DU MÊME AUTEUR Aux éditions Rieder : Les Récits <ïAdrien Zograf/i : I. Kyra Kyralina. II. Oncle Anghel. III. Les Haldoucs : a) Présentation des Haïdoucs. b) Domnitza de Snagov. IV. Enfance (VAdrien Zografji : Codine. V. Adolescence d'Adrien Zograjfi : Mikhaïl. Vie d'Adrien Zografft : I. La Maison Thûringer. II. Le Bureau de Placement. III. Méditerranée (Lever du Soleil). Vers Vautre flamme : I. Après seize mois dans l'U. R. S. S. II. Soviets 1929. III. La Russie Nue. Le Pêcheur d'épongés (pages autobiographiques). Tsalsa-Minnka. Chez d'autres Éditeurs : Nerranlsoula (Éd. de France). Les Chardons du Baragan (Grasset). Mes Départs, pages autobiographiques (Lib. Gallimard). La Famille Perlmuller (en collaboration avec J. Jéhouda) (Lib. Gallimard). Isaac (plaquette) (Hessler, Strasbourg). Pour avoir aimé la terre (plaquette) (Denoël et Steele). EXCLU DU PRÊT PANAIT ISTRATI VIE D'ADRIEN ZOGRAFFI ★ ★ ★ MÉDITERRANÉE LEVER DU SOLEIL DOUZIÈME ÉDITION IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE : 12 EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE VAN GELDER ZONEN DONT 10 HORS COMMERCE, NUMÉROTÉS 1 ET 2 ET I A Xi 40 EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL BLANC DES PAPETERIES LA- FUMA, DE VOIRON, NUMÉROTÉS DE 3 A 42 125 EXEMPLAIRES SUR ALFA MOUSSE DES PAPETERIES NA¬ VARRE DONT 25 HORS COMMERCE, NUMÉROTÉS DE 43 A 142 ET DE XI A XXXV 100 EXEMPLAIRES SUR VÉLIN BIBLE HORS COMMERCE, NUMɬ ROTÉS DE I A C. Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays Copyright by les Éditions Rieder, 1934 S Je dédie les deux volumes de Méditerranée à Monsieur le Docteur J.-V. Gillard de Nice à Monsieur l'Ingénieur N. Malaxa de Bucarest Avec ma reconnaissance Ils ont, chacun avec ses moyens, généreusement contribué à me sauver la vie. Panait Istrati. Bucarest, septembre 1934. Adrien Zograffi, âgé de vingt-deux ans, quitte son pays, pour la première fois, en décembre 1906. Il s'embarque à Constantza pour Alexandrie d'Egypte. C'est une date qui compte dans son exis¬ tence. Jusqu'à la veille de la grande guerre, noire jeune idéaliste sera l'amant de la Médi¬ terranée. La Roumanie, Braïla, où sa mère peine dans l'angoisse, ne le reverront plus que le temps nécessaire aux hirondelles pour élever leurs petits. Dans les pages qui suivent, Adrien raconte lui-même les scènes capitales de sa féerie méditerranéenne. Panait ISTRATE moussa Mes amis prétendent que j'ai l'étoffe d'un écrivain et ils voudraient que je m'essaie à écrire autre chose que des articles. Mais, peut-on être écrivain sans avoir l'esprit inventif ? C'est mon cas. Je suis incapable d'imaginer une histoire que je n'ai pas vécue, au moins, dans ses grandes lignes. Hier, lorsque je quittaisBraïla, on m'avait dit encore : — Tu vas voir des choses extraordinai¬ res. Tâche donc d'esquisser un récit, une nouvelle. Ces conseils me font crever le cœur. Je ne demande pas mieux que de pouvoir écrire de beaux contes, voire un roman, car mon âme est une chaudière sous pres¬ sion constante. Cependant, chaque fois que 12 MÉDITERRANÉE j'ai tenté d'écrire un conte, rien qui vaille n'est sorti de ma plume. Mon cerveau s'abrutit à l'instant même où je veux ébau¬ cher la moindre historiette. Et le découra¬ gement glace mon cœur. Aussi, cette fois, je me propose de noter, tout simplement, des épisodes de ma vie. L'occasion en est unique : ce soir, le 12 décembre 1906, je m'évade de mon pays. Je pars pour l'Egypte ! Cela me paraît invraisemblable. Ce sera le plus beau conte de mes rêves. Enfant, à l'école, je tombais en extase devant les images bibliques représentant des pharaons, des temples égyptiens et des palmiers. Je regrettais alors de ne pas être une hirondelle, pour m'élancer au-dessus de la Méditerranée, entre le bleu du ciel et celui de la mer. Voilà pourquoi je suis rebelle à toutes intentions, dont celle de ma mère, qui vou¬ drait faire de moi un paisible citoyen à Braïla. Dieu, quoi de plus sinistre que river sa cheville au pavé d'un malheureux pate¬ lin, fût-il baigné par le Danube, mais dont l'horizon est toujours le même, où rien de magnifique ne vous arrive, où toute une MÉDITERRANÉE 13 existence s'émiette à peu près comme dans une prison ? Tandis que la terre est si riche d'aspects variés et notre âme si avide de splendeurs ! Méditerranée... Je crois que je m'éva¬ nouirai, ce matin prochain où mes yeux plongeront soudain dans son éblouissant infini. Il est près de minuit. Quinze degrés au- dessous de zéro. La bise souffle en tempête et les rafales de neige aveuglent les pauvres matelots qui s'occupent des préparatifs du départ. L'Orient-Express vient d'arriver avec deux heures de retard. Le mécanicien, sûrement fâché, a bloqué si violemment que le convoi a hurlé de toutes ses ferrailles. Cela semblait dire : « Voici votre chenil et laissez-moi m'en aller rejoindre ma femme ! » Une petite douzaine de fantômes, entiè¬ rement cachés dans leurs fourrures, est sortie des compartiments douillets du train, pour s'engouffrer, cinquante pas plus loin, dans les cabines douillettes du bateau. Ce sont des hommes très riches, qui viennent de très loin, de Paris, de Londres. Ils étaient furieux du retard et blasphémaient 14 MÉDITERRANÉE contre les steppes du Baragan, où ils avaient failli passer toute la nuit et manquer notre paquebot pour l'Orient. Il paraît qu'ils ont même proféré des injures, dans leurs lan¬ gues, à l'adresse de mon pays, ce qui m'est bien égal, mais cela m'amuse, car ces mes¬ sieurs se figurent que maintenant nous al¬ lons lever l'ancre, afin de les déposer, de¬ main à midi tapant, à Constantinople. Il n'en est rien. Si l'hiver féroce est l'en¬ nemi des trains, il l'est également des navi¬ res modernes, dont les nôtres, qui chauffent au mazout et qui, par ce froid terrible, ne peuvent pas faire leur provision de route. Le liquide noir est figé. Les pompes sont impuissantes à remplir les réservoirs du bateau. On le sait déjà, dans les salons, et on s'en inquiète. Un officier y va, tous les quarts d'heure, pour rassurer ce monde exigeant, tandis que, sur le pont, les com¬ mandements retentissent, toujours plus ner¬ veux, et que les matelots s'y démènent, affolés. Comme c'est triste, tout cela ! Je vois, les uns, dans les somptueux salons, confor¬ tablement installés et lisant les journaux. MÉDITERRANÉE 15 Je vois les autres, fouettés par la bise, les yeux larmoyants, les mains rigides comme du bois, ne sachant plus où donner de la tête. Et je me dis qu'une grande injustice règne dans la vie. Qui sait si, des uns et des autres, chacun est justement à sa place? Et même si cela est, encore est-ce triste, car ceux qui luttent dehors ne sont pas des chiens, mais des hommes qui souffrent avec leur cœur humain. Quel qu'il soit, intelligent ou stupide, ce matelot-là a la vie trop dure, et je ne conçois pas comment on peut rester insensible devant son sort. C'est ainsi que je pose la question. C'est ainsi que je la poserais si, demain, les rôles étaient renversés. Après quoi, toutes les doctrines, tous les dogmes, avec leurs inter¬ prétations confuses, me semblent bien sté¬ riles. Si le cœur de l'homme est si dur devant le mal d'autrui, tout est perdu. Les théories n'y changeraient rien. Elles n'ap¬ porteront au monde qu'une apparence de justice, mais pas la justice. Celle-ci, doublée de pitié, seules les religions étaient indi¬ quées pour la faire régner parmi les hommes. Or, les religions ont fait faillite. Et les morts ne ressuscitent pas. 1G MÉDITERRANÉE Je descends souvent pour me réchauffer au buffet des troisièmes et je remonte pour voir si on en a fini avec le remplissage des réservoirs. Je veux assister au départ, à l'éloignement du navire, à son engouffre¬ ment dans les ténèbres de la Mer Noire. Puis, j'irai me coucher. Maintenant, il est deux heures du matin. Presque tous les voyageurs dorment. Un seul, un Roumain des secondes, arpente le salon et sort parfois interroger le premier matelot qu'il rencontre : — Est-ce qu'on va en finir avec ce sacré > mazout ? Un gaillard lui a répondu : — Mais, Monsieur, ce n'est plus du ma¬ zout, c'est du yoghourth ! Il vient par pa¬ quets. Et le regard muet de l'homme ajoutait : « Gela vous embête, Monsieur ? Et moi donc ? » Oui, et lui ? Lui, qui était couvert de goudron, transi de froid ? J'ai admiré la réponse, l'attitude ferme de ce copain. A sa place, je n'aurais pas su être si brave. On voit bien que l'âme de ces gens est durement martelée. Us MÉDITERRANÉE 17 viennent de plus loin que ceux de Paris et de Londres. Ah, comme je voudrais être puissant et obliger les hommes à être justes ! Le Dacia a quitté le port comme un pi¬ rate. Je ne me suis aperçu de rien. J'étais au buffet, écoutant avec grand intérêt les douloureuses confidences d'un malheureux père dont je suis devenu l'ami, quand un ploum ! m'a fait croire que le sol s'était dérobé sous mes pieds. Nous nous sommes précipités dehors. Le paquebot prenait le large à toute vapeur, sur une mer démon¬ tée. Derrière nous, Constantza nous témoi¬ gnait à peine son abandon, par quelques points lumineux qui vacillaient dans le noir de bitume. Mais c'est dans un noir encore plus ef¬ frayant que nous nous enfoncions, nous. Seigneur, comment peut-on se fier ainsi aux éléments ! Quelle science ont-ils ac¬ quise, les hommes, pour pouvoir affronter, avec une semblable témérité, la traîtrise des océans ? Ma bonne mère ! Tu aimerais que je m'éternise dans tes jupes, mais regarde : un tout petit pas que je viens MtolTBBHASrÉB 2 18 MÉDITERRANÉE de faire hors du nid, et aussitôt la grande existence soulève à mes yeux un coin du voile qui cache ses terribles splendeurs ! Si tu savais quelle heureuse reconnaissance gonfle en ce moment mon cœur quand je pense à l'homme qui, là sur la passerelle, veille sur ma vie ! Grâce à lui, à son savoir, je serai demain à midi dans la capitale des sultans où jamais parent de tes parents n'a mis le pied. Puis, le Pirée de mon père, Smyrne et, enfin, d'ici une semaine, l'Egypte de mes rêves ! C'est un conte de fées que je vais vivre, moi, le gueux né d'une blanchisseuse et qui ne possède pas même un passeport, ni de quoi me payer huit jours de liberté. Mon âme vibrera de mille émotions nobles qu'elle n'aurait jamais connues, languissant à Braï- la. N'est-ce pas, là, une première gimnde conquête de mon esprit assoiffé d'inconnu ? Il est impossible de se tenir dehors. Des masses d'eau lavent le pont. Le froid vous pénètre jusqu'à l'os. Puis, malgré l'excita¬ tion qui me domine, il faut que je tâche de dormir un peu, afin que je ne sois pas trop fatigué demain matin, à l'entrée dans le Bosphore. MÉDITERRANÉE 19 Des matelots amis ont bien voulu me permettre de coucher dans leur lit, pendant qu'ils seraient de quart, vu l'état lamen¬ table des troisièmes, où les gens vomissent déjà. J'y ai amené le pauvre yieux père dont je viens de faire la connaissance et que j'aime, pour son courage dans le mal¬ heur. C'est un Juif d'une soixantaine d'années, peintre en bâtiments, comme moi. Il s'ap¬ pelle Moritz, mais il veut que je le nomme Moussa, surnom que, enfant, lui ont donné les Arabes, alors qu'il suivait son père, horloger ambulant, dans les villages de l'Asie Mineure, dont il garde un attendris¬ sant souvenir. Pauvre Moussa ! Étendus sur nos lits superposés, au milieu des marins qui ron¬ flent, il continue à me raconter les raisons de ce voyage qu'il fait en Égypte et qui, pour lui, est loin d'être une joie. Il y va, avec l'espoir de convaincre et de ramener au bercail une de ses filles, débauchée par un souteneur et établie à Alexandrie, dans l'intention de faire fortune. Moussa raconte et mêle les plaisanteries ayec les larmes. Il dit que Sarah est son 20 MÉDITERRANÉE plus bel enfant, mais si têtue qu'il ne se fait aucune illusion sur le résultat de son entreprise : — Qui sait ? s'écrie-t-il. Je veux la dé¬ barrasser de son type, mais elle est capable de renverser les rôles et de faire de moi- même un père-maquereau ! Sacré nom des ancêtres ! Pauvre de moi ! Qu'en penses-tu, mon bon Adrien ? Voudrais-tu m'aider, dans cette circonstance ? Tu es jeune et vaillant. Elle aime ça. Fais en sorte qu'elle s'amourache de toi. (Tiens, je fais déjà l'entremetteur !) Je te la donne pour épouse. Et si, rentrés chez nous, tu penses trop à ses aventures égyptiennes, eh bien, tu la quitteras et choisiras une autre de mes filles. J'en ai tout un harem à la maison ! Il en a quatre. Et trois garçons, les seuls qui apportent du pain au foyer. Lui, tra¬ vaille également, mais ils sont neuf bou¬ ches ! Pour couvrir les frais de ce voyage, il a dû faire appel aux bons offices de la Communauté Israélite, qui lui a offert juste de quoi se payer l'aller et le retour, y com¬ pris la nourriture. Rien pour le voyage éventuel de sa fille. Mais, celle-ci prétend posséder un « beau bar » à Alexandrie, MÉDITERRANÉE 21 très fréquenté par les officiers de marine. -—- Nous vendrons le bar, décide Moussa avec une paternelle autorité, et nous irons tous, toi, elle et moi, au Caire, où j'ai un vieil ami que je voudrais revoir, puis, nous rentrerons en Roumanie. Le veux-tu, Adrien ? Je suis obligé de lui répondre affirmati¬ vement, pour ne pas le contrarier. Cepen¬ dant, même si son plan se réalise selon ses vœux, je n'ai aucun goût de revoir d'ici un mois le Bucarest sibérien qui a ébranlé ma santé, encore moins d'épouser une garce. Non. Je veux passer tout l'hiver en Egypte. Au reste, c'est Mikhaïl qui décide, pas moi. Dorénavant, je lui obéirai comme un agneau. Il occupe une bonne place à l'hôtel Royal du Caire et saura m'y faire accepter à mon tour. Et, plus de coups de tête ! Cela ne m'a pas réussi. C'est lui qui a toujours eu raison. Cette fois, je ne veux plus me séparer de lui. Nous mènerons ensemble une belle existence méditerra¬ néenne ! Le vilain... Il m'a puni durement, en partant seul pour l'Egypte, mais, cette punition, je ne l'ai pas volée. Je devrais, 22 MED ITÈRftANÉE une fois pour toutes, me convaincre que ce grand ami est un guide supérieur et lui abandonner le gouvernail. En Roumanie, cela pouvait encore aller. J'avais ma mère qui me tirait d'affaire. A l'étranger, fini ! Toute indiscipline pourrait me valoir de terribles solitudes, la misère mortelle. Avec mon roumain et mon grec, je n'irais pas loin, tandis que Mikhaïl, possédant plu¬ sieurs grandes langues, saura toujours se débrouiller. Quelle joie, quand il me verra bientôt tomber à l'improviste ! Mon bon Mikhaïl... Mon frère... Nous sommes arrivés à Constantinople avec seulement deux heures de retard. Et la face du monde est tout autre, c'est à n'y pas croire ! A douze heures de paque¬ bot, on passe de l'hiver affreux au prin¬ temps le plus doux. Ici, c'est le beau mois de mai : collines verdoyantes qui se mirent dans la mer du Bosphore, majestueux lac sillonné en tous sens par une fourmilière de bateaux-mouches, Caïques, chaloupes et barques. Toute la vie s'étale en pleine rue où l'on travaille, on mange, on dort, on se divertit, parfois dans le voisinage immédiat MÉDITERRANÉE 23 des chiens dégoûtants. Les terrasses des cafés sont bondées de Turcs qui jouent au ghioulbahar, fument des narguilés, rêvas¬ sent. La misère est grande, dans la capitale d'Abdoul-Hamid. Dix bateliers ou porte¬ faix se battent pour le même voyageur. On est vêtu de loques, on se nourrit de rien. Mais ce qui m'a fait penser au Stamboul des sultans qui ont mis à mort tant de nos boyards, ce sont les milliers de fez rouge vif et les nombreuses mosquées aux mina¬ rets orgueilleux. Il y a cent ans, le trône de mon pays se louait encore aux enchères, dans cette ville, dont le nom seul faisait trembler ses vassaux et où aujourd'hui je me promène sans aucune crainte. Finie la terreur que déchaînait l'apparition d'une douzaine de fez dans nos villages ! Comment ces hommes ont-ils pu com¬ mettre tant de cruautés ? Ils me paraissent si doux, si résignés. A les voir si apathiques, on les dirait incapables de soulever ces lourds yatagans qui ont répandu l'épou¬ vante jusqu'aux portes de Vienne. Moussa cause avec eux familièrement, le turc étant sa troisième langue maternelle, après le roumain et le yddisch. 24 MÉDITERRANÉE Eh bien, j'aime ces hommes ! Je ne sais pas s'ils n'ont été que cruels, au temps de leur gloire guerrière, mais, leur « philosophie présente », comme dit Moussa, me plaît. Ils ne font aucun cas de la dureté de l'exis¬ tence et ne se tuent pas pour les commo¬ dités matérielles. La commodité psychique leur est bien plus chère et je comprends cela. Ils sont capables de passer des heures au soleil, à contempler les splendeurs natu¬ relles et à faire ronfler une chibouque à demi éteinte. Je ne les vois pas envier le sort des troupeaux ouvriers des usines mo¬ dernes, au sens desquels, probablement, le soleil a été créé pour réchauffer les chats. Non. Soleil d'abord, également pour les humains, et ensuite le bifteck et le faux-col. Pour pouvoir quitter le bateau et aller visiter Stamboul, faute de passeport, une casquette de matelot a vite fait mon affaire. Le gendarme turc, posté de garde, a bien compris cela, mais il a répondu par un sourire. Il savait que je n'allais pas voler Sainte-Sophie. Nous nous sommes baladés comme des dindons, nous moquant des touristes qui couraient tels des fous, pour ne rien man- MÉDITERRANÉE 25 quer de tout ce que leur signalait le Bae- decker. Nous avons mangé un bon pilaf, riz mêlé de morceaux de viande de mouton, du kébab, même viande, à la broche, et bu de petits verres de raki. Un peu trop de petits verres, sûrement, car nous nous sommes soûlés. Ce qui nous a donné envie de nous acheter des fez. Ainsi affublé, Moussa ne se distinguait plus des Turcs, avec son nez crochu, ses yeux et ses sourcils noirs, et son menton recourbé. Je lui tins compagnie partout et j'ai eu le tort de vouloir le braver même au narguilé, en dépit de ses avertissements. Cela m'a mis l'estomac sens dessus dessous. J'ai rendu pilaf, kébab et raki. Nous sommes rentrés au second coup de sirène, pour aller nous coucher. Si, à Constantinople, c'était le printemps, au Pirée et à Smyrne, c'est l'été modéré. 11 fait bien chaud, mais pas étouffant. Heureux mortels, qui n'ont que le souci du ventre (et encore), qui ignorent la néces¬ sité de porter des bottes et des fourrures, et de se chauffer jour et nuit, six mois sur douze. Heureux, surtout, de ne pas savoir ce que c'est que chercher son pain par 26 MÉDITERRANEE vingt degrés de froid, lorsqu'on préfère ne pas manger trois jours de suite, plutôt que d'aller battre le pavé, la chaussure criblée de trous, et de rentrer, le soir, affamé et gelé. Oui, ils sont mal nourris, cela est marqué sur leur visage. Cela se voit aussi aux combats féroces qu'ils se livrent, à l'arrivée des bateaux, pour mettre la main sur une malle et gagner un franc. Mais cette lutte est presque partout le lot de tous les déshé¬ rités, ailleurs aggravé par le froid, ce ter¬ rible ennemi dé l'homme, cause de maladies, de souffrances, d'infirmités, de morts, dont ces habitants de la Méditerranée n'ont au¬ cune idée. Des deux morsures qui empoi¬ sonnent l'existence humaine, celle de la faim et celle du froid, ils ne connaissent que la première. C'est énorme. C'est un grand bonheur. Nous l'apprécions, Moussa et moi, l'âme lourde de reconnaissance. Nous avons rejeté nos chaussettes de laine et la moitié de nos ignobles hardes. Nous évoluons en veston déboutonné, le chapeau sur l'oreille, la cigarette au coin des lèvres, l'esprit indolent, à l'exemple de tous ces Grecs, Turcs, Juifs, Arméniens, qui cro- MÉDITERRANÉE 27 quent des siragalicis et se dandinent au soleil. La mer les nourrit. Le ciel généreux les chauffe. Si cela n'est pas toujours suf¬ fisant, ce n'est pas des hommes qu'il faut espérer mieux. De leur Dieu non plus. J'aime Moussa chaque jour davantage. Ce n'est pas un bonhomme quelconque. Certes, il n'a pas beaucoup bouquiné dans sa vie, mais son esprit est ouvert à tout. Il est fin, émotif. Sa compréhension va jusqu'aux nuances de la pensée. Et il chante, d'une belle voix, de longs morceaux d'opéras et d'opérettes, en italien. Le com¬ mandant du Dcicia l'a entendu, un soir, et l'a félicité. Il a remercié avec distinction et a aussitôt pensé à ses malheurs : — Commandant, si jamais ma barque s'enlise à Alexandrie, auriez-vous la bonté de me remorquer jusqu'à Constantza ? — Volontiers mon ami ! Venez seule¬ ment me le dire ! Au Pirée, nous avons été sages. Nous ne nous sommes payé qu'une rapide balade, par le train électrique, à Athènes. Mais à Smyrne, la beauté des terrasses, des quais, des façades, des maisons le long du golfe magnifique, nous a tourné la tête et nous 28 MÉDITERRANÉE avons dépensé, ensemble, dix francs envi¬ ron. Ici tout est en marbre. Et quels nar- guilés somptueux, vrais minarets ! Après-demain, sixième jour du voyage, nous serons à Alexandrie. Que ferai-je là- bas ? Trouverai-je du travail ? Car, toute ma fortune, c'est une livre sterling. Mon cœur défaille, quand je pense aux affres de la faim, au manque d'abri. Nous nous encourageons réciproquement, Moussa et moi, quand le spectre des jours noirs se présente à notre esprit. Nous nous pro¬ mettons que celui de nous deux qui aura le plus de chance aidera l'autre. Et nous nous consolerons toujours, en comptant sur la clémence du ciel. Moussa ajoute immanquablement : — Puis, il y a le bar de Sarah... S'il marche bien, je permettrai qu'elle l'exploite encore cet hiver. Nous l'embellirons même d'une peinture murale, style baroque, et elle nous payera ça convenablement. Le tout, c'est de tirer la malheureuse des mains de cet infâme, qui lui enlève les sous pour les donner au jeu. Il paraît que « cet infâme » est un très beau garçon et un ouvrier pâtissier-confi- MÉDITERRANÉE 29 seur qui n'a pas son égal. Quand il le veut, il « plonge » pendant trois jours dans un « laboratoire » et « remonte », dix livres sterling dans la poche. Mais, voilà, il ne le veut pas souvent. Il déteste ces « plon¬ geons ». Il s'appelle Titel. Et Titel aime « plonger » ses mains plutôt dans la caisse du bar que dans les pâtes du « laboratoire ». Maintenant, fini avec l'Archipel et ses innombrables îles solitaires, riches de poé¬ sie, de couleurs, de soleil, mais où je ne pourrais vivre plus d'une semaine. Mainte¬ nant nous naviguons au large de la Médi¬ terranée. Nous venons de dépasser la Crète. La mer est lisse comme un petit lac. On sent, sous sa semelle, les moindres vi¬ brations que les machines transmettent au corps du navire. Et ce n'est qu'aujourd'hui que je m'aperçois de toute la beauté du Dacia. Ce n'est pas qu'il en impose par son tonnage ou son luxe, mais il est, à côté de nos trois autres paquebots qui font le même trajet, presque unique dans la Méditerranée par sa silhouette entièrement blanche. C'est un cygne. Voilà l'avantage du chauffage au mazout sur le charbon, car la masse de suie, crachée par les che- 30 MÉDITERRANÉE minées, rend impossible l'application de la peinture blanche à tout un bateau. Les cheminées du Dacia fument comme une pipe. Et si vous descendez à la chaufferie, vous ne verrez rien de la rude peine d'une douzaine d'hommes noirs qui charrient des tonnes de charbon vers les bouches de feu où les pelles n'arrêtent pas une minute d'alimenter les foyers. Rien. Trois hommes propres, une poignée de coton à la main, se promènent le long des chaudières, obser¬ vent les manomètres, règlent les robinets qui projettent le mazout avec un bruit assourdissant. Ce progrès de la technique du chauffage des navires, ainsi que le soleil qui darde aujourd'hui, permettent aux dames des pre¬ mières classes de se parer de blanc, de la tête aux pieds, sans crainte de se salir. Bancs et balustrades sont propres comme les objets d'un salon. Aussi, le spectacle qu'offre en ce moment le pont supérieur est des plus ravissants. Et il fait naître dans mon âme des sentiments contradic¬ toires. Certes, tous ces messieurs rasés de frais et vêtus de leur plus beau costume de MÉDITERRANÉE 31 voyage ; toutes ces jolies femmes, sédui¬ santes dans leurs robes de voile où le blanc domine, où un rare rouge, un bleu, un vert vous percent le cœur avec la violence de la couleur vive sous un ciel éblouissant ; puis, la féerie qui entoure notre paquebot, pour¬ suivi par une nuée de mouettes et perdu dans l'immensité marine — oui, tout ce spectacle me captive. J'aime le beau, la femme, la vie intense. Je n'envie pas ce monde et son bonheur, mais je ne dis pas non plus que mon monde et sa misère doivent être pris pour exemples de vie. S'il était dans mon pouvoir de choisir, je préférerais l'aisance à ma pauvreté. Néanmoins, je ne conçois pas le bonheur d'une vie somptueuse au milieu de l'atro¬ cité quasi universelle qui règne aujourd'hui sur la terre et qui est la condition absolue du bonheur d'une minorité. Si je devais à ce prix-là acquérir l'aisance, eh bien, c'est ma pauvreté que je préférerais. Je laisserais délibérément tomber de mes mains le plateau d'or sur lequel on m'offrirait mon bonheur, à côté du malheur d'autrui. Voilà, clairement exprimée, ma façon de concevoir la vie. Si jamais mon opinion changeait à 32 MÉDITERRANÉE cet égard, alors je serais un ignoble bon¬ homme. Qu'on me nomme traître et qu'on me pende! Il s'agit donc, chez moi, plutôt d'une mystique de l'honnêteté, que d'une théorie sociale. Celle-ci permet le bonheur person¬ nel au milieu de la misère générale. L'autre, non ! Jamais. Offense de l'âme. Enfin, il n'y a pas cent façons d'être honnête, d'avoir sa conscience exempte de toute hypocrisie, de pouvoir regarder quiconque dans le blanc des yeux et de lui dire : Je ne te dois rien ! Va-l'en, ma canaille de frère ! Et même si tu envies ce pain noir que j'ai sur ma table, prends-le ! Mais ne touche pas à mon âme ! Dernière nuit de voyage. Et quelle nuit ! Pareille à celles de nos mois d'août lorsque, dans les villages, on se rassemble dans la cour autour d'un brasier, pour griller des épis de maïs vert et écouter la cigale. Je suis avec Moussa, à la poupe du na¬ vire, où les hélices brassent l'eau dans un agréable mouvement rythmique et créent une route d'écume qui s'éloigne rapidement, effervescente, s'allonge et se perd à l'infini sous le clair de lune. 7 MÉDITERRANÉE 33 Il est tard. Presque plus personne, sur le pont de promenade. Nos amis les mate¬ lots nous ont apporté ici de bons restes de la cuisine, que nous avons dévorés avec grand appétit. Quelle chance, pour nous, d'avoir ces braves camarades ! Tout le long du voyage ils nous ont nourris ainsi, gra¬ tuitement, ou presque. (Lors des escales, nous leur payions un verre, c'est tout.) Sans cette assistance imprévue, ni Moussa ni moi n'aurions plus eu un centime, en arrivant à Alexandrie. Car, à moins d'être extrêmement économe, il est impossible de passer par tous ces beaux ports et de ne pas descendre les visiter, pour se dégourdir un peu et même se permettre parfois de se divertir, coûte que coûte. Maintenant, j'aimerais me tenir silen¬ cieux, immobile. Je voudrais qu'aucune parole ne troublât la paix de ces heures uniques dans ma vie. Je suis plein de bonté, de gratitude, d'espoir et il me serait si agréable de rester ainsi allongé sur le pont, dans l'obscurité, sans articuler un mot, de contempler la lune et de prêter l'oreille au frémissement de la Méditerra¬ née. Mais, voilà : Moussa est, ce soir, plus MÉDITERRANÉE 3 34 MÉDITERRANÉE malheureux que jamais. Il récite d'une voix éteinte, le drame de sa famille, dont la cause est Sarah. Ce n'est pas qu'il soit un homme pieux, au sens bigot, ou qu'il fasse grand cas de l'opinion des autres. Mais sa vie est empoi¬ sonnée par l'aventure de cette fille. Aucun de ses enfants ne peut se marier. La honte de Sarah les accable tous. — « Vous avez une prostituée dans la famille », leur crie- t-on. Comme cela doit être pénible pour un père ! Travailler comme un âne, pour élever huit enfants, et en arriver là. A part cela, Moussa se voit brusquement saisi par de sombres pressentiments. Il ne