VICTOR-SERGE VILLE CONQUISE PROSATEURS FRANÇAIS CONTEMPORAINS VILLE CONQUISE DU MÊME AUTEUR Chez Rieder Les hommes dans la prison. Naissance de noire force. A la Librairie du Travail L'An I de la Révolution russe. La ville en danger. Lénine 1917. Les coulisses d'une Sûreté générale. A la Librairie Valois Littérature et Révolution. En préparation L'An II de la Révolution russe. Les hommes dans la tourmente. VICTOR-SERGE VILLE CONQUISE DEUXIÈME ÉDITION f* LES EDITIONS RIEDER 7, PLACE SAINT-SULPICE PARIS MCMXXXII IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE UNE ÉDITION ORIGINALE QUI COMPREND : 30 EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL BLANC DES PAPETERIES LAFUMA, DE VOIRQN, DONT 15 HORS COM¬ MERCE, NUMÉROTÉS DE 1 A 15 ET DE A A O. Tous droits de traduction et do reproduction réservés pour tous pays Copyright by les Éditions Rieder, 1932. Je dédie' ce livre à mes camarades de France et d'Espagne, car il faut i/ue nous cherchions à dégager de la légende el de l'oubli le vrai visage de la révolution, il le faut pour épurer noire force, obéir plus librement ci la plus haule nécessité, ne pas lui demander de justifier nos fautes, mieux accomplir ce gui doil être accompli, el que l'Homme renaisse un jour en tout homme. V. S. I Les longues nuits semblaient ne s'écarter qu'à regret de la ville, pour quelques heures. Une grise lumière d'aube ou de crépuscule filtrant à travers le plafond de nuées d'un blanc sale se répandait alors sur les choses comme le reflet appauvri d'un lointain glacier. La neige même, qui continuait à tomber, était sans lumière. Cet ensevelissement blanc, léger et silencieux s'étendait à l'infini dans l'espace et le temps. Il fallait déjà allumer les veilleuses vers trois heures. Le soir épaississait sur la neige des tons de cendre, des bleus opaques, des gris tenaces de vieilles pierres. La nuit s'imposait, inexorable et calmante : irréelle. Le delta reprenait dans ces ténèbres sa configu¬ ration géographique. De noires falaises de pierre, cassées en angles droits, bordaient les canaux figés. Une sorte de phosphorescence sombre émanait du large fleuve de glace. Parfois les vents du nord, venus du Spitz- berg et de plus loin encore, du Groenland peut- être, peut-être du pôle par l'Océan arctique, la Norvège, la mer Blanche, poussaient leurs rafa¬ les sur l'estuaire morne de la Néva. Le froid mordait tout à coup le granit, les lourdes bru- 10 VILLE CONQUISE mes venues du sud par la Baltique s'évanouis¬ saient tout à coup et les pierres, la terre, les arbres dénudés se couvraient instantanément de cristaux de givre dont chacun était une merveille à peine visible, faite de nombres, de lignes de force et de blancheur. La nuit changeait de face, dépouillant ses voiles d'irréalité. L'étoile polaire apparaissait, les constellations ouvraient l'immensité du monde. Le lendemain, les cava¬ liers de bronze sur leurs socles de pierre, couverts d'une poudre d'argent, semblaient sortir d'une étrange fête ; les hautes colonnes de granit de la cathédrale Saint-Isaac, son fronton peuplé de saints et jusqu'à sa massive coupole dorée, tout était givré. Les façades et les quais de granit rouge prenaient, sous ce revêtement magnifique, des teintes de cendre rose et blanche. Les jardins, avec les filigranes purs de leurs branchages, paraissaient enchantés. Cette fan¬ tasmagorie ravissait les yeux des gens sortis de leurs demeures étouffantes ainsi qu'il y a des millénaires, les hommes vêtus de fourrures sortaient peureusement l'hiver des chaudes cavernes pleines d'une bonne puanteur animale. Pas une lumière dans des quartiers entiers. Des ténèbres préhistoriques. Les gens gîtaient dans des demeures glaciales où chaque coin habitable devenait pareil à un coin de tanière : la puanteur ancestrale pénétrait jusqu'aux pelisses qu'ils ne quittaient pas ou qu'ils mettaient pour aller dans la pièce voisine arracher quelques lames au parquet, afin d'entretenir le feu : — ou prendre un livre ; VILLE CONQUISE 11 — ou pour vider, dans un réduit du fond du corridor, les ordures de la nuit sur'les tas d'ex¬ créments gelés recouverts eux aussi par le givre adorable dont chaque cristal était une merveille de pureté. Le froid entrait librement par les carreaux cassés. La ville coupée de larges artères droites et de canaux sinueux, entourée d'îles, de cime¬ tières, de grandes gares mortes, s'étendait au fond d'un golfe étroit, aux confins d'une soli¬ tude blanche (mais les nuits régnaient, irréelles ou constel¬ lées, implacables et calmantes ; et par ces- nuits, des skieurs, armés de grands pistolets Mauser, emportant cinquante jolies balles poin¬ tues, une gourde d'eau-de-vie, deux kilos de pain noir, vingt morceaux de sucre, un passe¬ port danois bien maquillé, cent dollars cousus dans la doublure du pantalon, entraient résolu¬ ment à grandes enjambées dans ce désert où rien n'était pire que la rencontre de l'homme ; et des femmes, tenant par la main leurs enfants, des vieillards, des hommes lâches, tous courbés sous le grand vent de la terreur, plus mortel encore que les vents du pôle, en¬ traient eux aussi dans ce désert de glace, con¬ duits par des traîtres et des espions, guidés par la haine et la peur, cachant parfois leurs diamants, comme les forçats dans les bagnes leur argent, jusque dans les replis secrets ou infâmes de la chair.) Vue de très haut, de l'avion aux étoiles rouges qui la survolait lentement le matin, la Néva 12 ville conquise ressemblait à un mince serpent blanc dardant vers le désert une gueule ouverte où pointaient deux minces langues bleuâtres. Les faubourgs dépeuplés avaient faim. Plus de fumée aux cheminées d'usines ; et quand l'une se mettait par hasard à fumer, les femmes emmi¬ touflées de haillons, attroupées au seuil d'un magasin communal, regardaient avec une morne curiosité monter cette fumée bizarre. « Y réparent des canons. Y touchent la ration extraordi¬ naire... -— Combien ? Combien ? — 400 gram¬ mes de pain par jour, oui, mais ce n'est pas pour nous, n'y en a que pour eux. Ceux de c't'usine sont connus, les salauds... » Des drapeaux rouges noircis pendaient aux portes de vieux palais sang-de-bœuf, bâtis par le maître Bartolomeo Rastrelli, épris des élé¬ gances italiennes du xviii0 siècle aux architec¬ tures gracieuses enrubannées comme des ber gères. Hôtels de favoris d'impératrices, de con¬ quérants de la Tauride et du Caucase, de grands seigneurs possesseurs de milliers d'âmes, igno¬ rants, intrigants et voleurs, que la Chancellerie Secrète mettait un jour à la torture avant de les déporter dans les forêts de l'est. Quand les guides de la Direction de l'Enseignement politique disaient aux simples gens venus à la capitale pour assister à des congrès gouverne¬ mentaux que c'était là les œuvres de l'archi¬ tecte Rastrelli, ces visiteurs entendaient tout naturellement « les œuvres d'un fusillé », car fusillé se dit en russe ra^trellanni/. Plus austères les hôtels et les palais des temps napoléoniens, VILLE CONQUISE nobles frontons réguliers posés sur de puissantes colonnades, avaient les mêmes chiffons rouges aux portes. Les époques de l'Empire marquaient ainsi les rues de constructions imposantes qui pouvaient faire songer la nuit aux tombes des pharaons d'une dynastie thébaine. Mais les cendres de cette dynastie-ci étaient fraîches dans une tourbière de l'Oural ; et ces tombes-ci, celles d'un régime, au vrai, portaient des écriteaux : P. C. R. (b). COMITÉ DU IR RAYON ; — R. S. F. S. R. COMMISSARIAT DU PEUPLE A L'INSTRUCTION PUBLIQUE, DIREC¬ TION DES SERVICES D'ÉDUCATION DE L'ENFANCE ARRIÉRÉE ; — R. S. F. S. R. ÉCOLE DES COMMANDANTS ROUGES DE L'ARMÉE OUVRIÈRE ET PAYSANNE. Dans ces palais morts parce qu'ils étaient conquis, découronnés parce qu'ils n'étaient plus des palais, on travaillait. Les mitrailleuses accrou¬ pies dans les vestibules, souvent à l'ombre des grands ours empaillés qui tendaient autrefois le plateau aux cartes de visite, semblaient des bêtes d'acier, muettes mais prêtes à mordre. Les machines à écrire répandaient leur crépite¬ ment grêle dans les pièces aménagées pour des conforts princiers ; un fruste conquérant, le camarade Ryjik, dormait sans se débotter dans un cabinet Louis XV sur le divan même où, dix-huit mois auparavant, un vieil épicurien de la race auguste des Rurik se plaisait à contem¬ pler, plein d'un désespoir émerveillé, des jeunes femmes nues. Maintenant cet épicurien était allongé quelque part, nul ne savait où, au 14 VILLE CONQUISE polygone d'artillerie, nu, la barbe hérissée, les deux tempes trouées, sous un demi-mètre de terre battue, un mètre de neige et la pesan¬ teur sans nom de l'éternité. A l'étage, des bureaux classaient des dos¬ siers dans des boudoirs partagés par des cloi¬ sons en bois blanc ; des rangs de matelas dis¬ parates, produits de réquisitions, posés sur le parquet, transformaient en dortoirs de vastes salles de fêtes blanc et or. D'énormes lustres de cristaux tintaient encore faiblement au pas¬ sage des camions ; des captifs sans orgueil qui, peut-être, gravissaient autrefois d'un pas digne, sous le regard impassible de laquais en livrée isabelle, les escaliers de marbre de cet hôtel même, attendaient dans la cave leur transfert à la Commission Extraordinaire. De temps à autre le factionnaire nonchalant ac- . coudé à une petite table crasseuse, à l'entrée de l'escalier des caves, se levait, jetait à regret sur son épaule la bretelle du fusil qu'il portait suspendu le canon vers le sol, et allait décrocher le cadenas de cette prison. — Allons, disait-il sans méchanceté, les financiers aux chiottes, par trois ! Il poussait familièrement devant lui dds formes épaisses qui se bousculaient dans l'étroit escalier, puis hésitaient un moment dans la cour, à la vue de la neige scintillante... Des ronflements venaient du corps de garde installé dans les anciennes cuisines. Ryjik ne savait plus le compte des heures. VILLE CONQUISE 15 Sa journée n'avait ni commencement ni fin. Il dormait quand il pouvait, le jour, la nuit, par¬ fois au début des séances du Comité du Rayon, quand le rapporteur était prolixe. Il dormait alors renversé sur sa chaise, la bouche ouverte, la lèvre supérieure rousse ; et ses mains détendues, posées sur les genoux, exprimaient dans leur brusque ankylose une lassitude énorme. Long¬ temps le téléphone, cette bizarre petite voix que devait capter l'oreille, cette voix qui faisait penser à un insecte creusant la terre, lui avait causé un malaise nerveux. Maintenant, il dictait et recevait des ordres à l'appareil ; et ses doigts traçaient d'une grosse écriture éco- lière, sur les revers de boîtes de cigarettes, les textes de téléphonogrammes : « ... à transmettre aux Comités des Trois : terminer dans les vingt- quatre heures la réquisition des vêtements chauds. » « Faire prendre un tonneau de harengs au magasin 12, diminuer les rations des hom¬ mes... » « Arrêter les dix premiers otages de la liste communiquée par le Comité des Cinq... » Il écoutait, l'œil vague, abruti par la fatigue du jour, devant des miettes de pain noir répan¬ dues sur la console. « Allo, Gorbounov ! Appelez Gorbounov. La rafle est-elle finie ? » L'insecte difforme grattait la terre au fond de son trou, quelque part très loin ; une voix inconnue répon¬ dit brutalement : « Gorbounov a une balle dans l'aine, fichez-moi la paix. » Et la communica¬ tion fut coupée. Ryjik jura ; la sonnerie reten¬ tissait de nouveau avec une insistance joyeuse : « Allo, c'est toi, Ryjik ? Le théâtre Sabourov 16 VILLE CONQUISE offre vingt places pour La petite Chocolatière... » La porte avait crié derrière lui, il perçut une présence bienfaisante mais légèrement irri¬ tante : « Xénia ? — C'est moi. Va te coucher, Ryjik. » Xénia portait la vareuse couleur d'herbe des soldats et des lorgnons en métal blanc ; l'étui du pistolet automatique à la ceinture. Elle apportait un livre. Ryjik,- dans sa grande fati¬ gue, songea à deux globes de chair doux et tendus, à une bouche chaude. Xénia le regardait posé¬ ment : « Demain à 6 heures, séance du rayon ».' Il rougit. « Ça va, Bonsoir. > Il descendit l'es¬ calier de marbre. Une sorte de colère couvait en lui, sans raison, contre cette jeune femme si simple et nette près de lui qu'elle écartait par sa seule présence l'idée même qu'ils pussent être jamais, ne serait-ce que pendant un ins¬ tant, face à face comme un homme et une femme, désarmés l'un par l'autre et livrés l'un à l'autre. Dans la Bibliothèque déserte, près du grand poêle en faïence hollandaise, deux soldats jouaient aux échecs à la lueur d'une bougie. L'échiquier était de mosaïque en pierres rares incrustées dans un élégant petit guéridon ; les pièces en ivoire, d'un dessin chinois, minutieux, fantasque et précis. Ryjik, adossé au poêle pour que la chaleur entrât bien en lui, ferma les yeux. Quel boulot! Et si je suis fatigué d'être fort, à la fin ? Si ?... Dans ces instants d'extrême lassi¬ tude, il se répétait trois mots sans réplique. « Il le faut. » L'accumulateur se rechargeait magiquement lui-même. La fatigue n'était plus que celle d'une journée : le sommeil la dissipe- VILLE CONQUISE 17 rait. La nuit régnait magnifiquement silen¬ cieuse, sur les neiges, la place, la ville, la révolu¬ tion. — T'es vanné, Ryjik ? fit. l'un des joueurs en poussant un pion. (C'était un petit homme noir aux cheveux trop longs, négligés, où bril¬ laient des brindilles de paille.) — Moi aussi. Le lait était à vingt roubles aujourd'hui au marché. Le sucre à quarante. Je reviens de Gdov. C'est joli, la campagne ! A Matvéevka, figure-toi, un commissaire avait passé, réqui¬ sitionnant les vaches et les montres. Les cro¬ quants ont failli m'écharper. Les détachements de ravitaillement maraudent, se sauvent ou se font massacrer. J'ai pourtant rencontré de braves types à cran, de la fabrique des câbles... Ils dormaient à la gare, par prudence. Ils avaient raison. L'autre joueur toussa dans un mouchoir sale et dit sans lever la tête qu'il avait petite, angu¬ leuse et dure : — Moi, j'suis bon. Ma femme avait fait soixante verstes en chemin de fer et dix-huit à pied pour aller chercher au village vingt kilos de farine. On les lui a saisis à l'arrivée. — Elle a la fièvre, à c't'heure. C'est p't'être bien le typhus. J'peux pas donner l'gosse à la Maison des Enfants, ils y crèvent comme des mouches. Echec à la reine... — Gorbounov a une balle dans l'aine, fit Ry¬ jik. — C'est un feignant, répliqua le noiraud sans s'émouvoir. Je l'ai vu faire l'enregistrement VILLE CONQUISE 2 18 VILLE CONQUISE des machines à écrire. Y n'comprenait pas la différence entre l'enregistrement et la réqui¬ sition. Y raflait tout, jusqu'aux appareils pho¬ tographiques. J'ui ai dit : « t'es un imbécile, on n'ira jamais d'toi un citoyen conscient... » Y n'sait qu'pérorer : « la révolution mondiale... » Ryjik avait chaud maintenant et de troubles arrière-pensées se mouvaient sous son front, dans ' ces recoins obscurs où nous reléguons inlassablement, impitoyablement, une étrange multitude de désirs, de rêves, de divinations, de violences, de joies étranglées, de brutalités matées. Il dit sèchement à ces hommes : « Toi, tu seras de garde de 2 à 5 heures à la prison ; toi, à l'entrée » et sortit. — La nuit glaciale rafraîchit son visage sans qu'il se trouvât mieux. Les gens veillaient selon l'ordonnance de l'Exé¬ cutif, dans les encoignures noires des portes. Le ciel s'était couvert, la neige ne brillait plus: on marchait dans des cendres opaques et douces qui étouffaient le bruit. ★ Vers trois heures, à l'instant où la nuit semble définitive tant elle est vaste, calme et profonde, le téléphone s'étant enfin tu, Xénia, seule dans la grande salle parquetée de la perma¬ nence, écrivit quelques lignes sur le revers d'un laisser-passer : « La Révolution : le feu. Brûler le vieil homme. Brûler soi-même. Rénovation de l'homme par le feu. » VILLE CONQUISE 19 Elle avait pris à deux mains sa tête de vingt ans et demeurait pensive devant ces lignes. Rénover l'homme à fond par le fer rouge. Labou¬ rer la vieille terre, abattre le vieil édifice. Refaire la vie à neuf. Et sans doute, soi-même, périr. Je périrai : l'homme vivra. — Je périrai : froid. Sourde angoisse quand même. Est-ce aussi la résistance du vieil homme ? Victoire, sourire dans le vide : eh bien, oui, je périrai, je suis prête. « Prête. » Elle le dit à haute voix. Le mot lui revint du silence et de la nuit sans bornes avec un long retentissement intérieur. Elle ne sentait pas qu'il y avait quelqu'un derrière elle. Ryjik approchait doucement, d'un pas si lé¬ ger que ses bottes de feutre ne faisaient point crier le parquet, un peu penché en avant, les tempes chaudes, les orbites creuses, portant en lui une grande décision élémentaire. Il mit pesamment la main sur l'épaule de la jeune femme. La tiédeur de cette épaule passa instantanément dans tous ses nerfs. Pour gagner quelques secondes, l'infini de quelques secondes, il demanda : — Tu écris, Xénia ? — Ah, c'est toi ! Sans surprise, sans même se retourner entiè¬ rement vers lui, elle désigna d'un mouvement de tête les lignes qu'elle venait de tracer. — Lis, Ryjik. Et dis-moi si c'est juste ? « Brûler le vieil homme. Brûler... » Ryjik se redressa, tout à fait maîtrisé. — Juste, juste ? Je ne sais pas. Je n'aime 20 VILLE CONQUISE pas les formules romantiques. Des phrases. Tout est beaucoup plus simple : impérialisme, guerre des classes, dictature, conscience prolé¬ tarienne... À demain. II pivota sur ses talons, tout d'une pièce. Le cordon de cuir du revolver Nagan battait sa hanche. Il traversa d'un pas décidé de som¬ nambule des corridors noirs, se jeta sur son divan dans l'obscurité et la fatigue l'assomma. ...Cette nuit-là, il n'arriva dans la ville que sept wagons de vivres, dont un dévalisé. II y eut quarante arrestations de suspects. On fusilla deux hommes dans une cave. II Les jours se levaient lentement, tard, aux heures où dans d'autres villes du monde, dont on connaissait abstraitement l'exis¬ tence, le pouls de la vie bat déjà avec ardeur. Londres, Paris, Berlin, Vienne. Existaient-ils vraiment, London Bridge et son fleuve humain croisant la Tamise sillonnée dans la brume de remorqueurs noirs aux longs sifflements en¬ roués ? Se pouvait-il qu'il y eût des foules comme naguère dans Piccadilly, des foules au carrefour du Faubourg-Montmartre, des fourmi¬ lières poursuivant leur incompréhensible labeur autour de la porte Saint-Denis, sur l'Alexan- derplatz, depuis longtemps lavée du sang des spartakistes, dans la grande ombre gothique de Saint-Stéphane et le désespoir de l'Autriche ! Fantôijies de capitales appartenant au passé et aussi à quelque autre monde cosmique, que l'on n'entrevoyait plus qu'au travers des prismes nouveaux de cette ville-ci : émeutes attendues, dénouement toujours en suspens, dépêches de l'agence télégraphique Rosta bru¬ tales ainsi que des coups de gueule annonçant des crises sans remède, des naufrages de vieux pays, des bouleversements exaltants... Les 22 VILLE CONQUISE placards bariolés dénonçaient la coalition : Llovd-George et Clemenceau, ventrus, coiffés de hauts-de-forme, braquaient eux-mêmes sur la révolution les canons accouplés des dread- noughts. La nuit, peu à peu absorbée par les pierres, les demeures, les grandes cours abandon¬ nées, les caves, laissait après elle sur la neige d'insaisissables traînées d'ombre ; et sur les murs les feuilles grises des journaux qui annon¬ çaient : l'interdiction d'entrer dans la ville ou d'en sortir sans autorisation spéciale, — la distribution prochaine de bons de tissus, à raison de 1 pour 8 personnes, — la réquisition supplémentaire de matelas pour l'Armée Rouge, — la nationalisation des établissements de bains (d'ailleurs fermés, faute de combustible), — la nationalisation du commerce des journaux, — l'exécution de deux capitalistes, membres du Conseil d'administration de la Société Anonyme Russo-britannique, agents avérés de l'impéria¬ lisme, — la mobilisation des communistes lettons, et que NUL N'ÉCHAPPERA A L'INÉVITABLE «... verdict de l'histoire, verdict des masses... les troubles de Milan... Aujourd'hui l'Italie, demain la France, après-demain l'univers... » (la bise faisait battre sur le mur une flamme blanchâtre de papier décollé). Signé : Kouchine. VILLE CONQUISE 23 « DANSES, leçons de 4 à 8. Danses modernes, de caractère et de salon, valse en quelques ;ours, prix modérés. Tél. 22,76. Madame Elise, diplô¬ mée. » La rue était droite, toute blanche ; les faça¬ des plaquées de taches d'humidité éternisaient la nuit dans les carreaux noirs des fenêtres. On continuait à veiller aux portes. C'était surtout des femmes, leurs mains rentrées dans les manches de vieux vêtements, les visages rata¬ tinés entourés de lainages. Il y en avait qui se détachaient des pierres et s'en allaient lente¬ ment dans la neige, comme de petites vieilles peintes par Breughel l'ancien, le pas alourdi par les caoutchoucs, vers le Magasin Communal N° 12. Elles se rassemblaient là ainsi que des cloportes dans un trou. Vers dix heures la rue s'animait faiblement. Des gens se précipitaient tout à coup à des t⬠ches impérieuses, nécessaires, urgentes, fatales. Us allaient vite, pareils dans leur diversité, uniformes et cuir noir, hommes et femmes iden¬ tiques, jeunes ou sans âge, portant sous le bras des serviettes bourrées : dossiers, arrêts, procès- verbaux, thèses, ordres, mandats, projets absur¬ des, projets grandioses, paperasserie insensée et quintessences de volonté, d'intelligence et de passion, premières ébauches précieuses de ^ ce qui sera, tout cela en petits caractères Under- wood ou Remington, tout cela pour la tâche et l'univers, plus deux galettes de pommes de terre et un rectangle de pain noir pour l'homme 24 VILLE CONQUISE chargé de ces fardeaux. A cette heure aussi ren¬ traient frileux et nerveux, avec des faces jaunies bizarrement ridées, mais sentant se mêler à leur fatigue un suprême afflux d'énergie, ceux qui avaient accompli les besognes de la nuit. ★ A cette heure rentrait Xénia. Elle trouvait dans une chambre pleine d'acre fumée une vieille femme agenouillée sur le parquet couvert de débris d'écorces, de cendres et de bois. Un poêle rectangulaire en briques nues fraîchement ma¬ çonnées, tenant tout le milieu de la pièce, affir¬ mait l'intrusion d'une pauvreté primitive dans cet intérieur dévasté. Des couvertures défaites traînaient sur le canapé. La vieille femme, se redressant à demi, se tourna vers la grande enfant blonde au corps droit et frais qui venait de la nuit, du comité, de l'inconnu, avec des mots révoltants sur ses lèvres et des théories cri¬ minelles sous ce front bombé auquel allait si bien naguère le double ornement des tresses nouées, couleur de lin. — Eh bien, oui, eh bien, oui, regarde ta mère, regarde-la, agenouillée dans la cendre et la crasse, les mains noires, pleurant sous les piqûres de la fumée. La cheminée ne tire pas, comprends-tu ? Et ce n'est pas toi qui sau¬ ras l'arranger avec toutes tes phrases sur la vie nouvelle ! Elle est jolie, la vie nouvelle. Filimochka ne veut plus d'argent pour son lait : « J'en ai une malle pleine, qu'il dit, de tous ces VILLE CONQUISE 25 billets de rien-du-tout. Je vais m'en faire tapis¬ ser l'izba, qu'il dit, donnez-moi des tissus. » Eh bien, réponds, réponds ! La mère et la fille se regardaient, ennemies ; l'une, au doux vieux visage déformé par une colère désespérée, l'autre fermée, repliée sur elle-même, sentant tout à coup tomber l'exci¬ tation de la marche dans la neige et la fatigue s'appesantir jusque sur sa pensée. (Une voix intérieure à peine distincte, comprise à demi- mot, chuchotait en elle. « Je te vois bien, va. Tu es ma mère et tu n'es rien, et je ne suis rien. Tu ne peux pas nous comprendre, tu es aveugle. Tu ne vois pas que la révolution c'est la flamme ; et la flamme nous brûlera, toi douloureuse et révoltée, dans cette misère, moi, n'importe où, heureuse et consentante. ») Elle dit : — Laisse-moi t'aider, maman, je ne suis pas fatiguée... Puis durement : — ... et tu sais, si c'est nouveau pour toi, c'est que nous étions des privilégiées. Des millions de femmes n'ont jamais connu que cette vie-là. La mère se taisait, soufflant sur le feu, dans l'attitude millénaire des femmes auprès du foyer. D'épaisses volutes bleues flottaient dans la chambre, ainsi que dans une tente de nomades quand le vent est mauvais. Un souffle d'air glacé entrait par la lucarne ouverte en haut d'une fenêtre sur le matin immense comme une steppe. Dévêtue, couchée, la jeune fille redevint l'en¬ fant de toujours au front net ; les cheveux presque coupés ras y mettaient une touche 26 VILLE CONQUISE claire. La mère lui apporta un bol de lait chaud et la regarda boire, radoucie, reconnaissant la moue goulue des lèvres qui lui prenaient jadis le sein. Xénia écouta s'éteindre en elle les bruits du logis. Le feu prit enfin, on ferma la lucarne. Quelqu'un frappa. Ce devait être le secrétaire du Comité des Pauvres de la Maison ; il demanda André Vassiliévitch ; on affichait un nouvel enregistrement des anciens officiers. La porte de communication ouverte, on pouvait entendre, atténuée, la voix de basse d'André Vassiliévitch qui discutait, dans la pièce voisine, avec son visiteur coutumier Aaron Mironovitch, barbu comme lui, mais voûté, gras et souriant. Le secrétaire du Comité des Pauvres parla trop bas. — « Parlez plus haut, fit André Vassiliévitch, elle dort. Elle est rentrée éreintée. » — « Oui, voilà, nous avons déménagé hier les meubles du général, on installe chez lui le club de la maison... »... — « Et les camarades ont tout volé, hein ? » demanda joyeusement André Vassiliévitch. — « Non, pas tout, car le marin du Vautour est resté jusqu'à la nuit. Mais je peux vendre la salle à manger en vieux chêne ; Grichka a pris le lit en bouleau de Karé- lie... » Des rires étouffés, peut-être étouffés par le sommeil qui pesait sur ces voix, se dissipèrent lentement. « Il aurait fallu depuis longtemps arrêter ces canailles, et l'oncle André aussi... » — « Combien ? — Six mille. » Ils étaient assis autour du samovar, engon¬ cés dans leurs pelisses, buvant à petits coups le VILLE CONQUISE 27 thé, avec de minuscules fragments de sucre entre les dents. Contents de n'être pas arrêtés, ils commentaient les nouvelles du jour, en faisant des affaires. « Avez-vous lu, Aaron Mirono- vitch, qu'ils nationalisent le commerce de journaux, depuis qu'il n'y a plus ni papier, ni journaux, ni commerce ? » André Vassiliévitch tenait entre ses mains une miniature, toute en tons bleus, gris et roses, — que l'on eût pu croire peinte avec des couleurs empruntées aux fleurs des champs, —• représentant un jeune officier méditatif. « Allons, quatre cents, tapez-là, Aaron Mironovitch, et je vous laisse la moitié des beurres. » Sans nous, se disaient- ils, la ville mourrait de faim : et que de richesses d'art seraient perdues 1 Ce qu'on appelle la spéculation c'est la lutte héroïque des hommes énergiques et compétents contre la famine. Ce qu'on appelle le pillage des biens de la nation, dans ce vaste pillage anarchique de l'expropriation, c'est en définitive le sauvetage des trésors de la civilisation. Ce qui est volé est sauvé. André Vassiliévitch, quand il-expo¬ sait ces idées devant Xénia, se carrait dans son fauteuil, l'amertume faisait trembler sa voix : — ...Au sac de Razoumovskoé, des moujiks emportaient dans leurs carrioles des vases de Chi¬ ne, commodes pour saler les concombres... J'ai vu des Mordvines se partager un lustre, pendant à pendant. J'ai vu des soldats ivres casser pour le plaisir une vaisselle en porcelaine de Gardner... Tu ne sais même pas ce qu'est que Gardner ! \ 28 VILLE CONQUISE — Nous briserons toutes les porcelaines du monde pour transformer la vie. Vous aimez trop les choses et pas assez les hommes... Alors il se retournait, si large d'encolure, si sûr de lui-même, que sa force entamait presque l'autre certitude : — Les hommes ? Mais regardez-donc ce que vous en faites... (« Il faut brûler. Brûler. Voilà ce qu'il ne peut pas comprendre.»-) — Vous aimez trop les hommes, les hommes comme les choses, et pas assez l'homme. L'an passé, avant que le socialiste autrichien n'eût déçu deux révolutions, l'ancienne rue des Chevaliers-Gardes s'était appelée un moment rue Frédéric Adler. Rares étaient ceux qui connaissaient son nom actuel, rue des Barricades, écrasé sous un siècle d'habitude par l'ancien. Le 12 était une haute maison banale, lépreuse dans ses cours, accablée du gris désespérant des vieux immeubles de rapport. Depuis soixante ans, les existences méticuleuses y poursuivaient leur indiscernable chemin. On y fêtait les saints. On y mangeait bien. On y dormait chaudement sous des édredons de plume. L'ar¬ gent y affluait doucement des campagnes, des manufactures, des bureaux ignorés, par de minces ruisseaux souterrains comme les égouts. Une plaque en émail bleu, vissée au-dessus de la porte cochère portait : Propriété de la Société VILLE CONQUISE 29 Immobilière d'Assurances. Par ordre du Soviet du IIe rayon, un marin du Vautour était venu un soir de décembre fixer plus bas, surla porte, avec quatre punaises, un papier écrit à la main, portant le sceau du Comité des Pauvres. «... est déclarée propriété de la nation... » Des hommes d'affaires tristes, en pardessus démodés, que l'on voyait rôder autour des consulats, munis de titres de propriétés aussi périmés que les parchemins seigneuriaux du xvie siècle, reven¬ daient tous les quinze jours cette maison dans les restaurants d'Helsingfors ; on la payait encore un assez bon prix, mais en roubles du tsar qui n'avaient plus cours nulle part ailleurs que parmi les contrebandiers et les traîtres. Au rez-de-chaussée, les glaces biseautées d'un magasin, maintenant couvertes de gel et de poussière, dérobaient des miroirs ternis. Céline, modes parisiennes. Ces mots en ronde dorée se terminaient par un beau paraphe évasé au bas. Des rideaux pisseux étaient tendus au-dessus des supports nickelés faits pour bien offrir aux regards les derniers modèles de cha¬ peaux importés de la rue de la Paix. Une famille juive gîtait là. On pouvait parfois voir, l'angle du rideau soulevé, une gracieuse sauvageonne noire de huit ans, bercer quelque étonnante poupée de chiffons au visage admirablement peint. Un vieux sortait de là le matin, dont on ne distinguait que le grand profil tombant, les joues flasques, les yeux larmoyants sous la casquette de chasse. Il allait vendre Dieu sait quoi sur un marché. 30 VILLE CONQUISE L'autre vitrine, naguère d'un bottier, était celle d'une épicerie désolée : saccharine en petits tubes, thés de fleurs emballés à peu près comme les vrais thés de Kouznetzov naguère, café de graines innommables. Quelques pommes de terres bourgeonnantes mises sur une assiette de porcelaine tiraient l'œil ainsi que des pri¬ meurs rares. Quel commerce fantôme s'abritait derrière ces ombres de marchandises ? Le marin du Vautour parlait au Comité des Pauvres de retourner à grands coups de pied toute cette boutique sûrement pleine de sucre et de farine volés. Alors, le secrétaire du Comité, un petit homme affairé, fort en gueule, boiteux, qui se disait blessé dans les Carpathes, mais mentait certainement, le calmait sans en avoir l'air en assurant qu'il surveillait « cette boite vraiment suspecte... » On pouvait voir quelquefois un très vieil homme en houppelande grise balayer le matin la neige dans la cour ; et quand passait, roide, d'un pas saccadé, sa serviette noire sous le bras, un autre vieillard coiffé d'un bonnet d'astrakan, les deux vieux échangeaient un long regard courroucé. Le Conseiller secret ne pardonnait pas au Véritable Conseiller d'Etat d'avoir pris du service chez « ces bandits » dans un bureau à coup sûr dirigé par une brute illettrée. Ils se rencontraient aussi au magasin communal où ils allaient tous les deux chercher leur ration de pain. Le Conseiller secret classé dans la 4e catégorie (non travailleurs) envelop¬ pait lentement dans un linge pareil à un mouchoir VILLE CONQUISE 31 sale ses 50 grammes de pâte noire ; il attendait que l'autre, cette canaille affectée à la 3e caté¬ gorie (travailleurs intellectuels) eût touché sa ration, le double, pour bien lui faire voir à ce moment, d'une moue des lèvres qu'il croyait pleine d'ironie, quel mépris lui inspirait ce prix d'une trahison ; mais le mauvais sourire édenté, railleur d'intention, du Conseiller secret ne modifiait guère la grimace lamentable d'un visage aux boursouflures affaissées ; et le regard que le Conseiller secret laissait tomber sur la ration du Véritable Conseiller d'Etat, se révélait chargé non de sévérité mais d'une morne con¬ voitise animale. Ponctuel, à neuf heures, le Véritable Conseil¬ ler d'Etat se rendait au service — ah ! quel per¬ sonnel ! — de l'édilité du rayon. Il n'y ti\ uvait que la vieille qui balayait les salles. Les employés arrivaient en retard et le chef plus tard que quiconque. Les journaux parcourus avec de profonds soupirs, le Véritable Conseiller d'Etat ouvrait ses dossiers : Propriétés municipales. Habitations à démolir (bois de chauffage)... Vers midi, le chef, un courtaud à face heurtée de paysan blond, se faisait apporter du thé de rognures de carottes et donnait les signatures. Comme il déchiffrait à grand'peine, tout de travers, l'écriture manuscrite, il fallait lui lire à haute voix des propositions écrites à l'encre rouge en marge des rapports dactylo¬ graphiés. Rarement, il disait non, sans doute quand on l'avait payé pour cela. Presque tou¬ jours, il signait d'un air mécontent. 32 VILLE CONQUISE — Maison en bon état, exposait doucement le Véritable Conseiller d'Etat, debout, plein de déférence à côté du fauteuil directorial. — Loge¬ ments pour douze personnes. A abattre en vertu de l'arrêté. — Je fais mon devoir, disait-il parfois le soir à son voisin André Vassiliévitch. Je sers le pays. Un gouvernement, même de fous et de bandits, c'est tout de même le pays ; et le peuple qui le subit n'a que ce qu'il mérite... Nous démolissons la ville, mon ami. Nous préparons une jolie crise de logements, ah, mais! jolie! Quand toute cette histoire sera finie, je vous dis que la valeur des propriétés immobilières triplera... C'était le meilleur expert du rayon. ★ La maison s'intéressait au nouveau-né de l'appartement 15. Sorti d'un ventre sans force dans une Maternité sans feu, parce qu'on n'avait pas su s'y prendre à temps pour le rendre au néant, il vivait déjà tenacement, depuis des semaines, en dépit de toutes les prévisions. Il respirait sous de vieilles fourrures la puanteur ammo¬ niacale de ses urines. Il suçait implacablement le sein épuisé d'une femme au profil de moribonde radieuse qui disait à ses visiteuses, en ouvrant sur sa joie de grands yeux au regard légèrement asymétrique : — Il vit, il vit ! regardez-moi ça... On s'émerveillait de cet acharnement victo¬ rieux. VILLE CONQUISE 33 Les gens portaient au 15 des bûches, des graines, de l'huile pour la veilleuse. On savait que le mari était au front ; et la femme d'un officier qui était aussi au front, — mais de l'autre côté, de sorte que si ces deux hommes se rencontraient l'un tuerait l'autre ou, prison¬ nier, le mettrait froidement à mort, — allait prendre le pain de la mère. Ces voisines lisaient ensemble avec la même anxiété les noms des villes prises ou perdues. Une fillette au béret rouge allait encore tous les matins à l'école du Ballet, apprendre l'art des pointes et des voltes. L'ouragan passera, n'est-ce pas ? la danse restera ; et la petite est douée. Chemin faisant elle lisait, quand le temps le permettait, les contes d'Andersen, en se demandant pourquoi, jamais, aucun tapis vo¬ lant n'apparaissait au-dessus des maisons mor¬ nes. Elle lisait aussi, soucieuse de les bien répé¬ ter à son retour, les avis au crayon affichés au magasin communal : « la 3e catégorie recevra 2 harengs sur le coupon 23 de la carte de vivres...» Que la vie est triste, sans tapis volant ! Des ouvriers prêts à déménager à la première alerte, pour n'être pas égorgés dans cette maison où ils se sentaient intrus, occupaient l'apparte¬ ment d'un avocat disparu ; ils se hâtaient de troquer contre des vivres, à des paysans marau¬ deurs, le mobilier échangeable et se chauffaient avec le reste. Le coffre-fort éventré avec un chalumeau oxhydrique, ils n'y avaient trouvé que des dossiers massacrés dont on avait arraché à pleines mains des liasses de documents. La VILLE CONQUISE 3 34 VILLE CONQUISE blessure béante du coffre, transformé en garde- manger, apparaissait derrière le grand secrétaire sur lequel un tourneur des Chantiers Maritimes disposait ses outils ; car, rentré de l'usine où il faisait surtout la queue pour sa ration de grains, l'homme fabriquait ici, avec des pièces de machines dérobées, des canifs qu'il échangeait plus tard contre de la farine. Les conduites d'eau, gelées au début de l'hiver, avaient crevé. Les femmes descendaient prendre de l'eau deux étages au-dessous, chez le professeur Lytaev ; elles regrettaient hautement la chaude vieille maisonnette de bois d'une banlieue illuminée le soir par les fenêtres jaunes des cabarets. « C'était la bonne vie », disaient-elles avec rancune. Elles ajoutaient : « On crèvera tous, vous verrez. Misère ! » * Un placard annonça que le. Comité des Pau¬ vres inaugurait par une conférence sur la Com¬ mune de Paris le club de la maison. Bleue, la colonne Vendôme, cassée en deux, s'écroulait dans des flammes écarlates. ON DANSERA!!! Le conférencier envoyé par le Service Central des Clubs, un maigre archiviste à barbiche incolore, parla une heure sans élever la voix, comme tombe une petite pluie persistante. Ce pauvre homme ne traitait de l'histoire de « toutes ces tueries politiques », tristement arrangée au goût du jour, que parce qu'elle le nourrissait, et avec lui une femme laide souf- VILLE CONQUISE 35 frant de rhumatismes. Ça rie l'intéressait pas plus que, naguère, les recherches généalogiques pour des familles enrichies. Et il fallait parfois qu'il se retînt pour ne pas sortir tout à coup de ce mauvais rêve tenace, se réveiller, s'inter¬ rompre, dire d'une voix rajeunie, avec un redres¬ sement du front allégé de vingt ans : — ... mais laissons là toutes ces choses terri¬ bles et vaines. L'œuvre d'un poète est tellement plus précieuse pour l'humanité que tous ces massacres ! Parlons enfin de la jeunesse de Pouchkine... A ces moments-là, il clignait bizarrement des yeux, pareil à un homme ébloui au sortir de l'ombre ; — il avait peur de lui-même, il cher¬ chait dans l'auditoire quelque visage ennemi pour se soumettre à lui, vaincu * sa voix sau¬ tait sans raison apparente d'une octave : «... l'éva¬ cuation du fort de Vanves... » La salle était un ancien salon saccagé, orné aux angles d'anges joufflus, en plâtre doré, qui soule¬ vaient des candélabres, meublé de fauteuils de cuir, de jolies chaises de boudoir cannelées et brodées, et de gros bancs de bois noirci appor¬ tés de la caserne voisine. Aux murs, comme partout, les portraits des chefs, encadrés de rubans rouges : l'un plissait les yeux, avec sous son front énorme et dénudé, une expression rusée, vaguement cruelle, due au photographe qui, sans savoir déchiffrer sa véritable grandeur, avait cherché à faire à cet homme simple une tête d'homme d'État, telle qu'il se l'imaginait (« — et ce n'était pas facile, je vous assure », 36 VILLE CONQUISE répétait longtemps après cet ancien portraitiste de la cour) ; un autre dardait dans l'abstrait, à travers ses lorgnons, un regard brillant, et cette tête-là malgré son sourire avenant et l'ensemble ironique des lèvres fortes, de la mous¬ tache fournie et de la barbiche en grosse virgule, faisait penser à des ordres draconiens, à des télégrammes annonçant des victoires, à des mises hors la loi, à des mutineries matées, à une disci¬ pline conquérante, exaltante et implacable. Il y avait encore la chevelure rebelle et le sourire mou d'un dictateur rasé, demeuré un peu gras par ce temps de famine. La salle ne contenait qu'une douzaine de personnes : mais un bon feu de bois y faisait régner ce soir le bien-être. Quand le conférencier eut fini, le marin du Vautour demanda si quelqu'un dans l'auditoire avait des « questions à poser au rapporteur. » Comme ç'allait être l'heure du bal, la salle se remplissait peu à peu. Les têtes se tournaient vers le joueur d'harmonica assis près de la porte, son instrument sur les genoux. Mais un soldat, pareil à un gros bonhomme de terre, se leva lour¬ dement de son fauteuil de cuir, au fond de la salle. On l'entendit très bien murmurer d'un ton de commandement : — Racontez l'exécution du Docteur Millière. Debout, massif, le front penché, de sorte que l'on ne voyait de son visage que les grosses joues poilues, les lèvres boudeuses, le front bosselé et ridé. — il ressemblait à certains masques de Beethoven, — il écouta ce récit : le docteur Millière, en redingote bleu foncé VILLE CONQUISE 37 et chapeau haut-de-forme, conduit sous la pluie à travers les rues de Paris, — agenouillé de force sur les marches du Panthéon, — criant : « Vive l'Humanité !» — Le mot du factionnaire ver- saillais accoudé à la grille quelques pas plus loin : « On va t'en foutre, de l'humanité ! » Au fond de la salle, des couples s'impatien¬ taient. Allait-on danser, à la fin ? Dans la nuit noire de la rue sans lumières le bonhomme de terre rejoignit le conférencier. Les accords de l'harmonica s'éteignaient derrière eux, happés pas les ténèbres. — Tu dois avoir faim, tiens. L'archiviste sentit qu'on lui fourrait entre les mains un paquet dur. — Ce sont des biscuits anglais que j'ai rappor¬ tés d'Onéga. Ça bouffe, cette canaille-là, c'est pas * comme nous. L'archiviste prit les biscuits. « Merci. Ainsi, vous arrivez d'Onéga ? » C'était dit par politesse. Onéga, Erivan, le Kamtchatka, peu importe. Mais l'homme qui arrivait d'Onéga avait un secret au bord des lèvres. Son mutisme d'un instant fut chargé. — J'ai aussi été dans le gouvernement de Perm, l'an dernier, quand les koulaks (1) se sont soulevés. Ils ouvraient le ventre aux com¬ missaires du ravitaillement et le remplissaient de grains. « Moi j'avais lu en route la brochure d'Ar- nould : Les Morts de la Commune. Une belle ( I ) Paysans riches. 38 VILLE CONQUISE brochure. Je pensais à Millière. Et j'ai vengé Millière, citoyen ! C'est un beau jour dans ma vie qui n'en a pas beaucoup. Point par point, je l'ai vengé. J'ai fusillé comme ça, sur le seuil de l'église, le plus gros propriétaire de l'endroit, je ne sais plus son nom, et je m'en fous... » Il ajouta après un court silence : — Mais c'est moi qui ai crié : « Vive l'Huma¬ nité ! » — Vous savez, fit l'archiviste, Millière, au fond, n'était pas un vrai communard. Ce n'était qu'un bourgeois républicain. — Ça m'est égal, répliqua l'homme qui reve¬ nait d'Onéga. III Il fallait cheminer longtemps dans les cou¬ loirs de l'Université pour découvrir à la fin la salle où, bertains soirs, le professeur Vadime Mikhaïlovitch Lytaev venait encore faire son cours. Ce pouvait être dans une cité d'un autre temps au milieu d'une sorte de monas¬ tère délaissé. La nuit et le froid pénétraient jusqu'ici. La nuit pesait en rectangles durs sur les fougères blanches du gel, dans les fenê¬ tres. Le tableau noir semblait une baie ouverte sur la nuit. Le professeur gardait sa pelisse ; ses auditeurs le priaient de ne point se décou¬ vrir pour que son grand front gris, plaqué de mèches blanches, ne s'offrît pas trop désarmé aux ténèbx-es glaciales prêtes à crouler sur les hommes. Les auditeurs écoutaient transis, dans leurs manteaux. Du haut de son pupitre pauvrement éclairé d'une lampe à réflecteur vert, la seule qu'il y eût ici, le professeur ne découvrait qu'une douzaine de formes confuses d'où émergeaient, dans une sorte de brume, des esquisses de visages. On le distinguait un peu mieux. C'était un vieil homme d'une soixan¬ taine d'années, maigre, droit et solide. Joues creuses, lèvres parcheminées. Des rides entou- 40 VILLE CONQUISE raient ses yeux qui, baissés, étaient d'une statue d'ascète et, levés, se révélaient d'un brun caressant. On remarquait alors la finesse du nez droit malgré l'accentuation d'une arête au milieu, la régularité de la bouche, la barbe négli¬ gée, grisonnante, et que cet ensemble formait un de ces visages sombres d'aspect, lumineux d'expression que les peintres d'icônes de Nov¬ gorod avaient coutume de faire à leurs saints, non qu'ils fussent fidèles à un type mystique, mais, beaucoup plus probablement, par la hiéra- tisation de quelques très anciens portraits grecs. Le professeur parlait, avec une passion si sûre d'elle-même qu'elle se voilait presque, de la réforme de Pierre Ier. Il fallait dire désormais Pierre Ier pour Pierre le Grand. Plus souvent, Lytaev disait Pierre tout court, ce qui affir¬ mait l'homme puissant dans le tsar prodigieux. Son cours fini, Yadime Mikhaïlovitch Lytaev entrait dans une nuit présente aussi vaste que celle du passé. Il suivait une piste de glace sur la Néva, traversant obliquement le large fleuve en direction du Palais d'Hiver. Parfénov l'accompagnait de coutume, car ils habitaient tous deux le centre. Parfénov marchait alors près du maître d'un pas égal, absolument silen¬ cieux, comme inexistant. Chaussé de bottes de feutre, habillé de renne, coiffé d'un bonnet de renne dont les longs couvre-oreilles lui tombaient sur la poitrine, le visage épais, sans contours pré¬ cis, ce n'était qu'une ombre, leste et massive. A quelques pas, on l'eût pris pour un ours. Un léger brouillard glacé délayait le clair VILLE CONQUISE 41 de lune, n'en laissant transparaître qu'une phosphorescence diffuse intensément grise. Au milieu de la Neva s'ouvraient des paysages sans bornes. Sur les deux rives circulaires, comme aux confins d'un cratère lunaire, les façades des palais s'estompaient, d'un noir épais mais flou, dans un rayonnement incolore de fond de mer. Quelque part à droite, derrière le haut rempart de granit du quai, au milieu d'une place bordée de colonnades, un géant de bronze cabrait son cheval au faîte d'un rocher, terrassant sans le voir un serpent d'airain comme lui. Sa main était tendue vers la mer, le nord, le pôle. Pierre, large face de force aux petites moustaches insignifiantes. Vadime Mikhaïlovitch emportait sa ration de savant, reçue à l'Université, après deux heures d'attente maussade -entre académiciens : 1 livre de harengs, 1 livre de gruau, 2 livres de millet, 2 boîtes de cigarettes (seconde qualité). Il rajusta sur ses épaules les courroies coupantes du sac et dit : — Regardez, Parfénov. Nous sommes hors du temps. La nuit était pareille sur ce fleuve, il y a des siècles. Les siècles passeront, la nuit sera pareille. Il y a deux cent vingt ans, avant que ne vînt Pierre, cinq chaumières en bois équarri étaient perdues quelque part sur cette rive. Sept hommes peinaient ici, — car on ne comptait que par mâles, — avec leurs femelles et leurs petits. Sept hommes pareils à leurs ancêtres inconnus venus de l'est. Ce village s'appelait Iénissari. 42 VILLE CONQUISE — Mais Pierre est venu, dit Parfénov. Et maintenant nous sommes venus. Que les hom¬ mes seront heureux dans cent ans ! Quand j'y pense parfois, la tête m'en tourne. Dans cin¬ quante ans, dans vingt ans, dans dix ans, peut- être, — oui ! donnez-nous dix ans et vous verrez ! — le froid, la nuit, tout... (tout ? ■— que mettait-il dans ce mot vague, mais plus vaste que le froid et la nuit ?) —- ...tout sera vaincu. Ils marchèrent un moment en silence. L'autre rive se rapprochait insensiblement. ... Ce Parfénov, quel enthousiaste ! Lytaev souriait dans l'obscurité aux mythes qui mènent les hommes à travers l'histoire. — Parfénov, vous avez raison de croire en l'avenir. C'est le Dieu nouveau, réincarnation % 1 des plus vieilles divinités, qui fait supporter le présent. J'y crois aussi, mais autrement, car l'avenir est une spirale sans fin... Etes-vous content de la fabrique, Parfénov ? — Ah, non ! J'en ai même assez. Vadime Mikhaïlovitch, je me prépare à vous quitter. Je demande à partir pour le front ; le secrétaire du rayon m'appuie, ça ira. Il avait besoin de parler. Et Lytaev écoutait avec une sorte de joie indistincte cette jeune voix mâle décantée des tons rudes de la journée. La marche sur la glace à travers les ténèbres, au milieu de cette solitude, faisait que ces deux hommes étaient près de se comprendre bien au delà du sens précis des mots. — La fabrique ?... Nous mettons une semaine VILLE CONQUISE 43 à produire autant que l'an dernier en une jour¬ née. J'ai dû faire rétablir la fouille des ouvriers à la sortie : ils volent tout. Ils sont venus m'injurier : ■.