' * - . , \ V. 'fer :: 'Zîl^l'A'l ■'/' ":"j*'&s#j!?l - >* ;'r- §;■'//.* £« " 7. V-■•'. VOYAGE INDO-CHINE DANS L'EMPIRE CHINOIS PAR LOUIS DE CARNÉ Membre de la Commission d'exploration du Mékong PRÉCÉDÉ D'UNE NOTICE SUR L'AUTEUR PAR LE COMTE DE CARNÉ De l'Académie Française OUVRAGE ORNÉ DE GRAVURES ET D'UNE CAR.TE p, , Centre cfé Documentation l'Asie du Sud-Est et le fonde Indonésien HE VIe Section A SfcT BIBLIOTHEQUE PARIS E. DENTU, ÉDITEUR LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES PALAIS-ROYAL, 17-19, GALERIE D'ORLÉANS 1872 Tous droits réservés. NOTICE SUR LA VIE DE L'AUTEUR. Atteint déjà par la maladie à laquelle il a suc¬ combé, mon fils avait préparé la publication intégrale du voyage dans lequel se sont épuisées ses forces, et j'achève aujourd'hui ce qu'il avait commencé. Ce livre, dont la rédaction a été sa dernière joie, conser¬ vera du moins une trace de lui sur cette terre où l'at¬ tendait un grand avenir, selon des appréciateurs plus sûrs et plus désintéressés qu'un père. J'ai lieu de croire qu'on entreverra dans ce récit sincère quelques traits de la noble nature où l'ardente sévede la jeunesse s'associait à une maturité précoce, et qui laissait percer, à travers les saillies d'un esprit charmant, un fond de tristesse trop en accord avec la destinée de l'écrivain. Terminée à vingt-sept ans, sa courte car¬ rière est venue se résumer dans la longue expédition qui fut l'objet de ses souhaits les plus vifs, et dont il ne regretta jamais ni les périls ni les fatigues, lors même qu'il ne se fit plus illusion sur le prix auquel il serait bientôt condamné à les payer. Admis en 1863, après avoir terminé son droit, au ministère des affaires étrangères, Louis de Carné y NOTICE fut attaché à la direction commerciale. Le-- service consulaire présentait l'avantage d'ouvrir devant lui, en l'isolant alors de la politique, ces vastes perspec¬ tives lointaines vers lesquelles il se sentait entraîné comme par une sorte de vocation. Ayant le goût de l'économie politique et de l'ethnographie, il se voyait servi à souhait par les documents nombreux qu'il était chaque jour en mesure de consulter. C'était avec une préférence marquée qu'il étudiait les essais di¬ vers de colonisation tentés de nos jours, et les voyages publiés en Angleterre et en Allemagne lui étaient familiers. Il les lisait la plume à la main, comme le constatent les chères reliques où j'aime à rechercher, avec un souffle de son âme,la trace de ses premières pensées. Dans des notes à peine lisibles se rapportant à ses occupations journalières, je remarque ces mots con¬ signés à la date du 27 janvier 1864 : §SUR LA VIE DE L'AUTEUR m Cinq ans plus tard, à l'occasion d'un projet d'éta¬ blissement colonial aux bouches du Songkoï, que le jeune écrivain recommande à l'attention publique, je trouve la même crainte et la même préoccupation exprimées par lui en termes presque identiques *. Dans l'intervalle qui sépare ces deux dates vient se placer l'expédition où il s'engagea d'un cœur si ferme, parce qu'elle semblait donner une sorte de consécra¬ tion à sa pensée dominante. Au printemps de 1865, l'amiral de La Grandière, mon beau-frère, obtint un congé pour venir chercher sa famille en France et la conduire dans la Cochin- chine, dont il se préparait à doubler le territoire sans verser une goutte de sang. Mon fils intervenait dans les fréquentes conversations que provoquait entre nous l'avenir de ce riche pays, habité par une race intelligente, nullement hostile à la nôtre ; il interro¬ geait son oncle sur l'état du Cambodge, dont la France venait de s'assurer le protectorat, et entendait l'ami¬ ral exprimer l'espoir de voir un jour notre colonie reliée à la Chine par une magnifique voie fluviale, dont l'embouchure était placée sous la domination de la France. Le gouverneur de la Cochinchine croyait pou¬ voir attirer vers Saigon, ville dessinée pour cinq cent mille âmes, l'important commerce qui s'opère par caravanes entre le Laos, la Birmanie, le Thibet et 1. Voyez p. 519-520 de ce volume. IV NOTICE les provinces occidentales de l'empire chinois, et ne considérait point comme impossible de lui ménager pour principale artère le Mékong, qui vient déver¬ ser dans l'Océan Indien jles eaux sorties des plateaux de l'Himalaya. Procurer à l'Europe pour ses échan¬ ges avec le Céleste Empire un vaste entrepôt d'accès facile, en affranchissant la route delà Chine, diminuée de douze cents milles, de la portion du voyage que fait surtout appréhender l'obstacle périodique des moussons, c'eût été rendre un service considérable au commerce général du globe, comme à notre jeune colonie, appelée à en devenir l'un des centres princi¬ paux. Depuis l'établissement de la France en Cochinchine, l'Angleterre avait redoublé ses efforts pour découvrir enfin ce passage des Indes à la Chine par la Birmanie et le Yunan, si vainement cherché jusqu'alors : efforts naturels, puisque ce passage la mettrait en mesure de faire dériver vers ses possessions asiatiques ce grand courant commercial, par les vallées supérieures où coulent les fleuves de l'Indo-Chine. Devancer nos rivaux était donc un point d'une importance ca¬ pitale. Ces considérations frappèrent vivement M. le marquis de Chasseloup, alors ministre de la marine et des colonies, à l'insistance duquel la France a dû la conservation de la Cochinchine longtemps menacée dans les conseils du second Empire. Ce ministre ap¬ prouva le projet d'une grande mission scientifique SUR LA VIE DE L'AUTEUR v chargée, en remontant le Mékong depuis son embou¬ chure jusqu'à ses sources encore ignorées, de sta¬ tuer en pleine connaissance de cause sur la naviga¬ bilité problématique de ce grand fleuve, alors à peu près inconnu au-dessus du lac d'Angcor ; il crut surtout indispensable de montrer le pavillon de la France aux nombreuses populations riveraines avec ' lesquelles un établissement dans ces contrées nous conduisait à entamer des relations. Cette mission d'ex¬ ploration, appelée à servir simultanément l'intérêt de la science et un intérêt colonial du premier ordre, dut, d'après le plan primitif approuvé, se composer, indépendamment de quelques domestiques et d'une escorte militaire d'environ vingt-cinq hommes aguer¬ ris, du personnel suivant : Un officier supérieur de la marine chef de l'expé¬ dition ; Deux officiers chargés des travaux hydrographi¬ ques, des observations astronomiques, de la levée des plans et des dessins ; Un chirurgien de marine pour la partie botanique et le service médical ; Un agent désigné par le ministère des travaux pu¬ blics pour la minéralogie et la géologie envisagées dans leurs rapports avec les arts industriels ; Un agent délégué par le ministère des affaires étrangères, faisant fonctions de secrétaire de la com¬ mission et chargé d'étudier les affaires intéressant la politique et le commerce. VI NOTICE M. Drouyn de Lhuys, ministre des affaires étran¬ gères, s'associa avec empressement à la pensée de son collègue. Il voulut bien conférer à mon fils la mission de représenter son département, en l'autori¬ sant à correspondre avec lui durant le cours du voyage; et si brisé que soit aujourd'hui mon cœur, il conserve de cette désignation un reconnaissant sou¬ venir, car sur les champs de bataille de la science, on peut aussi mourir pour son pays. Louis de Carné quitta la France dans l'automne de 1865. Il passa quelques heureuses semaines en Egypte, dont il garda ce souvenir profond que lais¬ sent d'ordinaire au cœur des jeunes gens leurs pre¬ miers pas sur la terre étrangère. Il eut la joie d'y retrouver son frère, alors attaché à la grande entre¬ prise de M. de Lesseps, et put suivre avec lui les travaux de ce canal, dans lequel la France, alors dans la plénitude de sa confiance comme de sa force, se complaisait à voir une merveilleuse voie d'accès ouverte vers l'extrême Orient, où venait de s'élever son drapeau. Arrivé à Saïgon à la fin de décembre 1865, le jeune attaché consacra les premières semaines de son séjour à visiter les trois provinces de la basse Cochinchine, les seules qui appartinssent alors à la France ; et dans une correspondance adressée au dé¬ partement des affaires étrangères, il en exposa la si¬ tuation avec l'entière liberté qui était dans son carac¬ tère comme dans ses devoirs. Cette visite terminée, SUR LA VIE DE L AUTEUR vu le gouverneur de la Cochinchine l'envoyait au Cambodge où il put durant les quelques mois encore nécessaires pour recevoir les passeports réclamés à Bangkok et à Pékin, continuer le cours de ses ob¬ servations personnelles, avant de venir rejoindre à Saïgon les membres de la mission scientifique, enfin réunis. Ce fut durant ce premier séjour au Cambodge qu'il rencontra M. deLagrée, désigné par la confiance de l'amiral pour conduire cette difficile entreprise. On verra, dans l'introduction de cet ouvrage la rare habileté déployée par cet officier, agent militaire du gouverneur près du roi Norodom, pour déterminer ce prince à demander le protectorat de la France, après de longues hésitations provoquées par les menaces du gouvernement siamois. Nature sympathique et forte, M. de Lagrée cachait un cœur généreux sous l'in¬ flexible rigueur du commandement militaire, dont il semblait être l'expression vivante. Toujours maître de lui-même dans les plus terribles extrémités, il prenait, afin de protéger la sûreté d'autrui, de minœ tieuses précautions qu'il aurait dédaignées pour ga¬ rantir celle de sa personne. Déjà menacé dans sa santé, l'éminent officier, dont le nom ouvrit la liste funèbre close par celui de Louis de Carné, n'accepta la mission à laquelle l'ap¬ pelait la voix publique que par dévouement à ia science, emportant, au début du voyage, le pressenti¬ ment du sort qui l'attendait. Le commandant de La- vin NOTICE grée requit, comme indispensables à l'unité de direc¬ tion et au succès de l'entreprise, des modifications profondes au plan concerté à Paris ; et, sous la disci¬ pline de bord dont il fit prévaloir le principe, la posi¬ tion de l'agent spécial des affaires étrangères se trouva gravement affectée, car il se vit jusqu'à la fin du voyage, privé du droit de correspondre directe¬ ment avec le département auquel il appartenait. Cette injonction produite au moment du départ le plaça dans l'alternative la plus délicate. Il fallait en effet ou l'accepter contrairement au texte de ses pro¬ pres instructions, ou renoncer à s'embarquer au risque de paraître déserter son poste à l'heure même où commençait le danger. L'agent comprit que ceci était impossible; il déposa une protestation et partit. L'expédition qu'accompagnaient tant de vœux quitta Saïgonenjuin 1866. Une canonnière la porta sur les eaux profondes du Mékong, qui se déploie comme un lac vaste et tranquille avant de révéler son courant de foudre, ses rapides infranchissables et l'horreur de ses gouffres sans fond. Elle prit ses dernières dispositions dans les états du prince vassal de la France, et consacra quelques jours d'étude et de recueillement aux ruines d'Angcor, aussi impo¬ santes et plus mystérieuses que les ruines de Thèbes ou de Memphis. Bientôt on atteignit le Laos, dont les émanations putrides avaient été fatales à tous les mis¬ sionnaires qui les avaient affrontées, et plus récem¬ ment encore à M. Mouhot, le seul voyageur sérieux SUR LA VIE DE L'AUTEUR u qui, depuis deux siècles, eût mis le pied sur cette terre mal famée. Ce fut le moment des derniers adieux et des plus poignantes émotions. Dans ces eaux tantôt profondes, tantôt obstruées par les sables, il fallut monter sur des barques manœuvrées par les indigènes, et se séparer, en la chargeant de lettres pour la France, de cette canonnière à vapeur dont le drapeau et le noir panache symbolisaient encore, dans ces déserts, la civilisation et la patrie. Je ne décrirai pas ce voyage durant lequel des marins d'expérience et de^grand savoir durent mettre leur vie à la