BIBLIOTHÈQUE CONTEMPORAINE THEOPHILE DUFOUR ANCIEN REPRÉSENTANT DU PEUPLE LETTRES A QUINET SOUS L'EMPIRE I849-1866 ■G-. J ■§I G ■ L , L> ' L p o PARIS CALMANN LÉVY, ÉDITEUR RCE AUBEE, 3, .El J'OBLETABE- DBS ITALIENS;, 15 A LA tlLRAXRIE.NOUVELLE L S 8 3 } '• M ' fM 1 / • "1: l Imprimeries réunies, B, Puteaux. THÉOPHILE DUFOUR ANCIEN REPRÉSENTANT DU PEUPLE LETTRES A QUINET SOUS L'EMPIRE (18-49-1866) PARIS CALMANN LÉYY, ÉDITEUR ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES 3, RUE AUBER, 3 1883 Droits de reproduction et de traduction réservés PRÉFACE Théophile Dufour, ancien membre de l'Assem¬ blée constituante de 1848, était né à Saint-Quen¬ tin, le 9 juinl800 ; ily est mort en novembrel 866 ; son apparition sur la scène politique fut très courte. L'éducation du peuple, voilà l'œuvre prin¬ cipale de sa vie. C'est au milieu de ses écoles que la population de Saint-Quentin vint chercher celui qu'elle jugea le plus digne de la représenter à la Constituante. Très modeste, dédaigneux des honneurs, Théophile Dufour mettait une sorte de pudeur à voiler ses rares qualités d'esprit, à ne les laisser voir que de ceux qui l'approchaient. Tellesétaient cependant ces qualités, qu'il s'attira H PRÉFACE. promptement la sympathie et la déférence de ses collègues, et qu'il prit sur eux, par son caractère, par son jugement si droit et sa parole toujours ferme, sensée, souvent éloquente, une influence considérable. L'élection de Louis Bonaparte le remplit de douleur; il refusa de se mettre sur les rangs pour la Législative et se retira à Saint-Quentin, où il reprit les mêmes habitudes de vie active, bienfai¬ sante, qu'il avait un moment quittées pour la poli¬ tique. Se vouant tout entier à sa ville natale, il continua à s'occuper de l'instruction publique et de toutes les institutions populaires fondées pour éclairer et moraliser les masses ; il voulait créer de fortes et saines habitudes de vie publique. On peut dire qu'il exerçait parmi ses conci¬ toyens une sorte de ministère de paix, d'instruc¬ tion, de véritable éducation civique. Le triomphe de l'Empire ne réussit point à abattre sa foi profonde dans l'avenir de la liberté, ni à décourager sa ferme résolution de combattre sans relâche le despotisme. Par la parole, par l'action personnelle et vivante, il lutta jusqu'à sa mort pour le retour de cette liberté dont il ne PRÉFACE, m désespéra jamais, et qu'il aima par-dessus toute chose. L'autorité, l'affection, le respect qu'il avait con¬ quis firent de sa mort un deuil public : toute la ville suivit le convoi de cet homme de bien, de ce républicain intègre. Les Entretiens d'un Vieillard, petit manuel du citoyen, du patriote, est le seul ouvrage de Théo¬ phile Dufour publié de son vivant. Après sa mort, parut un Extrait de ses Œuvres politiques (en¬ core inédites). Aujourd'hui, nous publions les Lettres qu'il écri¬ vait à ses deux amis M. et madame Edgar Quinet. Ces lettres sont doublement attachantes : elles nous montrent à découvert, dans l'intimité d'une correspondance familière, l'âme excellente de Théophile Dufour; elles nous montrent aussi dans cette âme même un reflet de celle du grand pen¬ seur; elles nous font apercevoir Edgar Quinet à travers son ami, et c'est là un spectacle touchant et fortifiant à la fois. C'est sur les bancs de l'Assemblée consti¬ tuante, et dans la Commission de l'enseignement, qu'Edgar Quinet et Théophile Dufour se lièrent. IV PRÉFACE. Nature généreuse, enthousiaste, éprise du plus noble idéal, à la fois très libéral et profondément religieux, ne sachant point séparer les destinées de la liberté dans le monde de celles de la vie morale, Théophile Dufour devait être fortement saisi par le génie de Quinet. Cette parenté spiri¬ tuelle fit naître entre eux une étroite amitié, que la mort seule interrompit, dix-huit années plus tard. Cette correspondance traverse tout l'Empire, jusqu'en octobre 4866. En dépit de l'indignation violente, de l'amère douleur que provoque chez Théophile Dufour le spectacle de la France asservie, ce qui frappe dans ces pages, c'est l'ac¬ cent d'une espérance invincible : « L'hiver, écrit- il, arrête la sève des végétaux, comme le despo¬ tisme celle des peuples; mais le printemps et l'avenir n'en viendront pas moins à leur heure, et la résurrection avec eux. » Cette confiance, qui procède chez lui des plus hautes sources de la vie morale, est à elle seule un grand enseignement. Ces lettres offrent aussi l'exemple d'un esprit plein de vigueur, d'une âme toujours courageuse PRÉFACE. y et enjouée au milieu des plus grandes souffrances corporelles. Déjà gravement atteint à l'époque où s'ouvre cette correspondance, il ne faiblit jamais, etne cesse, jusqu'à son dernier jour, d'envoyer des paroles d'espérance aux deux absents qu'il appe¬ lait familièrement mes chers exilés. La lettre du 2 octobre 1866 est la dernière; quelques semaines après, Théophile Dufour suc¬ combait ; un coup aussi terrible qu'imprévu, la mort subite de sa nièce, hâta sa fin. Si nous n'avons pas supprimé certains détails personnels, c'est pour laisser à ce livre de famille son caractère d'intimité, et aussi pour faire res¬ sortir la sérénité et la patience stoïque de celui que ses amis deVeytaux appelaient le cher sage. Cette âme, d'une trempe si forte, d'une si rare élévation, n'avait ni tension ni raideur; une ten¬ dresse débordante, une modestie parfaitement naturelle, c'est là ce qui faisait l'attrait, le charme de Théophile Dufour, et ce qui fait aussi l'attrait de ces Lettres. Édouard Dufour. Saint-Quentin, mai 1883. LETTRES A QUI Saint-Quentin, 25 juin 1849- Mon cher collègue, J'ai dans les mains, depuis hier, l'inqualifiable projet de loi, que le ministre de l'instruction publique vient de vous soumettre. L'Assemblée, je le sais, ne prendra pas la peine de discuter; pour discuter, il faut des prin¬ cipes, et cette Assemblée n'a que des rancunes et des vengeances. Mais j'espère qu'il s'élèvera, de son sein, quelqu'une de ces voix fortes, qui n'ont jamais manqué à la France dans ses moments de péril, et que la France a toujours écoutées. Cet indigne projet de M. de Falloux n'est rien de moins quela ruine et l'anéantissement complet de l'enseignement primaire ; c'est la substitution réelle de l'Église à l'État dans la surveillance et la direction morale, c'est-à-dire 7 » 1 2 LETTRES A QOINET. dans tout. Nous ne sommes plus Français maintenant, nous sommes catholiques; voilà le progrès. Que de mensonges, que de perfides insinuations, que de calomnies, pour arri¬ ver % On calomnie les instituteurs, qu'on a bernés et laissés mourir de faim, depuis dix-huit ans ; on calomnie les Écoles normales, en attendant qu'on les ferme. Avec cette loi, il n'y a plus de laïcisme en France, — et non seulement la République est atteinte, mais la civilisation ; nous rentrons en plein moyen âge. Lisez cette loi, si vous en avez la force, et reconnaissez que la Restauration, elle-même, dans ses plus mauvais jours, n'a jamais eu tant d'audace et d'effronterie. Cette pensée, qui vient de formuler la loi sur l'enseignement, c'est celle qui fait bombarder et saccager Rome aujour¬ d'hui. Voilà pourtant où nous en sommes ! La France, sans doute, cette France du xviii0 siècle, ne redeviendra pas jésuite, elle préférerait être athée. Mais, pour rester religieuse, philosophique, pour garder sa foi moderne et sa morale, il faut qu'elle recommence à combattre. Ne répondez point à cette lettre, vous n'en avez pas le temps. Mais souffrez que je m'épanche un peu, et que je vous ouvre mon pauvre cœur. Il n'est pas découragé, Dieu merci, il n'est que triste. Que de fois je me plais à vous chercher dans cette Chambre,où je vous ai vu si souvent. Je me dis : «Allons, tout n'est pas perdu ; est-ce qu'il ne nous reste pas sur ces bancs, à la face de cette Réaction, des âmes éner¬ giques, de grandes et inflexibles convictions, qui sauront nous défendre? Who suff'er bravely save mankind, disent admirablement les Anglais. LETTRES A QUINET. 3 Adieu, mon cher monsieur Quinet, pensez quelquefois à moi, vous me devez du retour. Mille choses des plus affectueuses. TII. DUFOUIl. il Saint-Quentin, 25 novembre 1853. Permettez-moi, monsieur et cher ancien collègue, de vous adresser quelques mots de la solitude où je vis. La solitude est un recours nécessaire et la seule consolation peut-être en des temps comme les nôtres : on s'y retrouve, on y vit, loin du présent, avec ses principes et ses espé¬ rances, on s'y tient debout, au moins, sans lâche conces¬ sion et sans flétrissure. Vous croyez qu'on vous oublie, au delà du Niémen1 ? et vos livres et votre souvenir sont dans tous les cœurs. Entrez dans cette petite chambre que j'habite, vous y trouverez ouverts, vos Esclaves, vos Révolutions d'Italie, et vous-même au coin de notre feu, je puis le dire. La France, monsieur et ami, n'est plus où nous sommes, elle est où vous êtes ; elle ne peut vous oublier, qu'à la condition de s'oublier elle-même et sa gloire avec elle. Que de fois ne nous arrive-t-il pas de parler de vous, 1. Préface des Esclaves. 4 LETTRES A QUINET. mes frères, mes amis et moi ! Que de fois n'ai-je pas éprouvé le besoin de vous écrire ! Je vous suis dans votre exil, je le partage; il n'est pas une douleur, une tristesse, un simple nuage, qui de votre cœur ne passe dans le nôtre ; et ee n'est pas seulement par attachement à votre personne, c'est par attachement surtout aux doctrines si élevées et si pures, aux généreux instincts, à l'âme du noble proscrit. Tenez, j'ose le dire, la persécution vous était due. Nous pouvons vivre, nous, ignorés et heureux, s'il est possible, dans un coin de la province, notre conscience suffit à nos devoirs de chaque jour. Mais la Providence vous a fait une autre destinée : tout ce qui est grand et fort doit souffrir. Otez à Dante, que vous connaissez si bien, ôtez àMilton, leurs cruelles épreuves, vous leur ôtez leur puissance ; heureux, que sont-ils ? Des hommes de talent, des poètes; l'infortune en a fait des héros. L'in¬ fortune est la source du génie, parce que c'est celle de l'émotion; elle habite, comme Dieu, au plus profond de l'âme. Si vos douleurs sont dures, elles sont utiles à votre pays; il faut que quelqu'un souffre pour ce-peuple aveugle et infidèle, et la pitié fera ce que la raison et la liberté n'ont pu faire. Oui, la sanglante leçon que reçoit la France nous était nécessaire : tous les partis la méritaient plus ou moins, disons-le; les uns en ne voyant dans la politique qu'un égoïsme étroit et sensuel, les autres qu'un moyen violent et brutal, la plupart enfin qu'une mollesse ou qu'une in¬ différence. L'idée nous manquait à tous, l'idée du sacrifice, cette LETTRES A QUINET. 5 idée qui constitue le londs même et la grandeur de la liberté. La liberté neme plaît pas uniquement, je l'avoue, parce qu'elle est un droit, je l'aime surtout parce qu'elle est une vertu, dans le vrai sens du mot, parce qu'en fai¬ sant le peuple, elle fait l'homme et met de niveau les in¬ stitutions et les mœurs. Qui l'a dit plus éloquemment que vous, mon cher monsieur Quinet? Il ne suffit pas de briser les entraves du corps, si l'on ne brise d'abord celles de l'âme. Le nom de citoyen n'est qu'un mot, quand c'est un esclave au- dedans qui le porte. Ne nous décourageons pas, croyez-moi : le Français ne se gouverne point à l'exemple des autres peuples ; l'An¬ glais et l'Américain vivent de leurs institutions et de leurs habitudes; nous vivons, nous, surtout de nos passions. Aussi rien n'est-il plus près de la liberté, dans notre pays, que le despotisme, et plus près du despotisme que la liberté. Ce silence et cette apathie générale, pour qui pénètre au fond des choses, n'est qu'une balte et qu'un repos momentané ; dix-huit ans de discussions et d'intrigues, trois ans de luttes vives nous avaient fatigués; la France n'est pas morte, elle vient de se coucher, voilà tout. N'en faisons-nous pas autant chaque soir ? Quand le sommeil me prend, je me déshabille au plus vite, je jette au pied de mon lit mes vêtements l'un sur l'autre; à quoi bon tout cela ? il faut que je dorme. Mais, manuitfaite, je re¬ prends mes habits et ma liberté avec joie, et je souris au iour qui me réveille. Les nuits de la France, j'en con¬ viens, sont plus longues et plus tristes que les miennes; 6 LETTRES A QOINET. elle n'en sortira pas moins, soyez-en sûr, de son sommeil. Quel jour que celui où elle ira en la frontière recevoir et embrasser ses enfants ! Puissé-je assister à ces fêtes ! Adieu, monsieur et cher ancien collègue, adieu du fond de mon cœur. TH. DUFOUR. III Saint-Quentin, 30 septembre 1854. Monsieur et cher ancien collègue, Toutes les lettres n'ont pas le même sort : il en est qu'on lit une fois ou deux, et qu'on range ensuite à leur place dans quelque tiroir de son bureau ; il en est d'autres, plus intimes et plus personnelles, dont on ne peut se sépa¬ rer; on les porte sur soi; on les relit, on les médite sans cesse, pour ainsi dire; quelle que soit leur date, il semble qu'on vienne toujours de les recevoir, tant elles gardent de fraîcheur et de nouveauté. Les vôtres sont de ce nombre, et je les classe parmi les meilleures et les plus chères que je puisse avoir. Ceci, croyez-le bien, n'est point un compliment, une réponse à tout ce que votre dernière lettre contient d'excellent pour moi; c'est l'expression vraie de ce que j'éprouve, et je le dirais à d'autres comme je le dis à vous-même. Avant de vous connaître à l'Assemblée constituante et dans notre commission d'enseignement, je vous connais- LETTRES A QUINET. 7 sais et, permettez-moi l'expression, je vous aimais déjà dans le monde et dans la liberté. Les hommes de votre caractère et de votre talent se font ainsi des attachements dont ils ne se doutent pas. Ils se croient seuls, oubliés, et des milliers de cœurs pensent à eux. S'ils souffrent, que d'autres, sans le dire, qui partagent leurs peines ! Ces liens secrets, cette communion des âmes, ces sym¬ pathies, ignorées même de ceux qui en sont l'objet, m'ont toujours paru ce qu'il y a de plus touchant dans la des¬ tinée de l'homme public. Je ne vous plains donc pas, mon cher monsieur Quinet, je vous envie plutôt. Mon existence, ici, est pourtant bien douce; je la passe à l'ombre, sans bruit, comme je l'ai rêvée de tout temps, dans le charme et l'intimité des af¬ fections les plus simples et les plus sûres. Mais rétrécir son foyer, ce n'est pas rétrécir son cœur; au contraire, c'est l'élargir et le dilater, et les félicités de la petite famille ne me font que mieux sentir les douleurs et les misères de la grande. Il n'est pas de jour, je vous l'assure, où le bonheur dont je jouis ne m'apparaisse comme un reproche. Le véritable exil, vous l'avez dit admirablement, n'est pas d'être arraché de son pays, c'est d'y vivre et de n'y rien trouver de ce qui le faisait aimer. Que vous dirai-je de votre Marnix? Il y a deux choses pour moi dans ce livre : il y a un livre et un souvenir. Quand l'exemplaire, que vous m'aviez destiné, me par¬ vint, j'avais depuis longtemps déjà épié et lu, dans la Re¬ vue des Deux Mondes, cette étude si sérieuse et si forte. Vous êtes là comme partout, avec cette élévation, cette 8 LETTRES A QUINET. puissance, cette gravité, cette émotion large et profonde, qui font le caractère incontestable et l'originalité de votre nature. . Ce n'est pas, chez vous, l'esprit qui écrit, c'est l'âme; on le sent à cette vibration intérieure que je retrouve dans presque toutes vos pages, et qui les anime; l'inspiration y est continue. Et vous croyez que la liberté peut périr en France? Non, un pays ne meurt pas quand il a de tels enfants. Qu'importe que vous datiez vos livres de Paris ou de Bruxelles ! Qu'importe même qu'on ne les lise pas aujourd'hui ! La France, un jour, les lira, soyez-en sûr; et ce sera là sa première et sa meilleure expiation. Vous êtes heureux, me dites-vous? Je le conçois : l'étude, par elle-même, a des jouissances et des dédom¬ magements qui lui sont propres, mais l'étude dans la liberté, pour la liberté, qu'est-ce donc ? Marnix est une révélation : qui le connaissait avant vous? Qui pouvait mieux que vous, Français et exilé, nous peindre les grandeurs et les infortunes de ce Fran¬ çais et de cet exilé ? Ce que j'admire dans les hommes de cette taille et de cette trempe, c'est moins l'individu que le peuple, moins Marnix encore que la Hollande. Les peuples, en effet, n'ont jamais que les hommes et que les gouvernements qu'ils méritent; ce sont toujours leurs vertus ou leurs vices qui sont au pouvoir; à certaines époques de décomposition et de ruine, ils donnent des Fouché et des Talleyrand ; à certaines autres, d'enthou¬ siasme et de probité, des Marnix et des Washington. La Hollande a bien lutté pour la conquête de son indépen¬ dance et de sa foi, elle a passé par bien des alternatives LETTRES A QUINET. 9 de ferveur et d'abattement; on la croyait à jamais perdu e sous le despotisme et sous l'inflexible main du duc d'Albe : eh ! bien, ces rigueurs mêmes et ces atrocités l'ont servie, en l'attachant à la liberté par toutes les fibres, par son amour comme par ses haines, par ses idées comme par ses sentiments. Je vous l'avoue : plus je vais, plus j'étudie les choses, plus je pénètre dans l'histoire, plus je reconnais, sans doute, la nécessité des pouvoirs forts, résolus, convaincus surtout; — je hais les faibles, maisje hais aussi les violents; la violence et la faiblesse se valent, l'une en outrant, en dépassant la force, l'autre en n'allant pas jusqu'à elle. A mes yeux, rien n'est plus impuissant que le bourreau. Si le christianisme, à ses débuts, n'eût été persécuté, le christianisme, peut-être, n'eût été qu'une doctrine; le martyre en a fait une foi et une folie. Il y a comme une révélation dans le sang, et l'on croit à tout ce qui coûte. Le bourreau, disons-le, n'a qu'un jour, sa victime en a cent; le bourreau peut tuer, exiler, déporter des hommes, mais on ne tue pas, on ne déporte pas un principe. La tête de l'herbe est au faucheur, j'y consens, mais sa ra¬ cine est à Dieu. Que se passe-t-il même ? Quand un parti n'a plus pour lui la justice, le bourreau lui rend la pitié; il le réhabilite et le fait vivre par le cœur, et met au- dessus des opinions, des droits d'un peuple le droit suprême de l'humanité. Combien de causes qui ne sub¬ sistent que parce qu'elles ont souffert ! Cette histoire des Provinces-Unies est la nôtre et celle de tous les peuples qui s'affranchissent. Mais que Marnix est grand, grand de génie, de foi, de désintéressement, i. 10 LETTRES A QUINET. d'opiniâtreté, d'infortune ! Voilà bien le héros : il accepte tout, d'un cœur égal, la victoire et la défaite ; il meurt dans son œuvre et dans son sacrifice, mais il meurt comme le Christ, en sauvant le monde. C'est là la gloire de tous les martyrs. C'est celle aussi de Marnix. Comme il le voulait, la Hollande a été crucifiée en lui; et la Hollande et la liberté ont vécu par lui. Adieu, monsieur et cher ancien collègue ; ne m'oubliez pas dans tous vos travaux. Voici l'automne arrivé; les feuilles tombent, les années passent; que le souvenir du moins de nos relations dure un peu. A vous de cœur. TH. DTJFOUR. Que de choses, depuis ma dernière lettre ! On pouvait prévoir la Russie, mais l'Espagne?... Croyez-vous que tous ces ébranlements d'un peuple en révolution soient sans effet chez nous? Croyez-vous que le drame qui se joue depuis six mois, dans la Baltique et dans la mer Noire, ne profite pas à la liberté ? Tous les despotismes se tiennent. Frapper le monstre là-bas, c'est l'atteindre ici. J'entends dire autour de moi, 11 est vrai : « Cette guerre est bonne pour l'Empire, elle le popularise. » Pour moi, je ne vois de populaire en tout ceci que la guerre même et l'événement. L'événement accompli, la guerre achevée, cette ardeur et cette lumière éteintes, notre nuit n'en paraîtra que plus noire. Le despotisme a sa loi fatale : il ne peut vivre un peu qu'à la condition d'étonner sans cesse. Le premier Bona¬ parte l'avait bien compris : ce n'était pas pour son plai¬ sir, mais pour le nôtre, pour agrandir la France, mais LETTRES A QUINET. 11 pour l'occuper, qu'il courait toutes les routes et tous les triomphes. L'ennemi du dedans lui était bien autrement redoutable que l'ennemi du dehors, et le Français que le Russe ou l'Autrichien. Vous le savez mieux que moi, du jour où l'Empire cessa de combattre, il cessa réellement d'exister. Après douze ans de gloire et d'héroïsme, que restait-il au fond des cœurs de tant de conquêtes? Qu'était devenue la dynastie nouvelle, et cette hérédité prétendue du grand empe¬ reur? La conspiration de Mallet nous l'a montré claire¬ ment en une nuit. Non, mille fois non, le despotisme ne peut durer; le despotisme peut être une réaction, il ne sera jamais un gouvernement. La paix, la guerre, les in¬ térêts, les idées, tout le mine. Ne désespérons donc pas; quels que soient ses défauts, ses lâchetés, ses ingrati¬ tudes, un peuple comme le nôtre n'est jamais loin de la liberté. Je ne sais ce que sont devenus vos compagnons d'exil, Charras, Laussedat, Fleuryettant d'autres?Faites à ceux qui vous restent mes compliments les plus affectueux. Comment oublier toutes ces douleurs?Nos soldats même ne les oublient pas. La division de la Baltique ne s'est pas gênée pour regretter tout, haut ses anciens officiers. Ce sont des soldats qui l'écrivent. TII. D. 12 LETTRES A QUINET. IV Saint-Quentin, 19 juin 1850. Monsieur et cher ancien collègue, Quelque bonheur que j'éprouve à recevoir de vos nou¬ velles directes, et ce bonheur est grand, je vous assure, je ne veux pas que vous comptiez avec moi. Non, que vos lettres m'arrivent au bout d'un an ou plus encore, il n'importe ! Je sais bien que votre réponse est toujours faite, qu'elle est dans vos intentions et dans votre cœur, et cela me soutient. L'essentiel, à mes yeux, n'est pas que vous m'écriviez, mais que vous écriviez pour la France, pour notre liberté perdue ; c'est à cette œuvre sainte que vous devez votre temps, vos préoccupations, toutes vos pensées. Faites cela, et souvenez-vous de moi, après, si vous pouvez. Oui, il y a ici, comme à l'étranger, des âmes qui ré¬ pondent à votre voix; tout n'est pas mort dans cette mort apparente, je le reconnais chaque jour. La généra¬ tion qui nous suit n'est pas si indifférente qu'on croit, et ce qu'il faut à la France, c'est moins le sentiment que l'intelligence de la liberté. Nous sommes des soldats en tout ; nous savons nous battre et conquérir ; nous ne savons ni garder ni nous approprier nos conquêtes ; les vertus héroïques nous sont plus faciles que les vertus simples. Demain, qui sait? la liberté peut renaître; qu'en ferons- LETTRES A QUINET. 13 nous encore? Je vois autour de nous des instincts excel¬ lents; où sont les idées communes?Questionnez les meil¬ leurs, vous ne trouverez peut-être pas deux hommes qui s'entendent. Les plus chauds partisans du suffrage uni¬ versel n'en veulent déjà plus ou le mettent en doute; beaucoup s'en tiennent au suffrage restreint, à une bour¬ geoisie agrandie ; d'autres s'arrangeraient de la dictature, si cette dictature était entre leurs mains. Ce n'est pas la forme du pouvoir et le despotisme qui leur déplaît, c'est le despote. Je ne vous parle pas de ceux que les luttes et l'âge ont lassés, et qui, ne voyant de principes et de salut nulle part, s'en remettent au hasard des événements et laissent couler l'eau et la politique. Comment sortirons- nous de là? Qui nous rendra l'unité et l'union? On dit : « Cela se fera par les abus du pouvoir. » Je le veux bien ; mais les abus du pouvoir provoquent les révolutions ; il n'y a que les idées qui les régularisent et sachent en tirer parti. Donnez donc des idées à ce peuple, le plus ignorant que je connaisse, après tant d'épreuves et de honteuses défaites; donnez-lui le goût des institutions, c'est-à-dire des choses qui s'organisent et qui durent. L'organisme est le caractère de toutes les créations supérieures, c'est l'organisme qui constitue l'être et le peuple ; hors de là, il n'y a que des masses inertes, propres à toutes les tyran¬ nies, aujourd'hui à César, demain à Caligula. Travaillez, prêchez, instruisez, voilà l'œuvre d'avenir et d'émancipation définitive qu'il vous est donné d'accom¬ plir. Il ne nous vient rien de bon maintenant que de l'exil, et la patrie et la liberté sont avec vous. 14 LETTRES A QtlINET. J'ai lu, avec l'intérêt le plus vif, l'article que vous avez publié dans la Revue cles Deux Mondes. Je m'explique parfaitement les ardentes sympathies qu'il vous a values. Retrouver à de telles distances un peuple tout vivant, sous la rouille de sa langue et de son berceau, le montrer in¬ tact encore au milieu de la servitude et de la barbarie qui l'entourent, quelle découverte, et quelle érudition plus sûre, plus élevée, plus charmante ! Il faut aimer la liberté, comme vous l'aimez, pour la sentir et la reconnaître de si loin. Cette seconde patrie que les Roumains vous offrent, vous en avez trouvé les titres. Ce peuple, je le vois, a des origines et des vertus individuelles qui lui sont propres ; mais les vertus publi¬ ques et les mœurs, que sont-elles chez lui? A-t-il plus que le sentiment de l'indépendance? a-t-il celui de la liberté? Saura-t-il se gouverner lui-même? On retrouve là un clergé, une aristocratie, de grands et de petits boyards, et, sous d'autres noms, à peu près tout ce que nous avons détruit chez nous. Y a-t-il, dans les masses, quelque élément, je ne dis pas de nationalité seulement, mais de vie politique? Vous nous avez dévoilé son passé, quelles sont ses chances d'avenir et de durée? Vous me demandez de mes nouvelles : que vous dirai- je? L'année dernière, en effet, j'ai, pendant plus de six mois, souffert des suites d'une espèce de congestion céré¬ brale; ma main et tout mon côté droits, sans être para¬ lysés, n'en étaient pas moins d'une lourdeur et d'un em¬ barras extrêmes ; ma langue même avait perdu une partie de sa flexibilité ; toute contention d'esprit m'était à peu près interdite. Aujourd'hui, je vais mieux, et j'ai repris LETTRES A QUINET. 15 presque toutes mes habitudes. Ma vie est bien simple, je vous assure; j'habite avec l'un de mes frères, au mi¬ lieu d'une famille nombreuse et qui me suffit; je ne vois guère qu'elle et quelques rares amis. A cette solitude publique, j'en ajoute une autre tout intime; déjà sur l'âge, et vieux garçon, je passe une partie de ma journée dans ma chambre et dans ma cellule. J'ai devant les yeux ( et de ma fenêtre, un horizon qui me plaît, celui de mon enfance; j'ai des livres, quelques lettres, des amitiés, des souvenirs; c'est là toute ma fortune aujourd'hui; elle est assez grande. De cette chambre et de cet asile, retrouvés après vingt ans de courses et de mécomptes, je pense à ceux que j'aime, à vous, croyez-le bien, à ces temps si ra¬ pides que nous avons traversés ensemble, à ces douleurs que vous supportez si noblement, et que je partage du fond du cœur. Plus je vieillis et plus j'approche du terme, plus je sens le besoin de me recueillir, plus je m'attache aux principes. Gomme vous l'avez si bien dit : «C'est en face du néant et sur la tombe, qu'on sent tout ce qu'il y a d'im¬ mortel dans la liberté.» Les hommes, les événements, les affections, les plaisirs et les peines, tout change; mais cette loi que je sens au dedans de moi et dans ma con¬ science, ce sentiment du droit et de la justice, ah ! cela est invincible et impérissable. Toute ma religion est là et toutes mes espérances. Faites à vos compagnons d'exil, à tous ceux qui se souviennent de moi, mes amitiés les plus vives. Leur infortune est la nôtre, soyez-en sûr; le temps loin d'af¬ faiblir nos sympathies, ne fait que les fortifier chaque jour. Leur fermeté, leur courage, sont admirables, tout 16 LETTRES A QUINET. le monde le proclame. Il n'y a que les grands partis qui se tiennent ainsi debouts et inébranlables; c'est quand la cause est misérable que les convictions le deviennent, et que les hommes transigent et s'humilient. Adieu, monsieur et cher collègue. Oui, donnez-moi le titre d'ami; personne ne le mérite plus que moi et n'en sait mieux tout le prix. TH. DUFODR. V Spa, 20 août 1856. Mes chers exilés, Permettez-moi d'écrire ici mon nom, en vous quittant. Un nom, est-ce là tout ce qui doit rester de notre ren¬ contre inespérée et de nos entrevues de Spa ! Pour moi, croyez-le bien, c'est un souvenir, une fleur inaltérable, que j'emporte au fond de mon cœur. Servez-vous quelquefois de ce buvard en mémoire de moi; j'y renferme mon cœur et ma pensée, pour que vous les trouviez mêlés sans cesse à vos espérances, à vos douleurs, à votre vie entière. TH. DUFOUR. LETTRES A QUINET. 17 VI Saint-Quentin, 30 août '1856. Mes chers exilés, Nous sommes depuis hier à Saint-Quentin, rentrés chacun chez nous, et déjà dans nos habitudes; me voici dans ma chambre, à mon bureau ; voilà mes livres, mes meubles, mes portraits aimés, mon calme petit entou¬ rage; tout est là comme par le passé, avec un hôte, un grand hôte de plus, votre chère amitié. Qu'elle soit la bienvenue, ici, aussi bien qu'à Spa. Que de fois nous l'invoquerons désormais dans nos meilleurs souvenirs et dans nos prières. Vous savez comme on court, comme on vole, en chemin de fer? On part, on est arrivé. A onze heures, le mardi, nous quittions Spa, et nous étions installés dans Cologne à quatre heures. Nous avons vu là tout ce qu'on peut y voir, tout ce que j'y avais vu déjà : la cathédrale, le Rhin, des tableaux, des églises, Jean-Marie Farina et les soldats du roi de Prusse ; je ne parle point de Rome et d'Agrip- pine pour ne point parler de l'Empire. Le jeudi matin, nous descendions le grand fleuve sur un bateau à vapeur. Les rives du Rhin, au-dessous de Co¬ logne, sont tristes et dégarnies, mais la majesté du Dieu relève tout. Nos dames, à l'arrière du bâtiment, causaient et travaillaient; elles causaient de Spa, de ses vallées si 18 LETTRES A QUINET. pittoresques et si fraîches, des heureuses rencontres qu'on y fait ! Et le bateau nous emportait toujours, comme le temps nous emporte, avec nos regrets, nos plaisirs épuisés, notre vie si mobile et si courte. Ah ! que tout cela passe vite ! Je vois bien le bonheur dans l'avenir, en espé¬ rance, je le vois derrière moi, dans un souvenir; est-il jamais présent, dites-moi, et que dure-t-il ? Il y a quinze jours nous étions à Spa. A combien de mille lieues en sommes-nous maintenant ? C'est en ruminant de la sorte, plus ou moins gaiement, vous le voyez, que nous débarquions à Emmerick; la nuit, y débarquait presque en même temps que nous. D'Emmerick, le chemin de fer vous prend et vous jette en quelques heures à Amsterdam, à travers les landes, les dunes, et ces longues et basses terres de la Hollande. Je ne veux plus m'arrêter à Brook, à Saardam, à Harlem que nous avons visitées quatre à quatre, j'ai hâte d'arriver à Rotterdam, où m'attendait une lettre de vous, de vous deux. Comme vous, je vis d'action et d'avenir, puisque je vis de liberté ; mais le souvenir, pour moi, est plus qu'une « fin, une résignation, une fleur cueillie », c'est un amour et une reconnaissance; il y a de l'immortalité en toute chose, et Dieu est partout. Je fais dans la vie, ce que je fais en voyage : tantôt, je regarde devant, pour tous les chemins et tous les horizons qui s'ouvrent; tan¬ tôt, je regarde derrière, piur tous ceux qui s'éloignent et disparaissent; je dis adieu à tout ce qui s'en va. A mon âge, ce sentiment est naturel, il console même et fortifie; le souvenir alors est plus qu'une mémoire, il est un attendrissement et une grâce. lettres a quinet. j9 Vivons donc du passé, et vivons de l'avenir; fécondons- les l'un par l'autre, et faisons que toute action en avant soit précédée d'un retour sur nous-mêmes, et d'un saint recueillement qui l'épure. C'est bien là, n'est-ce pas, votre pensée tout entière. Je ne réponds à votre aimable lettre qu'à la hâte, en homme fatigué qui emménage. J'aurais pourtant mille choses à vous dire, de moi, de mes frères, de nos dames. Vos expressions, si pleines de bonté, les ont touchées jusqu'aux larmes. Vous voilà pris; il n'y a plus à vous en dédire, il vous faut aimer jusqu'au bout, non seulement un homme, un représentant, mais toute une famille, et toujours. Vous voyez que j'entends l'avenir et l'éternité aussi, dans les affections. th. dufour. P.-S. —J'oubliais la fin du voyage. Prenez la carte, s'il vous plaît, et suivez-nous, de Rotterdam à la Haye, où j'ai vu Charras; de Rotterdam, par la Meuse et le Mordyck, à Anvers et à Rruxelles. Sur la Meuse, j'ai rencontré un ancien ministre de la République, Trouvé-Chauvel ; à Bruxelles, j'ai vu Laussedat, qui m'a parlé de vous, de l'amitié profonde que vous lui inspirez. On ne vous aime nulle part à demi, c'est là le privilège des cœurs qui savent se donner. On m'apporte à l'instant votre seconde lettre, nous ve¬ nons de vous lire, de vous relire, dans le jardin, à l'ombre d'un catalpa. Nous en pleurons tous. Où diable avons- nous été vous rencontrer à Spa? th. n. 20 LETTRES A QUINET. VII Saint-Quentin, 21 septembre 185G. Mes chers exilés, Je ne réponds pas à votre dernière lettre, car quelle est la dernière? En est-il une, pour moi, plus ancienne que l'autre, et ne sont-elles pas datées, toutes, du même jour et de votre chère amitié? Généralement, vos lettres m'arrivent le matin, d'assez bonne heure, et c'est Auguste qui me les apporte. Je les ouvre dans ma chambre, mais je les lis partout, dans la salle à manger, dans le jardin, dans mes promenades, dans mes souvenirs surtout. Le souvenir (j'y reviens) ne vous va qu'à demi? Le pays de Spa me paraissait charmant, je l'avoue; d'ici cependant et'de ma retraite, il me plaît encore plus. Dans le présent, la vie matérielle, la douleur presque, les bonnes ou mau¬ vaises dispositions du moment, se mêlent à nos meilleures impressions et les émoussent. On s'est mal éveillé, on a la tête lourde, on sent ses fatigues et ses rhumatismes, ce plaisir même, si rapide et qui nous échappe, a quelque chose en soi d'incomplet et d'amer, parce qu'il s'écoule. Mais le souvenir, lui, idéalise et fixe tout; il est libre et maître du temps; avec lui la Promenade des Artistes, ne dure pas une demi-heure seulement, elle dure autant que moi. Je revois, quand je veux, mes cascades, mes petits ponts, je m'arrête et m'assieds partout, je reviens LETTRES A QOINET. 21 vingt fois aux mêmes lieux, je reprends avec notre grand et cher exilé mille conversations ébauchées ou interrom¬ pues. Ah! le souvenir, c'est plus que la vie, c'est la durée, l'éternité, pour ainsi dire, dans la vie. Vous avez la bonté, chers excellents amis, de me deman¬ der de mes nouvelles? Que vous dire? Théophile est assez gai, malgré la politique et la servitude. A vrai dire, puis¬ que vous voulez des détails, et une fois pour toutes, voici mon bulletin : je ne souffre pas, mais je sens la vie; le travail, quel qu'il soit, même celui qui me plaît, me met souvent hors de moi; une lettre (non pas celle-ci cepen¬ dant) m'agite et m'étourdit; mes oreilles tintent, mon pouls augmente, j'arriverais presque à la fièvre, si je m'ob¬ stinais, comme autrefois, à creuser une idée. Aussi n'avez- vous de ma pensée que la surface et l'épiderme; je suis obligé de glisser sur tout, je vis en l'air et sur des échasses pour ainsi dire, touchant la terre, et ne la tenant pas. C'est là que j'en suis, depuis bientôt dix-huit mois, avec des al¬ ternatives de bien et'de mal, et ce que m'ont valu ma crise et ma triste équipée de l'année dernière. Je vous dis, à vous, toutes ces misères, mais je les cache aux autres ; ce sont des difformités qu'on ne montre qu'à sa famille. Qui me croirait, qui ne rirait de mes vapeurs, avoir ma taille, ma face osseuse, ma carrure, mes épaules? que voulez-vous ! une femmelette sous un Hercule, c'est- là mon lot, à présent, et j'en rougis. Quand je dis femme¬ lette, j'entends, de nerfs et de corps; car je suis homme plus que jamais, de cœur et d'âme, croyez-le bien. Le cœur m'est resté tout entier, plus qu'entier, si c'est possible; il m'est resté, pour mes amitiés, pour ma famille, pour mes 22 LETTRES A QUINET. chers exilés, pour ma pauvre patrie, pour la liberté, pour toutes ces grandes et immortelles beautés qu'enseigne et découvre si bien M. Quinet. Ah! dites-nous ce qu'il fait, ce qu'il prépare, ce qu'il pense, infusez-moi de son âme et de ses idées, qu'il vive et nous vivrons. Mais pourquoi ce projet d'exil dans l'exil? Pourquoi Nice et le Midi? Est-ce que vous souffrez l'un ou l'autre? Voyons, parlez, confessez-vous, pas de réticences surtout. Les raisons, les prétextes ne vous manquent pas pour écrire, usez-en. Contez-moi vos ennuis, vos plaisirs, vos souffrances, parlez-moi de la nouvelle habitation, et rappelez-vous, à ce propos, que le bail, entre nous, n'est pas de trois, six, neuf. Nous faisons plus qu'aimer ici, nous ruminons l'amitié ; c'est là mon œuvre, ma conso¬ lation, mon seul fruit à peu près; c'est là ce grain de rai¬ sin que l'automne sucre et mûrit sur ma treille. Je viens de me faire lire la Campagne de 1812. J'aclmire comme vous cet immense désastre. Il y a bien plus que la gloire dans le triomphe, il y a la gloire dans la défaite et les revers, il y a une hauteur morale, qu'on ne trouve jamais dans le succès, quel qu'il soit. Les peuples, comme les hommes, ne sont tout à fait grands et accomplis, qu'à la condition d'avoir souffert. Mais ce n'est pas seu¬ lement un désastre, c'est une leçon. Qu'on nous dise, à ce spectacle inouï des fautes inévitables et des entraîne¬ ments de Napoléon, si le despotisme est un principe, un gouvernement, une hérédité possible? Voilà, j'espère, un grand homme. Eh bien, le despotisme, en moins de dix ans, a usé ce héros, il a épuisé et dénaturé ce génie; ce n'est pas le général qui compromet la campagne et LETTRES A QDINET. 23 l'armée (le général n'est plus), c'est l'empereur. La lutte change de nature et de proportions avec le chef de dynastie; c'est un prince qui combat un prince ; la guerre prend quelque chose d'officiel, comme le monarque : une bataille, une victoire, un traité, c'est là le but et toute la tactique. Quant à ces haines invincibles et ces résistances d'un peuple, quant à ces désespoirs forcenés et ces dévas¬ tations héroïques, qui les prévoit, qui y songe ? Le despote est pris à Moscou, comme à Saragosse. Recon¬ naissons-le donc : l'homme n'est rien que par la liberté ; c'est la liberté et la révolution qui avaient fait si grand, si désintéressé, si populaire, si vivant, le jeune officier de Mantoue; le pouvoir absolu n'en a fait définitivement qu'un monstre, monstre d'ambition, d'égoïsme, de folie, de stupidité même. Le Consulat commence par un Bona¬ parte ; comment finit l'Empire? par une espèce de Xerxès. Yoilà pour César; que dire, après cela, de Claude ou de Caligula ? Mes chers amis, je dois vous apprendre, en confidence, que Félix avait eu, de lui-même, l'idée de vous écrire; il avait bien des choses à vous dire, comme colonel et comme ami. Hier, je^lui demande sa lettre, elle n'était pas faite et il ne voulait plus la faire. Pourquoi ? Je ne sais. « Je les verrai cet hiver à Bruxelles, m'a-t-il répondu, cela vaut mieux qu'une lettre. » Et, là-dessus, il m'a laissé seul et de très mauvaise humeur. Grondez-le donc, et vertement, à l'occasion ou tout exprès, si vous l'osez. TH. DUFOHR. 24 LETTRES A QUINET. VIII Saint-Quentin, 10 octobre 4850. J'ai cent portes devant moi pour aller à vous, et je ne sais par laquelle entrer : quelle idée, quel sentiment, quel objet choisir dans cette correspondance si variée, qui est là sous mes yeux? Je ne sais plus comment m'y prendre et par où commencer. L'âne de Buridan n'était pas plus bête. Plaignez ma pauvre tête, si malade encore et si faible. Autrefois, chaque matin, je passais une heure ou deux à griffonner; c'était mon plaisir, mon repos même; aujourd'hui, et depuis un au, il faut (j'en rougis) que le temps soit beau, que mon cerveau consente. Oh lia belle amitié, direz-vous, qui dépend des oscillations du baromètre ! J'ai reçu une bonne et longue lettre de M. Marie. Il me demande mon nom et mon influence. Mon nom, j'en don¬ nerais mille, si je pouvais; quant à mon influence, que peut-elle être, à l'heure qu'il est? Il n'a pas fallu moins que le coup de vent d'une révolution, pour faire de moi quelque chose, mais je suis retombé bientôt, comme ces feuilles sècbes qui flottent à tous les souffles et par tous les chemins; j'en vois d'ici des milliers, dans les allées de notre jardin, qui ne valent pas moins que moi, négligées, oubliées, inutiles, comme je suis à peu près. Je n'en ai pas moins accepté, de grand cœur, la participation qu'on m'offre; c'est un honneur pour mes vieux jours, et je suis LETTRES A QUINET. 25 fier d'associer mon nom, même indirectement, à celui de l'illustre proscrit, de lui appartenir par quelque point. Je vous ai vus campés, donnant vos ordres de retraite, de déménagement ; enfin vous êtes libres, et sous la tente à présent. Quelle habitation délicieuse que la vôtre ! Quand donc sonnerai-je à cette petite porte verte? Quand monterai-je ces deux marches? Rien ne m'est étranger maintenant: voici le couloir, voici le salon, le cabinet, la bibliothèque. Je m'arrête à chaque pas, j'examine ces portraits chéris, ces souvenirs, ces débris de la famille et de la vie passée. Ah! c'est là que je veux me recueillir, c'est là que le cœur se retrouve, dans ses jours d'abandon et de solitude; c'est là que l'homme refait son existence, devant Dieu, non telle qu'elle était peut-être, mais telle qu'il la rêve et qu'il l'aurait voulu faire. Les petits chan¬ deliers de l'Edgar de sept ans m'ont ému jusqu'aux larmes : le charmant enfant, et qui devait être un tel homme ! Moi aussi, j'ai, comme vous, sur ma cheminée, des débris sacrés, deux statuettes en porcelaine, que j'ai sau¬ vées du naufrage des ans, et que mon père avait données à ma mère, un beau jour, le jour de ses noces. On était pauvre et simple alors, il ne fallait pas tant de choses et tant de luxe pour s'unir et se dire qu'on s'aimait. Eh bien, ces statuettes, à demi brisées, ce sont mes dieux à présent, je ne puis les regarder sans attendrissement, sans revoir la chambre modeste, où je les ai vues si souvent dans ma jeunesse, sans retrouver le temps, les jours, les impressions, et jusqu'à la couleur du ciel, de cette époque ; et ce que j'éprouve, mes frères l'éprouvent comme moi. C'est de l'enfantillage, dira-t-on? tant mieux, car l'en- 2 26 LETTRES A QUINET. fantillage et l'enfant m'ont toujours plu. L'enfant est bien plus que l'homme, à mes yeux; l'homme calcule, mesure, suppute, il prend un mètre en toute chose, il dit : « Cette pensée a tant de largeur, ce sentiment se limite ici, ce bonheur n'est qu'une illusion, cette amitié aura sa fin. y> L'homme n'est qu'un mathématicien, tout au plus, qu'un élève de l'École polytechnique; l'enfant, lui, est un poète, je pourrais dire un dieu; il aime, il crée, il éternise; il n'y a pas une fleur, si éphémère, à laquelle il ne dise : « Toujours ! » Les plaisirs et le monde, à ses yeux, n'ont pas de terme, et ce que j'admire avant tout dans ce petit être, c'est cet infini qu'il porte en lui et qu'il donne à tout ce qu'il touche. Mais revenons à la rue Traversière : savez-vous, chers amis, que tout cela est charmant, charmant d'intérieur et charmant d'alentours ; des arbres, des fleurs, des vignes, des jardins, un lointain ! que peut-on désirer de plus ? Ah ! si ce lointain, c'était la France ! Si vous pouviez la revoir, la corriger, la changer, lui rendre quelque chose de son air d'autrefois ! Que je la trouve triste et misérable, à pré¬ sent ! Savez-vous ce qu'on lui apprend, à cette reine ? On lui apprend, chaque matin, que Leurs Majestés sont en course, qu'elles s'amusent et se portent bien, que l'impé¬ ratrice, vêtue d'un costume vert des plus élégants, portant des bottes molles en maroquin noir, a daigné tuer de sa main neuf faisans et cinquante-trois pièces. Non ! non ! vous avez beau dire, la pendule de Baudot n'a point sonné les heures de la grande Révolution ; il n'y a jamais eu de Révolution en France ; nous en sommes toujours à Marly, à Meudon, et au Parc-aux-Cerfs. LETTRES A QUJNET. 27 Vos descriptions me ravissent, il n'est pas de détail . que je ne connaisse, et je sais votre maison comme vous la savez vous-même ; mais cette maison, ce paradis, où est-il? dans quel quartier? Faut-il, pour vous trouver, que je m'adresse aux passants et que je demande ma route ? Voilà ce que vous avez oublié de me dire, à moi qui con¬ nais Bruxelles, et qui ne visite jamais une ville, sans grimper, tout d'abord, au plus haut clocher. Les idées générales et les vues d'ensemble m'ont toujours plu ; j'aime le nid, pour lui-même ; mais j'aime aussi à voir l'arbre, ou l'église, ou la chaumière, où il s'attache. Me voici au bout des quatre pages, et vous n'en aurez pas plus. Je n'ai pourtant rien dit. Adieu ; mille amitiés aux chers exilés. Est-ce que ces quelques mots-là ne valent pas tout un volume? TH. DUFOUR. IX Saint-Quentin, 5 novembre 1856. Oui, c'était un compliment, une manière gracieuse, comme l'a si bien entendu M. Quinet. Il suffit de vieillir pour douter, non pas de vous et de votre double attache¬ ment, Dieu merci, mais de tout. Où sont les choses qui durent ? Nos plus forts sentiments ne s'épuisent-ils pas avec nous ? Ne les vivons-nous pas et ne les consom¬ mons-nous pas tous les jours? Les événements, les ma¬ ladies, le temps, les distances, tout nous distrait et 28 LETTRES A QEINET. nous éparpille; on dirait qu'un infatigable chasseur nous poursuit et nous traque à tous les coins de l'horizon. Que devient la famille, que deviennent si souvent les amitiés sur ce terroir qu'on appelle le monde? Où trouver un nid intact et respecté ? La perdrix, vers le soir, rappelle ses petits; elle les tenait le matin, sous son aile; combien sont-ils à présent ? Ainsi de nous : que de correspon¬ dances et de relations n'ai-je pas vu se briser ou finir, les unes par la force des choses, les autres par la faiblesse du cœur; il semble que rien ne dure sur la terre, et que tout change à chacun de nos pas. Chaque jour, quand je m'é¬ veille, je regarde, j'interroge ce qui m'entoure, je monte sur le pont, je compte l'équipage de ce flottant navire : personne ne fait-il défaut? « Ah ! tant mieux, me dis-je, remercions le ciel ; » et je remets à la voile jusqu'au soir. Telle est ma vie, bien mi¬ sérable et bien courte, au jour le jour, pour ainsi dire, et cependant, pleine d'immortalité et d'invincibles désirs. Oui, j'espère ; et comment ne pas espérer? Comment vivre sans cesse, entre quatre murs, dans l'ombre et le découragement? L'espérance, c'est la fenêtre de la mai¬ son; c'est par là qu'on regarde, qu'on prend du jour, qu'on se console des tristesses de l'intérieur. La brume et la pluie, quelquefois, nous cachent l'horizon, mais der¬ rière, mais au-dessus, le soleil et les principes n'étin- cellent-ils pas? Pour moi, je sais qu'ils sont là, et j'attends qu'ils reparaissent; l'Empire n'est point une transition, une institution, c'est un nuage. J'en conviens, ce peuple, à l'heure présente, semble inexplicable. Où suis-je ? Au xve ou au xixe siècle? Je ne sais. Il y a des jours, où LETTRES A QOÏNET. 29 je me croirais à Rome, dans ces temps déshonorés des Vitellius et des Vespasien. N'est-ce pas la même inertie, la même stupidité, la même servilité apparentes? Ce peuple de 89 n'est plus qu'un coureur de cirques ; pourvu qu'il ait son spectacle et son Franconi, c'est assez; son goût est de s'amuser maintenant; il aime les fêtes et les mascarades, il se presse à Paris comme à Compiègne, il assiste à l'hallali, à la curée de la France et de la liberté. Mais voyons : est-ce là tout? Est-ce là le peuple, vrai¬ ment, et le pays que nous connaissons? Non, mille fois, non : il se fait, au fond de ce peuple, soyez-en sûrs, un travail secret et profond ; et ce travail, c'est un travail de dégoût et de désaffection; les empereurs s'en vont, comme les rois se sont en allés. Où trouver un seul élé¬ ment de vie et de durée dans cet établissement mons¬ trueux qu'on appelle l'Empire? oû est le corps qu'on res¬ pecte et qui impose? Qu'est-ce que ce sénat? Qu'est-ce ce corps législatif? Qu'est-ce que ces élections, dont per¬ sonne ne veut ? Qu'est-ce que la presse? Qu'est-ce que la justice même, aujourd'hui? L'Empire est ce qu'il a toujours été, ce qu'est le despotisme : un homme, et rien de plus ; un sabre, si vous voulez. Napoléon le savait bien : « Mon cher Fontanes, disait-il, je le reconnais mieux que personne, il n'y a rien de plus faible au monde et de plus impuissant que la force. » Quel aveu, d'un tel homme, qui n'était pas la force seulement, mais la gloire et l'in¬ dépendance ! Qu'y a-t-il donc de fort, de durable, d'é¬ ternel, dans la politique ? La pensée et la liberté ! Croyons donc en l'avenir, ouvrons notre fenêtre, répandons l'es¬ pérance autour de nous, faisons-en l'aumône, comme 30 LETTRES A QE INET, vous dites si bien. La liberté reviendra, j'en ai l'intime conviction, elle nous reviendra; car nul peuple, que le nôtre, n'est assez grand pour elle ; elle absente, ce n'est pas la France seulement qui périrait, ce serait le monde même, et cela ne se peut pas. La liberté a toujours vécu quelque part ; il faut qu'elle soit, à tout prix, par les hommes ou malgré eux ; elle était larve hier, elle est nymphe aujourd'hui. Qui sait?bientôt, demain peut-être, l'insecte divin brisera sa prison et reprendra ses ailes. Me voici bien haut, ce me semble, pour un insecte et pour une lettre ? Mais c'est vous qui l'avez voulu, et je ne fais que voler lourdement sur vos traces. Que de choses n'aurais-je pas à vous dire, que de réponses à vous faire! Tout cela viendra à son tour, j'es¬ père, et je n'oublie rien. Vos lettres sont là sur mon bureau, à ma portée; je les prends, je les reprends, je m'en nourris, elles font partie de mes auteurs, mainte¬ nant. Il n'y a que les éloges qui me gênent et m'effarou¬ chent un peu : je sais que c'est votre cœur qui me les donne, comme c'est mon cœur qui les reçoit; mais un éloge de vous deux, mes chers exilés, c'est plus qu'un compliment, c'est une consécration, je dirais presque une gloire ; comment m'arranger de cela avec mon humi¬ lité et le sentiment que j'ai de moi-même? Aussi je n'ose plus lire vos lettres à la famille ; j'en parle, j'en distrais des passages, on vous admire mais on ne vous connaît plus tout entiers. Vos confidences et tous ces détails d'intérieur que vous me donnez me touchent au dernier point: j'assiste à vos lectures, à vos travaux, je surprends, par-dessus l'épaule LETTRES A QUINET. 31 du maître, quelques pages de son poème. Ah ! que tout cela m'enchante! Montaigne vous plaît? je l'ai là, chaque jour, sous la main. Lisez donc son chapitre sur l'amitié, qui n'est, chose admirable, qu'un chapitre sur son ami. Quelle force, quelle douceur, quelle pénétration de deux âmes! Ceux qui nous ont dit que Montaigne était scepti¬ que ne le connaissent pas ; ils n'ont lu tout au plus que son esprit; mais quelle foi, dans son cœur ! quels élans vers le bien ! quelle énergie dans les sentiments ! Cor¬ neille est là tout entier. TH. DTJFO0R. X Saint-Quentin, 43 novembre 1856. Oui, je l'ai reçue, la lettre, la lettre de Luther, et je ne m'occupe pas d'autre chose depuis deux jours. Qu'est-ce que l'unitarisme ? Voilà la question que je vous fais, voilà ce que je cherche partout, ce que je demande à toutes les Revues ; à tous les livres, et je ne trouve rien. La Profession de foi du vicaire savoyard ne me suffit pas; je veux voir plus qu'une pensée, je veux voir une applica¬ tion, une vie matérielle, un culte. Instruisez-moi. Ce que j'admire avant tout dans ce manifeste, ce n'est pas la forme, si haute, si grave, si pure, c'est la fran¬ chise, c'est ce sentiment et ce besoin du vrai, cette pensée sans réticence et de plein vol. 32 LETTRES A QUINET. Tout dissimule aujourd'hui, tout ment, pour ainsi dire; la religion, la philosophie, l'histoire, la politique, ont toutes un mot qu'elles ne disent pas, chacun vit en eau trouble et presque en trahison. Où trouver quelqu'un qui ait foi en soi, qui s'écrie, comme Jésus, dans sa con¬ viction : « Je suis fils de Dieu ! » Celui-là changera le monde, et le monde l'attend, soyez-eu sûr. Je suis seul ici à peu près, depuis quelques jours; Félix et son fils sont en courses d'affaires, Auguste à Paris avec Jenny et Marie. Mais vous me restez et vous peuplez la pauvre maison. Vous n'êtes pas seulement mon amitié maintenant, vous êtes mon habitude. TII. DUFOUR. XI Saint-Quentin, 30 novembre 185G. Il y a quelque temps déjà que cette lettre serait écrite et partie, si je n'avais voulu y joindre quelques bonnes lignes de la main de Félix; mais mon frère était absent, il l'est encore, emporté sur toutes les routes, tantôt à Laon, à Compiègne, à Paris, je ne sais où. Il ne m'a pas été permis, jusqu'ici, de lui communiquer votre lettre et l'apostille qui le concerne. Quoi que fasse cet homme-là, ne le boudez jamais; quel mot va moins que celui-là à la nature si expansive et si franche du colonel? On peut discuter, on peut se battre, avec lui; mais je défie qu'on LETTRES A QUINET. 33 le boucle. Blâmez-moi, j'y consens, quand je n'écris pas; qu'ai-je autre chose à faire, dans mon isolement ? Ecrire, pour moi, n'est-ce pas gazouiller, comme l'oiseau dans sa cage? Je prends mon grain, je me perche, je regarde le ciel et je chante ; un rayon de soleil, une petite gaieté de cœur en décident, c'est là ma distraction, mon occupation, mon ramage. Mais Félix a des affaires, il va, il vient, il court, il chasse, il vit au grand air et par tous les chemins, comme l'Esaù de la Bible, aussi fort, aussi bon, aussi aimant, aussi facile au pardon que lui. Puisque vous reprenez quelquefois les anciens, relisez donc à l'occa¬ sion ce récit de l'Écriture et cette reconnaissance des deux fils d'Isaac, au retour de Jacob en Chanaan. Quelle simplicité et quel charme! on assiste à cette touchante rencontre, on y est, on pleure avec Ésaii, on dit avec Jacob : « Quand y"ni vu le visage de mon frère, j'ai cru voir le visage de Dieu. » Pour moi, je ne reviens jamais à cette scène sans attendrissement ; n'est-ce pas là l'his¬ toire du cœur, et celle de tous les frères et de toutes les amitiés? Je vous ai plus d'une fois parlé de Félix, chers amis, dans nos rapides entretiens de Spa ; vous ne le connais¬ sez pourtant qu'à moitié. Si vous saviez ce qu'il y a de généreux et de spontané dans cette âme-là ! Vous me louez? C'est lui qui m'a fait. Moins âgé que lui de deux ans et demi, quand j'ouvris les yeux dans mon ber¬ ceau, je le vis qui me souriait, et ce sourire dure encore. Nos inclinations et nos goûts, si opposés en apparence, s'ajustent et se complètent, à nous deux nous sommes un entier; nos enfances et nos cœurs ont été si bien liés et. 34 LETTRES A QU IN ET. confondus, que je ne sais, dans mes souvenirs, si j'ai réellement vécu ma vie ou la sienne. Dans les mauvais temps de mon âge mûr (et j'en ai eu beaucoup), cette douce étoile n'a jamais cessé de luire au-dessus de moi, et j'ai été raffermi et consolé. Ma nature est timide et pensive ; j'aime l'étude et la méditation ; au collège, j'étais laborieux, assez piocheur, comme on dit, mes places étaient bonnes, sans être brillantes ; lui, c'est l'esprit le plus prompt, le moins chercheur que je connaisse. C'est pour Félix que Condé disait : Ce que je n'ai pas trouvé en un quart d'heure, je ne le trouverai de ma vie. Sans travail presque, par une sorte de divination, ce maudit écolier savait, tout; il apprenait ses leçons en battant la semelle, et pendant les récréations; les premières places et les premiers prix lui appartenaient de droit; on le citait, on le montrait aux examinateurs; il était (je le dis en cachette), la gloire et l'énigme de ses professeurs. Que de choses j'aurais à vous dire sur cet interminable sujet! mais il faut finir, et je le fais, en collégien, par une figure de rhétorique. Vous avez vu quelquefois un liseron s'attacher et grimper au tronc d'un jeune tilleul, à la tige d'un sorbier, d'un ébénier? Jenny, dans son jardin, se plaît à ces unions-là. Eh bien, le tilleul et la force, c'est mon frère; moi, je suis le liseron; l'arbre me prend à sespieds, il m'élève et me soutient, et je jette mes fleurs, ma gaieté, mon bonheur, à travers ses branches ! Voilà les deux natures et les deux enfants! Avec lui et par lui, je vaux quelque chose; que deviendrais-je si j'étais seul? Une autre fois, je vous parlerai d'Auguste, cette autre amitié, au-dessous de moi, comme celle de Félix LETTRES A QUINET. 35 est au-dessus. Par mon âge, en effet, je suis le fils de Félix, et le père d'Auguste. Ces deux affections, si in¬ times et si différentes, se contredisent-elles? Loin de là, elles se fortifient. Tout s'épuise, en se donnant; il n'y a que l'amitié qui se féconde par l'effusion ; c'est là l'ad¬ mirable secret du cœur. Voilà bien des détails, qui vous sont étrangers;j'espère qu'ils vous plairont puisqu'ils viennent de nous ; comment s'estimer et s'aimer sans se connaître? Mille amitiés. TH. DUFOUR. XII Saint-Quentin, 31 décembre 1856. Mes chers exilés, Aujourd'hui 1er janvier, de bon matin, je sonne à votre porte ; ouvrez, je vous prie; ce ne sont pas des importuns, des étrangers, des coureurs d'étrennes : ce sont des amis, vos Saint-Quentinois, qui vous apportent un souvenir de France, et, je puis dire, un peu de terre du cœur et du pays. Vous voyez, je ne suis pas seul : toutes nos dames, grandes et petites, le colonel, son fils, Auguste, moi, voilà le cortège et toute la famille ; chacun veut y être, et vous serez forcés de nous embrasser tous. Que vous dirai-je? Eh! mon Dieu, à quoi bon parler? Ne suffit-il pas de nous faire signe, de nous rapprocher 36 LETTRES A QOINET. parle sentiment et par la pensée? Quels toux d'ailleurs, pourrions-nous faire que nous n'ayons déjà faits cent fois? Ce que je vous souhaite, mes chers exilés, c'est ce que je souhaite à ma patrie : ce n'est, pas la fin de l'exil seulement, c'est la fin de la servitude, c'est un retour de la France vers les grandes choses et les grandes aspirations; elle heureuse, nous le serons toujours assez. Un autre jour, je vous parlerai de la politique, de la philosophie, de la fameuse lettre. J'ai reçu les deux petits volumes que vous m'avez recommandés, et je les étudie comme un catéchumène; Emerson d'abord. 11 est vrai que je lis peu, pas à pas et comme une tortue ; mes yeux, ma tête assez malade en ce moment, l'absence de jour et de soleil, tout m'attarde en chemin, j'arriverai pourtant. Jetrouve dans Emerson bien des choses que j'approuve, des choses fortes, profondes, éloquentes d'énergie et de grâce aussi; il y a là un sentiment de l'homme, une per¬ sonnalité, une confiance en soi, un stoïcisme, que j'ad¬ mire. C'est bien le pays du self-government, du lielp- yourself; mais il est d'autres choses que j'approuve moins : l'idée du progrès et de l'humanité n'est pas suf¬ fisamment comprise ou développée ; la part faite à l'intel¬ ligence et à l'expérience me semble trop petite. L'homme n'est pas un homme, un individu seulement, c'est une espèce; mon cerveau est plus que mon cerveau, c'est celui de tous les siècles et de tous les penseurs ; la civili¬ sation est là, nous ne sommes encore qu'au début. Rien n'est moins catholique que moi, Dieu merci, et rien n'est plus religieux; j'ai le culte de la famille, le culte de la LETTRES A QUINET. 37 patrie, le culte des amitiés; que je voudrais voir enfin s'établir le culte de la conscience et de la philosophie! Je sais bien que ce culte se développe et s'édifie tous les jours, que son temple public n'est pas une église, mais l'opinion ; et cependant ce temple, si grand, n'est qu'à moitié fait, et le peuple ne le fréquente pas ; il lui faut une idole ; ce n'est pas sa conscience qui la demande, c'est son imagination; comment le satisfaire, sans lui donner un autre préjugé? Enfin, nous causerons de tout cela, et vous m'éclairerez. Vous vous plaignez des affaires de Suisse? Moi, je m'en réjouis, non pour la France, mais pour son maître. Il faut bien que le despotisme aille au despotisme et que nous renoncions à cette idée fausse qu'un homme et un tyran peuvent donner la liberté. J'ai connu les Césars, j'ai connu les Médicis, et je connais les Napoléons ; belles races que tout cela pour la servitude et la mort ! TH. XIII Saint-Quentin, 30 janvier 4857. Ce n'est pas mon esprit, chers amis, qui s'est assujetti sottement à ce beau régime, dont je vous entretenais dans ma dernière lettre, c'est mon corps, c'est ma misé¬ rable santé. Personne ne s'écoute moins que moi, croyez- le bien ; s'écouter, n'est-ce pas une maladie déjà, et la pire 38 LETTRES A QUINET. de toutes, la maladie du cerveau? La vie de Cornaro ou celle d'Argan me paraissent aussi insupportables que ridicules. Concevez-vous un homme qui pèse et compte chaque jour les aliments qu'il prend, les légumes ou la viande qu'il mange, le vin qu'il hoit, les grains de sel qu'il met dans son œuf, et qui consacre à cette œuvre importante les forces de son intelligence et les moments les plus précieux de son temps? Belle occupation que celle de faire vivre un cadavre ! Que j'envie M. Quinet, oubliant, dans l'idée, la neige ou la pluie qui tombent, ayant sans cesse les cieux ouverts devant lui. Penser et agir, penser et appliquer sa pensée, quel plus grand idéal ! Malheureusement, ma maudite organisation, fatiguée, énervée, épuisée (je ne sais de quoi), ne me laisse aucun répit; je suis obligé de capituler tous les jours et surtout, avec elle; j'ai des désirs, des aspirations, j'aurais des idées peut-être; mais la marâtre est là, sa baguette à la main, qui m'em¬ pêche, pauvre Sancho, de toucher à rien. Une lettre, selon mes dispositions, suffit quelquefois à me donner la lièvre; voilà mon sommeil interrompu, mes étouffements et mes spasmes qui reviennent. Que faire? attendre? On n'attend plus à mon âge, on meurt. C'est là ma vie. Pre¬ nez-la donc en pitié, chers amis, excusez-moi, et ne cessez jamais de m'écrire. Ah ! vos lettres, c'est la seule chose qui opère, et, si je guéris, c'est vous qui me guérirez. Nous avons vécu et nous vivons encore de celle de M. Quinet. J'ai bien aussi, il faut tout dire, quelques petits scru¬ pules à votre égard. Je vous vois dans les écritures, à votre table, entourée de livres, d'épreuves de toute LETTRES A QUI NET. 39 espèce et je me dis : « Qu'irai-je faire dans cette maison si souvent? laissons-les un moment en repos; » et, là-dessus^ timide comme je suis, je laisse tomber ma main, prête à tirer le bouton de votre sonnette, et je me remets au coin du feu. J'y rêve, c'est là mon plaisir à présent, et peut-être aussi ma paresse ; j'y relis les pages de l'exil. Je refais le voyage de Spa; le temps est bien sombre ici ; au dehors je n'aperçois que l'hiver, mais il me vient de chez vous des rayons d'un soleil qui me réchauffe et me console. Si je ne suis pas tout à fait heureux, du moins je l'ai été, c'est autant de gagné ; eh ! mon Dieu, le bon¬ heur, en cette vie, n'est-il pas toujours passé? Parlons de la Lettre1, c'est ma grande affaire. Que devient-elle? où en est-elle? l'avez-vous répandue par¬ tout? Comment se fait-il que les journaux et les revues n'en disent rien ? J'ai lu Émerson et Channing, et j'en suis content. On n'y sent point la secte, la petite église, le prêche; c'est une parole large, vivante, humaine, et qui sort du cœur et de l'Évangile. Après avoir lu les li¬ vres, j'ai relu votre lettre, bien plus explicite. Êtes-vous sûr de la doctrine ? Le Christ, pour les unitaires, n'est- il qu'une révélation sublime? n'est-il pas Dieu, dans le sens des catholiques? L'unitarisme est en dehors du pape, en dehors de la bible, mais non pas ce me semble en dehors du christianisme, comme religion posi¬ tive. C'est, j'en conviens, le culte le plus proche de la phi¬ losophie, mais ce n'est pas la philosophie encore; entre i. Lettre sur la situation morale et politique de l'Europe. iO LETTRES A QUÏNET. lui et elle, il y a un abîme, celui qui sépare la foi de la raison pure, ce qu'on appelle une religion, de ce que nous appelons le libre examen. Vous ne découvrez qu'un fil entre deux? Ce fil, vous l'avouerai-je, me paraît un câble; vous le voyez, je vous expose mes doutes, et vous ouvre mou âme tout entière. Comment faire cependant? comment sortir de ce sé¬ pulcre du catholicisme ? Comment satisfaire aux instincts religieux, aux besoins confus des masses? Ici, je suis d'accord avec vous. Comme moyen, l'unila- risme est acceptable; mais qui l'acceptera? et comment l'accepter? C'est la foi qui fonde, ce n'est ni le raisonne¬ ment ni la politique; une église n'est pas un moyen, elle est un but, une fin, une doctrine. Où trouver les apôtres d'un moyen? Les philosophes ne s'en soucieront pas longtemps, s'ils s'en soucient, et les indifférents s'en sou¬ cieront moins encore. Il faudra donc des pasteurs, des prêtres, une religion, un dogme, c'est-à-dire un préjugé. Je ne vois guère qu'on s'en puisse tirer autrement. Quand je parle des indifférents, vous savez ce que j'entends ? Chez nous, l'indifférence est la religion des hommes. On est indifférent sur le dogme et le culte officiel, on ne l'est pas du tout, croyez-le bien, sur la morale et le culte inté¬ rieur. Nulle part la charité, la tolérance, les vertus vraies n'ont plus de sectateurs qu'en France; ce peuple est tou¬ jours le peuple chrétien par excellence ; il est loin d'être athée, car il croit à la conscience; son Dieu, son immor¬ talité sont là. En Allemagne, aux États-Unis, peut-être est-ce la secte, et ce qu'il y a de protestant dans l'uni- tarisme, qui le font réussir? Voyez, expliquez-vous, LETTRES A QUINET. 41 donnez-moi vos conseils et, surtout, votre bénédiction et votre amitié. TII. DU FOUR. Si vous avez de l'indignation, croyez-vous que je n'en aie pas? Voilà six ans passés, que j'en vis. Un autre jour, je parlerai politique. Ici, nous ne votons pas, et pour cause. XIV Saint-Quentin, février 4857. Toute la famille est éparpillée; moi-même,j'arrive de LaFère; mais que je reste dans ma chambre, que je coure en chemin de fer ou en carriole, comme cela m'est arrivé hier, je n'en suis pas moins avec vous deux, avec nos chers exilés, vous courez avec nous. On me charge de faire partir nos dames et je manque l'heure du convoi ; on me dit: « Surveillez les malles,» et j'en oublie une à la station; le conducteur, sur la banquette, me parle de son cheval, et l'envie me prend de lui parler d'Emerson. Suis-je au ciel, suis-je sur la terre? Je ne sais, mais, cer¬ tainement, je suis avec vous. Mon intention était de vous écrire à la fin du mois. Pourquoi à la fin du mois ? C'est que je vis encore de régime, tous les excès me sont défendus ; comment vous écrire froidement? comment ne pas être tout entier dans ses lettres? Les lettres froides m'ont toujours déplu; ce 4f LETTRES A QUINET.' n'est pas avec de l'encre qu'on doit écrire, c'est dans le cœur qu'on doit tremper sa plume. Or cela m'est à peine permis; le docteur m'a dit : « Surtout pas d'émotions, pas de sentiment presque ;» voilà l'ordonnance ! Et je m'y con¬ forme, en grondant, et comme je puis. Ah ! que vous me rendez heureux, cher monsieur Qui- net, en me demandant une lettre! Quoi! vous pensez à moi? Vos innombrables occupations ne vous détournent même pas momentanément de nous? Nous sommes tou¬ jours vos Saint-Quentinois? Montaigne, Emerson, Bacon, quels compagnons vous nous donnez-là! Nous le méritons; ces hommes-là pen¬ saient, écrivaient mieux que nous ; ils n'aimaient pas plus, soyez-en sûrs. La fameuse Lettre court les rues, elle est à la ville, à la campagne, je ne sais où. Ayez donc la bonté de m'en envoyer par la poste un second exemplaire. J'y compte. TII. DUFOUR. Félix prétend qu'un beau jour, cet hiver, nous irons frapper à votre porte. Hélas ! ce petit voyage ne sera guère que de vingt-quatre heures. LETTRES A QIIIN ET. 43 XV Valencicnnes, 10 février 1857. Mes chers exilés, Je vous adresse ces deux mots, non pas de Saint- Quentin, niais de Valenciennes, à quelques pas de vous, pour ainsi dire. Félix, que j'accompagne, aura probable¬ ment terminé ses affaires demain dans la soirée. Ainsi, mercredi, si les dieux le permettent, nous arriverons à Bruxelles. Attendez-vous donc, mes chers, nos chers exilés, à nous voir bientôt; toujours pour vingt-quatre heures. Adieu, très à la hâte. TII. DUFOUR. XVI Saint-?,Quentin, 27 février 1857. Ghers amis, Je ne vous écris aujourd'hui que deux mots. Vous me croyez depuis deux jours à Saint-Quentin et je n'y suis réellement que d'hier ; hier seulement, j'ai repris mes habitudes, ma chambre, mes lectures, je voudrais dire aussi mes amitiés; mais les amitiés ne nous quittent jamais. Où que nous allions, c'est là le gros du bagage; U LETTRES A QUINET. si jé reste au coin de mon feu, les voilà qui s'y assoient ; si je monte en chemin de fer, elles y montent avec moi, et m'y entretiennent de mille choses charmantes. On dit : « Cet homme est bien sombre, il n'ouvre pas la bouche ; peut-être est-il malade? » Non, je ne suis pas malade, je suis bien vivant, au contraire, j'ai le cœur plein, et je rumine mes sentiments; trouvez donc une occupation meilleure, une conversation plus attachante? Combien avons-nous passé d'heures à Bruxelles, je parle de celles passées avec vous? Quatre ou cinq, tout au plus. — Eh bien, ces quatre heures, mes chers exilés, elles durent encore. Oui, je suis encore à Bruxelles, je vois votre rue, votre maison, tous les appartements ; je monte les escaliers, je dîne, je cause avec vous. Qu'il nous a fallu donner de détails, au retour ! que de ques¬ tions! que de réponses! Sont-ils contents? sont-ils heu¬ reux? n'ont-ils point changé? Changé ! Ce mol, je l'avoue, m'a attendri, il m'a fait penser à cette vie qui s'écoule, à ces voyages qui finissent, à ces amitiés mêmes qui auront un terme. Qui parlera de moi dans vingt ans? qui saura le bonheur que nous avons eu à vous voir ? Vivons pour¬ tant, et, comme disait Chénier, accoutumons-nous à l'ou¬ bli. Je vous répondrai, à mon aise, un autre jour; mainte¬ nant j'emménage, je classe mes souvenirs ; mon horizon est étendu, mais je l'agrandis encore. Au bout de ma petite vallée, je mets la rue Traversière; je bâtis une ville, la cité de l'exil. Ah! que ces trois visites, faites avec vous, nous ont fait de bien; je vous assure qu'elles nous ont élevés de dix pieds. Quelle simplicité! quelle force! LETTRES A QUINET. 