S-®'® • 5>C -V "î ■ : ■ , ■ CULTURE PROLÉTARIENNE DU MÊME AUTEUR LIBRAIRIE DU TRAVAIL Les Temps maudits, poèmes. Première édition 1917, Genève, Ed.de la revue "DEMAIN". Edition complète I920,0llendorff. La Maison à l'abri, roman, 1919, Ollendorff. La Nuit, théâtre, 1921, Ed. Clarté. v LIBRAIRIE ALBIN MICHEL Pages Choisies de Romain Rolland, avec une introduction et des notices. Deux volumes, 1921, Ollendorff. ÉDITIONS R.-A. CORRÉA Chants du Passager, poèmes, 1934. Marcel MARTINET CULTURE PROLÉTARIENNE Sambre^ Meuse PARIS ho'i Tous droits réservés pour tous pays Copyright fey Librairie du Travail, Paris 1935 A LA MÉMOIRE de FERNAND PELLOUTIER serviteur de la classe ouvrière <■) (1) Le mot servir a deux sens : aux intellectuels fiers de leur « liberté » prostituée et à tous les révolutionnaires, je souhaite qu'ils apprennent à reconnaître l'un et l'autre. PRÉFACE Comme toutes les époques d'écroulement social, la nôtre pourrait être également une époque de reconstruc¬ tion. Cela dépend des hommes. Affirmer que la possibilité d'une reconstruction sociale dépend des hommes, c'est la négation même de l'impos¬ ture fasciste. Les fascismes supposent le mépris des hommes. Les fascismes mentent en se disant anticapitalistes, mais ils sont en effet les témoins de l'agonie du capita¬ lisme, comme ils s'efforcent d'être les rebouteux ignorants et rusés du système social condamné. Tout ce à quoi ils peuvent prétendre, c'est, en mêlant les pratiques brutales et les magies irrationalistes, à prolonger cette agonie par l'exploitation esclavagiste du prolétariat. Mais, par leurs stupides autarchies économiques et par les niaises mys¬ tiques nationalistes, qui fatalement les dresseront les uns contre les autres, ils risquent en même temps de tuer tout le misérable corps social contemporain. Affirmer que la possibilité d'une reconstruction so¬ ciale dépend des hommes constitue une sorte d'acte de foi dans les hommes, dans tous les hommes, dans leur raison, dans leur volonté, dans leur puissance de refus. Mais toute l'histoire humaine, malgré ses douleurs et malgré ses crimes, justifie cette confiance, et la révolution prolétarienne la suppose. En libérant le prolétariat, la révolution ouvrière peut seule sauver le corps social : elle y est obligée autant par sa constitution organique que par ses doctrines. Mais la crise de confiance qui accable l'humanité depuis la guerre a contaminé la classe ouvrière elle-même. Conséquence du bouleversement et des contradictions économiques, la crise de confiance peut devenir à son tour une cause de nouveaux désastres, comme elle l'a été en _ 8 — Italie et en Allemagne. La bourgeoisie petite et grande est prête à se démettre de son destin aux mains d'un chef — du Chef, du Sauveur — qui, appuyé sur une hiérarchie de technocrates mercenaires, la sauverait de son désarroi et de son abdication, la sauverait d'abord de la force prolé¬ tarienne. Car la bourgeoisie mourante a plus confiance en ce prolétariat qu'elle redoute qu'il n'a confiance en lui-même. Le capitalisme, en se décomposant, répand jusque dans la classe ouvrière des ferments de décomposition : chômage, xénophobie, etc. D'où précisément un terrain favorable à la gangrène fasciste, et un risque terrible de suicide de la civilisation. L'heure est donc critique. Cependant certains symp¬ tômes annoncent que la classe ouvrière commence à se ressaisir. Mais il faut que ses hommes soient des hommes : non des machines, non des soldats, non des esclaves. Il faut que chaque individu soit une personne libre et vou¬ lant accomplir le maximum de son destin, dans une société riche qui permettra à tous les hommes ce maximum d'accomplissement. La révolution prolétarienne, c'est cela. Pour qu'elle triomphe, il faut que les hommes appelés à sauver le monde en se sauvant eux-mêmes, il faut que les hommes de la classe ouvrière s'instruisent et s'éduquent, méditent et développent leur capacité ouvrière et sociale. Pour acquérir cette culture nécessaire, ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes : « Ni dieu, ni césar, ni tribun. » Le présent livre, qui n'est pas né des circonstances mais qui répond aux circonstances, est tout entier occupé par les problèmes que pose cette nécessité de la culture ouvrière. Culture pour la masse et non pour quelques-uns : il n'est pas question ici de littérature prolétarienne, d'art prolétarien, — nous verrons cela plus tard. Culture pour l'ensemble de la classe des travailleurs. En dédiant ces pages à la mémoire de Fernand Pelloutier, c'est à la classe ouvrière elle-même que je les dédie, et c'est avec toute ma vie que je les signe. Marcel Martinet. Décembre 1935. Le prolétariat et la culture (1) Pensées d'un quart de siècle Les pages que je rassemble aujourd'hui ont de la bouteille. Les plus récentes datent de 1923 et les pre¬ mières de 1918, durant la guerre. Le problème qui les occupe n'est pas d'hier non plus, mais il est actuel plus que jamais et il sera de plus en plus pressant. Il embrasse tout le destin de l'homme, — de tous les hommes, qui, si écrasés soient-ils, ne se résigneront plus qu'en grondant à la misère et à l'avilissement. Il intéresse tous les hommes, les privilégiés menacés dans leur privilège non moins que les masses déshéritées qui n'oublieront plus leur droit à l'héritage humain. Celles-ci peuvent subir l'injustice, ceux-là en bénéfi- (1) Ce terme, culture, que je vais être contraint de répéter tant de fois, est bien déplaisant. Il est abstrait, obscur, préten¬ tieux, et il a un arrière-goût assez prononcé de conformisme, de suffisance et de trahison. Il provoque les sarcasmes exaspérés d'excellents camarades, qui déclarent ne connaître d'autre cul¬ ture que celle des petits pois et des laitues. Et je suis fortement tenté de partager leur répulsion. Mais que faire ? La question est de savoir si ce mot désa¬ gréable recouvre tout de même une réalité, si la classe ouvrière peut renoncer à l'intelligence et à la possession de cette réalité sans s'abandonner elle-même. C'est la question qui est traitée ici. Après tout, ce mot n'est qu'un moyen et, jusqu'à ce qu'on lui trouve un équivalent ou un remplaçant meilleur, il faut bien employer celui-là. Et, en l'employant, on peut essayer de le décrasser et de l'éclaircir, de lui restituer une signification concrète, simple et saine, une valeur d'usage ouvrier et, ainsi, de contribuer à rendre au prolétariat la réalité que ce mot recouvre. C'est à quoi je me suis efforcé. - 12 — cier : les uns et les autres ne profitent ou ne subissent qu'avec une mauvaise conscience; mécontents les uns et les autres, tous cherchent obscurément les bases d'une société saine, d'une société juste, tous distin¬ guent obscurément que devant l'existence d'une telle société se pose le double problème du prolétariat et de la culture. Ce problème s'est posé pour moi bien avant 1918 et je cherchais la manière de le poser, sinon de le ré¬ soudre, bien avant d'écrire les pages qui lui sont consacrées ici. La première pensée remonte plus loin même que le temps où, à l'Ecole Normale de la rue d'Ulm, je rêvais de jeter mon froc secondaire aux orties et de partager avec les enfants de la classe ouvrière, et non avec les fils de la bourgeoisie, le peu que m'avaient appris les livres; dans les salles de la rue de Lanneau ou de la rue Mouffetard où j'allais écouter sans m'en satisfaire la parole socialiste des politiques, je rêvais alors de louer l'une de ces échop¬ pes, pour y vivre coude à coude avec les jeunes ou¬ vriers qui, je n'en doutais pas, tâtonnaient dans les mêmes chemins que moi, pour étudier le monde avec eux et partir avec eux à la conquête du monde, c'est- à-dire de la libération des hommes et de l'égalité sociale. Bien entendu, la vie a bousculé ce que ces rêveries avaient de puéril, d'inconsistant et de vain. Les choses se sont arrangées selon des hasards beaucoup moins romantiques. Je n'ai pas loué d'échoppe rue Mouffe¬ tard, les ouvriers avec qui je voulais étudier et conqué¬ rir le monde ont travaillé et se sont sauvés comme ils ont pu, sans moi, et j'ai fait comme eux. Nous n'avons pas conquis le monde, mais je ne doute pas plus — 13 — qu'alors qu'il nous faudra ensemble le conquérir et je n'hésite pas davantage sur les chemins qui nous mèneront à sa conquête. La pensée qui me possédait à vingt ans et à la¬ quelle je me tenais comme Proudhon, dans sa lettre aux académiciens de Besançon, se tenait à son ser¬ ment, je m'y tiens toujours; elle n'a été entamée par rien, en rien. A travers un quart de siècle chargé d'événements qui ont tout remis en question et qui, certes, ont pu faire vaciller bien des esprits, ont en¬ glouti bien des convictions, si elle a changé c'est pour se fortifier et grandir. Nécessité et possibilité d'une culture intérieure au prolétariat ? Actualité de la question. Pensée fort simple : elle se fonde tout entière sur l'idée d'une culture intérieure au prolétariat, de la nécessité et de la possibilité de cette culture, pour le prolétariat et par le prolétariat, lequel doit en même temps ne rien renoncer de l'héritage du passé, de l'hé¬ ritage humain, de son héritage. Pour simple qu'elle soit ou qu'elle me paraisse, une telle idée supjjose évidemment une certaine con¬ ception du prolétariat et une certaine conception de la culture. Conception de la culture que je crois simple aussi, mais, dans les milieux proches du prolétariat et dans le prolétariat même, comme dans les cercles qui lui sont les plus étrangers ou hostiles, on discute et bataille en des sens tellement divers et avec tant d'âpreté autour de la culture et de ses principes les plus sommaires que, si le terme est à la mode, la notion doit sans doute en être assez généralement em- __ 14 — brouillée et obscurcie. Il faudrait donc essayer une fois de plus de la définir et de l'éclairer. Il n'est pas moins évident que l'idée que j'ai for¬ mulée suppose une grande confiance dans le proléta¬ riat, et non seulement dans son futur destin, mais dans sa capacité présente. Ici encore, il faut s'expli¬ quer nettement, non par allusion et en laissant à cha¬ cun le soin de choisir, d'interpréter et de conclure. Il faut prendre ses responsabilités, le plus ouvertement et le plus complètement possible. Et les deux expli¬ cations, sur le prolétariat et sur la culture, peuvent être menées ensemble et ne peuvent être menées qu'en¬ semble. Elles doivent être menées dans leur élémentaire et large généralité. C'est parce que l'idée du prolétariat, — de ce qu'il peut ou ne peut pas espérer, de ce qu'il peut ou ne peut pas conquérir par lui-même, assumer par lui-même, — est tirée à hue et à dia, par suite des bouleversements de la guerre et de l'après-guerre, de l'expérience de la révolution russe en particulier, mais de tous les bouleversements qui sans arrêt tra¬ vaillent le monde et dont ceux qui continuent à se réclamer de la classe ouvrière et de la pensée révolu¬ tionnaire cherchent péniblement l'intelligence et la maîtrise; c'est parce que cette idée est tirée à hue et à dia par les divers partis qui revendiquent la révo¬ lution, par les internationales qui s'affrontent, par toutes les organisations et tous les mouvements ou¬ vriers; c'est parce qu'on parle beaucoup de culture depuis plusieurs années, et spécialement de culture prolétarienne, et que sous ce nom on parle de trente six choses dont les unes disent le contraire des autres; c'est parce que des pages autrefois çà et là dissémi- — 15 — nées ont paru proposer par avance des réponses encore soutenables aux questions aujourd'hui si fréquemment et si ardemment discutées, que je les ressuscite et les réunis aujourd'hui. La masse et l'élite. Qu'est-ce qu'une élite du pro¬ létariat révolutionnaire? Une culture pour le prolétariat en masse. Le problème y est posé constamment et entière¬ ment en fonction de la masse ouvrière. Il est posé en pleine masse et pour la masse et il concerne toute la masse ouvrière. Il se peut que toute pensée et toute action révolu¬ tionnaires soient en un sens le fait d'une élite. C'est possible et je le crois. Mais de quelle élite, de quelle sorte et entendue comment? Précisons d'abord que, pour nous, action et pensée révolutionnaires ne peuvent être aujourd'hui que pro¬ létariennes, — qu'un révolutionnarisme aventurier d'intellectuels ou de pseudo-intellectuels, qui ne pen¬ sent qu'à se réchauffer l'âme et qui, pour cela, met¬ traient le feu au monde, ne nous intéresse nullement, ou ne nous intéresse que pour le combattre comme criminel envers le prolétariat et d'ailleurs déraison¬ nable, — et que toute pensée et toute action réelle¬ ment prolétariennes sont par là déjà révolutionnaires. De quelle élite s'agit-il donc? D'une élite qui ne se reconnaisse d'autre privilège que d'assumer des devoirs plus impérieux et un plus dur travail, d'exiger de soi plus de courage et plus d'abnégation, d'accepter de constantes et lourdes res¬ ponsabilités. Qui soit toute constituée sur ces seules bases; qui ne se détache de la masse que par des pri¬ vilèges de cet ordre; qui ne se considère pas comme l'état-major du prolétariat, comme un état-major de chefs grands ou petits; qui ne veuille être composée que de camarades, camarades entre eux et camarades de tous les hommes de cette masse dont ils ne se croient pas sortis et dont ils refusent de sortir. J'entends ricaner, et pas seulement dans les rangs de la bourgeoisie. Une telle élite existe-t-elle? A-t-elle jamais existé? Eh bien, oui. Elle n'a peut-être jamais existé à l'état pur et dans l'absolu, mais elle existe, elle a toujours existé dans le prolétariat révolution¬ naire. Si elle n'avait pas toujours existé à quelque degré, aucune conjoncture économique n'aurait empê¬ ché les paysans de gratter encore la terre avec leurs mains, lès ouvriers d'être enfermés quatorze et seize heures par jour dans les usines et les enfants de huit ans d'y mourir. Un tel programme n'est pas un souhait, n'est pas la simple affirmation d'un désir ou d'un rêve. Il fait partie du contenu même de la révolution proléta¬ rienne et de sa méthode. Et partie nécessaire. Car l'homme qui s'estime supérieur à la masse, détaché d'elle et supérieur à elle, et c'est toujours, au fond, se croire d'une autre essence, — pourquoi diable irait- il se battre pour une révolution prolétarienne dont le premier et principal but est d'instituer l'égalité so¬ ciale, l'égalité temporelle entre les hommes? C'est l'absurdité même dans la méprise, dans l'inconscience ou dans l'imposture. Un tel homme pourra être aristo¬ crate, bourgeois, fasciste, aventurier de n'importe quelle aventure et tout ce qu'on voudra, excepté un révolutionnaire prolétarien. — 17 — Une élite de révolutionnaires prolétariens comme nous l'entendons comprendra entièrement, au plus intime de sa pensée et dans toute son action, qu'elle n'est limitée ni dans le temps ni dans l'espace, qu'elle n'est jamais définitivement établie, jamais arrêtée, qu'elle est conquête incessante d'éléments nouveaux, qu'elle est surtout incessante conquête sur soi-même de chacun de ceux qui la composent. De cette élite nul ne fait partie à vie, une fois pour toutes; nul ne continue à lui appartenir qu'en travaillant toujours, en s'acharnant toujours et en se dépassant soi-même. Elle sait corrélativement que tous ceux qui partici¬ pent à la lutte ouvrière, à quelque degré que ce soit, font par cela même partie d'elle, chacun à sa place, sans qu'il lui appartienne de choisir cette place et de se décider pour la tête, l'arrière-garde ou le centre, ce qui n'offre d'ailleurs d'autre intérêt que le seul intérêt du combat. Elle sait, cette élite, qu'aux grandes heures de la vie et de la pensée ouvrières, elle devra devenir in¬ nombrable et se confondre enfin avec la masse presque entière; elle sait, armée du prolétariat révo¬ lutionnaire, qu'en elle il y a place pour tous, à tel ou tel rang, et qu'à telle ou telle heure chacun, qui peut-être n'y songeait pas la veille, saura y bien occu¬ per sa place... Si je m'adresse ici à une élite, c'est à celle-là seule, qui n'est jamais tant une élite que lors¬ qu'elle exprime le plus fidèlement, le plus fortement, les besoins et les aspirations de la masse. Les ques¬ tions ici posées concernent le prolétariat en masse, tout le prolétariat, et c'est indiquer déjà sur quelle conception du prolétariat et d'une culture proléta¬ rienne se fonde ici toute pensée. 2 — 18 — C'est dire également, par suite, qu'on n'y compren¬ dra pas toutes les questions que pose le problème d'une culture prolétarienne. Et par exemple qu'il n'y sera parlé de rien de ce qui a trait à la formation d'une littérature et d'un art prolétariens, à la forma¬ tion surtout d'écrivains et d'artistes prolétariens. Il se pose là beaucoup de questions certainement impor¬ tantes, mais qui pour l'instant ne peuvent concerner, en tant que producteurs, qu'un nombre restreint d'in¬ dividus, Il ne sera parlé ici que du prolétariat en masse, de la culture à laquelle peut et doit aspirer tout prolétaire de la masse. Qu'est-ce que la culture? Les problèmes d'une culture prolétarienne. Mais qu'est-ce donc que cette culture? Pourquoi, en quoi serait-elle nécessaire au prolétariat? Pour¬ quoi, en quoi la culture du prolétariat serait-elle né¬ cessaire à l'avenir de la civilisation humaine? Serait- elle aujourd'hui possible et comment serait-elle acces¬ sible au prolétariat? Et une culture à laquelle le prolétaire pourrait atteindre, n'est-il pas à craindre qu'elle ne soit plus, ou qu'elle ne soit pas encore « la culture »? Et qu'est-ce donc que « la culture » ? Et quelque magique danger ne se dissimulerait-il pas sous ses prestiges? Un prolétaire, à supposer qu'il puisse at¬ teindre jusqu'à elle, ne serait-il pas atteint lui-même, contaminé, perverti dans la direction de sa pensée, changé dans la substance de son cœur? Ne se trou¬ verait-il pas de ce fait même, sans s'en rendre compte — ou s'en rendant compte (et en souffrant ou, au con- traire, décidément avili, en battant monnaie) — ne se trouverait-il pas fatalement séparé de sa classe et, sans pouvoir passer réellement dans la bourgeoisie, condamné, au mieux, à errer dans une espèce de no man's land spirituel, en tout cas désormais incapable de posséder, comme auparavant et comme ses anciens frères demeurés dans la sauvagerie, une conscience de classe, sa conscience de classe prolétarienne? La culture ne serait-elle pas en définitive, et quoi qu'on fasse, un privilège, un privilège réservé aux classes autres que le prolétariat, un privilège d'ail¬ leurs amollissant peut-être et exténuant pour ceux qui en bénéficient, mais un privilège diaboliquement cor¬ rupteur pour les prolétaires lorsqu'ils tentent de met¬ tre la patte dessus et qui, au bout de l'histoire, n'aurait pour eux d'autre vertu que de brûler ladite patte de manant comme, dans les vieux contes, le lingot d'or qui se transforme à l'aube en charbon ardent dans la main du chrétien renégat qui a vendu son âme au démon? Voilà, en désordre comme elles se présentent, quel¬ ques-unes des questions qui se posent à propos de cette fameuse culture, qui bourdonnent depuis plu¬ sieurs années autour d'elle dès qu'on rencontre son nom. Je dirai tout de suite que le problème me paraît beaucoup moins compliqué qu'il n'en a l'air et j'es¬ saierai de dire pourquoi et comment. Mais, pour le réduire à sa simplicité, je reconnais qu'il faut l'exa¬ miner, dans sa réalité concrète, assez brutalement et sans gentillesses, et je reconnais d'abord qu'il pouvait être utile d'appeler et de retenir l'attention, comme on l'a fait dans ces derniers temps, sur sa complexité, sinon sur sa complication. Cette complexité, à mon sens, n'est pas profonde, mais elle peut sembler assez angoissante dans des cas particuliers. Et il reste certain que le problème n'était pas posé arbitrairement; il réapparaissait avec une vivacité impérieuse à tous les détours de la vie con¬ temporaine. Ce n'était pas rien de le dégager, de mon¬ trer qu'il existe, de le montrer avec insistance, d'obli¬ ger un assez grand nombre de gens, et assez divers, à s'y arrêter, à y réfléchir, au risque d'apprendre à cer¬ tains d'entre eux comment le tourner et comment s'en faire un instrument de manœuvre politique. Jean Guéhenno et la culture prolétarienne Le mérite principal en revient à Jean Guéhenno, le mérite et la responsabilité. Non seulement dans ses deux livres, Caliban parle et Conversion à l'humain, mais dans le plus constant de son activité de chroniqueur, de conférencier, d'es¬ sayiste, il a traité la question, il l'a posée et reposée, il l'a éclairée et parfois obscurcie, il en a ouvert les perspectives, il l'a débrouillée et il l'a parfois em¬ brouillée, il s'est pour ainsi dire incorporé à elle, et il l'a en tout cas imposée à un public assez vaste et assez important, à un public qui s'étend des groupes d'intellectuels dits de gauche au prolétariat lui-même ou du moins à certains éléments du prolétariat, à un public qui comprend une suffisante proportion de pharisiens, de prospecteurs, de curieux, d'enthou¬ siastes, d'esprits honnêtes et sérieux, d'aventuriers et de bons types pour constituer un vrai public, attentif, actif, vivant. Et cette question, il ne l'a pas posée en l'air, il s'est ingénié à la débroussailler de ce qu'elle peut dissimuler de gratuit et de mort, et à parler dé ce que nous aussi nous cherchons à connaître, d'une culture vivante et féconde et des rapports de cette cul¬ ture avec le prolétariat, du besoin qu'en a le proléta¬ riat. Avec beaucoup d'intelligence, avec beaucoup de talent, avec pathétique, avec anxiété, et avec adresse et malice. Parce qu'il est bon écrivain, mais d'abord, je crois (et je persiste à croire, bien qu'il proteste quelquefois du contraire), parce qu'il s'est trouvé tiraillé, troublé, sincèrement et cruellement déchiré entre des parts de lui-même, de son passé, de son présent, qui lui ap¬ paraissaient contradictoires et dont il ne voulait re¬ noncer ni l'une ni l'autre, qu'il voulait honnêtement exprimer l'une et l'autre, il est parvenu à dramatiser un thème qui serait demeuré entre bien des mains un poussiéreux prétexte à thèses académiques de droite ou de gauche, toutes pareillement exsangues; il est parvenu à en faire un drame qui n'est pas seulement un drame individuel. Dialogue entre lui-même et lui-même, mais dans un débat qui touche au destin de dizaines de millions d'hommes, à leur destin spirituel, mais aussi, mais d'abord à leur destin temporel. C'est d'un grand ren¬ dement artistique, c'est surtout d'un réel et poignant intérêt. Non discussion de mots où l'on oublie bientôt pourquoi on l'a entreprise et que l'on continue parce qu'il faut parler, mais champ de bataille où les com¬ battants sont rarement des ombres ou des idées pures, — des idées pures, c'est-à-dire, dans un débat aussi pressant, dans un débat qui met aux prises les privi¬ légiés et les dépossédés en révolte contre le privilège, des idées ayant toujours pour fonction de mystifier et d'endormir les dépossédés. Champ de bataille où s'aperçoivent dans leur réalité charnelle les classes en lutte. Le seul inconvénient est celui des champs de ba¬ taille en certains débuts de guerres civiles, lorsque les combattants ne distinguent pas encore très bien les amis des ennemis et tirent quelquefois sur les pre¬ miers en croyant atteindre les seconds : la culture c'est ceci et puis la culture c'est cela; il arrive que ceci soit le contraire de cela, et c'est pourquoi je di¬ sais que Guéhenno, se démenant et souvent éclairant et ordonnant, avait quelquefois embrouillé et obscurci. Je voudrais essayer d'y voir clair, avec son aide, à l'aide en particulier de quelques passages de son livre Conversion à l'humain. On comprend, Guéhenno comprendra le premier, qu'il ne s'agit aucunement de faire une critique de ce livre et que, si je suis amené à prendre Jean Guéhenno à partie, ce n'est qu'en raison de son importance dans le débat, de la passion avec laquelle il s'y est mêlé, de la vivacité et de la richesse qu'il y a apportées. La question dé¬ passe sa personne, comme elle dépasse la personne de n'importe qui, mais nommer l'écrivain qui lui a donné une si grande part de sa vie, discuter nommément avec lui aidera peut-être à la clarté. Le peuple se méfie-t-il de la culture? La culture dont se méfie le peuple, c'est le contraire de la culture. Guéhenno ne me démentira pas si j'écris qu'il nomme culture quelque chose dont il se méfie. (Mais nous verrons qu'il dit aussi le contraire et pour le — 23 — peuple et pour lui-même, — que du même nom il nomme donc parfois autre chose.) Il le dît expressément : « Le peuple se méfie de la culture. » Et, embrassant l'histoire des hommes de culture, l'histoire des « intellectuels » au déclin du xixe siècle et au début du xx° siècle, cette histoire qui, comme un certain nombre d'histoires de la même époque, comporte ce dénouement : la guerre, cette histoire des intellectuels qui, « en tous pays, ne su¬ rent rien faire que s'appliquer à justifier un crime », il conclut : « On vit clairement que la culture pouvait n'être qu'une grande sophistique... Comment le peuple n'eût-il pas désespéré de la culture, des « humanités », si la culture ne menait plus qu'à de telles catastrophes et en prenait même la responsabilité avec une sorte de fierté? » Ceux qui se souviennent, je ne dirai pas de la cul¬ ture d'alors, mais, personnages plus faciles à saisir, à comprendre et à juger s'il le faut, des hommes de la culture d'alors, de tous les porteurs de culture, des profiteurs ou des victimes, des maîtres d'hôtel ou des gâte-sauces de la culture, enfin de tous ceux qui vi¬ vaient sur elle ou mouraient d'elle, avaient été formés ou déformés par elle et, du sommet de la plus haute université ou de la plus altière cime de l'art pur à la plus perdue des communes d'illettrés, la représen¬ taient et l'exploitaient au plus grand bénéfice des in¬ térêts matériels du monde tel qu'il cheminait alors, c'est-à-dire au bénéfice des plus- puissants, des plus roués ou des plus délirants de ses maîtres, ceux qui se souviennent de ce temps verront aussi par ces ci¬ tations que Guéhenno est doué d'une grande prompti¬ tude d'espoir et de désespoir. Mais il prend pour té- — 24 — moins des révolutionnaires aussi irrécusables, aussi prudemment appliqués aux réalités matérielles, aussi réservés dans la confiance et dans la désillusion que Lénine et Trotzky. Il rappelle d'après ce dernier le mot fameux, et d'un grand sens en effet, que prononça Lénine, alors qu'il faisait les honneurs de Londres à son jeune compagnon qui venait de l'y rejoindre : « Ça, c'est leur Westminster. » Et il rapporte bien le frappant commentaire que Trotzky donne de ce « leur West¬ minster » : « Une ombre imperceptible, celle de la classe des exploiteurs, semblait s'étendre sur toute la culture humaine, et cette ombre était toujours sensible à Lénine, aussi indubitablement apparente que la lu¬ mière du jour. » Mais lui, Guéhenno, il en tire cette conclusion qu' « à tous deux la culture était suspecte, instrument de domination aux mains des maîtres, in¬ humaine », ajoutant, il est vrai, qu' « ensemble, ils sentaient qu'il fallait lui rendre son humanité ». Mais n'est-ce pas là toute la question, la seule question? La culture suspecte? Non, le témoignage de Trotzky, et de Trotzky d'après Lénine, ne dit pas exac¬ tement cela. Il est, si l'on veut — si l'on veut dans la révolution voir surtout le bouleversement — il est beaucoup moins révolutionnaire. D'après ces deux hommes, même aujourd'hui peu suspects de timidité, il y a « la culture humaine ». Et, immensément éten¬ due sur elle, « une ombre imperceptible, celle de la classe des exploiteurs ». Ce dont il s'agit, c'est d'ef¬ facer cette ombre, et non d'effacer la culture! Au contraire, précisément, c'est d'effacer cette ombre afin de restauier la culture humaine, de lui rendre clarté et vitalité bienfaisantes pour le plus grand nombre d'hommes possible. Si l'on veut s'appuyer sur l'auto¬ rité de Lénine et sur celle de Trotzky, je ne crois pas qu'on ait le droit d'utiliser autrement leurs propos. Ainsi, effacer l'ombre qui s'étend sur toute la cul¬ ture humaine. Et, quant à cette culture, ce dont il s'agit d'abord, n'est-ce pas seulement de préciser ce que nous (nous, après Lénine et après Trotzky et après beaucoup d'autres, nous de toutes les confessions ré¬ volutionnaires, nous venus de tous les horizons, mais nous tous unis en ce que nous ne voulons plus, nous ne pouvons — intellectuellement, physiquement, or¬ ganiquement — nous ne pouvons plus supporter le monde tel qu'il est, un monde d'innombrables masses d'hommes-instruments domestiquées, exploitées, uni¬ formisées et réduites dans un destin chétif ou misé¬ rable, spirituellement avilies, un monde dominé par une petite classe de maîtres, elle-même dominée, auto¬ matisée par sa domination, elle-même avilie spirituel¬ lement, un monde d'où l'esprit, cet esprit si' cher à tous les profiteurs et qui fait si bon ménage avec leur ventre, est pratiquement banni, à moins qu'il n'y soit lui aussi esclave, enchaîné et tournant la roue, ailes coupées, châtré), ce dont il s'agit, n'est-ce pas d'abord de préciser ce que nous, nous entendons par culture, et ce que nous refusons d'entendre par ce mot? Gué- henno nous parle d'une espèce de culture-sorcellerie, de culture-trahison, d'une culture qui s'infiltrerait comme je ne sais quel maléfice fatal dans toute la vie du prolétaire qui aurait la chance, qui aurait le malheur d'en être atteint. Mais quelle est donc la ma¬ ladie dont il parle ainsi? N'est-ce pas tout autre chose que ce que nous nommons culture? que ce que lui- même nomme ailleurs, réellement, profondément, cul¬ ture? — 26 — « Le peuple se méfie de la culture. » Certes, le peu¬ ple se méfie de certains porteurs de culture, d'une certaine culture qui n'est pas la nôtre, qui est à l'op¬ posé de la nôtre, dont la nôtre est la négation, d'une culture qui est morte et qui est meurtrière. Guéhenno le dit lui-même : « Une culture est morte qui n'est plus qu'une puissance d'arrêt. » Le peuple se méfie de cette culture? Il a bien rai¬ son de se méfier! Et, dans les meilleurs cas, dans les plus réfléchis et les mieux raisonnés, une telle mé¬ fiance prouve, sans doute possible, qu'il sait penser, c'est-à-dire faire attention, juger, distinguer les appa¬ rences des réalités, les choses mortes des choses vi¬ vantes, et que c'est lui, justement, qui déjà est « cul¬ tivé ». Du reste, il aspire à la culture, il y aspire avide¬ ment, avec une fîère envie, beaucoup plus qu'il ne se méfie d'elle, et quand, au lieu de se méfier, il se fie trop, quand il se fie inconsidérément, n'est-ce pas Gué¬ henno qui le met très bien en garde : « Le moujik dont Gorki rapporte les paroles était trop généreux. L'un sait tout, disait-il, et l'autre rien. Mais quel est donc ce merveilleux savoir qu'il attribuait si généreu¬ sement à ses maîtres? On voudrait lui dire que ses maîtres sont aussi profondément incultes que lui. » Différemment, mais tout autant. Voilà qui est forte¬ ment dit en effet, et la suite ne l'est pas moins : « Nous vivons de beaux mensonges. Jamais n'a-t-on autant parlé de culture, d'élite; c'est le signe même de leur- disparition. » Parfait. Mais n'est-ce pas que toujours il y eut cul¬ ture et culture? Ou plutôt que, vers ce magnifique développement de l'homme, divers selon les temps, un par l'aspiration, vers ce splendide domaine qu'est la _ 27 — culture, toujours il y eut plusieurs routes d'accès, mais dont certaines, dans une époque donnée, sont les vraies et bonnes routes (sentiers parfois, mais bons sentiers), tandis que d'autres, peut-être ouvertes et droites la veille, peut-être encore imposantes, sont des impasses, tournent en rond, ou ramènent en arrière ? Ce qui doit être dénoncé, ce qui doit être effacé, ce sont ces routes trompeuses et vaines, — non le do¬ maine que cherchent les justes routes! Ce qui doit disparaître, ce que nous voulons qui disparaisse, ce qui en fait a déjà commencé de disparaître, ne disons pas avec nos ennemis — avec les profonds, éternels ennemis du prolétariat — que c'est la culture; osons dire la vérité : que c'est le contraire de la culture, une apparence, un masque ou une ombre, un mensonge peut-être spécieux mais entièrement mensonge; ou, si l'on veut conserver le nom, que c'est une culture de maîtres, vidée désormais de pulpe savoureuse, de contenu réel, ou qui, pour mieux dire, n'a plus pour contenu qu'une mesquine, avare et haineuse volonté de conserver aux privilégiés leurs vieux privilèges tem¬ porels, qui n'a plus pour destination que de protéger, non la culture, mais bien la suprématie matérielle des maîtres de la masse, contre l'ascension de l'homme de la masse, contre la culture. Grandeur et déclin de la culture bourgeoise La culture bourgeoise, ce qui est proprement, au¬ jourd'hui, la culture bourgeoise, ce que la culture bourgeoise est devenue, la culture bourgeoise « qui n'est plus qu'une puissance d'arrêt » et de mort, la culture bourgeoise qui, ainsi, est