merci de barbares, en demandant à l'adresse de ceux-ci des secours que la science ne pouvait plus fournir : navigation sans exemple qui conduisait les voyageurs, d'une nappe d'eau dont l'œil mesurait à peine l'étendue, à des gorges in¬ sondables au-dessus desquelles surplombaient des roches géantes, et qui les faisait passer des ardeurs d'un ciel de feu à l'ombre des bois impénétrables où s'engageait le Mékong dans un méandre d'îlots, de lianes et d'arbres émergeant du sein des flots. Je n'ai à retracer ni les hasards de cette vie d'aventure principalement alimentée par la pêche et par la chasse, ni les fureurs d'un fleuve torrentiel dont-Pin- navigabilité ne'tarda pas à s'imposer comme un fait éclatant d'évidence aux trois officiers de marine, dés¬ espérés d'avoir à le constater. Je ne dirai rien de ce long hivernage dans les marais de la Birmanie où A'OTICE déjà les malheureux voyageurs, contraints de congé¬ dier la plus grande partie de leur escorte, épuisés par la fièvre et les privations, les pieds nus et les jambes déchirées, disputaient les restes d'un sang appauvri à des myriades de sangsues, vampires plus redoutables que les tigres et les serpents du Laos. On verra, dans ce livre, ce que furent ces épreuves dont chaque journée varia, durant dix-huit mois, la nature et l'angoisse. Il révélera les ruses d'une diplomatie semi-barbare, et fera toucher au doigt les difficultés presque insolubles que rencontra le chef de l'expédition chez les petits princes indépen¬ dants de l'Asie centrale, auprès desquels les recom¬ mandations de la cour de Bangkok n'agissaient plus, et qui ne respectaient pas encore celles de la cour de Pékin. Tout cela est exposé, ce me semble, avec une précision et un naturel qui placent le lecteur en présence de la réalité même. Si le récit est coloré, c'est que le pittoresque sort du fond des choses; si, malgré la gaieté avec laquelle sont supportées tant de misères, les yeux parfois se baignent de larmes, ce sont vraiment là ces lacrymœ rernm que ne pro¬ voque ni un effet de l'art, ni un calcul de l'écrivain. . Les jours durant lesquels il fallait ou lutter contre les cataractes du fleuve, ou disputer sa nourriture aux hôtes des forêts vierges n'étaient pas cependant les plus douloureux à passer, car on échappait ainsi aux angoisses de l'esprit et aux tortures du cœur. ■J'ai souvent ouï dire à mon fils que les membres de SUR LA VIE DE L'AUTEUR xi l'expédition préféraient ces temps de lutte anx épo¬ ques de bien-être relatif pendant lesquelles la sécu¬ rité des personnes, passagèrement assurée, remettait les voyageurs, privés depuis dix-huit mois de toute nouvelle d'Europe, en présence des tristesses qu'é¬ veillait la pensée de la famille absente et de cette France dont le nom même était ignoré autour d'eux. Alors il se faisait de longs silences, et l'on se gardait d'aborder le seul sujet qui les touchât tous. Mais lorsqu'au bruit du tambour, on levait, à l'aurore, le campement surmonté des couleurs nationales, chacun pouvait voir sur les fronts assombris quelles chères images avaient passé dans les rêves agités de la nuit ! Cependant on avançait un peu chaque jour, et la perspective du retour, entrevue comme possible, commençait à relever les courages. S'il avait fallu re¬ noncer à l'espérance de faire du Mékong la grande route maritime de l'Indo-Chine, et de Saïgon l'un des premiers ports du monde, si en cela le but principal de l'exploration avait été manqué, la géographie et les sciences naturelles allaient devoir aux courageux ex¬ plorateurs des observations fort importantes et des collections précieuses A D'ailleurs, on s'était trouvé 1. L'Europe savante sera admise à juger de l'importance des travaux de la commission du Mékong lorsque la grande publi¬ cation préparée par le ministère de la marine et des colonies pourra enfin voir le jour. Retardée par les tristes événements de la guerre, elle a été reprise et se continue sans interruption sous la direction de M. le lieutenant de vaisseau Garnier, avec le con- xii NOTICE en mesure de constater la parfaite navigabilité du Songkoï, beau fleuve qui se jetant dans le golfe du Tlongkin pourrait singulièrement profiter au mou¬ vement commercial du Céleste Empire avec notre nouvelle colonie. Aussi redoubla-t-on d'ardeur pour trouver enfin ce passage vers la Chine dont la dé¬ couverte réservée à la France marquerait enfin l'heure bénie où l'on pourrait se préparer à l'inexprimable bonheur de la revoir. On apprendra dans ce récit comment les voyageurs arrivés, en janvier 1868, à travers un massif de mon¬ tagnes réputées inaccessibles, jusqu'aux confins du Yunan, rencontrèrent tout à coup sans l'avoir soup¬ çonné, le sol du grand empire. On verra de quels cris de joie ils saluèrent cette terre poursuivie si longtemps, sur laquelle, grâce à une centralisation puissante, ils furent à 800 lieues de Pékin aussi effi¬ cacement protégés par les lettres ministérielles du prince Kong qu'ils auraient pu l'être dans un faubourg de cette capitale. Malgré l'obséquieux respect témoigné par les fonc¬ tionnaires à globules aux étrangers en haillons que couvrait, à défaut d'une mise décente, le prestige d'une dépêche officielle, ceux-ci rencontrèrent en Chine leur plus cruelle épreuve. Afin de pénétrer, selon ses instructions, jusqu'aux sources du Mékong cours de M. le lieutenant de vaisseau Delaporte et de MM. les doc¬ teurs Joubert et Thorel. SUR LA VIE DE L'AUTEUR xm cachées dans les derniers contreforts du Thibet, le commandant de Lagrée, alors couché sur un lit de douleur, décida qu'une partie de la commission se dirigerait par le nord-ouest dans la portion du Céleste Empire bouleversée par l'insurrection musul¬ mane, et qu'elle tenterait, moyennant des lettres ob¬ tenues au Yunan des chefs secrets de cet étrange mouvement, de pénétrer jusqu'à la capitale du nou¬ veau royaume fondé par les rebelles. Désigné pour cette mission avec deux officiers, l'auteur de ce livre a pu donner à l'Europe les premiers détails certains sur l'immense convulsion souterraine qui, partie du fond de l'Arabie, ébranle aujourd'hui le bouddhisme jusqu'à'Pékin et jusqu'à Lhassa. Les débuts de cette chanceuse entreprise, favo¬ risés par un de nos dévoués missionnaires, permirent un moment d'en espérer le succès. Mais si les auda¬ cieux explorateurs purent, à travers une contrée cou¬ verte de ruines et d'ossements, pénétrer jusqu'à Tali-fou, citadelle d'une croyance égarée à mille lieues de son berceau, ce fut pour s'y rencontrer en face d'un tyran fantasque et d'une population ameutée qui réclamait leur tête. Échappés comme par miracle de cet antre sanglant, mais déçus dans leur plus chère es¬ pérance géographique, ils rentrèrent sur le territoire soumis au fils du Ciel, pour y apprendre la mort ré¬ cente du chef qui, après avoir dirigé si heureusement l'expédition, venait de succomber sous le fardeau de sa responsabilité plus encore que sous le coup de xiv NOTICE ses souffrances. Mais l'œuvre de M. de Lagrée était accomplie, et son nom y demeurera indissolublement attaché. Arrivés, grâce à ses soins, à quelques jours de marche du Fleuve Bleu qui, de l'ouest à l'est, bai¬ gne l'empire dans toute son étendue, les membres de la commission purent s'embarquer avec les restes précieux qu'ils rapportaient. Une jonque chinoise, bientôt remplacée par un beau steamer américain, conduisit jusqu'à Shanghaï, en quelques semaines d'une navigation facile à travers les provinces les plus populeuses du globe, les grands ambassadeurs de l'Occident qui avaient eu quelque peine à se procurer des chaussures; et les Français de cette ville accueil¬ lirent les voyageurs longtemps tenus pour morts avec un enthousiasme auquel s'associa toute la population européenne. Quoique en dehors des provinces du Yunan et du Sutchuen il ne se fût guère arrêté que dans les ci¬ tés baignées par le fleuve, Louis de Carné avait em¬ porté de ce pays des impressions ineffaçables. Dans ses conversations journalières, il revenait sans cesse sur ces étranges contrées qu'il nommait les antipodes intellectuels du monde chrétien. La pétrification de toute une race qui n'a pas changé dans le cours de la plus longue histoire connue lui paraissait un phé¬ nomène moral inexplicable. « Les Chinois ne sont pas seulement vieux, ils sont décrépits, écrivait-il dans ses notes manuscrites de SUR I A VIE DE L'AUTEUR xv 1869; et le prodige, c'est que ce peuple de vieillards n'a jamais eu de jeunesse, si loin que l'on remonte dans ses annales: Il parle, pense et sent aujour¬ d'hui comme il y a trois millo ans. L'idiome, le système d'écriture, les lois et les rites, combinés pour éteindre toute spontanéité humaine, ont paralysé dès son berceau cette race fossile qui a vieilli sans grandir. » « On s'étonne quelquefois du peu de progrès fait parles missionnaires en Chine; on ne comprend pas que des doctrines aussi élevées n'exercent pas d'action sur ces nombreux mandarins qui passent leur vie à étudier. Mais comment ne voit-on pas que, plus les Chinois sont lettrés, plus, dans ces machines per¬ fectionnées, la mémoire gagne aux dépens de l'intel¬ ligence? Le christianisme qui aspire à développer la personnalité humaine lutte vainement dans ce triste pays contre la doctrine qui est parvenue à l'étouffer ; c'est la vie s'efforçant de galvaniser la mort. La Chine c'est Lazare au tombeau : jam fœtet; pour la ressusciter en la rendant chrétienne, il faudrait aussi la main d'un Dieu Nos missionnaires me font l'ef¬ fet de Daniel dans la fosse aux lions ; seulement les lions sont aujourd'hui édentés... mais après leur avoir limé les dents, les puissances maritimes feront bien de leur rogner les griffes; sans cela ils ne tar¬ deront pas à en user cruellement. » « La question chinoise, qui est à la fois religieuse, maritime et territoriale s'imposera un jour aux cabi- xyi NOTICE nets en dépit des économistes, car la tutelle de la bar¬ barie est une charge obligée pour la civilisation... L'ad¬ miration qu'affectait la philosophie du dernier siècle pour la Chine, est à mon avis, un de ses plus grands crimes. Si corrompue que puisse être la dernière des nations chrétiennes, un abîme la sépare encore de la dépravation chinoise '. » Ce problème moral et politique de la Chine obsé- dait l'esprit du jeune voyageur. C'était le sujet sur lequel il revenait le plus volontiers aux derniers temps de sa vie : il fallait que la fièvre fût bien ar¬ dente ou la prostration des forces bien complète pour qu'une conversation sur cette matière ne parvînt pas à ranimer mon bien-aimé malade, en me donnant de courts moments d'illusion. Lorsqu'il reprenait à la vie, et par suite à l'espérance, Louis de Carné se complaisait à esquisser le plan d'un travail dans lequel il aurait rencontré l'occasion naturelle d'aborder cette grande question. Il se proposait d'exposer un jour l'état du christianisme dans l'extrême Orient, et sou¬ haitait être envoyé au Japon afin de pouvoir y étudier ce sujet sur place. Dans un tableau dont les missions catholiques auraient occupé le premier plan, il jouis¬ sait par avance de la satisfaction de consigner une foule de détails sur ces pauvres chrétientés toujours tremblantes sous un joug à peine allégé; il aurait sur¬ tout aimé à redire ce qu'il éprouva lorsque, durant une 1. Notes inédites ile"18S9. SUR LA VIE DE L'AUTEUR xvn nuit de Noël, il entendit retentir pour la première fois sous un toit de bambous au centre des montagnes qui séparent la Chine du Thibet, les chants qui avaient bercé son enfance, et que, voyageur épuisé, il reçut le fortifiant viatique des mains mutilées d'un vieux confesseur. Après un séjour de quelques semaines dans la Co- chinchine qu'il trouva complétée par l'adjonction de trois belles provinces, mais où il éprouva la pénible déception de ne pas rencontrer sa famille déjà partie, Louis de Carné put enfin s'embarquer pour la France. Il y rentra