45 quelle dignité ! Dites à madame Banne, que je sens encore sa main dans la mienne; elle peut mourir, cette femme héroïque, comme vous l'appelez, sa sainte cause ne périra pas. Pour moi, il me semble avoir touché les reliques d'un martyr ; je me sens fortifié et comme embaumé d'un par¬ fum de vertu antique. A notre arrivée, vendredi, Félix a trouvé son monde et ses affaires qui l'attendaient. Dimanche et mardi, il s'est mis en course, au Gateau, à Coucy, et je l'ai accom¬ pagné. Sur toutes ces routes, nous avons parlé de vous, nous avons semé nos souvenirs, comme le Petit-Poucet ses cailloux. C'est avec cela qu'on retrouve son chemin, et qu'on n'est étranger nulle part. Adieu; mille choses à la hâte, mais des meilleures. TII. DUFOUR. XVII Saint-Quentin, 14 mars 1857. Me voici, chers amis, comme vous le désiriez dans une de vos dernières lettres, non plus en course, en chemin de fer, à Bruxelles même, mais au coin de mon feu, lisant et dégustant paresseusement vos lettres ; elles sont là, sous mes yeux, et comme un bouquet dans un verre d'eau. Ces violettes-là, du moins, ne passeront pas avec les premiers beaux jours. J'avoue qu'il est bon, qu'il est doux de se voir; mais pour moi, je ne vois jamais moins mes amis que lorsque 3. 46 LETTRES A QUINET. je suis avec eux. Mille choses me préoccupent et me détournent ; je suis, sans le vouloir, à tout ce qui m'entoure, au lieu môme où je me trouve, au bruit, au mouvement, à la fatigue, j'ai un habit qui me gêne, une migraine qui me monte à la tête, il m'a fallu courir pour arriver; la conversation même, si charmante qu'elle soit, vaut-elle jamais la pensée intime? Il y a dans l'amitié une pudeur aussi, qui nous retient ; que de choses qu'on sent et qu'on n'ose dire! Mais là, sur ce papier, dans ce silence, je suis mon maître. On n'est soi, on n'est complet, que dans ses lettres. Croyez-moi, les hommes qui ne s'écrivent pas, ne se connaissent pas. Écrivons-nous donc, et (je le dis tout bas) voyons-nous par-dessus le marché, en Belgique, en France, partout, ce sera toujours dans un beau pays. Oui, sans doute, je suis grave; le moyen de ne pas l'être? Il suffit de vivre et de souffrir pour cela. Mais, rassurez- vous, cette gravité n'a rien de dur, elle est douce, tolé¬ rante, aimante; c'est elle qui donne à mes affections leur poids et leur durée ; sous cette apparence terrible, et sous ce sage, il y a un petit enfant; je ne suis qu'un roseau, peint en fer. Quand je dis roseau, je ne l'entends pas des opinions et des principes ; sur ce point, je suis inflexible, je romps, je ne plie pas. Rien ne me paraît plus honteux et plus lâche, en effet, que toutes ces capitulations de conscience et de politique dont nous sommes témoins aujourd'hui. On y perd plus que son indépendance, on y perd sa dignité, sa force, son caractère, son âme même. L'homme n'est plus qu'un esclave, et le pire de tous, l'esclave inté¬ rieur, Vesclave de sa faute (servus pœnœ), comme LETTRES A QOINET. 47 disaient, je crois, les Romains. Que l'intelligence et les opinions s'étendent avec l'âge, qu'elles se développent, que le bouton devienne fleur, rien de mieux, mais que ce soit sur la même tige et la même idée. Revenons à moi : aujourd'hui, quand je m'examine, isolé, inactif, comme je suis, je me demande : « A quoi suis- je bon? » Mais un homme, par cela seul qu'il vit, n'est- il pas bon à quelque chose? On est utile autour de soi, par son exemple, par sa raison, sa charité, sa tolérance, ses affections, sa simplicité même. Quand je ne laisserais de moi qu'un bon souvenir, n'est-ce pas déjà beaucoup, et comme un parfum dans le cœur de ceux qui survivent? Je le remarque tous les jours : il est plus facile d'être un héros qu'un homme ordinaire. Le dévouement, dans un moment donné, dans un élan de la passion, qu'est-ce que cela?Mais se scruter, se corriger, bêcher et remuer sans cesse ce petit fonds de l'âme, sans ostentation, sans bruit, sous l'œil de Dieu seul et de sa conscience, voilà le grand œuvre, car c'est l'œuvre de tous les instants et de la vie même. N'allez pas croire, chers amis, que cette existence obscure et limitée soit stérile; toutes les vertus se tiennent; quand je me suis amélioré comme homme, je sens bien que je me suis amélioré comme citoyen; de ce perfectionnement et de ce travail intérieur, il me vient des chaleurs, des bouffées d'amour pour ma patrie; on me croit occupé de moi, et c'est aux autres que je pense; je le reconnais de plus en plus, il faut être pur, pour s'approcher de la liberté ; la liberté n'est pas une jouis¬ sance seulement, elle est un amour d'abord, et par con¬ séquent un sacrifice ; elle grandit l'homme et le rend heu- 48 LETTRES A QUINET. reux, mais dans les autres. La France a fait bien des ré¬ volutions, elle a renouvelé bien des pouvoirs, elle ne fon¬ dera définitivement quelque chose que par cette liberté que je comprends, et par ses mœurs. « Tu veux être maître dans l'État, disait Lvcurgue, sois- le d'abord dans ta maison. » Nettoyons donc, purifions donc cette maison, par la science, par les idées, par les exem¬ ples; pour mon compte, je suis fier qu'on puisse dire de moi : « C'est un honnête homme et un républicain. » Ne vous découragez pas, cher monsieur Quinet, prépa¬ rez votre grain. Semez-le; qu'importe que le ciel soit sombre et couvert aujourd'hui ! Un jour, le soleil percera ces nuages, il fera lever et fleurir l'abondante moisson, et nos enfants, et la France, et l'avenir, vivront de vos travaux. Tout est là; nous n'aurons la liberté que lorsque nous en serons vraiment dignes. Me voici au bout de ma lettre, et je n'ai parlé que de ma personne. Me le pardonnerez-vous? Oui, pour une fois. Pourquoi diable aussi me mettre sur ce sujet et avoir ■peur de moi ? TH. DUFOTJR. XVIII Saint-Quentin, 10 avril 1857. Que de fois depuis six semaines nous nous sommes dit : «Allons rue Traversière, visitons ces chers et tristes exilés ; » et puis nous montions à petits pas votre escalier, LETTRES A QUINET. 49 nous prenions place dans votre chambre, et, là, nous at¬ tendions l'heure du médecin,' sans bruit, sans dire un mot. Est-ce que vous ne nous avez pas vus? Non, je ne crois pas qu'il y ait des douleurs inutiles ; toutes les douleurs servent, même les plus personnelles et les plus secrètes; elles nous infusent, avec le mal, une sagesse dont nous n'aurions pas d'idée sans cela; la patience, la résignation, la charité, la pitié, le dé¬ vouement, que de vertus qui viennent du chevet d'un malade! Est-ce qu'on se connaîtrait, est-ce qu'on saurait ce qu'on vaut, sans la douleur ? On s'efféminerait, on vi¬ vrait, comme le riche ou l'heureux, tout près de l'é— goïsme ou de l'indifférence. La douleur nous mûrit, c'est là notre soleil, et quiconque ne souffre pas ne sera ja¬ mais qu'un fruit vert. Pour moi, j'ai souffert de toutes les façons, dans ma santé presque toujours, dans ma for¬ tune, dans mes affections, dans mes, opinions, dans ma patrie, dans la liberté ; eh bien, j'ai presque envie de re¬ mercier le ciel : tout ce qu'il y a de sérieux, de tolérant, de charitable, de vraiment social en moi, me vient de là. Dites-moi, est-ce que ces premiers jours de convales¬ cence n'ont pas d'ineffables charmes? Quel plaisir de rentrer dans la nature et dans la vie, de goûter chaque chose, de retrouver et d'aimer tout ce qui nous arrive ! Une fleur, un nuage, une brise, un rayon de soleil, une amitié, que de trésors et de plaisirs, que le convalescent seul sait déguster ! Je vous l'affirme, je préfère presque la convalescence à la santé. Je ne parle pas de ces soins touchants dont le convalescent est l'objet; chacun le ques- è 50 LETTRES A QD1NET. tionne et le consulte, on dirait un voyageur qui revient de loin. En effet, il revient des profondeurs de l'âme et de l'existence ; il a vu Dieu, on peut le dire. Je m'arrête, pour ne pas vous fatiguer. Comment, mon cher monsieur Quinet, vous nous recommandez de penser à vous, de vous aimer toujours? Hélas! je sais bien que tout change, je vois nos fleurs passer, renaître, passer encore; mais les vraies amitiés ne passent pas, elles se fortifient avec l'âge, elles ont au cœur une racine que Dieu taille et rafraîchit sans cesse. TH. DlIFOUH. XIX _Saint-Quentin, 6 mai 4857. Je vais mieux; le soleil qui brille, cette fauvette que j'entends, m'ont déjà guéri. Ah ! cette fauvette, c'est l'hôte ordinaire et familier de notre jardin, n'en plaisantons pas; tous les ans, elle y vient, avec ses amours; elle y fait son nid, quelquefois en toute confiance et sous notre main, dans un groseillier. Vous pensez bien qu'on la res¬ pecte? Nous faisons mieux, nous l'aimons, et nous détes¬ tons les chats pour elle, nous prenons, au besoin, mille précautions pour défendre sa jeune couvée. Que tous ces petits manèges du père et de la mère sont charmants! Vous n'avez pas seules, mesdames, les soins du ménage, les soucis de la tendresse, dans cette touchante commu¬ nauté; le mari a sa part aussi. Quand la mère est fati- LETTRES A QUINET. 51 guée le père prend sa place et couve, il y a de la femme dans cet homme; aussi n'a-t-on pas dit le fauvette, comme on dit le pinson, le serin, le rossignol, mais la fauvette, même du mâle, et le mot est admirable. Cha¬ cun ici s'occupe du petit oiseau, on en parle à table, on l'écoute, on le suit sur ses rameaux, on se le montre du doigt. Vers trois heures généralement, tous les matins, il commence et jette en l'air quelques notes; ce chant si frais, si vif, si pénétrant, me réveille et m'attendrit : on dirait une prière, il semble que l'espérance et la li¬ berté reviennent avec lui, et que cette fauvette soit le bonheur de notre maison. D'où vient-elle? qui nous l'en¬ voie? Pourquoi chez nous? Que ne puis-je vous la prêter, mes chers amis, pour égayer votre exil, pour vous parler de nos sentiments et de notre amitié! Mais l'amitié, j'y pense, n'est-ce pas une fauvette aussi, qui chante sans cesse au fond du cœur? Pendant, quevous lisez la Révolution religieuse, je me fais lire le Génie des religions. Ce que j'aime, avant tout, c'est ce sentiment de la vie que le penseur porte en lui, et qui fait le fond de sa critique ; une œuvre, une institu¬ tion, un homme, ne sont que par là. La liberté, l'Évangile, ne seraient rien à mes yeux s'ils n'étaient la vie même. M. Quinet est calme et serein? Je le crois bien, com¬ ment ne le serait-il pas, à ces distances, et si près de Dieu, on peut le dire? Qu'il s'avance donc hardiment, qu'il laisse là le monde et les amitiés mêmes, qu'il frappe et taille, à grands coups, le marbre qu'il a sous la main; ne peut-il pas dire comme Michel-Ange: Je vois ma statue ? Remerciez-le pour moi, pour nous, de la joie qu'il 52 LETTRES A QUINET. nous donne ; et dites-lui que je ne le plains pas. Est-ce qu'il y a un exil pour la pensée? Saterre, sa patrie, c'est la vérité. Je lirai Villehardouin, que je connais à peine ; mais ne dites pas de mal de Froissard. Quel conteur! TII. DUFOUR. XX Saint-Quentin, 23 mai -1857. Mes chers amis, il faut, cette fois, que je me dé¬ pêche; car je n'ai plus qu'un peu de temps devant moi, puisque vous vous apprêtez à partir. Et où allez- vous? Dans quelle partie de la Suisse? Sont-ce les eaux qui vous attirent, ou le pays, ou le déplacement et le voyage? Cette excursion vous fera du hien, j'en suis cer¬ tain, et j'en suis content au fond; cependant elle me con¬ trarie; voilà nos habitudes changées, notre petite cor¬ respondance à tous les diables. Aujourd'hui,je sais où vous êtes ; si vous sortez dans la journée, le soir au moins je vous retrouve et vous attends à votre porte; mais, en Suisse,comment vous suivre? Que de surprises, que de distractions, que d'oubli peut-être ! surtout n'allez laisser sur la route ni vos bagages ni vos amitiés. Ici, on parle aussi de voyage, c'est le printemps qui nous vaut tout cela. Comment voir ce soleil, et ces fleurs et cette expansion de la nature magnifique, sans y prendre part, sans vouloir essayer ses ailes? L'idée pousse et s'é- LETTRES A QUINET. 58 panouit comme le bourgeon : en avril, elle commence à poindre; elle est en fleur, au mois de mai. On partira donc de Saint-Quentin, comme vous partirez de Bruxelles, dans la seconde quinzaine de juin; mais ce n'est pas à l'Est et en Suisse qu'on ira, c'est au Midi. Il y a parmi nous des rhumatismes qui ne plaisantent pas, et qui ne veulent boire que certaines eaux, toutes locales, et de telle source. La Faculté consultée vient de dire son der¬ nier mot. Si tout notre monde prend la volée, que vais-je faire, je vous le demande, pendant cette interminable absence, moi qui m'obstine à ne pas quitter la maison cette année? C'est pour le coup qu'il me faudra rêver et vivre de mes provisions. Je reprendrai vos lettres, je lirai ou relirai vos livres. Je vous chercherai souvent à travers ces Alpes, que j'ai visitées, il y a treize ans. Partout où vous serez, dites- vous : « Il est là, tout près de nous, il nous écoute, il partage notre admiration. » Vous me parlerez de la Suisse, et, moi, je vous parlerai de la France, et de la liberté qu'elle a perdue, mais qu'elle retrouvera. Ah! que j'ai vu de belles choses dans ce pays que vous allez parcourir, et que j'ai fait de découvertes! Je me rap¬ pelle mieux que jamais toutes mes émotions. Cette pre¬ mière vue des Alpes à Cluse, un soleil couchant, mer¬ veilleux de paix et de mélancolie sur le lac de Thoune, et le lever et le point du jour, dans la vallée de Chamou- nix, sur ces neiges immaculées du mont Blanc. L'impres¬ sion,je l'avoue, est bien fugitive. Qu'est-ce que cela dure? Mais le souvenir reste, et la mémoire et le cœur éternisent tout. Pour moi, quand je suis fatigué du présent et des £4 LETTRES A QUI NET. sots bruits qui se font autour de nous, c'est au passé que je m'adresse; je ferme mes persiennes, je tire mes ri¬ deaux, et mon intérieur aussitôt s'illumine; j'allume un à un, je puis le dire, mes meilleurs souvenirs, et je passe des heures entières à cette douce clarté. Vous n'y per¬ dez rien, croyez-moi; je veux l'amitié tout entière, avec ses fleurs dans le présent, ses espérances et ses fruits dans l'avenir, mais avec ses racines aussi dans le passé. Lorsque nous traversions, en bateau à vapeur, les lacs de Suisse, j'allais sans cesse, et comme une âme en peine, de l'avant à l'arrière, saluant les rives nouvelles et les beautés qui m'arrivaient, et disant adieu à celles qui nous quittaient sans retour. N'avais-je pas raison, dites-moi, et ne traversons-nous pas la vie, comme on tra¬ verse un lac? hélas ! le voyage est souvent moins agréable. Qui a dit que je faisais de M. Quinet un philosophe, un savant, un Archimède dans l'étroite conception du mot? Quelle trace avez-vous trouvée d'une pareille idée dans mes lettres? Oui, M. Quinet est un Archimède, mais c'est pour sauver Syracuse; oui, sa philosophie touche au ciel, mais pour porter là-haut les aspirations, les douleurs, les libertés de la France et de la patrie. Je conçois, dans un monde meilleur, la contemplation du vrai, pour lui- même; dans celui-ci, la contemplation ne me suffit pas, il me faut l'application, l'action, l'amour fécond; il me faut la liberté vivante, la liberté créée, et toutes les pas¬ sions qu'elle comporte. Ce que j'admire en Dante, en Milton, c'est à la fois le poète et le patriote, l'un et l'autre, l'un par l'autre. Le poète seul, et le philosophe, et le savant, ne sont, hors de la patrie, qu'une flamme peinte. LETTRES A QUINET. 55 Cela s'est dit avant moi. Que M. Quinet souffre donc, j'envie ses peines et son dur exil, au contraire. Croyez- vous donc que nous soyons indifférents à ce qui se passe, et que moi, si fatigué, si vieux déjà, j'accepte avec calme et résignation, la situation honteuse qui nous est faite? Non, mon bonheur, quelque simple qu'il soit, est em¬ poisonné chaque jour. Je ne puis ouvrir un journal, un livre, assister à une discussion sans souffrir; je ne puis, je vous l'assure, sentir une fleur, sans reproche et sans regret. Le 4 avril, je crois, Mirabeau venait de mourir, et le ciel était magnifique ; un habitué du Palais-Royal entre au café le matin, et demande sa tasse : « Quel beau temps! lui dit le garçon. — C'est vrai, répond l'habitué, mais Mira¬ beau est mort. » Eh bien, je suis cet habitué-là, j'en dis autant tous les jours et à tout propos. Cette admirable explosion du printemps, ces arbres épanouis, ces par¬ fums, cette fête de la nature, tout cela m'enchante, et tout cela m'attriste. Hélas! J'ai vu la liberté en fleurs aussi et dans son printemps ; mais son fruit, quand l'au¬ rons-nous? Que M. Quinet travaille, qu'il s'épuise, que son âme si tendre ne compte point avec ses peines. Ce qui nous sauvera, voyez-vous, ce ne sera pas une révo¬ lution, ce sera une idée, ce sera l'idée, et c'est l'idée qui nous manque et qu'il faut faire. On aime la liberté en France, mais qui la connaît? On la conquiert, mais qui la garde? Il n'y a pas chez nous dix hommes qui s'en¬ tendent pour édifier; on détruit, on démolit, et cela va le mieux du monde; mais bâtir, c'est là que les débats commencent, et les ignorances et. les faiblesses et les 56 LETTRES A QUINET. découragements. Sparte, Athènes, Rome, ont eu leurs législateurs; où est le nôtre? Où est l'opinion surtout? Voici des élections qui approchent. Eh bien, 011 ne sait même pas ce qu'on doit faire; on traite l'abstention d'i¬ nertie, d'indifférence, on n'écoute qu'un imprudent be¬ soin d'agir ; on ne voit pas que voter, c'est entrer dans l'Empire et dans le coup d'État, dans le sang et dans le despotisme, jusqu'au cou. Légaliser la tyrannie, voilà la suprême habileté! Et les partisans du vote ne soupçon¬ nent pas cela ; ils vont pactiser, dans une constitution qui n'est qu'une violence, dans une élection qui n'est qu'un mensonge, et donner dix ans de plus à l'odieux régime que nous subissons. L'abstention, pour moi, croyez-le bien, n'est pas une inertie, un plongeon : c'est une action au contraire, et la pire de toutes, car c'est l'action dans le mépris. Un pouvoir dont les organes ne fonctionnent pas est un pouvoir mort. Jusqu'ici, on ne voyait, dans l'Empire, qu'un homme; en votant, ony fera voir une sorte d'institution. Quelle légèreté, et quel manque de con¬ science et de sens politique ! Que César eût été content, si Caton ne s'était point abstenu; l'usurpation devenait légitime. Adieu, adieu, mes chers voyageurs; pardonnez-moi mes vivacités, mes incohérences, et pensez à nous sur votre route, non pas sur celle de Suisse seulement, mais sur celle de toute la vie. TH. DUFOUR. LETTRES A QUINET. 57 XXI Saint-Quentin, 10 juin 1857. Partez donc, mes chers exilés, et recevez nos bénédic¬ tions, non pas les miennes seulement, mais celles de toute une bonne et tendre famille ; hommes, femmes, enfants, tout le monde vous embrasse et vous fait ses adieux. Des adieux, on ne fait que cela dans la vie; que nous sommes loin déjà de notre rencontre de l'année der¬ nière! Où estSpa? Où est la promenade des Artistes? Qu'est devenue même notre correspondance des derniers mois? Les chemins de fer vont moins vite que nous. Hier, j'admirais nos lilas, nos ébéniers, nos acacias en fleur, aujourd'hui, toutes ces fleurs sèment les allées du jardin et les roses de ce matin s'effeuillent ce soir. Que nous partions, que nous restions, il faut toujours mar¬ cher et se séparer. Écrivez-nous quelques lignes, ne serait-ce qu'un mot, de temps en temps ; votre signature et votre nom suffi¬ raient, au besoin; n'est-ce point assez! Un nom, c'est un souvenir et toute une amitié. N'oubliez pas que les en¬ nuis, les inquiétudes, les tristesses, sont pour ceux qui demeurent au logis. Qu'y faire, en effet? On est là, sur son fauteuil, enfoncé jusqu'au cou dans son isolement, la pensée tendue vers un point fixe, et se disant : « Où sont- ils? Comment vont-ils? N'ont-ils rien qui leur manque? et leurs douleurs de l'exil, qui les en soulage à présent? » 58 LETTRES A QUINET. Je termine aujourd'hui, chers amis, ma cinquante- septième année. Cinquante-sept ans! Quel voyage, et presque inutile, mon Dieu ! À quoi ai-je été bon? Qu'ai-je appris sur ma route? Que de temps perdu sur ce che¬ min, où il y avait tant à faire, et tant à observer! Enfin, j'ai rencontré, connu, j'ai servi l'amitié. Pourquoi me plaindrais-je ? D'autres,y trouveront, j'espère, la liberté. Grâce à vous, chacun connaît ici toute cette grande affaire de Belgique, qui n'est pas moins que notre affaire et celle du monde entier. Le despotisme, pour moi, n'est pas un homme, un Bonaparte, un Empire, c'est le catho¬ licisme. Yoilà l'infâme qu'il faut écraser d'abord. Et la Révolution religieuse, vous ne m'en dites rien ; paraît- elle en France ? Adieu ; où que vous alliez, rappelez-vous qu'il y aura sans cesse une lampe allumée pour vous dans notre sanc¬ tuaire; le jour disparaît, la nuit vient et s'efface, mais la petite lumière va toujours. TII. DUFOUR. XXII Saint-Quentin, 25 juin 1857. Mes chers voyageurs, le chemin de fer nous porte en neuf ou dix heures, de Saint-Quentin à Cologne; tous les jours, je puis voir, de ma fenêtre, le convoi passer, suivi de sa blanche vapeur; on part à midi, on arrive le soir; et votre lettre, datée du 11, ne m'est arrivée que LETTRES A QU1NET. 59 le '16; aussi n'ai-je pas osé vous écrire à Bâle. Je n'aime pas, je l'avoue, que mes amitiés et mes épanchements courent des risques : rester, à l'étranger, dans le casier d'un bureau de poste ; rouler, au grand soleil, sur des routes inconnues, quelquefois être égarée, décachetée même par quelque employé d'administration, concevez- vous ce plaisir pour une lettre? C'est à un ami que j'écris, ce n'est pas à un Suisse. Je veux que mes pensées vous arrivent comme elles partent, pour vous seuls, et toutes fraîches, pour ainsi dire, de cette fraîcheur et de cette rosée qui viennent du cœur. Oui, je suis content de vous, je le suis des lignes si affectueuses de M. Quinet. Je le vois bien à présent, mes peurs étaient celles d'un enfant. Nos lilas sont passés, nos roses mêmes commencent à l'être; mais votre amitié reste et fleurit toujours; il n'y a pas, dans notre jardin, de plante qui soit si vivace et qui vaille celle-là. Pendant que je suis avec vous, sur le Rhin, à Manheim, à Mutterstadt, à Bâle, je vous trouve encore en Espagne. Auguste, qui vous lit chaque matin, au frais, dans son bureau, monte à chaque instant chez moi, et me fait admirer quelque fragment de ce Voyage qui l'enchante. C'est un autre Itinéraire de Chateaubriand. Vous avez donc vu la France, du bord de votre bateau à vapeur? Ah ! que vos réflexions sont touchantes, et que vous êtes bien les enfants de notre beau et malheureux pays ! Et nous, nous avez-vous vus aussi, sur cette flèche et ce clocher de Strasbourg? Nous y étions, soyez-en sûrs, pour vous voir passer et vous faire signe de loin. Oui, gardez l'espérance : la France n'est pas morte, et la liberté 60 LETTRES A QU1NET. lui reviendra. Vous avez su la lutte et ses résultats; mais ce que les journaux ne peuvent pas vous dire, et ce que je sais, c'est le mouvement qui l'accompagnait. Les villes triomphent par l'abstention, qui n'est nullement une inertie, ou par le vote ; il n'y a que les campagnes qui nous inondent, et, les campagnes, à qui sont-elles? Au paysan ? Non, elles appartiennent à la bourgeoisie, quand elle le voudra réellement. Ce suffrage universel, si grossier et si servile aujour¬ d'hui, tournera un beau jour, je vous l'affirme, contre le pouvoir lui-même ; ce qui le soutient à présent, le tuera dans l'avenir. On peut faire un coup d'État, on peut étouffer la liberté avec la liberté, cela s'est vu plus d'une fois; mais prétendre faire vivre le despotisme et la liberté côte à côte, cela ne s'est vu nulle part et n'est pas pos¬ sible. A Rome, les César ont anéanti l'élection; les Mé- dicis, à Florence, ont fait de même, et l'aristocratie de Venise ne s'est crue libre qu'après avoir chassé le peuple des comices. Il faudra donc, un jour ou l'autre, ou que l'Empire abolisse le suffrage universel, ou qu'il soit aboli par lui. Si l'Empire détruit le suffrage, que devient-il? Et, s'il ne le détruit pas, en vivra-t-il plus? Mais voilà bien du noir, ce me semble, sur vos vertes prairies? Allons, reprenez votre route, avancez dans cette Suisse de Guillaume Tell et de la liberté ; quel plus digne hôte pour elle que M. Quinet? Mes amitiés à M. Chauffour. TII. DUFOUR. LETTRES A QUINET. 61 XXIII Saint-Quentin, 9 juillet 1857. Un beau pays ! une grande amitié ! quoi de plus char¬ mant sur la terre ? Je connais presque le lieu que vous habitez maintenant, et je me fais une image facile du spectacle que vous avez sous les yeux. J'ai vu le Rhin, j'ai vu les Vosges, j'ai vu la Forêt-Noire, à peu près du point où vous les voyez aujourd'hui. Dans le même voyage, il y a treize ans déjà, nous sommes venus deux fois à Bâle ; la dernière, c'était un dimanche, et, comme un maladroit, j'avais perdu mon chapeau laveille : « Monsieur, me dit- on, vous ne trouverez rien à acheter ici pendant l'office, les magasins sont fermés. » Je me hasarde pourtant, j'avance timidement, et sur la pointe du pied, jusqu'à la porte d'un chapelier ; tout était clos, je l'avoue, les de¬ vantures barricadées ; mais, au bruit de mes pas, la porte s'entrouve discrètement, comme celle d'un couvent de femmes. «Que demandez-vous?» me dit l'hôte.Un chapeau. Il m'en montre deux cents, et j'en choisis un, qu'il me fait payer cinq francs de trop, sans doute à cause de l'office. Ce chapeau et ces cinq francs me sont toujours restés dans la tête, avec le rigorisme religieux des Bàlois. Voilà l'uti¬ lité des voyages ! j'allais marchander un bonnet, et, sans le vouloir, je deviens juge d'une religion et des usages de tout un peuple. Hélas! mes yeux sont bien mauvais, et ma pauvre santé i 62 LETTRES A QO IN ET. bien rebelle, mais je n'en lis pas moins, tous les jours, quelque chapitre de Mes Vacances en Espagne. Je pé¬ nètre dans ce pays, par deux portes à la fois, par le livre de M. Quinet et par celui de M. Thiers. M. Thiers a de la clarté surtout, de la perspicacité, de la justesse dans les affaires courantes et de détail; mais il manque de force, d'élévation, d'austérité, dans les appréciations générales; il n'a pas le haut et sévère jugement de l'his¬ toire. Il accepte le despotisme de Napoléon, il y entre, il l'explique, il le loue, il le blâme, il le suit dans toutes ses péripéties. 11 ne nous fait pas toucher du doigt ce qu'il y a de faux, de vide, d'insensé, je dirais presque de stupide, dans le despotisme lui-même. Cet homme, qui a vécu trente ans dans les agitations fécondes de la liberté, ne connaît pas les sources vives de l'existence d'un peuple. Ne dirait-on pas, à l'entendre, que l'Empire, avec quelque mesure, eût pu vivre et se perpétuer? que l'Empire pou¬ vait régénérer l'Espagne? L'empire, régénérer quelque chose, quand la mort était dans son sein ! On ne fonde, on ne régénère rien, que par la pensée, et l'Empire, nous le savons de reste, poursuivait la pensée partout; la pensée lui était odieuse, il l'étouffait de son mieux, et pourtant il se sentait écrasé, débordé par elle. De là son ambition, ses guerres, ses conquêtes, et ce besoin incessant de dé¬ placement et d'activité fébrile, qui ne lui laissait pas une heure de repos. Napoléon a fait tout son règne, comme il afaitson expédition d'Egypte, pour occuper et détourner l'attention. Il sentait bien qu'il fallait donner quelque chose à mâcher à la France, et, ne pouvant faire de nous des hommes et des citoyens, il en avait fait des soldats. LETTRES A QUINET. 63 C'est une espèce d'excuse, au moins pour son despotisme. Plus je vais, plusje vieillis, et plus j'avance dans l'histoire, plusje me réjouis, je vous assure : non, ledespotisme n'est possible nulle part, comme principe ; nulle part, il ne peut subsister une dynastie du despotisme; cartoute dynastie suppose une loi, et le despotisme est la négation de toute loi. C'est un accident, une force, un héros sous César, un monstre sous Caligula ; il ne lui est pas donné de vivre à côté d'un peuple; il faut qu'il le tue, ou qu'il en soit tué. Ah ! nous le tuerons, j'en suis sûr, avec le temps et avec nos mœurs. Vous voyez la France dans ses comices; que ne puis-je vous la montrer dans le fond de son cœur? Les Bourbons ont eu leurs adhérents, ils ont eu même leurs ultras, le gouvernement était un parti. Mais qu'est-ce que le gouvernement aujourd'hui ? Un fonctionnaire tout au plus. Je ne parle pas du paysan, qui n'est pas une idée, Pieu merci, qui n'est pas même un intérêt; on plante et l'on récolte le blé à la campagne; on n'y a jamais planté un gouvernement. Consolons-nous donc, et regar¬ dons du côté des villes et du côté de Paris ; tout est là, plus que jamais. TII. DU FOUR. 64 -.ET THE S A QUINET. XXIV Saint-Quentin, 12 août 1857. Chers amis, oùêtes-vous à l'heure qu'il est? Si je suis votre itinéraire, c'est à Thoune que ces quelques lignes vous parviendront. Mais vous parviendront-elles? C'est là la question, et c'est aussi pourquoi je n'envoie que quelques lignes, un souvenir. Mêlez, confondez, arrangez tout cela, vos roses, vos glaciers, vos lacs, vos monta¬ gnes et vos amitiés, le ciel et la terre, ce n'est pas trop. Où me cherchez-vous, si vous me cherchez? A Saint- Quentin? Je l'ai quitté depuis un mois, et n'y suis de re¬ tour que d'hier seulement. C'est là que j'ai trouvé vos lettres; c'est vous, en l'absence d'Auguste et de sa famille, qui m'avez reçu sur le seuil, et qui m'avez fait les hon¬ neurs de la maison. Sans vous, elle était vide, vous l'avez remplie, pour moi, de bonheur et de bénédictions. Je vous accompagne partout, croyez-le bien. Ce pays que vous par¬ courez, c'est le mien, je l'ai visité deux fois. Que d'émo¬ tions, que de souvenirs n'en ai-je point rapporté, dont je vis encore tous les jours. J'ai vu, comme vous, le Righi, j'ai vu Lucerne, j'ai vu Guillaume-Tell, j'ai vu et habité le mont Blanc. Ah ! que tout cela est beau! mais que les amitiés sont bien plus belles encore ! Vous me dites de vivre par les yeux? Et comment vivre par les yeux, sans vivre par le cœur ? Comment voir cessplendides sommets, ces neiges éter- LETTRES A QOINET. 65 nelles et si près de Dieu, sans immortaliser, là, toutes ses affections ? Pour moi, c'est là ma nature : la vue d'un grand spectacle me fait oublier le spectacle même; mes yeux se troublent et cessent d'agir ; c'est mon âme qui agit, qui s'élève, qui prend son vol; je ne vois plus, j'aime, et j'ai presque envie de pleurer. Aimer et pleurer, n'est-ce pas la même chose, dans ce monde où les meilleures choses ont leur tristesse et leur amertume? « Mais où donc êtes-vous allé?» me demanderez-vous. Aux Pyrénées, mes chers amis. Oui, j'avais refusé Félix, j'avais repoussé héroïquement toutes les prières ; on était parti en me maudissant. Mais on avait laissé près de moi une enfant, la Marie que vous connaissez. C'est cette enfant qui m'a vaincu ; elle m'a terrassé, comme David a terrassé Goliath. Mon oncle I mon bon oncle ! voilà le charme et la fronde dont elle s'est servi. Je me suis donc mis en route pour Luchon; j'ai traversé cette immense plaine de Paris aux Pyrénées, par Tours, Bordeaux, Toulouse, sous un soleil brûlant et dans des flots de poussière ; les coureurs des jeux olympiques n'en avaient pas tant. A Luchon, je suis resté huit jours, je me suis baigné, j'ai fait deux excur¬ sions, dont mes reins se sentent encore, et je suis revenu par le même chemin et par le même ciel, avec Félix et ses enfants. On a parlé de vous dans la montagne, on en a parlé sur les routes, nous en parlerons partout, et toute la vie. TII. DUFOUR. 66 LETTRES A QUINET. Je me disais, en approchant de la maison: « Quoi ! per¬ sonne pour m'attendre? » et vos deux lettres étaient là cependant. J'en vis depuis hier. Votre anniversaire et le ruisseau de Spame touchent au cœur. Que de fois, je vous ai revus sur ces gazons! Les Alpes sont admirables, les Pyrénées sont charmantes; il y a là des torrents qui roulent et blanchissent leur écume sous des berceaux de verdure ; j'en reviens enchanté. Mais le ruisseau de Spa valait mieux encore. XXV ■ù Saint-Quentin, 9 septembre 1857. Quoi! vous êtes encore à Meyringen? Qu'y faites-vous donc? Pour moi, ne sachant où vous prendre, j'allais, aujourd'hui même, écrire à Bruxelles. « Ma lettre les at¬ tendra, me.disais-je; elle les recevra sur le seuil, et les premiers mots qu'ils liront seront des mots venus de France. Que je conçois bien vos surprises et vos enthou¬ siasmes, et que cette nature gigantesque des Alpes m'a ému! Je ne voudrais pas vivre, pourtant, au fond de ces montagnes; cela émerveille, mais cela tue; il semble que la pensée soit refoulée sur elle-même et qu'elle ne puisse prendre son élan. Je suis sorti de la Suisse, fatigué, écrasé et comme un homme qui porte un fardeau sur les épaules. Nos pays, je l'avoue, n'ont ni cette grandeur, ni cette ma¬ jesté; mais ils ont des lointains qui font rêver, ils ont surtout cette immense étendue du ciel, que je préfère à LETTRES A QTJINET. 67 tout, parce qu'elle est le vrai séjour de l'âme et de l'infini. On se sent là plus à l'aise, on respire, on se jette comme l'hirondelle à travers l'espace, et l'on y décrit mille cercles, mille jeux, sans que rien nous borne ou nous arrête. Meyringen est un lieu charmant que nous avons habité quelques jours. Si je n'ai pas été comme vous : amou¬ reux de cinq ou six femmes, je n'en ai pas moins été frappé de la beauté de quelques-unes, une entre autres, dont nous parlons encore, et que nous avons rencontrée seule, dans la vallée, sa couronne de cheveux sur la tête, et d'une taille, d'une grâce, d'une fierté vraiment admi¬ rables. « C'est Diane chasseresse, dis-je à nos messieurs. » Mon neveu, précisément, venait de ramasser un fort joli couteau sur la route. Je prends le couteau, et, de cet air aimable que vous me connaissez, je l'offre à la jeune fille, qui se met à sourire et me remercie gracieusement. Mon neveu, vous pensez bien, ne me remerciait pas; il n'avait pas le sourire, et il n'avait plus le couteau. Il y a de cela treize ans. Qu'est devenue la jeune fille? qu'est de¬ venu le couteau? qu'est devenu le voyage et le souvenir même? Tout s'efface et s'oublie donc, en Suisse comme ail¬ leurs ; les neiges mêmes n'y sont point éternelles : elles se succèdent et se renouvellent; où sont celles d'antan, comme disait Villon? L'homme marche, il avance, il passe, mais il ne reste nulle part; et je ne connais pas de pied plus léger et qui laisse moins de traces que le sien. Vous avez franchi le Brûnig; qu'avez-vous trouvé, de nous, sur ces hauteurs, que nous avons gravies et admirées comme 68 LETTRES A QUINET. vous? Nul vestige. C'est bien la peine d'aller si loin, pour être ignoré ou tout au moins oublié. Je ne sais si ces lignes vous parviendront, je vous les adresse, à tout hasard, à Meyringen. Auguste, qui avait emporté avec lui, dans son voyage de Luchon, les Révolutions d'Italie, en a la tête prise. Il a lu, relu le livre, il le fait lire à sa femme, il en parle à tout venant, il m'en a écrit, il veut que je vous en écrive ; enfin je le crois fou. Mais quelle douce folie que celle-là, et qu'on est heureux d'être fou de ses amis! Du reste, je ne vous quitte pas : j'ai visité avec vous Tolède et Grenade et Cordoue; j'ai vu, le cœur navré, ces champs et cette infâme capitulation de Baylen. Il n'a pas fallu moins que l'Alhambra pour me distraire un peu. J'ai trouvé, dans ce voyage à travers les montagnes et à travers les voleurs, des aventures et des rencontres dignes de Gil Blas. Que de poésie, que de récits charmants, que d'observations! Poète et penseur, voilà l'auteur tout entier. Il sera donc dit que j'aimerai M. Quinet partout, en Espagne, en Grèce, en Hollande, dans ses guerres contre Rome, et dans ses luttes incessantes pour la liberté. Ah ! que Marnix est heu¬ reux de l'avoir connu! Voyez-vous ces deux hommes, se comprendre, s'ap¬ peler, s'embrasser, à travers les siècles? Il n'y a que la liberté qui fasse ces miracles. Quand revenez-vous? On s'ennuie ici de vous savoir si loi TII. DUFOUR. XXVI LETTRES A QUINET. Saint-Quentin, 14 octobre 1857. Mes chers exilés, Enfin vous voilà de retour, et je puis vous retrouver dans votre rue Traversière et dans ce logis où j'ai pris l'habitude de vous voir et de vous écrire. Quelle absence, quand j'y songe, et quel triple airain vous avez sur le cœur! Comment, ces quatre mois de courses ne vous ont pas donné l'envie de rentrer à Bruxelles? Vous n'avez éprouvé aucun plaisir au retour? Pourtant, s'il est bon de courir et de voyager, qu'il est doux aussi de revenir chez soi, de reprendre son train de vie accoutumé, ses études, ses travaux quels qu'ils soient. Je laisse les voyages à l'imagination; mais je réserve au cœur le foyer, et le foyer, où est-il, sinon où l'on a vécu, où l'homme est tout entier, avec la possession de lui-même, sa sécurité, ses souvenirs, son lendemain? Si nous avons besoin de changement, n'avons-nous pas, autant au moins, besoin de repos? Tou¬ jours marcher, toujours admirer, quelle fatigue ! L'élo¬ quence continue ennuie, disait Pascal, à force de sentir, on ne sent plus, et les choses qui, d'abord, ont touché le plus, nous trouvent insensibles, à la longue. Tous les voya¬ geurs, plus ou moins, en sont là. Je me rappelle qu'à mon retour de Suisse, il y a treize ans, les hideux environs de Saint-Quentin m'ont paru charmants. L'homme part, en 70 LETTRES A QUINET. effet, mais pour arriver; il lui faut un but, quand ce but ne serait que la fin même de ses plaisirs. Pour moi, cela tient sans doute à mon âge, je ne jouis bien du voyage qu'après le voyage; je suis toujours content de l'avoir fait, pas toujours de le faire. En route, je suis ému, mais je ne possède pas assez mon émotion; tout m'échappe, tout m'emporte, et je n'ai pas le temps de me recueillir; aussi, je ne fais guère qu'amasser des images et qu'attraper des papillons, je butine, comme l'abeille, je cours de fleur en fleur, mais pour rapporter mes trésors à la ruche et à la maison ; la maison ! c'est là que je m'attends, et que j'éla¬ bore mon miel. Ce qui m'attriste dans les voyages, c'est leur rapidité : tout cela est magique, mais comme les verres de la lan¬ terne, en passant. Voiciun lieu qui me ravit. « Qu'on serait bien là! » me dis-je; et cependant, il faut lever le pied, il faut oublier, à chaque pas pour ainsi dire. Que laisse-t-on de soi dans toutes ces courses? Quelques émotions à peine. Le petit horizon que j'ai de ma chambre est bien borné, souvent, la pluie l'inonde, je n'ai sous mes yeux, ni ces beaux lacs, ni ces montagnes, ni ces glaciers que vous regrettez; mais cet horizon m'est connu, je le vois chaque matin, en ro'éveillant; il a partagé, avec le temps, mes joies et mes tristesses ; je lui ai fait toutes mes con¬ fidences, j'ai bâti là mes meilleurs rêves, il semble que ce soit un ami, toujours prêt à m'entendre et à me répondre. Ces rapports, ces échanges, cette vie commune, c'est bien plus qu'un plaisir, c'est un attachement véritable. On vantait, un jour, devant madame de Staël, les magni¬ ficences de Coppet et du lac de Genève : « Et mon ruisseau LETTRES A QUINET. 71 de la rue du Bac, répondit-elle, n'en direz-vous rien? » C'est à peu près là que j'en suis, et que nous en sommes tous, on a beau dire. Bruxelles est bien triste, bien en¬ nuyeux, c'est un lieu d'exil; qui sait cependant? Vous le regretterez peut-être aussi, au même titre et par le même sentiment que madame de Staël; et ce sera en France, je l'espère bien, dans de meilleurs temps. Depuis deux mois que nous sommes rentrés ici, savez- vous ce que je fais? Je me fais lire, chaque jour, pendant deux heures, Edgar Quinet. Presque toutes ces œuvres m'étaient connues, mais j'y reviens avec un charme extrême; il semble que l'auteur lui-même est là, et qu'il me parle à l'oreille, ou plutôt au cœur. Ses leçons du Collège de France sont admirables d'éloquence, de pro¬ fondeur, de vraie science, d'énergie. Ah! que je conçois bien l'enthousiasme que le maître inspirait à ses élèves ! Où n'irait pas la France, avec de tels apôtres? On fait plus qu'admirer, on aime, car dans le livre on sent l'homme; la science, l'intelligence, le talent, ne sont là que les in¬ terprètes d'une grande âme. Enfin, j'ai lu de mes propres yeux, j'ai médité, comme je le devais, la Révolution religieuse au xix° siècle. Oui, le catholicisme est notre premier tyran, je pourrais dire, notre empereur ; oui, la France ne sera libre en politique, qu'à la condition de l'être d'abord en religion. Il n'y a nul accord possible entre le principe usé d'une infailli¬ bilité et d'une immobilité absolue, et celui d'un progrès incessant. Comment se défaire du despotisme, dans les faits, si l'on s'obstine à le garder dans les idées? C'est au catholicisme que nous devons nos misères actuelles, 72 LETTRES A QUINET. nos hésitations en toutes choses, notre servitude. Le ca¬ tholicisme, je le sais, n'édifie rien, mais il empêche d'édi¬ fier. Ce que la liberté élève, il le ronge et le pourrit comme ce ver des pilotis, dont il est parlé dans Mamix. Sur ce point, je suis d'accord et je partage toutes les opi¬ nions de M. Quinet; mais je le suis moins, je l'avoue, sur les moyens d'en finir. Les temples ne subsistent et ne sont fréquentés que parce que l'idée est debout; attaquons l'idée, jetons-la par terre et le temple tombe de lui-même. Pour moi, j'ai plus de foi dans la liberté, dans la li¬ berté seule. Je crois fermement qu'elle peut suffire atout. Est-ce qu'elle n'a pas changé la face du globe? Est-ce qu'elle n'a pas aboli l'esclavage? Est-ce qu'elle n'a pas créé ce que nous appelons aujourd'hui l'opinion, cette conscience publique? Que le catholicisme cesse d'être une religion d'État il se transforme; pour vivre et se soutenir, il est obligé de changer de nature et de condition : il était un despotisme, il devient presque une liberté, ne faut-il pas qu'il discute et qu'il persuade? Ce n'est plus aux habitudes qu'il s'adresse, c'est àl'esprit.et l'esprit doit le modifier ou le tuer. La véritable éducation des masses, à présent, n'est pas dans la religion, cela a pu être à d'autres époques et chez d'autres peuples ; le véritable éducateur, c'est le monde, c'est la science, c'est le laïcisme ; voilà la source vive du progrès, des découvertes, voilà le Colomb qui nous ouvrira l'avenir. Le catholicisme, quoi qu'il fasse, n'a plus guère qu'à mourir ; son agonie peut être longue, mais c'est une agonie. Attaquons donc, brisons, détruisons, LETTRES A QUINET. 73 l'idole, non sur l'autel, mais dans les cœurs; la gloire et la force de M. Quinet sont là; son glaive, c'est l'idée. Il fait plus que détruire, avec elle, il fait vivre, il crée, il n'est pas briseur d'images seulement, il est législateur, fondateur. Mais que toutes ces phrases sont longues et qu'elles vont vous ennuyer. J'avais cependant tant de bonnes choses à vous dire de nous tous et de nos dames en par¬ ticulier. Mille amitiés. TII. DUFOUR. XXVII Saint-Quentin, 24 octobre 1857. Permettez-moi de vous le dire : vous ne m'avez pas compris. Je ne parlais pas du point de vue du présent, du point de vue de l'exil ou de la politique ; je parlais du point de vue de la vie. J'étais comme je suis souvent, hors du monde, et plus haut que lui; je voyais, au-dessous de moi, la vie fuir et s'écouler. Yoilà le fleuve, qui s'étend mollement dans la plaine, le voilà qui serpente dans le vallon, le voilà, dans des lieux âpres et rudes, écumant et grondant entre des rochers; quelque contrée qu'il traverse, l'onde n'en fuit- elle pas moins, à travers nos plaisirs, comme à travers nos peines ? Il y a des rivages agréables, il y en a de tristes ; je les regrette tous. « Que c'est laid, me dis-je quelquefois, quand je passe ; » mais, à distance et de haut, le laid même 5 74 LETTRES A QU IN ET. devient supportable et prend une teinte et un charme de mélancolie que l'éloignemenl donne à tous les objets. C'est ainsi que j'entendais Bruxelles et la rue du Bac. Vous me croyez en France, je vous affirme que je n'y suis pas. La France, pour nous, c'est la liberté; hors de là, il n'y a pas de patrie, car il n'y a pas d'attachement noble et digne. Les anciens défendaient l'amour aux esclaves; n'avaient- ils pas raison, dans le sentiment? Qu'est-ce que l'amour, en effet, sinon la liberté, l'expansion, la grandeur de l'âme, et toutes les mâles vertus que l'amour engendre. La rue du Bac ne me plairait pas sous l'Empire et le des¬ potisme, et je ne lui donnerais pas un souvenir, si je ne pensais qu'à la politique. Adieu; vous n'en aurez pas davantage aujourd'hui. TII. BUFOUR. XXVIU Saint-Quentin,, 23 novembre 1857. Mes chers exilés, ai-je besoin de vous dire que vous habitez Saint-Quentin, que vous vivez au milieu de nous, que vous êtes de moitié dans nos moindres émotions? Vous êtes plus qu'une amitié, si j'ose dire, vous êtes un principe à nos yeux. Je retrouve en vous tout ce que j'ai pensé, tout ce que j'ai cru, tout ce que j'ai espéré, et c'est de votre exil que je lire mes plus douces consola¬ tions. " LETTRES A QUINET. 75 Quels sont ces livres sur ma commode, sur ma che¬ minée, sur mon petit bureau? Ce sont les vôtres; et ces lettres, que je relis si souvent? ce sont vos lettres. Et ce charmant casier ? c'est votre souvenir de Spa. Et ces pensées qui me roulent dans la tête? ne sont-ce pas celles que vos ouvrages m'inspirent. Je vis de vous, mes chers exilés, et vous craignez-que je ne vous oublie! Dans quelques jours, je vous écrirai, comme je l'en¬ tends ; aujourd'hui, le temps me manque. Nous avons ici une pauvre malade, qui nous donne, depuis dix jours, beau¬ coup d'inquiétudes; comment n'en point avoir avec une fièvre typhoïde des plus intenses? Soignez-vous. Quand vous allez bien, il me semble que tout va bien; la liberté, l'espérance, le soleil, tout m'ar- rivc à la fois. TH. BUFOUE. Écrivez, sans compter, ne serait-ce qu'un mot. Ma santé, jusqu'ici, n'est pas mauvaise, mais c'est à force de ménagements. Je ne puis faire aucun travail sérieux : si je lis, c'est du bout des lèvres; je ne vis pas, je glisse sur la vie. Il n'y a que le cœur, chez moi, qui soit tout entier; mais il l'est. 76 LETTRES A QUINET. XXIX Saint-Quentin, 29 novembre 1857. Oui, je suis debout, mon cher monsieur Quinet, et je le serai jusqu'à la fin; si je n'ai pas foi complètement dans lepeuple d'aujourd'hui, j'ai foi dans celui de demain, dans ce peuple que nous font chaque jour, à petit bruit, la science, l'expérience, la liberté, le temps, ce grand poli¬ tique. Sans doute, il y a des âmes serviles, mais l'âme du peuple ne l'est pas; que de nobles instincts qui percent partout ! Cette servitude que nous subissons, qui l'avoue? Est-ce qu'il y a un parti bonapartiste aujourd'hui? est-ce qu'il est au monde quelqu'un d'assez niais pour croire à la durée du despotisme? Je revenais de Laon, à la fin du mois dernier, et nous déjeunions, Félix et moi, dans l'au¬ berge d'un village, en compagnie de cinq ou six voya¬ geurs, qui nous étaient inconnus ; un homme arrive : « Eh bien, messieurs, vous savez la nouvelle? Le général Cavaignac est mort! » Mort ! à ce mot, le déjeuner cesse, chacun se lève, on se prend les mains, — et, dans un sen¬ timent de douleur et d'effusion inimaginables, nos cœurs et notre indignation éclatent, — en termes que j'aurais voulu vous faire entendre. Ces étrangers, que je n'avais jamais vus,"dont je me défiais presque, étaient aussi pa¬ triotes que nous,et plus exaltés peut-être;la liberté était là, assise à notre table, et nous ne l'avions pas reconnue. Cette auberge, mes chers exilés, ce cabaret, c'est la LETTRES A QUINET. 77 France. La liberté ne court plus les rues, j'en conviens; elle porte un masque, si vous voulez; mais elle n'en fait pas moins son œuvre et son chemin au fond des cœurs. Que lui faut-il pour éclater au grand jour? La moindre chose. Michelet, que vous lisez, nous l'a dit: «La larve de l'abeille, enfermée dans son alvéole, s'y nourrit en secret, elle grandit, elle acquiert des forces, —• et l'heure venue, l'insecte, tout armé, tout ailé, perce l'enveloppe de sa pri¬ son, et prend résolument son vol. » Voilà, sans phrase,notre histoire. L'instinct des grandes choses n'est pas affaibli chez nous, croyez-le bien ; il n'est pas même assoupi, il n'est qu'égaré; au dehors, je vois le despotisme partout; au dedans, je ne rencontre que la liberté. Assisterai-je au réveil, à l'éclosion ? Verrai-je l'insecte aux ailes d'or? Je ne sais; mais d'autres le verront,j'en suis sûr. Caton pouvait mourir, il le devait ; la liberté de Caton, c'était surtout celle de Rome, c'était une institution; la nôtre est un principe, elle n'appartient pas à une ville, à un peuple, aune époque, elle appartient au monde, à la philosophie, à la civilisation, à l'humanité tout entière. C'est là la grande conquête et le nouveau inonde des temps mo¬ dernes ; c'est là aussi ce qui m'empêche de mourir et de me désespérer, c'est là ce qui me permet de sourire en¬ core, quand je pense aux jours hideux que nous traver¬ sons. Voyez-vous un Dupin prêter serment entre les mains d'un Bonaparte? Ces deux serments, ces deux mensonges, ces deux parjures, voilà le gouvernement tout entier. Allez, allez, nous sortirons de là. Mais comment en sorti¬ rons-nous? N'ai-je pas entendu des hommes libres, des ré¬ publicains, demander une dictature?Une dictature ! c'est- 78 LETTRES A QU'INET, à-dire un despotisme, pour préparer et élever la liberté? Oh ! la belle nourrice, qui étouffe son nourrisson. Ce n'est pas un dictateur, un vengeur, qu'il nous faut, ce sont des idées d'abord et des mœurs, et les mœurs ne se font que par la liberté. Dans un drame de Shakespeare, que je li¬ sais dernièrement, Marcus Brutus, tout sanglant, se pré¬ sente au peuple, il vient de frapper le tyran : Faisons-le César ! s'écrie la foule. N'est-ce pas là que, dans leur ignorance ou dans leurs colères, les partis en sont pour la plupart? Des hommes, toujours des hommes ! A quand donc des institutions? Washington, que je regarde sans cesse, dont j'ai le portrait sous les yeux, n'est pas grand par ce qu'il a fait, mais, surtout, par ce qu'il a laissé faire; il n'a point été un homme de force, un dictateur, il a été un exemple; il a employé dans la politique le moyen qu'employait Socrate dans la philosophie : il a questionné le peuple, il l'a fait discuter, marcher, trotter, devant lui. Travaillez donc, mon cher monsieur Quinet, travaillez sans découragement, sans relâche ; un livre vaut quel¬ quefois mieux qu'une révolution. Les révolutions donnent le pouvoir, les livres seuls apprennent à le garder. Il n'y a que deux puissances au monde, disait Napoléon, l'es¬ prit et le sabre, et le sabre a toujours été battu par l'esprit. Quel aveu, dans la bouche d'un pareil soldat! Il est vrai que le soldat alors, était à Sainte-Hélène, petite île (comme il l'avait écrit sur ses cahiers d'école et de géographie), où l'on apprend bien des choses. Je ne pensais d'abord qu'à vous remercier de vos der¬ nières lettres, je voulais être papillon, et me voilà che¬ nille, me traînant sur le ventre, comme une larve de la LETTRES A QUINET. 79 politique (vous voyez que j'ai lu l'Insecte). Pardonnez- moi donc cette longue lettre. Un autre jour, je vous par¬ lerai de nous, de mes petites lectures, de mes souvenirs. Le ciel est triste à présent : plus de soleil presque, des flocons de neige, des feuilles qui tombent, un hiver gris et sombre, autour de moi; mais que je rentre et descende en mon cœur, mes chers exilés, je retrouve aussitôt le printemps avec vous, et des roses éternelles, je puis le dire. Vous rappelez-vous, à notre dernier voyage à Bruxelles, ce beau coucher de soleil, au-dessus du Jardin des plantes? Nous l'avons admiré tous les quatre. Eh bien, c'est un de mes doux souvenirs à présent, et ma rue du Bac, à Bruxelles. TH. DDFODR. # Le moyen d'avoir votre Campagne de 1815? Et celle deGharras? XXX Saint-Quentin 24 décembre 1857. Vous ne savez donc pas que je ne suis pas un cœur seu¬ lement, j'en suis dix; mon cœur est une famille, une lé¬ gion, de gens qui vous aiment. Quand vos lettres m'arri¬ vent, chacun en prend sa part : il faut qu'Auguste les lise, et Félix, et Jenny, et Marie, et toutes nos dames, les unes après les autres. Généralement, c'est le matin, avec 80 LETTRES A QUINET. la fraîcheur du jour, que le facteur nous vient. Ah ! l'ex¬ cellent homme, quand il nous apporte quelque chose de Bruxelles, ne serait-ce qu'un signe! je vous assure qu'il n'est pas mal, ce petit homme ; il a l'uniforme voulu, le pied leste, l'œil intelligent; il sait mes goûts, car, s'il a quelque lettre, il me la montre de loin ; votre écriture lui est connue, et, j'en suis sûr aussi, vos personnes. Ce doit être un républicain ; dans tous les cas, c'est un ami. Quel rôle charmant que celui de facteur (quand il ne pleut pas et que les nouvelles sont bonnes) ! On prend sa boîte, on part, on trotte, on distribue sa fortune, comme des fleurs, le long du chemin ; on sourit à tout le inonde ; la marche excite et porte au cerveau; aussi que de rêves pendant la route ! Si les enfants crient à la maison, on ne les entend pas; si la femme est méchante, on vit au dehors ; on sert d'intermédiaire aux affections, aux ami¬ tiés, aux amours mêmes ; c'est la vie sociale par excel¬ lence. Si j'avais des jambes, ce serait mon métier et mon lot. J'aurais bien des choses à vous dire; mais vous êtes souffrants, l'un et l'autre, il faut vous ménager.Nous allons tous assez bien, — si vous allez mieux. Donnez-nous donc de vos nouvelles, un mot, pas davantage; cela nous aidera à passer d'une année dans l'autre. N'oubliez pas que, le jour de l'an, nous serons de bonne heure à votre porte, et que les premiers embrassements seront pour vous deux, et les meilleurs souhaits. Ah ! que ces années vont vite ! me voici dans ma cinquante-huitième, aux portes de la vieillesse, aux dernières accolades, comme disait Mon¬ taigne ; le monde me quitte, encore plus que je ne le LETTRES A QUINET. 81 quitte, Je bruit se fait ailleurs, le flot se détourne et s'é¬ carte; que faire? Se faire sage, si l'on peut, s'améliorer sans cesse, s'attacher non plus aux choses, mais aux cœurs ; est-ce qu'il y a une vieillesse pour le cœur? est- ce que l'amitié n'est pas éternelle? C'est elle qui m'a ouvert les portes de la vie, j'espère bien qu'elle me les fermera. TII. DUFOUIi. XXXI 19 janvier 1858. Chers amis, vous ne connaissez pas cet homme, ce mythe, qu'on appelait, de mon temps, le greffier de Vau- girard ? Ce greffier-là, dès qu'on le regardait, ne pouvait plus écrire ; que voulez-vous ! c'était sa faiblesse, cela l'intimidait, le mettait aux abois, d'être regardé ; dès lors plus un mot, sa main était paralysée. Eh bien, je suis un peu, entre nous, comme le greffier de Vaugirard; si quelqu'un me regarde ou me complimente, ma plume est glacée, je n'ose plus écrire. C'est pourtant là l'effet que me produisent quelquefois vos lettres. Vous me dites si bien et si souvent qu'elles vous plaisent, que je tremble de sentir s'éveiller en moi je ne sais quel petit germe d'amour-propre. Mais non, il ne doit y avoir entre nous que du cœur, et c'est aussi avec mon cœur que j'accepte tout ce que vous voulez bien me dire d'aimable et de bon. De l'amour-propre, de la va- 5. 82 LETTRES A QDINET. nité ? Est-il rien de plus sot et de plus impuissant au monde? L'amour-propre est une terre ingrate et stérile, ou plutôt, ce n'est point une terre, c'est un roc, un tuf, qui produit à peine quelques mousses. La vraie terre, la terre profonde, c'est l'amitié, voilà le sol labourable. Quel plaisir d'enfoncer là sa charrue, et d'y semer ce pur froment qui nourrit le genre humain. Quelles étrennes vous m'avez envoyées et que j'ai lu de fois vos deux lettres ! Les termes, la date, tout m'atten¬ drit encore quand j'y pense, et mes frères partagent mon émotion. Yous dites que je suis avec vous, que je vous accompagne dans l'exil? Ah! tant mieux! qu'ai-je à faire de plus utile et de plus doux au monde? Vous envoyer quelques consolations, quelques souvenirs, quelques mois delà patrie, n'est-ce pas une œuvre par excellence? Que ne puis-je, avec moi, vous envoyer le cœur de la France ! Elle vous dirait, cette France, que vous êtes son honneur, et l'un de ses fds de prédilection. Qu'elle vive, mon cher monsieur Quinet, et vous êtes sûr de vivre. Ne vous dé¬ couragez donc pas, comme ceux qui n'ont pas d'espérance et d'immortalité devant eux. Beaucoup de gens ne voient dans le 1er janvier que la nouvelle année. Moi, j'y vois surtoul l'ancienne; je suis du monde sans doute, je marche, je m'avance, mais à re¬ culons. J'ai l'air d'un cordier, je porte dans mon tablier mes étoupes et mes souvenirs, et je file mon câble ou ma ficelle, sans regarder derrière moi. Qu'ai-je besoin de me retourner, à mon âge? le gros de la pelote est fini, et le meilleur. Bientôt viendra le jour où je devrai rendre mon ouvrage et mes comptes à mon maître. Sera-t-il content? LETTRES A QUINET. 83 Comment trouvera-t-il ma ficelle? Vsi peur qu'il n'accepte et ne loue que ce que j'ai fait de si bon cœur, pour l'exil. C'est vous qui me sauverez, mes chers et bien-aimés proscrits. Je n'ai rien à vous apprendre, et je ne veux pas vous parler de l'affaire de l'Opéra1. Ces meurtres me font horreur. Ah ! ce n'est point par là que nous serons libres un jour. Ce n'est point avec des éclats d'obus qu'on tue le despotisme, c'est avec des mœurs. Toutes ces tentatives odieuses ne font que reculer le moment de l'affranchis¬ sement. On n'ose plus se regarder, il semble que la liberté soit complice de ces actes sauvages. Les hommes les plus froids s'attendrissent, et l'on finirait par s'attacher à la tyrannie même, par pitié. Ici, où l'Empire a fort peu d'adhérents, l'émotion, je vous assure, a été générale. Heureusement, la pitié n'est pas de l'amour ! Pour vivre, il faut que les gouvernements soient un principe, et l'Em¬ pire n'est qu'une force brutale. Les discours de Sa Ma¬ jesté n'y font rien; il n'y a pas moyen de tirer du des¬ potisme la moindre idée de progrès ou de liberté. Le despotisme est un homme et un joug, voilà tout ; qu'il borne là son ambition. Napoléon Ier ou l'autre, l'héritier de 89! Le pouvoir absolu, la conclusion ou le but de notre immortelle révolution!... Ce n'est pas là seulement une insulte à la liberté, c'est une insulte au sens commun, et la plus lourde bêtise qu'on puisse dire. Voyez-vous la Bastille jetée bas, pour reconstruire Mazas? Les lettres de cachet supprimées, pour faire place 1. Affaire Orsini. 84 LETTRES A QU INET, aux listes de proscription? Les empereurs substitués aux rois ! Les Jules aux Tarquins? Et ce serait pour cela que nos pères auraient fait 89 et auraient répandu leurs idées et leurs entrailles sur le monde entier ! D'où vient donc ce harangueur et ce politique qu'on appelle Napoléon III? Allons, c'est comme mon oncle : Quarante siècles nous contemplent. Nos dames, nos messieurs, tout le monde vous fait ses compliments. Les hommes chassent une ou deux fois par semaine, dans les forêts de Saint-Gobain, Marie chante, et chante bien, c'est vraiment une voix assez étendue et très expressive. Il y a une romance, Sylvio Pellico, qui lui va très bien. On dirait qu'elle pense à vous, en la chantant. Moi, je n'ai pas besoin de chanter, pour cela. TH. DUFOUR. XXXII Saint-Quentin, 27 janvier 4858. Que devenez-vous? Pourquoi n'écrivez-vous plus? De¬ puis le 31 décembre dernier, aucune nouvelle, nulle lettre ne nous est parvenue; est-ce que vous seriez ma¬ lade l'un ou l'autre ? Mais c'est alors surtout qu'il faut écrire. Est-ce que vous seriez mécontents de moi ? L'est- on jamais de l'amitié? L'amitié peut tout dire, elle peut tout se permettre, sans qu'on ait jamais le droit de l'ac¬ cuser; c'est elle surtout qui a besoin de s'épancher et de LETTRES A QUINET. 85 rendre son âme visible, car elle ne se contente pas des surfaces, elle veut l'homme intérieur tout en¬ tier. Auguste, Jenny et Marie (les deux fées) se préoccupent, depuis huit jours, de votre silence. Voilà ce que c'est ! vous nous habituez à une lettre environ par quinzaine, et, quand cette lettre fait défaut, c'est le pain même qui nous manque, toute la maison crie misère. J'ai sous mes fenêtres quelques pauvres oiseaux qui trottent et cherchent à vivre entre les pavés ; parfois, je leur jette quelques miettes de mon déjeuner; mais je n'ai pas voulu faire de cela une habitude ; c'est pour le coup qu'ils se seraient fâchés tout rouge. « Quoi ! du pain hier, du pain avant-hier, et pas aujourd'hui?Est-ce qu'on se moque ainsi des gens? Est-ce que le cœur n'est pas le même tous les jours? N'est-ce rien que l'accoutumance? y> Voilà ce que diraient ces petits oiseaux, et ce que nous avons envie de dire avec eux. Répondez-nous donc. Le 18 ou le 19, je vous ai adressé une assez longue lettre; cette lettre ne vous serait-elle pas parvenue? Je me doute bien qu'on nous décachette; en serait-on venu à nous supprimer? Adieu, chers amis; je relis en ce moment Vaulabelle. Le premier empire a été une victoire presque continue; mais ce n'a été qu'une victoire, comme on l'a dit si justement. Le soleil luit,' il fait froid, mais il fait beau. Comment allez-vous, cher monsieur Quinet? Je souffre de suffocations, qui se produisent surtout quand je marche, et qui m'arrêtent quelquefois tout 8G LETTRES A QUIN ET. court. C'est comme un despotisme, qui me remonte et m'étouffe. TH. DUFOUR. XXXIII Saint-Quentin, 7 février 1858. Oui, vous nous avez inquiétés, et votre dernière lettre nous inquiète encore. Vous nous dites : « Quand pourrai- je écrire de vraies lettres? Et le pourrai-je désor¬ mais 1 ? » Les consolations nous venaient de vous, et, maintenant, c'est à nous que vous les demandez ! Ah ! vous avez raison, il faudra que j'aille vous voir ; il n'y a que la présence qui puisse expliquer toutes ces choses et nous rassurer com¬ plètement. Je voyais déjà le printemps venir et je me disais : « Voilà leur jardin qui reverdit; eux si simples, si aimants, si faciles à l'émotion, ils vont être heureux. Ils n'auront pas la France, mais ils auront la nature, cette autre grande patrie, où le fer des barbares ne peut at¬ teindre, comme disait saint Augustin.» Et là-dessus je pre¬ nais patience. Votre lettre nous afflige et me désenchante. On peut vous oublier ailleurs, ici vous êtes sans cesse au milieu de nous, il semble vraiment que vous habitiez la maison. Si vous êtes souffrants, nous souffrons, si vous 1. Après la loi des suspects. LETTRES A QUI NET. 87 êtes heureux, nous le sommes. Sans cloute, l'amitié suffit à de pareils miracles, mais le malheur et l'exil y ajoutent encore, et donnent au sentiment je ne sais quoi de profond, de pénétrant, d'achevé, que l'infortune et la persécution seules expliquent. Vous me parlez de la France? J'y vis, c'est quelque chose; mais je vis surtout dans la liberté, c'est la liberté que j'aime dans mon pays ; si le despotisme et la tyrannie pouvaient s'y établir, je le renierais aussi¬ tôt. Mon père a vécu dans cette maison que j'habite, j'en¬ tends encore sa voix, je le vois passer dans la cour, il a eu là ses ateliers d'industrie et le berceau de ses six enfants ; c'est dans cette chambre, au-dessous de la mienne, que ma mère est morte, à quarante-huit ans, comme une martyre et comme une sainte. Cet escalier, que je descends vingt fois par jour, mes frères, mes sœurs, toute la famille l'a descendu comme moi; je vois d'ici, dans le jardin, un pavillon d'été que mon père a fait élever en 1807 et qui a été témoin de nos jeux d'enfants et de nos plaisirs; quel¬ que défigurée et réduite que soit à présent cette propriété, il n'est pas un coin, un bout d'allée, un arbre presque, qui n'ait pour moi ses souvenirs et ses émotions; je ne vis pas seulement dans cette maison, j'y revis, j'y recom¬ mence ma jeunesse et mes amitiés, et le bonheur passé lait mon bonheur présent. Mais cette petite patrie ne me fait point oublier la grande; au contraire, elle me la rap¬ pelle sans cesse. Les affections privées, chez nous, ont grandi avec les affections publiques et se sont confondues avec elles. Dans mon amour de mes frères, je sens mon amour de la patrie. Otez-nous la France, sa liberté, sa fierté, sa dignité, vous nous ôtez tout. Le despotisme ne 88 LETTRES A QUINET. croit anéantir que le citoyen, il anéantit l'homme aussi; il tue du même coup, la patrie et la famille, la liberté et les amitiés. Les Grecs ne permettaient pas l'amour aux ■ ' esclaves, ils avaient bien raison: il faut être libre pour aimer. Ne soyez donc pas mécontents de moi, mes chers amis; je puis différer avec vous sur certains points de doctrine; mais j'ado're autant que vous la liberté, et c'est parce que je l'adore, que je la respecte. Adieu, soignez-vous, soignez-vous, et ne nous écrivez que des mots I Quelle est donc cette joie que vous nous préparez, cher monsieur Quinet? Pourquoi n'en pas dire davantage à des impatients comme nous? TH. DUFOUR. XXXIV Saint-Quentin, 6 mars 4858. Chers amis, Votre dernier mot est du 8 février, un mois dans quel¬ ques jours! Voilà donc nos habitudes, si douces, si ré¬ gulières, rompues ou peu s'en faut? Ah! je vous en prie, ne laissons pas pousser d'herbe dans ce chemin-là; l'ha¬ bitude ne fait pas l'amitié, mais elle l'entretient, elle la féconde, elle la complète ; c'est l'âme et le corps tout en¬ semble. Vous le savez, je ne fais pas grand'chose dans la maison; Auguste a ses affaires, Jenny s'occupe du ménage, Marie de son piano; mon œuvre, à moi, est de ratisser le LETTRES A QUINET. 89 ardin, belle occupation pour un philosophe ! Si quelque herbe folle montre le bout de la tète, mon devoir est de l'arracher. Grâce à mes soins, les allées, quelques allées du moins, sont assez bien tenues. Il m'arrive, plus sou¬ vent que je ne devrais cependant, de négliger ma besogne ; aussi, que de fatigues, que de mauvaises humeurs, quand il faut la reprendre ! Suis-je donc un jardinier, un homme de peine ? à quoi bon ce travail? est-ce qu'un autre ne peut s'en charger? Yoilà mes raisons, plus sottes les unes que les autres. Il en est ainsi de l'amitié, pour peu qu'on se néglige, on se néglige encore plus, et l'on finit enfin par jeter là le râteau. Ce n'est pas un reproche que je vous adresse, c'est une crainte vague qui me traverse l'es¬ prit. Eh! mon Dieu, il n'y a que les affections vraies, qui craignent; l'ami est comme le poète, l'homme inquiet, par excellence. Si vous étiez souffrants, je le saurais. Qu'y a-t-il donc? Est-ce que, par hasard, cette fameuse loi des suspects vous arrêterait? Quelle folie! A quoi penseriez-vous donc? Vos lettres, votre amitié, mais c'est un honneur, mes chers exilés, pour ceux qui en sont l'objet ! Quoi de plus légitime que vos colères? Voudrait-on vous empê¬ cher de chérir la liberté, d'en rêver, d'en parler sans cesse? N'est-ce pas là la consolation, le devoir d'un exilé ? Croyez-moi, il n'est pas un tribunal au monde, si servile qu'il soit, qui ose me condamner pour cela; et qu'im¬ porte, après tout, si cette condamnation est une gloire ! Dieu sait si j'aime ma famille, si la vie simple et retirée que je mène auprès d'elle, convient à mes goûts ; mais, ai-je besoin de vous le dire? je suis homme à sacrifier, m^a Mm02"M7<>/zr P2?