< Gendarme ! comment n'as-tu pas honte !... Tu protestais toi-même contre la fouille, en 17, une indignité que tu disais ! mais attends un peu, commissaire, ton tour viendra... » Le pis c'est que la fouille ne sert pas à grand'chose. Ils jettent des paquets ficelés par les fenêtres. Les ouvrières emportent du fil entre les jambes, des doublures roulées autour du ventre. Je ne peux tout de même pas dire aux portiers de leur tâter les fesses ! Elles me nar¬ guent. Lytaev répartit doucement : — Parfénov, il faut bien qu'elles vivent. — Oui, le pire c'est cela. Alors, elles volent. Avec le drap des vareuses, elles font des pantoufles qu'on vend quarante roubles au mar¬ ché. Il faut bien que les ouvriers vivent, mais il ne faut pas que la révolution crève. Quand je le leur dis, il y en a qui me répondent : « Est-ce qu'elle ne nous fait pas crever ?» Il y en a qui n'ont aucune conscience, Vadime Mikhaïlovitch. — ... Et c'est avec cette force aveugle, Parfé¬ nov, que vous voulez transformer le monde ? — Avec eux et pour eux. Sinon, ils ne seront jamais des hommes. Malgré eux, s'il le faut. '< Gendarme ?» — leur ai-je dit, soit, je ne crains pas les mots. Insultez-moi tant qu'il vous plaira, je suis votre camarade et votre frère, je suis peut-être là pour ça : mais je défendrai contre vous ce qui est à la république. Si quel- 44 VILLE CONQUISE qu'un doit crever, je veux bien crever moi, avec vous, pourvu que la révolution vive... — Est-ce qu'ils vous comprennent, Parfénov? Parfénov réfléchit. — Gomment dire ? Il me semble qu'ils me détestent. Il me semble qu'on peut me tuer. On a écrit dans les cabinets que je suis juif, que mon vrai nom est Schmoulévitch, Yankel. Et il n'y a rien à faire contre le vol parce que ce sont les mains de la faim qui volent. Mais au font de leur haine, je crois qu'ils me compren¬ nent encore, ils savent que j'ai raison ; c'est pourquoi, ils ne m'ont pas encore assommé, moi qui rentre seul tous les soirs... ★ L'entrée principale de la maison était fermée depuis des mois, par précaution. Lytaev passa par le portillon de la porte cochère. Une vieille dame, à son tour de garde, le dévisagea dans le noir. Elle ne répondit à son salut que par un mouvement de tête d'une dignité calculée, qu'il ne vit pas, car elle désapprouvait qu'un homme aussi estimable consentît à enseigner sous un régime de brigandage. La cour traversée, Lytaev gravit, avançant à tâtons, un étroit esca¬ lier qui sentait la moisissure et l'ordure, et frappa à grands coups sourds à la double porte d'une cuisine -désaffectée. Il dut se faire recon¬ naître' pour que la servante levât à l'intérieur la barre de fer et la chaîne de sûreté. « C'est moi, Agraféna, moi... » VILLE CONQUISE 45 Une douce chaleur régnait dans le cabinet de travail où l'on vivait maintenant autour d'un poêle en fonte et d'une lampe à pétrole. Depuis trente ans, le même visage féminin se levait devant Yadime Mikhaïlovitch à l'heure calme du thé de minuit, avant le repos ; ce visage il l'avait vu monter, dans la pleine lumière de la vie, puis décliner, passer, s'effacer, sans perdre la clarté du regard, seule jeunesse qui persiste ; ce visage, il le reconnaissait si bien qu'il l'oubliait, qu'il le voyait sans le voir, qu'il le redécouvrait parfois dans sa mémoire avec des étonnements désemparés. — Nous voici vieux... Ou'est-ce donc, qu'est-ce donc que la vie ? —- Les mêmes mains, d'abord effilées, aux ongles polis, trop roses, des mains qu'il comparait à des fleurs et qu'il lui arrivait de couvrir de baisers, puis peu à peu décolorées, fripées, légèrement épaissies, avec des teintes d'ivoire, mettaient devant lui le même couvert d'argent. La même voix, insen¬ siblement changée comme les mains, lui par¬ lait de la journée finie. Ce soir les mains posèrent dans le cercle lumineux le pain noir coupé en fines tranches et le hareng mariné ; elles avan¬ cèrent le sucrier où le sucre était parcimonieu¬ sement cassé en miettes infimes. La voix disait : — Vadime, nous aurons du beurre. On m'en promet quatorze livres en échange du plaid écossais. Une image passa peut-être très loin, très vite dans les deux esprits — si loin, si vite qu'ils ne s'en aperçurent pas — ou entre eux : l'image d'un couple dans un coupé bleu, le plaid écos- 46 VILLE CONQUISE sais sur les genoux ; et les cimes blanches, les sapins, les torrents, les vallées vertes semées de clochers, les burgs féodaux du Tyrol fuyaient comme la jeunesse et la vie avaient fui. — Vadime, on a perquisitionné la nuit dernière chez les Stahl et dérobé un chronomètre en or... Vadime, Pélaguéya Alexandrovna a reçu une lettre disant que son fils a péri à Bougoulma... Vadime, le lait est à trente roubles... Vadime, ma douleur de reins me reprend. Vadime écoutait ces propos, toujours les mêmes, et se laissait envahir par un bien-être triste. Cette chaleur était sûre et cette autre vie, cette autre partie de sa vie, immensément étrangère, immensément proche. Il répondait doucement, distraitement, mais d'un air atten¬ tif, les mots qu'il fallait répondre. Soulagé du poids d'une journée, il allait au-devant de la grande inquiétude coutumière. « Je te remer¬ cie, Marie, » disait-il, comme trente années auparavant et pourtant tout autrement. *' Je vais travailler un moment. » La lampe emportée derrière le paravent qui séparait son coin, il se penchait sur un livre inutilement ouvert, attirait à lui un de ces dessous de vieilles enve¬ loppes retournées qui lui servaient à prendre des notes et se mettait à dessiner patiemment du bout de son crayon des ornements géomé¬ triques tels que les affectionnent les artistes arabes, des profils enfantins, des fragments de paysages, des silhouettes d'animaux. La même tentation lui revenait toujours dans ces ins¬ tants de méditation d'esquisser des visages de VILLE CONQUISE 47 femmes aux yeux démesurés rayés, de longs cils ; mais il la réprimait avec un peu de honte, sans bien savoir si c'était la honte de cette tentation ou la honte, devant soi, de n'y point céder... Il restait là une heure face à face avec sa pensée qui ne s'exprimait plus en mots, qui était pareille à un aveugle enfermé dans une chambre irrégulière, qui était plus encore un souci qu'une pensée. Un autre souci élevait enfin la voix derrière lui, dans la pénombre. — Vadime, tu devrais te coucher. Tu te fati¬ gues trop. Le poêle s'est éteint. — Oui, mon amie. Le froid commençait à monter dans ses mem¬ bres immobiles. Il se dévêtait lentement, son¬ geur, soufflait la lampe, entrait dans ses draps en grelottant, s'allongeait « comme pour l'éternité ». Et voici que des phrases claires naissaient dans son esprit, s'ordonnant d'elles-mêmes en périodes qui eussent fait de bons morceaux d'articles. « La mortalité à Pétrograd a été cette année plus grande qu'au Pendjab pendant la grande peste de 1907 !!! » « La grande réforme de Pierre Ier parut à quelques-uns des meilleurs esprits de la vieille Russie ouvrir le règne de l'Antéchrist... » «...à la mort de Pierre Ier, l'empire était dépeuplé... » Mais non, ce n'était pas cela. L'histoire n'expliquait rien. Si pour comprendre il fallait penser moins, savoir moins? Si les choses étaient beaucoup plus simples qu'elles ne le paraissaient ? Titre d'ouvrage : La chute de l'Empire romain. Quoi de plus clair ? 48 VILLE CONQUISE Pas d'explication. Qu'expliquer ? Chute de la civilisation chrétienne. Non, pas chrétienne, euro¬ péenne. Pas exact non plus. Chute de la civi¬ lisation capitaliste. Si les journaux disaient vrai, s'il fallait croire les placards dans les rues, les discours des assemblées, si... ? Il se souvint de Parfénov, endormi à cette heure sur quelque couche de hasard, pas loin de là, dans une maison inconnue, certain de la grandeur des hommes dans dix ans, vingt ans, pourvu que passât cette niiit nécessaire. « Ils ne savent pas l'histoire, mais ils la font... Mais qu'est-ce qu'ils font, qu'est-ce qu'ils font ? » IV e traversais parfois, moi aussi, par ces nuits boréales, le fleuve de glace. La piste ne ren¬ dait nul bruit sous le pas. On allait à travers le néant. Je songeais que naguère encore nous n'étions rien. Rien : comme les hommes inconnus du village oublié disparu sur cette rive. Entre cet hier et le présent, des siècles parais¬ saient s'être écoulés comme entre le temps de ces hommes et le nôtre. Des lumières innom¬ brables s'allumaient alors sur ces rives, dans des intérieurs où vivaient la puissance, la richesse et le plaisir des autres. Nous avons éteint ces lumières, ramené la nuit primordiale. Cette nuit est notre œuvre, cette nuit c'est nous. Nous y sommes entrés pour l'abolir. Chacun de nous y entre peut-être à jamais. Tant de rudes, tant d'épouvantables besognes sont à accomplir et qui veulent que les accomplisseurs dispa¬ raissent ! — Que ceux qui viendront après nous nous oublient. Qu'ils soient autres. Ainsi renaîtra en eux le meilleur de nous-mêmes. Nous ne comptions hier que dans les statis¬ tiques : main-d'œuvre, émigration, décès, cri¬ mes et suicides. Les meilleurs d'entre nous comptaient aussi dans les dossiers : carnet B, VILLE CONQUISE 4 50 VILLE CONQUISE liste des suspects, répertoires des Sûretés géné¬ rales. classeurs des pénitentiaires. Ce n'est pas le néant métaphysique ! Pas de marchandise plus commune et dépréciée que l'homme. Vaut-elle même son poids de chair ? On ne laisserait pas crever de faim une bête de labour dans les champs gris de l'automne. Mais un homme dans une grande ville ? Aussi loin que je cherche dans ma mémoire, j'y retrouve non des formules mais des images, non des idées, mais des empreintes durement marquées dans l'âme et les nerfs, qui me rappellent que nous n'étions rien. Heures d'enfance à Londres. Nous sommes deux gosses : l'un mourra plus tard à peu près de faim. Nous jouions sous la lampe à construire un temple d'Angkor. De stri¬ dents coups de sifflets, pareils à des éclairs blancs jetés en tous sens à travers l'ombre et croisés en plein ciel, éclatent dans la rue. C'est qu'une masse noire, plus furtive qu'une ombre, est passée en tournoyant devant la fenêtre. La rue est un abîme, les fenêtres des pauvres s'ouvrent sur l'infini. Des policemen soucieux de ne pas tacher de sang les bords de leurs pan¬ talons se penchent en bas sur un paquet de vieilles nippes et de chair. « Ce n'est rien, enfants, taisez-vous donc ! » Mais nous avons surpris des chuchotements, nous découvrons dans les fenê¬ tres un infini noir, nous percevons la profondeur du silence. ... Et ce couple de juifs traqués, dans une autre ville, chez qui mourut l'enfant par un soir heureux de juin. Il n'y avait plus de bougie, VILLE CONQUISE 51 il n'y avait plus deux sous, la chambre était nue. On s'était privé de manger pour payer l'inutile dernière visite du médecin. Des reflets lumineux provenant d'un café d'en face posaient sur le plafond l'ombre d'une enseigne à rebours. — Nous n'avons pas besoin des coups de grisou ensevelissant des mineurs, des communiqués de secteur calme où trente hommes versent, sans qu'il y ait rien à signaler, tout le sang de leurs entrailles, du souvenir des exécutions capitales, de l'histoire des insurrections vaincues, des mémoires de déportés et de forçats, nous n'avons-pas besoin des romans naturalistes pour bien connaître notre néant. Mais chacun de nous a tout cela derrière lui. La piste de neige s'effaçait sur le fleuve bordé de granit noir. Le Palais d'Hiver dégageait vaguement dans les ténèbres ses massifs con¬ tours noirs. A cet angle — je le savais sans y penser — se trouvait, entre deux baies vitrées dominant un large horizon de fleuve et de ville, la table de travail de l'autocrate, sur laquelle restait posé son porte-cigarette. Boutade d'un copain : — Le roseau pensant, il y a beau temps qu'on lui désapprend de penser. On le sèche, on l'assouplit et on en tresse des paniers, mon vieux, pour tous les usages, y compris les moins ragoûtants. Pascal n'avait pas prévu ça. Maintenant ça va changer. Maintenant nous sommes tout : dictature du prolétariat. Dicta¬ ture de ceux qui n'étaient rien la veille. J'éclate de rire, seul, dans le noir, à l'idée que mes papiers 52 VILLE CONQUISE sont en règle, que je porte mon nom, — que j'ai dans la poche un mandat prescrivant au nom de la République Fédérative « à toutes les autorités révolutionnaires, de prêter aide et secours au camarade... dans l'accomplissement de ses fonctions » que j'appartiens au parti gouvernant qui pro¬ clame qu'il exerce le monopole du pouvoir, tous mensonges démasqués, le glaive nu, la pensée nette ! Je ris en gravissant les talus de neige durcie du quai. Je bute dans les fondrières noires que je sais blanches — ainsi le noir et le blanc peuvent ne faire qu'un. •— Une rude voix, trouant la nuit, me hèle : — Hé là ! Passe au large ! Et, plus lente, comme j'approche du crieur invisible : -— Qué qu'tu fous là ? Une lueur rougeâtre dépasse l'angle abrupt d'un tas de bois. J'aperçois un brasier et près du brasier un soldat transi, dans sa longue capote tombant au ras du sol. Cet homme garde ce bois précieux qu'on vient voler sans bruit, bûche après bûche, du côté du fleuve. — T'as l'permis d'circuler la nuit ? Je l'ai. Il l'examine. Il s'en moque ou ne sait pas lire. C'est un permis tapé à la machine. La dactylo a mis par erreur à l'envers sa feuille de carbone, le texte imprimé à rebours est illisible. Je pense tout à coup aux prospectus qui pliés ressemblent à des moitiés de billets de banque. Si je fermais les yeux je reverrais VILLE CONQUISE 53 un morceau de trottoir à l'angle de la place de la République et du boulevard du Temple. Le soldat me rend mon papier. Nous avons froid. Nous sommes vêtus de la même rude étoffe grise imitant si bien la terre russe. Nous n'étions rien hier. La dictature du prolétariat, c'est nous. Il dit : — On vole le bois, c'est incroyable c'qu'on en vole. J'suis sûr que si j'faisais l'tour du stock, j'trouverais d'I'autre côté quelqu'un en train d'faire descendre des bûches dans la Néva. Y a par là un trou dans la glace. Tout à l'heure l'homme de garde a tiré, à la fin, pour faire peur au voleur. C'était un gosse de douze ans que la mère envoyait tous les soirs. Elle l'atten¬ dait sous une porte du quai, au n° 12. L'gosse s'est effrayé, il a glissé tout droit dans l'trou avec une bûche sur la tête. On ne l'a plus revu. J'ai retiré la bûche en arrivant. J'ai trouvé une galoche au bord du trou, la v'ià. C'était, dans la neige dorée par la flamme du brasier, l'empreinte noire d'un petit pied d'éco¬ lier. — Y a toujours un fort courant sous la glace, dit le soldat. ★ Il m'avait d'abord pris, moi aussi, pour un voleur de bois. — Je pourrais l'être. On vole pour vivre le bois qui est à tous. Le feu c'est de la vie comme le pain. — Mais je suis du 54 VILLE CONQUISE parti gouvernant et <• responsable » selon le terme admis, c'est-à-dire en somme du commande¬ ment. J'ai ma ration de chaleur et de pain un peu plus sûre, un peu plus forte. Et c'est inique. Je le sais. Et je la prends. Il faut vivre pour vaincre et pas pour moi, pour la révolution. Ma ration de chaleur et de pain, pour laquelle un enfant s'est noyé aujourd'hui, je lui dois son poids humain intégral : chair et conscience. Ainsi nous tous. Et celui qui triche avec lui- même, qui se ménage, se réserve ou profite, est la dernière des canailles. J'en connais. Ils sont utiles pourtant. Ils servent aussi. Peut-être même servent-ils mieux, avec leur façon sereine de s'installer déjà dans une iniquité nouvelle, que ceux qui en connaissent le remords. Ils se choisissent des mobiliers pour les bureaux ; ils réclament des autos car leur temps est précieux ; ils portent à la boutonnière en médail¬ lon le portrait de Rosa Luxembourg. Je me con¬ sole en songeant que l'histoire fait de ces gens, malgré eux bien entendu, des martyrs tout aussi bons que les autres. Quand les Blancs prennent des Rouges, ils pendent les faux aux mêmes branches que les vrais. Je vais dans la nuit : à gauche doit s'ouvrir, vaste, derrière ces ratures d'arbres grêles, la place Ouritski, en fer à cheval, avec sa colonne de granit et son quadrige lancé au-dessus de l'arc de l'Etat-major, dans un galop immobile à travers les ténèbres. Je pense à ces bronzes comme j'y mettrais la main pour me rafraîchir l'âme. J'ai besoin de toute ma lucidité pour VILLE CONQUISE 55 trouver mon chemin, moi aussi, à travers une autre obscurité. A droite, des lueurs pâles trem¬ blotent sous un rang de hautes fenêtres entrevues de biais, entre des colonnes blanches. Une auto ronfle. La Commission Extraordinaire travaille jour et nuit. C'est encore nous. Notre face d'implacables. Nous, destructeurs des pri¬ sons, libérateurs, libérés, forçats de la veille, souvent marqués par les chaînes d'une marque indélébile, nous qui surveillons, perquisition¬ nons, arrêtons ; nous, juges, geôliers, fusilleurs, nous ! Nous avons tout conquis et tout s'est dérobé à notre prise. Nous avons conquis le pain et c'est la famine. Nous avons déclaré la paix à l'univers las de guerres, et la guerre s'est ins¬ tallée dans chaque maison. Nous avons proclamé la libération des hommes, et il nous faut des prisons, une discipline « de fer » — oui, couler notre faiblesse humaine dans des moules d'ai¬ rain pour faire ce qui est peut-être au-dessus de nos forces, — et nous sommes des porteurs de dictature. Nous avons affirmé la fraternité et c'est « la fraternité et la mort » qu'il faut dire. Nous avons fondé la République du Travail et les usines meurent, l'herbe y croît dans les cours. Nous voulons que chacun donne selon ses forces et reçoive selon ses besoins ; et nous voici privilégiés au sein de la misère générale, puisque nous avons moins faim que d'autres ! Viendrons-nous à bout de la vieille loi qui nous courbe à l'instant même où nous croyons lui échapper ? 56 VILLE CONQUISE L'Evangile disait : « Aimez-vous les uns les autres » et « je ne suis pas venu apporter la paix mais l'épée ». Il n'est resté que l'épée sous les crucifix : « Celui qui veut sauver son âme la perdra... » — Eh, je veux bien perdre mon âme. A qui importe-t-elle ? Ce serait un luxe étrange que de s'en soucier aujourd'hui. Vieux textes, trop vieille captivité intérieure. Oue n'a-t-on pas bâti sur l'Evangile ! A démolir, à démolir. Le principal est de bien démolir. Craindre les mots, les vieilles idées, les vieux sentiments chevillés à l'être par quoi le vieux monde nous tient. Mauvais combattant celui qui s'attarde à penser quand il faut recharger son fusil et tirer avec la plus grande application, comme au stand, sur les bonshommes — les hommes — qui gravissent là-bas la colline. Des vérités simples, sûres, fermes comme le granit, mises en formules d'une clarté algébrique, voilà ce qu'il nous faut. Nous sommes des millions : les masses. La classe qui, ne possédant rien, ne saurait perdre que ses chaînes. Le monde est à refaire. Pour cela, vaincre, tenir, survivre à tout prix. Plus nous serons durs et forts, moins ça coûtera. Durs et forts envers nous- mêmes d'abord. La révolution est une besogne qu'il faut faire sans faiblesse, à fond. Nous ne sommes que les instruments d'une nécessité qui nous entraîne, nous emporte, nous exalte et passera sans doute sur nos corps. « Prolétaires de tous les pays unissez-vous ! » Nous ne pour¬ suivons aucun rêve de justice — comme disent les jeunes crétins qui écrivent dans les petites Pffg? - " ;';v VILLE CONQUISE 57 revues, — nous faisons ce qui doit être fait, ce qui ne saurait ne pas être fait. Le vieux monde a creusé sa propre fosse : il y tombe. Poussons un peu. Des millions d'hommes qui n'étaient rien, montent à la vie : ils ne peuvent pas n'y point monter. C'est nous. Il dépend seulement de nous de le comprendre et de faire notre tâche les yeux ouverts. Par ce consentement, par cette clairvoyance nous échappons à la fatalité. Tout ce qui était perdu sera retrouvé. La place est bordée d'anciens palais noirs. Au fond le Palais Marie, cet édifice bas, sans contours définis. Le Conseil de l'Empire y sié¬ geait. Il y a une grande toile de Répine repré¬ sentant ce Conseil : des bustes de vieillards cha¬ marrés posés sur une table semi-circulaire. Ils apparaissent dans une lumière d'aquarium, jaune ou verdâtre, et l'on songe qu'ils sont tous morts. L'Empereur, au fond, esquisse d'un visage anéanti. Ces nuques grasses, reposant sur des cols à broderies, des balles les ont fracassées. Si. quelqu'un de ces grands dignitaires nous échappe encore, ce doit être ce vieil homme voûté au grand nez osseux tombant sur des lippes flasques, qui vend le matin au Marché aux Avoines, les vieux châles de ses filles... Des doigts épais de paysans tâtent et soupèsent les beaux cachemires... A droite, l'ancienne légation d'Allemagne aligne dans la vague clarté qui tombe des fenêtres de l'Astoria ses colonnes massives ne supportant aucun fronton. Elles portaien 58 VILLE CONQUISE autrefois au sommet des chevaux de bronze. Aux premiers jours de la guerre, des foules furieuses ont déboulonné ces statues, les ont jetées du haut socle de granit sur le pavé et traî¬ nées jusqu'au canal voisin où elles sont encore sous la glace. Derrière les fenêtres grillées de la Légation, il n'y a plus que la simple désolation des salles depuis longtemps saccagées. Des ban¬ dits s'y introduisent par les cours et y demeurent veillant à ce que nulle lumière visible du dehors ne décèle leur présence. Ils jouent aux cartes en buvant de vieux cognacs pris dans les caves des grands hôtels ou de brûlantes eaux-de-vie, distillées dans les repaires de banlieue. Des filles aux lèvres peintes d'un rouge feu, qui s'appellent Katka-petite-pomme, Dounia-Vipè- re, Choura-les-yeux-obliques (dite aussi l'Assas¬ sin), Marfa-nez-camus-petite-cosaque, portant du beau linge sale et des robes de grands coutu¬ riers prises dans les appartements vides, vien¬ nent parfois regarder, invisibles, des fenêtres noires du grand salon de l'Ambassade, nos fenê¬ tres éclairées en face. — Y z'ont bonne vie, les Commissaires ! dit Katka. — C'qu'y font la noce, dit Dounia, avec leurs putains à cheveux coupés. C'est tous les soirs le même coup. — J'en connais un, dit Choura, c'qu'il est vicieux... Son rire aigrelet fuse dans le grand salon enténébré. Un mince rayon de lumière glisse sur le parquet. Une voix d'homme aux fières sonorités mâles appelle : VILLE CONQUISE 59 — Héi, les filles, l'on vous attend ! Une autre voix, de basse celle-là, chantonne la complainte de Stenka Razine. Il y a encore l'énorme silhouette noire de Saint-Isaac, ses massives colonnes, ses archan¬ ges prodigieux déployant leurs ailes aux angles, vers tous les horizons, ses clochers, sa coupole plaquée d'or qu'on aperçoit du large en mer... Les fenêtres de VAstoria brûlent jusqu'à l'aube. Ce sont les seules éclairées de la ville, avec celles de la Commission Extraordinaire et des Comités. Labeur nocturne, danger, privilège, pouvoir. La puissante façade en granit refoule les ténè¬ bres ainsi qu'une carène lumineuse. Les gens qui traversent la place le soir, allant vers leurs réduits étouffants, jettent des regards haineux vers l'hôtel des Commissaires, « presque tous juifs naturellement », où il fait chaud, clair, où l'on mange, c'est sûr, où l'on ne craint pas les visites domiciliaires, où l'on n'a pas le cœur serré dès qu'un coup de sonnette retentit la nuit, où l'on n'entend jamais les crosses des fusils tomber au seuil des portes... Des passants murmurent : « Beau piège, on les prendrait tous d'un seul coup ! » Première Maison des Soviets. Je pousse la porte tournante. Du comptoir de l'hôtel, l'œil unique de la mitrailleuse fixe sur moi son infini regard noir. Le mitrailleur sommeille coiffé jusqu'aux yeux d'un bonnet de mouton gris. C'est ici le seuil de la force. Tous ceux qui pas¬ sent ce seuil savent ce qu'ils veulent, ce qu'il faut et se sentent couverts par la grande ombre 60 VILLE CONQUISE de la révolution, tenus, armés, portés, matés par l'armature du parti. Des voix traînantes s'échappent du corps de garde. Un écriteau doré, en français, apposé sur la porte ouverte dit : Coiffeur à l'entresol. Un autre à l'encre noire : Présentez vos papiers en demandant le laisser-passer. Il faut un laisser-passer qu'on res¬ titue en sortant, pour parvenir jusqu'aux hôtes, de cette maison ; ces petits papiers sont ensuite envoyés à la Commission Extraordinaire. Quel¬ qu'un les collectionne. Quelqu'un doit savoir qui vient chez moi à quelle heure. Il ne faut pas qu'on puisse nqus tuer impunément, il ne faut pas que nous puissions trahir, il ne faut pas que nous puissions connaître des inconnus, car nous sommes le pouvoir et le pouvoir appartient à la révolution. — Bonsoir, Ryjik. Il vient à ma rencontre, portant avec soin sa théière de fer-blanc d'où s'échappe une vapeur brûlante. Des poils roux lui couvrent le bas du visage, jusque sous les yeux. Il est en pantoufles : les larges plis d'une magnifique culotte de cava¬ lerie couleur framboise flottent autour de ses hanches. Pourquoi appelle-t-on ces culottes des galliffets ? Ryjik a un sourire satisfait. — Tu regardes mes galliffets ? Quel drap ! touche un peu voir. Une trouvaille, hein ? Et dans la poche une lettre d'amour, mon ami. — Passe chez moi, tu verras Arkadi : j'ai tes journaux. Des tapis rouges étouffent le pas. C'est un immense vaisseau de pierre, d'un confort de VILLE CONQUISE 61 transatlantique, à l'ancre dans la ville polaire. Corridors spacieux, portes de chêne marquées d'un discret chiffre d'or. Le calme est sans fond, la tiédeur — après le froid nocturne — d'une serre. Est-ce qu'une de ces portes ne va pas s'ouvrir sur un couple dédaigneux, elle, cambrée dans ses fourrures électrisées, la bouche indiquée d'un trait violacé ; lui, maigre, les pommettes accentuées, l'angle aigu d'un reflet blanc dans le monocle... Un seau à Champagne laisse derrière eux dans la chambre chaude une lueur d'argent. Ils passeront comme des fantômes ; je ne me retournerai pas sur eux... Une porte s'est doucement ouverte, les fantômes s'évanouissent. — Entre donc, dit Ryjik, apparaissant sur le seuil. Déjà j'aperçois dans un miroir le profil orien¬ tal d'Arkadi. Moulé dans son uniforme noir, la taille serrée par une mince ceinture de monta¬ gnard à pendeloques d'argent ciselé, un gros insigne métallique — argent et rouge — sur le sein droit, comme une étoile de commandeur, il fume, renversé sur le divan. Il découvre sans sourire ses belles dents blanches. Ryjik nous verse le thé. — Voilà tes journaux, me dit Arkadi. A partir d'aujourd'hui c'est cent-vingt roubles le numéro. (Cent-vingt roubles du tsar, hors-cours). — Tes contrebandiers exagèrent. C'était qua¬ tre-vingts, il y a trois semaines. Le paquet, serré d'une grosse corde, sent l'encre d'imprimerie. L'Intransigeant, Le Matin, 62 VILLE CONQUISE The Manchester Guardian, Corriere délia Sera achetés à Vyborg... Des hommes, l'oreille tendue, l'œil guettant dans les fourrés blancs la moindre chute de branche cassée, franchis¬ sent, courbés sous ce fardeau, les lignes du front ; des détonations crèvent parfois autour d'eux le silence insensé ; ils dégainent alors en courant, de leurs étuis de bois glacé, les Mausers à longue portée et se penchent plus encore sur la neige ; et, dans leurs poitrines, la peur des bêtes sur¬ prises se transforme en volonté de tuer, et dans leur crâne naît une lucidité fantastique. — C'est cher, tout de même, dis-je. — Ils racontent qu'on leur a tué deux hommes en quinze jours : ça fait bien deux augmenta¬ tions de vingt roubles par numéro. Et c'est vrai. Jurgensohn sait qu'on a ramassé deux cadavres dans la zone. Ce coin devient mauvais. Ryjik dit : — Voilà trois jours qu'on n'a pas distribué de pain dans le rayon de Moscou -Narva. Ataev • affirme que les trains mettent vingt jours à nous arriver au lieu de huit. Pas de combustibles. Ça va barder dans les usines. — ... parbleu ! jette Arkadi, entre ses dents blanches. — Je pense qu'il faut convoquer d'urgence des conférences extraordinaires de sans-parti, ou le mécontentement se fraierg, tout seul un chemin. J'en ai parlé à Smolny. — ... faudrait d'abord coffrer les s. r. (1) ( 1 ) Socialistes-révolutionnaires. VILLE CONQUISE 63 de gauche... D'après nos indicateurs ils préparent quelque chose. Goldine est arrivé, ce doit être pour un coup de main. — Tiens, dis-je, je voudrais bien le voir. — Il couche ici, au 120. Le camarade qui prépare un coup de main contre nous, ce bel homme intrépide, rieur et sensuel, qui semble jouer avec la mort des autres et la sienne depuis des années, loge au-dessous. — J'ai proposé, reprend Arkadi, de l'arrêter dès ce soir : mieux vaut avant qu'après. La Commission n'a rien voulu entendre. Scrupules déplacés. La conversation tourne court. Trois heures sonnent. Ryjik, les lèvres essuyées du revers de la main, demande : — Savez-vous comment on déchiffre en ville C. S. E. P.( Conseil Supérieur de l'Economie Publique) ? Déjà un gros rire tiraille ses bonnes joues rousses. — Non ? Eh bien, ça veut dire, paraît-il : Crève Sans Etre Payé. C'est tapé, hein ? Nous rions. Arkadi bâille. Ses journées et une partie de ses nuits se passent à la Commission Extraordinaire. Il fait tout lui-même, avec des mouvements précis, une voix coupante formée pour le commandement, et toujours les dents luisantes. Les perquisitions ardues, les arres¬ tations d'hommes qu'il s'agit de surprendre sans qu'ils puissent décharger leurs brownings, les instructions compliquées, sans doute aussi — mais jamais il n'en a parlé — les randonnées 64 VILLE CONQUISE en auto, à l'aube, par les routes émergeant du brouillard, bordées de sapins presque noirs et de grêles bouleaux tachés de blanc, vers ce petit bois situé à la septième verste, sur la ligne de Novgorod, où... Au fond de la Renault, face à deux Lettons silencieux, deux voyageurs blêmes, les mains entravées, fument sans dis¬ continuer, se hâtant d'allumer, avec des doigts qui tremblent un peu, une nouvelle cigarette à celle qui va s'éteindre, comme s'il était essen¬ tiel que ce feu infini et défaillant se maintînt... Une aura les environne. Leurs barbes naissan¬ tes leur font, selon qu'ils sont plus ou moins baignés d'ombre, des visages de Christ sans bonté ou de criminels aux fronts purs. Us disent qu'il fait froid ; ils se parlent de choses indiffé¬ rentes d'une voix rauque prête à se rompre... En rentrant, dans une chambre pareille à celle-ci, ornée seulement au-dessus du divan d'une tête de Liebknecht renversée et fleurie d'un épouvantable œillet rouge à la tempe, Arkadi se verse un grand verre de samogone, cet alcool dévorant, produit des confiscations, qui râcle la gorge et assomme. Il pourra donc dor¬ mir, jusqu'à l'heure des interrogatoires. — Il a les trait réguliers, le nez étroit et charnu, en bec d'aigle, les yeux verts semés de points jaunes et blancs des fauconniers de l'Adjaristan, son pays natal. Adjaristan des pluies chaudes criblant de grêlons liquides un sol rouge, Adja¬ ristan des mimosas fleurissant dans l'ombre moite, des buissons de thé sur les collines pyra¬ midales, promenades de palmiers de Batoum, VILLE CONQUISE 65 petits cafés grecs, défilés des montagnes calci¬ nées, blancheur des minarets au-dessus des toits plats, feuilles brunes du tabac séchant sur leur étais, Adjaristan des femmes voilées qui sont soumises, belles et travailleuses. Je déplie les journaux : Le Journal, fils télégraphiques du Matin, Le drame de la rue Mogador. « Elle le trompait, il la tue et se suicide. » Se croyaient-ils donc seuls au monde ? Le Croissant à cette heure : roulement essouflé des presses dans les imprimeries ; des agents cyclistes, frôlant le noctambule, glissent sur leurs machines silencieuses. Le vieux Fernand, bon clochard mélancolique, s'en va Dieu sait où, le long du trottoir... La terreur à Pélrograd. v Le bolchévisme aux abois n'est plus défendu que par ses prétoriens chinois... » Ecoute Arkadi, écoute Ryjik, ce qu'ils disent de nous ! Des socialistes apoplectiques, vu l'insuffisance cer¬ taine du blocus dont ils condamnent l'inhumani¬ té, se prononcent en termes à triple sens pour l'intervention militaire, à la condition, car Woodrow Wilson est prophète, que nulle atteinte ne soit portée à la souveraineté du peuple russe... Ils rêvent de baïonnettes respectueuses du droit. Nous sentons la peur, la bêtise et la haine suer à travers ces lignes imprimées. Quel désir on a là-bas de notre mort, de la mort de cette République, dont tu portes l'insigne sur la poitrine, Arkadi, dont nous faisons toutes les besognes, dont nous voulons qu'elle vive parce qu'elle est tout de même le plus grand espoir, la naissance d'une justice nouvelle, VILLE CONQUISE S 66 VILLE CONQUISE la propreté des actes et des paroles — des actes implacables et des paroles vraies ! l'œu¬ vre de ceux qu'on a toujours vaincus, toujours massacrés après les avoir bernés, qui n'étaient rien hier, qui ne sont encore rien dans le reste du monde ! V Autres oasis d'électricité brûlant du cré¬ puscule à l'aube. Les Comités. Les Trois, les Cinq, les Sept, les Neuf, les Comités élargis, les Comités extraordinaires, les Comités permanents, provisoires, spéciaux, subalternes, supérieurs, suprêmes, délibérant sur le problème des clous, sur la fabrication des cercueils, sur l'éducation de l'enfance préscolaire, sur l'abat¬ tage des chevaux étiques, sur la lutte contre le scorbut, sur les menées anarchistes, sur l'agi¬ tation et la propagande, sur la voirie, sur le stockage des chapeaux de femmes après la natio¬ nalisation du petit commerce, sur les consé¬ quences du traité de Versailles, sur l'infraction à la discipline commise par le camarade N., sur la famine... Quelle pensée tendue en travail partout, dans ces chambres négligées, sous les mêmes portraits, dans le même abandon des demeures conquises où l'on passe à la hâte ! Des dangers nouveaux apparaissaient à chaque tournant. Le dégel approchait. Des tas d'immon¬ dices durcis par le froid remplissaient les cours des immeubles et des pièces entières, parquetées, que la première tiédeur transformerait en cloaques. Les conduites d'eau avaient crevé 68 VILLE CONQUISE en maint endroit : la sanie les envahirait. Le typhus était déjà dans la place, il fallait barrer la route au choléra, nettoyer en quelques semai¬ nes la vaste-ville sans force. Kirk proposa à l'Exécutif la formation d'un Comité extraordi¬ naire des Trois, muni de pouvoirs illimités. Kirk téléphona au Comité des transports ur¬ bains : « Il me faut quatre cents attelages... » A l'autre bout du fil, Roubine répondit : « Je t'en donne trente et tu nourriras les chevaux toi-même. » Kirk réquisitionna les vieux wagons de. tramways hors d'usage et fit afficher que « les personnes appartenant aux classes riches, de 18 à 60 ans » étaient astreintes à la corvée sanitaire. Formée en équipes surveillées par les Comités de Pauvres, cette main-d'œuvre nettoierait la ville. Il ne se trouva que trois cents ex-riches déshérités sur 750.000 habitants. Kirk, jurant en anglais dans sa moustache déteinte, fit faire des ra$es au centre de la ville, arrêter les trams dans les rues pour en tirer des gens proprement mis que l'on jugeait, à la tête d'anciens bourgeois et que l'on envoyait sans discussion à la corvée sanitaire. Froumkine n'avait pas de main-d'œuvre pour décharger les trains de vivres ; or, les wa¬ gons faisaient défaut, on les pillait dans les gares. Il fit annoncer un enregistrement obli¬ gatoire des anciens employés et fonctionnaires sans emploi, ramassa neuf cents naïfs à la Bourse du Travail et les envoya aux gares, encadrés d'un bataillon communiste ; mais le tiers fondit en route, un autre tiers à l'arrivée. Les sacs VILLE CONQUISE 69 de farine déchargés avec une lenteur et une maladresse inouïes par les trois cents petits bourgeois restants furent laissés sous la neige le long des voies : il en moisit une bonne partie. Les marchés clandestins furent pendant quel¬ ques jours mondés de farine. Le grand écrivain Pletnev et l'admirable ténor Svétchine appre¬ nant que des universitaires, des hommes de lettres, des avocats si aimables qui, sous l'an¬ cien régime, avaient brillamment défendu les révolutionnaires, étaient envoyés à ces « travaux de salut public », protestèrent auprès du Prési¬ dent du Soviet contre des procédés « indignes d'un peuple civilisé », qui « finiraient par désho¬ norer la révolution ». Le Président venait de recevoir de la Commune un relevé des stocks précisant qu'il n'y avait pas de vivres pouf plus de trois jours ; et du Commissariat des che¬ mins de fer un message téléphonique le priant de prendre d'urgence des mesures tendant à fournir du combustible au réseau et à relever la discipline des cheminots, faute de quoi la circulation risquait de s'arrêter en moins d'une semaine. Kondrati venait de lui annoncer qu'une grève se préparait à la Grande-Usine. Il consi¬ dérait le grand écrivain et l'admirable ténor avec une indifférence polie. — Je verrai, je verrai, nous sommes débor¬ dés... Ne manquez-vous de rien ? Ils manquaient de tout, naturellement, bien qu'on enviât dans la ville leur opulence exagé¬ rée par les mauvaises langues. — Je vous ferai envoyer deux sacs de farine, Siméon Ghéorghiévitch... 70 VILLE CONQUISE L'admirable ténor baissa le menton en signe de remerciement ; ainsi son remerciement n'était qu'un acquiescement silencieux à double fond de dédain et de servilité. Pletnev, dont le plus grand plaisir était de découvrir, sans paraître y faire attention, l'homme secret (<• la vraie brute hypocrite, vaniteuse et toquée qui a pourtant fait Dieu à son image... >;) sous les masques de l'homme social, nota ce mouvement digne de larbin recevant un très gros pourboire. — Le Président lui prenait affectueusement le bras : — Vassili Vassiliévitch, voyez ces diagram¬ mes. J'ai pensé à vous les faire envoyer. Des triangles verts, reliés par des traits droits à des cercles roses, à des rectangles bleus, à des losanges violets, tous portant des chiffres autour desquels dansaient comme les bulles d'air dans une eau blanche pleine de plantes aquatiques, les % des pourcentages, figuraient les progrès de l'instruction publique au cours de l'année écoulée. —• Quelle soif de savoir ! disait le Président. Voyez : le nombre des établissements d'ensei¬ gnement a augmenté de 27 % non compris les cours d'adultes, les établissements préscolaires et la Direction de l'Enfance arriérée ; •— avec eux c'est 64 %, 64 % ! Pletnev, grand, voûté, gris, vêtu d'un chan¬ dail gris sous une vieille veste d'étoffe anglaise à grosses rayures grises, hochait son front bas tiré de rides horizontales, flairait de ses grosses narines de moujik l'air tiède de la pièce, repor- VILLE CONQUISE 71 tait son regard hostile des triangles verts au visage arrondi, pâle* mou, triste et satisfait du dictateur et disait évasivement. — Hum, oui. Grands progrès. Hum. Hum. (Il toussotait). Faudra que je vous entretienne un jour des écoles, c'est vrai. Comment faire comprendre à ces sacrés grands hommes que l'audience avait assez duré ? Le président attrapait du bout des doigts un papier qu'on lui tendait par la porte entre¬ bâillée. Dépêche chiffrée traduite en clair : « D'après agent K., major Harris de retour Helsingfors. Stop. Reprise négociation, offen¬ sive prochaine Finlande. Sphères informées pensent accord probable. » Si l'accord est pro¬ bable, c'est notre existence qui devient bien improbable. — Hum, hum, faisait Pletnev, contenant, avec une sorte de coquetterie de vieux tuber¬ culeux qui tenait le coup depuis vingt ans, les sons rauques prêts à jaillir de sa poitrine creuse, —- les écoles, vous savez, il s'y passe des drôles de choses... Il lâcha enfin son humeur dans un ronchon¬ nement pareil à un aboiement étouffé : —-Je connais un lycée où quatre élèves se sont révélées enceintes le mois dernier... Il est vrai que la vieille directrice est en prison, on n'a pas pu me dire pourquoi... Ils sortirent enfin, l'un après l'autre, en se bousculant dans l'embrasure étroite de la porte, le ténor toujours élégant dans son grand manteau doublé de singe, l'écrivain, singuliè- 72 VILLE CONQUISE rement droit, accentuant sa maigreur par sa raideur, l'expression sournoise. Fleischman les croisa sans les reconnaître. Il s'en moquait bien, à cette heure, des écrivains et des ténors ! Son interruption dans le vaste cabinet prési¬ dentiel où l'atmosphère était adoucie par les tapis et les meubles de cuir, fut celle de la rue, du vent, de la boue froide et sèche collée aux bottes des soldats. Botté d'ailleurs et boueux, serré dans des cuirs noirs aux poches bourrées, bardé de courroies rousses, une tête de vieux juif inlassable, il continua d'emblée une conver¬ sation commencée la nuit par le fil direct du front. — Finissons-en avec ces énormités... Ce n'étaient plus les mêmes énormités, mais celles-ci venaient de coûter la vie à quarante soldats morts de froid du côté de Dno, tandis que les manteaux qu'on leur envoyait étaient en souffrance dans une gare, la feuille de trans¬ port n'ayant pas été remplie selon les règles. L'héroïne du procès des 206 (1877) Varvara Ivanovna Kossitch adressa au Président du Conseil des Commissaires du Peuple de la République Fédérative, unë épître indignée demandant que l'on mît un terme aux excès dénoncés par Pletnev et Svetchine. La lettre se terminait par ces lignes : « Je vous en avertis : vous assumez de grandes responsabilités devant les générations futures. » Le Président du Conseil des Commissaires du Peuple se souciait, par la force des choses, bien davantage de ses responsabilités présentes. Il fit remercier Var- VILLE CONQUISE 73 vara Ivanovna de lui avoir signalé des abus qu'il connaissait très bien et renvoya la lettre au Président du Conseil des Commissaires du Peuple de la Commune du Nord. La Commission de contrôle du parti fut saisie. Dans l'entre-temps les Comités de Pauvres et la population avaient, plutôt mal que bien, achevé le nettoyage de la ville en versant une grande partie des ordures dans les canaux. La Santé publique notait les premiers cas d'empoisonnement des eaux. Kirk et Froumkine allaient être blâmés par la Com¬ mission de Contrôle quand on oublia brusque¬ ment cette affaire. Des marins que d'aucuns disaient ivres et d'autres anarchistes venaient, au cours d'une bagarre, d'abattre trois mili¬ ciens. L'usine Wahl cessait le travail et récla¬ mait pour tous les ouvriers un congé payé de 15 jours afin qu'ils pussent se ravitailler indi¬ viduellement dans les campagnes. La grève, ins¬ pirée par des agitateurs menchéviks que l'on n'osait pas arrêter, menaçait de se généraliser. La Commission Extraordinaire fit incarcérer dans la même nuit dix-sept intellectuels social- démocrates pour la plupart étrangers au mou¬ vement. Parmi eux se trouva le professeur Onou- friev, auteur d'une Histoire du Chartisme qui faisait autorité. Au /cours de la perquisition faite chez lui, une étude manuscrite sur Les Libertés démocratiques au début du XIXe siècle en Angleterre, prise par le Commissaire Babine pour un libelle contre-révolutionnaire, fut saisie et perdue. On en retrouva à quelques jours de là des feuilles éparses dans un jardin public. 74 VILLE CONQUISE Le grand écrivain Pletnev et l'admirable ténor Svetchine se firent de nouveau annoncer à la Présidence du Soviet. Un article sévère de Plet¬ nev sur La tragédie des intellectuels fut refusé par les journaux officiels ce qui créa un nouvel incident commenté avec une joie maligne par la presse étrangère. A peine le professeur Onoufriev était-il élargi qu'il mourait de dysen¬ terie. Le Président de la Commission Extraor¬ dinaire, qui buvait trop, fut remplacé par Froumkine. Le rouble baissait désastreusement. La Commission des Habitations Ouvrières dont les dix-sept membres touchaient la ration de vivres des membres de l'Exécutif mettait au point son projet grandiose de reconstruc¬ tion des faubourgs. Elle demandait un premier délai de trois ans et un crédit de cent millions de roubles. Le peintre Kichak exposait —- entrée payante —- le portrait en pied du Président, les cheveux au vent, la main tendue dans un geste éloquent mais imprécis, comme s'il eût voulu se rendre compte s'il pleuvait, bénir une foule ou sanctionner poliment une prise de possession. Un train blindé, tel que nul n'en avait jamais vu d'aussi beau, faisait fond. Les journaux annoncèrent l'arrivée prochaine du vieux révolutionnaire français Durand-Pépin, autour d'un Projet d'Organisation de la Société Socialiste en 2.220 articles. La Vérité publia que' la situation s'améliorait au front. On apprit le lendemain qu'un désastre s'était pro¬ duit sous Narva, emportée par les Blancs. Le problème du front se posa avant que l'on n'eût VILLE CONQUISE 75 résolu celui des clous, avant que l'on n'eût trouvé des bottes pour les travailleurs des usines. Les machines à écrire crépitaient sans arrêt : ORDRE, ORDRE, ORDRE. MANDAT. AR¬ RÊTÉ. DÉCRET No XXX. DÉCRET N° XXXX. DÉCRET N° XXXXX. DÉCRET... Par abrogation du décret N° XXX... Du Krem¬ lin, par le câble direct, le Conseil des Commis¬ saires du Peuple de la R. S. F. S. R. adjurait le Conseil des Commissaires du Peuple de la Commune du Nord de tenir compte des mesures édictées par le gouvernement central. La Com¬ mune du Nord répondait : « Impossible, situa¬ tion de plus en plus grave. » Du crépuscule à l'aube, les Comités de Trois, de Cinq, de Sept, de Neuf, élargis, extraordinai¬ res, permanents, provisoires, spéciaux, subal¬ ternes, supérieurs, suprêmes, délibéraient, pro¬ jetaient, ordonnaient, décrétaient... i< — La séance est ouverte, dit Fanny. Son visage ridé portait plusieurs empreintes contradictoires : maladies terrassées, fierté cachée, foi — ce front d'obstination, ce coup d'œil en coup de sonde, le choc intérieur que l'on ressentait au premier contact avec elle, — chaleur et soupçon et quelque part tout au fond de l'être un déséquilibre secret, peut-être une noble folie, peut-être les élancements répri¬ més de l'hystérie. Plaque de cuivre sur le côté de la porte : 76 VILLE CONQUISE S I. Iline, dentiste diplômé. Carton, sur la porte même Club Le Droit du Travail. Délabrement des corridors noirs sentant le pissat, balayures et vieux papiers sous un porte-manteau, sur¬ prise d'un grand miroir dans un angle, tas de journaux ficelés recouverts d'une couche de poussière, nudité des chambres, froid, détresse d'un souriant portrait de jeune mariée demeuré au-dessus d'une cheminée, chaleur étouffante, enfin, de cette chambre étroite meublée d'un lit de sangle, d'une table en acajou, marquée de ronds par les verres et d'un divan défoncé. Fumée des cigarettes, buée sur les fenêtres. Sept têtes par moments proches à se toucher émergeant de l'ombre puis y retombant, gra¬ ves, nulles, austères, charmante, l'une, ainsi qu'une fleur noire tombée là d'un paradis de poète persan. — Goldine a la parole, dit Fanny. Il arrivait d'Ukraine par la Volga, Tsarytsine assiégée, Yaroslav en ruines, Moscou affamée, quarante-sept jours de voyage, laissant der¬ rière lui l'ombre de deux frères d'armes, l'un pendu par les Blancs à Kiev, l'autre fusillé par les Rouges à Poltava. Il avait dormi dans la paille vermineuse des wagons à bestiaux parmi les fuyards typhiques, des blessés ramassés par miracle sur des champs de bataille inconnus, des juives violées fuyant les pogromes, des paysannes faussement enceintes qui cachaient des vivres sur leur ventre et payaient leur coin le soir, en se donnant debout, dans l'angle du wagon cahoté, aux hommes qui faisaient VILLE CONQUISE 77 la loi. Il rapportait une balle logée dans sa chair, au fond de la poitrine, contre la colonne verté¬ brale, expressément pour faire l'admiration des chirurgiens (« ah, que vous avez la vie dure ! »), un amour délicieux et pur déchiré avec orgueil, — l'orgueil n'étant parfois que la noblesse de l'égoïsme, — des lettres de jeunesse de Koro- lenko trouvées dans une maison de campagne pendant un combat de partisans et le courrier secret du parti vaincu : quinze feuilles de papier à cigarettes couvertes de chiffres et cachées dans les boutons de métal de sa tunique. Il respirait une force un peu ivre d'elle-même, amère et entraînante. Ses phrases, volontaire¬ ment dépouillées, mais cadencées avec chaleur, séduisaient par un lyrisme voilé autant que par l'effet d'une dialectique ferme. Il était noir, osseux, chevelu, brûlant des yeux, le nez fort, la bouche ardente. Il effaça ces têtes qui l'en¬ touraient, toutes insignifiantes pour lui, sauf celle qui était féminine et belle, en disant ce seul mot : « camarades », d'une voix chaude que l'on sentait d'un frère redoutable. Fanny le regardait de côté et le jugeait dans son âme avec sévérité, trop avide d'exploit, pas assez dévoué au parti pour se donner aux tâches obs¬ cures et rester à son rang. Aventurier. Il rappela les six têtes qui l'entouraient à une vie tendue impérieuse comme le salut de la révolution. — Bilan : haine et famine dans les cam¬ pagnes prêtes à marcher sur les villes, armées de massues cloutées comme au Moyen âge. Désespoir du prolétariat décimé. Décrets en 78 VILLE CONQUISE papier tombant des tours du Kremlin sur les masses, inutiles, impuissants, irritants, pour paralyser les dernières forces vives de la révo¬ lution. L'Armée régulière, bâtie avec les mains des anciens généraux, écrasant sous son rouleau compresseur les partisans, véritable armée du peuple. Les arrivistes et les fonctionnaires éliminant les enthousiastes. Un Etat mons¬ trueux naissant des cendres de la révolution. — Ce robespierrisme forcené nous dévorera tous et ouvrira les portes à la contre-révolution. Nous n'avons plus une heure à perdre. La tête qui était belle ainsi qu'une fleur noire murmura doucement : — Reconstituer l'Organisation de Combat. — Vous êtes folle ! coupa sèchement Fanny. — Et vous n'avez pas la parole. Timoféi, de la Grande Usine, se leva, remplis¬ sant la chambrette de son ombre. Il avait, dans un visage anguleux comme un poing fermé, de grands yeux azurés. — L'atelier B veut la grève. L'atelier A héute mais suivra. Les communistes même suivront. Les meilleurs sont avec nous, les autres ne valent rien. Les femmes ont un moral excellent. Elles seraient capables de démolir toutes les coopé¬ ratives en une matinée... La liaison s'est éta¬ blie avec l'usine Wahl. Kiril, qui avait l'expérience des grèves de 1914 et de trois années vécues dans les corons fran¬ çais du Nord, opina pour la prudence : ne pas engager l'organisation militaire, encore faible, avant que le mouvement gréviste ne se soit VILLE CONQUISE 79 généralisé. Formuler des mots d'ordre clairs : à bas le despotisme des commissaires, liberté électorale, continuation de la révolution. Bien discerner entre la légitime révolte des masses contre le régime des décrets et la lassitude, le désespoir, l'aigreur contre-révolutionnaire. Ne pas se faire d'illusions : les masses n'étaient peut- être pas encore prêtes à un nouvel élan... Fanny approuvait de la tête. — Qui envoyer à la Grande-Usine ? Kiril, avec sa grande modé¬ ration fondée sur une force sûre d'elle-même, son intuition du sentiment des foules, son tempérament d'ouvrier de quarante ans, peu enclin aux gestes et aux phrases ? Plutôt Gol- dine, sa passion intelligente, son désir d'exploit. Dans certaines assemblées, il faut jeter un homme ainsi qu'on jetterait une torche dans du bois mort. ★ •— La séance est ouverte, dit le dictateur. Une douzaine de personnes siègent autour de la grande table verte. Les murs nus peints en blanc, les fortes lampes suspendues sous des cloches de veFre mat, les visages, les silhouettes, les papiers sur la table, tout est net, de la netteté bien découpée, bien éclairée, des choses dans les salles d'opération. Karl Marx, barbe déployée, léger sourire olympien, encadré de noir, un nœud d'étoffe rouge à l'un des angles supérieurs du cadre. — Les fenêtres s'ouvrent sur le fleuve, confondu maintenant dans la blancheur et la brume avec ses rives indistinctes. 