WâMmWÈÊm VM- MCMXLVII BU LETTRES OUVRAGES DÉJÀ PARUS 1. Théâtre Elizafoéthaih (1933). 2. L'Islam et l'Occident (1935). 3. Romantisme allemand (1937)., 4. Retour aux mythes grecs (1939). 5. Message actuel de l'Inde (1941). 6. Images de la Suisse (1943). 7. Le génie d'Oc et l'homme méditerranéen (1945). 8. Paul Valéry vivant (1946). Série « Présentation » 1. Présentation de poètes contemporains, par L.-G. Gros. L'ISLAM ET L'OCCIDENT LES CAHIERS DU SUD 19/17 Ont collaboré à cet ouvrage : LOUIS MASSIGNON — CHEIK ABD EL RAZEK CARLO SUARÈS — FRANÇOIS BONJEAN — M. H. HAEKAL RENÉ GUÉNON CHARLES SALLEFRANQUE — HENRI PÉRÈS P.-G. THÉRY — GEORGES-ALBERT ASTRE MIGUEL ASIN PALACIOS PHILIPPE GUIBERTEAU — GEORGES MARÇAIS G.-H. BOUSQUET — D. YALDARAN — H.-H. BENABED HENRI BOSCO TAHA HUSSEIN — TEWFIK EL HAKIM SAADEDDINE BEN CHENEB — HENRI MASSÉ RACHID BEN CHENEB — PIERRE FÉLINE — D* FARAJ JEAN HYTIER M. LACHRAF — AHMED SEFRIOUI — BICHR FARÈS GABRIEL AUDISIO — ÉMILE DERMENGHEM PRÉFACE En certain point de leur courbe les civilisations semblent douter d'elles-mêmes et la conscience leur vient de leur fin possible. La nôtre connaît ce vertige depuis trente ans et ne cesse d'interroger les docteurs. Dieu sait s'ils accourent, tantôt visionnaires:, tantôt maudissant! Cette névrose de l'Occident a fait vers 1920 le succès de SpengVer; elle fait celui de tous les sorciers qui, dans notre Babel, empêchent par leur vacarme les bons esprits de s'entendre. Or, il en existe, et de tous bords; et le dommage est grand qu'ils ne puissent échanger leurs propos rassurants. A tra¬ vers les divergences de culture et de morale, on verrait bien à quoi ils tendent tous : exalter la condition de l'homme, le dépouiller de la gangue des différences pour montrer son essentielle unité. Tous d'ailleurs s'efforcent de le conduire sur les sommets où l'on s'entend mieux, où lui-mêmel !se. concevra plus pur. Aux moments troubles comme ceux que nous traversons, il faut à tout prix provoquer cette explication des meilleurs. Or, notre destin nous a placés sur les bords d'une mer qui a bercé le rêve des sages et vu naître les plus sereines philo- sophi.es. Plus près de nous dans le temps et dans l'étendue, l'Islam apaise des millions d'âmes par ses certitudes. Et pourtant règne à son sujet la plus singulière ignorance. Seule, une élite en a pris une notion exacte et quant à jses enseignements pi^ofonds, ils sont inconnus de l'Occident. De bonne heure, ayant fait justice d'une attitude primaire qu'affectent certains esprits à l'égard de l'Islam, nous fûmes 8 l'islam et l'occident obsédé par le souvenir d'une époque merveilleuse où le monde arabe résumait la civilisation dans sa plus subtile essence et attirait à lui les plus grands docteurs. Il faut croire que la pénétration se fit alors dans les régions les plus hautes de la connaissance, car les contacts culturels — presque nuls aujourd'hui — s'établirent: de façon durable et abouti¬ rent à une synthèse spirituelle qui fait encore rêver les hu¬ manistes. Dans la tolérante Cordoue, l'extrême liberté de glose ne s'appelait même plus hérésie et l'on y discutait de choses qui se fussent expiées sur le bûcher cinq siècles plus tard. Les sciences sacrées le cédaient aux exégèses profanes et la parabole des Trois Imposteurs a pu naître aussi 'bien sur les lèvres d'Averroès que sur celles de Frédéric II, son émule. En Sicile, parmi des maîtres musulmans célèbres, le fds du Cordouan enseignait auprès de l'empereur, à demi arabe — au grand scandale de la chrétienté. Ainsi, pendant plus de trois siècles, grâce à l'Islam, un climat unique de l'âme a régné dont il est difficile de ne pas avoir la nostalgie. Ce regret qui persiste en nous des nobles voluptés de l'es¬ prit, d'une tolérance usant la notion de race, apprivoisant jusqu'au fanatisme, .nous a longtemps, fait désirer une ren¬ contre nouvelle des deux mondes, disjoints depuis huit siècles. Pouvait-on rêver encore d'une civilisation méditer¬ ranéenne à formule plus ample, où l'Islam interviendrait comme au moyen âge pour affiner, enrichir l'intelligence gréco-latine et aiderait à la création d'un nouveau syncré¬ tisme dont notre mer serait le lieu et le véhicule ? Comme nous nous en ouvrions à Emile Dermenghem, qui est en grande amitié avec les gens et les choses d'Islam, l'idée nous vint de questionner les meilleurs islamisants et de consigner leurs réponses dans un numéro spécial des Cahiers du Sud. L'esprit de cette enquête nous sembla de¬ voir être un approfondissement de l'Islam négligeant les mouvements de l'opinion et les reflets de la politique sur1 la pensée musulmane pour la recherche et l'exposé de ses valeurs culturelles, de ses vérités d'ordre universel suscep¬ tibles de s'intégrer ou de s'opposer utilement au concept PRÉFACE 9 occidental de l'homme, et de collaborer à une conscience nouvelle. C'est ce qu'Emile Dermenghem résuma parfaitement en précisant qu'on devrait s'attacher à l'étude des valeurs per¬ manentes et des problèmes actuels de la civilisation musul¬ mane — surtout dans ses rapports avec l'Occident. Sans doute convenait-il à une équipe qui compte de fer¬ vents amis dans le monde musulman et chez les orienta¬ listes, de tenter ce recensement des similitudes et des diver¬ gences, celte explication accablant les équivoques d'une franche clarté. Qu'il nous soit permis, ici, de rendre hommage à Emile Dermenghem. Par la sûreté de ses démarches, il put mainte¬ nir cette enquête sur le plan des idées générales, seules fé¬ condes, et grouper des textes importants dont l'apparente diversité répond aux deux aspects de la question posée — soit qu'il s'agisse de la permanence des valeurs spirituelles, soit qu'on y envisage des problèmes de civilisation. Nous adres¬ sons aussi nos remerciements aux éminentes personnalités qui nous ont répondu; leur présence confère à ce numéro une indiscutable probité d'accent, On dira peut-être, l'ayant lu : « A quoi bon souligner l'in¬ conciliable? on s'attendait bien à cela! » Oui, ces témoigna¬ ges ne sauraient conclure. Aussi bien une tentative sem¬ blable ne peut avoir cette prétention, car il s'agit bien de se prononcer avec éclat sur tel ou tel concept de l'homme! L'humanité a plus besoin de sympathie que de savoir, ce, savoir que les vrais sages redoutent plus que l'ignorance, et la compréhension de l'homme importe plus que de faux tré¬ sors. Si ces pages aident à comprendre deux attitudes de' l'être, si elles introduisent dans les rapports entre l'Islam et l'Occident cette curiosité du cœur qui purifie la connais¬ sance, elles ne seront pas inutiles à une cause qui nous est chère. Et c'est notre seule ambition. Jean Ballard. POSITIONS SITUATION INTERNATIONALE DE L'ISLAM J'ai passé deux après-midi de mai, l'an dernier, sur un haut-lieu afghan dominant Hérat : au Gàzergâh, falaise cou¬ ronnée de grands pins comme ceux de la Villa d'Esté, près de la tombe de Khâjé Abdallah Ansari, mort en 1088, théo¬ logien hanbalite encore vénéré aux Indes, auteur d'ouvra¬ ges courts, mais médités, comme cet « itinéraire de l'âme vers Dieu », « manâzil al-sâïrîn » dont le souverain actuel de l'Arabie séoudite me disait qu'il aimait à le relire dans le commentaire d'Ibn al-Qayîm. Hérat est, géographiquement, au centre d'oscillation de l'amalgame de races converties qui constitue le monde isla¬ mique moderne. C'est, sur la route d'Alexandre vers l'Inde, la porte de l'Afghanistan, du pays où l'Islam demeure, de la façon la plus dominatrice, la religion de l'Etat; sunnite hanafite, avec quelques minorités shi'ites, l'Etat afghan a mis dehors en 1926 les quelques Arméniens et Juifs qui avaient pu s'y infiltrer, il a achevé l'islamisation des hindouistes du Pamir,, changeant son nom de « Kafiristan » (« pays des infidèles ») en « Nourestan » (« pays de la lumière »); les tribunaux appliquent intégralement le droit canon; et un esprit aussi cultivé que le cadi de Qandahar, Gholam Echan, m'expri¬ mait eh termes presque identiques à ceux qu'avait employés avec moi il y a vingt ans le mohtasib marocain de Fès, son indésir de voir fonder des écoles publiques de filles. La silhouette hère des montagnards afghans me rappelait d'ail¬ leurs jusque dans le drapé des attitudes les Djebala maro¬ cains. Certes, dans la capitale bien des rouages techniques ont été construits à l'image de l'Europe, mais par une tac¬ tique qui maintient intacte une indépendance nationale qui 14 l'islam et l'occident est à base religieuse musulmane; l'invention même d'une langue nationale, le pashtoo, facilite l'apostolat traditionnel qui fait descendre les Musulmans afghans à l'Est, dans les plaines de l'Inde où le pashtoo s'est infiltré. L'Islam, partant des centres afghans de Hérat, de Balkh et de Kaboul, a envahi à la fois le Turkestan au Nord, et l'Inde au Sud-Est depuis neuf cents airs. C'est aussi, d'ailleurs, de ces deux côtés de Hérat, j'y songeais là même il y a un an, que le monde musulman ris¬ que d'être étranglé et tronçonné; entre l'U.R.S.S. au Nord, et l'Empire Britannique au Sud-Est. Les républiques sovié¬ tiques du Turkestan ont morcelé en dialectes l'unité lin¬ guistique du turc djagataï qui devait sa stylisation à une tradition islamique maintenant détruite, au bénéfice d'i¬ déaux parfaitement étrangers à l'Islam. L'Empire Britan¬ nique, d'un Christianisme commercial plus accommodant, est moins dangereux pour l'Islam, qui commence à retrouver, dans les milieux cultivés de l'Inde, les réactions de défense des religions occidentales contre le scientisme laïcisant et sceptique d'un colonialisme européen. L'Islam peut se dé¬ fendre là-contre, ne confondant pas la vraie morale avec le moralisme intéressé et passablement hypocrite des conqué¬ rants; mais le choc matériel des techniques européennes reste plus malaisé à soutenir. L'Afghanistan ne veut pas être traversé par aucune ligne internationale d'aviation, mais pourra-t-il s'y refuser longtemps? Il maintient sa ba¬ lance commerciale sans avoir accepté de traiter avec aucune puissance bancaire, et l'afghani acheté à Hérat se revend sans perte à Péchawer; mais cela durera-t-il? Tout le reste du monde musulman, de Dakar à Manille, et de Kazan aux Comores, subit la pression, soit du « trai- ning » social communiste,, soit du « taylorisme » économi¬ que occidental. Et les vingt années de l'entre-deux-guerres ne lui ont pas permis de .reprendre cohérence. A la suite de la guerre de 1914-1918, avec la suppression du califat ottoman, un certain nombre de « nations ,» mu¬ sulmanes se sont différenciées en Etats, Turquie nouvelle, Iran et Afghanistan en tête, puis les. huit Etats arabes de. la Ligue fondée le 22 mars 1945, et qui auparavant avaient accédé à l'autonornie isolément. Des tentatives se poursui¬ vent actuellement, plus ou moins consciemment dirigées SITUATION INTERNATIONALE DE L'ISLAM 15 contre l'U.R.S.S., pour cohérer tous ces Etats en une grande solidarité interislamique du Proche-Orient. Certains vou¬ laient y adjoindre le « Pakistan » (= pays « pur » ; par opposition aux pays « idolâtres », donc « impurs »), com¬ posé des provinces à majorité musulmane du nord-ouest de l'Inde. Mais avec un sens humain communautaire vraiment très généreux, la majorité des Musulmans de l'Inde vient de se prononcer contre le « Pakistan » pour l'unité intégrale de l'Inde, où l'Islam n'a que cent millions d'adhérents sur quatre cents; parce qu'elle se sent capable de devenir majo¬ rité dans l'ensemble. De fait, en Orient et en Extrême- Orient, l'Islam conserve le complexe de supériorité, il a conscience -de grandir, bien que l'élite scientifique et artis¬ tique y provienne surtout encore des milieux « idolâtres », il se sait facteur de progrès humain. A l'Ouest, l'Islam, nor¬ malement sur la défensive, coopère certainement, et c'est bien naturel, aux revendications actuelles de l'indépendance totale pour tous les pays arabes et arabisés, depuis Damas jusqu'à Tanger; mais il n'ose pas envisager de les faire entrer dans une grande solidarité méditerranéenne qui se¬ rait pourtant une solution communautaire plus généreuse, et culturellement plus féconde, parce qu'il n'ose se dire fac¬ teur de progrès humain en Occident qu'à titre rétrospectif (c'est le thème poétique du « regret de l'Andalousie », « de la Sicile »). Le problème du statut politique des pays arabes demeure . crucial pour cette « convention culturelle méditerra¬ néenne » qui devrait pouvoir être négociée entre l'Europe chrétienne (singulièrement la France) et l'Arabisme ('Arûba) musulman. Mais sa solution est rendue encore plus ma¬ laisée par la colonisation sioniste de la Palestine, et l'in¬ térêt économique grandissant que lui portent les Etats-Unis d'Amérique. Certes, ce sont les crimes de l'antisémitisme européen qui ont donné à l'immigration sioniste en Palestine la densité excessive qu'elle a prise (en 20 ans vingt fois plus de colons), mais je suis convaincu que la vraie justice so¬ ciale serait de contraindre l'Allemagne à restituer à tous ses anciens citoyens israélites leur nationalité allemande, plutôt que d'amener l'Islam mondial à organiser une guerre sainte de désespérés pour la garde de ses « Lieux Saints » dont Jérusalem la Sainte, « al-Quds » fait partie. Le bureau per- 16 l'islam et l'occident manent du Conseil suprême islamique, formé aux Congrès de Jérusalem (1926-1931) est devenu, des Indes à l'Argen¬ tine, l'axe de cristallisation de l'unité musulmane. L'Islam peut parfaitement trouver un modus vivendi avec des juifs du type yéménite ou séfardi, mais n'a que des incompatibi¬ lités avec l'ashkénazi de parler yddisch. On pouvait espérer, et j'ai été de ceux-là, que la refonte du néo-hébreu en Pales¬ tine se ferait en tenant compte d'éléments communs d'accul¬ turation judéo-arabe (familiers aux grands auteurs juifs du moyen âge, qui écrivirent en arabe), mais elle s'est faite dans un sens germano-américain bien inquiétant. L'anxiété présente des dirigeants britanniques est significative. Depuis vingt ans le nombre et l'activité des organisations de défense musulmane se sont grandement accrus. Dans l'Inde, d'abord, puis au Levant, où j'ai suivi, d'année en année, la métamorphose du vieil artisanat apolitique en syn¬ dicalisme à portée politique (dès 1924 à Damas). Et en Egypte. Dans certains cas criants d'inégalité sociale, il s'en¬ suit des collusions fort compréhensibles avec les propa¬ gandistes soviétiques/Les organisations de jeunesse se mul¬ tiplient. Un organisme comme les « Ikhwân Muslimîn » (« frères musulmans ») est devenu en Egypte, sous l'impul¬ sion de Hasan Bannâ un facteur même de la vie parlemen¬ taire; et les coptes chrétiens, comprenant leur devoir élé¬ mentaire de « Chrétiens nationaux arabes », décidés à ne plus jouer sur deux tableaux et à ne plus solliciter la protec¬ tion (d'ailleurs défaillante) des puissances européennes, négo¬ cient en ce moment même avec les « Frères musulmans » pour qu'une symbiose tolérable leur soit garantie par la majorité musulmane nationale; s'ils l'obtiennent ce sera la preuve que la nation égyptienne aura vraiment atteint à l'âge de la majorité. D'autant plus que, même dans un pays musulman plus évolué et officiellement laïcisé comme la Turquie, la symbiose n'est pas encore parfaite pour les minorités en question. La modernisation des pédagogies se poursuit, dans les divers Etats à majorité musulmane en Orient, avec tendance à une certaine unification des méthodes entre Etats (pro¬ grammes et manuels) ; dépassant le cadre des Etats arabes, où, depuis un an, ce travail progresse (sous l'impulsion sur¬ tout, chose curieuse, d'Irakiens, comme Sâte' Ilusry et SITUATION INTERNATIONALE DE L'ISLAM 17 Mati 'Akkrâwî); on a même eu un projet iranien d'unifica¬ tion d'enseignement de l'histoire élémentaire du Proche- Orient, donc, en réalité, d'une tradition musulmane com¬ mune à ces pays : nouveau « pacte dé Saadabad ». Effort pédagogique, donc intellectuel, non sans substrat religieux. Il y a des signes sporadiques d'un réveil religieux : observance des rites parmi les soldats musulmans mobilisés, reviviscence d'ordres religieux aux frontières de l'aposto¬ lat (A. O. F., Nigéria, Inde, Caucase). Mais ce réveil ne sait pas encore utiliser les techniques modernes, il s'en méfie encore. Les Turcs croyants tirent de plus en plus parti de l'alphabet latin que leur a imposé Kemal Ataturk; mais l'Iran a reculé devant la latinisation, et en Egypte le dernier essai, dû à un musulman incontesté, Abdelaziz Pacha Fahmi, n'a pas pu être librement examiné. De même pour la réforme de l'analyse grammaticale, de même pour la mo¬ dernisation des lexiques techniques, où le progrès est lent. Si, en Moyen et Extrême-Orient, les Musulmans, cons¬ cients de leur solidarité sociale supérieure (uniformité rituelle et canonique), vont de l'avant, en Occident, ils n'ont pas encore réussi à construire des modes d'adaptation de leur culture littéraire et théologique à la civilisation mo¬ derne comparables à ceux des chrétiens, et ils souffrent de cette infériorité. C'est pourquoi j'attache une grosse impor¬ tance à la philosophie personnaliste de S. Muhammad Iqbal, dont j'ai été visiter la tombe, au coin gauche de la grande mosquée de Lahore, l'an dernier; il est pour une école nou¬ velle, sunnite, l'un des Cinq Maîtres. Istanbul, Tanger, Port-Saïd, Adeh, Karachi (25 %), Sin- gapore, Batavia, ces ports mondiaux, maritimes ou aériens, ces points vitaux sont peuplés en immense majorité de mu¬ sulmans; plus ou moins contrôlés par l'étranger, là, les Musulmans n'y sont attaqués qu'économiquement. Mais, dans les métropoles intellectuelles, l'influence étrangère de plus en plus dense oblige l'Islam à un effort de pensée plus tendu; Tunis et Jérusalem ne sont plus en majorité musul¬ manes. La métropole par excellence du monde arabe, et même du monde musulman, devient Le Caire; les Egyp¬ tiens réalisent encore mal cette « promotion » en dignité, due à la dernière guerre, de leur capitale, qui va vers deux 2 18 l'islam et l'occident millions d'habitants. Un progrès intellectuel s'y dessine, que je constate d'année en année, et qui est d'origine « intermu¬ sulmane » de plus en plus; car les écrivains chrétiens ara¬ bes n'y travaillent plus autant que par le passé ni autant qu'ils le devraient. C'est de là que nous attendons la renais¬ sance, le classicisme arabe nouveau qui mettra l'Islam de niveau avec les cimes de la culture mondiale. Louis Massignon. DÉCLARATION Je ne vois aucune raison réelle de mettre en opposition l'Islam et l'Occident; car l'Islam en soi ne contient rien de contraire à l'Occident en soi; de même l'idée d'Occident ne comporte rien de contraire à celle de l'Islam. Et les con¬ flits entre Musulmans et Occidentaux, dont l'histoire garde encore les souvenirs, ne doivent pas exprimer une opposi¬ tion essentielle entre l'Islam et l'Occident; car les causes de ces conflits passagers ne relèvent ni de l'islamisme ni de l'occidentalisme. Aujourd'hui nous constatons heureusement une tendance ferme et éclairée vers une unification culturelle, morale, et même politique de l'humanité; et je crois que rien de sé¬ rieusement réel n'empêche la collaboration effective et sin¬ cère entre l'Islam et l'Occident et leur participation à un idéal capable de l'aire régner la paix dans le monde et assu¬ rer le bien-être à tous les hommes. Cheikh Moustapha Abd-el-Razek, Recteur de l 'Université d'El Azhar. N.D.L.R. — Nous avons reçu les lignes qui précèdent en avril 1946. Rien ne faisait alors craindre aux nombreux amis du Cheikh sa bru¬ tale disparition. Un courrier d'Egypte nous apprend la triste nouvelle : Mustapha Abd-El-Razek vient de mourir, au Caire, après avoir veillé pendant quatorze mois seulement sur les destinées de l'Université millénaire de l'Islam. Il était né en i8S5, avait étudié et enseigné en France et était resté un grand ami de notre pays. En ig45, le roi Faroùk, rompant avec les statuts fondamentaux d'El Azhar, l'avait appelé au rectorat : c'est qu'il connaissait la haute intelligence et la loyauté de ce noble esprit. Le Cheikh Mustapha Abd-El-Razek n'a pu réaliser les réformes in¬ dispensables qu'il avait entreprises-dans une université dont les tra¬ ditions ne correspondent plus à l'esprit des temps présents, mais sa tâche, espérons-le, sera poursuivie. Il s'en va, pleuré par l'Egypte en¬ tière; nous nous inclinons avec regret sur la tombe de ce grand doc¬ teur de l'Islam. REGARDS D'ALEXANDRIE A Jean Ballard. En répondant d'Alexandrie aux nombreuses questions que vous me posez, je me sens divisé par deux tendances contradictoires : le désir que mon épître vous soit de quelque utilité et le senti¬ ment de mon ignorance. Que n'ai-je l'autorité de ceux qui, d'ici- même, en vue d'un dessein semblable à celui que je forme en vous écrivant, lancèrent à travers la Méditerranée, à un monde pourtant blasé et qui n'eût dû s'étonner de rien, le surprenant dieu Sérapis, mélange d'Osiris, Apis, Pluton, Esculape et Jupiter, dont la bruyante carrière illustra si bien une certaine magie alexandrine en vertu de laquelle des hérésies inconcevables ail¬ leurs fleurissent ici avec aisance. Une synthèse procède des éléments au tout. La vocation d'A¬ lexandrie ne me semble pas avoir varié au cours des siècles. En cette langue de terre battue par les vents, coincée entre le déser¬ tique Maréotis et une mer toujours agitée, les antiques divinités de Thèbes et de Memphis vinrent un jour s'entendre dire, au milieu de commérages et de papotages, d'aventures amoureuses et commerciales, que tout pouvait s'arranger.. Grecs et juifs, chrétiens et païens, il suffisait qu'ils fussent d'Alexandrie pour que leur esprit subtil et rompu aux spéculations (de l'esprit ou des affaires) dégageât de deux données opposées une troisième qui les débloquât. C'est ainsi que j'ose aujourd'hui m'identifîer à l'alexandrinisme pour vous dire que votre binôme Islam-Occident, vu d'ici, est à la fois trop simple, car on voit mal les éléments qui le composent, et trop compliqué, car ce tout est un brouil¬ lamini de problèmes insolubles. J'ose même vous dire que ce binôme n'existe pas, de sorte qu'à le poser on se trouve déjà dans l'abstraction. Je ne vois pas un Occident, mais quatre, le bri¬ tannique, l'américain, le français, le soviétique : vous voyez déjà que l'U.R.S.S. m'impose une géographie de valeurs où les points REGARDS D'ALEXANDRIE 21 cardinaux ne jouent aucun rôle. Quant à l'Islam, j'en vois une masse considérable aux Indes, une en U.R.S.S. (donc un Islam « occidental »), de nombreux fragments en voie de se grouper autour de la Ligue arabe, et enfin un tronçon, séparé du reste par les vastes déserts libyques, qui, des anciennes possessions italiennes, va jusqu'à l'Atlantique. Encore une fois, laissons-là les points cardinaux, ainsi que les automatismes de pensée qui remontent aux Croisades. Je vous ai parlé d'une synthèse et en voici déjà le thème : les quatre « occidents », y compris le com¬ muniste (en dépit de certaines apparences) et tous les Islams, sont des mouvements historiques qui émanent d'un subconscient col¬ lectif commun : le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Cela dit, j'en viens à vos questions; elles sont angoissées et pressantes : L'Islam prend corps comme vaste nationalité. Com¬ ment va se marquer son raidissement devant l'attitude de l'Oc¬ cident ? Y a-t-il encore bases d'entente possibles ? Les deux vo¬ lontés de puissance peuvent-elles coexister ? Que faire pour cela ? L'Islam est-il en train de revenir à l'orthodoxie ou se montre-t-il tolérant à l'égard des hérésies qui marquent un effritement de son unité? Sur tout cela la question juive est-elle considérée comme distincte du problème Islam-Occident, ou en est-elle partie inté¬ grante? —• Le judaïsme étant maintenant, au regard de l'Islam, incorporé au monde occidental — ou estime-t-on que l'Occident va se débarralsser de~l'élément juif par le sionisme et le rejeter dans ses bras ? Pour tenter de projeter quelque lumière sur tout cela, je choisirai un point de vue très précis : comment, me de- manderai-je, comment se comportent les différentes branches ju¬ déo-chrétiennes-islamiques-communistes de notre civilisation en fonction de leur commun Isubstratum ? Où vont-elles ? Tendent- elles vers une cohésion ou, au contraire, contiennent-elles les unes et les autres des contradictions qui les pervertissent dangereuse¬ ment ? Poser nos problèmes sur cette base, c'est déjà leur cher¬ cher un sens en humanistes, non en politiciens, et ouvrir à notre raison un chemin le long duquel nous aurons quelque chance de découvrir des valeurs à la fois universelles et particulières, spiri¬ tuelles et utiles, qui, si c'est une fin de monde qu'on nous pré¬ pare, nous permettront peut-être, en ce qui nous concerne, d'or¬ ganiser une manière de salut. Le politique, aujourd'hui, tout comme l'économique et le so¬ cial, est à l'image d'un océan déchaîné : allez donc y installer un niveau d'eau! Ses ficelles sont trop nombreuses : l'illusion qu'a¬ vaient nos pères de faire œuvre d'historiens, il nous faut l'aban¬ donner. Une émeute à Jaffa, une grève à Téhéran, un assassinat politique au Caire, sont, pour l'agence Reuter, des événements relativement simples. Regardez-y de plus près et sachez me dire, parmi toutes les ficelles que l'on tire, si c'est Londres, Washing- 22 l'islam et l'occident ton, Moscou ou New-York, la City, Wall-Street, la Standard Oil ou quelque société anonyme iranienne, turque, égyptienne, en voie d'être achetée, vendue ou prêtée, qui, en fin de compte, l'a emporté sur toutes les autres influences. Je chercherai d'abord une vue synthétique des quatre occidents que j'ai mentionnés plus haut, en fonction de leurs valeurs fon¬ damentales, et tels que peut les voir un humaniste. Tenez présent à l'esprit que j'appelle civilisation un développement historique basé sur une représentation de l'homme, et culture la méthode au moyen de laquelle une civilisation maintient son contact avec cette représentation. (Sans méthode, pas de contact avec ses fon¬ dements, et la civilisation s'égare.) Considérez également que le substratum psychologique, la donnée subconsciente collective fondamentale de tous les groupements qui font l'objet de notre étude, est une notion d'un Dieu unique en fonction de laquelle l'homme « fait à son image » est nécessairement universel. Il en résulte que la culture doit être une méthode permettant aux in¬ dividus de parvenir à l'universel et aux collectivités d'organiser et d'administrer des institutions en vue de faciliter cette ascèse au plus grand nombre possible. Voyons comment se situent nos occidents par rapport à ces fondements, et commençons (à tout seigneur...) par le lion britannique. Je m'en tiendrai à un seul document, mais ,dont le mérite est de répondre très exactement à mon dessein : Le Processional de la force anglaise, que P. J. Jouve ht paraître anonymement en juin ig43, et la réponse qu'en octobre de la même année lui fit Charles Morgan. Je ne sache pas que le sens de cette réponse fut contesté par aucun Anglais qui compte. Au contraire, dans la mesure où j'ai pu la vérifier auprès de mes amis britanniques, elle me semble cor¬ respondre à la vérité. « La nation, écrit P. J. Jouve, qui la première a ébranlé la puissance féodale, inventé le Parlement, fondé le droit des gens, accepté la tolérance religieuse et sanctionné l'existence de l'in¬ dividu; la nation qui par la mer a fondé un empire capable de répandre sa civilisation juridique sur des terres lointaines sauva¬ ges; cette nation brutale d'un côté et sage de l'autre a un roi; et le roi n'est pas un maître, mais un serviteur suprême; il est le totem des Anglais, et le totem a été éclairci; il lie, non par le redoutable inconscient en commun, il lie par la formule aussi nette que possible de la Liberté; le roi est la représentation de la garantie commune et l'âme du Parlement. La liberté anglaise n'a pas eu besoin, comme la nôtre, de révolutions sanglantes dans le temps moderne, car son arbre a anciennement poussé. La liberté anglaise a un roi afin que l'existence du roi assure la continuité de la liberté, et non seulement la liberté, mais la grandeur. Ces S REGARDS D'ALEXANDRIE 23 hommes possèdent donc tout, pourrait-on dire, et la réconcilia¬ tion des âges se fait à l'intérieur de leur souffle. » (P. J. Jouve, juin IQ43.) A cela, voici ce que Charles Morgan répond : « ... Les Français n'ont jamais compris que la nation anglaise est mystique, qu'en Angleterre le roi ne représenté pas le peuple — qu'il ne le sert même pas, ainsi que le prétend l'auteur du Processional. En tant qu'homme il est le serviteur de la nation, de la même façon que Churchill; mais en tant que roi il est la Nation, son histoire, son sang, sa vie même... Les Français qui, intellectuellement, sont capables de tout comprendre, n'ont jamais compris cette vérité mystique, et en conséquence n'ont jamais eu confiance en nous. » (Charles Morgan, octobre 1943.) On ne saurait s'exprimer plus clairement : — Votre totem a été éclairci, dit le Français, comme en s'ex- cusant d'employer ce mot totem; en fait il n'est plus totem, il n'est plus inconscient, il est une formule claire et nette de la liberté, il a changé d'état, d'irrationnel il est devenu la raison même. — Mais pas du tout, répond l'Anglais, le roi est totem et nous le voulons totem, il est nous, il est nation, il est sang, il est notre vie même, que nous logeons et voulons faire demeurer dans l'ir¬ rationnel, dans une vérité mystique à laquelle, en laquelle, par laquelle nos consciences individuelles se perçoivent. C'est là qu'est notre force, notre éternité. (Il faut relire tout le document* pour bien l'appréhender.) En somme : —Vous êtes universels, dit le Français, puisque c'est vous qui avez fondé le droit des gens... etc... etc... — Pas du tout, dit l'Anglais, avec votre manie de rationalisation vous n'avez rien compris : nous sommes parti¬ culiers. C'est l'Anglais qui a raison. La culture de cette démocratie, dont la fonction est le maintien d'une monarchie aristocratique, n'est pas article d'exportation, je puis, d'Egypte, en donner le témoignage. L'english petit-nègre qu'apprennent les Nègres n'est pas culture, Shakespeare abonné n'est rien : non seulement il n'y a pas de méthode anglaise qui permette à ce qui n'est pas anglais de s'intégrer à ce qui l'est, mais tout est mis en œuvre par la méthode anglaise pour qu'un tel accident ne se produise jamais. Cet abîme entre le fondement d'une civilisation et sa culture est tout ce que je suis disposé à signaler ici, laissant à chacun le soin de dégager ses conclusions. Passons à la France, et l'on me dira tout de suite : bien sûr, vous êtes Français, et vous allez encore nous parler de Descartes. Je n'y puis rien, c'est un fait, la méthode française est universelle, et, afin de satisfaire toutes les oppositions, je dirai qu'elle l'est \ 24 l'islam et l'occident souvent en dépit de bien des Français, ce qui ne change rien à l'affaire. Ce n'est point que l'on ne puisse en montrer mille carences, mais elles ne comptent pas beaucoup. L'important est de constater que cette culture sert assez pour n'avoir plus besoin, à tout bout de champ, d'invoquer ses origines. — Elle laisse là où il se trouve le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Elle n'en a plus besoin. Elle va seule. Elle sait marcher. Si elle tombe elle se relève avec bu sans prières, et, cherchant la cause de sa chute, s'examine et se pense. Cet effort constant de se penser est ce grâce à quoi la culture française pare la France d'immortalité à travers ses morts et ses résurrections et ne cesse de propager dans le monde une contagion de la France en dépit des intefmitten- ces des cœurs. Mais franchissons l'Atlantique, et que l'on me pardonne d'être bref en ce qui concerne la culture de Ce grand peuple américain, car je ne la vois pas. Les Etats-Unis sont, à ma connaissance, la seule nation où l'on n'idéalise ni le saint ni le héros, mais l'homme moyen, celui dont les Gallup et autres enquêteurs cons¬ tatent qu'il a les goûts et les opinions de tout le monde. Car il s'agit bien de goûts, non de foi; d'opinion, non de pensée, par quoi cent cinquante millions d'hommes (brandiraient-ils cent cinquante millions de Bibles) cherchent et trouveront peut-être un jour à établir une coïncidence entre ce qu'ils sont et ce qu'ils voudraient être. Ils ont du cœur et l'ingénuité d'intervenir dans nos affaires d'adultes. Ils ont largement contribué, deux fois, à nous sauver la vie, et, aimant se sentir à la fois très bons et très solides, semblables en cela à ces dévots de Proust dont les narines palpitent agréablement aux parfums mêlés de l'encens et des brioches, acceptent en même temps l'hommage ému de notre reconnaissance et les occasions de prolonger un ordre basé sur le profit individuel. Enfin, l'U.R.S.S. Et en dépit de ce qu'en pensaient Marx et Engels eux-mêmes, je ne vois pas de fossé entre les antiques pro¬ phètes du Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob et l'esprit mes¬ sianique qui anime le Manifeste du Communisme. Ce nouvel évangile, pour avoir remplacé leimot abstrait verbe par son équi¬ valent concret dialectique et avoir perçu ce mouvement vital dans l'histoire plutôt que dans l'individu, loin de s'être écarté des données subconscientes des civilisations engendrées par Israël, en a élargi les bases. (Que les marxistes orthodoxes me pardonnent! Vous voyez déjà poindre ici l'oreille de mon nou¬ veau Sérapis, hérétique et essentiellement alexandrin.) Qu'est de¬ venu ce Manifeste du communisme ? Et, depuis le jour où les étudiants en histoire commencèrent à apprendre que les promo¬ teurs de la Révolution d'Octobre, Lénine et Trotsky, étaient nié- REGARDS D'ALEXANDRIE 25 tamerphosés en Lénine et Staline, la Ligne de la Révolution est- elle une droite, une courbe ou un zig zag ? Ces questions ne tou¬ chent en rien mon sujet, de même que les conflits politiques en France et les nombreux régimes qui s'y succédèrent ne jouent aucun rôle dans ce que j'ai à dire ici. Si donc je fais allusion à ce qu'on appelle le stalinisme, c'est uniquement dans le but d'é¬ viter les reproches que, d'un côté ou de l'autre, j'eusse autrement reçus. En humaniste, je crois pouvoir discerner à l'heure actuelle, en U.R.S.S., le désir et la possibilité d'élaborer une véritable culture, une méthode universelle apte à conférer à l'homme, en tant que personne, une dignité nouvelle, et en tant qu'être parti¬ cipant au collectif, un sens de responsabilité. Certes, vingt années de cordon sanitaire, suivies de la plus effroyable des guerres, ont fait plus pour modeler -la forme visible de ce vaste empire que ses principes. Et les nécessités actuelles, urgentes, d'une conso¬ lidation stratégique, entachent de politique un domaine humain où tous les espoirs sont cependant permis. Je conclus de cette rapide esquisse que, des quatre Occidents, l'Anglais a une culture particulière, le Français a une culture universelle, l'Américain n'a pas encore de culture, le Soviétique en a une en formation. Et j'arrive à l'Islam. Projeté dans le monde, à sa naissance, à la manière d'un feu d'artifice, il cata¬ lysa d'un coup le génie arabe qui s'ignorait et démontra que la culture n'est pas toujours une longue élaboration. De ce prodi¬ gieux éclatement, permettez-moi de donner une explication per¬ sonnelle basée sur mon expérience intérieure, sur ma perception immédiate du phénomène islamique qui, demeurée longtemps secrète en ma conscience, m'apparaît de plus en plus clairement comme la matrice de mes facultés de création. Le Prophète Mo¬ hammed invoquait comme preuve de l'existence d'Allah l'exis¬ tence de l'Univers. La simple présence d'un grain de sable, d'un brin d'herbe, est, si l'on veut y exercer véritablement sa pensée, assez impénétrable pour donner à notre curiosité l'aliment de stupeur créatrice qui la nourrira indéfiniment. Cette perception immédiate du mystère de ce qui est, de l'impossibilité définitive où nous sommes de concevoir qu'un Univers soit un jour sorti de rien ou qu'il ait toujours été là, qu'il ait des limites spatiales au sein d'un inconcevable néant ou point de limites, cette Révélation directe qui tout de suite interdit à notre raison de chercher des preuves de l'existence de l'impénétrable ou de se satisfaire de syllogismes se rapportant aux causes et aux effets, cet état puis¬ sant, exalté, dynamique de grâce émerveillée que, personnelle¬ ment, je sens au tréfonds de mon être, c'est cela qui, selon moi, fut cette conjonction arabe-islamique dont le souffle, balayant 26 l'islam et l'occident les innombrables et stériles querelles où s'égaraient tant d'esprits, libéra la Raison. Le feu d'artifice s'éteignit, et ses cendres éparpillées sur trois continents donnèrent longtemps l'impression d'être éteintes. L'Is¬ lam subsistait en tant que religion mais, brisé en un Occident hostile et trop complexe, enlisé en un Orient attardé et passif, son art, sa science, sa philosophie, son humanisme, ne trouvèrent plus le moyen de s'embrayer dans l'actuel : la civilisation arabe, telle une comète, avait passé, disait-on. En fait, l'Islam avait largement dépassé les cadres du monde arabe. Il portait en lui deux qualités de pénétration : sa simplicité et son réalisme. D'une part il plaçait chacun, tout seul, en face de l'Impénétrable et par là conférait à chaque individu sa dignité; d'autre part, il de¬ mandait au réel de témoigner de l'existence de l'être et par là, dépassant le drame sanglant, la passion furieuse d'un esprit et d'une chair acharnée à se contredire, conférait à celle-ci sa di¬ gnité. Aujourd'hui, la plus grande masse islamique se trouve aux Indes, où près de cent millions d'êtres humains ont grâce à lui brisé le rêve à cloisons étanches de Brahman et affirment à la fois la réalité du monde et la nature universelle de l'homme. Le pariah, et non seulement lui, l'intouchable, mais tous ceux qui se sentent dominés et meurtris par la définition d'eux-mêmes, particulière et fonctionnelle, que leur impose leur caste rigide trouvent dans l'Islam une représentation humaine illimitée dont l'effet certain est de bouleverser de fond en comble le pseudo¬ rêve de Brahman et ses Hiérarchies. Aux Indes, l'Islam est révo¬ lutionnaire. Attendons-nous à le voir tendre la main à son cou¬ sin issu de germain, le communisme chinois. Cela ne sera pas une alliance en vue de ce que si légèrement on appelle le conflit de l'Orient et de l'Occident, mais, sur la plus vaste scène du monde, un regroupement effectif du mobile psychologique qui s'appelle Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, au sein de deux de ses mé¬ tamorphoses. Des vingt-quatre millions de Musulmans soviétiques, je ne sais rien. Je les suppose, en tant que Musulmans, sans histoire, et ne voyant pas de motifs de tension entre eux et l'ensemble de leurs concitoyens, je les imagine aptes à développer une culture valable. Le nœud de votre écheveau, de questions est le monde arabe. M'y voici, et me place sans plus tarder devant un des phénomènes les plus remarquables de l'histoire contemporaine : le dévelop¬ pement de l'Egypte. Ne nous laissons pas trop distraire par la confusion économique et sociale de la planète entière, où l'on voit se superposer tous les stades de développement, depuis les REGARDS D'ALEXANDRIE 27 formes féodales les plus primitives jusqu'aux derniers perfection¬ nements du capitalisme avancé. Les manœuvres politiques, les surenchères démagogiques, les maquignonnages, les astuces des faibles, les hypocrisies des puissants, tout ce que revêtent les for¬ mules nationales ou démocratiques ne doivent pas nous étourdir. L'Ëgypte ajoute à ce spectacle commun celui d'une étonnante expansion politique et d'une révolution dans les mœurs. Parcou¬ rez en été les plages d'Alexandrie et allez voir ensuite un film arabe. Jeunes gens et jeunes filles, étudiants et étudiantes, toute cette nouvelle petite bourgeoisie qui s'américanise est de nature à donner bien des chocs à ceux qui pensent encore à l'Egypte telle qu'elle était au temps de l'expédition de Bonaparte. Tout cela, je m'excuse de le répéter, étant animé avec quelques varian¬ tes du mobile même qui fit l'Occident, obéit à des lois biologi¬ ques analogues, mais ce qu'il vous importe de savoir, c'est que ce mouvement est conscient et dirigé. Du roi d'Egypte Farouk Ier, je ne veux mentionner qu'un fait, mais qui se rapporte à la seule nouvelle que j'ai à vous apprendre, au milieu de toutes ces con¬ sidérations générales : la toute récente nomination au poste de recteur de El Azbar du cheikh Moustapha Abdel-Razek. Ce n'est un secret pour personne que cette nomination, voulue par le roi, ne se fit point sans bousculer les statuts de la célèbre Université : le cheikh Moustapha n'ayant point les titres qu'il fallait, par un décret royal ils ne furent plus nécessaires. D'un geste, le jeune souverain orientait son pays, le monde arabe et tout l'Islam, vers leur destinée. Événement considérable! Je ne sais si vous percevez clairement la personnalité de l'homme appelé aujourd'hui à la plus haute fonction culturelle de l'Islam. Il m'est agréable de vous renvoyer au Cahier Musulman et Arabe de ces M'essayes d'Orient qu'il y a une vingtaine d'années je dirigeais avec Elian Finbert. Si vous l'avez encore dans votre bibliothèque, relisez la belle étude, que nous eûmes l'honneur d'y publier, du cheikh Moustapha Abdel Razek sur ce grand réformateur de l'Islam, le cheikh Moha¬ med Abdou, qui fut son maître. Invoquant la raison et la liberté humaine, le cheikh Moustapha, par I? truchement des paroles de son maître, s'écrie : Pour tout homme raisonnable, l'être humain est libre dans ses actes; mais cette liberté ést limitée par les lois que la Puissance divine a assignées à sa nature, à ses besoins, à ses instincts et à si es facultés. Tous nos phénomènes moraux sont gouvernés par cés lois, tout comme les phénomènes physiques. En ce sens, mais en ce sens seulement, les Musulmans entendent le fatalisme et la prédestination... Et encore : L'Islam transfor¬ mant dé simples Bédouins nomades en une grande et forte na¬ tion, tirant de ces barbares un nouveau peuple civilisé, lui don- 28 l'islam et l'occident nant le goût de la science, de l'art et de l'industrie; l'Islam affranchissant la raison humaine, tolérant toutes les religions et les protégeant, répandant la vérité et la lumière partout où il pénètre, dotant le monde de trésors scientifiques, inoculant sa civilisation à l'Europe barbare, quelle œuvre sublime... Mais je ne puis tout citer! Lisez encore, à la suite de cette étude, l'extrait des Rissalat-al-Tawhid du cheikh Mohamed Abdou, que nous publions sous le titre : L'Islam s'est répandu avec une rapidité sans pareillé, et vous aurez une idée de ce que le cheikh Moustapha Abdel Razek se propose de réaliser aujour¬ d'hui1. « Tradition n'est pas routine », commença-t-il par décla¬ rer en assumant son poste, et voici déjà que la vieille Université théologique, secouant sa poussière, se prépare à tous les rajeu¬ nissements. Si son nouveau recteur est l'homme le plus versé qui soit dans l'étude du Coran, sachez qu'il connaît non moins bien Descartes et Bergson; si c'est un théologien, sachez qu'il l'est en humaniste dont la conception, loin d'être abstraite, englobe les arts et les sciences. L'Egypte est déjà dotée d'une université Fouad Ier au Caire et d'une université Farouk Ier à Alexandrie, dirigées par des esprits éclairés dont vous ne sauriez dire s'ils sont orientaux ou occidentaux, et où sont invités au magistère d'éminenls professeurs étrangers. Je ne doute point des immen¬ ses possibilités de toutes ces conjonctions. La tâche est ardue, et il s'agit .d'abord de mettre au point la langue. Vous connaissez les difficultés de l'alphabet arabe : ajouter aux trois consonnes qui constituent la plupart des racines des "verbes les voyelles qui leur manquent amènerait fatalement la destruction de ces raci¬ nes. Grave problème qu'on ne saurait trancher, à la turque, d'un coup de poing. Quoi qu'il en soit de l'avenir, la tendance est claire. Politiquement, le monde arabe est en train de se fonder à la fois sur La Mecque et Le Caire. Le roi d'Arabie Ibn Séoud, ce prestigieux conquérant issu d'un conte des Mille et une Nuits, est en ce moment au Caire où, personnalité à sa mesure, le reçoit avec faste le roi Farouk. Vendredi dernier, le n janvier, les deux souverains se rendirent ensemble pour leurs dévotions à El Azhar, où le sermon fut prononcé par le cheik Moustapha Abdel Razek. C'est sur ce tableau que je termine ce chapitre de ma lettre. Mes conclusions, vous les devinez sans peine : un rayonnement culturel arabe est possible, auquel ne sera pas indifférent l'empire arabe français. C'est là que peut se produire une conjonction ma- r. Ceci se passait en janvier ip46. Nous savons depuis que l'Université d'El Azhar est en deuil de son recteur. REGARDS D'ALEXANDRIE 29 gnifique si, fidèle à son mobile, la culture arabe devient univer¬ selle, et si, fidèle à elle-même, la française le demeure. Ne doutez pas de la sagesse innée des Arabes : ils ne se paieront pas d'appa¬ rences et rejetteront les fausses cultures. De notre côté, ne per¬ dons pas de vue que parler de la volonté de puissance des États, fussent-ils le britannique, est devenu un anachronisme face à la puissance effective de l'U.R.S.S. et des États-Unis, qu'aucun autre État ne songe à égaler, et enfin que cette incomparable puissance n'est rien, dont le sort est d'avance conditionné par les cadres économiques et sociaux dont elle émane, car si ceux-ci n'évoluent pas de façon à placer cette puissance sous le contrôle réel des masses (et les dirigeants, des États-Unis proclament au contraire ouvertement leur volonté de maintenir en vigueur des cadres caducs) la puissance matérielle qu'ils ont engendrée se retour¬ nera vite et sûrement contre eux. Jusqu'ici, l'histoire contempo¬ raine ne nous a donné de la puissance matérielle, que des illustra¬ tions de sa nature auto-destructrice. L'occasion pour nous, Fran¬ çais, est belle : frappée, humiliée, morte et ressuscitée, la France, en démontrant par ses actes l'efficacité concrète du spirituel, constatera, n'en doutez pas, que les peuples arabes sont déçus par les conquérants blancs, quels qu'ils soient, et les méprisent. Ils ne se perdent pas en de subtiles distinctions : pour eux, l'An¬ glais, l'Allemand, le Français, l'Américain, se ressemblent dans le fond et leurs méthodes ne sont que des variantes, brutales ou hypocrites, du postulat de la force matérielle. A ceux qui croient pouvoir se décharger sur d'autres de ce stigmate, laissons-leur le plaisir «de promener encore leur morgue sur la surface de la pla¬ nète. Démontrons, en ce qui nous concerne, que nous avons enfin compris. Que la France s'installe et s'étale en son vaste empire. Que France soit cet empire, France universelle, Église Laïque. Que France soit cette culture et ses institutions, en Afri¬ que comme en Europe, en Orient comme en Occident, en Islam comme en Chrétienté. France, non colonies; France, non manda¬ taires et mandatés, protecteurs et protégés, France là où France est, France sans oui et non/sans mais ni peut-être. Quel est le risque? L'universel est-il risque? Ah! Devinons en l'Islam une ferveur disponible, une fraîcheur incomparable. Une fois déjà le Prophète Mohammed tendit aux Juifs et aux Chrétiens une main qu'ils refusèrent. Il n'est pas trop tard pour descendre de nos faux piédestaux et accepter cette étreinte dans un esprit de liberté vraie, d'égalité vraie, de fraternité vraie. Mais je ne puis achever cette lettre, mon cher Ballard, sans vous parler des Juifs, puisque, d'ailleurs, vous me posez à leur sujet plusieurs questions. Ils ne sont pas un problème mais une énigme, et le mot de cette énigme, Yoici des millions d'années 30 l'islam et l'occident que l'on tourne autour de lui, dans le seul but de ne pas le dé¬ chiffrer. Je n'ai encore rencontré personne qui m'ait, aidé à l'é¬ lucider, mais l'ayant expliqué moi-même dans un ouvrage, Quoi, Israël, qui parut — h mes frais — il y a quelques années, force me fut de constater que, pour avoir quelque chance d'être com¬ pris, encore eut-il fallu que ce livre trouvât des lecteurs. Or, comme l'espace que j'ai fixé à cette lettre s'épuise rapidement, souffrez que je l'utilise armé d'un emporte-pièce. Je voudrais de tout mon cœur que les Juifs disposent d'un refuge sûr. Mais je ne suis pas partisan d'un État juif. Ni même d'un foyer « national » juif. Les Juifs ne sont pas une nation. Ni un peuple. Israël n'est, pas non plus une religion. Ni encore moins une race (voyez combien on s'est converti massivement entre Juifs et Chrétiens, d'un côté et de l'autre, pendant huit siè¬ cles, puis toutes les infiltrations). Ni, en aucune façon, une homo¬ généité : bien au contraire, il n'y a rien de commun entre un Juif polonais et un Juif espagnol, si ce n'est ce qu'on peut trou¬ ver, en gros, de commun entre l'Europe Centrale et la Méditer¬ ranée. « Mettez trois Juifs ensemble, vous aurez quatre opinions différentes », dit un proverbe. Les Juifs ne s'entendent pas entre eux. J'ose même aller jusqu'à dire qu'ils n'ont pas un sens exa¬ géré de l'entr'aide mutuelle. Quant à leur tendance d'esprit, on leur reproche assez, à la fois, d'être révolutionnaires et banquiers pour que ces condamnations (si ce sont des condamnations), exac¬ tement opposées et de force contraire, s'annulent. On leur repro¬ che, de même, de trop s'assimiler et de ne pas s'assimiler assez. Trouvez-vous ces griefs ridicules ? Point. Ils tendent tous.à cons¬ tater chez les Juifs des contradictions. Elles existent en effet, et nous voici enfin sur une bonne piste, car pourquoi leur faire grief de ces contradictions et 11e pas les en louer? Supprimez les con¬ tradictions des Evangiles, ces livres les plus juifs qui soient, mais jetez-les ensuite au feu, car ils ne. vaudront rien. Corrigez ce qu'a dit Jésus : que le premier demeure le premier et le dernier der- nier, que qui perd sa vie la perde en effet; que l'ouvrier de la onzième heure ne reçoive point de salaire, et vous ferez de Jésus, incarnation d'Israël, un discoureur de foire. Cette contradiction intérieure n'est pas autre chose que ce mouvement dont je par¬ lais plus haut, que Jean l'Ëvangéliste a appelé Verbe, que nos révolutionnaires appellent mouvement dialectique. Cette contra¬ diction est la graine vivante de nos civilisations, leur prodigieuse aventure, leur course irrésistible, la cause et l'effet de ses destruc¬ tions et de ses constructions. Israël l'incarne en vue d'une Ge¬ nèse. Ceux qui en ont peur s'appellent antisémites. Et pourquoi, et comment Israël incarne-t-il ce mouvement di¬ vin ? En vertu d'un pacte d'Alliance : la circoncision à huit jours. REGARDS D'ALEXANDRIE 31 Voilà le mot de l'énigme. Je tâcherai de vous l'expliquer en quel¬ ques lignes. Accordez-leur votre attention. Le choc de la circoncision que l'on produit sur un organisme âgé de huit jours à peine, et les modifications qu'il y apporte, impriment au système psycho-érotique en formation un caractère particulier. Tout d'abord, il se produit une normalisation de la sensibilité sexuelle par rapport au reste du corps, tandis que chez l'enfant non circoncis cette sensibilité est maintenue, par sa gaine de protection, dans un état de torpeur que bouleversent de temps en temps et dès le plus jeune âge des crises suraiguës, des irrup¬ tions d'un état d'exception qui, à cause de son intensité, met en activité des centres nerveux habituellement en sommeil. Ainsi, dès le berceau, l'enfant incirconcis a une tendance à engendrer deux moi, c'est-à-dire deux moitiés de moi qui professeront de ne pas se connaître mutuellement. Le moi habituel, normal et raisonnable, sera d'autant plus équilibré, assis, installé, qu'il sera insensible; l'autre, à la tête de ses légions inconscientes et armé de tout un appareil sensuel, sensoriel, émotif et imaginatif, sera d'autant plus virulent dans ses irruptions ou infiltrations qu'on l'aura mieux aveuglé et abruti en lui niant la raison. Tout cela déjà est en œuvre bien avant que se produise l'éveil sexuel. A l'adolescence, la crise de¬ vient souvent fatale : le rêve érotique assume, parfois des pro¬ portions gigantesques et, par la masse de subconscient qu'il ma¬ nœuvre, peut s'élever jusqu'au collectif, devenir exaltant et stu- pide, violent et incontrôlable, et, ramené à sa véritable nature animale, il peut alors culbuter les cervelles de malheureux incir¬ concis qui, à l'appel amoureux de leurs Fuehrers, n'ont plus qu'à se précipiter à reculons dans la Durée pour enfin perdre leur conscience dans le sang de ce totem qu'ils ont voluptueusement retrouvé. A ce moment-là, un sûr instinct leur dit qu'Israël, le « Fils aîné » de Dieu, fidèle au pacte de la circoncision dont le but est la genèse de l'humain, est leur ennemi irréductible. (Tu diras à Pharaon : Ainsi parle l'Éternel : Israël est mon fils, mon premier-nê. Je te dis : laisse allér mon fils pour qu'il me serve; si tu te refuses de le laisser aller, voici, je ferai périr ton fils, ton premier né. Ex., rv, 22-23.) Je ne puis me livrer dans cette lettre à des commentaires bibliques, mais quel que soit le sens que l'on veut donner à ces mots « Fils de l'Éternel », que Jésus fait siens, la simple honnêteté .exige que si 011 ne leur accorde ici qu'une valeur de métaphore, elle est métaphore aussi dans la bouche de Jésus. Par contre, si l'on préfère que le mot Fils, pour Jésus, ait un sens charnel, il doit être charnel aussi pour Israël. J'admets que l'on choisisse n'importe quelle commune mesure, mais l'em¬ ploi de deux mesures est une fraude. 32 l'islam et l'occident La circoncision à huit jours ramasse et coordonne l'énergie vitale de l'individu, unifie le corps en un état d'éveil constant et maîtrisable, relie les appareils sensoriel et sexuel en sublimant l'érotisme avant même qu'il ne perçoive sa propre nature, enfin irrigue et féconde de ce fait l'intelligence aux sources mêmes du moi par une incessante osmose entre le psychologique et le phy¬ siologique. La sexualité a perdu alors son caractère sanglant et mystérieux, elle n'écoute plus l'appel des ténébreux abîmes, elle a franchi le stade animal, et elle, qui fut l'ennemi, a entraîné Israël dans la grande aventure de l'individuation. Mais ce sujet est si vaste que je renonce à le développer tant soit peu, et me contente de vous l'avoir signalé, dans l'espoir que ces quelques mots inciteront les pliysiologues et les psychologues à rechercher dans cette direction la clé de l'énigme biblique. Je voudrais ainsi avoir contribué à démontrer qu'Israël n'existe pas. Je veux dire qu'il n'existe pas en tant qu'entité. Il y a une pre¬ mière Alliance (la circoncision) avec le Mouvement de l'Univers, qui permet à celui-ci de se proclamer chair. Il y a une deuxième Alliance avec ce même Mouvement de l'Univers qui, par le tru¬ chement de Jésus, se proclame Personne. C'est la première Alliance qui rend possible la seconde. Je dis qu'elle la rend pos¬ sible : j'emploie pour cela le temps présent. Car on ne m'a pas démontré que Jésus n'est pas vivant, qu'il n'est pas revenu main¬ tes fois sur la Terre, qu'il ne nous a pas coudoyés et parlé, qu'il n'a pas imploré ses tortionnaires, les faux Chrétiens, les antisé¬ mites qui, en son nom, en frappant Israël, enfoncent encore des clous dans ce corps qui n'en peut plus. Quant aux Charles Morgan, qu'ils reposent dans la paix d'es¬ prit que leur dispensent leurs liens mystiques avec leurs rois. Le lien mystique qui relie Israël à Jésus, cette non-entité et ce roi dépossédé, sanglant et nu sur une croix, ce lien, seuls peuvent le vivre et en mourir ceux qu'il engage. Et les autres, qui trou¬ vent qu'Israël n'est pas fidèle à son pacte avec Dieu ou qu'au contraire il lui est trop fidèle, ceux-là, s'ils connaissent mon Père, qu'ils aillent le Lui dire. Mon cher Ballard, je vous ai décrit sommairement mais de mon mieux divers mouvements historiques. Puissent-ils tous, un jour, s'orienter résolument vers la Genèse de l'Homme. Et voici comment vous pourrez juger les individus et les groupes d'indi¬ vidus par rapport à celte direction : ceux qui a laissent aller Israël » sont les Justes. Janvier 1946. Carlo Suarès. QUELQUES CAUSES D'INCOMPRÉHENSION ENTRE L'ISLAM ET L'OCCIDENT Un Européen et un Musulman désireux de se faire une idée l'un du monde de l'Islam l'autre de l'Occident, rencontreront-ils les mêmes obstacles? Tant s'en faut. L'un de ces hommes se trouvera, dès le départ, fortement avantagé. L'Européen bénéfi¬ ciera de l'effort accompli par un grand nombre de découvreurs. Son embarras, considérable du reste, sera celui du choix. L'Is¬ lam, les Musulmans (choses, on le conçoit, assez différentes; aussi différentes, par exemple, que le Catholicisme et les Catho¬ liques!) ont été étudiés par un si grand nombre de savants, d'ar¬ tistes, de philosophes d'Occident, qu'on voit apparaître ici une fois de plus ce mal paradoxal de l'ère actuelle : l'ignorance par découragement devant la masse des notions engrangées, l'igno¬ rance par foisonnement des possibilités de devenir connaissance!1 Il n'existe, par contre, guère de travaux d'Orientaux pour faci¬ liter à des Orientaux la connaissance de l'Occident. Un Musulman devra commencer par apprendre une langue européenne, puis s'attaquer, pour ainsi dire sans aide, aux formidables entassë- ments de la culture occidentale. Les difficultés seront encore aggravées du fait de la situation politique. A cause de celle-ci, les œuvres de polémique ont précédé, dans l'Orient moderne, l'effort de la critique et de la sympathie. Encore que compréhensible, le parti pris de dénigrement des valeurs occidentales crée une atmosphère peu favorable. Ainsi, surabondance de matériaux d'un côté, pénurie de l'au¬ tre. Ici, une sympathie s'efforçant de ne rien fausser, balayant à tout instant l'horizon de ses puissants projecteurs. Là, un senti¬ ment ombrageux, procédant à un tir de barrage, couvrant les i. La seule collection d'une revue comme Les Efades Islamiques constitue une mine de documents et d'aperçus. Mais, hélas! combien une publication aussi remarquable touche-t-elle de lecteurs 7 34 l'islam et l'occident retranchements de l'amour-propre oriental d'un épais rideau de gaz. On voit à quel point la partie est inégale, et les devoirs par¬ ticuliers qui en résultent pour l'Occidental. Cependant, considérable est le nombre des Orientaux qui se voient lancés, bon gré mal gré, dans une difficile aventure; infime celui des Européens disposés à recueillir, au prix de quelques veilles, le fruit de l'admirable effort de nos orientalistes. Ce der¬ nier mot n'a pas encore d'équivalent en Islam. L'absence d'occi- dentalùstes s'y trouve toutefois compensée par la présence de l'Européen comme tuteur dans un certain nombre de pays mu¬ sulmans. L'envahissement de ces pays par notre technique, le développement de l'instruction à l'occidentale, l'utilisation, comme instrument d'étude de l'Europe, des langues européennes elles-mêmes, conduisent toutes les classes de la population à se prononcer sur nos façons de vivre. Les réactions apparaissent, du reste, assez différentes, selon qu'il s'agit des ruraux ou des cita¬ dins, du menu peuple ou des classes dirigeantes, des jeunes gens ou des hommes mûrs, de l'élément masculin ou du féminin. (On a tort de ne faire état, presque toujours, que de l'opinion des intellectuels. Il faut voir là l'une des causes les plus sérieuses d'incompréhension, par l'Occidental, de la masse orientale.) Une telle étude dépassant de beaucoup les limites forcément étroites de cet article, je me bornerai à envisager le problème à sa pointe, c'est-à-dire chez les Musulmans et les Européens instruits venus étudier l'Occident en Occident, l'Orient en Orient. Cette catégorie paraît, en effet, digne d'une attention particu¬ lière. Formée de part et d'autre de voyageurs, et de voyageurs en état d'observer, d'expérimenter au besoin, c'est chez elle qu'on s'attendrait à rencontrer le minimum d'incompréhension. Or, il s'en faut de peu que ce minimum ne soit un maximum. Tel est le fait paradoxal qu'il convient d'expliquer. Ecartons d'abord le cas des Européens résidant en pays musul¬ man parce qu'ils y ont des intérêts ou y exercent des fonctions2. Inimaginable est l'ignorance de la plupart de ces Occidentaux en fait de vie et de psychologie musulmanes. Il est vrai que là encore on rencontre le meilleur à côté du pire : quelques travaux remar¬ quables sur l'Islam sont dus à des fonctionnaires, à des dirigeants européens. Mais l'immense majorité ne témoigne aucune curio- 2. On ne trouverait, pas, parmi les Orientaux, de contre-partie à ce cas. Les Musulmans fixés en Europe appartiennent presque tous au bas peuple. CAUSES D'INCOMPRÉHENSION 35 sité. L'auto, qui oblige à décrire un cercle dominical plus large autour de la résidence, rend moralement plus casanier encore si possible, en diminuant les occasions de contact. Dévoreuse de temps, d'argent, cette même auto fait qu'on ne lit presque plus. Les romans n'ont pas plus de succès que les travaux des spécia¬ listes. L'Européen d'Orient ne s'intéressera aux Orientaux que le jour où il se verra contraint d'entrer dans cette voie. D'ici là, aucune force ne sera capable d'empêcher, par exemple, un Fran¬ çais de transporter en Orient son pantalon à rayures et le boule¬ vard de Verdun. On sait que les Romains n'en usaient pas diffé¬ remment. L'avouerai-je ? A cet égard, le Français m'est apparu peut-être encore plus imperméable que l'Anglais! Cette ignorance volontaire ne présente du reste pas tous les inconvénients qu'on pourrait croire. L'essentiel, en Orient, pour l'Occidental, c'est de. représenter honorablement l'Occident. La compréhension ne vient qu'après. Les Orientaux le sentent, qui, d'instinct, préfèrent les Européens soucieux de « conserver leur type ». C'est ainsi que parler arabe n'est pas forcément considéré, en pays arabe, comme une recommandation et une introduction. La fonction de guide bénévole ne manque pas d'intérêt pour quiconque a tant soit peu la pratique des milieux orientaux. Au bout d'un certain temps, les questions posées par les voyageurs, leurs sujets d'étonnement, se ramènent à un certain nombre de réactions-types correspondant, les unes à des états-types d'igno¬ rance, les autres à des tempéraments-types de voyageurs. On peut abandonner sans remords à leur destin la troupe, plus nom¬ breuse qu'on ne pense, de ceux qui s'étant bouché le nez à la descente du bateau ne recommencent à respirer qu'après avoir repris possession du pont. Le monde regorge de ces va-t-au-Caire que le différent désarçonne, toujours pleins de méfiance, de peur, toujours déçus, et qui jamais n'oseront regarder dans les yeux le visage de la misère orientale. Une autre variété, qu'on pourrait appeler « trembleurs dégui¬ sés », sourit aux marchands, sourit à la mule, sourit aux voyous, sourit aux portiers, et traite le malin petit guide en fils adoptif, au moins jusqu'à l'instant du règlement de comptes. Parmi ces dis¬ tributeurs automatiques de sourires, quelques-uns ne sont pas mus par la pusillanimité; la rue arabe agit, hélas! vraiment sur •eux comme un cocktail. Mais ces flirteurs à coup de foudre dé¬ pensent tant d'ardeur les deux premiers jours qu'on les voit se ae l'islam et l'occident refroidir, brusquement, comme des enfants auxquels on a fait cadeau d'un kaléidoscope. La charité la plus élémentaire commanderait de ne pas faire mention de telles vocations d'ignorance si ces attitudes ne tra¬ duisaient quelques-unes des causes les plus radicales d'incom¬ préhension de l'Orient par nous autres Occidentaux de l'Ère de l'Affiche et du Jouet, si, parmi ces gens, on est forcé de le dire, ne figuraient des chargés d'enquêtes, des psychologues profes¬ sionnels! A côté de ceux qui considèrent le voyage comme une friandise qu'ils croquent ou suçotent publiquement en faisant des mines, il en est qu'on voit reparaître chaque année — comme ces sei¬ gneurs du désert qui reviennent à l'oasis au temps des dattes. Nos transhumants laissent à l'herbe le temps de repousser sur les pâturages par eux tondus jusqu'à la roche. Toute leur, per¬ sonne crie que l'Orient n'a plus de secrets pour eux. Leur genre de compréhension pourrait se caractériser ainsi : pendant la pre¬ mière semaine de leur premier séjour, ces esprits vifs, brillants, aimables, à coups de questions, de simili-contacts, ont certes assimilé, compris beaucoup plus de choses que n'auraient su le faire en un an des organisations moins cavalières. Seulement, au cours de cette semaine-là, tout a été classé, étiqueté de façon commode, impertinente et définitive. Ils ne chercheront désor¬ mais que des confirmations de leur « point de vue ». Pour eux, l'opération de comprendre s'arrête à cette chose détestable, traî¬ tresse : avoir compris. Ils ne semblent pas soupçonner que com¬ prendre c'est débarrasser, à chaque instant, ses pores des enduits sécrétés par la compréhension, que c'est, essentiellement, ne se tenir jamais pour satisfait de la petite secousse chère à ces Mes¬ sieurs effleureurs-papilloteurs... Trop de gens intelligents, en Occident, se savent intelligents! Trop de gens intelligents ont cru que le fin du fin consistait à donner à la galerie l'illusion qu'on a compris! Trop de gens intelligents, pour être devenus des as dans l'art d'insinuer, sont arrivés à une surprenante maîtrise dans celui de se prendre eux- mêmes pour dupes! Le public encourage volontiers ce genre d'au¬ dace. Il aime à trouver dans les discours de ceux à qui a été con¬ fié le soin de le renseigner la sécurité, l'assurance. Hélas! il ne s'agit guère que du genre d'assurance qui éclate dans le ton de certaines grandes dames à verbe volontiers haut — comme l'a finement noté l'auteur des Célibatairês. CAUSES D'INCOMPRÉHENSION 37 L'état de gracieuse ébriété où le « voyage en Orient » met nos dionysiaques se trouve être précisément, sans qu'ils s'en dou¬ tent, le moins propre à les faire prendre au sérieux par cette foule dont le contact leur fait multiplier les sourires, les haltes, les pirouettes, les « c'est amusant », les « c'est délicieux », les « c'est inouï ». Le Musulman a un sentiment exigeant de la tenue. Tout comme en Occident, l'homme correct se reconnaît aussitôt à un certain nombre de signes. Savoir distinguer ces signes évite déjà des confusions trop grossières. Atteindre au sentiment dont ils ne sont que la manifestation visible constitue le cheminement obligé de quiconque veut s'insinuer dans les profondeurs du conscient et de l'inconscient oriental. La poli¬ tesse d'un peuple et son impolitesse ne sont-elles pas ce peuple lui-même ? A l'extrémité de toutes les avenues de la politesse musulmane, on trouve une affirmation : « Là ilaha ill' Allah. » Il n'y a pas d'autre dieu que Dieu. C'est-à-dire : Il est. Lui, Dieu. Lui, le seul grand. Lui, l'Unique. Lui, le seul qui sache3. Un deuxième plan de la grandeur est figuré par les Prophètes, intermédiaires entre le Créateur et la créature; spécialement par Mohammed, sceau de la Prophétie. Aussi le credo musulman ajoute-t-il au Lâ ilaha ill'Allah : Mohammed rassoul Allah, Mohammed est l'en¬ voyé de Dieu. Puis vient l'exemple fourni par la vie de Moham¬ med. (Cet exemple influe sur un grand nombre de détails exté¬ rieurs : tenue, démarche, coupe de la barbe, etc...) Puis l'exem¬ ple dès premiers califes. Puis l'exemple et les conseils donnés par les Imams (Pères de l'Église) et les saints. Puis la foule de ren¬ seignements complémentaires dus aux sages qui, par Ja suite, se sont révélés aptes à tirer des conséquences pratiques du Trésor originel, luttant ainsi contre l'affaiblissement de la clairvoyance au fur et à mesure que le temps éloigne les croyants des sources de lumière. Ceci posé, qu'est, en principe, le Musulman vraiment poli ? Celui qui possède le mieux sa tradition, celui qui en toute cir¬ constance réussit à la rendre vivante, agissante, en lui et dans les autres, celui qui sera jugé le moins indigne de servir de mo¬ dèle à ses enfants, à ses proches, à ses voisins, aux habitants de son quartier, de sa ville, aux simples passants, aux voyageurs — à l'Humanité tout entièré. Cette politesse doit donc exprimer un certain nombre de convictions. Par exemple, que ce monde n'a 3. Je n'envisage ici la Chahada, c'est-à-dire le credo musulman, que du point de vue exotérique. 38 l'islam et l'occident que peu d'importance. Que le regard doit glisser sur les misères et les vulgarités inséparables de notre petitesse. Qu'à aucun ins¬ tant le croyant ne doit perdre la pensée de Dieu. Ou encore que plus on médite la Parole plus on se sent écrasé par sa puissance. Ou qu'étudier, c'est d'abord s'être rendu digne de recevoir l'En¬ seignement. De là le grand principe de la courtoisie musulmane, la « hachouma », terme, dit un orientaliste, « qui signifie à la fois : pudeur, honte, timidité, réserve, c'est-à-dire tout le con¬ traire de la spontanéité... Un jeune homme bien élevé est a hon¬ teux », il ne parle que si on lui adresse la parole, il baisse les yeux, il disparaît si on vient à parler de lui... La hachouma interdit de parler fort, de se mettre en colère ou de paraître excité, de dire ses vérités à quelqu'un en présence de témoins...4» On distingue sans peine les liens de la hachouma avec l'idéa¬ lisme musulman et le mimétisme qui en découle. Le rôle du croyant est de s'instruire — du berceau à la tombe, a dit Moham¬ med. Mais pas de s'instruire à l'occidentale, dans le but de s'ar¬ mer soit pour la vie pratique, soit pour la recherche « désinté¬ ressée ». Le but fixé par Dieu pour les sociétés comme pour les individus est l'élévation. Le Musulman ne s'élève pas en cher¬ chant à découvrir des vérités nouvelles, mais en méditant les traditionnelles, en les a réalisant » de mieux en mieux, en se rap¬ prochant de l'exemple donné par les plus compréhensifs, les meilleurs, en se lançant à leur suite, si l'on est de taille à tenter l'aventure, sur les routes qui conduisent vers Lui', Dieu; routes qui ont nom l'une la ma'arifa, la Connaissance, l'autre la Ma- habba, l'Amour. La hachouma commence donc par traduire le sentiment qu'on doit avoir de la prééminence et des difficultés de cette tâche. Si les sages, les vieillards, donnent l'exemple de la réserve, comment des jeunes gens ne baisseraient-ils pas les yeux quand on leur marque quelque intérêt ? Tant d'obstacles les séparent encore des modèles sur lesquels ils doivent tenir levés les yeux de leur cœur et de leur esprit! Nombreux sont encore, dans les villes saintes de l'Islam (sain¬ tes parce qu'elles sont comme des monastères pour gens du siècle, parce que la population s'y considère comme formant une seule famille), les Musulmans parfaitement courtois. L'allure, les ma¬ nières, non seulement des maîtres de la jeunesse, mais des arti¬ sans, des notables, des administrateurs, rappellent celles de nos ecclésiastiques. Le costume accentue la ressemblance. Il semble avoir été calculé pour produire le maximum d'effet au point de vue de l'édification. Tout le contraire de la spontanéité, certes; et le souverain, le lieutenant de Dieu, donne l'exemple, comme l\. M. Brunot. CAUSES D'INCOMPRÉHENSION 39 c'est son rôle. Dans les moments où il se montre au peuple, ses gestes, ses expressions obéissent à de subtiles et impérieuses tra¬ ditions. Un visage sérieux, en même temps que serein, doit expri¬ mer les soucis et les joies austères de ce qui sert de trame au quotidien en terre d'Islam. Façade, dira-t-on, rituel, qu'il faut écarter pour trouver l'âme profonde. Mots vite prononcés! L'Orient pourrait se définir, dans son ensemble, le continent du Rite. (En Occident, de plus en plus nombreux sont, parmi nos brillants échantillons d'huma¬ nité, ceux qu'on voit s'épuiser à sécréter eux-mêmes leurs rites, quittes à s'apercevoir tôt ou tard qu'il s'est agi d'une simple redé¬ couverte!) Qui, dans un peuple, ne voit pas le plus exigeant, ne voit rien. Le pire n'est du reste pas moins difficile à détecter que le meilleur — dont, à la vérité, le pire sort souvent, comme, du pire, peut sortir le meilleur. Nous gardant d'aventureux, de blessants jugements, voyons pour quelles raisons la hachouma a beaucoup de chances d'échapper à l'attention de l'Occidental. (Tant d'Européens ont pu vivre des années parmi les Musulmans sans avoir jamais soupçonné son existence, qu'on ne saurait être surpris que tel soit le lot du passant!) La première de ces raisons saute aux yeux. A une époque et dans des pays où la « libre pen¬ sée », l'esprit critique, ont fini par transformer jusqu'aux ma¬ nières et jusqu'aux croyances des prêtres eux-mêmes, comment soupçonner chez d'autres l'existence — la survivance, diraient volontiers quelques-uns — d'une politesse à fondement métaphy¬ sique, non pas religieuse parce qu'humaine, mais humaine parce que religieuse ? Et pourtant c'est essentiellement à -cause de tels enchantements que le voyageur est passé dans un autre monde, qu'il ne se trouve plus en Occident, mais en Orient. Indiscernable pour le profane, une lumière magique plane sur toute ville d'Orient, qui, en se posant sur les êtres et les choses, leur donne leur vrai visage, restitue à chaque geste sa portée, sa résonance : la lumière de la Tradition. Comme certaines armées d'envahisseurs trouvent le vide devant elles, le voyageur n'aperçoit pas ce qui constitue le vrai Orient, ses très ostensibles richesses. La hachouma, en par¬ ticulier, se dérobe... (De même pour l'Oriental de passage à Paris : garçons de café, cochers., chauffeurs, pisteurs, entremet¬ teurs, aigrefins, auront été les principaux protagonistes du drame de la connaissance de l'Ouest!) L'amabilité, l'impudence du voyou oriental, cynique, insinuant, volontiers pédagogue, admi¬ rablement doué pour masquer Vessentiel et monter en épingle 40 l'islam et l'occident l'accessoire (qui seul rapporte), représentent précisément les anti¬ podes de la hachouma. Qui pis est, même le Musulman sérieux commence à se com¬ porter avec l'Européen comme celui-ci désire qu'on se comporte avec lui. La hachouma ne joue plus pour ceux qui ont donné des preuves qu'ils n'en saisissaient pas la signification et les nuances. C'est seulement à la faveur de circonstances exceptionnelles (par exemple, à Fez, la grande prière annuelle en plein air ou une entrée de sultan) que l'Occidental sera surpris, décontenancé, d'apercevoir sur des milliers de visages les effets d'une discipline commune, celle de la Oumma, de la Mère, comme disent les Mu¬ sulmans, c'est-à-dire de la Communauté des Fidèles. D'autre part, l'Occident commence à mordre sur l'Orient de toute la force des acides du meilleur et du pire. Dans toutes les classes de la population on assiste à la formation d'hybrides. S'occidentaliser, pour un Musulman, qu'il s'agisse d'un ma¬ nœuvre, d'un chauffeur ou d'un étudiant, ce n'est pas seulement porter des chaussettes, venir à la cravate, au veston. C'est, par dessus tout, s'entraîner à faire l'esprit fort. Un anticléricalisme musulman se développe dans les pays restés jusqu'ici des cita¬ delles de la Tradition. Chez ces gens, la hachouma n'apparaît plus, pour la raison qu'elle a cédé la place à un mimétisme con¬ traire. C'est l'Européen qu'on s'efforce d'imiter. Et l'Européen libre-penseur. Cet Européen n'a guère de contacts, précisément, qu'avec ceux qui s'estiment plus ou moins « libérés ». L'état d'esprit des Musulmans qui commencent à distinguer, dans leur tradition, entre ce qui peut être retenu et ce qui devrait être rejeté, vient rendre plus malaisée la tâche de qui veut atteindre le cœur profond de l'Orient. En effet, des hommes qui s'estiment à l'avant-garde de leur temps et de leur pays sont gênés, vis-à-vis de l'Européen, par tout ce qui risque d'apparaître à celui-ci comme entaché de superstition ou de primitivité. Tels les enfants de Noé couvrant la nudité de leur père, ils s'efforcent de distraire l'attention, d'égarer la curiosité. Alors que par exemple les acteurs sincères d'une cérémonie à caractère ésotérique montre¬ ront, vis-à-vis de l'observateur étranger, la susceptibilité de l'ini¬ tié, un Oriental « affranchi », ennemi des confréries, vous dira : « Ne regardez pas ça. Ce n'est pas l'Islam. » Qu'il s'agisse de ce sentiment de honte, de cette hachouma inversée ou de la hachouma traditionnelle, l'Orient ne peut être étudié, compris, que malgré les Orientaux. On n'imagine pas les ruses déployées par ceux-ci, même après des années d'intimité, pour dépister une sympathie qui leur paraît Toujours sujette à caution, CAUSES D'INCOMPRÉHENSION 41 On le. voit par le seul exemple de la hachoumct, la foule musul¬ mane n'a son vrai visage que pour qui a pénétré son secret. Et ce secret, c'est d'être demeuré un peuple profondément et exté¬ rieurement religieux. Si l'on se plaçait à d'autres points de vue : sentiment de la nature, de la beauté, rôle de l'art, essence de la justice, attitude en face de la misère, etc., on arriverait par des chemins différents à'la même prééminence du sacré. Voilà pour¬ quoi étudier des Musulmans occidentalisés n'est plus étudier l'Islam. Tout ce qui vient d'être dit peut s'appliquer au cas du Musul¬ man venu voir de ses yeux cet Occident dont tout l'Orient pense qu'il est un abîme d'impiété, d'orgueil, d'immoralité. (L'Orient, a dit un calife, c'est l'Esprit; l'Occident, c'est l'Or.) Quoi de plus propre à égarer à son tour l'Oriental qu'une politesse comme la française, où le souci de montrer le nombre de choses dont on se prétend revenu tient la place que l'on sait ? Les Orientaux (a dit France) ne comprennent pas l'ironie. L'Oriental s'inscrit en faux là contre; et il est vrai que lui aussi pratique et aime l'iro¬ nie. Oui, mais pas tels mêmes formes d'ironie. La grande, l'amère, la meurtrière ironie, celle qui touche aux drames du oœur secret, lui échappe, ou alors lui semble criminelle. Com¬ ment discernera-t-il que la hachouma, la honte, joue aussi chez nos sceptiques pour dissimuler non plus le pire, mais le meil¬ leur? Une moitié de l'humanité ne se laisse aller à ses impulsions les moins reluisantes qu'en se dissimulant sous le manteau du sacré. L'autre moitié s'ingénie, au moment même où elle agonise du désir du mieux, à se composer un masque de bacchante. « Dix péchés sous l'œil de Dieu, recommande la pudeur orientale, plu¬ tôt qu'un seul sous l'œil de l'homme. » Tous les péchés sous l'œil de l'homme; à défaut, l'aimable scandale de leur simulacre, rétorque notre cynisme, plutôt qu'une vertu fondée sur la crainte et sur l'illusion. En pays musulman, avons-nous dit, attitudes, costume, tout vise à l'édification; la vie religieuse est en même temps la vie tout court; les villes sont des villes-monastères5. N'est-ce pas, en gros, exactement le contraire dans l'Occident, moderne ? Nos croyants, nos contemplateurs sont retranchés du monde. L'Occidental est celui « qu'on ne voit pas prier », et pour cause : d'infranchissables murailles rendent invisible la carfné- lite, alors qu'un éclairage brutal impose nos stars à l'attention 5. On imagine, dès lors, l'effet produit pa-r nos films, par notre littérature policière et pornographique. 42 l'islam et l'occident soupçonneuse du voyageur. Nous sommes le pays où l'aumônier aux armées se croit obligé de porter le bonnet de police de tra¬ vers, de fumer la pipe6 et de sacrer, toutes choses scandalisantes pour qui ne comprend pas qu'en France avoir de la tenue c'est d'abord, dans la plupart des cas, affecter de n'en pas avoir. Notre besoin de simplicité, de bonne foi, nous joue ce tour vis-à-vis de l'Oriental, de nous faire conserver, jusqu'à l'extrême vieillesse, des allures de potaches, de gamins jamais sortis de l'âge ingrat. L'Occident aussi ne peut être étudié par des Orientaux que malgré les Occidentaux. On commence à distinguer le mécanisme en vertu duquel les plus grands ennemis de l'Occident se recrutent parmi les Orien¬ taux qui pensent avoir le mieux compris l'Occident. Le contraire ne serait-il pas surprenant ? Qu'on pense aux préjugés de l'An¬ glais moyen, ou de l'Allefband, ou de l'Italien, contre l'esprit français ou vice-versa! (En ces matières, l'Almanach finit tou¬ jours par avoir raison.) Même s'il s'agit d'Occidentaux jugeant des Occidentaux, seuls les voyageurs doués — et pas nécessaire¬ ment les plus grands esprits, n'oublions pas les sarcasmes de Dostoïëwsky horripilé par la politesse du boutiquier de Paris! — ont des chances d'atteindre une mentalité dans ce qui permet de lui assigner un rang dans l'humain. Il n'y a qu'un nombre infime de chances pour que l'Oriental, si distingué soit-il, ne trébuche pas dans les séries de pièges échelonnés sous ses pas. On sait à quel point dans une ville comme Paris les milieux hautement vivants et honorables sont difficiles à joindre pour un étranger et particulièrement pour un Oriental. Circonstance aggravante, l'Occidental de valeur qui, à Paris, recherche la compagnie des Orientaux appartient presque toujours à cette catégorie de gens qui chérissent l'Orient comme on chérit un rêve, et jettent feu et flamme contre le déchaînement et les aber¬ rations de notre individualisme. Attitude exactement opposée à celle de l'Oriental occidentalisé, qui cherche à masquer les fai¬ blesses des siens! Loin de couvrir telle ou telle plaie, l'Occidental est un* terrible arracheur de voiles. Son amour des choses telles quelles prend volontiers les allures de la confession publique, d'un délire de la nudité. Pourquoi ses amis orientaux ne le croi¬ raient-ils pas sur parole ? Il faut une bien longue expérience des deux lobes de l'adamique cerveau pour savoir qu'il ne faut pas plus se fier à Occidental déchirant l'Occident qu'à Oriental célé¬ brant l'Orient. 6. A Fez, par exemple, le fils, même devenu chef de famille, ne fume pas en présence de son père. / causes d'incompréhension 43 En réalité, à Paris, à Londres, à Berlin, à Rome, ce sont les autres Orients que retrouve l'Oriental. Et ce sont ces groupes d'Orientaux déjà fort occidentalisés qui constituent, en Occident même, les plus ardents foyers du jeune « patriotisme » oriental. Autrement dit, le sentiment anti-occidental de l'immense ma¬ jorité des intellectuels orientaux crée entre eux des liens si puis¬ sants que l'on voit" s'atténuer jusqu'aux antiques antipathies et incompatibilités provenant de la « race », de la croyance. Cela est si vrai qu'en Orient nos politiques d'Occident se trouvent avoir à arbitrer des coalitions d'Arabes et de Juifs contre des Juifs (Palestine), à combattre des coalitions de Musulmans et de Chrétiens (Egypte, Syrie). Dans le Maghreb, il n'est pas rare de voir de jeunes Juifs paraître avoir oublié ce que leur a valu l'oc¬ cupation européenne, et employer les forces qu'ils nous doivent à rompre des lances en faveur de leurs « frères » musulmans. Les causes de cette redistribution des énergies doivent être cherchées, si paradoxal que cela paraisse, dans le prestige — justifié ou non — de l'Occident, dans l'influence qu'exercent nos idéologies sur la nouvelle vie de l'Orient. L'occidentalophobie se trouve être un hommage que l'Orient rend à l'Occident. Hom¬ mage pas tellement flatteur! Compte tenu des exceptions, on peut formuler cet autre axiome : plus un Oriental s'est occidentalisé, plus il a des chances de devenir un ennemi de l'Occident. Pourquoi ? Pour un monde de raisons parmi lesquelles celle- ci : qu'occidentalisé tend à devenir synonyme de laïcisé. Juifs, Chrétiens, Musulmans, se trouvent soudain plus près les uns des autres par le fait d'un attiédissement de leurs fois respectives. Même si la croyance demeure, le fait qu'elle se désincarné tend à combler les fossés. La lettre divise, l'esprit élève, le scepticisme (du moins momentanément) rapproche. De même, la notion occidentale de nationalité, étrangère à l'Orient traditionnel, a conquis l'Orient moderne. Il suffit de parcourir journaux et revues pour constater que les arguments, la phraséologie, le ton, bref que tout l'appareil d'attaque contre l'Occident a été emprunté à l'Occident.-(Au plus mauvais Occi¬ dent.) Battre l'Occident avec ses propres armes, tel est le rêve des jeunes Orientaux. Sur l'objectif libération, aucun désaccord. (Les divergences ne concernent que le but second.) Pour l'im¬ mense majorité, cette libération doit permettre une occidentali¬ sation plus poussée, plus audacieuse, une évasion totale hors d'une tradition estimée pourrie, dont on reproche aux puissances occupantes de chercher à prolonger le règne par intérêt. (Ce qui 44 l'islam et l'occident constitue une vue assez simpliste du problème.) Ainsi apparaîtra sur la Terre une nation moderne de plus, avec élections, assem¬ blées délibérantes, budget de l'Instruction Publique cousin ger¬ main de celui de la Marine et de la Guerre, dont le principal souci sera le souci bourgeois de conservation et d'accroissement des richesses, du prestige... 0 bonheur! On pourra, dès lors, appliquer aux filiales de notre Occident bien-aimé le proverbe arabe : le fils de l'Oie est nageur. Et il n'y aurait bientôt plus d'Orient si quelques Orientaux, plus perspicaces, ne veillaient. D'une façon générale l'imitation de l'Occident conduit les Orientaux à l'occidentalophobie parce qu'ils n'ont pas su distin¬ guer entre les forces qui ont fait la grandeur de cet Occident et celles qui agissent comme ferment de décomposition. C'est aussi qu'ils veulent brûler les étapes, renchérissant sur notre hâte. Un jeune Oriental parti de l'idée (très discutable) de la supériorité de l'Occident prétend, après dix ou quinze ans de brillantes études à l'occidentale, recueillir tous les fruits de son effort. Or ces fruits ne sont, pas ceux qu envisagerait un jeune Occidental ayant accompli le même effort. L'imagination, la sensibilité orientales, ne trouvant plus de contrepoids dans l'austère, la rigide, la toute puissante Tradition, ont tendance à concevoir la vie dans tous les ordres, aussi bien pratique que spéculatif, comme une série de foudroyantes et fructueuses razzias. Les résistances opposées par notre propre tradition vont blesser et aigrir une conscience dans laquelle n'a pas pénétré le sentiment de ce qu'est véritablement, en son essence, le meilleur Occident, c'est-à-dire une civilisation basée sur le mépris d'un certain nom¬ bre de mises en scène, d'audaces et de réussites, de convoitises. L'Orient aussi est cela en principe sinon en fait. On imagine la déconvenue de l'Oriental laïcisé qui, s'étant éloigné d'un Orient qui le liait, finit par rencontrer un Occident peut-être encore plus astreignant, plus inflexible. Les fruits empoisonnés de l'incom¬ préhension, voilà ce qu'il lui sera donné de récolter, au lieu de ceux dont rêvait sa fièvre. Bien entendu, ce n'est pas à lui-même qu'il s'en prendra de sa déconvenue. Pour un tout petit nombre d'Orientaux, demeurés, ceux-là, d'authentiques Orientaux, la lutte engagée contre l'Occident sur le terrain politique doit permettre à l'Orient de redevenir un Orient fidèle, de substituer à une Tradition pourrissante la Tra¬ dition vivante. Telle apparaît, par exemple, en dehors de l'Islam, la tentative des grands Llindous, l'apostolat d'un Tagore, d'un Gandhi. C'est, du reste, parmi ces Orientaux qu'on rencontre les CAUSES D'INCOMPRÉHENSION 45 hommes qui savent le mieux discerner les valeurs secrètes de l'Occident, qui lui rendent justice tout en le combattant, qui ont su formuler quelques-unes des oppositions fondamentales entre les deux hémisphères et amorcer ainsi des possibilités de syn¬ thèse. Ces champions de l'Orient sont, en réalité, des champions de l'humain. Et en effet, leurs conceptions les plus spécifiquement orientales éveillent dans nos coeurs un singulier écho. Par ces grands Planétaires, nous soupçonnons qu'il pourrait bien y avoir deux lobes non pas seulement dans l'adamique cerveau, mais dans le cerveau de n'importe quel homme parvenu à un certain niveau. Un jour, je demandais à un Oriental (il arrivait de Paris pour passer quelques mois dans son pays) ses impressions sur l'Occi¬ dent. La réponse fut celle que j'attendais; je feignis cependant de m'en étonner. L'Occident ? Mécanique, matière, avarice, orgueil, prévarication! Quoi! dis-je, vous aussi? Vous aussi vous utilisez ces clichés? Mais, objecta-t-il, est-ce que ce langage n'est pas celui des meilleurs parmi les Occidentaux? Je répondis : raison de plus pour qu'il ne soit pas celui des meilleurs parmi les Orientaux! C'est l'honneur de l'Occident qu'il se trouve parmi ses enfants de si âpres procureurs dë Dieu. Pour les mêmes motifs l'honneur ne commande-t-il pas à l'O¬ riental de chercher dans l'Occident le meilleur plutôt que le pire, dans l'Orient le pire autant que le meilleur? Achevant de mettre sabre au clair, je m'écriai : — Renversons les rôles! Vous êtes à Paris, Oriental en train de chercher à comprendre l'Occident. J'arrive brusquement du Caire ou de Dâmas, moi Occidental parti dans ces contrées pour re¬ cueillir quelques bribes du legs de votre sagesse. Je vous fais visite; vous me demandez ce que je pense de cet Orient, dont j'arrive. Je réponds : « Décadence! Pharisaïsme! Orgueil-prêtre! Paresse, vices, préjugés, superstitions! Misère morale encore su¬ périeure à dne effroyable misère physique! » Comment jugeriez- vous ce jugement ? Cependant, vous arrivez tout droit de Paris pour me confirmer que j'appartiens à la plus ignoble fraction de l'humanité. Espèce de politicien! Mon ami riait (l'une des qualités de l'Oriental est son amour de la discussion, de la très libre discussion), mais il ne répondit rien, et pour cause. Son intelligence n'était pas aussi basse de plafond qu'il le semblait. Ce qu'il aurait pu me dire, il n'osait pas, il ne voulait pas me le dire. Il suffit de formuler la réponse 46 l'islam et l'occident à sa place pour atteindre le cœur du problème et. contempler ainsi les forces en présence dans le plus vaste conflit qui ait jamais dressé l'une contre l'autre deux moitiés de l'humanité. Avant de la formuler, cette réponse, condensons un peu sché- matiquement ce qui précède en quelques propositions destinées à marquer les frontières du pire. 1. — L'Occident, étudié, imité par un nombre croissant d'O¬ rientaux, se voit considéré de plus en plus par ces mêmes Orien¬ taux comme un adversaire contre lequel toutes les armes sont bonnes. 2. — Aux yeux de ces Orientaux, l'Occident est un. Le fait de nos divisions est interprété par eux comme un signe de folie quasi providentiel. Ceux que Jupiter veut perdre...) 3. — Leur haine de l'Occident conduit petit à petit les Orien¬ taux à l'union. Pendant ce temps, en Orient même, on voit cha¬ que Etat européen s'ingénier à exciter les Orientaux contre le reste de l'Europe. Donc : Occident déchiré n'hésitant pas à pren¬ dre l'Orient pour champ clos; Orient formant bloc (au moins dans le secret des cœurs). Maintenant, disons ce que mon ami m'aurait dit s'il n'avait eu, comme tout Oriental, le souci de sauver la face : « Il il'y a aucune raison pour qu'un Oriental se comporte vis- à-vis de l'Occident comme peuvent se comporter les moins incom- préhensifs parmi les Occidentaux vis-à-vis de l'Orient. » Cette affirmation, à son tour, aurait reposé sur deux postulats; deux postulats d'une nature telle que jamais Oriental, à ma con¬ naissance, n'a encore osé les utiliser autrement qu'en prodiguant les ressources de la plus subtile prudence. L'Occident étant, par définition, celui qui lève indiscrètement les voiles, que nies amis orientaux me pardonnent de me com¬ porter, en la circonstance, en brute d'Occident! Premier postulat... Avant de faire pénétrer le lecteur de ma propre « race » sur ce terrain tabou, je m'excuse des mises au point, qui vont devenir nécessaires. En Occident, nous sommes tous un peu comme le monsieur surinstruit, trépidant, en train d'interroger sur le ré¬ gime soviétique quelqu'un qui a voulu aller y voir : « Ah! vous avez passé deux ans là-bas? Diable! Eh bien! en deux mots que pensez-vous du système ? » En deux mots! (L'en-deux-motisme CAUSES D'INCOMPRÉHENSION 47 apparaît à l'horizon de maints assassinats de la vérité comme une Erinnye qui venge les poètes!) Donc : Premier postulat. — L'Orient7 hait l'Occident! Deuxième postulat. — L'Orient hait l'Occident parce que celui- ci s'estime supérieur à l'Orient. Or l'Orient, en dépit d'un cer¬ tain nombre de faiblesses et d'infirmités momentanées, se consi¬ dère comme immensément supérieur à l'Occident. L'Orient hait l'Occident : exprimée avec des mots d'Occident, cette affirmation ne correspond qu'à un aspect de la réalité. Nous, d'Occident, ne sommes pas seulement les gens de l'en- deux-mots, mais ceux du de-deux-choses-l'une. Notre intelligence demeure semblable à ces grands félins de la préhistoire chers à Rosny : elle se jette avec fureur sur toute proposition contraire à une proposition reconnue vraie. L'Oriental est remarquable par la propriété opposée, c'est-à-dire par l'excellent ménage que peu¬ vent faire au sein de son esprit des propositions contradictoires. La haine, chez lui, n'empêchera jamais « les sentiments ». Amour-haine, ou haine-amour, comme on voudra, telle est la douce-amère animosité dont l'Oriental poursuit l'Occidental, ani- mosité susceptible de se muer par moments en affection aigre- douce! Sur les causes de cette haine, l'affaire ne saurait être con¬ sidérée comme réglée ni par les remarques précédentes ni par le commode : « Notre ennemi, c'est notre maître. » N'existe-t-il pas plus d'un État musulman indépendant? Cependant, chaque jour davantage, l'Orient se sent un. Haine il y a parce qu'il y a incompréhension. Haine il y a parce qu'il y a compréhension. Et cette incompréhension, cette compréhension, à leur tour, se voient viciées par la haine, et, par effet second, fournissent à la haine. On hait quelqu'un pour ne le point avoir compris; d'autres fois, ou un peu plus tard, pour l'avoir trop bien compris. Fanatisme contre fanatisme : voilà ce qu'on trouve en réalité au fond des éprouvettes. Il est un fanatisme de l'Oriental et un fanatisme de l'Occidental. Plus exactement, il est des fanatismes, dont quelques-uns à peine conscients ou tout à fait inconscients. 7. L'Orient des intellectuels, s'entend. 