w/jar/JÊtr/Mr/m LA RENAISSANCE DE LA NOUVELLE Collection dirigée par PAUL MORAND Les Contes de ma CUISINIÈRE par Jacques Boulenger nry GALLIMARD S \ \ i i 1 I p ! I I J . JP. DU MÊME AUTEUR Roman miroir a deux faces (N.R.F.) en escadrille (N.R.F.). les soirs de l'archifel (N.R.F.). les romans de la table ronde : i. L'Histoire de Merlin l'Enchanteur. Les Enfances de Lancelot. — II. Les Amours de Lancelot du Lac. Galehaut, sire des Iles Lointaines. — III. Le Chevalier à la Char¬ rette. Le Château aventureux. — IV. Le Saint-Graal. La mort d Artus. 4 vol. (Pion). Voyages corfou, l'île de nausicaa (N.R.F.) au fil du nil (N.R.F.). Histoire la viè de saint louis (N.R.F.). les protestants a nimes au temps de l'édit de nantes, thèse (épuisé). le grand siècle (Hachette). l'ameublement français au grand siècle (épuisé). de la valse au tango (épuisé). histoires vraies (épuisé). dans la vieille rue saint-honoré (F. Didot). les tuileries sous le second empire (Calmann-Lévy). sous louis-philippe : les dandys (Calmann-Lévy). sous louis-philippe : le boulevard (Calmann-Lévy). Histoire Littéraire ONDINE VALMORE (épuisé). AU PAYS DE GÉRARD DE NERVAL (Champion) l'affaire Shakespeare (Champion). rabelais a travers les ages (Le Divan). candidature au stendhal-club (Le Divan). marceline desbordes-valmore, sa vie et son secret (Pion). Critique et Essais ...mais l'art est difficile! 3 vol. (Pion). monsieur^ ou le professeur de snobisme (Le Divan). les soirées du grammaire-club, en collaboration avec André Thérive (PlonX- RENAN ET SES CRITIQUES (épuisé). entretien avec frédéric lefèvre (Le Divan). LE TOURISTE LITTÉRAIRE (épuisé). Sport animaux de sport et de combat, en collaboration avec Emile Henriot (P. Laffitte). Traductions arrien : traité de la chasse, en collaboration avec J. Plattard (Cham¬ pion). paris romantique, voyage en france de mrs. trollope (Fayard). les voyages aventureux de f. mendez pinto, 1537-1558 (Pion). voyage dans les prairies du far west, 1832, par washington irving (Pion). les aventures du capitan alonso de contreras, 1582-1663 (?) (Pion). Editions Pantagruel, édition de lyon, 1533, publ. en collaboration avec P. Babeau et H. Patry (Champion). COMPTES DE LOUISE DE SAVOIE ET DE MARGUERITE D'ANGOULÊME, publ. en collaboration avec Abel Lefranc (Champion). i'isle sonante, par m. François rabelais, publ. en collaboration avec Abel Lefranc (Champion). œuvres de François rabelais, édition critique en collaboration avec Abel Lefranc, H. Clouzot, P. Dorveaux et L. Sainéan (Champion). les propos rustiques de noel du fail (Bossard). œuvres de rabelais (E. Hazan). voyages de f. le vaillant dans l'intérieur de l'afrique, 1781-1785, 2 vol. (Pion). le voyage de rené caille a tombouctou et a travers l'afrique, 1824- 1828 (Pion). MÉMOIRES DU COMTE DE FORBIN, 1656-1710 (Pion). voyages et aventures de françois leguat en deux iles désertes, 1690-1698 (Pion). rabelais : œuvres complètes (La Pléiade). LA RENAISSANCE DE LA NOUVELLE Collection dirigée par PAUL MORAND Les Contes de ma CUISINIÈRE par Jacques Boulenger ruy GALLIMARD Paris — 43, Rue de Beaune S. I*. 092 2148182 Il a été tiré de cet ouvrage trente-cinq exemplaires sur alfa des papeteries Lafuma-Navarre, dont : vingt- cinq exemplaires numérotés de 1 à 25 et dix exem¬ plaires hors commerce marqués de a à j. Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays, y compris la Russie. Copyright by Librairie Gallimard, 1935. 15 - >9 - A PRÉFACE O charmante Corfou!... J'ai dit ailleurs les mois que j'ai passés dans cette île enchantée. J'ai dit comment nous avions loué une petite maison dans un antique domaine presque abandonné. Ce n'est certes pas moi qui me fusse plaint s'il ne produisait presque plus d'huile ni de vin, si les antiques olivettes dont le feuillage tremblait sur nos têtes ne donnaient guère de fruits, si les pins- parasols ombrageaient trop le raisin, si la vigne redevenait sauvage, si la glycine en¬ vahissait tout, si les cyprès n'étaient pas à temps vendus au bûcheron, si les orangers, les figuiers, les pêchers, les citronniers, les cognassiers poussaient au hasard et si les lauriers-roses jaillissaient en désordre dans 10 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE l'avenue. Hélas, le logis était bien délabré!... Mais un beau tapis d'oliviers vert-argent se déroulait devant ses fenêtres jusqu'à la mer; et puis, une fois les carpettes pleines de puces et le mobilier miteux relégués au grenier, une fois les murs crépis de frais et devenus tout roses, c'est à peine s'il resta une couple de punaises dans la maison, et nous les primes après huit jours de chasse... à peine! Si bien que seules les hirondelles eussent pu se plain¬ dre qu'on eût changé quelque chose à leur demeure. Pourtant on avait bien respecté leurs nids. Il y en avait trois dans le cellier, un autre dans le couloir; le cinquième pendait d'une solive, au plafond de la cuisine, et les parents y don¬ naient tranquillement la becquée à leur pro¬ géniture, à portée de la main des gens. C'est là que les petits apprirent à voler entre leur nid et la fenêtre, d'où ils gagnèrent les oli¬ viers prochains en battant des ailes tout aussi vite et maladroitement que de simples moi¬ neaux ; quoi d'étonnant si plus tard ils en¬ traient volontiers dans nos chambres par les croisées ouvertes et y tournoyaient sans frayeur?Nul ne nuirait aux hirondelles, à Cor- PRÉFACE 11 fou; aussi dans la campagne font-elles leurs virages à vous toucher; il faut être à cheval, dans nos pays, pour qu'elles osent s'approcher ainsi. Belles hirondelles! Elles n'étaient pas seu¬ les à porter bonheur à la maison. Parfois un charmant insecte venait atterrir sur ma table : il avait la taille de ces grandes saute¬ relles de jade vert qui bondissaient par les fe¬ nêtres et dont les mandibules cuirassées mor¬ dent courageusement la main qui les tient. Repliées sous ses ailes, ses longues pattes res¬ semblaient à des lances de tournoi croisées sous l'aisselle, et on l'eût cru couvert d'une armure de paille. Il avait nom le « Cheval de la Vierge », et Léni prétendait que sa venue est d'un heureux présage. Espérons-le, car c'étaient justement les histoires qu'on va lire que j'étais en train de noter sur le papier où il s'est posé. * * * Léni, je n'ai jamais su son nom de famille : ces noms-là comptent si peu là-bas! Notre vrai nom n'est-il pas celui que nous avons reçu à notre baptême et par où Dieu nous con- 12 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE naît?... Léni, c'est un diminutif d'Eleni. Mais notre Hélène n'avait pas la majestueuse allure de la fille de Léda : Incessu patuit dea. Son ample jupe bleue volait du matin au soir par les corridors, et ses pieds nus couraient plus souvent par les sentiers qu'ils ne station¬ naient à la cuisine. Quand on l'appelait, elle bondissait comme une chèvre dans l'escalier, et c'était son étroit visage aux yeux brillants, encore aminci par la large coiffure du pays, qu'on était sûr de voir paraître à la porte : — Mais c'est Eftichia que j'ai demandée! — Ça ne fait rien, tu peux me dire ce que tu veux d'elle: je vais le lui répéter. Qu'est-ce que désire Votre Noblesse? disait-elle, en passant du tu au vous, car elle était obsé¬ quieuse. Cette alerte personne avait entre trente-cinq et cinquante-cinq ans. Peut-être ne savait- elle pas son âge très exactement, et l'on n'eût pu s'en assurer à la voir : passée la première jeunesse, les paysannes sèchent là-bas comme des plantes dans un herbier et le temps ne mord plus sur ces corps minces et tannés, jus¬ qu'au jour où, soudain, elles sont des vieilles décrépites. PRÉFACE 13 Elle s'était présentée comme un cordon bleu, et nous l'avions engagée comme cuisi¬ nière, mais ses talents culinaires étaient nuls, tout à fait nuls. Au reste les paysans de Cor- fou se nourrissent d'une poignée d'olives, d'un oignon ou d'un peu de morue crue, avec quelques figues, et leurs femmes ne connais¬ sent guère qu'une recette : celle du bourdetto, qui est une manière d'accommoder à la tomate revenue dans l'huile à peu près tout, mais principalement les pieuvres eftapodia, les pommes de terre, les bahmiès, que nous appelons « cornes grecques », et, dans les grandes occasions, des morceaux de mouton. A vrai dire, elles savent aussi faire frire les petits poissons à l'huile (encore) et griller les gros en les baignant d'huile (toujours), mais parfumée de rigani. Joignez le pain de maïs : la barbarella. Les jours de mariage, de fêtes ou panehiria, on embroche sur une perche de bois un mouton entier, farci d'ail, et on le fait rôtir en plein air, sur la braise, en l'en¬ duisant d'huile au rigani; mais ce n'est point là l'affaire des femmes. Hélas! l'art du bourdetto même n'était pas à la portée de notre Léni; aussi n'était-ce pas 14 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE elle qui préparait les repas... Alors que fai¬ sait-elle? Eh bien, sa quenouille passée dans sa ceinture, elle contait des histoires à Efti- chia, tout en filant. Eftichia (prononcez le ch à l'allemande) signifie Bonheur ou, si vous préférez, Félicité. Pourtant la grande et belle fille qui portait ce nom de bon augure trimait tout le jour. — Eftichia, criait Léni, la kyria Valeria t'ordonne de balayer la cuisine, dépêche-toi!... Eftichia, viens me donner un coup de main pour allumer le fourneau : c'est Valeria qui l'a commandé. Cependant, c'était Efterpi ou Euterpe, la femme du métayer, qui épluchait les pommes de terre, tout en mouchant ses enfants, car Léni, ingénieuse comme Ulysse, excellait à passer sa besogne aux autres. Mais qui s'en plaignait?... O divine bonne humeur des pay¬ sans grecs! J'ai vécu des mois parmi eux sans voir une mine grincheuse ou renfrognée, sans entendre un homme grogner, une ména¬ gère piailler. A Corfou, il arrive certes qu'on se mette en colère, mais on ne boude pas, on ne bougonne pas, on ne criaille pas- Non, personne ne se plaignait de Léni. PRÉFACE 15 Malheureusement elle avait entrepris d'en¬ tretenir sa parenté, qui était innombrable, et elle trottait une partie du jour par les che¬ mins pierreux, chargée de paquets. Tout y passait, jusqu'à la semoule des canards, jus¬ qu'à l'orge des poules. Les dénikédès d'huile s'écoulaient. Le vin épais et doux s'envolait dans ses bouteilles. Les sacs de pommes de terre étaient troués. Les boules de pain rou¬ laient (en montant) jusqu'au village. Le sucre fuyait des poches des tabliers. Sa piste était marquée par des grains de café, comme celle du Petit Poucet par des cailloux. C'était trop. Nous essayâmes vainement des remon¬ trances. « Sur mes yeux! jurait-elle en posant l'index et le médium en fourche sur ses pau¬ pières. Moi, emporter quelque chose d'ici, Kyrie eleison ! Tu ne sais donc pas que je suis brouillée avec ma belle-sœur? Anathème sur elle! » Alors il fallut la renvoyer. Par un singulier hasard, elle se trouva ma¬ lade le matin de son départ. « Oh! mes reins!... Oh! mes jambes! » Elle gémissait, étendue sur son lit. Au bout de huit jours, elle se dé¬ cida à guérir; mais c'était une semaine de nourriture gagnée. D'ailleurs elle oublia quel- 16 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE que temps encore sa chèvre et ses poules à la maison (pour elles aussi, les pauvres, c'était autant de pris), et elle ne s'éloigna pas sans nous avoir copieusement maudits. — Qu'ils ne revoient jamais leur pays! Qu'ils se noient en route! murmurait-elle en crachant par terre. — Que dis-tu là? — Moi?... Rien, Kyria. Pauvre Léni, je te connais : que de prières il t'aurait fallu faire, que de cierges cela t'au¬ rait coûté, si nous avions péri en mer comme tu nous l'as souhaité! C'était un mois peut-être après la Saint Jean... Je ne l'oublierai pas, cette belle nuit de juin! Les étoiles pendaient au firmament, innombrables et lourdes comme des lampes de mosquée. Les feux de joie, qui brillaient au loin dans la vallée, ponctuaient d'étincelles l'étendue noire. Des plus proches, ceux de Gastouri, nous ne voyions que le reflet qui offensait un peu l'azur nocturne. Spiro avait préparé trois gros tas de brindilles et de PRÉFACE 17 branches sèches sur le chemin; nous les allu¬ mâmes et leurs hautes flammes déchirèrent à leur tour la nuit constellée. Parfois un pay¬ san du voisinage, avec sa femme et sa mar¬ maille, émergeait de l'ombre qui tombait des oliviers et se joignait à nous, apportant son fagot au foyer ainsi qu'il se doit. Dimitriaki arriva par la petite route rocheuse, élevant au-dessus de sa tête, comme une torche, une immense branche de pin enflammée qu'il jeta sur le bûcher. Tous (ou presque tous) nous sautâmes par-dessus les feux pour nous assu¬ rer de la joie durant toute l'année, et plus d'une jupe bleue vola à travers les flammes. Et puis, quand nous fûmes las de chercher du bois mort, nous nous mîmes à causer. Les hommes et les enfants s'étaient couchés au bord du chemin ou assis sur leurs talons; une femme avait étalé sa cotte sur le petit mur de pierres sèches pour que la Kyria y prît place auprès d'elle. Les flammes mouraient peu à peu; j'écoutais sans le comprendre le doux langage hellène, pendant que sous la lueur agonisante des brasiers les arbres re¬ passaient doucement du gris au noir et que les fleurs des lauriers pâlissaient jusqu'à 2 18 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE s'évanouir. Peu à peu renaissait la paix noc¬ turne et déjà, sous l'odeur du bois brûlé, le parfum de Corfou... — Ceux de Santi Deka n'ont donc pas al¬ lumé de feux? disait Mario. lanni se mit à rire. — Ils ont peut-être peur du géant! — Quel géant? -— Demande à Léni : elle sait tous les para- mi dia. — Oh! non! mais celui du géant de la mon¬ tagne, je le connais bien! Et c'est ainsi que Léni, sans se faire autre¬ ment prier, nous conta, cette nuit-là, l'histoire des Souliers de fer. Elle en connaissait bien d'autres et les jeunes femmes du village elles- mêmes, dont beaucoup lisent, voire écrivent couramment, l'écoutaient volontiers. — De mon temps, leur disait sévèrement la mère d'Achilleas, les filles n'étaient pas comme aujourd'hui, où elles ne pensent qu'à fleurter et à se marier. Elles vivaient beau¬ coup plus souvent ensemble : on se réunissait entre soi et, tout en travaillant, on se disait les contes. C'est avant son mariage, en effet, quand elle PRÉFACE 19 était au service de la comtesse A..., pendant la cueillette des olives, que Léni a appris presque tous les siens. Valérie me les tradui¬ sait sur-le-champ et je les ai notés de mon mieux, mais ce sont les expressions paysannes et corfiotes, la manière et jusqu'au ton de la conteuse qu'il faudrait pouvoir rendre... Quoi qu'il en soit, voici les histoires de Léni comme je les ai ouïes : LA JEUNE FILLE A L'ORANGE Un fils de roi se réjouissait avec ses amis au bord d'une source, sous les oliviers, et ils étaient tous en train de chanter lorsque vint à passer une pauvresse très misérable qui leur demanda du pain. C'était au plus beau moment de la romance : — Anathème sur tes morts! Laissè-nous tranquilles, vieille singesse! lui cria le prince. Tu vois bien que nous sommes occupés! Et comme la pauvresse continuait de ten¬ dre la main, il lui jeta une pierre. Aussitôt elle se redressa, ses cheveux devinrent blonds comme paille, ses rides s'effacèrent et elle se changea en une belle femme vêtue de soie et de velours brodé, et couverte de bijoux d'or : car elle était fée. — Pour ta punition, dit-elle au fils de roi, tu ne pourras épouser qu'une jeune fille née d'une orange! Là-dessus elle disparut. 22 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE Le prince n'avait eu jusque-là aucun désir de se marier; dès lors il ne pensa plus à autre chose. Il n'est pas de divertissement que le roi son père et la reine sa mère, qui l'ai¬ maient tendrement, n'inventèrent pour l'amu¬ ser; mais il ne rêvait que de la jeune fille à l'orange. Par son ordre, on acheta toute la récolte de l'île et il ouvrit chaque fruit l'un après l'autre : il n'y trouva que de la pulpe et des pépins. Alors il tomba dans la mélancolie noire, ce que voyant ses parents l'appelèrent et lui dirent : — Nous sommes trop chagrins de te voir ainsi : on croirait que tu es malade (Dieu pré¬ serve!). Qu'as-tu? — Il me faut aller à la recherche de ma fiancée. Et, sitôt que le printemps fut revenu et que les orangers recommencèrent à donner leurs fruits, il leur dit adieu et partit droit devant lui. Il alla tant qu'il parvint à une cabane de branchages; les parois en étaient faites de menthe, de thym, de basilic et d'autres herbes odorantes, et la vieille elle-même qui l'habitait répandait une odeur exquise, car elle ne se LA JEUNE FILLE A L'ORANGE 23 nourrissait que d'origan. Mais il y avait long¬ temps que le prince ne pouvait plus souffrir que le parfum des orangers. — Sais-tu où se trouve la jeune fille née de l'orange? lui demanda-t-il. — Va plus loin : tu trouveras la maison de ma soeur et, peut-être, elle te renseignera. Il continua son chemin à travers les champs ensoleillés et aperçut une seconde cabane. Celle-là était faite de myrtes, de roses et de jasmins, et la vieille qui l'habitait était encore plus odorante que l'autre, car elle ne man¬ geait que des œillets. — Sais-tu où se trouve la jeune fille née de l'orange? lui demanda le fils du roi. — Va plus loin : tu trouveras la maison de ma sœur et sans doute pourra-t-elle te le dire. Le fils de roi marcha encore et après avoir traversé une longue plaine sans arbres, il parvint à une troisième cabane. Celle-ci se trouvait au bord du plus beau vergér qu'il eût jamais vu et elle était toute faite de ci¬ tronniers, d'amandiers et de pêchers. La vieille qui l'habitait embaumait, car elle ne se nourrissait que d'oranges. — Entre dans mon jardin, lui dit-elle. Mais 24 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE d'abord il te faut boire à cette source sulfu¬ reuse, sinon tu ne pourras découvrir ce que tu cherches. Ensuite tu cueilleras trois oranges en fermant les yeux : de l'une d'elles viendra ta fiancée. Mais garde-toi de les ouvrir avant que d'être rentré chez toi, sinon tu t'en re¬ pentiras. Le fils de roi but l'eau sulfureuse en faisant la grimace, puis il entra dans le plus beau ver¬ ger qu'il eût jamais vu. Au milieu des autres arbres s'élevait un oranger gros et feuillu qui avait l'air d'un effendi. Fermant les yeux, il en cueillit trois fruits au hasard; après quoi il reprit le chemin de sa maison. Or, il faisait si chaud dans la plaine et l'eau sulfureuse l'avait tant altéré qu'il mourait d'envie de manger ses oranges. Il résista long¬ temps; mais le soleil se mit à taper de plus en plus fort et le goût de l'eau, qui lui était resté, se fit de plus en plus désagréable, tellement qu'à la fin il tira l'un des fruits de son mou¬ choir et le pela avec mille précautions : il n'y trouva que la pulpe et les pépinsi. Il en fut déçu, assurément, mais comme le goût en était exquis et le jus rafraîchissant, il l'avala avec plaisir en dépit de son remords. LA JEUNE FILLE A L'ORANGE 25 Ensuite il reprit son chemin. La curiosité le travaillait fort. De temps en temps il dé¬ nouait son mouchoir et examinait les deux fruits qui lui demeuraient, puis les y rangeait, puis les en tirait de nouveau. Ils étaient tout dorés, lisses comme de la soie et doux comme la peau d'une jeune fille à la saignée du coude. Tout à coup, il s'arrête et ouvre l'un d'eux doucement, quoique avec moins de soin que le premier; mais celui-là encore ne contenait que sa pulpe et ses pépins. Alors il se prit à douter des paroles de la vieille. « Quelle apparence, se disait-il, que ma fiancée tienne dans cette troisième orange qui est toute semblable aux deux premières? D'ailleurs, puisque j'ai déjà fait ce qui était défendu, il ne m'adviendra pas plus de mal si je continue. » Il tira son couteau et se pré¬ parait à couper le dernier de ses fruits, lors¬ qu'il entendit une petite voix de souris, toute pointue et menue, qui criait: — Oh! attention à ma petite tête! Il tourna le fruit dans l'autre sens. — Attention à mes petits pieds! Il voulut l'entamer par le milieu. — Attention à mes petites mains! 26 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE Son cœur battait à grands coups : il ne sa¬ vait plus comment faire. — Jette ton couteau! commanda la voix. Et il le jeta. — Détache tout doucement le haut de l'écorce et pose l'orange par terre. Et il détacha et posa. Aussitôt une femme de la grosseur d'une abeille, mais, ravissante, se glissa hors du fruit comme un oiseau-mouche sort de l'œuf, et s'étira les bras en s'écriant : — M'y voilà! Elle n'était pas plus haute que le doigt, mais à vrai dire il n'eut guère le loisir de me¬ surer sa taille, car elle se mit à grandir à vue d'œil et, en moins d'un instant, il eut à son côté une jeune fille belle comme le jour, qui lui dit du ton le plus tendre : — Emmène-moi, mon âme. Le prince s'empressa de prendre la belle par le doigt et la conduisit d'un bon pas vers le palais, car il désirait l'épouser sur l'heure. Mais, comme il en approchait, il s'avisa qu'elle était toute nue; elle était si belle qu'il ne l'avait pas remarqué d'abord. — Ne crains rien, dit-elle en lui montrant un puits ombragé par un grand platane, LA JEUNE FILLE A L'ORANGE 27 comme est celui de Gastouri : je vais grimper sur cet arbre et m'y cacher dans les feuilles pendant que tu iras chez toi me chercher des habits. Mais prends bien garde qu'aucune au¬ tre femme ne te donne un baiser, sinon tu m'oublieras pendant quarante jours, et que deviendrai-je? Le prince promit et partit en courant. Il aurait bien voulu se glisser dans sa maison à la dérobée, mais sa mère, qui filait à la fe¬ nêtre, l'aperçut et se hâta de descendre à sa rencontre. Lorsqu'il la vit qui s'avançait tout heureuse et les bras ouverts, il songea triste¬ ment à la peine qu'il allait lui faire, car il n'oubliait pas ce que lui avait recommandé la jeune fille; mais il l'évita et s'enfuit dans sa chambre en détournant la tête. Et là il se laissa tomber sur son lit en pleurant. Or il faisait si chaud et il était si las qu'il ne tarda pas à s'endormir. Sa mère écoutait anxieusement à la porte : au bout d'un moment, comme elle n'entendait plus aucun bruit, elle se risqua à entrer; puis, voyant qu'il sommeillait, elle vint tout doucement, sans l'éveiller, le baiser à la joue, et sur-le- champ il oublia sa fiancée. 28 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE Cependant, la jeune fille à l'orange était toujours cachée sur son platane. Mais, sans qu'elle s'en doutât, son visage se reflétait dans le puits. L'une après l'autre, trois paysannes y vinrent puiser de l'eau et se penchèrent pour s'y mirer. La première prit l'image de la jeune fille pour la sienne. — Comme je suis belle! se dit-elle. Cela lui sembla d'ailleurs tout naturel. La seconde songea : — Je suis assez à mon avantage, ce matin. Et en s'en revenant elle fit un détour pour passer devant la maison de son fiancé. Mais la troisième leva la tête et aperçut le clair visage au milieu des feuilles. « Oh! oh! songea-t-elle, il faut que je déniche ce bel oi¬ seau-là. » Elle était maigre comme un chat : en un clin d'œil elle grimpa sur le platane et décou¬ vrit la jeune fille nue. — Que fais-tu là? demanda-t-elle. — J'attends mon fiancé, répondit l'autre. Et elle lui conta son histoire. — Eh bien, viens t'abriter à la maison, mon amour, reprit la paysanne, car le fils de roi LA JEUNE FILLE A L'ORANGE 29 t'a sûrement oubliée. Dans quarante jours il se souviendra de toi : tu remonteras sur l'ar¬ bre et il t'y retrouvera. Mais, comme la belle se mettait en devoir de descendre de sa branche, la méchante créa¬ ture la poussa si brusquement qu'elle la fit choir dans le puits. Et, au moment où elle tou¬ cha l'eau, la fille à l'orange se changea en un poisson d'argent qui se mit à nager. Quand les quarante jours furent passés, le fils de roi se souvint soudain de sa fiancée et courut au platane aussi vite que ses jambes purent le porter. Dans les branches il aperçut une fille : c'était la paysanne qui, après s'être déshabillée, avait pris la place de celle qu'il aimait. — Mon amour, lui dit-elle, comme tu t'es fait attendre! Il trouva bien la voix un peu rauque et la femme un peu noire, mais il crut que le grand air et le soleil en étaient cause et, pen¬ dant qu'elle revêtait les beaux habits qu'il avait apportés, il se pencha sur le puits où le poisson se mit à scintiller. — Oh! le joli poisson d'argent! s'écria-t-il. Si je pouvais l'attraper! 