80 VILLE CONQUISE Ordre du jour : 1. Situation au front ; 2. Ravi¬ taillement ; 3. l'Affaire de l'usine Wahl ; 4. Si¬ tuation à la Grande-Usine : 5. Nominations. Présents : onze noms. Excusés : deux noms. Le secrétaire de séance remplit les blancs d'un formulaire composé sur deux colonnes : rap¬ ports entendus, décisions prises. Le désastre de Narva s'inscrit là après l'exposé laconique de Fleischman en termes méconnaissables comme pour l'entourage profane des malades les noms scientifiques des maladies. « Constater l'incurie des transports et l'impéritie du commandement. Renouveler les cadres politiques de la Xe divi¬ sion. Intensifier l'agitation au sein des troupes. Exiger de l'Approvisionnement la livraison dans les 8 jours des équipements de rechange. Charger le camarade Fleischman de l'appli¬ cation des mesures décidées. » Marie Pavlovna, en blouse noire, le cou pris dans un col montant, un teint de vieille ins¬ titutrice, des pince-nez de forme ancienne aux verres petits, la bouche sévère, ne plaça qu'un mot à propos des nominations : « Je suis contre l'avancement de Kirk. Il n'appartient au parti que depuis un an. » (Depuis la veille du jour où il enfonçait, avec ses marins, les grilles du Palais d'Hiver). Cette nomination fut écartée. — Garina, petite, vieillotte, étonnamment jeune du regard, un rire chatoyant sans cesse au fond des yeux, le nez rond, les cheveux un peu fous, ne plaça qu'un mot, elle aussi, sur l'usine Wahl : — A la fin de la résolution, au lieu de « sans reculer devant la contrainte » — mettre : VILLE CONQUISE 81 « sans reculer devant la pression la plus éner¬ gique... » Ce qu'elle commenta dans un petit rire à l'oreille de son voisin Kondrati : — Car nous n'avons plus en réalité aucun moyen de contrainte... Les hommes, dans cet éclairage d'amphithé⬠tre, étaient ternes, à deux exceptions près : le président, tête forte, joues bleues, abondante chevelure, traits bien découpés, un peu mous de jeune empereur romain ou de négociant smyr- niote, voix basse aux tons de fausset, quand il s'animait, allure pesante, nonchalance et domi¬ nation, fatigue et intrigue, grandeur certaine et médiocrité cachée ; et le secrétaire du Comité, Kondrati, le teint clair, des boucles dorées aux tempes, un visage affiné mais rude, du sang Scan¬ dinave et du sang mongol. Tous interchangea- blés autour de cette table, dans cette ville, ce pays, au front, devant la besogne et la mort même, chacun n'étant ici qu'une tête de l'être à onze têtes —• ce soir — appelé le Comité, cha¬ cun confondant son intelligence et sa volonté dans celles, anonymes, impersonnelles, souve¬ raines et supérieures, du Comité, chacun se sachant puissant et invulnérable par le parti, mais insignifiant et par avance anéanti sans le parti ; chacun n'admettant pas d'exister par lui-même autrement qu'en accomplissant une volonté prodigieuse dans laquelle la sienne pro¬ pre se perdait, goutte efficace dans un océan. — Qui envoyer à la Grande-Usine ? Une seule tête en onze crânes pesa mûre- VILLE CONQUISE 6 82 ville Conquise ment la question. Ossipov ? Il était là, le men¬ ton dans la main, avec son long visage de sémi¬ nariste ou de forçat. Ossipov avait entraîné au combat le prolétariat de la Grande-Usine, en des journées décisives. Non, non, trop idéa¬ liste, trop disposé au sacrifice, ne compre¬ nant plus la masse quand elle s'affaisse sur elle- même, découragée, retombée au désir passif de vivre en paix, même si ce n'est guère vivre... Roubine ? Bon organisateur mais formaliste. Kondrati ? Trop tôt. Si ça tourne tout à fait mal, pour réparer ou consommer un désastre, pas avant. Garina ? Une femme ne ferait pas l'affaire ; et puis, ses finesses théoriques en fai¬ saient une propagandiste de premier ordre, mais une déplorable agitatrice. Savéliev ? Usé par le problème ouvrier, tourmenté de scrupules ■— « voyez donc ce que l'ouvrier mange depuis qu'il a pris le pouvoir ! » — capable de perdre la tête. Non, non. Plusieurs voix dirent : — Antonov. Antonov. Naturellement. Nul ne ferait mieux. Quel organe, Antonov ! Fait pour couvrir le tumulte d'une gare. Du caractère. Tenace. Pas intelligent. Pas bête. Discipliné. Peu d'idées, du cran. De la vulgarité. Du tact. — Antonov. Vous l'instruirez, Kondrati. fit le Président. Le reste de la séance fut pris en réalité par l'intrigue. La coterie Kondrati disputait les postes à celle du Président qu'on la soupçon¬ nait de vouloir débarquer. Une discussion confuse où personne ne disait ce qu'il pensait VILLE CONQUISE 83 eut lieu sur des nominations de secrétaires de rayons. L'accord se fit à la fin sur un compro¬ mis : on partagea les emplois. Léger avantage pour Kondrati. — Nous progressons, murmura Fleischman. Ossipov votait machinalement avec les autres, car l'unanimité se refaisait à chaque vote. « Nous en sommes là, pensait-il. La Grande-Usine contre nous ! Cernés par la faim, reprenant toutes les vieilles armes du pouvoir... Que pou¬ vons-nous leur promettre, à ces ouvriers, s'ils ne veulent plus mourir pour la révolution ? » VI Des vents froids, venus des régions où ré¬ gnait un hiver absolu, passant sur les steppes nacrées de la Laponie, sur les lacs et les sombres forêts de Finlande, sur la frontière de Karélie creusée de tranchées blan¬ ches et de pièges, dissipèrent les brumes de la Baltique. Des jours d'une clarté parfaite se levè¬ rent. L'air fut d'une transparence telle que les lois de la perspective en paraissaient modifiées. On pouvait distinguer d'une rive à l'autre de la Néva les moindres détails des façades, les silhouettes des gens, le profil des sphinx rappor¬ tés de Memphis et posés au bord du fleuve par des empereurs pour assister après quatre millé¬ naires à de nouvelles chutes d'empires. Les svel- tes colonnes blanches couronnées de statues et la haute aiguille dorée de l'Amirauté appa¬ raissaient au bout des artères désertes rayonnant vers des gares accablées par le silence le plus lu¬ mineux. Les tramways, emportant des grappes grises de voyageurs agrippés à leurs flancs, se lançaient doucement sur les ponts dans une lumière infinie, faite du bleu pâle et pur du ciel, de l'or d'un soleil froid, net comme la clarté de l'intelligence, et du reflet des neiges. Nous con- VILLE CONQUISE 85 templions, du seuil de l'ancien Sénat où des savants anémiés dépouillaient les archives de la Police Secrète, la place, d'une blancheur irisée, dominée par le bronze de Falconet, cet empereur Pierre, drapé comme un Romain, cabrant sa monture au sommet d'un roc, devant l'avenir ou l'abîme ; — et plus loin le quai de l'Université bordé de vieux hôtels nets, rouges, blancs et jaunes qui faisaient penser à une Hol¬ lande désuète. — Regardez, me disait le professeur Lytaev, et conservez ce souvenir, vous qui, plus pro¬ bablement que moi, survivrez à ces temps. L'air de Venise ne peut pas avoir cette transpa¬ rence absolue, cette luminosité idéale, car l'activité des hommes le trouble et la chaleur le fait vibrer au-dessus des vieilles pierres. Rien ne vibre ici, l'air est de cristal. Pas de che¬ minées fumantes, pas de places tumultueuses ou affairées. Je n'ai vu de calme et de transpa¬ rence comparables que sur les hauts-plateaux de la Mongolie. Là j'ai compris pourquoi les artistes chinois savent dessiner des horizons si proches et si purs. Tant de beauté signifiait peut-être notre arrêt de mort. Pas une cheminée ne fumait. La ville succombait donc. Et comme des naufragés s'entre-dévorent sur un radeau, nous allions nous battre les uns contre les autres, ouvriers contre ouvriers, révolutionnaires contre révo¬ lutionnaires. Si la Grande-Usine réussissait à entraîner les autres on verrait une grève géné¬ rale dresser contre la révolution le peuple 86 VILLE CONQUISE des usines mortes. Ce serait la révolte du déses¬ poir contre la révolte obstinée, volontaire, orga¬ nisée, qui persistait à espérer. Ce serait la tra¬ hison enthousiaste et inconsciente de quelques- uns des meilleurs, prêts à se liguer avec la famine contre la dictature, parce qu'ils ne comprennent pas que la foi de millions d'hommes meurt aussi faute de pain, que nous sommes de moins en moins des hommes libres, de plus en plus, dans une cité assiégée, à bout de force, une armée en guenilles dont le salut est dans la terreur et la discipline. ★ Les basses maisonnettes de bois, chacune penchée à sa façon, se suivaient des deux côtés de cette ruelle. On apercevait des plantes dans les fenêtres. La ruelle paraissait large à cause de la petitesse des maisons. Ç'eût été un coin de vieille ville s'il n'y avait eu au fond une muraille de briques rouges surmontée de hauts vitrages noircis et cassés par endroits. A quel¬ ques pas de là une cheminée montait, noire dans le ciel bleuissant. La lumière grandissait, les choses se dégageaient d'elles-mêmes avec une netteté accentuée de seconde en seconde. Au coin de la rue se révéla, tassée le long des mai¬ sons en vieux bois presque noir, une longue file de femmes. Dès avant le premier appel de la sirène, elles étaient là. Elles attendaient le pain vainement attendu la veille, de longues heures durant, dans la tourmente de neige. Les VILLE CONQUISE 87 volets cle la boutique furent enfin ouverts quand il faisait grand jour. Vint-il à ces femmes, de ce ciel merveilleusement éclairci, de la précision parfaite des formes, des lignes et des couleurs, du doux scintillement nuancé de la neige, quel¬ que joie des yeux ? « Qu'il fait bon ! » murmu¬ rèrent des voix. « Oui, firent aigrement d'autres, mais va-t-on encore nous faire attendre long¬ temps ? » Les heures passaient, désespérantes. On s'était raconté les nouvelles, les misères, les rumeurs, les idées. « Vous rappelez-vous, avant la guerre, le prix des œufs, dites ? » -— « Il la bat, que je vous dis, c'est une martyre, et douce comme une sainte. » — « Alors, ils lui ont réquisitionné le cheval, et la farine, et tout, y n'a plus rien, y n'a plus qu'à s'en aller par le monde comme un pauvre errant, mon Dieu, mon Dieu... » — « Si les Anglais viennent, eh bien, vous le verrez, tous ceux qui ont une seule fois levé la main pour les communistes seront pendus... — Tous alors? — Oui, tous, tous... » — « Vous rappelez-vous Mikhéi Mi- khéitch, ce bon gros ? » La 60e Boulangerie Communale occupait près de la Grande-Usine l'ancienne boutique cle ce bon gros que les uns disaient avoir été tué par ses ouvriers, que les autres affirmaient avoir rencontré en ville, l'air important, une serviette sous le bras. A sa place, au comptoir, nu, dans la boutique étouffante et froide où se mêlaient des odeurs de pain mal cuit, de rats crevés sous le plancher et de sueurs acres fermentant sous des peaux de mouton, se tenaient maintenant 88 VILLE CONQUISE deux maigres commis qui prenaient les cartes de vivres, y découpaient un rectangle et jetaient dans les mains noueuses qu'on leur tendait un morceau de pain noir mou comme de la glaise. Une femme, tout à coup, éclata en sanglots : « On m'a volé ma carte, on m'I'a volée, j'l'avais là à l'instant... » Celles qui emportaient leur pain s'attroupaient autour d'elle, les autres passaient en se bousculant, le précieux papier estampillé par la Commune serré dans leurs poings. Des remous se produisirent dans la queue. « Quoi ? Quoi ? » Une inquiétude pas¬ sait. « Citoyennes ! » criait l'un des commis à l'intérieur. « Quoi ? Quoi ? » Celles qui atten¬ daient dehors virent refluer vers elles un groupe désolé. « Y a plus d'pain. » — « Quand est-ce qu'il y en aura ?» —■ « J'en sais rien » disait le commis apparu sur le seuil, en se mouchant dans ses doigts. « Demandez donc ça aux com¬ missaires. » La boutique restait ouverte, vide, car les deux garçons devaient fournir leurs huit heures de présence. Us ricanaient. — « Qu'est-ce qu'on y peut, nous autres, petites citoyennes ? On est comme vous. » Il y avait au fond, au- dessus du comptoir nu, un grand calicot rouge couvert de lettres blanches : LES TRAVAILLEURS VEULENT LE PAIN LA PAIX, LA LIBERTÉ VILLE CONQUISE 89 Tir La Grande-Usine étendait ses champs de neige du faubourg à la mer, sur des kilomètres de chan¬ tiers. Les courants d'air sifflaient dans des car¬ casses d'ateliers. Des wagonnets, retournés en tas près de vieux rails tordus qui ressem¬ blaient sous la neige à des enchevêtrements de serpents pétrifiés, des wagons encore chargés recouverts d'une carapace blanche, de petites locomotives oubliées sur les tronçons de voies, des amoncellements de ferrailles qui avaient été des machines, parsemaient ce désert. Les cheminées lâchaient pourtant encore, par inter¬ mittences, d'étonnantes fumées noires. La vie se concentrait dans des halls pleins d'une odeur de suie, d'huile refroidie, de métaux négligés. Les lampes à arc y suspendaient de grosses lunes blafardes ; un jour gris tombait des hautes verrières sales où tout à coup apparaissaient, au travers de cassures, des angles nets de ciel bleu. Les canons de 77 semblaient y pointer leurs gueules. Des bielles tournaient avec un bruit fatigué de cœur essoufflé. Les hommes au travail se perdaient parmi les machines, rendus à une sorte d'insignifiance, poursuivis par le froid, la fatigue et la faim jusque devant les établis, désolés de percevoir sans cesse la pré¬ sence du désert. Ils disaient : — Ça une usine ? Plutôt un cimetière, oui... On n'sait plus c'qu'on est. On n'est plus des ouvriers : des crève-la-faim, des bons à rien, des 90 VILLE CONQUISE bouzilleurs de boulot, des salopards, voilà ce qu'on est. Y en a qui démolissent des machines pour se faire des briquets. Y en a qui volent du fil de laiton pour se faire des cages à lapins. Y en a qui barbotent le charbon, l'huile des machines, le pétrole des lampes. Y en a qui n'ont jamais travaillé avant de faire ce métier-là. Voilà ce qu'on est devenu. C'est beau. Quelques équipes enragées s'acharnaient par crises autour des locomotives : et c'étaient les mêmes hommes. Ils volaient comme les autres. Us couvaient une sombre fureur contre eux- mêmes, le sort, les Commissaires, l'Entente, tout ce qui en tuant l'usine les tuait. Ils en¬ voyaient des délégations au Président du Conseil du Peuple de la Commune du Nord. Des prolé¬ taires hâves aux vieilles bottes trouées remplis¬ saient les couloirs étroits de Smolny d'un chemi¬ nement de patrouilles lasses. Dans le grand cabi¬ net de travail du dictateur, parmi les tapis, les meubles de cuir, les téléphones nickelés, les cartes déployées sur les murs, indiquant d'un gros trait de soie rouge la ligne de sang des fronts tracée autour de la République, une lâche timidité s'emparait des plus véhéments. Que faire ? Les fronts sont là. Pas de pain, l'argent papier, les paysans refusent le blé. Tenir, tenir ou crever, nom de Dieu ! Mais on vient justement dire qu'on ne peut plus tenir... — Asseyez-vous, camarades, disait douce¬ ment le Président. La délégation se disloquait sur le divan, trop VILLE CONQUISE 91 loin, dans des fauteuils trop mous. Les hommes se taisaient farouchement, embarrassés. — Alors ça ne va pas ? Un vieux qui avait marché dans le cortège de Gapone en 1905, ridé comme certains mas¬ ques chinois, se levait pour se sentir plus d'assu¬ rance et s'écriait enfin : —• Ah non ! ça ne va pas ! Y a plus moyen d'tenir ! On va tous y passer. L'usine ne ressem¬ ble plus à rien... Le Président se levait aussi, attentif, sachant tout, sachant aussi qu'il fallait écouter, jusqu'au bout, puis montrer les cartes, donner des chiffres, promettre, téléphoner à la Commune, — et qu'au fond, il n'y avait absolument rien à faire. (Mais on peut toujours tenir une heure, un jour, une semaine de plus ; et c'est peut-être cette heure, ce jour, cette semaine qui décident.) Il répondait d'une voix basse, toute autre que celle qu'on lui connaissait dans les grandes assemblées. Il parlait de l'Allemagne affamée et rançonnée, du sang frais de Liebknecht, de la révolution mûrissant en Europe. Lequel de ces hommes viendrait à son secours ? Comment était composée cette délégation ? On lui avait bien dit qu'elle ne comprenait pas d'adversaires, mais des sans-parti, un ou deux sympathisants... Qui? Celui-là se révélait un homme jeune encore, au menton épais, qui parlait d'une voix apprise, ainsi que dans les réunions. La classe ouvrière se battrait jusqu'au bout ! Chacun ferait son devoir devant l'Internationale ! Pourvu que le 92 VILLE CONQUISE ravitaillement fût amélioré ; que l'usine reçût la ration extraordinaire promise depuis un mois... Ce qu'il disait sonnait étrangement faux — bien que ce fût profondément vrai et qu'il fallût le dire — ; on sentait qu'il mentait en disant la vérité. (« Toi, tu veux te faire pousser au Comité d'Usine... ») Le jour où les femmes ayant fait la queue toute la matinée devant les boulangeries ren¬ trèrent sans pain, un Conseil des Délégués, du reste secret, afficha sur les murs des appels assez bien imprimés invitant les prolétaires de l'usine à prendre leur propre sort en mains. La grève était dans l'air. Les téléphones des Comités l'annonçaient en tous sens. Des trois mille sept cents ouvriers inscrits moins de deux mille avaient pris le travail à sept heures. Le maître-mécanicien Khivrine était venu à la Direction, la casquette sur l'oreille, la ciga¬ rette aux dents, annoncer méchamment que ses machines ne marchaient plus. « Une avarie que j'comprends pas, envoyez les ingénieurs. » Il annonçait ça comme une bonne nouvelle. Les groupes s. r. de gauche et menchévik avaient tenu des conciliabules dans la nuit. — Faut en finir. ★ Mille hommes remplissaient le hall. La tribune barrée d'un tronçon de rail se dressait au-dessus des têtes. A côté, autour d'une table légèrement surélevée, recouverte d'une étoffe rouge, sié- VILLE CONQUISE 93 geait le Bureau de l'Assemblée. Timoféi agitait la sonnette présidentielle. « Koriaguine a la parole. » La réunion durait depuis plus de deux heures déjà, dans un chaos traînant. On avait conspué le secrétaire de la cellule communiste. « Du pain ! du pain ! pas de discours !» — « On les connaît tes boniments ! » Comme il descen¬ dait en chancelant de la tribune branlante, de grands gars, furieux, le prenant aux épaules, l'avaient secoué, maigre et défait, dans sa vareuse militaire : — Dis-le, qu't'as pas téléphoné à la Commis¬ sion Extraordinaire ! Ose le dire, voir ! Timoféi, content de l'incident parce qu'il haussait la température de la salle, avait dominé le tumulte, de ses longs bras ouverts et de sa face émaciée. — Pas de nervosité, camarades ! C'est nous la force ! Koriaguine achevait de noyer la colère de ces mille hommes, sous son récit embarrassé, semé de mots maladroits qui détendaient en faisant rire. Il racontait son voyage dans la campagne de Tver et qu'au retour on lui avait saisi trois sacs de farine. Les copains l'avaient cru en congé de maladie. — Bouffe-tout-seul ! Salaud ! cria une voix. L'épithète sembla se coller à ce fort en gueule rouge et suant, empêtré dans une tirade sur l'impérialisme. Timoféi souffrait. Mille hom¬ mes et pas une voix ! Tant de souffrances, tant de révoltes et pas une voix ! Des lampes à arc suspendues sous la charpente métallique une 94 VILLE CONQUISE clarté triste tombait sur mille têtes, coiffées de vieux bonnets de fourrures ou de casquettes avachies. Ces profils heurtés, ces arêtes dures, ces teints incolores, tous ces vêtements terreux, c'était bien, quant à l'apparence, mais plus pauvre, comme amoindrie, la même masse humaine que dans les journées de mars, quand s'écroula sous sa poussée l'autocratie tricente¬ naire (parce qu'il n'y avait pas de pain ainsi qu'aujourd'hui, dans ces quartiers ; seulement, en ce temps-là, on vivait tout de même beau¬ coup mieux) ; la même masse qu'en juillet quand elle déferla tout à coup sur la ville, comme une inondation prête à tout emporter ; la même mas¬ se qu'en octobre quand la voix de Trotski l'entraînait à la conquête du pouvoir... La même, et pourtant non, une autre aussi, main¬ tenant inconsistante, désorientée, sans âme : pareille à l'homme qu'on a connu le menton ferme, l'allure volontaire, la parole directe et que l'on retrouve les veines vides, la chair flasque, cherchant ses mots avec un regard vacillant. Timoféi se mordait les lèvres. Cette foule a les veines vides. Les meilleurs sont partis. Plusieurs sont morts. 800 mobilisés en six mois. Plus une voix naturellement. Léon- tii, on le dit mort dans l'Oural : c'était une voix, celui-là, et plus encore, une tête. Klim se bat dans le Don. Kirk dirige quelque chose, Loukine, où est Loukine ? Timoféi revoyait dans ce hall même les anciens, trois ou quatre rangs d'hommes, générations successives, mon¬ tées et disparues en un an. Partis, à la tête de VILLE CONQUISE 95 l'Armée, à la tête de l'Etat, morts, têtes trouées, descendus aux sons des marches funèbres dans les fosses du Champ-de-Mars. La révolution nous dévore. Et ceux qui restent sont sans voix, car ce sont les moins valeureux, les passifs, les traînards, ceux qui... —• Assez ! Assez ! criait-on à Koriaguine -— on t'a assez vu, c'est bon. Timoféi lui-même ne savait pas parler aux grandes assemblées. Ses yeux azurés s'embuaient à la tribune, il ne voyait plus devant lui qu'une brume attirante et convulsante comme un abîme. Sa voix, trop faible, ne portait pas loin ; sa pensée s'ordonnait en formules concises qui ne faisaient pas des phrases ; il avait tout dit que les oreilles anxieuses se tendaient encore vers lui ; et parce que c'était un esprit très clair, il semblait n'avoir pas de souffle, ne pas savoir poser les problèmes qu'il' n'énonçait que pour les résoudre aussitôt. — Tout lui paraissait perdu quand une porte s'ouvrit au fond et Gol- dine entra. Timoféi soulagé agita vigoureuse¬ ment la sonnette pour réveiller l'assistance traversée de murmures. — Limiter le temps de parole ! Timoféi feignit de ne pas entendre. Ce n'était pas le moment, certes ! Il se leva. — La parole est à Goldine. Des mains battirent'. Un strident coup de sifflet s'envola et se cassa net. Les têtes, les poings, les épaules s'agitaient en des remous confus. Goldine, saisissant des deux mains le tronçon de rail qu'il trouvait devant lui — 96 VILLE CONQUISE c'était bon cette fraîcheur aux paumes — pre¬ nait possession de la tribune. Il se pencha vers la foule, la tête rentrée dans les épaules ; son regard cherchait les yeux, s'y plantait un moment, pareil à un éclair noir, et passait, lais¬ sant après lui la trace d'une brûlure. Sa parole chaude éclata, tout de suite exaltante : — Vous rappelez-vous, gens sans pain ! Comme nous avons chassé le tsar et ses petits, les ministres, les généraux, les capitalistes, les policiers, dites ? — On s'en souvient ! fît une voix étranglée. — C'était quand ? dites ? Hier ! ...Ce que nous pouvions hier, nous le pouvons aujourd'hui. Qu'est-ce que la révolution, la révolution qui fusille les bourgeois, conquiert l'Ukraine, fait trembler le monde ? ■— Le Krem¬ lin, Smolny, les décrets, les Commissaires du Peuple ? Allons donc ! — (A cette idée un rire énorme fendait sa grande bouche ardente ; et ce rire entraînant, aussitôt éteint sur ses lèvres, se propageait de proche en proche, faisant luire l'évidence dans les âmes.) — La révolution c'est nous ! Vous et moi ! Ce que nous voulons, la révolution le veut, entendez-vous. (L'apostrophe tonna.) — ... Vous là-bas, fabricants de décrets ! Des hommes commençaient à se sentir redou¬ tables. Ils sortaient de la torpeur, électrisés, naissant à un nouveau rêve d'exploit. — L'Ukraine flambe, foyer inextinguible. Nous ne savions pas encore ce que c'est que là puis¬ sance du peuple ! Mais il ne faut pas la châtrer VILLE CONQUISE 97 à coups de lois. Nous ne craignons ni les pri¬ vations ni les sacrifices, nous renversons l'étei- gnoir. Nous réclamons la liberté ouvrière, la décentralisation, l'égalité des travailleurs, le ravitaillement individuel, 15 jours de congé payé pour que chaque prolétaire puisse aller demander des vivres à son frère le paysan ! Ce que nous réclamons, nous sommes de taille à le prendre... Un grondement grandissait dans le hall, sous les charpentes d'acier. Les mains battirent avec frénésie, des gerbes de cris fusèrent autour de l'homme, noir, osseux, chevelu, en blouse noire, dont les longues mains nerveuses pétris¬ saient une barre d'acier. Timoféi pensa : « Il n'y a plus qu'à mettre aux voix la grève géné¬ rale. » Deux nouveaux venus se frayaient péni¬ blement un chemin vers la tribune. ★ Arkadi s'assit sur les marches, de manière à dominer l'assistance d'une tête sans être toute¬ fois trop visible. Il chercha tout de suite à dis¬ cerner, parmi tous ces visages, ceux des agita¬ teurs venus du dehors. II s'irrita de ne reconnaî¬ tre personne. Antonov gravit pesamment les marches en bois vermoulu. Son encolure épaisse se détacha en haut, surmontée d'une petite tête cubique et rougeaude. On le prit au premier abord pour un ouvrier de l'usine. — Je demande la parole. mu CONQUISE 7 98 VILLE CONQUISE Sa voix rudement timbrée porta jusqu'au fond du hall. — Camarades... — Eh, tu ne l'as pas encore, la parole, jeta Timoféi. Goldine haussait les épaules. Antonov, affec¬ tant de respecter la volonté du Bureau, mais la brisant déjà par sa lourde présence à cette tri¬ bune, attendit calmement qu'on lui permît de parler. Il étudiait la salle. Ses petites pru¬ nelles grises saisissaient des expressions et des gestes, déchiffraient presque des mots sur les lèvres. Son impression ne fut pas mauvaise, une grande assurance lui vint,. Le Bureau ne jugea pas l'assemblée assez « chauffée » pour qu'on pût l'empêcher de parler. Il reprit donc : — Camarades ! et commença, bien inspiré, par sauter la formule habituelle « au nom du Comité du parti ». — Il est tout à fait évident que... et son cou rouge, ses épaules épaissies par la fourrure, ses grosses mains de carrier posées sur la rampe soulignaient l'évidence. — ... la situation de la classe ouvrière devient intolérable... Un faible murmure approbateur naquit dans les rangs éloignés de l'auditoire. Parbleu ! ils s'en apercevaient donc ! Je te crois, qu'elle est intolérable, la situation ! — ... Nous crevons de faim. Depuis trois jours les boulangeries n'ont pas distribué de pain. C'est un scandale inqualifiable ! Que va¬ lent les salaires papier ? Nous avons tous des VILLE CONQUISE 99 roubles plein les poches, la moindre ration ferait mieux notre affaire. Les barrages établis contre le ravitaillement individuel font parfois plus de mal que de bien... Ça doit changer ! Ça changera si nous le voulons ! Nous n'avons pas fait la révolution pour en arriver à ce dénue¬ ment. On ne savait plus s'il parlait pour ou contre la grève, pour ou contre, le pouvoir. Il répétait presque mot -à mot les harangues précédentes, mais sous une forme mieux ordonnée. Sûr maintenant de lui-même, la voix pleine, le torse bien dégagé, il requérait contre la misère avec ces mille hommes, Goldine noircissait un damier sur son bloc-notes. « Quel déma¬ gogue ! » pensait-il. « L'erreur a été de lui donner la parole... » — L'Exécutif a décidé ce matin de vous invi¬ ter à former, à raison de 5 à 10 hommes sur 250, de nouveaux détachements de ravitaillement qui partiront dans les trois jours. Il y a du blé à Saratov, allez le prendre ! Ne perdez pas une heure ! Des mouvements confus agitaient les têtes en tous sens ; brises contraires sur les blés avant l'orage. — La Commune vous envoie quatre wagons de vivres, conserves, sucre, riz., farine blanche, sur les stocks pris aux impérialistes par la glorieuse armée des ouvriers et des paysans... (— Quoi ? — Qu'est-ce qu'il a dit ? —- Quatre wagons ? —- Du riz ? — Oui, du riz et des conserves, t'entends ! — Ecoute, écoute !) 100 VILLE CONQUISE — ... Formez dès demain, dès ce soir, les équipes qui procéderont à la répartition... Que pas une livre de riz ne soit volée par les bureaucrates et les profiteurs ! (— Quand est-ce qu'ils arrivent, les wagons ? •— Laissez parler ! — Pas d'interruptions ! » — ... J'ai dit demain ! Mais on a parlé de grève à cette tribune. Camarades, sept locomo¬ tives et trente canons sont en réparation dans vos ateliers. Chaque jour de retard dans la livraison des locomotives augmente la famine. Chaque jour de retard dans la livraison des canons augmente le danger. Quel est l'imbécile qui ne le comprend pas ! Qu'il se montre ! Antonôv souffla. La sueur mouillait ses tem¬ pes. Il fit sauter les boutons de son col. Vain¬ queur — avec ces wagons de vivres derrière lui — redressé de toute sa taille, il défia dans le hall un ennemi invisible : — Qu'il se montre ! Son manteau doublé de mouton jeté derrière lui, il se montra vêtu d'une blouse déteinte, trouée à l'un des coudes, identiquement pareil à ces hommes. Il savait qu'il faut engueuler les foules qui pourraient vous échapper, leur crier à la face ce qu'elles voudraient te crier, s'iden¬ tifier à elles —- contre elles — par la colère et l'invective. C'était le moment de foncer contre. — ... les lâches, les fainéants, les salopards, les traîtres, les suppôts de l'Entente, les compli¬ ces des généraux, les gredins qui ne pensent qu'à leur peau et à leur ventre, qui voudraient s'em¬ plir la panse, eux, quand toute la République VILLE CONQUISE 101 assiégée a faim ! Qu'ils sachent que la balle prolétarienne est fondue pour leur front ! La menace proférée au bout de sa diatribe, il tourna court, concluant brusquement par une affirmation rassurante qui faillit enlever les applaudissements, — et il le vit bien : —• Mais je jure qu'il n'y a pas un traître parmi nous ! Arkadi l'écoutait avec admiration, Antonov poussait son avantage à fond : — Savez-vous que nous avons trouvé cette semaine cinquante fusils dans les caves de l'Egli¬ se Saint-Nicolas ? (C'étaient de vieilles armes de panoplies déposées sur les tombes depuis la première cam¬ pagne de Turquie.) — ... que les agents de l'Entente méditent de faire sauter les forts de Cronstadt ? (Ils l'eussent souhaité ; mais on n'avait sur leurs desseins que les rapports intéressés d'un espion double.) — ... que la Commission Extraordinaire vient de découvrir un nouveau complot ? (La Commission cherchait, il est vrai, ce complot...) ★ La réunion s'achevait dans un tumulte vaincu. Un ouvrier lisait d'une voix rêche un texte de résolution : « ...les mains puissantes du prolé¬ tariat briseront impitoyablement... » — « Tou¬ jours ces clichés », pensa Timoféi. Juché sur 102 VILLE CONQUISE les épaules de deux gars, que la houle humaine faisait doucement chanceler, il criait : « L'atelier B se réunit à part ! » — car il fallait tenter de rallier, dans cette débâcle, les hommes sûrs. Goldine l'entraîna. La nuit allait les happer à la limite du tumulte et du silence quand une sorte de géant barbu, le cou et les tempes veinées de bleu, se jeta à leur rencontre avec de grands gestes. Il pou¬ vait paraître ivre. Dépoitraillé, les yeux mouillés, il levait devant lui des mains noires pareilles à des racines durcies prêtes à s'agripper à tout. — Voilà ce que nous sommes ! cria-t-il. Comme des chiens ! Ça gronde, le ventre creux. Ça se tait quand on leur jette un os. Regardez- moi bien, camarades, petits frères, je suis comme ça, moi aussi. Faut pas nous en vouloir, petits frères, c'est la misère qui nous a faits comme ça ! Il s'accrochait des deux mains au manteau de Goldine. Sa désolation ressemblait à de la fureur. Il plongeait un regard trouble et fort comme une eau remuée dans ses profondeurs, dans les yeux noirs qui étaient devant lui. ■— Et pourtant, balbutia-t-il tout à coup en lâchant prise, ces mains-là, si tu savais ce qu'elles ont fait, ces mains-là, et ce qu'elles peuvent encore faire, si tu savais, camarade... Les trois hommes ne virent plus devant eux pendant un bref instant que ces deux grandes mains noires, terribles mais agitées par un tremblement de fatigue, et que l'on eût cru cal¬ cinées. VII Arkadi se réveille tard, au jour tombant. Des lambeaux de bleu apparaissaient au ciel couvert de nuées blanches et plombées qui fuyaient vers l'ouest. Une affaire obscure, avec laquelle il fallait en finir, l'avait tenu éveillé jusqu'à l'aube en face de Marie Pavlovna silencieuse, la bouche pincée, le regard direct quand il vous touchait, évasif quand on le cherchait, et de cette brute de Térentiev, ayec sa grosse face blonde, sa manière horri¬ pilante de se pourlécher les babines et de retrous¬ ser en riant sa lèvre supérieure sur des gencives très rouges. Le dossier de l'affaire Schwaber passait de mains en mains. Térentiev mettait un doigt boudiné bordé d'un trait noirâtre au bout de l'ongle sur la conclusion du juge d'instruction : « coupables et dangereux ». mais s'ils disaient vrai, pourtant, ces Schwaber, le père, la mère, le fils aîné, la fille de dix-neuf ans, tous faisant avec obstination la même réponse qui pouvait tour à tour sembler écla¬ tante de sincérité ou absurde comme une déné¬ gation opposée à l'évidence ? L'espion avait habité chez eux. Ils avaient transmis ses lettres à des tiers, reçu des messages pour lui, menti 104 VILLE CONQUISE pour le dérober aux indiscrétions, gardé une valise renfermant son chiffre. Ils déclaraient tout ignorer ; — que c'était tout simple ; — qu'ils avaient cru avoir affaire à un homme banal, assez sympathique. Qu'étaient-ils ? Au¬ cun des trois juges ne les avait jamais vus. Arkadi déchiffrait leurs signatures avec une étrange tension intérieure. La jeune fille avait griffonné sous la sienne, d'une écriture encore appliquée : « Je jure devant la Vierge que nous sommes innocents, Olga Schwaber. » Cette évocation de la Vierge faisait retrousser la lèvre de Térentiev. — Alors, disait-il, ça ferait quatre coïnciden¬ ces ! — Quatre coïncidences, répéta Marie Pavlov- na, les sourcils haussés. —• ... et ils ne savaient rien ! La terre n'a jamais porté de tels imbéciles. — Ils étaient trompés, dit Arkadi. — Oui, par les quatre coïncidences ! — Une tête par coïncidence : dix-neuf ans, vingt et un (« élève de l'Institut de Technolo¬ gie, catholique »), quarante-quatre (« ancienne élève de l'école des Filles de la Noblesse, pieuse, monarchiste »), cinquante-trois (« noble, rentier, ancien propriétaire, affilié au parti constitu¬ tionnel-démocrate... ») Nobles, riches, croyants, « ennemis de classe par toutes les fibres de leur être, », écrivait le juge d'instruction. Au fait qui, ce juge ? Zvéreva, ah oui, cette petite femme laide, encore jeune, toujours bien habil¬ lée, zélée. VILLE CONQUISE 105 — Enfin, reprit Arkadi, la valise au chiffre, sans laquelle il n'y aurait pas d'affaire, ils l'ont livrée eux-mêmes à la fin de la perquisition. Babine allait partir sans avoir rien saisi. Térentiev éclata d'un gros rire bas : — Mais c'était leur suprême rouerie ! Ils étaient persuadés que nous savions tout par Procope. Que fais-tu du rapport Procôpe ? -— Procope est intéressé. Ici intervint Marie Pavlovna, d'une voix réfléchie, comme lointaine : — Procope est une canaille, c'est vrai. Mais il a été jusqu'à présent un agent très cons¬ ciencieux. Et il est contrôlé par Zacharie. — Vous savez bien que Zacharie est une canaille pire. C'était la onzième affaire jugée cette nuit-là. L'aube se montrait aux vitres. Marie Pavlovna dit : — Je mets aux voix. Térentiev ? — La mort. — Arkadi ? Arkadi, les yeux baissés sur le dossier à cou¬ verture bleue, sentit peser sur lui deux regards : l'un charnel, railleur, odieux comme une gros¬ sière poussée ; l'autre froid, sévère, triste, dis¬ cernant peut-être dans son irrésolution une faiblesse, une fatigue nerveuse, une rébellion involontaire contre la tâche... Le mot s'arracha de ses lèvres sans qu'il en eût bien conscience et tomba sur le dossier ainsi qu'un sceau invi¬ sible : — La mort. 106 VILLE CONQUISE — La mort, dit Marie Pavlovna impassible. — Je signe. Térentiev contresigna. C'était fini, le cauchemar intérieur se dissipa. Marie Pavlovna proposait d'ajourner les affai¬ res suivantes à la séance de mercredi. Ils se levèrent. Térentiev, rendu à son apathie, n'était plus qu'un gros bonhomme au teint de brique, aux sourcils rares à peu près incolores. Il parut se voûter lentement, regarda dans la fenêtre les toits blancs, et, comme Marie Pavlovna l'interrogeait amicalement des yeux, lui répon¬ dit à mi-voix : •— Mon cadet a la scarlatine. Arkadi, avant de rentrer chez lui, erra un moment sur la vaste place déserte, baignée par une singulière lueur d'aube d'un bleu très pâle. Il lui sembla que le grand calme des pierres, de la neige et du jour naissant entrait en lui par tous les pores. Telle la fraîcheur de l'eau quand le nageur a plongé, la peau brûlante. Il pensa, rasséréné : « Demain, j'irai voir Olga. » Il s'aperçut alors qu'une coïncidence de nom avait tout à l'heure pesé sur sa force. Olga. Il pensa à elle en se couchant dans sa chambre négligée où des armes du Daghestan aux four¬ reaux d'argent superbement ciselés étaient jetées sur le divan. Olga. Il n'avait qu'à fermer les yeux pour qu'elle fût présente, et c'était une autre fraîcheur que celle du petit jour bleuis¬ sant sur la place, c'était une fraîcheur blonde, aussi calme et lumineuse que le reflet du soleil dans des vitres à la fin d'un après-midi. VILLE CONQUISE 107 ★ Olga battit des mains quand il entra. — Je savais que tu viendrais aujourd'hui. Je le savais ! Vois, je t'attendais... Les deux mains sur ses épaules et les yeux dans ses yeux, elle dit : „ — Je me suis réveillée cette nuit, à quatre heures. J'ai senti que tu pensais à moi. Dis la vérité : as-tu pensé à moi à quatre heures ? Il faisait trop sombre pour qu'elle discernât bien le sourire un peu crispé avec lequel il répondit, croyant mentir : — Oui. Olga battit encore des mains : — Je le savais, je le savais ! Il la retint du geste, prête à se jeter dans ses bras. Elle le vit mieux sourire. Elle le sentait souple et résistant. Avec une âme aussi forte que ses muscles dont les moindres mouvements étaient d'une précision accomplie. Il se laissa tomber sur le divan, croisa les jambes — les hautes bottes luirent —- et dit : — Laisse-moi te voir, je suis si bien. — Je fais du thé, répondit-elle. Elle fut heureuse d'apercevoir dans la pé¬ nombre la pointe rouge de sa cigarette. Elle aimait à se mouvoir dans l'indiscernable lu¬ mière des regards qui la suivaient d'un bout à l'autre de la pièce faiblement éclairée. Nulle part au monde, jamais, personne ne donnerait à cet homme un calme plus grand, un repos plus sûr, une joie plus certaine. Elle le savait. Et 108 VILLE CONQUISE la chaleur, douce cl'abord, puis impérieuse comme un magnétisme, du regard posé sur elle, l'enve¬ loppait toute, communiquant à ses gestes une nouvelle souplesse. Tout son être clamait quel¬ que part au fond de lui-même que c'était un immense bonheur. Quand elle savait qu'il ne pouvait pas discerner son visage, elle riait silen¬ cieusement de toutes ses jolies dents, de ses yeux sans fond, pleins de reflets. Puis elle les fermait un instant, immobile, se bornant à penser : « Il est là », ravie, avec le pressentiment délicieux des mains prêtes à se poser sur elle. Elle était grande, flexible, éclairée toute entière par la multiple lumière des yeux bordés de longs cils dorés, toujours battants comme pour voiler l'élan du regard, des cheveux bien lissés sur lesquels s'était posée pour toujours une touche de soleil, du col élancé. Arkadi fumait. Cette figure de femme remplissait ses yeux et, bien au delà de ses yeux, sa pensée qui s'oubliait. Et lentement naissait en lui une chaleur fauve. Pour elle il sortait d'une ombre effrayante à laquelle il était même terrible de penser. Là régnait une loi de sang, incompréhensible mais nécessaire puisqu'il l'accomplissait, lui aussi, lui si pur, et fort, et calme après le labeur inconnu de ses nuits. (Elle n'avait tenté qu'une fois de l'interroger. Il lui prit la tête dans ses deux mains. « Pas un mot sur ces choses, ma colombe. Jamais. Nous faisons la révolution. C'est une grande, grande chose... » Olgarépéta: « Une grande, grande chose... » Ces mots se gra¬ vèrent dans son esprit. Quoi qu'elle apprît, VILLE CONQUISE 109 quoi qu'on lui dît, elle se les redisait depuis, pour reprendre confiance. Il y avait beaucoup de silence entre eux.) ■— J'ai promis à Fuchs que nous irions le voir ensemble. Il a dessiné une grande carte, figure-toi... — Allons, dit-il joyeusement. Arkadi se sentait Svelte et vibrant, comme lorsque, à dix-huit ans, dans son village de PAdjaris-Tskhahi, il entrait tout à coup dans le cercle des mains claquantes, une main sur la hanche, l'autre à la nuque et le poignard barrant la taille serrée, — pour y danser, plus leste, léger et résistant que quiconque. ★ Une carte de visite clouée à la porte de la chambre voisine portait Johann-Appolinarius Fuchs artiste-peintre. Sous l'ancien régime, le vieux Fuchs avait bien vécu en somme d'un talent modeste. Les meilleurs marchands de tableaux connais¬ saient le chemin de son atelier. On trouvait ses œuvres chez les mécènes. Elles avaient plu à Raspoutine. Il était l'inventeur des baigneuses aux gestes aériens qui tantôt allaient vers la vague ou en revenaient comme s'offrant à l'amour, vêtues juste assez pour être plus nues qu'elles ne l'eussent été entièrement dévêtues, portées par la lumière, souriantes et charnelles. Il avait passé plus de vingt ans à les refaire, 110 VILLE CONQUISE conscient de sa médiocrité et de travailler propre¬ ment, sachant bien que l'épaule qu'il achevait d'une touche retiendrait le regard et y allume¬ rait, chez des hommes âgés, certaines étincelles voilées dont il guettait, amusé, l'apparition dans les regards prudents de ses visiteurs. g Eh signor, c'est bien de l'art aussi ! » se disait-il alors en se frottant les mains. Aujourd'hui encore, dans cette obscure cham- brette où quelques tapis et d'invendables bibe¬ lots d'un mauvais goût viennois né rappelaient guère les temps meilleurs, d'anciens marchands, naturellement ruinés, qui vivaient de trafics illicites, venaient parfois lui demander pour quelque client mystérieux « une baigneuse rousse un peu Rubens, vous me comprenez ? » — Car, de l'autre côté du fleuve, au bout d'une rue déserte, dans un vaste appartement glacé, un homme vieilli qui, pour nourrir le dernier de ses grands chiens danois, le seul être qui restât près de lui, vendait les robes démodées de ses maîtresses de jadis, attendait anxieusement, ainsi que naguère une vivante, « la baigneuse rousse un peu Rubens... » Fuchs, qui peignait pour le drapeau du syn¬ dicat des porcelainiers les emblèmes du travail aux pieds d'une révolution au nez droit de déesse grecque, changeait aussitôt le chevalet. Il peignait maintenant de mémoire. De ses modè¬ les, l'une avait justement la carnation Rubens ; mais il l'avait rencontrée la dernière fois en 17, épaissie et hâlée sous l'uniforme du Bataillon des Femmes auquel on racontait que les marins VILLE CONQUISE 111 firent un triste sort le soir de l'insurrection vic¬ torieuse. —- Une autre, maigre et brune, qui lui posait les Sévillannes, se promenait le soir sur la perspective centrale entre le pont de la Fon- tanka gardé par ses nobles dompteurs de chevaux et la rue des Caravanes. Elle était sou¬ vent seule sur ce trottoir peu fréquenté. On voyait de l'autre côté la façade rouge, toute en lignes droites du Palais Anitchkov, surmonté à l'un de ses angles du délicieux bulbe doré de sa chapelle. — Fuchs abordait la promeneuse en lui baisant la main un peu plus haut qu'il n'eût fallu. Elle habitait, en haut d'une grande maison insignifiante, une étroite chambrette sur cour. Des dentelles défraîchies couvraient les meubles. Des portraits de jeunes officiers s'appuyaient à des flacons vides d'eau de Cologne. Elle avait toujours du linge assez propre qu'elle lavait elle-même à la cuisine ; elle n'ôtait pas pour faire l'amour ses hautes bottines lacées — c'eût été trop long, — mais savait en revanche, du talon éperonner genti¬ ment le mâle au-dessus du jarret... Fuchs l'aimait bien, Lyda. On frappa. Fuchs tourna vite contre le mur la carnation Rubens. Olga et Arkadi emplirent la chambre d'une grâce virile. Arkadi, complètement détendu, dévisageait avec un aimable sourire des dents fines le vieil homme empressé. De petite taille, les traits menus, une barbiche blanche de vieux faune. — Ce camarade, dit Olga, s'intéresse à votre chronique de la révolution... 