sait pas quelle foi il doit accorder à cette histoire de bar : — Si elle a un bar, raisonne-t-il, pour¬ quoi, depuis deux ans qu'elle est en Egypte, ne lui avons-nous jamais vu envoyer un franc à sa famille, un cadeau à ses sœurs, qu'elle sait pauvres ? Non. Même prosti¬ tuée, une Juive qui gagne de l'argent, qui prétend être en train de faire fortune, ne peut pas rester si insensible à la souffrance des siens. Dieu, si elle ment ? Si elle est dans la misère ? Alors, je suis fichu ! Alors, MÉDITERRANÉE 35 ma femme aura eu raison de me dire que je suis un vieux fou et que je m'embourbe¬ rai moi-même dans ce pays de malheur pour les Juifs. Mais, que veux-tu ! J'adore Sarah ! C'est mon plus bel enfant et le plus intelligent, le meilleur cœur. Ah, je tuerai ce type, qui a ravi et sali l'âme de mon foyer ! Pauvre, pauvre Moussa... Je ne l'aban¬ donnerai pas. Je ferai tout mon possible. S'il est nécessaire, eh bien, je sacrifierai, pour un temps, Mikhaïl. Nous arrivons. Alexandrie se dessine à l'horizon, clairement. On y distingue les palmiers, les minarets, les maisons aux toits à terrasse. A bord, les snobs, hommes et femmes, ont déjà couvert leur chef du casque en liège. Que c'est bête ! Tout le monde porte des lunettes contre la lumière tropicale. Contre la maladie des yeux aussi, à ce qu'il paraît. II sarah et ses... bars Advienne que pourra... Je ne sais pas encore ce qu'il en est du bar de Sarah, ni ce que nous deviendrons, Moussa et moi, mais je sais, dès ces premières heures à Alexandrie, que l'Egypte est un pays ma¬ gnifique. Je n'en bougerai pas, avant de m'en être rempli les yeux, l'âme, dussé-je crever de faim. Nous déambulons par toutes ces rues aux noms impossibles, depuis des heures. Mais il n'y a pas de bar et pas même de Sarah. Pour commencer, nous nous sommes dé¬ barrassés de nos valises, en les déposant chez un bistrot juif de la rue Khandak ; nous avons avalé quelque chose sur le pouce et nous sommes aussitôt partis à l'adresse 38 MÉDITERRANÉE donnée par Sarah. Là, première déception. D'abord, il n'y avait pas de bar. C'était une maison assez propre. Au second étage, une vieille Juive, fanfreluchée comme un chameau de parade, nous a reçus fraîche¬ ment : — Sara-a-ah ? Ba-a-ar ? Il n'y a jamais eu de bar, chez moi. Allez au Fort Napo¬ léon, si vous voulez des... bars ! Quant à Sarah, elle vient parfois ici enlever son courrier, mais elle n'y habite pas. Allez voir chez Mme Adèle, je n'en sais rien ! Chemin faisant, Moussa disait : — As-tu vu le bar de ma Sarah ? Je l'avais bien pressenti. Mensonge ! Je parie qu'elle est dans un bordel ! Mme Adèle nous reçut, elle aussi, comme un chien dans un jeu de quilles. Nous avions interrompu sa sieste. Une Juive encore jeune et fort avenante, mais méchante comme la gale, nous dit : — Fichez-moi la paix, avec votre Sarah ! Elle me doit plus de vingt livres. Elle n'arrivera jamais à rien ! On nous ferma la porte au nez. Nous nous consultâmes, là, sur le palier du pre¬ mier étage. MÉDITERRANÉE 39 — Allons au consulat, dis-je. A ces mots, la porte se rouvrit, Mme Adèle reparut, la mine plus bienveillante, mais moqueuse : •— Vous voulez aller au consula-a-at ? Peine perdue ! Des brochets et des carpes, comme Sarah et son amant, ne figurent pas dans les livres du consulat ! Moussa sursauta, piqué : — Quel « brochet », Madame ? Quelle « carpe » ? Sarah est ma fille, et je ne permets pas qu'on l'insulte ! — Ah ! vous êtes le père de Sarah ? Monsieur Moritz Feldmann, de Bucarest ? — Oui-i, oui-i-i... C'est moi, Monsieur Feldmann ! Mme Adèle ouvrit, toute grande, la porte : •— Ah, ça change, alors ! Donnez-vous la peine d'entrer, Messieurs. Elle nous introduisit dans un petit salon et cria : — Ahmed ! Ahmed ! Talata cafés ! Puis, s'excusant, elle disparut un instant, pour remettre sa toilette en ordre. — « Talata », malata, dit Moussa, je ne sais pas ce que c'est, mais il y a du café. 40 MÉDITERRANÉE et c'est bien, — As-tu entendu, la garce ? « Brochet ! » « Carpe ! » Deux fox-terriers, gras comme de petits cochons, qui dormaient sur un canapé, vin¬ rent flairer nos souliers. Moussa jeta un coup d'œil à la ronde : — Ça, c'est un intérieur de maquerelle ! chuchota-t-il. Voilà qui parle de « brochets » et de « carpes » ! Un tout jeune Arabe, vêtu d'une robe blanche et souriant de toutes ses belles dents, vint poser les cafés devant nous. Peu après l'hôtesse nous rejoignit et, sans plus, me donna une tape sur la joue, du dos de sa main grasse : — Gentil garçon ! Un peu pâle, mais intéressant. Vous venez d'arriver avec le Dacia, n'est-ce pas ? Nous acquiesçâmes. Elle ajouta : — Vous êtes venu seul, Monsieur Feld- mann ? — Seul, bien entendu. Et forcé. Mais qui pensez-vous que j'aurais pu amener, par hasard ? — Ma foi : une autre de vos jolies filles ! Nous en fûmes suffoqués. Mon ami se leva, roulant de gros yeux et rouge de colère ; MÉDITERRANÉE 41 ■— Mais, Madame, pour qui me prenez- vous ? Je suis un honnête père de famille ! La garce prit Moussa par les épaules et le fit rasseoir, puis, lui caressant une main : — Il n'y a pas que vous, cher Monsieur Moritz, qui êtes un honnête père de fa¬ mille. Mon père aussi a commencé par l'être et l'a été assez longtemps, mais, voyez-vous : un jour, je lui ai prouvé que cela, c'était bête, que son « honnêteté » ne nous nourrissait pas, et alors... •— Et alors, Madame, je ne marcherai pas ! s'écria le vieux. Alors, je tuerai ma famille ! Je ne ferai pas comme a fait votre père. — Mon père n'a rien fait, mais un jour, il s'est décidé à me laisser faire. Depuis, il y eut du bon pain blanc sur sa table. Il l'a mangé et a fermé les yeux. Vous seriez gentil, en l'imitant. N'embêtez plus Sarah avec vos cris désespérés, vos suppli¬ cations. Encore moins avec vos ordres. Qui a respiré une fois le vent du large... — Madame ! bondit Moussa. Dites-moi la vérité : elle est ici, mais elle se cache ! Mme Adèle le considéra avec pitié mêlée de mépris : 42 MÉDITERRANÉE — Non seulement elle n'est pas ici, mais je ne sais pas même où elle demeure en ce moment. Toutefois, je l'apprendrai et vous le dirai. Repassez demain. Mais allez d'abord voir à ces deux adresses. Elle se méfie de moi, parce qu'elle pense que j'ai l'intention de lui ravir son « brochet ». Ils ont fait voile un jour, sans crier gare, en oubliant de me payer les vingt livres sterling qu'ils me devaient. Dommage pour Sarah ! Elle est fréquentée par le « meilleur monde », mais aussi longtemps qu'elle se laissera pomper par Titel, elle n'arrivera à rien. Dans la rue, ma joie fut grande de m'apercevoir que mon ami n'était pas trop abattu, ainsi que je le craignais. Il marchait silencieux, mordillant sa grosse moustache grise, se plaisant à observer les choses autour de lui. Nous rencontrâmes une voi¬ ture à bras, chargée de cannes à sucre et assaillie par des Arabes et même par des Européens qui achetaient ce curieux comes¬ tible, en déchiraient l'écorce avec les dents et en suçaient avidement le jus. Moussa n'en revenait pas : — Ici les gens se nourrissent de bâtons ! Un mangeur arabe trancha avec le canif MÉDITERRANÉE 43 un bout de sa canne à sucre et nous en offrit à chacun un petit morceau, nous conviant à faire comme tout le monde. Nous essayâmes, sans succès. Le jus était très sucré, mais fade. Nous le crachâmes. On se moqua de nous. Moussa voulut enta¬ mer une conversation en turc. Personne ne le comprit. Les Arabes sont très communicatifs, plus que les Roumains et même que les Grecs. Ils doivent être de braves gens. Cependant, leurs entretiens sont violents comme des disputes. Pour trouver les deux adresses données par Mme Adèle, il nous a fallu marcher trois heures. On nous renvoyait d'un bout à l'autre de la ville. Et ce fut peine perdue. Partout, nous étions reçus par des Juives de Roumanie, des entremetteuses. Sarah ne leur a laissé que de mauvais souvenirs, à cause de son « brochet ». (Est-il donc si vorace, qu'on l'appelle « brochet » ?) Enfin, nous sommes rentrés exténués, à l'auberge de la rue Khandak, après avoir admiré un magnifique crépuscule sur une belle promenade qui longe la mer, près de la place Méhémet-Ali. Cette place même 44 MÉDITERRANÉE m'a charmé. Européenne et orientale à la fois. Beaux édifices, cafés et magasins mo¬ dernes. Monde select. Je me figurais l'Egypte comme un pays sale et mi-sauvage. Il n'en est rien. Mon pays est bien plus arriéré. Quant au climat, eh bien, j'ai vu des gens en costume blanc et chapeau de paille au mois de décembre ! Ça vaut donc la peine de souffrir parfois, pour vivre ici. Comme si en Roumanie je n'avais pas souffert! Plus le froid. Et même je crois pouvoir me débrouiller. Les Grecs y sont très nom¬ breux. Je parle leur langue. Je leur deman¬ derai du travail, n'importe quel travail. Mais, quelle grosse déception avec Sarah ! Elle n'a pas même donné à son père une adresse exacte. Heureusement, le brave homme ne semble pas trop s'en faire. Il n'en est pas moins chagriné. Au café où nous sommes descendus, il a bu trois verres d'eau-de-vie, coup sur coup, et n'a presque pas mangé. A neuf heures nous étions couchés. Une misérable chambre. Un seul lit. Deux francs la nuit. Mon compagnon de hasard m'a embrassé et m'a dit : MÉDITERRANÉE 45 — Tu es mon fils ! Moussa est très matinal. Au petit jour il était habillé et attendait, impatient, que je m'apprête à mon tour. Au lever du soleil, nous prenions nos cafés turcs et fumions nos narguilés à la terrasse d'un petit café arabe du port, où tout est moins cher. Je constate, de mieux en mieux, que Moussa est un admirable camarade. Même dans le malheur. Il accepte ce qui est, s'accommode à tout, brave les revers de l'existence et prend un vif plaisir, éprouve une joie aussi sincère devant les grandes choses, qu'en présence des menus faits de la vie quotidienne. Rien ne lui échappe. Curieux comme un enfant. Curiosité de bonne qualité : il a tout de suite remarqué la différence entre l'homme national et le cosmopolite, dont il voudrait saisir le carac¬ tère. Il est prêt à se mêler à toute conver¬ sation générale qui, ici, est commune entre consommateurs tombés à l'instant des qua¬ tre coins du monde. Je m'en suis convaincu hier soir, à notre auberge où des gens, qui s'ignoraient un quart d'heure avant, cau¬ saient comme des amis. Naturellement, pour pouvoir être de toutes ces causeries, 46 MÉDITERRANÉE il vous faut connaître une langue inter¬ nationale. Moussa en parle plusieurs, dont l'italien, qui est très répandu ici. Les por¬ teurs arabes mêmes le baragouinent un peu. C'est en italien également que notre cafe¬ tier, Ibrahim, nous dit son plaisir de nous recevoir dans sa baraque. Il est plein d'at¬ tentions pour l'Européen qui honore sa boutique — dont le plus grand mérite est qu'elle offre une vue superbe sur le port et la mer — et ne vous écorche pas. Que je serais heureux, si je pouvais, comme Ibrahim, gagner ma vie en liberté, face au soleil et à la Méditerranée ! Après ce bain de lumière, qui a duré jusqu'à onze heures, une rude douleur nous fut réservée. Grâce à des renseignements donnés par Mme Adèle, nous découvrîmes, enfin, le domicile de Sarah. Elle habite au premier étage d'une humble maison de la rue Anastase, chez un pauvre tailleur juif, qui lui a sous-loué une pièce. J'ai vécu une scène des plus pénibles. Sarah était seule, au lit, convalescente. A l'apparition inattendue de son père, elle a lâché un : « Papa ! » déchirant et s'est renversée, le visage enfoui dans les coussins,. MÉDITERRANÉE 47 Moussa, l'âme incroyablement pétrifiée, s'est assis, sans plus. Il n'est pas allé l'em¬ brasser. Il l'a laissée pleurer tout son soûl. Pendant ce temps, froidement, muet, il me montrait du doigt les signes visibles de la misère de sa fille : des souliers aux talons éculés, un sac crasseux, un chapeau de quatre sous, les restes d'un repas fait d'une boîte de sardines et de café au lait. A la fin, la figure toujours cachée, elle nous a priés de sortir un moment, afin qu'elle puisse s'habiller. Et sa voix était mélodieuse et triste. Nous sommes allés au café qui est en bas de l'immeuble. Là, mon ami a eu, lui aussi, les yeux remplis de larmes : — Si sa mère la voyait dans cet état, elle en mourrait de chagrin. Chez nous, il y a de la pauvreté, mais pas de misère. Tous mes enfants sont proprement nourris et vêtus. Notre intérieur, si modeste qu'il soit, est' un bijou, à côté de la puanteur où elle vit. Pourquoi supporte-t-elle cette maudite existence ? Je lui ai sans cesse écrit que je l'acceptais, quelle que soit son infamie ; et si elle rentre une nuit plus malheureuse qu'une mendiante, je me fais 48 MÉDITERRANÉE fort le lendemain de la parer de la tête aux pieds, dussé-je vendre mon âme au diable ! Pourquoi donc courir l'aventure, faner sa jeunesse ? Nous remontâmes. Tout était mis en or¬ dre. Et elle, une fée ! Une petite statue blanche, finement ciselée, fragile, dont les grands yeux noirs brûlaient d'une vie in¬ tense. Cette fois, son père l'écrasa dans ses bras. Elle pleura encore, mais en trépignant de joie : — Tu es là, papa, tu es là ! Je ne suis plus malheureuse ! Ne me plains plus ! Je te racontêrai tout. Il n'y a pas longtemps que nous sommes si misérables. C'est seu¬ lement depuis ma maladie... Moussa coupa : — Oui, c'est seulement depuis que tu ne peux plus être « fréquentée » par le « meil¬ leur monde », n'est-ce pas ? A ce moment, la porte s'ouvrit et un grand jeune homme blond parut. Il eut un cri et voulut saisir Moussa dans ses bras, mais celui-ci recula : — Arrière, canaille ! Et aussitôt, il le prit au collet et se mit à le frapper à la tête de coups de poings. Je MÉDITERRANÉE 49 m'interposai, ainsi que Sarah qui, hostile à ma présence un instant avant, eut main¬ tenant pour moi un doux regard, plein de reconnaissance. Elle adorait donc cette ca¬ naille. J'ai nettement compris cela, à son brusque changement d'attitude à mon égard. Je jugeai nécessaire de permettre à ces gens de vider leur querelle en famille et voulus me retirer. Moussa me retint, avec autorité : — Reste ici ! Tu connais tout mon mal¬ heur. Tu es comme mon fils. Je n'ai pas de secrets pour toi. Les deux autres n'en furent pas contents, mais ils firent semblant de n'avoir rien entendu. Le vieux éclata : — Il est joli ton bar, hé, ma fille ? Men¬ tir ainsi à tes parents ! Crois-tu que cela peut te porter bonheur ? Sarah joignit ses petites mains, comme pour une prière : — Papa... Je ne vous ai pas menti... Nous avons eu le bar. A Port-Saïd. Et il marchait très bien. Nous venions de nous débarrasser de toutes nos dettes et nous commencions à mettre un peu d'argent de MÉDITERRANÉE 4 50 MÉDITERRANÉE côté, quand une sanglante rixe ayant éclaté un jour entre des matelots, les autorités ont fermé le bar et tout s'est effondré. Moussa fixa sur moi un regard qui vou¬ lait dire : — Crois-tu un mot de tout ce qu'elle raconte ? Je décidai de mentir à mon tour et je dis : — En effet les Anglais ne plaisantent pas sur ces questions-là. Ils vous ruinent froidement. — N'est-ce pas, ami ? s'écria Sarah, le visage divinement rasséréné par l'aide inat¬ tendue que je lui apportais ; puis, elle ajouta : — Avez-vous déjà séjourné en Egypte? — Non. Mais j'ai un ami au Caire qui a été témoin d'une mésaventure semblable à la vôtre. Dieu, ce qu'on peut mentir par sympa¬ thie ! Que n'est-on pas capable de raconter, alors, par amour ? Mon ami n'en fut pas dupe, je le voyais bien, mais il se calma, écouta, se laissa ensorceler. La jolie créature broda sous ses yeux tout un tissu de mensonges. Les con¬ tradictions les plus grossières foisonnaient dans cette histoire du bar de Port-Saïd. MÉDITERRANÉE 51 Le « brochet » s'en mêlant pour corriger les bévues de sa complice, l'invraisemblance devint encore plus flagrante. Au lieu de se compléter, ils arrivaient à réfuter l'un les affirmations de l'autre. Mais le tableau était captivant. La colère du père fondait, rien qu'à considérer leur passionnante solidarité dans le malheur. Au demeurant, ils étaient les victimes de leurs propres illusions. Il n'était pas néces¬ saire d'être trop humain pour comprendre la situation de ces deux épaves qui ne vou¬ laient que sauver les apparences, un reste de dignité. Puis, à les voir tous deux si jeunes, et les traits du visage durcis déjà par les privations, l'âme contrefaite, la conscience violée par le besoin de mentir, devenu habi¬ tude, toute intention de les confondre s'écroulait sous le poids de la pitié qui vous fendait le cœur. Il était moins loquace qu'elle, plus sérieux, ne riait et ne souriait presque pas. Avec sa petite moustache et ses cheveux blonds, il paraissait un gamin qui voulait être grave. On savait qu'il avait dû fuir le service, et c'est ce qui les avait décidés à aller « faire fortune » en Egypte. 52 MÉDITERRANÉE Quant à Sarah, il était impossible de lui en vouloir. Tout était frêle dans sa cons¬ truction. Une vraie miniature, facile à bri¬ ser. Seuls ses yeux, d'une grandeur peu com¬ mune, témoignaient d'une force prête à batailler avec quiconque voudrait contra¬ rier la poursuite du mirage qui les passion¬ nait. Rentrant chez nous, le soir même, Moussa me disait : — Maintenant je sais ce qui me reste à faire : ma fille est l'esclave de ce type. Elle ne me suivra à la maison que ligotée. Eh bien, je lui passerai la camisole de force. Et l'argent de notre voyage, je dois le trouver par tous les moyens : par mon travail, en le mendiant ou en le volant. Ainsi décida Moussa, et les choses se passèrent bien autrement. Pas plus tard que le lendemain, le hasard parut favoriser les plans de mon ami. Il fit la connaissance d'un riche hôtelier juif qui lui offrit un important travail de pein¬ ture dans son hôtel. L'homme ne me plai¬ sait pas. Il était glacial, mais Moussa attri¬ bua ce défaut à son caractère formé sur MÉDITERRANÉE 53 les bords de la Tamise où, paraît-il, les gens sont bourrus. En échange, l'Anglo-Juif ne daigna pas même discuter le devis présenté ; il en accepta le prix forfaitaire : — Ça va, si je suis content du travail. Nous jubilâmes, malgré son refus de nous accorder un acompte. Il se chargeait de payer toutes les fournitures, à la livraison, mais pas d'acompte. Tant pis. Nous avions de quoi vivre jusqu'à l'exécution d'une par¬ tie du travail, qu'il serait bien obligé de nous payer, en proportion, conformément à la règle. A midi, en allant chez Sarah, autre sur¬ prise agréable. Une vraie fête nous atten¬ dait. D'abord les deux amoureux étaient entièrement habillés de neuf, puis devant nous, un repas copieux où figuraient une oie rôtie et le faible de Moussa : du vin roumain et de l'eau-de-vie roumaine, notre fameuse tsouica ! Nous n'en revenions pas. La petite, radieuse, s'écriait : —- Cela vous en bouche un coin, n'est-ce pas ? Eh bien, c'est Titel qui a fait le coup ! — Quel coup ? Quel coup ? répétait le vieux, déjà un peu gris et contrarié dans ses sentiments hostiles au garçon. Ce n'est 54 MÉDITERRANÉE pas de « coups » qu'on doit vivre, mais d'un travail honnête et régulier. Je n'aime pas les « coups », moi. Empocher cinquante livres au jeu, une fois l'an, et crever de faim le reste du temps, non, ce n'est pas là une vie que je tolérerai à ma fille. Mais le cœur de l'homme est un haut fourneau où descendent et fondent toutes les duretés que la raison se plaît à fabriquer. Surtout quand cette raison est assaillie par les attentions constantes d'un charmant jeune homme qui vous verse à boire, vous découpe dans l'assiette une cuisse rebelle de volaille, vous glisse un coussin sous les fesses, vous épluche la plus belle pomme, vous ramasse la serviette tombée par terre. Et « papa » par-ci, et « papa » par-là ! .Mot traître dans la bouche d'un éventuel pre¬ mier gendre, attendu d'un cœur si grande¬ ment ouvert. C'était cela. Moussa, quoique toujours sur ses gardes, mangea, but, se laissa cajo¬ ler, l'œil méfiant et, à la fin, se renversa sur un fauteuil, le visage épanoui comme une pastèque coupée en deux. Là, immo¬ bile et bouillant, taciturne et crevant d'en¬ vie de parler, il considéra longuement Titel. MÉDITERRANÉE 55 Ma foi, on ne sait plus ce qu'il faut croire de ce diable de garçon ! Est-ce un honnête homme ? Est-ce un chenapan ? Bon. On verra ça plus tard. Pour lé moment, Moussa voudrait fumer : — N'y a-t-il pas moyen d'avoir, ici, un narguilé ? Titel et Sarah échangent un rapide coup d'œil et sont prêts à pouffer de rire : — Je vais voir en bas, dit Titel. Peu après, il fait une apparition triom¬ phale. Il apporte un mignon narguilé de toute beauté, battant neuf. La bouteille en est ornée de fleurs. Le reste, cuivre et am¬ bre. Moussa est ravi, remercie et se met à aspirer avidement, mais il ne sait pas tout : — Papa ! lui chuchote Titel à l'oreille. Ce narguilé est à vous. Je vous l'offre. C'est le coup de grâce. Moussa saute debout et embrasse tendrement son éven¬ tuel premier gendre. Sarah sanglote de joie. Et moi, malgré mon désir, je me dis qu'il serait inutile que je fasse la cour à une femme qui sait si bien ligoter celui qui voulait la ligoter. Aussi, je me contente d'admirer sa belle cheville, que je voudrais religieusement baiser, et je me demande 56 MÉDITERRANÉE s'il n'est pas préférable d'être plutôt une fripouille qu'un honnête homme, lorsqu'on veut se faire adorer par de tels anges. Car, on ne me fera jamais croire qu'un homme, en toute honnêteté, peut livrer son trésor aux baves du premier bon payeur venu. Non, je me ferais plutôt couper en morceaux. Et peut-être que Moussa, tout heureux qu'il fût de son narguilé, n'avait pas cessé de penser comme moi. Mais on lui préparait un dernier coup, celui qui devait lui donner à réfléchir sérieusement et le faire complè¬ tement changer d'orientation. Et ce coup, je l'avoue, m'étourdit à mon tour. Je ne sus plus distinguer le réel du magnifique mirage. Au reste, il faut bien le dire, les ensorceleurs étaient eux-mêmes des ensor¬ celés. Ce fut un vrai coup de théâtre. Je pensais, comme Moussa, que l'argent trouvé par Titel venait du jeu. Il n'en était rien. Cet argent représentait la con¬ clusion d'une grosse affaire que les deux aventuriers, associés à un troisième, ve¬ naient de réaliser. Et comme ils ne préci¬ saient pas de quelle « affaire » il était ques- MÉDITERRANÉE 57 tion, Moussa les mit en demeure de parler ouvertement. — C'est un grand bar, que nous voulons monter à Khartoum, lâcha enfin Sarah. — Encore un bar ! s'écria le pauvre vieux, rejetant au loin sa chibouque. Non, non ! Ne me parlez plus de bars ! J'en ai assez du premier, que vous m'avez fait avaler. Au diable, tous vos bars ! Il n'était plus ivre. Il redevint agressif. Toute la certitude de ses malheurs s'ancra à nouveau dans son esprit et il alla jusqu'à les menacer de la police. Mais il n'y a rien à faire contre des demi- fous qui sont de bonne foi. Leur pouvoir de persuasion est illimité, parce qu'aucune réalité n'est plus palpable que la leur. Ils laissèrent mon ami épuiser sa rage, puis on nous pria de descendre, pour une promenade. Dans la rue, Titel héla un beau fiacre : Harabaki ! Nous montâmes. Sarah et son père s'installèrent sur les coussins. Le pâtissier et moi, sur le strapontin. La voiture s'élança au petit trot. Il faisait un temps que je ne puis compa¬ rer à rien de ce que je sais de mon pays, car, ici, la nature offre au ciel un cadre 58 MÉDITERRANÉE qui n'existe pas chez nous. Nous en fûmes, Moussa et moi, littéralement hypnotisés, surtout au moment où, quittant la ville, une promenade de rêve s'ouvrit en bordure de la mer. Forêt de palmiers, tout le long du chemin, et succession ininterrompue de villas fastueuses, comme on n'en voit que dans les contes illustrés des Mille et une Nuits. — C'est Ramleh, osa murmurer Titel. Nous lui en sûmes gré. Nous en étions transfigurés. Le cauchemar de toute vilaine réalité s'évanouissait dans nos âmes. Le besoin de tout oublier s'imposait à notre esprit. Place aux rêves ! criaient nos cœurs. Lumière et couleurs, coûte que coûte ! Et dans le bercement de la voiture, vaincu par ma reconnaissance envers la Création, je pris la main de celle qui me faisait vivre cette minute, grâce au sacrifice de son jeune corps, et je la portais à mes lèvres brûlantes. Elle me laissa faire, sourit à son amant et coucha sa belle tête sur l'épaule de son père. Celui-ci lui baisa le front, fasciné, inconscient. C'est ainsi que la paix, une paix doulou- MÉDITERRANÉE 59 reuse, pénétra dans nos âmes à tous les quatre. Les circonstances firent le reste. Car un fait se produisit qui enflamma l'imagina¬ tion de Moussa, presque au point où l'était celle de sa fille. Je fus de la partie. Voici comment : A Ramleh, nous prîmes place sur la ter¬ rasse d'un grand café où les vagues de la mer venaient se briser à nos pieds. Rien que du monde riche. Nous en étions presque gênés, Moussa et moi, et contemplions l'in¬ vraisemblable féerie du soleil couchant, l'âme attristée en songeant que l'homme gâte délibérément sa vie et se rend indigne de tant de beauté. Sarah dit : — Tu vois, papa, pourquoi je veux ou bien faire fortune ou mourir ? Sans argent, toutes ces splendeurs n'existent pas. C'est l'atelier ou le magasin où mes sœurs pas¬ sent leur vie. C'est ton chantier. Moussa hochait la tête, mélancolique¬ ment, et voulut répondre quelque chose, mais un beau monsieur surgit derrière Sarah et Titel, qui l'accueillirent avec une petite exclamation de joie mêlée de respect. Il MÉDITERRANÉE baisa la main de la jeune femme, qui fît aussitôt les présentations : — Mon père et notre ami Adrien Zo- graffi; M. Falconi, exportateur de tabac et notre bailleur de fonds dans l'affaire du bar. Puis, s'adressant au bailleur de fonds : •— Mon père est au courant. Naturelle¬ ment il trouve l'entreprise hasardeuse. Falconi considéra Moussa avec ironie et passa une main fine sur sa belle chevelure grisonnante : — Hasardeuse ? Bien entendu. Mais, y a-t-il autre chose que le hasard qui nous mette au-dessus de la médiocrité ? Je vou¬ drais le savoir. Est-ce le travail ? Le ta¬ lent ? Je n'en crois rien ! Il changea de conversation, demanda à Sarah des nouvelles de sa santé et brusque¬ ment revint à Moussa : — Quelle est votre occupation ? — Peintre en bâtiments. —- Ah ! C'est le métier de mon père. Eh bien, à votre exemple, si les apparences ne me trompent pas, lui non plus n'a pas fait fortune avec sa peinture. Et il avait parfois jusqu'à cinquante ouvriers qui tra¬ vaillaient pour son compte. MÉDITERRANÉE 61 — Ne peut-on être heureux qu'étant fortuné, Monsieur ? demanda Moussa. — J'en suis convaincu, mon ami ! Pour moi, en tout cas, il vaut mieux être riche que pauvre ; maître que domestique. Si ce n'est pas votre avis, vous êtes un monstre. — C'est mon avis, également, avec une réserve : c'est d'avoir toujours les mains propres. — Je n'aime pas la propreté des mains du charbonnier ! Justement, on pouvait admirer les sien¬ nes qui, savamment, introduisaient une ciga¬ rette dans un beau fume-cigarette d'ambre. Il passa encore une fois à autre chose, sans plus s'occuper de savoir si Moussa voulait ou non lui répondre. Il commanda du whisky et en versa à tout le monde, d'autorité. Je bus sec, ainsi que mon ami, et après le second verre nous étions ivres. C'est ainsi que, sans plus savoir comment, au bout d'une heure, nous nous rendions tous à l'avis de M. Falconi, reje¬ tant au diable nos « réserves ». Alors, le gentleman, se levant, mit devant Moussa un petit tas de dix livres sterling, en ajou¬ tant tout bas : 62 MÉDITERRANÉE — Venez, ainsi que M. Zografïî, au Caire, où nous serons sous peu. Là, si vous y tenez, je ferai de vous un peintre entre¬ preneur, bien outillé. M. Falconi baisa longuement la main de Sarah, secoua vigoureusement les nôtres et disparut comme un prestidigitateur qui vous laisse bouche bée, après un tour de force. — Évidemment ! concluait Moussa, les jours suivants, se souvenant sans cesse de Falconi et voulant justifier ses concessions. — Évidemment ! L'homme n'est pas une pierre. Dès l'instant où la vie vous offre de si renversantes surprises, tout change. Perspectives, opinions, principes. On com¬ prend cela. Toutefois, je tâcherai de garder mes mains aussi propres que possible. Et je ne surveillerai pas moins les mouve¬ ments de Sarah. Après tout, ce Falconi peut n'être qu'un aventurier. J'aurais en¬ core mon mot à dire, avant qu'il n'entraîne ma fdle dans le Soudan. En effet, il ne perdait pas le nord et jouait sur deux tableaux. Au bout d'une semaine de travail chez l'hôtelier, celui-ci ayant gagné sa confiance, Moussa l'initia MÉDITERRANÉE 63 à l'histoire de Sarah et lui demanda, si à l'occasion il pouvait compter sur le concours de la police pour le débarrasser de Titel afin de ramener sa fille en Roumanie. Le Juif anglais lui répondit : — Je n'ai qu'un mot à dire, et votre Titel sera le lendemain embarqué pour le Pirée. Moussa en fut content et expédia aussitôt à sa femme un mandat postal de cinq livres, prises sur les dix que Falconi lui avaient données. — Nous aurons suffisamment d'argent, disait-il, soit pour rentrer à Bucarest, soit pour nous installer au Caire, selon le cas. Notre travail marche bien. Encore une semaine et il est fini. Alors, en déduisant les fournitures, il nous restera une douzaine de livres à partager fraternellement. Ce sera parfait ! Son calcul était exact. Travaillant d'ar- rache-pied, nous parvenions à la fin à empo¬ cher chacun six livres sterling, tout en ayant bien vécu pendant deux semaines. Mais nous avions compté sans l'ignominie humaine. Elle nous éclata au visage de façon inattendue. 