus desquelles se trouve posé comme sur le premier un oiseau en fleurs. Ce n'est pas tout : on nous apporte encore une chimère faite avec des racines teintes, et dont les pattes sont des bananes ; et, enfin, une main de Bouddha, sorte de cédrat se terminant en dessous par une série de doigts pointus. Le commandant nous fait goûter des oranges et des citrons confits qui lui ont été offerts. Ils sont, ma foi, excellents. Quel étrange pays que celui-ci où les serviteurs sont les premiers à offrir des étrennes à leurs maîtres! Le cadeau ici est de tradition ; c'est l'hommage lige du pauvre hère, une sorte de redevance à laquelle l'ont habitué les mandarins. Les nouvelles de France sont mauvaises.; 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 59 Une dépêche du 13 décembre, via Hong-kong, nous apprend que les crédits pro¬ posés pour le Tonkin sont refusés. Notre jour de l'an en est tout attristé. D'autre part, M. Le Myre de Vilers, gouverneur de la Cochinchine, est rappelé en France. Voilà bien de l'inconnu. Allons-nous changer de politique, et lâcher pied devant les Célestes? Espérons que nous n'en sommes pas encore là. Je suis invité à dîner ce soir chez le commandant Rivière ; et je m'y rencontre avec le Tong-doc et le Tuan-phu, le premier, les pieds nus dans ses sandales. Le second porte des chaussettes à revers bleus sordides. Au milieu du repas, le Tong-doc, qui avait déjà dîné à la française chez le gouverneur de Saigon, se moquait du Tuan-phu, très embarrassé de sa fourchette et qui eût préféré à tous les mets qu'on lui présentait un bol de riz et ses bâtons d'ivoire. Surtout si on lui eût servi, en outre, des mets annamites tel qu'un bon plat de chrysalides de vers à soie filant à souhait comme du macaroni, ou bien des œufs confits dans le sel et la terre glaise, lesquels se mangent crus quand ils sont faisandés à point. D'ailleurs, ce pauvre Thuan-phu, grand fumeur d'opium, n'était pas en appétit. En revanche, il fit honneur à tous les vins et but à s'en rendre un peu gris. Le Tong-doc lui-même ne cacha pas son faible pour le Champagne. Au salon, en prenantle thé, nous vîmes arriver les pipes des mandarins entre les mains des préposés à la fumerie qui les déposèrent aux pieds de leurs maîtres, avec toutes les marques du plus profond respect. La pipe annamite est une pipe à eau, se posant à terre comme le narghilé, mais pourvue d'un tuyau rigide en jasmin. Le tabac opiacé fut bourré dans les fourneaux, selon toutes les règles de l'art, et l'esclave accroupi, une allumette à la main, mit le feu à l'herbe nauséabonde que nos mandarins avaient préférée aux londrès du commandant. Le Tuan-phu, en se mettant à table, s'imaginant sans doute que tous les officiers français faisaient popote ensemble, avait manifesté son étonnement qu'il y eût si peu de monde à table, soit sept personnes en le comptant. — Nous ne sommes habituellement que trois à ma table, lui répondit le comman¬ dant Rivière, mes invités d'aujourd'hui sont ici pour vous faire honneur. De son côté, le Tong-doc, en voyant trois verres devant lui, avait déclaré en riant qu'il allait s'enivrer. — Ne craignez rien, lui répliqua le commandant. Buvez surtout du Champagne. Vous vous en trouverez bien. — J'en ai déjà bu à Saïgon, dit le Tong-doc; c'est excellent, mais il me sembla qu'ensuite la ville, déjà si bien éclairée la nuit, était illuminée de plus de dix mille lanternes. On voit que le Tong-doc avait la repartie joviale. Après avoir tiré quelques bouffées des odieuses pipes à eau dont nous avons parlé, les mandarins les renvoyèrent ; et, bientôt, nous Vîmes s'avancer les porteurs de chiques à bétel, qui déposèrent sur les plateaux les différents ustensiles en argent et en laque renfermant les ingrédients nécessaires. Nous assistons à la préparation. Chacun des serviteurs procède ainsi : prenant une feuille de bétel d'une main, de l'autre, il introduit une spatule d'argent dans une petite boîte où se voit une pâte blanche qui n'est autre chose que de la chaux, et il en applique la dose voulue sur la feuille. Il y ajoute une petite parcelle de noix d'arec et finalement un morceau de racine astringente ayant l'apparence de la carotte. Le tout est enroulé dans la feuille, et celle-ci est piquée sur elle-même au moyen d'une incision. Les mandarins nous demandent si nous chiquons le bétel et s'amusent beaucoup de notre abstention. Je dois dire que pour ma part j'y ai goûté et que la saveur fraîche et aromatique de la chique annamite est loin d'être GO PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE VI désagréable. Son principal inconvénient est de faire cracher rouge, mais elle est en tous cas moins répugnante et moins malfaisante que l'affreux tabac à chiquer de nos marins. Le commandant Rivière ayant dit au Tong-doc sur le ton de la plaisanterie: — Vous êtes bien heureux que les lois du pays vous accordent plusieurs femmes. — Les officiers français, répondit le Tong-doc, devraient faire de même. Nous sommes tout surpris de voir que ceux qui sont mariés n'ont qu'une seule épouse. — Quant à moi, dit le Tuan-phu, je passe quelquefois la nuit avec ma famille, mais c'est pour me livrer au travail. Cette saillie du Tuan-phu provoqua une hilarité générale. " Au moment de prendre congé, les mandarins ne se sentent pas rassurés. Ils ont peur du factionnaire qui est à la porte de la Concession et aussi des soldats et marins qui peuvent se trouver en permission dans la ville. Le commandant Rivière me désigne aussitôt pour les accompagner jusqu'à la citadelle; puis, j'en suis dispensé, le comman¬ dant Rerthe de Vilers s'étant offert pour la corvée. Le Tuan-phu le récuse, car il est le chef des soldats qui ont pris la citadelle; et dans son idée, les mandarins militaires sont capables de tout. Rivière répond que s'il n'accepte pas d'être accompagné par le com¬ mandant de Vilers, il ira en personne. Enfin, on décide que le chef de bataillon ira seul à cheval, accompagné d'une ordonnance également montée. Nous accompagnons les hôtes du commandant jusqu'à la porte de la Concession, où se trouvent rangés les palanquins avec six parasols ouverts et deux fermés. Vingt torches, en brins de bambou enduits de résine, sont portées par des soldats en longues tuniques rouges. Quelques instants après, le cortège se mettait en marche, à travers les rues noires et tortueuses de la ville, comme un long serpent de feu. Moi-même, je rega¬ gnais le sampan de la Surprise, éclairé par la modeste lanterne en papier d'un « boy- fanal », moi chétif mandarin français, n'ayant même pas une épouse, ne fumant pas la pipe à eau, ne chiquant pas le bétel, n'ayant ni palanquin, ni parasol ! Décidément, ces hauts fonctionnaires annamites doivent nous avoir en piètre estime, moi et les officiers supérieurs eux-mêmes qui sont à peu près dans mon cas, en matière de protocole. LIier soir, 6 janvier, est arrivé un tram 1 parti la veille à 6 heures du soir d'Haï- phong avec une bonne dépêche de Hong-kong apportée par le Saltee. Elle est datée du 29 décembre et ainsi conçue : « 750 hommes sont partis de France avec un plénipoten¬ tiaire chargé de conclure le protectorat du Tonkin ! » Le nouveau gouverneur, M. Thom¬ son, ancien préfet de la Loire, arrivera à Saïgon le 12. De plus, l'amiral Meyer a demandé s'il ne pourrait pas venir dans la baie d'Halong avec la Victorieuse, corvette cuirassée qui porte son pavillon de commandant en chef de la station de Chine. Jusqu'à présent, il n'a guère bougé de Hong-kong; car à Paris, d'après les rapports de M. Bourée, notre ambassadeur à Pékin, on nous croit menacés d'une armée chinoise de 15 à 20,000 hommes, qui choisira son moment pour nous attaquer. La Chine pos¬ sède aujourd'hui, paraît-il, 150,000 fusils nouveau modèle. En outre de la Victorieuse, la division compte le croiseur le Villars, l'aviso le Boursaint et la canonnière le Lutin. Le renseignement demandé par l'amiral est de bon augure, d'autant plus que le mouillage de la baie d'Halong est de tout premier ordre, et qu'il est assez vaste pour abriter les flottes du monde entier. La Hache, qui avait été envoyée à Nam-dinh avec la Petite-Surprise pour porter d. Courrier à pied. 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 61 secours à la Fanfare, trouva celle-ci déséchouée, depuis la matinée du 6. Elle était restée sur le fond onze jours, et avait été, obligée de se décharger de 62 tonneaux de matériel. De plus, comme la marée est sensible en cet endroit, faisant gonfler l'arroyo d'environ 50 centimètres, et que la canonnière s'était échouée à mer haute, au moment où elle se déjaugeait à marée basse, elle risquait de prendre une inclinaison dangereuse, et il a fallu la béquiller pour la maintenir droite. Elle n'a pu s'en tirer qu'en virant au cabestan, au moment de la mer haute sur une grosse ancre de bossoir enterrée sur la berge, après avoir cassé une partie de ses cordages. Tout cela se passait au moment où le Léopard, envoyé au secours de la Fanfare avec une jonque de charbon, s'était échoué lui-même près de l'île de Batang, à un kilomètre d'Hanoï. Le commandant Rivière nous envoie aussitôt déséchouer le Léopard, mais nous nous échouons nous-mêmes sur un banc de sable, au nord de la même île. Nous élongeons aussitôt des ancres à jet, au moyen desquelles nous cherchons à nous déhaler par l'arrière, pendant que la machine fait en arrière à toute vitesse. Peines perdues. Nos grelins cassent et nous nous ensablons de plus en plus. Nous sommes en travers du courant, et du côté d'en aval, le sable monte de 40 centimètres en 20 minutes. Une nouvelle ancre est élongée; nous cassons une deuxième amarre. Il est 1 heure de l'après-midi et nous ne pouvons retarder davan¬ tage le repas des marins. Nous laissons donc tout en l'état, et le commandant Prouteaux m'invite à partager son déjeuner. Au moment où nous prenions le café, un timonier accourt tout effaré : « Commandant, s'écrie-t-il, l'avant tombe rondement sur tribord. » Le commandant saute sur la dunette, et moi-même je cours à mon poste, sur le gaillard d'avant, en appelant tout le monde : «Aux postes d'appareillage ! » C'est ma foi vrai, notre avant et le milieu du bâtiment sont à flot, et sont venus à l'appel du courant; mais nous sommes encore retenus par l'arrière de la quille. « En avant à toute vitesse! » La machine part, et quelques instants après nous sommes en route libre. Cet incident prouve qu'on peut s'attendre à toute espèce de surprises, avec les sables mouvants. Ce que n'avaient pu faire nos ancres, nos cordages, le cabestan et la machine réunis, le courant à lui tout seul l'avait réalisé, pendant que nous étions à table, au moment où nousnousyattendionsle moins. Uneheure après, nousavions relevédufond nos ancres perdues et nous allions mouiller un peu en amont du Léopard qui, lui, était adossé à une concavité très prononcée de la berge, comme dans un cul-de-sac. Sa situation est plus difficile. Du côté le plus ensablé, il n'a plus que 20 centimètres d'eau, et il cale 2m,80! Seule, son hélice de bâbord peut marcher. La Surprise s'attelle au Léopard; mais malgré les efforts des machines et des cabestans, rien ne bouge. Arrive le Pluvier, qui le tire par l'arrière, en même temps que nous cherchons à déhaler son avant par le travers. Au bout d'un quart d'heure, le Léopard glisse rapidement, obéissant à la fois au Pluvier et au courant, plus rapidement même que nous ne l'aurions souhaité, car son arrière va s'enfoncer vigoureusement dans la berge. Enfin, le Pluvier et la Surprise s'attellent tous deux du côté de l'avant, en flèche. On redouble d'efforts, après avoir enlevé le charbon des soutes du Léopard, éteint les chaudières, vidé l'eau qu'elles contenaient; et enfin, nous avons la satisfaction de le ramener à flot. La morale de l'histoire est que ces canonnières ne sont nullement appropriées au service des rivières du Tonkin, surtout en hiver, pendant la saison des basses eaux. Elles ont un tirant d'eau trop fort d'un mètre. Pour en revenir à l'échouage de la Fan- fare, ce qu'il y a d'amusant dans l'affaire, c'est que les mandarins de Nam-dinh, que ce voisinage prolongé inquiétait, s'imaginèrent que cet accident de navigation était simulé. 62 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE VI D'après eux, les échouages du Léopard et de la Surprise étaient également simulés. Les Français n'avaient imaginé cette comédie que pour leur jouer un vilain tour. Le gou¬ verneur était tellement tourmenté de cette idée qu'il offrit au commandant de la Fanfare une corvée de 500 hommes. Inutile de dire que le commandant Gadaud déclina l'offre qui lui était faite. D'autre part, deux officiers s'étanl présentés à la porte de la citadelle, on la ferma avec précipitation, et ils ne furent pas admis à y entrer. Nous apprenons que Y Alouette est partie de Saïgon pour aller faire une démonstra¬ tion à l'embouchure de la rivière de Hué, en même temps que des ouvertures en vue du protectorat de la France sur l'Annam et le Tonkin. Notre impression est que le gouvernement annamite n'avalera cette pilule que contraint et forcé. D'autre part, si ladite démonstration est comminatoire, elle aura peut-être pour effet de pousser les Annamites à la résistance. Puissent les renforts annoncés nous arriver bientôt. Le bruit court que la Corrèze vient de toucher à Saïgon, avec 750 hommes et un lieutenant-colonel. Il y en aurait 500 pour le Tonkin. Préparation d'une rizière. 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 63 VII COMMENT LES MANDARINS RENDENT LA JUSTICE. — RÔLES DU CONFIDENT ET DE LA BARRE D'ARGENT. — AGIO SUR LA PIASTRE ET SUR LA LIGATURE. — FÉCONDITÉ DU SOL. — PROCÉDÉS PRIMITIFS POUR ÉLEVER L'EAU. — CHARRUE ANNAMITE. — LA HERSE ET LE MARTEAU. — EXCURSION A KESO A BORD DE LA « FANFARE ». —MONSEIGNEUR PUGINIER. — CHAUMIÈRE ÉPISCOPALE ET CATHÉDRALE SOMPTUEUSE. — LE PÈRE RHABILLÉ OU LE BRIGAND DEVENU ERMITE ET REBOUTEUR. —■ LA VARIOLE. — LE VIRUS ATTÉNUÉ DÉCOUVERT PAR UN MÉDECIN ANNAMITE. — INOCULA¬ TION PRÉVENTIVE. — MISSIONNAIRE ENTERRÉ VIVANT POUR ÉCHAPPER AU MASSACRE. Je vais faire connaître au lecteur quelques traits de mœurs assez curieux, qui lui donneront une idée de la rapacité et de l'astuce des mandarins. Récemment, à la suite d'une bagarre entre deux villages voisins de Son-tay, un homme fut tué. Grand émoi du Tong-doc1. Le meurtrier est arrêté, et, en même temps que lui, trente notables. Quelques-uns de ces derniers sont relâchés de suite, moyennant finances. Il ne faudrait pas croire cependant que, dans ce cas, il suffit de remettre au mandarin la rançon de sa liberté. En lui adressant des propositions directes dans ce sens, on s'expose¬ rait tout simplement à se faire administrer une bonne cadouille, c'est-à-dire, à être mis par terre, à plat ventre, et à recevoir une vingtaine de coups de rotin sur le bas du dos. Dans ce cas, voici comment l'on procède : le mandarin a toujours auprès de lui un con¬ fident; c'est à ce dernier qu'il faut s'adresser, et lui tenir ce langage : — Nous sommes très peinés de l'arrestation d'un tel, et nous donnerions volon¬ tiers deux barres d'argent pour le voir libre (la barre d'argent vaut environ 85 francs). Le Confident. — Le mandarin est très irrité et inflexible. Quand même on en donnerait quatre, il ne le relâcherait pas. Ne pas hésiter, dans ce cas, à donner cinq barres d'argent, et l'affaire est conclue. De plus, grâce à cette petite comédie et au rôle d'intermédiaire et de raccommodeur joué par le confident, le mandarin conserve les apparences de l'intégrité, et la majesté de la justice est sauve. Tout le monde est content, sauf que cela coûte un peu cher aux intéressés. Dans l'affaire ci-dessus, voici comment on parvint à sauver la tête du meurtrier : Partant de ce principe que la loi annamite ne condamne jamais à mort un vieillard de soixante-dix ans et au-dessus, on offrit de livrer un pauvre vieux de cet âge qui avouerait avoir tué la victime, d'un coup de pierre. Des témoins viendraient déposer qu'ils l'avaient vu accomplir le crime. La proposition fut acceptée, et la peine de mort pro¬ noncée contre le vieillard fut commuée en cinquante coups de rotin, lesquels furent eux-mêmes commués, avec l'agrément de Hué, en cinquante ligatures (50 francs) réelle¬ ment expédiées dans la capitale. En somme, le village, pour en arriver à ces adoucis¬ sements successifs, a dû se saigner à blanc, et verser au mandarin, par le canal de son 1. Gouverneur annamite. 64 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE YII confident la somme énorme de cent barres d'argent, soit près de \ 0,000 francs. Cette affaire montre encore combien est vivace et touchante la solidarité qui unit tous les Annamites d'un même village. On estime que le Tong-doc d'Hanoï, dont les appointements sont dérisoires, et qui marche pieds nus, ne se fait pas moins de trois à quatre cent mille francs par an, dont il fait deux parts : la première est pour sa famille, et la seconde pour son protecteur à Hué. Le cadastre est établi très exactement, et Hué reçoit réellement la somme prévue même en cas d'erreurs ou de changements. On fait toujours cadrer les prévisions avec les recettes du Trésor, soit par un moyen, soit par un autre. C'est ainsi que certains villages seront imposés plus que d'autres, selon le bon plaisir du mandarin ; ou bien encore, les corvées à faire varieront, selon les nécessités du moment. Il arrive parfois encore que le maire d'un village, voulant tenter la fortune, perd l'argent de l'impôt au jeu. Dans ce cas, il est mis en prison, ainsi que les notables. Une rançon est payée pour lui et ces derniers, et le village doit payer de nouveau l'impôt dissipé. L'agio constitue encore une source féconde de gros bénéfices pour les mandarins. Il y a deux récoltes de riz, en mai et en novembre. A ce moment, l'Annamite qui a vécu sur la récolte précédente est dans le dénuement. Il a besoin de ligatures et celles-ci reviennent chères, par rapport à la piastre, ou, autrement dit, la piastre est à bon marché. Après la récolte, au contraire, la ligature est à bon marché et la piastre est chère. Dans le premier cas, la piastre, qui est une pièce d'argent représentant notre pièce de cinq francs, peut arriver à ne valoir que cinq ligatures, et, dans le second, elle peut aller jusqu'à neuf ligatures. Les mandarins profitent de cet écart énorme et de la réserve existant dans les caisses du gouvernement, pour échanger l'argent contre la sapèquedezinc, et trois mois après, la sapèque pour l'argent. Le jour où un mandarin a fait un magot, comme les chèques sont inconnus dans ce pays qui eût dû les inventer, il se trouve en présence d'un poids considérable de barres d'argent. Il se procure de l'or, dans ce cas, à n'importe quel taux, et il le fait fondre en lingots, ou en petites barres. Quand on se rend compte des sommes incalculables qui sont arrachées au pauvre niakoué1 en dehors de l'impôt régulier, on est stupéfait de la richesse naturelle du pays, qui n'est autre chose qu'une immense plaine d'alluvion, admirablement cultivée el irriguée, et donnant, comme nous l'avons dit, deux récoltes par an. En somme, c'est le riz qui paie toutes ces exactions. A certaines époques, notamment avant le labourage, il faut que les rizières soient nondées d'environ un pied d'eau. Des canaux d'irrigation y pourvoient sans difficulté, car la plaine est le plus souvent en contre-bas du niveau du fleuve, lequel est encaissé par de puissantes digues, sur tout son parcours. Dans certains cas, toutefois, le paysan annamite est obligé d'élever l'eau mécaniquement, et il emploie plusieurs procédés aussi simples qu'ingénieux. Qu'on se figure un seau fixé au milieu d'une corde dont chacun des bouts est tenu par un homme. Un mouvement de va-et-vient lui est donné. A l'une des extrémités de sa course, il se remplit dans le réservoir inférieur, puis, ainsi lesté, franchit un petit talus servant de batardeau, et vient se déverser dans le réservoir supérieur, par un petit mouvement de bascule que lui imprime une ficelle complémen- 1. Paysan annamite. 33 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN G7 taire. Le va-et-vient d'un réservoir à l'autre est continu et s'opère à raison d'un balan¬ cement, environ, par seconde. D'autres fois, c'est une grande cuiller en bois suspendue à deux bigues comme une balançoire, et faisant la navette entre les deux réservoirs. J'ai rencontré aussi, mais plus rarement, une machine élévatoire plus compliquée, consistant en un canal en bois, de section carrée, ayant une pente très faible et plongeant par son extrémité inférieure dans l'arroyo où se trouve l'eau à élever. Dans ce canal, se déplaçaient une série de petites planches carrées de la même dimension que le canal, et mues par une chaîne sans fin, analogue à celle des norias en usage dans le midi de la France. La charrue annamite est d'une simplicité rudimentaire. Elle se compose d'un soc, en forme de bec d'ancre, qui est emmanché en dessous d'une pièce de bois à laquelle on attelle un buffle. Celui-ci y met toute sa force, car le labourage se fait avec un pied d'eau dans les rizières. L'énorme bête, enfoncée dans l'eau jusqu'au poitrail, avance péniblement, les pieds embourbés dans une argile délayée, glissante et visqueuse. Quand le travail est terminé, le laboureur, après avoir pataugé à la suite de sa bête, dans les sillons invisibles qu'il a tracés sous l'eau, remonte sur la digue en emportant sur son épaule charrue, traits et bât. A certaines époques, quand la terre est sèche, il faut casser, à la main, de grosses mottes d'argile très compactes et qu'un soleil brûlant a durcies. Les femmes s'acquittent de cette besogne au moyen de grands marteaux en bois. Les Annamites se servent ensuite d'une petite herse, ressemblant à un râteau qu'on fait traîner par un bœuf. Cet animal est aussi précieux que le buffle pour l'agri¬ culture. La loi annamite, comme la loi religieuse, défendent de le manger; mais ne s'opposent pas heureusement à ce que nous autres Européens nous en fassions d'excel¬ lents biftecks. Celte viande est de qualité supérieure. Les Annamites élèvent encore une race de porcs de couleur noire, dont les reins sont cassés par le poids du ventre, qui touche le sol. Les plus gros se paient deux piastres. Nous sommes au 20 janvier 1883. La navigation étant rendue très difficile à cause de la baisse des eaux, la Fanfare ne peut plus remonter à Hanoï, car il n'y a guère que 2 mètres d'eau au passage Prouteaux où elle s'est arrêtée, à une vingtaine de kilomètres en aval d'Hanoï, dans le fleuve Rouge. Pour la même raison, la Surprise ne peut franchir ce fameux passage qui porte le nom de son capitaine. Le commandant Rivière se trouve donc obligé d'envoyer du charbon à la Fanfare, pour lui permettre de continuer ses tournées dans le Sud. Invité par les officiers de cette canonnière et par le commandant lui-même, M. le lieutenant de vaisseau Gadaud, avec lequel j'ai déjà fait campagne dans le Levant et en Nouvelle-Calédonie, à me joindre à eux pour cette nouvelle tournée, fatigué de rester indéfiniment à Hanoï où mon bateau était forcément immobilisé, je demande et obtiens facilement l'autorisation d'aller rejoindre la Fanfare, par la chaloupe à vapeur YHaiphong, chargée de lui porter une jonque de charbon. Le commandant Rivière m'envoie, en même temps que ma per¬ mission, un poisson monstrueux destiné au chef de gamelle, et accompagné d'un petit mot que j'ai conservé. Quelques heures après, je serrais la main de l'enseigne de vaisseau Duval, officier en second, des aspirants Troplong et Jezéquel, et de l'aide-médecin Arami que nos lecteurs connaissent déjà. Je passe rapidement sur un échouage dans le Phu-li, petit arroyo transversal faisant communiquer le fleuve Rouge au Day. 68 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE VII Ces incidents sont fréquents et inévitables, bien que la canonnière se fasse précéder de son canot à vapeur qui sonde continuellement à la perche ou avec le plomb. Malheureusement, quand le fond est mou, le plomb accuse dix centimètres de plus que la réalité et il n'en faut pas davantage pour s'échouer. Le 22 janvier, nous mouillons devant Keso, résidence de l'évêque français, mon¬ seigneur Puginier. Ici, l'alluvion et la plaine à rizières régnent toujours, sur la rive gauche; mais la rive droite est dominée, comme à Ninh-binh, par des rochers de marbre aux arêtes dentelées ou formées de fines aiguilles. Dans ce paysage absolument plat de la rive gauche, au-dessus des cagnas en paille DIVISION NAVALE de COCHINCHINE "^/st / « . m Z- CHEF DE DIVISION N° „ . ^ / ' e ^ y"""*1 y'1' ^ ^ ^ y £ f 1.. 7 [■'—^1 ' '' ' £ S" ^ • Fac-similé d'une lettre du commandant Rivière. (Page 67.) et de sombres touffes de bambous, on n'est pas peu surpris d'apercevoir les deux énormes tours de la cathédrale en construction. Elles rappellent, de loin, les tours de Notre-Dame. Bâties en briques, comme l'ensemble de l'édifice, elles atteignent 28 mètres de hauteur, et présentent une coloration rouge à laquelle l'œil s'habitue difficilement. Keso est en quelque sorte le quartier général des canonnières en station dans le Sud, car nous sommes certains d'y trouver non seulement un accueil chaleu¬ reux de la part des missionnaires, nos compatriotes, mais nous chercherions vaine¬ ment ailleurs des renseignements précieux sur la politique annamite et les projets occultes des mandarins. Aussi bien, depuis que ces bons Français, avant-garde de notre civilisation en ce pays, se sont compromis ouvertement pour la cause de l'occupation, leur sort est lié 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 69 au nôtre. Il est donc désirable et tout naturel que les trois couleurs stationnent souvent ici. Nous nous y sentons plus qu'ailleurs, et tout aussi bien que dans la concession d'Hanoï, en terre de France, ayant toujours présente à l'esprit la parole de Gambetta : « L'anti- cléricalisme n'est pas un article d'exportation, » parole profondément vraie, et qui doit être la règle de notre politique coloniale. C'est avec empressement que je me joins au commandant Gadaud et aux missionnaires qui sont venus, dès notre arrivée, nous souhaiter la bienvenue, pour aller faire visite à monseigneur Puginier, qui est un contemporain des événements La calhédrale de Késo. L'agio ies qui ont accompagné et suivi l'apparition de Francis Garnier au Tonkin. oa résidence a plutôt l'aspect d'une chaumière que d'un palais épiscopal. C'est une simple case, n'ayant qu'un rez-de-chaussée, solidement bâtie avec des colonnes de bois de fer et recouverte d'une couche épaisse de paille. Nous le voyons s'avancer au- devant de nous, la figure souriante, les yeux pétillants de joie, tout vêtu de violet, coiffé du chapeau carré, et portant la longue barbe divisée en deux pointes. Il se félicite que la baisse des eaux lui ramène la Fanfare et m'adresse quelques paroles aimables. Sur les murs de cet intérieur très' simple sont accrochées quelques images de saints. Le meuble principal est une bibliothèque, dont les pieds plongent dans des boîtes en fer-blanc remplies d'eau, pour arrêter au passage les fourmis. Le parquet, selon la mode annamite, est surélevé au fond de la pièce et recouvert de nattes. A 70 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE Y1I défaut de fauteuils ou de tabourets les visiteurs s'y asseoient. A noter encore deux grandes appliques d'incrustations, de chaque côté de la fenêtre. Nous suivons Monseigneur du côté de la cathédrale, dont l'achèvement l'absorbe beaucoup et lui tient d'autant plus à cœur qu'il en est l'architecte. Nous passons auprès de l'ancienne église, qui est elle-même une cathédrale en miniature dans le même style que la grande. Malheureusement, une des tours est très penchée, parce qu'on n'en a pas suffi¬ samment consolidé les fondations. Pour celles de la grande cathédrale, on a enfoncé dans le sous-sol 400,000 gros bambous en guise de pilotis, par-dessus lesquels on a édifié un vaste gâteau de béton, qui a absorbé 400 quintaux de pouzzolane. A quel style appartient ce monument, unique dans le pays, et dont les proportions colossales doivent frapper de stupeur l'imagination des indigènes? La façade, les tours et les grands côtés sont percés de mille fenêtres ou niches de forme ogivale, très allongées et surmontées d'un triangle blanc très aigu, comme d'un toit. Ces ogives, quand on les regarde de près, présentent des détails exquis, finement sculptés. Les travaux occupent aujourd'hui 150 sculpteurs et charpentiers et 54 maçons, tous Annamites. Chacun d'eux est payé uniformément à raison de 8 sous par jour, et de 4-bols de riz. Les maîtres ouvriers, selon l'usage, augmentent leur salaire par un prélèvement opéré sur celui des manœuvres et des apprentis. Le crépissage des murs se fait avec de la chaux éteinte sur laquelle on jette à plat une quantité énorme de feuilles de papier annamite, dont les fibres végétales donnent à l'ensemble beaucoup de consistance et de solidité. Au fur et à mesure qu'on introduit dans la chaux ces feuilles de papier, des femmes les crèvent avec un petit balai en bambou. On colore cette chaux en gris foncé avec de la paille de riz calcinée qui contient de la potasse en notable proportion, ou bien en rouge avec une poudre spéciale. La voûte de la grande nef se compose d'une succession d'ogives concentriques, dont les nervures sont en bois de fer. On dirait une série d'énormes parapluies. Le remplissage en est fait avec des lattes en bambou jointives, recouvertes de trois couches d'huile à laquer colorée en bleu. C'est d'un assez bel effet, tout à fait inaltérable ; et, en même temps d'une solidité à toute épreuve. Le crépissage des murs, fait avec la chaux dont nous venons de parler, acquiert la dureté et le poli du marbre. Une foule de sculpteurs sur bois travaillent à l'autel, aux stalles du chœur, et à une chaire monumentale qui sera une merveille. L'habileté de ces ouvriers, dont beaucoup sont de véritables artistes, nous étonne, non moins que le prix fabuleusement dérisoire de la main-d'œuvre. A deux pas de la cathédrale s'élève une chapelle destinée à recevoir les restes des martyrs, dont le procès se juge en ce moment à Rome. Elle touche à une maison de style mauresque, où viendront loger les fidèles venus de dix lieues à la ronde pour assister aux grandes cérémonies. Pour toutes ces constructions, la chaux du pays, faite avec des débris de marbre et qui est de qualité supérieure, ne coûte que une ligature le quintal chinois, soit environ 1 franc les 100 kilogrammes. Quand l'évêque entre solennellement dans la cathédrale, il est encadré par deux parasols portés par des hommes à livrées rouges, en forme de chasubles. Dans le cortège suivent des tam-tams', des gongs, des castagnettes et des cymbales, sans compter des bannières et des lanternes. 1. Tambours annamites. 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 11 Au milieu de ces pompes d'un caractère étrange, on entend nasiller, en latin, les chantres annamites, accompagnés par la voix de basse des missionnaires. La population vénère tout ce qui touche à la mission, qui est pour elle une vraie providence. Sur le passage de Monseigneur, les femmes se mettent à genoux, la face contre terre, et attendent qu'il leur donne son anneau à baiser. Les missionnaires ont obtenu du gouvernement annamite de percevoir eux-mêmes le montant des impôts dans les villages chrétiens, ce qui préserve ceux-ci des exactions subies par la population. Ils se font, en outre, les avocats, auprès des autorités, de tous ceux qui ont été molestés, et leur font rendre justice. Ils apaisent, enfin, les conflits de toute sorte, et donnent souvent des soins médicaux. On nous cite, à ce sujet, un vieil ermite retiré dans une grotte de la montagne, qui vit de racines, en compagnie de sa fille. Il y cueille des simples très efficaces, paraît-il, dans le cas d'entorses et de foulures. Ce saint homme, célèbre comme rebouteur, dans toute la contrée, est connu par les missionnaires sous le nom de père Rhabillé. C'est un ancien brigand annamite qui a fait les cent coups dans sa jeunesse et qui s'est converti. Au moment où je quittais Hanoï, comme tous les ans, en janvier, régnait une épidémie de variole qui avait fait malheureusement quelques victimes. Nous avions eu la douleur de perdre un lieutenant d'infanterie de marine, M. Aumoël, ainsi qu'un matelot de la Hache. M. Chénieux, notre consul, et M. Féraud, enseigne de vaisseau, avaient pu échapper. Quant à la population, malgré un service permanent de vaccine établi par le commandant Rivière, elle préférait se laisser décimer par le fléau, selon l'habitude immémoriale, que de recourir à l'opération inoffensive du médecin français. La maladie fait des ravages, sur les enfants surtout, car les adultes, à peu d'exceptions près, l'ont tous eue, et sont par suite immunisés. La seule mesure sanitaire prescrite par les autorités annamites consiste à mettre au-dessus de la porte de la maison qui recèle un malade une branche de feuillage vert. Les passants sont ainsi avertis, et l'on peut juger du nombre de jours écoulés depuis l'éclosion de la maladie, à la fraîcheur ou à la siccité des feuilles. Les Annamites, habitués à la visite annuelle de la variole, n'y font guère attention. Ils la considèrent comme un mal chronique avec lequel il faut vivre. La maladie, pour eux, se présente sous quatre aspects différents dont ils combattent les symptômes avec quatre médicaments distincts appropriés à chacun d'eux. Quand les boutons ne sortent pas, on place un réchaud de braise sous le lit, et on administre au malade de la gelée faite avec de la corne de cerf pulvérisée. Ce dernier remède contenant du phosphate de chaux serait considéré comme très fortifiant. Les Chinois, plus avisés, font venir de Chine des tubes de vaccin européen et en usent largement. Monseigneur Puginier nous cite à ce propos un fait très curieux. Un médecin annamite procédait à l'inoculation préventive de la maladie au moyen d'un virus atténué de la manière suivante : choisissant parmi ses malades un enfant sain atteint de variole bénigne, il prélevait un peu de pus, qu'il faisait dessécher. Cela fait, il en brûlait une parcelle et il insufflait la fumée dans la bouche de l'enfant à immuniser. Ce dernier contractait une variole très facile à guérir et n'avait plus rien à craindre des épidémies. Monseigneur Puginier nous affirme que sur quarante enfants ainsi inoculés il y a longtemDS déjà, un seul a contracté la maladie et en est mort, alors qu'en un très petit nombre d'années, sur un chiffre semblable, une forte proportion succombe fatalement victime du fléau. Il m'a paru intéressant de signaler un procédé qui n'a rien à voir avec 72 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE VII les méthodes scientifiques modernes, mais qui, dans son principe, n est pas sans analogie avec les découvertes de notre immortel Pasteur. En sortant de la cathédrale, Monseigneur nous montre une case dans laquelle s'était caché un missionnaire pour échapper aux lettrés à l'époque des persécutions. On visita la maison de fond en comble, mais on ne trouva rien tant sa cachette était habile¬ ment dissimulée. Il s'était blotti dans une fosse creusée sous le foyer, de telle sorte que la terre fraîchement remuée, sous laquelle il était enterré vivant, était recouverte par de la cendre. Un tuyau en bambou, aboutissant à la haie de clôture également en bambous, ce qui le rendait tout à fait invisible, lui permettait de renouveler sa provision d'air frais. Il resta ainsi sous terre pendant quinze heures et échappa, grâce à cette cachette, à une mort certaine. Rochers de marbre en lace de Késo. — La Fanfare. — La cathédrale. VIII RETOUR A HANOÏ. — LA MONNAIE DU PAUVRE. — MESURES ANNAMITES. —LE TÊT OU JOUR DE L'AN ANNAMITE. —FOOT BALL ANNAMITE. — FEU D'ARTIFICE. — PIÈCE MONTÉE REPRÉSENTANT LA PRISE D'HANOÏ. — LA « SURPRISE » DESCEND DANS LE DAY. — LAC SOUTERRAIN ET PÊCHE MERVEILLEUSE. — VIVIERS ET JARDIN POTAGER. — SONDAGES SUR LA BARRE DU DAY. — RETOUR A KÉSO. — HOSTILITÉ SOURDE DES ANNAMITES. — LES MANDARINS ET LES JEUX PROHIBÉS. — RICHESSE DU PAYS. Le 28 janvier 1883, après avoir passé cinq jours à Késo, je reviens à Hanoï, avec la Petite-Fanfare, en même temps que l'aspirant Troplong, et nous étudions ensemble les endroits difficiles du Phu-li, ainsi que le passage Prouteaux. Je voulais me mettre en 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 75 mesure de piloter la Surprise, si on l'envoyait dans les arroyos du Sud. Nous voici arrivés au Têt ou jour de l'an annamite, qui, cette année, tombe le 8 février. Ainsi l'a décidé la cour de Hué, selon les indications d'une famille de la capitale, qui est chargée du calendrier de toute antiquité, et dans laquelle on est astronome et astrologue du roi de père en fils. Les Annamites attachent une grande importance au Têt et aux fêtes qui l'accompagnent. La veille, on se lave, on se purifie; et, jusqu'à minuit, il est licite d'accomplir les devoirs du ménage; mais il est de règle de s'en abstenir pendant les jours qui suivront, car les esprits des ancêtres viendront visiter la cagna et assister aux réjouissances de la famille. A Haïphong, certains fanatiques ont la spécialité de se faire promener, ce jour-là, sur des tréteaux, les joues transpercées par des fers de lance. On les considère comme des saints et ils sont exempts d'impôts. Quelques villages profitent de ces fêtes pour se battre, et voici alors ce qui se passe : les hommes se divisent en deux camps séparés par une ligne tracée sur le sol. Un mor¬ ceau de bois est lancé sur le sol par les assaillants dans le camp adverse, et c'est un déshonneur pour eux s'ils n'arrivent pas à le reprendre. C'est une mêlée générale, analogue à celle du jeu de foot-ball. On n'y fait usage d'aucune arme; mais l'acharne¬ ment est tel que ces luttes singulières sont souvent suivies de mort d'homme. L'interdiction relatée plus haut s'applique encore à l'époque des syzygies, c'est-à- dire au l,r et au 15 du mois annamite qui, on le sait, est un mois lunaire. C'est la raison pour laquelle, de temps en temps, il y a treize mois dans l'année, afin que le Têt tombe toujours dans la même saison. A l'époque du Têt, un enfant, qui a au moins trois mois, prend une année. L'empereur Tu-duc, par faveur exceptionnelle, a pris trois ans le jour de sa naissance. Dans les rues d'Hanoï, toutes les maisons sont fermées, et j'aperçois sur le seuil de la plupart, des dessins et des caractères tracés à la chaux. Partout s'élèvent des mâts en bambous ornés d'oriflammes et de lanternes multicolores. On brûle des pétards partout, surtout dans le voisinage des pagodes, et l'on joue, en pleine rue, au bakouin, jeu de hasard habituellement prohibé. Je fais la rencontre des élé¬ phants de la citadelle, dont le plus grand remplit à lui seul toute la rue. Il mesure, au garrot, 3m,50 de hauteur. Son cornac l'arrête devant moi, et je jette à terre quelques sous que l'intelligent animal ramasse adroitement avec sa trompe et fait passer à son maître. Pour me remercie, l'éléphant se met à genoux et agite sa trompe comme pour me saluer. Ce soir, nos amis et moi, nous sommes invités par le père Landais, supérieur de la Mission, à venir assister à un feu d'artifice qui sera tiré par les chrétiens annamites, qui passent pour être d'habiles artificiers. Désireux de ne pas manquer ce divertissement, j'arrive à 8 heures, et prends place, commodémenl assis, sur les bords d'un petit lac, au milieu d'un vaste jardin qui entoure la résidence des pères. Des pétards, des fusées et une pluie de feu réfléchie par les eaux du lac annoncent le début de la fête. Puis, viennent les canards, sorte de fusées aquatiques, qui se déplacent à fleur d'eau et font des plongeons accompagnés de gargouillements, d'un effet extrêmement comique. En même temps, on allume des rats : qu'on s'imagine un panache de feu courant horizon¬ talement le long d'une ficelle invisible, et revenant de lui-même à son point de départ. Le tout était annoncé en annamite par un compère accompagnant son boniment de lazzis qui provoquaient une hilarité bruyante chez les indigènes accroupis autour de nous. Nous en étions nous-mêmes très amusés. Quelques instants après, on allume sous nos yeux une énorme lanterne dont le pourtour est formé d'un transparent contre 76 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE VIII lequel sont appliquées des ombres chinoises, admirablement découpées. A notre grande surprise, le panorama se met à tourner par un effet de la chaleur de la lampe, venant agir sur les lames inclinées du ciel de la lanterne, qui est découpé à jour. C'est un mécanisme renouvelé de celui de certains tourncbroches que la chaleur du feu fait mouvoir automatiquement. Sous nos yeux défilent des cortèges de palanquins avec force parasols, sans oublier les porte-cadouilles et les passants qui sont cinglés au pas¬ sage; puis des soldats, puis la voiture du commandant Rivière, l'unique voiture du pays, et la première qu'on eût jamais vue. Mais on éloigne de nous la lanterne tour¬ nante, pour nous permettre de mieux voir la pièce montée qui a pour titre, on eût pu nous le donner à deviner entre mille : La Prise d'Hanoï! On se souvient que l'ultimatum, envoyé au Tong-doc par le commandant Rivière, expirait à 8 heures du matin. Or, nous apercevons sur notre droite les bastions illuminés de la citadelle, puis un instant après, flottant sur le lac, un véritable bateau reproduisant en miniature, avec une exactitude de détails surprenante, 1 ePluvier, qui porte le guidon du commandant supérieur. Il a une mâture, une cheminée qui fume, des roues à aubes qui tournent, au milieu de soleils de feu et de lampions multicolores. Il vient s'embosser devant la citadelle et fait entendre un coup de sifflet à vapeur. Il porte le pavillon français en tête de chaque mât, à la poupe, en un mot le petit pavois réglementaire, arboré pour le combat. Un autre bateau, non moins bien imité, la chaloupe de commerce, le Lonclon, porte le pavil¬ lon anglais, et assistera au combat, passivement, conservant la neutralité. Tout à coup, la cloche du Pluvier fait entendre quatre coups doubles, c'est le mode de sonner 8 heures à bord des navires. Le dernier coup de cloche résonne encore à nos oreilles quand, tout à coup, part un coup de canon formidable, dirigé sur la citadelle, dont les bastions s'illuminent eux-mêmes de plusieurs éclairs suivis d'autant de détonations. En même temps, sur la rive du lac s'avance l'armée française, traînant l'artillerie de mon¬ tagne. La voiture du commandant Rivière se rencontre avec l'éléphant qui veut l'ar¬ rêter, mais qu'un obus fait sauter. Puis viennent les canons-revolvers qui prennent posi¬ tion, et font entendre une pétarade nourrie. Avant de sonner l'heure, le compère avait eu la précaution de signifier au gouverneur l'ultimatum; et il continuait d'annoncer les différentes phases du bombardement à grand renfort de remarques plaisantes et de calembredaines qui redoublaient la joie de son auditoire indigène. Au milieu de son¬ neries de tambour et de trompettes, résonnent des gongs et des cymbales. La fusillade éclate au milieu de commandements proférés en français tels que : « Portez armes ! Pré¬ sentez-armes 1 Formez les faisceaux! » Le canonnier, monté sur le Pluvier, chargeait sa pièce sans interruption et lançait sa bordée sur la citadelle dont le feu finit par se ralentir. C'est le moment où l'armée française va donner l'assaut. Le commandant Rivière s'élance à cheval, suivi de son état-major et du drapeau français. La poudrière de la citadelle fait explosion ', puis la porte Nord saute à son tour. Quelques instants après, le pavillon aux trois couleurs flotte sur le bastion qui vient d'être enieve, aux applaudissements frénétiques de toute l'assistance. Nous avions été à la fois charmés et profondément émus par ce spectacle éminemment suggestif. Ces chrétiens anna¬ mites sont donc aussi Français que nous-mêmes, puisqu'ils nous donnent en représen¬ tation un fait de guerre qui s'est passé, il y a moins d'un an, à deux pas de l'endroit où nous sommes réunis, et qui est le prélude de la conquête. Quand on songe qu'il y a i. Historique. 35 MOIS DE CAMPAGNE ÈN CHINÉ, AU TONKIN 77 500,000 chrétiens répandus dans l'Annam et le ïonkin, quel admirable point d'appui nous ont donné là les missionnaires! Toutefois, jusqu'à présent du moins, la prudence veut que nous n'utilisions que les services de renseignements qu'ils sont à même de nous donner. Nous souvenant que des milliers de leurs frères ont été massacrés, il y a moins de dix ans, pour notre cause, nous devons éviter avec soin tout ce qui pourrait les compromettre. Ce qui nous étonne, c'est l'assurance, ou, pour appeler les choses par leur nom, l'audace du père Landais et des missionnaires qui ne craignent pas de donner cette petite fête, à deux pas de la résidence du Tong-doc qui en sera averti demain Fileuse et tisseuse. matin dès l'aube. Cette manière d'agir est, ma foi, très crâne. Il faut croire que ces gens-là ont le pressentiment que, cette fois, la France ne reculera pas comme en 1874, et qu'il ont foi dans l'avenir. Huit jours après, les eaux du fleuve ayant un peu monté, le commandant Rivière, à ma grande joie, donne l'ordre à la Surprise d'aller dans le Day observer, de concert avec la Fanfare, les menées des mandarins de la région de Nam-dinh, et nous assurer si la passe de l'embouchure du Day permettrait aux grandes canonnières de prendre la mer, pour aller à Thuan-an, si les circonstances l'exigeaient. Ce dernier point est situé, comme on le sait, à l'entrée de la rivière de Hué, et c'est de ce côté, sur le siège du gouvernement, foyer de la résistance et des intrigues ourdies contre nous, que se PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE VIII portent les efforts de notre diplomatie. L'Antilope, au retour de sa première mission à Hué, y a été renvoyé aussitôt 'par M. Thomson, notre nouveau gouverneur à Saigon. De plus, le croiseur F H amelin doit s'y arrêter lors de son voyage à Haïphong. Notre ministre de la marine, l'amiral Jauréguiberry, rencontre, paraît-il, beaucoup de résis¬ tance dans sa demande de crédits. Il aurait déchiré et jeté au feu son projet de loi en plein conseil des ministres. D'autre part, nous nous amusons beaucoup d'un article très violent écrit dans un journal ultra-avancé, disant que : « l'armée française n'est pas faite pour aller mourir dans les latrines ! » La vérité est que l'étal sanitaire de nos sol¬ dats et de nos marins n'a jamais laissé rien à désirer, et qu'il-est meilleur, chiffres en mains, que dans la plupart de nos ports de guerre français. Grâce aux connaissances de pilotage, récemment acquises, pendant ma tournée à bord de la Fanfare, je réussis à faire franchir à la Surprise le passage Prouteaux, avec 5 centimètres d'eau seulement, sous la quille ; puis, nous nous engageons dans le Phu-li, en faisant une manoeuvre d'amarres, qui nous fait contourner une pointe, à la toucher. Cela fait, je prends les devants avec la Petite-Surprise, faisant l'office d'entraîneur, en recommandant de me suivre très exactement. Une demi-heure après, la Surprise, voyant les fonds diminuer en passant au-dessus d'un do s d'âne séparant la rive gauche de la rive droite, perd confiance, diminue de vitesse, dérive sous l'action du courant, sort du fil du chenal, puis tombe en travers! La voilà échouée et je rallie à bord. Je fais grâce au lecteur des suites sans importance de ce premier échouage, bientôt suivi d'un second. Toujours est-il que le 22 février, nous mouillions devant Késo, où se trouvait encore la Fanfare ; et j'avais le plaisir de retrouver Mgr Puginier, ainsi que nos amis les missionnaires. A propos du Têt, on nous raconte que, selon l'usage, la Mission a fait tuer une vingtaine de gros porcs qui ont été distribués aux familles les plus indi¬ gentes des environs. Le jour même du Têt, les mendiants aimeraient mieux mourir de faim que de venir demander l'aumône. Ils restentjchez eux, et envoient quelqu'un faire savoir qu'ils ont besoin de secours. Les pères ont une maison de convalescence dans la montagne, sur la rive droite du Day, dans le voisinage de laquelle se trouve un gouffre tout rempli de poissons et qui leur fournit une pêche des plus abondantes. C'est une caverne souterraine et obscure, dans laquelle on pénètre par un puits très profond. On y a descendu un petit sampan, etjon navigue sur un lac qui doit être en communication avec le fleuve. La pêche se fait aux flambeaux, en jetant sur l'eau une amorce mer¬ veilleuse, qui attire le poisson, l'enivre, et le maintient à la surface où on le prend avec de grandes épuisettes. Cette amorce n'est autre chose que le résidu de la fabrication de l'huile de ricin, lequel doit ses propriétés à un toxique adhérent à la coque du fruit. Comme il fait très froid dans cette grotte, les pêcheurs se réchauffent et se donnent du courage, en buvant de temps à autre une goutte de tchoun-tchoun 1 ou mieux encore, en absorbant un peu de saumure faite de petites crevettes fermentées. Ce dernier liquide est un cordial très énergique et d'une action extrêmement rapide ; mais il est utile de renouveler souvent la dose, pour éviter la période de dépression qui suit d'ordinaire l'excitation qu'il procure. A l'époque du carême, on va s'approvisionner au lac de la grotte, et il est arrivé parfois qu'on en a retiré jusqu'à 60 charges de deux paniers en un jour. De là, le poisson est porté endormi mais vivant dans les viviers de la Mission. Depuis notre départ d'Hanoï, la Mission a reçu la nouvelle que dix chaloupes y 1. Eau de vie de riz. 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 79 sont arrivées avec 300 soldats. On va les loger dans les magasins à riz de la citadelle. En outre, 200 hommes sont restés en réserve à Haïphong. Nous nous réjouis¬ sons tous de l'arrivée de ces renforts, qui vont, sans doute, abattre l'arrogance des mandarins. Voici précisément le Tong-doc de Nam-dinh qui vient faire visite à la Mission. Nous allons, pour le début du moins, y assister. Dans l'escorte qui accom¬ pagne son palanquin sont quatre parasols, des bannières et plusieurs tam-tams. Il est, paraît-il, en matière d'administration, assez conciliant, bien qu'il ait pu se vanter qu'aucun Européen n'a encore pénétré dans sa citadelle, et que Tu-duc lui ait envoyé en récompense de sa fermeté 100 taëls en or, soit environ 800 francs. C'est un vieillard de 75 ans, barbu, et dont le profil rappelle celui de Ferdinand de Lesseps. Il a jadis traité avec Francis Garnier. Petit, encapuchonné, et tout frileux, il se chauffe les mains à une chaufferette annamite, qu'il traîne avec lui, suspendue à son cou. Il a l'amabilité de nous offrir une cigarette annamite, de forme conique, dont le petit bout se met dans la bouche. La conversation roule sur les vertus de piété filiale. Les Annamites en comptent 24, pas une de plus, pas une de moins; de même qu'il y a 5 métaux; 3 devoirs du citoyen envers l'État, etc... Nous prenons congé, étalions avec un père assister à la pêche du poisson dans un des nombreux viviers du jardin de la Mission. Un Annamite y descend avec de l'eau jusqu'à la ceinture, muni d'un grand filet à poche, emmanché sur un cercle de bambou. En moins de cinq minutes, il ramène une vingtaine de poissons. Les missionnaires ont de plus un grand jardin potager, admirablement cultivé, dans lequel prospèrent presque tous les légumes de France, sans compter les ressources fournies par les plantes indigènes, telles que les jeunes pousses de bambous, les feuilles de mou¬ tarde, etc. Nous quittons Késo pour nous rendre à Phat-diem étudier les passes de l'embou¬ chure. J'installe une échelle de marée, et passe ma journée au large, en baleinière avec l'ami Troplong, qui est le pilote en titre de la Fanfare. Il résulte de ces premiers son¬ dages qu'il n'y a que 2m,20 à mer haute, sur la barre extérieure, c'est-à-dire à près de deux milles de terre. C'est évidemment trop peu pour nos canonnières, qui calent 2m,80. D'ailleurs, on ne peut courir le risque de s'échouer en pleine mer, comme nous le faisons journellement en rivière; c'est un jeu qui deviendrait vite dangereux avec le vent du large et la moindre houle. Nous ne sommes pas peu étonnés d'apprendre que la chaloupe à vapeur l'Haïphong, arrivant d'Hanoï, nous apporte l'ordre de rallier Késo que nous avions quitté deux jours auparavant. Quant à la Fanfare, elle doit remonter de suite à Phu-li, petite citadelle située non loin de l'arroyo du même nom. Nous navi¬ guons de conserve avec cette canonnière, et mouillons devant Phu-no. poste de douane annamite que nous allons visiter. Le sampanier qui a conduit à terre le commandant Gadaud, et son second, l'enseigne du vaisseau Duval, a entendu le propos suivant : « 11 n'y a donc pas ici 5 Annamites qui aient du courage pour tuer ces deux Français sans armes ? » Cette exclamation, dans sa brutale franchise, semblerait prouver que nous ne sommes pas en odeur de sainteté dans la localité. Ce qui nous rassure, c'est qu'il ne s'y trouve même pas « 5 hommes ayant du courage » ! Un peu avant d'appareiller, nous recevons la visite d'un catéchiste, paraissant très intelligent et parlant latin cou¬ ramment. Il nous demande à prendre passage à notre bord, pour aller à la Mission, ce que nous lui accordons volontiers, certains qu'il nous donnera de bons renseignements. 80 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE VIII Nous approchons de Nink-binh. Cette citadelle a, paraît-il, en ce moment une gar¬ nison de 400 soldats, et fait des préparatifs de défense. Nous voyons, en effet, les remparts couverts de monde. Quatre canons sont en batterie au sommet du rocher dontlepied vient à pic, sur la berge. Ils commandent le fleuve, en amont et en aval. Nous en comptons trente armant les bastions. A Nam-dinh, il y aurait 1,500 soldats, dont 1,000 Chinois. Le l"mars, à 3 heures, nous mouillons devant Keso, et laissons la Fanfare con¬ tinuer sa route sur Phu-li. J'en suis encore à me demander la raison pour laquelle nous sommes rappelés ici. On dirait cependant que tout d'un coup, sur un mot d'ordre venu de Hué, on ait pris, vis-à-vis de nous, une attitude hostile, qui viserait également les chrétiens. La Fanfare, en effet, n'était pas plus tôt arrivée devant la douane de Phu-li, qu'elle reçut les plaintes d'une barque chargée de riz pour le père Six, curé annamite de Phat- diem. Elle devait être taxée de 33 ligatures, et on en exigeait indûment 133. Sur la menace du commandand Gadaud d'en référer au mandarin, on la laissa passer en franchise. Les gouverneurs annamites abusent souvent de ce que les marchandises des¬ tinées au gouvernement ne paient rien à la douane pour se livrer au commerce sans acquitter aucun droit. L'ancien Tong-doc de Nam-dinh avait réussi par ce moyen et par d'autres à amasser un million. Il l'envoyait dans sa famille, à Hué, sous forme de lingots d'or qu'il enterrait dans des pots à fleur. Sa supercherie et sa filouterie ayant été décou¬ vertes, ses biens et ceux de sa famille furent confisqués, et il fut réduit à une misère telle qu'il alla un jour mendier à la Mission. Quant au Tong-doc actuel, que nous avons aperçu l'autre jour, en visite chez Monseigneur, il se fait environ 30 taëls par jour, soit plus de deux cents francs, rien qu'en permettant les jeux de hasard, prohibés par la loi. La récolte du riz. 33 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE. AU TONKIN 81 IX PRÉPARATIFS DE BARRAGE. — CHASSE AU PAON. — MONSEIGNEUR LE TIGRE. — A PHAT-DIEM. — LE DELTA CONQUIS SUR LA MER. — RÉCEPTION SOLENNELLE : PALANQUINS, MUSIQUE ET BANNIÈRES. — COLLATION ANNAMITE. — AVEN¬ TURES ET DIPLOMATIE DU PÈRE SIX. —■ JARDIN ET GROTTE. — ÉGLISES INDIGÈNES. — USURE PRATIQUÉE PAR LES MANDARINS. — ROLE MAGIQUE DES CERFS-VOLANTS A SIFFLET, EN TEMPS DE CHOLÉRA. — CANNELLE MERVEILLEUSE. — EMPRISONNÉS DANS LE DAY. — UN NEVEU DE TU-DUC. — LA COUR DE HUÉ. — PRÉTENTIONS INACCEPTABLES DE LA CHINE. La chaloupe FHaïphong, revient d'Hanoï le 4 mars, et nous donne l'ordre de sortir du Day, de nous rendre à Haïphong et de nous tenir prêts à partir pour Thuan-an. La Fanfare doit venir avec nous, pour obliger le mandarin maritime de Bin-hay à remettre en place, dans la passe du Day, les balises qu'il a enlevées. Avant d'exécuter l'ordre reçu, le commandant Gadaud envoie un pli au comman¬ dant Rivière, pour l'informer que des matériaux considérables sont amassés près du canal de Nam-dinh et que les Annamites se préparent à y faire des barrages en pierres en coulant celles-ci en damier, de manière à ne pas intercepter la navigation des barques. Comme ces barrages seraient un obstacle infranchissable pour nos canonnières, et qu'ils ont pour objet d'entraver nos communications avec la mer, le commandant Gadaud demande s'il n'y aurait pas lieu de surveiller ces préparatifs et de menacer de représailles le village près duquel sont amassées les pierres. Je profite du répit qui nous est donné, pour faire le lendemain avec mes camarades une chasse au paon, dans la montagne. Nous étant mis en marche dès l'aube, nous arrivons vers 7 heures du matin à l'entrée d'un cirque de rochers recouverts d'une végétation luxuriante. Au fond de la cuvette, nous distinguons des cultures d'arachides. Nous venions à peine de franchir la crête du cirque, par un sentier rocailleux et difficile, que nous entendons un cri strident, un cri de paon, à ne pas s'y tromper. Nous sommes découverts et signalés par la sentinelle avancée de la bande que nous venions chasser. Nous assistons en même temps à une magnifique envolée d'une quarantaine de paons. L'alerte était donnée, et l'ennemi ne se laissant plus approcher, nous revînmes à bord, enchantés de notre promenade, mais sans avoir tiré un coup de fusil. Je dois noter cependant un incident qui eût pu avoir des suites graves. Tout en cheminant à travers les broussailles, j'aperçus à un moment donné, dans un rocher, une ouverture paraissant conduire à une caverne. Je m'approche, en appelant un ami qui se trouvait à deux pas de moi, et j'avance la tête dans la direction du fond de la caverne, pour me rendre compte de sa profondeur. Un rugissement rauque frappe mes oreilles, il 82 PREMIÈRE PARTIE — CHAPITRE IX et j'ai la sensation d'un souffle puissant qui sort de dessous terre. Cela ne peut être que le tigre! Ong Cuop! Monseigneur le tigre, en personne, comme l'appellent révéren- cieusement les Annamites. Je me souviens alors, qu'en effet, un proverbe dit que lorsqu'on voit le paon, on n'est pas loin du tigre. « Ma foi, dis-je, à mon ami, n'insistons pas, » et nous nous replions en bon ordre, vu la mauvaise humeur évidente du person¬ nage, dont j'avais troublé le repos par mon indiscrète curiosité. Décidément, la Surprise doit se rendre à Phat-diem, et essayer de sortir du Day, l'ordre déjà reçu est confirmé. Nous redescendons le fleuve, et voyons se dérouler de nouveau, sur la rive droite, les arêtes dentelées des montagnes ayant l'aspect de murailles crénelées, encadrées de fines aiguilles, ou bien encore, de gigantesques pagodes aux toits arqués. Dn peu avant d'arriver à Ninh-binli, des centaines de rochers émergent de la rizière, comme autant d'îlots à ia base desquels on voit les lignes de niveau laissées par le dernier déborde¬ ment du fleuve. D'année en année, dans tout le delta, le colmatage élève les terres, en même temps que le lit des fleuves s'élève lui-même, ce qui oblige à renforcer constamment les digues qui les enserrent. Tout le delta s'avance ainsi peu à peu vers la mer, avec une rapidité que l'on peut évaluer à 48 mètres par an, étant donné que d'après des documents chinois, Hanoï était un port de mer vers l'an 600 de notre ère, et qu'il est aujourd'hui séparé du rivage par une distance de 100 kilomètres. D'ailleurs, quand on creuse des puits, après avoir traversé une certaine épaisseur d'alluvions fluviales, on ne tarde pas à rencontrer des alluvions marines. Celte année, comme les eaux ont été exceptionnellement basses, on n'a pu encore noyer les rizières, en vue de la prochaine récolte qui aura lieu en mai. Aussi le riz est- il peu avancé. Mais aujourd'hui, précisément, à la faveur d'un vent du large assez frais, le fleuve s'est gonflé d'environ un mètre, à la grande joie des Annamites qui en pro¬ fitent pour ouvrir les digues d'inondation. Dès notre mouillage, à l'embouchure du Day, nous recevons la visite du père Six, qui nous assure que Tu-duc a écrit à tous les man¬ darins, pour leur recommander d'être très conciliants, et de conserver notre amitié Étant donnés les préparatifs de barrage dont nous avons eu connaissance à Keso, il faut croire que les instructions confidentielles ne doivent pas être aussi pacifiques. Invités par le père Six à visiter sa cure et son village, nous nous embarquons avec lui dans la chaloupe à vapeur et nous remontons un petit arroyo pendant un quart d'heure. Puis nous mettons pied à terre. Là nous attendent quatre ou cinq palanquins flanqués de parasols. Le commandant et le père Six en ont quatre. Mes deux camarades et moi n'en avons que deux, ce qui nous paraît d'ailleurs plus que suffisant. Nos porteurs de palanquin sont revêtus de superbes tuniques rouges, bordées de blanc et de bleu, ou d'une simple bande jaune, et de très près sont précédés de cinquante porteurs d'oriflammes aux couleurs brillantes, puis d'un orchestre de vingt musiciens, jouant du violon à deux cordes, de la flûte, du tambourin, des cymbales et du tam-tam. Derrière la musique, immédiatement en avant des palanquins, marche le maître des cérémonies, muni d'un porte-voix énorme, avec lequel il commande la manœuvre. L'ensemble du cortège, suivant les sinuosités de l'arroyo, présente un coup d'œil charmant. Nous nous habituerions certainement très vite à cette existence de man¬ darin. A défaut du Voyage en Chine, l'orchestre nous fait entendre des airs tonkinois dont certaines phrases, très mélodiques, sont fort agréables. Elles s'arrêtent à de courts intervalles sur un son grave, prolongé en point d'orgue. Après avoir mis pied à terre, 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONEIN 83 nous entrons dans la maison du père Six, où nous trouvons servie une collation annamite, composée de confiseries, de pâtisseries variées et de petits gâteaux de farine de riz, mélangée au miel, ayant le goût de pain d'épice. On nous sert d'abord en guise d'apéritif une sorte de tubercule blanc préparé au sel, ayant le goût de la truffe, et l'on nous verse un plein verre d'un liquide ayant l'apparence de sauterne, qui est en réalité du tchoun-choun, ou eau-de-vie de riz. Je suis autorisé à laisser mon verre plein, à la grande surprise du père Six qui qualifie ce breuvage incendiaire de vin annamite ! Il nous raconte l'origine de son nom. Au moment du massacre des chrétiens qui suivit notre expédition de 1860, la chrétienté de Vinh-tri, où résidait alors l'évêque, fut brûlée et pillée; et le père Six, alors catéchiste indigène, fut exilé dans la région du haut fleuve Rouge. Or, il n'avait reçu alors que six ordres, et il lui en manquait un, le septième, pour être ordonné prêtre. Lors d'une période d'apaisement, qui survint quelques années après, il obtint moyennant finance de rentrer en Annam, et les missionnaires, en souvenir de son exil, lui donnèrent le nom de Père Six. Mais, le village de Vinh-tri, comme tous les autres villages chrétiens, avait été vendu, et les terres avaient été partagées entre les communes voisines. Le père Six fut envoyé par l'évêque à Hué, en ambassade. Il y resta un an; et, grâce à de fortes sommes que les mandarins n'auraient pas consenti à recevoir de mains européennes, il obtint la reconstitution du village de Vinh-tri. A la fin de la collation, le thé est servi sur un plateau en vieux cuivre, de forme octogonale, admirablement ciselé, où se voient au centre des oiseaux émaillés, de couleur blanche et verte. On boit le thé dans de petites tasses. Quand on l'a presque bu, le domestique la vide complètement dans un bassin ad hoc, et la remplit de nouveau, à l'aide d'un grand bol. Un autre serviteur fait ensuite circuler un bassin de cuivre rempli d'eau, dans lequel on se trempe les doigts. Dans un coin de la pièce," sur un guéridon en incrustation, repose un brasero en cuivre poli d'un travail exquis, et dont le métal doit être un alliage d'argent. Nous faisons ensuite un tour de jardin au fond duquel, par des méandres bizarres contournés en labyrinthe, s'élève une colline artificielle dans laquelle on a figuré une grotte ornée de belles stalactites. On l'a construite avec d'énormes rochers naturels venus, sur radeau, de montagnes très éloignées, à l'époque des hautes eaux. On escalade la colline par un chemin rocailleux en spirale garni de lierre et de feuillage, évidé par en dessous en certains endroits. Ce jardin, dans lequel les arbres sont taillés en forme d'animaux fantastiques, nous rappelle celui qui entoure la résidence d'Arabi-Pacha, et que nous avons visité à notre passage à Ceylan. Les plus grosses pierres ont été hissées au sommet de la colline par la méthode employée jadis, dit-on, par les Égyptiens, dans la construction des pyramides. On leur a ménagé un plan incliné en terre, en pente très douce, et on les y a traînées à force de bras, sur des rouleaux de bois. On se prépare à commencer une nouvelle église, et nous allons visiter les chantiers qui sont en pleine activité. L'autel, tout en marbre, est déjà très avancé. Le relief des sculptures est en noir, et les parties fouillées en gris. Elles représentent sur les côtés des saints encadrés de jolis motifs d'ornementation. Au milieu, image du sacrifice et de l'amour, apparaît le pélican qui se perce le flanc pour nourrir ses petits qui l'entourent. Plusieurs colonnes, également en marbre, sont achevées. Elles se terminent par des mortaises destinées à recevoir les charpentes de la toiture. r La vieille église repose'sur de splendides colonnes de 8 mètres de hauteur, en bois 84 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE IX de fer. Le père Six y a placé, au milieu de l'autel, une curieuse et ancienne gravure en couleurs représentant les 365 saints du calendrier, et au fond de l'abside, une assez bonne peinture : le portrait de la Vierge, et de l'Enfant Jésus. Il nous explique comment les mandarins pratiquent l'usure. Un peu avant les récoltes de riz qui ont lieu au printemps et à l'automne, ils accaparent tout ce qui reste de la récolte précédente; et cette denrée de première nécessité devient hors de prix. Ils prêtent alors 100 piculs de riz, pour en recevoir 150 aussitôt après la récolte, c'est-à-dire un mois après. Les riches chrétiens, dont le père Six loue beaucoup la modération, se contentent de 120 piculs! C'est encore un joli denier. Les mandarins prêtent encore à la petite semaine, de telle façon qu'une piastre, valant en moyenne 8 ligatures, est acquittée par 14 ligatures, payées en un mois à raison d'une demi- ligature par jour. De cette façon, les pauvres ne peuvent jamais s'acquitter, et sont à la merci de leurs maîtres et seigneurs. En temps de famine, le mandarin prélève sur les riches un impôt extraordinaire de 100 ligatures, qu'il répartit en parts égales, entre les pauvres... et lui-même, charité bien ordonnée commençant par soi-même. C'est encore à ces hauts fonctionnaires qu'incombe la tâche de combattre les épidémies; et ils s'y emploient avec zèle, mais en mettant en œuvre de singuliers moyens. C'est ainsi que, lors de la dernière épidémie de choléra, le Tong-doc de Nam-dinh n'hésita pas à prendre les mesures les plus énergiques, dont la plus efficace consista à purifier l'atmosphère en lançant 200 cerfs-volants à sifflet. C'est, en effet, une croyance enracinée dans le pays, que les miasmes répandus dans l'air proviennent d'esprits malfaisants, qu'il suffit d'effrayer par des sifflets pour les disperser. Le cerf-volant annamite est tout en largeur, et a la forme d'un fuseau atteignant parfois jusqu'à 6 mètres. Il n'a pas de queue; et, le sifflet, fixé au milieu de la partie supérieure, est fait d'un tronçon de gros bambou, percé de deux incisions transversales. Quand plusieurs cerfs-volants à musique fonctionnent en même temps, on entend un étrange concert, et les fantômes infectieux, on le conçoit, n'en mènent pas large. L'épidémie et le mauvais sortsont conjurés. Comme remède interne, les Annamites emploient en même temps, pour soigner les malades atteints de choléra, des infusions chaudes de cannelle, qui sont aussi considérées comme souveraines pour les maladies d'yeux. Toutefois, cette précieuse épice, pour se montrer efficace, doit être de qualité supérieure; et, l'on nous cite le cas d'un missionnaire qui, pour avoir négligé cette précaution essentielle, est devenu presque aveugle. La meilleure est la cannelle sauvage. Elle est très rare et d'un prix élevé, car on ne la trouve que sur le versant rocailleux de certaines montagnes, dans des conditions de terrain et d'exposition tellement com¬ plexes qu'on n'est pas encore parvenu à la reproduire. Les parties de l'écorce expo¬ sées au levant passent pour posséder des vertus de premier ordre. Dans tous les cas, l'arbre dépouillé de son écorce meurt infailliblement, tandis qu'à deux pas de lui une pousse voisine n'aura aucune valeur, et sera même d'un emploi nuisible. L'empereur s'est arrogé la propriété exclusive de la récolte de la cannelle sauvage, qu'il revend ensuite à raison de 100 francs, et quelquefois de 1,000 francs l'once. Dans la province de Than-hoa, des inspecteurs royaux, venus de Hué, par¬ courent le pays village par village ; et l'Annamite qui a découvert un arbre est tenu d'en faire la déclaration sous peine de mort. Avant de récolter, c'est-à-dire, avant de 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN dépouiller l'arbre de son écorce, on "produit une maturité artificielle, et on lui enlève son âcreté, en faisant un feu doux autour du tronc, avec des branches et des feuilles vertes cueillies à l'arbre lui-même. Cette opération enlève la verdeur de l'arôme et l'adoucit. La cannelle prise sur les branches ne vaut rien. Pour le retour à bord, le père Six nous ménageait une nouvelle surprise. Le trajet à pied, ou plutôt en palanquin, était supprimé, et nous devions nous embarquer sur des sampans richement décorés de nattes et d'étoffes multicolores. Le sampan de la marchande du bord. A l'arrière du sampan, sur une plate-forme en saillie, nous attendait un siège ombragé de deux ou de quatre parasols, pendant que sur les rives de l'étroit arroyo se déroulait le cortège si pittoresque des musiciens et des porteurs d'oriflammes. On ne pouvait faire mieux les choses ni avec meilleure grâce que ce brave père Six, à qui j'ai gardé, à quatorze ans de distance, un souvenir ému et sympathique. Nos sondages renouvelés sur la barre du Day, à cinq milles au large, ayant confirmé les premiers résultats acquis, nous nous trouvons, ainsi que les grandes canonnières, emprisonnés dans le réseau fluvial du delta, puisque la seule issue qui puisse nous permettre de prendre la mer nous est fermée. Force nous est donc de rester à Phat-diem, en attendant de nouveaux ordres. 88 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE IX Le 8 mars, nous recevons à bord la visite du père Six accompagné du sous-préfet militaire, d'une localité voisine de Ninh-binh. Ce dernier personnage, de sang royal, est le propre neveu de Tu-duc. 11 est grand, de figure et de manières distinguées, et vêtu d'une longue robe en soie bleue brochée. Nous remarquons ses doigts arqués vers le dos de la main, ce qui est, paraît-il, un signe de race. La bière n'est pas son fort; mais en revanche il apprécie beaucoup la chartreuse. Quelques dessins et plusieurs albums de photographies l'intéressent visiblement; et les réflexions qu'il fait en les parcourant dénotent une intelligence vive et ouver-te, que nous n'avons encore rencontrée chez aucun mandarin. Tu-duc, qui va mourir sans laisser aucun rejeton, a choisi, paraît-il, comme héritier, un de ses neveux. Qui sait si le futur souverain possède les qualités de l'homme qui est devant nous et qui a vécu pendant un certain temps à la cour de Hué. Les princes seuls ont le libre accès au palais. Quant aux ministres, qui sont au nombre de sept, ils ne s'y présentent que sur convocation. Le plus important de tous est le ministre des rites, gardien fidèle des traditions de l'étiquette et du protocole. C'est notre ennemi juré; aussi, quand le conseil discute une question de politique française, se dispense-t-on de l'appeler, son opinion étant connue d'avance, et consistant purement à nous combattre et à nous jeter à la mer. Tu-duc, monté sur le trône en 1848, a aujourd'hui 35 années de règne. Il fut investi à cette époque par l'empereur de Chine; et, depuis lors, il envoie, tous les trois ans, une ambassade porter des présents et un tribut à Pékin. Toutefois, comme la France, après la conquête de la Cochinchine et même plus récemment, en 1874, a traité directement avec Hué, et que la Chine a pris acte de ces docu¬ ments diplomatiques sans y opposer ses droits de suzeraineté, nous les considérons aujourd'hui comme périmés, et nous n'admettons aucune ingérence directe ou indirecte du Céleste-Empire dans les affaires de l'Annam, d'autant plus que ces prétendus droits n'existaient plus depuis longtemps que pour la forme. Environs de Nam-Dinh. 