elle-même déjà morte, doit maintenant disparaître, doit maintenant débarrasser la route des hommes de son cadavre pour¬ rissant. Elle n'a pas toujours été cela, il serait absurde de prétendre qu'elle a toujours été cela. Elle a été vivante, elle a été une puissance de mouvement et de vie, elle a été réellement une culture, elle a été forte et grande. Il suffit, pour reconnaître sa vitalité et sa gran¬ deur, — et aussi ce que, dès le principe, elle portait dans sa nature qui la destinait à un épui¬ sement assez rapide et à la mort, — il suffit de parcourir ce qu'elle fut dans sa plus haute époque, dans la seconde, moitié du xviir siècle, au vif de sa lutte contre la culture aristocratique et de son triom¬ phe sur celle-ci, ce qu'elle avait déjà 4té en germina¬ tion et en puissance durant les siècles précédents, — tantôt préparant sa montée avec une humble et lente ténacité, ailleurs, suivant les circonstances historiques locales d'un monde européen plus cloisonné que le nôtre, s'épanouissant en brèves et éclatantes victoires, — ce qu'elle fut encore au cours du xixe siècle indus¬ triel, dans ce temps de sa domination impériale déjà troublée et menacée de plus en plus par la lutte qu'elle allait devoir mener contre un prolétariat qu'elle avait enfanté et dont elle augmentait la vigueur con¬ quérante au fur et à mesure qu'elle-même se déve¬ loppait. Elle a été forte et grande, et bienfaisante comme tout ce qui est la vie. C'est l'un des plus pathétiques et des plus importants aspects de cette Révolution française qu'il est de mode aujourd'hui de rapetisser (ignorance et habileté de la part des réactionnaires sociaux, ignorance et sottise de la part des révolution¬ naires), que le combat de la culture bourgeoise ascen¬ dante contre la culture aristocratique à son déclin. — 29 — Celle-ci également avait été réellement une culture, mais plus étroite et plus fermée, incapable de suivre des faits économiques qu'elle ne comprenait plus, elle était épuisée et dépérissait. Elle était condamnée. Elle devait succomber, elle devait être couchée dans la terre de l'histoire par le jeune et robuste fossoyeur qu'elle avait fait naître. La culture bourgeoise, la jeune et robuste culture bourgeoise, a été réellement une culture : une concep¬ tion générale du monde, une puissance conquérante avide et enivrée de tout comprendre et de tout pos¬ séder de la vie. Sa devise n'a pas été tout de suite, n'a pas été seulement 1' « Enrichissez-vous ! » de Gui- zot. L'enrichissement que son ardeur convoitait, ce n'était pas seulement, ce n'était pas surtout de l'or, c'était l'univers entier, la liberté illimitée, la pensée sans rivages... Mais c'était l'or aussi. Et elle était condamnée à ce que ce fût l'or de plus en plus uniquement. Les conditions mêmes de sa victoire l'avaient condamnée à ne pas tout ensevelir de la culture aristocratique qu'elle remplaçait et elle était condamnée à se nourrir encore, à se nourrir toujours de ce cadavre, qui l'in¬ fectait. Pourquoi? Parce qu'elle-même était limitée, parce que les conditions mêmes du temps de sa vic¬ toire la condamnaient à être, elle aussi, le privilège d'une oligarchie, de l'oligarchie qui n'allait pouvoir vivre que du travail d'une armée de prolétaires. Con¬ tradiction interne, double et doublement inexorable. Cette innombrable armée, elle-même devait l'armer et la multiplier à travers la terre tout entière, et elle- même, par ruse et besoin de son aide, par innocence aussi et dans la jeune griserie du triomphe, elle avait poussé dans les rangs les plus obscurs de cette armée les paroles de liberté et d'égalité que celle-ci ne pour¬ rait plus jamais oublier tout à fait. La contradiction ne pouvait pas ne pas s'accroître et s'exaspérer, encrassant progressivement tous les rouages de la machine bourgeoise. S'épuisant et dépé¬ rissant à son tour, mais se souvenant de sa lutte contre la classe qu'elle avait dépossédée et remplacée, moins résignée et plus rusée que cette classe, n'ou¬ bliant pas les leçons de cette lutte, la bourgeoisie s'est ingéniée à sauver et à maquiller les simulacres de sa culture. Et il est certain qu'elle peut encore les imposer au respect d'une grande partie du prolétariat et ainsi, à leur abri, continuer ses affaires. Mais ce ne sont plus quand même que des simulacres et, à part quelques perroquets sourds qui comptent pour rien, elle le sait. Elle ne croit plus en eux et elle ne croit plus en elle-même, tandis que la meilleure part du prolétariat sait, elle, qu'elle ne lutte pas pour rem¬ placer l'ancienne oligarchie par une oligarchie nou¬ velle, sait qu'elle lutte pour l'émancipation réelle de tous les hommes, pour une réelle culture humaine dont ne sera bannie aucune classe de l'humanité. C'est la première fois dans l'histoire que se livre ouverte¬ ment un tel combat. La culture prolétarienne ouverte à l'humanité tout entière. Elle est aujourd'hui la culture humaine. Relisons à présent ce que disait Trotzky dans son commentaire du mot de Lénine : « Une ombre im¬ perceptible, celle de la classe des exploiteurs, sem¬ blait s'étendre sur toute la culture humaine, et cette ombre était toujours sensible à Lénine, aussi indubi¬ tablement apparente que la lumière du jour. » Ne suivons-nous pas exactement la pensée de ces deux hommes? Comme eux, essayons donc d'être simplistes et sans finesse : l'ombre imperceptible, « celle de la classe des exploiteurs », c'est elle qu'il s'agit d'effa¬ cer, — pour sauver la culture et pour sauver l'homme. Quand nous l'aurons effacée, nous n'aurons pas effacé la culture, nous l'aurons sauvée en sauvant l'homme de chair. Ce n'est pas tellement compliqué, — non d'agir, sans doute, mais de voir clair pour agir. Il est seu¬ lement nécessaire d'appeler blanc ce qui est blanc et noir ce qui est noir, de savoir ce qu'on veut et pour¬ quoi on le veut. On verra ensuite comment le vouloir. Ce n'est pas tellement compliqué, ici, de voir clair. J'ai dit que je comprenais l'angoisse de Jean Gué- henno devant le problème de la culture présentée au prolétariat dans son ensemble redoutable, de la cul¬ ture déroutante et dépaysante. Je suis obligé, juste¬ ment pour être clair, de citer un exemple personnel, mais c'est et ce sera plus ou moins l'exemple de beau¬ coup d'autres hommes, placés comme moi sur la lisière du prolétariat et de la bourgeoisie intellectuelle. Je comprends l'angoisse de Guéhenno, la probité de son angoisse. Mais je dois dire aussi qu'il me faut une application rétrospective pour comprendre. Pourquoi? Simplement parce que, depuis — met¬ tons depuis le début de la guerre —, toute recherche personnelle, toute poursuite de la « culture », tout ce que j'ai vu, tout ce que j'ai lu, toute étude, toute action, tout s'est confondu pour moi, sans effort, sans combat intérieur, naturellement, avec cette poursuite de l'ascension humaine du prolétariat, de sa libéra¬ tion, dont la culture fait partie nécessairement. Cette communion se paie peut-être, mais ainsi, naturelle¬ ment et sans effort, on peut cesser de s'intéresser aux problèmes raffinés de nos rapports individuels avec la culture prolétarienne et c'est pour m'y retrouver et pour les comprendre que j'ai maintenant besoin d'une certaine application. Tout cela paraîtra bien lourdaud et bien grossier. Mais enfin, quoique Guéhenno ait sur moi, entre au¬ tres avantages, celui d'être de quelques années plus jeune, nous avons sensiblement la même origine, la même formation, une culture justement à peu près semblable et des aspirations sociales analogues : je pense donc que je peux à mon tour espérer qu'il com¬ prendra ma grossièreté et ma lourdeur et que nous pouvons nous entendre sur le sens des mots. Définitions. Réalité de la culture. Culture des masses et révolution sociale. Il me souvient que, lors de la première publication, dans Europe, de la plus importante des études de Conversion à l'humain, — Lettre à un ouvrier sur la culture de la révolution, — je n'avais pas lu ces pages sans quelque irritation. J'y cherchais une netteté qui semblait s'éparpiller et fuir devant le fétichisme d'une culture abstraite où je ne reconnaissais pas notre cul¬ ture, libération des hommes réels par leur propre effort; je voyais avec peine un compagnon trop dési¬ reux de comprendre l'ennemi, — notre ennemi, l'en¬ nemi de cette libération de tous, — de parler son lan¬ gage, d'être compris de lui. — 33 — L'ennemi, dans la guerre des classes qui est le moyen et l'aspect militant de l'ascension de la culture humaine, comme dans toute guerre il faut certes le comprendre, comprendre ce qu'il est, ce qu'il veut, ce qu'il peut; mais un moment vient où l'on a assez compris et, si l'on ne veut pas cesser de lutter, par suite d'une compréhension trop complète, trop intime — d'une compréhension paralysante — de ses pour¬ quoi, de ses comment, de ce qu'est devenue sa con¬ ception générale du monde, un moment vient, et vient assez vite, où il faut refuser d'en savoir davantage, parce qu'il est temps de se souvenir, selon le mot de Marx, qu'il ne s'agit plus de comprendre le monde, mais de le changer. Je n'étais pas le seul (je parle de ceux qui jugent avec sympathie et sans considérations personnelles) à juger avec gêne que Guéhenno s'attar¬ dait un peu à trop comprendre. Relisant cette Lettre à un ouvrier, je retrouve moins mon irritation. Plus exactement, je la distingue et je la limite. Parmi de nombreux passages émou¬ vants, justes, forts, ce qui nous avait rebroussés et affligés me paraît aujourd'hui tenir moins aux choses dites qu'à la manière de les dire, à une attitude où je souffrais d'apercevoir je ne sais quelle hauteur, quel badinage d'ailleurs amer, je ne sais quelle sourde impertinence envers le destin du prolétariat, une im¬ pertinence d'ailleurs attristée et dont je ne méconnais¬ sais pas qu'elle était aussi une pudeur, une honnêteté, une difficile sincérité objective. Ainsi, cet entraînement à parler des « poisons d'une nouvelle vie », à se dire « assez empoisonné désormais de culture » pour ceci ou pour cela. Encore une fois, je le répète, je ne m'arrête à 3 Guéhenno que parce qu'il n'est pas seul, parce qu'il est représentatif, parce qu'il est l'un des plus actifs, des plus fougueux et des plus loyaux, parmi beaucoup de jeunes intellectuels qui semblent cheminer, entre le prolétariat et une maçonnique intelligentsia fran¬ çaise, à la manière de Chariot là la fin du Pèlerin, un pied de chaque côté de la frontière. Chariot est alors admirablement humain, mais il ne suffit pas ici d'être humain. Donner dès le début partie en quelque sorte gagnée à l'ennemi, — car c'est lui donner partie gagnée qué paraître considérer comme un poison destiné à gâter les meilleurs éléments du peuple la culture qui est justement l'un des moyens de libération du prolétariat et sans doute le plus haut but de sa bataille, — pa¬ raître ainsi attribuer à la culture, au mot et à tout ce qu'il contient, la même signification que lui attribue l'ennemi, c'est, semble-t-il et qu'on le veuille ou non et quand même tout le fond de l'être se révolterait contre un tel écartement, se dégager un peu de -notre communion, s'engager un peu sur la voie qui rejoint la communion adverse. Je nomme l'ennemi ennemi parce qu'il est l'ennemi et je me refuse à lui fournir cette arme d'appeler avec lui culture le contraire de ce qui pour nous est la culture. Mais Guéhenno sait fort bien cela et il se répond à lui-même mieux que je ne lui répondrai jamais. Aussi bien que personne, il s'entend à faire sauter les masques et il connaît également bien le visage vrai qui pourrait être celui de l'homme, le visage que nous rêvons de voir à l'homme, que nous travaillons à res¬ taurer sous les traits déformés de l'homme. Visage qui suppose nécessairement — qui en est plus convaincu — 35 — que moi? — une révolution politique et sociale de l'humanité, et justement pour qu'une révolution cul¬ turelle soit possible, — mais il faut aussi, dans la mystérieuse et complexe vie organique de l'esprit hu¬ main, que les premiers éléments de la révolution cul¬ turelle soient déjà existants et forts pour que la révo¬ lution politique et sociale puisse se lever, vaincre et s'établir : « ...Si sourdement un nouvel ordre se pré¬ pare, c'est qu'une élite nouvelle, mal reconnue en¬ core, est en train de se frayer un chemin. C'est l'his¬ toire de toutes les révolutions. » C'est l'histoire de toutes les révolutions, de toutes les révolutions véritables et profondes. Sur la culture, sur la culture des masses et sur ses rapports avec leur grande libération temporelle, Guéhenno exprime avec une vivacité et une justesse excellentes la moins sus¬ pecte, la plus complète pensée ouvrière : « La culture n'est pas un présent qu'on puisse nous faire. Elle est un merveilleux domaine à conquérir... Tout ce qu'un monde avare et peureux laisse mourir, c'est à nous de le ranimer. La culture des masses, ce peut être le salut de la culture elle-même. La révolution n'a pas d'autre objet. » Si nous ajoutons seulement que poux- un prolétariat temporellement dégradé et impuissant il ne peut exister de culture, nous pouvons faire nôtres ces paroles courageusement pensées et ferme¬ ment déclarées. « Les révolutions qui comptent sont celles qui ajoutent ;à la dignité des hommes. » S'il en est ainsi, si nous sommes d'accord sur ce point qui est le point vital de toute la question, ayons donc le courage — l'habileté — d'être toujours aussi entièrement clairs, aussi entièrement nets. La pensée et la volonté révolutionnaires sont là toutes contenues et définies, dans leur pleine ambition, dans leur sage et vaillante tactique : le prolétariat revendique la cul¬ ture comme son légitime héritage, parce que l'histoire a enregistré la faillite de tous les modes hiérarchiques, de civilisation, parce que l'ère de la résignation est close, parce que l'homme même asservi, même avili, — et si incertaines, si rudimentaires, si maladroites que puissent être les formes de sa protestation et de sa révolte —, n'accepte plus vraiment, n'accepte plus dans son esprit et dans son cœur de se résigner, parce qu'en détenant enfin cet héritage le prolétariat peut seul sauver la culture et tout le destin des hommes. Cet héritage, il ne le recevra point par don, l'acharne¬ ment désespéré de ses maîtres à conserver leurs privi¬ lèges le prouve assez; il ne le possédera que s'il le conquiert, — avec, il faut bien le dire, tout ce qu'une telle perspective annonce de difficultés et de luttes. Mais alors la culture ne peut être pour nous je ne sais quel mythe sans contenu objectif et qui n'aurait d'autre réalité que d'exciter une classe à une action sans perspectives concrètes, pas plus qu'elle ne peut être un but en soi : que représenterait la culture, sans l'homme? Et alors donc nous savons, osons en être sûrs et osons le dire, qu'en travaillant à l'émancipa¬ tion matérielle du prolétariat nous travaillons, nous seuls, à l'établissement de la plus vaste et de la plus profonde culture qui ait jamais existé, de la véritable culture humaine qui n'a encore été qu'ébauchée çà et là, dans de rares cantons favorisés de la civilisation des hommes. Guéhenno, dans sa Lettre à un ouvrier, rapporte le sombre cri qui enflamma le débat, au cours d'une conférence prononcée par lui et qui avait été l'occasion — 37 — de sa lettre : « La culture, on s'en fout! La journée faite, on n'en peut plus, on se repose! » Eh bien! ce cri sombre et profond, cette exclama¬ tion passionnée de vérité vraie, permettrons-nous qu'on l'utilise à laisser croire, à laisser insinuer qu'en effet la culture demeurera fatalement le privilège des maî¬ tres, et un vain privilège? Cette vérité, ne devons-nous pas au contraire l'entendre et la faire entendre coura¬ geusement, dans sa clarté et sa plénitude? Guéhenno le sait bien, qui conclut que l'interrupteur sans grâce « avait dit pourtant la parole la plus nécessaire en nous rappelant à tous sur quelle peine nous devons construire, de quel dénuement nous élever ». La vérité ! Vérité désespérante ? Elle est terrible, oui, éclairant sans façon l'affreux état du monde, mais qui de nous serait assez faible pour s'en désespérer? Loin de décourager notre effort, elle le justifie et donc l'encourage» Il n'est que d'étudier, sans rien laisser dans l'ombre et sans rien craindre, ce cri de vérité terrible, il faut le justifier, lui premièrement, par l'exa¬ men sans indulgence de l'état du monde qui le permet et il faut par lui, hardiment, honnêtement, justifier notre effort. \ Sentiment profond de ce que pourrait être, de ce que sera la culture des masses, la grande culture hu¬ maine, — sentiment profond de la révolution tempo¬ relle, de la révolution sociale, de qui doit la faire, et pour quoi, — je me reconnais personnellement inca¬ pable de dissocier ce double besoin, ces deux aspects d'une seule volonté. Que dans l'atelier des luttes so¬ ciales chacun se spécialise davantage dans le coin de tâche pour lequel il se croit le mieux qualifié ou que lui imposent les circonstances de sa vie ou de la vie du monde, il n'en reste pas moins que l'on ne travail¬ lera utilement et avec joie, chacun dans sa spécialité, que si l'on est pénétré de ce sentiment de l'ensemble, hors de quoi il n'est que velléités, gauchissement, rou¬ tine aveugle et machinale et, au bout du compte, la défaite et l'abandon. Point de place ici pour quelque dilettantisme que ce soit, de spéculation ni d'action. Et je crois que dans cette exigence je me rencontre, sans en rien forcer, avec la plus ferme pensée de Gué- henno : « La révolution du dégoût, laissons-la aux dégoû¬ tés. Vous ne me démentirez pas, je pense, si je dis que la révolution populaire est la révolution de la di¬ gnité. Le peuple refuse ce qui est, prêt à « renoncer au vieux monde », comme dit la chanson russe, mais ce qu'il refuse surtout, c'est le désordre, dont ces jeunes intellectuels commenceraient de s'accommoder sans doute, s'il était seulement plus amusant et s'ils y trouvaient à jouer leur jeu. Un homme du peuple révolutionnaire n'est, au contraire, rien qu'un homme qui a plus que les autres le sens profond et le besoin de l'ordre. Et c'est ainsi peut-être que la culture au¬ près de lui retrouve ses droits : il méprise et il suspecte ce que ses maîtres en ont fait, mais il n'est pas si bien vaincu qu'il se laisse tromper par ce dol et cette paro¬ die dont le monde moderne s'est rendu coupable, et son rêve est que tourne à l'affranchissement de tous une culture que ses maîtres n'emploient qu'à son asser¬ vissement. » S'il en est ainsi, et il en est ainsi, pour travailler avec ce peuple, pour travailler avec lui sans hauteur ni gêne, d'égal à égal, de compagnon à compagnon, nous pouvons nous rassurer; pas plus qu'un mythe — 39 — pour notre action, la culture n'est un fétiche de la domination des maîtres, elle n'a rien d'une sorcellerie. Et elle n'est pas une séparation, séparation de l'indi¬ vidu qui tenterait de « s'élever » au-dessus de sa classe, au-dessus de la masse, elle est une communion. Si certains d'entre nous en ont reçu plus jeunes, plus aisément, plus entièrement le privilège, ce n'est un privilège que par la quantité. Il est seulement plus difficile pour le prolétaire demeuré enchaîné dans les contraintes de sa situation de prolétaire, il lui est ter¬ riblement difficile, je le sais, de pouvoir acquérir, de savoir comment acquérir une culture qui soit libéra¬ trice, une culture qui lui soit personnelle et qui le tienne en communion avec l'ensemble du monde. Mais ici la quantité, même minime, si elle est volontaire¬ ment acquise, avec générosité, avec joie, devient vite qualité. Dès que le prolétaire, fortement intelligent de sa tâche et de son destin de classe, en même temps lève de là son regard sur la destinée et sur le monde, il n'est plus Caliban, pas plus qu'il ne devient Ariel; s'il est modeste et fier, s'il n'est pas mû par l'appétit de devenir un chef des prolétaires, il est un homme, et déjà cultivé et prêt à toute culture, autant et mieux parfois que l'intellectuel le plus favorisé et le plus libre. Et, quant à nous, pour travailler avec lui, disons qu'il n'est qu'un secret, qu'un humble et grand secret, un secret dont la pratique peut paraître abaisser et qui certainement élève : c'est de se placer dans la t⬠che, surtout quand la tâche est si nécessaire et si haute, et non au-dessus de la tâche. Un humanisme ouvrier. Difficultés et nécessité de la culture prolétarienne. La tâche, c'est culture dès maintenant. Contre vents et marées, malgré toutes les conjonctures néfastes, en dépit des raisonnements èt des théories. Tout de suite. La culture prolétarienne, comme toute culture, n'est pas qu'une instruction. Elle est instruction aussi, mais elle est d'abord et surtout discipline et éducation, large et profonde et constante éducation, la plus vraie et la plus vraiment humaine qui ait jamais été insti¬ tuée et suivie. Comme toute culture, elle est, pour parler un peu pédant, un humanisme. Mais un huma¬ nisme tel que l'humanité n'en a jamais connu. La culture féodale et la culture de cour de la royauté française, la culture bourgeoise ont été des humanismes. Mais, par définition, des humanismes réduits à un petit nombre d'hommes et impliquant par suite le maintien dans la bestialité des larges masses humaines. C'est la fierté, c'est la grandeur de la révolution prolétarienne, que la culture qu'elle comporte, alors même qu'elle s'adresse aujourd'hui à une classe, au prolétariat qu'elle veut libérer, a pour principe, pour justification et pour but de ne pas viser à une nouvelle hiérarchie entre les hommes, entre les peuples, entre les races, mais au contraire de détruire toute hiérarchie temporelle et sociale, de comprendre tout l'homme, tous les hommes de la terre. Et nous devons donc proclamer avec orgueil que l'humanisme qu'elle propose à l'effort des hommes est, de loin, le plus grand, le plus beau qui fut jamais. Reconnaissons d'ailleurs qu'aujourd'hui la culture — 41 — prolétarienne a ses limites, qu'il faut elles aussi envi¬ sager immédiatement. Nous ne devons éprouver aucune gêne à reconnaî¬ tre très nettement qu'en régime bourgeois une culture prolétarienne complète, parfaitement saine et sans bornes, est impossible par définition; elle s'oppose à tout le régime, le régime se protégera contre elle avec toutes ses armes, avec les plus violentes, avec les plus sournoises. Nous reconnaissons aussi nettement que, même instauré un régime prolétarien, comme il sera transitoire par définition, comme il sera obligé à une lutte immédiate, d'attaque et de défense, pressante et serrée, ses tâches nécessaires les plus urgentes limi¬ teront sans doute étroitement la place et le temps de la culture. Nous devons reconnaître même que, dans la société sans classes qui est le but et qui sera l'abou¬ tissement de la lutte des classes, la culture sera par définition, sans aucun doute, différente en grande par¬ tie de la culture prolétarienne telle qu'elle peut nous apparaître actuellement. La révolution prolétarienne a pour mission et aura pour effet de supprimer les vieil¬ les catégories sociales, le prolétariat comme la bour¬ geoisie, et, par le même processus historique normal, les formes sous lesquelles nous distinguons aujour¬ d'hui la culture prolétarienne ne manqueront pas d'être détruites ou du moins grandement modifiées. Ces constatations, qu'il est honnête de faire, nous engagent-elles à nous reposer en attendant l'époque où les alouettes nous tomberont dans le bec toutes rôties, l'heureuse et mythique époque qui n'arrivera jamais? Allons donc! Elles nous pressent de travail¬ ler. La route de ce qu'on nomme la fatalité en histoire est semée de pièges et de déviations, comme de pistes de salut et de raccourcis. Aux classes et aux hommes de veiller! S'ils s'endorment et suivent la fatalité les yeux fermés, ils seront immanquablement égarés et perdus. Toute culture prolétarienne est condamnée à être malaisée, incomplète, instable et précaire? Eh bien, la vie est ainsi, qui s'accommode peu de la logique for¬ melle, si parfaitement pure et si parfaitement stérile. Sa logique à elle est organique; elle n'avance qu'au travers de contradictions innombrables, mais de con¬ tradictions qu'elle résout au fur et à mesure qu'elle avance, au fur et à mesure que son avance les lui pose, et, constamment fécondée par ses contradictions mêmes, elle seule est féconde. A la culture proléta¬ rienne incomplète et malaisée, à la culture proléta¬ rienne instable et précaire, il faut travailler dès main¬ tenant, avec passion. Il le faut pour préserver l'héritage du passé, ce qui dans le passé est l'héritage encore vivant, pour en prendre possession réelle et le revivifier. Il le faut pour maintenir et élever la dignité ouvrière, qui ne peut se priver de culture, et pour préparer ainsi la révolution profonde, la révolution ouvrière et humaine qui ne sera profonde qu'enracinée dans la culture. Il le faut pour préparer la culture même de la société sans classes, cette culture dont la culture prolétarienne ne peut être qu'une préfiguration obscure, mais qui aura besoin pour exister que la culture prolétarienne ne soit pas submergée dans ses premiers essais, qui aura be¬ soin que celle-ci lui transmette l'héritage de toute culture humaine et qui ne pourra vraisemblablement s'établir que sur les bases mêmes de la culture pro¬ létarienne : sur le travail et sur l'humain. La tâche n'est pas commode. Il faudrait prendre bien sottement ce qu'on désire pour ce qui existe, ou être bien politicien et malhonnête pour n'en pas con¬ venir hautement. Disons plus. L'après-guerre, en même temps qu'elle épaississait des voiles d'hypocrisie et de mensonge sur les réalités sociales, a brutalement dé¬ chiré certains coins de la mystification et mis à nu l'imposture. Dans le renforcement — empirique, in¬ quiet, mais violent et soutenu — de la mainmise capi¬ taliste sur l'ensemble du monde, dans l'abaissement matériel et spirituel du prolétariat, qui a été à la fois l'une des causes de cette mainmise renforcée et sa con¬ séquence constante, aucun doute r la culture de la classe ouvrière est aujourd'hui plus difficile, cela crève les yeux, qu'elle ne l'était avant 1914, et elle est de plus en plus menacée. Est-ce une raison pour jeter le manche après la cognée? Quand l'homme découragé gémit qu'il n'y a plus rien à faire, c'est toujours que tout reste à faire ou à recommencer, et c'est le moment de s'y coller sans délai. Il faut voir froidement et dire tranquillement ce qui est, tout ce qui est et tel que c'est, non pour s'en laisser accabler, mais justement pour ne pas être acca¬ blé, pour lutter contre, pour savoir comment lutter contre. Et ici, dans les angoisses d'un Guéhenno rela¬ tivement à la culture, au destin du prolétariat en face de la culture, je crois distinguer, par delà l'inquiétude personnelle et en réponse à ce « comment », le senti¬ ment de la nécessité de la violence révolutionnaire. Ici encore, tâchons de nous expliquer aussi clairement et aussi complètement que possible. Le communisme orthodoxe et la culture ouvrière Aux points d'arrêt et de pétrification, la violence n'est-elle pas assurément nécessaire — n'est-elle pas nécessaire toujours? — pour soulever une fois encore le monde, pour lui rendre la force de détruire l'obsta¬ cle et de poursuivre victorieusement sa marche? Que la révolution politique et sociale soit, soit d'abord, pour permettre et établir la révolution culturelle! Je ne peux dire que Guéhenno se soit jamais exprimé d'une manière aussi affirmative en ce sens. Pourtant, quoiqu'il semble fort éloigné d'eux, étranger sinon hostile à l'essentiel de leur action, je pense ne pas dénaturer sa pensée en disant qu'il n'est pas loin, parfois, de rejoindre ici les révolutionnaires politiques, en particulier les orthodoxes du communisme, du com¬ munisme en Occident et depuis la mort de Lénine. Et il le sait sans doute obscurément, comme eux le sa¬ vent : petite conspiration sans traité, instinctive et larvée. Conspiration parfaitement légitime, en tous cas en¬ tièrement défendable et même nécessaire dans son principe. Conspiration dont nous faisons partie d'of¬ fice, puisque nous croyons qu'une culture prolétarien¬ ne véritable n'est pas possible en régime bourgeois et qu'une société sans classes connaîtra une culture hu¬ maine de contenu neuf et de forme neuve. Mais juste¬ ment parce que nous croyons ne pas pouvoir et parce que nous ne voulons pas nous tenir en dehors du tem¬ porel politique et social, parce que nous ne croyons pas que le culturel puisse se tenir en dehors du poli¬ tique, non plus que le politique se passer du culturel, — 45 — nous devons plus que jamais nous efforcer de voir clair ici et de parler net. Nous le devons d'autant plus que l'attitude des communistes orthodoxes envers la culture ouvrière, bien qu'opposée en apparence à celle de Guéhenno, nous semble être souvent erronée pour les mêmes mo¬ tifs, et peut-être beaucoup plus erronée et sûrement beaucoup plus dangereuse : d'abord parce qu'elle est moins honnête, parce qu'elle donne beaucoup moins sincèrement ses vraies raisons, alors qu'elle serait beaucoup plus tenue de les déclarer en pleine lu¬ mière, ensuite, et ceci explique en partie cela, parce qu'elle est beaucoup plus raisonnée (sinon mieux : mais elle a la force de s'appuyer sur une doctrine, plus ou moins mal interprétée, mais qui est une doctrine vivante et la doctrine du prolétariat), et partant beau¬ coup mieux organisée; et, en conclusion de tout cela, parce qu'elle touche beaucoup plus immédiatement et plus largement le prolétariat, dans sa chair et dans sa pensée. Rien n'est plus actuel que de parler de ces choses dont, dans tous les camps, chacun parle et déparle, et dont la cause et le salut même du prolétariat exige¬ raient en effet qu'on les envisage loyalement, explici¬ tement et sainement. Et rien ne me paraît donc plus nécessaire que de commencer par déclarer combien nous semblent dangereuses l'attitude et les théories du communisme envers le problème de la culture — du communisme orthodoxe, je le répète, en Occident et depuis la mort de Lénine. Cela ne signifie pas qu'à nos yeux il se trompe en- tout ni qu'il se trompera toujours. La lutte qu'il a devant lui est dure et, si l'on ne considère que les — 46 — partis politiques, il demeure, avec toutes ses faiblesses et toutes ses erreurs, celui où se conserve encore le plus de tempérament révolutionnaire. Je suis fort à l'aise pour dire cela, ayant quitté ce parti, et sans doute pour jamais, mais non par prudence et par intérêt, ni pour le charger du jour au lendemain de tous les péchés d'Israël, l'ayant quitté non par défec¬ tion, mais par fidélité à la révolution prolétarienne, à une conception de la révolution prolétarienne que la guerre, et la paix, et l'Octobre russe, et le fascisme et le reste n'ont pas ébranlée, n'ont fait que renforcer. Je suis fort à l'aise pour dire que le communisme garde en lui de quoi bien servir la révolution proléta¬ rienne dans son aspect culturel comme dans son as¬ pect matériel. Non moins à l'aise pour dire, avec toute l'insistance qui nous paraît utile aujourd'hui, com¬ bien dangereusement il se trompe. Attitude et théories — les théories viennent après l'attitude, qu'elles cherchent péniblement à justifier, en se raccrochant péniblement à la doctrine — dange¬ reuses par les principes, sinon par ceux dont elles procèdent — car le diable sait d'où elles sortent —-, par ceux qu'elles sont forcément amenées à établir, à proclamer comme seuls vrais, seuls bons, seuls sages. Dangereuses par leurs résultats, directs et lointains. Tactiquement maladroites, conduisant directement à la défaite, à la défaite en chaque escarmouche — c'est trop évident —, à la grande défaite de l'ensemble de notre combat. Et, ainsi, criminelles : car c'est le crime des crimes, pour qui prétend mener le prolé¬ tariat, de ne l'engager que dans des routes de désas¬ tres; criminelles d'ailleurs dès la base, cette attitude et ces théories qui, par goût ou par force, amènent de soi-disant chefs à considérer le prolétariat comme les états-majors font leurs troupes : comme du ma¬ tériel, comme un moyen, c'est-à-dire à mépriser dès l'abord, et de toutes manières, ce prolétariat qu'on prétend vouloir sauver. La culture-propagande, négation de la culture et avilissement du prolétariat Il suffit du reste d'un minimum de bonne foi pour s'expliquer très bien, du moins chez les meilleurs, l'A B C de l'erreur communiste. La culture? qu'est-ce que la culture? Vous-mêmes l'avouez (disent-ils tournés et vers Guéhenno et vers nous), il n'est pas de culture prolétarienne possible, pensable, tant que le prolétariat est asservi. Alors ? Commençons donc par le commencement. Libérons d'abord le prolétariat, et par tous les moyens, par tous les moyens politiques. Ensuite, on causera de culture ! Ce n'est plus ici le prolo de Guéhenno, ce n'est plus Caliban qui s'extrait de sa caverne pour crier : « La culture, on s'en fout ! » Tout au contraire. C'est l'intel¬ lectuel de la corporation, de la congrégation, c'est l'archange de la culture en révolte contre la culture, c'est Ariel lui-même en rébellion contre « l'arié- lisme », son domaine et son privilège. « La culture, on s'en fout! » Ou plutôt non ils ne s'en foutent pas. Bien pis ! Ils la dénoncent cette culture ainsi que nous avons quelquefois entendu Guéhenno la dénoncer, cette culture toute et définitivement frelatée, sophisti¬ quée, mystificatrice, tout ce qu'on voudra... Eh bien! c'est parfait, ce mépris, ce dégoût, c'est tout à fait gentil et d'un bon naturel, et il faut bien faire ses dents. Assez de bobards. Assez de mensonges. On con¬ naît cela, on comprend, on approuve... Et puis après? Libérons le prolétariat, nous causerons de culture ensuite. C'est le point de départ, honnête, honnête¬ ment fanatique — et le fanatisme n'a pas tort quand il regarde la réalité les yeux ouverts, la réalité et non des exercices de yogis, quand il hurle sa vérité sans laisser étouffer sa voix, sa vérité et non un tas de fariboles destinées — paraît-il — à servir la vérité. Seulement il arrive ceci, qu'on ne peut raisonnable¬ ment pas lui dire, au prolétariat : « Voilà. Nous som¬ mes les chefs, tes chefs, et nous, tes chefs, nous voyons clair pour toi, nous pensons pour toi; laisse-toi donc conduire les yeux bandés là où notre sagesse a décidé que ton destin était d'aller, laisse-toi conduire, pour ta plus grande gloire et pour ton salut... » Non, on ne peut pas tenir un tel langage au prolétariat, parce qu'il n'est tout de même pas imbécile et parce qu'il a mauvaise tête. C'est dommage, ce serait plus commode et plus franc, mais on ne peut pas. Alors, comme on pense malgré tout qu'on est les chefs, et clairvoyants, on commence d'abord, il faut bien, par le flatter, de toutes façons et en tous domaines (à la mode des endor- meurs, ainsi qu'on nomme les politiciens d'en face), pour lui coller par là-dessus, en fait d'ersatz de cul¬ ture, des mots d'ordre tout mâchés, qui vivront ce qu'ils vivront et qu'on remplacera quand il faudra, mais auxquels il suffira toujours d'obéir. Devant ce traitement se débineront ceux qui veulent; ils seront déclarés traîtres à leur classe sans qu'on s'occupe au- trement de les retenir et dussent-ils comprendre tous ceux qui, dans le prolétariat, pensent ou seulement essaient de penser. Les vrais de vrais brevetés se re¬ connaissent justement à ce qu'ils acceptent qu'on leur épargne de penser, et qu'en toute occasion, petite ou grande, on leur mente à tour de bras. Car c'est la damnation de ces garçons qui sont venus à la vie so¬ ciale en vomissant les mensonges de la culture de n'avoir d'autre occupation et d'autre raison d'être que de semer à tous vents les mensonges de la propa¬ gande. Propagande ! Que parle-t-on de culture, aujour¬ d'hui? Toute propagande qui chauffera et fanatisera les masses, le grossier corps prolétarien — sur les mots d'ordre variables, successivement édictés par l'infail¬ lible « centre », par l'infaillible « tête » —- sera la seule bonne culture, la seule culture utile, la seule possible aujourd'hui. Eh bien! ce qui pour nous est décidément impos¬ sible, c'est toute espèce d'entente, c'est tout compro¬ mis, si prudent et si réservé soit-il, avec une telle conception de la pensée et de l'action révolutionnaires, de la réalité, du rôle et du destin du prolétariat, et non du prolétariat résigné, mais du prolétariat en face de la révolution, de sa révolution. Devant une telle conception, il ne faut pas faire le délicat ou faire le malin — c'est-à-dire, toujours, être un sceptique ou un dilettante —, il ne faut pas avoir peur des grands mots. Elle est monstrueuse, elle est criminelle, elle est stupide, elle est antiprolétarienne et contre-révolulion- naire. La propagande du prolétariat, c'est la vérité Nous restons encore quelques-uns qui n'avons pas perdu l'habitude de penser que le mensonge est tou¬ jours contre-révolutionnaire. Les humiliés et offensés de la vie sociale, les dé¬ pouillés à la naissance, les prolétaires, n'ont jamais su assez, ne savent jamais assez, ne sauront jamais trop que la vérité — mais non une demi-vérité, non une vérité d'occasion, soi-disant arrangée à la mesure d'un instant du combat — que la vérité totale, sans limite aucune dans nul domaine de la chair ou de l'esprit, sans atténuation aucune ni accommodement d'aucune sorte, que la vérité est leur arme la plus sûre, la plus forte pour la défense et pour l'attaque, l'arme écla¬ tante devant quoi rien ne prévaut ni ne prévaudra jamais. Aux prolétaires, seule la vérité totale donnera ja¬ mais la connaissance profonde de leur condition et, selon le grand mot de Pelloutier, la science de leur malheur; elle seule les sauve du découragement et du désespoir, elle seule leur donne la confiance raison- née, la confiance invincible. Leurs maîtres, si elle est vraiment la vérité totale, dans son éclat simple et nu, reculeront toujours devant ce spectre de leurs in¬ justes privilèges; troublés et affaiblis par la constata¬ tion de leur mauvaise conscience, ils sentent glisser de leurs mains ce qu'ils considéraient comme leurs droits légitimes, ils perdent confiance dans la durée de leur pouvoir, ils se savent déjà destinés à la défaite. Je n'ignore pas qu'en prêtant de tels sentiments aux privilégiés sociaux je fais figure de rêveur devant la rigidité dogmatique des « purs », que je peux parai- tre me détourner de la réalité pour lui préférer d'agréables illusions. Des illusions pourtant, je pense n'en avoir jamais eu beaucoup quant à la contrainte qui, cernant les privilégiés en tant que classe, les rabat presque immanquablement sur la défense de leurs privilèges. C'est là une part de la réalité, une part essentielle. Mais ce que je dis du sentiment des indi¬ vidus en face de l'ensemble du fait social, du fait humain, cela aussi, loin d'être une utopie, cela aussi est déjà la vérité sur les hommes et sur les rapports entre les hommes. Dans ce domaine de la culture, pour la conquête de la culture par le prolétariat, pour le salut de la cul¬ ture humaine par la révolution prolétarienne, c'est le devoir du prolétariat révolutionnaire de faire usage de toutes ses armes, et le sentiment individuel d'in¬ quiétude et de défection du privilégié mis en face de la vérité totale est l'une de ces armes. Je n'ignore pas qu'il est plus commode d'affirmer que les maîtres, ca¬ pitalistes, bourgeois, sont et demeurent entièrement et insolemment sûrs d'eux, sûrs de la légitimité et de l'éternité de leur domination. Et il est vrai qu'ils gardent cette certitude et cette sécurité tant qu'ils ne rencontrent devant eux qu'une demi-vérité, une vé¬ rité arrangée et prétendue habile, une vérité oppor¬ tuniste et politicienne. Mais prétendre qu'en face de la vérité totale ils gardent et garderont toujours leur certitude paisible, c'est déjà mensonge de propagande, et c'est maladresse tactique. Historiquement et psychologiquement, quelque chose demeure d'authentique et de sincère, et d'utili¬ sable, dans les « nuits du 4 août ». Bien que le fin du fin de l'orthodoxie communiste soit de bafouer et de — 52 — maudire la stupide, perverse et mystificatrice abstrac¬ tion « homme », les hommes sont des hommes, et, si naître prolétaire ou naître bourgeois conditionne im¬ placablement et sans doute à jamais le destin de l'in¬ dividu, ce n'est en aucun cas et à aucun degré vice ou vertu, et cette fatalité est limitée et contrariée de par¬ tout. Ne retournons pas sottement contre l'adversaire la vieille malédiction (et la vieille bénédiction) des bibles religieuses et de protection des maîtres, et compre¬ nons qu'il est du devoir d'un révolutionnaire d'appré¬ cier dans quelle mesure l'homme reste un homme et de mettre à profit cette possibilité, non par des com¬ promissions, non par une alliance avec quelque frac¬ tion que ce soit de la bourgeoisie, mais pour une lutte plus intelligente, plus déliée et plus tenace contre eile. L'homme reste un homme. Dans le marais humain, la canaille absolue, le cynique parfait n'est pas moins exceptionnel que le héros, et c'est le privilégié reven¬ diquant et défendant avec insolence le privilège qu'il sait inique, qui est la très rare exception, si même il existe ailleurs que dans d'utopiques créations de l'es¬ prit. Que le prolétariat dresse toute sa vérité sans l'af¬ fubler de déguisements et d'oripeaux, il n'en effraiera que plus sûrement la classe ennemie. Les maîtres, les riches ont besoin, pour se défen¬ dre et pour se maintenir, de mentir à ceux qu'ils tien¬ nent dépouillés, et de se mentir à eux-mêmes pour ne pas ruiner leur foi dans leur propre cause, pour ne pas détruire eux-mêmes leur force. Tactiquement ils ont raison de mentir. C'est une loi constamment évi¬ dente, et dans les moindres détails, tout au long de l'histoire humaine. Elle se double de la loi corrélative que les dépouillés, que les pauvres ont besoin de la vérité et qu'ils trahissent leur cause toutes les fois qu'ils mentent. La propagande du prolétariat, c'est la vérité. Mais, sans culture, si élémentaire ou si étendue qu'on imagine la culture, quel moyen de connaître, de préserver et de répandre la vérité? C'est en ce sens que la culture est pour nous propagande, que la pro¬ pagande ne peut se passer d'une culture vraie, loyale. Une propagande qui récite et qui fait réciter, sans appel à l'expérience, au contrôle ci'itique et à l'initiative des intéressés, un catéchisme sommaire et truqué, d'une intransigeante rigidité de dogme et dont en fait on change les articles de semaine en semaine, comme au jeu de bonneteau, selon les convenances opportu¬ nistes d'une politique de secret, selon les promotions et les limogeages qui se trafiquent dans l'ombre des états-majors, un catéchisme imposé du dehors au prolétariat par des hommes qui se croient des chefs, une telle propagande, si excellentes que puissent être les intentions finales des nouveaux maîtres qui l'édic- tent, une telle propagande est une trahison, trahison de l'homme et immédiatement trahison du prolétariat. Car elle abîme l'homme, elle méprise et elle détruit ce qui, dans l'animal humain, est l'homme, et qui est toute la justification de notre exigence révolutionnaire. Et, quant au prolétariat, elle le trahit dans la bataille en lui fournissant avec emphase des armes de carton, elle le trahit dans son être même, car traiter le prolé¬ tariat comme un moyen qu'on manœuvre suppose à quelque degré qu'on le méprise — ce prolétariat qu'on veut sauver, oui, mais sans qu'il ait à se mêler de la manière dont il devra être sauvé. L'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes Ce n'est pas notre façon. Le mépris des masses par les « chefs », toute l'histoire du mouvement ou¬ vrier nous enseigne ce qu'il fait des masses, et ce qu'il fait des chefs, et à quels désastres il conduit. La trahison des internationales ouvrières en 1914, avec tout ce qui s'en est suivi et qui n'a pas fini de s'ensui¬ vre, n'est dans un sens qu'un chapitre de ce mépris. Ce n'est pas notre façon. Le problème de la cul¬ ture n'est qu'un aspect de tout le problème révolution¬ naire ouvrier, et les grandes règles qui commandent l'ensemble le commandent impérieusement, lui aussi. Et d'abord la règle majeure : l'émancipation des tra¬ vailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes. L'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes. Nous ne répétons pas cette phrase du bout des lèvres comme une formule rituelle qu'on marmotte d'autant plus dévotieusement qu'on est résolu à ne l'appliquer jamais; elle est plus que la règle, elle est la substance même de notre pensée. Nous ne la répétons pas non plus comme la première parole magique de ce qui serait déjà un catéchisme et un formulaire d'incantations. Personne, ni prophète, ni saint, ni héros, ni génie —- « Ni dieu, ni césar, ni tribun » —, ne peut se substituer, ne se substituera jamais valablement, utilement pour le prolétariat, à la volonté, à la décision réfléchie, à l'initiative du pro¬ létariat. Des aides, des alliés, possible — et j'ai dit que nous nous refusions à écarter de principe les con¬ cours, au moins momentanés, passifs ou actifs, de bourgeois généreusement traîtres à leur classe —, mais nulle classe ne s'est jamais sauvée que par sa propre force et par son propre effort. Ce n'est pas là une affirmation de croyant, c'est la constatation de l'expé¬ rience et de la raison. Ordonner à Lazare de se lever de son tombeau ne nous a jamais paru très sûr pour Lazare. Et si par miracle Lazare se lève en effet, tant pis peut-être pour Lazare, et tant pis pour celui qui aura donné l'ordre. L'action par ordre et sans volonté propre, même le salut par ordre, nous semblent d'une efficacité dou¬ teuse, mais d'un risque certain pour celui qui donne comme pour celui qui reçoit l'ordre. Oblomov, pour prendre un exemple plus réaliste dans une ombre moins reculée, Oblomov est de tous les pays, c'est entendu, et de tous les temps et de tous les âges. Et je conviens qu'il peut être quelquefois utile, nécessaire, de lui donner du poing dans le dos, dans son dos courbé et résigné à l'être, pour le sortir de son inertie, pour le forcer à se lever et à marcher. Mais il est utile aussi, il est indispensable qu'il se trouve des gens pour rappeler à Oblomov que, tant qu'il attendra d'avoir reçu des coups de poing dans le dos pour se lever et pour marcher, il n'ira pas loin et il n'ira guère droit, et ne tardera pas à retomber dans son croupissement, plus fatigué qu'avant et plus découragé. S'il ne fallait, pour redresser l'homme, que des coups de poing dans le dos, ou mieux encore dans le même style, Oblomov pourrait se passer de la con¬ tribution des révolutionnaires; c'est un traitement dont on sait assez que ses vrais maîtres, les bons vieux maîtres de droit divin, ne le lui ont pas ménagé depuis les débuts de l'histoire, et l'on connaît aussi les résultats de la méthode. Tant qu'Oblomov lui-même ne voudra pas cesser d'être Oblomov, tant qu'il ne voudra pas ce qu'il veut et comme il le veut, il n'y aura pas grand' chose de changé dans le monde. Il faut des gens pour lui répéter cela obstinément. Nous avons choisi, une fois pour toutes, d'être de ces gens-là au lieu d'être de ceux qui ordonnent. J'ajoute que, si cette attitude qui est nôtre à l'égard de l'Oblomov prolétarien — lequel, après tout, n'est qu'un homme, comme nous-mêmes et comme les « chefs », un homme tantôt faible et tantôt fort, qui a ses heures de lâcheté et ses heures de vaillance, ses sommeils et ses réveils —, si notre attitude avait be¬ soin d'une justification d'expérience, cette justification ne manquerait pas, ne serait que trop indiscutable. L'expérience des luttes sociales n'a-t-elle pas dé¬ montré avec une évidence et une continuité effrayantes l'inefficacité lamentable, l'échec de plus en plus catas¬ trophique de la propagande déclenchée d'en haut, à priori, de la propagande sans contact réel avec le fait prolétarien, avec la vie organique vraie des classes sociales, de la propagande sans culture? Faudra-t-il attendre, pour un redressement loyal et décisif du mouvement ouvrier, que le prolétariat soit encore plus vaincu, encore plus privé d'armes, encore plus privé d'espoir ? On répond que les défaites des masses viennent de ce que les chefs manquent des qualités qui font les chefs, qu'ils n'ont pas assez de clairvoyance, de cul¬ ture (on convient qu'aux chefs il faut une culture, au moins politique), d'abnégation, de prudence, d'audace, et qu'il suffira donc de remplacer les chefs insuffi¬ sants par de bons chefs pour que tout aille bien. Mais qui désignera les nouveaux chefs, sinon d'aulres chefs, sinon les anciens chefs eux-mêmes? Et alors, que peut- il y avoir de changé? Si nous essayons d'ouvrir les yeux sur la réalité et de dissiper les dangereuses illusions qui nous déplai¬ sent, ce n'est pas pour leur substituer d'autres visions qui nous flattent. Nous voulons bien passer pour bêtes, mais pour les bêtes que nous sommes et non pour d'autres. Nous n'avons pas la confiance ingénue des vieux anarchistes dans l'organisation spontanée des masses, nécessairement, magiquement lucide, parfaite d'instinct et promise à la victoire. Nous croyons juste le contraire, puisque nous croyons à la nécessité de la culture, à la nécessité de l'organisation, à la nécessité de la culture pour l'organisation. Et il est vrai que cela implique une sorte d'enseignement mutuel où ceux qui savent plus, qui savent mieux, devront — dans ce qu'ils savent —- soutenir et guider les autres, lesquels à l'occasion leur rendront la pareille. Mais cette en- tr'aide mutuelle n'implique nullement l'existence d'états-majors autonomes, tels que nous les voyons fonctionner et sévir. Elle implique leur suppression et la transformation radicale de l'idée même de chefs. Il est des époques endormies, écrasées, des épo¬ ques mortes. En de telles époques, à supposer des héros et des génies, les héros et les génies ne peuvent que vaticiner et maudire dans le désert. Mainteneurs soli¬ taires de la foi humaine déprimée, annonciateurs de la tempête et des renaissances tout au plus. Mais s'ils veulent dans l'action galvaniser des cadavres, les gé¬ nies ne seront que des génies incomplets et malfai¬ sants, les héros, les plus dangereux des aventuriers déments. Si le prolétariat — pour des raisons qui pro¬ viennent des circonstances historiques, et des forces de la classe adverse, et de sa propre faiblesse — est dans un temps d'acceptation de sa servitude, nulle volonté extérieure ne le tirera de là. Qu'il demeure alors esclave ! Que ceux qui ne peuvent se résigner entretiennent désespérément la flamme vacillante, qu'ils grondent et fassent honte de son abjection à ce prolétariat déchu, mais que l'esclave demeure dans sa servitude plutôt que de subir, fatalement, un pire destin. Sous des sollicitations extérieures violentes, que pourrait-il se produire, en effet? Des efforts hardis, d'autant plus audacieux peut-être qu'ils seraient sans perspectives et sans espérances, des commotions chao¬ tiques, peut-être des subversions partielles, même des ombres de révolution? Et après? Il est trop clair que tout cela, qui n'aurait pas été voulu par la conscience et la force ouvrières, que tout cela rejoindrait bientôt, non les défaites fécondes du 71 français ou du 1905 russe, mais aux pires charniers de l'histoire les sté¬ riles crépuscules de putsch que notre époque n'a que trop connus. Toute cette agitation artificielle ne tarde¬ rait pas à s'effondrer tragiquement sur elle-même, vidant la classe ouvrière — pour combien d'années? — non seulement de son sang, mais de sa colère, de sa confiance en soi, de sa volonté et de son espoir. Confiance en la classe ouvrière Nous cherchons les routes de continuité et d'expan¬ sion de la culture vers l'avenir du destin des hommes, nous cherchons la place immédiate et la légitimation de la culture dans la tâche d'émancipation révolution¬ naire du prolétariat. Nous ne craignons pas, nous ju- geons obligatoire d'opposer la culture à un aventu¬ risme pseudo-marxiste. Est-ce pour l'installer dans la fausse sagesse paresseuse d'autres pseudo-marxistes pour qui la dialectique matérialiste et la prétendue fa¬ talité de l'histoire servent de prétexte commode à une résignation passive, au laisser-faire universel, et à un hypoci-ite et néfaste désarmement du prolétariat? Tout au contraire. Nous cherchons à voir et à éclairer toutes les dif¬ ficultés, en tout temps, de l'œuvre à accomplir. Ce n'est pas pour qu'on se croise les bras devant elle. Plus l'œuvre est difficile et vaste, plus il y a de tra¬ vail pour tout le monde et plus il est nécessaire que tous — tous les hommes de bonne volonté et de volonté et de désintéressement —, que tous, et quelles que soient les exigences ou grandes ou misérables de l'époque, se collent à la besogne du moment, à la place que leur assignent et leurs capacités et les circonstances, non en chefs, mais en compagnons qui apportent, du de¬ dans, leur contribution à l'œuvre commune. C'est cela, la culture, c'est la culture même. Ecrivant les pages que je publie aujourd'hui, j'avais les plus grandes ambitions pour la classe ouvrière, et je les ai encore. Je n'avais pour moi d'autre ambi¬ tion que d'être l'un de ces nombreux hommes attelés au vieux chariot humain pour le faire, ensemble, dé¬ marrer une fois encore, et aller le plus loin possible, avec le plus de sécurité possible, dans le plus beau pays possible. Camarade avec des camarades, et ni gêné ni gêneur, égal, pouvant proposer des buts et des trajets, ne prétendant rien imposer à l'initiative ouvrière. Cette façon d'entendre le travail avait, en France, une réa¬ lité et vous donnait un nom : syndicaliste révolution- naire. La mode en est passée, elle reviendra, ou plutôt les nécessités exigeront à nouveau, non la mode ni peut-être le nom, mais la chose. Pour moi, je suis cela encore, entièrement et plus que jamais, avec autant de confiance et sans plus d'illusions que jamais. La situation actuelle du mouvement ouvrier n'est pas pleine de promesses immédiates, il s'en faut. Elle est, et pas seulement en France, partout plus ou moins dans le monde, lamentable et angoissante. Piètre révo¬ lutionnaire, qui n'ose pas voir le fait comme il est, et le dire. Et le voir et le dire sans désespoir aucun, péri¬ pétie d'une dure bataille, mais non péripétie der¬ nière ! Voir et dire ce qui est, avec la certitude raisonnée, absolue, non même ou non seulement que la victoire est au bout, mais qu'en tout temps il y a quelque chose à faire, quelque chose de nécessaire, quelque chose de possible, quelque chose de certaine¬ ment utile. Je souhaite que le présent livre porte la double marque de la lucidité et de cette certitude. Certitude qui suppose, je le sais, une immense con¬ fiance dans la capacité et dans les destinées de la classe ouvrière. C'est vrai, j'ai cette confiance. Si je la ramène, intacte, d'à travers tous nos désastres et toutes nos fautes, et d'à travers ma vie, c'est peut- être aussi qu'elle était fondée sur quelque chose de solide et qui, pour d'autres que pour moi, peut créer du solide. 1934. INTRODUCTION Après douze années. Les obligations contradictoires auxquelles doit faire face la culture prolétarienne. Position du problème Ces réflexions siir la nécessité et sur les- possibi¬ lités de l'organisation, pour le prolétariat et par le prolétariat, de la culture intellectuelle — et par là j'en¬ tends à la fois de la culture professionnelle la plus approfondie et de la plus large culture humaine — ont paru en articles dans /'Humanité du 25 septembre au 18 décembre 1921. Après douze années où, d'une manière générale, la situation matérielle et morale de la classe ouvrière n'a fait qu'empirer, ne sembleront-elles pas, et de maint point de vue, d'un optimisme démesuré? Peut-être. Je reste cependant persuadé, et en raison même de cette situation, qu'une culture ouvrière doit se constituer et s'organiser, révolutionnaire et autonome, et qu'elle le peut; et que, loin d'être contraire à l'action, elle est l'une des premières conditions d'une action suivie et efficace. Sans doute, dans la société bourgeoise, de¬ meurer a-t-elle hasardeuse et imparfaite. Peu importe si, telle quelle, elle remplit sa mission, qui est d'assu¬ rer la fierté et la volonté de puissance du prolétariat, de le munir d'instruments indispensables à sa victoire dans la lutte, à l'affermissement de sa victoire au lendemain de la lutte. Admettons d'ailleurs que mes remarques de 1921 puissent paraître ambitieuses au lecteur d'aujourd'hui. Ambitieuses pour le prolétariat, elles l'étaient et vou¬ laient l'être au temps même où elles ont été écrites. Mais, nées d'une conviction passionnée et du besoin (je servir, elles ont été formées par l'observation et par l'expérience, non par des aspirations détachées du monde réel et par une théorie à priori : ambitieuses, oui; utopiques, non. J'ai pu passer trop rapidement sur des points déli¬ cats d'organisation pratique, ne pas signaler assez vive¬ ment certains périls (par exemple, les risques de suffi¬ sance ignorante, de pédantisme infatué qui menacent les groupuscules dont l'autonomie serait mal conçue et mal comprise, qui les détournent de la pensée col¬ lective et de l'action, détruisent leur générosité et leurs propres forces) — et donner ainsi l'impression que je considérais comme faciles des tâches excessivement compliquées, qui exigent des miracles d'ingéniosité, de patience tenace, d'abnégation et de foi. Ce sont là, mal¬ gré tout, des détails. Une bonne mise en œuvre doit assurer, pour chaque cas, un contenu sain, une forme juste, éliminer les toxines, résorber les faiblesses dans l'organisme vivant. Je ne voulais qu'indiquer des di¬ rections. Mais la véritable utopie, la chimère, est de partir et d'avancer au hasard, c'est-à-dire, immanqua¬ blement, de tourner en rond et bientôt de reculer. Il faut avant tout voir un ensemble, et s'engager dans l'exécution en sachant que rien n'est jamais facile, que tout ici est terriblement difficile, en conservant la cer¬ titude que beaucoup est possible. Extrême modestie et ambition extrême, tels sont — 65 — les deux principes entre lesquels je voyais et je vois encore s'organiser toute culture prolétarienne et qui, loin d'être contradictoires, sont également nécessaires l'un à l'autre, également nécessaires toutes les fois qu'on voudra obtenir des résultats qui ne soient pas tout en façade. D'une part la plus grande application à la réalité, aux plus humbles circonstances, aux plus humbles servitudes de la réalité, l'acceptation allègrement con¬ sentie du plus humble point de départ : on ne fera rien par d'autres méthodes, rien surtout par les pro¬ cédés du tape-à-l'œil et du grand orchestre. Et si l'on nous reproche des débuts d'une bassesse misérable, une allure ridiculement lente et pour tout dire une mentalité méprisablement arriérée à l'époque où l'U.R. S.S. par exemple envisage, dans le même domaine, d'immenses réalisations à un rythme vertigineux, je réponds : « Parfait. Toute l'admiration que vous vou¬ drez aux entreprises temporelles des Russes et à leurs succès. (Et encore faut-il regarder de près ce que ces constructions gigantesques représentent réellement pour le prolétariat.) Mais nous n'avons pas fait, nous, la révolution. Et la leur ne saurait nous justifier de leur coller, en même temps que leur besogne, la nôtre chez nous. Qu'on me montre, chez nous, les entreprises à grand tam-tam, et leurs résultats. » Mais d'autre part ambition illimitée. Si le proléta¬ riat se résigne à ne pas tout conquérir, à ne pas triom¬ pher entièrement de la classe adverse, afin d'instituer la société sans classes, il est vaincu d'avance. Dans l'histoire de la lutte des classes, les demi-victoires de la classe opprimée se sont toujours achevées en dé¬ faites et aujourd'hui, quand s'exaspère l'acuité des s \ — 66 — antagonismes sociaux, au milieu des violentes convul¬ sions d'un monde dont les maîtres ne gouvernent plus les commandes, le prolétariat porte dans son destin l'avenir immédiat de la civilisation. Toute la civilisa¬ tion humaine est son héritage, mais un héritage me¬ nacé de ruine s'il n'en revendique pas en pleine cons¬ cience la possession totale et rapide. C'est pourquoi dans les limites de mon examen, il me fallait com¬ prendre l'ensemble de la culture et envisager son orga¬ nisation dans une véritable coopérative de culture ouvrière. En terminant cet essai je déclarais en 1921 que je ne prétendais qu'à formuler quelques suggestions de caractère général. Plus que jamais je confirme haute¬ ment une telle déclaration. Affirmant tout d'abord que, dans le domaine de la culture comme dans tous les autres, l'émancipation des travailleurs ne pouvait être l'œuvre que des travailleurs eux-mêmes, je n'allais pas réduire aussitôt à une hypocrite précaution de forme l'affirmation où se résument pour moi tout le contenu, toute la matière et toute l'âme de la révolution pro¬ létarienne. La mise en œuvre pourra suivant les condi¬ tions historiques et locales, être bien différente de ce que j'ai pu imaginer voilà douze ans. Je n'ai voulu qu'appeler l'attention sur un ordre de préoccupations dont la classe ouvrière ne se désintéresserait pas sans suicide, sur certaines méthodes aussi. La question se pose aujourd'hui aussi impérieusement qu'alors. C'est de cette position du problème qu'il s'agit avant tout. Elle me semble, comme alors, à la fois une nécessité de l'action présente et l'un des fondements essentiels de la libre société de travailleurs que nous voulons ins¬ taurer. 