30 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE Il fît descendre le seau, où l'animal se laissa pêcher très gentiment, et, quand il revint chez lui, il tenait d'une main la fille magnifique¬ ment vêtue, mais de l'autre le seau où nageait le poisson d'argent. Et avant même que de présenter la première à ses parents, il alla mettre le second dans un bassin tout en or fin. Ensuite il épousa celle qu'il prenait pour sa fiancée. Mais sans doute n'avait-il pas grand plaisir auprès d'elle, car il passait ses jour¬ nées et ses nuits à regarder nager son poisson ou à chanter et rire avec ses amis. Un jour qu'il était à la chasse, la méchante femme pécha l'animal dans le bassin et le porta au cuisinier. — Tu me feras cuire cela pour mon dîner, lui dit-elle, et, par Dieu! prends bien garde de brûler dans le feu tout ce que tu ne me serviras pas. S'il s'en perd seulement une arête, gare à toi! Tu m'en réponds sur ta vie. Or, pendant que le cuisinier avait le dos tourné, le chat sauta sur la table et vola une bribe qu'il s'en fut manger au verger; mais il en laissa choir une écaille sur la terre, et sa¬ chez que de l'écaillé naquit un minuscule oranger, qui se mit à pousser à vue d'œil. LA JEUNE FILLE A L'ORANGE 31 Le fils du roi fut bien fâché, en rentrant, de ne plus trouver son poisson : personne ne put lui dire ce qu'il était devenu. Tout triste, il fut se promener au verger et voilà qu'il y vit le nouvel oranger tout chargé de fruits. Il voulut en cueillir un : il lui sembla que la branche avançait vers sa main. En revanche, quand sa femme approcha à son tour, le petit arbre lui jeta ses oranges à la tête, tellement qu'elle dut s'enfuir jusque dans la maison. Le lendemain, dès que le prince fut parti, elle alla trouver le jardinier et lui dit : — Tu vas abattre le nouvel oranger et le brûler tout entier; mais prends bien garde que le feu consume le bois jusqu'au plus petit fragment et les fruits jusqu'au dernier pépin. Tu m'en réponds sur ta vie! Le jardinier abattit l'oranger et en fit un bûcher. Or, tandis que l'arbre flambait, une pauvre vieille vint à passer. — Laisse-moi prendre un peu de ce bois, jardinier, dit-elle, plutôt que de le brûler sans raison. — Je ne puis, bonne femme : ma maîtresse me l'a défendu sur ma vie. Pourtant la vieille le pria tant et si bien 32 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE qu'après s'être assuré que personne ne la voyait, il lui laissa faire un tout petit fagot. Sitôt rentrée chez elle, la bonne femme vou¬ lut casser le bois pour en allumer son feu. Mais à peine eut-elle tiré une branchette, une voix de souris toute pointue, toute menue, lui cria : — Attention à ma petite tête! Elle prit la branchette par l'autre bout. — Attention à mes petits pieds! Elle voulut la briser par le milieu. — Attention à mes petites mains! Tellement qu'elle ne savait plus que faire. Alors la voix commanda : — Détache tout doucement l'écorce et pose la branchette à terre! Et, dès que ce fut fait, une minuscule créa¬ ture sortit de la tige comme un bourgeon, s'étira, se détacha et se mit à grandir si vite qu'en un instant elle devint une femme belle à ravir. — Qui es-tu? demanda la vieille en se si¬ gnant. La belle de la branchette conta son histoire d'une façon si touchante que la bonne femme ne pouvait s'empêcher de pleurer et finale- LA JEUNE FILLE A L'ORANGE 33 ment, quoiqu'elle fût fort pauvre, elle voulut la loger dans sa maison. Elle mendiait et toutes deux vivaient de ce qu'elle rapportait dans sa besace, car la fille n'osait sortir, de peur que la méchante femme du prince ne la reconnût. Cependant, tout en filant, elle chantait du matin au soir pour se divertir. Un jour un seigneur qui chassait par là l'en¬ tendit et il en fut ravi à ce point qu'à l'écou¬ ter il oublia les chiens et le gibier. Enfin la voix se tut, mais bientôt la porte s'ouvrit et une jeune fille sortit de la maison, une cruche sur la tête, pour aller à la fontaine, si belle que le chasseur n'en avait jamais vu la pa¬ reille. Il courut derrière elle. — O belle, lui dit-il, si tu voulais me rece¬ voir dans ta chambre, seul à seule, porte et fe¬ nêtre closes, et chanter pour moi, je te donne¬ rais autant de talari qu'il en tiendrait dans ton tablier. La jeune fille pensait à la misère de la vieille qui l'avait secourue. — Eh bien, viens ce soir à minuit, dit-elle au galant. Vous pouvez croire qu'il ne fut pas en re- 3 34 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE tard ! A minuit il frappa à la porte et la belle lui ouvrit, puis elle le fit entrer chez elle et lui tendit d'abord son tablier. Il y versa tant d'or et d'argent que le tablier se trouva plein, et elle n'avait pas pris le plus petit de ceux qu'elle avait! Là-dessus le galant se hâte de fermer la fe¬ nêtre, mais aussitôt la porte s'ouvre. Il veut la pousser : la croisée s'écarte d'elle-même. Il y revient : c'est la porte qui se déferme. Bref, en dépit des crochets, des serrures et des clés, il ne put jamais arriver à les tenir closes en¬ semble. Et il passa toute la nuit à courir de la porte à la fenêtre; après quoi le jour parut et il dut s'en aller sans que la jeune fille eût chanté. « Elle m'a dupé », se disait-il, et il se jurait de n'y plus revenir. Mais il ne pouvait oublier la voix qu'il avait ouïe, tellement qu'au bout de trois jours, n'y tenant plus, il courut se ca¬ cher près de la maison et quand il vit sortir la fille de l'oranger, sa cruche sur la tête, pour aller à la fontaine, il l'aborda et lui dit : — O belle, si tu veux chanter pour moi, seul à seule, dans l'ombre, en m'assurant que la porte et la fenêtre seront closes, je te donne- LA JEUNE FILLE A L'ORANGE 35 rai tant de colliers, de chaînes, de broches, d'épingles et de bagues, que ton cou, ton cor¬ sage et tes doigts sembleront tout en or. — Viens à minuit, dit-elle. Quand il arriva, il vit avec satisfaction que la fenêtre était fermée comme la porte, et il s'empressa de remettre à la jeune fille les joyaux qu'il lui avait promis : il y en avait de quoi remplir un grand panier à fruits. Après cela il la pria de chanter, mais on entendit un miaulement formidable : c'était un chat qui se trouvait sous le lit. Le galant voulut le chasser, mais dès qu'il s'approchait, l'animal s'enfuyait, et sitôt qu'il tournait le dos, le chat le mordait, le griffait, toujours en miau¬ lant. Bref, le galant dut combattre avec le chat toute la nuit. Et quand le jour parut, il lui fallut partir sans avoir ouï d'autre voix que celle de son adversaire à quatre pattes. Le lendemain, il avait la figure et les mains si fort griffées que le fils du roi ne put s'em¬ pêcher de lui demander ce qui lui était arrivé. Il répondit qu'il avait été attaqué par un chat. — Par un chat? Et ne pouvais-tu te dé¬ fendre? dit le fils du roi étonné. — C'est que j'étais sous le charme. 36 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE — Sous le charme de quoi? Alors le galant raconta comment, en allant à la chasse, il avait entendu le chant le plus beau du monde sortir d'une masure, et com¬ ment il avait oublié sa chasse à l'écouter. Mais il se garda bien de parler de la belle : son amour-propre eût trop souffert, à raconter comment il avait été dupé. Dès qu'il le put, le prince alla se promener du côté où se trouvait la demeure de la vieille. Comme de coutume, la fille de l'oranger chan¬ tait dans sa chambre en filant sa quenouille, et il fut si troublé à l'entendre qu'il s'assit en pleurant sur le banc de la maison. — Qui donc habite dans cette masure? de- manda-t-il à l'un de ses officiers. — Kyrié, une femme si vieille qu'elle a plus de cent ans et si pauvre qu'elle a peine à se nourrir. — Eh bien, va-t-en l'inviter à souper avec moi. L'officier y alla, quoiqu'il fût bien surpris, et la vieille accepta volontiers, car elle se pro¬ mettait de mettre de côté pour la fille à l'orange une part de ce qu'on lui donnerait à manger. Et elle n'y manqua pas pendant le LA JEUNE FILLE A L'ORANGE 37 dîner. Mais le prince, qui ne la perdait pas de l'œil, lui cria tout à coup : — O vieille, pourquoi glisses-tu ces vivres dans ton tablier? — C'est pour avoir demain de quoi déjeu¬ ner. Car ce n'est pas tout que de souper! Tout le monde se mit à rire et le fils du roi lui fit emplir de vivres tout un grand panier. Enfin on servit les fruits et les gâteaux, et cha¬ cun de se lever tour à tour pour chanter sa chanson. La vieille aurait bien voulu s'en dis¬ penser, mais le prince lui dit, tout étonné : — O vieille, pourquoi ne veux-tu pas chan¬ ter comme les autres? Si bien qu'elle se leva; mais quand elle se mit à glapir de sa voix éraillée, le fils de roi se boucha les oreilles. Et il lui demanda : — O vieille, qui donc chante tout le jour chez toi d'une voix si touchante qu'on vou¬ drait passer sa vie assis sur le banc de ta mai¬ son? Il fallut bien que la bonne femme avouât la vérité; sur quoi le prince commanda à deux de ses officiers d'aller prendre la jeune fille et de la lui amener. La belle s'était accommodée de telle sorte 38 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE dans ses haillons, elle avait si bien caché ses cheveux et son visage sous un mouchoir de tête crasseux, qu'il n'eut garde de la recon¬ naître d'abord dans cette souillon. , — Que vas-tu nous chanter? lui demanda- t-il sans la regarder. — Je te chanterai l'histoire de la fille à l'orange, répondit-elle. Et elle préluda d'une voix si juste et mélo¬ dieuse que tout le monde en demeura saisi. Le prince croyait bien la reconnaître, mais il n'en était pas tout à fait sûr; d'ailleurs le chant était si beau qu'on ne comprenait pas bien les paroles; et puis il avait un peu peur de sa femme qui était une terrible mégère. — Kyrié, dit la fille à l'orange quand elle eut fini, c'est mon histoire que je viens de chanter et mon fiancé est ici. Cette petite main saura bien le trouver. Ce disant, elle tira de son tablier une me¬ notte de bois. — Va, petite main, fit-elle. Aussitôt la menotte se mit à voltiger dans les airs, et, après avoir passé au-dessus de plusieurs personnes, elle s'arrêta devant le fils de roi. Elle lui jeta sur le nez une minuscule LA JEUNE FILLE A L'ORANGE 39 orange qu'elle tenait, à peu près grosse comme un pois; puis elle lui donna deux petits souf¬ flets et une nazarde; enfin elle lui empoigna le quatrième doigt de la main droite, mais elle n'eut pas à le tirer bien fort, car le fils de roi courut se jeter aux pieds de sa fiancée. Il ne s'en releva que pour ordonner qu'on coupât le cou à la méchante paysanne qu'il avait épousée, ce qui fut fait sur l'heure. De la sorte il devint veuf et manda un pappas tout incontinent pour le marier à la fille à l'orange. Mieux vaut tenir que courir : il craignait trop de reperdre sa belle. LES TROIS SOTTES Un père avait trois filles si sottes qu'elles n'avaient pas leurs pareilles. Un jour qu'il avait grand soif, il dit à l'aî¬ née d'aller puiser de l'eau dans le puits. Or, comme elle se penchait pour faire descendre le seau, son mouchoir de tête jaune se refléta au fond. Ce que voyant, elle eut si grand peur qu'elle se laissa choir près de la margelle et y demeura sans oser souffler. Au bout d'un moment le père, surpris qu'elle s'attardât tant, envoya la cadette qui portait une coiffe rouge. — Au secours! cria l'aînée en la voyant; îl y a dans le puits une méchante chose jaune qui veut me manger ! Elle se pencha auprès de sa sœur pour la lui montrer, et l'on entendit un double cri, 42 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE tandis que les deux filles tombaient assises côte à côte : — Dieu ! une méchante chose rouge près de la jaune! La plus jeune accourut; son mouchoir de tête était hlanc. Les voilà toutes trois qui pru¬ demment glissent un coup d'œil dans le puits et retombent sur leur séant en hurlant : — La bête est tricolore : jaune, rouge et blanche ! Cependant le père, qui mourait de soif et se lassait d'attendre, prit le parti d'aller lui- même au puits. Il fut bien surpris d'y trouver ses trois filles assises en rang d'oignon, qui se signaient coup sur coup en claquant des dents. — Viens! oh! viens vite! lui crièrent-elles. Mais il eut beau regarder dans l'eau, il n'y trouvait que son visage. Elles se penchèrent avec lui. — Comment! Tu ne vois pas les méchantes choses? — Maudites soyez-vous! dit-il en crachant par terre. Qui vous battrait se sanctifierait! Par Dieu! je partirai demain matin et si je ne trouve pas avant dimanche trois sottes aussi sottes que vous, à mon retour je vous tuerai, LES TROIS SOTTES 43 car vous n'êtes bonnes à rien en ce monde. Le lendemain, il n'était pas encore fort loin de sa maison lorsqu'il vit, au milieu d'un champ, des coquelicots qui se balançaient à la brise. Une femme était là qui leur faisait la conversation. — Bonjour, coquelicots, bonnes heures pour vous! disait-elle. Et ils la saluaient bellement, poussés par le vent. — Le temps est doux pour la saison. Et ils hochaient gravement la tête. — Ne vous ennuyez-vous pas un peu? — Oui, oui, répondaient-ils du chef. — Voulez-vous, pour vous distraire, de mon lin à filer? Cette fois, sous un souffle d'air, ils s'incli¬ nèrent jusques à terre. Alors la femme cou¬ rut leur chercher une bonne provision de lin. Et l'homme songea : « Celle-là est bien aussi sotte que mes filles. » Quand la femme fut partie, il ramassa le lin, le vendit et empocha l'argent. Continuant son chemin, il arriva près d'une petite maison d'où sortaient des grognements de cochon. 44 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE — Mon amour, mon petit oiseau, ma lu¬ mière! disait une voix. — Romph! Rrromph! Il s'approcha de la porte ouverte et vit une superbe truie toute couverte de joyaux d'or, qu'une vieille femme Caressait comme un enfant. — Sois le bienvenu! s'écria la vieille. Fi¬ gure-toi que cette pauvre petite chérie vou¬ drait se distraire un peu. Je lui ai mis tous mes bijoux, et maintenant, en se voyant si belle, elle souhaite d'aller danser... Je t'en prie, mène-là au panehiri! L'homme prit la truie, lui ôta les bijoux au détour du chemin, les vendit, la vendit elle-même et mit l'argent dans sa poche. Ce¬ pendant il songeait: « Cette vieille-là est bien aussi sotte que mes filles. » Un peu plus tard, il vit toute une noce arrê¬ tée devant une maison. — Qu'y a-t-il? — Ah! nous sommes bien embarrassés! ré¬ pondit un des invités. C'est ici la maison du marié. — Eh bien? — Eh bien, tu ne vois pas que la mariée est LES TROIS SOTTES 45 plus haute que le battant? Faut-il démolir le tympan de la porte, ou couper le cou de l'épousée? — Il faut dire à l'épousée de se baisser un peu, répondit notre homme. Les gens de la noce furent si contents de l'idée qu'il leur donnait là, qu'ils l'invitèrent à leur repas, et ce fut un des meilleurs qu'il eût jamais faits. Mais, tout en s'emplissant la panse, il songeait : « Ceux-là encore sont bien aussi sots que mes filles. » Il reprit le chemin de sa maison et ne tarda pas à y arriver. Une odeur s'en échappait, ca¬ pable de griser tous les ivrognes à une lieue à la ronde. Il ouvrit la porte et vit que ses filles avaient défoncé ses tonneaux et répandu tout le vin de sa récolte; le sol de la maison était devenu un petit lac rouge sur lequel elles na¬ viguaient dans le baquet à linge en ramant de leurs battoirs. — Que faites-vous? leur demanda-t-il, stu¬ péfait. — Tu n'en finissais pas de rentrer, nous étions montées dans ce bateau pour aller fe chercher. — Ah! que vos mains tombent pourries! 46 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE s'écria-t-il. Vous mériteriez cent fois d'être pendues pour votre bêtise! Mais j'en ai tant vu par le monde, qui étaient aussi sots que vous, qu'il faut bien que je vous pardonne... D'ailleurs, ajouta-t-il en tâtant d'une main son ventre plein de victuailles et de l'autre son mouchoir plein de talari, il faut avouer que les sots ont parfois du bon. LES SOULIERS DE FER Un pêcheur avait trois filles; mais il était si pauvre qu'il ne pouvait pas leur acheter à manger. Et quand il essayait de prendre du poisson, tantôt ses filets se trouaient, tantôt ses lignes s'emmêlaient, tantôt son harpon se brisait, ou bien le vent se levait : alors il se hâtait de rentrer au port mais il ne le pouvait faire qu'en grand péril. Un jour qu'il avait péché toute la matinée sans rien prendre, il aborda découragé au pied d'une montagne plus haute que le Pantocrator et commença de se lamenter : — Oh! criait-il en pleurant, oh! mes pau¬ vres filles! Oh! les malheureuses! oh! Tout à coup la montagne s'ouvrit et il en sortit un géant, qui lui dit : — Plaît-il? — Mais je ne t'ai pas appelé, je le jure par 48 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE le Saint! fit le pauvre homme qui avait grand' peur. — Alors, pourquoi as-tu dit mon nom? O, c'est moi. Il n'avait pas l'air trop méchant, si bien que le pêcheur reprit un peu courage et, de fil en aiguille, lui confia tout son malheur : com¬ ment il n'avait pas pris seulement une sardine depuis une semaine et comment ses filles étaient au point de mourir de faim. A la fin le géant s'écria, tout attendri : — Eh bien, mon amour, viens dans ma montagne! Ils y entrèrent tous les deux, et le pêcheur vit là, dans un coin, un si grand tas de pièces d'or qu'il n'en croyait pas ses yeux. Le géant en prit une poignée (il n'avait pas la main pe¬ tite!) et dit : — Frère, je te donne ces talari pour nour¬ rir tes filles et leur acheter des habits. Mais je te demande en échange de m'en donner une en mariage. Le pêcheur regagna sa maison aussi vite qu'il put et se hâta d'envoyer Maricoula, sa fille cadette, acheter du pain, de l'agneau rôti et toutes sortes de bonnes choses; puis, quand LES SOULIERS DE FER 49 ils furent tous trois bien rassasiés, il raconta ce qui lui était arrivé. — Yeux-tu épouser le géant? demanda-t-il à l'aînée. — Je n'aime pas les hommes si grands, ré¬ pondit-elle. Mais la cadette, qui était un peu simple et qui pensait que le géant devait avoir bon cœur, accepta très volontiers. Et peu après la noce se fit; et sachez que, chaque jour, pen¬ dant que Maricoula filait à la maison, son mari allait à la chasse et prenait beaucoup de gibier; et il lui faisait des cadeaux, il la me¬ nait à toutes les fêtes des environs : bref ils ne manquaient de rien et elle était très heu¬ reuse. Ce que voyant, l'aînée se mit à l'envier et peu à peu la méchanceté lui mangea tout l'intérieur. Un jour, comme elle était très fausse, elle dit à son père : — Il y a longtemps que nous n'avons eu des nouvelles de ma sœur chérie (qu'elle vive!). Si nous allions la voir? Ils se rendirent tous deux au pied de la montagne et, sitôt qu'ils eurent appelé O, la terre s'ouvrit et le géant parut. Il les accueillit 50 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE à merveille et leur offrit du ouzo de première qualité; puis il se mit à causer gaiement avec le pêcheur. Cependant l'aînée disait à sa ca¬ dette : -— Ton mari est si bon!... Au t'ait, comment s'appelle-t-il? —- Il s'appelle O, tu le sais bien. — Je te demande son vrai nom, ma lu¬ mière, son nom de baptême. — En a-t-il donc un autre qu'O? — Quoi! tu ne sais pas que ce n'est là que son surnom? Pauvre petite âme! A ta place, je ne voudrais pas être la femme d'un homme qui me cache son vrai nom. Dieu lui par¬ donne! Ecoute, dès ce soir, si tu m'en crois, tu le lui demanderas. Il te répondra : « Veux-tu mon nom ou ma vie? » Mais ne te laisse pas intimider : insiste, insiste jusqu'à tant qu'il t'avoue la vérité. Le soir venu, Maricoula ne manqua pas d'interroger son mari : — Comment t'appelles-tu? — Veux-tu mon nom ou ma vie? Je veux ton nom, dit-elle. A ces mots, le géant s'enfonça dans la terre LES SOULIERS DE FER 51 jusqu'aux chevilles. De nouveau, elle lui de¬ manda : — Comment t'appelles-tu? — Veux-tu mon nom ou ma vie? — Je veux ton nom. Le géant s'enfonça jusqu'à la ceinture. Pourtant Maricoula dit une troisième fois : — Comment t'appelles-tu? — Veux-tu mon nom ou ma vie? — Je veux ton nom. Alors il s'enfonça jusqu'au cou. Mais l'im¬ prudente se souvenait des conseils de sa sœur et elle demanda encore : — Comment t'appelles-tu? — Veux-tu mon nom ou ma vie? — Je veux ton nom. — Je m'appelle Constantino. Et il disparut. Et dans le même moment une voix se fit entendre, qui disait : — Puisque tu as perdu ton mari par ta faute, il faudra que tu uses à sa recherche trois paires de souliers de fer avant que de le retrouver. Je vous laisse à imaginer le chagrin de Ma¬ ricoula. Mais, quand elle eut bien pleuré, elle se fit faire par le forgeron trois paires de 52 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE chaussures en fer, en mit une à ses pieds, pendit les deux autres à son cou et partit en quête de Constantino. Elle marcha tant que la première était usée lorsqu'elle parvint, un soir, devant une cabane, à l'orée d'une forêt. A la porte une vieille femme était assise, si vieille qu'elle n'avait plus de dents et que la mâchoire lui trem¬ blait. Maricoula lui dit, comme à tous ceux qu'elle rencontrait : — Bonnes heures pour toi! N'aurais-tu pas vu Constantino? — Continue ton chemin, répondit la vieille d'une voix chevrotante, et tu parviendras chez ma sœur. Elle file jour et nuit à sa fenêtre. Elle te jettera son fil de lin pour te faire mon¬ ter chez elle, car il n'y a pas de porte à sa maison. Mais garde-toi bien de grimper : c'est une ogresse qui mange tous ceux qu'elle peut attraper. Tu prendras le fil et tu l'enduiras de miel jusqu'à tant que tu aies épuisé la jarre que voici; puis tu y attacheras toutes les figues de ce panier. Lorsqu'elle sera rassa¬ siée, ma sœur te dira: « Par la vie de Cons¬ tantino, je ne te mangerai pas! » Alors tu pourras monter. LES SOULIERS DE FER 53 Maricoula remercia la vieille et repartit en emportant les figues et le miel. Et lorsqu'elle eut tant erré que sa deuxième paire de sou¬ liers se trouva usée, elle arriva devant la maison de l'ogresse. — Viens, mes yeux, lui dit celle-ci; viens mon amour, ma dorée! 