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONlvIN 89 X EXCURSION A LA GROTTE DE BICR-LONG. — EN SAMPAN, EN PALANQUIN ET A CHEVAL. — MERVEILLES DE LA GROTTE — DÉJEUNER FRANÇAIS ET LUNCH ANNAMITE. — REV1ÎRENDISSIMI DOMINI. — LATIN DE CUISINE. — CHEVAL VICIEUX. — DÉBARQUÉ SANS PALAN. — NOUVELLES D'HANOÏ. — PRISE DE POSSESSION DE HONG-HAI. — PRÉPARATIFS BELLIQUEUX DES ANNAMITES. — MISE A PRIX DES TÊTES DE FRANÇAIS. — LA COTE DE LA « SURPRISE » A LA BAISSE. Le père Six, qui exerce dans toute la région une influence considérable, et qui nous a déjà reçus avec une munificence dont nous avons _été très touchés, vient de monter à notre intention une excursion superbe. Il va nous conduire, à 20 kilomètres dans l'intérieur, jusqu'aux confins de la province de Thanh-hoa, dans les montagnes, où nous visiterons la merveilleuse grotte de Bich-long, la curiosité naturelle la plus célèbre de tout l'empire d'Annam et à laquelle il est de tradition que tous les souverains fassent au moins un pèlerinage, pendant leur règne. Tu-duc lui-même n'y a pas manqué. Partis de la Surprise avant 5 heures du matin, dans le sampan du père Six, armé à 6 avirons, nous arrivons vers 7 heures à Phat-diem où nous montons aussitôt en palanquin. Nos porteurs, deux en avant et deux en arrière, trottent l'amble à une allure rapide, malgré la vase glissante qui tapisse le sol. Les porteurs de parasols trottent à la même allure de chaque côté des palanquins. De temps en temps, sans ralentir, et sans qu'on s'en aperçoive, les porteurs changent le bâton d'épaule, aidés dans cette opération par un attelage de rechange. Tous sont vêtus d'une robe légère, serrée à la taille par une ceinture rouge ou bleue, chignon tordu avec soin, et turban de même couleur. Ils sont petits, trapus, et d'une vigueur surprenante, toujours gais, toujours souriants. Le maître des céré¬ monies, muni de son immense porte-voix, veille à ce que tout se passe en ordre, et à ce que la colonne ne s'allonge pas. Vers 8 heures, nous passons un bac, et changeons notre mode de locomotion. Nous laissons les palanquins en deçà de la rive, et montons à cheval. Près de la berge, où l'argile est encore très glissante, le cheval de mon camarade Dupriès manque des quatre pieds. Cavalier et monture se relèvent sans aucun mal, mais Dupriès a l'air d'avoir pris un bain de vase. Peu à peu, le terrain s'élève et devient plus ferme. Nous passons un second bac au village chrétien d'Hao-nho, et apercevons, émergeant de la paillote d'une jonque, la tête du père Béchet, avec qui j'avais fait connaissance lors de mon premier séjour à Keso. Nous nous saluons de loin. Il vient sans doute faire une tournée dans la chrétienté, dont les terres, pour une grande partie, ont été mises en valeur par les missionnaires. Tout ce pays, comme Phat-diem n'a été conquis sur la mer que depuis un demi-siècle, et le père Six se souvient qu'on y a planté du riz pour la première fois quand il avait dix ans. Au fur et à mesure que la mer se relire, on creuse les champs pour faire des remblais et des digues, le long des rivières. Toutefois, tant que l'eau est saumâtre, la culture du riz est impossible et l'on se contente pendant 12 90 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE X quelques années d'y faire pousser des joncs avec lesquels on fait d'excellentes nattes. La population riveraine, forcément très pauvre, se livre à la pêche, mange la moitié du poisson qu'elle capture et vend le reste pour acheter du riz. Elle vit le plus souvent sur des sampans. Autre accident de cheval. Mon ami de Gantés ayant mis pied à terre, lors d'une montée, suivait d'assez près son cheval, quand ce dernier lui envoya une ruade qui l'atteignit à la rotule. La blessure, par une chance inouïe, n avait pas la gravité que nous eussions pu redouter. De Gantés en fut quitte pour faire le reste de l'excursion en palan¬ quin. Le terrain s'élève d'une manière continue en pente douce, au milieu de cultures verdoyantes. Enfin, à 9 heures et demie, nous arrivons au pied de la montagne où tout à l'heure nous verrons la grotte. Le père Six en personne embouche le porte-voix et harangue le personnel annamite de l'expédition. Il lui recommande de ne pas entrer dans la grotte pendant que les mandarins français s'y trouveront. Toutes les fois qu'il s'arrête pour reprendre haleine, l'assistance répond en chœur par un « iah »1 empressé, exprimant la déférence et la soumission. Ayant gravi une cinquantaine de marches taillées dans le roc, nous arrivons à une plate-forme où s'élève une miniature de pagode, richement ornée. Elle masque l'entrée de la grotte qui a six mètres de large sur trois mètres de hauteur. Dès qu'on y a pénétré, on s'aperçoit, à la lueur des torches, que l'espace s'élargit pour former une grande salle dont les stalagmites taillées en facettes cristallisées figurent les colonnes d'appui. Les reflets irisés produits par le jeu des lumières donnent à la grotte un aspect féerique. Dans l'angle de gauche, nous admirons une cascade solidifiée, toute constellée de milliers de simili-brillants, pendant que de chaque côté des concrétions plus mates et de nuance plus chaude tombent en ondulations capricieuses depuis le ciel de la grotte jusque sur le sol, comme une draperie d'or. Au pied de la cascade, on nous fait remarquer une protubérance lisse et noire ayant le poli du marbre, et rappelant par sa forme auguleuse l'échiné d'une énorme bête. C'est le dos du dragon, gardien de ces lieux. A l'angle de droite, nous arrivons à un trou béant n'ayant qu'un mètre de diamètre. Nous nous y engageons, enfumés par la torche qui nous précède, et faisons sur nos genoux une dizaine de mètres ; puis, le souterrain s'élargit, nous descendons quelques marches et pénétrons dans une deuxième salle, aussi vaste que la première et plus scintillante encore. Dans une pièce d'eau se reflètent, en même temps que nos lumières, une série de stalactites parallèles comme des tuyaux d'orgue, et dont la pointe vient effleurer ce miroir liquide qu'aucun souffle aérien n'est jamais encore venu ternir. Un ruisselet d'eau courante s'en échappe, pour venir se perdre dans l'anfractuosité d'un rocher tapissé de mousses verdâtres et de fougères. On nous montre, derrière la pièce d'eau, l'ouverture d'un puits tortueux dans lequel on descend au moyen de cordes, et qui conduit à une troisième salle aussi grande et aussi belle que les deux premières réunies, mais aussi toute hérissée de précipices et de dangers de toute sorte. C'est là que se trouve la têle du dragon. Peu d'hommes ont été assez audacieux pour s'y aven¬ turer, et quelques-uns n'en sont jamais revenus. En sortant de la salle voisine de l'entrée, nous revoyons avec une certaine satisfac¬ tion la lumière du jour, par l'entrée étroite de la grotte près de laquelle veille, comme une sentinelle protectrice, le Bouddha qui lui est consacré. Mais, avant de sortir, pour 1. Oui. 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 91 nous le rendre favorable et conjurer le mauvais sort, nous brûlons quelques pétards chinois dont les multiples détonations sont renforcées par l'écho, et mêlent l'odeur acre de la poudre à la fumée résineuse des torches. Finalement, pour l'apothéose, nous éteignons celles-ci, en allumant quatre feux de bengale rouges et verts qui nous donnent l'impression d'un spectacle fantastique et inoubliable. A notre sortie, nous trouvons le Tuan-phu deTong-son. Le couvert a été mis, par les soins de notre maître d'hôtel, dans le vestibule de la pagode, d'où nous découvrons une vue superbe. Nous allons offrir au père Six et au mandarin qui est venu nous Visite à la grotte de Bich-long. saluer, un déjeuner à la française. Le commandant, mes amis et moi, l'appétit aiguisé par cette promenade matinale, nous donnons l'exemple d'un vigoureux coup de four¬ chette; mais nos convives annamites ne mangent que du bout des dents, se bornant à provoquer un échange perpétuel de politesses, où notre latin, un véritable latin de cuisine, et le langage nasillard du mandarin se trouvent mêlés à notre conversation courante en français, qui n'en est pas moins gaie. Aussitôt après le déjeuner, nous prenons nos fusils et franchissons la crête de la montagne, afin de renouveler notre partie de chasse de Keso ; mais si possible, avec plus de succès. Nous visitons un premier cirque, puis un deuxième, puis un troisième très boisé qui s'ouvre du côté du rivage de la mer, dont les contours capricieux remplis 92 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE X de pêcheries se perdent dans la direction de l'embouchure du Day. Nous n'apercevons ni paon, ni tigre, ni ombre de gibier, et revenons à la grotte. Le Thuan-phu prend congé de nous. Je l'invite à venir nous voir à bord de la Surprise; mais cela lui est défendu par son gouvernement. C'est un privilège réservé aux fonctionnaires apparte¬ nant à la famille royale. Nous remontons à cheval vers 2 heures, et nous arrivons une heure plus tard à Hao-nho dont le curé annamite a fait quatre kilomètres pour venir au-devant de nous et nous inviter à un lunch. Notre arrivée dans le village est saluée par les détonations de plusieurs boîtes de pétards chinois1. Ce lunch est un dîner annamite, où figurent, dans une infinité de soucoupes et de bols en porcelaine, plus de vingt-cinq plats différents : canard laqué, ragoût de poulet, œufs sur le plat, riz, patates en tranches, oignons et salade, bouillon de porc sans sel, thé, vin rouge et vin blanc servis dans des tasses, etc., etc. Le couvert consiste en une cuiller de nacre à manche d'ébène et en deux baguettes d'ivoire avec lesquelles nous nous escrimons maladroitement, ce qui met en gaité le père Six et son collègue. Ceux-ci, le père Six surtout, qui est encore à jeun, s'en donnent à cœur joie. C'est à notre tour de nous abstenir. Par exemple, l'échange de politesses interminables et de salamalecs ne chôme pas. Reverendissimi Domini ! s'écrie à chaque instant le bon curé, se levant pour un toast qui a un faux air d'oraison. Reverendissimi Domini! répond de Gantés, dont les humanités sont encore fraîches, et qui est notre orateur en langue sacrée. A toute minute, ce sont des levés et des assis, compliqués de révérences et d'inclinaisons ; gymnastique assommante, mais à laquelle il faut nous astreindre sous peine de manquer aux règles de la civilité annamite. Aussi avec quel entrain répondons-nous : Amen! au dernier Reverendissimi Domini qui nous est adressé, ayant reçu la promesse de notre hôte et de son vicaire de venir déjeuner à bord le lendemain. J'ai fort à faire, pour le retour avec mon cheval, à qui on a dû donner double pitance, car je ne puis venir à bout de le maîtriser. A un moment donné, ayant aperçu un bufle, il s'emballe pour de bon et fait mine de vouloir descendre en bas du talus delà digue, pour me culbuter dans la vase. Je me penche du côté opposé, et, au moment où ses deux pieds de devant tombent en contre-bas, je me trouve déposé sur le bord du chemin, debout pendant un instant, puis je mets les deux mains à terre, par suite de la vitesse acquise. J'avais été débarqué sans palan, comme disent les marins, pendant que mes deux porteurs de parasols distancés couraient à toutes jambes pour venir de nou¬ veau abriter mon chef. Dans la circonstance, je manquais évidemment de prestige. La nuit même de cette charmante excursion, la chaloupe à vapeur de la Fanfare nous arrive à 2 heures du matin après avoir démoli sa toiture de paillote, en passant la nuit entre l'étrave et l'amarre d'une jonque contre laquelle elle eût pu se démolir. La Fanfare surveille de près les agissements des Annamites, du côté de Nam-dinh. Les choses pourraient bien se gâter d'ici peu. A Hanoï, le lieutenant-colonel Carreau est assez souffrant. Quant au chef de bataillon Berthe de Villers, il est descendu à Ilaïphong avec cinquante hommes, d'où le Parseval l'a transporté à Honff-had, sur la baie d'Ida long, pour y prendre possession des gisements carbonifères explorés par M. Fuchs, ingénieur en chef des mines. Le Commandant Rivière avait eu vent que des Chinois, poussés par les Anglais de Hong-kong, qui avaient formé une société d'exploitation, étaient sur le 1. Ces pétards sont analogues aux pétards à sept coups français. 35 MOIS DË CAMPAGNE ËN CHINE, AU ÎONKIN point d'y débarquer, et a jugé bon de les prévenir en y installant un poste où flotte désormais notre pavillon. D'après M. Fuchs, il y a entre Dong-trieu et Kébao un richeLassin houiller de 10 ki¬ lomètres d'étendue, avec des affleurements sur la côte en des points facilement accessi¬ bles aux grands navires. Les couches ont une épaisseur totale de 11 mètres, et en n'ex¬ ploitant que jusqu'à 100 mètres de profondeur, on trouvera au moins 5 millions de tonnes Les essais de vaporisation entrepris avec ce charbon ont donné d'excellents résul¬ tats. Saurons-nous tirer profit de ces richesses naturelles jusqu'ici inexploitées? Il était temps, en tous cas, que nous en prissions possession, car plusieurs Anglais, pour en obtenir la concession, venaient de faire le voyage de Hué, à l'instigation de Tu-duc, enchanté de nous jouer ce vilain tour. Malheureusement pour lui il est trop tard et le coup est manqué, d'autant plus que le i!/e//y,qui transportait la mission anglaise, s'est perdu, en sortant de la rivière, de Hué, sur un banc de la barre de Thuan-an. Neufhommes s'y sont noyés. De notre côté, la Massue s'est crevée sur un récif, dans l'expédition d'Hong-haï; on l'a réparée, mais comme ses chaudières sont à bout de service, il est probable qu'elle finira ses jours comme stationnaire. La Fanfare a découvert, tout près de Nam-dinh, de nouveaux matériaux de bar¬ rage : une quantité de pieux de forte dimension, deux cents mètres cubes de pierres, et, tout auprès, des bâtons munis d'étiquettes portant l'indication des villages de corvée. Ces bâtons ont été gardés comme pièces à conviction. Un mandarin maritime s'est pré¬ senté à bord de la Fanfare, en disant qu'il venait se mettre à la disposition du comman¬ dant, de la part du Tong-doc, qui voudrait connaître les besoins du bâtiment en bœufs, pour les lui offrir. En réalité, la mission du mandarin consistait à surveiller la canon¬ nière, et à s'initier à la pratique des exercices militaires. Le commandant Gadaud, qui n'y voyait aucun inconvénient, lui permit de séjourner à bord, en guise d'attaché naval, et lui demanda si, pour répondre à sa courtoisie, on ne lui accorderait pas une escorte pour faire le tour des remparts de la citadelle. Quelque peu effrayé de cette demande, le Lam-binh 1 répondit que le Tong-doc n'y consentirait jamais, et demanda à prendre congé. Au moment de son départ, après qu'il eut assisté à l'exercice du canon et remar¬ qué les circulaires graduées qui permettent de pointer en direction sans voir le but, il déclara à l'interprète qu'en présence d'inventions diaboliques pareilles, les Annamites ne pourraient jamais résister. Les miliciens qui ont rallié Nam-dinh sont évalués à 5,000, dont la plus grande partie a été cantonnée et a pris position en dehors de la citadelle, la remarque ayant été faite, lors de la prise d'Hanoï, que les victimes du bombardement et de l'assaut avaient été plus nombreuses que partout ailleurs dans l'intérieur de l'en¬ ceinte. Troplong est passé, il y a trois jours, près d'une porte de la citadelle, qu'on s'est empressé de fermer avec fracas pendant que le chef de poste lui criait :« Ta tête est mise à prix, à raison de 10 barres d'argent. » Cela fait environ 850 francs! C'est une jolie somme pour le pays; mais Troplong, un peu humilié d'être coté si bas, trouve qu'un aspirant français vaut mieux que cela. Il nous apporte l'ordre de rallier Nam-dinh, où nous devinons que cela va chauffer. Je fais prendre à la hâte les dispositions d'appa¬ reillage et envoie un petit mot d'adieu à ce bon et brave père Six, avec notre offrande pour la construction de sa nouvelle église. Je ne résiste pas au plaisir de transcrire ici sa réponse : 1. Mandarin maritime. 96 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE X « Reverendissimi domini! Epistolam latinam et octo patacas 1 quas in dona ecclesiee novee Phat-diem dedislis, jam accepi. Vobis gratias, semper ac semper desi- dero maximo desiderio, ut iterum irevobiscum in speluncam, quam coràm vobis enar- ravi,possem ; sed nunc, omnia aliter fiunt, nom possum oocurri vobis facie ad faciem, quapropter in mente meâ semper vexator. Nihil possum quid dicere, nisi desiderio maximo desidero ut eatis pacibiles in via vestrâ. Vadite cum angelo I)ei et mementote mei, ego et etiam vestrum, in omnibus orationibus meis, amen. « 14 mart. 1883. « Lingua mea étiam pessima. « Père Six, mano meâ subscripsi. » Deux jours après, nous nous croisons, dans l'arroyo de Nam-dinh, avec la Hache remontant à Hanoï, puis nous sommes rejoints par ÏHaïphong commandé par l'ami Jézé- quel qui est ravid'avoir obtenu ces hautes fonctions. Une jonque chargée de pierres, se dirigeant sur Nam-dinh, déclare que ces pierres sont destinées à bâtir des maisons ! Partout, dans les villages, des envoyés du Tong-doc réquisitionnent des bambous, sans doute aussi pour bâtir. Les rues de la ville sont fermées par des barricades armées de pierriers. Seuls, nos domestiques indigènes vont à terre, aux provisions. Us nous rap¬ portent que la ville est encombrée de soldats. Leur solde mensuelle est composée de riz et d'une ligature a. C'est peu, même pour le pays, surtout étant donné que les réguliers chinois au service de l'Annam, ainsi que les Drapeaux-Noirs, sont payés, dit-on, 5 pias¬ tres par mois. On a publié le tarif de la mise à prix de la tête des Français, suivant le grade. Pour le moment, c'est le commandant Gadaud qui tient le haut de la cote. Sa tête sera payée 50 barres d'argent, soit 4,000 francs! D'après l'interprète Bâo, à bord de la Surprise, qui n'est jamais venue encore à Nam-dinh, les enseignes ne seraient cotés que deux barres d'argent! C'est invraisemblable! Nous avons presque envie de demander au Tong-doc la raison de ce tarif dérisoire et véritablement blessant pour notre amour-propre. Deux barres d'argent, 170 francs, c'est vraiment pour rien! d. Piastres. 2. Un franc. Le Cua-Cam. 33 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONIvïN 97 XI LA GARNISON ANNAMITE DE NAM-DINH EST RENFORCEE. — LE « PLUVIER » ARRIVE AVEC DU MATÉRIEL DE GUERRE. GRAVES MOTIFS QUI ONT DÉCIDÉ LA MARCHE SUR NAM-DINU. — TROUS DE LOUP. — CHAUSSE-TRAPES. — ARRIVÉE DU COMMANDANT RIVIÈRE AVEC TROIS CANONNIÈRES, DEUX CHALOUPES ET HUIT JONQUES CHARGÉES DE SOLDATS. — COUP D'CEIL EN ARRIÈRE. — LES DRAPEAUX-NOIRS EN MARCHE SUR HANOÏ. — SOMBRES PRESSEN¬ TIMENTS DE RIVIÈRE. — CASERNEMENT DES TROUPES. — RECONNAISSANCES. — MOUILLAGE DÉFINITIF. — COMBAT D'ARTILLERIE DE LA « FANFARE ». — INSTRUCTIONS POUR LE BOMBARDEMENT. Répartis entre la ville et la citadelle de Nam-dinh, il y aurait, d'après les indigènes, environ 20,000 soldats. C'est sans doute exagéré, et il convient de tenir compte de l'imagination orientale, portée à tout grossir. Un édit du Tong-doc interdit aux Chinois tout commerce avec les Français. Ils en sont furieux. Tout cela sent la poudre; mais nous sommes tenus à la plus grande réserve, car les instructions du commandant Rivière nous prescrivent d'éviter tout conflit avant le moment opportun. Il faut donner le temps au courrier de prévenir M. Reinhart, notre ministre à Hué, afin qu'il puisse se retirer s'il le juge utile. « Dans le cas où vous seriez attaqués, dit le commandant Rivière, vous devez tirer quelques coups de canon avec tranquillité (sic) et avec mesure, en économisant les munitions. Cela fait, informez-m'en et attendez-moi. » Avant notre arrivée, un petit mandarin était venu offrir au commandant Gadaud, par lettre du Tong-doc, une escorte pour venir se promener en ville. L'offre avait été acceptée, et Duval, l'officier en second, avait profité de l'occasion pour prier l'officieux mandarin de lui envoyer un acheteur de ses peaux de bœuf, qu'il voulait vendre au profit de l'ordinaire; mais ni l'acheteur demandé, ni l'escorte ne se présentèrent. Peut-être était-ce un guet-apens imaginé contre le commandant Gadaud, dans le but de toucher les 80 barres d'argent promises pour sa tête? Peut-être aussi le courage a-t-il manqué, au dernier moment à ceux qui l'avaient organisé? Nous voici au mercredi saint. Dans le cas où nous aurions oublié le carême, les Annamites se sont chargés de nous le rappeler, car les édits du Tong-doc sont rigou¬ reusement observés, et nous ne trouvons plus un bœuf à acheter. En revanche, des jonques chargées de pierres continuent à affluer sur Nam-dinh. Par l'une d'elles, nous apprenons que le Pluvier, une chaloupe à vapeur et une jonque arrivent par le Day et sont à Vinh-tri. Cette bonne nouvelle nous est confirmée le lendemain par M. Féraud, enseigne de vaisseau, arrivé sur le Cua-lac. Le Pluvier nous amène 18 matas, ou tirailleurs annamites venus de Saïgon avec M. Daim, sous-lieutenant, 4 pièces de 4 de montagne avec des artilleurs français, sous le commandement de M. Fraissac, lieutenant en second d'artillerie; le capitaine du génie Dupommier avec plusieurs gros pétards de 98 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XI fulmi-coton et autres accessoires de matériel de démolition, des médicaments, une ambulance, etc., etc. Nous commençons à voir la fin de cette situation équivoque et énervante. Le commandant Rivière ne se serait décidé, paraît-il, à la prise de Nam-dinh qu'après avoir reçu d'un Français, notable négociant d'IIaï-pbong, M. Roque père, des informations de la plus haute importance et se résumant à ceci : 1° Copie authentique d'une lettre du ministre de la guerre de Pékin au roi Tu-duc, lui assurant qu'il est disposé à l'aider à se débarrasser des Français, moyennant la cession d'un point de la côte du Tonkin. Ce serait un prétexte pour y envoyer des canonnières chinoises. Enfin, il peut mettre à ses ordres une armée de 125,000 hommes. 2° Copie des instructions de Tu-duc aux gouverneurs de province, relatives aux soldats impériaux chinois, disant de leur faire bon accueil, mais de surveiller leurs agissements. Voici la traduction de ces deux documents diplomatiques qui démontrent la complicité du gouvernement de Pékin. Lettre du Ministre de la Guerre de l'Empire chinois, à Sa Majesté le roi Tu-duc. «Apprenant que l'Empire d'Annam était menacé de l'envahissement des étrangers, et, ne pouvant le secourir directementpar la force, Sa Majesté mon maître m'ordonne de demandera Votre Majesté l'autorisation d'aider sa Compagnie de navigation à vapeur appelée Thieû-thong-buc, destinée à transporter l'impôt du riz du Tonkin à Hué. Par ce moyen, nous pouvons amener des navires de guerre dans les ports du Tonkin. Voilà notre secours pour la marine. « Quant à l'armée de terre, Sa Majesté a envoyé M. Duong dans les provinces tonkinoises de Lang-son et de Cao-bang avec 25 Dinhs de 25,000 hommes. Cet officier général restera dans ces provinces, et fera répandre de faux bruits de guerre entre la Chine et les sauvages. Il sera censé être envoyé combattre ces derniers. Sa Majesté a dépêché aussi plusieurs grands mandarins sur tout le territoire annamite, pour sonder l'esprit de la population, et surtout celui de l'armée et des mandarins. « Voici les noms de ces mandarins : Duong-dan-thong, directeur de là Compagnie Thieû-thong-buc, actuellement à Haïphong [suivent sept noms). « En même temps, je fais connnaître à ces hauts fonctionnaires que Sa Majesté, votre suzerain, ordonne de me rendre compte de temps en temps de tout ce qu'ils ont vu ou entendu, pour que je puisse, de mon côté, en rendre compte à Sa Majesté mon maître. « En terminant, je prie Votre Majesté de vouloir bien agréer les bons offices de Sa Majesté votre suzerain, et de donner des ordres pour hâter la réussite de cette grande œuvre. Signé : « Luong, « Ministre de la guerre et vice-roi de Quang-tay et Quang-dong. « 21° jour du IIe mois de l'année.... (15 janvier 1882) ». Cette lettre, dont l'authenticité ne pouvait faire aucun doute, dut faire une vive impression sur Tu-duc. Elle était un acheminement vers une occupation chinoise du Tonkin et de l'Annam. Le malheureux souverain, menacé d'être mangé par les Français ou par les sujets de Sa Majesté son suzerain, n'avait plus qu'à faire son choix. Il avait moins de répugnance pour ces derniers; mais sa défiance se trahit par les 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 99 instructions secrètes qu'il envoya à ce sujet aux mandarins annamites, et dont voici la traduction : Lettre de Tu-duc aux Gouverneurs de Province. « Nous avons reçu la lettre du Ministre de la guerre chinois, par notre gouverneur de Tourane. Sa Majesté de l'Empire Céleste nous a envoyé le Dog-dong nommé Duong-doa-thong et M. le Diem-dao-su nommé Phung-truy et Phan, pour sonder l'esprit de nos sujets afin de pourvoir à notre secours devant l'envahissement des Une jonque sous pavillon fançais est arrivée hier devant Nam-Dinh... étrangers. Nous ordonnons à M. le Ministre des cultes de distribuer des copies de la lettre du Ministre de la guerre chinois aux mandarins de notre royaume ; et, nous recommandons à MM. les gouverneurs de bien accueillir les fonctionnaires de l'Empire Céleste. Il est entendu qu'ils doivent surveiller tous les actes et gestes de ces mandarins ; et nous les prions de nous mander les impressions qu'ils éprouvent à l'égard de ces personnages étrangers. Nous ordonnons au Ministre des cultes de joindre à notre lettre celle du Yice-roi, ministre, pour porter le tout à la connaissance de tous les mandarins du royaume. » Signé : « Tu-duc ». « Fait à Hué, le 21e jour du 1er mois de notre 35" année de règne. (10 mars 1882). » 100 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XI En dernier lieu, M. Roque a montré au commandant une liste de mandarins par¬ tisans de la dynastie déchue des Lê, ne demandant qu'un signal pour se soulever. Le Cua-lac nous quitte, rappelé en toute hâte à Hanoï. Quant à la Hache, elle s'est établie au confluent du canal de Nam-dinh et du fleuve Rouge, pour le surveiller. Une jonque, sous pavillon français, est arrivée hier devant Nam-dinh. Elle est conduite par un ancien sous-officier français qui, s'imaginant que la citadelle était déjà en notre pouvoir, arrivait dare-dare pour y faire du commerce. Il en sera quitte pour attendre quelques jours encore. Il nous raconte que plusieurs Chinois d'Haïphong étaient actionnaires de la Société d'exploitation des charbonnages de Hong-haï, présidée par le Ministre de la guerre du vice-roi de Canton. En apprenant le naufrage du Me'lly, ainsi que l'effondrement de leurs espérances, ils se sont soulevés et ont organisé une petite émeute. Ils ne se sont calmés que quand leurs souscriptions leur ont été remboursées. A Hué, d'ailleurs, M. Reinharl avait parlé haut et ferme. Il avait déclaré à Tu-duc que si cette concession était accordée aux Chinois, nous nous y oppo¬ serions. « Par quel moyen? avait demandé le roi. — Par le canon, » avait répondu résolument notre ministre. Les Annamites continuent activement leurs travaux de défense aux abords de la citadelle, où ils ménagent des trous de loup, sortes de fosses, garnies, dans le fond, de bambous pointus, sur lesquels se sont déjà empalés cinq ou six de leurs soldats. Us sèment par tous les chemins des chausse-lrapes, qui sont des assemblages de pointes disposées de telle façon qu'au moins une ou deux d'entre elles se trouvent en l'air. Leurs soldats étant pieds nus, tandis que les nôtres sont chaussés de solides godillots, il est évident que ce moyen de défense, renouvelé d'un autre âge, tournera à leur confusion. Les matériaux arrivent toujours. Hier soir, nous avons vu passer des jonques de pierres et huit gros trains de bois. Parmi les troupes de défense, il n'y aurait que 300 Chinois; et pour les défenses extérieures de l'enceinte, on aurait choisi les 2,000 meilleurs soldats. Grande nouvelle! On nous signale l'arrivée à Luch-bo de la Hache, portant le pavillon du commandant Rivière. Elle remorque deux jonques chargées de soldats, et son roufle disparaît sous une quantité d'échelles de bambou, disposées en vue de l'assaut. Le commandant est accompagné du lieutenant-colonel Carreau, du comman¬ dant Badens, d'un capitaine adjudant-major et de plusieurs officiers d'infanterie. Nous voyons bientôt la canonnière arriver dans les eaux de Nam-dinh, suivie à quelques minutes d'intervalle par le Yatagan et la Carabine remorquant également deux jonques de soldats. Puis viennent les chaloupes de commerce le Kiang-nam avec une jonque de vivres; le Tonkin et le Wampoo avec deux jonques chacune. Toute la flottille mouille, ainsi que le Pluvier qui nous dépasse, à environ trois kilomètres du centre de la ville. Quand on songe qu'il y a dix ans Francis Garnier s'est emparé de cette même citadelle de Nam-dinh, avec cinquante marins, une pièce de 4 de montagne, assisté seulement de l'aspirant Bouxin et de l'ingénieur hydrographe] Bouillet, et n'ayant qu'une seule canonnière à sa disposition, le Scorpion, on se demande comment, en si peu de temps, il est devenu nécessaire de déployer un appareil de guerre aussi consi¬ dérable que celui que nous venons de rassembler ici! Les Annamites n'ont plus de nous la même terreur que jadis. Auraient-ils donc appris à mieux nous combattre? D'Hanoï, les nouvelles ne sont guère rassurantes. L'avant-garde de l'armée de Son-tay, renforcée des Drapeaux-Noirs, sous le commandement de Lu-vinh-phuoc, est 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 103 arrivée au Phu-hoaï, à 10 kilomètres d'Hanoï. Un missionnaire faisant la même route a pu les éviter à grand'peine. Des bandes de soldats, armés de fusils, parcourent le pays et le rançonnent, capturant les buffles puis les rendant contre des piastres. La population est terrorisée. On lève partout des soldats, en grande masse. Il ne reste plus dans les villages que les vieillards, les femmes et les enfants. De notre côté, Haïphong n'a plus une seule canonnière. Nous n'y avons laissé que soixante-dix soldats. A Hanoï, nous n'avons plus que le Léopard, qui, pour renforcer son artillerie, a installé un hotchkiss, sur le chouque1 de son mât de misaine. Le bruit s'est répandu que les Drapeaux-Noirs vont mettre le feu à la ville et la livrer au pillage. Les négociants chinois s'en vont en grand nombre, emportant leurs marchandises et leurs femmes. Cette tactique des Dra¬ peaux-Noirs, qui consiste à menacer Hanoï pendant que nous opérons à Nam-dinh, est renouvelée de celle qui leur a si bien réussi, il y a dix ans. Espérons qu'elle n'aura pas, cette fois, le même succès. Nous voici au 25 mars, jour de Pâques. Rivière, à la veille d'une affaire dont l'issue n'est pas douteuse, semble néanmoins préoccupé et soucieux. Pendant le dîner de dix couverts qu'il donne le soir, à bord de la Hache, lui, d'ordinaire si gai, reste silencieux pendant tout le repas, comme absorbé par de sombres pressentiments. En outre, le trésor est vide. Les ressources provenant de la citadelle d'Hanoï et des douanes sont épuisées. Il en trouvera dans la citadelle que nous prendrons demain; mais cette même fatalité qui entraîna Garnier à multiplier ses étonnants coups de main semble peser sur son esprit et le marquer d'une empreinte douloureuse. C'est aujourd'hui que nous prenons position pour le bombardement, en formant une ligne assez longue, de façon à croiser nos feux dans l'intérieur de la citadelle, et à disperser ceux de l'ennemi, tout en prenant l'une des faces en enfilade, celle qui devra être enlevée d'assaut. En outre, pour tirer avantage de la supériorité de notre artillerie et de l'habileté de nos pointeurs, il est utile d'allonger un peu la distance, d'autant qu'il ne peut être question de faire brèche dans les murs. A ce jeu, nous épuiserions toutes nos munitions en pure perte, car nous nous trouvons en présence de murailles de terre de 15 mètres d'épaisseur, avec un très solide revêtement en pierre et en briques. C'est par l'une des portes qu'il nous faudra entrer. En voyant la flottille appareiller, les popu¬ lations riveraines accourent étonnées sur la berge. Leur attitude est amicale. Elles semblent toutes disposées à nous aider dans notre entreprise. Le Pluvier, qui porte le guidon du commandant, est précédé de la Fanfare et de la Carabine; et suivi de la Hache, du Yatagan et de la Surprise. Il mouille en face du tas de pierres disposé pour le barrage, où se trouvent également les casernes de la marine, résidence du Lam-binh'. Du mouillage de la Surprise, nous apercevons la tour centrale ou observatoire de la citadelle, ainsi que les miradors des portes Sud-Est et Sud-Ouest. A 1 heure de l'après-midi, une compagnie d'infanterie de marine est mise à terre, puis successive¬ ment 2 pièces de 4 avec les artilleurs et les matas. De tous côtés, des patrouilles sont envoyées en reconnaissance, en même temps que les canonnières sont aux postes de combat, prêtes à les soutenir. Mais, selon la tradition annamite, l'ennemi reste sur la défensive. Les troupes s'installent dans les casernes de la marine que nous trouvons désertes. C'est on ne peut plus commode. A 5 heures, un signal du Pluvier appelle l'armée à l'ordre. Nous sommes autorisés à laisser tomber les feux au fond des four- 1. Sommet du bas mât. 2. Mandarin maritime. 104 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XI neaux, de manière à avoir de la pression en uneheure. L'Raïphong, avec l'ami Jézéquel, fera des rondes toute la nuit, pour écarter, s'il y a lieu, les radeaux incendiaires, et veiller à la sécurité de la flottille. « La bordée de quart veillera aux postes de combat et se tiendra prête à balayer toute attaque de nuit. » Le service administratif du corps expéditionnaire est installé à terre, à deux pas des casernes, dans la propre maison du Lam-binh. Ces locaux ont été abandonnés précipitamment par les troupes chargées des défenses extérieures, et nos soldats y trouvent des lances, des fusils, des munitions, des porcs, des poulets, etc. Cet après-midi, un interprète a été envoyé à la citadelle pour informer le Tong- doc de l'arrivée du commandant Rivière. « Va dire à ton commandant, lui a répondu le Tong-doc, qu'il me fait » Nous remplaçons par plusieurs points la fière réponse du Tong-doc, ou plutôt l'expression énergique dont il s'est servi, et qui n'eût pas été déplacée dans la bouche de l'illustre Cambronne. 26 mars. — Ce matin, le lieutenant-colonel Carreau, avec vingt-cinq hommes et un sous-lieutenant, est allé faire une reconnaissance en ville. Il s'est rencontré avec des Chinois armés de fusils dont l'attitude était menaçante. Il y a eu échange de coups de feu et quatre Chinois ont été tués, ce que le commandant Rivière a vivement regretté, car il désirait que, dans cette reconnaissance, aucun coup de fusil ne fût tiré. Cuaki, un notable Chinois d'Hanoï, extrêmement intelligent, avec lequel le commandant a traité dernièrement pour la construction de la palissade qui entoure la Concession, a suivi l'expédition à bord du Kiang-nam. Il vient nous voir et nous rapporte que les prétendus soldats chinois, dont on fait tant de bruit pour nous effrayer, ne sont que des Anna¬ mites à qui on a rasé la tête et qu'on a affublés ensuite d'une queue postiche et d'un costume approprié. Le renseignement n'était pas exact, comme nous l'avons su par la suite, car la garnison comprenait, en réalité, 400 Chinois. A 11 h. 1/2, nous sommes attristés par une douloureuse nouvelle : les missionnaires viennent d'être massacrés et la Mission est livrée au pillage! Le bruit qui a couru sur le massacre des missionnaires doit être dénué de fonde¬ ment, car notre interprète Bao, que nous avions envoyé à terre aux renseignements, nous rapporte qu'il y a huit jours, le père Majestas, curé indigène, a été appelé par le Tong-doc, qui lui a reproché d'avoir écrit une lettre aux Français pour leur conseiller de venir prendre Nam-dinh. — Si tu recommences, lui a-t-il dit, je te ferai couper le cou. — Si tu veux me tuer, lui répondit le père Majestas, fais-moi tuer dans mon église. Des Annamites dévoués ont chargé l'interprète de nous informer de sa captivité, et de nous prier de lui faire parvenir des vivres, car ses gardiens ne lui donnent rien à manger. C'est à 1 heure de l'après-midi que les canonnières appareillent toutes à la fois pour exécuter les mouvements ordonnés. Du côté de la Fanfare s'élève bientôt une fumée épaisse produite par l'incendie de plusieurs maisons qu'elle est obligée de brûler pour dégager le champ de tir de ses pièces. Elle est armée de deux canons à pivot central, un de 14 centimètres et un de 10 centimètres, se chargeant tous deux par la culasse. C'est ce que nous avons de plus puissant comme artillerie; car, nous l'avons vu déjà, les trois petites canonnières du type Carabine n'ont que deux canons-bouche, un de 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONK1N 105 14 centimètres et un de 4 ; et la première de ces pièces ne peut tirer que dans l'axe. Le Plu¬ vier est armé de 2 canons de 90 millimètres, et de canons-revolvers de 37 millimètres ; et enfin, la Surprise possède 2 canons de 12 centimètres en bronze qui datent de la guerre d'Italie. Pour les mettre tous deux en batterie du même bord, j'ai été obligé de faire démolir, par le maître charpentier, le petit roufle en bois qui nous sert de carré sur le pont. Du mouillage où nous sommes, on aperçoit difficilement les murs de la cita¬ delle que nous cachent les maisons de la ville; j'ai donc imaginé d'installer, en haut du mât de misaine, un petit observatoire, avec un instrument très simple, qui permettra d'indiquer le pointage en direction aux canonniers qui seront obligés de faire feu sans rien voir. Ce qu'il y a de remarquante jusqu'ici, c'est la liberté entière qui nous est laissée de débarquer nos soldats et de changer le mouillage de nos canonnières, depuis deux jours, pour faire choix des positions les plus avantageuses. Le caractère des Asiatiques les porte à la passivité. L'offensive n'est pas leur affaire. Dans la journée, le commandant Rivière écrit au Tong-doc la lettre suivante pour lui demander des explications sur les préparatifs de barrage destinés à empêcher la circulation de nos canonnières, et à entraver nos communications avec la mer : « Monsieur le Gouverneur, « Depuis un an, vous avez eu envers nous l'attitude la plus hostile, et vous avez armé votre citadelle, autant que vous l'avez pu, de soldats et de munitions. « Tout dernièrement, vous avez préparé des barrages que l'arrivée seule de nos bâtiments a empêché de faire. Depuis l'arrivée de nos bâtiments, vous avez encore augmenté vos armes et vos soldats, excité la population contre nous et proféré contre les Français des insultes et des menaces... « Il faut, pour le respect qui nous est dû, pour la liberté de notre navigation, pour notre sécurité au Tonkin, pour que la paix ne soit plus menacée par vous, que la citadelle de Nam-dinh soit désormais inoffensive pour nous. Et, pour cela, il faut que vous la remettiez entre mes mains... « Si vous n'êtes pas venu demain matin, à 8 heures, à bord de mon grand bâtiment blanc, je serai forcé de vous traiter en ennemi. » Signé : « Rivière. » La réponse du Tong-doc est plutôt gouailleuse et contient implicitement une pro¬ vocation : « A cette époque de l'année, dit-il, nous avons l'habitude de refaire les digues. D'ailleurs, si le commandant croit que les matériaux amassés étaient destinés à faire un barrage, peu importe ; mais qu'il apprenne que de par les ordres de la cour de Hué, je me défendrai contre toute attaque, jusqu'à la dernière extrémité. » Mais ce qui aggravait le cas du Tong-doc, c'est que dans l'après-midi, tenté par la faible distance à laquelle était venue mouiller la Fanfare, et considérant l'incendie allumé par elle comme un acte d'hostilité, il avait ouvert le feu sur cette canonnière, qui seule riposta avec une précision telle qu'à 5 heures du soir, 4 canons des remparts étaient démontés, alors qu'elle n'avait reçu qu'un seul boulet à bord, qui n'avait atteint personne et n'avait fait que des dégâts insignifiants. Ce combat d'artillerie faisait d'autant plus honneur à la Fanfare, que la vue des 14 m PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XII ouvrages était peu distincte, à cause d'un léger brouillard et d'une pluie persistante. Le boulet rond reçu par la Fanfare a brisé l'échelle, est enlré par la coupée, et est allé ensuite s'amortir sur le pied du tripode du grand mât où on l'a retrouvé. Ce soir, à 10 heures, nous recevons un pli renfermant des instructions pour la journée de demain qui sera décisive : « La Surprise, au petit jour, changera de mouil¬ lage et prendra la placé du Pluvier. Elle exécutera un tir de précision sur les miradors Sud-Est et Sud-Ouest et sur le saillant intermédiaire. On suppose qu'il y a une pou¬ drière, près de la porte Sud-Ouest. Tirer également sur les batteries installées à terre, et arrêter tout mouvement tournant de l'ennemi; de 7 heuresàlO heures, tirer lentement et avec précision. De 10 à 11 heures, bombardement sans qu'aucun projectile puisse aller à droite de la tour. » Trio de pirates. XII BOMBARDEMENT ET PRISE DE NAM-DINH. — ASSAUT ET COURSE AU CLOCHER. — BLESSURE GRAVE DU LIEUTENANT- COLONEL CARREAU. — EFFECTIFS RÉELS DES ANNAMITES. — ORDRE DU JOUR DE H. RIVIÈRE. — 148 CANONS ET APPROVISIONNEMENTS CONSIDÉRABLES. — INTRÉPIDITÉ DE RIVIÈRE. — PROCLAMATION DU TONG-DOC. -— VISITE A LA CITADELLE. — MUSÉE D'ARTILLERIE. — FRANCS-FILEURS ANNAMITES. — ALERTE A HANOI. — RECONNAISSANCES SUR LA RIVE GAUCHE. — LES DRAPEAUX-NOIRS. — RENFORTS ANNONCÉS. — SUPPRESSION DES DOUANES ANNAMITES. — ARRIVÉE DE L'ÀMIRAL MEYER DANS LA BAIE D'HALONG. — HANOI EST ATTAQUÉ. — PIRATERIE ET ANARCHIE. — LA MISSION DE KESO MENACÉE. — LES MUONGS. 27 mars. — Après une nuit illuminée d'éclairs et une grosse pluie d'orage accom¬ pagnée de formidables coups de tonnerre, se lève une journée grise et brumeuse que nous pouvons saluer avec joie, car elle verra flotter notre pavillon sur la tour de la 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 107 citadelle. Les changements de mouillage s'effectuent de bonne heure, et, à 7 heures précises, toutes les canonnières sont embossées et le feu commence, lent, méthodique et précis. Mon petit appareil de pointage installé en tête de mât, et confié au chef de timonerie, nous donne d'excellentes indications. Au quatrième coup de la pièce de l'arrière, nous démolissons le mirador de la porte Sud-Ouest qui s'effondre. Les Annamites ripostent avec entrain, sur toute la ligne. Successivement, nos canons, dont le recul est très vif, cassent quatre bragues '. Au même moment, nous sommes attaqués par trois petites batteries installées à Le lieutenant-colonel Carreau a eu le pied emporté par un biscaïen.. '(Page 108.) terre derrière des bambous, à 1,100, 1,200, et 1,500 mètres. N'ayant plus de bragues de rechange, je relie l'affût aux crocs de la muraille par plusieurs tours d'un cordage quelconque. Plusieurs boulets, trop courts, ricochent en avant de nous, puis tombent dans la rivière. Me trouvant sur la passerelle avec le commandant, un boulet de 30 (16 centimètres) nous siffle près de la tête, et va tomber dans la vase, éclaboussant la berge opposée de l'arroyo. La compagnie de débarquement, composée de 15 hommes, sous le commandement 1. Fort cordage reliant l'affût à la muraille. 108 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XII de Dupriès, est partie à 7 heures et demie par une chaloupe à vapeur. En dehors de l'armement des pièces, il ne nous reste plus que ce qu'on appelle la « garde nationale », c'est-à-dire : les mécaniciens, le maître commis, et le maître-coq, soit en tout 11 hommes. Je leur mets dans les mains les fusils qui nous restent, et leur fais exécuter de temps en temps un feu de salve sur les batteries de terre, qui continuent quand même un feu assez vif, jusqu'à ce que deux obus, ayant éclaté dans des maisons et une pagode voisines, elles se calment un peu. A 10 heures et quart, le Pluvier signale de commencer le bombardement. Plusieurs incendies allumés par les Annamites, sur une ligne parallèle aux remparts, enveloppent ceux-ci d'une épaisse fumée jaune qui s'oppose d'ailleurs au tir de précision. On entend le canon et la fusillade s'avancer à travers les rues de la ville ; tout à coup, à 11 heures 20 minutes, le drapeau annamite disparaît du sommet de la tour, remplacé presque aussitôt par deux drapeaux français, dont les canonnières saluent l'apparition par des hourras répétés. Le Pluvier signale de cesser le feu. A midi et demi, Dupriès nous revient avec sa petite compagnie de débarquement intacte et au complet; mais les hommes sont faits comme des brigands et nous rapportent des fusils brisés, des sabres, des lances et des pavillons de mandarin. Ils ont eu à franchir le fossé où ils s'embourbaient dans de la vase molle, avec de l'eau jusqu'aux reins, et ils sont montés à l'assaut des murailles avec des échelles, pendant que les soldats déployés en tirailleurs, sous les toits des maisons voisines, uaient ou dispersaient les derniers défenseurs, restés pour repousser l'attaque. En montant sur les remparts, ils n'ont aperçu que des fuyards courant en désordre vers les portes de l'Ouest. Nos braves marins sont très excités et comme ivres, bien qu'ils n'aient emporté qu'un quart de vin dans leurs bidons. Pour arriver au sommet de la tour, cela été une véritable course au clocher entre les diverses compagnies de débarquement. Les marins de la Surprise et du Pluvier sont arrivés ex aequo, d'où l'explication de la présence des deux pavillons français plantés en remplacement du drapeau annamite. La porte Nord-Est, par laquelle les soldats sont entrés, a été attaquée à coups de canon de 4. Mais il a été nécessaire de la démolir avec un pétard, apporté par le capitaine Dupommier. On y a trouvé de nombreux cadavres d'Annamites. De notre côté, nous avons 5 blessés, dont 2 marins, 2 soldats et le lieutenant-colonel Carreau qui a eu le pied emporté par un biscaïen dans les circonstances suivantes : au moment où l'on mettait une pièce de 4 en batterie, pour enlever la dernière barricade de la rue qui conduit au redan de la porte Nord-Est, les Annamites se retirèrent, selon leur habitude, en tirant un coup de canon chargé à mitraille. La blessure du colonel est grave et nécessite l'amputation. Deux mandarins ont été faits prisonniers. Le commandant Rivière a réuni les chefs de canton chinois et les a chargés d'organiser la police. Aucun missionnaire n'a été massacré, et le père Majestas lui- même a été retrouvé sain et sauf dans son église. — J'avais déjà entendu dire, lui a dit le commandant Rivière, que vous étiez intelligent et brave, et vous en avez donné une nouvelle preuve pendant ces deux terribles journées. Un peu plus tard, le commandant étant allé voir le colonel Carreau, après l'amputation, et lui ayant adressé quelques paroles amicales et réconfortantes : 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 109 — Bah! lui répondit le colonel, me voilà certain, après tout, de faire des économies de chaussures. La seule chose qui préoccupe ce brave soldat, c'est que les journaux ne parlent de sa blessure, à cause de sa femme qui est dans une situation intéressante. Il lui envoie aujourd'hui même une dépêche pour la rassurer '. Nous avons aujourd'hui des renseignements exacts sur les troupes de la défense. Se trouvaient dans l'intérieur de l'enceinte 1,800 hommes 500 hommes à chaque porte, soit 2,000 — 500 hommes sur notre flanc gauche, pour achever notre déroute 500 — Dans les batteries hors de l'enceinte 700 — 400 hommes à chaque barricade dans les rues. . . . 1,200 ■— Soit au total, en troupes annamites 6,200 hommes auxquels il convient d'ajouter un chef de Drapeaux-Noirs, à la tête de 600 Chinois de provenance douteuse. Ce chef, nommé Vinh-thong-chat, était à cheval, près de la porte Nord-Est, et a été tué au moment de l'assaut. Le Quan-an ou mandarin de la justice ainsi que le Thuan-phu se sont aussi fait tuer sur les remparts. Quant au Tong-doc, il a quitté la citadelle à 7 heures du matin, dès les premiers coups de canon. On se souvient que depuis une quinzaine de jours, nous souffrions d'une pénurie absolue de viande fraîche. Nous allons enfin, aujourd'hui, nous en régaler, car on vient de nous distribuer, à titre de part de prise, un cou de bœuf ! C'est un peu maigre pour un mardi de Pâques, mais cela nous permettra d'attendre de meilleurs jours. On nous remet en même temps l'ordre du jour suivant, bien fait pour nous réconforter : « Soldats et marins, « Vous venez de montrer, à la prise de la citadelle de Nam-dinh, le même entrain, la même valeur, le même dévouement qu'à la prise de la citadelle d'Hanoï. « Je vous confonds les uns et les autres, les anciens comme les nouveaux, dans cet éloge que votre brave colonel, blessé à votre tête, vous décerne comme moi. La patrie, qui vous suit du cœur dans le pays lointain où nous sommes, tressaillira bientôt d'émotion et d'orgueil en apprenant ce que vous avez fait. « Vive la France ! » Signé : « H. Rivière. » On a trouvé dans la citadelle 196,000 francs en ligatures, H,000 saumons de cuivre valant 150,000 francs, 4,300 kilogrammes de plomb évalués 12,000 francs, 300 piculs de sel, 900 jarres de laque et pour 500,000 francs de riz. La citadelle et ses abords étaient armés de 148 canons tombés aujourd'hui en notre pouvoir. Quant aux piastres d'argent, elles brillent par leur absence, car, en cela bien avisé, le Tong-doc les a fait transporter en lieu sûr, huit jours avant la prise. Dans l'ordre du jour qu'on vient de lire, le commandant Rivière oubliait de dire qu'un peu après la blessure du colonel Carreau, au moment où le commandant Badens ordonnait l'assaut, il s'élança au milieu des jeunes soldats qu'il voulait entraîner par son exemple. Après avoir franchi le pont qui traverse le fossé, on se trouva en présence d'une porte obstruée en arrière par de la terre, à travers laquelle on avait ménagé des 1. Le lieutenant-colonel Carreau devait mourir deux mois plus tard des suites de cette blessure. no PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XII meurtrières. Il fallut la faire sauter avec une torpille, et au moment où elle volait en éclats, au milieu d'un nuage de poussière, le commandant, sans qu'on pût le retenir, se précipita en avant, et, le premier de tous, entra dans la citadelle. La proclamation suivante du Tong-doc de Nam-dinh, antérieure à la prise de la, citadelle, assez curieuse à certains points de vue, mérite d'être citée: « Nous, Vô, gouverneur général de Nam-dinh et Hung-yen, publions cet ordre sévère à toutes les troupes de Nam-dinh, en dehors comme en dedans de la citadelle, qui devront s'y conformer. « Ces jours-ci sont des jours où il faut bien veiller. Les hommes ont été répartis judicieusement sur les quatre faces de la citadelle, surtout aux endroits faibles, où la surveillance est plus difficile. Seulement, parmi les groupes de surveillance il y en a plusieurs dont la tête seule vaut quelque chose et qui sont fortement mélangées, soit de soldats dégradés, soit de chrétiens, soit d'individus perdus par le jeu, qui laissent leurs armes se rouiller, et surtout les placent sans ordre. « C'est pourquoi nous avertissons tous les soldats de se conformer à cet ordre. « Les soldats de toute section devront se trouver à leur poste, de nuit comme de jour. On passera des inspections; et tous les hommes qui auront manqué à leur poste ou qui auront répandu des nouvelles absurdes de nature à créer de l'agitation, auront la tête suspendue; et leurs chefs, d'autre part, seront aussi sévèrement punis. « En outre, il est défendu à toute personne d'entrer dans la citadelle, à l'exception des habitants qui viennent payer leurs impôts. « Tu-duc, l'an 36, 1er jour du 1er mois. » [Cachet du Tong-doc.) Cette lettre paraît être du 7 février de notre calendrier. Elle prouve que le Tong-doc savait à quoi il s'exposait en se préparant à faire des barrages. Avant l'arrivée de l'expédition, il avait eu le temps de lever l'impôt du quatrième mois, et il se disposait à lever celui du cinquième alors que le deuxième mois de l'année annamite n'était pas encore révolu, quand la catastrophe s'est produite. Pour le moment, il tient campagne et se fortifie à six kilomètres de la ville. 30 mars.—Je visite la citadelle. Ce qui me frappe d'abord, c'est le nombre des canons. On en a compté 148, de toute dimension, de provenances diverses, et de tout modèle. Les plus beaux sont de longues coulevrines chinoises en bronze dont les anses sont des dragons finement ciselés. Nous retrouvons aussi 4 pièces de 30 (16 cen¬ timètres) fabriquées à Ruelle, don de la France à Tu-duc, lors du traité de 1874, et un canon anglais de même calibre. Ce sont ces pièces françaises, chargées de boulets français qui ont tiré sur nous le 27. Deux d'entre elles sont encore pointées sur la Surprise, une troisième a cassé ses points d'attache, et est tombée en contre-bas de sa plate-forme. 16 autres canons français garnissent les remparts, avec des boulets pleins et des bombes françaises, des fusils de rempart, des grappes de mitraille, des boulets ramés ! On se croirait dans un musée d'artillerie. Derrière chaque mirador se trouve un dépôt de poudre. Dans la poudrière principale, qui heureusement n'a pas sauté, car son explosion eût fait inutilement de grands dégâts, nous trouvons d'immenses cuves aux trois quarts pleines de poudre en grenier, puis des approvisionnements considérables de charbon 33 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 411 de bois, de soufre et de salpêtre. Près du mirador Sud-Est, sur lequel nous tirions, se trouve la prison. Un de nos obus en a traversé le toit et a éclaté dans l'intérieur, où il a tué cinq prisonniers. On a retrouvé les cadavres de ces malheureux ayant encore la cangue au cou et la chaîne aux pieds. Un toit en tuiles neuves, près de là, est percé de 14 trous d'obus. Quant à la tour, elle a été très endommagée par les projectiles de la Fanfare, qui en recevait des coups de fusil. Toutes les balles annamites que nous avons retrouvées étaient mâchées, c'est-à-dire que leur surface avait été rendue rugueuse. C'est un moyen usité autrefois, paraît-il, pour rendre les blessures plus dangereuses. Un matelot delà Carabine en a reçu une dans l'épaule, et ne s'en porte pas plus mal; on est certain de le sauver. En poursuivant notre promenade, du côté ouest des remparts, nous apercevons, pendant le long de la muraille, plusieurs bragues1 d'affût réunies ensemble, ayant servi évidemment aux servants des pièces voisines à s'évader en dehors de l'enceinte, dans la crainte de trouver les portes Nord-Ouest et Sud-Ouest trop encombrées par les fuyards. Nous pouvons suivre la trace de ces francs-fileurs qui ont brisé les abatis du bord du fossé pour se frayer un chemin. Les herbes et la vase sont piétinées, et çà et là gisent des chapeaux abandonnés, tant a été grande la hâte de s'enfuir. Des tas de poudre mouillés par la pluie sont encore là, près des pièces, dont les affûts ne sont fixés la plupart du temps que par des coins en bois fichés en terre! Des monceaux de pierres sont disposés sur le rebord des murailles prêts à être jetés sur les abordeurs, en même temps que de petites bottes de paille préalablement enflammées. Nous avons sous les yeux l'image de ce que devait être une place forte au moyen âge. Perrin, un débitant d'Hanoï, a suivi l'expédition comme cantinier. Il est ravi, car les affaires vont bien, et le commandant Badens l'a autorisé à s'installer dans la maison du général, dont il nous fait les honneurs. Le commandant Rivière et le commandant Badens ont félicité la Surprise de la précision de son tir. « C'est bien travaillé! » nous a dit ce dernier. Rivière, toujours préoccupé d'améliorer le bien-être des marins et des soldats, fait une distribution géné¬ rale de ligatures en faveur des ordinaires. Le détail de la Surprise en aura 500, ce qui représente une quantité de ratas incalculable. Le jour de la prise de Nam-dinh, on a entendu le canon d'Hanoï, et le Tong-doc est allé en avertir le commandant de Villers, en faisant cette réflexion : « Dans trois heures, ce sera fini! » Dans la nuit du 26 au 27, les Annamites et les Drapeaux-Noirs ont profité de l'éloignement du gros des troupes pour attaquer la citadelle d'Hanoï. Du haut du mirador de la porte Nord, un factionnaire aperçut plusieurs individus s'approchant d'une guérite en paillote abandonnée qui se trouvait au pied de la muraille. Quelques instants après, la paillote était lardée de coups de lance; le factionnaire faisait feu, et tuait raide l'un des agresseurs, un Chinois, qu'on retrouva le lendemain, l'épaule fracassée par la balle qui lui avait traversé tout le corps, en hauteur, et était venue se loger dans la cuisse. L'alerte ayant été donnée, l'affaire n'eut pas d'autre suite. Cette immense citadelle, dont les murs bastionnés avaient un périmètre de 4,800 mètres, n'était gardée que par la compagnie Retrouvey, soit par 100 hommes r. Cordage reliant l'affût au,x points lixes. PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XII d'infanterie de marine, casernés dans le blockhaus de la tour centrale, et détachant le jour des sentinelles perdues, au-dessus des quatre portes. Dans la Concession, le commandant de Villers disposait de 250 hommes, dont il prit 100 hommes le 27, jour de la prise de Nam-dinh, pour aller faire une reconnaissance sur la rive gauche du fleuve Rouge. La tranquillité était à peine rétablie sur cette rive que le commandant de Villers se trouva obligé d'envoyer une nouvelle reconnaissance du côté de la pagode Balny, sur la route de Phu-hoaï, quartier général des Drapeaux-Noirs, qui répandaient le bruit qu'ils allaient brûler et piller la ville. Heureusement pour elle, cette reconnaissance n'alla pas au delà de la digue qui domine le Pont-de-Papier, et revint sans s'être engagée. Le Thuan-phu paraît compromis dans toutes ces affaires; et, ce qui paraît le confirmer, c'est qu'il s'est éclipsé. On suppose qu'il est allé rejoindre le prince Hoang, qui est l'âme de la résistance, et qui compte sur Lu-vinh-phuoc pour nous expulser. Aujourd'hui 31 mars, le commandant Rivière, averti par courrier de la situation menaçante d'Hanoï, laisse le commandant Badens à Nam-dinh, avec 400 hommes, la Fanfare et la Surprise, etrevient, enhâte, faire face à de nouveaux ennemis, les Drapeaux- Noirs. les seuls qui soient vraiment à redouter. Il ne peut ramener avec lui que 50 soldats, 10 artilleurs, le Pluvier, et les petites canonnières. Il ne disposera donc que de 400 hommes, y compris la petite garnison de la citadelle. Enhardi par notre petit nombre, l'ennemi avait pris des allures menaçantes. La reconnaissance faite du côté de Gia-thùy avait rapporté des revolvers de fabrication allemande et anglaise, ainsi que des cartouches de fusils à tir rapide. Mais ces expédi¬ tions n'empêchaient pas l'ennemi de se reformer dans son camp retranché, et de repasser le fleuve par petites bandes pour nous harceler. De temps à autre des coups de fusil partaient sur la Concession ou sur la maison des missionnaires. De leur côté, les soldats de Lu-vinh-phuoc se livraient, en ville, à l'assassinat et au vol à main armée. La terreur des habitants les faisait émigrer. Peu à peu, le cercle d'investissement se rapprochait. Rivière comprit qu'il n'arriverait à le rompre qu'en frappant un grand coup sur Son-tay, et réclama instamment qu'on lui expédiât les renforts depuis longtemps demandés. Du côté de Nam-dinh, la pacification est loin d'être terminée. Le Tong-doc a rallié ses troupes dans une forte position, où il a des vivres et des munitions en abondance, mais le commandant Badens, qui déjeune à bord ce matin (2 avril), a déjà rétabli la tranquillité dans la ville. Le Drac est arrivé à Haïphong le 30 mars, apportant un courrier de France. Par promotion du 8 février, je suis nommé lieutenant de vaisseau, ce qui ne m'empêche pas de conserver ma situation de second de la Surprise, provisoirement du moins. Une dépêche du 19 mars nous annonce que le Sénat a décidé de prendre en considération la loi sur le Tonkin. La Creuse est partie de Toulon, le 1er mars, avec 600 hommes de renforts. Enfin! M. Roque, négociant à Haïphong, demande à acheter les 500,000 francs de riz qui se trouvent dans la citadelle, ainsi que les ligatures, à raison de 8 par piastre, ce qui est un prix moyen. 9 avril. — Un peu avant d'appareiller pour aller avec M. Lalande, directeur des douanes, organiser le poste de Luch-bo, nous apprenons qu'un tram 1 envoyé par un 1. Coureur faisant le courrier. ' •/' m m ;;n •- Y W& . V:' ,-}* ' fct; 4 i . WSiX-S.'.-iv I îMvM :■■■■ - • : À-' Jv> • V / - ' • . v- •i ■ "•'■■'M . , ... » -1' ,r « . ■V ■ ; • -À5'-- 1 » ï® m 111,111 IN III êmm^mÊsmmÊigMmaimÊKmiiÉ^ÊÊmÊ;ÊSÊSÊÊSÊiÊm 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN riche Chinois d'Haïphong vient d'apporter la nouvelle que 6 ou 700 soldats viennent d'arriver dans cette ville. L'effet ne tarde pas à s'en faire sentir. Deux notables commer¬ çants chinois, délégués de leurs compatriotes, viennent nous faire visite, nous compli¬ mentent de notre succès, s'en disent enchantés et nous prient d'accepter un bœuf, 200 œufs et des bananes. Ils s'inquiètent de savoir si nous rendrons la citadelle au Tong-doc, comme à Hanoï, et nous demandent ce que nous allons faire à Luch-bo. Nous leur répondons en leur montrant les affiches que nous allons y porter et qui portent ceci : 1° Les douanes intérieures annamites de la province deNam-dinh sont abolies. 2° Une douane française sera établie à Nam-dinh, et un poste français à Luch-bo pour les marchandises venant du haut Day. 3° Les droits seront perçus comme à Hanoï et Haïphong. Nous nous opposerons, ajoutons-nous, à ce qu'il soit perçu double droit, comme cela s'est fait souvent jusqu'ici. Les délégués se retirent, paraissant très satisfaits. A Luch-bo, nous recevons la visite du pèiePaul, curé de Vinh-tri. Il arrive de nuit, à 8 heures du soir, pour nous donner des renseignements sur le Tong-doc deNam-dinh. Il est à Ou-bahn, petite sous-préfecture à trois heures de Vinh-tri, avec le commissaire royal, un Quan-bo (colonel), quelques hauts fonctionnaires, 800 hommes, 2 éléphants et 10 chevaux. Il réquisitionne du riz et des soldats dans tous les villages, et s'approvi¬ sionne, en outre, dans la citadelle de Phu-niah-hung, dont les magasins regorgent de toutes choses. Le père nous confirme qu'à Nam-dinh un général a été tué, puis un man¬ darin à 4 parasols, le Thuan-phu, ainsi que le second chef du bataillon de secours des Drapeaux-Noirs. Le chef s'est retiré sur Son-tay avec ses 400 hommes. Le Ton/cin nous arrive avec 10,000 sapèques venant d'Hanoï après un échouage assez sérieux. Il nous apprend qu'à la suite des soulèvements récents survenus autour d'Hanoï, un riche Annamite, Bao-kem, a été arrêté, comme complice des soldats de Bac-ninh, et du Tuan-phu, qui lui-même a été découvert et mis en prison. Dans la nuit du 6 avril, il y a eu une nouvelle alerte, au centre même de la citadelle d'Hanoï : des échelles ont été posées contre les murs qui entourent la pagode de l'Esprit-du-Roi, dans le but de surprendre la compagnie du capitaine Retrouvey et de la massacrer. Ce coup d'audace n'a pu être tenté que par des Drapeaux-Noirs. La vigilance de nos soldats l'a fait échouer; mais il démontre que l'ennemi s'enhardit de jour en jour davantage. Le 8, 1 eKersaint et le Lutin ont mouillé à Haïphong, et ont annoncé l'arrivée pro¬ chaine du Villars et de la Victorieuse en baie d'Halong. Ce dernier bâtiment, qui est un cuirassé de croisière, porte le pavillon de l'amiral Meyer, dont les instructions portent qu'il devra, éventuellement, venir au secours du commandant Rivière. Le Yatagan va au-devant de lui et lui remettra un pli du commandant. M. Thomson, gouverneur de Saïgon, pour faire connaître à Paris la prise de possession de Iiong-haïet de Nam-dinh, a envoyé, par câble, un télégramme de 2,000 francs, se terminant par une demande urgente de nouveaux renforts. La réponse fut ainsi conçue : « Le conseil des ministres consulté va demander des crédits de suite. » Ces nouvelles nous remplissent d'espoir. En attendant, la situation à Hanoï est de plus en plus troublée. Dans la nuit du 13 avril, les bandes de Bac-ninh ont de nouveau passé le fleuve Rouge, et, mettant des canons en batterie, du côté de la porte du Nord de la citadelle, ont bombardé la ville dans l'intention de la piller. Très heureusement, les négociants chinois qui ont organisé pour leur compte une sorte de milice, se sont 116 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XII vigoureusement défendus. Ils ont tué 4 soldats annamites et fait 10 prisonniers qui ont été livrés dès le matin au commandant Rivière. Une cour martiale les ayant condamnés à mort, on en a fusillé, le jour même, 5 près de la douane et 5 autres contre les murs de la citadelle. Ces nouvelles nous parviennent par le Ton/dn, le 16, à 8 heures du soir. Cette cha¬ loupe nous amène le personnel nécessaire pour organiser la douane, ainsi que M. le lieutenant de vaisseau Juhel, notre nouveau commandant de la Surprise. C'est avec regret que l'équipage et les officiers saluent le départ de M. Prouteaux, des cris d'usage : « Vive-le commandant! Vive le commandant! Vive le commandant! » Lui-même est visiblement ému, en s'éloignant du bord. Je me hâte d'ajouter que mes relations per¬ sonnelles avec le commandant Juhel, son successeur, ne furent pas moins agréables, car n'étant pas remplacé en même temps que M. Prouteaux j'eus à remplir les fonctions de second sous ses ordres, jusqu'au milieu du mois de mai. L'état de guerre, quoique mal défini, continue à s'accentuer. Non contentde refuser aux mandarins annamites toute ingérence et tout contrôle dans les douanes, le com¬ mandant Rivière se trouve amené, par la force des choses, à s'emparer à Haïphong de 51,000 piculs de riz provenant de l'impôt et destinés à Hué. Notre résident, M. Rhei- nart, s'étant décidé à quitter la capitale, le 5 avril, nous n'avons plus aucun ménage¬ ment à garder avec le gouvernement annamite, qui n'a cessé depuis un an de nous leurrer de bonnes paroles, tout en agissant secrètement pour nous perdre. Nous en sommes arrivés à un point où les fictions diplomatiques ne sont plus de mise. Nos ennemis sont démasqués. Le moment est venu de les combattre et de les confondre. Puissions-nous avoir les renforts qui nous sont nécessaire pour y réussir. Les instructions du commandant Rivière nous prescrivent de capturer toutes les jonques chargées d'armes, et tout le riz destiné au gouvernement annamite. 11 vient d'user de rigueur, à la suite de l'échauffourée de la nuit du 13 avril, à l'égard d'un Chi¬ nois nommé Dialit, chez qui nous avions déjà trouvé des armes, au mois de décembre. En perquisitionnant de nouveau à son domicile, on vient, en effet, de découvrir des affiches, à lui remises par les Drapeaux-Noirs et qu'il devait apposer sur les murs de la" ville. Il va être envoyé au bagne de Poulo-condore. 20 avril. — Le Yatagan nous arrive à 11 heures, venant d'Hanoï, et ramenant à Haïphong M. Doncieux de La Eâtie, capitaine de vaisseau commandant la Victorieuse, qui est allé, de la part de l'amiral Meyer, conférer avec le commandant Rivière et se iendre compte de visu de la situation. Il paraît probable qu'il doit voir l'avenir en sombre, car une lettre de de Marolles, datée du 16, me dit : « L'armée de Son-tay et le prince Iloang sont à une heure d'Hanoï. II va sans doute y avoir du grabuge. » De tous côtés on nous signale de nouvelles difficultés. Le diacre de la chrétienté de Luendé vient nous prévenir que des pirates ont remonté le Day, et poussent l'audace jusqu'à pénétrer dans le canal de Nam-dinh. Il demande des armes pour se défendre, car son village a fait quatre prisonniers, et il s'attend à de nouvelles attaques. Un édit récent du Tong-doc aux sous-préfets et aux chefs de canton leur ordonne de diriger sur son quartier général les anciens soldats de Nam-dinh, et d'enrôler de force de nouvelles recrues. A Hong-yen, des jonques portant des permis de circulation de la douane française ont été arrêtées par les autorités annamites qui leur ont déclaré que les Français n'étaient que des pirates. Comment réprimer et châtier ces insolences? Il nous est impossible d'installer des postes partout où cela serait nécessaire. Les popu- 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN lations, n'onten nous qu'une.confiance limitée. Elles se rendent bien compte que notre politique est hésitante, et continuent à trembler devant les mandarins qui les menacent de représailles terribles, si elles nous donnent leur concours. D'où l'état d'anarchie dans lequel se trouve le pays. La mission de Keso est menacée. Le 3 mai, Mgr Puginier a reçu d'un haut mandarin, ayant le titre de maréchal, et dont la femme est chrétienne, une lettre secrète, l'avertissant qu'à l'instigation du maréchal Hoang une bande nom¬ breuse de Muongs ou sauvages des montagnes, se dirigeait sur la Mission pour la piller et la brûler. Le 4, il apprenait d'une autre source que 1,000 Muongs, dont 400 apparte¬ nant à l'armée de Son-tay, avaient été annoncés à la préfecture de Phu-li, avec ordre de se tenir prête à les recevoir. Monseigneur en informait le commandant Rivière le jour même, et celui-ci envoyait aussitôt à son secours la Carabine et la chaloupe à vapeur du Léopard. Le Yatagan, descendant à Haïphong avec plusieurs officiers de la Division des mers de Chine, recevait l'ordre de s'arrêter à Keso, et nous-mêmes, nous y arrivions le 6 mai. La Fanfare, en passant, y avait déposé, la veille, une caisse d'armes et des munitions. Ces Muongs, cause de tant d'émoi, ont la réputation d'être braves et belli¬ queux. Ils sont tous armés de fusils à mèche qu'ils fabriquent eux-mêmes; et, chose incroyable, avec lesquels ils tirent en appuyant la culasse du canon, garnie d'ivoire, contre la joue droite. Il passent pour être assez adroits ; mais malgré la faible charge de poudre dont ils se servent, ils ne tardent pas à avoir la joue écorchée. Apprenant que la Mission était protégée par des canonnières, et qu'ils ne pouvaient plus compter la surprendre, ces singuliers sauvages ont rebroussé chemin, et se sont repliés sur la cita¬ delle de Mi-duc, à la construction de laquelle ils travaillent en attendant que le moment soit venu d'utiliser leurs talents militaires. Tour de la citadelle de Nam-Dinh. 118 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XIII XIII ERREUR JUDICIAIRE. — FLIBUSTIERS ALLEMANDS. — ACTIVITÉ DES TRANSACTIONS COMMERCIALES. — LE JEU. — LE SOLDAT ANNAMITE. — DÉSORDRES ET BRIGANDAGES. — RUMEURS 1NQUIÉTANTÈS. — LE COMMANDANT BADENS ET LA DOUANE. — LE TALISMAN DU PÈRE SIX. — REMPLACÉ SUR LA « SURPRISE », JE RALLIE HANOÏ. — ATTAQUE DE LA MISSION D'HANOÏ. — BOMBARDEMENT DE LA CONCESSION. — PROCLAMATION DE LU-VINH-PHUOC. — AFFAIRE DU 16 MAI. — LA « TROMBE ». — DERNIÈRE SOIRÉE. — LA JOURNÉE DU 19 MAI. — COMBAT DU PONT-DE-PAPIER. — MORT HÉROÏQUE DU COMMANDANT RIVIÈRE. Comme si ces complications intérieures ne nous suffisaient pas, nous voilà, paraît- il, en difficulté, avec les Anglais et les Allemands. Il y a près d'un an, un Chinois impliqué dans une affaire de contrebande d'opium fut condamné à mort par le Thuan- phu d'Haï-dzuong, et, aussitôt après, décapité. Plus tard, on s'aperçut qu'il y avait erreur. Sa famille réclama, appuyée par les congrégations chinoises de Cochinchine et duTonkin, et le Trésor lui a accordé une indemnité de 20,000piastres, soit 100,000 francs, ce qui était largement payer la tête d'un Chinois, étant donné le prix dérisoire auquel on met les nôtres. Mais, voilà qu'aujourd'hui, on découvre que le Chinois en question était sujet anglais, et le gouvernement de la reine réclame à notre gouverneur, M. Thomson, la bagatelle de 100,000 piastres! Voilà une erreur judiciaire qui menace de nous coûter cher! D'autre part, M. Roque, qui vient d'arriver à Nam-dinh, nous informe que deux canonnières blindées sont parties de Hong-kong, sous pavillon allemand, chargées d'armes, et qu'elles ont essayé de débarquer au nord de Hong-haï. Accueillis avec froideur par les populations de la côte, les flibustiers auraient fait route pour Hué, tou¬ jours sous pavillon allemand, et le gouvernement annamite serait sur le point d'acheter ces deux bateaux. Une dépêche de source anglaise assure, d'autre part, que 1,500 hommes seraient prêts à partir pour le Tonkin, et qu'un crédit de 5 millions serait sur le point d'être voté. Cela mérite confirmation. En attendant les événements graves qui se pré¬ parent, et dont la menace est dans l'air, les transactions commerciales redoublent d'activité. Dans un seule soirée, le 24 avril, arrivent, successivement, à Nam-dinh, une grande jonque, armée de 6 canons, venant de Quinohne, avec 1,000 piculs de sel à desti¬ nation du haut fleuve Rouge, puis 45 petites jonques de mer, venant de Than-hoa et du Nghean, chargées de poteries, de saumure, etc., etc. Ces jours derniers, la douane d'Haïphong a perçu 30,000 piastres, dont 14,000 versées par un seul Chinois. Dans toutes les rues de Nam-dinh règne une animation inconnue jusqu'à ce jour, en même temps qu'une sécurité parfaite, assurée par la police dont se sont chargés les chefs de canton, investis par le commandant Badens. Toutes les boutiques sont ouvertes et font des affaires. La ferme des jeux, 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 119 concédée par le Tong-doc, continue elle-même à fonctionner, et, à tous les coins de rue, sur les dalles formant le seuil des maisons, l'Annamite et le Chinois, qui sont joueurs élans l'âme, font la partie en plein air. On sait que lorsque le Chinois a tout perdu au jeu, il joue sa natte, ornement postérieur faute duquel il est déshonoré. Après la natte, il va jusqu'à mettre en enjeu un de ses doigts à couper; et, s'il perd, il s'exécute loyale¬ ment, sans barguigner. Il faudra plus tard mettre un frein à cette passion effrénée. Dans les villages isolés, la sécurité est plus précaire, et la crainte du mandarin persiste. Le Tong-doc bat le rappel pour reconstituer son armée, et en dehors des milices locales, exige qu'on lui envoie un homme par sept contribuables. Le village doit entretenir le soldat qu'il a envoyé sous les drapeaux, et lui assigne, à cet effet, la concession de trois ou quatre arpents, plantés en riz, prélevés sur les terres commu¬ nales. Le malheureux soldat, non seulement ne reçoit en temps de paix aucune solde, mais deux fois par mois, à la nouvelle et à la pleine lune, il est tenu de faire un petit cadeau au Tong-doc ; sans compter le jour où celui-ci achète une nouvelle femme ou reçoit un haut personnage, etc. En temps de guerre, on donne le riz au soldat, mais pour le reste, bois à brûler, aliments, etc., il se pourvoit où et comment il l'entend, mais toujours à ses frais. On le voit, ce n'est pas en Autriche seulement que le militaire n'est pas riche. Il n'en va pas de même avec les Drapeaux-Noirs. Avant de les faire marcher de Son-tay dans la direction d'Hanoï, le prince Hoang a dû leur verser à chacun une pre¬ mière solde mensuelle de 10 piastres ; mais après avoir touché leur entrée en campagne ils ont demandé à être placés à l'arrière-garde de l'armée annamite afin de tirer sur les fuyards. Cette tactique n'est pas précisément du goût des soldats tonkinois, dont la principale préoccupation à la guerre est de se ménager une porte de sortie et d'avoir les derrières assurés. 