64 MÉDITERRANÉE Ayant terminé le travail, nous nous pré¬ parions à emballer nos outils, quand l'hôte¬ lier, toujours calme, nous demanda ce que nous faisions là. Moussa répondit, le plus naturellement du monde : —- Eh bien, en attendant que vous nous régliez notre compte, nous allons ramasser nos affaires. — Quel compte ! Quelles affaires, s'écria- t-il, vous plaisantez ! Et la salle de récep¬ tion, vous ne l'avez pas même commencée ! Le vieux blêmit : — Mais, Monsieur, il n'a pas même été question de cette salle. Elle n'est pas com¬ prise dans le prix. Ce fut un gros scandale. Et, devant la mauvaise foi criante de l'hôtelier, nous allâmes nous plaindre à la police. Nous le lui fîmes savoir tout d'abord. Il nous en sortit une belle : —- Allez-y. Puis j'irai à mon tour deman¬ der ce que vous fichez là, tas de maque¬ reaux ! Nous encaissâmes le soufflet et comprîmes que ce misérable pouvait nous faire beau¬ coup de mal. Néanmoins, nous allâmes au poste. Un fonctionnaire européen, en uni- MÉDITERRANÉE 65 forme, nous reçut avec déférence et nous écouta jusqu'à la fin, puis : — Avez-vous un devis détaillé, approuvé et signé par votre client ? nous demanda- t-il. " — Non. Nous avons travaillé à forfait, nous étant entendus verbalement. Le policier ouvrit les bras : — Alors, rien à faire ! Nous retournâmes chez l'hôtelier, nous suppliâmes, nous humiliant comme des chiens battus. Il nous remit, à la fin, trois livres, des douze qui nous revenaient en toute justice, et nous mit à la porte. Plus tard, nous apprîmes des voisins que nous n'étions pas les premières victimes du salaud, que c'était chez lui un système de rouler quiconque travaillait dans ces conditions. Sarah fit de son mieux pour consoler le vieux. — Tant pis, papa, nous partons après- demain pour Le Caire, et là tu seras un entrepreneur autrement considéré. — Et si tout va bien, je ferai venir toute la famille en Egypte ! ajouta-t-il. Et toi, Adrien, tu seras mon associé. MÉDITERRANÉE III joies et misères « égyptiennes » Ce n'est pas à Alexandrie, mais au Caire qu'on se sent vraiment en Egypte. D'abord, la rue est beaucoup moins européenne. Puis, les vieux édifices et monuments arabes sont bien plus beaux et plus nombreux qu'à Alexandrie. Et encore, pour un ignare comme moi, dont l'esprit est obsédé par les visions symbo¬ liques décoratives, la ville ne me révéla que les traces d'une vieille civilisation arabe, pour ne pas parler de la population autoch¬ tone, qui n'a presque rien d'égyptien, qui est arabe. Aussi, est-ce seulement devant les Pyramides et le colosse de sphynx que j'ai retrouvé l'Egypte des Pharaons et de mon enfance. Leur masse écrasante isolée au milieu des sables, exempte de tout tri¬ potage moderne, témoigne, dans sa nudité éternelle, de la passion inaccessible de ces 68 MÉDITERRANÉE grands rois bibliques qui ont pensé sincère¬ ment à leur âme et l'ont glorifiée à jamais. Le Nil m'a déçu. Il est boueux comme le Danube. Et il n'a point de crocodiles. Mais les magnifiques palmiers qui le bordent par endroits font également l'Egypte de mes images d'enfance. Quant au musée de Boulac, ses momies me dégoûtèrent et tout le reste me fatigue. Je n'aime pas ce qui est catalogué. J'avais hâte d'en sortir et d'aller me reposer dans le beau jardin de l'Esbékieh, où l'entrée coûte une piastre. Mikhaïl, qui me conduit partout, à ses heures libres, n'est pas content de mes impressions, qu'il aurait voulu plus litté¬ raires, plus développées ; il s'attendait à ce que j'en fisse de mirifiques descriptions, dignes d'être publiées par un journal. Il me connaît mal, lui aussi, je suis très peu apte à transformer mes sentiments en mé¬ tier, à en tirer parti. — Ce qui revient à dire que tu n'es pas artiste, m'a-t-il affirmé. Un artiste n'a de sentiments que pour les exploiter dans son art, qui devient un métier comme un autre, avec cette différence qu'il ne s'apprend pas. Peut-être bien. Tant pis. Je préfère ne MÉDITERRANÉE 69 pas être un artiste que me forcer à le deve¬ nir au prix de voir ma vie gâchée, si je n'y parviens pas. Car je sais, par l'exemple de tant d'autres, que lorsqu'on se met dans la tête de vouloir être un artiste à tout prix, on ne vit plus que pour ce but-là. Non, non ! J'aime ma belle vie pour elle- même. Je suis heureux de me trouver en Egypte, d'être libre, en mangeant tous les jours, si possible, et même en ne mangeant pas si cela me chante, si parfois la liberté m'est plus nécessaire que le pain. (Je mau¬ dirais une société socialiste qui m'empê¬ cherait de vivre à ma fantaisie.) Puis, n'est-ce pas un bonheur encore d'avoir des amis tel qu'un Mikhaïl et un Moussa ? Qu'est-ce qu'il me faut de plus ? Un peu de santé. — Une « situation » ? Je la cède à ceux qui en font le but de leur existence. Quant à l'art, je ne l'aime que lorsqu'il est de première grandeur, comme les étoiles. Eh bien, si je n'en fais jamais, d'autres le feront, et je le goûterai comme si j'en étais l'auteur. N'est-ce pas honnête ce que je dis là ? Moussa ne m'a accompagné que très rare¬ ment au cours des incessantes visites que j'ai rendues à tout ce qui est digne d'être vu ici. C'est curieux, il est totalement fermé à ces beautés historiques et monumentales. Il n'en fait aucun cas. En échange, la nature généreuse du pays exalte son âme d'une manière quasi religieuse. Dommage que cet ami soit si tourmenté par les soucis de sa famille. Maintenant il s'est emballé sur l'idée de s'installer patron- peintre au Caire et d'y faire venir tous les siens. Il court toute la journée à la recher¬ che d'une boutique. Il court, une seule dans sa poche, espérant en Falconi, qui, lui, ne se presse pas de lui remettre les sommes nécessaires à ses installations. Le gentleman a, du reste, également tari les avances à ses associés. Titel et Sarah sont presque à sec. Il y a quelque chose qui ne va pas. Une sorte de bâton dans les roues de l'affaire du futur bar. Sarah va tous les jours chez son « bailleur de fonds » et rentre joyeuse, mais je crois que sa joie est feinte. J'ai surpris, chez elle, des moments de lassitude accablante. père ne s'aperçoit de rien. Il ne voit que sa future boutique. Chacun son mirage. Je dis mirage, mais je ne pense pas que MÉDITERRANÉE 71 Falconi soit capable de les lâcher, tous, sans crier gare. Ce serait affreux pour ces pauvres amis. Pourtant, le fait est qu'il ne se montre plus si généreux. Depuis une semaine que nous sommes au Caire, ni Moussa, ni moi n'avons vu le bout de son nez. Il habite le Continental, où l'on ne pénètre pas comme on veut. Nous habitons, nous, le brave et populacier Darb-el-Barabra. Sarah et son ami étaient descendus, en arrivant, à l'hôtel Port-Saïd, mais au bout de deux jours, ils se sont vite ravisés. Ils occupent, mainte¬ nant, une chambre contiguë à la nôtre, qui est plus que modeste. Nous ne payons que deux thalers par mois. Mais il nous faudra gagner ces treize francs ainsi que notre nourriture, et pour le moment il n'en est pas question. Nous grignotons nos maigres économies, en at¬ tendant le grand geste de Falconi, qui doit faire de Moussa « un entrepreneur autre¬ ment considéré », comme disait Sarah. Mikhaïl est tout à fait sceptique. Il aime Moussa, avec qui il se plaît à parler turc, et il éprouve de la sympathie pour les deux amants, mais il raille aussi bien le 72 MÉDITERRANÉE « bar de Khartoum » que notre « entreprise de peinture ». — Tu ferais mieux, me conseille-t-ii, d'aller t'embaucher quelque part avant d'épuiser ton dernier shilling. Si cela t'ar- rive, je te mettrai au régime du foull, qui est de la fève cuite, plat national de l'Arabe pauvre, adopté d'enthousiasme par l'Européen chômeur, mais dont on se passe volontiers, dès qu'on le peut. Son goût m'a fait passer toute envie de liberté « égyptienne » dépourvue de livres an¬ glaises. Je trouve Mikhaïl changé, à tout point de vue. D'abord il est malade, il tousse, fait de la fièvre, transpire la nuit. Il est tuberculeux et le sait. Mais cela lui est venu ici en Egypte, après un excès de travail imposé par pure bêtise, c'est-à-dire pour gagner beaucoup d'argent. Il en gagne pas mal, de nuit, comme portier, et comme interprète, le jour, quand il ne devrait faire aucun service, mais dormir, se reposer. Non. A peine s'il attrape quelques heures de sommeil sur vingt-quatre. Je le vois, matin et après-midi, courir avec les tou¬ ristes. La nuit, à son poste, la fatigue MÉDITERRANÉE 73 l'écrase. Cependant, il n'est pas maigre, il a même grossi. Son âme est la même : toujours éprise de beauté et de savoir, mais elle est ternie, étouffée, par cette brusque cupidité. Un jour, comme je lui reprochais son avarice et lui rappelais notre vie libre de jadis, il a tiré de sa poche une poignée de livres sterling, me l'a montrée, avec un regard que je ne lui connaissais pas, et m'a dit, d'un ton sarcastique : — La liberté ? La voici ! Mon arrivée ne l'a pas réjoui outre me¬ sure. Certes, il est content que je sois là, et je crois qu'il m'aime toujours. Mais je ne lui ai vu faire aucune de ses petites folies d'antan, pour fêter notre revoir sous ce ciel, après huit mois de séparation. Bien mieux, il trahit chaque jour sa crainte de me voir tomber à sa charge. Adieu notre « bourse commune » du temps où il n'avait pas des poignées de livres-or ! Misère de l'âme humaine... J'ai trouvé du travail chez M. Wirth, un Tchèque qui a longtemps habité la Roumanie. Très aimable patron. Très brave homme. Tous les ouvriers sont contents 74 MÉDITERRANÉE de lui. Comme la chaleur est tropicale, à midi, il permet à ses hommes de faire la sieste jusqu'à deux heures. C'est une me¬ sure humaine, doublée d'un bon calcul. L'ouvrier qui avale rapidement son repas, entre deux courses sous un soleil violent, et qui remonte aussitôt sur l'échelle, l'esto¬ mac gonflé, ne fait que bâiller pendant des heures, il est lent, le travail n'avance point. Le traquer ne sert à rien. M. Wirth préfère le laisser se reposer une heure entière, soulager son ventre, puis empoigner la besogne courageusement. C'est la première fois que je vois ce système. Il paraît que le résultat en est excellent. Tant mieux pour tout le monde et j'en profite. Les prix sont bas. Je ne gagne que cinq francs par jour. La faute en est à l'ouvrier arabe, qui travaille pour quatre et même pour trois francs. Mais, aussi, il est rare¬ ment bon ouvrier. Néanmoins, les trois quarts des travaux des bâtiments s'exé¬ cutent ici avec la main-d'œuvre indigène. Cela s'entend. En Egypte, l'Arabe est chez lui. Je tâche de lui être sympathique et j'y réussis facilement. Je lui trouve un bon caractère. Pour peu que l'Européen MÉDITERRANÉE 75 le traite en camarade, il redouble d'amabi¬ lité. Pourtant, il ne connaît jusqu'ici de la civilisation européenne, que l'occupation anglaise, qui n'a encore rien changé à sa mauvaise nourriture, à son taudis, et sur¬ tout au terrible trachome qui l'aveugle. Je vois peu d'indigènes pauvres qui n'aient les yeux purulents. C'est un lamentable spectacle, tous ces gens qui traînent la savate par toutes les rues, hommes et fem¬ mes, les bébés dans les bras, tous mendiants ou demi-mendiants et parmi lesquels la conjonctivite granuleuse fait rage. Sur leurs yeux, les mouches forment des masses com¬ pactes, rarement dérangées. On n'ose pas toucher leurs mains. Personne ne s'occupe de combattre le fléau d'une manière efficace. Notre chantier est à l'hôtel Sémiramis, immense construction au bord du Nil. Des étages supérieurs, la vue est si grandiose que les ouvriers étrangers, comme moi, s'oublient à contempler le panorama, éba¬ his, l'outil à la main. L'hôtel devant s'ou¬ vrir incessamment, tous les corps de mé¬ tiers sont ici au travail à la fois, une cen¬ taine d'ouvriers formant une cohue mal dirigée dont un tiers au moins est de trop 76 MÉDITERRANÉE et ne sait que faire. On erre parfois d'un étage à l'autre pour chercher un contre¬ maître. Il y en a qui, profitant du désarroi, s'enferment dans un réduit et dorment pen¬ dant des heures. Aucun chef d'équipe ne connaît exactement le nombre des hommes qu'il commande. Personne n'en souffre. Tous les devis sont chargés, comme de juste, lorsqu'on vous demande de finir vite. On met trois ouvriers là où il n'en faut que deux. Au début je me faisais du mauvais sang dès que je restais un quart d'heure inoc¬ cupé. Même si je ne suis pas fautif, je n'aime pas être surpris par un contremaître en train de ne rien faire, me voir obligé de justifier mon désœuvrement, palabrer avec un homme qui veut avoir toujours raison. Non, le travail, c'est le travail. Si le désir de flâner s'empare de moi, je préfère ôter ma blouse et m'en aller flâner pour mon compte, l'âme en paix. Ici il en va autrement. Eh bien, finale¬ ment, j'ai emboîté le pas. J'attends, mon devoir terminé, qu'on vienne me dire où je dois continuer ma journée. Je rêve, accoudé à la fenêtre, parfois MÉDITERRANÉE 77 une heure. Tout seul. Je rêve avec ma tête peu encombrée de souvenirs histori¬ ques. C'est un mal. Le rêve doit être plus réel lorsqu'une solide charpente de rémi¬ niscences le soutient. Or, je ne sais que peu de choses du passé lointain de ce pays, comme de tout le passé de l'humanité. Et ce n'est pas le manque de temps pour m'instruire qui en est cause, mais bien mon impossibilité de retenir les faits. Mon cer¬ veau est rebelle à tout enrichissement qui vient des lectures. Si ma mère avait pu in'envoyer au lycée, j'y aurais été d'une affreuse médiocrité. Tandis que, tel que je suis, je ne singe personne, je ne me hasarde pas à voler à des altitudes où l'on doit avoir des ailes que je n'ai pas. En échange, j'apprécie toute miette de savoir, venant tomber à vif sur ma sensibilité qui, elle, ne connaît pas de repos. Je suis un brasier de désirs. La terre et la vie ne sont jamais trop grandes pour mon pouvoir de les sentir. Je suis une taupe incandescente, vraiment. Eh bien, après un mois de tergiversa¬ tions et de réticences, le beau M. Falconi a lâché le morceau. Nous sommes en fé- 78 MÉDITERRANÉE vrier. Un soir, Sarah est venue, la mine défaite, raconter comment le gentleman, jetant bas son masque, lui a proposé de le suivre en Argentine, elle seule. C'est un pourvoyeur de grandes maisons closes. Voilà tout son bar ! Et la pauvre Sarah a été sa maîtresse pendant six mois, une maîtresse qui recevait, de temps à autre, tout juste de quoi ne pas crever de faim. Elle ne lui demandait rien, toujours dans l'espoir qu'il finirait par financer le bar de ses rêves. Jamais il n'avait avoué le fond de sa pensée, convaincu que la misère de son gibier serait le meilleur artisan de l'œuvre poursuivie avec finesse. La détresse de mes amis, leur désespoir sont plus grands que jamais. Le plus à plaindre est Moussa. Il travaille, avec moi, chez Wirth, et reçoit six francs par jour, mais cet argent ne suffit pas pour les nour¬ rir tous les trois. Sarah est de nouveau malade. Elle souffre d'un mal chronique à la matrice, qui l'immobilise au lit. Je la regarde, impuissant. Parfois, je lui apporte des douceurs. Elle m'est tou¬ jours plus chère, cette petite. C'est une martyre, victime de ses propres illusions. MÉDITERRANÉE 79 Elle n'est pas du tout coquette. Une âme sincère qui se détraque, se pervertit, en forgeant des chimères. Elle n'en est jamais lasse. Au contraire, il n'y a que les plans fantastiques qui la font vivre ! Pour peu qu'on se plaise à l'écouter, ses yeux se rallument, son babil devient intarissable, ses joues s'empourprent. Elle resplendit alors de toute sa beauté. C'est pourquoi j'aime souvent lui tenir compagnie, maî¬ trisant à grand'peine une envie folle de l'écraser dans mes bras. Sarah veut faire fortune, s'habiller comme une reine, rentrer à Bucarest, combler de faveurs les siens et humilier ses rivales, certaines Roumaines aisées qui l'avaient jadis traitée de « Juive pauvrette #. Un orgueil démesuré ronge le cœur de cette enfant. Elle me raconte en détail comment elle s'y prendra pour éblouir ses « enne¬ mies » et les ridiculiser en public : — Me voyant riche, elles voudront, sûre¬ ment, que je sois de toutes leurs fêtes. Je ferai la difficile. Je me laisserai prier, leur montrant que je ne fréquente que l'élite bucarestoise, car, il n'y a pas de doute, toutes les bonnes maisons m'ouvriront leurs 80 MÉDITERRANÉE portes. (Tu sais, chez nous, les origines des fortunes les plus « honorables » sont plus suspectes que ne le sera la mienne.) Enfin le jour où j'apprendrai que toutes mes ennemies se trouvent réunies chez la même hôtesse, j'y ferai mon entrée, parée de mes plus précieux bijoux. Et alors ! Tout le long de la soirée je n'arrêterai pas de les piquer de mes sarcasmes les plus impi¬ toyables, dussé-je me faire mettre à la porte. Ah !... Pourvu que Dieu le mignon m'aide à réaliser mes plans ! Des plans, elle et son Titel en avaient à revendre. Maintenant, ils ont fait connais¬ sance d'un bey. Ils ne lui ont pas encore parlé du bar, mais Titel, qui joue chaque jour aux échecs avec le « millionnaire », prépare le terrain. Moussa a eu vent de la nouvelle « affaire » et a riposté avec une bordée de jurons épouvantables. Il a traité son gendre de « maquereau » et sa fille de « cocotte qu'on peut avoir à crédit ». C'est vrai, elle fait crédit à tous ceux qui, depuis son Titel jusqu'au dernier aventurier, se complaisent à entretenir ses illusions, moyennant quoi, ils font d'elle la plus docile des amantes. MÉDITERRANÉE 81 Un jour prochain, le « bey » l'aura à son tour. La misérable livre sterling qu'elle ne voudra pas accepter du type, parce que visant plus haut, c'est le pâtissier qui l'apportera... « gagnée » aux échecs. Comme de coutume. Le plus intolérable dans ce drame de famille, c'est la scandaleuse inconscience de Titel. Il ne veut pas travailler. On est venu lui offrir un poste. Il a refusé, prétex¬ tant son mauvais état de santé, consécutif aux privations endurées en Egypte. Il ne pense ni à sa compagne, ni surtout au pauvre vieux, qui, malgré son grand âge, trime durement pour les nourrir. Et elle trouve cela normal. Elle n'a pas un mot de reproche pour son triste ami. Elle le protège comme un enfant. Quand une livre leur tombe du ciel, c'est lui qui en dispose à sa fantaisie. Il la dépense en quelques heu¬ res, à des articles de toilette, des cravates et des faux-cols pour lui, une paire de bas et une bouteille d'eau de Cologne pour elle. — Regardez comme il est gentil ! s'écrie- t-elle alors. — Et le loyer ? et le restaurant ? de¬ mande Moussa. MÉDITERRANÉE 6 82 MÉDITERRANÉE Un restaurant juif du quartier leur ser- vait, au début, des repas à domicile. Ils n'ont jamais payé plus d'un tiers de la consommation. Le restaurateur n'a plus continué, et Moussa s'est vu obligé dé nourrir sa fille, mais celle-ci, alléguant son manque d'appétit, passait les plats à Titel, qui les dévorait consciencieusement. Un jour, le vieux s'est fâché : — Tu n'as pas d'appétit ? Bon ! Ce sera pour les chiens ! Et il a jeté le rôti par la fenêtre. En dépit de ces déboires, notre vie en Egypte n'en est pas moins voluptueuse. Je parle de Moussa et de moi, qui ne som¬ mes pas venus ici pour faire fortune. Nous jouissons pleinement de tout le côté agréa¬ ble, si maigre soit-il, de notre existence tourmentée et sans lendemain. Le lundi matin, nous n'avons pas le « rond » et nous vivotons des avances sur la semaine en cours. Mais le dimanche, nous faisons des folies. Le matin par la fraîcheur, nous allons nous installer, comme des beys, à la terrasse d'un grand café arabe, face à l'Esbékieh. Nous nous y payons du bon foull à l'huile MÉDITERRANÉE 83 d'olives et nous fumons des « narguilés- cathédrales », ainsi que les appelle Moussa. Mon ami a un tel talent pour faire ronfler ces machines qu'il étonne les fumeurs égyp¬ tiens les plus avertis. Cette séance nous occupe toute la matinée, car nous jouons au ghioulbahar. A midi nous retournons à notre pouilleux Darb-el-Barabra, chez Goldenberg le ventru, où nous trouvons un excellent brochet farci êt dés pirochkis. Nous les savourons de manière à nous inspirer des commentaires jusqu'au diman¬ che suivant ; autrement dit, pendant toute la semaine, nous mangeons mal mais nous n'arrêtons pas de parler brochet farci et pirochkis, ces plats bibliques que toute bonne Juive offre le samedi aux « nègres » de sa famille, afin de se faire pardonner les autres six jours de mauvaise nourriture. Chez Goldenberg, nous nous oublions en vidant une bouteille, souvent deux. Le patron aime raconter ses actes d'héroïsme, du temps où il était à Focsani et se faisait battre par les antisémites. On n'entend que dévastations, lynchages, viols. Son imagi¬ nation, fertilisée par vingt ans d'existence heureuse au Caire, est pour beaucoup dans 84 MÉDITERRANÉE ces histoires, mais je ne dis rien, et mur¬ mure, en choeur avec tous les auditeurs : — Sale pays ! Dieu, qu'il fait bon vivre en Egypte ! Preuve : le ventre du narrateur, ses joues, grosses comme des fesses. Goldenberg est un chic type. Il vous fait crédit et ne réclame pas trop bruyamment son argent. Je lui dois moi aussi un thaler. Moussa, trois. Sarah, deux livres. Et il dit que s'il rentrait dans tout l'argent qu'il a perdu dans vingt ans de commerce au Caire, il achèterait... ShepearcTs Hôtel ! Parfois, quelque consommateur, coiffé du casque en liège et vêtu de blanc, se met à raconter ses exploits dans la Haute- Egypte. Il a été de l'entourage de lord Cromer, a participé à la conquête du Sou¬ dan par les Anglais et a possédé un boisseau de livres sterling, qu'il a perdues par la suite. Personne ne l'écoute, ce sont des mensonges. Ici, la livre sterling-or, qui est la monnaie courante, prend figure de divi¬ nité. Depuis mon noble Mikhaïl, jusqu'au dernier déserteur roumain, en passant par mille Sarah, chacun rêve de boisseaux de livres-or. Dès qu'on en gagne quelques-unes MÉDITERRANÉE 85 l'imagination s'embrase. On ne parle que Soudan, aventures fructueuses, livres ster¬ ling en masse. Plus intéressantes sont, chez Goldenberg, les épaves humaines qui vivent ici depuis de longues années, en ont vu de toutes les couleurs et dont le scepticisme sert à mettre en garde tout nouveau venu leur deman¬ dant des renseignements utiles. Nous les écoutons avec grand plaisir. Mais, souvent, le fil de leur paisible récit est coupé par quelque hâbleur. — Tu n'es qu'un pauvre homme ! Tu ignores l'Êgypte ! Moi, j'ai eu un bar à Khartoum... Alors, Moussa sursaute : — Ah ! encore un qui a eu son bar ! Et nous sortons. L'après-midi du diman¬ che, à Darb-el-Barabra, est finie. Dehors, il fait encore jour. Nous sommes gris, heu¬ reux. Nous allons nous mêler à la foule bruyante de la pittoresque Mouski, longue artère que nous remontons à pied ou à califourchon sur des ânes, jusqu'au Moka- than, hors de la ville, où nous buvons de l'eau-de-vie, en compagnie de nos âniers, nous exaspérons nos bêtes, en les forçant à 86 MÉDITERRANÉE eourir vite, et nous nous faisons jeter à terre presque régulièrement. Dans une de ces courses, nous avons été surpris par une bonne pluie, événement très rare au Caire. Alors j'ai vu des fillettes arabes, dansant sous l'averse, battant des mains et chan¬ tant, à peu près ainsi : Nàlara ! nàlara ! ya nalàra ! Roueh, roueh, fil belt okhlh ! J'ignore ce que cela veut dire. Mais les enfants étaient joyeux et nous les avons imités, en sautant en l'air, encore plus haut qu'eux, ce qui les a fait rire aux larmes. Voilà quels sont nos dimanches. Les au¬ tres jours de la semaine sont moins beaux. Nous besognons sous une chaleur épuisante, silencieux, bien sales, les yeux larmoyants à cause de la mauvaise térébenthine. Mais nous pensons à ceux qui peinent dans les mines et qui ne se doutent même pas de la splendeur du ciel dont jouissent, en Egypte, riches et pauvres. Cependant, tel est le caractère de certains hommes que rien ne les contente longtemps. Je suis de ceux-là. Vers le début d'avril, l'air étant devenu MÉDITERRANÉE 87 presque irrespirable, je commençais à dési¬ rer violemment Alexandrie et sa brise médi¬ terranéenne. Le travail ne m'allait plus du tout. Je le détestai d'abord, puis je quittai le chantier, deux livres dans ma poche. Somme suffisante, si je partais sur-le-champ mais je ne suis pas parti. La faute en est à mon cœur autant qu'aux événements, Je venais de passer près de trois mois au Caire et je n'avais presque plus revu Mik¬ haïl depuis mon entrée chez Wirth. Le soir, j'étais trop fatigué pour aller chez lui et il ne pouvait pas quitter son hôtel. Rarement, le dimanche, nous nous re¬ voyions, le temps d'échanger quelques pro¬ pos. Je voulus vivre plus longtemps dans son intimité, comme autrefois. C'est ce que j'ai fait depuis. Maintenant, tout mon temps est pour lui, mais, je le répète, Mikhaïl n'est plus mon Mikhaïl. Nos entretiens de jadis, si riches de noble sagesse, si instructifs pour moi, si conso¬ lants pour lui qui savait combien je l'admi¬ rais, ont fait place aujourd'hui à une éter¬ nelle histoire dont le sujet me fait dormir debout. Mikhaïl ne me parle plus que de sa pa- 88 MÉDITERRANÉE tronne et de l'intérêt qu'elle présente d'un point de vue dont l'immoralité lui échappe ou bien dont il fait fi. Sa patronne est une vieille Juive russe, immensément riche, qui a passé au catholicisme, âme... et fortune. Pour ce qui est de son âme, Mikhaïl ne tient pas à l'arracher au Dieu qu'elle s'est choisi. Mais il pense autrement quant à la fortune. Les trois quarts en sont « définiti¬ vement perdus ». Il ne reste plus disponible que le grand carré de bâtiments dont fait partie le Royal et qui vaut « un petit mil¬ lion de livres sterling ». Ce « petit million », mon pauvre Mikhaïl veut le « sauver du catholicisme ». Et voilà son bar. Un bar fantastique : épouser la septuagénaire, qui s'est amourachée de lui, et qui, devenue Mme Kazansky, se déclare prête à lui faire cadeau de tout le carré de bâtiments. Mais... mais... Elle lui demande d'abord d'embrasser, lui aussi, la religion catholique dont elle est une fanatique apologiste, une fervente pratiquante. Et mon noble ami n'est pas loin de convenir, à l'exemple de tel grand roi de France, que, après tout, » le petit million de livres-or » vaut bien une messe. MÉDITERRANÉE 89 Décidément, l'Egypte est le pays des mirages les plus invraisemblables pour tous les yeux. Les détails de cette histoire folle ne man¬ quent pas d'être impressionnants. Mikhaïl m'assure que la vieille n'est pas toquée et que lui-même n'est pas homme