48 l'islam et l'occident Cela même chez les savants d'Occident, chez les plus chevaleres¬ ques parmi nos modernes chevaliers de l'hypercritique! Essayons de démêler, dans les deux camps, quelques racines de ce chiendent. Les Occidentaux au courant des choses de l'Islam peuvent se diviser, grosso modo, en trois catégories : les Chrétiens prati¬ quants et militants, les pharmaciens Homais militants (la descen¬ dance d'Homais prospère étrangement en Afrique et en Asie), les tenants de l'esprit critique « pur ». L'analyse des fanatismes propres à chacun de ces groupes demanderait à elle seule un volume. Mieux vaut ne pas s'embarquer sur ces galères et cons¬ tater que, pour des raisons différentes, parfois contradictoires, l'Occidental (avec sa hantise du progrès) a désormais le senti¬ ment d'une « avance » de plusieurs siècles. Constatons également qu'en gros l'Occident représente (ou se figure représenter!) l'ob¬ servation, l'expérimentation, les vérités conquises en face de la vérité révélée, une périlleuse liberté en face de l'esclavage, etc... L'Orient, lui, nous reproche une critique insuffisante de l'es¬ prit critique. Ce dernier, tel que le conçoivent le plus grand nom¬ bre des Occidentaux, serait volontiers appelé par les Orientaux esprit primaire. Le fait qu'il y ait lieu de distinguer, parmi nos savants, entre ceux qui en seraient manifestement infectés et les autres, n'a pas beaucoup d'importance, au sentiment de l'Orient : en effet, dans l'Occident moderne, en biologie comme en socio¬ logie, qu'il s'agisse des êtres uni-cellulaires ou des sociétés hu¬ maines, ce sont les opinions des mécanistes, des apôtres du physico-chimique, qui ont imprégné et modelé les masses, et qui par suite impriment son élan à l'ensemble de la machine. Les commandes seraient donc passées aux mains de cet esprit pri¬ maire. Les ennemis jurés de l'erreur apporteraient un fanatisme enfantin à dénoncer le fanatisme d'esprits en réalité beaucoup plus libres que les leurs. A l'observation et à l'expérimentation dans le plan matériel, l'Orient oppose son observation, ses expé¬ riences dans d'autres plans. Un sentiment large et profond du psychique lui fait préférer une autre technique de la découverte, de la redécouverte. La condition sine qua non de toute compré¬ hension, en dehors de la grâce, du don, lui paraît de ne pas couper délibérément les ponts entre ce qu'on voit et ce qui est, entre le signe et la chose signifiée, entre la mort et la vie, de ne pas murer la vieille âme adamique, fuyant, à l'exemple de Caïn, sa Nécessité, dans la ville d'enfer sur la porte de laquelle Tubal- caïn écrit : « Défense à Dieu d'entrer. » En d'autres termes, c'est à ce bas monde que l'Occident s'ac¬ croche comme à la suprême réalité, alors que l'Orient cherche cette réalité dans le transcendantal. causes d'incompréhension 49 — Que voudriez-vous nous imposer, en définitive ? ctlsent les plus dignes d'être entendus parmi les Orientaux. L'explication du supérieur par l'inférieur! Même en admettant que le supérieur (c'est-à-dire la conviction que ce monde est intelligence, amour, etc...) ne puisse parvenir à expliquer un monde incompréhensi¬ ble — erreur pour erreur, nous préférons de beaucoup la nôtre! Vous taillez, disséquez, séparez à merveille, Messieurs d'Occident! Mais où est l'édifice surgi des ruines ? Votre surhomme nous paraît tendre de plus en plus à un sous-homme! Vos dialectiques relèguent le héros et le saint parmi les accessoires de l'Ère bap¬ tisée par vous dédaigneusement : Ère métaphysique — désormais remplacée, à vous en croire, par l'Ère critique, que nous appel¬ lerions volontiers, nous, Ère de Elnfraphysique ! En tout cas, les primaires que vous êtes en train de nous fabriquer en série nous imposent une image bien rabougrissante de nous-mêmes. Le pri¬ maire oriental est dès aujourd'hui, de toutes les espèces de pri¬ maires, la plus attristante. Prenez garde, en vous l'agrégeant, qu'il ne vous apporte pour demain la désagrégation et la mort! Haine-amour : ces mots prennent maintenant leur vrai visage. Qui dit Orient, dit Tradition. Tradition pourrie et Tradition vivante. Les grands Orientaux nous redoutent, nous combattent, dans la mesure où ils voient en nous des adversaires de la Tradi¬ tion vivante; ils nous estiment dans la mesure où nous leur fai¬ sons prendre conscience de l'œuvre de pestilence accomplie chez eux par la Tradition pourrie. Quelques Occidentaux ont distingué ce drame. Parmi eux, on en trouve qui se sont rangés résolument du côté de l'Orient, jugeant que lui seul avait conservé le sens de la Tradition vivante. (C'est-à-dire du Trésor de la Sagesse et de l'Expérience humaines, que cette sagesse, cette expérience, soient considérées, en leur germe, comme d'origine humaine ou non humaine.) J'ai déjà dit que le fanatisme oriental était surtout développé chez les Orientaux ralliés en apparence à l'esprit critique. Ce fanatisme tient à une idée qui est, pour ainsi dire, en Orient, dans l'air : l'idée d'élection. Même chez un Musulman qui se proclamerait athée — et il arrive qu'un Occidental vivant en Orient reçoive de telles confidences! — le dernier résidu qui subsiste de l'Islam (comme d'ailleurs du Judaïsme chez les Juifs d'Orient laïcisés) consiste dans une indéracinable croyance en la supériorité de sa race, de sa nation, de son esprit, sur n'importe quel autre groupe d'hommes. Le croyant devenu un incroyant conserve dans la vie laïque le privilège attaché à son ancienne condition de croyant. On reconnaît l'erreur dans laquelle tom- 4 50 l'islam et l'occident bent toutes les castes du monde. Il est bien difficile de renoncer d'un seul coup à l'orgueil de mettre Dieu dans son jeu! Même si la partie consciente de l'être a décrété d'y consentir, il arrive que l'inconscient regimbe, parfois plusieurs générations durant. « Ils ont mangé des raisins verts et les dents de leurs enfants en ont été agacées. » Tel Oriental « affranchi » des chaînes du dogme n'attend que la quarantaine ou la cinquantaine pour rede¬ venir... ce qu'au fond il n'a jamais cessé d'être! Inutile de dire qu'il arrive à l'Occidental sceptique immergé en Orient de décou¬ vrir avec surprise, dans maint idéalisme dont il se croyait libre, une manière de patrie. Mais cet Occidental, dans l'immense ma¬ jorité des cas, ne pensera point pour cela appartenir à un peuple élu — au sens oriental du mot, c'est -à dire distingué, honoré par Dieu comme dépositaire, véhicule, héritier de sa Parole et de sa Volonté. On finit donc par trouver, des deux côtés, comme cause déter¬ minante et réciproque d'incompréhension, un « j'en sais plus que toi, je pense mieux que toi, donc-je suis plus que toi ». Complexe de supériorité chez l'Occidental, complexe à la fois de supériorité et d'infériorité chez un grand nombre d'Orientaux. Le groupe formé par ces derniers offre' des symptômes de sensibilisation : il est particulièrement pénible d'être considéré comme inférieur pour qui s'est estimé de tout temps supérieur. D'où les vastes phénomènes de condensation auxquels il est possible d'assister dans le camp oriental, la formation continue d'un bloc Orient contre l'orgueil jugé exorbitant de l'Occident. En présence des apprêts dé cet ample tournoi, on ne peut s'empêcher de penser à la scène sur laquelle s'ouvre la Bhagavad- gîtâ, à ces armées de dieux rangées farouchement en face l'une de l'autre, entre lesquelles Khrisna prie Bhagavân ■— le Sei¬ gneur des Seigneurs, la Sagesse Eternelle — de faire avancer son char. En apercevant dans les deux camps des amis, des parents, l'invincible Archer laisse retomber son arme et pleure, décidé à ne pas prendre part à une lutte impie : « Comment, ayant tué les nôtres, pourrions-nous jamais être heureux, ô Mâdhava ? » Pour¬ tant la bataille aura lieu; un cours de métaphysique* réchauffera le héros. « Tu t'apitoies là où la pitié n'a que faire, et tu. prétends parler raison! Mais les sages ne s'apitoient ni sur qui meurt ni sur qui vit. » L'Archer combattra parce qu'il aura réalisé que rien ne meurt, sinon des formes, que l'essence de tout demeure, causes d'incompréhension 51 « éternelle, indestructible, infinie », que, matrice des mondes, le Sacrifice est à la fois aliment, breuvage, ivresse, agonie, renais¬ sance. De même la mêlée Orient-Occident — commencée depuis long¬ temps, mais qui tend à devenir planétaire, — n'a pu être évitée — ne devait pas l'être. La qonfusion lamentable de quelques-uns est de se figurer que cette bataille doive nécessairement se faire à coups de bombes asphyxiantes. En de tels assauts mythiques, les cadavres représentent autant d'erreurs! Bataille qui, volon¬ tiers, a recours aux combats singuliers, bataille à coups de livres, d'articles, de congrès, de ligues, où l'on voit la retraite, la médi¬ tation, la prière, redonner souffle et .combativité à maint Lazare! Bataille dans laquelle il faut voir un épisode de ce que Moham¬ med a appelé le grand djiliad, la guerre sainte contre soi-même, ■— d'une de ces mêlées qui augmentent la température du creu¬ set intérieur, laissant espérer d'imprévisibles transmutations. Ba¬ taille où, commè dans les anciens mystères, du multiple cherche à surgir l'un, du différent le semblable. « 0 toi qui entres au Caire, dit un proverbe arabe, tes semblables y sont par milliers. » Bataille du non et du oui, de la révolte et de l'acceptation, pour la reconnaissance finale de l'Occident et de l'Orient; pour le nou¬ vel enthousiasme, la nouvelle liberté, le nouveau sacrifice — et la nouvelle chute, le nouvel endurcissement, la nouvelle fatalité. Rapprochement d'électrodes jusqu'à ce que brille dans un plus grand nombre d'âmes le flambeau dont parle le Coran, qui. s'al¬ lume avec l'huile d'un arbre béni, d'un olivier qui n'est ni de l'Orient, ni de l'Occident, et dont l'huile brûle quand même le feu ne la touche pas. C'est lumière .sur lumière. Dieu conduit sa lumière vers celui, qu'il veut et propose aux hommes des paraboles; car il connaît tout. Bataille, en effet, de paraboles, de symboles, d'emblèmes, beaucoup plus que de credos... Certes, l'Orient et l'Occident, en ce champ clos du cœur profond, depuis longtemps sont aux prises; le vieil Orient amoureux de la Nuit, avec le grésillement continu de sa plainte, sur laquelle les ban¬ nières penchent leur devise rafraîchissante, le très oriental « j'écoute et j'obéis »; l'Occident migrateur, prêtre de l'Aurore, soufflant, comme au temps des gourous, dans ses conques, et répétant, tant il est demeuré lui-même depuis l'aube des temps glaciaires, tant sa révolte est aussi tradition — répétant, comme faisaient ses-officiants dans le sacrifice de l'enivrant soma : a Suis le large espace! Du bien va vers le mieux: Du mieux va vers le meilleur! Pour la grandeur, aujourd'hui, éveille-nous, ô Aurore! » François Bonjean. LES CAUSES DE L'INCOMPRÉHENSION ENTRE L'EUROPE ET LES MUSULMANS ET LES MOYENS D'Y REMÉDIER Qu'il y ait de l'incompréhension entre l'Europe et les Musul¬ mans, c'est incontestable. Beaucoup d'Européens se plaisent à dire que la cause essentielle en est la religion. Le Christianisme et l'Islam ayant vécu en adversaires depuis treize siècles, il n'est que naturel qu'ils ne puissent point se comprendre. Cette idée est fausse; s'il y a une part de vérité là-dedans, cette part vaut tout au plus celle qui se trouve dans l'idée que la France et l'Angleterre ne pouvaient se comprendre avant 191/1, ayant été, avant cette date, des adversaires séculaires. Personne ne peut admettre un argument pareil, car, en fait, les deux_pays se com¬ prenaient toujours à merveille, eL-les idées démocratiques qui soulevaient la France en 1789 prenaient racine dans la révolution anglaise de 1688 et dans les chartes qui en étaient le résultat. De même, l'Europe profitait beaucoup, au moyen âge, des efforts scientifiques et philosophiques des Musulmans de l'empire abbas- side. Il n'est peut-être pas exagéré de dire que ce sont les Musul¬ mans qui ont ouvert les yeux de l'Europe sur la civilisation et la philosophie grecques par les traductions arabes qu'ils ont faites de Platon et d'Aristote, et par leurs commentaires. Ni la religion chrétienne ni la religion musulmane n'ont empêché l'assimilation par l'Europe de l'effort musulman. Une autre preuve que cette idée est fausse, c'est que les deux religions ont de l'unive'rs la même conception. La création du monde, l'au-delà, le bien et le mal, toute la morale, sont pareils dans les deux religions, sauf l'idée foncièrement unitaire de l'Is¬ lam vis-à-vis de la trinité chrétienne et quelques faits historiques ayant rapport à l'histoire sainte. Ces différences ne sont pas de nature, à entraîner l'incompréhension qui a poussé aux croisades et qui persiste encore entre l'Europe et les Musulmans. QUELQUES CAUSES D'INCOMPRÉHENSION 53 D'autre part, l'Europe prétend avoir évolué, dépassant l'état théologique et l'état métaphysique jusqu'à « l'état positif ». Cet état n'admet pas que l'on puisse faire de la religion un « casus belli », tout en admettant que les intérêts économiques peuvent causer les plus grandes guerres que l'humanité ait connues jus¬ qu'aujourd'hui. Or, cet « état positif » n'admet pas que la religion soit par sa logique même une cause d'incompréhension entre deux peuples ni entre l'Europe et les Musulmans. Un Européen peut probablement dire : il est peut-être vrai que la religion n'est pas en soi la cause de l'incompréhension, mais cela n'empêche pas que le fanatisme des Musulmans en soit la cause. Ceci n'est pas moins erroné, et je n'hésite pas à dire que s'il y a fanatisme, ce ne sont point les Musulmans qui sont les fanatiques. Les faits le démontrent à l'évidence. Quand Bona¬ parte vint en Egypte en 1798, il s'allia aux Ulémas, le clergé mu¬ sulman en quelque sorte, pour réussir à administrer le pays. Si l'expédition française n'a pu réussir en Egypte .après le départ de Bonaparte, c'est parce qu'elle a trop méconnu le sentiment national égyptien, faisant trop cas du sentiment religieux. Or, si le fanatisme musulman sévissait chez les Egyptiens au degré que les Européens se figurent, il aurait suffi des déclarations de Na¬ poléon, de Kléber, de Menou, qui avaient les Ulémas musulmans avec eux, pour gagner le pays à leur cause. Mais comme le sen¬ timent religieux ne primait pas le sentiment national, toute la mise en scène religieuse s'écroulait à cette occasion et le senti¬ ment national prenait vite le dessus. Un autre fait montre l'inexistence du fanatisme chez les Mu¬ sulmans. Dans la guerre de 1914, la majorité des pays musul¬ mans se rangèrent du côté des Alliés, bien que la Turquie se fût ralliée à l'Allemagne. La forte propagande qui fut faite pour éveiller ce prétendu fanatisme chez les Musulmans, afin d'épou¬ ser la cause du pays du calife, n'a point eu de succès. Les pays musulmans regardaient avant tout leurs intérêts nationaux, les intérêts de l'avenir. La Turquie actuelle présente un troisième fait probant. Elle s'est tournée entièrement vers l'Europe pour se régénérer. Je ne la juge pas. Mais étant et restant un pays foncièrement musul¬ man, elle fait ressortir par son attitude l'évidence que ni la reli¬ gion ni le fanatisme ne peut être la cause de l'incompréhension entre l'Europe et les Musulmans. Pour mieux chercher ces causes, il faut remonter un peu le courant de l'histoire. Trente ans s'étaient à peine écoulés depuis 54 l'islam et l'occident la mort du prophète arabe Mahomet qu'un empire islamique immense s'était formé. Ce n'était pas une idée de colonisation qui poussait les Musulmans à faire leurs conquêtes. C'était, avant tout, leur zèle à répandre dans le monde cette foi dans le Dieu unique et à détruire toutes les traces du paganisme. Cent ans après, d'autres conquêtes étaient entreprises. La même idée y poussait les Musulmans, mais avec moins de chaleur, avec moins de zèle religieux. L'idée de conquête pour la conquête, l'idée de colonisation, côtoyait alors l'idée de convertir le monde à la nou¬ velle foi. Cinquante ans plus tard encore, on vit de nouvelles conquêtes, mais cette fois l'idée de conquête pour la conquête prédominait. La conversion à l'Islam se faisait alors parce que l'Islam était victorieux. Cette évolution, dans les conquêtes mu¬ sulmanes, de l'idée pure de propager la foi à celle de conquérir pour coloniser fut pour beaucoup dans les causes des croisades. Des historiens ont d'ailleurs dit que les croisades étaient des guerres politiques autant que des guerres religieuses, et que l'ap¬ pel à la religion était fait par les rois pour soulever les peuples et hausser la force morale des combattants. Des siècles s'étaient écoulés jusqu'à la prise de Constanlinople par les Turcs au XV6 siècle. Cette conquête asiatique fut pour le monde musulman le contraire de ce qu'elle fut pour l'Europe. L'Europe ressentit un choc qui la réveillait, qui la faisait renaître. Pour le monde musulman, la conquête turque créait un état tout nouveau. Les conquérants n'avaient, avec les Mu¬ sulmans qu'ils subjuguaient, aucun lien que celui de la religion. Ni lien de race, ni lien de langue, ni lien de pensée. Et cette religion ne représentait pour les Turcs qu'un drapeau de guerre servant à châtier tout pays musulman qui ne supportait pas faci¬ lement le-joug turc. Il en résulta que le monde musulman s'en¬ gourdit au moment où l'Europe renaissait à une vie intellectuelle et morale très active. Mais cette renaissance européenne ne ressemblait en rien à la révolution spirituelle qui s'était faite huit siècles auparavant en Arabie sous l'influence de Mahomet. La réforme luthérienne ne combattait guère que des détails de pratiques religieuses et non pas le fond des choses. Aussi cette révolution ne pouvait-elle emporter l'Europe entière. Cette réforme eut pourtant le résultat de préparer le terrain au cartésianisme et finalement à la science et à la philosophie positive. Pendant que cette lente évolution .essentiellement intellectuelle' agitait l'Europe, le principe des nationalités s'y accentuait pour devenir la base de sa vie politique future. Il est vrai que ce prin¬ cipe a toujours existé en Europe, mais jamais avec la force qu'il QUELQUES CAUSES D'INCOMPRÉHENSION ' 55 acquit après la Renaissance. Ce principe a conduit les nations européennes à penser à l'expansion hors d'Europe afin d'éviter des guerres entre elles. C'est ainsi que commençait la politique coloniale européenne qui est la véritable cause de l'incompré¬ hension entre l'Europe et les Musulmans. Expliquons-nous. Au XVIIe siècle, le profond philosophe Leibnitz conseillait au grand Louis XIV de creuser dans l'isthme de Suez un canal joignant les eaux de la Méditerranée et de la mer Rouge. Ce n'était pas dans le but de propager sa philoso¬ phie que Leibnitz a donné ce conseil; c'était pour ouvrir le che¬ min de l'expansion européenne en Afrique et en Asie. L'Espagne avait déjà ses colonies en Amérique qui lui rapportaient de l'or. Il fallait des colonies aux autres puissances européennes. A la même époque, les négociations avec la Turquie aboutirent aux capitulations faites aux Chrétiens résidant en pays musulmans pour leur faciliter le séjour et le commerce. Personne ne pensait alors à civiliser l'Orient, ce beau prétexte de conquête ingénieu¬ sement trouvé deux siècles plus tard. Et là Sublime Porte prodi¬ guait les capitulations aux différentes puissances européennes pour en arriver enfin à la clause de la nation la plus favorisée. Le commerce européen prit ainsi racine en Orient pour préparer le terrain à la civilisation coloniale. Un accident, heureux ou malheureux, je n'en sais rien, accé¬ lérait la marche de cette civilisation coloniale. C'était la grande industrie. Pour s'assurer des débouchés, les pays européens riva¬ lisaient dans la conquête des colonies-. Ces colonies devaient être traitées comme débouchés pour les produits industriels et comme champs pour produire des matières premières pour l'industrie, et rien de plus. Cet esprit colonial était à son apogée quand la Révolution fran¬ çaise agitait l'Europe avec ses idées de liberté, d'égalité, de fra¬ ternité, pour établir le droit du peuple de se gouverner et poser ainsi la base de la démocratie actuelle. Comment concilier les deux esprits contraires, la liberté et la colonisation? C'est difficile à concevoir. Les gens de la Révolu¬ tion n'hésitaient pourtant pas devant cette difficulté. Les prin¬ cipes nouveaux de la Révolution devaient se limiter à l'Europe et non pas la dépasser. Quand Bonaparte était venu en Egypte, ce n'étaient pas les principes de liberté qui le poussaient à franchir la Méditerranée, c'était pour s'opposer à la mainmise de l'An¬ gleterre sur l'Egypte afin de contrecarrer l'action britannique aux Indes. C'était l'esprit colonial et rien d'autre qui comman¬ dait l'action de la France et de l'Angleterre en Egypte. En fait, les principes de liberté, de fraternité et d'égalité n'ont jamais 56 l'islam et l'occident orienté la marche- de l'Europe en Orient ni dans les pays mu¬ sulmans. Il fallait pourtant trouver un principe justificatif de la con¬ quête européenne de l'Orient. Ce n'était pas difficile. Ces peuples colonisés 6ont des peuples inférieurs; et il faut les instruire, les élever au niveau de la civilisation nouvelle, les former et les exercer à se gouverner proprement selon les idées démocratiques. C'était ingénieux. Et si ces sentiments avaient été sincères, les peuples colonisés n'auraient eu qu'à se féliciter de cet esprit d'altruisme. Ces peuples croyaient naïvement à cette sincérité et voulaient de toute leur force s'assimiler la civilisation et la cul¬ ture européennes. Mais bien vite ils s'avisèrent que leurs efforts s'accommodaient mal avec les intentions des maîtres de l'heure. En effet, la civilisation européenne se fonde sur la science et sur le capital industrialisé. Ces peuples voulaient rattraper les trois siècles pendant lesquels l'Europe les avait devancés. Ils croyaient que les principes de fraternité et d'égalité imposaient à l'Europe le devoir de leur venir en aide pour avoir leur part de science et du capital industrialisé, comme faisaient les premiers Chrétiens et les premiers Musulmans qui propageaient de toute leur force les principes de leur religion. Rien n'en fut. Depuis le commen¬ cement du XIXe siècle les Égyptiens voulaient acclimater en Egypte les'sciences et l'industrie, et la chance commençait à favo¬ riser leur espoir. Après l'occupation anglaise, cet espoir était bien plus grand. On avait toutes les raisons de croire que l'Angleterre exporterait en Egypte sa civilisation avec ses cotonnades. On s'attendait à voir des universités créées, l'instruction générale répandue, de grandes industries installées. Cet espoir fut bientôt déçu. On accusait les peuples conquis d'infériorité et, qui pis est, on prétendait que la religion musulmane était la cause de cette infériorité. Lord Cromer, représentant de la Grande-Bretagne en Egypte, déclarait catégoriquement dans ses rapports officiels que le but de l'instruction en Egypte ne doit point dépasser la créa¬ tion de fonctionnaires dociles pour l'administration. Le progrès de l'Egypte qui intéressait l'Angleterre, c'était le progrès maté¬ riel dans la production du coton et des autres matières premières dont la consommation et l'industrie britanniques avaient besoin. Et il faut reconnaître que l'Angleterre a fait beaucoup pour ce progrès matériel de l'Egypte comme pays producteur de matières premières. Mais toute demande d'installer une industrie quelcon¬ que pour industrialiser le capital égyptien fut rejetée, ou bien des obstacles insurmontables étaient mis. Ce qui se passait en Egypte se passait dans les autres pays colonisés. C'est la concur¬ rence coloniale à outrance qui contribua à amener la paix armée et les guerres mondiales. Une politique pareille ne peut être sûre QUELQUES CAUSES D'INCOMPRÉHENSION 57 de son lendemain et ne peut avoir confiance en rien. L'Europe n'avait pas naturellement confiance dans ses colonies. Les colo¬ nisés, à plus forte raison, n'en avaient pas dans les intentions de l'Europe. Et ils ne pouvaient ainsi point se comprendre. Les peuples conquis n'avaient pas confiance, non seulement parce que l'Europe les traitait en inférieurs, mais aussi parce qu'elle appliquait chez ces peuples les principes qu'elle rejetait comme nuisibles chez elle. La France a décrété la séparation de l'Église et de l'État, a dépossédé les clergés de leurs biens, a déclaré l'État laïque. Pourtant le gouvernement laïque français prodigue de l'argent aux missions qui prétendent répandre le Christianisme. Il faut être juste et reconnaître que ces missions religieuses, aussi bien françaises qu'américaines, anglaises ou autres, ont fait bien des oeuvres humanitaires en Orient. Elles ont construit des écoles, des hôpitaux, ont fait des œuvres de charité. Mais les missions laïques ont fait autant dans ce domaine. Or, comment expliquer cette contradiction qui fit chasser les missions religieuses de leurs propres pays pour les protéger ail¬ leurs, sinon par cet esprit politique colonial qui traite les pays conquis selon des principes combattus dans les pays européens ? Une autre cause de malentendus est que quelques éléments indésirables en Europe ont émigré dans les pays colonisés pour y faire fortune sans avoir aucun -scrupule quant aux moyens em¬ ployés pour faire cette fortune. 11 suffit de lire le livre déjà vieux d'Ëclmond About, Le Fellah, pour se faire une idée de ces moyens. L'usure en est peut-être lé plus moral. Déçus, comme nous l'avons dit, les peuples musulmans avaient senti qu'ils ne devaient compter que sur leurs propres efforts. Leur espoir de succès, il faut bien le reconnaître, n'était pas très grand. Cela ne les arrêta pas de pousser plus loin leurs efforts, ayant toujours confiance dans la justice suprême de Dieu. Rien n'empêcherait pourtant la compréhension mutuelle entre l'Europe et les Musulmans s'il se trouvait des hommes de bonne volonté des deux côtés pour entreprendre cette tâche. Mais où trouver ces hommes ? Parmi les écrivains, les philoso¬ phes, les hommes de science ? Je dois dire, non sans respect, que ces hommes supportent une grande part de responsabilité dans l'incompréhension actuelle. La majorité d'entre eux ou¬ blient qu'ils ont une mission humaine, une mission qui plane au-dessus des frontières. Ces écrivains, philosophes et savants, mettent souvent leur talent ou leur génie au service de leur poli¬ tique nationale. Personne ne peut nier que cela soit leur devoir quand leur patrie est en danger. Mais cela arrive peu souvent. Et les politiciens sont là pour manœuvrer pendant la paix, pour 58 l'islam et l'occident éviter autant que possible la guerre. Durant ces périodes, les humanistes, écrivains .et autres intellectuels devraient soutenir la cause de la liberté et de la collaboration entre les peuples. La liberté des peuples comprise de la même façon que la liberté des individus, liberté reconnue pour tous, sans égard à leur fortune ou à la force matérielle, et la collaboration sur cette base entre les peuples, voilà le moyen de la compréhension. M. H. Haekal. SAYFUL-ÏSLAM On a coutume, dans le monde occidental, de considérer l'Islamisme comme une tradition essentiellement guerrière, et par suite, lorsqu'il y est question notamment du sabre ou de l'épée (es-saijf), de prendre ce mot uniquement dans son sens le plus littéral, sans même penser jamais à se deman¬ der s'il'n'y a pas là en réalité quelque chose d'autre. Il n'est d'ailleurs pas contestable qu'un certain côté guerrier existe dans l'Islamisme, et aussi que, loin de constituer un caractèi'e particulier- à celui-ci, il se retrouve tout aussi bien dans la plupart des autres traditions, y compris le Christia¬ nisme. Sans même rappeler que le Christ lui-même a dit : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l'épée1 », ce qui peut en somme s'entendre péjorativement, l'histoire de de la Chrétienté au moyen âge, c'est-à-dire à l'époque où elle eut sa réalisation effective dans les institutions sociales, en fournit des preuves largement suffisantes; et, d'autre part, la tradition hindoue elle-même, qui certes ne saurait passer pour spécialement guerrière, puisqu'on tend plutôt en général à lui reprocher de n'accorder que peu de place à l'ac¬ tion, contient pourtant aussi cet aspect, comme on peut s'en rendre compte en lisant la Bhagavad-Gîta. A moins d'être aveuglé par certains préjugés, il est facile de comprendre qu'il eh soit ainsi, car, dans le domaine social, la guerre, en tant qu'elle est dirigée contre ceux qui troublent l'ordre et qu'elle a pour but de les y ramener, constitue une fonction légitime, qui n'est au fond qu'un des aspects de la fonc¬ tion de « justice » entendue dans son acception la plus générale. Cependant, ce n'est là que le côté le plus extérieur des choses, donc le moins essentiel : au point de vue tradi- i. S. Matthieu, x, 34. 60 9 l'islam et l'occident tionnel, ce qui donne à la guerre ainsi comprise toute sa va¬ leur, c'est qu'elle symbolise la lutte que l'homme doit mener contre les ennemis qu'il porte en lui-même, c'est-à-dire contre tous les éléments qui, eh lui, sont contraires à l'ordre et à l'unité. Dans les deux cas, du reste, et qu'il s'agisse dè l'ordre extérieur et social ou de l'ordre intérieur et spiri¬ tuel, la guerre doit toujours tendre également à établir l'é¬ quilibre et l'harmonie (et c'est pourquoi elle se rapporte proprement à la « justice »), et à unjfier par là d'une cer¬ taine façon la multiplicité des éléments en opposition entre eux. Cela revient à dire que son aboutissement normal, et qui est en définitive son unique raison d'être, c'est la paix (es-salâm), laquelle ne peut être obtenue véritablement que par la soumission à la volonté divine (el-islâm), mettant chacun des éléments à sa place pour les faire tous concou¬ rir à la réalisation consciente d'un même plan; et il est à peine bèsoin de faire remarquer combien, dans la langue arabe, ces deux termes, el-îslâm et es-salâm, sont étroite¬ ment apparentés l'un à l'autre2. Dans la tradition islamique, ces deux sens de la guerre, ainsi que le rapport qu'ils ont réellement entre eux, sont exprimés aussi nettement que possible par un hadîth du Prophète, prononcé au retour d'une expédition contre les ennemis extérieurs : « Nous sommes revenus de la petite guerre sainte à la grande guerre sainte » (rajanâ min el jihâdil-açghair Ua ' l-jihûdîl-akbar). Si la guerre extérieure n'est ainsi que la « petite guerre sainte3 », tandis que la guerre intérieure est la « grande guerre sainte », c'est donc que la première n'a qu'une importance secondaire vis-à-vis de la seconde, dont elle est seulement une image sensible; il va de soi que, dans ces conditions, tout ce qui sert à la guerre extérieure peut être pris comme symbole de ce qui concerne la guerre intérieure4, et que ce cas est notamment celui de l'épée. 2. Nous avons développé plus amplement ces considérations dans Le Symbo¬ lisme de la Croix, chap. vin. 3. Il est d'ailleurs bien entendu qu'elle ne l'est que lorsqu'elle est déter¬ minée, par des motifs d'ordre traditionnel; toute autre guerre est harb, et non pas jihâd. h. Naturellement, ceci ne serait plus vrai pour l'outillage des guerres mo¬ dernes, ne serait-ce que du fait de son caractère « mécanique », qui est incompatible avec tout véritable symbolisme; c'est pour une raison similaire que l'exercice des métiers mécaniques ne peut servir de base à un développe¬ ment d'ordre spirituel. SAYFUL-ISLAM 61 Ceux qui méconnaissent cette signification, même s'ils ignorent le hadîth que nous venons de citer, pourraient tout au moins remarquer à cet égard que, pendant la prédica¬ tion, le Khatîb, dont la fonction n'a manifestement rien de guerrier au sens ordinaire de ce mot, tient en main une épée, et que celle-ci, en pareil cas, ne peut être autre chose qu'un symbole, sans compter que, en fait, cette épée est habituel¬ lement en bois, ce qui la rend évidemment impropre à tout usage dans les combats extérieurs et accentué par consé¬ quent encore davantage ce caractère symbolique. L'épée de bois remonte d'ailleurs, dans le symbolisme tra¬ ditionnel, à un passé fort lointain, car elle est, dans l'Inde, un des-objets qui figuraient dans le sacrifice védique5; cette épée (sphija), le poteau sacrificiel, le char (ou plus précisé¬ ment l'essieu qui en est l'élément essentiel) et la flèche sont dits être nés du vajra ou foudre d'Indra : « Quand Indra lança la* foudre sur Yritra, celle-ci, ainsi lancée, devint quadruple... Les Brâhmanes se servent de deux de ces qua¬ tre formes pendant le sacrifice, alors que les Kshatriyas se servent des deux autres dans la bataille6... Quand le sacrifi¬ cateur brandit l'épée de bois, c'est la foudre qu'il lance con¬ tre l'ennemi...7 » Le rapport de cette épée avec le vajra est à noter tout particulièrement en vue de ce qui va suivre; et nous ajouterons à ce propos que l'épée est assez générale¬ ment assimilée à l'éclair ou regardée comme dérivée de celui-ci8, ce que représente d'une façon sensible la forme bien connue de 1' « épée flamboyante », indépendamment des autres significations que celle-ci peut également avoir en même temps, car il doit être bien entendu que tout véritable symbole renferme toujours une pluralité de sens, qui, bien loin dç, s'exclure ou de se contredire, s'harmonisent au con¬ traire et se complètent les uns les autres. Pour en revenir à l'épée du Khatîb, nous dirons qu'elle 5. Voir A. K. Coomaraswamy, Le symbolisme de l'épée, dans Etudes) Tradi¬ tionnelles, n° de janvier 1938; nous empruntons à cet article la citation qui . suit. 6. La fonction des Brâhmanes et celle des Kshatriyas peuvent être ici rap¬ portées respectivement à la guerre intérieure et à la guerre extérieure, ou, suivant la terminologie islamique, à la « grande guerrè sainte » èt à la « petite guerre sainte ». 7. ShatapatKa Brâhmana, I, a ,4. ■ 8. Au Japon notamment, suivant la tradition shintoïste, « l'épée est dérivée d'un éclair-archétype, dont elle est la descendante ou l'hypostase » (A. K. Coo- ma'raswamy, ibid.). 62 l'islam et l'occident symbolise avant tout le pouvoir de la parole, ce qui devrait d'ailleurs paraître assez évident, d'autant plus que c'est là une significatibn attribuée très généralement à l'épée, et qui n'est pas étrangère non plus à la tradition chrétienne, ainsi que le montrent clairement ces textes apocalyptiques : « Il avait en sa main droite sept étoiles, et de sa bouche sortait une épée à deux tranchants et bien affilée; son visage était aussi brillant que le soleil dans sa force9. » « Et il sortait de sa bouche10 une épée tranchante des deux côtés pour frapper les nations11... » L'épée sortant de la bouche ne peut évidemment avoir d'autre sens que Celui-là, et cela d'autant plus que l'être qui est ainsi décrit dans ces deux passages n'est autre que le Verbe lui-même ou une de ses manifestations; quant au double tranchant de l'épée, il re¬ présente un double pouvoir créateur et destructeur de la parole, et ceci nous ramène précisément au vajra. Celui-ci, en effet, symbolise aussi une force qui, bien qu'unique en son essence, se manifeste sous deux aspects contraires en apparence, mais complémentaires en réalité; et ces deux aspects, de même qu'ils sont figurés par les deux tranchants ou d'autres armes similaires13, le sont ici par les deux poin¬ tes opposées du vajra; ce symbolisme est d'ailleurs valable pour tout l'ensemble des forces cosmiques, de sorte que l'ap¬ plication qui en est faite à la parole ne constitue qu'un cas particulier, mais qui d'ailleurs, en raison de la conception traditionnelle du Verbe et de tout ce qu'elle implique, peut êlre pris lui-même pour symboliser dans leur ensemble toutes les autres applications possibles13. L'épée n'est pas seulement assimilée symboliquement à la foudre, mais aussi, de même que la flèche, au rayon solaire;' c'est à quoi se réfère visiblement le fait que, dans le pre- © 9. Apocalypse, i, 16. On remarquera ici la réunion du symbolisme polaire (les sept étoiles de la Grande Ourse, ou le sapta-riksha de la tradition hindoue) et du symbolisme solaire, que nous allons retrouver aussi dans la signification traditionnelle de l'épée elle-même. 10. 11 s'agit de « celui qui était monté sur le cheval blanc », le Kalki-ava- târa de la tradition hindoue 11. Ibid., xix, i5. la. Nous rappellerons notamment ici le symbole égéen et crétois de la dou¬ ble hache; nous avons expliqué ailleurs (Les pierres de foudre, dans Le Voile d.'Isis, n° de mai 1929) que la hache est tout spécialement un symbole de la foudre, donc un strict équivalent du vajra. i3. Sur le double pouvoir du vajra et. sur d'autres symboles équivalents (notamment le « pouvoir des clefs »), voir les considérations que nous avons exposées dans La Grande Triade, chap. vi. SAYFUL-ISLAM 63 mier des deux passages apocalyptiques que nous avons cités tout à l'heure, celui de la bouche de qui sort l'épée a le visage « brillant comme le soleil ». Il est d'ailleurs facile d'établir, sous ce rapport, une comparaison entre Apollon tuant le serpent Python avec ses flèches et Indra tuant le dragon Vrita avec le vajra; et ce rapprochement ne saurait laisser aucun doute sur l'équivalence de ces deux aspects du-symbolisme des armes, .qui ne sont en somme que deux modes différents d'expression d'une seule et même chose14. D'autre part, il importe de noter que la plupart des armes symboliques, et notamment l'épée et la lance, sont aussi très fréquemment des symboles de 1' « Axe du Monde » ; il s'agit alors d'un symbolisme « polaire », et non plus d'un symbolisme « solaire », mais, bien que ces deux points de vue ne doivent jamais être confondus, il y a cependant entre eux certains rapports qui permettent ce qu'on pourrait appeler des « transferts » de l'un à l'autre, l'axe lui-même s'identifiant parfois à un « rayon solaire15 ». Dans cette signification « axiale », les deux pointes opposées du vajra se rapportent à la dualité des pôles, considérés comme les deux extrémités de l'axe, tandis que, dans le cas des armes à double tranchant, la dualité, étant marquée dans le sens même de l'axe, se réfère plus directement aux deux cou¬ rants inverses de la force cosmique, représentés aussi par ailleurs par des symboles tels que les deux serpents du ca¬ ducée; mais, comme ces deux courants sont eux-mêmes respectivement en relation avec les deux pôles et les deux hémisphères16, on peut voir par là que, en dépit de Jeur apparente différence, les deux figurations se rejoignent en réalité quant à leur signification essentielle17. Le symbolisme « axial » nous ramène à l'idée de l'harmo- ilt. Comme la foudre, le rayon solaire est aussi regardé comme vivifiant ou comme meurtrier suivant les cas; de même, la lance d'Achille, ainsi que la lance de la légende du Graal, avait le double pouvoir d'infliger des blessures et de les guérir. i5. Sans pouvoir insister ici sur celle question, nous devons tout au moins rappeler, à tilre d'exemple, le rapprochement des deux points de vue dans le symbolisme grec de l'Apollon hyperboréen. ifi. Sur ce point encore, nous renverrons à La Grande Triade, chap. v. 17. Voir noire étude sur Les armes symboliques, dans Études Traditionnel¬ les, n° d'octobre ir)36. Suivant certains historiens anciens, les Scythes repré¬ sentaient la Divinité par une épée plantée en ferre au sommet d'un tertre; celui-ci étant l'image réduite de la montagne, on trouve réunis ici deux des symboles traditionnels de 1' « Axe du Monde ». 64 l islam et l occident nisation conçue comme le but de la « guerre sainte » dans ses deux acceptions extérieure et intérieure, car l'axe est le lieu où toutes les oppositions se concilient et s'évanouis¬ sent, ou, en d'autres termes, le lieu de l'équilibre parfait, que la tradition extrême-orientale désigne comme 1' « Inva¬ riable Milieu18 ». Ainsi, sous ce rapport, qui correspond en réalité au point de vue le plus profond, l'épée ne représente pas seulement le moyen comme on pourrait le croire si l'on s'en tenait à son sens le plus immédiatement apparent, mais aussi la fin même à atteindre, et elle synthétise en quelque sorte l'un et l'autre dans sa signification totale. Nous n'avons d'ailleurs fait que rassembler ici, sur ce sujet, quelques remarques qui pourraient donner lieu à bien d'au¬ tres développements; mais nous pensons que, telles qu'elles sont, elles montreront suffisamment combien, qu'il s'agisse de l'Islamisme ou de toute autre forme traditionnelle, ceux qui prétendent n'attribuer à l'épée qu'un sens « matériel » sont éloignés de la vérité. René Guenon. 18. C'est ce que représente aussi l'épée placée verticalement suivant l'axe d'une balance, l'ensemble formant les attributs symboliques de la justice. II INFLUENCES ET ECHANGES CONTACTS DE LA SPIRITUALITÉ MUSULMANE ET DE LA SPIRITUALITÉ CHRÉTIENNE L'héritage que la spiritualité d'Al Ghazâli et de l'Islam en gé¬ néral reçut de sources extra-islamiques, surtout chrétiennes, a été, à mon avis, moins exploré qu'il ne le méritait. Certains savants ont même passé ces sources sous silence ou les ont dédaignées comme inaptes à expliquer l'origine de la spiritualité dans l'Is¬ lam. L'on a tout au plus reconnu, sous ce rapport, l'indéniable fond dogmatique d'origine judéo-chrétienne latent dans le Coran, et qui est, dans une certaine mesure, favorable à éveiller dans les âmes des idées et des émotions de nature ascétique; mais au-delà de cette influence, de caractère suggestif fort éloigné, c'est à peine s'ils se risquent à faire un pas, attribuant les multiples et étroites ressemblances qu'offrent les deux spiritualités chrétienne et islamique à de pures coïncidences, explicables par le parallé¬ lisme psychologique de l'évolution autonome de ces deux théo¬ logies dans le domaine dogmatique et moral. Ils,excluent pres¬ que, à priori, tout autre processus imitatif, de date postérieure, conscient ou inconscient, des idées ou pratiques spirituelles du monachisme oriental par les ascètes musulmans.. Selon ces sa¬ vants, la simple méditation des versets coraniques suffit pour 9uri suBuqnsnui «)OAçp sep .uuno ta p.idsaj sirep .mnbqAOJcI idéologie spirituelle analogue à celle du Christianisme. Le plus étonnant dans une pareille attitude est de voir que lorsqu'il s'a¬ git d'autres sources possibles, par exemple les théosophies pan¬ théistes de source hellénistique, pe.rse ou indienne, et l'idéologie néo-platonicienne ou bouddhiste, l'on n'a plus recours à l'hypo¬ thèse même du parallélisme psychologique, mais l'on admet sans scrupule l'imitation littéraire en guise d'explication scientifique des rares et souvent peu étroites analogies qu'offrent avec les sources précitées les systèmes métaphysiques et les rites excen¬ triques de certains soufis hétérodoxes. Dans divers travaux, j'ai essayé, depuis des années, de réagir contre une pareille orientation, erronée selon moi. Pour ce, faire, 68 l'islam et l'occident j'ai insisté sur le fait positif de la constante et intime cohabita¬ tion de l'Islam avec le Christianisme et son monachisme. Goldziher avait attiré l'attention sur les influences chrétiennes dans la littérature religieuse de l'Islam et, avant tout, sur l'ascé¬ tisme musulman des premiers siècles. Mes lectures de-17/iyd d'Al Ghazâli m'avaient déjà offert un ensemble beaucoup plus co¬ pieux que le sien de textes de saveur évangélique attribués par l'Islam naissant à Jésus et à Mahomet. Ces textes projetaient sur l'hypothèse insinuée par "Goldziher une clarté si extraordinaire que je crus de mon devoir de les extraire, incontinent, du con¬ texte doctrinal de VIhyâ, dans lequel ils paraissaient insérés, et de les publier dans la Patrologia Orientalis de Graffin et Nau; et dans les Mélanges Browne. Des deux bonnes centaines de textes qui s'y trouvent recueillis parmi la tradition islamique la plus antique, il en est beaucoup qui mettent dans la bouche de Jésus des sentences de la plus haute spiritualité concordant, selon la lettre ou pour le moins selon l'esprit, avec les conseils évangé- liques, ou bien apparentés à la doctrine ascétique et mystique des Pères du désert. Pour ce qui touche à ces derniers, leurs exem¬ ples héroïques d'austérité et de mortification se trouvent parfois attribués à Jésus lui-même avec une candeur ingénue qui vaut bien une démonstration en faveur de l'origine chrétienne de la spiritualité islamique. Plus d'une centaine de ces textes provien¬ nent, nous l'avons dit, d'une, seule ceuvre d'Al Ghazâli, VIhyâ. Ces textes apparaissent tout au long des pages de cet ouvrage, insérés par l'auteur dans le corps de la doctrine, en guise d'au¬ torités documentaires qui lui donnent de solides fondements et des preuves d'une valeur démonstrative non moins convaincante que celle des versets coraniques et des paroles de Mahomet, au¬ près desquelles Al Ghazâli les fait figurer comme autant de textes révélés. Le relevé des idées spirituelles exprimées dans tous ces textes permettrait d'élaborer le sommaire d'un traité chrétien d'ascéti¬ que purificative et illuminative, voire même des premiers degrés de l'échelle mystique. De fait, VIhyâ n'est pas autre chose, en ses deux derniers volumes : le lecteur ne saurait ne pas éprouver la forte impression chrétienne que les pages de VIhyâ produi¬ sent, même si l'on en supprimait les faits et dires attribués à Jésus et grâce auxquels Al Ghazâli illustre et établit sa doctrine. Aussi bien, quand ces textes s'insèrent dans la doctrine la con¬ viction se rend maîtresse de l'esprit, si jamais ce dernier avait été, jusque-là, hésitant. Telle est bien avant tout l'impression d'ensemble que par notre travail nous espérons susciter chez le lecteur, sans parler de la persuasion plus ou moins concrète qui pourra découler des pa- CONTACTS DE LA SPIRITUALITÉ 69 rallèles particuliers entre les idées et images « ghaz-âliennes » et leurs modèles chrétiens. Malheureusement, l'état de nos connais¬ sances ne permet pas, pour le moment du moins, de donner à la démonstration de pareilles analogies le caractère pleinement po¬ sitif et analytique qu'elle requiert. Cette tâche exige de vastes, prodigieuses et patientes recherches dans un domaine à peine abordé de nos jours : nous voulons dire le champ de la spiritua¬ lité nestorienne et jacobite, aussi bien byzantine que syriaque et perse. Lammens, Tor Andrae, K. Ahrens et F. Nau se sont appli¬ qués à exposer, dans, ces dernières décades et à des points de vue différents mais convergents, le milieu ethnique, social et reli¬ gieux dans lequel l'Islam fit son apparition et réalisa sa prodi¬ gieuse expansion; quant au préjugé si accrédité depuis des siè¬ cles, qui attribue cette diffusion si rapide surtout à. la violence des armes, il doit être ou rejeté ou réduit pour le moins à un rôle tout à fait de second plan qui facilita et permit le succès de beaucoup d'autres facteurs de caractère spirituel sans lesquels la force brutale de la guerre sainte aurait été stérile. Fouillant les sources syriaques contemporaines, l'abbé F. Nau a démontré que déjà avant Mahomet des millions d'Arabes, partis d'Arabie pour se fixer en Palestine, Syrie, Mésopotamie et une partie de la Perse, avaient été instruits par des missionnaires et des moines, nestoriens et monophysites. Ces Arabes étaient, au moins par leur milieu ambiant, chrétiens dans une certaine me¬ sure; ils professaient la croyance en un seul Dieu, créateur et rémunérateur, Allah, faisaient la prière, le jeûne et l'aumône. Ceci explique (avec d'autres causes concomitantes d'ordre politi¬ que, racial et économique) la diffusion rapide de l'Islam parmi les Arabes des régions précitées et les infiltrations ascétiques qui apparaissent très tôt dans la vie religieuse des néophytes, en rela¬ tions constantes, depuis déjà des siècles, avec les moines et clercs chrétiens dont les monastères et le.s églises abondaient dans leurs pays. La plus large hospitalité était effectivement accordée, dans ces couvents, non seulement à toutes classes d'indigents et d'in¬ firmes, mais aussi aux simples voyageurs et pèlerins qui pou¬ vaient trouver en ces lieux le repos, l'accueil hospitalier et la nourriture, sans parler du spectacle exemplaire et suggestif de la vie ascétique et du culte chrétien des moines en plus de l'instruc¬ tion fortuite que pouvaient leur donner oralement les cénobites dans leurs exhortations et homélies. Tor Andrae, sous ce rapport, est allé jusqu'à supposer que le schéma ordinaire de semblables sermons chrétiens se reflète très fortement dans les prédications que le Coran nous garde de Ma¬ homet. Dans ces dernières, les bienfaits divins de la création et de la conservation sont exaltés, la reconnaissance à l'égard de 70 l'islam et l'occident Dieu est exigée de l'homme par le moyen de la foi et des bonnes œuvres, les terribles scènes du Jugement dernier et autres événe¬ ments ultimes sont évoqués pour pousser les âmes à la crainte et à l'espérance d'une vie future. A un même point de vue, K. Àhrens a découvert aussi dans le Coran, surtout dans les sou¬ rates mecquoises, les idées eschatologiques, les pensées pieuses et même jusqu'aux formules d'homélies édifiantes en usage constant dans l'église chrétienne syriaque. Les allusions bibli¬ ques abondent à ce point que différents passages du Coran déno¬ tent plus de trente réminiscences de textes empruntés à l'Évan¬ gile de saint Matthieu et une soixantaine tirées d'autres livres du Nouveau Testament, sans compter un ensemble imposant d'idées, d'images et expressions qui sans dépendre directement de passa¬ ges bibliques révèlent par leur ton une orientation chrétienne et monastique. En sorte que si le livre sacré de l'Islam portait, insé¬ rés dans son texte, des germes évangéliques, il était très naturel que la littérature du ce Hadîth » (traditions) les favorisât dans la suite et les développât de bonne heure, en accord avec l'esprit des premiers néophytes, arabes de race, mais déjà christianisés dans une certaine mesure par le milieu ambiant. L'on comprend le parallélisme si étroit que la religion cora¬ nique offre, en ses rites, avec les pratiques chrétiennes et mona¬ cales. L'abbé F. Nau a bien mis en évidence ces analogies en comparant les prescriptions sur le jeûne du ramadân avec l'aus¬ térité du carême chez les Arabes chrétiens de Mésopotamie, et plus encore avec les exemples héroïques d'abstinence et de mor¬ tification donnés par les moines antérieurs à l'Islam. La prohibi¬ tion de la chair étouffée et de la viande de porc ont, aux yeux de ce savant, une origine identique. Il en ast de même pour le précepte de l'aumône et la recommandation de la charité, tous deux contenus dans les paraboles évangéliques, pour l'emploi de la formule : « S'il plaît à Dieu » (« In cha'a Allah ») empruntée, littéralement à l'épître de saint Jacques (chapitre iv, versets i3- i5), le pèlerinage à la Mecque imité des pèlerinages à Jérusalem et au mont Sinaï, la prière-rituelle avec ses prosternations pro¬ fondes et répétées. Ce sont là autant de pratiques qui évoquent éloquemment le souvenir des cérémonies' en usage parmi les moines, les anachorètes et les ermites de la Thébaïde. Cependant, si ces récentes études d'arabisants, de syriologues et d'islamologues ont ouvert des horizons insoupçonnés sur la préhistoire de l'Islam dans ce qu'il renferme de religion popu¬ laire, elles démontrent encore davantage la nécessité d'entre¬ prendre de nouvelles recherches sur la littérature ascétique et mystique des églises orientales, melchite ou orthodoxe, nesto- rienne et jacobite, dans le but d'y découvrir des modèles immé- CONTACTS DE LA SPIRITUALITÉ 71 diats possibles que la spiritualité islamique imita dès ses origines. Grégoire Abû-l-Faraj, ou Bar Hebraeus, évêque chrétien de l'église syro-jacobile, fut célèbre au XIII0 siècle de notre ère. Écrivain d'une prodigieuse érudition, polygraphe fécond en lan¬ gue arabe et syriaque, ses livres de théologie,- d'ascétique et de mystique furent, de son temps comme de nos jours, l'aliment spirituel des chrétiens syriens. Or, comme vient de le montrer Wensinck par de sérieuses collations de textes, Bar Hebraeus ne fit que copier à la lettre de longs'passages de l'Ihyâ d'Àl Ghazâli pour rédiger ses deux plus célèbres ouvrages de caractère spiri¬ tuel intitulés Le livre de la colombe et l'Ethicon. Ce fait constitue par lui-même toute une démonstration en faveur du sens chré¬ tien de la spiritualité d'Al Ghazâli. En effet, si un écrivain tel que Bar Hebraeus, très versé dans l'ascétique des Pères de l'Église orientale, n'a pas hésité à tirer profit des idées spirituelles d'Al Ghazâli dans la composition de ses deux ouvrages de type monas¬ tique, la cause en doit être, sans nul doute, que l'imitateur s'a¬ perçut de l'accord parfait de ces idées avec la pensée chrétienne. Les parallèles minutieux de Wensinck dans son étude démon¬ trent, en effet, que non seulement les deux livres de Bar Hebraeus sont calqués sur le plan des différents traités de l'Ihyâ dans les¬ quels Al Ghazâli étudie les vices, les vertus et les degrés de la perfection spirituelle (pénitence, renoncement, humilité, pa¬ tience, recueillement, prière, emploi du temps, veille, amour divin, gnose ou intuition mystique, etc.);. mais le savant islamo- logue remarque que les deux ouvrages précités reproduisent pres¬ que toujours les idées, souvent les images et les exemples, par¬ fois même les paroles et les citations poétiques de l'Ihyâ. Bar Hebraeus se contente de voiler avec soin, pour éviter tout scan¬ dale, la source, en apparence islamique, de son inspiration. Bien plus, ce silence, parfaitement explicable, ne diminue en rien la signification du fait, car Bar Hebraeus n'aurait jamais osé faire un si flagrant plagiat s'il n'avait été bien convaincu de l'étroite parenté que la spiritualité d'Al Ghazâli offrait avec celle des Pères èt des écrivains monastiques de l'Église chrétienne orientale qu'il cite en même temps. Le cas de Raymond Martin, dominicain espagnol, contempo¬ rain de Bar Hebraeus, pour être d'un autre genre n'en est pas moins probant. En effet, au lieu de s'en tenir, comme les scolas- tiques, à utiliser les seuls ouvrages des' philosophes musulmans, il tira parti, pour son Pugio Fidei et son Explanatio Symboli, de textes ghazâliens ayant trait à des sujets de théologie dogmati¬ que, ascétique et mystique et extraits du Tahâfut, du Maqsad, du Munqid, du Mîzân, du Maqâsid et du Miskât, sans parler de l'Ihyâ. 72 l'islam et l'occident L'impression que de telles citations font sur l'esprit est peut- être plus forte que celle des plagiats palliés de Bar Hebraeus, car Raymond Martin les donne franchement sans le moindre scru¬ pule, comme preuves vraiment démonstratives d'idées spiri¬ tuelles authentiqucment chrétiennes, qu'il appuie à la fois sur des textes évangéliques et patristiques, laissant supposer que les textes d'Al Ghazâli proviennent, à son avis, de la même source idéologique1. Miguel Asin Palacios. i. Cette étude, traduite de l'espagnol par M. M, Baréa, est extraite de l'in¬ troduction de l'ouvrage du savant islamologue de Madrid, La espiritualidad de Algazel y su sentido crisliano, publié par les Écoles d'Études arabes de Madrid et de Grenade. CONVERSATION A MARRAKECH. RÉVOLUTION INTELLECTUELLE DANS L'EUROPE... CECI SE PASSAI TEN 1169... Introduction Abd el-Wâh'id el-Marrakouchi raconte cette histoire qui prend, pour l'historien de la pensée et l'exégète de l'intelligence, des proportions d'une exceptionnelle grandeur : « Quand je pénétrai auprès du prince des croyants, Aboû Ya'qoûb », raconte Aver- roès, « je le trouvai seul avec Aboû Bekr ben Thofaïl, qui se mit à faire mou éloge et à donner des renseignements sur ma famille et sur mes ancêtres en y ajoutant des compliments que je ne méri¬ tais pas. La première chose que me dit le prince, sitôt qu'il se fût enquis de.mon nom, du nom de mon père et de ma généalogie, fut celle-ci : « Quelle est leur opinion — c'est-à-dire l'opinion « des philosophes — relativement au ciel ? Est-ce une substance «, éternelle ou bien a-t-il eu un commencement ? » Je restai tout, confus et craintif, et invoquai quelque prétexte pour ne pas ré¬ pondre, niant m'être jamais occupé de philosophie, car j'igno¬ rais ce qu'Ibn Thofaïl lui avait dit à ce sujet. Le prince comprit mon trouble, se tourna vers Ibn Thofaïl et se mit à discourir sur la question qu'il avait faite. Il rapporta ce qu'Aristote, Platon et tous les autres philosophes ont dit à ce sujet, et exposa, en outre, les arguments qui leur ont été opposés par les théologiens mu¬ sulmans. Je remarquai en lui une puissance de mémoire telle que je n'en aurais pas soupçonné même chez les savants qui s'occupent de ces matières et y consacrent leur temps. Le prince, cependant, sut si bien me mettre à l'aise qu'il m'amena à parler à mon tour et qu'il put voir quelles étaient mes connaissances sur ce sujet. Lorsque je me relirai, il me fit gratifier d'une somme 74 l'islam et l'occident d'argent, d'une précieuse robe d'honneur et d'une monture1. » L'histoire doit s'écrire en contemplatif. C'est la contemplation qui nous aide, en effet, à atteindre le fond même de la réalité, et il nous semble important pour l'histoire de la pensée médié¬ vale de prendre une conscience réelle, objective et vivante de celte-scène de Marrakech qui a pour acteurs : Aboû Ya'qoûb Yoûsouf ibn Abd el-Moumen, Abou Bekr Mohammed ibn Àbd el- Malik ibn Mohammed ibn Thofaïl el-Qaïci et le cadi Aboû '1-Wâh'id Mohammed ibn Ahmed ibn Mohammed ibn Rochd. Cette première conversation avait été fixée par de Boer2 à n53. Renan, qui rapporte ce texte, s'était prudemment abstenu de la dater3. L. Gauthier4, qui lie l'entretien avec le second dont nous parlerons plus loin, lui assigne comme date le début de 1169. Nous croyons qu'aucune de ces dates attribuées par les historiens à cette première conversation n'est absolument exacte et rigou¬ reusement précise. Aboû Ya'qoûb Yoûsouf n'a succédé à son père Abd.el- Mou- men qu'en n63. L'entretien dont nous parlons est donc posté¬ rieur à cette date, ou au moins contemporain. De plus, le prince s'enquiert de la généalogie d'Averroès et de son père. Ce qui nous permet peut-être de supposer que le père d'Averroès vivait encore. Dans le cas contraire, le narrateur, qui écrit quelques années plus tard, eût sans doute omis cette partie de l'interroga¬ toire. Comme le père d'Averroès mourut en 1168, la première conversation de Marrakech serait donc antérieure à cette date. A ce faible indice, on peut ajouter quelques remarques plus tangi¬ bles. D'après notre texte, Averroès n'avait, encore, à cette époque, acquis aucune notoriété : « Il commença, dès lors, d'être connu et d'exercer une influence. » Cette influence et cette renommée, cependant, Averroès était déjà à même de l'acquérir, puisque son fameux Colliyyât aurait été composé avant 1162 5. Si cette date est exacte, l'entretien de Marrakech aurait suivi d'assez près la composition du Colliyyât, imisque cet ouvrage ne jouissait pas encore d'une grande noto¬ riété ; ce qui nous rapproche de la prise du pouvoir d'Aboû Ya'qoûb Yoûsouf, donc très probablement en cette année n63. Nous verrons plus loin que les circonstances de la seconde conver¬ sation sont bien différentes. i. Abd el-Wâh'id el-Marrakouchi, Histoire des Almohades, traduction de Fagnan, Alger, 1893, p. 209. 3. T.-.T. de Boer, Geschichte der Philosophie im Islam, Stuttgart, 1901, p. i65. 3. E. Renan, Averroès et l'averroïsme. Essai historique, pp. 14-19. 4. L. Gauthier, Ibn Thofail, sa vie et ses œuvres (Publication de l'École des Lettres d'Alger), Paris, Leroux, 1909, p. 13-17. 5. E. Renan, op. cit., p. 61. CONVERSATIONS A MARRAKECH 75 ; * '* * A. — Préparation lointaine d'une-conversation Aboû Ya'qoûb a succédé à son père Abd el-Moumen en n63. Le sultan almohade portera l'Islam africain à l'apogée de sa gloire. Marrakech, à cette époque, est devenue le centre de la puissance musulmane. Il y a un siècle à peine que cette ville du Sud-Marocain est entrée dans l'histoire. Jusqu'à l'arrivée des Almoravides, il n'existait à cet endroit, situé à soixante kilomètres au nord de l'Atlas, qu'une plaine marécageuse. Les Almoravides y avaient séjourné de 1062 à n/|3. Occupés à lutter contre les émirs andalous autant que contre les Chrétiens, ces nouveaux occupants avaient étendu leur puissance sur toute l'Afrique du Nord. Ces envahisseurs étaient venus du Sénégal. Réunis en ribat, sorte d'ordre religieux guerrier avec, comme ambition, la guerre sainte6, ils étaient partis, sous la direction d'un chef, Yahya ben Ibrahim, qui de son voyage à la Mecque en 44o (1048-1049) avait rapporté un idéal purement et spécifiquement, religieux. Le Co¬ ran, la lettre du Coran, le Coran de la Mecque plus que le Coran de Médine pèsera de tout, son poids sur les destinées de cette dynastie dont il orientera les actes et les gestes. Ces Almoravides, berbères du Sud, nomades islamisés sur le tard, seront toujours des Musulmans de scrupule, des emmurés de la lettre coranique. On dirait que les immensités de leur pays saharien n'ont réussi qu'à limiter leur intelligence. Les Almoravides resteront toujours des apeurés de l'esprit. Ibn Khaldoun n'éprouve aucune sympa¬ thie pour ces voilés, ces gens du litham que des circonstances purement accidentelles ont convertis au rite malékite : a Les na¬ tions à demi sauvages ont tout ce qu'il faut pour conquérir et pour dominer. Ces peuples parviennent à soumettre les autres parce qu'ils sont assez forts pour leur faire la guerre et que le reste des hommes les regarde comme des bêtes féroces. Tels sont les Arabes, les Zénata et les gens qui mènent le même genre de vie, savoir les Kurdes, les Turcomans et les tribus voilées (les Almoravides) de la grande famille sanhadjienne7. » Pour Ibn Khaldoun, le succès des conquêtes est en raison in¬ verse du degré de civilisation. Cette infériorité des Almoravides se manifeste aussi dans le domaine intellectuel. Il est bon de 6. Sur les Ribat, voir Georges Marçais, Notes sur les Ribat, dans Mélanges Basset, tome II, pp. 288 sq.; ici., Manuel d'art musulman, tome I, Paris, 1926, pp. ,'i5-40. , 7. Ibn Khaldoun, Les Prolégomènes, Irad. de Slane, t. I, p. 3o3, 76 l'islam et l'occident mettre brièvement en relief cette déficience congénitale, si l'on veut saisir d'une façon vivante l'importance intellectuelle et la valeur, pour l'histoire intérieure de l'Islam, de la première con¬ versation de Marrakech en n63. Abd el-Wâh'id el-Marrakouchi — auquel il faut toujours se re¬ porter pour l'histoire de cette époque — nous dépeint les Almo- ravides comme collés au fiqh, à la jurisprudence, c'est-à-dire, en définitif, à la lettre de la religion qui cesse ainsi d'être un fer¬ ment de vie en perdant toute sa sève. La philosophie était naturellement exclue du royaume. Persé¬ cutés aussi, ceux qui aurait dû avoir droit de cité dans une so¬ ciété islamique qui cherche à se comprendre, les théologiens et même les soufis. Yoûsouf ben Tâchfîn alla même jusqu'à faire brûler les ouvrages d'Al-Ghazzâli qui commençaient à pénétrer dans le Maghreb : Nul n'avait accès auprès du prince des Musulmans Yoûsouf ben Tâchfîn, ni n'avait sur lui quelque influence que ceux qui connais¬ saient la science du droit pratique d'après la doctrine malékite. Aussi les traités de cette école étaient alors en faveur et servaient de guides, à l'exclusion de tout ce qui n'en était pas, si bien qu'on en vint à négliger l'étude du Saint Livre et des traditions (hadîlh); aucun homme célèbre de cette époque ne s'est entièrement occupé de ces deux genres d'études, et l'on allait alors jusqu'à traiter d'impie qui¬ conque s'adonnait à l'une ou l'autre branche de la philosophie sco- lastique... Quand les ouvrages d'Aboû H'âmid Ghazzâli pénétrèrent dans l'Occident, le prince les fit brûler et menaça de la peine de mort et de la confiscation des biens quiconque- serait trouvé détenteur de quelque fragment de ces livres; les ordres les plus sévères furent don¬ nés à ce sujet (Abd el-Wâh'id, op. cit., pp. i48-i5o). Les Almoravides avaient raison. S'ils voulaient rester stricte¬ ment fidèles au Prophète, ils devaient eux aussi regarder comme élément de déchéance et de division toute spéculation rationnelle. En Espagne, à la même époque, c'est-à-dire au début du XI0 siècle, on « vit s'opérer peu à peu le démembrement de l'u¬ nité umaiyade, et le moment n'était plus loin où toutes les ré¬ gions de l'Espagne musulmane proclameraient leur indépendance sous un chef andalou, slave ou berbère, où se formeraient les nombreux états des moulouk al-Tawâ'if... En tout cas, quelques dizaines d'années à peine avaient suffi à ébranler et à renverser à tout jamais l'édifice pourtant ;si solide qu'avaient élevé les grands princes umaiyades, parmi lesquels domine dans l'histoire isla¬ mique la grande figure de Abd al-Rabmân al-Naçir, l'un des plus grands souverains du moyen âge et du monde musulman8 ». 8. E. Lévi-Provençal, art .Umaiyades, dans Encyclopédie de l'Islam, tome IV, p. io65. CONVERSATIONS A MARRAKECH 77 C'est l'époque à laquelle Yoûsouf ben Tâchfîn va intervenir, comme réformateur, — c'est toujours le cas en Islam, — réfor¬ mateur d'un Islam andalou bien relâché. Malgré tous ces désordres, et à cause de cela, l'Espagne du Sud présente, chez les Reyes de Taïfas, « une suite de fêtes et de solen¬ nités; à la cour affluaient les littérateurs, dont les poèmes éterni¬ saient et parfumaient le souvenir de ces princes, imprimaient sur le temps fugitif la louange de leurs hauts faits9 ». La science, c'est essentiellement la poésie, la poésie d'adulation et aussi celle d'amour, pages d'éloquence qui venaient s'achever dans un se¬ crétariat d'émir. La poésie était alors comme l'antichambre de la politique. Le portrait que Marrakouchi trace de l'Espagne, à l'épo¬ que de « l'envahissement » de Yoûsouf ben Tâchfîn, est, certes, flatteur : « L'Espagne est la vraie capitale, le centre du Maghreb el-Akça; la somme de ses mérites, la généralité des gens de talent de toutes sortes en tirent leur origine et sont regardés comme lui appartenant; c'est dans ce pays que se lèvent les soleils et les lunes des sciences; il est le centre et le pivot des talents; nul cli¬ mat n'a de température plus égale, un air plus pur, des eaux meilleures, des plantes plus odorantes, des rosées plus abondan¬ tes, des matinées plus agréables, des soirées plus douces. Les plus remarquables des savants espagnols de tous genres se rendirent auprès du prince des Musulmans (Yoûsouf ben Tâchfîn), si bien que sa cour ressemblait à celle des Abbassides à leurs débuts, et que ce prince et son fils étaient entourés d'une telle affluence des plus remarquables secrétaires et littérateurs que jamais aucun siècle ne vit pareille chose10. » Mais la-science dont il est ques¬ tion, c'est la rhétorique. La science des Umaiya avait bien atteint son apogée avec Hâkam IL (961-976); Ibn Gebirol, qui vécut environ entre 1020-1070, avait bien connu al-Kîndî et al- Fâfàbî qui, sans lui, n'auraient eu guère de lecteurs à cette épo¬ que; mais Ibn Gebirol ne vivait pas en terre musulmane. Dans celte partie de l'Espagne, la grandiose bibliothèque d'Hâkam II était brûlée et la culture littéraire de Mo'tadid, que vante avec enthousiasme Abd el-Wâh'id, est comme celle de ses contempo- g. Abd el-Wâh'id, op. cit., p. 64. 10. Ibid., p. i38. 11. La bibliothèque d'el-Hâknm II aurait contenu 4o.ooo volumes. Le cata¬ logue en comprenait 44- Ce Khalife de Cordoue se serait appliqué à susciter des traductions gréco-arabes, au dire de G. Marçais, op. cit., p. 4og. Ce fait est douteux, mais ce qui reste certain, c'est qu'el-IIâkam II était grand ama¬ teur de livres et qu'il en faisait acheter en grandes quantités en Orient. Ce fut El-Mansour qui « livra aux flammes les ouvrages matérialistes et philoso¬ phiques que renfermaient les bibliothèques d'El-Hâkam, en présence des prin¬ cipaux savants, et ce fut de sa propre main qu'il procéda à ces exécutions » (Dozy, Histoire des Musulmans d'Espagne jusqu'à la conquête de l'Andalousie pai■ les Alrnoravides). 78 l'islam et l'occident rains, toute de rhétorique : « Ce prince ressemblait à Hàroùn el- Watek Billâh l'Abbasside par la finesse de son intelligence et par ses vastes connaissances littéraires; ses vers se déployaient sem¬ blables à de riches tentures, et les poètes et les littérateurs abon¬ daient autour de lui plus nombreux qu'on n'avait jamais vu dans aucune cour d'Espagne12. » Pour ressembler aux Abbassides de Bagdad, il manquait à ces Abbassidés de Séville, El-Mo'tadid et El-Mo'tamid, à cette poussière de princes, l'amour de la philoso¬ phie. Ibn Bâdjdja traversa cette période, non point parce qu'il était philosophe, mais à cause de ses connaissances médicales. La médecine fut longtemps, en Orient et dans l'Empire musul¬ man africain, la porte de la philosophie, comme les médecins avaient été les premiers et les plus efficaces des ambassadeurs. Mais ce qui venait d'Orient était suspect à cette époque. Osaybia raconte à ce sujet un petit trait qui, s'il est même exagéré, n'en demeure pas moins significatif : c'est pendant la vie d'Abu'l'Alâ'- ibn Zohr ibn Abî Merwân, c'est-à-dire à l'époque d'El-Mo'tamid qui sera absorbé par les Almoravides, « que le Canon d'Avicenne fit son apparition en Occident. Dans son livre intitulé Et Tasrih bi'l-Melmûn fî taftûn el-qânûn (La manifestation des choses cachées où Introduction au Canon), ibn Jemî el-Misrî raconte qu'un marchand apporta de l'Irak urt exemplaire du Canon établi avec le plus grand soin et l'offrit, à titre d'hommage, à Abu'l'Alâ- ibn Zohr qui ne l'avait jamais eu entre les mains jusqu'alors. Lorsqu'il l'eût examiné, il en fit peu de cas et le laissa de côté, sans lui donner place dans sa bibliothèque. Puis il prit l'habitude d'en déchirer les pages pour y inscrire les ordonnances qu'il remettait aux malades qui venaient le consulter 13 ». Les Almohades auront fort à faire pour remonter le courant de la raison pure et redonner à l'Islam africain un souffle revivifiant. A peine nés, lés Almoravides étaient déjà mûrs pour la dispari¬ tion. De nouveaux conquérants se préparaient à les supplanter. Ils n'étaient pas arabes, eux non plus, mais, contrairement aux Almoravides, c'étaient des sédentaires qui avaient le sens de l'é¬ quilibre et du stable dans leurs conceptions religieuse, intellec¬ tuelle et militaire. Ils prétendaient conquérir le pouvoir au nom d'une doctrine. Leur entrée avait été préparée par un nouveau Malidi dont, chose étrange, l'avenir glorieux avait été prédit par Al-Ghazzâli comme une revanche de l'esprit11. 12. Abd el-Wâh'id, op. cit., p. 86. Quand on mettra en relief la culture intellectuelle des Reyes de Taïfas, il ne faudra jamais perdre de vue que cette culture est essentiellement une culture de rhéteurs. 13. G. Colin, Avcnzoar, sa vie et ses œuvres, Paris, Leroux, 1911, pp. 16-17. 1/1. Abd el-Wâh'id, op. cit., p. 155. CONVERSATIONS A MARRAKECH 79 Du premier coup, les Almohades, qui allaient devenir la dy¬ nastie la mieux établie et la plus équilibrée des empires musul¬ mans de l'Afrique du Nord, se posaient en adversaires des Almo- ravides. Ibn Toumert est un des plus grands politiciens de l'Is¬ lam. D'une part, il s'appuyait sur le Coran, mais, d'autre part, surtout, il le dépassait pour établir sa puissance : « Le Mahdi qui parut à la suite des Almoravides invita les hommes à soutenir la cause de la vérité et reprocha vivement aux habitants du Maghreb leur éloignement pour les doctrines d'El-Achari, théologien, dont il s'était déclaré le sectateur; il les blâma de leur attachement au principe suivi par les anciens Musulmans qui, au lieu d'ex¬ pliquer le texte du Coran d'après son esprit, le prenaient dans son sens littéral, ce qui, selon les Acharites, conduisait à des résultats très graves. Il donna à ses partisans le nom d'El Mouwah- hidin (Almohade ou unitaire), manière indirecte de condamner la doctrine des Almoravides15. » Ibn Toumert (1077-1078, 1087-1088), originaire d'une famille pieuse, choqué par la perversion des mœurs dans laquelle s'effri¬ taient les Aliporavides, commença à discuter contre les légistes. Ces derniers « argumentaient sur des points tels que ceux-ci : les voies de la science sont-elles en nombre limité ou non ? Les prin¬ cipes du vrai et du faux sont au nombre de quatre : le savoir, l'ignorance, le doute et la supposition. Il n'eut pas de peine à les vaincre, si bien que parmi eux se trouvait un Espagnol intelli¬ gent et non moins intolérant que lui, Malik ben Wouhaib, qui conseilla, mais inutilement, à Ali de le faire périr. L'émir l'épar¬ gna et Ibn Toumert se réfugia à Aghmat, où il eut encore des discussions, et de là à Agalin, où il commença son apostolat d'une façon méthodique. Il ne se donna d'abord que comme réformateur des mœurs dans ce qu'elles avaient de contraire au Coran et à la tradition, puis, quand il eut conquis une certaine influence sur ceux qui l'entouraient, il passa à la prédication de ses doctrines, s'élevant avec violence contre la dynastie qui sui¬ vait « des doctrines mensongères » et déclara infidèle quiconque s'écartait de son enseignement, c'était prêcher la guerre sainte non pas seulement contre les païens et les polythéistes, mais encore contre les autres Musulmans16 ». Dans le portrait que le Raoud el-Qirtas nous a laissé d'Ibn Tou¬ mert, on relève une phrase qui est un signe des temps : « D'après le Raoud el-Qirtas, Ibn Toumert avait la taille élégante, le teint brun, légèrement foncé, les sourcils séparés, le nez aquilin, les 15. Ibn Khaldoun, Prolégomènes, loc. cit., t. I, p. /,67; voit aussi pp. 53-54. 16. Encyclopédie de l'Islam, art. Ibn Toumert. Voir Abd el-Wâh'id, op. cit.. p. 160. " ipr 80 l'islam et l'occident yeux enfoncés dans l'orbite, la barbe peu fournie et un signe noir sur la main. Il avait, de l'habileté, de la finesse d'esprit, une grande nature et peu de scrupules : il n'hésitait pas à verser le sang. En même temps, il connaissait par cœur les traditions du Prophète, il. était savant et instruit dans les choses de la religion et possédait à fond la science du syllogisme17. » L'ère de la grande philosophie musulmane de l'Occident com¬ mençait à poindre dans le beau ciel du Maghreb. Mais ce n'est encore que le début. I,'atmosphère n'est pas encore complète¬ ment préparée pour les conversations de Marrakech. Des efforts restent à accomplir. Ibn Toumert avait préparé la voie à Abd el-Moumen, son pre¬ mier général et le bénéficiaire de son autorité. Abd el-Moumen naquit dans une « région où est bâtie, dans un site des plus pit¬ toresques, la petite ville de Nédroma, célèbre dans l'histoire de l'Afrique du Nord pour avoir donné naissance à une des plus importantes dynasties musulmanes, celle des Almohades. L'ori¬ gine de cette dynastie est associée à un mouvement religieux et politique qui, parti de l'Atlas marocain, se répandit bientôt dans tout le bassin occidental de la Méditerranée et créa un empire qui s'étendait de Tripoli au Portugal ». Avec Abd el-Moumen, la philosophie fait un immense progrès, non point dans sa réalisation, mais dans l'atmosphère qui doit amener l'Islam occidental à la reprise des grandes traditions "de Bagdad. Aristote n'est pas encore là. Mais il est sur le seuil. Bien¬ tôt on parlera ouvertement de lui : « Abd el-Moumen aimait et recherchait les savants qu'il comblait de bienfaits. Il les appelait de partout pour les faire vivre auprès de lui et dans le voisinage de la cour, leur attribuait de gros traitements, les exaltait et honorait publiquement. Il partagea les savants en deux catégo¬ ries, ceux des Almohades et ceux des villes (de la cour), après que les Maçmouda eurent reçu d'Ibn Toumert ce nom d'Almohades, provenant du zèle avec lequel ils s'adonnèrent à l'étude de la foi, ce que n'avait fait jusqu'alors personne de leur région. « Quant à Abd el-Moumen lui-même, c'était un homme aux hautes ambitions et au caractère pur, tout plein d'une dignité qu'il semblait tenir de race; il ne trouvait de satisfaction que dans les choses d'un ordre élevé18. » Abd el-Moumen mourait en n63 en laissant une nouvelle dy¬ nastie déjà bien assise, un empire étendu et un Islam revigoré. II avait voulu faire sortir de la routine des traditions des esprits déjà trop enclins à s'endormir. A Abd el-Moumen succédait Aboû Ya'qoûb Yoûsef. Ce prince 17. Ibide)n. 18. Abd el-Wah'id, op. cit., p. 175. CONVERSATIONS A MARRAKECH 81 allait continuer magnifiquement ce que son père avait amorcé en fait d'intellectualité. C'était un bibliophile, par tempérament. On ne croyait lui faire de plus grand plaisir que de lui donner de beaux livres. C'est ainsi qu'à la conclusion de la paix entre lui et Guillaume II, roi de Sicile, on lui remit un magnifique Coran qui frappa l'imagination de ses contemporains19. Si l'on croit l'historien des Almohadès, — et on n'a aucune peine à le croire sur ce sujet, — Aboû Ya'qoûb avait les « vues larges et se montrait généreux et bienfaisant; le peuple, sous son règne, vécut dans l'aisance et s'enrichit. Ajoutez que ce prince avait un vif amour pour la science, qu'il recherchait avec ardeur. En outre, il avait quelque teinture du droit (fiqh), des connais¬ sances suffisantes en littérature, très vastes en philologie et approfondies en grammaire, ainsi qu'il a été dit. La distinction de son intelligence et sa hauteur de-vues l'amenèrent ensuite à s'occuper de philosophie, de plusieurs branches de laquelle il se rendit maître20 ». I * i * * B. — Les conversations de Marrakech i. — La première conversation, vers H63 En ce temps-là, Aboû Ya'qoûb est à Marrakech. Il vient de succéder à Abd el-Moumen. Le sultan est d'un aspect fort agréa¬ ble : « Il avait le teint très clair et plutôt rougeâtre, les cheveux très noirs, le visage rond, la bouche et les yeux grands, la sta¬ ture plutôt élevée, la voix claire, il était affable et courtois, par¬ lait bien et était d'une société agréable. » Près de lui, comme bien souvent, se tient Ibn Thofaïl. Le prince « avait pour lui beaucoup d'attachement et d'amitié, si bien que le philosophe restait parfois au palais plusieurs jours de suite, y couchant et sans en sortir ». Ibn Thofaïl est un Musulman d'Espagne qui avait professé la médecine à Grenade. Comme beaucoup de médecins de cette époque, et parce que c'était une sécurité pour les chefs, il fut bientôt requis pour l'administration. Secrétaire du Gouverne- 19. Ibid., pp. 218-219. 20. Ibid., pp. 20/1-205. 6 82 l'islam et l'occident ment de Grenade, il passe, en cette même qualité, au service de Sidi Aboû Sa'id, fils d'Abd el-Moumen, frère aîné d'Aboû Ya'- qoûb, qui le prend à son tour comme médecin, probablement dès sa prise de pouvoir et ensuite comme vizir. Les deux hommes sont faits pour se comprendre. Ils ont les mêmes goûts littéraires. Ibn Thofaïl ne « cessait d'attirer de partout les savants auprès du prince, dont il appelait l'attention sur eux et qu'il poussait à les honorer et à les appeler à lui21 ». Le vizir est d'un tempérament optimiste : « Il se figurait que tous les hommes étaient doués d'un naturel excellent, d'une intel¬ ligence pénétrante, d'une âme ferme. Il ne connaissait pas l'iner¬ tie et l'infirmité de leur esprit, la fausseté de leur jugement, leur inconsistance; il ignorait qu'ils sont « comme un (vil) bétail et « même plus éloignés de la bonne voie » (Coran, xxv, 46) 22. Il a le culte de la raison, qui est faculté d'abstraction et, par conséquent, de dégagement des petitesses et de l'accidentel. C'est pourquoi Ibn Iihaldoun23 n'aimait pas voir les intellec¬ tuels qui planent dans l'abstrait s'occuper de politique qui a pour domaine le concret : « Le monde sensible », dit Ibn Thofaïl, « c'est la patrie du pluriel et du singulier, c'est en lui que se com¬ prend leur vraie nature; c'est en lui qu'apparaissent la séparation et la réunion, la localisation, la distinction numérique, la rencon¬ tre et la dispersion24 ». Dans son Hayy ben Yaqdhâri qu'il écrira peu après 1169, Ibn Thofaïl s'appliquera à décrire avec finesse et avec un choix re¬ marquable d'expressions la montée ascensionnelle de la raison jusqu'au degré lé plus sublime de l'abstraction. Le Hayy n'est pas seulement une histoire de la raison; il est surtout une réaction contre tout le parti juridique de l'Islam, si favorisé sous les Almoravides25, une satire de l'époque. Le Hayy est encore l'apologie de l'enthousiasme de nature qui s'efforce de briser les formes cadavériques de l'administration et du droit. C'est un livre de jeune écrit pour des vivants. Ibn Thofaïl ne pouvait manquer de présenter Ibn Rochd au sul¬ tan. Les deux médecins, Ibn Thofaïl et Ibn Rochd, se connais¬ saient déjà. Il est probable qu'Avenzoar avait servi de trait d'u¬ nion. Ce dernier, né vers 1080-1084 et mort vers 1161-1162, avait dédié en 1121-1122 son Kitâb el-iqtisàd (Nécessité concernant la ai. Ibid., pp. soi, 308, 209. 33. Léon Gauthier, Hayy ben Yaqdhân, roman philosophique d'Ibn Thofaïl. Texte arabe avec les variantes des manuscrits et de plusieurs éditions et tra¬ duction française, 3° éclit., Beyrouth, ig36, p. 108. a3. Prolégomènes, loc. cit., t. III, pp. 2gi-3g5. ai. Léon Gauthier, op. cit., p. go. a5. Ibn Khaldoun, Prolégomènes, loc, cit., t. I, p. 5i. CONVERSATIONS A MARRAKECH 83 conformation des corps) à Ibrahim ibn Yoûsouf ibn Tachfîn et s'était rallié ensuite à Àbd el-Moumen. Le savant médecin était fort connu et Averroès avait pour lui une grande admiration. Peu de temps avant l'entrevue de Marrakech dont nous parlons, Ibn Rochd écrivait au chapitre xxxi de son Colliyyât que, depuis Galien, on n'avait vu de si grand médecin qu'Avenzoar, l'auteur du Teysir26. Il est certain qu'avant ii63 Ibn Thofaïl, Avenzoar et Ibn Rochd •étaient en rapport d'études médicales, qu'ils se connaissaient et qu'Ibn Thofaïl avait déjà apprécié la toùrnure d'esprit d'Aver- roès. De plus, ce dernier était déjà venu à Marrakech, au moins en ii53, pour des projets d'écoles établis par Abd el-Moumen. Averroès refait une fois de plus le voyage d'Espagne au Maghreb. Il a débarqué à Salé et, en neuf étapes, il a parcouru la route qui conduit de la bourgade du Bou-Regreg à Marrakech, qui jouissait déjà, à cette époque, d'une renommée de splendeur. « Si on la dit parfaite, ce n'est pas à cause de la perfection d'une, de ses parties, mais de toutes27. » De marécage qu'elle était un siècle auparavant et que les Ro¬ mains n'avaient pas connu, Marrakech est devenue grande capi¬ tale de l'Islam africain. Au fond, les Alinoravides y avaient assez peu travaillé pendant leur règne. Dans leurs intentions, ils ne visaient qu'à l'utile. No¬ mades guerriers et guerriers religieux, leurs oeuvres auront tou¬ jours les marques de ce caractère. Nomades, ils n'avaient point pensé tout d'abord à s'établir à Marrakech. Le Nord les attirait. C'est sous la menace des Maçmoudiens qu'Ali ben Yoûsouf avait, vers 1120, entouré l'agglomération de murailles qui subsistaient sous le règne d'Àboù Ya'qoûb Yoûsouf28. En prévision des sièges qu'ils auraient à soutenir, Ali s'était préoccupé aussi d'établir un pont sur le Tansift- et d'amener l'eau à Marrakech. Bientôt, il faudrait vivre à l'intérieur de la ville, y construire des palais et surtout des mosquées. C'est dans ce. genre religieux que les Almoravides devaient tout naturellement excel¬ ler. La Qarâ'wîyîn et la Grande. Mosquée de Tlemcem (1135) en sont les témoins magnifiques. Mais de la mosquée en briques construite à Marrakech par Ibn Tachfîn, il ne reste rien à l'épo¬ que où nous sommes. Il est difficilë de porter un jugement objectif sur les Almora¬ vides. Pour les uns, ces Sahariens sont restés des barbares; par 26. G. Colin, Avenzoar, p. 33. 11 est évident que Colin confond ici Avertoès avec son grand-père. 27. Abd el-Wâh'id, op. cit., p. 3o8. 28. Voir G. Marçais, op. cit., p. 3A6. 84 l'islam et l'occident contre, des historiens modernes essaient de les venger de cette vilaine réputation. Les Lamtouna auraient fait le pont entre la civilisation andalouse des Reyes de Taïfas et la . civilisation almo- hade. Chronologiquement, ils ont été des intermédiaires. En fait, les Almoravides ont. eu recours à des artistes andalous, peut-être des captifs, comme les Romains se sont servis des Grecs et des By¬ zantins pour embellir Rome et la Sicile. Mais il n'y avait point là de plan déterminé. Ce n'est qu'accidentellement et par néces- - sité que l'art almoravide est devenu un art andalou et que la poésie de l'Espagne pénétra dans le Maghreb. Ces nomades guer¬ riers étaient par nécessité, par besoin de se défendre et de vivre, devenus des artistes d'emprunt. Ils étaient surtout des déliques¬ cents de la pensée. Ces considérations paraissent nous éloigner de notre sujet. Et cependant elles sont strictement nécessaires pour comprendre les conversations de Marrakech. Elles ne nous donnent pas seulement le cadre de la réunion entre Abou Ya'qoûb, Ibn Thofaïl et Ibn Rochd, ce qui serait déjà d'un intérêt historique non négligeable, mais surtout, elles nous expliquent radicalement le fond de ces conversations. Remparts, palais de Yoûsouf ben Tâchfîn, le Dar el-Ommar29, embryon d'urbanisme, c'est à peu près tout ce qui restait des Almoravides dans le Marrakech de Aboû Ya'qoûb. Sa réputation de beauté lui vint presque entièrement des Almohades30. Peut-être y avait-il déjà à Marrakech cé merveilleux parc de l'Aguedal avec ses plantations d'oliviers, ses grandioses et si jolis bassins qu'il faut regarder le soir, au coucher du soleil, et qui aujourd'hui encore reportent notre imagination à l'époque al- mohade, évoquant devant notre esprit les fêtes nautiques, les ébats des baigneuses commandés pour le plaisir des yeux, l'ex¬ citation des sens, et les vengeances ténébreuses ensevelies dans ces eaux limpides. Il me plaît de penser qu'Ibn Thofaïl et Averroès ont vu ces paysages enchanteurs. Ils y virent aussi les palais des sultans, celui d'Aboû Ya'qoûb que les travaux de canalisation établis en plein air tenaient en perpétuelle fraîcheur, les maisons universi¬ taires, les majestueuses mosquées31. . La première Koutoubia d'Abd el-Moumen était contiguë à celle qui nous ravit encore aujourd'hui et en avait les dimensions. 29. Le palais d'Ali ben Yoûsof, le' Dar el-Hajar, maison de prières, avait été détruit par Abd el-Mumen, pour faire place à la seconde Koutoubia.' Voir G. Marçais, op. cit., p. 33p 30. Abd el-Wâh'id, op. cit., pp. 3o8-3oq. 31. Ibid., p ijçi. Voir aussi p. iq/|. , CONVERSATIONS A MARRAKECH 85 Marrakech presque neuve était déjà Marrakech l'enchanteresse32. Et cependant, chose étonnante, nous sommes loin, quoi qu'on en dise, de la civilisation andalouse, jouisseuse et trompeuse. Ibn Toumert savait deux choses : c'est que les rigides Almoravides étaient tombés dans cette même jouissance, la ruine des empires, comme dira constamment Ibn Khaldoun. Il savait aussi que leur conscience étroitement coranique les avait, amenés à brûler les livres de El-Ghâzzâli. Ibn Toumert, avant de venir assiéger Marrakech dans laquelle il ne pourra entrer, mais qu'Abd el-Moumen forcera en ii47, est déjà un réformateur et un adversaire conscient de la culture an¬ dalouse. Ibn Toumert commença par faire la guerre à la musi¬ que : a Le Mahdi Ibn Toumert, dont la voix rassemble les Maç- rnouda du Haut-Atlas, possédait sans doute une forte culture théologique, mais la littérature et les arts n'étaient pas son fait33. » Il semble, en particulier, décidément opposé à l'art musical. Une des premières manifestations dans les villes qu'il parcourt est de briser les luths et autres instruments de musique34. Il avait la, même réputation pour les arts plastiques et on crai¬ gnit qu'à son entrée à Fès, en ii45, il ne détruisît la Qarâwîyîn. Quant à Abd el-Moumen, loin d'être un protecteur de la poésie, ce ne fut qu'à la fin de'sa vie qu'il consentit à recevoir le « Syn¬ dicat » des poètes35. Avec Ibn Toumert et Abd el-Moumen, nous sommes en pleine réaction contre la dégénérescence religieuse, littéraire et politique des Almoravides. L'interprétation littérale du Coran est combat¬ tue; les juristes passent au second plan: les arts et la rhétorique ne sont pas en faveur; la porte est ouverte pour des discussions plus sévères et des réalisations plus austères. La raison conquiert son pouvoir au bénéfice d'un Islam mieux compris. La philoso¬ phie se prépare à entrer par la grande porte dans l'empire almo- hade. Les temps sont mûrs pour aborder maintenant un pro¬ blème étrange, extraordinaire, quand on réfléchit à l'époque et au milieu : le problème aristotélicien dans l'Islam occidental. Aboû Ya'qoûb, mieux qu'Ibn Toumert et mieux encore qu'Abd 3a. Marrakech et Fès sont, pour l'historien et les connaisseurs de l'Islam, les deux villes évocatrices par excellence. Nous les avons visitées la dernière fois en iqM, et nous ne pouvons oublier M. Bolnot, chef des Services munici¬ paux de Marrakech, et M. Vicaire, directeur à Fès, du Musée Batha. Avec de tels guides, on ne peut qu'aimer davantage encore ces joyaux du Maroc. 33. Son opposition à la littérature n'était probablement pas chez lui fai¬ blesse de l'esprit, mais résolution de volonté, comme on peut le constater pour la musique. 3h. G. Marçais, op. cit., p. 3o2. 35. Abd «1-Wâhîid, op. cit., p. i83. 86 l'islam et l'occident el-Moumen, connaissait les faiblesses morales et intellectuelles des Reyës des Taïfas, dont volontairement il se tenait éloigné. Pendant son séjour à Séville, il avait surtout fréquenté les phi¬ lologues, les grammairiens et les exégètes du Coran26. Ce n'était point la poésie, mais les sciences qui l'attiraient, et il s'était laissé gagner par la philosophie. « La distinction de son intelligence et sa hauteur de vues l'ame¬ nèrent ensuite à s'occuper de philosophie, de plusieurs branches de laquelle il se rendit maître; il débuta par la médecine et étudia la plus grande partie de l'ouvrage intitulé Mdliki, du moins quant à la théorie, et sans s'occuper de la pratique. De là il passa à des branches de la philosophie d'un ordre plus relevé, et par , son ordre on réunit sur ces matières des ouvrages dont la quantité égalait presque la collection formée par H'akem Mostançer billâh l'Omeyyade37. » Cette dernière remarque de Marrakouchi est des plus suggesti¬ ves. Elle nous montre que même pendant son séjour en Espagne Aboû Ya'qoûb, négligeant la poésie andalouse, cherche à se rat¬ tacher à la grande tradition de Bagdad représentée par Ilâkani II que Marrakouchi nous présente comme le modèle d'Aboû Ya'¬ qoûb. Décidément, ces Almohades sont les adversaires de la cul¬ ture andalouse et de l'imagination. Marrakouchi, qui se plaît à décrire les sociétés de Séville et de Cordoue par les productions poétiques, n'a trouvé pour illustrer, dans ce domaine, le règne d'Aboû Ya'qoûb, que les poésies d'Aboû Bekr ibn Thofaïl38. Dans ce cadre ensoleillé et devant les montagnes neigeuses de l'Atlas, Ibn Thofaïl fait entrer devant le sultan le médecin Ibn Rochd, déjà amateur de philosophie. L'entrevue a l'aspect de la réception des grands jours. Ibn Thofaïl agit en seigneur de l'es¬ prit. Il présente Ibn Rochd, dit quelques mots sur sa famille; le grand-père Abou'l Walid Mohammed qui fut cadi de Cordoue et qui avait acquis une grande célébrité comme jurisconsulte39 et comme agent politique au service des Almoravides; il parle aussi du père d'Averroès qui, lui aussi, fut cadi de Cordoue. Ibn Tho¬ faïl récite lentement le nom d'Averroès, qui est, toute une généalo¬ gie : Aboû'l Welid Mohammed ben Ahmed ben Mohammed ben Rochd. Le sultan a écouté; il s'est rappelé ses propres souvenirs en 36. Ibid., p. 2oh. 37. Ibid., pp. 208-200. On raconte cependant que, peu de mois avant sa mort, Aboû Àa'qoûb récitait ce vers : « Le jour et la nuit ont enroulé ce que j[avais déployé, et les [vierges] aux grands yeux ont cessé de me reconnaître » (ibid., p. 226). 11 est cependant bien difficile d'admettre avec Marçais (op. cit., p. 3o3) que la « culture de ce souverain berbère est nettement andalouse et que Séville lui tienl plus à cœur que Marrakech ». 38. Ibid.., p. ao5. 3g. Renan, op. cit., p. 12. CONVERSATIONS A MARRAKECH 87 entendant Ibn Thofaïl, et subitement, sans préambule, le prince aborde le sujet principal, celui qui lui tient à cœur, auquel l'ont préparé Ibn Toumert et même son père Abd el-Moumen, qui n'a¬ vait cependant rien d'un intellectuel; sujet qui a fait mûrir dans son esprit des idées bien nettes sur la vanité de la civilisation an- dalouse, d'une part, et le matérialisme d'une religion de juristes favorisés par les Almoravides. Ce n'est point sur la lettre du Coran qu'il va entreprendre à brûle-pourpoint la conversation; ce ne sont pas des poésies qu'il va réciter : « Que pensent les philoso¬ phes sur le ciel ? Selon eux, le ciel est-il une substance, une sub¬ stance éternelle ou une substance créée ? » Ibn Rochd ne s'atten¬ dait guère à pareille question. Il flaire un piège. La philosophie n'a pas bonne renommée, surtout la philosophie d'Aristote à la¬ quelle se réfère le sultan Aboû Ya'qoûb. L'aurait-il fait appeler pour enquête ? Ibn Rochd en a peur. Il reste tout confus et crain¬ tif. Il s'évade par un mensonge en affirmant qu'il ne connaît rien à ces problèmes, qu'il ne s'est jamais occupé de philosophie. Pourquoi donc Ibn Thofaïl ne l'a-t-il pas prévenu ? Cet embar¬ ras et celte crainte d'Ibn Rochd nous ouvre, sur les conditions faites à la philosophie, des aperçus bien significatifs. A l'époque de cette conversation, on a l'impression que les juristes l'empor¬ tent encore et que les droits de la raison ne peuvent être encore revendiqués à haute voix. La question d'Aboû Ya'qoûb est déjà par elle-même un scan¬ dale pour l'époque, une position de raideur et de réaction contre le fiqh, un essai de libération de l'Islam que le sultan voudrait rationaliser. Ibn Rochd ignore les pensées secrètes du prince des croyants, qui paraîtraient incompréhensibles en Andalousie. Le sultan, sans attendre d'autres explications et comprenant bien tout ce qui s'agite dans le cerveau de son interlocuteur, le sort d'embarras en lui récitant lui-même sur ce point l'opinion d'A¬ ristote, puis celle de Platon, puis celle des autres philosophes, et en même temps, pour les mettre en opposition et en contradic¬ tion, le sultan se met à exposer à Ibn Rochd l'opinion des théolo¬ giens musulmans. L'idée d'Aboû Ya'qoûb est claire. Dès cette époque, il a le projet de restituer à la philosophie le rang qu'elle occupait dans la Bagdad des Abbassides du IXe siècle et de briser l'opposition des penseurs orthodoxes. Ibn Rochd est à la fois étonné et rassuré. Il se met alors à expli¬ quer à son tour ce qu'il sait sur ces problèmes difficiles. * * * 88 l'islam et l'occident 2. — La seconde conversation, au début de 11L>9 Le temps a passé. Ibn Thofaïl a vieilli; tandis que dans la pre¬ mière conversation il paraissait plein d'allant, il pense mainte¬ nant, comme tout le monde, à l'époque où il était encore en pleine force : « Tu vois à quel âge je suis arrivé. » Étant né entre no5 et ii 10, il avait en ce moment entre 6o et 65 ans. De plus, il est surchargé de travail. Aux fonctions de médecin s'ajoute maintenant pour lui la charge de vizir. Et Ibn Thofaïl laisse transpercer dans sa conversation une légère pointe de regret. II n'a plus le temps de s'occuper des études qui l'attirent. Et, de ce regret, nous pouvons conclure que déjà, en 1169, il a publié son Hayy ben Yaqdhân, le Vivant, fils du Vigilant. De plus, depuis quelques années il a été à même d'apprécier davantage encore le talent d'Averroès. Le Colliyyât, qui venait d'être publié à l'époque de la première conversation de Marra¬ kech, a été accueilli avec gros succès et Ibn Rochd est main¬ tenant devenu un célèbre médecin. Le Colliyyât a donné occa¬ sion à un échange de vues entre son auteur et Ibn Thofaïl au sujet du chapitre des médicaments40. Ibn Rochd, de son côté, a évolué, lui aussi. Entre-temps, en effet, il a approfondi la philosophie d'Aristote. Il n'a encore rien publié, mais il connaît à fond les solutions du Stagirite sur les problèmes physiques41. Tout le monde connaît sa « haute intel¬ ligence, sa pénétrante lucidité et son application à l'étude ». Tout autre apparaît aussi, dans cette seconde conversation, la mentalité d'Aboû Ya'qoûb. Depuis son avènement, il n'a cessé de penser à la philosophie. Mais aujourd'hui elle n'est plus pour lui un simple délassement de l'esprit, une curiosité intellectuelle. Aboû Ya'qoûb a beaucoup mûri. Il a réfléchi sur l'Islam qui se matérialise de plus en plus dans la lettre coranique et qui se trouve engagé sur une pente de mort par la faute et la ténacité quelquefois rancuneuse des juristes et des théologiens. Ces gens- là sont en train de creuser la fosse qui renfermera un jour les dé¬ pouilles osseuses d'une religion sans esprit. Aboû Ya'qoûb a réfléchi à tout cela, et la conclusion de ses méditations c'est que la philosophie est l'unique force qui existe pour revigorer un Islam qui étouffe dans des étaux juridiques. La pensée d'Aboû Ya'qoûb rejoint celle d'Ibn Thofaïl telle qu'il l'a déjà exposée dans son Hayy ben Yaqdhân. tio. Renan, op. cit., p. 79. 4i. Nous le déduisons de ce fait que, un an à peine après la seconde con¬ versation de Marrakech, Ibn Rochd publiera ses commentaires sur les Parties des animaux. CONVERSATIONS A MARRAKECH La raison est apparue à ces deux hommes comme une force de surélévation, la belle et grandiose manifestation de la vie. Pour le prince almohade, la philosophie est encore plus. Elle devient pour lui un moyen de gouverner les hommes en dirigeant leur esprit. Et si Aboû Ya'qoûb appelle aujourd'hui Ibn Rochd, ce n'est plus pour une simple question de philosophie, l'éternité du monde. C'est pour la vitalité de son peuple. Les traductions d'Aristote, lui dit-il, sont obscures. Les com¬ mentaires des philosophes de Bagdad manquent de clarté. Nous avons besoin d'un Aristote plus lumineux et plus accessible. Peut-être Aboû Ya'qoûb pense-t-il, pour l'avenir de sa dynastie, faire mieux que les Abbassides et tout au moins supplanter leur •influence par un plan culturel entièrement almohade. Cette pen¬ sée n'est peut-être pas étrangère à Aboû Ya'qoûb. La philosophie, en tout cas, lui paraît comme une base de gouvernement. Le prince demande un Aristote accessible à tous, et il demande à Averroès de faire sien cet idéal. Ecoutons le récit exact de cette conversation tel qu'Abd el- Wâh'id nous le rapporte. « Yoici encore-un récit relatif à Ibn Rochd et que je tiens du même disciple : « Aboû Bekr ben Thofaïl me fit un jour appeler « et me dit : « J'ai entendu aujourd'hui le prince des croyants « se plaindre de l'obscurité d'Aristote et de ses traducteurs et de « la difficulté qu'il y a à les comprendre : « Plût à Dieu, disait-il, « que quelqu'un analysât ces livres et en exposât clairement le « contenu après s'en être lui-même pénétré, de manière à les ren- « dre accessibles à tout le monde! » ■— Tu as en abondance tout « ce qu'il faut pour un tel travail, entreprends-le! Connaissant ta « haute intelligence, ta pénétrante lucidité et ta forte application « à cette étude, j'espère que tu y suffiras. La seule chose qui « m'empêche de m'en charger, c'est l'âge où tu me vois arrivé, « mes occupations au service du prince, mon désir de m'appli- « quer à des choses à mes yeux plus importantes. — Voilà, con¬ tinuait Aboû'l Welid, ce qui m'a porté à écrire les analyses que j'ai faites des divers ouvrages d'Aristote42. » Une révolution, une des plus grandes révolutions de l'esprit vient de s'accomplir par cette dernière conversation de Marra¬ kech. La civilisation suit le même cycle que le soleil. Par étapes successives, elle avance d'Est en Ouest. La grande culture philo- £2. Abd el-Wâh'id, op. cit., p. 210. 90 l'islam et l'occident sophique un moment stabilisée en Grèce, puis à Bagdad, achève maintenant son étape orientale. Par bonds, dont nous essayerons bientôt de fixer les jalons, elle se bâte maintenant vers l'Occi¬ dent, et c'est à Marrakech qu'elle vient fixer son pôle. Nulle part ailleurs, elle ne pouvait trouver meilleur asile. Depuis trois siècles, un certain nombre de lettrés musulmans s'étaient fami¬ liarisés avec les spéculations philosophiques. Une forte tradition d'hellénisme pénétrait dans le Proche-Orient, prêt à s'effriter sous les coups de nouveaux envahisseurs de l'Est et sous les gri- gnotements des Chrétiens; cette tradition cherche maintenant à s'implanter à l'Ouest. C'est la jeune dynastie almoliade préparée pour ce rôle qui se charge de recueillir l'héritage de Bagdad, de renouveler et d'augmenter sa richesse. La philosophie aura pour l'Empire almohade une autre utilité : elle desserrera l'emprise du matérialisme sur l'Islam et écartera les serres toujours plus mordantes du droit et de l'administration, qui font mourir empires et sociétés. Pour Aboû Ya'qoûb, la phi¬ losophie, d'un mot, fera glisser' les traditions abbassides vers le Maghreb, stabilisera les esprits et rendra force et vie à l'Islam. Ces considérations nous montrent qu'il est impossible de con¬ cevoir ailleurs, en Europe, ces conversations qui eurent lieu à Marrakech au centre de l'Empire almohade. Il faudrait dévelop¬ per cette pensée pour mettre en relief davantage encore l'origina¬ lité du plan intellectuel d'Àboû Ya'qoûb, qui, à cette époque, n'aurait pu trouver aucun écho ni à Paris ni à Oxford. Cette conversation de 1169, qui porte toutes les marques spé¬ cifiques de l'Islam nord-africain, qui eût été impossible dans toute autre partie du monde, allait donc consacrer Averroès comme commentateur officiel d'Aristote, à tel point que cette fonction de Commentateur supplantera le nom même d'Ibn Rochd. C'est toute l'évolution intellectuelle de l'Europe qui s'amorce à Marrakech. Aristote, la philosophie du stable et de l'équilibre, couronnement d'une raison qui a fixé ses lois, est devenu citoyen de l'Islam. Et tout de suite après 1169 apparaîtra toute la série de commentaires aristotéliciens d'Ibn Iiochd, les traductions arabico-latines de Tolède, la diffusion de ces travaux vers Paris et vers Oxford, leur pénétration dans la pensée chrétienne, et en fin de compte l'harmonie de la pensée française. En 1169, Marrakech qui, un siècle auparavant, n'était encore qu'un marécage se trouve être, par toute une série de circonstan¬ ces qui se conditionnent réciproquement et qui rendent inélucta¬ ble le cours des événements, le centre d'une formidable révolu¬ tion de l'esprit. Marrakech réunit, en effet, en ce début de l'an¬ née 1169 trois hommes, trois Musulmans : Aboû Ya'qoûb, Ibn CONVERSATIONS A MARRAKECH 91 Thofaïl, Ibn Rochd, dont la conversation et les résolutions allaient provoquer dans l'Europe pensante, et essentiellement dans l'Eu¬ rope chrétienne, le plus, grand choc intellectuel enregistré jus¬ qu'ici. Mais, par ailleurs, Aboû Ya'qoûb pouvait-il se douter que, par une singulière contradiction entre faits et intentions, cette philo¬ sophie dont il espérait un nouveau regain de vitalité pour la société islamique allait surexciter les vieilles rancunes de l'ortho¬ doxie musulmane contre toute spéculation, de la tradition contre la raison, de la religion purement coranique contre tout effort de vie. religieuse plus large et plus humaine ? La réaction sera victorieuse et elle immobilisera l'Islam pen¬ dant des siècles. P. G. Théry, 0. P. PÉRIPLES DE L'AMOUR EN ORIENT ET EN OCCIDENT LES ORIGINES ARABES DE L'AMOUR COURTOIS Seigneurs, vous plaît-il d'entendre un beau conte d'amour et de mort ? —■ Rien au monde ne saurait nous plaire davantage. Ainsi débute le Tristan de Bédier, sûr d'émouvoir en nous ce qu'il y a de plus profond — que nous soyons de l'Occident ou de l'Orient — dont un poète impie a osé dire qu'à jamais entre eux la communion ne serait possible! Antar et Abla, Majnoun et Lei- lah, c'est pour l'Orient la même coupe d'éternelle émotion que pour l'Occident Roméo et Juliette, Tristan et Yseult. Des œuvres admirables, à partir du moyen âge, ont mis en formules brûlan¬ tes cet amour courtois, qui depuis des siècles est la flamme secrète de la Psyché Occidentale, les résonances s'en prolongent indéfi¬ niment du Quichotte de Cervantès, de l'Astrée de d'Urfé aux har¬ monies douloureuses du Tristan de Wagner, aux incantations mélancoliques du Pélléas de Maurice Maeterlinck et de Claude Debussy. L'amour heureux n'est matière ni de conte ni de poème; ce qui exalte le lyrisme de tout l'Occident, plus que le plaisir raffiné des sens et les sombres délices des corps, c'est la passion, la souf¬ france d'amour. Que ce soit avec Shakespeare ou Novalis, Dante ou Apollinaire, Mme de La Fayette ou le Stendhal de Lucien Leuwen, Thomas Mann ou Maurice Baring, nous voyons dans la passion d'amour une puissance de vie plus haute, une promesse plus totale de métempsychose, quelque chose de par delà la féli¬ cité et la douleur, si au-dessus de nous-mêmes qu'à sa pointe extrême nous nous approchons de Dieu : Arrive, arrive, ô la houri du Paradis, que Redouan, au monde, Pour que je sois son esclave, apporte. dit très bien Hafiz. PERIPLES DE L'AMOUR EN ORIENT ET EN OCCIDENT 93 Ce souverain Amour, nous savons après l'historien Seignobos, qui ne fait que répéter Stendhal d'ailleurs, cet Amour courtois, nous savons que c'est — en Occident — une invention du XIIe siè¬ cle. Denis de Rougemont, dans son excitant et fallacieux traité de l'Amour et l'Occident, paru naguère, précise même qu'il est né dans la seconde moitié du XIIe siècle (nous verrons que la date peut être serrée encore de plus près) dans les milieux albigeois de la France du Sud, sous l'influence essentielle du dualisme per¬ san, du manichéisme iranien, et qu'ainsi l'amour est une hérésie, comme le proclamait la bande de son livre, la pire des hérésies, l'hérésie angélique. Démolir pierre par pierre l'édifice ingénieusement érudit qu'a construit sur cet anathématisme ce profond essayiste puritain serait tâche démesurée. La base en paraît absolument arbitraire. Denis de Rougemont explique cette apparition mystérieuse et soudaine de l'amour courtois au XIIe siècle, non moins mysté¬ rieuse et soudaine que celle, presque à la même date, de l'art gothique, de l'art français et de la lyrique moderne par quelque chose. de plus mystérieux, de bien plus obscur encore, obscurum per obscurixis, la doctrine albigeoise des cathares dont nous ne savons à peu près rien, sinon que son développement en France est contemporain de la naissance de l'amour courtois, de celle de l'ordre du Temple et de l'ordre de Cîteaux et, pour être complet, de l'opinion de la Conception Immaculée de la Vierge Marie!