0 mon petit objet- agréable-à-regarder, tu dois être bien fatiguée! Tiens, monte par ce fil, car il n'y a pas de porte à la maison. Je vais te donner à man¬ ger, mon oiseau, et te faire un beau lit blanc où tu pourras reposer. Mais Maricoula répondit : — Attends que je t'aie donné de mon miel. Et elle en enduisit le fil jusqu'à tant que la jarre se trouvât vide, puis elle y attacha des figues jusqu'à ce qu'il n'y en eût plus dans le panier. Et, quand elle eut tout léché et avalé, l'ogresse s'écria : — Par la vie de Constantino, je ne te man¬ gerai pas! Ce qu'entendant, Maricoula se signa une douzaine de fois, puis elle grimpa par une échelle que la vieille lui tendit. Or, en la voyant de près, belle et appétis¬ sante comme elle était, l'ogresse ne tarda pas 54 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE à se repentir de sa promesse et ne chercha plus qu'un prétexte pour la dévorer. — Tu vas me cuire du pain, lui dit-elle, mais de telle façon qu'il soit cuit d'un côté et non de l'autre. Puis tu vas faire mon lit, mais de manière qu'il soit fait d'un côté et non de l'autre. Puis tu vas laver les assiettes, mais à moitié seulement. Et prends bien garde d'avoir fini quand je rentrerai, sinon je te mangerai. Là-dessus elle sortit et Maricoula se mit à pleurer, et tant, et tant, que l'eau en tombait des arbres. A la fin elle entendit une voix d'homme qui l'appelait à travers la cloison : — Maricoula! — Plaît-il? — Ecoute! Je suis le fils de l'ogresse. Viens ici, ma petite icône, que je te donne un bai¬ ser! Ensuite je ferai ton ouvrage. — Non, répondit-elle, j'aime mieux être mangée qu'embrassée par un autre homme que mon mari. Aussitôt elle se mit au travail et s'appliqua si fort que l'ogresse, en rentrant, trouva le pain cuit d'un seul côté, et le lit fait à demi, et les assiettes lavées à moitié. Elle fut bien LES SOULIERS DE FER 55 fâchée de ne pas prendre Maricoula en faute, car elle se sentait pleine d'appétit. Aussi se promit-elle de se venger. Et le lendemain elle lui dit : — Tu vas aller chez ma sœur et tu y pren¬ dras une boîte où il y a de la musique, car je veux la faire jouer le jour de la noce de mon fils. Et ne manque pas de me la rapporter, sinon je te mangerai. Maricoula fut chausser ses souliers de fer et, pendant qu'elle les mettait, elle entendit la même voix d'homme que la veille, qui lui di¬ sait : — Viens, mon âme, que je te donne un bai¬ ser. Et ensuite j'irai chercher la boîte à ta place. — Puisse ta mère avoir la vie courte! lui répondit-elle encore. J'aime mieux être man¬ gée par l'ogresse qu'embrassée par un autre homme que mon mari. Or, sachez que le fils de l'ogresse n'était au¬ tre que Constantino et qu'il parlait ainsi, en déguisant sa voix, pour éprouver Maricoula; mais elle ne s'en doutait pas. Eh bien, lui dit-il, fais ce que je vais te dire, car ma tante est ogresse comme ma 56 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE mère, mais beaucoup plus féroce : si elle t'attrape, elle te dévorera toute crue. Devant sa maison, tu verras un chien qui pour toute nourriture a des feuilles de vigne, et un che¬ val qui n'a que des os dans son râtelier : tu prendras les os et les donneras au chien; puis les feuilles et les donneras au cheval. Ensuite tu regarderas par la fenêtre. Si tu aperçois que ma tante a les yeux ouverts, c'est qu'elle dormira, car elle ne voit que quand ils sont fermés : en ce cas tu béniras la porte au nom de Dieu; puis tu entreras d'un bond, t'empa¬ reras de la boîte à musique qui est toujours sous son oreiller et te sauveras aussi vite que tu pourras. — Ainsi ferai-je, si Dieu le permet, dit Ma- ricoula. Elle partit et, quand elle eut tant cheminé que sa troisième paire de souliers fut presque à demi usée, elle parvint à la maison de la tante de Gonstantino. Elle trouva le cheval et le chien, et donna les feuilles de vigne au pre¬ mier et les os au second. Puis elle regarda par la fenêtre et vit que l'ogresse était couchée sur son lit, les yeux grands ouverts. Alors elle bénit la porte, puis entra d'un bond et prit la LES SOULIERS DE FER 57 boîte sous le chevet. Mais, au bruit, la vieille se réveilla et, fermant les paupières, aperçut Maricoula qui s'enfuyait. — Porte, cria-t-elle, clos-toi devant elle! — Comment veux-tu que je me close de¬ vant elle, répondit la porte, puisqu'elle m'a bénie au nom de Dieu qui m'a faite? — Chien, dévore-la! — Comment veux-tu que je la dévore, ré¬ pondit le chien, puisqu'elle m'a donné les os et que je suis rassasié? — Cheval, cours après elle et attrape-la! — Comment yeux-tu que je courre après elle et que je l'attrape, répondit le cheval, puisqu'elle m'a donné ces bonnes feuilles de vigne et que je n'ai pas fini de les manger? Cependant Maricoula fuyait toujours, et, quand elle arriva chez la mère de Constan- tino, ses souliers de fer étaient usés. L'ogresse, qui guettait à sa fenêtre, fut si furieuse de la voir revenir, la boîte à musique sous le bras, qu'elle faillit en avoir un coup de sang. Le soir venu, elle lui dit : — Tu vas aller auprès du lit où mon fils est couché avec sa femme, car il est marié depuis ce matin. Tu entreras à reculons, mais tu tien- 58 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE t dras cinq chandelles allumées sur chaque main et sur chaque pied pour éclairer les époux. Et prends bien garde de ne pas laisser tomber une goutte de suif, sinon je te man¬ gerai. Maricoula entra si adroitement dans la chambre qu'elle ne renversa pas une seule de ses chandelles; mais, quand elle fut auprès du lit et qu'elle reconnut Constantino, les lar¬ mes commencèrent de lui couler sur les joues, si grosses qu'il y eut bientôt une mare à ses pieds. Et il lui dit : — Viens, Maricoula, viens, que je te donne un baiser! — J'aimerais mieux être brûlée vive par ces chandelles qu'embrassée par toi ! Là-dessus, la mariée, qui était noire comme More, se mit à rire aux éclats : — Que d'histoires pour si peu de choses! s'écria-t-elle. Moi, j'ai bien baisé le derrière d'un cordonnier pour une cuillerée de riz ! Quand il entendit cela, Constantino fut si indigné qu'il la chassa du lit et lui alluma les mains et les pieds avec les chandelles de Ma¬ ricoula : et aussitôt elle se mit à flamber comme les feux de la Saint-Jean. Puis il tua LES SOULIERS DE FER 59 sa mère, l'ogresse, et la pendit à la fenêtre de la maison, tel un mouton, pour que tout le monde la vît en passant. Ensuite il s'en re¬ tourna dans sa montagne avec Maricoula et ils recommencèrent de vivre heureux comme de¬ vant. RI y; LES TROIS FENÊTRES Un père qui avait trois filles leur dit un jour : — J'ai si bien vendu mon huile et mon vin que je veux vous faire des cadeaux. Que dé¬ sirez-vous? — Une fenêtre en or, s'écria l'aînée. — Une fenêtre en argent, répondit la cadette. — Une fenêtre en plomb, dit la plus jeune. Et il les leur donna. Comme elles étaient à leurs fenêtres, le fils du roi vint à passer. Il dit à l'aînée : — Bonjour, ma petite en or. A la cadette : — Bonjour, ma petite en argent. Mais il fit une révérence à la plus jeune. « Il goûte la modestie », pensèrent les deux aînées. Le lendemain, elles firent mettre leur sœur à la fenêtre en or. — Bonjour, ma petite en argent, dit le prince à la plus âgée Et à la cadette : 62 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE — Bonjour, ma petite en plomb. Mais il sourit à la plus jeune. Les deux aînées en furent si fâchées qu'elles ne dormirent pas de la nuit. Le lendemain elles ordonnèrent rudement à leur sœur d'aller à la fenêtre d'argent. En passant, le prince dit à la plus vieille : — Bonjour, ma petite en or. A la cadette : — Bonjour, ma petite en plomb. Mais il envoya un baiser à la plus jeune. Cette fois, les deux aînées pensèrent mourir de dépit. Elles se jetèrent sur leur sœur, la rouèrent de coups et lui ôtèrent un œil d'un coup de fourchette. Mais, quand il passa devant elle, le prince s'arrêta et lui parla d'une façon si tendre que toutes les feuilles des arbres en frémissaient d'émoi. Aussitôt les mégères la battirent plus rude¬ ment encore que la première fois et lui arra¬ chèrent son second œil de leurs propres doigts, tellement qu'elle devint aveugle et ne put aller à sa fenêtre. Mais le prince entra dans la maison, la prit LES TROIS FENÊTRES 63 Il avait un chat si intelligent qu'on lui fai¬ sait comprendre tout ce qu'on voulait. — Tu vas aller chez ces furies, lui dit-il, et les griffer, les mordre, les tourmenter jusqu'à tant qu'elles te jettent un œil. Ainsi fit le chat. Elles eurent beau lui offrir toutes sortes de friandises: il ne les laissa en paix que lorsqu'elles lui eurent jeté un œil, qu'il prit dans sa gueule et rapporta. Le prince le posa sous le sourcil de la jeune fille. — Yois-tu de cet œil? — Oui, répondit-elle. Il renvoya son chat aux deux sœurs et l'ani¬ mal les griff a, mordit et harcela encore plus que la première fois, tellement qu'elles lui lancèrent le second œil pour se débarrasser de lui. Le prince le mit sous le second sourcil de sa belle. — Vois-tu de ces deux yeux? — Oui, répondit-elle. Alors il l'épousa et leur noce fut si magnifi¬ que que les deux mégères en crevèrent de dépit. LE HÉROS Il advint que la chèvre de Spiro, ayant fait un faux pas, tomba dans un ravin si malheu¬ reusement qu'elle se tua, la maladroite! Un aigle la vit et s'abattit sur elle. Mais un lion bondit à son tour. — Maudit soit ton père, lui dit l'oiseau, si tu me dérobes ma proie! — Es-tu fou, par le Saint? s'écria le lion. N'as-tu pas vu que cette chèvre s'est laissé choir de peur lorsqu'elle m'a senti? C'est à moi qu'elle appartient. — Pardon, cria une petite voix, c'est à moi ! J'étais sur elle bien avant vous! Et une puce, sortant des poils où elle se te¬ nait cachée, parut sur le flanc de la morte. Les trois bêtes discutèrent longtemps sans pouvoir s'accorder. Enfin vint à passer Sta- vro, le fils d'Evanghelo, qui portait des légu¬ mes au marché. Dès qu'il les vit, il hâta le pas pour s'éloigner, mais le lion rugit un coup, un 5 tout petit coup seulement, et sur-le-champ le jeune homme s'arrêta en disant poliment : — Plaît-il? — Viens ici; tu vas nous départager. — C'est cela, fit l'aigle. — Très bien! s'écria la puce. Stavro dut s'approcher : le moyen de re¬ fuser! Mais il se sentait fort intimidé : « Si je donne tort à ce palikare, songeait-il, il me tue d'un coup de sa vilaine patte. Mais, si je fâche l'aigle, il me crève les yeux, et si je mécon¬ tente la puce, elle me saute dessus avec toute sa tribu. Tâchons de nous en tirer pour le mieux. » Après avoir réfléchi un instant il parla ainsi : — Suce, puce, suce tout le sang que tu vou¬ dras pendant que la chèvre est encore chaude. Toi, aigle, déchire à loisir, déchire les intestins et les parties molles. Et que Votre Noblesse se régale à son aise de la viande et des os, dit-il au lion. Aucun des trois animaux ne trouva rien à reprendre à ce jugement, ce qui est bien rare; ils en furent même si contents que le lion dit au jeune homme : Pour ta 66 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE LE HÉROS 67 récompense, demande-nous ce que tu vou¬ dras. — Eh bien, veuille me donner ton courage et ta force, Kyrié, repartit Stavro sans hésiter. A l'aigle il dit : — Donne-moi ton pouvoir de voler. El à la puce : — Toi, ta petitesse. — Je veux bien, répliqua le lion. — Moi aussi, fit l'aigle. — Volontiers! s'écria la puce. Quand tu désireras ces dons, tu n'auras qu'à nous ap¬ peler. Là-dessus chacun partit de son côté. Stavro ne tarda pas à entrer dans la ville. Comme il passait devant la maison du roi avec son gros panier, il y aperçut une jeune fille qui filait à une fenêtre, et elle lui parut si belle qu'il demeura bien un grand quart d'heure à la considérer, la bouche bée. Il fût même resté davantage si la belle ne se fût retirée en fermant la croisée. Alors il s'ap¬ procha du soldat qui montait la garde devant la porte. — Hé là! frère! quelle est donc cette jeune fille qui filait à la fenêtre, il y a un instant? 68 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE — Regardez-moi ce lourdaud qui veut faire l'Anglais! répondit la sentinelle. Ne sais-tu pas que c'est la fille du roi? Passe ton chemin, bâtard ! Et Stavro, le fils d'Evanghelo, s'en alla au marché. Mais, quand il eut vendu tous les lé¬ gumes de son panier, au lieu de rentrer chez son père, il fut s'asseoir dans un coin de la place, en face du palais. Hélas! vainement il demeura là tout le jour et jusqu'à la nuit tombée, la jeune fille ne parut plus. Alors il se posta au pied du mur, juste sous la fenêtre où il l'avait vue, et prononça tout bas : — O puce, souviens-toi de ta promesse et passe-moi ta petitesse! Il n'avait pas achevé ces mots qu'il était de¬ venu aussi minuscule qu'un grain de tabac! Sans perdre un instant, il sauta sur le mur et commença de grimper le long d'une gouttière. Malheureusement il était si petit qu'il lui fal¬ lut longtemps pour arriver jusqu'à la fenêtre de la belle et, quand enfin il sauta dans sa chambre, il la trouva couchée dans son lit où elle dormait paisiblement. Il reprit sa forme naturelle et la réveilla LE HÉROS 69 avec toute la douceur qu'il put. Certes, elle fut bien étonnée lorsqu'elle vit un jeune homme auprès d'elle! Elle se mit à crier « Au secours! » de toutes ses forces, et tellement que son père descendit, sa couronne tout de travers, son sceptre et sa chandelle à la main. — Qu'y a-t-il? Qu'y a-t-il? grommela-t-il — Un homme, ô mon père! Un homme dans ma chambre! Mais le roi eut beau regarder tout autour de lui, il ne vit rien, car, en l'entendant venir, Stavro s'était hâté d'emprunter à nouveau la petitesse de la puce et il se dissimulait sous un pli du drap. —- Tu fais de drôles de rêves, ma fille, dit le roi mécontent. Et il remonta se coucher dans son lit. Il venait à peine de s'endormir que la jeune fille vit de nouveau Stavro. Tout d'abord elle fut saisie au point qu'elle en perdit la voix, mais elle la retrouva lorsqu'il voulut lui pren¬ dre la main, et la voilà partie à crier encore plus fort que la première fois. Le roi coiffa sa couronne par-dessus son bonnet de nuit, enfila sa robe de chambre, re¬ prit son sceptre et sa chandelle, et descendit 70 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE en grommelant. Cette fois, il ouvrit l'armoire, se mit à plat ventre pour regarder sous le lit, secoua les rideaux et passa son sceptre sous les meubles. Mais Stavro, redevenu petit comme la puce, s'était caché dans une fente du parquet. — Par l'âme de mon père mort à quatre- vingt-dix-huit ans ! cria le roi à sa fille, garde- toi bien de m'appeler à nouveau sans raison, sinon tu t'apercevras que mon sceptre peut, à l'occasion, faire office de bâton! Et c'est pourquoi, quand Stavro réapparut à ses yeux pour la troisième fois, la belle n'eut garde de souffler mot. Il en profita pour lui conter ce qui lui était arrivé avec le lion, l'ai¬ gle et la puce, et elle le crut d'autant plus vo¬ lontiers qu'il n'était pas mal de sa personne. Bref ils ne tardèrent pas à s'aimer tendre¬ ment et devinrent aussi liés qu'on peut l'être entre fille et garçon. Stavro prit l'habitude de grimper toutes les nuits dans la chambre de la belle, et celle-ci ne criait plus jamais de frayeur en le voyant. Cependant, un beau jour, il advint que la guerre éclata, et les choses bientôt tournèrent si mal que le roi fut forcé de s'enfuir avec son LE HÉROS 71 armée. Le soir, Stavro trouva sa bien-aimée qui pleurait de tout son cœur. — Hélas! disait-elle, que vais-je devenir? Les soldats se sont enfuis et l'ennemi est aux portes. J'aime mieux mourir que tomber aux mains de ces gens-là. — Ne pleure pas, ma petite icône, dit Sta¬ vro en la serrant dans ses bras : ils seront bientôt repoussés. Et au matin il alla s'engager. On lui donna un sabre et un fusil, et on l'envoya devant l'ennemi. Les canons grondaient, les fusils claquaient, les bombes passaient dans le ciel, il y avait beaucoup de fumée et les gens tom¬ baient comme des mouches : c'était effroyable à entendre et à voir. Déjà Stavro sentait la peur sur son dos, mais il ne lui laissa pas le temps de le paralyser : il se hâta de dire entre ses dents qui commençaient à claquer : — Lion, souviens-toi de ta promesse : donne-moi ta force et ta prouesse! A peine avait-il fini de parler, il sentit en lui tant de courage et de vigueur qu'il lui fut impossible de se retenir : il tire son sabre, s'élance sur les ennemis en bondissant comme 72 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE un bouc et en frémissant des badigoinces, et le voilà qui cogne, qui tranche, qui assomme, qui pointe, qui taille, qui fracasse, qui décer¬ velle, qui écrabouille, faisant voler les têtes, défonçant les poitrines, coupant les bras, les jambes et tous les autres membres, fendant les troncs en deux, enfilant trois ou quatre hommes d'une estocade, tellement que les pauvres gens s'enfuyaient à qui mieux mieux, criant : — Ce n'est pas un homme, mais un diable ! Sauve qui peut ! Toute l'armée fut bientôt en déroute : c'était à qui courrait le plus vite. Mais Stavro la poursuivait et tuait tous ceux qu'il attra¬ pait. Car il galopait aussi vite qu'un cheval. Hélas! au moment où il allait faire prisonnier le général en chef, un petit galopin de cui¬ sine, qui s'était caché derrière un arbre, lui lança une brochette qu'il tenait à la main, et si adroitement qu'il lui fit une écorchure au talon. Voilà le héros assis par terre : il avait toujours été très douillet. Heureusement, dans ce péril pressant, il se ressouvint de la pro¬ messe de l'aigle et se mit à crier de toutes ses forces : LE HÉROS 73 — Aigle, ô aigle! Vite, donne-moi ton pou¬ voir de voler! Aussitôt il sentit deux grandes ailes lui pousser sur le dos; et, au moment où les fuyards tournaient bride et s'en revenaient au galop pour le prendre, elles se mirent à battre et le portèrent en un instant dans la chambre de sa hien-aimée. Celle-ci, tout éplorée, le fit coucher dans son lit et elle se préparait à déchirer son plus beau mouchoir pour en faire de la charpie; mais Stavro lui dit qu'il ne voulait d'autre médecine que ses baisers, et elle la lui administra très volon¬ tiers, tellement que vers le soir il se trouva presque guéri. A cette heure-là, le roi rentrait en triomphe dans la ville, à la tête de son armée victo¬ rieuse. Sa fille s'empressa de courir à sa ren¬ contre et il lui conta le prodige qui était ar¬ rivé et comment un de ses soldats avait, à lui seul, mis en fuite tous les ennemis. — Mais qu'est-il devenu ? demanda la belle. — Qui me le dirait, je lui donnerais belle récompense! — Et que ferais-tu de ce héros? 74 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE — Par le Saint! J'en ferais mon gendre, dit le roi, cela va de soi. A ces mots, la jeune fille prit son père par la main et le mena dans sa chambre. — Eh bien, le voici ! dit-elle en lui montrant Stavro qui dormait tranquillement sur le lit. Et pour sa récompense je te prie de me don¬ ner à lui. C'est ainsi que Stavro, le fils d'Evanghelo, devint le gendre du roi. Après la mort de son beau-père, il hérita même du sceptre et de la couronne. C'est une belle chose que la bra¬ voure ! LES TROIS CHEVEUX D'OR Il y a bien cent ans que vivait à Lefki, à ce qu'on m'a dit, une jeune fille appelée Vassi- liko. Elle était très jolie et elle avait de si beaux cheveux, et si longs, qu'elle ne mettait jamais de torco : elle tordait tout simplement ses tresses et cela suffisait pour qu'elle eût la plus grosse et la plus belle coiffure du village. Un jour qu'elle se peignait à sa fenêtre, une ombre lui cacha soudain le soleil. « Quel sombre nuage! » se dit-elle. Hélas! ce n'était pas un nuage : c'était un gros dragon qui ve¬ nait de se poser devant la maison; et la tête appuyée au bord de la fenêtre, les ailes entr'- ouvertes, il la regardait fixement. Elle eut à peine le temps de pousser un cri, car il la prit dans ses griffes, mais tout doucement, et s'envola. 76 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE Ses parents eurent beaucoup de chagrin de l'avoir perdue et la regrettèrent longtemps; mais, comme ils avaient quatorze enfants, ils ne pouvaient pas penser longtemps à chacun d'eux, si bien qu'ils finirent par l'oublier. Seul, son jeune frère, Charilao, se souvenait de sa chère Vassiliko qui toujours s'occu¬ pait de lui quand il était petit, car leur mère avait assez à faire auprès des cinq derniers, et les années avaient beau passer, il ne pou¬ vait croire qu'elle fût morte. Le jour qu'il eut quinze ans, il alla trouver son père et lui dit qu'il voulait partir à la recherche de sa sœur chérie. — Dieu lui pardonne! dit le père, ne sais-tu pas qu'elle est défunte? Viens-t'en avec nous cueillir les olives. Le garçon alla aux champs avec les siens; mais, à l'heure de la sieste, il s'étendit à l'écart sous un arbre, et sitôt qu'il vit tout le monde endormi, il prit ses jambes à son cou et s'enfuit. Il erra longtemps, longtemps, si bien qu'un matin il se trouva au pied d'une très haute montagne. Il voulait la gravir, mais com¬ ment faire? ce n'étaient que rochers à pic : LES TROIS CHEVEUX D'OR 77 il eût fallu des ailes pour en atteindre le som¬ met. Comme il réfléchissait à ce qu'il allait faire, il entendit tout à coup une explosion de cris aigus à percer les oreilles : cela partait d'un vaste nid, à la fourche d'un olivier; un ser¬ pent se mettait en devoir d'y grimper pen¬ dant que les oisillons (dont chacun était bien aussi gros qu'un poulet de trois mois) appe¬ laient leurs parents avec désespoir. Courir à l'arbre, lever son bâton et tuer le serpent ne fut pour le garçon que l'affaire d'un mo¬ ment. Et aussitôt il entendit crier dans le ciel par trois fois, et de plus en plus fort : — Merci!... Merci!... MERCI! Etonné, il leva les yeux et vit dans le bleu un point noir qui grossissait à vue d'œil et qui fut en peu de temps de la taille d'un moi¬ neau, puis d'un corbeau, puis d'une oie, puis de trois oies. Et l'énorme oiseau vint se per¬ cher au bord du nid et dit à Charilao : — Bonheur à tes yeux! Tu as sauvé mes petits. Et maintenant que puis-je pour toi? — Porte-moi sur la cime de ce mont. — Bon! Ta ceinture est solide? Ce disant, l'oiseau s'abat, saisit dans ses serres la ceinture de Charilao, déploie ses vastes ailes et un instant plus tard, pose le garçon à plat ventre au sommet des rochers. -— Excuse-moi, lui dit-il, de te laisser là; mais il faut à présent que j'aille donner à manger à mes enfants. Bonnes heures pour toi! — la sou! Le garçon se mit debout et regarda autour de lui. Il se trouvait au bord d'une prairie : au centre s'élevait une belle maison carrée à cinquante fenêtres et çà et là paissaient des chèvres et des moutons. Un vieillard qui leur servait de berger lui faisait des signes; il s'ap¬ procha. — 0 fou! lui dit l'homme, comment as-tu grimpé jusqu'ici? Que le dragon te voie et tu es mort. — Quel dragon? — Mon maître. C'est dans cette maison qu'il loge ses cinquante femmes. Hâte-toi de t'enfuir avant son réveil. — Mais qui pourrait sans ailes sauter au bas de ces rochers? Le vieux berger réfléchit un moment, puis il reprit : 78 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE LES TROIS CHEVEUX D'OR 79 — Je ne vois qu'un moyen de te sauver : ma femme, qui est morte la semaine passée, était à peu près de ta taille, je vais te donner ses habits. Tu n'auras qu'à porter chaque jour le lait au dragon comme elle faisait. Il ne lui parlait ni ne la regardait jamais; : elle posait les jattes dans la cuisine et s'en revenait tout aussitôt. Charilao s'habilla en femme, mais il n'était pas trop rassuré le lendemain matin, lorsque, une cruche sur la tête, une autre à la main, il entra dans la maison. Tout, pourtant, se passa très bien : la cuisine était vide, il ne rencontra personne. Et sitôt que le dragon se fût envolé pour faire dans les airs sa prome¬ nade quotidienne, il se mit à errer alentour du logis. Quarante-neuf des fenêtres avaient leurs volets clos et aucun bruit n'en sortait : c'était l'heure de la sieste. Une seule était grande ou¬ verte et, comme il passait au-dessous