112 ville conquise — Je pense à l'avenir, dit sérieusement Fuchs. Tous les jours il se procurait les journaux, ce qui n'allait pas sans peine, car on n'en vendait que fort peu. Il fallait parfois qu'il décollât, non sans risques, habile et défiant comme un voleur, les éditions fraîchement placardées sur les murs. Il les étudiait. C'était le travail préféré de sa journée, celui qui conférait un sens à l'indigence quotidienne. Il les découpait, il soulignait aux crayons rouge et bleu, de traits tirés à la règle, les passages remarquables des textes choisis qu'il collait ensuite sur les grandes feuilles de ses classeurs mensuels. Fuchs dut se courber pour retirer ses dossiers d'une malle. Olga et Arkadi eurent l'un pour l'autre le même sourire amusé. Le petit homme se redressait. Il dit tout à coup : — Le plus grand bonheur pour un homme c'est de vivre à une grande époque. — C'est vrai, fit Arkadi. -— C'est vrai, répéta Olga, plus bas. -— ...Même, reprit Fuchs, si c'est dur, même... Trois pensées arrêtées devant un seuil redi¬ rent ce « même » inachevé. — C'est vrai, fit Arkadi, du ton grave dont il opinait à la Commission Extraordinaire. — Voici ma nouvelle carte, dit Fuchs. L'Europe se divisait en deux couleurs : blanche et rouge. L'Europe rouge envahissait l'Europe blanche. La Méditerranée était prise dans des tenailles rouges. Flèches rouges d'Ita¬ lie, hérissées en tous sens dans un pays encore VILLE CONQUISE 113 blanc, flèches rouges au Maroc, en Algérie, en Tripolitaine, en Egypte, flèches rouges ! — Les flèches, expliqua Fuchs, indiquent les mouvements révolutionnaires qui n'ont pas encore triomphé. Les pays rouges couvraient tout l'Orient, de la mer Blanche — à l'embouchure de la Pet- chora — aux portes de la Grimée, à Odessa reconquise sur les Français et les Grecs, au Daghestan, divisé dans son milieu par une fron¬ tière de sang. Les pays rouges, chacun portant sa date, s'étalaient au cœur de l'Europe. Ba¬ vière, république des Soviets depuis le 7 avril 1919. Galicie, république des Soviets depuis le 25 avril 1919. Hongrie, république des Soviets depuis le 22 mars 1919. Serbie — la Serbie entamait les Balkans comme une dent — république socialiste depuis le 14 avril 1919. L'Asie Mineure avançait une tête rouge de pachyderme camus : Turquie, république so¬ ciale depuis le 10 avril 1919. — Tiens, observa Arkadi, l'île de Candie est rouge aussi. — Il y a eu un télégramme de l'agence Rosta ! Des flèches rouges explosaient en Allemagne. Des flèches rouges pointaient, éparses, sur Paris, Lyon, Copenhague, Rotterdam, Londres, Edim¬ bourg, Dublin, Barcelone. — Est-ce beau ! dit Fuchs. Arkadi répliqua : — Je crois que la Bavière ne tiendra plus long¬ temps. Tôlier aurait été tué aux avant-postes. VILLE CONQUISE 8 VILLE CONQUISE Fuehs feuilletait des coupures de journaux. —- Et ça ? jeta-t-il triomphalement : Dépêche en gros caractères gras : Stamboul, 27 avril. Le Comité Central Exé¬ cutif des Révolutionnaires musulmans de Turquie, Arabie, Perse, Hindouslan, Algérie, Maroc et Constanlinople annonce avec une joie profonde aux combattants de l'Orient que la République des Etats-Unis d'Orient sera sous peu proclamée ci Constanlinople. La lutte est poursuivie avec énergie. Un corps révolutionnaire soviétique de 2.000 hommes est formé à Odessa. Le Consul de Turquie à Odessa, Akhou-Alo-Bahh-Eddine. Arkadi éclata de rire. — Votre Akhou-Ato-Bakh-Eddine m'a l'air d'un joyeux fumiste. Moi, je... Je pense qu'on ferait sagement de le mettre sous clef. — Vous croyez ? Les yeux de J. A. Fuchs allaient de son visi¬ teur à la carte dont la véracité se trouvait par contre-coup mise en doute : — Vous pensez donc qu'il faudrait effacer tout ceci ? Tout ceci, c'était les flèches rouges criblant l'Afrique méditerranéenne de Suez à Casablanca. —■ Mais non, mais non. La fermentation des colonies ne fait pas de doute. Voyez plutôt le manifeste de la Troisième Internationale. Ses visiteurs partis, Fuchs inscrivit (au crayon afin de pouvoir l'effacer plus tard) dans l'angle de VI1.LE CONQUISE 115 la carte, en petits caractères d'une régularité parfaite : « Cf. manifeste de la IIIe Intern. » ... Ils n'avaient que quelques pas à faire, pour se retrouver dans leur chambre. Mais dès avant, dans l'ombre du corridor, Olga s'étant retour¬ née vers Arkadi pour lui dire : « C'est un ori¬ ginal, n'est-ce pas ?» — sentit sur ses lèvres le souffle de l'homme qui ne répondit pas. Il enla¬ çait sa taille d'un bras de fer. Elle ploya toute entière contre lui ; ce fut comme s'il l'empor¬ tait vers un bonheur inconnu. * Arkadi ne s'attardait jamais. Ses nuits de labeur commençaient tôt. Il partit, laissant der¬ rière lui, dans la chambre où flottait l'odeur de ses cigarettes, un sillage obscur de joie, de trouble et de force ; mais dans ce sillage Olga se sentait l'âme et la chair vides. Quel étrange désert quand les lèvres sont usées et les nerfs détendus... Elle sommeilla. La sonnette retentit deux fois. « Pour moi. » — « Qui donc ? »... Ce fut chez elle, devant le jeune soldat hâlé qui entra, un étonnenemt mêlé de malaise : — Toi ? Toi ? Comment se fait-il ? Ils s'embrassèrent pourtant, les joues froides l'un et l'autre. — Sœurette, je suis vanné. J'arrive de Rostov avec des détours fantastiques. Les gens de Maklmo m'ont fait prisonnier en route. Je leur ai dit que j'étais presque anarchiste. Ilsnem'on^ 116 VILLE CONQUISE pris que ma fourrure et mille roubles. Sans importance. — ... Tu es soldat ? commandant ?... Sur sa manche une étoile rouge. — Non. Oui. Gomme tu voudras. Gomment va maman ? Puis-je coucher chez toi ? La maison est-elle sûre ? Mes papiers ne sont pas en règle. — ... pas en règle ? pourquoi ? — Tu n'y comprendrais rien, soeurette. Ne t'inquiète pas. Où penses-tu que je puisse m'ar- rêter quelques jours ? — Je ne sais pas. Kolia. Peut-être chez André Vassiliévitch. Ou chez le professeur Lytaev. — Gomme tout change, soeurette. Je m'appel¬ le maintenant Danil... Il s'assit. Il but le thé. dédaigné par Arkadi. Qu'il avait mûri. Ses mains étaient d'un travail¬ leur. Olga l'écoutait rire et parler et l'inquiétude s'insinuait en elle. —-Je suis sale, hein ? Tu sens sur moi cette odeur spécifique des trains. Je me suis pourtant lavé. Quatre semaines en wagon, petite Olga. Et quels wagons, tu ne peux pas t'en douter. Sans vitres, défoncés de tous côtés, puants comme des porcheries... J'ai même voyagé sur les toits ! Ecoute, sœurette, tu vas rire. A Khar- kov, dans un hôtel, plein de punaises grasses — parce qu'elles dévorent de coutume les membres du gouvernement — j'ai rencontré des Français tombés de la lune même, un vieux fou socialiste, Durand-Pépin, qui nous apporte «l'œuvre de sa vie », tout un projet d'organisation de la société nouvelle... VILLE CONQUISE 117 Un tel rire le posséda à cette idée qu'il dut poser son verre de thé et se courba, étouffant. — Il voulait montrer des petites images en couleurs aux paysans ukrainiens pour leur ensei¬ gner la culture rationnelle... Olga rit aussi, entraînée. — Quand il a vu que les paysans s'occupent plutôt d'arrêter les trains la nuit pour détrousser les voyageurs et pendre les juifs, il a déclaré vouloir repartir tout de suite à cause d'une maladie de cœur. Mais on l'a fait membre d'une Académie inexistante, on lui a donné une batte¬ rie de cuisine en aluminium et il est resté... Et sa jolie nièce, sœurette, qui se demandait si elle avait assez de robes pour se présenter à la société de Kharkov ! La société de Kharkov, tu sais, c'est la plus belle collection de bandits qu'on puisse voir... VIII Ses papiers, fort bien faits, portaient : Danil... commandant de compagnie au 1er régiment de Kouban, envoyé au centre par l'Etat-Major de la Division avec mission de se procurer des cartes du théâtre des opérations. Signé ; pour le commandant du régiment, Gha- pochnikov ; le secrétaire, Ghoutko. Les fautes d'orthographe y étaient aussi, on en avait bien ri. Elles authentifient mieux un texte que les sceaux... Le vrai mandat, sans fautes celui-là, dactylographié en chiffres sur un mor¬ ceau de soie était cousu, avec d'autres messa¬ ges, dans la doublure du col de la vareuse. Il portait aussi, au fond d'une poche apparem¬ ment négligée, parmi des restes de tabac et des bouts de ficelle, une précieuse boulette de papier froissé. Au sortir de la gare d'Octobre, que tout le monde appelait encore, grâce à Dieu ! la gare Nicolas, Danil retrouva instantanément toute la ville, magnifique après tant de bourgades dévastées et de petites villes de province sur lesquelles passaient sans relâche les ouragans de cavalerie, les bombardements, les horribles frissons des exécutions, les épidémies. Les salles VILLE CONQUISE 119 d'attente des troisièmes débordant dans les couloirs et les halls ressemblaient au campement d'un peuple nomade. On y vivait en tas si bien agglomérés que des sentiers se creusaient d'eux mêmes entre les masses de corps assis, allongés, accroupis sur d'informes ballots, moins infor¬ mes que les gens dans leur assoupissement. Les mères allaitaient, dans une ombre acre et brune, leurs petits qu'on entendait piailler ; les mères aux seins flasques berçaient des enfants livides dont les yeux clos étaient bordés d'un mauvais rouge et dont les petits crânes parsemés de poils dorés ou noirs étaient plaqués de croûtes ver- dâtres ; les mères chantonnaient, pour endormir ces petites chairs inexplicablement crampon¬ nées à la vie, des berceuses d'un si doux rythme que leurs voix aigries par une colère et une tris¬ tesse sans fond retrouvaient dans toute cette misère et cette puanteur animale un reste de charme. Des paysans barbus attendaient, depuis des semaines, on ne savait plus quel train. D'autres attendaient peut-être que mourût leur voisin en proie au noir délire des typhiques, mais qui, chaque fois qu'on l'approchait, recouvrait une lueur de conscience pour jurer, avec d'in¬ fâmes injures, que, Nom de Dieu de sacré nom de Dieu, de nom de Dieu, bande de" salauds (et le reste), on ne l'emporterait pas vivant au lazaret, parce qu'il savait bien, nom de Dieu de nom de Dieu, ce que c'était que ce lazaret de malheur où des tas de saligauds ne pensaient qu'à voler les bottes des malheureux ! Alors, il finissait là son compte avec la vie divine que 120 VILLE CONQUISE de si grands poètes ont chantée : la tête en sueur renversée sur son sac — sel et farine — le corps roulé en boule comme dorment les bêtes et les petits de l'homme dans le sein maternel ; il bavait, il râlait. Ses voisins, des gens deKalou- ga, toute une famille, et de beaux enfants cras¬ seux, lui versaient trois fois par jour de l'eau bouillie dans la bouche. « Faut qu'il boive, pau¬ vre homme, disait la femme, ah ! Comme le Malin le tourmente ! Seigneur, ayez pitié de nous ! » Le père repoussait avec précaution la grosse tête hirsute et pouilleuse qu'il trouvait parfois assoupie contre la hanche de son aînée, Maroussia, treize ans, endormie, sa poupée de chiffons dans les bras. — « Quelles belles bottes !» observaient les voisins du malade qui se promet¬ taient bien de les lui enlever quand il serait mort, afin que les salauds de la ville n'en pro¬ fitent pas. L'atmosphère nauséabonde était, dans cette obscurité, d'une caverne de primitifs. On par¬ lait là seize dialectes : le polonais, le blanc- russien, le karélien, le mari, le mordve, le bul¬ gare, le finnois, le tchouvache, le tartare, l'ukrainien, le géorgien, le khirgize, l'aissore, le tzigane, le yddisch, l'allemand. Des Tsiganes, entourés de regards méfiants — ces voleurs de chevaux ! (Et pourtant où étaient les chevaux ?) — gardaient âprement leur coin où régnaient- une belle fille en or sombre et un barbu magni¬ fique qui devait être un bandit. Ils envoyaient des vieilles sorcières et des fillettes en haillons dire la bonne aventure sur les marchés. On disait VILLE CONQUISE 121 tout bas qu'ils dévalisaient les caveaux des cime¬ tières. — On pouvait acheter dans cette foule du sel, du lard de Petite-Russie, du beurre salé merveilleusement conservé dans des chiffons innommables, des graines, des fusils — canon et crosse coupés — faciles à dissimuler sous le vêtement, des pièces d'identité. Les hommes couvraient mornement leurs femmes la nuit : c'étaient des remuements bas, des souffles courts, des procréations d'infortune pour l'ave¬ nir quand même : un seul survit sur cent, mais sait-on jamais si ce n'est pas celui-là que des millions d'hommes attendent ? Depuis les migrations de hordes envahissant les vieilles cités slaves, entourées de palissades de pieux pointus, pareilles foules ne s'étaient plus ramas¬ sées sur cette terre en une pareille misère ; — et dans chaque tas d'êtres, l'éternelle volonté de vivre ! Danil se dirigea vers une porte au fond du campement. Une bande de calicot déchiré cla¬ mait là : « Oui travaille ne mange pas ! » car on avait fait sauter la négation ne-pas : qui ne travaille pas. Danil sourit, content. Bureau d'Agitation. Enregistrement des Services comman¬ dés. — D'où ? lui jeta un homme de cuir noir. — D'Armavir. — Mandat ? Un cachet vert tomba sur le mandat. Bon. — Situation là-bas ? — Pas fameuse. —- Du pareil au même, alors. 122 VILLE CONQUISE L'homme bâilla. ■—- Quatre morts do typhus, clans la grande salle d'attente, depuis hier. Un pègre étouffé sous les couvertures par ses copains près des cabinets. Du haut d'un placard un soldat en blouse écarlate, coiffé d'une sorte de casque de drap à large pointe et que l'artiste avait fait ressem¬ blant au chef de l'Armée, tendait vers tout nouveau venu une main et un visage impérieux : « T'es-tu engagé dans l'Armée des Ouvriers et des Paysans ? » — On s'engage ? s'enquit Danil. — On s'engage. Surtout les jeunes. L'armée est nourrie, tu comprends. Et puis ils gardent les bottes, le fusil, et se sauvent. ★ La vaste place circulaire était à peu près déser¬ te. A l'autre bout, auprès des coupoles basses d'une petite église blanche, la perspective cen¬ trale s'ouvrait, droite, vide d'équipages, fondue dans les brumes du lointain... Des vagabonds couverts de haillons terreux rôdaient au seuil de la gare en traînant après eux de petits traîneaux. Le brouillard sale estompait les choses. Un traîneau attelé d'une bête noire qui montrait les côtes attendait. Danil vit sortir de la gare, dédaigneux de la pauvre cohue envi¬ ronnante, un marin bien vêtu porteur d'une ser¬ viette de cuir rouge au monogramme d'argent ; une femme lui donnait le bras, habillée d'un VILLE CONQUISE 12.3 manteau de drap au large col de vison, mais chaussée de hautes bottes de feutre clair, un châle de laine serré autour de la tête comme les paysannes. Ce Gouple fendit brutalement la cohue. Des femmes maigres, usées jusqu'à l'âme, se retournaient sur lui avec des regards envieux. « Fais la fière, va, fille à marin, on sait ce que tu vaux ! » — Ira, Iris, Odaliska ! criait un gamin gre¬ lottant enveloppé tout entier d'un vieux man¬ teau de soldat. Ses doigts noirs tendaient au passant deux pa¬ quets de cigarettes et une petite boîte de bonbons. Près de lui une vieille dame squelet- tique, très raide, coiffée d'un vieux chapeau à passementeries, les mains fourrées dans un manchon pelé, offrait, dans une soucoupe attachée au manchon, trois morceaux de sucre. — Combien, Madame ? lui demanda Danil. Elle répondit en ne regardant, que les mains du passant, car il était arrivé que des chalands tentassent de lui voler d'un geste instantané le tiers de sa marchandise. — Quarante, Danil passa, mais il entendit le gamin dire à la vieille femme : —- Allume tes vieux quinquets, petite tante. Voilà un homme comme t'en as pas beaucoup vus dans les salons de ton bourgeoisat. C'est Iégor, tu sais ? L'évadé. Danil se retourna vivement. Le traîneau glissait déjà, emportant le marin et sa compa¬ gne. Celle-ci, un bref instant, regarda vers lui 124 VILLE CONQUISE et Danil vit qu'elle avait de longs yeux obliques d'un dessin régulier au regard brun, caressant et chaud comme un rayon de soleil fdtrant à travers des volets clos. — Au milieu de la place, sur son énorme socle de granit rectangulaire, un empereur carré d'épaules et de barbe, la toque lourdement vissée sur un front bovin, massif de la nuque aux bottes, le poing sur la hanche, plutôt affalé que monté sur une bête formidable qui baissait le front, semblait con¬ templer en digérant un monde à jamais borné; et son cheval flairait sans inquiétude un abîme. La lourdeur de leur puissance impliquait une impuissance incommensurable. Le train de Moscou avait près de six heures de retard. L'après-midi finissait. Danil suivit la perspective Nevsky qu'il n'avait plus foulée depuis un an, — bien sûr, depuis le lendemain de son arrestation. — Ville du tsar Pierre, pensait-il, « fenêtre ouverte sur l'Europe », quelle grandeur que la tienne, et quelle misère, quelle misère... La noblesse et la grandeur transparaissaient encore sur les guenilles. Linges pendus aux fenê¬ tres sales, à l'intérieur, en pleine artère centrale. Fenêtres trouées pour laisser passer les tuyaux des petits poêles en fonte qui crachaient sur les façades des bouffées de fumée noirâtre. Façades écaillées, vitrines boueuses, glaces de magasins fendues en tous sens par les balles et recollées avec des bandes de papier, volets disjoints, éta¬ lages d'horlogers exhibant trois montres, un vieux réveil, une pendule de salon ; épiceries VILLE CONQUISE 125 inqualifiables ; tisanes emballées ainsi que du thé, comme s'il pouvait se trouver des niais assez niais pour se laisser tromper par ces éti¬ quettes, tubes de saccharine, vinaigres sus¬ pects, poudres dentifrices — nettoyez-vous bien les dents, citoyens, puisque vous n'avez rien à vous mettre sous la dent ! —• Une joyeuse méchanceté s'éveillait en Danil. — Ah, qu'ont-ils fait de toi, ville du tsar Pierre ! En si peu de temps ! Ici était le café Italien, quatuor Salzetti ; à droite de l'èntrée, dans l'angle des miroirs, yeux peints sous des chapeaux ravissants, souriaient les plus jolies putains ; quelques- unes parlaient français avec un drôle d'accent et jouaient jusqu'au lit la Parisienne. La moitié des rideaux métalliques baissés sous la poussée des mains sales, la jolie porte blanche a noirci par plaques. L'Etat-major du IIe Batail¬ lon spécial est transféré rue Karl Liebknechl. — Commune de consommation. 4e Réfectoire d'Enfants. Danil ayant poussé la porte ne vit dans une pénombre puant le hareng que des miroirs fendus. — Plus loin s'ouvrait la rue des modis¬ tes : Marie-Louise, Eliane, Madame Sylvie, Sélysetle, prénoms aristocratiques cueillis dans les romans ou jolis noms de guerre de cocottes... C'était une rue charmante, parcourue soir et matin par des trottins et des élégantes. Mainte¬ nant sinistre, encombrée de hauts tas de neige. Ici l'orfèvre Léger. Ils ont fo.urré jusque-là, pourquoi faire, grands dieux ? leur Marx barbu 126 VILLE CONQUISE en plâtre pisseux, fantomatique derrière la vitrine à demi-gelée. Club des Comités de Pauvres du 1er Rayon. Pas une auto. — Et pourtant quelle belle ville encore ! -— Le théâtre Alexandra dressait ses nobles colonnades. Tout de môme, ils n'ont pas déboulonné la grande silhouette de l'impé¬ ratrice Catherine, en robe de cour, tenant le sceptre ; mais il s'est trouvé un imbécile pour escalader les figures de bronze et accrocher au sceptre un chiffon rouge, un chiffon rouge maintenant noirci, couleur de vieux sang, couleur vraie de leur rouge. L'élégance fripée d'une brune maigre plut à Danil. Ses yeux étaient d'une gazelle triste, sa voix plus vulgaire que sa mine. Danil lui prit le bras. Ils remontèrent la rue dévastée des modistes. — Gomment t'appelles-tu ? — Lyda. Dans sa chambrette exiguë au cinquième d'une grande maison blanche, il y avait des dentelles défraîchies sur les meubles. Des por¬ traits de jeunes officiers s'appuyaient à des flacons vides d'eau de Cologne. Depuis des mois, cet homme n'avait pas tenu entre ses bras une femme au linge propre, complaisante et jolie, allongée sur un drap bien tiré. L'étroit lit en fer à boules dorées lui rappela un autre lit pareil, mais qui n'était couvert que d'un matelas rose largement taché, crevé par endroits, dans cette villa pillée des environs de Krassnodar, où une fade puanteur de décomposition suintait des caves pourtant soigneusement closes de V1LX.E CONQUISE 127 planches. Dounia, petite cosaque à la peau chaude iet sèche, le rejoignait là, les pieds nus, nue sous son vieux sarafane rouge à fleurs bleues. La fenêtre béait sur des nuits douces où pleu- vaient les étoiles filantes. Fraîcheur du vesti¬ bule en marbre, angoisse vague des portes arra¬ chées. Les éclats de voix des copains buvant, pas loin de là, chez un cabaretier géorgien, arrivaient avec des couplets de chansons obscè¬ nes que les escadrons ivres entonnaient parfois à tue-tête, quand ils entraient au trot dans des bourgs conquis, pareils par le silence à des cimetières. Oui nous /... la chaude-pisse ? Séraphita, Séra-phi-la ! « Tous mes aigles blancs sont blennora- giques ! » disait un joyeux colonel. Ce souvenir s'alliait à un goût de pastèque fraîche dans la bouche. -— Ça ne te fait rien, demandait Lyda, si je garde mes bottines ? Vois comme elles sont longues à délacer. Il fit non de la tête, distraitement. D'autres images affleuraient à sa conscience, remontant de loin, lourdes de vase, plus pesantes que des pierres. L'emportement même des minutes qui suivirent ne les chassa pas. Lyda vit fondre sur elle un terrible jeune visage absent, fermé par une convulsion intérieure. Elle eut peur. Le grand corps mâle, vidé, fleurant le fauve aux aisselles, retomba près d'elle sans que la paix revînt à ce visage. « D'où viens-tu ? » interrogea-t-elle pour dissiper le silence. 128 VILLE CONQUISE — Du midi. Il parla par bribes, peu à peu, dans le vague. Nous. Eux. Qui, les Blancs, les Rouges ? A la guerre, tous sont les mêmes : des brutes. Ecoute, quel souvenir épouvantable : on avait pris cet homme dans une fausse chambre dissi¬ mulée entre deux murailles. Un du Comité, tu comprends ? On l'attacha sur la place, à un poteau. La foule regardait, calme comme lui, pensant qu'on allait le fusiller. Une grosse corde fut passée autour de son front ; puis, par derrière, on la serra doucement comme une vis, à l'aide d'une manche de cognée. Alors seulement l'homme comprit ; il faillit, d'un élan désespéré, rompre ses liens ; son cou se tendit, bleuissant sous l'effort. La corde étreignait affreusement son front. « Plus doucement » cria le gros Choutko, bien en selle, quoiqu'ivre. Un curieux homme, ce Choutko qui tenait par¬ faitement à cheval quand il n'eût pas su tenir debout... Le crâne éclata comme une noix, la corde fut rouge, le corps s'affaissa dans ses liens, on eût dit un sac mou. Quel vacarme s'éleva sur la place ! Les gens se sauvaient, les longs cris perçants des femmes affolaient les chevaux... « Mon cheval... » — Tu étais là ? Lyda se souvint qu'elle était nue, nue devant un homme qui avait vu ces choses, et que les traces des bras et des lèvres de cet homme, la semence de sa chair étaient sur elle, en elle ; ce fut comme si elle s'était tout à coup sentie souillée de sang, de cervelle, d'humeurs char- VILLE CONQUISE 129 nelles, un dégoût physique vertigineux. Elle tira brusquement à elle son manteau et s'en couvrit, frissonnante, les yeux écarquillés, non plus bruns mais noirs. ★ Si au troisième palier de cet escalier, derrière une porte pareille à toute autre; apparaissaient les vareuses de cuir — « vos papiers ? » ou « haut les mains ! » comment disent-ils ? -— tout serait fini irrémissiblement. Tout. Chaque pas ensuite serait un pas vers... Vers quoi ? Regarde la chose en face ou tu n'es bon à rien. Vers le revolver tendu au bout d'un poing monstrueux dans une cave affreusement éclairée où l'on entre nu, agité d'un dernier tremblement. Car ils ont inventé ça : le déshabillage. Ils ont toute honte bue. — Ils ne reculent devant aucune infamie. — Les vêtements sont précieux, sans doute. Et nos exécutions au sabre devant des fosses de cinquante centimètres creusées par des prisonniers vacillants sont-elles moins abomi¬ nables ? Moins. Nos balles sont précieuses. Les sabres luisent au soleil comme dans les mas¬ sacres antiques... Et s'il n'y a pas de soleil, phraseur ? — Danil discutait encore avec lui-même devant la porte qui allait s'ouvrir irrévocablement sur la chance : l'exploit ou la fin. Les rites suivirent simplement. Demander le eamafludc Valérian : moustache à l'américaine, nez charnu, chevelure en brosse. Dire « Je viens de la part de Prokhor. » En tête-à-tête ajouter : TILLE OONQUISE S 130 VILLE CONQUISE « Permettez-moi d'allumer une cigarette », et, en tirant les cigarettes, laisser tomber sur la table une boulette de journal. Attendre. Valérian poussa négligemment de l'ongle la boulette dans un cendrier qu'il emporta, au bout d'un instant, dans la pièce voisine. Puis il reparut souriant, ayant reconstitué dans un livre déplié les deux fragments d'un titre de quo¬ tidien. — Est-il vrai que Kazan soit prise ? Cela semblait probable. A la bourse noire, entre initiés, la cote des actions était à la hausse depuis la chute de Perm et la défaite des Conseils ouvriers de Bavière. Un bruit d'assas¬ sinat de Lénine, suivi de démenti, venait d'enri¬ chir pour quelques jours des aigrefins. Des actions de sociétés anonymes tombées au multiple anonymat de l'illégalité, de l'émi¬ gration, de la mort inconnue dans les geôles, persistaient à représenter des usines nationa¬ lisées, des. stocks depuis longtemps pillés et des capitaux fantômes. Des joueurs, plus décavés que ceux qui se suicident aux alentours des casi¬ nos, misaient à toute rumeur nouvelle sur-les cartes poisseuses de la guerre civile. Une idée en coup de couteau traversa la cervelle de Danil. « Nous versons le sang et l'on spécule ici sur chaque bataille, sur les fusillades et les pendaisons, sur... » Et comme il fallait qu'à chaque instant il se répondît à lui-même il acheva sa pensée : « — m$JjUeax. ne savent même pas spéculer, ils pillant. » Il fit son rapport aux Trois : Yalérian, le VILLE CONQUISE 131 Professeur, Nikita. Le samovar ronronnait sur la table servie comme pour une .collation. — « Combien de trains blindés, dites-vous ? » redemandait le Professeur, un peu sourd, pince-nez en or, épais profil de bouc vieillis¬ sant. Se pouvait-il que ce fonctionnaire asthma¬ tique fût un des chefs, ici, du mouvement libérateur ? — « Combien d'avions, dites-vous ? » Ne posait-il ces questions que pour paraître comprendre ? Elles pouvaient dénoncer une inconscience enfantine. Quelle importance at¬ tribuer à ces chiffres incertains ? Le Professeur avait tout à l'heure prononcé sur un ton gras de mépris : « les youpins... » Nikita bien rasé, un crâne élevé et lisse, des yeux de porcelaine, fumait en prenant des notes. Les Trois parlèrent peu, mais Danil apprit beaucoup. Un régiment esthonien avait passé aux Blancs. La flottille du lac Péïpous aussi. D'autres grands coups seraient frappés sous peu : un fort, — un autre fort, — un régi¬ ment, -— un cuirassé d'escadre... Valérian examinait d'anciennes cartes de chemin de fer, blanches, où les fleuves étaient d'un bleu d'encre fraîche et les voies ferrées droites. Alors, à la façon dont le Professeur pencha sur la Russie un visage de bois au menton prématurément décollé, aux narines sèches, Danil découvrit en lui une très vieille force cachée qui devait le rendre précieux aux autres. Il comprit que les chiffres s'ordonnaient néces¬ sairement dans sa pensée comme les cristaux se forment autour d'un premier cristal. Pour VILLE CONQUISE cet homme, il n'y avait ni doute ni hésitation, ni erreur possible. Aucun sophisme n'aurait prise sur lui. Aucune vérité autre que la sienne. « Si je lui criais, pensa Danil, — voici ce qu'ils font, et voici ce que nous faisons, nous ? Voici ce que j'ai vu. J'ai vu l'homme au crâne éclaté sous la corde. On n'avait pas réédité ce supplice depuis 1650 ! Sommes-nous vraiment les meil¬ leurs ?— Il répondrait seulement sur un ton absolument neutre : « Monsieur le Sous-Lieute¬ nant, je crois qu'il manque un bouton à votre tunique. Surveillez votre tenue. » Et ce serait plus écrasant que toute réplique véhémente... » — Ils sont aux abois, concluait Le Professeur. Pas de pain. Pas de métaux. Pas de combus¬ tibles. Pas de tissus. Pas de médicaments. Les Américains, les Anglais, les Serbes, les Ita¬ liens au Nord. Ici, les Finlandais, les Esthoniens, les Blancs. A l'Est, le chef suprême. A l'Ouest, les Polonais. Au Sud, les Blancs. Nous — partout : dans l'armée, dans la flotte, dans les universités, dans les Conseils de l'économie, dans les Coopé¬ ratives. Derrière nous les Puissances. Avec nous, le peuple, tout ce qui n'est pas la lie des masses incultes. Nous, le seul salut. Ils nationalisent la mercerie ! On fait la queue dix-sept heures en quatre endroits pour obtenir, septième papier, un bon pour quatre bobines de fil ! Et quand on arrive au magasin, il n'y a plus de fil, le dernier stock a été volé dans la nuit, ha, ha, ha ! — Savez-vous pourquoi ils ont institué la gratuité des postes ? Parce que l'impression des timbres revenait trop cher! VILLE CONQUISE 133 — Ils instituent l'alimentation gratuite des enfants, mais les petits cercueils font prime sur le marché et queue au cimetière ! — Et comme ils nous singent ! Dans leurs tranchées, les soldats ne saluent plus les chefs : « ... votre haute noblesse ! » mais ils crient de la-même voix, ma parole, « service de la révolution ! »' Joyeux service ! chaque nuit, par paquets, les hommes se sauvent fuyant en avant vers l'ennemi qui a du pain. La conversation s'était animée. Le Professeur expliquait à Nikita qu'au retour de l'ordre, un problème ardu se poserait devant les juristes. Quelles lois appliquer aux meneurs ? Crimes de droit commun, sacrilèges, ils ont à répondre de tout ; mais l'exercice du pouvoir leur a créé une situation juridique nouvelle. L'usurpation... Valérian se mit à rire : — Parbleu ! La loi martiale. Le moins pos¬ sible de formalités. Le Professeur, levant son visage de bois, des deux côtés duquel les lorgnons multipliaient des reflets géométriques, fit non, non, de la tête. — L'Etat repose sur la notion du droit. Les sacrilèges, les régicides et les parricides ont droit à la garantie des lois. Selon la loi romaine... Nikita pensa aux forêts. Il avait marché cinq semaines, l'an dernier, dans les forêts de la Dvina, suivant parfois à la piste dans la neige fraîche de grands ours affamés, écoutant au crépuscule le hurlement des loups, gîtant sous les sapins dans un froid effrayant, se faisant d'un feu une fête, une fête dangereuse, car le feu 134 VILLE CONQUISE pouvait attirer l'homme, apprenant à dévorer crue la chair des loups et des corbeaux. Le silence de la forêt était si grand qu'il semblait recouvrir la terre entière, abolir tout souvenir ; les sapins couverts des premières neiges étaient, suivant },'h;ï;re et la lumière, blancs, diaprés, bleus, sombres, plus sombres que • la nuit. Des battements d'ailes, des cris de bêtes indis¬ tincts, des chutes de branches cassées,, des souffles insaisissables s'éternisaient un instant et s'évanouissaient, laissant dans l'âme de l'hom¬ me une trace nette et frêle comme l'empreinte sur la neige des pas d'un vieux loup maigre passé tantôt, la langue pendante, les crocs acé¬ rés, suivant lui aussi son mystérieux chemin à travers les bois, la faim, le froid, vers les proies ou la mort. Sur ces traces s'inclinait, attentif, un homme qui connaissait la trigonométrie et se récitait par cœur, dans les clairières, des poèmes d'André Chénier. Le dix-septième jour, au milieu d'un gel mortel, n'ayant plus que sept cartouches, Nikita avait vu monter au loin, au-dessus de chaumières grises pareilles à des verrues sur la terre russe, des fumées droites. Et il avait rebroussé chemin d'un pas précipité à travers des neiges profondes et molles où les skis enfonçaient. Plutôt s'allonger seul, pour la dernière fois, sous un de ces vieux sapins pyramidaux, tout couverts de diaiqants quand les touchait un rayon de lune, et mourir là en paix, de lent épuisement — plutôt cette fin que la rencontre de l'homme ! Et pourtant il rencontra un homme sans pouvoir l'éviter VILLE CONQUISE 135 et ce fut une rencontre heureuse : ils se trou¬ vèrent inexplicablement face à face, en pleine forêt, deux fusils, deux défiances vaincues par la surprise, à se flairer à vingt mètres comme les bêtes des bois dans leurs rencontres. L'autre était un vieux forestier oublié qui ne savait rien de la guerre, rien de la révolution, rien de la mort du tsar, rien de rien. Il allait tous les étés à cent verstes au nord-ouest, dans un vil¬ lage syzrane, chercher de la poudre, de l'eau- de-vie et des allumettes. A son retour, seul comme toujours, avec Ja créature silencieuse qui dor¬ mait au fond de sa hutte, il buvait pendant des jours. A ces moments il parlait à haute voix, disant des mots sans suite, faisant des rêves, s'essayant à chanter mais ne se rappelant que les premières paroles de l'oraison dominicale : « Notre Père qui êtes aux cieux » — et, par bribes, une triste chanson de prison : « Ouvrez-moi la porte du cachot... » La créature aussi, l'âme réchauffée par l'al¬ cool, se mettait à chantonner dans sa langue komi des berceuses traînantes. Puis ils s'endor¬ maient l'un près de l'autre, roulé/ en boule, sur la terre battue. La porte de la hutte était ouverte sur des immensités vertes. Des oiseaux entraient en sautillant. Des écureuils roux, empanachés de queues magnifiques, venaient regarder de leurs petits yeux pétillants l'étrange sommeil désarmé de deux êtres humains. Cet homme vivait ainsi sans nom, sans âge, depuis des années. A peine s'il savait encore parler. Il ne savait pas ce que c'était qu'un journal. 136 VILLE CONQUISE Il admira tellement un briquet que Nikita crai¬ gnit un instant qu'il ne le tuât par derrière, quand ils glissaient l'un suivant l'autre sur leurs skis, pour lui prendre l'objet merveilleux qui faisait naître le feu d'un mouvement de l'ongle. Mais cet isolé avait vécu trop longtemps loin des hommes pour penser encore à frapper son semblable. Il apprivoisait des écureuils. Il éprouvait de grandes joies à folâtrer par de chauds après-midi avec ces petites bêtes intel¬ ligentes, « si intelligentes », disait-il, que grâce à elles l'idée de l'intelligence lui restait. — Par lui Nikita apprit qu'il s'était trompé de che¬ min. Cnenkoursk, avant-poste britannique, était encore à vingt jours de marche, par là, vers ces constellations, puis en suivant la rivière : défiez-vous des ours... Il aurait fallu, dans ces forêts, faire le point au sextant, comme en pleine mer. Nikita rebroussa chemin. Mainte¬ nant il ne savait plus si ç'avait été un cauche¬ mar ou, dans sa vie, une éclaircie sans pareille. IX Iégor, couché sur le ventre au travers du grand lit, considérait Danil, assis devant lui à califourchon sur une chaise. Iégor portait une blouse bleue serrée à la taille par un cordon de soie, et de longs pantalons de marin. Ses pieds chaussés de simples babouches en cuir rouge battaient rythmiquement un oreiller. Sa tête paraissait énorme. Un nez de flaireur violent, la grande bouche fraîche, le front élevé surmonté de toufles blondes. Une sorte d'ivresse qui n'était pourtant pas de l'ivresse, mais plutôt une instabilité intérieure grosse d'orages prêts à éclater, stagnait dans son regard, .dans le pli accentué de sa bouche, dans les pulsations précipitées des veines de son cou. A lui voir se préciser une expression de fort joueur qui va risquer son coup, Danil sentit l'ap¬ proche d'un danger confus. Il venait demander à ce bandit des armes, des munitions, de l'ar¬ gent pour les Verts réfugiés dans les forêts. — Tes Verts, dit enfin lourdement Iégor, sont trop verts. Compris ? Des candélabres dorés, posés sur le piano, jetaient dans la pièce la lumière safran de douze bougies. Des boîtes de conserves béaient sur la 138 VILLE CONQUISE table qui était en bois blanc. Il y avait du pain noir, des débris de poisson sec étalés sur des journaux froissés, des boîtes de cigarettes pleines de mégots, et de petits verres de cristal ornés de légères feuilles de vigne. Les mégots jetés en tous sens étoilaient le parquet. Des fusils s'appuyaient sur un fauteuil à dossier de brocart où serpentait un long bas de soie noire. Une cuvette émaillée remplie d'eau de toilette était posée sur la cheminée de marbre blanc. Les fenêtres, fermées de planches à l'extérieur, tendues de tapis de Boukhara à l'intérieur, ne laissaient pas voir s'il faisait jour ou nuit. Du dehors l'a grande maison morte devait sem¬ bler abandonnée. Les scellés rouges de la Com¬ mission Extraordinaire fermaient les portes. On y accédait par des cours désertes et mal fa¬ mées ou par une brèche secrète ouverte dans la muraille de la maison voisine. — Non, fit Danil. Vous... Iégor regarda dans le vide. Ses pieds battirent plus fort l'oreiller. Il cherchait une idée. Ainsi, dans une bagarre, il eût cherché un projectile, verre, encrier ou couteau. D'une voix changée, il appela : « Choura ! » Choura entra. Ce fut, sans bruit, au pied du lit, une femme habillée d'une longue robe turkmène de soie à larges raies rouges et bleues. — Quoi ? — Déchausse-moi. Vite. Il contimja à battre d'un pied nerveux le tapis qui recouvrait le lit tandis qu'elle lui ôtait, dans un silence lourd, les babouches et VILLE CONQUISE 139 les chaussettes de soie. Un pied nu, rouge, aux ongles plats, s'enfonça dans l'oreiller. Iégor bridait lès yeux. Danil avait vaguement froid. -— Quoi encore ? demanda Ghoura, parais¬ sant ignorer la présence d'un autre homme à trois pas d'elle. Elle avait un visage ramassé, large à la hauteur des pommettes, des yeux tirés vers les tempes, des lèvres épaisses et far¬ dées dont le carmin faisait penser à un Cri écrasé sur cette bouche, les cheveux noirs pla¬ qués des deux côtés du front, les bras nus. Elle était d'Asie. —• Cognac. Il avala d'un trait la liqueur. —• « Quoi encore ?» — « Assieds-toi là. » Assise au bord du lit, la femme tourna enfin Calmement vers Danil un regard doux. Iégor lui prit le genou dans une main fermée comme une tenaille. — Tu vois, dit-il à Danil, comme je tiens ce genou ? J'avais envie de te prendre ainsi par le cou. Tu m'aurais déchaussé, tu m'aurais versé à boire et, si je t'avais craché à la figure, tu te serais essuyé sans rien dire. Il y en a qui sourient encore quand je leur fais ça. Allons ! Souviens-toi que Iégor est de bonne humeur ce soir. Tu as bien choisi ton moment pour venir lui mentir en face. Je sais ce qu'ils valent, tes Verts. Qu'ils aillent àu diable et toi avec eux. Maintenant, buvons. Verse, Choura. Pas ces verres-là... Un petit verre de cristal alla se briser quelque part sur le parquet. Ghoura remplit de Cogliac des verres de thé. De profil c'était une grande 140 VILLE CONQUISE forme bizarrement tigrée, un bras nu, lisse et mat, un front bas de Chinoise sous des ban¬ deaux intensément noirs. « Bois aussi ! » lui dit Iégor. Elle but lentement, le coude levé, comme les charretiers dans les cabarets. Un demi-sourire équivoque plissait sa face. Danil voyait de chaudes étincelles dorées dans ses prunelles. Ce n'était peut-être que le reflet des bougies. Iégor monologua : — Qu'est-ce qu'ils faisaient tes Verts quand je prenais le Palais ? J'y suis peut-être entré le premier, la crosse en avant. Tu peux encore y voir sur les lambris la marque de mon fusil. J'ai fusillé Paul Ier en effigie. Tu peux encore voir les trous dans sa culotte blanche. C'est là que je tire, moi. Ça ne te plaît pas ? — Ça m'est égal. — Ah, c'est bien. J'ai pris Pavlograd, moi, entends-tu ? La sourde colère qui couvait en lui s'éteignit instantanément, emportée par une sorte de tendresse égayée. — Comment t'appelles-tu? Danil? Ecoute, Danil, j'ai mis le feu à la prison de Pavlograd. Ça, c'était un plaisir... Dis, Choura, te souviens- tu, en décembre, comme nous travaillions sur la place, la nuit ? Ça aussi c'était gai. Par ces nuits-là, leur équipe joyeuse entrait dans une vaste place bordée en demi-lune d'édi¬ fices dont les fenêtres faisaient penser à des yeux éteints. L'arc de l'Etat-Major portant au som¬ met un quadrige invisible, s'ouvrait, porte triom¬ phale, sur des ténèbres nouvelles. La brise empor- VILLE CONQUISE 141 tait des poussières de neige, qui, tout à coup, se mettaient à scintiller, suspendues aux confins de la visibilité, quand se levait au-dessus du Palais d'Hiver le large éclair rectiligne d'un projecteur. Cette immense épée lumineuse fen¬ dait inutilement un ciel polaire. Au fond de la place, l'ancien ministère des Affaires étrangères avançait vers le Pont aux Chantres un angle étroit ainsi qu'un décor de carton. La bande allait, au pied delà haute colonne de granit, érigée en mémoire d'une victoire oubliée, scier des grilles de bronze. Des recéleurs en donnaient bon prix, cuivre excellent ! Iégor avait pensé à voler aussi les canons turcs plantés aux angles sur leurs gueules, mais on n'en offrait pas grand chose. Les fenêtres de la milice brillaient à cent mètres. Il y avait là de bons copains. — Iégor bâilla. — Danil, tu peux aller dire aux tiens que Iégor les emmerde. Il est avec la révolution, Iégor, pas celle des commissaires, la sienne pro¬ pre, et qui a encore de beaux jours et de belles nuits devant elle. Verse-lui encore un verre, Choura, ma beauté, et qu'il aille au diable. Danil s'en alla. Choura le précédait, portant un chandelier. Des ombres énormes dansaient sans bruit autour d'eux. La jeune femme appro¬ cha la lumière de ses lèvres dont le rouge irri¬ tant fut comme un cri. La flamme s'éteignit, le froid nocturne souffla dans un soudain scintil¬ lement d'étoiles. — Que d'étoiles ! dit Danil malgré lui. — Que d'étoiles ! murmurèrent distinctement 142 Ville conquîsë derrière lui les lèvres irritantes qui venaient de disparaître. Des accords orageux plaqués sur un piano explosaient quelque part comme une symphonie souterraine. * Iégor parcourait la pièce avec un léger roulis des hanches, en gesticulant. Et il disait "à haute voix : « Oui, oui, oui... » — J'ai pris Pavlograd, oui. J'ai flambé la prison. Un petit chat roux était enfermé au greffe. Alors nous nous sommes jetés dans l'escalier plein de fumée, Brik et moi, et nous avons tiré des flammes cette pauvre bête, oui. Et puis, j'ai travaillé toute une matinée derrière le mur blanc d'une petite station — mais quelle station ! quelle station ? —-à fusiller les offi¬ ciers qui s'étaient rendus la veille. Ce qu'on était recrus après ! J'ai passé le Dnièpr à la nage. On avait tué Brik. Comment s'appe¬ lait ce vieux moujik sympathique qui m'a nourri, séché, vêtu, caché ? Un nom comique, un nom de jument... Nous avons lancé deux locomotives l'une contre l'autre pour obstruer la voie. Ça c'était à Matvéevka, oui. Quelle chose magnifique ce choc des deux machines, la vitesse, l'élan, la force, ces chaudières hurlantes et cette déflagration noire, rouge, blanche ! J'ai sauté juste à temps de la machine, oui. A la seconde précise ! J'ai senti le halètement chaud de l'explosion dans mon dos, oui, oui. VILLE CONQUISE 143 J'avais presque envie d'y rester... Moi, moi, — nous, — oui, oui, oui ! Tout à coup il pensa : — S'ils te tenaient à cette heure, tu ne là raterais pas, ta halle dans l'occiput, et ce serait bien fait pour toi, Iégor. Il cria dans un long bâillement de bête pri¬ sonnière : —■ Choura, je m'ennuie... Et il ouvrit sans savoir le piano. Son crâne était plein de choses à en éclater. Gomment les dire, comment les taire ? Que crier, que briser ? Ses mains entières frappèrent le clavier, cher¬ chant les notes profondes et grondantes et déchaî¬ nant les accords sauvages, tout un fracas de bataille, tout un orage fantastique, mêlé de chants inarticulés, de délires et de sanglots. •k » Il suivit d'un pas sûr d'homme ivre le long corridor noir et froid vers la chambre des femmes ■— « la Sous-Section des Garces » — qui était au bout. Des chuchotements passaient par la porte entr'ouverte. — T'as entendu ? demandait Dotmia-Vipère. >• Katka-petite-pomme soupira : ï — Oui, c'est Iégor qui déraille. Il me fait de la peine, Iégor, avec ses yeux troubles, oh, \.Mania, Mania, il sent sa fin, je te dis, et j'ai jbien pitié, bien pitié de lui... 3 Elles devaient être comme toujours accroupies jtoutes les trois sur des coussins, autour du petit 144 VILLE CONQUISE poêle. Entre les deux jeunes, Mania-la-Vieille, aux mains fripées allongées vers ses patiences sous la bougie, Mania puant la vieillesse, et ses paupières de lézard centenaire, et son achar¬ nement à vivre, eh, pourquoi encore vivre, sor¬ cière ? Iégor eût voulu prendre sa propre vie, toute rouge de force, et la tordre à pleines mains, comme un chiffon dont on n'a plus besoin, et la jeter à la face de... — à la face de qui, nom de Dieu ? Dans la chambre d'où filtrait aussi une vague lueur rousse, Mania-la-vieille répondait : — T'en fais pas pour lui, Katka. Les hommes sont tous des crapules. Crache dessus. Et puis, il a sa Choura. Tant pis pour elle. Que Dieu la garde. Iégor sourit, soulagé, les omoplates collées au mur, le corps lourd. — Mania, reprit Dounia-Vipère, parle-nous encore de Nice... -— Une autre fois. C'étaient d'autres temps, mes pauvres fillettes, le bon temps... Mais on se débrouille n'est-ce pas ? Savez-vous ce que fait Tata ? Elle ne peut pas, avec son nez cassé et sa voix de savate trouée, coucher avec les commissaires. Elle a trouvé la combine, pour¬ tant. C'est elle qui déshabille les moutards. « Petit, petit, viens, que je te montre quelque chose d'intéressant... » — elle prend le gosse par la main, tout gentiment, elle l'entraîne dans un corridor, deux claques sur sa petite figure et Tata ramasse le manteau, le chapeau, les gants, ça lui fait une belle journée... — Ça me dégoûte, fit Katka. Pauvres gosses. VILLE CONQUISE 145 — Faut tout de même qu'ils crèvent, dit doucement Mania, par ces temps-ci. — Et puis, hasarda Dounia-Vipère, si ce sont des gosses de bourgeois, c'est bien fait pour eux. — Tais-toi, sotte, espèce d'agitation-et-pro- pagande. Dans la grande maison en construc¬ tion au bord du canal, tu sais, y a toute une bande de gosses qui s'est nichée, c'est Olenka l'Evadée, leur chef, qu'est-ce que t'en dis ? Ah, c'est quel¬ qu'un, fdlettes, pour ses treize ans ; — un air de petit agneau, douce, polie et tout, mais rusée. C'est sûrement elle qui a tué le petit garçon du Marché-aux-Avoines. Savez-vous ce qu'ils ont inventé ? Us attrapent les chats, ils les bouf¬ fent ; les peaux, ils les vendent aux Chinois... Ils font aussi les troncs des églises ; ils font les cartes de vivres dans les queues... -—- Parle-nous de Nice, Mania-Gentille, parle- nous de Nice, supplia Dounia. Iégor s'éloigna sans bruit, la tête basse. ★ Stassik vint très tard. Des glaçons se collaient à sa barbe naissante. Le froid raidissait son vieux manteau de soldat. Accoudés face à face, ils burent du cognac et du thé. Stassik apportait les derniers numéros du Tocsin publiés dans une ville d'Ukraine au passage d'une armée chan¬ tante qui voyageait en voiture, — dans chaque voiture une mitrailleuse et un accordéon, — sous des drapeaux noirs. Iégor aperçut ce titre : VILLE CONQUISE 146 VILLE CONQUISE Résolutions de la Conférence extraordinaire de la Confédération... Encore des résolutions, des organisations, des conférences, même sous ces drapeaux de nuit ! Iégor but et cette gorgée d'alcool brûlant parut le dégriser bizarrement tout en achevant de le griser. — Cache tes gazettes, Stassik, dit-il, je ne veux pas les voir. Je ne crois pas, moi. Je ne sais qu'une chose : la fonte des neiges, les grandes eaux printanières, la crue des fleuves empor¬ tant des glaçons durs comme du granit, des chiens crevés, les ordures de l'an passé, les vieil¬ les planches... C'est la crue, tu comprends, et nous roulons tous à la mer, ah ! que c'est beau, tiens ! de se laisser emporter et de tout empor¬ ter devant soi ! Je suis un bloc de glace, moi. Il faut que je bouscule les arches des ponts. Il faut que j'entende sonner sous mes coups les coques des chalands. — Et plus loin ? fit Stassik. — Plus loin, je m'en fous. Cache tes brochu¬ res, Stassik, je n'y crois pas. Il but encore. — Je m'ennuie, Stassik. Toi, tu crois ? A quoi ? — A ce que tu dis. Iégor sentait sa lourde tête sur le point de choir. Il la soutenait des deux mains. N'allait- elle pas tomber tout de même, rouler sur le parquet, rebondir comme un gros ballon de foot-ball, et venir taper du front sur le clavier blanc et noir pour déchaîner des orages et s'y VILLE CONQUISE 14? perdre ? Stassik raide, noir et blanc, barbe noire et peau blanche, comme les touches du clavier, n'était sûrement pas ivre.. Les deux mains posées à plat sur la table, si nettes dans le désor¬ dre des choses, Stassik répondait avec des mots aussi tranchés que des actes. — Tu as une cervelle d'enfant dans un crâne d'athlète, Iégor. Croire est un vieux mot, Iégor. Je sais. Je sais que les hommes seront libres sur la terre libre. Je sais que nous serons tués bien avant. Je sais qu'on nous oubliera. Je. sais que l'avenir sera magnifique. Je sais qu'il faut commencer. — Oui, oui, cria Iégor, tu as raison. Je crois aussi, Stassik. Il éclata de rire. — Pourvu que nous soyons tués auparavant. En es-tu sûr ? — J'en suis sûr, dit gravement Stassik. Iégor" crut que son front heurtait le clavier. Un orage splendide tonna autour de lui. Il souriait, extasié, à une immense certitude. Ainsi le soleil sur la Baltique, en juillet, crevant les nuages et faisant tout à coup ruisseler sur la mer des flots de lumière. L'évidence. Il cher¬ chait quelque chose dans ce chaos, de même qu'il eût cherché dans sa mémoire, devant ce paysage de mer, un nom de femme presque oublié. — Stassik, veux-tu de l'argent pour l'orga¬ nisation ? Prends. L'argent était dans le tiroir de la table. Du thé avait coulé dans les liasses de billets, mêlées à des cartes postales obscènes. Stassik se mit à ranger méthodiquement des billets secs. X Danil occupait chez le professeur Lytaev une chambre de bonne. Il lisait, le soir, avant de s'endormir, les billets doux laissés par une brunette, dans le tiroir de sa table de nuit. Il y en avait de cérémonieux, écrits sur du papier orné, dans l'angle supérieur de fleurs coloriées : « Mademoiselle Agraféna Prokhorova, permettez à votre très obligeant serviteur », et cela se terminait par une invitation contour¬ née à une fête de jour de naissance. « Votre sin¬ cère adorateur perpétuel avec respect... » La calligraphie était d'un de ces écrivains publics qui tenaient échoppe aux environs des marchés. Danil, quand il rentrait d'assez bonne heure, trouvait devant une fenêtre encore laiteuse deux vieux hommes absorbés par leur médita¬ tion .parlée, Le thé prenait dans les verres une teinte de vin, Vadime Mikhailovitch Lytaev disait : — ... La monture de Pierre a repris son élan. La Russie recommence sa révolution. Après Pier¬ re, elle retombe peu à peu à son passé. Les tsax*s n'empruntent à l'Occident que des uniformes et de l'argent : derrière leur décor subsiste la vieille terre russe, croyante et courbée sous le VILLE CONQUISE 149 joug, flottant ses grands radeaux sur la Volga avec les mêmes chants qu'au xvie siècle, traî¬ nant encore dans les champs l'araire de bois, bâtissant la maison comme il y a mille ans, se soûlant comme alors, continuant chrétienne¬ ment à Pâques des fêtes païennes, aimant les femmes grasses et fardées que l'on fouette parfois, déportant ou emmurant l'hérétique... Ce vieux pays est encore là, profond, sous la mince couche de lave brûlante. L'historien Platon Nikolaévitch répondait : — C'est vrai. Et la lave se refroidira. Et quand la lave se sera refroidie, la vieille terre, par sa seule fermentation, fera sauter la mince couche de cendres et poussera de nouveau au grand jour ses vieilles herbes éternellement jeu¬ nes. Les cendres font de bons engrais. Après chaque ère de troubles, la Russie recommence à vivre selon sa loi intérieure comme les plantes se redressent après l'averse. Ce pays « où le Christ a foulé chaque motte de terre » panse ses plaies, et continue sa mission qui n'est ni d'Occident ni d'Orient, qui n'est qu'à lui. Dans ses troubles mêmes qui se ressemblent de siècle en siècle, la vieille Russie demeure encore fidèle à sa loi... — Platon Nikolaévitch ! Cette année pen¬ dant que Lénine parlait dans les congrès, on a brûlé vive une sorcière, à cent dix-huit verstes de Moscou. A deux cent trente verstes, pour préserver un village de l'épidémie, des vierges nues attelées à la charrue, selon un usage qui remonte peut-être aux Scythes, ont tracé un 150 VILLE CONQUISE sillon autour des champs et des demeures. Nous sommes l'Asie la plus enténébrée, qui ne peut être tirée d'elle-même qu'avec une poigne de fer. Pierre est le modèle et le précurseur de la révolution. Souvenez-vous en : « Tout se fait par contrainte. » Il fondait des manufactu¬ res, des ministères, une armée, une flotte, une capitale, des mœurs à coups d'ordonnances et de supplices. Il donnait l'ordre de couper les barbes, de porter l'habit à l'européenne, d'ou¬ vrir dans les marécages de l'Ingrie cette fenêtre sur l'Europe. La terre était nue, mais il disait : « Ici s'élèvera une cité. » Il bétonnait ses cour¬ tisans, il se soûlait comme un reître, il finissait sa vie dans le soupçon, le doute et l'angoisse, flairant la trahison partout — et elle était par¬ tout comme aujourd'hui •— ne se fiant plus qu'à son grand inquisiteur, songeant même à frapper l'impératrice •— et il avait raison. — Il laissa un pays dépeuplé par places, saignant et geignant sous l'effort, mais Saint-Pétersbourg bâtie ! Et il reste le Grand, le plus grand, parce qu'il a pourchassé le vieil homme russe jusqu'en son propre fils, parce qu'il a dressé vers l'ave¬ nir ce vieux pays passif, ignorant, sale et repu dans ses fourrures, comme on cabre sous le mors et l'éperon un cheval rétif. J'entends dans les décrets d'aujourd'hui un écho de ses ordon¬ nances. Tout cela pourrait même s'exprimer en termes marxistes : l'avènement de classes nouvelles. Platon Nikolaévitch ressemblait à Lytaev par une foule de contrastes : par son immobilité, VILLE 'CONQUISE 151 par sa face pleirie autant que l'autre était affinée, par sa foi assurée autant que l'autre était inquiète. Le moule d'un visage lui ressem¬ ble parce qu'il en reproduit à rebours les harmo¬ nies. Platon Nikolaévitch répondait lentement, car ils se parlaient surtout pour affirmer une pensée vivante qui, n'attendant rien des hom¬ mes, éprouvait pourtant le besoin de cet achè¬ vement précaire : l'expression. — Non, Vadime Nikolaévitch, comme les gens du Kremlin Pierre n'est qu'un accident — peut-être nécessaire à certains accomplisse¬ ments — dans l'histoire de Russie. C'est Alexis qui a raison contre Pierre, comme le Christ en croix a éternellement raison contre l'Anté¬ christ éternellement vaincu. Pierre n'est grand que dans la mesure où il se fait malgré lui l'instrument d'une cause qui n'est pas la sienne, quand il renouvelle les raisons de vivre de la vieille Russie à laquelle il s'attaque. Ce temps de troubles finira. Les Slaves du sud, plus sains, demeurés plus près de la terre, referont à la fin, contre les villes malades, l'ordre et l'unité dans la foi. Nous traversons une sorte de moyen âge et nous renaîtrons. Et nous porterons de nouveau la lumière à l'Occident. — La question, dit Danil, sera tranchée par le glaive. — Non. Par l'esprit. C'était leur commune pensée, de sorte que les deux historiens ne surent pas bien lequel des deux avait répondu. — Mais qu'est-ce que l'esprit sans le glaive ? 