à la fin de 1868, portant dans son sein, sans nul symptôme encore apparent, le germe du mal mor¬ tel par lequel l'antique Asie semble vouloir se défen¬ dre contre l'invasion de l'Europe. Je ne me trouve pas le courage de rappeler les joies de ce retour, que la Providence a rendues si courtes et que de si lon¬ gues angoisses allaient suivre. Délégué par le ministère des affaires étrangères à l'exploration du Mékong, le jeune voyageur réunit toutes ses forces pour adresser à son département dans le courant de 1869 un rapport étendu sur cette mission ; il en consacra le reste à ces travaux de la Revue des Deux-Mondes, reproduction souvent tex¬ tuelle d'un journal rédigé durant le voyage, tantôt sur le banc d'une pirogue emportée au cours du fleuve, tantôt en pleine forêt sous une tente dressée pour la nuit. Une bonne constitution contint longtemps les pro- xviu .NOTICE grès d'un mal que le malade cachait aux autres sans se les dissimuler à lui-même, progrès sensibles toute¬ fois, que ne purent conjurer ni les lumières de la science, ni les soins assidus du plus cher compagnon de ses périls L Afin de correspondre à la sollicitude de ses chefs qui voulaient bien lui ménager en Egypte un poste à sa parfaite convenance, il tenta, aux premiers mois de 1810, une sorte d'essai de ses forces, en faisant une courte excursion en Angleterre. Cette tentative ne fut point heureuse, et mon fils, pressentant trop bien le sort qui l'attendait, vint s'enfermer, pour ne plus le quitter, au séjour de son enfance, où nous le réchauffions sous nos tendresses, mais dont les hori¬ zons aimés souriaient à ses yeux sans ranimer son cœur. L'agitation fébrile augmenta lorsqu'il apprit nos premiers désastres ; et quand il m'arrivait de sinis¬ tres bulletins, j'avais à supporter avec ma souffrance comme Français, celle que le contre-coup me faisait éprouver comme père. Les tortures devinrent plus cuisantes lorsque partit pour défendre le territoire toute notre jeunesse bretonne. En déposant sur le front de ses frères le baiser d'adieu, il demeura comme foudroyé par la révélation de sa propre impuissance. De ce jour- 1. M. le Docteur Joubert, membre de la commission scienti¬ fique du Mékong, aujourd'hui médecin inspecteur de l'établisse¬ ment theimal de Bagnoles. STJH LA Vllî DE L'AUTEUK xix là, le monde où il ne restait aucune place pour lui dans l'extrémité des périls publics, sembla se voiler pour disparaître à ses yeux ; et, se détachant sans effort de l'avenir qui lui manquait en même temps qu'à son pays, sa, pensée monta comme d'elle- même vers les seuls horizons où l'avenir ne man¬ que point. En parcourant, après que tout a été consommé, des feuilles éparses tracées d'une main tremblante, j'y ai trouvé ceci : « La vie de l'homme n'a de valeur que dans la mesure où il arrive à la mépriser en s'élevant au- dessus d'elle. Se dévouer, c'est vraiment vivre ; et se dévouer jusqu'à la mort, c'est survivre. » Ces paroles sont peut-être les dernières qu'il ait écrites avant de quitter ce monde : elles contiennent l'expression de sa confiance et de la mienne. Comte de Carné. VOYAGE EN INDO-CHINE ET DANS L'EMPIRE CHINOIS INTRODUCTION ÉTABLISSEMENT DU PROTECTORAT FRANÇAIS SUR LE ROYAUME DU CAMBODGE S'il est facile aux théoriciens, d'attaquer le système colonial en mettant ce qu'il rapporte en regard de ce qu'il coûte, les hommes appelés à diriger une grande nation, à quelque école économique qu'ils appartiennent, sont conduits par une pression irrésistible à commettre ces prodigalités généreuses qui honorent la jeunesse des peuples et profitent à leur maturité. La Grèce avait colonisé l'Asie-Mineure, la Sicile et l'Italie ; Rome s'était assimilé le monde par les mœurs comme par les armes, et l'Angleterre ne serait aujourd'hui qu'une nation de troisième ordre, si l'intrépide race anglo-saxonne, qui couvre les deux continents, avait appliqué la récente et peu sérieuse théorie de l'isolement. La doctrine du cha¬ cun chez soi et du chacun pour soi est radicalement contraire au génie de la France, dont l'expansion est la loi. Si nombreux qu'aient été ses mécomptes en matière 1 VOYAGE EN INDO-CHINE coloniale, sa foi a heureusement survécu à ses décep¬ tions. C'est au bruit d'applaudissements unanimes que le gouvernement français nous a ouvert par une vic¬ toire les portes du Céleste-Empire, et c'est en comptant avec raison sur l'approbation de tous les esprits politi¬ ques qu'il a planté le drapeau national entre l'Inde et le Japon, à l'embouchure de l'un des plus grands cours d'eau de la haute Asie. Le Français qui arrive d'Europe après avoir vu Perim et Malaeca, touché à Aden, à Pointe de Galles, à Singapore, contemple avec une joie indicible le drapeau qui flotte au sommet du cap Saint- Jacques, abritant plus de trois millions d'hommes, sujets ou protégés de la France, dont nous avons su respecter les droits, les mœurs et les intérêts en élargissant tous leurs horizons. Je ne me propose ni d'exposer ici la situation de la Gochinchine française, ni d'en indiquer l'avenir tel qu'il apparaît à quiconque a connu et la fécondité de cette terre et les heureuses aptitudes de la race intelligente qui l'habite. C'est une œuvre déjà accomplie par des écrivains fort compétents ; mais nos possessions ont une annexe, le Cambodge, dont l'importance est beau¬ coup moins comprise. L'éclatant succès de l'amiral Rigault de Genouilly à Touranne, l'heureuse inspiration qui le conduisit à Saïgon, la victoire décisive remportée à Kihoa par l'amiral Charner, tous ces faits sont désor¬ mais consignés dans nos fastes militaires, et n'en con¬ stituent pas les pages les moins glorieuses ; mais on ignore généralement comment nous avons acquis le Cambodge, ce complément nécessaire d'un territoire dont il pouvait seul assurer la sécurité, J'essayerai de ET DANS L'EMl'IRE CHINOIS 3 lo dire. Ce pays a éjp d'ailleurs le point de départ de la commission chargée d'explorer jusqu'à ses sources lo fleuve immense qui le féconde ; on ne s'étonnera donc pas si, admis à y séjourner avant le commencement de ce voyage, je lui consacre une étude particulière qui formera une introduction naturelle au long récit do notre expédition. I Les six provinces qui composent aujourd'hui notre colonie de Gochinchinè faisaient autrefois partie du royaume de Cambodge. Il n'y a pas encore deux cents ans que l'empereur d'Annam, inquiet du caractère tur¬ bulent d'un grand nombre de Chinois qui fuyaient leur pays pour ne pas se soumettre aux Tsing, victorieux do la dynastie des Ming, leur assigna fort habilement au midi de ses Etats des terres qui ne lui appartenaient pas. Ils s'y établirent, et chassèrent les habitants. Plus tard, le gouvernement annamite ordonna de « lever et de réunir des gens du peuple, surtout parmi les vagabonds, depuis la province de Quang-Binh, au-dessus de Hué, jusqu'au Binthuan, et de les transporter comme colons dans ces nouvelles provinces '. » Ces vagabonds ont fait souche d'honnêtes gens; ils se sont multipliés en ) moins de deux siècles sous l'inllucnce de la législation 1. Histoire et Description de la basse Cochinçhine, traduc¬ tion de M. Aubaret. 1 4 VOYAGE EN INDO-CHINE chinoise, qui consacre et sauvegarde le principe civili¬ sateur par excellence, le principe de la propriété, et ils ont formé la population de trois millions d'âmes qui nous paye aujourd'hui près de huit millions d'impBts. Les Cam¬ bodgiens , refoulés vers l'ouest, ne forment plus en Basse-Cochinchine qu'une partie minime de la popula¬ tion. Pour étudier leur civilisation, si différente de celle qui fleurit en Àhham, il fallait donc aller les visiter chez eux. Je m'y déterminai, afin de mettre à profit le temps dont je pouvais disposer avant le départ de la commis¬ sion préparée par le gouverneur de la Cochinchine et chargée d'explorer le bassin de Mékong. Je quittai Saigon au commencement de l'année 1866 sur une de ces petites canonnières si bien appropriées à la police des arvoyos. A bord, près d'un missionnaire à longue barbe et de quelques officiers français, des Cambodgiens, formaient un groupe , à part, et causaient en fumant leur cigarette. C'étaient des parents du roi Norodom retournant chez eux après avoir assisté à l'exposition industrielle et agricole qui avait inauguré on Cochinchine l'ère dos l'êtes de la paix. Ils avaient l'esprit tout rempli du spectacle auquel ils venaient d'assister. Ce qu'ils avaient le plus de peine à compren¬ dre, c'est que nous pussions à la fois distribuer des récompenses et laisser aux exposants la libre disposition des objets qu'ils avaient apportés. Tant de magnanimité les confondait et leur faisait faire des retours sur eux- mèmes. Ces mandarins, puissants et riches en dépit de l'exiguïté de leurs appointements, qui ne s'élèvent guère, pour les mieux rétribués, à plus de 1,000 francs par an, se payent tous de leurs propres mains sur la bête popu- ET DANS L'EMPIRE CHINOIS luire livrée presque sans défense à une impitoyable exploitation. Leurs exigences n'ont d'autre limite que colle de leur intérêt même, qu'une rapacité trop arbi¬ traire mettrait bientôt en souffrance, puisqu'elle provo¬ querait l'émigration dans une province voisine. Le neveu du roi, bambin de huit ans, a des bracelets d'or aux jambes et aux bras. Son cou est orné d'un collier bigarré composé de plaques d'or réunies par une ficelle à des morceaux de verre mêlés de quelques pierres plus ou moins précieuses. Il ne porte de cheveux que sur la partie antérieure de la tète, du côté droit seulement. L'occiput est complètement rasé à l'exception de deux tresses. Son costume se compose, comme celui' de tous les Cambodgiens, d'une veste courte et d'un langouti. Ce dernier vêtement est une sorte de jupon en étoffe de coton ou de soie qui entoure le bas du corps jusqu'aux ■ genoux, et dont une extrémité, relevée entre losjambes, vient se fixer par derrière à la ceinture, les mollets res¬ tant nus. Gela rappelle assez les braies celtiques et le pantalon large des Grecs ou des Albanais. Cette tenue, plus virile que la longue robe des Annamites, est géné¬ ralement adoptée par les Siamois et par les Laotiens. Tout princes que sont mes compagnons de voyage, ce n'est pas sans quelque répugnance que je me vois con¬ traint de m'étendro à côté d'eux, le soir venu, pour essayer de dormir. Après des siècles do luttes trop sou¬ vent sanglantes, les préjugés de caste et de classe ont à peu près, grâce' à Dieu, disparu on France ; mais pour un Européen, si dégagé qu'il puisse se croire de préjugé, le contact avec les représentants d'une race jaune, noire ou cuivrée est toujours une épreuve. Ce n'est qu'après de longs efforts qu'on arrive, sinon à com¬ primer tout à fait ces mouvements intérieurs, du moins à dominer ce qu'ils ont de trop impérieux. A ce moment, nous quittions le Donnai pour entrer dans le Soirap. Nous étions tout prés de la mer, qui envoyait jusqu'à nous ses parfums vivifiants et ses eaux agitées. Le vent venait du côté de la France avec la mousson du sud-ouest, et je l'ai aspiré long-temps avant de m'enfoncer de nou¬ veau dans les terres. Nous franchîmes rapidement les deux Va'icos pour tomber dans l'arroyo do la Poste, ca¬ nal creusé en partie par la nature, en partie par la main de l'homme, et qui relie le grand fleuve du Mékong à la rivière dé Saigon. Il court comme une rivière de pare anglais entre deux rives couvertes d'aréquiers, de pal¬ miers et de mille arbres et plantes aux fleurs multico¬ lores, au feuillage varié. Ce ne sont plus ces éternels et monotones palétuviers des autres arroyos de la Cochin- chine, arbustes amphibies, industrieux au point de con¬ quérir sur l'eau dé vastes provinces par l'enchevêtre¬ ment de leurs racines envahissantes. Les barques qui nous croisent sont, suivant la coutume, couvertes de pavois; On pourrait croire que l'équipage s'occupe de sécher ,8011 linge, si l'équipage portait du linge, et si