/71 4/ 90 LETTRES A QU IN ET. d'un geste, toutes ces choses, s'il me fallait courber l⬠chement la tète et le cœur, et renier, si peu que ce soit, des relations telles que les vôtres. Écrivez-moi donc; vos lettres sont bien plus que des lettres pour moi : j'y retrouve la patrie, la liberté, l'espérance, tout ce qui fait vivre et penser. Je ne suis point en prison, mais le rédacteur de notre malheureux Guetteur y est depuis huit jours. Mercredi de la semaine dernière, à neuf heures du soir, un monsieur, tout de noir habillé, fait demander le ré¬ dacteur, au bas de son escalier. Ce monsieur était le capi¬ taine de gendarmerie, suivi de deux acolytes. On qrrend mon rédacteur par le bras, le plus poliment du monde, on parle de choses et d'autres, de l'heure avancée, de cigares même, et l'on marche toujours. « Mais où donc allons-nous donc ainsi? — Chez le sous-préfet, » dit le ca¬ pitaine. A la sous-préfecture, pas de sous-préfet, il faut aller plus loin. « Où cela? —A cette maison grillée que vous voyez d'ici. — A la prison? Et pourquoi? — Je l'ignore, » dit le capitaine. Et tout le monde ici l'ignore également. Cela, vous pensez bien, ne s'est pas passé sans émotion; on ne parle en ville que de cette affaire. Voilà une loi de sécurité qui fait trembler tout le monde. Les uns disent : « Il y a quelque chose là-dessous, le Pouvoir a ses raisons. » Eh ! mon Dieu, les Pouvoirs ont-ils jamais manqué de raisons? Ne pouvant faire que la justice fût la force, les hommes ont fait en sorte que la force fût la justice. Pascal écrivait cela pour tous les gouvernements, à peu près, et pour tous les siècles. Est-ce que l'ancien régime n'avait pas aussi ses raisons? Est-ce que le cardinal LETTRES A QUINET. 91 Fleury qui distribuait, avec douceur, des milliers de lettres de cachet, n'avait pas aussi les siennes ? Mais ce sont ces raisons-là, précisément, que la Révolution de 89 a trouvées mauvaises. Je reprends, depuis quelque temps, l'histoire de Napo¬ léon, par tous les bouts, en vers et en prose. En vers, dans le poème si original, si plein de souffle et de poésie de M. Quinet; en prose, dans je ne sais combien de livres. Le temps de la légende est passé, a dit M. Quinet, et cependant, il y a toujours une légende dans le génie. Le génie est si grand, si merveilleux, il parle tant à l'imagi¬ nation, qu'on ne se lasse point de l'écouter; quel conteur que celui-là ! Comment juger, quand la tête est prise?Et cependant, qui a plus besoin d'être jugé que le génie? Si je ne pardonne pas à Napoléon son despotisme, du moins, je me l'explique : Napoléon, je l'avoue, n'a jamais rien compris à la vie, au développement, à la physiologie d'une société ; c'est un homme des anciens temps, nulle¬ ment des temps modernes; le sentiment, l'intelligence de l'avenir lui manquent tout à fait; il n'a rien fondé, et ne devait rien fonder. Le général et le sabre sont au fond de toutes ses institutions; il mène un peuple comme un régiment, il parle, il agit, il ordonne, il pense pour lui, c'est un Loyola politique. Je lui rends pourtant cette jus¬ tice, qu'il n'a pas aimé le despotisme pour le despotisme; il l'a pris par nécessité, comme moyen, non comme but. Le despotisme étroit et de bas étage n'allait pas à sa grande et forte nature. Vivre dans sa toile, comme une araignée, et delà servitude d'une société, répugnait à ses instincts magnanimes. Aussi peut-on dire qu'il n'a pas TII. DUFOUR. 92 LETTRES A QUINET. gouverné la France, il y a fait, son camp, ses colonnes d'attaque, il y a eu ses dépôts, ses magasins d'hommes et de vivres, voilà tout. Il voulait la paix, disait-il, et il ne faisait que la guerre ; celte guerre, qui l'a tué, l'a fait vivre; sans elle, son despotisme changeait de nature et de taille; de militaire, il devenait civil, et retombait de l'Europe sur la France, le bourreau remplaçait le héros. Comprimer une nation, et borner là tout son rôle, quelle œuvre et quel résultat pour le vainqueur d'Arcole et de Marengo ! Bonaparte l'a bien compris, et ce sera là, peut- être, son excuse aux yeux de l'histoire. Il a fait des Français ce qu'Alexandre avait fait des Grecs : il les a en¬ traînés à sa suite au bout du monde ; mais il n'a pas voulu descendre à les opprimer chez eux. La servitude ne con¬ vient qu'aux âmes faites pour la servitude; le génie, qui est la grandeur, ne s'accommode pas de la bassesse d'un peuple. Je vous dis tout cela en passant, et comme un homme qui revient de l'Empire. La gloire est quelque chose sans doute ; mais qu'est-ce donc que la liberté ? Celle-ci est la nourrice, l'autre n'est que la berceuse et la garde-malade. Adieu, mes chers exilés ; dites-moi ce que vous faites, je vis de vos idées et de vos sentiments. Je retords ici le fd que vous fdez là-bas. LETTRES AQUINET. 93 XXXV Saint-Quentin, 8 avril 1858. Chers amis, qu'il pleuve, qu'il neige, vos lettres n'en sont pas moins pleines de rayons pour nous. Elles per¬ cent l'atmosphère brumeuse et les nuages qui nous entou¬ rent et nous apportent des clartés, des espérances qui nous donnent du cœur. Je me dis : « Il fait bien sombre ici, mais là-bas, le ciel est pur, le soleil luit; où ils sont, là est le printemps, la liberté, la patrie même. » Je vous ai écrit cela cent fois, mes chers exilés, et je vous l'écris encore; aimer, qu'est-ce autre chose que se répéter et se redire sans cesse? Il n'y a que l'indifférence et la froideur qui ne se répètent pas. A celles-ci il faut de la variété, il faut du nouveau ; mais qu'y a-t-il de plus nouveau pour les affections vraies que l'affection même? Depuis huit jours, les violettes ont reparu; j'en fais chaquejour quelque bouquet, et déjà ce matin je les voyais blanchir et se passer. Est-ce que les amitiés auraient aussi leur saison et leur heure si fugitives? Non, les amitiés de leur nature sont éternelles, comme la liberté; leur racine est en Dieu ; plus on cueille ces fleurs-là, plus elles croissent et se fortifient. J'espère bien qu'elles nous survivent. Voilà donc l'hiver qui s'en va. Croiriez-vous que je le regrette? Les lilas, les fleurs, les longs jours, le grand air ont leurs charmes, je l'avoue ; mais l'hiver a aussi les siens. Ne soyons point injustes. Rien ne remplace, à mes 94 LETTRES A QUINET, yeux, l'intimité du foyer. C'est là seulement que la famille se retrouve; l'été, elle donne ses fleurs; mais l'hiver, elle étend, elle enfonce ses racines, et prend possession du sol. La lumière du soleil est pour l'imagination, celle de la lampe est pour le cœur. Quel plaisir, quand la nuit est noire, que la pluie tombe, de se réunir, de se pres¬ ser dans une chambre bien chaude. Au dehors, tout est silence, obscurité au dedans, il n'y a que Dieu qui nous voie, pour ainsi dire. On s'assoit, 011 se range, les uns autour d'une table de travail, les autres au coin du feu ; chacun apporte ses nouvelles, comme les mages leurs trésors. On cause, on joue, on discute quelquefois, on s'aime surtout. Les sens 11e sont pas distraits, je ne sais même s'ils existent, tout est pour le souvenir et le senti¬ ment. Et cependant l'hiver déplaît à tout le monde, cha¬ cun le voit partir avec joie et l'on a raison. Moi, si je l'aime nn peu pour lui-même et pour ses soirées intimes, je l'aime aussi parce qu'il s'en va, et que c'en est un de moins encore. L'avenir, la saison nouvelle, arriveront toujours ; mais le passé, qui saura jamais nous le rendre? Le passé, main¬ tenant, c'est moi-même, c'est ma vie, mes affections, ma jeunese. Comment ne pas regretter un peu tout cela? com¬ ment ne pas faire signe de loin à ces hôtes chéris? com¬ ment ne pas dire un petit mot d'adieu à ces amis qui nous quittent? Aujourd'hui, plus que jamais, mon cœur se replie sur lui-même, et me pèse de tout son poids ; est-ce l'effet de l'âge? Est-ce l'effet des temps où nous vivons? Ubi solitudinem faciunt, pacem appellaht. C'est un des avantages de la vie publique et de la li- LETTRES A QUINET. 95 berté, d'arracher l'homme à la solitude, et de le sauver, par l'action, des regrets, des chagrins inévitables ét des défaillances du cœur. On croit que la liberté n'est bonne qu'au dehors et pour une société, elle est surtout utile au dedans et à l'homme même. Elle nous console et nous soutient, parce qu'elle nous occupe, parce qu'elle fait de la vie un but, un exemple, un devoir, une charité im¬ mense. Sous le despotisme, les peines du cœur sont doubles et n'ont point d'écho ; la patrie ne vient pas en aide à la famille, la douleur retombe sur elle-même et nous écrase. Sous la liberté, au contraire, il semble que notre infor¬ tune soit aussi celle des autres, qu'un peuple entier y prenne part, et que la société donne à l'individu quelque chose de sa force et de sa durée. On meurt moins, certainement, sous la liberté que sous la servitude. La servitude sent le sépulcre, elle a la tète courbée vers la terre, elle ne voit que la mort; mais la liberté nous relève, nous encourage, elle nous montre les cieux r « C'est de là que je viens, nous dit-elle. » Ah! oui, c'est de là qu'elle vient, mes chers exilés, et c'est là aussi que je lui adresse mes prières pour vous, pour moi, pour la France. Que deviendrions-nous sans elle? Que de choses j'aurais à vous dire ! mais je vois ma lettre à sa fin. Adieu. Les Cordier sont en Afrique, voilà plus de quinze jours qu'ils nous ont quittés ; c'est un voyage de deux mois dont s'afflige beaucoup notre pauvre madame Félix. Les Cordier ne sont pas seuls en Afrique : le rédacteur du 96 LETTRES A QUINET. Guetteur y est aussi après un mois de prison cellu¬ laire. TII. DUFOUR. XXXVI Saint-Quentin, 11 mai 1858. Chers amis, comme vous me l'aviez recommandé, j'ai pris le convoi d'Erquelines. Cela m'est facile ; de la fenêtre et du fauteuil où j'écris, je découvre à ma gauche la ligne du chemin de fer, j'entends siffler les locomotives, je vois les wagons qui passent, empanachés de leur blanche fu¬ mée; cela donne envie de voyager. J'ai donc pris cette route du nord, qui mène à Boitsfort et à Soignes, et je suis arrivé d'assez bonne heure pour vous retrouver l'un et l'autre. Mais vous ne m'avez pas reconnu. J'avais eu soin, il est vrai, de changer d'habit et de forme, j'étais l'un de ces chevreuils qui vous approchent de si près, et qui semblent converser avec vous. Vous étiez assis sur un arbre abattu de la forêt, un peu tristes et pensifs, comme gens qui rêvent à la patrie absente. « Mes chers exilés, vous ai-je-dit, la patrie, c'est la liberté; Dieu l'a mise en nous-mêmes, et je pourrais dire au bout de nos jambes; partout où l'animal est libre, il est heureux. Qu'importe telle ou telle retraite, tel ou tel coin caché où l'on est né? partout où je porte la tête droite et fi ère, je suis chez moi, partout où la servitude m'abaisse, je suis à l'étranger. » J'aurais pu vous citer Caton, le second Brutus, et tant LETTRES A QU IN ET. 97 d'autres, mais un chevreuil n'est pas si savant. Là-dessus, j'ai fait un bond, et je suis revenu ici. D'ici donc, mes chers exilés, mon imagination vous accompagne, bien plus que mon imagination, mon cœur et toutes mes pensées; je vous suis dans les bois, j'épie avec vous le réveil de la nature, j'assiste à la naissance des premiers bourgeons, je vois pousser les feuilles, les moindres fleurs. Hier, c'étaient les violettes ; aujourd'hui, ce sont les lilas, les pervenches, et, là où l'abeille prend son suc et sa vie, moi, je prends l'espérance et le senti¬ ment profond de la liberté ; pour être politique et répu¬ blicain, il me suffit d'être jardinier. Dieu n'est pas un hideux despote, il ne comprime pas, il n'étouffe pas, il aime et il se donne dans une éternelle effusion. Voilà ce que j'apprends en toute chose, et dans les plus indifférentes et les plus petites en apparence. Croyez-le bien, ce n'est point assez, pour durer, que la tyrannie supprime la liberté, il lui faudrait encore sup¬ primer la nature, car la liberté s'échappe et s'exhale de tout ce qui est. On la retrouve, on la respire partout, c'est la vie même. L'hiver arrête la sève des végétaux, comme le despotisme, celle des peuples ; mais le prin¬ temps et l'avenir n'en viendront pas moins à leur heure, et la résurrection générale avec eux. C'est là ma foi, ce doit être celle de tout bon jardinier. Quand les mauvais temps sont venus, que la terre est dure, que la neige ou la glace couvrent le sol, le bon jardinier ne reste pas oisif pour cela, il sait que Dieu veille, et il prend courage. Il passe en revue tous ses instruments, il les répare, il les aiguise; il consulte ses livres et ses manuscrits, il se 98 LETTRES A QO IN ET. tient prêt, enfin, pour de meilleurs jours, pour les jours d'application et d'activité. Hélas! Peut-être ne les verra- t-H pas, ces jours si proches, mais qu'importe, son œuvre est faite, son grain semé, il germera; les bons jardiniers et les grands talents sont débiteurs de l'avenir. Travaillez donc, mon cher monsieur Quinet ; mais aussi, ménagez- vous un peu, n'épuisez pas vos forces, sachez au besoin courir les champs et la forêt de Soignes. Quand Bee¬ thoven était fatigué, découragé, de mauvaise humeur, que les idées ne venaient pas, il laissait là, dit-on, travail et cabinet, se jetait â travers la campagne, à tous les vents, et rentrait au logis, riche de poésie et d'inspira¬ tion. La nature et la liberté, voilà les grandes sources. Que faites-vous? qu'écrivez-vous? n'y a-t-il plus moyen de vous lire? Faudra-t-il que j'aille à Bruxelles pour vous entendre? Ah! soyez-en sûr, ce n'est pas l'envie qui me manque, c'est le temps qui s'écoule, et fuit plus vite que jamais ; ce sont les dérangements et les mille petites nécessités de chaque jour; personne n'est plus occupé qu'un vieux garçon, qui n'a rien à faire. Et puis je deviens vieux, la santé, les habitudes s'en mêlent et me mettent en tête les plus sottes raisons. A mon âge, on n'est guère propre qu'à deux choses : aimer et se souvenir. Il y a dix jours environ, nos mes¬ sieurs m'emmènent à quelques lieues d'ici : il s'agissait, pour eux de chasser, et de détruire des renards ; je pars, je passe la nuit dans un excellent lit; le lendemain, j'ac¬ compagne, à petits pas, les chasseurs, je m'arrête et m'as sieds à tous les coins de bois, je songe à la forêt de Soignes, à vous, à votre exil, à votre amitié ; l'air n'était IjKTTH KS A QU'INET. 99 pas trop rude : « Quelle journée charmante, disais-je à tout le monde ! » Je rentre enchanté chez moi, mais pour me coucher presqu'aussitôt et trembler un accès de fièvre. Voilà l'homme aux larges épaules et l'hercule que vous connaissez. Ayez pitié de lui. Je vous le disais : aimer, c'est là toute ma science et toute ma force, et je finis par croire que c'est le cœur qui m'ôte les jambes. Tous les Félix, hommes et femmes, jeunes et vieux, sont pour le moment à Paris; Auguste et sa fille en arrivent. Pour moi, je 11e quitte pas ma cellule et je m'y plais. Si vous saviez quelle jolie petite vue j'ai de là ! Ce n'est pas la vue d'un pays seulement, c'est aussi celle de mon enfance; quel pays comparable à celui-là! Quand je suis fatigué de lire ou de méditer ou de rêver, je tourne la tête à droite, et me voilà aussitôt en pleins champs. Je reprends mes vieux sentiers et tous mes souvenirs; ce canal, ces moulins, cette petite ferme, cette vallée bru¬ meuse, cet horizon lointain, voilà cinquante ans que je les connais, cinquante ans mal employés, je puis dire. C'est à mon âge qu'on déplore le temps perdu et qu'on voudrait, comme vous, cher monsieur Quinet, laisser quelque chose après soi, non par vanité (le temps serait mal choisi), mais par amour de ce qui est utile et de ce qui dure. Le père de famille, au déclin de sa vie, bâtit une maison, il la distribue, il la meuble, il la dé¬ core, est-ce pour lui? Non sans doute; lui, ne l'habitera pas peut-être, il va partir; mais ses enfants en jouiront, et d'autres après eux. Cela lui suffit et le fait sourire. Voilà la maison que j'aurais voulu bâtir aussi, non pour moi, Dieu merci, mais pour la France, pour la justice et 100 LETTRES A QUINET. pour la liberté. Ah! nous ne bâtirons jamais assez pour elles! J'ai pris depuis quelques jours, le dernier volume de M. Michelet; le terrible cardinal est entre mes mains. Ce que j'admire dans Richelieu, ce qui fait sa force, son unité, son indivisibilité, c'est son désintéressement. La plupart des grands hommes ont une idée, comme Riche¬ lieu, mais c'est la leur, c'est l'idée de leur ambition per¬ sonnelle et de leur égoïsme. Qu'est-ce que Ronaparte, empereur? Que veut-il et d'où viennent, à la fin, toutes ses hésitations et toutes ses faiblesses? De lui-même et de sa dynastie. C'est moi qui suis le peuple, dit-il, comme Louis XIV avait dit un homme au lieu d'un peuple. C'est bien là le despotisme. Richelieu n'a pas de ces mots et de ces ambitions, vides de sens. Il_ ne faiblit pas, il ne bronche pas, parce qu'il ne pense point à lui; il est toujours le même, et d'une seule pièce, jusque dans la tombe. Ce qui ressemble le plus à Richelieu jeune, c'est Richelieu mourant. Voilà l'homme d'État, inflexible comme son principe. Ma petite nièce est là, qui s'impatiente, et dit à Riche¬ lieu de lui faire place. Elle a bien raison. TII. nu FOUR. LETTRES A QUINET. 101 XXXVII Jeudi 17 juin 1868. . Chers amis, j'ai reçu toutes vos lettres, mais comment vous écrire à Bruxelles, quand vous n'y êtes pasV J'ai préféré attendre. Votre lettre de Linthal m'est arrivée hier, qu'elle soit la bienvenue! A vrai dire, ce n'est point une lettre, c'est un pays : on y sent les fleurs, les par¬ fums et toutes les poésies de la Suisse. Chacun a voulu vous lire. Pour moi, j'ai pris ma carte et mon lorgnon, et je vous ai trouvés enfin, au fond de cette vallée soli¬ taire, que vous habitez maintenant. Je connaissais Lu- cerne, j'avais parcouru le lac des Quatre-Cantons, il n'y avait guère qu'un pas pour arriver à Glaris, et je ne me croyais pas si près de vous. Votre installation, vos ta¬ bleaux, vos descriptions nous enchantent. Que vous voya¬ gez bien comme je voudrais voyager! Les touristes ne font guère que marcher; ils visitent un lieu, et le notent sur leur calepin. « J'ai été là, j'ai vu cela, » disent-ils. En effet, ils ont vu partout, mais ils n'ont pensé, ils n'ont rêvé, ils ne se sont épanouis nulle part. Vous, vous avez un but précis, vous marquez, à peu près d'avance, vos stations, vous choisissez des retraites, des solitudes qui vous plaisent; vous ne traversez point seulement une contrée, vous l'habitez réellement, vous y attachez votre vie, pour ainsi dire. On a beau partir alors, il reste là 102 LETTRES A QUINET. sont les gens du monde, qui ne prennent des choses que la surface; vous, vous en prenez le fond et la moelle; aussi que de joies, que de souvenirs ne vous ménagez- vous pas? J'aurais fait ainsi, si je l'avais pu. Je ne vois bien, en toute chose, qu'avec les yeux de mon cœur, tous les paysages m'arrivent là, et c'est par là qu'ils me restent. La curiosité, la nouveauté me touchent assez peu, je n'admire même que pour mieux m'attacher. Un beau paysage me fait l'effet d'une belle musique, j'écoute, je regarde, je m'élève sur les ailes de l'émotion, et j'oublie tout, nature et musique, pour monter je ne sais où, et rêver des songes et des affections éternels. N'est-ce pas là l'effet suprême de l'art quel qu'il soit? Nous n'avons rien ici de vos merveilles et de vos fraî¬ cheurs. Des chaleurs insupportables, des nuits brûlantes, un sommeil agité, des roses qui ne durent qu'un jour, nos gazons desséchés, voilà ce que juin nous donne. Dès huit heures du matin, je me sens harassé, tirant la lan¬ gue, je n'ai plus de goût à mes lectures, à mes petits travaux d'habitude; il semble que tous les livres me brû¬ lent et ma cellule est un enfer. Gomment croire à l'hiver, par ces 30 degrés de cha¬ leur ? La retraite de Russie et les neiges d'antan me paraissent un mythe. Il n'y a que vos lettres, qui me ra¬ fraîchissent. Ecrivez-nous donc, envoyez-nous de l'eau, delà rosée au moins, et toutes ces ombres mystérieuses et douces, dont vous jouissez sur les bords de la Linth. Dites-nous si M. Quinet va mieux, s'il se repose et se remet? Que de vœux ardents pour cette vie si chère à l'amitié et si chère à la liberté! Que ce grand air de LETTRES À QUINET. 103 la Suisse et de Guillaume Tell lui arrive à pleins pou¬ mons, pendant que nous étouffons ici dans la servitude. Yoilà donc le ministère de la sûre-té générale disparu! Je ne vous dis pas cela pour vous troubler, mais pour vous calmer plutôt. A quoi les rigueurs, les enlèvements, les emprisonnements, les déportations ont-ils servi? Est-ce que le despotisme est plus avancé ? est-ce qu'il est un meilleur gouvernement? plus sûr, plus fort même, plus dynastique? Au contraire! Pour moi, rien ne me paraît plus embarrassé, plus impraticable, que ce pouvoir ab¬ solu, qu'on veut trouver si simple et si facile. Il n'y a qu'une pensée, je le veux bien, mais elle est stupide ; il n'y a qu'un maître, mais il ne sait que faire; il hésite, il tâtonne, il veut satisfaire l'opinion, et il ne le peut pas; son entourage le trompe, l'épuisé, le ruine et le dépopu¬ larise sans cesse. A qui s'adresser ? La liberté le repousse, et les mœurs et la société tout entière avec elle. Bona¬ parte faisait la guerre, c'était là son cirque. Mais comment faire la paix avec un pareil système ? La paix, soyez-en sûrs, tuera le despotisme, parce que la paix, c'est le des¬ potisme tout nu, le despotisme réfléchi, contemplé, dé¬ gusté. Il est vrai qu'on peut terrifier un peuple et l'empê¬ cher de bouger, pour un temps du moins; mais comment le faire vivre? comment le faire aimer? C'est là ce que je demande, et c'est là le secret des gouvernements qui durent. Richelieu se plaignait des douze pieds carrés de la chambre à coucher. Le mal n'est pas là maintenant, il est dans la société même et dans la liberté, que le des¬ potisme est incapable de comprendre et de représenter. Faut-il dire cela après tant de révolutions? Ne vous 104 LETTRES A QUINÊT. inquiétez donc pas trop de la France, elle subit une ter¬ rible épreuve, mais elle en sortira. Dieu la mène et lui ouvre les yeux chaque jour. Ce qui fait les peuples comme les individus, c'est l'expérience; le malheur est une doc¬ trine. Adieu, mes chers exilés; pensez à nous, comme nous pensons à vous, si souvent. TII. DUFOUR. XXXVIII Saint-Quentin, 8 juillet 1858. J'espère bien, chers amis, que vous ne me confondez pas avec ces bonnes âmes qui se félicitent du change¬ ment de ministère? Si je vous ai parlé de cela, c'est pour vous prouver, une fois de plus, les hésitations, l'igno¬ rance originelle, l'impossibilité du despotisme comme gouvernement. Le pouvoir absolu peut changer les hommes et les noms, il peut tâcher de fléchir l'opinion ou la tromper par des concessions apparentes, il n'en reste pas moins la force, la violence, partout et toujours. C'est là sa perte, et c'est là aussi notre salut. Le général Espinasse n'était qu'un caporal; mais qu'est-ce que M. Delangle? Avocat, jurisconsulte, juge, que m'importe ? il me suffit qu'il soit ministre. Il a des formes et du talent, dit-on. Pour quoi? Pour déguiser la servitude? Le sabre n'a pas de principes, mais le talent doit en avoir, et je me suis toujours défié de ces talents qui ne LETTRES A QÏÏINET. 105 sont pas des caractères; je ne veux pas perfectionner le despotisme, comme disait Turgot. Le despotisme, de sa nature, est odieux; mais il peut l'être plus ou moins, aux yeux des masses, selon les qua¬ lités ou les défauts de celui qui s'en sert. Si l'empire à Rome, eût commencé par Tibère ou Caligula, le peuple en eût eu horreur, et peut-être se fùt-il rejeté, pour un temps du moins, du côté de la liberté. La douceur astu¬ cieuse, la feinte libéralité d'Auguste compromirent tout. Je ne sais même pas si, en France, où les mœurs sont si molles et les idées si peu nettes encore, un despotisme intelligent et bon enfant, n'aurait pas, momentanément, certaines chances de vie et de popularité; il est si com¬ mode de ne rien faire, de laisser aller les choses, d'avoir un directeur, et, si l'on n'est pas libre, de se le croire du moins. Aussi, ce que je crains par-dessus tout, c'est le despo¬ tisme modéré; celui-là s'insinue hypocritement par toutes les lâchetés du cœur, et se donne presque les airs et les honneurs d'un principe. Nous n'en sommes pas là heureusement, et la nature du despote et celle du des¬ potisme sont parfaitement d'accord aujourd'hui. « Quand aura lieu le réveil? » me demandez-vous. Il a lieu tous les jours, mes chers exilés, et que ce soit là votre espoir et. votre consolation! Partout, en wagon, à table d'hôte, à Paris comme en province, le système est jugé et l'opinion bien arrêtée. J'aurais mille choses à vous dire là-dessus; les aveux, les confidences pleuvent. 11 y a des hommes, comme toujours, qui acceptent le pouvoir, quel qu'il soit, pourvu qu'il soit fort, mais le 106 LETTRES A QUIfyET. vanter, le défendre, songer à le perpétuer, voilà ce qu'on ne rencontre nulle part, je vous l'affirme. L'Empire n'est pas un parti,il n'est qu'un joug et qu'un accident. Jamais gouvernement, après huit ans de vie et d'habitudes, n'a eu moins de racines. C'est que le despo¬ tisme n'en peut avoir. Le despotisme est comme un aérolithe, il tombe, il écrase, il s'enfonce en terre, mais il n'y germe pas et ne s'y assimile rien. Cher sage, me dites-vous? En France, il semble vrai¬ ment que ce mot soit un outrage. La sagesse, à nos yeux, c'est la froideur, la faiblesse. Eh bien, non, la sagesse pour moi, c'est la force; c'est parce qu'elle est la force, que je l'aime; non la force qui éclate seulement, mais celle qui dure. J'ai honte de cette force qui n'est qu'un caprice ou qu'un excès, et qui, dans sa réaction inévitable, retombe au-dessous du point d'où elle est partie. J'aime le flux qui monte, malgré ses alternatives, parce qu'il avance toujours; je n'aime pas celui qui descend : l'un est une victoire lente mais successive; l'autre,après tout, n'est qu'une retraite et qu'une fuite. Voilà des images, j'espère, et de la politique ; ne vous en plaignez pas, c'est un échange. Vous m'envoyez vos parfums,vos fleurs, vos espérances, vos libertés; moi, je vous envoie, comme je peux et selon l'inspiration du moment, mes tristesses et mes servitudes. Il n'est pas un coin de votre vallée de Linlhal que nous ne connaissions à présent aussi bien que vous; il semble vraiment que nous ayons habité ce pays. Je vois votre horizon, vos glaciers, le bois où vous vous retirez vers le soir; j'assiste à vos entretiens, je tra¬ verse le cerveau de M. Quinet. Assez pour l'esprit, lui LETTRES A Q DINE T. 107 dis-je quelquefois, c'est le tour du cœur maintenant, revenez à nous, reposez-vous dans notre amitié. Où que vous soyez, les trois frères vous suivent, trois en un seul, je pourrais dire. Voilà notre Trinité sainte, comme l'autre, car c'est celle du sentiment et du même berceau. TH. DUFOUR. XXXIX Saint-Quentin,-15 août 1858. Où ma lettre vous trouvera-t-elle9 Êtes-vous encore à Linthal? Cette charmante vallée me plaît tant, elle est si calme, si solitaire, vous y êtes si bien installés, que je ne voudrais pas vous en voir partir. Il semble que l'amitié y soit moins distraite et que vous m'y entendiez mieux. On ne lit pas, on ne pense pas, sur les grandes routes, on ne fait que voir. Restez donc à Linthal, puisque vous le pouvez, attachez-vous à ce point, dites : « J'ai vécu là. » Vous en rapporterez plus qu'un souvenir alors, vous en rap¬ porterez une affection. Voyager, regarder, passer, qu'est- ce que cela? Mais vivre quelque part, aimer quelque part, voilà le vrai bien! C'est cette partie de nous-mêmes, ce flocon de la vie, qu'on laisse aux buissons après soi, qui donne aux lieux leur valeur durable. Pour moi, ce qui me touche dans les impressions, ce n'est ni le nombre, ni la variété même, c'est la profondeur; j'aime à creu¬ ser; à la surface, les choses n'ont pas d'épaisseur. Il en est de même des sentiments : pour qu'ils soient vifs et 108 LETTRES A QU1NET. purs, il faut qu'ils viennent de loin, et jaillissent, comme ces sources artésiennes, du fond d'un puits; je voudrais forer le cœur, ainsi qu?on fore la terre. Quelle folie, me direz-vous ! Et là-dessus, vous secouez vos ailes, qui sont jeunes et repoussées, et vous vous moquez de ma sagesse sur place. Que vais-je faire à Arras? me demandez-vous. Je vais visiter une sœur excellente, plus âgée que moi, je devrais dire une mère, car elle nous en a servi. Cette femme pieuse, de cette piété que donne l'expérience de la vie, conserve en son cœur les moindres détails et tous les souvenirs de notre enfance. C'est de ce côté surtout que je regarde à présent. Cet entretien avec moi-même, des deux bouts de la vie me charme singulièrement. « Voilà donc ce que j'étais, ce qu'on a fait pour moi, ce que je suis devenu ; et qu'ai-je fait pour les autres? » Cette étoile, qui se levait il y a bientôt soixante ans, elle se couche maintenant. Hélas ! personne ne l'a remarquée, les astronomes ne l'ont point signalée au monde, elle n'a guère jeté que quelques douces lueurs sur le chemin de l'amitié. Que cela me suffise! L'amitié vaut mieux et dure plus longtemps que la gloire. Nos voyageurs sont de retour de Dieppe après deux mois environ, et toute la famille est en ce moment réunie. Votre petite amie demandait Ludion à grands cris. « Ma santé l'exige, » assurait-elle. Mais les médecins et le papa surtout en ont décidé autrement. On restera ; il y a là une question d'éducation, de simplicité et une question d'économie. Sans s'en apercevoir, à ces eaux lettres a quinet. 109 opulentes, on prend des goûts de toilette, et d'aristocratie, on oublie l'origine, le berceau, le travail. Nos pères, qui ont eu tant de mal, n'allaient point aux eaux. Imitons-les, restons quelquefois chez nous. Belles raisons, qu'une fille de dix-huit ans n'écoute guère! Quant à moi, vieux grondeur, je n'ai même pas songé à quitter Saint-Quentin, je ne voyage qu'avec vous et par vos lettres. Ma santé est des plus misérables ; une course, une lettre, une impa¬ tience, une insomnie, et je suis sur le flanc! Ces mortelles chaleurs qu'il a fait depuis deux mois m'ont mis bas; j'ai été alité, j'ai eu la fièvre,, on m'a appliqué des sangsues, on m'a donné de la quinine. Qu'est-ce que la fièvre? on l'ignore. Et la quinine? qui le sait! voilà deux négations,qui valent une affirmation, car je suis à peu près guéri, quoique très faible encore. Adieu, ne vous lassez pas de m'écrire. th. dufoun. XL Saint-Quentin, 16 septembre 1858. Ah ! monsieur,ah! madame, comment vous remercièr? Que vos lettres me font de bien! Quel plaisir j'éprouve à les lire! Votre écho, l'écho de vos impressions et de vos surprises est ici. Si bas que vous parliez, il n'est pas un mol que je n'entende. Grâce à vous, je revois la Suisse et la Savoie, et je la revois par vos yeux, par vos émotions, par votre amitié. Votre amitié! quelle fleur des Alpes 7 110 LETTRES A QUI NET. que je n'attendais pas! Les fleurs, d'ordinaire, s'ouvrent au matin de la journée, comme les amitiés au matin de la vie; la vôtre m'était réservée pour le soir, elle en a plus de parfum, sans en avoir moins de fraîcheur. Je ne connais pas Zurich, mais Lausanne m'a plu in¬ finiment. Je m'en souviens; nous y arrivions vers sept heures du soir; on court au plus pressé, à la table ; on cause, le repas se prolonge et nous ne montons dans nos chambres qu'à la nuit tombée. Mais, là, quel spectacle de nos fenêtres ! Ce lac immense, ou plutôt cette mer, ces petites voiles éparses et silencieuses ; cette lune qui épanchait mollement, à travers de légers nuages, sa lu¬ mière douteuse et mélancolique ; ces rives inconnues, ce calme, cette beauté de la nuit, ces souvenirs et ces parfums, qui nous arrivaient en foule, que d'admira¬ tions qui nous sont restées et que nous avons éprouvées comme vous ! Il y a des pays qu'on voit avec ses yeux ; celui-ci, il faut le voir avec son cœur. Les grands spectacles sont comme les grands événements, ils touchent et font pen¬ ser, c'est une leçon. Les petites passions se taisenl, les petits intérêts disparaissent, l'âme s'élève et prend des ailes, on prie. Cette nature dans ses splendeurs, n'est-ce pas là, en effet, la vraie maison de Dieu? Oui, je le dis sans me flatter, j'étais digne, nous étions dignes, de partager vos joies. Yos lettres ont été lues, comme toujours, en famille. Seulement, pour adoucir les passages qui me concer¬ nent, je change quelques mots. Que voulez-vous ! c'est là ma faiblesse, ma pudeur, un compliment me fait rougir. LETTRES A QUINET. 111 Eli bien, savez-vous ce qui est arrivé? Une explosion véritable! Un jour, de grand matin, Auguste et mon neveu Edouard frappent à ma porte. « Allons, me disent-ils, mettons-nous en route. » Comment, en route? « Oui, pour Évian. » Et, là-dessus, on déploie la carte, on fait le compte du temps, des dépenses, des plaisirs surtout. Dans huit jours, nous serons rentrés; quelle joie de revoir, d'embrasser les exilés, de les surprendre, de vivre avec eux dans ces lieux admirables et sur cette terre de la liberté! Après tout, qu'est-ce la vie? Un souvenir! don¬ nons-nous celui-là. J'étais ébranlé, je l'avoue, et cependant j'ai résisté, non par raison, la raison, la vraie sagesse, voulaient que je partisse, mais par nécessité. Voilà ce que vos lettres, vos descriptions, votre roman délicieux de Zurich, voilà ce que votre amitié nous fait faire. Si mes lettres vous plaisent., je sais bien pourquoi : c'est qu'elles viennent de France et se parfument sur la route. Les vôtres me plaisent, et la Suisse me plaît, parce qu'elles viennent de vous, au contraire. Du reste, j'écris comme je sens, dans ma simplicité, dans ma confiance; je me mets là tout entier, j'épanche mon cœur, je le vide; ce qui se fait ainsi est toujours bon, car c'est l'homme même. Mais que parlez-vous de me répondre plus souvent, cher monsieur Quinet? Non, ne m'écrivez pas, écrivez pour les autres, j'aime mieux cela. Les autres, c'est la patrie, la li" berté, la justice, la vraie religion, tout ce qui nous manque aujourd'hui, et que vous contribuerez à nous rendre. Ah ! oui, tournez vos regards vers la France, mais ne la pleurez 112 LETTRES A QUI NET. point,instruisez-la. La servitude actuelle, si basse qu'elle soit, n'est pas une lâcheté, c'est une ignorance, jel'aftirme, à tout ce que je vois, à tout ce que j'entends. Tous ces mots de démocratie, de liberté même, d'égalité, ne sont pas compris ; il y a plus d'anarchie dans les idées que dans les sentiments. Chacun aime la liberté, mais qui sait la définir? Il y a des gens qui croient fermement y aller par le despotisme. Pour moi qui sais ce qu'il vaut, qui l'ai vu fonctionner, et le même, partout, à toutes les époques et chez tous les peuples, je me dis qu'il ne peut durer; que les idées, les intérêts, les abus, le détruisent chaque jour ; qu'il n'est qu'une oppression passagère et qu'une monstruosité au xixc siècle, que son incapacité radicale suffirait à nous en défaire. Je comprends le despotisme ou la dictature viagère, si l'on veut, dans un homme et dans un moment; mais le despotisme héréditaire, le despotisme dans l'institution, dans les mœurs, allons donc! Le despotisme ne gouverne pas, il n'a jamais fait lever un épi, il étouffe, il écrase; il ne lui est pas donné de fonder, il vit entre deux sé¬ pulcres : il tue la société ou il en est tué. Or, ni la société française, ni la civilisation n'ont envie de mourir. Voilà ce que je me répète, chaque matin, à mon réveil, et ce que l'âge, l'expérience, l'étude, le sentiment vrai de la poli¬ tique, me prouvent de plus en plus. Un Caligula, peut- être, est possible, mais les Caligulas ne le sont plus. Il existe, aux environs de Saint-Quentin, un canal sou¬ terrain, célèbre autrefois ; au dedans, tout est sombre, triste, effrayant, à peine ose-t-on avancer ; regardez ce¬ pendant : au fond de cet abîme, un point blanchâtre, une LETTRES A QUINET. 113 petite lumière apparaît, faible d'abord, mais fixe et gran¬ dissant toujours, c'est la sortie : là, se retrouvent l'air, la terre, le ciel, la liberté, l'espérance. Nous sommes dans le souterrain maintenant, mais nous en sortirons aussi, mes chers exilés ! travaillons et préparons-nous pour l'heure de la délivrance. Vous direz : «Ceci est une phrase? » Non c'est la vérité. L'article de M. Saint-René Taillandier dans la Revue ne m'a plu qu'à moitié; l'homme y est bien et justement apprécié, les œuvres ne le sont pas. Quoi ! rien ou quel¬ ques lignes seulement sur ces admirables leçons du Col¬ lège de France ? quelques lignes seulement sur les Ré¬ volutions d'Italie, que Montesquieu ignorait, et qui sont le fruit mûr de l'illustre écrivain? L'Histoire de mes idées est entre mes mains, entre nos mains à tous, hommes et femmes, tout le monde le tient, on s'appelle, on se donne rendez-vous le soir pour le lire, c'est un enchantement! Que de grâces! que de naïveté charmante, que d'enjouement, de tendresse dans ce grand penseur. Ah ! le génie est un enfant. Mais je veux vous parler de cette histoire à part, et je le ferai dans ma première lettre. Adieu, pensez à nous, nous le méritons; je ne vais pas trop mal, si vous allez bien. T II. DUFOUR. LETTRES A QUINET. Saint-Quentin, 12 octobre 1858. Retenez-le bien :mon frère ne veut pas que M. Quinet lui réponde. Que M. Quinet jouisse de cette paix et de ce ciel admirable dont vous nous parlez, qu'il se laisse aller mollement, sur les rives de votre beau lac, à ses songes, à ses pensées les plus douces, à ses espérances ; qu'il se repose et se refasse, voilà tout ce que nous lui demandons. Auguste a écrit, sous le coup d e\'Histoire de nies idées. Que voulez-vous! quand le cœur est plein, ne faut-il pas qu'il déborde? Que désirait-il? S'épancher, vous remer¬ cier, chermonsieur Quinet, du bonheur qu'il avait éprouvé à vous lire ; il était débiteur, il s'est acquitté. L'amitié n'en fait pas d'autres ; ses eaux montent par moments, comme celles d'une source, elles bouillonnent, franchis¬ sent leurs bords, et tout est dit; l'eau se calme, la source est satisfaite. Il y a mieux qu'Auguste, encore, et j'en suis touché vraiment, comme vous le serez vous-même. Pendant que nous écrivions, mon frère et moi, madame Jenny en faisait autant, dans un coin, sans rien dire à personne. « Que griffonnez-vous là depuis quelques jours?» lui demandai-je? — « Je griffonne, en effet, me dit-elle, et je rends comme je peux, sur du papier, les émotions si douces, que me fait éprouver cette charmante Histoire de mes Idées. — Donnez-moi cela? — Non. »Et LETTRES A QUINET. 115 je n'ai pu rien obtenir. Sachez seulement que cela a été fait. Quand l'émotion est vive et pénétrante, il ne suffit plus de la recevoir, il faut la reproduire, la répercuter, le cœur est un écho. C'est ainsi que les âmes s'allument l'une à l'autre, que le sentiment fait éclore le sentiment, et la pensée, la pensée. L'écrivain croit n'écrire qu'avec son cœur, il écrit avec le cœur de tout le monde, il dicte à l'humanité. Ah! l'admirable mystère, et qui vaut bien celui de la comète! Quelle traînée lumineuse que celle du génie! quel reflet aussi dans ce lac infini des âmes ! Ce qui me plaît dans la comète actuelle, c'est sa dou¬ ceur et sa grâce; celle de 1811 effrayait, celle-ci console, c'est une aube, une aurore, celle de la liberté n'est-ce pas? D'ici, nous voyons assez peu de chose, l'astre, mais sans cadre ; j'ai beau monter au deuxième étage, au gre¬ nier, l'horizon est trop borné, les arbres du jardin me gênent, je ne voudrais ni toits, ni maisons, ni bruit au¬ tour de moi; mais la mer, le désert, et surtout cette majesté du silence et de la solitude, qui précède Dieu, pour ainsi dire. D'Évian, d'Amphion, ce spectacle doit ravir, et nous concevons bien vos admirations. L'Histoire de mes idées n'est pas l'histoire de M. Qui- net, elle est la nôtre à tous ; j'ai ri de tant d'enjouement et pleuré de tant de sensibilité. Ces jeux d'enfants, ces passions, ces enthousiasmes, ces fraîches amitiés, tout cela me regarde. J'ai rencontré, je connais toutes ces bonnes gens, dont se souvient M. Quinet, et dont il parle avec un indicible charme. Cette mère si tendre, si sage, d'une si grande âme, me rappelle la nôtre; que de 116 LETTRES A QtlINET. leçons, que de bons conseils j'ai reçus d'elle, dont j'ai si peu-profité! Il me semble, enfant, sentir encore ma main dans la sienne. Hélas! on croit que cela va durer toujours, que ces affections si profondes n'auront pas de fin, on s'esquive, on quitte le nid comme le pigeon de La Fontaine, on veut voir le monde, on écrit ci peine, on touche presque à l'ingratitude ; puis les années arrivent, et les tristesses, et les deuils, et les retours sur soi-même; on perd cette mère qui vous chérissait, on ne la reverra plus. Que de reproches, inutiles alors! que de regrets! Ce sont là les déchirements les plus intimes. Qu'a-l-elle dû penser de moi, celte mère, celte sainte, que j'ai traitée si légèrement? Peut-être ai-je attristé, navré ce cœur si tendre ! Yoilà ce qu'on se dit ; mais qu'il est tard ! Ah"! ma vieillesse, pardonne à ma jeunesse! disait, je crois, Beaumarchais. N'en pouvons-nous pas dire autant, tous tant que nous sommes? À quinze ans, à vingt ans, à l'âge de l'imagination, j'étais bonapartiste, comme l'était M. Quinet; la jeunesse emporte tout sur ses ailes, jusqu'à la servitude ; elle veut agir, même à son détriment, et le Bonaparte d'alors agissait. Si le soldat et le capitaine me plaisent encore, j'avoue que l'empereur et le despote me sont odieux. Bonaparte n'a jamais été qu'une force ; son génie même, à le bien suivre, n'était que cela. Comme pensée, rien ne semble, dans sa grande forme, plus étroit au fond, plus faux, plus égoïste, je dirais volontiers plus bête. Ce qu'il a fait de bonne vient pas de lui, et tout son mal lui appar¬ tient; il a compris l'indépendance, mais il n'ajamais rien LETTRES A QUINET. 117 compris à la liberté, à l'avenir, à la Révolution. C'est un destructeur d'armées, ce n'est point un fondateur d'em¬ pire. On ne fonde point avec l'égoïsme, le moi n'est point dynastique. A tout prendre, Napoléon est surtout un Corse de génie. Alexandre, de Macédoine, avait un bien autre cœur. Ne parlons pins de cet homme-là, son suc¬ cesseur me l'explique, et me l'a gâté. La France, pour son malheur, n'a guère jamais aimé que des hommes, et ce sont des principes qu'il lui faut ; il n'y a que les prin¬ cipes qui fassent les caractères; en restait-il un, dehout, après l'Empire ? Oui, des idées, des idées, c'est là ce qui nous manque; ayons des idées, et nous aurons des institutions et des hommes. Nous n'aurons peut-être pas des César ou des Bonaparte, mais qu'importe, si les Washington nous restent. J'aime mieux ceux-ci. J'avais dans ma chambre, autrefois, les images, les plâtres du premier consul ; j'ai tout brisé depuis. Le por¬ trait de Washington, au contraire est intact et plus ho¬ noré que jamais; je le regarde, je l'approche, je m'en¬ tretiens avec lui, il me console et me fortifie; je sens en lui bien plus qu'un grand homme, j'y sens une grande vertu. Ce sera le culte de ma raison et de ma vieillesse. J'ai lu YHéloïse, comme tous les jeunes gens, à vingt ans. Croiriez-vous que je ne l'ai pas relue depuis? Je la relirai, si je puis, pour vous dire sérieusement ce que j'en pense. Je ne crois pas le livre si mauvais qu'il vous semble. Il m'en est resté quelque chose d'assez élevé; mes principes n'y ont pas perdu, et mes sentiments, 7. 118 LETTRES A QUINET. autant que je puis en juger de si loin, y ont gagné. Il y a bien des fautes, mais il y a aussi des vertus, un in¬ stinct du bien qui relève et donne du cœur. Ce livre peut être dangereux, mais il n'est pas fade, et la fadeur est à mes yeux le pire de tous les vices : elle énerve l'âme et la tue. Ne dites pas de mal de Rousseau. Dans ses Con¬ fessions, je retrouve quelque chose de l'Histoire de mes idées. Rousseau, après la Régence, après Louis NV, n'a- t-il pas recréé la nature et le sentiment? Adieu, mes chers exilés; pensez toujours à nous, qui sommes si dignes aussi de la proscription. TII. DDFOUR. XL II Saint-Quentin, 16 novembre 1858. Je ne connais ni Montreux ni Veytaux, mais je con¬ nais un peu les alentours. J'ai vu Chillon, Villeneuve, Lausanne, j'ai traversé trois fois ce beau lac, qui fait vos délices, et j'y ai rêvé; je ne me doutais pas alors qu'un jour j'aurais là de si chères amitiés. Vos descriptions nous tournent la tête ; elles nous donnent des envies, des élans de voyage, qu'on n'a guère à mon âge et dans cette triste saison de l'année. Ici, je ne vois plus le soleil qu'à travers ma vitre, et combien d'heures ? Il tombe si vite à l'horizon ! Veytaux n'est pas sur la carte, mais Montreux y est, et je découvre, tout auprès, une anse dans la montagne, LETTRES A QUINET. 110 un coin, une espèce de petite cuve abritée des vents du nord. C'est évidemment là que vous devez nicher. « Il faut venir nous voir dans celte retraite », me dites-vous. Eh quoi ! n'y suis-je point allé? N'y vais-je pas vingt fois le jour ? Ne m'avez-vous donc pas rencontré dans vos vignes? Le matin, quand vous ouvrez vos fenêtres, re¬ gardez bien sur la route, dans le sentier, autour de vous, s'il passe quelque voyageur, si quelqu'un sourit aux tristes exilés, dites-vous aussitôt : « C'est lui, c'est Théophile, avec ses frères et ses nouvelles de France. » Non, vous n'êtes pas abandonnés. Ces émotions inat¬ tendues qui vous surprennent dans l'exil, ces touchants accueils, cette hospitalité, cette beauté et ce printemps éternel de la nature, ces tièdes haleines qui calment vos nerfs, c'est à nous que vous les devez, c'est nous qui vous les envoyons et qui les demandons à Dieu tous les jours. Si la patrie d'ici-bas vous manque, que celle qui vous vient d'en haut vous console. Pour nous, nous ne gardons rien que le froid, que l'hiver, que les brumes humides, et la honte croissante et le dégoût du despo¬ tisme. Chillon, que, grâce à vous, j'ai là, sous les yeux, à la glace de ma cheminée, est bien plus qu'un charmant dessin, c'est une réalité. Ce chemin, sur le premier plan, vous ne savez pas que je l'ai parcouru? Voici la porte où je me suis arrêté, voici l'intérieur du château, les bâti¬ ments, les cours, les salles basses, les marques et les instruments de supplice, qu'on y voit sans doute encore à l'heure qu'il est. Le lac, je m'en souviens, se reflétait dans ces sombres substructions, et donnait aux murs de 120 LETTRES A QU1NET. la prison une teinte azurée d'une mobilité et d'une grâce inexprimables; c'était le paradis vu de l'enfer. On n'oublie pas ces choses-là. Que vous dirai-je de Saint-Quentin? Pas grand'chose. Nous n'avons à vous envoyer d'ici ni l'or de vos des¬ criptions, ni quelque poésie que ce soit; notre pays n'est pas beau, mais il est nôtre et nos parents y ont vécu. Il n'est pas une rue, un coin de cette ville, qui n'ait pour nous ses souvenirs. Notre enfance, notre jeunesse, notre vie politique, tout s'est passé là. Je suis Saint- Quentinois aujourd'hui, mais je serais Lapon demain. Ce ne sont pas les lieux, qu'on aime, c'est soi-même dans les lieux et dans les attachements. Celui qui ne voit son pays qu'avec ses yeux le voit mal, c'est avec son cœur et ses souvenirs qu'on doit le voir, et c'est la beauté et la grandeur du cœur qui font celles du pays. Autrefois, la politique, en certains temps, jetait ici du bruit et de l'activité; on faisait ses affaires, mais on faisait autre chose aussi; on se réunissait, on discutait, on s'éclai¬ rait, on s'organisait pour des élections ;toutes ces grandes et fécondes questions qui agitaient Paris et la tribune, agitaient la province. L'esprit public et l'opinion s'échauf¬ faient à cet ardent foyer, une ville faisait un peuple. Aujourd'hui, rien de tout cela : toutes les âmes parais¬ sent fermées ; si l'on se rencontre encore, on se parle à peine, on n'ose s'interroger, on serait tenté de rougir, il semble que tout ce monde porte un secret qui l'écrase. Ce secret, en effet, c'est le despotisme. Ce qui nous reste, comme aliment, car il en faut toujours un, ce sont les LETTRES A QU INET. 121 médisances, les jalousies, les coups de langue; on se toise, on se déchire, on finit par se délester, l'esprit se rétrécit et se perd; voilà l'égalité du pouvoir absolu. Chateaubriand raconte que les émigrés français, fa¬ tigués de leur isolement et des déserts du nouveau monde, se prenaient quelquefois d'ennui et faisaient des cen¬ taines de lieues pour aller causer à la ville. C'est là que j'en suis, et j'en ferai autant, pour retrouver, je ne sais où, la conversation sérieuse, la vie, la politique, et la liberté. Que du moins vos lettres me restent! elles sont, je vous assure, une patrie pour moi. Nous avons eu depuis un mois beaucoup de visites, la maison de madame Félix ne désemplit pas ; c'est un véri¬ table hôtel, il n'y manque que l'enseigne: « Bon logis et bon cœur. » On parle souvent de vous dans cet hôtel, dernièrement encore : « Comment ! vous connaissez M. Quinet? c'est l'homme que j'admire. » Là-dessus, je me rengorge, et il me passe sur les traits comme un reflet de gloire. On a de la vanité à moins. TH. DUFOUR. NLIII Saint-Quentin, 20 décembre 4858. J'aurais pu vous répondre plus tôt, mais j'ai préféré laisser M. Quinet à ses travaux, et son secrétaire sous sa dictée. Il y a là pour vous des plaisirs, des émotions, des surprises qui valent toutes les lettres du monde. Par- '122 LETTRES A QUI NET. tez donc, embarquez-vous pour ce nouveau voyage, sur la loi du pilote chéri, et ne nous oubliez pas trop sur la route. Les marins, abord, font leur point; faites le vôtre, dites-nous, quand vous le pourrez : « Je suis là, le vent est bon, le navire marche, bientôt nous toucherons au port. » Quel est le nouveau livre et le nouveau monde que vous aller découvrir? Je n'en veux rien savoir, il suffit que l'œuvre se fasse, elle sera toujours noble et belle, je le sais bien. Veytaux vous sourit-il toujours? Ghillon que je regarde et que j'interroge, me dit oui; ce lac, ces bateaux qui le traversent, cette pureté du ciel et de l'eau, ces mon¬ tagnes, que vous devez admirer de loin, tout cela a un air de printemps dont je jouis à votre intention. Ici, nous nous serrons, nous nous accroupissons autour du feu; on gelait la semaine dernière, on était attristé surtout de ce ciel gris, brumeux, immobile et comme gelé lui-mcme, que le soleil n'a pas percé, durant quinze longs jours. Ajoutez à cela l'immobilité politique, et cette autre brume, sombre et pesante du despotisme, et vous vous ferez une idée de nos distractions d'hiver. Pas un bruit, nulle nouvelle, il n'y a que l'amitié qui nous sauve. Le prin¬ temps, du moins, reviendra. Ah! si la liberté, aussi, pou¬ vait revenir, si les cœurs se rouvraient enfin avec les premiers bourgeons et les premières feuilles ! savez-vous ce que je trouve de plus difficile aujourd'hui? c'est le despotisme et la paix; car cette paix est une mort qui s'étend sur tout, sur l'esprit et sur la matière, sur la LETTRES A QUINET. 123 politique et sur l'industrie; on ne vit plus en France, je vous l'assure. N'avez-vous pas connu à Spa, parmi nous, une douce et charmante jeune fille, fiancée alors? Eh bien, cette jeune fille s'est mariée, elle est devenue mère de deux enfants, dont le dernier vient de lui être enlevé, et sa fille est menacée à son tour, dans le même temps, et les mé¬ decins en désespéraient il y a quelques jours. Quelle épreuve et quel apprentissage de la vie, si tôt, au seuil du mariage et du bonheur ! Yoilà les femmes, elles sont condamnées à souffrir pour être mères, et elles souffrent dès qu'elles le sont et parce qu'elles le sont. La douleur est une science, je le sais, plus qu'une science même, c'est une morale et une reli¬ gion. C'est par la douleur et le sacrifice que la femme devient véritablement la compagne et l'ami de l'homme. Mais quel contraste entre sa grâce, sa faiblesse, sa légè¬ reté naturelles et sa vie si sérieuse et si tourmentée, et que cela fait mal à voir ! On dit que l'alcyon fait son nid sur les vagues et dans les orages'; le nid de la femme est-il plus sûr et mieux placé ? Oui, comme vous le dites si bien, il y a dans l'Amour1 un enseignement divin et humain à la fois ; et, comme vous le dites aussi, il faut lire ce livre avec recueillement, sfliwfmeîif,pourrais-je ajouter. Est-ce ainsi que le monde le lira? Le monde n'y cherchera peut-être que des images délicieuses et qu'une ivresse et une surexcitation du sen¬ timent, il le lira avec ses sens. Si le livre plaît aux amants, t. Do Michelet. 124 LETTRES A QUINET. est-il une leçon pour les maris ? Telles sont les questions sérieuses que je m'adresse, moi, l'admirateur passionné de M. Michelet. Tout ce que dit M. Micheletsur la femme, sur sa nature, ses souffrances, sur sa vie si mobile, toute d'agitation, de trouble et d'anxiété, son éducation, sa création par l'époux aimé, ces scènes, si touchantes d'in¬ térieur et du foyer domestique, ce charme et ces attaches profondes du berceau et de la maternité, tout cela est ravissant de délicatesse, de grâce, de vérité. Il faut lire, relire, s'arrêter, revenir sans cesse, il faut aimer à chaque page. Quel homme et quel écrivain ! Mais, dites-moi, le sentiment suffit-il dans la vie ? Est-ce une règle toujours sûre? N'a-t-il pas ses excès et ses entraînements ? Et, d'ailleurs, ce sentiment, est-ce bien celui qui convient aux époux? L'amour, dans le mariage et par le mariage, ne se modifie-t-il pas, à la longue? Ne doit-il pas se modifier? Voyez ce qui se passe. D'abord, l'amour proprement dit intervient, il nous attend et nous reçoit à la porte, c'est l'introducteur du jeune couple, puis la passion s'affaiblit, elle disparaît, pour faire place à un autre sentiment, sans nom dans notre langue, qui n'est pas tant que l'amour, et qui est plus que lui; sentiment délicieux, tendre et pour¬ tant austère, double pour ainsi dire, qui participe à la fois de l'amour et de l'amitié, qui prend à l'un sa vivacité par intervalles, à l'autre sa gravité, sa sûreté, sa profon¬ deur. Voilà l'affection propre des époux, et celle-là est plus qu'un instinct ou qu'un sentiment, elle est une raison aussi, elle comprend la loi si élevée du devoir, et n'expose pas la femme à ces chutes imprévues et honteuses qui la dégradent, et ne font d'elle qu'une créature misérable, « LETTRES A QUINET. 125 esclave et courtisane de toutes les émotions. Pour em¬ ployer les expressions mêmes de M. Micheiet, cette affec¬ tion-là n'est pas si facile à dérailler qu'on le croit. Voici janvier qui approche. Que nous réserve l'année nouvelle? Elle a bien à faire pour la liberté; mais que peut-elle ajouter à notre amitié ? TH. DUFOTJR. XLIV Saint-Quentin, 4 janvier '1859. Au milieu de nos réunions et de nos compliments de janvier, votre lettre et votre nom allaient circulant, et tout le monde était affligé. Aujourd'hui, ce n'est plus moi qui vous écris, ce sont toutes ces dames, votre petite amie Marie clôt la liste officielle et ce n'est pas la moins préoc¬ cupée. Que d'autres nièces, que vous ne connaissez pas, et qui s'intéressent, comme nous, sinon au bonheur, en est-il un, pour vous, si loin de la France et de la liberté ? du moins à la santé, à la tranquillité des chers et honorés proscrits ! Chacun vous plaint ici, parce que chacun vous aime; moi, je vous plains, parce que je vous aime, et parce que j'ai souffert. La même souffrance, voilà la grande clef de la science et des affections. Je ne voudrais pas d'un mé¬ decin, qui se serait toujours bien porté. Je connais un excellent homme qui n'a jamais été malade, et qui ne comprend pas qu'on le soit; pour lui, ceux qui souffrent, •120 LETTRES A QUINET. sont des gens qui s'écoutent. La santé, cette richesse du corps est ignorante, comme l'autre, à la longue, et devient égoïste comme elle. Veytaux ne nous plaît qu'à moitié, depuis que vous y êtes malade; il semble que la Suisse soit si loin mainte¬ nant; quatre jours pour avoir des lettres! Le pays est ad¬ mirable, sans doute, le climat des plus doux, le soleil vous y sourit par toutes les fenêtres; je crois tout cela. Mais savez-vous quel est le plus beau pays, le plus doux climat? celui qui est le plus près du cœur de ses amis. Adieu; portez-vous bien l'un et l'autre, soyez forts et toujours jeunes et je vieillirai moins; vous n'êtes pas pour nous l'amitié seulement, vous êtes la liberté. TII. dufouh. XLV .. Saint-Quentin, 9 février 1859. Quoi ! pas de mieux? Vous me demandez des consola¬ tions? c'est vous qui m'en avez donné jusqu'ici, c'est de vous, mes chers exilés, que je les attendais chaque mois. Aussi suis-je doublement affligé. Il semble que la Suisse et cette jolie retraite de Veytaux, dont je me promettais tant de bien, n'existe plus pour moi. Vous ne saurez jamais le plaisir et les douceurs que vos lettres et votre santé nous apportaient. Je ne le sa¬ vais pas moi-même. Il m'a fallu l'expérience pour l'ap¬ prendre. Ainsi sommes-nous faits : on n'acquiert le LETTRES A QUI NET. . 127 sentiment et la valeur des choses qu'après les avoir per¬ dues, et le bonheur n'est guère qu'un regret. Yos lettres se mêlaient à nos habitudes, à nos besoins, à nos espé¬ rances, à notre vie de tous les jours, elles faisaient partie du ménage, c'est de là que le soleil et la liberté nous ar¬ rivaient par toutes nos portes. J'ai bien pu vous voir à Spa, à Bruxelles ; mais qu'est-ce que ces rencontres ont duré? Quelques jours à peine. Ici, au contraire, dans cette salle à manger qui nous sert de petit salon, dans cette chambre que j'habite, dans ce jardin, dans ces entretiens intimes, où n'êtes-vous pas du matin au soir? Regardez mon bureau, ma commode, ils sont.chargés de vos œuvres. Yoilà l'Histoire de mes idées, voilà ces Révolutions d'Italie dont je ne puis me lasser, et tout à côté Pascal, Montaigne, Y Imitation, le Livre de Job, tout ce que j'aime et tout ce qui me fait penser. A mon âge, on ne lit plus, on médite; on médite même ses amitiés. Il ne manque à tout cela qu'IIippocrate. Que n'y est-il pour me livrer son secret et l'art de vous guérir ! La province a ses mérites, ceux de la solitude; nous ne vous voyons pas ici comme on se voit d'habitude, avec les yeux de la tête, parmi le monde et les distractions; nous vous voyons avec les yeux du cœur, dans le silence et le recueillement du souvenir. Ah ! le souvenir, c'est bien plus que le présent, c'est le présent réfléchi, choisi, arrangé, perpétué; avec le souvenir, je me sens l'âme assfz forte pour n'être jamais séparé de mes amis. Les séparations véritables n'existent que pour les faibles. Vous me de¬ mandez quelle est ma religion? La voici. Pour moi, l'im¬ mortalité n'est qu'un immortel souvenir. Comment? Par 128 LETTRES A QUINET. quel moyen? Je ne sais. On ne définit pas Dieu, on le sent. Ma foi, c'est une espérance. Espérer, voilà ma cer¬ titude 1 Si je suis vague sur ce point, je ne le suis pas sur un autre, sur moi-même et sur ma conscience. Là, je vois clair, je vois Dieu lui-même ; là, plus de doutes, plus d'ombres, plus d'inquiétudes. Comme Épictète, je sens que je porte un Dieu, que je participe de sa puissance, et de sa sérénité, que je suis immortel, comme lui, dans le sentiment du bien, dans l'amitié, dans la charité, dans la liberté, dans l'accomplissement de tous mes devoirs. Tel est mon culte, et la source de mes consolations les plus intimes et de toutes mes forces; il me suffira, j'espère, jus¬ qu'au bout et sur l'oreiller de mon dernier jour : « Épure- loi, élève-toi, dévoue-toi sans cesse et tu ne mourras point. » Le vieillard, à ce prix,, n'a plus de tombe, il re¬ trouve un éternel berceau. M. Quinet dit tout cela bien autrement que moi, par ses pensées et par sa vie. TH. nUFOUR. XL VI Saint-Quentin, 30 mars 4859. Je ne m'appartiens qu'à demi ; à demi même, c'est beau¬ coup dire. « Qu'avez-vous donc? » me demanderez-vous ? Est-ce que je le sais? est ce que les médecins le savent? Peut-être me cachent-ils leur secret, après tout. Ils me tâtent le pouls, ils écoutent mon cœur battre, et me trouvent en parfait état. Je ne suis pas malade, c'est vrai ; LETTRES A QUINET. 129 mais je ne suis pas bien portant non plus. J'ai pour moi une certaine apparence et les dehors; bonne mine, bon appétit, bon gîte et le reste, c'est-à-dire toutes les ten¬ dresses et toutes les douceurs de l'amitié. Au dedans, c'est autre chose; j'éprouve je ne sais quoi d'amollissant, qui m'ôte toute force, et toute initiative, toute aptitude par moments. Celte lettre que je vous écris, ce bout de lettre, va me coûter peut-être un jour d'agitation et deux mauvaises nuits. Figurez-vous une pendule, dont tous les ressorts, assure-t-on, sont excellents, et qui n'a, dans sa marche, ni règle ni harmonie. Je ne suis jamais à l'heure, j'avance, je me presse, je dévore le temps et la vie, voilà mon mal. Il n'y a que le grand horloger, celui de là-haut, qui sache d'où cela vient et qui puisse y porter remède. Les femmes expérimentées disent : « C'est l'effet du printemps. » J'ai bien peur, entre nous, que ce ne soit celui de l'automne et de la vieillesse. J'avais toujours compris la vieillesse comme une chose acceptable, digne, et belle même, ayant son esprit, sa grâce, sa majesté. Patria majestas, disaient les Romains. Je me la figurais comme ces beaux cou¬ chers de soleil, dont je jouis si souvent du haut de mon second étage : on s'éteint peu à peu, on baisse, on dispa¬ raît, mais dans des mines d'or et dans la lumière. Au lieu de cela, la vieillesse commence à n'être plus à mes yeux qu'une espèce d'infirmité et qu'une impuissance. Je voyais hier une pauvre dame, étendue sur son lit, depuis quarante jours, avec une jambe cassée; tout mouvement lui est interdit. Je la plains de tout cœur et je n'envie pas son martyre. Ici du moins, il y a une nécessité, la patience 130 LETTRES A QUINET. vient de l'impossibilité d'agir, et la raison, de l'accident. Moi, au contraire, j'ai les jambes libres, mes deux jambes, et je puis à peine en user; il faut que je mesure les distances, que je compte mes pas, que je n'aille ni trop loin ni trop vite. A table, où je fais assez bonne figure, chacun m'observe et reprend. Ma nièce même, mademoiselle Marie, se mêle de me donner des leçons : « Allez donc plus doucement, vous ne mangez pas, vous avalez. » Voilà ce qu'on me répète à chaque instant. Le soir, vers neuf heures, on m'envoie coucher; il ne me manque plus que de reprendre mon bourrelet et ma nourrice. Je vous assure que cela est humiliant. Sancho, dans son île, était plus heureux que moi; il n'avait qu'un médecin, et j'en ai dix; mes amis, mes frères, tous ceux qui viennent, sont autant de docteurs qui me répriman¬ dent et se moquent dè moi. Si tout l'homme vieillissait en même temps, passe encore; mais sentir son corps faible, épuisé, énervé, et sa tête aussi jeune, aussi chaude qu'à vingt ans; voir l'inondation et le froid au rez-de- chaussée de sa maison, et le feu au premier étage, c'est là ce que je ne puis concevoir, et la plus sotte situation du monde. Vous demandiez une consultation? la voilà, j'espère, assez longue. N'aurais-je pas mieux fait cent fois de ne parler que de vous? Vous allez donc un peu mieux? Ah 1 que cela nous réjouit ! Votre lettre, écrite de votre main, nous est arrivée avec les premiers beaux jours, comme les violettes de notre jardin. Ménagez-vous, prenez les choses comme elles viennent. Laissez flotter vos idées, comme ces légers nuages qui flottent au-dessus de votre LETTRES A QDINET. 131 lac, pensez à peine, et sur la pointe des pieds. Je ne vous défends pas d'aimer, bien entendu, ni de vous souvenir; le souvenir n'irrite pas, il calme quand il vient du cœur, c'est l'action et la vie sous un voile. Souvenez-vous donc de nous ; quant à la France, vous y réfléchirez plus tard, quand elle sera digne de vous et de sa destinée; telle qu'elle est aujourd'hui, j'en fais assez peu de cas. La patrie, pour moi, n'est pas seulementla terre, c'est d'a¬ bord l'homme et la liberté. Que voulez-vous que je vous dise de la guerre ? Il y a des gens sensés, bien instruits qui la croient inévitable. Moi, je ne vois dans tout ce fracas et ces menaces, que le développement de cette triste pièce qu'on appelle le nou¬ vel Empire. Si c'en était au moins le dernier acte ! La belle institution que celle-ci : aujourd'hui, l'Empire c'est la paix, et demain, c'est la guerre. Pourquoi cela? parce que cela me passe par la tête. Les empereurs n'ont ja¬ mais répondu autrement. Non seulement, le despotisme ne peut donner la liberté, mais l'Italie même et nul peuple au monde ne peut la recevoir; il faut la conqué¬ rir; bien plus, il faut savoir la garder. Ne dirait-on pas vraiment que la liberté s'achète toute 'faite, qu'on la tourne, qu'on la fabrique, qu'on la sculpte, qu'on la vend, à Paris, telle rue, tel magasin. Ce sont les mœurs, ne le savons-nous pas? ce sont les idées, les expériences, les douleurs, c'est la philosophie des peuples qui donnent la liberté, on ne l'a pas à moins. L'Italie a reçu notre pre¬ mière république, elle a reçu le Directoire, le Consulat, elle a reçu l'Empire ; et, plus tard, en 1815, elle demandait à la Sainte-Alliance des rois quels qu'ils fussent. Que 132 LETTRES A QUINET. lui est-il resté de toutes ces institutions reçues PRien que la servitude. La seule chose qui profite aux peuples, ce n'est pas l'importation, c'est l'exemple de la liberté. La liberté en France vaudrait mieux pour l'Italie que toutes nos armées. Mais quel exemple avons-nous à lui donner depuis bientôt dix ans? Celui de notre abaissement. Adieu, nos chers exilés ; les livres de M. Quinet sont entre les mains de tout le monde, et vous n'êtes pas si loin de la France que vous voulez bien dire. Que de gens qui parlent de vous, qui écrivent de vous! que d'autres, plus humbles, dont le cœur vous médite sans cesse ! Quand l'hiver est venu, que nos champs sont nus et désolés, l'enfant croit tout fini, mais l'homme sait bien que le printemps et les fleurs et les moissons et la liberté re¬ viendront. Ne croyons donc pas, quelque temps qu'il fasse, à l'éternelle durée de l'hiver et du despotisme. On peut faucher la liberté, il n'appartient qu'à Dieu de l'arracher du sol. C'est là ce qui me console et me fait supporter ma vieillesse. Mille choses de nous tous, sans exception. TH. DUFOUR. XLVII Saint-Quentin, 27 avril 1859. J'ai, à ma fenêtre, un pot de fleur déjà vieux, qu'on ar¬ rose, qu'on soigne, qu'on met au soleil ou à l'ombre, sui¬ vant le temps; il n'est pas mort,et je n'ose dire qu'il soit LETTRES A QU INET. 133 vivant, ses feuilles sont pâles et maladives; quelques nou¬ velles pousses, cependant apparaissent çà et là. Est-ce la végétation qui renaît? n'est-ce qu'un dernier effort? Cette pauvre plante, c'est moi-même. Yoilà mou bulletin. Si je ne vois pas très clair à ma santé, je vois moins clair encore à celle du pays. Que va-t-il sortir de celte guerre d'Italie? Quels en seront les résultats, même les meilleurs? Conquérir la Lombardie, c'est quelque chose; mais la garder, voilà le difficile, et les Italiens seuls se¬ raient assez forts pour cela. Le seront-ils? En attendant, les événements marchent. Chez nous, chacun crie contre la guerre, tout haut, et chacun, quelle qu'elle soit, la dé¬ sire tout bas. Nous ne sommes toujours que des soldats. Ces troupes qui s'entassent et qui partent, ces armes qui brillent, ces revues, ces agitations, ces dangers, tout cela nous monte à la tête, et, jeunes et vieux, fabricants, né¬ gociants, ouvriers surtout, nous devenons ivres. Hier, le despotisme était odieux, il semble qu'il le soit moins au¬ jourd'hui, et je rencontre, à chaque instant, des gens qui l'appellent dictature, et qui s'intéressent à lui. Voilà le bénéfice passager qui lui reviendra. Mon neveu Édouard était à Paris juste au moment où les zouaves de la garde se mettaient en route ; les rues voisines, les places, les maisons regorgeaient de monde. Le signal donné, les wagons partent, et toutes les têtes, aussitôt se découvrent en silence. Les soldats seuls criaient : Vive la France! vivent les Parisiens! Rien de plus. Il paraît que la scène était vraiment émouvante. Les Français, vous le savez bien, ne vivent guère de principes, d'habitudes même, d'institutions, ils vivent 8 134 LETTRES A QUINET. d'émotions et d'événements. La liberté pour eux, n'a ja¬ mais été qu'une conquête ; s'il n'avait, pas fallu la prendre, ils ne l'auraient jamais eue. Ainsi sommes-nous faits. Aussi, ne parle-t-on presque plus de l'Empire à présent, on ne parle que de l'Autriche. Que cette guerre ait ou n'ait pas de résultats définitifs, qu'importe ! On va se battre : c'est là toute la politique actuelle. Ali ! que Napoléon avait raison; il a bien mieux fait que d'imposer le despotisme, il a détourné de la li¬ berté, il nous a donné à ronger cet os de ses victoires et de ses défaites. Adieu, mes chers exilés ; chacun vous fait ses meilleures amitiés. TII. DU FOUR. XLVJII Saint-Quentin, 20 mai 1859. Votre dernière lettre est du 3 mai, comme d'habitude je l'ai reçue le 6, et je voulais, le jour même, vous répon¬ dre quelques mots à la hâte, d'un premier mouvement et dans toute ma vivacité. Je suis Picard et mauvaise tête, voyez-vous! Il me semblait que .vous me faisiez un re¬ proche indirect, et que vous m'accusiez d'être froid et raisonneur dans cette grande affaire de la guerre actuelle ? Raisonneur, je veux bien qu'on le soit, pourvu qu'on soit encore autre chose, c'est-à-dire homme de mouvement et d'instinct; le raisonnement me plaît, mais appuyé sur le LETTRES A QU1NET. 135 sentiment.La tête sente,le cœur seul,ne sont queles deux moitiés de l'homme; il faut l'un et l'autre pour le com¬ pléter; les grandes pensées et la raison viennnent de là. Il y a deux manières d'aimer la liberté, comme une maîtresse ou comme une femme ; moi, c'est la femme que j'aime, à présent, c'est chez moi d'abord, à mon foyer, en moi-même, dans mes idées et dans ma chair, queje veux l'installer, pour élever, fortifier, moraliser, sanctifier ma personne et ma maison. Une fois chez moi, dans mes convictions et dans mes habitudes, la liberté, soyez-en sûrs, se répandra d'elle-même au dehors ét sur le monde entier, non plus comme une force ou une victoire, mais comme un principe. Qu'est-ce que la liberté en effet, si¬ non l'expansion? Me voici donc bien tranquille : que je l'aie, et l'univers l'aura, tôt ou tard. Dieu sait si je fais des vœux pour l'Italie, je donnerais dix fois mon sang pour elle, tout vieux qu'il est. Cepen¬ dant, je sens au-dedans de moi un poids, une honte, un étouffement qui m'oppressent. On a beau parler d'affran¬ chissement, d'indépendance et précisément parce qu'on en parle, ces mots, dans la bouche du despotisme me de¬ viennent odieux ; ils ne sont qu'un mensonge et ne servent qu'à troubler ce pauvre cerveau de la France, déjà si troublé et si incertain. Nous finirons par croire, nous qui croyons tout, que la liberté peut sortir de la servitude. N'est-ce pas, dans la politique, ce que M. Quinet fusti¬ geait, avec tant de sens et d'autorité, dans l'histoire con¬ temporaine? Oui, c'est parce que j'aime l'Italie, cette sœur, cette mère, cette inspiratrice de la France, que je voudrais 136 LETTRES A QUINET. qu'elle ne reçût pas une liberté douteuse, mais qu'elle prît la liberté, qu'elle l'instituât et qu'elle en sût vivre. Si le canon, qui va la délivrer, vous fait tressaillir, celui du 2 décembre me fait tressaillir aussi, je l'entends en¬ core, et je ne l'oublierai de ma vie. Notre véritable abaissement, selon moi, date de là. Ce n'est point un héros, qui a tué notre dernière république, c'est l'homme que vous savez. Nos pères s'étaient épuisés, dix ans, dans des luttes et des guerres à outrance, et il ne leur a pas fallu moins que le vainqueur de l'Egypte, le grand général, le grand poète, pour consentir à capitu¬ ler. Nous, nous nous sommes rendus sans entraînement, sans gloire, sans fascination personnelle, nous avons pris le vice pour le vice, la servitude pour la servitude, et nous avons ri de l'outrage. Changer d'institutions, changer d'habits, passer de la liberté sans limite au despotisme le plus absolu, de la fierté à la bassesse ; ne tenir à rien, s'arranger de tout, voilà nos principes. Otez-moi, si vous pouvez, le joug de dessus les épaules, et, peut-être, pour- rai-je relever la tête ; à présent, je ne suis rien, je ne me sens ni citoyen, ni Français même ; la Marseillaise me déchirerait les lèvres. Pourquoi donc ai-jelu l'histoire de nos révolutions? pourquoi me suis-je laissé prendre à toutes ces grandes choses qu'on appelle la personnalité, la moralité, la vertu d'une nation? Le despotisme ne dé¬ truit pas seulement la liberté, il détruit jusqu'à la patrie, en ôtant l'estime, il ôte l'amour. Qu'est-il resté de Napo¬ léon en 1815? Un grand homme et un grand malheur. Yoilà pourquoi je suis triste. Nos soldats sont braves, héroïques, je les admire et les accompagne partout. Mais LETTRES A QUINET. 