1933. t wâmw Pour une organisation de la culture M Dans ce domaine aussi, l'émanci¬ pation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes. î' Un groupe ouvrier d'études. Son double but: technique et connaissance générale Quelques camarades parisiens se sont réunis pour créer un cercle ouvrier d'études, le groupe « Sa¬ voir » (1). Leur but, tel qu'ils le définissent eux-mêmes, est double : se perfectionner dans la connaissance de leur métier, dans la connaissance de leur condition ouvrière ; —- mieux comprendre les êtres et les choses parmi lesquels nous vivons. But harmonieux parce qu'il est double. Les deux parties se complètent et sont également nécessaires. Pas de large culture possible sans une base précise d'instruction technique; et, si l'instruction profession¬ nelle se replie sur elle-même, isole le praticien au lieu (1) Les communications relatives à ce groupe étaient adres¬ sées par Rabaud, 14, rue Henri-Bocquillon, Paris (15e). J'ignore ce qu'est devenu «■ Savoir ». Mais la tentative répon¬ dait à un besoin permanent et profond. Quels qu'aient pu être leurs déceptions et leurs échecs, ceux qui l'ont faite doivent être assurés qu'ils n'ont pas travaillé dans le vide et pour rien. Des tentatives analogues se sont certainement produites, dans des coins inconnus. Et, sous une forme ou sous une autre, il s'en reproduira d'autant plus, avec d'autant plus de vigueur, de clairvoyance, de développement et de ténacité, que la classe ouvrière aura une plus nette conscience de son destin, une meil¬ leure confiance en son avenir. — 68 — de lui marquer sa place dans l'ensemble des hommes, si cet ensemble n'est pas éclairé par une large vue des réalités du monde, elle est chose morte et, humaine¬ ment, plus nuisible qu'utile. « On n'a jamais, écrit l'un des membres du groupe « Savoir », on n'a jamais donné aux travailleurs, dans nos organisations, un enseignement véritable. A part les cours professionnels ouverts par quelques syndi¬ cats, on n'a fait que nous donner des distractions intellectuelles, non un enseignement. « Il peut être utile aux nouveaux croyants d'une idéologie quelconque d'entendre de temps à autre la parole dogmatique ou symbolique de ceux qui sont en quelque sorte les prêtres de' cette idéologie. Mais il est nécessaire que les initiés ne perdent plus leur temps à écouter toujours les mêmes évocations de principes, les mêmes idées générales. D'ouailles pas¬ sives, ils doivent devenir l'Eglise Militante de la foi nouvelle. « Tant que cette transformation ne se sera pas opérée en chaque membre des organisations ouvrières, il sera vain pour le prolétariat d'aspirer à son éman¬ cipation. Car, si cette émancipation surgissait auto¬ matiquement du déséquilibre économique du régime actuel, la classe ouvrière, ignorante, incapable dans son élite même, retomberait bientôt sous la dépen¬ dance des ci-devant de la révolution. « Nous ne voulons plus être les pies bavardes de la réunion publique. Parce que travailleurs, nous vou¬ lons nous instruire dans la technique; parce que hommes, dans la connaissance générale. Moins en su¬ perficie qu'en profondeur. Ne savoir que peu de choses, si nous ne pouvons faire autrement, mais bien les savoir. » I CE QUI EST La loi d'airain de l'instruction. L'enfant du peuple sort de l'école sachant lire, et c'est tout Tout cela est senti avec force, justement pensé, clairement dit. Et nous trouvons là plusieurs raisons et principes de première valeur de toute culture popu¬ laire. Le fait initial est que la classe ouvrière n'a pas en main les instruments de son éducation. La bourgeoisie ne les lui a pas donnés; elle s'en est bien gardée. Si l'on distingue le fond sous l'appa¬ rence, on voit qu'elle a fait pire : sous le couvert de sa phraséologie démocratique, la bourgeoisie a sour¬ noisement imposé au prolétariat, en matière d'édu¬ cation comme en toute autre, les instruments de sa propre domination sur le prolétariat. Beau travail et qui bien entendu n'aurait pas pu être-^elïectué—sans mensonge. Le mensonge n'a pas manqué; il a, en particulier, décoré de magnifiques couleurs la réalité de l'enseignement gratuit et obli¬ gatoire. Ne parlons même pas de la première répartition, de l'inexpiable répartition horizontale de la société suivant les deux ordres d'enseignement, le secondaire et le primaire. C'est, devant l'enfant, l'apparition sai¬ sissante de la lutte des classes, le premier des « si¬ lence aux pauvres » qui accompagneront l'existence du prolétaire jusqu'à la mort tant que durera le capi¬ talisme. Privilège si monstrueux, aveu si criant des réalités féodales de nos sociétés, que les bénéficiaires n'osent plus le défendre en face (1). N'examinons que l'enseignement primaire, l'enseignement concédé au peuple par les riches. Il existe une loi d'airain de l'instruction, comme il existe une loi d'airain des salaires. La société bour¬ geoise salarie le prolétaire suivant une courbe qui traduit, selon les temps et les circonstances, les be¬ soins de la subsistance et de la reproduction. Elle lui dispense dans la même mesure une instruction pro¬ portionnée au profit qu'elle veut tirer de lui. Et cette loi de concordance tragique, si dissimulée soit-elle, subit peut-être moins d'à-coups en ce qui concerne l'instruction qu'en ce qui concerne le salaire. Aujourd'hui, malgré une régression due au retour à la barbarie causé par la guerre, la plupart des Fran- (1) Ils ne l'osaient plus en 1921. Depuis, la réaction sociale universellement accentuée les a débarrassés de bien des pudeurs verbales. Ces dernières cependant se survivent dans l'institution laborieuse de l'école unique, où se combinent l'ingénuité et l'hypocrisie, la sottise rétrograde et les remords parfois géné¬ reux d'un idéalisme sans contenu, la rouerie enfin et l'instinct corrupteur qui caractérisent politiquement la petite bourgeoisie « de gauche ». Mais en face de celle-ci, combien de » républi¬ cains » — sans recourir aux idéologues d'extrême-droite, il suffit de lire le Temps — revendiquent fièrement aujourd'hui la séparation en classes, dès l'enfance et dès l'école, comme seule nationale et légitime, éternelle et sainte ! çais savent lire, et grossièrement gribouiller et comp¬ ter. Le développement de la civilisation mécanique a en plus provoqué un développement de l'enseignement professionnel, destiné à fournir la pâture au mons¬ tre (1); phénomène très limité et qui ne fait que confirmer la règle. En dehors de cela, si actuellement nous négligeons des exceptions individuelles, rien. Le zèle des institu¬ teurs n'est pas en cause; il est forcément impuissant contre la machine infernale qu'ils doivent servir. L'en¬ fant du peuple sort de l'école sachant lire. Et c'est tout. Les quelques notions qu'il a pu acquérir durant sa scolarité ne comptent guère, car en moins de dix ans elles se seront, dans les cas moyens, évaporées. Vue pessimiste? Il faudrait une grande puissance d'illusion, ou une grande ignorance des réalités, ou un grand désir de tromper, pour trouver ce pessimisme exagéré. On pourrait ajouter, par indulgence, que l'enfant aura retiré de ses maigres études, de la gymnastique élémentaire à laquelle elles l'ont soumis, quelque élas¬ ticité d'esprit, une vision un peu plus ouverte. Mais cela est bien combattu par le durcissement, par le ré¬ trécissement qui sont pour le jeune cerveau le résultat d'une culture sommaire, de l'absorption des grossières nourritures imposées par les programmes. Il faut le bon sens et la souplesse naturelle de l'esprit popu¬ laire pour résister à la paresse et à la suffisance déve¬ loppées par un enseignement rare et indigeste. Quand la République vante, entre tous ses bien- Ci) Et, à la bourgeoisie, de fidèles contremaîtres, pour la plu¬ part détachés du prolétariat et souvent retournés contre lui : double bénéfice. faits, les bienfaits de son école, la réalité répond : Oui, ils savent lire. Et c'est tout (1). Quelle est la valeur d'une telle instruction? Misère de la culture concédée au peuple Ils savent lire et c'est tout. Est-ce un bienfait ? Dans les conditions actuelles, il n'est aucunement pa¬ radoxal de prétendre que la diffusion d'une instruc¬ tion aussi misérable est un mal autant qu'un bien, souvent un mal plutôt qu'un bien. Que lit-il, l'homme qui sait lire, qui ne sait que lire? Il lit le grand abrutisseur des masses, le journal. Le paysan illettré, l'artisan d'autrefois pouvaient pen¬ ser par eux-mêmes. L'homme d'aujourd'hui, le crâne (1) J'essaie de dire ce qui est et, en 1935, je n'ai rien à changer à ce texte de 1921. Mais je n'entends pas m'associer pour autant à d'imprudentes déclamations, de mode aujourd'hui chez quelques écervelés de la révolution, contre l'école laïque. Les politiciens, fondateurs de l'école laïque, n'étaieut pas désin¬ téressés et ils ont bien su maintenir l'enseignement primaire au rang ravalé qu'ils lui avaient assigné. N'empêche que l'ins¬ titution en France de l'école laïque a été historiquement une grande chose, et qu'elle reste une grande chose, une posses¬ sion à défendre avec acharnement, à quoi faire rendre toutes ses possibilités, à étendre en toute occasion, ,— et d'ail¬ leurs, qu'on ne s'y trompe pas, une possession qui reste cons¬ tamment menacée. Aussi, dans un temps où le prolétariat doit lutter pied à pied pour ne pas se laisser arracher les conquêtes élémentaires, ne s'agit-il pas pour lui de déconsidérer et de ruiner l'école laïque, d'aider ses ennemis à le dépouiller de ce minimum 1 II faut au contraire veiller jalousement sur ce minimum, qui demeure une protection primordiale contre toutes les forces d'oppression, en attendant qu'une société d'hommes libres y trouve le point de départ d'une culture véritablement humaine. On peut et on doit dénoncer durement les misères de l'enseignement concédé par la bourgeoisie, mais permettre à celle-ci de porter de nouvelles atteintes à l'école laïque, ce serait, comme on dit, jeter le marmot avec l'eau de la baignoire. bourré par son journal, pense ce que son journal veut qu'il pense. Bien entendu, la machine sociale est assez habilement réglée pour que le journal qui atteint la presque unanimité du peuple, Petit Idiot ou feuille locale, répande partout une opinion unique, l'opinion officielle, orthodoxe, le plus hideux triomphe de la médiocratie (1). Et c'est la même canaille de politique et de presse qui accuse les révolutionnaires de vouloir niveler l'intelligence, elle qui vit de cette exploitation en grand de la sottise, d'un modèle uniforme de sot¬ tise! Le résultat de cette instruction prostituée, on l'a vu pendant la guerre, surtout aux premiers mois : quarante millions d'êtres humains, pour ne parler que de notre pays, se jetant, contre la plus simple huma¬ nité, contre leurs plus clairs intérêts, sur les plus évidents et les plus criminels mensonges. Certes l'igno¬ rance, modeste et capable de réflexion, valait mieux qu'une telle science! Le pire ennemi de l'intelligence, le pire ennemi de la révolution, aujourd'hui ce n'est plus l'ignorance, mais l'instruction faussée, tronquée, truquée, telle que la société bourgeoise la donne au peuple. Le peuple aujourd'hui ne peut plus accepter d'il¬ lusions. Il est trop ambitieux de conquérir, il a trop tenté toutes les avenues de la conquête, il a été aussi (1)Naturellement cette opinion imposée,- une au fond, est. présentée avec des nuances apparentes, sous des étiquettes va¬ riées : il faut bien entretenir l'illusion d'indépendance et de diversité de l'esprit humain. Mais de plus en plus une direction pratiquement unique et qui n'est même pas très mystérieuse se charge de cette répartition d'apparences, qui fait essen¬ tiellement partie du système et de ses nécessités, qui lui ga¬ rantit sa domination réelle. trop dupé, trop déçu par toutes les sortes de pro¬ messes non tenues : il sait que son salut ne lui viendra que de lui-même. On ne tient jamais bien, socialement, ce qu'on a reçu en don. Ce que tu as hérité de tes pères, dit le Faust de Goethe, acquiers-le, pour le posséder. On ne possède que ce qu'on a désiré fortement, obtenu et mérité de conserver par l'effort tenace, la lutte et le sacrifice. Mais il n'est pas à craindre que la bour¬ geoisie fasse au peuple le cadeau de la culture. Le voudrait-elle qu'elle ne le pourrait pas. Parce qu'elle ne connaît pas le peuple : elle le méprise et elle a peur de lui, elle ne le connaît pas. Parce qu'elle- même ne retient plus que des lambeaux défraîchis de de son ancienne culture; travaillée par le désordre économique, moralement disqualifiée, elle perd de plus en plus la faculté de perpétuelle réparation, de per¬ pétuelle recréation qui fait les civilisations. Mais tout ce qui reste en elle d'énergie s'applique précisément à corrompre le peuple ici comme ailleurs, à lui don¬ ner pour éducation les rinçures de sa vaisselle d'or ébréchée. Elle sait que le prolétariat veut la place et l'arrachera peut-être, par la force, à ses mains épui¬ sées; mais elle sait que, lorsque le prolétariat sera ins¬ truit, alors seulement elle mourra. Le prolétariat sent-il la nécessité de s'instruire ? Nous l'avons vu la proie du quotidien meurtrier. Que lit-il d'autre ? Il sort de l'école avec le dégoût de l'école. Point de pont entre ce temps d'instruction livresque et la nouvelle vie du travail qui le happe. D'ailleurs que lirait-il? Pendant quelques années d'adolescence, il avalera l'immonde littérature enfantine, petits illus- très et romans à bon marché, qui, de l'imbécillité bien pensante et patriotique à l'imbécillité pornographique, empoisonne profondément les jeunes générations. En¬ suite, plus rien. Nous parlons toujours, cela va de soi, de la généra¬ lité des cas. Or c'est un fait qu'on lit de moins en moins en France (1). Entre autres causes que ce ri'est pas ici le lieu d'étudier, la cherté des livres en est une importante pour la classe ouvrière. Mais il en est d'au¬ tres, et de plus graves. Et aujourd'hui un peuple qui ne lit pas est un peuple au cerveau mort, à l'action morte. Les hommes de 48 avaient lu, les hommes de 71 aussi. Ils avaient lu des livres; nos quotidiens et nos hebdomadaires ne suppléent pas la revue, et la re¬ vue ne supplée pas le livre. Que faut-il faire? Nos camarades qui fondent le groupe « Savoir », lassés d'attendre en vain, se mettent en marche tout seuls. Ils ont raison. Recherchons cependant s'il n'y a pas quelques idées de base, quelques directions où se réuniraient les efforts. (1) Ecrit en 1921. Le foisonnement et la diffusion des pério¬ diques littéraires depuis cette époque ne doivent pas égarer le jugement. Ces organes de publicité dans un temps où la publi¬ cité est souveraine, ont pu développer une curiosité superfi¬ cielle. Que vaut une telle curiosité ? Voilà trente ans, les dames « bien » étaient tenues d'avoir sur une table de leur salon le dernier roman de M. Marcel Prévost et d'en discourir avec leurs invitées. Qu'est-ce que cela prouvait quant à leur « culture » ? Aujourd'hui, même des « gens de rien » se rengorgent à dé¬ ployer dans le métro tel ou tel hebdomadaire littéraire. Qu'est-ce que cela prouve ? En littérature pas plus qu'ailleurs l'inflation n'est un signe de prospérité, mais bien plutôt, ici, une marque de décivilisation. Et c'est du livre que nous par¬ lons : les éditeurs savent dans quel état est actuellement la librairie française ! Et en particulier de la diffusion du livre dans les milieux ouvriers : les libraires du prolétariat savent aussi à quoi s'en tenir. II CE QU'IL NE FAUT PAS FAIRE Tâche de l'éducation C'est une puissante émancipation que celle de l'homme qui lève les yeux, de la tâche où il peine contre terre, pour rêver, désirer son élévation, vain¬ cre la vie. Emancipation des liens où nous enserre notre condition terrestre, émancipation première de toutes en dignité : il est vain d'espérer qu'elle s'accomplira largement sans une préalable émancipation des con¬ traintes sociales, qui tiennent tant d'hommes asservis à quelques autres hommes. Mais si la révolution est condition de la libération humaine, un commencement de libération est condition de la révolution victorieuse et durable : tâche de l'éducation. L'éducation, nous le savons, ne viendra pas au comme disent nos camarades du groupe « Savoir », moins en superficie qu'en profondeur. Nous pouvons immédiatement reconnaître ici cer- — 11 — taines directions négatives : la réunion nombreuse, et l'université populaire de l'ancien type. Les aides extérieures : « la grande réunion » Rien ne tue mieux dans l'œuf une tentative de culture prolétarienne que la confiance superstitieuse dans la grande réunion « éducative », « qui recrute », avec « des ténors ». Quand des camarades, perdus dans leur trou, sen¬ tent vivement le besoin d'un mouvement d'éducation et décident de se mettre à la besogne, la première chose qu'ils font, la plupart du temps, est de perdre aussitôt toute confiance en eux-mêmes, dans leurs forces propres. Dans les localités où s'ébauchent une activité ou¬ vrière, une volonté révolutionnaire, si faibles soient- elles, il ne manque jamais de camarades dévoués, préoccupés de cette tâche d'éducation et mieux faits pour elle que pour toute autre. Mais ils ont contre eux leur trop de modestie, leur impatience, l'amour-propre qui craint de mal faire. Bien souvent ils renoncent avant d'avoir entrepris : et lorsqu'ils entreprennent, ils songent d'abord à chercher des appuis en dehors d'eux-mêmes. Appel à des conférenciers extérieurs à la localité, extérieurs au milieu. Quel travail sérieux, profond, peuvent-ils accomplir? Naturellement on les a laissés libres de traiter le sujet qu'ils connaissent et qui leur convient. Les auditeurs applaudissent et s'en vont. C'est fini. Au mieux, ils retiendront quelques connais¬ sances, mais rien n'est amorcé de l'organisme qu'il faut créer. Un bel arbre (pas toujours beau) apparais- sant; pas de racines et pas de surgeons. Ce qu'il fal¬ lait au contraire, c'était l'arbuste frêle, mais solide et bien planté, dans un sol où il convînt. Pas de méthode possible non plus, avec le système ténors. Ils se suivent et se répètent, ou passent, selon leur spécialité, du coq à l'âne, éparpillant la pensée de l'auditoire, qu'il fallait fixer, concentrer. Assurément il ne s'agit pas de s'interdire les ora¬ teurs du dehors, qui renouvellent l'air, fouettent les énergies. Mais qu'on les garde pour les grandes occa¬ sions. (Eux-mêmes y gagneraient, les malheureux che- mineaux de la propagande, forçats de la réunion). Avant la brioche, il faut du pain. Les Universités Populaires Appel maintenant aux sympathisants, aux intellec¬ tuels du lieu quand on est dans une ville, aux profes¬ seurs du collège, du lycée, à un ingénieur, à l'archi¬ viste... Nous arrivons aux vieilles U. P. Recommencer les Universités populaires, c'est re¬ commencer quelque chose qui est mort d'avance, mais qui ne mourra pas sans faire beaucoup de mal. Il n'y a rien à dire contre le mouvement d'idéa¬ lisme qui avait donné naissance aux premières U. P. La petite bourgeoisie intellectuelle sentait la justice sociale comme une nécessité vivante, désirait sincère¬ ment la libération du peuple; la fraternité a été par¬ fois, aux premières heures de ce temps-là, mieux qu'un mot. La secousse de l'Affaire Dreyfus avait grandi les âmes, comme une poussée de lumière vio¬ lente grandit l'ombre des êtres. Mais la taille réelle des êtres ne change pas. Nous savons comment les U. P. se sont traînées. Les auditeurs et les instructeurs se sont quittés après peu d'années, mécontents les uns des autres. La fin n'a pas été belle. Elle a révélé les tares qui existaient dès le début et qui devaient l'amener. M. Daniel Halévy, qui fut l'un des rêveurs généreux de l'époque, a marqué ces tares avec force, du point de vue des bourgeois qui « allaient au peuple », dans son Histoire de quatre ans (1). Le public, qui avait fait une magnifique confiance, la confiance du peuple toujours trompé, toujours espé¬ rant et croyant, à ceux qui venaient vers lui, le public s'était lassé et dispersé. Ceux qui demeuraient n'étaient ni les participants les plus actifs, ni les plus clair¬ voyants. Devant ce public réduit, quelques jeunes gens, sans contact de vie ni de cœur avec le peuple, s'ame¬ naient et dégorgeaient leurs connaissances toutes fraî¬ ches. Je me rappelle un refrain d'Ecole Normale, qui disait plaisamment une triste vérité : En allant aux U. P. Parler de c' qu'on ignore, On s' prépare à briller Au mois d'juillet encore ! En juillet, c'est-à-dire au concours d'agrégation. La causerie aux U. P., sur des sujets qu'on ignorait ou qu'on connaissait nouvellement et mal, était en effet un pas mauvais apprentissage de conférencier et d'orateur. Pratique déjà de démagogie par laquelle on (1) Et, plus récemment, dans Pays Parisiens, où ses souve¬ nirs, plus détachés, — entièrement détachés des rêves généreux de sa jeunesse —, prennent la forme d'un aveu plus direct et d'une leçon, plus claire et plus cruelle encore (pour ses pareils) qu'il ne l'a sans doute voulu. — 80 — se préparait, en même temps qu'à l'agrégation, à la candidature et à la députation. Mais le public? Prétexte, et qui ne comptait guère. Un soir il écoutait parler de la marche des astres, le lendemain de poésie contemporaine, le surlendemain d'art égyptien ou de linguistique. Et ainsi de suite. Au lieu d'une culture de fond, du journalisme parlé, par des chroniqueurs sans vraie culture. Le gâchis n'a pas tardé, mais les erreurs étaient du principe. On avait cru que l'enthousiasme suppléerait à tout. On était parti sans savoir clairement ce qu'on voulait. On avait accueilli qui se présentait. Il y a eu des exceptions, et d'admirables. J'en ai connu deux : dans le 20°, la Semaille, rué Boyer, et l'U. P. de Meaux; il y en eut d'autres. Je cite celles-là non à cause de la vieille bête de proverbe, que les exceptions confirment la règle, mais parce qu'elles n'ont tenu et servi qu'en raison du dévouement, de la volonté, de la qualité humaine exceptionnelle des organisateurs qui les faisaient fonctionner. La preuve en est que, ces hommes disparus ou lassés, elles se sont effondrées comme les autres. Retenons-en dès maintenant la double indication que, pour faire œuvre viable en éducation populaire, il faut des hommes de sacrifice, et que, pour faire œuvre durable, c'est en¬ core trop peu : il faut un organisme qui soutienne l'œuvre, pour que quelques individus ne soient pas, à eux seuls, la clef de voûte et toute l'armature. Outre le manque de méthode et toutes les incerti¬ tudes initiales, c'est cet organisme qui fit entièrement défaut aux Universités populaires. Voudra-t-on repartir du même pied? Les organisa¬ tions ouvrières, épuisées par la guerre, par les défec- tions, par les dissensions, par le découragement mo¬ mentané des masses, par une résistance difficile con¬ tre la réaction montante, sentant malgré tout la néces¬ sité d'appuyer le mouvement quotidien et la lutte pro¬ prement dite par cette action de fond qu'est l'éduca¬ tion, mais n'osant point, par sous-estimation de leurs forces, par timidité, par manque de temps, prendre hardiment, jalousement, l'entreprise à leur compte, les organisations ouvrières se déchargeront-elles de leur devoir, cette fois encore, sur le voisin incapable et douteux? S'être une fois trompé, passe; l'illusion était belle. Mais une nouvelle erreur serait autrement grave. D'abord parce qu'elle prouverait une grande légèreté, les mêmes causes ne pouvant produire que les mêmes effets. Et ces causes se sont envenimées. Que l'organisme à créer accueille, individuellement, des intellectuels, ceux qui montreront patte tout à fait blanche, rien de mieux, rien de plus indispensable. Mais les prendre en bloc, leur confier l'organisation et la direction de la tâche à faire, en un temps où, le vieux monde détruit, il s'agit de le rebâtir tel quel ou d'en construire un nouveau, c'est une autre affaire. Les Universités populaires, aujourd'hui, ne pour¬ raient être, sur le plan intellectuel, que des entreprises détournées de conservation sociale et de sournoise col¬ laboration de classes. Y entre qui voudra. Nous ne pensons pas que les révolutionnaires y aient leur place. L'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des tra¬ vailleurs eux-mêmes. Reste à voir, après avoir un peu déblayé, sur quel terrain une solide et fraternelle éducation populaire pourrait s'édifier. Essayons de poser quelques jalons. III DOUBLE TACHE, DOUBLE BUT ET DOUBLE BESOIN Ce qui manque le plus aux ouvriers, c'est la science de leur malheur Pelloutier, le plus désintéressé, le plus lucide, le plus grand des guides et des serviteurs du peuple, Pelloutier, homme effacé et modeste, mort abreuvé d'outrages, véritable héros de la classe ouvrière, et à qui je ne connais aujourd'hui, dans tout le mouve¬ ment révolutionnaire français, qu'un successeur (1), a écrit que ce qui manquait le plus aux ouvriers, c'était la science de leur malheur. (1) Je pensais à Monatte. En 1935, c'est encore son nom qu'il faut inscrire ici. Tous ceux, qui se préoccupent d'une éducation populaire vraie, de la formation en profondeur d'un prolétariat révolu¬ tionnaire, doivent lire et relire les Réflexions sur l'Avenir Syn¬ dical, de Pierre Monatte. Ecrites sur le front de la guerre im¬ périaliste, elles ont été publiées dans l'Ecole de la Fédération CEcole Emancipée), la vaillante revue des instituteurs syndica¬ listes, du 31 mars au 14 juillet 1917, et rééditées dans les Cahiers du Travail, neuvième cahier, 1er juillet 1921. — 83 — Parole profonde, que chacun de nous doit méditer. Que les déclamations des braillards, suiveurs éternels, prêts à brailler contre l'Allemagne comme ils brail¬ laient contre les riches, facilement chiens couchants devant le maître, facilement honteux de leur condition ouvrière, que cette révolte verbale ne nous trompe pas. Peu de prolétaires se demandent pourquoi et com¬ ment ils sont malheureux. Et ils ne seront pas des révolutionnaires, ils ne travailleront pas à détruire leur malheur, tant qu'ils ne sauront pas cela. La science de son malheur, c'est pour l'ouvrier la justification et l'aliment de sa conscience révolution¬ naire. Connaissance technique et culture générale. La culture générale doit rayonner de la connaissance du métier Cette « science de son malheur » suppose, chez l'ouvrier, une idée générale de l'homme et de la destinée humaine. Il n'y a pas de bonheur et de malheur absolus. L'être est malheureux par rapport, par rapport à d'autres êtres, et par rapport à l'idée qu'il se fait de la justice sociale et de sa propre dignité. Il faut donc qu'il ait ce que les Allemands appellent une Weltanschauung, une conception générale du monde, ce à quoi Tolstoï attribuait une importance primordiale chez l'écrivain. Tout homme ayant une conscience d'homme en a besoin autant que l'écrivain. Où l'acquerra-t-il? Pas dans une phraséologie de mee¬ ting. Pas dans une mystique foi sociale. Il la tirera de son expérience de travailleur et il la tirera de l'obser¬ vation et de l'étude. — 84 — Etude de toutes les réalités du monde contempo¬ rain. Des réalités physiologiques et physiques. Des réalités économiques et sociales. L'ouvrier — le paysan est bien entendu pour nous un ouvrier au même titre que le travailleur de la mine ou des villes — ne connaît pas son corps ni sa maison la terre. Où et quand aurait-il appris à les connaître? Il faut qu'il sache ce qu'est l'être vivant, ce qu'est la vie. Il faut qu'il connaisse la distribution du monde et la distribution des forces économiques dans le monde. Pour comprendre l'aboutissement qu'est la so¬ ciété contemporaine, il faut qu'il apprenne l'évolution des âges antérieurs. Il faut, pour faire mieux que com¬ prendre, pour saisir le sentiment harmonieux et aigu du vieux songe humain, que son rêve soit possédé par l'art, ce rêve des siècles. Il faut qu'il force les portes des temples mystérieux où se fabriquent les divinités modernes, qu'il arrache sous les mots la signification vraie des bourses et des banques comme des églises asservies au pouvoir temporel, du commerce interna¬ tional et des partis politiques, de la diplomatie et des parlements. Cette connaissance exacte des réalités et des puis¬ sances du monde est une arme pour la révolution. Il faut bien connaître les forces qu'on veut vaincre. Il faut les bien connaître pour avoir barre sur elles. Il faut s'être bien nourri des grandes raisons humaines pour lesquelles on se bat, par lesquelles on doit vain¬ cre. Nécessité d'une culture générale. Pour la révolution aussi, nécessité complémentaire, nécessité non moins importante, ni plus, d'une con¬ naissance technique. L'ouvrier doit connaître le pour¬ quoi et le comment, l'origine et la destination de sa — 85 — tâche; il faut que le mineur comprenne l'ensemble de la mine, le métallurgiste l'ensemble de l'usine et du travail du métal, l'employé l'ensemble de son maga¬ sin, de son commerce, de son administration, de l'Ad¬ ministration. Pas de culture générale concrète, vivante, sans cette introduction immédiatement sensible par le métier bien connu; la culture générale doit rayonner de la connaissance du métier. Et si l'instruction technique, même fine et poussée, reste seule, elle est comme rien, ou pas grand'chose, ou pire que rien; le technicien doit se souvenir qu'il est un homme, et qu'il n'est technicien que pour être un homme. Révolution prolétarienne et civilisation humaine Double nécessité pour faire la révolution, et plus encore pour alimenter et soutenir la révolution faite. Autrement, si l'ouvrier connaissait mal son travail et son usine, et s'il ne savait rien de précis du système contemporain du monde, la classe ouvrière, comme le disent nos camarades du groupe « Savoir », « retom¬ berait bientôt sous la dépendance des ci-devant de la révolution ». Mais ce n'est pas seulement pour la révolution que l'ouvrier doit avoir pénétré sa destinée d'ouvrier et sa destinée d'être humain. La révolution accomplie (et encore elle devra être contrôlée, fortifiée, perfection¬ née sans cesse), un avenir plus large, plus paisible, plus pur s'étendant devant l'homme, ce sera sa tâche et sa grandeur, à cet homme libéré de demain, d'amé¬ liorer indéfiniment la condition matérielle de son sé¬ jour sur la terre — et ce sera le propre de son activité — 86 — de technicien —, et de parfaire sans cesse, par la culture générale, sa connaissance et sa méditation de lui-même et du monde. C'est la confirmation et la fécondité de l'idée révolutionnaire, qu'elle garde un but magnifique par delà son but particulier et qu'en travaillant à poursuivre celui-ci, elle travaille pour la civilisation partagée par plus d'êtres et plus élevée qu'elle ne fut jamais. La culture ouvrière doit naître en pleine vie syndicale. L'organisation, et des hommes Besogne immense, celle qui nous est proposée. N'embrassant rien de moins que l'ensemble de la con¬ naissance humaine, et prétendant en même temps à la possession approfondie de l'une des techniques qui déterminent l'activité du producteur moderne. Beso¬ gne telle que la bourgeoisie, qui ne s'est pas souciée d'y convier le prolétariat, est impuissante à la bien réaliser pour elle-même, quoiqu'elle rabatte à son pro¬ fit tous les avantages de la société où elle règne, et entre autres tout le travail de cette masse des prolé¬ taires peinant dans l'ombre pour faire d'elle la fleur éclatante de la civilisation. Besogne immense. Où la bourgeoisie n'atteint qu'exceptionnellement avec toutes ses ressources, avec les années nombreuses réservées à l'étude dans une existence paisible, il faut que le prolétariat déshérité arrive, avec son corps courbatu, son esprit ensom¬ meillé par la lutte inexorable pour le pain. Et cette éducation prolétarienne, pour que vraiment elle serve le prolétariat, il faut qu'elle soit entreprise non dans un seul centre, mais dans tous les centres de travail¬ leurs, et bientôt partout, dans les moindres bourgades. Des concours, des dévouements innombrables se¬ ront nécessaires. On s'étonne alors, on recule devant l'énormité de l'œuvre à tenter. A la réflexion, ce n'est pas tant de trouver des collaborateurs qui apparaît le plus diffi¬ cile. Nous avons même vu qu'il y avait du danger à se préoccuper d'eux trop tôt, à les accueillir sans choix, à trop s'en remettre à eux pour la direction du travail. Ce qu'il faut avant tout, ce qu'il faut plus que tout, c'est une volonté raisonnée et claire, et des racines. Des racines. L'œuvre ne doit pas être laissée au hasard des inspirations individuelles, des emballe¬ ments, des bonnes volontés, des découragements de personnalités isolées. L'arbre de l'enseignement ou¬ vrier doit être planté en pleine terre ouvrière. Il ne s'agit pas seulement d'un contrôle des organi¬ sations ouvrières sur la matière enseignée, sur la ma¬ nière d'enseigner et sur les enseigneurs. Elles ne doi¬ vent pas surveiller du dehors, méthode irritante et vaine; elles doivent englober (1). Pourquoi? Nous l'avons compris en pensant aux U. P., au bien qu'elles ne faisaient pas, au mal qu'elles pouvaient faire. Pour que l'œuvre soit viable, pour que son action soit bonne. Si elle n'a pas ses racines dans la pensée et l'action (1) Aujourd'hui j'insisterais davantage sur ce point. Il se¬ rait nécessaire, et facile, d'opposer à une discipline extérieure, militaire, morte, la fidélité organique, la libre vie, l'ardeur d'une volonté ouvrière saine et conquérante. ouvrières quotidiennes, continues, c'est-à-dire dans l'organisation dépositaire de cette pensée et artisane de cette action, elle pourra débuter brillamment, elle pourra rendre des services passagers : condamnée d'avance par son instabilité, elle est à la merci d'un incident qui la détruira ou, ce qui est pire, la déna¬ turera. Elle doit naître et vivre du syndicat, en pleine vie syndicale. Et ce n'est là qu'une première nécessité. Quand la collectivité se charge d'une grande tâche de longue haleine, avec la meilleure volonté du monde, personne ne se sent responsable, personne n'entreprend rien. Il faut un levain dans la pâte. Beaucoup d'entre nous savent ce que des curés actifs ont pu réaliser, dans les milieux les plus hos¬ tiles, en fait d'oeuvres sociales et de propagande. Les curés sont favorisés par leur existence sans inquié¬ tudes matérielles et que rien ne distrait de leur minis¬ tère, s'ils l'exercent dignement. Avouerons-nous qu'il n'est pas, dans nos organisations, d'hommes qui les vaillent, par le coeur et par la volonté? Allons donc! Nous avons de ces hommes, et nombreux, et qui trop souvent se dispersent entre des activités qui ne sont pas leur affaire propre. Il faut seulement que ces camarades se découvrent eux-mêmes, que leurs orga¬ nisations les reconnaissent, et qu'ils se consacrent à la tâche, avec ténacité, avec l'intelligence du but et des moyens, avec un désintéressement qui aille jus¬ qu'à l'habileté généreuse de s'effacer derrière l'œuvre, dès qu'elle aura pris vie. Cherchons maintenant comment la besogne pour¬ rait être attaquée. IV NÉCESSITÉS CONTRADICTOIRES : GRANDE CONCEPTION, PETIT DÉBUT Leçon des cathédrales Si les camarades qui se consacreront au travail d'éducation mutuelle limitent leur ambition à vouloir se récréer sainement ensemble, orner leur esprit, s'ins¬ truire même, s'ils ne voient pas plus loin, je ne dirai certes pas qu'ils gâchent leur temps, et leurs peines ne seront pas perdues. Mais c'est alors affaire privée; elle ne peut plus nous intéresser profondément et n'a d'ailleurs pas grande chance de durée. Pour assurer la solidité, la continuité de l'entre¬ prise, — une continuité ardente, en perpétuel travail dé renouvellement et de perfectionnement, non l'en¬ tretien passif,bureaucratique,d'une habitude sans joie, -— il faut une haute et vaste foi en quelque chose qui dépasse infiniment les pauvres réalisations journa¬ lières, une foi qui dirige et corrige, qui, éclairant le but, éclaire les erreurs du chemin, qui permette de supporter les déceptions, de réparer constamment les fautes, sans découragement ni rancœur. — 90 — Il faut aussi, et les choses vont ensemble, que nous ayons le sentiment que nous n'entreprenons pas seuls et pour nous seuls, mais que notre travail répond à une pensée et à une espérance communes tout autour de nous, à un même travail de défrichement déjà entrepris ou qui va être entrepris ailleurs. L'œuvre n'est pas d'un jour, d'une année, d'une génération. Pour y bien travailler, il faut bien connaî¬ tre sa grandeur. L'enivrement d'un espoir héroïque n'est pas qu'un stimulant : il fait voir clair. Il ne s'agit de rien de moins que d'édifier, selon l'esprit, les cathédrales du peuple. La floraison de nos églises, cette magnifique pa¬ rure de la terre française, il a fallu, non des généra¬ tions, mais des siècles, pour qu'elle s'épanouisse et réponde à l'immense appel des âmes ; et, architectes et maîtres de l'œuvre, tailleurs de la pierre et du bois, ferronniers et verriers, des milliers, des centaines de milliers d'artisans, d'artistes inégalables, d'anonymes oublieux d'eux-mêmes, ont fait sortir du sol, dans les cités et dans les bourgades perdues, la maison de la foi chrétienne. Ce que le peuple a accompli, selon la chair, pour un rêve d'évasion spirituelle, est-il devenu incapable de le recommencer, selon l'esprit, pour la réalité de sa libération terrestre? Mais la leçon des bâtisseurs de cathédrales, leçon d'audace et d'effort surhumains, n'est pas moins une leçon de patience