l'on ne voyait flotter à la place d'honneur les trois cou¬ leurs françaises. L'arroyo de la Poste est célèbre eii CochinChiné, ou le riz pousse à merveille, mais où le pittoresque fait absolument défaut. Voici Mytho, chef-lieu d'une de nos trois anciennes provinces. Cette petite ville située au confluent de l'arroyo de la Poste et dii Mékong, prenait une certaine importance ; niais depuis l'annexion récente VOYAGE EN INDO-CI11NE ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 7 do Vinh-lorig, lès Chinois l'ont un peu désèrtée, et son développement s'arrête. Au milieu des casés qui se pres¬ sent sur los quais , on remarqué l'établissement des Sœurs de la Sainte-Enfance, qui ne sauraient manquer d'attirer les enfants rien qu'en leur inspirant le désir d'être bien logés dès ce monde. La citadelle est Une vaste enceinte construite par les Annamites, et dans laquelle se trouvent renfermées presque toutes les habitations des Européens résidant a Mytho. Celle du commandant de la marine est une ancienne case transportée là et re¬ montée à grands frais à l'époque où l'enthousiasme des premiers organisateurs de la conquête les portait à tout adniirer sâiiS réserve et a tout imiter sans discernement chez nos nouveaux sujets, leurs institutions comme leur architecture. En s'éloignant de Mytho, on décotivre un paysage su¬ perbe. Rival des plus grands cours d'eau de l'Asie, le Mékong s'étend à perte de vueret ses eaux se confondent dans le lointain avec les nuages auxquels Un ardent so¬ leil les réunit par un rideau de vapeurs transparentes. Ce n'est pas sans une êniotion profonde que je me sens porté par les eaux du Mékong. Je dois bientôt remonter ce fleuve et concourir pour ma part à recueillir des no¬ tions cef taifaeS sur ses sources ; déjà je refoule son cou¬ rant par la pensée, je suis brûlé pdr le soleil, et je serai peut-être un jour sur ses bords paralysé parlé froid dans les mdntagnês du Tliibet. Je n'ai jamais mieux Com¬ pris l'idée de l'ancienne mythologie, qui donnait aux grands fleuves un dieu ou Un génie pour père. A la vue du Mékong, l'image de Cahioëns, qui composa sur ces ri¬ vages sa paraphrase du psaume Super ÛMninaÊahyltmis, 8 VOYAGE EN INDO-CHINE me traversa l'esprit; je partageai les tristesses du grand exilé tempérées par ses espérances viriles, et je me sentis fortifié par ce souvenir subitement évoqué. Le Mékong coule à cet endroit entre- la province de Dinh-Tuong et les trois provinces que le traité de 1862 avait laissées aux Annamites. 11 est couvert d'une multi¬ tude de barques dont un grand nombre porte le pavillon français. Toutes n'ont pas droit de l'arborer; mais elles le hissent en fraude, parce qu'il couvre la marchandise. Les Annamites français sont en effet dispensés de payer des droits à la douane cambodgienne en vertu du traité du protectorat. Les eaux étaient très-basses, et la navi¬ gation était difficile, même pour notre petite canonnière. J'arrivai enfin au lieu où le Mékong forme quatre bras, dont chacun a l'aspect d'un fleuve immense. C'est une position unique que nous dominons aujourd'hui par une concession de terrain habilement choisie sur la langue de terre qui sépare le grand fleuve descendant du Laos du bras qui conduit au lac. La ville de Pnom-Penh, où le roi venait de transporter sa capitale, s'annonce au loin par une grande pyramide construite sur un mon¬ ticule, et qui l'ait espérer au voyageur qu'il va rencon¬ trer une autre Bangkok reflétant dans un fleuve beau¬ coup plus beau que le Meïnam des monuments dont la bizarrerie n'exclut pas la grandeur. L'illusion dure peu : Pnom-Penh n'est qu'un amas de cases en planches et en bambous, la plupart élevées au-dessus du sol sur des poteaux autour desquels les chiens, les porcs et les poules vivent pêle-mêle dans une intimité qui entraîne pour les habitants des inconvénients de plus d'une sorte. Une grande rue sinueuse traverse d'un bout à ET DAtiS L'EMPIRE CHINOIS 9 l'autre cette ville relativement populeuse. et la plus considérable du Cambodge. Ce fut jadis une cité de 50,000 âmes. Les guerres d'invasion, dont sa posi¬ tion dans le voisinage d'ITatien la faisait particulièrement souffrir, avaient réduit à 5 ou 6,000 environ le nombre des habitants. Depuis notre protectorat, la population a presque triplé. Les indigènes s'y entassent les uns sur les autres. Il y en avait près d'une centaine logés dans les trois maisons affectées par le roi à la résidence de l'officier français qui représente auprès de lui le gouver¬ neur de la Cochinchine. Le roi, depuis qu'il est notre protégé, s'efforce d'imiter la France, et il a signifié à. un grand nombre de ses sujets l'ordre d'abandonner leurs maisons pour les reconstruire sur un plan uniforme. Il veut que sa capitale soit digne de lui ; c'est l'expropria¬ tion pour cause de caprice royal, sans qu'il soit, bien entendu, question d'indemnité. Norodom veut lui-même donner l'exemple, et il a fait marché avec un industriel français, qui de sa vie ne fut architecte, pour lui con¬ struire une villa en briques. Il n'y a pas à s'inquiéter des dépenses, ce sont les Cambodgiens qui payeront. Je remis à un autre jour ma présentation au roi, et remontai le bras du lae jusqu'à Compon-Luon, gros village situé sur le rivage à 6 kilomètres environ de Houdon, la capitale qui venait d'être délaissée. Le ré¬ sident français habitait là, ayant sa canonnière mouillée au pied de sa maison et assez près du roi pour le diriger et le surveiller. Au moment de mon arrivée, ce poste était confié à M. de Lagrée, capitaine de frégate. Se¬ condant avec autant d'énergie que d'habileté les vues de l'amiral de La Grandière, il a planté et affermi le 1. 10 VOYAGE EN INDOCHINE drapeau français au Cambodge; c'est sous ses ordres que j'ai remonté le grand fleuve dont il avait en vain, pendant plusieurs années, essayé de sonder les mystères ; les renseignements des indigènes demeuraient aussi obscurs que les flots troublés du Mékong, et, quand on lui offrit de déchirer de sa main tous les voiles, il ac¬ cepta sans hésiter. J'ai séjourné chez lui en attendant que l'expédition fût complètement organisée,, je lui dois sur le Cambodge, qu'il connaissait à fond, la plupart des détails que je vais extraire de mes notes de voyage. Sa maison était en bois, couverte de chaume; mais il en avait été lui-même l'architecte, et pas un mandarin ne pouvait se vanter d'avoir un palais plus élégant, plus coquet et surtout mieux tenu. A côté et dans la même enceinte, une infirmerie, un corps de garde, un magasin et quelques dépendances complétaient cette résidence, annoncée de loin par un mât de pavillon où flottaient nos couleurs. La construction de ce petit établissement français sur un terrain consacré par la présence d'un magnifique banyan, l'arbre sacré dont l'ombre ne couvre d'ordinaire que les bonzeries, les pagodes et les tom¬ beaux, avait marqué le terme de la lutte entre les deux influences rivales qui aspiraient à prévaloir au Cam¬ bodge. Il m'a paru qu'il ne serait pas sans intérêt de rappeler les principaux incidents de cette longue ba¬ taille que nous avons souvent failli perdre, mais dont nous sommes enfin sortis victorieux. Aussi bien, puis¬ que nous sommes désormais définitivement établis dans ces parages, il importe de bien connaître et nos amis et ceux qui sont destinés à demeurer longtemps encore nos adversaires. \ ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 11 Lorsque, pur le traité signé à Hué en 1862, l'empereur d'Annam eut reconnu les droits do la France sur les trois provinces de la Basse-Cochinchine, le premier soin du gouverneur de notre nouvelle colonie fut d'assurer la tranquillité de nos frontières. Nous venions de couper oh deux les domaines do 'I'u-Duc, qui conservait au sud- ouest de nos possessions les provinces de Yinh-long, Angiang et Hatiéii. Une des conditions du traité étant en effet la rétrocession de Vinh-long, nous ne pouvions songer à étendre immédiatement notre domination jus¬ qu'au golfe de Siam, notre limite naturelle. La nécessité do posséder ces provinces, que nous avons été conduits à occuper depuis, n'avait pu d'ailleurs apparaître à l'au¬ teur du traité de '1862 avec l'évidence que les événements n'ont point tardé à lui donner. A l'est et au sud-est, nous étions bornés par le territoire annamite et par la mer; au nord-ouest, nous touchions au Cambodge, petit royaume alors fort ignoré. Les rares voyageurs qui l'avaient visité en passant ne nous avaient rien ap¬ pris de son histoire. A la faveur de l'impénétrable mys¬ tère qui voilait, disait-on, le sens des inscriptions gravées sur les murailles des monuments en ruine, l'opinion s'était généralement répandue que l'histoire du Cam¬ bodge devait être écrite, à la façon des annales égyp¬ tiennes, sur les parois des temples, opinion désormais peu probable. J'ai vu le chef des bonzes du Cambodge lire devant moi, dans la grande pagode d'Angcor, quelques inscriptions choisies parmi celles qui sem¬ blaient, à en juger par la place qu'on leur, avait assignée, devoir être les plus importantes. Il comprenait aisément les morceaux écrits dans l'ancienne langue cambod- 12 VOYAGE EN INDO-CHINE giemie alors qu'elle était encore pure de tout alliage, et tout cela était relatif à des pèlerinages, à des cérémonies religieuses, à des événements fort confus de la légende bouddhique, et n'offrait que peu d'intérêt au point de vue de l'histoire. Sans doute il n'est pas impossible qu'un jour quelque inscription serve à jeter une certaine lumière sur le passé de ce royaume; mais il est permis de craindre que les événements dont il a été le théâtre n'aient jamais été écrits. A moins que quelque couvent de bonzes ne garde le dépôt de ces problématiques annales, il faut renoncer à l'espoir d'être complètement éclairé sur les temps auxquels remontent la grandeur et la prospérité du Cambodge. Vers le milieu du xvie siècle, des Portugais vinrent se fixer dans ce pays, où l'on re¬ connaît encore chez leurs descendants quelques traits de leur race ; ils avaient laissé des mémoires qui eussent été, au moins pour l'histoire de cette époque, une source' précieuse d'informations ; les Siamois les ont détruits. Ces Portugais, à leur arrivée dans le pays, demandèrent au roi un coin de terre. Celui-ci leur permit de déter¬ miner eux-mêmes l'espace dont ils avaient besoin. Ils déclarèrent humblement qu'ils en voulaient grand comme la peau d'un buffle, puis, renouvelant l'escamotage des compagnons de Didon, ils s'approprièrent un terrain considérable. Depuis ce jour, les Cambodgiens disent volontiers d'un chrétien qu'il appartient au village de la peau qui. s'étire. Quelques passages des livres chinois font mention du Cambodge comme de l'un des nombreux royaumes tri¬ butaires du Céleste-Empire. Ils le font même dépendre, antérieurement au vn° siècle de notre ère, de la province, ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 13 alors chinoise, du Founan ou Tonkin. S'il faut en croire leur témoignage, en l'année 616 de l'ère chrétienne, sous le règne de Yongti, de la dynastie des Soui, le pays de Cambodge, qu'ils appellent Tchinla , commence à payer tribut et à envoyer des ambassadeurs au Fils du Ciel. Un des rois du Cambodge aurait secoué le joug du Tonkin, dont il se serait même emparé, ainsi que du royaume de Thsan-pan, en l'année 625, Ce dernier pays pourrait être l'ancien Ciampa, visité par Marco-Polo, compris aujourd'hui dans la province annamite du Bin- thuan, à laquelle nous touchons par celle de Bienhoa. Sous les Ming, les armées de Tchinla auraient soumis la Coehinchine tout entière. L'empereur de la Chine, dans ses luttes contre le Tonkin, ne dédaigne pas lui- rqême de rechercher l'appui du roi de Tchinla en 1076. Les rapports paraissent donc avoir été fréquents entre le grand empire et le puissant royaume. Le voyageur chinois dont Abel Rémusat a traduit la relation ra¬ conte que de son temps les habitants de Tchinla don¬ naient à leur pays le nom de Kamphoutchi, devenu bientôt Kamphoutche. Les Cambodgiens d'aujourd'hui s'appellent eux-mêmes Khmer, et disent, en parlant de leur patrie, Sroc-Khmer, pays des Khmer. On ne peut s'empêcher néanmoins de reconnaître dans le Kambodia des Portugais, dont nous avons fait Cambodge, une corruption évidente du mot Kam¬ phoutche. D'un autre côté, on lit dans les annales de Siam que le pays de Sajam. a été longtemps sous la domination du roi de Ivamphoxa , et lui payait tribut. Phra-Ruang, prince do Sajam, affranchit son pays, qui prit alors le VOYAGE EN INDO-CHINE nom de Thaï, c'est-à-dire libre, et modifia l'alphabet cambodgien, exclusivement employé dans la suite pour écrire les iivres de religion. 