à pas de loup, il entendit une douce voix qui murmu¬ rait avec tristesse : — Ah! Charilao, mon cher petit frère, quand donc te reverrai-je? Aussitôt de grimper sur un figuier et d'ap- 80 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE peler doucement : « Vassiliko. » Sa sœur (car c'était elle) parut à la fenêtre dans le même moment et sachez qu'il fut si ému de la revoir qu'il en faillit choir. — Qui a parlé? fit-elle. — Moi!... Ici!... Dans le figuier!... Ne me re¬ connais-tu point? — Par le Saint! c'est Charilao! Pauvre fille! A son tour le cœur lui bat¬ tait à si grands coups qu'elle en pensa pâmer. — Cours vite à la cuisine, reprit-elle à mi- voix; tu verras sous l'escalier quarante-neuf clés liées ensemble : ce sont celles des autres chambres. Celle qui ouvre la mienne n'est pas au trousseau : elle est accrochée à côté, parce que le dragon me préfère à toutes ses fem¬ mes. Prends-la et viens vite chez moi : ainsi nous pourrons parler librement. Charilao se hâta de faire ce qu'elle lui avait dit et il fut bientôt dans la chambre de sa sœur. Là, ils se donnèrent d'abord mille bai¬ sers, puis ils se racontèrent tout ce qui leur était arrivé depuis leur séparation, ce qui fut très long; enfin ils en vinrent à chercher com¬ ment ils pourraient échapper au dragon. LES TROIS CHEVEUX D'OR 81 — Mais, tout d'abord, quelle est sa force? dit le garçon. — Je n'en sais encore rien. — Eh bien, ce soir, quand il sera près de toi, cajole-le et mets-le au point qu'il ne puisse rien te refuser : alors tu le lui deman¬ deras. Et ensuite nous aviserons. Le soir, Vassiliko caressa le monstre de son mieux et quand elle le vit au point de ne pouvoir plus rien lui refuser, elle lui dit : — Quelle est ta force? — Ma force, c'est trois cheveux d'or, trois pigeons et trois chevaux, répondit-il. Et peu après il s'endormit. Le lendemain, à peine se fut-il envolé pour faire sa promenade, Gharilao se hâta de re¬ tourner chez sa sœur. — Il faut que tu lui coupes ses cheveux d'or dès ce soir! s'écria-t-il quand il connut les paroles du dragon. Ensuite nous aviserons. Et la nuit, après qu'elle eut si bien caressé le monstre qu'il se fut endormi encore plus profondément que la veille, Vassiliko alluma une lampe et se mit à chercher les cheveux d'or dans sa crinière; mais celle-ci était si épaisse que, lorsque le jour approcha, elle fi 82 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE n'en avait pu trouver qu'un seul. Elle eut tout juste le temps de le trancher avant qu'il s'éveillât. Et sachez qu'aussitôt qu'elle l'eut fait, un des pigeons et un des chevaux mou¬ rurent. —■ Je ne sais ce que j'ai, lui dit le dragon le lendemain : je me sens hien fatigué. Elle ne répondit mot, mais le cajola mieux qu'elle n'avait encore fait, de sorte qu'il tomba dans le sommeil comme dans un tombeau. Alors elle recommença de chercher les che¬ veux d'or, mais cette fois encore elle n'en trouva qu'un seul et le coupa. La nuit suivante, le dragon lui dit en arri¬ vant : — Deux de mes pigeons et deux de mes che¬ vaux sont morts, et je sais bien que c'est parce que tu as tranché deux de mes cheveux d'or. Mais je t'aime si fort que j'aime mieux mou¬ rir que de me passer de toi. — Puisses-tu vivre longtemps! répondit- elle. Et dès qu'il se fut endormi, elle lui coupa le troisième cheveu d'or, de sorte qu'il expira. Aussitôt elle se mit à la fenêtre et cria de toutes ses forces, par trois fois : LES TROIS CHEVEUX D'OR 83 — Le dragon est mort ! Le dragon est mort ! Le dragon est mort! Les quarante-neuf autres femmes parurent à leurs croisées. — Quoi! le dragon est mort? firent-elles en soupirant. Mais voyant Charilao qui, après avoir re¬ pris ses habits de garçon, courait à toutes jambes vers la maison, elles dirent encore : — Quel est donc ce jeune homme? Et il n'en fut pas une qui n'ajustât son mou¬ choir de tête. Lui cependant, sans prendre le temps de rien regarder, il se précipitait chez sa sœur qui lui conta ce qui s'était passé. — Maintenant, ajouta-t-elle, cours cher¬ cher le trousseau de clés sous l'escalier et ouvre les chambres des quarante-neuf épou¬ ses; mais prends bien garde de ne pas leur jeter un seul coup d'œil, sinon il t'arrivera malheur. Charilao fit grande attention à la recom¬ mandation et les quarante-huit premières femmes furent libérées sans accident. Hélas! au moment où il ouvrait la porte de la qua¬ rante-neuvième, celle-ci cria de toutes ses for¬ ces : « PoumL. Je me meurs! », pour attirer 84 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE son attention, de manière qu'il ne put s'em¬ pêcher de tourner les yeux vers elle. Et aus¬ sitôt il tomba endormi. Tout d'abord la femme pensa qu'il n'avait pu supporter la vue de sa beauté sans pâmer. Elle lui dit quelques mots- fort encourageants, qu'elle fit suivre d'une -oeillade à réveiller un mort. Puis elle feignit de perdre patience et lui dit des choses désagréables. Puis -elle le toucha, le secoua, le chatouilla, lui donna un baiser; mais cela même ne le réveilla pas. Alors elle jugea qu'il devait être plus qu'aux trois quarts défunt, et elle appela ses com¬ pagnes qui accoururent; mais elles eurent beau le tirailler à leur tour, le pincer, lui crier dans l'oreille, lui mettre le doigt dans le cou, lui chatouiller la plante des pieds, lui frapper dans les mains, lui tirer les cheveux et lui faire passer un verre de vin sous le nez, il n'en dormait que de plus belle. Enfin sa soeur arriva, qui commença par les mettre toutes à la porte. Et dès qu'elle fut seule, elle se fit apporter par le vieux berger le sang des trois pigeons morts et y trempa un peu du crin des trois chevaux, dont elle toucha par trois fois le front, les oreilles, les LES TROIS CHEVEUX D'OR 85 paupières, les lèvres, la poitrine et les genoux de Charilao en prononçant certaines paroles. Alors son frère ouvrit-les yeux et s'écria : — Ah! par Dieu, qu'elles s'en aillent au plus tôt dans leurs maisons! Tel fut son premier mot. — Mais, répondit Vassiliko, je crains que trois ou quatre d'entre elles ne soient grosses. Qu'arrivera-t-il si elles mettent au monde des petits dragons? — Rien de plus simple que de les en débar¬ rasser, reprit Charilao. Ne sais-tu pas que les dragons ont beaucoup de la nature des ser¬ pents et que ceux-ci aiment si fort le lait qu'ils vont parfois sucer le pis des chèvres? Com¬ mande au berger d'apporter quarante-neuf jattes de lait et tu verras ce qui adviendra. Ainsi fut fait et quand les quarante-neuf jattes furent alignées dans la cour, Charilao prit tour à tour les quarante-neuf épouses et, aidé du berger, il les tint l'une après l'autre par les jambes, la tête en bas et la bouche dans le lait. Et sachez que quarante-neuf petits dragons leur sortirent par les lèvres et se noyèrent dans les écuelles. Ensuite elles s'en retournèrent dans leurs 86 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE pays, vers leurs maris et leurs fiancés, à qui elles se gardèrent bien de raconter l'histoire des jattes de lait. Vassiliko et son frère firent de même, mais ils eurent soin d'emporter le trésor du dragon qui était d'une richesse in¬ croyable. Quant au berger, il garda la maison, le domaine et le troupeau. Et de la sorte tout le monde se trouva content. LE MIROIR Il était une fois une femme qui avait une fille belle comme le jour et elle était si co¬ quette qu'elle se regardait à chaque instant dans son miroir. — Bonjour, miroir. — Bonjour, Kyria, répondait-il en faisant la grimace. — Hélas! je vois bien que je ne suis pas aussi belle que ma fille! Ah! que faire pour avoir sa beauté? Le miroir lui donnait toujours de mauvais conseils. — Tu n'as qu'à la tuer, dit-il un jour. Bois le sang de son cœur et tu prendras sa beauté. La femme fit venir son cocher et son la¬ quais, et leur commanda : — Vous allez dire à ma fille que vous la menez à un panehiri; mais vous la conduirez au fond de la forêt et vous la tuerez. Puis vous 88 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE recueillerez le sang de son cœur dans une fiole et me le rapporterez. La jeune fille fut si contente d'aller à la fête qu'elle battit des mains et courut mettre sa plus jolie robe. Mais, quand elle vit que la voiture gagnait la montagne et s'enfonçait toujours au plus profond des bois, elle appela le cocher et lui dit : — Cocher, est-ce donc par ici qu'a lieu le panehiri? — O Kyria, il n'y aura plus de panehiri pour toi, car ta mère nous a commandé de te tuer et de lui rapporter le sang de ton cœur. A ces mots elle se mit à pleurer et à se la¬ menter tant et tant que le cocher et le laquais s'attendrirent et songèrent : « Non, nous ne pouvons tuer une jeune fille si belle. » — Ecoute, lui dirent-ils, nous allons te lais¬ ser ici et nous attraperons une bête des bois dont nous rapporterons le sang à ta mère en lui disant que c'est le tien. Là-dessus, ils la firent descendre et elle s'en¬ fuit aussi vite que ses jambes purent la porter, de peur qu'ils ne se ravisassent. Elle courut tant qu'elle put courir, puis marcha tant qu'elle put marcher, puis se LE MIROIR 89 traîna tant qu'elle put se traîner, et à la lin elle tomba épuisée dans un fourré. Or, un fils de roi chassait par la forêt ce jour-là. Tout à coup ses chiens partirent sur une piste fraî¬ che et si franchement qu'il avait peine à les suivre. « C'est quelque jeune biche », pensait- il en préparant son fusil. Mais, au lieu de don¬ ner de la voix comme ils faisaient d'ordinaire, les chiens se mirent à gémir et, quand il les rejoignit, il les trouva couchés autour de la jeune fille évanouie dont ils léchaient les mains en pleurant. Dès qu'il la vit, il ne put s'empêcher de l'aimer. Il s'empressa de la secourir; puis il la prit dans ses bras, l'em¬ porta dans son palais et l'épousa. Cependant, le cocher et le laquais avaient tué un chacal puant et recueilli son sang dans une fiole, qu'ils rapportèrent à leur maîtresse. Quand elle eut bu, elle courut à son miroir. — Bonjour, miroir. — Bonjour, Kyria, dit-il en grimaçant comme à l'ordinaire. — J'ai bu le sang du cœur de ma fille : quand vais-je prendre sa beauté? Le miroir se mit à ricaner. — Tu n'as bu que le sang d'un chacal puant 90 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE et ta fille n'est pas morte. Sache qu'un fils de roi l'a emmenée dans son palais où il l'a épousée, et qu'elle vit heureuse à ses côtés. — Maudite soit-elle! Alors, miroir, que dois-je faire? — Prends tes bagues, va-t'en les vendre sous sa fenêtre. Elle sera tentée et t'en achè¬ tera : sitôt qu'elle en aura passé une à son doigt, tu verras ce qui adviendra. La femme s'habilla en vieille courtière et se déguisa si bien que personne n'eût pu la re¬ connaître; après quoi elle prit ses bagues et s'en fut crier sous les fenêtres du palais : — Qui veut des bagues? J'en ai à vendre de si belles que le roi d'Athènes n'a pas les pa¬ reilles. Comme le prince était à la chasse, sa femme s'ennuyait à périr : lorsqu'elle entendit la vieille, elle se pencha à la fenêtre et lui fit signe de monter, puis lui acheta la plus riche de toutes ses bagues. Mais sitôt qu'elle l'eut passée à son doigt, voilà qu'elle tomba morte! En rentrant le fils de roi la trouva par terre, toute froide, et il fut si chagrin qu'il s'en fallut de peu qu'il n'expirât près d'elle. Mais, comme il lui baisait la main en pleurant, il remarqua LE MIROIR 91 la nouvelle bague et la tira pour la considé¬ rer : or, à peine la lui eut-il ôtée du doigt, la jeune femme soupira, ouvrit les yeux et reprit vie. — O ma lumière, s'écria-t-il, ma dorée, puisses-tu vivre longtemps! Te manque-t-il donc ici quelque chose? Dis-le-moi et tu l'au¬ ras aussitôt. Tout ce que tu voudras, tu l'au¬ ras! Mais promets-moi de n'acheter plus rien à personne. Et elle le lui promit; mais le Diable est plus fort. Cependant la mère était rentrée chez elle. Elle se hâta de reprendre ses habits ordinai¬ res; puis elle courut à son miroir. — Ronjour, miroir. — Ronjour, Kyria, dit-il en grimaçant. — J'ai vendu la bague à ma fille et elle est tombée morte : quand vais-je prendre sa beauté? Le miroir se mit à ricaner. — Ta fille n'est pas morte. Le fils de roi est rentré, lui a ôté la bague et son amour l'a ressuscitée. — Malédiction sur elle! Alors, miroir, que dois-je faire? 92 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE — Cueille du raisin muscat et va-t'en le vendre sous sa fenêtre. Elle sera tentée et t'en achètera : sitôt qu'elle en aura mangé, tu verras ce qui adviendra. La femme s'habilla en vieille paysanne et se déguisa encore mieux que la première fois. Puis elle cueillit le meilleur raisin muscat de sa treille et s'en fut le crier sous la fenêtre de sa fille, qui fut si fort tentée qu'elle oublia ce qu'elle avait promis à son mari. En partant pour la chasse, le fils de roi avait eu grand soin de fermer la porte à clé; mais elle atta¬ cha un panier au bout d'une corde, le fit descendre et la vieille y mit sa grappe la plus dorée. Hélas! à peine la belle en eut-elle avalé un grain, voilà qu'à nouveau elle tomba morte ! Et cette fois, quand le fils de roi rentra, il eut beau regarder ses mains et son cou et ses oreilles et ses poignets et ses chevilles, il n'y vit ni bague, ni collier, ni boucles, ni brace¬ let. Il appela le plus savant médecin du royaume, mais celui-ci essaya en vain tous ses onguents et toutes ses pilules, toutes ses poudres et tous ses opiats. Alors le fils de roi fit faire un beau cercueil LE MIROIR 93 de cristal et y coucha la morte en pleurant; puis il la porta au sommet de la montagne afin qu'elle fût plus près du ciel. Le lendemain, le soleil levant frappa le cer¬ cueil de ses rayons et le fit étinceler comme une escarboucle ou comme un diamant. Un autre fils de roi, qui chassait de l'autre côté de la montagne, dit à ses gens : — Par le Saint! qu'est-ce donc qui brille de la sorte au sommet du mont? Quand il y eut gravi et qu'il aperçut le corps de la jeune femme si pâle et si beau sous le cristal, il voulut l'emporter dans son palais, quoi que pussent lui dire ses gens. Et là, l'ayant étendue sur un lit, il la frictionna tellement et si doucement, et si soigneuse¬ ment, et si longuement, et si patiemment, et si obstinément, qu'à un moment, comme il lui passait la main sur le gosier, le grain de rai¬ sin qui y était resté en sortit : aussitôt la jeune femme revint en vie. Ce que voyant, le fils de roi l'épousa sans perdre un instant. Cependant la mère était revenue chez elle. Dès qu'elle eut repris ses habits de tous les jours, elle courut à son miroir. — Bonjour, miroir. 94 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE — Bonjour, Kyria, dit-il en faisant la gri¬ mace. — Ma fille a mangé le raisin et elle est tom¬ bée morte : quand vais-je prendre sa beauté? Le miroir se mit à ricaner. — Ta fille n'est pas morte encore. Elle a épousé un autre fils de roi et elle va avoir un enfant. — Le diable lui entre au corps! Alors, mi¬ roir, que dois-je faire? — Sitôt que l'enfant sera né, va te présenter comme nourrice; on t'engagera et quand tu seras seule avec ta fille, tu lui enfonceras trois épingles dans la tête; ensuite couche- toi à sa place dans son lit après t'être lavée avec une eau charmée, et tu verras ce qui adviendra. La femme prit des habits de nourrice et se peignit le visage tellement qu'elle devint toute méconnaissable. Puis elle alla crier sous les fenêtres du palais. — Qui a besoin d'une bonne nourrice? La belle, qui venait justement de mettre son enfant au monde, était si faible qu'elle ne pouvait bouger : ce fut le fils de roi qui fit monter la nourrice et l'engagea. Or, dès LE MIROIR 95 que la mégère se vit seule avec sa fille, elle lui enfonça trois épingles dans la tête, et la jeune femme se changea en un petit oiseau vert et bleu qui s'envola par la fenêtre. Sur quoi la méchante vieille se lava le visage avec de l'eau charmée et se coucha à sa place; et sachez qu'elle se mit à lui ressembler telle¬ ment, encore qu'assez laide, que le prince, quand il remonta, trouva certes sa jeune épouse un peu changée, mais il mit cela sur le compte de la faiblesse et lui donna un bai¬ ser. Quelle horreur! Le lendemain, le jardinier qui bêchait les plates-bandes vit un petit oiseau vert et bleu se percher près de lui sur un rosier. — Bonjour, jardinier. Longue vie pour toi! — Bonjour, petit oiseau. — Comment vas-tu? — Très bien, merci. — Et comment va le prince? — Très bien aussi. — Et le cher petit enfant, jardinier, com¬ ment va-t-il? — Hélas ! il crie sans cesse. Sa mère n'a pas de lait : il pleure de faim. Là-dessus, l'oiseau vert et bleu s'envola à 96 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE tire d'ailes et fut se percher sur un arbre d'où l'on entrevoyait le berceau, à travers la fenê¬ tre. Cependant le jardinier était très surpris, car c'était la première fois qu'il entendait par¬ ler un oiseau : aussi laissa-t-il là sa bêche et fut raconter au fils de roi le prodige qu'il avait vu. La méchante femme, qui était toujours dans le lit, l'entendit. — Je t'en prie, mon amour, dit-elle au prince, donne-moi cet oiseau. Par le Saint, ne me le refuse pas : je suis si faible! Et le fils de roi commanda au jardinier de prendre l'oiselet et de l'apporter. Tout le jour, l'homme le chercha, mais il ne put seulement l'apercevoir. Le lendemain, comme il bêchait ses plates-bandes, l'oiseau vert et bleu sauta soudain sur le rosier. — Bonjour, jardinier. Longue vie pour toi! Mais l'homme fit semblant de n'avoir pas entendu. — Bonjour, jardinier, reprit le petit oiseau. Et comme le jardinier se taisait toujours, il vint se percher sur sa main et la becqueta pour attirer son attention : l'autre n'eut pour le prendre qu'à fermer les doigts. LE MIROIR 97 Il l'apporta au fils de roi qui se mit à le caresser. — Donne-le moi, dit la méchante femme. Mais, en passant la main sur la tête de l'oi¬ selet, le prince sentit quelque chose sous les plumes. — Qu'est-ce là? dit-il. Et il retira une à une les trois épingles qui étaient enfoncées dans le crâne de l'oiseau vert et bleu. Aussitôt il vit sa jeune épouse devant lui, qui sans perdre un moment, cou¬ rut au berceau et se mit à allaiter son petit. Le prince était bien étonné. Mais, dès que l'enfant eut fini de téter et qu'il se fut en¬ dormi, sa femme lui raconta tout ce qui était arrivé et comment sa mère l'avait fait mourir quatre fois, puis avait pris sa place dans le lit. Alors le fils de roi commanda de lier la vieille coquette à la queue de quatre chevaux, nue, toute nue, et le soleil vit ce vieux corps méprisable; après quoi les chevaux en firent quatre morceaux qu'on exposa aux quatre portes de la ville. Ensuite le fils de roi vécut heureux avec sa belle qui fut si bonne épouse qu'elle lui donna vingt-sept enfants. LA JEUNE FILLE A L'OLIVIER Il advint qu'une dame mit au monde un en¬ fant si petit qu'il n'était pas plus haut que l'ongle du petit doigt et que la sage-femme ne le vit seulement pas. C'est ainsi qu'il fut ba¬ layé au jardin et qu'il y tomba auprès d'un noyau d'olive. L'arbre et le bébé poussèrent ensemble, tel¬ lement qu'au bout de vingt ans, le premier était devenu le plus beau des jeunes oliviers et le second la plus belle des jeunes personnes. Elle habitait dans le tronc de son ami qui se refermait amoureusement sur elle en frémis¬ sant de toutes ses feuilles. Pourtant il la lais¬ sait sortir volontiers. Les oliviers sont très curieux, en effet; malheureusement ils ont beau écarquiller toute la journée les gros yeux qui sont sur leurs troncs, ils ne peuvent con¬ naître du monde que ce qu'ils en aperçoivent de la place où ils sont. En rentrant, la jeune fille ne manquait pas de raconter à son arbre 100 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE tout ce qu'elle avait vu dans la journée, et naturellement cela l'intéressait beaucoup, le pauvre ! Il avait malheureusement un défaut : il était très jaloux. « Prends bien garde, répé¬ tait-il à son amie : si jamais un homme te donne un baiser, je ne t'ouvrirai plus mon cœur. » Mais elle répondait qu'elle aimait bien trop son cher olivier pour se laisser embrasser par aucun homme. Un soir, en rentrant, elle lui raconta qu'elle avait vu dans le bois une jolie maison où elle était entrée, car il ne s'y trouvait personne et qu'elle y avait tout nettoyé et mis en ordre pour se divertir. — Prends garde, prends bien garde! lui dit-il une fois de plus. Mais le lendemain, puis tous les jours, pour se distraire, elle retourna faire le ménage dans la maison. Or sachez que c'était celle d'un fils de roi qui y vivait tout seul parce qu'il avait des peines de cœur. Chaque soir, en revenant de la chasse, il trouvait son lit fait et sa chambre balayée : « Qui est-ce? » se demandait-il. A la fin, il voulut en avoir le cœur net et, s'étant caché derrière un rideau, il vit la jeune fille à l'olivier qui entrait, l'œil LA JEUNE FILLE A L'OLIVIER 101 aux aguets et le cœur battant de la crainte d'être surprise. Elle lui parut si charmante ainsi qu'au moment où elle passait près de sa cachette, il la prit dans ses bras et lui donna un baiser. Et aussitôt elle s'enfuit en sautant comme une chèvre. Or, un gros bonhomme de figuier qui se te¬ nait près de la fenêtre avait tout vu : comme il faisait un bon petit vent du Ponant ce jour- là, il s'empressa d'agiter ses lourdes feuilles et de murmurer à ses voisins que le fils du roi avait embrassé la jeune fille. En un instant tous les arbres se mirent à bruire, et la nou¬ velle courut de feuillage en feuillage jusqu'à notre olivier dont l'amour-propre fut fort blessé. Et, quand son amie vint à son pied et lui cria comme de coutume : « Ouvre-moi ton cœur! » il versa des olives de désespoir, mais demeura obstinément clos. Et elle, qui était trop fière pour insister, s'en retourna par le bois. Jusqu'au moment où, prêt à se coucher, le so¬ leil devient roi, elle se promena en songeant aux choses étonnantes qui lui étaient arrivées ce jour-là. Mais, quand la nuit tomba, les lions et les loups commencèrent de rugir et elle eut 102 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE grand peur. Où aller? Elle se mit à courir et se trouva bientôt devant la maison du fils de roi : il lui sembla qu'elle ne l'avait pas fait exprès. D'ailleurs elle s'arrêta sans oser en¬ trer, mais un hurlement tout proche vint en quelque sorte la pousser devant la porte, puis derrière. Le prince s'y trouvait et la reçut dans ses bras. Ils vécurent ensemble pendant quelque temps. Ce n'était pas qu'il l'aimât d'amour à proprement parler, car son cœur était ail¬ leurs; mais elle était si douce et si gracieuse qu'il lui semblait qu'il ne saurait plus jamais se passer d'elle. Un soir pourtant, il reçut une lettre de celle qu'il aimait vraiment et dès lors il ne songea plus qu'à partir. Le lende¬ main, comme il faisait très chaud et que la jeune fille à l'olivier et lui s'étaient étendus sur le gazon côte à côte, elle ferma les yeux et s'endormit; alors il se leva, cueillit toutes les fleurs du jardin et l'en couvrit, de manière que le sommeil de cette belle devint plus pro¬ fond encore à cause du parfum. Puis il sella son cheval et s'éloigna au grand galop. Quand elle s'éveilla et qu'elle se vit seule, elle pâma trois ou quatre fois de suite et LA JEUNE FILLE A L'OLIVIER 103 pleura toutes les larmes de son corps. Puis elle se dit que le prince était peut-être parti pour quelques jours seulement et elle se mit à l'at¬ tendre. Tout le jour, elle restait assise devant la fenêtre à guetter son retour, tout en faisant courir son