à commet¬ tre une ignominie. Elle est, paraît-il, très instruite, fort distinguée et particulière¬ ment désireuse de se donner pour ses vieux jours un compagnon, tel que Mikhaïl, qui ressemble à son premier mari, mort tout jeune. Il lui ressemble surtout par sa ten¬ dresse amicale et plus encore par sa soif de vouloir pénétrer le mystère de l'exis¬ tence. Heureuse de s'entendre avec lui en russe, sa langue maternelle, elle a été petit à petit conquise par la profondeur de la pensée de Mikhaïl, que je connais mieux qu'elle, mais que, à ma stupéfaction, elle trouve bien loin d'être athée. Elle la dit même toute proche de sa foi catholique et l'aime dans sa diversité. — Tant mieux! conclut Mikhaïl. Au demeurant nous savons bien que les vérités scientifiques sont tout aussi peu compré¬ hensibles ou explicables que les vérités reli- 90 MÉDITERRANÉE gieuses, et que mille voies se présentent à l'âme sincère pour la conduire au même absolu. Ce qui m'intéresse, ici, c'est le million de livres. Ne t'épouvante pas, je ne suis pas devenu une fripouille. Si les jésuites emploient les trois premiers mil- lions à conquérir des âmes au catholicisme, j'emploierai, moi, le dernier, si je mets la main dessus, à délivrer des âmes, également, de tout souci matériel, afin de leur per¬ mettre d'exalter la vie, chacune à sa ma¬ nière. Je veux créer un refuge pour les grands artistes pauvres, ces hommes dont la perte est parfois plus triste pour le monde que si le ciel restait à jamais cou¬ vert. Et c'est à Alexandrie, au bord de la Méditerranée, que j'installerais mon Pry- tanée. Seulement, voilà, je suis plus embêté qu'Henri IV, qui n'était pas un athée comme moi et dont l'enjeu était Paris. C'est un peu différent. Que Mikhaïl soit une âme digne du res¬ pect de tous les hommes, je le sais depuis le jour où je l'ai découvert, misérable, dans la pâtisserie de Kir Nicolas. Mais qu'une vieille avare multimillionnaire s'éprenne de son portier de nuit et soit capable de lui MÉDITERRANÉE 91 faire embrasser le catholicisme, voilà qui ne va pas du tout à mon ami. Non, je ne le conçois pas, lui, âgé de vingt-six ans, dans le rôle d'époux d'une richarde de soixante-dix ans, dût-il couvrir toute la terre de « refuges » pour les « grands artistes pauvres ». La vérité est ailleurs. Mikhaïl est malade et redoute la misère. Il m'en parle cons¬ tamment et dit qu'il est prêt à se suicider plutôt que de se voir obligé de trimer, malade, pour un morceau de pain. Au Royal, quoique chichement salarié par sa fiancée, il gagne largement sa vie, et se permet de prendre du repos tant qu'il veut. Aussi, est-il juste qu'il veuille conserver cette place coûte que coûte. Mais, de là à aller se fourrer dans cette histoire fantasmago¬ rique, il me semble qu'il a dû laisser en chemin une bonne partie de sa raison, Mikhaïl divague : j'ai perdu mon premier compagnon de route. Le second, Moussa, vit au jour le jour, endetté, également incapable de « lever l'ancre ». Et, à nouveau, l'oreille tendue à un bruit de bar. Cette fois il ne s'agit plus d'un projet, mais d'un bar réel, qui vient 92 MÉDITERRANÉE d'être inauguré par d'autres, et dont l'origi¬ nalité, inconnue jusqu'à ce jour, a mis en émoi toute la populace du Caire. On l'ap¬ pelle Bar Automatique. En effet, tout le service, dans ce bar, est exécuté par des machines qu'on ne voit pas. C'est une espèce de paravent de marbre, haut de deux mè¬ tres, installé tout le long des murs d'une grande salle et pourvu de robinets et as¬ siettes tournantes, qui vous livrent de la bière, des sandwichs et des gâteaux, au moyen de ressorts mis en mouvement par l'introduction dans une fente d'une piastre ou de plusieurs, selon le prix de la consom¬ mation. Il n'y a ni tables ni chaises. Tout le monde est debout et court d'un robinet à l'autre, le verre dans une main, la piastre dans l'autre. Je dis « tout le monde court », mais on ne court pas, on s'écrase, on se bat, on se tue. Les machines ont failli être renversées, et on a dû faire intervenir la police, y installer, dès le premier jour, un service d'ordre. Personne ne se souvient d'avoir vu semblable folie contagieuse. L'Arabe le plus pauvre vient au galop y laisser sa dernière piastre. Après l'introduction de la MÉDITERRANÉE 93 pièce, il colle l'oreille contre la paroi, écoute le bruit de la mécanique, contemple ensuite le jet de bière et s'esclaffe : « Cheitan ! » (Diable !) Supposant une supercherie, les Arabes montent l'un sur le dos de l'autre et regardent derrière le paravent, espérant surprendre l'homme qui manœuvre l'opé¬ ration. Eh bien, Sarah en est devenue complète¬ ment folle. Elle pleure et supplie le bey de lui donner un bar automatique. Elle dé¬ montre, par a + b, que tout le capital en¬ gagé dans une pareille entreprise vous re¬ vient en poche un mois après l'ouverture. Et vas-y avec la danse des millions qui tombent « les mois suivants », drus comme la grêle. — Mais non, ma petite ! répond le bey. Il n'en est rien. Les mois suivants, une fois la curiosité satisfaite, c'est la liquida¬ tion, j'ai vu cela en Europe, en Amé¬ rique. J'ai assisté, dimanche dernier, à cette scène déroulée à la terrasse du café où le bey et Titel jouaient aux échecs. Sarah voulait en savoir plus que l'autre : — Je me moque de la liquidation, qui 94 MÉDITERRANÉE ne peut venir que très tard ; jusque-là, on s'enrichit, et comment ! — Eh bien, j'y réfléchirai à Beyrouth. Le bey est un syrien de Beyrouth, où il roule carrosse. On le dit intéressé à de grosses affaires de coton, en Egypte. Je le vois avare et distingué, comme la patronne de Mikhaïl, polyglotte, aimable, spirituel. Je ne sais quelle foi je dois accorder à son évasive promesse d'un bar automatique à... Beyrouth. Moussa non plus. Il écoute, dé¬ pité, la pensée à Bucarest, où les siens, privés de son aide, viennent de passer un hiver des plus durs. Dans quelques jours, les travaux finis, il sera sur le pavé, comme moi. Je m'en réjouis, si stupide que cela puisse paraître. J'en ai assez d'être seul. Avec un Mikhaïl, tout à son dilemme, l'ennui me gagne. Et c'est dommage. L'existence vaga¬ bonde est si belle en Egypte ! On peut y vivre de rien. De fruits surtout, dont les dattes, les bananes, bien nourrissantes. Tout est bon marché. Un plat de viande aux légumes coûte une grosse piastre. Je ne dépense pas plus d'un shilling par jour, nàrguilé compris. Ce n'est que du côté MÉDITERRANÉE 95 femme, que ma vie est incomplète. Pas une seule amie depuis mon arrivée ici. Les femmes ne manquent pas, c'en est plein ; mais ou bien ce sont des touristes bour¬ geoises, inaccessibles pour un purotin de mon espèce, ou ce sont des prostituées. Celles-ci, publiques ou privées, sont égale¬ ment suspectes de maladies. J'en ai connu quelques-unes, mais cela ne vaut rien, ce n'est pas l'amie. Et j'en souffre. Je me repens de n'être pas parti pour Alexandrie il y a trois semaines, quand j'avais mes deux livres, ou un peu plus tard, quand j'en avais encore une. Mainte¬ nant c'est la débine. Je suis homme-sandwich. Oui, je garde au coin d'une rue une lanterne réclame, sur laquelle est écrit Cinéma Mignon. En des¬ sous, un index montre la direction à suivre. C'est Bianchi, un ami italien, qui m'a rendu ce service. Il est le pianiste du cinéma Mignon et, me voyant sans le sou, il m'a proposé ce poste qui venait d'être créé. Je ne fiche pas grand'chose et je gagne deux shillings par jour, ou par soirée plutôt. Le matin je n'ai rien à faire. A deux heures je vais chercher un paquet de petites 96 MÉDITERRANÉE affiches que je distribue dans les cafés. Cela dure jusqu'au soir, quand je m'installe avec ma lanterne à l'angle de la rue Boulac et de la place de l'Esbékieh, en plein centre de la ville. Ma lanterne est un rectangle en toile, pas bien grand, monté sur un pied à hauteur d'homme, avec à l'intérieur trois bougies. On a essayé d'abord de laisser la lanterne sur le trottoir, sans lui donner de gardien, mais le vent ou les passants la renversaient. Les bougies sautaient de leur place ; la lanterne a failli brûler. On a dû créer mon poste. Il est amusant. Une fois les affiches dis¬ tribuées, — occupation qui me permet chaque jour de parcourir la moitié de la ville et de la surprendre sous ses aspects les plus divers, — je me plante avec ma lanterne en face du beau bureau de tabac de Mélachrino et je ne bouge plus jusqu'à dix heures ; alors je remise mon truc et cours rejoindre Moussa. Quatre heures durant, tout le Caire défile devant moi ; mais parmi tout ce monde chic, rien n'est plus intéressant que mes petites cocottes. En quelques jours, je me suis fait un tas d'amies. Je n'aurais jamais MÉDITERRANÉE 97 cru qu'un tiers, au moins, des femmes qui se promènent le soir au Caire sont des prostituées « libres », c'est-à-dire non enre¬ gistrées à la police. Est-il donc vrai que l'Egypte soit la patrie de la femme légère ? Toutes les nations, toutes les langues y sont représentées. Comme j'ai commencé à mordre l'italien, je m'entends avec la plu¬ part de ces amies. Elles sont tout ce qu'il y a de plus vivant. Mon apparition, passablement ridicule — un homme qui monte la garde près d'un poteau éclairé — les a fait rire follement, et leur rire ayant gagné les passants, je fus, les premiers soirs, la cible de toutes les railleries. J'y ai mis du mien, en faisant semblant de lire gravement la Bourse égyp¬ tienne. Puis, une à une, elles sont venues me questionner, exprimer leur regret qu'un « type comme moi » n'ait rien trouvé de mieux à faire que garder une lanterne. Je leur ai dit que j'étais content de mon sort et qu'il y avait pis. Elles ont promptement fait de moi leur confident, puis leur boîte aux lettres. Je reçois des petits papiers que je garde jusqu'à ce que les destinataires viennent me les demander. Les destina- MÉDITERRANÉE 7 98 MÉDITERRANÉE taires, ce sont encore des cocottes, ou par¬ fois, des gens timides. Pour ce petit service, mes poulettes ont tenu à me « récompen¬ ser ». J'ai refusé l'argent mais j'ai accepté les cigarettes, et très rarement, une « récom¬ pense en nature » qui est plutôt une preuve de sympathie, un don sincère. Je leur en suis bien reconnaissant. C'était ce qui me manquait le plus. J'en languissais comme un chien enfermé. Nombre de ces femmes sont dignes d'égards en raison de leur dévouement à un enfant, à une mère infirme. Certaines ont du cœur, de la sensibilité, qui ne court pas les rues, un charme honnête, qui les distingue du troupeau. Une Grecque, bien jolie, me disait un soir qu'elle serait heu¬ reuse d'épouser un brave manœuvre et d'exécuter à la maison tous les travaux domestiques. J'apprends un tas de choses. L'humanité est souvent bien lamentable. Je m'en doutais. Je le sais un peu plus. Nous quittons demain le Caire et l'Egypte pour courir une autre aventure. Beyrouth, la Syrie. Ce n'est pas pour l'affaire du bar automatique, ainsi qu'on le croirait. Il n'y a que Moussa et moi qui partons, pour MÉDITERRANÉE 99 le plus grand désespoir de Sarah, qui doit, malgré cette chaleur tropicale, demeurer auprès du bey dont la maigre générosité assure son existence. Ce voyage en Syrie nous est arrivé tel une pierre qui tomberait du ciel. Nous sommes en juin. Il y a déjà longtemps que mon cinéma a fermé, que je n'ai plus ma lanterne, ni mes deux shillings. Tous mes effets sont vendus, je ne possède plus, pour tout bagage, qu'une besace contenant deux chemises et quelques livres. J'ai fait cela, afin de n'être pas obligé de demander de l'argent à Mikhaïl, qui m'en a donné deux ou trois fois de bien mauvaise grâce. Oh, la vie, la vie ! Quelle éblouissante et cruelle farce ! Tantôt elle vous subjugue et tantôt elle vous écœure. Pendant toute une semaine, j'ai eu un cafard abrutissant. Non pas à cause de la fève immangeable dont je devais me nour¬ rir exclusivement, ainsi que Mikhaïl me l'avait dit, mais à cause de l'attitude de cet incomparable ami devant ma fève. Il en était presque indifférent, tout en m'avouant posséder une petite fortune de cent livres sterling. Il ne veut pas « toucher 100 MÉDITERRANÉE à cet argent », et compte aller passer l'été dans un monastère du mont Athos. Je ne sais pas ce qu'il couve dans sa tête, mais il tourne mal. Maintenant, il n'est plus question de mariage. Une autre folie s'est emparée de lui. Il veut dévaliser sa patronne ! Celle-ci possède en un coffre- fort placé dans le bureau de Mikhaïl « quel¬ ques dizaines de milliers de livres-or ». Eh bien, il veut voler une partie de cette for¬ tune. Comment cela ? Tout simplement à l'aide de fausses clés qu'il est en train de fabriquer de ses propres mains, lui qui n'a pas la moindre idée de la serrurerie ! Il a les doigts rognés par la lime et m'a montré un tas de bouts de fer qui m'ont fait éclater de rire. Ayant travaillé également la serrurerie, au cours de mon adolescence, je lui ai expliqué le mécanisme d'un coffre-fort et tâché de le détourner d'une pareille entre¬ prise. Rien à faire. Il croit dur comme pierre qu'il y parviendra. Toutes les nuits, il use des limes et blesse ses doigts délicats, à faire des échancrures insensées dans de nombreuses lames d'acier. Voilà comment les cerveaux les plus merveilleux peuvent MÉDITERRANÉE 101 s'en aller à la dérive. Maladie. Peur de la misère. Détraquement. Je lui ai représenté le spectre de la prison qui l'attend. Il m'a montré un « browning sauveur, le cas échéant ». Pauvre destin des âmes supérieures ! Cher Mikhaïl, à qui je dois de ne plus douter aujourd'hui de l'existence de ces âmes-là ! C'est ainsi que les semaines s'écoulèrent, tristes. Moussa courait de son côté, moi, du mien, à la recherche d'un gagne-pain, quel qu'il fut. Mais rien. Les magasins ferment, les Européens se sauvent, car la canicule approche. Un soir, Bianchi le pia¬ niste, lui-même chômeur, mais qui a une « poule débrouillarde » et des économies, vint nous trouver en Darb-el-Barabra. Nous lui faisions savoir que nous n'avions pas même de quoi nous acheter un verre de lampe pour remplacer l'ancien qui s'était brisé ; il nous remit, généreusement, un thaler. Moussa l'embrassa et commanda promptement une tournée. Bianchi la re¬ nouvela. J'en fis de même. Puis, le pianiste nous quitta, cependant que nous allions chercher notre verre de lampe. Chemin 102 MÉDITERRANÉE faisant, nous nous payâmes encore une tournée d'eau-de-vie, à nous deux. Par dépit. Soudain, Moussa s'en prit aux passants arabes qui, nous croisant ou nous suivant, nous regardaient et riaient comme des dia¬ bles. —- Qu'est-ce qu'ils ont à tant rigoler ? — C'est parce que nous parlons trop fort une langue qui les intrigue, dis-je. — Pas du tout ! fit-il. Ils se payent ma tête parce que j'ai un trou au fond de mon pantalon ! En effet, il en avait un bien gros, qu'il tâtait sans cesse de ses deux mains, ce qui attirait l'attention des gens. A grand'peine nous sortîmes de la foule et pénétrâmes dans la première épicerie arabe. Ici, je ne sais pourquoi, le vieux se mit en devoir de faire le difficile au sujet des verres de lampe qu'on lui présentait et à marchander plus qu'il ne le fallait. Au bout d'un mo¬ ment, le patron arabe perdit patience et fit quelques réflexions inconvenantes sur notre compte. Moussa lui cassa le verre sur la tête : — Ça t'apprendra à dire une autre fois MÉDITERRANÉE 103 qu'il n'y a que les yahoudis (les Juifs) pour marchander ainsi ! — Oui, dis-je, ça lui apprendra, mais nous irons ce soir coucher au poste ! L'épicier poussa des cris sur le seuil de sa boutique. Il se fit un attroupement mena¬ çant. Un chaouche parut, un de ces braves gardiens arabes, si calmes, si polis et civi¬ lisés. Nous payâmes la casse et il nous laissa partir, tandis que la foule nous huait. Moussa marchait et bougonnait : — Voilà ! Nous avons payé le verre et nous coucherons quand même dans l'obs¬ curité. — Ça ne fait rien. Nous n'allons pas coudre ce soir. — Que si ! Je veux écrire à ma pauvre femme ! — Tu n'écriras pas ce soir. Tu es ivre. Il s'arrêta brusquement. Nous nous trou¬ vions devant une baraque de tir. Mon ami leva les bras au ciel et s'écria : — Quelle race maudite que la nôtre ! Me voici, dans mes vieux jours, Juif errant ! Et il cracha. Puis, apercevant les ma¬ chines du tir : — Tiens ! Je vais tirer une fois ! As-tu 104 MÉDITERRANÉE jamais vu un Juif tirer avec un fusil ? — Non. Je n'en ai point vu. — Je vais le faire. Peut-être fusillerai-je Dieu ! — Fusille-le. Il prit un fusil et voulut épauler, mais il se ravisa : — Non, Signor, je ne tire plus. Vos ma¬ chines sont trop laides. On ne distingue plus rien. — Oui, convint l'Italien, la peinture est criblée, mais que voulez-vous, je ne puis pas la refaire en ce moment. Ça coûte trop cher. — Je vous la fais, moi, très bon marché ! s'écria Moussa, tapant du poing. — Combien ? — Dix livres ! répondit-il, sans plus ré¬ fléchir, comme si sa vie durant, il n'avait fait que ce travail-là. — C'est trop... Je paye cinq livres. Moussa me regarda, comme pour me dire : « Ça colle ! » Et il se mit à dénombrer les machines : — Trente-deux pièces, Signor, beaucoup de travail ! — Beaucoup. Et on ne peut le faire que MÉDITERRANÉE 105 la nuit, après la fermeture. Le jour, c'est moi qui dois travailler. — Vous voyez ? Raison de plus pour vous demander dix livres, mais je veux bien vous le faire pour huit. — J'en donne six ! —- Donnez-moi sept, dont une en acompte, et nous viendrons ce soir-même pour commencer. Voici mon passeport ! L'Italien accepta et nous donna l'acompte. Moussa prit la livre avec indif¬ férence, salua, et quand nous fûmes dans l'obscurité, il me saisit le bras et chanta l'air d'Orphée aux Enfers : Quand j'étais roi en Béolie... J'avais une armée, j'avais de l'or ! — Adrien ! tu feras les fonds et les rem¬ plissages, moi je te suivrai avec les ombres et les lumières. Le tout sera bâclé après- demain. Nous aurons chacun trois livres. Je retournerai auprès de ma femme. Tu iras où tu voudras. — Je crois que j'irai à Marseille, appren¬ dre le français et vivre près de la Méditer¬ ranée. Le tout fut fini le surlendemain, ainsi 106 MÉDITERRANÉE qu'il l'avait prévu, mais Moussa ne retourna pas auprès de sa femme, et moi je n'allai pas à Marseille, car une lettre adressée à Goldenberg et signée d'un certain Klein, de Beyrouth, tombait à point pour nous dire : « J'apprends que Moussa est au Caire. Je lui fais savoir que je viens de conclure un travail de peintre d'une valeur de deux cents livres turques. S'il veut être mon associé pour ce travail, qu'il s'embarque de suite pour Beyrouth. Et s'il connaît là-bas un bon ou¬ vrier pour la fausse moulure, qu'il l'amène. » Je fis un saut en l'air : — Allons, Moussa ! Ça, c'est un engage¬ ment ferme ! Nous connaîtrons ainsi la Syrie, le Liban, les cèdres, une autre contrée de la Méditerranée, et nous irons ensuite chacun dans notre direction, mieux équipés que nous ne le sommes aujourd'hui. — C'est ce que je pense moi-même, mur¬ mura le vieux, tristement. Mais tu ne sais pas que ce Klein est un infâme, qui a exploité à la manière de Titel, au Brésil, sa sœur, sa nièce et même sa femme ac¬ tuelle, qui lui a donné deux enfants, beaux comme des anges. Quelle confiance peut- on avoir en la parole d'un tel homme ? MÉDITERRANÉE 107 Cependant, il faut que nous y allions. En avant, avec l'aide du Seigneur ou celle du diable ! Peut-être aurai-je la chance de rentrer chez moi, avec un pantalon qui ne soit pas troué comme celui-ci, afin que je ne rougisse pas devant mes enfants. Voilà comment il se fait que nous partons demain pour Beyrouth. IV en syrie : solomon klein Mon départ du Caire ne toucha point Mikhaïl. Je n'eus aucune peine à lui faire comprendre la nécessité de cette séparation. Il la jugea reposante pour lui- même, tandis que pour moi, elle était obliga¬ toire et douloureuse. Certes, il ne manifestait pas d'indifférence, non, mais il était évident que son chagrin ne l'emportait pas sur ses préoccupations actuelles, dans lesquelles notre amitié ne jouait plus qu'un rôle se¬ condaire. L'équilibre psychique de Mikhaïl est tout autre que celui de jadis. Sa résis¬ tance à l'incertitude du lendemain est nulle. Mon ami ressemble à un arbre à moitié sec, que l'orage fait craquer de toutes ses join¬ tures. Il n'est plus le jeune chêne dont les élans généreux brisaient le lierre étouffant 110 MÉDITERRANÉE de sa famille aristocrate, s'évadant, le front haut, vers la beauté menaçante du ciel. Il retourne, l'âme amoindrie, aux moyens classiques de défense des petits bourgeois contre les rigueurs de la vie. La protection que lui garantit la possession de l'argent lui est indispensable. Peu avant le départ du train pour Port- Saïd, il est venu m'embrasser à la gare. Là, son attitude fut franchement cynique. Le sens avoué de toutes ses paroles était celui-ci : « N'est-ce pas que tu peux te passer de mon amitié ? Ne t'es-tu pas dé¬ couvert un ami qui me remplace sans grand dommage ? Tu dois donc trouver juste que je reprenne ma liberté. » Et au moment où le train s'ébranla, il eut un sourire et un salut de la main qui voulaient dire : « Cours à ton bonheur ! » Eh bien, non, mon Mikhaïl, tu triches avec ta conscience. A Port-Saïd, nous descendons proba¬ blement du pied gauche, car on nous fait savoir que le bon bateau pour Beyrouth venait de partir. Un autre, qui allait le suivre le surlendemain, était trop cher pour nos bourses. Et un autre navire faisant MÉDITERRANÉE 111 notre affaire ne part que dans cinq jours. Malheur à nous ! Cinq jours d'attente à Port-Saïd... Nous boufferons l'argent de notre voyage. Un instant, le désespoir veut s'emparer de nos âmes, mais nous sommes blindés de désirs invincibles et vite nous nous res¬ saisissons. Moussa dit : — Je vais taper mes Juifs ! — Et moi, mes Grecs ! répliquai-je. Il alla trouver un rabbin. Moi, un évêque. A midi nous nous retrouvons, les mains également vides. Son rabbin n'a fait que lui refuser toute aide, mais mon évêque a failli me faire battre, par-dessus le marché. — Tu vois ? fît mon compagnon. Le doux Christ a inutilement créé une nouvelle loi. L'ancienne était suffisante pour per¬ mettre à l'homme d'être dur avec son prochain. Nous décidâmes de prendre patience et de chercher notre salut auprès des hommes plus proches de la terre que les rabbins et les évêques. Nous fréquentâmes les cafés grecs et juifs de la place, exposant à qui voulait nous entendre notre mésaventure. 112 MÉDITERRANÉE Beaucoup firent la sourde oreille. D'autres nous plaignirent. Quelques-uns nous glis¬ sèrent un shilling, ce qui était peu. Le troisième jour après notre arrivée, las d'être dévorés toutes les nuits par des punaises féroces, nous nous demandions s'il ne serait pas plus prudent de rebrousser chemin, avant de voir notre dernier thaler se volati¬ liser, quand, brusquement, le salut tomba du ciel. Un chauffeur grec, d'un grand navire qui faisait halte à Port-Saïd, voulut bien prêter une attention plus chaude au récit de notre détresse. Il s'en émut et passa promptement aux actes. Tirant un mou¬ choir de sa poche, il y jeta un thaler et alla promener sa quête sous le nez des nombreux consommateurs du café où nous nous trouvions. Comme il était connu, la quête produisit sur-le-champ une somme de deux livres sterling. C'était à peu près suffisant pour payer nos billets de voyage. Il nous les acheta lui-même, afin de se convaincre que nous n'étions pas des es¬ crocs. Puis, le brave homme s'attarda lon¬ guement à causer avec nous, s'intéressant à notre vie et nous racontant la sienne. Ainsi j'appris qu'il était citoyen anglais, MÉDITERRANÉE 113 marié à une Anglaise et ayant son domicile à Bombay, port vers lequel son navire faisait justement route et dont il me fit une des¬ cription si pathétique, que ma folle ima¬ gination s'en embrasa. Je venais de lire Sakountala, de Kalidasa, dans une magni¬ fique traduction due au talent de notre grand poète Cosbuc. J'avais encore la tête pleine d'un vieux beau livre intitulé la Lumière de VAsie. Il ne me fallut pas plus que ce contact vivant avec un homme très tendre, qui me parla de la vie fantastique de l'Inde, pour que j'oublie Moussa et tout, et pour que je lui propose de m'emmener avec lui dans ce pays où la foi et le rêve rem¬ plissent l'existence entière de ses habitants. Le chauffeur ne trouva rien d'extraor¬ dinaire à mon emballement ; il me fit savoir combien nombreux étaient les hommes de sa connaissance qui avaient tout sacrifié à leur amour pour l'Inde et s'offrit à me présenter à son commandant. Hélas, Mous¬ sa éleva de telles protestations contre mon « entreprise écervelée », contre ma « tenta-, tive de trahison », que j'ai dû renoncer à la réalisation du rêve que je nourrissais, renoncer à m'évader, sans possibilité de MÉDITERRANÉE 8 114 MÉDITERRANÉE retour, de la vie incomplète à laquelle m'assujettissait un compromis constant entre mes aspirations de foi totale et mon devoir filial. Toutefois, j'ai pris l'adresse du chauffeur et me suis promis de saisir une autre occasion pour l'accomplissement d'un vœu si cher à mon âme. Port-Saïd demeurera pour moi le grand carrefour des routes maritimes où mon cœur a senti et enregistré la pulsation des artères de la vie universelle de notre pla¬ nète. Ici j'ai eu la vision claire, le sentiment précis de la diversité des destins humains, qui arrache l'époux à sa femme, le fils à sa mère, l'amant à l'amante, et les lance vio¬ lemment dans les espaces, où les attirent des affinités plus harmonieuses que celles qu'ils tentent de se créer par des liens familiaux. Souvent, notre véritable parenté et notre patrie sont à l'antipode du lieu où nous venons au monde et où nous vivons comme des étrangers. Du bateau qui m'emportait vers Bey¬ routh, je saluai cette ville minuscule et la statue de Ferdinand de Lesseps, dont le regard dur, fixé sur son canal, semble dire aux hommes peureux : MÉDITERRANÉE 115 — « Allons ! Bougez ! Voici encore un chemin qui pourrait vous conduire chez vous ! » Je voudrais dire, avec le plus d'impartia¬ lité possible, quelle fut l'impression que m'a faite l'homme qui nous reçut à Bey¬ routh et sur le compte duquel je savais de si tristes choses, mais je sens qu'il est inu¬ tile de vouloir être véridique, je sens que tous les aspects de la vie sont en fonction de notre cœur, en fonction de l'amour ou de la haine, de la joie ou de l'ennui qui sont les maîtres momentanés de nos sources passionnelles. En arrivant à Beyrouth, nous nous sen¬ tions si pauvres, si loin de notre pays, si perdus dans cette Turquie asiatique d'Ab- doul Hamid, que nous étions capables de fraterniser avec le diable même, s'il se présentait devant nous, le sourire aux lè¬ vres. A plus forte raison vîmes-nous un ange sauveur en la personne élégamment vêtue, de haute taille, souriante et parlant roumain, qui surgit sur le pont, juste au moment où des bateliers féroces voulaient nous soulager de nos dernières piastres. Klein leva doucement la main, prononça 116 MÉDITERRANÉE deux mots imperceptibles, et voilà que le chef de la police qui surveillait le débar¬ quement accourut, se confondant en des salamalecs, nous prit sous sa protection et s'occupa lui-même de nos maigres bagages. — Ce n'est pas croyable ! me chuchota Moussa. La police est à ses ordres ! Peu après, à la douane et devant le commissaire du port, nous allions nous convaincre de la toute-puissance de notre hôte, dans cette ville au régime absolutiste. Klein nous demanda nos papiers. Moussa lui remit son passeport expiré. Moi, un certificat d'exemption du service. — Ça ne vaut rien, fit Klein. Ce sont des papiers bons à vous conduire, ici, direc¬ tement en prison. J'ai bien fait de venir vous chercher à tous les bateaux arrivant de Port-Saïd. Certes, vous auriez débarqué, mais je n'aurais jamais rien su de votre existence à Beyrouth. A ces paroles, dites avec une sérénité effrayante, nous tremblâmes de tous nos os. Et quel ne fut le respect que nous en conçûmes quand, serrant avec nonchalance la main que le commissaire s'empressa de lui tendre, notre sauveur dit d'un ton dégagé : MÉDITERRANÉE 117 — Mon cher « bey », ces deux hommes sont mes hôtes et amis. Je réponds de leur personne. — Evallâm ! acquiesça le policier. Et nous passâmes, comme deux veaux sous le nez d'un train rapide, mais cons¬ cients du danger auquel nous venions d'échapper. Une Méditerranée, aussi belle qu'à Alexandrie, un ciel tout aussi resplendis¬ sant, nous émerveillèrent pendant le trajet que nous fîmes en voiture jusqu'à la villa de Klein. Nous n'osâmes pas desserrer les dents, tout le long du chemin ; et un Bey¬ routh sale et vilain ne trouva dans nos cœurs que gratitude, enthousiasme péni¬ blement retenu. Notre hôte nous montra au loin la silhouette du Liban : — C'est là que nous irons après-demain. Le Liban ! Je vivrai donc dans les mon¬ tagnes aux cèdres légendaires. Et je serai traité en ami, je travaillerai comme un homme libre. Qu'est-ce qu'il me faut de plus ? La voiture s'arrêta devant une belle mai¬ son de campagne, sise sur un coteau peu élevé au-dessus de la mer. Une femme re- lis MÉDITERRANÉE plète et deux enfants, entre six et huit ans, nous accueillirent avec des cris de joie. On s'empressa de nous mettre à notre aise. Nous nous débarbouillâmes, muets de bon¬ heur, dans un grand bruit de vaisselle, as¬ saillis des questions que les enfants nous posaient en français. Puis, midi sonnant, nous sortîmes sur la terrasse, où Klein nous attendait avec les apéritifs mis à la glace. Son attitude était celle du boyard opulent qui commande chez lui, ne soulève pas une paille et méprise les siens, tout en les pro¬ tégeant. Je voyais sa femme et les gosses s'approcher parfois, timidement, l'inter¬ roger ou nous interroger. 