11 résulterait de là que le Cambodge aurait, à certains moments de son histoire, englobé dans ses frontières élargies la plus grande pàriie de l'Indo-Chine. Je ne chercherai pas plus longtemps à remonter le cours ténébreux des âges. Une chose est certaine, le passé du Cambodge a été fort brillant. De gigantesques ruines en ont porté jusqu'à nous le glo¬ rieux témoignage, et nous n'avons pas tardé à en trouver la confirmation durant notre séjour au Laos. Dans un pays tributaire de la Birmanie et très-voisin de la fron¬ tière de Chine, un vieux bonze nous interrogeait avec avidité sur le sort du Cambodge, qui portait dans ses li¬ vres le nom de Tepada-Lakhon, ou royaume des anges. Quant aux Cambodgiens eux^mcmes, ils ne savent rien de leurs origines et rien de leur histoire. Déchus comme ils le sont, ils n'imaginent pas que leurs pères aient été capables de construire les monuments dont les ruines couvrent le sol de leur pays. M. de Lagrée, qui les a constamment interrogés sur ce point durant un long séjour, finit par obtenir d'un bonze réputé très-savant le nom du fondateur d'Angcor. Quand il voulut comparer ce nom avec ceux qu'il avait recueillis déjà, il s'aperçut qu'il n'avait d'autre valeur qu'une épithète de fantaisie si¬ gnifiant en français architecte du ciel. Nous ignorions absolument nous-mêmes, au moment de notre arrivée en Cochinchine , non-seulement le passé , mais encore l'état présent du peuple cambodgien , et un premier examen de la situation du royaume conduisit à découvrir dans la nature de ses rapports avec ses voisins un ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 15 obstacle sérieux à la légitime extension de notre in¬ fluence dans l'Indo-Chine. II Le Cambodge renferme aujourd'hui une population qui atteint à peine un million d'âmes. Encore faut-il comprendre dans ce chiffre 40,000 esclaves et 20,000 sau¬ vages habitant les montagnes, où ils jouissent en fait d'une sorte d'indépendance. Ce petit royaume , moins peuplé que certains départements français, ne pouvait par lui-même être pour nous un péril ou devenir mémo une cause de souci ; mais le droit des gens tel qu'on le professe on Europe est chose fort peu connue en Orient, et le Cambodge confine à Siam, voisin relativement puissant qui lui a pris des provinces en employant tour à tour la force et la ruse. La cour de Bangkok et celle de Ilué convoitaient toutes deux ce qui restait de ce royaume démembré. Dès 1795 en effet, le roi de Siam avait enlevé du Cambodge le jeune Ang-eng pour le soustraire aux violences de ses sujets révoltés, et il l'avait fait couronner plus tard à Houdon. 11 avait pris pour se payer de ses services les provinces de Battam- bâng et d'Angcor ; l'empereur d'Annam de' son cûté n'avait pas déployé une activité moindre. Le gouverne¬ ment siamois dut môme tout d'abord se réjouir de notre intervention, qui faisait échec à la politique ambitieuse des Annamites. Ceux-ci, appelés eh 1810 par Ang-bhan 1& VOYAGE EN INDO-CHINE pour le secourir contre les Siamois, achevèrent la con¬ quête des six provinces que nous possédons aujourd'hui sous le nom de Basse-Cochinchine, et s'établirent même à Pnom-Penh, d'où ils gouvernèrent directement le pays jusqu'en l'année 1834. Non contents de tenir sous leur joug les infortunés Cambodgiens, ils essayèrent encore de leur imposer leurs coutumes ; l'historien de Gyadinh, avec son triple orgueil de vainqueur, de lettré et de Chinois, ne craint pas d'écrire que l'empereur d'Annam accorda aux différents mandarins civils et militaires du Cambodge un costumé'de cérémonie. « Ainsi, continué- t-il, disparaissent chaque jour et peu à peu ces habi¬ tudes barbares qui consistent à se couper les cheveux, à porter des habits non fendus sur les côtés, à se ceindre le corps d'un langouti, à manger avec les doigts et à se tenir accroupi. » L'antipathie qui sépara toujours les deux races se changea d'un côté on haine inextinguible , de l'autre en mépris profond. Une loi cochinchinoise allait jusqu'à punir de la strangulation tout Annamite qui épouserait une Cambodgienne. L'intention de conquérir le royaume entier était bien évidente chez l'empereur d'Annam , et la déclaration du ministre d'État Phan-tan-gian ', pu¬ bliée par M. Aubaret, ne tient pas contre les faits. « En principe, dit-il, notre intention n'est point do nous em¬ parer de ce pays ; nous voulons, à l'exemple du ciel, 1. Phan-tan-gian a été ambassadeur à Paris. Il était gouver¬ neur île yinh-loug. On sait qu'avec la résolution d'un héros de Pltuarque il s'est empoisonné après la prise de coite province par la France pour ne pas survivre au serment qu'il avait fait à son mailre de la lui conserver. ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 17 laisser les hommes vivre et exister en paix ; non , nous ne voulons pas la perte de ce petit royaume, comme le machinent d'autres personnes au cœur plein de fiel. » Ces hommes sont les Siamois. Non contents des deux provinces arrachées à Ang-eng, et sous le prétexte de soutenir les intérêts de Ong-duong, le roi légitime, ils s'avancèrent pour chasser les Annamites. La lutte dura plus de dix ans entre les deux rivaux. De quelque côté que se fut prononcée la victoire, le Cambodge était con¬ damné à disparaître ; mais la paix fut signée , chacun garda ce qu'il possédait avant la guerre, et le partage définitif fut ajourné. Ong-duong s'engageait à payer à ses deux voisins un tribut périodique, et a ce prix lés Siamois le placèrent sur le trône du Cambodge, non sans lui avoir imposé l'obligation de laisser ses enfants à Bangkok, où ils devaient recevoir une éducation plus digne de leur naissance. En réalité, le roi de Siam vou¬ lait dans le présent s'assurer des otages et préparer pour l'avenir des instruments à ses projets. À la mort de son père, Norodom, grâce à l'appui de son protecteur intéressé, monta sur le trône. Si-vata, l'un de ses frères, se révolta sur-le-champ. Ce dernier prétendait au trône parce qu'il était le fils d'un roi cou¬ ronné, tandis que Norodom, l'aîné, avait été conçu avant que leur père Ong-duong eût ceint la couronne dans une cérémonie solennelle considérée comme très-importante d'après les rites cambodgiens. Un oncle des princes, Senong-sôo, soutint la cause de Si-vata, agita la pro¬ vince de Baphnum , voisine de Pnom-Penh , et le roi s'enfuit à Bangkok sans tenter de résister. Au mois do février 1862, il fut ramené dans ses Etats par les soldats VOYAGE EN INDO-CHINE du roi do Siàrn et rétabli à Houdon à la condition qu'il inaugurerait son rogne par l'abandon des provinces de Gompong'-soaï et de Pursat, comme son père avait si¬ gnalé le sieii eii se laissant dépouiller au profit du Laos de deux provinces limitrophes de ce pays, sur Une partie duquel Siam exerce une souveraineté absolue. Pressé de posséder le pouvoir, Norodom souscrivit à tout, et le roi de Siam put être fier de son élève. A Bangkok , on prit acte de sa promesse, en déclarant toutefois qu'on n'en exigerait pas l'accomplissement, si le roi du Cam¬ bodge se montrait docile aux conseils de ses amis. No¬ rodom n'était donc que trop bien disposé au rôle de roi vassal qu'on voulait lui faire jouer. L'arrivée des Fran¬ çais en Gochinchine enlevait définitivement aux Anna¬ mites, fort occupés à se défendre, toute idée de conquête, et le roi de Siam se mit en devoir de s'assimiler les restes d'une nation dont il avait en quoique sorte pétri le souverain do ses propres mains. Les choses en étaient là au moment de la prise de Saigon. Ce coiirt exposé permet d'apercevoir l'intérêt qui devait hoirs contraindre à intervenir, et aUssi de pressentir les difficultés qui nous ont arrêtés quelque temps. Le moment était décisif. Les Anglais, qui ne sont cependant pas à l'étroit dans les Indes, ont vu leurs desseins Contrariés pat notre présence dans l'empire d'Annanl. La peur qu'ils inspiraient à la cour de Siam a longtemps empêché celle-ci d'accorder aux nations euro¬ péennes le droit d'avoir un consul à Bangkok, Aujour¬ d'hui ils oiit gagné du terrain , et jouissent dans les conseils du gouvernement siamois d'Une influence con¬ sidérable. Ils eussent tenu pour un véritable succès ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 19 politique d'amener le roi Phra-maha-mongkut, fort dis¬ posé u suivre eé conseil, à s'annexer purement et sim¬ plement le Cambodge. On sait trop bien ce que cache d'ordinaire la tendress'e portée par l'Angleterre à ses clients pour ne pas douter un pou du désintéressement qu'elle affecte en témoignant à Siam tant de sollicitude. Ses éclatants succès dans le passé autorisent tous ses rêves d'avenir ; elle s'irrite de rencontrer sur son chemin des rivaux qu'elle croyait avoir pour jamais expulsés de l'Asie. De Moulmein, elle guette déjà Bangkok, et, ne pouvant prendre elle-même le Cambodge, elle s'ef¬ forçait d'enrichir un ami dont elle se croyait assurée d'hériter. Eli attendant, oii se ménageait la facilité do nous entourer d'ennemis dans notre nouvel établisse¬ ment. Il y avait plus encore : le royaume du Cambodge commande la vallée inférieure du Mékong; une batterie placée sur la pointe de la douane fermerait au commerce le passage dos quatre liras de ce fleuve, et nous ne pou¬ vions admettre que la prospérité de notre colonie de Saigon, appelée à réunir un jour dans son port tous les produits de l'intérieur, dépendît absolument d'une nation étrangère qui, conseillée comme elle l'était, devait nous être le plus souvent hostile. Ces considérations étaient décisives, et l'indépendance du Cambodge dut apparaître bientôt comme une condition essentielle au développe¬ ment et presque à l'existence de la Gocliinchine fran¬ çaise. Dans l'état de faiblesse où se trouvait réduit le royaume, l'indépendance était impossible sans Un pro¬ tectorat. Les droits de suzeraineté de.la France, substi¬ tuée à Tu-Duc, étant dés le principe au moins égaux à ceux de Siam, nous pouvions les déchirer les Uns elles VOYAGE EN INDO-CHINE . autres éteints par compensation. Un traité nous créerait, des droits nouveaux et exclusifs, Siam serait définitive¬ ment écarté. C'est vers ce but que durent se diriger tous les efforts des officiers français , devenus diplomates. Un chef cambodgien, Senong-sôo, l'oncle du roi No- rodom, avait cherché un refuge sur notre territoire pour échapper aux Siamois, et le premier ministre de Siam adressa immédiatement à l'amiral Bonard une demande d'extradition qui ne fut point accueillie. Cet acte dut faire réfléchir la cour de Bangkok sur nos intentions à l'égard du Cambodge ; il ouvrit en quelque sorte les hostilités. Pour amener Norodom à traiter avec nous, il importait de marquer une différence entre la manière dont nous entendions user du protectorat qu'il nous accorderait et la façon oppressive dont le roi de Siam exerçait son humiliante suzeraineté. Il ne pouvait être question pour nous ni d'hommages ni de redevances ; nous n'avions qu'un résultat à atteindre, l'autonomie du Cambodge. C'est selon cet esprit que furent dirigées toutes les négociations. Le roi d'ailleurs en désirait depuis longtemps l'ouverture; il avait l'instinct que Siam