obscure, de confiance obstinée. Ayant vu gigantesque, ils n'ont pas craint de com¬ mencer petitement; ils savaient que l'œuvre des pères ne serait achevée ni par les fils, ni par les fils des fils, et ils l'ont entreprise. Ici encore, ils seront nos maîtres. L'impatience de réaliser le rêve fait souvent jeter l'outil, avec dégoût, à pied d'œuvre. Faute de modestie et faute de courage. Nous étions bien sots et d'une courte ambition, de croire que tout allait être enlevé dans le feu du premier enthousiasme. Peut-on songer du reste à construire les beaux pa¬ lais de la culture ouvrière en pleine société bour¬ geoise ? Il faut se rendre compte d'abord que cela est impossible, que nous n'en avons pas les moyens et que, eussions-nous de quoi payer, la bourgeoisie, pas si bête, ne vendrait pas son terrain et ses matériaux à ses adversaires; il faudra exproprier. Mais ce qu'on peut, ce qu'on doit dresser, c'est la petite échoppe, les milliers de petites échoppes du travail, dans l'ombre du vieil édifice branlant; là seront préparés et les jours de révolution, et les lendemains de la révolu¬ tion, l'homme de demain. Ce qu'il faut, c'est savoir qu'aucun effort n'est perdu ; c'est commencer gaiement avec rien, sans espé¬ rer choisir le bout par où commencer; ne pas faire les difficiles et commencer par où ça se trouvera, mais avec l'idée du but comme lumière et comme direc¬ tive, avec les grands plans d'ensemble solides et équi¬ librés dans la tête; c'est savoir qu'on appellera long¬ temps dans le désert, qu'on se trompera souvent, qu'on fera des bêtises et qu'on tombera plus d'une fois sur le derrière, — et qu'on se relèvera, et qu'on recti¬ fiera, et qu'on vaincra. Cinq ou six, et un toit... Ainsi, pas de règle pour la mise en marche; elle dépend des régions, des circonstances, des dispositions — 92 — de chacun. Cependant, après y avoir depuis longtemps pensé, je crois que la chose la plus nécessaire, immé¬ diatement nécessaire, et seule nécessaire au début, c'est un local. Voilà qui apparaîtra bien matériel, et d'une humi¬ lité misérable. Un local!... Et non un local impossible à trouver, mais une chambre, une seule et pauvre et étroite chambre, et quand même elle ne contiendrait pas quinze personnes. Voyons les réalités courantes. Que manque-t-il le plus dans ces groupes d'éducation qui s'essaient à subsister, en des coins perdus? (On est toujours dans un coin perdu lorsqu'on veut faire du travail obscur, du travail utile.) Ce qui manque le plus, c'est l'habi¬ tude, le courage de vivre ensemble, de se suffire à soi-même. Réunion constitutive. On est là, trente, quarante, dans un bout de grenier prêté par la Bourse, ou chez un bistro. Un ancien a accepté de faire une causerie, sur un sujet quelconque. On l'écoute sagement, en si¬ lence, on s'en va en silence. La fois suivante, c'est quinze jours après, on s'amène dix ou douze, les bras ballants et ne sachant que faire ni que dire. Et puis on reste quatre, et puis on ferme boutique et l'on rentre chez soi un peu plus convaincu qu'avant la déception qu'il n'y a décidément rien à faire. Une petite chambre, camarades, voilà ce qu'il vous aurait fallu d'abord, avant tout conférencier, avant tout encouragement et toutes théories ; une petite chambre avec une grande table dedans, des planches sur tréteaux, et une douzaine d'escabeaux; aux murs quelques rayonnages où l'on rangera les journaux, les — 93 — revues, les bouquins, qui viendront. Et parmi tout ça, vous : vous les cinq ou six solides, qui avez eu l'idée de l'affaire, et qui gardez la bonne résolution de la mener à bien. Mieux vaut être cinq ou six au départ, et ramasser du monde en route, que partir en nombre et fondre en marchant. D'ailleurs on est très forts, à cinq ou six, qui se tiennent bien et s'aiment bien, et il n'y aura aucun inconvénient à ne rester un certain temps que la poignée du début. Le mal, c'est le respect, c'est la crainte de soi, c'est l'endimanchement. Le mal, c'est d'attendre l'orateur, requis de faire lever la moisson, sans douleur, dans la terre non labourée, non semée. Le mal, c'est d'atten¬ dre que la petite salle de réunion soit ouverte, à jour fixe, à heure fixe, pour une tâche extraordinaire. Que votre chambrette, où vous vous retrouvez entre vous, vous soit toujours accueillante, qu'elle soit en votre pensée le refuge des instants de liberté, votre cellule étroite, la cellule pleine d'aurore des grands palais de demain. Vous allez là, au sortir de l'atelier, ou le soir après le repas. Vous vous rencontrez. Vous causez entre vous, sans plan, sans guide. Des journaux, trois ou quatre au début, une ou deux revues sont sur la table. Vous les lisez; vous en parlez. Tout à l'heure ils se¬ ront soigneusement classés. C'est tout. Mais avec ce commencement-là, ce commencement de rien du tout, vous êtes mieux partis qu'avec une inauguration à la grosse caisse. Au travail à présent. Et vous y êtes déjà; car, sans embarras ni trompette, vous avez déjà fait de bien AU TRAVAIL Naissance Nous ne sommes pas exigeants. Les quatre murs d'une chambrette, une table, c'est tout le matériel que nous avons demandé. Mais aussi cinq ou six gars réso¬ lus, tenaces. Et, ainsi pourvus, plus visionnaires que des Napoléons, de notre trou nous prétendons détruire et construire, changer le monde. Il faut une base d'appui. Sans doute, en quelques milieux favorisés, les hom¬ mes nécessaires se trouveront tout seuls, venus de n'importe où, et pourront se mettre immédiatement à la tâche. Mais c'est l'exception, et eux-mêmes, pour durer, quand ils auront élevé leur îlot, ils devront dresser vers les îlots environnants le signe de recon¬ naissance fraternelle et marquer leur place dans la république de l'éducation ouvrière. L'organisme existe, qui fait naître, et qui assure la durée. C'est le syndicat. Non, pour ne pas être trop gourmands au début, chaque syndicat, mais les Unions — 96 — de syndicats dans les départements, à Paris les comi¬ tés intersyndicaux (1). Le sentiment de la nécessité de la culture est en eux, car ils sentent la souffrance, le danger d'en man¬ quer. Ils feront naître en eux les hommes, et ils les feront libres en leur assurant la vie. Ils leur assureront d'abord la vie, souvent, en leur fournissant le local, ou les moyens de se le procurer; le local dont la clef est toujours sur la porte, et où l'on entre à toute heure. Ils les feront libres et cepen¬ dant (en même temps) ils leur assureront la continuité du sang ouvrier, de l'intérêt ouvrier : secours conti¬ nuel, indispensable, contre la corruption autant que contre l'arrêt de l'œuvre. Premiers pas. Hommes et femmes, jeunes et vieux : la famille ouvrière Il n'est pas obligatoire, il n'est guère logique que le « groupe de jeunesses » soit créé le premier, tout seul. C'est l'habitude, mais cela ne prouve rien; ou plutôt cela prouve qu'il faut l'éviter, puisque cela ne réussit guère. Il est plus naturel et d'un meilleur ren¬ dement que les âges soient mêlés d'abord, dans le petit noyau des cinq ou six fondateurs; le groupe des jeu¬ nesses pourra se détacher par la suite, s'il le veut, (1) Ecrit avant la scission syndicale. Ici comme dans tous les domaines de l'activité ouvrière, la reconstitution de l'unité — de l'unité syndicale, non de l'unité politique — est à peu près indispensable pour accomplir un travail sérieux, confiant, pro¬ fond, et même pour l'entreprendre honnêtement. Mais les deux tâches, reconstitution de l'unité ouvrière et éducation en com¬ mun, peuvent et doivent être poursuivies ensemble. pour des tâches et des jeux à lui. Au commencement, égalité et front commun devant le besoin d'apprendre, constitution de la vraie famille ouvrière (1). Bien entendu, les femmes, les jeunes filles seront là. Voici tout de suite du féminisme authentique, qui reçoit et qui donne, qui reçoit par le droit commun où la femme se retrouve; qui fonde sur la réalité où hommes et femmes travaillent, souffrent, espèrent en¬ semble; qui donne, en établissant et en rehaussant dans notre famille élue la politesse, l'honneur ouvriers. Si l'on est ainsi, hommes et femmes, jeunes et vieux, vraiment en famille, mais dans une famille qui connaît et veut réaliser sa destinée, plus d'embarras pour savoir comment travailler. De chaque province au vaste monde. Coopératives de culture ouvrière Au début, moyennant une cotisation de quelques sous par semaine, nous lisions les journaux, une ou deux revues, nous en parlions ensemble. Il faut bien¬ tôt une ossature à cette activité éparse, mais elle se formera d'elle-même. De grands sujets se rencontrent sans cesse dans les événements du monde, des sujets auxquels est in¬ téressée la vie même de ceux qui sont ici. Dans l'at¬ mosphère affectueuse qui s'est créée, la timidité s'est dissipée : il n'y a pas d'étrangers; et il n'est pas besoin de recourir à l'étranger. Tout naturellement l'un des compagnons étudie de plus près un point de (1) Une telle unité aura aujourd'hui le grand avantage supplé¬ mentaire de résoudre immédiatement le néfaste, le faux pro¬ blème des générations, aliment de l'imposture fasciste. — SB' — ces grandes questions qui préoccupent chacun; il ex¬ pose ensuite ce qu'il a appris, ses réflexions; on cause. Voilà le conférencier et la conférence, mais substan¬ tielle, mais nourricière : M. le maitre d'école peut res¬ ter de l'autre côté de la porte. 11 n'y a pas que l'événement du dehors. A côté de lui, avant lui, l'événement intérieur : dans la région de mines, la mine; dans le port ou dans le grand quar¬ tier commerçant, le négoce; ailleurs métallurgie, viti¬ culture, pêche, tissage, toutes les provinces de l'acti¬ vité de l'homme. Que eonnaît-il, le travailleur, du travail sur lequel il vit, dont il subsiste maigrement? Bien peu de chose, une notion immédiate, fragmen¬ taire, bien maigre elle aussi. Dans le milieu créé, autour de notre table de fa¬ mille, voici chacun excité à comprendre, à apprendre, à méditer. On se rend compte qu'il va falloir connaître cette matière de l'existence quotidienne, le comment et le pourquoi, les origines et les liaisons, et les points d'arrivée et les, combinaisons, qu'il n'est pas de plus rapide et de plus sûr moyen, si l'on veut connaître le monde, et travailler à le changer. Ici encore on a de quoi travailler entre soi. Voilà le début de la connais¬ sance : la mine, l'atelier, l'usine, le champ deviennent, chacun suivant la région, notre école première. Iei en¬ core, chacun défriche un coin, rapporte sa récolte et l'on s'instruit ensemble. De là, tendant la main à l'événement extérieur qui nous appelait vers quelque problème voisin et pres¬ sant, nous sommes amenés à la découverte, à la pros¬ pection des autres activités innombrables des hommes. Mais nous ne flanchons pas, ayant un triple point d'appui : dans l'objet même de notre connaissance — 99 — première, support des connaissances ultérieures; ma¬ tériellement, dans l'organisme ouvrier, qui fonde et dirige notre pensée; en nous-mêmes enfin, dans le solide petit groupe, dans notre coopérative de culture ouvrière. Entrez, camarade AKboron... Les livres Quand j'ai laissé M. le maître d'école derrière la porte, on comprend bien que je n'ai parlé que de l'in¬ tellectuel, comme on disait dans les âges héroïques, qui prétend, professeur, écrivain, instituteur, ingé¬ nieur, etc., faire aumône à de pauvres ignares d'un peu de la science qu'il possède ou croit posséder. Mais dans nos cinq on six du début, aucun doute qu'il n'y ait un ou deux instituteurs syndiqués, entrés là, com¬ me les autres, non pour enseigner mais pour s'ins¬ truire avec les autres. C'est leur devoir strict, et leur rôle est immense. « Aliboron », ricane un Barrés, âme étroite et mal¬ saine, esprit gâté par le mépris des hommes et par le goût de la mort; l'insulte du politicien de Lorraine et des Halles, les instituteurs ont bien fait de la planter comme une cocarde à leur chapeau. Elle signifie qu'ils sont et restent du peuple, du peuple toujours bâté et têtu, dur au mal et qui va son chemin. Dans la mesure où ils demeurent ainsi les Alibo- rons, gens du peuple fidèles au peuple, les instituteurs font lenr tâche. Et il n'est pas défendu aux profes¬ seurs des lyeées et des facultés, aux artistes, aux techniciens, de se souvenir pareillement qu'ils sont du peuple. Il ne tient qu'à eux. Et s'ils viennent en égaux, — 100 — sans orgueil ni fausse modestie, ils seront accueillis en égaux, sans défiance ni faux respect. Toute la vieille sotte question des intellectuels se résout ainsi très bien, par cas d'espèce. Les maîtres, dans le groupe éducatif, s'instruisent avec les autres. A côté des nombreux avantages aux¬ quels ils participeront, avec leurs camarades, dans cette constante pénétration mutuelle, dans cette société d'intelligence et d'affection, il est une partie de la beso¬ gne, une partie essentielle et du premier début, dont ils pourraient la plupart du temps être chargés : l'or¬ ganisation, la mise en train de la bibliothèque. A côté du journal et de la revue, il est nécessaire que le livre prenne tout de suite sa place. Seul il peut former les esprits avec force et précision. Dans beaucoup de Bourses et de Syndicats, il existe déjà des bibliothèques, legs des générations précé¬ dentes ou apports de l'extérieur : abondant fatras, quelques ouvrages vivants, confusion surtout. Que les maîtres du groupe éducatif fassent ici de l'ordre, le tri, le prélèvement de l'utile. Mais il faut aussi des ouvrages nouveaux, et nos cinq ou six fondateurs ont déjà les poches vides. Voici le moment, le moyen de recruter : précieuse pauvreté, qui nous en donne l'occasion. Il y aura mainte ma¬ nière de s'y prendre, et celle que j'indique n'est qu'une indication. Chacun des cinq ou six découvrira bien autour de soi quelques assoiffés de lecture. D'autre part les syn¬ diqués de l'enseignement s'adresseront à leurs collè¬ gues du département. Dans quel département, si on le veut bien, une chasse de quelques semaines ne donne¬ rait-elle pas cent liseurs, prêts à donner dix francs — 101 — par an? Mille francs. Avec mille francs, le livre a beau être cher, on garnit une jolie planchette. Les li¬ vres circulent, car la circulation, périlleuse pour les trop longues distances, est aisée et profitable dans les limites d'une petite région. ,Après quelques années on a un fonds sérieux et varié, et tout naturellement les membres du groupe de lecture sont devenus pour la plupart membres du groupe éducatif... S'accroissant en nombre, prenant des forces, le groupe s'est scindé : dans les centres importants du département, dans les quartiers de la grande ville, des sous-groupes nombreux se sont cons¬ titués. Nous voilà pour de bon en selle. VI LES PROFITS DE LA CULTURE EN COMMUNAUTE Savoir, et l'appétit de savoir On trouve, dans le seul fait d'apprendre, un cer¬ tain nombre de bénéfices immédiats et formels, indé¬ pendamment de la matière acquise. Cela sera surtout vrai dans notre culture en commun, entre soi. Et cela est vrai surtout de ce peuple qui a besoin, qui est avide de conquérir, ambitieux des plus larges con¬ quêtes. Le premier profit viendra de l'insatisfaction que porte en soi la connaissance, et il sera particulière¬ ment précieux dans les temps d'apathie que nous tra¬ versons. L'homme d'aujourd'hui est engourdi par trop de souffrances récentes, par trop d'insécurité actuelle, par trop de menaçantes détresses; il ne réagit plus. La science, un peu de science ou beaucoup de science, n'est jamais qu'un appétit. Chaque pas fait dans la connaissance révèle des ignorances par cen¬ taines, des ignorances auxquelles on ne peut se rési- gner. Il est bien vrai que le fruit de l'arbre de science a an goût d'inquiétude, mais cette inquiétude-là nous a ouvert toutes les prisons de la matière d'où l'homme s'est peu à peu évadé. Savoir, c'est accroître en soi le goût d'apprendre, c'est s'émanciper. L'envers de la connaissance, c'est la modestie dans le savoir. La sèehe acquisition de nations sommaires, que donna l'école, enfle l'esprit d'une vanité mortelle; en tenant ees quelques notions qui semblent délimitées, définitives, on croit tenir un bien réel, on méprise les illettrés qui observent et raisonnent, et mieux vaudrait cependant être resté comme eux. Mais quand les fidèles de nos groupes auront, ensemble, lutté pour appren¬ dre et comprendre ensemble, alors ils sauront estimer le peu qui est acquis, et combien ce peu est menacé, par l'oubli, par l'erreur, et comme il va falloir l'enri¬ chir et le préciser sans cesse. Vertu de modestie, de réflexion et de ténacité qui s'étend sur tonte l'activité de la vie, sur toute l'action. Apprendre à vivre ensemble On constate fréquemment et avec chagrin, à Paris, en province, combien les militants se connaissent peu, se connaissent mal. On milite ensemble, puis on rentre chez soi; une vie nouvelle, une vie distincte com¬ mence. Que l'on retourne le fait comme on voudra : c'est donc que la pensée ouvrière révolutionnaire n'est pas ce qu'elle devrait être, le fond même de la conscience; qu'elle pénètre mal, qu'elle ne pénètre pas l'ensemble de la vie : autrement on souffrirait d'une telle rupture. — 104 — On en souffre d'ailleurs sans le savoir. L'action pro¬ prement dite, l'action immédiate elle-même en souf¬ fre : on ignore quel degré de confiance on peut avoir les uns envers les autres et, pour chacun, militer devient parfois un arrachement. Dans le groupe comme nous l'avons vu, toujours ouvert, et où l'on peut venir chaque jour passer quel¬ ques quarts d'heure, où l'on trouve la lecture journa¬ listique et la lecture plus profonde, l'entretien amical, un enseignement vivant sur les réalités connues, la discussion, ici se créera naturellement l'atmosphère familiale qui est la plus belle atmosphère révolution¬ naire. Est-il besoin d'en exprimer les bienfaits? Bienfaits de tout de suite et de tout à l'heure et de plus loin encore ; connaissance, compréhension, certitude et confiance mutuelles; établissement d'une morale vraie par les rapports sans gêne entre les âges, entre les sexes; commencements d'une vie commune qui est déjà vie communiste et où se formera, non ailleurs, la civilisation prolétarienne autochtone, laquelle contient, au fond, tous nos motifs d'agir et toutes nos espé¬ rances. Réserves de la solitude On dira, fort raisonnablement, que la vie com¬ mune que nous amorçons comporterait un redoutable danger, si elle tendait à supprimer toute solitude, toute méditation solitaire. Mais il n'en est rien, et bien au contraire. Nos groupes éducatifs solliciteront, imposeront cette réflexion de l'homme seul, que les contraintes de — 105 — la vie courante rendent si difficile et si rare, et qui est tellement indispensable. La pensée naît de la solitude. Il faut que l'homme, seul avec lui-même, happe ce qu'il peut saisir de la réalité et reconstruise le monde : voilà un égocen- trisme obligatoire et sans quoi l'individu ne sera ja¬ mais qu'un suiveur d'autres individus ou de collecti¬ vités, et le jouet des circonstances. Il faut que l'homme fasse front audacieusement contre les nécessités éco¬ nomiques, sociales, morales, qu'il se débrouille dans ce chaos, qu'il y fonde, sa pensée, son action cohé¬ rentes, — et nul ne peut suppléer ici son effort per¬ sonnel. Mais justement l'activité en commun du groupe excite cette méditation et cette résolution, et ne les remplace aucunement. L'individu y trouve l'éveil, et il y rapporte les résultats de la méditation qu'il a pour¬ suivie dans l'isolement. Le livre déjà, qu'on emprunte à nos rayonnages, on ne le lit pas dans la chambrette commune. Ensem¬ ble on peut lire le journal, la revue peut-être; mais le livre, on l'emporte à la maison, à la promenade. Et entre ces livres lus, et dont on va parler ensemble, une nouvelle sélection s'effectue : certains d'entre eux sont devenus les bons compagnons dont on ne veut plus se séparer. Il faut qu'on les possède à soi, pour les manier, en assimiler la sève, les relire et retrouver à chaque nouvelle lecture de nouveaux horizons de lumière; il faut que chacun possède et garnisse peu à peu sa propre planchette : le groupe, qui lui en a donné l'idée et le besoin, c'est lui encore qui lui pro¬ curera les ouvrages désirés ; il va devenir libraire, pour les siens d'abord, pour un cercle élargi bientôt. — 106 Rayonnement : librairies, organisation des loisirs, fêtes, les familles et l'école, les groupes de culture et la caserne, etc. Nous avons commencé par être le groupe de cinq ou six; mais nous n'avons pas tardé à devenir plus nombreux. On se retrouvait au sortir du travail, ou le soir après la soupe. On causait, on lisait, on amorçait une étude un peu solide, une discussion nourrie, autour d'un grand fait du moment, ou d'un point d'intérêt local où l'on distinguait un des points névralgiques du système social. Il a fallu des livres et l'on a fondé un petit groupe de lectures qui a ramassé du monde. Maintenant les camarades veulent des livres qui appartiennent. A côté de la bibliothèque, voici donc qu'il faut une librairie, un embryon de librairie. Déjà il en existe; mais, ou bien c'est l'entreprise d'un seul, ou bien elles adressent d'inutiles invites à des consommateurs qui ne veulent pas consommer. Plus de tels dangers, puisque c'est maintenant le consom¬ mateur lui-même qui demande suivant ses besoins. Le libraire Suchet de l'Humanité, le libraire Has- de la Vie Ouvrière, et leurs congénères, sont là pour un coup (1). Au lieu que ce soient eux qui solli¬ citent la création de dépôts répondant à leur véritable destination de libraires ouvriers, les dépôts se trou¬ vent créés, comme ils doivent, d'eux-mêmes, par le be¬ soin, et de bas en haut. Ces MM. les libraires d'en haut deviennent grands répartiteurs pour les quartiers et (1) Le camarade Suchet est mort. Hasfeld (Librairie du Tra¬ vail, 17, rue de Sambre-et-Meuse, Paris (10e), est bien vivant et s'acharne sans faiblesse à sa dure tâche. — 107 — les provinces, et il n'est plus à craindre qu'ils chô¬ ment, ou qu'ils fassent faillite pour cause de factures impayées. Le courant est établi; à eux de le renforcer en l'alimentant de haut en bas, par des catalogues pé¬ riodiques judicieusement composés et explicites. En même temps, et non plus artificiellement et par saccades comme aujourd'hui, le groupe d'éducation- librairie devient, par diffusion naturelle, groupe de propagande par l'écrit, pour les périodiques amis, pour les publications qui répandent le mieux aux aspira¬ tions de ses membres. * Dans l'organisation des loisirs, le groupe trouvera un autre prolongement naturel de son activité. L'habitude est prise de vivre en famille, dans la cellule de causerie et de lecture. L'habitude se prend d'elle-même de se retrouver aux jours de loisirs : pro¬ menades aux champs, visites de musées, etc., chacun suivant les ressources de sa contrée trouvera abon¬ damment que faire dans une telle direction. Les groupes sportifs qui, dans les conditions ac¬ tuelles, ont une importance démesurée et dangereuse, parce qu'au lieu d'être une aide au mouvement d'éman¬ cipation, ils le contrarient et parfois le submergent, les groupes sportifs trouvent ici une place organique et proportionnée, ainsi que tous les groupes spéciaux entre lesquels est aujourd'hui tiraillée l'activité des travailleurs : espéranto, musique, cinéma, etc. Par même conséquence, c'est dans nos coopératives d'affectueuse action culturelle que l'on verra se prépa¬ rer les grandes conférences d'intérêt général, ainsi que les fêtes, les unes et les autres n'étant que des — 108 — clartés sans lendemain si elles tombent dans un mi¬ lieu non préparé, et pouvant être, dans une bonne organisation d'ensemble, l'occasion excellente de la propagande et d'un recrutement étendu. Dans les conditions actuelles, on éprouve en parti¬ culier de grosses difficultés à la préparation des fêtes et le résultat, en ce qui concerne surtout la composi¬ tion des programmes, n'est pas toujours à la hauteur de l'intention. Nos groupes éducatifs pourvoiraient à ce besoin, et comme ils s'adressaient tout à l'heure aux libraires de nos journaux, ils trouveraient appui et nourriture par exemple dans les Fêtes du Peuple de Doyen, devenant, non plus une brillante apparition exceptionnelle, mais ce qu'elles doivent être, une véri¬ table centrale d'énergie artistique. Et les rapports entre les familles et l'école, rap¬ ports si nécessaires, si demandés, si peu pratiqués, si impraticables, ne trouvent-ils pas dans nos groupes le milieu même où s'exercer? Dans nos groupes deve¬ nus vraiment cellules déjà vivantes et travailleuses de la société future, et où se coordonnent les aspirations et les pensées de tous : enfants, maîtres, parents? Nous reconnaissions au début la misère fatale de l'école actuelle. D'adoucissement à cette misère dans la société présente, il ne peut en être introduit que par l'examen commun des convenances locales, des programmes, des méthodes, des incidents de la vie journalière de l'école. Examen que les syndicats ont réclamé, mais qu'ils ne pourront poursuivre que dans des organismes adéquats, et ces organismes sont nos groupes éducatifs. — 109 — A eux aussi, la réorganisation logique du Sou du Soldat. La Vie Ouvrière a publié sur ce sujet des ré¬ flexions utiles (1). Le garçon pour qui arrive le mo¬ ment d'aller gâcher de longs mois sous la livrée natio¬ nale, sera tout naturellement suivi par l'amitié et par les attentions des camarades de son groupe. Corrélati¬ vement, dans la ville où il se trouve parqué, il trou¬ verait, au groupe y existant, le vrai foyer où se re¬ tremper intellectuellement et moralement, le secours le plus authentique contre toutes les pourritures de la caserne. Coordination Si nous imaginons un nombre déjà honorable de nos groupes ayant commencé leur travail à travers le pays, une question se pose, qui demanderait toute une série d'études. L'intérêt qui donnera vie et cohésion au groupe doit naître, cela n'est pas douteux, de ce qui est immé¬ diatement connu et connaissable : l'actualité et les conditions locales de la production et de l'existence. Mais il n'est guère plus douteux qu'il y aurait avan¬ tage, pour donner à nos groupes une existence ro¬ buste, une utilité suivie, de construire, d'après une direction générale et un plan commun, aussi souples qu'on imagine cette direction et ce plan, la part d'acti¬ vité qu'ils donneront à l'enseignement proprement dit. Dans un article intitulé « L'Université sociale »,. notre ami L. Clément-Camus, qui étudie depuis long¬ temps ces questions, a proposé comme perspective de recherches et comme centre d'intérêt l'Histoire du (1) Voir ces réflexions en appendice (*). Travail. Il donne des arguments auxquels on peut se reporter avec fruit (t). D'une manière générale, pour qu'il y ait une réelle coordination de pensée, il faudra une cohésion de fait, et cette cohésion peut s'établir d'elle-même. II semble aussi naturel que souhaitable que les groupes entrent en rapports avec les autres et se fassent profiter mu¬ tuellement de leurs expériences. Si peu de goût qu'on ait pour les palabres des congrès, on admettrait bien que des mandataires des groupes se réunissent pério¬ diquement en petites conférences, qu'ils créent même un organisme central, qu'ils aient leurs publications : le journal d'enfants qu'on essaie de réaliser devrait émaner d'eux et, en lisant Conferencia que l'Univer¬ sité des Annales publie pour ses lecteurs bourgeois, j'ai rêvé bien souvent à la revue analogue, et meilleure, qu'il faudrait bien que nous dressions pour nous. J'arrête là ces réflexions sur l'éducation ouvrière. Elles ne prétendaient aucunement, on le pense bien, à apporter des règles fixes et des solutions définitives. Ce sont des indications, qui n'auront eu d'utilité que si elles ont rappelé l'attention de quelques-uns sur une question essentielle et si elles les ont engagés à se mettre à la besogne. (1) Cet article est également reproduit en appendice (**). APPENDICE ★ Le « Sou du Soldat » Beaucoup de camarades se préoccupent du rétablisse¬ ment du « Sou du Soldat » dans nos syndicats. Un cama¬ rade nous soumet un projet plus large, tendant à créer dans chaque ville de garnison un foyer ouvrier du soldat : Je voudrais vous parler de la résurrection du « Sou du Soldai » et d'une organisation de la propagande syndica¬ liste dans l'armée. Ayant envisagé 3a première question, j'ai cru que l'en¬ voi régulier d'une « thune » et d'une courte lettre rappe¬ lant au soldat sa qualité de travailleur et d'exploité d'hier et de demain et les devoirs qui lui incombent à l'armée en tant que tel ne suffirait peut-être pas. On devra donner au jeune homme soldat la possibilité de se perfectionner comme syndicaliste et de se tenir au courant de la vie économique de son syndicat, de la C. G. T., du monde ouvrier, ainsi que de celle de sa profes¬ sion, du pays et du monde. Pour cela, l'envoi régulier de journaux, de brochures, d'ouvrages importants même, pour ceux qui en feront la demande, me semble indispensable. J'ai, saisi immédiatement l'inconvénient qu'il y aurait à désigner à la répression ou tout au moins à la malveil¬ lance hiérarchique nos jeunes camarades. J'ai, été amené à envisager un autre mode de liaison. Et les Unions dépar¬ tementales et locales m'ont semblé toutes désignées pour accomplir cette tâche. Les syndicat et fédération auxquels appartient l'ouvrier — 112 — d'hier, soldat d'aujourd'hui, enverraient à l'Union la plus proche de sa garnison les journaux et brochures intéres¬ sant la profession et l'action syndicale. L'Union se char¬ gerait de ceux et de celles intéressant la situation écono¬ mique du pays et l'action confédérale ainsi que le mouve¬ ment des idées. Le jeune homme viendrait chercher le tout vers les camarades de l'Union, avec lesquels il prendrait contact et qui l'encourageraient. Après avoir fait son profit de tout cela, il le passerait, avec quelques mots d'explication, à un camarade de sa profession non syndiqué que cela pour¬ rait intéresser. On pourrait y ajouter, partout où cela serait possible, des réunions artistiques, de musique, de poésie, de chant ou de danse, précédées d'une causerie, où seraient frater¬ nellement conviés les jeunes soldats; l'été, des sorties champêtres, où la « croûte » du soldat, par exemple, serait assurée. Les organisations de jeunes dans ces cas-là seraient à l'épreuve. La franche camaraderie dont on y entourerait le travailleur-soldat loin de son foyer l'y attirerait sûrement. Les distractions qu'il y trouverait le préserveraient peut- être des beuglants, des cinémas, du bistro et des bordels. L'éducation qu'il y recevrait le sauverait peut-être de l'abrutissement de la caserne. D'autres choses encore partout où il serait possible et suivant les initiatives : visites de sites, de musées, d'usines ou de manufactures. Tout cela le dimanche, lorsque le soldat est libre. En outre, une bibliothèque pourrait fonc¬ tionner chaque soir, de 5 à 9 heures. Je crois que cette organisation, difficile au début, serait vite faite si quelques camarades, dans les villes de garni¬ son, voulaient s'en donner la peine. En tout cas, je crois que mon idée vaut d'être étudiée; c'est pourquoi je la soumets au crible de vos critiques et de votre expérience. Je ne crois pas surtout que cela nuirait au développement de l'esprit antimilitariste et empêcherait ceux qui se sen¬ tent la force de l'être d'être réfractaires. Les autres au moins ne seraient pas perdus. Il y aurait peut-être alors quelque difficulté à employer l'armée dans les grèves et autres conflits. (La Vie Ouvrière, 5 août 1921.) — 113 — k k # L'Université Sociale » La création des « Universités Sociales » devient une préoccupation de plus en plus grande dans les milieux révolutionnaires. Cette idée procède du problème général de l'éducation, non pas d'une éducation superficielle, frag¬ mentaire, mais au contraire étendue, profonde et mise en œuvre dans toutes les régions de ce pays suivant un plan d'ensemble accepté par les organisations ouvrières. Nous ne sommes plus au temps des tentatives locales, limitées à un petit groupe d'individualités militantes ou à un noyau d'amateurs de fantaisies intellectuelles. Dans toutes les formes de notre activité sociale, il faut agir sui¬ vant des vues générales, et la réalisation d'une idée doit dépendre non de groupes sympathiques mais de forces collectives, puissantes. Ce sera une garantie de solidité et de durée! Le mot université a bien ce sens collectif et unitaire mais il n'a dans notre esprit aucune signification pédantesque, il exprime l'idée de donner à l'universalité des individus les avantages identiques de cette action édu¬ cative. Il faut donc aboutir au programme unique. Ce pro¬ gramme doit être d'une richesse infinie, attrayant, vivant et susceptible de développer dans ses applications toutes les initiatives créatrices, de réveiller toutes les énergies insoupçonnées de ces milieux lointains, petites villes ou villages jamais parcourus par les militants. Cet embryon d'université qui commencera par quelque chose