- Arbitraire pour arbitraire, pourquoi ne dériverions-nous pas l'amour courtois du De diligendo Deo de saint Bernard, qui est de 1126, ou des mystiques traités de son ami Guillaume de Saint- Thierry, si opportunément réédités par Dom Dechaney ? Le jeu des généalogies intellectuelles est un jeu si plaisant que même un disciple de Karl Barth ne s'en peut défendre, mais nous ne l'imi¬ terons pas. La doctrine albigeoise n'est guère connue, un peu — très peu — que par les aveux que les tortures de l'Inquisition ont, au dé¬ but du XIIIe siècle, extorqués aux infortunés occitans; la valeur des témoignages ainsi recueillis est des plus douteuse, mais ce qui semble ruiner la thèse de Rougemont c'est que — jamais, au grand jamais — les Albigeois, dans leurs aveux, n'ont fait la moindre allusion à la doctrine d'amour dès troubadours proven¬ çaux dont bon nombre pourtant ont été suppliciés pour mani¬ chéisme. Certes, Rougemont a raison de noter que la première formulation de l'amour courtois dans la chrétienté occidentale est due aux troubadours provençaux, que pas mal d'eux furent 94 l'islam et l'occident albigeois, manichéens, mais beaucoup d'autres étaient bons ca¬ tholiques. Le premier de tous en date, le duc d'Aquitaine Guil¬ laume, l'était même à un tel point qu'il prit part et à la grande Croisade de Jérusalem et à la croisade espagnole contre les Almo- ravides. C'est même, et il y faut insister, dans l'œuvre si com¬ plexe de ce prince poète, mort en 1126, et qui fut le grand-père de la célèbre Aliénor, reine de France puis d'Angleterre, que l'a¬ mour courtois et ses thèmes apparaissent pour la première fois en Occident. Guillaume d'Aquitaine, s'il n'est pas. le plus grand, est, répé¬ tons-le, le premier en date des poètes provençaux; Marcabru, Jaufre Rudel, Rambaud d'Orange, lui ont emprunté la plupart de leurs thèmes, l'entrelacement de leurs rythmes et de leurs rimes, la disposition de leurs refrains et jusqu'au détail de leurs strophes. Toute la poésie provençale dérive de ce féodal fastueux et brave. Or, il est dans son oeuvre, comme dans sa vie, une coupure singulièrement significative. Trois de ses poèmes sont antérieurs à la croisade, et ils sont d'une sensualité si peu retenue et d'une crudité si effarante que son dernier éditeur a renoncé à en donner la traduction; mais après son séjour de 1101 en Syrie, où il s'était d'ailleurs rendu en compagnie de courtisanes et avait tellement scandalisé qu'au dire du chroniqueur Geoffroy de Vigeois on le tenait pour responsable de l'échec de cette croisade de secours, et surtout son séjour en Andalousie vingt années plus tard, sa lyrique est entièrement transformée. L'amour Se revêt tout à coup, dans ses vers, de noblesse et de pureté; l'entrelacement de ses rimes se modifie et paraît calqué sur celui des poèmes anda- lous de style mellioun qu'on appelle zejels, aaab; le refrain y joue le même rôle et à la même place, et comme dans ceux-ci il aime faire suivre le vers de sept syllabes d'un vers de cinq. De ces brusques mutations l'une au moins, celle du thème, a sans doute une de ses raisons dans la passion haute et profonde que le volage duc d'Aquitaine a vouée à la fin de sa vie à la vicomtesse de Châtellerault, mais le contraire est possible, et, en tous cas, cet amour passionné n'explique pas la nouvelle technique poéti¬ que qui devient tout à coup la sienne. Faut-il ajouter que nul n'a parlé d'une sympathie quelconque du prince poète pour les héré¬ tiques-manichéens dont il a laissé brûler plusieurs, et que la sub¬ tile doctrine d'amour qui devient soudainement la sienne n'a été rattachée par personne à la dogmatique cathare. Denis de Rouge- mont, pas plus que sa source fallacieuse Otto Rahn, n'en souffle mot, et Jeanroy, son érudit éditeur, a préféré ne pas rechercher d'où doctrines et techniques nouvelles lui pouvaient venir; géné¬ ration spontanée, préfère-t-il penser, «. pareille à une fleur qui PERIPLES DE L'AMOUR EN ORIENT ET EN OCCIDENT 95 sortirait de terre sans racine et sans tige », floraison vraiment sin¬ gulière et étrange! Vers le même temps, Héloïse et Abélard, comme le rappelle en un admirable volume Etienne Gilson, faisaient l'épreuve d'une passion d'une force rare qui peut faire songer à celle de Guil¬ laume IX pour la dame de Châtellerault. Par amour, Héloïse se fit nonne, déclamant en montant à l'autel, lors de sa prise de voile, la plainte de Cornéliè dans la Phavsale de Lucain, cet autre andalou; par amour, Abélard composa de nombreux chants la¬ tins à la gloire d'une flamme, pure de toute concupiscence char¬ nelle; mais on sait, ne serait-ce que par la ballade des dames du temps jadis de Villon, la cause toute physique qui le faisait cin¬ gler vers un tel havre. Ces chants sont d'ailleurs perdus, et nul ne sait si jamais ils furent connus outre-Loire. Le marquis de Valous, dans une curieuse étude sur « la poésie courtoise et les cloîtres », songe à des epislolae amatoriae comme celles de l'ar¬ chevêque Hildebert de Tours et Baudry de Bourgueil, évêque de Dp], en Bretagne, adressées à des nonnes de grande naissance, jeux d'humanistes tout pénétrés des poètes latins classiques, et surtout d'Ovide, qui, malgré d'incontestables ressemblances, sont d'un esprit très différent de celui des poèmes de Guillaume IX. Un arabisant espagnol Ribera, reprenant de très vieilles idées d'ailleurs, déjà indiquées par Sismondi, Fauriel et von Schack, a tenté d'établir que la poésie provençale dérivait de la poésie arabe d'Andalousie et spécialement, là est son apport, de deux genres poétiques : le zejel et le muwassah dont les strophes ressemblent singulièrement aux strophes provençales. Un arabisant américain Nykl a repris la démonstration plus en détail dans ses préfaces à une traduction anglaise du Tawq El Hamama d'Ibn Ilazm et à une traduction espagnole du dhvan d'Ibn Guzman. Ses preuves ont paru concluantes à un Massignon, un Garcia Gomez, un Pa- lencia parmi les arabisants, à un provençaliste comme l'Allemand Appel. A un profane il semble bien que ce passionnant problème de littérature comparée a reçu des recherches de Nykl sa solution définitive. D'une part, en effet, la poésie latine médiévale — quand elle est rimée — n'offre aucun exemple de rythmes et d'entrelacement de rimes analogues aux poèmes provençaux, et, d'autre part, il est impossible cle rattacher l'amour courtois à des antécédents antiques — du moins par la voie de la chrétienté occidentale — Platon, au XIIe siècle, était totalement oublié des lettrés, du monde latin, et c'est Ovide, le lubrique Ovide, qui était le maître d'amour alors révéré. Ces faits sont en quelque sorte comme une preuve a contrario de l'hypothèse de Nykl. Curieux de poésie, de musique et de danse, le duc d'Aquitaine s'est, à n'en pas douter, en dépit de son ignorance de l'arabe, 96 l'islam et l'occident intéressé, comme bien d'autres croisés d'Occident, à la poésie, k la musique et à la danse de l'Espagne musulmane; or l'amour courtois était, au moment de son séjour en Espagne, un thème devenu tout à fait populaire de la poésie andalouse, un chanteur des rues comme Ibn Guzman y fait constamment allusion. Les relations en Espagne entre Chrétiens, Musulmans et même Juifs, étaient empreintes de tolérance, de politesse et parfois d'amitié; les roitelets chrétiens d'Espagne entretenaient des chanteuses et des orchestres arabes, les roitelets musulmans ont dans leur ha¬ rem des Chrétiennes et des Juives. Une civilisation raffinée, par¬ fois décadente et qui avait connu à Cordoue sa crise communiste (Rougemont dirait ici cathare), régnait dans tout ce qu'on appe¬ lait alors l'Andalousie de Saragosse à Malaga, de Valence à Lis¬ bonne. Les femmes y tenaient depuis deux siècles une place très élevée. La princesse ôméyade Ouallada et son salon littéraire de Cordoue, dont son amant le délicat poète vizir Ibn Zaïdun était la gloire la plus célèbre, avaient eu bien des émules. Une femme et une fille du fameux émir de Séville, Mutamid, ont laissé des vers exquis. Il n'est pas exagéré de dire que les espèces de cours d'a¬ mour qui vont se réunir autour des grandes dames de la France d'Oc et de la France d'Oïl ont eu leurs modèles à Séville et à Malaga, à Cordoue et à Grenade. L'amour courtois andalou a été codifié, si l'on peut dire, dans un livre d'une fraîcheur charmante, du célèbre théologien Ibn Hazm, le Tawq El Hamasmu, le « collier de la colombe », peu après l'an mille. Il ne faudrait pourtant pas y voir une doctrine propre aux mystiques et aux fqih ni en chercher la source dans quelques réminiscences de Platon et de Plotin dont, à la même date, bien des doctrines étaient renouvelées en Espagne par ce curieux et profond philosophe Ibn Masarra dont l'abbé Asin Pa- lacios a si bien montré l'importance, et qui d'ailleurs croyait les avoir empruntées à Aristote; les Musulmans lisaient alors sous son nom bien des apocryphes alexandrins dont le principal, la fa¬ meuse Théologie, est faite d'extraits plus ou moins arrangés de Plotin, elle sera deux siècles plus tard une des sources essentielles de la scolastique occidentale. Les poètes les plus profanes et les plus mondains, les seuls dont aient pu entendre parler Guil¬ laume IX ou Marcabru, en développent les thèmes avec le même charme et la même profondeur. C'est le calife de Cordoue Al Hakam qui écrit : La soumission est belle pour l'homme libre, quand il est esclave de l'amour. PERIPLES DE L'AMOUR EN ORIENT ET EN OCCIDENT 97 Ou encore un de ses successeurs, cet infortuné Abd Er Rah- man IV dont les touchantes amours avec sa cousine la princesse Habiba ont été si bien contées par Dozy, et qui, parlant de son mariage, affirme : J'ai stipulé comme condition que je la servirai comme un esclave, et j'ai conduit vers elle mon âme comme ma dot d'amour; et qui insiste ailleurs dans un autre poème : Je lui ai donné mon royaume, mon esprit, mon sang et mon âme, et il n'y a rien de plus précieux que l'âme. Aussi chez un Abd Er Rahman IV la sensualité est-elle d'une rare subtilité comme en témoignent ces autres vers : 0 que longues sont les nuits depuis que tu t'es éloignée de moi ! Gazelle qui retardes l'exécution de ta promesse et qui n'accomplis pas la parole que tu as donnée ! As-tu oublié le temps où nous passions la nuit ensemble dans les roses. Où nous nous embrassions comme s'emmêlent les branches Tandis que les étoiles brillaient comme des perles dans du lapis- lazuli. Abd Er Rahman IV était bien digne de l'amitié d'Ibn Hazm, qui proclame ainsi sa dévotion amoureuse : "Entre toi et moi, si tu voulais, il y aurait chose qui ne se perd point, secret au-dessus des secrets que le temps divulgue, secret caché à jamais. Que si tu chargeais mon cœur de ce que nul coeur des autres hom¬ mes ne peut porter, ah ! que mon cœur serait aise ! Sois flère, je m'humilierai; temporise, je patienterai; orgueilleux, me voilà soumis; fuis, je m'avancerai; parle, je t'écouterai; ordonne, j'obéirai. Comme nous sommes près, à l'autre extrémité de l'Islam, de ce pur quatrain du persan Djami : Nous rencontrer, un jour, toi et moi, dans la plaine; Nous en aller, toi et moi, seuls hors la ville. Tu le sais, comme nous serions bien ensemble, toi et moi, Alors qu'il n'y aurait là que toi et moi; et à l'autre extrémité du temps, de ce poème du plus grand des poètes andalous d'aujourd'hui, Juan Ramon Jimenez : Rencontre de deux mains Chercheuses d'étoiles, 7 98 l'islam et l'occident Dans les entrailles de la nuit ! Dans quelle immense pression leurs blancheurs se sentent immortelles ! Douces, elles oublient toutes deux leur recherche inquiète et trouvent un instant dans leur cercle fermé ce qu'elle_s cherchaient seules. Résignation de l'amour infinie comme l'impossible ! Pérès, dans son érudite et vaste thèse sur la poésie arabe d'An¬ dalousie, remarque que ce sont des expressions fréquentes chez les Àndalous, comme plus tard chez les Provençaux, que la déci¬ sion de l'amour : hukrn al liubb, la religion de l'amour : dîn al hamâ, la puissance de l'amour : sultan al hawâ. Ainsi joue sur des sens divers un autre calife de Cordoue, So- leïman Al Mustaïn : Ne blâmez pas un souverain de s'abaisser ainsi devant l'amour, car l'humiliation de l'amour est une puissance et une seconde royauté. Le plus souvent, le seul plaisir que recherche le poète est la présence aimée. La chasteté est un aspect coutumier de la dévo¬ tion de l'amant pour celle qu'il aime. Ibn Faradj le. proclame dès le Xe siècle : Souvent de la bien-aimée chastement je me suis écarté et j'ai rejeté loin de moi ce que désirait Satan. Ma pensée a dominé la fougue de l'amour, et la noblesse de ma nature a résisté à ses assauts. Abu Sadl compare l'amante à un jardin et dit subtilement : Le jardin d'amour porte des fleurs qui ne font point de fruits. Ibn Hafaga explique ainsi sa réserve : La chasteté est de l'essence de mon être, celui qui aime passionné¬ ment le beau répugne à tout ce qui est bas. Ibn Hazm, plus sévère encore, craint jusqu'à la rencontre de la bien-aimée : Il est une peur en moi, c'est que mes yéux ne t'atteignent et qu'en¬ suite mes mains ne fassent s'évanouir ta pure image. Aussi je ne veux point te rencontrer et c'est au songe seul que je demande de m'unir à toi. PERIPLES DE L'AMOUR EN ORIENT ET EN OCCIDENT 99 Combien quand je dors est doux notre tête à tête, présente à mon cœur et celée à mes sens. L'union des âmes n'est-elle pas mille fois plus noble que le mélange des Corps. Ibn Saraf semble déjà justifier contre un ancêtre de Nietzsche son ascèse erotique : Chaste est celui qui a pour apanage la noblesse, et la chasteté n'est vertu que quand son serviteur possède la plénitude de sa force. Il est difficile d'exprimer mieux ce qu'a de chevaleresque l'a¬ mour andalou. Le poète appelle le plus souvent, et en se servant avec insistance du masculin — ce qui a déconcerté les premiers traducteurs —, celle qu'il aime Sayyidi (mon seigneur) et Mulaya (mon maîtVe). C'est un usage cher à Ibn Hazm et à Ibn Zaïdun, mais peut-être celui-ci songeait-il aussi ironiquement à l'impé¬ rieux caractère de sa maîtresse la spirituelle princesse Ouallada. Le respect interdit même souvent à l'amant de nommer celle qu'il aime. C'est une loi pour Ibn Hazm : Par respect et par déférence, il ne nous sied point de te donner ton nom; comme pour Ibn Al Haddad : Au secret de mon âme combien précieusement je cèle le nom de mon aimée. Jamais je n'en prononce les syllabes et, pour le garder mieux, à tous je ne cesse de le rendre plus obscur par des énigmes. Ibn El Labana, le fidèle ami de Mutamid, dissimule ainsi celle qu'il aima à Majorque : Est-elle de Rama ou de Rome ? Appartient-elle à la postérité de César ou à celle de Noman, nul ne doit connaître qui elle est. Aucun des fqih pourchasseurs d'hérésie, qui infestaient alors l'Islam comme la Chrétienté, ne songea qu'ici c'était une doctrine hétérodoxe et non la bien-aimée que le poète voulait hermétique¬ ment voiler. Peut-être parfois s'agissait-il plus simplement de l'a¬ mour qui, depuis les Grecs, n'ose guère dire son nom. Cette règle de silence qui est, chez les troubadours, devenue le Senhal n'en¬ clôt point un prudent ésotérisme théologique. Le mystère a tou¬ jours été cher en lui-même à l'ésotérique orientale, et cela même dans les très profanes Mille et Une Nuits. Un thème analogue est commun aux deux poésies. La méfiance pour le trouble-fête, l'observateur jaloux, le raqib, le wasi, exact 100 l'islam et l'occident correspondant du gardador où du lauzengier provençal. Un sou¬ verain puissant comme Mutamid craint pourtant ces jaloux à qui « le dépit serre le col », et s'exprime ainsi : Si les détracteurs (wusat, pluriel de wasi) savaient qu'à moi tu es unie comme au cœur l'amour et l'âme au corps, Quelle serait leur rage ! Dans leur foie ennemi la jalousie et la haine darderaient des flammes. Il serait vain de prétendre épuiser les lieux communs aux deux poésies : la démence des soupçons, les larmes et les veilles, l'in¬ tégrale folie de l'esprit, la langueur des corps, les souffrances et l'enfer de l'âme, la mort de l'amant, l'appel à un sage confident à qui un anneau : hatem, l'anel des Provençaux, sert de témoi¬ gnage, l'enchantement des jardins printaniers, le jeu des oiseaux à l'aube, la plainte des fontaines, la beauté des nuits étoilées et l'éclat nocturne des clairs de lune. L'amour andalou unit la déli¬ catesse la plus subtile à une fraîcheur singulièrement spontanée. Comment traduire en un français sec la grâce de tel tableau d'Ibn Jafacha : Ses regards, ils étaient pareils à ceux d'une gazelle effrayée, son cou on eût dit celui d'une biche pâle, au vin ses lèvres empruntaient leur pourpre et ses dents leur éclat à l'ivoire. L'ivresse la faisait trembler dans sa robe dont la ceinture d'or la ceignait comme de pures étoiles s'entrelacent autour de la lune. La main de l'amour nous a toute la nuit tissé une tunique de bai¬ sers que seule la naissante aurore a séparée de nos corps. Ce poème d'Ibn Ammar est aussi exquis : Craintive elle est venue, l'aimée qui possède mon cœur, évitant avec soin l'espion, de sa marche silencieuse et rapide. Elle ne portait d'autres joyaux que sa parfaite beauté, et quand je lui ai offert la coupe de la bienvenue - Le vin dans sa bouche si fraîche est devenu rouge d'envie. Avec la joie et avec les rires, j'ai bientôt pu la soumettre à ma vo¬ lonté. Puis, comme un oreiller d'amour, je lui ai offert ma joue qiue le bonheur faisait tremblen Déjà la voici qui m'avoue : Il n'y a que dans tes bras que je puis connaître un sommeil pur. Tandis qu'elle reposait à mes côtés, sans nombre furent les baisers que je lui ai volés. Car qui pourrait rassasier son désir en cueillant les fleurs du jardin qu'il est seul à posséder ? Pendant que cette lune sommeillait ainsi languide sur mon sein L'autre lune qui — en vain — illuminait les deux, jalouse, n'a pas tardé à s'obscurcir. PERIPLES DE L'AMOUR EN ORIENT ET EN OCCIDENT 101 Alors la nuit a été saisie d'un brusque effroi et s'est ainsi plainte : Ali ! qui donc m'enlève la splendeur du croissant d'argent ? Elle ignorait, l'infortunée, que la lune véritable était endormie entre mes bras. N'est-ce pas le mouvement même de la Belle Miatineusé de Voi¬ ture ? La poésie andalouse profane, mondaine ou populaire, con¬ nut donc tous les thèmes et la casuistique amoureuse des Proven¬ çaux, il suffît d'en référer à l'admirable étude de « L'amour pro¬ vençal » qu'a donnée naguère René Nelli1 pour les y retrouver tous, et cela déjà chez Guillaume d'Aquitaine, mais, comme Rou- gemont, c'est à la dialectique manichéenne que Nelli en demande le commentaire. Le message cathare aurait, s'il en était ainsi, reçu chez les occitaniens, que la théologie semble toujours avoir bien peu intéressés, et chez qui le catharisme semble plutôt le masque de l'anticléricalisme et du scepticisme, un accueil dont nous doutons fort. Les chasseurs d'hérésie, même en Islam, même à Byzance, ont trouvé commode de bloquer sous le vocable de manichéisme les doctrines les plus diverses et les plus contra¬ dictoires. Comme Simon Lossky le rappelait en un article récent de Dieu Vivant sur la « Théologie de la Lumière chez saint Gré¬ goire de Thessalonique », celui-ci, qui fut un des plus tenaces adversaires des manichéens de Bulgarie, les Bogoumiles, a été pourtant accusé d'avoir pris chez eux sa méthode mystique! Tout est assurément dans tout, et le grand Palamas, après les avoir expulsés des couvents du mont Athos, a bien pu, si l'on veut, les retrouver en lui-même! Nous persistons à croire que le climat de P Andalousie musulmane était infiniment plus séduisant pour un Guillaume IX que les spéculations gnosliques et abstruses des lointains disciples de Manès. Mais d'où vient l'amour andalou ? Asin Palacios et Ribera in¬ clinent à y voir une construction spontanée de l'âme espagnole, et, peut-être, Ibn Hazm et bien d'autres poètes andalous sont-ils, comme le veut Ribera, de race purement espagnole, cependant tel n'est point l'avis des plus intéressés eux-mêmes. L'exquise anthologie andalouse du poète marocain Ibn Saïd, qu'a si bien traduite Garcia Gomez, contient un poème d'Ibn Motarrif caté¬ gorique à cet égard et que voici : Je suis, comme tu l'aimes et tu le veux, un amant passionné, un poète illustre, noble, généreux. L'Irak a animé mon âme de son amour, Bagdad m'a conquis d'un seul de ses regards. i. Numéro spécial : Le génie d'oc et l'Homlne méditerranéen, Cahiers du Sud, rpA3. 102 l'islam et l'occident Quand la douleur se prolonge, quand le sommeil fuit loin de mes paupières, ma propre souffrance constitue mon repos. Méthode qu'inventa Jamil et dont augmentent encore la sévérité ceux qui, comme moi, vinrent après lui. C'est donc à Bagdad qu'il faut, au dire des Andalous eux- mêmes, chercher d'abord la source de l'amour courtois. Dès le Xe siècle, un chant d'Ibn Faradj de Jaen, familier du calife Hi- cham II de Cordoue, formulait nettement la règle de pureté de l'amour courtois. Or, Ibn Faradj est un imitateur avoué du grand théologien zahiride Ibn Dawud Al Isfahani de Bagdad, dont le Kitab Az Zohra est, au dire de Massignon, la première systémati¬ sation poétique de l'amour a platonique ». Intime des trois califes abbassides Mutamid, Mutadid, Muktafi — d'une farouche ortho¬ doxie qui valut le martyre à Al Hallaj —, ce pur sunnite, qui appelait lui aussi tous ses ennemis manichéens, est ainsi l'ancêtre de l'amour andalou! Il nous donne le ton des cercles lettrés de Bagdad; sans doute cite-t-il, à côté de poètes arabes anciens, l'o¬ pinion de Platon, voire de Galien, mais si à Bagdad on lisait deux des dialogues de Platon où perce parfois son éthique amoureuse « Les Lois » et « La République », on n'avait point de traduction de « Phèdre » et du « Banquet » où elle est mise en forme. Même à cette date, il ne faut clonç point exclure l'influence de Platon, mffi's elle ne faisait que renforcer la tradition arabe à laquelle songe Ibn Faradj en nommant Jamil et telle qu'elle est contenue, par exemple, dans le Kitab Al Aghani d'Abu Faradj, les deux problématiques éroliques sont des soeurs jumelles. Henri Heine, dans un émouvant lieder du Livre des Chants, fait dire — lointain interprète de cette haute tradition — à un de ses héros qu'il s'appelle Muhammed et qu'il est de la tribu, noble entre toutes, des Banu Odhri où tous ceux qui aiment meurent de leur amour; or, les Arabes et beaucoup d'Andalous appellent l'amour courtois « hubb Odhri », l'amour odhri. Nous sommes ici sur un sol purement arabe, sinon purement musulman. Cette tribu Odhri, dont les troupeaux nomadisaient dans le Hedjaz au¬ tour de Yanbo, avait avant le Prophète, donc au temps de la •Tahilia, une réputation extraordinaire de délicatesse sentimentale, la chasteté y était requise du parfait amant. Jamil, le type idéal de l'amant odhri, que nomme comme son maître l'Andalou Ibn Faradj, mourut d'amour pour Buthaïna, après avoir brûlé long¬ temps pour elle. Quand son père la lui eut refusée, il calma sa peine en luttant contre la tribu de son rival et en récitant — comme le Cardenio de Cervantès et que Cervantès fait andalou — d'admirables vers, longtemps chantés dans tout l'Orient, jus¬ qu'au jour où il succomba de désespoir. Cela évoque le mystique PERIPLES DE L'AMOUR EN ORIENT ET EN OCCIDENT 103 musulman dont parle Massignon dans un de ses dialogues bibli¬ ques, qui répondait à qui lui reprochait de ne pas avoir l'amour : « Non, je n'ai rien des vrais amoureux, je n'ai que leurs san¬ glots. » Cette haute passion désespérée, les Banu Odhri avouaient eux- mêmes que le culte en avait été poussé plus loin qu'eux par les Banu Amir, dont un héros Qaïs appelé Majnoun, le possédé, avait atteint les sommets environ quatre-vingts ans après l'Hégire. Maj¬ noun avait rencontré sa Leilah dans une réunion de femmes et, comme le veulent Dante, Pétrarque et Shakespeare, s'en était épris au premier regard; il tua son unique chameau pour lui offrir un festin. Ce modèle de la générosité arabe ne put non plus obtenir d'un père revêche l'admirable jeune fille. Il erra lui aussi sur les collines du Najd, lamentant son infortune en vers touchants jus¬ qu'au jour où la mort le réunit à lui-même. Il ne faudrait plus parler d'amour courtois ni d'amour andalou ou d'amour odhri, mais d'amour arabe, de ces Arabes à qui une tradition calom¬ nieuse, qui remonte en Occident à la Renaissance, reproche à con¬ tresens une bestiale sensualité. Les grands poètes persans Nizami de Gandja et Djami ont consacré à Majnoun deux longs poèmes, et les Soufis ont vu en lui le modèle de l'âme qui, par ses mul¬ tiples souffrances et sa totale abnégation, obtient dans la mort le baiser de Dieu. Le Prophète justifie lui-même en un hadîth cé¬ lèbre et de chaîne fort solide l'amour odhri : Celui qui aime, qui s'abstient de tout ce qui est illicite, qui cache son amour et meurt de son secret, meurt en martyr. Aussi un théologien musulman Nabolossi a-t-il, beaucoup plus tard, vu en Mahomet lui-même le type parfait de l'amant odhri. Déjà Djami, traitant dans son Beharistan de cette sentence fa¬ meuse, en épuise ainsi avec magnificence le sens si plein : Cèlui qui se laisse aller à l'attraction de 1"'Amour divin, qui se con¬ fond avec les grâces de cet Amour, et se propose cette voie de pureté et de mystère, celui-là, lorsqu'il meurt, meurt en martyr. Si les incli¬ nations de la nature et la passion concupiscente dominent en l'amant, ce sont là appétits charnels d'animaux, non vertus spirituelles de l'homme. Chacun le sait bien, dès que véritablement il aime, ■— quoi qu'il en puisse être, hélas! de sa propre condition, — que tout amour est platonique, que tout amour est odhri, que tout amour est arabe, et, comme le dit si bien Alain, c'est peut-être, malgré son sexe haletant, Alcibiade qui le sait le mieux. 104 l'islam et l'occident * * * Fleur exquise du jeune printemps andalou et de la vieille âme arabe, l'amour courtois a conquis tout l'Occident. Prodigieuse odyssée dont il serait passionnant de parcourir toutes les escales. De Provence d'abord, et presque simultanément, il passa en France et en Italie tandis qu'en Iran, avec Hafiz, il rejoignait le courant platonicien et gagnait de là les Indes avec le poète odhri Fakl Ed Din Iraki. C'est, et voilà pour aimanter les fervents de Spengler, à la fin du XIIe siècle que le Bengali Jayadeva rédige le Gîtagovinda, si platonique, si odhri d'esprit, malgré la précision voluptueuse de tant de détails. Gustave Cohen a décisivement montré ce que fut en France l'œuvre géniale du grand Chrétien de Troyes qui, lui-même, nous confesse qu'il écrivit ses romans courtois sur l'ordre exprès de la comtesse Marie de Champagne, fille de cette terrible Aliénor d'A¬ quitaine que chérit tant Aragon, et descendante directe de Guil¬ laume IV. Que Chrétien de Troyes ait voyagé en Bretagne et en Angleterre n'est pas douteux, qu'après la composition de son pre¬ mier roman Erec et- Enide en 1162, où il n'est guère traité d'amour courtois, il ait été un des familiers de la cour de la com¬ tesse Marie de Champagne et d'Henri le Libéral, prince non moins lettré que sa femme, et qu'elle l'ait consulté maintes fois sur les compliqués problèmes de casuistique amoureuse qu'elle aimait à faire discuter aux gentilshommes et aux clercs, c'est hors de question. Chrétien de Troyes avait débuté par une traduction d'Ovide, ce qui est aux antipodes même de l'amour courtois, dont tout à coup il devint le panégyriste. Il y a cependant dans Erec une nouveauté singulière, non seulement il y est question pour la première fois en français d'Arthur et de Tristan, mais le héros Erec au moment de combattre devant Arthur : Erec regarde son amie Qui moult pour lui doucement prie, Et tout aussitôt qu'il l'a vue Lui est sa force moult accrue. C'est quelque chose de tout à fait inattendu dans les habitudes littéraires. Les chevaliers de nos gestes n'avaient jusqu'ici dédié leurs exploits qu'à Dieu et à l'empereur Charles, à partir de main¬ tenant la femme va être le motif des plus extraordinaires com¬ bats. Ceci ne nous éloigne qu'en apparence de l'amour andalou, car, en Orient, l'amour odhri subit la même évolution dans le mer¬ veilleux roman d'Anlar, la Sirat Antar, dont, précisément, la der- PERIPLES DE L'AMOUR EN ORIENT ET EN OCCIDENT 105 nière version est contemporaine de Chrétien de Troyes. Antar lui aussi voue son courage à l'exaltation de sa bien-aimée Abla par d'inouïes prouesses. Antar jure par Abla, par les yeux de Abla, il déclare sans cesse qu'il a vaincu par le nom de Abla. Le parallé¬ lisme de la Slrat Antar, et surtout du Lancelot de Chrétien, est saisissant, aussi saisissant que celui de son Perceval et des Maj- noun de Nizami et de Djami, la chevalerie de l'amour céleste sublimant la chevalerie du plus haut amour terrestre. En France et en Iran, la transformation est réellement synchronique. Lance- lot et Antar, Perceval et Majnoun sont étrangement frères, quoi¬ que les uns de Bretagne, les autres d'Arabie et de Perse,-et l'on sait à la même époque la parfaite amitié qui lia, malgré ou à cause de leurs combats, le Chrétien à demi provençal Richard Cœur de Lion et Saladin le Musulman d'Égypte. La vertu ennoblissante de l'amour enseigne au chevalier la prouesse, lui apprend à valoir, le fait monter en prix par une série d'épreuves voulues, le développe et l'accomplit. Tel est, selon Bédier, le sens secret de l'amour provençal enseigné par la com¬ tesse Marie à Chrétien de Troyes. Il en est une autre signification, plus profonde encore, celle à laquelle s'est attaché Emile Der- menghem, le traducteur d'Ibn Al F'âridh, le sultan des amou¬ reux, dans sa mystique étude des grands thèmes de la poésie amoureuse chez les Arabes2; c'est un sens non plus terrestre mais divin, celui du Perceval que Chrétien de Troyes ne put achever. Mais ici l'Occident semble avoir pris en lui-même son élan, car d'influences de la mystique musulmane sur la mystique chrétienne nous pensons, pour notre part, qu'il n'y en a eu — sauf peut-être à Byzance — que bien plus tard comme le veut Asin Palacios, dans l'Espagne encore si morisque du XVIe siècle, au temps de Louis de Grenade, de saint Jean de la Croix et de sainte Thérèse de Ahumeda au nom presque arabe. Perceval, le chevalier aux armes vermeilles, s'il est le tard venu, fut aussi le très attendu, à lui seul en Occident a été donné d'achever le su¬ blime périple qui de Platon et des Banou Odhri a conduit l'amour à son terme éternel qui n'est autre que son commencement, s'il est vrai du moins, comme l'enseignera cent ans plus tard saint Bonaventure, que l'amour ne soit qu'un don rendu au suprême donateur qui est l'Esprit-Saint, et qu'il soit pour cela la plus noble des dispositions humaines. Tristan, Lancelot, Perceval, frères français, frères provençaux (le grand Arnaud Daniel écrivit un Lancelot malheureusement perdu), frères bretons de Djamil, de Majnoun et d'Antar ont, sous forme de traductions, conquis l'Italie et l'Allemagne, l'Angle- 3. Le génie d'oc, Cahiers du Sud, igliS. 106 l islam et l occident terre et l'Espagne, comme ceux-ci ont conquis la Perse, le Cau¬ case et les Indes. A la même coupe de vin mystique ont bu les fidèles d'Amour. C'est ce qu'exprimera après deux siècles le per¬ san Djami : Le mystère d'Amour circule parmi les créatures éternellement comme la lune dans les ténèbres et le soleil dans les nuées. N'ayant trouvé chez aucun humain la force de supporter le choc de sa vue, il se dirige voilé vers ceux qui savent voir. À la poésie andalouse musulmane revient le souverain honneur d'avoir été l'organe de transmission de quelques-unes des plus hautes valeurs de l'Orient à l'Occident. Quant à l'objet de cette quête anxieuse des plus rares esprits des deux civilisations mu¬ sulmane et chrétienne, il ne conviendrait d'en parler qu'au pa¬ pillon de l'apologue hindou : Celui-là seul connut le feu qui s'y brûla Et lui seul pourrait dire qui jamais pour le dire Ne reviendra. Charles Sallefranque. LA POÉSIE ARABE D'ANDALOUSIE ET SES RELATIONS POSSIBLES AVEC LA POÉSIE DES TROUBADOURS Il peut paraître ambitieux, dans les limites forcément restrein¬ tes d'un article de revue, de parler à la fois de la poésie arabe d'Andalousie et de la poésie des troubadours. Mais le sujet se circonscrit très bien de lui-même dans le temps et dans l'espace : dans l'espace, tout d'abord, cela est évident, puisqu'il ne saurait être question que de l'Espagne et du Midi de la France. Dans le temps ensuite, car les premiers troubadours n'apparaissent que tout à la fin du XIe siècle et au début du XIIe siècle, c'est-à-dire immédiatement après l'épanouissement de la poésie arabe d'An¬ dalousie. L'âge d'or de la poésie andalouse n'est pas à situer dans la période de splendeur politique du Califat omeyyade d'Espa¬ gne, mais bien au XIe siècle, au moment où, sur les ruines de la puissance califienne d'Occident, s'édifient de petits royaumes régis par des princes appelés Muloûk at-Tawâ'if ou Reyes de Taifas, c'est-à-dire Roitelets de principautés, nous serions pres¬ que- tenté de traduire : seigneurs-rois de grands domaines féo¬ daux. - Nous ne croyons pas apporter là une conception toute conven¬ tionnelle, et par conséquent entachée d'arbitraire, du développe¬ ment de la littérature arabe en Espagne pendant les quatre siècles qui ont suivi la conquête de la Péninsule. C'est un fait indiscu¬ table qu'aux VIIIe et IXe siècles l'activité littéraire est presque nulle; à la fin du IXe siècle, avec l'émir 'Abd Allâh, et au Xe siè¬ cle, avec les califes 'Abd ar-Rahmân an-Nâçir et al-Hakam II al- Mustançir, apparaissent les premiers poètes andalous dignes de retenir l'attention : al-Ghazâl, at-Talîq al-Marwânî et Sa'îd ibn Djoûdî, peu connus jusqu'à ce jour, et surtout Ibn Hânî al-Anda- lusî et Ibn 'Abd Rabbih, contemporains d'al-Mutanabbî, appré¬ ciés du grand poète oriental, qui ont été favorisés par les événe¬ ments historiques, le premier en s'attachant à la dynastie nais- 108 l'islam et l'occident santé des Fâtimides en Ifrîqiya, l'autre en se faisant l'historio¬ graphe de 'Abd ar-Rahmân an-Nâçir. Mais les uns et les autres ne sont bons versificateurs que dans la mesure où ils rivalisent avec les poètes orientaux. Il faut atten¬ dre la fin du Xe et le commencement du XIe siècle pour trouver des poètes comparables aux Orientaux et s'en distinguant par des qualités spécifiquement andalouses. Je fais allusion ici à Aboû 'Dinar Ibn Chuhaïd et à Ibn Hazm al-Andalusî, le premier, à peine connu, auteur de cette admirable Risâlai al-tawâbi' luaz- zawâbi', prototype de la Risâlat al-Ghufrân d'Aboû'l-'Alâ' al- Ma'arri, sorte de Divine Comédie avant la lettre; le second, déjà entré dans le domaine de la littérature mondiale grâce à son Tawq al-Hamâma ou « Collier de la Colombe », traité génial sur l'amour, dont une traduction anglaise, due à. M. Nykl, a paru à Paris en 1981 et dont le texte, publié à Leyde pour la première fois en 1914, a fait l'objet d'une réédition à Damas en i34g = 1930 \ Le XI0 siècle, à ses débuts, est tout auréolé par ces deux pré¬ curseurs; la poésie fleurit à leur suite avec une telle exubérance qu'on peut à juste titre considérer cette période comme le mo¬ ment optimum de. son épanouissement. Si elle présente des traits communs avec les productions de l'Orient, elle s'en distingue par les caractères originaux qu'elle doit aux conditions historiques particulières qui ont marqué le XIe siècle. Avec la disparition de la dynastie omeyyade, la décentralisation multiplie les cours prin- cières qui toutes, dans un souci de propagande, accordent une large place aux belles lettres; la vie provinciale devient très active; l'inspiration locale tend à prendre une place prépondé¬ rante. Ajoutons à cela un facteur primordial qui contribue à don¬ ner à la littérature son plus complet développement : nous vou¬ lons parler de l'affranchissement de la contrainte religieuse qui avait gêné le plein essor de la pensée au Xe siècle, surtout à l'épo¬ que d'Al-Mançoûr. Nous voudrions essayer de dégager les caractéristiques géné¬ rales de cette poésie au XI0 siècle; ce faisant, nous verrons se po¬ ser de lui-même le problème des origines de la poésie des trou¬ badours en fonction de sa voisine d'Andalousie. Que la poésie ait fleuri au XIe siècle, il n'en est pas de meil¬ leure preuve que les divans et les anthologies composés au XI® siè¬ cle même ou tout au début du XIIe siècle. Nous nous bornerons à citer les divans d'Al-Mu'tamid, d'Ibn Zaïdoûn, d'Ibn 'Arnmâr, d'Ibn Khafâdja et d'Ibn Hamdîs; les anthologies d'Aboû'l-Walîd 1. Une traduction française, due à M. Léon' Bercher, paraîtra, avec le texte arabe en regard, une introduction et des notes, da,ns la Bibliothèque arabe- française, aux Éditions Carbonel, à Alger, en 1947. LA POÉSIE ARABE D'ANDALOUSIE 109 al-Himyarî, d'al-Fath ibn Khâqân, d'Ibn Bassâm et d'Ibn al- Abbâr qui ne renferment que des poésies d'Andalous. Il serait inexact de dire que l'influence de l'Orient a cessé de s'exercer en Occident. La préface d'Aboûl'-Walîd al-Himyarî à son recueil de poèmes floraux al-Badî' fî waçf ar-rabî', véritable manifeste de nationalisme littéraire, nous éclaire parfaitement à ce sujet : « Les poésies de l'Orient, dit-il, ont retenu si longtemps notre attention qu'elles ont cessé de nous attirer et de nous séduire de leurs joyaux. D'ailleurs, nous pouvons nous en passer, car il n'est pas nécessaire d'avoir recours à elles quand les Andalous possèdent des morceaux de prose étonnants et des poèmes d'une beauté originale... Les Orientaux, malgré le soin qu'ils ont apporté à composer des vers, à écrire leur histoire, servis qu'ils étaient par la longue période pendant laquelle ils ont parlé arabe, n'arrivent pas à trouver dans leurs œuvres les comparaisons (tachbîhât) relatives aux descriptions que je relève dans les com¬ positions de mes compatriotes (ahl baladï)... » On ne secoue pas aisément une tutelle qui s'est imposée aux moeurs littéraires depuis au moins deux siècles. Ibn Bassâm, qui écrit au début du XII0 siècle, s'irrite encore contre ses compa¬ triotes qui, dit-il, « lorsqu'en cette terre [lointaine d'Orient] ils entendent croasser un corbeau, ou que dans le fond de la Syrie et de l'Iraq ils perçoivent le bourdonnement d'une mouche, tombent prosternés sur le sol comme devant une idole ». Tous les critiques et tous les littérateurs ont été d'accord pour reconnaître dans les poètes andalous de brillants peintres de la nature. Cette nature, inerte ou animée, fournit des thèmes qui se ren¬ contrent déjà, plus ou moins traités, dans la littérature orientale. Certains, esquissés par l'Orient, prennent, ici, un développe¬ ment qui semble envahir toute la production poétique; ce sont ceux qui traitent des villes, des palais et des lieux de plaisance; des vallons et des montagnes; des jardins et des vergers; des eaux dormantes et des eaux vives; de la mer et des vaisseaux. On pour¬ rait les considérer, vu leur importance, comme essentiellement hispaniques. D'autres, au contraire, qui n'ont ici qu'une place accessoire, appartiennent au fonds commun de la littérature arabe; ils s'attachent à décrire tous les phénomènes atmosphéri¬ ques (couchant, nuit, aurore, vent, nuage, pluie, grêle, neige, etc.), les corps célestes (soleil, lune, étoiles, planètes) et les ani¬ maux (domestiques et sauvages, fixés sur la terre ou volant dans les airs). Toutefois, il importe de le remarquer, ces derniers thèmes, déjà ressassés par l'Orient et conventionnels par leur ancienneté, 110 l'islam et l'occident leur fréquence et leur expression figée, ne sont pas repris tels quels. Le poète andalou sait leur insuffler une vie nouvelle, par une interprétation plus anthropomorphique de la nature qu'il tend à personnifier sans cesse et par un retour à la réalité qu'il coudoie, réalité non asiatique, mais andalouse, dans laquelle il puise la matière de ses images poétiques. C'est cette couleur locale qui confère à la littérature hispano-musulmane d'imagi¬ nation, même dans les théines qui passent pour conventionnels, des traits particuliers qui la distinguent de l'orientale. De tous les thèmes, la peinture des jardins est peut-être le plus familier aux écrivains arabes d'Espagne. Le genre, qui a reçu le nom de rawd'iyyât (de rawd', pl. riyâd' : jardin), fournirait à lui seul l'objet d'une longue étude. L'Andalousie et l'Espagne tout entière semblent n'avoir été qu'un vaste jardin où les fleurs et les arbres déployaient leurs couleurs les plus séduisantes et leurs frondaisons les plus fraîches. Ce thème du -jardin est d'ailleurs inséparable de celui du printemps et des premières pluies fécondantes qui marquent la fin de l'hi¬ ver et l'arrivée des premières chaleurs. L'Orient, avec presque tous les poètes 'abbâsides et surtout al-Buhturî, Ibn al-Mu'tazz, aç-Çanawbarî, ach-Charîf ar-Rad'î et Mi'yâr ad-Daîlamî, avaient déjà abordé ce genre. Mais les Andalous le reprennent en y appor¬ tant une très grande ingéniosité, et ils arrivent à composer des vers originaux, non pas tant par les idées, mais par des mots plus expressifs ou par des métaphores plus évocatrices. Quelques-uns d'entre eux ont été appelés des djannâns ou « amateurs de jar¬ dins », comme Ibn Khafâdja, et de leur vivant même. Les citer tous serait hors de propos; mais nous ne croyons pas devoir pas¬ ser sous silence les vers les plus caractéristiques du pbète d'Al- cira : d'Ibn Khafâdja, dont la renommée s'était transmise d'Es¬ pagne en Orient. 1. — Que de calices de fleurs dont le matin a fait descendre le voile en découvrant des joues couvertes de rosée, 2. — [on voit] dans un vallon où les bouches des marguerites ont tété la mamelle de toute nuée aux averses généreuses 1 3. — La main de l'Eurus a répandu sur le giron de la terre les per¬ les de la rosée et les dirhems des fleurs. k. —- Le rameau du terrain sablonneux s'était enveloppé dans son manteau et les [bras du fleuve tels des] cous s'étaient parés des bul¬ les d'eau, ces joyaux. 5. — Je m'installais là où l'eau est. comme la joue d'une personne rieuse et gaie et là où la rive ressemble à un favori qui commence à apparaître. 6. — La brise secouait de bon matin les [plantes telles des] cheve¬ lures des collines et la pluie fine humectait les visages des arbres. LA POÉSIE ARABE D'ANDALOUSIE 111 7. — Je partageais mon regard entre les beautés d'une croupe de colline et celles d'une taille [aux replis prononcés] d'un bas-fond, 8. —• et l'arâka qui, à cause du ramier qui chantait dans ses bran¬ ches au moment où l'aurore découvrait le front [lumineux] du jour, 9. —- agitait [de joie] ses rameaux flexibles, et souvent l'oiseau endossait le manteau que lui donnaient les fleurs. Et encore ceux-ci : 1. — Souvent une arâka dressait un dais humecté de rosée au-des¬ sus de nous, alors que les firmaments des coupes [y] faisaient leur révolution. 2. — La base de son tronc était entourée de la voie lactée d'un ruis¬ seau sur lequel les fleurs blanches éparpillaient leurs étoiles. 3. — L'arbre avec sa séguia était comme une belle, la taille prise dans une ceinture. 4. — La coupe de cristal conduisait [vers le domicile de l'époux] le vin comme une fiancée qu'on expose avec tous ses atours alors que les fleurs des branches s'éparpillaient à profusion, 5. — dans un jardin où l'ombre avait l'opacité des ténèbres et où les fleurs s'étaient condensées en lumière; 6. — jardin luxuriant où le marchand étendait pour moi ses étoffes rayées et où le parfumeur brisait son musc. 7. — Le chant [des oiseaux] s'y élevait alors que la rosée avait humecté le visage de la terre et que les fleurs s'étaient éveillées. 8. —- L'eau [du canal], parée des bijoux de la rosée, ressemblait à un cou sur lequel les arbres avaient boutonné leurs collets de chemise. En général, les poètes andalous nous font penser par leur vers au Généralité, c'est-à-dire au verger qui domine le jardin pro¬ prement dit; ce qu'ils retiennent surtout, c'est l'aspect vallonné d'espaces couverts de grands arbres ombreux au pied desquels courent des séguias, c'est la sensation de fraîcheur qui émane de ces jardins, oasis où, à la musique des oiseaux, se mêle le parfum des fleurs. Avec les jardins, les fleurs sont, en effet, un des thèmes préfé¬ rés des poètes andalous : les nawriyyâl, ou poèmes floraux, sont aussi nombreux que les rawd'iyyât; si, dans ce domaine encore, l'Occident n'a pas innové, du moins a-t-il marqué une dilection plus naturelle et plus sincère pour tout ce qui faisait la parure des jardins. L'Andalou aime les fleurs, mais la liste de celles qu'il décrit dans ses vers n'est pas très longue; quelques-unes reviennent avec une fréquence frappante, comme le myrte, la marguerite, la violette, le narcisse, l'iris bleu, le violier, la pensée, le lis blanc, la jonquille, le nénuphar, la rose rouge et le jasmin; d'autres ne sont décrites qu'incidemment, comme la fleur de grenadier mâle ou balauste, de grenadier fructifère, le coquelicot ou anémone 112 l'islam et l'occident rouge, le jasmin sauvage jaune, la fleur de lin, la fleur d'aman¬ dier, le narcisse en godets de noria ou narcisse porillon et la fleur de fève. Il est curieux de noter qu'on ne rencontre jamais de descrip¬ tion d'œillet, de basilic, de fleur d'oranger, de lavande, de mar¬ jolaine et de laurier rose, qui sont pourtant des fleurs bien médi¬ terranéennes; mais le silence observé par les poètes n'implique pas forcément que ces fleurs aient été inconnues. Faut-il apporter quelques citations ? Retiendrons-nous la jon¬ quille ou le narcisse, le jasmin ou la violette, la rose ou le vio- lier ? Nous nous déciderons pour le narcisse à godets ou porillon, cette fleur phénoménale qui semble une création de nos horti¬ culteurs modernes, mais qui est, comme on va le voir, déjà con¬ nue au XIe siècle : 1. — Il a une coupe d'or dont le fond est étroit, mais s'évase vers le haut et qu'il montre pour être admiré. 2. —• C'est un bouquet de parfum lorsqu'on flaire sa fleur et c'est un vase pour la bonne compagnie quand on veut des coupes. 3. — En inclinant le col à cause de l'ivresse du bien-être qui est en lui, il imite l'inclinaison de l'homme ivre qui se passionne pour le jeu. 4. — [ou bien il est] tel une belle femme svelte qui, dans sa robe en étoffe de soie verte, se lèverait pour les buveurs, tenant à la main une coupe d'or. Les poètes andalous, dans leurs nawriyyâl, ont montré un amour sincère pour la fleur; ils ont cherché avec évidence la plus grande précision dans les descriptions, sans trop verser dans la préciosité. Les fleurs qu'ils décrivent ont été vues autrement qu'à travers des souyenirs d'école. Les détails qu'ils donnent prouvent qu'ils ont fait leurs observations dans la nature même. Quel que soit le procédé employé pour rendre leurs impressions, ils cher¬ chent toujours à animer la nature, et, dans les couleurs, les par¬ fums et les formes, à retrouver un reflet de la civilisation maté¬ rielle dont ils peuvent voir les nombreuses manifestations autour d'eux. Si la fleur éveille clans leur esprit des idées de perles blan¬ ches, de cornalines, d'hyacinthes, d'or et d'argent, elle leur sug¬ gère tout aussi souvent des images dont les éléments poétiques sont empruntés à l'homme ou à la femme : les couleurs jaune et blanche leur rappellent l'amant malheureux ou la maîtresse in¬ sensible; le rouge, la joue de la vierge ou la confusion de la femme pudique, etc. Ces rapprochements ne rappellent-ils pas l'habileté qu'avaient les troubadours, et les trouvères après eux, à interpréter le lan¬ gage symbolique des fleurs : la rose, la violette, l'œillet, la mar¬ guerite, le souci, y jouaient leur rôle, tour à tour, ainsi que le LA POÉSIE ARABE D'ANDALOUSIE 113 chèvrefeuille et les pompons richement nuancés de la renoncule dont le bon roi saint Louis ne dédaigna pas de rapporter de rares variétés de la Terre Sainte. En donnant une telle ampleur aux descriptions de fleurs, les Andalous se sont, en quelque sorte, approprié un genre que les Orientaux avaient aimé, mais qu'ils n'avaient traité que comme un accessoire. La fleur, avec tout ce qu'elle éveille de couleurs et de parfums, est véritablement l'enchantement de la littérature andalouse du XI® siècle. L'étude des thèmes floraux serait incomplète si nous ne signa¬ lions les pièces de vers où le printemps et les fleurs servent de prélude au panégyrique d'un prince ou au portrait de la bien- aimée. Ces poésies sont nombreuses, plus nombreu'ses qu'on ne pourrait le supposer, car bien des descriptions de fleurs ou de jardins qui nous paraissent former un tout, dans l'état où les an- thologues nous les ont transmises, n'étaient, en réalité, que des prologues à des développements que la rhétorique considérait comme plus nobles. Si l'Andalou a une tendance à décrire les fleurs pour elles- mêmes et à généraliser ainsi un genre littéraire dont quelques Orientaux, comme aç-Çanawbarî (f 334 = 94b), s'étaient mon¬ trés fervents, il n'est pas loin de considérer comme une loi, dic¬ tée par la nature même, d'entrer en matière par une description des jardins tout parés de fleurs, tels que l'Andalousie ou les au¬ tres provinces de l'Espagne pouvaient les étaler à leurs regards. Et c'est un thème que nous retrouverons chez les troubadours. Quelle évocation plus poétique de l'amante que celle qui la décrit inséparable du printemps et de la rose, cette fleur, négli¬ gée et même méprisée des Orientaux, qui marque le mieux, aux yeux des Andalous, le renouveau des beaux jours? Nous ne résistons pas à la tentation de citer ce fragment d'Ibn al-Labbâna : 1. —-Le printemps a pris son aspect séduisant et l'atmosphère sa légèreté : contemple donc la fraîche beauté de la terre et du ciel ! 2. —• Fais, en ce printemps, de celle qui ressemble à la rose, un vin [capiteux] dont le mélange avec de l'eau imite les bulles montan¬ tes de l'eau de rose. 3. — N'était l'étiolement de la rose, je dirais que'c'est la joue de la bien-aimée quand la pudeur la colore. 4. — Que dis-je ? Nulle comparaison n'est possible entre la rose et la joue de celle qui ne change jamais le pacte de fidélité qui l'unit à toi. 5. — Les qualités de la rose ne sont rien au regard des siennes et le chant des oiseaux n'est rien auprès du sien. 6. — L'aurore comme le myrte tirent leur respiration des mouve¬ ments de son cou et de la beauté de son visage... 114 l'islam et l'occident Les troubadours seront eux aussi fervents de ce thème, surtout au XIIe siècle. Les jardins et les fleurs fournissent incontestablement la ma¬ tière dominante des poèmes andalous- Mais il est des thèmes se¬ condaires, comme les eaux dormantes et les cours d'eau, la mer et les vaisseaux, le ciel et les phénomènes atmosphériques, qui mériteraient aussi de retenir notre attention. La nuit surtout, avec ce qui la précède ou la suit immédiatement, constitue un élé¬ ment important de la poésie andalouse, comme d'ailleurs de la poésie orientale. Mais c'est sans aucun doute l'apparition de l'au¬ rore qui a suggéré aux Andalous les images les plus fortement marquées de leur originalité. Jamais leur goût de la personnifi¬ cation, nous voudrions dire du mythe, ne s'est mieux manifesté que dans la peinture de ce phénomène mystérieux du jour qui succède à la nuit, de la clarté qui chasse les ténèbres. Citons en¬ core ce fragment d'Àboû'l-Fad'I Ibn Charaf : i, — La nuit tardait longtemps à accomplir sa promesse d'aurore et les étoiles se plaignaient de leur longue insomnie; 2. — [Lorsque tout à coup] le vent d'Est frappa [de son souffle] le musc des ténèbres et le jardin chercha à profiter de cet arôme déli¬ cieux. 3. — L'aube montra une joue rougissante qui baignait dans la rosée éparpillée sur les fleurs. 4. — Alors la nujt passa d'étoile en étoile [pour leur permettre de se reposer] et elles tombèrent lentement et successivement comme des feuilles d'arbres... 6. — La clarté ['du soleil] se montra tout à fait pour prendre la place de l'obscurité et cette obscurité s'effaça pour laisser place à la pourpre de l'aurore. Dans les thèmes fondamentaux que nous venons d'analyser, la femme et l'amour tiennent une place importante. Les portraits de la bien-aimée ne présentent pas, il faut l'a¬ vouer, de vers vraiment originaux; c'est que les réminiscences classiques abondent. Large place est faite aux attributs physiques de la gazelle, de l'antilope et même de la vache sauvage, comme aux particularités de la colline de sable et du rameau poussant en sol sablonneux. On relève de nombreuses scènes où le lyrisme se teinte de pa¬ ganisme sans aller toutefois jusqu'au détail réaliste. A des évoca¬ tions d'une sensualité de surface succèdent tout d'un coup des en¬ volées lyriques qui montrent que l'esprit du poète n'est pas em¬ pêtré dans la matière. Nous retrouvons, dans certaines pièces, quelque chose du ton charmant, vif et enjoué, de l'oaristys grec, que la littérature LA POÉSIE ARABE D'ANDALOUSIE 115 arabe d'Orient ne semble pas avoir connu, sauf dans l'œuvre de Bachchâr ibn Burd. En voici un exemple qui nous semble tout à fait caractéristique : 1. — Elle marchait, dit Ibn al-Qabturnuh, au milieu de ses compa¬ gnes du même âge, aux yeux de houris, 2. —• vêtue d'une [robe de] soie brochée d'or et de filoselle et d'un manteau en tissu rayé. 3. — Lorsque nous nous sommes rencontrés, elle a eu peur des attaques qu'elle savait [devoir craindre de l'amour]. 4. — De frayeur, elle fit un faux-pas et nous dîmes : « Relevez-vous sans dommage !» 5. — Elle rit, par orgueil, et dit à celle des jeunes filles qui était sa plus intime amie : 6. — Va le trouver et dis-lui : « Viens me rejoindre dans les ténè¬ bres de la nuit; 7. — « Attention aux ennemis et prends garde aux yeux scruta¬ teurs. 8. — « Lorsque le sommeil les tiendra dans les rets de l'assoupisse¬ ment 9. — « et que la pleine lune sera recouverte par les voiles du cos¬ tume des ténèbres, 10. — « Rends-toi au quartier [que j'habite] et tu me trouveras derrière les chambres [de notre maison]. » 11. — Après avoir désespéré, je parvins à la rejoindre, guidé par les parfums [qui émanaient d'elle]. 12. — Et nous nous tînmes embrassés comme des alifs enroulés l'un à l'autre. 13. — Nous exhalâmes notre passion comme les souffles des exorci- seuses. 14. — Nous rafraîchîmes la flamme de l'amour avec l'eau des lar¬ mes. 15. — Préoccupés de nous seuls, nous ne savions pas que l'aurore était venue, 16. — et qu'elle avait fait paraître les signes précurseurs des che¬ veux blancs dans les rayures noires [de la nuit]. Il ne serait pas impossible que cette pièce eût servi de modèle, au XII0 siècle, à Ibn Quzmân dans un de ses Zadjals ou pièce po¬ pulaire en strophes que le savant espagnol Ribera comparait à une albada ou aubade provençale. Par ailleurs, que de vers délicieusement légers par leur mari¬ vaudage et leur galanterie, où l'on ne relève qu'à peine une trace d'afféterie ou de cultisme! L'âme andalouse se marque bien dans cette recherche exquise du trait qui fait image pour toucher le cœur en même temps que l'imagination. Les rigueurs de la bien-aimée causent un tourment qui provo¬ que des plaintes chez le poète. Ce qui marque ordinairement ces 116 l'islam et l'occident plaintes, c'est une inquiétude voilée; l'amant, même près de sa bien-aimée, ne goûte pas pleinement son bonheur. L'accent vraiment original n'est peut-être pas tout entier dans cette inquiétude; nous le trouvons aussi dans l'évocation de la mort à côté de l'amour. La poésie orientale, qui compte de nom¬ breux martyrs de l'amour, a traité ce thème, mais jamais, croyons-nous, avec cette force qui confère à la mort une présence réelle. La « gueuse » vient s'offrir à leur pensée avec une obsession qui ne peut manquer de nous frapper. 1. — Par Dieu, dit Ibn Zaïdoûn en songeant à Wallàda, si les amants juraient qu'ils sont des morts par douleur d'amour, le jour de la séparation, ils ne feraient pas un faux serment. 2. — Les hommes, lorsqu'ils se séparent après avoir été réunis, meurent; mais quand ceux qu'ils aiment reviennent, ils ressuscitent. 3. — On voit des amoureux gisant dans les cours de leurs demeu¬ res comme les jeunes compagnons de la caverne, sans se rendre compte du temps qu'ils ont passé [là]. Désespoir plus grand ne pouvait mieux être exprimé que par Aboû Hafç Ibn Burd, quand il disait à celle qu'il allait quitter : — Permets à mes yeux de trouver encore un viatique dans un regard sur ta beauté : Dieu sait si je te reverrai jamais plus ! La poésie orientale, et nous croyons pouvoir ajouter : la poésie des troubadours, n'a jamais trouvé d'accent plus émouvant pour rendre la douleur de la séparation. Une prise de contact, même rapide, avec la poésie arabe d'Es¬ pagne ne tarde pas à montrer la force du sentiment de l'amour dans le cœur des Andalous. Nombreux sont les vers qui laissent entrevoir l'espèce de culte que l'homme profondément épris ren¬ dait à la dame de ses pensées. L'Orient a pu exprimer les mêmes idées — et nous pensons surtout à Al-'Abbâs ibn al-Ahnaf qui vivait à l'époque d'Haroûn ar-Rachîd, vers 8oo de notre ère, — mais jamais, semble-t-il, avec la même force, la même fré¬ quence, la même universalité. Et c'est maintenant, surtout, que nous allons trouver des points de ressemblance avec la poésie des troubadours du XIIe siècle. L'amant vraiment digne de ce nom se déclare l'esclave de sa bien-aimée. — Sois fière, dit Ibn Zaïdoûn, je supporterai; temporise", je patien¬ terai; sois orgueilleuse, je me ferai très humble; fuis, je m'avancerai; parle, j'écouterai; ordonne, j'obéirai. LA POÉSIE ARABE D'ANDALOUSIE 117 S'il ne peut avoir le bonheur de contempler son amante, il se contentera d'entendre le son de sa voix. Sa part sera bien plus grande s'il peut obtenir un salut de la main ou des lèvres. — Je me contente, dit Ibn Zaïdoûn, au lieu d'une rencontre amou¬ reuse, d'un salut furtivement envoyé tandis que le regard ou le bout du doigt, teinté de henné, fait un signe [d'amitié]. Et l'on 11e peut s'empêcher ici de penser au passage de la Vila Nuova où Dante dit : « Mi saluto molto virtuosamente tanto che mi parve allora vedere tutti li termini de la beatitudine. » Dans l'attente de la bien-aimée, le poète cherche autour de lui des indices de sa venue prochaine; éloigné de celle qu'il aime, il en arrive à désirer ou à jalouser tout ce qui la touche ou l'ap¬ proche. « Que ne suis-je », dit-il le plus souvent en souhaitant se substituer au billet d'amour, à l'oiseau qui circule librement, à l'air que respire la bien-aimée, comme Chloé avait déjà dit en pensant à Daphnis : « Que ne suis-je sa flûte pour recevoir son souffle », ou comme le dira Vincent dans sa joute poétique avec Mireille : « Que ne suis-je l'hirondelle ? » Il est bon de noter que nous nous trouvons, ici, avec Mistral, chez un descendant au¬ thentique des troubadours. Tout n'est pas que douleur pour l'amant. L'aveugle de Tudèle a bien exprimé les deux sentiments contraires que peut éprouver le poète amoureux : te Je me vois prisonnier de la douleur, dit-il, comme de la joie de l'amour. » Innombrables sont les vers où l'on trouve soit le mot wadjd (douleur de l'amour, amour douloureux), soit celui de i'ardb (joie) ou ses synonymes : farah', suroùr, rnasarra. Cette « joie » que le poète éprouve à l'idée de revoir sa maîtresse, cet état d'exaltation des facultés dans lequel il se trouve, c'est ce que les troubadours désigneront du mot de « joy ». Le poète amoureux, esclave de sa bien-aimée, pousse l'image de la vassalité jusqu'à appeler celle qu'il aime du nom de tciyyidî : « mon seigneur », ou mawlâya : «' mon maître ». Et nous pensons au midons des troubadours, sans reconnaître ce¬ pendant d'analogie complète entre les uns et les autres. Autres traits communs aux deux poésies : le poète ne désigne pas sa bien-aimée par son vrai nom : le pseudonyme (ism musta'âr) des Arabes correspond au senhal des troubadours. Mais les Grecs et les Latins avaient déjà observé cette règle de prudence tout autant que de courtoisie. Enfin, on ne peut manquer d'être frappé par la fréquence avec laquelle les poètes parlent de personnages symboliques portant le nom de raqîb : observateur ou espion; wâchî : détracteur ou 118 l'islam et l'occident calomniateur, qui se retrouveront sous des noms tout aussi sté¬ réotypés chez les troubadours : çjardador correspondra à raqîb et lauzengier à wâchî. Le culte de la femme a trouvé sa forme idéale dans ce que l'on appelle l'amour 'udrî ou amour platonique. On doit reconnaître, en effet, que chez beaucoup de poètes andalous le seul vrai plai¬ sir dont ils soient en quête, c'est de se délecter de la présence de leur bien-aimée. Cette chasteté, qui n'est en somme qu'un des aspects du respect de l'homme pour la dame de ses pensées, se rencontre comme une disposition « naturelle » chez quelques-uns. Il semble que, par moment, l'Hispano-Musulman ait soif d'un amour épuré où il n'y aurait de place que pour le coeur et l'es¬ prit. Aux contacts physiques, n'est-il pas préférable de substituer l'union des âmes, par la pensée quand on est éveillé, en songe quand on dort? Telle la confidence d'Ibn Hazm dans son Collier de la Colombe1. L'amour serait imparfaitement décrit si nous ne parlions de ce qui en constitue peut-être la marque essentielle, nous voulons dire sa vertu ennoblissante. La douleur que ressent l'amant n'est pas vaine et l'esclavage auquel se soumet l'homme libre n'est pas avilissant. Des vers nombreux sont là pour attester cette con¬ ception originale et élevée de l'amour. Poésie vraiment étrange : elle rend dans certains domaines un son inaccoutumé dans la poésie orientale; elle préfigure, est-il nécessaire de le dire, celle des premiers troubadours. Une dernière donnée nous semble intéressante à tirer de la poésie andalouse au XIe siècle : c'est celle des débats sur l'a¬ mour. Qu'on en juge par ce casus amoris énoncé par un poète anonyme de l'époque que nous étudions : 1. — Vos œillades nous blessent au cœur et les nôtres vous blessent aux joues. 2. — Blessure pour blessure, comparez celle-ci à celle-là : laquelle mérite, en châtiment, de recevoir la blessure de l'éloignement ? Et c'est une femme, Wallâda, qui aurait répondu : 1. — Celle qui la mérite, à mon avis, Seigneur, c'est la blessure de la joue, parce qu'il n'est pas possible deUa nier. 2. — Quant à vous, par ce que vous dites, vous ne faites qu'expri¬ mer une prétention [gratuite], car, où est [la blessure] dont vous parlez ? où en sont les témoins ? i. Voir citation, bas de page 98. LA POÉSIE ARABE D'ANDALOUSIE 119 Le culte de la femme a été poussé très loin par les Andalous, et l'on serait bien en droit de le définir par le mot de courtoisie. En présentant de façon aussi cursive les principaux aspects de la poésie arabe d'Andalousie, nous n'aurons pas l'outrecuidance de croire que nous avons été complet. Ne faudrait-il pas mettre encore l'accent sur l'inquiétude mélancolique que l'âme anda- louse éprouve devant la.vie? Ne conviendrait-il pas de rechercher son attitude faite de grandeur devant l'adversité, devant la mort surtout ? D'un point de vue strictement poétique, ne devrions-nous pas nous arrêter sur un vers comme celui-ci : — La mort est un moissonneur sans faucille qui se jette sur ceux qui restent comme sur ceux qui s'exilent. N'est-elle pas étonnante cette capacité de transformer un fait d'observation courante de la vie des champs en une évocation saisissante de la mort ? Il nous faudra attendre trois siècles poux- la retrouver dans l'Europe du moyen âge, mais, cette fois, sculp¬ tée dans la pierre ou peinte sur les vitraux des églises. Un mot nous resterait à dii-e de la forme des poésies anda- louses. En général, le poème est monorime d'un bout à l'autre de son étendue, comme en Orient. Mais le génie andalou devait marquer de son empi-einte particulière la contexture des vers; il l'enrichit de formes nouvelles plus souples, plus vivantes que celles qui lui avaient été léguées; il fait une place de plus en plus large à l'inspiration populaire en créant ces cantilènes et ces chansons qui sont spécifiquement espagnoles : le- muwachchâh' et le zadjal, le premier en langue classique, le second en langue po¬ pulaire; les deux, sous forme de strophes, où les combinaisons de rimes sont d'une richesse et d'une variété surprenantes pour l'époque, car elles présentent déjà l'art savant et ingénieux des procédés métriques et des artifices de style que nous retrouverons chez les troubadours. Nous reviendrons, un peu plus loin, sur cette question. Dans les pages qui précèdent, nous croyons avoir donné une idée suffisamment exacte, quoique bien schématique, de la poé¬ sie arabe d'Andalousie au XIe siècle. Nous pouvons légitimement nous demander maintenant si cette poésie andalouse, dans sa forme, dans ses thèmes et dans ses idées, a pu exercer une influence sur la poésie des troubadoui-s du Midi de la France, et plus particulièrement, pour nous en tenir à une époque précise, sur l'art des six premiers représen¬ tants de Varie de trobar ou gay saber : Guillaume IX de Poitiers, l'islam et l'occident Cercamon, Mercabrun, Peire d'Alvernhe, Jaufre Rudel et Bernart de Ventadorn. Nous sommes à une époque qui constitue vraiment un tournant de l'histoire littéraire de la France, et nous pouvons bien ajouter de l'Europe. C'est qu'en cette fin de XIe siècle, avec Guillaume IX de Poitiers qui règne sur sa province du Sud-Ouest de la France, de 1086 à 1101, mais qui ne devait mourir qu'en 1126, donc à un moment où la poésie andalouse s'est constituée de façon défi¬ nitive avec ses Ibn Hazm, ses Ibn Zaïdoûn, ses Mu'tamid Ibn 'Àbbâd, ses Ibn 'Ammar, pour ne citer que les plus connus, nous voyons apparaître une poésie lyrique, entièrement nouvelle par sa forme ét toute fondée sur l'amour et le respect de la femme quand la société d'alors semble n'avoir pour ressorts essentiels que la force et la guerre. M. Alfred Jeanroy, qui s'est penché sur les origines de la poé¬ sie lyrique en France depuis une cinquantaine d'années, a été frappé par les caractères particuliers de la poésie des troubadours qui en font, d'après lui, « un étrange et déconcertant paradoxe »• « Loin de s'expliquer par les conditions où elle naquit, dit-il, elle semble en contradiction absolue avec ces conditions. Ëclose dans une société profondément christianisée où la morale la plus pure est prêchée par un clergé tout puissant qui en surveille étroitement la pratique, où les liens de famille sont très forts, où la loi civile fait à la femme une situation des plus humbles, elle ignore ou foule aux pieds les conventions sociales aussi bien que l'esprit de l'Evangile, chante un amour coupable, adultère au moins dans ses aspirations, et ne chante que lui, abaisse enfin l'homme aux pieds de la femme, dont il n'est plus que le jouet ou. l'esclave. » (£o poésie lyrique des troubadours, Toulouse- Paris, ig34, p. 62.) Le problème posé de la sorte, sur le plan social, peut paraître insoluble; pour M. Jeanroy, a cette explosion d'esprit païen dans un pays et un siècle si profondément christianisés » est incom¬ préhensible. M. Bezzola a tenté d'y apporter une réponse qui ne manque pas de force persuasive dans un article de Romania, d'a¬ vril ig4o, sous le titre : « Guillaume IX de Poitiers et les origines de l'amour courtois. » Le savant romaniste accorde une influence de premier plan à Robert d'Arbrissel, fondateur de l'ordre de Fontevrault à l'époque même de Guillaume IX. Robert, sur¬ nommé le cc chevalier errant du monachisme », avait en effet créé un couvent dirigé par une abbesse à laquelle il se soumit, lui et ses disciples, pour le bien de son âme. La question, on le devine, est des plus importantes en même temps que des plus délicates; mais nous nous bornons à la signa- LA POÉSIE ARABE D'ANDALOUSIE 121 1er pour revenir à un sujet plus strictement littéraire : celui de la forme et des thèmes traités. Les études sur la poésie des troubadours ne datent que d'une centaine d'années. C'est durant les années de 1816 à 1821 que Raynouard publia la première anthologie de poésies des trouba¬ dours. Depuis, les disciplines « provençales » se sont élargies et approfondies; de nombreux romanistes s'en sont occupés : fran¬ çais, hollandais, allemands, italiens, espagnols, portugais, amé¬ ricains. Le problème des origines a été la grande affaire. C'est le péché mignon de tous les spécialistes. Les solutions proposées restent hypothétiques et le débat est loin d'être clos. Il nous pa¬ raît utile de résumer rapidement les principales thèses pour faire le point, si. l'on veut bien nous permettre cette expression, de la question. Certains font dériver la poésie provençale du latin classique, plus précisément de la poésie d'Ovide, et surtout de /l?-s Amandi et Remédia Amoris. On a facilement réfuté cette thèse : Ovide n'était pas connu des premiers troubadours et ses théories sont en contradiction formelle avec l'esprit « courtois ». D'autres pensent au latin médiéval : chants religieux et chan¬ sons frivoles; ce qui ne serait pas impossible, mais uniquement pour ce qui concerne la forme strophique. Un troisième groupe, qui a en tête M. Jeanroy, croit trouver les. origines de la poésie des troubadours dans' la chanson popu¬ laire. Mais.l'objection fondamentale qui lui a été faite, c'est que la chanson populaire manque presque entièrement de ce carac¬ tère artistique qui distingue la poésie provençale. Reste une quatrième explication, la moins fragile à nos yeux : celle qui accorde une place à l'influence'de la poésie arabe d'An¬ dalousie pour certains éléments de fonds et de forme. On y est amené, sans que cela entraîne une adhésion totale et définitive, en lisant attentivement les recueils poétiques du XIe siècle- Si les adeptes de cette théorie ne sont pas plus nombreux, c'est que les textes poétiques arabes n'ont pas encore été mis en nombre suffisant à la disposition d'un large public par des traductions fidèles, et aussi parce que les témoignages apportés pour justifier les échanges culturels entre Chrétiens et Musulmans n'ont pas' été suffisamment convaincants. Mais les adversaires de la thèse andalouse ne se recrutent pas seulement parmi .les écrivains qui ignorent la poésie andalouse et, d'une façon plus.générale, la poésie arabe. Il faut bien recon¬ naître que notre tâche peut être des plus délicates s'il nous faut combattre, ouj plus, courtoisement, réfuter, des orientalistes, et non des moindres. 122 l'islam et l'occident Faut-il rappeler le nom de Renan ? L'auteur de l'Histoire des langues sémitiques ne déclarait-il pas : « L'Europe n'échappa point à cette action universelle de la langue arabe. On sait combien de mots de toute espèce les Espa¬ gnols et les Portugais ont empruntés à l'idiome de leurs voisins musulmans. Les autres langues romanes contiennent aussi un assez grand nombre de mots arabes, désignant presque tous des choses scientifiques ou des objets manufacturés, et attestant com¬ bien, pour la science et l'industrie, les peuples chrétiens du moyen âge restèrent au-dessous des Musulmans. « Quant aux influences littéraires et morales, elles ont été fort exagérées; ni la poésie provençale, ni la chevalerie ne doivent rien aux Musulmans. Un abîme sépare la forme et l'esprit de la poésie romane de la forme et de l'esprit de la poésie arabe; rien ne prouve que les poètes chrétiens aient connu l'existence d'une poésie arabe, et l'on peut affirmer que, s'ils l'eussent connue, ils eussent été incapables d'en comprendre la langue et l'esprit. » (.Histoire des langues sémitiques, sixième édition, i863, p. 397.) Et Dozy ne craignait pas d'affirmer : « Quant à une influence directe de la poésie arabe sur la poé¬ sie provençale, sur la poésie romane en général, on ne l'a pas prouvée et on ne la prouvera pas. Nous considérons cette ques¬ tion comme tout à fait oiseuse; nous voudrions ne plus la voir débattue, quoique nous soyons convaincu qu'elle le sera pendant longtemps encore. A chacun son cheval de bataille! » (Recher¬ ches sur l'histoire et la littérature des Musulmans d'Espagne au moyen âge, première édition, Leyde, 18/19, P- 611.) Si la question continue à être débattue, c'est que le faisceau de preuves que l'on peut tirer du côté arabe est un des plus soli¬ des, et que les arguments qui se sont accumulés depuis une cin¬ quantaine d'années peuvent prétendre satisfaire, dans une mesure notable, nos esprits avides de clarté et de logique. Que demande-t-on à la thèse andalouse ? des preuves tangi¬ bles, des faits concrets, des démonstrations par a = b; pour être plus précis, des phrases, des vers ou des strophes de troubadours traduits indiscutablement de l'arabe, mot par mot. Les éléments matériels seraient-ils donc seuls à retenir dans une question d'in¬ fluence ? Ne saurait-on admettre que les idées rayonnent, que les faits littéraires, qui se doublent, ici, d'éléments artistiques et plus proprement lyriques, puissent circuler et se répandre ? Ne peut-on croire qu'il y a des choses qui échappent au contrôle de la raison et aux constatations de l'imprimé? Pour nous en tenir aux faits, il nous semble que l'on peut retenir un certain nombre de preuves susceptibles, sinon de satis¬ faire les plus exigeants, du moins d'ébranler leurs doutes. LA POÉSIE ARABE D'ANDALOUSIE 123 Pour ce qui concerne les idées et les sentiments, nous croyons avoir suffisamment montré la parenté des poésies arabe et pro¬ vençale des deux côtés des Pyrénées, en nous excusant de ne pouvoir, faute de place, nuancer davantage les similitudes comme les dissemblances. Du point de vue prosodique et strophique, les analogies sont encore des plus frappantes. Tout d'abord, il nous faut noter que les chansons les plus anciennes de Guillaume IX de Poitiers — sans doute les trois premières du recueil édité par A. Jeanroy (Paris, Champion, 1927) — sont monorimes, comme l'immense majorité des qaçîda-s ou poèmes arabes. La variété n'apparaît qu'au début du XIIe siècle; mais les rimes entrecroisées, avec rime isolée en fin de strophe formant refrain, particularités qui correspondent probablement à des innovations musicales, nous les trouvons déjà à de nombreux exemplaires chez les poètes arabes du XIe siècle, dans les poèmes si spécifi¬ quement andalous qu'on appelle muwachchah' et qui étaient destinés à être chantés. Le Divôân d'Ibn Zaïdoûn (mort en 1070) nous en montre à lui seul deux exemples : I ire strophe : ma, mâ, mâ, ml; -âmû; 2e strophe : a'û, a'û, a'û, a'û; -âmû; 3e strophe : imî, imî, imî, imî; -âmû; 10e et dernière strophe :muhû, muhû, muhû, muhû; -âmû. II ire strophe : aqâ, aqâ, aqâ, aqâ; -a'û; 2e strophe : rû, rû, rû, rû; -a'û; 3e strophe : ibî, ibî, ibî, ibî; -a'û; 20e et dernière strophe : lâlihâ, lâlihâ, lâlihâ, lâlihâ; -a'û. (Cf. l'édition arabe par Kâmil Raylânî et 'Abd ar-Rah'mân Khalîfa, Le Caire, 1932, pp. 192-194 et 229-235.) Ce genre de strophe se retrouve, avec un vers en moins, chez Guillaume IX de Poitiers (chanson onzième et dernière du recueil d'A. Jeanroy) : ir0 strophe : entz, entz, entz; -zi; 2e strophe ; il, il, il; -zi; 3e strophe : iens, iens, iens; -zi; io° et dernière strophe : ort, ort, ort; -zi. 124 l'islam et l'occident Le muwachchali', composé en arabe classique, porte le nom de zadjal quand il est écrit en dialecte hispanique. Le plus illus¬ tre, mais non pas le premier en date, des poètes dans ce genre vraiment populaire — qui ne déplaisait pas, cependant, aux meil¬ leures classes de la société — fut Ibn Quzmân (né après 1086 et mort en 1160) qui, tout en conservant la strophe de quatre ou cinq vers définie plus haut, apporta quelque variété dans la com¬ binaison des rimes et la longueur des vers et des strophes. Nous nous bornerons à citer un exemple de -ces innovations métriques et mélodiques (cf. El Cancionero die Aben Guzmân (Ibn Quzmân), par A. R. Nykl, Madrid-Grenade, 1933, pp. 74-75, pièce XXXII) : ir0 strophe : il, il, il, il; -âm, ar, âq; 2e strophe : âd, âd, âd; -âm, ar, âq; 3° strophe : ah, ah, ah; -âm, ar, âq; 70 et dernière strophe : eit, eit, eit; -âm, ar, âq; qui nous remémore la contexture prosodique des chansons IV- à VIII de Guillaume IX de Poitiers. Chanson IV (pp. 6-8 de l'édition A. Jeanroy) : iro strophe : en, en; -au, en, au; 20 strophe : atz, atz, atz; -au, atz, au; 3e strophe : itz, itz, itz; -au, itz, au; 7e et dernière strophe : uy, uy, uy; -au, uy, au. L'influence de la forme strophique arabe, sans exclure celle des chants latins, surtout les hymnes chantées à Saint-Martial de Limoges, nous semble difficilement contestable. Nous trouvons déjà là tout l'art d'entrelacer les rimes, toute la science du mètre, toutes les règles subtiles qu'on peut s'imposer à soi-même pour multiplier les effets de l'harmonie. Mais comment cette influence a-t-elle pu s'exercer de pays arabe à pays chrétien ? Ici, les preuves abondent des communi¬ cations entre Andalousie et Espagne du Nord, musulmane et chrétienne, et ensuite entre provinces des deux côtés des Pyré¬ nées. Pour résoudre le problème de la poésie des troubadours, il nous faut rester en Occident; c'est du côté de l'Espagne et non de l'Orient qu'il nous faut nous tourner. Nous ne croyons pas à l'influence des croisades, du moins tout au début de la poésie des troubadours, et ce, pour la raison tout historique que les croi¬ sades n'ont pas encore commencé quand Guillaume IX de Poi¬ tiers a déjà par ses poèmes codifié, en quelque sorte, toute la LA POÉSIE ARABE D'ANDALOUSIE 125 technique littéraire, spirituelle et morale de la poésie provençale. Rappelons-nous que la première croisade n'est entreprise qu'au cours des années 1096 à 1099. Les contacts entre Chrétiens et Mu¬ sulmans pendant ces croisades n'auront d'effet que quelques années plus tard; ils pourront nuancer davantage ou augmenter en nombre les thèmes déjà en vogue dans la poésie provençale; ils n'apporteront rien d'essentiel dans la genèse de l'esprit « trou¬ badour ». Donc, c'est sur le terrain arabo-andalou qu'il convient de se maintenir. Montrons tout d'abord que les poètes andalous sont eux-mêmes les messagers de leurs œuvres ou de celles de leurs confrères en poésie. Jamais le monde musulman n'a connu, comme au XIe siècle en Espagne, autant de voyageurs allant de ville en ville ou de cour en cour pour offrir leurs compositions à la louange d'un riche commerçant, d'un haut fonctionnaire ou d'un prince généreux afin d'obtenir des présents en argent ou en nature. On les trouve à quelques années, parfois à quelques mois d'inter¬ valle, dans des villes très éloignées les unes des autres, tantôt au nord, tantôt au midi, et aussi bien à l'est qu'à l'ouest. Ibn ad- Dabbàgh, par exemple, vécut successivement à Saragosse, à Sé- ville, à Badajoz, et retourna enfin à Saragosse. Ibn 'Ammâr, de l'Algarve et de l'Andalousie, se rendit jusque dans la marche supérieure, à Saragosse, également. Ibn Quzmân fera allusion à ses voyages fréquents dans le Zadjal, n° 84 du Cancionero publié par M. Nykl. Les poètes andalous étaient souvent envoyés conime ambassa¬ deurs, non seulement auprès des « roitelets » musulmans, mais encore auprès des. rois chrétiens du Nord de l'Espagne, ce qui nous laisse supposer qu'ils devaient tous, plus ou moins, parler la langue populaire appelée roman. Ibn 'Ammâr représenta al- Mu'tamid auprès d'Alphonse VI pour régler certaines questions de frontière et de tribut. Le secrétaire Aboû Umayya Ibn Hichâm le Cordouan, qui, au début du XIe siècle, s'était installé à Tudèle, fut envoyé en Réputation auprès de Don Sancho, roi de Navarre. Le nom de Saragosse, on l'aura rema]-qué, se rencontre bien souvent dans les données que nous venons de présenter. C'est qu'en effet plus que Cordoue; Séville ou Tolède même, le royaume des Ranoû Hoûd de Saragosse est devenu, de par l'état politique de la Péninsule, la province frontière, la « marche » où se rencontrent quotidiennement Chrétiens et Musulmans. C'est à Saragosse que se passe cet événement inouï rapporté par Ibn Bassâm dans sa Dakhîra : Don Sancho de Castille ma¬ riant sa fille à Raymond de Catalogne, et les noces se célébrant à Saragosse, dans le palais du roitelet arabe Mundhir ibn Yahyâ, 126 l'islam et l'occident « en présence, dit expressément l'auteur, d'une grande affluence de gens des deux religions » (Dakhîra, tome I, vol. i, p. i53). On imagine aisément ce que des fêles de ce genre, où les chants et les orchestres tenaient une place importante, pouvaient provo¬ quer de contacts, d'échanges de vues et d'impressions diverses, toutes choses favorables à la diffusion d'éléments artistiques d'un peuple chez l'autre. Mais voici qui nous paraît encore plus caractéristique, et c'est Ibn Bassâm qui nous en fournit encore la référence. Les Chré¬ tiens du Nord de la Péninsule avaient adopté un certain nombre de coutumes musulmanes, entre autres celles qui consistait à avoir des orchestres de musicieiines-chanteuses. « J'assistai un jour, dit le médecin cordouan Ibn al-Kattânî qui avait accoutumé de se rendre en Castille et en Navarre, à la réception de la Chrétienne, fille de Sancho, roi des Basques, pendant un des fré¬ quents voyages que je fis à la cour de ce prince au début de ce siècle. Dans le salon, il y avait un certain nombre de danseuses chanteuses musulmanes qui lui avaient été offertes par Sulaïmân ibn al-Hakam... à l'époque où il était prince des croyants à Cor- doue. La Chrétienne fit signe à l'une d'elles et celle-ci prit un luth et chanfa ces vers : 1. — Mes deux amis, pourquoi la brise vient-elle comme si, au moment où elle souffle, elle était mêlée de [parfum] halûq ? 2. — Est-ce que la brise est venue du pays de mes amis, de telle sorte que je la considérerais comme l'haleine parfumée de l'amie qui [m'inspire] une douce passion ? 3. — Que Dieu arrose la terre où demeure mon amie au cou de cygne dont le souvenir allume un incendie dans mon cœur. lx. — Est-ce que mon cœur s'est partagé en deux parties, l'une, qui serait restée chez elle, l'autre, chez moi, pour intercéder [en sa faveur] ? « Elle chanta à la perfection. Près de la Chrétienne se trou¬ vaient des servantes demoiselles de compagnie réduites en cap¬ tivité, si belles qu'on eût cru que c'étaient des quartiers de lune. A peine ces vers furent-ils entendus par l'une d'entre elles qu'elle se mit à pleurer à chaudes larmes... Je m'avançais vers elle et lui dis : Qu'est-ce qui vous fait pleurer? — Ces vers, me répondit-elle, sont de mon père, et en les entendant ils ont ravivé ma douleur. — Esclave d'Allâli, quel est votre père ? — Sulaïman ibn Mihrân as-Saraqustî; il y a longtemps que je suis en captivité et depuis je n'ai eu aucune nouvelle de ma famille. » (Y. notre Poésie andalouse, en arabe classique, au XI" siècle, Paris, Adrien- Maisonneuve, 1937, pp. 386-387.) Proche de Saragosse est une ville qui a dû jouer également un rôle primordial dans les relations entre Chrétiens et Musulmans, LA POÉSIE ARABE D'ANDALOUSIE 127 surtout sur le plan culturel, à la faveur d'accidents de guerre qui ne sont pas toujours amenés à remplir des offices de ce genre : c'est Barbastro. Cette ville fut prise en io63 par les Chrétiens, composés en? grande partie de Poitevins, de Gascons et de Nor¬ mands. Nous savons, par l'histoire des comtes de Poitou, que le père de Guillaume IX prit part à ce fait d'armes. Le renseigne¬ ment est important, mais reste lettre morte à cause de sa séche¬ resse. Voici, par contre, une anecdote, à propos de la prise de la ville, qui nous édifiera cette fois, avec une force convaincante et d'une façon toute palpitante de vie, sur les voies qu'empruntait la poésie andalouse pour se répandre hors de l'Espagne musul¬ mane. Nous la trouvons encore dans la Dakhîra d'Ibn Bassâm. Quelque temps après la prise de Barbastro, un marchand juif se rendit dans cette ville afin de racheter de captivité les filles d'un notable qui avaient échappé au massacre; on savait qu'elles étaient échues en partage à un comte de la garnison. « Arrivé à Barbastro, raconte ce marchand, je me fis indiquer la demeure de ce comte et je m'y rendis. M'étant fait annoncer, je le trouvai revêtu des habits les plus précieux et assis sur le sofa qu'occu¬ pait ordinairement l'ancien maître de la maison. Près du comte se trouvaient plusieurs belles jeunes filles qui avaient les che¬ veux coupés courts et qui le servaient. M'ayant souhaité la bien¬ venue, il me demanda quel était le motif de ma visite. Je l'en informai et je lui dis que j'étais autorisé à payer une somme considérable pour quelques-unes des jeunes filles qui se trou¬ vaient là... », mais le comte se refuse à céder les nobles jeunes filles qui le servent, et surtout la fille aînée du notable musul¬ man. « Puis, indiquant une autre jeune fille qui se tenait à dis¬ tance : « Tu vois cette femme belle à ravir ? Eh bien! elle était la chanteuse de son père, un libertin, qui, quand il s'enivrait, se plaisait à écouter ses airs. » Puis appelant la jeune fille, il lui dit en écorchant l'arabe : a Prends ton luth et chante à notre hôte quelques-uns de tes airs! » Elle prit alors son luth et s'assit pour l'accorder; mais, en l'observant attentivement, je vis couler des larmes sur ses joues. Ensuite, elle se mit à chanter des vers que je ne compris pas et que, par conséquent, le Chrétien ne comprit pas davantage; mais ce qu'il y avait d'étrange, c'est que ce der¬ nier buvait continuellement pendant qu'elle chantait, et qu'il montrait une grande gaieté. Me voyant frustré dans,mes espé¬ rances, je me levai pour partir et j'allai m'occuper de mes affai¬ res de commerce. » (V. notre Poésie andalouse, pp. 387-388-) Le rayonnement de la langue et de la poésie andalouse ne sau¬ rait être mieux illustré que par ce récit. Les vicissitudes de la guerre n'étaient pas seules à intervenir dans les contacts des deux civilisations musulmane et chré- 128 l'islam et l'occident tienne. Les hasards de la politique pouvaient aussi jouer un rôle efficace en l'occurrence. Sans remonter aux IX0 et Xe siècles, ne suffira-t-il pas de rappeler le mariage « d'inclination » d'Al¬ phonse VI de Castille avec la célèbre Mora Zaïda, belle-fille du roi de" Sévi lie al-Mu'tamid ibn 'Abbâd, ancienne épouse de son fils al-Ma'moûn, événement qui eut lieu à la fin de 1091 ou au début de 1092 ? Mais traversons les Pyrénées et voyons comment les Chrétiens de France pouvaient, en dehors des faits de guerre, avoir con¬ naissance de la poésie andalouse. Nous pensons encore ici aux mariages, commandés par les nécessités politiques, qui se con¬ tractaient dans les petites cours des deux côtés des Pyrénées. Alphonse VI le Vaillant, roi de Léon et de Castille, avait épousé, en 1069, la demi-sœur de Guillaume IX, Agnès de Poi¬ tou, fille que Gui-Geoffroi, comte de Poitou, avait eue, en 1060 environ, de sa deuxième femme Matliéode. N'ayant pas d'en¬ fants d'Agnès, Alphonse la répudia vers 1077 pour épouser en 1079 Constance de Bourgogne, veuve du comte Hugues de Cha- lon. C'est Pierre, prieur de Tournus (entre Lyon et Mâcon), qui fit le voyage d'Espagne pour négocier ce mariage. Sanche-Ramire, roi d'Aragon, avait épousé Philippa ou Ma- haut, fille du comte Guillaume IV de Toulouse; il mourut au siège de Huesa le 6 juillet 1094; sa femme n'avait alors que vingt-deux ans. Elle se maria à Guillaume IX de Poitiers. N'oublions pas non plus que les Provençaux et les Catalans étaient sans cesse en communication; que des chevaliers du Roussillon visitaient la cour des comtes de Barcelone et que pendant soixante ans la même maison gouverna les deux pays. Langue provençale et langue catalane sont de langue d'oc, comme le poitevin ou aquitain de Guillaume IX. Les échanges étaient grandement facilités par cette communauté de langue; et il n'est pas téméraire d'ajouter que l'idiome, vulgaire des Chrétiens d'Andalousie, le roman, né lui aussi du latin, était facilement compris de tous les peuples chrétiens des deux côtés des Pyrénées et, d'une manière plus générale, dans toutes les régions que Mistral, ce troubadour moderne, appelait de façon si imagée « l'empire du soleil ». Ibn Quzmân nous offre des exemples curieux des emprunts de l'arabe au roman dans une strophe qui est loin d'être une exception dans son œuvre : Ya mutarnani Salbâfo Tu'n hazîn tu'n bênâto Tara al-yauma wa§fâfo (Salvado) (penado) (gastado) Lam taduq fîh geir luqeymah. 0Cancionero, éd. Nykl, p. 24 : pièce X, str. 2.) LA POÉSIE ARABE D'ANDALOUSIE 129 Ailleurs, un vers entier est écrit en roman : Alba, alba, es de luz en una die. (Cctncionero, éd. Nykl, p. 189 : pièce LXXXII, str. 10, vers 1.) Et l'on admettra comme très vraisemblable certain détail de la légende, au surplus sans fondement historique, rapportée par deux chroniqueurs latins du XIIIe siècle, Lucas de Tuy et Rodri¬ gue de Tolède, et reprise trois siècles plus tard par le P. Juan de Mariana (i535-i624), dans son Historia de Espana (livre VIII, vol. 1, Madrid, i854, p. 236), à propos d'Àl-Manzor dont l'armée aurait été écrasée par les Chrétiens en 1002. Voici le passage essentiel tel que l'a traduit R. Dozy dans ses Recherches snr l'his¬ toire et la littérature de l'Espagne pendant le moyen âge, 3e éd., Paris-Leyde, 1881, tome i6r, pp. 196-197, sur le texte latin de Lucas de Tuy : « Il est merveilleux que le jour où Almanzor eut le dessous à Canatanazor, une espèce de pêcheur criait d'une voix lamenta¬ ble sur les bords du Guadalquivir, tantôt én chaldéen [c'pst-à- dire en arabe], tantôt en espagnol1 : En Canatanazor perdïo Almanzor el lambor, ce qui signifie : A Canatanazor Almanzor a perdu sa timbale ou son sistre, c'est-à-dire sa-joie. Des barbares de Cordoue venaient vers lui; mais dès qu'ils l'approchaient il s'évanouissait, et, re¬ paraissant aussitôt dans un autre endroit, il répétait la même plainte. Nous croyons que c'était le diable qui pleurait ainsi la défaite des Sarrasins. « Cette légende du chanteur bilingue ne constitue-t-elle pas une préfiguration saisissante de la miniature du manuscrit des Can- tigas dé Santa Maria conservé dans la Bibliothèque de l'Escurial, où l'on voit un jongleur mauresque et un jongleur chrétien habillé, « à la provençale », chantant ensemble, chacun en touchant un luth ? (Cf. Julian Ribera, Historia de la musica arabe médiéval y su influencia en la espaiïola, Madrid, 1927, p. 2, et Robert Brif- fault, Lés troubadours .et le sentiment romanesque, Paris, 1945, pp. 63-64 et fig. 24.) Faut-il apporter d'autres preuves des relations constantes entre pays des troubadours et pays arabes d'Espagne ? Nous les deman¬ derons à l'art. Les modillons à « copeaux » de Cordoue, les arcs polylobés ou arcs tréflés, les arcs à claveaux alternés de couleurs différentes, les arcs en fer à cheval, les arcs superposés, qui sont d'origine andaloùse, se trouvent un peu partout dans les monu- 1. C'est, nous qui soulignons. Le p. Juan de Mariana dit : « tantôt en mè¬ tres ailabcs et tantôt en mètres espagnols », 9 130 l'islam et l'occident ments du Midi de la France et jusqu'en Auvergne et en Bour¬ gogne. Des inscriptions arabes se voient sur le portail de la cathédrale du Puy, à Bourges, à Mozat (Puy-de-Dôme) et à Saint-Pierre de Reddes. Enfin, on a trouvé, il y a quelques années, en Espagne, un tré¬ sor de monnaies arabes auxquelles quelques monnaies françaises étaient mêlées : une d'elles était une monnaie du Puy, une « pou- . geoise », frappée au Xe siècle. Elle était percée d'un trou) ce qui laisse supposer qu'elle était fixée comme un bijou au collier d'une femme musulmane. La présence de cet humble objet de prove¬ nance chrétienne au milieu de pièces parquées de caractères arabes n'est-elle pas émouvante ? Un perpétuel courant de voyageurs mettait donc en communi¬ cation les pays de langue provençale et les pays de langue arabe. Un texte extraordinaire, de la fin du XIIIe siècle, il est vrai, est signalé par Emile Mâle dans son beau livre Arts et artistes au moyén âge (Paris, Colin, 1927, p. 64). Il figure dans le Spéculum morale, œuvre d'un théologien inconnu qui a voulu achever le Spéculum màjus de Vincent de Beauvais, précepteur de saint Louis. « Les Sarrasins d'Occident, à ce qu'il a entendu dire, offrent des présents à Notre-Dame du Puy pour qu'elle les préserve, eux et leurs champs, de la foudre et des tempêtes. » Il nous semble facile de multiplier les preuves de contacts culturels entre Chrétiens et Arabes. Ne pourrions-nous évoquer le nom de Tolède qui devint, dès le début du XIIe siècle, un centre de traduction où l'Europe médiévale allait recevoir des Arabes le legs philosophique et scientifique de l'antiquité grec¬ que ? Si l'on veut bien admettre que les analogies entre les littéra¬ tures ne consistent pas seulement dans un petit nombre d'em¬ prunts accidentels ou même dans quelques imitations systéma¬ tiques, on conviendra que c'est surtout la poésie arabe d'Anda¬ lousie qui a été prépondérante dans la genèse de la poésie des troubadours- Nous ne disons pas la seule, nous tenons à le souligner. Bien des éléments ont dû jouer : autochtones ou empruntés, et nous n'excluons pas totalement toute influence de la poésie gréco-latine ou de la poésie latine du moyen âge- Quoi que nous fassions, nous retrouvons, en définitive, dans l'œuvre originale, marquée au sceau du génie, du premier des troubadours, Guillaume IX de Poitiers, une similitude, une pa¬ renté difficilement contestable avec la poésie arabe d'Andalousie. Henri Pérès. UN PRÉCURSEUR DE LA SOCIOLOGIE AU XIVeSIÈCLE: IRN KHALDOUN Il y a, dans les grandes affirmations de la sagesse et de la science humaine, quelque chose de si simple et de si évident qu'on s'étonne toujours à les lire de leur pouvoir et de leur re¬ nommée : mais justement, les plus élémentaires sont les plus bouleversantes et les plus prodigieuses, les plus décisives. Celle de Descartes en 1637 : « Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle. » Celle de Montesquieu, en 1748, qui est, comme chacun sait, la première phrase de l'Esprit dés Lois : a Les lois, dans la signifi¬ cation la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. » Celles de Platon, de Lucrèce, d'Aristote, de Bacon, d'Auguste Comte... elles sont tout ce qu'il y eut de plus audacieux et de plus téméraire dans l'histoire de l'intelligence. J'y veux joindre celle-ci qu'Ibn Khaldoun, philosophe et historien né à Tunis, énonça vers i38o : « L'histoire a pour véritable objet de nous faire comprendre l'état social de l'homme, c'est-à-dire la civili¬ sation..., tous les changements que la nature des choses peut opé¬ rer dans le caractère deda société. » A elle seule, je crois, cette phrase révèle l'importance excep¬ tionnelle de son auteur — et justifierait de vastes commentaires. C'est un monde qu'Ibn Khaldoun, et rien ne serait plus ab¬ surde que de prétendre l'enfermer tout entier en une brève ana¬ lyse; je n'ignore pas qu'il y a, du reste, quelque présomption de ma part — n'étant point arabisant — à vouloir approcher une telle œuvre qui, pour être pénétrée en ses profondeurs, exigerait de savantes et patientes études. Mais comment résister à l'attrait de découvrir cette figure prodigieuse, cette pensée étonnamment moderne, quitte à n'en taire paraîtfe que les très grandes lignes et la démarche essentielle. ? 132 l'islam et l'occident L'auteur des Prolégomènes marque, en -vérité, une étape capi¬ tale du savoir; c'est le soudain triomphe, que rien n'a fait présa¬ ger, d'une raison lucide sur le chaos des discussions ténébreuses de la scolast.ique, la révélation des grandes lois de l'histoire; l'a¬ vènement en plein moyen âge encore, au temps de Froissart et de la .guerre de Cent Ans, d'une sociologie, ou du moins d'une ébauche, de cette science capitale. Ibn Khaldoun et son temps. Ibn Khaldoun a la chance et le malheur d'apparaître à une époque de décadence; mais, comme pour maint grand homme, sa chance lui semble plus importante que son malheur, car il sait que « décadence » d'une civilisation signifie d'abord naissance d'une autre —• et c'est cette autre qui déjà l'attire, elle dont il hésite à pressentir l'âme nouvelle. Il ne s'effraie nullement des révolutions du monde : s'il y a révolution, c'est, comme il l'écrit, que le monde « va changer de nature afin de subir une nouvelle création ». XIVe siècle... siècle de tumultes et de ferments encore obscurs, où vit ce Tunisien ambitieux et épris d'intrigues, témoin lucide des grands chocs qui marquent la fin du moyen âge et le début d'un monde nouveau. L'Orient et l'Occident sont en attente, l'un de son déclin, l'autre de sa résurrection. Les grands centres de l'univers arabe peu à peu, les uns après les autres, s'éteignent. Le Mogbreb, livré aux ambitions des prin¬ ces rivaux, ne peut sauver la civilisation musulmane décadènte; et, plus à l'ouest, dans cette Espagne somptueuse où les arts et les plaisirs se conjuguèrent si longtemps pour le luxe des grands monarques, Grenade seule brille encore des fastes de l'Alhambra, de l'éclat de ses fêtes et de la gloire de ses poètes. Les splendeurs du moyen âge islamique meurent lentement, sous l'effet de la dis¬ corde incessante entre les dynasties et les féodaux innombrables, dans les passions guerrières, les ambitions égoïstes et la mol¬ lesse... Histoire éternelle des décadences! Sur le plan intellectuel, l'Islam va véritablement entrer dans la longue nuit dont il aspire aujourd'hui seulement à se délivrer : les principaux foyers musulmans de la recherche scientifique, du rationalisme, de l'esprit critique, sont, à cette époque, presque entièrement éteints. On l'a noté justement : « La réaction reli¬ gieuse l'a emporté définitivement sur l'esprit philosophique ou scientifique... » Ni Séville ni Cordoue ne sont plus musulmanes, et Grenade UN PRÉCURSEUR : IBN KHALDOUN 133 seule en Espagne demeure encore vivante, mais tournée vers les arts plus que vers la connaissance. Partout l'intolérance /et l'obscurantisme vont grandissant, et les sciences occultes, le mysticisme facile, vont occuper une place prépondérante; la pensée si audacieuse et si profonde de Ghazzali, qui aurait pu avoir une action efficace et rénovatrice, n'a rien pu sauver : on l'interprète dans le sens du piétisme étroit, favorisant le moindre effort. Ajoutons à cela l'arrêt du progrès technique, le resserrement économique, les difficultés monétaires qulbn Khaldoun est peut- être le premier à avoir analysées; c'est au moment où la civilisa¬ tion musulmane est en pleine régression qu'elle donne, par un coup surprenant du sort, ce génie isolé : Ibn Khaldoun — celte oeuvre étonnante qui n'est rattachée à rien et n'aura pas de len¬ demain : les Prolégomènes. De sa vie, je n'entreprendrai pas de retracer le détail1 : elle fut si fertile en incidents qu'un volume ne suffirait point à la racon¬ ter. Il naquit en i332, à Tunis, dans une famille originaire du i. Voici, pour mémoire, un bref résumé de cette existence mouvementée : Né à Tunis en i332, il est à vingt ans nommé secrétaire du sultan Hafside Abou Ishac II; puis, après quelques semaines, il quitte le service de ce prince et va à Fès, capitale des États mérinides. En i356, il est attaché au secréta¬ riat du sultan mérinide Abou Eïnan : mis en prison l'année suivante, il est libéré en i35g et nommé secrétaire d'État du sultan Abou Salem, successeur du sultan Abou Eïnan après sa mort. Blessé dans son amour-propre, il quitte la cour, va en Espagne où le roi de Grenade Ibn el-Ahmer lui fait un accueil flatteur et l'envoie en' ambassade à Séville auprès du roi de Castille, Pierre le Cruel. En i365, il se rend à Bougie et devient premier ministre du prince hafside Abou Abd-Allah. Puis, quand Abou'l-Abbas, seigneur de Constantine, s'est emparé de Bougie après avoir tué Abou Abd-AUah sur le champ de bataille, Ibn Khaldoun quitte la ville et, en mars i368, est nommé premier ministre d'Abou Hammou, l'Abd el Ouadite, souverain de Tlemcen, d'où il part en 1370 pour remplir une mission auprès du- sultan de Grenade. Mais il est arrêté au moment de s'embarquer par ordre du sultan mérinide Abd el-Aziz... et, en août 1370,' entre au service du gouvernement mérinide. En 1374, il obtient la permission de se retirer en Espagne, s'en fait renvoyer par le sultan Ibn el-Ahmer, et rentre en Afrique. C'est alors, en 1374, qu'il va se fixer dans la Cala d'Ibn Selama, château dont les Ruines se voient encore sur la rive gauche de la haute Mina, à trente-cinq kilomètres au sud-ouest de Tiaret (Province d'Oran) : là, pendant quatre années, il compose ses Prolégolnènes et fait le brouillon de son Histoire Universelle, Pour ce travail, et afin de consulter des ouvrages indispensables, il se rend à Tunis à la fin de 1378 : "mais, desservi par ses ennemis, il décide de partir, et s'embarque pour Alexandrie en octobre 1.382, et va se fixer au Caire, où, en i382, il est nommé Grand Cadi malékite. « Le zèle qu'il déploya alors — raconte un de ses biographes — en supprimant des abus et en châtiant les prévarications des gens de loi', lui attira beaucoup d'ennemis et entraîna sa destitution. » En 1387, il fait le pèlerinage de La Mecque, revient au Caire pour se dévouer uniquement à l'étude et à l'enseignement, et compose, en i3g4, son autobio¬ graphie. Nommé encore Grand Cadi, il est à nouveau destitué, et, en i4oo, accompagne le sultan en Syrie... pour tomber entre les mains de Tamerlan; remis en liberté, il revient en Égypte, redevient Grand Cadi et meurt le i5 mars i4o6, âgé de soixante-quatorze ans. 134 l'islam et l'occident Yemen, établie en Espagne à Séville, puis émigrée au XIII0 siècle après la conquête de la ville par Ferdinand III dans la capitale des Hafsides. Nul ne fut davantage mêlé aux événements qui mo¬ difièrent si profondément les pays d'Islam : courtisan ou ambas¬ sadeur, il a connu d'un bout à l'autre du Moghreb toutes les in¬ trigues et toutes les luttes — celles des Hafsides de Tunis, des Abdel Ouadites de Tlemcen, des Mérinides de Fès. Celui qu'on a appelé parfois « le Montesquieu de l'Islam » fut un authentique vivant, un intellectuel, certes, mais engagé dans l'action, pris au piège de toutes les contradictions entre la théorie et la pratique, entre l'idéal qu'il se proposait et l'existence qu'il menait... Cette participation à son siècle, qui le conduit en Espagne, en Algérie, au Maroc, en Egypte, et le jette finalement entre les griffes redou¬ tables de Timour-Leng, lui compose, en somme, la plus agitée et la plus passionnante des existences! D'abord secrétaire d'un sul¬ tan de Tunisie, il mourra — en i4o6 — grand cadi au Caire, sans avoir, au fond, connu ni vraie patrie ni vraie famille, laissant le souvenir d'un grand ambitieux, très personnel, pénétré de son importance et de sa valeur, doué d'une intelligence exception¬ nelle. Son oeuvre. L'ceuvre, considérable, d'Ibn Khaldoun est essentiellement his¬ torique et philosophique. Ecrite en un style parfois défectueux, plus soucieuse d'idées que de beautés formelles, elle est dense, compacte même, et — pour nous Français — peu accessible au premier abord (pour ne rien dire de la rareté des éditions!). Grâce à Sylvestre de Sacy, et surtout à M. de Slane, nous pouvons néan¬ moins la lire en traduction — et par là Ibn Khaldoun est plus favorisé que la plupart des auteurs musulmans, qu'il faut ignorer si l'on n'est point un arabisant distingué! Elle comprend une Histoire universelle avec une Histoire des Berbères de l'Afrique du Nord, et surtout les Mioqctdimmat (Pro¬ légomènes) qui, à eux seuls, méritent le plus clair de notre étude. Cette Histoire universelle, soit dit en passant, est surtout pré¬ cieuse par son tableau des civilisations qui nous montre comment le monde musulman d'alors se figurait les civilisations antérieu¬ res; Ibn Khaldoun ignore toutefois les oeuvres de la pensée chré¬ tienne et celles de l'Antiquité (dont il a, pour mieux dire, une très vague notion). Il considère, comme l'esprit populaire, que l'histoire véritable a commencé avec l'Islam; et cette perspective est, pour nous, quelque peu gênante. Cependant que saurions-nous sans lui de cette période médié- UN PRÉCURSEUR : IBN KHALDOUN 135 vale de l'Afrique du Nord? A peu près rien... Comme, d'autre part, il a une bonne connaissance de son sujet, et que sa mé¬ thode est, malgré tout, très supérieure à celle des autres histo¬ riens, on ne peut sous-estimer son vaste effort. Sans doute, trop souvent, Ibn Khaldoun se borne à une simple énumération des faits; il néglige d'établir aucun lien et ne donne aucune interpré¬ tation de portée générale... Mais justement, ces commentaires qu'il n'a pas faits dans son histoire, ces remarques profondes à quoi le grand historien se reconnaît, il les a « condensées et éri¬ gées en système » dans ces Prolégomènes, qui sont comme la synthèse de ses connaissances et de son expérience et servent d'in¬ troduction à son Histoire universelle. Entre Ibn Khaldoun méditant solitaire à la Cala d'Ibn Selama, imposant une trêve aux passions ambitieuses de sa vie, et Salluste ou Cicéron rédigeant leurs œuvres de sagesse et de science pen¬ dant un « otium » que les circonstances leur octroient, je trouve plus d'une ressemblance : même intention, même utilisation de l'expérience vécue, même élévation dans la pensée après des années de compromis et de lutte, même amertume peut-être... En vérité, ces Moqadimmat sont une œuvre capitale. On eut bien trop tendance à voir dans les écrivains occidentaux les pre¬ miers fondateurs des études sociales et économiques,-seuls maî¬ tres d'une critique historique appuyée sur la philosophie, le bon sens et la documentation; mais dès le XVIIIe siècle, en France, quand Sylvestre de Sacy eut révélé Ibn Khaldoun, on découvrit en lui des idées et des théories qui préfiguraient étrangement Ma¬ chiavel et Montesquieu. On y trouva même, par la suite, Comte et Darwin, Spencer et Durkheim... On vit, en somme, qu'Ibn Khaldoun était un authentique grand homme : pour cet humaniste arabe du moyen âge, la vie hu¬ maine, les peuples, les réalités sociales et matérielles avaient eu plus de prix que les explications purement finalistes ou les jeux de la logique formelle. Matière des « Prolégomènes ». Rien n'est plus ambitieux que le dessein d'Ibn Khaldoun : « Il avait pour but principal de tracer les progrès de la civilisation dans les développements qu'elle avait pris à son époque, et de fournir à ses lecteurs toutes les connaissances préliminaires que l'on doit posséder afin d'aborder avec fruit l'étude de l'histoire générale » (De Slane). C'était une introduction à l'Histoire uni¬ verselle, mais de quelle ampleur! Je ne pourrais mieux faire que de reproduire ici le bref schéma 136 l'islam et l'occident de l'ouvrage : il n'est pas de meilleur moyen d'en montrer l'im¬ portance. fr0 section. — La science historique, la société en général, les variétés de l'espèce humaine et les pays qu'elle occupe. 2° section. — Les caractères particuliers de la civilisation qui existe chez les nomades et les peuples à demi sauvages. 3e section. — En quoi consiste le khalifat ou gouvernement spirituel et temporel, et la royauté, c'est-à-dire le gouvernement uniquement temporel — les dignités qui existent dans le kha¬ lifat, etc. Ue section. — Le caractère de la civilisation qui résulte de la vie à demeure fixe; causes de la prospérité et de la décadence des villes et des provinces, considérées comme centres de la popu¬ lation. 5e section. — Arts, métiers et autres moyens de se procurer de la subsistance. 6e section. — Sciences, enseignement, langue arabe. Il est fort probable, comme on l'a dit, que les Prolégomènes sont issus d'un mouvement de dépoit ou de lassitude vis-à-vis de la philosophie classique telle qu'Ibn Khaldoun la connaissait; estimant qu'elle aboutit à une impasse, il porte ailleurs son atten¬ tion, comme plus tard feront Rabelais, Montaigne, et plus systé¬ matiquement Descartes, Bayle et Montesquieu. L'essentiel est, à ses yeux,, de voir les choses en face, de s'étu¬ dier le plus concrètement possible, de décrire la vie des orga¬ nismes dont il fait partie. Peut-être ne faut-il pas exagérer son « modernisme »; mais à le voir écarter, comme Montaigne ou Descartes, la philosophie médiévale en mettant de côté les que¬ relles théologiques, et adhérer dès les premières pages au dogme comme pour réfuter d'avance toute accusation d'hétérodoxie, on lui trouve une aptitude presque merveilleuse à la libération, une audace surprenante. Par cette adhésion totale et sans passion qu'il donne à l'essentiel de la religion, il demeure un « croyant », mais aussi se peut délivrer plus aisément d'un monde formel et vide dont il semble entrevoir la mort prochaine. Lui-même nous fait part de seS intentions profondes : « Ce livre assigne aux événements politiques leurs causes et leurs ori¬ gines, et forme un recueil philosophique, un répertoire histori¬ que. » Et encore :.