aiguille. Cependant un oiseau, qui habitait par là, lui répétait chaque fois qu'il passait : « Brode, raccommode, taille ton ouvrage à ta mode, tu épouseras ton ami mort. » Et à la fin, n'y tenant plus, elle par¬ tit à la recherche de celui qu'elle avait perdu. Elle marcha tant qu'elle parvint dans une ville et entra dans une grande maison qui semblait déserte. Passant de chambre en chambre, elle finit par trouver dans la plus reculée un homme endormi sur un lit et, en s'approchant, elle reconnut le fils de roi. Sur sa poitrine était une lettre où il avait écrit ce qui suit : Celle que j'aimais m'a trahi. Dans douze mois, douze jours, douze heures, douze mi¬ nutes, douze secondes, je me réveillerai et la première femme que je verrai en ouvrant les yeux, quelle qu'elle soit, je l'épouserai. Malheureusement, la jeune fille à l'olivier 104 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE ne savait pas lire. Mais elle s'assit à côté du fils de roi endormi et commença de le veiller. Elle demeura ainsi pendant douze mois, douze jours et onze heures et demie. A ce mo¬ ment des Moresques, de ces femmes d'Egypte qui disent la bonne aventure, vinrent à passer dans la rue. Elle courut à la fenêtre et cria : — L'une de vous sait-elle bien lire? . Une des Moresques monta. — Dis-moi ce qui est écrit sur ce papier. — Ce n'est rien, dit la femme. Le papier recommande qu'on ne se fatigue pas trop à garder ce jeune homme endormi. Va te repo¬ ser un peu dans la chambre voisine, ma petite icône. Pendant ce temps, je resterai auprès de lui et, si jamais il faisait mine de se réveil¬ ler, je t'appellerais aussitôt. Alors la jeune fille s'étendit sur un lit pour la première fois depuis une année et s'en¬ dormit profondément. Et pendant qu'elle sommeillait, le fils de roi s'éveilla, vit la Moresque et, quoiqu'elle fût noire comme du bois brûlé, il l'épousa pour tenir sa promesse. Ils prirent la jeune fille à l'olivier comme servante : le prince ne la reconnaissait pas, tant elle avait souffert. Et très souvent, pen- LA JEUNE FILLE A L'OLIVIER 105 dant qu'elle travaillait, il s'asseyait à côté d'elle et lui disait : — Jeune fille, chante-moi cette chanson que tu chantes si bien! Alors elle lui chantait une romance qui di¬ sait : « Les roses, les œillets et les jasmins du Paradis ont couvert mon corps et m'ont fait dormir. » Il n'était jamais las d'entendre cette romance-là. Un jour qu'il devait aller à la ville, il de¬ manda à sa femme : — Que veux-tu que je te rapporte? —- Une robe en soie. — Et toi? dit-il à la jeune fille. — Une corde, un couteau et la pierre de patience. Le prince acheta tout cela chez les mar¬ chands et le soir il le rapporta à la maison. — Es-tu contente? demanda-t-il à sa Moresque. — Bien contente. — Et toi? fit-il à la jeune fille. — Je suis bien contente aussi. Là-dessus chacune prit son cadeau et se re¬ tira dans sa chambre. Le lendemain, sitôt qu'il fut réveillé, le fils 106 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE de roi eut envie d'entendre chanter. Il ap¬ pela la jeune fille, mais elle ne répondit pas. Il alla à la cuisine : elle n'y était point. Il la chercha partout sans la trouver; enfin, in¬ quiet, il monta l'escalier et entra dans sa chambre : il vit qu'elle s'était tuée avec le couteau et pendue avec la corde, après avoir attaché la pierre de patience à ses pieds. Alors il la reconnut et la fit enterrer sous cette pierre qu'il lui avait donnée. Et le soir il mourut devant la tombe, de manière qu'ils s'épousèrent dans la mort. LE PAPPAS ET SA FEMME La femme d'un pappas trouvait son mari trop clairvoyant : aussi suppliait-elle tous les jours la Mère de Dieu de le rendre aveugle. Mais il s'étonnait, lui, de la rencontrer si sou¬ vent à l'église. « Naguère, se disait-il, elle n'était pas si dévote : il faudra que je sache de quoi il retourne. » Un jour donc, il la guetta et dès qu'il la vit entrer, il se cacha derrière un rideau. La pap- padia, qui se croyait seule, s'écria avec fer¬ veur : * — Oh! Sainte Vierge, exauce-moi enfin! Fais que le pappas perde la vue, afin que mon amant puisse venir à la maison! Le mari ne fut pas trop surpris; il prit une petite voix flûtée comme doit être celle de la Sainte Vierge et répondit : — Eh bien, ma fille, donne-lui à manger un bon coq, un bon canard et un bon poulet, et tu verras ce qui arrivera. 108 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE Aussitôt la bonne femme de courir chez son amant et de lui répéter ce que la Vierge lui avait dit. — Fais-moi vite cadeau du coq, du canard et du poulet, conclut-elle, et quand le pappas n'y verra plus, nous ferons tout ce que nous voudrons. L'autre était si amoureux qu'il choisit les meilleures volailles de sa basse-cour, leur tor¬ dit le cou et la pappadia les rapporta au logis; puis, le soir, elle dit à son mari : — Pappas, si je te faisais cuire un bon coq pour le souper, qu'en penserais-tu? Le voisin vient justement de m'en donner un. — Le bon homme ! il ira tout vivant au Pa¬ radis! Ne manque pas, mon âme, de bien le remercier. Le prêtre mangea le coq de la tête au crou¬ pion. Ensuite il passa la main sur ses pau¬ pières... Oh! le fourbe qu'il était! — C'est curieux, dit-il : mes yeux se brouil¬ lent depuis un moment. Le lendemain, sa femme lui servit le canard rôti. — Et de qui le tiens-tu? — C'est encore le voisin qui... LE PAPPAS ET SA FEMME 109 — Bonheur à ses yeux! Le pappas dévora le canard jusqu'aux os, et de telle sorte qu'un chien n'y eût plus trouvé rien à manger; après quoi il ne manqua pas de dire que sa vue avait encore baissé. Pourtant elle n'était pas si faible, le jour sui¬ vant, qu'elle ne lui permît de voir la poule que la pappadia lui apporta, et il la mangea depuis la pointe du bec jusqu'au morceau que les Italiens appellent boccone del cardi¬ nale; mais, à peine se fut-il essuyé la bouche, il s'écria que c'en était fait et qu'il était aveugle. — Est-ce bien sûr, pappas? Que fais-je en ce moment? dit sa femme en lui offrant de loin un verre de vin. — Je ne sais pas du tout, mon âme. Mais donne-moi à boire, je te prie. — Et maintenant? reprit-elle en lui faisant la figue. — Encore moins. Mais passe-moi un bâton. — A quoi bon? — Pour m'aider à marcher. Et puis j'irai me mettre devant le seuil afin de chasser les poules et les chiens : à quoi d'autre pourrais- je être utile à présent? 110 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE Cependant qu'il s'y rendait en tâtonnant, elle faisait signe à son amant, qui attendait dans la rue, de se glisser dans la maison. Mais comme il passait le seuil, le faux aveugle lui asséna sur le crâne un tel coup de son gour¬ din que le pauvre diable en vit trente-six chandelles et que la femme en poussa un cri. — Plaît-il? fît le pappas. — Mais tu frappes... — N'était-ce pas un chien qui voulait en¬ trer chez nous, mon âme? — Si, pappas, si! Tu as bien fait d'écarter ce chien! s'écria-t-elle en poussant le garçon dans la chambre. Le prêtre attendit juste un petit moment, non pas trop long, non pas trop court non plus. Puis il cria de toutes ses forces : — Miracle! Miracle! — Plaît-il? dit sa femme derrière la porte. — Ma vue est revenue! Je vois de nouveau admirablement ! — Kyrié eleison! fit la pauvre créature. — Attends-moi, mon âme, attends-moi, me voici ! Affolée, elle fit au plus vite cacher son amant dans une barrique qui se trouvait LE PAPPAS ET SA FEMME 111 là; mais le pappas, en entrant, y alla tout droit. — Voilà un bon, un très bon tonneau, dit-il en le flattant de la main. Il serait grand dom¬ mage qu'il se détériorât. Si nous le nettoyions? — Oh! il ne doit pas être sale! — Je parie que si. Au reste il est facile de s'en assurer. Et il fit semblant de vouloir soulever le cou¬ vercle. — Non, non! s'écria la pappadia. Je te crois. — Alors il faut l'ébouillanter. Va faire chauffer de l'eau. — Quoi! tout de suite? — Mais oui. Je suis sûr que ce tonneau s'abîme de moment en moment. D'ailleurs, si tu en doutes, ouvrons-le et tu verras... — J'y vais, j'y vais, pappas. Quand elle revint portant un baquet fu¬ mant, le prêtre le lui prit des mains, lui fil soulever le couvercle et le vida dans le ton¬ neau. Le pauvre diable qui y était caché ne put s'empêcher de hurler. — Qu'est-ce? fit le pappas. Il me semble que j'ai entendu soupirer. 112 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE — Sans doute un voleur... oui, un voleur qui s'était caché là. — En ce cas, mon âme, referme vite le ton¬ neau : nous allons le jeter à l'eau. Ou plutôt non, car ce serait grand dommage que d'en perdre un si bon; donne-moi un sac, le plus vieux que tu trouveras. L'homme était trop échaudé pour pouvoir résister : il y fut bientôt enfermé. — Maintenant, commanda le pappas, charge-moi ce paquet sur ta tête, mon âme. La femme devant, le mari derrière, ils se dirigèrent vers la mer. Tout en marchant, le prêtre chantonnait entre ses dents : « Trois sont partis, un reviendra, alléluia! alléluia! » et cependant, avec une grande aiguille et de la ficelle, il cousait le pan du sac à la robe de sa femme qui ne s'en apercevait pas. Au bord de l'eau, elle s'arrêta. — Pappas, jetons-le là : je n'en puis plus. — Ce n'est pas assez profond, répondit-il car il n'avait pas encore fini son ouvrage. Voyons, mon âme, voyons, encore un petit effort! Et il la fit ainsi marcher jusqu'à ce qu'il eût achevé le dernier point. LE PAPPAS ET SA FEMME 113 — Voilà, dit-il, qui va bien. Avance un peu au bord. Ce disant, il la poussa à l'eau. — Mais les clés, pappas ! cria-t-elle en tom¬ bant. Comment feras-tu? Elles sont dans ma poche ! — Ne t'inquiète pas, ma petite âme. Main¬ tenant que je suis tout seul, je m'arrangerai bien. LA FORTUNE DANS LES LÉGUMES, Un homme vivait avec sa sœur qui s'appe¬ lait Gatarina, et ils étaient si pauvres qu'ils ne pouvaient pas manger tous les jours. Une fois pourtant que Gatarina avait gagné quelques drachmes à ravauder du linge, elle acheta trois choux et les planta. Mais, à quelque temps de là, son frère lui dit : — Ma sœur, j'ai si grand' faim que je n'en puis plus : va couper un des choux, je t'en prie. Or, dans le pied du légume, elle découvrit un trésor!... Elle se garda d'en rien dire d'abord, mais quand l'homme eut fini de man¬ ger, elle lui demanda : — Mon frère, que ferais-tu si tu avais cent pièces d'or? — Ce que je ferais? Je bâtirais une maison où nous vivrions tous les deux. 116 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE Alors elle lui donna l'argent et il construi¬ sit la maison. Malheureusement, lorsqu'elle fut achevée, il ne leur resta plus un centime et ils recommencèrent de souffrir de la faim, tel¬ lement qu'un jour l'homme s'écria : — Ma sœur, va couper le second chou et fais-le moi cuire : je n'y tiens plus. Cette fois aussi, Catarina trouva cent piè¬ ces d'or dans le pied du légume!... Pendant que son frère mangeait, elle lui demanda, comme par plaisanterie, ce qu'il ferait s'il avait encore de l'argent. — J'achèterais une vigne et des oliviers, répondit-il. Aussitôt elle lui remit les pièces d'or et il acquit de beaux arbres et un vignoble. Elle coupa ensuite le troisième chou par curiosité et vit qu'il renfermait encore cent pièces d'or! Et quand son frère lui eut dit que, s'il les avait, il se marierait, elle les lui donna. L'homme épousa la plus belle fille du vil¬ lage, dont il eut bientôt un enfant, et il eût vécu heureux si sa femme n'eût été jalouse de sa sœur. Il faut avouer qu'il y avait de quoi : chaque soir, en rentrant, avant même que de lui adresser la parole, il faisait la eau- LA FORTUNE DANS LES LÉGUMES 117 sette avec Catarina; joignez que celle-ci gou¬ vernait tout dans la maison, et même le bébé : c'était elle qui le lavait, l'habillait, le soignait; la femme avait tout juste le droit de lui don¬ ner à téter. Aussi, un jour, confia-t-elle à sa mère qu'elle était lasse de vivre ainsi. — C'est bien simple, répondit la vieille : demain, dès que ton mari sera parti, ouvre le tonneau et laisse l'huile s'écouler entièrement. Quand il rentrera, tu lui diras que c'est Cata¬ rina qui a fait le coup, et tu verras s'il ne l'assomme pas. Or le lendemain, en revenant au logis, le mari fut tout d'abord parler à sa sœur selon sa coutume. — Bonsoir, ma sœur, bonheur à tes yeux! As-tu passé une journée agréable? — Oui, tu peux lui demander cela! s'écria sa femme. Elle a ouvert le tonneau et toute l'huile s'est perdue! Mais l'homme dit seulement : — C'est à elle que nous devons notre fortune; elle peut la gaspiller : c'est son droit. Et il se mit à la fenêtre et contempla triste¬ ment ses oliviers. 118 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE Quand la mère sut ce qui s'était passé, elle fut bien étonnée. — Ton mari aime sa sœur plus que son huile, dit-elle à sa fille, quel drôle d'homme! Demain, dès qu'il sera parti, va-t-en dans le cellier et ouvre toutes les barriques de vin. Quand il rentrera, tu lui diras que c'est Cata- rina qui a fait le coup, et nous verrons si, cette fois, il ne lui casse pas la tête. Pourtant, quand sa femme lui raconta que Catarina avait répandu tout le vin du cellier, l'homme dit seulement : — C'est à elle que nous devons notre for¬ tune; elle peut la gaspiller : c'est son droit. Et il se mit à la fenêtre et, tout songeur, considéra ses vignes. — Son vin même lui est moins cher que sa sœur, s'écria la mère, il faut qu'il soit fou! Demain, dès que Catarina aura couché l'en¬ fant dans son berceau, coupe la tête du bébé. Le soir, tu diras à ton mari que c'est elle qui a fait le coup, et nous verrons alors s'il ne la fait pas mourir sous le bâton. Ainsi fut fait, et cette fois l'homme dit à sa sœur : — Ma sœur, tu as perdu notre huile et ré- LA FORTUNE DANS LES LÉGUMES 119 pandu notre vin : c'était ton droit. Mais tu as tué notre enfant et à cause de cela tu dois être châtiée. Il la fit monter sur l'âne, lui posa le corps et la tête de l'enfant sur les genoux, et il l'em¬ mena très loin, sur une montagne où il l'aban¬ donna dans une grotte, à la merci de Dieu. Toute la nuit, Catarina entendit rugir les bêtes féroces et pleura, l'enfant mort dans ses bras. Au matin, elle vit deux serpents qui se battaient en sifflant et il advint que l'un d'eux décapita l'autre d'un coup de dents; mais il arracha aussitôt d'une herbe qui poussait là, la mâcha, l'appliqua en emplâtre sur le col béant et y réajusta la tête coupée, nerf à nerf et veine à veine, tellement qu'elle se recolla. Après quoi les deux serpents s'en allèrent. Dès qu'ils furent partis, Catarina se hâta de cueillir de cette herbe, en fit un emplâtre et recolla la tête de l'enfant; mais sans doute n'avait-elle pas bien ajusté les nerfs et les vei¬ nes, car le bébé ne revécut pas. Et de nouveau elle se reprit à pleurer en le berçant dans ses bras. Elle demeura ainsi durant deux jours et deux nuits. Au bout de ce temps, elle vit 120 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE s'écarter le rideau de feuillage qui fermait l'entrée de la grotte et la tête d'un homme passer, dont les yeux la regardèrent fixement. Elle eut grand'peur, mais au bout d'un mo¬ ment l'homme entra et elle le reconnut à son costume pour un ermite. — Que fais-tu ici? demanda-t-il. Elle lui raconta toute son histoire. Et, quand elle eut fini, il fit le signe de la croix; puis, ti¬ rant de sa poche une grenade d'or : — Prends ce fruit, pauvre femme, dit-il, et sache que, toutes les fois que tu le tiendras à la main et que tu feras un souhait au nom de Dieu et au nom de l'ermite, il sera réalisé. Ensuite il voulut partager avec elle le pain de sa besace et l'eau de son outre; mais, quoiqu'elle n'eût rien mangé depuis plusieurs jours, elle désirait tant d'essayer le pouvoir de la grenade qu'elle ne pouvait rien avaler. Et à peine fut-il parti, elle prit le talisman dans sa main et prononça tout haut : — Au nom de Dieu, au nom de l'ermite, je souhaite que cet enfant revive et devienne un beau jeune homme. Aussitôt le poupon commença de s'agiter et LA FORTUNE DANS LES LÉGUMES 121 de rire, et elle voulut le bercer dans ses bras; mais il grandissait à vue d'oeil et en un ins¬ tant il eut la taille et l'aspect d'un beau gar¬ çon de seize ans. Ce que voyant, elle reprit sa grenade en main et dit : — Au nom de Dieu, au nom de l'ermite, je souhaite que cette grotte se change en un pa¬ lais aussi beau que l'Achilleion, entouré de jardins qui aient sept lieues de tour. Et au même moment elle se trouva assise sur un fauteuil, au centre d'une vaste salle de marbre. Elle courut à la fenêtre : elle vit de beaux jardins de cyprès et de lauriers-roses qui descendaient en cascades jusqu'à la mer; et sur le perron se tenaient douze domes¬ tiques qui la saluèrent profondément en disant : — Aux ordres de Votre Noblesse. Cependant, son frère se demandait ce qu'elle était devenue. Un jour, il partit avec deux de ses amis; ils montèrent sur la mon¬ tagne et ils furent bien surpris de voir qu'au lieu où se trouvait jadis la grotte s'élevait à présent un palais magnifique. Ils s'arrêtèrent tout intimidés et se préparaient à rebrousser 122 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE chemin, lorsque l'intendant vint de par sa maîtresse les inviter à souper. Catarina en effet les avait reconnus, mais eux, ils furent bien empêchés de faire comme elle, car elle parut au repas toute voilée. Et sur la fin elle mit la main dans son tablier, posa les doigts sur sa grenade et murmura tout bas : — Au nom de Dieu, au nom de l'ermite, je souhaite qu'une de mes cuillers et une de mes fourchettes d'or fin s'en aillent dans la poche de mon frère. Puis elle se leva : — Qu'on fouille cet homme, commanda- t-elle : il m'a volée. En effet on trouva la fourchette et la cuiller dans la poche de son frère, et comme il se répandait en protestations, elle ôta son voile et dit : — De même que tu ne sais pas comment ce " couvert a pu sauter dans ta poche, de même je ne sais pas comment ton enfant a eu la tête coupée. — Quoi? tu es ma sœur? — Oui, et voilà ton fils ! Il n'en pouvait croire ses yeux, mais Cata- LA FORTUNE DANS LES LÉGUMES 123 rina lui conta tout ce qui s'était passé. Alors il résolut de punir sa femme. Il regagna le village, vendit tout leur bien et l'abandonna sans rien lui laisser, hors les habits qu'elle avait sur le corps, de sorte qu'elle dut men¬ dier son pain jusqu'à sa mort. Ensuite il alla vivre auprès de sa sœur et de son fils, et ils furent parfaitement heureux tous les trois. LA FILLE AUX MAINS COUPÉES Un homme perdit sa première femme et la pleura beaucoup. Mais, comme il avait de grands domaines et que la maison ne pouvait se passer de ménagère, il en épousa bientôt une seconde et n'eut pas trop à s'en féliciter. Sa fille non plus, car elle fut battue plus sou¬ vent qu'à son tour. Cela n'empêchait point qu'elle ne devînt de jour en jour plus ave¬ nante; mais c'est justement ce que sa mar⬠tre, qui était très coquette, ne pouvait souffrir. A seize ans, Yiénitza (ainsi s'appelait-elle) était si belle qu'elle n'avait pas sa pareille, et la mégère était jalouse d'elle au point qu'elle résolut de la faire périr. Durant une absence de son mari, elle ap¬ pela l'intendant et lui dit : — Prends une barque et emmène Yiénitza. Quand tu seras au milieu de la mer, tu lui couperas les mains afin qu'elle ne puisse na¬ ger, et tu la jetteras à l'eau. L'intendant prit une barque et trancha les 126 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE deux mains de la jeune fille, mais elle pleu¬ rait si fort qu'il ne put se résoudre à la jeter à la mer : il la fit descendre sur un écueil et l'abandonna là, au milieu des eaux. Elle y resta deux jours sans boire ni man¬ ger. Le troisième, un navire qui passait aper¬ çut sa coiffe qui flottait toute blanche au vent. — C'est un oiseau, dit le capitaine. — C'est une corolle, dit le fils de roi à qui le vaisseau appartenait. Et il commanda d'armer un canot. En ap¬ prochant du rocher, il fut bien surpris de voir que ce qu'il avait pris pour une fleur était une jeune fille blessée. Il la fit porter sur le navire, puis l'emmena chez sa mère où elle reçut tous les soins possibles. Jamais elle ne voulut dire d'où elle venait ni de qui elle était; mais elle se fit en peu de temps aimer de tout le monde, tant elle était belle et douce. La mère du prince la logea près d'elle et lui donna une femme pour la servir, et elle répétait souvent que, si Dieu lui eût accordé une fille, elle n'eût pu la chérir plus que Viénitza. — Ma mère, lui dit un jour le prince, quand on aime une femme, doit-on la prendre telle qu'elle est et quelle qu'elle soit? LA FILLE AUX MAINS COUPÉES 127 — Certes, quand on l'aime de toute son âme. — Eh bien, c'est ainsi que j'aime Viénitza. Le mariage se fit peu après et bientôt la fille aux mains coupées attendit un enfant. Le fils de roi s'en réjouit extrêmement; quant à elle, elle était si heureuse qu'elle se disait tout bas: « Si c'est une fille, je l'appellerai Eftichia1. » Cependant son père était rentré de voyage et il avait été bien surpris de ne pas voir Vié¬ nitza courir à sa rencontre comme de cou¬ tume. — Où donc est ma fille? demanda-t-il à la marâtre. — Morte, hélas! Dieu lui pardonne! Ce disant, la méchante femme se mit à ver¬ ser tant de larmes (car elle avait le don de pleurer à volonté) que son mari crut devoir la consoler. Ah! quelle hypocrite, cette femme! — Au moins, a-t-elle été enterrée convena¬ blement ? — Tu n'étais pas là : c'est pourquoi je n'ai 1. Ce qui signifie en français : Félicité. Le ch. se pro¬ nonce comme en allemand. 