d'un peu rudimentaire, d'imparfait, sera cependant la première ten¬ tative d'efforts coordonnés pour un but d'éducation géné¬ rale, et il sera intéressant que cette initiative soit prise par les milieux révolutionnaires eux-mêmes. Enumérons les moyens d'action dans ce sens : 1° pro¬ gramme de conférences avec projections cinématographi¬ ques; 2" création de groupements de jeunesses dans cha¬ que région et autant que possible dans chaque localité; 3" création de bibliothèques, monographies locales et ré¬ gionales; documentations techniques dans le sens le plus général du mot; 4° organisation périodiquement, suivant le caractère des régions, de grandes manifestations collec- 8 tives artistiques et sociales, etc. Examinons chacune de ces divisions. Un programme de conférences! Voilà qui n'est pas nou¬ veau! Mais ce qui peut le devenir, c'est la forme de pré¬ sentation, l'importance et l'esprit même des conférences. Si nous vivions en pleine sérénité, dans une société trans¬ formée, nous pourrions nous passionner pour toutes les sciences positives, toutes les philosophies et toutes les ex¬ pressions artistiques! Mais il est des conférences opportu¬ nes, et d'autres qui le sont infiniment moins; cependant je ne crois pas à la nécessité d'une catéchisation sociale : l'esprit critique est toujours une force et nous devons le déterminer au mieux. Il s'agit, à mon avis, d'éviter, dans des séries de conférences, le domaine de la fantaisie pour elle-même, c'est-à-dire le dilettantisme souriant et aussi et surtout la sécheresse doctorale. De plus, une série de cau¬ series essentiellement scientifiques auraient le défaut d'être ou trop superficielles et par conséquent néfastes, ou trop complexes dans l'étendue de leur développement, alors inu¬ tiles pour l'action présente. Nous devons baser, il me sem¬ ble, tout plan de conférences sur une idée centrale qui permette d'étudier des aspects d'ensemble bien coordon¬ nés. Qu'avons-nous, à ce point de vue, de plus général et en même temps de plus profondément social que l'Histoire du Travail? Ce titre a quelque lourdeur! Mais l'objet est riche en aspects. Le travail est à la base par l'importance de sa technique, mais, au-dessus, se placent hiérarchiquement jusqu'au plus haut sommet de la pensée toutes les mani¬ festations de la vie artistique et philosophique, qui en dé¬ pendent. Un exposé fait sur ce sujet, et comportant autant de causeries que l'on désire, n'a pas de limite! Et toutes les émotions les plus douloureuses comme les plus récon¬ fortantes peuvent surgir à la suite des évocations que l'Histoire du Travail fait naître. Il faut évidemment tous les moyens à notre disposition. D'abord la mise au point d'une série de conférences avec toute la documentation obligatoire. Le film reproduisant les scènes du travail dans le passé et le présent; le résumé de la conférence remis au public avec des références bibliographiques et l'aide d'auditeurs pour la lecture de pages littéraires ou de poèmes, donnant un aspect artis- tique de l'époque étudiée. Si possible des visites de musées, d'églises, d'usines, illustrant la conférence faite précédem¬ ment, et au fur et à mesure que l'étude se rapproche de notre époque, une documentation de plus en plus serrée, méthodique et permettant la mise en lumière des idées, des doctrines sociales qui se rattachent à l'évolution du travail; sans oublier toutes les tendances artistiques en rapport avec les conceptions des techniques nouvelles. J'ai parlé un peu plus haut de la collaboration effective des auditeurs. J'insiste en effet sur ce point car il ne s'agit pas, répétons-le, de maintenir la forme protocolaire de la conférence en chaire, mais de chercher le moyen — et cela est bien individuel — de faire naître de la vie dans le milieu éducatif. Ce sera l'objectif constant! Mais ces causeries ne seront pas faites pour satisfaire un simple sentiment de curiosité; et il faut que s'en dégage une conclusion. Il en résultera une constatation bien nette: l'illogisme du salariat et la condamnation de toute exploi¬ tation de l'homme par l'homme; ces principes n'auront plus l'apparence d'une formule de lieux communs, mais d'un raisonnement solide basé sur des faits étudiés. Et encore, car cela est insuffisant, il faudrait qu'il résultât de ces ensembles cette idée : que tout acte social a une importance considérable; le travail effectué, la destination de l'objet créé, fabriqué, transformé, doivent faire naître le souci de sincérité chez le travailleur qui en est l'artisan. Celui-ci doit avoir cette conscience : ne pas travailler pour le seul but de travailler, mais pour donner et obtenir, au profit de tous, des résultats matériels, moraux et intellec¬ tuels supérieurs. Le travail considéré comme un moyen et non comme un but. De cette conscience dans l'œuvre maté¬ rielle accomplie surgira une moralité sociale intéressante qui peut se développer jusqu'à la moralité individuelle la plus haute par voie de conséquence. Mais nos conférences ne seront que la préface de toute l'œuvre : elles nous permettront d'établir un courant de vie dans la localité où les syndicats les auront organisées avec l'aide matérielle et morale du groupement central. Nos camarades provoqueront la création de jeunesses ou¬ vrières; n'oublions pas que c'est avant tout pour eux que — 116 — se crée l'U. S. Ils en seront les animateurs. Ils agenceront le local, l'embelliront, ils recruteront les éléments les plus réfractaires; ils auront la force de persuasion, d'entraîne¬ ment de certaines jeunesses catholiques ou protestantes aux portes de leurs temples; ils distribueront les tracts, les brochures, puis, de temps à autre, — après les joies des discussions passionnées provoquées par les causeries et après les sports considérés comme un moyen de dévelop¬ pement général et non comme le but de la vie — ils orga¬ niseront, en missionnaires ardents, la conquête des milieux récalcitrants : citadins iront périodiquement voir le vil¬ lage et paysans viendront à la ville — et cela progressi¬ vement, méthodiquement, suivant les possibilités des orga¬ nisations. Etant donné le contact entre chaque U. S. des localités et des régions, il sera enfin possible de créer la bibliothèque documentaire, contenant des renseignements précis, mis au point fréquemment, sur la situation géné¬ rale de chacune de ces localités. Exemple : Population, industrie, commerce, agriculture, production, échanges, be¬ soins, richesses naturelles inexploitées, groupements éco¬ nomiques, tendances générales, etc. Lé tout serait dressé suivant un classement méthodique rigoureux qui permet¬ trait d'être constamment au courant de la vie socialè de chaque région. Il se dégagerait ainsi de l'application de ces program¬ mes d'ensemble une éducation générale et une formation totale du militant. L'U. S. serait en somme un foyer de vie, riche, varié en moyens, se perfectionnant chaque jour suivant les initiatives nouvelles. Oh! ne plus voir ces la¬ mentables petites villes de province, mortes, qui semblent si lointaines! N'oublions pas qu'en ces cités il y a de la jeunesse, de la vie qui ne demande qu'à s'affirmer, mais parmi ces rues endormies, les jeunes ont des airs noncha¬ lants de gens sans espoirs! Et les campagnes, l'hiver, le dimanche, le cabaret sale, des jeunes gens, les coudes sur la table parmi la vinasse! Voilà l'utilisation des loisirs! Alors, pour recueillir toutes ces âmes, nous voulons que se célèbrent parfois des souvenirs glorieux ou douloureux du travail et un jour dans un centre paysan ou un autre jour dans la ville nous réunirons des collectivités innom¬ brables... Il faudra que nos manifestations soient des fêtes — 117 — d'esprit collectif, c'est cela qu'il s'agit de faire revivre, et nous entendons que c'est avec la collaboration effective des foules elles-mêmes que nous pourrons laisser dans les cœurs une empreinte profonde du souvenir célébré, et de la manifestation qui en aura été l'expression. Il faut réagir sous toutes ces formes contre le vieil esprit étriqué d'un individualisme de mercanti. Est-il pos¬ sible de faire une œuvre impersonnelle? S'il existe des mi¬ litants, des intellectuels, des artistes qui aient cet esprit collectif vraiment, ils feront ensemble l'œuvre éducative profonde, révolutionnaire, totale, mais il faut qu'ils soient aussi forts que les constructeurs des cathédrales : ces ano¬ nymes qui avaient une foi! L. Clément-Camus. (La Vie Ouvrière, 12 août 1921.) (1) (1) A signaler les Visites-Conférences, organiquement compo¬ sées, depuis plusieurs années, par le Centre de Culture du Co¬ mité des Loisirs de la Région Parisienne; la création en no¬ vembre 1932, par la Confédération Générale du Travail, de Collèges du Travail et d'un Institut Supérieur Ouvrier; la cons¬ titution, par le Parti Communiste, d'une Université Ouvrière; le travail collectif poursuivi par le groupe Masses (23, rue Mouffetard, Paris-5e), qui rassemble dans un effort vrai, mo¬ deste et soutenu, des camarades de toutes tendances révolution¬ naires, des ouvriers et des étudiants qui réalisent ce que je rêvais voilà plus de vingt ans. Quelle que soit la mise en œuvre de ces diverses entreprises, le seul fait de leur fondation té¬ moigne qu'elles répondent à un besoin indestructible. ' . .'SÉr ' V I DEUX ESSAIS D'ORGANES OUVRIERS DE CULTURE ET DE COMBAT INTRODUCTION Continuité. Pendant la guerre : « La Plèbe » Des articles reproduits ci-après, les deux premiers ont paru, sous la signature du journal, dans le premier et dans le dernier numéro de La Plèbe, pendant la guerre, le 13 avril et le 4 mai 1918. Le troisième, dans La Vie Ouvrière du 14- janvier 1921, annonçait la publication des Cahiers du Travail. Tous trois répondaient, sur un autre plan, aux mêmes préoccupations que l'étude qui précède, au même besoin : d'une culture nullement « désintéres¬ sée » dans son objet, mais qui embrasserait l'ensem¬ ble de la vie et du monde avec une passion et une liberté entières — sauf la liberté de mentir et la pas¬ sion de dominer le prolétariat —, d'une véritable cul¬ ture prolétarienne. La Plèbe était un hebdomadaire, improvisé en pleine terreur clemenciste. Dommage qu'on n'ait pas raconté la courte existence de cet obscur petit brûlot : ce serait une utile contribution à « l'histoire de l'ar¬ rière ». Nous avions la prétention d'y écrire la vérité, de notre point de vue révolutionnaire, internationa¬ liste et ouvrier, mais la vérité vraie, sans ombre d'ar¬ rangements, d'atténuations, de maquillages, au prin- — 122 — temps 1918! Nous donnions bien du plaisir à la cen¬ sure... Elle laissa cependant passer la Déclaration sur laquelle s'ouvrait le premier numéro. Le second article reproduit ici parut également sans coupures. Mais il fut le dernier : il terminait notre numéro 4, — le cinquième en réalité, car nous avions fastueusément publié un numéro exceptionnel le 1" mai — et le nu¬ méro 5 fut remplacé par l'arrestation, un beau matin, de Fernand Desprès qui s'occupait de toute la cuisine du journal. Desprès, gracieusement enfermé à la Santé, dans les conditions les plus rigoureuses, privé de toute communication avec le dehors, fut relâché au bout de quelques semaines, sans explications, sans avoir été une seule fois interrogé sur le fond et sans qu'on eût fait choix de l'inculpation capitale à lui appliquer : il eût aussi bien été conduit dans les fos¬ sés de Vincennes si cette opération avait servi les des¬ seins de l'honorable M. Mandel et l'affaire constitue un joli chapitre dans l'histoire de la liberté de pensée et de la « justice » durant la Guerre du Droit. Bien entendu La Plèbe resta supprimée et mon dernier appel ne reçut jamais d'autres réponses que celles qui mûrissaient en quelques esprits demeurés libres dans l'opinion embastillée. Au lendemain de la guerre: « Cahiers du Travail » Mais nous sommes très entêtés et, sous une forme nouvelle, c'était toujours à la même tâche de culture ouvrière que nous nous attelions lorsque, au début de 1921, nous fondions les Cahiers du Travail. On lira ce que représentaient pour nous ces Cahiers. Au fond, j'ambitionnais d'en faire quelque chose de semblable, par la tenue, par l'obstination, par la qua¬ lité d'atmosphère, à ce qu'avaient été les Cahiers de la Quinzaine de Péguy, mais des Cahiers de la Quinzaine qui n'auraient pas été l'entreprise d'un homme et qui auraient servi uniquement le prolétariat, sa volonté de culture et de révolution. Naturellement, pour beaucoup de raisons que ce n'est pas ici le lieu de rechercher, nous avons été loin de compte avec la réalisation et nous avons dû nous arrêter après une seule série, très imparfaite, mé¬ diocre dans l'ensemble, de douze cahiers. Encore un échec alors? Si l'on veut. Je préfère ces échecs-là à mainte réussite, et ils ne sont jamais tout à fait des échecs. La ligne que nous suivions n'était pas mauvaise, nous avons publié quelques textes qu'il ne fallait pas laisser perdre (entre autres les admira¬ bles Lettres de la Prison de Rosa Luxembourg), nous avons maintenu une continuité qui ne doit pas s'in¬ terrompre et d'autres construiront là où nous n'avons qu'ébauché. 1935. I DECLARATION DE " LA PLEBE " SAVOIR ET VOULOIR L'épreuve de la guerre. Ceux qui restent avec le prolétariat vaincu La guerre, sous qui le monde entier agonise, a du¬ rement frappé parmi nous. Elle a frappé par la mort, frappé par le reniement. Du moins elle a arraché les masques, dévoilé les vrais visages. Elle a permis aux révolutionnaires et aux internationalistes sincères de se reconnaître et de se compter. Syndicaliste, libertaire, socialiste, la Plèbe est l'or¬ gane de cette minorité militante de la branche fran¬ çaise de l'Internationale qui s'est retrouvée pour la première fois, en août 1915, à Zimmerwald. Elle est l'organe de tous ceux qui, à l'épreuve du désastre, ont gardé intactes leur foi, leur raison, leur combati¬ vité, de tous ceux aussi des masses profondes, que la guerre a réveillés. — 126 — Tous ceux-là sont avec nous, et ceux-là seuls. La Plèbe n'est pas un asile pour les repentis tardifs, pour les équilibristes et les bonimenteurs offrant leurs compromis entre la cause de l'émancipation popu¬ laire et le nationalisme, même ouvrier. Ces mauvais bergers, nous les traiterons comme nos pires enne¬ mis, nous ne laisserons passer aucune de leurs sales manœuvres, non par haine contre leurs personnes, mais parce qu'ils sont les éternels corrupteurs de l'ac¬ tion. L'action, telle qu'elle se présente aujourd'hui, n'est plus action de résistance. Elle est action positive, ac¬ tion en avant. Nous avons été les premiers vaincus de la guerre. Juillet 1914 fut le grand écroulement, et avouer notre défaite était alors le vrai courage. Mais nous hypno¬ tiser sur la défaite, avec des âmes de vaincus, serait une autre défection. Le courage aujourd'hui, c'est de rebâtir la maison. La guerre, après avoir écrasé la force proléta¬ rienne, a détruit la civilisation bourgeoise Aujourd'hui, ce n'est plus nous les vaincus. Dans un pareil incendie, on ne fait pas la part du feu. La guerre, commencée contre nous, s'est propa¬ gée. Ce qui flambe à présent, c'est la charpente et l'as¬ sise du vieux monde. Depuis quatre années, en tous pays, sombre la ci¬ vilisation hiérarchique de la bourgeoisie. Elle tente de se maçonner sur des bases nouvelles. En vain. Les digues qu'elle a ouvertes, elle ne peut les refermer; le sang submerge et entraîne tout. Les plus perspicaces de — 127 ses hommes, les Wilson, les Lansdowne, les socialistes parlementaires s'épuisent à vouloir la sauver. Elle est morte. La machine sociale d'avant 1914 est bonne pour la ferraille. Demain. Féodalité impérialiste ou civilisation ouvrière? Savoir ce qui est et vouloir ce qu'on veut Que sera demain? Peut-être une ère de grande féo¬ dalité impérialiste s'élevant sur la taylorisation des masses. Mais si le prolétariat martyrisé du monde sait voir et vouloir, demain peut être son jour. Voir et vouloir. La lutte des classes, aujourd'hui plus que jamais, est largement et tragiquement ou¬ verte. Il y a place pour tous dans la bataille. Ce que la Plèbe tentera pour sa part, c'est d'abord de dé¬ brouiller un peu de vérité et de clarté dans l'enchevê¬ trement formidable des intérêts et des aspirations en conflit, et dans l'écheveau des mensonges solidement tressé sur le tout. Savoir, c'est la base, la nécessité première pour l'ouvrier, pour le paysan. Savoir ce qui se passe ici et hors d'ici. Nous ne pouvons remplacer les informations d'un quotidien ni les études appro¬ fondies d'une revue, mais nous tâcherons d'indiquer aussi exactement et précisément que possible les grandes directions des mouvements. Savoir ce qui est ne suffit pas. Il faut savoir ce qu'on veut, et le vouloir. Nous ne sommes pas des sceptiques contents de voir clair; on n'édifie rien là- dessus. Nous ne sommes pas davantage des désespérés qui ne cherchent plus qu'à sauver l'honneur. C'est — 128 — parce que nous avons conservé notre foi et notre espoir que nous créons la Plèbe. Nous indiquerons fermement nos propres direc¬ tions. En face de ces bourgeois républicains qui en cinquante ans n'ont pas su construire leur république bourgeoise et qui de faillite en faillite, à la remorque aujourd'hui de Clemenceau, le dernier de leurs an¬ cêtres, échouent aux mains de leurs adversaires de toujours, nous dressons nettement notre société nou¬ velle et nous disons : « Voici, nous, celle que nous vou¬ lons. Et nous la réaliserons ». CHEZ NOUS LA QUATRIEME PAGE DE " LA PLEBE " L'aménagement d'un journal ouvrier Quand nous avons lancé la Plèbe, voici bientôt un mois, nous partions un peu précipitamment. Nos amis (et les autres) ont pu s'en rendre compte, soit par notre silence sur des sujets d'actualité que nous aurions dû ne pas laisser tomber, soit par un certain manque de cohésion dans notre effort, dont la censure et les rétablissements acrobatiques qu'elle nous impose ne sont pas uniquement responsables. Mais ils peuvent se rendre compte aussi des difficultés de toutes sortes qui entravent une tentative comme la nôtre, à l'époque que nous subissons et avec l'exi¬ guïté de nos ressources. Si nous n'étions pas partis précipitamment, nous ne serions pas partis du tout. L'accueil qui a été fait à la Plèbe est assez encourageant pour que nous ne regrettions pas d'être partis. Il n'empêche que c'est une mauvaise méthode d'entrer dans une maison sans autre bagage que ce qu'on porte sur soi, et d'emménager par petits pa¬ quets, semaine par semaine. Du moins si nous sommes partis avec une prépara- o — 130 — tion insuffisante, nous savions ce que nous voulions et où nous voulions aller. Avec la collaboration de la classe ouvrière, l'aménagement se fera. La dernière page d'un hebdomadaire ouvrier Indiquons pour aujourd'hui comment nous voyons notre quatrième page. La tradition journalistique en fait une page sacri¬ fiée. Pour nous, c'est une page essentielle, aussi im¬ portante que la première. Nous avons dit la semaine dernière que nous ne pouvions y publier les communications. Les militants et les organisations ne s'en formali¬ seront pas. Qu'ils réfléchissent à l'inutilité de cette publication dans un hebdomadaire: c'est du remplis¬ sage, une place précieuse perdue pour tout le monde. Actuellement, chacun lit un quotidien, y trouve en leur temps les convocations et les ordres du jour. A quoi bon, sauf en des circonstances exceptionnelles, les répéter chez nous? Nous sommes persuadés que nous pouvons employer plus utilement cette place perdue. Nous voulons donner à ceux qui nous lisent, non la mise en oeuvre au jour le jour, mais un tableau aussi sérieux et aussi vivant que possible, des grandes directions du mouvement et des résultats acquis, bons ou mauvais. Les « Cahiers » du Quatrième Etat : enquête par régions Nous pensons pouvoir réaliser ce tableau par un double travail, auquel chacun doit mettre la main. — 131 — D'abord, une sorte d'enquête permanente sur la physionomie sociale des différentes régions, indus¬ trielles ou agricoles, du pays. Nous écrivions dans notre déclaration du premier numéro : « D'abord, il faut savoir. » Ce n'était pas une phrase de profession de foi électorale. Il faut savoir. Et nous savons tous très mal ce que sont devenus, depuis la guerre, même des régions que nous avions à peu près dans la tête auparavant. Or il y a beaucoup de camarades, soit demeurés dans leur coin, soit transplantés là, qui ont observé, qui ont des idées. Eh bien, il faut qu'ils nous disent ce qu'ils ont vu et ce qu'ils pensent; ils n'ont pas le droit de garder ça pour eux. II faut que les gens de Brest sachent ce qui s'est passé dans le Lyonnais depuis quatre ans, et ce qui s'y passe actuellement. Il faut que les gens de Bourges sachent où en est la Gironde, et que les gens de la Gironde sachent où en est Bourges. On ne peut trop insister là-dessus. Il y aura une reconstruction après la guerre; elle s'ébauche déjà. Les petites monographies que nous demandons doivent être les cahiers du Quatrième Etat pour cette recons¬ truction. Et le sens dans lequel elle se fera peut dé¬ pendre en partie de ces cahiers. Quand même nous n'aurions servi qu'à les grouper et à les confronter, nous n'aurions pas existé pour rien. Enquête par catégories de la production. Le mouvement ouvrier enseigné aux travailleurs par les travailleurs La seconde partie de la tâche, l'autre fil de la trame, c'est encore une enquête, complémentaire de la première. Il nous faut pour chaque corporation l'équivalent de ce que nous demandons pour les ré¬ gions. Il faut que l'ensemble des travailleurs connaisse dans ses grands traits, avec une précision et une clarté suffisantes, la situation actuelle dans chaque branche de la production, comment elle s'est développée pen¬ dant la guerre et quelles modifications elle continue à subir. Pour cela, il faut que nous ayons dans chaque orga¬ nisation un ou plusieurs collaborateurs, que nous n'ayons pas besoin de relancer quand il se passe chez eux des choses intéressantes, mais qui nous les signa¬ leront d'eux-mêmes pour l'édification de tous. Un exemple : il y a quinze jours se sont tenues deux importantes réunions, l'une des postiers, l'autre des ouvriers de chez Renault. Nous n'en avons pas parlé, faute d'avoir mieux à dire que ce qu'on avait déjà lu dans les quotidiens. A plus forte raison lais¬ sons-nous passer des faits essentiels de la vie ouvrière de province. Ce sont de graves lacunes qui ne doivent plus se présenter. Ne pensez-vous pas que ces deux séries de témoi¬ gnages auraient un autre intérêt que de republier des convocations périmées et des ordres du jour qui ne donnent qu'un aspect conventionnel des questions dé¬ battues, se copient souvent les uns les autres, ou ne sont intelligibles qu'aux spécialistes de la profession? Que ceux qui veulent nous aider se mettent donc à la besogne. Et pas après-demain. Tout de suite. On nous dit que notre appel est imprudent, que les meil¬ leurs de ceux qui pourraient y répondre se défieront d'eux-mêmes et laisseront la place aux bavards. Nous n'en croyons rien. Ce sont les plus sérieux qui répon¬ dront à un appel sérieux. Nous n'avons d'ailleurs pas encore épuisé notre quatrième page. Les articles généraux sur les grands faits du mouvement social s'y caseront aussi, et aussi, entre autres, le rayon de Marie Guillot sur les femmes, que la semaine dernière nous avions fourré à la trois. Le développement du travail féminin est un des phé¬ nomènes les plus importants de notre époque; il aura son retentissement dans tous les domaines de la vie individuelle et sociale. Nous devons nous y attacher en conséquence. Et où mettrons-nous tout ça? (Et tout ce qui s'y ajoutera par la suite.) Il va de soi que nos cinq co¬ lonnes ne sont pas extensibles à l'infini; les cama¬ rades veilleront à n'être pas trop longs, et tout entrera. Le jour où nous ne tiendrons plus dans nos quatre pages, ce ne sera pas mauvais signe et, ce jour-là, il sera temps d'aviser. II " CAHIERS DU TRAVAIL " Du quai Jemmapes à Ménilmontant Nous allons enfin nous installer dans le nouveau local, que nous cherchions depuis un an. Ceux qui sont venus nous voir dans le bout de chambre du quai Jemmapes savent quelle damnée entreprise c'était de travailler ainsi les uns sur les autres. Gagner de la place, c'est gagner du temps, et nous espérons bien que le journal se sentira de l'ordre qu'on va pouvoir mettre dans la maison. Nous n'y serons pas encore trop au large. On a pris ce qu'on a trouvé. C'est loin, disent les amis. Ce n'est pas tellement loin. Ménilmontant est un bon quartier pour nous; il est bien desservi de trains et nous sommes à dix minutes du métro Gambetta. Les camarades, ceux de Paris et ceux de province, qui ont vraiment quelque chose à dire, ne bouderont pas à la promenade. La Vie Ouvrière sera 144 rue Pelleport la semaine prochaine. Hasfeld, qui étouffait sous ses bouquins, garde la Librairie du Travail, 96, quai Jemmapes, — 135 — bien située pour la vente, et hérite de la pièce du pre¬ mier pour abriter ses réserves. Mais dès maintenant notre service d'édition, Bibliothèque du Travail, a fait son nid dans la maison de la rue Pelleport. Des éditions, c'est ambitieux. Nous n'avons tout de même pas, pour l'instant, d'ambitions formidables, et nous ne pensons pas concurrencer du premier coup Flammarion ou Fasquelle. Nous dressons seule¬ ment notre petite cabane, au pied de la vieille société qui se démolit; ce n'est que l'ancien projet du temps où est née la V. O. hebdomadaire, d'étayer le journal par la brochure de quinzaine; projet en som¬ meil faute de finance et faute de temps, mais pas abandonné, et qu'on va essayer de reprendre, à pré¬ sent qu'on est passé de 500 à 7.000 abonnements et que les tarifs des marchands de papier sont devenus un peu moins extravagants. Propagande par la culture Pour le moment, parce qu'il faut commencer par un hout, il ne sera question que de cela: Les Cahiers du Travail. La lecture du quotidien, même appuyée par celle d'un hebdomadaire comme notre V. O., où nous es¬ sayons d'exposer avec suite une conception cohérente et ferme, ne suffit pas. L'actualité presse; il faut par¬ ler en hâte des questions dont on n'a pas eu le temps de présenter les éléments; il faut déblayer la route des ruines et des pièges qui l'encombrent; contre les atta¬ ques des adversaires, contre les défaillances et les égarements d'hommes désorientés dans la confusion de notre époque, usés et découragés par la lutte, il faut a culture uisati/on c'.e 1T ci: 10 oc i aie s exposes COi.niaenfc f ri re ut» PÇx'l'V?Lçyïr * •"' J r^'Ctx'1 $•.<•■•»■ -- " 'J; enquêtes co I-lac tir discussion sur las événements S2AGE m FOmMVIQïï DE fli^OÏÏS.iilCf. CUIOTGIfci à D * A^T JLi ÀiD G O C O > O le stage se déroulera sous la forme d'une .réunion hebilOmed-ire fixée au lundi à 20 h 00, rue a? b, DAM. 2. Il durera- 2 mois ( 8 réunions) oui exigeai une assiduité absolue des participants, cadreseet camarades. Chaque session sera concentrée sous forme d'un texte que l'on s'efforcera de ronéotyper dans la mesure des possibilités techniques, les participants conserveront tous les téxtes qui leur serviront dans , la pratique. En plus, et toujours dans lr mesure des possibilités techniques, des exposés types, documentés seront publiés. chaque réunion débutera par un exposé d'un quart d'heure fait pat un camarade stagiaire sur les sujets divers (orientation, culture, etc..) fixés la semaine précédente. Suivra l'exposé central suivi de discussions et conclusions, A la fin de ce stage, les camarades seront capables doit de prendre la responsabilité de la culture au club, soit d'animer des discussions ou î, ire des exposés. PEÛGR^iME.lU SI1 AGE •!«>■ £ lace- de l'ajisme dons la vie sociale et politique Orientation &u~«ouvemënt iront uni laïque et antifasciste "Le première tache culturelle consiste t pénétrer les a j.i s t de l'orientation du mouvement" 2°- la réunion du club - Comment ënîœir'la réunion, la rendre profitable à tous. 1) les compte-rendus (la sortie) 2) les informations - discussions sur des fai ts locaux ..yc.nt une valeur sociale ou'éducative '6) la culture les méthodes éducatives - Discussion sur les expériences !•' édites tien votive ( définition) 4°- Cornaient, comprendre 1 ' é&uc- ti.on active ■ f ^•^Sxercïce, de 'la démocratie' \ comment comprendre la déœocr: tio) btercicé .des responsabilit és le militante, défense dos revendications des jeunes rtion des méthodes actives à'éd ucation: enquêtas s, journal parlé. ». < a or'"tinue Initiation auus questions économiques Ce qu'il "faut savoir et cessaient l'enseigner cadets a choisir: a) locl: une usine, s h vie, technique, les ~rssmm> ■ ■ ouvriers, le? cadres, statistiques, les grèves •h'0) gén.éy^l: in. guerre I * ■h? ,3 essentiels,(enquete-t des ohiifros 7°- Initiation à l'histoire du mou v eneut ouvrier- "Sicessi g 4 d'enseigner les t. restions théoriques et ors toriques. 8 ° - C oac 1 us ion du s t âge - - Comment'^ Organiser ru printemps, accueillir les nouveau;; - Psychologie du responsable (foire comprendre et. non pas forcer le iais.enasœent -■ réf'Iesres conditionnels). / /> 3^ L ■M\ ïk * fi.*: •jff f- f ' ■ i / % c~sJlMixeS-h* Oam^V^V. 1 7 àî/ -?