se relâcherait de ses exigences le jour où il lui faudrait compter avec nous. Pour les mêmes raisons, cette dernière puissance redoutait l'intervention fran¬ çaise, et. le général siamois Phnéa-rat, logé aux portes du palais royal, redoubla de vigilance. Il mit à remplir ses fonctions de surveillant et de tuteur une conscience farouche; jamais la plus scrupuleuse des duègnes ne s'ingénia davantage pour sauver son précieux dépôt. Le roi ne disait pas un mot qui ne fût entendu, ne faisait pas un geste qui ne fût surveillé, et les lettres mômes ET BANS L'EMPIRE CHINOIS 21 qu'il eut à écrire au commandant français de l'un des cercles frontières commençaient par ces mots : « le roi et le général siamois. » II fallait éviter dans le début de nos relations avec la cour de Iloûdon toute manifestation éclatante, agir avec prudence pour arriver à soustraire le roi sans secousse à une sujétion aussi incompatible avec sa dignité qu'avec nos propres intérêts. Sous des prétextes divers, 110s bâtiments sillonnèrent le Mékong, Les officiers évitaient de séjourner longtemps au même lieu pour ne pas soulever de défiances prématurées; ils entrèrent peu à peu en relations directes avec le roi. Leurs instructions leur défendaient de reconnaître en aucune façon la tutelle du Siamois et de souffrir un in¬ termédiaire quelconque entre eux et sa majesté cambod¬ gienne. L'aviso à vapeur le Gyaclinh fut le premier navire français désigné par l'amiral de La Grandière pour stationner dans les eaux du Cambodge. Le roi accueillit avec empressement son commandant M. de I.agrée, et lui accorda sur-le-champ, pour y établir un dépôt de charbon, l'emplacement que nous occupons encore vis-à-vis Pnom-Penh. Norodom poussa môme la courtoisie jusqu'à venir sans retard à bord du Gyaclinh ; il fut accompagné, il est vrai, par le Siamois. 11 manifesta le désir de rendre visite au nouveau gouverneur de la Gpchinchine ; mais ce n'était là qu'un caprice d'enfant curieux auquel il renonça bientôt lorsque son tuteur lui eut fait comprendre la portée politique d'un pareil voyage. A mesure que le représentant de la cour de Bangkok sentait augmenter ses craintes et qu'il entrevoyait mieux l'émancipation prochaine do son pupille, il devenait plus exigeant. Bien qu'il fût écarté de toutes les audiences; accordées aux Français, il s'arrangeait pour no pas perdre un mot de ce qui s'y disait. Il affectait de ne se montrer en public que dans un appareil somptueux dont le luxe éclipsait celui du roi lui-même. 11 prenait partout des airs de maître, et ses soldats, copiant les allures de leur chef, soumettaient le marché à un pillage quotidien. Cette manière d'agir, très-blessante pour un peuple, si déchu qu'on le suppose, faillit amener une révolution au profit de Phra-kéo-féa l, jeune frère du roi, à qui sa haine des Siamois faisait une sorte de po¬ pularité. Notre présence seule empêcha la révolte; le général siamois le sentit, et, ne voulant pas assister plus longtemps au spectacle, si pénible pour lui, des progrès de notre influence, il saisit cette occasion pour annoncer qu'obligé d'aller chercher des ordres nouveaux il laisserait son frère pour tenir sa place auprès du roi 11 jugeait d'ailleurs utile d'emmener à Bangkok l'auteur d'une insurrection qui aurait pu compromettre le repos d'un Etat tributaire de Siam, et il espéra'it qu'une année passée dans un couvent et sous l'habit des bonzes ins¬ pirerait au jeune prince de meilleurs sentiments. C'est ainsi qu'il masqua sa retraite. Quant à nous, nous venions de rendre un service, d'exercer en quelque sorte à l'avance notre protectorat. Le moment était donc fa¬ vorable pour le faire reconnaître régulièrement, sauf à n'en tirer que plus tard toutes les conséquences. L'amiral de La Grandière, mettant ces circonstances ». 1. Il a été depuis interné à Saigon, et la révolte de 1S66, sus¬ citée par Pou-cpiambo, s'est autorisée de son nom. VOYAGE EN INDO-COINE ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 23 à profit, arriva sur-le-champ à Iioudon. Lo roi, un pou surpris peut-être, et ne comprenant qu'avec peine le sens du mot protectorat, encore plus difficile à définir en cambodgien qu'en français, consentit facilement à revêtir de son sceau un traité en dix-neuf articles, dans lequel le protectorat de la France sur lo Cambodge, solennel¬ lement proclamé, était entouré de toutes les garanties que nous désirions obtenir. Il fut entendu que jusqu'à la ratification de l'empereur des Français la convention n'avait qu'une valeur éventuelle. Nous venions d'amener le roi à faire acte de volonté souveraine et à prendre avec nous un engagement formel, nous pouvions croire à un premier succès. A peine cette nouvelle fut-elle parvenue à Siam qu'elle y souleva des colères dont le retentissement effraya notre nouveau protégé au point de lui faire oublier sa parole et de nous créer de véri¬ tables embarras. Le kalahom 1 déclara nettement au commandant du Forbin, envoyé à Bangkok à l'occasion de la mort du consul de France, que le roi du Cambodge n'était qu'un vice-roi vassal de Siam, qu'il n'avait pas le droit de traiter avec nous, et que ses intérêts ne pouvaient se régler qu'à Bangkok ; puis, se radoucissant, il fit très- clairement entendre que son maître serait disposé à partager avec nous ce qui restait de l'ancien royaume cambodgien. Nous nous trouvions en face d'affirmations précises, la réponse dut être catégorique. Il fut en effet officiellement signifié au kalahom que cette prétendue vassalité du roi du Cambodge n'avait jamais été récpn- 1. Premier ministre du roi de Siam. VOYAGE EN INDO-CHINE nue par la France, qui était résolue,à n'accepter aucun intermédiaire pour traiter avec lui. On tirait à Bangkok de la mission confiée à M. de Montigny en 1855 un ar¬ gument contre nous, et l'on essaya de prouver que ce plénipotentiaire, dans ses conférences avec le gouverne¬ ment siamois, avait toujours reconnu la vassalité du Cambodge. Cette assertion était dénuée de tout fonde¬ ment. 11 suffit de raconter les faits pour le constater. Cette petite digression rétrospective aura un autre avantage, elle fera voir a nu les ressorts qui mettaient en mouvement la politique siamoise. M. de Montigny ayant exprimé l'intention de faire un traité de commerce avec le Cambodge, non-seulement on ne lui fit aucune opposition, mais encore on lui con¬ seilla de s'emparer au nom de la France, de l'île de Phu-Quoc, située en face du port cambodgien de Com- pot, dans le golfe de Siam, et peuplée d'Annamites, Évidemment les hommes d'Etat siamois avaient cherché de cette manière à susciter entre Français et Annamites un conflit dont ils auraient profité. D'un côté, le roi do Siam écrivait à M. Miche, aujourd'hui évêque de Saigon, pour le prier de mettre au service de M. de Montigny ses lumières, sa connaissance du pays et de la langue ; de l'autre, il faisait dire secrètement au roi du Cambodge que, s'il avait le malheur de traiter avec les Français, il s'en repentirait. Le roi Ong-duong', sur la nouvelle de l'arrivée de l'ambassade française, avait ordonné de réparer la route entre Idoudon et Compot, et s'était pré¬ paré à faire à M. de Montigny une réception magnifique; mais il conçut une véritable épouvante à la lecture de la lettre venue de Bangkok. Quand il apprit que le même ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 25 navire qui conduisait le plénipotentiaire français por¬ tait aussi un agent du roi de Siam, sa terreur ne con¬ nut plus de bornes; il se garda bien de venir à Gompot au rendez-vous qu'il avait donné, et commença immé¬ diatement sa visite annuelle aux pagodes pour que M. de Montigny ne le rencontrât pas dans sa capitale, s'il se décidait à venir le chercher jusque-là . Puisqu'on 1855 il fallait employer secrètement les menaces pour empêcher Ong-duong de traiter avec nous, on lui reconnaissait donc le pouvoir de le faire. Pourquoi le successeur d'Ong-duong serait-il déclaré déchu d'un droit qu'avait son père? Après avoir été longtemps contraint de souffrir l'intervention de Siam dans ses affaires, le roi de Cambodge nous avait, par une convention librement consentie, créé des droits et des devoirs contre lesquels les protestations du gou¬ vernement siamois demeuraient désormais sans valeur. Le général Phnéa-rat, qui était allé conduire Phra- kéo-féa à Bangkok, avait conquis un tel ascendant sur le roi que nous n'aurions probablement pas aussi aisé¬ ment réussi, s'il fût resté à Iloudon. Heureusement il n'y avait laissé que son frère, mandarin de peu d'in¬ fluence, qui, se tenant à l'écart, exerçant de loin une surveillance inactive, ne sut rien prévoir ni rien em¬ pêcher. Quand il apprit que la convention était signée, il se sentit blesse Cruellement dans son orgueil de Sia¬ mois et dans son amour-propre de diplomate ; il devint violent, comme tous les gens timides brusquement arra¬ chés à leur torpeur, et menaça Norodom de la colère de son maître, dont les Français seraient impuissants à détourner les redoutables effets. Il l'engagea de plus 2 26 VOYAGE EN INDO-CIIINE à joindre une lettre do regrets et d'excuses au message qu'il adressait lui-même à Bangkok pour porter à la con¬ naissance du kalahom les graves événements qui ve¬ naient de s'accomplir. Norodom, tout éperdu, eut la fai¬ blesse d'y consentir. Il écrivit qu'il avouait ses torts, qu'il n'aurait pas dû signer sans consulter le roi do Siam, mais qu'il avait été surpris lui-même, et qu'il n'avait pas pris le temps de réfléchir aux conséquences d'un acte dont il se repentait trop tard. Pour qui con¬ naissait le roi, il y avait au moins autant de calcul que de terreur dans ce langage. Sa lettre pouvait passer pour un indice de la politique qu'il s'était déterminé à suivre. 11 voulait paraître subir une pression de notre part, ne doutant pas que Siam ne finît par reculer devant notre volonté. Nous sachant matériellement désintéres¬ sés, parfaitement instruit du prix que nous attachions à l'indépendance de son royaume, il était résolu à nous laisser faire, à nous créer au besoin, pour sortir lui- même d'embarras, des obstacles qu'il nous savait assez forts pour surmonter, à se tenir prêt, en un mot, à jouir de la liberté que nous lui aurions rendue sans que Siam fût fondé, quoi qu'il arrivât, à lui imputer la responsa¬ bilité des événem'ents. L'avenir avait, il faut, bien le reconnaître, certains points obscurs qui justifiaient les inquiétudes do Noro¬ dom. A cette époque, l'ambassade annamite était à Paris; son but n'était un mystère pour personne en Cocliin- chine, et l'on ne tarda point à en être informé au Cam¬ bodge. Les Siamois parlaient delà prochaine évacuation des Français comme d'un événement assuré, et de sou côté un agent de Tu-Duc, plus aflirmatif encore, venait ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 27 réclamer à Houdon le tribut triennal. Il n'était certes pas probable que Phan-tan-giàn et ses collègues réussissent dans leurs négociations; cependant, lorsqu'on connaît les faits et les hésitations, fort naturelles d'ailleurs, qui ont précédé la résolution définitive de la France, on est porté à trouver dans la perspicacité de l'esprit du roi Une sorte d'excuse pour la faiblesse de son caractère. Noro¬ dom était d'autant plus troublé qu'il ne se rendait pas un compte exact du temps nécessaire pour communiquer avec la France ; et que Bangkok, confiante dans les ressources de sa diplomatie,annonçait que la ratification du traité serait refusée par l'empereur Napoléon III. Cependant la colère du.roi de Siam, qui venait d'ap¬ prendre les événements du Cambodge, s'apaisa tout à coup ; il croyait avoir trouvé dans la lettre de Norodom le moyen de tirer de nous une éclatante vengeance, dont il remit le soin à son fidèle Phnéa-rat. L'agent habile dont le départ subit avait tant contribué à notre succès dut se préparer à retourner à Iloudon. Il apportait un projet de