128 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE invité personne. D'ailleurs j'étais si triste!... — Il faut réparer cela, dit le père. Et il commanda de grandes obsèques où il convia tous les gens qu'il connaissait. Le fils de roi qui avait épousé Viénitza y fut prié et, comme il aimait beaucoup le pauvre père, il ne manqua pas de s'y rendre. Il était à peine parti que Viénitza mit au monde deux jumeaux, un garçon et une fille aussi bien faits l'un que l'autre. A les voir si jolis, la grand'mère ne se tenait pas de joie : elle écrivit sur-le-champ à son fils et lui expé¬ dia la bonne nouvelle par un courrier; mais écoutez maintenant ce qui se passa. Le père de Viénitza avait invité tant de monde que, non seulement sa maison, mais tout le village étaient pleins, et le courrier, quand il arriva, eut beau frapper à bien des portes, il ne put découvrir le logis du fils de roi, son maître. Alors il fut trouver la marâtre et lui demanda si elle savait où habitait celui-ci. — Oui, oui, dit-elle; donne-moi ta lettre et va te reposer, car tu dois être bien fatigué : je la lui remettrai moi-même. Et comme elle était très curieuse, à peine LA FILLE AUX MAINS COUPÉES 129 eut-elle le pli, elle l'ouvrit. Quelle ne fut pas sa terreur, lorsqu'elle lut le nom de Viénitza, la fille aux mains coupées! « Ce ne peut être que ma bru, se dit-elle. Je suis perdue! » Pourtant, à force de songer, elle s'avisa d'une ruse : elle fut chercher du papier et elle écri¬ vit dessus : « J'ai appris pourquoi ma femme a eu les mains coupées : c'est pour un crime si affreux qu'il ne peut même pas se répéter. Qu'on jette immédiatement cette misérable Viénitza dans un précipice avec ses deux enfants et qu'ils y meurent de faim. » Elle imita si bien au-dessous de ces mots la signa¬ ture du mari de Viénitza que tout le monde s'y fût mépris, et, après avoir cacheté cette let¬ tre, elle la remit au courrier en lui disant que c'était la réponse au pli qu'il avait apporté. Entre temps, la mère du fils de roi était défunte, en sorte que ce fut le ministre qui reçut la lettre. Il n'osa pas désobéir, quoiqu'il eût le cœur fendu de pitié; seulement, au lieu de faire précipiter Viénitza et les deux bébés dans le ravin, il commanda qu'on les y des¬ cendît tout doucement par une corde : de cette manière ils n'eurent aucun mal. Et on les y laissa à la grâce de Dieu. 130 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE Peu après le fils de roi s'en revint chez lui et fut bien surpris de ne pas trouver sa femme et ses deux enfants sur le seuil de sa maison pour lui faire accueil. — Est-ce que ma femme ne savait pas que je devais rentrer aujourd'hui? demanda-t-il à son ministre. — Nous avons exécuté tes ordres, Kyrié, répondit l'autre en baissant la tête. — Quels ordres? On lui montra la lettre et, sitôt qu'il l'eut parcourue, il tomba évanoui : on dut le porter sur son lit où il demeura plusieurs jours tout pâmé et faillit trépasser de chagrin. Pendant ce temps, Yiénitza était dans le précipice avec ses deux enfants nouveau-nés qui criaient de faim à côté d'elle, car elle ne pouvait les prendre dans ses bras pour les allaiter. Ce que voyant, elle se mit à pleurer et à prier, et elle implora Dieu tant et tant qu'à la fin il lui apparut, avec sa grande barbe. — Qu'y a-t-il et pourquoi pleures-tu? dit-il. -— O Dieu, mes enfants meurent de faim à mon côté, car je n'ai pas de mains et ne puis les prendre pour les nourrir! Alors Dieu fit un signe de croix sur chacun LA FILLE AUX MAINS COUPÉES 131 de ses bras et ses mains repoussèrent aussi belles et adroites qu'elles l'avaient jamais été. Et quand le fils de roi fut guéri et qu'il arriva enfin, il aperçut la mère et les enfants au fond du ravin qui riaient d'aise tous les trois, eux d'avoir têté, elle de les avoir nourris. Il s'empressa de les tirer de là; puis il écri¬ vit au père de Viénitza tous les crimes de sa femme. Et quand il les sut, l'autre enferma la mégère dans un baril de pétrole qu'il alluma, de manière qu'on n'entendit plus jamais par¬ ler d'elle. LE PETIT CHIEN Trois fillettes étaient allées cueillir des fleurs dans un champ, très loin du village. Elles s'amusèrent si fort que le soir les sur¬ prit : « Que vont dire nos parents (qu'ils vi¬ vent!) si nous nous mettons en retard? » pen¬ sèrent les deux aînées, et elles se mirent à courir pour rentrer; mais la troisième était si petite qu'elles l'oublièrent sous un olivier. Lorsqu'elle se vit toute seule, l'enfant, qui était orpheline, commença de pleurer à chau¬ des larmes, tellement qu'un vieux grognon qui passait par là l'entendit. — Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce que c'est? fit-il en s'approchant. Et quand la petite lui eut raconté ce qui lui était arrivé, il marmonna : — Il y a bien là de quoi pleurer! Viens- t-en chez moi. Je n'ai pas d'enfant : je t'adop¬ terai et te traiterai comme ma fille. Une jolie 134 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE fille que j'aurai là!... Enfin tu seras plus heu¬ reuse dans ma belle maison que dans ta cabane à poux, assurément! Mais à ces mots la petite pleura encore plus fort, car elle avait entendu parler des ogres qui attirent chez eux les personnes égarées dans la campagne pour les manger. Toute¬ fois, comme le vieux bourru s'employait de son mieux à la rassurer et comme la nuit tom¬ bante lui faisait grand peur, elle finit par se laisser emmener. Dans la maison, elle trouva de bonnes figues, des oignons, du pain et un lit garni de draps tout propres : rien ne man¬ quait, car le bonhomme était très riche; et le lendemain, puis les jours suivants, il n'est pas de gâteries qu'il ne lui fit, de manière qu'elle demeura très volontiers chez lui. Peu à peu elle se prit à l'aimer tendrement, quoiqu'il fût très grognon : aussi fut-elle heureuse. Et c'est ainsi que les années coulèrent et qu'elle devint bonne à marier. Un jour, un fils de roi la vit qui filait à sa fenêtre, et devint si amoureux d'elle qu'il voulut l'épouser. Le vieux n'était pas trop dis¬ posé à la donner, car il lui était fort attaché et il lui en coûtait beaucoup de la quitter; tou* LE PETIT CHIEN 135 tefois, quand il s'aperçut qu'elle ne rêvait plus qu'à son prince, il se résigna, de crainte d'un malheur. Même il lui fit une dot assez belle : douze oiseaux d'or qui vivaient dans un nid et chantaient les plus beaux chœurs du monde, un petit chien si intelligent qu'il par¬ lait comme une personne, deux chevaux char¬ gés de pièces d'or et un miroir alexandrin. Mais il lui dit en grommelant à son ordi¬ naire : — Prends bien garde de n'oublier rien, car si jamais tu envoies chercher ici quoi que ce soit, tu t'en repentiras. La belle partit le lendemain pour rejoin¬ dre le fils de roi et, comme elle était un peu en retard, elle quitta la maison avec tant de précipitation qu'elle oublia la moitié de sa dot. Et lorsqu'elle s'en avisa, elle était déjà à une bonne lieue. — Dieu! s'écria-t-elle, j'ai oublié les deux chevaux chargés d'or et le miroir alexan¬ drin!... Petit chien, cours de toutes tes forces, cours chez le vieux grognon et dis-lui qu'il me les expédie bien vite. — Mais, fit le petit chien, n'as-tu pas en¬ tendu ce qu'il t'a dit : que si jamais tu envoies 136 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE chercher quelque chose chez lui, tu t'en re¬ pentiras? —- Bah!... Cours vite, petit chien. Le petit chien courut, courut et arriva de¬ vant la maison où il se mit à japper de toutes ses forces : — Ouâ, ouâ, ouâ! — Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce que c'est? dit le vieux en passant la tête par la fenêtre. —- Vieux grognon, ta fille (qu'elle te vive!) a oublié les deux chevaux chargés d'or et le miroir alexandrin; elle te prie de les lui en¬ voyer tout de suite. Le bonhomme cracha par terre. —• Maudit soit son père! Je ne lui enverrai rien du tout. Là-dessus il referma sa fenêtre en la faisant claquer. Et le petit chien s'en revint vers sa maîtresse aussi vite qu'il put. — Eh bien, que t'a-t-il dit? — Il a dit qu'il ne t'enverrait rien du tout et il a fait claquer sa fenêtre. — Oh! mais ce n'est pas possible, petit chien! Que pensera le prince, mon fiancé, quand il me verra arriver sans les deux che¬ vaux chargés d'or et le miroir alexandrin? Je LE PETIT CHIEN 137 t'en prie : retourne chez le vieux grognon et insiste, insiste jusqu'à ce qu'il te promette de me les envoyer. A nouveau le petit chien courut jusqu'à la maison. — Ouâ! Ouâ! Ouâ! — Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce que c'est? Cette fois, le petit chien aboya tant et tant que le vieux finit par céder pour s'en débar¬ rasser. — Tant pis pour elle! s'écria-t-il de guerre lasse. Elle va recevoir ce qu'elle a oublié, mais elle verra ce qui lui adviendra en même temps. Ce disant, il posa le miroir sur les pièces d'or et donna une bonne claque au derrière des chevaux qui partirent au galop, tellement que le petit chien dut prendre un raccourci pour arriver auprès de sa maîtresse en même temps qu'eux. Or, à peine la jeune fille eut- elle posé la main sur leur bride, voilà que sa tête se changea en une tête de chèvre! Ah! quand elle arriva chez son fiancé ainsi faite, il fut bien mécontent! — Que va dire le roi mon père, répétait-il, quand il te verra si barbue? 138 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE La jeune fille, en pleurant, rappela le petit chien, le prit dans ses bras et lui dit tout bas : — Ecoute, petit chien, tu dois commencer d'être fatigué; mais il faut que tu retournes là-bas encore une fois. Supplie le vieux gro¬ gnon, implore-le, mais obtiens qu'il me rende ma tête d'autrefois. Sinon, le fils de roi n'osera me présenter au roi son père (qu'il vive!) et mon mariage sera manqué. Le bonhomme finit par se laisser toucher, tant le petit chien fut éloquent, et la jeune fille reprit sa figure naturelle. Aussi, dès qu'il la vit, le vieux roi s'écria qu'elle était beaucoup plus jolie que les femmes de ses deux fils aînés, et qu'il avait hâte de l'avoir pour bru. Comme le prince était encore plus pressé de l'avoir pour épouse, le mariage ne tarda guère d'être célébré et la noce fut grande et magnifique. Le petit chien n'y fut pas oublié, car pendant le repas sa maîtresse lui passa un bon mor¬ ceau d'agneau rôti. Or, sachez que le vieux roi avait coutume de s'asseoir sur son trône rouge quand il était mécontent. A quelques jours de là, il s'y mit; ce que voyant, son fils aîné s'appro¬ cha et lui demanda ce qui le chagrinait. LE PETIT CHIEN 139 — Quoi! dit-il, j'ai trois brus, et elles ne sont pas seulement capables de me faire un bonnet de nuit! Le mien est tout usé. — Ce n'est que cela, mon père? Eh bien, chacune d'elles va t'en faire un. Malheureusement aucune des trois brus n'était fort habile à tailler les bonnets de nuit. Les deux aînées s'appliquèrent de leur mieux, mais elles réussirent mal. Quant à la plus jeune, elle se contenta d'envoyer son petit chien chez le vieux grognon. Le petit chien courut, courut et vint japper devant la maison. — Ouâ, ouâ, ouâ! — Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce que c'est? dit le vieux en passant la tête par la fenêtre. — Vieux grognon, ta fille m'envoie le de¬ mander le bonnet de nuit que tu avais le soir de tes noces, car celui du roi est tout usé et elle ne sait pas du tout faire les bonnets de nuit. — Par le Saint! Je ne lui donnerai rien du tout. Mais le petit chien insista tant et tant que le bonhomme choisit, tout en grommelant, une belle coque de noix, y enferma son bonnet qui 140 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE était tout en soie, et la remit au petit chien qui la prit dans sa gueule et l'apporta à sa maîtresse aussi vite qu'il put. Le vieux roi fut très mécontent lorsqu'il vit les bonnets de nuit que lui avaient faits ses deux brus aînées. — Ils sont très laids! Ils ne valent rien! cria-t-il. En revanche, il fut si satisfait de celui de la plus jeune, qu'il le garda tout le jour sur sa tête et ne voulut pas même l'ôter pour rece¬ voir les ambassadeurs, ce qui faillit amener des complications diplomatiques. Pourtant, à quelque temps de là, il retourna s'asseoir sur son trône rouge. Ce que voyant, son fils cadet s'approcha et lui demanda s'il avait quelque ennui. — Quoi! dit le roi, j'ai trois brus et je n'ai pas seulement un beau caleçon à mettre! — Ce n'est que cela, mon père? Chacune d'elle va t'en faire un. Les deux brus aînées s'empressèrent d'ache¬ ter la toile la plus solide qu'elles purent trou¬ ver : une sorte de madapolam renforcé, et elles la taillèrent et cousirent tant bien que mal. Mais la plus jeune envoya une fois LE PETIT CHIEN 141 de plus son petit chien chez le vieux gro¬ gnon. Le petit chien courut, courut et vint japper devant la maison. — Quoi! c'est encore toi? dit le bonhomme en passant la tête à la fenêtre. Maudite soit ta race! Et ta maîtresse a-t-elle envie d'une tête de chèvre? — Attends, vieux grognon, ne te fâche pas! Elle voudrait le caleçon que tu portais le jour de tes noces pour le donner au roi. Le bonhomme grogna tant qu'il put et se fit beaucoup prier; mais enfin il plia le caleçon, qui était tout en soie, l'enferma dans une cosse de haricot et le petit chien l'apporta à sa maî¬ tresse. Et quand le roi vit les cadeaux de ses trois brus, il cria aux deux aînées : — Allez-vous-en! allez-vous-en! Vos cale¬ çons ne valent rien!... Il n'y a que toi qui sache travailler, mon oiseau, ajouta-t-il en prenant le menton de la plus jeune. Après quoi il enfila le caleçon de soie, dont il fut si satisfait qu'il ne voulut pas mettre de pantalon par-dessus, afin que tout le monde pût le voir, ni l'ôter pour dormir la nuit. 142 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE Lorsqu'elles s'aperçurent que tout réussis¬ sait si bien à leur belle-sœur, les deux brus aînées se dirent qu'elles n'avaient qu'à l'imi¬ ter en tout. Or, celle-ci portait toujours ses oiseaux d'or cachés dans son sein et, en guise de nourriture, elle ne leur donnait que des perles. « C'est du riz, ces petits grains blancs qu'elle glisse dans son corsage, pensèrent les deux autres. Par le Saint, voilà pourquoi elle a la peau si blanche! » Et, sitôt que le souper fut servi, elles commencèrent de jeter à la dérobée des cuillerées de riz dans leur cor¬ sage. Le vieux roi avait surpris leur manège. Le repas fini, il alla s'asseoir sur son trône rouge; ce que voyant, son plus jeune fils s'approcha et lui demanda : — Qu'y a-t-il, mon père? Tu semblés tout chagrin. — Quoi! dit le roi, j'ai trois brus et jamais elles ne se sont seulement déshabillées devant moi! — Cela peut se faire, repartit le prince un peu surpris. Et il alla confier à sa femme et à ses belles- sœurs ce que désirait son père. La plus jeune LE PETIT CHIEN 143 commença sur-le-champ de se dévêtir et les deux aînées durent faire comme elle, malgré qu'elles en eussent. Mais, à peine eurent-elles dégrafé leur corsage, on vit couler le riz à l'huile qu'elles y avaient jeté et qui les avait tout souillées, tandis que de celui de la troi¬ sième ne tombaient que des perles. — Oh ! les sales ! leur cria le roi. Allez-vous- en! Allez-vous-en! Vous ne valez rien! Là-dessus, il les chassa de son palais avec leurs maris et choisit son troisième fils pour successeur. Et quand la pupille du vieux gro¬ gnon fut devenue reine je vous assure que les oiseaux d'or, non plus que le petit chien, ne manquèrent de rien! PEAU DE BOIS Un veuf avait été si content de sa première femme qu'il s'était juré d'en reprendre une toute pareille. — Donne-moi son pesséli, dit-il à sa fille Maritza. Je n'épouserai que celle à qui il siéra aussi bien que s'il eût été fait pour elle. Il fit essayer le corsage (qui était très beau, en velours pourpre, brodé, surbrodé, soutaché d'or) à toutes les femmes du village, mais il se trouva trop étroit pour l'une, trop large pour l'autre, trop long pour la troisième, trop court pour la quatrième, bref il n'en était au¬ cune à qui il allât parfaitement. — Puisqu'il en est ainsi, dit l'homme à sa fille, je vais partir en quête de la femme à qui le pesséli siéra aussi bien que s'il était fait pour elle, et je la trouverai, dussé-je user dix ans de ma vie à la chercher. Il partit et passa le corsage à toutes celles qu'il rencontra; mais il eut beau voyager pen¬ dant dix ans, il n'en trouva aucune qui pût le mettre. Au bout de ce temps, il s'en retourna à sa maison et vit que Maritza était devenue 10 146 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE une belle jeune fille, si pareille à sa mère qu'on l'eût prise pour elle. — Essaie-le, lui dit-il. Elle le mit : il lui allait comme un gant et elle courut se mirer dans le puits. Mais, quand elle en revint, son père lui dit : — C'est toi que j'épouserai. La pauvre fille fut si chagrine qu'elle fut au point de désespérer. Elle courut chez la voi¬ sine pour lui demander conseil. — Prends une poignée de poivre rouge lui dit celle-ci, et garde-la dans ta main : ce soir, quand ton père viendra pour t'embrasser, tu la lui jetteras aux yeux. Ainsi fit-elle, et s'enfuit après cela le plus vite qu'elle put. Mais elle n'avait pas fait cinq cents pas qu'elle s'entendit appeler par un garçon : — Maritza, mes yeux, ma lumière, ô ma belle, viens m'embrasser! Alors elle se rendit chez un menuisier et lui dit : —• Yeux-tu me faire une robe de bois? — Avec plaisir, répondit-il. Et il lui fabriqua un étui qui la couvrait de la tête aux pieds : il y avait des mains ar- PEAU DE BOIS 147 ticulées à merveille, un masque percé de trous pour la bouche et les yeux, et le tout si par¬ fait qu'elle garda désormais la robe de bois du matin au soir et ne l'ôta plus que la nuit pour se coucher. Un jour qu'elle faisait une traversée, elle rencontra sur le bateau un fils de roi avec qui elle se mit à causer, et elle lui demanda de la prendre comme servante, à quoi il consentit volontiers. Mais quand ils débarquèrent et que la mère du prince vit cette femme en bois marcher à côté de son fils, elle se signa coup sur coup cinq ou six fois. — Ne crains rien, ma mère, lui dit-il : c'est une chrétienne comme nous, elle a seule¬ ment une robe de bois. Alors la dame fit bon accueil à Maritza et celle-ci commença son service sur-le-champ. Le fils de roi et sa mère furent très contents d'elle. Quand il avait besoin de quelque chose, c'était toujours à elle que le prince s'adressait, tant il lui portait d'amitié : « Maritza de bois, disait-il, donne-moi ceci, donne-moi cela. » Un dimanche, il lui demanda : — Yiendras-tu à l'église, Maritza de bois? — Pourquoi pas, répondit-elle, si j'ai fini 148 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE mon ouvrage? Sinon, cela ne fait rien, ce sera pour une autre fois. Mais, sitôt qu'il fut parti avec sa mère, elle courut s'enfermer dans sa chambre et tordit ses beaux cheveux, si longs et si fournis qu'elle n'avait pas besoin de torco; puis, au lieu de son costume ordinaire, elle mit une très jolie robe, tout en soie, et avec toutes ses broches, ses bagues et ses colliers d'or fin elle se hâta d'aller à l'église. Son entrée fit virer toutes les têtes d'un seul coup, jamais on n'avait vu une si belle per¬ sonne. Mais elle eut grand soin de partir avant la lin, et en rentrant le prince et sa mère la trouvèrent qui peinait à la lessive, vêtue de sa robe de bois. — Pourquoi, lui dit le fils de roi, pourquoi n'es-tu pas venue à l'église, Maritza de bois? — Comment l'aurais-je pu? Je n'avais pas fini ma lessive. — Ah! c'est grand dommage pour toi! Tu y aurais vu la jeune fille la plus belle qui soit. Malheureusement elle a disparu de telle sorte, après la liturgie, qu'on ne sait ce qu'elle est devenue. La prochaine fois, si elle est encore là, je tâcherai de lui parler. PEAU DE BOIS 149 Maritza ne put s'empêcher de sourire sous son masque. Et le dimanche suivant, quand le fils de roi lui demanda si elle irait à l'église, elle répondit de nouveau : — Pourquoi pas, si j'ai fini mon ouvrage? Sinon, cela ne fait rien, ce sera pour une autre fois. Dès que ses maîtres furent partis, elle reprit sa belle robe et courut à la liturgie. De nou¬ veau, chacun se retourna pour mieux la voir. « Qu'elle est belle! » pensaient les hommes. Les femmes mêmes avaient beau examiner chaque détail de sa personne, elles n'y trou¬ vaient rien à reprendre. Quant au fils de roi, dès qu'il la vit se lever pour partir, il se pré¬ cipita vers la porte, mais elle s'échappa si subtilement qu'il ne put la joindre; et quand il rentra chez lui, en compagnie de sa mère, il trouva sa servante qui lavait le plancher de la maison, vêtue de sa robe de bois. — Ah! s'écria-t-il, pourquoi n'es-tu pas venue à l'église, Maritza de bois? — Comment l'aurais-je pu? Je n'avais pas fini de laver le plancher. — C'est grand dommage pour toi! La jeune fille était là, encore plus belle que la première 150 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE fois. J'ai tenté de la joindre, malheureusement elle s'est éclipsée comme un rêve. Que ne donnerais-je pour savoir son nom! La pro¬ chaine fois je monterai la garde à côté de la porte : Dieu veuille qu'elle revienne!... Maritza attendit le dimanche suivant plus impatiemment encore qu'elle n'avait fait le précédent. Et quand le prince lui demanda si elle irait à l'église, elle répondit encore : — Pourquoi pas, si j'ai fini mon ouvrage? Sinon, cela ne fait rien, ce sera pour une autre fois. Mais, dès que ses maîtres furent partis, elle peigna ses beaux cheveux et se vêtit du mieux qu'elle put; puis elle se rendit à l'église. Cette fois il y eut des gens qui se bousculèrent pour mieux la voir, tant elle était belle; mais elle prit place d'un air si modeste et si gracieux qu'elle conquit tous les cœurs. Comme d'habitude, elle se glissa vers la porte avant la fin de la liturgie; mais le fils de roi se tenait au-devant, de manière qu'elle ne put empêcher qu'il lui prît la main et lui passât son anneau d'or au doigt, mais sans pouvoir le faire entrer plus loin que la première phalange. Il voulait la suivre; alors PEAU DE BOIS 151 elle lui lança un regard majestueux qui le cloua sur place, après quoi elle s'enfuit si légèrement qu'elle fut bientôt hors de vue. Quand il rentra avec sa mère à la maison, Maritza récurait les casseroles, vêtue de sa robe de bois. — Pourquoi n'es-tu pas venue à l'église, Maritza de bois? — Comment l'aurais-je pu? Je n'avais pas récuré les casseroles. — C'est grand dommage pour toi! J'ai vu la belle de tout près et je lui ai passé mon anneau au doigt, mais sans réussir à le faire entrer tout à fait; après quoi elle m'a regardé de telle sorte que je n'ai pas osé la suivre. Et maintenant je crains qu'elle ne revienne jamais. Il me faut aller à sa recherche, car je l'aime si fort que je mourrai si je ne la revois plus. Maritza était fort aise d'entendre cela. Le fils de roi reprit en s'adressant à sa mère : —■ Fais-moi un gâteau, afin que j'aie quel¬ que chose à manger en chemin, car je partirai dès demain. — Si tu veux, je t'en ferai un aussi, dit Maritza. 