11 est tout à fait certain qu'eux et leurs chefs ne consentiront jamais à se trouver ainsi entre deux feux. Mourir sur place leur semblerait mille fois préférable, si paradoxal que cela puisse paraître. La preuve en est que lors des exécu¬ tions capitales, les condamnés à mort font généralement preuve d'un réel courage. Libres de leurs mouvements, ils se mettent à genoux, baissent la tête sans broncher, pendant que l'exécuteur, de son index enduit de salive rouge, trace sur leur cou la ligne où quelques instants après s'abaissera le coupe-coupe. La mort en elle-même ne les effraie donc pas, et ils s'y résignent assez facilement, mais ils ne se soucient nullement d'aller la chercher sur le champ de bataille. Le vieux Tong-doc, qui cependant fait preuve d'une énergie relative, est disgracié et remplacé par un nouveau mandarin, venant de Hué. Le commandant Badens n'a qu'à bien se tenir. Ces préparatifs belliqueux sont cause d'une recrudescence marquée de la piraterie, car les villages se trouvent privés de leurs défenseurs les plus valides. On signale un peu partout des brigands traînant avec eux des pierriers, et dont les chefs se font accompagner d'oriflammes, de parasols, gongs, conques marines, etc. A 8 heures du soir, le père Gendron vient mystérieusement nous trouver et nous invite à aller voir Mgr Puginier qui a reçu des nouvelles. Ce dernier tient de deux soldats annamites, venus d'Hanoï, que le 8 mai on a tiré du canon dans la direction du Phu-hoaï. En cheminant dans la campagne, la nuit dernière, ils ont vu brûler plusieurs villages, et ont entendu le canon, jusqu'à cinq heures de marche de Keso. Les sous-préfectures voisines, Phu-li et Gâ-liem, viennent de recevoir du Tong-doc d'Hanoï des renforts de 150 à 200 hommes. Quant aux soldats de Ninh-binh, 120 PREMIÈRE PARTIE — CHAPITRE XIII en fabricant de la poudre sans prendre les précautions nécessaires, ils ont fait sauter la poudrière. A part cela, cette petite citadelle se tient tranquille. Elle sait que se trouvant sous le canon de nos bateaux, elle est à notre merci. Une lettre du père Landais, à monseigneur l'informe en outre que le Léopard et la Carabine ont remonté le fleuve Rouge pour faire une reconnaissance. Ces deux canonnières, arrêtées par des échouages fréquents, n'ont pu aller jusqu'au confluent du Day, et ont reçu des coups de fusil des deux rives du fleuve. L'ennemi paraît en force de tous côtés. L'armée de Bac-ninh est revenue prendre sa position, à Hanoï même, sur la rive gauche et bombarde la Concession toutes les nuits. Les Drapeaux-Noirs saccagent et brûlent les villages voisins du Phu-hoaï, sans que nous soyons à même de réprimer ces brigan¬ dages. L'anarchie est à son comble. Le commandant Rivière vient de demander à l'amiral Meyer de lui envoyer 250 marins. 11 vient de recevoir (12 mai) la singulière dépêche suivante : « Le gouvernement vous autorise à vous emparer de Son-tay et de Bac-Ninh... « Ne manquez pas non plus d'occuper Ninh-binh, qui est une position stratégique importante ! » En attendant, notre base d'opération principale, ITaïphong, n'est gardée que par 50 hommes! La Trombe, nouvelle canonnière monoroue, à faible tirant d'eau, vient heureusement d'y arriver. Dans ces circonstances critiques, le commandant Badens ne perd pas de vue l'organisation administrative de la province dont il est en fait le gouverneur. Il charge la Surprise d'aller remorquer à Phat-diem la jonque de la douane, et nous accompagne dans cette tournée avec le capitaine du génie Dupommier, sur le Song-Koï, belle chaloupe à vapeur mise à sa disposition par M. Roque. Nous allons tous en sampan, avec le père Six, faire une tournée dans la passe maritime du Day, dont les balises ont été replacées sur une longueur de plusieurs milles. Malheureusement, la barre extérieure a toujours trop peu d'eau pour que nos grosses canonnières puissent prendre la mer. Au moment de quitter le père Six pour remonter le Day, il me prie d'accepter un souvenir du pays. C'est un petit morceau delà précieuse cannelle dont nous avons parlé plus haut. Il y joint les instructions suivantes dont je me sens très touché, car elles dénotent une sollicitude et une sympathie évidentes de la part de ce brave curé, Anna¬ mite de race, mais bien Français de cœur. Autour de l'échantillon, je vois d'abord un papier portant cette adresse : Aclillustris- simum mandarinum Dubocum, nave « Surprise» ! Je traduis la suite : « Toutes les forêts d'Annam renferment de la cannelle. Celle de la province de Than-hoa est supérieure aux autres, comme médicament; mais il est très difficile de la distinguer. Les médecins annamites eux-mêmes s'y trompent souvent. Pour la reconnaître, on fait l'épreuve suivante : On boit une tasse d'infusion de la cannelle à expérimenter. Si elle fait porter le sang au visage et donne des douleurs de tête, elle est à rejeter. Avant de faire l'infu¬ sion, enlever l'écorce, jusqu'à ce qu'on arrive à la couleur rouge et à l'huile essentielle. C'est un fortifiant incomparable et un remède souverain pour les yeux et pour toutes les maladies en général. » J'accepte avec reconnaissance le petit morceau de cannelle. Qui sait si ce n'est pas le talisman qui me préservera des dangers que j'aurai bientôt à courir ! En remontant le Day, nous nous attendons à rencontrer des pirates, dont la pré¬ sence nous a été signalée. Le fait se trouve vérifié la nuit même. Etant au mouillage de 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 423 Luch-bo,à 3 heures du matin, on m'éveille et je saute sur la dunette. J'aperçois dans le sud successivement plusieurs éclairs suivis de détonations affaiblies par la distance, que j'estime à 5 ou 6 kilomètres, étant donné le nombre de secondes qui sépare la lueur du bruit du coup de canon. Malgré son désir de faire un exemple, le commandant Badens est d'avis que notre absence de Nam-dinh n'a que trop duré; et, dès le petit jour, je prenais les dispositions d'appareillage quand une chaloupe à vapeur nous accosta avec mon successeur M. l'enseigne de vaisseau Lahalle. Je lui remis le service à 4 heures de l'après-midi, car je n'avais plus que deux heures pour faire mes malles et rallier Hanoï par une chaloupe à vapeur qui doit porter un courrier au commandant Rivière. 16 mai. —Arrivé à Nam-dinh à 6 heures du soir, j'en repars à 10 heures. Ayant marché toute la nuit, sans arrêt, j'arrive à la Concession le lendemain 17, à 2 heures de l'après-midi, et vais immédiatement me présenter au commandant Rivière. Ce dernier, malgré les graves préoccupations qui l'assiègent, me reçoit avec son affabilité et sa bonté habituelles. — J'ai eu à me louer de vos bons services sur la Surprise, me dit-il, mais puisque vous voilà promu lieutenant de vaisseau, je veux vous prouver ma satisfaction en vous donnant le commandement de la Massue, que vous rejoindrez à Haïphong par la pro¬ chaine occasion. En attendant, vous serez en subsistance sur le Pluvier. Je remercie et prends congé, laissant le commandant sur sa galerie en véranda du premier étage, avec le père Landais, dont mon arrivée avait interrompu l'entretien. Les paroles suivantes, s'adressant au père et dites en ma présence, sont cependant gravées dans mon esprit : — Vous autres missionnaires, disait le commandant, vous avez un avantage sur nous autres, soldats ou marins. Si vous mourez au feu, vous voilà martyrs, et vous allez tout droit au ciel, tandis que nous, qui sait?... C'était une allusion à l'attaque subie la nuit précédente, par la Mission, et que l'on m'apprit dès mon arrivée à bord du Pluvier. 17 mai. — Que s'était-il passé à Hanoï? Allais-je recevoir confirmation des rumeurs inquiétantes dont nous avait fait part Mgr Puginier il y a quelques jours? Les compagnies de débarquement de la Victorieuse et du Villars y étaient arrivées le 14, depuis trois jours, sous le commandement des lieutenants de vaisseau Le Pelletier des Ravinières et Sentis. Le lieutenant de vaisseau Pissère devait commander une demi-batterie composée de deux canons de 65 millimètres et d'un canon-revolver Hotchkiss de 37 millimètres monté sur affût roulant. Ce renfort de 200 hommes, si faible qu'il fût, était un appoint précieux, qu'il fallait mettre à profit sans tarder, car la situation pouvait devenir grave dans les mers de Chine, et obliger l'amiral à compléter ses équipages. Déjà, nous l'avons vu, dans la nuit du 6, des échelles avaient été posées le long de la pagode royale, et les Drapeaux-Noirs avaient tenté un assaut par surprise. Dans la nuit du 13, ils attaquèrentla Mission catholique, au nombre de 400hommes. La maison principale résista à un assaut furieux grâce au sang-froid et à l'intrépidité des pères, obligés de faire le coup de feu, et au renfort précieux de 5 hommes du Pluvier, commandés par un aspirant de marine. Le rez-de-chaussée avait été fortement barri¬ cadé, et les défenseurs occupaient les quatre faces du premier étage. Les Drapeaux- Noirs vinrent se faire tuer, sur le seuil même de la porte, au pied des mâchicoulis pra- PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XIII tiqués dans le mur de la maison, au niveau du parquet. Au plus fort de l'assaut, un chef des Drapeaux-Noirs s'écrie : — C'est ta tête, père Landais, que je veux! 80 barres d'argent à qui me l'appor¬ tera ! — J'aurai la tienne, répond le père Landais. J'en donne 50 barres! La fureur des assaillants ne fait que redoubler. Au moment le plus critique, le père Bertaud, se souvenant qu'il était musicien, décrocha d'une panoplie un vieux clairon. Il se mit à sonner une marche, en sourdine d'abord, en mettant un mouchoir devant l'embouchure, puis en crescendo; et, finalement, fit entendre les accents déchirants de la charge. Les Drapeaux-Noirs déconcertés s'imaginèrent qu'une troupe française s'approchait, les prenant à revers. Pris de panique, ils s'enfuirent, laissant sur le ter¬ rain de nombreux morts. Une auréole sanglante entourait la maison; et, détail horrible, on recueillit, après leur départ, une fillette de dix ans ayant le nez et les oreilles coupés! C'était la fille d'un chrétien soupçonné de nous donner des renseignements. Les Dra¬ peaux-Noirs en se retirant ont mis le feu à l'église catholique et aux cases habitées par les chrétiens de la Mission. Toutes les nuits, les mêmes alertes se reproduisent. L'audace de l'ennemi grandit par suite de notre inaction. Au petit jour, on aperçoit, tous les matins, sur la rive gauche, les éléphants de l'armée de Bac-ninh s'éloignant avec les canons qui ont servi à bombarder la Concession pendant la nuit. Nous répondons coup pour coup ; mais, faute de lumière électrique, nous ne pouvons démonter les pièces ennemies dont les projectiles tombent çà et là sur les baraquements, effondrant les toitures, renversant des arbres, etc. Jusqu'ici, nous n'avons à enregistrer que des dégâts matériels sans importance; mais le seul fait d'être ainsi insulté toutes les nuits, sans qu'on puisse s'y opposer, a quelque chose d'énervant. Dans la nuit du 13 au 14, une proclamation fut affichée sur la porte Sud de la cita¬ delle, en plusieurs points de la ville et sur l'enceinte même de la Concession. En voici la traduction : « Moi, Lu-vinh-phuoc, guerrier invincible, j'ai fait la présente proclamation pour que vous, Français, sachiez bien que nous vous considérons comme des rebelles pour lesquels les autres nations n'ont aucune considération. « Vous prétendez venir ici pour y défendre votre religion. C'est faux! Vous n'êtes ici que des étrangers avides, des fauves qui fondez sur notre malheureux pays. Votre cœur est pareil à celui des tigres. « Depuis que vous avez mis le pied sur la terre d'Annam, vous nous avez volé nos citadelles; vous nous avez tué nos mandarins. « Il vous serait plus facile de compter vos cheveux que les forfaits dont vous vous êtes rendus coupables. « Ces forfaits méritent la mort. Le ciel ne vous pardonnera pas. « Aujourd'hui, j'ai reçu l'ordre de vous faire la guerre, et de vous poursuivre à outrance. Mes soldats sont aussi nombreux que les nues. Nous sommes au Phu-hoaï. Mes drapeaux et mes lances obscurcissent la lumière du ciel ; mes fusils et mes sabres sont aussi nombreux que les arbres de la forêt. « Notre intention est d'aller attaquer votre refuge du diable, afin d'exterminer d'un seul coup tous les brigands; mais, avant tout, nous prenons souci de l'intérêt public dont l'importance est grande pour nous. Je ne veux pas choisir, comme champ de 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CIIINE, AU TONKIN 123 bataille, la ville d'Hanoï, parce que je crains trop de ruiner ses habitants. C'est pourquoi je fais cette proclamation aux Français, rebelles, pirates et voleurs. « Si vous êtes assez forts, venez au Phu-hoaï. Que vos soldats, semblables à des corbeaux, viennent se mesurer avec mes guerriers, afin de juger quel sera le plus cou¬ rageux et le vainqueur. « Si vous avez peur de venir, envoyez à ma résidence les têtes du commandant en chef, du chef de bataillon, du consul, des capitaines des canonnières et des offi¬ ciers. Rendez-nous ensuite nos citadelles. Alors seulement je vous pardonnerai et vous permettrai de retourner en Europe. Je ne vous poursuivrai pas. « Mais si vous tardez encore, moi j'irai jusqu'à vous. Je vous tuerai tous, et il ne restera rien de vous sur la terre, pas même un brin d'herbe. « La mort est proche de la vie! « Réfléchissez! « 36° année de Tu-duc, 4e jour du 4e mois. » [Sceau de Lu-vinh-phuoc.) Dans sa naïveté, la proclamation du chef des Pavillons-Noirs était habile. Aux yeux de la population annamite terrorisée, il pouvait se proclamer le rempart du Tonkin, lui qui déjà avait apporté en 1873, aux mandarins affolés, les têtes de Garnier et de Balny d'Avricourt. Sa tactique était la même : attirer les Français, par ses insultes et ses provocations rendues publiques, sur un terrain à lui, terrain éminemment favorable à une vigoureuse défensive. Au lendemain de la mort du lieutenant-colonel Carreau, qui venait de succomber le 13 des suites de la blessure qu'il avait reçue à Nam- dinh, on peut croire qu'elle fit une certaine impression sur le commandant Rivière lui- même, en ce sens qu'elle le décida peut-être à une action immédiate. Dès lors, les événements allaient se précipiter. Il résolut de donner d'abord une leçon à l'armée de Bac-ninh, maîtresse de la rive gauche du fleuve, et se décida à lancer sur elle une colonne plus forte que celles qui avaient déjà opéré sur les retranchements de Gia-thuy, pendant que nous prenions Nam-dinh. Le 16 mai, à 5 heures du matin, le commandant Berthe de Villers débarqua sur la rive gauche, avec une compagnie d'infanterie de marine, et deux sections des compagnies de débarquement commandées par Le Pelletier des Ravinières et l'aspirant Tourrette. L'ennemi, profitant habilement des digues et 'des villages pour abriter ses tirailleurs, se replia dans la direction du Canal des Rapides vers la route de Bac-ninh, tout en exécutant sur nos soldats un feu lent et ajusté qui ne nous fit d'ailleurs aucun mal. On crut cependant voir au milieu des soldats annamites des chefs ayant l'aspect et l'allure d'Européens. La colonne, rentrée à la Concession à 2 heures de l'après-midi, avait infligé à l'ennemi des pertes sensibles. En outre, 32 Annamites s'étaient noyés en traversant le Canal des Rapides. Après avoir encloué quatre canons de 8 centimètres de diamètre, on en rapportait deux, plus petits, trouvés dans un village voisin de la rive. Mais ce n'était là qu'un succès négatif, car la nuit même les éléphants ramenèrent de nouveaux canons, et le bombardement recommença avec un redoublement de violence. Après cette affaire, il eût fallu pouvoir occuper la rive gauche, d'une façon per¬ manente, au moyen de plusieurs postes fortifiés ; mais la totalité de la petite garnison 126 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XIII était absolument nécessaire pour faire face à l'ennemi le plus redoutable, aux Drapeaux- Noirs. Telle était la situation, le 17 mai, à mon arrivée à Hanoï. La Trombe y mouilla le même jour. Cette canonnière, mue par une seule roue à aubes, placée à l'arrière, a une qualité précieuse pour la navigation en rivière. Son tirant d'eau ne dépasse pas 40 centimètres. Elle est à fond plat, large de 12 mètres et longue de 36 mètres ce qui lui permet, le cas échéant, de transporter beaucoup de passagers. Par contre, malgré ses deux grands gouvernails, elle gouverne assez difficilement. C'est une espèce de chaland à vapeur. Pendant la traversée de Saïgon à Haïphong, accomplie à la remorque de XHamelin, on a pensé la perdre, car ses tôles n'ont que 3 millimètres d'épaisseur, et, sous l'in¬ fluence de la houle, plusieurs rivets ont cédé, occasionnant une voie d'eau inquiétante. On les a remplacés, en pleine mer, par des boulons. Sur une dunette élevée, la Trombe est armée de 2 canons de 90 millimètres accouplés, montés sur un pivot tournant, et de 2 canons-revolvers de 37 millimètres. C'est un bateau qui dans une expédition com¬ binée pourra nous rendre d'excellents services, surtout au moment des basses eaux; mais pour le moment elle ne nous est d'aucun secours. Son commandant, M. le lieu- tant de vaisseau Cappetter, fut invité à diner avec moi, le lendemain de son arrivée, le 18 chez le commandant Rivière. Ce dernier essaya, mais en vain, de soutenir la conversation sur le ton enjoué et sceptique qui lui était habituel ; car il était visiblement en proie à de sombres préoccupations. Une sortie était décidée pour le lendemain 19 mai contre les Drapeaux-Noirs, retranchés au Phu-hoaï. C'est dans cette terrible journée que, subissant le sort de Francis Garnier, il devait succomber lui-même. Comme ce dernier, avec une poignée d'hommes il s'était emparé, sans éprouver de pertes sensibles, des citadelles d'Hanoï et de Nam-dinh ; mais comme ce dernier aussi, victime de ces mystérieux Drapeaux-Noirs, il devait mourir en héros. A quelques kilomètres d'Hanoï, tous deux, conduits par la destinée, au même point fatal, devaient arroser le même sol de leur sang généreux, de ce sang des braves qui rend les colonies fécondes, comme le sang des martyrs vivifie les religions naissantes. 1873 et 1883 sont bien les deux grandes dates de l'histoire du Tonkin français et de noire domination sur la péninsule Indo-Chinoise. A la fin du repas, servi par un maître d'hôtel chinois, et pendant lequel aucune allusion ne fut faite à la situation militaire, on passa dans les salons où, chaque soir, officiers de marine et officiers d'infanterie se donnaient rendez-vous. Comme de coutume, on jouait à la roulette, et rien dans les conversations ni dans l'attitude de chacun n'aurait pu faire soupçonner qu'une partie plus sérieuse, une partie de vie ou de mort, allait se jouer le lendemain. Tel qui pontail à la rouge ou à la noire avait pourtant ses heures comptées. Les préparatifs se faisaient en secret afin de déjouer la surveillance des espions dont nous étions entourés jusque dans la Concession elle-même; mais, malgré toutes les précautions prises, il était à peu près certain que l'ennemi devait être au courant de nos projets. De notre côté, nous savions à quoi nous en tenir sur son compte. Les renseigne¬ ments donnés par les missionnaires, renseignements qui jamais ne firent défaut, et se trouvèrent presque toujours d'une grande exactitude, évaluaient les forces de Lu-vinh- phuoc à 3,000 Drapeaux-Noirs, malandrins de la pire espèce, aguerris, disciplinés et 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 127 armés de bons fusils. Il disposait, en outre, d'un corps de 3,000 Annamites armés de fusils, de lances et de coupe-coupes1. Les villages occupés par les Drapeaux-Noirs sont entourés d'un mur en terre surmonté d'un rideau impénétrable de bambous épineux. On sait que ces bambous sont tellement durs, en pleine croissance, que la hache les entame à grand'peine. Ces vil¬ lages constituent autant de fortins se flanquant les uns les autres. L'extrait qui suit du dernier rapport du commandant Rivière" montre qu'il ne se faisait pas illusion sur les périls qui le menaçaient : « La situation n'est pas sans une certaine gravité. Nous sommes pris entre ces bandes nombreuses de Bac-ninh et de Son-tay, et la saison, plus encore que le nombre restreint de nos forces, ne nous permet pas de recommencer fréquemment les opéra¬ tions comme celle de ce matin, opérations dont le résultat lui-même n'est pas assez important. « Il est probable que dans les villages déjà réoccupés par l'ennemi, le feu de la rive gauche recommencera la nuit prochaine'. « Il y a des Européens parmi les Annamites. Je crois qu'il y aura lieu de sortir des difficultés où nous sommes, par la prise de Bac-ninh et de Son-tay, ce qui sera possible quand les eaux auront monté ; mais seulement aussi quand nous aurons des renforts. « La rive gauche a tiré sur nous, par deux fois la nuit dernière, une quarantaine de coups chaque fois. Nous n'avons pas répondu. Du côté d'Hanoï, une bande de plusieurs centaines de Drapeaux-Noirs et d'Annamites a attaqué la mission et brûlé l'église. » Mais pouvait-il rester inactif jusqu'à l'arrivée des renforts ? Pouvait-il se laisser bloquer, braver, et attaquer chaque jour par des ennemis de plus en plus audacieux et déplus en plus rapprochés? Pouvait-il laisser piller et incendier sous nos yeux les malheureux Annamites qne nous étions venus protéger? Ne courait-il pas le danger, en laissant tout faire, d'avoir ses communications coupées avec la mer? Il professait, d'ailleurs avec raison, qu'en pareil cas « un peu de résolution est la meilleure des prudences ». 11 s'était donc décidé à la sortie du 19, parce que les circonstances lui en faisaient une nécessité impérieuse; mais je tiens, ici, à m'élever contre cette absurde légende qui représente le commandant Rivière se rendant sur le lieu où il a péri, comme s'il fût allé à un pique-nique, les caissons de sa voiture bourrés de Champagne, de foie gras et de dindes truffées. Qu'on nous permette de citer la lettre suivante, écrite, à la date du 14 avril, par le commandant Rivière au gouverneur de la Cochinchine. Elle réfutera victorieusement les assertions de ceux qui ont reproché au commandant Rivière d'avoir voulu jouer au conquérant. Cette lettre prouve qu'en outre des avantages matériels retirés de la prise des citadelles d'Hanoï et de Nam-dinh, il ne s'est emparé de ces deux places que contraint et forcé, 1. Sabre annamite, en forme de yatagan. 2. Rapport sur l'affaire du 16 mai 3. La prévision du commandant s'est réalisée. PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XIII « Hanoï, i4 avril i883. « Le Capitaine de vaisseau, commandant supérieur au Tonkin, au Gouverneur de la Cochinchine. « Monsieur le Gouverneur, « Je vous envoie l'inventaire terminé de ce qu'on a trouvé à Nam-dinh. On estime que cela fait environ 180,000 piastres. C'est relativement considérable. J'insisterai sur ce point, Monsieur le Gouverneur, que depuis un an, loin de rien coûter à la France, ni à la Cochinchine, l'expédition du Tonkin a non seulement payé ses frais, mais large¬ ment rapporté au Trésor. La prise d'Hanoï nous a valu, par les saisies tant à Hanoï qu'à Ilaïphong, 120,000 piastres. Nam-dinh nous en vaut 180,000; et la douane, dont nous avons touché tout l'argent depuis un an, a rapporté non point seulement 112,000 piastres, comme je le croyais, mais, d'après M. le directeur, 170 à 180,000 piastres. « La ferme d'opium, qui fonctionne dès maintenant à notre profit, est de 82,600 ligatures par an, se payant par mois... « Nos canonnières nous assurent la domination des arroyos, et c'est par les arroyos surtout qu'on domine ce pays noyé dont notre petit nombre et le soleil nous inter¬ disent l'accès intérieur. La position,, excellente comme elle est, ne pourrait peut-être sans inconvénient se pousser plus loin sans renforts. J'estime qu'il n'y a vas lieu de recommencer, quand on n'y est pas forcé, les hardiesses de Garnier. Il est plus opportun d'aller moins vite, et de laisser le temps travailler dans une certaine mesure à ce qu'il peut porter d'apaisement et à la juste appréciation des populations, à l'égard de ce que nous avons fait. Sig?ié : « H. Rivière. » Est-il possible de dire plus clairement qu'en attendant des renforts, indispensables pour pousser plus loin, le commandant Rivière comptait s'en tenir au maintien pur et simple des points occupés, en assurant nos communications avec la mer, au moyen des canonnières? Il estimait que notre petit nombre et le soleil nous interdisaient l'accès intérieur du pays. Il a donc fallu une nécessité inéluctable pour le décider à s'engager sur la route de Son-tay ; mais ce faisant, il ne s'est pas dissimulé un seul instant la gravité de sa détermination, laquelle était contraire à ses projets, à sa manière d'envisager les choses, et à son caractère lui-même porté à la douceur et à la temporisation. Le commandant, s'il était assez maître de lui-même pour dissimuler ses appréhen¬ sions, savait où il allait. Quant aux caissons de sa voiture, je tiens le détail d'un quartier-maître de timonerie 1 attaché à sa personne, ils contenaient un repas pour lui et pour les aides de camp habituellement admis à sa table ; et aussi, deux revolvers avec seize paquets de cartouches. Malgré le secret gardé sur l'expédition du lendemain, j'en avais eu connaissance par mes camarades. On se souvient d'ailleurs que par suite de ma promotion récente au grade de lieutenant de vaisseau, je me trouvais sur le Pluvier en subsistance, c'est-à- dire sans emploi, en attendant qu'un bateau descende à Haïphong où je devais aller prendre le commandement de la Massue. Les exploits passés des Drapeaux-Noirs hantaient mon esprit, et j'eus le pressenti¬ ment que la sortie du 19 devait être une sortie sérieuse. 1. Gravot, aujourd'hui 2e maître de timonerie. 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 429 Profitant d'un moment où le commandant, sorti de la salle de jeu, se trouvait un peu isolé, dans la pièce voisine, je m'approchai du fauteuil où il se trouvait assis, auprès de la cheminée, l'air un peu soucieux: — J'ai appris, lui dis-je sans préambule, qu'il y aurait une sortie demain matin, je vous demande la permission d'y prendre part. — Très volontiers, mon cher Duboc ; mais avez-vous un cheval? — Baudry-Lacantinerie1 me prêtera le sien, lui répondis-je. — Dans ce cas, c'est une affaire entendue, je compte sur vous, vous serez attaché en supplément à mon état-major. Le lieutenant d'infanterie de marine de Brisis obtint la même faveur, faisant valoir qu'il ne faisait partie d'aucune troupe, ayant terminé depuis peu son temps de service colonial. Le brave de Brisis attendait d'un jour à l'autre qu'un bateau le ramenât à la côte, pour de là s'embarquer sur un transport et retrouver les siens en France. C'est lui que je devais revoir, le lendemain, adossé à la route de Phu-hoaï, la mâchoire fracassée et le visage inondé du sang qui coulait d'une affreuse blessure. Il avait été tué sur le coup. Vers 4 heures du soir, le 48, l'ordre suivant avait été communiqué confidentielle¬ ment aux capitaines des compagnies : ORDRE DE MARCHE POUR LE 19 MAI 1883 AVANT-GARDE M. Sentis Lieutenant de vaisseau (du Villars). l" l 50 hom., 24e comp. du 3e rég. Lieutenant Bertin. J 1 30 hom. de la Victorieuse. Aspirant Roque-Maurei. I I 20 hom. du Villars. Aspirant Tourette. M. Bertije de Villers Chef de bataillon. GROS I i 60 hom., 24* comp. du 3e rég. $ C^pit. ^ccî^n" r & ( Lieut. Marchand. l l { Pissère, lieut. de vais., Comh artil. o-f-o o-f-o ^ c«n. Q6 OD / < . . ( Moulun, aspirant. 1 can. revolver Hotchkiss. Lebris, enseig. de vaisseau. i—; cm tt- . ■ { Le Pelletier de Ravinières, lieut. I 1 50 hom. Victorieuse. 1 _. , . , r. ( richon, aspirant. [de vaisseau. I i 50 hom. Villars. Convert, aspirant. , ( Cap. Caboureau. L_l 60 hom., 31 comp. du 2 rég. j g > DeIap|an^ I 1 20 tirailleurs annamites. Lieutenant Daim. o-Qo Voiture du commandant Rivière. □ □ 5 brancards portés par des prisonniers annamites. I~5~i Matériel de démolition. M. Guéneau, cap. d'artillerie. ARRIÈRE-GARDE M. Ganivet Lieutenant. ! | 60 hom., 31° comp. du 2e régiment. I. Lieutenant de vaisseau commandant le Pluvier. il 130 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XIII « 7^'ambulance sera dirigée par M. Hamon, médecin de 2e classé et M. l'aide- médecin de Couvalette. « La garde de la Concession est confiée à la 29e compagnie du 2e régiment, capi¬ taine Retrouvey, qui aura en outre sous ses ordres la compagnie de débarquement de YHamelin, 19 hommes d'artillerie de marine et les indisponibles. « La compagnie du capitaine Pinter gardera la citadelle. « Ce soir, à 8 heures, sans autre avertissement et sans bruit, la 29e compagnie du 2e régiment prendra le service de garde. « Demain matin, réveil à 3 heures sans sonnerie. Les hommes prendront le café en silence. « Rassemblement à 3 h. 45 d'après l'ordre de bataille, sur le bord du fleuve, dans le plus grand silence, l'avant-garde au blockhaus. « Tout le monde aura un repas froid préparé à l'avance, lequel sera emporté en prévision d'un retour tardif à la Concession. Les cartouches complétées à 100 par homme. « Ce soir, îj 0 heures, distribution de pain, viande fraîche, eau-de-vie, quinquina. Ces deux derniers liquides seront déposés dans les chambres de détail et conservés jusqu'au moment du rassemblement. Les hommes auront le bidon rempli de thé acidulé. « Il est recommandé expressément de ne commencer le feu des tirailleurs qu'à 400 mètres et à coup sûr. MM. les capitaines et officiers de peloton doivent s'opposer par tous les moyens à une dépense exagérée de munitions. « Le capitaine de vaisseau, commandant en chef les troupes. « Par ordre : Berthe deVillers. » J'ai tenu à reproduire, in extenso, cet ordre de marche, pour donner une preuve que nous nous préparions sérieusement à entamer l'affaire, et que si l'ennemi eut con¬ naissance, comme cela est probable, de nos préparatifs, nous avions pris, dans tous les cas, les précautions voulues pour en conserver le secret. D'autrè part, nous connaissions approximativement ses positions, grâce aux ren¬ seignements que nous avaient fournis les missionnaires. Le 19 mai, au tout petit jour, vers 4 heures du matin, chacun se rendait à son poste. Dans la demi-obscurité qui régnait encore, on entendait les derniers ordres donnés à voix basse. Bientôt, toutes les dispositions furent prises, et le commandant Rivière pria le commandant de Villers de faire mettre la colonne en marche. Quelques instants après, nous sortions de la Concession dans l'ordre prescrit. Sur les côtés, et en arrière de la voiture du commandant, se tenaient M. de Marolles, lieutenant de vaisseau, adjudant de division, M. Clerc, enseigne de vaisseau, aide de camp, ainsi que M. Ducorps, commissaire de division, puis le lieutenant de Brisis et moi. Nous passons sous la porte de France, puis devant la Sapèquerie, et nous tra¬ versons la rue des incrusteurs jusqu'au camp des lettrés, laissant, à main droite, l'église catholique et le village de la Mission incendiés. La ville est déserte, nous n'y voyons pas âme qui vive. Bientôt, nous longeons la face ouest de la citadelle, puis, par un double crochet, nous arrivons à la porte de Son-tay, où l'on fait halte. Nous voilà engagés sur la même chaussée que prirent jadis Garnier et Balny, au point où deux digues se séparent de la route pour se réunir ensuite un peu en avant du Pont-de- Do MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 131 Papier. L'avant-garde reçoit l'ordre de nous éclairer. Sentis qui la commande va nous flanquer sur la gauche, en suivant les anciens remparts de la commune d'Hanoï, et passera près du village de Thu-lé, où tomba glorieusement Garnier. Il détachera, sur la digue de droite, un adjudant d'infanterie, Judelin, avec 25 soldats. Quant au lieutenant Bertin et à l'aspirant Tourette, ils nous précéderont d'environ 400 mètres, sur la roule de Son-tay, en marchant de front avec les flanqueurs. Le commandant Rivière descend de voiture dès que la colonne s'arrête et s'entre¬ tient quelques instants avec le commandant de Villers; puis, appelant son fidèle Gravot, compagnon habituel de ses promenades aux environs de la ville, il l'envoie pousser une Gravot monté sur un vigoureux poney noir... (Page i3i.) pointe rapide jusqu'à la grande digue qui domine la rivière. Gravot, monté sur un vigoureux poney noir, s'élance au galop et disparaît dans un bouquet de bambous. Près d'une case, on vient de trouver deux cadavres d'Annamites horriblement mutilés. Après un quart d'heure de halte, la colonne se remet en marche. Les troupes, marins et soldats, portent le pantalon de toile grise, la vareuse bleue. Casque blanc pour l'infanterie, chapeau de paille à coiffe blanche pour les marins. Pas de sac. Les hommes n'ont à porter que cent cartouches, le repas de midi dans la musette, et le bidon en bandoulière. Les premiers rayons du soleil, déjà brûlants, jettent une note gaie sur l'ensemble de la troupe. On s'avance avec confiance, car jamais encore une 132 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XIII colonne de cette importance n'a été mise en mouvement au Tonkin; mais on marche lentement pour rester à bonne distance de l'avant-garde. La colonne a parcouru environ 3 kilomètres quand elle est rejointe par Gravot qui revient à bride abattue, rendre compte au commandant de sa mission. Sans descendre de cheval, il est monté sur le point culminant de la digue, a exploré du regard la rizière et les villages et n'a rien vu d'anormal, ni Chinois, ni Drapeaux. Les villages paraissent inhabités. Il est 6 heures, nous sommes à 6 kilomètres d'Hanoï. Les flanqueurs ont repris leur poste en avant de la colonne, sur la route, à une centaine de mètres de la pagode Balny. Nous contournons le mur de façade de la pagode, et, pour la deuxième fois, la colonne fait halte. Tous les officiers mettent pied à terre, le commandant descend de voiture et rejoint l'avant-garde, accompagné de son état-major. . Nous sommes alors séparés de la rivière par une digue élevée de 8 à 9 mètres1, en haut de laquelle on accède par une rampe assez douce, qui fait dos d'âne au sommet pour redescendre rapidement jusqu'au pont. La pointe d'avant-garde, arrivée au sommet du dos d'âne, n'aperçoit rien de sus¬ pect. Notre objectif étant le Phu-hoaï, encore éloigné de 4 kilomètres, elle reçoit l'ordre de franchir le pont et de s'avancer avec précaution. Le gros de l'avant-garde la suit à petite distance. Tout à coup, la fusillade éclate. Les Drapeaux-Noirs, faisant preuve d'une disci¬ pline rare, ont attendu que nos premiers soldats franchissent le pont pour ouvrir le feu. Ils occupent les cases du marché A * d'où ils prennent la route en enfilade, ainsi qu'une petite pagode, sur la gauche, à l'entrée du village d'A-yen-ké. Conduits par le lieutenant Berlin, les hommes de la 24e compagnie s'élancent avec intrépidité vers les cases du marché, en franchissant la rivière à droite du pont, avec de l'eau jusqu'aux aisselles. Sentis, au même instant, déploie en tirailleurs, sur le sommet de la digue, une section de la Victorieuse, qui déblaie le terrain. Les Chinois, un à un, se replient dans A-yen-ké et vers la droite. L'aspirant Tourette franchit alors le pont, au pas de charge, à la tête des 20 hommes du Villars. La pagode est prise d'assaut et rapidement enlevée, ses défenseurs se font bravement tuer. De notre côté, déjà, les pertes sont sensibles. Les Chinois font un feu nourri, à raser le dos d'âne, dans la direction du gros de la colonne. Plusieurs blessés tombent à quelques pas du commandant Rivière, qui fait mettre en batterie, dans une position dominante, un canon de 65 millimètres et le canon-revolver hotchkiss. On tire aussitôt 5 à 6 obus vers la lisière du village d'où semblent partir les coup de feu. Rien ne nous révèle la position de l'ennemi, qui reste embusqué et invisible, derrière ses retranche¬ ments, et un rideau de bambous épais qui font ressembler les villages à de petits bois. Toutefois, ces quelques coups de canon paraissent l'avoir ébranlé. Sentis rallie ses tirailleurs et s'avance pour renforcer la fraction de l'avant-garde qui vient de s'emparer de la pagode d'A-yen-ké. Le feu de l'artillerie cesse pour lui permettre de refouler l'ennemi. Celui-ci se défend d'abord, pied à pied; mais bientôt soldats et marins s'élancent à la baïonnette. Les Chinois, décontenancés par la vigueur de l'attaque, s'enfuient. La plupart pénètrent dans le village voisin, Trung-thong, et, de nouveau embusqués, se 1. Voir le plan ci-joint, page 133. 2. Voir le croquis du terrain, page 133. Point oie fut Lut Rivière 'Ponlde Peupler Poini oie fui lue -Bahlu d'Avricowt % Point ou fuL lue Francis Carrier Croquis du terrain du combat du Pont-de-Papier. Echelle de 200 mètres 0 100 200 . Truup-Thonup/ Tien-Thong c/ Jttcu jvpe des meumus de lu Victorieuse ici PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XIII préparent à nous fusiller tout à l'heure, en renforçant le noyau de défenseurs qui s'y trouve déjà. D'autres se réfugient dans une deuxième pagode située entre les deux villages. Comme la première, elle est enlevée d'assaut, non sans pertes sensibles. Dès le début, une ambulance s'organise à l'abri de la grande digue, dans un repli de terrain, près de la pagode Balny, sous la protection des Lin-tapsf. Elle est dirigée par M. Hamon, médecin de 2e classe de la marine, assisté de M. Jean de Couvalette, aide- médecin du Villars. A ce moment, le gros, l'artillerie et l'arrière-garde n'avaient pas encore donné, et déjà de nombreux blessés et quelques tués avaient éclairci les rangs. Deux partis s'offraient au commandant : 1° Se maintenir dans A-yen-ké comme tête de pont, bombarder les positions enne¬ mies ou plutôt tous les villages que nous supposions occupés, et, finalement, donner l'assaut, cardes rizières marécageuses empêchaient de les tourner par la gauche. 2° Précipiter l'attaque en profitant de l'indécision de l'ennemi, à la suite de l'enlè¬ vement de vive force du village d'A-yen-ké. Après un entretien de quelques instants avec le commandant de Villers, c'est ce dernier parti qui prévalut. La prudence conseillait peut-être d'adopter le premier; mais jusqu'à ce jour, grâce au prestige encore attaché à la valeur des troupes européennes, l'audace avait toujours été couronnée de succès, lors de la prise des citadelles d'Hanoï, de Nam-dinh, et lors de la récente expédition dirigée le 16 mai contre les Annamites et les réguliers chinois de Bac-ninh. Les Drapeaux-Noirs démoralisés, en apparence du moins, échangeaient à peine quelques coups de fusil avec l'avant-garde que Sentis avait déployée en tirailleurs, sur la lisière avancée du premier village, en s'appuyant sur les deux pagodes qu'il occupait fortement. Certes, jusqu'ici, on n'avait rencontré, chez aucun ennemi asiatique, cette résis¬ tance, cette tactique à la vendéenne que favorisaient singulièrement les dispositions de défense des villages annamites, dispositions permanentes, prises en vue des attaques de pirates. Jusqu'ici surtout on n'avait rencontré nulle part une telle discipline du feu qui eût fait honneur aux meilleures troupes européennes. Malgré la gravité de la situation, le commandant Bivière et le chef de bataillon estimèrent que les Chinois, attaqués avec résolution par les 300 hommes disponibles qui nous restaient, lâcheraient pied partout comme ils venaient de le faire dans le pre¬ mier village. Dès lors, on les poursuivrait la baïonnette dans les reins, jusqu'à la petite citadelle de Phu-hoaï, qui serait enlevée sans peine. Le sort en est jeté. Le gros de la colonne s'ébranle : la 24e compagnie, suivie de trois canons traînés par des chevaux, puis la compagnie de débarquement de la Victo¬ rieuse. Au moment où le commandant Rivière franchit le pont, Sentis radieux lui remet un drapeau qui vient d'être arraché aux défenseurs de la pagode en lui disant : « Com¬ mandant, c'est le premier, j'espère que ce ne sera pas le dernier. » En passant près des cases du marché (A), la fusillade devient très vive. Une grêle de balles fait voler les toitures en éclats. Nous sommes sur une chaussée élevée de 30 centimètres environ au-dessus des rizières qui nous séparent des villages. D'où par¬ tent les coups? Impossible de s'en rendre compte. Au delà du marché la route est com¬ plètement à découvert. Ces rideaux verts de bambous ne laissent oas même passer la d, Tirailleurs annamites de Saigon. 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 135 rumée des coups de feu qui nous fusillent à 100 mètres. A la hâte, les pièces sont dételées et mises en batterie. Les chevaux, criblés de balles, affolés, s'échappent dans la rizière. Sur la chaussée étroite on met à grand'peine en batterie le canon du Villars et le hotchkiss du Léopard. On tire deux ou trois obus au jugé sur le village de Trung-thong. Le chef de pièce du Villars, dont le cordon tire-feu vient de casser le remplace par la corde de son couteau. Il est obligé de ramper pour pointer et faire feu. Bon nombre de servants en quelques minutes sont tués ou mis hors de combat. L'enseigne de vais¬ seau Lebris est frappé d'une balle dans la cuisse, en pointant le hotchkiss qu'il com¬ mande. L'enseigne de vaisseau Clerc a le bras droit cassé; Ducorps a la cheville tra¬ versée. Un obus pointé sur des cases au point B d'où partait un feu nourri enfilant la route, éclate au beau milieu des Chinois, qui se dispersent. Le commandant en profite aussitôt pour ordonner au lieutenant de vaisseau Le Pelletier des Ravinières d'aller tourner les villages à 400 mètres plus loin. Le Pel¬ letier rallie ses hommes et, d'un seul bond, franchit au pas gymnastique, sur la chaussée, sans aucun abri, le front du deuxième et du troisième village. Il pénètre dans la rizière et arrive au rempart de bambous qu'il s'efforce de franchir pour prendre l'ennemi à revers. Je contribue à rallier ses hommes au départ, et j'obtiens d'accompagner Le Pelletier, afin de rendre compte plus tard, au commandant, de ce qui se passera sur ce point du champ de bataille. Derrière nous, le combat fait rage. En me retournant, j'aperçois le chef de bataillon M. Berthe de Villers se plier brusquement en deux, en mettant ses mains sur une blessure qui vient de lui perforer le ventre. Je continue mon chemin. Les marins de la Victorieuse s'attaquent furieusement aux bambous pour essayer d'y faire brèche, en les déracinant ou en les cassant. Plusieurs de ces braves sont tués ou blessés à bout portant, pendant que d'autres font le coup de feù en s'appuyant sur le côté extérieur du talus. Ils sont assez heureux pour fusiller dans le dos les Chinois qui, delà lisière opposée, tirent sur les nôtres. Entre temps, j'aperçois, dans la direction du Phu-hoaï, une colonne d'environ un millier d'hommes, dessinant un mouvement tournant vers la droite. En ayant informé Le Pelle¬ tier, je me porte en arrière pour en faire part au commandant. En C, je rencontre pré¬ cisément de Marolles, venu pour porter à la Victorieuse l'ordre de battre en retraite. Je me charge de le transmettre et rejoins Le Pelletier, qui rallie ses hommes. Nous nous replions dans la direction de la colonne dont nous étions sur le point d'être coupés. En quelques mots, de Marolles avait eu le temps de me dire que la situation était critique dans le voisinage du pont. Que s'était-il passé pendant que les marins de la Victorieuse exécutaient leur mouvement en avant et leur diversion sur le village extrême? Au moment où nous partions en avant, Sentis, obligé de se replier de la deuxième pagode, revenait sur la chaussée, rapportant au commandant un deuxième drapeau, comme le premier chèrement acheté, puis il reprenait son poste confié pendant quelques minutes à l'aspirant Roque-Maurel. Le combat était acharné, le canon tirait à mitraille sans qu'on pût se rendre compte des effets qu'il pouvait produire. L'issue de l'affaire était douteuse; mais jusque-là, à force de ténacité, on pouvait encore espérer s'en tirer à notre avantage, lorsque, tout à coup, des villages de droite où s'étaient réfugiés les défenseurs du marché, villages qui n'étaient au début que faiblement occupés, partit une fusillade meurtrière, qui jeta le 1. Voir le croquis du terrain. 13G PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XIII désordre parmi nos tirailleurs et les servants des canons, déjà décimés. La pièce du Villars riposte par un obus à cette nouvelle attaque. Par suite du recul, elle tombe, culbutée dans la rizière, et devient le point de mire des Chinois. Pendant quelques secondes la pièce est abandonnée à elle-même. Témoins de cette scène, les Chinois sortent du village, se déploient vivement en tirailleurs et s'avancent, soutenus par un feu terrible partant des villages. Au même moment, Le Pelletier et moi nous rallions avec les marins de la Victo¬ rieuse. Nos hommes sans s'arrêter font le coup de feu à droite et à gauche. Nous sommes criblés par des feux convergents qui nous viennent de tous côtés. A chaque instant, un homme tombe. Nous marchons au pas allongé. Derrière nous, les Chinois sont déjà sur la route, à 50 mètres. Ils déploient trois grands étendards noirs étoilés de caractères blancs, et nous suivent au pas, armés de coupe-coupes. Ce sont les coupeurs de têtes qui s'avancent. Aux accents du clairon qui sonne la retraite, se mêle le bruit lugubre des conques marines et des gongs. J'aperçois le lieutenant de Brisis adossé au chemin, face à l'ennemi, les yeux encore ouverts. Il a la mâchoire fracassée, et en outre le visage inondé du sang qui s'écoule d'une autre blessure près de la tempe et qui l'a foudroyé. Il porte ses jumelles en ban¬ doulière et tient encore à la main le carnet sur lequel il a relevé l'itinéraire et la topographie du combat. Pauvre garçon, que bientôt sa mère qui l'attendait va pleurer! La rage dans le cœur, je suis contraint de l'abandonner. Nous approchons du canon du Villars, toujours en détresse. Le maître de mous- queterie Ropars, voyant les tirailleurs chinois sur la droite, s'écrie : « Ils sont là, à 100 mètres. » Le lieutenant de vaisseau Pissère commande aussitôt : « Aux pièces ! » Il n'y avait pas à s'y méprendre, c'était l'ordre d'enlever les canons. Les servants disparus, tués ou blessés, il fallait quand même sauver la pièce culbutée. L'aspirant Moulun se précipite sur une roue de l'affût, pendant que Rivière lui-même soulève la crosse, et que Pissère prend l'autre roue. Tous trois s'efforcent de faire remonter le canon sur la chaussée. Moulun tombe, tué raide d'une balle reçue au milieu du front. Ducorps, malgré sa blessure au pied, traîne son cadavre contre les rebords de la route, dans l'espoir de le faire enlever. Les efforts du commandant et de Pissère vont rester impuissants, quand la Victorieuse arrive à la pièce. Les marins s'arrêtent et font face aux tirailleurs ennemis. Au moment où le commandant pose la crosse à terre, il pâlit. Il vient d'être blessé à l'épaule. On s'empresse auprès de lui pour le soutenir. — « Merci, dit-il, ce n'est rien, » et, il se dirige du côté du pont où déjà il a envoyé de Marolles pour soutenir la retraite avec un échelon appuyé à la digue. Les deux canons les plus rapprochés du pont ont été enlevés par l'avant-garde, qui a évacué le village d'A-yen-ké en entendant sonner la retraite. L'aspirant Tourette attelle ses hommes à la pièce de la Victorieuse. Le canon du Villars roule à son tour vers l'arrière, pendant que nos tirailleurs, près desquels j'étais resté, cherchent à arrêter l'ennemi par un feu rapide. En passant près de cette pièce, au moment où les marins s'y attelaient, j'entends, tout à coup, un bruit sec sur une roue de l'affût, puis je ressens comme un violent coup de bâton sur la jambe gauche. C'est une balle ; mais, Dieu merci, ma blessure est sans gravité. J'en suis quitte pour une déchirure à mon pantalon et un léger sillon dans la chair du mollet. Quelques soldats d'infanterie de marine, soutenus par une poignée de marins, 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 137 conservent leur position sous un feu d'enfer. Déjà, sur plusieurs points, les coupeurs de tête ont commencé leur sinistre besogne. Rivière, dont le courage grandit avec le péril, est toujours là, debout au milieu de la chaussée. Agitant sa canne de la main droite, il s'écrie : « Allons, mes enfants! » Ce fut son dernier cri. Tout à coup, il chancelle, sa canne lui échappe des mains, et il tombe. Ducorps s'approche pour le relever, mais reçoit lui-même une balle qui lui traverse la paume de la main. La commotion est tellement forte qu'il s'affaisse et perd connaissance. Sentis s'approche à son tour et ne recueille que le dernier soupir de notre chef, frappé d'un coup mortel, en plein cœur! En s'éloignant dans la direction du pont pour trouver des brancardiers, Sentis reçoit une balle dans la hanche. Il trébuche, mais il a la vision du sort réservé à ceux qui tombent. Par un prodigieux effort d'énergie, il se raidit contre la douleur, et se traîne, aidé d'un marin, vers le pont. Il est sauvé. Le capitaine Jacquin, accouru pour secourir le commandant qu'il a vu tomber, s'étend lui-même foudroyé, à deux pas de lui, pendant que le capitaine Caboureau fait enlever vers l'arrière Ducorps, toujours sans connaissance. Gravot, bien qu'ayant mis pied à terre, a emmené son cheval avec lui, en prévision d'une mission qu'aurait pu lui donner le commandant. Il est armé de deux revolvers. D'une main, il tient les rênes de son cheval, de l'autre il tire sans interruption sur les Chinois. Le cheval se cabre, casse ses rênes et s'abat dans la fange de la rizière. Gravot s'en fait un rempart pour tirer ses dernières cartouches, puis se replie en arrière. Quel¬ ques instants après, il a la cuisse traversée par une balle. Porté par deux soldats il arrive à la digue. Avec son mouchoir, un soldat lui fait une ligature autour de la jambe, pour arrêter le sang qui coule à flots. C'en est fait, nous avons abandonné le terrain au delà du pont, et avec lui, combien de braves! Dans l'intervalle des derniers feux de salve que nous tirons encore du haut de la digue, on entend un bruit sourd et saccadé : ce sont les coupe-coupe qui tranchent les têtes. Un deuxième échelon de retraite s'établit à la hauteur de la pagode Balny. En approchant de celle-ci, m'appuyant sur un bambou en guise de canne, j'aperçois la voiture dans laquelle se trouve assis un officier coiffé d'un salako à larges bords, et que je crois être le commsindant Rivière. En m'approchant, je vis que c'était M. de Villers, qui en outre de sa blessure au ventre, dont j'avais été témoin, avait eu le bras cassé au moment où on le ramenait en arrière 4. Chose incroyable, mais que s'expliqueront ceux qui ont pris part à une pareille mêlée, bien qu'étant revenu en arrière avec Le Pelletier, bien qu'ayant été frappé près d'un canon, je n'ai pas revu le commandant Rivière, en cheminant vers le pont. Avait-il été transporté dans une broussaille ou dans une case voisine du chemin, pour le dérober à la vue des Drapeaux-Noirs, en attendant qu'on pût revenir chercher son corps? Ou bien les Chinois l'avaient-ils déjà enlevé? On ne le saura jamais. Jusqu'au moment où je vis sa voiture, je le crus sauvé, et c'est à ce moment-là seulement que j'appris qu'il était aux mains de l'ennemi! Le lieutenant de vaisseau Pissère, comme officier le plus ancien, venait de prendre le commandement de la colonne, qui se mit tristement et lentement en route. Le boy annamite à qui j'avais confié la garde de mon cheval près de la pagode Balny, n'était plus là. Je traînais la jambe, donnant le bras à de Marolles. Tous deux, accablés de douleur, nous échangions à peine quelques réflexions. 1. Le commandant de Villers devait succomber à ses blessures peu après son retour à la Concession. 18 1 138 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XIII Les coolies brancardiers avaient également disparu. Devant nous, marchait sur un seul pied l'adjudant Judelin, les bras appuyés sur les épaules de deux soldats. En passant près d'une case, on arracha une porte pour lui faire une civière. Dans la voi¬ ture, aux côtés du commandant de Villers, on avait placé deux sergents et un soldat ayant bras et jambes fracturés. Près du cocher était un cinquième blessé, enfin le siège de l'arrière, près delà porte de Son-tay, fut occupé par Gravot, porté à bras jusque-là pendant près de 5 kilomètres par ses deux fidèles camarades. Les avant-trains et les canons eux-mêmes servaient de véhicules aux blessés, lesquels étaient au nombre de 57. Les deux médecins, débordés, avaient offert leurs services à Sentis pour un pan¬ sement provisoire. Ce dernier était monté sur un cheval dont l'étrier de droite avait été relevé jusqu'à la selle. A chaque instant sur le point de s'évanouir, il ne put être pansé qu'à son arrivée à la Concession. Quant à Ducorps, il n'avait rien trouvé de mieux pour étancher le sang de sa blessure à la cheville, que de remplir l'orifice en séton qu'elle pré¬ sentait, de vase argileuse II revint à pied ! Tel était alors l'aspect lamentable de la colonne, traversant vers midi la ville d'Hanoï. Il avait suffi de quelques heures pour nous enlever, en tués et en blessés, le quart de l'effectif. Déjà on avait apporté à Lu-vinh-phuoc la tête de Henri Rivière, celte tête dont les yeux et le front resplendissaient de tant d'intelligence et de bonté! L'immonde coupeur de têtes y avait joint les deux mains avec les manches revêtues des cinq galons d'or! La mise à prix variait selon le grade : la tête du commandant en chef était cotée et fut payée 80 barres d'argent'. Avec notre infortuné chef, mort en soldat, frappé au cœur, nous avions la douleur de compter au nombre des disparus : le capitaine Jacquin, le lieutenant de Brisis, l'aspirant Moulun et 26 marins et soldats. Tel fut le triste dénouement de cette fatale et terrible affaire du Pont-de-Papier. Comme Garnier, Henri Rivière fut victime de sa témérité. Ces deux héros avaient à mener à bien, avec des moyens insuffisants, une tâche dont ils connaissaient les périls; mais il leur suffisait qu'elle fût grande et glorieuse. Depuis longtemps déjà, Rivière avait instamment demandé des renforts. Des con¬ sidérations d'ordre politique ou financier furent, hélas! mises en avant pour s'opposer à un envoi de troupes, devenu très urgent, et réclamé d'ailleurs au conseil des ministres, avec une énergie extrême, par l'amiral Jauréguiberry. On peut se demander, aujourd'hui, ce que notre petite troupe, réduite à deux cents hommes valides mais démoralisés, fût devenue, si Lu-vinh-phuoc, plus entreprenant, avait osé nous poursuivre au delà du Pont-de-Papier. La moindre embuscade, une simple attaque de flanc pendant cette marche, très ralentie à cause des blessés, que nous traînions à bras d'hommes, eût pu transformer notre défaite en déroute, car les munitions étaient plus qu'aux trois quarts épuisées. Il faut tenir compte aussi que les hommes avaient passé toute la matinée sous un soleil de plomb, sans avoir eu le temps de manger un morceau de pain et qu'après la fièvre produite par l'excitation du combat, ils étaient tombés pour la plupart, la fatigue aidant, dans une sorte de prostration. Face à face, en rase campagne, jamais les Chinois n'eussent résisté à l'attaque des nôtres déployés en tirailleurs ou chargeant à la baïonnette. Nous en avions eu la preuve certaine, au début du combat, en les délogeant avec un entrain irrésistible des cases du marché qui enfilaient le pont et de la première pagode du village d'A-yen-ké. 1. Environ, 6800 francs. 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 439 LENDEMAIN DE CATASTROPHE. — RAVITAILLEMENT DE LA CITADELLE. — INCENDIES ET BOMBARDEMENT. — ALERTES. — RECONNAISSANCES EN VILLE. — ALERTE ET MÉPRISE FATALE. — MENACES DE LA CHINE. — NOUVELLE PROCLA¬ MATION DU VIEUX PHOQUE. — CHANGEMENT DE TON. — NOUVEAUX RENFORTS. — LA SITUATION S'AMÉLIORE. — DÉPART DES COMPAGNIES DE DÉBARQUEMENT. — JE SUIS NOMMÉ AIDE DE CAMP DU GÉNÉRAL BOUET. En voyant rentrer la colonne, traînant 4 morts et 54 blessés, privée de son chef, qu'elle avait eu la douleur de laisser sur le champ de bataille, ainsi qu'un capitaine, un lieutenant, un aspirant et 26 soldats et marins, la population affolée et consternée consi¬ déra cette catastrophe comme le présage de nouveaux malheurs. Aux yeux de tous, le pillage de la ville n'était plus qu'une question d'heures. Le lieutenant de vaisseau Cappetter, commandant de Y Éclair, étant l'officier le En écrivant ces lignes, qui réveillent chez nous de si douloureux souvenirs, une pen¬ sée consolante nous vient : dans cette catastrophe, rendue inévitable par un concours de circonstances fatales, soldats et marins firent leur devoir; et, le premier entre tous, Henri Rivière fit le sien, en versant jusqu'à la dernière goutte de son sang pour la patrie et pour l'honneur. X IV 140 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XIY plus ancien du grade de capitaine, bien qu'arrivé à Hanoï depuis deux jours seulement, assuma le périlleux honneur du commandement. Dans la Concession, grâce aux fortes palissades qui l'entouraient sur trois faces, bordés par le fleuve sur la quatrième, flanqués, aux deux extrémités du rectangle, par le Léopard et la Fanfare, nous pouvions tenir longtemps avec les trois cents hommes valides qui nous restaient. Dès l'après- midi, on déblaya le terrain avoisinant, sur une zone de deux cents mètres, en démolis¬ sant les maisons des Européens, les cases annamites, abattant les arbres, etc. Quant à la compagnie tenant garnison dans la citadelle et commandée par le capitaine Pinter, elle n'avait plus de vivres que pour deux jours. Etait-il possible de traverser la ville avec un convoi composé de colis très lourds, sans moyens de transport, en pareille cir¬ constance ? Fallait-il se résoudre à abandonner la citadelle aux Drapeaux-Noirs? La question fut agitée en conseil de guerre. A la majorité de quatre voix contre trois, on décida de se maintenir dans le réduit et de ravitailler la garnison le lendemain. En remplacement de Sentis, grièvement blessé, je pris le commandement de la compagnie de débarquement du Vil/ars, et me rendis à bord du Pluvier où j'avais à prendre quelques effets. Le médecin-major était en train d'opérer ce brave Ducorps qui, n'ayant pas voulu se laisser endormir, souffrait le martyre. La blessure du pied était peu de chose, mais il fallut lui désarticuler l'index de la main droite jusqu'au poignet I Cela dura un bon quart d'heure ; une éternité pour le patient, qui s'écriait : — Est-ce possible de charcuter le monde comme comme cela ! — Ne vous gênez pas, lui disait l'opérateur, l'excellent docteur Pujo; dites-moi toutes les sottises que vous voudrez, cela vous soulagera. Aussitôt à terre, j'allai voirie commandant de Villers. Il avait reçu, dès son arrivée, les secours de la religion ; mais déjà il avait perdu connaissance. II expira à 2 heures de l'après-midi. Au nombre des blessés, nous avons omis le lieutenant Marchand, qui, malgré une blessure grave à la main droite, était resté sur le champ de bataille jusqu'au dernier moment, avec l'adjudant Judelin. Tous deux, avec Sentis, devaient recevoir la croix de chevalier de la Légion d'honneur, par décret du 28 août. Je prends possession de mon appartement, dans la Concession. J'occupe l'extrémité d'une longue baraque consacrée au logement des officiers. Les deux aspirants de la compagnie occupent la pièce voisine et nos marins sont à deux pas, dans un abri installé comme nos chambres, d'une façon sommaire. En cas d'alerte, des postes de combat sont distribués à tout le monde aux palanques et sur les terrasses du consulat et de la caserne. M. Cappetter, suivi de de Marolles et d'un capitaine-adjudant-major, M. Puech, passe à 5 heures du soir, comme à bord de nos navires, l'inspection générale aux postes de combat. Jusqu'à nouvel ordre, soldats, marins et officiers se coucheront tout habillés, les armes sous la main. A la nuit tombante, une multitude affolée, composée en majorité des chrétiens de la Mission, d'anciens domestiques, avec femmes et enfants, le dos chargé de nattes et d'ustensiles de ménage, se présente à la porte de la Concession, suppliant qu'on les laisse s'y réfugier, sous notre protection. On leur laisse la libre disposition de l'esplanade, sur le bord du fleuve. Ils camperont en plein air et ne gêneront en rien la défense. Par contre, deux boys d'officiers, après s'être informés auprès du cuisinier de la popote du nombre des officiers tués ou blessés, ont quitté la Concession pour n'y plus revenir. Le maître d'hôtel chinois du commandant Rivière a également disparu, ce qui confirme les soupçons d'espionnage qui déjà pesaient sur lui. A partir de 8 heures 33 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKÏN 141 du soir, l'horizon s'allume de lueurs rouges, du côté de la ville. La rue des bambous qui conduit sur le bord du fleuve à la douane et tout le quartier des brodeurs sont en feu. Nous sommes obligés d'assister impassibles à ce lugubre spectacle. Qui de nous, hier soir, dans les salons du commandant, eût pu prévoir que cette journée du 19 mai devait être marquée si cruellement par la mort et la désolation ! Le lendemain a été consacré à l'organisation des détails de la défense, et aux obsèques du commandant de Villers, que nous avons inhumé dans le petit cimetière attenant à la Concession. Quelques paroles émues ont été prononcées sur sa tombe, que l'on a creusée tout auprès de celle du lieutenant-colonel Carreau. C'est le troisième officier supérieur que nous perdons en six jours ! Et, parmi eux, notre commandant en chef, à qui, hélas ! nous n'avons pu donner la sépulture ! Au retour à la Concession, on assemble les vingt jours de vivres destines à la citadelle, mais l'opération ne pourra se faire que demain. La compagnie qui l'occupe viendra en armes jusqu'à la porte Est, au devant de l'escorte de 200 hommes qui accompagnera le convoi, pendant que la compagnie de débarquement de YHamelin occu¬ pera la Mission. A notre grande surprise, le ravitaillement s'opère sans incident, l'ennemi étant sans doute absorbé par le pillage et le partage du butin trouvé dans la ville. 25 mai. — Dans le sud, à 2 kilomètres environ, nos guetteurs nous signalent une longue rangée de drapeaux rouges plantés sur une digue. On aperçoit à la longue-vue des soldats annamites en train de remuer la terre et de faire des retranchements. Peut-être ont-ils l'intention de nous bombarder de ce côté ? Nous n'y pouvons rien et laissons faire. A 8 heures du matin, le Song-Koï arrive de Nam-dinh avec le commandant Badens. Nous avons un moment l'espoir qu'il vient prendre le commandement d'Hanoï; mais après avoir inspecté nos moyens de défense, et passé 24 heures au milieu de nous, il lui est impossible de rester plus longtemps éloigné de Nam-dinh, que les derniers événe¬ ments ont mis en effervescence. Avant-hier, il a fait fusiller 9 prisonniers, dont un général annamite qui s'était introduit par ruse dans la citadelle, déguisé en marchand de bananes, ainsi que le boy de M. de Montaignac, directeur de la douane, qui piratait les habitants, au milieu même de la ville, en parcourant les rues avec un revolver dérobé à son maître. Ce serviteur, tout de confiance, se servait en outre du sceau de la douane pour confectionner de faux permis de circulation, dont il trafiquait. Malheureusement, les Annamites, par représailles, se sont emparés du père Béchet et l'ont décapité. Cinq catéchistes ont subi le même sort! Il y a moins d'un mois, nous avions déjeuné gaiement avec le père, à bord de la Surprise. C'était un homme dans toute la force de l'âge, d'une trentaine d'années aux traits réguliers, avec des yeux bleus où se lisait un caractère franc et résolu. Une belle barbe blonde ombrageait sa poitrine. C'était un Lyonnais, et, avant tout, un bon et brave Français. Cette nouvelle nous cause une impression de tristesse que viennent dissiper à grand'peine les occupa¬ tions impératives qui s'imposent à nous. En l'honneur du commandant Badens, sans doute, le bombardement de la rive gauche a recommencé cette nuit à 9 heures précises. Au même instant, trois coups de hotchkiss sont partis du Léopard, du Pluvier et de la Fanfare, dans la direction de l'éclair produit par le canon ennemi. A chaque coup tiré par ce dernier, trois petits obus répondent. A défaut de la lumière électrique, c'est le seul moyen que nous ayons 142 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XIY d'ajuster notre tir, et de décourager nos bombardeurs. Ils nous ont gratifiés quand même cette nuit de vingt boulets ronds qui tombent çà et là au petit bonheur. L'un deux a pénétré, à travers la toiture, dans la caserne des sergents et à brisé un fusil. Pas de blessés. Nouvel incendie, à 11 heures du soir, près de la citadelle. 23 mai. — En nous quittant ce matin à 10 heures, le commandant Badens me dit : « Vous êtes très forts. Les Drapeaux-Noirs peuvent venir, vous les écraserez. Quant au canon la nuit, je n'y puis rien. Du reste, un capitaine de frégate, le commandant Morel- Beaulieu, est nommé par l'amiral Meyer au commandement supérieur d'Hanoï. Je pars donc sans inquiétude et vous dis au revoir, car nous n'en resterons pas là. » Le temps est à la pluie, et de fortes averses ont fait gonfler le fleuve de 2 mètres. Son courant, devenu très rapide, atteint près de 4 nœuds et charrie des arbres, des débris de maisons, etc. La Carabine a eu quelque peine à le remonter. Elle a coulé un peu au nord d'Hanoï une jonque qui traversait le fleuve, avec deux mandarins militaires et une quinzaine de soldats de Bac-ninh qui allaient rejoindre les Drapeaux-Noirs. 24 mai. — Cette nuit, nous n'avons récolté aucun boulet dans la Concession. Les bombardeurs, gênés par les averses et la crue du fleuve qui ont quelque peu inondé la rive gauche, gênés aussi peut-être par les hotchkfss, nous ont laissés tranquilles et sont allés se mettre en position sur un terrain plus sec et moins exposé aux coups, à 4 kilo¬ mètres plus dans le nord. De là, vers 3 heures du matin, ils ont tiré une dizaine de coups de canon sur la citadelle. Dans la soirée, le bombardement recommence sur la Concession elle-même. Cela devient monotone. Toute la nuit, de demi-heure en demi- heure, retentit une détonation à laquelle répondent par des cris stridents les oies de nos basses-cours, bien que nous ne leur ayons confié la garde d'aucun Capitole. Malgré tout, l'on s'endort, accoutumé à cette cacophonie, mais en se demandant si l'on ne sera pas réveillé inopinément par un boulet passant au travers de la fenêtre. Je suis de garde cette nuit de minuit à 3 heures ; et, ma ronde faite, je vais sur le bord du fleuve assister au coup de canon de 2 h. 1/2, auquel répond le hotchkiss du Pluvier. A 3 heures pré¬ cises, au moment de la relève des sentinelles, le tambour nord-ouest tire un coup de canon. En moins de cinq minutes, chacun est à son poste aux palanques. C'est une fausse alerte ! Le Yatagan vient d'arriver d'Haïphong. Il a mis trois jours pour remonter le fleuve. L'amiral Meyer nous envoie la proclamation suivante : « Le contre-amiral commandant en chef la division navale des mers de Chine et du Japon, commandant p. i. au Tonkin. « Officiers, sous-officiers, officiers mariniers, soldats et marins, « A la nouvelle de la mort du commandant Bivière, j'ai pris le commandement des forces réunies au Tonkin, et j'envoie à Hanoï le capitaine de frégate Morel-Beaulieu, le plus ancien des officiers supérieurs de la division de Cochinchine, prendre le comman¬ dement et se mettre à votre tête. Je compte que vous resterez à la hauteur des cir¬ constances et que, sous peu, avec l'aide des renforts qui doivent arriver de Saïgon, nous pourrons reprendre l'offensive et venger la mort de votre regretté chef, le com¬ mandant Bivière, et du brave commandant Berthe de Villers, ainsi que de tous les braves officiers, soldats et marins qui sont tombés avec eux. « Courage donc et confiance! « C.-A. Meyer. » En outre, nous arrivent 50 hommes du Kersaint, commandés par un enseigne de 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 143 vaisseau. Tous les capitaines ont été convoqués à midi pour recevoir communication de cet ordre du jour, dont nous donnerons lecture à nos hommes. Dès que l'on a appris la catastrophe à Haïphong, c'est-à-dire le 20 à 9 heures du soir, le Volta a allumé les feux et est allé à Saïgon porter une dépêche avec demande de renforts. Nous n'avons donc qu'à les attendre. 25 mai. — Cette nuit, nos canonnières avaient l'ordre de ne pas répondre au bom¬ bardement, sans doute pour économiser les munitions. Les Annamites en ont profité pour approcher leurs pièces et pour tirer 80 coups de canon, à partir de 10 heures du Nous voyons s'enfuir une petite bande de Drapeaux-Noirs dans le sud de la Sapèquerie. soir. C'est vraiment abusif. Un boulet a démoli le plat-bord de la Trombe ; un autre a crevé la paillote de Y Haïphong et est tombé sur un gargoussier rempli de cartouches dont plusieurs ont fait explosion. Les autres se sont broyées sans éclater. Là se bornent les dégâts les plus sérieux. A 9 heures, le Yatagan repart pour évacuer sur Haïphong 17 blessés valides. 28 mai. — Mon tour de corvée m'appelle à commander aujourd'hui une reconnais¬ sance en ville avec 40 marins et 20 soldats. Je parcours lentement la rue des inscrus- teurs, avec des flanqueurs cheminant à droite et à gauche, à travers les cases. Nous voyons s'enfuir une petite bande de Drapeaux-Noirs dans le sud de la Sapèquerie. Je reconnais que la Mission n'est pas occupée. Un chrétien m'assure que la maison des pères a été respectée et est absolument intacte. Depuis la sanglante leçon qu'ils y ont 144 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XIV reçue dans la nuit du 13 mai, les Drapeaux-Noirs en ont conservé une crainte supersti¬ tieuse. Ils la croient hantée par des esprits diaboliques venus au secours des pères, grâce à des sortilèges magiques dont ils ont le secret. Nous suivons ensuite la rue des brodeurs, dont toutes les maisons calcinées sont en ruines. Puis, contournant la ville chinoise, dont les portes sont fermées, j'arrive à la douane, qui est intacte. Les négo¬ ciants chinois, pour obtenir de Lu-vinh-phuoc que leur ville soit respectée, lui ont versé une forte contribution de guerre. Dans la rue des bambous qui me ramène à la Conces¬ sion, j'apprends que 800 hommes de l'armée de Bac-ninh s'y trouvaient la nuit der¬ nière et sont repassés sur la rive gauche avant le jour. 29 mai. — La nuit a été très calme. Pas un coup de canon. Hier soir, nous sont arrivés les premiers renforts, soit ISO hommes d'infanterie de marine, avec 200,000 cartouches. Nous n'en avions plus que 250,000. Aujourd'hui, nous recevons en outre 125 matas'. Le Ruri-maru, vapeur à roues, affrété, commandé par un Anglais, part aujourd'hui, avec les blessés graves qui peuvent supporter le voyage. Lehris, Ducorps, Clerc, dont le boy chinois pleure à grosses larmes, Judelin, Sentis, Marchand, nous quittent, portés sur des cadres. Le moindre choc leur arrache des gémissements. Dans la soirée, nous apercevons un incendie dans le nord, suivi bientôt d'un second dans l'ouest ; mais nous sommes privés de bombardement, on ne peut pas tout avoir à la fois. Il est probable que les gens de Bac-ninh ont porté leurs canons sur la rive droite, où de nombreux mouvements de troupes nous font croire que l'ennemi se prépare à une attaque générale. Du côté de la porte de Hué, une patrouille de 100 hommes s'est heurtée à un corps de troupes ennemi de 700 hommes qui a manœuvré aussitôt pour l'entourer. La patrouille a pu s'en apercevoir à temps, et se replier, sans avoir à tirer un coup de fusil. 30 mai. — Une reconnaissance de 80 hommes, envoyée du côté de la citadelle, revient en nous informant qu'une troupe assez nombreuse de Drapeaux-Noirs et d'Anna¬ mites occupe le camp des lettrés. Quelques obus, tirés par les canonnières, les ont bientôt dispersés, et une colonne de 300 hommes sort de la Concession pour escorter un nouveau convoi de ravitaillement destiné à la citadelle. Les pièces de vin, de 250 litres, sont malheureusement trop lourdes, et ne peuvent être roulées sur les pavés caillouteux de la ville. On est obligé de renoncer à les transporter. Pour dégager les côtés nord et ouest de la citadelle, la Fanfare remonte le fleuve un peu au delà de la douane, et fouille, avec ses obus, les points suspects. D'après les renseignements rapportés par la colonne de ravitaillement, les Drapeaux-Noirs, croyant à une attaque générale de notre part, se seraient repliés sur le Phu-hoaï, et auraient repris leurs postes de combat du 19 mai. Ils peuvent nous y attendre, car nous ne sommes pas encore en mesure de les en déloger. Il nous faudrait des renforts, par gros paquets; mais en attendant, nous sommes inexpugnables, et nous ne sommes disposés à lâcher pied ni à la Concession ni à la citadelle. Nous commençons à avoir quelques renseignements précis sur les pertes éprouvées par les Drapeaux-Noirs, le 19. Ils auraient eu 113 morts, dont Baduong, l'ami préféré et le lieutenant de Lu-vinh-phuoc, et 200 blessés, dont Ba-thaï, ancien chef des Pavillons- Jaunes, qui aurait reçu une blessure grave en plein visage. 1, Tirailleurs annamites de Saigon. 