152 VILLE CONQUISE — Mais qu'est-ce que le glaive sans l'esprit ? Danil vit dans les yeux des deux savants la même ironie indulgente. Il regarda les livres alignés dans les bibliothèques, les vieux livres pleins de faits, d'idées, de choses tellement inutiles quand il s'agit de pain, de poux, de sang ! Des manuscrits dormaient dans un secrétaire en acajou. L'histoire, cet inqualifiable mensonge des érudits où l'on ne retrouve plus, sous les lignes imprimées, une goutte du sang versé, où il ne reste plus rien de la fureur, de la douleur, de la peur et de la violence des hommes ! Il éprouva une sorte de haine pour ces deux vieux mandarins qui connaissaient tant de dates et de théories mais n'avaient pas la moindre idée de la puanteur d'un village saccagé ou de l'aspect d'un ventre ouvert, plein de grosses mouches vertes, sur lequel s'inclinent les pavots. — Dostoievski... — commença Platon Niko- laévitch. — Je ne le lis pas. Pas le temps, vous compre¬ nez. Les Karamazov faisaient de la casuis¬ tique avec leur belle âme ; nous, nous taillons à même la chair, et la belle âme nous nous en moquons. Le sérieux c'est de manger, de dormir, de ne pas être tué et de bien tuer. Voilà la vérité. La question est déjà tranchée par le glaive et l'esprit. Un glaive plus fort que le nôtre, un esprit que nous ne comprenons pas. Et nous n'avons pas besoin de comprendre pour périr. Nous périrons tous avec ces livres, ces idées. Dostoievski et le reste, justement peut- être à cause de ces livres, de ces idées, de Dos- VILLE CONQUISE 153 toievski, des crises de conscience et des mas¬ sacres incomplets. Et la terre continuera de tourner. Voilà. Bonsoir. ★ Les jours s'allongèrent annonçant les nuits blanches. La neige fondait dans les steppes dé¬ couvrant par plaques un sol noir mêlé d'herbes jaunes et piquantes. Des ruisselets coururent en tous sens, jaseurs comme des oiseaux. Ils lui¬ saient dans tous les plis de la terre. Des rivières gonflées reflétaient des ciels purifiés d'un bleu encore froid. Des rires épars s'accrochaient dans les bois aux grêles troncs blancs des bouleaux. Des paillettes d'argent sans éclat semblaient suspendues dans l'atmosphère. Les premières tiédeurs, étaient câlines. Le passant, dans les rues mouillées, leur offrait la face et l'âme. Son regard s'attachait à de jolis nuages blancs qui passaient là-haut comme des soucis empor¬ tés par une grande confiance. La douceur de vivre se réveilla dans les squares avec les jeux des bambins ; elle plana sur une place déserte, au-dessus . d'une carcasse de cheval, dévorée par des chiens errants. Le crâne de la bête émer¬ geait, couleur d'ivoire frais, d'un tumulus de neige fondante. Des lambeaux de peau brune, poilue, nettoyée par les gels, s'accrochaient aux côtes effondrées. Les cinq petits bulbes dorés d'une église au dessin rococo, montaient dans un ciel décoloré, d'azur devenu blancheur, mais blancheur aérienne, limpidité, fraîcheur. 154 VILLE CONQUISE On ne pouvait plus croire, qu'il y eût toujours la guerre, la mort, la faim, la peur, les poux. Le fleuve, immensément dégagé entre ses rives de granit, charriait d'énormes glaçons blancs. Ils descendaient en masses, avec un doux bruit de heurts, des lacs septentrionaux vers la mer rendue au balancement des vagues, aux lumiè¬ res vivantes perlant dans l'écume, aux souf¬ fles attiédis du Gulf-Stream qui, partis du Yuca- tan et de la Floride, par-dessus l'Atlantique, les fjords de Norvège et les plaines de la Suède venaient s'étendre sur nos glaces. Au sommet de la flèche d'or de l'Amirauté un minuscule vaisseau doré, distinct et léger comme une idée, voguait en plein ciel. Les couleurs des drapeaux rouges se ranimaient. Les premiers bourgeons s'ouvrirent dant les jardins. Puis ce fut une explosion de frais feuil¬ lages verts au-dessus des rivières et des canaux coupant la ville. Le plaisir de vivre, soudaine¬ ment rappelé, eut un goût acide. Les soirs étaient froids sous des ciels bleutés comme d'un immense et lointain reflet d'icebergs. Il n'y eut plus de nuit, les crépuscules s'éternisè¬ rent, gris, bleus, mauves, cendrés, nacrés, de plus en plus clairs, à minuit ; une lueur blanche ardait toujours au levant. Elle captivait les regards, au bout de canaux scintillants, à travers des branchages noirs, au-dessus de dompteurs maîtrisant des chevaux cabrés depuis cent ans... Des couples erraient sur les quais. Le ciel leur versait sa clarté, le fleuve les envi¬ ronnait de solitude. Ils se rencontraient avec VILLE CONQUISE 155 des sourires ébauchés. Ils s'arrêtaient devant les chalands abandonnés l'automne passé par les mariniers, cpiand on avait nationalisé les trans¬ ports fluviaux et qui pourrissaient maintenant. On allait bientôt les démolir pour en faire du bois de chauffage, ce serait un rude travail. Les Comités des Pauvres se disputaient âpre- ment ces carcasses de bateaux. Une grande enfant blonde, aux tempes étroi¬ tes, aux yeux enfoncés d'un bleu miroitant de ruisselet à la fonte cle neige, demandait à son amant qui portait la tunique râpée d'une école disparue : — Viendras-tu m'aider ? Il chuchotait « oui » en l'embrassant sur l'oreille car elle s'était donnée à lui, l'un de ces jours, ignorante et pleine de bonne volonté, confuse et fiévreuse, dans un bon coin de ce chaland pourri ; l'odeur fade du fleuve envahissait le gris argenté du long soir. Les planches détrem¬ pées fléchissaient sous le pas, le flot frôlant la carène avait un sifflement assourdi. Ils étaient venus là par curiosité, sans penser à leur joie puisque leur joie les portait. Elle faillit choir dans un trou carré, noir, au fond duquel l'eau clapotait. « Tu vois, tu vois ! » disait-il ému. Elle riait. « Si l'on devait compter tous les malheurs qu'on manque ! » Ils se trouvèrent soudainement seuls. Rien que le ciel prodi¬ gieusement vide sur leurs têtes et, par une large échancrure des planches disjointes, le flot moiré reflétant le ciel. « Qu'il fait bon ! » dit- elle eip lui tendant les lèvres et l'idée lui vint 156 VILLE CONQUISE simplement que dans l'amour il faut donner son corps ; cela doit faire mal, et l'on a un peu honte, mais il le faut, les yeux clos, les lèvres embrasées et l'on frissonne de boaiheur après, rien que d'y penser... Mais comment fait-on ? Les livres ne le disent pas clairement. — « Je ne sais pas, je suis toute confuse, pardonne-moi, fais de moi ce que tu veux, je t'aime, je t'aime... » Maintenant sa bouche rose, dont le profil avait un dessin régulier de pétales, mêlait les choses coutumières à de grandes préoccupations : — Nous ferons une provision de bois pour l'hiver... Ecoute, je veux devenir plus consciente, dis-moi ce que je dois lire. * Autre couple : elle, les cheveux coupés ras, ce qui lui faisait, sous la casquette de cuir brun, une petite tête sportive légèrement dorée aux tempes, aux sourcils, et des points d'or dans le regard. Lui, soldat, l'étoile rouge au front, incrustée dans du cuir noir. Elle sortait clu Comité du rayon, lui quittait le service poli¬ tique du 23e régiment ; ils se rencontraient sur un banc du Jardin d'été à quelques pas de la Maison hollandaise bâtie par le tsar Pierre pour lui servir de résidence quand cette ville émer¬ geait des marécages et des bois, avec des trot¬ toirs en planches bordant les chaussées boueuses, de vastes terres abandonnées et des parcs qui étaient en réalité l'extrême pointe des forêts. Des Dianes et des Artémises suspendaients sou VILLE CONQUISE 157 les arbres leurs gestes gracieux. La grille sobre¬ ment ouvragée du jardin se détachait en noir sur la grande lumière pâle du Nord. Là coulait le fleuve. Leur poignée de mains était ferme. Sans ten¬ dresse apparente. Presque de même taille tous deux, respirant la même force. Elle dit, suivant des yeux le sautillement des moineaux. — J'ai réfléchi à la théorie de l'impérialisme. Tu avais raison l'autre soir. Il suffit de relire le IVe chapitre de Hilferding. Mais sur le problème de la liberté, c'est moi qui ai raison. Tiens... D'une brochure dont la couverture en couleurs représente un globe terrestre couvert de chaînes rompues par un éclair rouge tombant de la Voie lactée, elle tire des feuilles couvertes de notes : — Marx écrit : « La valeur transforme chaque produit du travail en un hiéroglyphe social... » « Pour ceux qui font les échanges, leur propre mouvement social revêt la forme d'un mouve¬ ment des choses qu'ils ne contrôlent pas, mais dont ils subissent le contrôle. » Ils se croient li¬ bres parce qu'ils sont asservis au mouvement même des choses anonymes et non à des hom¬ mes. Ils se croient libres parce qu'ils ne voient pas de maître au-dessus d'eux. Mais « l'indépen¬ dance réciproque des personnes se complète par un système de dépendance matérielle existant de toutes parts. » — C'est le passé. En prenant conscience de la nécessité nous devenons libres. La conscience c'est la liberté. Lis le chapitre XI de VAnli- Diïhring. Par la connaissance d'un dévelop- 158 VILLE CONQ-UÎSË pement historique inéluctable, le prolétariat, accomplissant ce qui doit être accompli, passe du règne de la nécessité à celui de la liberté. Lis le chapitre II et la IIIe partie. « Allons », dit-elle. Debout, il entoura d'un bras tendu ses épaules et, plus bas : — Xénia ! Elle savait ce qu'il allait dire, mais avec quels mots ? Elle attendit ces mots et il lui sembla que la joie dilatait sa poitrine : — Xénia, nous sommes nécessaires l'un à l'autre et nous sommes libres parce que... Ils se turent jusqu'à l'endroit du jardin où s'élève sur un piédestal gris un grand vase de porphyre. Là seulement il osa demander avec un détachement maladroit : — Viendras-tu, Xénia ? Elle fit oui de la tête, simplement et, pour qu'il ne vît pas la joie rire dans ses yeux, regarda au loin les bulbes bariolés de l'Eglise du Sau- veur-sur-le-Sang. Pour faire ce signe de tête, elle s'était, ce matin, longuement lavée et parée de linge fin, hésitant à emporter le flacon de par¬ fum français. L'usage de ces produits de luxe inventés par la dépravation des riches n'était-il pas indigne ? Pourtant le Comité du rayon fai¬ sait répartir entre les militantes occupant les postes les plus importants les parfums saisis à la Douane. Elle se décida sur cet argument Spécieux : ce n'est pas du luxe, mais de l'hygiène. —- Ne serait-il pas mécontent de ce raffinement chez elle ? Mais comme il humait la fraîcheur de ses bras nus... Ville conquise 159 Ils sortaient du jardin. Une auto, les ayant dépassés, s'arrêta net. Un homme, haut-botté, le revolver au côté, courut à leur rencontre. Xénia ne reconnut Ryjik que lorsqu'il fut à trois pas : — Tu te promènes, tu ne sais donc pas ce qui se passe ? Viens tout de suite au rayon, tout le monde est mobilisé. Ryjik remonta dans l'auto. Là seulement il sentit,, comme on ne sent une balle qu'un ins¬ tant après l'avoir reçue, quelle nette piqûre au cœur venait de le transpercer à la vue de ce couple. Affaissé sur les vieux coussins gras de la Ford;,f au lieu de penser à la révolution, il pensa qu'il était trop vieux et que c'était irréparable. XI Le 1er régiment esthonien passa à l'ennemi le 24 mai. Le 3e d'infanterie de la 2e bri¬ gade trahit le 28 mai. Le 3e bataillon accompagné du commissaire- de la brigade, Rakov, bivouaquait à Yyra. Un ancien officier de la garde, membre du parti communiste, secondé d'une équipe de soldats, fit au petit jour arrêter les communistes. Rakov se défendit seul, en désespéré, dans une chaumière, et se réserva la dernière balle. Les autres commu¬ nistes furent massacrés. On fusilla cinq femmes en chemise dans un champ mouillé. Un général arriva le matin. On avait passé une heure, après la tuerie, à découdre les étoiles rouges pour les remplacer par des cocardes nationales. La troupe défila musique en tête devant ses nouveaux chefs comme dans un tableau de bataille. Quel¬ ques jours passèrent. Sous Gatchina, aux portes de la ville, un régiment ouvrit le front. Les renforts appelés en hâte se concentraient len¬ tement, sans munitions, sans vivres, sans chaus¬ sures, sans vêtements. Une inspection envoyée au Fort de la Colline qui complète sur la côte méridionale du golfe de Finlande le système défcnsif de Cronstadt établit un rapport des VILLE CONQUISE 161 plus rassurants. « Garnison consciente et dis¬ ciplinée, aucun indice de trahison. » Il fallait nourrir la troupe affamée, les grandes usines en fermentation, la population décimée par le typhus et par le choléra dont les journaux avaient ordre de ne point parler. Les trains de vivres annoncés n'arrivaient pas, soit qu'ils ne fussent point partis, soit que des villes affamées les arrêtassent en route. Le Conseil de la Défense autorisa en sous-main les réquisitions dans les campagnes environnantes. Les paysans s'ar¬ maient de faux, déterraient de vieilles mitrail¬ leuses, sortaient des cachettes des tronçons de fusils et chassaient les détachements ouvriers, quand ils n'éventraient pas, la nuit, les agita¬ teurs. Les popes annonçaient la fin de l'Anté¬ christ. On se rassemblait aux veillées pour lire les appels de l'Armée blanche qui promettait l'ordre, la paix, le respect des biens, le châti¬ ment des juifs et ces distributions de pain blanc. Des miches blanches apportées du front passaient de main en main excitant l'admi¬ ration. On confectionnait dans les petites villes des listes de suspects à dénoncer à l'arrivée des Blancs. Chacun y faisait inscrire le voisin avec lequel il avait de vieux comptes à régler. Les Verts dominaient des régions entières. Ils obéissaient à un commandement unique assuré par des chefs instruits. Ces déserteurs qui ne voulaient se battre pour aucun parti et, pour n'être ni Blancs ni Rouges, arboraient la cou¬ leur des forêts, leur refuge, en arrivaient à former une armée aussi régulière que les autres, VILLE CONQUISE 11 162 VILLE CONQUISE portée à coordonner ses actions avec les Blancs contre les Rouges, puisque ceux-ci étaient encore les plus forts. 4.000 Verts occupaient la région de Vélikié Louki. Ils pouvaient être 15.000 dans la région de Pskov. Ils livraient des batail¬ les rangées. Ils fusillaient naturellement les communistes. Des avions ennemis survolaient Gronstadt, en y laissant tomber de jolies bombes luisantes cerclées de cuivre rouge. Les fleurs énormes des explosions, blanches naissaient alors sur la terre et dans le ciel de mai. Un grand sous-marin bri¬ tannique attaqua le 4 juin des torpilleurs rouges et fut coulé. Cinquante hommes par le fond, vieil¬ le Angleterre ! et avec eux le joyeux Ted qui savait chanter si drôlement sur un air nègre : Tous les bateaux iront au fond, Par six cents yards de profondeur ! Faut pas s'en faire, faut pas s'en faire, Nul n'en sut rien. Un déjeuner du Premier Lord de l'Amirauté en fut assombri. La ville apprit mystérieusement que les forts de la Colline, du Cheval gris et Obroutchev avaient trahi. La brise apporta du large le souffle court des canons. A côté des petites affiches blanches annon¬ çant les rations gratuites des enfants, parurent de brefs placards signés du chef de la défense intérieure. Hors la loi, sous peine de morl, — sera fusillé sans jugement. La mort s'insinuait dans toutes les demeures. Des hommes se voû¬ taient devant ces placards frais, sentant s'abais- VILLE COÎSfÔUÎSË 163 ser lentement vers eux des fusils. Le commandant de la place, entouré de téléphones, appelait au rapport son sous-chef d'Etat-major. Le cama¬ rade Valérian, moustache poivrée coupée à l'amé¬ ricaine, nez charnu, chevelure en brosse, plan¬ tait un regard franc dans les yeux du comman¬ dant, « assez malin tout de même, pour un ancien tourneur promu sous-ofïicier après quinze mois de front », et récitait : -— Deux cuirassés répondent au tir du front. Les bataillons communistes sont consignés. Les Comités de Trois et de Cinq des services d'évacuation et de destruction siègent en permanence. L'usine d'Aviation peut être dé¬ truite en sept heures. Je surveillerai cette opé¬ ration moi-même... * Un pli portant les cachets rouges de la Commission Extraordinaire Centrale apporta les renseignements les plus graves. L'organisa¬ tion contre-révolutionnaire du Centre-Droit pou¬ vait compter dans la ville sur cent quarante six affidés répartis en groupe de cinq, et un millier de sympathisants sûrs. Ces forces pou¬ vaient être mobilisées en une nuit. D'après un plan, marqué de cercles bleus, saisi au cours d'une perquisition à Moscou, l'organisation projetait d'occuper à l'intérieur, au moment où les Blancs menaceraient directement la ville, une vingtaine de points stratégiques. Le Comité régional du Centre-Droit devait être 164 VILLE CONQUISE présidé par un homme âgé, surnommé Le Pro¬ fesseur, peut-être professeur en réalité (étudier les milieux universitaires el l'ancienne académie de théologie). Une lettre interceptée faisait sup¬ poser qu'un émissaire arrivé du midi avec des messages importants se trouvait encore dans la ville. Le dossier 42, affaire du Centre-Droit, se trouvait entre les mains de la camarade Zvé- réva, petite femme assez laide, toujours bien habillée, placée sous le contrôle des membres de la Commission Extraordinaire Térentiev et Arkadi. Comme, à deux heures du matin, Zvé- réva se dévêtait à sa coutume devant la glace, caressant elle-même ses seins mous avec un sourire égaré, la sonnerie du téléphone posé sur sa table de nuit retentit longuement. — Allo. A l'appareil, le Président. Vous n'êtes pas couchée ? Voulez-vous passez chez moi, chambre 12 ? Jamais encore le Président n'avait adressé la parole à la camarade Zvéréva. Une fierté mêlée d'inquiétude redressa cette petite femme aux yeux étroits, aux hanches fortes, tourmentée de désirs, d'orgueil et de scrupule, qui voyait en tous les hommes des mâles, ne savait se donner à aucun et vivait hantée par une faim charnelle. Elle se poudra vite, mais peu, pour que ce ne fût pas visible, vérifia le fini de l'in¬ discernable trait noir au bord de ses cils, hésita un moment entre sa robe noire à plis droits, amincissante, et la vareuse militaire qu'elle endossait pour les interrogatoires, mais opta VILLE CONQUISE 165 pour la robe. Elle regretta de ne rencontrer per¬ sonne dans le long corridor aqx tapis rouges, car on n'eût pas manqué de se rendre compte à sa mine que des affaires — secrètes — de la plus haute importance l'appelaient encore à cette heure de la nuit. Le Président était vêtu d'une vieille veste d'intérieur usée aux coudes. De gros cordons de soie perle pendaient au col de sa chemise à gros carreaux. De près, sa tête paraissait très grosse et bouffie. Il avait les yeux gonflés, les paupières épaisses, un petit bouton rose au bord de l'une des narines. — Asseyez-vous, camarade. C'est vous qui vous occupez de l'affaire du Centre-Droit ? Eh bien, ce complot où en est-il ? Sa voix était basse et indifférente comme son regard errant dans le petit salon blanc. Il semblait s'acquitter d'une corvée sans impor¬ tance. Le lustre étincelait, bien qu'il fît grand jour sur la place où l'on voyait monter une statue équestre au casque surmonté d'ailes déployées. — Eh bien, poussez cette affaire. Vous savez la situation. Vous me ferez un rapport détaillé lundi à 4 heures Zvéréva s'inclina, les yeux brillants, heu¬ reuse de serrer cette main molle. « Bien, bien, ce sera fait, camarade ». Elle endossa la vareuse d'uniforme qui lui moulait la taille et courut à la Commission. La vaste place bordée de Palais était immense à cette heure du matin. Chaque pavé se dessinait avec une netteté parfaite ainsi que dans un ouvrage de marqueterie. Des pas 166 VILLE CONQUISE se firent entendre. L'écho en fut d'une étrange sonorité. Un groupe de communistes, allant sans doute à des visites domiciliaires, tourna le coin. Un marin marchait en tête, parlant avec anima¬ tion à une ouvrière coiffée d'un serre-tête blanc. Puis venait un vieil homme en veston, la ciga¬ rette pendue aux lèvres et le fusil à la bretelle. Un couple de jeunes gens fermait la marche. Zvéréva crut remarquer qu'ils étaient gais. Des teintes roses se répandaient dans le ciel au-dessus de l'énorme coupole dorée de Saint- Isaac. Une pureté magnifique descendait sur la ville. L'électricité brûlait pourtant dans les locaux de la Commission. Des camions trépidants, des motocyclettes, une limousine noire s'alignaient à l'entrée. Deux soldats croisèrent dans l'esca¬ lier Zvéréva : ils entraînaient une vieille dame en pleurs, les cheveux défaits. Dans un fond de corridor des machines à écrire étaient empi¬ lées l'une sur l'autre, en vrac, quelques-unes retournées comme d'énormes crustacés renver¬ sés montrant le mécanisme bizarre de leurs ventres. Une odeur de phénol flottait là, un blessé, la tête bandée, sortit de la chambre 28 et se dirigea en s'appuyant aux murs vers les cabinets. Zvéréva aperçut par la fenêtre des cercueils blancs alignés dans une courette. Elle ouvrit le coffre-fort et en tira le dossier 42. Presque pas de données. La Commission Cen¬ trale ne savait ce qu'elle communiquait. — Une organisaton décentralisée. Un excellent indica¬ teur n'avait pas réussi à dépasser Péchelon VILLE CONQUISE 167 inférieur. Il ne connaissait que trois hommes aussi peu informés que lui — deux anciens officiers, un pharmacien, — et leur chef de groupe, dont l'arrestation lui paraissait inutile : c'était un homme trop ferme qui ne dirait rien à moins d'être mis à la torture. Ce dernier moyen, Zvé- réva l'avait suggéré à Térentiev et Térentiev à la Commission : en vain, les préjugés l'empor¬ taient. — Quoi encore ? A la rigueur on pouvait classer au 42 deux nouvelles pièces : le rapport d'un autre indicateur qui, d'après les propos de sa maîtresse, une prostituée, signalait la présence dans la ville, d'un jeune militaire récem¬ ment arrivé du sud où il avait assisté à d'épou¬ vantables exécutions de prisonniers rouges. Le signalement de ce militaire était assez précis. Son nom commençait par un D. Une dénoncia¬ tion signée « Johann-Appolinarius Fuchs, ar¬ tiste-peintre dévoué à la révolution » donnait des détails absolument concordants, évidem¬ ment puisés à la même source. « D : Damien, Daniel, David, Demid, Denis, Dimitri, Dosi- thée.., » Arkadi, consulté, sourit au nom de Fuchs. « Faites arrêter dès demain le groupe connu. J'assisterai aux interrogatoires. Faites recher¬ cher ce D., bien que la donnée ne paraisse pas sérieuse. Il ne faut rien négliger. Envoyez son signalement à tous les hommes sûrs des Comi¬ tés des Maisons et faites-le connaître aux chefs d'équipes des visites domiciliaires. » XII — ^"Vest la fin. Cronstadt en flammes. Les régiments trahissent l'un après l'autre, la ville se nourrit d'avoine. Pas d'anesthésique au grand hôpital militaire ! Tout en parlant de la société future, vous avez glissé jusqu'au fond de l'abîme. Les soldats ne veulent plus se battre, comprends-tu ? Toi, tu rêves de sacrifice, parce que tu es une fille de bourgeois, pétrie d'idéalisme bourgeois, de cet idéalisme imbécile que nous savons si bien culti¬ ver pour qu'il vous apprenne ensuite à nous étrangler avec des yeux candides et des cons¬ ciences sereines... Fais-toi envoyer au front, petite sotte, va leur dire à ces moujiks pouil¬ leux, à ces Ivan, à ces Timochki, à ces Matvéi qui se battent depuis cinq ans contre des Alle¬ mands, des Turcs, des Bulgares, des Autrichiens, des Tchécoslovaques, des Polonais, des Anglais, des Français, des Serbes, des Roumains, des Japonais et d'autres Matvéi, d'autres Timochki, d'autres Ivan mobilisés comme ils le sont eux- mêmes, va leur dire qu'ils doivent encore conti¬ nuer cette vie-là pendant deux ans ou dix ans, sans pain ni chaussures, pour installer le socia¬ lisme sur la terre ! Et que lorsqu'il faudra retirer VILLE CONQUISE 169 une balle de la cuisse d'Ivan, on ne pourra pas l'endormir faute de chloroforme ! Et que l'hiver revenu il gèlera comme son frère a gelé l'an passé. J'ai vu des cadavres gelés alignés comme des bûches, moi ! Tous des Ivan, des Timochki, des Matvéi, blonds ou bruns, avec leurs nez lar¬ ges de Tolstoï jeunes. Xénia bouclait son ceinturon les dents serrées. Un morne éclair immobile couvrait le ciel. Au fond de la chambre, sur l'icône, — devant la¬ quelle, en l'absence de Xénia, on rallumait une petite lampe rouge, — la mère faisait sem¬ blant de dormir, allongée sur le divan, le visage contre le cuir. André Vassiliévitch monologuait à vois basse ; et d'être étouffée dans sa barbe sa parole devenait pareille à une incantation. — Votre révolution est un cadavre. Il n'y a plus qu'à l'emporter. Défense de sortir après 8 heures du soir sans autorisation spéciale. Obligation de garde aux portes des habitations. Obligation du travail. Obligation de livrer toutes armes, même celles des panoplies (il eût été trop facile d'invoquer les panoplies) dans les 24 heures, sous peine de mort. Ordre télégraphique du Président du Conseil Révolutionnaire de la Guerre pres¬ crivant de dresser des listes des membres des familles des anciens officiers servant dans l'Armée Rouge et de considérer ces familles comme répondant de la loyauté des gradés. Arrestation des otages. Surveillance extraordi¬ naire de la circulation des automobiles et des motocyclettes. Visites domiciliaires, vérifica' 170 VILLE CONQUISE tion des papiers, arrestation des suspects. Divi¬ sion de la ville en secteurs de la défense inté¬ rieure. Mobilisation des bataillons communis¬ tes. Peine de mort pour les spéculateurs. Peine de mort pour les espions. Peine de mort pour les traîtres. Peine de mort pour les déser¬ teurs. Peine de mort pour les dilapidateurs. Peine de mort pour les propagateurs de fausses nou¬ velles. Peine de mort. — André Vassiliévitch, on vient d'afficher une liste de dix-sept fusillés. J'y ai lu le nom d'Aron Mironovitch. Le reflet d'une glace recouvrant un grand portrait d'enfant — son portrait de fillette — lui renvoya l'image d'André Vassiliévitch qu'elle n'eût plus voulu revoir après avoir dit ces mots. Ce spectre vacillant et barbu avait des trous sombres à la place des yeux. Il porta les mains à son col dans un geste d'asphyxié ; sa cravate toujours correctement ajustée glissa sur le côté ; il fut lui-même pareil à cet Aron Mironovitch dont les traits s'étaient maintes fois reflétés dans ce même cadre. « Assez ! » se dit brutalement Xénia dans l'es¬ calier. L'image familière d'un juif barbu et bedonnant, au sourire gras, flottait devant elle, inconsistante et tenace. Son sourire convulsé s'é¬ teignait dans une flaque de sang. Xénia s'arrêta dans l'escalier gris, la main fortement posée sur la rampe. Sa gorge était aride. Elle fit un grand effort pour penser froidement, distinctement. « Nous avons raison. Je veux ce qu'il faut. Je ferai ce qu'il faut. » Ce lui fut un soulagement VILLE CONQUISE 171 d'ajouter mentalement : « Quoi que ce soit et quoi qu'il advienne. » Il était deux heures du matin. Dans la rue d'un blanc cendré, on apercevait de loin en loin, dans l'encoignure des portes, les formes des veilleurs. Une milicienne allait et venait au carrefour, le canon du fusil planté droit sur l'épaule. Xénia se sentit épiée par des regards hostiles. Ces maisons étaient ennemies. Le halè¬ tement lointain des canons vibrait presque imperceptiblement dans l'air frais. ... Les Timochki, les Matvéi, les Ivan ont bien raison, pauvres gens, de ne plus vouloir se battre. C'est leur révolution que nous faisons, c'est pour qu'on ne se batte plus que nous nous battons, et qu'il faut encore que leur sang coule. Ils souffrent, ils veulent vivre, ils ont les yeux grand ouverts et ne voient pas quelle nécessité humaine les courbe. Nous voyons pour eux, mais la loi est trop dure, ils se rebel¬ lent contre nous, ils fuient. Leur faiblesse se retourne contre eux-mêmes. — Ainsi, dans la pièce de Léonide Andréiev, la Faim couronnée, qui règne sur les pauvres, pousse la plèbe à l'émeute puis la trahit et s'incline devant les riches, car elle est quand même, toujours, leur servante. Les Ivan ne savent pas ce que c'est que l'histoire. L'histoire pourtant les pousse, les entraîne, les broie, les tire par millions de leurs chaumières au tocsin des mobilisations, les entasse dans des wagons à bestiaux, met des fusils à répétition entre les mains qui maniaient, la charrue en bois ou renversaient 172 VILLE CONQUISE les ruchers avec des mouvements lents consa¬ crés depuis le peuplement de l'Eurasie, jette ces masses humaines sur l'Europe en Prusse, sur l'Asie en Arménie, les fait défiler dans des ports français et semer leurs os en Champagne, les dresse, Ivan, Matvéi, Timochki, à côté de Sénégalais casqués, de Sikhs enturbannés, de Tommies la pipe aux dents, contre des Alle¬ mands méthodiques dont tous les chefs sont docteurs et qui vont à la bataille avec des mas¬ ques porcins, précédés de vagues de gaz... Qui les sauvera s'ils ne se sauvent eux-mêmes, qui les guidera si ce n'est nous ? Demain, si nous sommes vaincus, ils redeviendront des brutes. Ils rendront la terre. On les pendra, on les fouet¬ tera, on les mobilisera. On fondera des journaux et des écoles pour leur inculquer que telle est la loi éternelle. On les alignera, pareils,à des soldats mécaniques, sur les places des cités ouvrières, et quand paraîtront les drapeaux rouges, les Ivan tireront. — Ils tireront sur nous qui sommes eux. ic Des rangs se formaient devant le Comité du rayon, un petit hôtel princier, rempli mainte¬ nant de dossiers, de machines à écrire, de mitrailleuses et d'hommes armés couchés sur des paillasses. On se bousculait dans des pièces tapissées de soie blanche semée de bleuets, autour des tables des enregistreuses. — « Les camarades de la fabrique Meyer, deuxième compa- VîLlè conquise 173 gnie, devant l'église. » — « Ceux de l'usine Kostrov et des eaux, en face. » —• « Formez les faisceaux, repos !» Un calme étonnant domi¬ nait sur la place l'activité de cette fourmilière. L'Etat-Major du rayon, un homme en cuir noir, une vieille femme qui paraissait rayonnante à cause de ses cheveux blancs, un courtaud en casquette et veston, la poitrine barrée de cartou¬ chières, se dirigea vers la compagnie spéciale. Là s'alignaient des hommes et des femmes de tous âges, pour la plupart mal vêtus. Quelques feutres mous. Des casquettes aplaties sur les nuques. Des ouvrières en manteaux et mouchoirs noués autour de la tête. Quelques pince-nez. Des faux-cols. La crinière d'un artiste. Les mains reposaient sur les fusils. — Rassemblement des chefs d'équipes à droite. Xénia suivit le mouvement et se trouva dans une courette bondée de monde. Trois bulbes dorés surmontés de croix d'or finement ajourées — la croix victorieuse du croissant renversé — montaient dans le ciel bleuissant. Les pierres avaient une patine claire. Les croix flottaient dans un calme inouï. Les visages étaient sou¬ cieux, on parlait peu. Chacun, dans le corridor donnait une signature et recevait des papiers. Mandat : Instruction sur les visites domiciliaires. Signalements (secret). « Réserver une attention particulière aux loge¬ ments des intellectuels... » « X. militaire, 22-24 ans, châtain, taille moyenne, sourcils fournis, rit volontiers, habi- 174 VILLE CONQUISE tude de se croiser les bras sur la poitrine, accent moscovite, récemment arrivé du midi. Longue cicatrice extérieure du poignet gauche. Prénom¬ mé D. » Un grand vieil ouvrier tout jaune, rongé par quelque maladie, le linge sale, soufflait à' Xénia : — Paraît qu'on touche une demi-livre de pain et un hareng. On va y prendre goût aux perquisitions, hein ? Kondrati apparut debout sur une chaise. Sa voix se détacha dans la transparence cris¬ talline du matin, aussi distincte que les trois croix d'or déployées en plein ciel au-dessus de sa tête. — ... désarmer l'ennemi intérieur. Ordre, discipline, fermeté... Nos marins montent à cette heure à l'assaut du Fort de la Colline... Jour¬ nées décisives... le prolétariat... nous tiendrons, nous tiendrons, malheur à ceux qui... — Y a des salauds. Dans mon équipe, hier, un petit gars avait chipé une montre en or, chez un avocat. Je l'ai fait fouiller. Je lui ai moi-même abîmé la figure. Fallait voir comme il m'a remercié après, — Et la montre ? — Au fonds des blessés. Le bourgeois, je m'en fous, tu comprends. — Souvenez-vous, martelait Kondrati, des trente mille morts de la Commune de Paris ! Souvenez-vous des quinze mille morts de la Commune de Finlande ! Souvenez-vous des trois cents pendus de Yainbourg ! Pas un d'entre nous, pas un... VILLE CONQUISE Xénia sortit, chargée de pain et de harengs pour ses gens. Les équipes se rassemblaient sur la place dans un désordre apparent qui était la naissance d'un ordre. Xénia trouva dans la sienne un marin du Vautour, une ouvrière fati¬ guée d'une trentaine d'années, les tresses gra¬ cieusement nouées en chignon derrière la tête, un jeune soldat maussade, presque roux, la bouche forte, le nez épaté, l'arcade sourcilière proéminente, auquel elle demanda son nom et qui répondit : « Matvéi » — et deux jeunes ouvriers de la fabrique Meyer imberbes tous les deux, l'un contrefait de l'épaule et boiteux. Ce groupe suivit des rues vides. Le marin fumait en silence. Le soldat portait son fusil à la bre¬ telle, le canon vers la terre ; la bretelle en était d'ailleurs faite d'une corde. L'ouvrière dit : « Quatre heures ? Nous n'aurons pas fini avant sept heures. » Elle expliqua : « Je voudrais ren¬ trer à temps pour faire manger mon mari. Il est sans parti mais bon travailleur. — Quelle vie ! » ★ •— C'est ici, fit Xénia. La maison endormie ne les attendait pas. Un chat blanc taché de roux plongea dans une cave à leur approche. Des nuances roses luttaient dans le ciel avec des tons de turquoise. Une splendide journée se levait sur la ville, l'estuaire, la mer, les forts, les colonnes ennemies en marche. A la porte de cette grande maison aux fenêtres mortes sous leurs rideaux, veillait un très vieil 176 VILLE CONQUISE homme emmitouflé, par ce matin de juin, dans une antique houppelande verdie aux épaules. Sa face ratatinée, allongée par une barbiche blanche, disparaissait dans le col de fourrure. •— On aurait mieux fait de le laisser dans sa naphtaline, celui-là ! plaisanta l'ouvrier boiteux. Les mains dans les poches, le Conseiller Secret de l'appartement 26 attendait qu'on lui adres¬ sât la parole. Les petites bêtes de proie sur¬ prises au seuil de leurs tanières ont ce regard éveillé, aigu, haineux. — Allons, ouvre, commanda le marin du Vautour, tu me connais bien. — Veuillez présenter vos mandats, répondit le Conseiller Secret sans s'émouvoir. Xénia tendit son papier. Sceau du Comité Extraordinaire des Trois. Valable pour six personnes. •— Bon, entrez. ■—• Quand ils eurent passé, le vieil homme frissonna. Dans la cour l'équipe se divisa en trois couples. Xénia prit avec elle le soldat Matvéi. Ils frappaient aux portes dans une pénombre hostile. Ils frappaient longtemps, car les gens dormaient ou feignaient de dormir dans l'an¬ goisse. Des pieds nus couraient enfin dans le corridor à leur rencontre. Des voix apeurées demandaient « Qui est là ? » Ils répondaient impérieusement : « Ouvrez ! » Des barres de fer et des chaînes étaient soulevées, des verrous tirés ; les clefs grinçaient et ils entraient. L'air pauvre des intérieurs prenait à la gorge après la fraîcheur vivifiante des nuits claires. La misère ou le confort accablé des logis s'ouvraient VILLE CONQUISE 177 subitement à ces intrus, un marin, une ouvrière, un jeune homme bossu, Xénia... Ici dormait sur un lit de sangle un homme squelettique, d'une cinquantaine d'années, au crâne lisse en vieux cuivre roux. D'énormes chaussures délacées béaient sous le lit ; sur le rebord de la fenêtre un réchaud, un cactus dans un pot, une fiole de poison : étiquette à tête de mort. L'homme ressemblait à cette tête de mort. — « Qui êtes-vous ?» — « Médecin attaché au laza¬ ret des typhiques, n° 4. » Papiers en règle. « Excu¬ sez-nous, citoyen. — C'est bon, c'est bon. » Au chevet de sa couche une petite icône, très ancienne Vierge à l'Enfant peinte par les premiers maîtres miniaturistes de Palekh et habillée d'argent ciselé. Dans les chambres voi¬ sines des femmes terrifiées, mère et fille, aux longues tresses pendantes sur les robes de chambre tremblèrent en révélant leur trésor, dans la baignoire, trente kilos de pommes de terre. Puis, au salon, pendant qu'on vérifiait les papiers, la fille lymphatique, levant pour ajuster ses tresses des bras bleuâtres, veilla sur ses boucles d'oreilles ornées de brillants qui étaient sur une étagère. Matvéi s'arrêtait au milieu des chambres et considérait curieusement les choses inconnues. Dans un escalier puant le pissat, ils soufflèrent. Un silence de sépulcre s'étendait derrière la porte à laquelle ils avaient frappé. Matvéi dit seulement : — ... Vivement la fin ! Ils arrivèrent vers cinq heures du matin chez VILLE CONQUISE 12 178 VILLE CONQUISE le professeur Yadime Mikhailovitch Lytaev'. Danil, souriant, les bras croisés, devant une fenêtre largement ouverte, interrogea Matvéi, maintenant chargé d'un vieux sabre de cava¬ lerie saisi à l'étage au-dessous chez une vieille dame paralytique : — Comment ça va, petit frère ? A cet instant Xénia sur le point de prendre congé se souvint d'une phrase lue ou entendue, il y avait longtemps de cela, bien avant la las¬ situde de ces heures et cette splendeur bleue du ciel dans la fenêtre, une phrase importante cependant et qui caractérisait quelqu'un : « habitude de se croiser les bras sur la poitrine... » Qui donc ? Peut-être Kondrati. Xénia luttait contre une sorte d'enivrement résultant de la tension nerveuse, de la fatigue et du vague bien-être physique que répandait la clarté matinale de plus en plus irisée, car le soleil commençait à monter. — Kondrati, son teint frais, ses cheveux couleur de blé, sa bouche d'ora¬ teur aux dents saines ; — et les trois sveltes bulbes flottant très haut au-dessus de cette tête de tribun. Il les ignorait, lui qui parlait la main tendue ; mais le ciel, plus profond que toute pensée, et ces croix lumineuses, étaient pour¬ tant au-dessus de lui, nécessaires autant que son geste, nécessaires même à son geste, car il n'y a pas de hasard. Nous allons sans jamais savoir tout ce qu'il y a de richesse, de force et de beauté autour de nous. •— Quel joli matin se lève, dit Matvéi d'une voix rêveuse de prisonnier. Il doit faire bon à cette heure dans lés champs. Ville conquise 179 Danil partit d'un grand rire jovial. « Ça oui ! Ecoute plutôt les oiseaux ! » On les enten¬ dait pépier, innombrables, dans le jardin de l'école voisine. Xénia écouta aussi un instant. Puis elle tendit brusquement la main à Danil : « Au revoir, camarade ! » fit un salut de la tête aux Lytaev qu'elle entrevoyait dans la chambre voisine, un vieux couple bien sympathique, et sortit. Marie Borissovna Lytaeva dit derrière elle : — Qu'elle était gentille, cette petite com¬ muniste. J'ai été tout de suite rassurée en la voyant. Ne te recouches-tu pas, Vadime ? — Non, cette visite inattendue m'a fait du bien. Et il fait grand jour. Les idées me viennent en foule, je vais écrire. Tâche de te rendormir, Marie. * Xénia, pour marcher encore par la ville dans la lumière grandissante, décida, les perqui¬ sitions finies, de passer au rayon. Des lointains neufs s'ouvraient à chaque coin de rue. Aux entrées d'un léger pont suspendu par des cables sur la courbe d'un canal, des lions rouges accrou¬ pis déployaient de flamboyantes ailes dorées. La fraîcheur verte des arbres baignée d'une ombre transparente éclatait plus loin. Les colonnes blanches d'un petit palais se reflé¬ taient dans le canal sans que le frissonnement de l'eau troublât leur dessin. Un seul nuage blanc flottait dans le ciel de cette eau comme au-dessus de la ville. 180 VILLE CONQUISE — Nous serons morts, pensa Xénia, tout sera fini, un nuage pareil passera peut-être dans un ciel pareil, ici même. Quels yeux le verront dans cette eau, quels yeux qui n'auront connu ni la guerre, ni la faim, ni la peur, ni l'angoisse ni les besognes nocturnes, qui n'auront pas vu l'homme frapper l'homme ? Je ne peux pas même y penser. Je ne vois rien de cet avenir. Je suis comme un homme sortant d'une grotte, sur le seuil ruisselant de clarté. Il ne peut pas voir le paysage éblouissant. Il faut que j'ap¬ prenne. Peut-être entreverrai-je le monde qui est là, quand je saurai. J'apprendrai si je vis. « Mais faut-il que je vive ? Nous devons tout briser. Tout purifier par le feu. J'ai vu trembler la peur tout à l'heure dans des yeux de vieille femme, quand je suis entrée. J'ai eu pitié. J'ai écrasé ma pitié comme on écrase un ver sur la terre rafraîchie par la pluie. Le plus grand amour ne veut pas de pitié. Place aux hommes, vieille femme, les hommes montent ! Les ou¬ vriers transforment le monde comme ils démo¬ lissent, bâtissent, forgent, tendent des ponts sur les fleuves. Nous tendrons des ponts d'un univers à l'autre. Là-bas les peuples noirs et jaunes, les peuples bruns, les peuples esclaves... » Les mots ne suivaient plus sa pensée dans cet essor inexprimable. Les croix scintillantes des églises appelaient ses regards. « Vieille foi, nous te briserons aussi. Nous dépendrons le crucifié. Nous voulons qu'on l'oublie. Plus de symboles d'humiliation. et de souffrance sur VILLE CONQUISE 181 la terre, plus d'aveuglement, le savoir, le regard net de l'homme maître de lui-même et des choses, redécouvrant à nouveau l'univers... » Du fond d'une rue rose surgirent des camions hérissés de baïonnettes. Ils bondissaient, ébran¬ lant le sol, tanguant et tressautant sur le pavé défoncé, bolides énormes faits de masse humaine et d'une lourde machine éreintée, grinçante, abreuvée d'huiles infâmes. Ils emportaient cha¬ cun soixante larges poitrines rincées par l'air du large, soixante- têtes prêtes à éclater comme d'inutiles grenades mûres sous l'averse des shrap- nells, soixante têtes plus prêtes encore à foncer droit devant elles, la mort et la victoire dans les yeux, soixante fusils portant l'acier luisant ainsi que de froids rayons de lumière, neuf cents car¬ touches serrées sur les ventres chauds et les poitrines mâles. Les rubans des bérets noirs de la flotte dansaient autour des têtes. Ces bolides disparus, le silence vibra longtemps. Xônia écouta décroître en elle l'intense ru¬ meur du passage de ces masses, hommes et machines. La même volonté les emportait suivant une sure trajectoire vers l'obstacle et le danger et la faisait marcher, elle, seule, sa tâche faite. La même âme impérieuse coor¬ donnant tous les gestes, réprimant les faibles¬ ses, étouffant les hésitations, réduisant toutes les forces à un commun dénominateur, encadrant l'homme dans une sorte de légion beaucoup plus souple et plus passionnée qu'une armée. — Reste à ta place, fais ta besogne, nous sommes des multitudes animées d'une seule pensée qui 182 VILLE CONQUISE est la loi-même de l'histoire découverte par la plus sûre science. Nous accomplissons ce qui ne peut pas ne pas s'accomplir. De plus grandes masses encore sont derrière nous, dont nous incarnons l'obscure conscience, qui pensent, veulent, agissent par nous et ne peuvent pas agir autrement. Si nous succombons, les lois qui règlent le devenir des hommes n'en seront point modifiées, la même lutte continuera à dresser l'une contre l'autre les mêmes classes ; la même conquête se préparera pour demain. Les eaux peuvent mettre des siècles à saper une falaise. Celui qui sait comment s'opère le lent glissement d'un continent, s'il ignore quel effort des flots donnera la suprême poussée aux rocs désagrégés par les infiltrations, ne doute pas que la falaise ne doive s'effondrer. Chacun de nous, Xénia, et toi aussi, n'est qu'une gout¬ telette participant à l'élan des vagues ; une gout¬ telette où se reflète avant qu'elle s'abolisse tout un immense lambeau de paysage, ciels, rocs, fonds de lames, poudroiements d'écume, arc-en-ciel. « Comme tout est clair, quand on y réfléchit. Je veux bien n'être qu'une goutte de la vague qui bat ici de vieilles pierres renversées. Je consens à tout. Me voici. » Au Comité, l'odeur rance des cigarettes étein¬ tes emplissait les chambres en désordre. L'hom¬ me de garde dormait, le fusil entre les genoux, assis sur une marche du grand escalier de marbre. Des ours empaillés ricanaient sur le palier. Ryjik, seul, marchait à grands pas devant VILLE CONQUISE 183 les fenêtres ouvertes sur le" jardin ensoleillé. Ils se virent de la joie plein les yeux. — Le fort est repris, jeta Ryjik. Et il ouvrit les bras, et il ne sut jamais com¬ ment cela se fit, mais il la prit à pleins bras et leurs bouches se rencontrèrent joyeusement. Puis il demanda pour dissiper la gêne crois¬ sante entre eux, cette rougeur qui lui montait au front avec le désir de se désaltérer tout entier à cette source de joie : —- Pas de suspects ? *— Non, dit-elle, non. Son front de grande enfant se rida, l'atten¬ tion déforma péniblement tout son visage. « Si pourtant, il me semble... » Elle chercha dans sa poche la feuille de signalements : « ... rit volontiers, habitude de se croiser les bras sur la poitrine, accent moscovite, prénom D... » — « Gomment ai-je pu... Ryjik, il faut télépho¬ ner tout de suite. » XIII « Te puis me passer de tout, disait la cama- j rade Zvéréva, d'une voix qui révélait des ^ intonations suaves, sauf de fleurs. » — « Ne riez pas de moi, ajoutait-elle, j'ai une vie si triste ! » Des dossiers bleus s'accumulaient sur sa petite table de travail entre un vase rempli d'azalées, le téléphone communiquant par fil direct avec la Commission Extraordinaire et le portrait de Rosa Luxembourg dans l'ovale sombre d'un cadre empire : filet d'or et nœud de rubans. Elle téléphonait parfois avec une aimable familiarité au Directeur des anciennes serres impériales : « Vous ne m'oubliez pas tout à fait, Jacobsen ? Mais oui, mon ami, envoyez- moi quelques fleurs demain. » Jacobsen, per¬ clus de rhumatismes, la face ramollie, prenait sa canne et s'en allait vers les serres désolées. On n'en entretenait plus qu'une partie à grande peine : encore fallait-il, l'hiver, qu'il se refusât du feu, la nuit, par amour de quelques plantes rares. Il trouvait, dans la moiteur d'une galerie défendue par un héroïsme ignoré, le seul homme demeuré à son poste, le silencieux Gavril, alerte pour ses soixante-dix ans, qui avait fait bien des chefs-d'œuvre dans sa longue existence VILLE CONQUISE 185 d'horticulteur, Gavril qui connaissait toutes les variétés de roses, fussent-elles de Bulgarie, d'Italie, de Californie, du Japon ou des Indes et qui en inventait encore de nouvelles. « Gavril Pétrovitch, cette femme, vous savez, demande encore des fleurs. » Les deux hommes se considé¬ raient un moment avec tristesse. Ils survivaient seuls au désastre des serres les plus belles de l'Empire, de l'Europe, du monde peut-être ! visitées en 18... par le prince héritier du Japon qui s'était émerveillé d'y trouver une rarissime famille de chrysanthèmes... Ils ne franchissaient plus même l'été le seuil des galeries closes, livrées à l'hiver assassin, de fougères indoné¬ siennes, de lianes brésiliennes, de minces pal¬ miers de Ceylan morts tout droit dans un froid polaire et demeurés debout, tragiques à voir comme des cadavres d'enfants. « Eh bien, j'irai encore, murmurait Gavril. — Il le faut bien. Misère de nous !» — « Misère de nous ! » Jacob- sen apercevait à ce moment, dans de minuscules pots rouges, de petites pousses d'un vert de plumage tendre, rangées autour d'un grain jaune. » — Comment ! vous les avez sauvées, Gavril ! » La main crevassée de Gavril caressait amoureusement le petit pot. —• « Ça n'a pas été facile, Iakov Iakovitch, mais voyez comme elles viennent bien ! » Ils contemplèrent ensemble, penchés, ces pousses infimes. Mais le souffle terrible du dehors les ressaisit. « Iakov Iako¬ vitch, nos poissons crèvent... » Jacobsen s'y attendait bien. « Ce n'est pas possible ! »— « Ils crèvent de faim, Iakoy Iakovitch. On a fermé 186 VILLE CONQUISE. la boutique de l'Allemand, paraît qu'il