152 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE Il y consentit volontiers et en le pétrissant elle cacha dans la pâte l'anneau qu'il lui avait donné. Mais le lendemain, quand le prince fut sur le point de se mettre en route, sa mère le tira à part et lui dit tout bas : —- Ne mange pas le gâteau de Maritza, si tu m'en crois, car, à le pétrir avec ses mains de bois, elle a bien pu y laisser tomber quelque écharde : tu risquerais de t'étran¬ gler. Il marcha tout le jour sans rencontrer per¬ sonne qui pût lui dire où était celle qu'il cherchait. Quand vint le soir, il avait grand faim et s'assit au bord d'une source pour manger le gâteau de sa mère; mais il ne s'en trouva pas rassasié. «Tant pis! se dit-il, j'entame celui de Maritza. » Ce disant il y mordit de bon cœur, mais il faillit se casser une dent sur son propre anneau. Alors, comme il était très intelligent, il devina tout et s'en retourna à la maison. Il faisait nuit et tout le monde dormait. Il se glissa doucement dans la chambre de Ma¬ ritza et s'empara de la robe de bois; puis il alla dans la campagne et en fit un beau feu de joie. PEAU DE BOIS 153 Le lendemain matin, sa mère fut bien con¬ tente de le voir. — Maritza de bois, cria-t-elle, descends vite, qu'attends-tu? Mon fils est rentré! Viens lui faire son café! Mais la servante ne répondit pas. — Bah! dit le fils de roi, laisse-la, cette pa¬ resseuse! Elle a dû aller se promener hier soir, c'est pour cela qu'elle est fatiguée. Maritza, qui n'osait pas se montrer, enten¬ dait tout cela et ne savait trop s'il lui fallait rire ou pleurer. A la fin, la mère se décida à aller la chercher et, quand elle entra dans la chambre de sa servante et qu'elle la trouva toute confuse, vêtue de son beau pesséli de velours et de sa jupe de soie, couverte d'or et beaucoup plus belle qu'elle ne l'avait jamais été à l'église, la dame fut si surprise qu'elle en demeura la bouche bée un bon moment. Mais son fils lui raconta en riant quelle était l'écharde qu'il avait trouvée dans le gâteau, et elle s'écria qu'elle ne trouverait jamais une meilleure bru que Maritza. La noce eut lieu peu après, et aujourd'hui Maritza et son mari vivent heureux avec leurs enfants. LA CHAINE D'OR Un garçon rencontra un jour sur la route des enfants qui portaient un jeune chat. — Donnez-le moi! leur dit-il. — Penses-tu que nous allons te le donner? Nous allons le noyer. — Je vous l'achète. Et comme il avait un sou dans sa poche, il le leur remit et emporta le chaton. Sa mère, qui était veuve, travaillait tout le jour aux champs. Le soir, quand elle rentra et qu'elle vit le petit chat qui lapait du lait dans une écuelle, elle leva les bras au ciel d'indignation. — Es-tu fou, Nicolaki? s'écria-t-elle. Tu donnes notre lait à ce chat! — Oh! ma mère, je t'en prie, gardons-le! — Mais comment veux-tu?... Nous gagnons tout juste de quoi manger nous-mêmes. — Je travaillerai un peu plus. Et quand elle vit que cela ferait grand plai- 156 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE sir à son fils, la bonne femme consentit à éle¬ ver le chaton. Peu après, Nicolaki rencontra un homme qui portait un serpenteau dans un panier. — Que vas-tu en faire? lui dit-il. Donne-le moi! — Penses-tu que je vais te le donner? Je vais le tuer. Le garçon lui offrit deux sous et apporta le serpenteau à sa mère sans oser lui dire qu'il l'avait payé une decara. — Quelle sottise ! s'écria - t - elle. Nous n'avons pas de quoi nourrir toute une ména¬ gerie! Et ton serpent nous mangera quand il sera grand. D'ailleurs, c'est très difficile à éle¬ ver, ces bêtes-là. Mais il insista tant que la bonne femme con¬ sentit à garder le serpent, et elle le soigna très bien. Deux ans plus tard, Nicolaki était devenu un jeune homme, le chaton un matou et le serpenteau un grand et gros serpent. Mais les deux premiers vivaient en liberté, tandis que le troisième s'ennuyait dans une cage, et tel¬ lement qu'un jour il dit à Nicolaki : — Je suis las de cette boîte, par le Saint! LA CHAINE D'OR 157 Hâte-toi de me ramener à ma maison, sinon je te mordrai. — Mais je ne sais pas seulement où elle est, ta maison! — Porte-moi à l'endroit où tu m'as acheté : elle n'est pas loin de là et je saurai bien la retrouver. Nicolaki enroula le serpent autour de son cou, et celui-ci eut tôt fait de reconnaître son chemin. Un peu avant d'arriver chez lui, il dit à son compagnon : — Ecoute : quand ma mère te verra, elle voudra te manger. Mais n'aie pas peur : je lui dirai ce que tu as fait pour moi et elle te pro¬ posera une récompense. Pourtant n'accepte rien de ce qu'elle t'offrira et, quand elle te de¬ mandera ce que tu désires, dis-lui que tu veux sa chaîne d'or. En effet, sitôt que Nicolaki parut au seuil de la maison, la serpente se leva en sifflant et voulut se jeter sur lui; mais son fils l'arrêta en lui racontant comment le garçon l'avait sauvé, nourri, choyé. Alors elle s'apaisa; elle offrit même à Nicolaki des cadeaux de toutes sortes. Il les refusa l'un après l'autre. — Que désires-tu donc? lui dit-elle. 158 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE — Je veux ta chaîne d'or. Elle siffla de surprise et Nicolaki recula un peu, car elle semblait très mécontente. Mais son fils lui représenta de nouveau qu'il devait la vie au jeune homme et que c'était bien le moins que de lui donner ce qu'il désirait, bref il en dit tant que la serpente finit par aller chercher la chaîne, et Nicolaki, l'ayant passée à son cou où elle s'enroula d'elle-même, s'em¬ pressa de quitter cette dangereuse maison. En rentrant chez lui, il alla droit à sa mère qui pelait des pommes de terre et lui dit : — Ma mère, va-t-en voir le roi et demande- lui pour moi la main de sa fille. — Rêves-tu? s'écria la bonne femme. — Je t'en prie : fais ce que je te dis, et tu verras ce qui adviendra. La mère haussa les épaules; pourtant elle mit ses bas, ses souliers, sa jupe et son pesséli du dimanche, et s'en fut voir le roi. — Mon fils est fou, lui dit-elle. Bien que nous ne soyons que de pauvres paysans, il a voulu que je vienne te demander ta fille (qu'elle te vive!) en mariage. Ne m'en veuille pas! Le roi se mit à rire et répondit : LA CHAINE D'OR 159 — Dis-lui que, sitôt qu'il possédera un pa¬ lais tout pareil au mien sur cette place, je lui donnerai ma fille. — Qu'à cela ne tienne! murmura Nicolaki quand il connut la réponse. Et la nuit venue, il appela la chaîne qui enlaça d'elle-même son cou, et il prononça : — Au nom de Dieu et du Grand Serpent, je veux qu'un palais s'élève immédiatement à côté de celui du roi, et tout pareil. Le lendemain, à son réveil, le roi voulut déclore sa fenêtre, mais il poussa vainement les volets : il ne put que les entrebâiller, car quelque chose les empêchait de s'écarter. Il se pencha et aperçut que c'était un mur qui se dressait tout contre le sien. Il descendit et ou¬ vrit la porte d'entrée : il se trouva en face d'une autre porte, exactement semblable, qui dans le même moment s'ouvrit aussi à deux battants, et Nicolaki parut sur le seuil et lui fit un profond salut en disant : — Bonjour, vasiléa! Je me prosterne. Viens voir si mon palais est bien pareil au tien. Après cela, le roi dut lui donner sa fille comme il l'avait promis et sachez que Nico- 160 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE laki l'épousa avec grand plaisir, car elle était très jolie. Or il y avait dans la ville un Juif qui ven¬ dait tout ce qu'on voulait. La princesse le fai¬ sait souvent venir pour voir sa marchandise; mais lui, il n'avait d'yeux que pour elle, et il la trouvait si fort à son goût, qu'il lui cédait tout ce qu'elle désirait avec un bénéfice de deux cents pour cent seulement. A force de chercher comment il pourrait arriver à ses fins, il s'avisa d'un moyen. Il décida l'une des servantes à voler la chaîne d'or et la lui acheta; puis, aussitôt qu'il l'eut, il la mit à son cou où elle s'enroula d'elle-même et il s'écria: — Au nom de Dieu et du Grand Serpent, je veux que le palais se transporte dans l'île de Pondiconissi avec la princesse, les domesti¬ ques et tout ce qu'il contient. Et au même moment le palais disparut. Quand Nicolaki rentra de la chasse, il vit qu'aux lieux où naguère se dressait sa mai¬ son il n'y avait plus qu'une place poudreuse, et comme il la considérait avec stupeur, le roi le fit prendre par ses soldats et amener devant lui. LA CHAINE D'OR 161 — Où est ma fille? lui demanda-t-il. — Comment le saurais-je? — Par l'âme de mon père mort à quatre- vingt-dix-huit ans! arrange-toi pour le savoir, car, si dans moins de huit jours tu n'as pas ramené la princesse (Dieu la sauve!) je te ferai mourir. Alors, se retrouvant pauvre comme devant, dépouillé de sa chaîne, privé de sa femme, démuni de sa maison et de plus condamné à mort, le jeune homme se mit à pleurer. Ce que voyant, son chat, qui ne le quittait jamais, lui dit : — Ecoute, Nicolaki, tu m'as sauvé, élevé, nourri et tu as toujours été bon pour moi. J'irai à la recherche de la chaîne d'or et de la princesse. Et il partit. En chemin il interrogea tous les chats qu'il rencontrait, si bien qu'à la fin l'un d'eux, qui était un chat marin, vivant sur un navire, lui raconta qu'il avait vu récemment dans l'île de Pondiconissi un palais fort semblable à celui qu'il décrivait. Sans perdre de temps, notre matou se cacha dans la cale d'un bateau en partance et dès le lendemain il débarqua 11 162 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE dans l'île. Là, il n'eut pas de peine à décou¬ vrir le palais; et, sautant sur une des fenêtres, il reconnut à travers la vitre le Juif qui dor¬ mait dans une chambre, la chaîne d'or au cou. Aussitôt, de monter au grenier et là il appela les rats, qui n'étaient plus qu'une dou¬ zaine, car il avait détruit tous leurs frères dans les temps passés. — Voulez-vous faire un traité de paix avec moi? leur dit-il. Apportez-moi seulement la chaîne d'or que le Juif porte au cou, et je jure par le Saint que je ne tuerai ni ne mangerai plus jamais aucun de vous. Les rats acceptèrent avec joie. Ils gagnèrent la chambre du Juif et grimpèrent sur son lit, où deux d'entre eux se mirent à chatouiller ses narines du bout de leur queue : il éternua et le collier, poussé tout doucement par les trois autres, remonta jusqu'à sa nuque. Les deux premiers reprirent leur manège : il éter¬ nua de nouveau, le collier remonta encore; et de la sorte, les uns chatouillant, les autres poussant, les rats firent si bien que la chaîne d'or passa par-dessus la tête du Juif sans qu'il s'éveillât. Alors ils s'en emparèrent et l'ap¬ portèrent au chat. LA CHAINE D'OB 163 Celui-ci la mit à son col et sauta au plus tôt sur un bateau pour retourner chez son maî¬ tre. Mais il advint que les marins, tout en naviguant, se mirent à pêcher. Hélas! quand le matou, qui avait grand faim, vit frétiller dans le filet les poissons bleus et argent, il ne put s'empêcher de sauter sur le bordage et la chaîne, qui était longue, lui glissa du cou et tomba dans la mer! Il fut si chagriné qu'il pensa un instant s'y jeter lui-même. Mais son horreur de l'eau le retint : « D'ailleurs, se dit-il, les rats nagent si bien! » Là-dessus il galope en toute hâte jusque dans la cale et, appelant tous les ron¬ geurs du navire, il leur crie : — La chaîne d'or que j'avais au cou vient de tomber à l'eau. Si vous me la rapportez, je jure par le Saint que je mourrai de faim plu¬ tôt que de manger à l'avenir un seul des vôtres. A ces mots, tous les rats sautèrent dans la mer et ils eurent tôt fait de repêcher la chaîne; après quoi ils la remirent au chat qui, dans la nuit du septième jour après son dé¬ part, l'apporta à son maître sans autre acci¬ dent. 164 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE Nicolaki l'appela à son cou où elle sauta d'elle-même, et s'écria : — Au nom de Dieu et du Grand Serpent, je veux que mon palais retourne à l'endroit où il était, avec tout ce qu'il contient. Il n'avait pas fini de parler que le palais se dressait de nouveau devant celui de son beau- père, avec la princesse, le Juif et tous ses ha¬ bitants; il n'y manquait qu'une petite servante qui, au moment où Nicolaki avait donné son ordre, embrassait de si bon coeur un des gen¬ darmes de Pondiconissi par une fenêtre du rez-de-chaussée, qu'elle n'avait pu desserrer ses bras à temps et s'était trouvée retenue par le poids du militaire. Et au matin, quand le roi se réveilla et qu'il voulut ouvrir sa fenêtre pour crier à ses gardes d'aller prendre Nicolaki et de le met¬ tre à mort, il en fut empêché par le mur de son gendre. Alors il courut à la porte d'entrée et au moment même où il en écartait les bat¬ tants, Nicolaki ouvrait la sienne qui se trou¬ vait juste en face. —- Bonjour, vasiléa! dit-il à son beau-père. Je me prosterne. Viens voir la princesse ta fille et le vilain oiseau qui s'est trouvé pris. LA CHAINE D'OR 165 Là-dessus il le conduisit à la chambre où le Juif gisait, solidement attaché sur le lit. — Que fais-tu là? lui dit le roi. L'autre, tremblant de peur, avoua tous ses crimes, et comment il avait dérobé la chaîne d'or, la princesse et le palais. — C'était par amour! cria-t-il pour se faire pardonner. Mais à ces mots le roi fut tellement indigné qu'il commanda à ses soldats de découper le Juif en petites languettes aussi minces que du papier (il s'en servit plus tard pour faire des billets d'une drachme). Quant à Nicolaki, il recouvra sa femme et ses richesses, et monta sur le trône après la mort de son beau-père. LA POULE MERVEILLEUSE Andréa voulut un jour tenter la chance. — Nous sommes trop misérables, dit-il à sa femme, et l'âme me sort à travailler toute la journée. Occupe-toi de la chèvre et des oli¬ viers; moi, je pars : si je ne reviens pas plus riche, je ne reviendrai pas plus pauvre non plus. En chemin, il rencontra un vieux mendiant qui lui demanda l'aumône et qui était si des¬ séché qu'on voyait bien qu'il n'avait pas mangé depuis sept ou huit jours. Andréa était bon garçon : il lui donna la moitié du mor¬ ceau de pain et de l'oignon qu'il avait dans sa poche. — Dieu te pardonne, frère! lui dit l'autre; puisque tu m'as secouru, tu seras récompensé. Vois cette montagne. Si tu peux te hisser des¬ sus, tu y trouveras une maison habitée par l'homme le plus vieux de tous les hommes. 168 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE Tâche de voler une des poules de son poulail¬ ler et ta fortune est faite. Mais garde-toi bien, car son fusil ne manque jamais le but, même dans l'obscurité, et son chien a cinquante têtes qui ne dorment jamais toutes ensemble : la moitié d'entre elles veille quand l'autre moi¬ tié sommeille. Te voilà averti : si le chien t'at¬ trape, il te dévore (Dieu préserve!) de ses cinquante mâchoires, et si le vieux te surprend il te tue d'une balle de son fusil infaillible. Arrange-toi. Andréa commença de gravir la montagne, ce qui n'était pas facile, et avant d'arriver au sommet il s'arrêta et s'assit au pied d'un arbre pour mieux imaginer comment il pourrait vo¬ ler la poule sans être vu, entendu ni senti par le chien, visé, tiré ni touché par le fusil. Hélas! il avait beau réfléchir, il ne trouvait aucun moyen et, comme il était assez prudent par nature, il songeait déjà à renoncer à son entreprise, lorsqu'il aperçut par hasard une puce qui se promenait sur son genou et la sai¬ sit entre le pouce et l'index. — Que fais-tu là? lui dit-il sévèrement. — Oh! rien de mal, Andréa, je le jure par mes yeux! LA POULE MERVEILLEUSE 169 — Ne venais-tu pas pour me mordre? — Oh! non! — Eh bien, sauve-toi et que je ne t'y re¬ prenne plus. Là-dessus, il ouvrit les doigts et la puce sauta aussi loin qu'elle put; mais, dès qu'elle fut hors de sa portée, elle s'arrêta et cria : — Andréa! - — Plaît-il? — Puisque tu ne m'as pas tuée, tu seras ré¬ compensé. Ne crains pas le chien : je me charge de l'occuper la nuit prochaine, pen¬ dant que tu seras dans le poulailler. Andréa reprit sa route, mais il était loin de se sentir rassuré. « La puce m'a promis d'oc¬ cuper le chien, c'est très bien, songeait-il. Mais qui empêchera le vieux de m'entendre et de me tuer (Dieu préserve!) de son fusil in¬ faillible? » Tout en roulant ces pensées, il cheminait la tête penchée, le regard au sol, de sorte qu'il aperçut un perce-oreilles sur lequel il allait marcher, et leva le pied pour l'éviter. L'insecte courut à toutes pattes se réfugier sous une pierre; mais de là il cria : — Andréa! — Plaît-il? 170 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE — Puisque tu as levé le pied pour ne pas m'écraser, tu seras récompensé. Ne crains pas le vieux : je me charge de l'occuper la nuit prochaine, pendant que tu seras dans le pou¬ lailler. Et aussitôt l'insecte s'en fut chercher un de ses camarades et, la nuit venue, chacun d'eux entra dans une des oreilles du vieux, pendant que la puce, ayant rassemblé toutes ses sœurs avec tous les tiques et poux de bois du voisi¬ nage, se jetait sur le chien : de la sorte l'homme et l'animal furent si occupés à se gratter, frotter, racler, pourlécher, mordiller, tortiller, rouler par terre et introduire des bouts de bois dans les oreilles qu'ils n'enten¬ dirent pas Andréa ouvrir la porte du poulail¬ ler, choisir la plus belle poule et l'emporter. Il mit beaucoup moins de temps à dévaler la montagne qu'il n'en avait mis à la gravir; et pourtant il n'était encore qu'à mi-chemin lorsque la poule, qu'il portait sous le bras, se mit à glousser et lui pondit un œuf d'or dans la main. S'il fut content, je vous le laisse à imaginer. Mais le lendemain il le fut encore davantage lorsqu'elle lui en fit un second. Le troisième jour, elle lui en donna un troisième LA POULE MERVEILLEUSE 171 comme il arrivait chez lui. « Mieux vaut ne rien raconter à ma femme, songea-t-il en le mettant dans sa poche : elle a la langue trop bien pendue pour se taire sur cette merveil¬ leuse volaille. » Aussi se borna-t-il à lui re¬ commander de garder la poule comme la pru¬ nelle de ses yeux. Ensuite il alla chez un juif qui lui acheta les œufs à un bon prix, vraiment. Mais savez-vous pourquoi? C'est que, sur le premier, il était écrit en très petites lettres : « Qui mangera la tête de ma mère sera roi » ; sur le second : « Qui mangera le cœur de ma mère sera de¬ vin » ; sur le troisième : « Qui mangera le sot- l'y-laisse de ma mère aura toujours de l'ar¬ gent dans sa poche ». Andréa ne savait pas lire : aussi n'avait-il pas fait attention à l'écri¬ ture; mais le Juif, lui, l'avait tout de suite dé¬ chiffrée, et il ne songea plus qu'au moyen de manger, la tête, le cœur et le sot-l'y-laisse de la poule qui avait pondu ces œufs merveil¬ leux. Il savait qu'Andréa devait partir le lende¬ main pour plusieurs jours, afin de visiter des oliviers qu'il voulait acquérir avec l'argent des œufs d'or. Il s'habilla lui-même en voya- 172 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE geur et vint se cacher derrière un buisson, tout près de la maison; puis, sitôt qu'il eut vu le paysan sortir de chez lui, il prit la mine d'un homme accablé de fatigue et avança jus¬ qu'à la porte. — Bonne heure pour toi! Je suis bien las et affamé, mon âme, dit-il à la femme d'An¬ dréa. Ne voudrais-tu pas me faire quelque chose à manger? — Mais je n'ai qu'un peu de pain et des oli¬ ves, lui dit-elle. — N'aurais-tu pas une poule? Je te la paie¬ rais bien. Ce disant, il fit sonner ses pièces d'or dans sa poche. Mais la femme se rappelait les re¬ commandations de son mari et elle répéta qu'elle n'avait rien. — Ecoute, ma petite icône, reprit le Juif, j'ai si grand faim que je me sens prêt à mou¬ rir : ce serait un péché sur ton âme si cela arrivait. Fais-moi cuire cette poule que je vois là-bas et je te la paierai son poids d'or. Là-dessus, il tira un sac de sa poche et en vida le contenu sur la table. La femme n'avait jamais vu un tel trésor : elle en fut comme éblouie et, quand le Juif lui eut répété qu'elle LA POULE MERVEILLEUSE 173 n'avait qu'à mettre la poule dans un des pla¬ teaux de la balance et qu'il en emplirait l'au¬ tre de pièces d'or jusqu'à ce que le fléau fût droit, elle se dit que son mari ne pourrait être que satisfait d'apprendre qu'elle avait fait marché à ce prix-là. Elle sortit, tordit le cou à la poule et la mit à cuire après avoir reçu l'argent. Cependant le Juif regardait la femme qui tournait la broche, et il la trouvait fort à son goût; aussi commença-t-il à lui faire des clins d'œil. Elle feignit de ne pas les voir. Alors, sans rien dire, il sortit trois nouveaux sacs de sa poche et les vida sur la table à côté du pre¬ mier; c'était le reste de sa fortune : « Bah! se disait-il, inutile de rien me refuser main¬ tenant. Je serai tout à l'heure roi, devin et riche comme Rothschild. » Au son des pièces qui trébuchaient, la femme fut tentée. Elle tourna un peu la tête : « Andréa n'en saura rien », ne pouvait-elle s'empêcher de songer. Son cœur battait à grands coups. Sans mot dire, le Juif lui montra du doigt le tas d'or, puis la porte de la chambre à coucher. Alors brusquement elle se décida et elle fit le signe de oui en baissant les paupières. Il l'en- 174 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE traîna. Mais Dieu les voyait à travers les tuiles du toit. Pendant que leur mère était avec le Juif, les enfants rentrèrent de l'école. — Quelle bonne odeur! dit l'aîné en hu¬ mant l'air. — C'est une poule, dit le second qui s'était approché de la cheminée. — Par Dieu! dit le troisième, comme j'ai faim! — Ma foi, je n'en peux plus, reprit l'aîné; je mange la tête. Il n'y a pas grand mal à cela. — Et moi, le cœur, s'écria le cadet. Ma mère (qu'elle vive!) ne l'aime pas. — Et moi, le sot-l'y-laisse : c'est si petit! fit le plus jeune. Le Juif rentra comme ils avaient encore la bouche pleine et, quand il vit que les trois morceaux qui manquaient à la volaille étaient ceux-là justement qu'il avait payés si cher, il commença de s'arracher les cheveux en hur¬ lant : «Jéhovah!» et de sangloter en se frappant la poitrine, de manière que les en¬ fants, qui n'en avaient jamais tant vu, s'en¬ fuirent terrifiés. La mère se demandait s'il LA POULE MERVEILLEUSE 175 n'était pas devenu subitement fou, mais il lui expliqua comment il avait acheté les œufs d'or à son mari, et ce qui était écrit dessus, et tout ce qu'elle ne savait pas. — Maintenant, ajouta-t-il, nous avons creusé notre tombeau, pauvre femme, car ton fils, qui sera devin puisqu'il a mangé le cœur (maudit soit-il !), saura ce que nous avons fait et il l'apprendra à Andréa qui nous tuera, à moins que ton aîné, dès qu'il sera devenu roi grâce au trésor inépuisable de son jeune frère, ne tire lui-même vengeance de nous. Hélas! moi qui voulais t'emmener avec moi pour être reine! Là-dessus, il se reprit à gémir et la femme, songeant qu'elle aurait pu devenir reine, se mit à pleurer avec lui. Quand il la vit bien désespérée, il lui glissa qu'il y avait peut-être un moyen de tout réparer et que c'était de faire disparaître les trois enfants. A ces mots, elle poussa les hauts cris. Mais il sut si bien lui faire peur, qu'elle finit par lui promettre de jeter dans la nourriture de ses fils d'une poudre blanche qu'il lui donna. Heureusement le cadet, qui avait mangé le cœur, devina au moment même ce qu'elle 176 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE avait résolu de faire. Et le soir, en sortant de l'école, il dit à ses frères : — Attention! Notre mère a consenti à nous empoisonner. Ce soir, ne mangez de rien. — Mais c'est que je meurs de faim! s'écria l'aîné! — Moi aussi, dit le plus jeune. — Regarde dans ta poche, reprit le cadet. Et l'enfant, y ayant plongé la main, la re¬ tira pleine de talari. Alors ils coururent ache¬ ter des olives, de la morue crue, des coulou- ria et toutes sortes de bonnes choses, si bien qu'ils dirent la vérité lorsqu'ils jurèrent le soir à leur mère qu'ils n'avaient pas faim et qu'ils voulaient se coucher sans souper. Quand le Juif sut qu'ils n'avaient rien voulu manger, il dit à la femme d'Andréa : — Ce soir, mets ces rasoirs dans leur lit. Quand ils se coucheront, ils se tueront. Mais le cadet connut à l'instant ce que sa mère voulait faire, et en sortant de l'école il l'apprit à ses frères. — Sauvons-nous de la maison, s'écria l'aî¬ né, nous finirions par être tués. Et grâce à l'argent que le plus jeune trou¬ vait toujours dans sa poche, ils prirent des LA POULE MERVEILLEUSE 177 cabines sur un bateau, des vraies cabines, avec des lits, et s'en allèrent à Athènes où ils vécu¬ rent fort agréablement pendant quelque temps. Un beau jour, il advint que le roi mourut. Confme il n'avait point d'enfants ni de fa¬ mille, on convint que le ministre cacherait la couronne quelque part et que le premier qui la découvrirait monterait sur le trône, quel qu'il fût. Tous les Athéniens se mirent à cher¬ cher, mais le fils cadet d'Andréa devina immé¬ diatement où elle était et il y conduisit son frère aîné qui la posa sur sa tête et devint roi. Cependant, Andréa était rentré chez lui. Quand il sut que sa poule avait été mangée, il se rappela que l'arbre dont on fait les bâtons poussait déjà au Paradis et il infligea à sa femme une raclée à la faire chiffon. —■ Au secours, gens! criait-elle. Il va me tuer, ô gens!... Et pourtant ce n'est pas moi qui l'ai mangée, je le jure par saint Spiridion: ce sont les enfants! A ces mots, Andréa arrêta de cogner durant un petit instant et demanda : — Mais où sont-ils? 12 178 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE — Ils sont morts, Dieu leur pardonne! mur- mura-t-elle en sanglotant. — Morts!... Alors, où sont-ils enterrés? Dis- le-moi afin que j'aille prier sur leur tombe. Mais il eut beau l'interroger, elle ne put le lui apprendre, et pour cause. Il la mena de¬ vant le pappas : comme le Juif lui avait graissé la patte, le prêtre les renvoya dos à dos. Puis devant le juge : il en fut de même. Tellement qu'Andréa en appela au roi et, au jour dit, tous deux comparurent à Athènes devant leur fils, qu'ils ne reconnurent pas sous les ornements royaux. — Est-il