« Je fais comprendre les causes des événements et savoir par quelle voie les fondateurs des empires sont entrés dans la carrière. » On voit ici que la modestie n'est point son fort... mais, après tout, rien n'est plus justifié que cet orgueil! Car tel est son but véritable : retracer les progrès de la civilisa- UN PRÉCURSEUR : IBN KHALDOUN 137 tion à travers les développements qu'elle a pu prendre, fournir les connaissances préliminaires qui permettront d'aborder avec fruit l'histoire même des peuples. Ibn Khaldoun sait bien que l'histoire est d'abord une étude sociale, et que pour la faire, pour la comprendre, il faut une science profonde de la société humaine et de ses lois : de là vient qu'il invente cette ilm el omran, cette « science de la civilisa¬ tion » qui, pratiquement, est sans précédent alors. Dans les bases humanistes qu'il donne ainsi à l'histoire, il montre son génie, son audace et sa grandeur. Parmi les attributs fondamentaux de l'homme, il a noté la « sociabilité, c'est-à-dire le sentiment qui porte les hommes à de¬ meurer ensemble, soit dans les villes, soit sous des tentes. Ils y sont conduits par leur penchant pour la société et par l'exigence de leur besoin, car la nature les porte à s'entr'aimer dans la re¬ cherche de la subsistance ». Et il fonde sur cette réalité première une définition de. l'histoire dont on ne saurait assez souligner l'importance : « L'histoire a pour véritable objet de nous faire comprendre l'état social de l'homme, c'est-à-dire la civilisation, et de nous apprendre les phénomènes qui s'y rattachent naturellement, à savoir la vie sauvage, l'adoucissement des moeurs, l'esprit de famille et de tribu, les divergences de supériorité que les peuples obtiennent les uns sur les autres et qui amènent la naissance des empires et des dynasties, les distinctions des rangs, les occupa¬ tions auxquelles les hommes consacrent leurs travaux et leurs efforts, telles que les professions lucratives, les métiers qui font vivre, les sciences, les arts, enfin tous les changements que la nature des choses peut opérer dans le caractère de la société.. » Et voici en quels termes Ibn Khaldoun parle de sa « science de la civilisation » : « C'est une science sui generis, car elle a d'abord un objet spé¬ cial, je veux dire la civilisation et la société humaine, puis elle traité de plusieurs questions qui servent à expliquer successive¬ ment les faits qui se rattachent à l'existence même de la société... Les discours dans lesquels nous allons traiter cette matière for¬ meront une science nouvelle, qui sera aussi remarquable par l'o¬ riginalité de ses vues que par l'étendue de son utilité... C'est pour ainsi dire une science nouvelle qui s'est produite spontanément. » Et il précise encore : « Nous allons maintenant exposer, dans ce premier livre, tout ce qui arrive au genre humain dans son état social. » De là à considérer l'auteur des Prolégomènes comme le pre¬ mier des sociologues... la tentation est grande! si grande que M. Ferrero et d'autres illustres maîtres n'y ont pas résisté. 138 l'islam et l'occident Ibn Khaldoun : précurseur de la sociologie — il serait impru¬ dent, je crois, de vouloir davantage. Pour saisir la portée de son œuvre, même très sommairement, il convient de montrer comment il a atteint son double but : donner à l'histoire une méthode rigoureuse; créer une science auxiliaire, indépendante de la théologie comme de la philosophie traditionnelle (au moins en son ensemble), qui fixe les lois essen¬ tielles de l'évolution sociale. Mais, de toute manière, n'oublions pas que chez lui histoire et sociologie sont intimement liées et parfaitement solidaires. Méthode de l'histoire. On a dit qu'Ibn Khaldoun avait fait de l'histoire une science. 'Sans doute faut-il, honnêtement, apporter quelques nuances. De Slane avait traduit : « L'histoire est une branche impor¬ tante de la philosophie et mérite d'être comptée au nombre des sciences. » Mais l'éminent doyen de l'université du Caire, M. Tahà Hussein, transcrit : « L'histoire est une branche de la sagesse et mérite d'être comptée au nombre de ses connaissan¬ ces. )> Car ilm signifierait savoir, connaissance; et hikmah : sagesse, au sens de l'antique sapientia. N'étant point arabisant, je ne saurais trancher ce débat! Mais, néanmoins, M. Taha Hussein paraît bien avoir raison contre de Slane... Au surplus, l'histoire proprement dite d'Ibn Khaldoun n'a, comme j'ai dit, qu'un assez faible caractère scientifique. Et, pour en finir avec les restrictions, il semble que l'auteur ne se soit guère soucié, dans la pratique, de la recherche et de l'examen des documents, préférant à cette tâche austère le plaisir de médi¬ ter sur les faits préalablement découverts. Ceci dit, il est le premier de tous — musulmans ou non •— à avoir eu de l'histoire une vue d'ensemble, et à avoir créé une méthode d'examen des faits ainsi qu'une science aidant à leur compréhension. C'est véritablement l'introduction d'un rationalisme authen¬ tique dans le domaine de l'histoire. Car, même si Ibn Khaldoun a négligé d'appliquer lui-même la rigueur de ses méthodes, il a du moins déterminé assez exactement dans ses Moqadvmmat ce qu'il aurait fallu faire; et par là il a mis fin à une longue période de fantaisies et de mythes où triomphaient le finalisme facile et le goût même de l'erreur. Précisément, c'est contre l'erreur qu'il s'élève avec le plus de véhémence, comme plus tard Fontenelle et Bayle. Comme eux, il UN PRÉCURSEUR : IBN KHALDOUN 139 en analyse les causes, et comme eux il les voit dans les tendances profondes de l'esprit humain : goût du merveilleux, esprit d'imi¬ tation et de routine, etc. Il note en effet successivement : а) « L'attachement des hommes à certaines opinions et à cer¬ taines doctrines. » б) « La confiance que l'on met dans la parole des personnes qui les ont transmises. » c) « L'ignorance du but que les acteurs, dans les grands évé¬ nements, avaient en vue. » d) « La facilité de l'esprit humain à croire qu'il tient la vérité. » e) « L'ignorance des rapports qui existent entre les événements et les circonstances qui les accompagnent. » /) « Le penchant des hommes a gagner la faveur des person¬ nages illustres et élevés en dignité. » g) « L'ignorance de la nature des choses qui naissent de la civilisation. » De là vient qu'il en veut aux annalistes et aux historiens qui l'ont précédé, et qu'il leur reproche d'avoir écrit « sans remar¬ quer les modifications que la marche du temps imprime aux événements et les changements qu'elle opère dans les usages des peuples et des nations ». Il dit d'eux : « Jamais ils n'ont improuvé ni rejeté une narration fabuleuse, car le talent de vérifier est bien rare, la vue de la critique est en général très bornée; l'erreur et la méprise accompagnent l'investigation des faits et s'y tiennent par une liaison et une affinité étroites; l'esprit de l'imitation est inné chez les hommes et reste attaché à leur nature; aussi les di¬ verses branches des connaissances fournissent une ample carrière au charlatanisme; le champ de l'ignorance offre toujours son pâturage insalubre; mais la vérité est une puissance à laquelle rien ne résiste, et le mensonge est un démon qui recule foudroyé par l'éclat de la raison. » Pour Ibn Khaldoun, « déterminer la fausseté ou l'exactitude des renseignements est l'œuvre du critique intelligent qui s'en rapporte toujours à la balance de son propre jugement ». Car le but de l'histoire est d' « établir une règle sûre pour distinguer la vérité de l'erreur ». Pour cela, l'historien authentique doit connaître un certain nombre de règles, de lois si l'on veut, dont voici les principales : a) La loi de, causalité. — Un fait déterminé a pour cause un autre fait; et en ce domaine Ibn Khaldoun a été jusqu'aux extrêmes conséquences. Il a, par exemple, donné de l'épopée arabe une interprétation proprement « matérialiste », ■— comme M. Bouthoul l'a noté, — l'expliquant non point par le caractère 140 l'islam et l'occident miraculeux ou prédestiné que lui attribue l'orthodoxie, mais comme le résultat d'un certain nombre de conditions sociales qu'il analyse minutieusement. Pour lui, il y a dans les phénomènes sociaux un enchaînement nécessaire et comme une fatalité historique — il y a, pour tout dire, un déterminisme inéluctable. Loin de prétendre expliquer les faits par des volontés indivi¬ duelles, il écrit : « Si nous contemplons ce monde et les créatu¬ res qu'il renferme, nous y reconnaîtrons une ordonnance parfaite, un système régulier, une liaison de causes et d'effets, la con¬ nexion qui existe entre les diverses catégories d'êtres et la trans¬ formation de certains êtres en d'autres : c'est une suite de mer¬ veilles qui n'a pas de fin et dont on ne saurait indiquer les limi¬ tes. » Et encore : « La décadence des empires, étant une chose naturelle, se produit de la mêrtie manière que tout autre accident, comme, par exemple, la décrépitude qui affecte la constitution des êtres vivants. » On le voit : les parallèles seraient aisés à faire, et même avec les grands théoriciens du positivisme moderne! b) La loi àe similitude. — Ibn Khaldoun l'énonce ainsi : « Si l'on ne juge pas de ce qui est loin par ce qu'on a sous les yeux, si l'on ne compare pas le passé avec le présent, on ne pourra guère éviter de s'égarer, de tomber dans des erreurs et de s'écar¬ ter de la voie de la vérité. Car « le passé et l'avenir se ressem¬ blent comme deux gouttes d'eau ». N'est-ce point la même idée que l'on retrouve chez maint his¬ torien moderne, chez Seignobos par exemple ? On infère la cause d'un fait passé par analogie avec les causes des faits actuels que chacun a pu observer... ce qui implique quelque croyance à une sorte d'uniformité mentale; et ne serait pas sans danger si ce n'était avant tout une règle du bon sens, un moyen commode d'é¬ carter d'excessives invraisemblances. C'est ainsi qu'Ibn Khaldoun en juge et réagit contre les historiens de l'Orient qui l'ont pré¬ cédé, contre leur amour immodéré des fables. c) La loi de dissemblance. — Elle corrige et semble contredire la précédente, en fait elle la complète. Conscient, en effet, du devenir de l'histoire, Ibn Khaldoun écrit : « L'état du monde et des peuples, leurs usages, leurs opinions, ne subsistent pas d'une manière uniforme et dans une position invariable, c'est au con¬ traire une suite de vicissitudes qui persiste pendant la succession des temps, une transition continuelle d'un état dans un autre. » Et il sait mieux que quiconque à son époque quelles influences innombrables agissent sur la société : climat, raisons politiques, économiques, petits faits de toute nature... UN PRÉCURSEUR : IBN KHALDOUN 141 C'est avec ces lois que l'historien pourra démêler la vérité de l'erreur et saura juger sainement des faits eux-mêmes. Tant de réalisme étonne, et sans cesse on oublie qu'Ibn Khal- doun a vu le jour en i332, trois siècles avant Fontenelle, cinq siècles avant Auguste Comte! (Quand il montre que les anciens hommes ne sont pas de plus haute taille que nous, parce que leurs habitations en ruines ont les mêmes dimensions que les nôtres, il évoque singulièrement Fontenelle et sa solide logique expérimentale.) Mais il serait absurde de ne voir que l'aspect moderne d'une telle oeuvre, et je me garderais de présenter Ibn Khaldoun, mal¬ gré tout son génie, comme un rationaliste intégral! On m'accu¬ serait, avec raison peut-être, de solliciter quelque peu mes textes. Ce que je viens de dire apporte assez de preuves, je crois, et les réserves qu'il faudra formuler sont après tout de faible impor¬ tance! D'ailleurs, comme Ibn Khaldoun se préoccupe surtout de mé¬ ditation philosophique, son plus grand mérite est dans cette sorte de réflexion dont la société humaine est l'objet et qu'il a inau¬ gurée : c'est, en marge de l'histoire proprement dite, la science sociale par excellence. Fondée sur les données de l'histoire, ce n'est pas une étude par observation directe de la société : entre l'histoire et elle la liaison est des plus étroites, trop étroite peut- être... Car pour comprendre l'histoire il y aurait nécessité de comprendre la société, de la connaître... Or, à en croire les Pro¬ légomènes, c'est justement par l'histoire qu'on connaît la société; il y a là, remarque M. Taha Hussein, un cercle vicieux d'où notre philosophe n'a pu sortir! Mais il importe assez peu, au fond, et c'est cette science sociale que nous devons étudier si nous voulons saisir la richesse de la pensée d'Ibn Khaldoun. La science sociale. Par cette « ilm el omran », Ibn Khaldoun veut observer la société, trouver les lois de son évolution, et ainsi rendre compte finalement de l'histoire. Il fut, en effet, le premier à concevoir une telle discipline . avant lui, certes, la philosophie grecque, avec Platon et Aristote, s'occupa de la Cité, mais le point de vue n'était point semblable, et surtout l'aspect politique et social de la pensée grecque fut ignoré des Arabes qui ne connurent, semble-t-il, ni « La Répu¬ blique »' de Platon ni u La Politique » d'Aristote. Tout au plus, certaines maximes parvinrent-elles à leur connaissance. Les kha- 142 l'islam et l'occident lifes abbassides ne se souciaient guère de faire connaître les trai¬ tés des Grecs, et l'Orient, lui, n'avait rien d'équivalent : jusqu'à Ibn Khaldoun, en effet, la politique est divisée chez les Orientaux et chez les Arabes en trois parties distinctes : — La morale, qui fixe les rapports entre le prince et les sujets. -— La pratique, qui détermine la conduite du gouvernement avec les sujets, et fait partie de la jurisprudence. — La théorique, qui étudie l'institution du klialifat et fait par¬ tie de la théologie dogmatique. Le premier, l'auteur des Moqadimmat a dégagé la politique des considérations religieuses et l'a exposée sous une forme quasi scientifique, sans but pratique. Là aussi, il pensa que l'intelligence pouvait librement exercer son pouvoir. Il avait beau rester un croyant, son principe était de vouloir résoudre, ou d'essayer de résoudre, tout ce qui était du domaine de l'intellect. S'en fixant lui-même les limites, il appliquait cet intellect à l'univers terrestre tout entier : « L'intelligence, disait-il, est une balance parfaitement juste; elle nous fournit des résultats certains sans nous tromper. Mais on ne doit pas employer cette balance pour peser les choses qui se rattachent à l'unité de Dieu, à la vie future, à la nature du prophétisme, au véritable caractère des attributs divins et à tout ce qui est au-delà de sa portée. Vouloir le faire serait une absur¬ dité! » Avait-il tort de considérer que la politique n'était point chose divine, mais humaine, et seulement humaine ? Je ne pense guère... Son expérience, si elle fut limitée au monde musulman, était singulièrement riche, et de nature à lui fournir toutes données vivantes. Il fut, d'ailleurs, aidé vraisemblablement par des ency¬ clopédies géographiques, historiques et scientifiques, comme celle d'En Nowaïri, par exemple, en Egypte (En Nowaïri mourut en I332). Là est son grand honneur : il fut le premier philosophe à pren¬ dre la société comme objet d'une science « sui genéris » qui, en somme, groupe tout ce qu'aujourd'hui nous appelons science sociale. - Quels sont donc les traits de cette « pré-sociologie » ? Tout d'abord, l'importance très grande attachée aux conditions matérielles où vivent les sociétés : climat, nature du sol, race, techniques, genres de vie... Comme les philosophes modernes, Ibn Khaldoun montre les influences réciproques entre l'organisation sociale et ses bases UN PRÉCURSEUR : IBN KHALDOUN 143 matérielles. Il ne croit pas, semble-t-il, à la persistance des carac¬ tères ethniques, mais bien « à une certaine plasticité psychologi¬ que gouvernée par le climat, le genre de vie et l'éducation » (Bou- thoul). De là vient ce qu'on peut presque appeler son « antiracisme scientifique » : « C'est une faute, écrit-il, que d'énoncer d'une manière générale que le peuple de tel endroit, soit au Nord soit au Midi, descend de tel ou tel personnage parce qu'on aura re¬ marqué chez ce peuple les traits, la couleur, la tournure d'esprit ou les signes particuliers qui se retrouvent dans cet individu. On tombe dans des erreurs de ce genre parce qu'on n'a pas fait attention à la nature des êtres et des pays, car tous ces caractères changent dans la suite des générations et ne sauraient demeurer invariables. » Un bon exemple de ce transformisme social lui est fourni par la vie des nomades, dont il montre la psychologie, les qualités, puis Ils caractères fondamentaux qui se modifient sous l'influence d'un genre de vie nouveau : portés au pouvoir par leurs vertus militaires, les nomades adoptent les traits des citadins, perdent leurs qualités propres, dégénèrent... Ibn Khaldoun en vient à une théorie de l'adaptation au milieu qui n'est pas sans mérite. Par¬ lant des citadins à la campagne, il écrit : « Us ignorent la posi¬ tion des lieux et des abreuvoirs, ils ne savent pas à quels endroits les chemins du désert vont aboutir. Cette ignorance provient de ce que le caractère de l'homme dépend des usages, et des habitu¬ des, et non pas de la nature ou du tempérament. Les choses aux¬ quelles on s'accoutume donnent de nouvelles facultés, une se¬ conde nature qui remplace le naturel inné. Examinez ce principe, étudiez les hommes, vous reconnaîtrez qu'il est presque toujours vrai. » a) Le climat, notamment, a une influence déterminante; et là encore, Ibn Khaldoun est très proche de Montesquieu. Il explique, .par exemple, la gaîté et l'étourderie des Nègres par la dilatation des esprits animaux sous l'effet de la chaleur, et il écrit : « On trouvera partout que les qualités de l 'air exercent une grande in¬ fluence sur celles de l'homme. » C'est ainsi que, constamment, se maintient chez lui cette vue réaliste et, pour tout dire, expéri¬ mentale qu'il a de l'homme, lequel lui apparaît, toujours dans le monde, animal social par essence, lié à son milieu, solidaire des êtres et des objets qui l'entourent. 5) Comme les sociologues, aussi, Ibn Khaldoun s'efforce d'ex¬ pliquer les faits historiques sans faire intervenir de facteurs pro¬ prement individuels. Car l'individu, on vient de le voir, lui sem¬ ble dépendre des conditions de vie; il ne croit pas aux héros, très rarement il fait intervenir le miracle. 144 l'islam et l'occident Pareille tendance s'oppose nettement à celle des Berbères et à leur culte des sainte. C'est, en somme, un déterminisme social d'allure fort moderne (encore qu'il s'explique peut-être pour une part par un certain sens tout oriental du fatalisme, dont le Mek- toub se mêle étrangement ici aux enchaînements de la logique et de l'expérience...). Ainsi, pour Ibn Khaldoun quatre générations suffisent toujours pour voir se dissoudre les qualités nécessaires à l'acquisition ou à la conservation de la supériorité politique, quelle que soit la valeur de tel ou tel chef, la clairvoyance de tel ou tel sage... c) Enfin, et comme je l'ai souligné, Ibn Khaldoun ne veut jamais avoir recours « qu'à des arguments tirés de la nature des choses » — affirmation d'un positivisme tel qu'il faudra attendre bien longtemps encore en Occident pour en trouver de sembla-, bles. Application de cette pré-sociologie à des formes sociales ■— lois essentielles. Arrivés en ce point, il convient sans doute, pour la sociologie comme pour l'histoire, de préciser la portée des Prolégomènes : s'il est vrai qu'Ibn Khaldoun est le premier philosophe « qui ait pris la société comme objet d'une science sui generis » (Taha Hussein), nous n'en ferons point derechef un rival de Lévy Bruhl ou de Durkheim, et cela pour plusieurs raisons précises : a) Il ne tient compte, au fond, que d'une seule forme sociale : celle de l'État organisé qu'il appelle tantôt chah (peuple), tantôt ommali (nation), et il tente avant tout de montrer ses origines, son développement, sa décadence, avec les phénomènes sociaux concomitants. Il ne semble pas non plus avoir perçu l'importance d'aucune autre forme sociale, et par là s'apparente tout de même à ses pré¬ décesseurs orientaux pour lesquels l'histoire n'est en réalité que le récit des événements politiques. Il aurait pu étudier, par exemple, les sociétés mystiques de son temps, celles des théologiens et les sectes des juristes... montrer leur influence; mais il a considéré toutes choses par rapport au mécanisme politique qui, pour un sociologue authentique, est un point d'arrivée et non de départ. Si bien qu'il n'a point étudié la société en elle-même et pour elle-même... b) Il n'a pas vu dans la réalité sociale une réalité distincte de la réalité individuglle; je veux dire qu'il ne pose pas le primat du « fait social » qui est à Considérer en soi, et peut fournir juste- UN "PRÉCURSEUR : IBN KHALDOUN 145 ment un principe d'explication valable (faut-il redire qu'il est né en i33a ?). Il a tenté d'appliquer à la société les lois de la psychologie individuelle au lieu d'introduire la notion d'une conscience col¬ lective, cette conscience que Durkheim décrit ainsi : « En s'agré- geant, en se pénétrant, en se fusionnant, les âmes individuelles donnent naissance à un être psychique si l'on veut, mais qui constitue une individualité psychique d'un genre nouveau. » Ibn Khaldoun, lui, voit dans les pensées de la société la somme des pensées de chaque individu, compare l'évolution sociale à l'évo¬ lution individuelle, et, en somme, ignore la base même des mo¬ dernes sciences sociales. Les causes sont évidentes, au surplus, d'une telle attitude : l'époque d'abord explique cette pensée, puis l'esprit naturelle¬ ment métaphysicien des Musulmans pour lesquels, dit Taha Hus¬ sein, « la société en tant que telle n'a pas d'existence ». Ibn Khaldoun, enfin, travaille sur les données de son expé¬ rience nord-africaine, loin comme le veut Durkheim de compa¬ rer plusieurs peuples; et le Moghreb n'a rien d'une société cohé¬ rente : c'est justement un univers soumis au caprice d'ambitions individuelles, du moins en apparence, et cela ne peut que frapper le courtisan, l'intrigant qui, de Tunis à Séville, connut tous les despotes et toutes les querelles partisanes. On a beau étendre ses perspectives : ces khalifes, ces rois, ces généraux semblent diriger le monde comme pendant si longtemps, chez nous, les seigneurs et les princes... Il faudra attendre les démocraties modernes, et ce mouvement démocratique lui-même que l'Orient ignorait, pour voir la société douée d'une visible vie indépendante. c) Des influences métaphysiques ou théologiques font parfois abandonner à Ibn Khaldoun sa méthode expérimentale; on ren¬ contre dans le cours de son oeuvre d'évidents conflits entre l'ex¬ périence et le finalisme théologique : par exemple, l'expérience lui prouve, ou semble lui prouver, qu'un empire jeune met long¬ temps à conquérir un empire décadent. Ibn Khaldoun constate qu'en trente années l'empire naissant des musulmans a conquis tout l'empire persan et une partie importante de l'empire grec. Il a alors recours à la théologie pour montrer que ce fait ne va pas contre son affirmation première, et malgré ses tendances au rationalisme, comme il s'agit d'un point essentiel, il voit là un miracle, puisqu'un prophète a été donné au monde... Il s'ensuit que la causalité rigoureuse se voit ainsi détruite par l'intervention du miraclê, par le plus irrationnel des facteurs d'explication, et que, de la sorte, le « positivisme » d'Ibn Khal¬ doun est loin d'être total! Il trouve, pour mieux dire, sa limite au point précis où il risquerait d'abolir les notions fondamentales 10 146 l'islam et l'occide-nt de l'Islam : conflit éternel entre la religion et le rationalisme que tant d'autres ont connu. Il reste que des lois essentielles demeurent, et surtout le fait même de la loi, la notion dë Loi. Obtenues par l'application à une réalité sociale déterminée, et donc incomplète, des principes et des méthodes que je viens de décrire, ces lois présentent un indiscutable intérêt je me borne ici à une vue des plus sommaires (et je le déplore, bar la richesse des Prolêgomènés mériterait une longue et patiente étude). Pourtant, on peut essayer de limiter la perspective. Ibn Khal- doun reste, au fond, l'homme d'unè grande théorie qui domine les Prolégomènes : celle du pouvoir politique dont il a tenté assez heureusement, et surtout avec un rationalisme remarquable, de discerner les lois d'évolution. • Ce faisant, il a surtout, et pour ainsi dire uniquement, tenu compte de l'Afrique du Nord, pays où régnait la plus grande ins¬ tabilité politique due à l'importance des éléments nomades, source constante de désordre quand aucune force extérieure ne venait les maintenir. Ibn Khaldoun en est donc venu à formuler ainsi une loi, que l'on peut qualifier de bio-sociologique, qui est la loi des Trois Générations et de la durée des Empires : « Nous avons dit que la durée d'un empire ne dépasse pas brdi- nairement trois générations. En effet, la première génération con¬ serve son caractère de peuple nomade, les rades habitudes de la vie sauvage, la sobriété, la bravoure, la passion du brigandage et l'habitude de s'entrepartager l'autorité; aussi l'esprit de tribu dans cette génération reste en vigueur, son glaive est toujours affilé, son voisinage redoutable, et les autres hommes se laissent vaincre par ses armes. La possession d'un empire et le bien-être qui s'ensuit, influent sur le caractère de la seconde génération; chez elle, les habitudes de la vie nomade se remplacent par celles de la vie sédentaire, la pénurie est changée en aisance et la com¬ munauté du pouvoir en autocratie. Un seul individu exerce toute l'autorité; le peuple, trop indolent pour essayer de la reconquérir, échange l'amour de là domination contre l'avilissement et la sou¬ mission. » (T. I, p. 348.) On voit bien par là que ce qui le préoccupe davantage, c'est le problème capital de son temps : celui de la suprématie. Pour¬ quoi certains groupes prennent-ils la suprématie, comment la perdent-ils ? L'esprit dans lequel il étudie cette question capitale est fort remarquable : il pense, en somme, que la vie nomade confère aux tribus des qualités dominantes, et comme une vocation pour la suprématie. Le nomadisme serait la source de tout empire, ce qui, depuis la chute de Rome, était presque une vérité. UN -PRÉCURSEUR : IBN KHALDOUN 147 Ibn Khaldoun, par cette voie, parvient à une analyse précise du processus d'évolution : la vie sobre des tribus nomades, « l'esprit de corps » dont elles font preuve, leur donnent la force qui leur permet la conquête du pouvoir. Puis, le luxe, la perte de l'esprit de corps qui en résulte, entraînent la domination de quelques- uns, le despotisme, la décadence... C'est dans l'analyse de ce pro¬ cessus de dissolution des états que notre philosophe fait preuve, justement, du sens le plus aigu des réalités économiques et de la plus grande logique expérimentale. Il a montré la manière dont les charges financières d'un état qui vieillit s'alourdissent jusqu'à tarir les sources de la prospé¬ rité. Il a décrit la désagrégation sociale produite par l'endette¬ ment de la plus grande partie de la population de la cité vis-à-vis d'une oligarchie. Il a vu, et de façon très perspicace, comment en Afrique du Nord les irruptions de dynasties nouvelles trouvent un terrain préparé par le mécontentement des masses, la misère des paysans, le travail sous-jacent des confréries presque toujours affiliées au parti nouveau, avant même qu'il soit au pouvoir. Reconnaissons-le : Ibn Khaldoun s'est attaqué aux plus grandes questions, et il ne pouvait, à cette époque, leur donner de plus pertinentes réponses; sans cesse il a mêlé ses vues déterministes de l'univers au sens quelque peu simpliste de la fatalité, qu'il devait à ses origines, et cela même, qui nous surprend d'abord, nous séduit dans son œuvre. Lui aussi s'est posé le problème de l'inégalité, celui des causes et des effets en matière sociale... Il déclare la liberté, la dignité, incompatibles avec les agréments de la vie urbaine ou seulement sédentaire : l'homme y devient proie désignée de la tyrannie. Si bien que nous n'avons guère le choix qu'entre la barbarie du nomade famélique et la servitude confortable inhérente à la vie citadine. C'est là, on en conviendra, une vue assez pessimiste du monde; et si les sympathies d'Ibn Khaldoun paraissent aller au nomade famélique, vivant dans une sorte de communisme primitif, sa propre existence prouve qu'il a lui-même opté pour la vie des villes et, jusqu'à un certain point, pour la servitude... Mais ne soyons pas trop méchants pour les grands hommes! Leurs con¬ tradictions sont innombrables... Il est bien vrai, en tous cas, que l'auteur des Prolégomènes ne s'est jamais illusionné sur les hommes : la civilisation lui appa¬ raissait comme un cycle monotone, sans grand espoir de progrès, où les élévations et les décadences des dynasties et des princes se succèdent sans fantaisie ni mystère. Mais comment s'en étonner, si l'on songe à ce qu'était alors le Moghreb ? Rarement l'histoire avait offert pareil spectacle d'une régres- 148 l'islam et l'occident sion continuelle à travers des épisodes d'allure tellement sembla¬ ble : même les dynasties issues de l'empire almohade, ces Haf- sides, ces Mérinides et ces Abd el Wadites que connut Ibn Khal- doun rappelaient les illustres trois royaumes du IXe siècle, les Aghlabides, les Rostamides et les Idrisides..'. L'humanité sem¬ blait, pour un esprit à la fois clairvoyant, logique et accoutumé au vieux fatalisme de l'Orient, suivre un cours inexorable et dé¬ cevant : c'était la grande tentation de la raison, sa vraie gloire, que d'en pénétrer les lois. Ce fut l'honneur d'Ibn Khaldoun d'a¬ voir voulu le premier inaugurer une voie aussi féconde, et l'es¬ prit même avec lequel il entreprit cette tâche, sa méthode, nous semblent, comme il est naturel, plus remarquables encore que les résultats auxquels il est parvenu. Conclusion. On le voit, j'espère : je n'ai pu qu'esquisser ici les grandes lignes de cette oeuvre immense! J'ai seulement tenté de détermi¬ ner, aussi schématiquement que possible, la forme d'un esprit singulier, étonnamment moderne — à tout prendre — si l'on considère le siècle où il parut et la rigueur scientifique dont il fit preuve. Sachons le reconnaître, malgré le silence qui les entoure en¬ core : les Prolégomènes sont un des moments solennels de la pen¬ sée humaine, une des étapes capitales de la philosophie. Cette méditation contient tout ce qu'une raison d'homme peut, à elle seule, vouloir d'universalité, de goût passionné du vrai, de profonde compréhension; et cela, dans un examen qu'elle sent indispensable du monde vivant, de toutes les réalités sociales et économiques. Ce Tunisien, qui en plein XIVe siècle, enfermé dans son ma¬ noir algérien, préfigure Descartes et Montesquieu, Spencer et Durkheim, aurait mérité beaucoup plus de gloire. Sans doute était-il le seul musulman qui eût tenté d'appliquer sans aucun formalisme le pouvoir de la raison à une réalité spé¬ cifiquement humaine — et nord-africaine — pour l'unique satis'i faction de la probité intellectuelle et de la rigueur de l'esprit. Quand il écrivit cette œuvre, il ne s'agissait pas pour lui de se pousser dans le monde : il ne souhaitait que voir clair dans le chaos des civilisations, comprendre le difficile et passionnant mé¬ canisme humain. Il aurait pu être à l'origine d'un vaste mouvement de rénova¬ tion intellectuelle; mais personne ne vit alors/ou ne voulut voir, UN PRÉCURSEUR : IBN KHALDOUN 149 son importance. En Orient, les Prolégomènes furent systémati¬ quement ignorés — et, à'jDlus forte raison, dans cet Occident qu'Ibn Khaldoun lui-même avouait ne pas connaître. (Il avait seulement entendu dire que, loin dans le Nord, en une ville des Francs qui s'appelait Paris, la culture brillait d'un vif éclat...) Par orthodoxie, les universités musulmanes eurent tendance à res¬ treindre le nombre de leurs enseignements, et, bien souvent, les Prolégomènes touchaient à des sujets scabreux... Ils contenaient, au surplus, comme une condamnation implicite des institutions politiques en vigueur. Car Ibn Khaldoun est peu respectueux pour toutes ces dynasties et toutes ces souverainetés se succédant au rythme précipité d'une monotone histoire ; peu orthodoxe aussi, bien que croyant... Son style, enfin, est trop peu soucieux d'élégance, trop dépouillé, pour plaire à des « lettrés », habitués à placer au-dessus des mérites de la pensée les finesses de la forme. Les temps modernes semblent réparer cette injustice, et je n'en veux pour preuve que la belle thèse de doctorat soutenue naguère à Paris par l'êminent doyen de la faculté du Caire : M. Taha Hussein. L'Occident attendit jusqu'au XVIÎI0 et au XIX0 siècle pour reconnaître qu'Ibn Khaldoun avait un authentique génie. Malgré cela, il est- encore fort peu connu : son nom reste absent du fronton de la bibliothèque Sainte-Geneviève, où pourtant sont inscrits tant de grands hommes... Quelques-uns lui veulent redonner sa vraie place; ce voeu en témoigne qu'a formulé récemment, au cours d'une belle étude sur « L'humanisme musulman », M. Louis Gardet (dans Ibla, Tunis) : « Ibn Khaldoun, mis en honneur par l'Occident mo¬ derne et largement agréé par l'Islam contemporain, sera, on peut l'espérer, l'un des ancêtres de l'humanisme musulman de de¬ main. » Certes, il le mériterait : car il eut pour ambition immense d'expliquer l'histoire même de l'humanité. Ni Platon, ni Aris- tote, qui pourtant le dépassent souvent en profondeur, n'avaient visé S haut. Un homme pcet-être apprécia Ibn Khaldoun en des circonstan¬ ces bizarres vers la fin de sa vie, et ce fut Timour Leng, ce Turco- Mongol si peu intellectuel qui, à Damas, témoigna tant d'égards à son hôte illustre échappé du camp ennemi. La conversation dut être étrange; dialogue éternel des conquérants aveuglés par l'am¬ bition, et pourtant respectueux à l'occasion de l'esprit, avec ces intellectuels qui ne peuvent en leurs oeuvres que proclamer le néant de leurs projets et de leurs rêves de domination. (Il semble, d'ailleurs, qu'Ibn Khaldoun se soit en l'occurrence montré un parfait flatteur!) 150 l'islam et l'occident Davantage, ce merveilleux penseur médiéval nous prouve que l'humanisme arabo-musulman peut "égaler les plus fameux en s'adaptant au réel et au jeu complexe, notamment, de cette so¬ ciété qui est la réalité fondamentale et la trame nécessaire de toute existence humaine. En un passé déjà lointain, Ibn Khal- doun atteste une aptitude rationaliste qu'il est possible de retrou¬ ver, et que retrouve déjà le jeune Islam : à lui seul, et presque seul en son temps, il détruirait la légende d'une parfaite incompati¬ bilité entre l'esprit musulman et la science; sans être athée, il sait être humaniste, gardant toutefois ce pessimisme quelque peu déprimant en matière historique que donne la certitude dé la vanité des choses terrestres, et que tout l'Islam a connu. Alors que tant d'écrivains musulmans, d'historiens et d'anna¬ listes de l'Orient doivent à la notion du Mektoub une vue discon¬ tinue des faits, n'apercevant dans le vaste jeu de l'histoire que l'inexplicable caprice du destin, celui-ci trouve un rythme tout humain, un rythme cycliqiië, rationnellement pénétrable. Surtout, quand tant d'autres cèdent aux prestiges de l'esthé- tisme et de l'élégance formelle, dispensant à une petite société de privilégiés du sort les trésors subtils de leur esprit, comme si souvent chez les Abbassides, Ibn Khaldoun reste délibérément à l'écart, en ses Moqadimmat, de tout humanisme de cour : il s'en prend aux réalités concrètes sur lesquelles se fonde la vie des peu¬ ples et du peuple — il sait l'importance des prix du blé et de l'oi;ge, des impôts et des crises économiques. L'affectivité ne l'égaré point. Il reste fidèle à-cette humanité totale qu'il porte en lui et qu'il ne saurait trahir. C'est pourquoi il appartient non seulement à l'héritage culturel de l'Islam, mais à l'humanisme universel. Georges-Albert Astre. III VUES SUR L'ISLAM ET LE MONDE MUSULMAN L'ÉSOTÉRISME ISLAMIQUE De toutes les doctrines traditionnelles, la doctrine islamique est peut-être celle où est marquée le plus nettement la distinction de deux parties complémentaires l'une de l'autre, que l'on peut désigner comme l'exotérisme etd'ésotérisme. Ce sont, suivant la terminologie arabe, es-shariyah, c'est-à-dire littéralement la « grande route », commune à tous, et el-haqîqah, c'est-à-dire la « vérité » intérieure, réservée à l'élite, non en vertu d'une déci¬ sion plus ou moins arbitraire, mais par la nature même des cho¬ ses, parce que tous ne possèdent pas les aptitudes ou les « quali¬ fications » requises pour parvenir à sa connaissance. On les com¬ pare souvent, pour exprimer leur caractère respectivement a exté¬ rieur » et « intérieur », à 1' « écorce » et au « noyau » (el-qishr wa el-lobb), ou encore à la circonférence et à son centre. La shariyah comprend tout Ce que le langage occidental désignerait comme proprement « religieux », et notamment tout le côté social et législatif qui, dans l'Islam, s'intègre essentiellement à la religion; on pourrait dire qu'elle est avant tout règle d'action, tandis que la haqîqah est connaissance pure; mais il doit être bien entendu que c'est cette connaissance qui donne à la shariyah même son sens supérieur et profond et sa vraie raison d'être, de sorte que, bien que tous ceux qui participent à la tradition n'en soient pas conscients, elle en est véritablement le principe, comme le centre l'est de la circonférence. Mais ce n'est pas tout : on peut dire que l'ésotérisme comprend non seulement la haqîqah, mais aussi les moyens destinés à y parvenir; et l'ensemble de ces moyens est appelé tarîqah, « voie » ou « sentier » conduisant de la shariyah vers la haqîqah. Si nous reprenons l'image symbolique de la circonférence, la tarîqah sera représentée par le rayon allant de celle-ci au centre; et nous voyons alors ceci : à chaque point de la circonférence correspond un rayon, et tous les rayons, qui sont aussi en multitude indéfi¬ nie, aboutissent également au centre. On peut dire que ces rayons sont autant de tiiruq adaptées aux êtres qui sont « situés » aux différents points de la circonférence, selon la diversité de leurs natures individuelles; c'est pourquoi il est dit que « les voies vers Dieu sont aussi nombreuses que les âmes des hommes » (et-tu- ruqu ila 'Llahi. Ka-nufûsi bani Adam); ainsi, les « voies » sont multiples, et .d'autant plus différentes entre elles qu'on les envi- 154 l'islam et l'occident sage plus près de leur point de départ sur la circonférence, mais le but est un, car il n'y a qu'un seul centre et qu'une seule vérité. En toute rigueur, les différences initiales s'effacent avec 1' « in¬ dividualité» elle-même (el-inniyah, de ana, a moi »), c'est-à-dire quand sont atteints les états supérieurs de l'être et quand les attri¬ buts (çifât) d'el-abd, ou de la créature, qui ne sont proprement que des limitations, disparaissent (el-fanâ ou 1' « extinction ») pour ne laisser subsister que ceux d'Allah (el-baqâ ou la « perma¬ nence »), l'être étant identifié à ceux-ci dans sa « personnalité » ou son « essence » (edh-dhât). L'ésotérisme, considéré ainsi comme comprenant à la fois tarîqah et haqîqah, en tant que moyens et fin, est désigné en arabe par le terme général et-tàçawwuf, qu'on ne peut traduire exactement que par « initiation »; nous reviendrons d'ailleurs sur ce point par la suite. Les Occidentaux ont forgé le mot « çû- fisme » pour désigner spécialement l'ésotérisme islamique (alors que taçawwuf peut s'appliquer à toute doctrine ésotérique et ini¬ tiatique, à quelque forme traditionnelle, qu'elle appartienne); mais ce mot, outre qu'il n'est qu'une dénomination toute con¬ ventionnelle, présente un inconvénient assez fâcheux : c'est que sa terminaison évoque presque inévitablement l'idée d'une doc¬ trine propre à une école particulière, alors qu'il n'y a rien de tel en réalité, et que les écoles ne sont ici que des turuq, c'est-à-dire, en somme, des méthodes diverses, sans qu'il puisse y avoir au fond aucune différence doctrinale, car a la doctrine de l'Unité est unique » (ei-tavihîdu. idâhidun). Pour ce qui est de la déri¬ vation de ces désignations, elles viennent évidemment du mot çûfî; mais, au sujet de celui-ci, il y a lieu tout d'abord de remar¬ quer ceci : c'est que personne ne peut jamais se dire çûfî, si ce n'est par pure ignorance, car il prouve par là même qu'il ne l'est pas réellement, cette qualité étant nécessairement un « secret » (■sirr) entre le véritable çûfî et Allah; on peut seulement se dire mutaça/wwuf, terme qui s'applique à quiconque est entré dans la « voie » initiatique, à quelque degré qu'il soit parvenu; mais le çûfî, au vrai sens de ce mot, est seulement celui qui a atteint le degré suprême. On a prétendu assigner au mot çûfî lui-même des origines fort diverses; mais cette question, au point de vue où l'on se place le plus habituellement, est sans doute insoluble : nous dirions volontiers que ce mot a trop d'étymologies suppo¬ sées, et ni plus ni moins plausibles les unes que les autres, pour en avoir véritablement une; en réalité, il faut y voir plutôt une dénomination purement symbolique, une sorte de « chiffre », si l'on veut, qui, comme tel, n'â pas,besoin d'avoir une dérivation linguistique à proprement parler; et ce cas n'est d'ailleurs pas unique, mais on pourrait en trouver de comparables dans d'au¬ tres traditions. Quant aux soi-disant étymologies, ,ce ne sont au l'ésotérisme islamique 155 fond que des similitudes phonétiques, qui, du reste, suivant les lois d'un certain symbolisme, correspondent effectivement à des relations entre diverses idées venant ainsi se groupef plus ou moins accessoirement autour du mot dont il s'agit; mais ici, étant donné le caractère de la langue arabe (caractère qui lui est d'ail¬ leurs commun avec la langue hébraïque), le sens premier et fon¬ damental doit être donné par les nombres; et, en fait, ce qu'il y a de. particulièrement remarquable, c'est que, par l'addition des valeurs numériques des lettres dont il est formé, le mot çûfî a le même nombre que El-Hekmah el-ilahiyah, c'est-à-dire « la Sa¬ gesse divine ». Le çûfî véritable est donc celui qui possède celte Sagesse, ou, en d'autres termes, il est el-ârif bi' Llah, c'est-à-dire <( celui qui connaît par Dieu », car II ne peut être connu que par Lui-même; et c'est bien là le degré suprême et « total » dans la connaissance de la haqîqah1. De tout ce qui précède, nous poùvons lirer quelques consé¬ quences importantes, et tout d'abord celle-ci que le « çûfîsme » n'est point quelque chose de « surajouté » à la doctrine islami¬ que, quelque chose qui serait venu s'y adjoindre après coup et du dehors, mais qu'il en est au contraire une partie essentielle, puisque, sans lui, elle serait manifestement incomplète, et même incomplète par en haut, c'est-à-dire quant à son principe même. La supposition toute gratuite d'une origine étrangère, grecque, perse ou indienne, est d'ailleurs contredite formellement par le fait que les moyens d'expression propres à l'ésotérisme islamique sont étroitement liés à la constitution même de la langue arabe; et s'il' y a incontestablement des similitudes avec les doctrines du même ordre qui existent ailleurs, elles s'expliquent tout natu¬ rellement et sans qu'il soit besoin de recourir à des « emprunts » hypothétiques, car, la vérité étant une, toutes les doctrines tra¬ ditionnelles sont nécessairement identiques en leur essence quelle que soit la diversité des formes dont elles se revêtent. Peu im- i. Dans un ouvrage sur le Taçawwuf, écrit en arabe, mais de tendances très modernes, un auteur syrien, qui nous connaît d'ailleurs assez peu pour nous avoir pris pour un « orientaliste », s'est avisé de nous adresser une cri¬ tique plutôt singulière; ayant lu, nous ne savons comment, eç-çûfiah au lieu de çûfî (numéro spécial des Cahiers du Sud de 1935 sur L'Islam et l'Occident), il s'est imaginé que notre calcul était inexact; voulant ensuite en faire lui- même un à sa façon, il. est arrivé, grâce à plusieurs erreurs danis la valeur numérique des lettres, â trouver (cette fois comme équivalent d'eç-çûfi, ce qui est encore faux) el-hahim el-ilahî, sans du reste s'apercevoir que, un ye valant deux he, ces .mots forment exactement le même total que el hekmah el- ïlahiyah\ Nous savons bien que l'abjab est ignoré de l'enseignement scolaire actuel, qui ne connaît plus que l'ordre simplement grammatical des lettres; mais tout de même, chez quelqu'un qui a la prétention de traiter ces ques¬ tions, une telle ignorance dépasse les bornes permises... Quoi qu'il en soit, el-hakîm el-îlahî et el-helùnah el-ilahiyah donnent, bien le même sens au fond; mais la première de ces .deux expressions a un caractère quelque peu insolite, tandis que la seconde, celle que nous avons indiquée, est au contraire tout à fait traditionnelle. 156 l'islam et l'occident porte d'ailleurs, quant à cette question des origines, que le mot çûfî lui-même et ses dérivés (taçawwuf, mu-taçawwu.f) aient existé dans la langue dès le début, ou qu'ils n'aient apparu qu'à une époque plus ou moins tardive, ce qui est un grand sujet de dis¬ cussion parmi les historiens; la chose peut fort bien avoir existé avant le mot, soit sous une autre désignation, soit même sans qu'on ait éprouvé alors le besoin de lui en donner une. En tout cas, et ceci doit suffire à trancher la question pour quiconque ne l'envisage pas simplement « de l'extérieur », la tradition indi¬ que expressément que l'ésotérisme, aussi bien que l'exotérisme, procède directement de l'enseignement même du Prophète, et, en fait, toute tariqah authentique et régulière possède une silsi- lah ou « chaîne » de transmission initiatique remontant toujours en définitive à celui-ci à travers un plus ou moins grand nombre d'intermédiaires. Même si, par la suite, certaines turuq ont réel¬ lement « emprunté », et mieux vaudrait dire a adapté », quel¬ ques détails de leurs méthodes particulières (quoique, ici encore, les similitudes puissent tout aussi bien s'expliquer par la posses¬ sion des mêmes connaissances, notamment en ce qui concerne la « science du rythme » dans ses différentes branches), cela n'a qu'une importance bien secondaire et n'affecte en rien l'essentiel. La vérité est que le « çûfîsme » est arabe comme le Coran lui- même, dans lequel il a ses principes directs; mais encore faut-il, pour les y trouver, que le Coran soit compris et interprété suivant les haqaiq qui en constituent le sens profond, et non pas simple¬ ment par les procédés linguistiques, logiques et théologiques des ulamâ ez-zâhir (littéralement « savants de l'extérieur ») ou doc¬ teurs de la 'shariyah, dont la compétence ne s'étend qu'au do¬ maine exotériqué. Il s'agit bien là, en effet, de deux domaines nettement différents, et c'est pourquoi il ne peut jamais y avoir entre eux ni contradiction ni conflit réel; il est d'ailleurs évident qu'on ne saurait en aucune façon opposer l'exotérisme et l'ésoté¬ risme, puisque le second prend au contraire sa base et son point d'appui nécessaire dans le premier, et que ce ne sont là véritable¬ ment que les deux aspects ou les deux faces d'une seule et même doctrine. Ensuite nous devons faire remarquer que, contrairement à une opinion trop répandue actuellement parmi les Occidentaux, l'é¬ sotérisme islamique n'.a rien de commun avec le « mysticisme »; les raisons en sont faciles à comprendre par tout ce que nous avons exposé jusqu'ici. D'abord, le mysticisme semble bien être en réalité quelque chose de tout à fait spécial au Christianisme, et ce n'est que par des assimilations erronées qu'on peut pré¬ tendre en trouver ailleurs des équivalents plus ou moins exacts; quelques ressemblances extérieures, dans l'emploi de certaines expressions, sont sans doute à l'origine de cette méprise, mais l'ésotérisme islamique 157 elles ne sauraient aucunement la justifier en présence de différen¬ ces qui portent sur tout l'essentiel. Le mysticisme appartient tout entier, par définition même, -au domaine religieux, donc relève purement et simplement de l'exotérisme; et, en outre, le but vers lequel il tend est assurément loin d'être de l'ordre de la connaissance pure. D'autre part, le mystique, ayant une attitude « passive » et se bornant par conséquent à recevoir ce qui vient à lui en quelque sorte spontanément et sans aucune initiative de sa part, ne saurait avoir de méthode; il ne peut donc pas y avoir de tarîqah mystique, et une telle chose est même inconcevable, car elle est cc®tradictoire au fond. De plus, le mystique, étant toujours un isolé, et cela par le fait même du caractère « passif » de sa « réalisation », n'a ni sheikh ou « maître spirituel » (ce qui, bien entendu, n'a absolument rien de commun avec un « direc¬ teur de conscience » au sens religieux), ni silsilah ou « chaîne » par laquelle lui serait transmise une « influence spirituelle » (nous employons cette expression pour rendre aussi exactement que possible la signification du mot arabe barakah), la seconde de ces deux choses étant d'ailleurs une conséquence immédiate de la première. La transmission régulière de 1' « influence spiri¬ tuelle » est ce qui caractérise essentiellement 1' « initiation », et même ce qui la constitue proprement, et c'est pourquoi nous avons employé ce mot plus haut pour traduire taçawwuf; l'éso¬ térisme islamique, comme du reste tout véritable ésotérisme, est « initiatique » et ne peut être autre chose; et, sans même entrer dans la question de la différence des buts, différence qui résulte d'ailleurs de celle même des deux domaines auxquels ils se réfè¬ rent, nous pouvons dire que la « voie mystique » et la « voie ini¬ tiatique » sont radicalement incompatibles en raison de leurs caractères respectifs. Faut-il ajouter encore qu'il n'y a en arabe aucun mot par lequel on puisse traduire même approximative¬ ment celui de « mysticisme », tellement l'idée que celui-ci exprime représente quelque chose de complètement étranger à la tradition islamique ? La doctrine initiatique est, en son essence, purement métaphy¬ sique au sens véritable et original de ce mot; mais, dans l'Islam comme dans les autres formes traditionnelles, elle comporte- en outre, à titre d'applications plus ou moins directes à divers do¬ maines contingents, tout un ensemble complexe de « sciences traditionnelles »; et ces sciences étant comme suspendues aux principes métaphysiques dont elles dépendent et. dérivent entiè¬ rement, et tirant d'ailleurs de ce rattachement et des « transpo¬ sitions » qu'il permet toute leur valeur réelle, sont par là, bien qu'à un rang secondaire et subordonné, partie intégrante de la doctrine elle-même et non point des adjonctions plus ou moins artificielles ou superflues. Il y a là quelque chose qui semble par- 158 l'islam et l'occident ticulièrement difficile à comprendre pour les Occidentaux, sans doute parce qu'ils ne peuvent trouver chez eux aucun point de comparaison à cet égard; il y a eu cependant des sciences analo¬ gues en Occident, dans l'antiquité et au moyen âge, mais ce sont là des choses entièrement oubliées des modernes, qui en ignorent la vraie nature et souvent n'en conçoivent même pas l'existence; et, tout spécialement, ceux qui confondent l'ésotérisme avec le mysticisme ne savent quels peuvent être le rôle et la place de ces sciences qui, évidemment, représentent des connaissances aussi éloignées que possible de ce que peuvent être les préoccupations d'un mystique, et dont, par suite, l'incorporation au « çûfîsme » constitue pour eux une indéchiffrable énigme. Telle est la science des nombres et des lettres, dont nous avons indiqué plus haut un exemple pour l'interprétation du mot çûfî, et qui ne se retrouve sous une forme comparable que dans la qabbalah hébraïque, en raison de l'étroite affinité des langues qui servent à l'expression de ces deux traditions, langues dont cette science peut même seule donner la compréhension profonde. Telles sont aussi les diverses sciences « cosmologiques » qui rentrent en partie dans ce qu'on désigne sous le nom d' « hermétisme »; et nous devons noter à ce propos que L'alchimie n'est entendue dans un sens « matériel » que par les ignorants pour qui le symbolisme est lettre morte, ceux-là mêmes que les véritables alchimistes du moyen âge occidental stigmatisaient des noms de « souffleurs » et de « brûleurs de charbon », et qui furent les authentiques pré¬ curseurs de la chimie moderne, si peu flatteuse que soit pour celle-ci une telle origine. De même, l'astrologie, autre science cosmologique, est en réalité tout autre chose que 1' « art divina¬ toire » ou la « science conjecturale » que veulent y voir unique¬ ment les modernes; elle se rapporte avant tout à la connaissance des « lois cycliques », qui joue un rôle important dans toutes les doctrines traditionnelles. Il y a d'ailleurs une certaine correspon¬ dance entre toutes ces sciences qui, par le fait qu'elles procèdent essentiellement des mêmes principes, sont, à certain point de vue, comme des représentations différentes d'une seule et même chose : ainsi, l'astrologie, l'alchimie et même la science des lettres ne font pour ainsi dire que traduire les mêmes vérités dans les langages propres à différents ordres de réalité, unis en¬ tre eux par la loi de l'analogie universelle, fondement de toute correspondance symbolique; et, en vertu de cette même analo¬ gie, ces sciences trouvent, par une transposition appropriée, leur application dans le domaine du « microcosme » aussi bien que dans celui du a macrocosme », car le processus initiatique repro¬ duit, dans toutes ses phases, le processus cosmologique lui- même. Il faut d'ailleurs, pour avoir la pleine conscience de tou¬ tes ces corrélations, être parvenu à un degré très élevé de la hié- l'ésotérisme islamique 159 rarchie initiatique, degré qui se désigne comme celui du « souffre rouge » (el-Kebrît el ahmar); et celui qui possède ce degré peut, par la science appelée simiâ (mot qu'il ne faut, pas confondre avec KimM), en opérant certaines mutations sur les lettres et les nombres, agir sur les êtres et les choses qui correspondent à ceux-ci dans l'ordre cosmique. Le jafr, qui, suivant la tradition, doit son origine à Seyidnâ Ali lui-même, est une application de ces mêmes sciences à la prévision des événements futurs; et cette application, où interviennent naturellement les « lois cycliques » auxquelles nous faisions allusion tout à l'heure, présente, pour qui sait la comprendre et l'interpréter (car il y a là comme une sorte de « cryptographie », ce qui n'est d'ailleurs pas plus éton¬ nant au fond que la notation algébrique), toute la rigueur d'une science exacte et mathématique;' On pourrait citer bien d'autres « sciences traditionnelles » dont certaines sembleraient peut-être encore plus étranges à ceux qui n'ont point l'habitude de ces choses; mais il faut nous borner, et nous ne pourrions insister davantage là-dessus sans sortir du cadre de cet exposé où nous devons forcément nous en tenir aux généralités. Enfin, nous devons ajouter une dernière observation dont l'im¬ portance est capitale pour bien comprendre, le véritable caractère de la doctrine initiatique : c'est que celle-ci n'est point affaire d' « érudition » et ne saurait aucunement s'apprendre par la lec¬ ture des livres, à la façon des connaissances ordinaires et « pro¬ fanes ». Les écrits des plus grands maîtres eux-mêmes ne peuvent que servir de « supports » à la méditation; on ne devient point mutaçawwuf uniquement pour les avoirs lus, et ils demeurent d'ailleurs le plus souvent incompréhensibles à ceux qui ne sont point « qualifiés ». Il faut en effet, avant tout, posséder certaines dispositions ou aptitudes innées auxquelles aucun effort ne sau¬ rait suppléer; et il faut ensuite le rattachement à une silsilah régulière, car la transmission de 1' « influence spirituelle », qui s'obtient par ce rattachement, est, comme nous l'avons déjà dit, la condition essentielle sans laquelle il n'est point d'initiation, fût-ce au degré le plus élémentaire. Cette transmission, étant acquise une fois pour toutes, doit être le point de départ d'un travail purement intérieur pour lequel tous les moyens extérieurs ne peuvent être rien de plus que des aides et des appuis, d'ail¬ leurs nécessaires dès lors qu'il faut tenir compte de la nature de l'être humain tel qu'il est en fait; et c'est par ce travail intérieur seul que l'être s'élèvera de degré en degré, s'il en est capable, jusqu'au sommet de la hiérarchie initiatique, jusqu'à 1' « Iden¬ tité suprême », état absolument permanent et inconditionné, au delà des limitations de toute existence contingente et transitoire, qui est l'état du véritable çiîfî. René Guenon. L'ARABE, LANGUE LITURGIQUE DE L'ISLAM D'elle-même, la langue arabe coagule et condense, avec un "certain durcissement métallique, ej parfois une réfulgence hyaline de cristal, — l'idée qu'elle veut exprimer, — sans céder sous la prise du sujet parlant qui l'énonce. C'est une langue sémitique, occupant donc une position intermédiaire entre les langues aryennes et les agglutinantes; et si, dans les autres langues sémi¬ tiques, la présentation de l'idée est déjà, pour des raisons de texture grammaticale, elliptique et gnomique, discontinue et saccadée, — en arabe, la seule qui subsiste comme langue de civilisation, ces traits s'aggravent encore, l'idée jaillit de la gan¬ gue de la phrase comme l'étincelle du silex. L'Islam, en faisant de l'arabe sa langue « liturgique », a favo¬ risé à l'extrême ce durcissement compact et dense, cette abstrac¬ tion osseuse. C'est en arabe, non en hébreu ni en araméen, que le sémitisme a pris conscience de son originalité grammaticale : trilittéralité fixe des racines, syntaxe verbale relative à l'action et non à l'agent, morphologie tri-vocalique (apprendre à vocali¬ ser apprend à penser; la voyelle dynamise le texte consonantique amorphe et inerte) avec flexion unique pour les noms et les ver¬ bes, emprise dominatrice de la morphologie sur le lexique et la syntaxe, c'est en arabe que ces traits s'affirment le mieux, sous la pression de l'Islam. La révélation, qui ne s'est exprimée et modalisée qu'en langues sémitiques, a eu sa croissance en hébreu, s'est épanouie en ara¬ méen au-dessus des haies épineuses d'Israël, dans le « vêtement » du lys messianique, puis elle s'est trouVée mystérieusement calci¬ née « in clibanum », en arabe, avec les « dhâriyât » coraniques, les brises brûlantes du Jugement. Considérons les racines sémiti¬ ques communes : en passant du syriaque à l'arabe, « aimer, RHM » devient « avoir pitié », — « espérer, ÇBR » devient « endurer », — « rédimer, FRQ » devient « séparer », -— « remercier, HMD » devient « louanger ». Par durcissement, « LHM, pain » en hébreu, devient « viande » en arabe, •— et « BSHR viande » en hébreu, « homme » en arabe. l'arabe, langue liturgique de l'islam 161 Cette calcination littérale, qui a facilité à l'arabe son rôle de langue de culture scientifique, nominaliste et dénationalisante, rôle que joue aussi pour d'autres raisons le français, — scelle d'une valeur religieuse spéciale, presque apocalyptique, les sens spécifiques attachés aux consonnes de l'alphabet arabe. On sait que tout mot arabe est composé d'un « corps » 4e consonnes, seules écrite^ en noir sur la ligne, et d'une « .âme », leur vocali¬ sation : mue aux initiales par le hamza, et notée facultativement en rouge, en dehors de la ligne. Il y a d'abord les vingt-deux consonnes sémitiques fondamentales (dont quatre sont devenues voyelles en grec) où une, le sîn, s'est très anciennement dédou¬ blée (c'est le fameux shibboleth, « la lettre de la Trinité »), « complétées » en arabe, par six lettres supplémentaires; afin de noter, dans sa pureté première, la gamme consonantique présé¬ mitique de vingt-huit termes que l'arabe seul a conservée intacte. Il est assez piquant d'en expliquer la formation en leur substi¬ tuant leurs valeurs symboliques Çjafr). Chaque lettre a un sens : alif veut dire : élément simple, fondement... hâ « énonciation, naissance de la vie », etc. Nous dirons : en arabe le samech sémi¬ tique de la promesse tombant a été remplacé par le sîn de l'obéis¬ sance, qui s'est emphatisé en shîn clu sort volontaire. Et, pour les six dernières lettres arabes : le tâ de l'extase (le féminin, la deuxième personne) s'est échangé avec le thav de la conclusion signée, et emphatisé en thâ de la fructification; le ta de la sain¬ teté divine s'est échangé avec le teth de l'extase et emphatisé en zâ de l'apparition divine; le çad de l'esprit de discernement et de justice s'est emphatisé en dâd de Vexclusion; l'ayn, sens ori¬ ginel, s'est emphatisé en ghayan du mystère final; le hâ de l'ac- tualisation vitale s'est emphatisé en khâ de l'immortalité; enfin le dâl de la genèse s'est emphatisé en dhâl de la substance. L'arabe comprend ainsi sept lettres dédoublées, et on peut dire que le Livre religieux noté dans cette langue est scellé de sept sceaux. De fait, en vingt-huit endroits, des lettres isolées, fort mystérieuses, commencent ses sourates, annoncées ainsi : « Telles sont les consonnes du Livre Sage », comme si elles étaient les clés du texte dont elles font partie intégrante. Il y en a quatorze : les commentateurs les appellent « noûrâniya », « lumineuses ». Elles impliquent des équations curieuses : YS (s. XXXVI) = 'ayn = 70 = KN, qui se vocalise « lcun » : c'est le « fiât » décrit au verset xxxvi, 82. Elles ont surtout servi, comme chronogrammes, en arithmologie pour prévoir des événements. On remarquera, comme chronogrammes historiquement re¬ marquables, l'an 4o, l'an Mîm, c'est celui de la mort de 'Alî, héritier de la pensée de Mohammed (Mîm = l'onomaturge) ; l'an 60, l'an Çâd, est celui où Hoceïn partit se faire tuer pour la 162 l'islam et l'occident justice. Les Fâtimites ont prononcé leur action en l'an 290 (Fâtir = Fâtimaj et en l'an 309 (Shîn-Tâ, inverse du nom d'Iblis); c'est le nombre coranique du sommeil des Sept Dormants que des mystiques, en souvenir de Hallàj martyrisé cette année-là, considèrent le nombre de la consommation de l'amour divin, au terme du « sursis » de la justice. Pourquoi cette dessication littérale de la langue arabe, devenue culturelle et classique sous le signe de l'Islam? Exclue jadis de l'offrande abrahamique — sur le Moria — la race arabe se trouve ancrée dans une ignorance presque invincible de la crucifixion et de sa douloureuse réalité : un saint de Dieu ne doit pas souffrir ignominieusement, un Juge ne doit pas avoir été condamné, un prophète ne peut être ni un pénitent ni un vaincu, car ce serait la défaite de Dieu; le péché d'Adam est annihilé, il ne peut y avoir de chaînons adultères dans la généalogie du Christ; l'âme ne souffre pas .séparée, mais meurt et ressuscite avec le corps : tel est « l'arabianisme » que le Coran a accentué et confirmé; c'est la protestation de la nature charnelle de l'homme privée d'appui, la « prudence terrienne », celle des « - marchands de Merrha et de Théman et des conteurs d'histoires », s'exprimant avec une naïveté encore plus primitive que celle de l'enfant. Il y a plus : il convenait que ce fût au désert arabe, où l'on chassait 'Azâzil, le bouc émissaire, et chez ceux qui n'ont plus comme lien avec le Dieu d'Abraham que le fait d'être de la des¬ cendance charnelle d'Ismaël, et où le souci des généalogies tri¬ bales, leur seul patrimoine, les empêche du pressentir le secret de la Paternité divine dans le cas inouï d'une Vierge enfantant le Médiateur, — qu'une voix de l'au-delà retentît. Ramenant, pour annoncer le dernier Jugement, la création aux origines : formu¬ lant la protestation de la nature angélique primordiale. Ici, dans la race arabe, dans la langue des exclus, sur les lèvres de Mohammed, la protestation s'explique, prend sa signification historique, celle d'une clôture anticipée en vue du Jugement imminent des hommes. Après ce Jugement, il n'y aura plus de fdiation généalogique légale : les élus d'entre les hommes de¬ viendront tous « comme des anges dans le ciel ». C'est la procla¬ mation naïve de l'Amour primordial de Dieu pour le bloc total des prédestinés, passant un peu tôt sous silence comme l'Amant est venu sauver les amants et les conduire à l'Aimé, car Dieu n'est pas seulement l'Amour, — mais l'Amant et l'Aimé, — dont Il procède. Si Israël est enraciné dans l'espérance et la Chrétienté vouée à la charité, l'Islam est centré sur la foi; l'observance islamique est avant tout le mémorandum d'un credo, alors que l'obser¬ vance juive ritualise les commandements prévus dans l'alliance l'arabe, langue liturgique de l'islam 163 jurée, et que l'observance chrétienne, après les vérités de son credo et ses devoirs de commandement, use des sacrements pour la sanctification par les vertus. Concentrée sur la lettre d'un credo, la pensée religieuse mu¬ sulmane a essayé de -le développer en formules nombrées, se ser¬ vant des chiffres figurant dans le Coran -comme points de départ. Ce faisant, l'arithmologie musulmane, naissant à Koûfa, a pro¬ duit une œuvre très originale qui a influencé l'évolution de la pensée mathématique. En grec comme en arabe, les chiffres étaient notés d'abord par des lettres-, mais tandis que l'arithmo¬ logie grecque se libéra de l'ambiguïté de cette notation en pro¬ jetant les nombres dans l'espace géométrique en groupes ponc¬ tuels (nombres triangulaires, carrés, pentagonaux), — l'arithmo¬ logie musulmane essaya d'élucider cette ambiguïté en projetant les nombres dans le temps discontinu : en expérimentant, par analogie avec les conjonctions astrales, les propriétés spécifiques de certains nombres : pour régler la vie liturgique, et même dé¬ clencher des séries d'événements, combinaisons alchimiques, catastrophes sociales, transmigrations psychiques. Travail de pen¬ sée éminemment sémitique, qui se reliait aux supputations mes¬ sianiques et aux apocalypses nombrées d'Israël, et influença, avec le « Sefer Yetsira », la formation de la cabale. Retenons ici, seulement, la préférence de l'Islam pour le nombre 4, celui de l'équilibre naturel et de la justice; et surtout pour le nombre .5, le pentagramme, des cinq sens et du mariage. « Cinq » est en Islam le nombre des heures et bases de la prière, des biens pour la dîme, des éléments du hajj (et des jours à Arafat), des genres de jeûne, des motifs d'ablution, des dispenses pour le vendredi; c'est le quint des trésors et du butin; les cinq générations pour la vengeance tribale, les cinq chameaux pour là diya, les cinq takbîr pour les morts shî'ites; ce sont les cinq témoins de la Mubâhala, les cinq clés coraniques du mystère (vi, 59; xxxi, 34) et les cinq doigts de la « main de Fâtima ». Tandis que les nombres préfé¬ rés d'Israël sont 10 (= la tétractys) et surtout 12 (= le pental- pha), — et que le nombre typique de la chrétienté est 7, le seul nombre virginal dans la décade, celui du temps critique et du serment, celui de la Croix et des douleurs, des péchés et des dons, des sacrements et des sceaux, des organes internes et des orifices du crâne. Si la mission liturgique de la langue hébraïque s'est achevée avec la Loi et les Prophètes, — et celle de l'araméen avec la Bonne Nouvelle du Messie, — la mission liturgique de l'arabe n'est pas encore achevée parmi les nations. Elle a été faite lan¬ gue de Yldâm, « soumission à la foi », afin de devenir un jour la langue du Salâm, de la Paix, souhaitée enfin aux créatures de 164 l'islam et l'occident la part de Dieu : à l'Heure où la croyance musulmane au Retour de 'Isâ-ibn-Meryem coïncidera avec le second Avènement du Messie chrétien, que le Mahdi arabe doit faire triompher. Si l'olivier syrien provenant d'un sauvageon spontané par triple greffe figure l'Église chrétienne, — et le figuier paradisia¬ que le peuple d'Israël, — le palmier de Chaldée, qui figure la race arabe, doit, lui aussi, donner des fruits sans recours à au¬ cune fécondation artificielle, ou « talqîh ». Dans une parabole condensée, le Coran nous montre un dattier solitaire, au désert où la Vierge s'était réfugiée pour enfanter; il en tombe des dattes pour nourrir la Mère et l'Enfant; par la vertu créatrice de ce « fiât », « kun », — qui n'est articulé que huit fois dans le Coran; et chaque fois uniquement « au sujet de 'Isâ et de la Résurrection », « fî amr 'Isâ Isâ wa'l Qiyâma ». Louis Massignon. ISLAM — OCCIDENT — CHRÉTIENTÉ « Ahad! Ahad! » (0 Unique! Unique!) Parmi les voyageurs que leur destin a poussés en terre d'Islam, beaucoup sont revenus séduits et ont parlé de ce qu'ils ont vu avec un enthousiasme qui fait sourire nos Occidentaux. Qu'y a-t-il donc dans cette atmosphère mahométane pour qu'on ait l'im¬ pression d'y respirer à l'aise, et quel est le miracle? Chacun a sa réponse : l'artiste parlera de la douceur des cou¬ leurs, de la grâce des formes, le poète alléguera la vision des moeurs patriarcales et la nostalgie des siècles disparus que l'on voit précisément revivre en Orient; tout cela est vrai, mais ce n'est que le moyen qu'emploie l'Islam pour nous séduire, ce n'est pas la cause de la séduction qui doit être recherchée plus haut. Celle-ci, pour le dire en deux mots, tient à ce que l'Orient, et en particulier l'Islam, nous présente une civilisation à forme traditionnelle, les choses dans l'esprit de chacun y étant situées à leur vraie place dans la hiérarchie métaphysique. Mais qu'est-ce que la hiérarchie métaphysique et qu'est-ce que la Tradition ? On sait comment le monde se présente pour un nombre consi¬ dérable d'hommes : au sommet, infiniment transcendant et im¬ manent, est Dieu, puis plus bas, s'échelonnant dans le monde manifesté, sont ses diverses créations parmi lesquelles les anges, les âmes, les intelligences et les corps, inertes et vivants. Tout, cela constitue une hiérarchie, chaque état étant subordonné à celui qui lui correspond dans le plan supérieur. C'est cette hié¬ rarchie qui donne au monde son harmonie. Or, nous disons que dans les oeuvres des hommes une identique harmonie est désirable, mais qu'elle ne peut être obtenue que si ce qu'ils font, organisation sociale ou actes privés, reproduit, rappelle et symbolise, sur le plan terrestre, la structure surna- 166 l'islam et l'occident turelle du Cosmos : c'est à quoi tend l'Islam, et c'est cette har¬ monie qui très subtilement nous y captive pour peu que nous ayons des antennes métaphysiques, car nous y retrouvons vivant ce que nous avons "détruit en Occident. Les hommes, en effet, ont la liberté d'imaginer des principes faux ou, ce qui revient au même, de construire des œuvres ou des sociétés basées sur des principes faux : sur un principe, par exemple, qui consiste à ne pas voir l'existence des plans méta¬ physiques supérieurs, ce qui est nier Dieu; à élire pour unique objet de connaissance le monde sensible, ce qui aboutit à déifier la matière, et à permettre finalement la dictature des puissances d'argent, même si quelques individus conservent encore, pen¬ dant quelques générations, les vertus chrétiennes. Un tel renver¬ sement de l'ordre hiérarchique est une aberration intellectuelle : c'est le cas dramatique de notre société occidentale moderne : on y asphyxie. Sans entreprendre une étude détaillée des institutions islami¬ ques, nous rappellerons que tout : politique, droit, vie de la cité, travail, etc., y est organisé selon les prescriptions coraniques. Certes, l'interprétation du Coran n'a pas toujours été aisée, et les controverses comme les écoles ont été nombreuses chez les théologiens; il serait difficile de soutenir que le résultat où ceux-ci ont abouti ait toujours été parfait, et d'autre part on prouverait difficilement aux catholiques que la révélation constituée par le Coran puisse mieux nourrir leur âme que la venue de l'Époux narrée dans leurs propres livres. Mais au moins le mérite des Musulmans est d'avoir mis au-dessus de tout le souci de se plier -tant bien que mal à une discipline d'inspiration surnaturelle : en cela l'Islam est frère de la chrétienté médiévale : Dieu pre¬ mier servi; les Templiers avaient bien compris cette parenté; et tous deux sont aux antipodes des constitutions occidentales mo¬ dernes dont le premier but, atrocement grossier et vulgaire, est soit le « bonheur commun » ainsi que le proclame le premier article de la Déclaration des droits de l'homme, soit l'état, soit la race. La vie sociale en Islam, partout où sa structure n'a pas été ravagée encore par les Occidentaux, est donc à base tradition¬ nelle, c'est-à-dire que les fonctions, d'étage en étage, y sont su¬ bordonnées à Dieu comme au moyen âge chez nous : les métiers sont groupés en corporations ayant leur mosquée et leur Patron, la contribution matérielle à la marche de la société étant l'image des devoirs envers Dieu, et l'intérêt pécuniaire n'étant nullement le premier souci. Les puissances d'argent n'étant pas encore ISLAM OCCIDENT CHRÉTIENTÉ 167 venues les avilir, il en résulte cette lumière sur le visage de tant de travailleurs à Fez, porteurs d'eau, porteurs de fardeaux, et tant d'autres. Considérés individuellement, la certitude ne les quitte pas que nous ne sommes que poussière : ce marchand, accroupi derrière son étalage, ne me répond pas-parce qu'il récite son chapelet; tant d'autres, à ma question précise, me répondent : « Dieu seul sait »; tant d'autres, à l'annonce d'un malheur grand ou petit, disent : « Cela ne compte en rien »; sur tous les murs d'une ville comme Fez on voit écrit « Dieu » en cent endroits, dans les intérieurs aussi bien que clans les rues. On objectera, et cela mé¬ rite en effet d'être discuté, que tout cela n'est que formalisme, que ces mots dits machinalement ne recouvrent aucune foi véri¬ table, ne sont qu'hypocrisie. Mais avant d'accuser ainsi les Mu¬ sulmans, reconnaissons qu'il est infiniment difficile parfois de préciser jusqu'à quel point les mots que nous disons nous-mêmes représentent nos pensées réelles; en outre, nous dirons que mieux vaut entendre affirmer une vérité, même par qui ne songe plus à y réfléchir, que d'entendre gronder la sottise, sous les déclama¬ tions du monde moderne; en tout cas, de telles formules prou¬ vent au moins que l'on n'a pas décidé de tourner le dos au sur¬ naturel, à la vérité. Enfin, devant certains signes il est possible de mesurer que la soumission à la Providence d'un nombre très grand de Musul¬ mans n'est pas uniquement verbale, mais fait profondément par¬ tie de leur être. Par exemple, leur attitude devant la maladie. Il faut avoir vu des malades, hommes, femmes ou enfants, en terre d'Islam, que ce soit au Hedjaz ou au Maroc; certes, ils se lamen¬ tent parfois quand ils souffrent trop, mais jamais ils n'ont un mot de récrimination contre la Providence, jamais ils n'en veu¬ lent à Dieu de les avoir fait souffrir : ils sont même à ce point dégagés de leur « moi » qu'ils ne demandent jamais si la guéri- son sera lente à venir ou même si elle viendra. Au contraire, les malades non orientaux, même parmi des gens qui passent pour catholiques, sont indignés d'être touchés par la maladie : « — Mais comment se fait-il que telle chose me soit advenue, comment est-il permis que de telles maladies existent ? » sont des phrases que les médecins entendent à chaque instant en Occi¬ dent. Et même cette intolérance devant la souffrance a pu con¬ duire certains à nier l'existence de Dieu : cette négation est une pétition de principes puisque, pour tirer argument de notre souf¬ france, il faut présupposer un très gros intérêt accordé à notre « moi », c'est-à-dire restreindre la place du « non moi », ce que l'on prétendait justement démontrer. Quelle splendide leçon nous donne à ce sujet l'Islam! car s'il y a un mot que les Musulmans 168 l'islam et l'occident disent constamment, par le cœur, par les lèvres et par les actes, c'est bien le « non voluntas mea, sed tua » de Jésus. Une autre chose qui étonne l'Occidental est l'absence de curio¬ sité des Musulmans. Il importe de préciser, car justement dans les villes d'Islam les bourgeois sont souvent d'une indiscrétion extrême vis-à-vis des faits et gestes de leurs voisins; ce que nous entendons, c'est le fait que les gens que vous rencontrerez sur votre chemin ne vous regarderont même pas : ils vous salueront de leur traditionnel « que la Paix soit avec vous », mais ne dé¬ tourneront pas les yeux pour vous voir et ne se retourneront pas, sauf naturellement s'ils ont quelque intention précise à votre égard. Non seulement les mécaniques que nous portons chez eux, avions, autos, n'attirent pas leur attention s'ils n'en voient pas l'utilisation immédiate, mais nous-mêmes, quand nous tentons de les aborder, combien de fois ne nous font-ils pas comprendre que nous ayons à disparaître de leur soleil et les laissions à leur contemplation1. Un jeune Musulman, ayant reçu notre culture française, me confiait justement que ce qui le frappait avant tout chez les Euro¬ péens c'était l'inaptitude à rester sans parler ou s'agiter, bref l'inaptitude à contempler. C'est bierf la vérité : l'Occidental a désappris la contemplation, le sens de son union avec son prin¬ cipe. C'est là une notion que l'Islam peut lui donner, et, en fait, c'est en terre d'Afrique que bien des Européens ont récupéré le sens du surnaturel. Mais même quand on est séduit par le spectacle de ce peuple qui accorde tant de pensées à Dieu, on ne peut pas ne pas être extrêmement déçu par sa misère physique : la foi n'engendrerait- elle que des ruines? Ces gens souffrent et s'étiolent; s'ils n'en ont pas conscience, nous sommes, nous, obligés de constater qu'ils piétinent depuis des siècles, des rives de l'Atlantique jus¬ qu'aux Indes. Je ne critiquerai pas, chez euî, la justice ni la police destinée à protéger les honnêtes gens, car on ne peut guère citer les nôtres en modèle; mais par exemple, en ce qui concerne la santé publique, ils s'abstiennent vraiment de façon trop catégorique de tenter le moindre effort : nulle hygiène, ni pour la sauvegarde des enfants, ni pour la voirie (chacun connaît, la montagne d'im- i. ii ne s'agit pas ici de savoir jusqu'à quel degré d'intimité avec Dieu s'élève cette contemplation, car la théologie distingue justement toute une série de degrés dans la vie mystique. Nous nous bornons à dire que le Musul¬ man moyen atteint avec la plus grande facilité l'un au moins de ces degrés, que l'on peut nommer état de' prémystique ou préfiguration naturelle de la vie'mystique véritable. ISLAM OCCIDENT CHRÉTIENTÉ 169 mondices qui avoisine chaque ville arabe), ni contre les épidé¬ mies. Même remarque, chacun de ces abandons entraînant l'au¬ tre, dans le domaine scientifique : eux qui, au moyen âge, rivali¬ saient avec nous et parfois nous enseignaient philosophie, mathé¬ matiques, astronomie, médecine, ils se sont endormis. A l'arrêt de cette civilisation, l'Occidental donne sans hésiter l'explication suivante : que tout simplement les Musulmans sont des paresseux, soit naturellement, soit par perte de leur tonus vital causée par le trop libre cours accordé à la sensualité. Cette explication, cependant, ne nous plaît guère pour deux raisons : d'abord, même si elle est juste, elle nous rappelle un peu trop l'histoire de la paille dans l'œil du voisin2 : car si l'homme occi¬ dental ne néglige pas le monde matériel, il a un autre défaut qui vaut bien la paresse musulmane, c'est son sybaritisme qui l'in¬ cite à une recherche effrénée de confort : chacun s'ingénie non pas pour améliorer le sort du voisin, mais le sien propre. En second lieu, cette explication est insuffisante, car la paresse n'est qu'un facteur moral, alors qu'il convient de chercher les causes où elles sont : sur le plan métaphysique. Ainsi considérée, l'attitude musulmane est loin d'apparaître dépourvue de grandeur : voici, en effet, un peuple qui a dans l'incommensurable transcendance de Dieu une telle foi qu'il en meurt, tant il méprise ce qui, justement, n'est pas Dieu. C'est ainsi que les Musulmans jugent leur situation, et c'est l'explica¬ tion qu'ils jettent aux Européens à propos des résultats de la science occidentale : Ernest Psichari se l'est fait dire en Mauri¬ tanie, et j'ai obtenu cinglante comme une gifle la même réponse, de façon très émouvante et spontanée, au Iledjaz. Cela est assurément sincère et grand, mais il nous est impos¬ sible, même devant la notion de la transcendance divine, de nous résigner à ce suicide collectif : car il provient, et ce sera notre explication, ni occidentale ni musulmane, d'une vue imparfaite de l'Être de Dieu. En effet, la pensée musulmane n'est nullement acheminée vers deux faits essentiels que connaissent bien les catholiques : la Trinité et l'Incarnation du Verbe. Le Dieu des Musulmans est certes le'même que celui des Chré¬ tiens, mais Allah n'est guère superposable qu'à Dieu le Père, la première Personne de la Trinité. Évidemment, certains Musul- 2. A moins qu'elle ne rappelle aussi la « vertu dormitive » par laquelle l'opium fait dormir. 170 l'islam et l'occident mans d'élite parvenus à de très hauts sommets du mysticisme ont parlé de « l'Esprit » de Dieu et même du « Verbe », mais l'immense foule des fidèles n'entre pas dans ces distinctions, ni même les gradés en science coranique, les oulémas. Et en tout cas, ce qu'aucun d'eux n'admet, c'est que l'Unique puisse s'incarner dans la chair : cette doctrine (holoûl) est pour eux le comble de l'abomination. La notion de l'Incarnation3, ce fait que le Verbe divin est venu s'insérer dans la chair d'un homme, et que nous sommes nous-mêmes les membres du Corps mystique du Christ, oblige au contraire le Chrétien à concevoir, et rappelle constamment à sa pensée les points suivants : que l'esprit est lié à la chair; que nos gestes ne sont donc pas insignifiants : ils sont le support de quelque chose, à nous dë les charger d'une valeur spirituelle, adoration et non blasphème; qu'il faut agir en les ordonnant vers une fin religieuse, en les accordant à des principes métaphysi¬ ques; que nous pouvons avoir des conceptions très justes, mais que si nos, gestes n'en donnent pas l'image sur l'écran du monde manifesté il y aura dysharmonie, c'est-à-dire crime de lèse- divinité. En dehors des péchés nettement caractérisés, il y a divers moyens d'atteindre à cette dysharmonie, auxquels les Musul¬ mans ne paraissent pas songer suffisamment. D'abord, si tous nos gestes religieux ne sont pas spiritualisés par la notion de l'Incarnation; leur exécution aboutira au for¬ malisme, ce qui arrive tout de même souvent en Islam. On nous dira que ces mêmes gestes y aboutissent bien souvent aussi chez les Chrétiens, mais précisément cela arrive dans les cas où nous négligeons l'effort constant de spiritualiser nos actes, où nous nous dérobons par oubli ou paresse. aux devoirs qui résultent pour nous de la réalité de l'Incarnation. Et inversement, si un musulman (ou tout autre) évite le formalisme et met de la piété vivante dans les actes de sa vie, nous dirons qu'il a le sens de l'Incarnation : nombreux sont ceux qui l'ont à leur insu, rejoi¬ gnant ainsi plus ou moins parfaitement l'âme de l'Eglise, sinon appartenant à son corps. Un autre moyen d'atteindre à la dysharmonie en ignorant l'In¬ carnation est de se désintéresser du monde matériel. Il ne s'agit pas du tout, répétons-le, de mettre son cœur dans ce monde ma¬ tériel; il est bien entendu que les mystiques, Musulmans autant que Chrétiens, ont grandement raison de déclarer que le but su- 3. Nous renvoyons le lecteur à ce que nous avons écrit sur ce sujet dans Musique et Incarnation (Cahiers de la Quinzaine, 3o, rue Monsieur-le-Prince, Paris) et spécialement le chapitre sur la pensée de Charles Péguy. ISLAM OCCIDENT CHRÉTIENTÉ 171 prême4 de ta religion est d'aboutir à la contemplation dans la « station divine », le procédé pour y aboutir étant sensiblement le même chez une sainte Thérèse à Lisieux ou chez un Al Hallâj à Bagdad : pousser l'oubli de soi jusqu'à l'anéantissement. Mais, ce qui précède étant bien entendu, nous disons que ce serait une fallacieuse tactique pour atteindre à cet anéantissement que de cesser de s'occuper du monde matériel, car cela équivaut à lui laisser sa malfaisante influence. La contemplative sainte Thérèse s'est, malgré les apparences, beaucoup occupée du monde maté¬ riel, justement en s'obligeant à faire des travaux qui lui coû¬ taient. Toutes nos Soeurs de Saint-Vincent de Paul passent leur vie sans un jour de repos à s'occuper de choses on ne peut plus terre à terre : elles désirent améliorer l'état d'autrui, mais refu¬ sent pour elles-mêmes les plaisirs matériels : dans ces travaux elles incarnent donc vraiment leur charité (ou amour de Dieu); et l'on peut se demander ce que signifierait finalement ce mot charité sans toutes ces preuves qu'elles en donnent. Après avoir vu ces preuves-là, si nous reportons nos regards sur bon nombre d'organisations musulmanes nous verrons de surprenantes choses : des groupements, les confréries, où l'on recherche certes l'extase mystique, mais par des procédés d'en¬ traînement trop exclusivement artificiels et mécaniques : danses, secousses de tête, etc.; nous serons surpris que les disciples n'y soient nullement tenus, par exemple, de se séparer de leurs femmes, et nous apprendrons enfin avec stupeur l'anecdote con¬ cernant Jalâl eddin Roumi, où l'on voit sa célébrité de grand mystique s-accroître de celle de ses prouesses galantes; on ne peut pas dire que dans ces cas l'oubli de soi ait été porté à un laien haut degré. Ce qui choque ici le Chrétien, ce n'est pas que de telles choses existent, nous ne lançons pas la moindre pierre, c'est que les Musulmans voient réellement là des sortes de saints, sans peut-être faire assez la différence avec les hommes qui, chez eux, ont réussi à mener une vie parfaitement dépouillée : et l'on touche là, du doigt, le manque de la doctrine de l'Incarnation : ce mysticisme ne serait-il que dilettantisme ? c'est-à-dire, aptitude artistique ou poétique à dire des choses émouvantes sur Dieu, ou aptitude à éprouver dans l'ordre naturel une sorte de vertige qui donne l'illusion sans doute de ce que serait un départ vers le Paradis, mais qui n'est pas du tout la véritable extase surnatu¬ relle; peut-être peut-on dire tout au plus qu'il la fait de très loin pressentir, mais celle-ci est réservée au très petit nombre de ceux qui ont su et pu s'exproprier d'eux-mêmes sans marchandage et 4. Au vocabulaire près, la même chose peut se dire des Hindous, Thibé- tains, Taoïstes. 172 l'islam et l'occident sans retour consenti d'aucune complaisance envers leur moi, qui ont, répétons-le, incarné dans leur chair, en la mâtant, la pré¬ férence qu'ils ont donnée à Dieu. Au reste, les Musulmans cultivés se prennent difficilement sans vert : nos gestes images des vérités surnaturelles, notre parole reflet de la parole de Dieu, la nécessité d'une ascèse, la possibi¬ lité même de s'unir à Dieu par l'Amour, leurs auteurs ont dit tout cela comme s'ils croyaient à l'Incarnation, et c'est pourquoi la conduite d'une telle discussion est fort délicate. Malheureuse¬ ment, les avis et enseignements de ce genre semblent être restés l'apanage d'un petit nombre, comme s'il y avait deux vérités, l'une pour la foule, l'autre pour les raffinés. Pratiquement, ils ont été oubliés, car les fidèles sont hantés par l'idée de la trans¬ cendance divine et voient un abîme entre le Seigneur et ses escla¬ ves; c'est là l'article essentiel de leur foi : ils ont fini par s'ima¬ giner que nos gestes humains ne sont d'aucune valeur auprès de l'infiniment Grand, et ils ont abouti au quiétisme, ne s'intéres- sant plus assez à la morale ni au monde temporel. Le mot « maa- lèche » qui clôt tristement chaque discussion en Egypte en est une preuve : il signifie bien « tout cela est sans importance de¬ vant l'Infini, et peu m'importe de souffrir, car je suis résigné de¬ vant la fatalité », mais il signifie aussi bien « peu m'importe que le voisin souffre » : c'est une désertion devant l'ennemi. Par les deux voies du formalisme et du quiétisme, les Musul¬ mans fils d'Ismaël redeviennent esclaves de la matière. Or, on peut noter que l'autre famille sémite, les fils d'Israël, qui ont nié eux aussi l'Incarnation et ont expulsé le Christ, en sont réduits à la recherche frénétique des biens de ce monde. Chez les deux peuples sémites, la vie cultuelle est à un étonnant degré le fait des hommes et non des femmes, au contraire de ce qu'on voyait jadis chez les Grecs et de ce qu'on voit aujourd'hui chez les Chrétiens; chez ceux-ci les femmes jouent un rôle éminent, en souvenir sans doute de Celle qui eut à accepter que l'Incarnation se fît. La coordination des gestes et de la pensée avait bien retenu, pourtant, l'attention des premiers penseurs musulmans puis¬ qu'ils avaient rédigé la Sunnah qui indique non seulement des prescriptions rituelles mais « exige avant tout des vertus mora¬ les, préparation à un état de grâce avec Dieu » (Massignon, Al Hallâj, p. 5io). Mais les conseils si. judicieux de ces Sunnites pieux n'étaient pas étayés par des notions dogmatiques précises; pour devenir matière vivante, il leur eût fallu le soutien théolo¬ gique de la trine personnalité du Dieu Unique et de l'Incarnation du Verbe. C'est à cause de cette déficience que l'on voit rester finalement % ISLAM OCCIDENT CHRÉTIENTÉ 173 stérile une notion aussi magnifique que celle de la « présence » de Dieu que le Musulman sent si "profondément. Elle fait de lui un croyant modèle mais elle est incomplète : elle ne correspond qu'à ce que la théologie catholique décrit sous le nom de pré¬ sence d'immensité : Dieu présent dans l'être de toutes les créa¬ tures comme moteur immobile de toute la Création. Mais le Catholique considère, en outre, deux autres présences : celle de Dieu au plus intime de notre cœur et celle toute particulière de Dieu dans la personne de son Oint, le Christ. Malgré la place éminente que l'Islam accorde à Jésus (et à la Vierge), reconnais¬ sant sa sainteté mystique, « cette pleine floraison en lui de la présence divine par la grâce habituelle », ce fait que « lui seul n'a cessé d'avoir l'Esprit pour unique organisateur de son corps », son retour millénariste prévu, son autorité sur les élus de la terre, et même selon quelques-uns son rôle de Juge au jour du Juge¬ ment5, malgré tout cela l'Islam refuse de s'associer à l'Eglise de Rome pour prononcer le mot Incarnation, comme si c'était là donner un associé à Dieu, hérésie constituant le péché de shirk, que le Musulman a cent fois raison de redouter. Or, devant la propagande et la capacité d'avilissement du monde occidental moderne, l'Islam, malgré son orgueil, court le même péril que la Chrétienté : être séduit et disparaître;, mais cela ne serait d'aucun bénéfice pour la Vérité, et l'Eglise catho¬ lique n'y gagnerait rien. C'est toujours notre prophète Péguy qu'il faut écouter : « Tout ce que l'on prendra à une force spirituelle, quelle qu'elle soit, ce n'est pas une autre force spirituelle, c'est l'argent qui le gagnera: » (Note conjointe sur M. Descartes, p. 3o5.) Il importe donc que tous ceux qui possèdent d'authentiques valeurs spirituelles sachent les apprécier et les conserver, quitte à les accroître avec l'aide du voisin. La cité future ne sera harmonieuse et légitime que si la géné¬ ralité des hommes y sait à la fois prier sans cesse et s'astreindre avec zèle aux travaux temporels. Une telle cité ne peut être bâtie que sur des principes métaphysiques de premier choix. Nous venons de voir que le monde méditerranéen en possède infiniment plus que les éléments. Philippe GuiIberteau. 5. Voir Massignon, Al Hallâj, pp. 5oo, 683, 685, 687, etc. L'EGLISE ET LA MOSQUÉE Le mot arabe masjid, qui, transcrit en espagnol mezquila, nous a donné mosquée, ne désigne pas, dans le principe, un édifice religieux spécifiquement musulman. Le masjid est un lieu de culte quelconque, au sens propre un endroit où l'on se prosterne devant la Divinité. Pour le musulman, toute la terre peut servir de masjid. Le Prophète aurait dit : « Là où tu te trouves à l'heure de la prière, tu dois la faire, et là est un masjid. » Cependant Mahomet, ayant adopté Médine comme résidence avec la petite troupe de ses premiers fidèles, éprouva le besoin de se créer un asile où il pourrait se retrouver avec eux pour l'oraison collec¬ tive. Des textes assez' nombreux nous renseignent sur ce premier sanctuaire. Mais, en fait, « sanctuaire » ne convient guère pour en donner l'idée, et l'on hésite même à le désigner sous le nom d' « édifice ». C'était une grande cour, un rectangle de terrain que l'on aplanit après l'avoir débarrassé des ruines, des tom¬ beaux et des palmiers qui l'encombraient. Un mur de briques séchées au soleil l'enserra. Là s'assemblait la communauté des croyants, groupés côte à côte, coude à coude, et formant plu¬ sieurs rangs devant lesquels le Prophète, tel un chef d'armée, priait comme eux; tous répétant ses invocations et reproduisant ses attitudes. Pour protéger ses hommes contre les ardeurs du soleil, il fit construire un abri le long du mur nord de l'enclos. Des troncs de palmiers, implantés dans le sol, soutinrent un toit de feuillage et de terre battue. Dès lors, le schéma architectural de la mos¬ quée était créé. Elle comportait, elle comportera désormais une cour très vaste, au fond de laquelle règne, du côté de la qibla où s'oriente la prière, un espace couvert, beaucoup plus large que profond, une galerie ou, si l'on veut, une salle hypostyle, dont la prière en commun avait déterminé la construction. Je n'ai pas ici à retracer l'histoire de la mosquée de Médine, à raconter pourquoi et comment Mahomet adopta pour la prière l'orientation du Sud après celle du Nord et bâtit un nouvel abri l'église et la mosquée 175 le long du mur opposé à celui de la première qibla. Mais il con¬ vient de marquer le caractère complexe et imparfaitement spé¬ cialisé de ce premier temple de l'Islam. L'enclos n'est pas privé de vie en dehors des heures de prière. Sur le côté est de la cour, le Prophète a fait aménager deux cham¬ bres pour ses deux épouses, Aïcha et Saouda; et les mariages qu'il contractera par la suite multiplieront ces logements. Cette de¬ meure n'est pas, au reste, celle d'un particulier quelconque. C'est l'habitation d'un grand chef arabe, à la fois religieux, poli¬ tique et guerrier. Elle sert tout ensemble d'oratoire collectif, de maison commune des musulmans, de salle d'audience et de quar¬ tier général. Mahomet y instruit ses compagnons des articles de son Credo et des prescriptions de son culte; il les harangue et prend leur avis pour la conduite des opérations militaires. L'en¬ trée n'en est pas interdite aux étrangers. Non seulement les pau¬ vres de la ville y trouvent un abri, mais les Bédouins qui ont à traiter de quelque affaire y pénètrent avec leurs chameaux et y dressent .leur tente. Rien ne ressemble moins à un sanctuaire inaccessible au profane que ce premier lieu de culte musulman. Bien que le Christianisme diffère de l'Islam par plus d'un point, notamment par le monde qui l'a vu naître et l'attitude de ses adeptes à l'égard de ce monde, l'église des premiers siècles ne laisse pas de présenter quelque analogie avec la mosquée de Mé- dine. Dans l'une comme dans l'autre, le programme d'architec¬ ture religieuse ne se différencie pas nettement du programme domestique. La communauté chrétienne, ayant dû déserter les synagogues, trouve asile dans la demeure d'un de ses membres. L'exercice de leur culte s'accommode des dispositions assez sim¬ ples de la maison gréco-romaine. Quand, par la suite, des édifices nouveaux et plus vastes seront construits, ils emprunteront aux basiliques civiles —' salles de réunion, marchés ou prétoires — des traits que l'église conservera dans les siècles à venir : la forme rectangulaire du plan, avec l'abside en demi-cercle qui se creuse au fond, la couverture en charpente et le toit de tuile à deux ver¬ sants, voire la division de l'intérieur en plusieurs nefs, que quel¬ ques basiliques civiles comportaient déjà. Faite pour accueillir l'assemblée des fidèles, l'église conser¬ vera jusqu'en plein moyen âge le rôle de maison commune, de centre de la vie sociale, qu'elle connut aux temps héroïques et que la mosquée ne perdra jamais complètement. Toutefois, si quelque analogie rapproche la mosquée de l'église primitive, des divergences bien plus évidentes les séparent, que détermine la différence des cultes, et qui déjà s'inscrivent dans le plan. La plus frappante est l'ampleur de la cour et le rôle attribué 176 l'islam et l'occident dans la mosquée à cet espace découvert, dont la galerie abritée ne semble qu'une annexe. Sans doute l'office chrétien, lui aussi, put-il avoir tout d'abord pour cadre l'atrium de la demeure pri¬ vée, où les fidèles s'assemblaient; mais la basilique lui offrit un asile qui lui convenait mieux. Or, c'était essentiellement une salle fermée et munie d'un toit. Ce n'est pas en plein air, c'est dans un édifice bien clos que les chrétiens célèbrent la messe. Celle-ci est d'ailleurs de tout autre nature que la prière musulmane, et l'or¬ donnance de l'oratoire musulman lui serait mal adaptée. Comme nous l'avons dit, la prière musulmane, acte d'adoration et de soumission de la créature à son Créateur, groupe les croyants en de longues rangées comparables au front des vieilles batailles, et, dans la proportion de la salle qui les abrite, s'affirmera nettement la prédominance de la largeur. Tout autre est l'office chrétien, le sacrifice de la messe, drame sacré dont l'autel est le théâtre et auquel tous les fidèles doivent s'associer en esprit. Il importe que chacun d'eux en suive les phases. Le plan de l'édifice s'organi¬ sera en profondeur pour permettre aux assistants les plus éloi¬ gnés d'apercevoir le prêtre à l'autel. De même que toute action symbolique, tout spectacle rituel sont étrangers à l'Islam, tout clergé, tout corps habilité par une formation spéciale et par une consécration à l'exercice du culte lui est inconnu. L'imâm, directeur de la prière collective, n'est qu'une personne respectable prise parmi les fidèles et que tout autre pourrait suppléer. Il n'y a paâ lieu de réserver dans la mos¬ quée une place quelconque aux desservants d'un sanctuaire. Au reste, la mosquée ne comporte pas de sanctuaire, ni saint des saints, ni tabernacle, ni autel, ni chœur. Le sanctuaire unique de l'Islam, la Kaaba de la Mekke, est extérieur à la mosquée. Des milliers de kilomètres l'en séparent. Son existence ne s'impose à l'esprit que par la direction vers laquelle doivent se tourner les invocations et les prosternations. Dans la mosquée primitive, au¬ cun détail d'architecture ne semble avoir précisé cette orienta¬ tion, si ce n'est le mur formant le fond de l'oratoire lui-même, qui ne se distinguait d'ailleurs en rien des autres murs. Cependant cette simplicité du plan, cette indigence presque ascétique de la mosquée telle que le Prophète l'avait conçue, allait s'assouplir et admettre des enrichissements quand l'Islam, s'étendant hors de l'Arabie, eut connu les basiliques. Alors que les califes, dépouillant leur rudesse d'anciens chefs arabes, se laissaient séduire par les commodités et le luxe de la vie princière qui se révélait à eux, alors qu'ils bâtissaient à leur usage des palais et. des thermes, ils devaient considérer comme oeuvre pie de donner à la religion triomphante quelque peu du faste dont les chrétiens ennoblissaient leur culte. Par la réquisition des maté- l'église et la mosquée 177 riaux, par l'emploi des architectes recrutés dans le pays, des ma¬ çons, des sculpteurs et des mosaïstes, les mosquées pouvaient rivaliser avec les sanctuaires des« Polythéistes ». Toutefois, l'imi¬ tation de ces sanctuaires apporta des modifications plus profon¬ des que l'enrichissement de la parure. La plus notable semble avoir été celle qui imposa aux nefs de l'oratoire un changement de direction, la construction d'allées bordées de colonnes qui, par l'intermédiaire des arcs, suppor¬ taient la couverture de la salle, non plus parallèles au mur du fond, mais perpendiculaires à ce mur. Certes, plus d'un élément nous fait défaut pour préciser les conditions historiques et la nature de cette innovation, et nous© devons ici nous contenter d'hypothèses et de vraisemblances. La ' première mosquée de Médine ne comportait sans doute pas d'arcs unissant les supports, donc pas de nefs véritables; la mosquée de Koufa, bâtie sur le modèle de Médine, n'en avait pas davantage. Mais la mosquée de Médine, reconstruite et encore existante, pa¬ raît bien divisée en allées transversales; la mosquéè"'d'Àmr au vieux Caire reproduisait cette disposition primitive. Maint ora¬ toire, notamment en Egypte et au Maghreb, devait perpétuer le type archaïque, le type « médinois », qui, de toute évidence, ! était le plus logique, puisque la division de l'oratoire en -allées transversales se modelait en quelque sorte sur l'ordonnance de la prière musulmane. Or les basiliques, en particulier celles de la Syrie conquise, offraient un tout autre plan : la division de la salle par dès nefs dirigées en profondeur, c'est-à-dire perpendiculaires au mur du fond. Les bâtisseurs de mosquées l'adoptèrent, -soit intégralement comme à la mosquée El-Aqça de Jérusalem, soit en combinant les deux parties, comme à la grande mosquée de Damas. Celle-ci, dont Jean Sauvaget a dit très justement qu'elle fut « la première réussite architecturale de l'Islam », comporte trois longues nefs transversales tenant toute la largeur, mais que coupe en leur milieu une nef en profondeur, plus large, plus haute, s'affirmant en élévation par le fronton de sa façade et sa grande coupole. L'ordonnance « basilicale », à nefs en profondeur, une fois in¬ troduite dans le monde de l'Islam, se répand à travers ce monde, concurremment avec l'ordonnance a médinoise », à nefs trans¬ versales. Les Omeiyades de Syrie émigrés en Espagne la trans¬ portent à Cordoue, d'où elle passera en Maghreb; et elle s'impo¬ sera, d'autre part, aux grandes mosquées de Kairouan et de Tu¬ nis. Presque invariablement, l'allée centrale s'affirmera comme une nef maîtresse, plus large et parfois plus haute que celles qui la flanquent, à la manière, du vaisseau principal des églises domi¬ nant les collatéraux. 