spécu¬ lait. Les aquariums, dans ses vitrines, sont pleins de petits anges morts, quel crève-cœur ! Moi, j'ai grimpé hier tous les escaliers du Commis¬ sariat de l'Instruction Publique. J'ai attendu quatre heures pour être reçu par le membre du collège lui-même. Je lui ai dit comme ça, bien en face : « Vous devez nourrir mes poissons ! Vous les avez nationalisés, vous devez les nour¬ rir ! Je suis un vieux prolétaire, moi aussi, vous m'entendez ! Je vous clis que mes sca¬ laires crèvent déjà ; mes pantodons... » — Il m'a mis à la porte, Iakov lakovitch, voilà où nous en sommes ! Jacobsen proposa : — Si vous parliez des poissons à celle femme, Gavril Pétrovitch ? Le vieux Gavril chemina une heure entière par les rues, chargé de quatre pots d'hortensias presque blancs qu'il portait sur une planchette suspendue devant sa poitrine par une grosse courroie tirant sur son cou. Les gens intrigués regardaient passer des fleurs couvertes de papier de soie. Elles rappelaient les galas, les mariages, les fêtes de saints, d'autres temps. D'où sortaient- elles, pour quels heureux ? Quand Gavril arriva, la camarade Zvéréva était en effet heureuse. Un pli du rayon lui faisait part de l'arrestation de deux suspects réclamés par le dossier 42 : X prénommé Danil trouvé chez le professeur Lytaev avec des papiers probablement faux... « Le Professeur ! » Quel coup de maître pour sa première grosse instruction politique. Plus VILLE CONQUISE 187 d'un collègue ferait une binette en la voyant mener cette affaire. Elle entendait à l'avance les félicitations de ces hypocrites et elle leur répondait, pleine d'un détachement austère : « Pour moi, voyez-vous, il n'y a ni petites ni grandes affaires, il n'y a jamais que le service du parti. » Ça leur fermerait la bouche, à tous ces néophytes, si fiers d'être juges d'instruc¬ tion à la Commission. Elle ferait le soir même son rapport au Président : « J'ai poussé l'affaire, comme vous l'aviez recommandé... » Gavril la trouva d'excellente humeur. Les reliefs d'un déjeuner somptueux — gruyère, saucisson, vrai thé —- tirèrent l'œil du vieil horticulteur. C'était donc vrai, ce que l'on ra¬ contait des rations extraordinaires réservées à ces gens-là ? Enfin, puisqu'ils sont les maîtres... — Gavril, vous êtes mon meilleur ami, je vous assure. ' Mais ils sont merveilleux, vos hortensias ! Et comment va Jacobsen ? Ce chameau-là n'aurait pas idée de lui offrir une tasse de thé, et pourtant elle pouvait bién se douter qu'il avait soif par cette chaleur ! Et depuis dix mois il ne buvait plus qu'une saloperie de faux thé de rognures de carottes, misère de nous. Gavril soupira. Les innom¬ brables rides de son visage semblaient encrassées de terre tiècle. Le regard y luisait comme les élytres sombres de minuscules coléoptères. — J'aurais une grande, grande demande à vous adresser, camarade Zvéréva, et de la part de Iakov Iakovitch aussi... Il faut savoir refuser, Nous ne sommes pas 188 VILLE CONQUISE des sentimentaux. Le devoir d'abord. Refuser poliment mais irrévocablement. N'allez pas croire que l'on m'attendrit parce que je suis une femme. — Le sourire avenant de la cama¬ rade Zvéréva fit lentement place à une expres¬ sion d'austérité distante. — Dites toujours, mon ami. Gavril eut subitement froid. L'envie lui vint de ramasser sa casquette jetée sur une chaise et de ficher le camp sans rien dire ; mais il y allait de la vie de ses scalaires et de ses panto¬ dons. — Voilà, mes poissons meurent... Un bon sourire illumina le regard de celle femme. — Vraiment-! Vos poissons ? Et qu'y puis-je, mon brave Gavril ? Les graines, les farines, les terres, les vers qu'il fallait existaient dans le magasin fermé de l'Allemand. L'Allemand en fuite ou en pri¬ son. Le magasin sous scellés. Tout cela pourris¬ sait. Et les poissons succombaient. Zvéréva, ravie,prenait note des détails : l'adresse, le rayon. « Mais je vais les sauver, vos poissons ! On vous ouvrira aujourd'hui même la boutique de l'Allemand, mon brave Gavril... Je téléphone à l'instant, vous allez voir ! » Elle aimait insister au téléphone sur des ordres ou des prières impératives. Il y a, voyez- vous, les organisateurs-nés : ceux-là savent se faire écouter, manier les leviers de commande, donner des instructions précises. Il y a aussi les autres, tempéraments anarchiques et roman- VILLE CONQUISE 189 tiques dont, au fond, le parti n'a besoin que pour un temps. Gavril rentra le "cœur en fête. Des camions automobiles hérissés de lames étincelantes caho¬ taient d'énormes bouquets de torses noirs et de têtes ardentes. Des mains agitaient leurs bérets à la pointe des baïonnettes ; sombres tulipes portées par des tiges droites d'un bleu céleste. Les cheveux flottaient autour des fronts, les bouches clamaient, les yeux lançaient de brefs éclairs radieux. Le chœur de voix puissantes e mêlait au fracas des moteurs : Nous déploierons sur le monde Le drapeau rouge du travail ! Gavril comprit que ces hommes revenaient de vaincre. Pour la première fois sa joie fut à l'unisson de la leur. Il se signa car c'était devant la cathédrale de Kazan. « Qu'elle vive, qu'elle vive tout de même, notre République affamée... Quand la guerre sera finie, les serres ressusci¬ teront. Nous verrons peut-être ça, Iakov Iako- vitch... » * Kirk habitait au 218, Froumkine au 311, Arkadi et Ryjik tout en haut. Le Président de l'Exécutif occupait le plus bel appartement du premier étage. Un nœud de câbles trouait le mur à côté de sa porte. Kirk détonnait au milieu de ces hommes à peu près interchangea¬ bles. Kirk n'aimait que la révolution, l'énergie 190 VILLE CONQUISE et, en secret, les oiitlaws qu'il avait appris à connaître sur les routes d'Amérique quand, tramp (1), lui aussi, et vagabond, il parcourait les Etats du nord au sud et du sud au nord, sui¬ vant les saisons, passant l'hiver en Floride, le printemps à Manhattan et l'été au bord des grands Lacs. On couchait chez les copains, dans les bois, dans les jardins, dans les granges, dans les prisons, car il y en a de bonnes. Les grèves de bûcherons, en ce temps-là, avec le gros Bill- front-de-Cyclope, c'était du bon travail ! Une cicatrice lui en restait au-dessus du sourcil droit qu'il avait fourni, brun, coupé d'un trait rose. Ses gros yeux ronds prenaient sans façon pos¬ session des choses, bousculaient les gens, for¬ çaient la réserve d'autrui avec un sans-gêne inso¬ lent et bonhomme. — Qu'est-ce qu'on pourra bien faire de moi quand on m'aura vidé ? demandait-il en jetant ses deux pieds bottés sur un fauteuil. Sa bouche largement fendue grimaçait le sourire contraint de l'homme qui fait une mau¬ vaise affaire sans être dupe. — Que vais-je devenir quand il y aura des uniformes neufs pour toute l'armée ? Zvéréva s'admirait, ce qu'elle faisait toujours, ne manquant pas de s'asseoir chez elle de maniè¬ re à ce que la grande glace lui renvoyât ses moindres gestes baignés de la pureté argentée des miroirs. « Hystérique, pensait Kirk. Tempé¬ rament de putain ; et ce museau de nonne (1) Trnnardeur, VILLE CONQUISE 191 méchante pour pièce de Maeterlinck... » Elle répondait : — Vous servirez le parti, Kirk. Pas bien longtemps du reste ; anarchisant, pas vrai prolétaire, plutôt lumpen-prolétaire, nouveau venu au parti, porté à tout Critiquer, disant des portraits de chefs : « ces saintes peti¬ tes images », jetant un grand froid à la table de l'Exécutif en déclarant « horriblement ennuyeux — et tout à fait faux, quant aux chiffres ! » — le dernier discours du Président, — elle se voyait très bien l'interrogeant un beau jour, lui, accusé de tremper dans quelque aventure insensée de la troisième révolution... « Officielle, bien sûr, jusqu'au bout des ongles. A plat-ventre devant les pantoufles du Président ; — mais demain, si la clique Kon- drati l'emporte, pfuit, nous aurons du « cama¬ rade Kondrati » plein la bouche. Où prend-elle ces fleurs ? Je parierais qu'elle reçoit à l'Exé¬ cutif une ration extraordinaire avec du cacao, des noisettes et du lait condensé pris sur mes blessés... » — Il y a des gens, dit Kirk, qui font la révo¬ lution comme on reçoit des coups de pied au cul. En apprenant l'affaire de la Colline, la garnison du front Obroutchev arrête les com¬ munistes, discute des heures s'il faut les fusiller et les enferme dans une cave, en attendant, pour ne pas se compromettre, les ordres des Blancs. Nous prenons la Colline. Je téléphone à ces punaises : dix minutes pour vous rendre sans conditions. Elles tirent aussitôt les conunu- 192 VILLE CONQUISE nistes de la casemate et y fourrent leurs offi¬ ciers. Quels salauds ! Il laissa tomber sur le tapis bleu un crachat lourd. — Au fait, camarade Zvéréva, le Comité me charge de suivre avec vous l'affaire du Centre- Droit. Zvéréva reçut sans sourciller ce coup direct. Elle savait qu'il faut accepter comme son dû bien des avanies avant de pouvoir les infliger à son tour. ★ L'arrestation des cinq afïidés du Centre-Droit amena par hasard celle d'un inconnu simple¬ ment prénommé Nikita qui refusa de répondre aux interrogatoires. On le gardait à vue dans une cellule spéciale de la Commission. Ce devait être un homme d'une endurance peu commune. Kirk l'observa par le judas, étendu sur le par¬ quet, les bras sous la tête, les yeux fermés. « Celui-là ne dira rien. » Mais on avait trouvé c.ousu dans le col de la vareuse de Danil un chif¬ fon de papier couvert de chiffres. Bobrov le reçut des mains de Zvéréva. Bobrov était un petit homme d'une soixantaine d'années, pro¬ pret, méticuleux, vêtu exactement comme s'il eût continué à se rendre tous les matins à son bureau du ministère de l'intérieur. Il vivait entre une matrone luthérienne et deux fillettes laides élevées par une gouvernante allemande. La chute d'un Empire et de deux régimes n'avait VILLE CONQUISE 193 changé à ses habitudes que le trajet matinal qu'il faisait l'hiver dans la même pelisse, l'été dans le même pardessus léger, noir, à revers de soie et coiffé d'un chapeau melon perle, bien brossé, le seul peut-être que l'on pût voir encore dans cette ville. Apathique et spirituel, il lui arrivait en chemin de sourire à lui-même ; ses favoris blancs tombant des deux côtés d'une cravate en soie vieux chine où brillaient, en or, deux minuscules badines d'écuyer, lui faisaient à ce moment la tête d'un vieux marcheur d'opé¬ rette. Il conservait depuis longtemps cette élégance « parisienne » apprise à Vienne aux environs des bonnes maisons de rendez-vous. Pour se distraire un peu, en spectateur suprê¬ mement désintéressé, il- lisait en route les premières lignes des affiches : mobilisation des travailleurs ; enregistrement obligatoire des non- travailleurs appelés à l'exécution de travaux d'utilité publiquej paix aux croyants ! Quand un pauvre hère au képi d'ingénieur l'accompa¬ gnait un moment dans la rue en murmurant : « Fonctionnaire ruiné, vingt-quatre ans de ser¬ vice irréprochable, deux fils tués au front, qua¬ tre mois de prison, n'ai plus une pierre où repo¬ ser ma tête, comme le Fils de l'Homme ! » -— Bobrov s'arrêtait, ouvrait lentement son portefeuille et en tirait des liasses de roubles, la valeur d'une demi-livre de pain, ce qu'il estimait être une aumône chrétienne. Il ne don¬ nait qu'aux mendiants très propres qu'on pouvait croire de l'ancienne bourgeoisie. Sous la dictature du prolétariat comme sous l'ancien ■VILLE CtmqDISE 13 194 VILLE CONQUISE régime, des consignes occultes lui évitaient tout ennui. L'installation intérieure de son cabinet dans un immeuble voisin de la Commission demeurait à peu près invariable depuis un quart de siècle : lui-même avait veillé à ce que l'on n'y changeât rien en la déménageant des locaux de la Police politique. C'étaient des cartonnages de couleurs, des casiers, des fichiers, des dossiers, des registres alphabétiques, dés plans, des numé¬ rotages compliqués, de gros volumes annotés, les œuvres classiques de la littérature, les Vies des Saints, des liasses de journaux, des albums de photographie. Le Code secret de la marine britannique voisinait avec les Ames mortes de Gogol. Il y avait plusieurs éditions utiles du grand poème de Lermontov, Le Démon. Bobrov déchiffrait les textes les mieux chiffrés. Il possédait des clefs pour toutes les serrures de l'intelligence. Il devinait miraculeusement, à lire en tête d'un grimoire : 1. 81. Y. que la clef était à chercher dans le tome I des Œuvres de Lermontov, édition de 1873, à la page 81, dans la Ve strophe de Mtsiri. 11 connaissait les pré¬ noms préférés des terroristes, les fausses ini¬ tiales adoptées le plus souvent par les gens dont le nom commence par un K, les chiffres de prédilection des amants, des fous, des assassins, des maîtres chanteurs, des agents secrets, des grands idéalistes, des organisateurs du monde. On lui apportait une carte postale portant ces lignes sous une vue du Lac de Constance (voiles blanches, Hôtel du Lac, montagnes) : «Temps splendide, affectueux souvenir, Linette » ; VILLE CONQUISE 195 il traduisait : « Reçu chèque, somme insuffi¬ sante, agent 131 » — et c'était vrai, il l'eût dé¬ montré par les yachts sur le lac, le nombre des fenêtres de l'Hôtel, les dentelures de la montagne et celles du timbre-poste. Sous l'ancien régime, les Chefs de la police l'introduisaient chez les grands ministres pour des services très parti¬ culiers ; — ils s'entremettaient eux-mêmes avec les proxénètes attachées à la famille impé¬ riale pour qu'elles lui réservassent les minces gamines vicieuses qu'il déflorait péniblement tous les mois le 25, de cinq à huit. Sous le nou¬ veau régime, des courriers spéciaux lui trans¬ mettaient des plis scellés de cinq cachets rouges ; la camarade Zvéréva veillait elle-même à ce qu'il reçût une ration de vivres plus opulente que celle des membres du Comité Exécutif et qui ne pouvait se comparer qu'à celle du Président. Si le mécanisme du souvenir ne s'était pas réduit dans son esprit à une fonction exclu¬ sivement technique, il devait se rappeler avoir déchiffré autrefois pour la police les crypto¬ grammes du Comité Central illégal réfugié à Cracovie. Il déchiffrait maintenant pour le Comité Central ceux des anciens ministres réfugiés à Dantzig. Les systèmes n'en étaient pas profondément différents. Peu de temps lui suffit à pénétrer le sens de cette ligne : 21. 2. 2. M. B. 6. 4. H. 0. 6. 2. 4. 60. 2. R. 11. A. 4. M. 9. 10 ? 4. 2. R. 9, S. qu'il fallait lire Kaas huit quai des Anglais, confiance. Encore demeurait-il persuadé que le chiffreur s'était deux fois trompé. Ce qu'il redoutait par- 196 VILLE CONQUISE dessus tout dans la ruse d'autrui, c'était les complications irrationnelles de l'erreur. Avant de sombrer dans une étonnante imbécillité qui côtoyait chaque jour le génie sans y tomber jamais, il avait rêvé d'écrire "un Traité de l'Er¬ reur, où la bêtise et les grands nombres se fus¬ sent révélés les seuls adversaires invincibles de l'esprit humain. Grâce à lui fut arrêté Kaas qui lui ressemblait étrangement. Homme d'affaires malheureux, les dossiers de l'ancienne sûreté présentaient Kaas comme un espion double. Dès qu'il fut assis en face de Zvéréva — Kirk l'étudiait de profil — sa voix chevrotante débita des phrases apprêtées : — Citoyenne, la vigilance admirable de la Commission Extraordinaire m'a convaincu de la justesse de la grande cause du prolétariat. J'avoue que j'ai conspiré, mais en adversaire loyal de la dictature et par une erreur profonde. Je n'ai plus que le désir de la racheter en vous prodiguant les preuves de mon repentir. Une place éminente m'était réservée au gouver¬ nement de la contre-révolution ; je suis prêt à vous livrer tous les fils de la conspiration, à commencer par les noms des trente membres de la Ligue de la Résurrection. L'être souffreteux jouait sa dernière carte avec une lucidité aiguillonnée par une telle peur qu'il paraissait sur le point de défaillir. Il tenait ses mains sous le rebord de la table pour qu'on n'en aperçût pas le tremblement. Mais sa tête tout entière tremblait. VILLE CONQUISE 197 — Je connais très bien votre organisation. Vous êtes Kirk de la Commission Sanitaire, du Conseil économique, de la Direction des Métaux, de la Commission spéciale du ravitail¬ lement de la VIIe Armée... — Citoyen, fit Zvéréva, il suffit. La Commis¬ sion saura mettre votre sincérité à l'épreuve. XIV — rT~,E représentes-tu la Zvéréva en face du Kaas, fantoche à barbiche, empalé par une colique phénomé¬ nale, puant la trahison, — toutes les trahisons imaginables ! — comme le purin sent la merde ! Et derrière eux l'ombre replète d'un Bobrov content de lui-même et content de nous. Nous le payons bien. Si nous sommes pendus demain, il se trouvera toujours quelqu'un pour le bien payer, lui. L'idée que Zvéréva serait très vrai¬ semblablement pendue à la même branche que nous ne me console pas, vois-tu. Je me moque de la mauvaise compagnie outre-tombe ; je sais que les potences transforment en héros fort sortables, parfaitement historiques, des engeances assez falotes. Mais cette bonne femme-là, sous tous les régimes, se fera des simagrées dans les miroirs, aura son auto, mettra du caviar sur son pain blanc quand les chauffeurs de la Grande-Usine ne recevront leur ration extraordinaire de lait que sur le papier. J'ai honte de leur parler, moi, tu m'entends, quand je vois leurs gueules en triangle, crevassées aux joues. Je bouffe, moi, à la table de l'Exé¬ cutif et puis je vais leur faire de beaux discours. VILLE CONQUISE 199 Faut tenir, camarades ! tenir, tenir, tenir ! Ils le savent aussi bien que moi ; mais ils crèvent, eux. Je te dis que les Zvéréva seront indispensables sous tous les régimes jusqu'à transformation complète de l'homme. Nous en mettons un bon coup, c'est vrai, encore faut-il que ça réussisse. L'entends-tu modulant, une patte gentiment chaussée sur le marchepied de la Renault : « Le rapporteur du Comité Central parlait si bien ! Ces quatre heures ont passé comme un rien. Le camarade Artème a le plus grand avenir. » As-tu remarqué ce flair qu'elle a, d'être toujours du côté du plus fort ? On ne l'a jamais vue voter avec une minorité. Dans les cas graves on ne la voit pas. Mais aussitôt qu'une majorité un peu stable s'est formée on s'aper¬ çoit qu'elle y était de la veille, qu'elle est une vieille de la vieille, bien dans la ligne. D'y penser, tiens, j'ai envie de cracher, exactement l'effet des mauvaises chiques que nous m⬠chions sur les bateaux de la Blue star line... Ces êtres-là, vois-tu, mon vieux, retombent infailliblement sur leurs pattes. Si la Répu¬ blique tient, Zvéréva nous enterrera tous. Nous finirons par nous casser le nez sur quelque problème insoluble, en supposant que rien de pis ne nous arrive. Nous dirons des bêtises, nous en ferons ! Toi tu es capable de te faire tuer pour l'exemple. Moi, je suis capable d'envoyer promener le rapporteur le plus autorisé de la majorité la plus influente du C. C. Je suis capa¬ ble de voter seul contre ! — De sorte qu'à la 200 VILLE CONQUISE longue nous y passerons, c'est dans l'ordre, c'est même bien. Il en faut de notre espèce ; nous ne sommes pas négligeables. Mais la Zvéréva nous survivra, mon vieux. Bobrov aussi, ou ses petits. Kaas, peut-être. Car enfin on ne peut plus fusiller cette crapule-là. On a besoin de lui. Il est précieux. Il devient un facteur de la défense intérieure. On peut sacrifier dans une opération de quatrième importance, au front, le meilleur bataillon ou¬ vrier ; on ne peut pas sacrifier Kaas ! — Est-ce que toute cette vermine que nous utilisons, que nous faisons travailler, qui s'impose à nous, qui fait avec nous des tas de besognes nécessaires, je le sais, ne va pas nous dévorer à la fm ? Est-ce qu'elle ne nous ronge pas en nous obéis¬ sant ? » Kirk s'arrêta de parler. Il avait devant lui la face sèche d'Ossipov, adossé à un tronc d'ar¬ bre. La campagne émergeait au loin du brouil¬ lard. -—■ Dévorés ou non, dit Ossipov, il s'agit surtout d'être utiles. De faire ce qui doit être fait. En ce sens-là, nul ne peut rien contre nous. C'est déjà un bien grand résultat que cette vermine, les Bobrov et les Kaas, se mette à notre service. Sa destination naturelle est en définitive de servir les classes riches. C'est nous qu'elle sert aujourd'hui. Nous tâcherons par la suite d'en débarrasser la terre : vainquons d'abord. Toutes les armes sont bonnes. Ne me prends pas au mot : toutes les armes ne sont pas bonnes à toute heure. Tous les moyens ne VILLE CONQUISE 201 conduisent pas à une fin ; une fin veut toujours des moyens déterminés ; le choix des armes dépend de l'objectif du combat. Zvéréva te porte trop sur les nerfs, mon ami. Elle n'a pas cette importance. Il faut bien que quelqu'un remplisse les dossiers, fouille les dénonciations, interroge les Kaas ? Qui veux-tu que ce soit sinon elle ? Les êtres d'une autre trempe vont à d'autres besognes. Nous avons peu d'hommes. Nous sommes quelques poignées. Des millions d'hommes, les masses les plus formidables qu'il y ait sont derrière nous — et nous ne sommes que quelques-uns, mortels, vul¬ nérables, sujets à la grippe, sujets aux crises de conscience (plus grave que la grippe, ça, défie- toi de ça, oui, oui, pas la peine de rire). Le parti s'encrasse, dis-tu ? C'est infaillible. Te souviens- tu de l'entrée des anarchistes à Ekatérinoslav ? Ils portaient une large bannière noire avec ces mots : « Pas de poison plus redoutable que le pouvoir ! » C'est assez juste. C'est aussi un poison dont nous avons besoin. On s'en servait depuis toujours contre nous sans savoir que c'est un poison. Nous le savons, nous. Nous voulons le supprimer. Il y a progrès. A propos des anar¬ chistes : derrière la bannière venait Popov à cheval entouré de ses gardes de corps, dicta¬ teur comme un autre, dictateur malgré lui qui brouillait toutes les répliques de son rôle. ... A la longue, nous vferrons bien. Ni toi ni moi, bien sûr : la classe ouvrière. Je suis opti¬ miste dans le temps ; quant à présent je fais des réserves, je suis même plutôt pessimiste. 202 VILLE CONQUISE Je ne suis pas sûr que nous passions l'hiver. Mais je suis sûr que nous avons le temps, un demi-siècle, un siècle. La mécanique du monde est à nu, on voit très bien comme elle tourne. C'est ce qui fait notre force. Nous poussons dans la bonne direction. Nous serons peut-être empor¬ tés, cette direction n'en sera pas moins la bonne. Notre défaut est de trop penser à nous- mêmes. Nous disons je, moi, à chaque instant. Nous avons cette mythologie du moi dans le sang, ce n'est pas notre faute. Nous ne savons pas encore quelle place nouvelle revient à l'indi¬ vidu, à l'âge des masses. Une place sans doute très grande et presque insignifiante à la fois. Sur ce point du front, de ces arbres à cette maisonnette là-bas, nous pouvons faire, toi, l'autre qui dort et moi, que les deux cents hom¬ mes terrés dans la tranchée tiennent quelques jours de plus, — et ces quelques jours peuvent suffire à sauver l'avenir et ce point-ci du front peut être justement celui où se décidera la vic¬ toire. Ainsi, nous sommes grands, nous comp¬ tons. Je songe aux points où j'ai tenu dans ma vie : en 05 à la typographie clandestine, en 07 à l'Organisation de Combat, puis au bagne ; puis sur l'Irtych où no.us n'étions que cinq exilés avec Sonia qui devenait folle — il fallait garder sa raison et sa force, ne pas perdre tout espoir. C'était le plus dur. Parfois, dans les nuits d'été nous allions dans la steppe allumer de grands feux qui nous étaient une bizarre fête intérieure ; je sautais par-dessus le brasier avec le secret désir de tomber dans un abîme. VILLE CONQUISE 203 J'ai gardé ma raison, tu vois, elle sert encore. Puis — la Grande-Usine en 17, quelles journées, frère ! Des journées inouïes. Où étais-tu ? A La Chaux-de-Fonds ? Où est-ce ? Bon. — Puis les luttes du parti, pour ou contre l'insur¬ rection ; il y a des heures où tout dépend du vote d'une résolution dans un Comité, car si on laisse passer l'occasion, l'ennemi ne la laissera pas passer, lui. Et comme les Comités dépendent des organisations, tout dépend de chacun, il faut se battre pour chaque conviction... — C'est pourquoi, Ossipov, il y a de bons orga¬ nisateurs qui truquent les votes et s'imaginent qu'ils rendent un grand service à la révolution quand ils ont fabriqué sur le papier une fausse majorité... — Laisse-les faire. On peut tromper un homme, cent hommes, mille hommes, des mil¬ lions d'hommes pendant un temps avec beau¬ coup de papier imprimé, en s'aveuglant soi- même ; on ne peut pas tromper les classes en lutte ; on ne crochète pas les événements comme des serrures. Tu vois que chacun de nous sert, qu'il est grand. Nous aussi nous sommes grands. Je ne vois pas ta figure dans l'ombre mais je sais que tu ne souris pas. Oui, tu es grand, toi aussi, malgré tes hémorroïdes, tes doutes, tes révoltes inutiles. Tu tiens dans ton coin, tu tiendras tant que tu pourras... Mais, mon ami, si nous n'étions pas ici, ce matin, le Comité en aurait envoyé d'autres qui eussent aussi bien fait l'affaire. Si je n'avais pas été bibliothécaire de la prison, les politiques en 204 VILLE CONQUISE eussent trouvé un autre, n'est-ce pas ? Nous ne sommes pas nécessaires. Pense aux morts : Sacha, Bokine, Vlassov, Grégor, Fugger, rien que parmi nous, rien qu'en un an. Nous tenons pourtant sans eux. Des nouveaux sont là. Parmi les hommes qui dorment là, plusieurs sont peut- être près de nous valoir et de nous remplacer. Et si la classe ouvrière manque d'hommes, si, l'heure venue, celui qu'il faut ne surgit pas à la pointe des masses, tu m'entends ! incarnant les millions de ceux qui hésitent, se taisent, tâtonnent, si celui-là ne surgit pas, si ceux-là ne surgissent pas en nombre voulu, c'est que le prolétariat n'est pas mûr pour vaincre. Qu'il redescende dans la mine des autres ! qu'il reprenne le collier, qu'il boive, qu'il se batte pour les autres. Nous serons morts ou nous conti¬ nuerons. Nous saurons demain ou après-demain, si les choses doivent tourner ainsi. Kirk, c'est du prolétariat qu'il s'agit. Tant il vaut, tant vaut le parti, tant vaut la révolu¬ tion. Nous sommes assez solides pour l'instant. J'ai confiance en la poigne des ouvriers. — Moi, pas tant que cela. Si l'on faisait voter une bonne fois les gens de la Grande-Usine, sans veiller sur leurs mains levées, sans qu'ils nous sentent les plus forts, résolus à passer, dis donc, quelle pagaïe ce serait ! — Il ne faut donc pas les faire voter. Ils sa¬ vent qu'ils ont faim et qu'ils sont las. Nous sa¬ vons que les meilleurs d'entre eux sont partis. Nous sommes à une heure où les votes ne sont plus de mise. Est-ce qu'on vote dans un bateau VILLE CONQUISE 205 qui fait eau ? On pompe. Et le capitaine doit casser la tête à celui qui crie « sauve qui peut » parce qu'il veut vivre, pourtant, comme un autre. La Grande-Usine vient de donner encore quarante-huit hommes pour la mobilisation extraordinaire du Sud. C'est plus qu'un vote. Nous sommes mieux nourris, c'est vrai. J'en ai honte parfois, moi aussi. Que veux-tu ? C'est la loi des armées qu'en campagne les Etats- majors soient mieux nourris, moins exposés. Les nôtres sont modestes, conviens-en. As-tu des bottes de rechange ?... — Non, mais Zvéréva qui a l'auto collée au derrière a des tas de bottines. Les Zvéréva ont fait décider que le stock du Select serait ré¬ parti entre les militantes remplissant les plus hautes fonctions, parbleu... Tandis qu'à l'usine Wahl, la moitié des ouvrières vont nu-pieds... — Je te dis que nos Etats-majors valent tout de même mieux que tous les autres. Affaire de pâte humaine. Après tout, que les salauds se gavent sur le dos de la classe ouvrière pourvu que celle-ci tienne. Elle a plus de temps que les salauds. Elle en viendra à bout sans effort quand elle aura conquis la moitié de l'Europe, ce qu'il nous faut pour ne pas étouffer... Quelqu'un remua, dans la pénombre où naissaient des formes d'arbres. Des traînées de brouillard blanc marquaient le lit d'une rivière. — Et celui-là qui dort, dit Kirk, encore un homme sans-face, sans esprit, un X, Y, Z, le type qui se perd lui-même au coin des rues. Fallait entendre, l'autre soir, Goldine lui de- 206 Ville conquise mander : « A la fin qu'est-ce que faire la révo¬ lution ? » Notre Antonov de répondre, sans un instant de réflexion, comme un automate rend la monnaie quand il n'y a plus de chocolat de¬ dans : « M'acquitter des tâches que m'assigne le Comité Central. » Hein ? C'est cela pour lui : des circulaires, des mandats, « ordre au cama¬ rade Antonov de nationaliser la manufacture Titov », faute de quoi il passerait peut-être devant sans y penser ! Et si ces ordres devien¬ nent idiots ? Et si quelqu'un empoche, sans qu'on s'en aperçoive tout de suite, le grand sceau du C. C. ? -— Tes suppositions vont loin. Je suis heu¬ reux que le bataillon ne t'entende pas. Tu arrê¬ terais toi-même celui qui les formulerait à haute voix devant ces hommes. Antonov n'a pas tort. C'est une voix. Il ne sait pas penser seul, mais il sait très bien dire ce que pense le parti. Il vaut mieux que Goldine, qui pense trop, ne pense que seul, se grise de sa pensée, voudrait comprendre, redécouvrir, inventer le monde parce qu'il est poète et n'est, somme toute, qu'un brouillon romantique plutôt dangereux quand le salut est au prix de l'ordre, de la méthode, de la cohésion. La cohésion d'une classe même dans l'erreur peut être plus forte que l'isolement de quelques hommes, même dans la plus haute clairvoyance, — pourvu qu'il ne s'agisse pas d'une erreur de principe. L'histoire n'a pas forgé, les hommes n'ont pas inventé de meilleur instrument de combat que l'organisa¬ tion ; tu le sais comme moi. Pas d'arme qui ne VILLE CONQUISE 207 rouille, pas d'instrument qui ne fléchisse un jour. Ceux qui vivront veilleront. Si le prolétariat a des ressources suffisantes en lui, — et il en aura, je t'en réponds, dès que nous serons sur le Rhin au lieu d'être là au bord de la Narova, — ni les écumeurs, ni les aventuriers ne le déborde¬ ront. S'il ne peut pas encore soulever le monde sur ses épaules et l'emporter, est-ce en dédai¬ gnant son arme la meilleure qu'on lui épargnera les Bonaparte ? Et puis, mon vieux, les Bona¬ parte ont bien fait leur métier pour la bourgeoi¬ sie. Qui sait s'il n'en faudra pas aussi aux prolétaires ? Ossipov parut s'effrayer de ce qu'il venait de dire. Sa main, une main d'ombre, chercha dans l'air opaque une branche morte qui pendait et qu'il saisit. La branche fit en se cassant un bruit sec. Alors il se reprit avec un petit rire calme : — Il ne faut pas, même en pensée, s'accro¬ cher aux branches pourries. Je n'admettrais un Bonaparte qu'avec la ferme intention de le fusiller un jour en récompense des plus grands services rendus. Parce que... Tous deux restèrent un long instant silencieux. Un vaste paysage de campagne, hérissé à peu de distance des chevaux de frise, naissait autour d'eux. -— Parce que, acheva Kirk, nous ne venons pas recommencer la vieille histoire. Ou ce ne serait pas la peine, non... Mieux vaudrait, pour la révolution, périr en laissant une mé¬ moire propre. Le sang ? Le sang ne se perd pas entièrement. 208 VILLE CONQUISE Ossipov cria presque, bien que sa voix fût basse : — Non, non, non, non ! Chasse ces idées-là, camarade, qui nous ont été inculquées à coups de matraque, je veux dire à coups de défaites. Pas de suicide en beauté, surtout ! Inventions de littérateurs qui ne se suicident pas eux-mêmes, du reste, ni en beauté ni autrement. Philoso¬ phie de rossés. Il ne s'agit plus de ça, mais de tenir, nom de Dieu ! de durer, de travailler, d'organiser, de tout utiliser à fond jusqu'au fumier. Il faut aussi du fumier. Et puis si on se casse le cou, ce sera grand, j'y consens, à la condition de nous foutre des poses devant l'histoire, de la grandeur, de l'épopée, et csetera. Vivre, voilà ce que veut la classe ouvrière en chair et en os, ce tas de gens affamés que nous avons derrière nous, que nous avons l'air d'en¬ traîner, et qui nous pousse en réalité. Sitôt qu'il faut choisir, renoncer ou continuer, ils conti¬ nuent. Continuons. Prenons l'habitude de vivre. ★ Le soleil se leva tout d'un coup. Un coq chan¬ ta. Des chiens aboyèrent. Les nuages blancs s'ouvrirent, des flots d'or ruisselèrent par magie sur l'herbe pâle. Ossipov était assis au pied d'un pommier. Kirk ramassa par terre une pom¬ me verte, y mordit et la jeta au loin d'un geste oblique appris dans sa douzième année. — Bien sûr, cria-t-il. Prenons l'habitude de vivre. Bonne habitude, frère. Ah ! VILLE CONQUISE 209 Il eût voulu gambader comme un poulain dans la plaine verte. Ossipov fumait, le regard ailleurs, les lèvres entr'ouvertes sur un sourire jeune qui rendait à l'ovale tourmenté de son visage une expression presque enfantine. N'eût- ce été les uniformes et l'indéfinissable lourdeur des années quelque part au fond de leur pensée, ces deux hommes eussent pu se croire un ins¬ tant ramenés à ces frontières de l'adolescence et de l'enfance où la vie est neuve à chaque réveil, ■— Je crois, murmura Ossipov, que je vais être nommé à la Commission Extraordinaire. — Mon ami, je t'apporte une belle affaire. Une usine volée tout entière, terrains, bâtiments, outillage, vingt-sept ouvriers — des pas grand'- chose -— et un sous-directeur compris ! Je viens de découvrir le pot aux roses, figure-toi. Pas nationalisable, puisqu'elle n'existait sur aucun contrôle. Disparue, quoi ! Le dormeur étendu près d'eux secoua ses couvertures. La face carrée, rougeaude, plantée de poils roussâtres d'Antonov, se montra éclai¬ rée d'un bon regard bleu. A cent pas, des hom¬ mes sortaient de la tranchée. Un soldat famé¬ lique vêtu d'une vareuse informe et dont la marche semblait déviée par le poids du lourd pistolet à gaîne de bois qui lui battait le flanc se dirigea vers les trois envoyés des comités. Une casquette trop grande moulait son crâne étroit. Ce pouvait être un gamin, bien qu'il fût aussi ridé que certains vieux paysans. « Voilà Parfenov, le Commissaire du bataillon, dit Anto- nov. Un petit gars de la typographie Wild- VILLE CONDUISIS 14 210 VILLE CONQUISE borg. » Ossipov le mit d'un trait au courant : « Pas de relève avant huit jours (il eût fallu dire quinze). « Ni vêtements ni munitions avant quatre ou cinq jours. Tiendrez-A'ous ? » Le petit gars sans âge avait un nez pointu légèrement faussé, des joues creuses que les pommettes semblaient près de percer, des lèvres parche¬ minées. « On essayera » dit-il. Devant les hommes rassemblés au bord de la tranchée — cent quarante faces terreuses — ce fut Antonov qui parla le premier. — Camarades ! La Troisième Internatio¬ nale... Ossipov assis aux pieds de l'orateur, prenait des notes. « 2e bataillon, 140 hommes : ouvriers 8, employés 4, paysans 103, — origines sociales indéterminées, 15 ; déserteurs repris ou revenus, 40. Commandant et 4 hommes passés à l'ennemi à notre arrivée. Au premier meeting, cris : i bas la guerre civile ! Des bottes ! » Manquent do vêtements : tous. De vivres : tous. De bottes : 27. Pénurie de munitions. » Arrivé à la question : Moral ? il hésita. Antonov jetait sur ces cent quarante têtes jaillies de terre et qui se confondaient encore avec la terre des phrases claires, bien martelées, reprises chacune jusqu'à trois fois, pour s'implanter dans toutes les cervelles. L'Entente acharnée à nous tuer, toute puissante et pourtant impuissante, l'Al¬ lemagne où vos frères de Hambourg — le plus grand port du monde ! — remportent des vic¬ toires, le monde sur le point d'exploser dans un dix-neuf-cent-dix-sept autrement prodigieux VILLE CONQUISE 211 que le nôtre, la paix que nous déclarons, la paix que nous imposerons à coups de victoires et d'insurrections dans tous les pays, la terre que nous garderons, la terre que les généraux et leur séquelle de banquiers, de propriétaires, de traîtres veulent nous reprendre ( — mais tous ces chiens affamés se casseront les dents...). Les mots nets claquaient tantôt comme les déto¬ nations sèches des revolvers tantôt comme un drapeau fouetté par le grand vent. Des colères ramassées se muaient en exaltation froide ; des ricanements amicaux et des regards têtus s'aimantaient vers l'orateur. Dès qu'il se fut tu, quelqu'un qui attendait cet instant cria : — On n'a pas de linge, on est mangé par les poux ! Voilà. Une autre voix s'éleva : — Est-il vrai que les Soviets de Hongrie sont tombés ? — Ils sont tombés, jeta Antonov. Vivent les Soviets de Hongrie ! Vivat ! Ses deux poings et sa gorge lancèrent l'accla¬ mation aux vaincus comme l'annonce d'une vic¬ toire. Des voix égaillées lui firent écho, se cher¬ chèrent un moment, finirent par s'agglomérer. — Vivat ! Ce fut la rumeur même de la terre dont émer¬ geaient ces cent quarante soldats. La plupart ignoraient qu'il y eût une Hongrie. Ils croyaient entendre nommer une victoire inconnue. Ils saluaient en elle un espoir de délivrance. « Ils sont dans le vrai », pensa Ossipov. Et sous la rubrique Moral, il nota : « satisfaisant ». XV Les derniers beaux jours de l'automne pas¬ sèrent emportés par un tel flot d'événe¬ ments — tous mortels, car tous ils appor¬ taient, écartaient, conjuraient, certifiaient la mort, — que leur succession même devenait une sorte de calme. Ainsi s'établit dans un fracas continu de machines une sorte de silence où l'homme écoute battre son cœur, fume sa pipe, rêve peut-être à sa femme et sommeille éveillé. On avait fait la moisson dans les campagnes. On la cachait. Des laboureurs qui s'étaient bat¬ tus sous les drapeaux rouges, avec leurs vieilles faux, enterraient le blé et faisaient sonner le tocsin à l'approche de l'Antéchrist. D'autres, leurs fils, l'étoile rouge cousue sur les vieux képis de l'armée impériale, venaient fouiller les gran¬ ges. Des ouvriers, craignant d'être lapidés, haranguaient les anciens des villages. C'étaient des hommes coincés entre la faim, la haine, la discipline, la foi, la guerre, la fraternité, le typhus, la bêtise. Aux confins de ce bizarre continent se remuaient, fourmilières en fièvre, des armées qui fondaient en bandes et des ban¬ des qui s'enflaient jusqu'à devenir des armées. VILLE CONQUISE 213 Dans des pays jaunes et bleus — sables et cimes •— un sous-ofïicier devenu ataman faisait jeter tout vifs des cheminots dans des chaudières de locomotive. Mais, fils du peuple, il livrait à ses soldats exaspérés les filles de ses vieux géné¬ raux. Des trains blindés pointaient, sur les step¬ pes parcourues jadis par les archers de Gengis- Khan, le regard aveugle de canons. Des gentle¬ men aux corps singulièrement propres, frottés d'eau de Cologne, portant sous les uniformes des grandes puissances du linge parfaitement blanchi, des gentlemen qui ne savaient pas ce que c'est que dormir à la dure avec des poux sous tous les poils et des chances assez sérieuses d'être tués le lendemain, regardaient passer la terre russe, à travers les glaces des wagons- lits. Washington, Londres, Paris, Rome, Tokio dataient leurs instructions. Ils avaient des lames de rasoir Gilette, assez pour payer au vieux Chinois d'Irbit ses courtisanes les plus fardées —, du prestige, de l'argent, de la morgue, des man¬ chettes luisantes, assez pour humilier et réduire à une obéissance orientale des ministres sans le sou, intrigants et sots, guettés par des cama- rillas d'officiers, et des généraux, des amiraux, des gouvernants suprêmes qui faisaient encore convenablement leur métier ; — ils avaient des idées polies et arrondies comme leurs ongles, des idées sur la barbarie et la civilisation, la lèpre juive, l'anarchie slave, l'or de l'Allemagne, la trahison de Lénine, la folie de Trotski-Brons- tein, le triomphe inévitable de l'ordre qui per¬ met d'aller au club ou au café et de prendre 214 VILLE CONQUISE des douches. Ils emportaient des caisses de conserves : Sardines Amieux, Thon, Bœuf de la Plata, Prince's Herings ; et quand ils décam¬ paient au bruit d'une fusillade trop proche, dans une auto secouée par un souffle de panique, sous le pavillon de la Croix de Genève, des parti¬ sans jaunes, puant la bête et le lait de chèvre aigri retournaient avec surprise entre leurs doigts de pâtres ces boîtes mystérieuses sans ouvertures d'aucune sorte. Des masques oli¬ vâtres criblés de rides s'arrêtaient terrifiés et joyeux devant les miroirs du wagon s'expli- quant l'un à l'autre que c'était bien eux, là, en face, — moi, toi ! celui qui rit, ce barbu-là, c'est moi ! — ravis de se découvrir, car c'étaient des hommes du désert qui ne s'étaient jamais vus eux-mêmes. Et puis, l'un d'entre eux, en tête-à-tête avec son double, riant à son double, était pris, sans le savoir bien entendu, du vertige métaphysi¬ que. Je ne veux pas que mon double rie quand je ris ! Je ne veux pas que mon double soit ! Je veux que finisse Ce sortilège inconnu ! Il saisissait par le canon un tronçon de fusil dont la crosse était faite d'une racine noueuse et, levant la main sur lui-même, cassait le miroir. Car c'étaient des hommes du désert qui se battaient victorieusement contre les plus redou¬ tables sortilèges. — Celui-là valait bien Promé- thée. Il osait rompre le charme. Il eût osé ravir la flamme : ii moins que ce ne fût qu'une brute recélant dans ses muscles et sa colère des forces élémentaires. Peu importe. VILLE CONQUISE 215 Ils trouvaient les sardines fades. Ce qui importe c'est que la station de Vosskres- senskoé — Résurrection — était prise .Télégra¬ phiez au Conseil Révolutionnaire de la guerre, un plâtrier, un mécanicien, un instituteur, assom¬ més du plus lourd sommeil dans une tente ronde en peaux bariolées. Télégraphiez au Kremlin que la communication est rétablie. Une chance de salut, plus légère, il est vrai, qu'un grain de sable des plaines, s'ajoute dans ton plateau de la balance, République. Une chance ? Voskressenskoé est prise au Turkestan, Rojdestvenskoé — Nativité — est perdue en Sibérie. Peu importe. Annoncez à la presse : « Progression au Turkestan. La valeureuse armée de partisans d'Ali-Mirza... » — Ali-Mirza ? Vous savez bien qu'il a passé à l'ennemi. — Peu importe. Mettez : Le Conseil Révolu¬ tionnaire de l'Armée des Partisans rouges... Le diacre Epiphane chante des messes expia¬ toires à Rojdestvenskoé — Nativité —. Un meeting décide à Voskressenskoé — Résurrec¬ tion ■— que la station portera désormais le nom de Prolétarskaia, que la plupart des habi¬ tants prennent pour un nom de femme. Où est la tête d'Ali-Mirza à cette heure ? Gardons cette photo unique pour le musée de la Révolution. Barbe superbe en éventail, lunettes ; on croirait un homme d'affaires d'Occident, vers 1890. Mais ces rubans de mitrailleuse autour du corps, ce haut turban de la secte, ces molletières de Tommie sur des jambes frêles ? D'où sortait-il ? 