bien vrai, femme, que tes trois en¬ fants sont morts? dit le roi. — Oui, vasiléa. — Et tu ne sais pas où ils sont enterrés? — Non, vasiléa. Alors il appela ses deux frères. — Mais ceux-ci, dit-il, les reconnais-tu? La femme poussa un cri et tomba à ge¬ noux. — Et moi, me reconnais-tu? fit-il en ôtant sa couronne. Elle tomba la face contre terre, mais ni ses prières ni ses larmes ne purent la sauver. LA POULE MERVEILLEUSE 179 Quand Andréa sut qu'elle avait voulu empoi¬ sonner ses enfants, il la tua de ses mains; et le Juif fut décapité par ordre du roi. Ainsi pé¬ rissent tous les méchants! LA GRENOUILLE Il y avait jadis un comte et une comtesse qui n'avaient pas d'enfant et ils en étaient bien chagrinés. Mais la dame implora tant les fées qu'à la fin elle devint grosse. Hélas ! elle mou¬ rut, la pauvre, en mettant son bébé au monde ! Ce fut une petite grenouille verte, très jolie. Quand elle en eut l'âge, la grenouille se mit à parler; elle apprit des romances aussi, et elle avait la plus belle voix du monde. Mais son père vint à trépasser, de sorte qu'elle de¬ meura toute seule dans la maison et, comme elle n'avait d'autre amusement que de sauter de pièce en pièce, elle s'ennuyait beaucoup : aussi chantait-elle du matin au soir pour se divertir. Un jour que le fils du roi passait par là, il s'assit sur le banc de la maison pour se repo¬ ser et il entendit par la fenêtre ouverte une romance qui lui parut délicieuse. — Qui chante ainsi? dit-il. 182 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE —■ C'est moi, fit la grenouille. Ce disant, elle sauta sur le bord de la fe¬ nêtre. Tous deux se mirent à causer et le fils du roi la trouva si charmante qu'il lui demanda: — Que puis-je faire pour toi, ô mon âme? — Je m'ennuie à périr ici : emmène-moi dans ton palais. — Je veux bien. Et il l'emporta dans le creux de sa main. Ils vécurent ensemble quelque temps, et la petite grenouille était si gaie, si gentille, que les heures coulaient sans que le prince s'en aperçût. Mais, un beau jour, il reçut un cour¬ rier de son père : « Il faut que tu reviennes ici pour prendre femme, lui écrivait le roi : tes deux frères cadets sont déjà fiancés. » Il était au désespoir de laisser sa chère grenouille, mais elle s'écria : — Ne t'inquiète pas! Et, comme il savait qu'elle était très avisée, il partit pour la cour, un peu rassuré. Quand le roi apprit son arrivée, il l'appela ainsi que ses frères et il leur dit : — Il est grand temps de vous marier. Mais je veux qu'auparavant chacun de vous me LA GRENOUILLE 183 fasse faire quelque chose par celle qu'il aura choisie, car j'ai grand besoin de renouveler mes habits. Toi, tu demanderas à ta fiancée de me faire une culotte; toi, des pantoufles; et toi, dit-il à l'aîné, dépêche-toi de trouver une jeune fille à épouser afin qu'elle me taille une chemise : la mienne est toute usée. Le fils de roi s'en revint au château et ra¬ conta à la grenouille ce que son père lui avait ordonné. — Qu'allons-nous devenir? — Ne t'inquiète pas! répondit-elle. Et en peu de temps elle tailla et cousit la plus jolie chemise qui se fût jamais vue. Or, quand les trois fils du roi eurent ap¬ porté l'ouvrage de leurs fiancées, il se trouva que le fond de la culotte était si étroit que le roi ne put jamais la boutonner; quant aux pantoufles, elles étaient très mal brodées et la gauche beaucoup plus petite que la droite; seule, la chemise était parfaitement réussie. Ce que voyant, le roi chassa les fiancées de ses deux fils cadets et commanda à l'aîné de lui amener la sienne. Et le prince répondit qu'il allait la chercher; mais il était bien tour¬ menté. 184 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE — Qu'allons-nous faire? dit-il à la gre¬ nouille. — Ne t'inquiète pas! Donne-moi seulement un coq vivant et trois rubans et va m'atten- dre à la porte du palais sans t'occuper de rien. Sitôt qu'elle eut ce qu'elle avait demandé, elle passa un des rubans dans le bec de l'oi¬ seau en guise de bride, se fit des étriers des deux autres, et monta sur le dos du coq; puis elle se mit en route. Le prince était déjà parti. En chemin elle rencontra trois fées qui étaient tristes, si tristes qu'elles n'avaient pas ri depuis douze ans : en effet, la première avait perdu son fils, la seconde sa fille et la troisième sa mère. Mais, lorsqu'elles virent la grenouille à califourchon sur son coq, lequel cheminait gravement, levant haut ses pattes et son ruban au bec, elles éclatèrent de rire, et elles furent si contentes de sentir la gaieté leur revenir, que la première dit : — Je te change en fille. La seconde : -— Je te donne les sept grâces. La troisième : — Je change ton coq en un carrosse d'or traîné par quatre chevaux. LA GRENOUILLE 185 Et tout cela se fit au même moment. Quand le fils du roi, qui attendait sa gre¬ nouille à la porte du palais, vit cette belle jeune fille qui s'en venait dans un carosse d'or, il ne pouvait croire que ce fût sa fiancée. Mais elle se mit à chanter la romance qu'il préférait et il reconnut son âme à sa voix. Alors, la prenant par la main, il la présenta à son père qui fut ravi d'elle et les fit tôt marier. Et l'on dit que par la suite le prince ne regretta jamais que sa femme eût cessé d'être grenouille. L'OISEAU TZILIANOS Comme il allait partir en voyage, un mar¬ chand appela ses trois filles et leur dit : — Que voulez-vous que je vous rapporte, mes âmes? Demandez-moi ce que vous vou¬ drez : quoi que ce soit, vous l'aurez. — Je veux la rose, dit l'aînée. — Et moi, le ciel avec ses étoiles, dit la ca¬ dette. — Moi, dit la plus jeune, je veux une plume de l'oiseau Tzilianos. Quand le père entendit cela, il fut très con¬ trarié, car personne ne savait où perchait l'oiseau Tzilianos. — Ce que tu me demandes est trop difficile à trouver! s'écria-t-il. — Tu m'as promis que j'aurais ce que je voudrais. Si tu ne me rapportes pas la plume de l'oiseau Tzilianos, que ton vaisseau se change en pierre! Le marchand partit le lendemain. Il cueillit 188 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE la rose pour son aînée, décrocha pour sa ca¬ dette le ciel constellé et le roula comme une pièce de soie; mais il eut beau questionner tous ceux qu'il rencontra : nul ne sut lui ap¬ prendre où perche l'oiseau Tzilianos. De guerre lasse il ordonna au capitaine de son navire de remettre le cap sur le port; mais, à peine le vaisseau eut-il viré de bord, voilà qu'il se pétrifia! Le capitaine était très étonné. A force de réfléchir, il en vint à penser que l'un de ses matelots ou passagers avait dû commettre un gros péché : il les interrogea tous, depuis les petits mousses jusqu'aux grands officiers, mais aucun d'eux n'avait jamais rien fait de mal. Ils étaient tous blancs comme des saints. Seul, le marchand avoua qu'il avait manqué à sa parole. — Kyrié, lui dit le capitaine, tu es parjure et voilà pourquoi notre vaisseau s'est pétrifié. Il faut absolument que tu rapportes à ta fille (qu'elle te vive!) la plume que tu lui as pro¬ mise, sinon nous ne rentrerons jamais au port. Et le marchand comprit qu'il avait raison. Il se fit débarquer au rivage le plus proche et marcha bien longtemps par le monde. Un L'OISEAU TZILIANOS 189 jour il demanda où il était et on lui dit qu'il se trouvait dans le royaume du Tzilianos. Alors il alla au palais, se présenta au prince, qui était perché sur un barreau d'or, et lui avoua tout : comment il avait promis à sa fille de rapporter une de ses plumes et comment il l'avait cherché durant des années. — Je veux bien te donner une de mes plu¬ mes, lui dit le prince, mais en échange tu me donneras ta fille en mariage. — Soit! dit le marchand. Là-dessus le Tzilianos arracha une plume de son aile et la lui remit. Puis il reprit : — Que ta fille pose deux verres sur sa fe¬ nêtre pour mes ablutions, l'un plein de vin, l'autre d'eau bénite. Je viendrai l'épouser pro¬ chainement. Quand le marchand fut de retour chez lui et qu'il remit la plume à sa fille, elle fut si con¬ tente qu'il en oublia toutes les peines qu'il avait eues. « Mais il faudra que tu l'épouses! » lui dit-il. Elle n'en fut que plus joyeuse. Sur- le-champ, elle prit dans le buffet les deux plus beaux verres de la maison, courut à l'église pour emplir l'un d'eux d'eau bénite et versa dans le second le meilleur vin du cel- 190 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE lier; et ensuite elle les posa sur la fenêtre et s'assit à côté pour attendre son fiancé. Ses deux soeurs avaient été bien satisfaites aussi, l'une d'avoir la rose, l'autre le ciel étoilé. Mais, quand elles surent que leur ca¬ dette allait épouser le Tzilianos, elles devin¬ rent toutes jaunes de jalousie. Comme c'était un dimanche, les cloches se mirent à sonner. — Pourquoi ne vas-tu pas à l'église, ma pe¬ tite âme? lui dirent-elles. — Parce que j'attends mon fiancé (puisse- t-il vivre longtemps!) — Tu peux bien y aller! Sois tranquille : s'il vient et que tu ne sois pas là, nous le prie¬ rons de s'asseoir et nous lui dirons que tu ne vas pas tarder à rentrer. La jeune fille les crut. Mais, à peine fut-elle sortie, les méchantes créatures mêlèrent du verre pilé à l'eau bénite et au vin, de manière que le Tzilianos se déchira horriblement quand il voulut faire ses ablutions et s'envola grièvement blessé. Quand elle s'en revint de l'église et qu'elle vit le verre pilé répandu sur la fenêtre et les murs tachés de sang, la jeune fille devina tout ce qui s'était passé : elle poussa un grand cri L'OISEAU TZILIANOS 191 et pâma trois fois coup sur coup. Ensuite elle fut trouver son père et lui dit : — Voilà ce que mes sœurs ont fait par ja¬ lousie, maudites soient-elles! Je pars à la re¬ cherche de mon fiancé et si je ne le retrouve pas, je mourrai. Et ayant pris un habit de religieuse afin de n'être pas reconnue, elle partit à l'aventure. Comme elle marchait toujours droit devant elle, elle se trouva un soir au milieu d'une grande forêt. Elle grimpa sur un olivier pour se mettre à l'abri des bêtes féroces, mais les lions rugissaient si fort qu'elle ne put fermer l'œil. Enfin, à l'aube, le loup et le renard vin¬ rent se réfugier sous son arbre et, comme les feuilles touffues empêchaient qu'ils ne la vis¬ sent, ils se mirent à causer librement. — Compère, disait l'un, sais-tu que les bles¬ sures du Tzilianos se sont envenimées et qu'il est près d'en mourir? Il est au palais de son père, à deux pas d'ici. — Compère, répondit l'autre, sais-tu qu'il y a à son chevet quatre-vingt-dix-neuf méde¬ cins? Heureusement, ils sont si ignorants qu'ils ne savent pas qu'il guérirait sur-le- champ si on le baignait dans notre sang. 192 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE Quand elle entendit cela, la jeune fille ras¬ sembla tont son courage. (Et certes il fallait qu'elle en eût!) Elle descendit de son arbre, coupa le cou au loup et au renard, recueillit leur sang dans une bouteille et s'en alla au palais. Mais les officiers ne voulurent pas la lais¬ ser entrer. Elle avait beau leur dire qu'elle sa¬ vait le moyen de guérir le Tzilianos, ils ré¬ pondaient avec mépris : — Que veut cette pauvresse? Qu'elle crève! Il y a déjà ici quatre-vingt-dix-neuf médecins. Néanmoins elle insista tant et cria si fort et si haut qu'à la fin le roi l'entendit et la fit amener devant lui. — Promets-tu de guérir mon fils? lui dit-il. — Oui, pourvu qu'on me laisse seule avec lui. — Par le Saint, si tu échoues, tu seras tuée ! Qu'on la mène dans la chambre du Tzilianos ! Lorsqu'elle se vit seule avec le prince, elle lui ôta tous les cataplasmes qu'on lui avait mis et elle le baigna dans le sang du renard et du loup : aussitôt il s'ébroua et le verre pilé lui sortit du corps. Dont il fut tellement L'OISEAU TZILIANOS 193 content qu'il voulait donner à la pauvresse autant d'or qu'un âne en peut porter ou que les quatre-vingt-dix-neuf médecins en avaient pris. — Je ne veux pas seulement un centime de toi, lui dit-elle. — Alors que désires-tu? Quoi que ce soit, tu l'auras. — Je ne te demande qu'un serment : jure par saint Nicolas que si jamais quelqu'un te demande grâce au nom de la religieuse qui t'a guéri, tu la lui accorderas. Et quand il eut juré par saint Nicolas, elle s'en retourna chez son père. Dès que le Tzilianos se trouva tout à fait sain, il prit son épée d'or et s'envola vers la maison du marchand. « Enfin, se disait-il, je vais pouvoir me venger de ma fiancée qui m'a trahi en mêlant du verre pilé à l'eau et au vin! » Il entre par la fenêtre, voit une belle jeune fille endormie sur le lit et tire son épée; mais, au moment où il allait lui percer le cœur, voilà qu'elle ouvre les yeux et s'écrie : — Grâce, au nom de la religieuse qui t'a guéri ! — Qui t'a appris à dire cela? 13 194 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE — 0 Kyrié, la religieuse, c'était moi. Il n'en croyait pas ses oreilles, mais elle lui raconta tout ce qui s'était passé, et sachez qu'il fut bien content lorsqu'il sut la vérité, car, dès l'instant qu'il l'avait vue sur le lit, il n'avait pu s'empêcher de l'aimer. Aussi épousa-t-il sa belle et ils vécurent heureux jusqu'à cent ans. TORTZONI Douze garçons avaient hérité de leur père un seul petit champ et douze bêches. Le champ fut tôt bêché et, comme il était entouré de terres où l'on ne voyait jamais personne, ils se dirent : « Bah! nous pouvons bien en retourner une, pour nous occuper! » Aussitôt dit, aussitôt fait. Or la terre appartenait à un ogre, qui fai¬ sait justement le tour de son domaine ce jour- là. « Quels sont ces douze gaillards, se dit-il, qui piochent mon bien? Je les mangerai jus¬ qu'au dernier! » Toutefois, voyant qu'ils étaient nombreux, il ne voulut tenter de les prendre d'un seul coup, car il aurait bien pu en laisser échapper, et résolut de s'emparer d'eux un à un. Il s'approcha et pria le premier qu'il ren¬ contra de porter une lettre à sa femme. Or, 196 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE c'était justement le plus malin des douze; on l'appelait Tortzoni. Il prit la lettre et partit en courant, mais s'arrêta derrière le premier buisson et ouvrit le pli sans façon : « Prends- le, tue-le et fais-le rôtir », avait écrit l'ogre. Il ajouta quelques mots seulement : « Prends l'agneau, tue-le et fais-le rôtir, puis donne-le à Tortzoni. » L'ogresse fut bien surprise, mais comme son mari avait coutume de dire que le bâton à corriger les femmes était au milieu du Paradis, elle s'empressa de faire ce que la lettre commandait et Tortzoni s'en revint avec l'agneau rôti. Les douze garçons firent bombance. Mais, quand l'agneau fut mangé jusqu'aux os, Tort¬ zoni s'écria : — Maintenant, mes frères, dépêchons-nous de décamper! Et ils coururent se réfugier chez leur oncle qui avait une maison de l'autre côté du tor¬ rent. A peine y étaient-ils en sûreté, l'ogre arriva à grands pas; son manteau flottait au vent, et il était si furieux qu'il en claquait des dents; mais il ignorait où se trouvait le gué et ne put pas seulement passer le torrent. Alors il se TORTZONI 197 mit à hurler de toute la force de ses pou¬ mons : — Tortzoni! Tortzoni! Le garçon s'avança jusqu'au bord du cou¬ rant. — Plaît-il? — Ah! Tortzoni, maudite soit ta race! Tu as mangé mon agneau! — Mais toi, répliqua le garçon sans s'émou¬ voir, tu voulais me manger moi-même. Tu verras ce que je te ferai encore! Là-dessus, il fut trouver son oncle et lui dit : — L'ogre a un manteau tout en soie, si beau que tu n'en as jamais vu un pareil. Yeux-tu que j'aille te le chercher? — Mais comment feras-tu? — C'est mon affaire. L'oncle répondit qu'il voulait bien et Tort¬ zoni partit, se glissa chez son ennemi et se cacha sous son lit. Quand la nuit fut venue, l'ogre et sa femme se couchèrent et jetèrent le manteau sur leurs pieds. Or, dès qu'il les entendit ronfler, Tort¬ zoni commença de le tirer tout doucement. Mais l'ogre le sentit glisser. 198 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE — Pourquoi tires-tu tout le manteau à toi? demanda-t-il à sa femme. — Moi? répondit-elle, je ne tire pas! Quand ils furent rendormis, Tortzoni re¬ commença son manège et l'ogre cria de nou¬ veau : — Pourquoi tires-tu tout le manteau à toi? Et la femme répondit encore : — Moi? Je ne tire pas! La troisième fois, son mari lui donna une bonne gifle (tant pis pour elle!) et, de colère, il fit voler le manteau par la chambre. Et Tortzoni le prit et se sauva. Le lendemain, l'ogre se mit dans une telle fureur qu'il faillit en avoir un coup de sang. Il alla à grands pas jusqu'au bord du torrent et appela : — Tortzoni! Tortzoni! Plaît-il? — Ah! Tortzoni, que le diable te pénètre! Tu as mangé mon agneau et volé mon man¬ teau. — Ce n'est rien. Tu verras ce que je te fe¬ rai encore! Et le garçon fut trouver son oncle et lui dit: — L'ogre a le plus beau cheval de tout le TORTZONI 199 pays. Si tu veux, j'irai le chercher et je te le donnerai. L'oncle dit qu'il voulait bien et Tortzoni partit. La nuit venue, il essaya de se glisser dans l'écurie, mais le cheval se mit à hennir si fort que son maître se réveilla et accourut. Heu¬ reusement, le garçon avait eu le temps de se cacher derrière la maison, de sorte que l'ogre ne trouva rien et remonta se coucher en grom¬ melant. Lorsqu'il fut parti, Tortzoni revint à la porte; mais, à peine y eut-il passé la tête, le cheval se reprit à hennir et à ruer sur le mur, bref il fit tant de tapage que l'ogre redes¬ cendit. Cette fois, sa lanterne à la main, il fit le tour de la maison et visita tout le champ voisin; mais le garçon avait grimpé sur un oli¬ vier, si bien qu'il ne le vit point. A la fin, tout en colère, il s'en vint crier au cheval : — Maudits soient ton père et ta mère ! Si tu me déranges encore, je te tuerai et te mange¬ rai tout cru! Tellement que le cheval prit peur et n'osa plus rien dire quand Tortzoni passa la tête, puis tout le corps dans l'écurie, l'en fit sortir 200 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE et l'enfourcha. Et l'oncle fut très content d'avoir ce bel animal; mais le lendemain l'ogre s'en revint au torrent et cria : — Tortzoni, Tortzoni, anathème sur tes morts! Tu as mangé mon agneau, volé mon manteau et pris mon cheval! Puisses-tu mou¬ rir phtisique! — Tout ce que tu dis est écrit là! répondit le garçon en montrant la plante de son pied. Tu verras ce que je te ferai encore! Et il promit à son oncle de lui rapporter la courtepointe de l'ogre, qui était en soie comme le manteau, mais encore plus belle, et toute garnie de clochettes d'or fin. Il commença par acheter une bonne provi¬ sion de coton, puis il monta au grenier et appela tous les rats de la maison. Et quand ils furent assemblés autour de lui, il leur dit : — Je jure par le Saint que je vous don¬ nerai un grand fromage et autant de grains que vous en voudrez, si vous remplissez de coton toutes les clochettes d'or. — Nous le ferons bien volontiers, répondit les rats. Ils allèrent chez l'ogre et garnirent très bien les clochettes. Malheureusement ils en TORTZONI 201 oublièrent une, de sorte que la nuit, lorsque Tortzoni caché sous le lit commença de tirer tout doucement la courtepointe, elle se mit à tinter. Et l'ogre, que le vol du manteau et du cheval avait rendu méfiant, sauta hors des draps et mit la main sur le garçon. Sur-le-champ il l'enferma dans un tonneau et dit à sa femme : — Allume le four, fais-moi rôtir Tortzoni, et qu'il soit cuit à point pour mon déjeuner! Puis il se rendit à ses affaires. Cependant, sa femme était allée chercher du bois pour faire son feu, mais si vert qu'elle ne pouvait l'enflammer, et Tortzoni se moquait d'elle tant qu'il pouvait. — Tu ne sais pas seulement allumer ton feu, pauvre guenon! Je sens la fumée jusque dans mon tonneau... Bon! voilà ton bois qui flambe à présent, je l'entends craquer; mais il t'a fallu du temps! Plus de temps que tu n'en mettais jadis à courir t'amuser dans les fossés avec les garçons, hein?... Et maintenant comment vas-tu faire pour me prendre? — Par le fond de ta culotte, bâtard! cria- t-elle. Ce disant, elle ôta le couvercle et se pen- 202 LES CONTES DE MA CUISINIÈRE cha pour l'attraper; mais lui, qui avait bien préparé son coup, jaillit comme un diable et la heurta si rudement de la tête au menton qu'il l'envoya rouler les quatre fers en l'air. Alors, sans perdre un instant, il la poussa dans le four à moitié assommée et s'enfuit, la courtepointe sous le bras. — Ah! Tortzoni, Tortzoni, vint lui crier l'ogre au bord du torrent, un mauvais abcès à tes yeux! Tu as mangé mon agneau, volé mon manteau, pris mon cheval, brûlé ma femme et dérobé ma courtepointe! Que ta bouche soit mangée aux vers! Que tes mains tombent pourries ! Et il cracha par terre. — Crève, crève! répondit le garçon en le¬ vant ses deux mains ouvertes, leurs dix doigts écartés (ce qui est la manière corfiote de faire un pied de nez). Tu verras ce que je te ferai encore ! La nuit suivante, il fut couper un gros ar¬ bre dans le verger de l'ogre et le creusa de manière à y ménager une cache qui fermât par une porte. Ensuite il appela en changeant sa voix. — Plaît-il? cria l'ogre. TORTZONI 203 — Tortzoni est mort... Comment tu ne le sa¬ vais pas? Il s'est noyé dans le torrent et je suis en train de creuser son cercueil. Viens donc m'aider : je n'en arriverai jamais à bout tout seul. — Ah ! volontiers ! Qu'il soit maudit, le cha¬ cal! Il m'en a trop fait! L'ogre sauta de son lit, enfila sa culotte et se hâta si fort de descendre l'escalier qu'il tré¬ bucha sur le tronc que Tortzoni avait roulé au bas, et tomba juste dans le trou. De la sorte, le garçon n'eut qu'à fermer la porte pour que l'arbre se trouvât farci. Après cela, il le roula jusqu'au torrent et le jeta dans le courant qui l'emporta : qui sait où il est aujourd'hui? L'oncle fut si émer¬ veillé de l'habileté de son neveu qu'il le prit pour héritier. Quant aux onze frères, ils se partagèrent la terre de l'ogre, et de la sorte il y eut du travail pour les douze bêches. I I ïtm. w: m* -M ■ M- Ë ËË'Ë - îlV'/r ■ TABLE DES MATIÈRES 4 Préface 9 La jeune fille à l'orange 21 Les trois sottes 41 ^ Les souliers de fer 47 Les trois fenêtres 61 Le héros 65 Les trois cheveux d'or 75 Le miroir 87 La jeune fille à l'olivier 99 Le pappas et sa femme 107 La fortune dans les légumes 115 La fille aux mains coupées 125 Le petit chien 133 Peau de bois 145 La chaîne d'or 155 La poule merveilleuse 167 La grenouille 181 L'oiseau Tzilianos 187 Tortzoni 195 achevé d'imprimer sur les presses de l'imprimerie moderne, 177, route de chatillon, a montrouge (seine) le trois octobre mil neuf cent trente- cinq. 05.574 EDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE LA COLLECTION LA RENAISSANCE DE LA NOUVELLE sous la direction de PAUL MORAND EDGAR POE Le Shpinx et autres Contes bizarres (trad. pur Malila C. Ghyka, Maurice Sachs et Marie Bonaparte) CHARLES BRADIANT Resplendine et d'autres Victimes DRIEU LA ROCHELLE Le Journal d'un homme trompé IRÈNE NÉM1ROVSKY Films parlés JEAN CASSOU De l'Etoile au Jardin des Plantes PIERRE DOMINIQUE Une Bombe au Palais Bourbon JACQUES BOULENGER Contes de ma Cuisinière Chacun de ces volumes 15 fr. JEAN PRÉVOST JOSEPH PEYRÉ Lucie-Paulette .. .. 12 i'r. Coups durs 12 fr. En préparation : ALEXANDRE ARNOUX Ki-Pro-Ko LYDIA CABRERA Contes Nègres de Cuba ( Trad. par Francis de Mioinandre) EDMOND JALOUX Histoires de Fantômes anglais FRANCIS DE MIOMANDRE Le Cabinet Chinois GEORGES SIMENON Les Sept Minutes RENÉ JOUGLET Nouvelles du Cabaret ALBERT PUECH FÉLIX DE CH.AZOURNES Requête au Mandarin Jason L'Imprimerie Moderne, Montrouge. GALLIMARD