178 l'islam et l'occident Cependant, ce qui convenait au culte chrétien ne pouvait s'a¬ dapter tel quel au programme islamique. La prière collective exi¬ geait un oratoire beaucoup plus large que profond. Pour étendre latéralement la mosquée, il fallait multiplier le nombre des nefs. La basilique se prêtait d'ailleurs sans difficulté à cette extension. Les musulmans de Tunisie pouvaient voir à Carthage les vestiges d'une basilique chrétienne à huit nefs secondaires flanquant la nef médiane, donc neuf en tout. La mosquée de Cordoue en compta onze; celle de Kairouan dix-sept. Cette prédominance de la largeur sur la profondeur imposée par le culte suggérerait plusieurs remarques que nous nous con- otenterons d'indiquer ici. La première est une anticipation. Quand, sept siècles plus tard, les Ottomans maîtres de Cons- tantinople eurent besoin de construire des mosquées, ils en char¬ gèrent dès architectes turcs. Ceux-ci s'inspirèrent des églises by¬ zantines à grandes coupoles, dont Sainte-Sophie est l'exemple le plus fameux. Cependant, ils devaient satisfaire au même pro¬ gramme rituel que les constructeurs des premiers temples musul¬ mans. Ils le firent souvent avec le plus rare bonheur. Divers pro¬ cédés : l'adjonction de voûtes en berceau ou de coupoles latéra¬ les, la suppression de la demi-coupole antérieure, leur permirent d'élargir au maximum le thème architectural que leur fournissait la grande église de Justinien. Une seconde remarque concernera les possibilités d'extension des mosquées et le processus de leur croissance, bien différent de ceux des églises. Comme on le sait, l'histoire des églises débute fréquemment par la construction du chœur, puis du transept et des travées les plus proches. Elle se poursuit, parfois après un arrêt prolongé des travaux, par l'adjonction de travées antérieu¬ res qui augmentent la longueur de l'édifice en reculant la façade. La croix s'agrandit par le pied. Quand la mosquée s'avère insuf¬ fisante pour les besoins de la communauté, elle se développe presque indifféremment dans tous les sens. La longueur des nefs pouvant toujours s'accroître et leur nombre se multiplier, on agrandit l'oratoire en reculant la façade comme à Kairouan, ou le mur du fond comme à Cordoue, ou, comme à Cordoue encore, en adjoignant sur le côté des nefs nouvelles qui doublent presque la surface bâtie. A vrai dire, une extension de ce dernier genre ne va pas sans compromettre gravement l'harmonie du plan. Cette adjonction latérale de huit nefs aux onze que comportait primitivement la grande mosquée de Cordoue eut pour fâcheux effet de désaxer le splendide édifice. Car la mosquée andalouse, comme toutes celles qui se rattachent au type basilical, s'organise en fonction d'un axe que constitue la nef centrale. l'église et la mosquée 179 Héritage de l'architecture chrétienne, cette nef maîtresse en rencontre fréquemment une autre de même largeur, qui court, dans le sens transversal, le long du mur du fond. Ainsi s'inscrit dans le plan, voire en élévation par la hauteur dominante de ces deux nefs, une forme en T majuscule, dont la nef axiale consti¬ tue le trait vertical et dont la nef transverse forme la barre supé¬ rieure. C'est, sauf erreur, Henri Saladin qui le premier l'a si¬ gnalé, dans la grande mosquée de Kairouan. « On a tout lieu, dit-il, de voir dans cette disposition une survivance de la forme en tau grec du plan des églises primitives, parmi lesquelles je dois citer en premier lieu Saint-Paul-hors-les-Murs et la première basilique de Saint-Pierre de Rome, l'église de la Nativité à Beth¬ léem et la grande église de Damous el-Karita à Carthage. » De même que dans les églises, le carré déterminé par la rencon¬ tre de la grande nef et du transept permettait l'établissement d'une coupole, que souvent surmontait la tour centrale des cathé¬ drales romanes, de même, dans les mosquées, une coupole cou¬ ronnera l'aboutissement de la nef médiane. Dans l'église, cette coupole, mettant une zone éclairée en avant du chœur, semble en reculer la perspective et en augmenter 1e- mystère. Dans la mos¬ quée, elle est tangente au mur du fond et baigne du jour tom¬ bant de ses ouvertures le cadre somptueux du mihrâb. L'effet est tout autre que celui du sanctuaire chrétien. Cependant, le mih¬ râb lui-même paraît bien être un legs du Christianisme à l'Islam. Son origine pose d'ailleurs un problème qui peut admettre plu¬ sieurs solutions. Rien, avons-nous dit, ne caractérisait, dans la mosquée du Pro¬ phète, le mur de la qibla et ne le distinguait des autres murs de l'enceinte. Il en fut, semble-t-il, de même dans les oratoires cons¬ truits pendant plus de quatre-vingts ans. On doit attendre l'épo¬ que des Omeiyades de Damas pour voir apparaître les premiers mihrâbs en forme de niche défonçant en son milieu le mur de la qibla. Ce serait le futur calife Omar ben Abd el-Azîz qui, gou¬ verneur du IJidjaz et résidant à ÎVÎédine de 706 à 711, en aurait pourvu la mosquée de la ville sainte. Quel genre d'édifice lui en suggéra l'idée? Max van Berchem avait — d'ailleurs sans y in¬ sister — défini le mihrâb « une abside atrophiée ». Il est certain que le rapprochement s'impose à l'esprit entre le mihrâb, qui se creuse au fond de la nef médiane de l'oratoire musulman, et l'abside, qui prolonge la nef principale des basiliques chrétien¬ nes. Toutefois, la différence est sensible entre l'un et l'autre. L'abside, aussi large que la nef elle-même, joue un rôle impor¬ tant en élévation et en plan. Le mihrâb n'est, au point de vue architectonique, qu'un accessoire qui s'accuse à peine dans le plan et n'a pas de rôle constructif. Il,faut chercher ailleurs l'ori¬ gine possible. 180 l'islam et l'occident Les niches sont un élément d'architecture fort répandu dans les édifices romains, notamment dans les thermes et les arcs de triomphe, où normalement elles servent de logement à une sta¬ tue. Leur emploi ne semble pas inconnu des synagogues, où les statues ne figurent pas, mais où la niche pouvait marquer la place d'un dignitaire. Une salle de, la synagogue trouvée à Ham¬ mam Lif (Tunisie) présente, au milieu d'un de ses murs, un ren¬ foncement en hémicycle devant lequel, d'après E. Renan, devait s'asseoir l'archisynagogus présidant aux cérémonies. La synago¬ gue de Khan Irbid, en Galilée (IIe-IIIe siècle) se compose essen¬ tiellement d'une salle hypostyle dans laquelle une niche marque le milieu du mur opposé à la façade. Toutefois, c'est l'architec¬ ture chrétienne qui nous fournira les prototypes les, plus vraisem¬ blables du mihrâb concave et c'est en Egypte qu'il convient, semble-t-il, d'aller les chercher. Dans la partie postérieure — le haikal,— des anciennes églises coptes, une niche se creuse souvent dans le mur droit ou incurvé qui forme le fond. M. A. Creswell l'a signalée dans le sanctuaire de Dendera (Ve siècle) et, à Sakkara, dans le monastère d'Apa Jérémias (VIe siècle); on le rencontre au vieux Caire dans la cha¬ pelle de Saint-Jean Baptiste (VIe-VIIe siècles). La place de ce mo¬ tif et son décor, les colonnes qui en soutiennent l'arc et la coquillë qui en meuble la demi-coupole évoquent naturellement l'idée du mihrâb. Les musulmans eux-mêmes ne durent pas s'y tromper. Une tradition rapportée au XVe siècle par Es-Soyoùti l'affirme : les premiers mihrâbs concaves furent l'objet d'une pieuse répro¬ bation parce qu'ils assimilaient les mosquées aux églises. Sui¬ vant l'usage, on appuya cette opinion rigoriste de l'autorité du Prophète lui-même. Il aurait dit que l'introduction d'une telle innovation dans l'Islam annoncerait l'imminence du Jugement dernier. Il est certain que cette niche vide, devant laquelle — et non dans laquelle — se place l'imam dirigeant la prière, qui n'a d'autre utilité que de préciser une orientation, qui n'est que le vestibule fermé d'une voie idéale conduisant à la Mekke, mais qui, de ce fait, a pris dans la mosquée une dignité telle que pres¬ que toute la parure du monument s'y concentre, apparaît comme la plus singulière des survivances. Le minbar, qui voisine avec le mihrâb, participe également de la. tradition chrétienne, mais son histoire est un peu plus com¬ pliquée. Le minbar est la chaire à prêcher musulmane. Le plus ancien et, en dépit des retouches, le mieux conservé que nous aient laissé les premiers siècles de l'Islam, celui de Kairouan', com¬ porte un escalier de bois ç^e, onze marches montant entre deux l'église et la mosquée 181 panneaux, deux « joues », qui forment rampes. Les degrés abou¬ tissent à une petite plate-forme précédant un siège muni d'un dossier. . Accessoire obligé des mosquées principales, des « grandes mos¬ quées », où se célèbre la prière générale du vendredi, le minbar sert pour le prône du prédicateur, qui en gravit quelques mar¬ ches et se tient debout pour parler aux fidèles. A l'encontre du mihrâb, que l'époque du Prophète n'a pas connu, le minbar apparaît dans les premières années de l'hégire. Mahomet, pour accroître son prestige de chef d'État quand il recevait des étrangers et pour parler plus commodément à son peuple assemblé dans la mosquée, eut l'idée d'occuper un siège d'où il dominerait quelque peu les auditeurs. Un artisan copte ou byzantin, dont pn nous a conservé le nom, lui construisit un min¬ bar en bois de tamaris, meuble modeste qui ne comptait que deux marches et que l'on pouvait aisément transporter. Le mo¬ dèle dut s'enrichir et prendre de l'ampleur, peut-être du vivant même du Prophète. Au XIIe siècle, on montrait dans la mosquée de Médine un minbar à huit marches que l'on disait lui avoir appartenu. Cependant, le type semble avoir été fixé dès l'origine et nous pouVons en dégager le caractère. Associé à l'exercice d'un pouvoir politique et religieux, attribut du souverain ou de son représentant, le minbar, siège surélevé et adossé à un mur, n'est pas une tribune, comme la chaire ou l'ambon chrétien, mais pro¬ prement un trône. La forme et la position de ce trône évoquent naturellement à l'esprit le souvenir de la cathèdre, siège occupé par l'évêque dans les cérémonies chrétiennes et qui conférait à l'église où il se trouvait la dignité de cathédrale (ecclesia cathedraé). La cathèdre épiscopale était parfois au niveau du sol, mais souvent, à partir du IVe siècle, surélevée et pourvue de marches comme le futur minbar. Ces cathédrae gradatae existaient en divers pays du monde chrétien, notamment à Constantinople,. où celle de Sainte- Sophie comptait au moins sept degrés. Il en subsiste encore à Vaison et à Torcello. Cette dernière, dont le siège était précédé d'une quinzaine de marches maintenant en partie disparues, était accostée de deux murs rampants, semblables aux deux joues du minbar de kairouan. Enfin, la cathèdre se rencontrait en Egypte. Les fouilles du monastère d'Àpa Jérémias en ont exhumé une que l'on peut dater du VI6 siècle, ce qui nous rapproche du minbar de Médine dans le temps comme dans l'espace. La tradition qui attribue la construction du premier minbar à un Byzantin ou à un Copte n'est donc pas à rejeter. L'Arabie ancienne ne devait guère posséder d'artisan^ capables d'un semblable travail, tandis que les Coptes étaient des spécialistes de la menuiserie et de la 182 l'islam et l'occident sculpture sur bois. Le mot minbar lui-même paraît emprunté à l'éthiopien, où il a le sens de siège. L'origine de cet accessoire important du culte islamique semble bien se localiser dans l'A¬ frique orientale chrétienne, avec laquelle l'Arabie voisine entre¬ tenait des rapports suivis. Dans quelque partie que ce fût du monde chrétien, la cathèdre épiscopale occupait, en arrière de l'autel, l'axe de l'abside et s'a¬ dossait au mur en hémicycle. Le minbar garde un souvenir de cette localisation. Son dossier se dresse tout contre le mur de la qibla, sans toutefois s'y accoler; mais il ne pouvait être logé dans le mihrâb même, dont on sait le rôle éminent, et c'est à côté de cette niche axiale — traditionnellement à droite — qu'il a trouvé place. De même qu'elle avait déterminé la construction du minbar et influé sur sa position dans la mosquée, la cathèdre devait four¬ nir le modèle de ses décors. Dans le splendide minbar de Kai- rouan, la division des surfaces en panneaux carrés, qu'encadrent des montants et des traverses, rappelle la chaire de Maxi¬ mien conservée à Ravenne. Le détail de l'ornementation em¬ prunte plus d'un trait à l'art hellénistique et byzantin. Ainsi ce meuble, adopté dès la première-heure par l'Islam, atteste, deux siècles plus lard, la persistance de la tradition chrétienne qui l'inspira. Un enrichissement comparable du thème initial, mais d'une tout autre ampleur, devait affecter le plan même de la mosquée, telle que le Prophète l'avait conçue. J'ai dit que, dans ce premier lieu de culte musulman, l'espace couvert, que la cour avait précédé, apparaissait comme une annexe de la cour. Or la basilique comportait elle aussi une cour antérieure; mais ici les rôles étaient renversés, le rapport entre la cour et la salle était tout autre. Reprenons le plan des sanctuaires primitifs dont nous avons déjà évoqué le témoignage, comme la basilique de Saint-Pierre du Vatican, Saint-Paul-hors-les-Murs et l'église de la Nativité de Bethléem. Toutes trois comptent cinq nefs, et leur façade est pré¬ cédée d'une cour aussi large, mais moins profonde que le bâti¬ ment; elle est encadrée de galeries et une vasque en occupe le centre. On reconnaît aisément dans cette cour l'atrium de la de¬ meure romaine et elle en conserve le nom. Quant à la vasque, où le fidèle se purifie par l'ablution du visage, des mains et des pieds avant de pénétrer dans la basilique, les diverses appellations de cantharus, labrum ou phiala, qu'on lui donne ne sauraient nous faire oublier le bassin de l'impluvium qu'elle perpétue. Ces dis¬ positions devaient être adoptées par l'Islam et donner une allure architecturale au thème primitif de Médine. Il n'est que de visiter l'église et la mosquée 183 une de ces mosquées de l'Afrique du Nord, qui ont conservé des dispositions si archaïques, de pénétrer dans le çahn, cour enca¬ drée de portiques avec sa midha centrale autour de. laquelle les fidèles viennent procéder à leurs ablutions avant d'aller prier, pour se retrouver dans l'atrium ou « aître » des premières églises. Cependant, ces évidentes similitudes n'impliquent pas une identité fonctionnelle. Comme au temps du Prophète, la cour de la mosquée peut être lieu de culte aussi bien que la salle. Ii est même d'usage qu'en été certaines prières communes se fassent dans la cour. Bien mieux, la cour est fréquemment pourvue d'un mihrâb (renfoncement de la façade de la salle, demi-cercle en¬ taillant le rebord du pavage ou arc tracé sur le mur) qui indique l'orientation rituelle, qui précise la qibla pour les fidèles qui y prient. Très différent, l'atrium de l'église n'est pas l'église. La façade de la basilique est fréquemment précédée du narthex, ves¬ tibule fermé par des portes. Là se tenaient les catéchumènes, qui n'avaient pas encore acquis le droit d'entrer dans le lieu saint. Extérieur à l'église, mais participant néanmoins à son carac¬ tère religieux, l'atrium devint de bonne heure une place bénie pour les inhumations. On y enterrait les chrétiens que la sainteté de leur vie en avait rendus dignes. Ce cimetière des gens pieux, qu'attend l'éternité bienheureuse, est désigné sous le nom de paradisus, d'où viendra parvis. Ce nom même et le sens qu'il doit prendre indiquent assez l'é¬ volution qui s'ébauche. On sait que le parvis de nos cathédrales est la place dont la façade du monument occupe le fond. Il reste, en quelque sorte, une dépendance de l'église; les fidèles s'y assemblent pour recevoir la bénédiction de l'évêque ou assister à la représentation des mystères. Mais il est une dépendance exté¬ rieure; il a perdu son caractère sacré; les rues y aboutissent et s'y croisent; il fait partie de la ville. Quant à la vasque des ablu¬ tions, elle en a quitté le centre et s'est réfugiée dans l'église même, sous la forme du bénitier, où les fidèles tremperont leurs doigts pour une ablution symbolique. La cour de la mosquée ne devait pas connaître une transforma¬ tion semblable. Elle continue à faire partie intégrante de l'édifice religieux, en étroite liaison avec la salle de prière, dont souvent aucun mur ne la sépare et qui s'ouvre sur elle de toute l'ampleur de ses baies, tandis que, d'autre part, des murs enveloppent cette cour et l'isolent, du monde extérieur. Comme la maison, de la¬ quelle elle dérive, la mosquée se retranche derrière cette enceinte, se met à l'abri des agitations de la rue; mais elle conserve le bien-- fait du ciel tendu, au-dessus de sa cour, de ce morceau d'espace aérien que traversent les nuages et les vols d'oiseaux, et où la salle de prière elle-même prend jour. L'importance de cette cour, 184 l'islam et l'occident remarquable dans la plupart des types de mosquées, mais sur¬ tout dans celui qui s'est maintenu en Afrique du Nord avec une étonnante fixité, apparaît comme le trait essentiel, l'élément qui crée l'atmosphère propre aux mosquées et les oppose le plus évi¬ demment aux églises. Le travail des siècles devait accentuer cette divergence. En dépit de la parenté qui les unissait tout d'abord, église et mosquée se différenciaient de plus en plus. Tandis que la pensée des théologiens et le génie des artistes enrichissaient les sanctuaires chrétiens, l'Islam conservait à ses lieux de culte l'em¬ preinte d'un archaïsme austère. Ainsi s'affirmaient deux person¬ nalités architecturales, où nous sommes tentés de reconnaître deux conceptions divergentes du divin. L'église, avec les lignes ascendantes de ses nefs, avec la perspective de ses hautes voûtes qu'éclairent à peine le jour coloré des vitraux et l'illumination lointaine des cierges et des lampes du sanctuaire, semble un monde irréel, pénétré de mystère et de ferveur, où Dieu révèle sa présence au croyant. La mosquée, avec son oratoire s'étendant en largeur et où la clarté, qui vient horizontalement de la cour, se prolonge en pénombre, avec les tapis qui, couvrant tout le sol, invitent à s'y asseoir pour de longues méditations, avec ses piliers et ses murs uniformément blancs, où rien ne ,distrait la pensée si ce n'est le cadre d'une niche vide, semble un asile de recueil¬ lement ascétique où l'homme ne peut que s'humilier devant une Divinité inaccessible. Georges Marçais. CULTURE OCCIDENTALE ET CULTURE MUSULMANE ESQUISSE D'UNE RÉVOLUTION PAR INVOLUTION La question des méthodes et des programmes dans l'enseigne¬ ment franco-musulman est en étroite relation avec celle des buts poursuivis et des obstacles que l'on doit s'attendre à rencontrer dans la poureuite de ces buts. Le premier et le plufe grave des obstacles consisterait à ne pas avoir une claire notion des buts, et aussi des obstacles; ou encore que, discernant les buts (ou croyant les discerner), on ne leur apporterait pas une adhésion totale. Cette dernière supposition ne saurait surprendre. En effet, seul le contact avec l'Orient peut amener l'intellectuel d'Occident à prendre conscience d'un certain nombre de « fanatismes » qu'il apporte avec lui dans son bagage. (Je dis peut amener, parce que, dans nombre de cas, ces fanatismes subsistent et que, même, on voit se développer de nouveaux fermentis de fanatisme dans le coeur et l'esprit des mieux intentionnés.) On pourrait inscrire sur la porte de tout collège franco-musulman : Que nul n'entre ici s'il n'a une connaissance suffisante des valeurs propres non seu¬ lement à la culture arabe et à l'Islam, mais à l'ensemble des va¬ leurs dites traditionnelles; en d'autres termes, si les « idéaux de l'Orient » demeurent pour lui une terre inconnue. Là encore, la méthode-mère des méthodes ne saurait être que l'auto-critique; auto-critiquè d'autant plus patiente, avisée, im¬ placable, que, nous venons de le voir, un même ennemi habite le coeur du maître et celui de l'élève : un complexe de supério¬ rité. En ce qui me concerne, quinze années de contact avec la jeu¬ nesse dans divers pays musulmans de l'Atlantique au golfe du Bengale, c'est-à-dire quinze années d'hésitations, de tâtonne¬ ments, de recherches, m'ont amené à conclure, au sujet du pro¬ blème ardu de la place à donner aux deux cultures orientale et occidentale, des rapports à établir entre elles, que la seule solu¬ tion possible, vraiment pratique, conforme aux intérêts du tuteur autant qu'à ceux du pupille, se trouvait être en même temps la plus loyale, la plus humaine. La culture française, si différente à tant d'égards de l'arabe, présente cependant une ressemblance 186 l'islam et l'occident avec elle : ses tendances universalistes. Le cri du cœur des hum¬ bles, en terre d'Islam, quand un Européen provoque leur admi¬ ration, en l'ait foi. « C'est un Musulman », entend-on dire. Le vrai Français, le vrai Musulman, veulent tous deux être, avant tout, des hommes. Pourquoi nous Français aurions-nous le devoir de donner la plus grande attention à la culture islamique ? On peut de cela donner beaucoup de raisons excellentes. Cer¬ tains Français, certains Musulmans peuvent aussi, d'ailleurs, sus¬ pecter notre bonne foi, nous accuser de vues intéressées (et on n'y a pas manqué). En fait, envisagée dans sa réalité profonde, la question, comme je viens de le dire, présente cet heureux aspect que les intérêts de l'humain et l'intérêt tout court, intérêt marocain, intérêt fran¬ çais, 'Coïncident. Une longue pratique conduit, en effet, à énoncer le principe suivant, d'allure quelque peu paradoxale : Le meilleur terrain chez des Musulmans pour la culture moderne est celui qui a été préparé par la connaissance aussi approfondie que possible de la Tradition musulmane. Réciproquement, la meilleure préparation pour des Français à pénétrer les arcanes de l'Orient consiste dans une culture fran¬ çaise approfondie, c'est-à-dire orientée vers ce qu'on pourrait appeler l'histoire du Spirituel. Quoi de surprenant à cela ? Plus on se rapproche de l'Esprit et plus les hommes se rapprochent de l'homme, de l'humanité; plus, conséquemment, ils se rapprochent les uns des autres. On voit apparaître ici le lien marqué par Péguy entre la théologie, et la politique. En d'autres termes, un jeune Marocain, par exemple, discer¬ nera d'autant mieux ce qu'il peut y avoir d'estimable, de caché, de digne de recherche et d'adhésion dans notre haute culture, et par ricochet dans notre vie de tous les jours,~ qu'il aura lui-même un sentiment plus profond et plus nuancé des parties demeurées vivantes de sa propre tradition. Si l'on estime qu'il existe dans toute tradition, soit occidentale, soit orientale, à n'importe quel moment de sa courbe, des parties vivantes et des parties mortes, on arrive à cette conclusion : la tradition musulmane est la plus apte (pour un Musulman, s'en¬ tend) à donner accès à la culture française vivante. (Cette culture française constituant elle aussi, en dépit des apparences, une tra¬ dition.) On doit ajouter : cette même tradition musulmane vivante se révèle à l'usage comme apte à donner à des Français la notion des parties mortes dans leur culture. CULTURE OCCIDENTALE ET CULTURE MUSULMANE 187 Réciproquement, la culture française vivante — c'est-à-dire une civilisation basée sur le mépris d'un certain nombre de mises en scène, d'audaces, de réussites, de convoitises — apparaît comme un bon réactif permettant à des Musulmans de discerner les parties mortes de leur propre tradition. Pour fonder l'enseignement franco-musulman sur des bases solides, il importe donc de bien distinguer, dans les deux cultu¬ res, entre le vif et le mort, le naissant et le pourrissant; distinc¬ tion délicate, le vif pouvant être ce qui semble mort, et le pour¬ rissant ce qui a les prestiges du naissant; Or, s'il est un domaine où l'on voit le mort saisir le vif, pour ainsi dire, sous nos yeux, c'est bien celui du spirituel. C'est faute, selon nous, d'avoir-prêté une attention suffisante à cette distinction qu'on a abouti, dans différents pays, à une fail¬ lite partielle de l'enseignement mi-européen mi-arabe. Il faut, si l'on veut réagir efficacement, avoir le courage d'en convenir : les Européens, dans l'ensemble, en terre d'Islam, ont manufacturé des aigris, des désaxés, sans culture arabe, sans culture occidentale, hésitants, instables, méprisant ou pour le moins sous-estimant leurs proches, suspectant leurs maîtres; bien rarement en mesure de réaliser et l'ancien type du bon Musul¬ man, avec sa courtoisie, sa dignité, sa sérénité, et le type vers la formation duquel nous Français avions tendu nos efforts, celui du Musulman capable de retrouver le meilleur de lui-même dans le meilleur de nous-même, communiant avec nous sous les espè¬ ces de l'universel — c'est-à-dire, notons-le en passant, sous le's espèces de la liberté de la pensée, de l'égalité dans l'espérance comme dans l'effort, et de cette fraternité dont les sacrifices exi¬ gés par la recherche du vrai donnent le parfum et le goût. Faillite donc, faillite poartielle, oui; mais, disons-le aussi, pas faillite frauduleuse. S'il est vrai, comme le fait remarquer Bergson, que « tromper la confiance d'une âme innocente qui s'ouvre à la vie est un des plus grands■ méfaits au regard d'une conscience qui semble n'avoir pas le sens des proportions juste¬ ment parce qu'elle n'emprunte pas à la société [son étalon, ses instruments et ses méthodes de mesure1 », nous conservons le droit de proclamer que notre intention n'a jamais cessé d'être pure; que s'il nous est par malheur arrivé de tromper la con¬ fiance, c'est que nous-mêmes nou!s étions engagés, comme dit le Coran, dans le chemin « de ceux qui s'égarent ». L'expérience seule enseigne à enseigner. C'est en tenant nos yeux fixés sur les i. Pensée « pieusement » recueillie sur son carnet de notes par un ancien élève du Collège Moulay Idriss, tandis qu'il faisait sa philosophie. 188 l'islam et l'occident imperfections du résultat que nous distinguerons les erreurs com¬ mises. Je me bornerai présentement à indiquer ce qui apparaît, après bien des constatations et en dernière analyse, comme la racine de ces erreurs. D'une façon générale, l'initiation à la culture d'Occident n'a pas été conçue de façon à donner à de jeunes Musulmans un sen¬ timent suffisant des limites de la « Science ». Un sincère amour de la vérité a incité en Occident un grand nombre de bons esprits à appliquer à l'étude du sacré des métho¬ des basées sur la négation du sacré. Quelle que soit la valeur on soi du point de vue de ces criti¬ ques, on ne saurait contester qu'il existe, en Occident même, un nombre considérable d'autres bons esprits aux yeux desquels de telles méthodes n'ont cessé d'apparaître comme contraires à l'ob¬ jectivité dont elles se réclament. Selon ces derniers savants, plus d'un édifice considéré comme inébranlable par les premiers, par les gens de l'exégèse dite « positive », s'est écroulé parce qu'il ne reposait pas sur le roc solide des faits vérifiés, mais sur les sables toujours mouvants■ des conjectures et de la spéculation. Chassé par la porte d'honneur, le fanatisme serait rentré par toutes les lucarnes ! Partir d'une conception de l'homme et de l'histoire hostile aux enseignements traditionnels (comme cela se voit, sous le mas¬ que de l'impartialité, dans maintes pages de nos manuels d'his¬ toire et dans maints commentaires de nos auteurs) est déjà faire œuvre de partisan même en Occident. Il est particulièrement dangereux, et aventuré, quand on s'adresse à des Musulmans, de ne pas se souvenir qu'en ce qui concerne la Tradition les a con¬ clusions de la Science » ont énormément varié rien qu'au cours de ces cinquante dernières années, et que même l'une des der¬ nières tendances parmi nombre de savants serait de parler d'in¬ suffisances, d'ignorance, de bornes à jamais infranchissables, plutôt que de connaissances. En d'autres termes, nous avons eu le tort de conduire insensi¬ blement des Orientaux à -considérer la Science» d'Occident et la Tradition d'Occident comme des ennemis irréconciliables, de ne pas avoir mis les jeunes esprits en mesure de discerner que les courants dits révolutionnaires s]ont souvent, en dépit des apparen¬ ces, des courants strictement, profondément traditionnels, des revanches de l'Esprit sur la lettre, des retours au principe. En consentant à l'affaiblissement de leur foi (par suite de la part in¬ suffisante faite dans leur formation à la culture islamique), nous les avons livrés à des formes de dogmatisme d'autant plus sour¬ noises qu'elles prétendent partir de la liberté et prennent le sacré CULTURE OCCIDENTALE ET CULTURE MUSULMANE 189 pour cible. Culture occidentale moderne est devenue peu à peu à leurs yeux synonyme non seulement d'anticléricalisme musul¬ man, mais de contre-initiation au Spirituel. (Cette contre-initia¬ tion ne contribue pas peu à envenimer les problèmes politiques.) Loin de moi, comme bien on pense, la pensée de demander à un maître quoi que ce soit qui ressemble à une adhésion aux doc¬ trines traditionnelles. Ce que je crois qui importe, c'est l'étude, la connaissance de ces doctrines, dont l'immense majorité de nos intellectuels paraissent loin de soupçonner l'intérêt de perma¬ nente et fraîche actualité. Il n'en faut pas moins déclarer avec force : Quiconque, sous prétexte d'objectivité, prend sur lui d'ensei¬ gner, soit directement, soit indirectement (sous forme de sugges¬ tion, ou d'omission, ou de contrastes), d'une façon qui entraîne des esprits flottants, désarmés, des âmes déjà prédisposées à errer des paludes de l'instinct au quiétisme, — qui entraîne de tels « médiévaux pleins de zèle et d'innocence » à jeter le sacré par¬ dessus bord, à diminuer encore dans leur vie la part de l'Esprit, — celui-là dessert la Science au nom de la Science, corrompt la jeunesse. Faisons pour l'enseignement de notre culture un mea culpa aussi digne et perspicace que celui de Mme de Maintenon s'é- criant à propos de son cher Saint-Cyr : « Mon orgueil s'est ré¬ pandu par toute la maison... Comme plusieurs petites choses fo¬ mentent l'orgueil, plusieurs petites choses le détruiront. » Ne nous en prenons pas uniquement aux jeunes Musulmans sortis de nos collèges des défauts que nous leur voyons. Prenons-nous-en aussi à nous-mêmes. De ce principe, tirons, en outre, le corol¬ laire suivant : « Gardons-nous de trop tenir compte des avis de ces jeunes hommes sur ce que devraient être nos collèges; cap leurs défauts, dont nous nous reconnaissons en partie responsa¬ bles, les ont rendus peu propres à discerner le vif du mort. » Il s'agit de considérer avant tout les collèges français musul¬ mans non comme des manufactures de bacheliers français, mais comme des organismes où doit s'élaborer lentement, tranquille¬ ment, une élite marocaine; étant entendu que la notation de o à 20 de jeunes gens de quinze à vingt-cinq ans ne saurait engager tout leur avenir; qu'il pourrait être toujours permis à ces jeunes gens devenus des hommes de se représenter au diplôme ou à des concours plus difficiles permettant un second et meilleur triage- des hommes de vingt-cinq à trente-cinq ans. Bref, il y aurait lieu dé tenir compte, dans l'organisation de nos collèges, de quelques- uns des principes chers à tout l'Orient : liberté aussi grande que possible des études, longueur indéterminée de la scolarité, sys- 190 l'islam et l'occident tème de recrutement sanctionnant l'effort de l'homme fait à tout le moins aussi équitablement que celui de l'adolescent. Cette question du baccalauréat ne s'est-elle pas posée de même à Santiniketan ? : « Vous m'avez demandé, écrit, de New-York, Tagore à son ami C. F. Andrews, la permission de supprimer dans nôtre école la classe du baccalauréat. Soit. Je n'ai aucune sympathie pour elle. Dans notre littérature classique, c'était la règle stricte de donner une fin heureuse à tous les drames. Notre classe de baccalauréat a toujours été dans notre Àshram le cin¬ quième acte finissant en tragédie. .Laissons tomber le rideau avant que le désastre ne réunisse ses forces contre nous! » Heureux Orient! Heureuse école, si facile à opérer par le chi¬ rurgien-poète qui s'écrie ailleurs : « Nous, les garnements affa¬ més et déguenillés de l'Orient, devons gagner la liberté pour toute l'humanité! » L'épouvantail du baccalauréat écarté, envisageons le seul pro¬ blème de la formation d'une élite. C'est du côté des écoles élé¬ mentaires, puis de Qaraouiyine (dont le prestige de faculté de théologie aurait grand besoin d'être restauré), qu'il faudrait re¬ garder d'abord; regarder en se souvenant que tout retour à la tra¬ dition vivante se présente comme une révolution. J'ai, pour ma part, constaté plusieurs fois que ceux des jeunes gens qui arri¬ vaient, déjà âgés,., dé Qaraouiyine, étaient intéressants à bien des égards. Même remarque pour ceux qui avaient reçu dans leur famille une forte empreinte religieuse. Pourquoi, avec notre rage d'uniformiser, vouloir absolument enfermer l'incoercible nomadisme des Orientaux dans toute espèce de limites ? (Limite d'âge, par exemple.) Ce qu'il convient d'exiger, en fait de condition d'admission, c'est une connaissance suffisante et du français et de l'arabe. Laissons à ces jeunes gens tous les délais qu'ils voudront pour atteindre ce résultat. Qu'ils sachent seulement que la porte d'entrée du collège, plus encore celle de sortie, sont, comme celle du Savoir, des portes basses, qu'il faut se courber pour y passer; bref, qu'ils apportent et em¬ portent avec eux un minimum d'humilité. Cette humilité, cette « hachouma », à quoi demander de. la développer, de l'imposer, sinon à ces disciplines traditionnelles selon lesquelles la plus- grande erreur que puisse commettre l'homme ici-bas (celle qui constitue proprement la Chute) consiste à vouloir se substituer à Dieu dans le commandement de ce monde ? , Comme le fait observer M. Griaule : « Nous ne croyorie pas qu'il soit profitable d'unifier tous les peuples placés sous notre juridiction. Chaque culture a en elle un potentiel insoupçonnable qui serait détruit de ce fait. » Ajoutons : il ne faut pas unifier extérieurement en introduisant, par exemple, le certificat d'étu- CULTURE OCCIDENTALE ET CULTURE MUSULMANE 191 des dans nos Médinas,, parce qu'unifier de cette manière n'est qu'une caricature d'unification. Le Musulman doit être mite en état de prendre lui-même, quelque jour, ses décisions les plus graves. Laissons venir à nous librement ceux que flous amènera leur conscience, n'exerçons pas ombre de pression, écartons même autant qu'il sera en notre pouvoir les faux sympathisants, les débrouillards. Aidons, au contraire, loyalement, les meilleurs des Musulmans, les plus qualifiés, à former eux-mêmes de sa¬ vants Musulmans. S'il n'existe pas en nombre suffisant de tels maîtres musulmans, contribuons à les former par tous les moyens. Nous recueillerons d'autant plus de fruits de notre effa¬ cement que ceux qui nous honoreront de leur confiance par la suite le feront spontanément — presque malgré eux. Si l'on demande quel but idéal doit être assigné à l'étude de l'Islam, quel but par conséquent doit présider au choix et à la formation des maîtres, je réponds : mettre les plus distingués de nos jeunes Musulmans en état d'entreprendre par la suite des études personnelles sur la spiritualité islamique et ses rapports avec d'autres spiritualités; les aider à acquérir le sens de ce qu'il y a de vivant, de constructif dans cette spiritualité; de ce qui l'apparente aux autres branches du Spirituel. C'est ici le moment de méditer cette vue quasi prophétique de Péguy : « Tout ce que l'on prendra à une force spirituelle, quelle qu'elle soit, ce n'est pas une autre force spirituelle, c'dst l'argent qui le gagnera. » Une neutralité consistant à former une élite marocaine, qui ne connaîtrait ou n'estimerait plus sa tradition n'est pas une neutralité. J'ai eu moi-même l'occasion de déclarer à ce sujet : « Le primaire oriental est, dès aujourd'hui; de toutes les espèces de primaires, la plus attristante. » Il conviendrait , d'ajouter : la plus "dangereuse. Qu'on relise Juvénal, qu'on pense au drame évoqué par lui : Rome pourrie par des « affranchis », par des Orientaux ayant perdu leur foi et leur loi, apôtres subtils de tous les glissements, de toutes les dis¬ solutions, de toutes les sacralisations dans l'ordre du détestable. Une telle réforme rencontrerait de nombreux obtacles, dont quelques-uns ne pourraient être surmontés qu'en partie et à la longue. J'ai vu fonctionner en Egypte des établissements semblables à nos collèges. Le défaut était également, à cause d'un programme trop vaste, de favoriser la dispersion, la superficialité, et de ten¬ dre à des.fins trop bornées dites « pratiques ». Fauté de faire une place suffisante au Spirituel, on voit celui-ci se venger par le dé- 192 l'isla^ et l'occident « chaînement d'un « positivisme » soi-disant critique, soi-disant scientifique, à la fois naïf, exigeant, retors, prétentieux... C'est dire l'importance de la question de l'esprit dans lequel devrait être donné l'enseignement, tant par les maîtres musul¬ mans que par les maîtres français. En ce qui'concerne l'intérêt qu'il y aurait à former des maîtres arabes capables de discerner les valeurs permanentes de l'Islam, j'ai déjà envisagé longuement ce problème dans les deuxième et troisième tomes de l'Histoire d'un enfant du pays d'Égypte, El Azhar, et Cheikh Mohammed Abdou.. On y voit à quel point le retour à une Tradition vivante revêt les allures, recrée lés proces¬ sus d'une révolution. En ce qui concerne les maîtres européens, ceux-ci, à leur arri¬ vée au Maroc, devraient depaeurer un an sans enseigner. Ils con¬ sacreraient cette année à lire, voyager, se documenter- de toutes manières, notamment en assistant à des cours donnés par les collègues les plus expérimentés. Nous, Français, semblons avoir la tendance contraire. Chacun de nous tient à redécouvrir la géométrie, ne pouvant se résigner, croirait-on, à admettre la possibilité d'avoir quoi que ce soit à apprendre d'hommes ayant « après tout » les mêmes titres, la même formation. Et il est bien vrai, en un sens, que la « cou¬ veuse universitaire » pourvoit généreusement ses poussins des mêmes oeillères. Tous, au début tout au moins, ne pouvons nous empêcher de juger autrui d'après nous-mêmes, sans avoir le moins du monde conscience que ce nous-rnïême, jalousement in¬ dividualiste, et qui se croit original, constitue en réalité un re¬ marquable échantillon d'artificiel standard. Cette inconscience de ce qui, bien vivant en nous, pourrait ne pas être, de ce qui, absent, devrait s'y trouver, aboutit à ces for¬ mes de fanatisme auxquelles je faisais allusion au début, ali¬ mente le fatal complexe de supériorité qui empêche l'auto-cri¬ tique. L'action de l'Occident sur l'Orient, de l'Orient sur l'Occident ne saurait être qu'une leçon d'humilité. Lorsque nous déchaî¬ nons chez nos élèves la vanité et les appétits matériels, ce n'est pas seulement qu'imprudents apprentis sorciers nous avons ôté le contrepoids de la partie vivante de la Tradition. C'est aussi que nous-mêmes, faute d'un suffisant effort de compréhension, manquons d'inquiétude. Toute culture, on le sait, ne vient que d'un contact étroit, sans cesse assuré et renouvelé, avec le donné; contact tel que peuvent l'établir, par exemple, la concentration, la patience nécessaires pour pénétrer l'âme d'un peuple, sa spi¬ ritualité profonde. CULTURE OCCIDENTALE ET CULTURE MUSULMANE 193 Aux jeunes Musulmans qui en viendraient à nous demander l'intérêt que peut présenter pour eux l'assimilation de la culture occidentale, on pourrait répondre comme le fit Tagore dans ses conférences à ses compatriotes : a Laissez-moi vous dire clairement que je n'ai aucune défiance contre quelque culture que ce soit, à cause de son caractère étran¬ ger. Au contraire, je crois que le choc de telles forces est néces¬ saire pour la vitalité de notre nature .intellectuelle. Il est reconnu que beaucoup de l'esprit du Christianisme va à l'encontre non seulement de la culture classique de l'Europe, mais tout à fait du tempérament européen. Et cependant, ce mouvement étranger de l'idée, se heurtant sans cesse contre le courant mental de l'Eu¬ rope, a été, par suite de l'antagonisme même de sa direction, le facteur le plus important pour raffermir et enrichir sa civilisa¬ tion... La même chose arrive dans l'Inde. La culture européenne est venue à nous non seulement avec son savoir, mais avec sa vélocité. Bien que nous ne l'ayons assimilée qu'imparfaitement et que de nombreuses aberrations s'en soient suivies, elle a cepen¬ dant réveillé notre vie intellectuelle de l'inertie de ses anciennes habitudes à une conscience grandissante, par suite de la contra¬ diction même qu'elle offre à nos traditions mentales. , « Ce qui me déplaît, c'est l'arrangement artificiel par lequel ceitte éducation étrangère tend à occuper tout l'espace de notre esprit national, et ainsi de tuer, ou d'entraver, la grande occasion de créer, pour une nouvelle combinaison de vérités, une nouvelle puissance de pensée. C'est ceci qui me pousse à soutenir que tous les éléments de notre culture propre doivent être raffermis, non pour résister à la culture occidentale, mais pour l'accepter et l'assimiler véritablement, en user comme notre nourriture et non pas en faire notre fardeau, nous rendre maîtres de cette culture et ne pas vivre à son orée comme les compulseurs de textes et les dévoreurs de livres! » Saurait-on mieux dire? Et comment mieux conclure que par cette autre affirmation du même grand Oriental qu'en matière de confrontation de cultures « seul l'amour peut apporter des hom¬ mages à la vérité »! François Bonjean. i3 ÉVOLUTION JURIDIQUE DES POPULATIONS MUSULMANES i Avant d'exposer quelles sont les transformations subies de nos jours par les institutions juridiques des peuples musulmans, il est indispensable de fournir d'abord des indications au moins sommaires sur la nature de ce que l'on est convenu d'appeler le « droit » musulman et ensuite sur l'étendue de son application réelle avant l'époque contemporaine. Les auteurs européens- commettent, en réalité, un contresens lorsqu'ils parlent de « droit » musulman. En effet, les règles juri¬ diques qui, selon la pure théorie islamique, devraient régir les rapports des croyants entre eux ou avec les infidèles font en effet partie d'un ensemble religieux beaucoup-plus large, la Loi mu¬ sulmane (le char' dont traitent les livres de fiqh). ■Dans celui-ci, on ne distingue pas nettement, comme par exemple dans les pays' modernes, les rites religieux, la législation, la morale et le savoir-vivre, qui ne peuvent en aucune façon se confondre "chez nous. Or la Loi musulmane est tout cela à la fois. Elle forme donc un vaste ensemble doctrinal, le plus souvent assez confus pour des esprits européens, et où les quatre points de vue : rituel, juridi¬ que, éthique, social, sont souvent ifiêlés et, en tous cas, placés tous sur le même plan religieux; en effet, cette Loi, qui fut éla¬ borée par les Docteurs musulmans dans les premiers siècles qui ont suivi la mort de l'Envoyé de Dieu, constitue, aux yeux de la théorie classique, l'idéal que doit avoir en vue la communauté des croyants, et qui manifeste la volonté d'Àllàh telle qu'elle est apparue aux représentants qualifiés de cette communauté, c'est-à- dire aux Docteurs de la Loi. Depuis que ce'travail d"élaboration a 'été achevé, il y a plus d'un millénaire, la théorie absolument dominante a été qu'il n'existe plus aucune instance en Islam pour modifier cette cons- ÉVOLUTION JURIDIQUE DES POPULATIONS MUSULMANES 195 titution idéale qui devrait régir la théocratie musulmane. Il im¬ porte peu ici que, dans le détail, les solutions soient parfois di¬ vergentes. Ces divergences sont parfaitement orthodoxes, elles ont été reconnues comme canoniquement justifiées en ce que de nos jours il subsiste quatre écoles de la Loi (madhab plur. ma- dh'âhib), qui — sans parler des écoles hérétiques — se reconnais¬ sent comme mutuellëment orthodoxes. D'ailleurs, à l'intérieur de celles-ci, il subsiste des opinions divergentes sur un certain nombre de points. Il n'en reste pas moins que l'on trouve dans les livres de fiqh un ensemble de solutions qui présentent de très grandes simili¬ tudes entre elles, au sujet, par exemple, de la façon d'accomplir le jeûne ou le pèlerinage, de contracter mariage ou de répudier sa femme, de traiter les esclaves et les animaux, de recueillir les enfants trouvés, d'organiser des tirs à l'arc ou autres, de parta¬ ger des successions, d'accomplir ses besoins naturels, etc.', etc. Tout cela étant le reflet de la volonté divine. Cet ensemble assez extraordinaire ressemble beaucoup au Talmud, et le rôle des Doc¬ teurs de l'Islam (les fouqahâ) à celui des rabbins. Il y a cependant une différence entre ces deux systèmes et qui nous intéresse; c'est que le domaine d'application pratique des deux systèmes théoriques a été sensiblement plus grand dans notre cas que dans celui du Talmud, parce que la communauté musulmane a été beaucoup plus nombreuse et surtout plus puis¬ sante que la communauté juive. Laissant désormais de côté toutes les dispositions de la Loi qui ne sont pas d'ordre juridique, demandons-nous, en effet, dans quelle mesure ce « droit » musulman avait été mis en application par la communauté islamique avant que la civilisation euro¬ péenne moderne ne fût venue influencer la vie sociale de cette dernière. II Il y a à cet égard une distinction à opérer. Il se trouvait, d'une part, toutes sortes de régions peu islami¬ sées et le plus souvent1 peu civilisées, où le droit musulman n'a¬ vait pour ainsi dire pas pénétré. Les régions conservaient leur ancien droit, le plus souvent un droit coutumier préexistant. Dans i. Mais pas toujours, par exemple, à Java, dont la civilisation était assez brillante, mais nullement islamisée; il y a bien un juge religieux, mais sa compétence est des plus restreintes et l'influence sociale du droit musulman y est presque nulle. 196 l'islam et l'occident ces régions, tout au plus pouvait-on observer une certaine in¬ fluence des normes juridiques religieuses dans quelques rares domaines, en particulier en ce qui touche les formalités du ma¬ riage. Il y avait, d'autre part, les régions que l'on pourrait nommer de droit musulman. Mais, là encore, il était loin de s'imposer dans tous les domaines de la pratique. On y observait — et là où cet état de choses subsiste on y observe encore •— une double juridiction, correspondant à un droit religieux d'une part, à un droit plus laïc, souvent contaminé ou influencé par les ordon¬ nances des souverains, d'autre part. On réserve alors à la justice du char' les matières qui sont plus particulièrement jugées d'ordre religieux, et le reste est de la compétence d'un tribunal laïc. Ces inatières que la conscience musulmane s'est ainsi habituée à considérer comme plus spécialement d'ordre religieux sont : le statut personnel, et plus particulièrement ce qui a trait au ma¬ riage; d'autre part, le statut successoral ainsi que le régime des fondations pieuses (waqf, h'abous), le testament, parfois la dona¬ tion et même le régime des immeubles. Par contre, ce qui concerne les obligations, le droit commer¬ cial, le droit pénal, échappe à la compétence des juges religieux. Aussi l'influence des solutions du fiqh ne s'y fait pas du tout ou à peine sentir. Le tribunal compétent en ces matières est en gé¬ néral celui des autorités administratives, car il n'y a aucune sépa¬ ration des pouvoirs, et les normes idéales delà Loi sont ignorées au profit de la coutume ou des réglemente (qanoûns) du souve¬ rain. Tel était donc l'état de choses au moment où l'Islam classique, au cours du siècle dernier, est entré sans cesse plus étroitement en contact avec la civilisation européenne moderne. Quels sont maintenant dans notre domaine les effets de ce contact ? A certains égards, ils pourraient apparaître comme contradic¬ toires. D'une part, en effet, le développement politique des puissances coloniales : Angleterre, France, Hollande, dans des territoires en grande partie peuplés de musulmans, a eu pour conséquence une emprise plus forte de l'Islam orthodoxe sur des populations su¬ perficiellement islamisées jusque-là, entre autres parce que les moyens de communication avec les centres religieux se sont beaucoup améliorés et parce que les conquérants ont fait appel pour administrer le pays aux éléments locaux les plus civilisés, donc souvent ayant une culture-religieuse plus poussée que celle de. leurs prédécesseurs, etc. Ceci ne signifie pas que de vastes régions musulmanes ne con- . " : v ' l évolution juridique des populations musulmanes 197 tinuent à être soumises au statut juridique contumier antérieur, mais il est certain que les règles religieuses y sont moins ignorées qu'auparavant. Mais, par contre, dans les pays les plus islamisés l'influence de la pensée et de la vie économique européennes ont exercé une action toute différente qui, en ce qui nous concerne ici, s'est ma¬ nifestée dans tout l'Islam par une tendance à la désagrégation du droit musulman. C'est de ceci dont nous allons donner rapidement quelques exemples parmi les plus typiques. Cependant, avant d'y procé¬ der, nous voudrions signaler que ce double mouvement contra¬ dictoire s'observe aussi pour le christianisme : d'une part, dans les pays civilisés les croyances se perdent, — ou à tout le moins se transforment, quoi qu'en peuvent prétendre certaines églises, — mais il gagne du terrain chez les populations les plus éloignées de notre civilisation, comme en Extrême-Orient ou chez les Nègres. Les raisons de ce parallélisme sont les mêmes sans doute dans l'un et l'autre cas. III Il est d'abord trois pays où le statut "religieux musulman a été complètement et définitivement détruit après la guerre de iqi4- 1918. Ce sont, par ordre chronologique et d'importance des po¬ pulations musulmanes intéressées : la Russie, la Turquie et l'Al¬ banie. a) La Russie compte peut-être une trentaine de millions de musulmans, soit en Europe (Razan, Orenbourg), soit en Asie (CaUcase, Turkestan, etc.). Avant 1914, tous les sujets russes avaient des statuts juridiques religieux. Depuis la révolution bol¬ chevique, ils sont tous soumis à un statut laïc : plus aucun droit religieux n'est reconnu, et de plus, les Soviets, avec l'énergie que chacun doit leur reconnaître, ont lutté sans pitié contre les insti¬ tutions classiques de l'Islam : la polygamie et le voile. Il n'entre pas dans notre dessein d'indiquer dans le détail toutes les dispo¬ sitions des codes russes qui, surtout sous leur forme première, heurtaient non seulement les conceptions musulmanes, mais même européennes de la famille (par exemple on permettait à la femme de répudier unilatéralement son mari), car, depuis, de grands pas en arrière ont été faits. b) L'exemple de la Turquie sous Mustapha Kemal ëst, à cer¬ tains égards, plus intéressant, car la grande majorité des habi¬ tants de ce pays, les neuf dixièmes environ sur seize ou dix- huit millions (?), sont musulmans. 198 l'islam et l'occident Ici le droit a été non pas bolchevisé, mais simplement européa¬ nisé par l'adoption de codes étrangers. Il est juste de dire que cette étape décisive avait déjà été pré¬ cédée par des progrès partiels très importants au cours du XIXe siècle et du XXe, à l'époque des sultans, mais dont aucun, sauf une loi sur le mariage de 1917 (qui est restée en vigueur en Syrie, alors turque), n'intéressait les matières juridiques que la conscience musulmane considère comme plus particulièrement d'ordre religieux. Le ier septembre 1926, la Turquie a donc mis en vigueur le code civil suisse, n'y apportant que des modifications très peu importantes; pour éviter toute discussion technique, je n'en cite¬ rai que deux qui rapprochent un tout petit peu le droit turc de l'ancien droit sacré : le régime matrimonial légal est celui de la séparation de biens, et la pension alimentaire due en cas de di¬ vorce à l'époux innocent (institution absolument inconnue de l'Islam) n'est versée que durant un an. Mesurons, par contre, tout ce qui a été aboli par d'effroyables innovations aux yeux des croyants ; Le mariage des impubères est interdit; le consentement des fu¬ turs époux à leur mariage est requis, la polygamie est supprimée. La répudiation prononcée par le mari n'existe plus. Le mariage d'une musulmane avec un non-musulman est permis. Les droits successoraux des héritiers dans les lignes masculines et féminines et ceux des mâles et des femmes sont les mêmes, et il n'y a plus d'empêchements de succéder dus à la religion. Telles sont quel¬ ques-unes des conséquences révolutionnaires de l'introduction d'un code civil laïc européen dans un pays qui ne connaissait en ces matières que des statuts religieux variables. c) On peut faire des observations exactement semblables pour le troisième groupe de populations musulmanes soumis à un strict régime laïc désormais : l'Albanie (un peu plus d'un million d'habitants dont à peu près les trois quarts sont musulmans). Ce pays, sous l'impulsion d'Ahmed Zogou devenu roi en 1928, a promulgué une série de codes européens, le code civil albanais datant de 192^. Ce qu'il faut noter ici, c'est que les Albanais, au lieu de tra¬ duire un code étranger, ont créé le leur en faisant une œuvre bien plus originale que les Turcs : les emprunts aux codes étran¬ gers sont très variés (ce sont surtout' les codes français et italien, mais aussi suisse, allemand et un texte égyptien qui ont servi à rédiger le texte du code albanais), et il y a quelques dispositions d'origine purement nationale. Ce code est donc une œuvre très curieuse. Mais les tendances fondamentales sont les mêmes que dans ÉVOLUTION JURIDIQUE DES POPULATIONS MUSULMANES 199 tous les autres codes européens : il n'y subsiste pas d'influence- des institutions traditionnelles de l'Islam. S'il en est ainsi pour les textes, il serait bien intéressant de savoir ce qu'il en est de la réalité sociale et jusqu'à quel point ces modifications profondes ont été adoptées par les populations intéressées et avec quels sentiments. Mais cette enquête si intéres¬ sante n'a pas été faite jusqu'ici, croyons-nous. Il est probable que de telles réformes ne peuvent entrer que bien graduellement dans les mœurs. IV Dans les autres pays à population musulmane, les transforma¬ tions ont été beaucoup moins profondes et moins brusques : on n'a pas rompu ouvertement avec la religion sous sa forme tradi¬ tionnelle. Cela n'eût pas été possible, et c'est parfois dangereux, comme le montre l'exemple de l'Afghanistan : ici, le roi Ama- nullah Khan a tenté de promouvoir des réformes qui, après sa chute, ont toutes été abolies. En Arabie sé'oudite, même, on est revenu en arrière sur l'état de choses existant à l'époque turque. Par exemple en matière d'impôt et de droit pénal, on s'est mis à appliquer les disposi¬ tions du Coran tombées partout en désuétude. Dans les autres pays de langue arabe — à l'exception de l'E¬ gypte — il n'y a que peu ou point de réformes notables à signa¬ ler dans le domaine du statut personnel et successoral musulman (Arabie, Syrie, Irâq, Palestine, Libye). Mais il n'en est pas ainsi ailleurs et, à titre d'exemples, nous allons examiner le cas de trois autres pays bien différents entre eux, pour examiner ce que le droit musulman y est devenu, sans que des révolutions profondes y aient bouleversé les rapports existant antérieurement entre le politique et le religieux, au dé¬ triment de ce dernier. Ces trois pays sont l'Inde anglaise, l'E¬ gypte et la Yougoslavie. Nous allons voir que les types de solu¬ tions adoptées diffèrent curieusement, mais on y constate un affai¬ blissement de l'influence exercée par la Loi divine sur les insti¬ tutions juridiques concrètes. Nous trouvons dans l'Inde anglaise une immense masse de plus de 80 millions de musulmans qui ne forment d'ailleurs qu'une minorité de la population totale (un quart environ) constituant cependant le groupe le plus important de la communauté isla¬ mique 2. 2. Le groupe suivant en importance numérique est celui des musulmans 200 l'islam et l'occident La très grande majorité de ces musulmans sont les administrés directs des Anglais; il y en a relativement peu dans les États vas¬ saux. Contrairement à ce que l'on est porté à penser, les Anglais ont modifié assez profondément le statut juridique religieux de leurs sujets dans l'Inde. C'est ainsi, par exemple, qu'en ce qui con¬ cerne le droit musulman, son application a été entièrement sup¬ primée dans trois domaines où il subsisté partiellement chez nous en Algérie : l'organisation judiciaire (pas de juges religieux aux Indes), les modes de preuves et la condition des terres. Ce qui intéresse le régime de la ^oajorité et de la tutelle a été très fortement modifié par le Gnardians and Wards Act (VIII de 1890), et YIndian Majority Act (IX de 1875). En matière succes¬ sorale, diverses questions de forme sont régies par la loi civile, et depuis i85o il n'est plus défendu à un non-musulman d'hériter d'un musulman (comme conséquence d'une disposition dirigée d'ailleurs contre les « incapacités de caste » hindouistes). En matière de statut personnel, la plus importante réforme à signaler est relative à l'âge du mariage. Dans ces régions — et plus encore chez les Hindouistes que chez les Musulmans — la jeune fille est livrée impubère à son mari. Sans retracer l'histoire des efforts faits pouf remédier à la chose au moyen de la loi, et dont les premiers remontent à i85o, nous citerons seulement le Sarâa Act (du nom de son promoteur autochtone) de 1929. En vertu de celui-ci, l'âge du mariage est fixé à quatorze ans pour la fille et à dix-huit ans pour le garçon. Ceux qui se prêtent à la conclusion de mariages en dessous de ces âges sont punis3. Pour diverses raisons, cette disposition, comme les précédentes, est entrée difficilement dans les mœurs et le Sarda Act a dû être amendé en 1987. Les musulmans éclairés de l'Inde que nous y avons rencontrés étaient favorables à de nouvelles réformes tendant, entre au¬ tres, à permettre à la femme d'obtenir le divorce judiciaire. A cet égard, sa situation ressemble à celle de la femme égyptienne dont nous allons parler. b) L'Egypte présente pour nous un intérêt particulier en ce d'Indonésie (plus de 60 millions et qui forment, eux, les g/10 de la popula¬ tion totale). Les Néerlandais ont fort peu modifié le statut, surtout coutu- mier, de leurs sujets. A Java, en 1937, la compétence des tribunaux religieux en matière successorale a été supprimée par les. autorités hollandaises, parce que, en fait, la population ignorait le droit canonique en cette matière et ne suivait que la coutume. Cette affirmation des droits de la coutume n'a nulle part soulevé de protestations rappelant celles, si savamment organisées contre la France, en 1932, à propos du droit coutumier berbère. 3. En 1937, un décret français a fixé pouf nos possessions de l'Inde, qui comptent environ 22.000 musulmans, les âges de ih et 16 ans respectivement. ÉVOLUTION JURIDIQUE DES POPULATIONS MUSULMANES 201 qu'il s'agit d'un État où les neuf dixièmes de la population sont musulmans et où les aspirations de cette religion sont particuliè¬ rement respectées, alors que, comme en Turquie, il subit depuis longtemps et d'une manière profonde l'influence de l'Europe et de ses institutions. Aussi le droit de ce pays, à l'exception du sta¬ tut personnel et successoral, religieux, y a-t-il été réorganisé de¬ puis longtemps sur le modèle européen. Et même l'appareil judi¬ ciaire musulman ne rappelle plus du tout le modèle classique : le tribunal du cadi jugeant seul en dernier ressort n'y existe plus. Mais comment ce pays musulman allait-il procéder à certaines réformes touchant le fond même du droit religieux, alors que, ainsi que je l'ai expliqué au début, aucune autorité musulmane ne s'est jamais arrogé le.pouvoir de modifier la Loi divine? Il se posait ici pour le législateur un problème épineux dont n'avaient à se préoccuper ni les révolutionnaires russes, turcs ou albanais, ni les colonisateurs anglais. On y est parvenu par un double détour très ingénieux. En premier lieu, j'ai expliqué que les dispositions de cette Loi divine n'étaient pas fixées de façon univoque, mais qu'en parti¬ culier il subsistait, à ce point de vue, quatre écoles orthodoxes donnant des solutions parfois différentes. Le législateur égyptien s'est alors inspiré d'un exemple (que les juges français en Algérie avait donné depuis longtemps, peut-être d'aillgurs sur la base d'idées musulmanes, et que, ensuite, dans le domaine législatif, le doyen Morand, de la Faculté d'Alger, avait donné dans son Projet de C-ode de Droit musulman). Il a, après eux, estimé qu'il convenait d'adopter dans ce pays celles des solutions des autres écoles que celle dominant en Egypte, lorsqu'elles se rapproche¬ raient davantage de l'esprit moderne. Il est évident qu'avec ce procédé on peut extraire des livres de fiqh, par un choix judi¬ cieux, tout ce qui est le plus en harmonie avec notre civilisation. Il ne me paraît pas certain qu'à l'époque classique on eût admis sur le plan législatif un pareil procédé. Mais il rencontre aujour¬ d'hui dans tous les milieux musulmans éclairés une approbation très nette. Mais parfois, même souvent, les solutions sont semblables, et on les veut modifier cependant. On a alors trouvé autre chose : sans modifier les dispositions de la Loi divine, le souverain dicte aux juges les conditions dans lesquelles il leur permet, ou il leur défend, de juger, ainsi peut-il laisser sans sanction certai¬ nes règles de droit. Depuis la guerre de 1914-1918, on a procédé ainsi à une série de réformes : L'âge du mariage (au moins sur le papier) a été fixé à seize ans pour la fille et dix-huit ans pour le garçon, en ce que les 202 l'islam et l'occident juges ne doivent pas connaître l'existence de tels mariages, la preuve du mariage doit être faite par un acte authentique et les fonctionnaires ne doivent pas le dresser en dessous des dits âges4. En matière de garde des enfants par la mère, on a adopté les règles plus douces de l'école mâlékite, au lieu de celles de l'école hanéfite qui, au point de vue juridique, est celle du droit égyp¬ tien; de même en ce qui concerne l'entretien de la femme par le mari. C'est encore la même réforme qui a été adoptée (comme on cherchait à le faire dans l'Inde il y a quelques années) sur le point suivant : seule l'école mâlékite permet, pratiquement, à la femme d'obtenir le divorce, alors que dans les autres elle reste rivée à son mari s'il ne veut pas la répudier. Il y a là une réforme très importante. On en pourrait signaler d'autres, ainsi les délais légaux maxima de la grossesse qui s'étendent, chose bizarre, sur plusieurs années, selon le fîqh, ont été ramenés à un an en Egypte. On ne s'arrêtera sans doute pas là. En un projet très important touchant les fondations pieuses a été ardemment dis¬ cuté au Parlement. On étudiait à la même époque la possibilité d'introduire dans le droit successoral islamique la représenta¬ tion5, qui est repoussée par toutes les écoles orthodoxes actuelles, mais qui, paraît-il, était préconisée par un docteur isolé d'une école aujourd'hui disparue. Les féministes veulent depuis long¬ temps la suppression, ou au moins la stricte réglementation de la polygamie, etc. Un projet de loi dans ce sens a été mis à l'é¬ tude. c) Le cas de la Yougoslavie est encore différent. Cet Etat compte environ i ,5 millions de musulmans, soit environ un dixième de la population, qui sont dans leur majorité des slaves de race et de langue et dont l'élite paraît particulièrement ouverte aux idées européennes6. Plusieurs de ses membres ont étudié, le droit mu¬ sulman à la Faculté d'Alger et y ont obtenu le titre de docteur en droit. Dans ce pays, les, citoyens de toutes confessions ont conservé leurs statuts religieux, et il n'y a pas de lois importantes qui aient modifié ces derniers. Mais il faut signaler deux intéressantes ten- 4. En Perse (Iran), certaines réformes de ce genre ont été accomplies par le code civil iranais. 5. En Islam, si un individu décède laissant un fils, et des pelils-flls, issus d'un fils prédécédé, leur oncle prend tout l'héritage, ils ne sont' pas admis à représenter leur père. Cette mésaventure est arrivée à une de mes connais¬ sances. 6. En Bulgarie, la proportion de musulmans (800.000) est plus grande, mais ce sont presque tous des allogènes de race turque, et il n'y a rien d'impor¬ tant à signaler au point de vue des réformes juridiques. ÉVOLUTION JURIDIQUE DES POPULATIONS MUSULMANES 203 tatives dues à des juges musulmans éclairés, en ce qui concerne la jurisprudence. D'abord la répudiation, qui èn fait est le plus grave obstacle à la réconciliation de l'Islam avec la civilisation moderne, doit être déclarée par le mari aux autorités judiciaires et enregistrée par elles, en Yougoslavie. Or, certains juges s'arrogent le droit, tout prétorien, d'examiner les motifs de la répudiation et de re¬ fuser l'enregistrement si elle ne paraît pas justifiée. Par là on s'achemine, bien lentement il est vrai, vers un nouvel état de choses : le divorce par voie de justice pour des causes détermi¬ nées. D'autre part, ces mêmes juges s'efforcent aussi de contrôler la polygamie, d'ailleurs très rare, et ne laissent célébrer le mariage que si l'époux justifie sa prétention par un motif raisonnable (maladie ou stérilité de la première épouse); ils s'efforcent aussi d'obtenir le consentement de cette dernière. L'élite dont nous avons parlé est très favorable à la disparition de ces institutions surannées7. Y Disons un mot, pour terminer notre panorama, de l'Afrique du Nord française. Il convient de distinguer bien nettement entre les deux.Protectorats d'une part, l'Algérie de l'autre. En Tunisie, le statut religieux seul existant et au Maroc les statuts religieux et coutumier berbère n'ont pas été, quant au fond, modifiés, sauf sur un point : la réforme du régime des tu¬ telles musulmanes. Le droit de famille et le droit successoral sont donc les mêmes qu'autrefois. ® En Algérie, pays d'administration directe, il n'en va pas de même. Du point de vue religieux musulman, on a depuis un siècle complètement bouleversé le vieux système des fondations pieuses et, par là, les usages successoraux de ces populations; on a mo¬ difié le régime des tutelles dans un sens qui le rapproche beau¬ coup plus du régime français que dans les Protectorats; on s'est efforcé, non par la voie législative mais par la voie administra¬ tive, de fixer l'âge du mariage des filles, d'une part en obligeant les indigènes à procéder aux déclarations, de l'autre en interdi- 7. Ce que nous dirons ici remonte à l'avant-guerre; le texte de la nouvelle Constitution yougoslave implique (en particulier pour la filiation) certaines atteintes au droit religieux. 204 l'islam et l'occident sant aux autorités, par voie de circulaire, de se prêter à ces maria- ges en dessous d'un âge donné. De plus, la jurisprudence a de tout temps fait des .efforts louables pour écarter certaines dispositions du droit musulman malékite et les remplacer par celles de l'école hanéfite, par exem¬ ple quant au consentement, plus souvent exigé par cette dernière, de la fille à son propre mariage, alors que celui seul du père de la vierge est nécessaire dans l'école malékite. Cette même jurisprudence a montré également le chemin à suivre en ce qui concerne le statut coutumier kabyle, qui, lui, a été plus profondément modifié par la loi française, non seule¬ ment en matière de tutelles, mais encore de mariage (âge du mariage de la fille fixé à quinze ans), de divorce (le droit d'obte¬ nir un divorce judiciaire a été accordé à la femme kabyle) et de succession (les femmes, complètement exclues, ont obtenu quel¬ ques droits successoraux.) En conclusion, ces études de droit musulman contemporain comparé présentent un vif intérêt,, et il faut approuver la Faculté de Droit d'Alger d'avoir, seule jusqu'ici, pris l'initiative d'en faire l'objet d'un enseignement. Mais ces études ne doivent pas, ou ne devraient pas se limiter aux seuls textes de lois, ni même aux décisions des tribunaux. En cette matière, il y a quelque chose de plus important encore : le niveau social réel des populations musulmanes, car la valeur effective des réformes de ce genre dépend, en réalité, de l'é¬ volution des populations. Cette évolution des familles est même plus importante que les textes et les jugements. Il n'est pas douteux que le niveau social des femmes musul¬ manes ne soit appelé à s'élever encore beaucoup à l'avenir, et qu'en même temps les institutions juridiques ne soient appelées à se modifier malgré les graves difficultés que la religion apporte à ces modifications. En cette matière, trois réformes sont essen¬ tielles : l'abolition de la polygamie (qui en fait n'a plus beaucoup d'importance), le consentement à donner par la jeune fille à son propre mariage, et surtout la suppression de la répudiation, qui est la plaie des sociétés musulmanes, beaucoup plus odieuse que. la polygamie, car elle permet la polygamie successive. Tant dans-le domaine juridique que dans le domaine social, de grandes améliorations ont été déjà enregistrées. Souhaitons que le mouvement continue et s'accélère. G.-H. Bousquet. LA NOUVELLE ÉLITE MUSULMANE EN AFRIQUE DU NORD L'établissement des Français en Afrique du Nord a provoqué en Algérie, en Tunisie et au Maroc, non seulement des transfor¬ mations politiques, mais encore des changements sociaux très profonds. Les trois pays, d'Afrique du Nord étaient guidés, jus¬ qu'à notre arrivée, par une aristocratie de propriétaires terriens et de hauts fonctionnaires qui étaient, en général, gouverneurs de provinces (caïds) ou occupaient des charges importantes dans l'Administration centrale (Makhzen), et aussi par une aristocratie religieuse qui se recrutait,dans un petit nombre de familles de la bourgeoisie des villes, cultivée par tradition, ou parmi les descen¬ dants du Prophète (Çhorfa) particulièrement nombreux au Ma¬ roc, ou encore parmi les descendants de pieux personnages. Quel¬ ques individus des autres catégories sociales « parvenaient » de temps en temps, grâce à leur savoir-faire ou à leur savoir, et s'in¬ tégraient dans l'élite au pouvoir, mais c'était chose rare : on peut dire que, dans les trois pays, la classe dirigeante jouissait d'une grande stabilité. Nulle part les autorités françaises ne pratiquèrent une politi¬ que révolutionnaire. Partout nos gouverneurs ou résidents géné¬ raux s'appuyèrent sur les cadres qu'ils trouvaient en place. La politique des familles assises a été l'une des règles constantes de notre à%tion au Maghreb. Elle l'est encore dans une très large mesure. Néanmoins, on assiste dans les trois pays, depuis plus ou moins longtemps, à l'ascension politique de la classe moyenne. Un nombre croissant de fonctionnaires, les dirigeants du Destour tunisien, du parti nationaliste marocain et des partis musulmans d'Algérie sont, dans une très forte proportion, des pe¬ tits bourgeois, parfois même d'incontestables prolétaires. Dans le Maghreb entier, une nouvelle élite est née, a grandi et cherche à se faire une place. Les Français n'ont pas cherché cette transformation, puisque leur politique indigène n'a pas cessé d'être conservatrice. Ils l'ont provoquée pourtant et favorisée, sans bien toujours s'en rendre compte, en créant des écoles, car la nouvelle élite musulmane en Afrique du Nord est l'élite du savoir moderne. Elle est faite des hommes qui se sont instruits dans nos écoles ou dans des écoles 206 L ISLAM ET L OCCIDENT organisées sur le modèle des nôtres. Ces hommes sont presque toujours d'humble ou de moyenne condition : fils de commer¬ çants, de petits fonctionnaires, d'artisans, d'ouvriers parfois, de¬ main de paysans. Il faut reconnaître — c'est un fait — que, sauf exceptions honorables et rares, les fils des grandes familles n'ont pas apporté dans nos écoles assez d'énergie et de persévérance et ont trop.souvent renoncé à acquérir la culture moderne qu'un Lyautey rêvait de leur donner : c'est pour eux qu'au Maroc il avait créé les Écoles de Fils de Notables, au nom significatif. Or, ces écoles sont maintenant des écoles de quartier comme les au¬ tres, où les authentiques fils de notables forment une faible mi¬ norité. Ce qui frappe d'abord chez ces hommes ou ces jeunes gens, c'est un attachement profond et tout- à fait sincère à la culture que nous leur avons donnée. Sur ce chapitre-là, ils se montrent pleinement reconnaissants et parfois de manière touchante. Dans le domaine du spirituel, nous ne les avons pas déçus. Ils savent le prix des idées et dès connaissances que nous leur avons appor¬ tées, et ne se font pas prier pour dire que nous les leur avons don¬ nées libéralement. Ils ne se contentent pas, d'ailleurs, d'appré¬ cier cette culture à son juste prix; presque tous conservent une très fidèle et déférente estime pour les maîtres qui la leur ont distribuée. Le respect du professeur est l'une des traditions maghrébines. Il ne se dément pas quand il s'agit de professeurs français, car le professeur français est, en général, un humaniste authentique et fait preuve d'une probité intellectuelle fort prisée. On pourrait inférer de là que le comportement intellectuel de ces évolués est semblable au nôtre. Ce serait une erreur, car s'ils se nourrissent efficacement de notre culture, ils n'abdiquent pas pour autant leur personnalité de Musulmans nord-afrieains et, tout d'abord, ils restent très solidement attachés, pour la plu¬ part, non seulement à l'Islam, mais encore à la langue et à la littérature arabes. Ici se pose le problème de l'assimilation. Il est depuis toujours résolu dans les Protectorats de Tunisie et du Maroc, où nous nous sommes engagés à respecter la personnalité morale des peuples qui se rangeaient sous notre égide. Il a pu se poser en Algérie où nous étions installés par simple droit de con¬ quête, mais la récente ordonnance du 7 mars 19/iù, qui accorde la citoyenneté française à l'élite des Musulmans algériens, en leur laissant leur statut personnel, met, ce me semble, un point final au débat. La France, après maintes hésitations, s'est enfin déci¬ dée à renoncer à une assimilation spirituelle qui eût été contraire à toutes nos traditions libérales. En somme, l'idéal culturel d'une partie importante de nos évo- LA NOUVELLE ÉLITE MUSULMANE EN AFRIQUE DU NORD 207 lués nord-africains est de ressembler à ces Syriens, à ces Égyp¬ tiens, comme le docteur Taha Hussein, qui allient en eux la plus parfaite connaissance de la langue et des idées françaises à une incomparable maîtrise de la langue arabe et à un désir fort natu¬ rel de conduire la pensée arabe dans des voies nouvelles. Le vieux Maghreb a assez de personnalité pour qu'un tel idéal soit riche de promesses. Déjà, de jeunes Marocains ont traduit et fait représen¬ ter des pièces de Molière comme l'Avare. D'autres s'orientent vers la poésie populaire ou vers l'histoire. D'autres, bientôt, b⬠tiront des romans. Ces! l'un des plus chers désirs de la France et ce serait l'un de ses plus grands honneurs que, sous l'impul¬ sion d'hommes, et de femmes peut-être, formés sous son in¬ fluence, la vieille littérature maghrébine de langue arabe re¬ prenne son éclat du temps d'Averroès et d'Ibn Khaldoun. Tout compte fait, je crois que sur la culture même des Maghré¬ bins évolués il y a peu de divergence entre eux et nous. Le$ uns et les autres, nous nous accordons sur un type, qui existe déjà, de Musulmans pourvus d'une bonne culture française et initiés aux idées modernes, mais initiés aussi aux finesses de l'arabe régulier et capables d'exprimer en cette langue une pensée origi¬ nale, harmonieusement nourrie de modernisme et de traditions. Où les divergences commencent, c'est sur l'usage à faire de cette culture nouvelle. Les évolués, relativement peu nombreux encore, surtout au Maroc, entendent que leur effort, très considé¬ rable, il faut le reconnaître, porte tout de suite ses fruits. Nous avons tendance à jauger leur valeur selon nos normes propres, tandis qu'elle devrait l'être, à leur avis, en tenant compte de l'effort d'adaptation qu'ils ont accompli. Pour nous, un licencie, un docteur', un ingénieur, sont des gens très distingués certes, mais nullement exceptionnels. Pour les Maghrébins, ce sont des hommes tout à fait hors du commun, puisqu'il y en a peu encore, et qui doivent être traités conformément à leurs mérites, qui sont rares dans leur milieu. En d'autres termes, nous envisageons tout naturellement la carrière d'un Algérien, d'un Tunisien ou d'un Marocain comme celle de nos fils : des études sérieuses et lon¬ gues, à l'issue desquelles on prend rang dans une profession, bien heureux si, vers la quarantaine, on s'y est assuré une situa¬ tion honorable sans plus; chef de bureau, directeur d'usine, mé¬ decin ou avocat bien fourni en clients, voilà à quoi aspirent rai¬ sonnablement les jeunes Français qui ont fait des études sérieu¬ ses. Nous concevons mal que des Musulmans d'Afrique du Nord qui ont fait les mêmes études aient d'autres aspirations. Mais le problème ne se pose pas pour eux comme pour nous, voilà la clé du différend. Si modestes que soient leurs études, jugées d'après notre table des valeurs, elles font d'eux l'élite de 208 l'islam et l'occident leurs concitoyens, ils se sentent supérieurs à la plupart des leurs et s'étonnent qu'une telle supériorité se traduise mal dans les faits. Que les obstacles à leur ascension viennent des familles traditionnelles qui n'ont pas fait le même effort d'adaptation qu'eux, ils ne s'en scandalisent guère; mais lorsque nous faisons chorus et leur prêchons la patience et la modestie, ils s'insur¬ gent. N'est-ce pas nous qui les avons formés, qui en avons fait des hommes nouveaux ? Ne sont-ils pas bien mieux que d'autres capables de nous comprendre et de travailler avec nous à l'œuvre entreprise ? Alors, pourquoi ne les aidons-nous pas à occuper « leur » placé ? Pourquoi laissons-nous au premier plan des per¬ sonnages ignorants ou attardés ? Pourquoi ne faisons-nous pas confiance à ceux qui en sont dignes ? Si ce problème était uniquement un problème de gouverne¬ ment, je ne m'en mêlerais pas, mais c'est aussi un problème d'o¬ pinion, c'est pourquoi je l'aborde. Il ne suffit pas, en effet, que le Gouvernement, ici et là, prenne des mesures, il faut que l'opi¬ nion française les comprenne et les approuve. Pour cela, il est indispensable qu'elle connaisse le point de vue des évolués mu¬ sulmans. Il faut aussi qu'elle se rende exactement compte de leurs efforts : milieu peu favorable dans bien des cas, familles rétives ou dépourvues d'argent, obstacles matériels auxquels se heurte l'étudiant nord-africain et, une fois qu'il a terminé ses études, difficulté d'organiser sa vie personnelle, suspendue entre un modernisme fascinant et une puissante et tenace tradition, difficulté, lorsque vient l'heure du mariage, de trouver une com¬ pagne à sa mesure, capable d'élever leurs enfants comme il l'en¬ tend. Tout cela devrait créer autour de lui un climat d'indul¬ gence et de sympathie. Je ne dis pas qu'un tel climat résoudrait le problème, mais il en rendrait la solution plus aisée. Or, il faut le dire en toute loyauté, le Marocain, l'Algérien ou le Tunisien ne trouvent pas toujours chez tous les Français d'A¬ frique du Nord les dispositions que je viens de dire; Là-bas, les différentes catégories de la population forment des castes très imperméables les unes aux autres. Des relations superficielles et souvent courtoises ? tant que vous voudrez, tout le monde parle là-bas de l'amitié franco-musulmane; tout le* monde ne la prati¬ que pas réellement. Il faut reconnaître d'ailleurs que ce n'est pas si facile, car les manières de vivre, les habitudes de penser ou d'agir sont très disparates et pas toujours commodes à accorder. Ne nous hâtons donc pas de jeter la pierre, mais constatons que, trop souvent, l'évolué nord-africain a l'impression de se heurter à l'indifférence des Français au milieu desquels il vit. D'un autre, côté, ses prétentions sont souvent exorbitantes. Il a volontiers tendance à vouloir remplacer d'emblée ceux que leur LA NOUVELLE ÉLITE MUSULMANE EN AFRIQUE DU NORD 209 expérience ou leur valeur technique ont amenés aux leviers de commande. Bien sûr, une telle attitude se tempère avec l'âge, il n'empêche qu'elle tient u#e grande place dans le comportement de beaucoup d'évolùés. Cela vient peut-être d'une disposition naturelle des populations d'Afrique du Nord. Cela s'explique en partie par le choc de plu¬ sieurs civilisations entre lesquelles il est difficile d'établir un équilibre, mais cela est, dû aussi, me semble-t-il, à l'écrasante prédominance des théoriciens sur les techniciens dans les trois pays d'Afrique du Nord. Tous ceux qui ont réfléchi sur l'avenir des jeunes Maghrébins instruits savent que l'une des difficultés majeures auxquelles on se heurte est la répugnance de nos élèves à se diriger vers les carrières techniques. Le nombre des ingé¬ nieurs, des topographes, des comptables, sans parler des ou¬ vriers spécialisés, est très faible parmi eux. S'ils ont des aptitu¬ des scientifiques, ils préparent une licence de mathématiques ou de physique, sans avoir l'idée, au moins jusqu'à ces derniers temps, .de suivre les cours d'un Institut électro-technique ou d'une école de chimie pour en sortir avec une destinée définie. Us ont un goût inné et dévorant pour les idées générales. Je ne veux pas nier qu'elles exercent sur eux un véritable attrait, mais c'est aussi qu'elles les rapprochent des responsabilités et des si¬ tuations dirigeantes auxquelles ils aspirent. A cela, bien des explications. Ils conservent le souvenir direct ou le souvenir historique de leur indépendance et, comme tout ce qui touche au passé, ce souvenir se colore de teintes délicieuses, encore avivées par l'emphase méditerranéenne et par notre pré¬ sence; mais ils méditent aussi sur les idées que nous leur avons apportées, des idées qui ne figuraient pas dans le système de phi¬ losophie politique de leurs ancêtres et qui ont l'attrait de la nou¬ veauté, la séduction des armes à deux tranchants que l'on peut retourner contre l'adversaire : pouvoir populaire, droits de l'indi¬ vidu et du groupe social, droits des peuples à disposer d'eux- mêmes. Nous savons bien, depuis le temps que nous les manions, que ces idées constituent un idéal rarement approché, mais nos protégés ou nos sujets y croient ou veulent y croire comme à des réalités proches. Leur peu d'expérience politique et leur impa¬ tience d'une domination étrangère, si humaine soit-elle, s'épau¬ lent pour leur faire rejeter avec horreur toute notion de relativité et les amènent à prendre une position absolue, celle des êtres jeu¬ nes. Une pareille conception des choses les conduit souvent à une attitude d'opposition politique, plus ou moins violente suivant les tempéraments, et leur vaut le qualificatif d'anti-Français. Que c'est vite jugé! et comme l'on reconnaît là le besoin maladif qu'é¬ prouve notre époque de coller à tout prix des étiquettes au front i4 210 l'islam et l'occident des individus! Comment juger d'une manière aussi rapide des jeunes gens qui se sont nourris de noire culture et y sont, je le répète, profondément et sincèrement t^tachés! C'est un véritable contresens que font beaucoup trop de Français. La réalité est bien différente. Beaucoup d'évolués ne sont pas d'accord avec les au¬ torités françaises sur la politique qu'elles mènent. Us la jugent étroitement conservatrice, souhaiteraient qu'elle soit modifiée, parfois même radicalement transformée dans un sens beaucoup plus libéral. Us aspirent à l'indépendance à une échéance plus ou moins lointaine, et ils le disent non sans véhémence. Mais de ce qu'ils, condamnent tout ou partie de nos méthodes, doit-on con¬ clure qu'ils nous considèrent comme des ennemis, comme des gens avec qui il est à jamais impossible de s'entendre ? Je ne le crois pas, mis à. part quelques très rares exaltés comme il s'en trouve toujours et partout. Déçus et impatients? oui; hostiles? pas précisément. La très grande majorité d'entre eux ne rêve pas dé nous évin¬ cer, mais bien de régler sur des bases nouvelles notre symbiose en Afrique du Nord. De cela, il faut que soient bien persuadés les Français de bonne foi et de bonne volonté — et il n'en man¬ que pas d'un côté et de l'autre de la Méditerranée. La crise qui a bouleversé le monde pendant, des années a tou¬ ché durement l'Afrique du Nord. Le chaos matériel et moral dans lequel nous avons tous vécu a exaspéré les passions, raidi les attitudes. Soumis à toutes sortes dé propagandes, les évolués nord-africains ont conçu des espoirs démesurés. Moins que jamais, ils sont enclins à la patience et cherchent à hâter par tous les moyens l'évolution sociale dont ils sont les acteurs. Us vou¬ draient profiter des circonstances pour se faire leur place dans le monde nouveau qui essaie de se former. La confiance et le sang- froid n'ont pas grande part dans leur comportement. Que cela nous soit déjsagréable, nous n'avons pas à le nier et nous devons même le leur dire, parce que, dans un débat de cette sorte, les. explications franches sont seules capables de mener aux solutions durables; mais à quoi bon nous irriter d'un phénomène qui n'a rien de surprenant dans la conjoncture présente ? La seule attitude valable est d'essayer de bien comprendre le problème qui se pose et de le résoudre avec patience, sympathie, générosité et confiance dans nos partenaires. Si l'opinion publique française en vient à une telle attitude, il y a bien des chances pour que les évolués maghrébins modifient la leur, et l'on pourra alors trou¬ ver une formule susceptible d'accommoder les intérêts et les aspirations en présence. Daniel Yaldaran. LA CONDITION DE LA FEMME MUSULMANE Celui qui veut tenter de dire son mot sur la condition de la femme musulmane est amené par le sujet même à ressasser des vérités banales. Mais leur banalité-n'exclut pas leur importance, et il faut les répéter avec obstination pour qu'elles fassent leur cbemin. Aussi bien, dans les propos qui vont suivre nous n'avons au¬ cune prétention à l'originalité, mais en parlant à notre tour de la femme musulmane, nous n'avons d'autre but que celui de souli¬ gner, une fois de plus, le caractère éminemment grave de la mi¬ sère intellectuelle et morale dans laquelle elle jse débat, ou ce qui est pire, ou elle se complaît parfois. Si l'on veut se donner la peine de considérer en détail tout ce qui a été écrit, dans toutes les langues, depuis environ un demi- siècle, sur sa condition, on s'apercevra que sa cause a eu ses ad¬ versaires farouches et ses zélés défenseurs. Toutes les opinions se sont exprimées, tous les points de vue ont été envisagés. Il est même divertissant de relever, parallèlement à chacun des ouvra¬ ges, à chacun des articles favorables à la cause féministe, une ou plusieurs réfutations tendant à discréditer le mouvement d'éman¬ cipation. C'est ainsi qu'en Ëgvpte Qasim Bey Amin, l'apôtre du féminisme, eut au nombre de ses antagonistes Talaât Pacha Harb et Muhammad Farîd Wajdi, pour ne citer que ces noms-là; qu'en Syrie le livre de Nazira Zayn ad Dîn sur le voile a été réfuté par As Sayh al Galâ'înî, et qu'en Tunisie celui d'al Haddâd a soulevé de violentes critiques. Et, détail tout à fait amusant, on a pu lire, il y a quelques annéejs, un article publié au Maroc par une femme qui signait Baliitat al Hadira et dont le titre était : L'engoûment de nos filles pour le lycée. II. n'y avait pas, à l'époque où parais¬ sait cet article, plus de six élèves qui suivaient l'enseignement secondaire dans tout le Maroc! Jamais querelle entre anciens et modernes ne fut plus violente, surtout que les uns et les autres placent trop souvent les débats sur le terrain religieux, et, de ce fait, les défenseurs de l'ortho- 212 l'islam et l'occident doxie rejettent avec tout le fanatisme dont ils sont capables ce qu'ils jugent comme une atteinte à la religion. Tandis que les un,s, s'appuyant sur la raison et la justice, accordent à la femme le même, droit à la vie que possède l'homme avec tous les privilèges qu'il comporte, leurs antagonis¬ tes puisent dans le Coran et la Sunna, interprétés dans l'esprit le moins large, des arguments pour perpétrer jusqu'à la consomma¬ tion dqs siècles cette' condition vile dans laquelle est tombée la femme islamique depuis de nombreuses générations et qui est contraire à l'esprit même de ces deux sources de la religion qu'ils invoquent. Il est impossible de passer en revue, en quelques pages, les ouvrages et las articles qui ont été écrits sur le sujet, même si l'on voulait se borner aux principaux, car comment opérer un choix parmi ce nombre impressionnant' de livres et de revues dans toutes- les langues. Pour aller droit au coeur du sujet qui nous intéresse, nous allons interroger les textes de la loi religieuse qui définissent les droits et les devoirs de la femme pour nous faire une idée du sort qui lui est réservé eh partage. La femme musulmane est astreinte aux mêmes pratiques cul¬ tuelles que l'homme : elle doit prier, jeûner, accomplir le pèleri¬ nage, faire l'aumône, et si dans la guerre sainte (son rôle ne con¬ siste pas à se battre, du moins, comme le vieillard et l'infirme, il lui est recommandé de faire don d'une partie de ses biens pour l'achat d'armes et de provisions, et elle doit soigner les blessés et les réconforter. Il est un fait indiscutable, c'est que le Coran affirme la supé¬ riorité de l'homme, mais cette supériorité d'ordre physique, la femme n'a aucun intérêt à la contester à son protecteur naturel. Au reste, sa dignité n'ept en rien atteinte par cette supériorité, car la religion enseigne que le rôle de la femme est aussi méri¬ toire que celui de l'homme. Un auteur de traditions, 'Anas, rapporte qu'une délégation de femmes s'en vint trouver le Prophète (que Dieu répande sur lui ses grâces et ses bénédictions!); elles lui dirent : « Les hommes ont des avantages sur nous, ô Envoyé de Dieu! Ils ont la prééminence et le droit de faire la guerre, et nous n'avons aucun moyen d'ac¬ quérir le mérite de ceux qui combattent pour la bonne cause! « — Celles qui parmi vous restent à leur foyer, répondit le Prophète, acquièrent le mérite de ceux qui combattent pour la bonne cause. » Le Prophète aimait les femmes comme il aimait les prières et les parfums. Depuis le début de sa mission jusqu'à sa mort il n'a pais cessé de travailler à l'amélioration du sort de la femme LA CONDITION DE LA FEMME MUSULMANE 213 en tant que fille, épouse, mère, celle-ci pouvant être simplement mère nourricière. La tradition raconte que ses dernières paroles furent les suivantes : « La prière, la prière; les esclaves, ne les chargez point de ce qu'ils ne peuvent faire; craignez Dieu, Dieu à l'égard de vos femmes. » La fille qu'il recommande à son père, la femme qu'il recom¬ mande à son époux, la mère qu'il recommande à son enfant, quel rôle de Coran leur a-t-il assigné dans la famille et dans la société ? La première tâche de l'Islam fut de limiter l'autorité du père de famille qui avait le droit de mort sur ses enfants, en particu¬ lier sur ses filles qu'il pouvait enterrer vivantes pour se mettre à l'abri du déshonneur ou de la pauvreté. Le Coran stigmatise dans des termes très violents cette pratique monstrueuse. Il recom¬ mande au père d'élever ses enfants avec tendresse, il impose à ces derniers d'entourer les auteurs de leurs jours de respect et de vénération et de les secourir dans leur vieillesse. Les enfants doi¬ vent obéissance à leurs parents, mais seulement dans la mesure où elle n'est pas contraire aux commandements de Dieu. Le père doit pourvoir aux besoins de ses enfants qui sont tenujs d'habiter chez lui jusqu'à l'âge deala puberté. Il est leur tuteur légal et administre leurs biens en toute liberté. Dans le rite malékite, il a le droit absolu de marier à son gré ses enfants mineurs. Ce droit de âjabr, qui peut paraître un droit exorbitant, n'est accordé au père que si le mariage lui est dicté par un intérêt majeur. Il implique que la consommation du ma¬ riage soit retardée jusqu'à l'âge de la puberté. Le droit de djdbr peut, s'il est mal interprété, donner lieu à de véritables abus. Il choque profondément la sensibilité des Occi¬ dentaux qui le critiquent avec une trop grande sévérité, et qui oublient souvent que le mariage musulman est un contrat et non un sacrement, et que si l'enfant mineure est mariée légalement, l'union doit attendre que la fille soit nubile. Danis les autres rites orthodoxes, ce droit est atténué, par l'obli¬ gation stricte de prendre le consentement de la jeune fille et d'in¬ diquer, comme cela se fait en droit hanéûte, dans le contrat de mariage qu'elle accepte l'époux et la dot. Le droit malékite n'ac¬ corde ce droit qu'à la femme veuve ou divorcée. Cependant, beaucoup d'auteurs malékites recommandent de consulter la fille et d'obtenir son consentement. La première condition du mariage musulman est la constitu¬ tion d'une dot pour l'épouse; l'absence de cette dot entraîne la nullité absolue du mariage. Le montant-de la dot varie suivant le milieu social; elle constitue un pécule qui revient exclusivement à la femme. Si le père conserve la somme ou s'il s'en sert, c'est à charge de la restituer en temps et lieu. S'il meurt avant de l'avoir 214 l'islam et l'occident rendue, cette somme constituera pour sa fille une créance privi¬ légiée à prélever sur la succession avant le partage. Les filles héritent de leur père, mère et ascendants des deux lignes comme héritières universelles, en concours avec leurs frè¬ res et dans la proportion de deux parts pour chaque mâle et une part pour chaque fille. Si elle est l'unique héritière, elle a droit à la moitié de l'héritage, et s'il y a plusieurs filles elles ont droit aux deux tiers pour parts égales. On trouve l'explication de cette inégalité en matière d'héritage dans cette raison que l'homme est alslreint à l'entretien du mé¬ nage, qu'il doit prendre à sa charge ses parents indigents, qu'il est seul astreint à la Zakat ou impôt légal et qu'il participe aux charges de guerre. La femme qui en Islam est soumise aux mêmes obligations individuelles que l'homme, telles que la profession de foi, le jeûne, le pèlerinage, est exemptée de la Zakat. Si bien qu'on a vu des personnages astucieux mais malhonnêtes faire don de leur fortune à leur épouse tous les ans au moment de la perception de la dîme pour la reprendre ensuite, et-cela pour échapper à l'im¬ pôt. Le régime matrimonial en Islam est la séparation des biens. La femme administre à son gré ce qui lui est propre, sauf un droit de veto donné à son époux dans le cas où elle voudrait disposer de plus d'un tiers de sa fortune pour le constituer en fondations pieuses. Par contre, la loi attribue à la femme un droit héréditaire im¬ portant isur la succession de son époux. Elle hérite d'un quart de sa fortune si l'époux n'a pas laissé d'enfant mâle et d'un huitième dans le cas contraire. L'infériorité plus apparente que réelle de la femme vis-à-vis de l'homme n'existe pas seulement en matière successorale. L'homme a d'autres privilèges. Mais si en matière d'héritage le!s compensations accordées à la femme atténuent sensiblement l'inégalité du partage, il semble, a priori, que du. fait qu'il pos¬ sède le droit d'être polygame et de répudier sa femme à sa vo¬ lonté, elle soit livrée sans recours à sa fantaijsie. Avant l'Islam, la polygamie, voire la polyandrie, étaient pra¬ tiquées sans frein. La religion nouvelle a proscrit la polyandrie et a ramené à quatre le nombre des épouses légitimes. À vrai dire, ce n'est là qu'une tolérance plutôt qu'un droit, car en sou¬ mettant la polygamie à des conditions difficilement réalisables, l'Islam tend à écarter les hommes de cette pratique'. En effet, l'époux est tenu de traiter ses femmes avec équité, et « si vous craignez d'être injustes, conseille le Coran, n'en ayez qu'une ». De plus, la loi musulmane donne à la femme une possibilité LA CONDITION DE LA FEMME MUSULMANE 215 de se mettre-à l'abri de ce danger en lui accordant le droit de spé¬ cifier sur le contrat de mariage que son époux ne prendra pas d'autre femme. Elle peut, de la même manière, se réserver le droit de rompre le mariage sans le secours d'un magistrat et se mettre, ainsi, sur le" même pied d'égalité avec l'homme qui, nous l'avons dit, pos¬ sède le droit de dissoudre le mariage par £a seule volonté. Telle est donc, dans ses grands traits, la condition faite à la femme musulmane dans le sein de la famille. Son rôle, sur le plan social, n'est pas défini avec la même précision. Mais si nous noU(S reportons à l'exemple des femmes dont l'influence fut con¬ sidérable dans les premiers temps de l'Islam, nous pourrons sou¬ tenir que très souvent son rôle a dépassé les limites de sa maison. L'histoire de Aïcha, la plus jeune épouse du Prophète, a été trop souvent répétée pour que nous ne la croyions présente à toutes les mémoires et cela nous dispense de la répéter ici. Sans compter que, pendant la brillante époque de la civilisation arabe, beau¬ coup de femmes ont occupé des fonctions publiques comme celles de professeurs, d'administratrices de fondations pieuses, de juges pour affaires pénales. En nous plaçant au strict point de vue de la religion et en ac¬ ceptant avec les rigoristes et les intransigeants, sans la discuter, la situation faite à la femme musulmane, si nous la comparons à celle de la femme antéislamique d'une part et à celle de la femme musulmane actuelle, nous constatons, dans le premier cas, que des amendements sérieux lui ont été apportés par la nouvelle reli¬ gion; dans le second cas, que les hommes se sont éloignés de l'esprit libéral de la religion pour ne s'attacher qu'à un forma¬ lisme sans âme, commettant, ainsi, au nom de la religion qu'ils suivent à la lettre sans en respecter l'esprit, des abus sévèrement blâmés par cette même religion. Certains auteurs occidentaux, comme le Dr Perron, sont allés jusqu'à affirmer que l'Islam a extirpé de la femme arabe toutes les vertus qui faisaient son charme à l'époque du paganisme. C'est un point de vue d'artiste, certes, mais combien il manque de vérité et de justice! Car s'il est démontré que'la femme mu¬ sulmane a perdu le don de bravoure et de poésie comme paraît le regretter le Dr Perron, que sont ces vertus au regard du droit à la vie que l'Islam lui a accordé? Qu'on veuille bien se rappe¬ ler, en effet, que les Arabes païens considéraient la naissance d'une fille comme une opprobre et l'enterraient vivante par crainte du déshonneur et de la pauvreté, et que le Coran a mis fin, par ses injonctions catégoriques, à ce supplice inique. Contrairement à ce que l'on pense généralement, la condition inférieure dans laquelle est tombée la femme musulmane, depuis 216 l'islam et l occident plusieurs siècles, n'est point dictée par sa religion, mais elle est due, pour une grande part, à l'égoïsme de l'homme qui, en s'é- loignant cle la règle de perfection, donne à certaines tolérances la force de vrais commandements et interprète ses droits selon une conscience bien relâchée. Par ailleurs, l'ignorance de ses droits empêche la femme de lefs défendre quand elle est menacée d'en être frustrée. Cette igno¬ rance est presque un encouragement pour l'homme dont la ten¬ dance naturelle est bien de profiter sans frein de tout ce qui lui est permis. C'est, en effet, dans l'ignorance qu'il faut chercher la cause principale de la misère intellectuelle et morale de la femme mu¬ sulmane. Et si l'on voulait bien l'instruire, combien isa situation serait différente ! En envisageant le problème de l'instruction de la femme mu¬ sulmane, nous touchons le point crucial de la crise dans laquelle elle se débat. Interrogeons donc les textes de la loi et voyons si, d'une ma¬ nière explicite ou tacite, elle refuse à la femme le droit de s'ins¬ truire. Une religion qui permet à la femme d'accéder à certaines char¬ ges publiques comme l'enseignement, qui fait passer la science et la sagesse avant les pratiques du culte, qui enseigne par la bouche de son Prophète qu'une heure d'études est plus méritoire que soixante ans de prière, peut-on la rendre responsable de l'ignorance de la femme ? Le droit à l'instruction est un privilège accordé sans réserve à l'homme comme à la femme dans la religion islamique. Bien miéux, l'instruction est un devoir qui incombe à tout Musulman et à toute Musulmane depuis le berceau jusqu'à la tombe, dussent-ils aller chercher la science aux confins de la Chine. Ce droit n'était point refusé autrefois à la femme. Sinon, com¬ ment expliquer qu'en public elle pouvait prendre la parole pour réfuter un orateur, fût-il un kalife, comme cela arriva un jour au kalife Omar. Ce dernier, loin de se fâcher contre la femme qui le contredisait, avoua qu'il se trompait et que la femme avait raison. Mais pour ceux qui seraient tentés de douter de l'authenticité d'anecdotes de ce genre, il y a pour les convaincre des documents irrécusables comme celui de cette miniature du XIIe siècle qui représente une femme debout, le visage découvert, faisant un cours, dans une mosquée, devant une assemblée d'hommes assis prè|s d'un minbar. Cette miniature, que l'on peut consulter à la Bibliothèque Nationale, dans la collecion Chefers, est reproduite dans l'ouvrage de l'Allemand von T. Mann : Der Islam. LA CONDITION DE LA FEMME MUSULMANE 217 Donc, si de nos jours on -veut bien ne plus contester à la femme ce droit à l'instruction que ne lui refuse point la religion, on apporterait le remède efficace à tous ses maux. Car c'est là, et non ailleurs, qu'il faut chercher les causes profondes de la déca¬ dence des pays musulmans. Mais si l'on ne veut pas donner à cette question toute l'importance qu'elle mérite, et si l'on apporte d'autres solutions pour mettre fin à la crise, ce ne seront que des palliatifs, car le seul remède, nous ne craignons pas de le répéter, c'est bien l'instruction pour tous, pour l'homme comme pour la femme. Et même, il n'est pas exagéré de dire que l'instruction de la femme s'impose avant celle de l'homme, car nul n'ignore l'importance du rôle d'une mère dans l'éducation de ses enfants. Donc, sans vouloir jouer un rôle dans la société, mais pour le comportement de sa vie d'épouse et de mère, où simplement pour elle-même, l'instruction donnerait un sens à tout ce qu'elle pourrait entreprendre. « La femme, dit l'Imâm 'Alî, est tout entière un mal, et le pire c'est qu'elle est un mal nécessaire. » Nous avons trop l'habi¬ tude de jugements accablants pour que celui-ci nous révolte. Mais à ceux qui encore aujourd'hui nous traitent avec la même rigueur, nous leur conseillons de méditer avec profit ces paroles du fabuliste : « Mieux vaut un sage ennemi qu'un ignorant '^ami. » • » Dès qu'on aborde le problème de l'instruction de la femme, on ne peut éviter la question