11 les chassait d'un seul mouvement de la tête. Et quand Moussa, après deux petits verres d'eau-de- vie, voulut aborder la question du travail, si brûlante pour lui, l'autre l'arrêta net : — Je ne parle pas des affaires, chez moi, où il y a des muieri. Nous sortirons, tout à l'heure. Les muieri, c'est-à-dire les femmelettes, étaient son épouse et deux autres Juives, des parentes, qui se démenaient autour de nous, en préparant la table. Cette apostrophe me déplut. Je regardai MÉDITERRANÉE 119 mieux l'homme. Son visage blafard, aux cils et sourcils presque blancs, aux yeux clairs, au regard vague, portait les traces de souffrances physiques qui l'avaient vieil¬ li. Lorsqu'il riait, ses lèvres minces et livides transformaient le rire en une grimace qui le rendait antipathique. Autrement, il ne l'était pas, malgré l'insignifiance de sa tête. Il y avait, dans toute sa personne bien bâtie, quelque chose d'autoritaire et de cynique qui lui était naturel et vous faisait songer à son passé aventureux. Je me disais que cet homme avait dû livrer bien des combats, dans sa vie, avec les autres et avec lui-même, afin de parvenir à se créer une si belle situation. Car il était visible que Klein vivait dans l'aisance. Nous venions d'apprendre qu'il possédait deux propriétés, celle-ci et une autre dans le Liban, à Ghazir, où nous allions nous installer le surlendemain. Puis, ils étaient six, plus deux servantes arabes, à nourrir, à vêtir. Pendant ce premier repas que nous prîmes en commun, je pus me convaincre que l'abondance était coutu- mière dans la maison. Us mangeaient, tous, énormément. Les plats se succédaient à 120 MÉDITERRANÉE n'en plus finir, viande, légumes, fruits de première qualité. Lui, trône, partage, dis¬ tribue et convie tout le monde à en repren¬ dre, donnant l'exemple. A la fin : des cafés, des narguilés, la sieste pendant deux heures, et le voilà qui se met à la tête de toute la nichée et commence à descendre la pente de la terrasse, jusqu'au bord de la mer, où il y a une baraque qui renferme les costumes de bain, les jouets des enfants et une espèce de pirogue légère. — Oui, me dit Moussa, nous pouvons avoir confiance. Cet homme est riche. Au reste, depuis toujours, ce n'est pas la pau¬ vreté qu'on pouvait lui reprocher. Je regarde la jolie baie, calme, pitto¬ resque, solitaire, coin idéal perdu dans la caressante Méditerranée, et je forme aussi¬ tôt le vœu de me construire ici, de mes propres mains, une cabane et d'y vivre, entre Mikhaïl et Moussa ou tout seul. Je le dis même à Klein. Il sourit sans grâce : — Pourquoi pas ? Tout est possible à qui veut réussir. Il ne faut que deux choses : travail et patience. Et cela en vaut la peine. Vous voyez ce que la nature offre ici à l'homme : un petit paradis ! Je connais MÉDITERRANÉE 121 la terre comme peu la connaissent, mais c'est dans ce coin que je veux finir mes jours. Klein n'élève jamais la voix. Sa conver¬ sation est monotone, sans manquer d'inté¬ rêt. Il paraît ne pas aimer la causerie en¬ flammée, les sautes d'humeur, les éclats de voix. A table, lorsqu'il arrivait à Moussa de s'emballer et de parler haut, il portait deux doigts au front et, de l'autre main, faisait signe au vieux de se calmer. Je voulus savoir si vraiment il y avait moyen pour moi de gagner ma vie, régu¬ lièrement, à Beyrouth et d'y passer au moins une bonne partie de l'année. — Je vous y aiderai, dit Klein. — Ne l'écoute pas, Solomon ! s'écria Moussa. A Port-Saïd, il a failli me semer en route et s'en aller à Bombay avec un chauffeur ! Il est changeant. J'en fus confus. Klein me toisa : — Ah... Vous avez de ces coups de tête-là ? Il n'en dit pas plus, mais son regard ajoutait : « C'est bon à savoir. » Moussa comprit qu'il m'avait nui et t⬠cha de réparer le mal : 122 MÉDITERRANÉE — Certes, Adrien est épris des terres méditerranéennes, mais je ne crois pas qu'il se plairait dans ce pays où la liberté est à la merci du dernier commissaire de police. — Je ne connais pas de pays plus libre que cette Turquie d'Abdoul TIamid, fit Klein mollement. Non seulement pour celui qui, comme moi, possède des biens et jouit de l'amitié du gouverneur, mais pour qui¬ conque veut se tenir loin de toute politique, ne s'occuper que de ses affaires. Puis, ici, lorsqu'on commence à se lancer dans le commerce, l'argent vient par rouleaux de livres turques et s'en va par météliks, ou petits sous. Et même les tout pauvres, qui le gagnent par météliks, parviennent sou¬ vent à les arrondir en livres. Car, en Tur¬ quie, chacun peut se permettre de faire le pacha, à peu de frais. La vie est facile. Les impôts sont inexistants. Il y a toujours et pour tout le monde, une bonne marge entre ce qu'on gagne et ce qu'on dépense. Cela s'explique par l'absence du superflu coûteux dans la vie orientale, ce superflu qui dévore en Occident aussi bien la grosse fortune que le salaire de l'ouvrier. Nous restâmes bouche bée devant ce 124 MÉDITERRANÉE prenais mal, car ils ne savaient que peu de roumain, tandis que le yddisch, le français et l'arabe leur étaient familiers. Chose ex¬ traordinaire : dans cette famille juive, les enfants, allant à l'école des missions catho¬ liques françaises, adoraient le Christ. Ils me montrèrent une multitude d'images saintes, qu'ils baisaient avec vénération. La fillette, plus âgée que le garçon et plus sentimen¬ tale, compatissait aux « souffrances du Sei¬ gneur » et me demandait « pourquoi on l'avait crucifié ». Deux de ces images en couleurs, celle du Christ sur la croix et une autre qui montrait la Vierge au cœur trans¬ percé d'une flèche, ne la quittaient pas, même pendant son sommeil. J'exprimai à Klein mon étonnement. Il me répondit, placide : — Je laisse à mes enfants juifs aimer aujourd'hui le Christ catholique. Plus tard, lorsqu'ils sortiront de l'école et rentreront dans mes mains expertes, je les mettrai dans l'obligation de choisir entre l'amour de Dieu qui ne nourrit pas le ventre, et celui de l'argent, le seul qui compte. Et alors, que leur âme soit catholique ou juive, c'est toujours l'amour de l'argent qui l'em. MÉDITERRANÉE 125 portera. Pour le cas où ce serait nécessaire, je leur montrerais des exemples à suivre chez les grands représentants des deux reli¬ gions. — Non, il n'y a aucun danger. Les missionnaires ne changeront pas la face du monde et je crois qu'ils ne tiennent pas à la changer. Ils ne veulent faire que du prosé¬ lytisme. Eh bien, mes enfants ne s'en por¬ teront que mieux. Quel cynisme, pensai-je. Un moment, j'eus peur de cet homme. Ce qu'il savait de la vie, était pour lui immuable comme le rocher qui soutenait sa maison. On voyait cela sur son visage blême, on le sentait dans le ton de sa conversation. Il remarqua l'effet qu'eurent ses paroles sur moi et sur Moussa, et balaya tout, d'un mot, d'un mouvement. Il se leva, nous prit familiè¬ rement par les épaules et dit : — Maintenant nous irons dans le plus beau café de Beyrouth, fumer de grosses chibouques et causer affaires. Il faut que nous nous entendions comme des frères ! — Mais il est certain, mon cher Solomon, que nous nous entendrons comme des frè¬ res ! assura Moussa. Tu seras notre guide ! Nous t'obéirons ! 126 MÉDITERRANÉE Klein porta un index à ses lèvres : — Pas si fort. Le café où il nous conduisit était bâti presque tout entier au-dessus de la mer ; des consommateurs : des Arabes riches, aux visages graves, accueillirent Solomon avec de nombreux : melkhavar ! Ils buvaient de l'eau-de-vie ou du café, et fumaient. Quelques-uns entraient dans une cabine, en sortaient en costume de bain, pour dis¬ paraître par une trappe, où un méchant escalier les conduisait droit dans la mer. De notre place, sur la terrasse, je les voyais nager, puis remonter et reprendre la chi- bouque, la conversation ou le jeu. Je n'en revenais pas. Moussa, enthousiasmé, voulut les imiter séance tenante. Klein s'y opposa : -— Tu es vieux. Une crampe, et me voilà avec un mort sur les bras, alors que je cherche un associé ! C'est justement ce que je tiens que tu saches tout de suite : je compte sur tes forces, non sur les miennes, pour l'exécution de l'ouvrage que je viens d'entreprendre. Flatté, le vieux gonfla sa poitrine et avala d'un coup son premier petit verre : — Compte sur moi ! A ta santé, Solomo- MÉDITERRANÉE 127 naki ! A la tienne aussi, mon fils Adrien ! Klein continua de sa voix étouffée : — Je te connais excellent artisan. Si Adrien peut te seconder, tout ira à mer¬ veille. Ma maison est la vôtre. Vous tâche¬ rez d'être économes, de ramasser un peu d'argent, de vous acheter des outils et de contribuer à l'affaire avec votre part de capital... — Tu garderas tout notre argent ! cria Moussa. Car je suis un dépensier fou et cet écervelé-là me dépasse ! ajouta-t-il, m'indi- quant avec sa chibouque. Solomon jeta un coup d'œil à la ronde : —- Parle bas, je t'en prie ! Quoique nous soyions en Turquie, il n'est pas impossible que quelqu'un nous comprenne. Et il n'est pas nécessaire que toute la ville sache de¬ main ce que nous projetons. — Nous ne conspirons rien, je pense... — Certes, non, mais, à t'entendre, un tiers pourrait croire que vous êtes venus me confier des sacs d'or. Il but lentement son verre, redressa son buste, examina gravement les visages de nos voisins de table et répondit souriant aux nouveaux salamalecs. Puis : 128 MÉDITERRANÉE — Ce premier ouvrage que nous allons exécuter ne me donne pas l'entière garantie d'un bénéfice satisfaisant. Il est même fort possible que j'en sorte déficitaire. Aussi, pour commencer, nous travaillerons sans aucun engagement réciproque. Si le résultat est bon, tant mieux pour nous. Si je mange de l'argent, je veux être seul à en supporter la perte. Vous aurez toujours un salaire de base : toi, Moussa, deux livres turques par semaine, et toi, Adrien, une livre et demie. Ça va ? Moussa, ivre de joie et oubliant promp- tement la discrétion recommandée, ouvrit les bras et tonna : — Nous serons tes esclaves ! Klein fit une mine effarée, regarda autour de lui et se dit probablement que, avec Moussa, il fallait parler affaires dans le désert. Il ne souffla plus mot et nous laissa raconter des choses de Roumanie. A midi, la même table copieuse nous rendit inca¬ pables de bouger jusqu'au crépuscule, quand nous quittâmes le joli golfe de notre hôte, pour nous remettre à table. Puis, l'excellent amphitryon nous emmena en ville, pour nous montrer le Beyrouth de nuit des pa- MÉDITERRANÉE 129 chas. Nous rentrâmes très tard, complète¬ ment soûls, les oreilles bourdonnant du bruit des timbales. Sous nos yeux défilaient les images des danseuses arabes au ventre nu. Le lendemain à six heures, c'est le départ pour Ghazir. Départ ponctuel, comme chez les militaires, malgré notre besoin de dor¬ mir. Je sens du sable dans les yeux et je suis mou. Mais la matinée est radieuse. Dans la cour, deux grosses voitures, tirées par de beaux mulets. On ne charge que peu de bagages. Tout le monde part, sauf une domestique, qui reste pour garder la maison. Quand le convoi s'ébranle, nous ressemblons à des réfugiés qui ne seraient pas pressés. Je suis obligé de convenir que Solomon est un type qui a du poing, un poing qui ne se montre pas, mais dont l'effet est visible. Il ne crie jamais, et tout marche comme sur des roulettes. Entre l'arrivée des voitures, moment où nous sortions du lit, et le départ du ménage, il ne s'est guère écoulé plus de vingt minutes. Et il n'y eut aucun affolement, aucun commandement. On s'est débarbouillé, vêtu, on a pris sa MÉDITERRANfrï? 0 130 MÉDITERRANÉE tasse de café, dans un calme affectueux, pendant que les servantes préparaient deux ballots d'objets domestiques. Si un enfant s'oubliait un peu à nouer les lacets de ses sandales, si une femme tournait parfois en rond entre deux besognes à exécuter, ils rencontraient promptement le regard veilleur de Klein et c'était suffisant pour les décider à retrouver leur énergie. Vraiment, cet homme n'a pas vécu comme un imbécile. Si ses expériences lui ont coûté cher, il a su en tirer bénéfice. Je l'admire. Il me paraît même humain. En route, lors d'une côte dure à monter, il descend et marche à pied. Nous l'imitons, Moussa et moi. Gela me permet de m'isoler de la caravane, afin de mieux goûter le spectacle qui s'offre pour la première fois à mes yeux. Je n'ai jamais encore fait une ascension dans la montagne. Il y a peu de régions boisées, mais les grands champs rocailleux ne sont pas moins impressionnants, surtout à l'endroit nommé, je crois, Nahr-el-Kelb, Où l'étendue est parsemée de rochers qui ressemblent à de grosses bêtes apocalyp¬ tiques. En bas, la Méditerranée, sillonnée MÉDITERRANÉE 131 de vagues écumantes, s'éloigne insensible¬ ment, avec sa côte dentelée qui présente au ciel bleu nombre de petits golfes de saphir et d'émeraude. Pour pouvoir les contempler le plus possible et en même temps suivre le convoi, je marche parfois à reculons, ce qui fait que Klein me regarde comme si j'étais maboul. — Vous aimez tellement ce pays ? me demande-t-il, et son œil gris luit d'un inté¬ rêt qui ne me réchauffe pas, qui m'inquiète presque. — Oui... Je sors des steppes du Baragan, et ce que je vois ici me captive. Je voudrais tant avoir une baraque à moi, là-bas dans cette baie solitaire, verdoyante, y vivre comme un sauvage. — Pourquoi « comme un sauvage » ? Vous pourriez y vivre comme un homme civilisé. Il suffit d'avoir de la patience et de vouloir travailler. — Voilà, justement : je n'aime pas beau¬ coup travailler ! Je pense que seules les bêtes, rendues esclaves par l'homme, pas¬ sent leur vie entière à travailler, mais il est certain que si elles avaient une cons¬ cience, elles se suicideraient. 132 MÉDITERRANÉE Solomon brûle d'envie de me contredire, mais il est prudent, il rumine sa réplique. Il sait que lui, non plus, n'a pas fait du travail le but de sa vie et il suppose que je ne l'ignore pas. Aussi, il se couvre : — Certes, l'homme n'est pas une bête. Cependant, si vous voulez avoir votre ca¬ bane, là, près de la mienne, ce n'est qu'à force de persévérer dans un travail inté¬ ressant que vous l'aurez. Personne ne vous en fera cadeau. J'ai dit que je vous aiderais. Moi, personne ne m'a aidé. J'ai dû me débrouiller seul. — Je ne crois pas, Monsieur Solomon, que vous ayez fait fortune grâce au travail de vos deux bras. — Qu'en savez-vous ! Et même si vous savez de quelle manière j'ai roulé ma bosse de par le monde, eh bien, cela vous prouve que je ne suis pas bête. Si vous pouvez en faire autant, tant mieux pour vous. Je préfère l'intelligence qui enrichit au travail qui affame. Je ne veux pas lui dire ce que je pense de 1' « intelligence » dont il a fait preuve en exploitant les amours intéressées de sa sœur, de sa nièce et de sa propre femme, mais il MÉDITERRANÉE 133 comprend mon silence et m'attaque de front, après s'être assuré que Moussa, qui nous précède de peu, écoute notre conver¬ sation : — Vous me direz que c'est immoral, ce que j'ai fait pour gagner de l'argent, pour ne pas rester toute ma vie le gueux que ma mère a mis au monde et a nourri de pain noir jusqu'à l'âge de vingt ans. Oui : j'ai montré à ma sœur aînée, puis à sa fille, puis à ma propre femme, — qui toutes, se prostituaient malhonnêtement pour trois mètres d'étoffe, — comment elles pouvaient se prostituer honnêtement pour des poi¬ gnées d'or. Elles sont aujourd'hui riches, et moi aussi... Je m'arrêtai et voulus le regarder dans les yeux, mais Solomon ne se laissa pas faire : — Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il, placidement, le regard lointain, presque innocent. — Je ne comprends pas..., dis-je. — Qu'est-ce que vous ne comprenez pas? — Votre manière de concevoir la mal¬ honnêteté et l'honnêteté. — C'est bien simple : il n'y a pas de 134 MÉDITERRANÉE plus odieuse malhonnêteté que celle de vouloir paraître honnête quand on ne l'est pas, quand on ne peut pas l'être. Or, tout le monde se dit honnête et personne ne l'est, à commencer par votre femme, votre enfant, votre père, votre ami. Car chacun cherche à vous tromper d'une façon ou d'une autre ; cela ne peut être autrement, si l'on veut vivre. On doit tricher, voilà ! Et alors, je dis : il n'y a qu'une honnêteté vraie, c'est de pratiquer la malhonnêteté ouvertement. Je crois que le monde ne deviendra meilleur que le jour où il recon¬ naîtra qu'il est malade de fausse honnêteté. Ce jour-là, peut-être, on aura enfin pitié de ceux qu'une trop mesquine malhonnête¬ té ne nourrit pas. Et on leur montrera comment « on doit faire », surtout lorsqu'on n'est pas bête. De toute façon, on aura cessé de prêcher une vertu dont la pratique affame et ne peut conduire qu'au crime ou au suicide. Ce sera autant de gagné, vous ne croyez pas ? Evidemment, je le croyais, mais je pré¬ férais ne rien répondre, afin de ne pas être obligé de conclure. Et puis, Moussa me faisait des signes désespérés pour laisser MÉDITERRANÉE 135 tomber cette conversation, et quand, en cours de route, il put s'approcher de moi discrètement, il me souffla : — Méfie-toi de sa langue ! Il l'a bien pendue. Tout illettré qu'il soit, Solomon est capable de te mettre en poche. Dans sa carrière, il n'a pas exploité que des jeunes femmes, mais aussi des jeunes hommes. — Comment ça ? — Heu ! En leur faisant, par exemple, épouser de belles filles et en leur payant un long voyage de noces en Amérique du Sud, durant lequel le pauvre marié deve¬ nait, sans le savoir et sans en profiter, le maquereau de sa femme. Il y en avait aussi à qui il apprenait le métier de souteneur, leur fournissant des proies obéissantes, toutes dressées par lui, mais en surveillant de près la « recette » et en se réservant la part du lion. Mon Dieu, que l'existence est compli¬ quée ! Malgré mon adolescence mouvemen¬ tée, jamais encore je n'ai été mêlé à des histoires franchement répugnantes, telles ces entreprises d'exploitation sexuelle dont notre hôte s'est fait une spécialité que Moussa appelle « solomonisme ». 136 MÉDITERRANÉE — C'est un ensorceleur ! ajoute mon ami. Il jongle avec les bizarreries de la nature humaine, qu'il sait assouplir et plier, en flattant ses faiblesses. Certes, son astuce lui a valu, une fois, un coup de casse-tête qui a failli lui coûter la vie, mais ses solomonismes admettent « les ris¬ ques du métier » et ne se formalisent pas. Tu verras : il saura facilement passer à tes yeux pour un héros. D'ailleurs, il ne cultive que les relations dont il espère tirer bénéfice. Et il se peut que tu l'intéresses à ce point de vue. Sapristi ! Si Moussa n'exagère pas, adieu mes projets de vie féerique dans une de ces baies de la Méditerranée libanaise, où je voudrais construire ma cabane avec l'aide de Klein. Mais peut-être mon ami se trompe-t-il. Solomon est trop malin pour ne pas s'apercevoir que je suis incapable de faire un bon apprenti maquereau. Il doit tout de même savoir mieux choisir ses hommes, depuis cette méprise qui lui a valu le coup de casse-tête. Puis, je le vois entrepreneur de peinture, propriétaire et homme rangé. Cela ne prouve-t-il pas qu'il a mis fin à sa vie aventureuse ? MÉDITERRANÉE 137 Quoi qu'il en soit, un morceau de pain quotidien me suffira pour être heureux comme une abeille, pour ignorer les embû¬ ches que mon destin se plaît à parsemer sur mes routes. Pourvu qu'il ne me fasse pas crever de faim, tout en travaillant, je pardonnerai à Solomon de songer, de temps à autre, qu'il pourrait faire de moi un sou¬ teneur à gages, ou bien un de ces jeunes époux auxquels il « payait » un voyage de noces dans l'Amérique du Sud. Je me dirai tous les matins, face au soleil levant : « Pense que tu bricoles librement dans le beau Liban, contemplant de ta fenêtre la Méditerranée, au lieu de peiner dans une sombre fabrique et t'ennuyer à mourir. Souffre donc parfois pour ta lumineuse liberté ! Tu ne l'apprécieras que mieux. » C'est comme cela que je pense. Et il est certain que l'avenir me donnera raison, en dépit du proverbe qui dit : « Pierre qui roule n'amasse pas mousse. » Quelle « mousse » ? Il ne m'en faut d'aucune sorte. Au contraire, je dois être nu et poli comme un galet, car, dès que le mouton « amasse » un peu de laine, c'est toujours pour les ciseaux d'un tondeur quelconque. 138 MÉDITERRANÉE Ça ne pourrait se passer autrement : tout trésor crée des envies, soulève des appétits. L'homme ne doit rien posséder, et alors il aura tout. Ghazir est un village de petits rentiers arabes aux mœurs simples et aimables. Le chrétien domine. Le catholique règne. Mais on est tolérant. Je n'aurais jamais imaginé tant de politesse, de civilisation vraie, chez des hommes perdus dans ces montagnes où l'existence est quasi-primitive. Adolescents, les Libanais vont faire fortune dans je ne sais quelle Amérique. Ils en reviennent tou¬ jours riches ou presque ; et encore assez jeunes. Alors ils bâtissent, si on peut appe¬ ler bâtiments ces agglomérations de pierres qui ne sont pas même scellées entre elles et dont le toit est une terrasse de gravier battu. Après chaque pluie, tout le monde grimpe sur la terrasse pour y passer le rouleau. Toutefois, il se trouve aussi quelques constructions assez belles. Ce sont celles-là que nous visitons depuis une semaine, à Ghazir et dans les environs. Les amphi¬ tryons nous y reçoivent, vêtus de magni¬ fiques robes de soie et avec des manières MÉDITERRANÉE 139 si courtoises que nous sommes, Moussa et moi, confondus et très mal à l'aise, à cause de nos lamentables vêtements. On fait sem¬ blant de ne pas les remarquer, on nous comble de prévenances. Solomon donne le change en racontant, gravement, une his¬ toire de malheurs qui nous seraient arrivés en Egypte, où nous aurions exécuté de ruineux travaux artistiques. — Mais ils se relèveront vite, ajoute-t-il, avec aplomb. Car, tels que vous les voyez, ce sont deux as de la décoration murale. Vous vous en convaincrez quand vous les verrez à l'œuvre. Klein parle couramment l'arabe de Syrie et presque tout aussi bien l'espagnol, où Moussa excelle. Celui-ci y va de son babil qui amuse nos hôtes, mais que Solomon redoute au point de blêmir, dès qu'il lui semble que le vieux est prêt à dire une « énormité ». Alors il intervient avec désin¬ volture, changeant de conversation et par¬ lant arabe. Certes, Moussa est un enthousiaste terri¬ blement bavard et dont les accès de sincé¬ rité peuvent être malencontreux, mais Klein est un malin de sang-froid qui ne songe MÉDITERRANÉE qu'à ses intérêts. Ainsi, nous ignorions que le but de toutes ces cordiales réunions était uniquement d'ouvrir des perspectives de travail et que, par conséquent, aux yeux de Solomon, nos entretiens n'avaient de sens que s'ils aboutissaient à la conclusion d'une « affaire ». Il fallait, paraît-il, com¬ prendre qu'on n'était là qu'afin de « déci¬ der » le propriétaire. Notre patron devait diriger la conversation », et nous, lui « faciliter » cette direction. C'était donc avec des mines de comploteurs que, sans en avoir l'air, nous aurions dû entrer dans ces aimables foyers arabes. Dieu, que les gens sont différents, surtout dans leur mentalité ! Que nous étions, Moussa et moi, loin de toute, pensée mes¬ quine et absolument incapables de répondre par une intention désobligeante au chaleu¬ reux accueil que nous faisaient ces braves bourgeois de Ghazir ! Pauvres gueux famé¬ liques et d'aspect pitoyable, ce ne sont pas les mensonges de Klein qui nous sau¬ vaient, ce n'est pas sa morgue froide qui contribuait à nous rendre sympathiques à ceux qui nous recevaient et nous offraient à manger, à boire et à fumer, prenant un MÉDITERRANÉE 141 vif plaisir à nous écouter et nous témoi¬ gnant de la déférence. Non. Nous aimons franchement ces Libanais, que nous croyons bons, et ils s'en aperçoivent. Nous nous montrons, sincèrement, tels que nous som¬ mes. A leurs questions intelligentes sur notre passé, notre vie, nous faisons promp- tement des réponses qui sont comme des jets de lumière, à l'encontre de Solomon qui prépare et enveloppe les siennes dans des nuages de fumée. Hier, chez un riche, Moussa a encore mis les pieds dans le plat. On parlait, comme de coutume, peinture et décoration, ce dont raffolent les habitants fortunés de Ghazir. On nous versait un peu trop souvent de cette eau-de-vie qui se boit coupée d'eau, et Moussa voulait prouver à Klein qu'il est, lui aussi, capable de « décider » un client quand, sur une objection de notre hôte concernant la cherté des fournitures, le vieux s'écria : — Les fournitures pour la décoration de votre appartement ? Mais c'est trois fois rien ! — Par exemple ? — Eh bien, cinq livres turques, environ. 