437 les volontaires de 92, dont vous me parlez, étaient hé¬ roïques aussi, et, de plus, ils étaient libres. C'est à eux qu'il appartenait de régénérer l'Italie; ils en avaient le droit, car ils portaient plus que leur baïonnette, ils por¬ taient une idée et la liberté même au bout de leurs fusils. Pardonnez-moi ma mauvaise, humeur, il me serait si doux de m'associer à vos espérances! Je devrais les par¬ tager, moi qui partage toutes vos douleurs; mais l'espèce de popularité que cette guerre soudaine donne au despo¬ tisme, m'attriste et me met hors de moi. Il ne faut donc qu'un grain de poudre pour affoler tous ces Français? Ce n'est donc pas la liberté qu'il faut à ce peuple, c'est la bataille? J'attendais mieux que cela de 89. Le petit colonel est très mécontent : « Comment ! tu ne parles donc pas de moi dans tes lettres? me disait-il après avoir lu votre apostille, c'est très mal. » Pourrais-je l'ou¬ blier, quand je vous écris, lui qui vous aime tant? Chacun ici, vous embrasse; la petite amie est enchantée et toute fière de votre lettre. TII. DUFOUR. XL1X Saint-Quentin, 26 juin 1859. Mon cher monsieur Quinet, Ce que vous écrit le conseil d'État de Genève, chacun ici le pense, et je ne voudrais pas laisser à la Suisse l'hon- 8. 138 LETTRES A QUINET. neur de vous mieux apprécier que la France. C'est notre patrie, malgré ses longues défaillances, ce sont nos idées, notre nature, nos aspirations qui vous ont fait ce que vous êtes. Comment une mère ne reconnaîtrait-elle pas son enfant? Oui, la France est le sol, la bonne terre qui convenait à cette noble et forte fleur que nous avons appelée de votre nom. Vous êtes une grande expression des deux génies de notre nation ; vous avez ce qu'elle a de pratique, de philosophique, de militant, et ce qu'elle a aussi de tendre, de poétique, de profondément religieux; car la France est une âme, encore plus qu'un esprit. Votre part est assez belle et doit vous consoler d'un exil douloureux, je l'avoue, mais qui ne fait que vous grandir encore. L'exil fait un peu ce que fait la mort, il isole l'individu, il le détache de la foule, il le place dans un cadre d'or, où les sottes passions, les petitesjalousies du monde ne peuvent l'atteindre. Cela vous manquait d'être consacré par le malheur et par le despotisme. Pour moi, Dieu sait si je désire voir cesser vos douleurs et votre éloignement; mais je ne regrette pas ce que vous avez souffert. Nous connaissions l'écrivain, nous connaissons, l'homme à présent; ici ou là, qu'importe? La France, soyez-en sûr, est partout où vous êtes. Les affaires vont vite et bien en Italie, et nos soldats y font vraiment des merveilles. Si ce peuple intrépide joi¬ gnait à ses vertus du champ de bataille, je ne dirai pas l'instinct, car il l'a, mais l'attachement à la liberté, s'il en avait la science et l'habitude comme il en a quelquefois l'enthousiasme et le sentiment confus, ce peuple, il faut le dire, n'aurait d'égal dans aucun pays, ni dans aucun LETTRES A QBINET. 139 temps. L'antiquité s'effacerait devant lui, et les grands dévouements et les grands caractères sortiraient abon¬ damment de son sein. Arriverons-nous jamais là? Je l'es¬ père. Il y a tant de vie réelle, tant d'imprévu, tant de spontanéité, au fond de ce peuple; c'est toujours le peuple de la chevalerie par excellence. Développer ses idées, son intelligence, l'accoutumer à des institutions, le fonder, sans affaiblir ses instincts et ses vertus natives, c'est là l'œuvre difficile, sans doute, mais inévitable et féconde, qui revient à la liberté et le miracle qu'il n'est donné qu'à elle seule d'accomplir. Les anciens, les plus grands, n'ont guère eu que l'amour et le culte de la liberté. En avoir aussi la raison, aimer et connaître son Dieu, voilà ce que l'avenir et la civilisation nous réservent sans doute ; voilà la victoire décisive que vous nous avez tant aidé à gagner, ô mon cher capitaine. Il est certain, chacun le sait, que l'Empire ne fait pas la guerre pour l'Italie; il la fait pour lui-même, par né¬ cessité, il fait en Italie une campagne contre la France, et pour perpétuer sa'personne et son despotisme; mais nos soldats, sans s'en douter, la font pour autre chose, ils délivrent un peuple de la servitude, ils enfoncent à coups de baïonnettes un gouvernement absolu, tyrannique. Serait-ce donc pour reprendre après cela tranquillement leursfers? Non. Quand le cœur bat quelque part, je me dis : «Laliberté est là. Sans elle,il n'y a même pas de peuple glorieux. La gloire et la liberté habitent la même maison, à des étages différents, l'une est à la tête, l'autre au cœur. C'est la liberté qui a fait la gloire et la force du premier empire, et c'est elle encore (cette liberté de nos 140 LETTRES A QUINET. quarante ans de luttes) qui fait la force et la grandeur de notre armée d'aujourd'hui. » Voilà ce que je me répète sans cesse, ce qui me con¬ sole dans mes vieux jours; je m'ensevelirai dans cette aurore. Que le despotisme vive, combien vivra-t-il? C'est lui, surtout, qui n'est qu'une pauvre et plate pous¬ sière; il change et baisse tous les jours, il n'ose même plus s'appeler de son nom, il n'apparaît que par inter¬ valles, et finira par succomber tout à fait. Il n'y a que la liberté qui puisse vivre; elle n'est la loi de la politique, que parce qu'elle est la loi de toutes choses, la loi même de la vie, ici-bas comme là haut. Je lis à l'instant le rapport officiel de l'affaire de Ma¬ genta. J'avoue que ce rapport ne me satisfait pas du tout. Si nos soldats sont des héros, si nos généraux sont admi¬ rables d'audace et de fermeté, qu'est-ce que cette direc¬ tion supérieure sans coup d'œil, sans prudence et sans précision? Qu'est-ce que ces divisions, qu'on ne sait où trouver, qu'on attend quatre mortelles heures? Quel en¬ combrement autour de ces ponts, quelle confusion, quel décousu! où est l'art militaire? où est le véritable chef d'armée? A ce massacre, à cette épouvantable tuerie, je vois des hommes contre des hommes, je ne vois pas un général; on dirait une mêlée de barbares. Voilà un empe¬ reur qui n'a jamais vu le feu, et qui, d'un seul bond, par la grâce de Dieu et la volonté du peuple, se fait grand capitaine et commande à 200,000 hommes sur un champ de bataille. Le premier Bonaparte avait conquis, un à un, tous ses grades; celui-ci les prend tous ensemble, par droit de succession, et comme il a pris le trône. Le génie LETTRES A QU [NET. 141 militaire, celte science profonde et cette inspiration en même temps, appartient à celui qui règne. Ah! que tout cela peut coûler cher ! A la place de nos incomparables soldats, mettez-en d'autres, d'excellents même, ce pas¬ sage du Tcssin nous devenait fatal. Il y a ici des projets de voyage. Les Félix, très proba¬ blement, retourneront à Spa; les eaux sont bonnes et si près de nous. Moi, j'avais braqué ma lunette sur Veytaux ; mais tous ces déplacements commandés dérangent mon point de vue. Peut-être resterai-je au logis. Le logis a bien ses mérites : on est là sous son toit accoutumé (flu- mina nota), au milieu de tous ses souvenirs. N'est-ce pas un beau voyage aussi, et qui ne coûte rieii? Il n'y a de vilain chemin que pour les indifférents; le sentiment fait tout refleurir, il couvre tout de verdure et de jeu¬ nesse. Mille tendresses. TH. DUFOUR. L Spa, 44 juillet 1859. Au moment à peu près où vous quittiez Veytaux, moi je quittais Saint-Quentin. Félix n'est pas mon frère, seule¬ ment, il est mon colonel, et je n'ai jamais su que lui obéir. Le cœur, voyez-vous, c'est là le premier esclave ; que de siècles la France n'a-t-elle point obéi, parce qu'elle m LETTRES A QUINET. aimait? Son amour, son préjugé, si vous voulez, voilà la plupart du temps, toute sa politique. Et c'est aussi la mienne. Je suis donc à Spa, et je puis dire que j'y suis avec vous, mes chers exilés : je vous cherche et je vous trouve partout, je vous rencontre, comme le premier jour, assis sur l'herbe, au bord du petit torrent; je me promène dans l'axée de Sept-Éiures. Venez, vous dis-je, et nous allons dans la prairie, revoir cette solitude qui vous plaisait tant; c'est là que je m'assieds à vos côtés. Jeune, le monde et les distractions vous entraînent; on vit tant, qu'on ne se sent pas vivre, pour ainsi dire; on court à la Sauvenière, au lac de Coi, à Remouchamps ; on va, comme mon neveu, prendre des truites dans tous les frais cours d'eau des environs, on fait même un tour à l'établissement, à l'infâme roulette, et le temps passe et se dévore. Pour moi qui bouge à peine, je reprends mes souvenirs, un à un, et je fais de mes songes ma prome¬ nade des Artistes. J1 y a trois ans, Spa, ce me semble, valait mieux qu'aujourd'hui ; j'avais trois ans de moins, c'est quelque chose, et surtout j'avais deux amis de plus. Ce sont ces amis, qui nous manquent à chaque instant., et qui donnent à Spa la figure insignifiante et triste que je lui trouve. Que voulez-vous que nous fassions de tous ces étrangers qui sont ici? Anglais, Allemands, Russes, Hollandais, Relges, il y a de tout à Spa cette année ; il y a des barons, des comtes, des princes même et quatre ou cinq princesses dans la belle acception du mot. L'une d'elles, c'était une Russe, ne parlait que de Paris, c'est là qu'elle voulait vivre; les arts, la musique, la conversa- lion, la politesse, c'est pour cela qu'elle était faite. Elle LETTRES A QUIN.ET. 143 disait comme Voltaire : « Beaux-arts, je vous adore tous. » Un jour qu'elle était à nos côtés, elle se lève, laisse tom¬ ber son mouchoir; moi, je me précipite, j'oublie mon âge, me rappelant seulement que j'étais Français et qu'elle était Russe, et, de cet air que vous connaissez, je ramasse le mouchoir, et le présente à la dame en sou¬ riant. Elle prend brusquement le mouchoir, et, sans un mot, sans un signe, sans un demi-sourire, continue l'or¬ gueil de sa course. N'est-ce pas assez, pour vous, mon petit bourgeois? Auguste a dû se mettre en route hier pour Nieder- brunn. Que toutes ces séparations sont pénibles! Quand l'exil n'existe pas, on le crée. Mille choses tendres. TH. DUFOUR. LI Saint-Quentin, 15 août 1859. Oui, on se fait à tout en France, il n'y a pas de pays où l'on sache mieux dorer ses fers; tout homme qui go'uverne, par cela seul est un grand homme. Vous vous rappelez Louis-Philippe, ce Napoléon de la paix, et Charles X, ce roi chevalier, et Louis XVIII, ce roi législa¬ teur. Aujourd'hui, c'est le tour de Napoléon III; d'abord, ce n'était qu'un orateur; maintenant, c'est un général. « Et quel politique! » dit-on. La paix de Villafranca le 144 LETTRES A QUI NET. prouve bien. Vous verrez que l'oncle s'effacera peu à peu devant le neveu. M. de Maistre nous l'avait bien dit : « Le meilleur prince est celui qu'on a. » Ah! l'étrange peuple que le nôtre, si grand et si petit, si intelligent et si bête, si brave devant l'ennemi et si timoré devant ses maîtres. Que voulez-vous ! c'est comme cela qu'il est. Nous ne souffrons pas seulement le despotisme, je vois beaucoup de gens qui s'en vantent, et qui sont fiers de l'État qu'on nous l'ait. Vaincre, pour eux, c'est être libre ; ce qui les passionne dans la dernière guerre, ce n'est pas l'affranchissement de l'Italie, le but, l'idée de la guerre; c'est le triomphe militaire, le fait brutal; avoir battu l'Autrichien, voilà toute l'affaire. Après quarante ans de paix, de rapprochements, de liens et de sympathies récipro¬ ques, de vraie civilisation, ne peut-on demander quelque chose de plus? Pour moi, je l'avoue, je veux la France grande, non pas au détriment des autres peuples, mais avec les autres peuples et pour eux ; je veux qu'elle soit grande surtout, et la première, par l'intelligence, par la liberté, par l'exemple. La France ne doit être une force qu'à la condition d'être une lumière. Si c'est là ce que je pense, est-ce là ce que pensent les autres? est-ce là ce qu'on a pensé même à des époques antérieures? Où sont ceux qui, dans nos luttes politiques et nos révolutions, avaient réellement en vue l'institution de la liberté ? J'ai bien peur, quand j'y regarde d'un peu près, que nous n'ayons changé tant de gouvernements et de choses, que pour changer tout simplement d'hommes et de noms. On ne fait de vraies révolutions qu'avec des principes: LETTRES A QUINET. 145 n'en aurions-nous fait qu'avec des haines et des boutades? Concevez-vous 89 aboutissant à l'Empire? Ah! je me sens humilié pour mon pays de tant d'apostasies et de sots enthousiasmes. Magenta, Solférino ont tourné les meil¬ leures têtes à présent, et la fête d'hier, si belle et si légi¬ time au fond, pour nos héroïques soldats, ne servira guère qu'à leur maître. Le despotisme glorieux, chez nous, n'est plus le despotisme. Que Dieu me conserve donc et qu'il m'enfonce plus que jamais, au fond du cœur, mes prin¬ cipes et ma liberté. Les admirations civiles, lorsqu'elles sont outrées, ne sont trop souvent que des sottises ; mais les admirations politiques sontpresquetoujours deslâche¬ tés. Pardon de ma mauvaise humeur, c'est le vieux soli¬ taire qui revient. Yous le voyez, je ne suis pas plus que vous pour les féti- chismes; je veux partout et surtout, l'examen, la raison, l'intelligence, envers les grands hommes d'abord (je ne parle pas de Bonaparte, bien entendu, mais de Jean-Jac¬ ques). Tout enthousiasme irréfléchi me paraît une insulte au génie ; ne pas juger le génie, c'est ne pas le comprendre. Je n'ai pas lu votre lettre, je l'ai parcourue de bas en haut, et par tous les étages; je vois d'ici la fameuse mai¬ son, la porte, l'escalier, les chambres, les portraits, et ce cabinet d'études, d'où Rousseau a vu si loin. Votre lettre devrait être ajoutée aux Confessions, on ne connaîtra bien les Gharmettes qu'avec elle. Yous traitez Rousseau très durement, et sans féti¬ chisme. Et qui vous a donné des armes contre lui ? Lui- même. Je ne crois pas, comme vous, qu'il ait payé sa bien¬ faitrice de la plus noire ingratitude ; il ne l'a pas flétrie, 9 146 LETTRES A QUINET. il l'a peinte. Ou il fallait ne rien dire et se laisser acca¬ bler, ou il fallait dire tout, et se redresser fièrement en face de tant de fautes et de calomnies. L'orgueil, en ce cas, devient une vertu, car il prouve le repentir. Personne, je l'avoue, que Rousseau, ne pouvait écrire les Confessions, mais Rousseau devait les écrire telles qu'il l'a fait. Vouliez-vous qu'il fît un roman? Ce livre, qui paraît charmant à tant de lecteurs, me parait ter¬ rible, à moi ; quelle force d'âme n'a-t-il pas fallu à Jean- Jacques pour s'humilier jusqu'au ridicule ? Les fautes sont quelquefois plus honteuses que les crimes. On ne fait point ces aveux dégradants devant les hommes, on ne les fait que devant Dieu, et c'est aussi devant Dieu, selon moi, que Rousseau a écrit ses Confessions. Le monde de son temps, et nous-mêmes si près de lui, nous ne voyons que le scandale ; la postérité y verra la vérité, seule chose qui lui importe, et qui importe, en définitive, à l'huma¬ nité. Pour moi, si les Confessions étaient autres, j'aimerais, j'admirerais peut-être, madame de Warens; mais je n'ai¬ merais, après tout, qu'un mensonge. Telle qu'elle est, elle me plaît encore, non pas toujours, mais souvent, et dans sa douceur et sa charité, qui sont réelles. Comment oublier sa première entrevue avec Jean-Jacques, cette rencontre du dimanche, au sortir de la messe? Quelle fraîcheur, quel charme, quelle sensibilité ! Il y a là un soleil qui rayonne sur toute la vie de cette femme, et c'est à Jean-Jacques qu'on le doit. Nos pigeons voyageurs rentrent peu à peu; il n'y a plus LETTRES A QUI:NET. 147 qu'Auguste qui nous manque. Il est vrai que c'est toute ma maison. Vous ne savez pas qu'àlnterlakén et à Zurich, il a rencontré deux fois Charras et sa famille. On a parlé de vous, Dieu merci, et c'est grâce à vous que les dames se connaissent et se sont donné les mains. Adieu, mes chers exilés ; j'espère que cette lettre vous trouvera à Veytaux bien portants et vous souvenant de moi. TH. DUFOUR. LU Saint-Quentin, 7 septembre 4859. Mes chers exilés, je viens de vous lire ; non, je viens de vous relire, je viens de déguster, de savourer, chacun de vos mots. Ah! voilà la Patrie, telle que je la conçois, voilà le langage de nos pères et de tous ces grands cœurs qui ont fait la Révolution et le droit politique nouveau. C'est à vous, cher monsieur Quinet, qu'il appartenait de donner cette leçon à la France du 2 décembre et à Ma¬ chiavel ; c'est à vous qu'il appartenait, dans ce temps de trouble et de lâches apostasies, de rétablir la conscience sur sa base et de faire justice du parjure et du crime heu¬ reux. Vous n'êtes pas proscrit, vous êtes prêtre, mon cher monsieur Quinet. Nous ne sommes donc pas si bas, puis¬ qu'il s'élève, du fond de l'exil, des voix françaises et de tels châtiments pour nous venger* Mille remerciements et mille amitiés* TH. HUFOlJR. 148 LETTRES A QUINET. liii Saint-Quentin, 5 octobre 1859. Vous avez bien raison, chers amis, de ne pas compter mes lettres ; moi, j'ai beau faire, il faut que je compte les vôtres, il semble que vous deviez toujours m'écrire et que le facteur et la poste n'aient été inventés que pour moi. Louis XI, qui établit, je crois, les premiers relais, ne se doutait guère qu'il travaillait à mon profit. Ah! le bon roi, à qui je dois votre correspondance et mes plus doux plaisirs d'aujourd'hui! Vous me dites : « J'ai mille choses à vous apprendre. » Quelles sont-elles, et pour¬ quoi me faites-vous languir? Là-bas, où vous êtes, que de distractions n'avez-vous pas ? Le pays, le lac, les visites, vos attachants travaux, mille nouvelles qui vous arrivent; ici, où je suis, rien, rien que le poids et la vue du plus sot despotisme que je connaisse. C'est nous qui sommes dans l'exil et dans la solitude. Si la Protestation1 a couru la Suisse, la Belgique, l'Angleterre, l'Allemagne même, je vous ferais bien voir, de ma fenêtre, si je pouvais, un banc de notre jardin, où nous l'avons lue et dégustée. Hier encore-, un ami m'ar- rive de Paris et me la demande, un philosophe, s'il vous plaît; il en a pleuré, et moi aussi pour la vingtième fois, non pas pleuré de tristesse ou de sensiblerie, mais d'in¬ dignation, de courage, d'espoir; le proscrit nous vengeait 1. Contre l'Amnistie. LETTRES A QUINET. 149 du proscripteur. Allez, la France n'est pas morte, et, si elle l'était, de si nobles paroles, si calmes, si austères, si désintéressées, je puis dire, la feraient sortir du cercueil. « Lazare, lève-toi ! » Soyez sûrs que nous nous lèverons un jour. Il n'est pas d'opinion, il n'est pas de parti, il n'est pas de conscience qui n'accepte un pareil langage; c'est bien plus qu'une protestation, c'est une admirable leçon de droit et de politique. On y sent mieux que le citoyen, on y sent l'homme tout entier. Ah! que Injustice est imposante dans une pareille bouche, c'est bien la jus¬ tice éternelle, la vraie justice; un méridien, quoi qu'en dise Pascal, ne décide pas de celle-là. On ne parle ainsi, que du fond de la persécution et par un de ces retours solennels que l'âme indignée fait sur elle-même. Voulez- vous que je vous le dise? Je n'aime l'homme et je ne l'admire que. dans l'infortune; c'est Là seulement qu'il s'appartient, qu'il est véritablement grand, qu'il révèle sa puissance et toute sa dignité morale. Ne me parlez du bonheur, ni pour l'individu, ni pour les peuples, il hébété, il rétrécit tout. Laissez Dante à Florence, que de¬ vient-il ? Un simple poète, son Enfer et son génie n'exis¬ teront pas. Et Milton, et Jean-Jacques, et mille autres, et tous, qu'en ferez-vous dans le triomphe et la prospérité? Qu'est-ce que le génie, sinon la douleur même et le sup¬ plice? L'homme y succombe, mais l'humanité y trouve son salut; c'est la croix qui nous fait vivre. Oui, ceci tuera cela. Deux mois de liberté de la presse suffiraient à ruiner pour jamais l'Empire, et c'est là ce qui me réjouit. Tant mieux! Est-ce que Lucrèce est faite pour vivre en prostituée avec ce Sextus qu'on appelle le 150 LETTRES A QUINET. 2 décembre ? Ce n'est point dans un char qu'il a ramassé ses victimes, c'est dans un tombereau. Un petit mot, à la fin pour les Dieux Lares. Tout notre monde est rentré, voilà nos habitudes reprises et le fil renoué. Il n'y a de plus, au milieu de nous, qu'une année ; mais n'est-ce rien qu'une année, à mon âge? Ah ! croyez- le bien : c'est beaucoup une année, deux années, et voilà la vie faite. Si je regarde un ruisseau couler, un flot suivre un autre flot, cela ne m'inquiète guère, je sais que la source est là et le ruisseau va toujours. Mais cette source de la vie, où est-elle? Le flot passé, un autre flot le suit, mais le dernier arrive, et le ruisseau et l'homme ont disparu. Encore si j'étais bon à quelque chose, si, comme le ruisseau, j'arrosais des prairies, si je faisais naître sous mes pas quelques fleurs; mais non, je vieillis, je m'use à ne rien faire. C'est contre cette inanité de ma vieillesse, contre ce despotisme de l'âge, que je devrais faire aussi ma Protestation. TH. DUFOUK. LIV Saint-Quentin, 42 octobre 4859. C'est plus qu'un ami, c'est un malade qui vous répond. Il faut s'échapper à soi-même, ne pas chercher la solitude, vivre sans se sentir vivre. Cela est bien triste, mais cela est nécessaire et je n'ai recouvré le calme et la santé que LETTRES A QDINET. 151 par là. Si vous saviez ce que j'ai souffert de ce mal qui ne se voit pas ! Je mangeais, je dormais, je paraissais bien portant. « Quelle mine admirable vous avez» me di¬ sait-on dix fois par jour; et le dedans était affreux. Mes amis les plus chers, ne voyant rien, ne s'expliquaient rien; c'est une manie, c'est un homme qui s'écoute, ce sont des vapeurs ; voilà ce qu'on pensait autour de moi. Oui, c'était une fatigue nerveuse, une exténuation indi¬ cible ; j'allais quelquefois jusqu'à m'évanouir, tant mes im¬ pressions étaient douloureuses; l'orage, la neige, la nuit, les moindres variations de température me mettaient dans des agitations insupportables; je prenais alors le parti de sortir, de courir, d'aller devant moi jusqu'à l'épuisement. Quelques heures de sommeil m'arrivaient à ce prix, et le lendemain, je recommençais mon martyre. Plus de lec¬ tures, plus de travail, plus de conversations possibles, les idées tout à coup et la mémoire me manquaient au milieu d'une phrase. Ah! que j'ai souffert, quand j'y pense! Et cependant, tout cela s'est calmé, le temps a fermé ma blessure, pour parler comme saint Augustin. Il y à de cela vingt-quatre ans bientôt et le souvenir m'en est encore douloureux. C'est là que j'ai appris à me connaître, à m'estimer, à me rendre justice. Quelle force de volonté ne m'a-t-il pas fallu? Quelle résignation, quel sacrifice jusqu'à celui de l'intelligence! Enfin j'ai triomphé; au bout d'un an, mon mal était le même; il avait quelques intervalles l'année suivante; la troisième année, je m'a¬ perçus que j'allais mieux. Je fus sauvé dès lors, sauvé par l'espérance, car je l'avais perdue avec le reste. C'est ainsi que j'ai retrouvé cette santé misérable dont je jouis 152 LETTRES A QUINET. à présent et qui ne me permet aucune contention, aucun travail suivi. Pour moi, c'est la santé, et je bénis Dieu de . ce qu'il m'accorde. Job, vous l'avouerez, ne disait pas mieux. Figurez-vous une nature simple, naïve, enfantine, un homme sans ambition qu'un peu d'étude et de médi¬ tation, roulé, précipité sans savoir pourquoi dans cet abîme de tourments intérieurs, et jugez-moi. Que de fois je me suis demandé au milieu de mes crises : « N'est-ce pas ainsi qu'on arrive à la folie? » Il faut user vigoureusement de la volonté, il faut vouloir vaincre ! Rien ne fait plus souffrir, mais rien ne se guérit mieux que les nerfs. Quel pays immense et inconnu que celui-là ! Adieu. TH. DUFOTJR. c; LV Saint-Quentin, 3 décembre 1859. C'estbien mon écriture que vous allez lire aujourd'hui ; ma main est encore faible et tremblante; mais, que vou¬ lez-vous ! on ne reste pas impunément six semaines à peu près sans mouvement et sans exercice. J'ai beaucoup souffert, par moments surtout et par crises, j'ai passé de longues nuits, et ces nuits, que j'aime tant parce qu'elles font penser, je ne les aimais plus du tout, parce qu'elles me laissaient à peine quelques instants de repos. Xanthippe, à ce qu'on raconte, était d'une humeur im¬ périeuse, acariâtre, et j'ai plaint plus d'une fois ce pauvre LETTRES A QUINET. 153 Socrate, qui devait mourir deux fois, de sa femme et de la ciguë ; mais la douleur est bien autre chose et je ne con¬ nais pas. de Xanthippe qui soit plus insupportable. Entre-t-elle chez vous, elle n'en sort plus, il faut que tout le inonde s'occupe d'elle, elle vous suit et vous har¬ cèle partout. Voulez-vous lire? elle jette là brusquement le livre; dormir? elle.vous secoue et vous réveille; espé¬ rer même? « Il est bien question d'espérer à votre âge. » Je n'ai vaincu et lassé mon ennemie, je crois, qu'à force de patience et de résignation. Enfin, je vais mieux, sinon tout à fait bien : en certains jours, le mal revient et frappe à ma porte; en d'autres, il me semble parti et je n'en¬ tends plus parler de lui, je l'oublie même. Ah! l'oubli, dans ce monde a bien aussi ses douceurs, il n'y a que la liberté et l'amitié qu'on ne doive oublier jamais! Dans mon misérable état, j'avais pourtant, le matin, de huit à dix, quelques heures assez bonnes : mes per¬ sonnes étaient ouvertes, mes rideaux tirés et de ce lit même où je venais de souffrir, il m'était permis de dé¬ couvrir un peu de campagne et le vieil horizon de ma jeunesse ; alors, adieu la sciatique, adieu le médecin, adieu la nuit, la veille et l'avant-veille : je me jetais à tout ha¬ sard à travers champs et j'allais dire un mot à tous ces dieux de la nature, à toutes ces choses que je connais de¬ puis si longtemps et queje ne puis me lasser d'aimer. Sur ce point, je suis toujours jeune. Au niveau de ma fenêtre s'élève un bel acacia de notre jardin, sans feuilles, il est vrai, mais les branches seules me suffisent. Je m'installais là, tous les jours, avec quelques petits moineaux du voisi¬ nage, j'y recevais avec eux les premiers rayons du soleil, et 9. 154. " LETTRES A QUINET. toutes les espérances qu'ils apportent. C'est là que je pre¬ nais plaisir à penser à vous, il me semblait vous voir à l'horizon, vous éveillant aussi, quand je m'éveillais, échan¬ geant entre nous, mes chers exilés, les choses les plus douces du monde. Tels étaient mes joies, mes délasse¬ ments, mes consolations, et je vous assure que j'en ai profité. Si j'avais pu être guéri, je l'aurais été par les soins et les tendresses de mes frères et de toutes nos dames, par le souvenir de votre amitié, et par ces lettres excel¬ lentes que vous avez eu la bonté de m'écrire. J'y répon¬ drai, soyez-en sûrs, et je désire que ce soit le plus tôt possible. A l'heure qu'il est, il me faut encore beaucoup déménagements;à peine puis-je m'asseoie et me courber sur un pupitre. Aussi n'aurez-vous aujourd'hui que quel¬ ques lignes, à la hâte, et pour ainsi dire en cachette. Adieu ; c'est surtout dans les maladies comme la mienne, qu'on sent le prix des affections; car la tête et le cœur sont libres, voilà le baume vraiment efficace! TH. DUFOUR. Ne me parlez pas de moi, j'en ai par-dessus la tête. Il n'est question que de moi, ici, depuis six semaines. Par¬ lez-moi de vous, du grand ouvrage, de vos lectures, de votre santé, de Pindare, et de tous les grands esprits qui guérissent. Dites-moi surtout que vous pensez quelquefois à nous, et que le divin maître ne m'oublie pas. LETTRES A QUINET. 155 LVI Saint-Quentin, 28 décembre 1859. Ce n'est plus la maladie qui me tient,c'est la convales¬ cence; en'fînirai-je jamais? La maladie a dix entrées, dix portes cochères, elle n'a qu'une sortie, la convalescence, et c'est bien la porte la plus étroite, la plus difficile, la plus reculée que je connaisse : on est là, au bout des jar¬ dins, près des derniers murs de clôture, on voit la cam¬ pagne et la santé par le trou de la serrure, et personne pour vous ouvrir! Depuis mon dernier billet, j'ai été sauvé, j'ai été perdu, la fièvre et les douleurs m'ont pris, quitté, repris, et c'est à peine, à l'heure qu'il est, si j'ensuis complètement dé¬ barrassé. Je me sens pourtant assez bien aujourd'hui; il est vrai qu'il faut peu de chose pour satisfaire un malade. Le malade est comme un enfant, il en a la simplicité, la naïveté, l'imagination, il croit à tous les contes qu'on lui fait, c'est pour lui que les nourrices et les bonnes femmes ont été créées; pourvu qu'on le berce, il est content. Voilà où j'en suis maintenant. Que d'autres aient toutes les ambitions, ambitions de la fortune, ambitions de la santé, ambitions de la politique (s'il est encore une poli¬ tique), moi, je me nourris d'illusions, de chimères, de pe¬ tites bêtises, je me figure que ma jeunesse et mes forces vont revenir, je m'amuse d'un oiseau qui passe, d'une cloche qui sonne, d'un nuage qui s'entr'ouvre et me laisse 156 LETTRES A QUINET. voir un coin du ciel. C'est surtout là dans ce ciel bleu que je me plais, j'y transporte tous mes rêves, j'y fais mille projets charmants, celui même d'aller becqueter votre pain sur les fenêtres de Veytaux, j'y retrouve tout ce que j'aime, et la liberté, notre sainte liberté tout d'a¬ bord. Ne me parlez plus des Français ; ils n'ont jamais fait de la liberté qu'une maîtresse, ils l'ont adorée et oubliée, comme on adore et comme on oublie ces choses-là. Après tant de prétentions, et tant de colères, les voici rampants et satisfaits; quelle gloire pour un peuple, si brave, je le veux bien, mais si servile ! On dit pourtant qu'il s'ennuie. Peut-être est-ce par l'ennui qu'il sortira de sa servitude ! plaisante manière d'en sortir, en effet, et d'y rentrer. Décidément je ne suis plus de ce pays; j'aime la France; mais je me sens assez peu de goût pour les Français, à peu près comme celui qui disait : J'adore la vieillesse, mais je ne puis souffrir les vieillards. Je ne vous réponds pas aujourd'hui, je ne fais que vous donner, à la hâte, quelques nouvelles de moi, toujours moi ; ah ! que cela est fastidieux ! Toute fatigue, toute émotion m'épuise et me met à l'envers. Il est des natures heureuses, qui ne se troublent de rien, qui ne disent pas même à leur plume ce qu'elle doit écrire; la plume trotte, elle griffonne, je ne sais quoi, et l'esprit et l'émotion sont ailleurs. Moi, mon âme se mêle à tout, et ce n'est pas ma plume qui trace les misérables lignes que j'écris, c'est mon pauvre cœur tout entier. Je recommence mes lectures, petit à petit; je relis vos lettres. Gomment ne m'ont-clles pas guéri jusqu'à pré¬ sent? Ce n'est pas faute d'en prendre à forte dose. Les LETTRES A QR IN ET. 157 sirops et la quinine ne valent pas cela assurément. De temps en temps, je reviens à M. Thiers, Histoire du Con¬ sulat et de l'Empire. Ce n'est point avec de tels ouvrages, quel qu'en soit l'incontestable mérite à beaucoup d'égards, qu'on formera les générations futures. Ce livre est l'his¬ toire d'une idole, pas autre chose. Nulle critique sérieuse, nulle chaleur d'âme, nul principe, l'homme, rien que l'homme, et toujours admirable, quoi qu'il fasse. Je l'avoue, je suis rassasié, dégoûté presque de ce cantique inter¬ minable. Est-ce la fièvre, est-ce la liberté, qui me causent cette invincible fatigue? J'ai bien peur que ce ne soit la liberté. Le Consulat ne vaut guère mieux que l'Empire : c'en est l'antichambre; tous les valets y sont déjà. Il y a du Tibère dans cette insidieuse demande du consulat à vie. Quel mépris de la liberté, quelle grossièreté de des¬ potisme, et que la France est petite, si le maître est grand. On sort de là rapetissé, sans foi, sans dignité, sans res¬ pect intérieur. Que m'importent Berlin, Vienne et toutes les capitales du monde, si ma capitale, à moi, si mon caractère et mon cœur sont asservis et violés ! Adieu, mes chers exilés, adieu pour nous tous; car je ne suis pas le seul à vous aimer, vous le savez bien. Les années fuient et s'entassent les unes sur les autres ; en voici venir une nouvelle: que nous réserve-t-elle? Elle ne fera pas certainement que nous vous chérissions davan¬ tage; nous la commencerons, comme je finis celle-ci, en pensant à vous. TII. DUFOUn. 158 LETTRES A QOINET. LV1I Saint-Quentin, 8 février 18G0. Vous demandez de mes nouvelles ? Eh ! bien, com¬ mençons par là; le moi est odieux, disait Pascal; et je pense comme lui. La dernière fois que je vous écrivais, je ne voyais guère ma santé qu'à travers le trou de la ser¬ rure. Aujourd'hui, je vais aussi bien que possible, et je pourrais presque dire que la porte est ouverte. Ne croyez pas pourtant que je coure la campagne et que j'aie repris toutes mes habitudes. J'use de ménagements extrêmes; j'évite les discussions, les émotions, les impatiences, car j'en ai, tout sage que je suis; les moindres chocs me jettent bas, et, pendant que je vous écris, j'entends la fièvre se promener et me menacer dans le corridor de ma chambre. Que me faut-il à présent pour me délivrer tout à fait? les beaux jours, un ciel serein, les premières douceurs du printemps ; que les oiseaux arrivent, et la santé reviendra avec eux ! que ne ramènent-ils aussi la liberté ! Malgré mes trois mois de souffrance, on ne me trouve pas trop changé; il y a bien de plus quelques rides au front, un peu de neige au-dessus des tempes ; mais qu'est-ce que cela, quand le cœur est ferme et ne vieillit pas? Je vois avec plaisir que votre livre avance, nous l'at¬ tendons avec autant d'intérêt et d'impatience que vous. Voici bientôt deux mois que je n'ai reçu un mot de J. Si¬ mon, et cependant, je ne doute pas de son attachement. On LETTRES A QUINET. 159 \ n'écrit pas, quand on écrit trop ; les livres tuent les lettres. Je ne connais que Voltaire qui ait mené de front les uns et les autres, Sémiramis ne l'empêchait pas de causer avec ses amis. C'est comme cela qu'il faut traiter les prin¬ cesses et les œuvres d'esprit. On se pâme, m'assurez-vous. Moi, au rebours, je ne me pâme pas du tout. Le héros peut changer, je ne changerai pas. Après tout, ce n'est pas l'homme que je hais, c'est le despote. Antoine, Octave, César même, qu'est-ce que cela me fait ! Le meilleur despote est le pire, et je ne connais rien de plus funeste aux peuples qu'une demi- tyrannie et qu'un despotisme modéré. Heureusement, nous n'en sommes pas là. L'habileté qu'on vous vante, où est- elle? Quelle politique que celle de tout ce règne? ou plutôt, cette soi-disant politique, où la saisir? Comment la suivre et la comprendre ? Ici, aujourd'hui ; demain, là. A-t-on jamais rien vu de comparable dans l'histoire, à cette paix de Villafranca? Est-il pour l'Autriche ou pour l'Italie ? pour le pouvoir absolu ou pour la liberté ? Veut-il la réin¬ tégration des princes expulsés ? ne la veut-il pas ? Et le pape, et la fameuse brochure : voilà des principes, j'es¬ père? légitimité des rois, légitimité des peuples, spirituel, temporel, quelle confusion, disons mieux : quel gâchis politique ! Et c'est cet homme qui a fait bénir le 2 dé¬ cembre, qui porte sur lui des amulettes, qui croit aux anniversaires, qui envoyait à la flotte de Crimée la ban¬ nière de l'Immaculée Conception, c'est cet homme, ce Hollandais, ce Suisse qui prendrait en main la cause de la philosophie? Allons donc! Dites-moi : qui nous a couverts, depuis dix ans, de cet infernal réseau des congrégations? 160 LETTRES A QUINET. Vous vivez à Veytaux, mais savez-vous ce qui se passe ici, et partout? Saint-Quentin était une ville industrielle, tout occupée de ses cotons et de ses laines, le linon, le coton, la laine, la soie, les châles de cachemire, on fabriquait là toutes les étoffes et tous les tissus du monde ; qui travaille, prie ; les hommes passaient leur vie dans les ateliers, les femmes dans leurs ménages. Cependant les devoirs reli¬ gieux ne s'en accomplissaient pas moins exactement, la dévotion y était simple, bienveillante, cachée presque, aimable surtout, comme le voulait Saint-François de Sales; un bon curé et quelques vicaires suffisaient à l'œuvre du Seigneur. De congrégations, pas une ! le nom même en était inconnu. Aujourd'hui, la ville n'est plus une ville, c'est une congrégation véritable; les rues sont pleines de robes noires. Il y en a de noires, toutes noires ; il y en a de noires mêlées de blanc ; les écoles, les asiles, les ateliers, les ménages, les alcôves ont les leurs. Êtes-vous malade? vite, une sœur ! Êtes-vous mort? il faut autour de votre cercueil des sœurs qui marmottent et vous gardent. Saint-Quentin possédait un hospice admirable, les sœurs, les petites sœurs des pauvres sont venues. N'est-ce pas touchant ? et voici qu'un saint hospice est fondé pour suppléer, pour remplacer l'autre. En moins de deux mois, les petites sœurs ont recueilli (qui le croirait, parmi ce monde de banquiers, de manufacturiers, de cal¬ culateurs et de teneurs délivrés!) une somme ronde d'en¬ viron cent mille francs. Les pauvres sœurs ont une char¬ rette, attelée d'un petit âne, car tout est petit dans l'œuvre, si ce n'est les souscriptions et les quêtes; elles courent les rues dans cet équipage, elles ramassent tout LETTRES A QUINET. 161 ce qu'on veut leur donner, vieux habits, vieux galons, et des choux et des navets, et de l'argent, si cela se peut. Les bonnes âmes s'attendrissent à cette vue et se signent sur leur passage. Ah ! l'Espagne n'a jamais été plus mendiante et plus catholique! Ainsi, pendant que la France dort, grâce à l'élu de la Providence, l'évêque, comme autrefois, sur son ânon, trotte, trotte, et toute terre dont il fait le tour est à lui. Sont-ce là les idées et le programme de MM. Quinet et Michelet? Dites-le-moi. Vous avez raison, vos chevaliers valaient mieux que nous ne valons. L'église et les congrégations n'ont eu qu'une faible part dans cet admirable mouvement de la chevalerie. La chevalerie est, avant tout, un sublime élan de l'âme et de la conscience humaine. Non, je n'en ai pas fini avec l'Histoire du Consulat et de l'Empire ; je veux suivre le despotisme partout, dans son génie même et dans sa gloire, non pour l'admirer, mais pour mieux protester au nom delà dignité humaine et de la liberté. Nous commencerons, j'espère, dans quelques jours les Mémoires de madame Récamier, qu'on va nous prêter. Les bonbons viennent de chez le confiseur et l'inspi¬ ration de nous quatre. TII. DUFOUR. 16-2 LETTRES A QU1NET. L VIII Saint-Quentin, 11 mars 1SG0. Cliers amis, je ne connais pas de saison plus désagréable que celle où nous sommes, je devrais dire, plus perfide. A quoi se fier? avant-hier, un soleil presque chaud, des bourgeons qui pointent au bout des branches, des oiseaux qui passent et retournent au nord, le printemps, le chœur des nymphes à l'horizon. Aujourd'hui, un redoublement de froid, une gelée de quatre ou cinq degrés pendant la nuit, la campagne toute blanche, et le printemps et les nymphes à tous les diables. N'y a-t-il pas de quoi se fâcher tout rouge ? on allait sortir, reprendre ses promenades, ses voyages, peut-être : il faut rentrer au plus vite; on s'enferme, on fait du feu, on est de mauvaise humeur, on s'irrite d'un rien, on rudoie son frère, sa belle-sœur, sa petite amie, le présent, l'avenir, tout est couvert de neige, et maussade comme le temps. C'est que le printemps aussi, c'est bien mieux que le dégel, c'est l'espérance. Où ne va-t-on pas avec lui ? où ne va-t-on pas avec elle ? Est- ce que ce despotisme de l'hiver durera toujours comme celui de l'Empire? Et Yeytaux, et ce sentier où vous lisez vos lettres, et cette retraite chérie des deux exilés, quoi ! ne verrai-je rien de tout, cela ? N'y a-t-il plus de voile amie sur le lac de Genève? plus de fleurs, plus de feuilles, plus de riant gazon sur vos montagnes? Sans doute, l'amitié peut se passer de toutes ces choses, mais je ne vois pas LETTRES A QUINET. 163 cependant qu'une couronne de lilas ou de pervenches ait jamais nui à la beauté. Laissez-moi donc l'animer et la parer un peu. On parle ici d'un départ vers la fin d'avril ou les premiers jours de mai. Félix, que ses rhumatismes captivent toujours, irait avec sa femme à Àix. Son fils et Cécile partiraient de là pour Milan et reviendraient ensuite en Savoie. Que ferais- je de mon côté? D'Aix, il est facile d'aller à Genève ; de Genève à Yeytaux, il n'y a qu'un pas ; c'est ce pas que î'ai le projet de faire, ou seul, ou accompagné de mon frère. Mais que d'obstacles, que d'incidents peut-être d'ici là, et pour combien de jours encore? Pour un ou deux jours, trois à peine! Ah! que M. X... est heureux! il se met en route quand il veut, il n'a de comptes à rendre à personne, il glisse, comme vous dites, le long du fil électrique, et tout est dit; on le traite de chevalier et on a raison, d'ami rare et il l'est en effet. Mais, moi, ne suis- je pas tout cela? etn'ai-je pas, de plus, le chagrin de ne pouvoir faire ce que je désire? « N'êtes-vous pas libre? » me répondrez-vous. — Non, je ne le suis pas, j'ai des lacets qui me serrent les jambes. «Lesquels »? Ce serait trop long à dire et par trop ennuyeux à entendre. Vous me demandez ce que je fais. Que voulez-vous que je fasse, avec mon âge et ma santé? je me lève tard, très tard; à dix heures, j'écris quand j'ai à écrire; on me fait, dans l'après-midi, une lecture d'histoire, généralement; vers quatre heures, je m'étends dans un grand fauteuil, celui dans lequel mon père, mon vénérable père, a passé ses derniers moments. C'est là que j'aime à méditer, à reprendre mes souvenirs un à un, à m'examiner, à me 164 LETTRES A QUINET. blâmer, à me corriger. C'est là que je pense à vous, à vos chagrins, à la liberté perdue, à la liberté qui reviendra. Ah! puisse—t-elle vivre celle-ci, et se connaître, et se res¬ pecter; voilà la Savoie qu'il nous faut! Que m'importe la terre, c'est l'âme à présent qu'il s'agit d'agrandir et de fortifier. Étendre les frontières de l'esprit humain, c'est bien autre chose que d'étendre celles de son pays. Vous l'avez dit, et César, oui, César l'avait dit comme vous. Aussi je ne m'occupe ni de la Savoie, ni de l'Italie même; je m'occupe surtout de la France et de moi-même; je me demande où nous sommes et ce que nous sommes. Quoi! on décide des destinées d'un peuple immense, on fait la paix, on fait la guerre, on augmente le territoire, on dis¬ pose de la fortune publique, on fait, on défait, et ce peuple accepte cet outrage sans rougir? Disons-le, à ce prix, ses victoires mêmes seraient des hontes. [I n'y a là Saint- Quentinois qui tienne. Il y a déjà huit jours que je voulais vous griffonner quelques mots, on m'en a empêché. Tenez, ne me parlez pas de la maladie;j'en sors etj'en ai l'horreur; elle énerve l'âme, elle la contriste, elle la tue à la longue. Il y a dans l'infortune une grandeur, une majesté qu'on doit envi¬ sager face à face et qu'on ne sent bien qu'avec toutes ses forces. Gardez-les donc, gardez-les pourlesdures épreuves de l'exil et pour les aspirations généreuses de l'avenir et de la liberté. Ah ! vous ne savez pas tous les échos que Veytaux trouve à Saint-Quentin. Vous parlez de fil électrique? Qu'est-ce que cela auprès de celui du cœur? Celui-ci ne vient pas LETTRES A QUINET. 165 des hommes, c'est Dieu même qui le fait agir, voilà le grand physicien. TH. DUFOUR. L1 X Saint-Quentin, 8 avril 1860. Vous me faites trembler, avec vos descriptions de Veytaux. Quoi! de pareils ennuis dans un pays que je me figurais si beau! Il est vrai que vous l'habitez, mes chers exilés. Il n'y manquait plus que le bonapartisme, et vous l'avez, m'assurez-vous? qu'il s'introduise où il voudra, en Suisse même, jamais il ne s'introduira dans mon cœur, je renierais plutôt Guillaume Tell. Plus il va, plus il s'érige, plus je le hais. Il n'y a pas jusqu'au premier Bonaparte, dont je ne rabatte tous les jours. C'est l'homme de l'imagination et de l'enfance, ce n'est pas celui de l'âge mûr et de la dignité. Comment admirer un maître, quel qu'il soit, sans se ravaler et se mépriser soi-même? A toute autre époque, cent ans plus tôt, César eût été un grand citoyen; Bonaparte, à quelque époque et dans quelque pays libre qu'il fût venu, n'eût jamais été qu'un grand capitaine ou qu'un despote. On sent partout, même au début, sa griffe de tigre. Le m o vient de lui. Je relisais, la semaine dernière, quelques pages de l'histoire de 1848. Quel avortemeut, quand j'y songe, pour 166 LETTRES A QUI NET. qui ne voit que le présent ! mais aussi quelles impatiences, quelles ignorances, quels emportements ! Quoi ! ce gou¬ vernement provisoire et cette République, née d'hier, n'avaient pas satisfait, au bout de trois mois, à tous les besoins du peuple? Quoi ! trois mois n'avaient pas suffi pour changer, non-pas la surface et la forme de la société, mais le fond même de son organisme et de ses entrailles, c'est-à-dire toutes ses conditions de travail, de liberté, d'action, d'existence? Miltonavait publié, pour les impa¬ tiences aussi de son temps, un petit livre intitulé : Moyen prompt et facile d'établir la République. — Prompt, je le veuxbien, mais facile et durable, jele nie. La Républi¬ que s'établit avec les passions qui sont promptes, elle ne se conserve qu'avec les mœurs, qui sont lentes et difficiles. Pour l'avoir après, il faut l'avoir avant, je veux dire dans les idées, dans les habitudes, presque dans les institutions. C'est à ce prix que les révolutions réussissent. La République n'en sera pas moins le gouvernement de l'avenir. Heureux ceux qui la verront; plus heureux en¬ core ceux qui l'auront préparée et fondée dans les esprits et dans-les cœurs. C'est là l'œuvre importante, car c'est l'œuvre immortelle. Ceux-là seront ses vrais fondateurs, et ses victimes. Yous le savez mieux que moi, la liberté n'est pas de ces plantes qui viennent parmi les mollesses et la température d'une serre, elle ne s'épanouit pas sous la main d'une jolie femme et pour son plaisir, c'est une plante rude, presque sauvage ; il lui faut le grand air, les rigueurs même, et toutes les tourmentes de l'atmosphère ; son jardinier, c'est le bourreau. Vous voyez que je ne plaisante pas dans mes lettres. LETTRES A QUINET. 167 Adieu, chère madame Quinet; adieu cher monsieur Quinet, mille choses des plus tendres de nous tous. TH. DUFOUR. Je partage mon temps entre madame Récamier, Saint- François de Sales et la fièvre. Il y a dans ces Mémoires de madame Récamier, un homme, uneombre qui m'épouvante, c'est Bonaparte. Déci- démentjene connaissais le despotisme qu'àdemi; ilestlà, comme celui des plus mauvais empereurs Romains, dans la vie privée, et contre des femmes. Il ne veut pas frapper, il ne veut pas proscrire seulement, il veut qu'on se sente pro¬ scrit, ut se mori sentiat. Ce Matthieu de Montmorency atteint à Coppet, en arrivant, entre les bras de madame de Staël, ce supplice ajouté au supplice, n'est-ce point odieux? On ne voit qu'une femme dans ce livre, moi, j'y vois l'Empire, et tout ce qu'il avait de bas, de mesquin, de brutal, d'avilissant. Ah ! que de consolations et de dé¬ dommagements la liberté nous doit ! LX Saiiit-Quentin, 11 mai J86Ch 13 avril, 6 mai, voilà vos deux dernières lettres, que je viens de relire. A quoi bon les relire, ne les ai-je pas toutes dans la tête ou plutôt dans ce coin réservé du cœur qu'habitent nos meilleures affections? 168 LETTRES A QUINET. Si vous vous ennuyez de la Suisse, l'ennui me gagne aussitôt, si vos nerfs sont malades, les miens ne se por¬ tent guère mieux; je m'impatiente de vos libraires de Paris et de vos bonapartistes de Veytaux, j'ai même dîné avec vous chez ces hôtes conservateurs dont vous me parlez; mais j'avais eu le bon esprit dè me placer à vos côtés, et je n'entendais rien de cette politique étrange qui vous a fait tressaillir. De quoi parlions-nous donc? De l'amitié, que vous connaissez si bien, de la liberté qui l'agrandit et la féconde ; j'y ajoutais la France, que je ne comprends pas seule et sans elles, toutes trois se donnent la main, comme les Grâces de Germain Pilon. Il n'y a que la violence et que le despotisme qui aient pu les séparer. Quel artiste un jour les réunira? Le spectacle, que vous avez en ce moment sous les yeux, est sublime, dites-vous? Je vous crois facilement. Celui qui m'est donné n'a rien de sublime, mais il me touche; vous admirez, moi, j'aime; qui de nous a la meil¬ leure part? Ce n'est pas un pays, que je vois de mon se¬ cond étage, c'est ma vie même, c'est mon enfance. Dans cette petite chambre que j'habite et que j'ai quittée si longtemps, mes frères et moi après bien des années, et des traverses de toute sorte, nous avons retrouvé, pour ainsi dire, nos berceaux. Us sont là, voici leur place et la marque au plafond des flèches dorées qui soutenaient les petits rideaux; de ma fenêtre, au-dessous de moi, des toits d'ardoise, des cheminées qui fument, la tête, touffue maintenant, de quelques marronniers de notre jardin; en face, et assez près, la pleine campagne, une ferme avec ses volées de pigeons, des moulins qui tournent ; à gau- LETTRES A (JUINET. 169 che, la petite vallée de la Somme, un coin de canal, et plus loin la ligne longitudinale du chemin de fer, où la France, l'Allemagne et le monde entier ne font que pas¬ ser sans interruption; toujours des convois qui circulent, des locomotives qui sifflent, des vapeurs blanchâtres que le vent emporte et dissipe. Gomment voulez-vous que je ne sois pas sans cesse sur cette route? Je m'y embarque à tout propos, c'est elle qui me conduira à Veytaux, si j'y vais comme je l'espère; je trouverai là, ces trois Grâces, ces trois soeurs, dont je parlais au début de ma lettre ; ce sont elles qui me rece¬ vront sur ce seuil, que je connais sans l'avoir vu, autour duquel je rôde, depuis qu'un grand exil l'a consacré. Qui m'aurait dit, il y a vingt ans, que j'écrirais à M. Quinet, qu'il me donnerait l'hospitalité et son amitié, pour illustrer ma vieillesse ! Mon neveu ne partira pour sa tournée en Lombardie queverslafin du mois, son père et sa mère ne se ren¬ dront en conséquence à Aix que dans le courant de juin; peut-être les accompagnerai-je jusque-là. Je dis «accom¬ pagner», car je ne séjournerai guère en Savoie; ma santé, si incertaine et si sotte malgré l'apparence, ne me permet plus les voyages. D'Aix, je reviens par Genève, je traverse le lac, je salue en passant, madame de Staël, madame Récamier, et j'arrive enfin à Veytaux. Oui, à Veytaux, car c'est là que je veux surtout vous voir; je veux voir votre habitation", vos chambres, la mienne; je veux, ne serait- ce que deux ou trois jours, vivre de votre vie, penser de vos pensées, et cueillir, dans cet asile, des souvenirs et 10 170 LETTRES A QU1NET'. des fleurs pour mon automne, si avancé déjà. Tels sont aujourd'hui nos projets, mais demain que seront-ils? Vous savez ce que c'est qu'un projet? on se met à sa fenêtre par un beau temps, on souffle au bout d'un brin de paille, une petite bulle de savon ; la bulle s'enfle, se colore de mille rayons, se détache du fétu et tout est fini : adieu la bulle et les projets ! J'espère pourtant que la nôtre ira plus loin que la paille et jusqu'à Veytaux même. Le dernier entretien de Lamartine m'a rejeté dans les Révolutions d'Italie et dans Machiavel. Quelle étude admirable que celle de ce grand homme, par M. Quinet! J'en suis toujours plus enchanté. Pourquoi donc écrire tant de volumes? Ecrire peu, pour écrire fortement, faire un livre et un feu qui durent -, penser dans l'avenir, tout en restant dans le présent et sur terre, n'est-ce pas ce qui constitue le livre et l'écrivain véritablement? Pour moi, je ne lis plus que des pages et je les choisis. La vieillesse est comme la postérité, elle a le goût diffi¬ cile, les longs ouvrages lui font peur; elle est si près de la mort, qu'elle ne s'attache plus qu'aux choses qui ne meurent pas ; et combien y a-t-il aujourd'hui de ces choses et de ces livres-là! Nos littérateurs en font trop; Voltaire a quatre-vingts volumes, sa correspondance qui est celle du siècle comprise, et voici que M. de Lamartine en publie cent. On ne sait que faire de tout cela dans une vie si courte et dans une bibliothèque si petite. Adieu, mes chers exilés, chacun vous fait ses amitiés, Vous savez lesquelles? Marie n'est qu'à moitié remise; hier encore, elle a beau¬ coup souffert, cela va quelquefois jusqu'à lui tirer des LETTRES A QUINET, 171 larmes. « Pourquoi souffrir ainsi? » dit-elle. Pourquoi vivre alors? Que les souffrances, au moins, nous profitent, qu'elles nous apprennent, non pas à mépriser la vie, mais à la rendre utile. Il n'y a que cela qui nous sauve ou nous soulage. TH. DUFOUR. LX1 Saint-Quentin, 14 juin 1860. Vous n'aurez aujourd'hui que deux mots, mais vous aurez certainement une lettre et une réponse avant la fin du mois. Nos trois voyageurs, les jeunes, ont pris ré¬ solument leur vol depuis longtemps déjà; ils ont vu Gênes, Turin, Milan, Venise la belle ; ils sont émer¬ veillés, ravis de ces admirables contrées et de ces villes magnifiques, et maintenant, à l'heure qu'il est, ils se dirigent vers les lacs, vers Sion et la Savoie ; vous les apercevrez bientôt de chez vous. Les jeunes agissent ainsi, bravement et d'inspiration, comme des conqué¬ rants, comme le génie, ce sont des Condé voyageurs. Mais les vieux, ceux d'ici, qui souffrent, qui n'ont plus d'ailes ni d'haleine, les vieux sont irrésolus; ils se plai¬ gnent du froid, de la pluie, ils regardent aux quatre coins de l'horizon, ils frappent sur le baromètre, leurs rhuma¬ tismes les fatiguent et les contristent; comment se dé¬ cider? « Irons-nous à Aix ? n'irons-nous pas? » ou : « Combien 172 LETTRES A QUINET. partirons-nous? Et quel jour se met-on en route? » Les perplexités et les délais, vous le voyez, ne sont pas si petits. Il est de fait que le colonel est mécontent de lui, Marie est souffrante aussi, très pâle et sans forces aucunes. On ne sait encore positivement si la Savoie lui conviendrait mieux que la mer et Boulogne ou le Havre, ou tout autre point du littoral. Moi, j'ai mes ennuis comme les autres. Yeytaux me guérirait sans doute, et cependant, quand les autres partiront pour Aix, dans huit ou dix jours peut-être, je ne sais si je pourrai les accompagner. Mais, si vous ne me voyez pas en juin, vous me verrez certai¬ nement en août ou en septembre; c'est bien le moins que j'aie ce dédommagement d'un si long et si douloureux hiver et d'un printemps si maussade. Vous me verrez donc, ou plutôt, je vous verrai, car c'est moi surtout qui souffre de tous ces retards. Il me semble que vous me rendrez la jeunesse, la santé, la patrie surtout et la li¬ berté. En homme sage et prudent, je me prépare à ce voyage, je répare mes forces, je ne fais que dormir, je m'ennuie pour mieux m'amuser. M'amuser ! Ah ! le pauvre mot, quand il s'agit des joies de l'exil et de l'a¬ mitié. Adieu, chers amis; j'aurais mille choses à vous dire; Auguste arrive de Paris et m'a rapporté des nouvelles. Ici, nous avons eu, dans une petite église de notre ban¬ lieue, un scandale religieux qui n'a pas de nom Mes céré¬ monies et les prières de l'église refusées d'abord, puis accordées à moitié et dans la colère ; un mort, un malheu¬ reux jeune homme, excellent sujet, insulté, poursuivi du haut de la chaire jusque dans son cercueil; son père, LETTRES A QUINET. 173 marié en secondes noces, et civilement seulement, ou¬ tragé à son tour, et son mariage traité de concubinage,. Voilà le prêtre aujourd'hui ! voilà le vicaire de Jésus- Christ! Les martyrs disaient : Je suis chrétien. Moi, je ne le suis plus, je l'avoue; cette religion n'est plus le ciel, c'est l'enfer, et toutes les hideuses passions. TII. DUFOUR. LXI1 Trcport, 31 juillet 1860. Où suis-je? où sommes-nous? Nous sommes au Tréport, face à face de la mer, dont nous ne pouvons détacher nos regards. Voilà quinze jours que nous avons quitté Saint- Quentin. Pour moi, il n'y avait pas moyen de rester, et j'ai suivi les voyageurs. Auguste, toujours si bon, m'a choisi une petite chambre sur la plage, et si près de l'eau, que j'y plonge. Ce qui se passe à mes pieds, je ne le sais pas; je suis véritablement à bord, je vis avec les flots, je m'embarque sur les voiles qui partent ou qui arrivent, je leur demande de vos nouvelles, comme s'il leur était possible de m'en donner. Il semble que ce soit ici surtout, entre la mer et le ciel, entre ces deux infinis, et dans l'immense solitude que les amitiés doivent se chercher et se retrouver. Quant au despotisme, cette chose toute terrestre et toute caduque, je ne me donne pas la peine d'y songer: 10. 174 LETTRES A QUINET. on ne rêve point du despotisme, on rêve de la liberté, de l'avenir, de la jeunesse, de tout ce qui est divin; c'est aussi à quoi je passe mon temps et ce qui me rapproche sans cesse de vous, mes chers exilés. Vous ne savez pas que l'autre famille, celle des Félix, est allée vous chercher à Évian. C'était l'année dernière qu'il fallait y aller ! Les mal¬ heureux sont restés là cinq ou six heures, à se lamenter; à Évian, ils se sont rappelé Yevtaux, mais vous n'y étiez plus. Aujourd'hui, toute la volée se dirige vers Saint- Quentin ; nous y rentrerons, dans une dizaine de jours. Les petites absences ont leur mérite, elles raniment, pour ainsi dire, les sentiments, et les retaillent à vif; mais les longues absences me paraissent insupportables. On s'y fait, dit-on ? Oui, mais à quel prix souvent ? Au prix de l'indifférence ou de l'oubli. Votre petite amie ne se trouve pas beaucoup mieux de son déplacement, jusqu'à présent du moins : on la distrait, on l'exerce, on la fait sortir, on la promène du matin au soir, sur le sable, sur le galet, sur les falaises ; elle reçoit de sa fenêtre l'air le plus pur et le plus forti¬ fiant ; est-ce que tout cela, et tant de soins qui l'entou¬ rent, et tant de jeunesse encore, ne la rétabliront pas tout à fait? Espérons! L'espérance! Ah! voilà un charmant canot, et qui se comporte bien à la mer et par toute la vie; quelle jolie voile blanche que la sienne, et qui nous sourit et nous console à tout âge! je m'abandonne à elle. Que faites-vous dans ce canton d'Argovie ? Les douches vous réussissent-elles? Nous, au Tréport, nous pensons à LETTRES A QUINET. 175 vous, nous comptons sur vous. Mille bonnes choses de nous quatre. TH. DUFOUR. LXIII Saint-Quentin, 8 octobre 1860. Chers et excellents amis. Si vos lettres me manquaient, que deviendrais-je? C'est par elles que je compte les mois à présent. Etonné de votre silence, je me disais : « Où sont- ils? Est-ce Merlin qui les emporte, à travers les airs, dans les limbes, au fond des enfers? Quoi ! n'ont-ils plus souci de ce pauvre vieillard, oublié dans son coin sur la terre? Et pourtant, ce vieillard est jeune encore, jeune d'amitié et de liberté. » Ah ! je le sens, c'est par là que je vis et me refais sans cesse ; le ciel a beau se couvrir, je le vois toujours à travers les nuages; il pleut, il tonne, les fleurs passent, les feuilles tombent, l'hiver approche; pour moi, grâce à l'amitié, grâce à la liberté, je ne passe pas, je ne m'effeuille pas, je trouve au fond de mon cœur des roses qui remontent et qui s'épanouissent toujours. Je mourrai tout en fleurs, soyez-en sûrs. Je ne comprends rien, je l'avoue, aux adresses de votre éditeur; je ne suis pas un personnage à Saint-Quentin, tant s'en faut ! je vis simplement et sans bruit à mon second étage, j'y rêve la plupart du temps, plutôt des échos du monde que du monde même; à peine si les vivants me connaissent, et cependant je suis considéré, •176 LETTRES A QUINET. aimé presque, salué certainement, de tous les facteurs de la ville; il est vrai que je les salue à mon tour. Il y a cer¬ tains monuments qui n'ont pour eux que leur vétusté et qui se font respecter par là. Eh bien, je suis un de ces monuments; ma famille est de Saint-Quentin et depuis soixante ans j'habite, sauf les intervalles, la maison pater¬ nelle et la rue des Oiselets. Le puits de la grande place, qui date du commencement du siècle dernier et qui est l'œuvre de mon bisaïeul maternel, n'est pas plus popu¬ laire que nous. Comment se fait-il donc que votre éditeur ne m'ait pas déniché ici, et qu'il m'ait vainement poursuivi jusqu'au Tréport ? Merlin l'aura enchanté. Ne voyant rien venir, et mourant d'impatience, savez- vous ce que j'ai fait? j'ai acheté l'Enchanteur; acheté! Ah! le vilain mot; est-ce qu'on achète, est-ce qu'on peut payer un pareil livre ? Il est entre mes mains depuis quinze jours. L'envie m'avait pris d'abord de me le faire lire, afin d'aller plus vite et jusqu'au bout, d'un seul bond, mais il a fallu m'arrêter; comment souffrir un intermédiaire entre M. Quinet et moi. Oui, c'est l'auteur, c'est l'homme même qui parle à chaque ligne, il me semble l'entendre et le voir, qui plus est. Je le lis donc tout seul, et face à face avec lui. La douceur, la poésie, la grâce enchanteresse, la pensée tou¬ jours si grave et si profonde, voilà ce qui m'a captivé jusqu'ici et je commence à peine. Ce livre est dantesque; il l'est par l'imagination, par la sensibilité, par une mé¬ lancolie qui recouvre, comme un voile, l'œuvre entière et la colore d'une lumière indéfinissable. D'où vient donc cette voix si émue et si pénétrante ? d'où viennent ces LETTRES A QUINET. 177 divins accords? Ce n'est pas un homme qui a écrit cela, c'est une âme, et une âme qui a souffert. Ne nous plai¬ gnons pas trop; si la douleur est si dure et si mauvaise pour l'individu, elle est bonne pour l'humanité, car c'est d'elle que nous viennent la pitié, la charité, le dévoue¬ ment, les larmes et tous ces grands élans de l'intelli¬ gence et du cœur qui font les œuvres immortelles. Depuis huit jours, je suis sous le charme. Depuis mon retour du Tréport, je suis toujours très faihle, et ne pouvant faire la moindre course sans une extrême fatigue. Aussi, malgré les offres de mes excel¬ lents frères, qui voulaient à toute force m'accompagner à Veytaux, j'aurais eu bien de la peine à faire ce voyage. Décidément, les années ne me donnent point appétit de vieillir. Adieu; mille amitiés de nous tous. Cher monsieur Quinet! «Pourquoi ne venez-vous pas?» me demandez-vous. Pourquoi? Parce que ma misérable santé me le défend ; ma santé, voilà l'obstacle! Le reste, et ce reste est assez gros, ne vient qu'après et de loin. La vie, pour moi, n'est qu'une captivité en toute chose; c'est mal commencer ma vieillesse. Une marche forcée, une simple lecture, quelquefois, une seule lettre ou une émotion-, et me voilà agité, épuisé, jeté bas. Le médecin TII. DUFOUR LXIV Saint-Quentin, 29 octobre 1860. 