du voile. Ceux qui subordonnent l'ins¬ truction au voile ne font que déplacer la question, car, à notre sens, c'est donner trop d'importance à une partie du costume dont la mode triomphera un jour. Souveraine sur l'esprit de la femme, elle aura plus de force que toutes les traditions, tous les préjugés, tous les symboles, pour faire tomber ce que beaucoup considèrent, à tort, comme l'attribut de. la féminité en pays musulman. L'abandon du voile ne doit pas être le critère de l'évolution et de l'instruction, de même que le port du voile, qui très souvent n'est qu'une coquetterie, ne doit pas être regardé comme le signe tangible de l'ignorance. Si l'on veut remonter aux origines du voile, et si l'on veut in¬ terpréter avec libéralisme tous les passages du Coran qui y font allusion, on ne trouvera aucune interdiction du genre de celles qui enjoignent au Musulman de né pas boire du vin ou consom¬ mer certains aliments. Par conséquent, si l'on fait à la femme un grief de sortir dé¬ voilée en l'accusant d'enfreindre la loi religieuse, s'il est dé¬ montré qu'elle commet un péché, c'est un péché véniel, et, dans l'échelle des valeurs, il est moins grave que/celui que commet, 218 l'islam et l'occident par exemple, le Musulman qui boit le vin. Surtout que les plus ardents partisans du voile ne sont pas tous, de parfaits Musul¬ mans ! Dans tous les pays musulmans où la question du voile a été soulevée, les adversaires de l'émancipation de la femme ont vio¬ lemment critiqué la conduite de celles qui n'ont vu dans l'aban¬ don du voile qu'un prétexte à de trop grandes libertés et à des écarts de conduite déplorables. Malheureusement, il faut convenir que, dans beaucoup de cas, les reproches adressés ne sont pas sans fondement. Il est regret¬ table de constater que certaines femmes à l'avant-garde du mou¬ vement féministe, uniquement soucieuses d'assouvir, leur soif d'indépendance, ont, par leur comportement inconsidéré, contri¬ bué à discréditer la cause de celles de leurs soeurs qui aspiraient à s'affranchir tout en demeurant dans le cadre de la tradition. .L'expérience qui doit mener la femme à une émancipation saine, conciliant le progrès et la -tradition, est loin d'être simple et facile. Il serait bon que celles qui l'ont vécue pour leur propre compte cherchent à en épargner les difficultés aux autres, ou tout au moins à les atténuer. Surtout, il faudrait qu'elles soient con¬ vaincues de l'importance de leur mission et de la gravité du rôle qui leur est dévolu, pour cette seule raison qu'elles ont été les premières à se libérer de préjugés séculaires. Elles doivent agir en sorte qu'elles ne portent pas préjudice à une évolution qui, par ailleurs, revêt pour elles une signification tellement profonde, car solidaires de toute une génération de femmes, le comporte¬ ment de chacune peut avoir sur toutes les autres des répercus¬ sions considérables. Beaucoup de conservateurs pensent, en toute bonne foi, que la femme né peut demeurer vertueuse quand on lui fait abandonner le voile et quand on lui accorde quelques libertés. C'est donc aux femmes évoluées à leur prouver qu'ils ont tort de mettre sur le compte de l'instruction et sur le rejet du voile des manquements à la morale et aux convenances qui sont plus exactement les con¬ séquences d'une mauvaise éducation ou le fait d'une nature fre¬ latée. C'est, aussi, à elles de les convaincre que le salut de la femme doit dépendre d'elle seule. Car si l'homme l'oblige à être ver¬ tueuse en la mettant dans l'impossibilité matérielle d'accomplir une mauvaise action, son rôle n'est pas bien méritoire, et la vertu de la femme a très peu de valeur n'étant, pas cette disposition constante de l'âme qui porte à faire le bien et à éviter le mal. Mais si, au contraire, il l'aide à faire son ascension spirituelle et morale en lui donnant le moyen de parfaire son éducation et sa culture, et en la laissant libre de choisir, entre le bien et le mal, la condition de la femme musulmane 219 son action aurait sûrement plus de poids dans la balance de l'ɬ ternel. A dire vrai, si l'homme musulman refuse avec tant de force de livrer la femme à tous les regards, c'est au fond sa propre fai¬ blesse qu'il redoute. Les femmes ne sont pas dupes du procédé, et il serait temps qu'elles mettent un terme à tant de mauvaise foi et d'hypocrisie. Une loi à peu près constante veut que les* éléments qui vont de l'avant dans .une révolution soient sacrifiés. Le fait est cruel en lui-même, mais il faut le subir. Les individus qui tracent la route aux générations futures doivent accepter le sacrifice. En ordonnant l'émancipation brutale et totale de la femme tur¬ que, Kenial Pacha savait bien qu'il sacrifiait les deux tiers de l'élément féminin de son pays. Il avait compris qu'il valait mieux compter sur une minorité de femmes pour qui l'évolution s'est opérée sans danger plutôt que de continuer à négliger cette grande partie de la nation sans le concours de laquelle sa révolu¬ tion ne pouvait pas être efficace. Nous ne citons pas l'exemple de la Turquie pour préconiser sa méthode brutale mais radicale (car s'il est avéré qu'elle a pro¬ duit dans ce pays les résultats escomptés, ailleurs, comme en Perse, la même expérience a été un échec), mais, en parlant de la Turquie, nous voudrions, pour terminer, faire comprendre à tous les hommes d'Islam que l'émancipation de la femme est néces¬ saire et qu'elle ne peut se faire sans mal. Nous souhaiterions sur¬ tout qu'ils cessent de ne considérer en la femme que le côté su¬ perficiel de sa nature, et qu'ils voient en elle le complément attendu à leur bonheur intellectuel et moral. H. H. Benabed. Chella est une vieille nécropole. Les Sultans Mérinides l'ont construite, an XIVe siècle, près de Rabat, sur les vestiges d'une colonie romaine. Souverains, princes, saints y repo¬ sent encore. Pour la plupart sous des stèles anonymes. Le site est beau : des ruines, des arbres énormes, des mil¬ liers d'oiseaux, une source. Souvent de pieux visiteurs han¬ tent les tombes et parfois, le soir1., viennent y camper. Alors on entend la « rhaïta >>, qui est une flûte très douce. Des chants, des battements de mains accompagnent la mélopée. Ils s'accordent familièrement à la grandeur et à la paix du sanctuaire. Grandeur et paix qui font de ce lieu saint l'un des plus1 rares, l'un des plus secrets de l'Islam. Du moins pour qui, sensible aux signes, perçoit, sous la beauté des formes, la présence d'un sens profond et incommunicable. Les pages qu'on va lire 'n'offrent qu'une allusion, forcé¬ ment obscure, à ce message réservé. On les a dêtachêe's d'une suite de proses consacrées à ce sanctuaire. L'imagination n'y a point de part, ou fort peu. Il s'agit ici de doctrine. Les stèles l'indiquent assez. LÀ PURE ENTRÉE Dès les premiers pas, un sentiment de plénitude saisit l'âme et il la pénètre de toutes parts. Du sol, d'abord; ce sol dense, serré par une pensée immobile. A peine si le lent cheminement des eaux d'infiltration et la vie des racines souterraines animent ces couches difficilement perméables. Les tombes bosselant le sol ne nous proposent plus que des signes atténués. La mort se tient ici à la surface; et, par ses monuments, à demi effacés, elle n'offre qu'une allusion à de plus profonds accomplissements. Pas une faille sous la terre ne veine la masse d'un être véritablement achevé. Et sa pénétration dans la matière obs¬ cure, tuf friable, nappes d'humus, granits des profondeurs, exerce une poussée d'une telle puissance qu'elle atteint et brise le sol, sur l'autre flanc du globe, comme une' pyramide renversée qui, de sa pointe, aux antipodes, surgirait de la terre, exactement sous cette constellation idéale qui illumine l'axe du monde. Cette ville d'âmes, de ruines, de vieux arbres et d'eaux limpides repose ainsi sur des terrains spirituels d'une den¬ sité singulière; et la vie qui s'y alimente participe à leur plénitude. L'arbre qui pousse là est plein, La sève en est compacte, la fleur robuste, le fruit dur. La feuille y respire un air sim¬ ple, la racine y boit une eau droite, sans soupçon d'impu¬ reté. A la vue d'une rose, le sentiment qui nous saisit ne trouve pas en nous d'étendue favorable à ses naturelles diva¬ gations, tant le plaisir qu'on prend à regarder la fleur tou¬ che de près à la pensée qui la tient suspendue dans notre esprit. Les formes ne s'écartent pas des êtïes qu'elles signifient. Rien ne se sépare des choses, et, s'il en émane un parfum, 224 l'islam et l'occident une,couleur, un sens, on les reçoit sans que s'altère la puis¬ sance de l'objet plein qui nous les a communiqués. Quoi¬ qu'une âme mystérieuse s'exhale de toutes ces pierres, de tous ces végétaux et de cette source irréelle, ils ne perdent rien de leur force et plus nous en tirons de sensations, de sentiments et de pensées, plus leur présence est évidente, non par émanation de ces dons perceptibles, mais par rayon¬ nement d'un fragment de réalité, dégagé de sa gangue et qui luit, or spirituel, substance inépuisable. C'est à peine si désormais l'épaisseur d'un fil m'en sépare, si ténu qu'un désir ne saurait se glisser entre l'être et l'amour de l'être. LA PRÉSENCE Il faut entrer dans le jardin, l'été, avant le soir. Au calme de l'après-midi la pensée s'apaise, et le discours intérieur se relâche jusqu'à devenir lent, fluide. Son niveau baisse et il se disperse en filets bientôt absorbés çà et là par les couches poreuses de cette étendue souterraine où se per¬ dent les notions claires comme des eaux limpides dans le sable. Une translation intérieure nous porte du souci de l'action intellectuelle, qui a pour fin la connaissance, à la méditation ralentie où s'efface, sous la volupté du spectacle, le désir profond de connaître; vision qui nous semble immobile, mais où d'insensibles métamorphoses nous engagent à notre insu dans d'autres sympathies. L'unité précaire se fond d'une âme insidieusement trans¬ portée dans le calme des eaux qui s'élèvent sans bruit, des arbres colossaux aux secrètes végétations et des tombes intemporelles, sur lesquelles un ramier ou une colombe se posent, irréels comme des symboles, dans la chaleur. Bientôt, même ces légères données, offertes, mais sans insistance, à l'âme déjà déliée, se confondent; et de l'une à l'autre la méditation glisse et se perd. CHELLA 225 L'activité de l'esprit tombe et nous recevons sans défense les images associées de ce monde sensible, appuyé de son poids énorme sur notre vie fragile, et du monde intérieur délivré des hautes contraintes, et qui, par les mille fissures d'un sous-sol incertain, filtre et inonde notre conscience. Images d'en haut et d'en bas, ces reflets miroitent, se troublent, partent dans le non-être avant qu'on ait pu s'en saisir. Tout nous est présenté à profusion avec une incom¬ préhensible indifférence. Les offrandes les plus solides se fragmentent si facilement que nous n'atteignons rien que le désir, lui-même fugitif, que parfois elles ont éveillé en nous. Ces dons passent devant nos yeux, mais nous ne voyons pas celui qui les envoie; et son absence est si parfaite que nous ne savons plus distinguer de nous-même l'être qui ma¬ nifeste ainsi une si nonchalante puissance dans ses multiples manifestations. Nous contemplons, sans pouvoir mesurer leur force, les actes confus de cette âme et nous ne faisons nul usage des plaisirs ou des déplaisirs qui en accompagnent l'accomplis¬ sement. ' t Ce n'est plus là une rêverie. Car dans la rêverie il subsiste toujours quelque intérêt; l'âme y construit des vies imagi¬ naires avec un peu de cohérence; et l'on peut quelquefois s'y émouvoir encore de ces péripéties fictives qu'un pôle affectif magnétise avec assez de force pour les orienter et les concentrer vers un monde-refuge, édifice idéal formé sur l'a¬ venir comme, sur l'horizon d'oues^, ces immenses nuées d'automne, qui montent, vers le soir, après une journée brûlante, pour doubler dans le ciel les visions de la terre. Ici plus d'édifice; l'avenir, le passé se sont dissous. Ils ont l'un et l'autre fondu dans un présent précaire, qui garde encore un peu de sa durée, mais qui bientôt perdra lui-même toute qualité temporelle pour céder aux qualités indéfinis¬ sables d'un univers confus où baigne mollement notre âme privée de conscience. Cependant quelque chose est là, à quoi on ne saurait donner de nom, puisque la faculté de définir nous fait dé¬ faut. Quelque chose qu'on n'atteint pas, mais dont l'in¬ fluence nous trouble; comme si notre vie, réduite à sa pu¬ reté primitive, mais incapable de rayonnement, restait sen- 226 l'islam et l'occident sible cependant aux effluves de l'être qui nous a offert tous ses dons et qui se tient au delà d'eux. Nous ne savons l'appréhender et ainsi nous ne pouvons pas en acquérir la connaissance; mais il nous est présent derrière le voile confus dont s'enveloppe sa simplicité; car nous devinons qu'il est simple; et sa présence cependant, tout en restant incontrôlable, au coeur de l'être universel, nous en communique mystérieusement une perception su¬ périeure à toute science. C'est le secret de la présence. L'être est là; on ne sait quel être; mais il y a un être. Il se tient à la fois au delà de l'existence et en deçà de lui- même, dans le lieu le meilleur qui soil; et s'il était un cen¬ tre au centre, i} y serait. Et sans doute y est-il. Ainsi nous ne pouvons l'atteindre; mais le mur qui nous en sépare est tiédi par une chaleur, que nous sentons. En fait nous ne sentons plus qu'elle. Là est le résidu de notre vie mentale, une température intérieure à peu près pure. Immobiles, nous jouissons de cette sensation étrange. Ce n'est pas encore la paix; c'est la volupté de la paix... Tout épurée qu'elle soit,<: cette volupté garde en elle une douceur assez sensible pour nous retenir en deçà, sur les confins de l'être; et nous en jouissons d'autant plus délicieu¬ sement que la fragilité nous en est chère. Nous devinons qu'entre le plaisir ou la peine et l'intégration totale à la paix, cette marge tiède, vivante, qui coïncide encore avec les lisières extérieures de la vie par un contour indiscernable, et qui effleure l'absolu par quelque pointe délicate, n'est que la mesure éphémère d'un bonheur menacé. Nous ne nous pensons plus, et déjà nous pressentons que nous allons céder à la chimère de connaître ce moment de vie sans pen- sée= où, en restant nous-même, nous avons failli devenir l'indéfinissable objet de notre contemplation. ... Le serpent est sorti de la terre. Il s'en est dégagé silen¬ cieusement et, anneau par anneau, il s'est composé sur le sol, plus fluide que l'eau, plus minéral que le rocher, et là il a levé sa tête plate. Il n'est encore qu'une ébauche, mais dans notre étendue mentale, il usurpe une place pure; et c'est une ombre floue, dangereuse et mouvante, qui dessine en nous le premier contour de l'idée; mais cela reste vague encore et si inconsistant qu'on redoute déjà une souillure. CHELLA 227 ... La bête bouge, puis s'arrête, sans changer de lieu, et s'enroule pour se dérouler indéfiniment. Nous nous détachons de l'absence pour entrer dans la rêverie; et si la conscience y est précaire encore, tant y foi¬ sonnent et se confondent intarissablement les sensations, cependant nous y reprenons nos premiers contacts avec l'apparence. Sans pouvoir déjà reconstruire un solide monde mental, nous recevons de fugitives connaissances qui nous recréent une étendue et une durée plus concrètes, où nous allons bientôt déployer à nouveau les images discontinues du discours intérieur, et disposer notre pensée. Déjà nous jouissons des dons, mais ne jouissons plus de l'être lui-même, car l'être, même aussi présent que nous puissions le pressentir, se tient plus que jamais au delà de ses dons. A mesure que se condensent les nuées de la rêverie, et que, plus colorées, elles aspirent à la forme, et prennent quel¬ que peu "de poids, nous voyons se recomposer, sur les lisiè¬ res de notre monde antérieur, les grands arbres d'un jardin de réminiscences, et ce n'est que le souvenir du paradis ter¬ restre qui vient lentement à notre rencontre avant l'appari¬ tion de la pensée. Toute vie mentale s'y offre, comprise dans le sentiment, car déjà nous redescendons la spirale inté¬ rieure et nous nous dilatons dans le multiple où nous ne retrouvons que le bonheur. L'âme, encore immobilisée dans la non-conscience, jouit innocemment de ces richesses dont elle confond l'abondance à la plénitude de l'être, et si, par l'effet du bonheur, elle ignore les charmes du plaisir, déjà pourtant les courbes douces et glissantes du serpent s'insinuent dans son intem¬ porelle félicité. Ce n'est pas la pensée qui passe avec ce corps perfide dans l'âm'e épanouie, mais le germe secret du sentiment, de tous les mouvements intérieurs de la vie le plus vague et le plus diffus, qui épand, jusqu'aux lieux profonds de l'intimité même, le malaise d'une indéfinissable aspiration. Ce malaise s'étend et sourdement travaille à épaissir sa boule sombre au cœur de cette étendue disponible, où, déjà, enroulé sur soi, comme un tiède reptile, s'ébauche le premier désir. L'âme ne voit pas le serpent, car elle ne voit rien que l'âme ; mais la bête obstinée insiste; elle enfonce plus loin sa tête « 228 l'islam et l'occident pénétrante, et patiemment, dans le mur calme de cette rêve¬ rie encore végétale, elle crée la première fissure. L'âme com¬ mence, à son insu, à se séparer d'elle-même, à se percevoir, à se plaire, à se désirer, et ravie, mais déjà sentant l'amer¬ tume, elle se retrouve et ne peut s'atteindre. Son image commence à s'éloigner; et tout en la suivant des yeux, comme une fleur qui part insensiblement à la dérive sur une nappe d'eau aux courants invisibles, l'âme sort d'elle- même et pénètre dans les délices. Alors elle voit le serpent, immobile dans le jardin. Pour la première fois... Pourtant la bête était en elle, mais elle ignorait sa pré» sence. C'est du dehors qu'en vient l'image, car ce n'est qu'une image, l'ombre de la réalité qui s'est installée dans son cœur. Sur la pureté déjà trouble que traverse encore un reflet de la lumière d'innocence, cette bête mystérieuse se découpe en créant cette ombre qui se projette hors de l'âme au sein des apparences. L'âme regarde-avec étonnement ce double issu d'elle-même et du monstre; et la projection est si vive qu'elle atteint presque à la réalité. Ce vain fantôme fixe l'âme, qui ne sent pas le monstre en elle; et son regard devient si calme qu'il halluciné l'âme, peu à peu fascinée par ce reflet magique, ce simulacre du serpent caché. Déjà sur la rêverie libre et sans malfaisance, il a fait naître l'at¬ tention, et de l'attention à l'angoissé, de l'angoisse à l'appel, au cri, la distance est petite, en nous. Et il suffit d'un cri pour faire s'écrouler la féerie d'un monde, surtout quand ce monde se forme en nous proposant des visions inattendues. Il faut que nous nous rassurions pour nous survivre, et pour nous rassurer nous désirons connaître. Seul recours qui reste à celui qu'on a séparé de soi-même. La bête se remet lentement à bouger. D'elle-même elle tire une courbe, et l'expose, cependant qu'en dessous une poussée secrète forme déjà un anneau sombre qui soulève, trouble et dilue la première spirale. Le corps insaisissable coule et roule en ses méandres où som¬ meille un mauvais dessein, le désir du nombre et le doute. Une intarissable origine alimente de mouvement ces figu¬ res imaginaires qui sans cesse s'anéantissent, l'une dans l'autre. Tout se forme et rien ne se joint. CHELLA 229 De temps à autre, sous ce lent mensonge, le serpent re¬ dresse la tête, darde sa double langue, et balance de gau¬ che à droite son museau insensible. On voit se dessiner une pensée sur l'écoulement de ce corps aux orbes éphémères; une pensée fine, précise, et dont la bête vaniteuse salue, par son balancement, la rareté. De plaisir elle siffle. Mais comme ce n'était que sa création évasive, elle se dilue d'elle- même et se fond dans le mouvement involontaire. La bête a beau enlacer l'arbre sous lequel elle fait ses ronds, et en mordre parfois l'écorce fraîche, le prestige s'évanouit et elle-même se retire, ne laissant, sur les lieux de sa danse perfide, que le nombre vain qui la justifie, dans sa multiple impureté. L'âme sent alors qu'elle est seule, sans autre recours main¬ tenant qu'une science décevante. Le jardin est encore là, peuplé d'oiseaux, nourri de par¬ fums, beau, touffu. On peut y vivre. Mais plus tard on dé¬ couvrira qu'il a fleuri près d'une tombe. STÈLES Franchis la porte et garde le silence. Ces lieux sont le refuge où reposent des Ombres apaisées. Depuis longtemps elles n'errent plus sous les feuillages Car elles ont atteint l'Identité suprême Lui L'Etre pur, le Rayon que reflètent les eaux. Ici contre le mur et à l'ombre de l'arbre Dort celui qui vécut de son âme sur cette terre. Il a voulu l'étendre et l'élever. Sa vie L'a conduit dans la paix vers cette tombe. Uni au Principe suprême Il connaît maintenant La grandeur de l'Exaltation et de l'Amplitude. * * * J'ai tenu dans mes mains les formes éphémères Et senti la douceur des contours de la vie, Car la vie est douce. Mais avant de descendre au-fond de cette tombe Où je n'ai plus de nom et peut-être plus d'âme Pour mon salut, J'ai cherché le sens mystique de la rose. * * * Créature tendre, ô mon âme, ô lampe de terre, Tu contenais ma vie si sensible aux charmes du monde. Maintenant le vent t'a brisée Et je suis sans âme et sans vie Devant le seuil du sanctuaire calme. chella 231 ♦ * * L'ombre est venue puis la lumière, Doucement j'ai passé des lieux de l'existence Au Royaume de Paix, Et je suis retourné à ma racine. Comme le cœur au pied de l'arbre Je dors au milieu du jardin. * * * Parmi toutes ces Ombres détachées à jamais des apparences. Erre une âme encore attentive au lever de l'étoile. Sa demeure est cachée sous le figuier vivace. L'été, quand les nuits sont très douces, On l'entend soupirer près de la source Et se plaindre. L'oubli l'a rendue invisible. Mais elle parle d'une voix trop tendre Pour ne pas tenir encore à la terre... ♦ * * Ma poussière est tombée, ma forme a disparu. J'ai perdu ma pensée, mon âme, tout. Et pourtant je suis. Ne cherche pas. * * * Tout se meut : le vent, les oiseaux, les nuages et les astres étincelants du Zodiaque. Mais moi qui ai atteint le milieu immuable Je me tiens hors du temps et de l'espace. * * * Eteins la veilleuse au seuil et regarde dans tes ténèbres. Il est là le Roi du Monde. Henri Bqsco. ARTS ET LETTRES EN ISLAM TENDANCES RELIGIEUSES DE LA LITTÉRATURE EGYPTIENNE D'AUJOURD'HUI Si l'on veut caractériser le réveil de la conscience arabe, on peut dire qu'il a eu deux aspects souvent distincts, mais finis¬ sant toujours par se confondre- Le premier est religieux, le se¬ cond politique. A, la fin du siècle dernier et au commencement du nôtre, deux mouvements ont secoué l'opinion musulmane. D'abord, en Egypte, puis dans tout le monde arabe du Proche-Orient, ces mouvements (qui touchaient à la religion) provoquèrent à El- Azhar la très vive réaction des traditionalistes. Réaction qui ne tarda pas à se propager dans la masse jusqu'à devenir nationale. Le premier de ces mouvements fut déclenché par Gamal-el-Din el Afghani et son plus fervent disciple, le cheikh Mohammed 'Abdou. Il s'agissait- de faire sortir l'esprit musulman du con¬ servatisme stérile dans lequel il se figeait depuis la domination turque et de lui rendre un peu de cette liberté dont il avait joui si pleinement pendant les cinq premiers siècles de l'Hégire. C'est avec raison que le maître et son disciple attribuaient la déca¬ dence du monde musulman a la suppression d'une liberté qui, jadis, lui avait permis d'édifier cette belle civilisation héritée des Grecs, de l'enrichir, puis de la transmettre à l'Europe. Repren¬ dre la liberté de pensée, d'examen, de réforme, c'était, selon eux, le seul moyen de s'adapter aux conditions de la vie moderne et même de collaborer à l'enrichissement dé la civilisation- Pour eux pas de libération politique, à l'intérieur, vis-à-vis des sou¬ verains despotes de Stamboul ou du Caire, ni, à l'extérieur, vis- à-vis de la domination européenne, par colonisation directe ou par pression indirecte, sans la libération de l'homme vis-à-vis de lui-même : il faut se sentir libre devant soi et devant la société pour pouvoir exiger et obtenir la liberté. Aussi, Gamal-el-Din et son disciple rejetaient-ils définitivement tout asservissement aux dogmes théologiques et aux règles juridiques, et revendiquaient- ils, pour l'individu, le droit inviolable de discuter les préceptes 236 l'islam et l'occident d'une secte, quelle qu'elle soit (Moatazilile, Chiite, Kharigite ou Sunnite); pour la société, celui, non seulement de choisir dans telle ou telle doctrine du droit ce qui lui convient, mais encore de légiférer selon ses besoins pour telle matière que le droit an¬ cien n'aurait pas connue. Les premiers Musulmans l'avaient fait : pourquoi les Musulmans modernes ne le feraient-ils pas ? Pour¬ quoi faire de l'Islam, religion de tolérance et de liberté, une religion de fanatisme et d'esclavage ? Il s'est bien accommodé de l'hellénisme, pourquoi ne s'accommoderait-il pas de l'européa- nisme ? On pense bien que devant une telle hardiesse El-Azhar jeta les hauts cris, la masse prit feu- Gamal-el-Din fut obligé de quitter le monde arabe et on fit la vie dure à son disciple. Il le supporta pourtant, car il ne manquait pas de courage, et puis le despo¬ tisme oriental venait de prendre fin en Egypte- Cependant, la po¬ litique s'en mêla : le cheikh Mohammed 'Abdou et ses amis furent accusés de pactiser avec l'occupant, et la réaction en eut raison puisque le cheikh dut quitter El-Azliar et interrompre la réforme qu'il y avait entreprise. C'est au domaine social que s'attaqua le second mouvement. Il s'agissait d'émanciper la femme musulmane et de lui rendre la liberté dont elle jouissait autrefois, à l'instar de ses compagnes européennes. Le promoteur de ce mouvement n'était pas un théo¬ logien, mais un magistrat, ancien élève de la Faculté de Droit de Montpellieï. Émanciper la femme, faire tomber son voile, la faire sortir de sa maison pour qu'elle pût participer à la vie collective avec les mêmes droits que l'homme, ce n'était pas chose facile à faire admettre dans un milieu aussi conservateur que le milieu égyp¬ tien à la fin du siècle dernier. Très facilement, on trouva moyen de rattacher ces revendications sociales aux réformes religieuses de Mohammed 'Abdou; d'accuser leur champion, Kassem Amin, d'hérésie; de lui reprocher non seulement de préconiser une ré¬ volution contre la tradition, mais de violer le texte sacré du Co¬ ran. Dieu n'a-t-il pas enjoint aux femmes du Prophète de gar¬ der la maison et de ne pas se mêler au peuple, comme le faisait la femme pré-islamique ? N'a-t-il pas défendu à toute femme musulmane de révéler en public sa beauté et ses attraits ? Si les premières années du XX0 siècle ont vu l'opinion égyptienne vio¬ lemment agitée par des problèmes d'ordre religieux et social, elles l'ont vue aussi se passionner pour la question politique. En effet, l'Egypte n'a jamais pu supporter l'occupation britan¬ nique, et, au commencement du siècle, la réaction fut extrême¬ ment violente. Mais, étant donné qu'aux Anglais comme à tous TENDANCES RELIGIEUSES DE LA LITTÉRATURE ÉGYPTIENNE 237 les Européens la réforme religieuse de Mohammed 'Abdou et la réforme sociale de Kassem Amin paraissaient légitimes, ces deux esprits hardis furent vite considérés comme agissant contre la libération nationale, leurs réformes furent taxées de dangereuses innovations. Mohammed 'Abdou et Kassem Amin quittèrent ce monde sans avoir vu triompher leurs doctrines; mais ils laissè¬ rent des disciples feF-vents et déterminés à lutter pour la bonne cause; tâche rendue particulièrement difficile durant les quelques années d'entente entre les occupants et l'ex-khédive 'Abbas. La première guerre mondiale mit fin à cet état de choses, et le mou¬ vement national de 1918-1919 vit les doctrines des deux réforma¬ teurs dépassées. La jeunesse de l'après-guerre ne revendiquait plus le droit de libre examen : elle examinait et mettait en doute toutes les anciennes valeurs. Les femmes de la bourgeoisie n'as¬ sistaient plus en spectatrices à la discussion autour de leur liberté : elles la prenaient simplement; elles rejetaient le voile, quittaient leurs maisons, manifestaient avec les hommes dans la tue contre les Anglais et revendiquaient leur part de danger dans la lutte. Liberté de pensée et d'expression, liberté de la femme étaient choses -reconnues évidentes, ardemment encouragées par les chefs de la révolution, admises par les Azhariens eux-mêmes, qui pre¬ naient leur part du mouvement national, à tel point que ceux d'entre eux qui s'en tenaient à la doctrine de Mohammed 'Abdou et de Kassem Amin étaient alors considérés comme des conser¬ vateurs et même quelquefois traités de rétrogrades. Deux événements illustrent ce progrès de l'indépendance de l'esprit en Egypte pendant ces heureuses années. Ce fut d'abord la parution du livre de 'Aly 'Abd-el-Razek sur le califat, où l'auteur cherchait à prouver que cette institution était d'essence laïque puisqu'il n'en est question ni dans le Co¬ ran ni dans la Tradition, et, puisque le Prophète lui-même n'a pas désigné son successeur. Ce livre eut le malheur de paraître dans un moment de réaction politique contre la constitution dé¬ mocratique : les pouvoirs publics mobilisèrent les vieux cheikhs d'El-Azhar, et comme l'auteur était diplômé de la vieille institu¬ tion, il fut jugé par ses pairs, condamné, révoqué de son poste # de magistrat religieux; mais il acquit ainsi une popularité extraordinaire, gagna à sa thèse tout ce qui comptait en Egypte, y compris la .grande majorité des Azhariens eux-mêmes! A part cela, l'auteur ne subit aucune vexation. Il y a une vingtaine d'an¬ nées que son livre a paru et personne aujourd'hui ne croit plus que le califat soit une institution religieuse, même parmi ceux 238 l'islam et l'occident qui, jadis, condamnèrent 'Aly 'Abd El Razek : du reste, il est aujourd'hui sénateur et son frère grand cheikh d'El-Azhar- Ce fut ensuite la publication de mon ouvrage : La Poésie pré- idasmique, dans lequel était contestée l'authenticité de la plus grande partie de cette poésie; pour la raison bien simple que tout ce qui est pré-islamique 1 a été transmis oralement, et que bien des vers attribués à tel ou tel poète anté-islamique corres¬ pondent trop exactement à certains vocables du Coran : vocables qu'on cherchait ainsi à expliquer ou dont on voulait tout au moins démontrer l'excellence au point de vue de la pureté du langage. J'ai donc été amené à rejeter pour une large part cette poésie fabriquée, selon moi, après coup, au IIe siècle, pour des rai¬ sons diverses. Chemin faisant, je mis en doute certaines croyan¬ ces qui, sans toucher à la religion, se trouvaient tout de même mentionnées dans le Coran ou dans les Traditions du Prophète. Le choc fut dur et le tollé général. Azhariens et professeurs laïques protestèrent violemment; les pouvoirs publics s'émurent, l'affaire vint devant le Parlement : on réclama la révocation de l'auteur et même la suppression de la chaire de littérature arabe qu'il occupait. Mais le ministre de l'Instruction publique, alors Aly el-Chamey Pacha, prit fait et cause pour la liberté de pensée; le Président du Conseil, Adly Yeken Pacha, posa la question de confiance et, pour éviter une crise ministérielle grave, on renvoya l'affaire devant le Parquet qui, après enquête et confrontation contradictoire entre l'auteur et les représenta,Us d'El-Azhar, or¬ donna le classement. Ces deux événements consacrèrent, une fois pour toutes, le triomphe de la liberté de pensée et d'expression dans le monde musulman, non seulement vis-à-vis du pouvoir, mais surtout, ce qui est beaucoup plus important, vis-à-vis de l'opinion publique- Les deux écrivains ne furent pas autrement inquiétés et leurs thèses finirent par devenir classiques. La sainteté du califat, l'au¬ thenticité de la poésie pré-islamique sont maintenant des mythes; bien plus, la langue arabe, autrefois à l'abri de toute critique puisque sacrée, est considérée désormais comme laïque et à la disposition de ceux qui la parlent. Les réactions politiques ont beau se multiplier dans le monde arabe, la liberté, pour ce qui concerne les choses de l'esprit, ne risque plus rien- Par exemple, en pleine période de réaction (ig33), le gouvernement égyptien tenta, à la demande d'El-Azhar, d'interdire la publication d'un ancien livre d'histoire, sous prétexte que le grand juriste Abou Hanifa y était malmené; mais il ne put y arriver : l'opinion pu¬ blique fut plus forte que le gouvernement et Azhar réunis. TENDANCES RELIGIEUSES DE LA LITTÉRATURE ÉGYPTIENNE 239 Jusqu'ici, la lutte était chaude entre le libéralisme moderne et le traditionalisme orthodoxe- On vient de le voir, c'est le pre¬ mier qui eut, le dessus. Mais une fois la victoire acquise au libé¬ ralisme, on vit se dessiner en Egypte une nouvelle tendance qui paraissait étrange et qui est; en réalité, tout à fait normale. Il n'y avait pas eu véritable rupture entre modernisme et Islam, mais protestation contre le préjugé, le dogmatisme rigide et le despotisme politico-clérical, si l'on me permet cette expres¬ sion. Une fois assurés de leur droit d'exposer librement leur pen¬ sée, les modernistes firent d'abord une pause, puis se mirent à repenser l'histoire ancienne de l'Islam; ils le firent en hommes libres, affranchis de toute contrainte, et de cela naquit, entre ig33 et 1946, toute une littérature d'inspiration religieuse- Il faut dire que deux ouvrages français ont été comme les deux étincelles qui ont allumé deux foyers très différents. Le premier est celui de Jules Lemaître : En marge des vieux livres, le se¬ cond : la Vie de Mlohammed, d'Emile Dermenghem. De ce der¬ nier, Hussein Heykal fit un compte rendu qui l'incita à étudier lui-même la vie du Prophète et puis à publier les résultats de cette étude. Ce qui a déterminé la parution de la Vié de Moham¬ med, longuement exposée dans un énorme volume, avec tous ses détails, mais rédigée dans un esprit plus ou moins moderne. Hus¬ sein Heykal voudrait soumettre l'histoire de ces. temps héroïques à la rigueur de la méthode scientifique. Tout y est discuté, ana¬ lysé, mais l'orthodoxie traditionnelle en sort toujours triom¬ phante! Hussein Heykal oublie que certains faits ne sont pas, ne peuvent pas être soumis à la rigueur de la science. Par exemple, prouver que c'est Ismaël et non Is'hak qui fut mis à l'épreuve du sacrifice; démontrer scientifiquement la possibilité du voyage que fit le Prophète, en une seule nuit, de La Mecque à Jérusalem et retour; et ainsi de suite... pour tout ce qui ressortit à la foi et non à la raison. Hussein Heykal applique dans son livre la mé¬ thode de Gamal-et-Din et de Mohammed 'Abdou, lesquels veu¬ lent à tout prix accorder la foi islamique avec la science et la civilisation contemporaine. Ce livre connut une fortune extraordinaire dans tout le monde arabe, aussi bien auprès des gens de haute culture qu'auprès du grand public; ce qui prouvait que les peuples musulmans aspi¬ raient vraiment au modernisme, mais ne voulaient pas pour au¬ tant rompre avec la tradition- Encouragé par ce succès, Heykal continua son travail et publia successivement La vie du premier calife, Abou Bah-, en un volume; en deux volumes, La vie du deuxième calife, 'Omar; et il est en train de préparer la vie du troisième calife, Osman. 240 l'islam et l occident Son ambition dépasse maintenant l'histoire de l'Islam pour embrasser celle des Musulmans : toujours la même méthode apo¬ logétique, toujours le même euccès, mais avec quelques réserves plus ou moins graves de la part des savants et des historiens de métier. Son exemple fut suivi, vers 1940, par 'Abbas El 'Akkad, qui entreprit une série d'études sous le titre de 'Abkariyat, mot qu'on peut traduire par originalité ou génie. Ont paru : Le génie du Prophète, le génie de ses deux successeurs, Abou Bak.r et 'Omar, le génie de son grand général Khaléd Ibn-El-Walid, le génie de son a moazzin » Bvlal, le génie de son cousin, gendre et quatrième successeur, Aly; il y a même un volume sur sa femme Aïcha et sur son petit-fils, le grand martyr. El Hassëin, El 'Akkad ne suit pas Heykal dans sa méthode; il n'entend pas faire de l'histoire ni faire de la littérature pure : il livre plutôt, ses ré¬ flexions plus ou moins philosophiques à la manière de Carlyle. Son succès n'est pas moindre que celui de son confrère. Quant à l'ouvrage de Jules Lemaître, l'ayant beaucoup aimé, je me posais les questions suivantes : les traditions de l'époque héroïque de l'Islam peuvent-elles, ou non, être renouvelées ? la langue arabe littéraire contemporaine peut-elle, ou non, servir au renouvellement de ces traditions ? Je me suis essayé à raconter certaines légendes concernant la pré-annonciation du Prophète, sa naissance, son enfance, et j'ai publié cette série de contes sous un titre inspiré de Jules Lemaî¬ tre : 'Ala Hamech el Sîra (En marge de la Sîra)1. C'est une oeuvre d'imagination, où prenant l'essentiel de certaines légen¬ des, je me permets, avec une grande liberté, de développer, d'in¬ venter le cadre qui, tout en gardant une allure ancienne, parle de très près à l'esprit contemporain. Ce premier volume trouvant bon accueil, je le fis suivre d'un deuxième, puis d'un troisième volume. Sans vouloir aucunement raconter l'histoire ou démon¬ trer une quelconque proposition religieuse, je m'attache surtout à exalter les côtés héroïques de cette merveilleusç époque et m'adresse ainsi au cœur des Musulmans assoiffés d'idéal et très attachés, en même temps, à leur glorieux passé. Cette tentative fut suivie par Tewfik El-Hakim, qui n'a pas fait oeuvre d'imagination puisqu'il n'a rien inventé, ni d'histoire puisqu'il n'a rien étudié, mais a mis les épisodes de la vie du Prophète en dialogue, selon une façon de s'exprimer qui lui est chère. Toute cette littérature d'inspiration religieuse est très appréciée dans le monde arabe; chacun de ces volumes a été maintes fois 1. Sîra. : récits de la vie du Prophète. tendances religieuses de la littérature égyptienne 241 réédité; on les lit isolément, on les lit en public, on les lit à la radio; les jeunes, enfin, essayent de les imiter- D'aucuns s'imaginent que la vogue d'une telle littérature sup¬ pose un retour réactionnaire à la tradition, une reprise de l'esprit conservateur d'antan; il n'en est rien- Le monde arabe contem¬ porain se trouvait dans une situation extrêmement contradictoire depuis la fin du siècle dernier. Il était poussé par les conditions de la vie moderne à adopter la civilisation occidentale, et restait pourtant très attaché à la tradition, très épris d'idéal religieux- Sollicité par ces deux absolus, traditions dogmatiques d'une part, civilisation libérale de l'autre, il fut affranchi, pendant les premières années du XXe siècle, de l'emprise du premier et pré¬ paré à goûter une tradition renouvelée, rajeunie, à revivre enfin son passé en regardant librement vers l'avenir. Cette littérature toute neuve n'est, ep dernière analyse, que la consécration et le triomphé de la lutte pour la liberté de l'esprit et la continuité d'un passé que les Arabes entendent conserver pour affronter l'avenir avec confiance et espoir. Saint-Germain-en-Laye, 9 juillet 1946. Taha Hussein. 16 LES LETTRES ARABES A TRAVERS CE DERNIER QUART DE SIÈCLE Les lettres anciennes vécurent toujours de pair avec les grands arts. Comme exemples, on peut citer l'Égypte, la Grèce, les Indes et les Romains. A leurs puissants temples et leurs magnifiques statues devait s'harmoniser une littérature semblable, tant du point de vue de la force de la structure que de la finesse de la conception, notamment les épopées, les récits et le théâtre. Il en fut différemment pour les lettres arabes. Une langue jeune et florissante était née au milieu d'une terre inculte et désertique. Personne n'oserait attribuer à l'art ces idoles et ces fétiches de pierre parmi lesquels virent le jour Imrou El-Kais, Labid et Zo- heir, et la langue arabe peut s'enorgueillir à juste titre de s'être épanouie à travers les sables comme une fleur sauvage. Ce miracle est certainement dû à la poésie, qui peut naître à ciel ouvert. La prose, elle, a besoin pour fleurir de l'aggloméra¬ tion des cités. Aussi, quand vint l'ère de l'Islam suscitant avec lui l'esprit de société, une civilisation musulmane de grande enver¬ gure apparut avec ses belles mosquées bâties sur les ruines des anciens temples. De riches palais furent construits tandis que les industries et les arts prenaient un grand essor. Bientôt la civilisation islamique absorba dans son sein plu¬ sieurs autres civilisations. Néanmoins, la littérature arabe n'a¬ jouta rien aux moules ordinaires de sa prose et n'essaya pas d'imiter en quelque chose les arts de l'époque. Elle garda son aspect connu : celui des Ëpîtres et des Makamats. (Les Makamats sont des Sortes de contes où sont racontés des récits ou décrits des personnages. Mais l'arabesque excessive des phrases et l'impor¬ tance exagérée qui est accordée à la jonglerie verbale par leurs auteurs ont poussé ceux-ci à s'éloigner de l'esprit d'analyse, de la véracité des faits aussi bien que de la solidité de la structure.) A cette époque donc, la prose arabe s'occupa sans modération du choix des mots. Elle ne s'éloigna jamais de cette attitude fac- LES LETTRES ARABES 243 tice qu'elle considérait d'ailleurs comme étant le summum de l'éloquence, et elle n'essaya point de peindre les sentiments du peuple ni de répondre à son besoin de Action. C'est alors que s'accomplit un fait étrange, car l'âme d'un peuple n'est jamais vaincue. Il faut dire d'abord que pendant les différentes époques de la civilisation islamique les gens eurent toujours soif d'un autre genre de littérature, laquelle devait être issue de leur con¬ ception d'une vie en continuelle évolution, une littérature réglée sur un art .adéquat avec les autres art's contemporains qui étaient alors des plus florissants. Quand les lettrés s'abstinrent donc d'ac¬ céder au désir des foules, celles-ci eurent recours à des littérateurs de leur classe, qui ne possédaient ni la langue châtiée ni la beauté de la forme, mais qui avaient le don artistique et une âme créa¬ trice. C'est ainsi qu'apparut l'art populaire. Cet art n'apparaît d'ailleurs que si la littérature offlcielle est en défaut. Il est, en quelque sorte, un cri de protestation contre la carence des élo¬ quents. C'est de cette façon que naquirent les contes populaires tels que Aniara, Medjnoun Leila, etc. Et la civilisation islamique continuant d'aller de l'avant, et avec elle une littérature d'imagi¬ nation à tendance sociale, nous eûmes ce pur chef-d'oeuvre : Les Mille et Une Nuits. Puis vint, dans chaque peuple de l'Islam, le conte-type de l'époque. En Egypte, il y eut Abou Zeid El-Hilali, Seif Ibn Si Yazan, El-Zaher Bibars, etc. Ces œuvres, chose assez curieuse, si nous examinons leur trame et leur structure romanesque, peuvent être considérées, du point de vue de l'art et non de la langue, comme en parfaite harmonie avec les arts qui étaient nés en même temps que la civilisation islamique. Il aurait été d'ailleurs inexplicable, aux yeux de l'historien, de ne point trouver dans cette civilisation les traces d'une littérature créatrice pareille à celle en honneur chez les voisins. L'histoire prouve donc que la civilisation islamique suivit un chemin natu¬ rel, avec cette différence que pendant les autres civilisations : indienne, persane et hellénique, les poètes et les lettrés furent les créateurs des chefs-d'œuvre, tandis que lors.de la civilisation isla¬ mique ce rôle fut laissé par les lettrés aux poètes populaires, les premiers s'étant abstenus de tout changement et de toute initia¬ tive. Même le Coran, ils n'essayèrent pas d'en proflter en tant que source d'oeuvres d'art. Le Coran, cependant, apportait de neuf non seulement la langue, mais aussi ses histoires et ses légendes. Pour la première fois, les contes étaient employés dans un but religieux. Mais, malheureusement, la littérature arabe n'y vit qu'un modèle de linguistique à défaut d'un modèle artistique, et elle ne pensa jamais à utiliser ses légendes à d'autres Ans. L'ins¬ piration, alors, n'oscilla jamais, ni vers en haut ni vers en bas, ni vers le Coran ni vers le peuple. 244 l'islam et l'occident Il serait juste, néanmoins, de faire une exception : El-Gahiz. Cet écrivain, s'apercevant de l'erreur; prit un chemin différent. Il alla vers le peuple pour s'en inspirer. Il décrivit ses marchés, sés avares, ses voleurs, ses commerçants, ses nobles et ses ma¬ lins, dans un style simple et vivant qui peut, comme prose des¬ criptive de la civilisation islamique, être cité comme un modèle du genre. Mais c'est pour ce même style que le malheureux El- Gahiz s'attira la critique des écrivains conformistes et guindés de son époque, qui l'accusèrent d'user d'un langage populaire facile et sans noblesse. L'on peut excepter aussi la partie artisti¬ que des Makamats de « Badie El-Zamane », qui, par la descrip¬ tion de ses personnages et par la peinture qu'il fait de la société de son temps, nous donne quelquefois des images frappantes quoique succinctes qui les apparentent aux « miniatures » persa¬ nes. Cette œuvre d'art n'est d'ailleurs gâchée que par une syn¬ taxe qui semble n'avoir été établie que pour faire ressortir la ri¬ chesse du vocabulaire et l'habileté de l'auteur dans l'emploi de la prose rimée (sag'a). La création purement artistique — semble- t-il — ne fut pas le souci'de cet écrivain. C'est ainsi que des siècles s'écoulèrent sans que tombât la bar¬ rière qui existait alors entre la prose arabe rimée et son élo¬ quence factice, d'une part, et l'imagination du peuple, ses be¬ soins et ses espérances d'une autre part. Si les écrivains officiels, et pour ainsi dire académiques, avaient brisé cette barrière dès ce temps reculé, et s'ils s'étaient départis de leur intransigeance pour se faire les chantres de leurs générations, nul doute que la littérature arabe eût été aujourd'hui au premier rang des littéra¬ tures mondiales. Car cette littérature, qui possède un Coran avec ses histoires et ses légendes et qui a vu fleurir des œuvres telles que Antara et Les. Mille et Une Nuits aussi bien que des Makamats qui servent d'exemple dans l'art de « conter », peut à juste titre réclamer la maîtrise du roman. Malheureusement, la littérature classique empêcha tout contact avec les trésors du peuple, qu'elle supposait capables de porter atteinte à la dignité des lettrés. C'est pour cette raison que nous ne trouvons pas un seul écrivain arabe- qui osât voir dans Les Mille el Une Nuits une source d'inspiration artistique et qui acceptât de fermer les yeux sur les déficiences de son style, car pour les lettrés de ces temps lointains la littéra¬ ture était synonyme de langue pompeuse, festonnée et précieuse. Il en fut ainsi jusqu'au jour où El-Gahiz essaya, il y a bien des siècles, de déroger à cette règle en innovant tant soit peu dans le domaine de la syntaxe et de la peinture populaire. Mais l'esprit de réforme et l'esprit rétrograde ou conservateur se succèdent dans les lettres, les nations et les arts tout comme les jours et les nuits. C'est pourquoi, depuis que les Mongols eurent foulé aux LES LETTRES ARABES 245 sabots de leurs coursiers la civilisation islamique, la littérature arabe demeura plongée dans une nuit sans fin. Puis ce fut l'aurore des temps modernes. De nouveau une flamme de réforme s'éleva. Si nous examinons les lettres arabes à travex-s ce dernier quart de siècle, c'est-à-dire de la fin de la pre¬ mière guerre mondiale jusqu'à nos jours, nous remarquons qu'elles sont, mais en plus grand et en plus profond, la conti¬ nuation de la tendance commencée par El-Gahiz. Le style écrit est définitivement libéré du joug de la prose ri niée. Abandonnant son arabesque habituelle, il s'est lancé dans la simplicité, est devenu souple. L'inspiration ne départage plus les sources, qu'elles vien¬ nent de l'élite ou de la foule, car la barrière est rompue qui sépa¬ rait les écrivains officiels des écrivains populistes. Ainsi, nous voyons Chawky puiser dans Medjnoun Leila pour créer sa pièce en vers de même nom, Taha Hussein dans Les Mille et Une Nuits pour écrire Les rêves de Schéhêrazade et Le palais enchanté. De même, on répare l'erreur des anciens quant à leur négligence d'utiliser les légendes du Coran. Au contraire, on en profite pour créer des œuvres d''art. L'on s'occupe aussi de la biographie des hommes illustres de l'Islam. Ce genre est représenté par Abbas El-Akkad dans sa série des Génies du monde islamique et par Mohamed Hussein Heykal dans ses deux livres sur les califes Abou Bakr et Omar. Bien plus : l'on décrit l'âme humaine et la société moderne, aussi Bieh dans les grandes villes que dans les villages, comme, par exemple, dans le livre d'El-Mazini, Ibrahim El-Kateb, Les jouds de Taha Hussein, Sarah d'Abbas El-Akkad et la plupart des contes de Mahmoud Teymour. De même, le style de l'analyse philosophique a été rénové grâce aux efforts de Mous- tapha Abdel Razek qui vient de publier une Introduction à l'his¬ toire de la philosophie islamique, sans compter les œuvres d'Ah¬ med Aminé : L'aube de l'Islam, Le matin de l'Islam et Le midi 'de l'Islam, qui ont contribué à éveiller l'esprit de critique et d'!a- nalyse et, par conséquent, à faire apprécier à leur juste valeur la pensée islamique et son influence à travers les siècles, ainsi que les ouvrages d'El-Zayat sur l'Histoire de la Littérature arabe. Tel est le résumé de ce qui s'est accompli dans ce dernier quart de siècle. Cela ne veut point dire que ceux que je viens de nom¬ mer sont tous les écrivains arabes et leurs œuvres tout ce qui a paru. Cela veut dire seulement que ceux-là sont ceux qui ont di¬ rigé les lettres arabes dans les vingt dernières années et qui ont ouvert cette voie dans laquelle se sont engagés et continuent à s'engager tant, d'écrivains arabes dont l'œuvre considérable ne peut être dénombrée ici. Mais il n'importe pas seulement d'indiquer l'existence de tant d'ouvrages, mais encore de faire ressortir la qualité particulière à 246 l'islam et l'occident la littérature arabe contemporaine. Cela n'est guère facile, et un jugement rapide nous ferait tomber dans l'erreur. La preuve en esf que, quelques orientalistes, trompés sans doute par la forme extérieure de certaines pièces de théâtre et cle certains romans, se sont empressés de déclarer que la marque de cette littérature était l'influence exercée sur elle par les lettres occidentales, influence telle que cette littérature constituait une imitation stérile. Certes, il n'y a aucun doute que la litérature arabe — comme toute littérature d'ailleurs — n'a pu et ne peut ignorer les civi¬ lisations qui l'entourent. Il en a toujours été de même dans les différentes phases par où elle a passé. Ainsi, l'influence exercée aujourd'hui par la culture anglo-saxonne sur El-Mazini et la cul¬ ture latine sur Moustapha Abdel Razek ne diffère en rien de l'in¬ fluence jadis exercée par les cultures indienne et persane sur Ibn El-Mokafa' et la culture hellénique sur Averroès. Mais ce qui reste après tout cela, c'est l'essence même de la culture ma¬ ternelle de l'écrivain. L'erreur réside' donc dans le fait qu'on compare Ibn El-Mokafa'1 et son turban avec El-Mazini et le noeud de sa cravate moderne. On sort des tenqis révolus^ pour pénétrer brusquement dans l'époque contemporaine, ce qui amène natu¬ rellement à croire que les lettres d'aujourd'hui se sont éloignées de leur ancien caractère. En vérité, ce qui a changé, c'est seule¬ ment l'apparence extérieure et non pas l'essence même. Il serait d'ailleurs aussi ridicule de demander à une littérature de conser¬ ver toujours sa vieille forme qu'à une personne de ne point quit¬ ter ses vieux vêtements dans la crainte de ne point la reconnaître. La question mérite plutôt qu'on s'y arrête pour l'examiner atten¬ tivement et qu'on étudie la littérature arabe moderne avec cette même patience qui fut toujours mise au service de la littérature arabe ancienne, afin de pouvoir déceler le lien qui rattache les deux littératures. C'est à cette condition qu'il apparaîtra aux yeux du chercheur qu'il y a un rapport entre le style de Taha" Hussein et celui d'Abou Hayyan El-Tawhicli, malgré les dix siècles qui les séparent, exactement comme le style d'Anatole France fait jîenser à celui de Racine. Plus encore : les lettres arabes contemporaines, même dans leurs formes les plus modernes, n'ont pas oublié — sans doute, par instinct — la technique de certaines œuvres anciennes. Ici, je m'excuse de citer un de mes ouvrages parce que l'exemple y est plus frappant. Il s'agit du Journal d'un substitut de campa¬ gne. Ce n'est pas un « journal » à proprement parler. Ses « jours » sont relatés à la manière des Mille et Une Nuits. Chaque jour, un incident y est signalé qui pourrait bien être considéré comme un récit à part,n'était la présence de quelques personna¬ ges qui lient tous les récits à travers le livre, tout comme Schéhé-. LES LETTRES ARABES 247 razade, Schéhérayar et Doniazade, etc. Les traces de cette an¬ cienne technique restent cependant cachées sous cette forme qu'on s'accorde à trouver moderne. Les traits saillants dé la littérature arabe moderne sont dans le fait qu'elle continue à conserver dans son essence les caractéris¬ tiques du patrimoine littéraire ancien aussi bien que les meil¬ leurs éléments de son passé, et qu'eue sait profiter des formes modernes et des idées propres à la civilisation actuelle. Mais cette tendance, plusieurs tentatives nous y avaient déjà préparé. La plus proche de notre esprit est celle d'El-Mouelhi, dans son livre Issa Ibn Hicham, où il voulait à la fois décrire son temps et faire vivre ses idées. Malheureusement, El-Mouelhi ne réussit pas à vêtir son oeuvre de l'habit qui lui convenait, et il n'osa pas créer une forme moderne correspondant à ses tableaux modernes. Issa Ibn Hicham est donc un mélange de naturel et de factice. On peut le comparer en cela à une personne qui mettrait le turban d'El-Hariri ou de Badi El-Zamane et un costume du IVe siècle de l'Hégire pour marcher dans les rues de Paris ou du Caire en plein 1908. L'œuvre d'El-Mouwayli est donc plus grandi¬ loquente que naturelle, car le naturel est de vêtir l'habit de l'épo¬ que et de paraître tel que les temps le veulent, afin qu'on ne dise pas que vous êtes un acteur jouant un rôle historique. A condi¬ tion aussi que, malgré votre apparence moderne, vous conser¬ viez votre identité, votre âme, vos traits particuliers et le souve¬ nir de votre passé. Car la différence est grande entre l'âme et l'aspect extérieur, et les littérateurs d'aujourd'hui sont à l'image de leurs pays : ils ont tous un même habit avec des âmes diffé¬ rentes. Tewfik el Hakim. Traduction de l'arabe par A. Khédry. LA LITTÉRATURE ARARE CONTEMPORAINE EN AFRIQUE DU NORD Malgré les cloisons politiques et administratives qui les sépa¬ rent, le Maroc, l'Algérie et la Tunisie ne cessent pas de constituer une unité, un tout dont la réalité apparaît, dès qu'on étudie l'his¬ toire culturelle ou l'histoire littéraire de ces pays, de sorte que la dénomination arabe de Maghreb paraît bien être non seulement la plus commode, mais aussi la plus convenable. Les caractères, en effet, de ces trois régions du Maghreb, quoique différents, se touchent et s'enlacent dans une vivante complexité et une cons¬ tante communauté. Il n'y a pas, à ce point de vue, de comparti¬ mentage, de frontières et, de même qu'Ibn Khaldoun n'est pas plus tunisien qu'il n'est algérien ou marocain, parce qu'il est simplement maghrébin, de même des tendances similaires se re¬ trouvent ici et là, tantôt répercutées d'Est en Ouest, tantôt dans le sens contraire, les mêmes phénomènes apparaissent à peu près dans le même temps et sous des formes identiques, ce qui s'ex¬ plique très bien par l'existence, au deux extrémités de l'Afrique du Nord, de ces deux centres jumeaux de la culture islamique : al-Qarawîyn et az-Zaïtûna. C'est ainsi que, pendant une très longue période, prose et poé¬ sie ont subi l'influence des lettres andalouses d'une manière uni¬ forme, de Tunis à Fez, en passant par Constantine, Alger et Tlem- cen. Lisân ad-Dîn Ibn aLKhâtib et al-Maqqârî, Ibn Zaïdûn et Ibri Sahl passaient aux yeux des gens de lettres pour les modèles dont il fallait s'évertuer à reproduire les perfections. Cette hypothèque andalouse n'a pas été définitivement levée et maints prosateurs, maints poètes encore en vie placent leur idéal littéraire dans la phrase rythmée et dans l'imitation de la qacîda ou du muwach- chah, de sorte que, en lisant leurs écrits ou leurs poèmes, on éprouve l'impression de feuilleter la copie d'un antique manus-. crit ou d'avoir retrouvé l'œuvre perdue de quelque poète de Sé- 'ville ou de Cordoue. Ici, c'est la prose rimée et cadencée, le mot LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE EN AFRIQUE DU NORD 249 rare, la préciosité de la pensée et des sentiments, toutes les res¬ sources de la rhétorique, depuis la paronomase et l'antanaclase jusqu'à l'allégorie, tout cela dans le but de masquer la pauvreté, la stérilité de l'esprit; là, ce sont les thèmes traditionnels, les poé¬ sies de circonstance, les éloges dithyrambiques et sonnant faux, les jeux dé mots puérils et vains, une profusion d'ornements qui rappelle fâcheusement les fards au moyen desquels une coquette essaie de cacher les disgrâces de la nature. Bien que, dans chaque ville, près de chaque mosquée et dans toute zâwîya, dans chaque cercle, cette espèce vétusté de gens de lettres, attardés dans la contemplation du passé et l'imitation des anciens, n'ait pas disparu, il est évident qu'un souffle nouveau a ranimé un grand nombre d'écrivains et de poètes un peu avant 1900. Depuis quelque temps déjà, les lettres arabes avaient ra- fleuri en Orient et un penseur tel que Cheikh Àbdou, des hom¬ mes tels que Âlî Pacha Mubârak, Ali Yûsuf, Ibrâhîm al-Muwaï- lihî, un poète comme Mahmûd Sâmî al-Bârûdî, par leurs livres ou leurs journaux, avaient décapé les cerveaux nord-africains de la gangue accumulée par les siècles du moyen âge. Les lettrés maghrébins avaient alors délaissé la reproduction fastidieuse des modèles anciens pour exprimer plus naturellement et librement leurs idées, leurs sentiments ou leurs impressions. Certes, le moule de la qacîda est conservé, mais- le thème, est, moderne, en tout cas personnel; la prose rimée est affectionnée, mais l'idée n'est plus sacrifiée au mot, la phrase n'est plus une suite sonore de mots vides dé sens. Les ouvrages témoignent d'un retour à une plus juste conception de la littérature qui, loin d'être un jeu inutile et un luxe superflu, répond à un besoin de rechercher et d'exprimer la pensée et la vérité humaines. En Afrique du Nord, comme dans le reste des pays musulmans, l'esprit s'est renou¬ velé, est redevenu vivant. Quant à la langue, on ne saurait parler de sa renaissance : l'arabe n'a jamais été une langue morte. Son aire d'emploi se rétrécit ou s'élargit selon les fluctuations de la civilisation arabe. Dans les époques de décadence et d'ignorance, les dialectes prennent le pas sur la langue arabe et les œuvres en langue populaire abondent; lorsque, au contraire, la paix et la sécurité permettent à la culture de prospérer et aux écoles de se multiplier, l'usage de la langue arabe devient plus général. La renaissance des lettres arabes en Orient n'a donc pas man¬ qué d'englober le Maghreb dans son mouvement. Dans les toutes dernières années du XIXe siècle et au début de ce siècle, à Tunis, Alger, Fez, une foule de jeunes savants ont pris contact avec la Syrie et l'Egypte et ont essayé de se mettre au pas de ces pays. Les relations se rétablirent entre l'Orient et l'Occident musulman grâce à l'imprimerie, à la presse et aux voyages. Chaque année, 250 l'islam et l'occident des Musulmans nord-africains se rendaient à Damas et au Caire afin de parfaire leur culture. On s'intéresse aux problèmes qui se posent à l'Islam entier : problèmes dogmatiques, posés et résolus par Cheikh Abdou, problèmes juridiques, suscités par le dévelop¬ pement des opérations bancaires, questions féminines, sont suivis et discutés en Afrique du Nord. A l'exemple de Constantinople et du Caire, des imprimeries sont fondées à Tunis, Alger et Fez et entreprennent d'éditer les textes anciens. On se préoccupe de ré¬ former l'enseignement d'az-Zaïtûna, d'al-Qarawîyn. Muhammad as-Saïd Ibnou Zekrî établit un plan de rénovation des zâwîya de la Kabylie. Des écoles s'ouvrent un peu partout. La presse arabe diffuse les connaissances et les idées, obligeant les uns et les au¬ tres à s'intéresser à la vie sociale et au progrès. Petit à petit, ce réveil à la vie spirituelle embrasse tout le Nord de l'Afrique, du Sud au Noïd, et ce que l'on a présenté comme une réaction poli¬ tico-linguistique arabe au lendemain de la guerre de 191/1-1918 n'est, en réalité, qu'un des aspects de cette évolution qui se pour¬ suit actuellement, une phase où les résultats étaient devenus sen¬ sibles et caractérisés. Avant cette date de 1919, qu'il s'agisse du Maroc, de la Tunisie ou de l'Algérie, de grands savants, de délicats poètes avaient acquis dans les pays d'Orient une excellente réputation. La re¬ nommée d'un liassen Husnî Abdalwahâb, d'un Muhammad Ben Cheneb, d'un Ben Smaïa était solidement établie en Syrie, en Ëgypte et ailleurs. Certains lettrés de cette époque vivent encore et poursuivent leur œuvre sans que l'on puisse relever entre eux et les écrivains de la jeune génération de profondes différences. Bien ne prouve mieux l'unité et la continuité de ce mouvement des lettres arabes contemporaines. Au Maroc, les œuvres publiées ont été assez nombreuses. Elles portent sur des sujets fort divers et ne présentent pas, à quelques exceptions près, une importance considérable. Telles celles du polygraphe Ahmad Skiraj, homme très savant dans toutes les branches des sciences islamiques, qui a rédigé une centaine d'o¬ puscules superficiels, remplis de citations, dont pas un ne se si¬ gnale par l'originalité. Ce n'est heureusement pas le cas des œuvres de Abd ar-Bahmân Ibn Zaïdân, l'historien de Meknès et de la dynastie Alawite, et de Muhammad al-Hajwî, juriste extrê¬ mement versé dans les sciences du fîqh, qui a composé une his¬ toire du droit musulman dont les derniers chapitres sont consa¬ crés à l'étude de l'adaptation du droit islamique aux conditions nouvelles créées par l'évolution de la vie sociale dans les pays d'Islam. Al-Hajwî a également étudié le développement du style depuis les origines de la littérature marocaine jusqu'à nos jours. Les monographies de Muhummad Abu Jundâr sur les villes de LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE EN AFRIQUE DU NORD 251 Chella et de Salé, où l'auteur fait état des récentes découvertes de l'école historique française, sont des ouvrages fort plaisants à lire, écrits dans une langue alerte et fraîche. En Algérie, Mustâfa Ibn al-Khûja a laissé un certain nombre d'opuscules sur des sujets d'actualité comme la question de l'é¬ ducation des femmes, et Muhammad Ben Cheneb, professeur à la Faculté des Lettres, membre de l'Académie arabe de Damas, a côté d'excellentes éditions de textes historiques, littéraires ou philologiques, dont les préfaces sont des modèles de critique lit¬ téraire, a donné dans des revues algériennes ou syriennes des descriptions de villes algériennes qui se signalent par leur netteté, leur précision et la sûreté du goût. Plus près de nous, entre ig3o et ig38, Ahmad Tawfîq al-Madanî et Mubârak al-Mîlî ont l'un et l'autre publié des histoires de l'Algérie dans lesquelles, reprenant estâmes données des historiens français, ils présentent les évé¬ nements suivant une optique intéressante, parce qu'elle est sub¬ jective et originale. Mubârak al-Mîlî a également écrit un curieux petit livre où il étudie les innovations introduites dans la religion par les Musulmans algériens. Ces ouvrages ont rencontré un ac¬ cueil favorable auprès du public nord-africain et même en Orient. Les ouvrages originaux restent néanmoins rares dans le Magh: reb. En Tunisie, Uthmân al-Iïaak, l'un des plus fins érudits de Tunis, Hassen Husni Abdalwahab, auteur de remarquables ou¬ vrages relatifs à la vie littéraire et au passé de la Tunisie, comme leurs contemporains d'Algérie et du Maroc, produisent la même impression d'ordre, de clarté et d'élégante sobriété. Ce sont ou¬ vrages de savants plus que de gens de lettres qu'ils ont édités, des ouvrages, de critique littéraire, des ouvrages d'histoire. Pas de romans, pas de nouvelles, pas de contes. Un seul essai a été publié par ach-Châbbî, le meilleur poète de la Tunisie, sur l'Ima¬ gination poétique. Les ouvrages originaux n'abondent pas ou de¬ meurent manuscrits. En ,i35o Hg. = rg3i, le journal algérois En- Nour annonçait la prochaine parution d'un roman historique de Muhammad al-Bacbîr al-Ibrâhîmî : La Kahéna. Cet ouvrage n';a jamais vu le jour. Il semble bien, au surplus, que la difficulté d'imprimer ne soit pas la seule raison de cette pauvreté d'œuvres en prose. S'il est vrai qu'il n'y a pas d'éditeur qui veuille courir le risque de lancer un ouvrage nouveau, on est pourtant obligé de reconnaître que le public susceptible de s'intéresser à des pro¬ ductions purement littéraires est, à l'heure actuelle, relativement peu nombreux. Seuls les livres qui se rattachent d'une manière ou d'une autre à la religion sont assurés de trouver des lecteurs. Pour les autres; ils sont achetés et lus par l'élite — une élite qui se compte — et les étudiants, ce qui ne constitue pas une clien¬ tèle énorme. 252 l'islam et l'occident C'est ce qui explique le peu de succès de la presse en langue arabe. Il n'est j^as de journal — ou presque -— qui vive sans avoir recours aux subventions administratives ou à la générosité pu¬ blique. Quand on dresse une liste des journaux arabes d''Afrique du Nord, on est d'abord vivement frappé par leur multiplicité. Pour ne pas être induit en erreur, il faut bien observer que la plupart d'entre eux ont une durée éphémère et que leur tirage se réduit à quelques milliers d'exemplaires. Exception faite de la az-Zahra de Tunis; vieille de plus de. cinquante ans, d'en-Najâh de Constantine fondé, il y a vingt-cinq ans et de la semi-offîcielle as-Saiâda de Fez, depuis le début du XXe siècle, les journaux ap¬ paraissent et disparaissent avec une rapidité, extraordinaire. Ils ne donnent généralement pas une haute idée de la culture arabe en Afrique du Nord, pas plus d'ailleurs que la presse régionale française ne présente une image flatteuse du génie français. C'êst là aussi une des raisons de l'insuccès des journaux arabes. Ils sont généralement mal écrits, mal imprimés, et la matière de leurs articles est d'une indigence extrême. En-Nahdci et az-Zahra de Tunis, asi-Saâcïa de Fez, al-Kaivkah al-Jazaïrî, paru à Alger jusqu'en 191/1, sont cependant exempts de ces défauts et soutien¬ nent la comparaison avec les meilleurs journaux d'Orient ou d'Europe. Quelques revues littéraires : ath-Thaqâfa al-Maghribîya au Ma¬ roc, ach-Chihâb à Constantine, aï-Mabâhith à Tunis, ont paru ces dernières années. Elles permettent de remarquer qu'en Afri¬ que du Nord les gens qui savent penser et écrire ne manquent pas. La plus ancienne efi date, ach-Chihâb, dirigée de 192/1 à 1939 par Abd al Hamîd Ben Bâdîs, président de l'Association des Ulama Musulmans d'Algérie, s'était imposée en Afrique du Nord et aussi en Orient par la haute tenue littéraire de ses articles, et notamment par certaines de ses rubriques, les articles liminaires constitués par une exégèse d'un verset koranique et d'un Dict du Prophète, et le mois politique où les principaux événements du monde étaient présentés et commentés avec parfois une cer¬ taine véhémence, mais en toute objectivité et avec bon sens. Le disciple de Cheikh Abdou^ Muhammad Bidâ, directeur de la revue al-Manâr, et Lisân ad-Dîn Ibn al-Khâtib, qui dirigeait al- Fath, avaient répandu ach-Chihâb en Egypte. Cette diffusion à l'étranger ne dépassait pourtant pas le cercle assez restreint des milieux religieux et conservateurs. Au Maroc et en Tunisie, ach- Chihâb avait davantage de lecteurs à cause des liens d'amitié et de culture qu'établit entre les lettrés nord-africains l'enseigne¬ ment d'az-Zaïtûna. Dans ces revues ath-Thaqâfa, ach-Chihâb, al- Mabâhilh, on constate de nombreuses qualités chez les écrivains arabes, mais aussi que leur attention et leurs efforts se dispersent LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE EN AFRIQUE DU NORD 253 sur des sujets variés et s'égarent dans des détails, de menues questions dont, l'importance est exagérée au point que les grands problèmes sont perdus de vue et que les synthèses constructives ne sont pas élaborées. Non pas qu'il n'existe pas de suite dans les idées, mais l'idée majeure, capable de servir de base à une grande oeuvre, ne se dégage pas de l'accidentel et du contingent. On se trouve en présence d'une activité spirituelle intense, d'un caractère particulier et qui ressemble à de l'agitation, à un trou¬ ble de croissance qui n'a pas encore fait place au calme de la ma¬ turité. Il n'y a que ach-Chiliâb qui, pendant quinze ans, ait sou¬ tenu une doctrine complète, à la fois sociale, politique, culturelle et religieuse. Dans le domaine poétique, on retrouve le même phénomène d'éparpillement. Marocains, algériens ou tunisiens, les poètes sont légion. Il n'est pas de journal ou de revue arabe qui ne ré¬ serve quelques colonnes, sinon une page, à leurs productions. Une feuille qui paraîtrait sans compter parmi ses rédacteurs un enfant chéri des muses dérogerait à une sorte de tradition et se sentirait diminuée. Quelques poètes ont édité leur Dîwân. Ce sont, en Tunisie, Muhammad ach-Chadlî Khaznadâr, Mustâfa al-Aghâ et Saïd Àbû Bakr al-Maknî. Les deux premiers, comme le souhaitait jadis Chénier, ont essayé de faire des vers antiques sur des pensers nouveaux. Cette formule a produit quelquefois d'heureux effets. Dans mainte poésie, Khaznadâr et al-Aghâ révèlent une vive ima¬ gination et une âme frémissante. Plus hardi, peut-être parce qu'il a été encouragé par Chawqî, Hâfid, az-Zahâwî, Muharram et surtout les Syriens d'Amérique, Saïd Abu Bakr rejette souvent le moule vétusté de la qacîdà et pratique dans ses vers une cer¬ taine liberté. De ses Saîdîyât et de ses Zaharât, malgré leur carac¬ tère de satire politico-sociale, s'exhale un parfum suave et une musique exquise. Abû al-Yaqdân est le seul algérien qui ait songé — ou pu — éditer le recueil de ses poésies. Pour le fond comme pour la forme, il s'apparente étroitement à Khaznadâr et à al- Aghâ. Il n'y a également qu'un poète marocain qui ait imprimé son Dîwân : Abd Allah al-Qabbâj. Expert dans les artifices de la poésie et les procédés rhétoriques, habile à tourner un madrigal ou à ménager l'effet d"une pointe spirituelle, al-Qabbâj n'est pas dépourvu de talent et excelle surtout dans le genre satirique. Il est curieux de noter que, presque en même temps, trois an¬ thologies, une pour l'Algérie, une pour la Tunisie et une troi¬ sième poiir le Maroc, ont fait connaître des poètes d'un certain mérite et quelques-uns d'un réel talent- La première : Les poètes algériens contemporains, a été publiée à Tunis en 1345 Hg. = 1926 par Muhammad al-Hâdî as-Sanûsî 254 l'islam et l'occident \ az-Zâliirî. Elle renferme des œuvres de Muhammad al-Id Hammû Alî, Muhammad al-Laqqânî ben as-Sâ'ih, Muhammad as-Saïd az- Zâhirî, al-Junaïd Ahmad al-Makki, Abû al-Yaqdân, Ahmad Kàlib ben al-Ghazâlî, Mufdî Zakarîya et de l'auteur du recueil. De toute cette pléiade de charmants poètes, Muhammad al-Id est. sans conteste le meilleur. Bien qu'ils prennent souvent le ton sermon- naire ou oratoire, ses poèmes témoignent à la fois d'une grande maîtrisé artistique et d'une très vive sensibilité, d'une pensée riche et féconde. Nature ardente, tourmentée, inquiète, al-Id tra¬ duit ses souffrances, ses désirs et ceux de -ses coreligionnaires avec puissance et netteté. Le spectacle des misères humaines le remplit d'émotion et d'indignation, et il recherche un remède à ses maux et à ceux de ses semblables. Les splendeurs de la nature n'arrivent pas à le distraire de ces douloureuses préoccupations. Il se demande quelle est la fin de l'humanité, et il la trouve -— elle lui était déjà indiquée par sa foi — dans la loi immuable de Dieu. Et cette loi dicte l'effort et l'action. .Al-Id est ainsi un mys¬ tique qui s'ignore, mais son mysticisme ne le pousse pas à la simple contemplation. Le thème qui revient le plus fréquemment dans ses poésies est celui de la soif : la soif d'atteindre à la con¬ naissance de la vérité et à la reconnaissance de l'éternel. De là ses révoltes contre les imperfections humaines, qui sont, en réa¬ lité, les cris de son âme et les signes de ses efforts pour parvenir, par le détachement absolu, l'extase parfaite, à faire triompher son esprit. Il souffre de voir que, parmi les hommes, l'ange est régulièrement, implacablement terrassé par la bête; et, quand il arrive à celle-ci d'être vaincue, Muhammad al-Id savoure le calme de son cœur et de la nature au-delà desquels il entrevoit la justice, la bonté, la paix de Dieu. En publiant, dans chacun de ses numéros, les œuvres de Mu¬ hammad al-Id, la revue ach-Chihâb a pour beaucoup contribué à faire connaître ce poète dont l'œuvre mérite d'être rassemblée et publiée. La seconde anthologie est tunisienne. Éditée à Tunis en i345- i346 Hg. = 1926-1927, elle a pour auteur Zîn al-Abidîn as-Sanûsi, qui, en deux petits volumes d'une centaine de pages chacun, pré¬ sente une vingtaine de poètes. On retrouve chez eux soit l'in¬ fluence de la poésie de L'âge d'or, soit celle des poètes modernes d'Orient. Tel est le cas, >par exemple, de al-IIâdi al-Madanî dont maint poème se ressent d'un enthousiasme extrême pour az- Zahâwî. On peut classer les poètes tunisiens, d'une manière plus précise qu'au Maroc et en Algérie, en trois groupes : l'école de Chawqî, qui, par delà Chawqî, se réclame d'al-Mutanabbî; l'é¬ cole d'az-Zahâwî, dont l'auteur favori est al-Maarrî; l'école enfin de Jabran Khalîl Jabrân. LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE EN AFRIQUE DU NORD 255 En Tunisie, comme dans les autres pays du Maghreb, le poète estime qu'il est de son devoir de participer à la vie politique et sociale. Pour la génération contemporaine, plus de tour d'ivoire, ou, du moins, l'isolement n'est admis que dans la mesure où il est nécessaire à la création poétique. 'Pour Râjih Ibrahim, l'au¬ teur de la préface des SaïcLîyâl, Saïd Abû Bakr possède la plus précieuse qualité requise d'un poète, le don remarquable de com¬ poser ses poèmes partout où il se trouve, au cercle, au café, à la campagne, dans les réunions publiques. Est-ce à dire que le poète, parfait doit être simplement doué d'une prodigieuse facilité d'im¬ provisation ? Il faut plutôt comprendre qu'il ne doit pas déserter la société, qu'il lui faut maintenir le contact avec le peuple afin de ressentir et d'exprimer les aspirations de la masse, afin de dé¬ gager et de déterminer pour elle les buts à atteindre. C'est pour¬ quoi, dans toute l'étendue du Maghreb, à l'instar des poètes sy¬ riens et égyptiens, notamment de Hâfid et d'az-Zahâwî, le poète se considère comme le guide spirituel et politique à la fois de la foule. C'est la conception hugolienne du poète-mage, c'est aussi la vieille tradition arabe. Qu'on se rappelle, en effet, le rôle joué par les poètes dans les luttes de tribus à l'époque antéislamique ou dans la lutte entreprise par le Prophète contre les Arabes poly¬ théistes. De là vient l'engouement actuel pour la poésie. De là, ce caractère de discours ou de prône à quoi tourne souvent le poème. Les poètes ne réussissent, cependant pas toujours à se. mainte¬ nir dans des limites aussi étroites, et il arrive à celui d'entre eux qui se sent le plus d'inclination à jouer un rôle social de se con¬ sacrer à la poésie pure, et c'est tant mieux. S'il ne s'élevait pas, de temps à autre, au-dessus de la vie courante, comme d'un coup d'aile, Muliammad al-Id ne serait pas un grand poète. Abû al-Qâcim ach-Châbbî, qui est tenu pour le chef de l'école poétique d'avant-garde en Tunisie, présente, à ce point de vue, une parfaite ressemblance avec Muhammad al-Id. Bien qu'il soit mort jeune, à peine âgé de vingt-trois ans, sa puissante person¬ nalité l'avait imposé jusqu'ên Egypte. Plusieurs de ses articles et de ses poèmes ont été publiés par des revues de ce pays, et le grand écrivain et poète égyptien Ahmad Zakî Abû Châdî lui a rendu un éclatant hommage en lui demandant de rédiger une pré¬ face à son Dîwân al-Yanbû, La source. Ce qui fait la profonde originalité d'ach-Châbbî, c'est de s'être libéré de toute tradition. A vrai dire, on remarque chez lui deux maniérés. Dans certains de ses poèmes, il conserve les thèmes traditionnels : Laïla est le symbole de l'amour, le lion celui du courage, et il observe les vieilles règles métriques qui régissent le développement d'un sujet comme la monorime et l'emploi du 256 l'islam et l'occident même mètre quelle que soit la longueur du poème. L'inspiration d'ach-Châbbî n'en éprouve d'ailleurs nulle gêne, car il ne se con¬ tente pas de ciseler des vers parfaits. Sa poésie est faite de pitto¬ resque et de sensibilité, et elle est en même temps un drame in¬ térieur. Le plus souvent, il se débarrasse de toute contrainte et se libère de toute entrave. Le poème est un chant de l'âme, une expression de la pensée dont le rythme est constitué par les dou¬ ces sonorités et l'harmonie indéfinissable qui découlent des sour¬ ces les plus secrètes de son être, les explosions et les impuissances qui agitent son cœur. Cette deuxième manière, dans laquelle ach- Châbbî a suivi L'exemple de Jabrân et d'az-Zahâwî, est celle qui lui a valu une si rapide et si large célébrité. Ach-Châbbî a rendu à la poésie non seulement la liberté, mais aussi la dignité, la grandeur, la noblesse. Les poètes ont aliéné leur indépendance et ravalé leur art en se faisant les courtisans des puissants de la terre. Ach-Châbbî s'interdit toute flatterie, toute adulation, toute bassesse, car la poésie ne se propose pas des fins aussi mesquines et terre à terre. En récitant mes vers, je ne désire pas faire la chasse aux faveurs. Si la poésie ne joint pas la majesté â sa beauté, Elle n'est qu'un fantôme qui court, dans le vallon de l'erreur Et qui passe la vie, banni, dans l'avilissement et l'isolement. Quels sont les thèmes qu'il affectionne ? Mais peut-on noter, en une liste sèche, les élans d'un cœur plein de jeunesse, d'espoir, d'amour ? Est-il possible de dénombrer les rêveries de l'imagina¬ tion, de relever, comme fait le géographe pour un fleuve, les méandres insaisissables de la pensée ? Ach-Châbbî chante la beauté de la vie, ses misères. Il interroge la nature, la nuit silen¬ cieuse, le tonnerre. Il fouille son. oœur pour y dénicher, cachés dans les plus sombres recoins, l'amour, le regret, l'ennui, le dé¬ sespoir ou l'allégresse. Quand on lit ach-Châbbî, il faut résister à la tentation d'émettre ce banal regret que sa mort prématurée ne lui ait pas permis de donner toute la mesure de son talent, car, telle qu'elle est, son œuvre est d'un grand et véritable poète. La troisième anthologie, publiée à Rabat en i347 = I929 Par Muhammad al-Abbâs al-Qabbâj, offre les œuvres d'une trentaine de poètes marocains classés en trois catégories : ceux qui suivent la tradition classique et sont plutôt à annexer à L'époque de la dé¬ cadence; ceux qui ont essayé de renouveler leur manière en pui¬ sant leur inspiration dans le monde moderne; enfin ceux qui ont rompu avec la tradition. Le nombre des poètes de ces deux der¬ nières catégories est assez considérable. Comme en Algérie et en Tunisie, il existe beaucoup de jeunes poètes dont les poèmes, dis- LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE EN AFRIQUE DU NORD 257 persés clans les revues et les journaux, sont pleins de charme. Un nom s'impose : celui de Muhammad Allai al-Fâsî qui n'a toutefois ni l'envergure de Muhammad al-Id, dont il subit l'influence, ni la riche personnalité d'ach-Châbbî. Avec une simplicité émou¬ vante, al-Fâsî réfléchit les préoccupations et les aspirations maro¬ caines. Il reproche à ses compatriotes leur retard, leur ignorance, l'oubli des antiques vertus islamiques, et il les exhorte au travail, à l'étude, qui leur permettront de prendre un rang honorable parmi les nations modernes. Le caractère dominant de ses poésies est l'exaltation de l'amour du pays, du peuple, de la langue arabe, de la religion, de la science et du progrès. Il interprète les sentiments et les forces qu'il sent en lui et autour de lui. Il médite sur sa' vie, qu'il veut meilleure, et réfléchit à l'avenir de la société à laquelle il appartient. Il traduit moins ses propres sentiments que les sentiments collectifs, de sorte que le souci politique et moral étouffe en lui la véritable poésie. La littérature arabe moderne en Afrique du Nord est ainsi fort vivante. S'il lui arrive de s'étendre au delà des frontières du Maghreb, si quelques savants comme Muhammad Ben Cheneb et Hassen Ilusni Abdalwahâb, Ibn Zaïdân et al-Hajwî, Ahmad Taw- fîq al-Madanî et Mubârak al-Mîlî, si des poètes tels que Muham¬ mad al-Id et ach-Châbbî et quelques revues littéraires jouissent d'une grande estime dans le monde musulman et parfois hors de l'Islam, par contre la réputation de la plupart des prosateurs et des poètes ne dépasse pas le cadre local, c'est-à-dire, tout au plus, le Maroc, l'Algérie et la Tunisie. Cette floraison de lettrés, de poètes, d'orateurs, jurisconsultes, savants, journalistes, qui donne aujourd'hui une image tout à fait comparable à celle des brillan¬ tes époques de Kairouan, Tunis, Bougie, Tlemcen et Fez au cours des siècles passés, fournira-t-elle de grands écrivains, un second Ibn Khaldoun, un autre Ibn Rachîq ? Verrons-nous des Maghré¬ bins tenir une place honorable dans l'histoire générale de la litté¬ rature arabe ? L'éclat de la renaissance littéraire actuelle durera-' t-il plus longtemps que celui de la capitale des Banû Abd al-'Wâd et de la Bougie hammadite ? Dieu le sait et l'avenir nous le dira; mais, dès à présent, le Maghreb en offre les heureuses prémices. Saadeddine Bencheneb. LES FUNÉRAILLES DU CŒUR Que je voudrais savoir! Quel oiseau Écoute les deuils pleurer dans les entrailles de l'être affligé Sans réciter à l'aube des chants mêlés de sanglots Avec humilité et tristesse ? Je ne sais Quelle force implacable A rendu muet pour moi l'oiseau chanteur. Le sentiment serait- il mort Dans la nature entière ? Jusque dans l'âme des oiseaux, Ou bien l'oiseau pleure-t-il derrière le voile? Dans les ténèbres, Que de fois je confie Au tombeau les cris étouffés de mes pleurs et de mes tristesses Puis j'écoute. Peut-être éntendrai-je répéter mes gémisse ments ? Et ma voix reste sans écho. J'appelle : 0 mon cœur! Celui que tu aimes est mort. Cette fosse a enserré l'ami. Pleure donc, mon coeur! de tout le pauvre amour qui est en toi Pleure, mon cœur! Tout seul. Mon aimé est mort. Mon cœur est mort. Répands, ô nuit, les étoiles brillantes en guise de larmes Sur mon cœur, car il a dit adieu aux douleurs de la vie Après avoir goûté à la passion qui brûle. Pleure-le. Lave-le Avec les larmes de l'aube versées par les coupes des lis. Ensevelis-le avec pompe entre les berges du crépuscule Afin qu'il voie l'âme de l'aimé. Ach-Chabbî. Traduit par S. Bencheneb. PREMIÈRE ÉCLA1RCIE Calme ton cœur, la passion serait aujourd'hui une folie, car le visage de la nature est aujourd'hui souriant. Le soleil a.paré le ciel et les ténèbres, le tonnerre et les éclairs en ont disparu. La lumière est apparue de derrière les nuages, et tout ce qu'ils recèlent en leurs flancs tombe aujourd'hui en pluie fine. Lu mer est calme. On voit seulement quelques vagues que sur¬ volent des mouettes semblables aux oiseaux ababils. Je vois la neige fondue, sauf quelques restants qui font aux maisons une couronne bigarrée. Ils couvrent les coteaux de manteaux blancs sous lesquels ap¬ paraissent des tuniques bleues. Et voici que la terre, comme le ciel, est un beau visage : entre le ciel et la terre il n'y a pas de différence. On dirait que les neiges, sur la terre, sont des nuages, et l'on dirait que les jardins, sur la terre, sont le ciel à l'horizon. La première éclaircie, c'est le tableau de peinture de Dieu comportant beauté et profondeur. Mon regard en est tombé amoureux et mon cœur, s'abandon- nant à Dieu, reconnaît que Sa Puissance est une vérité. Muhammad al-Id. Traduit par S. Bencheneb. LA LITTÉRATURE PERSANE D'AUJOURD'HUI Dans la première moitié du XIXe siècle, la littérature persane, resta Adèle à ses règles traditionnelles, tant en poésie qu'en prose. Mais, à partir de i85o, les ouvrages d'enseignement com¬ posés avec la collaboration d'étrangers qui professaient à l'Uni¬ versité de Téhéran, les traductions de livres européens (surtout français — entre autres Molière et Jules Verne) exercèrent une indiscutable influence sur l'évolution du vocabulaire et de la syn¬ taxe. En An la révolution de 1906, par l'impulsion vigoureuse qu'elle imprimait au journalisme, donna le coup de grâce aux anciens procédés de composition et de style. De cette transformation, les plus notables artisans furent Mirza Djafar et Malkorn Khan, par leurs pièces de théâtre. Malkom Khan fut également l'initiateur pour le journalisme : en 1890, dans son Qanoun (« La loi »), il entamait une violente campagne contre le régime qadjar; en 1907, il eut un digne successeur en Dehroba qui donna des modèles de polémique et de satire dans une série d'étincelantes chroniques, sous le titre commun de Charivari. Vers la mênie époque, Zaïn-ol-Abidine critiquait âpre- ment le régime politique et l'état social dans ses humoristiques Voyages d'Ibrahim Bey. Ces écrivains (aux noms desquels les dimensions de cette étude contraignent à se borner) introduisi¬ rent déAnitivement le naturel et la simplicité dans la prose per¬ sane. Depuis 1906, la presse ne cessa de se développer. Sans .s'atta¬ cher aux titres des principaux journaux ni aux auteurs défunts, il convient de nommer Dachti, publiciste et homme politique au talent sobre et vigoureux; d'autres — par exemple Rahnéma et Maçoudi — sont plus exclusivement journalistes. Des revues à caractère littéraire, publiées dans les grandes villes, la plus re¬ marquable est aujourd'hui le Soleil (Mihr) de Téhéran qui a suc¬ cédé à l'Orient (Charq); le Soleil soutient la comparaison avec les meilleures revues européennes et recrute ses collaborateurs à la fois parmi les gens de lettres et les érudits. La revue Offrande LA LITTÉRATURE PERSANE 261 (Armaghan), plus ancienne, s'est montrée particulièrement hos¬ pitalière aux poètes. Quelques revues plus ou moins durables furent fondées par les féministes. Quant au Printemps (Bahar), il a publié des articles d'excellents écrivains, pour ne citer qu'Eté- sam-ol-Molk, remarquable styliste et connaisseur des littératures européennes dont il a traduit plusieurs textes. Ce mouvement de traduction, commencé au milieu du XIXe siècle, fournirait une longue liste, même en se bornant aux ouvrages traduits du français. Du Discours de la méthode, autre¬ fois traduit en persan grâce à Gobineau, une version plus élé¬ gante et plus précise (avec importante introduction sur l'histoire de la philosophie jusqu'à Descartes) fut récemment donnée par S. A. Foroughi, l'un des plus éminents intellectuels de la Perse moderne, à la fois littérateur et homme politique, fils de l'illus¬ tre poète Zoka-ol-Molk. Dachti fît connaître à ses compatriotes Gustave Le Bon. Le docteur Ghani s'attache à l'oeuvre d'Anatole France dont il a traduit Thaïs et La révolte des anges. D'autres ouvrages ont trouvé leurs interprètes : par exemple Paul et Vir- nié (Tabatabaï), les Nouvelles asiatiques de Gobineau et Le Cou¬ pable de Coppée (Meykadeh), La Cité antique (Falsafi), des rela¬ tions de voyage (Hédayel). Divers poèmes français furent égale¬ ment transposés en vers persans (notamment par Daolatabadi, Falsafi, Yasmi). Ces traductions donnèrent logiquement naissance aux diction¬ naires (notamment le français-persan de Naficy). Depuis des années, Dehroda travaille à un vocabulaire qui s'annonce comme le « Liltré » de. la langue persane (d'après les dossiers qu'il m'a permis d'examiner); Dehroda, le brillant journaliste d'antan, se cantonne de plus en plus dans la philologie : c'est ainsi qu'il a publié naguère son recueil de proverbes et sentences de Perse — un des plus abondants recueils qu'on ait jamais composés en ce genre. Parmi ces travaux de longue haleine se distinguent les cata¬ logues de manuscrits : en effet, les Persans ont -commencé le patient inventaire de leurs bibliothèques. Autre initiative entiè¬ rement louable : les éditions d'anciens textes — particulièrement celles des poètes, trop souvent défigurés par les copistes. Il im¬ porte de remarquer que ces érudits persans travaillent confor¬ mément aux règles de la critique européenne. L'un d'eux, Mo¬ hammed Cazvini, s'est acquis depuis longtemps la gratitude des chercheurs par ses excellentes éditions de textes et par ses nom¬ breux articles sur divers sujets d'histoire et de littérature. D'au¬ tres s'appliquent à l'étude de la littérature persane : ainsi Badi- oz-Zaman, auteur de bonnes anthologies, et Rézazadé Chafaq, spécialiste de la philosophie et grand connaisseur des lettres euro- 262 l'islam et l'occident péennes. Saïd Naficy s'attache de préférence aux anciens poètes sur l'un desquels il a publié une étude approfondie; en ce mo¬ ment même, il compose une histoire politique et économique du règne de S. M. I. le Chah, sans oublier celle de la plus ancienne dynastie de la Perse musulmane. Cette dernière étude fera partie d'une histoire générale de la Perse dont deux volumes ont déjà paru : La Perse antique, par Mochir-od-Daoleh; La Perse sow les Mongols, par Abbas Eghbal. Celui-ci s'est mis au premier rang des érudils par ses études his¬ toriques et ses éditions de textes anciens. Les recherches relatives au folklore ont été inaugurées par Sadegli Hédayet, descendant de l'illustre Riza Qouli Khan (comme son frère Mahmoud, le traducteur); son recueil est une de mes sources pour l'ouvrage que je publierai prochainement sur les cérémonies et coutumes persanes. Sadegh Hédayet est, d'autre part, l'un des plus jeunes et des plus habiles auteurs de nouvelles. Dans ce genre littéraire où se décèle l'influence de Balzac, Maupassant, E. Poe et d'autres, l'un des modèles, persans est le recueil de Djémalzadé (Il était, une fois), pour le fond et pour la nouveauté du style. La place man¬ que pour énumérer les auteurs de nouvelles et pour en donner quelques citations typiques. En outre, le roman jouit d'une incontestable vogue, notam¬ ment depuis une quinzaine d'années; il s'agit surtout de romans historiques résultant d'influences européennes (par exemple les traductions d'À. Dumas, de certains ouvrages français sur l'his¬ toire de la Perse — sans oublier les romans arabes de G. Zaïdan). Dans le Journal Asiatique (ig33), M. Nikitine a publié sur les romans historiques de langue persane une excellente étude qui dispense d'insister ici : leurs sujets sont surtout empruntés à l'an¬ tiquité perse et les tendances de leurs auteurs sont franchement nationalistes. Ces romans, parfois très étendus, sont le plus sou¬ vent écrits en style simple, même familier quand l'auteur fait parler ses personnages. D'autre part, on doit à Saïd Naficy une intéressante tentative de roman psychologique à la façon de la Nouvelle Héloïse : Férenguis est un recueil de lettres d'amour écrites sous l'influence du romantisme européen, dans un style dont l'élégance et l'éloquence souvent passionnée n'excluent pas le naturel. Hedjazi, dans un roman {Ziba) d'allure autobiogra¬ phique, a écrit l'histoire d'un homme socialement déchp. De même que le roman, certaines piècès de théâtre emprun¬ tent leurs sujets à l'histoire de la Perse. Mais la plupart d'entre elles sont des comédies de moeurs. L'évolution du théâtre persan réclamerait une étude particulière depuis les comédies de Mirza Djafar et de Malkorn Khan (récemment traduites par l'oriefita- La littérature persane 263 liste belge Bricteux) jusqu'aux plus récentes, critiquant par exemple avec humour les anciens usages familiaux ou bien avec passion les règles du mariage (qui a subi naguère d'importantes et judicieuses réformes). Il est presque banal de rappeler que la Perse fut de tout temps un pays de poésie. C'est dire que ce genre littéraire réclamerait le plus grand nombre de noms et de citations. Mohammed Isha- que (de Calcutta) publie en ce . moment une anthologie des poètes contemporains qui comprendra plusieurs volumes; il y propose la classification suivante (pour laquelle il faut se restreindre à nommer quelques auteurs sans tenir compte de trois ou quatre grands poètes morts au cours de ces dernières années) : d'abord les poètes fidèles à la tradition, traitant en style purement clas¬ sique les thèmes généraux de la poésie (par exemple Foroughi qui attesta sa supériorité à la fois en littérature, en philosophie et en politique —- comme son frère, le traducteur de Descartes); ensuite les poètes qui abordent à l'aide d'une nouvelle technique poétique (influencée surtout par la poésie française) les sujets d'actualité (par exemple Afchar, Béhar — l'un des plus remar¬ quables —, Mme Parvine, Yasmi); enfin les poètes totalement affranchis des règles traditionnelles (par exemple Ferheng). On regrette de ne pouvoir donner aucun échantillon dé ces poèmes. De ce tableau si sommaire et déparé par tant d'omissions for¬ cées se dégage l'impression d'une intense activité littéraire servie par la bonne volonté des éditeurs — il est juste de l'ajouter. D'où le rayonnement de la langue et des lettres persanes à l'extérieur : en effet, d'éminents écrivains les représentent de Stamboul aux Indes. Dernièrement, j'ai pu constater que cette langue était familière non seulement aux lettrés hindous et turcs, mais encore aux lettrés égyptiens et irakiens, à l'occasion du millénaire de Firdousi qui réunit à Téhéran les délégués des principales na¬ tions pour rendre un hommage solennel à la mémoire du génial poète. Henri Massé. YIE ET MORT DE LÀ TRAGEDIE RELIGIEUSE PERSANE Tous ceux qui s'intéressent à l'Islam connaissent l'ouvrage de Gobineau sur lés Religions et les Philôsophies dans l'Asie cen¬ trale-, il suffira d'y renvoyer les lecteurs qui voudraient s'initier au théâtre religieux persan. Ce tableau très poussé d'un témoin dont la sympathie et l'enthousiasme n'ont nullement gêné, mais avivé la lucidité, laisse loin les relations de voyageurs (comme Mûrier, Tancoigne ou Flandin) qui avaient assisté avant lui, avec une curiosité toute de surface, à des spectacles émouvants aux¬ quels ils n'ont pas compris grand'chose pour n'avoir su, une bonne fois, mettre leur bon sens de côté. Ce n'est ças que l'étude de Gobineau soit définitive, ni impartiale; admirable dans la compréhension du mysticisme populaire, elle laisse au point de vue historique et au point de vue technique bien des points obscurs. Si je réussis à les élucider, je me hasarderai, dans un article moins sommaire que ces lignes, à esquisser l'évolution des taziehs, Quant à un examen complet de cette littérature dra¬ matique, dans la mesure où il serait possible de la rassembler et de la classer, il instruirait également les historiens, les esthéti¬ ciens et les « cornparatistes »; malheureusement, il exigerait, pour être mené à bout avant qu'il ne soit trop tard, des condi¬ tions difficiles à réunir : le chercheur devrait être un Persan (car même un iranisant n'aurait ni le temps, ni les occasions, ni la familiarité avec les choses) et il devrait être formé aux disciplines de l'histoire littéraire telle qu'elle a été renouvelée en France depuis un demi-siècle. On peut, en tout cas, prédire un beau succès à l'auteur d'une thèse sérieuse sur les taziehs. Comme la tragédie grecque et comme les mystères du moyen âge chrétien, les taziehs sont d'origine religieuse, et le rappro¬ chement a été mis en lumière par M. Gustave Cohen (par deux fois, dans son Histoire die la mise en scène dans le théâtre reli¬ gieux français du moyen âge (Paris, Champion) et dans son VIE ET MORT DE LA TRAGEDIE PERSANE 265 Théâtre en France au moyen âge (Paris, Rieder). Mais, dans l'Orient des sables sans mémoire, le voyageur s'égare vite sur les pistes du temps. Il n'y a probablement pas plus d'un siècle et demi que le drame religieux persan est né, et cependant la ger¬ mination artistique qui l'a fait s'épanouir au sein des rites reste plus difficile à bien saisir que la naissance de la tragédie grecque du dithyrambe dionysiaque ou l'évolution qui va de la messe au mystère par le drame liturgique. Il faut ici bien distinguer entre l'évolution religieuse et l'évo¬ lution dramatique. C'est la première qui va donner sa matière à la seconde. L'évolution religieuse est relativement bien connue; elle constitue, en ce qui nous intéresse, l'histoire du chiisme. On en trouvera un excellent précis dans L'Islam d'Henri Massé (Pa_- ris, Colin). Le drame persan tirera son aliment de la proliféra¬ tion de la légende des Àiides, où il trouvera déjà triomphante la tendance à prendre- pour protagoniste le personnage de Hossein, massacré avec sa famille, en 860, dans la plaine de Kerbéla, par la cavalerie de Schémr envoyée par le calife.Yazid, alors qu'il se rendait de Médine à Koufa pour y rejoindre ses partisans. Cet épisode de guerre religieuse devait prendre une importance dont le développement du massacre de Roland dans notre chanson de geste ne peut fournir qu'une très faible et lointaine analogie. Peu d'années après la mort de Hossein, Kerbéla était déjà un lieu de pèlerinage. Des Arabes repentants de Koufa y préludaient à ces lamentations accompagnées de cruelles pénitences et d'in¬ vocations passionnées qui devaient caractériser le deuil chiite pendant les dix premiers jours du mois de Moharram et attein¬ dre leur paroxysme le dixième jour, anniversaire du martyre de Hossein (achourâ). A l'origine, le tazieh n'est autre que ce deuil et sa célébration dont les formes ont varié selon les temps et les lieux de manière difficile à suivre; il n'a pas le sens de spectacle désintéressé, et, même lofsque le drame se constituera, il ne le prendra jamais vraiment. Trois siècles plus tard, en 963, sous la dynastie des Bouïdes, nous savons qu'à Bagdad des ordres furent donnés de fermer les bazars, de porter des vêtements noirs et de commémorer le martyre de Vimam Hossein. Ces cérémonies s'étendirent, et lorsque avec la dynastie safavi le chiisme devint la religion officielle de la Perse (XVIe siècle), elles furent systé¬ matiquement favorisées. Un observateur soigneux, Olearius (d'a¬ près Browne, A literary history of Persia, t. IV, Cambridge, i93o), nous montre qu'en i634, à Ardébil sanctuaire de la famille des Safavis, on se livrait aux lamentations, gémissements, austé¬ rités propres au jour d'achourâ, mais il ne signale aucune repré¬ sentation dramatique. Par contre, se développe toute une littéra¬ ture poétique consacrée aux vertus et souffrances des imams; 266 l'islam et l'occident sous une forme plus populaire, en vers, en prose, et en vers et prose mêlés, elle alimente les récitations des rôzé-khans : ces réci- tateurs ou liseurs de rôzés tirent leur nom d'un ancien livre, Le Jardin des Martyrs, d'un certain Hossein Waizi Kachifi, mort en i5o/t; ils lisent en déclamant, ou ils improvisent, ou ils prêchent, ou ils narrent, toujours en exaltant la mémoire des imams. Cer¬ tainement antérieurs aux représentations dramatiques, ils ont probablement exercé dès la parution du livre d'où ils tirent leur nom, et l'on est même tenté de dire auparavant. Le rôzé devint une habitude de la vie persane; pendant les nuits de Moharram, des chaires se dressent un peu partout pour ces prédications, et, même en temps ordinaire, les familles font volontiers venir un rôzékhan à la maison. Enfin, le rôzêkhan est étroitement lié aux taziehs; il les fait précéder de prologues, il les interrompt de commentaires. Les taziéhs semblent apparaître à la fin du XVIIIe siècle avec la dynastie des Kadjars, et leur vogue se développe rapidement; ils atteignent leur plus grande faveur sous Nassereddine-Chah. La difficulté est de passer des cérémonies de deuil et des prédica¬ tions au drame. Gobineau, guidé par une analogie peu rigou¬ reuse, reconstitue ainsi la genèse des taziehs : a De même que, dans la première antiquité de la tragédie grecque, les chœurs étaient tout et les personnages du drame presque rien, et que, par la suite, les chœurs, diminuant d'importance, en arrivèrent graduellement à se subordonner absolument aux récitateurs iso¬ lés, puis aux acteurs, de même le drame persan s'est greffé d'une manière d'abord presque imperceptible sur les cantiques récités dans les dix premiers jours du Moharrem en l'honneur des mar¬ tyrs de la famille d'Aly. Des gens qui ne sont pas encore très vieux se rappellent parfaitement avoir vu le temps où les taziehs se bornaient à l'apparition de l'un ou l'autre de ces personnages sacrés qui venaient pleurer leurs malheurs et leurs souffrances; peu à peu le nombre des acteurs s'est augmenté... » Tant qu'on n'arrive pas à fixer les moments de l'évolution ou les formes de passage, les hypothèses restent nécessairement dans le vague, mais il n'est sans doute pas encore trop tard pour espérer de dé¬ brouiller la question. Les Persans que j'ai interrogés font de la prédication la source commune du tazieh (cérémonie) et du tazieh (drame). Personnellement, plutôt que de voir le récit du rôzé¬ khan se transformer en drame, j'inclinerais à faire sortir celui-ci du plus vivant élément des cérémonies de Moliarram, que, pour simplifier, j'appellerai la procession. C'est cette procession qui, naguère encore, parcourait chaque ville avec des emblèmes, et dont les membres les plus fanatiques, dans les trois derniers jours de la première décade du mois, se frappaient à coups de VIE ET MORT DE LA TRAGÉDIE PERSANE 267 poings, à coups de chaînes et à coups de sabres,, en invoquant Hassan et Hossein. Il pouvait arriver que figurent dans le cortège des personnages représentant les martyrs et leurs familles et même leurs ennemis, sans compter des représentations symboli¬ ques (comme celle de la soif de Hossein). Ce cortège rappelle¬ rait alors un peu le Corpus d'où sortirent les autos sacraméntales (avec lesquels le iazieh a d'autres traits communs) : « Durant des haltes ménagées sur le parcours de la procession, ces figurants, ceux du moins qui étaient de chair