142 MÉDITERRANÉE — Je marche ! fît le propriétaire. Cela fut dit si rapidement que Solomon, qui justement buvait, n'eut pas le temps de vider son verre et d'intervenir. Il n'eut plus qu'à serrer la main que le client lui tendait, en signe de conclusion de l'affaire. Mais, quand nous fûmes dehors, il déversa sur Moussa toute sa furie blanche : — Vieux bœuf ! Tu n'as donc pas encore compris que je leur fais payer beaucoup plus de fournitures qu'il n'en faut, et c'est là que je trouve mon compte ! — Bah ! fit Moussa, jovial. Avec toi, on ne sait jamais comment parler, ni ce qui te va, ni ce qui ne te va pas. Je m'aper¬ çois que tes orteils sont toujours dans mon chemin, je leur marche dessus alors que je m'y attends le moins. Tout à coup, mon ami se fâcha : —- Et puis, tiens : si ce dernier travail ne te convient pas, c'est moi qui l'exécute¬ rai, avec Adrien ! Alors quoi ? Il y a une vingtaine de livres turques à gagner, en quinze jours de travail à deux : cela ne te suffit pas ? Cela nous suffit, à Adrien et à moi. — Donc, à bon entendeur salut ! conclut MÉDITERRANÉE 143 Solomon, la voix étranglée. A. l'avenir, je dois compter avec votre concurrence, à vous ! Il s'arrêta, croisa les bras sur la poitrine et scruta l'horizon, pâle comme la mort. J'eus peur. Je me souvins de notre état irrégulier en Turquie. J'intervins : — Mais non, Monsieur Klein, Moussa plaisante ! Comment pouvez-vous croire à notre concurrence, quand nous sommes dé¬ pourvus du moindre outil et sans le sou ? Qui voudra, dans ces conditions, nous con¬ fier un travail, une avance ? Puis, vous le savez bien, nous dépendons de vous. Klein posa une main sur mon épaule : — Tu fais bien de plaider coupable, ri- cana-t-il. Souvenez-vous, tous les jours, que vous êtes à ma discrétion. Cette effronterie mit le vieux hors de lui : — Quoi ? c-ria-t-il, nous sommes à ta discrétion ? Et tu te figures que je ne connais pas, à mon tour, le défaut de ta cuirasse, ici, dans le Liban ? — Quel défaut ? Celui d'avoir été ma¬ quereau ? — Pire : celui d'être juif et de l'avoir caché, comme une infirmité. Tu as dit aux 144 MÉDITERRANÉE Libanais que tu es chrétien orthodoxe, et s'ils savaient que tu leur as menti, ils te chasseraient à coups de pied dans le der¬ rière. Ce n'est pas ça, mon cher Solomon ? — C'est ça, avoua l'autre, mais n'es-tu pas juif, aussi ? — Et ils le savent, tous ! Je n'ai rien caché, voilà la différence ! Ils savent encore quelque chose, ou bien ils s'en aperçoivent... — Quoi donc ? — Que je suis, moi, le juif, beaucoup plus honnête que toi, le bon... chrétien orthodoxe ! Ce jour fut une grosse défaite pour Klein ; mais, à la façon silencieuse, héroïque, dont il sut l'admettre, je compris que cet homme était un fort. Aussi je conseillai à Moussa de badiner le moins possible avec lui. Il n'en fit rien. Voici un mois que nous travaillons à Ghazir, et il ne se passe pas une semaine sans qu'une altercation n'éclate entre eux, parfois, en présence même de nos clients. Ils se chamaillent à propos de tout, mais jamais l'un ne va jusqu'à trahir ce qu'il sait de l'autre. .Je tâche de ne point m'en mêler. Souvent, MÉDITERRANÉE 145 quand nous sommes seuls, ils se disputent en yddisch. Alors Moussa plante là son tra¬ vail, s'installe près de Solomon, discourt, lui « fait la morale », gesticulant comme un forcené. L'autre le supporte. Tous les dimanches nous allons en visite. C'est une mode, je crois, mais c'est égale¬ ment dans l'intention de nous ouvrir des perspectives de travail. Parfois, nous pous¬ sons très loin, à Dlepta, à Aramon, à Mal- metein, et alors nous chevauchons sur des ânes. Pendant des heures, nous descendons ou nous montons ; des vallées magnifiques surgissent et disparaissent, sauvages, silen¬ cieuses, nous montrant de temps en temps, loin dans le soleil, un bout de miroir étin- celant, ma Méditerranée. A ces moments, je suis seul, heureux et triste. Mes compa¬ gnons, me devançant, palabrent toujours. Je les suis à une centaine de pas, je les oublie. Eux non plus ne pensent plus à moi. Ils sont tout à leurs entreprises possi¬ bles, rapportant des dizaines, des centaines de « livres turques ». Moi, je n'existe plus. C'est pourquoi j'enlace l'encolure de mon âne et embrasse ses yeux songeurs. Nous cheminons, la plupart du temps, l'un près MÉDITERRANÉE 10 146 MÉDITERRANÉE de l'autre, perdus tous deux dans ces mon¬ tagnes presque nues, mais aux sites pitto¬ resques, riches de lumière et de couleur orientales. Des figuiers, des grenadiers ap¬ paraissent à un tournant, prisonniers du rocher, seuls et tristes eux aussi. Quelque rare oiseau survole l'abîme, la solitude, et il me semble que son vol est une course inquiète, il va peut-être chercher du secours. Seul le cèdre, qu'on ne rencontre qu'à de grandes distances, déploie virilement contre un ciel de feu son feuillage somptueux et protecteur. Il n'a pas l'air de craindre l'es¬ pace, il le défie plutôt, malgré son isolement qui, un jour, le dévorera. Il n'y a pas de beaux pâturages, ni de grandes cultures, mais des gradins où pous¬ sent certains légumes. Nous croisons en route beaucoup de femmes, dont quelques- unes d'une beauté pareille à ce pays sau¬ vage. Elles portent toutes, sur la tête, le gros fardeau aussi bien qu'un bout de bois, une cruche ou une assiette. Comme en Egypte. Les mains, libres, se baladent. Et leurs hanches fermes, voluptueuses, oscil¬ lent comme des balançoires. Je crois que ce sont, ici, les femmes qui travaillent le MÉDITERRANÉE 147 plus. Les hommes, je les vois au café, ils fument, jouent, bavardent. Dans les foyers chrétiens les femmes viennent aussi, parfois, se mêler à notre conversation, à nos débats. Timides mais curieuses, elles ont entendu parler de notre « art » et veulent nous connaître. Il est vrai, Moussa fait de belles choses et je le seconde de mon mieux. Nous avons déjà terminé un grand salon, en style rococo, qui attire du monde comme à la foire. On s'extasie mais ce n'est pas de l'art, c'est du métier. Cependant nous passons pour des artistes finis, surtout lorsqu'on nous voit affublés de ces vieux vêtements achetés à Klein et qui sont trop larges pour moi, trop longs pour Moussa. Cela nous rend ridicules et sympathiques à tout ce monde libanais intelligent, instruit par les voyages et qui voit en nous deux épaves innocentes et joyeuses. Je crois même qu'on nous aime un peu, car on s'intéresse toujours davan¬ tage à notre sort. On voudrait nous voir nous établir, nous « créer un foyer ». — Meskini ! Les pauvres ! fait-on, com¬ patissant. Et les femmes nous regardent, passion- 148 MÉDITERRANÉE nées, avec leurs grands yeux noirs, tandis que le chef de la famille nous verse sans cesse de l'eau-de-vie. — Oui, ponctue Solomon, je m'occupe justement à leur faciliter cela. Ils seront mes associés. Moussa fera venir sa famille de Roumanie. Quant à Adrien, eh bien, pourquoi ne lui chercherions-nous pas une belle fiancée libanaise ? Il dit cela au moment même où une adolescente de la maison le frôle en passant. Il lui enlace la taille, oh, très paternelle¬ ment : — N'est-ce pas, ma mignonne ? lui de- mande-t-il, mais la petite se sauve et c'est la mère qui répond : — Ma foi, oui, pourquoi pas ? Je pense : « Ça y est ! Il me prépare un voyage de noces en Amérique du Sud ! » Ainsi nos jours s'écoulèrent dans l'espoir et sans trop de nuages, jusqu'au mois d'août, quand Solomon nous asséna sur la tête une dure réalité. Mais il faut que je raconte comment cela est survenu. Nous travaillons depuis dix semaines environ à Ghazir. Deux chantiers sont finis, MÉDITERRANÉE 149 un troisième est commencé. Nous faisons des journées de treize et quatorze heures. Le soir, après le dîner, nous tombons morts de fatigue. Klein nous loge, nous nourrit, nous blanchit et nous donne parfois un peu d'argent, quand nous lui en demandons : quatre ou cinq livres à Moussa, qui les a envoyées aux siens, à Bucarest ; une livre, à moi, et que j'ai dépensée pendant tout ce temps. Il nous a compté également les vieux vêtements, une livre pour chacun. Et, naturellement, nous sommes très bien nourris, on nous sert même du vin et de l'eau-de-vie. Mais qui eut jamais cru que c'était, là, à peu près tout ce qui nous revenait, après un si dur labeur ? C'est ce que nous venons d'apprendre seulement maintenant, car jus¬ qu'ici, Klein a toujours trouvé mille pré¬ textes pour retarder à l'infini le règlement de nos comptes. — Laissez ! disait-il. Qu'est-ce qu'il vous manque ? J'ai mes comptes embrouillés, je ne sais jamais où j'en suis. Puis, je dois voir si on me paie exactement ce qui était convenu. Les Libanais sont de braves gens, mais ils aiment débourser le moins possible. 150 MÉDITERRANÉE A la fin d'un ouvrage, ils vous font, d'auto¬ rité, des réductions assez importantes. C'est une coutume. Qu'en savions-nous ? Et même nous ne voulions pas en savoir davantage. Ne se disait-il pas, Solomon, soucieux de nous donner un foyer ? N'était-il pas notre tré¬ sorier ? Mais, bon Dieu, tout le Liban le savait ! Associés ou journaliers, Klein ne pouvait pas ne pas tenir compte de notre gros labeur. De ce côté-là, nous n'avions qu'à dormir sur nos deux oreilles. C'est ailleurs qu'étaient nos têtes. Celle de Moussa ne songeait qu'au « grand démé¬ nagement de Bucarest ». La mienne, eh bien, elle était tournée du côté de mon éventuelle « belle fiancée libanaise ». Seigneur, qu'elle est belle l'illusion ! C'est l'unique réalité bienfaisante du pauvre. Aussi longtemps qu'elle nous berça, dans ce Liban, le ciel nous souriait et notre peine quotidienne nous était supportable. Main¬ tenant, que nous avons voulu à tout prix connaître « la situation », la réalité nous semble un enfer. Il n'aurait jamais fallu demander à Klein de régler nos comptes. Peut-être aurions-nous continué long- MÉDITERRANÉE 151 temps encore à voguer dans le rêve, mais un événement survint qui obligea Moussa à demander « tout son argent ». C'est que, à force d'écrire au Caire qu'il était devenu grand entrepreneur à Ghazir, Sarah et Titel l'ont pris au mot et sont arrivés à l'impro- viste il y a trois jours, comme deux colom¬ bes qui tombent du ciel. Deux colombes déplumées, naturellement ! Ils sont mai¬ gres, affamés, mal nippés. Le pauvre vieux a piqué une de ces rages qui laissent des traces dans la vie d'un malheureux. Et cela n'était pas fini ; Moussa venait à peine de se calmer et de trouver une cham¬ bre pour ses oiseaux de malheur quand, Solomon lui donna le coup de grâce. A la demande impérieuse de Moussa, il nous montra les comptes : après nous avoir dé¬ duit la pension complète et tout ce que nous avions reçu comme argent, il remit trois livres à Moussa ; pour moi, une seule : — C'est tout, pour le moment, fît-il, froidement. — Quel « tout » ? Quel « moment » ? s'écria le vieux, la face congestionnée. Ce fut un joli chambardement. Tout ce qui pouvait être brisé dans la chambre, 152 MÉDITERRANÉE roula en miettes. Mon ami n'épargna pas même son beau narguilé, qu'il lança à la tête de Klein. Et pour lui avoir retenu le bras et évité un malheur, une bonne gifle fut la récompense que je reçus. Moussa a quitté la maison de Klein, hur¬ lant, du seuil : —- Maquereau ! Souteneur ! Sale Juif ! Solomon garda admirablement son sang- froid. Nous suivant, dans la cour, il répli¬ qua, cyniquement : — Oui, Moussa, je suis tout cela... Mais, à la place de cette carpe de Titel, si j'étais, moi, le maquereau de ta belle Sarah, vous seriez tous riches. Le vieux se retourna et lui cracha au visage. L'autre ajouta : — Maintenant, écoutez : vous pouvez reprendre votre boulot quand vous vou¬ drez. Je vous y reçois. Moussa, sans plus se retourner, se tapa le derrière et envoya une tifla (1). Personne n'assistait à cette mascarade, heureusement pour nous. Heureusement ! Car nous n'avions au- (I) Geste de mépris. MÉDITERRANÉE 153 cune certitude que Solomon ait eu tous les torts et nous toutes les raisons. Oui, nous étions volés, exploités, mais, à cela nous aurions dû nous attendre, même après tou¬ tes les mirifiques promesses de Klein. Celui- ci n'aurait pas pu mener ce train de vie de pacha, s'il n'avait pas l'habitude de se réserver, lors d'un partage, la part du lion. Et puis, soyons justes, était-ce une pension ouvrière, ces repas copieux dont nous réga¬ lait notre patron ? Tous ces rôtis quoti¬ diens, ces gâteaux, ces vins et eaux-de-vie et cafés et narguilés ! Non. Un ouvrier, de notre temps, même en gagnant gros, ne peut vivre si bien qu'à condition de manger tout son argent. C'est ce qu'a compris Klein également. Maintenant nous sommes désemparés. Dans le village on sait que nous nous som¬ mes brouillés. On ne sait pas que nous nous sommes lancé des narguilés à la tête, craché au visage, tapé les fesses. On croit à une brouille passagère entre... « associés ». C'est une chance. Car il n'est pas dit que nous ne retournerons plus chez Klein, Moussa tout au moins, qui doit nourrir trois bou¬ ches et payer deux loyers. 154 MÉDITERRANÉE — Il est vrai que j'ai voulu avoir ma famille, se lamente-t-il, mais pas celle-là ! En ce qui me concerne, il n'y aurait rien d'étonnant que je quitte Ghazir. Le charme est rompu. Je ne m'y plais déjà plus. Un rêve rafistolé, ce n'est plus un rêve. Je dois donc partir. Mais où, dans cette Tur¬ quie absolutiste ? Et sans le sou ! Et seul, affreusement seul, cette fois ! Plus de Mik¬ haïl, plus de Moussa ! Ah, maman, je crois bien que le moment est proche où j'aurai grand besoin de sentir sur mon cœur glacé ta bonne main brûlante ! Cependant, j'étais si bien, si content de mon sort. Un sacré chien rêvasseur comme moi, que peut-il demander à la vie, plus qu'une bonne niche, une bonne nourriture et le droit de ne pas se sentir en laisse ? Bien mieux, j'avais un maître qui savait alimenter mes rêves comme pas un. Déjà il rendait chaque jour plus palpable, à mes doigts, cette belle adolescente libanaise, qui peut-être n'eut jamais voulu d'un voyou de mon espèce, mais qu'il se faisait fort de pousser bientôt dans mes bras. Quant à mon existence de demain, je n'avais qu'à choisir : immédiatement une cabane au MÉDITERRANÉE 155 bord de la Méditerranée, un fantastique vagabondage, en sa compagnie, dans les Andes du Chili, ou même les deux, si cela me chantait. Car lui, Solomon Klein, igno¬ rait l'impossible. Pour me le prouver, il s'amusa un jour à tourner sous mes yeux ahuris les pages d'un album géant où mille grosses photos le représentaient dans mille attitudes et sur cent points du globe : au Brésil, en Argentine, en Egypte, au Japon, aux Indes, en Chine, partout il était entouré comme un grand seigneur. Je crois bien que c'est cela : Klein aime par-dessus tout faire le patriarche, avoir sa petite cour, des gens qui le flattent. Certes, il fait travailler tout le monde, mais si le travail vient à manquer, il ne jette personne à la rue : —- Autrefois j'avais cinq ouvriers que je considérais comme faisant partie de ma famille. Pendant des années nous avons vécu dans la plus parfaite intelligence. Ils sont venus chez moi, presque adolescents. Ils m'ont quitté, chefs de famille. C'est moi qui leur ai trouvé des épouses. Trois d'entre eux, tu peux les voir. Ils sont éta¬ blis entrepreneurs peintres, à Beyrouth, 156 MÉDITERRANÉE grâce à mon concours. Si tu leur parles, ce n'est que du bien qu'ils te diront de moi. Cependant, je ne leur accordais aucun sa¬ laire fixe : pension complète, argent de poche et, à la fin de l'année, petite part au bénéfice. Un mois sur trois, nous étions désœuvrés. Eh bien, va leur demander : quand étaient-ils plus heureux, aujour¬ d'hui ou du temps qu'ils travaillaient sous mes ordres ? Klein ricana : — Ah !... Moussa s'imagine qu'il est si facile de trouver du travail, de se faire dignement nourrir, loger, vêtir et ne jamais manquer d'argent de poche ? Mais, ne s'est- il pas encore aperçu, à son âge, que cin¬ quante pour cent de ceux qui sont nés pauvres comme nous trois, ne parviennent même pas à manger à leur faim ? Ne voit-il pas que, quelques favoris du sort exceptés, toute la vie humaine se réduit à une lutte féroce pour un maigre bien-être matériel ? Pas même pour un peu de liberté, le croi¬ rais-tu ? Pas même ! Oh, je ne le savais que trop ! Et cette confirmation de ma plus sombre pensée, venant de la part d'un homme moralement MÉDITERRANÉE 157 si différent de moi, me glaça le cœur plus que de coutume. Je sentis quelque chose me rapprocher soudain de ce fameux ma¬ quereau qui, certes, avait toujours fait tra¬ vailler les autres, qui professait l'immoralité ouvertement, mais que je voyais capable de souffrir pour sa liberté et, qui plus est, pouvait continuer à vouloir le bien de celui qui lui avait craché à la figure. Ce senti¬ ment-là, eh bien, je l'appelle une force de l'âme, dût-il se trouver dans une mare d'ignominie. Et je sais beaucoup pardonner à l'homme qui repousse ainsi du pied une de nos plus malfaisantes infirmités morales. Car je commence à me convaincre toujours davantage que le premier mal qui empêche l'humanité d'être heureuse, c'est son orgueil démesuré, c'est notre incapacité de com¬ prendre l'inanité d'une offense et de passer outre. Je voulus en savoir plus, sur ce chapitre, et à la fin de notre première semaine de brouille, j'allai trouver Klein à son chan¬ tier. Il était lamentable à voir. Aidé d'un apprenti, il se donnait un mal de chien à vouloir terminer sans nous l'ouvrage diffi¬ cile commencé sous la direction de Moussa, 158 MÉDITERRANÉE mais il n'y parvenait guère. Son ignorance de la fresque et de la proportion des tons dans le travail de la fausse-moulure lui avait fait couvrir le plafond d'erreurs pres¬ que irréparables. Le pauvre s'en rendait compte, mais taisait son amertume. J'eus pitié de lui : — Voulez-vous que je vous aide à finir cette pièce ? dis-je, sans plus réfléchir. Solomon, le visage et la poitrine inondés de peinture, me regarda avec ses yeux dépourvus d'expression qui ressemblaient maintenant à ceux d'un chat épeuré : — Cela m'obligerait infiniment, mais... ne crains-tu pas les foudres de Moussa ? — Il m'accusera de trahison, c'est bien possible. Ce n'est pas certain, car nous n'avons plus que fort peu d'argent. 11 nous a fallu payer le loyer de nos deux chambres et vivre, à quatre, toute une semaine, sans gagner un sou. — Bon. Viens demain matin au travail. Je doublerai le salaire de ta semaine et je te nourrirai. Ainsi tu pourras donner à Moussa une ou deux livres, afin qu'il ne soit pas réduit à la misère. Klein avait donc de la compassion pour MÉDITERRANÉE 159 le vieux. A mon grand étonnement, celui-ci le paya en retour avec des jurons, ce qui me fit de la peine, surtout lorsque, lui offrant la livre que Solomon avait eu la bonté de m'avancer, il me jeta l'argent à la figure : — Je n'en veux pas, ni de son aumône ni de la tienne ! Vous vous valez ! Lui, c'est un misérable, et toi, un Judas ! Va- t-en ! Va habiter chez lui ! Laisse-moi seul ! Mon pauvre ami poussait l'injustice jus¬ qu'à me chasser de chez moi. Je m'en allai, pour ne pas l'exaspérer. En sortant, je passai par la chambre de Sarah et y laissai la belle pièce d'or, qui fut acceptée sans façon par les deux amants dont la détresse était, dans ce village, plus grande que jamais. Ils regrettaient amèrement d'y être venus et n'étaient pas loin d'accuser Moussa de les avoir trompés : — Pourquoi nous a-t-il écrit qu'il était devenu grand entrepreneur dans le Liban ? arguait Titel. De bar, il n'était plus question. Et même tout espoir de salut leur semblait absurde au milieu de cette solitude montagneuse. Ainsi, l'illusion étant leur éternel stimulant 160 MÉDITERRANÉE dans la conversation, son évanouissement les plongeait dans un silence qui les rendait stupides. Mais Sarah était toujours adora¬ ble, toujours avide d'aventures et prête à s'enflammer pour les suggestions les plus enfantines. Je la trouvai cependant un peu moins amoureuse de son Titel. On eut dit qu'il lui pesait, depuis qu'ils étaient à Gha- zir, et même il l'effrayait avec ses nouvelles habitudes de chaparder tout ce qui lui tom¬ bait sous la main dans les épiceries du village. Une fois que nous allions ensemble faire des achats il m'a rendu moi-même, malgré moi, complice de ses larcins, car, après avoir bourré en vitesse ses énormes poches, il a glissé dans les miennes deux boîtes de sardines. Il ne me fut plus possible de les sortir et les remettre à leur place, mais, dehors, je me mis à courir, jetant à terre les maudites sardines, que du reste Titel ramassa promptement. Sarah était furieuse de ces pratiques, mais Titel n'en continuait pas moins et même il en tirait vanité : — Ah, il faut voir ça, racontait-il. Je dis au marchand : « Veuillez me montrer cette bouteille qui est là-haut sur le rayon. » MÉDITERRANÉE 161 Eh bien, pour remplir mes poches de toutes ces saucisses et sardines et bougies et allumettes et cigarettes, il ne me faut pas le quart du temps que le vieux met à appuyer son échelle, à monter, à prendre la bouteille et à descendre, toujours en me tournant le dos, naturellement. Je vous assure, je pourrais ainsi lui voler tout le magasin, en ne dépensant chaque fois que dix météliks. La petite lui criait, rouge de colère : — Oui, tu crânes, comme s'il y avait de quoi être fier de voler un pauvre paysan, quand on est, comme toi, un gros fainéant, mais, morale à part, songe à la situation de papa, ce jour prochain où un client qui entrerait brusquement dans l'épicerie te surprendrait la main dans le sac ! Donc, cesse, ou je le dis à papa ! Titel savait alors faire l'attristé, rôle qu'il jouait à merveille et qui lui valait toujours quelques bons baisers : — Allons, mon petit loup, ne te fâche pas ! Je te dis ce qui est : pourquoi pécher encore par le vol, quand tu pèches déjà par un côté qui te rend assez vulnérable, dans ce pays absolutiste ! Pas, mon mignon ? MÉDITERRANÉE 11 162 MÉDITERRANÉE En effet, le « mignon » péchait assez par « un côté » qui était justement celui où Klein passait maître et ne tolérait pas de concurrent, dans ce Grand Liban dont le Vali, satrape absolu, appréciait haute¬ ment cette qualité-là, pour certains avan¬ tages qu'il en tirait, parfois, intimement. Les bons Libanais aimaient par tempéra¬ ment ignorer les affaires qui ne les regar¬ daient pas et ne les gênaient guère, mais rien ne les empêchait de savoir que le gouverneur et Solomon Klein faisaient sou¬ vent des parties d'équitation en tête à tête. On le savait dans tous les villages. On n'en parlait jamais. Pourquoi commenter les fa¬ veurs du Vali ? Il suffisait de regarder, un matin, du seuil de sa boutique ou du café de la place, l'arrivée en voiture d'un lieu¬ tenant bien connu, pour avoir été toujours le même, qui allait tout droit chez Klein, sans parler à personne, mais répondant gracieusement à tous les saluts. Le soir même, la voiture redescendait à vive allure et alors, à côté du lieutenant, on voyait Klein qui répondait lui aussi aux saluts des villageois. Quand j'assistai pour la première fois MÉDITERRANÉE 163 à ce petit spectacle, mon pseudo-patron venait de clôturer sa saison de travaux de bâtiments, l'été se mourait doucement à Ghazir et, naturellement, de ma courte brouille avec Moussa ne restait plus qu'un vague souvenir. Aussi, passant le gros de nos journées au café du village, seul posses¬ seur d'une modeste terrasse où une chaise pouvait tenir en place, nous fûmes présents et à l'arrivée de la voiture et au départ de Solomon. Mais entre cette arrivée et ce départ, un événement encore inconnu à Ghazir avait eu lieu qui mit en émoi les habitants : à l'heure de l'apéritif, l'envoyé du gouver¬ neur et Klein vinrent ensemble prendre place sur la terrasse du café et deviser courtoisement et discrètement, sans avoir l'air de rien. Néanmoins, chacun comprit que cette exception à la règle et cet honneur étaient dus à la présence de la belle Sarah parmi les humbles consommateurs de ce café. Dois-je le dire ? Devant l'importance de l'événement, il n'y avait pas que Sarah et son Titel qui ne tenaient plus dans leur peau, mais le brave Moussa aussi. Enfin !... Peut-être le gouverneur daignera-t-il don- 164 MÉDITERRANÉE ner à Sarah une marque de sa magnani¬ mité ! Du coup, on serait tous sauvés ! Inch Allah ! Et Moussa de m'expliquer « la chose », quelques heures plus tard : — Tu comprends : je suis toujours prêt à l'étrangler de mes propres mains cette gosse qui a déshonoré ma famille, mais... puis¬ qu'elle a voulu être putain, au moins qu'elle ne le soit pas bêtement! Comprends-tu? — Mais oui..., fis-je, un peu confus tout de même. Le vieux avait besoin de toute mon approbation : — N'ai-je pas raison ? dis, Adrien ! Il ouvrit grands ses bras, face au soleil couchant, sur cette route solitaire où nous marchions. — Tu as raison, Moussa... Seulement... — Seulement quoi ? — ...Je pense à Klein qui montrait à sa sœur, puis à sa nièce, puis à sa propre femme comment elles ne devaient pas se prostituer pour trois mètres de tissu, mais pour des poignées d'or... — Solomon est un maquereau ! C'est pas la même chose, imbécile ! MÉDITERRANÉE 165 Je me tus. En effet, nous n'étions pas des maquereaux. Titel seul l'était. Nous, il nous eut suffi que Sarah nous apportât un jour une poignée d'or et qu'elle nous sauvât, tous ! Voilà. Car nous n'avions plus d'autre espoir de salut. Les Libanais nous promettaient sans cesse de gros travaux, mais ils ne nous don¬ naient qu'à bricoler : un comptoir, un ba¬ hut, une porte à barbouiller ; rarement un plafond ou un soubassement à repeindre. Cela ne nous rapportait que juste de quoi nous nourrir frugalement une fois par jour et nous procurer un peu de tabac ou nous payer des narguilés d'un sou que nous fu¬ mions, férocement heureux et désespérés, en contemplant tantôt ces aurores et tantôt ces crépuscules méditerranéens dont la splendeur se déposait au fond de nos âmes comme un gage d'amitié céleste. Après de telles séances de griserie fakirique, quand chacun débite tout ce qui lui passe par la tête, sans jamais contredire l'autre, nous re¬ trouvons toujours notre énergie combative. A quoi cela aboutit ? Certes, à peu de chose : encore un bahut à barbouiller, en core un plafond à peindre, menus ouvrages 166 MÉDITERRANÉE que nous arrachons aux habitants à force de leur tenir la jambe et qui ne nous donne¬ ront jamais la possibilité de lever l'ancre d'ici, mais le principal n'est pas là, il est tout entier dans cet élan qui nous fait foncer droit en avant, qui trempe notre volonté et nous met à l'abri des ravages du terrible cafard chronique ; ce cafard, nous l'avons vu en Egypte ronger l'âme de certains vagabonds qui n'avaient pas même l'excuse de se trouver dans une détresse semblable à la nôtre. Oui, nous sommes bien ridicules, c'est entendu, nous le voyons aux sourires compatissants que suscite chez ces paysans le spectacle de notre vie incohérente : nos extases folles, le matin, au simple contact de cette nature sauvage qui nous entoure ; nos emballe¬ ments pour les mille aspects quotidiens de ces vallées solitaires ou de la mer que nous découvrons après une marche exténuante ; la masse d'énergie que nous gaspillons jour¬ nellement en nous entêtant à vouloir trou¬ ver ce « gros travail » sauveur que nous ne trouverons jamais ; enfin, cette apparence de nous accommoder de la misère ; ce qui fait croire aux gens que nous serions inca- MÉDITERRANÉE 167 pables de nous rendre compte que notre pénible situation dans ce village ne pourrait pas se prolonger à l'infini, surtout après le déménagement, tout proche, de celui qui nous a amenés ici. Ah ! Il leur est facile à ceux qui possèdent un petit bien-être de tourner en ridicule et parfois même de juger sévèrement l'exis¬ tence agitée de celui qui n'a que son tendre désespoir pour le comprendre et le ciel pour le réchauffer ! Le matin, quand nous sautons du lit, si la journée s'annonce radieuse, nous sa¬ vons que là est, neuf fois sur dix, notre seule part de bonheur pour tout ce jour, et c'est une chance bénie que nous puissions en faire si grand cas, alors que nos estomacs sont vides et que rien ne nous garantit que nous trouverons le moyen de les remplir au moins une fois jusqu'au soir. Mainte¬ nant, jugez de la journée qui s'annonce sinistre et que nous devons vivre d'un bout à l'autre, un ciel de plomb au-dessus de la tête, une bruine féroce écrasant nos épaules et, l'eau dans les savates, obligés d'arpenter les routes, toujours à la recher¬ che d'un morceau de pain. 168 MÉDITERRANÉE Bon Dieu ! Quel rôle important pour¬ raient-elles jouer, la journée radieuse aussi bien que la journée sinistre, aux yeux de l'homme qui, se levant le matin, a une belle femme et de beaux enfants à embrasser, une bonne petite affaire à conduire, un aimable bien-être à défendre ? Ainsi, on ne peut juger les hommes qu'après avoir eu la bonne volonté de se glisser dans leur peau. Ainsi, on nous com¬ prendra quand, bondissant comme deux veaux contre le soleil levant qui nous engloutit dans son feu, nous commençons la journée par un acte irréfléchi : nous allons droit au café y laisser nos derniers météliks, en nous payant deux cafés et deux narguilés sur cette terrasse d'où nous offrons nos visages tourmentés à l'astre généreux ; il nous caresse et nous dit : « Oui, aimez-moi fort, vous qui n'avez rien de mieux à aimer aujourd'hui ! » C'est cela : nous n'avons rien à aimer en ce jour qui commence, rien à la maison, rien hors de la maison, et cependant nous ne voulons pas mourir et nous ne pouvons pas vivre de la haine. Force nous est donc d'aimer quelque chose : fut-ce un astre ! MÉDITERRANÉE 169 Car l'objet d'un amour n'a aucune impor¬ tance, c'est l'amour qui est tout. La preuve de sa fécondité : nous