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN UT La cour martiale a condamné à mort, aujourd'hui, l'ancien boy du cantinier capturé hier. Monseigneur Puginier nous arrive aujourd'hui de Keso, qui est menacé par 300 Chinois, venant de Bac-ninh, où les soldats réguliers seraient au nombre de 5,000. Près de la frontière, à Langson, se trouverait en outre un corps de 8,000 hommes. La mission est gardée par 25 hommes prélevés sur la garnison de Nam-dinh et la Surprise. Une batterie de 80 millimètres de montagne nous arrive; mais nous constatons avec regret que les pièces ne sont approvisionnées qu'à 50 coups. C'est bien peu. Dans la soirée, vers 9 heures, le tambour Nord-Ouest ayant reçu quelques balles riposte et appelle aux armes. L'obscurité est profonde. Dans la hâte mise par les soldats et marins pour sauter à leur poste de combat, par des chemins défoncés, et des fondrières, on se croise, on se heurte. J'entends un soldat qui court dans la direction de l'ambu¬ lance en criant : « Je suis blessé! » Au même instant, une baïonnette m'atteint au front. J'en suis quitte pour une éraflure. En quelques instants, tout le monde est aux palanques. Sur le côté sud, les Lin-taps commencent le feu, puis toute la ligne des palanques s'illumine d'éclairs. C'est un feu rapide effroyable; mais sur qui, sur quoi? M'étant placé à une meur¬ trière, je ne vois rien que du noir. Mon clairon étant à mes côtés, je lui fais sonner le « Cessez le feu ! » Silence général. Mes hommes disent qu'ils ont tiré parce qu'ils ont cru apercevoir des lumières. En réalité, sans qu'on puisse l'expliquer, le feu s'est communi¬ qué d'un bout à l'autre, comme une traînée de poudre. Je défends, d'une façon absolue, aux marins du Villars, de tirer de nouveau sans ordres. Dix minutes après, le tambour Nord-Ouest tire encore quelques coups de fusil, toute la partie nord des palanques s'embrase de nouveau. Mes hommes s'abstiennent. Le Léopard envoie trois obus, paral¬ lèlement à la face nord, dans la direction de la rue des incrusteurs. En somme, nous avons dépensé 3,000 cartouches. On a vu, il est vrai, une douzaine d'individus descendre de la digue, vers le tambour Nord-Ouest, et un Lin-tap a été blessé par eux; mais ce qui est navrant, c'est qu'un sous-officier de ma compagnie, le sergent d'armes Coupey ', a été blessé grièvement à l'épaule. 11 venait de tirer un coup de fusil par un créneau de la face sud. La balle qui lui a broyé le haut du bras a brisé ensuite le fût de son fusil et aplati le magasin. Cette balle, frappant de haut en bas, n'a pu venir que de la terrasse de la caserne, occupée par des soldats. Ceux-ci, envoyant dans l'obscurité la ligne de feu qui bordait les palanques ont cru que les Drapeaux-Noirs se servaient des meurtrières pour tirer dans l'intérieur de la concession, et quelques-uns d'entre eux ont eu l'imprudence de faire feu dans cette direction. Cette fatale méprise prouve, une fois de plus, que les affaires de nuit sont d'une conduite extrêmement délicate, à cause de l'impressionnabilité particulière à laquelle ne peuvent se soustraire les meilleurs soldats, quand ils se sentent environnés de ténè¬ bres. Subissant un commencement d'hallucination, une simple luciole, un buisson agité par le vent deviennent, à leurs yeux, la manifestation d'ennemis d'autant plus redoutables qu'ils sont invisibles. En présence de l'attitude énergique du gouvernement français, la Chine nous 1. Coupey mourut le 10 juin, des suites de sa blessure. 148 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XIV menace de son armée de Tien-sin, qui compte 40,000 hommes bien armés, et une artillerie Krupp assez bonne ; mais, outre que ces troupes, tout au plus bonnes pour la défensive, ne sont pas organisées pour aller faire la guerre, loin de leurs bases d'opéra¬ tions,la flotte chinoise, qui possède cependant de bons bateaux, est incapable de jeter sur les côtes du Tonkin un corps d'armée, avec les services qui en dépendent. D'autre part, la cour de Pékin a déjà des difficultés diplomatiques, avec le Japon, la Russie et le Portugal. Il est donc probable que nous n'aurons à compter qu'avec les réguliers du Quan-si et du Yunnan, et aussi avec les Drapeaux-Noirs sur lesquels nous avons à venger nos morts du 19 mai. Notre vieil ennemi, de nouveau cantonné dans son repaire du Phu-hoaï, éprouve le besoin de publier une proclamation dans laquelle il s'efforce de nous faire comprendre tous nos torts. Nous la trouvons affichée, le 8 juin, sur la porte Sud-Est de la citadelle. En voici quelques extraits : « Moi, Pho-dè-doc1 de Thay-tuyen (Son-tay), je me nomme Lu-vinh-pbuoc, et je publie cette proclamation pour qu'elle soit lue aux quatre points cardinaux. « Le pays d'Annam, depuis la dynastie des Tan, jusqu'à celle des Nan, a été tribu¬ taire de l'empire chinois. « Le monde entier, et même les enfants au-dessus de cinq ans, savent très bien que l'Annam est tributaire de la Chine. Pourquoi la France semble-t-elle l'ignorer?... « L'avidité des Français n'a d'égale que la voracité du requin. Ils veulent absorber l'empire d'Annam. Il faut le craindre beaucoup. « Je me nomme Lu-vinh-phuoc, et je suis originaire de Quan-si. Je dois défendre la Chine. Je suis Pho-dé-doc, de Thay-tuyen (Son-tay), mais je dois aussi protéger l'Annam pour obéir au généralissime du Tonkin (prince Iloang). « J'ai dû faire venir de braves soldats. Ils sont à Hanoï. Ils y sont venus après avoir prononcé la formule du serment. Du 13 au 14 mai, ils ont attaqué la mission catholique. « Le 19, ils ont combattu les troupes françaises. Les coups de fusil ont résonné comme le tonnerre. La chair des hommes en a tressailli. Nos soldats sont courageux et braves et ne craignent pas de marcher en avant, même s'il faut lutter un contre dix. Dans ce combat, nous avons tué des chefs français : un commandant à cinq galons, un capitaine et deux lieutenants. Le nombre des soldats tués est incalculable. Nous avons également pris beaucoup de fusils, de munitions et de chevaux. Nous les avons pour¬ suivis jusqu'à la citadelle d'Hanoï, porte Ouest. Alors, la porte s'est fermée, et ils n'ont pas osé se montrer. Leur conduite est condamnée par les dieux et par les hommes. Ils méritaient cette punition qui n'est qu'une vengeance du ciel. Si la France a conscience de ses fautes et les regrette, elle retirera ses troupes, et, comme autrefois, signera la paix. Alors, moi, Lu-vinh-phuoc, afin de n'avoir pas à me reprocher la mort des gens du peuple, je cesserai de suite les hostilités. Dans le cas contraire, si la France persis¬ tait à se croire forte et terrible, je jure, moi, de mourir ici, les armes à la main, et de venger l'Annam. t. Général commandant en chef. 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONK1N 149 « Autrefois, quand la paix régnait, nous n'avons rien fait aux chrétiens. C'est aux Français que nous faisons la guerre. Nous les considérons comme des rebelles. Ils méritent la mort. Chrétiens, repentez-vous; donnez-nous des renseignements secrets sur ces rebelles et vous serez récompensés largement. « Moi, susdit, né dans une petite province, je ne suis pas un savant. Je demande aux gens intelligents et instruits de me donner de bons avis, de bons renseignements que je n'aie pu encore me procurer. Je m'inclinerai devant eux pour les recevoir. C'est alors que les habitants de l'Annam seront heureux. « J'adresse cette proclamation au monde entier. (Sceau de Lu-vinh-phuoc.) Cette fois, le chef des Drapeaux-Noirs, le « vieux phoque », comme l'appelaient nos marins, s'adressait aux populations annamites, et principalement aux chrétiens, nos fidèles auxiliaires, aux interprètes et aux tirailleurs annamites de Saigon. Cette longue diatribe, voulant se donner, au début, les allures d'une note diplomatique, et se termi¬ nant par la menace, avait dû être inspirée par le prince Hoang. Ce n'était plus le langage énergique du soldat, comme il nous avait été donné de l'entendre, lors de la procla¬ mation du même Lu-vinh-phuoc, affichée quelques jours avant le 19 mai. Notre impression fut que le vieux phoque baissait, et qu'en voyant nos renforts s'accumuler peu à peu, il perdait de son assurance. Toutefois, ses incitations n'étaient pas sans produire un certain effet parmi les lettrés, comme semble le prouver le fait suivant. L'un d'eux, un simple commis aux écritures de la province de Nam-dinh, alla récemment trouver le maréchal Hoang, à Son-tay, et lui demanda l'autorisation de lever 1,000 soldats, lui promettant, en échange, de lui rapporter des têtes de Français. Ayant une sœur mariée à un boy, employé à la concession d'Hanoï, il se faisait fort d'obtenir par elle des renseignements précieux. Le maréchal lui fit cadeau de 5 barres d'argent; et, confiant dans son zèle, lui donna 300 hommes, commandés par un mandarin militaire ayant rang de colonel. C'est ce dernier qui, marchant sur Keso dans les premiers jours de mai, fut tué en essayant de prendre d'assaut un village voisin. Quant au commis aux écritures, à son retour à Son-tay, il fut accusé de trahison et mis à la geôle, la cangue au cou. C'est un fanatique du même genre qui a organisé le guet-apens dont ont été victimes le père Béchet et les 5 catéchistes massacrés. C'était un ancien mandarin dis¬ gracié qui espérait, par ce coup d'éclat, reconquérir la faveur; mais son ignoble et lâche attentat ne lui rapporta rien, car le Tong-doc de Nam-dinh, craignant d'en assumer la responsabilité, refusa d'accepter et de payer, au tarif convenu, les six têtes que l'immonde personnage était venu lui apporter. Ce n'est pas la première fois, d'ailleurs, que les Annamites font jouer aux congaïes un rôle au moins singulier, vis-à-vis de nous. En 1873, au lendemain de la mort de Francis Garnier, M. Bain de la Coquerie, enseigne de vaisseau, gardait la citadelle avec 60 hommes et 200 miliciens annamites, dont quelques chrétiens. L'un de ces derniers, aujourd'hui chef de la police de Nam- dinh, en faisant une patrouille la nuit, fut attaqué par des soldats rebelles et reçut, en pleine poitrine, une fusée incendiaire qui le brûla cruellement. 3 juin. — Nous continuons à nous donner de l'air. La compagnie du capitaine Fontjoyeuse va renforcer la garnison de la citadelle qui se trouve placée sous le ISO PREMIÈRE PARTIE. — CI1APITRE XIV commandement du commandant Berger. La porte de Hué n'est plus occupée par l'ennemi qui compterait 8,000 hommes et se serait retiré derrière le lac Tindi, à 12 kilomètres d'Hanoï. Le capitaine de frégate Morel-Beaulieu a pris le commandement supérieur. Les vivres et les munitions abondent, le Ruri-maru venant d'arriver d'Haïphong avec 40 bœufs, des cartouches et des obus. On en profite pour envoyer 16 bœufs et du vin à la citadelle. La cour martiale fonctionne en permanence. Ce matin, on a fusillé deux Annamites surpris par une patrouille, en flagrant délit de pillage. Ces exemples sont d'un effet salutaire et font renaître la confiance chez les habitants paisibles. Ce qui tendrait à le prouver, c'est que deux incrusteurs sont revenus habiter leur maison, et se sont remis à limer la nacre, persuadés que les mauvais jours étaient passés. 7 juin. — Les chaloupes Kiang-nam et Wam-poo arrivent avec une nouvelle com¬ pagnie d'infanterie, et l'ordre nous est donné de renvoyer à Haïphong la compagnie de débarquement du Kersaint. Le retour des autres n'est plus qu'une question de jours. Que vais-je devenir quand la compagnie de débarquement du Villars va me filer dans les doigts? Je rappelle au commandant Morel-Beaulieu la promesse du commandement de la Massue que m'avait faite le commandant Bivière, quelques jours avant sa mort. J'apprends qu'on va en disposer en faveur d'un lieutenant de vaisseau qui vient d'arriver dans la colonie! Après tout, on fera de moi ce que l'on voudra. La Fanfare et la Carabine ont remonté le fleuve, pour s'enquérir de radeaux incendiaires et de brûlots qu'on se dispo¬ serait à lancer sur nos canonnières. De brûlots point. Quant aux radeaux, les hommes qui les montaient, interrogés sur les agissements des troupes de Son-tay, se renferment dans celte réponse d'une simplicité déconcertante : « Vivant sur l'eau, comment voulez-vous que nous sachions ce qui se passe à terre? » Ils paraissent d'ailleurs inof¬ fensifs comme leurs radeaux, et on les laisse librement passer. 10 juin. — Le général Bouët, nommé commandant supérieur des troupes de toutes armes, est parti d'Haïphong et remonte à Hanoï en passant par Nam-Dinh. A une heure, j'accompagne à bord duRuri-Maru, qui va les reconduire à Iiaïpbong, les compagnies de débarquement du Villars, de la Victorieuse et du Kersaint. Aucune décision n'est prise à mon sujet. Je laisse donc s'éloigner, non sans regret, ma compa¬ gnie du Villars, celle de la Victorieuse, en un mot, mes braves compagnons de combat et de misère, après avoir serré chaleureusement la main de MM. Le Pelletier des Ravinières, Touretle et Convert. Puis, officier sans troupe, marin sans navire, me voilà retombé entre deux selles. Cette situation d'attente a quelque chose de pénible; et je ne puis me défendre de quelques réflexions qui empruntent aux circonstances un caractère de tristesse contre lequel j'ai peine à réagir, aujourd'hui que je me sens seul, débarqué sans fonctions définies, et pour ainsi dire en dehors de mon élément. Cette inactivité me pèse, dans l'ignorance où je suis de la direction vers laquelle va s'aiguiller ma destinée. Vais-je réembarquer en rivière ? Vais-je réembarquer sur un bâtiment de mer, dans la Division navale des mers de Chine; ou bien vais-je poursuivre la campagne à terre, sur cette terre qui est nôtre et à jamais française, depuis qu'elle est imprégnée du sang français que mes yeux ont vu couler, à Gau-giaï, il n'y a pas encore un mois ? 33 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 151 IMPÔTS DE GUERRE. — PREMIÈRES MESURES PRISES PAR LE GÉNÉRAL. — SOYONS DISCRETS. — RECONNAISSANCES FLUVIALES ET COMBAT NAVAL. — A NAM-DINH, BOMBARDEMENT POUR RIRE. — BRIGANDAGE EN VILLE. — RECON¬ NAISSANCE DANS LE SUD D'HANOÏ. —INSOLATIONS, MORT DU SOUS-LIEUTENANT DE JAUVELLE.— NOUVEAUX RENFORTS. — LES DRAPEAUX-JAUNES. — UNIFORME EXTRA-LÉGER ET PRATIQUE. — SORTIE HEUREUSE A NAM-DINH. — RECONNAISSANCE DE LA « CARABINE », HORRIBLE BLESSURE. — ARRIVÉE DE M. HARMAND.— SA PROCLAMATION. — POUVOIRS RÉCIPROQUES.— MORT DE TU-DUC. — ARRIVÉE DE CHEVAUX CHINOIS. — PRÉPARATIFS DE SORTIE. // juin. — Mon congé n'aura pas été de longue durée. Le chef de bataillon Chevalier, auquel le commandant Morel-Beaulieu a remis le commandement par intérim me fait appeler et me demande, de la part du général Bouët, si je veux bien être son aide de camp. J'accepte avee enthousiasme. Paysan marcihand de légumes. 11 juin. — Ainsi donc, me voilà nommé aide de camp du général Bouët, et j'apprends en même temps qu'il a été question de m'envoyer comme officier en second à bord du Drac, ou bien encore de me maintenir dans le corps expéditionnaire, comme comman¬ dant des canons de 65 millimètres de la Division de Chine, lesquels eussent continué à être servis par des marins. Pour de l'imprévu, voilà de l'imprévu. La cour martiale vient encore de condamner à mort, cinq Annamites pris les armes à la main, en flagrant délit de pillage. Ils sont immédiatement fusillés. Nous venons d'organiser un poste de police indigène qui sous le rapport de la sécurité des habitants peut nous rendre de grands services. Il est composé de 50 hommes. La douane est 152 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XV occupée militairement, ce qui va permettre la reprise des transactions commerciales. En même temps que s'affirme notre intention de nous maintenir dans le pays, les mandarins, inquiets de l'avenir, se hâtent de pressurer les populations, de les saigner à blanc avant que nous ayons pris en main l'administration. Une proclamation du Tong-doc exige le paiement immédiat de deux années d'impôt. Les gens riches devront donner le cinquième de ce qu'ils possèdent. Ceux qui s'y refuseront auront leurs biens confisqués, on se saisira de leur personne, et on les mettra en prison à Son-tay. Les sous-préfectures sont imposées de 20 barres d'argent sur le pied de 123 ligatures par barre, alors qu'elle en coûte 150. L'agio, cela va sans dire, rentre dans les petits bénéfices du Tong-doc. Nous apprenons qu'hier, 17 barques venant du haut fleuve, sont descendues à Son-tay, où elles ont débarqué 4 gros canons et 500 soldats chinois, envoyés par le vice-roi du Yunnan. Profitant de l'arrivée de ces renforts, les Drapeaux-Noirs ont installé 300 hommes dans un poste fortifié sur la rive droite du fleuve Rouge, au point où déjà le Léopard et la Carabine avaient été obligés de tirer du canon. Le général Bouët s'est arrêté pendant quelques jours à Haïphong pour y faire élever trois blockhaus, dont deux sur la rive droite (côté de la ville) et un sur la rive gauche. La concession française, mise en état de défense, peut être complètement entourée d'eau au moyen d'un fossé rectangulaire communiquant avec le Cua-cam. Le commandant Morel-Beaulieu, nommé gouverneur d'Iiaïphong, laisse le commandement d'Hanoï au chef de bataillon Chevalier. L'état de guerre existe pour Haïphong, Nam-dinh et Hanoï. On devra créer des conseils de guerre permanents-dans ces trois places, avec conseil de revision permanent à Hanoï. i6 juin. — Le général arrive et je prends aussitôt mon service d'aide de camp, qui n'est pas une sinécure. Le chef d'état-major est le chef de bataillon Coronnat, breveté de l'École de guerre, officier intelligent et énergique. En attendant l'arrivée de renforts sérieux, le général va transformer Hanoï en un camp retranché, au moyen d'ouvrages en terre et de blockhaus, reliés à la citadelle. De plus, nous prendrons position sur la rive gauche, à l'aboutissement de la route de Bac-ninh, en face de la douane, en profitant de la digue pour y élever un ouvrage qui sera notre tête de pont, et mettra fin aux velléités de bombardement que l'ennemi aurait pu conserver. Le général, est presque un marin en ce sens qu'il est allié à la famille des Bouët-Willaumez qui nous a donné un amiral : et, que son neveu, le lieutenant de vaisseau Bouët1, doit arriver prochainement dans les mers de Chine, comme officier en second de la Vipère. Il me fait l'accueil le plus bienveillant et me dit en quelques mots en quoi consisteront mes fonctions. Je serai chargé de l'organisation de la partie maritime des expéditions et de la rédaction des instructions aux capitaines des canonnières ; en un mot, je serai son intermédiaire auprès de la flottille, qu'il compte utiliser d'une manière très active dans ce pays sillonné de rivières et d'arroyos. La qualité à laquelle il tient le plus est la discrélion afin d'assurer le secret des opérations. Je suis moi-même trop pénétré de l'importance qui s'y attache, par suite du peu d'expérience que je possède, pour ne pas entrer, sans réserve, dans les vues du général. J'ai pour camarades, à l'état-major général, le capi¬ taine d'infanterie de marine Lebas, auquel se joindront, plus tard, les capitaines d'ar¬ tillerie de marine, Humbert et Régis. d. Le lieutenant de vaisseau Boùet devait être tué d'une balle, dans la rivière Min. s:*;? ÈÊSÊmiÊSmk lÈÊamm. 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 155 Le général, en arrivant à Hanoï, publie l'ordre du jour suivant : « Le général commandant supérieur du Tonkin. « Officiers, sous-officiers, soldats et marins du corps expéditionna ire, . « Un télégramme officiel adressé au gouverneur de la Cochinchine, à la date du 27 mai, a annoncé que les Chambres avaient voté à l'unanimité les crédits relatifs au Tonkin et que la France saurait venger ses glorieux enfants. « Un télégramme du lendemain me nommait au commandement supérieur du Tonkin. Me voici au milieu de vous, prêt à vous conduire partout où l'exigera la patrio¬ tique mission qui nous est confiée par le Président de la République. « Votre passé m'est garant de votre discipline et de votre bravoure. « Les nouveaux chefs qui viennent d'être mis à votre tête vous sont connus, vous les suivrez avec dévouement et constance, et pas un revers ne viendra ternir la répu¬ tation de nos armes. « Le pillage déshonore les armées ; continuez donc à respecter la propriété, la religion et les populations paisibles du pays. « Habitants du Tonkin, « Le traité du 15 mars 1874 impose à la France l'obligation de fournir les forces nécessaires pour assurer la paix et la tranquillité du pays. « Des bandes de brigands sans aveu, sans nationalité, et ne vivant que de pillages et d'exactions, troublent depuis longtemps votre tranquillité, et vous empêchent de retirer de ce beau pays toutes les richesses dont la nature l'a comblé. « Les autorités annamites s'étaient engagées à maintenir l'ordre et à protéger le commerce par le fleuve Rouge. Tant que la France a pu espérer que les autorités rem¬ pliraient cette obligation, elle s'est tenue à l'écart pour bien montrer le caractère paci¬ fique de ses desseins. « Aujourd'hui elle ne peut plus s'abstenir : ses nationaux sont menacés, ses soldats sont assassinés dans des guets-apens dressés par les brigands étrangers qui ont pénétré sur votre sol. C'est contre eux que la campagne s'ouvre aujourd'hui. Elle ne prendra fin que lorsqu'ils auront regagné les montagnes d'où ils étaient descendus pour vous piller. Ceux qui seront pris seront pendus; leurs corps seront laissés aux corbeaux. « Des troupes nombreuses sont arrivées; d'autres sont en route et vont bientôt être au milieu de vous; aidez-les en leur fournissant vos ressources et en guidant leurs marches; vous en serez largement dédommagés. « Le drapeau de la France est le symbole de la justice, de l'humanité, de la liberté. « Venez sous son ombre chercher la protection et la paix qui vous manquent depuis si longtemps. Un grand peuple vous tend sa main loyale, répondez à son appel et des destinées nouvelles et heureuses s'ouvriront désormais pour vous. « Hanoï, 17 juin 1883. « Le général de brigade, commandant supérieur au Tonkin, « Signé : Bouèt. « Par ordre : le chef d'Etat-major, P. Coronnat. » Comme il l'avait annoncé dans cette proclamation, au lieu de fusiller les brigands arrêtés en flagrant délit de pillage, le général les fait pendre à un grand banian voisin <56 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XV de la citadelle. Nul doute que les pendaisons ne produisent, sur la tourbe des malan¬ drins qui pullulent ici, un effet salutaire. Le 20, la Fanfare et Y Eclair, nouvelle canonnière monoroue, commandée par le lieutenant de vaisseau Thesmar, remontent le fleuve Rouge jusqu'au confluent du Day, et livrent un combat naval à 4 jonques de guerre. L'une d'elles coule sur place elles trois autres réussissent à s'échapper avec des avaries graves et le feu à bord. Le manque de fond, dans le Day, empêche de les poursuivre. En descendant le fleuve Rouge, les canonnières ont eu à essuyer un feu de mousqueterie, assez nourri, des Dra¬ peaux-Noirs embusqués sur la rive droite sur une longueur d'un mille. Grâce aux pré¬ cautions prises, nous n'avons aucun blessé, mais les bateaux sont criblés de balles. La Fanfare en compte 50 sur sa coque, et sa cheminée a été percée en plusieurs endroits. Préoccupé de mettre à l'abri les équipages et les passagers de nos canonnières contre de telles embuscades, qui pourraient être très meurtrières dans les arroyos étroits, le général commande aussitôt à Hongkong des tôles en acier, avec lesquelles nous ins¬ tallerons des pavois mobiles, percés de meurtrières, qu'il sera facile de fixer aux bas¬ tingages. Le génie pousse avec activité les travaux de terrassement de deux redoutes, en terre, et d'un retranchement continu réunissant la Sapèquerie au camp des lettrés, et flanquant le sud de la ville. En outre, on relie le nord de la citadelle au fleuve. Nous avons des coolies en aussi grand nombre que nous pouvons le désirer. La confiance renaît, et, symptôme significatif, la rue des incrusteurs, complètement repeuplée, a repris son aspect d'autrefois. Du côté de Nam-dinh on est encore sur le qui-vive. Ces jours-ci, un soldat s'étant esquivé de la citadelle, sans armes, en profitant de l'absence momentanée de son caporal, a été lardé de coups de lance, en plein jour. Sa tête a été enlevée par les Annamites et l'on n'a retrouvé que son cadavre décapité. A Hanoï même, un fait de piraterie, accompli au milieu même de la ville, dans la soirée du li juillet, dénote, de la part des soldats annamites qui l'ont accompli, une réelle audace. Baokim, riche Annamite rallié à notre cause et nommé par nous chef de canton, étant logé chez un brodeur de ses amis, a vu la maison de ce dernier envahie, puis incendiée et pillée. Son hôte a été percé de trois coups de lance, pendant que lui s'enfuyait du côté du lac, où il se jetait à l'eau en déchargeant les six coups de son revolver. Au petit jour, une patrouille, envoyée sur les lieux, ne put que constater la véracité du récit de Baokim; et, comme nous apprenions par les renseignements obtenus que le coup avait été fait par les troupes annamites campées dans le sud de la ville, le général décida d'opérer, dans cette direction, une reconnaissance. A 6 heures du matin, 4 compagnies, avec une section d'artillerie, sous le commandement du capi¬ taine Beauquesne et du capitaine d'artillerie Régis, se dirigent du côté de la porte de Hué, opèrent un mouvement tournant adroitement dissimulé à la faveur d'une digue pour envelopper l'ennemi. Celui-ci, trompé par le petit nombre des Français qu'il aperçoit devant lui, s'avance bravement. Le lieutenant Ganeval les laisse approcher jusqu'à 200 mètres et les foudroie par un feu meurtrier. Nos tirailleurs exécutent alors au pas gymnastique le mouvement enveloppant et achèvent la déroute des Annamites qui laissent un grand nombre de cadavres sur le terrain. Mais ce succès devait nous coûter bien cher. La troupe, obligée de passer toute la journée sans abri, par une chaleur lorride, sous un soleil brûlant, doit payer un lourd tribut au climat. Plusieurs soldats tombent frappés d'insolation. Le médecin attaché à la colonne leur prod vue les 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 157 soins les plus énergiques usités en pareille circonstance. Après les avoir complètement déshabillés, on les frappe avec des serviettes mouillées, puis on leur applique derrière les oreilles des sangsues trouvées par bonheur dans un marais. La plupart reviennent à eux et on les renvoie à Hanoï, où tous guérissent, sauf mon ordonnance, le brave soldat Leduc, qui mourut dans la nuit. Au moment où la reconnaissance reprenait le chemin de la ville, le capitaine Beauquesne et le sous-lieutenant Lemercier de Jau- velle, qui avaient, depuis le matin, montré l'exemple et payé de leur personne, tombent à leur tour et perdent connaissance. Le capitaine Beauquesne reprend ses sens et Le lieutenant Ganeval les laisse approcher jusqu'à 200 mètres... (Page i56.) rentre à la Concession sur le cheval de Régis, la tête enveloppée de linges mouillés. Quant à Lemercier de Jauvelle, les soins qui lui sont prodigués pour le ranimer demeurent impuissants et il rend le dernier soupir, sur le terrain, victime du devoir, enlevé à son pays et aux siens, à la fleur de l'âge, au moment où s'ouvrait devant lui le plus bel avenir. % juillet. — Depuis le commencement du mois, les renforts amenés par le Mytlio et Y Annamite arrivent à Hanoï, par fractions successives, et sont casernés, soit dans la citadelle, soit dans les bâtiments demeurés libres, du gouvernement annamite. La gar¬ nison s'élève à près de 2,000 Français, auxquels s'ajoutent 3 compagnies de Linh-taps et 200 Drapeaux-Jaunes indigènes chinois, sous le commandant du pilote Georges, 188 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XV sujet grec, ayant servi clans la marine anglaise, etayant fait partie de l'expédition Dupuis en 1873. Il a sous ses ordres un Chinois nommé Li-liak dans la maison duquel nous avions perquisitionné jadis et trouvé des armes. Envoyé à Saïgon à la disposition du gouverneur, il a fait à ce dernier des offres de service qui ont été accueillies, et il nous revient jurant de couper la tête de Lu-vinh-phuoc, son ancien allié devenu son ennemi mortel à la suite d'on ne sait quelle affaire. 11 ne faut pas trop s'y fier, mais jusqu'à pré¬ sent, il paraît disposé à marcher résolument à nos côtés, avec le corps auxiliaire qu'il est en train de recruter et d'exercer au maniement du fusil Gras. Le pilote Georges et lui étaient de bons amis du temps de Francis Garnier, ce qui nous donne quelque con¬ fiance. Nous avons, en plus des troupes ci-dessus : trois batteries de 4 de montagne, 10 canons de 12 centimètres et 6 canons de 4 de campagne. Les pièces de 12 centi¬ mètres armeront les redoutes dont on pousse toujours activement la construction avec des coolies annamites sous la direction de l'artillerie et du génie. Bien que nous soyons en force pour déloger l'ennemi de toutes les positions qu'il occupe dans le voisinage immédiat d'Hanoï, le général se rend bien compte que le soleil, dans cette saison, ferait dans nos rangs plus de victimes que les balles cninoises, comme la reconnais¬ sance du 12 ne l'a que trop prouvé. Pendant que les travaux du camp retranché s'achè¬ vent, il juge plus sage de mettre le temps à profit pour multiplier les renseignements militaires sur les Drapeaux-Noirs, sur Son-tay et sur Bac-ninh et préparer la prise de ces deux places. D'ailleurs notre artillerie nous est arrivée sans chevaux, et, comme nous ne pouvons en trouver dans le pays, une commande a été faite en Chine, et nous sommes obligés de les attendre, car on ne peut songer, en plein été tonkinois, à atteler des hommes aux pièces. Entre temps, les canonnières opèrent de fréquentes reconnais¬ sances, principalement en remontant le fleuve Rouge, dans la direction de Son-tay. Ce sont les seules possibles. Nous accumulons un stock de vivres et de munitions qui est déjà considérable, et l'état sanitaire se maintient excellent, grâce au repos donné aux soldats, au milieu du jour, selon les règlements en vigueur dans les pays tropicaux. Le général a l'intention d'attendre la fin des grandes chaleurs pour faire colonne; mais, pour être prêt à toute éventualité, il se préoccupe de modifier l'uniforme des soldats, pour le rendre plus léger et plus approprié au climat. La vareuse de laine, absolument étouffante, est remplacée, en tenue de jour, par une blouse en coton annamite, de cou¬ leur cachou portée sur la peau, sans chemise. Un pantalon de même étoffe et de même nuance complète l'uniforme simple et commode, qui se confond avec la couleur géné¬ ralement brune du terrain. Les gradés appliquent sur leurs manches des galons mobiles. Enfin, comme le casque blanc, sous les rayons du soleil, est un point de mire, en pleine campagne, visible à plus de 1,500 mètres, on le recouvre d'une coiffe noire. Ainsi accoutrés, nos braves marsouins ne sont pas précisément coquets, ils ont même un faux air de croque-morts ; mais comme il ne s'agit pas pour eux de faire des conquêtes, ils sont enchantés de ce nouvel uniforme qui leur permet de supporter allègrement la chaleur et la fatigue. Les officiers ont une tenue de campagne identique, si ce n'est que l'étoffe enestplus riche; leveston et la coiffe du casque sont en soienoireavec des galons desoiejaune,carla passementerie militaire n'a pas encore fait sonapparition sur le mar¬ ché. Pour le pantalon, nous avons adopté la mode des congaïes annamites, c'est-à-dire un satin noir d'une souplesse et d'une légèreté telles qu'on ne le sent pas. C'est à se demander si l'on est passé dans le corps des sans-culottes. Commetenue de service, à Hanoï, le géné¬ ral nous fait prendre la tenue en blanc, avec insignes et boutons métalliques mobiles, le 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 159 veston à col droit fermé dispensant de faux-col et de chemise, celle-ci étant remplacée par un tricot en coton à mailles. C'est la tenue adoptée depuis de longues années déjà par l'armée anglaise des Indes et qui a fini chez nous par triompher de la routine, au grand avantage de l'hygiène et de la commodité des troupes. Les travaux du camp retranché d'Hanoï s'avancent. Tous les jours j'accompagne le général et le chef d'élat-major dans une tournée d'inspection. Les environs immédiats sont devenus assez sûrs pour que nous puissions faire cette promenade à cheval sans autre escorte que deux ordonnances. Je monte, soit mon poney annamite que j'ai baptisé du nom d'Éclair et que sa taille exiguë oblige à prendre le galop, toutes les fois que les chevaux de France amenés par le général et le commandant Coronnat allongent un peu le trot; parfois aussi j'emprunte à l'écurie du général un excellent cheval de Manille, qui a les jambes un peu plus longues et trotte l'amble dans la perfection. A défaut de bottes d'ordonnance, je mets mes bottes d'Islande, qui me montent en entonnoir au-dessus du genou et donnent à cette partie de ma tenue une certaine analogie avec celle des mousquetaires. Au lieu du chapeau à plumes, je me contente du casque avec bandeau bleu orné de trois galons en soie jaune. C'est moins décoratif mais plus pratique pour combattre les insolations. Je m'embarque le 29 à bord de la Carabine, pour prendre part à une reconnaissance sur le fleuve Rouge, dans la direction de Son-tay. Arrivés à la hauteur de la pagode des Quatre-Colonnes, à 8 milles en amont d'Hanoï, plusieurs drapeaux noirs se dressent sur une pointe saillante de la rive droite en arrière d'un léger rideau de bambous, dissimulant une batterie dont les boulets nous encadrent par l'avant et par l'arrière avec une précision qui nous surprend. Nous ne voyons même pas la fumée des coups de canon qui nous sont destinés. Continuant à remonter le courant, nous sortons bientôt de ce mauvais pas, et prenons nos dispositions pour riposter, à la descente, avec le canon de 14 centimètres pointé dans l'axe avant, et le petit canon de 4 en bronze qui arme l'arrière. Dans une embardée, nous envoyons l'obus de 14 centimètres dans la direction de la batterie, sans effet visible, puis, le commandant Bauer et moi nous passons à l'arrière pour donner des indications de pointage à la petite pièce. Le chef de pièce, incliné sur la ligne de mire, rectifie le pointage et se dispose à raidir le cordon tire-feu pour envoyer le coup, quand un boulet nous arrive, enlevant un bras au servant de gauche et fracassant l'épaule du pointeur! On procède aussitôt au pansement des blessés dans la chambre basse transformée en ambulance. Le chef de pièce a la peau enlevée, et la chair à nu sur la moitié du dos ; mais cette affreuse blessure qui a l'aspect d'une préparation anatomique ne met pas sa vie en danger. Il en guérira à l'hôpital d'Hanoï, de même que son servant, qui devra subir l'opération de la désarticu¬ lation de l'épaule. Nous ne pouvons nous expliquer la précision du tir des Drapeaux- Noirs avec les pièces très médiocres dont ils se servent, que par des tirs répérés à l'avance grâce à de fréquents exercices. II faut convenir, en outre, de l'ingéniosité avec laquelle ils ont su masquer leur batterie, au point de la rendre invisible. Le 3 août, arrivée de M. Harmand, nommé Commissaire général civil du Tonkin, qui aura la haute main sur les affaires tant militaires que civiles. M. Harmand, ancien compagnon d'armes de Francis Garnier, était autrefois médecin de 2" classe de la marine. On a jugé utile de lui faire quitter le poste de ministre de France à Bang-kok, qu'il occupait avec distinction, pour venir prendre le gouvernement d'un pays qui est s 160 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XV en état de guerre, et qui, après tout, est à conquérir. Cela nous semble un peu prématuré. Dès son arrivée, M. Harmand lance la proclamation suivante : « Aux hommes du peuple, marchands, lettrés et mandarins du Tonkin. « Ha, représentant du Royaume de France, envoyé plénipotentiaire, etc.... « La France est un grand et puissant Royaume dont le nom est craint et respecté dans le monde entier. Ayant la force incontestable, il lui est permis, sans compromettre sa gloire, sans mentir à son génie, de se montrer patiente et généreuse. « C'est pour ces raisons qu'elle a employé, vis-à-vis de l'Annam, tous les moyens de conciliation et qu'elle a supporté bien des choses. Mais, tout a une limite, et le temps de la patience est aujourd'hui passé. La France est décidée à montrer, ici comme ailleurs, que les traités conclus avec elle sont une chose sérieuse, et que, de même qu'elle les respecte, elle entend qu'ils soient respectés. « Votre pays est ravagé depuis longtemps par des bandes de brigands et de scélé¬ rats qui sont la honte de toutes les nations, qu'aucun peuple ne pourrait reconnaître comme les siens. « Ceux-là, nous allons les chasser et vous en débarrasser, en leur faisant payer chèrement le prix de leurs crimes. « Nous allons rétablir chez vous la paix qui enfante la richesse, et veiller à ce qu'elle ne soit plus troublée. Nous voulons que chacun puisse jouir tranquillement des fruits de son travail. « Notre intention, toutefois, n'est pas de conquérir votre pays. La France veut seulement que les mandarins qui vous gouvernent soient tous des hommes justes et intègres. « N'ayez aucune crainte pour le respect de vos lois, de vos coutumes et de vos reli¬ gions. La justice sera la même pour tous. « Ayez confiance en nous. La France ne vous abandonnera plus, et vous verrez bientôt le Tonkin retrouver son ancienne prospérité. « Respectez ceci. Signé : « ITa. » Certes, cette proclamation eût été de nature à nous rallier les Annamites, si la per¬ suasion avait été capable d'agir sur eux; mais M. Harmand savait lui-même, par expé¬ rience, qu'il n'y a qu'un moyen de gagner les Asiatiques, c'est de les soumettre par la force. Aussi, rien ne fut-il changé à la situation. Sans mettre en cause la personnalité du Commissaire général, peut-être assumait-il ' une responsabilité un peu lourde en acceptant de voir placer le général sous son auto¬ rité immédiate. Les instructions de ce dernier portaient en effet : « Il est, du reste, bien entendu, que tous vos rapports et ceux qui vous seront adressés par M. le commandant de la flottille devront être remis par vous à M. le commissaire général civil, à qui revient la correspondance directe avec le département. » Quoi qu'il en soit, nous allions entrer dans la période active des opérations. L'amiral Courbet, nommé commandant de la division navale du Tonkin, récemment arrivé sur le Bayard, avait sous ses ordres le cuirassé de croisière YAtalante, les croi¬ seurs le Chateaurenault et YHamelin, les avisos le Kersaint et le Parseval, le transport 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONK1N 161 leDrac et les canonnières le Lynx et la Vipère. Il avait pour mission de « surveiller acti¬ vement les côtes de l'Annam et du golfe du Tonkin, jusqu'au détroit d'Haïnan, y com¬ pris la côte ouest de cette île, et de garantir le corps d'occupation de tout danger pou¬ vant venir de l'extérieur. » En même temps, l'amiral Meyer retournait dans les mers de Chine avec les 4 bâtiments dont il disposait, et auxquels devaient bientôt s'adjoindre le cuirassé de croisière la Triomphante et le croiseur le Toi/rville. Les deux amiraux pouvaient se réquisitionner mutuellement après avis préalable du ministre de la Marine, consulté par le télégraphe. Enfin, l'amiral Courbet, à moins d'empêchement dont il devrait faire juge le département, devait obtempérer aux demandes de concours à lui adressées, soit par le Commissaire général civil, soit par le gouverneur de la Cochinchine, lequel conservait sous ses ordres directs un aviso à roues et trois chaloupes canonnières. Le Commissaire général civil a pour mission de donner une direction commune h nos efforts, et de coordonner ceux-ci sur terre et sur mer, pour faire triompher la poli¬ tique d'action qui va être inaugurée. Il décide qu'il faut frapper notre ennemi à la tête en faisant entendre le canon aux portes de la capitale, et en imposant nos volontés aux grands mandarins de la cour de Hué, dont l'hostilité ne fait que s'accroître depuis la mort de Tu-duc, survenue le 16 juillet. Cet événement, qui date de vingt-cinq jours, est encore ignoré des Annamites. Il importe en tous cas que nous intervenions pour empêcher le prince Hoang de monter sur le trône. Le 7 août, nous expédions à Haïphong, pour être dirigés sur Thuan-an, aux ordres de l'amiral Courbet, 4 canons de 4 de montagne et 50 artilleurs, sous le commandement du capitaine d'artillerie Bourayne. Par ailleurs, nous apprenons que la garnison de Son-tay s'est renforcée ces jours-ci de plusieurs centaines de soldats chinois réguliers. Le grand mandarin qui les accompagne a apporté avec lui une cage destinée à Lu-vinh-phuoc, dans le cas où il ne réussirait pas à nous battre. 38 chevaux chinois nous arrivent enfin. Quelques-uns ont malheureusement la morve. On les abat. Ce sont des bêtes décharnées, vicieuses, qu'il faut atteler aux pièces, habituer au tir du canon, en un mot, transformer en che¬ vaux de guerre le plus vite possible, car, malgré les ardeurs de la canicule tonkinoise, nous n'allons pas tarder à aller de l'avant, afin de frapper un grand coup, à la fois sur terre et sur mer. Le secret continue à être gardé sur les projets du commandement, mais, néan¬ moins, tout le monde comprend qu'une sortie est imminente. Le service administratif enrôle des coolies annamites pour porter les bagages, les vivres et les munitions. Des marches d'entraînement ont lieu chaque jour sur les routes de Hué et des mandarins libres de Drapeaux-Noirs. Des reconnaissances ont été poussées, en même temps, dans le Nord et dans l'Ouest par le pilote Georges Wlavianos, qui a su discipliner et exercer 450 Chinois Drapeaux-Jaunes. Nos troupes européennes supportent allègrement la chaleur, grâce à la tenue nou¬ velle qui est un véritable bienfait et sans laquelle nous aurions à enregistrer de nom¬ breux cas d'insolation. De jour en jour, on voit les soldats gagner en endurance, et leur visage se bronzer au soleil. si 162 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XVI Aucun engagement n'a eu lieu; mais ces reconnaissances nous ont permis d'avoir quelques renseignements sur les positions des Drapeaux-Noirs, qui viennent compléter ceux que nous tenions déjà des missionnaires et des espions annamites à notre solde. Les ouvriers d'artillerie mettent la dernière main aux harnachements destinés aux chevaux chinois. Quant à ceux qui ont entrepris le dressage de ces animaux rétifs à l'Européen et quasi-sauvages, ils n'ont obtenu jusqu'ici que des résultats négatifs. Mon-kay. XVI COMBATS DU 15 AOUT 1883. — LA COLONNE DE DROITE ENLÈVE TROIS BARRICADES, PUIS COUCHE DANS LA RIZIÈRE. LA COLONNE DU CENTRE OCCUPE NOÏ. — COMBAT ACHARNÉ DE LA COLONNE DE GAUCHE QUI SE REPLIE SUR HANOÏ. — PLUIE TORRENTIELLE. — PAS D'ABRI. — INONDATION. — RUPTURE DE LA DIGUE. — SAUVETAGE DE NUIT. — DISCIPLINE ET ENDURANCE DE L'iNFANTERIE DE MARINE. Les renseignements que nous possédons sur l'ennemi se résument à ceci : sa ligne avancée va, depuis le Pont-de-Papier jusqu'au fleuve Rouge, à la pagode des Quatre- Colonnes, en passant par Yen-saï. Sa dernière ligne, perpendiculaire à la route de Son-tay, va du Phu-hoaï à Noï et à Hong, s'appuyant également sur le fleuve Rouge. L'ennemi a établi des réduits en Dois 33 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 1G3 très épais, et des batteries casematées, enfilant le fleuve, entre la pagode des Quatre- Colonnes et Hong. Au delà de ces deux lignes se trouve un arroyo appelé Nhuê-giang, profond de 2 mètres et large de 10 à 12 mètres, formant un vaste demi-cercle de trois kilo¬ mètres de diamètre. Les villages en arrière de cet arroyo ont été mis en état de défense. Les ponts qui y accèdent ont été en partie coupés de manière à intercepter la communication en retirant les bambous jetés sur les coupures. Cette position est le réduit central de l'ennemi. Le quartier général de Lu-vinh-phuoc est à Kaiem-tri, et celui du prince Hoang, un peu plus au nord à Tay-tan. Les lignes de retraite de l'ennemi sont vers le Day, par la route de Son-tay et par l'ancienne route qui court à l'ouest de celle-ci. Le but de la reconnaissance offensive qui va être faite consiste à enlever successi¬ vement les lignes de défense, en faisant converger sur elles trois colonnes de 430 à 500 hommes chacune, avec 14 canons de 4 attelés, puis à rejeter l'ennemi sur le Day dans lequel les canonnières pénétreront au moment voulu, pour leur couper la retraite. — Voulez-vous opérer avec nous, me demanda le général ; ou bien, préférerez-vous représenter l'état-major général sur la flottille, et dans ce cas, embarquer sur une canonnière ? — C'est à terre, mon général, lui répondis-je, que j'ai pris part à l'affaire du 19 mai où nous avons été si bien écharpés, c'est donc sur terre que je voudrais voir de près, encore une fois, les Drapeaux-Noirs pour leur rendre la pareille. -— Parfait. Vous ferez donc partie de la colonne Bichot, qui suivra la digue du bord du fleuve Rouge, et vous assurerez ses communications avec la flottille, confor¬ mément aux instructions que vous savez. Dans l'ensemble des colonnes comprenant 1,900 hommes d'infanterie, 140 canon- niers, et 90 soldats détachés au génie, dont 50 auxiliaires annamites, les dispositions suivantes sont prises : les soldats comme les officiers sont vêtus de la veste et du pantalon de coton ou soie noire sans chemise ni caleçon. Coiffe noire sur le casque. Nous sommes au 15 août, et la chaleur est suffocante. Les sacs, vivres et munitions de réserve seront portés par des coolies annamites, soit, pour une colonne, 30,000 car¬ touches et deux jours de vivres. Les pièces sont approvisionnées à 40 coups et le soldat porte sur lui 120 cartouches et deux jours de vivres de réserve. Le point initial de la colonne de droite, celle qui va suivre le fleuve, et dont je fais partie, est fixé à 3 h. 30 du matin, le 15 août au blockhaus de la porte Nord. L'obscurité est profonde et il pleut à torrents. L'avant garde se met en marche à 3 h. 43. Nous contournons le grand lac et passons entre lui et le fleuve Rouge. L'état-major se compose du colonel d'infanterie de marine Bichot, commandant la colonne, à la personne duquel je suis attaché, du chef de bataillon Roux, commandant d'infanterie, du capitaine adjudant-major Bouchet. Les troupes comprennent : une compagnie de tirailleurs annamites, trois compa¬ gnies d'infanterie de marine, deux sections d'artillerie attelées, et une section du génie. Nous sommes appuyés sur la droite par la flottille commandée par le capitaine de frégate Morel-Beaulieu, dont le guidon est sur le Pluvier, lequel est suivi du Léopard, de la Fanfare, de la Trombe, de Y Eclair et du Mousqueton. Le fleuve Rouge est dans une 164 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XVI période de crue. Le courant atteint 5 à 6 nœuds et les canonnières le remontent péniblement sans nous dépasser. L'une des sections d'artillerie est attelée avec des chevaux annamites, qui sont dociles et font preuve de bonne volonté. Ce sont des chevaux tartares qui traînent l'autre. Les canonniers ont toutes les peines du monde à les faire avancer à travers les fondrières d'argile détrempée et glissante dans laquelle les roues des affûts et les pieds des chevaux s'enfoncent profondément. Tout cela fait que de temps en temps l'infanterie est obligée de s'arrêter pour se laisser rejoindre. Les villages que nous traversons sont déserts. A peine y voit-on une vieille baïa qui nous regarde passer d'un œil mélan¬ colique. A 7 h. 15, aux: approches du village de Trem, nous nous heurtons à une barricade à cheval sur la digue. Nous sommes à 12 kilomètres d'Hanoï. En abordant l'ennemi de front nous avons en quelques instants deux tirailleurs annamites blessés et leur sergent, un Français, tué raide. Cette barricade est établie à un tournant de la digue, au ras du sol, et l'avant-garde est tombée dessus, pour ainsi dire sans la voir, car le chemin est bordé de chaque côté d'une haie de bambous qui masque la vue et empêche les canonnières de nous aider de leur feu. Le colonel envoie des tirailleurs sur la gauche, en contre-bas de la digue. Munis de coupe-coupes, ils se fraient un chemin à travers les clôtures et arrivent au bout de quelques minutes à déborder l'ennemi qui, voyant sa ligne de retraite menacée, évacue la barricade. Nous en prenons possession. Cet ouvrage consiste en une fosse de 2 mètres de profondeur, garnie de banquettes et entourée, sur trois faces, de piquets pointus et d'abatis. La quatrième face, du côté opposé au fleuve, reste en partie ouverte et permet aux défenseurs de se replier par un petit sentier bordé de bambous. C'est à la fois très simple, très ingénieux et très fort. Bientôt après, en arrivant à un nouveau coude de la digue nous nous trouvons en face d'une deuxième barricade. Les tirailleurs sont envoyés de nouveau sur la gauche, pour la tourner; mais cette fois l'ennemi tient bon. Nous n'en venons à bout qu'en la tournant en même temps sur la droite, avec la 25e compagnie, capitaine Drouin. Le génie s'occupe de la détruire comme la première en comblant la fosse, afin de permettre à l'artillerie de nous suivre. Puis, vient le tour d'une troisième barricade que la 26" compagnie, capitaine Taccoën, enlève d'assaut, en la prenant par la gauche. En essayant de tourner une quatrième barricade, le mouvement tournant est arrêté par des obstacles infranchissables, et des tranchées occupées par l'ennemi. Une attaque de front, en cheminant au travers de cases en bambou qui bordent la route, est également repoussée. Toute la colonne se couche sur le revers de la digue. Le colonel Bichot, monté sur son grand cheval noir, toujours maître de lui-même, toujours précis dans ses ordres, est entouré d'une grêle de balles qui enfilent le chemin, où nous nous trouvons, sans pouvoir nous déployer. Nous sommes à moins de 50 mètres de la barricade qui nous est cachée par les détours du chemin bordé de bambous. Mon petit poney Éclair et mon boy Touk, qui lui fait manger de jeunes pousses de bambous, reçoivent bravement le baptême du feu. Tout à coup, deux soldats reviennent en arrière, blessés. L'un d'eux a la mâchoire inférieure emportée, et sa langue, lambeau de chair sanglant, lui tombe sur le cou! Nous avons en ce moment deux tués et quinze 33 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 103 blessés. Le colonel fait cesser le feu. Il est H h. 30. Nous restons sur nos positions et l'on fait dîner la troupe pendant que je fais évacuer les morts et les blessés sur le Léopard. En même temps, je prie le commandant Morel-Beaulieu, de la part du colonel, de faire balayer tout ce qui est en avant de nous, y compris la pagode des Quatre- Colonnes, par une ou plusieurs canonnières. Depuis notre départ, il n'a cessé de pleuvoir, nos légers vêtements de toile ou de soie, traversés dès la première minute, se collent sur la peau; mais dans les éclaircies la chaleur est brûlante. Dès que la pluie cesse, en moins d'une demi-heure, nous voilà secs; en attendant une prochaine averse. A I heure, le canot à vapeur de la Fanfare vient à l'ordre, et nous informe que trois forts détachements ennemis de 150, de 250 et de 500 hommes se dirigent vers la pagode des Quatre-Colonnes. La flottille reçoit l'ordre de faire un feu nourri', de 3 heures à 4 heures, sur la pagode, sur le village de Trem et le terrain en avant de nous. Par intervalles, nous entendons au loin dans le sud la fusillade et le canon; mais sans pouvoir rien distinguer à travers la pluie qui recommence. C'est la colonne de gauche et la colonne du centre qui combattent. Mais les rizières, partout noyées sous une couche d'eau de 50 centimètres, nous interdisent toute jonction avec elles. Sur notre gauche, flotte un drapeau noir au-dessus d'une redoute en terre, à côté d'une pagode occupée par un millier de Drapeaux-Noirs. Ils ont avec eux deux éléphants, et menacent nos communications avec le convoi de coolies que nous attendons d'Hanoï. A 3 heures, le colonel fait mettre en batterie 3 pièces de 4, sur un élargissement de la digue, et donne comme objectif au capitaine Roussel, la pagode occupée par les Chinois, et qui est à environ 1,000 mètres. Elle est bientôt encadrée puis atteinte par les obus, qui en crèvent la toiture. En même temps, les canonnières appareillent, et se tiennent sous vapeur, en faisant feu de leurs grosses pièces et des hotchkiss. Elles ont affaire à la batterie qui nous blessa naguère 2 hommes, lors de la reconnaissance effectuée par la Carabine. La Trombe reçoit un premier boulet sur le bâtis de sa machine, puis un second à la flottaison. Le compartiment du milieu se remplit. Heureusement des cloisons étanches préservent l'avant et l'arrière de l'envahissement de l'eau, sans quoi la canonnière coulait infailliblement. L'Éclair reçoit à son tour un boulet qui brise le masque de ses 2 canons de 90 millimètres et lui blesse 2 hommes. A 4 heures, le feu des canonnières cesse sur toute la ligne, sans avoir pu éteindre celui de la batterie chinoise. La quatrième barricade continue à nous tenir en échec. Un caporal, en rampant le long de la digue pour la reconnaître, nous revient blessé à l'épaule. Je le fais évacuer aussitôt sur le Léopard, que le colonel, privé de communi¬ cations avec le général, envoie porter de nos nouvelles à Hanoï. La 26° compagnie, en allant reconnaître la pagode que nous avons bombardée, nous a ramené un prisonnier annamite, armé d'une lance et les mains noires de poudre. La petite pagode est évacuée. On y a trouvé le cadavre d'un Chinois tué par un éclat d'obus. Nous laissons une compagnie de soutien sur la digue, et descendons dans la rizière inondée où nous pataugeons sous la pluie qui continue à tomber. Les chevaux, fourbus, s'enfoncent dans l'eau bourbeuse jusqu'au poitrail, et ne peuvent plus avancer. Les coups n'y font rien. Peu habitués aux Européens, ils ruent, se lèvent sur les pieds de derrière, et cherchent à frapper avec les pieds de devant les servants qui les con- 166 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XVI duisent. Ce sont des bêtes féroces. Les canonniers harassés de fatigue sont obligés de les dételer et de se mettre eux-mêmes à la bricole. Une partie seulement du convoi nous arrive à 8 heures du soir. La pluie redouble et tombe à torrents. Les hommes trempés jusqu'aux os, c'est le cas de le dire, passent dans ces conditions la nuit à la belle étoile, car la pagode, de dimensions très exiguës, ne peut abriter, sous son toit percé à jour par les obus, que l'état-major et une demi-compagnie. Je m'étends sur une planche, enroulé dans une mauvaise couverture de voyage, éclaboussé par les cascades qui pleuvenl çà et là, par les trous d'obus. Cela ne vaut pas un bon lit, mais que dire des pauvres marsouins restés sous ces averses diluviennes, affaissés dans la boue! Comment ne pas plaindre leur misère! D'ailleurs, pas un malade, pas une plainte, pas le moindre cas d'insolation. J'imagine que nous en avons été préservés par ces douches rafraîchissantes, et, aussi par cette fièvre particulière engendrée parle combat, qui aide à supporter les pires privations et augmente la réaction vitale, d'une manière très sensible. Qu'étaient devenues la colonne de gauche et la colonne du centre? Cette dernière, sous le commandement du commandant Coronnat, chef d'état-major, était arrivée à Yen-taï à 6 h. 1/2 du matin. De là, elle était allée reconnaître le Phu-hoaï que l'ennemi venait d'abandonner. Elle n'avait pu se faire suivre de l'artillerie, tant le chemin était mauvais. Cela fait, revenant à Yen-taï, où il laissa le convoi, le commandant Coronnat se porta sur Noï qu'il occupa et se mit à canonner les abords fortifiés du village de Yen, à 1,600 mètres dans le nord-ouest. A midi 1/2, repos. Puis, vers 2 heures 1/2, la deuxième batterie envoya quelques obus à grande distance, sur les ennemis menaçant le flanc nord de la colonne de gauche qui battait en retraite. A partir de 4 heures, du soir, le commandant Coronnat eut ses communications coupées avec son convoi, il passa la nuit à Noï qu'il avait mis en état de défense, sans être inquiété par l'ennemi. Colonne de gauche. — L'état-major se compose du lieutenant-colonel d'artillerie de marine Révillon, commandant, du capitaine d'artillerie Humbert, adjoint, du chef de bataillon Chevalier, et du capitaine adjudant-major Blanchard. Les troupes comprennent trois compagnies d'infanterie de marine, une compagnie de tirailleurs annamites, deux sections d'artillerie attelées, une section du génie, et de 450 Drapeaux- Jaunes. Cette colonne est suivie d'une réserve avec laquelle marche le général Bouët, et qui comprend : une compagnie d'infanterie de marine, une compagnie de tirailleurs annamites, une section d'artillerie traînée à la bricole, sous-lieutenant Simon, et 10 gendarmes. Le 15 août, à 4 heures du matin, la colonne est réunie au point initial fixé à la porte Ouest de la citadelle. Pendant le premier kilomètre, les 4 pièces sur avant-trains sont traînées par les chevaux tartares arrivés depuis cinq jours seulement. Ils refusent bientôt d'avancer. Force est de les dételer, et les servants, sous la pluie, et accablés par la chaleur, se mettent aux bricoles. On fait halte à la pagode Balny, pour laisser le temps au génie de réparer le Pont-de-Papier, puis de pratiquer un passage à travers une barricade à cheval sur la route, par le travers du Phu-hoaï. On arrive à ce fort, à 8 heures 45, au moment où la colonne du centre vient de l'évacuer. Le chemin, détremné par la pluie, est boueux et rempli d'ornières. 11 est fait d'argile glissante. A partir du Phu-hoaï, et au sortir des villages témoins de la sanglante affaire du m Batterie- barrant laroutedeSontay et Lignes avoisinanter Jtchelle,-- Yâoo Fortifications passagères élevées par les Drapeaux-Noirs, au delà de la rivière (P. 168.) f ||. . ICO PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XYI 19 mai, la vue s'étend à une grande distance. La route de Son-tay traverse, sur une étendue de 3 kilomètres, des rizières plates, couvertes d'eau au-dessus desquelles s'élève une redoute dans le nord-ouest du village de Yong où la colonne s'arrête à 10 heures. Les troupes font un repas froid. Au delà de Vong, les rizières ressemblent à un lac dont l'eau a une profondeur de 30 à 50 centimètres. A 1,700 mètres, dans l'ouest, à cheval sur la route, on aperçoit un retranchement qui s'étend à droite et à gauche, au delà de la rivière Nhuê-giang, et qui s'appuie, à gauche, sur une pagode fortifiée qui domine le pays environnant, grâce à l'altitude d'un mamelon sur lequel elle est bâtie. On ne peut songer à la tourner par le sud, car elle est entourée de ce côté de marécages impraticables, et les ponts jetés sur la rivière sont tous coupés et défendus par des barricades armées de canons. A 11 heures, l'ordre est donné d'attaquer la position ennemie, sur laquelle de nombreux pavillons noirs ont été plantés depuis quelques instants par l'ennemi qui vient garnir ses lignes en nombre considérable. Pendant que les compagnies déploient leurs tirailleurs dans la rizière, les Drapeaux-Jaunes occupent les petits mamelons et les pagodes à notre gauche, et l'artillerie s'avance, non sans difficulté, jusqu'à 1,200 mètres de l'ennemi. Les pièces sont mises en batterie : la lre section (lieutenant Teillard d'Eyry) sur la route même; la 2e section (adjudant Bourgeois) à droite, sur une petite digue qui a à peine la largeur suffisante. Le feu est immédiatement ouvert avec succès sur les fortifications et les troupes ennemies qui ripostent aussitôt. Des boulets ronds, des balles de fusil de rempart et des balles plus modernes arrivent au milieu de nos pièces. L'ennemi, bien abrité dans ses retranchements, presque au ras du sol, tire lentement, mais avec précision. Nous avons de nombreux blessés. Les Drapeaux-Jaunes continuent à s'avancer lentement sur la gauche, non sans éprouver des pertes sensibles. Vers 1 heure, quelques-uns d'entre eux ont déjà épuisé presque toutes leurs munitions, et se replient en arrière. A ce moment l'ennemi démasque près de la pagode une pièce de gros calibre, et une deuxième batterie enfilant la route. Les Drapeaux- Jaunes restés au feu, et la 25e compagnie d'infanterie de marine ne sont plus qu'à 300 mètres de la pagode qui est la clef de la position, et sur laquelle nos 4 pièces concentrent leur tir. Mais à 1 heure 1/2 la 25e compagnie a déjà consommé 100 cartouches par homme; l'artillerie a presque épuisé ses munitions, et la réserve, mandée, n'arrive pas encore. A chaque coup tiré, les pièces de la 2e section culbutent dans la rizière pleine d'eau, d'une hauteur de plus de 2 mètres; les canonriiers, sans se lasser, les remettent en batterie. L'eau qui remplit l'âme est enlevée et le tir continue. Les Drapeaux-Jaunes, après avoir tiré leurs dernières cartouches se replient en arrière, pendant que l'ennemi, sur notre droite, semble dessiner un mouvement en avant, dans la direction du Pont-de- Papier. Les hommes sont très fatigués, et les pertes sont déjà assez grandes. On ne peut compter sur le concours de la colonne du centre, qui n'est pas en vue. Les retranchements de l'ennemi ont été reconnus très sérieux, et ses forces parais¬ sent au moins dix fois plus considérables que les nôtres. Dans ces conditions, le plus sage est de se retirer en profitant pour faire tête à l'en- nemi de tous les points d'appui, bosquets, maisons, villages qui se trouvent sur la ligne de retraite. Sur l'ordre du lieutenant-colonel, le mouvement en arrière s'exécute sans préci¬ pitation, par échelons, malgré les pertes que l'on continue à subir. La première section canonne les Drapeaux-Noirs qui quittent leurs retranchements, puis va prendre position à la sortie Ouest du village de Vong. Au moment où la 5e com¬ pagnie arrive à sa hauteur, la 2e section se porte sur le chemin, entre Vong et Phu-hoaï. LVnnemi s'avance rapidement et nous déborde sur la droite et sur la gauche, mena¬ çant notre ligne de retraite. Partout, à petite distance, flottent des drapeaux de couleurs variées : noirs étoilés de caractères blancs et rouges. De tous côtés résonnent les trompes de guerre. Le lieutenant-colonel Révillon, le capitaine Humbert et le comman¬ dant Chevalier, restés à Vong, soutiennent la retraite. L'infanterie déployée, sur la lisière intérieure du village, exécute avec calme des feux à commandement qui font de grands ravages chez les assaillants. Il est près de 3 heures. La réserve des munitions arrive alors à la hauteur de la 2° section. La route, de 3 mètres de largeur à peine, est encombrée parles avant-trains de la réserve et par de nombreux coolies; les convois de blessés qu'on ramène en arrière les pièces à interrompre leur tir. L'ennemi concentre son feu sur cette 22 obligent 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN A ce moment, arrive un peloton de la 23° Compagnie... 170 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XVI masse confuse. Un canonnier est blessé mortellement, un coolie portant les munitions est tué. Le désordre se met parmi les indigènes qui veulent s'enfuir. On les maintient en les menaçant du revolver. Les caisses vides des munitions de la batterie sont rem¬ placées par les caisses pleines de la réserve ; et les caisses à cartouches pour l'infanterie sont portées jusqu'à Vong, préalablement ouvertes, afin qu'en passant, les hommes puissent s'approvisionner. Ces précautions prises, le capitaine Humbert renvoie la section de munitions à la pagode Balny où se trouvent le général Bouët, les deux compagnies de réserve et la section d'artillerie du sous-lieutenant Simon qui a pris position sur la digue. Le lieutenant d'artillerie Teillard d'Eyry est blessé au bras et à la main. A ses côtés, 7 hommes de la première section ont été mis hors de combat. Le capitaine Isoir a été frappé d'insolation. Les deux pièces de la 1" section se replient en arrière traînées par les canonniers restés valides, aidés de quelques soldats, et se croisent avec la 2e section, qui, réapprovisionnée, repart en avant dans la direction de Vong. Les hommes sont exténués, et font preuve d'un courage et d'une énergie rares. Mais le village de Vong, à son tour, est évacué. Tout ce qui a été laissé en arrière par les coolies affolés (muni¬ tions, cadres, bagages) est ramassé et emporté, A ce moment, arrive un renfort envoyé par le général, et composé d'un peloton de la 23e compagnie. Le mouvement en arrière continue lentement. Les deux pièces du sous-lieutenant Simon, du haut de la digue du Pont-de-Papier, canonnent les groupes ennemis qui s'approchent du Phu-hoaï. Les Drapeaux-Noirs semblent cesser leur pour¬ suite; et, à 5 heures, toute la colonne est en position en arrière de la digue, prête à repousser toutes les attaques. Les hommes, qui sont restés toute la journée dans l'eau ou sous le feu de l'ennemi, sont harassés de fatigue. Tous les coolies se sont enfuis, abandonnant les bagages à la pagode Balny. Les tués et les blessés seront transportés à Hanoï par les combattants. Un dixième de l'effectif européen est hors de combat. Tenter un retour offensif est impossible; rester sur la digue en position défensive est inutile, et le général commandant en chef donne l'ordre de se replier. Un peu avant 7 heures, les troupes arrivent à la citadelle d'Hanoï, ne laissant en arrière aucun blessé, aucune caisse à munitions, ni aucun bagage. M. Mondon, blessé au défaut de l'épaule, au commencement du combat, soigne quand même les blessés, et surveille le service d'évacuation. Le total des pertes s'élève à 9 tués dont un officier et 50 blessés dont deux officiers, non compris une dizaine de Drapeaux-Jaunes tués ou blessés. On a consommé 147 obus et 19,000 cartouches. Mais revenons à la colonne de droite que nous avons laissée, au milieu d'une nuit d'orage, dans la cour de la petite pagode, où terrassé par la fatigue, je m'étais allongé sur une planche, enroulé dans ma couverture mouillée, à deux pas du colonel Bichot installé de la même manière que moi. Je ne dormais que d'un œil, réveillé par l'eau qui tombait du toit, par les éclats du tonnerre et, aussi, par les éclairs qui jetaient une lueur sinistre sur cette scène de désolation. Notre situation, certes, n'était pas enviable; mais nous pouvions le dire avec une certaine fierté : nous couchions sur les positions de l'ennemi. A part cela, il faut convenir que ces positions manquaient de confort et étaient par trop humides. A la guerre comme à la guerre! Le 16, à 5 heures du matin, réveil; ou, pour mieux dire, mise en mouvement de la colonne; car qui pouvait se vanter d'avoir dormi? Nous nous remettons à patauger dans 33 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 171 l'eau jaune qui continue à couvrir les rizières. Mon poney, le pauvre Éclair, au moment où je l'enfourche, fléchit sur ses jambes et frissonne. Il a comme une faiblesse, et mon boy, Touk, s'empresse d'aller lui arracher du riz vert pour le réconforter. Mes étriers sont dans l'eau ; et, pour ménager mes pauvres bottes d'Islande, je relève les genoux à hauteur du pommeau de la selle. Les canonniers, comme la veille, traînent les pièces à la bricole, aidés par l'infanterie. Nous voilà remontés sur la digue, où vient de passer la nuit la compagnie de soutien, ni plus ni moins mouillée que celles qui ont passé la nuit avec nous. La pluie continue à tomber à torrents. Le fleuve charrie des troncs d'arbres et de véritables îlots de plantes vertes. En nous approchant de la quatrième barricade, nous reconnaissons qu'elle est évacuée. Évacuées également la pagode des Quatre-Colonnes et la batterie un peu en amont qui a soutenu hier, sans faiblesse, le feu de nos canonnières. Un éléphant façonné en clayonnages de bambou, recouverts de stuc blanc et de grandeur naturelle, est resté là, entre le fleuve et la citadelle, comme une sentinelle chargée de la garder. Les tirailleurs annamites qui sont allés en avant-garde ont trouvé un jeune Chinois blessé qu'ils ont pendu. Contrairement à leur coutume, les défenseurs de la pagode ont laissé leurs morts sur le terrain, éans doute à cause de la difficulté des chemins. Arrivés à la batterie, nous nous trouvons en présence d'un simple retranchement en terre, de forme triangulaire, entouré de bambous; mais, sur le bord du fleuve, les canons se trouvent abrités sous des casemates solidement cons¬ truites avec des troncs d'arbres et de la terre. Le toit en est blindé et la face qui regarde le fleuve a un mètre d'épaisseur. Les canons tirent par des sabords excessivement étroits, et leur bouche, quand on les met en batterie, vient affleurer à peine la face exté¬ rieure de l'ouvrage. C'est ce qui nous explique pourquoi les canonnières, ne voyant même pas la fumée des coups qui leur étaient destinés, n'ont pu rectifier leur pointage, et n'ont occasionné que des dégâts absolument nuls. Tous leurs obus ont dû passer au-dessus du mince rideau de bambous qui masque les sabords et tomber dans la rizière à grande distance. A 7 heures, j'écris un mot au commandant de la flottille, de la part du colonel, pour le prier de nous envoyer chercher des vivres et des munitions à Hanoï, puis je me rends à la pagode qui est très-vaste, et dans laquelle viennent s'abriter et se sécher nos pauvres troupiers. Le toit est percé de 35 trous d'obus. Il est évident qu'hier elle était intenable, et, dans ces conditions, les Chinois, moins endurants et moins tenaces que nous, ont lâché pied, pour aller se cantonner dans les villages voisins sur leur deuxième ligne de défense. Le Mousqueton, de retour d'Hanoï à 2 heures de l'après-midi, nous apporte des vivres, des munitions de guerre, et l'ordre du général de nous maintenir solidement et quand même à la pagode. Voilà un succès qui fait honneur à l'infanterie de marine, car elle l'a payé de fatigues inouïes. Elle l'a payé aussi de son sang, car la prise des barri¬ cades nous a coûté, on s'en souvient, 2 morts et 16 blessés. Les hommes, à l'exception des postes de garde, prennent un repos bien mérité. A 3 heures, les notables de Vê, village qui était abandonné hier, quand nous l'avons traversé, viennent faire leur soumission au colonel, et nous apportent deux bœufs, plusieurs paniers d'œufs, des bananes, etc. Ces présents sont les bienvenus. Les bœufs ne vont pas tarder à faire bouillir les marmites. Déjà, le chef de canton de Trem nous a apporté une vache, du riz et des œufs! Nous nageons dans l'abondance. Le moral et 172 PREMIÈRE PARTIE — CHAPITRE XVI. l'état sanitaire des troupes ne laissent rien à désirer; et, si besoin est, nous sommes prêts à continuer la marche en avant. Le fleuve Rouge, gonflé par ces pluies incessantes, est en forte crue. Son niveau n'est plus qu'à 1 mètre au-dessous de la digue, dont la pente opposée descend de 7 à 8 mètres jusqu'à la rizière inondée. Cette énorme muraille de terre argileuse, qui borde le fleuve jusqu'à son embouchure et le contient dans son lit surélevé au-dessus de la plaine, aura-t-elle la force de résister à la pression des eaux et au ravinage exercé par la violence du courant? Cela devient inquiétant. A 4 heures du soir nous arrive, par un tirailleur annamite, parti de Noï à 2 heures, un pli du commandant Coronnat (colonne du centre), nous informant qu'il rentre à Hanoï, suivant un ordre du général que lui apporte le commandant Berger, venu à lui avec un bataillon de 400 hommes. Nous avons donc délogé l'ennemi de sa ligne avancée; et, la pagode mise en état de défense, solidement appuyée sur la flottille, ainsi que la possession de la batterie, nous rendent maîtres du cours du fleuve, pour pousser des reconnaissances plus avant dans la direction de Son-tay. Mais, dans la soirée, le fleuve monte toujours, et commence à déborder en certains points, malgré un petit talus-élevé les jours précédents par les Annamites. A 8 heures, venant de dresser mon lit de camp sur un débris de cloison mince et flexible, et me promettant de dormir une bonne nuit à poings fermés, je m'aperçois qu'une espèce de rivière, charriant des morceaux de bois, une barrique, etc., traverse la pagode du nord au sud, et que l'eau s'accumule sur la muraille la plus éloignée du fleuve. J'en informe aussitôt le colonel qui approuve mon idée de faire percer des ouvertures, au ras du sol, dans le mur menacé, car nous sommes de 3 mètres en contre-bas du sommet de la digue. Grâce à cette précaution, le niveau de l'eau dans la pagode, après avoir atteint près de 1 mètre, se maintient à 60 centimètres. Pendant que le colonel monte, pour se mettre au sec, sur la plate-forme du maître-autel de Bouddha, je me dirige vers le fleuve, pour faire rallier les postes de garde. En franchis¬ sant le vestibule de la pagode où se trouvent les 4 pièces avec avant-trains déjà noyées, j'ai de l'eau jusqu'au ventre, puis je monte à tâtons, dans la nuit noire, les cinq marches qui me conduisent au sommet de la digue. Le fleuve fait déversoir sur toute sa lon¬ gueur. L'argile est glissante comme du savon. En allant dans l'est, je me croise avec le détachement de garde qui rallie, car la digue vient de se rompre à 200 mètres plus loin, et une cascade, assez large et assez profonde pour donner passage à nos plus grandes canonnières si elles venaient en dérive, tombe avec un fracas épouvantable, de 8 mètres de hauteur dans la rizière. Les soldats arrivent sur la berge, sac au dos, l'arme à la bretelle. La pluie continue. Je redescends les marches du vestibule, toujours avec de l'eau jusqu'à la ceinture, à la lueur de quelques bougies, et j'aperçois à la lueur d'un fanal la silhouette du colonel, qui se détache en noir sur les laques rouges et les dorures du plafond. Je lui rends compte de la situation, et obtiens défaire venir les canots de la flottille, pour nous tenir prêts à tout événement, car si la portion de la digue où nous sommes venait à céder, la pagode serait emportée comme un fétu. Quelques instants après, une forte chaloupe à vapeur, faisant tête au courant qui atteint 7 à 8 noeuds, commence le va-et-vient, et nous amène successivement 4 canots avec patrons et brigadiers. La manœuvre n'est pas sans danger, car on peut se heurter à des épaves de toute sorte ; une remorque cassée peut laisser tomber l'embar¬ cation dans le voisinage de la coupure, où elle serait infailliblement sucée et culbutée # ^ , S -• 'V ' - ■ . ■ - ■ . ■ •:. ••- ■:, ' - • " , ' ' v> . :... ■ ■■■^ V ■ r ■:.■ : ^ : 1 i'.-'V ; ï f- ._ ' \f- " "■ . v* :A- ■ ■ ■ > s',- 'V - .- ' 'y-'. ■ ••••••* t.'. . ' • ' ■ ,' - --) VV' PS ■-: ' •■- ■.:■ vWVr^ >.