^6_ "C'A. ^*uav (J'L^m AvwAW' t<^-w4. hnfc « C£v*-i$*{**''*"> P^tAî^S J fît «/ &4^faj£tiL A ju-j- -i te /£<_, ^vc — 136 — défendre la cause que ceux-ci ont désertée : tout cela fait une nourriture variée et bourrative, mais pas toujours assez solide. La lecture exclusive du journal éparpille l'esprit et le débilite. Il faut autre chose. Cet « autre ehose », l'ancienne V. O., la revue, le donnait. Bien des vieux abonnés nous l'ont écrit, avec regret. Pour nous, nous ne pouvions pas regret¬ ter la forme de la revue, parce que, au temps où la V. O. a ressuscité, les anciens cadres des militants étaient brisés depuis cinq années, et il fallait toucher un public neuf et large que la revue ne pouvait pas atteindre. Mais nous savions, et nous regrettions plus que personne ce qu'il avait fallu laisser en chemin pour faire peau neuve. Cela, cette culture de fond né¬ gligée, par force, les Cahiers du Travail vont essayer de le redonner, car c'est cela que nous entreprenons : oeuvre de culture plus encore que de propagande, œu¬ vre de propagande solide et durable par une culture sérieuse et approfondie. Questions sans réponses. Où trouver les réponses? Actuellement, contre les syndicalistes espagnols, contre les communistes yougoslaves, sévit une répres¬ sion préventive sans pitié: la presse nous renseigne au jour le jour, tant bien que mal, sur ce qui se passe; mais pour bien comprendre ses informations, il fau¬ drait connaître, au moins sommairement, la situation sociale présente en Yougoslavie et en Espagne: où trouverons-nous actuellement ces connaissances, sans lesquelles, quand nous avons bien mâché nos feuilles de chou, il ne nous reste que du vent? — 137 — Le puissant courant populaire qui avait amené, il y a quelques mois, la px-ise de possession des usines par les ouvriers italiens, combien de nous ont pu en comprendre le sens et la portée? Cette 'organisation des conseils d'ateliers en Italie, et les organisations analogues en Angleterre, en Allemagne, de temps en temps il nous arrive quelques nouvelles de leur ac¬ tion, mais des nouvelles qui semblent tomber de la lune, parce que, pour en saisir la valeur, il nous fau¬ drait connaître, dans leurs grandes lignes, les orga¬ nismes vivants, le milieu où ils sont nés et où ils évo¬ luent. Quelle est la signification sociale de la guerre irlandaise, du renversement de Venizelos? Quels pro¬ blèmes se posent actuellement en Asie-Mineure, en Chine, aux Indes, aux Etats-Unis, au Mexique ? A quelles difficultés se sont heurtés les Russes dans leur énorme tâche? Quelles réalisations ont-ils déjà obte¬ nues ? Voilà dix questions parmi les centaines jetées dans le bouleversement du monde. Oix trouvons-nous sur elles des études d'ensemble, des études précises? Nulle part. Si : daxxs les publications capitalistes, payées, exécutées, répaxxdues pour le maintien ou la restau¬ ration de l'interxxationale capitaliste. La vérité nous est cachée, et le joxxx-nal est insuf¬ fisant à nous la découvrir. Il n'est pas besoin de sox-tir de Fx-ance. Où en est la situation des grandes industries? Où en est la situa¬ tion des grandes régions économiqxxes ? Et comment penser à un changement révolutionnaire de la société en ignorant cela, en n'ayant pas médité sur cela? Ce n'est pas en xxous gargarisant avec des phrases de , ' — 138 — congrès que nous remédierons à toutes nos ignorances. Nous allons tâcher, avec nos Cahiers du Travail, de faire un peu de besogne sérieuse. Une revue ouvrière. Faite par qui, pourquoi et comment ? En France et hors de France, il y a des hommes qui savent ce qui se passe dans leurs pays, dans leurs régions, dans leurs entreprises. Nous demandons à ces hommes de nous dire ce qu'ils savent. Sur les pro¬ blèmes actuels, au moment où les problèmes sociaux se posent avec une terrible nécessité, il y a des hom¬ mes qui ont réfléchi, qui ont des idées; nous leur de¬ mandons de faire connaître leurs idées, pour que ces idées nous les examinions et les discutions, pour que cet examen et ces discussions nous aident à voir clair sur la route. Les Cahiers du Travail, c'est cela. Chacun sera consacré à une question, ou à plusieurs questions connexes (autant que possible à une seule). Cette ques¬ tion sera présentée dans ses grandes lignes et dans sa réalité profonde, de sorte qu'on puisse, quand on aura lu le cahier qui la traite, comprendre et suivre avec profit l'actualité qui s'y rapporte. Ils ne s'intéresse¬ ront pas uniquement aux problèmes présents; il y a des leçons du passé qu'il ne faut pas laisser perdre, et ils exhumeront même des études déjà publiées, mais restées ou redevenues actuelles par la, force qu'elles ont gardée. Notre ambition, autant ne pas la taire, c'est, quand nous aurons publié, si nous durons, quelques séries de nos cahiers, ce sera d'avoir mis sur — 139 — pied une petite et vivante encyclopédie, ouverte-à tous et sincère, sur toutes les questions du problème écono¬ mique et social après la guerre, — du problème, ma¬ tériel et spirituel, de la Révolution. Pour en arriver là, — et ceci n'est qu'un détail, mais qui a son importance, — comme nous voulons faire de la besogne propre, nous voulons faire de la besogne proprement présentée. Le tract et la brochure qu'on fiche en l'air après qu'on les a lus, ont leur utilité:; mais nous voudrions faire autre chose. Nous voudrions, malgré les difficultés actuelles de l'édition, donner des cahiers assez soignés, élégants même, pour qu'on sente le besoin de les respecter et de les conser¬ ver. Soigner ses livres, c'est une vertu, qui en suppose d'autres; nous tâcherons de l'avoir pour notre compte et, de même que nous demandons aux auteurs de s'ap¬ pliquer à leurs textes, nous nous appliquerons â les babiller décemment : du bon papier, une impression lisible, une couverture solide et agréable à voir. Aux abonnés, aux amis de la V. O. de dire si cela vaut la peine de se remuer. Nous ne savons pas ce que sera l'avenir, mais nous savons tous très bien qu'il n'y a plus aujourd'hui, après le crime fou de la guerre, que deux solutions possibles. La civilisation est tout entière à rebâtir, c'est très simple; la vieille est par terre, la nouvelle se fera contre vous, ou se fera par vous. Pour cette tâche, à vous de voir si les connais¬ sances et les réflexions que nous promettons d'appor¬ ter, à l'appui de l'action du journal, peuvent être utiles. Nous ne pouvons rien sans vous. Les Cahiers du Travail paraîtront régulièrement, le 1" et le 15 de chaque mois, par séries de douze d'un format unique, sur 48 ou 60 pages, ou un peu plus ou — 140 — un peu moins, le prix de chaque cahier étant en rap¬ port avec son épaisseur. Nous avions hésité à organi¬ ser des abonnements, à cause du gros surcroît de be¬ sogne administrative qui en résulte; nous nous y som¬ mes décidés parce que c'est une oeuvre organique que nous voulons faire, et aussi que c'est une œuvre col¬ lective et qu'en s'abonnant on sent mieux la part qu'on prend à l'œuvre commune. On s'abonne pour la série de douze cahiers, complète. L'abonnement est de douze francs pour la France, de quinze francs pour l'extérieur; comme beaucoup de cahiers devront être vendus plus d'un franc, c'est un avantage d'être abon¬ né, c'est un avantage aussi pour nous. Nous comptons que les 7.000 abonnés de la V. O., que les 10.000 de demain, sont virtuellement des abonnés des Cahiers; nous comptons même qu'ils ne s'en tiendront pas là, et qu'en faisant la chasse aux nouveaux abonnements pour la V. O., ils feront en même temps la chasse pour les Cahiers. Les carnets d'abonnements sont prêts, demandez-nous en. Pour la vente aussi, nous aurons besoin de vous; il faudra que les amis, il fau¬ dra que les G.S.R. (1) qui trouveront là les matériaux mêmes de leur œuvre, donnent un bon coup de main. Naturellement nous avons bien d'autres projets. Nous en avons pour deux ou trois vies. Et même nous avons commencé d'en réaliser un petit : l'album de photographies de la Russie des Soviets, qui part très bien, malgré notre précipitation à publier avant même d'être installés, est le premier-né de la Ribliothèque du Travail. C'est le dessert avant le repas, mais un dessert nourrissant. Nous pouvons bien dire sans va- (1) Comités Syndicalistes Révolutionnaires, créés en 1920 pour le redressement de la vieille C.G.T. _ 141 — nité qu'on n'avait pas encore présenté en France un pareil ensemble; le tableau de ces immenses foules, de leur tension, de leur enthousiasme, de leur grave ardeur, c'est de la bonne et émouvante propagande, parce qu'elle est d'une sincérité irrécusable. Quant aux autres projets, nous leur laisserons passer le bout de l'oreille au fur et à mesure que nous gagnerons des sous pour les mettre au jour. û . —7T — — 1 Les deux articles qui suivent ont paru, le premier dans divers hebdomadaires communistes en octobre 1921, le second dans la Vie Ouvrière du 25 novembre 1921. 10 A PROPOS DES GROUPES DE PUPILLES Une belle et utile besogne On voudrait voir des groupes de pupilles se for¬ mer dans tout le pays, autour de nos organisations ouvrières, communistes et syndicalistes. C'est une be¬ sogne tout à fait importante et belle qui se fait là. Immédiatement, elle protège les petits, elle les sauve parfois, elle leur apprend à vivre ensemble. Elle ré¬ compense aussi les camarades qui s'y dévouent mo¬ destement, en leur enseignant la première des réa¬ lités: l'enfant; en leur donnant la certitude de travail¬ ler à une œuvre de fond, dont les résultats sont cer¬ tains. De plus, elle prépare dès maintenant, dans sa base, la société future; ces humbles groupes sont déjà, dans les vagues ennemies, de petits îlots émergés de notre nouveau monde. Formons donc, partout, des groupes de pupilles. Mais formons-les avec précaution. On n'apportera ja¬ mais assez de soins autour de la fragile plante hu¬ maine. Remarques sur une fête d'enfants Les quelques remarques que je veux présenter ici ne concernent qu'un aspect de la vie de nos groupes: les chants, les récits, les saynètes qu'on leur fait ap¬ prendre pour leur distraction courante et pour leurs petites fêtes. Ces remarques ne me sont pas personnelles. Elles résumeront aussi fidèlement que possible les observa¬ tions et les réflexions qui nous ont été communes, à Jean Morin, conseiller municipal du 12' arrondisse¬ ment, à Albert Doyen et à moi, qui avions été dési¬ gnés pour écouter chanter et réciter les enfants de di¬ vers groupes de pupilles, dans une fête Organisée par leur comité d'entente, et pour faire entre eux un clas¬ sement. Contre les concours D'abord nous n'aimons pas beaucoup les concours et les jurys. Il se peut que, lorsqu'il s'agit de choisir entre les candidats ceux qui sembleront les plus capa¬ bles d'occuper un emploi, d'assurer une fonction, il se peut que le concours soit un mal nécessaire. Mais pourquoi des concours entre nos petits, qui n'ont be¬ soin que d'apprendre à être joyeux ensemble saine¬ ment? La préoccupation du concours ne leur donnera que le désir de se distinguer, de se faire remarquer- La rivalité et l'envie montrent l'oreille à côté de cette vanité encouragée, et nous voici déjà apportant nos griefs. Non peut-être qu'on puisse proscrire de l'en¬ seignement toute émulation, mais l'émulation ici n'a que faire. — 149 — Encore une fois, il s'agit que les enfants soient rendus peu à peu sensibles à la beauté, qui leur éclai¬ rera et agrandira le monde; rien de plus, et cela n'est pas peu de chose. On pourrait maintenir les présen¬ tations, où des camarades que ces questions intéres¬ sent donneraient, en toute simplicité, leur avis sur les résultats obtenus, leurs indications sur l'effort à pour¬ suivre; mais point de classement, point de prix. D'ailleurs, il est évident que ce n'est pas, en de telles manifestations, les enfants qu'on juge, mais leurs maîtres. Ces maîtres, c'est-à-dire nos camarades attachés à une tâche si absorbante, si effacée, si diffi¬ cile, montrent tous une abnégation admirable, la meil¬ leure et la plus grande volonté d'être utiles; et ils ont bien des obstacles à surmonter constamment. Aussi aucun doute que, si quelqu'un d'entre eux lit ces lignes, il ne prenne nos remarques fraternellement comme elles furent faites ; elles n'ont d'autre désir que d'aider ces dévouements si touchants, si précieux, à ne pas se prodiguer en vain, et de servir les petits qui apportent, eux aussi, leur fraîcheur d'âme, leur ardeur à bien faire et à s'ouvrir à la vie. Saletés et sottises. Catéchismes et cris. Cabotinage Le choix des morceaux qu'on fait chanter est mé¬ diocre, ou pire, souvent pire. Passons bien vite sur les plus mauvais; ceux-là, il suffira de les signaler pour que les camarades qui ne se sont trompés que parce qu'ils ont seulement consi¬ déré la gentillesse des enfants reviennent de leur erreur. Nous avons entendu avec tristesse de pauvres — 150 — petites débiter des gravelures qu'elles s'essayaient à souligner par des mines apprises. Nous n'avons pas peur de la vérité, ni même des mots crus, ni même des histoires lestes si vraiment elles sont gaies et franches. Mais respectons les enfants; nous devons aérer leur imagination, y mettre la bonne lumière de la vie, non les empoisonner avec une atmosphère de beuglant. Voici maintenant quelque chose de plus grave et qu'il ne faut pas craindre de signaler, tranquillement. Défions-nous, osons nous défier des chants et des ré¬ cits dits révolutionnaires, L'Internationale est ce qu'elle est; les paroles ne sont pas fameuses (1), je ne sais ce que les musiciens pensent du chant. Mais elle vaut plus qu'elle-même parce qu'elle porte depuis tant d'années la douleur et l'espérance de tant de millions d'hommes déshérités, qu'elle est devenue un hymne sacré. Mais que le chant révolutionnaire, d'une grandeur du reste unique, ne soit qu'exceptionnellement le chant des petits. De la joie, voilà ce que nous voulons pour eux, de la joie et de la clarté, qui est joie aussi. Ils ne comprennent pas ces chants, pour la plupart d'ail- (1) Je ne faisais allusion qu'à leur valeur strictement litté¬ raire. Il y a dans le chant du vieux Pottier une flamme de pas¬ sion, une ampleur et même une rigueur de pensée qui l'ont rendu à juste titre immortel dans tout l'univers et que je serais le dernier à méconnaître. Je souhaite même que chacun réfléchisse à l'enseignement, plus que jamais actuel, de ses préceptes les plus répétés, plus souvent redits que bien écoutés: Il n'est pas de sauveurs suprêmes, Ni dieu, ni césar, ni tribun. Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes... leurs pauvres de pensée et d'expression. Ils ne s'amu¬ sent pas, ils s'appliquent comme à un travail d'école. Or, il faut qu'ils s'amusent. Quand, leurs papas et leurs mamans défilant de rue en rue, l'Internationale déferlera, un jour de grève, ils comprendront, et d'au¬ tant plus fort que l'on n'aura pas fait pour eux, de ces cris de fer et de sang, un exercice scolaire. Ne fourrons pas un catéchisme dans ces petites têtes, sous couleur de les divertir, même pas le catéchisme de leur misère. Nous avons aussi entendu des chœurs empruntés à de vieilles opérettes qui n'auront jamais ni sensi¬ bilité ni poésie. Qu'est-ce que cela peut bien signifier pour nos petits? Au panier! Et puis nous avons entendu crier, crier! Ah! on y va de bon cœur. Mais outre que cela brise la voix frêle des enfants, c'est un défaut de même ordre que le choix des morceaux empanachés de phraséologie révolutionnaire. Pour une vie harmonieuse, comme pour l'effort tenace et résolu, les cris sont aussi inu¬ tiles, nuisibles, que les mots violents; ils détournent de l'action, se satisfont d'eux-mêmes, au lieu de l'affer¬ mir et de la diriger. Pas de cris et une bonne tenue, souple et ordonnée, voilà des résultats que le plus humble effort obtiendra. Autre défaut : le chant individuel. L'enfant choisi pour sa jolie voix, pour son charme, se détache de ses compagnons. Il est fier et jalousé, et ni l'un ni l'autre n'est à encourager, surtout par des communistes. De plus, ces damnés petits singes veulent briller; mala¬ droits mais ambitieux, les pauvres enfants se contor- — 152 — sionnent, avec, déjà, les manières et les grâces du eaf' conc'. Quand, au lieu de chanter, ils récitent, c'est pire. Si l'on pouvait trouver des récits vraiment drôles et vraiment enfantins, risquons-nous, mais attention au choix, et surtout veillons sur nos bonshommes, qu'ils ne deviennent pas des petits cabots. Pour les enfants : santé et joie Voilà bien de la critique. Nous avons cru qu'elle était nécessaire et je répète ce que l'on sait déjà, qu'aucun grief n'est fait aux camarades tout dévoués, impatients d'employer leur bonne volonté et ne sa¬ chant pas trop où trouver de la nourriture pour ces jeunes becs tendus vers eux. Pensons toujours à notre but : libérer l'enfant, le rendre heureux. Pour cela le respecter; ne pas l'en¬ nuyer. Le maintenir dans le groupe; si l'un d'eux, bien doué, chante parfois isolément, que l'on s'arrange pour qu'il reste encore mêlé à la vie du groupe. Des ensembles, et de l'harmonie et de la tenue dans ces ensembles. Et qu'ils chantent ou disent des choses simples, jolies, claires, qu'ils sentent et qu'ils com¬ prennent. Mais où trouver ses chants? Nos vieilles chansons de province, avec leurs rondes et leurs jeux, sont déjà une richesse inépuisable. Doyen s'occupe justement, cette année, de former des chœurs d'enfants. Il m'a promis de m'indiquer quelques-uns de ces chants, et je me propose d'en publier régulièrement des listes. Il y a du bon travail à faire pour tout le monde et, — 153 — chacun s'y appliquant modestement, nous obtiendrons de grands et beaux résultats (1). (1) Il me faut bien reconnaître que la situation dont je m'inquiétais ne s'est pas améliorée depuis douze ans. Elle a cruellement empiré. Je pouvais, en 1921, publier ces réflexions dans la presse communiste. Aujourd'hui elles en seraient re¬ poussées avec exorcismes, comme émanations proprement dé¬ moniaques de l'esprit peti t-bourgeois et contre-révolutionnaire. Aujourd'hui, où le sentiment internationaliste est partout en effrayante régression, il n'est congrès où l'on ne braille quinze ou vingt fois l'Internationale. C'est une récréation rituelle et une plaisante machine à chahuter les empêcheurs de s'entre- bénir en rond. Dans les fêtes enfantines, la mascarade révo¬ lutionnaire, plus lamentable en un temps de déficience révo¬ lutionnaire, occupe superbement la scène. Propagande ! les petits perroquets jacassent dans la cage conformiste, et voici les uniformes et jusqu'à la gesticulation mécanique, le salut réglementaire, la parade empruntée aux singeries cléricales et fascistes. La joie et la pensée sont enca- sernées, et les plus malins de ces pauvres gosses deviendront adjudants de bonne heure, dans une armée sans troupes. Seulement, les cléricaux et les fascistes tiennent le haut du pavé dans le monde. Singer ces singes quand on est faible, quelle misère ! Et quelle sottise ! Les gens d'église et les Messieurs ont parfaitement raison de seriner des catéchismes aux enfants de curés et aux gosses de riches, puisqu'il s'agit d'éviter qu'ils pensent. Nous ne nous lasserons pas de répéter que la première nécessité pour le prolétaire, c'est de voir et de penser les choses telles qu'elles sont, et que personne ne peut les voir et les penser à sa place. Et, à propos du dressage absurde et écœurant auquel on soumet les enfants de la classe ouvrière, je rappel¬ lerai encore ce qui est bien connu : que la plupart des répu¬ blicains qui ont établi, vaille que vaille, la laïcité en France sortaient des jésuitières; la laïcité, ils l'ont voulue par réac¬ tion, en se souvenant du dressage des jésuîtîères. Les constatations qu'il me faut faire sont-elles découra¬ geantes ? Pas du tout. Elles indiquent seulement que la tâche est longue et difficile, et qu'il faut donc la poursuivre avec d'autant plus de ténacité et de courage. DU TRAVAIL Une enquête sur l'organisation capitaliste de la production et des échanges Il existe un Conseil d'Etudes Communistes que le Parti a fondé. Assez souvent de telles commissions valent peu, ou moins que rien: quelques réunions sans but, des rap¬ ports mal étudiés sont le plus clair de leur destin terrestre. Et le ciel a bientôt leur âme. Quelques hom¬ mes de plus auront inutilement perdu quelques heu¬ res de plus. Le Conseil d'Etudes Communistes vient de mani¬ fester son existence par une petite brochure, exacte¬ ment par un questionnaire, qui semble apporter quel¬ que chose de nouveau, de bien utile; qu'il continue, et il n'y aura aucun moyen de le confondre, si peu que ce soit, avec les commissions fantômes dont je par¬ lais. Au contraire. Le questionnaire, qui s'intitule Critique de l'orga- nisatioA capitaliste de la production et des échanges, est d'abord remarquable en soi, par l'intelligence et le soin avec lesquels il est composé. Mais j'y vois surtout, pour peu que ceux à qui — 155 — il s'adresse veuillent bien s'en donner la peine, l'an¬ nonce, la promesse de certaines réalisations, d'un tra¬ vail pratique dont les résultats pourraient être im¬ menses. A qui s'adresse-t-il? A tous les révolutionnaires, j'imagine, qui veulent sérieusement travailler. Et d'abord aux organisations syndicalistes autant qu'aux sections communistes; je pense qu'il suffira d'écrire 120, rue Lafayette pour en recevoir des exemplaires. Utilité d'un tel travail. Son profit immédiat pour la culture de la masse ouvrière Chacun de nous sait combien souvent, dans les groupes, avec quelle bonne volonté on cherche à faire de la besogne sérieuse, à s'occuper activement, avec compétence, et de telle manière qu'on ne soit plus de¬ main exactement au même point qu'aujourd'hui. Cha¬ cun sait aussi combien les tentatives sont malaisées et précaires; l'occupation entre soi que l'on cherche, on n'ose pas la trouver. Souvent, se demandant comment remplir ces soi¬ rées pauvres (« Le procès-verbal de la dernière séance. — Personne n'a d'observation à faire sur le procès- verbal? Adopté. — Revision des statuts, etc... »), on se dit ; — Etudions une question, un livre, un article, un discours. Que l'un de nous l'étudié. Etudions-le en¬ semble. Oui, mais on n'ose pas. On se perd dans des géné¬ ralités cent fois rebattues et mieux exprimées par — 156 —- d'autres. Ou, si l'on prend un texte, on manque de connaissances pour le critiquer, pour le comprendre à fond. Le plus difficile, c'est souvent de savoir se poser à soi-même des questions. L'écrit, on l'accepte. Ou on le refuse en gros; on sent en soi une protestation qu'on n'arrive pas à exposer, à expliquer, à détailler. Le questionnaire du Conseil d'Etudes Commu¬ nistes me paraît propre à vaincre cette timidité, cette maladresse d'inexpérience, à solliciter efficacement le travail. Il touche en pleine chair la vie ouvrière. Il démon¬ tre que l'on se rend compte de choses que l'on voit, dont on est le témoin journalier, la victime. C'est une enquête précise, pratique, sur l'usine, sur la région, sur la production, sur la répartition, sur la consom¬ mation. Elle s'adresse réellement à l'ouvrier, qui a réellement quelque chose à répondre, qui a plus que quiconque à répondre. Elle force, elle habitue à obser¬ ver, à réfléchir, à conclure; c'est de la culture révolu¬ tionnaire profonde, authentique. Chacun apporte ses observations, ses réflexions, ses conclusions; elles sont revues en commun, et ensemble on s'instruit enfin de faits, non plus de mots. Je recopie à titre d'exemple les titres des chapitres, et l'une des premières des nombreuses questions po¬ sées dans chaque chapitre : Ch. I. — Matières premières, Emplacements, Répartition entre les usines Question 1 (Utilisation des matières premières). Si¬ gnaler les usines dont les matières premières ne sont pas à pied d'œuvre. — 157 — Ch. II. — La Force motrice Question 3 (Utilisation de la force). Indiquer s'il est possible d'utiliser sur place des combustibles ou des forces naturelles déjà exploitées ou à exploiter. Ch. III. — Transports Question 4. Indiquer les transports inutiles que su¬ bissent les matières premières pour venir du lieu de production à l'usine. Je vois bien que le but du questionnaire n'est pas d'alimenter l'activité intellectuelle des individus et des groupes, mais au contraire de fournir au centre les éléments d'une connaissance. Mais l'utilité du travail fait par les individus et par les groupes me semble déjà bien précieuse, aussi précieuse au moins que les résultats de l'enquête. Et, que ce travail soit active¬ ment mené, par le plus grand nombre possible de par¬ ticipants, c'est le meilleur, et peut-être l'unique bon moyen que l'information qui parviendra au centre soit sérieuse et profitable. LES "RÉFLEXIONS SUR L'ÉDUCATION" D'ALBERT THIERRY" (1) Préface aux Réflexions sur l'Education d'Albert Thierry. Editions de la Librairie du Travail, 1923. Un volume de XLVIII- 292 pages. Prix 15 francs. Les " réflexions sur l'éducation " Rencontre d'un homme et rencontre du syndicalisme : « une industrie, une morale, une philosophie révolutionnaires » Tout d'abord une excuse est nécessaire, et une explication. Je n'ai pas connu personnellement Albert Thierry. Comment alors écrire la préface d'un ouvrage où, si manifestement, l'auteur s'est donné tout entier, li¬ vrant le fond de soi, tout ce qu'il était par ses origines, par sa nature, tout ce que lui avaient enseigné une observation et une méditation passionnées, toute sa foi concentrée et agissante, tout ce qu'il sentait, pensait, savait, tout ce qu'il croyait et rêvait, tout ce qu'il voulait? On apprend tellement d'un homme en vivant avec lui, en le regardant vivre, dans cette communication mystérieuse de la présence qui souvent révèle mieux le secret de l'être que les plus entières confessions. Et l'intimité ainsi surprise est si précieuse pour compren¬ dre la vérité profonde, la vérité vivante des œuvres! Je ne commence pas sans appréhension la préface d'un tel livre. Pourtant j'ai accepté de l'écrire. Parce que justement elle ne peut avoir d'autre rai¬ son d'être que de servir, comme le livre servira. Parce que justement l'auteur s'est tellement donné. Parce u qu'il ne s'agit pas de Thierry, mais des Réflexions sur l'Education. C'est par elles que je suis entré à la Vie Ouvrière en 1913. Un des numéros de la revue où elles parais¬ saient m'était tombé sous la main. Je l'avais lu. Et ce fut pour trouver la collection de ces articles-là que je fis connaissance avec la boutique du quai Jemmapes. Pourquoi raconter cela? Parce que c'est autre chose qu'un souvenir personnel. Parce que, disant ce que je dois à Thierry, et non seulement pour les Réflexions sur l'Education, je légitime cette préface. Il n'est pas beaucoup d'ouvrages pour lesquels, sur un fragment lu au hasard, on éprouve le besoin d'en tout connaître, tout de suite, de toute nécessité. Je ne cherchai pas l'auteur. Je le tenais dans ces pages. Errant alors à travers cette politique d'opposition républicaine,, d'extrême-gauche parlementaire, que le socialisme était devenu dans sa plus visible part, y poursuivant ce qui n'était plus guère que des ombres, soudain je découvrais là, dans les pages de Thierry, le rassemblement, la justification, exprimés avec la har¬ diesse du bon sens et de la foi, d'un but, d'une mé¬ thode, de tout un autre socialisme, jusque là vague¬ ment pressenti, je découvrais tout un monde organisé de possibilités, fondée's sans illusions mais sur une confiance absolue, nécessaire, dans les destinées de la classe ouvrière, je découvrais une réponse certaine, exprimée avec une ferveur et une prudence égales, fournie par un esprit avide et ferme et par un cœur de héros, motivée par plus de raisons que de discours, à une question qui n'était pas souvent posée et qui me semblait pourtant bien impérieuse si l'on voulait que — 163 — le prolétariat, pour vaincre, eût en soi une confiance totale : « En se sauvant, pour se sauver, ce prolétariat sera- t-il le restaurateur de la civilisation, le créateur de la première civilisation humaine? A-t-il cette tâche dans sa mission? Et pourra-t-il la remplir et comment? » Il est beaucoup plus nécessaire qu'alors, aujour¬ d'hui, que cet ensemble de questions soit posé et que ceux pour qui comptent les destinées du prolétariat, les destinées de la civilisation, y trouvent une réponse qui explique et fortifie en eux l'action. « Je rencontre ici, écrit Thierry* ma solidité, je salue enfin* dans ce syndicalisme, mon syndicalisme : une industrie, une morale, une philosophie révolutionnaires. » A sa suite* je reconnus ce qu'il indiquait. Beaucoup y trouveront ce que j'y trouvai alors. Thierry n'écrivait que pour servir* on peut le suivre dans son œuvre sans avoir connu l'homme. Civilisation et révolution : l'antibourgeois. Critique et construction ensemble : culture professionnelle et culture générale Thierry meurt bien jeune. Pourtant son œuvre est l'œuvre de toute une vie. Toute une vie, constamment inquiète et constamment tendue, s'organise sans cesse, organise toutes ses expériences autour de la question posée dès le principe et continuellement, autour de l'œuvre qu'il faudra accomplir et qui ré¬ pondra. Œuvre réaliste, œuvre prudente qui n'emploiera que des matériaux contrôlés par l'expérience. Œuvre organique qui est un ensemble, et un ensemble tou- — 164 — jours tout entier présent dans chaque détail, dans les aspects les plus fugitifs. Œuvre absolument souple, modeste, obéissante aux faits. Œuvre absolument révolutionnaire, sans réser¬ ves et sans précautions. Tout ce qui est grand, dans la pensée ou dans la vie, est une résolution, par l'action, d'éléments qui à l'analyse semblaient contradictoires. L'œuvre de Thierry n'a rien d'une utopie. Elle est une destruc¬ tion d'utopies, les unes généreuses, d'autres sordides- Et en même temps elle est constamment animée, maintenue, impulsée par la foi. Elle est constam¬ ment, ensemble, une critique et une construction. Critique de ce qui existe, de ce qui ne peut pas ne pas exister, dans l'état de choses capitaliste, de ce qui nécessairement est à la fois contraire à l'intérêt du prolétariat et à la civilisation. Critique des faits, mais d'abord, mais surtout critique foncièrement, entière¬ ment opposée à l'esprit bourgeois, dont nous restons toujours plus ou moins pénétrés. C'est par là qu'elle est forte et féconde. Par là que la construction suit, comme une conséquence constante. Peut-on dire que cette critique et cette construction dépassent l'éducation ? Considérant et renouvelant l'éducation, elles jettent leur lumière de vie sur l'en¬ semble social. Mais l'éducation reste l'observatoire, et le projecteur de cette lumière. Appui sur le fait et appui sur l'idée, — le fait qui n'est rien s'il n'est passionnément pensé et dominé par l'esprit, l'idée qui n'est rien tant qu'elle n'est pas constamment nourrie et assurée par les faits. Le germe, partout présent et animateur, de l'œu¬ vre de Thierry, est tout entier dans une idée de la révolution, méditée avec une constante ardeur. Peut- être faut-il plutôt dire, tout de suite, dans une idée de la civilisation — progrès technique et progrès hu¬ main intimement confondus avec l'idée de la révo¬ lution. Par cette fusion se déterminent les nécessités de la tâche à accomplir. En elle se résout la vieille con¬ tradiction, apparemment insoluble, d'une éducation spécialisée et d'une éducation générale : La civilisation, la révolution ont un égal besoin, ont le même besoin, de ces deux moyens, de ces deux buts : produire, —• et faire des hommes, c'est-à-dire établir une société d'hommes. Elles ont ensemble ce double besoin et s'unissent en lui : révolution néces¬ saire à la civilisation, et civilisation raison d'être de la révolution. Où donc former l'œuvre, sinon dans son milieu, chez les travailleurs? Mais il faut que les travailleurs sachent, puissent et veuillent : éducation. Ainsi l'al¬ liance se trouve étroitement cimentée, un tout indis¬ soluble: l'éducation entière, culture professionnelle et culture générale, sortira de la production, du tra¬ vail, c'est-à-dire du syndicat, c'est-à-dire du métier. Et devenant par suite « contrairement à l'abstraction bourgeoise, un degré de la production même,... elle réclame un rôle actif dans la civilisation générale. » Voilà pourquoi et comment Albert Thierry écrit ses Réflexions sur l'Education. L'école actuelle. L'éducation intégrale, utopie ou criminelle imposture Que trouve-t-il dans l'enseignement actuel ? Du vide, et une impuissance fatale à remplir ce vide. — 166 — L'école, l'école du peuple, ne forme pas des hom¬ mes, c'est trop clair. Mais elle n'enseigne pas non plus à travailler. Elle ne se pose pas, elle ne peut pas se poser la question qui seule permet un effort rai¬ sonnable et continuellement contrôlé, la question: pourquoi? Elle ne peut pas, parce qu'elle ne trouve¬ rait aucune réponse. Elle n'est pas, elle continue, elle dure, condamnée à ne jamais s'interroger sur le but à poursuivre. Quand pourtant elle s'interroge, quand certains philanthropes ne peuvent se résigner à la honte d'une telle inégalité entre l'enfance ouvrière et l'enfance bourgeoise, et à l'abandon irréfléchi où toutes deux sont tenues, ils répondent éducation intégrale. Immédiatement, à toute occasion, Thierry à son tour leur répond. Il leur oppose la réponse des faits, la réponse du bon sens élémentaire, celle que chacun trouverait facilement en soi si le bon sens et le rai¬ sonnement direct n'étaient en matière sociale égarés et pervertis par les faux-semblants et les mirages de l'apparence démocratique : L'éducation intégrale est dans l'état bourgeois im¬ possible ou criminelle. Utopie : car l'idée qu'elle suppose, l'application qui en serait tentée, dynamitent toutes les fondations, ruinent toute l'armature de la réalité sociale en ré¬ gime capitaliste. Mensonge criminel: car les approximations — les contrefaçons — qui en sont réalisées vont fatalement et de plus en plus iront à l'encontre du but que l'on prétend poursuivre. Au lieu d'émanciper, d'humaniser l'homme, elles l'asservissent et l'abrutissent davan- — 167 — tage: elles font de l'enfant ouvrier un traître à sa classe et une machine. « L'enseignement secondaire n'est ouvert aux fils des travailleurs que par une porte étroite, et il les mène aussi directement que possible à renier le tra¬ vail. » La porte étroite, c'est la bourse, thème à discours ministériels, attendrissante munificence de la répu¬ blique (que les régimes non répulicains dispensent .tout autant.) La situation créée par la guerre a singulièrement renforcé la critique d'Albert Thierry. Le nombre des candidats aux bourses diminue. C'est que la gratuité de l'instruction n'est rien sans l'entretien. L'entre- fien, jusqu'à vingt ans, vingt-cinq ans et plus, pour un budget d'ouvriers! Et l'entretien, c'est trop peu dire. Il ne suffit pas que l'enfant ne coûte rien, il faut qu'il gagne. Dans la civilisation capitaliste, il faut que l'en¬ fant ouvrier, à treize ans, commence à « se suffire » et contribue à avilir le salaire des adultes. Quelques parents peuvent cependant tenter l'énor¬ me sacrifice. Pour quel résultat? Le risque est gros que ces enfants si coûteux, mais quand même désavantagés encore par rapport aux enfants des riches qui peuvent attendre, deviennent des ratés, des déchets sociaux, ni ouvriers, ni intellec¬ tuels, faux bourgeois ou mauvais révolutionnaires. Risque aujourd'hui d'autant plus grave que la civi¬ lisation est plus abaissée et que les carrières intellec¬ tuelles sont donc, et à juste titre, plus dépréciées, car dans leur moyenne elles paient de moins en moins, alors que la subsistance matérielle coûte de plus en plus cher, recouvre de son souci tout le reste de l'exis- tence, y réduit de plus en plus la part d'une vie véri¬ tablement humaine. Risque normal, ajouterait Thierry, car le lycée est l'école professionnelle des riches. Il s'agit pour l'en¬ fant ouvrier de parvenir, de se rendre économique¬ ment l'égal des enfants des riches parmi lesquels le voici vivre, et il est plus difficile de commencer une fortune que de la continuer. Il s'agit de parvenir. C'est-à-dire de se déclasser. De ce terme de déclassé, étiquette lugubre des déchets de la bourgeoisie, la classe ouvrière peut fièrement retourner le sens, l'appliquer à ceux de ses fils qui l'ont quittée pour passer au camp du profit. Combien sont-ils, les enfants perdus qui, selon la grande ex¬ pression de Thierry, refusent de parvenir ou qui, parvenus et socialement situés dans les rangs de la bourgeoisie, refusent de se déclasser moralement et demeurent fidèles aux intérêts, à la volonté de puis¬ sance, au sang de la classe ouvrière? On peut cher¬ cher parmi les directeurs d'exploitations commercia¬ les, agricoles, industrielles, ou parmi ces autres con¬ tremaîtres ou fondés de pouvoir de la bourgeoisie, que sont les professeurs, avocats, médecins, « sor¬ tis » du