178 LETTRES A QUINET. arrive, il me tâte le pouls, il m'ausculte : « Tous ces or¬ ganes, assure-t-il, sont en parfait état. » Ainsi, tous mes organes se portent bien, et, moi, je suis malade; car c'est être malade que d'être condamné, comme je le suis, à une somnolence continuelle. Je vois passer devant moi les événements, la politique, la vie vivante, et je ne dois m'intéresser à rien. Une feuille qui tombe, une abeille qui meurt, des arbres qui se dépouillent, une cloche qui tinte au loin dans la campagne, c'est là tout ce qui m'est permis! Et l'esprit, et l'âme, messieurs les docteurs, faut-il les abandonner comme des feuilles et ne plus m'en occuper désormais? Et la liberté, et l'amitié, et tout ce qui fait vivre enfin? « Usez de tout, me répond-on, mais à petite dose. » À petite dose, comprenez-vous cela, cher et illustre exilé? Sentir -peu, aimer peu, vivre peu, telle est l'ordonnance. Ah ! que ce peu est énorme pour moi ! Il y a pourtant des jours, et je les prends au vol, où l'homme en moi reparaît, je dirais presque, le jeune homme ; je sens mes forces et mon énergie qui reviennent. « Partons, me dis-je aussitôt, courons à Veytaux; voyons- les, embrassons-les. Que d'hôtes, que d'amis qui m'alten- dent-là, Merlin, Viviane, la santé peut-être ! » Le lendemain matin, non plus le jeune homme, mais le vieillard frappe à ma porte : il est mal à l'aise, il est maussade, il craint une rechute. Comment le laisser par¬ tir? Toutes les dispositions de la veille, tous les projets excellents sont bouleversés, ou remonte la malle au gre¬ nier. Ne me demandez donc plus, cher monsieur Quinet, quand j'irai vous voir. J'irai quand je pourrai, et que LETTRES A QII IN ET. 170 cela vous suffise. Il y a des amitiés qui valent mieux que toutes les promesses du monde, et la vraie parole ne sort pas de la bouche, mais du cœur. J'ai lu en cachette, car je ne pouvais lire sans émotion, vos deux derniers volumes. Est-ce le livre qui fait cela? Est-ce vous ? C'est l'un et l'autre puisque le livre et vous ne font qu'un. Où vivez-vous donc? Dans quel ciel? Où trouvez-vous toutes ces roses dont votre livre est plein? Quoi! la phi¬ losophie, l'histoire, la politique, la liberté ne vous suffi¬ sent pas, il vous faut encore l'amour, et tout ce que les grâces ont de plus léger et de plus séduisant. Mais ce qui me plaît, ce qui vous est personnel, même dans cette œuvre de pure imagination, c'est la poésie de la pensée. Vous avez beau faire, la pensée vous suit partout, vous la cou¬ vrez de fleurs, mais c'est tout; elle se montre et perce à travers les fleurs, et votre pensée est poétique parce qu'elle s'élève et qu'elle a des ailes, c'est eu haut qu'elle tend. Que de sentiments délicieux, pour moi, dans ces touchants souvenirs de Cerlines ! Si Merlin a revu ces lieux chéris avec Viviane, je les ai revus et visités avec eux; ce berceau est devenu le nôtre, et je connais mieux que l'Histoire de vos idées, je connais celle de vos plus profondes affections. Les limbes me plaisent par-dessus tout, vos jugements y ont l'austère profondeur de l'histoire et de la postérité. Merlin est là, à portée de ma main; je veux reprendre et goûter toutes ces pages, une^à une, à mon loisir et sans que rien me presse; quand le ciel sera beau, tantôt le matin, tantôt le soir, aux heures les plus douces et les •180 LETTRES A QUINET. plus mélancoliques de la journée, selon la disposition de mon cœur; car c'est toujours mon cœur qui vous lira, je me rajeunirai à cette source d'amour et de vraie poésie. C'est là le baume qui me guérira. T11 i DUFOUR. LXV Saint-Quentin, 9 novembre 1860. C'est vrai, je ne vais pas vous voir; mais que de nobles visiteurs, que de charmants visages qui me remplacent! Veylaux décidément devient un pèlerinage. Vos dernières lettres sont pleines, à ce sujet, de détails qui nous enchantent. C'est ainsi qu'il faut écrire, quand on veut essayer de combler ces vides de l'absence, que rien, disons-le, ne saurait combler tout à fait. Que de côtés, en effet, qui m'échappent dans la vie que vous menez ! Que d'impressions, que d'idées, que de rencontres, que de plaisirs ou de peines je ne connaîtrai jamais, quoi que nous fassions ! Aujourd'hui, je saisis la trace de vos pas ; mais hier, mais demain, où la prendre ? où vous retrouver? Oh ! que le vent et la vie passent vite sur tout cela ! Écri¬ vez-nous donc tout ce qui vous arrive, créez le temps et tâchez d'avoir la force et la santé, qui me manquent si souvent. Savez-vous de quoi s'arrange surtout l'amitié? Des petites choses, car les petites choses, les confidences, les détails intimes, sont l'aliment même et les grandes choses LETTRES A QUINET. 181 du cœur. Aussi, ne suis-je plus à Saint-Quentin quand je lis vos lettres, je suis à Veytaux ; j'ouvre vos caisses de Paris, j'en tire vos tableaux, je les suspends, je pense à Gertines, car j'y suis né, soyez-en sûrs, j'y ai vécu. Sonne- t-on à la porte, j'y cours : c'est madame ***, j'admire avec vous son esprit, sa grâce, sa beauté, sa bonté surtout. La bonté, n'est-ce pas la vertu, le génie même des femmes? Que seraient-elles sans cela? Et qu'est-ce que la beauté, sans l'expression profonde et le charme vivant que la bonté lui donne? Les autres qualités s'épuisent, elles ont des limites, elles sont courtes, si je puis dire; mais la bonté est infinie et ne connaît point de bornes, elle renaît sans cesse et se perpétue d'elle-même. Une femme belle m'étonne, une femme bonne me touche et m'attache; je n'admire plus seulement, j'aime. C'est ainsi que je suis fait. Permettez-moi de le dire ici, ce qui m'est resté de ma mère, ce n'est pas le souvenir de son infatigable acti¬ vité, de son inquiète sollicitude, des soins vigilants dont elle nous entourait sans cesse : c'est, avant tout, le souvenir de son indulgence et de sa bonté. Quelle tendresse de cœur, je m'en souviens, et quel respect en même temps pour son mari ! Quelle mère pour ses ouvriers et pour ses en¬ fants ! Quand j'y songe, je ne puis que m'humilier et pleu¬ rer. C'est là-dessus et sur tous ces souvenirs attendrissants du berceau que je vis maintenant. J'ai mon Certines aussi, vous le voyez, et j'ai du plaisir à vous le dire, mes chers exilés. Notre ville a son cirque, en ce moment, Franconi lui- même, non pas le premier, mais le second : des sauteurs qui passent au travers d'un cerceau de papier, des faiseurs H 182 LETTRES A QUINET. de pirouettes, des valets d'écurie galonnés, des chevaux plus ou moins bien dressés qu'on mène à coups de fouet et la chambrière à la main, un public ébahi qui paye et qui bat des mains, voilà Saint-Quentin et voilà l'Empire ! Non, quoi qu'en dise Henri Martin, nous n'avons pas un dictateur, le mot est trop haut pour nous, nous avons un empereur, un maître, un Caligula radouci, et c'est tout ce que nous sommes dignes d'avoir. Dictateur! C'est pourtant avec cela qu'on prend patience et qu'on se croit libre ! Mais dictature héréditaire, dictature dynastique, dicta¬ ture sans fin ni limite, qu'est-ce autre chose que le des¬ potisme pur? La dictature ne se prend pas, elle se donne, elle se définit surtout; un peuple livre tout à son dicta¬ teur, si ce n'est, précisément, le droit et la liberté de faire le dictateur. Or celui que nous avons n'a pas été fait, il s'est fait, il s'est imposé. Du même coup qu'il se créait des¬ pote, il nous créait esclaves; rien de moins.Nous sommes restés braves, je le sais, admirables sur le champ de ba¬ taille; la mort n'était qu'un jeu, qu'un défi, pour les Gau¬ lois, elle n'est pas davantage pour nous; nous mourons bien, mais par ordre ; nous mourons comme mouraient les gladiateurs, sur un signe du doigt et pour amuser le maître. Nous sommes des héros ; serons-nous jamais de simples citoyens? Henri Martin est trop historien, il voit trop haut et trop loin, il ne compte plus par années, il compte par siècles. Ses évolutions sont immenses, il affranchit l'avenir, mais il enchaîne le présent. Et com¬ ment l'avenir sera-t-il libre, si le présent ne ledevient d'abord, et si les hommes et les volontés particulières ne sont rien dans les événements. Pour moi, j'avoue que je LETTRES A QUINET. 183 ne comprends rien à cette histoire-là. Merlin l'a dit : « L'avenir se fait sans fracas, le plus souvent il vient sans qu'on le voie, il se glisse, il est là, il règne. » Rien n'est plus vrai, mais les hommes ne doivent pas moins le confectionner de leurs mains, s'ils veulent ré¬ gner avec lui. Que de choses je pourrais ajouter ! A part le cirque dont je vous ai parlé, nous n'avons rien à vous apprendre. Madame Auguste fait arracher, couper, tailler, planter, déplanter dans son jardin; je la vois, je l'admire de ma fenêtre. Pendant qu'elle ordonne, moi, je vous écris douce¬ ment, tranquillement; le soleil luit et fait briller mes vitres, j'ai à la fois tous les plaisirs des yeux et tous les plaisirs du cœur. Chacun son lot. Parlez-moi aussi des Jardins de l'enfance. Existe-t-il une méthode écrite ? Où la prendre ? Madame de Maren- hollz est connue en Allemagne, en Angleterre, en Suisse ; niais, que voulez-vous ! je vis en province, et dans une province qui ne connaît guère que les jardins français. On n'y fait, comme dans celui de La Fontaine, que des lé¬ gumes, quelques fleurs, de quoi faire un bouquet à Margot. Instruisez-moi, instruisez-nous, car l'enfance c'est l'homme même et ce sera la France demain. Toutes mes espérances et toutes nos libertés sont là. TJIi flUFOUH. ■184. LETTRES A QUINET. LXVI Saint-Quentin," 29 décembre 4S60. Mes cliers exilés, vous n'aurez qu'un mot aujourd'hui et fort à la hâte ; mais je tiens à ce que ce mot parte et vous parvienne le 1er janvier. Nous vous avons envoyé nos souhaits à Bruxelles, nous vous les envoyons à Veytaux, nous vous les enverrions partout, en exil comme en France, sur la terre comme au ciel ; car notre amitié vous accompagne et vous suivrait en tous lieux. Parlons-en, de l'amitié. D'où vient-elle? où nous conduit-elle? Elle habite ce globe où nous sommes, et cependant elle n'y est pas née, elle vient certaine¬ ment de plus haut. Quels secrets divins n'a-t-elle pas ! Elle fait mieux que de partager et d'adoucir nos peines, elles les relève, elle les sanctifie ; elle est une consolation, parce qu'elle est une force et une autorité suprêmes : elle mêle à nos chagrins les plus noirs, je ne sais quel baume, quelle goutte de religion et d'immortalité, qui donne du cœur. Nous en avons fait plus d'une fois l'ex¬ périence au milieu de nous, et notre pauvre famille, qui a tant souffert par l'amitié, ne s'est véritablement sauvée que par elle. « Quel beau nom et plein de dilection que celui-là! » disait Montaigne. J'ai reçu toutes vos lettres, votre article de journal et vos neuf pages d'hier. Tranquillisez-vous, ce n'est pas moi, ce n'est pas nous, ni beaucoup d'autres, qui nous LETTRES A QUINET. 185 sommes laissés prendre à ce fastueux traquenard du 24 novembre. La belle affaire, en effet, que cette liberté, par l'arbitraire ! Qu'est-ce autre chose qu'un mensonge et qu'un autre despotisme? L'affiche est changée, je le veux bien, mais le spectacle et les acteurs sont les mêmes. C'est bien là l'habjleté prétendue et la grande politique, que nous connaissons. La liberté dans la dynastie, c'est- à-dire la liberté d'approuver, d'admirer, de s'agenouiller ; la liberté sur l'enseigne, et la honte et la servitude et le poison dans la boutique. Yoilà l'œuvre! Napoléon aussi, l'autre Napoléon, voulait tàter du moyen, en 1813 et 1814. « Vous demandez la liberté de la presse, la liberté des élections, la liberté de la tribune : eh bien, je vous donnerai tout cela, » disait-il à Benjamin Constant. Et l'empereur par-dessus le marché, n'est-ce pas, sire? C'est là le régime constitutionnel, que vous entendez. Non, non, grands ou petits, héros ou saltimbanques, Césars ou Caligulas, il n'y a rien à espérer des Bona¬ parte. Ces gens-là ne sont faits que pour les coups d'État et le' pouvoir despotique. Leur siècle c'est le seizième; leur pays, l'Italie de Machiavel. Qu'ils gardent l'empire s'ils peuvent, qu'ils l'usent, c'est justice. Un peuple ne reçoit pas la liberté, il la prend. Washington — comment écrire ce nom-là à côté de l'autre ? — Washington n'a pas donné la liberté à l'Amérique, il n'a fait, encore une fois, que garder la liberté qu'on lui avait confiée, il l'a respec¬ tée comme un fils respecte sàmère. Je ne connais passes décrets, mais je connais son exemple; cet exemple est la gloire éternelle de ce grand homme, comme il a été l'hon¬ neur et le salut de son pays. Que nous sommes' petits et ï 186 LETTRES A QUINET. misérables, avec ce que nous appelons pompeusement nos héros ! Beaux héros qui nous labourent les flancs de leurs éperons. Adieu, chère madame; adieu, cher monsieur Quinet. TH. DUFOIIR. LXV1I Saint-Quentin, 2 février 1801. On relisait l'autre soir, chez Félix, l'histoire du fameux sansonnet. Les oiseaux nous plaisent, autant qu'à vous, mais les nôtres ne parlent pas de l'empereur. Ils sont en cage, ils s'aiment, ils chantent, ils font des petits, c'est assez. Ce qu'il y a de charmant dans cette innocente pas¬ sion,c'est qu'on n'enprend que le plaisir;un oiseau vit, on jouit de sa grâce, de sa gaieté, de son ramage, de ses pe¬ tites agaceries; il meurt, on le remplace et tout est dit; le souvenir et le regret sont aussi légers que l'oiseau. Qu'il en est bien autrement, quoiqu'on dise, de nos atta¬ chements humains ! On a beau s'arraisonner et se distraire, lorsqu'un ami s'en va, il emporte toujours quelque chose de nous avec lui. Nous reprenons notre chemin, nous re¬ formons d'autres amitiés, mais ce ne sont plus les mêmes. Il n'y a réellement de nous que le nom qui persiste, le cœur change comme la figure, et l'âge et le temps fourrent partout leurs cheveux blancs et leurs rides. Les rides, ah ! ne m'en parlez pas, il m'en arrive tous les jours et de tous les côtés; j'en ai maintenant au front, autour des LETTRES A QIIINET. 187 yeux (ce qu'on appelle la patte d'oie) ; j'en ai dans le creux de mes joues, que rien ne peut remplir. D'abord la ligne est imperceptible, on est jeune ; puis elle s'élargit, se noir¬ cit, se fronce, et vous voilà vieux et plissé pour jamais. Qu'est-ce que ces rides, et qu'y a-t-il au fond de chacune d'elles? Des impressions de toute sorte, quelques rares plaisirs, beaucoup de soucis et de peines, n'est-ce pas cela? C'est le chagrin surtout qui nous sculpte, et la vie s'inscrit et s'exprime douloureusement, peu à peu, sur les traits et sur le visage. Yoilà quatre ans bientôt que nous ne nous sommes vus : me reconnaîtriez-vous ? Oui, à l'a¬ mour de la liberté ! Nous n'avons pas de Savoyarde ici, on ne trouve pas de ces merveilles dans le pays que nous habitons. Je vous affirme qu'on n'est plus servi, même avec beaucoup d'ar¬ gent ; les gages augmentent, mais la loyauté,le dévouement, les attachements surtout diminuent. La plus touchante partie de la famille, selon moi, a disparu, je veux dire celle de la domesticité fidèle et affectueuse. Nos maisons ne sont guère que des hôtels garnis, et le maître, qu'un voyageur. On entre, on sort, on se prend, on se quitte, on se plaint et l'on se moque les uns des autres, voilà toute l'affaire à présent. Tel maître, tel valet, disait-on autrefois; on ne peut dire cela maintenant; ce n'est plus le maître qui fait le domestique, c'est le monde, et Dieu sait comme il le fait. Cela vous arrive par le chemin de fer, avec ou sans certificats, de Bourgogne, ou de Breta¬ gne, ou de Picardie. Cela s'appelle Jacques aujourd'hui, mais demain, ce sera Pierre, ou Thérèse, ou Julie, ou cent autres. Pour moi, je m'y perds, et je change cha- •188 LETTRES A QUINET. que jourde valet de chambre en changeant de boites. Nos dames, je le dis tout bas, sont sans cesse obligées de descendre à la cuisine et d'avoir le nez sur les four¬ neaux. C'est un rôti qui brûle, c'est un lait qui se sauve, c'est une sauce qu'on a manquée ; on gronde, on se fâche, et tout est au plus mal ; il n'y a que l'anse du panier qui danse toujours. Molière ne se plaindrait plus des femmes savantes, s'il revenait, et Chrysale, pourtant, n'en serait pas plus heureux. Je me souviens, avec larmes quelquefois, de quelques vieux serviteurs de mon enfance, et que j'ai vus autour de mon berceau. Quand je pense à mon père, à ma mère, à mes sœurs, à toutes ces affections et ces joies lointaines de la famille, il faut bien aussi que je pense à ces braves gens qui nous servaient, qui nous aimaient; car ils ont fait partie de la maison, ils en ont partagé les plaisirs, les chagrins, tous les sentiments. Où sont-ils maintenant? et qui pourrait nous les rendre? Si les qua¬ lités du maître faisaient alors celles des domestiques, avouons que celles des domestiques faisaient souvent aussi les qualités de l'enfant, ils leur ouvraient le cœur, pour ainsi dire. Merci, cher monsieur Quinet., des bonnes paroles que vous nous avez adressées. Votre amitié, vous le savez, nous est un soutien et une consolation véritable; gardez- nous-la toujours. Vous êtes à Waterloo maintenant, sur ce champ de deuil, où l'Empire succombait et devait suc¬ comber; restez-y pour notre instruction, et montrez-nous que ce ne sont pas les capitaines qui perdent les ba¬ tailles, mais les peuples véritablement. Les nations sont toujours responsables, elles sont toujours coupables de LETTRES A QUINET. 189 leurs désastres et du crime qui les asservit. Que de fois n'avons-nous pas pensé, mes frères et moi, à cette fatale campagne de 1815! Vainqueurs, dites-moi, que devenions- nous? Qu'aurions-nous fait du grand homme, après la vic¬ toire? ou plutôt, qu'aurait-il fait de nous? le moyen de garder un pareil coursier entre les murs étroits de son écurie? Comprenez-vous un Napoléon retourné, converti à l'idée, un Napoléon constitutionnel, Washington cou¬ ronné, comme il disait, élevant les Français à la brochette de la liberté, non plus pour lui, mais pour eux? Quelle folie, et quelle impossibilité! Que faire pourtant? que de¬ venir? Des réformes, des oppositions, des insurrections? Nous étions incapables de tout, même de penser, et le despotisme nous avait littéralement abrutis. Je n'accepte pas Waterloo, Dieu le sait, je n'accepte pas l'étranger, je n'accepte pas même les Bourbons, qui ne nous ont rien octroyé, quoi qu'ils disent; mais je maudis cet Empire et ce gouvernement absolu, monstrueux, qui n'avait su faire, d'un peuple libre, qu'un peuple d'esclaves glorieux, et de gladiateurs, bons pour mourir, et pour saluer, comme dans le cirque. Étaient-ce là les promesses et les institutions de 89? Et cependant, quel homme que ce Bonaparte,quelle gloire véritable au début, quel génie, quel attrait et quelle servitude encore dans son immense infortune! 11 a cap¬ tivé ma jeunesse et toutes les jeunesses, on peut le dire ; mais mon âge mûr et ma dignité le repoussent. Ali'.que les grands hommes coûtent cher ! Après qu'ils sont tombés du trône, il faut encore les faire tomber et les arracher de son cœur. On n'est véritablement libre qu'à ce prix. Adieu,monsieur; adieu, madame ; adieu, mes chers et il. 190 LETTRES A QUINET. nobles exilés ; chacun me charge pour vous de ses meil¬ leurs compliments ; respect, admiration, affection, tout cela est de niveau, et nous ne cédons rien au jeune in¬ connu dont vous me parlez dans votre dernière lettre. Eh bien, voilà les libertés et les douceurs du 24 novem¬ bre expliquées, j'espère? expliquées précisément par l'auteur des circulaires ministérielles. Ah! le bon billet qu'a la Châtre, et qu'on a bien fait d'espérer et de se réjouir ! TII. DUFOUR. LXV1II Saint-Quentin, 10 mars 1861, Comment va M. Quinet? Qu'a-l-il eu? Est-ce excès de travail ou bien excès d'indignation? donnez-moi de ces nouvelles-là, et ne m'en donnez plus du fatal sansonnet ; je ne veux plus qu'on m'en dise un mot. Comment, ce bel oiseau, que je ne connaissais ni d'Ève ni d'Adam, qui parle de l'empereur, que je n'avais accueilli dans notre cage et dans nos pensées que par amitié pour vous, ce bel oiseau me vaut des reproches, le premier reproche que j'aie jamais repu des'exilés ! Moi, frivole? Ah ! que je voudrais l'être ! mais cela n'est pas si facile qu'on pense ; l'âge, la vie, les chagrins, la politique, que de sujets d'être frivole, en effet? Et cependant, vous l'avez écrit, ce vilain mot, vous me l'avez jeté au visage dans un moment d'injustice. Je vous LETTRES A QUINET. 191 le renvoie, je n'en veux pas, noyez-le dans les eaux du lac, de vos propres mains. Si j'avais vingt ans, je me piquerais moins : à vingt ans, la frivolité n'est pas un ou¬ trage, c'est un compliment; elle court de fleur en fleur, comme les papillons; elle aime, elle se passionne, elle se lasse, elle oublie, elle recommence, elle change encore, et tout est pour le mieux; la jeunesse ne vivrait pas sans cela; c'est là sa grâce et sa force même. Mais, à soixante ans, et je lésai, la frivolité n'est plus de mise. Il faut bien en rire, ce sera là ma sagesse. Non, je n'ai nul besoin qu'on m'amuse. Le moment serait bien choisi! Est-ce que vous croyez, par hasard, que je me laisse aller à cette parade politique, qui se joue maintenant devant nous? « Quoi! n'avons-nous pas une tribune à présent, et des princes-orateurs qui plus est? Ouvrez les colonnes d'un journal, et lisez, s'il vous plait: Agitation, sensation, mouvement, bien!très bien! tout y est, comme autrefois. » Et les dames, et la province, et les hommes même se passionnent : « Ah! nous voilà libres enfin! l'Empire n'est plus muet, il parle, il discute, il s'échauffe. » N'est-ce pas le cas de dire : Bacchante qui n'es pas ivre, que me veux-tu ? Tenez, l'Empire con¬ stitutionnel me fait pitié, et la France aussi me fait pitié ; c'est elle qui est frivole, c'est elle qui se laisse amuser ; elle ouvre béatement les yeux et la bouche, comme à la foire et se fait escroquer son mouchoir et sa bourse, et le nom même de ses libertés, par derrière. Les plus osés demandent la liberté à leur prince, comme on demande la bénédiction à son évêque; et cette bénédiction, c'est le 2 décembre, expliqué, commenté, sanctifié, qui nous la 192 LETTRES A QDINET. donne; sans le 2 décembre, que devenions-nous? Nous périssions, si nous n'eussions péri, disait Thémistocle. J'ai pris quelques brochures de M. Chassin, que je connais de nom, de talent, de loyauté, et que j'aime." Je songerai à la Jeune France, dès que je pourrai. Je souligne, pour que vous sachiez bien que ce n'est ni l'en¬ vie ni le cœur qui me manquent. Je vous parlerai de votre Savoyarde, dont l'histoire nous charme. Vous avez beau dire du mal de Polyphème, je le plains, je m'intéresse à lui, puisque Galathée lui avait donné dans l'œil. Cet œil, heureusement, est au bout de ma lettre; pardonnez-le-moi. Mille amitiés pour M. Quinet et pour son secrétaire. TH. IluFo un. LXIX Saint-Quentin, 20 avril 18G1. « Comment ai-je pu rester un grand mois sans vous écrire ? » me dites-vous. Et moi, ne voilà-t-il pas bientôt six semaines que je ne vous ai répondu? N'ai-je pas toujours à vous répondre, quand même vous n'écririez pas? Les violettes sont arrivées, elles sont parties, vous en ai-je parlé seulement? Et cependant, ces violettes, ces petites fleurs, si humbles, si aimantes, que de choses ne contiennent-elles pas! Je ne les vois jamais reparaître sans émotion; leur grâce, leur modestie, leur parfum si doux, leur vie cachée me touchent et me font rêver. « C'est LETTRES A QUINET. 193 comme cela, me dis-je, que j'aurais voulu vivre, oui, sous une feuille, en famille pour aimer et être aimé. » Après tout pourquoi me plaindre? n'est-ce pas ce que j'ai, de¬ puis vingt ans? Si la libellé me manque, elle reviendra, en dépit des despotes, et des Bonaparte; on la coupe, on la fauche, on met sa racine en pièces, et l'herbe immor¬ telle pousse et reparaît au niveau du sol sans se lasser jamais; cette herbe-là, ce n'est pas la main d'un homme qui l'a semée, c'est celle du puissant et de l'éternel jar¬ dinier; tâchons seulement de la cultiver. Votre vie, je le vois, est très occupée et très distraite, et je m'en réjouis; vous avez M. Barni, un philosophe, dont je connais quelques belles études, et surtout le nom ; vous avez vos copies, vos lectures, vos heures de recueillement et de prédilection, et, pour surcroît, les concerts et les merveilles du charmant sansonnet ! Que pourrions-nous vous offrir en échange? Notre Suisse et nos paysages sont peu variés à Saint-Quentin : on va se promener le long du canal, on voit descendre et remonter les bateaux, on sourit à ces petites familles d'enfants qui vous re¬ gardent du haut du bord, on rentre, on se rassemble le soir pour parler de ses affaires et de ses chagrins ; car les chagrins, si heureux qu'on soit, sont toujours les plus grandes affaires. Une saison s'ajoute ainsi à une saison, une année, à une année, 011 vieillit, on s'aime, on se quitte et tout est dit : la pièce est terminée ! que se passe-t-il alors derrière la toile immortelle? Vous savez qu'Henri Martin vient de perdre en quelques jours le plus jeune de ses fds ? Nous connaissions beau¬ coup l'aîné, Charles, qui chassait souvent avec nos mes- 194 LETTRES A QUINET. sieurs; mais Léon ne m'était apparu que rarement. Ce¬ pendant, cet hiver, dans le dernier voyage de son père à Saint-Quentin, je l'avais vu de plus près, et nous avions tous été très contents de lui. Il s'était formé, développé; il commençait à s'ouvrir, comme on s'ouvre au printemps ; ses voyages d'Italie avaient eu leur effet, et je lui trou¬ vais quelque chose de sérieux, d'élevé, d'enthousiaste, qui m'avait plu infiniment. La vie, malheureusement, n'est souvent qu'une espérance! Où toutes ces promesses sont- elles à présent? Hier, on nous plaignait, c'est nous qui plaignons maintenant. Je m'en aperçois tous les jours davantage, le lot de ceux qui vieillissent n'est pas d'être consolés, comme on serait tenté de le croire, c'est de consoler, au contraire. On dirait que le bonheur, à cet âge où je suis, n'est plus qu'un austère devoir, et que l'usage, au profit des autres, de notre expérience et de nos douleurs. Mais parlons d'autre chose : voici les lilas qui rou¬ gissent; nos cerisiers, nos pruniers avec leurs couronnes blanches ont l'air de jeunes mariées ; les papillons et les abeilles ont reparu dans le jardin. Depuis huit jours, notre ciel n'est pas beau seulement, il est splendide; quel éclat, quelle magnifique tenture au-dessus de nous ! Et, le soir, quelle grâce dans ce léger croissant de la lune, et quelle douceur de température pour la saison ! Ah ! que la France est belle, et qu'elle me donne d'espoir et de jeunesse! Non, il n'est pas possible que de si grandes choses n'éclairent qu'un peuple esclave. Ce soleil n'est pas celui d'Austerlitz, c'est celui de la liberté, celui du mou¬ vement, de la renaissance, celui de toutes nos révolutions. LETTRES A QUI NET. 195 Une fauvette, notre fauvette est revenue ; dès cinq heures du matin, je l'entends gazouiller, d'un infatigable gosier, c'est elle qui me réveille et semble dire : « Me voilà, me voilà, prenez courage, et donnez-le à vos chers exilés ; si vous vieillissez, la nature et la liberté ne vieillissent pas, et j'égayerai vos neveux, comme je vous égayé vous- même. » Est-ce un si faible oiseau qui parle et me pénètre ainsi? Tant de grâce, tant de fraîcheur et tant de force ne viennent-elles pas de plus loin? C'est Dieu, voyez-vous, qui s'exprime par la voix de ma fauvette, et je l'en remercie, du fond du cœur, pour vous'et pour moi. J'ai été sinon malade, du moins indisposé. « Qu'avez- vous? » Je ne sais, un malaise général, une difficulté de vivre. Tout m'agite et me suffoque, les palpitations s'en mêlent et m'arrêtent à chaque bout de champ. Là-dessus, l'amitié s'alarme, le médecin arrive : « Votre pouls est dur, irrégulier, saccadé, cabricant, comme disait Molière. Vite des sangsues et de la digitale. » Les sangsues ne font pas grand'chose, la digitale ne fait rien, et cependant je suis guéri; comment cela? C'est le miracle! Il y a pourtant en moi quelque chose qui ne guérit pas, ce sont les jambes. Le matin, j'ai trente ans pour la force, j'en ai déjà cinquante à midi, et, le soir, je ne suis plus qu'un vieillard décrépit, que le poids du jour accable. C'est un peu comme Le Sage, non pas le fameux pâtissier de mon temps, mais l'écrivain : vers la fin de sa vie, il s'était rétiré à Boulogne, sa ville natale, et l'on remarquait que ses forces et son intelligence croissaient et décroissaient, chaque jour, avec le soleil : à midi, c'était l'auteur de Gil Blas ; mais, vers cinq heures du soir, ce n'était plus que •196 LETTRES A QDINET. Y archevêque de Grenade et presque un vieillard imbé¬ cile. Peut-être arriverai-je là. Malheureusement, je n'au¬ rai fait ni Gil Blas, ni Turcaret, ni le Diable boiteux, ni tant d'œuvres charmantes, qui font qu'on ne meurt pas, même en mourant. L'amitié seule se souviendra de moi et c'est bien assez. Vous parlez de Veytaux? Je n'ose y penser maintenant, après tant de désirs frustrés et de vaines promesses. Pourtant si mes jambes sont si faibles, il semble que mes ailes poussent et je voudrais voler. Allons, Merlin, divin Merlin, un coup de votre baguette enchantée, et je puis vous arriver aussi jeune de santé que je le suis de profonde amitié et de dévouement ! Voici mon bulletin, donnez-moi le vôtre. Mille choses de tous les Dufour. TH. DUFOUR. Je lis Saint-Simon par moments, comme vous, je lis Chateaubriand, YEmile de Jean-Jacques, la Femme de Michelet. Je lis le ciel surtout, par ces admirables journées, et ma vie n'est qu'un acte de reconnaissance pour la nature et pour la pensée. — A quand Waterloo ? LXX Saint-Quentin, 25 mai 1861. Chers amis, il y avait quatre ans, je crois, que je n'étais allé à Paris, et j'en arrive, après y avoir passé sept ou LETTRES A QU1NET. 197 huit jours. Félix, si bon pour moi, m'a vaincu et entraîné, comme toujours. Je l'avoue, Paris, malgré ses transfor¬ mations, ne me va plus ; le coup d'Etat me l'a tué le 2 dé¬ cembre. On vous a exilés, vous; moi, je me suis exilé. Qu'irai-je faire à Paris? Des boulevards magnifiques, des rues spacieuses, des monuments achevés, une ville nou¬ velle, et en construction, pour ainsi dire, comme la Carthage de Virgile. Qu'est-ce que cela, après tout? J'y cherche des souvenirs, et je n'en trouve que d'amers ; je demande la liberté à chaque coin de rue, elle a changé d'adresse, et je vois déliler le cortège d'un prince impérial ouïes livrées du despotisme, au milieu d'un peuple ébahi. Est-ce bien là, dites-moi, ce peuple enthousiaste, qui a fait tant de révolutions, remué tant d'idées et de prin¬ cipes? Hélas! Il ne remue plus que des pierres, à présent, et cela paraît lui suffire, pour un temps du moins. Oui, parlez-moi de lui à l'étranger, parlez-moi de la France hors de chez elle, en Crimée, en Italie, par toute l'Europe ; mais ne m'en parlez pas dans sa propre maison et dans ses habitudes d'intérieur; c'est bien la plus sotte femme que je connaisse, et la plus ignorante ; elle vous montrera sa place de la Révolution, sa place de la Bastille, et la colonne de ses triomphes populaires avecunefigure d'em¬ pereur au-dessus. Voilà le couronnement que Washing¬ ton lui réservait! J'ai de tout cela jusqu'à la gorge. J'ad¬ mire tout dans Paris, excepté moi ; j'y étouffe, je m'y sens rapetissé, mal à l'aise. Paris n'est plus ma cité, ma pro¬ priété, c'est celle d'un autre; je suis là comme dans une maison en location, sans bail ni terme, et dont le pro¬ priétaire insoient peut me chasser quand il voudra. Que 198 LETTRES A QUINET. d'autres s'y plaisent ; moi, j'y souffre où que j'aille, et je m'indigne, voilà tout. A peine ai-je fait quelques visites, deux ou trois. Jules Simon, avec qui j'ai passé une matinée entière, m'a beau¬ coup parlé du grand exilé qu'il admire et respecte. C'était le moyen de me plaire. Savez-vous qu'il voulait m'en- traîner à Genève, où il va, et à Veytaux. C'était tentant. Il vous contera mon histoire et les obstacles de ma santé. Bonne mine soit, mais, au dedans, des impossibilités de toute sorte. Un autre jour, je vous répondrai. Je remonte du jar¬ din, la journée est admirable, d'une douceur extrême et d'un éclat merveilleux. Mes pensées se sont bercées au souffle du vent, entre des lilas, des ébéniers et des ma- ronniers en fleur; il n'y manquait que votre lac, que je voyais pourtant, et ces deux proscrits qui nous sont si chers. J'ai repris la Philosophie de l'Histoire de France. Voilà qui vivra. TII. DÏÏFOUR. LXXI Saint-Quentin, !•* jtiin 4864. Ce n'est pas une lettre, ce n'est pas un mot de ma main, que je vous adresse, c'est un cantique de remer¬ ciements, mes chers et bons exilés. Que vous avez bien fait de penser à moi après votre famille ! Ne suis-je pas LETTRÉS A QUINET. 199 votre parent., par tous les sentiments et les recoins de l'âme, et l'un des plus proches certainement, que vous puissiez avoir? Je ne sais à quoi je vous sers, et si les vœux que je fais sans cesse pour votre santé, pour votre bon¬ heur, pour votre retour, tel que la France vous le doit, peuvent avoir sur vous quelque influence; mais votre amitié si constante me rend le plus heureux des hommes. Vous vivez, et la France vit; vous vivez, et la liberté vit; vous vivez, et toutes les espérances me restent; l'odieux des¬ potisme de Paris n'existe pas pour moi, j'en détourne les yeux, c'est à Veytaux que je retrouve mon autel et mon dieu. Ces deux portraits n'ajoutent rien à mon affection : j'avais depuis longtemps votre photographie dans le cœur, et ressemblante, et sans ombre noire. Pourtant, ces traits chéris, quand je les regarde, me touchent et me remuent. Je me dis : « Ces amis vont habiter chez moi, dans ma solitude, je les verrai tous les jours, je pourrai leur parler ; qui sait si l'amitié ne saura pas les animer? » Il me semble, à présent, que ma chambre est trop petite. Tous les Auguste arrivent ce soir; ce sont eux, aussi, qui vont être étonnés et ravis. TII. DUFOUR. Depuis midi, et il est trois heures, je ne cesse pas de vous regarder, l'un et l'autre, l'un par l'autre; j'en suis fatigué. Quand les petites filles ont couché leur poupée, elles en rêvent. Il est évident que je rêverai de la mienne ce soir. Que je suis enfant ! 200 LETTRES A QUINET. Non, ce n'est pas Roger Bontemps : le penseur sourit, mais c'est un penseur. LXX.II Saint-Quentin, 12juinl8Gl. Vous me demandez mon sentiment sur les deux insé¬ parables. Comment m'expliquer? J'aime mieux la pre¬ mière épreuve, et j'aime mieux la seconde; il y a du bon dans l'une et il y a du mauvais. Il y a du mauvais dans l'autre et il y a du bon. Celle-ci un peu dure peut-être, celle-là peut-être un peu douce. Enfin, quand je les examine, je ne sais que vous dire, comme Bridoison. Complétons-les l'une par l'autre. Il en est de ces deux portraits comme de tout au monde : qu'est-ce qui satisfait complètement? Où est la beauté, la vérité absolue? J'ai des frères qui me ch érissent,quels cœurs excellents,quand j'y pense! quelles amitiés antiquesI Eh bien croyez- vous qu'ils n'aient pas leurs vivacités, leurs humeurs, leur ombre noire, aussi bien que votre photographie ? Est-ce que je les apprécie moins pour cela ? Au contraire, davan¬ tage ! Le défaut fait ressortir la qualité; c'est un cadre pour la vertu et pour le portrait. Dans la première épreuve, à mon avis, M. Quinet sourit un peu trop; je sais que rien ne sourit mieux et n'a plus de grâces légères que Merlin quelquefois, mais il ne sourit pas toujours; il a, comme Dante, bien souvent, le regard triste et profond, les lèvres pincées, le front grave LETTRES A QUINKT. 201 et soucieux, il ne sourit pas, il médite. C'est cela que j'aurais voulu lui voir avant tout. La seconde épreuve, qui ne plaisante nullement, ne me satisfait pas beaucoup plus; vous êtes mieux certainement dans mon souvenir et dans la nature. Ce sont bien vos lignes et vos traits, mais il y manque quelque chose de cette grandeur et de cette vie morale qui font une âme incomparable. Aussi, quelle œuvre difficile, impossible même qu'un portrait! Le portrait reproduit les formes extérieures, il a beau parler, comme on dit, il ne parle pas, car il parle toujours de même. Il n'a qu'une expression, qu'un mo¬ ment, et l'âme et l'esprit en ont mille. Pour moi, quelque bon qu'il soit, je ne puis regarder un portrait longtemps, son immobilité me déroute, et je jie reconnais plus rien ; c'est comme ces danseurs d'opéra qui n'ont jamais qu'un éternel sourire à donner. Je prends celui qui me plaît le plus, je le laisse, je le reprends encore, je lui jette un coup d'œil à la dérobée, je le quitte, j'y reviens de nou¬ veau, on dirait que je joue avec lui et que mon caprice et ma vivacité l'animent. En attendant mieux, c'est-à-dire vos images vivantes, j'ai gardé pour moi la première épreuve. Elle est là dans ma chambre, à ma cheminée, comme la divinité du foyer; c'est devant vous que je passe ma vie, que je m'éveille, que je m'endors, que je songe. Depuis que vous êtes là, mes chers exilés, il me semble que mes nuits sont meil¬ leures. Si les tristesses me prennent, et j'en ai souvent : tristesses privées et tristesses publiques, vous viendrez à mon secours, vous me consolerez, vous me direz : « Allons, vieillard, relevez-vous ! ce n'est pas le découragement, 202 LETTRES a QUI NET. c'est la reconnaissance et l'espérance qui doivent s'asseoir à la dernière borne du chemin; ni la liberté ni l'amitié ne meurent avec nous; la tombe elle-même, qu'est-ce autre chose qu'un immortel berceau? » Voilà de vos pa¬ roles, n'est-ce pas? et je n'ai plus qu'à vous remercier. TH. DUFÔUR. Ma petite amie s'est réservé la seconde épreuve. Ma petite amie, à présent, est une assez grande et belle de¬ moiselle, vive et spontanée, s'il en fut, d'un goût excel¬ lent, et très distinguée, je vous assure. LXXIli Sainte-Quentin, 2 juillet 4861. « Que le cœur décide, et non pas seulement les conve¬ nances ! d Le cœur seul, le cœur d'une enfant sans expé¬ rience ? Non, cela nesuffitpasau mariage, à cette union intime, qui doit être éternelle. Le cœur, sans doute, s'il se peut (comprenez bien, ce s'il se peut), mais avec autre chose encore, avec le caractère, l'élévation des sentiments, la loyauté, la franchise, l'esprit d'ordre et de conduite, la bonté surtout, car le mariage est bien plus qu'un amour, ce doit être une amitié, par conséquent une indulgence sans limites. Tout cela obtenu, il reste la fortune, très grosse affaire, non pour elle, mais pour ses alentours, pour l'influence indirecte qu'elle exerce, chaque jour, sur LETTRES A QUINET. 203 les dispositions, sur l'humeur, sur la félicité des contrac¬ tants. Vous parlez de cœur? il faut en trouver un d'abord, et qui soit véritablement un cœur. Gela n'est pas si facile qu'on pense. Ce qu'on appelle le cœur n'est, la plupart du temps, qu'un goût léger, passager, superficiel, d'autant plus dangereux qu'il cache tous les défauts et fait suppo¬ ser toutes les qualités. Vous pointez votre lunette, il met la main devant elle ou vous la tourne d'un autre côté. Une jeune fille ne doit jamais être contrainte, mais on doit éclairer son choix. Le rôle est double ici, l'enfant dit : « Ce site, ce lointain, cet époux me conviendraient assez ; » les parents alors interviennent ; ils sondent le ter¬ rain, ils dressent la tente, ils enfoncent les piquets, ils abritent l'édifice contre l'orage et les coups de vent, et ils y introduisent le jeune couple. Ces précautions prises, ce devoir accompli, il n'y a plus que Dieu qui puisse y ajouter quelque chose. Mais que d'inquiétudes, que de soucis, que de nuits mal passées pour arriver à un dénouement, qui sera, d'un côté, un regret, un déchirement certain, et, de l'autre, un état, un bonheur douteux. Ah ! qu'il vaut bien mieux courir comme vous le faites, escalader des Alpes, franchir des torrents, traverser des prairies humides ! Dites-nous donc si, du haut de vos montagneSj d'où vous voyez si loin, vous n'avez rien vu de l'avenir et de l'horizon de cette enfant? Son chemin sera-t-il facile? Trouvera-t-elle, comme vous, quelques fleurs et quelques parfums sur sa route? Cet exil aussi, qui l'attend un jour, 204 LETTRES A QU INET, lui réserve-t-il des amitiés fidèles, et ces sympathies, qui consolent des inévitables tristesses de la vie? Que de questions n'aurions-nous pas à vous faire? De quoi vous préoccupez-vous? de lettres amusantes? Croyez-vous donc que nous ayons besoin d'être amusés? Ce ne sont pas vos plaisirs que nous envions, ce sont vos tristesses. J'admire M. Quinet sur son roc et, dans son bannissement; li n'y souffre pas pour lui, il souffre pour la pensée et la vérité éternelles. Que cela le console ! Ici, sa fierté me relève, je vous l'assure ; je sens que la liberté n'est pas morte, et que Dieu lui a gardé sur la terre, parmi toutes nos bassesses, un inviolable asile dans cette intel— gence et cette âme d'élite. C'est là que se rallumera notre flambeau. Mille choses des plus affectueuses. TH. DUFOUR. LXXIV Saint-Quentin, 21 juillet 4861. Chers amis. Nous prenons l'intérêt le plus vif à M. Chas- sin, à ses luttes courageuses, à sa situation si difficile, et nous détestons profondément ses indignes et lâches ca¬ lomniateurs. Pourquoi les flatter du nom pompeux d'au¬ tocrates ? Ce sont, tout uniment et sans phrases, des valets, des filous politiques, d'audacieux arlequins : « Je sers; » cela est écrit sur le cachet et dans le cœur de tous ces gens-là. Mon frère ira chercher, lui-même, chez l'au- LETTRES A QUINET. 205 teur, quelques exemplaires de la Presse libre. Que ne puis-je acheter l'édition tout entière! Mais, pauvre diable que je suis (je le confesse, à ma gloire), je n'ai jamais envié la richesse, que pour aider ceux qui ne l'ont pas, et qui feraient d'elle un si bon usage. Acceptez mon denier de la veuve; ce n'est pas la main, c'est le cœur qui le donne. Depuis bientôt trois semaines, Félix et toute sa maison sont à Spa. Toujours Spa, direz-vous? Oui, cela est si commode! On va là en six heures, on déjeune à Saint-Quentin, on dîne sur la place du Pouhon, on sent encore, en arrivant, la main toute chaude qu'on a pressée au départ; n'est-ce pas merveille? Il faut bien que les médecins trouvent ces eaux belges les meilleures du monde, puisqu'elles sont si faciles et si rapprochées. De quelles instances n'ai-je pas été l'objet ? Félix veut toujours m'avoir, il a cent raisons excellentes : je suis utile à sa femme, je suis agréable aux autres, je cause, je tiens les cartes, je fais de petites promenades; que de qualités l'amitié ne me donne-t-elle pas? J'ai pourtant refusé obstinément. On avait fait de loin des parallèles, des tranchées, des mines, mais rien ; la brèche n'a point été ouverte et je suis resté sur mon roc, plus fier que Ma- lakoff. À l'heure qu'il est, on me traite d'entêtc, et on ne m'écrit qu'en grondant; c'est bien là le sort du courage malheureux. Ma vertu me console. « Pourquoi refuser? » direz-vous. Pourquoi ? Parce que mes jambes, mes suf¬ focations, ma pitoyable santé l'exigent; il y a des fins de journée dont le poids m'accable, le ciel me paraît de plomb. Aussi je m'arrête. 12 20fi LETTRES A QUINET. Donnez-nous des nouvelles de Waterloo; nous sommes déjà bien loin du 18 juin dernier? TII. DUFOÙR. LXXV Le Troportj 31 lioût 18131. Chers amis. Moi qui ne voulais bouger cette année, j'ai dû, sur les vivds instances de la famille, me résoudre à venir ici. Marie avàit besoin de Ces brises fortifiantes; vous l'avez dit : je ne Suis pas un onelé, je Suis une mère pour cette enfant. Nous passons le temps de la façon la plus simple; on va sur la plage, on va sur la jetée, on y retourne, on visite, à dos d'âne, sur les bords de la mer, quelque joli village des environs; votre petite amie se plaît dans ces excursions. Il en est de la jeunesse, comme de ces petites barques, que je vois chaque jour, sortir gaiement du port. Que leur faut-il pour affronter ces vagues, si agitées hier? Le moindre rayon de soleil ! La voile s'ouvre au souffle du matin, elle se gonfle, elle s'éloigne : adieu le port, la voilà sur dé nouvelles ondes et de nouvelles agitations. La jeunesse et la vie font-elles autre chose ? Ici, dans ce pays perdu, j'ai fini par me procurer la Revue du 15 août et le premier article de M. Quinet. Je l'ai LETTRES A (JUINET. 207 dévoré, l'article. Ce sont des considérations générales, mais qu'elles sont graves et belles! C'est bien là l'historien, tel que je le comprends, calme, austère et animé tout à la fois, animé par l'ardente passion de la vérité, calme par la puissance et l'élévation de l'intelligence. L'histo¬ rien n'est pas un juge seulement, c'est l'âme d'un juge. Dans ma prochaine lettre, je vous parlerai d'autre chose, de quelque chose de plus vivant que nous. TII. DUFOUR. Nous en avons encore pour une huitaine au Tréport. LXXVI Le Trépôrt, 43 septembre-1801. Je n'aime pas les compliments, c'est un sot commerce, et qui n'est pas le nôtre, vous le savez; mais comment rester insensible à ces lettres si bonnes, que vous nous écrivez, non pas avec votre plume, mais avec votre cœur tout en¬ tier ? Auguste, Jenny, Marie en sont touchés jusqu'aux larmes. Peut-être que la solitude où nous sommes con¬ tribue pour quelque chose à cet attendrissement; le cœur a des échos doubles sur ces plages immenses. Pour moi, en vous relisant, je m'arrête à chaque page, je devrais dire, à chaque ligne, et je vous remercie, l'un et l'autre, des émotions si douces que vous nous causez. Yoilà les pro¬ diges de l'amitié, et disons-le, de l'exil aussi, car l'exil et l'infortune, soyez-en sûrs, ajoutent encore à l'amitié, 208 LETTRES A QUI NET. la sanctifient. Ils donnent, aux sentiments comme à la pensée,je ne sais quoi qui pénètre; l'âme en face de l'in¬ fortune est en face de Dieu; elle semble oublier le monde pour ne singer qu'à ce qui dure. Vous voyez que la mer m'inspire. Dans quelques jours, nous quittons le Tréport, vers di¬ manche ou lundi prochain au plus tard. Un mois est bientôt passé. J'aurais pu ne vous écrire que de Saint- Quentin; mais comment partir sans vous faire nos adieux? Je les confie à cette mer qui est là sous mes yeux, que ses meilleurs vents vous les portent. Us vous diront (nos adieux), qu'ici, comme là-bas, comme partout, le souvenir de nos chers exilés ne nous a pas quittés; il semble même que vous ayez habité ce pays avec nous, qu'il vous est familier, que nous vous avons rencontrés sur ces falaises ou sur cette plage, comme je vous ren¬ contrais, il y a cinq ans déjà, sur ces gazons de Spa, aux bords de ce petit ruisseau que vous aimiez tant. Quoi ! cinq ans déjà? Que la voile de nos années passe vite ! Quelle brise la pousse ainsi, si loin, à l'horizon? J'ai passé ma soirée d'hier à Ligny sur le champ de bataille. Votre travail, cher monsieur Quinet, est une œuvre excellente, et une grande justice; il ne suffisait pas du talent pour faire accepter ces pages et ce redres¬ sement des faits, il fallait une autorité, un caractère, un sage, à l'appui du militaire. Il y a de tout cela dans notre cher M. Quinet; le voilà qui refait Waterloo et qui l'explique admirablement. On disait de cette ruine im¬ mense : C'est la faute de la destinée. « Non, c'est aussi et surtout la faute de l'homme et du chef, » dit LETTRES A QUINET. 209 M. Quinet, et il le prouve; la légende disparaît enfin pour faire place à l'histoire. Je me doutais bien de quelque chose; j'en suis sûr aujourd'hui; au lieu d'un instinct timide et vague, je possède et j'affirme une vérité. Oui, à Waterloo, à Moscou, en 1813, presque partout, c'est l'em¬ pereur qui a perdu le capitaine, c'est le despotisme qui a compromis la gloire. Quelle immense folie et quel im¬ mense égoïsme, avouons-le, que l'Empire! je ne-parle même pas Ae l'Empire cl' occident ; quoi de plus vieux, de plus décrépit, de plus ignorant de la vie des peuples? C'est la Révolution retournée; sans doute, le génie du héros est incontestable; mais c'est un génie crevé, évenlré, les entrailles lui sortent; nous en avons les tripes aujour¬ d'hui, pardon de l'expression. J'attends le troisième article et la fin de ce terrible drame. Jevousassure que j'en tremble d'avance; ce sang coule toujours pour moi et je sens la blessure au fond de mon cœur ; j'entends, vers le soir,ce premier coup de canon des Prussiens, j'en vois l'éclair soudain, à droite, du côté de Saint-Lambert. Et le grand homme n'avait rien prévu, rien pressenti, rien craint, même l'impossible ! à quoi sert donc le génie sinon à l'impossible précisément? Auguste a retrouvé ici un de ses camarades de Louis-le- Grand; ces messieurs se regardaient, se saluaient pres¬ que, ils ont fini par se serrer la main. Ce condisciple d'Auguste a été aussi celui de M. Quibet : on l'appelle Jules Janin et il a obtenu des prix et des couronnes dans le monde, comme il en avait obtenu au collège. M. Janin a trouvé moyen de nous plaire, en nous par¬ lant de ce qui nous intéresse; des œuvres de l'illustre 12. 210 LETTRES A QUINET. camarade, des Révolutions d'Italie, de l'Histoire de mes idées qu'il adore, de lafamepse protestation, qui rachète à ses yeux tant de misères morales de notre pays. « Voilà de l'antique, s'est-il écrié! voilà un caractère et une page qui nous relèveront et nous feront vivre ! » A propos de Marnix : « Avec ce petit livre, lui disait M. Gui- zot, je me ferais fort de faire entrer vingt fois l'auteur à l'Académie. » N'ètes-vous pas bien heureux, mon cher monsieur Quinet? En tout cas, je le suis pour vous. Nous vous faisons, tous les quatre,nos meilleures amitiés. T1I. DUFOUR. LXXVIJ Saint-Quentin, 30 octobre 1861. Ma dernière lettre est du Tréport, je ne suis jamais resté si longtemps sans vous écrire, et cependant je ne vous écris pas encore aujourd'hui. Pourquoi cela? Ce n'est pas, Dieu merci, que mon cœur et mes souvenirs soient à sec; mais, si vous avez eu vos visites, nous avons eu les nôtres ; à l'heure qu'il est, notre maison est encore pleine : des papas, des mamans, des enfants qui crient, qui jouent, qui font des dents, voilà notre équipage et notre vie de bord ! Je sais bien que j'aurais pu, comme vous, me lever un peu plus tôt par ces belles matinées d'automne que nous avons eues. Je ne l'ai pas fait et je m'en repens : est-ce qu'on retrouve jamais le temps perdu? est-ce qu'on sait ce que l'hiver LETTRES A QUINET. 211 et les mauvais jours nous réservent? Il y a huit jours, je me sentais presque aussi jeune qu'à trente ans, je sou¬ riais à ce beau ciel, à cette température si douce, à cette végétation si riche de couleurs, à ces adieux si touchants de la nature e.t de l'année, et, aujourd'hui, me voici déjà claquemuré dans ma chambre. On a beau faire du feu, je gèle auprès de mes chenets ; cette nuit, j'étais glacé, je gre- lotais sous mon édredon : c'est la fièvre {non pas scarla¬ tine) et l'on m'ordonne de rester couché, de me calmer, de ne point écrire, d'avaler des pilules de quinquina. On ne me défend pas, heureusement, de penser; aussi je me dédommage en pensant à vous, mes chers exilés. Je vous vois avec M. Michelet, avec les aimables Charras, avec vos chers parents, que j'accompagnerai, soyez-en sûrs, jusque chez eux, en les bénissant. Je m'arrête ici pour me soumettre aux prescriptions du docteur. C'est un rude monsieur, et qui ne vous connaît pas ! Ignore-t-il donc que les épanchements de l'amitié sont quelquefois plus efficaces que toutes les pilules du monde. Au moins vous aurez ces deux mots, en octobre, et il ne sera pas dit que j'aurais passé un mois sans vous écrire. TH. DUFOUR. Le quatrième article de M. Quinet a fait le plus grand effet à Paris; tout le monde m'en a parlé, des hommes, des femmes, des jeunes gens. Il y a un oracle à Yeylaux, comme il y en avait un à Ferney, les deux exils se tou¬ chent. 212 LETTRES A QUINET. LXXVI1I Saint-Quentin, 10 novembre 1861. Veytaux, 4 octobre, sept heures du matin ; c'est pour¬ tant là la date de votre dernière lettre! Un mois, plus qu'un mois, cinq semaines sans écrire à ceux que vous appelez vos chers Sainl-Quentiiiois! Croyez-vous donc qu'ils s'arrangent de cela? Ne comptez-vous pour rien les habitudes prises, les habi¬ tudes que vous avez fait prendre, et le charme de cette correspondance à laquelle nous attachons tous tant de prix, et le caractère inquiet de ces Picards, qui se tour¬ mentent des moindres retards? Vous les connaissez bien mal ces Gascons du Nord, dont votre ami, M. Michelet, a fait, dans ses histoires, un assez beau portrait. S'ils man¬ quent souvent à tout le monde, ils ne supportent pas, qu'on leur manque; s'ils n'écrivent pas régulièrement, ils veulent qu'on soit régulier à leur écrire. Savez-vous .ce qui se passe ici depuis quelques jours? Madame Auguste tourne au découragement; ma petite amie rêve que vous êtes souffrants; moi-même, le sage, je penche à le croire. Madame Félix a l'air de dire, d'un ton de gravité: «On vous oublie peut-être, on vous néglige au moins. » Là-dessus, je regarde à ma montre, l'heure de la poste est passée, et le facteur, ce petit homme si vif, si frais, si souriant, si empressé, qui me plaisait tant il y a quinze jours, me semble lourd, maussade, et ne me plaît plus du tout maintenant. LETTRES A QUINET. 213 Par pitié pour lui, dépêchez-vous de nous tirer de l'ennui et de l'incertitude où nous sommes; une petite lettre,une ligne, un mot, c'est assez! surtout, ne nous ap¬ prenez pas que vous êtes malades. Vous pouviez l'être, quand vous aviez près de vous vos chers parents, et tant d'amitiés illustres et dévouées; aujourd'hui que vous êtes seuls, tous les deux, c'est à nous qu'il faut rendre des comptes, c'est devant nous que vous êtes responsables, c'est nous qui devons être vos soutiens et vos consolateurs, comme nous sommes une bonne partie de votre famille française, à ce que vous m'avez souvent assuré. C'est aujourd'hui dimanche, nos dames sont à la messe, Auguste est absent, la pluie bat les vitres de ma fenêtre, les arbres de notre jardin se dépouillent et les feuilles tombent et volent de tous côtés; n'est-ce pas le cas de se recueillir, de se souvenir, d'appeler à son foyer ses plus chères amitiés, de leur dire : <1 Eh bien, encore une année de passée. » Ah ! que tout cela s'écoule vite, et.qu'avons- nous fait de ce temps pour la patrie et pour la liberté! » Mon inutilité, je l'avoue, me désole, et j'ai besoin que les bonnes nouvelles et la jeunesse m'arrivent de Veytaux, de ce pays où l'on travaille sans cesse et si utilement pour l'avenir et la grandeur morale de notre malheureuse France. N'avez-vous plus de visiteurs? M. Quinet a-t-il repris ses habitudes? Que fait-il à l'heure présente? Pense-t-il quelquefois à nous? Pour moi, j'ai eu la fièvre, et je ne l'ai plus; je parcours à la hâte un journal ou une Revue, je lis quelques livres d'histoire, Tacite, Suétone, je cherche partout, comme Annibal, des ennemis au peuple romain, 214 LETTRES A QUI NET. et à la tyrannie de l'Empire, et je me confirme do plus en plus dans cette idée, si vieille pour quelques-uns, mais si jeune encore pour tous, que la liberté seule est digne de notre amour, qu'on soit homme ou peuple. Cela fait, je prends une pilule de quinquina, une tasse de tisane, selon l'ordonnance et je me dis : « Ah ! si l'on pouvait couper le despotisme, comme on coupe la fièvre! mais le despotisme ne se coupe qu'avec les mœurs, et les mœurs ne se font pas dans l'officine d'un apothicaire ! » Adieu, chère madame, cher monsieur Quinet, mille amitiés de tous les Dufour. TII. DUFOUR. J. XXIX Saint-Quentin, 1er décembre 1864. Je ne vous écris plus de ma fenêtre, je vous écris du coin de mon feu. C'est toujours le même horizon, mais nu, dépouillé, triste et chargé le plus souvent de brumes épaisses. Plus de feuilles à nos arbres : quelques nids abandonnés témoignent seulement d'une saison plus heu¬ reuse et des plaisirs que l'automne a emportés. Où sont maintenant ces petits oiseaux et toutes ces jeunes familles qui égayaient et peuplaient notre jardin ? Ne les avez-vous pas vus passer? Vous ont-ils dit quel¬ que chose de-nous? Quel ramage chaque jour, quand la nuit venait! que de disputes au-dessus de nos têtes! « C'est ici ma place; non, c'est la mienne. Allez-vous-en; LETTRES A QUI NET. 215 non, je resterai. » Et des coups de bec, et des discussions, et des cris qui ne finissent pas. Des écoliers, je vous l'assure, ne Sont pas plus bruyants et plus indiscrets. Ces messieurs s'étaient emparés de nos arbres, de nos bancs, de nos allées ; nous n'étions plus maîtres chez nous. Et cependant, nous les regrettons aujourd'hui ! non seulement ils sont partis, mais ils ont emmené une année avec eux; cela fait penser à autre chose. Pauvres oiseaux passagers que nous sommes nous-mêmes ! que devenons- nous? nos années s'effeuillent et disparaissent, nos sou¬ venirs s'effacent, nous fuyons, à tire-d'ailes, vers des con¬ trées inconnues, immortelles. Mais quelles sont-elles? Y retrouve-t-on ses amitiés? y parle-t-on de la vie passée, de la patrie, de la liberté? y peut-on détester encore le despotisme? Pour moi, je suis simple comme ce berger de notre pays : on lui vantait le paradis : « Ah! j'espère bien que mon troupeau et mes chiens m'y suivront ! » répondit- il. A mes yeux aussi, l'immortalité n'est qu'un immortel souvenir; et vous, mes chers philosophes, qu'en pensez- vous? Ici, nous sommes dans les souvenirs et les tristesses d'un anniversaire. Il y a juste un an, nous perdions notre frère aîné, un homme excellent au fond, plein d'intelligence, d'action, d'entraînement, d'emportement, et qui, s'il a rencontré le bonheur, n'a jamais su l'arrêter et le questionner sur sa route. Il n'a pas vécu, il a dévoré sa vie. Il est parti plein de projets et de calculs, bâtissant, élevant, disposant des établissements et des usines. Après tout, n'est-ce pas la meilleure manière d'en finir 216 LETTRES A QU IN ET. avec le monde? On se croit sur la terre, ou y est, la trappe s'ouvre et c'est Dieu qui nous reçoit dans l'abîme. Votre sansonnet Boberlé nous plaît infiniment; il per¬ che chez nous, je puis le dire. Qu'il aille, qu'il vole, de la bibliothèque de M. Quinet à sa cheminée, de sa cheminée à sa table de travail, qu'il secoue sa plume : « Comment, monsieur, vous avez des amis à Saint-Quentin et vous ne pensez pas à eux? Suffit-il d'éclairer son pays, de re¬ faire l'histoire, d'être inflexible et doux à la fois? n'est- il pas bon de sacrifier aussi à l'amitié? Otez l'amitié, je ne veux plus l'histoire, je ne veux plus rien. » Voilà ce que Boberlé devrait dire; pour être oiseau, on n'est pas bête absolument. Vous me demandez des espérances? je vous en envoie à pleines mains, et je les prends dans cette fortune de la France, et dans ces milliards éventrés, gaspillés, mangés, volés, depuis dix ans. Le despotisme établit l'ordre; croyez-vous que cela se fasse pour rien? «Allons messieurs des étais généraux, régularisez-moi toutes ces choses et que cela finisse. » Un gouvernement fort, disait le car¬ dinal Dubois, c'est celui qui fait banqueroute quand il veut. Mille amitiés. TH. DUFOUIt. LETTRES A QUINET. 217 LXXX Saint-Quentin, 29 décembre 1861. Mes chers amis, je vous pardonne Bonaparte, comme je me le pardonne à moi-même. Bonaparte n'est pas le héros de l'âge mûr, il m'indigne, il m'humilie à cet âge ; c'est le héros de la jeunesse, de l'action, des contes de fées. Qui n'a eu le fétichisme du grand homme ou plutôt du grand capitaine ? Qui ne l'a admiré dans sa gloire, dans ses représailles au dehors, dans son infortune surtout? Nous le payons cher aujourd'hui. N'est-ce pas le cas de dire avec Beaumarchais : Ah! nia vieillesse, pardonne à ma jeunesse! Je lisais, il y a quelques jours, l'accueil qu'il avait fait (Bonaparte) au fils de madame de Staël. Ce jeune homme de dix-sept ans avait eu le courage d'a¬ border le triomphateur, il le suppliait de mettre un terme à l'exil de sa mère. Quelle ironie, quel langage de caporal dans la réponse du maître! quelle insolente grossièreté et quelle assurance dans sa fortune! Il faut que les femmes tricotent. Et lui, que n'a-t-il tricoté aussi? Que de hontes et de peines ne nous eût-il pas épar¬ gnées? Non, décidément, rien n'est plus bas, plus avilis¬ sant, plus bête avec génie, que cet homme-là. Eh bien, il est mort à présent, et madame de Staël est morte aussi : que reste-t-il de Napoléon? deux invasions, l'exemple d'un immense égoïsme et son successeur; et de madame de Staël? des aspirations généreuses, une intelligence vi- 13 218 LETTRES A QUINET. vifiante et l'amour de la liberté! L'œuvre du bourreau est finie, celle de la victime dure toujours ; la tombe de la femme est ouverte, elle parle; celle de l'Empereur est fermée à jamais. Ce n'est pas moi qui chercherai dans ce sépulcre, dans cette poussière stérile, quelque chose qui nous fasse vivre; il n'y a là qu'un mort et qu'une épée. J'avais cent choses à vous dire, il m'en reste quatre- vingt-dix-neuf, vous le voyez; ce sera pour l'année pro¬ chaine. L'année prochaine! Ah! mes chers exilés, comment donc suspendre le cours de ces rapides années? Ne sont- ce pas nos meilleures amitiés qu'elles emportent? Adieu et pensez à nous. Nos compliments à Boberlé, je vois qu'il a touché de son aile la plume et le cœur de son excellent maître ; cela m'a valu quelques lignes charmantes dont je ne saurais trop remercier M. Quinet. J'en suis toujours à ma question : Que fait-il? A propos de Boberlé, nous avons ici un petit serin, dont je dois vous parler; ce n'est pas un rival, c'est un émule du fameux sansonnet. Il chante peu et vit presque tou¬ jours enfermé dans sa cage; mais sa cage est verte, propre, bien fournie, et, chaque matin, je partage mon déjeuner avec le charmant compagnon. Un jour de cet automne, par une belle matinée, on suspend la cage sous les feuilles de nos lilas; la porte, sans qu'on s'en aperçoive, reste ouverte, l'oiseau part et nous voilà tous aux champs. On siffle, on cherche, on secoue les arbres, Marie se désespère, pas de serin ! les voisins n'en ont pas vu l'om¬ bre. On gronde la bonne ; mais que faire? Je remonte dans LETTRES A QUINET. 219 le jardin du haut, je m'assieds sur un banc, je déplie mon journal, et j'allais m'enfoncer dans l'Empire (qui est l'em¬ pereur, comme vous savez) lorsqu'un petit oiseau, venu du ciel sans doute, descend à mes côtés, vole autour de moi, sur moi, se laisse prendre et mettre en cage. C'était notre serin, mon commensal. Dites encore que je n'appri¬ voise pas les bêtes ? ne me voilà-t-il pas comme un saint de nos légendes? Aujourd'hui même, Auguste remet au chemin de fer une petite boîte affranchie à votre adresse. Ce sont nos vœux et nos amitiés que nous vous envoyons en pastilles. T1I. DUFOUR. LXXXI Saint-Quentin, 3 janvier 1862. J'allais vous remercier de cette lettre charmante que vous nous avez adressée la semaine dernière; mais, au moment où nous nous y attendions le moins, mardi 31 à une heure, madame Félix a été subitemente atteinte d'une paralysie de tout le côté gauche. Les secours ont été aussi prompts qu'énergiques. Nous avons passé deux jours dans les plus terribles angoisses ; enfin, aujourd'hui, nous respirons. Il restera sans doute une infirmité, grave, mais qu'est-ce qu'une infirmité, si pénible qu'elle soit, du mo¬ ment où l'image et la vie de cette femme excellente nous restent ! 220 LETTRES A QUINET. Quelles étrennes pour notre pauvre famille, après tant d'autres épreuves si douloureuses ! Je vous écrirai dans quelques jours, de bonnes nou¬ velles, je l'espère bien. Mille amitiés. TII. 1JUFOUR. L XXX II Saint-Quentin, 7 janvier 1862. Nous voilà tranquilles et rassurés enfin! La malade est paralysée du bras et de la jambe gauches, mais le cer¬ veau est complètement dégagé, et le médecin prétend qu'il n'y a plus rien à craindre dans ces régions-là. En tout cas, la vie une fois sauve, nous attendons les événements avec confiance. Tel est notre bulletin, telles sont nos espérances aujourd'hui. Les Dufour, époux, fils, frère, beau-frère ont été admirables d'activité, de courage, de dévouement : aimez-les davantage encore. Pour moi, qui ne suis bon à rien maintenant, qu'on ménage de toute manière et qu'on craint d'employer, je me suis tenu, pendant trois jours, dans une pièce voisine, atten¬ dant la fatale nouvelle, priant comme un prêtre de l'ami¬ tié. Je suis sorti de là brisé, rompu et les nerfs retour¬ nés, malgré ou peut-être à cause de la fermeté de mon âme. C'est là la vie, à mon âge. Je le sais, et je me pré¬ pare à tout dans l'avenir; un danger passé, j'en attends un autre. Quoi qu'il me soit réservé, je veux rester droit LETTRES A QUI NE T. 221 et debout, dans l'intérêt de ma dignité, dans l'intérêt sur¬ tout de mes amitiés et de mes souvenirs. J'ai déjà lu deux fois votre dernière lettre et je la reli¬ rai encore. Puissiez-vous me convaincre! Jusqu'ici, je n'ai rien résolu de ces immenses problèmes. J'espère sans rien définir et je tâche de faire ce que je dois, j'y « tends sans cesse », comme disait Montaigne. Il y a, dans ce principe du devoir, quelque chose qui rapproche de Dieu et qui fait comprendre Y éternel. Cela donne des forces et peut suffire. TH. DUFOUR. LXXXIII Saint-Quentin, 27 janvier 1862. Notre malade est entourée de soins, gardée à vue, épiée dans ses moindres mouvements; elle nous sourit de sa bonne figure, et d'une expression de reconnaissance qui semble dire : «Vous m'avez donné une seconde fois la vie. » Aussi la gaieté est-elle revenue à la maison, et, si le mieux continue, chacun bientôt aura repris ses habitudes. Il n'y a que mon pauvre Félix qui ne puisse se remettre; on le blâme de ce qu'on appelle ses faiblesses; moi,je l'admire en le plaignant. Si vous saviez ce qu'il y a de profondeur, de délicatesse, de touchants scrupules dans sa tendresse ! Lui, l'homme fort par excellence, le maître et le soutien de chacun, le voilà maintenant craintif et courbé comme un enfant. À peine s'il ose questionner le m LETTRES A QUI NET. médecin ; espérer même lui fait peur. C'est bien le meil¬ leur frère que je connaisse et c'est aussi le meilleur époux. On n'est rien à demi, voyez-vous, et le cœur se donne tout entier et à tout, à la fois. Avoir une amitié, c'est en avoir mille, au besoin. Saint-Quentin a pris part aux inquiétudes de mon excel¬ lent frère, notre famille et lui-même ont déjà tant souffert ! Lorsque quelqu'un me rencontre : « Comment vont M. et madame Félix? » me dit-on. En effet, aujourd'hui, c'est Félix surtout qui m'inquiète. Croyant sa femme infirme à tout jamais, dans son premier mouvement, il voulait quitter les affaires, abandonner toutes ses habitudes et se faire le gardien pêrm'anentAxi chevet de sa chère malade. La convalescence va si bien et si vite, qu'elle a dû ren¬ verser tous ces projets. Ah ! dites-moi, ces dangers et ces vilains jours passés, faudra-t-il encore en attendre d'au¬ tres? Trouverons-nous enfin la paix quelque part? La paix ! Je n'y compte plus, quand je vois toutes ces amitiés qui m'entourent, vieillir et blanchir aussi vite que moi, quand je pense à tant d'attachements qui sé sont brisés sous mes yeux, je sens bien que la vieillesse n'est pas une paix, mais une résignation. Toute sa force, toute sa di¬ gnité consiste à savoir prévoir et se résigner. Que le corps se courbe, j'y consens, mais l'âme du vieillard doit être plus raide, plus inflexible, plus fière et plus haute que jamais. N'est-ce pas le cas de rêver et de croire, comme l'Indien, à ces prairies bienheureuses qui ne finiront jamais? Un autre jour, je penserai à vous, je vous le dirai du moins et je reprendrai mon train et mes allures ordi- LETTRES A QUI NET. 223 naires. La politique et la liberté me manquent toujours. La vie publique a cela d'admirable encore, elle nous arrache aux douleurs privées et nous console en nous agrandissant. TII. DUFOUR. LXXXIV Saint-Quentin, 26 février 1862. Les nouvelles ne sont pas mauvaises; moi-même, l'in¬ firme, le vieux, comme dit votre petite amie, j'ai tra¬ versé l'hiver sans trop de soucis. Il est vrai que la neige, le froid, la pluie, le vent, toutes les variations de l'atmo¬ sphère me font aller et venir, monter, descendre comme l'aiguille du baromètre : je mets mon raglan, je l'ôte, je le remets, je l'ôte encore, je maudis cette nécessité que l'habitude nous a faite de nous couvrir et de nous décou¬ vrir sans cesse. Une chatte de vingt-deux ans que nous avons à la maison, se tire de l'hiver à bien meilleur mar¬ ché que moi, elle épaissit sa fourrure et tout est dit; la voilà propre à toutes les intempéries, sans rhume, sans grippe, sans tisanes, sans médecin qui lui tâte le pouls. Décidément, Rousseau a raison : « L'homme qui se civi¬ lise n'est qu'un animal dépravé. » Quant à madame Félix, que j'ai laissée bien loin, ce me semble, elle est aussi bien que possible : les progrès sont lents, mais ils sont réels. "Vers deux heures de l'après-midi, ses fidèles serviteurs sont admis à l'hon- 224 LETTRES A QIÏINET. neur du baise-main. On jase, on sourit, on soupire, on parle de Veytaux, on lit l'article de M. Laurent Pichat, on relit les lettres des Quinet, on s'attendrit : « Ah ! ne m'oubliez pas,, quand vous leur écrirez, me dit-on; vous savez que mon cœur n'a jamais été paralysé. » Il n'y a de paralysé encore que le pauvre mari ; pour peu que sa compagne, si chère, ait l'air de souffrir, ses inquiétudes aussitôt le reprennent, une mouche suffit à le faire trembler, et cependant nul homme en France, je vous l'affirme, ne porte plus bravement une épée que le petit colonel, si humble et si timide devant ses tendres¬ ses. Il respecte jusqu'aux préjugés, jusqu'aux supersti¬ tions de sa femme; le 13 et le vendredi sont devenus de grands jours parmi nous; on en plaisante, on en fait des gorges chaudes, mais on les chôme. C'est comme l'Em¬ pire, chacun s'en moque et chacun s'y soumet. A propos d'Empire, n'êtes-vous pas pleinement satis¬ faits? Quelle lettre que celle du maître, à son comte de Palikao! quel respect de ses propres institutions et quel profond législateur que cet homme-là! « Si vous conti¬ nuez, je vous enverrai une de mes bottes et c'est d'elle que vous aurez à prendre des ordres. » Charles XII, qui disait cela, n'est plus, mais sa botte existe toujours. La botte, voilà ce que nous méritons et toute la science du despotisme. Je sors du Sénat, tout édifié, je vous assure, et bien revenu de mes erreurs : oui, l'Empire n'est que le cou¬ ronnement de la Révolution, la liberté le couronnement du catholicisme, la noblesse le couronnement du peuple, et sans doute aussi, La Rochejacquelin,BiIlault, Troplong, LETTRES A QUINËT. 