et d'os, en vinrent tout natu¬ rellement à animer leur attitude, à ébaucher des actions drama¬ tiques » (Henri Mérimée, Théâtre espagnol, Paris, La Renaissance du Livre). Cette interprétation serait corroborée par divers faits, notamment : i° le rôle joué par les cortèges dans le drame per¬ san, particulièrement comme entrée des personnages et de la figu¬ ration; a0 l'existence de ce qu'on pourrait appeler le j-ôzé-cortège, visible dans les petites villes sous une forme très simple et spon¬ tanée : un prêtre marche dans la rue suivi d'un groupe de fidèles; de place en place il s'arrête, se retourne et prêche, retraçant le martyre de Hossein; les fidèles sanglotent, se précipitent à terre et se couvrent la tête de sable, cependant que la foule s'émeut de leur ferveur et que les femmes leur jettent de l'eau comme s'ils étaient eux-mêmes des martyrs assoiffés; 3° dans certaines villes, à Ispahan notamment, le taëieh était promené à travers la ville, joué de place en place sur une scène mobile reposant sur les épaules de porteurs, encadré d'un cortège qui faisait halte, — ce qui rappelle les jeux sur chars de Picardie, les pageants anglais et les processions de Séville (voir encore Gustave Cohen, Le théâtre en France au moyen âge). Il y a de plus une hypothèse troublante, émise par des Persans eux-mêmes iLettre de Taghi-Zadeh au professeur Browne, op. cit., t. IV), selon laquelle le drame persan aurait dû quelque chose à des influences européennes. Ajoutons enfin que des éléments ethnographiques antérieurs à l'Islam, profanes par rapport à celui-ci mais probablement reli¬ gieux par rapport à des croyances plus anciennes, ont dû se faire jour non seulement dans les cérémonies qui ont préludé à l'éclo- sion de la tragédie religieuse persane, mais dans les embryons de théâtre comique, très anciens (mimes, « pièces de gueux », baladins, marionnettes, jeux de village comme l'atéchafrousse, l'allumeur, le bouteur-de-feu, qui vêtu de rouge et suivi de sa bande facétieuse parcourait le village en chantant et dialoguant) ; éléments certainement connus des acteurs de taziélis (parfois par participation personnelle) et qui ont pu influencer au moins leur jeu ou leur mimique; on arriverait à voir dans le tazieh une de ces créations composites dont la comédie grecque fut 268 l'islam et l'occident un cas typique (voyez 0. Navarre, Le théâtre grec, Paris, Payot). Il faudrait maintenant aborder l'esthétique des tciziehs. Faute de place, nous renverrons à Gobineau, qui a traduit l'un d'eux, Lets noces de Kassem. On trouve cinq autres pièces dans Le théâtre persan, choix de têaziés (de Chodzko, Paris, Leroux, 1878); en anglais, trente-sept scènes traduites par sir Lewis Pelly : The Miracle Play of Hdsan and\ Hosain (deux volumes, Londres, 1879). Assez variés, ils gravitent autour de la figure de Hossein, mais peuvent être consacrés à d'autres personnages : le Prophète, Ali, Hassan, Fatimé, les enfants des martyrs... L'inspiration est non seulement religieuse, mais nationale, arabophobe et anti¬ sunnite; le calife Omar est surtout exécré; il a longtemps figuré dans une sorte de jeu de massacre, le tazieh d'Omar, où un man¬ nequin difforme était insulté, puis brûlé, ou démoli à coups de bâtons s'il avait été préalablement bourré de sucreries que se disputait la populace. Dans le tazieh véritable, il résulte de cette ardeur chiite que les personnages se divisent en bons et en mau¬ vais; ceux-ci, les persécuteurs, ne chantent pas, mais récitent seu¬ lement, et ils ont honte de jouer leurs rôles. Les pièces sont assez brèves, écrites, en vers courts à rimes suivies, chantés ou décla¬ més avec une cadence spéciale, dans la langue la plus familière, avec un mélange de platitude et de boursouflure où parfois l'é¬ nergie du sentiment aboutit à une trouvaille. Gobineau en a exagéré l'éclat, Chodzko méconnu la naïve saveur. L'action, un simple épisode de la légende, est monotone .mal¬ gré une sollicitation constante de l'émotion et de la surprise; abondent les apparitions, visions, miracles, prophéties, résurrec¬ tions, châtiments, conversions stupéfiantes (même celle d'un lion); le goût du prodige amène des effets saisissants : la tête tranchée de Hossein se met à parler en versets du Coran; un com¬ battant à qui on coupe successivement les deux mains saisit son épée entre ses dents et en perce son adversaire. La pitié est excitée par l'étalage de la souffrance et des supplices; la piété par des particularités du culte ou de la coutume (les captives souffrent surtout d'avoir le visage dévoilé; Abbas, mourant de soif, gémit dé n'avoir pas le droit de se désaltérer de son propre sang). Mais surtout, comme M. E. Legouis (Histoire de la littérature anglaise, Paris, Hachette) le notait déjà dans les niiracle plays : « l'appel aux larmes est insistant »; il s'agit de déchirer la sensibilité d'un bout à l'autre, soit en faisant frémir par la décapitation de l'irnâm. soit en faisant sangloter sur le cheveu arraché par mé- garde au bébé Hossein par le peigne de sa mère. Ces drames, dont l'exécution était d'une ampleur variable, se jouaient partout, dans un carrefour de village, une cour de mos¬ quée, une place publique, ou dans un takieh bâti à cet effet et VIE ET MORT DE LA TRAGÉDIE PERSANE 269 affectant généralement la forme d'un cirque; l'action n'a pas de décors, mais, par contre, les accessoires sont nombreux et minutieusement préparés; la mise en scène est mi-réaliste mi- symbolique (du vrai sang, mais le sable figuré par de la paille hachée); les costumes, de fantaisie, visent à une impression his¬ torique ou métaphysique (le cavalier qui va à la mort s'enveloppe de son linceul). Le luxe, qui se déploie dans le cortège d'entrée et dans les costumes, se manifeste .surtout autour de la scène, dans l'ornementa'tion profuse et hétéroclite de la salle : il a cer¬ tainement une signification de respect, d'hommage rendu. Un tel ensemble ne se conçoit qu'avec une foi très vive. Aussi, le iazieh doit-il être considéré non comme un spectacle pur, mais comme un rite. Il ne faut pas séparer le public des acteurs : c'est une communauté participant aux mêmes mouvements de l'âme; même les traîtres haïssent leurs rôles et sanglotent de dégoût en les récitant; de la scène à la salle il y a des appels directs. La valeur de ces tragédies est moins artistique que morale; leur force de contagion, due à leur charge affective, était si communicative qu'elle a empêché Gobineau de distinguer entre la valeur de l'œuvre poétique et l'œuvre de foi à laquelle elle se sacrifiait. On comprend également que, dès que la foi est ébranlée, de tels spectacles sont voués à la décadence la plus prompte. Des deux éléments, religieux et national, que le chiisme avait asso¬ ciés (renforçant l'un par l'autre grâce à la légende qui fait de Bibi Charbanou, femme de Hossein, la fille du dernier roi sassanide), le national a pris nettement la prééminence. La haine de l'Arabe s'est atténuée. La nation qui, de fait, a toujours présenté un goût marqué pour le mysticisme, comme en témoignent ses poètes et ses philosophes, et qui l'a même poussé jusqu'à la vocation du martyre, comme dans le mouvement bâbiste, que la vue des taziehs n'avait peut-être pas été sans exalter, a toujours manifesté aussi une disposition insouciante et sceptique. La poésie satiri¬ que ne craignait pas de dauber sur l'hypocrisie des mollahs' et des rôzékhans, sur leur gourmandise et leurs simagrées pendant le deuil de Moharram. Tous les spectateurs des taziehs n'y appor¬ taient pas des intentions pieuses; Gobineau déjà les peint comme propices aux rendez-vous galants. Et l'on m'a affirmé que, dans leurs derniers beaux jours, au début de ce siècle, il n'y avait pas de plaisanteries que ne soulevassent les accrocs de la représen¬ tation ou les naïvetés des acteurs ou du poète. On me dit même que les étudiants qui collaboraient aux remaniements y introdui¬ saient des malices cachées. Enfin les progrès de l'occidentalisa¬ tion avaient détaché du tazieh les classes dirigeantes. Autrefois, les mollahs les subissaient plus qu'ils ne les acceptaient (les trou¬ vant peu orthodoxes), et les lettrés les méprisaient (comme n'é- 270 l'islam et l'occident tant pas du beau style); mais le roi, les ministres, les grands officiers y assistaient et y pleuraient. L'émotion collective se haussait à un point inimaginable. Les taziehs n'ont donc pas péri par un défaut de constitution; Gobineau prévoyait qu'ils se déta¬ cheraient tout à fait du culte pour former un théâtre indépen¬ dant; en fait, c'est le souffle qui s'est retiré d'eux. La modernisation et la laïcisation générale de ces derniers temps (voir la thèse d'A. A. Siassi, La Perse au contact de l'Occi¬ dent, Paris, Leroux, iq3i) n'ont même pas eu à leur porter le dernier coup, ils agonisaient; on n'pn jouait plus officiellement à Téhéran (le Takieh dolet a été affecté au service du recrutement militaire), mais on pouvait encore en apercevoir de bien déchus et bien mesquins, joués par une petite bande, en jetant les yeux dans une cour d'un bazar, en passant en auto pendant le Mohar- ram le long_ d'une bourgade du Guilan. Ils se traîneront sans doute encore dans de lointains villages comme nos mystères se sont survécus jusqu'au XVIIIe siècle. Les mesures de police, qui ont progressivement réduit les cérémonies barbares de Vachourâ, ont récemment empêché toute représentation de tazieh, et on peut les considérer comme l'équivalent de l'arrêt de 1548 du Par¬ lement de Paris interdisant aux Confrères de la Passion de jouer des mystères sacrés. Jean Hytieh. ASPECTS DU THEATRE ARABE EN ALGÉRIE Si un véritable théâtre composé selon la tradition classique n'est apparu en Algérie que depuis vingt-cinq ans seulement, il en a existé dans le passé deux formes populaires : le Garagoûz et la Farce. Intermède comique joué en plein air par des amateurs, à l'occasion des pèlerinages aux sanctuaires des marabouts, l'une n'avait •— comme toutes celles du XVe siècle que nous avons con¬ servées, en France — pas d'autre prétention que de faire rire. C'était tantôt un court dialogue sans action dramatique, où s'ex¬ primait la verve satirique" du peuple et de la bourgeoisie moyenne, tantôt une scène amusante empruntée à la réalité et développée autour d'un thème connu : le cadi ignorant rendant la justice hardiment, les malheurs du nègre stupide ou du cam¬ pagnard naïf égaré à la ville, etc., que les acteurs bénévoles pou¬ vaient varier avec d'autant plus de complaisance qu'ils n'étaient tenus d'observer aucune règle. Peut-être moins ancien, mais bien différent, se présentait l'au¬ tre; techniquement assez analogue au théâtre d'ombres turc qui, au XVIe siècle, lui avait donné naissance, il mettait en scène Ga¬ ragoûz, proche parent de Panurge ou du valet de Gascogne dont parle Marot : Pipeur, larron, jureur, blasphémateur, Sentant la hart de cent pas à la ronde, Au demeurant, le meilleur fils du monde... Autour de lui s'agitaient sa femme, Latchanpiyya et le sage Iwâz dont le bon sens ne triomphait pas toujours des fourberies de son trop rusé ami. Après la Grande Guerre, tandis que les femmes et les enfants continuèrent de se passionner pour ces exhibitions burlesques, les hommes s'en désintéressèrent vite et recherchèrent des spec¬ tacles oii fût reproduite une image exacte du monde contempo¬ rain. C'est pourquoi, en 1921 et en 1924, plusieurs tentatives eurent lieu pour introduire ici un théâtre conçu sur le modèle de 272 L ISLAM ET L OCCIDENT celui d'Occident : d'abord Georges Abiod, le célèbre acteur égyp¬ tien, donna au Nouveau-Théâtre d'Alger, avec le concours de ses meilleurs élèves, deux drames historiques de Najib-el-H''addâd : Salah' ad-Dîn al Ayyoubi et Taratu-l-'Arab, qui n'obtinrent qu'un très faible succès. Reprenant, un peu plus tard, cette expérience, une société locale,' al-Muadhdhiba, fit représenter trois pièces de Tàhar'Ali Chérif où étaient décrits les derniers jours d'un ivrogne et étudiés les méfaits sociaux de l'alcoolisme. De tels essais furent, sinon vains, du moins infructueux : ici et là, le public, composé de très petits groupes de lettrés ou de curieux, n'avait pas saisi le sens de ces manifestations; la cause de l'échec, due à l'instrument, était la même : au lieu de s'adresser aux habitants d'Alger dans leur langage quotidien, on avait usé de l'arabe clas¬ sique avec lequel ils étaient loin d'être familiarisés. Ce fut précisément cette erreur, à la fois matérielle et psycho¬ logique, qu'évitèrent, en 1926, Dah'moûn et Allalou, auteurs de l'inoubliable Djeha, et surtout le génial Ksentini. Pour ceux qui l'ont considéré du dehors, c'est-à-dire superficiellement, Rachid Ksentini n'a été qu'un bon vivant, un amuseur, pince-sans-rire s'il en fut, en un mot un clown de grande classe. Mais ceux qui ont essayé de pénétrer sa vraie, sa profonde personnalité, ont trouvé, derrière le masque, l'homme de coeur et l'artiste incom¬ parable qu'ils ont salué avec respect et admiration. C'est que son effort littéraire et dramatique a été si ample, si continu et si complexe, qu'il peut déconcerter au premier abord. Cet écrivain de race qui, pendant une dizaine d'années, a tenu avec une maî¬ trise peu commune la scène, passant de la farce à la tragi-comé¬ die et de la comédie-ballet au drame, échappe presque à l'ana¬ lyse. Sa production ne saurait, semble-t-il, être résumée par une formule unique qui T'explique tout entière... Son existence ne fut qu'une longue lutte avec les circonstan¬ ces et avec lui-même. Les faits doivent être connus. Il naît à Alger en 1887, dans une honorable famille. On le met, jeune, à l'école coranique. Mais il s'en évade pour voler vers la vie libre. Le voilà lancé au milieu de la bohème. Ce fils de bourgeois, au lieu d'ac¬ cepter la place que lui offre la société, veut s'en tailler une tout seul, à force de talent. Sa ville natale lui paraît alors si petite qu'il décide de la quitter. Il embarque à bord d'un cargo, par¬ court les mers, visite l'Amérique et l'Extrême-Orient, poussé par son insatiable curiosité.'La guerre éclate. Il se trouve en France. Comme son âge ne lui permet guère d'y participer en soldat, il accomplit .cependant son devoir de Français en contractant, pour la durée, des hostilités, un engagement dans les usines nationales d'armement. .Après 1919 recommence la vie de ses rêv.es, les croisières, les plaisirs. Enfin, en 1921, riche d'expérience, il ren- ASPECTS DÛ THÉÂTRE ARABE EN ALGÉRIE 273 tre à Alger, s'établit quelque temps comme ébéniste à Bab-el- Oued. Mais un métier stable ne peut satisfaire cet éternel voyageur. Le Garâgoûz traditionnel étant bien mort, il veut créer un théâtre vraiment algérien : ce sera son théâtre. Aussi aban- donne-t-il son atelier. Il forme une troupe, donne des représen¬ tations dans la salle de la Lyre, sans retentissement. Peu importe. Il ne se décourage point. Il part pour la province, organise des tournées, monte des pièces avec le seul désir d'amuser et d'ins¬ truire, d'assurer leur pain à ses camarades et de réussir. Cette fois, il est récompensé : c'est plus que la gloire, la popularité. Trente ans durant, il avait, pris soin de contempler le monde, de le scruter, de le fouiller de ses yeux extraordinairement clair¬ voyants. Et, de fait, avant lui jamais auteur dramatique n'avait eu, en ce pays, une expérience aussi variée et aussi constante-. Il avait connu personnellement et il avait été à même d'étudier tous les milieux auxquels il empruntait ses héros... L'histoire de sa vie aventureuse assurait de l'étendue et de la sûreté de sa docu¬ mentation. Mettant en pratique ce principe fondamental des maî¬ tres classiques : « Lorsque vous peignez les hommes, il faut pein¬ dre d'après nature », il est ainsi parvenu à faire un théâtre origi¬ nal, qui puise sa matière dans la vie et, en donne la sensation même. Des pièces comme Bou-Borma, Mon cousin de Stamboul, Zted' Aleh', al-Morstane et bien d'autres ont fait de R. Ksentini le plus grand écrivain comique de notre époque. Toute la pathé¬ tique comédie humaine, avec son mélange de lâcheté, de turpi¬ tude, de crédulité et de bonté, de sympathie, voire de noblesse, s'épanouit en ces Cent actes divers dont quelques-uns contiennent des découvertes psychologiques ou verbales d'un relief.singuliè¬ rement saisissant. Ces pièces ont été accueillies non seulement avec joie, mais avec ferveur. Des milliers de spectateurs les ont fêtées. D'ailleurs, ce qui augmentait le succès de ces comédies-ballets, c'est que R. Ksentini y faisait défiler tous les types amusants de notre époque, depuis l'amateur de sports jusqu'au faux savant, en soulignant leurs ridicules, en mettant le doigt sur leurs vices. Il nous recommande de ne point les imiter, de suivre au contraire les préceptes de la morale. Tel fut, très rapidement évoqué, l'i¬ nestimable artiste, l'écrivain génial qui, en dix ans, a .écrit, avec une fécondité stupéfiante, environ cent pièces et composé près de deux mille chansons. En contemplant un instant son existence et son oeuvre, on ne peut s'interdire de songer à Molière. Comme lui, R. Ksentini a durement souffert avant de trouver son public; comme lui, il a travaillé presque seul, aux prises avec mille diffi¬ cultés, peu encouragé, à la fois acteur, auteur et directeur de troupe. Comme lui aussi, il a voulu que son théâtre fût une pein- iS 274 l'islam et l'occident ture vivante des caractères. Enfin, comme lui, il est demeuré homme du peuple dans son impression intime et sa philosophie de la vie. Quand, après iq3o, Mahieddine, qui jusqu'alors était connu comme chanteur, se mit à donner à la scène des pièces comiques, on pensa avec une reconnaissante allégresse que l'œuvre de Ksen- tini serait activement poursuivie. Cet espoir était d'autant mieux justifié que le nouvel animateur du théâtre arabe se contentait, à ses débuts, de reprendre les principaux succès de son prédéces¬ seur en les remaniant à peine. A un public inexpérimenté, mais enthousiaste, de petits bourgeois et d'ouvriers incultes, il offrait des comédies à sa mesure, tantôt extrêmement simples, rapides, légères, tantôt pleines de péripéties mouvementées, d'incidents invraisemblables, de procédés de métier. Phaqo peut être consi¬ déré comme le modèle du genre. Les trois actes, agrémentés de chansons, sont suivis avec une curiosité très amusée. Dépouillée, volontairement banale, la pièce représente une suite de tableaux colorés et vivants. D'autres (citons pour mémoire : Un mariage par téléphoné, Atennif, Après l'ivresse, Zed Ayett, Ach Kalou-, Dar el Mehabel, Hadj 'Hlima), d'inégale valeur certes, et dont quelques-unes (Houbb en-nsa, Boukernouna, Dar-Bibi, Fel- Qahoua, Ya Saadi, Boutchenlchana) accusent une réalisation h⬠tive, appartiennent à la même veine : scènes de rue ou de la vie familiale observées et notées avec vigueur et un certain sens du trait caractéristique... Ainsi, Mahieddine est devenu bientôt l'au¬ teur de la troupe comme en France, au XVIIe siècle, Alexandre Hardy à l'hôtel de .Bourgogne. D'ailleurs, aidé par toute une équipe de collaborateurs dont les meilleurs ont été Iisentini lui- même, Dahmoun, Hamel, Chaprot, il ne fut jamais embarrassé de composer régulièrement des pièces aux tendances moralisatri¬ ces, qui ont été jouées sur tous les théâtres du pays : Djeha et l'usurier, El Kheddaïne, Les femmes. A Alger, de l'Alhambra il passe au Majestic, puis à l'Opéra municipal; il y donne des comé¬ dies dans lesquelles il tente, vaille que vaille, de s'élever de la farce, de l'imbroglio à la comédie de mœurs qui finit toujours bien : El Hebal, Beni-Oui-Oui, Si Meziane, Bouzbayel, At-tbib esqoulli, La cocaïne, Amara est. juste. Ce qui paraît le préoccuper essentiellement, comme Augier en France, sous le Second Empire, dans Le mariage d'Olympe ou Les lionnes pauvres, c'est le rôle de la famille : d'un acte au sui¬ vant, d'une réplique à l'autre, il étudie les dangers qui la me¬ nacent : trop rapide européanisation, fortune, vite — et souvent malhonnêtement — acquise, coquetterie excessive, inégalité des situations sociales, ignorance du peuple, conflit de la Tradition et du Modernisme, divorce entre l'Ancien et le Nouveau... Au ASPECTS DU THÉÂTRE ARABE EN ALGÉRIE 275 cours de cette croisade pour la régénération morale des Musul¬ mans algériens, il lui est arrivé, notamment vers 1937, quelques difficultés. Elles furent, semble-t-il, assez sérieuses quand il osa dénoncer la collusion de la politique, de la finance et de la presse et que, faisant allusion aux événements contemporains, il déco¬ cha ses flèches les plus acérées aux journalistes faméliques, aux banquiers véreux, aux orateurs de carrefour, aux faux savants, à tous les tartuffes d'hier et d'aujourd'hui. Mais après ce bref éclat, Mahieddine s'est cantonné dans le solide terrain de la morale et les succès qu'il a pu connaître ont été beaucoup plus paisibles... Or, il a voulu faire mieux. Désirant sans doute enrichir son répertoire et vulgariser, en quelque manière, la littérature dra¬ matique française, il a emprunté à Molière le sujet de deux pièces, L'Avare et Le Malade imaginaire, qu'il a entièrement re¬ maniées, arabisées, adaptées au goût du public d'Alger. Bien accueillies ici, elles ont été reprises dans toutes les grandes villes d'Algérie, tant il est vrai que « ce qui est imité plaît toujours » (Aristote, Poétique, 4). Ainsi, il a repris L'Avare et Le Malade imaginaire, comme naguère Albert du Bois avait recomposé à sa façon Bérénice (devenue L'Hérodienne) et Saint-Georges de Bou- hélier l'Œdipe de Sophocle. Il ne saurait être question de lui reprocher d'avoir développé à son gré deux ouvrages universelle¬ ment connus et admirés, puisque d'autres écrivains avant lui ont donné l'exemple de reprendre des sujets historiques ou légendai¬ res qui ont inspiré des chefs-d'œuvre. Car ces sublimes créations de l'esprit humain, en traversant les siècles, continuent de solli¬ citer irrésistiblement l'imagination et d'offrir des éléments poé¬ tiques très précieux. Elles ne peuvent cesser d'être évoquées, elles resplendissent d'une vie immortelle. Enfin, l'audace, dans le do¬ maine artistique et littéraire comme ailleurs, est toujours sym¬ pathique. Il ne reste plus qu'à la justifier. Il imphrte, avant tout, d'éviter à ce sujet une erreur grossière qu'on a répétée trop longtemps : on a parlé de traduction, et même de traduction princeps de Molière en arabe, en oubliant le travail intelligent et consciencieux de Othman Jelâl en Egypte ou d'Al-Yâs Abou Chabakeh en Syrie, alors qu'en réalité il s'agit de l'adaptation la plus libre qui se puisse imaginer. En effet, Ma¬ hieddine a refondu, simplifié les deux chefs-d'œuvre classiques, en un mot il les a complètement transformés. Il va de soi que, là où il affronte la comparaison directe, le danger est effrayant. L'Avare, en se déguisant en Èl-Mlechehah, a été réduit à trois actes : ce n'est plus le vieux gentilhomme cupide et usurier qui s'éprend d'une jeune inconnue et veut marier sa fille sans dot; c'est un gros bourgeois d'Islam, surtout parcimonieux, qui est traqué, comme le malheureux Euclion dans l'Aululaire de Plaute, 276 l'islam et-l'occident par ses enfants, ses parents, ses domestiques, jusqu'à ce qu'il révèle l'endroit où il a caché son argent. La structure de la pièce, son action, sa morale, tout a été modifié. Dès lors, il est superflu de chicaner l'auteur sur des points de détail. A son tour, Le Ma¬ lade imaginaire a subi un traitement analogue. Bien qu'il l'ait abrégé en deux actes intitulés Sliman Ellouk, Mahieddine y suit plus fidèlement son modèle. En somme, ici et là, il n'a point vu que, tout en s'inspirant du monde d'alors, la peinture de Mo¬ lière se hausse bien au-dessus de la vie contemporaine et qu'elle « atteint cette vie supérieure où s'animent les types éternels de la littérature » (D. Mornet, Histoire de la Littérature et de la Pensée françaises, Paris, 1924, p. 106). Au total, pour ceux qui ont lu et aimé Molière, son essai n'est qu'un exercice puéril et inutile; quant à ceux qui n'ont guère pratiqué le grand comique fran¬ çais, il risquerait de leur donner de lui une idée très fausse en leur faisant croire que L'Avare, Le Malade imaginaire sont des farces grasses et copieuses, dans lesquelles les coups de bâton et les gifles succèdent aux bourdes joviales. Et que dire maintenant d'autres « adaptations » beaucoup moins heureuses du théâtre d'aujourd'hui, devant lesquelles le spectacteur cultivé évoque avec nostalgie les héroïnes de Racine ou cette fantaisie adorable qui paillette les personnages de Musset. Conclure ? Mais l'emploi de ce mot ne se justifie nullement quand on parle du théâtre, puisque celui-ci apparaît toujours comme un corps vivant qui se développe sans cesse. Tout au plus pourrait-on essayer de se résumer, de faire le point : aussi bien, le théâtre arabe d'Algérie, d'origine et d'expression nettement populaires, influencé par le théâtre français, en présente, d'une façon générale, les mêmes caractères de simplicité dépouillée, de robustesse un peu carrée, de morale en action. Rachid Bencheneb. ARTS MAGHRÉBINS a MUSIQUE La musique marocaine esl, une des formes de la musique orien¬ tale; elle s'est développée en Espagne lors de l'occupation de ce pays par les Arabes. Quels sont les caractères essentiels de celte musique orientale, qui va des chants des chameliers de l'Arabie aux orchestres an- dalous, et aux càntilènes égyptiennes ? Ce qui nous frappe tout d'abord dans cette musique, c'est que la mélodie n'est soutenue par aucun accompagnement. Tous les instruments, toutes les voix jouent et chantent le même air. Chez nous, au contraire, il est bien rare d'entendre une mélo¬ die se développer sans le soutien de quelques accords. Cette différence entre les deux musiques est fondamentale. Elle est simple à énoncer : elle tient à la différence des deux sensibi¬ lités, l'orientale et la nôtre. L'Européen construit toujours la mélodie sur une base d'har¬ monie; l'inspiration de la plupart de nos airs est une inspiration harmonique. « Nous ne pouvons séparer un chant bien fait de ce qu'il sous-entend par lui-même » (Max d'Olonne). Au contraire, ce qui intéresse l'Arabe, c'est le contour mélo¬ dique, et cela seul. Ce contour doit rester libre. L'originalité de la mélodie orientale esl plus apparente si celte mélodie se déve¬ loppe sans accompagnement. Certains disent : les musiciens arabes négligèrent toute, étude harmonique, et de ce fait leur art n'a pu progresser. C'est un jugement bien superficiel. Car s'il était fondé, nos musiciens auraient dû pouvoir placer un accompagnement sur cette mélo¬ die arabe. Or, ils s'y sont essayé et n'ont guère réussi. Cette difficulté d'harmoniser le chant d'Orient tient évidem¬ ment à la structure même de sa ligne. 278 l'islam et l'occident D'autre part, les mélodies orientales utilisent des modes diffé¬ rents des nôtres, et ces modes sont nombreux. Les Grecs se servaient de quinze modes; les tons d'église cons¬ tituant le plain-chant du moyen âge formaient huit modes, pris parmi ceux des Grecs. Nous en avons gardé deux (le mode ma¬ jeur et le mode mineur). Les Arabes d'Andalousie se servaient de vingt-quatre modes; et la musique marocaine en a conservé une dizaine. Pour comprendre cette musique, pour goûter à toutes ses nuances, il faut donc nous habituer à ces gammes orientales, à ces échelles de sons si différentes des nôtres. D'autre part, dans leurs vocalises, dans les ornements de la mélodie, les musiciens marocains utilisent souvent des interval¬ les d'une extrême finesse, si ténus que notre oreille les perçoit difficilement1. Mais la musique arabe se distingue de la nôtre par une autre qualité, qui réside dans la nature de son rythme. Les Marocains ont du rythme une conception précise et fort originale. Sa place dans l'orchestre, et son rôle, sont intéres¬ sants à observer. Le rythme est marqué par des battements plus ou moins forts, obtenus en frappant sur un tambourin ou sur une derbouka. La derbouka est faite d'un vase en faïence dont le fond a été remplacé par une peau de mouton. Le tambourin est muni de petites cymbales. En frappant sur la peau de l'instrument on obtient des coups « sourds »; et des coups « secs » sont obtenus sur le cercle de bois qui porte les cymbalettes. Tous ces bruits sont assez légers2; le bruissement du tambou¬ rin ne nous impressionne que par le retour obsédant de son rythme. Avec ces coups « sourds » et ces coups « secs », séparés par des intervalles plus ou moins longs, l'Arabe construit les dessins rythmiques les plus variés3. Safi ed Din, le célèbre philosophe-musicien de l'Islam, a établi une liste de plus de cent dessins rythmiques. Les Marocains en i. Ces intervalles sont appelés des « quarts de ton' ». ?.. A la radio, on les entend rarement. Cela tient à ce que le micro est sou¬ vent mal placé par rapport au tambourineur. Il faudrait deux micros, et, par suite, un mélangeur de sons. 3. VoirRevue Musicale, janvier ig4o? « Les rythmes de la nfusique anda- lopsç », de Pierre Féline, ARTS MAGHRÉBINS 279 ont conservé plusieurs. Chose curieuse, ce sont les plus compli¬ qués que leurs orchestres ont retenus. On a souvent dit que ce dessin rythmique constituait l'accom¬ pagnement de la mélodie dans la musique orientale. Ce n'est pas tout à fait exact. La mélodie circule librement à travers le rythme, semblant parfois s'y plier, pour s'en dégager enspite. Et cela constitue un des charmes de la musique orientale. Le célèbre boléro de Ravel illustre très clairement les explica¬ tions précédentes. D'un bout à l'autre de ce morceau se pour¬ suit un dessin rythmique fort pittoresque. Et au-dessus de lui, mie mélodie, de contour purement oriental, se développe sans le secours d'aucun autre accompagnement. En dehors des chants religieux, la musique marocaine com¬ prend la musique andalouse et la musique légère. La musique andalouse est, en quelque sorte, la musique clas¬ sique des Marocains. On y retrouve les conceptions musicales des grands philosophes de l'Orient4, et les chants d'Andalousie furent composés sur les plus riches poésies de l'Islam. Cette musique n'a jamais été écrite; elle s'est conservée jus¬ qu'à nos jours par tradition orale. Elle se compose d'un certain nombre de « noubet ». Une nouba est une « suite » de morceaux, dont la plupart sont chantés en même temps que joués. Tous les morceaux d'une même nouba appartiennent au même mode. La nouba est divisée en cinq parties; dans chaque partie, les morceaux sont composés sur le même rythme. La structure d'une nouba est donc analogue à celle de nos so¬ nates et de nos symphonies. Telle sonate de Beethoven est écrite en « ré » et comprend un allégro, une andante, etc... De même, telle nouba andalouse est jouée dans le mode « Zidane » et com¬ prend une partie au rythme dit « Qoddam », une autre au rythme dit « Kaïm-ou-nousf », etc... On admet que les musiciens de l'Andalousie ont composé vint- quatre-noubet; c'est bien là le nombre des modes utilisés à cette époque par les Orientaux. Mais l'absence de toute écriture musi¬ cale et les défaillances de la tradition orale ont amené de la con¬ fusion, et plusieurs noubet ont ainsi disparu. Dans toute l'Afri¬ que du Nord, il ne reste aujourd'hui qu'une douzaine de noubet. La nouba est jouée par un orchestre assez important : en gé- l\. Dans les universités arabes du moyen âge, on enseignait quatre sciences la théologie, la philosophie, l'algèbre, la musique. 280 l'islam et l'occident néral six à huit luths, quatre violons, un rebbab5, un tambourin et une derbouka. Rappelons encore que tous les musiciens chan¬ tent en même temps qu'ils jouent de leurs instruments. Le luth est l'instrument préféré des Arabes; il détaille avec finesse leurs pensées musicales; son timbre cristallin se marie fort bien avec les légers bruissements du tambourin. La musique légère comprend des romances d'un style classi¬ que, appelées « mouals », et des chansons populaires. Les « mouals » sont chantés sur les plus belles poésies -de la littérature arabe; certains illustrent les vers de poètes contempo¬ rains. Les chansons populaires sont, créées par des artistes locaux; elles sont souvent humoristiques; quelques-unes sont des imita¬ tions d'»irs français. Toutes sont aussi éphémères que les nôtres. La musique ^andalouse est jouée dans les salons, à l'occasion des fêtes familiales. Les mouals également. Dans les cafés maures, et dans les souks, on entend surtout des chansons populaires, quelquefois aussi des mouals. ARABESQUE L'opinion la plus répandue sur les réalisations artistiques des Musulmans est que l'arabesque leur est en quelque sorte impo¬ sée, la copie ou l'imitation des formes de la nature leur étant interdite, par les préceptes mêmes de leur religion. Quelle est la valeur dogmatique de cette défense ? Est-elle scrupuleusement observée par l'artisan musulman? Elle avait autrefois sa raison d'être. Avant Mohammed, les ha¬ bitants de l'Arabie étaient idolâtres. Le Prophète et ses compa¬ gnons les détournèrent facilement du culte des images : depuis l'Hégire, l'Arabe ne se prosterne que devant Allah. Si, dans le Coran, on ne trouve aucun verset interdisant la reproduction des formes de la nature, par contre les hadîths (re¬ cueil des traditions musulmanes) mentionnent plusieurs fois cette défense, et d'une façon explicite. 5. Le rebbab est une sorte de violon à deux cordes; il joue dans leurs orchestres te rôle du violoncelle ou de la contrebasse. ARTS MAGHRÉBINS 281 Quant aux théologiens, ils ne semblent, pas d'accord sur ce sujet; ni sur le sens mystique de cette interdiction, ni sur son observance. - Par le fait, dans la plupart des intérieurs arabes on voit des dessins de fleurs sur les étoffes et sur les tapis. Et cela a toujours été ainsi. Mais il y a lieu, de remarquer que ces tissus avec motifs flo¬ raux sont, pour la plupart, importés d'Europe6. Or, ce qui nous intéresse, ce n'est pas de noter le goût du bourgeois de Fez ou du Caire; c'est de souligner les tendances de l'artisan, c'est de découvrir ses modèles préférés. Et à le suivre dans son travail, il apparaît clairement qu'il n'a aucune inclination à copier ou à imiter les formes florales ou ani¬ malières. S'il écarte leur souvenir de son esprit, est-ce par respect de quelque dogme ? Certes non : cette défense de représenter les êtres animés, c'est l'artisan lui-même qui se l'impose, pour une création à la fois plus pure et plus riche. Cela est de toute évi¬ dence. A contempler son œuvre, à suivre ces entrelacs et ces méan¬ dres qui se précisent, puis s'effacent, à rêver au milieu de celte opulente décoration, où tout se multiplie en des nuances délica¬ tes, peut-être pénétrerons-nous peu à peu la pensée même de l'ar¬ tisan... Il n'y a pas de formes en soi : la nature ne nous offre que des visages changeants et irréels. Dieu seul est permanent. Et si nous observons que les figures de la géométrie sont, elles aussi, bien peu apparentes dans les réalisations de l'artisan, nous serons amenés à résumer sa doctrine par ces simples mots : Dans l'univers, il n'y a pas\ de modèle. Cette formule souligne bien la puissance créatrice de l'artiste arabe. iEt nous y voyons une des conceptions fondamentales de l'Islam. ■ Il n'y a pas de modèle!... Car la forme de chaque chose varie continuellement. La permanence de la forme est une illusion due à ce que notre être, lui aussi, participe à ce « mouvant » de la nature. Et nous dirons encore qu'il n'y a pas de modèle, car il n'y a 0. Les étoffes et les tapis que les « sidis » offrent en France sur les terrasses des cafcs sont couverts de fleurs rutilantes et d'animaux fabuleux. Cette mar¬ chandise est fabriquée en Europe, exportée en Afrique du Nord, et nous revient sur les bras de ces ambulants. 282 l'islam et l'occident pas de type de beauté. L'harmonie du monde est une invention de l'Occident. Et inventions aussi, l'ordonnance des astres et celle des atomes. Le Musulman ne voit dans l'univers que des formes flottantes recouvrant des substances sans cesse remaniées, et dans çe « mouvant » aucun schème définitif. L'acte créateur se poursuit d'une façon continue et indéfiniment. Dieu seul conçoit l'Acte dans son ensemble. On peut dont prétendre ' que l'emploi de l'arabesque tient à l'inspiration même de l'artiste, et non aux prescriptions écrites des hadîths. Et cette inspiration nous révèle urie des plus belles conceptions de l'Islam. De sorte qu'à nos yeux cet artisan se montre le plus fidèle dépositaire de la tradition musulmane. Sans aucun doute, il lui est impossible de réaliser complète¬ ment les tendances de cette mystique. Comment admettre qu'il ne soit pas attiré par les visages de la nature, fussent-ils éphémè¬ res, et qu'il ne soit pas séduit par la richesse de ses couleurs, fût-elle trompeuse ? Aussi, des fleurs et des feuilles, plus ou moins stylisées, et des animaux hiératisés sont souvent pour lui des motifs de décora¬ tion. Se peut-il aussi que le réseau de ces arabesques soit tracé sans l'aide d'une épure?... Si on examine avec attention les arabesques décorant les faïences et les cuivres, et aussi celles qui habillent les murs et les plafonds des palais arabes, on s'aperçoit que ces courbes aux entrelacs sans fin sont toujours construites sur une épure géomé¬ trique fort correcte. Mais cette épure n'est guère apparente, et la plupart de ses lignes sont en quelque sorte effacées. Sur ce canevas, on notera l'absence de figures fermées. Le plus souvent, il est fait de polygones étoilés, ou d'une série d'arcs de cercle, dont les rayons sont variables. Enfin, signalons toute une classe d'arabesques qui sont tracées sans aucun soutien géométrique, et qui ne s'inspirent d'aucun motif floral. Ce. sont les arabesques épigraphiques. Elles sont très employées et célèbrent les louanges d'Allah "sur les murs des mosquées et des médersas7. Des lettres somptueuses, aux jambages allongés et entrecroisés; autour d'elles, les signes embellis des voyelles, et les vides se remplissent de délicates enjolivures8. 7. Médersa : école d'enseignement supérieur. 8. L'écriture arabe se compose de vingt-huit consonnes; les voyelles sont marquées par de petits signes, placés au-dessus ou au-dessous des consonnes. ARTS MAGHRÉBINS 283 La richesse de la pensée humaine est au-dessus de la richesse de la nature, semblent dire ces caractères magnifiques. Ainsi, que le cadre soit floral, ou géométrique, ou épigraphi- que, l'inspiration de l'artisan paraît de la même qualité. Sous ses doigts,"la ligne s'élance et se déroule et s'enroule; et il est atten¬ tif à la contenir, à la reprendre, à l'orner. La variété des ornements, répandus à foison autour des motifs principaux, est une des caractéristiques de leur art. Malgré cette abondance de fioritures, l'ensemble reste souple, gracieux et de bon goût. Puisque l'arabesque tient aux tendances d'esprit de l'Oriental autant qu'aux préceptes de sa religion,. nous devons retrouver dans les réalisations du musicien une inspiration analogue. Il en est bien ainsi. La musique arabe n'évoque aucun senti¬ ment précis. Le chant se développe sans être encadré d'aucune épure d'harmonie. Dans la musique européenne, la mélodie se poursuit suivant certaines règles. Le thème est suivi de sa réponse, puis de contre- sujets; et tous ces contours forment un tout bien équilibré. La mélodie arabe se développe tout autrement; aucune im¬ pression de symétrie ne s'en dégage; le motif se répète indéfini¬ ment, se nuançant à chaque retour. N'en est-il pas de même des rosaces qui bordent les tapis d'Orient ? Elles multiplient la même figure, mais avec des apparences et des couleurs très variées. Ces quelques réflexions nous ont permis de deviner combien, dans le domaine de l'art, l'inspiration du Musulman diffère de la nôtre. Exprimons cet antagonisme dans toute sa force : Depuis Pythagore, nous disons « Oudeïs Théos géométréï » (Partout Dieu géométrise). L'harmonie règne dans l'univers... Une raison supérieure gouverne les êtres et les choses. La régu¬ larité des formes, l'évidence de lois préétablies, voilà la vraie ré¬ vélation de l'Être suprême. Au contraire de nous, le Musulman dit : « La preuve de l'exis¬ tence de Dieu est dans le fait que tout est changeant ici-bas, aussi bien l'être en soi que sa forme. Chaque parcelle de vie est mode¬ lée par Dieu, à chacun de nos instants. Les lois que nous super¬ posons à l'univers sont des vues de notre esprit. Il n'y a pas de modèle dans la nature. » Il semble paradoxal de tenter un rapprochement entre deux conceptions de la création aussi différentes.' Peut-être, cependant, 284 l'islam et l'occident l'art — la seule création permise a l'homme — nous en offrira l'occasion. Méditons, à cet effet, les trois belles sentences ci- dessous. Je me contente de les transcrire... Leur parallélisme est évident. La première est extraite des hadîths : « Les artistes, les faiseurs d'images, seront punis au jugement dernier, car Dieu leur imposera l'impossible tâche de ressusciter leur œuvre. » La deuxième fut écrite par M. Louis Massignon : « L'artiste ne doit jias idolâtrer l'image qu'il a vue, puisqu'il faut qu'il en tire quelque chose d'autre. » Enfin, la troisième est de Paul Valéry- Il parle des préceptes de l'Islam, qui proscrivent la recherche de la ressemblance des êtres dans l'ordre plastique, et il dit : « J'aime cette défense. Elle élimine de l'art l'idolâtrie, le trompe-l'œil, l'anecdote, la crédulité, la simulation de la nature et de la vie, tout ce qui n'est pas pur... » Pierre Féline'. LES MÉDECINS MUSULMANS D'ANDALOUSIE ET LE SERMENT D'HIPPOCRATE De toutes les sciences que les Arabes ont puisées chez les Grecs, les sciences médicales tiennent le premier rang. On ne peut ajou¬ ter foi à l'assertion, souvent répétée par les historiens de la mé¬ decine arabe, qui veut que les Arabes n'aient fait que copier les Grecs. La médecine grecque a été assimilée par eux à telle en¬ seigne qu'elle a pris un visage nouveau et original. Les mots sans équivalents dans la langue de Mohammad ont passé tels quels et ne choquent point des oreilles habituées aux psalmodies coraniques. On ne peut pas dire la même chose des Romains, cependant conquérants cle la Grèce et en contact étroit avec elle; ils n'ont rien reproduit de la science grecque en langue latine. Il a fallu attendre le XIIe siècle et les traductions faites sous la direction de l'archevêque de Tolède, Raymond, natif d'Agen, pour que les peuples de langue latine eussent connaissance à tra¬ vers les Arabes des trésors grecs. En dehors de Celse, qui n'était pas médecin, mais compilateur, on ne connut guère de Latin qui nous reproduisît les Grecs. Avec les sciences grecques a pénétré chez les Arabes la croyance au progrès. Si Ar-Razi en Orient l'affirme éloquemment et pré¬ fère la lecture des écrits d'Hippocrate à celle des traditions rno- hammadiennes et du Coran lui-même, son émule d'Occident Ibn Zuhr, sans aller aussi loin, pratiquait le divin Hippocrate -et recommandait à ses disciples d'en faire une lecture quotidienne. Ce ne sont pas seulement les techniques médicales qui retenaient son attention, mais encore la haute notion morale qui s'en dé¬ gage et le sens de la responsabilité du praticien devant l'huma¬ nité souffrante. Les historiens de la médecine ont très peu parlé de cette influence, indéniable chez Ibn Zuhr. Nous n'en voulons' 286 L ISLAM ET L OCCIDENT pour preuve que le serment d'Hippocrate que les Andalous du XIIe siècle connaissaient et mettaient en pratique. Ce fait est totalement ignoré de ceux qui ont écrit sur la méde¬ cine arabe en général et i'andalouse en particulier. Gabriel Colin, d'Alger, pour ne citer que lui tout près de nous (1860-1923), dans l'introduction qu'il a donnée à l'édition et à la traduction de la Tadkira d'Abû al'AIâ, père d'Ibn Zuhr, dit que « rien n'autori¬ sait à admettre qu'un serment d'Hippocrate ait jamais été exigé des médecins arabes... Quant aux règles de conduite que les an¬ ciens imposaient à leurs élèves, elles appartenaient au code de la bienséance ». Il n'est pas vrai que « nulle part on n'en trouve la moindre mention ». Ibn Zuhr dans le Taysir (Ms. Paris 2960, fol. i33), après nous avoir dit que les gens sans instruction et les vieilles femmes connaissaient parfois les médicaments dangereux mieux que le médecin, pour s'en servir dans des buts criminels, rap¬ pelle à ses confrères médecins leurs responsabilités quand ils sont « de véritables médecins, croyant à leur religion, non infi¬ dèles à elle, ni même en doutant, et quand ils tiennent le ser¬ ment d'Hippocrate ». « Hippocrate, ajoute-t-il, exige le serment de tous ceux qui lisent ses livres et eux-mêmes doivent l'exiger à leur tour de leurs élèves. Mon père (que Dieu ait son âme!) le reçut de moi quand j'étais encore enfant et que je commençais mes études de médecine. » Il n'est pas douteux, d'après ce texte, que le serment n'ait été exigé des apprentis-médecins dans la société andalouse. Ce rappel d'Ibn Zuhr à ses confrères de tenir un serment qu'ils ont évidem¬ ment fait est d'autant plus émouvant que lui-même, pris dans un guet-apens, en tiendra compte. Se rendant dans une de ses pro¬ priétés de campagne, pendant une période troublée du XIIe siècle andalou, il fut pris dans le sillage d'un rebelle qui occupait le pays. Le rebelle le fit venir et lui déclara qu'il désirait un poison. a Je lui dis — et, par Dieu! j'étais sincère — que je ne connais¬ sais pas de poison et qu'un médecin ne devait pas s'en servir... « — Comment, s'écria-t-il, je me suis découvert à toi... « A ce moment, je me crus perdu et je lui répondis : « — Tu t'es découvert à un homme qui saura garder ton se¬ cret. Veux-tu me donner un délai afin de regarder dans mes livres; et, si Dieu veut, ton désir sera exaucé. « — Quand l'aurai-je ? a •— Dans quinze jours. « Et en moi-même je pensais fuir. » On vint le chercher le lendemain, mais au lieu du tyran il trouva un pauvre moribond gisant dans son lit. « Je le soignai sélon les préceptes d'Hippocrate. » LE SERMENT D'HIPPOCRATE 287 Une autre fois, un gouverneur de Ali Ibn Yûsuf l'almoravide, qui mit Ibn Zuhr en prison à Marrakech pendant une dizaine d'années, le fit venir dès sa sortie de prison pour lui demander son avis sur un panaris compliqué. Ibn Zuhr recommanda une intervention chirurgicale, mais le gouverneur crut que cette prescription n'était dictée que par la haine. Il voulait sévir contre Ibn Zuhr. Cependant, ce dernier avoue (Taysir, fol. 175) : « Mal¬ gré mon aversion pour lui, je n'avais dit que la vérité. » 1 * * * Ces deux exemples de. mise en pratique du serment d'Hippo- ' cirâte chez un Andalou du XIIe siècle suffisent à montrer l'ascen¬ dant des Grecs, qu'il ne connaissait qu'à travers les traductions admirables de Uonayn Ibn Ishâq effectuées en Orient au siècle d'Aï Mâmûn, fils de Hârûn ar-Rachîd. On sait qu'à la Faculté de Médecine de Montpellier, gardienne des traditions, le serment d'Hippocrate est encore en usage de nos jours. Dr FARAJ. IBN AL FARIDH Au fronton du mausolée où dort Omar Ibn al Fâridh, dans le cimetière de Qarafa, au pied du Moqattam, sous les vols des milans, sont gravés les titres du poète : Pôle des gnostiques, Sultan des amoureux. La ma'rifa et la mahabba, la connaissance et l'amour, unis dans la synthèse poétique. Cette épithète de Sultan des amoureux est encore accolée au nom de l'auteur de la qacida qui suit, depuis Bagdad jusqu'à Marrakech, et c'est en chantant ses vers que les foqara d'O¬ rient et d'Occident préludent à l'extase dans leurs concerts spirituels et leurs danses sacrées. L'amour, nul ne l'a chanté avec des timbres plus pré¬ cieuxdes rythmes plus souples et des images plus audacieu¬ ses. Amour humain? Amour divin? Nul doute qu'lbn al Fâridh ne fût un mystique, usant, comme saint Jean de la Croix, du symbolisme érotique. Mais « c'est toujours le même amour », comme dit un de ses commentateurs, celui qui est à la racine de l'existence comme au terme de l"ac* complissement. Et les lois du symbolisme exigent qu'on puisse à peine distinguer entre les mots qui en expriment les différents aspects. Ces mots, à la vérité, sont difficiles à rendre'en traduc¬ tion, car Ibn al Fâridh use et abuse du jinas, de l'allitéra¬ tion,, de la répétition des consonnes au sein même du vers, des symétries et des oppositions. Et ces jeux de mots, ces retours, ces échos, ces confrontations de nuances, ce ressas- sement de certaines images sont, pour le poète, quelque chose comme l'arabesque pour le peintre, correspondent en quelque sorte aux pulsations de la vie, aux irisations d'une vision cosmique, aux jeux de l'illusion sur la solidité de l'immuable. OMAR IBN AL FAR1DH LA GRANDE TA1YA (Fragments) La Grande Taiya est l'œuvre principale du poète mystique Ibn al Fâridh, qui vécut au Caire au début du XIIIe siècle, et que l'Islam vénère comme l'un des maîtres du çoufisme. Les fragments qui suivent se situent à la fin de l'ascèse mystique qui conduit le poète jusqu'à une véritable identi¬ fication avec la Sagesse suprême. Il a dépassé à jamais « l'é¬ cran des illusions » et dépouillé tout vouloir humain, pour parvenir enfin à s'immerger dans l'Unité et la Perfection divines, à n'être plus distinct du seul Etre. • Ne sois pas comme ceux dont l'étude rend l'esprit plus faible et incertain. Car là-bas, —• au delà de la tradition, — règne une science trop subtile pour ne pas échapper à l'étreinte de l'intelligence claire. Je l'ai reçue de moi et transmise par moi : c'est de ma propre richesse que mon âme m'a comblée. Mais ne néglige pas totalement le théâtre d'ombre — car le jeu de ses jouets exprime toute la gravité de l'âme. Aie soin de ne pas te détourner avec mépris du clinquant des formes et de tout le domaine de l'illusion et de l'irréel. Car dans le sommeil de l'illusion l'apparition des ombres te guide vers ce qiti t'est montré à travers un rideau trans¬ parent. IBN AL FARIDH 293 Dès que j'ai eu écarté de moi cet écran, mon âme m'est apparue sans aucun voile. Déjà le soleil de la contemplation s'était levé; tout© exis¬ tence en était illuminée, et en moi les nœuds de l'attache' des sens étaient défaits. Je me tournai alors pour répandre la surabondance de ma grâce sur tout être créé, selon les temps et les circonstances. Et si je n'étais voilé par mes attributs, les objets en qui je me manifeste seraient consumés par la splendeur de ma gloire. Tous les êtres dans leur langage, si tu prêtes seulement l'oreille, apportent un éloquent témoignage à mon unité. En ce qui concerne mon unité il y a une sûre tradition, dont la transmission de l'un à l'autre est confirmée. Qui déclare que Dieu aime ceux qui se sont approchés de lui par leurs œuvres de dévotion ou par l'observance de ce que la loi exige. Et ce point sur lequel la doctrine insiste est indiqué aussi clair que la lune par ces mots : « Je suis Moi-même son ouïe et sa vue. » J'ai usé de ces moyens pour atteindre l'unification jus¬ qu'à ce que je l'aie trouvée, et leur action fut un de mes guides. Je m'unifiai par ces moyens jusqu'à ce qu'enfin je puisse les laisser et l'unification fut la méthode d'approche qui me fut la plus secourable. Et puis je débarrassai mon âme de tout cela, et elle se trouva une et seule. — Pourtant jamais en réalité elle n'a¬ vait été autre que seule. Et je plongeai dans les mers de l'union. J'y plongeai dans ma solitude et j'en rapportai mainte perle sans prix.'.. 294 l'islam et l'occident * * * ... C'est en mon nom que ceux qui ont reçu l'Esprit ont appelé les peuples vers ma voie, et c'est par ma parole qu'ils ont vaincu les incroyants. Et parce que mon essence est la première, ils se meuvent tous dans mon propre cercle et descendent de mes sources. Car bien que je sois pour l'apparence semblable à un fds d'Adam, pourtant mon esprit témoigne que je suis en vérité son père. Personne ne vit qui ne tire de moi son existence, et toute volonté obéit à ma volonté. Et nul ne parle qui ne s'exprime avec mes mots, et nul ne voit sinon par la vue de mes yeux. Et celui qui prête l'oreille n'entend que par mon ouïe, celui qui saisit n'étreint que par ma puissance. Et dans la création tout entière c'est moi seul qui parle, vois, entends. Et dans le monde sensible j'ai manifesté en toute appa¬ rence la réalité qui causait sa beauté. Et dans toute réalité non révélée par le phénomène, était mon image, dépouillée d'apparence corporelle. Et dans ce que l'esprit perçoit par la vision intérieure, j'étais aussi caché à une pensée vite lasse par mon extrême subtilité. Et dans la douceur où l'âme se dilate, je suis tout entier un désir par qui se répand l'espoir de tout l'univers. Et dans la terreur de l'angoisse je suis tout entier un objet de crainte, et toute créature sur qui je laisse tomber mon regard me révère. IBN AL FARIDH 295 Et dans l'union de ces attributs, je suis tout entier une approche. Viens donc, viens tout près de mes attributs mer¬ veilleux. En ce lieu où il n'y a plus de « en », je n'ai pas cessé de goûter en moi-même la gloire de me contempler moi-même et de ressentir la perfection de ma nature. Là où il n'y a plus de « en », je n'ai pas cessé de con¬ templer en moi la beauté de mon Etre, mais non plus par le regard des yeux. Si donc tu es des miens, cherche l'union avec moi et efface toute séparation. Ne te laisse pas détourner par l'obs¬ curité de la nature. Et reçois les signes de ma sagesse inspirée, qui écartera de toi les faux jugements tirés des sensations... Traduit par Claudine Chonez et Ahmed Bennani. POÈMES MYSTIQUES PRENDS GARDE A TON CŒUR...1 Prends garde à ton cœur si tu passes à.Hajir : la vue des gazelles de ce lieu est un coup de sabre dans les yeux. Là s'arrête le cœur du passant; et même s'il est sauf le danger le menace. Sur la colline se tient une tribu devant laquelle gisent les lions assommés par les yeux des gazelles. Qu'elle est belle la lance brune conservée en ce lieu sous la garde d'un sabre, dont le fourreau est le siège de mes secrets !3 Qu'elle est belle cette chose inaccessible que nous ne pou¬ vons atteindre que par la visite d'un fantôme! J'ai soif dé ses lèvres brunes, tel le plus altéré de ceux qui cherchent l'eau et sont empêchés d'arriver jusqu'à l'Euphrate, alors que j'étais naguère le plus désaltéré de ceux qui reviennent de l'abreuvoir. Le meilleur des amis, c'est celui qui m'ordonne de m'é- garer en Lui et me pousse hors de ma voie droite. Si l'on me demandait : « Qu'aimes-tu le plus passionné¬ ment en Lui? » Je répondrais : « Qu'il me donne des ordres. » Et je dirai à celui qui me blâme de l'aimer, dès qu'il Le voit s'éloigner un peu de moi : i. Mètre Kâmil. Transcription du premier vers : Ihfadh fou'adaka in ma- rarta bihâjiri jadhibâ'ouhou minhà adh dhouda bimahâjiri. a. Asmar : bois de lance et couleur brune, image de la bien-aimée. — Abiadh : sabre et couleur blanche. — Ajfân : les paupières, fourreau des regards. Le regard de l'aimée pénètre dans son cœur qui devient son four¬ reau. IBN AL FARIDH 297 « Va-t-en! mes entrailles ne changent pas aux propos inconvenants ni aux dires d'un insensé. « Si je t'écoutais tu me nuirais, mais, en un sens, tu m'es utile, par la brûlure de ton blâme. « Sans le savoir, tu me fais du bien. Tu cherches à me faire du mal, mais tu es le moins injuste des persécuteurs. « Car l'image évoquée par le blâme rapproche le bien- aimé, même si sa demeure est lointaine. « C'est comme si ton blâme évoquait les chameaux blancs de celui que j'aime, s'avançant vers moi, mes oreilles rem¬ plaçant mes yeux. « Tu t'es fatigué en vain; en le citant tu m'as fait trouver l'apaisement, au point que je te considère comme excusant ma tendresse. » Etonnant, n'est-ce pas? Un poète qui fait l'éloge des blâ- meurs de son amour, à la manière de quelqu'un qui se plaint et qui remercie! Et Toi qui as ravi traîtreusement mon cœur, pourquoi donc n'as-tu pas emporté aussi le reste de moi? Une partie de moi-même est jalouse de l'autre, à ton su¬ jet; mon extérieur envie mon intérieur parce que tu t'y trouves. Et mon œil, quand tu es cité dans une réunion, souhaite devenir une oreille qui se penche vers le compagnon des causeries nocturnes. Quand il menace, il ne manque pas d'accomplir, mais pour une promesse rare, il prend un long délais. Quand il est loin, le milieu de la matinée devient noir pour moi, et les ténèbres blanchissent quand je suis près de lui. 3. Quand Dieu châtie, c'est pour nous purifier, commente Nâbolosî, et il le fait rapidement. La « promesse rare » de l'union et de la proximité est lente à s'accomplir et généralement retardée jusqu'à l'autre vie. EST-CE LE FEU DE LAYLA... 4 Est-ce le feu de Laylà qui apparaît la nuit à Dzoù Salem ou les éclairs qui luisent à Zawrâ et à El 'Alem5? O vents de Na'mân! N'est-ce point une brise matinale? O source de Wajra! N'est-ce point une gorgée de ton eau dafis ma bouche ft? O conducteur de la caravane, qui parcourt, à Dzat-ech- Chîh de Idham, les déserts comme on roule un rouleau7. Tourne la tête de ta monture vers le pâturage (que Dieu soit ton-berger!) où tu pourras trouver le jujubier sauvage, le laurier et la lavande. Arrête-toi aussi à Sal'a, et, quand tu seras au détour du vallon, demande si les tamaris ont reçu à Raqmataïn une pluie qui coule abondante comme les larmes. Je te le demande au nom d'Allah, si tu passes près d'Al 'Aqîq au milieu de la matinée, transmets-leur sans hésiter mon salut. Et dis : j'ai laissé dans vos demeures un vivant évanoui qui gît à terre comme un mort8. 4. Mètre : basith, rime en mi. Transcription du premier vers : Hal nârou Laylà badat laydan bidzi salami am bûriqoun làha fi'l zawrâi fa'l 'alami. 5. Selon Nâbolosî, Dzoû Sàlem représente le cœur sain (salîm), le feu de Laylà, l'apparition de l'existence de la Vérité, le nuage qui lance des éclairs, le Pôle (qothb). Zawra serait un surnom de Baghdad, résidence du Pôle (c'est plutôt une localité près de Médina, selon Boûrini). 6. Pour Nâbolosî, les vents de Na'mân sont les Pôles des différentes « de¬ meures » et « stations » : confiance en Dieu (tawakhaul), patience (çabr), ascèse (zohd), etc., la « demeure » (manzïl) devenant n station » (maqâm) quand on s'y fixe. La brise, c'est l'Esprit (rouh al amrt) qu'on obtient quand l'esprit animal se dépouille de ses attaches naturelles; l'aube, le début des états du voyageur (sâliq) qui sont à la fin de la nuit de leur croissance naturelle, au matin de leur croissance spirituelle. La gorgée, c'est la science initiatique qui se trans¬ met de la bouche à la bouche, de cheikh à disciple sincère. 7. Le caravanier représente, pour Nâbolosî, l'Esprit suprême (rouh al'adzam al amri), première création' émanée de l'ordre (amr) de Dieu. 8. Les demeures des habitants d'Al 'Aqîq sont les saints moliammédiens. C'est lui-même qui git comme un mort, son âme ayant été frappée des sabres de la o grande guerre sainte », du grand effort dans la voie de la connaissance. IBN AL FARIDH 299 De mon cœur sort un feu ardent, qui tient lieu de tison, et de mes paupières débordent des pleurs comme des pluies incessantes. Telle est la loi des amoureux : ils ne s'éprennent pas d'une gazelle sans que pas un de leurs membres ne soit vide de douleur. O blâmeur qui me blâmes de mon amour pour eux et qui n'y connais rien, cesse tes critiques. Si tu aimais, tu ne me blâmerais pas. Par le caractère sacré de l'union et du noble amour, par l'inviolable serment9, par tout ce qui a eu lieu dans les temps ! Je ne me suis pas écarté d'eux au moyen d'une soulwân10 ni par une infidélité; ni l'infidélité ni l'emploi du soulwân ne sont mon fait. Rendez le sommeil à mes paupières; peut-être que votre fantôme visitera mon lit dans la vanité du rêve11. Hélas! nos jours passés à El Khaif 12, s'ils avaient seule¬ ment été dix! qu'ils se sont vite écoulés! Cet espoir est loin! Ah! si : « ô regret! » pouvait m'être utile. Ah! si « ô repentir » sur ce qui est passé! pouvait ser¬ vir à quelque chose! Partez, gazelles d'El Mounhana, de grâce, partez! J'ai conclu un pacte et mes yeux ne se tourneront vers nul autre. Il me faut obéir à un juge qui a rendu un arrêt stupéfiant en décidant que mon sang pouvait être versé dans un but licite ou illicite. Sourd, il n'a pas entendu ma plainte. Muet, il n'a pas donné de réponse. Aveugle, il n'a pas vu l'état de l'amou¬ reux. 0." Le rnitsâq. Coran, VII, 171. 10. Sortilège, petit coquillage qui calme l'amour, objet qui dissipe la pas¬ sion et le chagrin. 11. Nâbolosi évoque ici les Sept Dormants, « amoureux divins », de la Caverne (Coran, XVIII) et conclut que c'est lorsqu'on meurt qu'on se réveille. 12. Mosquée près de la Mecque, dans la montagne. ENTRE LES JUJUBIERS...14 Entre les jujubiers sauvages d'Al Mounhana et leurs ombres s'est perdu celui qui est esclave de l'amour et dans son égarement il a trouvé le droit chemin Dans ce chemin yéménite est un désir pour l'amoureux privé de ses espoirs 1S. O mon ami, c'est ici El 'Aqîq. Arrête-toi en ce lieu. Et si tu n'es pas frappé de stupeur, efforce-toi de l'être. Regarde-le pour moi, car le flot de mes larmes empêche mes yeux de le fixer. Et demande à la gazelle de ce gîte si elle a connaissance de l'amour et de l'état de mon cœur. Elle ne doit pas, je pense, connaître l'humilité de ma tendresse, qui passe son temps absorbée par la splendeur de sa beauté. Que sa rançon soit le sang de mon cœur! ce sang qui a coulé, ce sang qui fait partie de son bien. Penses-tu qu'elle sache que je suis ému de son départ, moi qui suis épris d'elle dans l'absence comme dans l'union. 14. Mètre : râjaz; rime en lihi. Transcription du premier vers : mâ baïna dhâli 'l mounhant wa dhilâlihi dhal'la'l moutayyatnou iva ahtadâ bidhalâlihi. 15. Car l'égarement par l'amour est une voie vers la vérité, commente Boû- rînî. Les jujubiers sauvages (dhâl), commente Nàbolosî, représentent le monde divin et leurs ombres (dhilâl), les mondes hauts et bas, spirituels et matériels, reflets des idées divines. Le lieu El Mounhanî, c'est l'existence de la Vérité absolue qui se manifeste dans les aspects et les états des choses existantes. C'est le sens du hadîth : « Notre Dieu descend chaque nuit dans le ciel de ce monde. » L'amant s'annihile dans l'existence de la Vérité. L'initié sait qu'il est à la place de l'ombre portée par la Vérité; tel est son égarement qui est un égarement louable. 16. Yéménite, dit NSbolosi, parce qu'il est à la droite (yemin) de la ka'ba et la droite de la ka'ba, maison d'Allah, est la gauche de celui qui se tourne vers la qibla; et le cœur, qui est à la gauche de l'hompie, est îa maison de Dieu. IBN AL FARIDH 301 Et que je passe mes nuits sans sommeil à me représenter son image, afin de rencontrer l'ombre de son ombre. Le blâmeur ne me laissera pas un jour de repos si je m'occupe de ses « il a été dit » et de ses « il a dit ». Par la joie du contentement du Bien-Aimé et de l'union avec lui ! même s'il se lasse de mon amour, mon cœur ne se lasse pas. Regrets sur l'eau de 'Qdzaïb! Puissent mes entrailles être éteintes par la fraîcheur de sa limpidité! Trop haute est cette eau pour mon désir. Que longue est ma soif vers son resplendissant mirage ! " Traduit de l'arabe par Ali Cherif Zahar et Emile Dermenghem. 17. L'eau de 'Odzaïb, dit Nâbolosî, c'est l'existence de la Vérité, qui main¬ tient toutes choses. MAWLANA JALALADDIN AR ROUMI1 QUATRAINS Quand je suis près de toi, ton amour m'empêche de dormir. Loin de toi, le regret m'empêche de goûter le sommeil. Je demeure ainsi toujours éveillé. Peux-tu comprendre la différence entre^es deux insomnies? * * * Je suis un atome : mon soleil, c'est toi. Je suis malade de chagrin : tu es mon seul remède. Sans ailes, je cours, je vole vers toi. Je suis un brin de paille : c'est toi l'ambre qui m'attire et me tient. * * * Au début de l'amour dont je fus pris pour ma Bien-Aimée, Mes appels empêchaient mes voisins de dormir. A présent mes plaintes ont diminué tandis qu'augmentait mon amour. Le feu n'a plus de fumée quand il est devenu flamme. i. Fondateur des derviches tourneurs Mevlévis. Ces quatrains font partie d'un recueil, rare aujourd'hui, édité à Stamboul en i3i2 de l'hégire, de quatrains persans attribués à Jalaladdin ar-Roumi, l'illustre auteur du Mesnevi. et du Diwan, qui vécut à Konia en Anatolie au XIIIe siècle. Un choix de ces quatrains, avec une traduction turque par M. Hasan Ali, a paru en Turquie en 1932. (Note de la rédaction.) MAWLANA JALALADDIN AR ROUMI 303 Partout où l'on pose la tête, c'est devant Lui que l'on se prosterne. Dans tous les coins et recoins c'est toujours Lui que l'on adore. Vigne, rose, rossignol, musique, bien-aimée : Tout n'est que prétexte. C'est toujours Lui le seul et vérita¬ ble but. Traduit par M. Mecit Mehmet. AZIZ MAHMOUD HUDAÏ A LA VUE DES ROSES A la vue des Roses fanées est-il un être ému qui pleure ? En écoutant la nuit le chant des rossignols aux faîtes des rosiers, une voix s'élève-t-elle pour prêcher la clémence à l'orgueil des roses? Et voici que chaque jour se réalise davantage la Terrible Nouvelle de l'apôtre de Dieu1 : l'iniquité partout lève la tête. Où voyez-vous un homme pleurer sur la défaite du droit? Dans l'ardeur du désir d'atteindre la lumière qui assure à l'Esprit la vie, quels sont ceux qu'accapare sans cesse la prière? Tourmentés par la crainte de l'Heure, quels sont ceux qui méditent les yeux baignés de larmes, implorant le secours du Seigneur? Avide d'étancher la soif du cœur, que seul le « Vin d'A¬ mour2 » peut apaiser, quel est celui qui pleure de ne pas atteindre le pays de la Grâce, près du Bien-Aimé3? i. Dans un hadîth, le prophète Mohammed nous dit que pour chacun « l'époque qui suivra sera pire que la précédente ». 2; Le vin d'amour veut dire, dans le langage des Soufis, la manifestation que Dieu accorde dès ce monde aux initiés, de sa miséricorde et de son amour. 3. Le Bien-Aimé signifie Dieu. AZIZ MAHMOUD HUDAÏ 305 Au souvenir du Pacte des Esprits4, quel est celui qui pleure d'être loin de l'Ami? Pourtant, après avoir connu la Vérité, ramené de l'océan de beauté et d'amour, en ce monde où pâlissent les étoiles, qui ne devrait, à jamais, pleu¬ rer et regretter? Traduit du turc par Mehmed Ali Ayni, professeur à V Uni¬ versité d'Istanbul, Institut des Etudes islamiques, en col¬ laboration avec Mme J.-F. Salih-Munir Tchorlou. Extrait du diwan de Aziz Mahmoud Hudai. h. Au début de la création, Dieu rassembla tous les êsprits et leur demanda : « Ne suis-je pas votre Seigneur ? » Et tous les cœurs de toutes les créatures répondirent : « Oui », les uns avec un empressement vertigineux, les autres avec moins de fougue; de là, les différentes ardeurs dans la nature des êtres efedes choses, l'instinct de la Foi et le sentiment religieux de la "Vérité. SIDI ABOU MADYAN POÈMES Aboû Madyan (Sidi Bou Médine), mort en 1197, le plus célèbre des saints d'Algérie, originaire d'Andalousie, vécut surtout à Bougie, après avoir étudié à Fès et en Orient. Il est enterré près de Tlemcen dont il est le patron. Il fut le principal introducteur du çoufisme au Maghreb. Ses sen¬ tences sont encore aujourd'hui l'objet, de commentaires. Les poèmes qu'il composa ou qui lui sont attribués sont récités dans les séances initiatiques et bien connus des foqara. Ceux dont nous donnons la traduction ci-dessous sont intéres¬ sants à plusieurs titres. Le premier proclame de façon parti¬ culièrement catégorique ce que l'école d'ibn Arabî (1165- 1240) appellera l'unité de l'Existence, doctrine qu'il ne faut pas confondre avec le panthéisme, qui 'en est même l'op¬ posé. Le second est un zajal de style andalou, c'est-à-dire un poème en langue mi-littéraire mi-vulgaire et d'une pro¬ sodie tout à fait différente des maîtres classiques, du genre de ceux qui ont pu avoir, au début de ce même XIIe siècle, une influence sur les troubadours occitans. Le sujet est une khamriya, éloge du vin. Il est malheureusement impossible d'en rendre en traduction toutes les subtilités des rythmes et des timbres. Le troisième, qacida classique, comme le premier, est en quelque sorte un pendant maghrébin des célèbres poèmes du qrand Êqyptien Omar Ibn al Fûridhi (1181-1235). DIS : 4LLÀH !1 Dis : Allah! et abandonne l'existence et ce qui l'entoure, si tu veux l'accomplissement de ma perfection. Tout, sauf Dieu, si tu l'as bien réalisé, est néant dans le détail et dans l'ensemble. Sache-le bien : sans lui toute la création, toi compris, se dissipe, s'efface. Celui qui n'a pas dans Son essence la racine de son exis¬ tence, son existence, sans lui, est radicalement impossible. Les initiés sont annihilés. Peuvent-ils contempler autre chose que le Très-Haut, le Magnifique? Tout ce qu'ils voient, qui n'est pas Lui, est, en vérité, pé¬ rissant, dans le présent, le passé et le futur. Raisonne et examine si tu peux voir autre chose qu'une action d'entre les actions. Considère le haut et le bas de l'existence d'un regard étayé sur la déduction. Tu trouveras que tout fait allusion à Sa Majesté de façon directe; ou en allégorie. • Du haut jusqu'en bas, sans que personne puisse en faire autant, c'est Lui, leur créateur, qui tient en main toutes les choses. i. Page 57 du Dîwân, édition Chawâr, de Tlemceri, Damas, i357-iq38. Ce poème est attribué par certains à Abdesselâm el Maghlisî. MON BIEN-AIMÉ M'A-RENDU VISITE...3 Mon Bien-Aimé m'a rendu visite et mes instants sont devenus doux. Le Bien-Aimé m'a pardonné, Il m'a pardonné toutes les fautes qui auraient pu attirer sur moi la colère de l'Observateur3. L'objet de mon désir est venu me rendre visite. Il a dis¬ sipé mon mal; il a permis la réunion; Il a assisté à ma séance. Le verre a circulé. J'ai réalisé mon désir. Nous avons bu un vin licite et nos âmes se sont épanouies. Bemplis mon verre; en lui est ma joie. Je bois, ô toi qui es capable de comprendre! Je suis dans l'intimité de mon Bien-Aimé. Ma lampe est tout près de moi. Quel vin! Quel commensal! Quel buveur! Quelle musi¬ que! Quel chant! Les fleurs du jardin nous éclairent de leurs sourires, Et les oiseaux sur les branches ont tenu parmi nous leurs discours. Ma coupe est pleine, l'aiguière est pleine, sans raisin frais ni raisin sec. O mes convives! comprenez mes allusions. Etonnant est mon état. Limpide est le verre, douce est la boisson, délicieux le séjour. a. Page 76 du Dtwân. 3. C'est le raqlb, le surveillant jaloux, le gardador des troubadours, qui e«t ici un nojn de Dieu. SIDI ABÔU MADYAN 309 Laisse-mol m'enivrer et aimer. Chaque jour m'apporte quelque chose de nouveau. Je ne prendrai pas pour guide le profane qui me dit : « Repens-toi. » Au censeur je répondrai : Mon cas est un cas surpre¬ nant : Je connais le passé et l'avenir, et celui même qui me rend malade, c'est lui qui est mon médecin. Dans cette passion, je suis l'imam de mon siècle. Dans l'amour du Beau, j'ai annihilé ma vie. J'ai exposé les connaissances. Au crépuscule, la Pleine Lune m'a visité, que les yeux ne peuvent pas Voir. Elle a éclairé ma maison et mon jardin. Ma raison a failli. Dans mon repos, il y a un habitant, et dans mon mouve¬ ment une perpétuelle présence. Ma méthode est de sacrifier mon âme à celui qui est ma perte. S'il assiste à ma séance, l'instant s'illumine grâce à lui, Et je dis : O ma Pleine Lune! O mon Soleil! Quand pour¬ rai-je le rencontrer! Il m'a visité vivant; mes instants sont devenus doux. Mon Bien-Aimé m'a pardonné. Il a pardonné toutes les fautes qui auraient pu attirer sur moi la colère de l'Observateur. VOUS VOUS ÊTES EMPARÉ DE MA RAISON...4 Vous vous êtes emparé de ma raison, de ma vue, de mon ouïe, de mon esprit, de mes entrailles, de tout moi-même. Je me suis égaré dans votre extraordinaire beauté. Je ne sais plus où est ma place dans l'océan de la passion. Vous m'avez conseillé de cacher mon secret, mais le débordement de mes larmes a tout dévoilé. Lorsque ma patience est partie, lorsque ma résignation a pris fin, lorsque j'ai cessé de pouvoir goûter dans mon lit la douceur du sommeil. Je me suis présenté devant Je cadi de l'amour et je lui ai dit : Mes amis m'ont traité avec rigueur et ils ont accusé mon amour d'imposture. Pourtant j'ai des témoins pour mon amour et les-maîtres corroborent mes allégations lorsque je viens déclarer Mon insomnie, mon amour, mon chagrin, ma tristesse, mon désir, mon amaigrissement, ma pâleur et mes larmes. Etrange chose! Je Les5 cherche passionnément de tout côté, et Us sont avec moi. Mon œil les pleure, alors qu'ils sont dans sa prunelle. Mon cœur se plaint de la séparation, alors qu'ils sont entre mes bras. S'ils me réclament les droits de leur amour, je suis le pa,u- vre qui n'a rien à lui ni sur lui. S'ils m'exilent dans les prisons du délaissement, je renie¬ rai chez eux par l'intercession de l'intercesseur. (Traduit de l'arabe par Ëmile Dermenghem et Bachir Messikh.) k. Page 60 du Dtwân. 5. Pluriel conventionnel. A TRAVERS LA LITTÉRATURE MÏSTIQUE « Le monde fuit celui qui le poursuit, disait Aboû Solay- mân Dàrânî \ et recherche celui qui le fuit. Quand il atteint celui qui le fuit, il le blesse. Quand celui qui le poursuit l'at¬ teint, il le tue. » Ce champion du pur amour rencontra sur la route du pè¬ lerinage un jeune homme qui psalmodiait sans répit le Co¬ ran en marchant, jeûnait tout le jour et priait à peu près toute la nuit. Interrogé sur les raisons de cette conduite, il dit qu'il l'avait adoptée à la suite d'un songe. Il avait vu un grand palais bâti de briques d'or et de briques d'argent alternées. A chaque fenêtre l'on voyait une houri les che¬ veux répandus sur les épaules. L'une d'elles lui sourit, illu¬ minant tout le paradis de l'éclat de ses dents, et lui dit : « Fais effort pour me posséder. » Ce jeune homme fait tant d'efforts pour une houri, se dit en lui-même Aboû Solay- miân. Que doit faire celui qui désire le Seigneur de la houri? C'est en effet la vision seule de l'Unique qui est béati¬ fiante. Son disciple Ahmed Al-Houwarî le trouva un jour en pleurs et lui demanda la cause de ses larmes. « O Ahmed, dit-il, comment ne pleurerais-je pas? La nuit s'épaissit, les yeux se ferment; chaque ami s'isole avec son ami. Les gens du divin amour prient en pleurant. » Alors le Dieu grand appelle l'ange Gabriel et lui dit : « O Gabriel, par mes yeux, ceux qui se délectent de ma parole, qui se plaisent à me citer, je les vois dans leur solitude, j'entends leurs gémisse¬ ments. Va leur dire : « Pourquoi ces pleurs? Avez-vous vu un ami maltraiter ses amis? Par moi-même! lorsqu'ils vien- i. Mort en 2o5-8ao, syrien. Qocliayri, Risâla, Cha'rânî, Thabagât, Yâfi'î Rawdh, 294, 120. Ces ana inédits sont extraits et traduits des -traités de çou- fisrae et d'hagiographie cités en' note. 312 l'islam et l'occident dront, le Jour du Jugement, je retirerai mes voiles : ils me verront et je les verrai. » Et ce même Dârânî priait parfois ainsi : « O mon Sei¬ gneur, si tu mets en cause mon secret, j'invoquerai ton uni¬ cité. Si tu me demandes compte de mes péchés, je mettrai en cause ta clémence. Si tu me jettes parmi les gens de la géhenne, je leur dirai mon amour pour toi. » * * * Ma'roûf al Karkhî, le grand saint de Bagdad2, fit un jour ses ablutions dans le Tigre, laissant ,sur la berge son Coran et son manteau dont une femme s'empara. Il courut à elle et lui dit simplement : « O ma sœur, as-tu un fils qui étu¬ die le livre de Dieu? — Non. — Un mari? — Non. — Un frère? — Non plus. — Alors, donne-moi le livre et garde le manteau dont je te tiens quitte en ce monde et en l'autre. » La femme eut honte et se repentit. Quand Ma'roûf mourut, il déclara pour ses dernières vo¬ lontés : « Lorsque je serai mort, faites l'aumône avec ma chemise; je veux sortir de ce monde nu comme j'y suis entré. » Son disciple Sari Saqathî, qui devint un des chaî¬ nons essentiels de l'initiation çoufie, le vit en songe sous le trône de Dieu, qui disait à ses anges : « Celui-ci est Ma'roûf al Karkhî : il est devenu ivre de mon amour et il ne se re¬ trouvera que par ma rencontre. » * * * D'AÏ Roudbarî3, ces vers : Je te mets plus haut que\ ma vie, et ma vie je la donne. La rançon que peut offrir ton esclave, d'est fâme que tu lui as donnée. Mais comment une âme peut-elle servir de rançon devant toi, quand c'est toi qui l'as donnée? Et pourtant tu es plein de bienveillance pour celui qui offre la rançon... a. Mort vers aoo-8i5; Qochayrî, Yâfi't. 3. Sarzûj, Luma', 269. A TRAVERS LA LITTÉRATURE MYSTIQUE 31$ * * * Chihâbeddîn al Souhrawardî4 tenait des séances de mu¬ sique et de danse extatique, dont les assistants ressentaient d'extraordinaires impressions. Il y chanta un jour ces vers : Ne verse pas pour moi seul la boisson. Je n'ai pas l'habitude d'en priver mes compagnons. Tu es le généreux, et il convient à la générosité que la coupe qui circule soit offerte à tous les invités. A ces mots l'assistance entière entra en extase et un grand nombre de ifceux qui l'entendirent coupèrent leurs cheveux et renoncèrent au monde. II est aussi l'auteur de ces vers : Quand je te contemple, je suis tout yeux. Quand je pense à toi, je suis tout cœur. © * * * « Les gens sont des dormeurs; quand ils meurent ils se réveillent », disait Sahl al Tostârî5. Pour échapper à l'igno¬ rance, il faut préférer Dieu à sa propre âme, à sa femme, à ce monde et à l'autre monde même. Pourquoi Dieu a-t-il créé ses créatures? — « Pour pouvoir converser avec elles en secret. » * * * « Un ami, disait Jounayd 6, ne peut rougir en demandant quelque chose à son ami, que s'il y a quelque imperfection @ en l'un d'eux. » Il reçut un jour la visite d'un homme qui lui apporta cinq cents dinars à partager entre ses compagnons, les fo- 4. Né dans l'Irak persan, mort à Bagdad en 632-1234, auleur de l'Awarif al Maarif. 5. Baçra, 283-896, Cha'rinî, Sarrâj, Lurna', 3éi9- 6. Bagdad, -J- 298-910, Cha'râwî, Yâfi'î, 56. 314 l'islam et l'occident qara de Bagdad. « 'Possèdes-tu d'autre argent? lui demanda le cheikh. — Oui; Dieu m'a fait riche. —- Et tu aimerais en avoir davantage? — Sans doute. — Alors, tu as encore plus besoin que nous de cet argent que tu apportes. Garde-le pour toi. » Comme on lui racontait qu'un mystique voltigeait dans les airs au-dessus du Tigre, Jounayd, qui savait la valeur des choses, dit simplement : « C'est dommage qu'il perde son temps à de pareilles futilités. » Ja'far Kholdi rapporte de lui ces deux vers. Pourquoi suis-je maintenant délaissé? De ce délaissement voici la preuve : Tu me verses aujourd'hui une boisson mélangée, alors que naguère tu me servais à boire le vin pur. On raconte qu'il entendit un jour à la Mecque une jeune fille qui faisait le thawâf autour de la Ka'ba, en psalmodiant ces vers d'allure profane : L'amour a refusé de se cacher. Malgré mes efforts pour le refouler il s'est installé, il a campé en moi. Quand mon désir s'accroît, mon cœur se pérd dans sa pensée. Quand je souhaite son approche, il si approche. Il apparaît et moi je disparais. Je vis par lui et pour lui. Il se prête facilement à ma joie. — O jeune fille! s'écria le cheikh, ne crains-tu pas Dieu? Dans un tel lieu, de telles paroles... Elle se tourna vers le vieux maître et lui dit en vers encore : N'était la crainte de Dieu, tu ne m\e verrais pas abandon¬ ner la douceur du sommeil. C'est la crainte de Dieu qui mip exilée loin de ma patrie. Je fuis celui que j'aime, car sont amour m'a meurtrie. Puis elle dit : — O Jounayd, fais-tu les tournées rituelles autour de la Maison ou autour du Maître de la Maison? — Autour de la Maison. A TRAVERS LA LITTÉRATURE MYSTIQUE 315 Alors, levant les yeux au ciel : « Sois glorifié! dit-elle. Sois glorifié! Que ta création est extraordinaire!... Des créa¬ tures, comme des pierres, tournent autour des pierres. » Elles tournent autour des pierres pour se rapprocher de toi, alors que leur cœur est dur comme la pierre. Ils se sont égarés et ne,savent ce qu'ils sont... S'ils étaient sincères dans l'amitié leurs attributs s-effon¬ dreraient et les attribuas de l'amitié surgiraient au nom du seul Réel. Jounayd, à ce discours, perdit connaissance. Quand il revint à lui, la jeune fille avait disparu. * * * Un ami d'Ibn al Kabchî lui demanda de lui faire voir Khidr, le mystérieux personnage toujours vivant, comme Elie, depuis des siècles qu'il a bu à la Source d'immortalité et qui surgit parfois devant les mystiques, dans les villes ou dans les déserts, pour leur communiquer les principes de l'initiation. — Je te le ferai voir vendredi, si Dieu veut, dit Ibn al Kabchî. L'homme, très content, distribua tout un silo de blé aux pauvres — c'était un riche — et se mit au jour dit en prière. Oh frappe alors à la porte. La servante va voir et vient dire que c'est un mendiant. — Dis-lui de revenir après ma prière, répond l'homme riche. Et la journée se passe sans incident. Le lendemain, il se plaint à son ami : — Je n'ai pas vu Khidr, comme tu me l'avais promis. — Mais si; c'était ce mendiant auquel tu as fait dire de repasser'... 7. YSfi'î, a85. L'islam ET L'ôCClbENT * * * Hasan Baçrî8 vit un jour un enfant qui tenait une torche allumée. 9 — Où as-tu pris cette lumière? lui demanda-t-il. L'enfant alors souffla la flamme et dit : ~ — 0 Hasan! dis-moi où elle est partie et je te dirai d'où je l'ai tirée. ♦ * * Un mazdéen9 demande un jour l'hospitalité d'Abraham qui lui dit : « Volontiers, mais à la condition que tu te con¬ vertisses. » L'adorateur du feu s'en alla. Dieu dit alors au patriarche : Je l'ai nourri depuis cinquante ans malgré son infidélité, et toi, pour un seul repas, tu 'fui demandes- de changer de religion... Abraham eut honte, courut après le mazdéen, le rejoignit et s'excusa auprès de lui, qui, touché, se convertit de lui- même. Car le mystique animé de l'esprit chevaleresque traite de la même façon un infidèle et un saint. * * * La sainte femme Râbi'a Chamiya10, la Syrienne, se levait sans cesse la nuit pour prier : « Personne ne se lève autant que toi, lui faisait remarquer son mari. — Est-ce toi qui parles ainsi? Je me lève quand on m'appelle. » Le pauvre homme, réveillé, prenait le parti de manger. « Viens réciter 8. -J- 110-728. 9. Qochayrî; à propos de la foutouwa, de l'esprit chevaleresque chez les mystiques. A TRAVERS LA LITTÉRATURE MYSTIQUE 317 avec moi les litanies, disait la pieuse femme. — Attends que j'aie fini... » « Je ne t'aime pas d'un amour conjugal, lui disait-elle, mais d'un amour fraternel. » Elle finit par lui conseiller d'é¬ pouser d'autres femmes pour être plus libre elle-même de se livrer à la dévotion. Quand il venait la voir, elle lui fai¬ sait un bon dîner de viande rôtie en lui disant : « Mange et prends des forces pour aller chez tes femmes. » Il l'entendit un jour dire ces vers : Un Aimé que n'égale aucun aimé. Nul ne partage avec lui mon cœur. Un Aimé qui n'est pas devant mes geux, mais qui est toujoités dans mon cœur. * * * Ibn Chouja' le Çoufi11, voyageant en Egypte, désira se marier. Un des frères lui fit épouser la fille d'une femme çoufie. Pendant la nuit des noces, la jeune fille ne fit que prier et l'époux n'osa la troubler. Il en fut de même les jours suivants. « Dans ces conditions, se contenta-t-il de faire remarquer, notre union a-t-elle un sens? — Je suis au service du Seigneur, dit-elle; mais celui qui a un droit sur moi, je ne le lui refuse pas. » Ibn Chouja' eut honte d'exiger un droit et lui fit ses adieux en disant : « Nous ne nous sommes pas possédés en ce monde, nous serons unis dans l'autre. » * * * * • « Le monde s'est présenté à moi, racontait le cheikh Aboû Abdallah al Qorachî,2, sous la figure d'une femme très belle, en train de balayer. — Que fais-tu là? lui ai-je demandé. — Je suis venue pour te servir. — Je ne veux pas. — Il le faut. » J'avais un bâton à la main et l'en mena- 11. Ibid., 215. 12. Ibid., 3o4. 318 l'islam et l'occident çai. Elle devint subitement une vieille femme ridée qui con¬ tinua de balayer. Après un moment d'inattention, je la re¬ gardai à nouveau : elle était redevenue jeune et belle. « Sors, lui dis-je. » Elle fut aussitôt vieille, laide, cassée, faible, pitoyable. Je la laissai tranquille quelque temps, puis me retournai et la vis jeune et belle. Je ne pus cacher ma colère et mon trouble. « Tu auras beau faire, me dit-elle paisiblement, je te servirai comme j'ai servi les autres. » C'est de ce jour-là qu'ayant saisi sur le vif les illusions de l'universelle maya, tout devint facile au cheikh et qu'il put marcher sans trouble à travers les écueils de la voie mystique. * * * Les çoufis ont, sur les rapports des sens entre eux et l'in¬ tuition des réalités, des théories qui rappellent certaines conceptions poétiques des plus modernes. Le cheikh Ali al Khawwâç13 disait que la musique était d'une importance capitale pour la perception des réalités métaphysiques. « Dieu a donné à l'homme cinq sens pour s'approprier les choses extérieures de ce monde, et à ces sens extérieurs correspondent des sens intérieurs. Ces sens internes sont particulièrement développés chez les initiés. Quand le moi du mystique engagé dans la voie se purifie de ses impuretés, les sens deviennent interchangeables. Il peut entendre avec ses yeux et voir avec ses oreilles. Il ne faut donc pas bl⬠mer de parti pris les gens de chercher l'extase dans la mu¬ sique et la poésie. Il y a un « secret » subtil dans chacun des mouvements et des sons de ce monde. Les initiés arri¬ vent à saisir ce que disent le vent qui souffle, les arbres qui se penchent, l'eau qui coule, les mouches qui bourdonnent, les portes qui grincent, le chant des oiseaux, le pincement des cordes, le sifflement de la flûte, le soupir des malades, le gémissement de l'affligé et tout ce qui attire leur atten¬ tion 14. » i3. Cha'râwî, Lathaïf, LI, 2. i/i. Tawq al hamama, chapitre sur l'union Waçl. A TRAVERS LA LITTÉRATURE MYSTIQUE 319 * * * Ibn Hazm, le célèbre théoricien andalou de l'amour cour¬ tois, estimait faux de dire que la longue durée de l'union détruit l'amour. Ce n'est vrai, dit-il dans le Collier de la Colombe, que de ceux.qui sont de nature à se fatiguer vite; au contraire, plus l'union dure, plus le vrai désir s'accroît. « Je n'ai jamais bu l'eau de l'union sans sentir ma soif augmenter. Tel est le cas de celui qui cherche dans le mal même un remède à son mal. » Je voudrais que mon cœur soit ouvert par un coule au, que vous soyez mise dedans et qu'on referme ma poitrine. Je voudrais que vous pestiez là, sans autre demeure, jus¬ qu'au jour du rassemblement des morts. Vivante dans ce cœur aussi longtemps qu'il vivra et que vous y viviez encore, après ma mort, dans l'ombre de mon tombeau. L'union, dit-il, est un instant suprême de joie absolue, sans commune mesure avec les éléments de la durée tempo¬ relle, un renouvellement et une exaltation de la vie, tel l'é¬ panouissement des fleurs après la pluie. Voyant mies tempes blanches, on m'a demandé combien de temps j'ai vécu. J'ai répondu : « Un instant unique et rien de plus. » On m'a dit : « Explique cette chose éjlonnante. » Et j'ai répondu : « Celui auquel est lié mon cœur, je l'ai baisé un jour d'un baiser furt'if. Et malgré le nombre de mes années, je compte ce seul instant comme: étant en réa¬ lité toute ma vie. » ♦ * * Le prophète Chouhaib pleura tant qu'il devint aveugle. Dieu lui rendit la vue, qu'il reperdit à force de pleurer. « Pourquoi pleures-tu ainsi? lui dit le Très-Haut. Si c'est par crainte de l'enfer, je t'en préserverai, si c'est par désir du paradis, je te le garantis. — Non, Seigneur, je ne pleure ni à cause de l'enfer, ni à cause du paradis, mais par 320 l'islam et l'occident amour pour toi. — Pleure donc, alors. A ce mal, il n'y a d'autre remède que les larmes1S. » * * * Il y avait chez les Banoû Israël, raconte Yâfi'î •*, une courtisane qui ne se donnait que pour cent dinars d'or. Un dévot la vit, la désira, oublia sa dévotion, travailla long¬ temps pour avoir l'argent et entra dans son lit. Quant il fut dans la position de l'homme avec la femme, il se souvint de sa position à l'égard de Dieu. « Laisse-moi partir, dit-il, et je te laisse les cent dinars. — Non, dit la femme. Si tu redoutes le péché d'un amour illégitime, marions-nous. Je ne te laisserai partir que si tu promets de m'épouser. » L'homme promit, partit, mais ne revint pas. La femme alla le chercher jusque dans son village. Quand il la vit, il pâlit, poussa un cri et tomba mort. Elle épousa son frère et en eut sept enfants. * * * Le cheikh Aboû Hamza " rencontra un jour à Jérusalem le çoufi Ahmed ben Ali avec un très beau jeune homme. « Depuis quand fréquentes-tu ce garçon? lui demanda-t-il. — Depuis des années. — Vous feriez mieux de rester dans une chambre, lui dit-il, soit avec ironie, soit avec rudesse, que de vous afficher dans les rues et les mosquées. — C'est, dit l'ascète, que j'ai peur que Satan ne m'induise à un pé¬ ché qui me séparerait de mon ami le jour où les amis se rencontreront à jamais. » Koumaït l'Andalou, grand voyageur, avait rencontré en Orient un çoufi, mazdéen converti, nommé Mirajan, qui vivait avec un bel adolescent, se levait la nuit, pour prier, s'endormait, se relevait pour prier encore, redormait, et à 15. Çafoûrî, Nazhat, p. 4i. 16. Rawdh. 17. Sarrâj, Maçâzî, 88, 14a. A TRAVERS LA LITTÉRATURE MYSTIQUE 321 l'aube levait les mains vers le ciel en disant : « O mon Dieu, tu sais que la nuit s'est passée sans intention mau¬ vaise et sans que les anges puissent inscrire un péché à mon compte. Et pourtant, si elles savaient ce qu'il y a dans mon cœur, les montagnes se fondraient. O nuit! témoigne que rien ne s'est passé dans mon âme et que la crainte de Dieu m'a préservé de la pensée du péché. O Dieu! ne nous sépare donc pas le jour où tu réuniras ceux qui se sont aimés. » Son hôte, qui avait tout observé, lui dit en prenant congé : « Qui t'oblige à une compagnie si torturante? — C'est, dit l'ascète, une épreuve que je me suis imposée. Si notre sul¬ tan faisait de même (en renonçant à un penchant pour une tyrannie facile à exercer) il mériterait le pardon. » * * * Un homme alla demander quatre cents dirhems à l'un de ses amis. Celui-ci lui remit la somme et revint, près de sa femme, les yeux pleins de larmes. « Puisque cela te gênait à ce point, lui dit-elle, tu n'avais qu'à trouver un prétexte pour ne pas lui remettre cette somme. — Je ne pleure pas, dit-il de lui avoir donné l'argent, mais de ne pas l'avoir de¬ vancé, de ne pas m'être enquis de sa situation avant qu'il ne fût dans l'obligation de venir me trouver18. » * * * Mâlik ibn Dînâr10 était garde de police et buveur invé¬ téré. Il avait une fille qu'il aimait follement. Elle adorait son père, jouait avec lui, lui enlevait le verre des mains quand elle le voyait boire et jetait le vin. Elle mourut âgée de deux ans et la tristesse terrassa Mâlik qui se mit à boire de plus belle. « La nuit de la mi-cha'bân était, cette année-là, la veille d'un vendredi, raconte-t-il : je la passai ivre-mort, sians avoir fait ma prière du soir. J'eus un rêve affreux, qui fut 18. Qochayrî, sur la Mahabba. 19. Baçra, -f- 128-746. 