peuple — et le mot est juste, ils en sont sor¬ tis... Normalement ces hommes sortis de lui ne peuvent plus sentir, ne peuvent plus penser avec lui. Normale¬ ment, — avec plus d'âpreté souvent, ces nouveaux participants, que les habitués de profit, — ils senti¬ ront, penseront agiront contre lui. Au moins sont- ils, eux ces privilégiés, devenus des hommes ? Pas même, car le métier les tient, les empêche de s'élever réellement à cette culture générale que vantent avec tant d'orgueil les maîtres de la société. Et la classe ouvrière saluerait comme un bienfait la saignée dérisoire par où s'écoulent et se corrom¬ pent ses meilleures forces! Les bourses, illusoires le plus souvent, sont la fabrique, mal agencée mais dan¬ gereuse, des plus dangereux « jaunes ». Les théoriciens bourgeois intelligents et qui ne pré¬ tendent pas à l'idéalisme, ne s'y sont pas trompés. Leurs critiques contre les écoles professionnelles et techniques existantes ont pu se mêler avec les nô¬ tres. Ils veulent, réalistes eux aussi, que ces écoles deviennent ce qu'elles ne sont pas, réellement techni¬ ques et professionnelles. Mais ici une distinction ca¬ pitale, que Thierry marque puissamment, en maintes formules aiguës, brillantes, pathétiques, comme ce grand écrivain en trouvait dans sa grande âme. Tan¬ dis que nous voudrions rendre ces écoles à leur dou¬ ble destination : pour le travail et pour le peuple, — le rajustement que veulent ces porte-parole des maîtres, c'est : pour le travail et contre le peuple. Entre eux et nous l'idée de production est commune. Mais ils n'ont besoin que de bons producteurs enfer¬ més dans leur condition prolétarienne, les cadres res¬ tant fournis par les jeunes gens de la haute bourgeoi¬ sie formés aux grandes écoles théoriques, Polytech¬ nique, Normale, Ecole des Mines, Ecoles des Hautes Etudes commerciales, administratives, etc. Le prolé¬ tariat — sans parler de l'utopie de telles distinctions dans le travail, utopie où Thierry, relisant Proudhon, dénonce avec force l'une des contradictions mortel¬ les du capitalisme, — le prolétariat peut-il vouloir — 170 — sa propre condamnation, la résignation à son des¬ tin? (1). Pour un enseignement secondaire du travail. Le refus de parvenir du prolétaire et la volonté de conquête du prolétariat Le « refus de parvenir » du prolétaire capable de parvenir n'a de sens que doublé par la « volonté de parvenir » du prolétariat. Parvenir, et avec soi sau¬ ver la civilisation, susciter et assurer une société d'hommes. Pas plus que la société d'esclaves qu'elle est au¬ jourd'hui, une société d'hommes ne saurait être pour Albert Thierry une société de jouisseurs paresseux, autres esclaves. On trouvera dans son livre sur quelle idée de la Révolution il s'est toujours fondé, sur laquelle il a fondé son idée de l'éducation. Cette éducation, cette éducation syndicaliste, sera une édu¬ cation secondaire du travail. L'enseignement secondaire (et supérieur) actuel est, en un sens, un enseignement professionnel. Il prépare « les jeunes gens et les hommes de la classe dirigeante à diriger. » Il essaie du moins de former cette préparation : ne pouvant pas poursuivre un tel but avec certitude et méthode, ne pouvant surtout pas — toujours les formes démocratiques qu'il faut gar¬ der — avouer qu'il le poursuit, il est lui-même con- (1) On lira aussi dans les Réflexions sur l'Education un juste commentaire sur l'avortement des U. P., rêve souvent généreux à l'origine, où quelques-uns flairèrent la direction à prendre, mais dès le principe vouées à l'échec, elles aussi écoles d'em¬ bourgeoisement, elles aussi écoles de découragement et de dé¬ sespoir, et cautères sur une jambe de bois. — 171 — damné à demeurer approximatif et empirique. (Que l'on songe à cette fatalité pour comprendre les conti¬ nuelles modifications infligées à l'enseignement se¬ condaire depuis plus de trente ans, — et qu'elles ne peuvent servir à rien : car on veut tirer de lui, ensem¬ ble, certaines apparences et certaines réalités, qui sont contradictoires.) L'enseignement secondaire actuel ne peut pas, dans une société désordonnée, être raisonnable, cohérent, complet, mais tel quel, cahin-caha il existe un peu et sa valeur dépasse incomparablement le néant techni¬ que, le néant humain de l'école du peuple. Albert Thierry se souviendra de lui pour demander aux ou¬ vriers, pour demander aux instituteurs de penser à un enseignement secondaire du travail. Qu'est-ce qu'un tel enseignement ? D'abord com¬ ment et où sera-t-il produit? Comment? Thierry répond: le producteur « n'ac¬ cepte plus l'aumône du capitalisme, d'abord comme trop petite, aussi parce qu'il en suspecte et le titre et l'effigie. » Où? « Dans l'usine, au chantier, aux séances du syndicat, aux délibérations de la Bourse dans le tu¬ multe de la grève, il a découvert son trésor à lui. » Ces formules, que sont-elles d'autre que le commen¬ taire appliqué de la formule universelle qui contient toute la pratique et toute la morale de l'idée moderne de la Révolution : « Le prolétariat ne sera sauvé que s'il se sauve lui-même : l'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes. » « Producteurs, sciuvons-nous nous-mêmes. » La devise marxiste, le vers de l'Internationale, que — 172 — des millions d'hommes ont lue, ont chanté des centai¬ nes de fois, Thierry ne fait que les répéter et les tra¬ duire, que préciser leur portée dans un petit aspect, dans un immense aspect de la libération et du salut. Et, dans ces conditions données, il répond alors : l'éducation syndicaliste, enseignement secondaire du travail, est un apprentissage vrai de la production; en même temps cet apprentissage sera toujours enri¬ chi, perpétuellement replacé dans l'ensemble du monde, par un soin constant de la culture générale, qui ainsi plongera toujours ses racines, les affermira et les nourrira dans ce bon terreau. Nous ne prétendons pas que Thierry ait fait là une découverte. Beaucoup de nos instituteurs syndi¬ calistes ont réfléchi sur ces questions et bien vu la position du problème. Beaucoup, à l'intérieur de leur métier, malgré leur métier, appliquent autant qu'il leur est possible des idées analogues, mais Thierry embrassant toute la question, liant puissamment tou¬ tes ses parties, fournit une direction d'ensemble étonnamment lucide et suggestive, un réconfort et un guide à quiconque travaille pour l'éducation et l'ac¬ tion prolétariennes, à tout éducateur dont une volonté de conservation sociale ne paralyse pas les recherches. L'idée et la méthode, la fin et le moyen : faire des travailleurs qui soient des hommes et qui restent des travailleurs. L'héroïsme ouvrier Thierry n'a peut-être rien découvert de plus. Je crois tout de même, pour autant que l'on peut parler de découvertes en pareille matière, que, pensées et senties comme il les a pensées et senties, suggérées, — 173 — exprimées comme il les a suggérées et exprimées, et laissées ouvertes à la méditation et à l'effort de tous ainsi que de grandes routes libres, c'est une décou¬ verte que cette idée et cette méthode : faire des tra¬ vailleurs qui soient des hommes et qui restent des travailleurs, les deux tendances étant toujours pour¬ suivies ensemble, se renforçant et s'équilibrant par des répercussions constantes. Idée et méthode d'une fécondité illimitée, parce qu'elles sont le bon sens même. Elles démolissent tous les bateaux d'une éducation intégrale réalisée dans les cadres bourgeois et elles établissent enfin, par le bon sens et dans la vérité de l'action quoti¬ dienne, la liaison tant cherchée, si impossible et maintenant si simple. Au prolétariat d'accomplir, pour son salut et pour le salut de la civilisation, ce que la bourgeoisie ne veut pas, ce qu'elle ne pourrait pas accomplir si elle le voulait. Rien de plus foncière¬ ment et de plus simplement antibourgeois que les directives indiquées par Thierry, rien en même temps qui serve avec plus d'efficacité les plus hauts inté¬ rêts de la culture humaine : nous retrouvons au point d'arrivée cette fusion entre l'idée de civilisation et l'idée de révolution, qui avait inspiré et conseillé le départ. Par une revue encyclopédique de la connaissance, Thierry, avec une force de travail et une conscience admirables, apporte ses matériaux à l'œuvre dont il a tracé le plan. C'est le corps du livre. Vous y suivrez son ascension, de l'enseignement de la petite enfance aux enseignements les plus élevés. Vous, instituteur, agent électoral de la Troisième République, vous vous y instruirez en chemin sur votre tâche de maître et 3MP — 174 — sur votre vie d'homme. Vous qui que vous soyez, vous qui avez été condamnés à ne rien apprendre, vous qui avez été condamnés à apprendre tant de choses inutiles et oubliées, vous y trouverez de quoi réfléchir, activement, à notre commune ignorance. Après l'éducation anarchique et verbale que nous avons subie, nous ne connaissons quelques coins de notre maison le monde que par des hasards : les Réflexions sur l'Education sont aussi un livre pour des éditeurs qui seraient intelligents et oseraient vou¬ loir servir. C'est un livre pour tous, à cause de la précision et de l'étendue de ces Réflexions, et aussi parce que, si précises et étendues qu'elles soient, elles ne consti¬ tuent aucunement une « théorie » de l'éducation. Elles ne sont qu'une méditation continuelle, et conti¬ nuellement appliquée, du fait ouvrier concret et d'abord de l'inégalité devant l'instruction, de la grande inégalité de principe entre les hommes, tant de fois signalée, mais vue par Thierry avec des yeux neufs, renouvelée par une considération d'ensemble et par une pensée qui va jusqu'au bout des problèmes. Pas de théorie, pas d'utopie, ni celle d'un impos¬ sible retour en arrière ni aucune autre. Réalisme de principe et modestie constante dans le développe¬ ment : l'éducateur Thierry connaît « cette multitude aux millions de voix » qui forme les êtres, et où l'éducation ne jette que quelques voix hasardeuses et contrariées; il ne s'en fait pas accroire, mais il estime que justement une telle complexité est une raison de plus de vouloir constituer fortement, au¬ tour de l'enfant et de l'adolescent, un fort et sain milieu. — 175 — Modestie constante et ambition infinie. Que crée l'homme qui ne possède pas l'une et l'autre? Du ru¬ diment Thierry ne s'élève pas seulement à l'enseigne¬ ment supérieur le plus libre, le plus spéculatif, mais jusqu'à l'apprentissage de la cité et au grand besoin humain auquel son cœur semble avoir tant aspiré, jusqu'à l'amour dont il osa parler, vous lirez avec quelle franchise poignante. Ses cadres précis sont assez vastes pour tout contenir, et il n'interdit rien à l'homme de l'immense trésor des hommes, dans cette conquête montante au long de quoi il fixa le travail comme une rampe ininterrompue. Il est un mot aussi profané que celui de l'amour et dont il n'a pas eu peur plus que des autres mots. C'est celui-ci : morale. Thierry, pour qui l'idée révo¬ lutionnaire ne consistait pas à tout biffer en vrac (et l'on rigole!) a reconnu chez l'enfant le courage et la fierté et il a osé croire à la nécessité de l'héroïsme. Il a osé, ce réaliste, par réalisme, penser et dire que l'on n'avait jamais rien accompli, que Ton n'accom¬ plirait jamais rien sans héroïsme. Héroïsme, oui, sa morale est, autant que celle d'un Nietzsche, une morale de l'héroïsme, de l'héroïsme qui est le nom guerrier du syndicalisme, révolution¬ naire tel qu'il l'entendait. Exiger des hommes qu'ils désirent être des héros... Tu souris, lecteur. Mais l'homme d'aujourd'hui, qui n'a pas quelquefois voulu être un héros, s'il réfléchit — et qu'est-ce qu'une éducation qui n'enseigne pas à réfléchir? — est-ce qu'il ne faudra pas qu'il s'avoue un pauvre cochon, ou un pauvre lâche? Mais alors c'est une morale pour quelques-uns ? Thierry répond que c'est une morale ouverte à tous — 176 — comme le syndicalisme révolutionnaire était ouvert à tous. Il ne ferme pas plus la porte à personne qu'il ne fermait à chacun aucune porte de la connaissance. Mais il faut mériter d'être. C'est cela, toute la morale. Morale pour une minorité, morale pour que cette mi¬ norité grandisse, où moyen et but se confondent. Seule morale des révolutionnaires, seule morale des forts que n'étriquent pas une peureuse analyse, un scrupule égoïste et vain : « Le moyen de la révolu¬ tion, c'est sa fin : tout comme le moyen de la perfec¬ tion morale, c'est la vertu positive plus que la guerre au vice; tout comme le moyen de la foi, c'est la foi même. » Faire la révolution pour faire des hommes, ou faire des hommes pour faire la révolution? L'éducation pour l'action D'autres objections apparemment valables, objec- jections d'opportunité. « Comment! Pas une utopie, ce système, car c'est tout de même un système, si totalement antibour¬ geois, et donc si totalement irréalisable dans la société bourgeoise? Mais c'est l'utopie même! Et ac¬ tuellement surtout, alors que nous n'avons pas assez de toute notre force, de tous nos efforts pour les tâches immédiates, pressantes ! » Ici nous répondrons pour Thierry à cette objection de fausse logique, à cette objection de paresse. On trouverait chez Proudhon une question : s'il faut faire la révolution pour faire des hommes, ou s'il faut faire des hommes pour faire la révolution? Dilemme insoluble dont on peut penser que Prou- _ 177 — dhon n'était pas dupe. C'est une de ces belles impos¬ sibilités, de ces parfaites contradictions que la vie se charge de résoudre tout naturellement, tout bêtement, par le fait. Nous ne serions pas des révolutionnaires si nous ne pensions pas que seule la révolution sociale pourra donner à l'individu humain, aujourd'hui tyran ou es¬ clave, ou tyran et esclave, sa qualité d'homme, sa di¬ gnité d'homme, pourra seule fonder une société d'hommes égaux et libres. Mais ce sont seulement de tels hommes qui feront la révolution. Alors... Alors la vie s'accommode fort bien de telles con¬ tradictions. Alors toutes les œuvres humaines qui valaient d'être accomplies ont toujours été un tissu de telles contradictions, nourricières de vie et d'ac¬ tion. La vie de tout homme en est faite. Et il est vrai que l'œuvre aussi de Thierry en est faite. Ce qu'il y a, dans les Réflexions sur l'Education, de plan inté¬ gral d'une éducation intégrale, ne sera pas, on le sait bien, Thierry le savait bien, réalisé intégralement dans la société telle qu'elle est. Mais ce qui en est réalisable n'aurait pu être conçu, les impulsions qu'il a créées et créera n'auraient pu être données s'il n'avait pas présenté ce plan intégral. « L'action immédiate nous presse, demande tout de nous. A quoi bon s'occuper aujourd'hui de l'édu¬ cation, d'ailleurs impossible dans les vieux cadres ? » Autre aspect de la même contradiction. Les hommes qui travaillent le plus savent ceci : On a toujours le temps. Et ils savent ceci encore, cette autre contra¬ diction, cet autre double aspect d'une vérité vivante : aucun effort n'est jamais perdu, et : il faut beaucoup d'efforts perdus pour qu'un seul effort aboutisse. 12 178 - « On a autre chose à faire », raisonnement de ceux qui ne font rien. « A quoi bon l'éducation? », tenta¬ tion désespérée, mauvaise tentation de l'action. Parce qu'aujourd'hui l'action nous presse, c'est justement pourquoi, aujourd'hui plus que jamais, il faut son¬ ger à l'éducation. Faut-il donc tout entreprendre à la fois, par suite tout faire mal? Oui, il faut tout entre¬ prendre à la fois et, contradiction de plus, il faut quand même travailler avec ordre, parce que la vie est ainsi, parce qu'elle est un tout et n'attend pas. On disait déjà, quand Thierry écrivait, on dira tou¬ jours que l'on a autre chose à faire, parce qu'en ef¬ fet, on aura toujours autre chose à faire. Mais on a cette chose aussi à faire, à moins de compter, pour accomplir la révolution, sur un troupeau d'instincts, et d'instincts dévoyés. La négligence d'une telle partie de notre œuvre marquerait un manque mortel de sérieux et de cou¬ rage, et fort bourgeois, ajouterait Thierry. La bour¬ geoisie aussi, nous le lui reprochons tous les jours et nous avons raison, a toujours eu autre chose à faire qu'une éducation intelligente, humaine, non seule¬ ment des enfants du peuple, mais des siens propres. Elle aussi a toujours prétendu devoir sacrifier, entre autres accessoires, celui-là, pour courir à l'essentiel : nous voyons le résultat, dont elle crève et dont le monde risque de crever avec elle. Songent-ils parfois, ceux qui parlent tant d'action et, par un calcul étroit et une logique abstraite, sacri¬ fient tout à leur courte conception immédiate, imagi¬ nent-ils parfois une situation révolutionnaire devant laquelle ils se trouveraient sans que personne ait jamais songé à l'éducation des révolutionnaires, des — 179 — jeunes et des vieux? Croient-ils qu'on improvise ai¬ sément, par inspiration mystique, en telle matière ? L'exemple des Russes, qui eux pourtant avaient ré¬ fléchi sur l'éducation comme sur toutes les données du problème, leurs difficultés, leurs efforts seront-ils perdus? Contradiction encore, contradiction toujours, et toujours créatrice, le révolutionnaire doit, destruc¬ teur, songer, dans la destruction, à la création. Cha¬ que époque, chaque individu fait un dosage entre les deux forces, et ce n'est jamais commode parce que rien n'est jamais commode, mais quel singulier ré¬ volutionnaire, bien conforme à l'idée que les bour¬ geois se forment des révolutionnaires, celui en qui la volonté de destruction ne serait pas engendrée et soutenue par la volonté de création ! L'œuvre de Thierry, méditée par ses lecteurs, ses continuateurs, servira puissamment cette création de demain. Elle servira aux maîtres pour la création d'au¬ jourd'hui. Elle ne peut passer intégralement dans la société présente, entendu. Elle en est la négation. Mais les sociétés qui meurent portent dans leur chair les germes des sociétés qui doivent les remplacer. Dès à présent, l'instituteur syndicaliste saura faire passer dans les faits, dans l'éducation et dans la vie sociale, quelques-uns des germes, quelques-unes des leçon d'héroïsme, de foi, de fraternité et d'espérance contenus dans ce livre. Notre époque, plus qu'une autre, a besoin d'un tel livre, elle si battue dans sa foi et dans son espé¬ rance, dans ses amours et dans l'amour de soi qu'est le courage de vivre. La classe ouvrière est atteinte aussi par cette gangrène universelle, mais elle n'ob- — 180 — tiendra de vaincre que dans la mesure où elle échap¬ pera au mal. Le livre de Thierry ne servira pas seu¬ lement aux éducateurs. J'ai confiance qu'il aidera plus d'un jeune travailleur, de ceux dont la curiosité est la plus ardente, de ceux dont l'existence est la plus sombre, à voir clairement et vaillamment la route, à se libérer, pour son profit et le profit de tous, d'un individualisme refermé sur lui-même et menacé soit par l'adaptation des déclassés parvenus, soit par la révolte solitaire et sans portée. Albert Thierry : « Je tâche de faire attention » Ce mort appartient aux ouvriers Il ne devait être question ici que des Réflexions sur l'Education, non de Thierry que je n'avais pas connu. Je veux parler cependant, à la dernière page, de ce héros. « De mon caractère, disait Thierry, dans ses Nouvelles de Vosves, vous n'avez besoin de connaî¬ tre qu'un seul trait : je tâche de faire attention. » Je pense bien, que ce trait suffît. L'attention, c'est toute l'éducation, c'est la science et c'est l'art, et c'est la vie sociale : si la moitié des travailleurs faisaient at¬ tention, ils auraient tôt fait la révolution, ou mieux ils n'auraient plus besoin de la faire, elle serait faite. Je pense bien qu'une attention comme celle-là suffit à expliquer un homme. Un exemple dans ce livre. Thierry professeur, Thierry, fils d'ouvrier, doit y traiter de l'éducation paysanne. Voyez, ici autant qu'ailleurs, avec quelle activité et avec quelles précautions il se renseigne, avec quelle activité et avec quelles précautions il pense et domine son sujet. Sa forte intelligence, vigi- Iante, passionnée, loyale, porte à la fois sur tout. Sans doute, il pourra se tromper : « Je puis me tromper... Au moins je me serai trompé nettement. » Rare et grande parole de probité, d'intelligence aussi, car de telles erreurs, jamais médiocres, restent fécondes, plus que des demi-vérités, fuyantes et inertes; elles restent le chemin des trouvailles de vérité. Probité, il a la première de toutes, celle que beau¬ coup méprisent, et qui est indispensable à tous. Sa première demande aux travailleurs, pour qu'ils se sauvent, est qu'ils aiment leur métier, le métier, le travail. Voyez, dans les Nouvelles de Vosves, com¬ bien, lui premier, il aimait son métier, ce métier dont il savait mieux que quiconque les ridicules et la vanité. Il n'était pas malin, il ne connaissait pas d'autre moyen d'accomplir quoi que ce fût et, ce qu'il demandait aux autres, il voulait d'abord l'obtenir de soi. Lisez ces listes d'ouvrages, à la fin du présent volume, je ne veux pas dire : parcourez, mais étudiez ce catalogue admirable que la guerre n'a pas périmé, étudiez ce témoin d'un travail formidable non seule¬ ment par son nombre, mais par son ordre : l'homme qui l'a composé, n'eût-il rien écrit d'autre, avait son mot à dire sur le travail. Que les amateurs d'âmes, princes peut-être de la jeunesse écrivassière d'aujourd'hui, se penchent s'ils veulent sur cette âme qui étonne et distrait leur en¬ nui. Quoi qu'ils fassent, elle n'est pas des leurs. Thierry n'était pas un amateur, il n'était pas désin¬ téressé, il n'était pas libre : ce n'était pas un bon in¬ tellectuel. Il pensait que deux ou trois choses exis¬ taient dans la vie, valant que l'on crût en elles et que l'on vécût pour les servir. Il voulait bien parcourir - 182 — l'espace et le passé, mais ce n'était pas pour se désen¬ nuyer, il ne s'ennuyait pas, c'était pour rapporter de quoi mieux croire et mieux servir. Pour sentir et pour traiter la nécessité de la ques¬ tion que Thierry a traitée, et naturellement cette question même, il fallait une certaine quantité et aussi une certaine qualité d'âme : envergure d'es¬ prit, ampleur de foi, audace de sérieux, — et un bon sens d'une sorte telle qu'il fût une constante fidélité au peuple dont on vient et que l'on veut servir, et une invention constante au service de ce peuple. Le son qu'alors rendra cette âme nous ne l'avions peut-être plus entendu depuis que l'âme de Michelet s'était tue. Il fallait, pour être Thierry pensant et écrivant ce livre, plus que le courage, qui n'est pas facile, de dé¬ blayer avec une sincérité impitoyable (et modeste, ni emportée ni criarde). Il fallait plus que savoir voir ce qui n'allait pas, et plus que comprendre et savoir où se diriger. Il fallait (nous parlions de contradiction tout à l'heure) une certaine position contradictoire et à peu près irréalisable, un certain hasard et une cer¬ taine vertu. Ceci simplement : se sentir, sans faire semblant, sans faire exprès, de plain-pied avec le peuple, — le peuple d'où l'on est sorti par les condi¬ tions de la vie. Ce n'est pas fréquent. Ce n'est pas fa¬ cile. C'est presque impossible. Mais quand, par un miracle, ça y est, tout alors devient extrêmement fa¬ cile et simple, plus besoin d'aucune de ces flatteries, d'aucune de ces atténuations, d'aucune de ces pré¬ cautions, de ces mensonges, qui corrompent toute l'œuvre et la font pire que vaine. Alors on peut tra¬ vailler, alors on peut servir. Le miracle, on peut se le - 183 — procurer sur commande, mais il se paie : Thierry l'avait nommé le refus de parvenir. Voici un livre pour le prolétariat. Faut-il nous dé¬ fendre d'avoir étriqué, en la réservant pour le prolé¬ tariat, une œuvre adressée à tous? Nous dirions que nous avons refait volontairement un choix qu'avait fait volontairement Thierry et que seulement ainsi, loin d'étriquer son œuvre, on peut lui garder sa large et vraie valeur de vie. Ce livre d'amour veut renver¬ ser pour créer. Il n'est pas fait pour les bénéficiaires du régime qu'il veut renverser. Albert Thierry a été frappé par la mort. Par delà sa mort il a été frappé par des hommages réellement affreux. Ses dernières semaines — quelles semaines pour tous, celles qui commencent au 31 juillet 1914! — ont été dressées contre toute sa vie, contre l'âme criante de son œuvre. Pour cela on a retenu, avec ses écrits de guerre, ses seuls écrits de pure littérature, et on les a exaltés. Nous admirons aussi L'Homme en proie aux enfants, et le Sourire Blessé dont quelques pages sont les images des présentes Réflexions et sont des chefs-d'œuvre. Nous admirons l'artiste, dont l'art, sa richesse, son frémissement, sa clarté, son humour ne manquent pas dans les Réflexions. Mais qui lit un tel livre, où un homme a pu mettre tant de soi, dira : Voilà le testament de cet homme. Et ce testa¬ ment a été écrit, a été vécu pour les ouvriers. Au fron¬ ton d'une telle œuvre, nous pouvons adapter, pour l'homme tombé dans la guerre des nations, l'adieu nu et magnifique inscrit par Lissagaray sur le che¬ min de croix de Varlin : Ce mort, quelle qu'ait été sa mort, par toute sa vie il appartient aux ouvriers. TABLE DES MATIÈRES PREFACE LE PROLÉTARIAT ET LA CULTURE Pensées d'un quart de siècle. — Nécessité et possibilité d'une culture intérieure au prolétariat? Actualité de la question. — La masse et l'élite. — Qu'est-ce qu'une élite du prolétariat révolutionnaire? Une culture pour le prolé¬ tariat en masse. — Qu'est-ce que la culture ? Les problèmes d'une culture prolétarienne. — Jean Guëhenno et la culture prolétarienne. — Le peuple se méfie-t-il de la culture ? La culture dont se méfie le peuple, c'est le contraire de la cul¬ ture. — Grandeur et déclin de la culture bourgeoise. — La culture prolétarienne ouverte à l'humanité tout entière. Elle est aujourd'hui la culture humaine. :—' Définitions. Réalité de la culture. Culture des masses et révolution so¬ ciale. — Un humanisme ouvrier. Difficultés et nécessité de la culture prolétarienne. — Le communisme orthodoxe et la culture ouvrière. — La culture-propagande, négation de la culture et avilissement du prolétariat. — La propagande du prolétariat, c'est la vérité. — L'émancipation des tra¬ vailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes. — Con¬ fiance en la classe ouvrière POUR UNE ORGANISATION DE LA CULTURE INTRODUCTION. Après douze années. Les obligations contradictoires auxquelles doit faire face la culture prolé¬ tarienne. Position du problème Un groupe ouvrier d'études. Son double but : technique et connaissance générale I. — Ce qui est. La loi d'airain de l'instruction. L'enfant du peuple sort de l'école sachant lire, et c'est tout. — Quelle — 186 — est la valeur d'une telle instruction ? Misère de la culture concédée au peuple 69 II. — Ce qu'il ne faut pas faire. Tâche de l'éducation. — Les aides extérieures : la « grande réunion ». — Les Uni¬ versités populaires 76 III. — Double tâche, double but. Et double besoin. Ce qui manque le plus aux ouvriers, c'est la science de leur malheur. — Connaissance technique ët culture générale. La culture générale doit rayonner de la connaissance du métier. — Révolution prolétarienne et civilisation humaine. — La culture ouvrière doit naître en pleine vie syndicale. L'organisation, et des hommes 82 IV. — Nécessités contradictoires : grande conception, petit début. Leçon des cathédrales. — Cinq ou six, et un toit 89 V. -— Au travail. Naissance. — Premiers pas. Hommes et femmes, jeunes et vieux: la famille ouvrière. — De chaque province au vaste monde. Coopératives de culture ouvrière. — Entrez, camarade Aliboron... Les livres 95 VI. — Les prof its de la culture en communauté. Savoir, et l'appétit de savoir. — Apprendre à vivre ensemble. — Réserves de la solitude. — Rayonnement : librairies, orga¬ nisation des loisirs, fêtes, les familles et l'école, les grou¬ pes de culture et la caserne, etc... — Coordination 102 APPENDICE Le o Sou du Soldat » 111 L'Université Sociale 113 •jj ' DEUX ESSAIS D'ORGANES OUVRIERS DE CULTURE ET DE COMBAT INTRODUCTION. Continuité. Pendant la guerre : « La Plèbe ». — Au lendemain de la guerre : « Cahiers du Tra¬ vail. » 121 I. — Savoir et vouloir. (« Déclaration » de La Plèbe). L'épreuve de la guerre. Ceux qui restent avec le prolétariat vaincu. — La guerre, après avoir écrasé la force proléta- tienne, a détruit la civilisation bourgeoise. — Demain. — 187 — ... 11" -i ' . ; ' Féodalité impérialiste ou civilisation ouvrière ? Savoir ce qui est et vouloir ce qu'on veut 125 Chez nous. (La quatrième page de La Plèbe). L'aména¬ gement d'un journal ouvrier. —- La dernière page d'un hebdomadaire ouvrier. — Les « cahiers » du quatrième Etat : enquête par régions. — Enquête par catégories de la production. Le mouvement ouvrier enseigné aux travail¬ leurs par les travailleurs 129 II. — « Cahiers du Travail ». Du quai Jemmapes à Mé- nilmontant. — Propagande par la culture. — Questions sans réponses. Où trouver les réponses? — Une revue ou¬ vrière. Faite par qui, pourquoi et comment? 134 EXEMPLES A propos des groupes de pupilles. Une belle et utile besogne. — Remarques sur une fête d'enfants. — Contre les concours. — Saletés et sottises. Catéchismes et cris. Ca¬ botinage. — Pour les enfants, santé et joie 147 Du travail. Une enquête sur l'organisation capitaliste de la production et des échanges. — Utilité d'un tel travail. Son profit immédiat pour la culture de la masse ouvrière. 154 LES «RÉFLEXIONS SUR L'ÉDUCATION» D'ALBERT THIERRY Rencontre d'un homme et rencontre du syndicalisme : « une industrie, une morale, une philosophie révolution¬ naires ». — Civilisation et révolution : l'antibourgeois. Cri¬ tique et construction ensemble : culture professionnelle et culture générale. — L'école actuelle. L'éducation intégrale, utopie ou criminelle imposture. — Pour un enseignement secondaire du travail. Le refus de parvenir du prolétaire et la volonté de conquête du prolétariat. — L'idée et la méthode, la fin et le moyen : faire des travailleurs qui soient des hommes et qui restent des travailleurs. L'hé¬ roïsme ouvrier. — Faire de la révolution pour faire des hommes, ou faire des hommes pour faire la révolution ? L'éducation pour l'action. — Albert Thierry : « Je tâche de faire attention. » Ce mort appartient aux ouvriers 161 ÉTUDES ET DOCUMENTS SUR LA GUERRE UN LIVRE NOIR DIPLOMATIE D'AVANT-GUERRE ET DE GUERRE D'APRES LES DOCUMENTS DES ARCHIVES RUSSES (1910-1917) CORRESPONDANCE D'ISVOLSKY TOME PREMIER (Novembre 1910-1912) En réimp. TOME SECOND (1913-JUILLET 1914) 40 » TOME TROISIÈME : Livre I (Août 1914-Avril 1915) 12 » Livre II (Septembre 1915-Mars 1916) 15 » Livre III (Avril 1916-Septembre 1916) 18 » Livre IV (Octobre 1916-Mars 1917) 20 » L'OUVRAGE COMPLET, dont il reste quelques exemplaires 150 » « ...L'ABOMINABLE VÉNALITÉ DE LA PRESSE... » d'après les documents des archives russes (1897-1917) correspondance Raffaiovitch (Conseiller secret tsariste du Ministère des Finances). 25 francs EDITIONS DE LA LIBRAIRIE DU TRAVAIL ÉTUDES ET DOCUMENTS SUR LA GUERRE (suite) Gustave DUPIN (Ermenonville) CONFÉRENCE SUR LES RESPONSABILITÉS DE LA GUERRE 2 francs LE RÈGNE DE LA BÊTE 9 francs RÉPONSE A POINCARÊ 1 franc M. POINCARÊ et la GUERRE de 1914 15 francs Mathias MORHAESDT LES PREUVES Le crime de droit commun, le crime diplomatique 15 francs LES SAVANTS AMÉRICAINS DEVANT LE PROBLÈME DES ORIGINES DE LA GUERRE Sydney B. Fay, Harry Elmer Barnes, Frederick Bausman, mettent en pleine lumière la responsabilité de M. Raymond Poincaré 4 fraqcs L'ANGLETERRE A VOULU LA GUERRE 5 francs A PROPOS DE LA GUERRE QUI VIENT 10 francs EDITIONS DE LA LIBRAIRIE DU TRAVAIL OUVRAGES SUR L'ÉDUCATION NOUVELLE HISTOIRE DE FRANCE, par un groupe de professeurs et d'instituteurs de la Fédé¬ ration de l'Enseignement (Ecole Emancipée). Cours moyen, certificat d'études Prix 9 » RÉFLEXIONS SUR L'ÉDUCATION, par Albert Thierry Prix 15 » L'INSTRUCTION SOUS LA COMMUNE, par Maurice Dommanget Prix J 50 La Librairie du Travail est la seule librairie prolétarienne qui corresponde par son indé¬ pendance d'édition et de vente, à la conception d'un travail culturel de masse dans la classe ouvrière. Elle ne dépend, en effet, d'aucune organisa¬ tion politique, syndicale, coopérative ou philo¬ sophique. Elle n'est au service d'aucune ten¬ dance particulière. Elle ne jette l'exclusive sur aucune production. Elle brise avec le sectarisme. En dehors et au-dessus des multiples barrières qui divisent le prolétariat, elle se met à la dis¬ position des organisations, des groupes et des militants révolutionnaires pour un large travail d'éducation et de diffusion par le livre et la brochure. Elle leur demande, en retour, de l'aider dans sa tâche. Cet ouvrage, le neuvième de notre collection " Histoire et Education prolétariennes " a été tiré à 3.000 exemplaires, plus 25 exemplaires sur papier Japon, pour la Coopérative ouvrière d'Editions " Librairie du Travail " et achevé d'imprimer le 31 Décembre 1935, par "La Cootypographie ", imprimerie ouvrière, 11, rue de Alefz, à Courbevoie (Seine).