quittons la terrasse sans plus avoir peur de la détresse qui nous talonne, nous partons, pleins du désir de vivre, même affamés, même pouilleux, sous ce ciel qui, lui, ne demande jamais aux pauvres pourquoi ils ne sont pas riches, eux aussi. Et quittant cette terrasse où nous nous sommes si bien régalés, et par¬ tant comme deux chiens décidés à dénicher quelque part un os à ronger, il nous arrive parfois qu'en route nous avons soudain marre de notre honnêteté d'ouvriers dont personne ne veut, et alors, Moussa, qui est plus riche d'idées que moi, s'arrête et dit : — Ça y est ! Aujourd'hui je ne veux plus chercher du travail, je veux mendier ! Suis-moi ! — Mendier, à Ghazir ? — Non, pas à Ghazir : nous irons chez l'émir de Malmetain ! C'est un seigneur musulman, je lui parlerai turc. —- Les seigneurs ne reçoivent pas les mendiants. — Nous ne nous présenterons pas comme 170 MÉDITERRANÉE tels. Néanmoins, arrange-toi pour que ton salamalec soit aussi beau que le mien, car j'entrerai le premier et j'en ferai un magni¬ fique. — Montre-moi ça. Nous dévalions la route presque en cou¬ rant. — C'est vrai ! dit Moussa, stoppant net ; il faut que je fasse une petite répétition, même pour moi. Le vieux suait à grosses gouttes. Sincère¬ ment ému, il cabra d'abord sa petite per¬ sonne, comme dans un. garde à vous, puis, pivotant sur lui-même, se tourna du côté du soleil, qu'il semblait prendre pour l'émir, baissa le regard, sourit avec grâce, distinc¬ tion et bonhomie et, alors que sa main droite voyageait noblement vers la bouche et le front, pour s'arrêter sur la poitrine, son corps dessinait une impeccable ligne courbe en avant. Il se redressa avec aisance et me regarda, plein d'espoir, comme pour me demander s'il reverrait jamais sa famille de Bucarest. — Hé, Adrien ? Combien crois-tu que ça vaut un tel salamalec ? — Je ne sais pas ce qu'il vaut, fis-je, MÉDITERRANÉE 171 vraiment navré, mais je sais qu'il me sera impossible de l'exécuter, même maladroi¬ tement. Il est trop compliqué ! — Ça se peut ! convint mon ami, inquiet. Alors, voilà : tu le feras, le tien, non pas face à l'émir, mais face à mon derrière, pendant que j'exécute celui que tu viens de voir et qui peut-être nous sauvera de la misère. En avant, mon garçon ! Regarde comme la mer est couverte de moutons aujourd'hui. Je ne l'ai jamais vue si belle ! Pourvu que nous puissions la contempler à midi, le ventre plein. Aide-nous, Seigneur Jésus, et toi Moïse, et toi Mahomet ! La vallée que nous descendions s'ouvrait comme pour recevoir l'univers entier. On ne pouvait pas, d'un seul coup d'œil, em¬ brasser toute la féerie qui s'étalait à l'hori¬ zon, avec cette mer bleu-noir labourée d'écume, qui commençait à nos pieds pour aller au loin avaler la terre et s'unir au ciel. Et cet infini rocailleux où nous étions comme perdus ! Et cette solitude accueil¬ lante, ce silence hospitalier, ce soleil d'au¬ tomne, brûlant comme en juin et déversant sur la mer des flots de couleurs dont les nuances se modifiaient à vue d'œil ! Non, 172 MÉDITERRANÉE il y avait là trop de beauté, trop de gran¬ deur pour la seule joie de deux hommes affamés qui mettaient tout leur espoir de salut dans la réussite d'un salamalec. Cet émir, ou au moins ce Turc riche qu'on appelait ainsi, habitait sur la route même, aussitôt après Malmetein. C'était une belle maison carrée, surmontée d'un étage et sise au milieu d'une immense cour. Klein nous avait souvent parlé de lui, comme d'un client possible, et se proposait d'aller un jour lui rendre visite. Ce fut nous qui, les cœurs tremblants, frappâmes à sa porte. — Ah, soupira Moussa, je bénirais cet émir s'il voulait nous donner un travail qui nous permît au bout d'un mois de fuir cette misère, trop longue et trop bes¬ tiale. Mais je me demande si Solomon n'a pas déjà pris les'devants et peut-être soufflé le travail î Un méchant domestique arabe vint entre¬ bâiller la porte et nous demander sur un ton bourru ce que nous voulions. — Parler à l'émir ! cria Moussa, très fort, en turc d'abord, puis en arabe, et prévoyant que l'autre allait, pour toute réponse, nous MÉDITERRANÉE 173 fermer la porte au nez, il y passa la moitié cle son corps. — L'émir n'est pas à la maison ! ba¬ fouilla l'Arabe, repoussant Moussa. -— Si, il est là ! répliqua le vieux, à mon étonnement. — Comment le sais-tu ? lui demandai-je. — J'ai vu une silhouette d'homme nous regarder, derrière les rideaux, là au premier. En effet, les rideaux d'une fenêtre de l'étage s'écartèrent, une main frappa dans la vitre. Aussitôt le serviteur ouvrit grande la porte et nous introduisit, par l'entrée principale, dans une vaste salle au plafond richement décoré en style arabe, mais pas¬ sablement abîmé. Nous marchions sur de superbes tapis. Beaucoup de divans, de tabourets, de tables minuscules. Nous n'osâmes pas prendre place, ni parler. Moussa me toucha du coude et me montra le plafond, clignant malicieusement de l'œil. Et voici l'émir en robe de soie et le narguilé à la main, bel homme noiraud qui ne sourit pas, comme c'est l'habitude, quand on ne veut pas voir tomber raides morts deux pauvres diables qui viennent chez vous pleins de désespoir. Mais cela 174 MÉDITERRANÉE ne fait rien à Moussa ; au contraire, il entame son copieux salamalec, le développe en l'enrichissant de grâces nouvelles et le termine en se précipitant aux pieds de l'émir et en baisant le bas de sa robe ; cependant que moi je reste là, étourdi, mon salamalec raté et me figeant dans une attitude qui n'est ni trop humble ni trop digne, mais probablement assez pitoyable pour augmenter le tragi-comique de notre situation et décider le musulman à venir, souriant cette fois, me prendre, moi d'abord par le bras et me faire asseoir sur un divan, puis, se tournant vers Moussa, lui donner la main et l'inviter à prendre place à côté de lui : — Parlez, Monsieur ! lui dit-il en turc. Il n'en fallait pas tant, pour que mon compagnon se mit à cavalcader comme un bel hidalgo. Adoptant courageusement le langage de la confession sincère, totale, celle qui ne peut pas ne pas toucher un cœur tant soit peu humain, Moussa raconta à l'émir tout son drame de famille. Je ne comprenais pas le turc, néanmoins, il m'était facile de suivre toutes les phases de notre histoire que le vieux, tantôt plaisant, tantôt ému jusqu'aux larmes, faisait défiler sous MÉDITERRANÉE 175 les yeux sombres de son auditeur. Celui-ci, taciturne, continuant à fumer, ne trahissait ni émotion ni indifférence, mais simplement un intérêt intelligent. On nous fit servir deux minuscules tasses de café turc et deux narguilés, honneur commun chez les Orientaux, mais auquel tout de même nous ne nous attendions pas dans cette maison où nous venions mendier ou presque. Devant ce signe d'estime, Moussa partit de plus belle, vantant les bienfaits de la peinture murale qui vient à point sauver un bâtiment de la ruine et n'arrêtant pas de lever les yeux et les bras vers le ciel pour montrer les nombreuses crevasses du plafond. L'émir écouta avec le même inté¬ rêt, mais sans regarder les crevasses. Quand Moussa eut fini, au bout d'une heure, il se leva, nerveux, nous pria d'attendre et disparut. Le vieux se renversa sur le dos, épuisé, suant : — Ai-je bien plaidé notre cause ? — Comme un prince de l'éloquence ! — Et que crois-tu que sera le résultat ? Mettrons-nous enfin la main sur ce travail qui doit nous tirer d'affaire, ou bien une fois encore n'en sera-t-il rien ? 176 MÉDITERRANÉE La réponse fut l'apparition du domes¬ tique arabe qui nous avait introduits. Il remit à mon ami une petite enveloppe contenant une livre turque, nous fit une courte révérence, marmottant quelques pa¬ roles inintelligibles et nous ouvrit la porte. Nous sortîmes vivement, comme piqués par des guêpes. Sur la grande route, le soleil et la solitude emplissaient l'espace silencieux. Il était midi passé. Moussa me regarda, moqueur, maîtrisant un gros rire : — Eh bien, Adrien, c'est toujours ça, n'est-ce pas ? On ne peut pas dire qu'il n'a pas été chic, l'émir, hé ? Tu sais : en Turquie, cela finit parfois tout autrement ! Tant pis si je ne dois plus jamais revoir les miens ! Et d'abord nous allons nous payer un bon petit gueuleton ! Nous étions encore devant la porte co- chère de l'émir et, levant les yeux vers la fenêtre du premier, je distinguai sa sil¬ houette derrière les rideaux. Il nous regar¬ dait comme nous parlions là, au milieu de la route blanche et déserte. — Filons ! dit Moussa, me prenant le bras. Nous avons maintenant de quoi vivre MÉDITERRANÉE 177 une semaine, tous les quatre, vivre et espé¬ rer, l'estomac plein, grâce à cette livre qui nous est tombée du ciel. Et il s'arrêta pour contempler la pièce d'or qui brillait au soleil. Puis, il ajouta, mélancolique, reprenant la marche : — Voilà pourquoi, si un jour tu deviens grand satrape, il ne faut jamais faire couper une tête avant de te convaincre qu'elle n'est pas celle de l'émir de Malmetein ! Car, pense donc : qui peut nous garantir que ce puissant n'était pas en train de caresser une femme au moment où nous allions faire du tapage à sa porte et que, en ce cas, au lieu de nous offrir café, chi- bouque et une pièce d'or, il aurait très bien pu nous envoyer en exil ? Solomon Klein, après avoir passé deux jours en compagnie du gouverneur, revint à Ghazir, un soir, vers les huit heures, et par la même voiture, dans laquelle se trou¬ vaient deux officiers de police de Beyrouth, Titel quittait le village, une heure plus tard, sur l'invitation un peu brusque de ces messieurs qui se refusèrent à nous donner la moindre explication de leur acte arbi¬ traire. MKDITEIIHANÉE 12 178 MÉDITERRANÉE Les cris de Sarah nous abasourdirent : — Allons, papa, chez Solomon, allons le prier d'intervenir, pendant qu'il en est en¬ core temps ! Le vieux cachait mal sa satisfaction de voir enfin sa fille débarrassée du souteneur : — Intervenir, Solomon ? Que tu es bête ! Tu ne vois donc pas sa main dans cette arrestation ? — N'importe ! Accompagne-moi chez lui ! — Va avec Adrien. Pendant que Sarah allait chercher son manteau, Moussa fit une culbute par terre, puis m'embrassa, jubilant : — Fini avec le maquereau ! Ah, vive l'absolutisme ! Il a du bon ! Oui, c'était fini avec un maquereau, en effet, mais il y avait l'autre, vers lequel le destin poussait la pauvre Sarah. Grelot¬ tant à mon bras, dans la nuit, elle me demanda : — Tu crois aussi que c'est la main de Solomon ? — Je ne sais pas ce que je dois croire, mais la chose n'a rien d'impossible : c'est dans les mœurs de ces gens-là. MÉDITERRANÉE 179 — Alors, Solomon est un type très fort ! gémit-elle. — Ça, c'est certain : Klein n'est pas ce mollusque de Titel ! Elle m'arrêta pour me souffler dans le visage son haleine d'enfant et me question¬ ner, frémissante : — Tu détestais Titel, n'est-ce pas ? — Franchement, oui, je te l'avoue ! — Et tu ne détestes pas Klein ? — Ah, à quoi veux-tu en venir ? Je déteste tous les rufians de la terre, surtout lorsqu'ils débauchent de mignonnes filles comme toi, et mon plus grand plaisir serait de les voir tous, une pierre au cou, au fond de la mer ! Voilà ma pensée. Maintenant, comme dans toute chose, je crois qu'il y a rufian et rufian... — C'est-à-dire ? — Tu m'embêtes, tiens ! Je ne te dis rien de plus ! Je me demande si cette petite n'est pas un peu fascinée par tout ce qu'elle nous a entendu dire des exploits de Solomon. Je me souviens qu'un jour, nous promenant seuls pendant que Moussa et Titel faisaient leur sieste habituelle, Solomon nous a ren- 180 MÉDITERRANÉE contrés, comme par hasard, et nous a arrê¬ tés pour nous dire qu'il ne gardait pas ran¬ cune à Moussa et qu'il était prêt à se récon¬ cilier avec lui, ce que nous savions depuis toujours, mais en réalité Klein cherchait une occasion de parler à Sarah. Il lui parla, lors de cette rencontre, avec son calme et sa force de persuasion bien connue, la flatta adroitement, jura ses grands dieux quant à la pureté des sentiments qu'il nour¬ rissait à l'égard du vieux et nous quitta en aveuglant Sarah avec cette phrase : — Si jamais je puis vous être utile, comptez sur moi ! Je pense que, depuis, Sarah, tout en « adorant » Titel, songeait souvent à Klein, une certaine idée derrière sa petite tête. Encore une idée de bar, par exemple. Et ce soir, elle aurait peut-être voulu que je la lui confirme. Ah, ça non ! Nous trouvâmes Solomon dans son bu¬ reau, fortement éclairé par deux grandes lampes. Il était seul et gardait encore son riche costume de cavalier qui le rajeunissait et le faisait paraître bel homme. On voyait bien qu'il attendait la visite de Sarah, mais je croyais qu'il allait tout de même jouer MÉDITERRANÉE 181 la comédie de la surprise. Il n'en fut rien, à mon étonnement. Et même il nous boucha un coin avec sa sincérité affectueuse : — Je vous attendais..., commença-t-il, venant nous recevoir à la porte, mais Sarah ne le laissa pas continuer : — Monsieur Klein ! Monsieur Klein ! sanglota-t-elle. Il la fît asseoir dans un fauteuil : — Je vous comprends, ma pauvre Sa¬ rah ! Cela doit être affreux pour vous... mais... Il connaissait sa situation... délicate, il devait savoir qu'en Turquie d'Asie ce n'est pas en Egypte et... il ne fallait pas... — Mais qu'a-t-il fait, bon Dieu ? Quel crime... — ...Crime, certes, non, mais il a volé. — Comment le savez-vous ? -— Je ne le sais pas. Personne ne le sait. Mais le village en est convaincu. Compre¬ nez donc : dans ce trou de montagne les gens vivent depuis des siècles, sans que rien d'important ne vienne brusquer leurs moeurs. Ils se connaissent entre eux, comme un vieux coq connaît ses poules. Ils savent, l'un de l'autre, ce qu'ils valent et ce qu'ils ne valent pas. Aussi, vous trouveriez parmi 182 MÉDITERRANÉE eux tout ce que vous voudrez, hormis un voleur ! Voilà, ma belle, ce que chacun garantirait ici avec sa tête. Et quand, dès le lendemain de votre arrivée à Ghazir, on s'est aperçu des larcins dont toutes les boutiques, la pharmacie même, étaient vic¬ times, ils ont tout de suite identifié le voleur. S'ils ne lui ont pas mis la main au collet, c'est par respect pour moi, qui vous ai fait venir ici. Ce sont des sages, ils n'ai¬ ment pas le scandale. Mais ils ont porté plainte et ils ont demandé qu'on les débar¬ rasse de l'intrus. Voilà, ma petite. Quelle était la part de mensonge dans cette vérité évidente que Solomon étalait sous nos yeux, bien malin celui qui se serait fait fort de la prouver. De toute façon, Klein avait beau jeu. Et la petite semblait comprendre cela. Après un moment d'acca¬ blement et de réflexion, elle se redressa, décidée, les yeux brillants de jolies larmes et de violents désirs : — Monsieur Klein, un jour vous m'avez dit que si jamais vous pouviez m'être utile, je n'avais qu'à compter sur vous... Elle n'osa pas aller plus loin, car le regard de Solomon était sévère, alors que pour MÉDITERRANÉE 183 moi, qui le connaissais mieux, il disait derrière cette sévérité : « Vas-y, ma belle ! Je savais bien, ce jour-là, pourquoi je te promettais mon aide. » Sarah s'arma de son plus aimable sourire : — ...Eh bien : voudriez-vous intervenir dans cette circonstance ? Le vieux matou para son visage d'une angoisse feinte qui imitait la vraie à s'y méprendre. Nous fumions. Il restait à moi¬ tié allongé sur un divan. Jetant sa cigarette, il se leva et plongea son regard blanc dans le regard noir de Sarah : — Si je veux intervenir... Naturellement que je le veux bien. Le tout est de savoir ce que ça donnerait. Car je n'aime pas me compromettre dans une démarche vaine. Vous savez : en Turquie, il ne faut demander que ce qui peut s'obtenir, sans quoi... — Vous pouvez tout obtenir ! s'écria- t-elle, sincère, convaincue. Et puis, inutile de vous dire qu'il ne retournerait plus à Ghazir. Nous irons ailleurs. Elle parlait au pluriel, mais Solomon l'entendait autrement : — Pourquoi dites-vous « nous » ? Même si je le sauve de la prison, ce qui n'est 184 MÉDITERRANÉE pas certain, il sera promptement expulsé. Et alors, comment l'accompagneriez-vous, quand vous êtes, tous, dans la misère ? — C'est vrai ! fît-elle, vaincue, puis : Eh bien ! sauvez-le au moins de la prison, Monsieur Solomon. — Vous voulez dire : tâchons de le sau¬ ver. — « Tâchons ? » Mais, que puis-je, moi ? — Ce que vous pouvez ? Autant que moi. — C'est-à-dire ? Klein vint lui prendre les deux mains et la fît lever : — C'est-à-dire, voilà : demain matin je vous attendrai à l'heure du départ de la diligence. Nous descendrons à Beyrouth ensemble. Il nous conduisit jusqu'à la porte de la rue. Je sentis, ce soir-là, en rentrant, que bientôt, je serai de trop à Ghazir. Le len¬ demain, après le départ très matinal de Sarah, je fis savoir à Moussa le soi-disant motif de l'arrestation de Titel. Le vieux bondit : — Ah, voilà pourquoi ces habitants ne voulaient pas me donner un beau travail : MÉDITERRANÉE 185 je suis le beau-père du voleur ! Pourquoi ne m'as-tu jamais dit qu'il volait ? Je l'aurais dénoncé moi-même ! — C'est mieux ainsi. Mais il y a autre chose : après ce qui s'est passé, qu'est-ce que tu comptes faire ? — Ma foi, je ne saurais pas te le dire. Tiens : je crois que je ferais bien de voler moi aussi ! Ils auront peut-être l'amabilité de m'expulser... en Roumanie ! — Blague à part, Moussa, n'es-tu pas d'avis que nous gagnerions mieux notre existence à Beyrouth ou à Damas ? Moi, voilà : j'attends le retour de Solomon, je le prierai gentiment de me donner une livre, qu'il ne me refusera sûrement pas, et je partirai à Damas. Veux-tu m'accompagner ? Nous étions encore dans nos plumards. Moussa me regarda fixement avec ses yeux sombres qui devenaient toujours plus petits, se refermaient dans une grimace du visage, et brusquement il se mit à pleurer : — Je ne reverrai... plus jamais... ma famille ! Je sautai du lit et allai lui écraser la tête contre ma poitrine, où il sanglota et se soulagea à son aise. Puis, nous nous MEDITERRANEE vêtîmes et allâmes au café. Il ne faisait pas beau. Le temps se gâtait. Les consom¬ mateurs, ce matin-là, étaient habillés comme pour l'automne. Ils répondirent à nos saluts avec leur politesse coutumière et ne dirent rien qui pût rappeler l'événement de la veille. Mais on voyait bien qu'ils en avaient marre de nous. Cela créait dans le café une atmosphère morne où les paroles, les bouts de conversations tombaient comme des outrages au milieu d'une prière. Nous en avions le cœur gros. C'est si triste de se sentir repoussé hors d'une société qui n'a su qu'être aimable avec vous et aux yeux de laquelle vous n'avez vraiment rien d'infâme à vous re¬ procher ! Nous bûmes nos cafés et fumâmes nos chibouques sans dire mot et presque sans nous regarder. Nous étions là, avec l'âme de deux condamnés à la relégation pour des fautes qu'ils n'avaient pas commises et qui sont meurtris de constater que la société s'occupe moins d'être juste que d'avoir toujours raison contre l'individu. La société a tort. Certes, je suis trop jeune et sans expérience pour avoir le droit de MÉDITERRANÉE 187 la juger, mais de ce que je sais du passé de l'humanité, je n'ignore pas que celle-ci a trop souvent confondu ses grands hommes avec ses voyous. Et descendant l'échelle des valeurs spirituelles, nous voyons qu'il suffit de manifester les moindres velléités d'indépendance, de résistance au commun consacré, pour que la société vous suspecte et commence à vous fermer les chemins qui conduisent vers des places qu'elle ré¬ serve uniquement à ceux qui savent ne jamais la contredire, jamais la bousculer. Dans ce village, nous n'avons commis d'autre faute que celle d'être venus échouer comme des épaves. Nous ne voulons vivre aux dépens de personne et sommes prêts à expier notre crime de vagabondage en exécutant des travaux durs et mal payés. Mais, après cela, nul ne peut nous refuser le droit à l'existence, même à cette existence « désordonnée » qu'il nous a plu de choisir, ni nous considérer moins dignes d'estime que cet épicier qui, tous les jours, ouvre et ferme la même boutique depuis cinquante ans. Car l'Amérique, sans le courage des aventuriers de notre espèce, ne serait ja¬ mais venue apporter sa fortune aux bouti- 188 MÉDITERRANÉE quiers de tous les villages de la terre. C'est ainsi que nous subissons l'injustice des hommes qui font le nombre et la loi, même sur cette pauvre terrasse de bistrot d'où on n'ose pas encore nous chasser, — mais cela ne tardera pas — et c'est pourquoi nous sommes aussi tristes que si nous nous trouvions captifs chez des cannibales. Pour comble de malheur, le soleil aujourd'hui nous refuse ses bienfaits. L'air est humide, nous grelottons. Les vallées sont remplies d'une fumée épaisse qui cache l'horizon. Il ne nous reste donc plus de consolation à chercher qu'au fond de nos cœurs blessés. Et nous nous apprêtons à fuir les êtres humains, allant nous enfermer dans notre chambre, quand voici la domestique de Klein qui vient nous remettre deux lettres précieuses, une pour chacun, afin qu'il n'y ait pas de joie pour l'un seulement et que l'autre continue à broyer du noir. Ma lettre est de mon douloureux Mik¬ haïl, qui m'écrit de Mont-Athos des choses cyniques comme celles-ci : « Je vis ici dans la béatitude. Bien ne me tracasse. Tous les « problèmes » dont lu me savais préoccupé jadis me semblent aujourd'hui des enfantil- MÉDITERRANÉE 189 lages. Nous sommes fous quand nous croyons que Vhomme sera un jour meilleur qu'il ne l'est de notre temps. Non, il ne pourra jamais être meilleur, car il n'a pas d'âme. Il n'a que ventre et sexe. Il a aussi un peu d'intelligence, mais là n'est pas l'âme. Preuve ce « Starelz » (le Supérieur du monastère) : c'est un magni¬ fique porc ! Il me garde près de lui et me dit que c'est par sympathie, mais c'est parce qu'il a peur que je dise « des bêtises » aux esclaves qu'il exploite. Cela m'est égal. Nous mangeons de superbes et exquises lamproies, que les « frères » pèchent en mer, en grelottant des jours et des nuits ! il en est de même pour les chapons, qu'ils engraissent mais que seuls le « Starelz » et ses invités dévorent. Quant aux vins dont nous arrosons ces mets rares, tu as peut-être entendu dire que le Mont en produit de bien fins, toujours par les soins de nos dévoués « frères » qui n'en goûtent jamais. (C'est bien fait! qu'ils boi¬ vent de l'eau de mer !) — J'ai beaucoup grossi et ma barbe est déjà impressionnante. Je ne la raserai plus. Cela plaît aux femmes d'un certain âge et d'un certain... magot, parmi lesquelles, en sortant d'ici, je dois me chercher nourrice. (Ça te choque, hé ?) Car 190 MÉDITERRANÉE bientôt je serai au bout du terme de mon noviciat, mon porc de « Staretz » me mettra en demeure de choisir entre le froc et le veston, et alors, mon cher idéaliste, je serai bien obligé de quitter cette belle existence monas¬ tique où entrent certes beaucoup de paresse, de lamproies, de chapons et de bons vins, mais aussi trop de prières et pas mal de pédérastie obligatoire qui ne me va ni d'une manière ni de l'autre, ce qui commence à agacer mon « respectable père ». Et que veux-tu que je fasse en sortant d'ici ? La mort s'est installée dans mes poumons. Je n'ai jamais été fichu de faire grand'chose avec mes mains et je le suis moins que jamais. Me tuer ? Je n'en ai point envie pour l'instant. Il ne me reste donc plus qu'à épouser (il faudra voir si elle veut de moi !) une bonne petite mémère en mal d'af¬ fection diverse, ce dont je suis prodigue, et qui puisse en échange me garantir une petite vie douillette pendant les quatre ou cinq an¬ nées, tout au plus, que je m'accorde encore à vivre... » Bon Mikhaïl... Malheureux Mikhaïl... Tu me crèves le cœur ! La lettre de Moussa est plus heureuse. MÉDITERRANÉE 191 Elle lui annonce les fiançailles de sa fille puînée Gisèle « avec un garçon si beau, et si honnête, et si sage et qui a une si belle situation, car il est chef de rayon aux grands magasins « Carmen-Sylva » / A vingt-neuf ans ! N'est-ce pas magni fique, dis papa ? » Papa pleure de joie et baise la lettre de Gisèle. Puis, un nuage assombrit son visage. Dans un coin, sa femme ajoute : « Pourvu que ce cher trésor n'apprenne pas toute la vérité sur V inconduile de Sarah ! Ce serait la catastrophe ! » — Allons voir ce qui nous reste comme capital ! dit Moussa, fouillant ses poches. Il faut que je boive maintenant. Tant pis. Je me sens si heureux et si malheureux ! Nous avons bu, ce matin, trois petits verres d'eau-de-vie chacun, sous les yeux de nos braves villageois qui, tout en buvant eux-mêmes, nous épiaient du coin de l'œil et nous jugeaient sévèrement. Car, dit notre poète : « La vertu est facile à pratiquer lorsque vous ne manquez de rien. » Voici maintenant la fin de l'histoire de Moussa et de notre courte, mais bien émou¬ vante vie commune sous le soleil de la Méditerranée. 