216 VILLE CONQUISE Il paraît que sa tête de transfuge, la langue coupée, fut plantée au bout d'une pique devant la tente d'un ex-sous-officier des cosaques, parfait valseur, jusqu'au moment où elle ne fut plus qu'un crâne. L'ataman ivre soutint ce jour-là que c'était le crâne du bolchevik Lou- kine. Une légende du salut d'Ali-Mirza se créa. Un faux Ali-Mirza chevauchait dans le désert et dormait dans les ruines des forteresses de Tamerlan. Peu importe. Des bandes, toutes libératrices, parcouraient les routes entre les hautes herBes des plaines, dans des carrioles alourdies par les mitrailleuses et les gramophones. Des cavaleries ivres raz¬ ziaient les petites villes juives aux vieilles mai¬ sons blanches penchées si bas sur la terre, pas encore assez bas ; et toutes les femmes, toutes les fdles, jusqu'aux morveuses de huit ans avaient ensuite des maladies vénériennes. Une docto¬ resse américaine parcourait méthodiquement ces bourgs horrifiés. Elle promettait des médi¬ caments et dressait des statistiques. Les médi¬ caments n'arrivaient pas, les statistiques étaient fausses. D'autres cavaleries impitoyables pour¬ chassaient les premières. Cent quatre bandes -—- mais pourquoi cent quatre ? eh, peu importe, — trente armées qui n'étaient que des bandes plus fortes et plus régulières, deux "grandes ar¬ mées, celle de Sibérie et celle du sud, dirigées par de vrais Etats-Majors, pourvues de vraies artilleries, accompagnées de journalistes et de mercantis authentiques, fonçaient sur la Répu- VILLE CONQUISE 217 blique aux abois, cornant l'hallali dans tous leurs cors, sonnant la charge dans tous leurs clairons ; deux moindres armées en embuscade s'apprê¬ taient à nous sauter à la gorge. Les tanks arri¬ vaient de Cherbourg, les fusils de Londres, les grenades de Barmen, l'argent de l'univers. C'était la fin, la fin. ... Cette ville tout au bord de ce pays cerné, cette ville en proie à la faim, tout au bord de la fin avec son insouciance de vivante ! Les jours se ressemblent en quelque chose pour tous les vivants ; les jours les plus chargés de gloire ou de mort (ça se verra plus tard, ou pas, car ce sont encore des idées de vivants) sont pareils à d'autres ; et pourvu qu'on ait la soupe aux choux aigres, pourvu que le ciel soit doux, qu'un tram passe tout de même. — Tiens, ils marchent aujourd'hui ! — pourvu qu'on soit de bonne humeur, c'est la vie coutumière. « Fort heureu¬ sement, philosophait mon ami Koukine, l'homme n'a pas d'antennes pour percevoir la souffrance de son prochain. » Ce paisible joueur d'harmo¬ nica était à sa manière un citoyen utile ; le premier dans son quartier ,au centre de la ville, l'idée lui était venue d'élever en chambre des lapins et des poules ; il vendait pas cher pous¬ sins et lapereaux nés dans un grand salon par¬ queté où des amours se suspendaient aux cor¬ niches. —- Fort heureusement, le hurlement fauve des villes mises à sac ne s'entendait pas plus que le petit bruit insignifiant des crânes fracassés en série à coups de crosse ou de mail¬ lets, par économie des munitions, après les vie- 218 VILLE CONQUISE toires de l'ennemi et les nôtres. « Si l'espèce hu¬ maine, disait encore Koukine, pouvait acqué¬ rir pour cinq minutes une sensibilité collective, elle guérirait ou crèverait aussitôt. » De Kou¬ kine, je n'ai jamais su si c'était un imbécile, un toqué ou beaucoup mieux. Leçons d'harmo¬ nica de 2 à 6, prix réduits aux militaires et aux ouvriers. Cette annonce l'aidait à vivre. « J'ai toujours été socialiste, affirmait-il, car le socia¬ lisme promet à la musique un immense avenir. Et l'harmonica... » C'est lui qui m'annonça l'événement du 12 qu'il connut 24 heures avant les cadres du parti et trois jours avant que les journaux l'eussent avoué. Les complots se tramaient, se dénouaient, toiles d'araignées démolies à coups de hache, et se rebâtissaient irrésistiblement. Les Comités siégeaient. Au nom du salut public, des Comités qui ne voulaient plus de la dictature des Comi¬ tés, coalisés à d'autres qui voulaient la leur propre, firent sauter un grand Comité en pleine délibération. Nos vieilles armes, le fulminate, la valeur des lanceurs de bombes, la foi des magnicides, se retournaient absurdement contre nous. Des Comités frères des Comités fratrici¬ des les désavouèrent. Ce deuil passa sous des bannières rouges. Le typhus intestinal était pire. Que mangeait-on ? « Dites-moi, — Kou¬ kine hochait la tête, — comment vit la 4e caté¬ gorie avec ses 25 grammes de pain noir par jour ? Si ce n'était pas antisocialiste, j'établirais une lapinière philanthropique pour nourrir les der¬ niers capitalistes rescapés... » VILLE CONQUISE 219 Soixante-sept espions, contre-révolutionnai¬ res, agents de l'étranger, ex-princes, ex-finan¬ ciers, ex-officiers supérieurs, professeurs monar¬ chistes, tenanciers de tripots, aventuriers mal¬ chanceux, furent passés par les armes à la suite de l'attentat anarchiste. Gela faisait deux colon¬ nes entières corps 8 dans les journaux guère lisibles placardés sur les murs. Le front sud allait mal. 67 ? Le prix du sang d'une escar¬ mouche. Qui de ces soixanté-sept nous eût ména¬ gés ? Nous savions trop bien ce qui se passait de l'autre côté du front, pendant qu'on chantait des Te Deum dans les églises et que les gens instruits votaient des motions sur le retour à la démocratie. Nous nous sentions tous portés à l'avance sur des listes semblables. Est-ce qu'ils pensaient au nombre d'enfants qu'ils condam¬ naient ce peuple à porter au cimetière, quand ils décrétaient le blocus, les hommes d'Etat des grandes nations ? Le plus débonnaire de ces ministres pères de famille avait plus de sang innocent sur ses mains douillettes et proprettes que le vieil Hérode dont la scélératesse a été bien surfaite et qui du reste manqua Jésus. — Avec ces raisonnements-là on peut exécu¬ ter n'importe qui. Personne ne compte plus. Le nombre même ne compte plus. — Vous vous en apercevez. Il n'est que temps. C'est bien le raisonnement qu'il nous faut. Nous sommes le 12. Il s'agit de savoir si la ville tiendra jusqu'au 25. Si c'est non, tous les raisonnements sont mauvais, car c'est nous que l'on tuera. Si c'est oui, tous les raisonnements sont bons. 220 VILLE CONQUISE Pour être les plus forts, à cette heure, il s'agit de survivre, mon ami. — Eh bien, nous avons peu de chances. — Vous croyez ? Alors 67 ce n'est pas assez. - Vengeons-nous à l'avance, ça augmentera peut- être nos chances. Et puis : que voudriez-vous faire d'autre ? Les dernières touches de soleil posées sur l'énorme coupole de Saint-fsaac s'évanouirent et ce fut la fin de l'été. Le beau fleuve large où pourrissaient le long des quais de granit les cha¬ lands que l'on se hâtait de démolir charriait vers la mer les bacilles du choléra, de la dysen¬ terie et du typhus. Ce fleuve était désert. L'ab¬ sence de bateaux faisait un grand vide entre les ponts. Les flèches d'or dressées sur la forte¬ resse, l'Amirauté, le Vieux-Château, pareilles à de vieilles épées de cour, pâlirent dans un ciel plus blanc. Au jardin d'Eté les statues se désolè¬ rent au-dessus des feuilles mortes ; la grille du fond emprisonnait des déesses exilées. Les rues droites étaient un peu plus vicies qu'au printemps, avec leurs chaussées effondrées par endroits, leurs façades écaillées, plus lépreuses, un plus grand nombre encore de carreaux cassés et de vitrines à l'abandon, comme après d'inqua¬ lifiables faillites suivies de ventes à l'encan et de fuites... Tout céla n'avait aucune importance. Sokolova dansait au Petit-Théâtre, dans le Papillon Vert. On la payait en farine. Le grand ténor Svetchine allait reparaître à l'Opéra dans le Barbier de Sévillc. Tamara Stolberg jouait du Vincent d'Indy à la grande salle du > VILLE CONQUISE 221 Conservatoire. On pouvait obtenir au marché jusqu'à dix kilos de pommes de terre pour un habit de soirée défraîchi ; mais on ne donnait pas plus de cinq morceaux de sucre d'un huit reflets tout neuf. « Il n'y a plus que le cirque qui les achète » expliquait la fripière. Et le cir- [ que allait fermer : des palefreniers méditaient de dévorer ses lions étiques, nourris de mie de pain. Les divans de cuir atteignaient des prix fous, car d'obscurs maîtres bottiers s'ingéniaient à en tirer des bottes, des bottines et jusqu'à de petites chaussures à hauts talons pour les élégantes... Le Conseil Supérieur de l'Economie régionale procédait à la réorganisation des Directions de l'industrie ; d'où conflits avec les Commis¬ sariats des Transports, de l'Approvisionnement et de l'Agriculture, frottements avec le Conseil Central et intervention du Comité régional des Syndicats, sourde opposition de l'Exécutif de la ville, mécontentement de l'Exécutif Central de la République, plaintes au Comité Central du parti, délibérations du Conseil des Commis¬ saires du Peuple, projet de convocation d'un congrès extraordinaire des institutions éco¬ nomiques, réclamations exaspérées de la Com¬ mission suprême du Ravitaillement de l'Armée qui... Fleischman était rentré spécialement du front pour rédiger en toute hâte, avec le groupe Kon- drati, de nouvelles thèses sur l'organisation ver¬ ticale des secteurs industriels (cf. la résolution du Vile congrès des Soviets, le titre IV de la 222 VILLE CONQUISË % résolution du VIIIe congrès du parti, la circu¬ laire 4827 du Comité Central ; — ne pas oublier de citer la lettre d'Engels à Sorge, de mars 1894) quand se produisit l'événement du 12. La pluie s'était mise à tomber sur quatre mille hommes. Ils sortirent des tranchées crou¬ lantes pour se réfugier, à travers les champs détrempés, dans des villages immensément mornes. Ces Ivan, ces Matvéi, ces Timochki faméliques ne voyaient autour d'eux qu'un horizon insensé. L'hiver venait. Neigé dans la tranchée, membres gelés, faim au ventre et la pauvre terre à l'abandon ! Vierge mère de Dieu, Christ-sauveur, Révolution, Chefs du proléta¬ riat mondial ! quand tout cela fmira-t-il enfin ? Ou n'y a-t-il personne qui pense à nous, qui nous comprenne, personne à qui crier que nous en avons assez ? Des gars se sauvaient dans les bois. Là étaient les Verts. Inventer une couleur nouvelle, n'être plus ni blanc, ni rouge, ni vert, ne plus se battre contre personne ! Nous avons pris la terre, déclaré la paix, montré que nous en avons assez, mais ce n'est jamais, jamais fini. Des gars se sauvaient de l'autre côté du front puisqu'on y mangeait mieux, paraît-il. Assez de commissaires juifs qui n'avaient à la bouche que l'exhortation à la résistance! Qu'ils se fassent tuer tout seuls pour défendre leur Kremlin ! Les gens de la terre en ont assez, comprenez-vous ? (Mais ils reviendraient : car, de l'autre côté du front, c'était pire...) L'armée blanche vêtue d'uniformes britan¬ niques attaqua le 12. La VIe division s'évanouit VILLE CONQUISE devant elle. Quelques hommes se firent tuer en désespérés dans l'herbe mouillée, sous la gesticulation figée des branches déjà dépouil¬ lées. On cherchait parmi leurs cadavres le juif immonde pour cracher sur sa sale figure hirsute. L'auteur d'une Philosophie de Gœlhe eut cette mort. -Cette fois, c'était bien la fin, la ville serait prise en huit jours. Il pleuvait banalement. Le Professeur et Valérian trouvaient la situation bonne. Kaas trahissait. « Mais, disait le Professeur, ce finaud- là ne trahit que les siens. Il n'a livré aucun des nôtres. Il réserve sa chance, car notre probabi¬ lité grandit. Paraît qu'il reconnaît même à ma place ce vieil imbécile de Lytaev !... » — Bien imprudent de sa part, observa Valé¬ rian. — Kaas n'est jamais imprudent ; il a l'ex¬ cuse de ne m'avoir guère connu ; et je l'entends d'ici, faisant le scrupuleux : « Je crois le recon¬ naître, mais je ne saurais affirmer que... » Rien n'est plus convaincant. Ils préparaient, dans le confort négligé de ce grand cabinet de travail, sous le portrait de Tolstoï par Répine, des listes de proscription. « Celle de Kaas est la plus complète. » Le Profes¬ seur ressemblait à, une idole polynésienne, en bois bariolé, délavée par les averses. Son lourd menton carré tombait sur une cravate acadé¬ mique — bien qu'il ne fût pas professeur, natu¬ rellement. La cornée jaune de ses yeux luisait, striée de veinules rouges. Crâne haut, nu, ver- dâtre sous l'abat-jour, nez osseux, fiché en trian- 224 VILLE CONQUISE gle au milieu d'une face pétrifiée. Plusieurs des 67 le touchaient d'assez près : c'est pourquoi son regard absent ressemblait au reflet passif qu'on trouve dans les yeux de verre. La ville ne pouvait rien savoir ; mais une indé¬ finissable angoisse y errait, versée par la pluie, apportée par des fuyards, colportée dans les queues par les femmes qui avaient lu un mani¬ feste des Blancs. « L'heure du châtiment appro¬ che... » C'est dans l'une de ces journées que Zvé- réva fit une découverte surprenante. Le suspect Danil Pétrovitch Gof s'appelait en réalité Nicolas (Kolia) Orestovitch Azine ; arrêté sous ce nom un an auparavant, objet d'une instruc¬ tion nettement défavorable, il avait été libéré à l'époque sur un ordre signé d'Arkadi, par une négligence inexplicable. La sœur de ce suspect, étroitement surveillée, ne fréquentait personne en dehors de quelques parentes âgées sans inté¬ rêt pour le dossier 42 ; mais elle recevait un mili¬ taire au type géorgien très prononcé. Elle fit avec lui une promenade au parc de Dietskoé Sélo. Elle était toute en blanc sous un grand chapeau de paille à ruban rose ; lui, ramait. Le mouchard ayant pris un canot avait réussi à croiser plusieurs fois ce couple et cru recon¬ naître un personnage influent de la Commis¬ sion même... Arrivée là, Zvéréva se sentit enva¬ hie par un bonheur plus grand que celui de l'amoureuse dans la barque de son amant. Le précieux Kaas révéla qu'il connaissait de longue date la liaison d'un membre de la Com¬ mission avec une jeune femme de bonne bour- VILLE CONQUISE 225 geoisie et méditait d'en tirer un jour parti. Le fleuve terne roulait ses masses glauques vers la mer. La pluie s'acharnait sur la ville, sous un ciel blanc sale. Les eaux ruisselaient dans les champs pauvres, les landes au bord de la mer, les bois de sapins et de bouleaux dénudés- Par les terres fangeuses et les routes informes, des ruisseaux d'hommes gris fuyaient vers la ville, poursuivis par des colonnes ivres d'une victoire inespérée. Le nouveau président de la Commission Extraordinaire reçut à trois heures les dernières dépêches du front. La situation devenait désespérée. On frappa. Ce devait être Arkadi. C'était lui. — Quelles nouvelles ? demanda-t-il en voyant sur la table les rubans bleus des télégrammes. — Mauvaises, dit Ossipov sans lever la tête. Arkadi haussa les épaules. Des troupes fraîe ches ou la ville est perdue. Mais pourquoi s. dérobait le visage d'Ossipov ? Arkadi attendit Jamais il n'avait peur. A voir pourtant se redresser enfin le front blanc d'Ossipov — et ce visage effacé, épouvantablement triste, le pressentiment confus d'un grand malheur naquit en lui. — Qu'as-tu fait, vieux frère ? dit enfin sour¬ dement Ossipov. Les mots s'arrachaient à lui comme se décol¬ lent des flancs d'une tranchée ruinée par la pluie des blocs de terre argileuse. —1 Quoi ? Ossipov se leva, désespéré. VILLE CONQUISE 15 226 VILLE CONQUISE — Quoi ? Quoi ? Connais-tu Olga Orestovna Azine ? — Oui. — As-tu fait en février libérer son frère ? Ils allèrent tout de suite au fond des choses et ce fond était d'une profondeur d'abîipe. — Eh bien, dit Ossipov, il faut que je t'arrêtê. — Tu ne doutes pas de moi, j'espère ? •— Je ne doute pas de toi, mais qu'y puis-je ? Ossipov ajouta presque bas, comme pour s'excuser : — Le mandat d'arrêt est contresigné de Térentiev. Lui ou un autre... Un silence blafard agrandit la pièce. Le tic-tac de la pendule —- Amour et Psyché — usa les secondes vidées de tout conte¬ nu. Arkadi regarda dans la fenêtre la pluie fine rayer de ses fils rompus et pourtant infinis une inoubliable façade jaune. Et, parlant ainsi qu'en rêve, il dit à haute voix une chose idiote : — Sale temps. Faudrait faire repeindre cette façade en bleu. « Qu'as-tu fait, mon pauvre vieux, qu'as-tu fait ! » murmura encore, peut-être tout haut, peut-être à part lui, Ossipov. Us se serrèrent la main. XVI C'est une chose admirable et inexplicable que la transmission des mauvaises nou¬ velles dans une prison, dans les villes assiégées, dans les pays à censure. En temps de guerre civile, les habitants discernent dans l'atmosphère coutumière d'une ville les signes indéfinissables de sa perte. Les autorités du moment ont beau faire afficher que la situation s'améliore, l'habitant se doute bien que l'éva¬ cuation commencera demain ; il devine que les premiers cavaliers de la nouvelle terreur se montreront après-demain dans le silence fulgu¬ rant des rues désertes ; — des gens iront avec des fleurs au-devant des clairons ; — les maisons seront fouillées ; — des suspects, du sang à la commissure des lèvres, s'éloigneront d'un pas automatique entre de bizarres fantassins coiffés d'énormes bonnets noirs en peaux de mouton... etc. Les gens de Kiev ont connu onze occupations. Les gens d'ici vont, flairant leur angoisse ou leur attente. Car notre angoisse est faite de l'espoir des autres ; notre espoir tisse leur angoisse. Ville à la dérive. Des journaux étrangers, entrés en contrebande, que l'on se passe de la main à la main dans le plus grand VILLE CONQUISE secret — il y va de la vie — disent, dépêche de Stockholm, que cette ville est prise. Autre dépêche rectificative « de notre correspondant spécial : L'Armée nationale compte faire son entrée dans les trois jours », vous avez bien lu, Madame ! Les cordonniers rentreront dans leurs échoppes, les banques vont rouvrir, Dieu soit loué ! Les Blancs occupent les anciennes résidences impériales, à trente kilomètres. Ils ont des tanks... Le prix du pain triple au marché clandestin encombré par deux mille personnes. Que valent les assignats d'une révolution qui va recevoir le coup de grâce ? Heure d'agir, plus de recul possible. Un vieil archiviste bouffi, nourri depuis des mois de pommes de terre gelées frites à l'huile de ricin, fracture à lentes poussées le grand secrétaire en acajou de la présidence du Sénat, beau meu¬ ble du temps de l'empereur Paul, mais il le faut ! Son cœur bat comme un bourdon. La minute du risque est venue si simplement. Demain peut-être ces archives brûleront, il faut pourtant sauver les lettres autographes du grand provocateur. Il les emporte sur sa poitrine étique; et sa claudication dans la rue est plus joyeuse que s'il avait de nouveau, par miracle, vingt ans et de délirantes lettres d'amour à relire le soir. Il étouffe un rire muet sur ses lèvres pin¬ cées. Une corvée de bourgeois surveillée par deux soldâtes en jupons courts creuse des tranchées devant le pont de la Trinité. L'archi¬ viste contemple un moment leur lent travail probablement inutile : des femmes en paletots VILLE CONQUISE 229 démodés brouettent maladroitement les pavés de bois ; les hommes n'ont pas l'air de mauvaise humeur. — Qu'on prenne la ville maintenant, je m'en moque ! On vole les stocks de la Commune, on vend jusqu'à des stocks inexistants. Oui s'y retrouve¬ ra demain ? De l'argent pour fuir, de l'argent pour se cacher, de l'argent pour s'acheter des papiers, de l'argent pour trahir, de l'argent pour jouir et s'enrichir. Des maquerelles dont on se transmet discrètement le téléphone vous offrent les charmantes du corps de ballet. Une favorite de grand duc ? Une sentimentale qui s'attache ? Ou une perverse, voulez-vous ? Il subsiste invisibles, dispersés dans la ville égali- taire, des sérails où l'on jouit de vivre oublieux des disciplines, des assemblées, de la révolution même, pourvu qu'on ait des brillants. Et il n'y a qu'à les prendre, les brillants, quand on les trouve. Des antiquaires expropriés qui ne sont peut-être que des pilleurs d'épaves vous offrent de précieuses miniatures : ça gardera toujours sa valeur, c'est facile à cacher, d'un transport aisé. On passe la frontière une nuit, une petite valise à la main — défends-la bien, ta petite valise, dans le bois noir ! — et l'on est riche ! Ah ! Des contrebandiers qui ne sont peut- être que des indicateurs de la Commission Extraordinaire vous conduiront en Finlande (ou au guet-apens) pour quelques milliers de roubles. Mais où cacher les brillants ? Songez-y bien. Dans le talon des bottes ? Connu. Un bon truc neuf ; dans des boutons de pardessus. 230 VILLE CONQUISE Sous des allumettes, dans une boîte d'allumet¬ tes qu'on affecte de négliger. Dans l'anus comme font les forçats... Des hommes habillés de cuir noir, pareils à nous, de garde à leur tour dans les services de l'Exécutif, vendent les stocks de la Commune et jusqu'à des wagons de vivres déjà volés. Une face épaisse d'âpre laboureur mal dégrossi dans les soutes des cuirassés sourit aux miniatures : Paul Ier, nez kalmôuk, yeux bordés de rouge et tricorne, une marquise au teint bleuâtre, Napoléon. Et si la ville tient ? Prendre la perverse ou la sentimentale? La face s'immobilise, échauffée par un soudain afflux de sang. Les'deux, le diable m'emporte, je suis un mâle, moi ! et j.'ai là une fortune... Cinq heures. C'est le moment d'aller dîner à la table de l'Exécutif — la seule où l'on ait une soupe succulente au cheval faisandé. Puis, rapport au Président — « Etat des vivres ? — Mauvais, Gromov, ça ne peut pas durer... » Gromov n'est que zèle, explication rude, dévouement prolétarien sans façons. « Les transports, ces salauds de cheminots qui ne pensent qu'à leur ventre, tous des spéculateurs !» — « Enfin, proposez quelque chose, Gromov, voyons ! » — « Je propose des réquisitions sur les marchés. Allons-y militairement. » (On reprendra sur les marchés, au bruit des coups de fusil en l'air de la milice, dans la panique des femmes affolées, la farine et le riz vendus avant-hier à André Vassi- liévitch pour deux barrettes de brillants.) Le vaste Institut est déjà vide aux étages. Au rez-de-chaussée s'organise mornement une VILLE CONQUISE 231 cohue de jours d'émeute. Est-ce la mobilisation ou la fuite qui vide les bureaux ? Le Président n'en sait trop rien. Son pas est mou. Les mains dans ses poches, l'allure du monsieur qui sort d'un petit café, il suit le long corridor droit. Les portes des anciens dortoirs de jeunes filles portent des numéros. 82, Comité du Parti, 84, Service de répartition des cadres. 86, Presse. 88, Services de l'Internationale. Le Président entre là. Dans une obscure antichambre nue formée de cloisonnages en bois blanc, les chas¬ seurs, deux gamins, luttent en étouffant leurs rires de peur d'être entendus par la terrible secrétaire qui corrige les épreuves d'un mes¬ sage au P. C. A. sur la scission du groupe de Brème. L'apparition du Président les fige sur place. Mais la grosse tête ébouriffée a un vague sourire. Les gamins s'enhardissent tout à coup. « On n'a plus ni pantalons, ni chaussures, voyez plutôt, camarade ! Signez-nous un bon, camara¬ de ! » Veine ! Il signera le bon ! « Demandez au secrétariat. » Le Président l'a dit ! Derrière lui les gamins dansent une gigue silencieuse : on aura des chaussures ! Spacieuse salle blanche. Le Président dicte à sa sténo, une blonde pale. « Travailleurs du monde !... » La T. S. F. lancera ce soir à tous, à tous, à tous ! ce suprême appel de la Commune du Nord. Nous n'avons plus en somme que cette voix à opposer à l'escadre qui bloque le port et débarquera demain des bataillons aux cas¬ ques plats. « Soldats et marins britanniques, prolétaires et paysans, oublierez-vous que nou 232 VILLE CONQUISE sommes vos frères ? » Le Président va d'un angle de la pièce à l'autre, scandant ses phrases. La sténo le regarde à la dérobée quand, cherchant ses mots devant la fenêtre, il fourrage dans ses cheveux rebelles. Elle pense que c'est toujours la même chose, qu'il a une belle tête, qu'elle va rater la distribution des harengs au sous- secrétariat des pays latins, qu'en cas d'évacua¬ tion il l'emmènera sûrement dans le wagon présidentiel... ★ L'Etat-major d'une division s'installe dans une des gares. La ligne de feu borde la grande ban¬ lieue. Les lignes de résistance et de retraité de la défense intérieure suivent les contours des canaux. Tels coins de rues seront bien défendus. Les survivants se retireront le long du fleuve au risque d'être deux fois coupés... La dynamite et le feu régneront alors. Kondrati le dit cal¬ mement : — Nous ferons sauter les ponts. Nous ferons sauter les usines. Nous ferons sauter l'Exécutif, la Commission Extraordinaire, les anciens minis¬ tères. Nous allumerons les magasins du port. Nous ferons de la ville un volcan. Voilà ma solution. Le Président en préférerait une autre. Sa grosse tête bleuâtre, un peu bouffie, est accrochée au téléphone. Sa voix assourdie transmet inlassa¬ blement à 640 kilomètres de distance, au cœur même de la République, les mauvaises nou-> VILLE CONQUISE 233 velles. Ni vivres ni renforts. Progression irré¬ sistible de l'ennemi. Tanks. Oui, tanks. Troupes démoralisées, peu sûres. Complots dans la ville. Risquons d'être pris à revers. Les troupes du front nord céderont à la première poussée, pas d'illusions à se faire là-dessus. La flotte britan¬ nique... Je dis bien : intenable. Evacuation, oui. Eviter des massacres inutiles, sauver les forces vives du prolétariat... ★ La Commission Extraordinaire siégea au complet, conformément aux statuts, pour juger l'affaire Arkadi. Fleischman nommé à la place de l'accusé rapporterait ensuite sur la situation au front. Douze têtes dans la petite salle des séances lambrissée de chêne. Ossipov présidait. L'affaire se présentait d'une simplicité irrépa¬ rable. Le rapport Zvéréva, conçu en termes d'une extrême modération apparente, se terminait sur une hypothèse voilée de corruption. Rien ne prouvait qu'Olga Orestovna Azine n'eût pas obtenu d'Arkadi d'autres élargissements que celui de son frère et n'eût pas été payée par les intéressés. Un passage à double entente d'une déposition Kaas renforçait cette présomption. (Ce rapport odieux avait déterminé Ossipov à retirer le dossier 81 à la camarade Zvéréva pour le transmettre à Kirk ; mais d'aucuns voyaient là une mesure arbitraire ; la coterie du Président blâmait, dans des conversations, intimes qu'on ne manquerait pas de rapporter 234 VILLE CONQUISE au Comité Central, « cette singulière manifes¬ tation de camaraderie... ») Marie Pavlovna, envoyée à Moscou afin de soumettre le dossier au grand chef, s'était trou¬ vée en présence d'un homme osseux auquel le surmenage faisait une tête de vieil enfermé, accablé de soucis. De maigres épaules faisaient saillie sous sa vareuse verte. Il n'était que nerfs, tranchant, mouvement concentré, rete¬ nue, réticence, silence. Coupant de profil, de barbiche, du regard absent qui se plantait droit sur l'interlocuteur, inexorablement, — peut-être à cause de sa limpidité détrempée par la tension intérieure. — Rien sur sa table qu'un énorme encrier massif en pierres rares de l'Oural d'une couleur de chair à vif veinée de bleu violet, offert par les prolétaires d'Eka- térinbourg « justiciers du dernier autocrate, au Porte-Glaive inflexible de la révolution, notre cher et grand... » Pas d'encre naturellement dans le bel encrier clos car le grand chef signait ses arrêts d'un stylo, présent du journaliste quaker, M. Pupkins. Cartes du front. Sous le portrait de Karl Marx grandeur naturelle, entre les deux fenêtres, une bizarre panoplie : masses d'armes faites d'énormes racines cloutées ; maillets bos¬ selés pendus au bout de tronçons de câbles ; fusils mutilés, le canon coupé, la crosse amputée ; une sorte de canon difforme, tuyau métallique enchâssé dans un tronc d'arbre ; et sur un rec¬ tangle de bristol, notice dactylographiée : « Liquidation de la bande Tarassov, gouver¬ nement de Tambov, février 1919. » VILLE CONQUISE 235 Le chef ouvrit le dossier. Rapport Zvéréva. Interrogatoires d'Olga Oreëtovna Azine. In¬ terrogatoires d'Arkadi Arkadiévitch Ismailov (Arkadi retrouvait son nom entier et cela l'éloi- gnait encore). Les deux accusés paraissaient s'être minutieusement entendus à l'avance tant leurs dépositions concordaient. L'accusée déclarait avoir été, à l'époque, convaincue de l'innocence de son frère. Arkadi l'avait crue. Un mois après, elle devenait sa maîtresse. Sur ce dernier point, il avait été malaisé de lui arra¬ cher des précisions. — Une dénonciation secrète soulignait que l'instruction, arbitrairement reti¬ rée à la camarade Zvéréva, collaboratrice irré¬ prochable, avait été confiée à un ancien syndi¬ caliste, Kirk. « Sale affaire », dit le grand chef. Il regarda dans le vide, droit devant lui. « Je devrais y aller... » La porte s'ouvrit doucement, on apporta un pli rouge. Le chef tourna vers Marie Pavlovna ses yeux limpides et demanda : — De façon générale, votre Commission n'est-elle pas trop pourrie ? Le haut-le-corps de la sévère vieille femme qu'il connaissait depuis vingt ans pour avoir correspondu avec elle quand elle habitait Paris, rue de la Glacière, et qu'il résidait à Oust- Kanskoé, dans l'Altaï, aux confins de la Chine, lui fit ajouter très vite : — Ne vous formalisez pas, Marie Pavlovna. Vous savez vous-même comme les gens se démo¬ ralisent vite, les jeunes surtout. Allons, tranche?; 236 VILLE CONQUISE cette affaire vous-même, je m'en remets à vous. Je viendrai plus tard... Cette preuve de confiance constituait peut- être la pire façon de décider ; car à cette heure l'ombre soupçonneuse du chef dominait la Commission. Autre complication : le scandale s'ébruitait. Le Président, parlant à une grande assemblée du parti, s'était permis une allusion très claire aux germes de corruption découverts jusque dans la redoutable Commission Extraordinaire. « Nous épurerons impitoyablement les organes de la Terreur, s'était-il écrié dans un beau mouvement oratoire. — L'épée du prolétariat doit être propre. » La salle avait longuement applaudi. Arkadi appartenait au groupe Kondrati. Tout le groupe se sentait visé en lui. Cette sortie démagogique, on la retournerait contre le Président, nul n'ayant le droit de divulguer une affaire qui n'était encore jugée ni par le parti ni par la Commission ; — mais le sacrifice d'Arkadi paraissait s'imposer pour que la coterie ne fût pas éclaboussée par sa faute. Enfin, le cas Zoline, bien que tout à fait diffé¬ rent, était fâcheusement présent à tous les esprits. Cet agent subalterne de la Commission qui s'était fabriqué de faux tampons afin de se faire délivrer des vivres sur des bons qu'il libellait lui-même, venait d'être passé par les armes sans discussion. L'article XV du Règlement intérieur était d'une précision de couperet. Le débat fut court, coupé de longues pauses embarrassées, A la fin, VILLE CONQUISE 237 Marie Pavlovna, seul membre présent du Comité Central, dit d'un ton neutre : — Je propose l'application de l'article XV. Ossipov mit aux voix. Ivanov ? — Pour. — Feldman ? — Pour. — Ognev ? Pour. Fleischman, le premier du groupe Kondrati, vota pour. Térentiev, au moment de voter, prit la parole. Sa grosse tête rougeaude, ses lè¬ vres retroussées, son front bas, furent seuls en lumière pendant quelques instants. Ses yeux de porcelaine, de nuance imprécise, roulaient en tous sens ; il fit de ses mains grossières, aussi rouges que sa face, quelques gestes courts, pareils à des bégaiements. —; Il n'y a qu'une histoire de femme là-de¬ dans. Arkadi est propre. Nous avons peu d'hom¬ mes de cette trempe. Il vaut mieux que moi, vous dis-je, cent fois mieux ! Je vous dis que nous ne pouvons pas le fusiller. Je suis un homme inculte, moi, regardez mes pattes, regardez comme je signe... Il saisit un crayon, il fit le geste de signer. Il cherchait dans la salle un appui, mais les onze visages étaient muets. Ossipov, la joue dans la main, écoutait tristement, l'œil éteint. Térentiev, cramoisi, bafouilla. — Je crois en lui. La révolution ne peut croire personne sur parole, c'est vrai. Nous devons offrir nos têtes, c'est vrai, puisque nous som¬ mes sans merci. Mais je ne peux pas ! Je vous dis que nous ne pouvons Il se tut. VILLE CONQUISE — As-tu fini ? demanda doucement Ossipov. Tu votes donc contre ? Kirk regardait avidement Térentièv. Six res¬ taient, ce pouvait être le vote décisif. L'autre, congestionné, la tête baissée, les veines du cou enflées, ses deux vilaines mains posées à plat sur le tapis vert, luttait avec lui-même, acculé à une muraille invisible. — Non, fit-il, étranglé, je vote pour, Kirk jeta « contre » avec une sorte de fureur. Trop tard, il fut le seul. Ossipov, dernier, arti¬ cula distinctement : — Moi : pour. Par onze contre une l'applica¬ tion de l'article XV est votée. Cette nuit-là, très tard, Kirk vint frapper à la porte du 130, à la Maison des Soviets. Ossi¬ pov, tiré du lit en chemise, les pieds nus, sa vieille culotte de cheval flottant autour de hanches maigres, le reçut avec inquiétude : — « Eh bien ?» — « Eh bien, rien. Tu sais, frère, nous commet¬ tons un crime. » — « Un crime ? rétorqua Ossi¬ pov, — parce que l'un de nous est frappé à son tour ? Est-ce que tu ne comprends pas qu'il faut payer de son sang le droit d'être impi¬ toyable ? T'imagines-tu par hasard que nous n'y passerons pas tous ? « Jo l'aurais sauvé si j'avais pu. Mais tu l'as vu, il n'y avait plus qu'à partager la responsa¬ bilité des autres. Toi, tu es un Don Quichotte, avec ta manière de faire cavalier seul. Ça t'amuse peut-être, ça ne sert à rien. « Et puis, écoute, toute cette affaire n'a plus aucune importance. Pas plus que n'en aurait ta VILLE CONQUISE 239 mort ou la mienne cette semaine. Tu tombes bien, car je suis à bout de force. Réveille Gricha, au corps de garde, prends ma moto et fais-toi conduire à Smolny. Six cents hommes sont arri¬ vés de Schlùsselbourg. Il faut les loger, les nour¬ rir, les armer, en faire une force. Fais vite. » / XVII Les bureaux fonctionnent comme de cou¬ tume, c'est-à-dire qu'ils font semblant de fonctionner. Les queues sont là, dans les rues. Assemblée extraordinaire à l'usine. Séance extraordinaire au rayon. Téléphones. La ville attend l'événement qui se ramasse quelque part au-dessus d'elle, dans des régions incon¬ nues, pour bondir sur l'immense proie. Malheur aux vaincus ! Une jeune femme enceinte — car la maternité désarme le soupçon, — et une vieille femme à cheveux blancs préparent les faux papiers de l'organisation illégale qui continuera demain, dans la ville perdue, l'action du parti ; elles ne savent pas qu'elles sont déjà vendues à l'ennemi ; que l'on a leurs adresses ; que les faux passeports étrangers qu'elles achètent sont doublement faux... Des régiments s'apprêtent mornement à une suprême bataille grosse d'un épouvantable sauve-qui-peut. Les bataillons spéciaux du parti, casernés autour des Comités, murmurent que rien ne se fait pour l'évacuation, que les chefs auront des trains et des autos, eux, pour filer, tandis que les pauvres bougres feront des martyrs. Les ouvriers, dans les usines mortes, réclament de la farine et chapardent VILLE CONQUISE 241 les métaux, les outils, les planches des clôtures, les tôles, les cordes, les câbles... Des nuées char¬ gées de pluies apportent des rumeurs de trahi¬ son, d'incendies, de défaites, d'exécutions. Les Cosaques ont pillé le palais de Gatchina. Le grand-écrivain Kouprine est passé à l'ennemi, « Ils pendent tous les juifs, tous les commu¬ nistes, jusqu'au dernier ! » Fin de classe, dans un préau d'école taché de flaques de boue, Rachel et Sarah, qu'on croirait nées sous des palmes au seuil d'un désert biblique, sont tout à coup entourées de gosses. « Youpines, you pines, on va vous étriper bientôt !» — « Les enfants aussi ? » s'enquiert Madeleine aux tresses blondes. « Tous, tous ! » Les petites juives s'en vont se tenant par la main et la future terreur les environne déjà d'un vide bizarre. « Qu'est-ce que c'est : étriper ? » demande Rachel à son aînée. Mais l'aînée qui a envie de pleurer, presse le pas. « Tais-toi, tu ne comprends jamais rien. » Comment voudriez-vous que la ville tienne quand la République toute entière va s'écrouler. Les experts ont approfondi le problème des trans¬ ports, le problème du ravitaillement, le problème de la guerre, le problème des épidémies. Us concluent qu'il faudrait un miracle. C'est leur façon de dire au Conseil Suprême de la Défense : « Vous êtes en faillite ! » Us se retirent, très dignes, voilant leur arrogance d'augures. L'un sait que l'usure des voies ferrées sera mortelle en moins de trois mois. L'autre que les grandes villes sont condamnées à mourir de faim à la même VILLE CONQUISE 16 VÎLLE GONQUISÊ échéance. C'est mathématique. Le troisième que le programme minimum de la fabrication des munitions est parfaitement irréalisable. Le quatrième annonce l'extension des épidémies. Leurs dossiers contiennent toutes les feuilles de température de la révolution. Cette courbe de fièvre est mortelle. On ne force pas l'histoire. On n'organise pas la production par la terreur, voyons ! avec un des peuples les plus ari'iérés de la terre ! A peine s'ils taisent leur arrêt par défé¬ rence pour les hommes d'énergie qui se sont embarqués dans cette formidable aventure, qui sont perdus, mais dont on étudiera longtemps les moindres fautes. Comment les expliquer, ces hommes ? Voilà bien le problème des problèmes. Il y a de la crainte dans cette déférence, de l'iro¬ nie, peut-être même du regret. Les experts sont partis. Doux hommes res¬ tent en présence au milieu du Conseil Suprême, pareil, en effet, avec ses mines soucieuses et ses papiers couverts de chiffres spécieux, au conseil d'administration d'une entreprise terriblement déficitaire. Passif : la terreur blanche à Buda¬ pest, la défaite de Hambourg, le silence de Ber¬ lin, le silence de Paris, l'hésitation de Jean Lon¬ guet, la perte d'Orel, la menace sur Toula. Passif : que nous n'étions rien hier, que nous sortons de la misère, des ténèbres, de la perpé¬ tuelle défaite. Actif : les dépêches d'Italie, les grèves de Turin, les exploits de partisans dans la taïga sibérienne, la rivalité entre Washington et Tokio, les articles de Serrati et de Pierre Bri- zon. Actif : là science, la volonté, le sang des VILLE CONQUISE 243 prolétaires. Actif encore : le passif épouvantable d'une civilisation qui porte au flanc la plaie de la guerre. Par la propagande, les onze mille assassinés de la terreur blanche de Finlande sont passés à l'actif... A cet instant au milieu du labeur et du silence des masses, le débat se résume entre deux têtes. Ce sont celles dont on retrouve partout les effigies lassantes : dans les demeurés, dans les bureaux, dans les clubs, dans les journaux, aux devantures des photographes flagorneurs qui se disputent l'honneur du cliché,, aux portes des édifices publics. Une fois, ces deux hommes, de bonne humeur après un gros succès dans la nationalisation des houillères, ont échangé sur cette iconographie des mots ironiques : « —- Quelle consommation de portraits, dites ! Ne croyez- vous pas qu'on exagère ?» — « L'envers de la popularité, mon ami ; ce sont les arrivistes et les imbéciles qui la font mousser. » Us étaient sar- castiques tous les deux, mais différemment : l'un, bonhomme, au grand front dénudé, aux pommettes légèrement accentuées, le nez fort, un brin de barbe roussâtre, un grand air de santé, de simplicité, d'intelligence finaude. Un rire fréquent bridait ses yeux, alors rapetissés, pleins d'étincelles vertes. Il avait à ces moments le front énorme et bosselé, la bouche grande, une expression joviale qui révélait à l'observateur, mêlés aux traits de l'européen, des traits d'asiatique. — L'autre, juif, avec, par moments, une puissante laideur d'aigle dans le grand pli de la bouché aux lèvres fortes, une intelligence 244 VILLE CONQUISE aiguë dans le regard, un port de tête de conduc¬ teur d'hommes, une certitude intérieure que les myopes pouvaient prendre pour du vieil orgueil ; et dans le rire un masque méphisto¬ phélique assez trompeur, car cet homme gardait une capacité de joie d'adolescent pour qui la vie est toute à conquérir. Ils rirent de leurs pro¬ pres portraits. « Pourvu, dit l'un, que nous vivions assez pour en arrêter l'impression ! » « Souhaitons, dit l'autre, de vivre assez pour n'être point béatifiés ! » Ils savaient qu'on ne retourne pas le monde sans s'appuyer sur les plus vieilles roches. Le sort de la ville se décide entre eux. — Qu'est-ce qu'une ville, même celle-là ! Le front sud importe davantage. C'est ici qu'il faut tenir : garder l'arsenal de Toula, la capitale centrale, les clefs de la Volga et de l'Oural, le foyer de la révolution. Gagner encore du temps, même en cédant du terrain. Concentrer les forces. Rien ne sera perdu après ce coup très dur. On peut évacuer la ville puisque la situation devient intenable. L'ennemi ne pourra pas la nourrir. Ce sera un brandon de discorde entre les Blancs et leurs alliés. — Déjà l'un de ces hommes, celui que caractérise la plus grande prudence dans l'exécution du dessein conçu par la plus grande audace, s'apprête à ramasser dans une défaite acceptée des armes nouvelles. L'autre penche de coutume pour les solutions de l'énergie. La meilleure défense est dans l'offen¬ sive. Deux cent mille prolétaires, même à bout de force, doivent pouvoir tenir contre une armée VII.LE CONQUISE 245 dix fois moins nombreuse qui leur apporte le joug. Deux cent mille prolétaires peuvent être une masse amorphe vouée à l'esclavage, une foule en marche vers quelque immense victoire ou quelque horrible défaite, une force invincible et inexorable plus forte que les vieilles armées, capable elle-même d'enfanter des armées pas¬ sionnées. Une conscience obscure transforme les foules soumises en foules rebelles ; une cons¬ cience nette éveille la masse à l'organisation et suscite plus tard les armées. Il n'y faut qu'un ferment humain. La thèse de la résistance l'emporte. I.e Chef de l'armée secoue sa crinière noire. Un éclair railleur voile dans ses lorgnons le regard préoc¬ cupé. Le pli de sa bouche se détend. —■ J'envoie les Bachkirs ! Le rire des deux hommes déconcerte un ins¬ tant le Conseil. C'est une trouvaille, cette cava¬ lerie des steppes jetée sur Helsingfors si la Fin¬ lande bronche ! (Autre chose est de savoir ce qu'ils valent au feu, les Bachkirs...) Il va cou¬ ler des flots d'encre en Occident. Pas mal. Manœuvrer la presse de l'ennemi est un avantage. — En la prenant par la bêtise, l'effet est certain. —• Je la prends par la bêtise, l'exotisme et la frousse. ★ Des bataillons gris s'écoulaient par les rues des faubourgs. Trois mille têtes silencieuses 246 VILLE CONQUISE rangées sous les larges colonnes blanches du palais de Tauride écoutaient Trotski scander, ainsi qu'un anathème, la menace de la révolution. Cette menace gagnerait demain de proche en proche, au pays des lacs blancs et des bois pen¬ sifs ; elle pénétrerait, mauvaise ombre, dans les jolies maisonnettes d'un peuple blond, au teint clair, fier de sa propreté, de son bien-être, de ses jeunes filles qui font de l'aviron et lisent Knut Hamsun, d'être le plus policé du globe et d'avoir noyé sa commune dans le sang. — La route qui mène de Helsingfors à cette ville mène aussi de cette ville à Helsingfors ! Trois mille paires de mains applaudissent, car c'est retourner la chance, transformer le péril en puissance. L'homme qui lève la main pour frapper se sent plus fort que celui qui lève la main pour parer. — Nous nous sommes tus, bourgeoisie de Finlande, quand tu vendais ton pays à.l'étran¬ ger. Nous nous sommes tus quand tes aviateurs nous bombardaient. Nous nous sommes tus quand tu massacrais nos frères. La coupe est pleine ! Pleine, oui, chacun le sentait dans cette four¬ naise obscure où les fronts indistincts se char¬ geaient d'une nouvelle colère. 1— Eh bien, frappe ! Ose-le ! Nous t'annon¬ çons l'extermination. Nous massons à tes por¬ tes la lre division Bachkire... Qu'un jeune peuple des steppes venge ses morts de l'Oural et les morts de toutes les communes assassinées sur les négociants biep VII.LE CONQUISE 247 rasés qui négocient depuis des mois notre perte. La révolution traquée se retourne et te montre, Europe, de nouveaux visages. — Tu as repoussé les prolétaires qui te déclaraient la paix. Tu les as mis au ban de ta civilisation parce qu'armés de ta science, ils ont entrepris de rebâtir le monde qu'ils portent sur leurs épaules. Soit ! Nous sommes autres encore. Nous avons aussi, -— le poète a dit vrai, — des cavaleries scythes ! Nous les jetterons sur tes villes proprettes aux façades claires, sur tes églises luthériennes aux clochetons de briques rouges, sur ton parle¬ ment, sur tes chalets confortables, sur tes banques, sur tes gazettes bien pensantes ! On vit passer dans les larges artères droites ces cavaliers coiffés de bonnets en peau de mouton, gris ou noirs, montés sur de petits chevaux roux au poil long qui ne savaient pas caracoler. Des commissaires à pince-nez précé¬ daient les escadrons. Il y en avait qui portaient agrafés sur leurs tuniques, en guise d'insignes, le portrait-médaillon de Karl Marx. C'étaient pour la plupart des nomades jaunes aux faces assez plates, larges et musclées, aux yeux petits. Ils semblaient heureux de cheminer dans une ville où le sabot des chevaux ne frappait jamais la terre, où toutes les maisons étaient de pierre, où les autos bondissaient souvent, — mais qui manquait fâcheusement d'abreuvoirs. Et l'existence devait y être triste puisqu'il n'y VILLE CONQUISE avait ni ruchers, ni troupeaux, ni horizons de plaines et de monts... Leurs sabres étaient fleuris de rubans rouges. Ils coupaient leur chant guttural de coups de sifflet qui faisaient passer des frissons courts dans les crinières des chevaux. Le soir, les commandants, les commissaires, les membres des Comités, les hommes apparte¬ nant au parti, autorisés à sortir, erraient dans les rues mal famées, cherchant des prostituées. On répéta bientôt qu'ils étaient presque tous malades. Ils payaient bien, car beaucoup étaient riches dans leur pays ; ils étaient doux, curieux, caressants et brutaux avec les femmes de la rue, trop blanches, trop remuantes et trop bavar¬ des à leur gré, qu'ils intimidaient par une sorte de gaucherie. Ils connurent Dounia-Vipère, Katka-petite-pomme, Marfa-nez-camus. L'un d'eux laissa dans le ventre rose de Katka-petite- pomme un couteau courbe au manche d'os. — Dans leur pays les femmes connaissent des danses lentes et des chœurs que l'homme n'oublie jamais. Elles portent sur leurs longues robes rouges des pectoraux chargés de rangs de monnaies que l'on se passe de génération en génération : gros roubles d'argent de Pierre et des deux Catherines, aigles noircis de tous les autocrates, monnaies de trois siècles. Le dessin de leurs robes se transmet de plus loin. Elles adorent le corail ; et elles chantonnent, au seuil des basses maisons de bois ou des grandes tentes rondes, en broyant le grain dans des meules qui ne sont que des troncs d'arbres cou- VILLE CONQUISE 249 pés. Leur geste est encore celui des femmes des premières tribus turques qui vinrent dans le pays de la Biélaia, chassées par la sécheresse et la guerre, il y a tant de siècles que les his¬ toriens s'y perdent. Peut-être les ancêtres de ces cavaliers donnaient-ils à leurs ruches la forme qu'elles gardent aujourd'hui, bien avant qu'il y eût des sophistes à Athènes. Rentrés des bouges, plusieurs s'accroupis¬ saient en cercle dans la chambrée pour réveiller des projets. Ceux-là se sentaient les fils d'un peuple ressuscité. Ils évoquaient avec amer¬ tume le grand Kouroultai de 1917 qui proclama l'indépendance nationale. Ils pesaient mot à mot leur rancune de se battre pour les autres, leurs espoirs de gloire, l'espoir plus précis de se faire payer, des pensées plus lourdes encore. L'homme qui venait de posséder, dans un silence de félin, Dounia-Vipère, maintenant les reins vides, les ongles noirs, le crâne mordu de bêtes sous la tignasse, citait en nasillant le poète nogaï : « L'aurore rose réveillera les chevaux de l'Orient, « Les bouleaux blancs salueront les chevaux de l'Orient... » Kirim accroupi en face continuait d'une voix chantante : « Les flèches du soleil guideront les chevaux de l'Orient...» Kirim coiffait toujours, même sous l'énorme bonnet de mouton, une calotte verte brodée 250 VILLE CONQUISE en or de caractères arabes. C'était un homme instruit dans le Coran, la médecine thibé- taine et la sorcellerie des chamans qui savent conjurer les esprits, appeler l'amour ou la pluie, déchaîner les épizooties. Il connaissait aussi par cœur des passages du Manifeste Communiste. Pour rire, ils réveillent Kara-Galiev, dont on entend le ronflement sifflant. — Quelle heure est-il, Kara-Galiev ? Kara-Galiev a gardé pendant; quinze ans les troupeaux dans la steppe d'Orenbourg. Les vents secs ont rongé la peau de son visage comme des acides. Il est ridé à trente ans, autant qu'un vieux de soixante qu'il se croit parfois, ne sachant pas exactement le compte de ses années. Il porte sur sa poitrine, suspendue à même la chair rarement lavée, une montre en or, pareille à une grosse amulette, sur le boîtier de laquelle on a gravé : Au soldat Ahmed Kara-Galiev de l'Armée Rouge des Ouvriers et des Pa'jsans Pour sa bravoure. Sachant la place de chaque mot, Kara-Galiev s'imagine -parfois qu'il sait lire. Son sommeil d'homme des plaines est léger. L'heure ? Il sort sa montre qui ne marche plus depuis qu'on la lui a donnée au son de l'Internationale, sous les drapeaux rouges, sans qu'il sache exac¬ tement pourquoi : car il avait, le même jour, volé un cheval, fui devant une ombre et trouvé VILLE CONQUISE 251 une mitrailleuse abandonnée par l'ennemi au milieu du combat. Il porte la montre à son oreille et la secoue. Tic, tac, tic, tac. Le petit bruit du temps devient un instant perceptible. Kara- Galiev traverse sans bruit la chambrée sur ses pieds nus, fourchus comme ceux d'un faune, et va renifler dehors l'air d'une nuit sans étoiles. Kara-Galiev est infaillible : tant de nuits diffé¬ rentes ont déroulé sur sa tête crépue leurs tapis d'étoiles, leurs dômes de glace, leur infini, leur néant, qu'un sens nouveau de la durée lui est né. L'obscurité sera pareille dans une heure, deux ou trois ; mais il dit : — La troisième heure après le coucher du soleil. Et c'est la troisième heure après le coucher du soleil. L'Office Central de l'Education Politique envoyait des conférenciers expliquer le socia¬ lisme à ces guerriers. Ils partirent pour le front avec des colonnes de jeunes moujiks de Riazan en tenue kaki, des bataillons dont les combat¬ tants en casquettes serraient leurs cartouchières sur de vieux pardessus, les beaux équipages de la flotte tout habillés de noir, étonnamment propres et bien nourris. Sur les hauteurs de Poul- kovo, non loin de l'Observatoire dont la grande lunette était braquée sur des amas d'étoiles au sein de la Grande-Ourse, situés à des milliers d'années-lumière, cette cavalerie du xiue siècle fut décimée par des obus fusants tournés à Saint- Denis. La trépidation du sol, causée par le tir de l'artillerie, contrariait les observations de l'astronome Moïse Salomoyitch Hirsch, 252 VILLE CONQUISE ★ Le parc de Dietskoé entrait, couvert de feuilles mortes, dans un abandon définitif. L'oubli tombait sur les pavillons et les statues semés au bout des allées droites pour le plaisir des impératrices. Des Bachkirs admiraient la petite mosquée blanche au bord du lac. Le som¬ meil d'une horde éreintée emplissait d'épais ronflements le Théâtre Chinois entouré du grand calme des sapins. Par les portes ouvertes s'échap¬ pait une odeur de tanière. Des convois de blessés passaient au fond du parc ; des yeux affaiblis reflétaient, dernières images de la vie, la pointe dorée d'un minaret au bord de l'eau, la blancheur lisse du lac couleur de morne ciel, les colonnades d'un belvédère sur une hauteur lointaine et, formant une sorte d'éblouissante couronne, les clochetons dorés du Palais Catherine. Là veil¬ laient aux portes un vieux conservateur terrifié, l'ancien portier du palais, Trifon, armé d'un fusil de chasse, une femme blême en serre-tête rouge. Trifon, barbu jusqu'aux yeux, se taisait farou¬ chement. Quand claquaient on ne savait où des coups de fusils longuement répercutés par l'écho, Trifon faisait quelques pas sur le trot¬ toir, inspectait la rue, la grille du nouveau jar¬ din et, devant la petite église blanc et bleu, se signait vite, cinq, six, sept fois, la tête nue. La carabine inutile déparait sa silhouette de pèlerin. Il croyait venue la fin des temps, mais ne doutait pas qu'il fallût, contre la colère de Dieu même, préserver du pillage le palais VILLE CONQUISE 253 qu'il gardait depuis trente ans. Le conserva¬ teur grelottait de fièvre dans un paletot trop large pour sa taille d'insecte. Des franges de boue sèche alourdissaient le bas de son pantalon rayé. La femme au bandeau rouge avait un regard insensé et des lèvres sèches presque noires. La joie de n'avoir pas été pendue l'avant- veille l'éclairait en dedans. Pour se rassurer elle-même, elle rassurait ses compagnons : « Ne craignez rien, j'ai ma carte du parti. » Les toutes petites prunelles noires de Trifon s'arrêtaient alors sur elle avec un rire secret mêlé d'un peu de haine. Derrière les portes cadenassées et les volets clos dormaient dans un demi-jour tombal les vastes salles parquetées de bois rare, la salle d'ambre, la salle des Por¬ traits peuplée de spectres en costume d'appa¬ rat, la salle d'argent, la salle des Lions aux tein¬ tes fauves, la salle des Miroirs... La division bachkire pansait ses blessures — ce qui n'était pas facile car les bandages man¬ quaient, — et cuvait sa fatigue dans un sommeil noir. Un commandant coiffé d'une calotte verte brodée d'or vint seul se faire ouvrir les portes du palais. « Je suis Kirim, commandant de la 4e, membre du parti ! » Le conservateur tint à ôter lui-même les cadenas. Lui-même guida le visiteur à la face immobile, à travers les ap¬ partements impériaux. Kirim allait en silence, surpris, après des journées de combat désor¬ donné dans la pluie, par cette pénombre réchauf¬ fée d'éclats d'or. Il eût volontiers dormi sur ces parquets comme sous le ciel des pâturages. Les 254 VILLE CONQUISE lustres de cristal se renvoyaient, dans leur tremblement infinitésimal, des scintillements d'étoiles perdues. Il dit seulement, devant les vases en malachite : « C'est à nous. » Le conser¬ vateur, craignant que son hôte ne prétendît emporter les vases, murmura : « ... portés à l'inventaire des biens nationalisés... » et ajouta : « ils sont très lourds... » — « Je veux dire, reprit sévèrement Kirim, pierre de l'Oural. Notre Oural. » Kirim aperçut un peu plus tard, devant un péristyle blanc, un grand marin qui semblait s'être bien battu, car du sang grenat maculait le bas de son manteau. Il tenait par la bride un cheval d'officier. Butin. Des chiffons splendi- dcs, arrachés à pleines mains aux garde-robes de la dernière impératrice, étaient fixés à l'arrière de la selle, sous de rudes courroies, en un informe ballot. Kirim s'approcha et conseilla simple¬ ment : — Tu ferais mieux, camarade, de laisser là les biens de la République. Il faut être conscient. Le marin, vérifiant de la main l'ajustement de la selle, lui jeta joyeusement par-dessus son épaule : — La République, je la... tu comprends ? Te fâche pas, Gueule-de-Citron, petit frère, j'ai pas tout pris. Il en reste pour toi. Kara-Galiev se montra au bord de la pièce d'eau. Il boitait. D'autres formes grises s'entre¬ voyaient au travers des saules pleureurs. « ITéi ! » cria Kirim. Il boxidit comme un chat, empoi¬ gna lè marin à bras le corps et tous deux rou- Ville conquise 255 lèrent entre les jambes du cheval. La bête un instant effarouchée regarda avec curiosité la double forme humaine se débattre dans la boue. Puis son attention se fixa sur une calotte verte brodée d'une belle inscription arabe. « Il n'y aura pas de cité, dit Allah, que nous ne ch⬠tiions d'un châtiment terrible. » Le destin de Iégor fut ainsi brisé net. XVIII Le prince Oussatov, ancien président des chemins de fer du Sud-Est, mit aux voix deux motions. Celle du général Kasparov exigeait de l'administration la création d'un quartier des otages entièrement séparé des locaux affectés au droit-commun. Celle du Con¬ seiller Secret von Eck demandait seulement pour les otages l'autorisation de fermer eux- mêmes leurs salles dans la journée, afin d'empê¬ cher les vols. Le « modérantisme opportuniste » du Conseiller Secret irritait les intransigeants. Un juriste chauve venait de soutenir que la situation exceptionnelle des otages leur permet¬ tait d'exiger le traitement des prisonniers de guerre.. Arrivé là, l'orateur s'était interrompu pour balbutier que « tout cela ne