traité qu'il avait ordre de faire signer à tout prix par le roi du Cambodge; le sachant homme de ressources et d'énergie, 011 lui laissait le choix des moyens. Ce traité avait pour but de définir, en l'accen¬ tuant davantage, la vassalité de Norodom, qui y était appelé vice-roi et simple gouverneur du Cambodge. Lé roi de Siam avait pris la peine d'écrire de sa main le préambule de cet acte diplomatique. Il voulait, disait-il, annoncer à tous que le Cambodge est un État tributaire du royaume de Siam, auquel il doit hommage, et par lequel il est protégé depuis longtemps. Il s'était fait attribuer, par l'article 6, et malgré une restriction illu- VOYAGE EN JNDO-CHINE soire, le droit de nommer désormais suivant son bon plaisir les gouverneurs du Cambodge. L'article 7 réser¬ vait également à la cour de Bangkok la nomination des gouverneurs des provinces cambodgiennes. Quant au traité français, il n'en était pas question, on ne daignait pas le discuter, on le considérait comme n'existant pas. Phnéa-rat, arrivant à Houdon à l'improviste, agit avec promptitude, habileté et vigueur, Sans laisser à Noro- dom le temps de se reconnaître, il lui déclara que le roi de Siam, profondément irrité contre lui, consentait à le voir devenir sujet de la France; son traité avec nous n'avait pas d'autre signification, les consuls des autres nations l'avaient proclamé très-haut à Bangkok, et ils voyaient une preuve irrécusable de cette sujétion dans la clause qui excluait du Cambodge tous les représen¬ tants des puissances européennes. On devine facilement d'où pouvaient provenir les insinuations de ce genre. Le roi cfe Siam, continuait Phnéa-rat, ne prétendait rien empêcher. Seulement Norodom , abandonnant son royaume et trahissant son peuple, était par cela môme indigne du trône, et Si-vata, jusque-là retenu à Bang¬ kok, allait être mis en liberté. La couronne des rois du Cambodge était en dépôt dans la capitale de Siam; elle y resterait, et, en supposant qu'il conservât son trône, Norodom ne serait jamais un roi couronné. De plus sa majesté siamoise jugeait le moment venu d'accepter les deux provinces de Compong-soaï et de Pursat, qui lui avaient été si gracieusement offertes au commencement du règne. Phnéa-rat ajoutait que les volontés do son maître ne dépassaient pas les limites de la justice et de la modération, et ne craignait pas d'affirmer qu'elles ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 59 seraient imposées à la France môme par la force dans une guerre en prévision de laquelle le gouvernement siamois s'était assuré le concours d'alliés puissants. Pour conjurer tant de périls, il restait au roi Norodom une dernière ressource : il n'avait qu'à signer un traité qu'on lui promettait de tenir secret, et qui n'était en réalité qu'une précaution prise contre les Français. Le roi de Siam daignerait alors se transporter en personne à Compot, où Norodom viendrait le- recevoir, et ses torts seraient oubliés. Ces manœuvres eurent un plein succès; Phnéà-rat, avant que M. de Lagrée le sût à Houdon, emportait du palais le traité signé par le roi. On était en novembre '1863; les ratifications furent en¬ voyées de Siam le 22 janvier suivant, et c'est seulement au mois d'août 1861 que nous apprîmes l'existence et la teneur de ce traité par un journal anglais de Singapore qui le publia en entier. Le rusé diplomate siamois sentait bien quel intérêt il y avait pour lui à tromper la France sur le but et le vé¬ ritable résultat do sa mission. L'arrivée à Houdon d'un grand mandarin do la cour de Bangkok ne pouvait manquer de préoccuper M. de Lagrée, dont l'esprit tou¬ jours en éveil commençait à s'accoutumer aux ruses de cette diplomatie orientale, Cette difficulté n'avait point embarrassé Phnéa-rat; il s'était pourvu d'un prétexte. Résolu à éviter toute conférence avec le représentant officiel de la France, qui n'aurait pas facilement pris le change sur ses desseins, il fit adresser par le roi de Siam à M. Miche une lettre informant ce dernier que le couronnement de Norodom aurait lieu dans quinze jours. Se sentant pris tout à coup d'un saint zèle pour 5. VOYAGE EN INDO-CHINE la religion catholique et d'un grand respect pour le chef vénérable des chrétiens du Cambodge, il vint le, visiter à Pinhalu. Il avait une escorte de deux cents gardes, une suite de douze éléphants couverts de housses écar¬ tâtes lamées d'or, dont l'un, le plus richement paré, le portait lui-même. Quel ne dut pas être l'étonnement de l'humble évèque missionnaire en voyant l'ambassadeur du roi de Siam arriver devant sa demeure en aussi sprnptueux équipage et lui remettre une lettre de son souverain ! La France n'étant depuis longtemps connue dans ces contrées que par les prêtres des missions, Phnéa-rat affectait de croire que l'évèque la représentait officiellement, et passait dédaigneusement devant la porto de M. de Lagrée sans même faire arrêter son cor¬ tège. Quant à M. Miche, étranger à la politique par la nature dé ses goûts comme par celle de ses fonctions, il ne vit que ce qu'on voulut lui montrer, n'entendit que ce qu'on voulut lui dire, et s'empressa d'informer M. de Lagrée du prochain couronnement. Ainsi le traité était fait, et personne n'en soupçonnait l'existence; Phnéa-rat avait réussi. Cependant le bruit se répandit bientôt au Cambodge que le roi de Siam se déterminait à renvoyer à son lé¬ gitime possesseur l'antique couronne des vieux princes cambodgiens, mais qu'il se réservait de la placer lui- même sur la tête de Norodom en lui conférant, au jour qu'il lui conviendrait de fixer, une investiture solennelle qui le constituerait définitivement son vassal. L'opinion publique donnait d'avance à la cérémonie cette signifi¬ cation, et chacun se demandait curieusement quelle serait notre attitude. Il devenait urgent d'éclairer le roi ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 31 _et de lui rendre sa confiance en nous, qui paraissait fort ébranlée. M. de Lagrée n'hésita point à lui ouvrir les yeux sur une situation qui était pour la France pleine d'ennuis et pour lui grosse do périls :Norodom le re¬ mercia avec effusion de ses conseils. A l'en croire, c'était la première fois qu'il voyait clairement où Siam en voulait venir. La cour de Bangkok se considérerait après le couronnement comme souveraine maîtresse du Cambodge ; mais il était résolu à tromper ses calculs. Il voulait se couronner lui-même à I-Ioudon, en présence de son peuple, et il exprima le désir de voir le gou¬ verneur de la Gochinchino assister à la cérémonie. Il affirma en outre que l'époque n'en était pas fixée, et qu'il saurait trouver des prétextes pour la retarder jus¬ qu'à l'arrivée de la réponse attendue de Paris relati¬ vement au traité du protectorat. « Siam, répétait-il sans cesse, est devenu tendre avec moi. » Un pareil revi¬ rement, dont il était impossible de deviner les causes, était bien fait pour nous surprendre. Le roi de Siam annonçait par un message solennel et spécial que le couronnement aurait lieu dans quinze jours, et nous apprenions d'un autre côté que l'époque n'en était pas fixée! Evidemment on se jouait de nous à Bangkok. M. de Lagrée dissimulait son inquiétude. Par la fran¬ chise de ses allures comme par la courtoisie de ses manières, il exerçait sur Norodom une influence toute personnelle, et, lorsqu'il se sentait maître de lui-même, celui-ci y cédait toujours. Il ^commit l'imprudence de témoigner publiquement son amitié aux officiers français avec une sorte d'expansion joyeuse. Ses visites à M. de Lagrée devinrent plus fréquentes; il jouissait d'une VOYAGE EN INDO-CHINE trê ve .dont il aurait voulu prolonger la durée comme un écolier en vacances . Phnéa-rat, à qui ne pouvait échapper ce changement clans les dispositions du roi, savait par expérience combien il était facile de l'en¬ traîner, et il crut le moment venu de lui faire prendre envers Siam un engagement nouveau. On se rappelle que, lors du traité secret, le roi do Siam avait promis de se rendre dans le port cambodgien de Gompot pour y attendre Nôrodom. Phnéa-rat an¬ nonça que son maître songeait à quitter sa capitale, et allait arriver les mains pleines de pardons. Afin de ne pas empoisonner par des embarras nouveaux la joie que Norodom devait ressentir à la flatteuse nouvelle de cette auguste visite, Phnéa-rat souscrivait d'avance à toutes les exigences des Français, et ne mettait a cela qu'une condition, c'est que Norodom s'engagerait à boire l'eau du serment en présence du roi de Siam. C'est la manière de jurer obéissance et fidélité. Il s'a¬ gissait clone encore une fois pour Norodom de se dé¬ clarer sujet de Siam et simple gouverneur du Cambodge. Sur ces entrefaites, des matelots français pris de vin causèrent quelque désordre dans la ville et jusque clans la maison de la mère du roi. Le mandarin siamois ex¬ ploita cet incident, en augmenta les proportions, et finit par obtenir de Norodom effrayé la promesse de se rendre à Gompot. Il s'empressa de répandre cette nouvelle, de parler de l'eau du serment, et n'omit rien de ce qui pouvait compromettre le roi. Satisfait d'y être parvenu, il s'empressa de quitter I-Ioudon, laissant M. de Lagréé aux prises avec des énigmes, et Norodom plus embar¬ rassé que jamais, n'osant ni parler ni se taire, lié des ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 33 doux côtés par des traités, et réduit à jouer un rôle passif entre deux adversaires plus forts que lui, avec lesquels il avait tour à tour signé des engagements con¬ tradictoires. Peu de jours après le départ du Siamois, Norodom profita de sa liberté pour se rendre à bord du Gyachnh. Il essaya d'être expansif; mais son courage ne put lui faire dépasser les demi-confidences. « Je connais, Siam mieux que personne, dit-il aux officiers du bâti¬ ment ; on vous y craint, 011 ne vous y aime point. Ne croyez pas qu'on ait à la cour de Bangkok de l'aversion pour les Anglais. On les pousse au contraire autant qu'on est poussé par eux. Depuis plus d'un an, les Siamois m'engagent à faire un traité avec l'Angleterre, et l'on m'a fait récemment à cet égard de nouvelles ouvertures. Le roi de Siam 110 désire ma présence à Gompot que pour essayer d'agir sur moi par l'influence religieuse. C'est lui qui-à Bangkok m'a revêtu de l'habit des bonzes, je suis son filleul en religion, et c'est un lien puissant dans nos deux pays. S'il tarde à venir à Gompot, la saison ne me permettra plus d'en¬ treprendre ce voyage, et je m'en réjouirai, car je ne le ferai qu'à contre-cœur. Quand on veut m'arracher une promesse, un acte ou surtout une signature, je refuse en disant que je suis dominé par vous. » Il n'avait pas toujours trouvé la force de résister, et cette dernière phrase cachait un cuisant remords. Ses paroles té¬ moignaient d'ailleurs d'une vue assez claire de la situa- ion, et ses calculs, où il entrait plus de prudence que de dignité, apparaissaient tous les jours avec plus d'é vidence. Enfin le 11 janvier 1864 on apprit qu'un bateau VOYAGE EN INDO-CHINE à vapeur siamois venait de mouiller à Gompot. Le roi donna immédiatement des ordres pour son départ. Ce voyage était un échec pour notre -politique, et M. de Lagrée cherchait le moyen de l'empêcher quand il apprit, non sans surprise, qu'au lieu du roi de Siam il n'était arrivé qu'un simple mandarin chargé par son maître d'une lettre pour Norodom . Sous . un prétexte quel¬ conque, le roi do Siam s'excusait de ne pouvoir assister au couronnement, ni môme venir ii Gompot. Il an¬ nonçait néanmoins que Phnéa-rat devait apporter la fameuse couronne quelques jours plus tard. Le roi de Siam est l'objet dans une partie de l'Indo- Chine bouddhiste d'une sorte de vénération religieuse analogue à celle qu'inspire aux musulmans le sultan de Gonstantinople. La perspective d,e recevoir la visite d'un tel personnage ne flattait pas médiocrement Norodom, et cette considération, qu'on fit valoir pour hâter