322 l'islam et l'occident l'origine de ma conversion : il me semblait que les morts sortaient de leurs tombes et se rassemblaient, moi compris. J'entendis un bruit derrière moi, me retournai et vis un ser¬ pent bleu et noir qui me poursuivait, la gueule ouverte. « Je m'enfuis plein de terreur. Je rencontrai un cheikh vénérable aux vêtements blancs et parfumés. Je le saluai. Il me rendit le salut. Je lui demandai protection contre le monstre. « Je suis impuissant contre lui, dit-il tristement. « Il est plus fort que moi. Mais fuis encore, peut-être Dieu te « fera-t-il trouver un protecteur. » Je courus, arrivai au bord d'un précipice, au fond duquel brûlaient des flammes, et manquai d'y tomber. Une voix me dit de revenir sur mes pas et que ce n'était pas là le séjour qui m'était destiné. Je partis donc, toujours suivi par le serpent, revins au cheikh qui pleura et me dit : « Je suis trop faible; mais va à cette « montagne, où les Musulmans ont des dépôts. Si tu y as « une caution, peut-être te protégera-t-elle. » « J'allai donc à cette montagne, d'où je vis sortir une troupe d'enfants aux visages de lune. Mais le serpent avan¬ çait toujours. Un enfant s'écria : « Sortez tous! la bête « approche de ce malheureux. » C'est alors que je vis ma fille. Quand elle m'aperçut, elle se mit à pleurer, s'élança vers moi, prit ma main droite dans sa main gauche et ten¬ dit sa droite vers le serpent, qui s'enfuit. Elle me fit alors asseoir, se mit sur mes genoux comme autrefois, me caressa la barbe et me dit : « O mon père ! n'est-il pas ordonné aux « croyants d'humilier leurs cœurs à l'invocation d'Allah « et de se soumettre à la vérité? » Je pleurai et dis : « O « mâ fille! connaissez-vous donc le Coran? — Oui, nous le « connaissons ici mieux que vous. — Quel est le serpent qui « me poursuivait? — Tes mauvaises actions, tes vices, qui « voulaient te précipiter dans l'enfer. — Et ce chèikh que « j'ai rencontré? — Tes bonnes actions, trop faibles pour « l'emporter sur les autres. — Que faites-vous dans cette « montagne? — Nous sommes les enfants des Musulmans. « Nous y habitons jusqu'à l'Heure Suprême. Nous vous « attendons pour intercéder pour vous. » Traduit de l'arabe par Emile Dermenghem et Abdelmalek Faraj. POÉSIE DU SUD La littérature populaire, qu'on dédaigne parfois, a pour¬ tant ses beautés. En Algérie, elle est peut-être plus féconde et plus riche que la littérature écrite. Elle s'y divise natu¬ rellement en deux parties : 1° les contes et les récits; 2° les chants et les prières épiques, lyriques, satiriques ou maca¬ bres. Des différences sensibles correspondent à la diversité des régions et des populations. La mauresque citadine d'Alger ou de Tlemcen racontera de préférence des histoires charmantes où il sera question de palais, de jardins, de princes, de vizirs, de pierreries, de vaisselles d'or et d'argent, et qui évoqueront avec nostalgie l'existence fastueuse que les Maures connurent en Espagne. Les poésies de ce groupe refléteront le raffinement des cita¬ dins de vieille souche et trahiront l'influence andalouse. Les récits kabyles refléteront les rudes qualités des mon¬ tagnards dont les villages s'accrochent aux escarpements comme des nids de vautours. Ils s'inspireront parfois de récits coraniques ou bibliques et seront empreints d'un mer¬ veilleux pathétique. Beaucoup transposeront des thèmes importés d'Orient. Et ce folklore excellera dans la « fable », dans la mise eh scène d'une forme pittoresque qui animera des petits chefs-d'œuvre d'esprit, de ruse ou de tendre gaieté. Mais les grands thèmes du folklore ne s'en retrouvent pas moins dans les diverses régions d'Algérie, tout comme ils sont communs, en général, à une très grande partie de l'humanité. L'on rencontrera dans les récits arabes ou ber¬ bères : Cendrillon, Blancheneige et d'autres héroïnes de Perrault ou de Grimm, qui ont des sœurs lointaines jus¬ qu'aux Indes. Nous puiserons nos exemples de préférence dans le Sud, spécialement dans la région de Sidi-Aïssa, de Bou-Saada, 324 l'islam et l'occident de Msila,. qui est fort riche et a été jusqu'ici assez peu explorée. Prenons donc la roule du Sud, vers le pays des cha¬ meaux et des grandes tentes, des cavaliers et des meddahs. On sort de la ville avec la sensation d'être libéré et l'on marche toujours devant soi jusqu'à ce qu'un vent tiède, un ciel bleu, un vaste horizon, quelques tentes noires ou bru¬ nes, nous viennent annoncer le désert. Les passions dans ce pays ne sont pas étranglées par des bornes étroites, les regards s'étendent sans rencontrer d'obstacles et l'imagi¬ nation est encore plus libre que les passions, plus étendue que les regards. Les habitants ne renferment pas leurs rêves dans des maisons ou des palais; la poésie de la nature saha¬ rienne et la beauté des choses semblent leur avoir fait dé¬ daigner le confort. Ils aiment les chevauchées mouvemen¬ tées à travers les steppes; le vent qui souffle sur les éten¬ dues désertiques les enivre. Celui qui les observe trouve en eux un contraste étonnant. ( Il y a des jours où ces hommes semblent possédés d'une frénésie ardente. Un groupe de cavaliers, courant bride abat¬ tue dans un nuage de poussière et chargeant bruyamment un ennemi fictif les fait exulter. D'autres jours, leur humeur belliqueuse se calme; ils deviennent de paisibles rêveurs. Ils se plongent dans la méditation; les bruits de la -ferre n'arrivent même pas à leurs oreilles : ils s'élèvent vers le ciel de la contemplation muette et presque ascétique. Ne vous imaginez pas cependant que les gens du Sud admirent les. grandes qualités chevaleresques à l'exception de toute autre chose. Leur cœur vibre devant toutes les beau¬ tés matérielles ou morales. Il est vrai que les « meddahs » ont surtout chanté les exploits des compagnons du Prophète ou ceux des conquérants hilaliens; il est vrai que les vertus chevaleresques des héros musulmans forment la matière principale de leurs œuvres, mais ils ont exprimé avec suc¬ cès les moindres sentiments de l'âme arabe. Certains de leurs poèmes exaltent avec une naïve piété la vie des saints, leurs mœurs pures et surtout leurs miracles. D'autres chantent les sentiments filiaux et les vertus islamiques. En plus des récits épiques et des poèmes que les meddahs vont chanter sur tous les marchés algériens, il y a également des contes et des histoires légendaires d'un charme particulier. POÉSIE DU SUD 325 En dehors de personnages généraux comme le sage con¬ seiller El Mouddabbir, la perfide Settout ou l'ogre stupide, le Ghoul, il y en a d'autres que l'on pourrait assimiler aux héros des cycles médiévaux, comme Huon de Bordeaux. Ce sont la plupart du temps des aventuriers sans peur et sans reproche, qui, pour relever un défi, s'en vont à la recherche d'exploits périlleux. Ils sont soumis aux épreuves les plus difficiles et en sortent toujours triomphants pour prétendre à la main d'une femme ou satisfaire le caprice d'un roi. Lagraâ Boukraïcha rapporte d'un long voyage des pommes miraculeuses. Puis, son beau-père, le sultan, le lance dans une autre aventure : il s'agit de rapporter du lait de lionne dans une outre en peau de lionceau. M'hammed ben Essoltân et « Nouss Oubaïd » entrepren¬ nent de grandes actions dans les contrées lointaines et dan¬ gereuses. Chacun d'eux, dans son cycle particulier, enlève des princesses bien gardées, défie des ghouls astucieux ou extermine des hydres à sept têtes. D'autres histoires sont presque des romans et leur intérêt vient surtout de ce qu'elles racontent toute une vie malheu¬ reuse et souvent tragique. Ce sont les plus belles, car la nar¬ ration s'étend amplement avec un intérêt continu, une émo¬ tion latente et des éléments dramatiques. La vache des orphelins est un chef-d'œuvre du genre. Ces deux enfants nourris par une vache héritée de leur mère, mais vendue sur le conseil perfide de leur marâtre qui les maltraite et les affame, connaissent aussi l'aventure. Plus tard ils découvriront une cruche pleine d'or enfouie dans le sol et deviendront riches, mais à partir de ce moment le drame s'intensifie et le conteur populaire fait œuvre de psychologue féministe. On assiste en outre à une amitié étrange, presque mystique, entre le héros et un animal. Le lien de vassalité est tellement fort que, dans cette histoire, le chameau-étalon ne refusera pas d'être immolé par l'homme. Ailleurs, encore, les animaux et les armes du héros qui a été laissé pour mort dans un guet-apens tendu par sa sœur, prennent le deuil de leur maître. Les moutons ne bêlent plus et les grognements des chameaux ne se font plus entendre. Les sabres ne sortent plus de leurs fourreaux et les fusils se taisent. Et que dire de la chamelle, mère de 326 l'islam et l'occident l'étalon immolé, qui reste malgré tout fidèle au héros et ré¬ chauffe son corps déchiré par le coup de poignard? A propos de cette amitié entre bêtes et hommes il est re¬ marquable de trouver des contes qu'on croirait d'inspira¬ tion hindoue. Dans l'un d'eux il est parlé d'un chasseur qui habite dans une forêt en compagnie de sa sœur et de trois amis : un lion, un loup et un sanglier. La femme est placée là, comme un élément d'intrigue et de ruse. Elle veut tuer son frère et se donner à sa passion pour un homme ou un monstre. Le chasseur sans armes, éloigné de ses amis, de ses « frères », comme il est dit dans l'histoire, retenus à des¬ sein par la sœur, est surpris un jour par le Ghoul au cœur de la forêt. Il obtient la faveur, avant de mourir, de monter sur un arbre et d'appeler par trois fois. Les fauves, enfer¬ més par la sœur perfide, réussissent à briser la porte et arrivent au secours de leur ami, au moment où il s'apprê¬ tait à descendre de l'arbre pour mourir. La femme, déçue, venge son amant dévoré par les trois animaux en tuant son frère, à l'aide des os empoisonnés du ghoul. Les trois amis vont pleurer sur la "tombe du chasseur jusqu'au jour où le sanglier qui était couché sur un tertre perçoit de faibles gé¬ missements et invite le lion et le loup à déterrer le cadavre. Ils ramènent leur « frère » à la vie en extrayant subtile¬ ment les os, semblables à de longues aiguilles, qui l'avaient tué. De retour à la maison, porté par les trois fauves, le chasseur ordonne de brûler vive sa sœur criminelle. Dans la Vache des orphelins, la sœur est écartelée par deux méharis, supplice qui rappelle celui de Brunehaut. Mais il n'y a pas que des contes comiques (cycle de Joha par exemple), épiques ou fabuleux; il y a aussi des histoires macabres du genre de celle-ci. Deux jeunes gens étaient liés par l'amitié la plus sincère; ils vivaient dans la même mai¬ son, mangeant dans le même plat et partageant le même lit. Un jour l'un d'eux mourut. Son ami lui fit sa dernière toi¬ lette, l'ensevelit, le chargea sur un chameau et le porta au cimetière. Il barraqua sa monture, s'arma d'une pioche et creusa une tombe. Mais, lorsqu'il mit son ami en terre, il le vit soudain déchirer son linceul et tendre les mains vers lui. Une peur panique le prit devant ce ressuscité; il enfour¬ cha son chameau et piqua des deux. Mais son ami, le reve¬ nant, qui ne voulait pas se séparer de lui et qui trouvait le POÉSIE DU SUD 327 tombeau trop solitaire, s'agrippa à la queue de l'animal et se mit à se plaindre : « Pourquoi veux-tu m'abandonner dans ces lieux? Ne te souvient-il pas des jours heureux que nous passions ensemble? As-tu oublié la tendre amitié qui nous liait l'un à l'autre? N'avions-nous pas juré de vivre toujours unis? « — Mais, répliqua son .ami suppliant, tu es mort et je suis vivant. Tu veux m'entraîner avec toi dans ta nouvelle demeure alors que je suis plein de vie. Je t'en supplie, mon frère, retourne à la terre... » Le chameau'volait sur les dunes, le vent nocturne sifflait et le revenant, agrippé à la queue de la bête, parlait tou¬ jours : il disait son existence heureuse aux côtés de son ami, la détresse où il se trouverait si cet ami ne consentait pas à lui tenir compagnie, la solitude du tombeau, enfin toute l'horreur de l'au-delà. Le chamelier, sentant de plus en plus l'emprise du mort, fit une effort suprême pour se libérer de la peur qui l'an¬ goissait. Il dégaina son épée et coupa la queue de son cha¬ meau. Tandis que le revenant roulait dans la nuit empor¬ tant avec lui la queue qu'il tenait, la bête excitée par la dou¬ leur, redoubla d'ardeur jusqu'à ce qu'elle atteignit la ville prochaine où elle déposa son cavalier que la peur avait tué. Imaginez toutes les scènes de cette histoire : l'enterrement nocturne, la résurrection, la terreur de l'homme, la course rapide du chameau sur les étendues désertiques étrange¬ ment éclairées par un clair de lune, imaginez les paroles caverneuses du mort, mêlées au bruit du vent sur les dunes et avouez que chaque chose, dans ce petit chef-d'œuvre macabre, respire la sombre poésie romantique, celle qui ins¬ pire des légendes nordiques. La chanson n'est pas moins intéressante que le conte. Les femmes chantent en moulant le blé ou l'orge dans leurs moulins à bras, elles chantent en tissant et leurs fil¬ lettes, lorsqu'elles vont garder les moutons sur les collines, chantent aussi en habillant leurs rudimentaires poupées faites avec deux bâtons en croix. Presque toujours une impression de mélancolie et de nostalgie se dégage de ces chansons du Sud. Mon étonnement fut grand lorsqu'un jour je lus dans le premier Faust une petite poésie qui ressemblait presque 328 l'islam et l'occident point par point à une chanson arabe triste et naïve que je connaissais depuis mon enfance. La poésie de Faust est celle que chante dans sa prison la pauvre Marguerite devenue folle, et la chanson que je connais, est, comme les vers de Goethe, assez lugubre. Une nuit des voyageurs s'arrêtèrent devant la cabane de paysans pauvres et scrupuleux et demandèrent l'hospita¬ lité. La maîtresse de céans ne trouvant pas de viande eut l'idée d'égorger sa propre enfant et de la servir aux voya¬ geurs. L'hospitalité est pour l'Arabe un devoir sacré. La sœur aînée, sensible et douce, ramassa les petits os, et les enterra en pleurant au pied d'un arbre. L'âme de la morte s'était changée en oiseau qui allait partout chantant à qui voulait l'entendre, cette triste chanson : Ma mère m'égorgea, Mon père me mangea Et ma sœur chérie Enterra mes os Au pied de l'arbre... Au pied de l'arbre... (Chanson de Msila.) Nous arrivons maintenant au chantre par excellence de l'âme arabe. Tout comme le trouvère du moyen âge, le med- dah est accompagné toujours de son « jongleur », jeune homme qui rêve de succéder un jour à son maître. Certains aèdes algériens se disent inspirés par tel ou tel marabout et cela ajoute à leur prestige. Sidi Un Tel l'a « contaminé... », disent nos coreligionnaires les plus crédules. D'autres med- dahs sont eux-mêmes des sortes de marabouts. Leur « madh » est un évangile que certains de nos musulmans illettrés citent en de certaines occasions. Le poète arabe avant l'Islam était le chantre des vertus chevaleresques de sa tribu; sa personnalité était pour ainsi dire surhumaine et ses vers résonnaient d'une façon magi¬ que dans l'oreille de ses compatriotes. Le meddah de nos jours ne diffère pas beaucoup de son ancêtre et à l'instar des contemporains dTmroul Qaïs ou de Tarafa, qui s'exta¬ siaient devant la déclamation d'une moâllaqa, nos compa¬ triotes, aujourd'hui encore ne se lassent pas d'entendre les poèmes des meddahs. Si ce poète populaire possède un tel POÉSIE DU SUD 329 ascendant sur ses auditeurs, il le doit à son inspiration mul¬ tiple. C'est un magicien qui connaît l'âme du peuple et ne lui donne que ce qu'elle désire. Il sait que ce peuple eut un passé rempli de hauts faits et de chevauchées épiques; il sait qu'il est sensuel et adore les belles femmes; il sait enfin que les grandes passions et les grandes infortunes l'intéres¬ sent et le touchent. Connaissant les goûts de son auditoire assoiffé de merveilleux, il lui chantera les exploits de Sid Ali ou de Dhiah ben Ghanem; il lui décrira la beauté de la femme avec lyrisme et lui racontera l'histoire d'un grand amour, d'une belle vengeance ou celle d'une éxistence mal¬ heureuse et stoïque. Quand j'étais enfant, j'attendais le jour du marché avec impatience, car ce jour-là, les meddahs des douars, venaient chanter ou réciter leur vaste répertoire. Ceux qui aimaient les longs récits et le style imagé se pressaient, se bouscu¬ laient pour entendre ces rapsodes. Je n'oublierai jamais les changements qui se marquaient sur leurs physionomies, les cris d'admiration qu'ils exprimaient en écoutant leurs chants préférés, tous les états d'âmes qui se reflétaient dans leurs yeux. Le meddah ne dit pas toujours des oeuvres de sa création. Il raconte les histoires narréees par d'autres meddahs avant lui et chante des épopées plusieurs fois répétées par d'au¬ tres « gaouals ». Il se trouve aussi des hommes qui compo¬ sent des poésies populaires dans lesquelles ils expriment leurs états d'âme. Les poèmes ne sont pas chantés dans les marchés et ne sont connus que par les amis de l'auteur. C'est le cas d'un « gawal » du Sud, type du grand no¬ made arabe. Cet homme aima une jeune fille de sa tribu d'un amour passionné et lorsqu'elle mourut prématuré¬ ment, il composa à sa mémoire une longue élégie. Après avoir exprimé ses regrets sur la mort de sa bien-aimée, il évoque sa beauté et la décrit avec force comparaisons. Les sourcils de cette femme ressemblent à la lettre « noun » qui a la forme d'un croissant. Sa joue est en même temps une rose du matin, une blanche fleur de giroflée, une lu¬ mière... Sa poitrine de marbre porte deux pommes d'égale grosseur, deux fruits jumeaux. Toutes les belles parties de Hazyya sont passées en revue sans ménager les lieux com¬ muns de la poésie arabe descriptive. Puis il plonge plus 330 l'islam et l'occident avant dans ses souvenirs eii évoquant les lieux où sa tribu campait. A ce moment son inspiration s'apparente à celle des auteurs de moâllaqat. Puis il relate le dernier voyage que fit la tribu : il parle de Hazyya placée dans un bassour, escortée de cavaliers parmi lesquels il se trouvait : « Les palanquins étaient fermés, la poudre crépitait et mon che¬ val gris me dirigeait du côté de Hazyya. » « Que de fêtes avons-nous célébrées tandis que mon che¬ val gris, sur le champ des fantasias, me dissimulait furtive¬ ment dans sa course. » Et il arrive au moment où Hazyya mourut en se blottis¬ sant contre lui : Ma sœur m'étreignit et mourut entre mes bras. Mes larmes sur mes joues coulèrent abondamment. La belle aux yeux fardés, l'enfant de noble famille, a ravi ma raison qui s'en est allée. Elle a ajouté à ma douleur une brûlure cuisante. Il raconte toutes les cérémonies funèbres et s'adresse au fossoyeur : 0 toi qui creuses l&s tombes... Ménage la gazelle des dé¬ serts. Ne fais pas tomber trop lourdement sur Hazyya, les gran¬ des dalles... Comme le poète antéislamique, passait sans transition d'une partie à l'autre de sa moâllaqa, le gawal, après avoir parlé de sa bien-aimée, évoque son cheval qui eut le même sort que Hazyya. Son amie morte, son cheval mort, il ne lui reste qu'à pleurer. Ce « madh » recueilli dans la région de Bou-Saada est chanté généralement sur un ton qui traîne, avec tristesse et monotonie, par un couple de voix. Nos poètes populaires parlent toujours de l'amour mal¬ heureux, de la femme impitoyable, de la jeune fille désirée mais inaccessible. Ce sont des frères de Musset, douloureux comme lui, mais violents aussi quand leurs amantes les trahissent, les abandonnent ou ne répondent pas à leur passion. POÉSIE DU SUD 331 En voici un exemple : dans quelques vers qui tiennent lieu d'exposition, le gawâl nous parle de sa maîtresse : Meryem. Meryem est une jeune perdrix au plumage nuancé. Elle voie cependant que des caravanes d'hommes s'en vont à sa poursuite. Ton œil est large et rond comme la pièce d'un sou, tes sourcils sont les traits que trace ma main sur le papier'. Et tes dents blanches s'affinent de plus en plus. Je crains que \ton amour ne .me fasse perdre la raison. A tel point que je ne reconnaisse plus tes chemins devant moi... Mais cette belle femme qu'il nous décrit est superstitieuse et sa superstition l'éloignera de son amant en même temps qu'elle transformera la marche du poème en y introduisant un élément dramatique : Tu vis un songe et m'en expliquas le mystère. Tu connus Itoute chose le concernant et me l'appris... Dans ce rêve qui l'effraya elle vit sans doute un mauvais présage pour leur amour et de cet instant date la séparation. Dans d'autres poèmes, cette idée de l'amour malheureux, de la passion fatale, racinienne, apparaît violemment : Mes parents m'ont reproché de courtiser l'es belles filles, Je leur ai répondu : 0 gens vous divaguez... Qui pourrait jamais éteindre la foudre lorsqu'elle s'al¬ lume? Tu me grillas comme du café sur une poêle, Et que me resta-t-il après que lu m'eus jeté dans le mou¬ lin? Je prie le Seigneur et ceux qui lui soitt chers De te consumer et te rendre pareille à moi... Ce qui est surprenant, c'est le fait de prier un saint per¬ sonnage encore vivant, de lui demander son aide dans une aventure d'amour, car il ne faut pas oublier que la reli- 332 l'islam et l'occident gion est sévère pour ces passions. Mais le peuple mêle volontiers le sérieux au comique et le profane au sacré. Certains tolba n'écrivent-ils pas des versets du Coran sur les talismans que leur demandent ceux qui veulent réussir en amour ? Dans un poème très connu parmi les nomades de la région de Bou-Saada, le héros appelle son saint patron à son secours et le prie de l'unir à « celle qui le rend fou d'amour ». Il demande un cheval et veut aller trouver le marabout : Mes frères, qui me donnera un cheval de trot au ventre étroit, à la robe grise pommelée et de bonnes armes? Un cheval qui, s'élançant sur les hautes terres, dépasse les oiseaux de proie dans sa coursa. Je le compare au télégramme chez les citadins, lorsque venant de Misquinna, il apporte des nouvelles. Je) le compare au navire au milieu de fortes vagues... Dans la suite du poème il parle du serviteur s'affairant. autour de la tente, des ustensiles et des tasses de café. Ne demandant que le repos, il voudrait voir son lit bien pré¬ paré, et, au lieu de café il désire « un peu de la salive de la bien-aimée, volupté pour celui qui a la fièvre ». A ce moment-là, il s'adresse au saint Sidi El Mokhtar et dit : Ton disciple est tourmenté par le malheur, Je voudrais que 'tu m'unisses à celle qui m'a rendu fou, J'épouserai la femme aux yeux noirs &t Je serai tranquille, Et toi, présent, tu pourvoiras à tout ce qui manquera. Ensuite vient l'inévitable description de la beauté qui dans foutes les poésies d'amour forme souvent une dès par¬ ties les plus importantes, celle qui intéresse le plus les audi¬ teurs bédouins : Le tintement de fes anneaux de pieds trouble le dormeur plongé dans le sommeil. Tes jambes sont deux colonnes dans une mosquée somp¬ tueuse. Tes dents sont des grêlons, poésie du sud 333 Tes lèvres sont en filali le plus précieux, Ton œil est une balle de plomb, meurtrière des héros, Lë milieu, de ton front est la clarté d'une lampe chez It chrétien. Ou bien c'est le soleil d'été dans tout son éclat. A côté de celte poésie d'amour souvent très chaste se place ce qu'on peut appeler la poésie mystique religieuse ou monastique. Les disciples des marabouts chantent les vertus de leurs patrons. Certains de leurs vers font penser à Ibn al Fâridh ou aux mystiques chrétiens. Mais là encore le poète rompt parfois avec le pur esprit de la religion mu¬ sulmane et donne aux saints un pouvoir quasi divin. Lorsque mourut Sidi Mohammed ben Belkacèm, patron d'El Hamel ; un des tolba de cette zaouïa pleura le saint personnage et le poème, qui possède parfois une allure toute classique, est très connu dans le Sud : O tolba! que ce malheur est grand pour moi! Je n'ai pas de force pour le) supporter ; les tourments sont nombreux depuis que le chérif, l'arracheur des cœurs, a disparu. Ben Belkacem, mon Pôle, sa personne s'est cachée à nos regards. En Moharrem, la nouvelle terrible nous visita. El les frères, secoués par la terreur, élevèrent leurs voix pour le chanter, La terre prit son deuil; aucune herbe n'y poussa et Dieu retint 'les pluies bienfaisantes dans ses deux. O mës frères! mon cœur s'est consumé d'amour pour lui, Et lorsque le feu s'attache à l'objet, il l'anéantit. Mostapha Lachraf. LE JEU DE LA BOUQALA POÉSIE DIVINATOIRE Pendant les nuits de pleine lune, il arrive que les femmes d'Alger ou des villes comme Blida se réunissent sur une terrasse, entre les traditionnels pots de basilic et de jasmin, pour se livrer au poétique et quelque peu mystérieux jeu de la bouqala (bocal), qui a donné son qom aux petits poè¬ mes dit bwaqel (pluriel de bouqala), du genre de ceux dont nous donnons plus loin la traduction. Le jeu des bwaqel se fait en deux phases distinctes : une phase « préparatoire » et une phase de « vérification ». La première consiste à écouter la récitation des bwaqel qui débute par une invocation à Dieu, son Prophète et ses Compagnons et le saint patron du pays, « Sidi Abd el Ka- der » ; c'est le frach ou préambule : J'invoque d'abord le nom de Dieu Et j'attire sa bénédiction sur le Prophète, Et sur tous ses compagnons, Je crie : O mon créateur, Créateur de tout être secourable, • Epargne-moi, Seigneur, Les peines et les affronts, Je rendrai visite à la Ka'ba, La Maison sacrée, Seigneur 'Abd el Kader, patron de ces contrées, Donne-moi un compagnon sur ma route, Prépare-moi un abri dans la maison céleste. LE JEU DE LA BOUQALA 335 Avant, la récitation de chaque bouqala, chaque assistante, tour à tour, « noue » pour l'absent auquel elle pense, en matérialisant sa concentration de pensée par un nœud fait à son mouchoir, et écoute une des bwaqel qu'une assistante débite au hasard. La récitation de la bouqala finie, elle dit alors : « J'ai noué pour un tel ou une telle. » Chaque mem¬ bre de l'assistance commente alors le sens de la bouqala et le fal ou présage qu'elle peut contenir. Dans la deuxième phase du jeu intervient alors la bou¬ qala proprement dite : c'est un vase d'argile en forme de coupe à pied large et court. Ce récipient, empli d'eau, est placé sur les deux pouces de deux partenaires, les autres doigts étant fermés, ce qui lui fait un quadruple support. On vérifie alors, ou l'on précise, le présage donné d'une, façon, assez évasive ou trop métaphorique par les poèmes pour qui chacune, tout à l'heure,, avait « noué » : « Si le présage a dit vrai, tourne ci droite. S'il a dit faux, tourne à gauche. » Et la bouqala sur les doigts immobiles tourne à droite ou à gauche. Voilà l'essentiel du jeu des bwaqel. Il est, suivant les cas et suivant les régions, précédé et suivi de certaines pratiques de magie, fumigations d'encens, etc., nécessaires pour créer l'ambiance et que les gens prennent plus ou moins au sé¬ rieux. Quelquefois aussi, les jeunes filles les plus intéressées par le jeu prennent la bouqala et vont dans la nuit noire procé¬ der à une deuxième vérification. Après avoir fait la libation de quelques gouttes d'eau de la bouqala magique, elles pro¬ noncent ces paroles : « Présage mystérieux, toi qui ouvres les portes les mieux verrouillées, donne-moi un présage de la bouche de celle qui est la plus digne de foi. » Elles restent alors muettes, et, chacune à son tour, ten¬ dant l'oreille, attendent qu'un bruit évocateur, rompant le silence de la nuit, soit le signe concluant de leurs secrets espoirs. Les bwaqel se récitent, ne se chantent pas. Elles sont com¬ posées de courtes strophes indépendantes les unes des autres. Leur métrique est très simplé, très libre et par là même très gracieuse. Les vers ont en général dix-huit, dix ou douze 336 l'islam et l'occident pieds. II se peut qu'un vers de dix pieds corresponde à un vers de neuf ou onze pieds, mais cela ne rompt pas le rythme, car la. qualité des syllabes est, toujours maintenue : autrement dit, si le nombre des syllabes varie à un ou deux pieds près, le nombre des accents dans chaque vers est tou¬ jours le même. Mon cœur est dans un coffret d'or dont l'amour est la clé. Lorsque sur ses parois soufflent les vents d'automne, Ils les font voler en éclats. ❖ * * L'amour est dans notre maison. L'amour nous a élevé et fait grandir. L'amour est dans notre puits Dont l'eau est devenue sucrée. L'amour est dans notre vigne Qui a étendu largement ses rameaux. Ni juge ni prince ne commandent à l'amour. * * * Je suis sorti par la nuit noire Et j'ai trouvé les étoiles autour des hommes de Dieu. Chaque étoile criait : O Solitaire! Dieu est avec toi. Personne ne peut se saisir d'une chose Si elle ne lui ést donnée par Dieu. * * * Il est passé devant notre porte Ivre et chancelant. . Il a lancé dans ma corbeille LE JEU DE LA BOUQALA 337 Une rose et un lys. Et j'ai lancé dans sa corbeille Une pêche et une grenade. Il m'a dit : Ma Dame, je suis bien mal en point. Je lui ai répondu : Tu as la maladie des enfants gâtés. Quant à la mort, elle n'est à souhaiter qu'à nos ennemis. — Le salut ne peut venir que de toi, ma Dame, Comme la gloire ne peut venir que de Dieu. * * * Je suis descendue dans le jardin Pour cueillir des feuilles de mûrier. La vigne est pleine de raisin. Le canal est plein de poissons. Je me suis emparée de celui à l'œil noir. Que ceux qui veulent en mourir de chagrin en meurent! * * * Je suis descendue au port Et j'ai trouvé le sable sec. J'en ai pris à pleines mains Et empli des vases. Je vous donne ce conseil, ô jeunes filles : N'épousez jamais un capitaine Qui met le pied sur son voilier et laisse le cœur rêveur. * * * Je suis descendue au port Et j'ai trouvé l'eau bouillonnante. Je vous conseille, ô jeunes fdles, De ne pas épouser le marin Qui déploie ses voiles Et laisse les larmes couler. 338 l'islam et l'occident * * * Petite étoile du soir Solitaire et nostalgique, Rappelle-moi à mon ami, S'il m'a oubliée. Je ne pourrai ni me coucher Ni m'endormir, Avant que ma tête, avec la sienne, Ne reposent sur un même oreiller. * * * J'ai vu, ô mes amis, une gazelle qui gémissait dans la mon¬ tagne, Broutant l'armoise et s'abritant à l'ombre de l'absinthe. Malheur à qui répond à l'amour par des paroles amères! Chaque fibre de son corps se mettra à gémir. * * * Le jasmin dit : « Je suis éclatant et superbe; J'habite les hauteurs, Et de chaque femme je suis l'amant. » La rose dit : « Je suis éclatante et superbe Et d'une couleur incomparable. » « Mon front domiqe les fleurs et les fleurettes, Dit le lentisque, et mes jeunes pousses Donnent à la coupe un arôme agréable. » La rose, entendant ces paroles, pleura de jalousie : « Tais-toi, vaurien, dit-elle; Tu te dessécheras, et tes rameaux épars Finiront dans le feu. Quant à moi, mes racines sont de la lignée du Prophète. » LE JEU DE LA BOUQALA 339 * * * J'ai poussé des deux mains La porte du jardin. La fleur d'oranger est venue m'ouvrir. La rose m'a embrassé. Quant au noble jasmin, Il n'a plus voulu se séparer de moi. Que soit exalté le nom De celui qui a fait sa noblesse et sa gloire! Il est éclatant de blancheur et ses cinq doigts Le mettent à l'abri de tous ses ennemis. Recueilli et traduit par Youssef Otjlid Aïssa. PETITS POÈMES D'ALGER J'ai comparé mon âme au bain maure : Bâti sur l'ardeur de son feu, En haut, nulle fumée ne paraît, En bas, ses pierres se calcinent. Ton œil est bleu. Tes sourcils ajoutent à mes tourments. Tes joues sont des corbeilles De roses épanouies. Envoie-moi un messager, ô femme à la belle voix, Toi dont la salive est un jus de pommes! * * * Assise au milieu du jardin, Elle poussait l'escarpolette. Un vent fort sur elle souffla Et lui dit : L'absent est revenu. — Quel vaisseau l'a ramené? Dis-le-moi, pour que je le récompense! D'amandes et de sucre, je nourrirai son équipage. D'essence de rose et de fleur d'oranger, je l'aspergerai Et je prierai Dieu de l'emmener en pèlerinagè. PETITS POÈMES D'ALGER * * * O vous dont la maison est élevée, J'y monterai avec une échelle. O vous dont les escaliers sont recouverts De couches de coton superposées, Vos portes sont en gingembre, Vos murs sont eh cannelle Et même votre puits contient du miel, Votre puits où je boirai sans me désaltérer! * * * Sa terrasse est élevée, Mais je l'escalade avec une échelle. Si vous doutez de ma parole, Voyez ma bague à son doigt. — O jeune homme, tu m'as déshonorée. Que Dieu te déshonore! Tu rentreras chez ta petite maman, Le ventre ouvert, les boyaux entre tes mains. Alors, je me vêtirai de rose Et viendrai dire mes condoléances. * * * Ahmed ! Ahmed ! La cause de mon état, c'est Ahmed. Les feux d'Ahmed brûlent entre mes côtes. J'entends, lorsqu'on crie, la voix d'Ahmed. Je me réveille et mes larmes jaillissent. Dieu! Dieu! Seigneur! parachevez mon destin! 342 l'islam et l'occident 1 * *c * O tige de jasmin, ô toi qui pousses dans la maison, Tes racines sont de gingembre et tes rameaux sont d'un [vert bleu. Je prie le Seigneur Dieu, qu'elle soit dans ma demeure. Alors, j'entrerai, je sortirai, dépitant tous les voisins. * * * Mon cceur t'aime et je ne dis rien. Mon regard te suit lorsque tu marches. Par Notre-Dame la Mecque et le Prophète qoraïchite! Par Notre-Dame la Mecque le prophète qoraïchite! Je ne renoncerai à toi que lorsqu'on aura apporté mon [cercueil. « Recueilli et traduit par Mostapha Lachraf. UN POÈME MAROCAIN INÉDIT : LES BUVEURS » DE SI THAMI AL MDAGHRI Le poème qui suit est une qacida du genre melhoûn com¬ posée dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ces qaçaïd sont des compositions mi-savantes, mi-populaires, en arabe parlé mêlé de mots littéraires, archaïques ou recherchés, intermé¬ diaires entre les poèmes classiques et les chants populaires en arabe dialectal. Leurs auteurs sont généralement connus. Après avoir composé leurs vers, ils les confient à la mémoire d'un haffad ou rawi qui les enseigne aux chiakh, musiciens, qui les chanteront avec accompagnement de violon et de t.arija. Parfois le poème est transcrit sur un cahier pour être mieux retenu. Au lieu d'être composés sur l'un des mètres classiques comme les poèmes en arabe littéraire chantés par les âliyn, interprètes de la musique u andalouse », les vers du melhoûn sont répartis en strophes; ils sont fort longs, comportant souvent trois et jusqu'à six hémistiches. Le poème est di¬ visé en qsam, dont le premier et le dernier sont générale¬ ment plus longs que les autres. Chaque qsam comprend le qsam proprement dit et une liarba, refrain que les assistants reprennent en chœur; parfois une autre petite strophe en vers courts, na'oura, qui a parfois elle-même un second refrain, liariba, petite harba. Ce qui rend particulièrement intéressant pour nous ce genre littéraire toujours vivant, c'est qu'il est l'héritier di¬ rect du fameux zajal andalou, lequel semble bien avoir été à l'origine des chants des troubadours occitans du XIIe siè¬ cle. SI THAMI AL MDAGHRI LES BUVEURS (ÀL KHAMMARA) Qsam i. — Avant la boisson, je n'étais sous l'autorité de personne. Paisible, je ne connaissais rien de l'amour; je n'avais pas aspiré les verres de vin; dans mon coeur ne s'é¬ tait allumée aucune braise. J'étais heureux et libre comme un cheval lâché dans un pâturage, ou comme une rose dans un aguedal plein de fleurs. Je ne connaissais ni les brûlures, ni les insomnies, ni les amertumes de la passion. Harba. — J'étais paisible et sauf; je ne connaissais, ô ma belle, ni verre, ni coupe, ni vin, ni les habitudes, ni les rites des buveurs. Qsam 2. — Jusqu'à ce que j'aie rencontré ma meurtrière, celle au regard ensorcelant. Alors, j'ai été pris et brûlé entre sa poudre et le chien de son fusil. Ma blessure vient de son regard. Je me suis dit : « Voilà ma perte! » La pou¬ dre des canons des yeux est plus cuisante que la poudre des canons d'un fusil anglais où jaillit la flamme. C'est une pou¬ dre de ghonj \ qui vient des yeux magiques. Harba. — J'étais paisible et sauf; je ne connaissais, ô ma belle, ni verre, ni coupe, ni vin, ni les habitudes, ni les rites des buveurs. Qsam 3. — Accablé par un pesant amour, j'ai abdiqué devant la passion. Jamais, ô mon malheur, ne pourra guérir, la blessure qui m'est venue des yeux des gazelles. L'amou¬ reux sait bien à quoi il doit s'attendre. J'ai porté fardeaux i. Poudre pour les yeux. LES BUVEURS 345 et fardeaux sur fardeaux, et mes fardeaux, ni la mer elle- même, ni les gens les plus forts et les plus patients ne pour¬ raient les porter. Harba. — J'étais paisible et sauf; je ne connaissais, ô ma belle, ni verre, ni coupe, ni vin, ni les habitudes, ni les rites des buveurs. Qsam 4. — J'ai rendu hommage à la pleine lune et j'ai parlé. J'ai dit : O mon croissant si beau à regarder, déli¬ vre-moi de l'arc à la corde tendue, des yeux plus perçants qu'une épée qui ont fait à mon cœur blessure sur blessure, et du feu qui me brûle. N'était la salive des lèvres sourian¬ tes, le feu des joues de la fleur du grenadier pourrait bien me consumer. Harba. — J'étais paisible et sauf; je ne connaissais, ô ma belle, ni verre, ni coupe, ni vin, ni les habitudes, ni les rites des buveurs. Qsam 5. — Les blessures faites par ses yeux ne ressem¬ blent ni à celles que font les fusils Hasnoun et Amsiyyel, ni à celles causées par Bou'chach qui empêche les armées d'al¬ ler en déroute, ni aux blessures du yatagan brillant ou du sabre Bou Sfaïr, au tranchant très fin. Aucune arme n'en¬ gage les combattants à s'enfuir le jour de la bataille comme font les beaux cils. Harba. — J'étais paisible et sauf; je ne connaissais, ô ma belle, ni verre, ni coupe, ni vin, ni les habitudes, ni les rites des buveurs. Qsam 6. — Lorsque m'apparut la Branche Verdoyante, la lumière de son front éclairait son visage. Entre ses ban¬ deaux et ses tresses, ses sourcils se courbaient comme l'arc de la trahison. J'ai dit : « A l'heure de la visite, au lever de la pleine lune, la haute lance de la taille ne suffit-elle pas? Pourquoi ajouter les épées meurtrières des yeux? » Harba. — J'étais paisible et sauf; je ne connaissais, ô ma belle, ni verre, ni coupe, ni vin, ni les habitudes, ni les rites des buveurs. 346 l'islam et l'occident Qsam 7. — Et sur la joue, il y a du feu et de la neige qui rivalisent entre eux et se mettent mutuellement en va¬ leur. Rose et myrte! Un peu d'or sur de l'argent; ils se sont ligués contre moi, amoureux sans patience. Et le grain de beauté est un jeune esclave armé d'un poignard et d'une charge de fusil. Harba. — J'étais paisible et sauf; je ne connaissais, ô ma belle, ni verre, ni coupe, ni vin, ni les habitudes, ni les rites des buveurs. Qsam 8. J'ai demandé la paix, j'ai supplié l'or ensor¬ celant et j'ai parlé. J'ai dit : « O chef du troupeau des ga¬ zelles du désert, ô lumière du lever de la lune, ô drapeau des troupes victorieuses, ô mon trésor, ô mon argent et mon repos; ô toi qui es comme la bougie de ma lanterne, je t'en conjure, par le horm de tes hanches et de ta ceinture, gué¬ ris-moi des blessures de cet œil! » Harba. — J'étais paisible et sauf; je ne connaissais, ô ma belle, ni verre, ni coupe, ni vin, ni les habitudes, ni les rites des buveurs. Qsam 9. — Son nez est comme un lys qui s'épanouit le matin entre deux roses, ou comme un faucon chasseur qui fond à l'improviste, ou comme un croissant en sa dixième nuit, œuvre du généreux, ou comme une petite broche de¬ bout entre le bagh et les fleurs d'oranger. Harba. — J'étais paisible et sauf; je ne connaissais, ô ma belle, ni verre, ni coupe, ni vin, ni les habitudes, ni les rites des buveurs. Qsam 10. — Et dans la bouche de l'unique entre toutes, il y a le vin de sa salive, il y a les perles du vin qui écume, il y a des joyaux et le collier des grandes familles; il y a le corail sur le petit verre doré, de quoi, hélas! perdre l'âme. Ni armée, ni César, nul ne pourrait résister. Harba. — J'étais paisible et sauf; je ne connaissais, ô ma belle, ni verre, ni coupe, ni vin, ni les habitudes, ni les rites des buveurs. LES BUVEURS 347 Qsam 11. — Le col élancé rendrait jaloux un faon. Les bras feraient perdre à Antar sa sagesse. Sur un marbre rose, j'ai aperçu des pommes à peine grosses comme un petit poing et qui y sont fixées par des clous d'ambre. Elles se penchent sur la poitrine et soulèvent fièrement les agrafes du manteau de la vierge. Harba. — J'étais paisible et sauf; je ne connaissais, ô ma belle, ni verre, ni coupe, ni vin, ni les habitudes, ni les rites des buveurs. Qsam 12. — Le ventre, mon imagination se le représente avec des plis soyeux, au-dessus des cuisses roses, comme un verre de cristal plein de vin. Et je me suis enivré de ce vin depuis ma jeunesse. Et les pieds, plus doux que le lekhdellaj ont bien voulu venir me visiter. Harba. — J'étais paisible et sauf; je ne connaissais, ô ma belle, ni verre, ni coupe, ni vin, ni les habitudes, ni les rites des buveurs. Qsam 13. — Et j'ai passé avec mon amie une nuit et un jour dans un pavillon de plaisir, à côté de verres pleins de vin. Prends et donne, offre à boire aux gens présents. Et mon amour pour la vierge est un amour pur. Tantôt je suis présent, tantôt je disparais2; tantôt je chante dans mes vers celle qui fait ma joie et repose mes regards. Tel un roi dans son palais, au milieu de ses vizirs. Harba. — J'étais paisible et sauf; je ne connaissais, ô ma belle, ni verre, ni coupe, ni vin, ni les habitudes, ni les rites des buveurs. Qsam lk. — A l'aube, ma compagne a dit : « Reste avec la paix. » Mes larmes ont jailli et je me suis trouvé sans patience, brûlé de son feu rouge. J'ai dit : « Ah! les regards de la gazelle! Comment le sommeil me serait-il doux? Com¬ ment pourrais-je dormir la nuit ou le jour? » Elle a dit : « Et moi, mon état est pire, car il est connu que le miel de la- passion est une amertume. » 2. Tantôt lucide, tantôt ivre. Plusieurs de ces expressions et images se retrouvent dans des poèmes mystiques, notamment ceux d'Ibn al Fâridh. 348 l'islam et l'occident Harba. — J'étais paisible et sauf; je ne connaissais, ô ma belle, ni verre, ni coupe, ni vin, ni les habitudes, ni les rites des buveurs. Qsam 15 ou Sarha3. — Nous nous sommes inclinés jus¬ qu'à ce que la pleine lune ait disparu à nos regards, et je suis resté, au matin, angoissé comme l'étranger errant dans le désert. Telle est la loi de la passion et le sort de l'amou¬ reux. En vérité, l'amoureux doit être patient. Et l'aimé aussi, qui n'a pas de choix, doit être patient. Ma souffrance et mon désir subsistent, mais j'ai divulgué mon secret. L'amoureux indiscret est excusable. L'amour est un tyran que rien ne peut adoucir. Je suis l'amoureux de la branche d'oranger; et la fleur d'oranger (zahra) fait mon bonheur, elle ne fleurit que par Zahra, la fleur des fleurs, la joie des parties de plaisir. Que Dieu soit généreux, qu'il pardonne mes péchés, que sa clé¬ mence et sa miséricorde fassent semblant de ne pas voir mes fautes, en considération de tout ce que j'ai souffert. Recueilli et traduit par M. el Fasi et E. Dermenghem. 3. La dernière strophe, de mesure plus libre. On dit Zerb quand elle com¬ porte une invective contre un autre poète. L'HISTOIRE DE DRIMA CONTE KABYLE COMMENTÉ Amachabou! Ecoutez. Celui qui dit oui trouvera la chance. Il y avait une jeune fille très belle nommée Drima. Un jour qu'elle était allée laver sa longue chevelure à la fon¬ taine, Un de ses cheveux resta dans l'eau. Quelques instants après, son frère vint faire boire son cheval à la même fon¬ taine. Effrayé par le cheveu qui brillait comme un rayon de soleil, le cheval refusa de boire, hennit, tapa le sol du pied. Le jeune homme regarda ce qu'il y avait, retira de l'eau le cheveu et fut si troublé qu'il jura d'épouser celle à qui il appartenait. Il rentra chez lui et se mit à comparer ce cheveu à ceux de toutes les filles du village. Mais, ni par la couleur, ni par la longueur, à aucune d'elles il ne convenait. Il finit par reconnaître que c'était à sa propre sœur, Drima, qu'il appar¬ tenait. Et il résolut de tenir son serment, sans oser toutefois encore le lui dire. Il alla chercher du blé et dit à sa sœur : — Prends-le. Nous allons faire une fête. Pendant que Drima moulait le blé, le coq lui dit : — Donne-moi quelque chose à manger, Drima, et je te dirai quelque chose de très intéressant. -— Laisse-moi tranquille. Tu vois que je prépare la fête de mon frère. -— Donne-moi quelque chose et je te dirai quelque chose, — Laisse-moi préparer la fête de mon frère. — Donne-moi quelque chose, Drima. C'est intéressant ce que j'ai à te dire. — Soit, je te donnerai un poignée de grain. — Ce n'est pas assez. 350 l'islam et l'occident — Je t'en donnerai plein les deux mains réunies. — Ce n'est pas assez. — Je t'en donnerai une mesure pleine. — Entendu. — Eh bien! qu'as-tu à me dire? — Laisse-moi d'abord manger jusqu'à ce que je n'aie plus faim. Et, quand il se fut rassasié, le coq lança : — C'est avec toi, Drima, que ton frère va se marier! A demi morte de honte et de frayeur, Drima chercha le moyen de fuir pendant que les invités se réunissaient pour manger le couscous et le méchoui, pour écouter les chan¬ teurs, danser aux sons des bendaïr et des ghitas. Elle prit à part son tout jeune frère, âgé de trois ou quatre ans, et lui dit : — Quand je monterai sur le cheval pour le cortège nup¬ tial, tu diras que tu as envie de faire pipi; mais tu refuse¬ ras de le faire avec aucune autre personne que moi. Elle réussit, par cette ruse, à s'écarter de la maison et s'enfuit, en costume de mariée, jusque dans une forêt, où se trouvait un gros rocher. « Ouvre-toi, rocher! » dit-elle, et le rocher s'ouvrit. Elle y entra. « Ferme-toi, rocher! » Et la pierre se referma sur elle. Les jours et les jours passèrent et personne ne savait ce qu'était devenue la jeune mariée. Un troupeau de chèvres vint à passer dans la forêt. Le bouc monta sur le rocher et pissa; son urine tomba sur Drima qui ne pouvait bouger. Le chevrier en fit autant et chanta une chanson. La voix de Drima se fit alors entendre de sous la pierre : — Quel est celui qui chante? Qu'il aille dire à mon père et à ma mère que Drima est ici, dans la pierre. Avertis, les parents et le frère accoururent aussitôt. Le bouc et le chevrier mouillèrent de nouveau la roche, et la voix de Drima se fit encore entendre. — Va dire à mon père et à ma mère que Drima est ici dans là pierre. La mère s'approcha et supplia : —- Drima, ma fille! Drima, ma fille! Ouvre le rocher. l'histoire de drima 351 Mais Drima psalmodia : Auparavant, c'était ma mère. Auparavant, c"était ma mère. Et maintenant, c'ept ma belle-mère. Rocher, reste fermé. Le père vint à son tour et dit : — Drima, ma fille! Drima, ma fille! Ouvre le rocher! Mais la voix répondit : Auparavant, c'était mon père. Auparavant, c'était mon père. Et maintenant, c'est mon beau-père. Rocher, reste fermé. Un de ses frères s'approcha et supplia lui aussi : — Drima, ma sœur! Drima, ma sœur! Ouvre le rocher. Mais Drima répondit : Auparavant, c'était mon frère. Auparavant, c'était mon frère. Et maintenant, c'est mon beau-frère. Rocher, reste fermé. Enfin le frère-époux s'approcha pour la convaincre : — Drima, ma sœur! Drima, ma sœur! Ouvre le rocher. Mais il entendit pour toute réponse : Auparavant, c'était mon frère. Auparavant, c'était mon frère. Et maintenant, d'est mon mari. Rocher, reste fermé. Tous s'en allèrent consternés, sauf le frère-époux qui monta sur le rocher et supplia : — Ma sœur, ma sœur, ne me montreras-tu même pas ton petit doigt? Il vit alors sortir du sol le petit doigt de Drima, prit son couteau et le coupa. — Mon frère, dit alors la voix de Drima, je demande à V -. - /' _ 352 l'islam et l'occident Dieu que te rentre dans le genou une épine d'aubépine, que moi seule pourrai enlever avec le doigt que tu as coupé! Le frère tomba en effet de cheval sur une épine, quelques jours plus tard, et dut s'immobiliser. AucUn remède, aucun médecin, aucun marabout ne pouvait le guérir. Drima commençait à trouver le tenlps long et à souffrir de la faim dans son rocher. Elle demanda à Dieu de lui don¬ ner un couffin et un bâton, sortit de la pierre et partit sur les routes en mendiant comme une pauvre vieille. Elle arriva un jour qu'il pleuvait très fort devant la mai¬ son de sa famille. Sa mère eut pitié d'elle et la fit entrer sans la reconnaître. Drima s'approcha du feu et après s'être chauffée, de¬ manda qui vivait ici. — Ah! Seigneur! dit la mère. J'avais une fille et elle est partie. J'avais un fils vigoureux .et il a une épine dans le genou. Nul ne peut la retirer et tu le vois, couché dans ce coin comme un infirme. — Laisse-moi l'examiner. Peut-être Dieu le guérira-t-il. Elle s'approcha du malade, tâta le genou de sa main mu¬ tilée enveloppée d'un linge et retira l'épine sans difficulté. Alors son frère la reconnut. Et l'on fit une grande fête pendant sept jours et sept nuits. Voilà ce que nous avons entendu. Voilà ce que nous avons répété. Mon histoire est allée de rivière en rivière. J'ai parlé pour les gens nobles. l'histoire de drima 353 Ce conte kabyle est une des nombreuses variantes du cycle de Peau d'Ane, dont plusieurs exemples ont été ren¬ contrés en Afrique du Nord. Il louche en partie au cycle de Psyché, notamment par 1a. recherche et la guérison de l'é¬ poux, thèmes fréquents dans le folklore maghrébin1. Il est difficile, devant ce récit, de ne pas être saisi par l'impression d'un arrière-plan, d'une réalité à la fois in- quiêtante et savoureuse; et la beauté de ses traits s'achève de cette nuance d'étrangeté que Baudelaire jugeait essentielle. Tous les symbolismes semblent s'y juxtaposer et s'y compé- nétrer (liturgies saisonnières, initiations, psychanalyse, mys¬ tique), aux frontières essentiellement poétiques du rêve, du mythe et de la réalité. Dès les premiers mots (je ne dis pas les premières lignes, car ce récit est fait pour être récité, pour être dit, psalmodié même parfois, comme une incantation), nous nous sentons en présence d'un être exceptionnel, en communion avec le surnaturel, qualifié pour être l'agent des forces cosmiques et de la réconciliation de l'homme avec le surhumain. L'intrusion du surnaturel dans la vie quotidienne se ma¬ nifeste sous la forme, admirablement choisie, d'un cheveu d'or : ce qu'il y a de plus fin,, de plus ténu, de plus fragile en apparence, de moins saisissable et pondérable, mais de plus apparenté avec la flamme solaire, équivalence de la flamme vitale et du feu spirituel. Ce rayon d'un autre monde flotte sur les eaux parmi les multiples reflets du monde des apparences, bouleverse instantanément le psy¬ chisme du cheval et l'esprit du cavalier. i. Cf. notamment, Saintyves, Les contes cle Perrault et les récits parallèles, iga3, pp. 187-208; —• Cosquin, Les contes indiens et l'Occident, 1922; Etudes folkloriques, 1923; Revue des Traditions Populaires, tr» 13, p. 261; — Cox, Cin- darella, 1890; — Dermenghem, Le mythe de Psyché dans le folklore nord- africain, Revue Africaine, ig45; — Fasi-Dermenghem, Contes Fasis, 1928, p! 228; Nouveaux contes Fasis, 1928, p. 7 et notes; — Legey, Contes et légen¬ des populaires du Maroc, 1926, pp. 302, 206; — Frobenius, Volksmaerchen der 'Kabylen, léna, 1921-1932, iii, 118 et 54; — Pesparmet, Contes Maures, pp. 87, 113, 119. 23 354 l'islam et l'occident Il n'y a plus désormais de repos pour celui-ci, qui doit s'engager, comme un somnambule, dans l'affreuse aventure d'un inceste. L'inceste, qui horrifie les exogames, qui a une valeur mythique, dont on ne sait au juste s'il bouleverse les forces de la nature, fait périr moissons et troupeaux, ou s'il accomplit une sorte de restauration anticipée de l'âge d'or. Drima s'enfuit alors, se cache dans un rocher — comme la vieille année se cache sous les frimas de l'hiver et de la décrépitude, comme les reines de carnaval s'affublent, d'ori¬ peaux, comme les héroïnes des autres contes d,u cycle se revêtent de peaux d'âne, d'ours, de lapin, de loup, de che¬ val, de chat, de cochon, de plumes de corbeaux, de vieille femme morte, de bois, entrent dans un coffré, une lampe, un animal forgé, etc... Elle reste dans la pierre, comme le feu sacré; sous terre, comme le grain qui doit mourir pour renaître et porter ses fruits. Elle résiste, désolée, horrifiée, raidie, à toutes les supplications, laissant toutefois parvenir au monde des vi¬ vants quelques signes de sa présence. Quand les temps sont venus!, elle sort de sa tombe, — comme le soleil des ténè¬ bres ou des frimas, co-mme la végétation de la terre, comme le Christ, « soleil nouveau », du rocher sépulcral, comme la grâce des coeurs purifiés, — et c'est pour accomplir la çjuérison, la rédemption, la réconciliation, l'unité2. Emile Dermengiiem. .2. Il est clair que certains détails réalistes et surtout l'épine, le doigt qui sort de terre et qui guérit, peuvent s'interpréter psychanalytiquement. Mais ce symbolisme sexuel n'est qu'un élément d'un, ensemble auquel il est subqrdonné et dont on nç. doit pas le séparer. AHMED S EFRI OUI LA PORTE ENLUMINÉE 0 Dieu 1 j'ai bâti cette maison afin qu'elle vous tienne lieu de demeure et que votre trône y soit établi pour jamais. Les Rois, I, vin, i3. Faute de points de repère j'ignore mon âge. Cela ne me gêne pas. Et lorsque je me suis présenté à l'école pour me fairè inscrire, j'ai affirmé que j'avais douze ans, pour satis¬ faire Ja curiosité du directeur. Un jour, fatigué de ce chiffre, je l'ai changé pour celui de quinze. J'ai donc toujours quinze ans, depuis l'année des sauterelles. Je vais au col¬ lège, mes parents en sont fiers. Mon père, maître babouchier, passe ses jours et une partie de ses nuits à tirailler les peaux entre ses mains, ses genoux et ses dents pour subvenir à nos besoins. Il rentre souvent tard pour dîner et me trouve déjà couché. Je le vois seule¬ ment le vendredi. Ce jour-là, nous nous rendons à la mos¬ quée pour la prière en commun, puis au cimetière, sur la tombe de mes grands-parents. Pour un franc, un « fqih » vient bredouiller une « sourate ». De retour à la maison nous déjeunons servis par maman. Ces déjeuners sont les instants les plus agréables de notre existence. Maman soigne particulièrement le repas et l'agrémente souvent d'un des¬ sert ou d'une salade. La musique de la bouilloire semble douce à l'oreille dans l'intimité de notre pièce meublée de matelas bourrés de crin et d'un lit de bois peinturluré. Les couvertures de nos matelas sont disparates et quelque peu 356 l'islam et l'occident fatiguées. Cela gêne ma mère; surtout dans les rares occa¬ sions où nous recevons un invité, parfois un parent. — Que va-t-il raconter à toutes nos connaissances? — « Louange à Dieu, Si Hamman nous a bien reçus, mais les temps sont difficiles. Je n'ai pas remarqué de cuivres sur leurs étagères et les couvertures auraient besoin d'être changées. » Ma mère est fière, elle souffre de notre pauvreté. * * * Ce dimanche, maman s'affaire autour d'un bidon trans¬ formé en lessiveuse, brasse dans une auge de bois des nua¬ ges de mousse d'un blanc irisé. Dans la pièce les matelas, face au mur, boudent dans un coin. C'est jour de lessive. Cela veut dire un jour où l'on mange mal, où l'on frissonne dans l'unique blouse trop mince. J'emporte une tranche de pain enduite de beurre rance et je pars à l'aventure à travers les rues de Fès. Je m'en¬ fonce au cœur de la ville comme dans un rêve. Aujourd'hui j'explore le quartier Rmila, de l'autre côté de la rivière. Je n'ai jamais mis les pieds dans ces ruelles inondées de soleil, ces ruelles qui sentent la poussière et la bouse de vache. Je traverse des voûtes sombres où l'air humide vous caresse avec ses mains de fantôme. Ce souk ne me paraît pas un vrai souk, mais un décor né de mon imagination et qu'un bruit, un mouvement brusque ferait rentrer dans le néant. De petits vieillards avec des gestes feutrés jouent à l'épi¬ cier, au marchand de légumes, au marchand de pain ou de menthe; d'aùtres personnages jouent aux clients, empilent toutes sortes de provisions dans la panse de leurs couffins d'alfa et disparaissent dans la fente d'un mur, se dissolvent dans l'ombre d'un cul-de-sac. L'enchantement continue. Il y a un « guerrab » et un crieur public. — O Musulmans! s'informe-t-il à haute voix. Qui de vous a rencontré une ânesse grise? Des ânesses grises? Il en passe des dizaines avec ou sans maîtres. Personne ne les remarque. Seul le marchand de menthe les fixe de ses yeux sans cils. J'ai faim; j'entre dans une mosquée minuscule à « zel- LA PORTE ENLUMINÉE 357 lijs » vertes et blanches, avec sa vasque de grès couverte de vase; je mange mon pain contre un pilier. Dans la courette deux moineaux sautillent, s'interpellent, se frottent le bec sur le sol, partent d'un coup d'aile et reviennent. Peu à peu, les murs s'effritent, le soleil devient gris, les zellijs se déco¬ lorent. Seule la natte prend plaisir à me meurtrir les che¬ villes, à pénétrer dans ma chair pour bien proclamer la réa¬ lité de ses cordons de doum tressé et' de ses joncs acérés. Je ne sais depuis combien de temps je dors. Un voix m'appelles. — Réveille-toi, mon enfant, tu es dans la maison d'Allah. Un des personnages du souk se tient devant moi, légère¬ ment courbé sous le poids de son turban d'un blanc de neige d'où pointe un cône rouge orné d'un gland de soie bleue. Est-ce l'épicier ou le marchand de pain? Je l'ignore. Il m'apprend qu'il est le « mouedden » et m'engage à faire mes ablutions pour la prière du « 'Louli ». Je me lève et lui obéis. Une demi-douzaine de fidèles s'alignent face au « Mih- rab ». A la sortie je rencontre le vieillard; il me sourit. Suis-je vraiment réveillé? Ce pays est si calme, si calme! Deux coqs se renvoient, par-dessus les maisons, un cocorico d'allégresse. Une voix de femme bourdonne, derrière un mur percé de petites fenêtres grillagées. Elle monte et descend comme le souffle dans la poitrine d'un mourant. La voix s'arrête. Les oreilles de la terre ne la perçoivent plus, mais elle continue peut-être à se faire entendre dans d'autres sphères. A travers la porte d'une maison, j'entends des « you-you », une naissance ou un mariage, seuls événements qui doivent animer le silence de cette cité. Ici on ne doit pas mourir. La maison s'ouvre, sortent deux portefaix char¬ gés de « midas » coiffées de couvercles de sparterie. Un esclave les précède. Je les suis. Qu'ai-je mieux à faire? Non loin de là, l'esclave ouvre une porte à deux battants, s'en¬ gouffre dans le couloir suivi des portefaix. Aucun bruit ne transpire au dehors. Je reste, le regard hypnotisé par les entrelacs d'une rosace peinte de couleurs vives sur les bat¬ tants de la porte. Elle s'étend comme une toile d'araignée, se prolonge indéfiniment en figures fantaisistes, se répand en une flore stylisée où les tulipes et les jasmins mêlent le jeu de leurs couleurs et de leurs formes à d'autres fleurs sans noms. 358 l'islam et l'occident La porte s'ouvre, l'esclave apparaît, roule des yeux de fureur et profère ce simple mot « Sirr » : Va-t-en! Je m'éclipse au premier tournant. * # * Trente-cinq, trente-six, trente-sept! Trente-sept marches pour arriver à notre étage! Depuis deux ans je les compte chaque fois que je monte. Pour descendre je les saute deux à deux; un dernier plongeon et je me trouve dans le patio rouge brique où stagnent parfois de larges flaques d'eau sa¬ vonneuse. Les voisines ne se cachent pas sur mon passage. Je m'amuse parfois à imiter la grosse voix de Moulay Ahmed le tisserand et je tonne dès l'entrée : « Dégagez le chemin, je passe. » Des bruits furtifs, des pieds nus se précipitent derrière les piliers; Lalla Zoubida chantonne : « Passe ô Moulay Ahmed. » J'éclate de rire et traverse la cour, suivi de cris d'indi¬ gnation. Au rez-de-chaussée, habite un nommé El Alami; homme d'une cinquantaine d'années, toujours de mauvaise humeur, qui terrorise sa jeune femme et la menace tous les jours de répudiation. Moi, je l'aime cette pauvre Aïcha qu'on entend pleurer avec des sanglots d'enfants, des reniflements de petite fille morveuse. Je l'aime parce qu'elle est toujours propre et parce qu'elle chante avec des roucoulements de tourterelle. « Amour! Amour! Tu as fendu mon cœur Pour t'y loger, Ni médecin ni fqih Ne peuvent rien contre toi. » Ma mère ne partage pas ma sympathie à l'égard de la jeune femme. — C'est le mari qu'il lui faut; se plaît-elle à répéter; de quoi se plaint-elle? Etait-elle mieux traitée comme domes¬ tique chez Sid El Abed? LA PORTE ENLUMINÉE 359 Ce manque de charité vis-à-vis d'une petite femme si jolie me chagrine. Aïcha! je rêve pour toi d'une existence meilleure saturée de parfums de fleurs, bercée de chants d'oiseaux. Avec des roucoulements de tourterelle, tu chanteras, le long du jour, derrière les massifs du jardin. Amour! Amour! Tu as fendu mon cœur Pour t'y loger, Ni médecin ni fqih Ne peuvent rien contre toi, * * * Ce soir, mon père revient plus tard que d'habitude. Il raconte avec animation la dispute survenue entre lui et son patron à propos d'achat de ficelle. Ma mère opine de la tête, pousse des exclamations, soupire indignée. J'entr'ouvre les paupières. Son visage à bajoues change de forme et de relief au caprice de la flamme jaune de notre lampe à pétrole. Papa me tourne le dos. Longtemps il parle, parle sans cesse. Celte phrase revient souvent sur ses lèvres : « Avec ce qu'il a pu gagner sur mon dos, il a dû se construire un pa¬ lais! un palais! » Je répète dans mon demi-sommeil « un palais! un palais! » Ce mot évoque dans mon imagination des jardins et des jets d'eau, des esclaves circulent entre les colonnes. A la porte du palais aux battants enluminés de mille couleurs se tient un nègre lippu. —: Va-t-en, tonne-t-il lorsque le passant ose lever la tête sur les arabesques. Aïcha règne dans ce palais et chante sous les grenadiers en fleurs. * * * Je reviens dans ce quartier avec l'espoir de voir s'entr'ou- vrir la porte de mon palais. Mais elle reste obstinément fer¬ mée. Mes yeux se repaissent des couleurs et des taches d'or qui la constellent. Sur le fond vermillon, des bleus et des 360 l'islam et l'occident verts s'entrelacent avec des jaunes serin, des bruns veloutés, çà et là des étoiles d'or mat. « Mon palais se tient, secret, derrière les jeux de l'arc-en-ciel. Le passant jette des regards désespérés Sur la porte qui ne veut pas s'ouvrir. Aura-t-il la patience d'attendre? Alors, sous son regard de contemplation, le bois de cèdre millénaire, l'acier trempé et le fer fin, ne Patiente, si la porte reste fermée [pourront résister. tu passeras à travers les murs de toubia, les cloisons de briques pleines, les mosaïques multicolores. — Que trouverâi-je dans ton palais? — Tu te trouveras dans mon palais. Et cela suffit. » Cette chanson me vient sur les lèvres; je n'en comprends pas le sens. Mais est-il nécessaire qu'une chanson ait un sens ? — Va-t'en! Le nègre, les yeux hors des orbites, vient de surgir je ne sais d'où et m'invite à prendre le large. Je m'en vais sans toutefois oublier d'emporter mon palais bien au fond de mon être, dans un écrin tissé de fibres de ma pro¬ pre chair. Chaque jour j'irai m'asseoir au-devant de la porte enluminée; elle finira par s'entr'ouvrir. « Aïcha ne pleure plus avec tes sanglots d'enfant, tes reniflements °de petite fille nerveuse. Les esclaves préparent des cassolettes de parfum; étendent des tapis de Perse pour nous recevoir. Viens, viens, pour nous aucune porte n'osera rester close. Tous les deux, derrière les massifs de jasmins, nous chanterons avec des roucoulements de tourterelle : Amour ! Amour ! Tu as fendu mon cœur Pour t'y loger, Ni médecin ni fqih Ne peuvent rien contre toi. Ahmed Sefrioui. BISHR FARÈS LA BARQUE1 Le soleil, là-haut, recherche celui qui le désire. La chambre a quatre fenêtres. Les quatre sont toutes grandes ouvertes et la chambre demeure obscure : poumon de poitrinaire s'engouffrant d'air sans pouvoir se gonfler. Dans la chambre s'alignent des meubles qui pensent s'en¬ voler quand on les palpe. Sont-ils destinés à une tribu d'an¬ ges migrateurs? Il y a là une statuette rare qui n'a été ache¬ vée qu'après avoir mis successivement au tombeau trois artistes chinois. Il y a aussi des tapis qui, vendus en Améri¬ que du Nord, rapporteraient assez pour séduire les députés d'une nation supérieure. Une Chambre obscure avec quatre fenêtres toutes grandes ouvertes, des merveilles... et un homme qui n'osa jamais se demander pourquoi il vit. Soudain, la porte s'ouvre. Pénètre une chose partagée entre deux couleurs : le blanc et le brun. On dirait un j our d'automne balançant entre la pluie et le beau temps. Une chose qui remue avec lenteur; une main de peintre fixant une idée. Une chose entra. Le blanc se déploya dans les recoins de la chambre, les illumina; tandis que le brun alla droit aux fenêtres, et le soleil alors fut guidé vers la chambre. La porte s'était ouverte sur une jeune fille, Amîna. i. D'un recueil de contes intitulé Malentendus, paru au Caire en langue arabe (1942). Traduit par l'auteur (traduction inédite). 362 l'islam et l'occident — Venez-vous à moi les mains vides? — Excusez-moi, mon ami. Je n'ai pas achevé le pull-over. Il ne reste qu'une seule manche. A peine rentrée chez moi hier soir, je me mis à l'ouvrage. Mais j'en fus détournée aussitôt par la visite d'une amie. Ce matin, j'ai dû sortir; mon père m'avait chargée de certaines courses. — Bravo! Bravo! des visites le soir et des sorties le ma¬ tin. Pourtant vous savez bien que j'attends impatiemment le pull-over. Je vous avais bien dit que je partais en voi¬ ture demain matin à 9 heures, pour le désert, en compagnie de quelques amis. Ne vous avais-je pas avertie que je serais en tenue de sport et qu'il me fallait donc le pull-over. D'ail¬ leurs j'en ai vaguement parlé à mes amis. Que penseront-ils s'il n'orne pas ma poitrine? Voulez-vous que je sois leur risée? Pourquoi ce silence...? Parce que vous êtes en fraude. Voyez comme votre visage est pâle. Vos paupières semblent ~ avoir lutté toute la nuit pour éviter de se rapprocher. » Ecoutez-moi. Vous ai-je priée par hasard de me tricoter ce pull-over? C'est vous qui avez désiré me l'offrir. Vous m'avez dit : « Vous verrez comment je suis adroite, et si je ne le suis pas, je m'appliquerai à l'être par amour pour vous. Vous porterez un pull-over sans pareil. Mes yeux, tout en observant mes doigts, y inséreront une riante fraîcheur. » Ce n'est que de la poésie tout cela, mon amie. Mais le pull- over, cet objet concret, où est-il? Vous tournez la tête. Cela vaut mieux. Vers le Nil, vers ce dont on n'aperçoit ni le commence¬ ment ni la fin. Le souffle peut alors s'étendre; plus de ris¬ que d'étouffer. Amîna s'appuya sur une barrière, au bord de l'eau. Les barrières ne sont point élevées pour Amîna, car rien ne peut la submerger : elle-même submerge. Elle a été créée pour s'étaler, pour inonder. Amîna est un autre Nil. Le pont soudain se coupa en deux pour livrer passage à une barque à voile, le vent1 mort, les rames étaient à l'œuvre, mais avec tant de douceur. On eût dit que la barque priait l'eau de lui permettre de voguer, ou bien s'excusait de la fendre. LA BARQUIi 363 Amîna interpella la barque : — Vers où? Que portes-tu? Du miel ou de la paille? Du blé ou bien des dattes? Le voyage t'a sans doute exténuée. Puisse celui qui t'attend ne point recevoir le miel ramolli par le soleil, la paille envahie par l'eau, le blé dévoré par le charençon, les dattes souillées de poussière... A quoi bon rouler si ton chargement ne satisfait point? Celui qui t'at¬ tend dédaignera les peines endurées. Qu'aurais-tu enduré en flottant? N'es-tu pas une barque? Est-ce que la guerre épuise le guerrier? N'est-il pas né pour se battre? O barque. Hé! hé! Avant d'échapper à mon regard... tu échapperas trop vite, car je veux épargner ma vue pour cette nuit. Avant de disparaître, ô barque, je te le dis : ancrer est plus pénible que naviguer... Le pont est encore ouvert; si ton chargement risque de décevoir, rebrousse chemin. Crains l'ignorance du cœur. Barque, retourne, retourne! — Qu'as-tu fait, Amîna? L'échec paraît gravé sur tes traits. — L'échec? Tu as raison, père. — A qui as-tu parlé? Que vous êtes-vous dit? — Je m'en fus de bonne heure chez le même patron. Je m'excusai de n'avoir pu tenir ma promesse; je lui répétai ce que tu m'avais soufflé, père. Je lui dis que je n'avais pas pu apporter le pull-over, parce que j'avais été soudain à court de laine, que cette laine était rare, que j'en avais cherché vai¬ nement hier. Mais il s'emporta et, menaçant, me fixa un der¬ nier délai. Il me faut lui remettre le pull-over demain avant 9 heures du matin. Je dois me soumettre, je dois... Je re¬ doute la concurrence. Qui sait? Une autre jeune fille peut bien être plus adroite de ses mains. — Penses-tu qu'il nous donnera quelques piastres? Ou bien s'obst'inera-t-il à ne vouloir pas récompenser le pre¬ mier travail? — Il ne nous donnera rien, père. — Si tu lui disais la vérité? — Lui dirai-je par hasard que j'ai manqué à ma parole parce que, n'ayant pu payer la note d'électricité, nous nous sommes trouvés sans courant et qu'alors il n'était plus pos¬ sible de tricoter la nuit? Lui dirai-je que je suis chez ma 364 l'islam et l'occident tante dès 8 heures du matin pour m'occuper jusqu'à 6 heu¬ res du soir de ses trois enfants et que, en échange, ma tante nous nourrit tous les deux? Ou bien lui dirai-je que tu as perdu ton emploi? Non. Non. Je ne puis accepter l'aumône de cet homme. — Mais ce n'est point une aumône, Amîna. Et quand cela serait, est-ce que cet homme est vil au point que tu redoutes d'exciter sa pitié?... Je voudrais le connaître. —- Non, père. Non. Tu ne le connaîtras pas... A la vérité, je ne doute pas qu'il m'aurait donné une livre ou même plus si je lui avais expliqué notre cas. Mais je n'ai pas osé le faire. Le prierai-je de me venir en aide alors qu'il me croit à l'abri du besoin? —- Mais tu ne l'es pas. — C'est ce qu'il croit... Plutôt, je l'ai amené à le croire. Non. Réclamer un millième à cet homme est chose impos¬ sible. Il ignore l'infortune, et je m'en voudrais de lui en dé¬ voiler les plaies. — Etrange. — Ah! si tu savais. — Si je savais quoi ? — Ai-je dit quelque chose ? Ai-je... ? —- Tu as dit : « Ah! si tu savais. » — Alors je n'ai rien dit. Je n'ai d'ailleurs rien à dire. — Tu tricoteras donc la manche, cette nuit. — Oui. — Et ta vue ? je crains que tu ne l'épuisés. — N'aie crainte, père. Je l'épargne depuis midi, après avoir promené mon regard sur le Nil, peu, très peu. — Mais à quelle lumière tricoteras-tu ? — A celle d'une chose qui se consume, là, dans ma poitrine. —- Tu as baissé la voix. Je n'ai pas entendu. — J'ai dit : à la clarté de la lune... la lune est bien l'amie de ceux qui logent dans l'obscurité. Le père s'installa près de sa fille. Les doigts d'Amîna se mirent à remuer, et la laine se laissait faire. Le père serra la jeune fille contre sa poitrine : — Amina. Ne m'abandonne pas. Mon affection est égale à celle d'un mari. Tu es heureuse près de moi. Le serais-tu avec un compagnon, Amina? Pourquoi tes yeux sont-ils la barque 365 tout à coup humides ? Vas-tu pleurer sous les regards de la lune? Ah! Amina... Amina... Je n'ai pas su m'exprimer. Excuse-moi. Je parlais en ne pensant qu'à moi-même. Amina répondit ; « Est-ce que l'homme peut penser à autre chose qu'à lui-même? » Et les mains se remirent à remuer. Bishr Farès. TEMOIGNAGES DE L'ISLAM D'HOMME A HOMME « Les pays ont toujours été pour moi des hommes. » Ce mot est de Lamartine. Il va loin, et j'aime de le suivre. Au point de ma vie où me voici parvenu, j'ai déjà connu bien des lieux, et souvent fort étrangers; parcouru de nombreux pays, contemplé tant de paysages, illustres ou obscprs. Mais je puis bien dire que ce sont toujours des hommes, d'abord, et l'Homme, en premier, que j'ai voulu y chercher, que j'y ai vus. Et pas moins dans ces territoires d'au-delà de notre Méditerranée où j'ai vécu assez longtemps, dans celte sen¬ sible Afrique du Nord qui ne cesse de tenir nos soucis et nos espoirs en éveil. Les faibles dissemblances de l'univers, et en particulier du monde méditerranéen, je les ai toujours vues se fondre dans un heureux ensemble de similitudes. Il n'y a rien, sur les rivages maghrébins, qui ne tiire après soi tout un cortège de parentés millénaires avec tous les autres visages de la nature et des civilisations qui nous ont faits ce que nous sommes. J'en dis autant des êtres humains. Pesant mes mots, car je les formule dans un de ces mo¬ ments éphémères de la longue durée où l'on peut craindre que tout mot manque son but ou frappe une cible mortelle, je me laisse aller à donner l'existence à des visions du sou¬ venir. Cela se passait sur les rivages de la Kabylie, l'été defnier. Entre le cap Bengut et le cap Tedlès, dans l'antiquité du pay¬ sage et des moeurs rustiques, ce n'était pas seulement le par¬ fum de la Bible que je humais, non, mais la vie même du monde grec que je retrouvais. Quelques figuiers, et de la vigne qui vient mourir près d'une plage sablonneuse et dé¬ serte où s'enlise un reste d'oued à roseaux et lauriers-roses... Cela était en vérité l'image même de la solitude que j'ai con- 24 370 l'islam et l'occident nue, par un midi d'août, sur le littoral de la Grète qui respire vers le Sud, qui porte l'haleine des siècles minoéens vers l'o¬ deur d'Alexandrie et des temples d'Egypte. C'étaient les mê¬ mes roseaux qui bruissaient jadis les confidences de Midas, les mêmes lauriers où s'étaient cachées les nymphes, et Nau- sicaa, la fille aux bras blancs. Le marabout sous les oliviers d'une colline d'où se découvraient les ceintures de couleur de la mer dans les sables liquides agités par le vent et la va¬ gue, jaunes, vertes et1 bientôt tout l'azur, le marabout ka¬ byle, avec ses coupolettes, rendait un pieux salut à la cha¬ pelle d'Hagios georgios où j'ai bu l'eau fraîche sur un pro¬ montoire des Cyclades. Les êtres vivants ne décevaient pas davantage que la na¬ ture cette identité profonde que je voyais aux lieux et aux âges. Des pâtres enfants menaient des chevreaux et des bre¬ bis sous les térébinthes nimbés par le soleil couchant, comme issus des idylles, d'un pas mesuré par des dactyles et des spondées mémorables. Et des vieillards, des anciens, des vé¬ nérables, drapés dans le burnous, portant incliné sur le chef le chapeau de paille conique, avec les pieds ficelés dans des coques en peau de chèvre, apportaient au chœur invisible le message de la tragédie, le secret. d'Œdipe. Et pourtant c'était ici l'Islam. Et pourtant, un peu plus loin, c'était aussi l'Occident. Je ne peux négliger de dire l'émotion qui vous reprend aussi souvent qu'on revoit ce: que l'homme européen a fait ici, ces plaines qu'il a fécondées, ces villages qu'il a bâtis, avec leur clocher, leur estaminet, leur mairie, leur forge, leur école, d'un style parfois non moins saugrenu que les nôtres, mais combien d'autant plus touchants! Au milieu de tant de tra¬ vaux, de soins, de végétations déjà séculaires, il est des allées de platanes dont l'ombre chaleureuse mène droit au coeur des plus vieux aspects de notre civilisation paysanne. Ainsi l'Islam et l'Occident se trouvent-ils mêlés dans le climat même de l'homme éternel que la Méditerranée baigna dès les origines. Comment concevoir, comment admettre que cet homme, unique en vérité dans ses espèces profondes, se dédouble en deux loups, devenus loups l'un à l'autre? L'es¬ prit se refuse à tolérer l'image de ces vignerons, de ces labou¬ reurs dont les mains, faites pour recueillir dans leurs rides le limon de la glèbe, deviendraient soudain les armes des d'homme a homme 371 mauvais maîtres. L'esprit s© refuse à tolérer l'image de ces bergers, de ces gauleurs d'olives roulant sous leur coiffe les sombres desseins du désespoir et de la vengeance. N'étaient-ils pas semblables à l'homme éternel de notre rivage commun, ce vieillard sur sa mule, avec l'épouse, avec l'enfant, à qui je montrais, à peine dessinée dans la nou¬ veauté de son fil d'or, la première lune de ramadan, et qui m'en remerciaient par le sourire d'une connivence cordiale? Et cet autre ancien dans son burnous, qui écoutait, avec une attention si soutenue, en les approuvant, les gens à veston délibérer de quelque modeste projet d'amélioration munici¬ pale? Et ces petits garçons, et ces femmes porteuses d'am¬ phores, riant et me touchant la main, au bord du sentier, et leur bonjour à travers les champs? Il n'est pas nécessaire qu'on me rétorque les arguments de la naïveté, de la bucolique, de l'illusion champêtre. Moins que personne je n'ignore la complexité des problèmes qui se débattent entre ces peuples et nous, entre leurs idées et les idées d'Europe, entre leurs classes et les nôtres, entre l'Is¬ lam et l'Occident, si l'on veut réduire les énoncés du drame à des antinomies faciles. Mais je les tiens pour plus appa¬ rentes que réelles. Comme les pays, les problèmes sont d'a¬ bord les hommes qui les incarnent, et le drame universel se ramène toujours au drame des comportements de l'homme devant l'homme. Quoi qu'il arrive demain, entre les hommes à veston et les hommes à burnous, rien ne peut plus empêcher que déjà parmi ceux-ci il en est qui ont fait graver dans noire lan¬ gue, en français, les épigraphes de la mort et de la mémoire sur les stèles à croissant de leurs tombeaux. Et c'est dans la même terre que les uns et les autres réunissent leurs humeurs. Il est temps encore que les hommes vivants médi¬ tent cette leçon des hommes défunts. Gabriel Audisio. TÉMOIGNAGE DE L'ISLAM NOTES SUR LES VALEURS PERMANENTES ET ACTUELLES DE LA CIVILISATION MUSULMANE Chaque civilisation, chaque nation, chaque race, chaque groupe humain, qui accomplit sa destinée, devient sur son plan, une « personne », avec tout ce que cela comporte d'u¬ nique, d'irremplaçable, et, par cela même, prend une valeur universelle, apporte un témoignage dont tout l'humain peut tirer profit. L'intérêt que présente le monde musulman n'est pas seu¬ lement son rôle historique (liquidation du monde antique, transformation du régime de la Méditerranée, transmission de la sagesse grecque, scolastique médiévale, algèbre, trou¬ badours, amour courtois...) ; il offre dans sa structure même comme dans sa vie quotidienne, un enseignement dont on peut dire qu'il est fouj ours actuel. Une civilisation, très suffisamment, et même parfois âpre- ment terrestre, mais axée malgré tout sur la transcendance et basée en principe sur la primauté du spirituel, écarte aussi bien le totalitarisme que l'utilitarisme, s'oppose à tout ce qui absorbe l'esprit dans la masse ou le subordonne à la production des richesses. De l'attitude musulmane fondamentale résultent, malgré les imperfections qui ne laissent pas d'estomper sérieuse¬ ment l'essentiel 'témoignage : une leçon de ce qu'on appelle aujourd'hui « personnalisme » et de ce qui est somme toute l'humanisme véritable, une possibilité d'efficace liberté et d'équilibre entre la société et l'individu, un sens de la jus- témoignage de l'islam 373 tice, de l'égalité dans la variété, de la tolérance jusque dans la guerre, de la pauvreté jusqu'au sein des villes les plus fastueuses, de la tenue jusque dans la misère, du rite et de la pureté rituelle, la conviction que rien ne compte à côté de l'Absolu, avec le corollaire que tout ce qui existe n'existe que par participation à l'Absolu, c'est-à-dire que tout est « sans prix », dans les deux sens, que tout ce qui arrive est adorable, comme disait Léon Bloy, et que rien n'a d'impor¬ tance en dehors de cette participation à la Réalité. De la liberté. C'est l'équilibre entre la transcendance et l'immanence qui permet celui de la personne et de la société; c'est l'affir¬ mation métaphysique qui permet la liberté dans la cité humaine. Dire en vérité et non pas seulement des lèvres : « Allahou dkbar, Dieu est le plus grand », c'est fermer la porte à toute servitude, c'est se proclamer et se réaliser fon¬ damentalement libre. L'esclave de l'Etre absolu, le 'abd d'Allah, le serviteur des attributs d'Allah, ne peut être véri¬ tablement l'esclave d'aucun être. Plus il est son esclave, plus il est libre à l'égard de tous les autres. « Un sultan juste est l'ombre de Dieu sur la terre » et l'o¬ béissance lui est due, mais seulement tant qu'il reste juste et dans les limites de la loi dont il tire toute sa légitimité. Essentiellement, comme le précisent jusqu'aux contes de fées, chaque fois qu'il est question d'nn sultan, « il n'y a de sultan que Dieu ». Le Coran proclame que « Dieu n'aime pas les oppresseurs » (xlii, 38-41), qu'il punira, non ceux qui vengent une injustice, mais ceux qui oppriment les autres, qu'au demeurant la grande affaire est d'être patient et de pardonner. A propos de quoi les commentateurs dé¬ clarent qu'il convient d'être indulgent envers le faible, mais inflexible envers le fort injuste. Péguy aurait approuvé les vers du Jardin des Roses, dans lesquels Saâdi, au pays des potentats, déclare que « le soupir d'un seul opprimé suffit à bouleverser le monde », que « les princes sont plus établis 374 l'islam et l'occident pour garder leurs sujets que les sujets pour obéir aux prin¬ ces », que « le berger est pour le troupeau, non le troupeau pour le berger ». C'est l'affirmation d'un principe supérieur qui permet, non seulement la liberté, mais aussi l'égalité et la fraternité, parce qu'elle fonde la valeur de la personne. « Je com¬ prends, écrit Saint-Exupéry dans la méditation finale de son dernier livre sur les valeurs de l'antique civilisation chré¬ tienne, je comprends l'origine du respect des hommes les uns pour les autres. Le savant devait le respect au soutier lui-même, car à travers le soutier il respectait Dieu doM le soutier était aussi l'ambassadeur. » Héritant de Dieu, « ma civilisation a fait les hommes égaux en l'homme,... a fondé le respect de l'homme au travers des individus,... a fait les hommes frères en l'homme ». Grâce à l'Absolu, ils sont liés et non juxtaposés; la société est une cathédrale et non la somme de ses pierres. Aucune pensée particulière n'a le droit de s'imposer aux autres pensées, aucun peuple aux autres peuples, aucune race aux autres races, sous peine de confondre « l'unité de l'Etre avec l'identité de ses parties », de dévaster « la cathédrale pour aligner les pierres ». L'homme est créé à l'image de Dieu, et tous les êtres sont « la famille de Dieu », dit Ibn 'Arabi d'après un hadîth connu. Ce reflet et cette parenté confèrent à chaque homme une, valeur transcendante à son individualité et une dignité inaliénable à quoi que ce soit. De la justice et de la charité. Cette justice, cette charité, cette modération sont recom¬ mandées par le Coran et le Hadîth. Dieu a dit : « Le bien et le mal ne sont pas égaux. Rends le bien pour le mal et ton ennemi deviendra ton défenseur et ton allié » (xli, 34). Comme l'écrit Aldous Huxley dans La Fin et les Moyens, « la violence ne saurait amener de progrès véritable à moins que, à titre de compensation et de réparation, elle ne soit suivie de non-violence, d'actes de justice et de bonne vo¬ lonté »., Et nous trouvons encore dans le Coran : « La jus- témoignage de l'islam 375 tice tient de près à la piété (v, 11). Soyez droits et équitables; témoignez en vue de Dieu seul, serait-ce contre vous-mê¬ mes » (iv, 134). Il conseille la modestie à la créature et s'oppose à tout « orgueil de la vie » : « Ne marche pas fastueusement sur la terre, tu ne saurais la trouer, pas plus qu'égaler la hauteur des montagnes » (xvii, 39). Il affirme que les hommes sont une seule race et, primor- dialement, un seul peuple. On ne saurait trop souligner à notre époque l'importance de cette déclaration : « C'est Lui qui vous a créés d'un seul individu (vi, 98; vu, 189). Les hommes formaient autrefois une seule nation (ii, 209; x, 20). O hommes! nous vous avons créés d'un homme et d'une femme; nous vous avons partagés en familles et en tribus afin que vous vous connaissiez entre vous. Le plus digne devant Dieu est celui qui le craint le plus » (xlix, 13). Le pluralisme confirme l'unité; la diversité est principe d'harmonie non de confusion. Si les sectes qui divisent la religion sont blâmables, chacun se complaisant égoïstement et orgueilleusement « en ce qu'il a » (xxx, 31), les différen¬ ces de langues et de couleurs entre les hommes sont « une leçon pour les mondes » (xxx, 21). Au surplus, le meilleur conseil n'est-il pas celui-ci : « Si Dieu avait voulu, il aurait fait de vous un seul peuple... Courez à l'envi les uns des autres vers les bonnes actions. Vous retournerez tous à Dieu; il vous éclaircira lui-même la matière de vos dispu¬ tes » (v, 53). Les hadîth développent et précisent : « Si vous voulez ma miséricorde, soyez miséricordieux envers mes créatures. Après la croyance en Dieu, le summum de la raison, c'est de montrer de l'affection pour le prochain et de faire le bien à tout homme, juste ou pervers. » Ils réclament la bienveil¬ lance pour tous les êtres, y compris les animaux, et promet¬ tent une récompense pour le bien fait à toute créature douée d'un cœur vivant. Ils ne préludent ni à Nietzsche, ni à Ma¬ chiavel, ni aux théoriciens de la volonté de puissance. Us blâment ceux qui recherchent le pouvoir et moquent ceux qui ne s'aperçoivent pas qu'ils sont les premiers esclaves de leur propre autorité. Us proclament qu'un « arabe n'est supérieur à un étranger, ou un blanc à un noir, que par la piété ». Dieu a envoyé sa rahma au monde entier, « aux rouges et aux noirs ». Quelqu'un ayant appelé Bilâl, le pre- 376 l'islam et l'occident mier muezzin, « fils de négresse », le Prophète réprimanda sévèrement l'insulteur, lui reprochant de montrer « des sen¬ timents ahtéislamiques ». « Aide ton frère musulman, disait un jour Mohammed, opprimé ou oppresseur. » Et comme on lui demandait com¬ ment faire .en ce dernier cas : « en l'empêchant d'être injuste », fut la réponse. De la guerre. La guerre elle-même devrait être soumise aux lois de l'humanité, de la justice et de l'honneur. Théoriquement, elle ne devrait être que « sainte », — ce qui d'ailleurs est assez scabreux pour la sainteté et peu conforme au spectacle de l'histoire, car la guerre ne reste pas longtemps sainte, en admettant qu'elle l'ait jamais été, pas plus que le diable ne reste longtemps ermite, — mais ce qui impose malgré tout certaines limites aux brutalités et aux machiavélismes. De fait, les premières conquêtes de l'Islam se firent dans une atmosphère de modération relative.qui contraste avec celle de bien d'autres guerres antiques ou modernes, de peuples musulmans ou non-musulmans. Aux tribus barbares de l'Arabie du VIP siècle, le Pro¬ phète, qui n'avait pas toujours été plein de mansuétude pour tous ses ennemis, disait ces paroles, qui sortaient sans doute pour la première fois de la bouche d'un chef de guerre : f< N'usez ni de fraudes ni de ruses. Ne Luez pas les enfants. N'opprimez pas les habitants du pays ennemi. Ne détruisez pas les maisons. Ne dévastez pas les champs et les vergers. Ne coupez pas les palmiers. » Et le premier calife, Abou Bakr, répétant ces recommandations à ses généraux, ajoutait ces paroles non moins étonnantes pour nous con¬ temporains des guerres totales : « Si tu conclus un traité, observes-en les clauses. » Tout cela était dit au temps où le « bon » roi Dagobert, plantant son épée en terre après la bataille, faisait tuer tous-ceux de la population vaincue qui dépassaient la hauteur de ce fer. Le Coran admet la violence répondant à la violence, pour TÉMOIGNAGE DE L'iSLAM 377 réparer l'injustice, amener un meilleur ordre des choses et permettre aux monothéistes de prier librement (xxn, 40-42). Mais, quelle que soit la véhémence d'appels au jihâd, dont il est possible de faire abus si l'on ne tient pas compte des circonstances de chaque verset, il précise : « Combattez dans la voie de Dieu contre ceux qui vous font la guerre, mais ne commettez pas d'injustice en les attaquant les pre¬ miers, car Dieu n'aime pas les injustes » (n, 186). « La paix est un grand bien » (iv, 127) h La guerre, elle, « la guerre est un tyran, al harb gha- choûm », dit le proverbe. Celui qui provoque la guerre est injuste, disait le calife 'Ali. Quand au grand jihâd, à la grande guerre sainte, c'est celle qui est faite « contre nous- mêmes », celle qui est menée, avec l'épée du renoncement, contre les égoïsmes de l'âme, les tyrannies du désir et les illusions de l'individualité. Le Vieux de la Montagne. Il est remarquable qu'aucun penseur politique musulman ne fonde sa doctrine sur autre chose que la justice et la rai¬ son. Des théoriciens hommes d'action, des hommes d'Etats réalistes, comme Ibn Khaldoûn en Occident, Aboû'l Fadl en Orient, ne parlent pas à cet1 égard autrement que le platoni¬ cien Al Farabi, qui consacre une grande partie de sa Cité Parfaite à exposer avec une froide ironie les principes de la « cité de l'ignorance », basée sur le droit du plus fort, l'indifférence à la justice et la lutte universelle. Nizam-al- Moulk lui-même, qui gouverna sans excès de scrupule avant d'être assassiné par un émissaire de Hasan Sabah, quand il veut caractériser les qualités de gouvernement par excel- lénce, parle de modération et de justice. Seul fait exception justement ce très hérétique Vieux de la Montagne, le cheikh al djebal, ce Hasan Sabah, ivre de i. Comp. avec les atroces prescriptions de Moïse (Deuter., xx, 10 et suiv.). 378 l'islam et l'occident spéculation et d'orgueil sur les hauteurs d'Alamout, comme l'Autre sur celles de Sils Maria, et pour qui l'arcane suprême était : « Rien n'est vrai, tout est permis. » C'est au fonda¬ teur des Hachichin — Assassins — qu'on peut seulement, dans le monde musulman, attribuer un point de vue quel¬ que peu analogue à celui que nous avons entendu soutenir sur les esprits infirmes affligés de concepts moraux. Point de vue qui restait d'ailleurs chez lui ésotérique, et que les hommes du XXe siècle ont vulgarisé avec les résultats dont nous sommes les témoins. De la pauvreté. L'erreur de notre époque n'est pas sans doute de dévelop¬ per l'industrie pour nourrir une population qui serait, sans cela, surabondante, mais de créer anarchiquement des be¬ soins souvent factices afin de travailler à les satisfaire avec profit, d'où nouvelles nécessités d'exploitation et de destruc¬ tion des hommes. Une civilisation basée sur une métaphysique de l'Etre ne pourra, quels que soient les appétits terrestres de ses repré¬ sentants, se donner corps et âme à la lutte effrénée pour la production de richesses souvent même illusoires. C'est plu¬ tôt par l'excès contraire qu'elle sera, économiquement, défi¬ ciente. Une maxime attribuée au Prophète conseille judi¬ cieusement de travailler pour ce monde comme si l'on de¬ vait toujours y vivre et pour l'autre monde comme si l'on devait mourir demain. « Recherche, avec ce que Dieu t'a donné, la vie future, et ne néglige pas ta part en ce monde », dit le Coran (xxvm, 77). Mohammed disait à ses compa¬ gnons redouter moins pour eux la pauvreté que le désir des richesses. Dieu lui-même avait dit dans son livre : « La vie de ce monde n'est que la jouissance de l'illusion (ni, 182). Ceux qui veulent la vie de ce monde et sa pompe, ceux-là nous rétribuerons leurs œuvres en elle, et ils ne seront lésés. Ce sont ceux-là qui, en l'autre vie, n'auront que le feu » (xi, 18-19). Le Coran reproche aux hommes d'être préoc¬ cupés par la soif des richesses (eu, 1), recommande de ne TÉMOIGNAGE DE L'ISLAM 379 pas se laisser éblouir par la prospérité des infidèles (ni, 196), apostrophe, non sans une certaine ironie, les guerriers de Médine : « Vous désirez les biens de ce monde et ce sont ceux de l'autre qu'Allah veut vous donner » (vin, 68). Le hadîth répète à satiété que les richesses ne cessent d'être scabreuses que si elles sont employées dans la voie de Dieu et pour secourir les pauvres, qu'elles ont besoin d'une purification par l'aumône la plus large, que les pauvres entrent au paradis bien avant les riches, que l'adorateur du dinar périra. La zdkat, un des Cinq Piliers, établit l'obli¬ gation légale de l'assistance; les pauvres étant considérés comme ayant leur part de droit dans la fortune des riches. « Moi, dit l'Enfer, je reçois spécialement les orgueilleux, les hommes forts en chair et les riches. Comment se fait-il, dit le Paradis, qu'il n'entre chez moi que les pauvres, les faibles et les humbles? » La poursuite passionnée de l'or est une offense envers Celui qui donne le rizq. Saint Paul (Ephès., v, 5), assimilait la cupidité à une idolâtrie. Certes il serait abusif de présenter les Musulmans comme immu¬ nisés contre le culte des richesses. Parmi les premiers mou- jâhidin eux-mêmes, beaucoup ne laissèrent pas d'être pous¬ sés par l'appât du butin. Mais le martyr, disait le Prophète, est celui qui donne sa vie pour autre chose que la fortune. On peut même discerner dans les milieux bourgeois musul¬ mans une tendance à penser que la richesse est un signe de la faveur divine, et la prospérité matérielle le résultat normal et comme la preuve tangible de la vertu, conception qu'Aidons Huxley rattache chez nous au calvinisme. Mais les textes que nous venons de citer posent une barrière à la générali¬ sation d'un tel point de vue. Le Prophète jugeait les biens de ce monde un signe plus inquiétant que favorable. « Ce que je crains surtout pour vous, disait-il un jour du haut de sa chaire dans la mosquée de Médine, c'est ce qui vous sera donné des biens de ce monde. » « Le bien peut-il amener le mal? » lui demanda un auditeur qui ne se sentait nullement effrayé par une telle perspective. Mohammed se tut brusque¬ ment, resta immobile. « Voici la révélation qui lui vient! » se dirent les fidèles. Après un grand moment de silence, le Prophète, essuyant la sueur qui coulait à grosses gouttes de son front, fit approcher celui qui l'avait interrogé, et répéta 380 l'islam et l'occident par trois fois : « Est-ce que les splendeurs de ce monde mé¬ ritent vraiment le nom de bien? » Dès les premières conquêtes, les pieux musulmans ne virent donc pas sans inquiétude affluer les trésors de l'A¬ frique et de l'Asie. Ils évoquaient non sans nostalgie le temps où le Prophète passait de longs jours sans autre nour¬ riture que de la bouillie d'orge, du lait et des dattes, balayait lui-même sa chambre, raccommodait ses vêtements et ses sandales; où Fâthima, sa fille, avait les mains calleuses à force de moudre le grain; où 'Ali, son gendre, avait dû aller ramasser lui-même de l'herbe, le matin de ses noces, pour payer le repas; où un corsage de cinq dirhems faisait la joie de sa femme Aïcha; où le calife 'Omar s'imposait l'austérité la plus stricte. A cette époque, les Arabes du Hijaz pratiquaient néces¬ sairement la frugalité. Plus tard, aux temps fastueux des Abbassides, les mystiques et les saints apportèrent un contre¬ poids à l'afflux des richesses. Désormais, — et cela ne peut être complètement vain — l'un des noms du çoufi, du reli¬ gieux, de l'homme engagé dans la voie spirituelle, sera faqîr, c'est-à-dire pauvre. Dels rites. Appuyé à l'Essentiel, l'homme doit pouvoir travailler pour ce monde sans lui être asservi. L'Islam lui conseillera d'aller « chercher la science jusqu'en Chine », s'il le faut, et une maxime célèbre proclamera l'encre du savant plus pré¬ cieuse même que le sang du martyr; — l'instruction étant une obligation pour tout musulman, et pour toute musul¬ mane (ce qui est bien oublié en Afrique du Nord). « Si les hommes savaient, dit une autre, combien Dieu aime voir vivifier sa terre, il ne resterait pas une seule parcelle inculte sur le globe. — Si le dernier Jour arrive et que quelqu'un de vous se trouve tenant un rejeton de palmier, qu'il le plante quand même. Va couper du bois dans la montagne plutôt que de mendier. » Les jugements de valeur seront impré¬ gnés d'humanisme. « Quand l'homme meurt, dit un hadîth, TÉMOIGNAGE DE L'iSLAM 381 ce qui vient de lui périt avec lui sauf trois choses : l'au¬ mône qu'il a faite, la science qu'il a transmise, un enfant vertueux. » « J'ai été envoyé, disait le Prophète, pour par¬ faire ce qu'il y a de généreux dans la nature de l'homme. » La fameuse résignation musulmane (ce qui est d'ailleurs un pléonasme, puisque musulman signifie justement rési¬ gné, soumis), si mal comprise par les critiques de l'Islam et même par les Musulmans, ne doit pas être le renoncement à l'action, le fatalisme passif ou la négation du libre arbi¬ tre, mais la libération du moi profond. Ayant une fois pour toutes admis l'ordre éternel et accepté sa parfaite dépen¬ dance, le serviteur de Dieu, le 'abd est délivré de l'angoisse, qui n'est pas pour l'action un poison moins néfaste que le fatalisme. Même sans atteindre la liberté souveraine des mystiques, la honrriya des çoufis, il doit connaître une libé¬ ration suffisante pour favoriser la tenue de sa vie, éviter théoriquement les « superstitions » qui ne sont pas des rites, eh même temps qu'il possède Un sens des rites qui doit contribuer à faire de la vie une œuvre d'art. « Attache ta chamelle et confie-toi à Dieu », avait dit le Prophète au Bédouin qui lui objectait que, si tout dépen¬ dait de Dieu, il n'était pas besoin de prendre des précau¬ tions. De même, les penseurs musulmans n'ont pas été sans prendre conscience des ravages que peut engendrer le mek- toub mal compris : abdication, inertie, imprévoyance, insou¬ ciance au lieu d'acceptation, renonciation au lieu de « renon¬ cement », fatalisme qui rejoint le déterminisme matéria¬ liste. Sans doute, dit Saâdi au chapitre m du Gouliskm, on n'obtient que ce que Dieu veut bien que l'on obtienne et rien ne prévaut contre sa Décision, l'effort de l'homme est. relatif et subordonné, mais « les sages disent que quoique la distribution des biens soit dans la main de Dieu, il faut travailler pour les acquérir, et que, quoique les maux soient prédestinés, il faut toujours se tenir en garde pour les évi¬ ter... Quoique notre heure soit fixée à tous, on ne va pas de gaieté de cœur s'exposer au dard de la vipère... Si l'on ne sème point le grain dans l'incertitude, on ne recueille pas la moisson... Quoique Dieu soit le dispensateur de tous biens, il veut qu'on les achète par le travail. » 382 l'islam et l'occident Ce que le mekioub sainement compris exclut, c'est l'inu¬ tile impatience, la folle agitation, la vaine révolte. « Il fait toujours beau », disait Leibniz à quelqu'un qui lui faisait remarquer la sérénité du ciel ce jour-là. A quoi bon s'indi¬ gner contre les intempéries, éprouver comme une injustice personnelle la chaleur ou la pluie? Mais il est par contre très important de ne pas accepter sans réaction nos propres fautes, de ne pas rester inertes devant nos lacunes et nos faiblesses. C'est pourquoi un hadîth aussi célèbre que méconnu fait1 dire au Prophète : « Les impies de ma communauté sont ceux qui disent : il n'y a pas de libre arbitre. » Les compagnons du Prophète n'arrivaient pas à s'affran¬ chir de la crainte des présages, de la jalousie et de l'atta¬ chement aux préjugés ou opinions personnelles, ce qui cons¬ tituait comme une triple paralysie religieuse, morale, intel¬ lectuelle. Mohammed leur conseilla les remèdes suivants, d'une remarquable sagesse : « Quand vous avez observé un mauvais présage, continuez tout de même votre route. Quand vous éprouvez de la haine, gardez-vous de toute action injuste. Quand vous avez une opinion, ne la prenez pas pour une certitude. » Comme les fagots du bûcheron, dans le poème d'Al Attar, avaient pris la valeur de l'or, parce qu'ils avaient été tou¬ chés par le roi, la constante référence de la parole et de la pensée, malgré tous les automatismes et tous les confor¬ mismes, à un Absolu transcendant, à un Absolu qui est aussi, en un sens, une Personne, confère au quotidien une valeur inestimable. Sans les reflets du soleil, « les choses ne seraient que ce qu'elles sont ». Le sacré se juxtapose sans cesse au profane pour lui infuser une saveur, pour donner de la tension à la vie, pour inspirer un souci vraiment humain de pureté. Le propre de l'homme, quelque latitude qu'il donne à ses instincts, est de faire un choix entre eux, de se conduire à la fois en être moral et en « artiste » (ceci complétant et garantissant cela), de faire même certaines choses et de s'en interdire d'autres, pour ainsi dire sans raison. Chez les peuples dits « primitifs », le système des tabous tourne à l'obsession et au quasi-délire. Mais il y a lieu de penser qu'Adam eut tort, à tous égards, en ne respec- TÉMOIGNAGE DE L'iSLAM 383 tant pas ce principe et en touchant au seul arbre du Jardin qui lui était interdit. Les prohibitions alimentaires, par exemple, pour lesquel¬ les on s'ingénie à trouver des raisons hygiéniques, magi¬ ques, totémiques, etc., n'en ont peut-être fondamentalement que d'esthétiques et rituelles. Elles ont pour conséquence un souci de tenue, un scrupule de pureté, plus importants somme toute pour l'individu et la société que le risque de pousser la gratuité jusqu'à l'excès. Il s'agit d'être homme et l'homme est un être qui ne se passe pas du sacré. On l'a enterré « comme un chien », disent les Chrétiens d'un cada¬ vre qui n'a pas passé par l'église et les Marocains d'un mort qui n'a pas été salué par les vociférations des femmes. L'in¬ terdiction des boissons fermentées n'est peut-être pas seule¬ ment inspirée par des considérations à proprement parler morales, mais aussi par le double souci de conserver la tenue et d'éviter au corps comme au vêtement un contact impur. Les amateurs de vin cessent d'en boire quarante jours (ou huit, ou quatre, selon leur zèle) avant le Rama- dhân, pour laisser le temps de s'effacer aux taches que cette boisson est censée faire à l'estomac. Quant à l'ivresse, il en est des formes plus subtiles; les poètes, les musiciens, les danseurs et les mystiques savent comment on peut, on doit même être « ivre sans vin ». Du jeûne de Ramadhân, on pourrait dire les mêmes cho¬ ses, outre qu'il est un exercice de volonté et de générosité, le temps par excellence de l'insertion du sacré dans le pro¬ fane, du resserrement de la communauté, du renouvelle¬ ment du monde par le renversement de l'ordre habituel auquel aspirent tous les folklores. Dans la réalité quotidienne et non seulement dans les li¬ vres d'hagiographie, les Musulmans ramassent sur leur che¬ min, pour qu'ils ne soient pas souillés ou foulés aux pieds, les morceaux de pain, ainsi que les bouts de papier sur les¬ quels pourrait être écrit un des noms de Dieu. Le long des rues d'une ville traditionnelle comme Fès, vous voyez sou¬ vent ces croûtes de pain et ces fragments de journaux ou de lettres placés respectueusement dans les trous des vieux murs ; mais la chose est sans doute plus saisissante et signi¬ ficative dans une ville moderne. Rien de plus banal par 384 l'islam et l'occident exemple que telle rue de la banlieue d'Alger, et qui rappelle mieux les faubourgs de Marseille ou de Paris. Je la suivais un jour, regardant non sans mélancolie l'incroyable tableau de Goya ou de Callot présenté par le délabrement vestimen¬ taire des passants. Transposée à ce qui devait être en prin¬ cipe des vestons, des pantalons et des chemises, la moi'aq- qd'a de loques cousues bout à bout des ascètes gyrovagues était la règle. Un homme d'allure assez terne, le buste à peu près couvert d'un paquet de chiffons industrieusement assemblés, mais pourvu, luxe rare alors, d'un pantalon . formé de seulement trois ou quatre pièces, s'avançait du pas lent de ceux que rien n'attend, ou qui ne savent pas ce qui les attend et sont prêts à tout accueillir. Soudain, ses yeux, qu'il tenait baissés, rencontrèrent un vieux morceau de pain qui traînait sur le trottoir. Il se baissa, ramassa la croûte, la frotta un peu pour la nettoyer, la porta à ses lèvres et à son front et la plaça sur le rebord d'un mur. Ce geste cou¬ rant, qu'on pourrait dire franciscain, est de ceux qui vous aident à vous réconcilier avec les hommes et avec la vie. L'avilissement complet, le désespoir absolu deviennent plus difficiles à qui se sait, comme dit encore Saint-Exu¬ péry, le messager d'un plus grand que soi; à qui se consi¬ dère comme une des pensées divines, comme un des reflets de l'Etre sur le miroir du non-être; à qui ne connaît pas seulement le côté extérieur de la vie (Coran, xxx, 6). C'est pour ces raisons que le monde musulman, malgré la décadence de sa grande architecture, conserve, dans la vie courante, quand elle n'est pas trop contaminée, et dans les arts appliqués, quand ils ne sont pas touchés par la prétention « bourgeoise » ou le complexe de rivaliser avec l'Occident, un style authentique et « classique » dans le sens d'absence d'enflure (comparez les tombes des cimetiè- tes, ou les modes féminines). « Témoins vis-à-vis des hommes. » Certes, bien que loin d'être purement théorique, cet idéal est également loin d'être- parfaitement réalisé par le monde musulman tel qu'il nous apparaît en l'an 1366 de l'Hégire, TÉMOIGNAGE DE L'iSLAM 385 et, pour peindre un tableau complet, il faudrait tracer aussi beaucoup d'ombres. Il faudrait notamment souligner, non seulement un défaut de méthode, mais, plus profondément, un manque de discipline aussi bien technique que fami¬ liale, sociale ou morale, résultat même de l'oubli des prin¬ cipes, qui paralysent souvent les plus louables efforts de rénovation et risquent d'amener, par des voies différentes, des reculs comparables à la dénatalité chez nous; — des germes d'anarchie ou des. lacunes du sens de l'Etat qui appellent l'arbitraire, comme le despotisme, disait-on, ne pouvait être tempéré que par l'assassinat; — des chutes vertigineuses, des effondrements moraux, en raison même de la perte des armatures traditionnelles, des contacts trop brutaux avec l'extérieur de la civilisation moderne et peut- être aussi d'une certaine violence, d'une certaine âpreté, d'un excès de sensualité et d'un manque de mesure dans ce continent que François Bonjean appelle celui « de la passion ». Mais, dans la complexité des faits et des principes, nous avons voulu discerner les grandes lignes d'un témoignage fondamental, souligner un apport actuel et permanent, tirer les leçons les plus profitables pour le monde contemporain, au sein duquel le moins qu'on puisse dire est qu'en 1947 de Jésus-Christ la Chrétienté ne parvient guère à réaliser son idéal de fraternité universelle et d'amour, et où, comme écrit François Mauriac, il est devenu difficile de prononcer certains « beaux mots dont s'enchantaient nos pères ». A une époque où l'anarchie des esprits et des cœurs a engendré celle des économies et la lutte générale des na¬ tions, il peut être bon de méditer sur une forme de culture qui s'est moins détachée socialement que beaucoup d'au¬ tres de la tradition primordiale, — qui nous rappelle aux principes, nous invite à réagir contre l'agnosticisme (étymo- logiquement : ignorance) moderne autant que contre le dé¬ sastreux faux pluralisme des égoïsmes qui se prétendent sacrés, — qui a peu de responsabilités directes dans le déchaînement du chaos et dans le déclenchement des com¬ bats auxquels ses représentants n'ont pas laissé de prendre part, — qui nous invite, comme les circonstances, à un re¬ classement des valeurs dans un monde où la compétition pour les richesses aboutit à la destruction des biens élémen- 25 386 l'islam et l'occident taires, — dont la force et l'assurance, affermies par ces mêmes circonstances, viennent, non du nombre de ses chars de guerre ou du bruit de ses vociféralions, mais de sa foi (cette foi « effrayante », comme disait un jour Louis Massi- gnon) et de la conviction imperturbable qu' « il n'y a de puissance qu'en Dieu ». « Nous avons fait de vous une nation intermédiaire, dit le Coran (u, 137), afin que vous soyez témoins vis-à-vis des hommes. » Intermédiaires et témoins que beaucoup ont cherché à influencer ou à séduire, et que la seule façon d'allier sans réserve à la cause de la justice est d'apparaî¬ tre comme justes. Placés sur ce qu'on pourrait appeler la ligne de cœur de la planète, de Sumatra jusqu'au Maroc, cette « nation inter¬ médiaire » est comme prédestinée à faire la liaison entre l'Europe, l'Asie orientale et l'Afrique noire. Du vieux monde qui se déchire, peut-être est-ce là le centre de gravité. L'Is¬ lam, dont les littératures et les métaphysiques commencent à être mieux connues, pourrait contribuer pour sa part à un nouvel humanisme qu'accompagneront peut-être les épreu¬ ves d'un nouveau moyen âge. Après s'être écartés au maxi¬ mum, malgré leurs bases communes, à la fin du XIX" siè¬ cle, l'Occident européen et l'Orient musulman pourraient se rejoindre, celui-ci ayant profité, positivement comme néga¬ tivement, de sa rencontre, aux confrontations parfois angois¬ santes, avec celui-là; celui-là se trouvant ramené vers les conceptions traditionnelles épurées, tant par l'enseignement de ses propres aventures que par l'aboutissement parfois inattendu de ses sciences elles-mêmes; celui-ci ayant appris à mieux considérer les causes secondes qu'il avait trop ten¬ dance à négliger depuis la disparition des grands philoso¬ phes; celui-là s'étant convaincu que la contemplation de !a Cause première est nécessaire pour mettre de l'ordre dans l'usage et la maîtrise de tout le phénoménal. On peut par contre craindre que les cataclysmes plané¬ taires actuels n'aient pour effet soit de replier le monde musulman sur lui-même, soit d'accentuer les aspects dissol¬ vants de son évolution, soit les deux à la fois. Il est évident que ces cataclysmes ne sont pas de nature à développer une admiration sans réserve pour la civilisation occidentale, et il est d'expérience que les guerres accélèrent les processus témoignage de l'islam 387 de dissolution, tuent bien des coutumes, engendrent du désordre dans les esprits et dans les mœurs. Il est plus facile de se laisser aller que de se réformer; plus facile de ne prendre à la « civilisation » que ses vices, de faire consis¬ ter le « progrès » surtout dans le manque de tenue, de lais¬ ser de côté la « tradition vivante » sans éliminer pour autant la « tradition pourrie ». Quoi qu'il en soit, d'un divorce définitif ou d'une ren¬ contre sur le plan intellectuel et non seulement instrumen¬ tal et technique, dépend sans doute en grande partie le sort, pour l'instant assez sombre, du monde de demain. Emile Dermenghem. TABLE DES MATIÈRES wmm TABLE DES MATIÈRES Jean Ballard : Préface Première Partie POSITIONS Louis Massignon : Situation internationale de l'Islam i3 Cheikh Abu el Razek : Déclaration 19 Carlo Suarès : Regards d'Alexandrie 20 François Bonjean : Quelques causes d'incompréhension en¬ tre l'Islam et l'Occident 33 M. H. Haekal : Les causes d'incompréhension énlre l'Eu¬ rope et les Musulmans et les moyens d'y remédier.... 5a René Guénon : Sayful Islam 5g Deuxième Partie INFLUENCES ET ÉCHANGES Asin Palacios : Contacts de la spiritualité musulmane et de la spiritualité chrétienne 67 P.-G. Théry : Conversations à Marrakech 73 Charles Sallefranque : Périples de l'amour en Orient et en Occident • 92 Henri Pérès : La poésie arabe d'Andalousie 107 Georges-Albert Astre : Un précurseur de la sociologie au XIVe siècle : Ibn Khaldoun i3i 392 l'islam et l occident Troisième Partie VUES SUR L'ISLAM ET LE MONDE MUSULMAN René Guenon : L'ésotéfisme islamique.... 153 Louis Massignon : L'arabe, langue liturgique.. 160 Philippe Guiberteau : Islam, Occident, Chrétienté i65 Georges Marçais : L'Église et la Mosquée... 174 François Bonjean : Culture occidentale et culture musul¬ mane i85 G.-H. Bousquet : Évolution juridique des populations mu¬ sulmanes 1 ç>4 Daniel Valdaran : La nouvelle élite musulmane en Afrique du Nord ao~> H. H. Benabed : La condition de la femme musulmane.... 211 Henri Bosco : Chella 221 Quatrième Partie ARTS ET LETTRES EN ISLAM Taha Hussein : Tendances religieuses de la littérature égyp¬ tienne d'aujourd'hui 235 Tewfik el IIakim : Les lettres arabes à travers ce dernier quart de siècle 242 Saadeddine Bencheneb : La littérature arabe contemporaine en Afrique du Nord 248 Henri Massé : La littérature persane d'aujourd'hui 260 Jean FIytier : Vie ét mort de la tragédie religieuse persane. 264 Rachid Bencheneb : Aspects du théâtre arabe en Algérie.... 271 Pierre Féline : Arts maghrébins 277 Dr Faraj : Les médecins musulmans d'Andalousie et le ser¬ ment d'Hippocrate 280 m si vt- ■ TABLE DES MATIERES 393 . m s® Cinquième Partie TEXTES ARABES ■Omar Ibn al Faridh : La grande Taiya, traduit par Claudine Chonez et Ahmed Bennant 291 — Poèmes mystiques, traduit de l'arabe par Ali Chertd Zahar et E. Der¬ menghem 296 Mawlana Jalaladdin ar Roumi : Quatrains, traduit par M. Mecit Meiimet 3o2 Azrz Mahmoud Hudai : A la vue des roses, traduit du turc, par Mehmed Ali Ayni et Mme J. F. Saliii-Munir Tchor- lou 3o4 Sidi Abou Madyan : Poèmes, traduit de l'arabe par. E. Der- menghem et Bachux Messikh 3o6 *** : A travers la littérature mystique, traduit par E. Der- MENGHEM et AbDELMALEK FaRAJ 3 11 Mostapha Lachraf : Poésie du Sud. 323 * *.* : Le jeu de la bouqala, recueilli et traduit par You'ssef Oulid Aïssa 334 *** : Petits poèmes d'Alger, recueilli et traduit par Mos¬ tapha Lachraf 34o Si Thami al Mdaghri . Les buveurs, recueilli et traduit par E. Dermenghem et M. El Fasi 343 "*** : Histoire de Drima, recueilli et commenté par E. Dermenghem 34g Ahmed Sefrioui : La porte enluminée 355 Bishr Farès : La barque 36i ! Vf; l Sixième Partie TEMOIGNAGES SUR L'ISLAM Gabriel Audisio : D'homme à homme Emile Dermenghem : Notes sur les valeurs permanentes et actuelles de la civilisation musulmane 36g 372 l'édition originale du présent ouvhage est constituée par le tirage de dix-sept exemplaires sur pur fil lafuma marqués de a a q et de cent exemplaires sur vélin parcheminé numérotés de 1 a 100 ' - ' :>•. ■ liP^IssgS; -■''® ^ ■ "■ '" v 's:;-; ' sêr^ £ illl|I " ^ -~Sll -~ ^ Xar=viN:_ - ;; ■■'•■- • ' : -.•••.' _ - Sï#|SS W9Ê9mÊÊBÊSÊ • - ■ s «SStliS*^ --. .•*.--- -:■ _r-"l- - -- ~ •-- • "; : grt.-.-<-. -cfeg .---'- ^ _ ~£- ^—f assflgj if . IH 1É si|Ë& Plillfi :fff-fr: - «fa» ai 11 S v-?. Bfff-v :f f «Mi» ■ni P&3 BÉg gjjBWBÉ - • m -f œBsaggste 1 ^ - 1 - *mm iSilfi ÀJ > sgsâaa® «Si BUS sa# -.à? 1 i HillSl WlSSiK ! ''-- f IIP® |P «H» îîftswe» SsSSÏlsSMii sss -=? - V ■ gel## «S8I11 mmm - -_-*3L: - , i mSSÊS iSMisMI . WèSÊ0m?x§. %rnmsmm . « B ■ !V" #' 'ISS»# :Jisl m sfSB ■refc M :#P f:':'- ;;--.s mmm sÊSim S® B •*- •--••••• .• • S-:.. ;-S-" ";"' '. fHBS r.: ■; ; mm. iSBi ÎSSÎS #S feSsssa WÊm mmm S V.:T-a- •**î ; v-~ ÉDITIONS DES CAHIERS DU SUD Numéros spéciaux Déjà parus. .. . Le Théâtre élisabéthain. Le Romantisme allemand. L'Islam et l'Occident (1935). Message de l'Inde. Images de la Suisse. Le Génie d'Oc et l'Homme méditerranéen. Paul Valéry vivant. En préparation. Le Théâtre élisabéthain (refondu et complété). Anthologie élisahéthaine. Le Romantisme allemand (refondu et complété). Le Graal. Le Roman populaire. Série présentations Rappel N° 1. — Poètes contemporains, par Léon-Gabriel Gros (ire série). $jÊi N° 2. — Shakespeare, dramaturge élisabé¬ thain, par Henri Fluchère. N° 3. — Poètes contemporains, par Léon-Gabriel Gros (2e série). Essais Poésie ouverte, Poésie fermée, par René Nelli. La vie des Sciences Sous presse.... N° 1. — Les grands Courants de la Pensée mathématique (ire série). PRINTED IN FRANCE L'ISLAM CAHIERS DU SUD Prix : 800 fr Eaifse comprise