192 MÉDITERRANÉE Nous sommes restés trois jours sans rien savoir de ce que Solomon et Sarah « fabri¬ quaient » à Beyrouth. Cependant, comme le temps s'était remis et que de radieuses journées égayaient nos âmes mélancoliques, nous ne pensâmes que bien peu à ces deux êtres-là quand, un bel après-midi, qu'est-ce que nous voyons et qui nous fait croire que nous sommes dans le rêve ? C'est une élé¬ gante voiture de maître qui s'arrête devant la maison où nous habitons, et de la voiture descend une Sarah parée comme pour la noce, ce qui déplaît à Moussa, car il a compris que sa fdle, ayant « fait son coup », s'empresse de le montrer au village, qu'elle croit ainsi humilier. Très affairée et impor¬ tante, elle embrasse à la hâte son père et crie cette nouvelle qui nous suffoque : — Allons papa, emballons vite nos frus¬ ques, toi aussi Adrien ! Nous redescendons tout de suite à Beyrouth avec la voiture que vous voyez dehors. Demain soir tu pars, papa, pour Constantinople ! Fini ton calvaire ! Tu iras rejoindre ta famille ! D'ici douze jours tu seras à Bucarest ! — Et toi ? demanda le vieux, l'air vexé. MÉDITERRANÉE 193 —- Moi, eh bien, papa, moi j'aurai enfin mon bar ! Moussa se dandina, pinçant ses lèvres : — Tu... auras... enfin... ton... bar ! Sacré Solomon! Il n'y a pas à dire : ses coups sont des coups de maître. Vous avez donc raison de m'expédier : je vous encombre dans votre chemin, qui est le même. Et ton Titel ? — Il a été expulsé hier, répondit Sarah, tout en bouclant les valises. Et elle ajouta, avec un petit ton protec¬ teur : —- Nous n'avons rien pu faire pour le pauvre garçon ! — Ah !... « Vous » n'avez... C'est magni¬ fique ! Et qui fait les frais de mon prompt rapatriement ? — Papa, tu me tapes sur les nerfs ! Aide-nous plutôt à emballer. La voiture ne peut pas attendre. — Oui, ma fille, tu as raison : au fond, je suis content de... tout cela ! Justement on m'écrit de la maison que Gisèle vient d'être fiancée... — Fiancée, Gisèle ? Tant mieux pour elle ! Mais aide-nous donc, papa, tu me raconteras en route tes histoires. MÉDITERRANÉE 13 194 MÉDITERRANÉE — Mes histoires ? C'est là, toute la joie que tu éprouves en apprenant cette heu¬ reuse nouvelle ? — Que veux-tu, papa, j'ai peut-être tort de te le dire, mais tu dois comprendre qu'entre ma famille et moi, il y a un abîme que rien ne comblera. Tiens, je parie que maman te parle de nouveau, à cette occa¬ sion, de mon inconduite. Eh bien, considé¬ rez-moi comme disparue, morte ! — Morte ? Et si ton cadavre nous em¬ peste de loin ? Si tu fais le malheur de tes sœurs ? — Je le regrette, mais je n'y puis rien ! J'ai le droit de vivre ma vie, fût-elle celle d'une prostituée. C'est là peut-être mon destin. Moussa se laissa choir sur une chaise et murmura, tête basse : — Oui, c'est ton destin... Sarah alla régler quelques petites dettes à notre logeuse, une vieille boulangère qui nous avait souvent donné à crédit de nom¬ breux rotl de ce pain plat comme une as¬ siette. Nous descendîmes nos effets et bien¬ tôt la voiture laissa loin derrière nous ce beau Ghazir qui, tout compte fait, fut MÉDITERRANÉE 195 aimable et nous toléra avec une bonhomie que n'a jamais manifesté à mon égard ma banlieue de Braïla. Mon ami traversa le village, sans voir ni saluer personne, effondré entre sa fdle et moi, le front incliné sur la poitrine. Et les Ghaziriens, braves et compréhensifs, ne relevèrent pas le sot défi de Sarah, qui voulait les humilier avec ses oripeaux ; ils s'éclipsèrent discrètement devant le passage de la voiture. Plus tard, quand la vallée déboucha sur la mer et que le crépuscule commença à rougir nos visages, Moussa, telle une tortue effrayée, osa montrer dou¬ cement le bout de son nez, regarda à gau¬ che, à droite, pour reconnaître les lieux que nous avons tant aimés, puis se mura dans une immobilité et un mutisme qui durèrent jusqu'à Beyrouth. Ce n'est qu'au moment où la voiture passa devant la demeure de l'émir que le vieux me regarda comme pour me dire : « Ce jour-là, j'étais plus heureux qu'aujourd'hui ! » Nous ignorions totalement où nous al¬ lions, chez qui, et si de nouvelles humilia¬ tions ne nous attendaient peut-être à l'arri¬ vée, car nous ne pensions pas que Sarah, 196 MÉDITERRANÉE en moins de trois jours, serait devenue propriétaire d'une villa au bord de la mer. Et cependant, c'est bien devant une jolie maisonnette tout près de la mer que la voiture arrêta. Aussitôt une servante arabe surgit sur le seuil et se précipita sur nos bagages, racontant avec volubilité un tas de choses d'où nous comprîmes seulement que l'appartement était prêt à nous rece¬ voir. Nous portâmes nous-mêmes nos va¬ lises, et la brave femme faillit se battre avec nous pour nous les arracher. Sarah, voulant nous épater et jouer son rôle de maîtresse, lui donna d'inutiles ordres dans un arabe qui nous fît pouffer de rire tout au fond du ventre. Cette modeste habitation, composée seu¬ lement d'un rez-de-chaussée, possédait trois pièces communicantes, une plus coquette que l'autre, très proprement entretenues et ouvrant toutes trois sur la mer. Ah, leur intimité et la vue qu'on avait de leurs fenêtres me donnèrent un vilain cafard : j'aurais accepté de servir même au pair dans cette mignonne villa, pendant un mois de bel automne comme celui que nous ve¬ nions de vivre à Ghazir, mais j'étais décidé MÉDITERRANÉE 197 à ne passer chez Sarah que cette nuit-là ; le lendemain, après le départ de mon ami, je quitterai Beyrouth. Néanmoins, restant là à contempler seul la mer crépusculaire, pendant que Moussa et sa fille s'entretenaient dans une autre pièce, je fis à nouveau mon examen de conscience et me demandai pour la cen¬ tième fois si je ne faisais pas fausse route, si je n'étais même pas un peu fou de vouloir traverser mon existence sans faire de con¬ cessions à la société, alors que tout le monde en fait ; sans abdiquer de temps en temps, alors que tout était abdication autour de moi, car le besoin d'exister, et le plus con¬ fortablement possible, était plus fort que toutes les morales du monde ; ainsi Mikhaïl lui-même qui, après avoir voulu être « d'une seule pièce », préférant courir la terre besace au dos que se plier aux exigences de sa famille aristocratique, se voit maintenant dans l'obligation de choisir entre une vie presque déshonorante et le suicide, et qui opte pour la première. Son cas me troublait profondément. Et je retournai le problème de tous les côtés, misérablement seul avec, sous les yeux, ce grandiose couchant qui 198 MÉDITERRANÉE badigeonnait la mer et la montagne d'une couche or et mauve dont les nuances sem¬ blaient vouloir varier à l'infini. Oh, terre, terre ! il n'y a que toi qui puisses être digne et grandiose, tandis que nous autres hu¬ mains nous ne pouvons exister sans nous avilir réciproquement. Nous dînâmes, silencieux, maussades, et nous nous couchâmes tôt. Personne ne vînt nous troubler, et ce fut un bonheur. Je couchai avec Moussa dans un même lit, je ne sais pas pourquoi, car, des trois pièces, deux avaient chacune son lit et l'autre un divan. Comme je suis mauvais dormeur à deux, je me serais contenté du divan, même sans draps ni couverture, mais on ne me demanda pas mon avis. Heureu¬ sement, le vieux ne me récita point de litanie à l'oreille, ainsi que je m'y attendais. Il me laissa à mes pensées confuses et au majestueux bruit de la mer, qu'il écoutait lui-même, les yeux ouverts, serein. Peu avant de nous endormir, il me mit la main sur l'épaule et me dit : — Il ne faut pas te sentir perdu... Je pars, mais tu ne seras pas non plus obligé de yiyre dans leur bordel, car je te donnerai MÉDITERRANÉE 199 une livre turque et tu pourras aller à Damas. Ne demande rien à Solomon. C'est mieux. Et si ma fdle t'offre son aide, je crois qu'il faut la refuser. Il parlait avec des larmes dans la gorge et, terminant, m'embrassa et se retourna face au mur. Le lendemain matin, alors que la maison était encore dans le sommeil, nous sortions comme deux voleurs pour aller fumer nos derniers narguilés au bord de la mer. Moussa était empoisonné jusqu'au bout des ongles par la haine qu'il nourrissait maintenant à l'égard de sa fille. L'idée de rentrer penaud à la maison, après s'être tant promis de l'amener de gré ou de force, lui était plus pénible que s'il devait apporter aux siens la nouvelle de la mort de Sarah : — Je te jure que je me saoulerais de joie si je la voyais morte allongée, là, sous mes yeux ! Cette pourriture ! J'étais très mal tourné ce matin-là pour approuver d'enthousiasme un semblable exclusivisme sentimental. Je le sentais frère du mien et lourd d'injustice. Aussi, je tâchai de communiquer au pauvre père mes pro¬ pres doutes, afin de diminuer la violence de sa haine, mais ce fut peine perdue : — Bien sûr !... Il t'est facile de te mon¬ trer tolérant puisque tu n'es pas en cause ! — Si, mon ami, je suis en cause, et quelle grande cause ! Toute ma vie en dépend. En ce moment je suis en train de fabriquer la charpente de mon âme : celle-ci sera iné¬ branlable ou hybride, selon que je compren¬ drai ou ne comprendrai pas, dès à présent, les lois de l'existence normale. Car il n'y a que les fous et les saints qui peuvent vivre une vie anormale, et je ne voudrais être ni des uns ni des autres. Moussa me regarda d'un air ahuri : — Mais qu'est-ce qu'ils cherchent tes fous, tes saints et ta charpente dans le bordel de Sarah ?... — Voici ce qu'ils cherchent : je me de¬ mande, —- et tu devrais te demander à ton tour, — si nous avons le droit d'imposer à autrui les règles morales qui nous convien¬ nent personnellement. Ainsi, moi je hais l'égoïsme et je serais capable d'imposer au monde la justice à coups de fouet, mais qui me garantit que je ne suis pas fou de croire que c'est dans la justice que les hommes doivent vivre normalement ? Et pour ce MÉDITERRANÉE MÉDITERRANÉE 201 qui est du cas de Sarah, pourquoi veux-tu qu'elle juge de l'honnête et du malhonnête avec tes sentiments et pas avec les siens ? Sais-tu qu'au Japon la prostitution est pra¬ tiquée ouvertement par les jeunes filles du meilleur monde, avant leur mariage, dans le but de se constituer une dot, et qu'ensuite elles trouvent des maris très respectables ? — Les Japonais font ça ? Eh bien, je ne serai jamais Japonais ! Mais dis-moi un peu : qu'est-ce qui te prend tout à coup de vouloir me convaincre que Sarah aurait le droit de mener cette vie ? —- C'est que j'ai un si violent besoin de comprendre, avant de condamner ! Regarde le cas de Mikhaïl : il n'a voulu faire aucune concession aux siens, et il est parti mener une vie bien plus criblée de concessions et ignoblement misérable par-dessus le mar¬ ché, ce qui est une faillite de notre désir d'indépendance et peut-être un châtiment. Mais, je demande : qui a le droit de définir le genre de concession qui convient à notre tempérament ? Ta fille Gisèle a horreur de la prostitution ; elle est toute prête à se plier même devant un mari qui lui ferait subir mille outrages. Oui, mais ta fille Sa- 202 MÉDITERRANÉE rah a horreur précisément de cette vie hon¬ nête qui convient à Gisèle ; et elle préfère disparaître dans le monde et se donner, pour cent louis ou pour un repas, au pre¬ mier venu. Voilà comment je réponds à ma mère lorsqu'elle me demande pourquoi je mène une existence vagabonde ; et, natu¬ rellement, ma mère ne peut pas me com¬ prendre. Tu ne comprendras pas davantage Sarah, ainsi que les parents de Mikhaïl n'ont pas compris celui-ci. — Mais, pour moi, là n'est pas la question, car il ne s'agit pas d'un simple conflit entre parents et enfants, ces brouilles passagères entre deux généra¬ tions. Pour moi, le conflit, très grave et permanent, est ailleurs : il est quand l'indi¬ vidu affectueux et sociable, mais amoureux de cette indépendance qui est la liberté de mouvements, se dresse contre la société qui, elle, bâtit son existence justement sur la renonciation de chacun à la liberté de mou¬ vements. Et alors je me demande, en toute justice, si ce n'est pas là le drame du pot de terre qui se jette contre le pot de fer ? Ce n'est pas tout : quand je lis Mikhaïl entre les lignes, je me demande encore s'il n'est pas tout près de maudire sa passion MÉDITERRANÉE 203 pour la liberté de mouvements, s'il ne la considère pas comme une aberration de l'esprit, victime de notre orgueil, bien plus que comme une nécessité absolue, une con¬ dition de vie. Et, en ce cas, à quoi auront servi toutes ces souffrances que nous accep¬ tons comme une rançon de notre bonheur, puisqu'il n'y a pas de bonheur et que l'abdi¬ cation vous guette au terme ? Je ne te dis plus que le jour où il y a cette abdication tardive, il pourrait y avoir aussi le terrible remords fdial d'avoir blessé, parfois mor¬ tellement, l'âme d'une mère, d'un père qui se sont sacrifiés pour vous. —- Vois-tu, Moussa, voilà pourquoi je ne sais pas, de toi et de Sarah, qui je dois plaindre le plus et qui a plus de droit à mon humaine sympathie. Je ne me doutais pas, le jour de notre séparation, combien j'avais raison de tenir à Moussa ce langage de fraternelle pitié. Le vieux s'est séparé de sa fille, sans même vouloir l'embrasser. Moi, je suis parti pour Damas, le lendemain. Quelques se¬ maines plus tard, les fiançailles de Gisèle étant rompues sur la question de Sarah, MEDITERRANEE le malheureux père mourait subitement. Puis, cinq années s'écoulèrent au bout desquelles je me trouvai moi-même passa¬ blement abîmé, corps et âme, par la faute de celui qui nous a créés à la fois bons et méchants, intelligents et bêtes, quand, un jour de novembre 1911, débarquant pour la sixième fois dans cette Alexandrie d'Egypte au souvenir plein de Moussa, je découvris au « Fort Napoléon » un pauvre bar et dans ce pauvre bar une Sarah qui, et fine comme une miniature d'art, ainsi que je l'avais connue, était devenue une espèce de chatte desséchée et sale, les yeux enfoncés dans les orbites, les cheveux en l'air et la bouche, surtout sa bouche, serrée, cousue, soudée pour toujours. Elle se tenait derrière son comptoir, raide, le dans la rue, tandis qu'un chétif garçon arabe s'occupait à servir deux jeu¬ nes matelots hollandais ivres de vie et gais comme deux petits chiens, qui n'arrêtaient d'adresser des quolibets, probablement peu flatteurs, à la dame muette du comptoir qu'ils prenaient sans doute pour une momie fraîchement tirée de son sarcophage. MÉDITERRANÉE 205 demandai un vermouth. Le son de ma voix, pas plus que mon apparition, ne fit bouger un seul muscle sur le visage de Sarah. Cependant, j'étais certain qu'elle m'avait reconnu. Je payai et sortis. Nice, mars 1934. FIN Ce volume est le troisième de la Vie d'Adrien Zograffi. Imprimerie des Presses Universitaires de France. — Vendôme-Paris (France) LE RISQUE AVENTURES EXTRAORDINAIRES MAURICE CONSIANTIN-WEYER Prix Goncourt 1 928 présente ainsi celle Collection SOUS LE SIGNE DU RISQUE... Un vieux proverbe affirme : " Qui ne risque rien n'a rien Il est vrai. Sans le Risque, la vie n'a que peu de saveur. C'est pourquoi de tous temps, les âmes d'élite furent attirées par le danger, par la conquête aventu¬ reuse du vaste monde, comme la jeunesse contempo¬ raine se tourne aujourd'hui, avec la même ardeur, vers l'alpinisme ou vers l'aviation, deux formes bien modernes du Risque. Les Éditions Rieder viennent d'avoir une excellente idée ; éditer une collection nouvelle sous le signe du Risque. Cet état d'esprit trouvera une expression vivante dans des romans d'action saine et de grand air dont les passionnants sujets seront toutes les phases de l'Aven¬ ture à travers le monde, aventures extraordinaires mais vécues, explorations, conquêtes, colonalisation, grandes chasses, etc.. . Dans cette collection, on verra l'homme, l'aventu¬ rier, le pionnier, aux prises avec la nature hostile, les éléments déchaînés, la forêt vierge, le désert, la mer, les peuplades sauvages, les grands fauves, les puissances occultes de la politique et de la finance internationale. Et dans chaque page, on rencontrera l'Action, le Danger, l'Audace et la séduction qu'offrira toujours le violent appât de l'Aventure : LE RISQUE. En venle chez lous les Libraires LES ÉDITIONS RIEDER Volumes actuellement parus: E. SALZMANN LA COUPE EN CORNE DE RHINOCÉROS E. R. BURROUGHS LE DÉMON APACHE M.-L. MABIE CALIFORNIE H. W. MORROW AU DELA DE LA SIERRA BLEUE G. MUMM LA DANSE DES CERVEAUX G- LEICHNER CHERCHEURS DE DIAMANTS ELI COLTER TROIS TUEURS G. CASSERLY LE DIEU DES ÉLÉPHANTS BASIL CAREY LE SERPENT DE JADE J. VELTER LE TIGRE BLEU F. W. UP DE GRAFF LES CHASSEURS DE TÊTES DE L'AMAZONE J. VELTER LA BAIE DES TRÉPASSÉS G. OLIVIER LE FÉTICHE PARLANT A. BOYD LA FOLIE BLANCHE D. BARTLETT SERVICE COMMANDÉ F. SIBSON INCROYABLE CHAQUE VOLUME 6FR. 256 pages, /J FR sous couverture illustrée v? LES ÉDITIONS RIEDER vous recommandent LES LIVRES DE MAURICE CONSTANTIN-WEYER Prix Goncourt 1928 UN SOURIRE DANS LA TEMPÊTE 12 fr. UNE CORDE SUR L'ABIME 12 fr. UN HOMME SE PENCHE SUR SON PASSÉ 12 fr. Trois romans canadiens où l'aventure, maîtresse d'action et d'héroïsme, domine les souvenirs avec une extraordinaire intensité. Le drame poignant de l'homme aux prises avec la nature farouche et la solitude des vastes espaces silencieux. GABRIEL CHEVALLIER Prix Courteline 1934 CLOCHEMERLE 70e mille 15 fr. Un livre d'une verve étourdissante, une satire ample et robuste, d'une gaieté saine et franche. 372 pages de joie et de bonne humeur. CLARISSE VERNON 12 fr. Un roman de grande tenue, dominé d'un bout à l'autre par une belle figure de femme. JOSEPH JOLINON Prix de la Renaissance 1929 IMAGERIE DU CURÉ D ARS par un paysan de son temps Avec 8 planches hors-texte 12 fr. « Rien du polémiste n'apparaît dans ce livre, mais le conteur s'y retrouve avec ses meilleurs dons, sa sympathie humaine, son amour de toutes les beautés vivantes. La simplicité souriante des Fioretti réapparaît dans ce livre qui sera lu avec autant de plaisir par les profanes que par les croyants. » DES LIVRES D'HISTOIRE CHARLES SEIGNOBOS HISTOIRE SINCÈRE DE LA NATION FRANÇAISE 36e édition 16 50 ANDRÉ PIGANIOL L'EMPEREUR CONSTANTIN In-octavo 25 fr. CHRISTOPHER DAWSON LES ORIGINES DE L'EUROPE ET DE LA CIVILISATION EUROPÉENNE In-octavo 25 fr. JULES ISAAC 1914 LE PRORLÈME DES ORIGINES DE LA GUERRE In-octavo 25 fr. THÉODORE DREISER - L'AMÉRIQUE TRAGIQUE In-octavo 40 fr. DES ROMANS FRANÇAIS A. BAILLON. — Histoire d'une Marie — En Sabots — Par Fit spécial — Un Homme si simple — Chalet I — Le perce- oreille du Luxembourg — La Vie est quotidienne .—• Le Neveu de Mademoiselle Autorité. Chaque volume, 12 fr. — Roseau, 15 fr. M. CONSTANTIN-VVEYER. — Maniloba, 9 fr. — La Bour¬ rasque —' Cinq Éclats de silex — Cavelier de La Salle — Napoléon —• Mon gai royaume de Provence. Chaque volume, 12 fr. E. DARSKAÏA. — L'Eveil, 15 fr. — Echec à l'amour, 12 fr. G. DAVID. —- Ritcourt, 9 fr. — La Parade — L'Aristocrate — Madeluche. Chaque volume, 12 fr. — Cure Bissac — La Carne. Chaque volume, 15 fr. Jeanne GALZY. — La Femme chez les garçons — Les Allongés — La Grand'Rue —■ Le Retour dans la vie — L'Initiatrice aux mains vides. Chaque volume, 12 fr. — Sainte Thcrcse d' Avila — Les Démons de la solitude. Chaque volume, 15 fr. J. GAULMIER. — Terroir — Matricule huit. Chaque volume, 12 fr. R. GUILLOT. —- Histoire d'un blanc qui s'était fait nègre, 15 fr. —- Taillis, 12 fr. P. HUBERMONT. — Marie des Pauvres, 12 fr. P. ISTRATI. — Kyra Kyralina — Oncle Anghel — Présen¬ tation des Haïdoucs — Domnitza de Snagow — Codine —• Mikhaïl —■ Le Pêcheur d'épongés La Maison Thuringer — Le Bureau de placement — Méditerranée. Chaque volume, 12 fr. — Tsatsd Minnka, 15 fr. J. JOLÏNON. — Le Joueur de balle — Le Valet de gloire — La Tête brûlée —■ Le Meunier cortlre la ville — La Parois¬ sienne —• La Foire — Marie Bourgogne — L'Arbre sec. Chaque volume, 12 fr. —• Les Revenants dans la boutique, 13 fr. 50 — Képi Pompon —• Dame de Lyon, 15 fr. Marie LE FRANC. — Grand Louis Vinnocent—Le Poste sur la dune. Chaqhe volume, 12 fr. — Ilélier, fils des bois, 13 fr. 50. — Inventaire, 15 fr. E. LEROY. —• Mademoiselle de La Ralphte, 12 fr. J. PALLU. — L'Usine — Port d'escale — Marées — J'ai failli boucler la boucle. Chaque volume, 15 fr. E. RICHARD. —- Les Guerriers clandestins — Marceau-la- Rosc. Chaque volume, 12 fr. — Flo, ou les reflets du silence, 13 fr. 50. J. TOUSSEUL. —Au bord de l'eau — La Veilleuse — Le Retour —-, L'Eclaircie. Chaque volume, 12 fr. — Le Vil¬ lage gris, 15 fr. VICTOR-SERGE. — Les Hommes dans la prison —- Nais¬ sance de notre force — Ville conquise. Chaque volume, 15 fr. DES R03IANS ETRANGERS AZORIN, Espagne, 18 fr. — I. BABEL, Cavalerie rouge 15 fr. — I. BJARNE, Maison de joie, 12 fr. — BOHUN LYNCH, Lettres des Iles Paradis, 12 fr. — H.-G. CARLISLE, Chair de ma chair, 15 fr. — Un Jour de la vie d'un couple, 15 fr. — CONTEURS CHINOIS MODERNES, 18 fr. — CONTEURS HONGROIS D'AUJOURD'HUI, 12 fr. — CONTEURS YIDISCH, 12 fr. — S. CHRISTIANSEN, Deux vivants cl un mort, 12 fr. — A. DOBLIN, W ang-Loun, 28 fr. — F. DOS¬ TOÏEVSKI, La Logeuse, 12 fr. — M. EL FASI et DERMEN- GHEM, Contes Fasis, 12 fr. — Nouveaux contes Fasis, 12 fr. — G. FERRERO, Les deux vérités, 16 fr. 50. — La Révolte du fils, 16 fr. 50. — L. FRANK, La Bande de brigands, Karl et Anna, Monsieur Mager assassiné. Chaque volume, 12 fr. —• L. FRANK, Le Bourgeois, 2 volumes ensemble, 24 fr. — W. FRANK, Rahab, 12 fr. —- A. GATTI, Ilia et Albert, 18 fr. — M. GORKI, Klim l'enfant, 15 fr. — Un événement extraor¬ dinaire, 12 fr. — F. GRIERSON, La Vallée des ombres, 12 fr. — M. HAKOUTCHO, Les Larmes froides, 18 fr. — K. HAM¬ SUN, Victoria, Au pays des contes, Sous l'étoile d'automne. Chaque volume, 12 fr. — K. HAMSUN, Un vagabond joue en sourdine, La Faim, Bénoni, Bosa, Pan, Mystères. Chaque volume, 15 fr. — M. HAUSMANN, Le Nommé Lampioon, chemineau, 15 fr. —- C. Mac KAY, Banana Bollom, 15 fr. ■— Banjo, 18 fr. —■ Quartier Noir, 15 fr. — H. KESTEN, Gens heureux, 15 fr. — I. KEUN, Gilgi découvre la vie, 12 fr. — H. KURATA, Le Prêtre et ses disciples, 15 fr. — O. LA FARGE, Guerrier Navajo, 15 fr. — LANGSTON HUGHES, Sandy, 15 fr. — L. LEONOV, Les Blaireaux, 30 fr. — L. LEWI- SOHN, Le Vase d'or, 12 fr. — J. LINNANKOSKI, Chant de la fleur rouge, Fugitifs. Chaque volume, 12 fr. — A. MORA¬ VIA, Les Indifférents, 20 fr. —■ I. OUERIDO, Le Jordaan, 25 fr. — J. E. RIVERA, La Voragine,~lb fr. — A. SEEGHERS, La Révolte des pêcheurs, 15 fr. — I. SILONE, Fonlamara, 15 fr. — R. E. SPENCER, La Maison des ombres, 15 fr. — S. STREUVELS, Poucette, 15 fr. — R. TAGORE, La Machine, 12 fr. — Lettres à un ami, 15 fr. — La Religion de l'homme, 18 fr. —• A. TOLSTOÏ, Le Chemin des Tourments, 2 volumes ensemble, 36 fr. — S. ZWEIG, Dostoïevski, 12 fr. L'ŒUVRE D'UN GRAND RÉVOLUTIONNAIRE LÉON TROTSKY HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION RUSSE LA RÉVOLUTION DE FÉVRIER 2 volumes, chacun 20 fr. LA REVOLUTION D'OCTOBRE 2 volumes, chacun 25 fr. Trotsky fut et demeure une des plus grandes figures de la Révolution russe, l'un des plus actifs organisateurs du pays, "tant au point de vue politique qu'économique et social. Ses ouvrages ont donc la valeur pré¬ cieuse d'un témoignage pour qui veut connaître la genèse de la révolu¬ tion et les dessous des luttes que se sont livrées et se livrent encore les chefs de la Russie nouvelle. LEON TROTSKY MA VIE ESSAI AUTOBIOGRAPHIQUE Traduit sur le manuscrit par MAURICE-PARIJANINE TOME I : 1879-1905, un volume in-8° écu 16 50 TOME II : 1905-Octobre 1917, un volume in-8° écu 16 50 TOME III : Octobre 1917-Fin 1929, un volume in-8° écu 16 50 Édition abrégée en un seul volume 5 » LA RÉVOLUTION DÉFIGURÉE Un volume in-8° écu... 15 fr. L'INTERNATIONALE COMMUNISTE APRÈS LÉNINE Un volume in-8° écu 20 fr. LA RÉVOLUTION PERMANENTE Un volume in-8° écu 20 fr. POUR VOTRE RIRLIOTHEQUE Chaque volume comprend 80 à 100 pagi Prix MAITRES DE L'ART PRÉHISTORIQUE, par A. de Saint-Périer. BOTTICELLI, par A. Alexandre. LES BRUEGEL, par F. Crucy. LES CLOUET, par A. Fourreau. ALBERT DURER, par J. Jedlicka. LES FEMMES PEINTRES DU XVIIIe SIÈCLE, par Ch. Oui- mont. NICOLAS FROM.ENT, par A. Chamson. GIOTTO, par M. Brion. LE GRECO, par J. Cassou. GUARDT, par M. Tinti. IIOGARTH, par R. Antral. HOUDON, par E. Maillard. MAITRES DE L' BARYE, par Ch. Saunier. WILLIAM BLAICE, par Ph. Sou- . pault. EUGÈNE BOUDIN, par L. Cario. BOURDELLE, par A. Fontainas. LOUISE C. BRESLAU, par A. Alexandre. CARPEAUX, par A. Sarradin. CÉZANNE, par T. Klingsor. CONSTABLE, par A. Fontainas. COROT, par M. Lafargue. DAUM1ER, par A. Alexandre. DECAMPS, par P. du Colombier. GUSTAVE DORÉ, par E. Tromp. EIFFEL, par J. Prévost. JAMES ENSOR, par A. de Ridder. FANTIN-LATOUR, par G. Kahn. FORAIN, par Ch. Kuntsler. GAUGUIN, par R. Rey. GAVARNI, par A. Warnod. GÉRICAULT, par R. Regamey. CONSTANTIN GUYS, par P. Du- bray. TART ANCIEN LA TOUR, par A. Leroy. PISANELLO, par A.-II. Martinie. POUSSIN, par G. dé La Tourette. PRUD'HON, par R. Regamey. PUGET, par F.-P. Àlibert. REYNOLDS, par A. Dayot. RIBERA, par G. Pillement. HUBERT ROBERT, par P. Sen- tenac. LES SCULPTEURS .DE REIMS, par L. Lefrançois-Pillion. PAOLO UCCELLO, par Ph. Sou- pault. LOÉNARD DE VINCI, par T. Klingsor. ART MODERNE JONGKING, par P. Colin. MANET, par E. Blanche. HENRI-MATISSE, par P. Cour- thion. MERYON, par L. Delteil. MILLET, par P. Gsell. CLAUDE MONET, par G. Mau- clair. BERTHE MORISOT, par A. Four¬ reau. PISSARRO, par A. Tabarant. RAFFAELLI, par G. Lecomte, de l'Académie Française. ODILON REDON, par Ch. Fegdal. RENOIR, par F. Fosca. RODIN, par L. Bénédite. ALFRED STEVENS, par Fr. Bou¬ cher. TOULOUSE LAUTREC, par P. de I.apparent. TURNER, par M. Brion. VALLOTON, par Ch. Fegdal. VAN GOGH, par P. Colin. de texte et 40 à 20 fr. DES COLLECTIONS D'ART 60 planches hors-texte MAITRES DES BRANTOME, par F. Crucy. BALZAC, par P. Abraham. BAUDELAIRE, par Ph. Soupault. CERVANTES,, par A. Castro. CHATEAUBRIAND, par Le Sa¬ voureux. BENJAMIN CONSTANT, par P. Léon. ANATOLE FRANCE, par L. Carias. GŒTHE, par P. Amann. MONTAIGNE, par P. Villey. LITTÉRATURES NIETZSCHE, par G. Bianquis. PASCAL, par L. Brunschvicg. PROUST, par P. Abraham. JEAN-JACQUES ROUSSEAU, par R. Gérin. SAPPI-IO, par J. Larnac et R. Salmon. WILLIAM SHAKESPEARE, par M. Constantin-Weyer. LOPE DE VEGA, par M. Carayon. ÉMILE ZOLA, par M. Batilliat. BIBLIOTHÈQUE GÉNÉRALE ILLUSTRÉE DrVTTTVrMLTTC? ATT? /-> r-, . r* r-rr r-,-, s-. ^ „ — LE BOUDDHISME, par C. Przy- lusky. LES CIVILISATIONS ANCIEN¬ NES DE L'ASIE MINEURE, par F. Sartiaux. LE CORPS HUMAIN, par Ch. Champy. DESCRIPTION DU CIEL, par A. Danjon. L'ESPRIT ET SES MALADIES, par M. Nathan. HISTOIRE DE LA DANSE, par V. Parnac. HISTOIRE DU LIVRE FRAN¬ ÇAIS, par M. Audin. MERS ET OCÉANS, par C. Vallaux. LES MICROBES, par P.-G. Char¬ pentier. LE MONDE ISLAMIQUE, par M. Meyerhoff. LES NÈGRES, par M. Delafosse. L'ORDRE BÉNÉDICTIN, par H. LeClercq. LES ORIGINES DE L'HUMA¬ NITÉ, par R. Verneau. MAITRES DE BACH, par J. Tiersot. BEETHOVEN, par E. Vermeil. CAVALLI et L'OPÉRA VÉNI¬ TIEN, par Henry Prunières. CHOPIN, par L. Binental. DEBUSSY, par M. Boncher. GABRIEL FAURÉ, par Ph. Fau- ré-Fremiet. GRÉTRY, par J. Bruyr. PHYSIOLOGIE DE L'HOMME, par Ch. Richet. LA POLICE ET LES MÉTHODES SCIENTIFIQUES, par Ed. Lo- card. LES PROBLÈMES DE L'HÉRɬ DITÉ ET DU SEXE, par J. Rostand. LES RUSSES, par G. K. Lou- komski. LA STRUCTURE ET BIOLOGIE DES POISSONS, par L. Roule. LE THÉÂTRE EN FRANCE AU MOYEN-AGE, par G. Cohen. I. — LE THÉÂTRE RELI¬ GIEUX. IL — LE THÉÂTRE PROFANE. LE TOTÉMISME, par M. Besson. LA VIE CHRÉTIENNE PRIMI¬ TIVE, par H. Leelercq. LA VIE DES OISEAUX, par J. Berlioz. LA VIE PRIVÉE DANS LA GRÈCE CLASSIQUE, par Ch. Pi¬ card. LA MUSIQUE GRIEG, par Y. Roksecth. JANACEK, par D. Muller. MOZART, par E. Buenzod. ERIC SATIE, par P. M. Templier. SCHUMANN, par M. Beaufils. SPONTINI, par Ch. Bouvet. STRAWINSKY, par A. Schaeffner. RICHARD WAGNER, par R. Du- mesnil. NOUVELLE HISTOIRE DE LA MUSIQUE, par Henry Prunières. Tome I, avec 10 planches hors-t.cxle 25 fr. LA MUSIQUE FRANÇAISE DE PIANO, par Alfred Goriot. Tomes I et II, chaque volume, avec 8 planches hors-texte 20 fr. % COLLECTION EUROPE Fondée pour donner aux tendances nouvelles qui se font jour par delà les traditions nationales leur moyen d'expression, cette collection se glisse délibérément dans le sillage d'une revue dont elle entend prolonger l'action sans toutefois dépendre d'elle et rester aussi indépendante dans ses réa¬ lisations qu'elle l'est dans la personne même de ses dirigeants. EUROPE ne répond pas dans nos esprits à un patriotisme,'nouveau. EUROPE n'est que le symbole de nos aspirations actuelles. Il n'appartient pas à l'esprit d'en limiter le sens à nos frontières politiques. EUROPE, c'est aussi le monde. Les volumes parus sont un gage suffisant de nos préoccupations universelles et humaines Alain. — PROPOS DE POLITIQUE 15 » — PROPOS SUR L'ÉDUCATION 15 » Robert Aron et Arnaud Dandieu. — DÉCADENCE DE LA NATION FRANÇAISE 15 » Michel Bakounine. —- CONFESSION 16 50 Emmanuel Berl. - LA POLITIQUE ET LES PARTIS. 15 » Georg Bernhard. — LE SUICIDE DE LA RÉPU¬ BLIQUE ALLEMANDE 18 » Jean-Richard Bloch. — DESTIN DU SIÈCLE.... 15 » — OFFRANDE A LA POLI¬ TIQUE 15 » Eugen Diesel. — SECRETS DE L'ALLEMAGNE.. 20 » Michael Farbman. — PIATILETKA (Le Plan russe). 15 » Guglielmo Ferrero. — LA FIN DES AVENTURES, GUERRE ET PAIX 15 » Léo Ferrero. — PARIS, DERNIER MODÈLE DE L'OCCIDENT 15 » VIE DE M. K. GANDHI, écrite par lui-même 20 » M. K. GANDHI A L'ŒUVRE, suite de sa vie écrite par lui-même 20 » Ernst Glaeser. — LA PAIX 16 50 Panait Istrati. — TSATSA MINNKA 15 » Claude Mac Kay. — QUARTIER NOIR 15 » Paul Nizan. — ADEN, ARABIE 15 » — LES CHIENS DE GARDE 15 » Henri Petit. — DERNIERS COMBATS DE DON QUICHOTTE 18 » Boris Pilniak. — LA SEPTIÈME RÉPUBLIQUE, LE TADJIKSTAN. 16 50 Jean Prévost. — HISTOIRE DE FRANCE DEPUIS LA GUERRE 15 » Bertrand Russell. — ESSAIS SCEPTIQUES 18 » Miguel de Unamuno. — AVANT ET APRÈS LA RÉVOLUTION 15 » Imp. Presses Universitaires de France - Vendôme-Paris. France PRIX COURTELINE CLOCHEMERLE Roman de Gabriel CHEVALLIER 97e mille 373 pages, 15 fr. Réjouissant. * Le Journal. « Verve vigoureuse et plaisante. ■ Le Petit Journal. « Gai d'un bout à l'autre. » Dépêche Dauphinoise. « Verve énorme. » Populaire de Nantes. « Clochemerle nous a beaucoup amu¬ sés. » Les Amitiés. t Divertissement savoureux. » La Femme de France. « Une verve rabelaisienne. » Noir et Blanc. « Roman de bonne et' saine gaieté. » Midi Socialiste. a Lecture divertissante, aimable. » Gazette de Lausanne. « Fait rire les. plus récalcitrants. » Tribune de Genève. « On s'amuse de bon cœur. » Nouvelle Revue Française. « Savoureux comme un conte de Boocaoe. » L'Étoile Belge. « Force le rire. » Gomœdia. » Fantaisie extraordinaire. » « Un Céline gai. » Minerva. L Œuvre. « Une blague énorme et infatigable. » La Gazette de Bruxelles. « Des éclats de rire. » Le Petit Bara. « Fait penser à Rabelais. » A.B.C. « Exclusivement comique. » L Avenir de la Vienne. Savoureux. Vengeur. » Marianne. D'Artagnan. Clochemerle mérite d'obtenir le plus grand succès. » Gringoire. CLOCHEMERLE Eait Rire toute la France LES EDITIONS RIEDER Imp. Presses Universiiaires oe France - Vendôme-Paris France Prix : 12 iï'. v--'."'' ■ jpfâ]