*/.. : i . : Ï10 ; /' î t i ; yyy : "; - : '' m 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 175 dans la rizière. Vers 9 heures du soir, les embarcations sont donc accostées, retenues sur le rebord de la digue par la quille seulement, car l'eau fait toujours déversoir. Les soldats rangés en bataille, exténués par les fatigues de la veille et de la nuit précédente, attendent toujours debout, toujours chargés, l'ordre d'embarquer. Deux pas à peine les séparent de l'escarpement de la digue, où l'eau, profonde de 1.1 mètres, tourbillonne et s'échappe avec une vitesse qui donne le vertige. Chacun des canots a apporté un fanal qui permet à chacun de se rendre compte du danger. Ces dispositions prises, je retourne, en prenant un nouveau bain, dans la pagode et préviens le colonel que tout est prêt; mais les ordres du général sont formels : 11 faut se maintenir coûte que coûte à la pagode contre tout retour offensif, et il faut encore attendre. Je reviens aux canots qui attendent et m'asseois sur le gaillard d'avant de l'un d'eux pour surveiller la ligne sombre des 350 soldats qui sont là, toujours immobiles, admi¬ rables de discipline. Quelques-uns tombent de faiblesse; ceux-là, je m'empresse de les faire embarquer dans la chaloupe à vapeur qui les porte au Pluvier. Je me sens moi- même la tête lourde, envahie par un sommeil invincible. J'ai beau me pincer, ma pauvre tête tombe par instants sur ma poitrine ; mais aussitôt le choc me réveille et le sentiment de la responsabilité aidant, je me dresse de nouveau sur mes pieds et me remets dans l'eau entre les soldats et la berge. Si dans cette nouvelle position je suis, comme eux, vaincu par la fatigue et le sommeil, comme eux je dormirai debout. Il est 10 heures, nouveau bain, nouvelle visite à la pagode. Il faut encore attendre. Alt heures, nouveau rafraîchissement, rien de changé. A partir de minuit, l'eau qui se déverse entre les colonnes en a déjà rongé la base et ravine de plus en plus, emportant la terre qui les sépare. Il se forme une petite chute dont le courant augmente à vue d'œil. Si cela continue, qui sait si nous n'allons pas assister avant le jour à une deuxième rupture de la digue ; mais celle-là nous intéresse particulièrement, car elle se produirait sous nos pieds. Enfin, après six heures d'attente, la situation étant devenue critique, à 2 heures du matin, je reçois l'ordre de faire évacuer sur la flottille : la 25e compagnie, la 30°, la compagnie de tirailleurs, les canons et les munitions. Les canots reçoivent, un à un, le nombre d'hommes voulu. L'embarquement se fait dans chaque compagnie, sous la direction des officiers qui ont partagé la fatigue de leurs hommes et dans le plus grand ordre. Par une manœuvre habile, le lieutenant de vaisseau Thesmar, commandant l'Eclair, vient mouiller à 20 mètres de la berge, met son canot à la mer et m'envoie une amarre que j'envoie fixer au sommet d'un grand arbre. L'embarcation va se servir de ce cordage pour se maintenir contre le courant et opérer un va-et-vient entre la rive et la canonnière, en même temps que la chaloupe à vapeur conduit les canots, l'un après l'autre, au Pluvier et à la Fanfare. Les artilleurs démontent sous l'eau leurs pièces et leurs avant-trains noyés dans la cour d'entrée de la pagode. Canons, caisses à muni¬ tions, roues et autres accessoires sont arrimés au fond des canots; et, à 3 h. 1/2, j'ai la satisfaction d'annoncer au colonel que l'opération est terminée et que tout le monde, ainsi que le matériel, est en sûreté sur la flottille. Seule, la 26e compagnie, quoi qu'il arrive, reste dans la pagode pour nous conformer aux ordres du général. En revenant rendre compte du mouvement exécuté, j'éprouvai, on le conçoit, un véritable soulage¬ ment; mais quelle fut pas ma surprise d'apercevoir un peu en contre-bas de la digue, 176 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XVI près des autres cnevaux de la colonne, mon petit poney Éclair, tenu par la bride par le fidèle Touk qui avait mis la selle sur sa tête. — Mais pourquoi, lui dis-je, tiens-tu cette selle sur ta tête? — Moi la mettre sur ma tête pour que lui soit pas mouillé. Le brave boy, voyant que ma monture était envahie par l'eau d'abord jusqu'aux pieds, puis jusqu'aux genoux, puis jusqu'au poitrail, se disposait sans doute, si l'inon¬ dation continuait à gagner, à conduire mon cheval à la nage, avec la selle sur sa tête pour la maintenir sèche! Cet acte de dévouement, de ce bon Touk, ne méritait-il pas d'être connu? l'Académie ne lui eût-elle pas décerné un prix Montyon? J'ajoute que Touk n'avait pas seize ans et, comme on l'a vu, dans la journée du 15 août, il avait déjà essuyé le feu des Chinois avec non moins d'intrépidité que, pendant cette nuit, il avait fait face aux débordements inquiétants du fleuve. Je signale le fait en passant pour qu'on ne se méprenne pas sur les Annamites qui, malgré plusieurs siècles d'abrutisse¬ ment servile et malgré leurs penchants innés au mensonge et au vol, font preuve, dans certaines circonstances, de courage et de sentiments élevés dont il convient de tenir compte dans notre œuvre de civilisation. Ayant autorisé Touk à se remiser avec la selle dans la pagode, j'y rentrai moi- même et me mis à la recherche de mon lit de camp improvisé. Hélas! ma couverture était tombée dans l'eau et la moitié en était ruisselante. Je la tordis m'enroulai le tohse avec la partie encore sèche et tombai tout de bon dans un sommèil profond, mais qui ne devait pas durer longtemps. A 5 heures, on me réveille pour prendre les ordres du colonel qui me remet une lettre destinée au général et m'envoie, de ma personne, prendre ses ordres à Hanoï. Je me dirige sur la berge et appelle une baleinière qui, manœuvrée par 6 vigou reux rameurs, est cependant emportée par le courant et accoste, en aval de son point de départ, non loin de la grande coupure de la digue. Nous remontons assez haut, en nous halant à la cordelle avant de prendre le large, pour nous mettre en amont du Pluvier où je veux accoster pour demander au commandant Morel Beaulieu de me faire conduire à Hanoï. J'arrive juste à l'arrière de celte canonnière d'où l'on me jette une amarre au moyen de laquelle les baleiniers se déhalent jusqu'à la coupée. En me voyant dans cet équipage, pantalon de satin noir, veste de soie pour tout vêtement, mouillé jusqu'à la ceinture, mes bottes à entonnoir boueuses et remplies d'eau, ma vieille couverture de voyage crottée et trempée sur les épaules et aussi, sans doute, la mine quelque peu défaite, mes camarades m'offrent aussitôt un vêtement complet à l'européenne, y compris une chemise et une tasse de thé, pendant que l'Éclair, désigné pour aller à Hanoi, se rapprochait du Pluvier pour que je puisse l'accoster avec la balei¬ nière. J'apprends que la chaloupe à vapeur de la Fanfare, dans la journée d'hier ayant son hélice engagée par les herbes, est tombée en dérive sur l'avant de Y Éclair et a coulé à pic. On a été assez heureux pour sauver l'équipage. Si pareil accident était survenu la nuit dernière, pendant le transbordement des soldats, raidis par la fatigue et par le froid, pas un seul peut-être n'eût pu échapper à une mort affreuse! Dieu merci, ce malheur nous a été épargné, grâce à la parfaite discipline des troupes, et à l'habileté des marins qui ont su manœuvrer dans l'obscurité, et par ce courant de foudre, de telle sorte qu'il n'y a même pas eu un fusil, pas même un sac de perdu. En descendant le cours du fleuve, noûs apercevons, un peu plus bas que lapremièx'c, 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 177 deux autres ruptures de la digue, entre lesquelles continue à se balancer le Chinois pendu. A moitié route d'Hanoï, nous nous croisons avec le Mousqueton, qui porte le pavillon du général Bouët, et s'efforce de refouler, à toute vapeur, le courant vertigineux qui nous emporte. J'ai le temps de lui montrer la lettre que je suis chargé de lui porter; mais comme il va pouvoir juger de visu de la situation, il nous donne l'ordre d'aller mouiller à Hanoï. En résumé, les opérations des 15 et 16 août nous avaient coûté des pertes sensibles soit pour les troupes françaises, 12 tués dont 1 officier, et 55 blessés dont 2 officiers; et 12 Drapeaux-Jaunes hors de combat ; mais les résultats acquis étaient importants. L'occupation de la pagode des Quatre-Colonnes, menaçant le flanc gauche de l'ennemi, le décida à évacuer les positions qu'il avait défendues avec tant d'acharnement contre la colonne de gauche. C'est cette raison, bien plus que l'inondation, qui l'obligea à la retraite, car cette même inondation ne changeait rien aux valeurs relatives de l'attaque et de la défense. La vérité est qu'étant maîtres du fleuve Rouge jusqu'au Day, nous pouvions désormais prendre l'ennemi à revers, tout en nous appuyant sur une base d'opérations solide et sur la flottille. C'est ce que comprit Lu-vinh-phuoc, et ce qui le détermina à porter son quartier général de 15 kilomètres en arrière où nous le retrou¬ verons bientôt, pour le rejeter au delà du Day. A la suite de ces opérations, le général Bouët exprima sa satisfaction aux troupes, en leur adressant l'ordre du jour suivant : « Officiers, sous-officiers, soldats et marins du corps expéditionnaire. « Conformément à l'ordre de mouvement donné le 14 août, les trois colonnes ainsi que la flottille se sont mises en marche le 15, à la pointe du jour, pour se porter à la rencontre des Pavillons-Noirs établis depuis longtemps dans des positions fortifiées, à une dizaine de kilomètres à l'ouest de la ville. « La flottille a commencé l'attaque en bombardant les batteries et postes de l'ennemi. Les trois colonnes ont ouvert le feu ensemble sur la ligne ennemie, et combattu toute la journée. « Les pertes de l'ennemi ont été sérieuses; le 15 au soir et le 16 au matin, il évacuait ses positions; l'inondation ne lui a pas permis de sauver ses blessés. Bien que ce mauvais temps ait empêché l'exécution complète des opérations commencées, le résultat obtenu n'en est pas moins fort important. Il est dû à votre énergie, à votre ténacité, à votre bravoure, autant qu'à l'habileté des chefs qui vous ont conduits. Nous compléterons ce succès dès que le temps et l'état des chemins le permettront. « A peine les compagnies étaient formées, les chevaux débarqués, les attelages confectionnés, les convois formés, nous avons marché à l'ennemi. Pas une minute n'a été perdue. Le pays était inquiet, impatient et ignorait les difficultés de la tâche qui nous incombait; il fallait faire l'impossible pour consolider la situation, l'impossible a été fait. Il fallait venger l'échec de nos armes au 19 mai, et cet échec a été vengé. Nos armes vont reprendre sur l'ennemi leur ancien ascendant. « Officiers, sous-officiers et soldats, « Vous avez beaucoup fait; le pays vous en sera reconnaissant. Préparez-vous à tirer parti du succès obtenu; soyez prêts à marcher dès que les éléments déchaînés contre nous nous permettront la continuation des opérations. Les difficultés tombent toujours devant l'énergie, la ténacité et la discipline. 23 178 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XVI « Officiers, sous-officiers et marins de la flottille, vous avez pris une grande part au résultat de ces journées ; vous avez lutté contre des dangers de toute sorte; je suis heureux de vous en remercier. Vous avez encore bien des obstacles à surmonter; mais je sais que je peux compter sur vous. Les circonstances nous ont obligés à opérer au moment des difficultés, vous les vaincrez par votre solidité, votre énergie et votre dévouement. « Fait à Hanoï, le 21 août 1883. « Le général commandant supérieur des troupes, Signé : « Bouet ». « Pour copie conforme, le chef d'état-major. Signé : « Coronnat ». Comme on l'a vu par le récit qui précède, ces éloges étaient mérités; mais nous verrons bientôt que nos braves marsouins allaient être de nouveau soumis à de rudes épreuves. La rivière Pliu lang-tuong. 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 179 XVII BOMBARDEMENT ET PRISE DE THUAN-AN. — CONVENTION DU 25 AOUT 1883.'— NOUVEAUX PRÉPARATIFS CONTRE LES DRAPEAUX-NOIRS. — EXPÉDITION SUR PALAN ET PHONG. — JOURNÉE DU 1" SEPTEMBRE. — ASSAUT DE THAN- TEUNE. — HÉROÏSME DE LA 26° DU A. — JOURNÉE DU 2 SEPTEMBRE. — DÉROUTE DE L'ENNEMI. — RETOUR A HANOI. — DÉPART DU GÉNÉRAL BOUET POUR LA FRANCE. — L'HISTOIRE LUI RENDRA JUSTICE. A son arrivée à Haïphong le 30 juillet, le Commissaire général civil avait eu une importante conférence avec le général Bouët et l'amiral Courbet, à la suite de laquelle on avait décidé d'attaquer Thuan-an, et de menacer la capitale, en même temps qu'on marcherait contre les Drapeaux-Noirs au Tonkin. M. Harmand s'entendit ensuite, avec M. Thomson, gouverneur de Saïgon, pour avoir réunis à Tourane, à la date du 25 août, tous les contingents que la colonie mettait à sa disposition. C'est en exécution de cette entente, entre les représentants du pouvoir civil et les commandants de nos forces de terre et de mer qu'eurent lieu le bombardement et la prise des forts de Thuan-an. Ce premier succès de l'amiral Courbet nous fut annoncé en ces termes, par un communiqué du Commissaire général : « La Division navale de M. le contre-amiral Courbet, composée du Bayard, de VAtalante, du Chateaurenault, du Drac, de la Vipère, et du Lynx, réunie à Tourane, a appareillé le 18 août pour se rendre à Thuan-an. Elle était accompagnée du transport Y Annamite, amenant de Cochinchine des troupes de débarquement commandées par MM. les capitaines Radiguet et Luce. « Après deux courts bombardements pendant les journées du 18 -et du 19 août, les compagnies de débarquement et les troupes de Cochinchine, sous le commandement de M. le capitaine de vaisseau Parrayon, enlevaient, dans la matinée du 20 août, après un brillant combat, les forts qui défendent le nord de la passe. « Les Annamites se sont défendus avec courage et ténacité. Ils ont laissé sur le terrain environ 700 cadavres. « Le 21, les forts du sud ont été occupés sans combat. « Sur la demande du gouvernement annamite, M. le contre-amiral Courbet a consenti à une suspension d'armes pendant laquelle M. le Commissaire général s'est rendu à Hué, accompagné de M. de Champeaux, du personnel de sa maison et d'une escorte de 25 marins. « Le 25 août, une convention, dont voici les principales clauses, était conclue avec le gouvernement annamite : — Reconnaissance pleine et entière du protectorat, et annexion Rin-thuan à la Cochinchine. 18 3 PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE XYII — Occupation militaire permanente des forts de Thuan-an et de la ligne de Viung- khiua (frontière montagneuse séparant l'Annam du Tonkin). — Installation de résidents et de garnisons françaises à Hué et aux chefs-lieux de toutes les provinces du Tonkin, y compris le Than-hoa, le Nghe-an, et le Ha-ninh. — Ouverture des ports de Tourane, et de Xuan-day au commerce européen. — Administration, par la France, des douanes de tout le royaume d'Annam. — Droit du résident de Hué d'être reçu en audience personnelle par le roi. — Droit d'élever des fortifications partout où la France le jugera nécessaire. « Un envoyé royal est aussitôt parti de Hué pour assurer l'exécution des condi¬ tions immédiates de la convention. On peut croire qu'il sera à Hanoï dans une dizaine de jours. « Il a été convenu en outre que les forces françaises se chargeraient seules d'expulser du Tonkin les bandes connues sous le nom de Pavillons-Noirs. « Telle, est actuellement la tâche urgente qui nous incombe, et qu'il importe d'accomplir promptement. » L'affaire de Thuan-an avait eu, comme on le voit, un résultat très important d'ordre politique et diplomatique, puisque le gouvernement de Hué avait apposé sa signature à un document qui nous conférait le protectorat effectif duj Tonkin et de l'Annam avec toutes ses conséquences possibles. Toutefois, les mandarins, excipant de leur impuissance et de leur faiblesse, nous laissaient le soin d'expulser les bandes connues sous le nom de Pao illons-USoir s. Cela revenait à dire : Le pays est à vous. C'est à vous de le prendre, si vous vous en sentez la force, et si vous parvenez à en déloger ceux à qui nous en avons confié la défense. Car, il ne faut pas l'oublier, les Drapeaux-Noirs étaient à la solde du gouver¬ nement annamite avant la convention du 25 août, et continuèrent à en recevoir des subsides jusqu'après la prise de Son-tay et de Hong-hoa. Il va sans dire, en outre, que les envoyés royaux, tout en proclamant ostensiblement l'existence du protectorat dans les provinces, étaient porteurs d'instructions secrètes invitant les gouverneurs à nous résister par des moyens occultes, toutes les fois qu'ils seraient contraints de céder à la force. Pour exécuter les instructions du Commissaire général, le lieutenant-colonel Brionval le 19 août, est envoyé à Haï-duong avec 300 soldats et prend possession de la citadelle, abandonnée par les Annamites. 32 nouveaux chevaux tartares viennent d'arriver. Ils sont rétifs, et en aussi mauvais état que ceux amenés le 11 ; mais ces derniers, bien soignés et exercés chaque jour à traîner et à porter, commencent à être plus dociles. Le général Bouët décide que, malgré la chaleur qui continue à être accablante, et malgré les grandes pluies et l'inondation du pays, l'ennemi sera attaqué dans ses positions. A la suite des affaires des 15 et 16 août, Lu-vinh-phuoc s'était retiré dans trois villages appuyés au Day : Phong, à cheval sur la route d'Hanoï à Son-tay; Sau et Ra, un peu dans le sud. Le chef d'état-major (commandant Coronnat), partant de la pagode des Quatre- Colonnes avait poussé une reconnaissance, en suivant la digue jusqu'à Giay. Puis, s'embarquant sur la Fanfare qui flanquait la colonne, suivie de la Hache, il était allé 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 181 jusqu'à Palan, et revenait le 27 au soir à Hanoï sans avoir rencontré l'ennemi. En traver¬ sant le village de Ké on avait détruit les ouvrages qui y avaient été élevés pour battre les canonnières. Les canons qui les armaient avaient été ramenés à Hanoï. Il s'agissait, dans l'opération projetée, d'attaquer les Drapeaux-Noirs dans leurs nouvelles positions, et de montrer à tous que la retraite de l'ennemi n'était pas due uniquement à l'inondation, comme il le disait, mais aux pertes qu'il avait subies. Comme nous avions à opérer à une distance plus grande de notre base d'opéra¬ tions, il importait d'être bien sûr du libre parcours du fleuve Rouge, jusqu'au confluent du Day; d'autant plus que l'ennemi, à proximité de ce fleuve et de Son-tay, était à même de recevoir de cette place des renforts en hommes et en munitions. Toute inquiétude à cet égard étant dissipée, les ordres de marche furent lancés le 30. Le jour même, le Ruri-maru transporte 2 compagnies et les chevaux à la pagode des Quatre-Colonnes, dont la garnison se trouve portée à l'effectif d'un bataillon. En même temps, je fais embarquer, dans une grande jonque neuve, une batterie de 6 canons de 4 de montagne, et la conduis au Léopard qui aura à la remorquer demain. Nos 400 Drapeaux-Jaunes se mettent en marche, en suivant la digue du bord du fleuve dont les brèches ont été réparées,, et coucheront en amont de la pagode des Quatre-Colonnes, dans les baraquements abandonnés par les Drapeaux-Noirs. Le lende¬ main 31, à 5 h. 1/2, le reste de la colonne s'embarque, compagnie par compagnie, aux points désignés : douane, Concession nord et Concession sud. Palan, lieu de concen¬ tration des troupes, est à 35 kilomètres de la Concession, en remontant le fleuve Rouge, dont le courant atteint encore 4 nœuds, et il faut y arriver le plus tôt possible dans l'après-midi, pour mettre le village en état de défense et reconnaître, si possible, les positions ennemies. A 7 heures du matin, l'embarquement est terminé. Déduction faite des garnisons d'Haïphong, de Nam-dinh, d'Hanoï, d'Hai-duong récemment occupé, et de la pagode des Quatre-Colonnes qui ont été réduites à leur plus simple expression, nous n'avons plus, comme colonne mobile, que dçux bataillons commandés par les chefs de bataillon Roux et Berger, 2 batteries de 4 de montagne, 2 sections du génie, 2 sections d'ambulance et le bataillon de Drapeaux-Jaunes, soit en tout 1,400 hommes,y compris ces derniers. L'intend ance est confiée à M. Rouzeau aide- commissaire de la marine, et les approvisionnements nous suivent sur [des jonques. La tenue est la même que pour le 15 août. On se souvient qu'elle consiste en vête¬ ments légers de couleur noire, portés sur la peau, sans chemise ni caleçon. Cette tenue qui nous a déjà rendu de grands services, en cette saison où l'on est sans cesse mouillé, soit par la pluie, soit en pataugeant dans les rizières inondées, est un véritable costume de bain, séchant très vile, en raison même de sa légèreté. D'ailleurs, pour ne pas surcharger le soldat, les sacs ont été laissés à Hanoï. Le soldat n'emporte sur lui que 120 cartouches et 2 jours de vivres. Deux autres jours seront déposés à Palan au¬ jourd'hui même. La flottille, toujours sous le commandement du capitaine de frégate Morel-Beaulieu, se compose du Pluvier, du Léopard, de la Fanfare, de Y Eclair, de la Bâche et du Mous¬ queton, renforcés du Ruri-maru, des chaloupes à vapeur affrétées Kowloon, Haïphong, Pélican, et d'un certain nombre de jonques. La Trombe reste à Hanoï. A 2 heures et demie de l'après-midi, nous arrivons à Palan, où la mise à terre des troupes et de la batterie de 4 s'opère sans incident. La garnison du village est dévolue à la 29" com¬ pagnie, renforcée d'une section d'artillerie. 182 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XVII La flottille, à l'exception du Pluvier et de la Fatifare, va mouiller à l'entrée du Day, et envoie le Pélican et YHaïphong, avec des officiers, en reconnaissance dans ce fleuve) contre lequel s'appuie la ligne de défense de l'ennemi, dont il faut couper les communi¬ cations avec Son-tay. De Palan, où nous sommes reçus par les notables, part une digue qui conduit à Phong, dont on aperçoit les villages fortifiés et entourés de bambous, à près de 5 kilo¬ mètres. Le général Bouët, suivi de son état-major, du colonel Bichot et des deux chefs de bataillon, s'y engage*. Après avoir parcouru 2 kilomètres en ligne droite, en enfonçant dans une boue molle et visqueuse que je ne puis mieux comparer qu'à du mortier, nous voyons la digue se bifurquer puis les deux nouvelles branches se souder entreselles, en formant un cercle fermé, dont le sommet est en contact avec la route d'Hanoï à Son-tay, au milieu même du village de Phong. Le centre de l'ennemi est en ce point qui commande les deux routes. Le terrain compris entre les digues et le fleuve, et le cercle dont nous venons de parler sont recouverts d'eau. En suivant la digue, nous aurons d'abord à enlever par des terrains difficiles le village de Than-teune, situé à cheval sur un coude à angle droit de la digue; puis la position d'Ao-mo, défendue par un fortin. Pendant que l'état-major recueille ces renseignements, une forte colonne ennemie de 1,000 à 1,500 hommes s'avance sur notre droite, déployant des drapeaux. Nous distinguons plusieurs mandarins en robes rouges, montés à cheval. A notre retour au village, les notables, dont l'attitude paraît favorable, complètent sur certains points nos renseignements sur les chemins et la topographie du pays. Aussitôt, les ordres de marche sont lancés pour la journée de demain et communiqués à la flottille. Il est convenu que les deux bataillons se feront précéder du pavillon de rectification (damier blanc et rouge) et du pavillon 4 (carrés blanc, rouge, jaune, bleu) afin qu'en aucun cas les canonnières ne puissent envoyer d'obus sur les troupes. Le silence de la nuit n'est troublé que par quelques coups de fusil tirés sur les Drapeaux- Jaunes, cantonnés dans un village, sur notre gauche. Journée du /" septembre 1883. — A 6 h. 1/2 le Mousqueton, VEclair et la Hache pénètrent dans le Day. Le général monte à cheval à 7 heures, et les troupes se mettent en marche sur deux colonnes. Celle de gauche, comprenant une compagnie de tirailleurs et les Drapeaux-Jaunes, soutenus par la 25e compagnie, suit un sentier dans la rizière ; celle de droite suit la digue, sur laquelle chevaux et fantassins avancent péniblement. A 8 heures, la Fanfare envoie deux obus de 14 centimètres sur les positions ennemies, à 400 mètres en avant de notre tête de colonne. Une demi-heure plus tard, l'avant-garde prend le contact avec l'ennemi et engage le feu. Les positions de l'ennemi dessinent un vaste arc de cercle concave, avec de bons points d'appui du côté qui est seul accessible, par la digue. En première ligne se trou" vent deux pagodes, puis le village de Than-teune fortement défendu par une haie épaisse de bambous, et flanqué par un coude brusque de la digue. Les points où nous pouvons nous avancer à sec et à découvert sont battus de trois directions différentes. Dans les rizières, il y a un mètre d'eau, et à certains points on perd pied. Pendant que la colonne de gauche se déploie, à la hauteur d'Ao-mo, la section d'artillerie d'avant- 1. Voir le croquis du terrain, page 185. Thuan-Mô. Marais Jxiz.ieres inondées Tanli Teune ! '■ 0°) Pagode de l Etal -Maj\ V f- r r} jê Jiujodc de L'Am bulance 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 185 garde ouvre un feu nourri sur le centre, et lance quelques projectiles sur la droite de l'ennemi. L'infanterie (colonne de droite) gagne du terrain à droite, et rend moins dan¬ gereux le cheminement sur la digue. Les 4 pièces du gros, à leur tour, ouvrent le feu sur la pagode et sur Than-teune. La pagode est enlevée. Nous gagnons du terrain. La retraite de l'ennemi se dessine nettement. Le commandant Berger, avec la 26e compagnie, s'engage entre les deux digues. A B C D Ennemi le iv Sept A' B' C'D' Le soir du i'.1' et le. 2 au maù., A"B" Le 2 aie soir A . Irr CJ Position de la droite le 2 Sept ." aumaJ. Croquis du terrain du combat de Phong. Les soldats, déployés en tirailleurs avec de l'eau jusqu'aux aisselles, sont forcés de tenir le fusil haut pour que la culasse continue à fonctionner. Ils s'avancent sur la lisière de Than-teune en pivotant sur la droite. La 27" compagnie leur est envoyée comme soutien. Marchant dans l'eau, contre un ennemi qui tire à couvert, nos braves marsouins ne sont plus qu'à 150 mètres de l'enceinte du village. Le commandant Berger voyant l'ennemi ébranlé demande des renforts pour donner l'assaut. Le général fait avancer les deux compagnies de soutien avec l'artillerie jus- 24 ICO PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XVII qu'au premier coude de la digue ; mais au moment où celle-ci ouvre le feu, la 26° enlevée par le capitaine Taccoën, suivie de près par la 27e, baïonnette au canon, clairons son¬ nants, se précipite à l'assaut des retranchements. Ce lac fangeux qu'était la rizière, d'où émergent des casques noirs, la pointe des baïonnettes et le cuivre étincelant des clairons qui sonnent la charge! quel sublime spectacle ! « En cinq minutes, dit laconi¬ quement le rapport du général, la 26° perd 15 hommes! La 26e et la 27e ont chacune un officier tué : MM. Aubertin et Haulon! » Rien ne résiste à l'impétuosité de nos soldats. Le village est enlevé. Six grands étendards noirs, plantés sur les points culminants de la digue, sont abattus. L'ennemi a laissé sur le terrain de nombreux morts, et se replie en désordre. La droite le poursuit, en suivant les deux revers de la digue; mais elle est arrêtée par un feu violent parti du village d'Ao-mo et d'une redoute placée un peu à droite de la digue. En même temps, à grande distance, les Annamites, formant la droite ennemie, sont refoulés par les Drapeaux-Jaunes, soutenus par une compagnie d'infanterie. La chaleur est accablante. Le général, ne croyant pas devoir s'engager plus à fond avant d'avoir fait reposer les hommes, donne l'ordre de se maintenir et de se mettre à l'abri dans le village qu'on vient d'enlever. L'état-major et l'ambulance s'installent dans les pagodes occupées dès le début de l'action. Il est 10 h. 1/2. L'ennemi paraît se disperser peu à peu, sous le feu lent et continu de l'artillerie. Les morts et les blessés sont ramenés en arrière et embarqués sur la cha¬ loupe le Kowloon, qui va les porter à Hanoï et reviendra aussitôt avec des munitions. Une reconnaissance, dirigée parle commandant Berger, montre que la lisière du village d'Ao-mo se compose d'un fort parapet crénelé, surmonté de bambous, s'appuyant à une pagode établie sur la digue elle-même, et à un petit fortin flanquant la lisière sud. Pendant tout l'après-midi, tir lent et ajusté du canon et de l'infanterie sur les posi¬ tions ennemies. Quelques hommes, envoyés en tirailleurs dans la rizière inondée, en reviennent avec les jambes noires de petites sangsues. La chaleur est étouffante avec un temps orageux et couvert. De temps en temps, tombe une pluie fine qui nous rafraîchit. Le général, qui a payé de sa personne toute la matinée, en plein soleil, est atteint d'une demi-insolation. Très abattu, il s'est retiré dans la pagode. Il a à cœur de ménager la vie des hommes, estimant que nous n'avons pas les forces suffisantes pour envelopper l'ennemi et lui infliger un désastre, il veut, par une action plus lente mais continue, arriver au but poursuivi, qui consiste à le rejeter au-delà du Day. Au moment où je lui rendais compte, à 7 heures du soir, à la nuit tombante, que les Drapeaux- Jaunes avaient épuisé leurs cartouches Remington, un détachement de ces derniers arrive au quartier général, avec plusieurs grands chapeaux coniques remplis de têtes de Chinois, affreuses, grimaçantes, souillées de sang et de boue, avec de grandes dents jaunes sortant des bouches entr'ouvertes. Le général détourne les yeux de ce hideux spectacle. Mais qui sait si ce n'est pas ainsi que les 29 têtes mutilées de nos infortunés compagnons d'armes du 19 mai ont été apportées à Lu-vinh-phuoc, installé dans la pagode du Phu-hoaï? L'assaut héroïque de ce matin nous a vengés, et, dois-je le dire, au risque de passer pour un buveur de sang, si la vengeance est le plaisir des dieux, elle fait éprouver au soldat une joie après tout bien légitime. Le sang répandu ne peut être apaisé que par le sang. Il semble que les mânes de ceux qui sont morts pour le drapeau s'en trouvent apaisés. 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 187 Pendant que la nuit tombe, on entend, dans la direction du Day, le canon des canonnières qui refoule des masses considérables, accourues de Son-tay au secours de Phong. Elles vont être obligées pour passer le fleuve de faire un long détour dans le sud. Les troupes se disposent à passer la nuit sur les positions conquises, et je m'achemine vers Palan, monté sur mon fidèle Eclair qui s'enfonce jusqu'aux genoux dans la boue visqueuse de la digue, traînant, en outre, mon boy Touk, qui, pour ne pas rester en détresse, se suspend de temps en temps aux crins de la queue. Aussitôt arrivé à Palan, je vais voir à bord de la Fanfare, le commandant Gadaud, qui expédie séance tenante son sampan avec une lettre de moi au colonel Révillon, à Hanoï, le priant de la part du général de nous envoyer au plus tôt 15,000 cartouches Remington. Puis, je retourne à terre passer la nuit à Palan. Journée du 2 septembre. — Dans la nuit, qui se passe sans incident sur les positions conquises, le Kowloon revient d'Hanoï avec 50,000 cartouches pour fusil Gras, et 150 obus de 4. Je conduis ce premier convoi sur le terrain, où il arrive malgré les difficultés du chemin, à 8 heures du matin. Le commandant Berger avait repris l'action dès le petit jour. L'artillerie, solidement postée derrière des épaulements, sur notre droite, s'était mise à canonner les positions ennemies. Attelage annamite. 188 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XYII Au moment où j'arrive au quartier général, j'aperçois nos troupes à mi-distance entre Than-teune et Ao-mo échanger quelques coups de fusil avec les Drapeaux-Noirs qui avaient passé la nuit à relever leurs morts et leurs blessés, et accentuaient leur mouvement de retraite, au fur et à mesure que nous avancions. Les canonnières entrées dans le Day, qui déjà, la veille, avaient barré le fleuve, et dispersé les bandes venues de l'Ouest, appuyaient maintenant le mouvement de la colonne, criblant de projectiles le village de Phong, forçant les Pavillons-Noirs à se débander de tous côtés, et refoulant sur Son-tay une nouvelle colonne de secours de 1,500 à 2,000 hommes. Bientôt je retourne à Palan et en reviens avec les 1,500 car¬ touches Remington, apportées par le sampan de la Fanfare qui a fait un véritable tour de force, en naviguant nuit et jour, pour faire, en si peu de temps, un trajet aller et retour de 70 kilomètres. Nous voici, maintenant, en possession d'Ao-mo, et poussant des reconnaissances autour de Phong, qui est le réduit central de l'ennemi. Une redoute, armée de canons, sur le bord du fleuve, répond au feu des canonnières. Vers 3 heures, le Mousqueton est dans une position critique. Plusieurs tubes de sa chaudière s'étant crevés, il est obligé de mettre bas les feux, et s'échoue. Il répare ses avaries, se remet à flot avec l'aide de la Hache, et continue à canonner l'ennemi. Les canonnières détruisent et coulent six grandes jonques armées de canons, venues d'un petit arroyo de la rive droite du Day, et qui étaient destinées sans doute à assurer le passage du fleuve aux renforts ennemis. A 4 heures du soir, ayant communiqué avec le Pluvier par la chaloupe le Sonq-coï, j'apprends les détails ci-dessus dont je fais part au général et au commandant Coronnat, qui s'en montrent satisfaits, sans toutefois dissimuler leurs craintes que les renforts ennemis ne passent le Day, à la hauteur du village de Ra ou de Fau où nos canonnières ne peuvent aller, à cause de bas-fonds qu'elles ne peuvent franchir. Un peu plus tard, la Fanfare signale au Pluvier : « L'ennemi est en pleine déroute. » Nous constatons en même temps, en nous approchant jusqu'à l'entrée de Phong, que l'ennemi a évacué toutes ses positions. Malheureusement, le manque de cavalerie et l'inondation générale du terrain ne permettent pas de le poursuivre. Pour ces raisons, le succès étant bien établi, la rentrée à Palan est décidée pour'le lendemain. Nous laisserons une garnison dans ce village, qui sera un point d'appui pour les opérations futures, et le reste de la colonne rentrera à Hanoï. Ces deux journées de combat, qui ont prouvé une fois de plus la solidité et l'élan irrésistibles des troupes de la marine, nous ont coûté des pertes douloureuses : 16 tués, dont 2 officiers, et 38 blessés dont 2 officiers, sans compter celles des Drapeaux-Jaunes, dont une section a donné à l'assaut de Than-teune, et dont le chef a eu son fils tué à ses côtés au moment où il enlevait un étendard noir à l'ennemi. Journée du 3 septembre. — Après avoir passé la nuit sur les positions conquises, sans être inquiétée, la colonne reprit, dès le matin, la route qu'elle avait suivie victo¬ rieusement pendant les deux journées précédentes! Depuis la veille, des pluies abon¬ dantes avaient achevé de défoncer la digue sur laquelle les attelages de l'artillerie avaient grand'peine à avancer. On arriva néanmoins à Palan, à 9 heures du matin. Le jour même, la flottille et les transports rentraient à Hanoï, et il suffisait, pour nous main¬ tenir à Palan, ce qui était la meilleure preuve du succès obtenu, d'y laisser une compa¬ gnie et demie d'infanterie, une section d'artillerie et une section du génie. Deux canon- 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 189 mères servaient de point d'appui et de moyens de communications à cette faible garnison, éloignée d'Hanoï de 35 kilomètres. « En résumé ', une colonne composée de 5 compagnies françaises, 44 artilleurs, le reste indigène, avait enlevé une position très forte, tué et blessé plus de 1,000 Chi¬ nois, et 5 ou 600 Annamites. Son moral avait doublé de valeur, sa confiance était entière '; le fleuve Rouge devenait libre jusqu'à l'entrée du Day. « Mais le dixième de l'effectif européen avait été mis hors de combat, l'ennemi s'était fait tuer sur ses positions le premier jour, et avait été abordé à la baïonnette. Il avait le nombre, un armement moderne, des munitions en abondance. Heureusement, les canons lui manquent encore; mais il est à prévoir qu'il finira par en avoir. Quant à son habileté à choisir des positions défensives, elle est incontestable. Celles du 1er sep¬ tembre, certainement improvisées en 48 heures, pouvant être considérées comme un modèle. » A la suite de ces expéditions, la population, à l'exception des mandarins qui voient leur position menacée, nous est en général sympathique. Elle n'ose pourtant se déclarer pour les Français, terrorisée qu'elle est encore par les menaces de ses manda¬ rins, par les Drapeaux-Noirs et les intrigues de la Chine, dont les agents poussent à la résistance en répandant le bruit qu'elle va envoyer des renforts. A la suite de l'affaire des 1er et 2 septembre, le général adressa aux troupes l'ordre du jour suivant : Ordre général n° 91. — Le général commandant supérieur des troupes est heureux de porter à la connaissance du corps expéditionnaire la dépêche suivante qu'il a reçue du ministre de la marine : « Vous exprime satisfaction. Au nom du gouvernement, vous charge transmettre braves gens qui ont combattu sous vos ordres. Vais soumettre demande renforts au conseil des ministres. En attendant, vous envoie un bataillon d'infanterie de marine et 2 batteries. » « Officiers, sous-officiers et marins! A la suite de la journée du i5 août, l'ennemi avait évacué ses positions, et il les avait reportées en arrière, sur le Day. « Il répandait le bruit,que sa retraite avait été causée par l'inondation, et non pas par vos atta¬ ques. Il fallait le chasser de cette deuxième position pour bien montrer à tous que l'audace était de votre côté; et, qu'à un contre cinq, vousétiez encore les maîtres du terrain. « La journée du 1er septembre ne laisse plus de doute à cet égard. Après plusieurs heures de combat contre un ennemi embusqué et protégé, au prix des plus grands efforts et de difficultés de toute sorte, vous avez couché sur les positions occupées le matin par l'ennemi. Il a battu en retraite de tous côtés; mais le manque de cavalerie et la hauteur des eaux dans la plaine n'ont pas permis de le poursuivre à outrance. 1 « La flottille, de son côté, après s'être audacieusement engagée dans le Day, et avoir arrêté les colonnes ennemies qui venaient au secours de Phong, et leur avoir causé des pertes sensibles, revenait sans avoir eu à souffrir du tir de l'ennemi. « Cette journée, qui a été une surprise pour l'ennemi, fait honneur aux officiers qui l'ont con¬ duite et aux troupes qui ont été engagées. « Tous ont vaillamment fait leur devoir. « La conduite dela 26e du 4° régiment et du capitaine Taccoën estencore dans toutes les mémoires. Je suis sûr d'être votre interprète, en les citant à l'ordre. « Avec des hommes comme vous, quand nous serons en nombre, le succès n'est pas douteux. Pré¬ parez-vous à le remporter quand le moment sera venu. « Hanoï, le 5 septembre i883. » « Le général commandant les troupes de toutes armes ». Signé : « Bouet ». I. Rapport du général Bouët. 190 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XVII Mais en dehors des Drapeaux-Noirs, nous avons encore à combattre les réguliers chinois concentrés dans la province de Bac-ninh. Ce sont des hommes vigoureux, de forte taille, assez bien armés, ne craignant pas la mort, mais encore médiocrement organisés. Ils se tiennent sur la défensive, jusqu'à présent; mais qui sait si, mieux dirigés à l'avenir, ils n'adopteront pas la tactique des Drapeaux-Noirs, qui tranquillement subissent le feu le plus violent de l'assaillant, tant que celui-ci n'arrive pas à 200 ou 300 mètres, et qui, à cette distance seulement, le cri¬ blent déballés bien dirigées, prêts à se faire tuer sur leurs retranchements, si ceux-ci sont emportés. Aussi le général Bouët, d'accord avec le Commissaire général civil, décide-t-il, après les opérations des lor et 2 septembre, qu'on se maintiendra momentanément sur les positions conquises, en attendant les renforts absolument indispensables qui ont été instamment demandés à la métropole, dès le lendemain des affaires des 15 et 16 août, et qui sont réclamés de nouveau. Dans la crainte qu'en France on ne se rende pas un compte suffisamment exact de la nécessité de l'envoi de nouvelles troupes au Tonkin, le Commissaire général civil donne au général Bouët la mission de se rendre à Paris, pour expliquer la situation au gouvernement. Cette décision est communiquée aux troupes par l'ordre général qui suit : Ordre général n° 93. — Le général commandant supérieur des troupes de toutes armes, porte à la connaissance du corps expéditionnaire la décision suivante de M. le Commissaire général de 'a République française : « Vu la nécessité de mettre nettement le gouvernement de la République au courant des néces¬ sités militaires qui résultent de la situation nouvelle des provinces du Tonkin voisines de la Chine; de lui faire connaître de vive voix quels sont les moyens pratiques les plus propres à assurer promptement le fonctionnement de notre protectorat, tel qu'il est défini par les instructions ministérielles et la con. venlion conclue à Hué, le 25 août i883 ; « Décide : i° M. le général Bouët se rendra en France, en mission, par la plus prochaine occasion. « Pendant son absence, le commandement supérieur sera exercé par M. le colonel Bichot, qui remettra le commandement du régiment de marche à M. le lieutenant-colonel Brionval. « M. le général Bouët sera accompagné de M. Lebas, son officier d'ordonnance. « Hanoï, le 10 septembre i883. » Signé : « Harmand ». Avant de se séparer des officiers, sous-officiers, soldats et marins qui ont servi sous ses ordres, le général commandant supérieur des troupes de toutes armes les remercie du dévouement et de l'ab¬ négation dont ils ont fait preuve, dans les circonstances difficiles qu'ils viennent de traverser et qui n'ont pas été sans gloire. Il espère qu'ils resteront dignes de leur passé et toujours prêts à se sacrifier aux intérêts de leur pays. Hanoï, le 10 septembre i883. Signé : Bouet. C'est avec un profond regret que je vis s'éloigner de nous le général Bouët. Je per¬ dais en lui un chef bienveillant, à qui je serai toujours reconnaissant de m'avoir permis de prendre part aux affaires du 15 août et du 1er septembre, qui n'ont eu cependant, en France, qu'un médiocre retentissement et ont même passé, aux yeux de quelques-uns, pour des échecs. Je me félicite de les avoir fait connaître sous leur véritable jour. Le général a fait tout ce qu'il était humainement possible de faire, avec les effectifs dont il disposait, et il en a obtenu des résultats bien faits pour surprendre ceux qui se rendront un compte exact des difficultés surmontées, en pleine cankule tonkinoise, et en temps d'inondation. 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 191 Le général Bouët a vengé notre sanglante défaite du Pont-de-Papier, et préparé la voie glorieuse où devait marcher l'amiral Courbet, trois mois plus tard; puis, sa tâche accomplie, il a disparu de la scène, sans qu'une parole d'amertume soit sortie de sa bouche de soldat aussi modeste que brave et n'hésitant pas à faire le sacrifice de sa personnalité, pour aider au triomphe de la cause à laquelle il s'était dévoué. Les trois changements de chefs militaires, auxquels nous avions assisté en si peu de temps, étaient, certes, fort regrettables; mais, eu égard à l'inaction forcée à laquelle nous allions être condamnés pendant plusieurs mois, en attendant les renforts, il est certain que la présence du général à Hanoï, à côté du Commissaire général civil à qui incombaient la politique, l'administration et le service des renseignements militaires lui-même, n'avait plus de raison d'être. Mais, si le rôle qu'il eut à remplir fut effacé, il ne fut pas sans gloire, car le général Bouët fut le premier Français qui fit reculer les Drapeaux-Noirs, et inaugura ainsi le succès définitif de nos armes. Chemin, extérieur du village de Than-teune. XVIII COMMANDEMENT PAR INTÉRIM DU COLONEL BICHOT. —LICENCIEMENT DES DRAPEAUX-JAUNES. — RECONNAISSANCE DU 18 SEPTEMBRE. —FORTIFICATIONS DES DRAPEAUX-NOIRS. —DÉCOUVERTE DE LA TÊTE DU COMMANDANT RIVIÈRE. — LE 8 OCTOBRE.— DÉCOUVERTE DU CORPS DU COMMANDANT RIVIÈRE. — DONNEURS FUNÈBRES, HONNEURS MILITAIRES. — MONUMENTS FUNÉRAIRES. — LE COMMISSAIRE GÉNÉRAL ET LES ENVOYÉS ROYAUX. — ARRIVÉE DE L'AMIRAL COURBET A HANOI. — JE SUIS NOMMÉ OFFICIER EN SECOND DU « CHATEAURENAULT ». — ADIEUX A HANOI. Le colonel Bichot s'appliqua à compléter le système défensif du camp retranché de la ville d'Hanoï en achevant la construction du blokaus de la rive gauche, en face de la douane, à l'amorce delà route de Bac-ninh. 192 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XVIII Les Drapeaux-Jaunes, après les combats du l°r et du 2 septembre, en revenante Palan, avaient pillé ce village ami ; ils avaient maltraité les habitants et commis des actes de violence graves. Il convenait que ces écarts de discipline fussent réprimés sévèrement, afin de conserver à nos troupes la bonne renommée acquise auprès des populations annamites. C'est ce qui fut fait. Les coupables furent sévèrement punis, et l'un d'eux fut décapité, d'où mécontentement des Drapeaux-Jaunes que l'on se décida à licencier. Ils firent la remise de leurs armes et de leurs munitions (450 fusils Remington et 40,000 cartouches), sans aucune.difficulté, et la bande se dispersa. Quel¬ ques-uns se mirent à la solde du service administratif, d'autres s'embauchèrent chez les commerçants d'Hanoï, leurs compatriotes; plusieurs, enfin, dit-on, passèrent à l'ennemi. Le fait du licenciement était regrettable en lui-même, car les Drapeaux- Jaunes s'étaient montrés fidèles et braves, lors des deux affaires auxquelles ils avaient pris part; mais l'événement montra qu'ils n'avaient accepté de servir sous notre dra¬ peau que dans le but de se livrer au pillage. C'est ce que nous ne pouvions tolérer. 18 septembre. — Ce matin, au point du jour, une forte colonne, composée des bataillons Chevallier et Berger, quitte la porte Ouest et se dirige sur la route de Son-tay, sous le commandement du colonel Badens. Le but de la marche est d'abord de montrer nos troupes dans les lieux mêmes où les Drapeaux-Noirs ont cantonné si longtemps ; mais un autre motif a décidé l'autorité à la faire. D'après des renseignements fournis par Mgr Puginier, la tête du 'commandant Rivière et celles de nos compagnons d'armes tombés au 19 mai, entre les mains de l'ennemi, seraient enterrées dans le village de Kieu-maï ou aux environs. Le régiment de marche aura pour mission de les rapporter à Hanoï pour que les honneurs funèbres puissent leur être rendus. Les eaux qui recouvraient tout le pays, il y a quelques jours à peine, se sont reti¬ rées; mais la route est encore toute détrempée et très-difficile pour l'artillerie, com¬ posée de 6 pièces attelées de chevaux tartares. On est souvent obligé de dételer les pièces et de les porter à bras, ainsi que les caisses à munitions, à travers les rizières, pour tourner les coupures faites au chemin, car elles sont très profondes et recouvertes d'une boue délayée et profonde. Après avoir traversé le village de Vong, nous approchons de la rivière Nhue-giang, au delà de laquelle l'ennemi fortement retranché, lors de l'affaire du 15 août, avait arrêté notre colonne de gauche. En avant du pont gisent encore, dans la boue qui les recouvre à demi, de nombreuses défenses accessoires; des abatis formés de longs bam¬ bous entrelacés et très pointus; ou de petits piquets à pointe très acérée très rappro¬ chés les uns des autres et fixés solidement dans le sol. Après avoir franchi le pont, coupé en partie, nous nous trouvons en présence d'une batterie casematée à deux embrasures, dont les pièces enfilaient la route de Son-tay et dont l'épaulement en terre avait 2 mètres d'épaisseur'. Les retranchements qui bordent la rivière forment une ligne brisée de petits adents qui la flanquent sur sa longueur, principalement dans la direction du pont. Ce sont deux tranchées parallèles très voisines l'une de d'autre. La plus grande forme un chemin couvert, dont le toit est blindé par des bambous et de la terre. Le parapet en terre, qui a un mètre d'épaisseur, est percé de nombreuses meur- 1. Voir le plan de ces fortifications page 167 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CIIINE, AU TONKIN 195 trières. La seconde tranchée, en arrière de la première, forme un chemin creux à l'air libre. Nous retrouvons, dans la pagode fortifiée, une pièce de 16 centimètres sur affût marin, et de nombreuses dispositions défensives. En repassant en arrière de la bat¬ terie casematée du pont, j'aperçois plusieurs piquets munis d'encoches et de traverses, qui permettaient à l'ennemi de tirer à certaines distances déterminées d'avance par les repères. Cette batterie était masquée de loin par quelques arbres bordant le côté sud de la route et les abatis dont nous avons parlé. L'ensemble de des ouvrages était formi¬ dable et confirme une fois de plus le jugement porté sur l'ennemi par le général, dans son dernier ordre du jour, relativement à son habileté à choisir ses points de défense et à élever des fortifications. La chaleur est intense, et les hommes, bien que revêtus de la tenue de campagne, qui est aussi légère que possible, en sont accablés. On se hâte de reconnaître les vil¬ lages de Kieu-mai, de Phu-rien et Nuyen-xa, dans lesquels la troupe se trouve can¬ tonnée dès 11 heures du matin; mais nous avons trois cas d'insolation, dont un grave. Les habitants des villages se sont enfuis à notre approche. Ils craignent notre vengeance, car ils ont fourni des vivres aux Drapeaux-Noirs et les ont aidés à exécuter la ligne des retranchements que nous venons de visiter. Le commandant de la colonne fait comprendre à ceux qui sont restés, et aux notables qui sont venus nous recevoir, qu'ils n'ont rien à redouter. Les villages sont ruinés; nous n'y trouvons plus que quel¬ ques bœufs, quelques poulets et des œufs. Nous payons ce dont nous avons besoin au prix qui nous est demandé. Les habitants paraissent étonnés et enchantés de ce pro¬ cédé auquel ils sont peu habitués. Aussi, dans la soirée, une partie des pauvres gens qui se sont enfuis reviennent-ils dans leurs maisons; de nouveaux vivres sortent de leurs cachettes et sont vendus aux soldats. Interrogé sur le lieu où se trouvait la tête du commandant Rivière, le chef de can¬ ton de Kieu-maï indique le milieu du chemin, dans le village même, à 10 mètres en dedans de la porte, et juste en face d'un petit poste de garde. Tous les habitants, dans leurs allées et venues pour sortir du village ou y rentrer, passaient forcément dessus et la foulaient aux pieds. On creuse la terre et on trouve à 60 centimètres de profondeur une caisse en bois de forme carrée, laquée en noir, avec un couvercle dont les charnières sont cassées. Elle paraît remplie, au premier abord, d'un mélange de chaux et d'argile rouge. La caisse ayant été renversée sur une table, nous distinguons aussitôt un crâne presque chauve avec de longs cheveux fins et bouclés en couronne. Sur les côtés se voient encore des favoris grisonnants. A la place du nez, nous ne trouvons plus qu'une cavité osseuse au-dessous de laquelle la mâchoire supérieure, presque sans dents, porte des traces encore visibles d'un dentier. Ce détail est carac¬ téristique, car nous savons que le commandant Rivière portait un dentier. Il en avait deux qui ont été retrouvés à la Concession, lors de l'inventaire fait par M. de Marolles. Que devient dès lors cette odieuse légende représentant notre chef infortuné, comme se rendant le 19 mai à un pique-nique, les caissons de sa voiture bourrés de foie gras et de dindes truffées? Le commandant, dont la santé était très éprouvée, et qui avait maigri de 40 livres depuis son arrivée à Hanoï, était si loin de penser à faire bonne chère, lui qui ne vivait guère que de lait, qu'il avait laissé ses deux dentiers chez lui ! Les yeux avaient disparu. Les orbites étaient remplis de chaux et de terre ; et, en 196 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XVIII cherchant çà et là dans les débris qui couvraient la table, nous découvrîmes encore les os des mains et quelques ongles. Ainsi se trouva confirmé ce qu'on nous avait rapporté au lendemain du 19 mai, à savoir que le Chinois qui lui avait coupé la tête sur le champ de bataille pour toucher la prime promise par Lu-vinh-phuoc, soit 80 barres d'argent', avait complété son trophée en y joignant les deux mains munies des manches avec les cinq galons d'or. L'idenlité n'était pas douteuse. Nous nous trouvions bien réellement en présence de la tête de Henri Rivière. Un procès-verbal fut dressé séance tenante et cette identité fut certifiée par MM. Bonnal, résident de France à Hanoï, faisant fonctions d'officier de l'état civil; Perez de Casteras, chancelier; le colonel Badens; Régis, capitaine d'artil¬ lerie; Masse, médecin de première classe de la marine, et moi-même. Dans l'après-midi, vers 3 heures, le chef de canton et les notables nous con¬ duisent en dehors du village, au nord du sentier qui conduit à la porte, et à quelques mètres de celle-ci. Nous sommes à l'angle d'une rizière. De nouveau nous fouillons la terre, et découvrons, dans autant de paniers, 30 têtes décomposées et méconnais¬ sables. Ceux qui les ont vu enterrer nous disent que dans le nombre il y a 3 têtes d'Annamites, ce que nous ne pouvons vérifier. Il nous manquerait donc une tête de Français, car il y a eu 29 disparus le 19 mai. Les notables ajoutent, il est vrai, qu'un Français blessé, le jour du combat, se serait enfui dans un village voisin où il serait mort; et son cadavre aurait été jeté à la rivière, comme les corps de ses compagnons décapités sur le champ de bataille. Ces funèbres dépouilles sont mises dans deux cercueils, mêlées à de la chaux, et les chefs de tous les villages voisins, convoqués parle commandant Badens, se rendent à son appel. Il leur renouvelle l'assurance qu'ils n'ont rien à craindre et leur ordonne de détruire les retranchements élevés par les Drapeaux-Noirs et de réparer la route. Immédiatement des corvées sont réunies et le travail commence. Il est évident que ce sont les mêmes travailleurs et les mêmes chefs de corvée qui, il y a deux mois, élevaient ces mêmes ouvrages, alors dirigés contre nous. La crainte du Français a remplacé chez eux la crainte de Lu-vinh-phuoc ; mais il est probable que la terreur inspirée par ce dernier n'est pas encore éteinte. Le pauvre Annamite, ballotté entre les deux, passe sa sa vie à être timoré. Le lendemain, à 6 heures du matin, les coupures de la route étant comblées, la colonne se remit en marche sur Hanoï où elle arriva à 9 heures 1/2, ayant encore trois nouveaux cas d'insolation. Les trois soldats frappés moururent dans la nuit, malgré les soins qui leur furent prodigués à l'hôpital de la Concession, devenu trop petit, et auquel on construit des annexes. On construit aussi des caser¬ nements en paillotes destinés à recevoir les renforts attendus. Pendant que nous faisions cette lugubre découverte, M. Harmand conférait à Haïphong avec l'amiral Courbet et le colonel Bichot. Il fut décidé que notre action devait se borner, en attendant l'arrivée de sérieux renforts, à empêcher l'importation des armes, et à réorganiser l'administration du pays. Précisément, le Chateaurenault venait d'amener à Haïphong, un haut personnage annamite, prince du sang, et envoyé plénipotentiaire ayant pour mission de nous aider à pacifier le pays, en exécution de la convention du 25 août. Il prit passage avec le Commissaire général sur le Yatagan, qui î. 6,800 francs. 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 197 s'échoua malheureusement non loin d'Hai-dzuong, et comme cette canonnière nous apportait en même temps 52,000 piastres, M. Iiarmand, quelque peu inquiet, se hâta de rentrer à Iianoï avec la chaloupe n° 7 qui l'escortait, afin de lui envoyer des secours. Enfin, le 5 octobre, l'envoyé royal débarquait du Yatagan, et faisait son entrée solennelle dans la Concession, à 2 heures de l'après-midi, un peloton de tirailleurs annamites formant la haie, escorté de 8 porteurs de parasols et de lanciers annamites La colonne quitte Hanoï. en tuniques rouges, salué en outre de 15 coups de canon ! D'après les fictions diplo¬ matiques, nous rendons ces honneurs extraordinaires à un personnage venu officielle¬ ment au Tonkin pour soumettre les populations à notre autorité, mais qui vraisembla¬ blement va jouer un double jeu dont nous ferons bien de nous méfier. Il demeure entendu que Lu-vinh-phuoc et les Drapeaux-Noirs ne sont pas de sa compétence. C'est à nous qu'il incombe d'en purger le pays, et si nous manquons à notre tâche, notre allié officiel saura fort bien nous jeter à dos les forces annamites qu'il a pour mission secrète d'organiser. Le Commissaire général civil nous communique, en ces termes, la dépêche suivante apportée par le dernier courrier : 193 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XVIII Ordre du jour du Commissaire général civil. Ordre général. — Le colonel commandant supérieur des troupes par intérim porte à la con¬ naissance du corps expéditionnaire l'ordre du jour suivant de M. le Commissaire général de la République : Ordre du jour. — « Le Commissaire général de la République est heureux de porter à la connais¬ sance des officiers, soldats et marins du corps expéditionnaire et de la flottille du Tonkin, le témoi¬ gnage de satisfaction que le vice-amiral, ministre de la Marine et des Colonies, leur adresse par télégramme, en date du i5 septembre, pour les remercier de la valeur et de l'entrain dont ils ont fait preuve pendant les combats des i°r et 2 septembre dernier. » « Hanoï, le 4 octobre i883. » Signé: « Harmand. » « Le colonel commandant supérieur des troupes par intérim ». « Signé: Biciiot ». Ce télégramme de félicitations du gouvernement, que le général Bouët eût été heureux de transmettre lui-même aux soldats et marins qui avaient si vaillamment combattu sous ses ordres, partait de France le jour même où notre chef regretté s'y rendait lui-même, envoyé en mission. Son départ avait produit à Hong-kong une fâcheuse impression, autant que nous pouvons en juger par le propos suivant, tenu par un Anglais de cette colonie, à un de mes camarades de la station de Chine : « Mais Monsieur, avait-il dit, si la France savait la perte de sa prestige dans l'Orient qu'elle supporte, par le retirage du général, elle ne continuer plus le guerre en Tonkin ! » Il nous revient que les Drapeaux-Noirs sont continuellement renforcés comme par le passé, et l'on nous rapporte qu'ils ont répandu dans le pays des messagers ayant pour mission de lever des troupes jusque dans les moindres villages. Ils affirment partout que les Français sont décidés à conquérir l'Annam et le Tonkin, et, ce qui impressionne surtout les indigènes, à couper les queues des Chinois, les chignons des Annamites et à habiller hommes et femmes à la mode française, de façon à ce qu'on puisse leur imposer plus facilement les lois de l'Europe! Reconnaissance du 8 octobre. — Depuis la découverte de la tête du commandant Rivière, les chrétiens indigènes, à l'instigation de Mgr Puginier avaient poursuivi leurs recherches, en vue de retrouver le corps de notre infortuné commandant. Leurs investigations furent enfin couronnées de succès dans les premiers jours d'octobre, et le bataillon Roux fut désigné pour aller recueillir ces glorieux restes. Un cercueil en bois très épais suivit la colonne qui se mit en marche à 6 heures du matin, le 8, sur la route de Son-tay. Nous devons ici reproduire le document suivant qui rendra compte de notre funèbre découverte : PROCÈS-VERBAL DRESSÉ PENDANT L'EXHUMATION DU COMMANDANT RIVIÈRE « L'an mil huit cent quatre-vingt-trois, le huit du mois d'octobre. « Nous, Bonnal, Jean-Thomas-Raoul, résident de France de la province d'Hanoï, faisant fonctions d'officier de l'état civil, assisté dePérez de Castéras, Joseph-Marie-Henri-Aimé-Louis, chancelier, nous sommes rendus à Phu-hoaï à l'effet de procéder à l'exhumation d'un corps que les renseignements fournis par les habitants du village disent être celui de M. le capitaine de vaisseau Rivière, disparu au combat du 19 mai, et dont nous avons trouvé la tête au hameau de Kièu-maï, le 18 du mois de sep¬ tembre dernier. 33 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONION 199 « Arrivés dans une rizière, sise à droite de la route, et à environ 100 mètres du fort, nous avons, en présence de MM. de Marolles, Louis-Roger-Gérard, lieutenant de vaisseau, ancien adjudant de Divi¬ sion de M. le commandant Rivière, âgé de 32 ans; Duboc, Emile-Charles, lieutenant de vaisseau offi¬ cier d'ordonnance, âgé de 3i ans; Bouchet, Alexandre-Pierre, capitaine adjudant-major au régiment de marche d'infanterie de marine, âgé de 3g ans, et de Mondon, Louis-Clément, médecin de 2° classe de la marine, âgé de 28 ans, requis conformément au vœu de la loi, ordonné de fouiller le sol à un petit tertre placé vers les deux tiers et contre le côté ouest de la rizière, et. désigné par les indigènes comme renfermant le corps de M. le commandant Henri Rivière. « A peine a-t-on enlevé une couche de 25 à 3o centimètres de terre que nous découvrons, au milieu d'un mélange de chaux et de terre, l'extrémité d'un os que M. Mondon déclare être le radius droit. Le corps entier, dans un état de décomposition des plus avancés, est bientôt mis à jour et nous pouvons faire les remarques suivantes : « Encore enveloppé d'un pantalon en flanelle bleue, d'un gilet de flanelle blanche et d'une che¬ mise en toile, le cadavre que nous avons sous les yeux n'a pas de tête ni de mains. Les ossements sont séparés et dénudés des muscles et des ligaments. La première côte à gauche est brisée, ainsi que la clavicule de ce même côté. Les os des avant-bras présentent des marques de section. « La chemise est à plastron, le col fermant en arrière; sur la bande au-dessous du plastron sont marquées, au coton rouge, les initiales : H. R. ; et, au-dessous de la patte on lit encore : « Le Gouix, passage des Princes, Paris ». Elle est encore assez bien conservée et nous y remarquons de larges taches de sang, ainsi qu'une déchirure vers le haut du plastron, à gauche. M. de Marolles affirme qu'elle appartient bien à M. Rivière. « En présence de toutes ces indications, absence de tête et de mains, marques du vêtement, etdes renseignements concordants fournis par les habitants, nous concluons à l'identité et déclarons que le cadavre que nous avons sous les yeux est bien celui de M. Henri Rivière. « Nous faisons placer ces restes dans un cercueil en bois très épais ; et, après les avoir recou¬ verts de chaux, nous faisons clouer, et luter en notre présence. « Et de tout ce qui précède, avons dressé le présent procès-verbal que les témoins ont signé avec nous après lecture. « Fait en triple expédition, les jour, mois et an que dessus ». Signé : « Bonnal, Pérez de Casteras, de Marolles, Duboc, Bouchet et Mondon ». Quelques jours plus lard, le 13 octobre, nous rendions les honneurs religieux et militaires aux restes de notre regretté commandant. Le service funèbre fut célébré par Mgr Puginier, dans une sorte de hangar en chaume tenant lieu provisoirement d'église depuis l'incendie de la Mission. Toutes les troupes de la garnison étaient sous les armes et tous les officiers de terre et de mer ainsi que le Commissaire général prirent part à cette imposante cérémonie. Vers 5 heures et demie du soir, suivis du cortège funèbre, deux cercueils portés par des soldats et des marins s'acheminèrent le long du fleuve, vers le petit cimetière de la Concession. Le premier renfermait les restes affreusement mutilés du commandant; et, dans le second, étaient rassemblées les têtes de nos compagnons d'armes disparus le 19 mai. Sur les tombes, au milieu d'une émotion poignante, le commandant Morel-Beaulicu prononça un émouvant discours, dont nous allons citer quelques passages : « Monsieur le Commissaire général, Monseigneur l'Évêque, Messieurs, « Pardonnez-moi de prolonger, pendant quelques instants encore, la douloureuse cérémonie à laquelle nous assistons,pour dire, au bord de ces tombes qui vont se refermer sur eux, un dernier adieu à nos infortunés compagnons d'armes, tombés au champ d'honneur le 19 mai i883. « Adieu, vaillants officiers! « Adieu, intrépides soldats et marins! « Adieu à vous tous, braves enfants de notre chère France qui êtes morts bien loin d'elle pour soutenir l'honneur de son drapeau, en combattant contre la barbarie, pour la cause de la civilisation! 200 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XVIII « Adieu, chers compagnons d'armes, et que vos noms gravés ici perpétuent, dans les siècles, le souvenir de votre courage et de votre dévouement. » Et vous, regretté commandant Rivière, dont le nom est, en ce moment, au fond de tous nos cœurs, permettez-moi de rendre un dernier hommage à votre bravoure, à votre bienveillance, à votre générosité, à la droiture et à la fermeté de votre caractère, et recevez, par ma voix, le témoignage de l'universelle sympathie que vous avez laissée parmi nous. • . . . • ..... . • ••• • • . . . . o .. « C'est en voulant dégager lui-même une de nos pièces de canon menacée parles Drapeaux-Noirs que le commandant Rivière est tombé mortellement frappé, sans qu'on pût enlever son corps du champ de bataille et le soustraire aux mutilations d'un adversaire barbare. « Quatre mois d'efforts et de recherches ont été nécessaires pour retrouver et reprendre à l'ennemi les restes de noLre chef héroïque et de ses infortunés compagnons d'armes, et ce n'est qu'aujourd'hui que nous avons la douloureuse consolation de leur donner une sépulture chrétienne et de leur rendre les derniers honneurs militaires. « Reposez en paix au milieu de nous, braves officiers, courageux soldats et marins qu'une mort glorieuse a prématurément enlevés à l'affection de vos parents et de vos amis. « Le sang que vous avez généreusement versé sur le sol du Tonkin, le noble sacrifice que vous avez fait de vos existences, ne seront pas inutiles. La France a tressailli en apprenant votre trépas, et de nouvelles troupes nous arrivent chaque jour. « Elles suivront l'héroïque exemple que vous leur avez donné et vous aurez largement contribué à doter notre patrie du protectorat de l'un des plus fertiles royaumes de l'Orient. « Adieu, Rivière! « Adieu, Berthè de Villers 1 » Adieu, Jacquin, d'Héral de Brisis, Moulun! « Adieu à vous tous, glorieux compagnons d'armes tombés sur les champs de bataille du Tonkin ! « Adieu, ou plutôt au revoir! » Ces paroles, prononcées par le commandant Morel-Beaulieu d'une voix vibrante d'émotion, trouvèrent un écho dans tous les coeurs. On sait que depuis, la dépouille mortelle du commandant Rivière, sur la demande de sa famille, a été transportée en France et repose au cimetière Montmartre, à Paris. Tout ce que la Grande Ville contenait de vrais patriotes suivit jusqu'à sa dernière halte ce soldat qui avaitversé tout son sang à 4,000 lieues de la terre natale. Un sculpteur, parmi les plus célèbres, Jules Franceschi, sollicité par la Société des gens de lettres, a dressé sur le monument funèbre le buste de celui qui n'est plus mais dont l'exemple et la mort glorieuse seront impérissables. Là-bas, sur le champ de bataille même, non loin du Pont-de-Papier, dans la rizière, sur le bord de la route de Son-tay, s'élève aujourd'hui une stèle funéraire en l'honneur du commandant Rivière. Chaque année, au 19 mai, des soldats, des marins, des civils vont y porter des couronnes pour honorer la mémoire de celui dont la mort décida de la prise de possession de notre belle colonie ; et les indigènes, Annamites et Chinois, qui passent tous les jours sur cette chaussée, naguère rougie de sang français, saluent ce monument d'un regard où la crainte se mêle au respect Le 24 octobre, M. Isoir, capitaine d'artillerie, frappé d'insolation lors de l'affaire du 15 août, meurt à 4 heures du soir, à la suite d'une longue et douloureuse maladie. Le même jour, revient à Hanoï une importante colonne qui est allée dans le sud, jusqu'au delà du Day, pour pacifier cette région infestée par des brigands. Le lieu¬ tenant colonel Rrionval a tué 30 de ces derniers, et ramène à Hanoï les deux 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 201 éléphants échappés de la citadelle depuis le 19 mai. Il a surpris une bande de pirates célébrant, dans une pagode, la fêle du riz nouveau. Dans cette région, les villages sont entourés d'une enceinte de bambous extrêmement serrés. Les portes, fortement barri¬ cadées et doubles, sont dissimulées derrière des bambous verts. Enfin, dans l'intérieur de l'enceinte, chacune des maisons est encore entourée d'une forte palissade. A l'assaut d'un village, une section de tirailleurs, après avoir mis vingt minutes à défoncer une porte, a été reçue derrière une deuxième porte, par les brigands embusqués, qui ont fait pleuvoir sur elle une quantité de pierres et de briques. Si au lieu de ces armes préhistoriques, l'ennemi avait eu quelques mauvais fusils, l'opération eût pu devenir très meurtrière. Elle ne nous coûta que quelques blessés. Le retour de cette colonne coïncide avec celui du Commissaire général civil qui est allé avec les trois envoyés royaux, dont un prince du sang, et le ministre des affaires étrangères, faire une tournée destinée à pacifier le pays. Le Pluvier les a déposés à Phu-moï, sous-préfecture de création récente, où les Annamites ont entrepris la cons¬ truction d'une nouvelle citadelle. On y trouva dix canons en bronze nouvellement fondus et dont l'un, semblable à notre 4 de montagne, avait reçu un projectile à la bouche. Le détachement d'escorte s'empara, en passant, de 10 canons plus petits et de 60,000 ligatures. Le ministre des affaires étrangères, qui assistait à cette prise de butin, ne put s'empêcher de s'écrier : « Je n'ai plus qu'à finir comme Phan-tan-Riang, et à me suicider ». On se souvient que le maréchal de ce nom se laissa mourir après la prise de Vinh-long en 1867, et que cet exemple fut suivi, en 1873 et en 1882, par les hauts mandarins qui perdirent la citadelle d'Hanoï contre Francis Garnier et le commandant Rivière. Le ministre des affaires étrangères, évidemment désolé d'assister impuissant à notre prise de possession du pays, préféra continuer, sous des dehors de parfaite soumission, la lutte sourde entreprise contre nous et qu'il avait juré de mener à bien, le temps aidant, et aussi les Drapeaux-Noirs, en qui la cour de Hué avait mis ses der¬ nières espérances. Mais bientôt les événements allaient changer de face. Le 25 octobre, à 4 heures du soir, arrivait à Hanoï l'amiral Courbet accompagné du capitaine de frégate de Maigret, son chef d'état-major, et du lieutenant de vaisseau E. de Jonquières son secrétaire et aide de camp. Dans la soirée du même jour, les chaloupes à vapeur le Wampoa et le Kiang-nam, remorquant plusieurs jonques, nous amenaient une batterie de 6 canons de 65 millimètres approvisionnée à 100 coups par pièce, prélevés sur la division navale du Tonkin et placée sous le commandement du lieutenant de vaisseau Amelot, offi¬ cier canonnier du Bayard. On y avait joint 2 canons de 4 de montagne et un bataillon de fusiliers-marins, commandé par M. de Beaumont, capitaine defrégate, commandant du Kersaint. Son adjudant-major était M. Nicolle, enseigne de vaisseau. L'amiral adjoignait, de plus, à son état-major le chef de bataillon Badens et le capitaine d'artillerie de marine Humbert. C'est en vain que je sollicitai du commandant de Maigret la faveur de continuer mes services au Tonkin. L'état-major était au complet, et nulle part ailleurs, aucun poste ne se présentait pour moi. D'autre part, plusieurs vacances venaient de se pro¬ duire dans la division navale, et je fus désigné pour remplir les fonctions d'officier en second du Châteaurenault, beau croiseur de 200 hommes d'équipage, commandé par M. Boulineau, capitaine de frégate. Si flatteuse que fût pour moi cette désignation, ce ne fut pas sans un serrement de cœur que je l'appris et que je me disposai à faire la 202 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE XVIII remise du service à mon camarade et ami M. E. de Jonquières. C'est à lui qu'échurent également mon petit mobilier de campagne, mon ordonnance, mon boy-cheval, le fidèle Touk, en un mot ma maison civile et militaire; et, enfi , Eclair, mon poney, que m'avait laissé, quelques mois auparavant, mon camarade de Marolles. C'est avec un véritable chagrin que je me séparai de ces choses, de ces êtres dévoués, bêtes et gens, et que je m'embarquai, le 31 oclobre, pour descendre le fleuve Rouge et rallier mon nouveau poste dans la baie d'Halong. En m'éloignant d'Hanoï, les souvenirs de cette campagne de onze mois se pressèrent dans mon esprit avec une telle intensité, que jamais je ne les oublierai. Le bon temps passé à bord de la Surprise, les récep¬ tions si originales que nous donna le père Six; puis la période de guerre : la prise de Nam-dinh; l'effroyable boucherie du Pont-de-Papier ; les barricades delà Pagode des Quatre-Colonnes; l'inondation et la rupture delà digue; les combats acharnés du l"etdu 2 septembre; l'assaut des positions ennemies parles braves soldats delà 26ecompagnie, sortant de l'eau comme pour mieux justifier leur surnom de marsouins ; et, pour ter¬ miner, les préparatifs de l'étal-major général en vue de l'attaque prochaine de Son-tay; tout cela défile comme un panorama devant mes yeux. En descendant le cours du fleuve Rouge, sur une chaloupe qui m'éloigne, pour toujours, du théâtre de ces événe¬ ments, je jette un dernier regard sur le petit cimetière de la concession où dorment déjà, à l'étroit, le colonel Carreau, le commandant Berthe de Villers, les restes mutilés du commandant Rivière, le capitaine lssoir, les têtes de nos compagnons d'armes du 19 mai, unies dans la mort comme au jour du combat, et tant de braves soldats et marins tués au feu ou qui ont succombé à leurs blessures. A tous, pour la dernière fois adieu 1 - s mm ■ .. ^V..v'V';■■■ ■■/■a.-'- . ; m -V. ; ; 'J ; §®g I f:.; - ... V p ÏK-\i > :'.-A . < -v. ., ' u - • V ^ , : - - -v - ; ' - ■ ,h> a •/ >.■ :av'-;'va;' t v.-,; 1: . ' ' ..: >'. ' ''.'''î'- :. .v.,/ :r ^v'-:vV;. ; v-. v-.: :îv; 'a - '■ , : :. . 'av.. .: V0, -.;l/■■'."■'■ ■'■'• -■■ . 