225 Jérôme, le couronnement de Napoléon III. Que de cou¬ ronnements, bon Dieu! Mais, dites-moi, sommes-nous en France, et dans quel siècle? Est-ce que le Scythe Babouc et Voltaire n'avaient pas mille fois raison de vouloir dé¬ truire Persépolis? Savez-vous pourquoi notre illustre et cher philosophe est un grand historien ? Précisément, parce que c'est un cœur d'homme tout palpitant. Le cœur, l'homme, la passion de la justice, voilà ce qui fait l'immortel écrivain, et le juge, qui plus est. Jupiter n'est pas toujours serein, quoi qu'on dise. Dans ma première lettre, nous reparlerons de la Ter¬ reur. LaTerreuresl l'arme des aristocraties, dites-vous? Elle est celle de toutes les minoritésqui dominent, quand les majorités sont au pouvoir, le bourreau peut s'en aller, elles n'en ont que faire ; les mœurs et l'opinion leur suf¬ fisent, les majorités ne saignent pas, elles étouffent au besoin comme les foules. Vous parlez, je crois, de mes lettres et de mes chefs- d'œuvre? Eh bien, voici l'histoire et la fin d'un de mes chefs-d'œuvre : L'édition s'en est mal vendue dans le temps de la liberté. Il m'en restait une centaine d'exem¬ plaires, et j'en allume chaque matin le feu de ma chambre. Je vous assure que les chefs-d'œuvre brûlent parfaite¬ ment, non pas avec honneur et par la main du bourreau, mais par la mienne. N'est-ce pas justice? C'est ainsi que le vieillard a terminé son dernier entretien. TII. DUFOUR. 13. 220 LETTRES A QUINET. LXXXV Saint-Quentin, 22 mars 1862. Moi, sévère ! à quel propos ? Et qu'est-ce qu'être sévère, sinon être ingrat? Est-ce parce que, depuis six ans, nous vivons de vos bienfaits (interminables, ceux-là), que je me suis donné un air de sévérité? Retirez ce mot, je vous prie : il me rendrait la grippe, il n'est pas vrai. Notre intérieur était assez triste, avant vous ; les souve¬ nirs accablants des précédentes années l'avaient rempli et noirci. Depuis Spa, tout est changé ; de nouveaux hôtes sont venus habiter, embellir notre demeure ; ils se mêlent à nos actions, à nos discours, à nos moindres pensées; je les rencontre à notre table, où ils s'assoient; dans notre jardin, où ils cueillent, avec nous,les premières violettes; au fond de ma cellule, où je les relis et les médite; à la glace de ma chambre, à celle de mon cabinet, et vous avez fait de notre maison un autre Veytaux. Il n'y manque que les montagnes et le fameux lac. Plaignez-vous, si vous l'osez, et trouvez moi sévère, à présent. J'en conviens, je ne souris pas toujours ; mes idées, mon cœur même ont leurs brumes et leurs nuages, très épais quelquefois. Il en est d'eux comme de l'horizon que j'ai de ma chambre : en certains jours, le soleil l'éclairé et l'anime, on le dirait plein de printemps et de fleurs; en d'autres, il se rembrunit et se charge de vapeurs, le voilà noyé et perdu. Pourquoi cela? Est-ce que je le sais? ma position est la même, l'âge et la politique ne m'ont rien LETTRES A QUINET. W apporté de nouveau. Décidément, celui qui fait la pluie et le beau temps dans les campagnes, les fait aussi dans mon esprit, ma philosophie n'y peut rien, un méridien en décide. Et pourtant, se régler, se posséder, se rassé¬ réner, ce devrait être la sagesse et le but constant de tous les efforts d'un vieillard ; le veillard ne rit plus, mais il doit sourire; le rire n'a que de la gaieté, mais, le sourire est bien mieux : il comprend à la fois la bienveillance, l'indulgence, la bonté et cette grâce de la mélancolie, que donnent l'expérience et les tristes défaites de la vie. Par donnez-moi donc les ennuis et les sévérités de mes let¬ tres, toutes belles et correctes qu'elfes sont ; mais sur¬ tout ne vous imposez plus de ces pénitences et de ces si¬ lences, qui nous reviennent et dont nous faisons tous les frais. Écrivez de longues, de petites, d'interminables épîtres, nous les recevons toujours avec joie; elles nous arrivent (Saint-François le disait très joliment) toutes chargées de parfums, comme une flotte des Indes. Ce que je fais, me demandez-vous? Bien peu de choses, rien; je m'occupe comme je peux, j'use le temps, qui m'use lui-même. Mes biens et mes revenus ne m'im¬ posent aucune gêne, tout cela m'arrive à jour fixe et petitement ; je tâche d'équilibrer, sans trop de souci, la recette et la dépense, de mettre ce qu'on appelle les deux bouts, je lire d'un côté, je tire de l'autre, et quelquefois c'est la queue du diable que je tire ainsi. Nul besoin d'intendant, dieu merci! n'ayant ni gens, ni maison, ni chevaux, ni voitures, ne m'inquiétant même pas du mé¬ nage, ma journée m'appartient tout entière et je n'ai jamais désiré plus. 228 LETTRES A QO INET. Vers sept heures et demie, j'ouvre les yeux définitive¬ ment, et, de mon lit, quand le ciel est beau, je promène mes regards au loin sur mon horizon : ces premiers rayons, cette lumière qui renaît, ces campagnes qui se colorent, ces cloches qui sonnent, ces petits moulins qui tournent, voilà le prélude de ma prière, car j'en fais une chaque matin. Je revois, un à un, tous ceux que j'aime ou que j'ai aimés, je leur dis un mot à l'oreille, et ce mot est bien tendre, je vous l'assure; eux, ils me font signe de leur côté, ils m'encouragent, ils essuyent quelquefois leurs yeux. C'est dans cette émotion, toute divine, que je recommence ma journée et ma vie. Quand Saint-Simon, l'économiste, s'éveillait, son valet de chambre, en appor¬ tant le pantalon et les bottes de l'illustre maître, était chargé de lui dire (comme à Darius) : « Monsieur, n'ou¬ bliez pas que vous avez.de grandes choses à taire. » Moi qui n'ai pas de valet de chambre heureusement, je me fais le mien et je me dis : Qu'est-ce donc que ces anniversaires des peuples, qui survivent à tant d'autres anniversaires et àtant de désastres privés? Com¬ ment ne pas s'attrister? Nous pleurons, nous, avec des larmes, les peuples pleurent avec du sang. L'un vaut l'autre. LETTRES A QU1NET. 241 Merci de votre bout de lettre, merci des belles et nobles paroles de l'illustre philosophe, du grand citoyen. TH. DUFOUR. J'entends d'ici, de mon second étage, Marie chanter l'Hymne de Garibaldi, en italien qu'elle comprend, s'il vous plaît. Cela lui arrive d'Italie même, par un ami de la famille. XC Saint-Quentin, 5 juillet 1862. Mes chers amis, je vous envoie ma sotte figure, il a bien fallu céder et me faire photographier. Que ne puis- je vous envoyer mon cœur! Celui-ci du moins n'a pas changé, il n'a pas vieilli, il n'est pas chauve et piteux comme ma tête ; il est plein de vous, et c'est lui qu'il faut voir sous ce dessin et sous ces pauvres apparences, que je vous adresse. On a fait un second portrait, debout, mais si mauvais et de si sombre humeur, que je renonce à vous l'offrir. Il n'est pas possible que je sois si laid et si dur; et il ne me manque, aux mains, que les clefs d'une prison pour avoir tout à fait l'air d'un geôlier. Ah! si c'était encore le geôlier de la liberté ! comme je lui ouvrirais toutes mes portes ! TII. DUFOUR. 14 m LETTRES A QUINET. XGI Saint-Quentin, 31 juillet 1862. Mes chers amis, deux mots seulement, mais je veux vous les écrire moi-même. Depuis le 6 juillet, j'ai souffert comme un malheureux, je souffre encore, moins doulou¬ reusement cependant : la fièvre a disparu.; quelquefois, dans les beaux jours, je descends prendre mes petits repas avec la famille, mes journées ne me sont pas mau¬ vaises, et mes nuits deviennent assez supportables; enfin le docteur affirme que tout s'achemine vers une solution pacifique et définitive. Dieu le veuille ! Ai-je bien fait de prendre, dans mes pauvres études, le côté sérieux de mes livres, le côté de l'homme, c'est-à- dire celui de la résignation, de la force, de l'abandon de toute chose. J'ai tâché de forger mon esprit, au lieu de le meubler, comme le voulait Montaigne. Il n'y a que cela, et l'amour de la liberté, et les fortes affections de l'âme, qui soient neuves et intactes chez moi. Du reste, pas un organe, dont je n'aie eu à me plaindre; j'ai combattu, et perdu toutes mes batailles; ma santé, ma fortune, mes opinions, j'ai souffert en tout et toujours.Triste existence que la mienne, et qui ne trouve de compensation que dans l'amitié et dans mes principes. Ma sérénité tient à cela. Mille choses du cœur. TII. DUFOUR. LETTRES A QUINET. 243 Que Boberlê ait repris sa liberté, je ne m'en étonne guères; mais ne pouvait-il donc la reprendre sans ingra¬ titude et sans oublier toutes vos tendresses! Où est-il à présent? Quel rêve pour lui, si les sansonnets se souviennent. XCII Saint-Quentin, 14 août 1862. Je ne vous écris aujourd'hui, d'une main mal assurée, qu'un misérable billet; mais j'espère bien, le mois pro¬ chain, vous écrire une lettre tout entière; le docteur me l'affirmait encore ce matin. Ce sera donc deux mois qu'aura duré ma maladie! Deux mois, sans penser, sans écrire, sans lire même, presque sans songer; car, pour songer, il faut un gîte et le calme qu'il procure. Or vous savez bien que, pendant cette longue et cruelle épreuve, je n'ai eu que le gîte du cœur et des amitiés ; tout le reste avait disparu. Quelles journées ! et quelles nuits! quelles nuits, je puis le dire, et quelles journées ! La douceur du lit m'est inconnue encore. Enfin, je vois approcher la convalescence! Ah! le déli¬ cieux jardin, quand les portes m'en seront ouvertes. C'est bien ce jardin-là que garde contre moi un inflexible dragon. Ne croyez pas pourtant, comme vous semblez le crain¬ dre, que je sois homme à me décourager ; l'expérience et le malheur m'ont rendu fort. Une indisposition pour¬ rait peut-être me faire fléchir, mais une maladie me re- 244 LETTRES A QUINET. lève et me donne du cœur; je me redresse, je saute sur mes armes, et je dis : « Combattons ! » La mort même se¬ rait pour moi une victoire. J'ai devant les yeux, à dix pas de ma fenêtre, un acacia magnifique, qui me cache tout l'horizon ; quand le vent s'engouffre dans cet épais feuillage, et tourmente en tous sens les branches de l'arbre immense, il se fait des jours, des éclaircies, qui me laissent percer au loin dans la cam¬ pagne. Ces illuminations subites, ces petits coins, pleins de calme et de soleil, me font oublier la tourmente, qui gronde si près de moi. Eh bien, chers amis, l'acacia, c'est moi-même, c'est ma vie si misérable, ce sont mes infir¬ mités, mes maladies, ma vieillesse; et les petits coins illuminés, ce. sont les paysages que je garde avec soin au fond de mon âme, et qui me feraient presque sourire aux plus tristes choses et mépriser tous les orages. J'attends ma santé, pour attaquer le dernier volume de M. Thiers. Mes frères n'en ont pas l'air content : « C'est de la vieille histoire, me disaient-ils hier, écrite à Sainte- Hélène et sous la dictée du héros. » Mille tendresses. TII. DUFOUR. XCI1I Saint-Quentin, 2 septembre 4862. Enfin, elle est arrivée, la maison, non pas sur des rou¬ lettes assurément, et sans quelques petites anicroches. Auguste a réparé tout cela, et la photographie nous paraît LETTRES A QUINET. 245 excellente. Vous avez un artiste meilleur que le nôtre. Depuis hier, nous ne sommes plus à Saint-Quentin, nous sommes penchés, tendus, sur cette petite carte, qui vient de nous arriver. Les clefs en main, j'ai fait les hon¬ neurs de l'habitation à toute la famille, et bien d'autres importuns vous sont réservés encore. « Ah ! c'est là que demeure M. Edgar Quinet? C'est là, dans cette solitude, austère et si fraîche à la fois, au milieu de son génie même, qu'il médite et écrit pour des temps meilleurs? Les lieux doivent l'inspirer, comme ils inspiraient lord Byron. N'est-ce pas au milieu des Alpes, et face à face de la Yungfrau, qu'il a composé son Manfred? » Voilà ce qu'on dit. Moi, je réponds : « Allez, promenez-vous, visi¬ tez ces bois de châtaigniers, parcourez cette propriété tout entière, descendez le sentier sablé, mais laissez-moi dans le salon. » C'est dans le salon, en effet, que je veux voir mes exilés, dans leur pensée, pour ainsi dire. J'entre, vous vous levez l'un et l'autre, nous nous embrassons, et je ne sais pourquoi, je sens mes yeux mouillés de larmes. Oui, le jour tant désiré viendra, chers amis ; je verrai, j'habiterai certainement cette charmante retraite ; ma vie, sans cela, serait incomplète. On va vous encadrer, et nous chercherons à vous donner la meilleure place, parmi les meilleures. Ma convalescence ne va pas trop mal. Je n'espère pas seulement, je suis sûr. Le voyage de Veytaux sera ma récompense. Vous tirerez, n'est-ce pas, quelques coups de canon pour moi ? L'amitié pourtant n'aime pas le bruit. Adieu ; je vous quitte, pour rentrer chez vous, et pho- 14. 246 LETTRES A QUINET. thographier dans mon cœur les moindres détails de votre délicieux dessin. A bientôt. TH. DDFODR. XCIV Saint-Quentin, 49 septembre 4802. Cette main si maigre, qui vous griffonne ces lignes tremblait encore la fièvre avant-hier ; oui, la fièvre, car elle m'en veut décidément, elle m'a poursuivi dans tous les temps, à tout âge : je l'avais, dit-on, au berceau, le berceau n'est plus, c'est ce qui dure le moins, et ce qu'on aime le plus; 011 y a toujours été heureux, on l'embellit de mille visions ; il disparaît pourtant sans qu'on s'en inquiète beaucoup; on le cache dans un coin du grenier, on l'y range, la maman dit : « Nous le retrouverons toujours là. » Pas du tout, les années arrivent, elles passent à tire- d'ailes, d'autres encore après les premières; la maman elle-même,où est-elle? Les enfants sont devenus des vieil¬ lards; que reste-t-il de tous ces débris de leur jeune âge ? On monte au grenier, on cherche, on trouve une tombe, cet autre berceau de l'éternelle vie. C'est un peu noir, tout cela; mais n'est-ce pas vrai, chers amis? En d'autres termes, j'étais entré en convalescence, je reprenais mes forces, tout le monde souriait, espérait; je les voyais si contents! Je l'étais moi-même. Tout à coup, voilà que, sans penser à mal, au sortir, croyons-nous, d'un grand bain, la fièvre me saisit à la 'gorge, elle me LETTRES A QUINET. 247 tient six jours au lit, m'y rend toutes mes douleurs et tous mes chirurgieus; je perds le sommeil, je perds l'appétit, la lecture d'un journal ne m'est plus supportable. Ah! que d'ennuis depuis bientôt trois mois! Comment écrire encore tout cela à Veytaux? Laissons-les donc jouir un peu de ces derniers beaux jours de septembre, de ce beau lac qu'ils ont sous les yeux, de ces ombres silencieuses qui les couvrent; chères retraites, quand vous verrai-je moi-même? Vous êtes là devant moi, et depuis que l'hypo¬ crite est partie, je ne puis me lasser de vous parcourir en tous sens. Cette hypocrite, cette odieuse fièvre, ce doit être une Bonaparte ; n'a-t-elle pas les insolentes allures du despotisme, le plus matériel et le plus brutal ? Elle dispose de ma liberté, de ma santé, de ma fortune ; elle me fait des notes d'apothicaire, qui s'ajoutent à d'autres notes, et je dois sourire à toutes ces choses ! Sourions pourtant, et souriez avec moi, mes chers exilés, car je vais mieux. Enfin je pourrai donc vous parler politique; quelque triste qu'il soit, le sujet est moins triste que moi. Mille affections de nous tous. TH. DU FOUR. xcv Saint-Quentin, 1er oc.tobre 1862. Parlons de moi (vous l'exigez), pour n'en plus parler davantage. Savez-vous ce que je trouve, non de plus dou- 24.8 LETTRES A QUINET. loureux dans les maladies, mais de plus fastidieux, c'est que, sans le vouloir, le malade est sans cesse obligé de s'occuper de lui, il intervient en toute chose; ses senti¬ ments les plus intimes, ses amitiés, ses rêveries, s'il en a, sont pleines de lui et de ses misères. Ah ! pardonnez- moi tous ces ennuis! Depuis ma dernière rechute, la fièvre n'a pas reparu, les journées se passent assez vite, il n'y a que les nuits qui me semblent encore longues et pénibles; là-dessus, ma convalescence n'a rien gagné. Mais, à vrai dire, qu'est-ce qu'une convalescence? est-ce la santé? est-ce la maladie? c'est une alternative et un ballottage continuels de l'un à l'autre ; aujourd'hui, on va bien, et mal, demain. Prenons-en notre parti. Voilà bientôt trois mois que le trouble est entré chez nous et dans toutes mes habitudes : plus de lectures (j'ai même congédié mon lecteur), plus de douces méditations, plus de lettres, mon seul plaisir ! Et, l'hiver, comment le pas- serai-je? Les feuilles jaunissent et tombent, mon acacia s'éclaircit tous les jours, les hirondelles sont parties depuis longtemps, nos fauvettes ont disparu, comme le malheureux Boberlé. Que me restera-t-il? Vos lettres, mes chers exilés, les excursions que vous faites à Bàle, 1 à Zurich, les amis que vous rencontrez et dont je presse aussi la main; car je suis des vôtres en tout, et vous n'avez pas d'émotion, pas de rencontre, dont je ne prenne aussitôt ma part. Vous nous parlez de madame Charras? à qui le dites-vous? Ces dames, qui l'ont connue en Suisse, l'admirent et l'aiment aussi bien que vous. Le soir, au coin du feu déjà, que de fois ne revient-on pas à ces charmants souvenirs ! LETTRES A QUINET. 249 C'est avec le passé, c'est avec les fleurs et le bouquet, qu'on en tire, que le présent paraît moins lourd. On dit : « Nous nous retrouverons; » on le dit, mais se retrouve- t-on, comme on l'espérait? Les années, les chagrins, les maladies sont venus et la jeunesse s'est enfuie ; on a des plaisirs encore et ce ne sont plus les mêmes, tout change, quoi qu'on fasse : On ne repasse pas deux fois le même ruisseau, dit saint Bazile. Ne me parlez pas de l'Italie, et de ce qui s'y fait. J'ai le cœur aussi triste, aussi indigné que le vôtre. Savez- vous à qui je m'en prends? Au despote qui nous gou¬ verne, à cette politique inepte, insidieuse, dont nous sommes les témoins depuis dix ans. Et pourquoi insi¬ dieuse? Parce qu'elle est inepte et lâche précisément, parce qu'elle veut ménager tous les partis, en les trom¬ pant tous. Telle est la bascule et la haute visée du second empire. « C'est un homme profond, » disent les admi¬ rateurs. On disait de Louis-Philippe : « C'est le Napo¬ léon de la paix. » La duchesse de Berry était louche: C'est l'égarement du génie, » s'écriait un poète de cour. Les discours des rois ont toujours été les rois des discours; c'est bien mon avis, ici comme en Perse, ici comme partout. J'ai lu votre lettre du 22 juin, et je me suis trouvé si beau, que je ne me suis pas reconnu ; non, ce n'est pas là mon portrait. Il n'y a que le cœur et les intentions qui valent quelque chose ; le reste est une interprétation. Quel photographe et quel artiste vous êtes ! Si vous descendez souvent le petit chemin sablé, le long des vignes, est-ce que vous n'y rencontrez pas, dans quel- t» "250 LETTRES A QUI NET. que coin, un homme assis, les yeux tournés du côté de la maison, et cherchant, à travers ses rêves, ces deux amis qui lui font signe, des fenêtres? Cet homme, c'est moi. C'est là que je me promène la plupart du temps et que j'aime à converser avec vous, dès que ma maudite santé me le permet. Ah! quand la retrouverai-je tout entière pour répondre à la grande question que vous m'adressez, cher monsieur Quinet : Quelles causes ont empêché les Français d'être libres ? question de politique, d'insti¬ tutions, d'habitudes, d'idées même, question de nature, surtout. Mille choses de toute la colonie. TII. DUFOUR. XCVI Saint-Quentin, 29 octobre 1802. Si l'amour seul peut nous rappeler du tombeau, que voulez-vous que je devienne? L'amour a guéri votre ami Francisco Bilbao; mais, moi, qui l'ai fort négligé dans mon temps, et qui ne le salue même plus aujour¬ d'hui, où faut-il que je me fasse traiter? L'amour est médecin, je le sais, mais il l'est exclusivement de la jeunesse. Aussi, mes excellents frères, inquiets de la lon¬ gueur de ma maladie (quatre mois bientôt), inquiets de mes fièvres, de mes incessantes rechutes, ont-ils été cher¬ cher à Paris, non pas l'amour (il ne serait pas venu), ils ont été chercher une célébrité spéciale, un chirurgien LETTRES A QUI NET. 251 des plus habiles. (Ah ! que j'aimerais mieux vous parler de l'Italie, de son héros, du Mexique, de la fameuse bro¬ chure, que je ne sais où prendre ! ) Mes frères tremblaient, hésitaient, eux qui connaissent ma susceptibilité nerveuse et ma nature si délicate; mais moi, fièrement : « Faites ! » ai-je répondu; et je me suis livré au bourreau. J'aurais pu dire comme Polyeucte : Je suis chrétien. Après deux jours d'une fièvre de 140 pulsations, le calme est revenu. Me voici donc, à l'heure qu'il est, à peu près triomphant des chevalets et de la torture. Si je ne suis pas au port, j'en découvre, assez près, les tours, les clochers, les jetées; je vois les navires entrer et sortir, et j'attends mon tour avec confiance du milieu de la rade. Mon vais¬ seau est bien vieux, il a reçu bien des coups de mer. Mais il s'appelle l'Espérance, et sa quille et son axe, dit-on, sont comme neufs. Je vivrai, pour me servir du mot de Garibaldi. Vivra-t-il, en effet? Nous sommes ici dans l'anxiété; n'est-ce pas en ce moment que son sort se décide? S'il succombe, qui l'aura tué ? Le tueur du 2 dé¬ cembre. Parlez-nous de tout ce qui vous traverse le cerveau. La Fontaine disait : Il faut de tout aux entreliens, et La Fontaine disait bien. Il n'y a que l'uniformité qui fatigue. Ne l'oubliez pas : politique, histoire, morale, chapeaux, je puis tout comprendre, et surtout l'amitié. A bientôt, si j'arrive au port. Adieu ; mes chers exilés, je vous embrasse, comme si, déjà, j'étais au port. TH. DUFOUR. LETTRES A QUI NET. XCVII Saint-Quentin, 12 novembre 1862. Ma bibliothèque est rouverte, j'ai repris Corneille, non pas un poète, un héros véritablement, et cela me vaut mieux que tous les quinquinas du monde. Que l'illustre et cher docteur de Veytaux le sache, ses conseils, ses prescriptions médicales avaient été essayés, vieux vins de Bordeaux, vins dorés des Espagnes tout avait échoué et m'avait nui même. Les nerfs me portent quel¬ quefois je ne sais où, je n'en retombe, après, que plus bas. Ne me voilà-t-il pas comme Corneille, dont je parlais tout à l'heure? Je n'ai pas fait le Cid, mais j'aurais pu faire Y Attila. Auguste, sa femme et sa fille que ma longue et doulou¬ reuse maladie ont privés, cet automne, d'un voyage au Tréport, doivent aller passer un mois, celui de décembre, à Paris ; ils emmènent tout leur monde. Une fois installés là- bas, j'irai les rejoindre; j'ai à visiter mon grand docteur de Paris. Charmante perspective! Tout cela me tiendra huit jours à peine. Je vous écrirai de la capitale, je vous donnerai des nouvelles de l'em¬ pereur, et, si vous me demandez quelles causes ont em¬ pêché les Français d'être libres, je vous répondrai : la première est dans leur nature; la nature des Français n'est .pas de réformer, mais de détruire; c'est un peuple révo¬ lutionnaire par essence. Voyez avec quelle ardeur il élève subitement des barricades ; ses rois l'impatientent, il les LETTRES A QOINET. 253 chasse. En est-il mieux le lendemain? Non, il en est plus mal. Il fait à la hâte, après le triomphe, un paquet de toutes ses libertés, et les remet au premier charlatan venu, comme on remet son linge à la blanchisseuse; il ne garde pour lui ni un droit, ni une chemise; nus comme un ver, voilà ce que nous sommes, après tant de bruit et de prouesses. Que nous faut-il donc? Des institutions, des habitudes, l'économie, plus encore que l'amour de la li¬ berté. Nous savons admirablement briser un joug qui nous gène ; mais nous ne savons nullement nous atteler au char qu'il faut conduire jusqu'à la Ferme et qui porte toutes nos provisions. Ah ! le grand peuple, quand il n'écoute que son enthousiasme! Ah! le pauvre et misérable peuple, quand il n'écoute que ses besoins de repos et ses décou¬ ragements! La France, disons-le, n'a jamais été en répu¬ blique; elle a été et elle est encore en Révolution. Aucun de ses gouvernements, depuis quatre-vingts ans, n'a été fondé sur ses idées et sur ses mœurs ; tous l'ont été par accident, par réaction. Ce sont les circonstances et les événements qui ont régné, et les passions par conséquent, qui sont loin des mœurs. Vous accusez César, et vous avez raison ; mais accusez d'abord cet indigne peuple romain, car c'est lui qui a fait César. Cent ans plus tôt, César n'eût pas franchi le Rubicon ; la majesté romaine l'eût arrêté sur la rive. On n'asservit que ceux qu'on méprise, et, comme on l'a dit justement, le monde était fait pour son maître. Aussi le 2 décembre est-il pour moi plus qu'une odieuse trahison, c'est une flétrissure ; j'abhorre le par¬ jure, et je rougis du peuple qui l'a souffert. Maintenant, cher monsieur Quinet, 11e m'ordonnez plus de quinquina, 15 254 LETTRES A QUINET. mes forces et ma santé, et l'amour de la liberté me sont revenus, plus vifs que jamais, vous le voyez. Mille bonnes choses de nous quatre, et des autres aussi, si dignes de votre affection. TII. DUFOUR. Oui, nous sommes à la veille d'une décision. A la veille ! Pesez bien ce mot, je vous prie. Le lendemain tout est fini, on n'a plus qu'à marcher devant soi, qu'à agir. On fauche, on couvre tout de sa soutane rouge; mais, la veille, quand l'inquiétude vous retient, que l'espérance vous pousse, quand le choix et la liberté demeurent, quand faire et ne pas faire sont également dangereux, comment ne pas hésiter et ne pas souffrir? Ah! que les pauvres mères sont à plaindre, et la terrible chose pour elles que le mariage de leur enfant ! On sourit et l'on pleure ; on a le passé derrière soi, tout vivant encore, avec ses souvenirs, ses grâces, ses plaisirs et ses peines; mais l'avenir, quel sera- t-il? Cette enfant chérie sera-t-elle heureuse? Qu'elle le soit même, elle ne le sera plus avec nous. L'amour maternel n'est qu'un sacrifice incessant. La voilà cette pauvre femme, elle a élevé sa fille unique, elle a vécu de sa vie bien plus que de la sienne propre, et le devoir exige qu'elle s'en sépare à jamais! Un jour, c'était hier, dans un coin retiré, oublié de la maison, elle retrouve le berceau de son enfant, avec quelques joujoux de ses premières années, elle se met à fondre en larmes : « Non, dit-elle, je ne la marierai pas ; comment pourrai-je me passer d'elle, elle de moi? » Tenez, j'ai souffert toute ma vie, dans mes goûts, dans mes intérêts, dans la liberté, et LETTRES A QDINET. 255 cependant quand je vois ces choses, quand j'y songe seule¬ ment, il me prend presque envie de pleurer aussi. Vous nous comprendrez, n'est-ce pas? La liberté tombe mais elle se relève, elle est indispensable à l'humanité, à la vie d'un peuple, elle passe de main en main, d'âme en âme comme un flambeau, tantôt plus haut, tantôt plus bas ; mais une fille, une amitié, quand elle est partie que reste- t-il? où la retrouve-t-on? Ah ! que nous ne sommes rien I disait Bossuet. Telles sont les angoisses de notre intérieur, à présent; faites-nous entendre quelque bon cri, qui nous ranime, montrez-nous la France. Il n'y a que cette mère-là qui puisse consoler toutes les autres mères. TII. DU FOUR. XCVIII Paris, 48 décembre 4862. Mes chers exilés, je ne vous écris plus de ma chambre; en la quittant pour venir ici, j'y ai laissé vos chères images et vos portraits, qui la remplissent. Nous sommes in¬ stallés rue d'Isly, dans un bel appartement ; la rue est assez calme et je n'entends Paris bruire et s'écouler comme un torrent, qu'à une distance respectable. Nos' bonnes et nos pénates nous ont accompagnés et, si j'avais un peu plus de soleil et de lumière, je me croirais encore à Saint-Quentin. Mais cette Seine, que vous aimez tant, ne sourit point en hiver, elle se couvre de vapeurs et d'ombres, on ne la 256 LETTRES A QUINET. voit qu'avec une bougie. Quelle différence avec le prin¬ temps! On assure qu'il reviendra et qu'il m'apportera une guérison complète. Dieu le veuille ! La Seine m'a toujours plu, toute capricieuse qu'elle est, et peut-être parce qu'elle est capricieuse; c'est la rivière de ma jeu¬ nesse et quelque peu de mon âge mûr. Que de prome¬ nades n'ai-je pas faites sur ses rives, depuis Paris jusqu'au Havre? Que de souvenirs ne m'a-t-elle pas laissés? Au¬ jourd'hui, que me voici vieux et malade, j'ai bien peur, comme tant d'autres, qu'elle ne se détourne de moi et qu'elle ne dise : « Il a eu son temps, finissons-en avec lui. » Femmes et rivières, c'est ce qui m'attend. A mon arrivée ici, je me suis mis entre les mains du bourreau. J'ai eu la fièvre (fièvre de cheval) pendant six jours. Après la maladie, sont venus les remèdes, des poudres, des paquets enchantés, rien ne m'a réussi et j'ai été malade de ma guérison. Faible à l'extrême, je ne bouge guère de ma cellule; heureusement je m'y plais. Point de courses, elles me sont impossibles; point de spectacles, je n'en verrai pas un, je ne verrai même point Vempereur. Les voitures, les escaliers me sont défendus ; on me fait quelques visites, mais je ne les rends pas. C'est ainsi que je dois passer le temps jusqu'à la fin du mois, époque où nous reprendrons la route du village. J'ai écrit hier à Versailles pour la chère photographie de M. Quinet. Au¬ guste a trouvé un plan de Paris de 1845 que vous deman¬ dez; on le colle sur toile. Cette date et ces années que vous chérissez, ce sont aussi les miennes. Je vous connais¬ sais déjà, cher monsieur Quinet! Qui m'aurait dit qu'un jour, ce grand esprit, cet homme illustre se dirait mon LETTRES A QUINET. 257 ami! Qu'il le soit toujours! Je n'avais que cinq pieds trois pouces avant de le connaître; j'ai six pieds maintenant. Yoilà les miracles de la liberté, et comment les âmes des petits s'allument à celle des grands. Nos dames, toujours en course, et mon frère, qui est là, vous font leurs meilleures amitiés. TH. DUFOUK. XCIX Paris, 2 janvier 1863. Mes chers amis, prenez patience ; vous aurez vos deux plans : l'ancien de 1845 a donné beaucoup de mal à mon frère, car c'est lui qui court et qui fait tout; moi, je ne fais que l'aider de loin et du geste. Je partirai d'ici, comme je suis arrivé, malade, et Gros-Jean, comme devant. Je n'ai vu presque personne. Pendant que les autres trottent et font mille affaires, je reste enfermé, confiné, dans ma chambre; je m'y plais cependant, l'Imitation l'a dit en latin : cella continuata dulciscit. En effet, l'habitude est tout; elle est le bonheur même. On croit que je suis emmuré ; pas du tout, je brise ma clôture et mes vitres, et je me jette à travers ces champs immenses de la vie passée et des souvenirs. Toutes les merveilles de Paris ne valent pas cela. On fait au bois de Boulogne des cascades, des lacs, un fleuve, un pays entier ; Vincennes, assure-t-on, en a tout autant, la ville de Paris sait ce que cela coûte. Pour moi, sans 258 LETTRES A QUINET. dépenser un sou, sans grever mon budget, je crée, je dé¬ molis, j'édilie, je perce des avenues, je me fais architecte par le cœur et par la mémoire. N'est-ce pas la meilleure manière? J'ai beau retourner mes décombres et mes matériaux, je vous retrouve dans toutes mes poussières. Le photographe n'en finit pas ; je ne voudrais pas quit¬ ter Paris, sans emmener M. Quinet avec moi. Quel meil¬ leur moyen de charmer les ennuis de la route ? A peine ai-je vu Jules Simon ; ses cinq étages me tuent, il m'est défendu de les monter. Toutes mes amitiés sont au ciel et voilà pourquoi je ne visite personne. Hier, j'ai payé mon docteur. Il m'a achevé. Quel prix! et quel remède contre la maladie ! Ah! Molière, Molière! Adieu, mes chers exilés; une fois de retour à Saint- Quentin, je reprendrai ma correspondance ordinaire, comptez-y. TII. DTTFODR. Goudchaux est mort ; on n'en a rien su dans Paris ; il a été enterré comme un pauvre. G Paris, 8 janvier 1803. Mes chers exilés, j'ai le beau porIrait, j'ai vos deux lettres du 29 décembre, et j'en suis tout attendri ; mais comment vous voir, comment vous lire au milieu de tout le bruit de cette immense cohue d'une capitale? Je ne se- LETTRES A QUI NET. 259 rai avec vous, comme j'aime à y être, qu'à Saint-Quentin même. Que voulez-vous! c'est ainsi que je suis fait; pro¬ vincial et solitaire dans toute la force du terme. Mon cœur ne vole point comme les papillons ; il aime l'ombre, le silence, la méditation, la possession de soi-même. Je ne vous répondrai donc, à l'un et l'autre, que vers la fin du mois. Le 17 ou le 18, nous nous mettons en route. Pour moi, j'ai hâte de partir : Paris me fatigue et l'Em¬ pire encore plus ; ce n'était pas l'Empire et le despotisme qui habitaient. Paris à l'âge, déjà si loin, de ma jeunesse. On a fait ici une ville de marbre, mais je préférais cent fois ma ville de briques, et cette liberté, et ces espé¬ rances, qu'on rencontrait à tous les coins de rue. M. D*** est un jeune homme charmant ; il est venu tout exprès de Versailles m'apporter sa première épreuve; nous avons parlé de vous, de Veytaux, du séjour heureux qu'il y fait tous les ans. Que j'envie son sort! Hier, je me suis rendu moi-même à Versailles pour le remercier et lui serrer la main. Malheureusement, comme je quittais le débarcadère, les suffocations m'ont pris et j'ai dû rester là. Auguste, qui m'accompagne toujours, a fait ma commission. J'ai lu, avec le plus vif intérêt, les considérations sur l'Expédition du Mexique. Je ne crois pas l'homme d'une si haute visée et d'une si vaste ambition; c'est une folie, une imbécillité, une oc¬ cupation pour l'armée, et c'est bien assez; M. Quinet lui prête son génie. Le premier empereur rêvait un em¬ pire d'Occident, qu'il voulait régir lui-même. Comment Vautre, régirait-il le Mexique et les deux Amériques? 260 LETTRES A QUINET. Le despotisme n'a pas de substitut, on n'asservit point un peuple par procuration; où le despote n'est, pas, le despotisme expire. Cette expédition n'est qu'une extrava¬ gance et qu'une ruine, comme le pouvoir absolu sait les faire. Décidément, ma.petite amie se marie; elle est fiancée, et la consécration définitive aura lieu le mois prochain. Que n'êtes-vous là, tous les deux,pour la bénir ! La pauvre mère perd la tête : que de choses à faire, que de con¬ seils à donner! Et quelle tristesse! Se séparer de sa fille unique, ne plus s'occuper, chaque jour de son bonheur et de sa vie, est-ce que cela est possible? Ah ! pauvres femmes, pauvres mères, votre amour n'est qu'un sacri¬ fice! Souffrir, toujours souffrir, voilà le grand trait, le trait cruel de toute votre destinée! Sera-t-elle heureuse ? Nous l'espérons, nous avons toutes les garanties humaines. Que nous manque-t-il donc? Rien. Nous sommes au comble de nos vœux, au delà même de nos calculs et de nos espérances, et pour¬ tant nous souffrons ; nous gémissons sur cette inévitable séparation ; nous voudrions encore en être aux premiers jours de l'enfance, à tous les soucis qu'elle donne, à ces tendres épanchements de la petite fille. Il y a toujours en nous, quoi qu'il arrive, quelque chose qui n'est pas salis- fait, le bonheur lui-même a ses tristesses : il s'é¬ coule. Adieu. Priez pour nous. TH. DUFOUR. I LETTRES A QUINET. 261 Yos deux plans de Paris sont partis, bien recomman¬ dés; vous devez les posséder à l'heure qu'il est. Marquis a voulu y joindre sa boîte de chocolat ! CI Saint-Quentin, 1er février 1863. Cher monsieur Quinet. Je viens de relire votre lettre du 29 décembre pour la quatrième ou la cinquième fois, j'en ai pesé les moindres expressions : que de bonté, que d'indulgence, que d'affec¬ tion dans cette excellente lettre! C'est moi qui devrais vous consoler, et c'est vous qui me consolez. Cette grande voix, qui me vient de l'exil et de l'infortune a des reten¬ tissements qui me vont au cœur et qui me soulèvent. Quelle qu'ait été ma maladie, si longue et si douloureuse, soyez sûr que votre amitié est plus forte encore. L'âme est heureuse là où elle aime ; je ne l'ai jamais mieux compris. Oui, j'ai souffert, cruellement souffert cette année, et c'est à peine si j'en suis quitte à l'heure qu'il est; mon dernier voyage à Paris ne m'a pas entièrement réussi, j'ai payé cher mon médecin, sans le maudire pourlant; heureusement, l'homme n'a point faibli dans ces dures épreuves; je suis resté debout, j'ai su me rési¬ gner, m'attendre à tout, me priver de tout, même de mes petites études et de ma chère correspondance avec Vey- taux. Que m'est-il resté, en effet, pendant ces six mois •de souffrance? Ma pensée quelquefois et ma volonté. 15. 262 LETTRES A QUINET. «0 Épictète, je pouvais te faire libre, et tu es esclave ; mais je t'ai donné le pouvoir de penser et de vouloir, et tu ne dépends de personne. » Épictète répond : « Je suis con¬ tent, et je remercie les dieux. » Comment ne les remercierais-je pas, moi qui 11e suis pas esclave, moi si heureux, si entouré, si aimé au milieu de mes peines? Épictète ne s'attendait guère, avouons-le, au profit que j'ai tiré de sa vertu. Voilà pourtant à quoi servent les grandes âmes : 011 croit qu'elles n'ont qu'un temps, et elles vivent et se perpétuent à travers les siècles, elles font la force et le salut des plus humbles. Sérieu¬ sement, et toute citation de côté, savez-vous, cher mon¬ sieur Quinet, ce qui me préoccupait souvent dans Yexil de ma santé, c'était votre propre exil et vos souffrances solitaires ; je me disais : « Soyons digne de lui, soyons digne de ce noble caractère et de cette amitié qui me rend si fier. » Dites-moi, faut-il que l'amitié soit présente et qu'elle habite les mêmes lieux que vous, pour être l'amitié? Ce que j'admire en elle, au contraire, c'est sa distance, pour ainsi dire; elle vit de loin, elle vit toujours, elle vit au delà du monde et de la vie; n'est-ce pas par là qu'elle est immortelle ? Certainement, je suis votre ami, car je souffre non seulement de vos peines, mais de toutes celles encore que ma tête et mes indignations y ajoutent; vous mé croyez à Saint-Quentin, à Paris, sur les grandes routes, dans1 les apprêts d'un mariage et je suis à vos côtés, je m'entre¬ tiens avec vous, je gémis avec vous, j'espère avec vous. Espérer, quoi donc? que le despote et le despotisme pas- LETTRES A QUINET. 263 seront. Ah ! sans doute, ils passeront; mais la France elle même et ses mœurs, si lâches, quand passeront-elles à leur tour ? Ne sont-ce pas les peuples qui font ou leur ser¬ vitude ou leur liberté? Qu'eût importé le génie de César ou l'habileté d'Auguste à la mâle vertu des premiers Romains ? Je le sais, l'avenir, quoi qu'il arrive, est à nous, et c'est aussi dans l'avenir que je cherche mes consolations, c'est en lui que je pense, que j'aime mon pays, que je le relève à mes propres yeux. Il n'y a de possible, à présent, que des despotismes éphémères ; le pouvoir absolu n'est plus un régime, c'est un accident; ajoutez à ce pouvoir tout ce que la gloire et l'ambition peuvent lui donner de force, son action n'en sera pas moins caduque et frappée de mort. Qu'est-ce que le premier Bonaparte aujourd'hui? qu'ont duré les inébranlables fondements et les mer¬ veilles de l'Empire? Une quinzaine d'années! n'est-ce pas à faire pitié, dans l'histoire? Que Washington s'y entendait mieux : en fondant la liberté, il a fondé un peuple, et, si ce peuple devait jamais se dissoudre et périr, l'exemple de ce grand homme serait encore la leçon du monde. Washington ne croyait travailler que pour l'Amérique, et sa sagesse travaillait, à son insu, pour l'humanité. Reposez-vous-en donc sur l'avenir, cher monsieur Quinet, faites vos œuvres à la splendide clarté de son soleil; qui sait si ce soleil ne nous luira pas demain. Un jour, votre exil et nos temps de proscription dis¬ paraîtront comme un point, mais vos travaux survivront, et l'on dira de vous : « C'était un homme antique, il 264 LETTRES A QUINET. n'a jamais désespéré de ses principes et de la vérité. » « Peut-être y a-t-il des temps, nie dites-vous, où une nation ne vit plus moralement que dans un très petit nombre d'âmes. » Que la France vive dans la vôtre et nous sommes sauvés. Ma petite amie se prépare peu à peu pour le grand jour. C'est le 11 février. Le jeune homme est très bien. Il vous connaît, vous respecte, et vous aime. Ces joies in¬ times sont mêlées d'intimes tristesses ; nous cachons celles-ci, nous nous les cachons à nous-mêmes. Qu'ils soient heureux ! même à nos dépens, tels sont nos vœux. Est-ce que les mères ne sont pas faites tout exprès pour le sacrifice? Elles élèvent leurs enfants dans la douleur et dans les transes; elles les voient grandir, se perfectionner, s'épanouir... Après quoi, la pauvre mère n'a plus qu'à se retirer. C'est dans les larmes à présent qu'il faut trouver son bonheur, seule perle qui nous reste. Adieu, mes chers exilés; nous vous embrassons tous. TIT. DUFOUR. Cil Saint-Quentin, 7 février, à quatre heures. Ce n'est pas en mon nom que je vous écris ces lignes, c'est au nom d'une famille tout entière, émue, attendrie jusqu'aux larmes. Votre bouquet et vos cartes, la carte de M. Quinet, nous arrivent à l'instant même et voici dans quelles circonstances : le fiancé descendait de voi- LETTRES A QUINET. 265 ture, avec sa corbeille de noce; ces cadeaux sont char¬ mants de richesse élégante et de goût; ce sont des col¬ liers, un bracelet d'un travail exquis, des dentelles, des cachemires, des objets de parure, qui feraient sourire les plus difficiles, des diamants magnifiques; collier et petite croix de diamant, boucles d'oreilles égalementen diamant. C'était trop pour une enfant qui n'a jamais rien eu de pareil. La famille était assemblée dans le salon; ma¬ dame Félix s'y était transportée, appuyée sur les bras de son fils et d'Auguste; on se passait tous les objets, les uns après les autres, on les admirait, on voulait les revoir encore. Tout à coup le facteur remet une petite boîte à mon adresse : d'où vient-elle? Qu'est-ce que cela veut dire ? On l'ouvre, et nous en tirons un bouquet délicieux, pour ma petite amie, et les deux noms de nos chers exilés. Ma foi, je n'ai pu me dominer, ni les autres plus que moi ; les diamants m'avaient étonné, mais ce bouquet, ces cartes, ce souvenir, ces vœux, dans un pareil mo¬ ment, m'ont ému profondément, et j'ai pleuré comme un enfant. Quel diamant que le cœur ! Nous n'étions plus dans le salon; alors, nous nous sommes transportés d'un clin d'œil h Veytaux, nous vous avons remerciés, nous vous avons embrassés. Marie a pris les deux noms et les a mis sous sa médaille et sous, son alliance. « Et maintenant, dit-elle, j'espère être heu¬ reuse : les exilés me porteront bonheur, et leur souvenir, dans un tel jour, ne me quittera jamais. » C'est avec vous, ainsi, et sous la tutelle de votre amitié, que la pauvre enfant se séparera de nous. C'est-là, pour nous, 266 LETTRES A QUI.NET. une consolation et une garantie. Oui, protégez-la, d'où vous êtes; aimez-la, rappelez-vous toujours cette petite amie qui a grandi dans le respect et l'amour de votre grande infortune. Le malheur est une puissance, quand il est supporté par des âmes comme les vôtres; il élève, il ennoblit, il sacre tous ceux qu'il touche, et, si vous souf¬ frez dans votre exil, votre exil, au moins, n'est pas dou¬ loureux pour vous seuls, nous le partageons, Dieu merci. Je ne sais pas bien ce que je vous ai griffonné dans cette lettre; mais il est tard, et je veux que nos remer¬ ciements et nos émotions vous parviennent sans dif¬ férer. TH. DUFOUR. C1II Saint-Quentin, 23 février 1863. Chers amis, vous savez ce que c'est qu'un feu d'arti¬ fice? Du bruit, du tumulte, des impatiences, une fusée qui monte, un soleil qui tourne, un bouquet qui éclate et illumine tout l'horizon; puis la nuit noire et le silence ; voilà toutes les fêtes et tous les mariages. Notre feu d'artifice, des plus modestes, a duré trois jours à peine. Le lundi, dîner chez madame Félix; le mardi, contrat et dîner chez madame Auguste ; le mercredi, bénédiction nuptiale ; grand dîner de quarante personnes, et, le soir, deux petits violons et une basse pour terminer la journée. LETTRES A QUINET. 2G7 A une heure après minuit, tout le monde partait. Pour moi, je n'ai presque rien vu, je n'ai assisté à aucun repas, je me suis couché comme d'habitude et je n'ai pas trop mal dormi. Il est vrai que je n'épousais per¬ sonne! Cependant, on assure que j'ai été aimable; com¬ ment cela s'est-il fait? Je l'ignore, je l'aurai été d'in¬ stinct, sans le vouloir. L'oiseau gazouille, demandez-lui pourquoi? Est-ce qu'il peut répondre? Il suit sa loi, moi la mienne; je n'éprouve pas le besoin d'être aimable, j'éprouve le besoin d'aimer, voilà tout. Et puis médisez de moi, dites que je ne suis qu'un artiste solitaire, moi l'être sociable par excellence, l'être expansif. C'est ainsi, pourtant, que vous vous mon¬ tez la tête, et qu'à force de faire un sage de ma pauvre personne, vous finissez presque par en faire un égoïste. Non, je ne sculpte pas ma statue, je la dégrossis tout au plus; mon marbre est dur, il éclate sous le marteau ; j'ai beau frapper, je ne vois pas mon chef-d'œuvre apparaître, comme le voyait si bien Michel-Ange. Je relis votre lettre : est-ce bien à moi qu'elle est adressée? Est-ce bien de moi qu'il est question? Je ne me reconnais pas. Quoi! j'aurais cette fortune de vous émouvoir l'un et l'autre? mes lettres traverseraient votre exil et vos tristesses et vos douleurs physiques, pour les égayer un moment et vous faire sourire? Le cœur, dans sa vieillesse, a donc encore de doux rayons, comme le soleil d'hiver? Eh bien, chers amis, je n'ambitionne rien de plus ; voilà ma statue toute trouvée ! Oui, vous écrire, m'épancher avec vous, partager vos ennuis, vous parler de liberté, d'espérance, de la patrie absente, n'est- 268 LETTRES A QUINET. ce pas là ce que j'ai de mieux à faire, et de plus utile? Si Dieu me demande des comptes, un jour, je lui ré¬ pondrai, vos chers portraits à la main : « Yoilà les affligés, les justes, que j'ai quelquefois consolés. Et Dieu dira : « C'est bien, je suis content; passez à la droite de mon fils hien-aimé. » Ainsi, chers et excellents amis, vous aurez fait mon salut en ce monde et dans l'autre. Nos jeunes gens sont encore ici; ils nous restent jusqu'au 3 mars, c'est le dernier terme. La séparation sera dure, mais elle a des compensations. On ira à Paris, on viendra à Saint-Quentin, on pourra, de part et d'autre, se rendre à Compiègne, passer son dimanche ensemble, raviver ses plus doux souvenirs, refaire un peu le temps passé. Puis, pourquoi la Raison, cette sage du logis, n'interviendrait-elle point dans le débat? Qu'est-ce que grandir et vieillir, et vivre même, sinon se séparer? On se sépare de son berceau, de sa jeunesse, de son âge mûr, on se sépare sans cesse de ses goûts, de ses habitudes, de ses amitiés, et l'on finit par se séparer de la vie. Où tend toute éducation? à une séparation future. Se sacrifiei', tel est le grand rôle, le seul rôle des mères, le rôle divin, qui fait couler les larmes, et, disons-le, qui les essuie. Nous tâcherons donc d'essuyer celles de la pauvre mère, et celles du pauvre père aussi, plus tendre, certes, qu'une femme. Si leurs enfants étaient heureux! Ah! j'espère qu'ils le seront; le jeune homme est charmant, et je me rajeunis à cette douce chaleur de leur printemps. Aimer, c'est beaucoup, au matin de la vie; mais que c'est bien plus encore, au soir de la vieil¬ lesse ! Que de souvenirs, que de tendresses, quelle belle LETTRES A QUINET. 269 et douce nuit cela nous vaut! la vie n'est pas finie seule¬ ment, elle est épuisée. TH. DUFOUR. CIV Saint-Quentin, 21 mars 1863. Je ne suis plus malade, mais je serai toujours valétudi¬ naire, au moindre choc (au moindre vent, qui d'aven¬ ture...), les souffrances et toutes les alertes me revien¬ nent. « Prenez garde ! » me dit-on. Eh! que fais-je autre chose que de prendre garde ? Que n'ai-je vingt ans, que ne puis-je aller me battre comme tant d'autres, dans les forêts de la Lithuanie et de la Pologne! C'est à peine s'il m'est permis d'assister de loin à ce réveil héroïque d'une impérissable nationalité. La France non plus, ne périra pas. Je viens de lire la Réponse de M. Dupanloup; monsei¬ gneur est blessé, on le voit à la fureur de son emporte¬ ment; le ton (l'éloquence, dit le SiècleI), les person¬ nalités, l'injustice, l'ignorance acceptée, rien n'y manque ; il ne manque à cette lettre qu'une chose, un prélat; on cherche l'évêque, on ne trouve qu'un rédacteur de l'Uni¬ vers. Ce sont là, sans doute, les saintes colères qu'en¬ tendait si bien M. de Maistre? La colère, pour nous, est un vice, chez un prêtre ; elle change et se sanctifie, c'est Dieu même qui s'émeut et se venge. Puisque nous sommes d'Orléans, monseigneur, 270 JfTTRES A QUINET. que ne vous rappeliez-vous ce mot de la Pucelle, à votre confrère de Beauvais : Évêque je meurs par toi ! Ce que la Pucelle a dit d'un homme et d'un clergé, la liberté moderne ne pourrait-elle pas le dire de tant d'hommes et de prélats qui l'ont maudite et poursuivie partout? D'où nous vient la Terreur, si ce n'est d'eux? Leur 93 n'a pas duré une année seulement, il a duré des siècles; ils l'ont honoré, sanctifié, ce n'a pas été une vengeance aveugle, ils l'ont regardé de sang-froid, ils en ont fait un principe, et l'ont prêché par toutes leurs bouches. Nous attendrons la réplique du poète et du ter¬ roriste, comme dit M. Dupanloup. Allons à Yeytaux! vos lettres, chers exilés, sont pour moi comme vos montagnes, j'y trouve tout ce qui me plaît : au pied, des violettes, des primevères, des fleurs, gaies, charmantes, légères; au sommet, des élévations et des cimes admirables. Jamais nous n'avons eu plus besoin de vous ; oui, dites- nous que vous nous aimez, que nous vous sommes néces¬ saires. Hélas ! ma nièce nous était nécessaire aussi, et pourtant elle nous a quittés; l'absence de cette chère enfant a fait le vide autour de nous. On assure que les violettes poussent, que les pinsons recommencent à chan¬ ter; il y a, dit-on, des influences et des souffles printa- niers dans la campagne; nous n'en savons rien, nous at¬ tendons, chaque matin, le courrier; voilà tout. La veille de son départ, au soir et dans le secret, Marie nous adres¬ sait sa dernière lettre d'enfant : au moment de nous quit¬ ter, elle jetait un triste regard sur sa jeunesse, sur son berceau, sur notre affection si tendre et si constante. « Je LETTRES A QUINET. -271 serai heureuse, disait-elle; mais je uc le serai jamais complètement, vous me manquerez toujours, v Pauvre et chère enfant ! Et moi, cet homme si sûr de lui, cet homme qui sculpte sa statue, je ne pouvais suffire à essuyer mes larmes; mille souvenirs et mille tristesses me reve¬ naient à la fois. Dans l'absence momentanée de ses père et mère, on lui faisait son lit dans ma chambre, sur un simple matelas, au pied de mon lit même. Le sien était arrangé, de mes mains, en forme de berceau et de tente légère; des étoffes gaies, gracieuses, transparentes me servaient à cela; et, le matin, quand nous ouvrions les yeux, elle me semblait un ange, et moi, je lui apparais¬ sais comme un père et un défenseur. Yoilà quels étaient quelquefois nos plaisirs, plaisirs d'oiseau dans son nid. Ah! que toutes ces choses sont loin maintenant! Mais je vous en reparlerai encore, si vous permettez mes enfan¬ tillages. TH. DUFOUR. CV Saint-Quentin, 2 avril 1863. Savez-vous l'effet que votre lettre a produit sur moi? Elle m'a fait monter le rouge à la figure, elle m'a rendu tout honteux, comme font les petits enfants, lorsqu'on les prend en défaut. Quoi! moi! mêlé à une lettre de l'illustre maître, mêlé à sa pensée! vous êtes mille fois trop bons, mes chers •272 LETTRES A QUINET. voleurs, vous me gâtez, vous me faites trop d'honneur. Je ne veux voir, en tout cela, que l'excellence de votre amitié ; celle-ci du moins, ne me fait pas rougir, elle me calme et me rassérène, elle me met au fond du cœur je ne sais quoi de bon, de simple, de fort en même temps; la violette, sous l'herbe, n'a pas plus de grâce et de par¬ fum. Votre amitié, c'est mon printemps. La réponse de M. Quinet est admirable, et telle que je l'attendais de ce noble et grand esprit. L'évêque, c'est lui, Quelle leçon, non pas de l'intelligence seulement, mais de l'âme! Tout est digne, tout est fier, parce que tout est juste et mesuré ; cette réponse est écrasante. Ce n'est pas un poète, un philosophe, un sectaire, qui l'a faite, c'est un homme et un homme sûr de lui, maître de lui, et dans toute sa mansuétude et sa majesté. J'avais lu la Prière, et je me doutais bien qu'elle n'au¬ rait pas d'autre issue. Comment! demander tà de telles gens la liberté? Ils ne vous auraient jamais donné que celle du catholicisme. La liberté, comme en Belgique, et ce pardon, cet oubli, celte absolution que leur offrait M. Quinet, est-ce qu'ils étaient de force à le comprendre? M. Quinet était trop bon, trop grand, disons-le, il parlait au nom de l'humanité, on devait lui répondre au nom de ce qu'il y a de plus étroit et de plus haineux dans l'esprit départi. C'est donc pour cela que'Jésus-Christ est mort sur la croix, lui le pardon même, la miséricorde, la cha¬ rité, la fraternité, l'amour, l'oubli des injures. Il est vrai qu'il n'était pas évêque, et qu'il ne parlait, comme M. Quinet, qu'au nom de son père, qui est dans les deux. LETTRES A QUINET. 273 Ce bout de lettre n'est qu'un simple accusé de réception. Dans quelques jours, je vous répondrai. TH. DUFOUR. CVI Saint-Quentin, 30 avril 1863. Eh bien, cette barque, attachée depuis dix-sept mois et rivée au pied de votre colline de Veytaux, vous avez donc trouvé moyen de lui faire traverser le lac? Voulez-vous que je vous dise ma pensée tout entière? Votre séjour à Genève me plaît, et il ne me plaît pas. Je suis heureux de vous voir à Genève dans l'intérêt de votre santé et dans l'intérêt aussi de vos plaisirs. C'est une ovation véritable que ces voyages à la ville : vous y ren¬ contrez des femmes charmantes, des savants distingués, vous vivez dans les fêtes, dans la musique; et qui donc a plus besoin que vous, mes chers exilés, de ces distractions si rares et achetées au prix de tant de sacrifices? Ali! que ce séjour de Genève vous soit salutaire, que la brise, qui vient du lac, calme vos agitations et vos in¬ somnies, qu'elle vous rende quelques bonnes journées, même dans l'exil! L'exil et la vie sont si tôt passés! Pourtant j'aimais mieux Veytaux, sa solitude, son nid caché dans les rochers; j'étais sûr de vous y trouvera toute heure et quand je voulais. L'amitié est comme la conscience; elle a des scrupules, elle veut un confesseur à elle, qui i'écoule et soit toujours à ses ordres, non pas 274. LETTRES A QUINET. dans le monde ou dans un salon, mais dans son confes¬ sionnal et dans la retraite : « Mon père, j'ai besoin de m'épancher, mon cœur souffre, il est triste, aidez-moi de vos conseils et surtout de votre attention; pas de bruit, pas d'étrangers, qu'il n'y ait, entre nous, que Dieu seul et le silence! » Yoilà le discours du pénitent et celui de l'amitié, en certains moments. Donnez-lui votre absolu¬ tion. Ce printemps, qui devait achever ma convalescence, n'a rien achevé du tout; il rajeunit la terre, il la couvre de fleurs, mais il ne me rajeunit nullement. Je le vois, sous mes yeux, dans le jardin, au loin dans la campagne, étaler toutes ses richesses; les hirondelles sont revenues, les oiseaux se disputent la possession et l'abri de nos arbres, sans dire mot au propriétaire ; des roitelets, charmants de familiarité, de vivacité, font leurs nids dans nos lierres, à portée de la main. Et mes suffocations, et mes malaises n'en continuent pas moins! Cependant, si le printemps n'agit pas directement sur moi, j'avoue, à son honneur et au mien, qu'il a des influences secrètes; il passe par mon âme, il l'émeut, il la calme, et lui fait respirer toutes sortes de douceurs nouvelles et de parfums. Comment vieillir, en face de cette renaissance? comment souffrir, devant cette santé et cette exubérance universelles? Hier, étant à ma fenêtre, l'idée m'est venue d'ouvrir Shakspeare, et de relire, dans Roméo, l'admirable scène de l'alouette : quelle fraîcheur matinale! quel charme de sentiment! quel printempsI plus beau que le nôtre. Shakspeare, là, n'est pas un grand poète seulement, c'est la nature même, il peint, il parle, il éclôt comme elle. LETTRES A QUINET. 275 J'ai lu la troisième lettre de notre cher et illustre maître : elle termine admirablement la lutte. Les leçons d'histoire, qu'il donne à son écolier, ne lui profiteront guère ; le voici, maintenant, qui poursuit l'athéisme jusque dans l'Académie. A propos de M. Dupanloup, Auguste voyageait dernièrement dans le même wagon qu'un frère prêcheur : on était sur les bords de l'Oise, on causait ; la conversation amena bientôt ces messieurs sur les bords de la Loire. « Connaissez-vous l'évêque d'Orléans, dit le frère?Quel homme! quelle tête! quelle audace et quelle vigueur de style, monsieur! Jamais monseigneur n'écrit, qu'il n'ait les pieds dans un bain de moutarde ! » Que dites-vous, de cet évêque à la moutarde? J'ai vu Henri Martin, j'ai vu Jules Simon ; on parle d'élections prochaines; je vous conterai cela dans ma première lettre. TH. DUFOUR. C VII Saint-Quentin, 22 mai 1863. Puisque vous pensez à nous, du milieu de toutes vos fêtes, n'est-ce pas le cas pour moi de vous adresser quelques lignes, du milieu de ma retraite et de mon iso¬ lement; car je suis seul, absolument seul, jusqu'à la fin de cette semaine. Auguste et Jenny sont à Paris, d'où ils doivent ramener leurs enfants, et la maison n'est guère occupée que par votre serviteur. Triste serviteur, croyez- moi : mes indispositions si fréquentes, ma faiblesse, mon 276 LETTRES A QUINET. défaut d'haleine, toutes mes misères enfin, me tiennent enfermé chez moi, le plus souvent dans ma chambre et dans ma solitude. Vivre, pour moi, penser même, c'était agir autrefois; maintenant, c'est végéter; il ne me pousse même pas de feuilles tardives comme à nos catalpas. Je dis nos, parce que j'en ai deux à présent, le vôtre et le nôtre, le catalpa genevois et le catalpa picard. Quel char¬ mant souvenir, et quelle charmante idée vous avez eue là ! Penser à nous, si loin, à cette heure de la journée! Ah! vous êtes d'excellents amis, les cœurs les plus délicats que je connaisse. Aussi admirez vos œuvres et vos en¬ chantements. Genève ne m'était rien, il ne m'avait laissé, de mon passage, qu'un souvenir vague, monotone, à demi effacé, je ne m'en inquiétais pas. Je m'en inquiète aujour¬ d'hui, je l'aime, j'aime ses jardins délicieux, où vous êtes heureux, ses fleurs, ses beaux arbres, ses hôtes si bienveil¬ lants. Que le hasard m'y reporte un jour, ou ma santé, c'est rue des Belles-Filles que je me rendrai d'abord ; j'irai m'asseoir même, si j'ose, sous l'ombre du fameux catalpa, au vallon de M. de Candolle; il y sera resté quel¬ que chose de mes chers exilés de Veytaux. Voilà les pro¬ diges du sentiment; il rapproche, il anime, il lie, il nous attache à tout, il est le créateur du monde et de la vie sociale. Saint-Quentin vient de constituer son comité polo¬ nais. Auguste en fait partie; un Dufour sur trois ou quatre, ce n'est pas trop. Les grosses souscriptions sont parties depuis longtemps; ce comité ne sera qu'une mani¬ festation, mais cela vaut mieux que rien. Les élections approchent. Je vous assure qu'il règne ici, LETTRES A QUINET. 277 comme presque partout, un mouvement réel dans les esprits. La lutte n'aura pas de résultats sensibles: les campagnes submergeront tout; le défaut de liberté, le défaut de réunions préparatoires, le défaut de comités, le défaut, par conséquent, de centre et d'initiative, le défaut de presse indépendante, tout nous écrase. Ces élections, lussent-elles les meilleures, n'auront probablement pour effet que de contenir le despotisme, de le rendre plus souple, plus cauteleux, plus défiant; elles le perfection¬ neront en ce sens, et le feront durer, grâce à l'apparence hypocrite de la liberté. L'abstention l'eût déconsidéré et perdu depuis longtemps. Mais l'abstention, il faut bien le reconnaître, n'est pas dans nos mœurs ; je ne sais même si jamais elle y sera. La nature française est vive, impa¬ tiente, spontanée, propre à l'action, elle est militaire avant tout, elle n'est pas civile, elle fait des généraux, des soldats, des Césars, elle ne fera jamais des Catons. fera-t-elle des citoyens? J'en doute, et c'est pourtant la liberté que nous ambitionnons. J'avoue que l'abstention individuelle a peu de portée, elle est à peine un exemple, elle n'est pas comprise : parce que c'est une indifférence pour le grand nombre, on ne se doute même pas de son caractère vrai et de son action morale; mais généralisez-la, faites-la passer dans les mœurs et la conscience d'un peuple, elle s'élève aus¬ sitôt, elle devient une arme terrible, elle n'arrête pas seulement le despotisme, elle l'empêche de s'établir. Est-ce que César eût passé le Rubicon, s'il eût été sûr de trouver, de l'autre côté, la vertu et l'abstention romaine? Puisque nous vouions être esclaves, soyons-le, mais 16 % •# ' 278 LETTRES A QUIN ET. franchement, sans faux semblant, sans le masque de la liberté, avalons le poison, sans sucre; à quoi bon dorer la pilule? Voyez ce qui arrive ! Un coupe-jarrets, je ne sais le¬ quel, s'empare du pouvoir? le Français s'indigne d'abord et finit bientôt par s'apprivoiser. « La force, le succès, la vie, sont là, dit-il, allons-y; nous adoucirons le monstre, nous en ferons quelque chose, nous serons utiles à la liberté. » C'est ainsi que tant de gouvernements se sont établis chez nous, non par l'initiative de la nation, mais par l'audace d'un homme; osez, vous êtes maître! C'est de là, aussi, qu'est sortie cette belle maxime, si prônée dans tous les temps : servir son pays, quelle que soit la forme, et sous toutes les formes de gouvernement. Maxime admirable, en effet, dont on fait tout ce qu'on veut, qui convient à l'honnête homme aussi bien qu'au fri¬ pon, à des Portalis aussi bien qu'à des- Fouchés. Et les principes, que deviennent-ils dans cet ébranlement de tous les principes? — Traître ! disait Carnot au duc d'Otrante. Imbécile ! répondait le duc d'Otrante à Carnot. Pour qui suis-je? Pour Y imbécile. Voilà bien des longueurs et bien du bavardage. Vous me lirez à Veytaux. TII. DUFOUR. LETTRES A QUINET. 279 CVIÏI Saint-Quentin, 4 juin 1863. Ma gaieté s'en va tous les jours, toute ma légèreté d'esprit disparaît, il n'y a plus que les principes et les pensées sérieuses qui me soutiennent, comme les li¬ queurs fortes. Cette longue et cruelle maladie m'a brisé les os. Il me reste une faiblesse indéfinissable dont je ne puis sortir. Juin est le mois des roses et le mois de mon soixante-troisième anniversaire; notre acacia est admi¬ rable de fleurs et de parfums, littéralement il embaume ma chambre; tous nos petits oiseaux, pinsons, linottes, fauvettes, roitelets, sont sur leurs nids ; nous n'osons nous montrer dans le jardin, par respect pour leurs tendres couvées. C'est cependant dans le jardin, sur un banc, que je vais le plus souvent, m'asseoir et rêver, et relire vos lettres. C'est là que je reçois mon courrier, et les nouvelles qui me viennent de Paris et de toute la France; mes frères m'y visitent, nous causons politique à l'ombre de nos mar¬ ronniers ; on s'échauffe, on discute, on espère, on applau¬ dit à ce réveil de l'esprit public, on en tire les plus heu¬ reux augures ; quel que soit, en effet, le résultat matériel, le résultat brutal de l'élection, qui vient d'avoir lieu, il est certain que la victoire de l'opposition est complète. C'est évidemment, l'intelligence de la France et la civili¬ sation qui ont parlé dans cette solennelle épreuve. Le reste n'est tout au plus, qu'ignorance ou servilité. Ici 280 LETTRES A QUINET. comme dans toutes les villes, le triomphe a été aussi inattendu qu'écrasant : sur 3 200 votants à peu près, l'opposition a eu 2 800 voix, le gouvernement 400 à peine. Les insulteurs n'ont pas manqué, ni les obstacles de toute nature; pas un journal, sur trois; il a fallu que l'huissier intervînt; nul comité, nulle discussion, nulle réunion préparatoire, nul éclaircissement possible, nulle action sur les campagnes. Quel avertissement pour ceux qui ont tant averti I Et ces 25 ou 30 voix libres, que la Chambre prochaine aura de plus, ce ne sont pas des voix seulement, des bul¬ letins, des individualités, c'est un système entier, c'est un règne opposé à un règne, c'est la liberté opposée au despotisme. Les fleurs passent, elles renaissent, elles passent de nouveau et renaissent encore : ainsi de la li¬ berté, jusqu'à l'épanouissement définitif de sa fleur im¬ mortelle. Ne nous décourageons donc pas, acceptons la politique et la vie pour ce qu'elles valent; allons tête baissée et, de rechute en rechute, marchons, de plus en plus résolument, à travers les ruines : « En avant, par¬ dessus les tombes! » disait Gœthe, après la mort de son ami Schiller. Mille tendresses de nous tous pour les chers exilés. TII. DTJFOUR. LETTRES A QUINET. 281 CIX Saint-Quentin, 20 juin 1863. Notre élection ici a été admirable, c'est, le mot. Nos campagnes ont voté résolument. Félix et moi, nous nous sommes abstenus; mais Auguste, mais Edouard, mais l'esprit des Dufour et de leurs amis n'a pas fait défaut. Onles avait traités der évolutionnairçs ,d' anarchistes, de fauteurs de troubles, d'ennemis de l'Empire, et il s'en est trouvé '17 000 comme cela, sur 27 000 environ. Quelle habileté du gouvernement et de ses agents ! M. de Per- signy a parlé de même, et réussi de même à Paris. Vos santés sont bonnes ? ah ! tant mieux ! Que le grand maître ne se fatigue pas trop ! Je n'ose vous presser de venir ici; si vous y venez jamais, quelle fête pour nous tous! Quelle journée d'élection! Les roses peuvent passer, elles renaîtront certainement, sous vos pas. Ceci n'est pas de la mythologie. Je vous laisse avec vos chers Bressans. TH. DUFOUR. CX Saint-Quentin, 20 juillet -1863. Notre vie s'écoule ici moins gaiement que la vôtre; on ne nous visite guère; nous n'avons pas de bons, d'excel¬ lents Bressans, comme vous en avez. Vous admirez leur 16. 282 LETTRES A QUINET. démarche? Croyez-vous que je n'en ferais pas autant, si je pouvais? .Ils ont l'amitié et la santé, et, moi, je n'ai que l'amitié; les jambes et la poitrine me manquent abso¬ lument. C'est à ce point, que, le soir, je ne bouge plus; les autres sortent, vont chez Félix ou ailleurs, moi, vers neuf heures, je monte à ma chambre, j'admire les dernières et splendides lueurs du soleil couchant, je fais mes adieux à tous ceux que j'aime, à vous, mes chers exilés, si loin que vous soyez, et parce que vous êtes loin précisément, et, là-dessus, je m'endors, sur le chevet de mes amitiés. Atout prendre, mon état n'est pas mauvais; il change, il varie comme le baromètre; je souffre encore, mais j'ai tant souffert ! Un autre se plaindrait, il s'impatienterait surtout de son impuissance, je tâche de me résigner; je compte mes années sur mes doigts et je me dis : « Que d'autres, qui valaient mieux, et que le monde a oubliés, comme s'ils n'avaient jamais été !» Il y a deux choses qui pèsent à ma vieillesse : son inutilité, et l'oubli. L'oubli ! quel mot, quel abîme, pour qui rêve sans cesse de rêves éternels! Votre ami, M. Chassin, m'a écrit ; sa lettre est des plus charmantes, c'est à vous que je la dois. J'ai son livre du Génie de la Révolution, et j'en ferai certainement le meilleur usage. Notre souscription polonaise est magnifique; là ville, la campagne, les bourgeois, les ouvriers, tout le monde y prend part. Nous avons déjà plus de 5 000 francs. Ce matin, une pauvre et vieille blanchisseuse était à la mai¬ son, frottant et lessivant son linge : « Monsieur, dit-elle en cachette à mon frère, j'ai mis de côté, la semaine der- LETTRES A QUINET. 