servirait d'ail¬ leurs à rien... » Un murmure désapprobateur s'éleva. « Nous avons pourtant obtenu des pail¬ lasses ! » cria victorieusement le financier Bobri- kine, dit l'Obèse, bien que six mois de détention le fissent ressembler à une grande chauve-souris effarée du jour. Le professeur Lytaev vota pour la motion modérée, ce qui fit railler par ses voisins le libéralisme incurable de l'Université. Depuis que, l'ayant tiré de sa cellule à minuit VILLE CONQUISE 257 sans doute pour le mener au lieu de l'exécution, on l'avait fait passer, par erreur ou par indul¬ gence, au quartier des otages, il se sentait par¬ faitement bien en somme. Les lettres de sa femme arrivaient chaque jour, avec des paquets de cigarettes, par le truchement d'un ancien pickpocket demeuré à la prison en qualité de surveillant et qui affectionnait les intellectuels. Le professeur s'était aménagé un coin à la salle 3, presque sous la haute fenêtre grillée qui n'avait plus été lavée depuis l'abdication du tsar. Un dessus de caisse lui servait de pupitre. Il s'ados¬ sait au mur, les jambes étendues sur la paillasse, le pupitre sur le genou. Ses yeux se fixaient en haut de la fenêtre sur le losange à peu près régu¬ lier d'un carreau cassé, par où se révélait le ciel blanc, et il oubliait la salle, derrière lui, pleine de petites passions et de grandes angoisses. Comme il n'y avait pas eu d'exécution d'otages depuis assez longtemps, des optimistes augu¬ raient la fin de la terreur à la suite des pour¬ parlers secrets engages selon des rumeurs avec la Croix Rouge Internationale. Les pessimistes haussaient les épaules. Il fallait, à leur avis, s'attendre une de ces nuits à quelque saumâtre surprise. « Ces bandits-là se moquent de la Croix- Rouge et sont bien trop fous pour s'arrêter en chemin. Je ne miserais pas gros sur nos têtes », disait le général Kasparov qui avait ses raisons d'être inquiet. Il trembla quand les journaux avouèrent le désastre du front, car il savait, — pour avoir ordonné lui-même naguère, avant de monter dans le train spécial réservé à la fuite VILLE CONQUISE 17 258 VILLE CONQUISE des Etats-majors, un massacre de prisonniers, — que les vaincus sont sans merci. Le partage du sucre et des harengs demeurait la préoccupa¬ tion dominante de la salle. Le prince Oussatov, doyen élu, y présidait avec une équité de vieux gentleman accoutumé à arbitrer les questions d'honneur. Grâce à lui l'armateur Nesterov, -—• de la firme Nesterov et Bosch, connue dans les ports des deux mondes, — qui refusait le pois¬ son sec, recevait un morceau de sucre de plus tous les deux jours et, tous les jours, trois cuillerées supplémentaires de soupe aux choux aigres. Le vol lent d'un corbeau traça dans le vaste lambeau de ciel blanc que contemplait Lytaev une courbe aussitôt évanouie ; mais ce trait inexistant et pourtant réel suffit à déclancher la pensée du vieil homme. « Le vol de l'oiseau, voilà le fait ; la courbe n'en est que la loi conçue par mon esprit. » Lytaev retira de dessous son oreiller des feuilles irrégulières d'un papier, défripé avec soin, maculé par endroits de taches grasses. Son bout de crayon taillé avec une lame de Gilette, chose précieuse, prêtée par le prince Oussatov, il se remit à écrire. Il prenait beau¬ coup de notes, décousues, parce que c'était une façon de mettre sa pensée au clair. Il les envoyait à Marie. « Jamais peut-être je n'ai vécu dans une aussi grande sérénité. C'est un grand bonheur que de se détacher de tout et de tout comprendre. Le bonheur que j'éprouve est immense, amer, douloureux, et calme. La vie s'est subitement VILLE CONQUISE 259 dépouillée devant moi de tout ce qui l'encom¬ brait : habitudes, conventions, tâches, soucis, relations superflues. Nous finissons par aban¬ donner presque toute notre âme à ces choses. Te souviens-tu d'un conte dé Kipling que nous lûmes ensemble à Yevey : le Miracle de Purun Baghal ? C'est l'histoire d'un vieil hindou occidentalisé qui se retire dans la haute monta¬ gne pour y finir sa vie avec la terre, les plantes, les bêtes apaisées, la réalité éternelle. Je suis un Occidental, je ne veux m'éloigner ni des hommes ni de l'action : ils appartiennent aussi à l'éternité. Je ne veux que surmonter ma propre impuissance et comprendre enfin quelle courbe décrit dans le ciel l'ouragan qui nous emporte tous. « Toutes les misères de l'homme sont ici rédui¬ tes à une simplicité nue. Nous vivons de la vie des pauvres. Et je comprends les pauvres, leur vision directe de la réalité, leur puissance de haine, leur besoin de retourner le monde. Je n'ai pas de haine, pourtant, si ce n'est peut-être, au fond, pour ce que j'aime le plus. — Je crois que nous sommes presque tous sans haine dans cette prison. Il est possible que je me trompe, car je n'observe pas assez les autres. Je n'en ai pas le temps, le croirais-tu ? « On dit que la terreur va finir, je ne le pense pas. Elle est encore nécessaire. Il faut que l'orage déracine les vieux arbres, remue l'océan dans ses profondeurs, lave les vieilles roches, retrempe les terres appauvries. Le monde sera neuf après. Si le vieux chêne dont la sève alourdie ne circule 260 VILLE CONQUISE qu'à grand peine, pouvait penser, il appellerait la foudre et s'abîmerait avec joie. Pierre Ier fut un grand bûcheron. Que de vieux chênes il abattit ! De plus grands bûcherons sont venus, nous sommes une classe sous la cognée. « Quelle chose morte nous avions faite de l'histoire dans les bibliothèques ! Nous cher¬ chions l'explication du présent dans le passé. C'est le présent qui explique le passé. L'histoire véritable se fera quand les yeux des hommes se seront ouverts. « Beaucoup de ceux qui font la révolution sont des insensés. Jusqu'au dernier, pourtant, ils serviront. Et s'il y a des hommes qui la font en sachant ce qu'ils font, nous pouvons partir sans regret, nous autres, avec nos livres et nos sciences couvertes de poussière (qui n'ont pas été inutiles). Une autre science se fera. Marie, je crois qu'il y a de ces hommes ! Il y a trop d'ordre et de méthode dans ce chaos. Je crois que je les entrevois. Ils existent ou ils sont près de naître, près de se réveiller à eux-mêmes. Et je les aime, même s'ils paraissent cruels, même s'ils le sont, même s'ils me tuent sans me voir. « Puissions-nous être les plus forts. Tu vois que je me range aux côtés de ceux qui peut-être demain... La terreur des autres serait pire. Elle arracherait sur cette pauvre terre toutes les jeunes pousses. Ceux-ci défendent leur vie et la vie. Ceux-là de vieux privilèges. Ceux-ci pen¬ sent à l'homme. Ceux-là ne pensent qu'à leurs biens : pas même à eux-mêmes ; il y a ici un ci- VILLE CONQUISE 261 devant qui ne souhaite la victoire des Blancs que pour être indemnisé de la confiscation de ses haras. « Ma place, dans notre salle, est l'une des meil¬ leures, pas loin de la fenêtre. Il y fait clair le jour. Par un carreau cassé, j'aperçois le ciel. Bételgeuse y brillait l'autre nuit quand on entendait le canon. Que c'était un bruit miséra¬ ble sous les points blancs scintillants qui sont des univers ! Je les contemplais avec un détache¬ ment sans bornes. Après nous, les étoiles brilleront pour d'autres yeux qui sauront mieux les voir. Les hommes sont en marche, Marie. Qu'ils nous passent sur le corps par un hasard absurde ou par nécessité, ils sont en marche. « Ce sont toujours les barbares qui recom¬ mencent le monde. Il y a tant de fatras et de barbarie cachée, malsaine et menteuse, dans notre culture ! Les barbares qui sont venus sont l'œuvre de cette culture : c'est pourquoi il en est de répugnants et d'insensés. Ils seront empor¬ tés comme nous, avec les vieilles croyances, les vieilles images, les vieux poisons, l'argent et la syphilis... » Il n'y avait pas de lumière le soir. Lytaev s'interrompit. Jamais on ne peut tout avouer, surtout quand on veut livrer le meilleur de soi-même, Lytaev taisait la peur insurmontable qu'il éprouvait de la mort ; et que le désir de vivre était chez lui aussi grand que chez l'enfant qui vient de faire la découverte de la mort. 262 VILLE CONQUISE ★ Iégor tournait en rond dans sa cellule, en se penchant de droite à gauche, de droite à gauche, à demi oublieux des choses. Il chantonnait. La Volga roulait des eaux vertes à travers des plaines et des forêts. Barque emportant de vigou¬ reux gaillards vers de beaux pillages, tête de Stenka roulant sous le billot, tête de Stenka emportée par le flot... Le guichet claqua, une moustache tombante y apparut : — Silence. Les règlements défendent de chan¬ ter. Iégor éprouva dans tout son être le rebondis¬ sement d'une balle qui touche la terre et repart en suivant une trajectoire nouvelle. — Bouffe tes règlements toi-même, face puante, rat d'égout, rat de prison, moustaches de mon cul. Je chante si je veux. C'est pas toi qui as fait la révolution. Derrière le guichet refermé, le Moustachu demeura un moment interloqué. Dix-sept ans de bons services dans cette geôle, à travers trois révolutions marquées seulement par de l'en¬ combrement, des relâchements inouïs dans la discipline, un chassé-croisé de gens à troubler la raison, l'adaptaient à ces escaliers de fer, au silence des galeries, aux règles maintenues par toutes les administrations successives, d'une permanence aussi immuable que la succession des saisons. Mais il avait quelquefois tremblé, dans sa vie, le ventre chamboulé, à voir revenir VILLE CONQUISE 263 en maîtres dans la prison des hommes qu'il re¬ connaissait bien pour les avoir conduits à la promenade à la suite des souteneurs. Il hésita donc un moment, pris entre le culte de la dis¬ cipline et une obscure appréhension. A ce mo¬ ment déboucha, venant de la cour, le nouveau commissaire de la Maison de Détention, le cama¬ rade Ryjik, suivi de l'Econome. (Le commissaire de la veille, convaincu de trafic de vivres, occu¬ pait maintenant une cellule de la 5e ; et les gars du service général crachaient dans l'eau bouillie qu'ils lui donnaient à boire.) Le Moustachu aborda Ryjik dans l'attitude réglementaire du gardien devant le gardien-chef. Ryjik, dont une barbe informe salissait les joues, fronça les sourcils. D'où sortait ce vieil animal dressé au service des prisons comme un chien de cirque à sauter au travers des ronds de papier ? Bien que les jours de l'an 1914 où Ryjik habitait la cellule 30 de la 4e fussent loin, il crut se souvenir de cette binette rougeaude aux moustaches goudronnées. — Un de nos meilleurs hommes, chuchotait l'Econome. — Un ancien : le seul qui connaisse le service à fond. Pas voleur. — ... Camarade commissaire, il y a là un marin qui trouble l'ordre. — Qu'est-ce qu'il fait ? — Il chante. Ryjik haussa les épaules. « Eh, qu'il chante ! » Il regardait le Moustachu avec une sorte de haine. — Faire distribuer tout de suite des gre¬ nades aux hommes sûrs. (Pas à celui-là, natu- 264 VILLE CONQUISE Tellement.) Qu'ils les portent à la ceinture. Au signal, « nettoyer » les salles et les cellules des contre-révolutionnaires. Assigner à chacun sa tâche, te Nettoyer » également les salles des otages, première catégorie. — « Et les droit- commun ? » interrogea l'Econome. Ryjik réflé¬ chit, car ses instructions se taisaient sur ce point. Après tout les bandits ne s'en prennent qu'aux possédants. — « Leur ouvrir les portes, au dernier moment. » Ils firent à un détour de corridor la rencontre que Ryjik eût voulu, à tout prix, éviter. Des hommes en chemise, pantalons traînant sur les chaussures délacées, couraient vers les douches. Très droit, noir, effrayant, quelqu'un apparut. De près, il ne fut plus effrayant, mais banal. Telle est la puissance du concret que dix pas suffisent à dépouiller en apparence un homme du mystère dont il s'environne. Qu'il avait mai¬ gri, vieilli en quelques jours, la peau brune, les angles de la bouche allongés, le nez crochu, les yeux de braise noire ! « — Bonjour Arkadi. — Bonjour Ryjik. » Poignées de mains. « Ça va ? — Comme ça. Rien. Crois-tu que nous tiendrons? •— Ce sera dur... » Au temps où Ryjik poussait dans une gare de Sibérie des wagons de plusieurs tonnes, le poids qui lui pesait sur l'échiné en fin de jour¬ née, n'était pas plus lourd qu'à cet instant. Une charge de glace pesant sur l'âme et la chair. Déjà plus rien à se dire. Ryjik entendit sa pro¬ pre voix avec une sorte d'étonnement, comme VILLE CONQUISE 265 si un autre, en lui, eût parlé à sa place. Cet autre mentait négligemment : — Ton affaire n'est pas encore décidée. On a trop de soucis, tu t'en doutes. Yeux-tu voir cette... ta femme ? Je peux t'ar- ranger ça. Bon. Dans une heure, frère. Adieu. En russe adieu se dit pardon. Le mot est d'une profonde sagesse. Arkadi alluma une cigarette, les mains tremblantes. Ce tremblement net et léger des mains, il le reconnaissait bien pour l'avoir main¬ tes fois observé. Il sourit pourtant, dans le vide. Alors le petit soldat blond qui l'accompagnait sourit aussi, de toute sa face ronde éclairée de deux gouttes d'eau verdâtres. ★ Ryjik poussa le verrou du cabinet directorial. Fauteuils de cuir, buvard crasseux. Constitution de la République des Conseils, Règlement de la Maison de Détention. Ryjik se sentit épouvanta- blement seul, pris dans un piège. L'air manquait. Les vitres noires d'une armoire lui renvoyèrent son image laide. La honte d'avoir des nerfs comme un intellectuel lui donna plus chaud encore. Il se jeta sur le téléphone. Relevez-moi tout de suite ! Je ne suis pas fait pour cette besogne-là. Envoyez-moi n'importe où, mais relevez-moi, vous m'entendez, dans une heure ! — Voilà ce qu'il allait leur crier. La voix sucrée d'une petite demoiselle l'informa du départ du cama¬ rade Ossipov pour le front. Personne ne restait 266 VILLE CONQUISE à la Commission, sauf la camarade Zvéréva, de service... A la Présidence, une grosse voix d'homme signifia que le camarade Président, en conversation par fil direct avec la capitale, ne serait pas libre de sitôt. Kirk était au conseil extraordinaire de la défense qui se tenait dans le train de Trotski. Ryjik finit par joindre Kondrati. « Que me veux-tu, Ryjik ? Sois bref. » Comment lui dire que... « Kondrati, je suis vanné. Je ne tiens plus debout. Envoie quelqu'un me remplacer. » -— « Vanné ? Es-tu fou ? Sais-tu où nous en sommes ? Reste à ton poste et fous- moi la paix. » La communication coupée, Ryjik s'aperçut du froid, de la lumière blafarde, d'un commencement de courbature. Il fit plusieurs fois le tour du cabinet, exac¬ tement comme tant d'hommes, à cet instant même, tournaient autour de leurs cellules. Plus enfermé qu'eux. La porte déverrouillée, il sonna. Le Mous¬ tachu parut. — Comment t'appelles-tu ? — Vlassov. — As-tu de l'eau-de-vie, Vlassov ? Est-ce qu'on peut vivre sans eau-de-vie ? De la bonne eau-de-vie de grain, oui, fabri¬ quée en secret par les paysans, pas loin d'ici, à... —- C'est bon. Apporte. Le premier verre, un grand verre à bière, versa dans les membres engourdis de Ryjik une chaleur brutale. Quand on se réchauffe la nuit à un brasier allumé sur la neige, le feu vous entre ainsi dans les pores. Le Moustachu, VILLE CONQUISE 267 debout, les bras au corps, souriait obséquieu¬ sement. « Ça fait du bien à l'âme », dit-il en se pourléchant les babines, lui qui n'avait pas bu. « Sale brute ! » pensa Ryjik. Mais à haute voix il dit : — Assieds-toi et bois. Comme il n'y avait qu'un verre, ils burent à tour de rôle. * Au parloir, Iégor trouva Cboura. Un soldat incolore ceinturé de grenades sur¬ veillait tous ses mouvements sans paraître* les voir, tant sa face inexpressive marquait d'ennui. « Je t'ai apporté une scie », souffla Choura, ses lèvres éclatantes si proches des lèvres de l'homme que ces mots réunirent leurs souffles. « Passe-la moi dans la manche. » Iégor retrouva sous son bras la souplesse résistante de cette taille d'une flexibilité de fougère puissante. Le soldat Timochka vit très bien cette espèce de Chinoise aux yeux de chatte glisser quelque chose à son amant. Et il parla comme en rêve, mollement, lentement : — Prends, petit frère, prends ! Pour ce que ça te servira... Mais toi, princesse, tu es bien gentille. Iégor et Choura purent croire avoir rêvé eux- mêmes, à voir Timochka figé dans son ennui. Ces paroles les traversèrent irréelles. — Sacré salaud ! fit Iégor qui ne croyait qu'au réel. 268 VILLE CONQUISE « Ils savent tout, Choura, ces cochons-là. L'affaire de la Banque. Celle de la Coopérative. Le coup du vieux Kalachnikov. La combine des anars. C'était pas la peine de discuter, fallait pas dix minutes pour me régler mon compte. C'est bien toi ? C'est moi. Mets-toi au mur, mon petit gars. Voilà toute la conversation possible. Si je ne trouve pas le moyen de les mettre, je suis bon. Y avait un homme, y en a plus. T'as compris ? » L'étrange ovale de ce visage décoloré se leva vers lui avec une supplication intense dans les yeux bridés. — Ne te fâche pas, Iégor, je vais te dire une chose..., une chose, ne te fâche pas, Iégor, je veux qu'on me colle au mur avec toi, ne te fâche pas... Iégor l'enlaçait d'un bras dont les muscles tendus communiquaient à tout son être une tré¬ pidation intérieure. Elle vit le sang affluer à sa face, une joie ivre déformer son gros sourire et faire zigzaguer des éclairs dans ses yeux. Cria-t-il ? Ou lui sembla-t-il seulement qu'il criait ? — Choura, ma petite chatte aux yeux d'or ! Es-tu folle ? Ah ce que t'es bête ! Tâche de comprendre, voyons. On me fout une balle dans la tête. Eh bien quoi ? La vie reste, hein ? Les hommes restent ? Toi, tu restes, hein ? Et le printemps, crois-tu qu'il sera moins beau ? Le dégel, la descente des glaces, dis donc, les premières pousses vertes, la vie quoi, et toi, toi ! Il secoua sa chevelure désordonnée ; et une VILLE CONQUISE 269 sourde fureur bouillonna dans son crâne, car il souffrait avec colère de ne jamais savoir s'exprimer (tandis que des tas d'agitateurs qui n'ont rien à dire savent débiter des phrases au kilomètre...) — Choura, ma petite chatte aux yeux d'or, va-t'en d'ici sans te retourner. Ne m'oublie pas... (il cracha violemment) non oublie-moi, ça vau¬ dra mieux et je m'en fous. Oublie-moi. Vis. Vis, te dis-je. Couche avec toute la ville. Non, choisis les plus forts. Non, laisse-toi choisir. Vis. Et ne crains rien, rien, tu m'entends, comme moi. Il n'y a rien à craindre ! Timochka attendit que le dernier coup de dix heures eût sonné, pour dire : — Citoyens, la visite est finie. XIX De quoi se fait un dénouement ? Mille faits comprenant à leur tour un million de faits moindres se totalisent tout à coup sans que personne sache comment ; la vague d'assaut qui avançait confiante est rompue par des mitrailleuses qu'elle s'attendait à empor¬ ter sans peine comme la veille et l'avant-veille ; des hommes qui fuyaient se retournent, ne fuient plus, se devinent terribles, reprennent de l'élan ; ceux qui les poursuivaient s'arrêtent éreintés, se devinent à bout de forces, se retournent, fuient. Les ouvriers de la Grande-Usine travaillèrent dans la grisaille, faute d'électricité, à monter des pièces d'artillerie sur des chariots de tram¬ ways, pour la bataille de rues. Les ouvriers des usines d'Ijorsk et de Schliisselbourg se formèrent en bataillons de volontaires. C'étaient des tuber¬ culeux, des myopes, des hommes usés de qua¬ rante-cinq ans, soldats de piètre mine en pardessus râpés qui fendaient la bise courbés sous le poids des cartouchières, les épaules tombantes. Beau¬ coup tombèrent dans les champs boueux de Poulkovo et de Ligovo ; mais la vue des offi¬ ciers habillés à l'anglaise, qui allaient élégam- VILLE CONQUISE 271 ment au feu, le revolver au poing, les rendait enragés. Les Bahckirs se sauvèrent sur un point et s'acharnèrent à tenir sur un autre. Les batail¬ lons sibériens se battirent avec un sérieux en¬ nuyé, comme ils eussent travaillé à quelque grosse besogne déplaisante. Rude besogne que de tuer des hommes, tout en s'efforçant de n'être pas tué soi-même, convenez-en ; mais plus tôt finie, plus tôt l'on rentrera chez soi, ce qui est le vrai but, car la terre attend. Elle n'attend pas toujours, elle prend aussi sur l'heure celui dont la face attentive dépasse de quinze centimètres, sous un angle imprévu, les lignes de protection d'un tronc d'arbre. Il y eut aussi, pour les sous-titres des gazettes, l'héroïsme des marins. Ils allaient au feu avec un entrain ! comme à une fête ! tous ces valseurs de faubourgs portant des noms de femmes, des coeurs et des chignons tatoués sur le sein. Un cent se firent pourtant porter malades avant le combat ; et l'on en coffra la moitié, de vrais malades du reste pour la plupart — mais par hasard, — au titre de simulateurs. Les bles¬ sures de la main et du pied, nombreuses dans les premiers engagements, se raréfièrent après des exécutions sommaires pour l'exemple. N'im¬ porte, les marins firent merveille, car ils eus¬ sent payé cher une défaite. Le sang des amiraux et des capitaines « passés à gauche » pour satis¬ faire l'esprit de justice de la flotte, se révéla via¬ tique précieux. Il arriva que le chef de toutes les armées de la République, grand politique mais assez mauvais cavalier, enfourchât une 272 VILLE CONQUISE monture de hasard pour ramener lui-même au feu des fuyards débandés, stupéfaits de voir surgir parmi eux l'homme redoutable et sûr des portraits partout placardés, bizarrement ressemblant à lui-même, extraordinairement naturel, mais plus grand que nature. On le voyait, on l'entendait crier ; il désignait d'un grand geste énergique le petit bois criblé d'explosions d'où l'on fuyait ; un petit bois pas plus terrible qu'un autre en vérité. Pourquoi fuyait-on, pourquoi, au fait ? Les fuyards repartirent en sens inverse avec des hourrahs de charge. Le Chef s'épongeait le front. Ouf ! Il avait failli perdre ses lorgnons. Derrière le petit bois sonore que reprirent ainsi des gars râblés de Kalouga au parler traînant en a, il y avait, première version, la meilleure troupe du prince Bermont, équipée à l'allemande, et que l'on culbuta ; selon la seconde version, il n'y avait rien, l'enne¬ mi ayant décampé à temps de son côté ; selon la troisième version, le petit bois n'était qu'un rideau d'arbres ; selon la quatrième, imaginée dix ans après, le petit bois n'existait pas et rien de semblable ne se passa. La ville se hérissait de barricades faites de gros blindages, de pavés, de stocks de bois et placées de manière à prendre les principales artères en enfilade. Des canons perfidement enfoncés dans des trous pointaient leurs museaux au ras de la chaussée. D'autres se cachaient derrière les grilles des jardins. Un ancien bazar vide, les fenêtres remplies de sacs de sable, s'apprêtait à soutenir un long siège. Des tran- VILLE CONQUISE 273 chées creusées par des civils tirés de leurs gîtes pour ce travail nocturne entouraient les statues, coupaient les squares, traçaient des puzzles devant des parvis d'églises. Des bourgeois authen¬ tiques, mais devenus du pauvre monde, affec¬ taient de s'acquitter de leurs corvées de terras¬ sement avec bonne volonté. Le parti vaincu fit savoir qu'il mobilisait pour la défense de la révolution trois douzaines des siens, troupe d'élite commandée par Fanny elle-même qui se perdit au front entre les lignes de feu, vécut quinze jours sur les paysans, s'empara glorieu¬ sement d'un canon abandonné par les Alle¬ mands lors de l'offensive de 1918 et laissa der¬ rière elle, dans des hameaux ignorés où l'on n'avait jamais connu d'autres porteurs d'idées que des pasteurs luthériens venus de Suède au xviue siècle, des germes de socialisme héré¬ tique. Un corps de partisans anarchistes s'offrit à défendre les institutions de la dictature. On accepta ses services. On décida le surlendemain de le désarmer, le pire danger étant passé. Il ne l'entendait pas ainsi. On revint sur cette décision, la situation redevenant mauvaise. Le simple visage de la victoire monta enfin en pleine lumière. Les anarchistes se deman¬ dèrent s'ils ne faisaient pas un jeu de dupes ? La Commission Extraordinaire envoyait des faux convertis les étudier. Stassik préconisa une expropriation fructueuse ; Ouvarov un départ clandestin pour l'Ukraine, Gorine l'en¬ tente avec le parti. Trois scissions en résultèrent. Les plus malmenés furent les unitaires dont le VILLE CONQUISE 18 274 VILLE CONQUISE seul objet était de s'opposer aux scissions, ce qui dénotait évidemment chez eux le manque de principes Ië plus méprisable. Placardés aux coins des rues, lés journaux imprimés sur un papier grisâtre avec uhe encre vaseuse clamèrent subitement des nouvelles tellement incroyables qu'on lés pënsa d'abord fausses. Prise de Dietskoé Sélo (« — VoUs Voyez bien qu'ils y étaient ! ■»), prise de Krassnoé. (« C'était donc vrai ! »), là ville est sauvée. « Soldats* Marins, Ouvriers, Communistes, Com¬ mandants, Commissaires ! malgré la fatigue, malgré tout, en avant, en avant ! Décapitez l'hydre ! Victoire ! Victoire ! Victoire ! » Signé : Le Président du Conseil Révolutionnaire de la Guerre. L'armée Rouge de Sibérie télégraphia la prise de Tobolsk. Un télégramme du Conseil Révolutionnaire du front sud annonça la prise de Voronèje que personne ne savait perdue. Vic¬ toire sur tous les fronts. Nous vivrons. Avenir, tu es à nous jusqu'à la fin des siècles, — ou jusqu'au printemps, c'est presque aussi beau et beaucoup plus probable. Aux fenêtres de l'Agence Télégraphique, de grandes images enlu¬ minées, dessins et légendes du futuriste Mayâ- kovski, montraient Lloyd-George et Clemen¬ ceau déconfits. Les escadrons de Chkouro et de Mamontov, entourés d'une auréole de mas¬ sacre, fuyaient devant des cavaliers rouges. Der¬ rière l'armée blanche, Nestor Mâkhno promenait dans les villages d'Ukraine ses carrioles bondées de mitrailleuses insaisissables qui, dans les intervalles des combats» faisaient les travaux VILLE CONQUISE 275 des champs. Que tu as d'enfants perdus, Révo¬ lution, prêts à se fusiller les uns les autres en ton nom ! Ils se tendent la main de l'Obi au Dnie¬ per, faces mongoles, cosaques-chanteurs, culs- terreux, ex-forçats idéalistes, bandits rêvant de cités nouvelles, prolétaires usant leurs dernières forces à la réparation des dernières locomotives, prolétaires contresignant d'une grosse écriture d'illettrés des ordres rédigés par d'anciens géné¬ raux déférents qui ont appris à dire « camarades », prolétaires à cheval entraînant des nomades Khirghizes à la conquête du Turkestan, prolé¬ taires courbés sur des statistiques mesurant d'une heure à l'autre la mort de l'industrie, ingénieurs méditant l'électrification d'une Amé¬ rique future sans chercheurs d'or ; car l'or véri¬ table est trouvé (il gît dans le cœur, le cerveau et les muscles de l'homme). Nous en aurons plus que toutes les caves de la Fédéral Reserve Bank. Songez à ces caves remplies de métal jaune : quelle étrange aberration ! Nous aurons cent millions, deux cent millions d'hommes libres ; deux cent cinquante millions d'Européens se reconnaîtront en nous, tels qu'ils ne furent jamais. Nous réveillerons l'Inde : trois cent mil¬ lions d'opprimés, la plus vieille sagesse de la terre, bien déchue, bien malade, mais nous l'as¬ sainirons, nous, Occident négateur des canons, nous qui, par les machines, libérerons l'homme des machines ! Nous réveillerons la Chine : quatre cent millions d'hommes... Un milliard d'Asiatiques vont entendre notre appel. On verra à Shanghaï et Bombay les grèves et les VILLE CONQUISE 18* 276 VILLE CONQUISE insurrections arborer nos emblèmes, appliquer nos méthodes. Millions, centaines de millions d'hommes en marche, voilà ce que nous sommes. Aujourd'hui, ici, nous passons. Qu'est-ce qui importe d'autre ? * La pluie lave sur les murs les journaux fraî¬ chement collés. Contre-révolutionnaires, espions et malfaiteurs passés par les armes. Cette colonne en corps huit non interligné, où les noms ressOr- tent en caractères gras est celle que les gens lisent le mieux sous la pluie perçante et lassante. « Liste de contre-révolutionnaires, espions, malfaiteurs, maîtres-chanteurs, bandits et déser¬ teurs exécutés par ordre de la Commission Extraordinaire... » Trente-quatre noms numé¬ rotés. Artiouchkine, Lossov, Kaufmann, Aga Oghoul, Kasparov ancien général, « 1. Vadime Mikhailovitch Lytaev, professeur à l'Université, contre-révolutionnaire avéré, affilié à l'organi¬ sation du Centre-Droit, convaincu d'avoir hé¬ bergé un agent des Blancs... » Paramonov, ancien officier, Ma-Tsiou-Dé, blanchisseur, convaincu de plusieurs assassinats, « 15. X. dit Nikita, contre-révolutionnaire. 16. Nicolas Orestovitch Azine dit Danil Pétrovitch Gof, 25 ans, membre de l'organisation du Centre-Droit, émissaire des Blancs. 17. Olga Orestovna Azine, 28 ans, sa complice, 18. Arkadi Arkadiévitch Ismailov 34 ans, membre de la Commission Extraordi¬ naire, convaincu de corruption, 19. Kouck, Béa- VILLE CONQUISE 277 liev, Smolina... « 27. Iégor Ivanovitch Matvéev, dit Iégor, 30 ans, ancien marin bandit... » Iva- nov, Fokine, Sacher... Les noms prennent dans cette liste une figure inaccoutumée ; ils s'ani¬ ment et s'éteignent bizarrement devant les yeux pour qui des êtres de chair se mouvaient dans un univers où il ne subsiste plus d'eux que ces petits caractères tracés avec de la cendre. Des gens qui les ignorent les épellent du bout des lèvres. Morts, morts, suppliciés, têtes trouées, ensevelies on ne sait où... Quand donc ? On lit la date : dans la nuit du... On a dormi cette nuit, paisiblement, est-ce possible ! Rien de chan¬ gé dans la rue, le monde est banal. Il vient pour¬ tant un moment long et bref comme une chute tournoyante. Abîme. Et l'homme qui lit ces noms, pense à lui-même ; un double en lui qui jamais n'oserait s'avouer qu'il existe substitue à ces noms, son nom, à ces âges, son âge, à ces vies éteintes, sa vie. Il y a dans le groupe arrêté devant ce placard une vieille femme et un couple. La femme paraît très vieille à cause de ses vêtements démodés, de ses lèvres grises ; elle a dû vieillir tout d'un coup. Elle lit ; et voici que la petite casserole en aluminium suspendue à ses doigts tombe sur le trottoir. La vieille femme n'a rien entendu. Une enfant au béret rouge ramasse la petite casserole et la raccroche aux doigts inertes qui semblent paralysés. « Petite tante, dit la fillette, tiens-la mieux, ta casserole, tu vais encore la laisser tomber. » La vieille femme ne répond rien. Elle se redresse un peu, ce qui la rend 278 VILLE CONQUISE S II; ridicule, car son port coutumier s'est voûté depuis peu. Le bonnet orné de passementeries noires posé sur ses cheveux gris a glissé sur la nuque ; elle a l'air d'une folle ; on croirait qu'elle va rire, crier, ou sangloter, ou tomber. Mais elle s'en va d'un pas automatique à travers un désert de laves figées. Un silence inimaginable l'environne. ■— Une jeune femme blonde aux yeux enfoncés d'un bleu d'eau miroitante, appuyée au bras de son amant qui porte la tunique d'une école disparue, parcourt distrai¬ tement la liste. « Deux femmes, — pense-t-elle, — 28 ans, 31 ans... ah ! » Elle a vingt ans, elle. Ce n'est qu'une ride aussitôt effacée sur une eau peu profonde. Ils s'éloignent d'une démar¬ che balancée. « Georg, dit-elle, je suis devenue beaucoup plus consciente... » Johann-Appolinarius Fuchs, artiste-peintre, craignait depuis quelque temps qu'un malheur ne fût arrivé à sa voisine. Des inconnus munis d'un Bon de logement s'étaient installés dans la chambre de l'absente sans prendre la peine d'en retirer les objets personnels. Un nouveau-né y piaillait ; une femme rousse au menton carré mettait les peignoirs d'Olga. Fuchs en la ren¬ contrant baissait les yeux pour ne pas la voir en face ; mais il découvrait alors ses mains qui étaient énormes. Il reconnaissait avec une cris¬ pation nerveuse son pas dans le corridor, sa façon brutale de déclancher la chute d'eau du w.-c. Il vivait tristement de la vente, à des prix dérisoires, de ses derniers livres galants du xviue siècle. Cette fois, dans la journée même, VILLE CONQUISE 279 une baisse nouvelle du rouble réduisit ses em¬ plettes à du mauvais pain noir et du poisson avarié. Entré à tout hasard au Bureau des Renseignements généraux du Commissariat de l'Instruction publique — Instruisez-vous ! Ren¬ seignez-vous ! — il y trouva une petite femme sans âge qui expliquait à deux paysannes que la compétence du Bureau ne s'étendait, nulle¬ ment aux confiscations arbitraires de mobilier dans les campagnes. Fuchs déroba sans peine les journaux du jour, ce qui le mit de bonne humeur. Le ciel s'était éclairci, un soleil autom¬ nal étalait sur les trottoirs de la perspective centrale des laques fauves. Un cavalier monté sur un petit cheval sibérien, au poil long et sale, d'une teinte de brique jaune, galopa vera la gare au milieu de la chaussée déserte sur deux kilomètres en ligne droite. Les rares passants ne se retournaient pas sur ce Scythe lancé à bride abattue entre deux rangées de hautes maisons modernes, de nobles églises, de palais ornés et sévères, de théâtres et de biblio¬ thèques. Des prostituées se promenaient deux par deux devant les anciens magasins monumentaux de l'épicerie Elisséieff. Fuchs songea que la moitié de ses vivres faisait en somme leur prix- courant. Lyda, maigrie, grande fille pâle au visage étroit éclairé de timides yeux gris, était là au bras d'une amie, comme de coutume. L'année avait passé pour elle sans autres événe¬ ments que des grippes, des stations au mont-de- piété, des craintes de maladies, des brutalités 280 VILLE CONQUISE M' dans les mauvaises rencontres. « Pour nous au¬ tres, disait-elle, y aura jamais rien de changé ; ça sera toujours du même au pire. » Ce fut chez elle, assis en travers d'un lit de jeune fille dont le grand oreiller supportait deux petits coussins blancs, que Fuchs déplia les journaux. «... 17. Olga Orostovna Azine... 17. Olga Orestovna... 17. Olga... Olga... Olga... » Les petits caractères de cendre sèche dansaient devant ses yeux ; et il entrevoyait aussi une tête blonde qui sem¬ blait avoir capté de la lumière, des mains croisées sur un peignoir bleu, il entendait une voix vivante : et tout cela se confondait avec d'horribles ténèbres et l'arrière-pensée obsédante, invariable et insurmontable du vertige de cette tête blonde suspendue sur l'abîme, de son attente épouvantée, d'une atroce blessure, -—■ d'une atroce blessure... — Ou'avez-vous, Johann, vous sentez-vous mal ? Une tête brune osseuse et pâle, les yeux souli¬ gnés de bistre, les lèvres balbutiantes, suspendait sur lui son inquiétude. Cette tête aussi, pour¬ quoi pas? Toutes les têtes sont les mêmes, il n'y a qu'une souffrance, une mort, une vie, c'est évident. — Johann, Johann ! Son nom lui parvint à travers des intermondes, au bout de secondes éternelles. — Ce n'est rien, petite. Ça passera. C'est l'é-l'é-l'é-l'é-poque... Il tremblait du menton aux genoux. « Con- VILLE CONQUISE 281 naissez-vous quelqu'un clans cette liste, Johann? » Lyda n'y reconnaissait personne. « Allongez- vous, Johann, mon ami, n'y pensez plus, cal¬ mez-vous... » Elle lui caressa les tempes et le front comme à un enfant. XX Il y eut des funérailles et des fêtes. On creusa la terre durcie du Champ de Mars pour y descendre, dans de larges fosses communes, des cercueils rouges, couverts de couronnes enrubannées, traînés sur des affûts de canons. Du haut des remparts de granit, le Président de l'Exécutif affirma l'immortalité de la classe ouvrière. Une bannière écarlate tendue au-des¬ sus des tertres palpitait au vent froid. « Eternelle mémoire communiste à ceux qui sont tombés. » Johann-Appolinarius Fuchs trouva belle cette inscription elzévirienne à laquelle il avait tra¬ vaillé trois jours. Les cadences oppressantes des marches funèbres rythmèrent le défilé des trou¬ pes. La matinée était humide, une invincible grisaille émanait du sol. Les vainqueurs passèrent. Ils n'avaient pas l'air d'entrer dans la gloire, mais plutôt de revenir fourbus de régions infor¬ tunées. Ils voyaient la guerre nue, sans parades ni mensonges, telle que la font les hommes qui n'en veulent plus. Ils iraient pourtant de ce pas ferme jusqu'au bout du monde, pour en finir. Quatre mille hommes remplirent le soir la salle blanc et or de l'Opéra. Une âcre odeur de terre échauffée monta VILLE CONQUISE 283 de leurs rangs gris vers les déesses blanches de la voûte qui tendaient des guirlandes dans un bleu enfumé. Quatre mille hommes posèrent sur les appuis des loges et des balcons des mains de laboureurs de Riazan, de pâtres Bachkirs, de pêcheurs du Nord, de tisserands devenus mitrailleurs ;. ces mains frustes ignoraient les gestes intelligents ou délicats ; elles étaient heureuses de ne rien faire et de posséder enfin, pour un soir, tranquillement, les choses. La scène éblouissait, avec un bel horizon doré en carton peint. Chaliapine parut, en frac, ganté de blanc, tel que naguère devant l'Empereur, saluant ce parterre comme l'autre (le parterre fusillé) d'une profonde flexion du buste et d'un sourire de souverain charmeur. Des vôix fusèrent dans la salle. « La Trique ! La Trique ! » Les chants de la passion sont beaux, sans doute, mais ce qu'elle aime, l'armée entassée dans cette salle, c'est le Chant de la Trique. On la connaît, la trique ! Son goût sur l'échiné, son goût sur la gueule ; et aussi le maniement de la trique, les capitalistes en savent quelque chose ! Chante-nous donc ça, camarade, tu connaîtras des bravos comme l'autre salle, celle qui ne reviendra plus, celle que tu regrettes peut-être au fond de ton âme, l'autre salle avec ses décolletés et ses monocles, ne t'en fit jamais entendre ! Des mains qui ont remué les pierres, la terre, le fumier, les métaux, le feu, le sang, t'applaudiront ! —• Et la voix parfaite entonna le Chant de la Trique. Ça c'est un chant, frères. Le chanteur reculait dans un rayonnement. 284 VILLE CONQUISE de sourires luxueux. Bis ! Bis ! Il allait revenir sur l'avant-scène et céder encore à l'enthou¬ siasme de cette foule, quand, derrière un por¬ tant de coulisse, une main simiesque lui happa le bras. « Attends, camarade. » Il rétablit d'une pichenette le pli de sa manche froissée par la poigne maladroite de ce vieux petit soldat basané, sans profil, dont les yeux n'étaient que de ternes pointes brunes. La salle surprise vit apparaître à la place du grand acteur un petit homme habillé du long manteau de la division bachkire. Quelqu'un s'exclama : « Kara-Galiev ! » Le soldat s'avança d'un pas pesant sur les planches, jusqu'au trou du souffleur. Là, il leva le bras : au bout, la main était ficelée de linges blancs. Il avait de la boue jusqu'à la taille. L'idée ne lui vint pas d'ôter son bonnet gris enfoncé jusqu'aux sourcils. Il cria : — Camarades ! Quoi encore ? Un coup dur ? — ... Gdov est à nous ! Une nouvelle acclamation s'exalta dans la chaude obscurité de la salle. Sur la scène le beau chanteur reparut derrière l'envoyé du front. Légèrement penché en avant, éclatant de blancheur, de noir net, de grâce et de sourire, il applaudissait, lui aussi, de ses mains habiles impeccablement gantées, à cette obscure victoire arrachée aux boues de la frontière d'Esthonie, ★ La neige couvrit les tombes fraîches qu'on oubliait déjà. La vie est aux vivants et ils ont VILLE CONQUISE 285 peine à vivre. La nuit régna. De nouveau les longues nuits semblèrent ne s'écarter qu'à regret de la ville, pour quelques heures. Une grise lumière d'aube ou de crépuscule, filtrant à travers le plafond de nuées d'un blanc sale, se répandait alors sur les choses, comme le reflet appauvri d'un lointain glacier. La neige même qui continuait à tomber était sans lumière. Cet ensevelissement blanc, léger et silencieux s'étendait à l'infini dans l'espace et le temps. Il fallait déjà allumer les veilleuses à trois heures. Le soir épaississait sur la neige des tons de cendre, des bleus opaques, des gris tenaces de vieilles pierres. La nuit s'imposait, inexorable et calmante : irréelle. Le delta reprenait dans ces ténèbres sa configuration géographique. De noires falaises de pierres, coupées en angles droits, bordaient les canaux figés. Une sorte de phosphorescence sombre émanait du large fleuve de glace. Parfois les vents du Nord, venus du Spitz- berg et de plus loin encore, du Groenland peut- être, peut-être du pôle, par l'Océan Arctique, la Norvège, la mer Blanche, poussaient leurs rafales sur l'estuaire morne de la Néva. Le froid mordait tout à coup le granit, les lourdes brumes grises venues du sud par la Baltique s'évanouis¬ saient et les pierres, la terre, les arbres dénudés se couvraient instantanément de cristaux de givre dont chacun était une merveille à peine visible, faite de nombres, de lignes de force et de blancheur. La nuit changeait de face, dépouil¬ lant ses voiles d'irréalité : l'étoile polaire appa- 286 VILLE CONQUISE raissait, les pointes scintillantes des constella¬ tions découvraient l'immensité du monde. Le lendemain, les cavaliers de bronze, sur leurs socles de pierre, couverts d'une poussière d'ar¬ gent, semblaient sortis d'une étrange fête ; les hautes colonnes de granit de la cathédrale Saint-Isaac, son fronton peuplé de saints, et jusqu'à sa massive coupole dorée, tout était couvert de givre. Les façades et les quais de granit rouge prenaient sous ce revêtement magni¬ fique des teintes de cendre rose et blanche. Les jardins, avec les filigranes blancs de leurs bran¬ chages, paraissaient enchantés. Cette fantasma¬ gorie ravissait les yeux des gens sortis de leurs demeures étouffantes, ainsi qu'il y a des millé¬ naires, des hommes vêtus de fourrures sortaient peureusement l'hiver des chaudes cavernes plei¬ nes d'une puanteur animale. Pas une lumière dans des quartiers entiers. Des ténèbres préhistoriques. Les drapeaux rouges noircissaient aux portes de vieux palais... Ryjik ne savait pas le compte des heures. Sa journée n'avait ni commencement ni fin. Il dormait quand il pouvait, de jour, de nuit, au début des séances, au Comité du rayon quand le rapporteur était prolixe. — Vers mi¬ nuit, comme il s'en inquiétait, une voix chuin¬ tante lui communiqua dans le cornet acousti¬ que du téléphone les résultats de la perquisi¬ tion Aronsohn. « Allo, Ryjik ? C'est toi, Ryjik ? Perquisition finie, emporté trois liasses de let¬ tres et documents, saisi douze livres de beurre, trente kilos de farine, deux douzaines de VILLE CONQUISE 287 savonnettes... attends un peu, quoi encore, oui des photos, et des conserves, dix-huit boî¬ tes... — Non, pas d'arrestations, ces coquins ont filé, ils ont tiré...— Xénia? Xénia a deux balles dans le ventre... » Ces deux derniers mots ne prirent toute leur signification dans son esprit qu'avec une certaine lenteur ; ils éclatèrent et s'éteignirent ; ils se rallumèrent sur le fond de la conscience comme les petites lampes d'appel bleuâtres qui dans les salles de machines annon¬ cent parfois que la tension des forces devient trop haute -.danger; — puis, il y eut l'image charnelle d'un ventre blessé. Ryjik descendit à la bibliothèque, les mâchoires soudées, le regard flou. Deux soldats devisaient à la lueur d'une veil¬ leuse près du grand poêle en faïence hollandaise. Ryjik, adossé au poêle pour que la chaleur entrât en lui, ferma les yeux. La nuit régnait, magnifiquement silencieuse, sur les neiges, la glace, la ville. — T'as une sale tête, Ryjik, fit l'un des hommes. — Moi, je suis fourbu. La farine était à cent roubles aujourd'hui. Dans le silence qui suivit Ryjik entendit reten¬ tir des sonneries, — des sonneries, — des sonne¬ ries, — des sonneries, tintantes, lointaines, grinçantes, trépidantes, exaspérantes, bienfai¬ santes... Il fallait dire que Xénia..., mais il ne voulait pas le dire, il ne voulait pas le penser, et il prêtait 1,'oreille aux sonneries, aux sonne¬ ries... — Nous sommes jolis avec ces prix, reprit 288 VILLE CONQUISE la voix épaisse qui avait déjà parlé. — Ecoute un peu, Ryjik, ce qu'il raconte, l'autre. Ils écoutèrent sans se voir, car leurs regards se Axaient involontairement sur la flamme de la veilleuse : petite mèche flottant sur l'huile dans un trèfle de fer blanc... L'autre, un étran¬ ger, parlait une langue mutilée d'ancien pri¬ sonnier de guerre ; et il disait aussi des choses mutilées, d'un autre âge, d'un autre monde. L'Europe, camarades... Les usines mortes de Vienne, les faubourgs bondés d'enfants rachiti- ques, les grands blessés décorés offrant des allumettes au seuil des boîtes de nuit de la Kaert- nerstrasse. Et l'exécution du Bossu, pas à Vienne, non, à Budapest, entre les fêtes de la Noël et du réveillon, une fête aussi brillante, pour laquelle on s'arrachait les invitations... Ah, le Bossu fut épatant ! les journaux mêmes l'ont dit. Les autres chantaient en attendant leur tour, on les entendait bien, on n'osait plus les faire taire. Le beau monde fit une ovation au bour¬ reau. Voici... L'homme se leva pour chercher dans la dou¬ blure de sa vareuse un informe portefeuille dont il tira un billet qui ne portait qu'une ligne au crayon. Ses doigts olivâtres firent apparaître ce texte dans la lueur de la veilleuse. — Voici l'une des dernières lignes écrites par le Bossu : « Ich gehe mit einer Aile umfassenden Lie- be in das Nichts... » « J'entre avec un immense amour dans le néant... » VILLE CONQUISE 289 Ryjik dit sèchement : — Trop lyrique. Tout est beaucoup plus simple. Il est plus facile de mourir que... Et il sortit. Il étouffait. La nuit glaciale lui rafraîchit le visage. Des sonneries cristallines continuaient à tinter au loin, très loin. Ryjik se dit à haute voix les deux mots magiques : « il faut ». La sonnerie les couvrit. Il faut... il faut... Le monde était vide ainsi qu'une grande cloche de verre. Cette nuit-là il n'arriva dans la ville que vingt et un wagons de vivres, dont trois pillés. Pourvu que nous tenions jusqu'au printemps 1 Le pro¬ létariat d'Europe... Marlychkino, Leningrad, Moscou, 1930-1931. • FIN _ DES BEAUX LIVRES PAR DE BONS AUTEURS MAURICE CONSTANTIN-WEYER l'rix Concourt 1928 MANITOBA 9 » LA BOURRASQUE 12 » CINQ cCLATS DE SILEX 12 » CAVELIER DE LA SALLE 12 » UN HOMME SE PENCHE SUR SON PASSÉ LES SECRETS D'UNE MAITRESSE DE MAISON MOI,VAN P. C. DE COMPAGNIE NAPOLÉON L'AME DU VIN JEANNE GMZY Prix Fémina. 1922-Prix Brentano's 1930 KNUT HAMSUN VICTORIA 12 » AU PAYS DES CONTES 12 » UN VAGABOND JOUE EN SOURDINE 15 » LA FAIM 15' » FANAIT ISTRATI LES RÉCITS D ADRIEN ZO ,RAFFI KYRA KYRALINA PRÉSENTATION DES HAIDOUCS 12 » O^TLE ANGHEL DOMNITZA 12 » DE SNAGOW LA VIE D'ADRIEN ZOGRAFFI MIKHAÏL TSATSA-MINNKA 12 12 VERS L'AUTRE FLAMME 12 » i| LÀ RUSSIE NUE CODINE LE, PÊCHEUR D'EPONGES SOVIETS 1929 APRES lu MOIS EN U. R. S. S. JEAN PALLU Prix du Roman Populiste 1932 L'USINE 15 » li PORT D'ESCALE 12 » 12 » 12 » 20 » 12 » 30 » LA FEMME . SAINTE-THERÈSE CHEZ LES GARÇONS 12 » D'AVILA 15 » LES ALLONGES 15 » LES DEMONS LA GR AND'KUE 12 » DE LA SOLITUDE 15 » LE RETOUR L'INITIATRICE DANS LA VIE 12 » AUX MAINS V.DES 12 » Prix Nobel 1920 SOUS L'ÉTOILE D'AUTOMNE BcNONI ROSA PAN 12 » 15 » 15 » 15 » 12 » 12 » 12 » 12 » 15 » 12 » 15 » Donnez-nous votre adresse. Nous vous adresserons gratuitement notre bulletin bibliographique " PLAISIR DE LIRE", — COLLECTIONS D'ART Chaque volume comprend de 4( ilanc Eroche : 20 fr. MAITRES DE L'ART PRÉHISTORIQUE, par A. de Saint-Perier. EOTT1CELLI, par A, Alexandre. LES BRUEGEL, par F. Crucy. LES CLOUET, par A. Fourreau. ALBERT DURER, par J. Jedlicka. LES FEMMES PEINTRES DU XVIli" SIECLE, par Ch. Oulmont. NICOLAS FROMENT, par A. Chamson. GIOTTO, par M. Brion. LE GRECO, par J. Cassou. GUARDI, par M. Tinu. HQGARTH, par R. Antral. HOUDON, par E. Maillard. MAITRES DE L' BARYE, par Ch. Saunier. WILLIAM BLAKE, par Ph. Sou- pault. EUGÈNE BOUDIN, par L. Cario. BOURDELLE, par A. Fontainas. LOUISE C. 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LE TOTÉMISME, par M. Besson. LA VIE CHRETIENNE PRIMI¬ TIVE, par H. Leclercq. LA VIE DES OISEAUX, par J. Berlioz. LA VIE PRIVÉE DANS LA GFÈCE CLASSIQUE, par Ch. Picard. serval de notre Bulletin Illustré 'PLAISIR DE LIRfc" ; ils vous en seront reconnaissants. - DERNIÈRES PUBLICATIONS ALAIN, Propos sur l'Éducation 15 » P. A MANN, Goethe 20 » Ch. ANDLER, Vie de Lucien Herr 30 » A. BAILLON, Roseau 15 » M. BAKO JNINE, Confession 16. 50 E. BERL, La politique et les partis 15 » M. BEAUF1LS, Schumann 20 » — Rien que l'homme 10 » L. BRUNSÇHVICG, Pascal 20 » M. CONSTANTIN-WEYER, L'Ame du Vin 20 » M. et G. CONSTANTIN-WEYER, Les Secrets d'une maîtresse de maison 30 » A. CORTOT, La musique française de piano, 2" série 20 » E. DAR5KAIA, L'eveil 15 » E. DIESEL, Secrets de l'Allemagne 20 » A. DOBLIN, Wang-Loun 28 » L. FcRRERO, Paris, dernier modèle de l'Occident 15 » E. FLEG, Ma Palestine 15 » M. FOMBEURE,' La rivière aux Oies 15 » J.-G. FRAZcR, Les Dieux du Ciel 12 » — Le trésor légendaire de 1 humanité 12 » M. GORKI, Klim l'enfant 15 » J. H ALLE VI, Le livre du Kuzari 15 » L. HcRR, Choix d'écrits, 2 volumes, chacun 15 » K. HAMSUN, Pan 15 » J. JAURÈS, L'Armée nouvelle 50 » J. JOLINON, Dame de Lyon 15 » M. LEVINGER, Félix Trutat 20 » L. LEWISOHN, Les derniers jours de Schylock 15 » A. MATER. Les Jesuites 15 » C.-Mc. KAY, Quartier noir 15 » E. MICHA5LIS, Freud, son visage et son masque 30 » B. N A BONNE,: A l'Abandon 15 » P. NIZAN, Les Chiens de garde 15 » V. PARNAC, Histoire de la Danse 20 » A. PIGANIOL, L'empereur Constantin 25 *• J. PREVOST, Histoire de France depuis la guerre 15 1. QUcRIDO, Le Jordaan 25 » J. TOUSSEUL, Au bord de l'eau 15 2> L. WERTH, Cour d Assises 15 » LES ÉDITIONS R1EDER, 7, Place Saint-Sulpice PARIS-VI' LES EDITIONS RIEDER ŒUVRES DE LÉON TROTSKY LA RÉVOLUTION DÉFIGURÉE Un volume in-8° écu 15 fr. » MA VIE ESSAI AUTOBIOGRAPHIQUE Traduit sur le manuscrit russe par Maurice Parijanine I. —1879-1905. 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