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Nommé in extremis par le commandant Rivière au commandement de la Massue, à la veille du combat du 19 mai, les circonstances ne me permirent pas de bénéficier de cette faveur et, par contre, je restai à Hanoï pour commander la compagnie de débarquement du Villars, dont le chef, mon brave camarade Sentis, grièvement blessé, se trouvait forcé de s'éloigner. Ensuite, j'avais eu en perspective un embarquement sur le Villars au moment où les compagnies de débarquement rejoignaient la division navale, lorsque le général Bouët me prit à son état-major. Enfin, je me trouvais ramené sur mon élément. Le 7 novembre 1883, je ralliai le Chateaurenault, dans la baie d'Halong, et je pris, le jour même, les fonctions d'officier en second, sous les ordres du capitaine de frégate Boulineau, commandant de ce croiseur. Dès lors commence pour moi une nouvelle existence. Levé tous les matins à 4 heures moins le quart, en rade comme à la mer, je suis chargé de tous les détails; et, en particulier de la bonne tenue du bâtiment à laquelle le commandant Boulineau tient beaucoup, et avec raison. Depuis la cale, toujours asséchée et blanchie à la chaux, jus¬ qu'à la pomme des mâts, le Chateaurenault est constamment lavé, briqué, peint, asti- 200 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE I qué et verni au tampon. Même au lendemain des corvées de charbon faites sous la pluie, comme cela nous arriva souvent pendant le blocus deFormose, nos embarcations étaient toujours d'une blancheur immaculée, avec leur emblème rouge vermillon, entouré d'un cercle de cuivre. Ces soins méticuleux peuvent paraître puérils et de minime importance, à ceux qui sont étrangers aux choses de la marine; mais en réalité ce luxe de propreté et d'astiquage en a une très grande. D'abord, il assure l'hygiène du navire; puis, au point de vue psychologique, le marin aime d'autant plus son bateau, image en petit de son pays, qu'il se donne plus de mal pour le parer. Il le veut beau et reluisant pour les autres, et pour lui-même. Il y met un amour-propre extraordinaire, une véritable coquetterie. Il semble que cette tâche le relève à ses propres yeux et il en sait gré aux chefs qui la lui imposent. Comment décrire la joie du matelot qui, le samedi, jour consacré à la peinture, un pinceau à la main et une moque de céruse à ses côtés, va procéder à une nouvelle couche ou à un espalmage de la fraction du navire dont il est chargé par le rôle de propreté. Plus d'un ne changerait pas son pinceau pour un sceptre! Est-il besoin d'ajouter qu'en cours de campagne on a plus de temps qu'il n'est nécessaire pour mener de front tous les exercices militaires et l'astiquage? En même temps que le Chateaurenault, deux grands transports sont en rade de la baie d'Halong: le Shamrock et VAveyron. Ils apportent un important matériel de literie et de construc¬ tion en fer, ainsi que 300,000 rations, du matériel d'hôpital et 1,300 hommes compre¬ nant de l'infanterie de marine et une batterie de 4 de montagne, matériel et personnel. Deux autres grands transports : le Tonquin et le Bien-hoa, mouillent en rade les 7 et 8 novembre, chargés de troupes : 2 bataillons de tirailleurs algériens et 1 bataillon de la légion étrangère, en tout 1,800 hommes. Les soldats sont transbordés sur la Saône et le Drac, petits transports qui vont franchir la barre de l'embouchure du Cua- cam et les déposer à Haïphong, d'où ils remonteront à Hanoï par canonnières et par jonques. Les transports passent à poupe du Bayard, dont la musique joue la Marseil¬ laise. La fanfare de la légion et la nouba des tirailleurs répondent par des marches endiablées. Salut aux futurs vainqueurs de Phu-sa et deSon-tay! Les torpilleurs 45 et 46, récemment arrivés de France sur le pont d'un transport, sous le commandement des lieutenants de vaisseau Latour et Douzans que nous retrou¬ verons bientôt à Fou-chéou, circulent dans la rade dont l'animation n'a jamais été si grande. Comme bien on pense, pendant nos stations et nos croisières sur la côte, ma pensée se reportait souvent à Hanoï d'où mes amis allaient bientôt partir pour une expédition décisive. Grâce à leurs lettres, je me tenais au courant des événements, et c'est ainsi qu'en outre des incidents spéciaux du Chateaurenault, que je raconterai quand ils offriront quelque intérêt, je ne laisserai pas ignorer au lecteur les hauts faits accomplis par le corps expéditionnaire. Je me bornerai toutefois à un récit sommaire de ce que je n'aurai pas vu moi-même, sans négliger certains épisodes et certains détails qui m'ont été racontés par des témoins oculaires, et qui ont le mérite d'être encore inédits. Nous apprenons que la petite garnison d'Hay-duong, composée de 100 hommes, dont 20 français seulement, a manqué d'être enlevée par un fort parti de Chinois dans la nuit du 17 au 18 novembre. Obligé de se replier dans le blockhaus construit au bord de la rivière, au confluent d'unarroyoet du Thaï-binli, le lieutenant Bertin, en traversant la ville y mit le feu pour arrêter les assaillants. Quelques heures plus tard, au petit jour, 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 207 les défenseurs du blockhaus, attaqués de plusieurs directions à la fois, sans vivres, car ils avaient commis l'imprudence de les emmagasiner dans la citadelle, et, ayant épuisé presque toutes leurs cartouches, se trouvaient dans une situation critique lorsque la Carabine, stationnée un peu plus loin, arriva à leur secours. Sa cheminée et ses tôles de défense furent criblées de balles, et elle eut un marin tué d'une balle dans le ventre, et 8 blessés. Mais enhardi par cette diversion, le lieutenant Bertin fit une sortie que le Lynx, heureusement de passage, vint encore appuyer de son canon. Il s'agissait de dégager un sergent à la tête de 10 soldats et d'une trentaine de tirailleurs annamites, qui étaient restés dans le redan de la porte Est. Ce petit détachement a couru les plus grands dangers, car, n'ayant pas de vivres et une quantité restreinte de munitions, enveloppé par un ennemi très supérieur en nombre, évalué au total à 400 Chinois et 2,000 Anna¬ mites, il était fatalement condamné à succomber sans l'arrivée providentielle des canonnières. En dehors des pertes subies par la Carabine, cette affaire nous a coûté 15 hommes tués ou blessés. Les Chinois, qui s'étaient approchés jusqu'à 10 mètres du blockhaus, laissèrent de nombreux cadavres sur le terrain et furent mis finalement en pleine déroute; mais pour prévenir un retour offensif de leur part, on a renforcé immé¬ diatement la garnison avec 4 compagnies de marine et une section d'artillerie. Le 30 novembre, la Corrèze mouille en baie d'Halong avec 4 compagnies de marins à 150 hommes commandées par le capitaine de frégate Laguerre, et une batterie de montagne servie par des marins. Ces renforts arrivent à propos, car le bruit court que Quan-yen, petite citadelle voisine delà côte' où nous avons une garnison insignifiante, va être attaquée incessamment par des forces considérables qui arrivent de la frontière de Chine, en suivant la côte. Le capitaine de vaisseau Parrayon, qui commande le Bayard et en même temps la rade, en l'absence de l'amiral, décide de les envoyer d'ur¬ gence à Quan-yen, en même temps que les compagnies de débarquement, et notre canot à vapeur armé d'un hotchkiss. Des jonques réquisitionnées partent remplies de marins, à la remorque d'un torpilleur, et arrivent à destination à 11 heures du soir. En même temps', nous recevons l'ordre d'appareiller, et de faire une reconnais¬ sance du litloral, en vue d'arrêter, si possible, les soldats chinois. Du 1er au 5 décembre, nous visitons successivement les mouillages de Ba-moun, de Shieng-moun, de Foutaï-moun près de la ville chinoise de Koï, puis de Chock-moun, territoire chinois enclavé dans l'Annam. Le 3, dans une tournée en canot à vapeur, notre camarade Guesdon aperçoit, sur le penchant d'une colline qu'il contournait, un point noir qui semblait bouger et avait l'apparence d'une bête d'assez belle dimension. Il met la hausse d'un fusil Kropatscheck à 800 mètres, et fait feu. Le point noir paraît rouler sur lui-même ; puis disparaît. Le canot pique aussitôt sur la plage, et Guesdon, accompagné de deux marins, gravit la colline et ne tarde pas à découvrir, au fond d'un petit ravin, dissimulé derrière un buisson, un ours blessé à mort, qu'il achève d'un coup de grâce, et qu'il nous rapporte à bord, enchanté de son superbe coup de fusil, dont nous lui fîmes force compliments, car, depuis longtemps privés de viande fraîche, nous allions enfin nous régaler pendant plusieurs jours de ce gibier rare. Malheureusement, l'animal était une vieille ourse efflanquée, dont les griffes limées et les dents jaunies attestaient l'âge vénérable. On sait, d'ailleurs, que l'ours tonkinois ne dépasse guère la taille d'un terre-neuve. Néanmoins, comme nous n'avions pas le droit d'être difficiles, tout y passa. Le premier jour, nous lui mangeâmes le foie, le cœur et les rognons ; le second jour, les côtelettes et le filet 208 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE I (ce morceau de choix réservé au commandant) ; le troisième jour, nous partageâmes les gigots et les épaules, le tout très racorni, avec le poste des maîtres; et, enfin, la peau, bien préparée par le cambusier, fit une belle descente de lit pour la chambre du chasseur. A part cet incident de la vieille ourse maigre, rien ne vint troubler la monotonie de cette petite croisière. Pas la moindre jonque de pirates à nous mettre sous la dent, et à terre, pas le moindre soldat chinois en vue. A notre retour dans la baie d'Halong, le 7 décembre, nous apprîmes par contre qu'on venait de capturer deux petites jonques chargées de matières incendiaires, et devant faire office de brûlots. Les Chinois qui s'y trouvaient ont été exécutés. En vue des graves événements qui se préparent, l'amiral Courbet a assumé le commandement en chef à Hanoï, en se plaçant, vis-à-vis de l'autorité civile, dans une complète indépendance. II a la correspondance directe avec le ministre, tandis que le général Bouët, 011 s'en souvient, faisait passer la sienne par le Commissaire général. L'amiral Courbet n'a à remplir qu'une seule obligation vis-à-vis de l'autorité civile . celle de l'aviser de son intention de se mettre en mouvement, et encore, il a la latitude de le faire quand il lui convient, au moment où les ordres de marche ne permettent plus de garder le secret sur la direction qu'il compte suivre. Enfin, le Commissaire général civil ne doit prendre possession des terrains conquis que sur l'invitation du Commandant en chef. Les situations se trouvent donc nettement établies, conformément d'ailleurs à la saine logique, et il n'est plus de conflits possibles entre l'autorité civile et l'autorité, militaire. En même temps, la Chine a nommé Lu-vinh-phuoc, généralissime de toutes les troupes chinoises au Tonkin, ce qui signifie que les généraux commandant l'armée de Bac-Ninh sont placés sous ses ordres. Pour le moment nous n'attendons plus de renforts ; mais l'amiral Courbet dispose de forces imposantes : il peut mettre en ligne 8 bataillons, 7 batteries de montagne et une batterie de 80 de campagne, soit plus de 6,000 combattants. Les services auxiliaires, tels que la télégraphie optique, l'embrigadement des coolies au nombre de 1,500, etc., sont organisés. Et puis, la température est bonne. La nuit et le matin, on éprouve une sensation de froid; les rizières sont sèches ; en un mot, le corps expéditionnaire, en effectifs est quatre fois plus fort qu'au 15 août dernier, et les circonstances atmos¬ phériques nous sont très favorables. D'autre part, à Hué se déroulent des événements politiques d'une certaine gravité. Le régent a le titre de Van-linh. C'est la première colonne de royaume. La deuxième colonne est le ministre de la guerre. Bien que ces deux personnages ne soient pas toujours d'accord, la haine des Français les unit, et ce sont eux qui gouvernent. Le successeur de Tu-duc, qui ne voulait pas consentir à suivre leur politique, n'a régné que quatre jours. Il est mort empoisonné. Hiep-hoa a subi le même sort. On lui a offert sur un plateau : un sabre, une corde et une pilule. Entre ces trois ge ires de supplice, Hiep-hoa, choisit la pilule qu'il avala sur-le-champ. On le vit aussitôt chan¬ celer, et, en voulant regagner ses appartements, il tomba dans un vestibule. Le roi actuel est un enfant de quinze ans du nom de Kien-phuc. Sa jeunesse, son inexpérience, la mort tragique de ceux qui l'ont précédé, et la crainte de finir comme eux, en feront un instrument docile entre les mains du régent. L'Aspic et le Bayard partent pour Tourane et Thuan-an, afin de porter à M. de Jonques et brûlots DÈstaing Volta Ile Losing Pagode et batteries Lynx Canots à vapeur armés en porte-torpilles Combat de Fou-chéou (20 Août 1884). Villars Duf/nay-Trouin Vipère Aspic Chaloupe Nantaï Hauteurs couronnées de retranchements et batteries Arsenal de Fou-chéou Yang-Ou torpillé par le 46 Lou-S/iang, canonnière Torpilleur 45 33 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 209 Champeaux, notre résident à Hué, une communication importante de l'amiral et ren¬ forcer son action diplomatique. Grande et réjouissante nouvelle! Le lundi, 17 décembre, à 8 heures du matin, la Carabine mouille sur rade nous annonçant la prise des retranchements de Phu-sa. Le lendemain, mon camarade et ami M. de Jonquières, aide de camp de l'amiral, arrive avec la chaloupe à vapeur le Song-coï, porteur d'une dépêche de l'amiral. Le Drac allume les feux, et appareille en hâte, pour la porter à Hong-kong. Nous ignorons son contenu. Le 25 décembre, nous n'avons encore rien d'officiel sur la prise de Son-tay; mais des lettres particulières nous donnent des détails très complets. Le mouvement a commencé le 11 au matin, en deux colonnes. Celle de gauche (lieutenant-colonel Belin) a pris la route de Son-tay, et est arrivée sans incident à Phong, à 3 heures et demie. Elle s'y est installée et a travaillé toute la nuit, sous la protection du Mousqueton, à faire un pont avec des jonques, ce à quoi elle n'a pas réussi, faute de matériel suffisant. La journée du 12 est employée à traverser le Day avec une douzaine de sampans qui font le va-et-vient. Le mouvement terminé à 8 heures du soir, la colonne se met en marche et rejoint la colonne de droite à 3 heures du matin. Là, on bivouaque et à 10 heures du matin on prend position à la gauche de la colonne Bichot. Celle-ci, dans la matinée du 11, avait pris passage sur 8 canonnières et 7 petits transports à vapeur, suivis de 54 jonques portant les réserves en vivres et en muni¬ tions. Elle est commandée par le colonel Bichot et l'amiral qui a mis son pavillon sur le Pluvier. A 6 heures du soir, le même jour, les troupes sont installées à terre, un peu en amont du confluent du Day. Pas de résistance de l'ennemi. Dans la journée du 13, les troupes du colonel Belin se reposent, les canonnières s'avancent et échangent quelques coups de fusil avec les postes avancés de l'ennemi. On cantonne et l'on bivouaque, le soir, à moins de 10 kilomètres de Son-tay, sur une ligne de bataille orientée nord et sud, perpendiculaire au fleuve. Le seul chemin praticable est la digue. Celle-ci a été doublée en dedans du coude qu'elle présente au nord delà citadelle, et forme un triangle de 300 mètres de base et de 2 kilomètres de longueur dont le sommet est au village de Phu-sa. L'intérieur de ce triangle, garni de retranchements, est en grande partie inondé. Le reste du terrain est un marécage au milieu duquel se trouve un village fortifié '. Un peu plus loin, le village de Phu-sa est protégé par une ligne transversale de retranchements qui s'appuie sur les deux digues. Aux points d'aboutissement sont deux canons sous casemate qui les enfilent et sont protégés par deux fortins. Celui du nord est armé de 6 pièces casematées battant le fleuve. Celui du sud bat le terrain situé entre la digue et l'enceinte extérieure de la ville. Après le saillant de Phu-sa et la jonction des deux digues se trouve une forte barricade contre laquelle viendront se briser les turcos. Enfin, à 300 mètres plus loin, une pièce de 16 centimètres, derrière de solides épaulements, enfile le fleuve; et, le reste de la digue sur une longueur de 2 kilomètres est armé d'une série de batteries destinées à arrêter nos canonnières. Tel est l'ensemble formidable des ouvrages de défense qu'il est nécessaire d'enlever avant toute opération contre la citadelle, afin d'être maître de nos communications avec le fleuve et la flottille, par le travers de la ville. 1. Voirie plan de Son-tay et de Pliu-sa, page 211, 27 210 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE I Journée du 14 décembre. — La flottille et une batterie de montagne à terre bombar¬ dent le village et la pagode situés au milieu du triangle, en même temps qu'on fait face aux villages fortifiés qui s'étendent sur notre gauche au sud de la digue et d'où part une fusillade très vive. Ce village est occupé un peu avant midi, par le bataillon Dulieu et 3 pièces. On canonne le retranchement qui barre le triangle, en avant du village de Phu-sa. Deux batteries viennent ouvrir le feu sur les canons casematés qui enfilent les digues, prenant à revers les canons du fortin D (voir le plan). La légion étrangère renforce le bataillon Dulieu. La flottille bombarde l'ensemble du saillant en tirant par¬ dessus le 2e bataillon de turcos qui a pris position entre ce saillant et le fleuve, soutenu par une demi-batterie. L'ennemi, sorti de l'enceinte extérieure de Son-tay, par la porte est, dessine un mouvement tournant sur l'arrière de nos troupes. On lui fait face avec le 1er bataillon de turcos, le bataillon de marins et la batterie de 65 milimètres également servie par des marins (lieutenant de vaisseau Amelot). 15 pièces sans comp¬ ter la flottille couvrent d'obus, à moins de 900 mètres, l'ouvrage de Phu-sa. A 4 heures et demie, la flottille cesse le feu. Le signal de l'assaut est donné. La plaine maréca¬ geuse, située en avant du retranchement x x x, est traversée, non sans difficulté, par les troupes qui s'élancent avec un entrain admirable. Rien n'arrête nos braves soldats. Ils passent à travers les brèches ouvertes, contournent ou escaladent les ouvrages de l'ennemi qui recule, disputant le terrain pas à pas et fusillant à bout portant les têtes de colonne, qui arrivent pêle-mêle jusqu'au saillant. Le mouvement en avant continue, au delà du point de jonction des deux digues; mais l'ennemi s'est rassemblé derrière la barricade. Par deux fois l'assaut est donné, par deux fois il est repoussé avec des pertes cruelles, au milieu d'un incendie allumé par l'ennemi en avant de la barricade. La nuit se fait. 14 des nôtres, pour la plupart des turcos, ont réussi à pénétrer dans l'ouvrage, mais le reste de la colonne n'a pu les suivre. On retrouvera demain leurs corps décapi¬ tés et odieusement mutilés. Les troupes sont ralliées dans l'intérieur du saillant qu'on fortifie à la hâte pour la nuit. Les troupes sont ravitaillées en munitions et en vivres. A minuit les Drapeaux-Noirs, dont la fusillade n'a cessé de couvrir nos positions, tentent un retour offensif furieux. Heureusement, la pleine lune permet de les découvrir. On les rejette avec d'énormes pertes dans le sud de la digue, au pied de laquelle ils sontvenus se faire tuer. Ils continuent à tirailler sans interruption et à 4 heures du matin, ils prononcent sur toute la ligne un nouveau retour offensif qui est encore repoussé. La partie est gagnée. L'ennemi profite des dernières heures de la nuit pour évacuer toutes les positions du bord du fleuve, et se renfermer dans l'enceinte exté¬ rieure de Son-tay. Journée du 15 décembre. — Les troupes sont exténuées par la terrible nuit qu'elles viennent de passer. La matinée leur est donnée pour se reposer et manger, pendant qu'on évacue les blessés et qu'un nouveau ravitaillement en vivres et en munitions s'opère. Dans l'après-midi, la marche en avant ne rencontre d'autres obstacles que des coupures dans la digue et de nombreuses barricades abandonnées. Le soir venu, nous occupons la digue sur toute sa longueur parallèlement au fleuve, face à la ville. Notre gauche est à Phu-sa, et le quartier général sur le bord du fleuve, aux casernes de la marine. La flottille et le convoi sont venus mouiller en arrière de notre nouvelle ligne de bataille. On se dispose à débarquer la batterie de 80 de campagne. Cette mémorable Plan de Son-tay et de Phu-sa (août i883; d'après des renseignements annamites). Citadelle. A Triangle de 3oo mètres de longueur et village (bataillon Chevalier). xxx Ligne brisée de retranchements. B Forte barricade enlevée par les turcos le 14. a b Chemin suivi par les turcos (colonel Belin). c d Infanterie de marine (colonel Maussion). D Retour offensif des Chinois dans la nuit du 14. Avant l'assaut. T Tertre où se tenait l'amiral Courbet. M Batteries Amelot et Roperh. R Batterie d'artillerie de marine. L Légion étrangère ou tirailleurs. K Poterne par où légionnaires, marins et soldats d'in¬ fanterie de marine ont pénétré dans la place. Enceinte extérieure. Autour de Phu-sa. 212 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE I journée et la nuit du 14 au 15 décembre, qui nous donnèrent Phu-sa, nous coûtèrent des pertes sensibles : 68 tués dont 3 officiers et 249 blessés dont 17 officiers. Lu-vinh-phuoc avait déclaré bien haut qu'il comptait nous tenir en échec devant Son-tay, au moinsune année, etles défenses accumulées par lui, depuis plusieurs mois autour de cette place, la faisaient considérer comme inexpugnable. D'où la fureur et l'acharnement de la résistance. Les assauts de nuit avaient revêtu un caractère déses¬ péré, et occasionné aux Drapeaux-Noirs des pertes dix fois supérieures aux nôtres. Des deux côtés le sang avait coulé à flots ; mais la possession de Phu-sa, nous donnait la clef de la place. Restaient à enlever l'enceinte extérieure et la citadelle proprement dite, qui en constituait le réduit central. L'enceinte extérieure affecte une forme irrégulière. On dirait une poire dont la queue est tournée vers l'ouest. Les deux faces nord-ouest et sud-ouest forment en se réunissant un angle très aigu favorable à l'attaque, car il sera facile de les enfiler. Tou¬ tefois, la porte ouest, par laquelle on pourrait pénétrer dans l'enceinte, a été murée, et est défendue par une batterie de 4 pièces. Afin de permettre les communications avec l'extérieur, une ouverture de 1 mètre de large a été pratiquée un peu au sud de la porte, à,travers les bambous vifs qui forment une haie épaisse recouvrant la berne du talus extérieur. Ce passage est couvert par un tambour en palanques, et le chemin qui, con¬ tournant la porte murée, y aboutit, est barré par une porte palissadée. Tout autour de l'enceinte se trouve un fossé plein d'eau. Le parapet est percé d'embrasures et de cré¬ neaux revêtus en bois ou en clayonnage permettant aux défenseurs de tirer sans être vus du dehors. Quant à la citadelle intérieure, c'est un ouvrage en terre et maçonnerie, carré et de 300 mètres de côté. Il est également entouré d'un fossé plein d'eau de 20 mètres de large. Des fraises en bambous secs très aigus débordent le parapet à l'extérieur et s'opposent à l'escalade. Les faces sont flanquées par des tours placées au milieu de chacune d'elles. Telles sont les défenses formidables qu'il s'agit d'enlever. Journée du 16 décembre. Assaut de ïenceinte extérieure de Son-tay. — A 2 h. 1/2 de l'après-midi, l'amiral et son étal-major, ainsi que le colonel Bichot et le colonel Révillon, se sont portés en avant de la ligne des tirailleurs, sous un feu très vif, dans le hameau de Ha-tray, pour reconnaître les défenses de l'ennemi. Une distance de 350 mètres seulement le sépare de la porte ouest. C'est de celte position dangereuse que l'amiral envoie ses premiers ordres pour l'attaque. Vers 4 heures, à la faveur d'un pli du terrain, il s'approchera encore d'une centaine de mètres, à l'abri d'un petit tertre isolé d'où il surveillera l'ennemi de plus près encore, et dirigera les mouvements des troupes électrisées par tant d'intrépidité et de sang-froid Depuis 7 heures du matin, l'action est engagée. On dirige une fausse attaque sur la porte nord au moyen de 2 bataillons et de 2 batteries; mais l'ennemi ne se méprend pas sur nos intentions, car il a fait sortir par la porte sud une forte colonne qui déborde nos positions dans l'ouest, et qu'il faut maintenir à distance sur notre flanc droit pendant que s'opère l'attaque principale sur le saillant ouest de l'enceinte. De ce côté, nous avons 5 bataillons et 3 batteries. A 3 heures, celles-ci reçoivent 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 213 l'ordre d'avancer. Profitant des talus en terre qui séparent les rizières, les tirailleurs exécutent un feu lent et ajusté sur la crête des parapets. A 4 h. 1/2, Lu-vin-phuoc, ayant aperçu l'amiral sur le tertre d'où il dirige l'attaque, fait balancer vingt fois au-dessus de la porte ouest, trois grands étendards noirs à lettres blanches, en signe de défi. La batterie Roperh et la batterie Amelot, après avoir traversé péniblement des marécages et des rizières, viennent se placer à 250 mètres de l'enceinte, à droite du tertre où se trouve l'amiral. On met les canons en batterie der- L'amiral Courbet devant Son-tay. rière les talus de rizière, lesquels sont orientés nord et sud et constituent un bon abri pour les pièces et leurs servants. L'infanterie gagne du terrain. Une troisième batterie vient prendre position à gauche de l'amiral, essaie de faire brèche dans la porte palissadée et le tambour qui donnent accès à l'ouverture pratiquée dans les bambous vifs, un peu au sud du saillant. La flottille bombarde la citadelle, en concentrant son feu dans le voisinage de la tour. L'intensité du feu est portée à son maximum. Nous avons au total une cinquantaine de canons en action, et près de 2,000 fusils dont le crépitement s'ajoute au tonnerre de l'artillerie. L'ennemi répond avec moins de vigueur. Le soleil baisse. Le moment est venu de donner l'assaut. Les canons se taisent. L'amiral commande : En avant! Les hommes laissent tomber 214 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE I le sac à terre et se précipitent baïonnette au canon avec un entrain irrésistible en hurlant : En avant ! Vive la France! C'est à qui arrivera le premier. En quelques instants, les cols bleus des marins, l'infanterie de marine et la légion étrangère ont disparu dans le fossé plein d'eau, puis, pêle-mêle, gravissent le talus. Le spectacle est grandiose! \ L'ennemi fusille à bout portant nos braves soldats qui se heurtent contre la porte ouest ou contre les obstacles que l'artillerie n'a pu qu'imparfaitement briser1. Plu¬ sieurs tombent bravement; mais rien n'arrête ceux qui survivent. Le lieutenant de vaisseau, Léon Couturier, en tète de la 38 compagnie de marins, passe à côté d'un capi¬ taine de la légion qui vient d'être tué. En quelques instants, il y a 12 hommes hors de combat, dont 4 morts. Après avoir fait quelques pas dans la direction de la cita¬ delle, il est rejoint par le commandant Laguerre qui était monté à l'assaut, un peu plus dans le sud, et avait enlevé en passant les grands étendards noirs, que remplace, au-dessus du saillant ouest, le pavillon tricolore. Malgré la ténacité de l'ennemi qui se fait tuer sur les retranchements, nous sommes maîtres de la position. La nuit se fait. L'amiral et son état-major entrent aussitôt, à la suite des troupes. La porte nord qui vient d'être évacuée, la porte ouest et les rues avoisinantes sont immédiatement occupées par 3 bataillons et la batterie Amelot. Des munitions et des vivres sont envoyés aux troupes dès 7 heures du soir. De nombreux cadavres de Drapeaux-Noirs et des centaines de blessés retrouvés le lendemain attestent l'énergie de la résistance; mais celle-ci a pris fin. L'ennemi a évacué précipitamment la citadelle. Nos pertes sont sensibles. Dans cette mémorable journée du 16 décembre, nous avons eu 15 tués dont 1 officier et 70 blessés, dont 5 officiers, sans compter une cinquantaine d'hommes blessés très légèrement. Le lieutenant de vaisseau de Jonquières, à deux pas de l'amiral, a eu ses jumelles brisées par une balle et, grâce à ce hasard providentiel, en a été quitte pour une forte contusion à la hanche. Impossible, faute de réserves suffisantes, de poursuivre l'ennemi qui est en fuite dans la direction de Hong-hoa. L'Eclair est envoyé dans la rivière Noire pour le canonner au passage de ce fleuve, et l'on procède au recensement des objets abandonnés dans la pl&je. On trouve une centaine de canons de tout calibre dont 4 rayés, que l'amiral enverra à Toulon. Les projectiles sont allongés comme les nôtres ; mais l'ogive est remplacée par une partie conique. On découvre un peu partout des quantités énormes de poudre (3 à 4,000 kilogr.), du salpêtre et du soufre, des approvisionnements de munitions et de projectiles Considérables, et 400 kilogrammes de dynamite Nobel. Les magasins regorgent de riz et de sel. On estime qu'ils renferment des vivres suffi¬ sants pour nourrir 6,000 hommes pendant plus de trois ans. 550,000 francs en barres d'argent et en piastres tombent entre nos mains, ainsi que 40 chevaux et mulets, mais pas un seul fusil. Sur plusieurs points sont rassemblés des colis de vivres et de munitions enfilés sur des bambous et que les porteurs ont abandonnés dans la précipitation du départ. Les cartouches étaient de modèles variés : Remington,Winchester, Snider, etc... On nous rapporte, au sujet de la prise de Son-tay (16 décembre), un fait qui prouve la rapidité surprenante avec laquelle les Chinois se transmettent certaines communi- 1. Les palissades en bambou se laissent traverser parles obus; mais tout ce qui n'est pas arraché ou brisé plie et revient en place, constituant un obstacle encore difficile à franchir. 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 215 cations. Le 19 décembre, un Français, ancien instructeur de l'armée chinoise, se trou¬ vant à Canton, alla rendre visite à des mandarins militaires avec qui il avait conservé de bonnes relations. Il les trouva réunis, fumant et l'air triste. Leur ayant demandé s'ils avaient des commissions pour Hong-kong, ils gardèrent d'abord le silence, puis lui dirent tout à coup : « N'avez-vous pas de nouvelles du Tonkin? » et sur sa réponse néga¬ tive, lui annoncèrent la prise de Son-tay, ajoutant d'un air consterné : « Ce qu'il y a de plus triste, c'est que le vice-roi du Yunnan, le bras droit de Lu-vinh-phuoc, l'homme sur lequel la Chine comptait le plus, a été tué. En apercevant l'amiral Courbet sur un mon¬ ticule, à une petite distance de l'enceinte, il a appelé à lui les meilleurs tireurs et, peu de temps après, il a reçu une balle en pleine poitrine. Ba-thay, le second lieutenant de Lu-vinh-phuoc, et ce dernier lui-même ont été blessés. » Quelques heures plus tard, le même Français, débarqué à Hong-kong, se rendait chez le consignataire de M. Roque, négociant d'Haïphong de qui je tiens le fait, puis auprès de l'amiral Meyer qui ignoraient encore ces événements, et leur en faisait part. L'amiral télégraphia aussitôt en France que des rumeurs circulaient en ville, sur la prise de Son-tay; et quelques heures plus tard, la nouvelle lui en était confirmée par l'arrivée du Di 'ac, porteur du télégramme de l'amiral Courbet ainsi conçu : Son-tay, 17 décembre 1883. « Son-tay est à nous. L'enceinte extérieure a été prise d'assaut le 16, à 6 heures du soir. L'attaque a commencé à 11 heures du matin; l'assaut a été donné à 5 heures avec une bravoure au-dessus de tout éloge par la légion étrangère, l'infanterie de marine et les fusilliers marins. La flottille a concouru au bombardement de la cidatelle, qui a été évacuée pendant la nuit par les défenseurs et occupée le 17 au matin sans combat. On ignore encore où se sont enfuis les Pavillons-Noirs, les Annamites rebelles et les Chinois. Impossible de connaître leurs pertes. Nous avons eu 15 tués dont un seul officier ; 60 blessés dont 5 ofliciers. « Signé : Courbet. » Après l'assaut. — Retranchement des Drapeaux-Noirs à Son-tay. 216 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE II II NOUVEAU STRATAGÈME DES PIRATES. — CAPTURE DU CHEF PIRATE PAH-LA. — MASSACRE DES CHRÉTIENS. — SITUATION TROUBLÉE DES PROVINCES MÉRIDIONALES DU TONKIN. — DÉFILÉ DE BOUNG-HIOA. — RÉCEPTION DE M. TRICOU PAR LE ROI KIEN-PHUC. — NOUVEAUX EXPLOITS DES PIRATES A LA FRONTIÈRE NORD. — MARCHÉS DE FEMMES ET D'ENFANTS. Un fait récent de piraterie dénote chez ceux qui l'ont accompli une ingéniosité rare. On se souvient que depuis quelques mois, précisément pour éviter la piraterie et faci¬ liter la police de la navigation, nous avons obligé les jonques à se faire délivrer des papiers de bord par l'autorité française, et à porter, à l'avant, un numéro d'ordre, peint à l'extérieur, comme cela se pratique en Europe pour les bateaux de pêche. Or, dans les derniers jours du mois de décembre, quatre grandes barques, revenant d'Haïphong montées par 60 Annamites, avec diverses marchandises, voguaient paisible¬ ment vers un port voisin de la frontière, lorsque de l'embouchure du Cua-lan, un peu au nord de la baie d'Halong, se détachèrent deux sampans ', pavillon français à la poupe, qui leur firent signe de s'arrêter. Ces soi-disant mandarin s maritimes, chargés, disaient-ils, par les Français, de la surveillance générale des arroyos et de l'inspection des jonques exigèrent d'abord qu'on leur remît les armes ; ce qui fut fait. Puis ils firent monter à leur bord les patrons munis des permis de navigation qu'ils avaient, disaient-ils, à contrôler et à viser. Parmi les passagers se trouvait un catéchiste qui, en sa qualité de lettré, fut également mandé sur les sampans. A un signal des pirates, de vigoureux rameurs entraînent patrons et catéchiste, loin des barques, en suivant des passes sinueuses à travers un dédale d'îlots, qui conduisent à une rivière. Avant d'arriver au repaire des bandits, le catéchiste et un patron, tout à coup, sautent par-dessus le bord et parviennent à se sauver, car ils avaient entendu dire que les pirates, faute d'une rançon suffisante, exécutaient leurs prisonniers. Du haut d'une colline, ils aperçurent, en effet, leurs infortunés compagnons attachés à des poteaux, poussant des cris lamentables et sup¬ pliant leurs bourreaux de ne pas jeter leurs cadavres dans la rivière, mais de les enterrer sous des pierres, à l'abri des bêtes, pour que leurs familles viennent les recueillir. Quelques décharges de coups de fusil retentirent; puis, craignant d'être poursuivis, les deux fugitifs continuèrent à s'éloigner. Pour traverser un torrent profond et rapide, ils réussirent à se faire un radeau avec des bambous, et abordèrent à un village qui, pour trois ligatures, leur donna les moyens de revenir à la chrétienté du père Grand-Pierre. Ce dernier, craignant à tout instant d'être attaqué, veille nuit et jour, pour empêcher ses sentinelles d'être enlevées par les pirates. L'occupation permanente du pays, au moyen de quelques postes fortifiés, pourrait 1. Petite embarcation annamite. 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONK1N 219 seule y ramener la tranquillité. Toutefois, le commandant du Chateaurenault, muni de renseignements assez complets sur les points où se tiennent habituellement les pirates, décide d'envoyer contre eux une expédition qu'il me confie. Il s'agit de capturer le chef Pah-la, auteur de nombreux méfaits, et dont la férocité a jeté la terreur dans toute la région. On verra comment j'ai eu la chance inespérée d'y réussir. Voici quelles étaient mes instructions : « Aller à l'endroit nommé Lan-long où se trouve Y armateur-pirate annamite Pah-la. Visiter sa demeure, le saisir si c'est possible, ramener femmes ou enfants volés, et, finalement brûler sa maison. « Cela fait, pousser jusque chez Teu-niam-tê (à Harnong), le saisir si c'est possible et opérer de même. » A 7 heures du matin, je quittais le Chateaurenault mouillé un peu au nord de Tien-yen, avec le canot à vapeur remorquant deux embarcations et une baleinière. J'avais, sous mes ordres, la compagnie de débarquement commandée par M. Deman, enseigne de vaisseau, soit 40 marins. M. Grisolle, médecin de première classe, nous accompagnait et M. l'aspirant Tirard devait commander les embarcations pendant notre absence. La plage vers laquelle nous nous dirigeons est vaseuse; et, comme la mer est basse, le canot à vapeur s'échoue de temps en temps dans le chenal de la rivière iïa-man où nous nous sommes engagés. Mais, la mer montante ne tarde pas à favoriser notre montée et, un peu avant 10 heures, ma petite troupe met pied à terre sur la rive droite de l'arroyo, au pied de collines généralement déboisées. Nous avons devant nous un terrain très accidenté. On dirait une mer dont les vagues se sont soli¬ difiées. C'est un pays propice aux embuscades. Nous marchons à la file indienne, en suivant un sentier caillouteux qui doit nous conduire à Lan-long. Au détour d'un ravin, nous rencontrons, tout à coup, plusieurs Annamites. Ils se laissent réquisitionner sans résistance, ce à quoi je tenais beaucoup, afin qu'aucun d'eux, en prenant les devants, ne pût annoncer notre arrivée. Les uns nous servent de porteurs, et j'interroge les autres. — Pah-la, dit le premier est parti il y a cinq jours, menacé par Iloïa-ho qui commande à 300 pirates. Il est allé à Actrau, demander des secours. Un autre dit qu'il est absent de son village depuis deux jours. Ces contradictions semblent prouver le manque de sincérité de ces déclarations. J'en conclus que c'est la crainte de Pah-la qui les a inspirées, et je conserve l'espoir de trouver la pie au nid. Après une demi-heure de marche, nous arrivons au village de Lan-long, résidence de Pah-la. Il est entouré d'une palissade de bambous secs à pointes hérissées. En quelques minutes, les marins en font le tour au pas gymnastique et un cordon de factionnaires l'investit, avec consigne de faire feu sur quiconque tentera d'en sortir. Ces dispositions prises, je me présente à la porte principale qui est barricadée et fermée par un tambour de palanques. Un vieux notable se présente aussitôt et m'assure que Pah-la a couché cette nuit dans sa maison, mais qu'il est parti ce matin. Cette nouvelle contradiction augmente mon espoir. Je ne réponds rien et me fais ouvrir suc¬ cessivement trois portes massives auxquelles nous nous heurtons, en suivant un cou¬ loir étroit et sinueux. Sur une petite place, nous voilà arrivés à la demeure de Pah-la. C'est une maison assez soignée en bambous et torchis avec dépendances sur les côtés formant cour. Les notables que je fais appeler ne tardent pas à arriver. Ils sont au nombre de 220 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE II quatre. Je les traite de haut, refuse d'entendre les discours qu'ils ont préparés, et dicte mes conditions : « Pah-la est dans le village, leur dis-je, et mes hommes en gardent les issues. Personne n'en sortira. Je veux le voir ici-même, avant deux heures, faute de quoi, non seulement je brûlerai sa maison; mais les vôtres aussi». Us commençaient déjà se répandre en supplications, et à me faire force lais1 ; mais, leur coupant la parole : « Vous avez deux heures pour l'amener», leur répétai-je, et je les renvoyai brusquement. Le succès de ce procédé comminatoire fut complet. Une heure plus tard, les notables me revenaient, poussant devant eux un homme d'une cinquantaine d'années, à la barbe grisonnante et dont les yeux fuyants attestaient l'identité. C'était Pah-la, en personne. Il avait l'air abattu mais résigné. Je ne sais ce qu'avaient pu lui conter les notables pour le décider à me rendre cette visite, l'essentiel est que je le tenais en ma possession. Je lui fais lier les mains derrière le dos et le laisse causer. A l'entendre, il est blanc comme neige. Nous avons même en lui un auxiliaire pré¬ cieux. Il se réclame du Phu (préfet) de Haï-ninh. Ce fonctionnaire lui aurait promis 10 piastres par tête de Drapeau-Noir. Il y a trois jours, il a coupé la tête de 7 soldats chinois et ramené au Phu 2 pirates vivants. En récompense, il a reçu 14 piastres pour acheter du riz à ses hommes. Les cinq pavillons trouvés chez lui ont été pris, dit-il, aux Drapeaux-Noirs! Quelques familles chinoises de cultivateurs sont établies dans le voisinage. Mais lui, Pah-la, loin d'exercer la piraterie la réprime ! La chaleur étant devenue supportable, vers 2 heures, je fais mettre le feu à la maison de Pah-la, nous sortons du village, les hommes se rassemblent et nous prenons le chemin d'Ha-mong, le vieux pirate marchant au milieu de nous, escorté d'une garde d'honneur qui le surveille de près. Après avoir traversé des rizières, nous tombons dans un pays semé de mamelons et coupé d'arroyos, puis au bout d'une heure de marche, nous traversons un petit arroyo torrentueux qui entoure presque complètement le grand village fortifié d'Ha-mong, perché sur un plateau escarpé, véritable nid de pirates, d'où la vue embrasse une grande étendue de pays. Un système assez compliqué de palissades intérieures et extérieures en assure la défense. Nous trouvons la porte ouverte et le village abandonné. La demeure du chef pirate et la distillerie de tchounchoun (eau-de-vie de riz) qui ont été incendiées dans une précédente expédition, il y a un mois, sont rebâties à neuf en briques d'argile séchées au soleil. Tout le reste du village est intact. Il me faut attendre une heure pour voir apparaître enfin un notable. Je lui adresse de vifs reproches au sujet de la réédification de la maison du chef pirate. — Nous ne sommes pas coupables, me répond-il, nous y avons été contraints par la force. N'ayant pu cerner le village, je suis obligé de me contenter de ces excuses et de me borner à démolir et à brûler les cases nouvellement reconstruites ainsi que celles qui les entourent, déclarant au notable que tant qu'ils n'auront pas livré leur chef qui est un brigand de la pire espèce, ils ne pourront compter sur aucune tranquillité. Il était déjà 4 heures et demie. Comme je tenais à sortir de ce pays accidenté avant 1. Salutations profondes avec grands mouvements de bras, les mains jointes. 33 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 221 la nuit, je me mis en route pour rallier les embarcations qui nous déposèrent à bord, à 9 heures du soir, sans aucun incident, et toujours en possession du célèbre Pah-la que nous remettrons aux autorités civiles d'Haïphong devant lesquelles il passera en jugement. D'autre part, par suite de la découverte de la correspondance de Lu-vinh-phuoc, à Son-tay, on a arrêté ces jours-ci 8 prétendus négociants chinois réunis chez Coaki, le Chinois qui a construit la palissade de la Concession, et est resté en relations d'affaires Arrestation de i'ah-la. suivies avec l'Administration qui avait en lui pleine confiance. On a trouvé contre eux des preuves flagrantes de trahison et ils viennent d'être exécutés. Etant mouillés le 16 janvier à Hon-nhé, à l'embouchure du Day, nous recevons la visite du père Hébert, et de ce brave père Six, curé annamite de Phat-diem. Les païens, pour employer leur expression, construisent des postes fortifiés autour des chrétientés et attendent le signal de Hué pour renouveler les massacres de 1874. Déjà 300 chrétiens ont été massacrés dans l'intérieur de la province de Than-hoa, au pied des montagnes. La persécution s'étend jusque dans le Laos, où on a décapité cinq missionnaires, dont le père Rivais que j'avais connu à Hanoï il y a quelques mois à peine, et qui, au lendemain du 19 mai, avait marché comme guide, à la tête de la colonne de ravitaillement delà citadelle 2 22 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE II Dans le Than-hoa, tous les pères ont quitté le pays à l'exception d'un seul dont on . est très inquiet, et ils ont amené avec eux 1.500 chrétiens sur des barques. Le père Six lésa recueillis à Phat-diem et s'est mis sous la protection du résident de Nam-dinh, qui vient de lui envoyer le Mousqueton. Nous allons essayer, en suivant la côte, de nous mettre en relations avec Mgr Crocq dont la résidence est à Xa-doaï, à une certaine distance de la côte, afin d'avoir confirmation de ces faits. Au dire des pères, le Van-linh (le Régent) est un ennemi irréconciliable des Français. En même temps qu'il lance des proclamations ordonnant ostensiblement aux païens de vivre en bonne intelligence avec les chrétiens, il organise en sous-main l'anarchie. Sur presque tous les points, les mandarins font cause commune avec les pillards qui sont sûrs de l'impu¬ nité, à condition d'avoir des refuges à cheval sur les frontières des provinces, car la loi ne permet pas à un gouverneur de poursuivre les malfaiteurs, en dehors du territoire qu'il administre. Après avoir embarqué deux pratiques de la côte qui nous ont été donnés par le père Six, nous continuons notre tournée dans le Sud. Partout les renseignements que nous recueillons sont véritablement inquiétants. A l'appel de nos coups de canon tirés à blanc, partout les curés annamites nous arrivent à bord dans des barques et nous font de la situation politique le même tableau lamentable. A Vinh, qui possède une citadelle de l'importance de Nam-dinh, et qui a l'avantage d'être à 4,000 mètres de la rivière, c'est-à-dire hors de portée de nos canonnières, trois à quatre mille hommes travaillent nuit et jour pour mettre la place en état de défense. Dans tous les villages, on lève des milices. L'un des trois envoyés royaux qui avaient accompagné M. Harmand à la suite de la convention du 25 août 1883, vient d'être nommé gouverneur général des provinces de Nghéan et de Ha-tinh, en apparence pour pacifier le pays, mais en réalité pour le soulever contre les Français. Afin de poursuivre notre enquête, nous allons mouiller près du cap Boung-hioua dont l'éperon baigné par la mer est un rameau de la chaîne de montagnes qui sépare l'Annam du Tonkin. Nous sommes réveillés à 2 heures du matin par une barque qui nous amène le père Frichet, un Français, le père Li, curé annamite, et 5 catéchistes. Prévenus de notre arrivée par leurs amis dé la côte, ils ont fait 25 kilomètres à pied pour venir nous voir. Mêmes doléances et mêmes appréhensions que sur les autres points de la côte. La petite jonque qui les a conduits à bord n'ose pas se risquer à les ramener à terre, de jour, bien qu'ici l'agitation soit moindre que dans le Nghean. Dans la vie de chaque jour, les mandarins sont au mieux avec les missionnaires. Ils les invitent même à prendre le thé tout en leur déclarant, dans l'intimité, que les milices qui sont levées actuellement, dans le cas où elles n'arrêteraient pas les Fran¬ çais, ce qui est probable, pourraient dans tous les cas massacrer las chrétiens qui sont leurs complices, et ne pourraient se plaindre puisqu'ils sont coupables de trahison. Non loin de notre mouillage, la route royale passe dans un défilé étroit, le seul praticable à travers les montagnes. Le passage est commandé par un poste annamite de trente hommes, installé dans un fortin auquel on accède par un escalier taillé dans le roc. Vingt Français occupant un blockhaus dans cette situation dominante et inexpu¬ gnable, suffiraient pour bloquer l'Annam du côté du Nord. La route impériale a 8 mètres de largeur et est relativement en bon état en ce moment, ayant été réparée l'an dernier en vue du passage d'une ambassade chinoise 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONK1N 223 attendue par Tu-duc. Elle s'effondre néanmoins, sur plusieurs points. Détail curieux, en approchant de Hué, qui est à 4 jours, par tram ordinaire1, la route est sablonneuse et tellement brûlante en été, qu'il serait impossible d'y marcher pieds nus selon la mode du pays, si les chefs du canton n'étaient tenus d'y jeter de la paille. Nous avons quelques détails sur la réception faite à M. Tricou, à la cour de Hué. Le ministre des rites chargé du protocole ayant minutieusement réglé tous les détails de la cérémonie, M. Tricou, le 28 décembre, seul, est introduit dans la salle de réception. Dès lors, un héraut marchant à quatre pattes se dirige vers un rideau de soie rouge barrant l'extrémité opposée de la pièce et crie : « Le grand représentant des Français désire présenter ses hommages au roi. » De l'autre côté, un héraut invisible répond que le roi y consent et, quelques instants après, la draperie s'ouvre laissant apercevoir un enfant de 15 ans, sa majesté le roi Kien-phuc, que le régent conduit par la main. Con¬ formément aux rites, M. Tricou, qui avait laissé son épée à la porte delà salle d'audience, s'incline quatre fois, et le roi lui adresse ses souhaits de bienvenue en disant : « J'aime beaucoup la France, et je ferai tout ce qui est possible pour plaire aux Français! » Puis, les négociations commencent sur la base de la convention du 25 août 1884. M. Tricou obtient pour la France le droit d'entretenir une garnison permanente de 500 hommes, dans l'enceinte de la citadelle. Le roi aura des précepteurs français. En revanche, le régent Nguyen-van-tuong obtient pour l'Annam le droit de faire rentrer dans la rivière de Hué l'impôt du riz, dont le transport avait été interdit par un arrêté du général Bouët, dès les premiers jours de son arrivée au Tonkin. Le renouvel¬ lement de cette mesure prohibitive qui n'a besoin d'être appuyée que par une canon¬ nière stationnée à Thuan-an, et par l'occupation du défilé de Bouung-hioa, avec une vingtaine de soldats, nous suffirait pour bloquer l'Annam, et le réduire à la famine, car le pays ne produit pas le riz nécessaire à sa subsistance. Au dire de gens qui con¬ naissent à fond le pays pour y avoir résidé de longues années, ce moyen nous permet¬ trait, en prenant à notre compte la nomination des mandarins au Tonkin, de les sous¬ traire à l'influence de la cour de Hué, et d'amener celle-ci à renoncer à ses projets de sourde résistance, dont nous venons d'avoir la preuve par la découverte des papiers de Lu-vinh-phuoc. Le régent attache tellement d'importance à la liberté de la navi¬ gation par la rivière de Hué qu'il a osé demander à M. Tricou la reddition des forts de Thuan-an. Un télégramme, envoyé au président Grévy, reproduisant la phrase amicale du roi, s'en remettait sur ce point à la générosité du gouvernement français 1 C'était pousser l'impudence et la naïveté au delà des limites permises. Lors d'une nouvelle croisière dans le Nord, à la fin de janvier, une lettre du père Dejean nous informe qu'il n'y a pas huit jours, on vendait encore des femmes et des enfants annamites, en plein marché de Packoï! L'intention des pirates est de saccager les chrétientés pour exterminer les chré¬ tiens, ces agents secrets des Français, comme ils les appellent. Une lettre écrite par le sous-préfet de Haï-ninh au père Grand-Pierre l'informe des projets de ces brigands. Elle se termine ainsi : « Maintenant que j'ai prévenu le missionnaire, dit-il en termi¬ nant, il ne m'incombe plus aucune responsabilité. C'est pourquoi je lui fais parvenir cette lettre que je lui écris dans Tattitude du saule pleureur! » 1. Courrier à pied marchant au pas. Le courrier rapide se fait au pas de course avec relais, par Tram qui fend l'air. 224 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE III Cette attitude du saule pleureur n'est-elle pas exquise, surtout si ce fonctionnaire est de complicité avec les pirates, ce qui n'a rien d'impossible? Récemment encore, pendant que nous étions dans le Sud, les pirates ont enlevé dix-huit femmes ou jeunes filles annamites occupées à ramasser des coquillages sur le bord de la mer, à Ngoc-tinh. Pont couvert près de Son-lay. III L'AMIRAL COURBET PRÉPARE LA PRISE DE BAC-NINH. — LE GÉNÉRAL MILLOT EST DÉSIGNÉ POUR LUI SUCCÉDER. — ARRIVÉE D'IMPORTANTS RENFORTS. — ADIEUX DE L'AMIRAL — LETTRE D'UN ASPIRANT RACONTANT LA PRISE DE BAC-NINH. — IMPÔTS ET AUTONOMIE DE LA COMMUNE. — COURAGE STOÏQUE D'UN MAIRE ANNAMITE. — MANIÈRE DE CORRIGER LES ENFANTS. — COMPAGNIES D'ARMATEURS PIRATES. — ASSURANCE CONTRE LA PIRATERIE. — TOURNÉE HYDROGRAPHIQUE. — CENT-PIEDS EN OR. — FEMMES ET ENFANTS EMMENÉS EN ESCLAVAGE EN CHINE. — PIRATES CHINOIS ET ANNAMITES. — CONCURRENCE DÉLOYALE. — TACTIQUE DES PIRATES, Aussitôt après la prise de Son-tay, la baisse des eaux ayant rendu la prise de Hong- hoa impossible, l'amiral Courbet résolut de tout préparer pour la prise de Bac-ninh. Les troupes furent entraînées par des marches de un ou de plusieurs jours, ce qui avait l'avantage de les tenir en haleine tout en faisant la chasse aux pirates. Les 10 et lt janvier, de fortes reconnaissances menées, du côté de la route de Bac-ninh, jusqu'au canal des Bapides. permirent de constater que l'ennemi était nombreux dans 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 223 cette direction et bien organisé. Certains villages étaient devenus, entre les mains des Chinois, de véritables forteresses. Ils avaient des canons se chargeant par la culasse. L'amiral conçut dès lors le dessein de tourner ces positions en prenant Hay-dzuong comme base d'opérations. Partant de cette ville à bord du Léopard, il dirige lui-même une reconnaissance. Après avoir mis pied à terre à la colline des Sept-Pagodes, point stratégique impor¬ tant où se rejoignent trois bras de fleuves : le Thaï-binh, le Song-cau et le canal des Rapides, il revient sur le Léopard, qui s'échoue en descendant le Song-cau. Cette canon¬ nière passe la nuit au plein, et est heureusement déséchouée le lendemain par le Pluvier. Le colonel Badens, chef d'état-major, a pu prendre, du haut de la mâture, quelques croquis des hauteurs avoisinant Bac-ninh. Le Léopard, étant revenu à l'entrée du canal des Rapides, l'amiral remonte ce canal en canot à vapeur, dépasse le village de Chi sans être inquiété; mais, au retour, il est salué sur ce point, d'une volée de balles bien nourrie. Par un bonheur inouï, personne n'est atteint. Pendant que l'amiral payait ainsi de sa personne, au lendemain d'une victoire éclatante, le général Millot, déjà parti de France, était désigné pour le remplacer. Les 7 et 9 février, viennent mouiller en baie d'Halong : le Comorin avec 800 zouaves etturcos, des munitions, du matériel de literie, etc.; ^Européen avec 400 hommes de l'a légion étrangère et 200 turcos, une batterie de hotchkiss; le Saint-Germain et le Mytho. Le Cholon est retenu à Colombo par des avaries de machine, et le Vmh-long est en réparation à Saïgon. Aussitôt déchargé, le Comorin part pour Colombo. Il nous ramè¬ nera les passagers du Cholon. Les généraux Millot, Négrier et Brière de l'Isle arrivèrent à Hanoï le 12 février. Le jour même, l'amiral Courbet fit la remise du service et redescendit le fleuve Rouge s'éloignant avec tristesse et non sans amertume, d'un champ de bataille où il avait su nous donner une victoire qui entraînait la pacification du Tonkin, et où le pres¬ tige qu'il avait acquis nous présageait de nouveaux succès. L'amiral, par son acti¬ vité, son énergie, l'élévation de son caractère et sa bienveillance, s'était attiré, dès son arrivée, la confiance et le dévouement du corps expéditionnaire. En quittant Hanoï, il laissait la population indigène rassurée, les places en parfait état de défense, les ser¬ vices organisés, et des troupes entraînées, prêtes à tous les efforts qu'on allait avoir à leur demander. La veille de son départ, il adressa aux troupes l'ordre du jour suivant : Soldats et marins! Il y a deux mois, nous marchions sur Son-tay. Je comptais bien aussi vous conduire à Bac-ninh. Cet honneur ne m'est point réservé. Sous peu de jours, je dois remettre à M. le général Millot le commandement en chef de l'expédition du Tonkin. Recevez mes adieux. C'est avec un profond chagrin que je vous quitte. Jamais je n'oublierai avec quelle bravoure vous avez tenu le drapeau de la France. Mon ambition eût été de partager encore vos dangers et votre gloire. J'applaudirai de tout cœur à vos nouveaux succès. Une fois de plus, le commandement changeait de mains. L'amiral Courbet trans¬ portait à nouveau son pavillon sur le Bayard, où d'autres événements non moins glo¬ rieux devaient l'illustrer dans les mers de Chine. Mais la Division navale du Tonkin devait se borner, pendant de longs mois encore, à un rôle de surveillance des frontières maritimes de l'Annam et du Tonkin, rôle ingrat et fastidieux que venaient animer de temps en temps des expéditions contre les pirates. — 29 226 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE III Toutefois, nos yeux étaient toujours tournés du côté de Bac-ninh, d'autant plus qu'un bataillon de marins composé des compagnies de débarquement de la Division faisait partie de la brigade Négrier, et que la flottille allait avoir à y jouer un rôle important. Personnellement, j'avais chargé, avec les torpilleurs du Chateaurenault, cinq torpilles, de 300 kilogrammes de poudre noire, et ces engins, destinés à détruire les barrages du Song-cau, devaient être entre les mains de la flottille. Le général Millot, disposant d'un corps expéditionnaire de 16,000 hommes, le divisa en deux brigades. La première, commandée par le général Brière de l'Isle, évitant la route mandarine d'ITanoï à Bac- ninh, hérissée de défenses formidables, devait passer le canal des Rapides au marché de Chi; la deuxième, commandée par le général de Négrier, prenant comme base d'opé¬ rations ITay-dzuong, devait s'emparer de la colline des Sept-Pagodes, puis marcher sur Bac-ninh, soutenue sur sa route par la flottille remontant le Song-cau. On exécutait le plan préparé par l'amiral Courbet. C'est le 7 mars que les opérations commencèrent. Je n'entreprendrai pas de donner ici un récit complet et détaiilé de ces opérations, auxquelles je n'ai pas pris part. Je vais me borner à en donner un résumé; mais le lecteur me permettra cependant de reproduire la lettre suivante écrite par un aspirant faisant partie du bataillon de marins : Notre colonne, celle d'Hay-dzuong, est partie la première. Nous avons embarqué le 7 mars à 7 heures du matin, avec le général de Négrier sur le Pluvier. Nous nous sommes arrêtés quelque temps aux Sept-Pagodes où avait déjà pris position une partie de la légion étrangère. Le général a mis pied à terre; tandis qu'à 6 heures du soir, les marins continuaient à remonter le Song-cau, pour débarquer à à Phu-lang à 9 heures du soir. Nous passons la nuit avec des pelles et des pioches à faire des espèces d'escaliers le long de la berge, pour faciliter le débarquement des troupes. Le 8, au petit jour, nous voyous, en effet, arriver sur des canonnières et des jonques, l'artillerie et un régiment de ligne qui bientôt se mettent en marche sur les forts Naou, dominant des collines, sur la rive droite du fleuve. La légion, partant des Sept-Pagodes, s'avance sur le même objectif, pendant que la flottille remonte le Song-cau et prend position pour canonner les retranchements et les forts ennemis qui se couvrent d'une foule de pavillons. Partant de Phu-lang, nous grimpons sur les collines de Cau-tran, dont ensuite, nous suivons les crêtes, et nous arrivons au sommet d'une montagne qui domine le fort prin¬ cipal des Chinois, sur lequel nous voyons tomber les obus de la flottille. Peu à peu, les pavillons dis¬ paraissent; les Chinois s'en vont. Le général, qui comptait les cerner dans leur fort, est furieux. Il lance les marins à l'assaut, du côté de l'arroyo, tandis que la ligne les tourne du côté opposé. Cornic plante sur le fort le drapeau du bataillon, et, pendant quelque temps, nous poursuivons à coups de fusil les fuyards. Nous avons dans cette opération trois tués, dont un sous-lieutenant, et quelques blessés. Les marins occupent le fort de Naou, et le général avec le reste de la brigade, marche sur Do-son, autre hauteur fortifiée dans l'intérieur des terres, dont il s'empare à S heures du soir. Nous couchons sur les positions enlevées, après avoir noyé 5oo kilogrammes de poudre et 3,ooo cartouches Snider. Voilà pour le 8. Le 9, une reconnaissance part de Do-son sur Chi (sur le canal des Rapides). Les Chinois éva¬ cuent la place en y mettant le feu. C'était là et à Xam que le général Millot voulait faire franchir le canal des Rapides à la première brigade partie d'Hanoï. C'était pour débarrasser ces deux points des Chinois qui les occupaient que nous avions enlevé Naou et Do-son, afin de prendre Chi à revers et de rejeter les Chinois sur l'arroyo et le canon des canonnières. Mais, comme à Naou, les Chinois ont lâché pied trop tôt. Le général Millot n'arrive à Chi que le 11 et passe le canal dans la soirée sur un pont installé par la flottille. Il marche en ligne droite, le 12 au matin, dans la direction de Bac-ninh, pendant que la deuxième brigade (de Négrier) partant de Do-son, incline sa route sur la droite flanquée le long du Song-cau, par le bataillon de marins. Nous sommes hors de vue de la lr0 brigade, dont nous ignorons les mouvements toute la journée. Notre premier objectif à nous marins était le barrage de Lag-buoï, défendu par quelques canons sous casemate, des retranchements et des villages fortifiés. Vers 8 heures 1/2, le feu commence sur toute la ligne de la 2e brigade. A 9 heures, les marins attaquent le village de Lag-buoï et les forts surmontés, dans la plaine, d'une multitude de pavillons. A 10 heures, le Pluvier, le Lynx, Y Aspic, le Léopard et la Carabine viennent nous appuyer de leurs canons. Au bout d'un quart d'heure de combat, nous sommes maîtres des positions; mais il faudra 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONK1N- 227 suivi par sa section. Nous le suivons avec les deux autres sections, ou plutôt avec les deux autres compagnies pêle-mêle et nous nous engageons sur une route bordée à droite et à gauche par des champs plantés en mûriers qui servaient d'abri aux Chinois. Là, les marins seuls, nous nous sommes battus pendant une demi-heure contre des ennemis invisibles qui heureusement pour nous tiraient très mal, généralement trop haut. Toutes les branches cassaient à côté de nous et c'est miracle que nous ayons eu si peu de pertes : un homme tué de YAtalanle, et une douzaine de marins blessés. Enfin, nous délogeons l'ennemi des bois, et refoulons vivement devant nous les Chinois, en gravissant sur une longueur de 2 kilomètres et demi les hauteurs de Dap-cau. De Marliave2 est en tête tenant le pavillon, avec le commandant de Beaumont3, Poidloue et Gaillard4. Au moment de l'assaut, toute i. Enseigne de vaisseau. ?.. Lieutenant de vaisseau du Bayard. 3. Capitaine de frégate commandant le bataillon. 4- Lieutenants de vaisseau. du temps et des torpilles pour détruire le barrage qui consiste en quatre rangées de caisses remplies de pierres, coulées en damier avec des pyramides de pieus aigus, solidement fixés au fond. Ici encore, peu de résistance, nous n'avons qu'un marin blessé. A la gauche de la brigade, la légion étrangère a perdu du monde à l'assaut du village de Xuan-hoa, pris à la baïonnette. En apprenant que nous sommes maîtres du barrage, le général de Négrier nous envoie dire de rallier la brigade et nous marchons sur les collines de Dap-cau, positions fortifiées dans le nord de Bac-ninh, qui nous rendront maîtres de cette place qu'elles dominent. Les marins prennent l'avant-garde de la colonne La com¬ pagnie du Bayard se met en pointe d'avant-garde. Arrivés près du village de Long-ruoi, à 5o mètres d'un pont jeté sur un petit arroyo, affluent du Song-cau, nous recevons subitement une grêle de balles. Tout le monde fait casse-cou pendant une seconde. Olivieri1, le premier, traverse le pont Entrée des Français à Bac-ninh. 228 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE III la brigade qui venait derrière nous nous a crié : « Vive la France ! vivent les marins ! » Mais nous étions harassés ayant fait, depuis le matin, 3o kilomètres à travers les rizières, et ayant été les seuls à enlever le bois de mûriers. Sur ce dernier point, le pont se trouvait engagé par l'artillerie, de sorte que la ligne n'avait pu venir à notre secours. Le premier fort de Dap-cau étant pris, les autres sont évacués. L'artillerie prend position sur les crêtes, et pendant deux heures bombarde Bac-ninh. Les Chinois fuient en masse et un peu avant 6 heures, la légion étrangère pénètre dans la citadelle et remplace au sommet de la tour, le pavillon chinois par le drapeau français. La rapidité de la marche de la 2° brigade avait empêché les Chinois, partout en fuite, de se reformer pour repousser l'assaut. Le général de Négrier, en nous félicitant de cette bonne journée, nous a"dit : « J'écrirai à l'ami¬ ral Courbet que je suis fier de vous. » On a trouvé dans la citadelle un pavillon impérial avec les emblèmes de généralissime, que nous gardons comme pièce à conviction; une batterie Krupp de 78 millimètres, dont une seule pièce a tiré; une mitrailleuse ; des fusils et des canons de toute espèce, des approvisionnements de riz, un trésor en piastres et une quantité prodigieuse de pavillons. « Pendant que nous enlevions Bac-ninh, le général Millot, avec la brigade B ri ère de 1'lsle se trouvait arrêté par les hauteurs fortifiées de Trung-son, et n'apprenait que le lendemain 13, dans la matinée, que Bac-ninh était en notre pouvoir. En même temps le général de Négrier s'élançait sur la route de Lang-son, franchissant le Thong-giang, pour couper la retraite aux Chinois, dont il tua un grand nombre, s'emparant en outre de quatre nouveaux canons Krupp noyés par l'ennemi dans un étang. C'est un rude soldat que nous aimons beaucoup. Les hommes l'ont surnommé le général Mâoulen1. Par contre, le général Millot est pour eux le général Mal-mann2. Il résulte de cette intéressante lettre et de plusieurs autres parvenues à ma connaissance que les réguliers chinois étaient loin de valoir les Drapeaux-Noirs, et cela justifie l'intention qu'avaiL l'amiral Courbet de s'emparer de Bac-ninh, dès les premiers jours de janvier avec ses seules forces disponibles, en profitant de la démoralisation de l'ennemi, à la suite de la prise de Son-tay. Mais la nouvelle lui était parvenue, juste à ce moment, de la prochaine arrivée d'importants renforts commandés par le général Millot. Tenant dès lors à s'effacer personnellement, il s'était borné à entraîner les troupes, et à préparer l'expédition pour son successeur. La compagnie de débarquement du Chateaurenault, commandée par l'enseigne de vaisseau Deman, a pris une part brillante dans les opérations contre Bac-ninh et n'a eu que deux blessés : Eudes, marina-fusilier, et Lesaout, apprenti-canonnier. Il y aurait en tout 64 blessés et 6 tués, dont un officier. A la date du lBr mars, l'amiral Courbet, à notre grande joie, est nommé vice-amiral. Les mois de mars et d'avril se passent pour nous, à bord du Chateaurenault, en tournées de surveillance sur la côte, tournées sans intérêt pendant lesquelles nos seules distractions sont des expéditions contre les pirates. Mouillés à Hong-gneu le 13 avril, jour de Pâques, nous apprenons avec satis¬ faction que le haut mandarin, prince du sang, qui a ordonné à l'instigation du Bégent les récents massacres du Nghe-an 3, a enfin subi le châtiment qu'il méritait. Il a été décapité à Hué, en présence du Régent lui-même qui se rend bien compte du danger que courent la capitale et l'Annam proprement dit si nous venions à les bloquer. Or, actuellement, nous laissons rentrer librement à Thuan-an les impôts en nature et en argent. Certains impôts se paient au chef de canton, et d'autres directement au mandarin, mais, somme toute, la commune jouit d'une véritable autonomie, et le mandarin ne 1. Vite, rapidement. Locution annamite très fréquente. 2. Doucement. 3. 2IS chrétiens et 22 catéchistes ont été massacrés. 108 chrétientés ont été détruites (dépêche de monsei¬ gneur Puginier du 9 février 1884). 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 223 peut pénétrer dans un village sans se faire annoncer. Il est arrivé que des mandarins voulant y entrer par surprise, la nuit, ont été bâtonnés. Pour en revenir à l'impôt, le cadastre est vieux de plusieurs siècles, et les contri¬ buables en profitent pour jouer au fisc des tours pendables. Nous allons en citer un absolument authentique, et qui donnera une idée de la ruse et de l'aplomb des Annamites dans la voie du mensonge. Le maire d'un village se présente au mandarin pour payer l'impôt sur les maisons — Tu m'as déclaré 29 maisons, lui dit le mandarin, et je sais qu'il y en a plus de 100. — Non, ce n'est pas vrai, répond le maire. Sur cette réponse, il reçoit 20 coups de rotin sur le bas du dos! — Le chef de canton, reprend le mandarin, qui connaît bien ton village, a vu tes maisons. 11 y en a 90. Réponse négative du maire, auquel on administre 10 nouveaux coups de rotin! — Signe-moi un billet comme quoi il y en a 50, reprend le mandarin, et je te fais grâce. — Il y en a 29, répond le maire, le mandarin peut venir les voir et s'en assurer lui-même. Nouvelle distribution de 10 coups de rotin . De retour dans son village, le susdit maire, le dos tuméfié et sanglant à la suite de ces cadouilles répétées, fait démolir à la hâte 60 cagnas 1 et planter des pommes de terre sur l'emplacement qu'elles occupaient. Visite du mandarin, qui compte 29 maisons et se retire satisfait quoique non abusé. Après son départ, on reconstruit les maisons démolies. D'où nouveau rapport du chef de canton, affirmant, derechef, qu'il y a 90 maisons dans le village. Le maire, appelé à comparaître devant le mandarin, reçoit de nouveau la cadouille; mais nie encore, et finit par dire : — Il n'y a que 28 maisons. — Mais, lui dit le mandarin, tu m'as toujours dit 29. — Oui, mais comme je suis presque mort, la mienne ne compte plus. Etonné, le mandarin lui dit : — Oui, tu es une fière canaille; mais je te fais grâce, car si tous les maires étaient comme toi, le peuple serait heureux! De même que l'autonomie existe pour la commune, de même le chef de famille est maître dans sa cagna. Jamais les Annamites ne corrigent leurs enfants en public ; mais toujours dans l'intérieur de la maison. L'enfant est mis en posture de cadouille c'est-à-dire à plat ventre par terre. Aussitôt, première volée de rotin, puis, point d'arrêt pendant lequel on adresse à l'enfant un sermon pour lui faire comprendre tous ses torts. Cela fait, une deuxième cadouille est administrée, suivie d'un deuxième point de sermon, et ainsi de suite, jusqu'à trois ou quatre points. Grâce à nos croisières, la piraterie, qui jusque-là s'exerçait sur une grande échelle par des jonques chinoises, a à peu près disparu de cette côte (côte sud). Quand des femmes et des enfants étaient capturés par des pirates, ceux-ci prévenaient aussitôt les familles qu'elles n'avaient qu'à verser une rançon de tant de piastres, chez tel 1. Cases annamites en bambous. 230 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE III chinois d'Alcoï ou même d'Haïphong pour que l'être volé leur soit rendu. Le même marché existait pour les jonques. Il y avait, et il y a encore, des compagnies de pirates, ayant une organisation régulière, et ne différant d'une autre industrie que par un seul point, c'est qu'elles ne paient pas patente. Le pirate Pah-la, que j'ai eu la chênce de capturer dans les conditions que l'on sait, était un pirate-armateur de cette espèce, c'est- à-dire un de ces honnêtes pirates qui remplissent fidèlement et loyalement les engage¬ ments pris. Ils vont même jusqu'à délivrer des permis de navigation, qui mettent les jonques à l'abri de tout acte de piraterie de la part de leur compagnie1. Dans le nord d'Haïphong, du côlé de la frontière de Chine, nos croisières n'ont pas réussi à extirper la piraterie qui est enracinée dans ces parages depuis des siècles. La Saône, de ce côté, vient de découvrir un nouveau nid de ces flisbustiers, dans lequel elle a trouvé des sampans de guerre, des canons, de mauvais fusils et 300 kilos de poudre. Ils avaient fait tout récemment, près de Tien-yen, une razzia de 81 bœufs qu'ils étaient allés échanger à Akoï, première ville chinoise de la frontière qui est toujours le grand marché de la piraterie. La configuration tourmentée de cette côte, dont l'hydrographie est encore très incomplète, rend nos recherches difficiles, et parfois même dangereuses. Deux ingénieurs hydrographes, MM. Renault et Rollet de Lisle, ont été chargés par l'amiral Courbet de faire la carte du littoral, et nous avons souvent la bonne fortune d'avoir ces messieurs à bord du Chateaurenault. Aussi aimables compagnons de carré qu'habiles dans leur spécialité, Renaud et Rollet partent du bord tous les matins à 6 heures, avec le canot à vapeur et une baleinière, emportant leurs théodolites, des échelles de marée, etc., et ne nous reviennent qu'à l'heure du dîner, avec une provision de gaieté que n'a pu entamer la fatigue résultant d'un si rude labeur. Au fur et à mesure que la triangulation des points principaux de la côte s'avance, le Chateaurenault change de mouillage comme une roulotte flottante. C'est ainsi que nous traversons l'archipel des Fitz-elong, avec ses milliers d'îlots aux formes fantas¬ tiques, et qu'il s'agit de baptiser de noms plus bizarres les uns que les autres : l'Aiguille, le Poisson, le Nègre, la Poule, le Singe qui mange une pomme, le Château fort, l'Étei- gnoir, etc. Nous passons devant Kébao, où se voient d'importants affleurements de charbon, qui doivent se trouver sur le prolongement des veines reconnues près de la baie d'Halong, à Hong-haï. Il y a des fonds de 6 mètres d'eau, à 200. mètres d'un banc d'atterrissage de la barre, sur lequel on pourra construire un wharf, qui rendra l'exploi¬ tation facile, car de ce wharf, les wagons sortant de la mine pourront se déverser direc¬ tement dans la cale des navires2. Les plus beaux affleurements de houille se voient sur la berge de la rivière de Kébao, laquelle communique par un demi-cercle avec la rivière du Chat. Au delà de l'archipel des Fitze-long, nous nous trouvons en présence de forma¬ tions éruptives de roche rouge. Ce sont des montagnes de forme arrondie, peu boisées, et recouvertes en grande partie d'une herbe maigre et brûlée. La rivière de Dahma donne accès à une vallée charmante sur un plateau peu élevé, et d'une fraîcheur exquise. 1. Il paraît, d'après M. le comte de Perlhuis, que certaines tribus nomades de l'Arabie opèrent de même vis-à-vis des caravanes. 2. Aujourd'hui, les mines de charbon de Hong-liaï et de Kébao, sont en pleine exploitation. ■ÎS, La déroute des Français au Tonkin (Reproduction d'une estampe chinoise). 