283 nière, cinq sous, pour les malheureux Polonais; croyez- vous qu'on veuille les recevoir ?» — « Ce n'est pas cinq sous, ma bonne femme, c'est votre cœur même tout en¬ tier, que vous donnez là, » lui répondit Auguste. D'autres ont offert deux sous et leurs bras. Allez, il y a de l'âme au fond de ce grand peuple, et de la liberté, pour le monde entier; il méritait mieux que ce qu'il a. TII. DUFOBR. CXI Saint-Quentin, 22 juillet 1863. Non, je ne vous donne pas l'absolution, vous ne la méritez pas. S'il y a quelque vérité dans ce que vous m'écrivez aujourd'hui, combien d'injustice aussi ! « A quoi sert l'exil? dites-vous. A quoi, cette immolation de treize années ? » Elle a servi, madame, à mettre d'accord les doctrines de M. Quinet et sa vie même. Elle a fait de lui plus que n'en avait fait toute sa gloire d'écrivain et de penseur., elle en a fait un homme et un exemple. Caton aussi était oublié, Dante aussi était oublié, Milton et tant d'autres l'étaient de même : ont-ils accusé le présent et l'avenir? ont-ils maudit l'exil et la persécution? Non, ils en ont été fiers et satisfaits, c'était leur salaire. On rit, on plaisante, on l'oublie : soit ! Mais soyez sûre que la conscience humaine, et la liberté ne l'ou¬ blieront point. M. Quinet a sa place marquée dans les luttes et les grands talents de son époque. N'est-ce point 284 LETTRES A QUINET. assez pour i'amour-propre, si l'amour-propre pouvait en¬ trer en quelque chose dans cette vie si belle et si désin¬ téressée? C'est à vous, chère madame, à vous seule que je dis cela. Quant à M. Quinet, je le vois si haut, que je n'ai rien à lui dire. Qu'il reste sur ses sommets et dans toute sa lumière. Il est possible que des brumes passa¬ gères couvrent et dérobent aux yeux le pied de la mon¬ tagne; mais les nuages et les brumes passeront et l'aus¬ tère et noble profil de l'homme, un jour, reparaîtra dans toute sa puissance. Voilà ma foi, que ce soit votre paix ! Et puis, disons-le, qu'importe ce que nous appelons la popularité ? que dure-t-elle, et que vaut-elle, quand on la cherche si près de soi? Cherchons-la ou elle doit être, où elle est réellement, dans l'œuvre même, à laquelle on s'est, consacré. Ce peuple français, si léger, si variable, si ingrat, qu'est-ce en définitive? C'est le peuple français d'un jour, d'un moment, d'un enthousiasme, ou d'une colère accidentels; ce n'est pas pour celui-là que M. Qui¬ net travaille, c'est pour la France et la ville éternelle. Il y a de l'avenir, quoi que vous disiez, et de l'immortalité au fond de tout ce que fait le génie, et c'est aussi là ce qui le console, s'il avait besoin d'être consolé; qu'il soit à Veytaux, à Ferney, loin de Florence ou loin de Londres, il pense et il écrit pour la justice, pour la vérité, pour le monde entier; ses convictions lui suffisent : Sa cons¬ cience est un poème; ô sainte lumière! s'écriait Milton le grand aveugle. Vous m'avez mis en frais d'éloquence, — et vraiment, le sujet n'en vaut pas la peine. Venons à autre chose. La Vie de Jésus fait du bruit : cela tient, sans doute.au LETTRES A QUINET. 285 livre même et à l'auteur, mais cela tient aussi au temps, au sujet, à bien des circonstances, qui nous échappent. La Vie de Jésus est une idylle charmante, mais s'est sur¬ tout une idylle; il y a là plus de grâce et de poésie que de philosophie véritable. L'auteur est philosophe, et l'on dirait presque qu'il n'ose pas l'être; il glisse, il ménage, il appuie à peine. Rien ne l'obligeait à attaquer, à dé¬ molir; mais il était tenu, en expliquant la doctrine du maître, d'expliquer nettement la sienne. Que doit-on penser des miracles? il ne le dit pas formellement. Il y a même quelques pages et des idées qui me semblent peu morales. Gomment ! un homme de génie doit ac¬ cepter les illusions, les préjugés, les mensonges de son époque, et savoir s'en servir ! Va pour César, ce fils pré¬ tendu de Vénus, car César n'était qu'un homme et un ambitieux; mais Jésus est un Dieu et le Dieu précisément de la conscience et de la vérité morale. Au sépulcre de Lazare, Jésus, se prêtant à la super¬ cherie de la résurrection, ne me paraît, après tout, qu'une espèce de charlatan. Est-il permis de l'abaisser à ce point ? Ah ! parlez-moi des miracles, moraux que le sauveur a dû opérer: ceux-ci, j'y crois, je les crois tous. Mais adieu, Jésus m'entraîne trop loin. TII. DUFOUR. 286 LETTRES A QUINET CX [I Saint-Quentin, 28 août 4863. Les excessives chaleurs qu'il a fait m'ont énervé et fatigué outre mesure; que je suis loin, bon Dieu, de cette activité de Veytaux, de ces douze heures de travail con¬ sécutif! Une heure seule, une simple émotion, une pensée presque, suffisent à me mettre à bas dans les temps ordi¬ naires. Qu'était-ce il y a quinze jours ? Ma chambre, vous le savez, est située tout près du toit, comme un nid d'hirondelles, j'ouvrais au nord, je fermais au midi, je croisais mes rideaux l'un sur l'autre, rien n'y faisait. Ici, aussi bien que chez vous, le paradis est à la cave, et l'enfer au grenier. Aussi, toutes nos habitudes étaient- elles changées. Vers deux heures, généralement, nous allions nous réfugier au fond du jardin, à l'ombre du petit bois, qui entoure le pavillon. Petit bois ! le mot est pompeux, mais il semble qu'il rafraîchisse. Cinq ou six arbres, autant de lilas et d'arbustes, composent l'épais¬ seur et le fourré de la forêt entière. Quand madame de Sévigné ajoutait un bout de terrain à sa propriété, je crois, de Bretagne : Je te fais parc, disait-elle en plai¬ santant. Nous faisons de même ; tout est permis par ces jours caniculaires. Que voulez-vous, en effet, qu'on devienne? On ne lit plus, on n'écrit plus, on ne peut plus penser, on finirait bientôt par ne plus avoir la force d'aimer; on s'irrite, LETTRES A QUI NET. 287 comme les mouches, on s'impatiente de tout; on n'est plus bon à rien, même à la liberté. En avril, je fais des objections aux climats de Montesquieu; en août, je n'ai plus le courage d'en faire, je comprends la vie dé Naples, je m'explique ce lazzarone, étendu lâchement sur la pierre de ses monuments, oubliant tout, jusqu'à son nom. Vous le voyez, le ciel a aussi son despotisme, qui n'a¬ brutit pas moins que l'autre. A trente et quelques degrés de chaleur, je ne suis pas plus aimable que vous, et la pluie me devient nécessaire. Qu'elle ne dure pas (rop cependant. Ne parlez plus de mes lettres, elles sont vôtres; c'est vous qui les faites, avec votre imagination et votre cœur. Sans être d'accord en tous points avec ses amis, qu'on est heureux de les rencontrer en chemin, d'échanger avec eux quelques fleurs qu'on a cueillies sur la route ! Votre opinion sur le socialisme est la mienne et vous aimez la liberté comme je l'aime. Disons-le, il n'y a, au fond de toutes ces théories ambitieuses, que des instincts, généreux sans doute, mais confus ; nul moyen pratique, nulle discipline, nulle règle intérieure. Tous ces nova¬ teurs prétendus sont plus vieux que le monde. Leur so¬ cialisme absolu, régimentaire, n'est pas la fin des socié¬ tés, il n'en est que l'ébauche et le début; il se retrouve le même à peu près partout, violent et impuissant comme l'instinct. Que fait-il de l'âme humaine et de la liberté Je l'avoue, si la liberté n'était qu'une jouissance, elle ne serait plus, à mes yeux, la liberté. Ce qui constitue sa beauté, c'est qu'elle est une règle, une vertu précisé¬ ment; elle ne satisfait pas seulement, elle châtie, elle '288 LETTRES A QUINET. épure, elle exige un effort, elle ennoblit; en faisant l'homme, elle fait la société; en formant les mœurs de l'individu, elle forme celles d'un peuple entier. Otez cela, la liberté ne m'intéresse guère. La liberté même, reconnaissons-le, n'a de valeur comme institution, que parce que les institutions font les mœurs. C'est dans cette liberté ainsi entendue que je trouve ma dignité, ma sécurité, ma justice, ma loi intérieure et ma loi publique. Devant elle, je m'agenouille comme devant Dieu, et je crois en Dieu, parce qu'il en est le type éternel et l'inviolable refuge. C'est bien là, n'est-ce pas, ce que vous voulez? Nos messieurs se préparent pour la chasse, qui s'ouvre dimanche; on fait des cartouches, on essaye des chiens, on attend des amis. Voilà l'hiver qui vient : le soir, la lampe s'allume, on recommence les travaux d'aiguille et les lectures, celles-ci toujours rares. Ainsi se passent les années, toujours- les mêmes et toujours nouvelles pour¬ tant. Je n'ai que vingt ans, pour les goûter. A mon âge, pas même à mon âge, Montaigne en était, disait-il, à ses dernières accolades; il se dénouait de tout. Quelle pru¬ dence! Moi, je me noue, je m'attache le plus que je peux ; la vie, je ne le sais que trop, est souvent bien triste, mais l'amitié est si belle ! Et l'amitié, n'est-elle pas faite surtout pour la vieillesse ? n'est-elle pas le doux et con¬ solant soleil des derniers jours? Ah ! vivez toujours, pour que quelqu'un se souvienne de nous ! TH. DUFOUR. LETTRES A QOINET. 289 G X111 Saint-Quentin, 1er octobre 1803. Votre lettre du 28 m'arrive à l'instant, tranquillisez- vous ; si j'étais réellement atteint, dix personnes, à mon défaut, vous écriraient pour moi, car je ne suis pas seul, je m'appelle légion; et cette légion a des chefs, des colo¬ nels, des capitaines, des officiers de toute sorte et de toute robe, qui ne plaisantent pas du tout : les uns veulent que je me lève tard, d'autres que je me couche tôt, vers sept ou huit heures, comme les poules ; d'autres encore me commandent de dormir à deux heures de l'après-midi; après les frères, les sœurs arrivent, et puis les nièces, et puis les docteui's elles pharmaciens, c'est à n'en pas finir. M. de Pourceaugnac n'était pas plus tourmenté. Qui me rendra donc la santé définitive, ne serait-ce que pour me délivrer de tant de soins qu'on me prodigue, de tant d'inquiétudes et d'ennuis que je donne? A quoi suis-je bon maintenant? Je ne fais rien, je ne travaille pas, je ne puis sortir et me montrer dans le monde, faute de souffle et d'aménité, ma conversation et mon esprit sont perdus. N'est-ce pas le cas de me garder votre indul¬ gence et votre amitié? j'en ai besoin : Ci gît... Que vous êtes heureux de pouvoir travailler! qui travaille, prie, qui travaille, ne vieillit pas; qui travaille, ne souffre point; la vie ne finit pas pour lui, elle se renouvelle à chaque instant; il n'en sent pas le poids, elle lui glisse entre les mains. 17 290 LETTRES A QUINET. J'aurais pu cependant répondre à vos trois dernières lettres, elles sont là, dans mon pupitre, et je les sens re¬ muer sous ma plume. La semaine prochaine, si je suis libre, je les reprendrai, et j'y répondrai, une à une. Si je suis libre! « Vous ne l'êtes donc pas » me direz-vous? Non, je ne le suis pas, et je 11e l'ai pas été, tout ce mois-ci. En septembre, 011 nous visite, c'est le temps des va¬ cances et le temps des distractions ; notre maison, si vide d'ordinaire, se remplit comme par miracle. Nous n'avons que deux chambres disponibles, une au premier, l'autre au second; c'est bien peu pour tant d'amitiés. Le jeune mé¬ nage occupait la belle chambre; tout à coup Jules Simon, revenant de Gand en triomphateur, nous écrit le matin : « J'arrive ce soir, avec mes deux enfants, pour passer vingt- quatre heures au milieu de vous. » On s'empresse, on se serre, on déménage; je loge Simondans ma chambre même et jusque dans mon lit. Moi, je me'niche toutauprès dans ma bibliothèque, face à face, précisément des Œuvres complètes d'Edgar Quinet; c'était de la chance. Les deux collégiens, très gentils, très espiègles, se sont in¬ stallés dans la petite chambre du haut, une bonbonnière, et nous avons ainsi passé deux nuits et une journée excel¬ lentes. Henri Martin était de la partie, et cela n'a pas été sans parler de Veytaux et de ses chers exilés, vous pensez bien. Que ces joies sont loin déjà ! Où sont-elles donc? dans quel gouffre, dans quelles oubliettes ? Vous avez beau me parler d'avenir, le passé me revient sans cesse, je m'y attache. Je n'avance qu'à reculons, comme Mon¬ taigne, dans cette vieillesse, si froide, si morose quelque- LETTRES A QUINET. 291 fois. Il est vrai que c'est ma vieillesse, elle n'a, pas comme l'automne, la couleur et l'éclat des dernières feuilles. Que votre cher soleil, du moins, lui soit fidèle, et la pare, et la rajeunisse un peu. TH. DUFOUR. CXIV Saint-Quentin, 9 octobre 1863, Vous avez bien raison de le dire : ma santé, c'est ma méchante fée. Qui l'a installée chez moi! d'où vient-elle? qui lui donne le droit de commander ici? et que lui ai-je fait, depuis que je suis au monde? J'ai toujours respecté les fées, quelles qu'elles fussent, les vieilles surtout. J'ai mené l'existence la plus régulière et la plus insipide : pas d'excès, pas de passions (si ce n'est celle de la liberté), de la sagesse, de la sobriété, de la tempérance en toute chose; là-dessus, quelques plaisirs courts et rares, quelques fleurs éparses comme on en met sur la salade. Voilà tout. Il est vrai que ma salade et ma vie ont leur vinaigre et leurs tourments, tourments d'affaires et de famille. Mais qui n'a les siens ? On peut en souffrir, on n'en meurt pas. Vous m'avez demandé quelquefois ce que j'avais fait avant la Constituante ? « Rien, chers amis, ou presque rien. » Gela me rappelle le fameux registre de Louis XVI, dont nousaparlé M. Quinet. Lemienn'estpasplus édifiant. A quatorze ans, à la fin d'une incomplète cinquième, je 292 LETTRES A QUINET. quittais le collège; on me livrait, encore enfant, à l'in¬ dustrie, comme au Minotaure. Elle devait me dévorer. J'y ai été maltraité, déçu, dépouillé, et cependant, ce n'est ni l'intelligence, ni l'esprit d'ordre et d'économie, ni l'amour du travail, qui m'ont fait défaut. Il ne suffit pas, voyez-vous, de posséder toutes les qualités propres aux affaires, les vertus indispensables du métier, pour réussir : il faut encore posséder la chance et cette associée, cette grande fée, qu'on appelle le hasard. Eh bien, cette fée-là m'a toujours manqué. Quand j'entrai dans l'industrie et la fabrication des cachemires, cette industrie était épuisée; quand je repris, plus tard, l'établissement de mon père à Saint-Quentin, cet établissement, où ma famille avait fait, vingt ans plus tôt, sa fortune, ne donnait plus que des pertes. Il fallut bien se résigner. A quarante-deux ans, je devins libre; je repris quelque peu ce que je pus de mes études, je fis quelques bonnes lectures, je méditai, je m'efforçai, si ignorant que j'étais, d'asseoir mes opinions sur des prin¬ cipes sûrs. Comme le Paria, ne pouvant être Indien, je tâchai de me faire homme. Y suis-je parvenu? Yous direz oui; et moi, je dis non. Ma conscience, du moins, a été satisfaite et ma paix intérieure aussi. C'est beaucoup. Ces écoles du peuple, dont je me suis occupé pendant une dizaine d'années, et l'enseignement primaire, ont fait le reste, et la plus belle partie de ma triste carrière. Ce sont eux, ce sont les enfants, qui m'ont, à mon insu et malgré moi, ouvert en 1848, les portes de l'Assemblée constituante. C'est ainsi que les enfants, chez les sau¬ vages, présentent l'étranger aux anciens de la tribu. Mon élection, je puis le dire, a eu ce côté touchant. lettres a quinet. 293 Telle est ma vie, je la résume en quelques mots : pauvre de santé, pauvre de fortune, pauvre de science et de talents, mais riche d'amitiés. Qui m'eût dit qu'un jour, moi, pauvre petit, je connaîtrais M. Quinet, que j'obtien¬ drais son estime et son affection, celle aussi de quelques hommes d'élite; que, tous deux, vous auriez la bonté de m'écrire, de correspondre avec moi? N'est-ce pas la gloire et le soleil qui m'arrivent comme pour me con¬ soler à mon couchant ? Voilà cinq pages, bien insignifiantes; j'avais tant d'autres choses à vous dire ; mais comment s'arrêter, quand on a la manie de parler de soi ? Ma bonne fée, ma petite amie nous a quittés, après un mois de séjour. Ces séjours d'un mois sont doux, et péni¬ bles aussi : on reprend ses habitudes, on retrouve ses sou¬ venirs d'enfance, on rêve, on s'attendrit sur son berceau; et, quand l'heure du départ arrive, les forces manquent, les pleurs se font jour, on ne sait que devenir; tout est à recommencer. C'est là que nous en sommes tous. Mau¬ dits enfants ! Je vous renverrai, dans ma première lettre, la char¬ mante épîlre de M. Chenevière ; à quatre-vingt-quatre ans, c'est admirable. Parlez-moi de l'œuvre nouvelle : la Révolution va- t-elle paraître? th. dufour. 294. LETTRES A (jUINET. cxv Saint-Quentin, M octobre 1863. L'hiver approchant et m'inquiétant un peu, je pars aujourd'hui même, dans deux heures, pour aller consulter mon docteur à Paris. J'y resterai huit jours, chez ma petite amie, et vos lettres m'y parviendront très religieu¬ sement. Ma malle est prête, mes paquets terminés, j'ai embrassé déjà tout mon monde; il me reste à faire mes adieux à ma bonne famille de Veytaux et à embrasser mes chers exilés. Je ne partirais pas content sans cela. C'est ce que les postillons appellent le coup de Vétrier, et ce que j'appellerai, moi, le coup de l'amitié. TII. DUFOUR. CXVI Saint-Quentin, 26 novembre 1863. Je vous ai écrit deux mots de Pariset je ne pouvaisguère en écrire davantage; quinze jours de fièvre m'avaient épuisé. Je me voyais cloué dans mon lit, tourmenté de mon mal et des inquiétudes et des embarras que je donnais au jeune ménage. Enfin, j'ai quitté Paris et mon médecin; un matin, Auguste arrive, et, le lendemain, nous prenions ensemble la route de Saint-Quentin. L'administration du LETTRES A QUINET. 295 chemin de fer avait été des plus aimables : elle avait mis à ma disposition un coupé tout entier; tous les employés rivalisaient d'empressement et de complaisance, les voyageurs même, en passant, m'ôtaient leur chapeau. « C'est l'empereur, disaient-ils, ou quelque chose d'ap¬ prochant. » Ce n'était pas même son ami, Dieu le sait ! Bref, en moins de trois heures, le soir, je suis arrivé chez moi; chambre chaude, lit bassiné, potage au gras, et des amitiés plus grasses et plus chaudes encore; j'ai tout retrouvé. Il y a de cela dix jours environ, et je me remets sensiblement; ma pauvre figure, si amaigrie, si osseuse, reprend son embonpoint, mes yeux sont moins éteints, l'appétit est revenu, il ne me manque à présent, que du sommeil, quelque force, et, surtout, mes lettres de Vey- taux. Que se passe-t-il donc aux bords du fameux lac? m'y a-t-on tout à fait oublié ? C'est pour le coup que je serais malade. Je reprends vos lettres, une à une; celle du 15 août, vous aviez alors des chaleurs étouffantes, la flamme vous entourait, vos nuits étoilées étaient magnifiques et vous faisaient au moins supporter ce que les jours avaient d'accablant. Tout cela est bien changé sans doute : comme nous, les brouillards, les froids, les humidités vous ont envahis. Que faites^-vous? où êtes-vous retirés? Vos cor¬ tèges de visites ont-ils cessé? Et l'histoire de la Révolu¬ tion? Allons, une lettre, quelques pages, un seul mot, si le temps vous manque. A l'occasion, je vous parlerai de la pauvre nièce que nous avons perdue, je ne la plains pas d'être morte, je la plains d'avoir souffert si longtemps. Sa sœur, qui ne l'avait 296 LETTRES A QUINET. pas quittée depuis trente-huit ans, a été admirable de dévouement, de soins incessants, de tendresse. Et pour¬ tant, il faut se séparer, il faut recommencer une autre vie ! Ah ! que tout cela est triste et dur. Où se sauver de tant de peines? Dans l'espérance et dans le souvenir; dans la vie passée et dans la vie future. Pour moi, plus la for¬ tune me frappe et me désespère, plus je sens le besoin d'aimer et de m'attacher. Au rebours de Montaigne, je me noue, je me cramponne à toute chose, je saisis tout ce que je trouve sur le rivage, une fleur, une épine même. Adieu, chers etbons amis, je vous écris, comme je peux, avec une mauvaise main et une plume plus mauvaise encore. Me lirez-vous ? Ma petite amie et son mari ont été admirables pour moi; vous n'avez pas d'idée des soins, des attentions dé¬ licates, des ineffables tendresses dont j'ai été l'objet. C'est un plaisir d'être malade à ce prix. TII. DUFODR. CXVI l Saint-Quentin, 9 décembre 1863. Que les autres chassent : moi, je reste chez moi; si je ne souffre pas, je songe, je rêve, je reprends un à un le chapelet de mes souvenirs; c'est là ma prière ordinaire et ma religion; voilà l'autel où mon cœur officie. Votre lettre, que j'ai reprise à différentes fois, et que je re¬ prendrai encore, c'est celle de Spa, celle où vous revenez LETTRES A QUI NET. 297 sur cette année et sur cette entrevue, si loin déjà et si tôt passée. Montaigne, que j'aime entre tous, a dit : « Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au delà l'espoir, l'impatience nous élance vers l'avenir. » C'est aussi ce que vous faites; votre immortalité est devant vous. La mienne est moins ardente, elle aime à se re¬ tourner, elle se plaît à parcourir les chemins qu'elle a parcourus, les ruisseaux qu'elle a traversés, elle dit : « L'avenir n'est pas à moi; mais le passé, c'est moi-même; je n'y ai pas vécu seulement, j'y vis encore. » Immortalité, à rebrousse-poil, comme vous voyez, et qui a son charme, ses mélancolies, ses espérances même. N'en dites pas de mal. Je me rétablis de jour en jour. Cela durera-t-il? Je l'ignore. On m'assure que le printemps fera le reste. Dieu le veuille ! J'en ai soixante-trois à présent, et je ne vois pas que tous ces printemps m'aient été si favorables. Heureusement, je sais attendre. L'industriel manqué ne vaut p,as grand'chose, mais Épictète, Marc-Aurèle et So- crate sont bons, et me soutiennent. Ajoutez-y votre amitié; n'est-elle pas une sagesse aussi, et un printemps, s'il vous plaît ? Adieu. Travaille-t-on toujours avec acharnement à Vey- taux? Toute la colonie saint-quentinoise vous fait ses amitiés. TH. DÏÏFOIIR. 17. 298 LETTRES A QUINET. CXVIII Saint-Quentin, 29 de'combre 1863. Mes chers amis, si je compte bien, cette petite lettre vous arrivera vendredi matin de bonne heure, j'espère. Heureux facteur, qui va sonner à votre porte, et vous remettre, avec ce billet, tous les vœux que nous faisons pour vous ! souhaits de bonne santé, souhaits de bonne année, de bonne humeur, d'espérance, de liberté. Ne vous découragez pas, mes amis, mes grands amis ! votre exil est trop beau, pour ne pas le supporter, l'aimer même, jusqu'au bout. « Je donnerais tous les trésors et toutes les joies du monde pour son dur exil. » Voilà ce que Michel-Ange disait de Dante : ce n'est pas à vous qu'il faut l'apprendre. Les enfants sont ici pour huit jours. C'est la petite amie, elle-même, qui s'est voulu mettre sous mon enveloppe, pour vous arriver et vous embrasser l'un et l'autre, en même temps que moi. Un autre jour, je vous enverrai le mari. Adieu, et mille amitiés des plus tendres. TH. DUFOTJR. Nous remettons au chemin de fer notre petit cadeau ordinaire, en chocolat. LETTRES A QUINET. 299 CXIX Saint-Quentin, 28 janvier 1864. Je ne cherche point la France, Dien merci, au Corps législatif ; j'y chercherais l'empereur, si l'envie pouvait m'en prendre; senatus commodiithus, voilà le nom qui lui convient. Qu'espériez-vous donc? Qu'il allait sortir des colères, des menaces, une révolution peut-être, de la nouvelle assemblée? Tout ce qui peut en sortir, c'est une opposition dynastique. Les corps constitués, de leur na¬ ture, sont toujours dynastiques; ils sont obligés de l'être, non seulement en face du pouvoir, mais en face même du pays. Ces assemblées disent un mot, elles révèlent un abus, et c'est la société et l'opinion qui l'interprètent. Je vous le demande : croyez-vous que la France soit dynas¬ tique aujourd'hui? Y a-t-il, dans la constitution impériale, ce chef-d'œuvre de logique et de politique, quelque chose qui soit destiné à vivre? Non, l'Empire, c'est l'empereur, un homme, une circonstance donnée, un intervalle dans la liberté, voilà tout. Le chef de ce gouvernement est évidemment celui qui comprend le mieux sa constitution. Au moindre obstacle, à la moindre contradiction, à propos d'une barrette, il s'impatiente, il prend un fouet, il frappe, et tout est expliqué; nous savons le sens et les profon¬ deurs de sa politique. Oh ! l'habile homme que nous avons là, et le naïf enfant I Que disait le premier Bonaparte en 1804, dans ses beaux 300 LETTRES A QUINET. jours? « Il faut qu'un corps législatif soit maniable; un corps législatif est fait pour consentir l'impôt. » Ce que disait l'oncle, le neveu le répète. S'il n'a pas le génie, il a le ton; en France, le ton est quelque chose. Ces airs de matamore plaisent assez (je ne dis pas longtemps). La faiblesse, au pouvoir, n'est pas supportable ; on aime les cavaliers, et les empereurs en éperons. Il est vrai que les éperons, chez nous, n'ont jamais fondé de dynasties. Ne vous indignez donc pas trop ; la France sera libre un jour et maîtresse d'elle, sachez-le bien; toute sa vie et toute son histoire le prouvent; nous n'allons pas à Byzance, ni nous, ni l'humanité ; nous allons à Athènes ou à Rome, agrandies par l'esprit et par la liberté. M. Quinet peut écrire fièrement sa Révolution en face de la France future et de ses principes. L'avenir lui appar¬ tient; qu'il y compte. N'est-ce pas un dédommagement à toutes ses peines ? Ah ! souffrir, souffrir, quel honneur pour un caractère et une intelligence de sa force ! Sa vie ne doit pas être un succès, une popularité : elle doit être un exemple. Les Anglais l'ont dit : Who suffer bravely save mankind. Yous voyez que je parle toutes les langues, et pourtant je n'en sais aucune; mais il y a moyen de s'entendre :par le cœur. C'est par là, aussi, que je me suis entendu avec M. Quinet. Mon cœur a rencontré le sien, sur le chemin de la France, dans cet amour commun de la patrie. Ce sont là tous mes titres, et je n'en ambitionne pas d'au¬ tres. Qui m'eût dit qu'un jour mon amitié serait de quel¬ que secours à M. Quinet, qu'il m'appellerait son cher Théophile. Puissé-jelui être toujours cher, en effet; ma LETTRES A QUINET. 301 vieillesse, si terne, si décolorée lui devra son plus beau rayon. TH. DUFOUR. fi . ff* CXX Saint-Quentin, 27 février 4864. Cette maladie, je crois la connaître ; c'est un peu la mienne, une des miennes; je l'ai étudiée à mes dépens, et je sais que rien n'est plus douloureux, au fond. Il faut une force morale, une énergie extrême pour la supporter. Il faut de plus, une patience, une résignation, une infati¬ gable volonté pour la guérir, si la nature même peut être jamais guérie. En 1835, j'étais jeune encore : après deux ans d'un travail excessif dans les ateliers de mon père, j'ai ressenti ces ébranlements nerveux, j'ai entendu ces voixterribles, ces messes de mort, ces tempêtes intérieures. Le froid, le chaud, le vent, la neige, un bruit inattendu de sonnette, un mot, une fleur même, une impression quelconque, tout me mettait hors de moi, et me causait des émotions d'une insurmontable tristesse. Les méde¬ cins ne connaissaient rien à mon mal, et, moi-même, je ne savais comment expliquer cet état si étrange et si nou¬ veau pour moi. On disait tout bas : « Qu'a-t-il donc ? tourne- t-il à la manie, à la folie ? est-ce une maladie noire? » Non, je n'étais pas fou, je n'avais pas de maladie noire; ma tête souffrait, il est vrai, mais mon cœur était calme, je sentais que la simplicité, la naïveté, la douceur de mes goûts étaient restées les mêmes. tSê. ÎOf ( *"Ce w S? 302 LETTRES A QIJINET. Qu'avais-je demandé dans mes meilleurs jours, et dans ma jeunesse? Une vie ignorée, quelques loisirs d'étude, et, pour toute fortune, une simple feuille qui pût m'a- briter. Je n'en demandais pas davantage alors. Qu'était-ce donc ? Une fatigue nerveuse, un épuisement général, le résultat d'un travail opiniâtre, qui surpassait mes forces. J'ai dû quitter l'établissement et l'industrie de mon père ; au milieu de mille contrariétés, j'ai attendu deux ans, quatre ans, dans une espèce d'inaction et de somnolence physique et morale, et peu à peu, insensiblement, sans que je m'en aperçusse, mes forces et ma santé sont reve¬ nues. Il était trop tard, il est vrai, et, si je retrouvais nia santé, j'étais déjà trop vieux pour m'en servir. Il faut végéter quelque temps, et ces dons que le ciel nous a départis, n'en reprennent que plus de puissance et d'éclat. Ah! sans doute, étudier, travailler sans cesse, agrandir sa pensée, la répandre et la rendre utile aux autres, quel plus admirable emploi de ses facultés ! Est-il au monde quelque chose de plus enviable et de plus beau? Oui, il y a quelque chose de plus beau, c'est de savoir se résigner, quand il le faut. Pour moi, j'ai fait plus. Je me suis annulé. Si je ne suis rien aux yeux du monde, j'ai tâché d'être un homme à mes propres yeux. Petite consolation, je l'avoue, et très grande pourtant, car c'est la paix de l'âme dans la raison. Voilà ma clini¬ que ! Ne me demandez plus si je suis médecin. Les meil¬ leurs médecins, comme les plus sages parmi les hommes, sont ceux qui ont le plus souffert. « Celui qui n'a pas souffert, que sait-il ? dit l'Écriture. » LETTRES A QUINET. 303 Ici, depuis le départ de ma petite amie, on ne fait rien, le piano est là, la maison et la cage aussi; mais, l'oiseau s'étanl envolé, les chants se sont envolés avec lui, et Mozart et Beethoven et tous les autres, en même temps. On s'attriste, on pleure en cachette, on maudit ce long et dur hiver, et ces froids et ces neiges et ces brouillards et ces nuits qui n'en finissent pas. « Si le soleil s'était trompé de route ! nous demandons-nous quelquefois ? Si les fleurs ne revenaient pas ? » A peine si je sors. Vers cinq heures, généralement de cinq à six, à l'heure où le jour baisse, je m'installe dans un grand fauteuil, au coin de mon feu, je ferme mes petites persiennes avec soin, et j'ouvre le livre de mes souvenirs; car que faire dans un grand fauteuil, à moins que l'on ne songe ? Je songe donc. Il y a vingt ans, je m'apprêtais à partir pour la Suisse; c'était dans l'été de 1844; je tra¬ versais, ou j'allais traverser ce beau lac que vous voyez de vos fenêtres, bien solitaire pour moi à cette époque, et si peuplé aujourd'hui de votre exil et de votre amitié. Reverrai-je ces lieux si chers, où les Quinet ont vécu ? Pourrai-je passer à Veytaux, ne serait-ce qu'un jour ou deux? y lire, avec vous, quelques pages de la Révolution, vous parler d'autrefois, de Spa si loin de nous mainte¬ nant ? Ah ! que tout cela passe vite, et pour ne plus re¬ venir! On jette un peu de terre sur la tête (et sur les années) et c'en est fait pour jamais ! C'est une belle pensée de Pascal, mais il n'était pas gai, ce jour-là, et pouvait, ce me semble, mieux terminer ma lettre. Tous les Dufour vous embrassent. 304 LETTRES A QUINET. Pendant que vous lisiez Rabelais, j'en faisais autant : la gaieté, la verve, le style emportent tout. Vous dites que le cœur y manque ? Gargantua, Pantagruel en sont pleins, et de sagesse, et de tolérance, et de vraie charité. Bon espoir gît au fond : rien n'est plus vrai. Ménagez-vous! Si les lettres vous fatiguent, n'écrivez pas. Mais comment ferions-nous alors ? TH. DUFOTJR. CXXI Saint-Quentin, -17 mars 1864. Mes chers amis, si je n'écoutais que mes impatiences, je vous dirais : «Arrivez, ne tardez plus, quittez à jamais la Suisse, et ce Veytaux qui convient si peu à votre mal¬ heureuse santé. » Mais que voulez-vous ! Comme le disait très bien M. Quinet, il ne s'agit pas d'amitié dans cette affaire1, il s'agit de convictions. Les convictions vous commandent- elles de rentrer en France? Non, et je pense, à cet égard, tout à fait comme vous : «Votre protestation continue, elle empêche l'oubli et la prescription de s'étendre sur des choses qu'il n'est pas permis à une nation d'oublier. » Et que viendriez-vous faire à Paris? Est-ce que la pensée de M. Quinet n'en serait pas affaiblie, pour ainsi dire? Est-ce t. Edgar Quinet venait de recevoir une adresse couverte de si¬ gnatures républicaines, l'invitant à rentrer en France. LETTRES A QUINET. 305 qu'elle n'est pas plus haute que le Jura? A Paris, ce se¬ rait la pensée toute seule ; à Veytaux, c'est la pensée et le caractère. Moi, je l'avoue, votre exil nie plaît; il a quel¬ que chose d'antique et de sacré. Ce n'est pas un homme, un proscrit qui le souffre, c'est la liberté même. Il est des hommes qui trouvent inutile le suicide du grand Caton,il en est même qui le trouvent ridicule; je crois, tout au contraire, que cet acte immense, s'il n'a pas sauvé la liberté romaine, a sauvé l'avenir et la liberté du monde; cette vertu expirante, sur le seuil du despotisme, sera l'éternelle protestation et l'héroïque exemple de l'humanité. «A quel propos Caton et son suicide? » medi- rez-vous. A propos de M. Quinet et du César que vous connaissez. Oui, rentrez en France, mais quand la France sera digne de vous recevoir. Que n'a-t-on pas dit contre l'abstention ? Je le sais : pour beaucoup, l'absten¬ tion n'est qu'une indifférence et une lâcheté ; pour d'autres et pour moi, elle a toujours été un principe et une protes¬ tation. Si tous les hommes de cœur, si tous les hommes sérieux, l'avaient comprise ainsi, et dans tous les temps, la France n'aurait pas subi tant de gouvernements op¬ posés, tant de contradictions misérables dans sa vie poli¬ tique ; ou ne l'eût pas asservie, parce qu'on l'eût respectée. Mais parlez donc de cela à nos Français, si braves sur un champ de bataille et si faibles dans le champ civil; ce ne sont pas des principes et des convictions qu'il leur faut : c'est du mouvement à tout prix, même au prix de leur dignité. « Vous serez toujours jeunes, vous autres Athé¬ niens, » disaient des prêtres égyptiens à Solon. Les Athéniens habitent Paris, depuis longtemps, comme Vol- 306 LETTRES A QUINET. J laire l'habitait aussi, malgré sa censure et sa Bastille. On se fait à tout. Enfin, voilà les jours qui allongent, les bourgeons pous¬ sent, les pinsons sont revenus; bientôt nous aurons des feuilles. Espérons que la santé reviendra aussi, c'est le plus charmant oiseau que je connaisse; mais d'où vient- il? de quels climats lointains? La vieillesse n'est pas un lieu qui lui plaise longtemps. Mille amitiés de nous tous, mes chers exilés. TH. DUFOUR. . I GXXII Saint-Quentin, 13 avril 1804. J'ai bien compris vos impatiences, vos alternatives de joie et d'ennui, et toutes ces impressions que vous dé¬ peignez : « Ce cœur qui tressaille, qui bat les barreaux de sa prison. » Voilà pourtant le métier d'auteur! Qu'est-ce que l'artiste? On l'a dit : l'homme inquiet par excellence. Ajoutons cela aux autres maladies. Aussi que faut-il faire quand on écrit? S'occuper assez peu du parterre, de l'opinion même; mais s'occuper beaucoup de ce qu'on se propose en écrivant, de la vérité qu'on a en vue ; cher¬ cher sa satisfaction en soi-même et dans son œuvre. Il n'y a que là qu'il soit possible de trouver la paix. Cette paix, est notre seule récompense, la seule qui dure, dans un monde où tout passe et s'oublie. Cette conscience que l'artiste a mise dans ce qu'il a fait, cette vérité qu'il a LETTRES A QU INET. 307 voulu répandre, ce désintéressement personnel qui l'ac¬ compagne partout, voilà de ces biens qui le dédomma¬ gent et ne le quittent plus; quand l'âge, ou le talent, ou la popularité lui font défaut, le souvenir lui reste, comme le parfum d'une bonne action. N'est-ce pas ainsi que l'entend l'illustre maître? A vrai dire, je ne me décourage pas ; je ne crois pas du tout la nature humaine en décadence; je ne la vois meil¬ leure nulle part dans l'histoire. Et qu'est-ce que l'his¬ toire encore, telle qu'on nous la donne? Pour moi, je crains moins l'athéisme que l'hypocrisie, moins même l'incrédule que le fanatique. L'incrédulité a 'ses limites : il n'y a pas d'incrédules de la probité, de la charité, de la conscience; les dogmes peuvent mentir, on peut les con¬ tester, on ne contestera jamais la loi morale. Celle-ci est à nous, elle est en nous, elle est nécessaire à chaque acte, à chaque instant de la vie, et nous ne pourrons jamais nier le Dieu de la conscience. Le méridien de Pascal ne fait rien à cela. Vous me dites, cher monsieur Quinet, des choses qui me touchent jusqu'au fond de l'âme. Est-il possible, vrai¬ ment, que j'aie pu vous être de quelque utilité dans votre exil? C'est votre exil, au contraire, qui m'a été utile. Il m'a élevé le cœur, il m'a fait comprendre la vraie liberté, la vraie grandeur, la vraie noblesse. Tous les miens sont en course depuis deux jours; je suis seul ici, avec les bourgeons qui s'ouvrent et un mer¬ veilleux soleil de printemps. C'est le cas de pensera vous, mes chers exilés, et j'y pense. Ma petite amie, à qui je parle si souvent de vous, est 308 LETTRES A QUI NET. venue passer avec nous les fêtes de Pâques. Bientôt elle sera mère : nouveaux tourments, nouvelles inquiétudes, ajoutées à toutes celles de l'absence. Vous le voyez, il n'y a pas que les auteurs qui souffrent. TH. DUFOUR. Jules Simon est toujours mon ami, j'en suis sûr, mais l'homme public a enterré l'homme privé. Il y a plus de six mois que je n'ai reçu un mot de lui. La patrie' coûte cher quelquefois, et l'on n'est vraiment digne de l'amitié qu'à la condition d'être magnanime; ce que je tâche d'être, sans y réussir toujours. Votre dernière lettre contient un paragraphe que je m'explique, comme d'ordinaire, par votre bienveillance, et votre imagination. L'amitié vous trompe : ce n'est pas moi qui suis fait de la sorte, c'est le peintre qui m'embellit; il me flatte, et pourtant (voyez ma sagesse), il me fait plaisir. «. Louez toujours, » disait Fontenelle. Le grand égoïste avait donc raison. CXX1II Saint-Quentin, 42 mai 1864. Vous voilà donc à Genève, et j'ai du plaisir à vous y voir, puisque vous vous y trouvez bien. Reposez-vous, changez d'impressions et d'études, voyez le monde ; il sera toujours temps de retourner à Veytaux. La solitude, sans laquelle on ne fait rien de durable, a ses fatigues et LETTRES A QEINET. 309 ses épuisements; il faut savoir en sortir et donner de l'air à sa pensée. Vos travaux au retour n'en seront que meilleurs. J'avoue pourtant, en ce qui me concerne, que je ne vous rencontre pas à Genève comme à Veytaux. A Genève, où vous prendre? Que de distractions et d'imprévus qui vous arrivent! A Veytaux, c'est autre chose; je connais la maison, le cabinet de travail, la salle à manger, je puis faire avec vous une promenade au bord du lac ; si vos arbres sont chargés de fleurs, je les admire avec vous, je vous parle des nôtres qui sont charmants aussi, nous mêlons les ombrages, comme nous mêlons les amitiés. N'est-ce pas ce qui convient à un vieillard de mon espèce ? Ermite et vieillard, voilà ce que je suis maintenant. Mes frères, toujours jeunes, courent les champs du matin au soir, les affaires, le besoin de mouvement les emportent; madame Jenny est à Paris avec sa fille, madame Cécile part pour Vichy, Édouard est juré, il n'y a guère que madame Félix et moi qui gardions la place. Pauvres sen¬ tinelles invalides, qui n'avons même plus la force de porter notre fusil et de crier : « Qui vive? » Qui vive? Ah ! si, je le crie encore, et c'est mon cœur qui me répond. Celui-là, je vous l'assure, a toute sa jeu¬ nesse et tous ses frémissements d'autrefois. Je ne sais pas si nos écoliers d'aujourd'hui veulent démolir le ciel; moi, je le réédifie au contraire. « La vieillesse, a dit Cha¬ teaubriand, est une voyageuse de nuit, qui ne voit clair qu'au-dessus de sa tête. » C'est aussi là que je regarde, et c'est là que je trouve, 310 LETTRES A qUINET. non pas cles dogmes, non pas des certitudes, mais des espérances. Espérer, voilà toute ma foi. Ainsi, l'espé¬ rance au dehors, au loin, dans un vague immortel, et la conscience au dedans, en moi-même, dans le sentiment et l'intelligence de ma loi, n'est-ce pas assez? On ne démolirait pas le ciel, si on n'avait pas eu la sotte prétention de le bâtir et de lui donner une forme. Ce n'est pas Dieu qu'on attaque, c'est le Dieu. Pour moi, le Dieu m'est indifférent, mais Dieu ne me l'est pas du tout; je le rencontre, je le sens, je le vois partout, et surtout dans l'application journalière de cette loi morale admirable qui me régit. 0 mon âme ! quand me sera-t-il donné d'être tout à fait content de toi? Mais, que de mi¬ sères, que de petitesses, que d'agitations pour rien ! et que ce sage prétendu est un pauvre enfant! Pendant que les Italiens lisent les Révolutions d'I¬ talie et projettent de vous dresser une statue au Capitole, moi, je les reprenais, avec ma lectrice ordinaire, madame Cécile, et nous vous élevions une statue dans nos cœurs. Peut-être est-ce le meilleur de vos livres, car il contient Edgar Quinet tout entier. L'imagination donne des ailes à la pensée, et la pensée, du poids et de la force à l'ima¬ gination. J'en suis ravi, c'est mon livre. TII. DUFOUR. LETTRES A CJUINET. 311 GXXIV Saint-Quenlin, 15 juin 1864. Ma fête n'est pas le 15 juin, mais le 9,1e jour même où vous rentriez dans votre Thébaïde. J'y étais, comme tou¬ jours, pour vous y recevoir. Je me suis assis à vos côtés, et vous m'avez raconté, tout au long, le mois de mai à Genève, et toutes ces amitiés si délicates qui vous atten¬ daient à deux pas de Veytaux. L'Empire peut s'oublier à moins. Vous étiez enchantés, et nous le sommes du même coup; l'amitié n'est qu'un écho qui se fait au fond du cœur : vous souffrez, nous souffrons ; vous éprouvez une joie, elle devient la nôtre aussitôt. N'est-ce pas là la plus touchante des sociétés, la société des âmes ? Vos montagnes et votre lac sont admirables, vos fleurs écla¬ tent de tous les côtés; mais je préfère à tout cela la plus petite affection, pourvu qu'elle soit simple et vraie. Que de perspectives délicieuses, que d'ombrages charmants, que de sources fraîches, intarissables dans ce pays dit, cœur I C'est celui que nous habitons, et qui nous suffit. C'est aussi là, que nous voulons Vous recevoir et vous traiter toujours, moi, mes frères, mes sœurs, ma petite amie. Elle est ici depuis quinze jours, elle lit vos lettres et les relit; toutes nos dames me trouvent bien heureux d'être en correspondance avec les chers exilés. Je le suis en effet. Qu'ai-je fait pour cela? J'ai aimé les exilés et ils m'ont aimé. Voilà tout le mystère; le cœur n'en a 312 LETTRES A QDINET. pas d'autres, il s'enrichit en donnant, et sans jamais s'é¬ puiser. Je vous ai dit que ma fête tombait le9 juin; c'était cette fois l'anniversaire de ma soixante-quatrième année. Soixante-quatre ans, est-ce assez vieux comme cela? Mais la fête rajeunit tout; quinze jours d'avance, on chuchote, on se dit des mots à l'oreille, il se passe autour de vous quelque chose d'étrange et de mystérieux, le 9 juin est retranché du calendrier. Personne n'en parle, et tout le monde s'en occupe, le fêté tout le premier. Enfin, le grand jour arrive : le ciel sourit, les bouquets se prépa¬ rent; vers six heures du soir, le cortège se forme et s'a¬ vance : d'abord, deux petits chiens de chasse, enfants de la maison, avec leurs rubans au cou, puis la jeunesse, puis les vieux ; chacun débite son compliment, on s'em¬ brasse, on s'embrasse encore, on se souhaite tous les bonheurs imaginables, on sourit et l'on pleure en même temps. En effet, souhaiter n'est rien, mais réaliser, qui en répond? Cette fête qui nous émeut, reviendra-t-elle dans les mêmes conditions? Que d'anniversaires, que de souhaits, que de fêtes interrompus déjà! Que de cha¬ grins mêlés à nos joies précédentes ! Notre pauvre famille a subi de si fréquentes et de si cruelles épreuves ! com¬ ment s'est-elle sauvée, je ne dis pas consolée, de tant d'amitiés perdues? Par les amitiés qui lui restent; nous nous sommes ramassés sur nous-mêmes, rapprochés, resserrés, réchauffés les uns aux autres. La vie, c'est la bataille. J'entends la voix de l'officier qui crie au milieu du feu : Serrez vos rangs! Nous avons serré les nôtres, et notre salut est venu de là. LETTRES A QU1NET. 313 Félix et sa maison ne prennent plus part à nos anni¬ versaires, ils ont trop souffert ; ces fêtes leur déchirent le cœur. C'est vous, mes chers exilés, qui les avez rempla¬ cés près de nous et je ne sais comment vous en remercier. Il n'y a pas de livre, qui soit digne de votre sinet; du moins il n'y en a qu'un, c'est le livre de mes affections et de mes meilleurs souvenirs; celui-là se porte partout avec soi. Comment, vous n'aviez pas oublié le 9 juin? Décidément, vous n'êtes pas les amis de la famille, vous êtes de la famille, Que de bénédictions je vous dois! TII. DUFOUR. CXXV Saint-Quentin, 4 juillet 1864. Moi d'abord, primo milii : je ne puis songer à quitter mon pigeonnier, je n'ai plus d'ailes. Je regarde par le trou de ma fenêtre, j'admire au loin les petites campagnes que je parcourais autrefois, je me dis : «Quoi, c'est donc déjà la vieillesse et toutes ses impuissances? » On a des amis, on voudrait les visiter, passer avec eux quelques bonnes journées, avant les dernières, mille ennuis vous retiennent au logis ; il faut brouter son herbe autour de soi, comme la chèvre et ne pas trop s'impatienter et ne pas trop tirer la corde. Madame Félix, à son tour, nous a donné de nouvelles alertes : sa vue est atteinte sans être perdue. Cependant ligurez-vous les inquiétudes exagérées de son mari. Une 18 ,314 LETTRES A QUIN ET. sœur, un modèle de vertu, de courage, de résignation nous tourmente aussi beaucoup par ses infortunes. On appelle cela la vie, cliers amis! Je vous assure pour¬ tant qu'on ne vit pas, qu'on ne jouit de rien, qu'on ne peut faire aucun projet. Aimer, ce n'est pas vivre, à mon âge, c'est souffrir. On a eu des chagrins hier, on en aura demain'; et la santé de l'âme est plus chancelante encore que celle du corps. Jouissez de la nouvelle et charmante affection qui vous arrive. Quelle fleur pour votre exil ! Je prends avec vous le chemin de Saint-Maurice, j'embrasse votre jeune enfant, je la bénis d'être aimée de vous et de vous aimer. Je lui montre Yeytaux : « Si c'est là leur exil, lui dis-je, c'est aussi là leur gloire ; ne l'oubliez jamais, et soyez fière de la grandeur et de la fierté de vos parents. » Yeytaux n'était rien autrefois. Aujourd'hui, c'est le séjour et la noble retraite d'Edgar Quinel. Qui ne sait cela maintenant? Adieu, mes chers Quinet, adieu de nous tous. Yotre dernière lettre est à Paris, entre les mains de ma petite amie. Votre nièce et la mienne ont le même nom, ce qui me charme; elles auront aussi le même cœur, je n'en doute pas. TII. DUFOUH. Et la Révolution, où en est-elle donc? Quand paraîtra- t-elle? N'avez-vous pas eu assez de]repos et de bon temps comme cela? Le fameux sinet est, à l'heure qu'il est, dans un de vos LETTRES A QUINET. derniers volumes, au sein de votre famille, il n'en pas. TII. DUFOUR. Saint-Quentin, 30 juillet 1864. Je ne devrais vous parler que de vous ; que de tristesses, bon Dieu, dans cette immense tristesse de votre exil !... J'ai pris part à tous vos déchirements de cœur, la voilà repartie cette enfant chérie, votre fille d'adoption ! Aujourd'hui, vous n'aurez de moi que deux mots et je ne puis guère en faire davantage; le cœur, je le vois bien, ne suffit pas, il faut encore la main et certaine disposi¬ tion d'esprit qui me manquent. Il y aura demain quinze jours, un dimanche, par un temps magnifique, j'ai été pris tout à coup d'une fièvre ardente et de spasmes d'estomac, qui m'ont tenu au lit et m'ont véritablement accablé, quoi que j'aie pu faire. Avant cette rechute, je faisais des rêves, je prenais le chemin de Veytaux, j'admirais votre beau lac, vos hautes montagnes. Me voilà rejeté, mainte¬ nant, je ne sais où, au milieu des terres labourées de notre triste pays, sans savoir quand il me sera permis d'en sortir. La maladie n'est rien, voyez-vous, c'est l'inaction qui me tue; vivre inutile, inquiéter, tourmenter ceux qu'on aime, tel est donc le sort qui m'est réservé désor¬ mais! Il est ici question d'élections au Conseil général. Elles CXXVI 316 LETTRES A QUINET. commencent ce matin même. L'opposition n'est là dedans pour rien. Je crois que les abstentions seront nombreuses. Les candidats font des visites, ils en font encore; on parle de tout, excepté du Conseil général. Les amitiés, les convenances personnelles, les coups de chapeau, le plus ou moins de chevaux à sa voiture, voilà ce qui décide de l'intérêt public. Mais qu'est-ce que le Conseil général, qu'est-ce que le Corps législatif, qu'est-ce que l'Empire même aujour¬ d'hui? Un homme, et rien déplus. Mille amitiés. TH. DUFOUR. CXXVII Saint-Quentin, 14 août 1864. Parlons de moi et de M. de Turenne -.Il y a longtemps, disait madame de Sévigné, que nous n'en avons parlé; et elle en parlait à tout bout de champ. Ainsi de moi, dont je vous entretiens sans cesse ; ne vaudrait-il pas mieux qu'un boulet m'eût emporté? Les maladies, les atteintes plus ou moins graves, ne m'emportent pas du tout : me voici de nouveau sur pied ; j'ai presque repris mes habi¬ tudes, mais à la triste condition de sortir à peine, de garder le silence et de faire semblant de vivre. Oh! le pauvre et maussade horizon que celui de la vieillesse, quand il est borné comme le mien et couvert d'épaisses et froides brumes! Yeytaux, aujourd'hui, me paraît plus LETTRES A QTJINET. 317 loin que jamais. Depuis deux mois, nous avons ici un ciel magnifique, une saison comme on n'en rencontre guère chez nous, notre jardin est charmant, nos arbres sont couverts de fruits et je ne jouis réellement de rien. Il n'y a que l'amitié qui me soutienne sur ce rude et triste chemin; quel fruit, heureusement, que l'amitié, quand le temps, les épreuves, la conformité d'idées et de goûts l'ont colorée et mûrie ! celle-là, je la mange sans sucre et pour elle-même, c'est le dessert de ma vie. Nos enfants font notre espoir et notre félicité présente ; ma petite amie a gagné beaucoup, son cœur s'est épanoui. Nous vivons séparés et loin d'elle, mais nous sommes tout près de son bonheur, dont elle nous entretient chaque jour. Puisse-t-il en être ainsi de votre Marie, de cette chère et charmante enfant, dont je vous prie de me parler souvent; elle adoucit votre exil, elle a pris sa place dans votre cœur. N'est-ce pas une raison pour moi de m'inté- resser à cette jeune destinée, qui vous inquiète? Nous attendons le jeune ménage vers la fin du mois. On prépare tout pour cette époque. Grande préoccupation pour toute la famille! Pour moi, je descends tristement l'escalier de ma vie, je l'avoue; mais ce berceau, cette jeune mère, cette jeune attente, tout cela me rajeunit et me fait tourner la tête. Le jour ne se couche pas, il se lève, je ne vois pas le bout de ma route, j'en vois le com¬ mencement, tout plein de fleurs et d'espérances. Voilà les enfants ! C'est pour nous plus que pour eux qu'ils vien¬ nent au monde. Nous avons tant souffert ! que ce soit un dédommagement. Tous ces soins, toutes ces inquiétudes intérieures, ne 18. 318 LETTRES A QUI NET. nous empêchent pas de songer, jour et nuit, à cet immor¬ tel enfant de nos pères, la liberté. Ah ! qu'elle vive aussi celle-là, qu'elle reçoive de vous, de nous tous, le lait et la force qui lui conviennent; elle en a plus besoin que jamais. Vous voyez où nous en sommes, et le couronne¬ ment que nous réservait l'Empire ! Bon peuple, qui croit encore que la liberté se donne, et qu'il est au pouvoir de quelqu'un d'affranchir ou d'asservir une société. Mille amitiés. TII. DUFOUR. CXXVIII Sayit-Queniin, 7 septombre 1804, Nos enfants sont arrivés. Ma nièce n'est plus une petite amie, c'est une grande et sérieuse amie, très bien faite pour comprendre les grâces d'imagination et de senti¬ ment. Le lien qui l'attache à Veytaux est plein de charme à ses yeux ; aimez-la, car elle vous aime. Que faisons-nous ici depuis quelques jours? Nous fai¬ sons des layettes! On s'en occupe du matin au soir; on les étale, on les replie, c'est un vrai plaisir ; plaisir de ma¬ trones. Quoi ! tant de bonnets pour une tête, et tant d'autres affaires auxquelles je ne comprends rien ! Sera- ce un garçon ? sera-ce une fdle ? Si c'est une fdle, on l'appellera Marguerite, si c'est un garçon, Jean vous plairait-il? Jean est bien court, quelques- uns disent bien jardinier; moi, je l'aime, parce qu'il a LETTRES A QUI NE T. 319 précédé Jésus-Christ. Je le vois toujours, non pas dans un jardin, mais dans son désert. Moi aussi, je ne crois pas que Jéhova soit si malade, et que le temps de la religion soit fini ; les dieux s'en vont, je le veux bien, mais ils reviendront, changés, modifiés, agrandis peut-être, tolérants surtout, mais ils revien¬ dront. Il y aura toujours un Dieu dans le monde, parce qu'il y en a un dans la conscience. Sans doute, il existe des athées ; et quelle époque n'a eu les siens ? Paris seul en comptait plus de 50 000, dit-on, au temps de Descaries et du père Mersenne. Et quel athéisme encore ! Aussi, quelles que soient nos moeurs présentes et nos croyances, plus je pénètre dans l'histoire, plus je les trouve préfé¬ rables à toutes celles qui nous ont devancés, et moins je m'éprends des siècles antérieurs. J'y vois des vertus hé¬ roïques, et des vices héroïques, quelques âmes admi¬ rables, et des peuples affreux. Nous valons mieux que cela. La conscience de l'individu s'est élevée jusqu'à la société, et l'opinion est devenue un autel. Je ne suis pas un philosophe ; et cependant, comment rester étranger à toutes ces grandes questions de la phi¬ losophie ? Si la philosophie est une science pour quelques natures d'élite, elle est un sentiment au moins pour les autres ; et je suis de ces autres. Comment ne pas voir le ciel au-dessus de sa tète, et cette nature éclatante qui nous environne, et l'homme, plus éclatant et plus admirable encore? Comment ne pas être frappé de sa destinée, de ses misères, de ses grandeurs, de sa mort? Quel est l'au¬ teur de toutes ces merveilles ? Est-ce le Dieu de Moïse ? je ne sais : ce que je comprends de lui, c'est son incom- 320 LETTRES A QUINET. préhensibilité. Je m'incline, je m'humilie, je me dis : Dieu n'a donc pas voulu que je le connusse, puisqu'il s'est retiré à de telles profondeurs ; je le cherche, et il m'échappe; je voudrais l'embrasser, et je ne le puis. S'il s'était révélé, dit-on, l'homme cesserait d'être libre ! Mais l'est-il davan¬ tage avec son dogme ? Croire, par crainte, par intérêt, sans comprendre /quelle raison; l'intelligence suprême! Si je doute à cet endroit, si je n'ai que des espérances, j'ai du moins des espérances, et saint Paul n'aurait point à me plaindre. Mais il est un point où je ne doute pas, un point où je trouve ma certitude, ma lumière, ma force et ce point est dans ma conscience ; je sens qu'il y a un Dieu en elle, et que Dieu, là, a voulu se faire connaître. « Je le porte en moi, il m'accompagne, il me voit, il me juge partout; pourquoi le souillerais-je par d'indignes pensées, par des actions basses, par d'infâmes désirs ?» Ce Dieu d'Épictète, c'est aussi le mien, et j'ajoute : c'est celui de Jésus-Christ et de tout ce qui a été grand et pur en ce monde. Accomplir son devoir, écouter cette voix inté¬ rieure et divine qui nous prêche sans cesse, s'y attacher de toutes ses forces, n'est-ce pas être religieux et chré¬ tien même dans la véritable acception du mot? Il n'y a pas d'athéisme, il n'y a pas de scepticisme qui tienne : là loi du devoir est incontestable. « Le devoir seul est vrai, » disaient les Alexandrins. Pour moi, tout infirme et misé¬ rable que je suis, j'y tends sans cesse, sans réussir toujours, et je suis tranquille, bien sûr de plaire <à l'Être suprême quel qu'il soit. L'action bonne et parfaite, dit saint Vincent de Paul, est le véritable caractère de l'amour de Dieu. » LETTRES A QUINET. 321 J'aurais bien d'autres choses à dire et je les dirai, mais dans une autre lettre. Celle-ci m'a pris tout ce que j'ai de forces. Il ne m'en reste que pour vous aimer et vous embrasser tous les deux, mes chers exilés. TH. DUFOUR. CXXIX Saint-Quentin, 6 octobre 1864. Mes chers Quinet m'écrivent des mots et je leur réponds des mots. N'est-ce point assez pour le cœur? Pour moi, je n'en demande pas davantage. Je ne veux pas surtout que vous vous fatiguiez. C'est assez des fa¬ meuses épreuves de la Révolution, du travail qu'elles exigent. C'est assez d'un biscaïen clans la tête. Calmez- vous, reposez-vous, faites-vous guérir. "Voilà l'important à mes yeux. Yeytaux n'est pas seulement monsieur et madame Quinet pour nous, c'est la France même, et la liberté, et la fierté antique dans l'exil, et toutes ces gran¬ deurs de l'âme et du caractère que je rêve sans cesse. Cela vaut mieux qu'un biscaïen quel qu'il soit. Ma nièce va bien, sa mine est excellente et des plus respectables. Jeune fille, elle était charmante pour nous tous; que sera-ce quand elle deviendra mère? La jeune fille, c'est l'être léger, gracieux, délicat, c'est la jeunesse et la gaieté en fleur. Une fois mère, la femme apparaît. Quelle maturité, quelle grandeur, quelle autorité ne revêt-elle pas? 32"2 LETTRES A QUINET. On peut admirer une jeune fille, on doit s'agenouiller devant une mère. Ah ! quel rôle que celui-là, non plus dans la beauté, dans le plaisir, mais dans le sacrifice et le dévouement! Et ce petit berceau que je vois là dans ma bibliothèque et presque dans ma chambre, que va-t-il contenir? Un enfant, dit-on. C'est bien plus : c'est la joie, la tristesse, la préoccupation, l'avenir, la vie même de toute une famille. L'enfant n'y est pas encore et toutes nos espérances y sont déjà. C'est donc ainsi que nous nous succédons les uns aux autres, et que l'humanité fait sa route. Et moi, vieillard, où vais-je, chargé d'un si gros bagage de souvenirs et d'affections profondes ! Si vous revoyez Charras, faites-lui nos compliments les plus affectueux ; faites-les aussi à madame Charras, que nos dames n'ont point oubliée. Ce que vous me dites de sa grâce, de la finesse, de la délicatesse de son esprit, je le savais déjà; ma belle-sœur et ma nièce m'avaient tout appris. Les voyages ne finissent pas à la gare, où ils commencent; il ne suffit pas de défaire ses malles et de les mettre à l'écart dans quelque coin d'un grenier; les voyages laissent, après eux, un parfum et des souvenirs qui durent et attendrissent toute la vie. Il en est ainsi de tous ceux qui mettent le nez dehors, et qui portent au cœur quelque chose, et quelque chose dans l'imagina¬ tion. A l'occasion, quand vous aurez le loisir et la force de m'écrire, donnez-moi quelques détails sur la famille de M. Quinet. Je connais Certines, et je voudrais plus en¬ core; je sais la jeunesse de la famille et je voudrais aussi l'âge mûr. LETTRES A QUINET. 323 Adieu, mes chers exilés ; ma santé se soutient, mais bien misérable et à de dures conditions de nonchalance et d'inutilité. Chacun ici vous embrasse; vous dirai-je les noms? À quoi bon? Ne savez vous pas combien nous sommes. TH. DUFOUR. CXNX Saint-Quentin, 10 octobre 4864. Mes chers amis, hier soir, à onze heures, ma petite amie nous donnait une fille, nous accouchions d'une fille. Tout le monde a eu sa part de peines et d'inquiétudes. Aujourd'hui, nous sommes dans la joie. Il nous est né une espérance; puisse-t-elle ne jamais devenir une tris¬ tesse ! Ce n'est pas moi qui vous apprends cette bonne nou¬ velle, c'est toute la maison. Bénissez la jeune enfant et son petit berceau ; nulle fée au monde ne leur vaudra mieux. Nous embrassons nos chers Quinet, à grands bras et de tout notre cœur. TII. DUFOUR. 3 M LETTRES A (JUINET. CXXXI Saint-Quentin, 14 novembre 1864. Je suis heureux, de cette jeune et charmante affection, que vous inspire votre nièce de Gharolles; vous aussi, vous avez-là un berceau et tous les sourires qu'il pro¬ met; mais que de peines, que de soucis il faut prévoir! est-il une amitié au monde qui ne coûte cher ? est-il une fleur qui n'ait ses jours de pluie et sa vesprée, comme disaient nos vieux poètes? Calculez tout cela, soyez pru¬ dente, même dans les sentiments les plus naturels et les plus légitimes, surtout dans ceux-là; aimez, et tâchez d'avoir la sagesse, l'économie de vos affections. Ce que je vous dis ici, je me le dis chaque jour à moi- même. J'ai mon berceau sous les yeux, ma petite-nièce est frêle, mignonne, mais elle se porte bien; dans cer¬ tains moments, je la berce dans mes bras, quelquefois il me semble qu'elle me sourit; sa bouche est charmante et, lorsqu'elle repose doucement dans son lit, chacun l'ad¬ mire (tous les parents font de même). Moi, cette douceur, cet abandon m'attendrissent ; je rêve en la regardant; que peut-on faire autre chose auprès d'une, enfant? Rêver, c'est plus qu'aimer, c'est aimer dans le bonheur, c'est aimer dans les cieux, pour ainsi dire. Que lui reviendra- t-il, à ce nouveau-né, de toutes mes espérances ? Elle saura certainement que vous avez béni ses premiers jours; mais son oncle, le connaîtra-t-elle ? et si elle le connaît, comment lui apparaîtrai-je ? sous l'aspect d'un triste LETTRES A QUINET. 325 vieillard peut-être? Et pourtant, malgré ses infirmités, la vieillesse est bonne; si elle ne l'est plus pour les autres, elle peut l'être pour elle-même; son monde n'est plus au dehors, il est dans son cœur, dans ses souvenirs, dans son perfectionnement intérieur. « Les vieilles gens, di¬ sait Chateaubriand, n'ont plus rien de bon à montrer. » Oui, physiquement, et il faut s'y résigner ; mais, morale¬ ment, que de choses il leur reste à faire ! que de belles perspectives ils ont encore devant eux ! L'expérience (et l'autorité qu'elle donne), l'indulgence, la bonté, la bien¬ veillance, la gaieté même au bord de l'abîme, n'est-ce rien? Que les vieilles gens montrent leurs vertus, et elles montreront quelque chose de bon. Le soleil de la jeunesse est charmant de fraîcheur et d'espérance ; celui de la vieillesse et de la fin du jour n'a-t-il pas son éclat, sa mélancolie, sa leçon? Il fait rêver aussi à des biens qui ne finissent pas, à des prairies bienheureuses, pour parler comme les Indiens d'Amérique. Revenons à nos moutons: ma petite Marguerite grossit tous les jours, sa mère est charmante de bonne grâce, le mari a pris un air grave et fier. Voilà deux mois que le jeune ménage est ici, il remplit toute la maison, et l'a ra¬ jeunie. Dans une quinzaine, pourtant, il faudra songer à se quitter. Se quitter ! Pourquoi ? Ne sont-ils pas bien, au milieu de nous?Et ce nouveau lien,si frêle, qui vient de se former, faut-il déjà songer à le rompre ? Grand'mère, grand-père, grand-oncle, tout le monde s'attriste. C'est ce que je vous disais tout à l'heure, et voici les peines qui commencent à deux pas du berceau. / Je voulais vous parler de tout autre chose que nous. 19 326 LETTRES A QUINET. Je voulais vous demander des nouvelles de Yeytaux, de la Révolution, et voici ma lettre au bout de ses quatre pages! Ne m'écrivez pas, ne vous fatiguez pas ; contentez- vous de penser à votre chère petite, de lui écrire, de l'aimer, de lui envoyer la Muette, de lui apprendre l'amour sacré de la patrie. Vous vous occupez de géo¬ logie, tant mieux! Creusez-la, creusez la terre, ouvrez ces tombes de nos aïeux, vous y trouverez partout les traces de la liberté. Saint-Quentin, notre patron, avait été martyrisé, jeté dans la Somme ; une femme a découvert le corps du mar¬ tyr, à la lumière qu'il répandait autour de lui. N'en est-il pas ainsi de notre sainte liberté ? On a beau la précipiter dans la Somme, elle renaîtra, on la retrouvera, et nos neveux, soyez-en sûrs, lui élèveront une église éternelle. Mille amitiés, de toutes nos maisons. TH. DUFOUK. CXXXII Saint~Q,uentin; 28 décembre 1864. Que faites-vous à Veytaux par ces temps rigoureux? Quel magnifique aspect doivent avoir vos Alpes ! Ici, les montagnes manquent, mais nos champs, nos toits, nos jardins sont couverts dégivré ; hier, à neuf heures du matin, nous avions dix degrés de froid dans la cour; on frissonne à moins. Les petits moineaux, nos hôtes habituels, ne savent où se fourrer, Dieu ne leur donne point leur LETTRES A QUINET. 327 pâture, et Racine ne faisait pas ses vers, sans doute, à cette saison si dure de l'année. Vous avez bien raison de revoir votre ouvrage, de le retoucher, de le refondre; il n'y a que ces ouvrages-là qui durent. Quel est l'homme de génie, quel est l'artiste véri¬ table qui soit content de soi, et ne s'inquiète sans cesse ? Revoir, ce n'est pas épurer seulement, c'est resserrer, con¬ centrer le rayon, lui donner toute sa force et toute sa lumière. Ne me parlez pas des talents qui improvisent et qui se contentent d'improviser ; cela est bon à Naples et cela y reste ; la fleur tombe et meurt sur le sol où elle naît. La postérité veut autre chose; elle veut, à la fois, l'inspi¬ ration et la méditation, la j eunesse et la maturité, le coursier et la bride ; en un mot, l'homme entier, dans toutes les profondeurs de ses facultés. Aujourd'hui, nos auteurs n'estiment que l'abondance ; ils écrivent d'un trait vingt volumes : que n'en ont-ils écrit deux ? nous les relirions peut-être. Montesquieu n'a que huit volumes, Pascal en a quatre à peine, La Rruyère deux, je crois. Ils me suffisent. Ce qui me plaît dans les écrivains du dix-septième siècle, c'est leur sobriété réfléchie, leur goût par conséquent et leur recherche du beau. « Malheur à celui qui n'est qu'ou¬ vrier, disait Réranger, à sa manière, mais malheur aussi à celui qui ne l'est pas. » La pensée n'éclôt pas, elle se forge. Forgez la vôtre, forgez-la encore, ne vous préoc¬ cupez pas du succès immédiat, l'avenir vous appartiendra. Savez-vous ce que c'est que l'avenir pour vous? Ce n'est pas seulement le désintéressement, la justice, l'ap¬ préciation froide et. sensée, ce sera aussi la liberté. C'est à cette grande lumière que vous serez jugé, un jour ; quoi 328 LETTRES A QU1NET. que nous fassions, tout y court; notre soleil ne se couche pas, il se lève à peine; je le sens, je le vois monter à l'horizon; adorons-le, dans cette majesté future qu'il aura, et que cela nous console un peu du despotisme quel qu'il soit, et des quatorze années de votre dur exil. Vous avez trop de philosophie, me dites-vous dans une de vos dernières lettres, oui c'est par là que vous péchez. Qui vous l'a dit, madame? et qui vous permet de méjuger si lestement, moi philosophe, moi, sage? Ah ! je le voudrais bien, indifférent même, s'il était possible; mais il faudrait d'abord m'arracher le souvenir et le cœur, il faudrait m'arracher la vie même, car ma vie, à présent, n'est plus guère qu'un regret et un souvenir. Regret de la liberté, regret de mes espérances, regret de ma jeunesse et de mes affections effacées ou perdues. Je ne vis pas, je finis de vivre, ma tête est verte encore et forte pour mon âge, mais le tronc n'a plus de feuilles. Beaucoup d'arbres sont ainsi, vers les derniers jours de l'automne. Hier soir, monsieur mon frère Auguste se plaisait à clouer une boîte ronde à laquelle il avait mis l'adresse. Cette boîte en contient deux autres, une de chocolat, une de bonbons : celle-ci vous vient de mademoiselle Mar¬ guerite, la nouvelle éclose; l'autre est de nous, comme à l'ordinaire. Acceptez-les toutes deux. Encore une année écoulée! Soyez sûrs pourtant que ce noble exil n'aura pas été inutile à la patrie. Vous l'avez servie, cette France aimée, vous la servez tous les jours par vos œuvres et votre exemple. L'exemple, c'est la plus digne et la plus efficace protestation de l'homme libre ; LETTRES A QUINET. 329 Caton ne se plaint pas, il se tue; un autre s'exile, et la morale héroïque est satisfaite. Parlez-moi de votre géologie, de vos études de la Somme et de la Picardie; cette Picardie m'a valu de vous un tou¬ chant souvenir. «Nos ancêtres, dites-vous, veillaient tou¬ jours, ils dormaient la hache à la main ! » Faisons comme eux, veillons sans cesse et surtout ne désespérons jamais ; la liberté retrouvera son attitude et sa vie; il n'y.a de fossile que le despotisme, croyez-le bien. Adieu; nous vous embrassons tous ici, vous possédez toute la famiile. TII. DÏÏFOUR. « J'ai planté l'arbre de la tolérance disait Voltaire, mais je ne mangerai pas de ses fruits, je suis trop vieux, je n'ai plus de dents. Vous en mangerez, vous autres jeunes gens. » Hélas! nous n'en mangeons guère encore, ni en re¬ ligion, ni en politique. G XXXIII Saint-Quentin, S3 janvier 1865. Il est deux heures, je rentre et je trouve à ma porte un télégramme de M. Riesler-Kestner. Lafatale nouvelle, qui vous a tant alarmés, qui, depuis quelques jours, nous cause les plus vives inquiétudes, cette affreuse nouvelle estdonc vraie, maintenant! Le noble colonel Charras, ce 330 LETTRES A QUINET. héros comme vous l'appelez, il n'est plus; il expirait ce matin, à sept heures et demie, sur le champ de bataille de la liberté! Plus heureux que nous, je puis le dire ! Mais sa femme, sa famille, ses amis, mais vous-mêmes, mes chers Quinet, que vous dire à tous et comment exprimer la douleur que nous éprouvons ? Il y a des hommes qui con¬ solent des malheurs publics : il semble qu'eux vivants, la liberté vive encore. La mort, en les emportant, ne nous laisse qu'un vide affreux ! Ah ! que ces amitiés coûtent cher ! On croit n'aimer que des lèvres, et c'est le cœur tout entier qui est pris. Nous sommes accablés, je vous assure. Je vous renvoie la charmante image de votre Marie. Une autre fois, je vous dirai ce que j'en pense; aujour¬ d'hui, le courage me manque. Adieu; j'embrasse M. Quinet les yeux pleins de larmes. Soignez M. Quinet, surveillez-le sans cesse. Je ne vous dis pas de nous aimer ; non, les attachements de ce monde ont trop de fragilité. TIÏ. DUFOUR. CXXXIV Saint-Quentin, 4 février 1865. Oui, je le reçois, ce discours, et je l'attendais. J'avais, nous avions assisté aux cruelles funérailles, nous avions fait partie du triste cortège ; nous avions lu, dévoré, toutes ces paroles, jetées sur la tombe de l'héroïque exilé. LETTRES A QUINET. 