222 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE III On nous raconte qu'à deux heures de marche, en suivant le lit de la rivière dans la montagne, on trouve des cent-pieds de 3 à 4 centimètres de long, tout en or. Il y en a aussi en argent; mais personne n'ose y aller, car Bouddha frapperait de mort ceux qui seraient assez audacieux pour tenter l'entreprise. D'ailleurs un dragon redoutable garde ces lieux1. 30 avril. — Nous recevons la visite du père Grand-Pierre, missionnaire de Tchoc- chan, localité située en territoire chinois. Pour cette raison, le père Grand-Pierre porte le costume chinois des pieds à la tête, y compris la fameuse natte, la barbiche et les moustaches tombantes. Il nous assure que parallèlement à la côte, il y a des chenaux intérieurs par lesquels passerait facilement le Chateaurenault. On rencontre bien cer¬ tains seuils; mais il serait facile de les franchir à la marée haute, qui produit une levée de 5 mèlres. Non loin de Mon-kaï, Lu-vinh-phuoç s'est fait bâtir une superbe maison qui n'est pas encore terminée, et où le vieux brigand qui nous a étonnés par l'énergie de sa résis¬ tance, a l'intention de passer ses vieux jours, dans la province de Quan-si où il est né, au milieu des tombeaux de ses ancêtres. En Chine comme au Tonkin, la piraterie est à l'ordre du jour. Sur la frontière du Quan-si et du Quan-tong, elle est exercée par des femmes dont la férocité est légendaire et qui sont fort redoutées. Il y a une quinzaine de jours, 20 pirates chinois ont été capturés par une bande de pirates annamites leurs voisins. Comme ils se sont défendus, ils ont eu la tête coupée, suivant l'usage, d'autant plus qu'ils se faisaient mutuellement une concurrence, quali¬ fiée de déloyale par les Annamites qui revendiquent le monopole de la piraterie sur leurs côtes. Mais les banquiers-pirates d'Akoï n'acceptent pas de gaieté de cœur ce désastre de leurs compatriotes. Ils ont l'audace de venir à bord se plaindre des pirates anna¬ mites, et le père Grand-Pierre, toujours à bord, leur sert d'interprète ! Il paraît même qu'un de leurs chefs a été sur le point d'aller trouver l'amiral, pour lui demander le châtiment des coupables! En attendant, le chef des pirates annamites a réuni les siens au nombre de 300, dans un poste fortifié à terre, entouré de retranchements, et il attend de pied ferme l'attaque des Chinois d'Akoï. Pour le moment, nous né prenons parti ni pour les uns ni pour les autres. En attendant que nous puissions pacifier le pays, par une occupation permanente, nous ne pouvons désirer qu'une chose : d'abord une vengeance éclatante des Chinois d'Akoï, puis de nouvelles agressions des Anna¬ mites, en un mot, une véritable guerre d'extermination entre les compagnies rivales. L'attaque des pirates se fait généralement avec deux ou trois sampans, sortant à l'improviste de l'abri d'un rocher au passage de la jonque et faisant le simulacre de pêcher. A un signal donné, ils se jettent sur la jonque et lui lancent force pétards qui occasionnent une panique à la faveur de laquelle ils sautent à l'abordage. Ceux qui la montent, s'ils ne sont pas encouragés par les promesses de l'armateur ou d'un riche passager, ne se défendent nullement. Soumis à la fatalité, ils demandent grâce et se constituent prisonniers. Le chargement, la jonque, l'équipage et les passa¬ gers sont mis en lieu sûr. Quelques jours après, des avis parviennent à l'armateur pour lui proposer de lui rendre sa jonque moyennant rançon, à tel endroit déterminé. Quant 1. Cela doit vouloir dire des pépites d'or ou d'argent. Nous ne savons si le fait a été vérifié. t-, 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 235 aux hommes, on les torture au moyen d'un cercle de fer qui emprisonne leurs poignets, et que l'on serre, chaque jour de plus en plus, jusqu'à ce qu'ils aient consenti à écrire à leurs familles d'envoyer la rançon fixée par les pirates, pour obtenir leur délivrance. Les mines de charbon de Kébao. IV EXPÉDITIONS CONTRE LES PIRATES. — ÉCIIOUAGE DU « CIIATEAURENAULT ». — SORCIERS CHINOIS. — TRAITÉ PATÈNÔTRE, SIGNÉ A HUÉ. — CONVENTION DE T1EN-SIN. — TOUT A LA PAIX. — GUET-A-PENS DE BAC-LÉ. — ULTIMATUM SIGNIFIÉ A LA CHINE. — TYPIION. — DÉPART POUR LA RIVIÈRE MIN. — TERRIBLE AVENTURE DE L' « HAMELIN ». — NOTRE ENTRÉE DANS LA RIVIÈRE MIN. 2 mai. — Le Chaleaurenault et YHamelin appareillent pour une expédition qui a pour but de reprendre un train de bois récemment volé, par deux chefs pirates qui le détiennent, dans un village du nom d'Akan, à quelques kilomètres au sud de Dahma. Nous irons en même temps faire une visite à une autre bande de malandrins qui vivent en village dans l'île de Mui-chao, en face d'Akoï. En sortant de la baie d'Iialong, par la passe Henriette, nous marchions en tête avec le Chateaurenault, lorsqu'un peu avant d'arriver à la hauteur d'un rocher appelé la Jonque, nous ressentons un fort craquement de toute la coque et deux chocs très-durs 230 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE IV qui nous arrêtent brusquement, faisant fouetter la mâture. Notre avant est échoué fortement sur une aiguillle de roche qui jusqu'ici a échappé aux investigations des hydrographes. Le fait est d'autant plus singulier que nous sommes sur l'alignement même de la passe suivie par tous les navires qui fréquentent la baie d'IIalong. Par le travers du milieu du navire, la sonde nous rapporte 20 mètres et 23 mètres de fond, tandis qu'à l'avant, nous n'avons que 4 mètres! Nous faisons aussitôt machine en arrière ; mais notre avant est solidement embroché, nous ne bougeons pas. Nous infor¬ mons par un signal à bras YHamelin de ce qui nous arrive. Il nous élonge deux fois pour recevoir nos amarres de l'arrière, mais sans résultat. Nous les lui envoyonsenfin par une embarcation, mais YHamelin emporté par le courant dérive jusqu'à les faire raidir, et elles cassent. II mouille aussitôt; mais il est trop loin pour recevoir de nouvelles amarres. Heureusement, la mer monte. La poussée de la houle soulève à chaque lame notre avant au-dessus de l'obstacle qui l'arrête, produisant des chocs terribles qui font tout vibrer à bord. La machine repart à toute vitesse en arrière, et quelques instants après, nous sommes dégagés; mais il faut rentrer au mouillage de la baie d'IIalong pour recon¬ naître l'importance et la gravité des avaries. Le scaphandre nous rend compte que la quille, à l'avant, est complètement enlevée sur une longueur de 6 mètres. D'autre part, la fausse quille1 est arrachée sur presque toute sa longueur à la suite de notre récent pas¬ sage à toute vitesse, voiles et vapeur, sur un seuil de roches, non marqué sur les cartes, et qui nous a fait talonner durement, sans ralentir sensiblement notre marche. C'est ainsi que sur cette côte, encore mal connue, on fait souvent l'hydrographie avec la quille. Dans notre malheur nous avons encore une chance relative, car le bâtiment, malgré ces épreuves réitérées, ne fait pas une goutte d'eau. 11 sort des chantiers Nor¬ mand, du Havre, réputés à bon droit pour la solidité et la perfection des bâtiments qui leur doivent le jour. Le 4 mai, deux jours après l'accident, nous appareillons en suivant les chenaux intérieurs parallèles à la côte, pendant que YHamelin, prenant la voie du large, em¬ barque, au passage, le sous-préfet annamite de Haï-ninh. Les deux bâtiments opèrent leur jonction le 6 à Foutaïmoun et appareillent le jour même pour mouiller au large de Dahma. Vers 2 heures 1 /2, le Chateaurenault expédie à terre trois canots armés de canons- revolvers Hotchkiss ainsi qu'une baleinière, remorqués par deux canots à vapeur, soit en tout 106 hommes à la tête desquels s'est placé le commandant Boulineau. Les embarcations de YHamelin débarquent 55 hommes, commandés par lé commandant Roustan. Aussitôt entrés en rivière, les marins brûlent 4 jonques chargées d'huile appar¬ tenant aux pirates. Malheureusement, le commandant Roustan ne put réussir à mettre la main sur un riche Annamite du nom de Chapat, qui, à plusieurs reprises, avait enrôlé des soldats à son compte et les avait envoyés à Lu-vinh-phuoc et à Bac-ninh. C'est lui qui, apercevant, non loin de son village, une embarcation du Kersaint, échouée à basse mer, sur un banc de vase, résolut de la faire attaquer par 300 hommes dont il disposait. 11 rassembla 13 notables et tint conseil. Tous étaient de son avis, sauf un vieillard qui dit : « Puisque les Français se sont emparés de Son-tay, comment espérez-vous en venir à bout ici? Ils sont dix aujourd'hui; mais combien reviendront-ils demain? » i. Partie inférieure de la quille. 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 237 Grâce à ces sages conseils qui furent écoutés, les matelots du Kersaint échappèrent ce jour-là à une mort certaine et très certainement à la torture et à d'affreux supplices, pour le cas où ils fussent tombés vivants entre les mains des pirates. 11 y a parmi eux des sorciers qui opèrent certains maléfices et certains prodiges, dont l'authenticité est certifiée par de nombreux témoins. En présence d'une réunion nombreuse, ils recouvrent une table ordinaire d'une nappe, puis demandent à chacun ce qu'il désire manger: viande, poisson, etc. A l'appel Avant-garde de la colonne Dugenne au gué du Song-Chuong avant Bac-lé. (Page 238.) de chacun, on voit le milieu de la nappe se gonfler, et le plat désigné apparaître. Le père Grand-Pierre ne nie pas leur puissance ; mais il affirme qu'ils la tiennent du diable. En revenant à la baie d'Halong, le 20 mai, nous trouvons sur rade les transports la Nive et le Vinh-long. Ce dernier va embarquer le bataillon de marins Laguerre, qui s'est naguère si brillamment conduit à Son-tay, pour le conduire à Madagascar où nous avons des difficultés du même ordre qu'au Tonkin. C'est à ce moment qu'un acte diplomatique important vint exercer une influence fâcheuse sur notre situation. Le 22 mai, le Bayard partit pour Thuan-an et Saïgon avec YHamelin pour aller chercher M. Patenôtre, notre ambassadeur en Chine, et le conduire à Hué. Une com¬ pagnie d'escorte, embarquée à bord de la Vipère, suivait ces deux bâtiments. 238 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE IV Le 6 juin fut signé un nouveau traité qui rétrocédait à l'Annam la province de Binh-tuân, annexée à la Cochinchine par la convention Harmand du 25 août 1883. De plus, les trois provinces du Thanh-hoa, du Nghe-an et du Ha-tinh, précédemment réu¬ nies au Tonkin, revenaient sous l'autorité directe de Hué, et se rattachaient à l'Annam. Notre prestige subit une rude atteinte aux yeux des populations, à la suite de cet acte de faiblesse, au point que, un mois après la signature du traité, M. Rheinart, resté à Hué, pour représenter le général Millot auprès du roi, ne put obtenir le désaveu offi¬ ciel de Lu-vinh-phuoc et de Hoang-kê-vien, nos deux ennemis battus sans espoir de revanche, à Son-tay et à Hong-hoa. La seule compensation obtenue fut la remise du sceau impérial chinois, donné autre¬ fois par la cour de Pékin au roi annamite Gialong, en signe de vassalité. Ce cachet, cube d'argent doré de 10 centimètres de côté et pesant près de 6 kilogrammes, fut solennement fondu, en présence des plénipotentiaires. Mais cette cérémonie, à laquelle on semblait attacher un caractère symbolique, ne devait en rien changer les disposi¬ tions haineuses des ministres de l'Annam. D'autre part, dans l'espoir de gagner du temps, la Chine avait signé, le 11 mai 1884, le traité de Tien-sin. Par ce nouvel acte diplomatique portant la signature du capitaine de frégate Fournier et de Li-hung-thang, la Chine renonçait solennellement à toute idée de suzeraineté sur l'Annam, et toutes les places qu'elle occupait encore, entre Bac-ninh et Lang-son, devaient être évacuées à la date du 6 juin. La paix semblait faite lorsque, le 28 juin, nous apprîmes la catastrophe de Bac-lé. Le lieutenant-colonel Dugenne, envoyé avec 700 hommes, dont 400 Européens, suivi d'un convoi de trente- cinq jours de vivres porté par 1,000 coolies, se dirigeait vers Lang-son dont il devait prendre possession, lorsque parvenu à un sentier étroit ayant à gauche des broussailles et des hauteurs boisées et à droite des joncs et le Song-thuong grossi par les pluies, il fut obligé de s'arrêter pour faire face à un feu meurtrier. Le lendemain, le feu des Chi¬ nois recommença, et la petite colonne décimée dut se retirer du coupe-gorge où elle aurait pu être anéantie, abandonnant sur le terrain la totalité du convoi, Le général Millot, confiant dans la parole des Chinois, avait éprouvé une sanglante déception. En apprenant cette catastrophe, l'amiral Courbet se rend aussitôt à Thuan-an avec le Bayard, puis après avoir communiqué par câble avec Paris, se transporte à Hong¬ kong et à Shanghaï. 11 est probable que cette fois nous allons porter la guerre sur les côtes de Chine, pour châtier les Célestes de leur insigne mauvaise foi. Hélas ! le Chateaurenault n'en prend pas le chemin. Nous appareillons le 8 juillet pour aller à Thuan-an et à Tourane, où nous devons remplacer YAtalante qui est venue com¬ mander la baie d'LIalong. Vers 3 heures du soir, nous courions au sud par une mer un peu houleuse sous un ciel de plomb, lorsque l'inspection du baromètre nous permit de constater une baisse brusque de 10 millimètres. Bien que l'aspect du temps ne présa¬ geât rien d'extraordinaire, il n'y avait pas à s'y tromper, nous avions un typhon sus¬ pendu sur nos têtes. Sans perdre une minute, le commandant Boulineau nous fit changer de route, cap pour cap, on alluma les feux de toutes les chaudières et nous fîmes route à toute vitesse pour notre point de départ, la baie d'Halong. Vers 6 heures du soir, à la nuit tombante, nous venions de reconnaître, au milieu du dédale d'îlots qui ferme la baie du côté du large, l'entrée de la passe Henriette, lorsque la tempête éclata par des grains d'une violence inouïe. 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 239 Au plus fort des rafales, le bâtiment à sec de toile prenait une forte inclinaison, pendant que la pluie formant un rideau gris qui nous bouchait la vue, fouettait terrible¬ ment. Face au vent, on ne pouvait plus respirer. A mon poste de mouillage, sur le gaillard d'avant, je m'arc-boutais de mon mieux pour ne pas être enlevé. Les gouttes de pluie projetées par un vent furieux nous blessaient au visage comme autant de grêlons et nous aveuglaient. Le Chateaurenaull luttait bravement à toute vapeur. En quel¬ ques instants, la mer s'était déchaînée et le vent, contrarié par les îles éparses qui nous entouraient, redoublait de violence, en produisant dans la mâture des sifflements aigus et sinistres. La nuit était venue tout à coup et des trombes d'eau nous masquaient les mille rochers qui bordaient la passe; mais, heureusement, nous étions presque à l'entrée de la baie et nous laissâmes tomber l'ancre. Certes, il fallait continuer à veiller au mouillage, pour être prêt à appareiller en cas de rupture des chaînes; mais, du moins, on pouvait prendre un peu de repos, et surtout on pouvait mettre son visage et ses yeux à l'abri de la pluie dont les gouttes nous cinglaient si cruellement tout à l'heure. Vers 11 heures du soir, soudain, le calme se fit, et, pendant dix minutes, nous pûmes voir, au zénith, scintiller quelques étoiles, sur une calotte ronde d'un bleu noir. C'est ce qu'on appelle le calme central et l'œil du typhon; mais, en même temps le baromètre était au plus bas, le centre de l'ouragan passait au-dessus de nous. Effectivement, lèvent qui jusque-là avait soufflé du nord- ouest, se déchaîna subitement du sud-est, précédé par un grondement sourd que je ne puis mieux comparer qu'à celui que produirait l'approche de dix trains lancés à toute vitesse, sous un même tunnel. Toute la nuit et toute la journée du lendemain, la tem¬ pête fit rage. Mais heureusement, le Chaleaurenault tint bon sur ses ancres, et le 10 juillet, nous appareillâmes de nouveau pour Thuan-an, notre destination. Aucun bâti¬ ment de guerre n'avait souffert; mais quantité de jonques avaient coulé sur la côte et dans les arroyos du Delta, et de nombreux villages étaient dévastés. Des centaines de maisons avaient été emportées par le venl, malgré la précaution que prennent les Anna¬ mites, en pareil cas, d'en surcharger les toitures avec des planches lestées de lourdes pierres, et reliées à des piquets fichés en terre au moyen de cordes. Arrivés à Thuan-an, une dépêche de l'amiral Courbet nous appelle à Hong-kong. Joie générale! Enfin, nous allons quitter cet insipide blocus des côtes du Tonkin, et prendre part à des opérations actives contre notre ennemi principal, contre la Chine. Le 14 juillet, nous mouillons en rade de Hong-kong, où se trouvent de nombreux navires de commerce, plusieurs navires de guerre anglais, une canonnière américaine le Pallas, et quatre avisos chinois. Depuis le mois d'octobre 1882, c'est-à-dire depuis vingt mois, je n'avais pas vu de ville européenne. Aussi fus-je émerveillé par cette colonie anglaise, dont je ne donnerai ici, toutefois, aucune description, afin d'arriver plus vite aux événements de guerre qui nous attendent. Nous faisons à la hâte le plein des soutes à charbon et complétons à trois mois nos vivres et nos rechanges de toute espèce. Au lendemain de l'affaire de Bac-lé, le Tsong-li-yamen prétendit qu'il s'agissait d'un simple malentendu. « Les Français, disait-il, ont tiré les premiers, le traité de Tien- sin n'était pas un traité, c'était une simple feuille de papier : des préliminaires qui n'avaient absolument rien de définitif. » Déjà pourtant, en voyant l'amiral Courbet prendre la route du Nord avec son escadre, le gouvernement chinois a changé de tactique : il promet d'opérer le retrait des troupes chinoises au delà de la frontière, et cela, par décret impérial. 240 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE IV Mais après la trahison manifeste dont nos soldats ont été les victimes, cela ne nous suffit plus, et un ultimatum daté du 12 juillet vient d'être signifié à la Chine. Nous demandons : en outre du décret impérial prescrivant le retrait immédiat des troupes chinoises du Tonkin, une indemnité de 250 millions comme réparation de la violation du traité de Tien-sin. Le gouvernement français compte sur une réponse satisfaisante du Tsong-h- yamen, dans le délai d'une semaine, faute de quoi, il sera dans la nécessité de s'assurer directement les garanties et les réparations qui lui sont dues. Le décret impérial ordonnant l'évacuation vient d'être rendu (16 juillet), quatre jours seulement après la remise de l'ultimatum. Quant à l'indemnité, il n'en est pas question. C'est à nous, à la division de l'amiral Courbet, de l'obtenir de gré ou de force du gouvernement chinois. Le 17, nous appareillons de Hong-kong, et arrivons le 19 au mouillage de l'île Matsou, à l'entrée de la rivière Min, où se trouvent déjà le Bayard por¬ tant le pavillon de l'amiral Courbet et le croiseur YHamelin. C'est demain, 20 juilllet. qu'expire l'ultimatum. Nous prenons, dès que l'ancre est tombée au fond, les disposi¬ tions de combat. Le 20 juillet, du mouillage de Matsou, nous voyons une canonnière chinoise entrer dans la rivière Min. Les marins regardent curieusement son pavillon de poupe : triangle jaune dentelé de bleu, avec un dragon de même couleur au milieu. Le bateau a bon air, vu du dehors. Certains détails de tenue extérieure sont empruntés aux bâtiments de guerre anglais. Quant à YHamelin, il vient d'échapper à une terrible aventure, et pour le moment, les marins pompent nuit et jour pour vider sa cale qui fait de l'eau par toutes les cou¬ tures des bordages. Il a les reins cassés, et c'est miracle qu'il soit encore à flot. Autour des encadrements des panneaux ', les aboutissements des bordages" du pont se sont écartés de plus de 10 centimètres. Entre le pont et la muraille, même écartement. Le bâtiment est délié. La solidité de la mâture est très compromise malgré les coins en bois dont on a entouré leur passage à travers le pont, et, par prudence, on a amené les mâts de hune. Pour consolider la coque on lui a fait une ceinture de chaînes de l'avant à l'arrière sur laquelle viennent se fixer d'autres chaînes en long et en travers, ces dernières passant sous la quille. Grâce à ces chaînes qui ont été raidies au cabestan, la dislocation a cessé de faire des progrès et l'on peut avec du beau temps espérer le maintenir à flot. Plusieurs scaphandriers s'efforcent d'appliquer contre la carène des voiles garnies d'étoupes et de suif, qui diminuent les rentrées d'eau. Que s'était-il passé? Le 14 juillet, ayant à bord un pilote anglais nommé Thomas, il était entré dans la rivière Min, et s'était échoué par son milieu sur un banc de formation récente. A 10 heures du soir, à mer basse, le banc assez dur était complètement à sec, et le bâti¬ ment se cassait en deux. La membrure craquait de toutes parts. C'était dans le silence de la nuit d'incessantes détonations qui semblaient annoncer la ruine du bâtiment. A la mer montante, l'eau avait envahi la cale et éteint une partie des chaudières. Les pompes à main et les pompes à vapeur actionnées à toute vitesse ne réussirent à arrêter les progrès de l'envahissement de l'eau que lorsque les extrémités avant et arrière, décollées de la vase furent à flot; et bientôt après, la machine mise en arrière à toute vitesse réussit à déséchouer le bâtiment, qui alla mouiller à Pagoda. 1. Ecoutlles ouvertures carrées, permettant de pénétrer dans l'intérieur du navire. 2. Planches- 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 241 Pendant son échouage, deux canonnières alphabétiques1 étaient venues auprès de lui, le menaçant de leurs énormes canons de 25 centimètres; mais avant de faire feu, les commandants chinois allèrent prendre l'avis du consul anglais, lui demandant s'il ne serait pas de bonne guerre de le couler. Sur la réponse négative du consul, ils s'abstinrent, voyant s'échapper avec regret cette occasion unique de se couvrir de gloire. Toutefois, les manœuvres hostiles des bâtiments chinois obligèrent l'équipage à rester en branle-bas de combat, tout en manœuvrant les pompes. Heureusement le Voila, avec l'amiral Courbet à son bord, vint lui apporter des secours, et, le 17, YHamelin put descendre seul la rivière et regagner le mouillage de Matsou où nous l'avons trouvé ! Le 28 juillet, déchargé de ses canons, moins deux, il devait appareiller pour Hong-kong escorté par la Saône, qui venait d'arriver à Matsou avec les torpilleurs 45 et 46. Après une réparation provisoire faite au bassin, par les chantiers anglais, YHamelin se rendit ensuite à Saïgon, d'où il rentra en France, l'ayant échappé belle. Le dimanche 20 juillet, le lendemain de notre arrivée à Matsou, nous entrons à notre tour dans la rivière Min, guidés par un pilote de Shanghaï, un Allemand du nom de Simonsen. Espérons qu'il évitera le banc sur lequel son collègue anglais Thomas a échoué YHamelin. Comme l'ultimatum expire aujourd'hui même, nous prenons toutes les dispositions de combat, les canons et les fusils chargés, les canonniers aux pièces, mais dissimulés derrière les bastingages de manière à éviter toute apparence de provo¬ cation. Nous franchissons d'abord la barre extérieure de la rivière, située en pleine mer à 4 kilomètres au large. En nous approchant de la passe Kinpaï, défendue sur les deux rives par de puissantes batteries, nous les voyons tout à coup surmontées de pavillons multicolores, disposés en guirlandes comme pour un grand pavois. Cette démonstra¬ tion, heureusement, avait un caractère pacifique ; mais les Chinois avaient eu l'intention évidente de nous intimider. Du côté droit (rive gauche), nous apercevons en dessous d'un gros canon pouvant tirer en barbette' et entouré de ses servants, une batterie rasante casematée en béton et acier, peinte en gris perle. Des sabords encadrés de blanc sortent les boucbes de plusieurs gros canons, mis en batterie, prêts à faire feu. Sur le terre-plein, tout au bord du fleuve, sont plantés des obus de un mètre de hauteur et plus, peints de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. La passe Kinpaï franchie, nous remontons le courant du fleuve qui s'est beaucoup élargi ; mais bientôt nous nous engageons dans la passe Mingan, passe longue et sinueuse, hérissée de canons dont quelques-uns sont installés dans des batteries creusées à même le roc, comme à Gibraltar. Ces défenses, grâce à la disposition natu¬ relle des passes et à la violence habituelle du courant, sont évidemment formidables. Même avec des navires puissamment armés et cuirassés comme le Bayard, il en coûterait cher de les aborder de front, en venant du large. Au sortir de la passe Mingan, encaissée sur toute sa longueur par des falaises rocheuses accidentées, et couvertes de broussûlles, la rivière fait un coude sur la droite. Au-dessus de la pointe ainsi formée, s'élève une pagode à 7 ou 8 étages. 1. Canonnières dénommées A,B,C,D... 2. A l'air libre, par-dessus un parapet. 31 242 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE V C'est le mouillage de Pagoda où nous trouvons déjà réunis deux croiseurs ; le Duguay- Trouin et le Volta, ainsi que deux canonnières : le Lynx et l'Aspic. La baie cl'Halong. V PROROGATION DE L'ULTIMATUM. — CONCENTRATION DE L'ESCADRE CHINOISE ET DES NAVIRES FRANÇAIS DANS LA RIVIÈRE MIN. — ÉTUDE DES POSITIONS FORTIFIÉES DES PASSES KINI'AI ET MINGAN. — L'AMIRAL LESPÈS A KELUNG. — DESTRUCTION DES FORTS. — LES COMPAGNIES DE DÉBARQUEMENT MISES A TERRE SONT CONTRAINTES DE SE REMBARQUER. — ODYSSÉE DU DEUXIÈME MAITRE JULAUD. On se souvient que l'ultimatum signifié à la Chine expirait le 20 juillet, et qu'à cette date nous étionsentrés avec le Chateaurenault dans la rivière Min où se trouvaient déjà réunis deux croiseurs et deux canonnières. Le 23 juillet arrivait la canonnière la Vipère avec l'amiral Lespès qui mit son pavillon sur le Dugûay-Trouin. i Aucune hostilité ne s'était manifestée de part et d'autre. A notre arrivée au mouil¬ lage, un officier de marine chinois était venu nous faire la visite de bienvenue d'usage. Mais la concentration des navires chinois s'opérait à quelques encablures4 des nôtres au delà de la pointe Pagoda, en face de l'arsenal de Fou-chéou. Là se trouvaient réunis: le Yang-wou, croiseur de 60 mètres de long armé d'une puissante artillerie, monté par 200 hommes d'équipage ; le Fou-po et le Fou-sing, croiseurs de force moindre ; 1. L'encablure est de 200 mètres. 33 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 243 plusieurs canonnières alphabétiques, armées à l'avant d'un gros canon Armstrong de 25 centimètres, quelques avisos, des jonques armées en guerre, et plusieurs grandes chaloupes rapides munies d'un appareil porte-torpilles. Le 30, VAspic était allé chercher à Matsou la compagnie de débarquement du Lagalissonnière, et l'avait ramenée à bord du Duguay-Trouin afin de renforcer le corps de débarquement de la division. Le 21 juillet, le Chateaurenault reçut l'ordre d'appareiller, et, défilant de nouveau devant les canons de la passe Mingan et de la passe Kinpaï l'équipage aux postes de combat, nous sortîmes de la rivière et vînmes mouiller en dehors de l'entrée de cette dernière passe. De ce point nous pouvons examiner à loisir les ouvrages qui défendaient l'entrée de la passe Kinpaï, dont la largeur ne dépasse pas 350 à 400 mètres. Sur notre droite, une succession de collines, reliées entre elles par des retranche ments crénelés, sont couronnées de forts en terre armés de canons de moyen calibre. Elles aboutissent au point le plus étroit où se trouvent 4 pièces Armstrong de 20 cen¬ timètres renfermées dans une casemate blindée en acier et bétonnée sur une grande épaisseur. C'est le fort Blanc contenu dans un ouvrage fermé à la gorge. Il est dominé par un morne peu élevé, au-dessus duquel tire en barbette vers le large une pièce de 18 centimètres Armstrong. Sur notre gauche, toujours en partant du large, même succession de collines, coupées de retranchements, aboutissant à la pointe Kinpaï, à une deuxième casemate blindée rasante comme la première et portant le nom de fort Kinpaï. A gauche de celui- ci fut établie plus tard une batterie de 5 pièces de moyen calibre. Le fort Kinpaï a 4 embrasures; mais jusqu'à présent une seule pièce est en batterie. On aperçoit sur le rivage le mannequin en bois ayant servi d'enveloppe à un canon de gros calibre récemment débarqué, et que l'on est en train d'introduire dans la case¬ mate au moyen de chèvres. Les Chinois ont déposé avec ostentation sur le terre-plein en avant du fort Blanc de nombreuses carcasses de torpilles peintes en rouge, ayant la forme tronconique. Nous en comptons 19. Dans la nuit du 23 au 24, elles disparaissent, soit qu'on les ait rentrées en magasin soit qu'elles aient été mouillées dans la passe. En résumé, le navire venant du large qui voudra forcer celle-ci aura à essuyer : 1° à grande distance les feux croisés de 9 pièces de moyen calibre et d'une pièce de 20 centimètres Amstrong; 2° dans le passage le plus resserré du goulet, c'est-à-dire à bout portant, les feux croisés de 6 pièces de 20 centimètres Armstrong dont 5 sous casemates blindées en acier. Etant donné que cette passe déjà si étroite (350 mètres) est en outre encombrée par plusieurs roches dangereuses et qu'il y règne un courant de foudre, on peut considérer ces défenses comme très sérieuses. Gomment se fait-il que l'armistice ayant expiré le 20 juillet, les canons chinois comme les nôtres soient restés silencieux? Nous avons l'explication de ce mystère : l'armistice a été prorogé jusqu'au 31 juillet. C'est un premier sursis qui sera suivi de plusieurs autres et que les Chinois mettront à profit pour augmenter leurs défenses. Nous les voyons plusieurs fois par jour faire l'exercice du canon et le tir du fusil ; de nombreuses corvées de coolies remuent sans cesse la terre, creusent des tranchées, élèvent des retranchements, font des chemins couverts. La nuit, quand nous faisons de la lumière électrique, de nouvelles équipes continuent le travail. Plusieurs transports 244 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE V chinois remontent la rivière chargés de troupes, en même temps que des jonques de guerre chargées de matériel de guerre descendent de l'arsenal pour approvisionner les forts. L'amiral Courbet a fait l'acquisition d'une grande chaloupe à vapeur rapide, le Nantcii, qui faitconstamment la navette entre le mouillage de la Pagode et le poste télégraphique anglais de Sharp-peak établi au large de la barre de la rivière Min. Elle porte le courrier ou des ordres aux navires de l'escadre échelonnés un peu partout pour étudier en détail les défenses des Chinois. D'ailleurs, nous ne manquons de rien comme vivres frais, et le 25 juillet, le fournisseur chinois de Fou-chéou, nous apporte 5 bœufs avec du fourrage, des légumes, poulets, etc. Le 26 juillet, l'amiral Courbet, qui ce jour-là a son pavillon sur le Duguay-Trouin, mouillé auprès de nous, nous signale d'appareiller. Nous le suivons avec le Chaleau- renault et une demi-heure après nous mouillons en rivière, après avoir franchi la passe Kinpaï, en face des villages de Monin et de Quantao, dominés par un petit fort en terre et maçonnerie. Nous sommes à 1,800 mètres environ des fameux forts blindés du goulet de Kinpaï; mais aucun de leurs canons ne peut battre l'intérieur de la rivière. Nous n'avons donc rien à en craindre de notre nouveau mouillage, d'où nous continuerons à observer les mouvements de nos adversaires, pour en rendiœ compte à l'amiral qui remonte jusqu'à Pagoda avec le Duguay-Trouin. En même temps que lui, une canonnière anglaise, le Linnet, remonte le fleuve. Le 27 juillet, les torpilleurs 45 et 46, que nous avions laissés à Matsou, apparaissent à leur tour pour rallier l'amiral à Pagoda. Nous approchons de la fin du deuxième ultimatum (31 juillet), c'est un va-et-vient incessant, du haut en bas delà rivière, de nos canonnières Lynx et Aspic qui font à vue, à l'aller et au retour, l'inspection et la topographie militaires des passes. Les avisos anglais Linnet et Vigilant vont souvent en tournée à Sharp-peak, pour se mettre en communication télégraphique avec leur gouvernement. La corvette Sapphire. portant le pavillon de l'amiral anglais Dowell, remonte jusqu'à Pagoda pour assister aux événe¬ ments qui se préparent. Mais la journée du 31 juillet se passe sans que nous soyons informés de rien. Quarante-huit heures de répit avaient été accordées aux plénipotentiaires chinois qui, le 2 août, en demandaient encore la prolongation. Mais ce même jour, M. Patenôtre leur écrivait enfin : « Les nouveaux délais résultant de la prorogation de l'ultimatum du 12 juillet étant expirés sans qu'aucune proposition acceptable nous ait été faite, le gou¬ vernement de la République reprend sa liberté d'action. » En même temps, le Lutin descendait Ja rivière, l'amiral Lespès à son bord, avec mission d'aller s'emparer de Kelung, port situé au nord de Formose, dans le voisinage d'importantes mines de charbon. Tel est le gage dont on veut se saisir, en attendant une réponse favorable de la Chine à notre demande d'indemnité. Mais la guerre n'est pas déclarée, et ici, dans la rivière Min, nous sommes tout à la paix. Le 6 août, le commandant Boulineau m'envoie dans le canot à vapeur faire une reconnaissance au large de la passe Kinpaï. Sur le quai du fort Blanc que nous élon- geons à quelques mètres de distance, les soldats chinois nous mettent en joue ou bien nous crient: Coupé cou ! en faisant un geste significatif à l'appui. Nous avons des armes chargées dans le fond du canot; mais nous ne répondons à ces plaisanteries, d'un goût douteux, ni par un mot ni par un geste. Nous comptons sur le quai 15 torpilles ayant la forme d'un cylindre terminé par deux cônes. Mon album 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 245 sur les genoux, je prends le croquis des travaux exécutés depuis notre rentrée en rivière. Un deuxième canon de 20 cenlimètres a été mis en batterie dans la casemate blindée du fort Kinpaï. Un barrage de radeaux, perpendiculaire à la côte, s'étend jusqu'à la passe qui reste libre. Vont-ils servir à mouiller des torpilles? Je fais des sondages au sud de l'île Salamis pour voir si, en cas d'attaque de vive force, un navire ne pourrait pas la mettre à profit pour se défiler du fort Blanc; et, je rapporte quelques bons alignements. En revenant à bord, nous apercevons sur l'île de la Passe des coolies qui travaillent Le LayalUsounière à Kélung. à faire descendre des canons chinois installés primitivement au sommet de l'île. Une jonque les attend pour les transporter, sans doute, sur la rive gauche de la passe où nous en avons vu déjà deux autres que l'on met en batterie contre le Chateciurenault. Le canot à vapeur en passant dans la partie resserrée du goulet refoule à grand'peine un courant de jusant de 5 nœuds qui nous entraîne au large. Les soldats chinois en profitent pour prolonger un peu plus longtemps leur singeries macabres en présence desquelles nous restons impassibles, continuant à sonder sur les bancs jusqu'au mouillage du Chateau- renault. Depuis lors, tous les deux jours, je sors de la passe avec le canot à vapeur pour examiner les travaux de défense des Chinois. Toutes les nuits, nous les éclairons avec 2 46 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE Y la lumière électrique, et surveillons particulièrement la passe pour qu'on n'y mouille pas de torpilles. Je complète mes sondages pour rechercher les points favorables où nos navires pourraient s'embosser pour bombarder les forts chinois sans être canonnés par eux. Dans une petite anse de la rivière, un peu au sud du fort Kinpaï, sont rassem¬ blées une vingtaine de jonques chargées de pierres, évidemment préparées pour être coulées dans le chenal, et nous empêcher d'en sortir. Le fort Blanc, qui ne pouvait tirer que du côté du large, se couvre maintenant de retranchements du côté de l'intérieur de la rivière et les Chinois y installent des canons. Sur maints endroits, on voit s'élever des bigues et des chèvres servant à mettre l'artillerie en position. Ici nous n'en sommes encore qu'à la période des préparatifs tandis qu'à Formose la période des représailles et la politique dite des gages ont commencé leur oeuvre. Nous recevons le 10 août la nouvelle de la prise de Kelung. On se souvient que l'amiral Lespès était sorti de la rivière Min, le 2 août, à bord du Lutin. Le lendemain, il partait de Matsou avec cette canonnière et le cuirassé de croisière, le Lagalissonnière, sur lequel avait pris passage la compagnie de débarquement du Bayard. Le 4 août, à Il heures du matin, ces bâtiments entraient dans le port de Kelung où se trouvait déjà le croiseur le Villars, et le Lagalissonnière s'embossail à 900 mètres d'un fort, dit le fort Neuf, armé de 5 pièces Krupp de 17 centimètres et blindé avec des tôles d'acier superposées ayant une épaisseur totale de 20 centimètres. Un peu plus dans l'Ouest se trouvait une batterie en maçonnerie (le Grand Fort) armée de 4 canons lisses de 18, en face de laquelle le Villars vint prendre position. Quant au Lutin, mouillé plus en dedans, il prenait en enfilade ces deux ouvrages, et avait comme premier objectif de réduire au silence une petite batterie établie sur une pointe, de l'autre côté du chenal. Aussitôt ces dispositions prises, l'amiral Lespès envoya à terre le lieutenant de vaisseau Jacquemier sommer le général Lu-ming-chuang, commandant la place, d'avoir à lui livrer ses défenses, faute de quoi il ouvrirait le feu, le lendemain matin à 8 heures. La sommation étant restée sans réponse, le 5 août, à 7 heures et demie, les bâti¬ ments firent le branle-bas de combat et, à 8 heures précises, hissèrent le petit pavois 1 en commençant le feu. Les bordées chinoises et françaises se croisèrent pendant quelques minutes avec un fracas épouvantable. Mais bientôt, le feu des canons ennemis se ralentit, ce qui permit aux nôtres d'exécuter un tir d'embrasure d'une précision telle qu'aussitôt que l'ennemi ouvrait ses sabords blindés, nos obus y faisaient irruption démontant les pièces et tuant ceux qui les servaient. De son côté, le Villars foudroyait le grand fort de sa bordée entière. A 8 h. 45, un incendie se déclarait dans la partie nord du fort, et communiquait le feu à un village voisin. Au signal fait par l'amiral, les compagnies de débarquement furent envoyées à terre, et bientôt après, notre pavillon flottait sur tous les ouvrages de défense, dont l'occupation fut confiée à la compagnie de débarquement du Villars, pendant que les 200 hommes du Bayard, conduits par le capitaine de frégate Martin, gravissaient les hauteurs et occupaient un sommet (le point A) dominant la rade. Le Lagalissonnière, grâce à sa cuirasse, avait peu souffert. Il avait cependant reçu trois obus dans la muraille du réduit. Deux d'entre eux s'arrêtèrent dans le matelas en bois; le troisième, après avoir percé la cuirasse, sous un sabord, faussa la cheville 1. Le pavillon français en tête de chaque mât. 33 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 247 ouvrière d'un canon de 24 centimètres et resta engagé dans le trou qu'il avait fait. Plusieurs projectiles avaient coupé des cordages dans le gréement. Les compagnies de débarquement mises à terre, sous le commandement du capi¬ taine de frégate Martin et du lieutenant de vaisseau Dartige du Fournet, passèrent la nuit sur la position conquise (point A), mais le lendemain, un retour offensif de l'ennemi commandé par Lu-ming-chuang en personne, menaçant d'entourer le camp, força les deux cents marins qui l'occupaient à l'évacuer et à se replier sur la plage. Au moment de la retraite, le deuxième maître de mousqueterie Julaud grimpe en haut du bambou au sommet duquel flotte le pavillon pour enlever celui-ci. Le bambou casse et Julaud tombe meurtri au fond d'un ravin, entraînant dans sa chute les lambeaux du précieux emblème. Il entend les Chinois qui font irruption dans le camp et reste blotti dans si cachette jusqu'à la nuit; puis, profitant de l'obscurité, il remonte jusqu'aux approche! de la position abandonnée. N'ayant pas mangé depuis vingt-quatre heures, il ranimî ses forces épuisées en vidant un bidon de vin qu'il découvre heureusement, puis il err« dans la brousse, cherchant à s'orienter pour se rapprocher delà mer. Au petit jour, il aperçoit une ombre humaine qui s'avance vers lui en faisant craquer les branches. Son sabre-baïonnette à la main il s'élance, et... se trouve en face d'une vieille femme à moitié morte de frayeur. Rassuré, Julaud, quelques instants après, arrivait sur la plage où une embarcation venait le recueillir avec le pavillon qu'il avait sauvé au péril de sa vie1. Tels sont les événements qui viennent de se dérouler à Formose. Les forts de Kelung sont détruits; mais faute de troupes, nous n'avons pu nous maintenir à terre, car les Chinois disposent d'un petit corps d'armée évalué à 6,000 hommes. Nous n'avons eu que 2 morts et 7 blessés. Dans la rivière Min, rien de changé. Tous les jours des sampans nous accostent chargés de légumes de vivres frais et de glace. A Fou-chéou même, le fournisseur chinois continue à nous approvisionner de bœufs, malgré certaines difficultés sou¬ levées par Chan-pei-loun, mandarin militaire, gouverneur général, auquel il réussit à persuader que, malgré le bombardement de Kelung, l'état de guerre n'existe pas. Quant à nous, nous avons peine à comprendre ces subtilités et ces fictions de la diplomatie, et nous sommes quelque peu énervés de voir les Chinois renforcer leurs défenses intérieures de la rivière, avec une activité fébrile, pendant que nos moyens d'attaque restent forcément stationnaires. Les fusils et les canons sont chargés et menacent de partir seuls. On couche sur le pont aux postes de combat, et nous sommes obligés de redoubler de surveillance. La nuit, des radeaux entraînés par le courant dérivent sur nos navires. Avec un canot à vapeur toujours sous pression, dans lequel j'ai placé une petite torpille, on se tient prêt à décrocher ou à faire sauter les épaves qui viendraient tomber sur nos chaînes. A l'avant, nous plaçons une estacade en pointe formée de longs espars, destinée à écarter les chapelets de torpilles ou les brûlots qu'il prendrait fantaisie aux Chinois de faire dériver sur nous. Sur rade de Pagoda, les navires chinois imitent toutes nos disposi¬ tions de combat, entourant les hunes de légers blindages en tôle, garnissant les pas¬ serelles de hamacs; blindant le dessus des chaudières avec des chaînes. On voit 1. Peu après, Julaud reçut la médaille militaire en récompense de sa belle conduite. 248 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE Y continuellement circuler leurs chaloupes porte-torpilles, avec des torpilles peintes des couleurs les plus brillantes. A terre, il recouvrent de sacs de sable leurs retran¬ chements et le dessus des casemates blindées. A chacun de leurs navires est atta¬ chée une chaloupe à vapeur porte-torpille. Le 15 août, le Villars entre en rivière. C'est un bon appoint de 15 canons de 14 qui nous arrive; mais le lendemain, nous le voyons redescendre se croisant avec le D'Estaing qui remonte. Le 21, me trouvant dans la vedette, en reconnaissance au large de la passe, je vois entrer en rivière le Duguay-Trouin, dont les canons de 19 centi¬ mètres débordant la muraille, longs et luisants, font plaisir à voir. Voilà un mois que nous sommes ici! La situation devient pénible! Nous n'avons évidemment qu'un moyen d'en sortir, c'est de finir par où nous aurions dû commencer, c'est-à-dire par une action vigoureuse. La chaleur est accablante, marins et officiers ont hâte de voir la fin de ces longues journées et de ces nuits plus longues encore, passées aux postes de combat en un perpétuel qui-vive. L'énervement est à son comble. Le bruit court que l'amiral Dowell, mouillé non loin de Pagoda, et très au courant des préparatifs chinois, a télégraphié à son gouver¬ nement à Londres. « L'escadre française est enfermée dans une souricière et menacée d'un désastre. » Nous le verrons bien. Le 19 août, la Saône quitte le mouillage de Pagoda pour venir renforcer le service de surveillance de la passe qui nous incombe, à bord du Chateaurenault, un peu en dedans du goulet de Kinpaï. Tous les deux jours, le Nantaï, sous pavillon français, va porter des dépèches au large, au poste télégraphique de Sharp-peak, alternant avec une chaloupe à vapeur de l'amiral Dowell, lequel n'a cessé d'avoir avec l'amiral Courbet des relations très courtoises. Les deux amiraux se rendent ainsi de mutuels services, en se confiant réciproquement leurs courriers et leurs télé¬ grammes chiffrés. Hier, par exemple, le Vigilant, yacht de l'amiral Dowell, nous a apporté notre courrier de Hong-kong. D'après certaines rumeurs, le Duguay-Trouin, qui est sorti de la rivière, a dû aller expédier un télégramme urgent. Comme la nouvelle lune est le 21, et que nous sommes à l'époque des grandes marées, peut-être l'amiral Courbet va-t-il en profiter pour faire franchir la barre extérieure à l'un de nos cuirassés de croisière, dont le tirant d'eau de 7 mètres est trop fort pour qu'ils, puissent passer en marée ordinaire. Les pilotes que nous avons engagés n'ont pas voulu jusqu'ici en prendre la responsabilité. Ceux-ci sont au nombre de quatre et liés à notre service d'une façon permanente. Admis à la table des officiers, ils touchent 15 dollars par jour, soit 25,000 pour l'année. En outre, dans le cas d'une déclaration officielle de guerre' une somme de 100,000 francs doit leur être versée1. Ces conditions peuvent paraître élevées ; mais les services que pouvaient nous rendre ces pilotes étaient sans prix, et une grande nation comme la France, en pareil cas, ne doit pas lésiner. Heureusement, l'impatience fiévreuse dans laquelle nous vivions allait bientôt avoir un terme. Le moment approchait où nous allions bientôt infliger aux traîtres de Pékin et de Bac-lé, le châtiment qu'ils avaient encouru. L'ordre d'attaquer la flotte chinoise, de détruire l'arsenal de Fou-cheou et les forts 1. Bien que cette déclaration officielle n'ait jamais été faite, les pilotes touchèrent la prime de 100.000 francs, et celte somme fut versée à la veuve du pilote Thomas, qui avait échoué VHamelin et qui fut tué au combat de Pagoda. 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 249 delà rivière Min, arriva à l'amiral Courbet, le 22 août, vers 5 heures du soir. La nou¬ velle en transpira aussitôt dans toute l'escadre, apportant aux esprits un immense soulagement et mettant dans les cœurs une patriotique allégresse. L'amiral en informa sans tarder notre consul à Fou-chéou, qui amena aussitôt son pavillon et fit connaître publiquement aux consuls étrangers que les bâtiments français commenceraient le feu, le lendemain samedi 23 août, à 2 heures de l'après-midi. Les autorités chinoises en furent également avisées officiellement. La rivière Min en aval de Fou-chéou. VI BATIMENTS CHINOIS ET FRANÇAIS EN PRÉSENCE. — PLAN DE L'AMIRAL COURBET. — COMBAT DE PAGODA. — LES TORPILLEURS 45 ET 46. — SITUATION PÉRILLEUSE DU « VOLTA », ET DE L'AMIRAL COURBET. — JOURNÉE DU 24 AOUT 1884. —• BOMBARDEMENT DE L'ARSENAL. —JOURNÉES DES 25, 26 ET 27 AOUT, DANS LA PASSE MINGAN. —- JOURNÉES DES 28 ET 29 AOUT DANS LA PASSE KINPAÏ. — GLOIRE DE L'AMIRAL COURBET. Le tableau suivant donne la composition de l'escadre chinoise rassemblée à la veille du combat, au mouillage de Pagoda. Nous avons inscrit en regard de chaque nom, sa signification symbolique1. Yang-ou (La force militaire).— Yang-pao (Le protecteur éternel). — Tchen-hang (La pierre précieuse). — Fou-sheng (La conquête du bonheur). — Kien-sheng (Le bonheur 1. D'après les indications de l'interprète chinois Zi, embarqué à bord du Bayard. 250 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE YI après la victoire).— Yu-sing (Étoile heureuse qui montre la route). — Fou-poo (Qui nage sur la tempête). — Fou-sing (Étoile qui porte bonheur). — Tsi-ngan (Qui rend la paix). — Feï-yuen (Aussi rapide que les nuages). — Tchen-oueï (La force unie à la majesté). Au total, nous avions en notre présence II navires : 4 croiseurs, 4 avisos, 2 canon¬ nières alphabétiques, 1 canonnière; armés de 47 bouches à feu à savoir: 2 canons de 25 centimètres pouvant lancer des obus de 185 kilos; un canon de 19 centimètres; 19 canons de 16 centimètres Witlrworth; 16 canons de 40 livres et 6 canons de 12 centi¬ mètres. A ces 11 navires s'ajoutaient 11 jonques de guerre armées de 70 à 80 vieux canons lisses; 7 canots à vapeur pourvus d'appareils porte-torpilles et une quantité de brûlots chargés de matières explosives. Toutes ces forces maritimes étaient appuyées du côté de la terre par la nombreuse infanterie du général Chang-pei-loun, et par 7 batteries de création récente dont six pièces Krupp de campagne installées sur les collines dominant la pagode et l'arsenal. L'escadre française comprenait les croiseurs : Volta, Duguay-Trouin, Villars et D'Estaing; et les canonnières Aspic, Lynx, et Vipère, appuyés des torpilleurs 45 et 46, et d'une flottille de 4 canots à vapeur montés par des abordeurs chargés de repousser les torpilleurs ennemis. Tous nos bâtiments possédaient des canons revolvers Hotchkiss, tandis que les Chinois en étaient dépourvus, et nous avions au total en batterie 58 canons dont 5 de 19 centimètres, 47 de 14 centimètres, et 6 de 10 centimètres. La Saône et le Chateaurenault restaient à proximité et en dedans de la passe Ivinpaï pour empêcher les Chinois d'y mouiller des jonques chargées de pierre ou des torpilles. Au mouillage de Pagoda qui allait bientôt retentir du fracas épouvantable de plus de 200 canons tirant à la fois, la rivière n'avait que 1,000 mètres de largeur. Les navires se trouvaient donc à quelques centaines de mètres seulement les uns des autres. Dans ces conditions, tous les coups devaient porter, au début du moins, car nous perdions l'avantage que nous aurai! donné l'habileté de nos pointeurs, dans un combat naval, en mer libre, à bonne distance. En aval du cpude de la rivière occupé par les belligérants se trouvaient la corvette américaine Enterprise avec l'amiral John Lee Davis; les navires de guerre anglais Champion, Sapphire, et Vigilant, ce dernier portant le pavillon de l'amiral Dowell; 3 voi¬ liers et 3 vapeurs. Enfin, devant la ville de Fou-chéou même, se trouvaient 1 e Monocacy de la marine américaine, et le Merlin de la marine anglaise, pour la protection de leurs nationaux. L'amiral décida qu'il ouvrirait le feu au moment précis où le flot ayant pris fin, le courant de jusant, c'est-à-dire le courant naturel, de la rivière, lui permettrait de tenir sous son étrave, la plupart des navires ennemis. Ce changement d'évitage devait se produire vers 2 heures. Le 22 août, à 8 heures du soir, il appela tous les capitaines à l'ordre. Ses instruc¬ tions se résumaient à ceci: « Pendant l'évitage au jusant de l'après-midi du 23 août (un peu avant 2 heures) les navires appareilleront et se tiendront à leurs distances respectives de mouillage, sous toute petite vitesse, à la vapeur. L'amiral hissera le pavillon 1 en tête de mât. A ce signal, les torpilleurs 45 et 46 iront attaquer les deux bâtiments chinois en amont de l'amiral. Quand le pavillon / s'amènera, le feu commencera sur toute la ligne. » 33 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 231 Ce plan était habile, mais 1 avantage tactique qu'il nous assurait se serait retoui né contre nous, si les Chinois avaient été assez avisés pour ouvrir les hostilités dans la matinée, au moment ou nos navires leur présentaient l'arrière, c'est-à-dire leur partie faible. Ce qui rassurait 1 amiral, lui qui connaissait les Chinois pour les avoir vus de près à Son-tay, c est qu il savait que l'offensive était contraire à leur nature. Il comptait donc qu'ils lui laisseraient le choix du moment pour les attaquer. C'est ce qui arriva. Toutefois, dans cette matinée du 23 août, l'amiral ne quitte pas le pont du Voila. Il est calme, comme à son ordinaire, toujours recherché dans sa mise, vêtu d'un veston en flanelle bleue sur les manches duquel brillent trois étoiles d'argent, guêtres blanches à ses chaussures, la tête coiffée d'un petit chapeau de paille blanc dont le ruban noir porte en lettres dorées, le nom du Bayard. Il sert de point de mire aux Chinois, sa haute taille et ce petit chapeau blanc le désignent à leurs coups. Il y a en ce moment 57 bouches à feu, pointées sur le Voila ! Il fait calme plat, le soleil est brûlant. Ail heures, les équipages dînent. La Tarpit. 44-^ _r ■_ Torfif. 45.^ 0 M BAT JD E A Ù O D A Ç Jtiyièse jfii/L. Jirels Jou crfecvj ' i\ ^■s0 j ( 'A J^osCfïonf bespecîlvè's des ùaf/me/îts JrdnçAÎS / s-; , f) des ■ nvancejit c/e ^attk/jue M3Aouf/S84- jfcjdielle de Jeu/ /nilie n/efrês V (Croquis de Fauteur.) 232 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE VI bordée de quart mange sur le pont aux pièces. A I h. 1/2, on met aux postes de combat sans sonneries de clairon. Les Chinois se tiennent à leurs pièces. On vire les chaînes au cabestan à mesure que les navires évitent de manière à. avoir l'ancre haute lorsque l'avant des navires sera tourné en amont dans la direction des Chinois. A 1 h. 45, l'escadre est appareillée prête au combat. Les Chinois qui ont imité nos mouvements sont prêts également. Le cœur bat, les regards ne se détachent plus des navires ennemis. Pas un bruit ne s'entend. Silence solennel, fait d'émotion, d'impatience et d'espoir! Minute suprême et grandiose que rien ne peut faire oublier! Tout à coup un canot-torpille chinois se dirige du côté du Voila- d'un air plus résolu que de coutume. L'amiral croit à une attaque. Sans perdre un instant, il fait hisser le pavillon / en tête de mât. Les deux torpilleurs s'élancent en avant. Un coup de hotchkiss part de la hune du Lynx. Une riposte de l'ennemi est à craindre. Pour la prévenir, l'amiral, un peu plus tôt qu'il n'aurait voulu, amène ce pavillon /, signal de l'ouverture du feu. Un long roulement de canon résonne tout aussitôt, et à travers deux nuages épais de fumée blanche qui bientôt'se confondent, des éclairs jaillissent suivis de nouvelles détonations. Le lieutenant de vaisseau Douzans, avec le torpilleur 46, franchit à toute vitesse les 500 mètres qui le séparent du Yang-ou, et l'aborde par l'arrière avec sa torpille portée qui explose. Le Yang-ou, menacé de couler, réussit à donner quelques tours d'hélice et se jette à la côte. En s'éloignant, le 46 a sa chaudière crevée par un éclat d'obus. Il tombe en dérive et mouille par le travers des bâtiments neutres. Il a un homme tué. Avec la même audace, le torpilleur Latour (n° 45), se précipite sur le Fou-sing-, mais il est contrarié dans sa route par le torpilleur chinois qui est venu parader devant le Volta. Il veut l'éviter et aborde son adversaire dans de mauvaises conditions. La torpille explose; mais ne produit pas de blessure immédiatement mortelle. Déplus, la hampe et la fourche du torpilleur sont restées engagées dans la cage de l'hélice. C'est en vain qu'il fait en arrière à toute vitesse. Les Chinois en profitent pour le couvrir de petits projectiles et de grenades lancées à la main. Latour reçoit une balle de revolver dans l'œil droit. Un de ses hommes a le bras fracassé par un biscaïen. Tout à coup, l'hélice du Fou-sing se met en marche et le torpilleur A? dégagé part violemment en arrière, au milieu de la mêlée, pendant que le combat d'artillerie continue avec fracas. Il sort de l'action et va mouiller près de la corvette américaine. A ce moment, le lieutenant de vaisseau de Lapeyrère, second du Volta, chargé de la flottille des embarcations,se met à la poursuite du Fou-sing, fait exploser une torpille dans le voisinage de son hélice qui stoppe. Ce bâtiment dans lequel nos obus ont déjà mis le feu tombe en dérive et est enlevé à l'abordage. Que s'était-il passé dans le bas de la rivière? A I heure de l'après-midi, de la passerelle du Chaleaurenault, nous apercevons la Triomphante franchir la passe Kinpaï. Notre commandant saute dans le canot à vapeur pour la prévenir que dans moins d'une heure les hostilités vont commencer, et qu'elle ait à se hâter. Sans stopper le comman¬ dant Baux file à toute vapeur, afin de franchir la passe Mingan avant l'ouverture du feu. Au moment où tous nos bâtiments à Pagoda étaient en appareillage, quelques minutes à peine avant le combat, on prévient l'amiral qu'un grand bâtiment français est en vue. « C'est Lespès ou la Triomphante\ » avait répondu l'amiral. C'était la Triomphante, qui après s'être allégée d'une grande partie de son matériel, avait réussi à franchir la barre extérieure du fleuve, et venait apporter au commandant en chef l'appoint précieux de 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 233 ses 6 canons de 24 centimètres, et diminuer chez lui les préoccupations que devait lui causer la descente de la rivière. A 1 h. 1 /2, du Chaleaurenault, avant qu'aucun coup de canon ait encore été tiré, nous avions envoyé à terre, sur la rive gauche, une section de la compagnie de débar¬ quement avec du matériel de démolition (fulmi-coton) pour détruire la ligne télégra¬ phique reliant l'arsenal à la passe Kinpaï. A 2 heures précises, nous entendons la canonnade, comme un tonnerre lointain, dans la direction de Pagoda. Le sort en est Descente de la passe Miugan. jeté. Notre petit détachement se rembarque à la hâte, nous revient à bord après avoir abattu 17 poteaux, et nous rapporte 1,700 mètres de fil, qu'il sera impossible aux Chinois de réparer sous le feu de nos canons. Nous y veillerons la nuit, de concert avec la Saône, avec notre lumière électrique. Des paysans chinois, aussitôt après le départ de nos marins ont enlevé les poteaux. Ce matin, les fournisseurs avertis que les choses allaient se brouiller, sont venus faire régler leurs factures. De 2 heures à 2 h. 1/4, la canonnade est très vive. A 3 heures, une grande explo¬ sion retentit, puis le canon tonne encore par intervalles. Nous sommes anxieux d'avoir des nouvelles du combat terrible qui vient de se livrer; et, de notre côté, nous commençons à canonner à 1,800 mètres le fort de la rive droite qui couvre le camp retranché de Quantao. Il riposte aussitôt; mais aucun de ses projectiles ne nous 234 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE VI atteint. Les pièces placées de chaque côté du goulet de Kinpaï ouvrent le feu sur nous, sans plus de succès. A4 h. 1/4, un aviso chinois, tout en feu, le pavillon en berne, apparaît tombant en dérive du côté de la passe Mingan. Une violente explosion de ses soutes à poudre le soulève et le brise en deux. Il retombe et coule, ne laissant voir que la pointe d'un de ses mâts. Près de nous passe entre deux eaux, au fil du courant, une jonque de guerre à demi calcinée. A 5 h. 1/2, un deuxième bâtiment chinois en feu descend la rivière, et dix minutes après, saute et disparaît. Une heure plus tard, un troisième aviso chinois apparaît tout en flammes à la passe Mingan et va s'échouer sur un banc près de la roche à pyramide. Nous voyons tomber successivement son mât de misaine puis son grand mât. Il continue à brûler. Les cartouches en faisant explosion produisent des crépitements et des lueurs de feu d'artifice, avec de plus fortes détonations produites par les obus, ou par les canons que la chaleur de l'in¬ cendie fait partir spontanément. Finalement, une colonne de fumée blanche surmontée d'un champignon jaillit dans les airs à cent mètres de hauteur, accompagnée d'une explosion formidable. Une pluie de débris enflammés tombe autour de nous. Le fleuve est couvert d'épaves. Dans la soirée, l'horizon est embrasé de quelques lueurs dans la direction de Pagoda ; mais aucun coup de canon ne vient troubler le silence de la nuit. Vers 11 heures du soir, une jonque en dérive tombe sur notre avant, toujours protégé par trois espars en pointe plongeant sous l'eau, qui la repoussent et l'écartent. Le 24, au petit jour, le courant nous amène du théâtre du combat, une jonque qui brûle encore, dérivant de conserve avec un aviso chinois dont la cheminée seule émerge au-dessus du pont. Ce bâtiment est aussitôt envahi par une nuée de sampans qui le pillent. Une deuxième jonque en flammes apparaît à son tour, fait explosion et coule. * Un peu après-midi, une corvette allemande, le Prinz-Adalbert, remonte la rivière, non sans essuyer un coup de canon, en franchissant la passe Mingan. Les artilleurs chinois l'auront prise pour un navire français arrivant à la rescousse, et usant d'un stratagème diabolique, c'est-à-dire se couvrant d'un pavillon étranger pour tromper leur vigilance. En même temps, le Chateaurenault change de mouillage pour se rapprocher du fort de Quantao et le canonner. Vers 1 heure, nous exécutons un feu roulant de hotchkiss sur une chaloupe à vapeur chinoise qui descend la rivière à toute vitesse. Elle nous tourne bientôt l'arrière et va se mettre au plein au pied du fort. Nos canots vont aussitôt la rejoindre; mais, ne pouvant la remettre à flot, ils l'incendient. De nombreuses épaves, parmi lesquelles une embarcation peinte en blanc, de construction chinoise, défilent le long du bord. Par intervalles, le camp retranché de Quantao tire sur nous ; mais nos canons et ceux de la Saône ont vite fait de le réduire au silence. Nos canonniers ont fait deux coups d'embrasure qui ont dû démonter les pièces correspondantes. Un navire de commerce, le Woosong, descendant la rivière, nous envoyons le pilote Simonsen communiquer avec lui pour avoir des nouvelles des nôtres. Hier, au bout d'une heure de combat, il n'y avait plus de bâtiments chinois à flot. Il ne restait plus de ces 22 navires ou jonques que des coques en flammes échouées ou en dérive et quelques mâts pointant hors de l'eau ! Les Chinois ont perdu dans cette inoubliable journée du 23 août 1884: 2,000 soldats ou marins tués ou noyés, 5 com¬ mandants et 39 officiers. De notre côté, nous avons eu 6 tués, 27 blessés sans une seule 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONK1N 253 avarie grave à nos bâtiments. Le lieutenant de vaisseau Ravel a été blessé d'un éclat d'obus à la hanche, étant à deux pas de l'amiral. Au début du combat, l'amiral insou¬ ciant du danger, fit avancer le Volta au plus fort de l'action, au milieu des jonques où les Chinois habitués au maniement de leurs mauvais canons faisaient une résistance vigoureuse. Sous une pluie de mitraille, ils tiraient et rechargaient sans cesse. On. était à peine séparé par une distance de 200 mètres. Tous les coups portaient. Au moment où l'amiral descendait de la passerelle, pour visiter la batterie du pont, elle fut enfilée sur toute sa longueur par un obus qui frôla le commandant Gigon et l'enseigne Mottez, tua un timonier à la barre et coupa en deux le pilote Thomas, au moment où le bras en l'air, il commandait : Steady I (La barre droite !) Nous avons connaissance de l'ordre du jour, adressé le soir même aux navires : « Il y a aujourd'hui deux mois, nos soldats étaient victimes, à Lang-son, d'une « infâme trahison. Cet attentat est déjà vengé par la bravoure de vos camarades de « Kelung et par la vôtre. Mais la France demande une réparation plus éclatante « encore. Avec de vaillants marins comme vous, elle peut tout obtenir. « Signé : Courbet. » En même temps, l'amiral envoyait au gouvernement une dépêche commençant par ces quatre mots : « Bonne journée de début! » Au départ du Woosong, nos canonnières étaient en train de bombarder l'arsenal. On devine l'accueil qui fut fait au pilote lorsqu'il nous rapporta la nouvelle de cette éclatante et glorieuse victoire! La joie et l'orgueil du triomphe faisaient battre tous les cœurs! Joie à laquelle se mêlait le regret de n'avoir pas pris part au combat. Transportons-nous de nouveau à Pagoda où le bombardement de l'arsenal s'effectue, comme nous l'avons dit, avec les canonnières seulement, nos croiseurs ne pouvant se mettre en position de tir faute de fonds suffisants. « Nos obus de 28 kilo¬ grammes démolirent tout ce qui n'était pas au-dessus de leurs forces; le tir dirigé sur les ateliers et magasins ou sur un croiseur en achèvement y a produit de grands dégâts; mais point autant que je l'aurais désiré. Avec du 14 centimètres on ne pouvait obtenir davantage...' » Pendant ce temps, les embarcations armées en guerre purgeaient la rivière et les arroyos voisins des chaloupes porte-torpilles et des brûlots qui s'étaient dispersés un peu partout à la faveur du combat. Dans le bas de la rivière, nous voyons passer une embarcation en détresse avec plusieurs cadavres de Chinois. Nous les laissons passer et ils sont recueillis par un sampan qui se détache des forts de Kinpaï. Des radeaux et des épaves s'engagent continuellement dans nos espars de l'avant. Le fort Mingan, le fort Kinpaï et Quantao, encadrent le Chateaurenault de quelques boulets ronds qui font sur l'eau de splendides ricochets sans nous atteindre jamais. Dans la journée du 25, l'escadre de Pagoda appareille, et mouille un peu en amont du gros canon Armstrong de 30 centimètres sous casemate, près de l'île Couding. Les pièces de 24 centimètres de la Triomphante et les 19 centimètres du Duguay- Trouin, ouvrent le feu à 5 heures, et commencent, sous l'œil de l'amiral, l'œuvre méthodique de destruction qui va s'opérer pièce par pièce, en prenant les fortifications 1. Rapport de l'amiral. 236 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE VI à revers, et ne durera pas moins de quatre jours. Dès que la casemate du gros canon de Couding est en ruines, le Lynx s'en approche et protège la mise à terre d'un déta¬ chement de marins qui vont le faire sauter avec du fulmi-coton. Dans la nuit, le cou¬ rant est tellement fort et les tourbillons du fleuve occasionnent de telles embardées, que la Triomphante casse sa chaîne. Voilà une ancre et 60 mètres de chaîne perdus, dans un moment où la sécurité et le succès des opérations vont dépendre de la solidité des mouillages, et de leur précision ! Pourvu que la deuxième ancre et sa chaîne résis¬ tent jusqu'au bout AH heures, le 26, au moment où le courant de flot commence à se faire sentir, la Triomphante et le Duguay-Trouin appareillent et détruisent toutes les défenses établies sur les deux rives, tirant des deux bords tantôt avec les grosses pièces, tantôt avec les 14 centimètres, selon l'importance des ouvrages. On se rendra compte de la besogne à accomplir quand on saura que cette passe Mingan était armée de 40 canons chinois, et de 21 canons Krupp ou Armstrong de moyen ou de gros calibre, la plupart sous case¬ mates blindées. Dans la matinée du 27, ces 61 bouches à feu sont démontées; mais il reste à les faire sauter avec le matériel de démolition, et, dans ce but, les compagnies de débar¬ quement sont mises à terre. Enfin, du mouillage de Quantao, nous apercevons l'escadre de Pagoda s'avancer vers nous, ne laissant derrière elle que des ruines. Le Duguay-Trouin n'a pas plutôt jeté l'ancre que notre commandant, monté à bord, tombe dans les bras de l'amiral Courbet qui le remercie chaleureusement d'avoir empêché les Chinois d'obstruer la passe Kinpaï avec les 25 jonques de pierres, encore disposées à cet effet, au pied des collines couronnées par les forts. A ce sujet, le commandant Boulineau l'informe que j'ai pris mes dispositions à bord dn Chateaurenault pour faire sauter ou incendier ces jonques. En effet, j'ai chargé de poudre noire 20 boîtes d'endaubage', et j'ai préparé une douzaine de bambous dont la tête est garnie d'étoupe goudronnée. A son retour à bord du Chateaurenault, le commandant Boulineau me donne l'ordre, de la part de l'amiral, d'aller détruire les jonques. Enfin ! nous allons faire quelque chose d'utile! Je suis ravi! Le canot à vapeur est sous pression. « Amenez le canot 1, amenez la balei¬ nière 2! » Cinq minutes après, mes boîtes d'endaubage, les piles, ainsi que les conduc¬ teurs électriques sont installés dans la chambre du canot. Six gabiers, formant mon escouade d'incendiaires, sautent dans la baleinière avec leurs torches, et quelques pots de goudron. Monté dans le canot à vapeur, je prends les deux embarcations à la remorque et je pique droit sur le tas de jonques. En même temps, les canonnières Aspic et Vipère appareillent et tirent sur une ligne de murs crénelés et de retranche¬ ments d'où part une fusillade qui augmente peu à peu d'intensité à mesure que nous approchons de l'anse où sont remisées les jonques. Au milieu de celles-ci, je distingue deux jonques de guerre dont les canons sont pointés sur notre groupe. Quand j'en suis rapproché de 300 mètres, au moment où les Chinois s'apprêtent à nous mitrailler, je décris sur place un cercle complet pendant que les marins des deux canots exécutent deux feux de salve. Quelques instants après, nous trouvons dans la jonque les cadavres de deux Chinois abandonnés par leurs compagnons qui se sauvent dans la brousse. Comme le vent vient de la gauche, j'abandonne aux incendiaires le 1. Boîtes de conserves militaires, de 5 kilos. 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 257 groupe de droite pour ne pas être gêné par la fumée. Je me réserve le groupe de gauche pour le faire sauter. La manœuvre est simple et rapide. J'enfonce dans l'arrière de la jonque un clou assez fort, auquel s'accroche la boîte d'endaubage, avec une ficelle assez longue pour lui donner! mètre d'immersion. Je m'éloigne de quelques mètres avec le canot, en déroulant les fils conducteurs dont la jonction est faite à la pile. Au commandement de feu, l'arrière de la jonque se soulève de plusieurs mètres et retombe brisé en mille morceaux! Quand 2 jonques sont accostées à se toucher, nous faisons coup double, en plaçant la torpille au contact des deux murailles. En un quart d'heure nous en avons fait sauter une douzaine pendant qu'une fumée noire m'avertit que les jonques de droite sont en train de flamber. Autour de nous, les balles chinoises pleuvent dans l'eau. Les obus des canonnières passent par-dessus notre tête. A un moment donné, un grand jet d'eau- vient retomber dans la chambre du canot. C'est une balle de fusil de rempart, d'autres balles tombent autour de nous, en faisant : frou! frou! Notre mission est remplie, et je donne un coup de sifflet du canot à vapeur pour faire rallier la baleinière avec les incendiaires. Ce n'est qu'à la suite d'appels réitérés, qu'elle vient prendre la remorque et je file à toute vitesse pour m'éloigner des retranche¬ ments chinois d'où continuent à pleuvoir de petits projectiles qui ne nous atteignent pas. Aucun de mes hommes ni aucun des canots n'est touché. Avant d'accoster au Chaleaurenault je passe à poupe de la Vipère. — Vous n'avez rien de nouveau me dit le commandant Picard-Destelan? — Non, lui dis-je, tout va bien. — Mon second, Bouët-Willaumez, est dangereusement blessé d'une balle dans la poitrine1. En outre, Charlier2 a le bras traversé par une balle; et j'ai encore trois marins grièvement blessés! Quelques instants plus tard, le Chateaurenault hissait le signal : Les ordres de l'amiral sont exécutés! » Relativement aux pertes jusque-là éprouvées, cette petite opération avait été chèrement payée. Certes, les Chinois n'auraient jamais tenté d'obstruer la passe sous le feu de nos canons; mais il n'eussent pas manqué de le faire après notre sortie de la rivière, et l'amiral voulait se ménager la possibilité d'y rentrer dans le cas où on lui aurait envoyé des troupes pour occuper les hauteurs qui dominent le goulet de Kinpaï. C'était un gage d'une autre valeur que Kelung, car il nous donnait la clef de l'arsenal et de la ville de Fou-cheou, ville ouverte à un commerce maritime très important, sur lequel nous aurions perçu les droits de douane. Toute la nuit, les jonques de pierre, légèrement échouées sur la plage, illuminèrent celle-ci d'une longue ligne de flammes rouges pendant que les bâtiments à tour de rôle éclairaient la passe et les forts de leurs faisceaux de lumière électrique. Depuis le 25, les cadavres des Chinois noyés lors du combat de Pagoda remontent à la surface, horriblement gonflés, ce qui a fait éclater et disparaître leurs vêtements. Plu¬ sieurs sont noirs et à demi carbonisés. Le courant de la rivière les fait descendre jusqu'à nous ; et la marée montante nous les ramène du large. La plupart ont le dos en l'air, comme s'ils regardaient au fond du fleuve. L'un d'eux est resté accroché à la coupée3, d'autres restent échoués sur la rive, sans sépulture. C'est une odeur pestilentielle! 1. Le lieutenant de vaisseau Bouët-Willaumez devait succomber le jour même. 2. Enseigne de vaisseau. 3. Escalier extérieur du navire. 258 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE VI La journée du 28 est employée par la Triomphante, et le Duguay-Trouin à canonner les casemates blindées du fort Blanc et du fort Kinpaï, pendant que la mousqueterie et les hotchkiss installés dans les hunes tiennent tête à l'infanterie chinoise qui garnit les collines nord et sud du goulet, à peine large de 400 mètres. La partie supérieure de la casemate s'éboule, laissant voir par endroits un blindage d'un nouveau genre. Des canons sont plantés verticalement, noyés dans le ciment et le béton formant avec eux un tout compact d'une surprenante solidité. Les obus de 24 centimètres ne peuvent l'entamer. Il faut employer les projectiles de rupture. Un obus heureux de la Triomphante fait sauter un magasin à cartouches du camp retranché dont les défenseurs se dispersent. Les torpilleurs mis à terre démo¬ lissent les pièces du fort Kinpaï; du côté du fort Blanc, les hotchkiss ont fait sauter plu¬ sieurs torpilles automatiques disposées sur le quai de débarquement, le terrain est accidenté et paraît miné. Toutefois, après une vive canonnade des abords et dépen¬ dances du fort Blanc, le lieutenant de vaisseau Campion avec les torpilleurs du Duguay- Trouin est transporté à terre pour faire sauter les pièces, sous la protection d'un déta¬ chement de 30 marins commandés par le capitaine de frégate Sango et le lieutenant de vaisseau Joulia. Les canons cessent le feu; mais nos marins sont inquiétés par une batterie chinoise bien défilée dans un ravin, et par une forte troupe d'infanterie qui prend une vigoureuse offensive, nous tue deux hommes et en blesse un certain nombre. L'expédition se replie sur les navires. « M. Sango est blessé les deux officiers et huit hommes ne peuvent rallier et trouvent un abri derrière la muraille du bateau à torpilles échoué à la rive. L'Aspic et le Lynx sont envoyés dans l'est de façon à enfiler la hauteur et le vallon par où les Chinois sont descendus. Sous cette protection, une embarcation armée en guerre dégage sans coup férir les retardataires de l'expédition1. » Nos cama¬ rades Joulia et Campion pour échapper aux Chinois se sont jetés à la mer et ont réussi à se montrer au large du vieux bateau échoué, ayant de l'eau jusqu'à la bouche et au risque de se noyer. Joulia ne savait pas nager. Dans la nuit, MM. Merlin et Campion allèrent draguer dans le voisinage de la ligne des radeaux qui obstruaient la passe. On supposait qu'ils supportaient des torpilles ; mais on n'y trouva qu'un barrage en chaînes qu'il fut facile de détruire avec du fulmi- coton. Enfin, dans la matinée du 29, un nouveau débarquement fut effectué du côté du fort Blanc, cette fois avec un plein succès, et, à la place de ces magnifiques batteries casematées et blindées, l'œil n'apercevait plus qu'un amas de décombres. L'œuvre de destruction était achevée par la démolition des 18 pièces chinoises et des 9 pièces Krupp et Armstrong de gros calibre de la passe Kinpaï. De cette souricière dans laquelle l'amiral était enfermé depuis quarante jours, il pouvait enfin sortir. Aucun obstacle ne l'arrêtait plus. Qu'on s'imagine si on le peut le prestige qui s'attachait à la personne du vainqueur de Son-tay et de la rivière Min! Où ne nous eût-il pas conduits, au lendemain de ces mémorables journées ? A 2 heures, l'amiral fait le signal : « Appareillez tous à la fois ! » Lentement,et en ligne de file, le Villars, le Voila, le D'Estaing, le Chateaarenault, la Saône et les canon¬ nières appareillent, sortent du goulet de Kinpaï, puis passent entre la Triomphante et le d. Rappoit de l'amira' 33 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE AJ TONKIN 259 Duguay-Trouin à qui. reviennent les honneurs de la descente de la rivière. Le pavillon de l'amiral flotte en tête de mât de ce dernier bâtiment. Un peu avant de passer à poupe, chacun des navires a fait monter son équipage dans les haubans, et les marins en défi¬ lant, saluent leur chef de cris répétés de « Vive l'amiral ! Vive l'amiral ! Vive l'amiral!... » Spectacle émouvant et inoubliable! Je vis plus d'un marin en descendant des haubans -essuyer une larme du revers de sa manche !... L'escadre alla mouiller à Matsou où l'avait précédée la Vipère pour inhumer, en passant au poste télégraphique de Sharp-peak, le lieutenant de vaisseau Bouët et les tués delà veille. La Triomphante et le Duguay-Trouin, rejoints par le Lagalissonnière et l'amiral Lespès, vinrent nous y rejoindre le lendemain. Ce dernier bâtiment retenu à Ivelung par un coup de vent violent, n'avait pu arriver à temps pour imiter la Triom¬ phante et entrer en rivière avant le début des hostilités. Le 25, étant venu au mouillage deWoga, à 5,000 mètres au large de la passe Kinpaï, se trouvant réduit à n'employer que le canon de tourelle tribord, à cause du peu de largeur de la passe, un projectile chinois de gros calibre l'avait atteint sur l'avant, ou moment où, pour un changement de mouillage, près de deux cents hommes étaient occupés à virer au cabestan. Très heureusement, cet obus n'éclata pas. Il n'y eut qu'un homme tué et plusieurs blessés par des éclats de bois. Ce simple fait prouve que l'attaque de vive force des forts de la rivière Min, même avec plusieurs cuirassés de croisière, eût été une entreprise très risquée, et qui nous eût coûté de très lourds sacrifices. Une fois de plus, il faut donc admirer l'idée géniale de l'amiral Courbet, grâce à laquelle les pertes subies par nous en personnel1 et en matériel furent insigni¬ fiantes eu égard à la grandeur des résultats obtenus. Au moment où tous les bâtiments furent réunis, l'ordre du jour suivant fut commu¬ niqué à tous les équipages : « Officiers, sous-officiers et marins, vous venez d'accomplir un fait d'armes dont la Marine a le droit d'être fière. Bâtiments de guerre chinois, jonques de guerre, oanots porte-torpilles, brûlots, tout ce qui semblait vous menacer au mouillage de la Pagode a disparu ; vous avez bombardé l'arsenal ; vous avez détruit toutes les batteries de la rivière Min.Votre bravoure et votre énergie n'ont rencontré, nulle part, d'obstacles insurmontables. La France entière admire vos exploits, sa reconnaissance et sa con¬ fiance vous sont acquises. Comptez avec elle sur de nouveaux succès. » Pendant ces sept journées, la Triomphante avait eu à faire, avec un cabestan à bras, 26 appareillages ou changements de mouillage ! Nuit et jour, pendant ces sept journées, les équipages étaient restés aux postes de combat. A chaque instant dans la journée, par une chaleur torride, on armait des embarcations, qu'il fallait hisser et embarquera leur retour. Les hommes prenaient leur repas quand et comment ils le pouvaient; mais malgré ces fatigues inouïes, on ne vit se produire aucune défaillance. Au jour de la sor¬ tie de Kinpaï, l'ardeur était la même qu'au combat de Pagoda, car, il faut bien le dire, tous étaient électrisés par la calme intrépidité de l'amiral qui, depuis la première minute jusqu'à la fin, ne cessa de payer de sa personne. Au plus fort de l'action, on était sûr d'apercevoir sur la dunette ou sur la passerelle du Duguay-Trouin ou du Voila, son petit chapeau blanc orné de la légende dorée : Bayarcll Au reçu du télégramme de l'amiral informant le gouvernement de l'heureuse issue 1. Les pertes totales ont été de 10 tués dont 1 oflicier et 48 blessés. 260 DEUXIÈME PARTIE, — CHAPITRE YII des opérations, M. Jules Ferry lui adressa la réponse suivante, dont les termes se passent de commentaires : « Le pays qui saluait, en vous, le vainqueur de Son-tay vous doit un nouveau fait d'armes. Le gouvernement de la République est heureux d'adresser à vos admirables équipages et à leur glorieux chef l'expression de la reconnaissance nationale. » Mais ce qui mettait le comble à l'amour-propre et à l'orgueil légitime de nos braves marins, c'est qu'ils avaient eu pour témoins de leur valeur, témoins qui n'avaient pas caché leur admiration; les officiers et les équipages des navires de guerre anglais, américains et allemands. Ainsi s'étaient affirmées la vitalité et la force de la Marine française. Les bâtiments chinois, dans la soirée du 23 août 1884. VIT A QUOI A SERVI FOU-CHÉ.OU. — L'ESCADRE SE RAVITAILLE A MATSOU. — ENCORE UN TYPHON. — OCCUPATION DES HAUTEURS VOISINES DE KELUNG. — AFFAIRE DE TAMSUI. — BLOCUS DE FORMOSE. — LE << BAYARD » EN DANGER. — VIOLATION DE SÉPULTURE. — LA FEMME EN ROUGE. — PRISE DU FEI-HO. — DÉPART DE MON COMMANDANT. — JE PASSE SUR LA « TRIOMPHANTE ». — INONDATION DES CABINES. — LE RÉVEILLON DEVANT TAMSUI. — DANGERS DE NAUFRAGE. — j'EMBARQUE A BORD DU « BAYARD ». En laissant derrière nous la rivière Min, les navires chinois coulés, les défenses accumulées sur ses rives à l'état de décombres, une pensée attristante nous obsédait. Que n'avons-nous pu nous y établir? Quelques milliers d'hommes eussent suffi à occuper les deux rives de la passe Kinpaï. Mais déjà, les Chinois ont remis de 33 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 261 nouveaux canons en batterie, au-dessus des forts ruinés qui défendent cette passe; et, lorsque nos canonnières vont porter des télégrammes à Sharp-peak, elles sont saluées par quelques bordées, inoffensives il est vrai, mais qui prouvent en tous cas que nous ne sommes plus les maîtres de la position. Depuis notre sortie de la rivière, les autorités chinoises se vantent de nous en avoir expulsé, et, qui sait, peut-être, d'avoir coulé nos navires. La sévère leçon que nous leur avons infligée va-t-elle demeurer stérile? A Kelung, par contre, si nos marins ont été forcés de se réembarquer, nous occupons toujours la rade avec le Bayard et le Lutin. Les Chinois, de leur côté, garnissent les hauteurs de lignes de retranchements interminables. A Matsou, nos navires se ravitaillent en charbon, en accostant quand la mer le permet, un grand cargo-boat anglais, le Sir Garnet Wolseley. Les Divisions de Chine et du Tonkin sont désormais réunies sous le nom d'escadre de l'Extrême-Orient, avec l'amiral Courbet, comme commandant en chef. De quel côté allons-nous maintenant opérer? Comment forcer la Chine à nous payer l'indemnité de guerre réclamée par nos ultimatums? Mais ce qu'il y a de plus surprenant, c'est que nous ne sommes pas en guerre avec la Chine. Toutefois, sur l'ordre du gouvernement anglais, le gouverneur de Hong-kong vient de mettre en vigueur le Foreign Enlisment Act, ou acte de neutralité ; mais seule¬ ment en ce qui concerne l'enrôlement de marins ou de pilotes sur territoire anglais. Les réparations qu'exigeaient le Lagalissonnière 1 et le torpilleur 46, dans les chantiers privés de la colonie, n'en sont pas entravées. Quels sont les projets de l'amiral? Quels sont les ordres qui lui sont envoyés par les télégrammes qu'il reçoit chaque jour du gouvernement? Autant de mystères. A la fin de septembre, nous recevons, au mouillage de Matsou, un gros coup de vent, qui souffle pendant deux jours avec violence, déchaînant une mer démontée. Pour ne pas. être enlevés, nous réduisons la mâture à sa plus simple expression ; les mâts de hune sont calés, et les vergues amenées sur le pont. Nous sommes sous pres¬ sion, prêts à appareiller si les chaînes cassent. Le Tarn chasse sur ses ancres. Les canonnières, dès le début du typhon, sont allées mouiller dans une anse voisine. Une jonque chavirée entre deux eaux passe le long du bord et va s'échouer à la côte où elle se brise. Aucun de nos navires n'a souffert. Le mauvais temps a simplement interrompu nos opérations de ravitaillement. Le 23 septembre, nous appareillons avec le Chateaurenault, pour aller croiser sur la côte nord de Formose. Après avoir visité un vapeur allemand, le Wille, et un vapeur anglais, le Haï-loog, près de l'entrée de la rivière de Tamsui, et nous être assurés qu'ils n'avaient pas de contrebande de guerre, nous fîmes route le 26 septembre pour Kelung où nous mouil¬ lâmes auprès du Duguay-Trouin, de VAspic et de la Saô?ie. Le 30, à 9 heures du matin, le Bayard et le Lutin étaient en vue et entraient en rade suivis de trois transports, nous amenant 1,600 hommes de troupes, sous le commandement du colonel Berteaux- Levillain. Il avait sous ses ordres les chefs de bataillon Ber, Lange et Lacroix, le lieu¬ tenant de vaisseau Barry, commandant une batterie de canons-revolvers, une batterie 1. Du fait des projectiles reçus, lors du bombardement de Kelung. 2G2 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE VII d'artillerie de marine, une section d'artillerie de terre, un détachement du génie, et un certain nombre de coolies annamites. Ayant fait une reconnaissance des positions chinoises, avec le colonel, dans une tournée à bord du Lutin, l'amiral résolut de commencer les opérations dès le lendemain matin, en s'emparant du mont Clément, montagne de premier plan, non occupée par les Chinois, du côté ouest de la baie, et du sommet de laquelle on cheminerait sur les crêtes, en prenant d'enfilade les positions ennemies, garnies de retranchements armés de quelques canons. Le L'octobre, au petit jour, nous sommes embossés avec le Chateaurenault, en travers de la passe. A 5 h. 1/2, le tambour rappelle en batterie, les pièces sont chargées et nous prenons toutes les dispositions de combat. Entre le mont Clément et la falaise qui forme la limite ouest de la passe, se trouve une déclivité en forme de selle. Ce col est défendu par un vieux fort en maçonnerie, encadré d'ouvrages en terre armés de canons de campagne. Dans la même direction, mais sur une crête horizontale du second plan, à 2,000 mètres à vol d'oiseau, nous distinguons un autre fort entouré d'un camp retranché. Son altitude est de 330 mètres. Du mouillage où l'amiral nous a placés, nous sommes à même de battre ces deux forts et de nettoyer, de nos obus, le ravin qui les sépare, ravin dans lequel les Chinois ont rassemblé de nombreuses réserves. Quelques minutes après 6 heures, le Duguay-Trouin et le Chateaurenault ouvrent le feu à l'imitation du Bayard, chaque bâtiment sur l'objectif qui lui est assigné. Le sommet Obus riposte par quelques projectiles, dont quelques-uns tombent à la mer non loin de la muraille. Après un bombardement de dix minutes, pendant lequel nous balayons les abords d'une belle plage de sable, un signal monte dans la mâture du Bayard : « Ordre de mettre à terre les troupes de débarquement ». D'après les ins¬ tructions reçues, il ne s'agit pour le moment que du bataillon Ber. Plusieurs groupes de canots à vapeur remorquant des embarcations à rames, pavillons auvent, armées à l'avant d'un canon-revolver hotchkiss, se dirigent bientôt dans une petite anse, et le débarque¬ ment s'effectue sans rencontrer de résistance. Les soldats, marchant à la file indienne, suivent d'abord un sentier sur le versant oriental du mont Clément, où ils sont parfaite¬ ment défilés, puis ils s'avancent le long de l'arête nord de la montagne, déployés en tirailleurs, dominant le vieux fort chinois que nous couvrons d'obus de hotchkiss, et de quelques coups de 14 centimètres, au moment où s'engage le combat d'infanterie. A 8 heures, l'amiral descend â terre, pour suivre les péripéties du combat. L'en¬ nemi bien abrité derrière ses retranchements en terre, et des anfractuosités de rocher, oppose à nos marsouins une résistance énergique. Le fort supérieur nous envoie quel¬ ques obus à balles qui éclatent fort bien en l'air, mais dont les éclats sont trop courts. A 9 heures, nos soldats, grâce aux positions dominantes qu'ils occupent, chassent les Chinois d'un premier fortin en avant du vieux fort et ce dernier lui-même ne tarde pas à être évacué. Dès lors, nous allongeons notre tir, et, nos obus tombant dans le ravin qui sépare les deux forts, fait de sérieux ravages parmi les fuyards. A midi, le bataillon Ber est renforcé et relevé par les deux autres bataillons qui s'installent et se fortifient sur les positions conquises où ils passent la nuit. Du haut du mont Clément, occupé par le bataillon Lacroix, nous dominons la ville de Kelung et la route de Tamsui, dans le Sud. Le 2 octobre, le mouvement en avant continua et l'occupation du fort le plus 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 203 éloigné dans l'ouest se fit dans la matinée, sans grande résistance, le Chateaurenault ayant eu la chance de lui envoyer deux coups d'embrasure. Les troupes en y pénétrant trouvèrent deux pièces culbutées, entourées de flaques de sang et de vêtements de mandarin. En même temps, le Lutin s'avançait à l'entrée de la rivière, près du petit fort auquel on avait donné son nom; et sous la protection de ses canons, les compagnies de débarquement de l'escadre, commandées par le lieutenant de vaisseau Gourdon descendaient à terre près de la douane, trouvaient la ville évacuée, et occupaient le point A, sommet de premier plan, au sud de la rade, où nos marins n'avaient pu se maintenir lors du bombardement effectué le 6 août, par l'amiral Lespès. Ces opérations, habilement conduites, ne nous avaient coûté que 5 tués et 12 bles¬ sés, et nous rendaient maîtres de la ville et des édifices publics.! La douane fut transformée en ambulance, et les troupes furent cantonnées sur les hauteurs conquises, pendant que les Chinois refoulés dans le sud, sur des crêtes plus élevées, les garnis¬ saient de nouveaux retranchements, obstacle dont devait triompher plus tard l'élan irrésistible de nos soldats, mais que la faiblesse de nos effectifs ne nous permet pas d'occuper aujourd'hui. Le centre de résistance et d'approvisionnements de l'ennemi était Tamsui, ville située dans le nord-ouest de l'île, sur une rivière navigable; mais dont l'entrée était barrée par plusieurs lignes de torpilles. En même temps que nous occupions Kelung, l'amiral Lespès venait mouiller au large de la barre de Tamsui, avec le Layalissonnière, la Triomphante, et le D'Estaing. La Vipère commandée par le lieutenant de vaisseau de Lapeyrère, s'y trouvait déjà, et avait pu constater qu'en outre des torpilles, la passe était obstruée par un barrage formé de bateaux chargés de pierres coulés de manière à ne laisser libre qu'un étroit passage pour les jonques. La canonnière anglaise le Cockshafer et un bâtiment de guerre chinois s'y trouvaient enfermés. L'amiral Courbet résolut, pour paralyser la défense de l'ennemi, de tenter un coup de main sur Tamsui, et envoya, le 4 octobre, à l'amiral Lespès des instructions ayant pour but de nous assurer la libre entrée de la rivière. La veille, la Vipère et des canots étaient allés sonder sur la barre, dans l'intention de draguer les conducteurs électriques des torpilles, et de les couper. Tout à coup une détonation sourde, déterminée par l'explosion d'une torpille, à 200 mètres des embarca¬ tions, avait mis fin à ces investigations. 11 s'agissait donc, avant tout, de détruire le poste d'inflammation, installé en arrière du fort Blanc, batterie rasante armée de 4 canons tirant en travers de la passe. Pour battre le large, les Chinois étaient en train de garnir de 19 canons Krupp de 17 centimètres une colline argileuse, séparée du rivage par une bande de terrains bas, marécageux et coupés de clôtures en bam¬ bous Pour le moment, ils n'avaient encore que 3 de ces canons en batterie, comme on avait pu s'en rendre compte par un combat d'artillerie sans résultat appréciable de part et d'autre. Dans la soirée du 5 octobre, le Chateaurenault, le Duguay-Trouin et le Tarn, trans¬ portant la compagnie de débarquement du Bayard, mouillèrent en rade de Tamsui, L'effectif, déjà insuffisant, des troupes occupant Kelung, ayant rendu impossible l'envoi d'un détachement de soldats, l'amiral Lespès ne devait disposer, pour l'opération à entreprendre, que de marins. La bravoure de ces derniers, certes, ne peut être mise en 1. A la suite de ce fait d'armes, le lieutenant de vaisseau Gourdon fut nommé capitaine de frégate. 2. Ces renseignements topographiques nous étaient alors inconnus. 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 2G5 L'amiral signale : « Envoyez à terre munitions pour fusil. » J'expédie aussitôt la baleinière avec six caisses de cartouches; et je continue du haut de mon observatoire à diriger le tir sur quelques Chinois que nous voyons faire le coup de feu embusqués derrière des haies, sur la gauche du champ de bataille. Nos marins sont toujours invisibles, et tombés peut-être dans quelque guêpier. Enfin, à 11 heures, une partie des marins revint à la plage; mais la fusillade continuait dans la brousse, sans qu'il fût possible de se rendre compte de ce qui s'y passait. A 1 heure seulement, nous apercevons l'ensemble de l'expédition, qui se rem¬ barque à grand'peine, car la mer a grossi. Nous continuons à tirer quelques coups de canon espacés sur la gauche des marins, pour arrêter la poursuite des Chinois, pe.ndant que de Lapeyrère appareille avec la Vipère, et s'approche, autant que le lui permet le tirant d'eau de sa canonnière, pour protéger le rembarquement gêné par le ressac , mais qui s'opère sans qu'on soit inquiété par l'ennemi. L'un des canots a été roulé à la plage, on le remet à flot, et à 1 h. 40, les embarcations accostent les navires, au milieu de la tristesse générale. Le commandant Boulineau monte à bord sain et sauf, après avoir couru les plus grands dangers. Que s'était-il passé? En mettant pied à terre, les marins s'étaient formés en 5 compagnies formant un effectif de 600 hommes : La première (le Lagalissonnière) et la seconde [Triomphante), commandées par les lieutenants de, vaisseau Fontaine et de Horter, s'étaient engagées les premières, en des¬ cendant la pente de la dune de sable opposée au rivage. Elles se trouvèrent aussitôt en contre-bas delà mer, dans un terrain formé de petits champs cultivés entourés de clô¬ tures infranchissables. Aucune route, à peine quelques sentiers, contournant des haies de bambou. Impossible de prendre une formation de combat ou de se déployer en tirailleurs. De la droite partent bientôt quelques coups de fusil, venant des défenseurs du fort Blanc, postés en avant-garde. La petite troupe riposte vivement, et s'avance soutenue par la 3e compagnie (Chaleaurenault et D'Estaing) où se trouvai t notre ami Deman, et la 4° compagnie [Duguay-Trouin et Tarn). Deman, en revenant à bord, avec une balle dans la jambe, nous déclare qu'il n'a vu aucun ChinQis. Après s'être avancés d'environ un kilomètre à travers bois et broussailles, les marins se trouvent arrêtés par une vaste rizière inondée, et dont les contours fangeux sont occupés par l'ennemi, embusqué derrière des retranchements et des abris naturels. Une fusillade effrénée et sans résul¬ tat éclate sur toute notre ligne; mais les munitions s'épuisent. Il faut se replier. Les Chinois, en grand nombre, sont descendus du camp retranché du fort Bouge, malgré les obus de nos navires, et ont réussi à déborder les marins sur la gauche, afin de leur couper la retraite. On marche en arrière. Autant d'habitations entourées de clôtures, autant de fortins où l'ennemi s'est embusqué. Le lieutenant de vaisseau Fontaine reçoit une balle dans le pied. Sa blessure est légère, mais il ne peut plus marcher. Quatre marins de sa compagnie s'empressent auprès de lui, et le portent à l'épaule. Soudain, au détour d'une palissade, des faucilles emmanchées à de longs bambous les happent au passage. Le groupe tombe pêle-mêle, et les Chinois sortant de leur cachette ne laissent pas aux marins le temps de se relever. Vingt lances les tranpercent, et l'un des matelots, qui a réussi à s'échapper, voit les Chinois se disputer les têtes des Français qu'ils viennent de couper. Un peu plus loin, de Horter est blessé d'une balle en pleine poitrine, les aspirants Diacre et Bolland sont également blessés ; mais on parvient à les ramener au rivage. Ils échappent aux terribles crocs des coupeurs de têtes. Deux heures plus tard,au signal de l'amiral : « Quelles sont vos pertes ?» Les navires 34 266 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE VII répondent :« Le Lagalissonnière, 9 tués, 9 blessés; Triomphante, 4 tués, 17 blessés ; Duguay-Trouin, 4 blessés ; Chateaurenault, 7 blessés1; Tarn, 2 tués, 5 blessés; Bayard, 3 blessés ; D'Estaing, 2 tués, 5 blessés : au total, 17 tués et 49 blessés. » Parmi les tués, hélas! plusieurs figuraient parmi les disparus, et avaient partagé le sort de Fontaine et des infortunés matelots qui le portaient. Ils avaient eu la tête coupée, car ici comme au Tonkin,lors de la malheureuse affaire du Pont de Papier, les tètes des Français avaient été mises à prix. De Horter, après avoir reçu les soins affectueux des médecins et de ses camarades de la Triomphante, succomba la veille d'arriver à Saigon, où son corps repose, en terre française. Au lendemain de l'éclatante victoire de Pagoda et de la prise de Kelung, cette catastrophe, qui rappelait en plus d'un point celle du 19 mai 1883, nous frappa un moment de stupeur. Nos marins, une fois de plus, avaient été victimes de leur témé¬ rité. Ces mêmes matelots qui s'étaient montrés si admirables, et dont la valeur avait été couronnée de si brillants succès, tant qu'ils avaient combattu sur le pont de leurs navires, semblaient avoir ressenti, dès qu'ils avaient mis le pied à terre, cette griserie pai ticulière que l'odeur ou le simple contact du sol communique fatalement à ceux qui viennent de passer de longs mois à bord. Jour et nuit, le marin, entre le ciel et l'eau, vit en tutelle, presque comme un enfant, sous l'œil de ses chefs de tout grade. Lâchez-le dans la brousse, au milieu des embuscades ; malgré tout son courage, c'est un homme perdu. A Kelung même, faute de troupes suffisantes, nous ne pouvions aller au delà des lignes chinoises, occuper les charbonnages. Nos efforts semblaient devoir être sté¬ riles; et, pour mettre le comble aux difficultés, la mauvaise saison arrivait, avec son cortège de tempêtes. Malgré tout, le gouvernement espérait qu'en nous maintenant dans cette mauvaise rade, nous arriverions à force de patience et de ténacité à obtenir du Tsong-li-yamen, l'indemnité réclamée et la paix. En conséquence, le 20 octobre 1884, l'amiral Courbet déclara en état de blocus les ports et rades de l'île Formose. Mais il ne s'agissait que d'un blocus pacifique, car la guerre n'était pas déclarée, et nous nous interdisions le droit de visite en haute mer, sur les navires neutres. Dès lors, une partie de l'escadre était mouillée en pleine côte, ou se trouvait en déplacements constants malgré les grandes brises de la mousson de N.-E. et la grosse mer qui en résultait. A Kelung, rade ouverte à la houle du large, on était en perdition plusieurs jours par semaine. Pour économiser le charbon des soutes, on s'approvi¬ sionnait à un gros tas de houille dont nous étions entrés en possession, près de la ville. Dépourvus de chalands, nous étions obligés, pour ce service de ravitaillement, d'em¬ ployer les embarcations. Jour et nuit, de crainte de tomber à la côte, les navires au mouillage étaient constamment sous pression, les machines balancées toujours prêtes à marcher. L'officier de quart en permanence sur la passerelle, à portée du porte-voix de la machine faisait le quart comme à la mer. A Hong-kong, les officiers anglais qui connaissaient les dangers que nous courions avaient ouvert des paris, sup¬ putant le naufrage partiel ou total de nos navires. Déjà, pendant la nuit du 14 octobre, lors d'un coup de vent terrible, le 1. Dont un devait mourir dans la nuit. 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 267 Bayard avait été à deux doigts de sa perte. Dans l'après-midi, on avait mouillé une deuxième ancre de bossoir, la chaîne de l'autre ayant filé par le bout. Restaient encore deux ancres plus petites, dites ancres de veille. On remplace la grosse ancre perdue par l'une de celles-ci; puis la mer devenue démontée, dans un coup de roulis enlève une embarcation suspendue aux porte-manteaux à 7 mètres au-dessus de l'eau. On mouille la deuxième ancre de veille, puis on est forcé de relever la première et de faire quelques tours de machine pour s'écarter d'une roche. 11 faut encore appareiller pour changer de mouillage. Le cabestan, par suite des secousses terribles que lui fait subir le tangage, casse. La chaîne de l'ancre de bossoir casse à son tour, et le vaisseau n'est plus tenu que par une ancre de veille, effroyablement ballotté par la tempête, et l'arrière à quelques mètres des rochers! Cette dernière ancre, Xancre de miséricorde, tint bon, et le Bayard fut sauvé. Telles étaient les luttes de chaque jour que nous avions à livrer contre les élé¬ ments, luttes qui durèrent tout cet affreux hiver de 1884-1885, luttes sans gloire et sans profit; mais, il faut le dire bien haut, qui firent ressortir les qualités profession¬ nelles de nos marins, au plus haut degré. Il est impossible de donner une idée de la misère endurée pendant ces longs mois par les états-majors et les équipages dépourvus de vivres frais, privés même de poisson, car les pêcheurs formosiens terrorisés par les autorités chinoises avaient cessé de se livrer à la pêche. Nous en étions réduits aux vivres de campagne. A terre, la mauvaise qualité de l'eau, et peut-être aussi les baraquements chinois contaminés amenèrent une épidémie meurtrière parmi les troupes d'occupation. On lui donna le nom de fièvre algide pour ne pas l'appeler choléra, bien qu'elle présentât tous les symptômes de cette dernière maladie : crampes, sueurs froides, tranchées, etc. Chaque jour, l'amiral allait faire une visite à l'hôpital, pour ranimer le courage des malades. Il leur envoyait sa musique pour leur procurer quelques moments de distrac¬ tion. Mais, chaque jour aussi, nous apercevions un ou plusieurs convois funèbres, s'acheminant le long de la plage, M. l'abbé Rogel en tête. Comme nous l'avons déjà dit, les têtes étaient mises à prix, et les coupeurs de têtes ne reculèrent pas, pour toucher la prime, devant le crime le plus odieux. Ils allèrent jusqu'à violer les sépultures de nos pauvres soldats. Il fallut placer un poste de garde sur un monticule dominant le cimetière où ils étaient inhumés. Voulant les châtier de cette profanation, le commandant des troupes imagina de faire enterrer un cercueil contenant une machine infernale dont l'explosion devait se produire au moment où on en relèverait le couvercle. La nuit suivante, les coupeurs de têtes, véritables hyènes, vinrent creuser la terre fraîchement remuée. On les vit, du poste de garde, accomplir leur répugnante besogne à la lueur blafarde d'une lanterne, et l'on s'attendait d'un ins¬ tant à l'autre à les voir sauter en l'air ; mais l'explosion n'eut pas lieu, ce que voyant, les hommes de garde les fusillèrent sur place. De leur côté, les Chinois ne manquèrent pas de nous tendre des pièges. Pendant une dizaine de jours, une femme vêtue d'une longue blouse rouge se montra près d'une petite case sur le bord de la passe des jonques, où était mouillé le torpilleur 46. Elle offrait aux marins des œufs, des légumes, du poisson, denrées rares et précieuses qui lui étaient achetées, et payées largement. Un jour, deux marins, profitant de l'absence du capitaine qui était allé faire une visite en rade, oubliant les ordres donnés qui défendaient de mettre pied à terre, suivirent la femme en rouge jusque dans la petite case, croyant y trouver abondance de provisions. Ils ne 233 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE VII devaient plus en revenir. Comme au bout d'un quart d'heure on était inquiet de leur absence, un petit détachement armé descendit à terre et trouva dans la case leurs corps décapités au milieu d'une mare de sang'. A quelque temps de là, une patrouille ramassa dans la ville de Kelung, toujours déserte, quatre femmes, errant de maison en maison. A leur arrivée au poste, un exa¬ men médical permit de constater que, sous des dehors sains, elles étaient atteintes d'horribles maladies contagieuses. Les lois de la guerre sont sans pitié. Elles furent fusillées le soir même. A tour de rôle, malgré la grosse mer de la mousson, nos navires allaient à Matsou pour se mettre en communication avec le poste télégraphique de Sharp-peak, toujours gardé par VAtalante. Ces traversées, à cause de leur caractère d'urgence, devaient se faire à toute puissance, et étaient des plus pénibles. A de rares intervalles, un paquebot des Messageries maritimes venant du Japon, faisait escale, avec des provisions fraîches, des légumes, des fruits, des œufs! Dès que la part des malades était faite, il fallait voir les chefs de gamelle enlever en quelques instants ce qui pouvait nous être cédé. Il n'y en avait jamais assez, et pendant deux ou trois jours, nous nous régalions de faisans et autres délicieuses victuailles, d'autant plus recherchées que notre palais en avait perdu le goût. Le blanchissage du linge était confié aux ordonnances; mais l'eau douce était rare, car, vu la mauvaise qualité des aiguadesà terre, on ne buvait que de l'eau distillée, et les navires étaient obligés d'en fabriquer pour le corps expéditionnaire. On en était donc réduit à la rationner. Avec le Ghateaurenault nous eûmes la bonne fortune d'aller faire un voyage de ravitaillement à Hong-kong. Là, notre ancre n'était pas plus tôt au fond, qu'un essaim de jeunes blanchisseuses chinoises brandissant d'une main des ccr- titicats et de l'autre manœuvrant avec habileté la godille de leurs sampans, nous accos¬ tèrent des deux bords à la fois. Sans tenir compte des injonctions des factionnaires qui voulaient les maintenir en bas de la coupée, en quelques instants, elles envahirent le pont, au nombre d'une vingtaine, montant à l'abordage par les port-haubans, et les échelles de revers. En présence de cette invasion d'un nouveau genre, je cherchai, mais en vain, à faire reprendre le chemin de la coupée à ces blanchisseuses par trop entre¬ prenantes. Le navire retentissait de l'avant à l'arrière de leurs piaillements nazillards et je vis le moment où nous n'en étions plus maîtres. « La garde! » m'écriai-je. Un tambour fit entendre aussitôt trois coups de baguette retentissants et les fusiliers de service, sautant sur leurs armes, baïonnette au canon, refoulèrent pied à pied, jusqu'à la coupée, puis jusque dans leurs sampans, les blanchisseuses. Elles ouvraient de grands yeux, très étonnées de notre peu d'empressement à les recevoir, car elles avaient dû voir à nos faux-cols jaunis et chiffonnés, que nous avions le plus grand besoin de leurs services. « Pas de crainte que les marins chinois nous grimpent comme cela à l'abor¬ dage », disaient nos matelots. Ces trois jours passés en eau calme, les feux éteints, bien qu'on travaillât sans rel⬠che et avec la plus grande activité pour hâter le ravitaillement, nous permirent de vivre de la vie civilisée, et de prendre quelque repos. Si courte qu'elle fût, cette trêve aux fa¬ tigues et aux alertes quotidiennes, attachées au blocus de Formose, fut appréciée comme elle le méritait, et ce n'est pas peu dire. Nous y avions puisé de nouvelles forces pour reprendre le collier de misère. t. La tête d un soldat ou d'un matelot était payée par le général chinois 50 taëls, soit 350 francs. 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 269 Entre temps, le Lagalissonnière avait capturé le Fei-ho, joli petit vapeur, naviguant sous pavillon chinois, et commandé par un officier anglais qui avait violé le blocus, eh allant à Taïwan-fou. L'équipage fut laissé à bord, les officiers furent détenus à bord de plusieurs navires; et le commandement en fut donné à M. le lieutenant de vaisseau Vuillaume qu'accompagnèrent quelques marins français. Ce petit bâtiment pour les reconnaissances de la côte, dans le voisinage de Kelung, nous rendit par la suite d'excellents services ; et le concours d'une unité de plus, même sans valeur militaire, us allèrent jusqu'à violer les sépultures de nos pauvres soldats. n'était pas à dédaigner à un moment où nos machines et nos chaudières surmenées étaient à bout de forces. C'est ce qui fut cause de l'explosion d'une chaudière, le 15 novembre, à bord du Rigault de Genouilly. Dix-sept matelots chauffeurs et mécani¬ ciens, brûlés par la vapeur ou l'eau bouillante, périrent dans cet accident. Quelques- uns furent tués sur le coup, d'autres succombèrent après d'atroces souffrances. Le 17 novembre, M. le capitaine de frégate Le Pontois vint remplacer, à bord du Chaleaurenault, le commandant Boulineau, récemment promu au grade de capitaine de vaisseau 1 et qui prenait le commandement du Duguay-Trouin. C'est avec un profond 1. Le commandant Boulineau avait été mis au tableau d'avancement à la suite des opérations dans la rivière Min. 270 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE Vil regret que je voyais s'éloigner cet officier, dont j'avais été le second depuis mon départ d'Hanoï. Pendant l'année qui venait de s'écouler, que d'événements accomplis avaient réuni nos efforts pour le succès commun! Malgré les exigences du service, comment n'aurais-je pas regretté un chef dont l'aimable bienveillance ne m'avait jamais fait défaut? D'autre part, le règlement, autant que les circonstances le permettent, prévoit que l'officier en second embarque au choix du commandant. Le commandant Le Pontois était donc en droit d'amener avec lui un lieutenant de vaisseau pour me remplacer dans les fonctions de second. Dois-je le dire? Sans être malade, j'étais atteint de ce malaise auquel les médecins ont donné le nom de cachexie nautique; il s'y ajoutait une extrême fatigue, résultat de vingt-six mois de campagne. Ce blocus de Formose m'apparaissait sans issue. Il n'y avait plus de flotte chinoise à combattre, puisqu'elle avait été détruite en grande partie à Fou-chéou, et que le reste des navires qui la composaient se tenait prudem¬ ment à l'abri hors de portée de nos coups. Envahi par ces idées noires, j'allai trouver l'amiral Courbet. — A mon grand regret, lui dis-je, je crains que mon état de santé ne me per¬ mette pas de continuer à remplir les fonctions de second du Chateaurenault. J'ai trouvé un ami, M. de la Motte-Rouge, embarqué sur YAtalante, qui accepte de me remplacer. D'ailleurs, depuis la rivière Min, nous n'avons plus d'ennemi flottant en face de nous. Si, comme je le pense, vous n'avez plus besoin de mes services, comme j'ai terminé depuis deux mois mes deux ans de campagne, et que d'ailleurs l'état de guerre avec la Chine n'existe pas, je vous demanderai à suivre le commandant Boulineau, et à rentrer en France rétablir ma santé. — Je comprends, mon cher Duboc, me répondit l'amiral, que vous ayez besoin de repos; mais quand j'ai sous la main de bons officiers comme vous, je les garde. J'autorise donc votre permutation; mais je vais vous embarquer sur la Triomphante où vous aurez un service d'officier de quart des plus doux. Cela vous permettra de vous reposer, et de vous mettre au vert, en attendant qu'une occasion se présente de venir ici-même à bord du Bayarcl. Comme on le voit, l'amiral avait le secret de se gagner le cœur des officiers placés sous ses ordres. Le moyen de résister, s'il vous plaît, à des paroles si flatteuses, et si pleines d'affectueuse sollicitude? Est-il besoin d'ajouter que j'acceptai avec recon¬ naissance les propositions de l'amiral? Quelques jours après, je faisais mes adieux à mes excellents camarades du Chateaurenault, je prenais congé du commandant Le Pontois, avec qui je n'avais eu que de courtes mais très cordiales relations, et je transportais mes pénates sur le cuirassé de croisière la Triomphante, où je me trouvais sous les ordres de M. Baux, capitaine de vaisseau. Malgré ses cheveux blancs, son âge avancé et son air bonhomme, le commandant Baux, une fois sur sa passerelle, était le plus brillant manœuvrier qu'on pût voir; dans les circonstances les plus critiques le parti le plus audacieux était celui qu'il choisissait toujours, avec un rare bonheur, du reste, et rien n'égalait son esprit de décision sinon le calme surprenant qui ne le quittait jamais. Adoré de son équipage et de ses officiers, il s'était couvert de gloire dans la rivière Min et n'en était pas plus fier pour cela. Au physique, c'était un homme petit, maigre, un peu voûté, la figure rouge comme une pomme d'api, les yeux clairs respirant la bonté, avec des favoris ;'v i 4ùé£> ■ <2 .*-73 z-* 73 fi - j0 /,'/l ulr,^j a-ol.,/l y- / y/ i/Jd ^ ' JL^. ^_s ,. %: ■ -, V- •; ~ . ' ■ ■ ' sisas ■ PSî ; V- - m 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 313 française était courante, saisit avec empressement cette occasion de manifester avec éclat sa sympathie pour la France, en venant,de tous les coins de l'île, contribuer à la décoration de l'église, et assister en foule au service célébré par l'évêque catholique, Mgr Mouard, qui prononça en chaire l'éloquente oraison funèbre qui suit: Messieurs, Je ne suis pas monté dans cette chaire pour prononcer l'oraison funèbre du très regretté et très illustre amiral Courbet. Une telle tâche, difficile pour moi, en tout temps, me serait impossible dans les circonstances actuelles Mais, s'il m'est impossible de le louer dignement, il m'est également impossible de rester en silence en présence du navire qui porte le corps de celui dont la renommée retentit aujourd'hui dans tout le monde; de celui dont le génie et la bravoure viennent d'ajouter de brillantes victoires aux glorieuses annales de la France, de celui dont le nom seul fait tressaillir les cœurs de ses compagnons d'armes et fait couler des larmes de leurs yeux. Vous êtes heureuses, petites îles Seychelles, d'accueillir, en passant, dans votre gracieuse baie, au milieu de vos verdoyants rivages, le conquérant du Tonkin et de former comme une couronne pour son front victorieux. Vous êtes heureuses de posséder un instant celui dont la France attend les restes précieux pour leur offrir les honneurs d'un triomphe qu'elle eût tant aimé à décerner à l'illustre amiral, sortant plein de vie et couvert de lauriers, de son vaisseau le Bayard, comme un chevalier sans peur et sans reproche. Oui, îles fortunées, perles de l'Extrême-Orient, réjouissez-vous de posséder le héros de Son-tay, de Fou-chéou, de Kelung et des Pescadores, l'intrépide général, le tacticien habile, l'amiral au coup d'œil sûr, le brave soldat, l'homme d'honneur et de foi, le chrétien sincère, la gloire de la Marine, l'ambition de l'armée, l'espoir de la France!!! A peine la nouvelle de l'arrivée du Bayard, avec son précieux trésor, eut-elle retenti à nos oreilles que toutes les cordes de notre cœur tressaillirent d'émotion. Que faire pour honorer l'illustre visiteur de nos îles? Il est mort mais du sein de son cercueil, il parle il parle par ses hauts faits et ses brillantes qualités. Sa présence nous rappelle ses combats et ses mérites!!! Que faire en honneur d'un si grand homme? Visiter sa chambre mortuaire, m'agenouiller près de son corps inanimé ce n'est pas assez la France, les Français des Seychelles et mon propre cœur veulent, pour le glorieux défunt, un service funèbre, le plus solennel que nos îles puissent célébrer ; il faut pour M. l'amiral Courbet aux Seychelles un prélude des splendides funérailles que la France reconnaissante veut lui offrir sous le dôme des Invalides. Levez-vous donc, catholiques de Mahé, venez, avec votre évoque, offrir au noble amiral l'hommage de votre respect et les prières de votre foi Messieurs, mon appel a été entendu, je dirai mieux, le désir de mon âme a été pressenti, car je l'avais à peine manifesté que tout le monde en parlait et l'accueillait avec enthousiasme. Aussi, notre église, si dépourvue d'ornements, s'est-elle vue spontanément couverte de tentures de deuil, de ces couronnes de fleurs et de verdure façonnées et tressées en moins de vingt-quatre heures Allez donc, Messieurs, vous qui aimiez tant l'amiral Courbet, vous qu'il aimait comme ses amis, comme ses frères, comme ses enfants, vous qui sur une parole de ses lèvres ou un geste de sa main, voliez au milieu des dangers; vous qui animés de son regard couriez au feu ; vous qui, après avoir été pressés sur son cœur paternel, alliez d'un cœur gai au-devant de la mort, sûrs d'y trouver toujours la gloire; allez dire à la France et à la famille éplorée de votre chef bien-aimé, que même au milieu de la mer des Indes, dans l'archipel des Seychelles, si peu connu dans le monde, un accueil vraiment français a été fait aux restes vénérés de l'amiral Courbet! ... Il est mort dévoré de chagrin et de maladie, sur sa couche de marin, sur son banc de quart, sur son Bayard qui maintenant le porte à sa dernière demeure; il est mort martyr de l'honneur et de la discipline militaire, martyr du devoir ! ! ! Adieu donc, cher amiral, adieu! allez sur votre Bayard, au milieu de vos compagnons d'armes qui après vous avoir environné tant de fois, dans les joui's de vos triomphes, vous escortent mainte¬ nant à votre dernière demeure; allez recevoir aux Invalides, le temple des braves chrétiens, les funé¬ railles solennelles que la France vous a votées; allez dans votre ville natale, reposer au milieu de vos ancêtres, et vous, messieurs, allez rendre à la France et à sa famille les restes vénérés de votre illustre chef... Adieu! 40 314 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE XI Pendant la cérémonie, la musique du Bayard se fit entendre. A bord, elle était restée silencieuse depuis la mort de l'amiral, se bornant à répéter chaque jour, dans le faux-pont, la belle marche funèbre de Chopin. A l'issue de la messe, on vit des jeunes filles s'agenouiller devant le catafalque, puis sortir des fleurs de leur corsage, pour les déposer sur l'enveloppe funèbre. D'autres demandèrent qu'on voulût bien leur donner quelques brins de verdure ayant reposé sur le cercueil, et qu'elles voulaient garder comme souvenir. Deux jours après, nous quittâmes les Seychelles, ces îles encore si françaises de cœur qu'elles nous avaient donné, pendant notre séjour, l'illusion de la Patrie. Arrivés à Aden, le 2 août, nous recevions la visite de M. de Gaspari, consul de France, qui était venu déposer sur le cercueil deux palmes, seule verdure qu'il eût pu se procurer dans ce pays aride et brûlé par le soleil. Le 9 août, au moment où nous mouillons à l'entrée du canal de Suez, deux cui¬ rassés chinois, construits en Allemagne, font route au sud pour constituer le noyau de la nouvelle flotte qui dix ans plus tard aura à se mesurer au Yalu et à Weï-ha-Weï avec les Japonais. Ce sont de beaux navires armés de deux canons conjugués de 30 centi¬ mètres en tourelle. Sur le pont est placé un torpilleur d'une quinzaine de mètres. Puis un petit vapeur de la compagnie du Canal, l'Argus, nous accoste avec le con¬ sul de France à Suez, M. Labosse, et deux députations des Français du Caire et de Suez, venant déposer des couronnes sur le cercueil de l'amiral. La première, en argent ciselé, se compose de deux branches de chêne et de laurier liées ensemble par un long ruban tricolore. La seconde est en perles noires et blanches. Nous faisons notre entrée dans le canal, le 10, et sommes salués de la rive égyp¬ tienne par une batterie d'artillerie de campagne, envoyée à cet effet par le gouverneur de Suez. Le Bayard, le pavillon en berne, et les vergues en pantenne, répond coup pour coup, soit 19 coups. Les Français d'Ismaïlia, le lendemain, nous accostent au passage et viennent joindre une couronne de feuillage aux précédentes. A notre arrivée à Port-Saïd, le 12, nous apercevons le Seignelay, croiseur français et une corvette égyptienne qui mettent aussitôt le pavillon en berne et les vergues en pantenne, tirant en outre un coup de canon, de demi-heure en demi-heure. Presque toutes les maisons sur le port ont arboré le pavillon français cravaté de crêpe. Ici encore de nouvelles couronnes sont apportées : ce sont d'abord les pilotes français du canal, la cocarde nationale à la boutonnière et portant sur leurs épaules l'immense couronne en jais et perles noires et blanches de la colonie de Port-Saïd; puis la couronne en fleurs artificielles ornée de larges rubans brodés d'or offerte par la colonie d'Alexandrie et que portent le premier député de la nation et un autre notable de cette colonie. Un adjudant et un fourrier portent la couronne du Seignelay, formée de feuilles de laurier en velours vert sombre rehaussées çà et là par quelques grains d'or. Sur les rubans tricolores, les sœurs françaises de l'hôpital d'Alexandrie ont brodé les emblèmes de notre marine, la plaque de la Légion d'honneur et les trois étoiles de vice-amiral. Enfin, viennent deux modestes couronnes offertes par les officiers, les passagers et l'équipage du paquebot français le Canton. Elles sont formées d'une bouée de sauvetage voilée de crêpe, et ornée de cocardes tricolores. Au milieu de la .couronne est une planchette grise sur laquelle a été peinte la médaille militaire que l'amiral Courbet avait reçue au lendemain de Fou-cheou. Détail touchant, le Canton, qui n'est 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 315 pas sur rade, était de passage à Port-Saïd le 1 "juillet quand il apprit la mort de l'ami¬ ral. En quelques heures, l'équipage avait fabriqué ces couronnes et on les avait laissées chez le consul qui était chargé de les déposer sur le cercueil à son arrivée à Port-Saïd. Après avoir fait le plein des soutes à charbon, nous appareillâmes le 13 août de Port-Saïd, faisant route pour Bône. Nous eûmes le regret de constater que nos deux hélices, après avoir mordu les berges de sable du canal, étaient déformées et ne nous On vit des jeunes filles s'agenouiller, donnaient plus qu'une vitesse de 6 à 7 nœuds au maximum, en faisant marcher les machines à grande allure. Nous n'arrivâmes pour cette raison à Bône que le 21 août. Le lecteur voudra bien nous dispenser de lui faire à nouveau le récit des honneurs funèbres qui attendaient la dépouille mortelle de Courbet dans ce port français, honneurs qui se répétaient à chaque relâche, et ravivaient la tristesse de chacun. Il semblait que celle-ci grandissait à mesure que s'approchaient le terme de notre voyage et l'heure de la suprême sépara¬ tion. Pour ma part, je ne ressentis pas cette impression de joie, cette espèce de coup de foudre qui fait battre le cœur du marin, au moment où il revoit les côtes de son pays après une longue absence. Et pourtant, parti en septembre 1882, j'en suis à mon trente-cinquième mois de campagne! Nous voici au 20 août, puis au 23 août, anniversaires de la prise de Thuan- 316 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE XI an et du combat de Pagoda, et à la veille de mouiller en rade des îles d'Hyères, où nous arrivons à 10 heures du soir. L'escadre de la Méditerranée nous y attend. Ce seront des marins qui recevront, en terre française, le marin illustre dont nous rapportons les restes. L'amiral baron Victor Duperré, qui a son pavillon sur le Colbert, présidera la cérémonie funèbre qui est fixée au mercredi 26 août. Dans la nuit du 25, la dernière passée à bord par le corps de l'amiral, un orage terrible se déchaîne sur la rade. Depuis 9 heures du soir jusqu'à 3 heures du matin, de gros nuages noirs, sillonnés d'éclairs livides, crèvent en une pluie torrentielle. Les échos des îles nous renvoient le grondement et les éclats du tonnerre. Mais la matinée du 26 se lève ensoleillée. Un service funèbre auquel sont conviés les officiers de l'escadre est célébré à bord du Bayard par l'abbé Rogel, notre aumônier. A l'issue de la cérémonie, l'amiral Duperré prononce les paroles suivantes : Officiers et marins qui entourez ce cercueil, adressons un suprême et douloureux adieu au vail¬ lant chef dont la dépouille mortelle va quitter ce bâtiment, témoin de ses hauts faits, pour recevoir bientôt les honneurs exceptionnels que'la France reconnaissante lui a décernés. Officiers de marine du Bayard, vous représentez ici l'escadre de l'Extrême-Orient qui a si bien mérité de la Patrie. Conservez dans vos cœurs le souvenir de celui qui vous a tant aimés. Avoir par¬ tagé sa gloire sera votre éternel honneur! Nous tous, messieurs, recueillons pieusement, pour les imiter, les nobles exemples que nous lègue le vice-amiral Courbet. Il n'a jamais eu pour guide que le sentiment du devoir, l'amour de son pays, les intérêts et la gloire de notre chère Marine. Courbet, lui aussi, fut comme Bayard, sans peur et sans reproche! Ici, emporté par son émotion, l'amiral d'une voix altérée peut à peine faire entendre ces derniers mots : Illustre amiral, cher et excellent ami, repose en paix! Des officiers et de nombreux marins ne peuvent retenir leurs larmes. Pour la der¬ nière fois, les matelots du Bayard défilent devant le cercueil. Déjà, l'embarcation qui doit le recevoir est accostée à tribord. Il est enlevé par 10 hommes, déposé sur deux petits chariots à projectiles, et roule jusqu'au-dessous de palans qui le soulèvent au-dessus des bastingages, et l'amènent doucement, dans le canot de l'amiral qui sera remorqué par le canot à vapeur du Bayard. Un long coup de sifflet du maître d'équipage retentit1. — Montez! commande l'officier de quart. — Aussi¬ tôt, les 400 marins du Bayard grimpent à tribord dans les haubans, et leur manœuvre est imitée, au même instant, sur tous les bâtiments de l'escadre. Les matelots, formant de véritables grappes humaines, font face en dehors. La compagnie de débarquement postée sur le glacis tire trois salves de mousqueterie, suivies d'un salut de 19 coups de canon tirés par le Bayard. Le cortège funèbre s'organise. Derrière le canot portant le cercueil se trouvent ceux des amiraux de l'escadre, puis à droite et à gauche, formant deux longues files, les embarcations des commandants et des officiers. Au passage du cortège, les bâtiments de l'escadre sonnent aux champs. Des bigues avaient été disposées à terre au débarcadère, et c'est au moyen de ce simple appareil que le cercueil fut retiré du canot et posé sur le char funèbre disposé par l'arsenal de I. Les honneurs du sifflet sont rendus à tout officier qui sort du bord. Ils ont pour effet de faire faire le silence sur le pont. 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 317 Toulon et consistant en une pièce de 12 centimètres avec avant-train, décoré d'emblèmes militaires, et traîné par six chevaux. Le corps de débarquement de l'escadre, composé de 3,000 marins, avait été mis à terre pour rendre les honneurs, et s'échelonnait jus¬ qu'à la gare des Salins distante de 300 mètres. Deux couronnes seulement suivaient le convoi : celle de la Marine de Toulon et celle de l'Escadre. Le cœur oppressé, je suivis le char qui s'approcha d'un wagon de marchandises sur lequel on avait écrit à la craie, ces simples mots : Cercueil cle l'amiral Courbet ! Là se trouvaient réunis l'amiral Krantz, préfet maritime, et les autorités civiles et militaires. L'amiral Krantz, le général Lonclas, et M. le maire de la ville d'Hyères prirent succes¬ sivement la parole ; puis à un signal parti de terre, le Colbert tira une salve de 19 coups. Au dernier coup de canon, les vergues mises en pantenne furent redressées et par¬ tout le pavillon national, hissé en berne, fut mis à bloc. Je n'essaierai pas de décrire la tristesse poignante de cette cérémonie funèbre du 26 août. Partis de Makung, le 23 juin, nous avions mis deux mois et trois jours pour effectuer notre traversée. Désormais, la chapelle ardente, où nous étions accoutumés de voir le cercueil de l'amiral, allait être vide. Ces restes précieux, après l'imposante cérémonie des Invalides, où figura un détachement de marins du Bayard en armes, furent dirigés sur Abbeville, la ville natale de l'amiral, où l'attendaient, pour lui rendre les derniers devoirs, sa sœur, Mme Cornet-Courbet, sa nièce, Mme Arthur Cornet, et plusieurs autres membres de sa famille. Le nombre des officiers devant aller aux obsèques ayant été très rigoureusement limité, j'eus le regret, et je puis dire le cha¬ grin, de ne pouvoir suivre l'amiral jusqu'à sa dernière demeure ; mais je dois raconter comment je fus amené à faire quelque temps après le voyage d'Abbeville. Dans l'arsenal de Brest, où le Bayard avait été envoyé désarmer, le 30 septembre 1885, une dame en grand deuil accompagnée de deux charmantes jeunes fi. les, se présenta à la coupée pour visiter le vaisseau. J'étais de garde, et ce fut, on le devine, avec empressement que je fis les honneurs du bâtiment à nos visiteuses ; mais qu' on s'imagine mon émotion quand j'appris que je me trouvais en présence de Mrao Arthur Cornet et de ses filles, MUes Jeanne et Madeleine, c'est-à-dire en présence des nièces de l'amiral Courbet ! Spontanément et avec une bonne grâce à laquelle je ne sus pas résister, Mm0 Arthur Cornet, tant en son nom qu'au nom de Mm0 Cornet-Courbet, m'invita, ainsi que le com¬ mandant Gourdon, mon compagnon d'armes de Sheï-poo à aller les voir à Abbeville., Voilà comment, un soir du mois de novembre 1885, j'avais l'honneur d'être reçu à cette même table, où se fût assis l'amiral s'il lui eût été donné de revenir, vivant et couvert de gloire, parmi les siens. Cette même chambre, dans la cheminée de laquelle pétillait un bon feu de bois, et qui eût été la sienne, me fut donnée ! Combien j'en étais confus, en évoquant le souvenir de la nuit du 11 juin, où étendu sur sa couchette de marin, dans sa cabine, l'amiral défunt et déjà glacé dormait du dernier sommeil! Que ce coup de la destinée avait été cruel ! Quand on sait le grand cœur qu'avait l'amiral, on peut se rendre compte de la joie qu'il eût éprouvée à faire le récit de sa campagne, à sa sœur, pour qui il ressentait une tendresse filiale ! Telles étaient les réflexions qui remplissaient encore mon esprit quand, le lendemain matin, j'allai m'incliner tout ému devant la chapelle provisoire, remplie de couronnes, sous lesquelles reposait, dans un caveau, le corps du vainqueur de Fou-cheou, de Son-tay et des Pescadores ! Mais ce dont je fus touché, plus que je ne saurais l'exprimer, ce fut de recevoir des DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE XI mains de Mmo Cornet-Courbet trois étoiles d'argent, détachées par elle-même des manches d'un vêtement de l'amiral. J'ai conservé ces précieuses reliques en même temps qu'un portrait de l'amiral qui m'a aussi été offert par sa sœur, et ces deux souve¬ nirs de ma campagne, réunis dans le même cadre, ne m'ont, depuis lors, jamais quitté. Je les ai eus constamment sous les yeux en écrivant ces lignes, essayant de m'ins- pirer de l'homme illustre qu'ils rappelaient pour donner à mon récit l'intérêt d'une chose vécue. Car j'ai entrepris, vous vous en souvenez, ô lecteur, de vous faire vivre avec moi, ces 35 mois de campagne. Puissé-je y avoir réussi quelquefois ! TABLE DES CHAPITRES Avant-Propos Préface, par Pierre Loti PREMIÈRE PARTIE CHAPITRE PREMIER Traversée de Toulon à Saïgon. — De Saigon à Haïphong. — Premières impresssions. — Dans les eaux du Tonkin. — Arrivée à Hanoï CHAPITRE II Le commandant Rivière. — Dîner et soirée. — La roulette à 3,ooo lieues de Monte-Carlo. — Visite à la citadelle d'Hanoï. — Mode de combattre des Annamites. — La chasse aux Chinois. — Histoire d'une botte. — Présents de mandarins. — Avertissement secret. — Premiers points noirs. — La petite blessée. — Ombres chinoises. — Gadouille et dégra¬ dation du grand Bouddha en bronze CHAPITRE III Les industries tonkinoises. — Les incrusteurs. — La rue des bronzes. — Les imagiers. — Les brodeurs. — Les palanquins. — Les parasols. — Les confiseurs. — La ville chinoise. — Le petit lac. — Cadouille et mandarin. — Bouddha et les offrandes en simili. — La bonne aventure. — La sérénade du pavé. — Les poissons vénéneux. — Effets pernicieux des eaux de la rivière Claire. — Procédé annamite pour assainir l'eau CHAPITRE IV Diplomatie et roueries de mandarin. — Visite du Léopard à Nam-dinh. — Accueil froid. — Nouvelles instructions. — Laissez venir à vous les soldats chinois. — Retour du bon Tuan- phu. — Hostilité des mandarins. — Préparatifs belliqueux. — Régime douanier. — Com¬ ment l'argent du fisc passe dans la poche des mandarins. — Activité des transactions. — Audacieuse reconnaissance du docteur Arami. — Quartz aurifère. — Dévouement des missionnaires français à notre cause CHAPITRE V Cancrelas et vers comestibles. — Visite à la grande pagode. — La vieille baïa et son boniment. — Légendes bouddhiques. — Hobah ou le saint ermite qui rira de toute éternité. — La Vierge aux mille bras. — Le roi lépreux. — La pagode des supplices. — Enfer boud¬ dhiste. — Obséquiosité annamite. — Le forgeron d'argent. — Le panorama japonais. — Danseuses annamites. — L'étoile flottante mystérieuse. CHAPITRE VI Les Drapeaux-Noirs et les réguliers chinois s'organisent. — Deuxième visite au grand Bouddha en bronze. — La fabrique de papier. —- Une industrie dans l'enfance. — Echouage de la Fanfare. — Le î" janvier i883. — Nos étrennes. — Le monde renversé. — Les crédits du Tonkin sont refusés. — Dîner chez le commandant Rivière avec le Tong-doc et le Tuan- phu. —Propos après boire. — La chique de bétel. — Bonnes nouvelles de France. — Échouage général. — Effet magique d'un déjeuner. — Déséchouage du Léopard. — Méfiance des mandarins - CHAPITRE VII Comment les mandarins rendent la justice. — Rôles du confident et de la barre d'argent. —• Agio sur la piastre et sur la ligature. — Fécondité du sol. — Procédés primitifs pour 320 TABLE DES CHAPITRES élever l'eau. — Charrue annamite. — La herse et le marteau. — Excursion à Keso, à bord de la Fanfare. — Mgr Puginier. — Chaumière épiscopale et cathédrale somptueuse. — Le père Rhabillé ou le brigand devenu ermite et rebouteur. — La variole. — Le virus atténué découvert par un médecin annamite. — Inoculation préventive. — Missionnaire enterré vivant pour échapper au massacre CHAPITRE VIII Retour à Hanoï. — La monnaie du pauvre. — Mesures annamites. — Le Têt ou jour de l'an annamite. — Foot-ball annamite. — Feu d'artifice. — Pièce montée représentant la prise d'Hanoï. — La Surprise descend dans le Day.-— Lac souterrain et pêche merveilleuse. — Viviers et jardin potager. — Sondages sur la barre du Day. — Retour à Keso. — Hostilité sourde des Annamites. — Les mandarins et les jeux prohibés. — Richesse du pays. . . . CHAPITRE IX Préparatifs de barrage. — Chasse au paon. — Monseigneur le tigre. — A Phat-diem. — Le delta conquis sur la mer. — Réception solennelle : palanquins, musique et bannières. — Collation annamite. — Aventures et diplomatie du père Six. —Jardin et grotte. — Églises indigènes. — Usure pratiquée par les mandarins. — Rôle magique des cerfs-volants à sifflet en temps de choléra. — Cannelle merveilleuse. —Emprisonnés dans le Day. — Un neveu de Tu-duc. — La Cour de Hué. — Prétentions inacceptables de la Chine ■ . CHAPITRE X Excursion à la grotte de Bich-long. — En sampan, en palanquin et à cheval.— Merveilles de la grotte. — Déjeuner français et lunch annamite. — Jîeverendissimi Domini. — Latin de cuisine.—Cheval vicieux. — Débarqué sans palan.—Nouvelles d'Hanoï. — Prise de posses¬ sion de Hong-haï. — Préparatifs belliqueux des Annamites. — Mise à prix des têtes de Français. — La cote de la Surprise à la baisse CHAPITRE XI La garnison annamite de Nam-dinh est renforcée. — Le Pluvier arrive avec du matériel de guerre. — Graves motifs qui ont décidé la marche sur Nam-dinh. — Trous de loup. — Chausse-trapes. —Arrivée du commandant Rivière avec trois canonnières, deux chaloupes et huit jonques chargées de soldats. — Coup d'œil en arrière. — Les Drapeaux-Noirs en marche sur Hanoï. — Sombres pressentiments de Rivière. — Casernement des troupes. — Reconnaissances. — Mouillage définitif. — Combat d'artillerie de la Fanfare. — Instructions pour le bombardement CHAPITRE XII Bombardement et prise de Nam-dinh. — Assaut et course au clocher. — Blessure grave du lieutenant-colonel Carreau. — Effectifs réels des Annamites. — Ordre du jour de H. Rivière. — i48 canons et approvisionnements considérables. — Intrépidité de Rivière. — Proclamation du Tong-doc. — Visite à la citadelle. — Musée d'artillerie. — Francs- fileurs annamites. — Alerte à Hanoï. — Reconnaissances sur la rive gauche. — Les Dra¬ peaux-Noirs. — Renforts annoncés. — Suppression des douanes annamites. —■ Arrivée de l'amiral Meyer dans la baie d'Halong. — Hanoï est attaqué. — Piraterie et anarchie. — La Mission de Keso menacée.— Les Muongs CHAPITRE XIII Erreur judiciaire. — Flibustiers allemands. — Activité des transactions commerciales. — Le jeu. — Le soldat annamite. — Désordres et brigandages. — Rumeurs inquiétantes. — Le commandant Badens et la douane. — Le talisman du père Six. — Remplacé sur la Sur¬ prise, je rallie Hanoï. — Attaque de la mission d'Hanoï. — Bombardement de la Conces¬ sion. — Proclamation de Lu-ving-phuoc. — Affaire du 16 mai. — La Trombe.— Dernière soirée. — La journée du 19 mai. — Combat du Pont de Papier. — Mort héroïque du com¬ mandant Rivière 35 MOIS DE CAMPAGNE EN CHINE, AU TONKIN 321 CHAPITRE XIV Lendemain de catastrophe. —Ravitaillement de la citadelle. —Incendies et bombardement.-- . Alertes. — Reconnaissances en ville. — Alerte et méprise fatale. — Menaces de la Chine. — Nouvelle proclamation du vieux Phoque.— Changement de ton.— Nouveaux renforts. — La situation s'améliore. —Départ des compagnies de débarquement. — Je suis nommé aide de camp du général Bouët i3g CHAPITRE XV Impôts de guerre. — Premières mesures prises par le général. — Soyons discrets. — Reconnaissances fluviales et combat naval. — A Nam-dinh, bombardement pour rire. — Brigandage en ville — Reconnaissance dans le sud d'Hanoï. — Insolations, mort du sous- lieutenant de Jauvelle. — Nouveaux renforts. — Les Drapeaux-Jaunes. — Uniforme extra-léger et pratique. — Sortie heureuse à Nam-dinh. — Reconnaissance de la Carabine, homble blessure. —- Arrivée de M. Harmand. — Sa proclamation. — Pouvoirs récipro¬ ques.— Mort de Tu-duc. — Arrivée de chevaux chinois.—Préparatifs de sortie .... i5i CHAPITRE XVI Combats du i5 août i883. — La colonne de droite enlève trois barricades, puis couche dans la rizière. — La colonne du centre occupe Noï. — Combat acharné de la colonne de gauche qui se replie sur Hanoï. — Pluie torrentielle. — Pas d'abri. — Inondation. — Rupture de la digue. — Sauvetage de nuit. — Discipline et endurance de l'infanterie de marine. . . 162 CHAPITRE XVII Bombardement et prise de Thuan-an. — Convention du 25 août i883. — Nouveaux préparatifs contre les Drapeaux-Noirs.— Expédition sur Palan etPhong.— Journée du 1er septembre. — Assaut de Than-theune. — Iiéroisme de la 26e du 4- — Journée du 2 septembre. — Déroute de l'ennemi. — Retour à Hanoï. — Départ du général Bouët pour la France. — L'histoire lui rendra justice 179 CHAPITRE XVIII Commandement par intérim du colonel Bichot. — Licenciement des Drapeaux-Jaunes. — Reconnaissance du 18 septembre. — Fortifications des Drapeaux-Noirs. — Découverte de la tête du commandant Rivière. — Le 8 octobre. —Découverte du corps du commandant Rivière. — Honneurs funèbres, honneurs militaires. — Monuments funéraires. •— Le Commissaire général et les envoyés royaux. — Arrivée de l'amiral Courbet à Hanoï. — Je suis nommé officier en second du Chaleaurenault. — Adieux à Hanoï 191 DEUXIÈME PARTIE CHAPITRE PREMIER Nouvelle existence. — A bord du Chaleaurenault. — Astiquage et peinture. — Echauffourée d'Hay-dzuong. — Tournée sur la côte. — Un beau coup de fusil. — La peau de l'ours. — L'amiral Courbet et le commissaire général. — Pouvoirs de l'amiral. — Mort tragique du roi Hiep-hoa. — Prise des retranchements de Phu-sa. — Assaut de Son-tay .... 206 CHAPITRE II Nouveau stratagème des pirates. — Capture du chef-pirate Pah-la. — Massacre des chrétiens. — Situation troublée des provinces méridionales du Tonkin. —Défilé de Boung-hioa.— Réception de M. Tricou par le roi Kien-phuc. — Nouveaux exploits des pirates à la fron¬ tière nord. — Marchés de femmes et d'enfants 216 CHAPITRE III L'amiral Courbet prépare la prise de Bac-ninh. —Le général Millot est désigné pour lui succé¬ der. — Arrivée d'importants renforts. — Adieux de l'amiral. — Lettre d'un aspirant racontant il 322 TABLE DES CHAPITRES la prise de Bac-ninh. — Impôts et autonomie de la commune. — Courage stoïque d'un maire annamite. —Manière de corriger les enfants. — Compagnies d'armateurs pirates. — Assurance contre la piraterie. — Tournée hydrographique. — Cent-pieds en or. — Femmes et enfants emmenés en esclavage en Chine. —Pirates chinois et annamites. — Concurrence déloyale. — Tactique des pirates . . 224 CHAPITRE IV Expéditions contre les pirates. — Echouage du Chateaurenault. — Sorciers chinois.—Traité Patenôtre, signé à Hué. — Convention de Tien-sin. — Tout à la paix. — Guet-apens de Bac-lé. — Ultimatum signifié à la Chine. — Typhon. — Départ pour la rivière Min. — Terrible aventure de VHamelin. — Notre entrée dans la rivière Min 235 CHAPITRE V Prorogation de l'ultimatum. — Concentration de l'escadre chinoise et des navires français dans la rivière Min. — Étude des positions fortifiées des passes Kinpaï et Minga®. — L'amiral Lespès à Kelung. — Destruction des forts. — Les compagnies de débarquement mises à terre sont contraintes de se rembarquer. — Odyssée du deuxième maître J.ulaud. 242 CHAPITRE V,I Bâtiments chinois et français en présence. — Plan de l'amiral Courbet. —Combat de Pagoda. — Les torpilleurs 45 et 46. — Situation périlleuse du Volta et de l'amiral Courbet.— Jour¬ née du 24 août 1884. — Bombardement de l'Arsenal. — Journées des 25, 26 et 27 août dans la passe Mingan. — Journées des 28 et 29 août dans la passe Kinpaï. — Gloire de l'amiral Courbet 249 CHAPITRE VII A quoi a servi Fou-cheou. —L'escadre se ravitaille à Matsou. — Encore un typhon. — Occu¬ pation des hauteurs voisines de Kelung.—Affaire de Tamsui. — Blocus de Formose. — Le Bayard en danger. — Violation de sépulture. — La femme en rouge. — Prise du Fei-ho. — Départ de mon commandant. — Je passe sur la Triomphante. —Inondation des cabines. — Le réveillon devant Tamsui. — Dangers de naufrage. —J'embarque à bord du Bayard. 260 CHAPITRE VIII Rumeurs belliqueuses concernant la flotte ehinoise. —Le « Foreign Enlistment Act » rigoureu¬ sement appliqué par les Anglais. — A la recherche de l'escadre chinoise. — Le pilote amé¬ ricain. — L'affaire de Shei-poo , 274 CHAPITRE IX Le blocus du riz est décidé. — L'amiral Courbet devant Ning-po. — Combats glorieux sous Kelung et Tuyen-quan. — Expédition des Pescadores. — Bombardement des forts et occupation de l'île. — Préparatifs d'occupation permanente . 293 CHAPITRE X Fugue et capture du Ping-on. — Rumeurs sur la retraite de Lang-son.— Signature de l'armis¬ tice. •— Maladie et chagrin de l'amiral Courbet. — Sa mort. — Cérémonie funèbre. — Qualités éminentes de l'amiral 3o3 CHAPITRE XI Retour du Bayard en France. — Singapour. — Les Seychelles. — Service funèbre à Mahé. — Escales à Aden, Suez, Port-Saïd et Bône, hommages rendus à la mémoire de l'amiral. — Arrivée aux îles d'Hyères. — Mise à terre du cercueil. — Le Bayardya désarmer à Brest. — Pèlerinage à Abbeville. 3i2 TABLE DES ILLUSTRATIONS PREMIÈRE PARTIE Pages. Portraits du général Bouët, de l'amiral Courbet, du commandant Rivière. ....... 7 Asie Orientale (carte) i5 Une rue d'Haïphong . . . 17 Sur les berges du fleuve s'élèvent de nombreux villages 19 Rade de Toulon 24 Arrestation de Chinois armés 29 La petite blessée : . . . . 3i Dragons en marbre monolythes de la pagode de l'Esprit-du-Roi (citadelle d'Hanoï). .... 34 Atelier de brodeur 35 Bouquetière annamite .......... 37 Le petit lac d'Hanoï . 4i Des milliers de chrétiens furent massacrés ............. ... 43 Père français réfugié dans une grotte 45 La porte de la citadelle d'Hanoï 47 La vieille baïa ........ ... . . 49 Enterrement annamite . . . 5i Portique de l'entrée de la pagode du grand Bouddha 53 La fabrique de papier .... 55 Un tram nous arriva d'Haïphong 57 Préparation d'une rizière .... ....... t ....... . 62 Comment les mandarins rendent la justice 65 Fac-similé d'une lettre du commandant Rivière 68 La cathédrale de Késo 69 Rochers de marbre en face de Késo. —La Fanfare.—La cathédrale ......... 72 Des fanatiques sont promenés sur des tréteaux, les joues percées d'un fer de lance .... 73 Fileuse et tisseuse 77 La récolte du riz 80 Réception à Phat-diem 85 Le sampan de la marchande du bord 87 Environs de Nam-dinh - 88. Visite à la grotte de Bich-long 91 Rencontre avec un buffle . . .......... 93 Le Cua-cam 96 Uile jonque sous pavillon français est arrivée hier devant Nam-dinh ...... . 99 Des bandes de soldats armés de fusils capturent des buffles . . , . . ....... 101 Trio de pirates .... , 106 Le lieutenant-colonel Carreau a eu le pied emporté par un biscaïen. 107 Francs-fileurs annamites ................ ........ n3 Tour de la citadelle de Nam-dinh . 117 Exécution annamite 121 Gravot monté sur un vigoureux poney noir i3i Croquis du combat du Pont de Papier. . i33 Le Pont de Papier, vu du pied de la .digue 189 Nous voyons s'enfuir une petite bande de Drapeaux-Noirs dans le sud de la Sapèquerie . . . i43 Le commis fut mis à la geôle, la cangue au cou i45 Paysan, marchand de légumes i5i Le général fait pendre les convaincus de brigandage à un grand banian, près de là citadelle , i53 Le lieutenant'Ganeval les laisse approcher jusqu'à 200 mètres 157 Mon-kay 162 Fortifications passagères élevées par les Drapeaux-Noirs, au delà de la rivière . ..... 167 A 324 TABLE DES ILLUSTRATIONS Poges. A ce moment arrive un peloton de la 23" compagnie 169 Quelle n'est pas ma surprise d'apercevoir en contre-bas de la digue mon poney et mon boy Touk 173 La rivière Phu-lang-thong • 178 Portrait du général Bouët.—Retranchement des Pavillons-Noirsà la pagode' de's Quatre-Golonnes. 183 Croquis du terrain du combat de Phong i85 Attelage annamite 187 Chemin] intérieur du village de Than-teune 191 Arrivée de l'envoyé royal à Hanoï 193 La colonne quitte Hanoï ... 197 DEUXIÈME PARTIE Plan de Son-tay et de Phu-sa . 211 L'amiral Courbet devant Son-tay 2i3 Après l'assaut. — Retranchement des Drapeaux-Noirs à Son-tay 2i5 Leurs infortunés compagnons attachés à des poteaux suppliaient leurs bourreaux de ne pas jeter leurs cadavres à la rivière 217 Arrestation de Pah-la 221 Pont couvert près de Son-tay 224 Entrée des Français à Bac-ninh 227 La déroute des Français au Tonkin 23i « Vive la France ! vivent les marins! ». . 233 Mines de charbon de Kébao 235 Avant-garde de la colonne Dugenne au gué du Song-chuong avant Bac-lé 237 Baie d'Halong 242 Le Lagalissonnière à Kelung 245 La rivière Min en aval de Fou-chéou 249 Plan du combat de Pagoda 25i Descente de la passe Mingan 253 Les bâtiments chinois dans la soirée du 23 août 1884 260 Ils allèrent jusqu'à violer les sépultures de nos pauvres soldats 269 Ordres de route pour la nuit, écrits par l'amiral Courbet, deux jours avant l'affaire de Sheï-poo (fac-similé de l'original) 271 Restaurant ambulant 274 Portraits de Gourdon et de Duboc 277 Carte des passes de Sheï-poo 279 Armement du canot n° 1 du Bayard pour le torpillage de Sheï-poo. • 281 Marchand de vannerie ... 293 Iles Pescadores. — Plan des opérations sur terre et sur mer 297 A bord du Bayard. — Bombardement des forts de Makung 3oi La rivière Claire près Tuyen-quan 3o3 Le quartier-maître Morel entra le premier dans les retranchements chinois 3o5 L'amiral accompagnait jusqu'au cimetière les officiers qui mouraient 3og Tuyen-quan. . . 3u On vit des jeunes filles s'agenouiller .... 3i5 Tombeau de l'amiral Courbet à Abbeville. ........ .......... 3i8 GRAVURES HORS TEXTE Le combat de Pagoda (Fou-chéou). Le Bayard en danger. Le torpillage de Sheï-poo. Le débarquement du cercueil de l'amiral Courbet aux îles d'Hyères. Paris. — L. Màretheux, imprimeur, 1, rue Cassette. 7:'.;0h-:- ■/';;'"Î'V;;*■ ; ''."'•'.V'•.;/:/:\"■.:■'{':; ;•::/V;^..^ : -■ ~ !v : . ; - — •■•■■- '•: : - : - • , ■ : • -■ -, . ' ■ ■ " , V V ■■: • : •■,'■■■■". . , " '.•."■■;,:.::;.-v-: ;-C.:" : ^ ' ■ -;V ■ . ^ V ^ - , ■; ;: . V? • ■ jijfe . •• ? wm MB MBBBfll > ! I I, «QMAïr^wdÇm^^mmP'a kw - -- - Qs,« ., « f$pA .^saî;- ?A A AA '*K -IN AÀ /A ;<\ ^ a\ - X /~> r\ /-s /-> X .'V m y V ■'- v'" -A":V< * ■'-■ •» • a A^.OAa/ V/N ^AA A A A A A â^wB'A:C O'A ■ ;A AAAAAAA^A/ APApsT ï WA'AA , iAAA:A ^A' A A ! ^;ÂAAAÀO"fi^o^ï Am8«Se*L«ûa^ AsAi^AAAP P^AAA A A/-N AÀ-A^S^AP texKÂAAii^MQ^AAn O ;>~, |5ACN A A A ^ ^ a/n aA^S . ■ r. !. A' a A A /> A/ Av " -V -' ■ ■ > > ' A A A, A A'AA^:^^^' A ^ " A A A Al A ,-. A amâaXpa*.maam* l'i ■$&■&■■'-' " ■ IIP OTf^lTOM çRk-HAAAA«^ A ^ A V '- \( - _ p .-. 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