331 Il nous manquait les adieux et les larmes de M. Quinet. Aujourd'hui, nous les avons, et nous allons en vivre pendant bien des jours. Nous ne sommes pas curieux, mais il nous faut des détails, notre cœur en a besoin, c'est la charpie qui étanche la plaie. Les Suisses ont reçu la dépouille mortelle dans leur terre hospitalière, rece¬ vons, enterrons la dépouille immortelle au fond de nos souvenirs, et que Charras ne disparaisse tout à fait qu'avec nous. Ne le plaignons pas, ce Bayard, comme vous l'appelez si bien : il est mort libre, dans un pays libre, et face à Vennemi. Quel bonheur pour vous, et quel deuil en même temps, d'avoir pu presser la main glacée, d'avoir vu l'épée d'un tel homme. Cette épée brisée, sur le cercueil, nous a profondément émus. J'ai traversé Bâle trois ou quatre fois; à peine s'il m'en restait un souvenir. Mais cette image de Charras et cette noble tombe ne pourront jamais s'effacer de mon cœur ; voilà une ville que je n'oublierai plus. Redoublez de surveillance et de précautions auprès de M. Quinet. Qu'il vive, celui-là! de notre vie môme, s'il est possible. TII. DUFOUR. CX XXV Saint-Quentin, 21 février 1865. Vous me demandez une vraie lettre, une longue lettre, vous ne l'aurez pas. Que pourrai-je vous dire à présent? Je viens de relire, à l'instant même, et pour la dixième 332 LETTRES A QUINET. fois au moins, le récit que vous m'avez fait clés funèbres scènes de Bâle, et je ne puis m'en distraire ; comment penser à autre chose? Ce n'est pas le lundi 23 janvier que votre héroïque ami nous a quittés, c'est hier, c'est aujourd'hui même; je le vois, comme vous l'avez vu, grave, sévère, pressant son invisible épée. Non, ces grands morts ne meurent pas. Leur courage, leur vertu restent, c'est à nous d'en reproduire et d'en faire revivre quelque chose. M. Quinet a été d'une grandeur et d'une élévation sublimes dans ses adieux : nous les avons lus et relus, médités, copiés et répandus autour de nous. L'amitié ne suffit pas à un tel langage, il y faut encore la liberté, et cette maturité forte et imposante que donne l'infor¬ tune. Mais que tout cela est triste, mon Dieu, et que les attachements et la liberté coûtent cher! Mon neveu n'a pas réussi auprès des journaux; il ne pouvait pas réussir. Pour qui prenez-vous l'Empire et la presse? Comprenez-vous ce journal de province qui se permet de mutiler les paroles de M. Quinet? On ne touche pas aux vases sacrés ; laissons-les sur l'autel, où les fidèles, tôt ou tard, sauront bien les retrouver ! Si vous avez quelque chose à m'apprendre sur Bâle et les Charras, si vos forces vous le permettent, parlez-nous, écrivez-nous. Ce n'est pas du découragement que je tire de cette tombe, c'est de l'énergie, c'est de l'espoir, ce sont des mouvements salutaires, pour l'âme et pour le cœur. La tombe des hommes forts est transparente, lumineuse et féconde, comme était, dit-on, celle de la légende. Ces légendes sont plus vraies que l'histoire. LETTRES A QUI NET. 333 Adieu ; vous m'écrivez, M. Quinet m'écrit par con¬ séquent. J'aime mieux le laisser tout entier à ses médi¬ tations historiques, et à sa Révolution, qu'il faut finir ! TH. DUFOUR. Ah ! que je deviens vieux, et que cet hiver est fatigant et long ! Nous sommes couverts de neige aujourd'hui; hier, c'étaient des ouragans; la semaine précédente, des froids de huit degrés. Quand donc aurons-nous des feuilles, des lilas, des oiseaux? Il me semble que ces tristes frimas n'existent que pour nous seuls, et que Veytaux soit tou¬ jours couvert de fleurs. C'est sous les fleurâ que je vous vois, ne m'en voulez pas. CXXNVI Saint-Quentin, 9 mars 1865. Chauffour a bien raison : c'est à cela qu'il faut toujours revenir. Et comment oublier de telles pertes? comment s'en distraire? « Et, pourtant, ajoute-t-il, il faut rester debout et lever la tête, notre cause est immortelle. » Ah ! oui, sans doute, elle est immortelle ; mais nos amis s'en vont ! Telle est la vie, il faut marcher, il faut avancer et sourire, en s'essuyant les yeux. A vingt ans, l'horizon est charmant, il est clair et sans vapeurs ; à mon âge, plus tôt même, il s'assombrit, il se trouble, on ne le voit plus qu'à travers des larmes. Vous me croyez fort, chers amis; je le suis, c'est vrai, mais à quel prix? N'être que 19. Vâi 334 LETTRES A QUINET. fort, ce serait souvent n'être qu'indifférent ou égoïste; être fort et tendre, à la fois, c'est la vertu, j'en conviens; mais qu'elle coûte cher ! C'est là que j'en suis, sans me vanter, et c'est aussi là que vous en êtes vous-mêmes. Allons, rapprochons-nous, soutenons-nous, les uns les autres, aimons-nous surtout. Mon cœur est dépouillé et chauve comme ma tête, je puis le dire; eh bien, je m'en estime davantage et je m'en trouve réellement plus beau; j'ai vu le feu, et je m'en glorifie; d'autres ont eu la gloire de commander, ils ont été des chefs, ;des offi¬ ciers, dans cette sombre et rude armée de la vie; moi, je n'ai été'qu'un simple soldat, des plus obscurs, mais je n'ai pas lâché pied. Quelle sera ma récompense ? Une seule, et je l'ai : c'est de n'avoir pas lâché pied: Voilà comme je veux me présenter devant Dieu, sous l'uniforme et l'arme au bras. Vous me parlez des Charras; parlez-m'en toujours; parlez-moi de sa veuve, parlez-moi des Kestner, des Chauffour. Si vous habitez leur douleur (pour me servir de votre belle expression), je veux l'habiter aussi avec vous, près de vous ; que de fois, dans la solitude où je vis, ma pensée leur revient ; je vais à l'un, je vais à l'autre, je voudrais les consoler tous, vous surtout, mes chers amis. Il ne me faut pas moins que les misères de ma santé pour me retenir ici; si j'avais la jeunesse et la force de mon cœur, il y a longtemps déjà que je serais àVeytaux. Comment y songer? Si j'essaye de sortir, les étouffe- ments m'obligent à rentrer; si je médite, j'étouffe en¬ core; si je veux lire, j'étouffe; enfin j'étouffe toujours et partout, sans parler des étouffements politiques. Ma vie LETTRES A QDINET. 335 n'est, plus qu'une vie de pénitent. Je m'en arrange faute de mieux ; vous savez pourtant si les tristesses y arri¬ vent ! quelque étroite que soit la cellule, il y a toujours place pour deux, pour celui qui l'habite et pour la dou¬ leur. J'espère bien qu'à ces conditions votre excellente miss cessera d'être éprise. Je suis curieux pourtant de savoir quelle est cette demoiselle si bien disposée. Vous me direz : « C'est de l'amour-propre. » Peut-être, tout sage que je suis, mais c'est aussi de l'intérêt; une amie de nos Quinet ne peut pas être une femme ordinaire. Cela doit me flatter. Les louanges sont le doux supplice de la vertu, puisque vertu il y a. J'aime le nom, mais la chose, quand me viendra-t-elle ? Je n'ai rien à vous dire du testament ; j'en suis touché, comme vous, et j'espère, et j'attends des nouvelles, et toute ma famille en attend. Vous me dites : « Promettez-moi que notre Marie sera heureuse. » Ah ! si le bonheur était dans mes mains, je l'effeuillerais sur elle, comme des roses. Où est-il ? où le prendre ? moi surtout, qui ne l'ai rencontré qu'en pas¬ sant, est-ce que je le connais ? Le bonheur n'est qu'une espérance. Espérons ! c'est tout ce que je puis répondre. La saison ici est affreuse. Vous n'en êtes pas moins, pour moi, sous les fleurs, je le répète. TH. DTJFOUR. Les vers me paraissent très beaux, comme à vous, la plupart. Je les ai lus et relus. Charras était bien digne de 386 LETTRES A QUINET. les inspirer. J'ai fait de tout cela une liasse particulière, pour la reprendre, et m'affliger, dans mes jours de tris¬ tesse. Voici madame Édouard, ma nièce. Dans sa bonté, elle me fait assez souvent des lectures et les fait très bien. Et que lisons-nous? Des penseurs, des moralistes, des poètes, des historiens, des Saint-Simon, des Quinet, des Montaigne, des Saint-François de Salés. Si vous avez ou¬ blié madame Édouard, elle ne vous a point oubliés, sa¬ chez-le. Je suis seul, absolument seul depuis quinze jours, Au¬ guste étant allé retrouver sa femme et ses enfants à Paris. La petite Marguerite s'élève à merveille ; elle est d'une douceur charmante; elle sourit presque toujours et s'amuse des moindres joujoux. C'est là le bonheur des enfants. Le nôtre ne vaut pas mieux et ne pèse pas da¬ vantage. Au moins, le leur existe, et ils en jouissent long¬ temps, ne serait-ce qu'une heure. Faut-il vous renvoyer la lettre de Chauffour ? TH. DTJFOUR. CXXXVII Saint-Quentin, 25 mars 1865. Vraiment, quand j'y songe, je ne sais que faire; trois jours d'intervalle entre les lettres, c'est un siècle ! J'écris, mais quelles seront vos dispositions, quand ma lettre vous parviendra? Je suis gai, vous êtes tristes ; vous êtes gais, LETTRES A QUINET. 337 c'est à mon tour d'être triste. Gomment s'entendre, et se mettre d'accord, et voir clair à travers toutes ces brumes des distances? Que le cœur, du moins, équilibre tout cela, s'il se peut. Oui, mettez-y bon ordre, et que les impatiences du li¬ braire et de la Révolution ne viennent point troubler la convalescence de notre cher malade. C'est vous, senti¬ nelle vigilante, qui nous en répondez. Croyez bien, cher monsieur Quinet, qu'il n'y a qu'un seul remède aux maladies des nerfs, le repos. (J'en sais quelque chose, dieu merci!) On souffre, avec les nerfs, mais on les guérit, on les refait, on leur rend leur force et leur jeunesse. Les nerfs n'ont rien des infirmités de la chair, on dirait qu'ils ne sont pas putrescibles, et qu'ils nous survivent; leur énergie et leurs ressources sont admirables. La Fable antique l'avait compris : c'est avec les nerfs de Typhon qu'Apollon avait fait les cordes de sa lyre immortelle. Je le crois du moins, car je ne suis pas très fort sur cette corde de la mythologie. Aujourd'hui, je ne vous réponds pas, je ne vous demande que des nouvelles. Savez-vous que je vous trouve un peu leste à l'endroit de la philosophie? Vous dites comme Pascal : « Se mo¬ quer de la philosophie, c'est vraiment philosopher. » Ah! si par là vous entendez la stérile philosophie du moyen âge, nous sommes d'accord. Mais cette philosophie religieuse, qui mène à la sagesse, qui est une sagesse, toute misérable et humaine qu'elle est, respectez-la. Je lui trouve, dans son insuffisance même, d'admirables con- 338 LETTRES A QUI NET. solations. Sans doute, elle n'a pas les certitudes mystiques et les élans de la foi, mais elle donne tout ce qu'elle peut donner. Sa simplicité, son humilité, sa raison me touchent- elle ne dit pas, c'est vrai : « Sois immortel, et dédaigne tout ce qui est de la terre. » Elle dit: « Sois sage d'abord, espère, et fais de ta vie terrestre le meilleur usage. » N'est-ce pas pour cela que nous sommes nés? Et, bien vivre, n'est-ce pas bien mourir? Les plus belles morts, et les plus douces, ne sont-elles pas les meilleures vies? Pour moi, je ne cherche pas Dieu dans mon imagination, je le cherche et je le trouve dans mon cœur et dans ma conscience. Il y est : je le sens, je le vois, je l'entends, il me blâme ou m'encourage sans cesse. Si petit que je sois par moi-même et par mes faiblesses, je me trouve très grand et très fort quand j'ai l'intelligence et la vo¬ lonté de ma loi. Pauvre larve, c'est vrai, mais larve qui se transforme, qui peut prendre des ailes et s'élever jus¬ qu'aux cieux. Je m'arrête,pour ne pas m'élever trop haut. Madame Jenny nous est arrivée hier soir après six semaines d'absence. Il va falloir lui lire toutes vos lettres et nous entretenir souvent de nos chers exilés de Veytaux. Je vous laisse à penser si cela me plaît. Du reste, des froids très durs, des neiges, des tempêtes, un hiver qui ne finit pas, et le coin du feu, voilà nos plaisirs depuis plus de trois mois ! On dit les oiseaux revenus, les pinsons chan¬ tent à tue-tête. Où se logent-ils ? il n'y a pas une feuille pour les cacher et les abriter. Est-ce qu'ils songeraient à leurs amours, par hasard? Des amours,sans ombre et sans mystère ? LETTRES A QUINET. 339 Je n'ai rien à vous dire de César et de Labiénus. Ce sera pour une autre fois. J'ai reçu hier une touchante lettre de madame Charras. Le portrait, la photographie du colonel, à son lit de mort, m'étaient parvenus la veille. Quoi ! voilà déjà deux mois qu'il n'est plus. Je m'indigne de cette rapidité des jours, et je m'en félicite quelquefois. Le temps, en nous emportant, emporte avec nous nos douleurs; elles s'adoucissent et meurent, parce que nous mourons nous-mêmes. Mon neveu Edouard a eu la bonne idée de me rap¬ porter de Belgique la Campagne de 1815 de Charras. Je l'avais déjà lue, je la relis; chaque matin, un chapitre. On a beau dire, l'intrépide colonel n'est pas mort, j'ai là son âme vivante, entre les mains. « Adieu, très à la hâte. C'est ainsi que j'écris, mais ce n'est, pas à la hâte que nous vous aimons, vous le savez hien. TII. DUFODR. CX XXVIII Saint-Quentin, 7 mai 1865. Que voilà longtemps que je n'ai reçu de votre écriture, et que voilà longtemps aussi que vous n'avez reçu de la mienne ! Je sais vos occupations, vos préoccupations, vos travaux écrasants, vos interruptions et vos dérangements continuels. Je souffre de vos impatiences, de votre libraire, de votre Révolution, de toute cette vie haletante que vous 340 LETTRES A QUINET. menez à Veytaux. Et pourtant, il faut bien que tout cela me suffise et me satisfasse. Se résigner n'est-ce pas le lot qui convient au cher sage ? Ah ! quand Théophile pourra-t-il vous voir et vous approcher ? quand pourra-t-il se pro¬ mener, avec vous, sur les bords enchantés du grand lac? Il y a si longtemps qu'il erre misérablement sur les bords de votre interminable exil ! Aujourd'hui, je n'écris pas, je griffonne et vous n'aurez que des bâtons rompus ! Ma vieille maladie s'obstine et me harcèle toujours, la guerre est moins vive mais elle dure; j'ai des engagements d'ar- rière-garde qui pourraient devenir de véritables défaites. Décidément,je ne compte plus sur la santé; la santé est comme la fortune; elle n'aime pas les vieillards. C'est tout au plus si je puis compter sur la bonne humeur. Jefferson regardait la bonne humeur comme une vertu de premier ordre; c'est mon avis, je suis de plus, philosophe et stoïcien? Tout cela ne m'empêche pas d'être maussade, un jour sur deux. Que diriez-vous de moi, si j'étais près de vous, si vous pouviez juger, par vos yeux, de mes vivacités et de mes soubresauts. Ah! quelle philosophie I Ah ! quel stoïcisme! Comme il faudrait en rabattre du prétendu sage ! Il y a des visages qui se sauvent par la grâce, par la régularité, par la placidité de leurs traits; d'autres, au contraire, ne se tirent d'affaire que par le jeu de leqr phy¬ sionomie. Je suis de ces derniers, et complètement laid, je vous assure, à certaines heures, et laid sans compensa¬ tion. « La moindre piqûre d'épingle, dit Montaigne, suffit à nous ôter le plaisir de l'empire du monde. » Je n'ai pas l'empire du monde, mais je sens des piqûres d'épingle de tous les côtés ; et si ce n'était encore que des épingles ! LETTRES A QUINET. 341 Qui n'a les siennes, après tout? Je vous conte toutes ces babioles et toutes ces fadaises pour m'excuser, et comme un malade qui ne sait à quoi s'en prendre de sa vieillesse et de ses infirmités. J'ai parlé de Jefferson. Et Lincoln, et cet affreux assas¬ sinat, qui vient de nous surprendre et de nous indigner? Nous ne sommes occupés que de cela maintenant. C'est au nom de la religion qu'on assassinait Henri IV ; c'est au nom de la liberté qu'on assassine le président et le chef électif d'une république. Tous les fanatismes et tous les crimes ont leur logique; il n'est pas de poignard si lâche, qui n'ait dans son manche un principe. L'Amérique sortira de ce sang, plus aisément que nous; un chef disparaît, mais l'institution reste, aux États-Unis. Quand je lis l'histoire de ce grand pays, je l'admire, non pas tant d'avoir eu de grands hommes que d'avoir eu des hommes et des caractères. Nous aimons les Césars, les Borgias môme, les casseurs de constitutions et de vitres ; la force, le bruit, le défi nous plaisent, nous sommes des duellistes politiques. Eux, les Américains, sont sensés; leurs chefs ne les gouvernent pas seulement, ils se gou¬ vernent eux-mêmes et se donnent en exemple. Qu'est-ce que Washington? Une leçon ; une leçon de dignité, de respect de soi-même et du peuple, et cette leçon dure en¬ core. Les sociétés vivent bien moins du génie de ceux qui les régissent que de leurs vertus. Quel qu'il soit,le génie (celui que j'entends) passe et. s'oublie; la vertu demeure et ne s'oublie pas ; c'est une fleur qui remonte sans cesse dans le cœur des peuples. Me voilà bien loin de mes premières pages et de mes 342 LETTRES A QDINET. mauvaises humeurs. Yous arrangerez tout cela, s'il vous plaît. Après un hiver triste et fatigant, voici un printemps splendide, un été plutôt; notre jardin est magnifique, c'est un bouquet. J'en jouis peu : la vieillesse et la douleur assombrissent tout, l'imagination garde ses ailes, mais elles sont cassées. Marie est venue nous surprendre, avec sa fille et son mari, trois jours seulement. Un matin, la bonne entre dans ma chambre, un petit enfant sur les bras. Je regarde l'enfant, l'enfant me regarde. « Qu'est-ce que cette petite fille ? — Une petite fille du voisinage. — C'est assez, empor¬ tez-la. » Ce n'était rien de moins que ma nièce Marguerite, très gentille, je vous assure et souriante; les boutons nais¬ sants ne sont pas plus frais. Ah ! que les créations de Dieu sont admirables ! Et votre chère nièce Marie, parlez-m'en; parlez-moi encore de sir Smith, votre noble Écossais; parlez-moi aussi de votre chère miss et de sa santé. Toutes ces choses, toutes ces affections m'intéressent, et je sens que j'aime tout ce que vous aimez. TH. DTIFOUR. CXXXIX Saint-Quentin, 7 juin '1805. Vos trois dernières lettres sont là sous mes yeux; trois lettres, c'est beaucoup sans doute, mais ce n'est pas trop; LETTRES A QUINET. 343 c'est bien le moins que nous doivent nos chers exilés de Veytaux. La Révolution vous donne du fil à retordre, l'exil aussi; n'est-il pas juste que l'amitié vous en donne également? Et quelle amitié, s'il vous plaît? Une amitié qui vit chez elle, de sa vie solitaire et maladive. Nous passons le temps comme toujours entre nous, et dans un véritable nid; on y cause, on y pense, on s'y souvient. Dans quelque lieu qu'on soit, à Veytaux ou dans un nid, les jours n'en passent pas moins vite; c'est le défaut de la vieillesse de raccourcir tous les horizons terrestres et de nous faire mieux sentir le vide et l'inanité de toute chose. De tant de biens qui nous échappent, de tant de fleurs qui passent, il n'y a que les affections, ces fleurs du cœur qui ne passent pas, parce qu'il y a en elles quelque chose de divin; quand j'aime, je me sens Dieu, je vous l'avoue. Ma Marie nous est arrivée avant-hier avec sa fille et le papa; la fille est vraiment charmante, de figure et d'en¬ jouement; elle a des petites grâces à elle, qui nous la font embrasser à chaque instant. Mademoiselle ne dit pas un mot, mais,vous seriez ravie, comme nous, si vous pouviez la voir dans sa berceuse et dans son innocence; elle s'a¬ muse d'un rien, elle sourit à tout, elle a des petits gazouil¬ lements d'oiseau, qui nous émeuvent jusqu'au fond de l'âme. Sans le vouloir, on songe, on se demande quel sera le sort de cette enfant? Ah ! que l'enfance est une chose admirable et triste à la fois! Il y a vingt-cinq ans, je traî¬ nais la petite voiture de la maman; aujourd'hui, je traîne 344 LETTRES A QUINET. dans les allées de notre jardin la voiture de la fille. Rien n'est changé pour ainsi dire, que le cheval et mes années. Dans deux jours, j'ai soixante-cinq ans. En voilà plus de douze que nous vous aimons ; c'est quelque chose dans cette étape si courte. Quoi que vous en pensiez, l'Empire n'est tout au plus qu'à la surface et je ne sais même pas s'il y est. Regardez d'un peu haut, un peu loin, vous trouverez au bout du paysage, au fond des âmes, tous les instincts, toutes les aspirations que nous avons vus en d'autres temps. Le despotisme passera, mais le cœur de la France et la liberté sont immortels; si la liberté était morte au monde, elle renaîtrait chez nous, c'est elle surtout qui est française ; nous en sommes faits. Qu'est-ce qu'un César, quel qu'il soit, peut faire à cela? Où est Napoléon Ier? Où sera Napoléon III? En avant donc, malgré nos défaites, et par dessus les tombes. Faut-il parler de moi? La poitrine et le souffle ne vont guère, mais la tête et les étages supérieurs sont habitables. C'est de là que je vous vois, mes chers exilés et que je pense si souvent à vous. Pourquoi me plain- drais-je? Ma maison menacé ruine, il est vrai, et cepen¬ dant je m'obstine à m'y plaire et je vous y installe. TII. DUFOUR. LETTRES A QU1NET. 345 CXL Saint-Quentin, 26 juin '1865. Mes chers amis, ceci n'est qu'un accusé de réception. Quand M. Michelet sera parti, quand M. et madame de Guelle, vos aimables Bressans, seront retournés chez eux, je reprendrai ma correspondance et je vous écrirai une vraie lettre. Pourquoi médire de la mélancolie, cette mère des muses? la mélancolie n'est pas une fausse et fastidieuse tristesse; elle n'est que l'expérience et l'amertume de la vie, un rythme de l'âme très naturel, un chant qui finit en plainte, comme celui des pêcheurs entendu de loin. N'en riez pas : en dépit de votre fougue et de votre furie française, vous lui devez plus d'une grâce ; votre reli¬ gion, vos croyances, vos amitiés, votre vie ne sont-elles pas pleines de mélancolie ? La gaieté, la vivacité, l'esprit, tout cela, c'est le jour; la mélancolie, c'est la nuit, nuit douce et voilée, pleine de pensées et de souvenirs. Le grand soleil, le soleil tout seul, m'a toujours fait peur. J'aime les nuages légers, qui s'éclairent, qui passent, comme nous passons nous-mêmes; ils m'emmènent et je voyage avec eux, ils me font rêver, ils me feraient faire des vers, si j'étais moins vieux. Adieu et mille pardons de ce bout de lettre. Ce n'est qu'un chiffon, mais il y est question de Yeytaux. TII. DUFOUR. 346 LETTRES A QUINET. CXLI Saint-Quentin, 15 juillet 1865. Comment! tant de monde : M. Michelet, vos Bres¬ sans, tant d'esprit, de génie, de gaieté, de dîners improvisés, de soucis et de soins de toute espèce, des nuits sans sommeil, des névralgies atroces, des écritures innombrables, et, par-dessus le marché, des lettres de quatre pages au cher sage ? Vivez-vous, ne vivez-vous pas? N'ètes-vous qu'une ombre et qu'un songe? Tant de fati¬ gues et tant de forces, tant de tristesses et tant d'enjoue¬ ment? Je m'y perds. Vous nous avez mis en train. Moi aussi, j'ai joué de la flûte. Pourquoi s'en cacher? Vous saurez donc qu'à quarante ans environ, la veille du jour de l'an, j'ai fait d'abord timidement une dizaine de vers, en forme de prière et de compliment; c'était pour ma petite fille Marie. L'année suivante, nouveau compliment, puis un troisième, un quatrième, tout cela grandissant et s'allon- geant avec l'âge, puis un dernier : l'Enfant et la Fleur de jardin. C'est ce dernier qu'Auguste a fait copier pour vous l'envoyer à Veytaux. Ce compliment n'est pas moins qu'un petit poème de trois cents vers. Il y a de l'enjoue¬ ment, je crois aussi de la grâce et quelque poésie ; il y a de la mélancolie, que vous n'aimez pas. Que voulez-vous ! on fait ce qu'on peut, on donne ce qu'on a. Ceci date de 1848, 1er janvier, la veille d'une révolution. C'était bien le cas de faire des vers ! Depuis, les vers ont disparu, LETTRES A QUINET. 347 le poète aussi ; il ne lui est resté que le souvenir de cette enfance. C'est à ce titre que vous lirez la pièce. Elle a des longueurs, mais je suis trop vieux, pour la revoir même, et pour la corriger. L'enfant, d'ailleurs, est devenue femme et mère; quant à la fleur, elle est desséchée; un liseron ne passe pas plus vite. Adieu ; c'est à vous seule (et vous êtes la première) qu'on adresse les vers. M. Quinet a bien d'autres chiens à fouetter. Nous avons ici des chaleurs étouffantes qui ne me con¬ viennent nullement. J'ai des soifs, à boire votre lac tout entier. Ne pourriez-vous pas nous envoyer un peu de fraî¬ cheur et de neige, de vos cimes élevées? 15 juillet ! C'est hier qu'on a pris la Bastille. Quelle histoire que la nôtre ! Quel flux et reflux ! que de grandeurs et de bassesses ! 1789 et Napoléon III! TH. DUFOUR. CXLII Saint-Quentin, 14 août 1865. Ma nièce est ici avec sa fille, je suppose qu'elles nous quitteront dans quelques jours; la mer et le Tréport nous les enlèvent décidément. Notre petite Marguerite est tou¬ jours très gentille, mais elle souffre; ses insomnies tour¬ mentent la pauvre mère: elle craint des convulsions, une maladie, je ne sais quoi, tout ce qu'une mère tendre et 348 LETTRES A QUINET. sans expérience peut craindre. Il est vrai qu'un sourire de l'enfant suffit à la tranquilliser. Un sourire, c'est une espérance, et nous ne vivons guère que de Cela, à tous les âges. Le bonheur même, à vrai dire, n'est pas autre chose. Moi qui vous parle, j'ai fait de l'espérance ma compagne de prédilection : j'espère la santé, j'espère une autre vie, j'espère un voyage à "Veytaux. J'espère toujours et pour tout. Il n'y a que la liberté que je n'espère pas; elle est plus qu'une espérance pour moi, elle est une certitude, non pas aujourd'hui, non pas demain peut-être, mais un jour inévitable. Que nous faut-il, je ne dirai pas, pour la conquérir, mais pour la posséder ? Des mœurs. Nous l'avons jusqu'ici traitée comme une maîtresse, nous avons fait des folies pour elle; c'est comme femme et comme épouse que je voudrais la voir entrer et prendre pied dans la maison. Nous l'avons aimée, respectons-la, en nous res¬ pectant nous-mêmes. Qu'est-ce que le despotisme aujour¬ d'hui? une misère, une barque pourrie, défoncée et fai¬ sant eau de toutes parts. Au premier jour, vous la verrez s'échouer au rivage. Quel sera le piloté alors? Ah! que les mœurs sont lentes à se faire ! J'ai lu, relu, relu encore, toutes vos lettres; je ne suis pas chez moi, je suis chez vous, à Veytaux. Je reçois vos amis, je me tiens dans un coin, à l'écart, pour voir passer M. Michelet, pour l'entendre, pour entendre aussi, comihe à Spa, M. Quinet. De là, je cours la montagne, le lac m'attire à son tour ; j'ouvre mon tiroir et j'en tire les pho¬ tographies de Chillon et de Veytaux, et je visite vos ap¬ partements dans les moindres détails. LETTRES A QUINET. 349 Mais à quand la Révolution? Je ne vous en entends pas parler. Nos élections municipales ont été magnifiques : vingt- quatre sur vingt-sept ! La France n'est pas morte, elle n'est même plus endormie. TH. DUFOUR. CXLIII Saint-Quentin, 22 août 1865. Notre cher entourage est parti, voilà bientôt huit jours, et parti pour six semaines. Je reçois des lettres à peu près chaque matin; tout le monde va bien et parait enchanté de cette excursion. Le ciel n'est pas trop contraire, l'air est fortifiant et notre petite Marguerite s'épanouit sur la plage admirablement. La mer lui a fait d'abord ouvrir de grands yeux et comme une espèce de frayeur, puis elle s'y est faite, elle joue à côté d'elle et dort pour ainsi dire sur son sein. 11 en est de la mer comme de la vie ; elle a ses jours de calme et ses jours de tempête. Il faut pourtant se livrer à elle, et déployer sa voile sur l'un et l'autre élément. Que la traversée soit heureuse à notre pauvre Marguerite ! c'est là ce que je lui souhaite du rivage, au moment de rentrer au port, vieux matelot que je suis. En attendant, elle se fortifie, elle brunit comme la Sulamite. Je suis noire, mais je suis belle. Tout le 20 350 LETTRES A QUINET. monde la trouve charmante. Aimez-la comme vous nous aimez. Je voulais vous écrire un peu longuement; la semaine prochaine, je le ferai. Ce billet n'est qu'un oiseau qui passe, vous avez ouvert votre fenêtre, il y entre pour vous consoler. Recevez-le bien. J'ai quitté la maison d'Auguste pour celle de Félix; où que j'aille, on m'accable de soins. Comment ne serais-je pas touché de tous ces bons témoignages ? Je n'ai pas de fortune, je n'ai réussi à rien dans le monde, mais quelle fortune que celle de l'amitié ! Dieu a dit : « Qu'elle le dé¬ dommage; » et je n'ai qu'à le remercier. Je suis riche comme les enfants le sont par le cœur et par l'imagina¬ tion. Ma simplicité même et ma pauvreté sont des trésors. Il n'y a que les orgueilleux qui aient besoin d'autre chose. A bientôt; tendres amitiés à l'illustre exilé. TII. DUFOUR. CXLIV Saint-Quentin, 18 septembre 1865. J'ai lu dans le Siècle la lettre de M. Quinet, je savais déjà l'effet qu'elle avait produit à Berne. Cette opinion de M. Quinet sur l'enseignement laïque, c'est la nôtre, c'est celle de la société moderne, et personne ne l'a traitée avec plus de talent et d'autorité que M. Quinet. lia changé la papauté de place, et l'a mise où elle doit être, au cœur LETTRES A QUINET. 351 même de l'humanité. Ce devoir de renseignement, c'est le plus pressant et le plus sacré de tous. Une société qui n'enseigne pas elle-même, est une société sans idées, sans convictions, sans tendresse, sans religion. On enseigne parce qu'on croit et parce qu'on aime. « Ils sont ivres » disait-on des apôtres. Il n'y a pas d'enseignement en effet, il n'y a pas d'amour, sans cette folie de la croix ; nous ne serons rien que par elle. Je ne sais pas ce que vous content ces charmantes pè¬ lerines, qui vous visitent; je ne juge pas des Parisiennes à leur toilette, je ne juge pas des Français à Paris seule¬ ment; je vois ce qui se passe, ce qui se fait autour de nous, dans les moindres coins. Eh bien, je vous l'affirme, le despotisme est mort, on l'enterre tous les jours plus pro¬ fondément, et si profondément, qu'il ne donnera même plus d'odeur. Ah! puissions-nous le comprendre, et nous édifier pour la liberté ! La lutte héroïque qu'a soutenue notre cher M. Quinet n'aura pas été, dieu merci, inutile à la France. Son grand talent, sa grande âme, son carac¬ tère, son exil, ses douleurs, tout cela nous aura servi. Il aura souffert? Tant mieux! Il n'y a que les lâches qui ne souffrent pas; les vérités ne s'établissent que par des bourreaux et malgré eux. Nos voyageurs sont toujours au Tréport et s'y plaisent; cette vie de mer, ces voiles qui partent et qui rentrent, cette nouveauté des impressions, leur vont à merveille. Pour moi, j'ai abandonné la maison paternelle, et c'est à peine si j'y mets les pieds : ces escaliers déserts, ce jardin délaissé, ces allées envahies par la ronce, ma chambre môme, n'ont plus rien qui me touche; pour me souvenir, 352 . LETTRES A QUINET. il faut que je sois ailleurs. J'ai pris domicile chez Félix. J'y suis surveillé, chéri, choyé comme chez Auguste ; le quartier n'est plus le même, mais l'amitié n'a pas bronché ; ici ou là, je la retrouve toujours, dans mes vieux jours comme dans mon enfance, à ma tombe comme à mon berceau. On peut souffrir à ce prix, mais on n'a pas droit de se plaindre. Mille tendresses à nos chers proscrits. TH. DUFOUR. CXLV Saint-Quentin, 25 octobre 1865. Je vous l'ai dit, ne vous inquiétez jamais à notre endroit: si j'étais malade, vous seriez des premiers à l'apprendre; car les exilés ne me sont pas chers seulement, ils le sont à toute ma famille, à mes excellents frères; pour eux, Saint-Quentin et "Veytaux se touchent. Le choléra n'a pas encore visité notre ville, qui le con¬ naît pourtant, de vieille date. A Paris, nos enfants vont bien, il nous en arrive des nouvelles tous les jours, tout à l'heure encore. Ici, il n'y a que moi de souffrant : je l'ai été tous le mois de septembre et jele suis même en octobre. Cela ne finira décidément qu'avec ma vie ; quelquefois je la trouve longue. Je n'ai pas de jambes, je n'ai pas de voix; je ressemble à ce fou, de madame Sand, qui, ne se reconnaissant pas, disait en passant devant une glace : Ah ! le pauvre vieillard ! Telle est, en effet, ma misé¬ rable vieillesse. Et voilà aussi pourquoi je vous écris si LETTRES A QUINET. 353 peu. Il y a pourtant, à Veytaux et dans vos montagnes, des simples et des baumes qui devraient me guérir. Que me demandez-vous? si j'ai lu la Revue des Deux Mondes. La Revue, non; mais je me suis fait lire et je re¬ lirai l'article de la Convention. 11 est ce que j'attendais, en un mot, digne du maître. Ah ! qu'il a raison de s'armer contre les idoles agrandies du lendemain. Il n'y a que des idoles en France. Nous savions bien que le Code civil n'était pas sorti du cerveau d'un homme; il n'y a pas d'homme au monde qui puisse avoir de pareils enfante¬ ments. Il y faut un peuple, et un peuple en révolution, c'est-à-dire hors de ses mœurs et dans tout l'effort de la douleur. L'esprit et l'âme d'une société ne se dégagent et ne se manifestent pleinement que dans les hautes tem¬ pératures; toutes les grandes choses se font sur le feu, en chimie comme en politique. Ces pages de M. Quinetme semblent admirables d'éner¬ gie, d'inflexible justice. C'est à l'auteur de la Philosophie de l'Histoire qu'il appartenait de faire à la France, au monde, une pareille leçon. Elle nous profitera. Que ce fruit mûr nous vienne de Yeytaux ou de la chaire du Col¬ lège de France, qu'importe! Que l'auteur soit heureux ou malheureux, qu'importe encore! n'est-il pas heureux moralement et immortel dans son œuvre? Que de grandeurs dans cette Révolution, que de peti¬ tesses et de misères dans la plupart des hommes qui l'ont faite ! Qu'est-ce que ces fondateurs de l'égalité, comme l'a dit M. Quinet, chamarrés de croix, de titres, d'inégalités de toute sorte, devenus comtes et princes de l'Empire? Oui, la Révolution seule a été grande; quand les hommes 354 LETTRES A QUINET. ont été grands, c'est à leur insu, pour ainsi dire, par la passion, par l'immense flux qui les poussait. J'aime ce mot de Royer-Collard : le ministre Montes¬ quieu lui offrait en 1816, de la part du roi, des titres de noblesse. « Voulez-vous être comte? » lui dit le ministre. Comte vous-même I répondit Royer-Collard. Reaucoup de nos révolutionnaires, si rigides, n'en disaient pas tant. Et cependant c'est là 89, l'esprit de 89 et celui de l'avenir? Je vous griffonne ces lignes à la hâte, et je vous répon¬ drai, dès que mes forces me le permettront. Ne cessez pas de me faire crédit. Si le corps ne vaut rien, l'âme est bonne et doit vous rassurer. Mille amitiés de nous tous. TH. DUFOUR. GXLVI Saint-Quentin, 22 novembre 1865. Enfin la Révolution a paru! je l'attends. Les deux volumes sont en étalage déjà aux vitrines de nos libraires. J'aurais pu les prendre, j'en avais bonne envie, mais je veux que vous m'ouvriez vous-mêmes le livre ; ce n'est pas un livre que je lirai ainsi, c'est vous deux, mes chers exilés. Je serai à Veytaux, dans le cabinet du grand écri¬ vain, je me rappellerai vos travaux, vos agitations de toute espèce, vos nuits sans sommeil, vos espérances aussi. Ah! la France et la Révolution valent bien cela! A bien¬ tôt donc. Je vous écris quelques mots aujourd'hui pour ne pas vous écrire demain, précisément. Une fois le nez LETTRES A QUINET. 355 dans la Révolution, je n'en sortirai plus, je lirai, je reli¬ rai, je méditerai, je jugerai. «Vous êtes terrible, dites-vous, de justice et d'austérité. » Tant mieux! assez de gens ont jugé légèrement la Révolution, beaucoup ne l'ont jugée qu'aujourd'hui. Il faut l'apprécier, la blâmer, l'admirer, telle qu'elle sera demain et dans la postérité. Il apparte¬ nait à M. Quinet de faire de cette histoire une leçon. La leçon n'est-ce pas le but et la moralité de l'historien? Que d'autres racontent ; vous, jugez. J'ai le bonheur de ne pas avoir de mémoire, j'oublie les dates, les événements, les hommes, je ne sais rien. Que me reste-il donc de mes lectures? Peu de chose, je l'avoue, et beaucoup de choses cependant. Il me reste moi- même, corrigé, modifié, agrandi; je prends dans les livres ce que je prends dans la vie, une expérience une sève qui me profitent et me fortifient. Comme science retenue, je ne suis qu'un âne ; mais je crois avoir quelque valeur comme homme et comme jugement. Avec cela, qu'obtient- on? La satisfaction de soi-même, un plaisir intérieur, que je mets au-dessus de tout; ce n'est pas du talent, c'est de la conscience. Un ermite peut s'en contenter. II va pleuvoir sur votre livre des articles de toute sorte. J'en prendrai connaissance, mais seulement après que mon opinion sera faite. Les idées mâchées me déplaisent. Je n'ai d'appétit que pour les mets qui n'ont point été touchés. L'opinion d'un autre, quel qu'il soit, n'est plus mon opi¬ nion, et c'est à mon opinion, que je tiens; non par amour- propre, dieu merci, mais par indépendance et par juste fierté. Il arrive un âge où notre maître d'école est en nous ; c'est ce maître-là que j'interroge et que j'aime à écouter. 356 LETTRES A QUINET. « Tu sais l'opinion de Zénon, de Cléanthe, à la bonne heure; mais dis-nous la tienne. » C'est ainsi que je l'entends Je viens de relire, car je vous relis toujours, votre lettre du 5 octobre. Parmi tant de souffrances et de travaux, vous trouvez toujours la force et le temps de m'écrire. Tenez, cette régularité, cette constance de votre affection me pénètre le cœur, je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance. Ma vieillesse est bien triste et bien décolorée ; par quel charme savez-vous lui rendre la fraîcheur et la vie? Voilà une pauvre fleur, qui vient et s'épanouit parfaitement à l'air de Veytaux et sur votre fenêtre. Continuez à l'arroser de vos mains. Je vais comme toujours, misérablement. Heureusement on se porte bien autour de moi. Nos messieurs, toutes nos dames, vous font leurs ami¬ tiés. TH. DUFOUR, CXLVII Saint-Quentin, 5 décembre 1865. Après quelques jours de fièvre et d'épuisement, je vous broche deux mots, pour vous dire que les deux volumes me sont bien parvenus. Je ne lis rien encore du dehors; c'est bien assez d'avoir le livre et de pouvoir en disposer, non pas selon mon désir, mais selon mes forces. Que de précautions, que de ménagements ne me faut-il pas ! Me faire lire, c'est impossible; on ne se fait pas lire Montes- LETTRES A QUINET. » 357 quieu. Une ligne, une pensée, un mot, on doit tout éprou¬ ver et s'arrêter partout. Pour moi, c'est ainsi que je suis fait. J'en suis au livre cinquième, à ce grand livre de la Religion. C'est vrai, les hommes de la Constituante, les hommes de la Révolution, Mirabeau, Danton, Robespierre et bien d'autres, et to.us les autres, n'ont rien compris à cette grande question. La comprendrait-on même aujour¬ d'hui, après un siècle d'expériences? Un homme ne suffit pas pour cela ; il y faut les mœurs et les instincts d'une société. Quel que soit le génie d'un individu, il ne peut avoir d'action sur une société que par la société même; il n'est que la flamme et la lumière de ce bûcher. Les rois étaient mûrs, à cette époque de 89, les abus de la royauté du moins ; mais le bon Dieu ne l'était pas. Que faire alors? qu'aurait fait M. Quinet lui-même ? Il n'y a que le temps et les idées qui puissent détruire les idées et les préjugés. Les Cahiers, si explicites en toute autre chose, étaient muets sur cet article. La faute ne re¬ tombe donc pas sur les législateurs seulement, elle re¬ tombe sur Ja nation tout entière et sur l'ignorance du siècle. Vous l'avez dit. Ce livre V me paraît terrible, il répond à toutes les en¬ cycliques et vaudra à M. Quinet, à ce Luther de la philo¬ sophie, les plus violentes rancunes. Nous parlerons de tout cela. La forme est admirable de simplicité, d'énergie, d'aus¬ térité, de grandeur; pour moi, je n'en approche qu'avec respect et comme Machiavel approchait les anciens. Je ne suis pas près d'avoir fini. Le finirai-je jamais, si je recom¬ mence toujours ? Croyez-moi, l'exil vous a profité et 358 LETTRES A QDINET. grandi ; il n'y a pas de fiel dans cette œuvre si forte, il y a une pensée concentrée, repliée sur elle-même, et comme une conscience qui parle, conscience qui juge et qui punit. Adieu ; soignez-vous, reposez-vous et dites-nous bientôt que vous allez mieux. TH. DUFOXJR. Félix ne s'est pas contenté de mes deux volumes, il a voulu posséder son exemplaire particulier, pour vous lire et vous méditer comme il l'entend. Vous voilà, en double, en triple et plus encore, entre nos mains. CXLVIII Saint-Quentin, 15 décembre 1865, La conversion des rentes est effectuée ou va l'être : vous n'aurez plus de chocolat. Quoi ! ce chocolat, ces douceurs n'étaient pas pour vous? Et nous qui nous imaginions que vous dégustiez ces bonbons au coin de votre feu, en pensant à nous. Ali! que l'éloignement et l'absence sont fatals aux amitiés! Le fameux papier est demandé, commandé à Paris même; c'est ma nièce qui fera la commission. Vous aurez les initiales E. Q. en bleu, comme vous le désirez. Ce sera charmant. Et ce qui est plus charmant encore que le papier, c'est l'idée. Comment! vous n'osiez pas? Il a fallu que M. Quinet intervînt? A quoi servent donc ces relations familières, qui datent de si loin, et cette commu- LETTRES A QUINET. 359 nauté de goûts, d'opinions, de douleurs qui nous lie de si près depuis bientôt dix ans ? Est-ce la peine d'avoir mon portrait, pour trembler ainsi devant lui ? Cet air de franchise, de loyauté, de simplicité, de bonté que vous lui trouviez, où est-il, cher enfant gâté ? Tenez, vous ne mé¬ ritez de nous ni chocolat ni papier; nous vous mettons en pénitence dans un coin. Est-ce ainsi qu'on se gêne et qu'on hésite avec ceux qu'on appelle, sans cesse, ses excellents amis? Le livre de la Révolution n'est pas l'œuvre d'un homme, c'est celui d'une époque. J'ai fini lentement, froi¬ dement le premier volume, il est magnifique; magnifique de forme, de pensée, de justice austère, de jugement pro¬ fond. Lorsque j'épelais Montesquieu, dans ma jeunesse, et qu'une idée du grand homme s'accordait, par hasard, avec la mienne, je me frottais les mains, je jetais mon bonnet en l'air : Bravo ! m'écriais-je. « Eh bien », en lisant ce pre¬ mier tome de la Révolution, que de fois j'ai jeté mon bonnet en l'air I M. Quinet a, dit-il, écrit ce livre du fond de la mort : c'est pour cela qu'il est si fort, et qu'il vivra. Depuis combien d'années êtes-vous à Yeytaux, dans ce cercueil de Veytaux? Depuis quatorze ans, ce me semble. Ces quatorze ans vous valent l'immortalité. Vous avez écrit du fond de l'avenir, précisément, parce que vous avez écrit du fond de la mort; comme de la tombe de Merlin, il sort de là d'éblouissantes clartés. Ah ! vous avez bien fait de quitter Paris et son bruit de mouches ; vous avez bien fait de quitter le monde même et le présent, vous avez mis d'accord votre livre et votre vie, vous avez scellé vos jugements, de votre exil. 360 LETTRES A QUI NET. Le cher colonel a lu votre lettre. Ne tremblez pas pour lui; ses opinions, ses aspiralions sont les nôtres; il est chrétien, naturellement chrétien, mais il n'est pas catho- liuue; il a été baptisé, comme moi. clans l'eau vivante du moderne Jourdain, et la liberté est son idole, aussi bien que la charité. Oui, la Constituante a failli sur la question religieuse; ou plutôt, c'est la France elle-même qui a manqué, je ne dirai pas de résolution, mais d'idée et de logique, c'est elle qui a laissé attaché ce mort (la pa¬ pauté) à ce vivant de 89. Que pouvait faire l'Assemblée immortelle, les mœurs et les esprits lui manquant ? « S'ils eussent eu une religion commune, » dit M. Quinet... Mais quelle religion? où la prendre? comment la faire ? Le protestantisme est sorti du catholicisme, c'était une réforme ; mais la philosophie, cette religion de l'esprit, est bien autre chose ; ce n'est pas une assemblée, si grande qu'elle soit, ce n'est pas un peuple même, qui crée, d'enthousiasme, une philosophie ; ce sont les siècles. Que de temps et d'étapes ne nous reste-t-il pas à faire pour arriver là ! Adieu; je ne sais trop ce que je vous dis; j'écris, je griffonne, mais je vous admire et je vous aime, mes chers exilés, sans griffonnage, et de toutes les forces de mon cœur et de ma raison. TII. DUFOUR- LETTRES A QUINET. 361 CXLIX Saint-Quentin, 28 décembre 1865. Aujourd'hui,mes chers Quinet, je ne vous écris pas sur mon papier, je vous écris sur le vôtre. Oui, voilà le papier que vous recevrez demain. Serez-vous contents ? J'en doute. Moi, je ne le suis qu'à moitié. Scrupuleux comme je suis, j'avais mis tous mes soins à recommander cette commission : format ordinaire. Il est un peu plus petit. Lettres détachées, E. Q. On lés a réunies, non sans grâce, il est vrai. Nous réparerons toutes ces fautes, à la pre¬ mière occasion. Yotre photographie nous plaît infiniment, à ce point qu'Auguste et ma nièce Marie vous supplient de la leur envoyer, une à chacun. Si vous pouvez, n'y manquez pas. La tête de M. Quinet est admirable ; un peu blanche et effacée pourtant. Quels traits fins, réguliers, grecs dans la belle acception du mot. Quelle douceur dans la gravité ! Oui, voilà l'historien de la Révolution, l'homme juste, intègre, et voilà aussi l'homme charmant. Je vous trouve tous deux aussi jeunes qu'à Spa. Dix ans bientôt ne font donc rien sur vous? Ainsi, M. Quinet est immortel par ses livres et sa belle intelligence, et vous, chère madame, vous le devenez avec lui, et à son contact, comme dans Milton : He for God only — She for God h y Mm. Je ne trouve rien de plus beau ni de plus vrai. 21 362 LETTRES A QUI NET. Je tiens le second volume de la Révolution, et l'on me relit le premier, et, malgré toutes nos fautes, je m'obstine à ne pas désespérer. La liberté a des secrets qui lui appartiennent; en dépit des despotismes, qui ne sont plus que des despotismes accidentels, elle avance, elle fait sa jetée; elle entasse, au fond de nos mœurs, les blocs et les assises de son éternelle construction. Non, la mort des girondins n'a pas été inutile à la France. Est-ce qu'ils ne vivent pas dans l'histoire, avec les grands traits et la pureté de leur caractère? Gomment aimer la Révolution et ne pas les aimer et les plaindre ? Leur mort, comme toujours, nous fera vivre : l'épi nouveau s'échappe du grain qui périt. C'est une image de saint Paul. Adieu. TII. DUFOUR. CL Saint-Quentin, 7 janvier 1866. Le brouet, Platon, les torchons à ourler, il faut de tout cela dans la vie ; il faut tout cela pour l'expérience et pour la raison. Je n'estime pas une femme, comme je ne sais plus quel peintre moderne, à la valeur de son bouillon; mais le pot-au-feu a son utilité morale. C'est autour dupot-au-feu, etdansl'accomplissementde tous ces petits soins du ménage, que s'est formé, dit-on, l'Oncle Torn, et la femme de l'Écriture, cette femme forte, élevée, simple, courageuse. Laissons là les marquises et les bas-bleus; elles ne m'amusent même pas au théâtre. W LETTRES A QUINET. 363 Il y a quelque vingt ans, je tâchais de réparer, cle mon mieux, les lacunes de mon instruction première : je lisais Platon aussi, je lisais Montesquieu; cela n'empêchait pas ma petite amie de pénétrer dans ma chambre, au cœur même de mes études. Les enfants se moquent bien de Platon et de Montesquieu !... On m'apportait des bras de poupée à raccommoder, des assiettes, des plats à recoller, des yeux et des têtes de polichinelle à remettre en place. J'excellais dans ces petits travaux usuels, et j'avais écrit sur ma porte : . Ici loge un savant commode, A tous les métiers exercé : Il lit Platon, et raccommode Joujoux, vaisselle et pot cassé. Hélas! je ne fais plus de vers sur ma porte et je ne raccommode plus rien. Nos enfants vont bien; Marguerite acquiert tous les jours de nouvelles gentillesses et des espiègleries qui nous font rire. Sa mère se brosse les dents, et se sert d'eau de Botot, Marguerite a dit : « J'en ferai bien autant; » elle a pris une clef, la première venue, elle l'a trempée dans un seau de cuisine et mademoiselle a été surprise se frottant les dents avec la clef. Les singes ne font pas mieux. Du reste Marguerite est une merveille de santé, de gaieté; rien de plus ingénu, de plus caressant que cette enfant; toujours ses petits bras ouverts, et cher¬ chant à vous embrasser. A qui la marierons-nous ? Où trouver un cœur qui soit au niveau du sien? 364 LETTRES A QUINET. J'ai lu, relu la lettre de votre Marie, charmante de tendresse, de reconnaissance, de forme. Mille amitiés à la hâte. TH. DUFOUR. CLI Saint-Quentin, 6 février 1866. Mon neveu Édouard est remis, à peu près, de sa fluxion de poitrine; moi, je me tiens coi et maladif, comme tou¬ jours, et je passe une heure, quelquefois deux, chaque matin, à lire et méditer la Révolution. C'est un livre ma¬ gnifique, les Débats ont dit le mot; et je n'entends que de gens qui en parlent avec admiration et respect. Qui peut mettre en doute le patriotisme, l'amour de la liberté, l'amour de la justice austère dont ce livre est plein? Cher et illustre maître, oui, il y a encore une âme en France, et votre livre n'aura pas peu contribué à la ré¬ veiller et à l'éclairer. On vous combat, on vous conteste, on vous dément, qu'importe ! Et tant mieux, si la passion s'en mêle! Il n'y a que les petits écrits et les petites pensées qui ne pas- sionnnent pas; il faut des jeux et des combats autour de celte tombe d'Achille. Pour moi, les contradictions m'ont toujours plu, les hérésies même. Quand j'aurai épuisé le livre, qu'il m'appartiendra, peut-être aurai-je à demander quelques éclaircissements à M. Quinet, pour arriver à comprendre sa pensée, dans LETTRES A (JE INET. 365 toute son intégrité magistrale. La page 178 ne nous a pas complètement édifiés, ni le colonel ni moi; Auguste est ravi : « Quel style, quel ton de maître! » s'écrie-t-il sans cesse. Je tâche de le calmer. Voilà ce que nous disons, et l'avenir et nos neveux que diront-ils un jour? L'exil est une grande école pour l'écrivain, parce qu'elle en est une grande pour l'homme. Mille tendresses de tous les Dufour. TH. DUFOUR. GLU • Saint-Quentin, 21 février 1866. Je ne veux pas vous faire attendre : voici les trois lettres de votre chère et charmante enfant, charmante de grâce, de naturel, de tendresse surtout, de raison aussi. Les détails de sa vie, qu'elle vous donne, ses impatiences et ses désirs de Veytaux, ses occupations, ses conclusions, toutes ces choses m'appartiennent à présent. Je ne puis trop vous remercier de m'initier aux mystères de cette jeune et fraîche existence. Cela sent la violette, comme les bouquets qu'elle vous envoie. Avouons aussi qu'elle est à bonne école, avec vous deux, pour le cœur et pour l'esprit; vous aimer, vous com¬ prendre, qu'a-t-elle à demander de plus ? Elle lit Virgile, à la dérobée, elle lit la Révolution, elle déchiffre le Barbier, Merlin l'enchante; quelle atmosphère et quel milieu pour le développement moral d'une si tendre et si 369 LETTRES A QUINET. gracieuse nature ! La serre de mes affections est assez restreinte : quelques fleurs simples, chéries, qui datent déjà de loin, c'est là toute ma richesse ! Parmi ces fleurs aimées, je place désormais la Marie de Veytaux, entre ces deux fleurs, plus graves, qui portent votre nom. Sa destinée, son bonheur ne peuvent plus m'être étrangers. C'est à vous de m'apprendre ce qu'il en ad¬ viendra. Henri Martin était ici avant-hier: en entrant, chez lui, le premier livre que je trouve sur la table, c'est la Ré¬ volution. Dieu sait, si nous en avons parlé ! Henri Martin aurait voulu faire ou refaire l'article de Taxile Delord; le Siècle lui est ouvert. A bientôt. TII. DUFOUR. CLIII Saint-Quentin, 25 mars 1866. Mes chers Quinet, je serais bien coupable, si je n'étais si malade. Comment ! rester près d'un mois sans répondre ! Mais que n'ai-je souffert depuis la fin de février ! Je vis pourtant, j'aime toujours, je m'obstine à aimer, c'est par là que je suis, comme disait M. Ampère. Depuis plus de six semaines, ma belle-sœur est à Paris avec ses chers enfants. On m'écrivait tous les ma¬ tins, on me tenait au courant des moindres choses, on me contait des merveilles de la petite fleur qui s'ap LETTRES A QU1NET. 367 pelle Marguerite. Elle est charmante, à ce qu'il paraît, de vivacité, de bonne humeur, de bonté; embrasser, voilà toute son occupation, son besoin de tous les instants. Pauvre enfant, que celte sensibilité ne tourne par contre elle! Il y a des moments si durs dans la vie, et des cœurs si secs ! A qui la marierons-nous aussi, celle-là?... Ah ! la chose difficile, et que de chances' à courir ! Sans dot, passe encore ; mais que ce ne soit pas sans cœur. A l'heure qu'il est, vous possédez votre printemps et votre chère Marie. Vous restera-t-il un moment, je ne dis pas pour m'écrire, mais pour penser à nous? Songez que je suis seul la plupart du temps; je ne sors plus de mon grand fauteuil, que très rarement de mes ennuis de santé. Quelques amis, à peine, me visitent, et mes frères, bien entendu; les voir, pour moi, c'est revoir ma vie tout entière et dans ses plus lointaines perspectives, c'est remonter jusqu'au berceau. Si près de la tombe, cela n'est pas sans un charme d'une douceur extrême. J'admirais hier, dans notre jardin, sous leur humble feuille, de petites violettes qui s'ouvraient sans bruit : j'en cueille une, j'en respire le parfum ; que de souvenirs qui s'éveillent aussitôt ! Je retrouvais dans cette odeur toutes mes fraîches émo¬ tions d'autrefois, je retrouvais mon père, ma mère, mes sœurs, et toutes ces bonnes gens qui entouraient mon ber¬ ceau. La fleur reste, elle s'épanouit tous les ans, mais elles, ces bonnes gens, qui me les rendra? Voilà, chers amis, mes grandes occupations, et toutes mes pensées; est-ce la peine de vous en parler ? Votre Révolution me tient toujours ; le livre est impé- 368 LETTRES A QUINET. rissable, c'est d'un maître. Ou l'attaque, tant mieux ! Il faut des hérésies, disait saint Paul. Je n'ai pas lu la lettre de Louis Blanc et j'ai lu à peine les autres cri¬ tiques ; d'abord, les yeux me manquent, et nous vivons ici sous la pierre et dans l'ombre, comme des cloportes. Vous m'avez dit : « Ménager la vie et abolir le culte, au lieu de tuer le prêtre et laisser le culte debout. » Bien, mais comment? comment séparer le culte, du prêtre ; la foi, du martyr ? Votre page 178 ne m'a pas con¬ vaincu. Mais qui a jamais pu contester le patriotisme, l'ar¬ dent amour de la liberté, l'immense talent de M. Quinet? c'est un immortel. Votre révolution de palais est-elle consommée? Êtes- vous contente de la Française? Vous ourlez des tor¬ chons, et vous faites bien. On demandait à l'auteur de l'Oncle Tom, où elle avait pu prendre ses inspirations : « En surveillant le pot-au-feu de la famille, » répondit- elle. Elle ourlait des torchons comme vous voyez. Adieu. TH. DUFOUR. CLIV Saint-Quentin, 27 avril 1806. Chers malades, décidément, nous sommes tous faits les uns pour les autres. Me voici alité à Saint-Quentin et M. Quinet à Genève; va-t-il enfin mieux? Depuis ce maudit printemps qui devait me guérir, j'ai plus souffert LETTRES. A QUINET. 369 que jamais; il a fallu recourir aux grands moyens, aux émissions sanguines qui m'ont mis au plus bas. Plus de force, partant plus de joie. Les suffocations m'étouffent, comme l'Empire; je ne vais presque plus chez Félix, le petit et cher colonel. Quand le temps s'y prête, on me pro¬ mène en voiture etla maladie me donne vingt-cinq mille livres de rente, ce que la santé ne m'ajamais donné. On dit que mon mal tient aux nerfs et que les nerfs se calment avec l'âge; l'âge est venu cependant, sans me calmer; il faut donc que cela tienne à ma jeunesse, jeunesse latente, pire que l'automne et dont je me sers si mal. Mais oui, je suis jeune, en dépit de toutes mes misères. Je sens, au dedans de moi, un feu qui dure et me soutient, il en sort une flamme, intense et pure, qui n'est autre que l'espérance. Je vois tout, à travers cette flamme; elle m'assure que toutes vos misères vont finir, que les nôtres touchent à leur terme, et que nous pourrons, un jour, parler enfin de notre bonheur commun. Ce jour est-il proche? Je n'en doute pas, pour Genève au moins. Allons, prenez courage ! après tant d'épreuves, la paix, le repos vous sont dus : On a tant pendu, disait madame de Sévi- gné, qu'on ne pendra plus. Sans cela, sans cette compensation de l'avenir, moi qui ai tant souffert et de toutes les manières, je me pendrais je crois. Que d'affections autour de vous, que d'amitiés dans cette ville de Genève, que de sympathies et d'admirations qui vous restent ! Elle est avec vous ! Elle, c'est-à-dire la jeunesse, la grâce, la tendresse, toutes les fleurs du 2t. 370 LETTRES A QUINET. printemps. N'est-ce pas tout ce qu'il faut pour vous faire goûter la vie par son plus beau côté? Parlez-moi de votre chère Marie, et de la sœur de notre cher Quinet. Parlez-moi de celui-ci, de son pied malade, et de sa préface à la Révolution, et des petits mots qu'il doit m'écrire. Oui, lorsqu'on s'appelle Edgar Quinet, il est beau d'avoir des ennemis, on doit en avoir; la vie, l'immor¬ talité, c'est la guerre. TII. DUFOUR. GLV Saint-Quentin, 16 juin 4866. Mes chers Quinet, je vous écris de ma main, après un mois de souffrances, qui, peut-être, ne sont pas finies. La douleur, de loin, ne me plaît guère; malgré ma philo¬ sophie, je lui trouve l'air désagréable et renfrogné, mais à deux pas d'elle, je lui dis : « Que me voulez-vous ? Me voilà, je suis prêt. » Si Dieu vous fait peur, a dit saint Augustin, jetez-vous dans ses bras. C'est ce que je fais, et je m'en trouve assez bien. M. Quinet a eu la bonté de m'écrire une lettre ad¬ mirable. Ce n'est pas avec sa raison qu'il l'a faite, c'est avec son cœur et son imagination de poète. Non, ma pauvre personne n'a pu consoler ainsi votre exil ; mais, moi, savez-vous ce que j'ai tiré de mes relations ave vous? Une grandeur, une force, un respect immense de fc LETTRES A QUINET. 371 l'homme, qui ne plie pas devant la fortune. Voilà la leçon que vous m'avez donnée, et celle dont l'avenir et la liberté profiteront. Le talent, le. génie sont admirables ; mais qu'est-ce donc que le caractère ? Un sceau divin qui leur donne leur marque et leur véritable valeur. Quand mes beaux jours seront revenus, je répondrai à notre illustre et cher Quinet. Du fond du cœur, je lui réponds à chaque instant. A la hâte, faute de forces. TII. DUFOUR. CLVI Saint-Quentin, 2 juillet 1866. Vous m'écrivez des lettres charmantes, sans que mon silence vous arrête ou vous refroidisse jamais. Continuez, continuez, je vous.en supplie; ces lettres sont le charme dé ma retraite, je ne lis plus que cela; elles me consolent, elles me dédommagent de tant d'ennuis que j'ai supportés, et qui m'attendent encore. Plaignez-moi : je n'ai plus une faculté qui puisse me servir, les lectures mêmes me sont interdites. Ah! que la vieillesse est laide sous cet aspect de la douleut continue. Il peut être glorieux d'être martyr, quand on souffre pour une idée, pour une foi, pour une liberté, en plein air et devant les hommes ; l'exemple reste. Mais souffrir misérablement, en cachette pour ainsi dire, tourmenter, inquiéter ceux qui vous en- 372 LETTRES A QTJINET. tourent, n'est-ce pas plus que le martyre même? Je me soumets cependant, je me suis soumis toute ma vie et en toute chose; décidément, je deviendrai une gerbe par¬ faite, un Bourdaloue, comme vous dites. Ce Bourdaloue m'a touché, et il m'a fait rire. Ah ! que les verres de vos lunettes sont grossissants ! Adieu ; j'embrasse notre grand exilé. Je lui répondrai et cà vous aussi, quand Dieu le voudra bien. Vos lettres, quelles qu'elles soient, quelque sujet qu'elles traitent, sont toujours des trésors pour moi ; je vous dirai même, que je préfère à vos joies (si rares), vos tristesses, quand vous en avez. Je vous comprends mieux ainsi. On l'a dit : La douleur est la soudure des cœurs ; pleurer, c'est aimer. Adieu. TH. DUFOUR. Chacun vous fait ses meilleures amitiés. Chacun ! que de monde en un seul petit mot ! GLVII Saint-Quentin, 11 juillet 1866. Cher monsieur Quinet, enfin, après six semaines de souffrances, je me sens mieux, et je m'empresse de vous l'écrire. Ce mieux, à quoi le dois-je? Tout uniment, peut- ctre, à la fin de mon mal; la douleur nous use, mais elle LETTRES A Q13 INET. 373 s'use aussi, elle se lasse, elle nous abandonne. Ah ! si je retrouvais ma santé, je retrouverais à la vieillesse le charme, un peu triste et pensif, que je lui ai toujours sup¬ posé. Les matinées, dans nos pays du Nord, sont rarement belles; pour moi, je leur préfère les soirs, même ceux de la vie. Le soir a des beautés, des douceurs, qui lui sont particulières et qui me touchent singulièrement : Que fait Théophile ? vous demandez-vous quelquefois. Eh bien, Théophile, presque tous les soirs, vers huit heures, rentre dans sa chambre, il se met à sa fenêtre, il voit le soleil descendre et s'effacer peu à peu. L'horizon, que j'ai sous les yeux, est simple et charmant; pas d'austères beautés, comme à Veytaux, pas de lac, pas de ces âpres sommets qui saisissent de respect et d'admiration : un petit clocher de village qui blanchit et s'illumine aux derniers rayons du jour, un moulin qui tourne ou qui plie ses voiles, quel¬ ques chaumières de paysans accroupies sous les arbres et cachées dans la brume, le son lointain d'une cloche, mille pensées, mille souvenirs d'un autre temps, qui vous reviennent, ces amis absents qu'on revoit, ces vieilles affec¬ tions disparues et qui ne meurent jamais, voilà ce qui m'occupe quand je me porte bien, et ce qui me calme quand je souffre; ma meilleure médecine est là. C'est là aussi que vous êtes, mes chers exilés : que de fois je m'entretiens avec vous de tous ces grands intérêts qui nous touchent, de l'Italie, de la France, de la liberté surtout, de ce grand et beau livre qu'on appelle la Révo¬ lution. Je le médite, je me forme à vos leçons, cher illustre maître; quelquefois, je vous émets mes doutes, je vous fais des objections, je vous critique, permettez-moi 374- LETTRE S A QUINET. le mot, mais je vous admire toujours. Un jour, je dispa¬ raîtrai, on m'oubliera; j'aurai du moins vécu de votre temps et avec vous, j'aurai été aimé de vous, j'aurai reçu de vous une lettre qui sera mon honneur éternel et la récompense du peu que j'ai pu faire en ce monde. Plus je vieillis et plus je souffre, plus j'estime les choses à leur véritable prix : la fortune ne m'a jamais séduit, elle peut être belle, mais je la trouve insuffisante pour le cœur, elle n'est pas faite pour comblerle vide que l'âge et la douleur apportent. Il n'y a que l'amitié qui ait ce privilège, parce qu'il n'y a qu'elle qui dure. Lœlius disait de Scipion : m II n'est plus, mais j'aime en lui sa vertu, qui vit toujours. » C'est que la vertu, en effet, comme l'amitié, n'est pas un sentiment seulement, c'est un immortel principe. J'ai relu Bourdaloue, j'entends quelques-uns de ses sermons ; j'en suis ravi, aussi bien que vous. Quelle clarté, quelle vérité, quelle rigueur môme, à l'égard du riche ! Mais quel remède offre-t-il ? la charité, que j'accepte, et l'aumône, que je n'accepte qu'à demi. Franklin l'a dit très bien : « Ne mettons pas le pauvre à l'aise dans sa pauvreté, tirons-le surtout de sa pauvreté. » C'est là qu'est la charité véritable, la charité difficile, la charité morale et vraiment féconde. Ce sera celle des siècles à venir. Adieu, et mille tendresses à nos chères amitiés de Veytaux. TH. DDFoun. LETTRES A QUINET. 375 CLVIII Saint-Quentin, 4 août 18G6. Mes chers amis, J'ai partagé jusqu'ici toutes vos douleurs; aujourd'hui, je viens vous faire partager la mienne, douleur affreuse, et qui n'aura pas de fin : ma chère et pauvre nièce Marie, ma fille, je puis dire, vient de succomber, en vingt- quatre heures, à une attaque de choléra. Elle avait une fièvre muqueuse qui n'inspirait pas la moindre inquié¬ tude; les médecins et les lettres, même celles d'Auguste, nous rassuraient tous les jours; hier matin, nouvelles excellentes; à midi, tout change, et, le soir, elle était morte. Morte, est-ce possible, mon Dieu? Oui morte, et nous tous avec elle. Yous n'avez pas d'idée de notre désespoir. Pour moi, ce qui me restait de jeunesse, de souve¬ nirs, de vie même, tout s'en va du même coup. Ah! pleu¬ rez! Jamais des amis n'ont été plus cà plaindre ! Yoilà mes présents. TH. DUFOUR. La mère arrive ici ce soir avec Félix, les autres, et Elle, demain sans doute. Adieu. 370 LETTRES A QUINET. CLIX Saint-Quentin, 29 août 1866. Mes excellents et chers amis, Je devrais reprendre ma correspondance à la date où je l'ai laissée ; je le devrais, j'en ai la force, mais je n'en ai pas la volonté. Non, je ne veux pas remonter dans ma vie, je ne veux pas reprendre ce sentier, si cruellement interrompu; au delà du 3 août (jour fatal), il me semble que je n'ai pas vécu. Nous sommes ici dans les ténèbres et dans les larmes ; il n'est pas un souvenir qui ne soit, pour nous tous, une atroce douleur. On ne se parle presque plus, on se regarde tristement, on gémit, on pleure, on n'attend rien, on ne veut rien attendre du temps; voilà notre existence, à pré¬ sent. Ah! si vous saviez quelle fleur et quel parfum d'espé¬ rance elle était pour nous ! Elle remplissait la maison et toutes nos âmes de sa gaieté, de sa grâce, de sa profonde _ tendresse; que de mots familiers et charmants! quelle admirable et pénétrante expression dans son chant, dans sa voix! Cette voix, si touchante, c'était son cœur. Et nous ne l'entendrons plus désormais ! Vous, mes chers amis, qui avez tant souffert, et de tant de manières, plaignez-nous, nous sommes si malheureux! Le courage ne nous manque pas, mais cet affreux mal¬ heur, nous voulons le sentir tout entier, et toujours. Oui,. LETTRES A QUINET. 377 toujours. Quel mot que celui-là pour notre misérable nature ! Nous voici, comme les premiers chrétiens, prosternés devant un cercueil. Ce sera notre culte. Marie est morte le vendredi 3 août, à quatre heures trois quarts. Le matin même, son père nous rassurait; à midi, une première dépêche arrive, effrayante, puis une seconde, puis rien ; c'était fini : la femme, la mère, la fille, la nièce tant aimée n'existait plus. La mort ! qu'est-ce que cela, mon Dieu? On se croit fort, on raisonne de tout, on avance en âge, on dit : «Rien ne peut m'étonner ; » et lapremière douleur vive vous surprend et vous renverse, comme si vous n'aviez que vingt ans. Adieu, nous avons lu, relu et relu vos deux lettres : vous êtes des nôtres, à tous les titres, par l'amitié, par la douleur, par tout ce qui sanctifie. TH. DHFODR. Ah! que de scènes déchirantes et de tristes détails je vous épargne! C'est déjà beaucoup de ce que je vous en¬ voie. Pourquoi, aussi, nous aimez-vous? CLN Saint-Quentin, 2 octobre 1866* Nous sommes toujours dans le même état, et nous y serons, j'espère, toute la vie. Il n'y a que le sentiment de la douleur qui puisse consoler de la douleur; l'idée d'un adoucissement quelconque nous apparaît comme un crime 378 LETTRES A QUINET. et comme une désertion. Nos attachements sont restés les mêmes, plus vifs même, mais plus craintifs ; il semble, en certains moments, que tout va vous manquer. Fénelon disait, après la mort de son duc de Bourgogne : « Il y a des jours où je crois que tout ce que j'aime va mourir. » Nous pourrions en dire autant. Où trouver plus d'avenir, plus de garanties, plus de sécurité, que dans la jeunesse et dans la santé de notre pauvre Marie? Et ces affections, si vénérées, qui me restent, qui m'en répond? Je m'appuie sur elles; que m'offrent-elles d'aussi sûr? Oui, sans doute, le sentiment de V immortalité .est nécessaire, et j'accepte cette consolation et ces douces paroles de notre cher Quinet ; mais cette immortalité, quelle est-elle? Comment la comprendre? L'espérance est douce; il est des douleurs, pourtant, auxquelles elle ne suffit pas; elle contient tout, jusqu'au néant, qui la touche en un point. Je ne me désespère pas, je ne faiblis pas, je suis ferme et digne de vous, croyez-le bien; mais cette plaie que nous avons au cœur, il faudra donc la porter toujours? Ah! que le peu de jours qui nous restaient à vivre nous seront amers! Est-ce à ce prix qu'est la sagesse? Ce pauvre sage est bien à plaindre ; mais le malheur, si dur qu'il soit, ne dessèche pas le cœur; il lui donne et lui révèle des forces inconnues ; il brise le vase, mais il en fait mieux sentir tougles parfums. Savez-vous ce que nous faisons souvent, é jt.ee que je fais plus qu'un autre? Nous relisons vos dernières lettres, nous gémissons avec vous, nousnousdisons : «Nous ne sommes pas seuls à la pleurer; il en est d'autres, à Veylaux, qui la pleurent aussi. » LETTRES A QUINET. 379 Si cela ne console pas, cela fait du bien cependant; les larmes isolées ne peuvent rien, il faut qu'elles se réunissent à d'autres pour forcer les issues du cœur et le soulager véritablement. Donnez-nous, tout exprès, en quelques lignes, des nou¬ velles de votre misérable santé. Ah! ménagez-la, sauvez-la, pour vous, pour nous qui vous chérissons. Adieu. TH. DUFOUR. FIN Imprimeries réunies. B, Puteaux. r NOUVEAUX OUVRAGES EN VENTE Format in-8°. -1 A. BARDOUX f. c. 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