la'conclu- du traité secret, ne fut peut-être pas sans influence sur la signature de cet acte. Ce résultat une fois obtenu, le roi do Siam devait perdre toute envie de venir à Gom¬ pot. Phnéa-rat le savait bien quand il obtint de Norodom la promesse d'aller boire l'eau du serment; mais peu lui importait au fond que la cérémonie eût lieu ou non : tout le monde savait que le roi du Cambodge y avait consenti, et cela suffisait. Tandis que M. de Lagrée ne voyait dans la douceur et la modération do la cour de Siam qu'un motif de plus de se tenir sur ses gardes, Norodom,1 oublieux do sa avait peine à contenir sa joie. On affectait de le traiter avec une légèreté dédaigneuse, mais on allait lu1 rendre sa couronne! Il ne pensait qu'à cela, no parlait ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 35 que de celn. Il donna des ordres pour que rien ne manquât à l'éclat des fêtes, et les préparatifs commen¬ cèrent. Les bonzes, consultés, se recueillirent; ils dé¬ clarèrent que le 3 février était un jour propice et dé¬ signé par le ciel. Le gouverneur de la Cochinchine fut invité à se rendre à Iloudon, ou du moins à y envoyer un représentant, qui serait reçu avec tous les honneurs usités, et occuperait une place au moins égale à celle de l'envoyé siamois, quel qu'il fût. Tout était donc réglé d'avance. Le roi se montrait joyeux de tenir le premier rôle dans une cérémonie imposante. Il attendait impa¬ tiemment les Français. C'est devant eux surtout qu'il tenait à se montrer dans l'appareil antique de la puis¬ sance, depuis longtemps disparue, des vieux rois du Cambodge. On entrait dans la période favorable aux cérémonies religieuses ; le chef d'état-major du gouverneur de la Cochinchine était arrivé à Houdon; rien ne manquait plus pour le couronnement, si ce n'est la couronne. Des courriers parcouraient à toute bride la route de Gompot, les bonzes redoublaient leurs prières, le roi, tout agité, prodiguait les ordres et les contre-ordres. On at¬ tendit autant qu'on put attendre, mais il fallut , enfin se rendre à l'évidence. Siam avait simplement voulu placer Norodom dans une situation fausse vis-à-vis de nous et nous attirer nous-mêmes dans une ridicule impasse. Notre protégé s'en tira fort habilement. Il décida que par égard pour la France, les fêtes auraient lieu, et qu'on omettrait seulement les cérémonies nécessitant les insignes qu'il n'avait pas. Nous ne pouvions exiger davantage. Aucun doute ne pouvait s'élever sur la 36 VOYAGE EN INDO-CHINE bonne foi du roi, qui avait réuni autour de lui tous ses gouverneurs de-provinces. L'occasion était bonne pour faire ressortir aux yeux de ceux-ci ce qu'avait d'étrange la conduite du gouvernement de Bangkok, et il fut facile, en intéressant leur amour-propre dans la ques¬ tion, de détourner sur la cour de Siam, déjà impopu¬ laire, le coup qu'elle voulait nous porter. Les fêtes eurent lieu en effet, ainsi que la cérémonie religieuse appelée svëttrachat ou élévation du parasol, qui consiste à placer au-dessus du trône un parasol à cinq étages, et qui est presque aussi nécessaire pour compléter un roi que l'imposition même de la couronne. Ravi de voir pour la première fois au-dessus de sa tête cette sorte de quintuple diadème, Norodom s'écria dans un transport de reconnaissance et de joie : « Je considère l'empereur des Français comme mon père et l'amiral comme mon frère ! » Il aurait pu ajouter que Siam s'obstinait à vouloir être sa mère, mère exigeante et rusée qui n'abandonnait pas l'espoir de supplanter les mâles de la famille. Le lendemain, Norodom vint à bord de la Mi¬ traille vêtu d'un uniforme d'officier de marine en drap assez frais, aux manches couvertes de broderies. Il portait en outre un pantalon blanc, une lourde casquette ornée jusque sur la visicre d'une large broderie, un ceinturon doré, un sabre à poignée d'ivoire de forme européenne, et, comme protestation contre les exigences de l'étiquette qui l'emprisonnaient dans une telle tenue, des pantoufles, une chemise de fantaisie semée de fleurs roses et une cravate nouée négligemment. Le roi était d'humeur joyeuse, se permettait môme de plaisanter les Siamois. « Préparez le riz , disait- ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 37 il à ses mandarins accroupis autour de lui selon l'usage, les Siamois arrivent; or vous n'ignorez pas qu'ils viennent ici sans provisions. » Et la cour d'ap¬ plaudir à la gaietc du maître. Norodom ne. croyait pas dire si vrai. Notre grand ennemi Phnéa-rat, qui était en effet chargé d'apporter la couronne, débarquait à Compot au moment où la mission française arrivait elle-même à Houdon. Le Siamois apprit que plusieurs officiers venus de Saïgon, tout en contribuant par leur présence à l'éclat de la cérémonie, lui imprimeraient en quelque sorte un caractère français. Cotte idée lui' parut intolérable, il prit sur lui de renvoyer la couronne à Bangkok, et s'ar¬ rêta sur la route de Houdon pour n'arriver dans cetlc ville qu'après le départ de M. Desmoulin, chef d'étal- major de l'amiral de La Grandière. Phnéa-rat conçut sur-le-champ un plan nouveau et hardi au moyen duquel il nourrissait l'espoir de joindre une défaite à la première mystification qu'il venait de nous infliger. Au moment où nos officiers do marine quittaient Houdon par une porte, un peu honteux de leur déconvenue, l'agent sia¬ mois y entrait par l'autre. Son dessein était d'entraîner le roi à Bangkok et de l'y faire couronner sans avoir à compter avec nous, [/entreprise était audacieuse, il se mit à l'œuvre avec sa fougue habituelle. S'attaqunnt d'abord aux mandarins conseillers, ordinaires de Noro¬ dom, il leur montra les avantages que leur maître et eux - mêmes retireraient d'un voyage à Bangkok, et les risques sérieux qu'ils ne pouvaient manquer de courir en déplai¬ sant au roi de Siam. Il sut profiter, pour agiter les po¬ pulations, des intelligences qu'il avait dans certaines 3 38 VOYAGE EN INDO-CIIINE provinces, notamment clans.celles de Çompong-soaï et de Pursat, dont les gouverneurs, créatures de la cour de Bangkok, avaient protesté contre l'alliance française. On n'a pas oublié que sans notre intervention ces deux provinces allaient subir le sort d'Angcor et de Battam- bang et être annexées au royaume de Siam. S'en pre¬ nant enfin au roi lui-môme, il lui rappela ses promesses et son traité, qu'on pouvait produire pour le brouiller avec nous. Il lui lit redouter l'insurrection des provinces du Sud, qui demandaient, selon lui, à se séparer du Cam¬ bodge; il lui soutint avec audace que les Français le trompaient indignement, que leur empereur avait refusé sa ratification au traité ; il lui affirma que les Anglais, d'ailleurs, étaient décidés à soutenir par tous les moyens la politique.siamoise. Bref, il finit par arracher à Noro- dom son consentement, et lui enleva jusqu'au courage de s'ouvrir avec nous.Les préparatifs du départ furent tenus secrets jusqu'au moment où, plusieurs bâtiments siamois étant arrivés à Gompot, la nouvelle éclata comme un coup de tonnerre sur la tète de M. de Lagrée. Celui-ci rencontra pour la première fois chez le roi une détermination bien arrêtée et une résistance invincible. Norodom ne voulait ♦ pas perdre sa couronne, et, puisqu'on ne voulait la lui rendre qu'à Bangkok, il irait l'y chercher. D'ailleurs les ratifications du traité du protectorat n'arrivaient point, et ce retard, dont il ne voulait pas comprendre les causes, autorisait tous ses soupçons, légitimait toutes ses inquié¬ tudes. Il annonça son départ pour le 3 mars, et ce jour- là quitta en effet sa capitale, abandonnant à ses minis très le gouvernement du Cambodge. L'agitation de Pursat et de Compong-soaï cessa comme par enchantement. ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 30 Nous allions donc être vaincus par la c.our de Bangkok dans celle lutte sourde engagée depuis le traité du mois d'août 1863. La résignation était difficile. Quand M. de Lugrée connut par la rumeur publique les arguments qui avaient décidé le roi à se laisser enlever, il n'était plus temps de les combattre, Sa Majesté était partie. L'heure était décisive. M. de Lagrée obéit à l'une de ces inspirations subites qui relèvent les .causes jugées per¬ dues. La présence d'une petite garnison siamoise dans la capitale du Cambodge nous autorisait à faire débar¬ quer quelques soldais. Les autorités y consentirent sans peine, et nos hommes furent logés assez près de la troupe siamoise pour observer tous ses ■ mouve¬ ments. Le pavillon français fut arboré sur la caserne du détachement d'infanterie et salué do vingt et un coups de canon. Ce fut là ce qui nous ramena la fortune. Le roi n'était pas loin sur la route de Compot. Effrayé du bruit de l'artillerie, et s'imâginant que nous allions profiter de son absence pour nous emparer du Cam¬ bodge, il fit halte brusquement, puis rétrograda d'une étape. Phnéa-rat lui-même hésita. Le beau succès do tenir le roi et de perdre le royaume! Yoici le parti au¬ quel il s'arrêta. 11 fit écrire par Norodom une lettre qui avait pour but d'amener le résident français, demeuré jusque-là vis-à-vis du roi dans les limites d'une défé¬ rence courtoise, à lui adresser des menaces dont à Bangkok on comptait se prévaloir contre nous par- devant 1 assemblée des consuls réunis , suivant une expression souvent employée par le plénipotentiaire siamois, Le piège était grossier, c'est Phnéa-rat qui y 40 VOYAGE EN INDO-CHINE fut pris. Sans contester au roi dans sa réponse, le droit de se rendre à Bangkok, M. do Lagrée lui dit tout ce que ce voyage, si blessant pour la France, avait de compromettant pour ses propres intérêts; il rappela surtout les plaintes amères que lui avait si souvent arra¬ chées l'ambition de Siam et les moyens dont usait d'or¬ dinaire le représentant de cette cour à Hondon. Le général siamois se.fit lire devant Norodomla lettre de M. de La¬ grée. Grands furent la colère de l'un et l'embarras de l'au¬ tre en entendant cette longue récapitulation de griefs articulés devant nous contre Siam par Norodom on per¬ sonne. On voulait nous conduire à des violences de langage, et nous avions la preuve que notre adversaire ne devait son succès qu'à ses menaces. Phnêa-rat entra dans un accès de rage qui le conduisit presque aux li¬ mites de l'épilepsie, puis il perdit contenance, son aplomb l'abandonna. Aussi prompt d'ordinaire à exécuter qu'à concevoir un dessein, il perdit tout à coup jusqu'à la volonté d'un ordre. Notre vengeance commençait. Arrêté à quelques lieues de sa capitale, Norodom annon¬ çait un jour qu'il se décidait à partir pour Bangkok , et faisait savoir le lendemain qu'il songeait à regagner Houdon. Peu à peu les mandarins tremblèrent de s'être compromis , ils se prirent à regretter tout haut les con¬ seils qu'ils avaient donnés à leur maître ; le Siamois sentit s'évanouir tout, son prestige, un moment d'indé¬ cision ruina ses habiles manœuvres. Depuis plusieurs siècles, Siam avait, suivant son' intérêt, agi pour ou contre le Cambodge, et fait sentir matériellement sa puissance. Quant à nous, on ne nous connaissait que d'hier, et nous n'avions jamais donné ET DANS L'EMPIRE CHINOIS il que des conseils. Quelque honorable qu'elle fût, celle politique avait l'inconvénient d'exciter la défiance de notre nouveau protégé, le roi Norodom, qui n'en péné¬ trait pas le sens. Selon les très-simples théories politi¬ ques et sociales de ces peuples presque barbares, théo¬ ries consacrées par une pratique constante, la force est le meilleur de tous les arguments. S'il était vrai que la redoutable puissance de l'illustre roi de Siam- ne nous inspirât pas une secrète terreur, pourquoi tant parle¬ menter, pourquoi ne pas lui signifier nos volontés sans détour, pourquoi ne pas exiger la restitution immédiate de la couronne ? Norodom en revenait toujours là. Nous faisions preuve de modération , et il nous accusait de timidité. Le temps d'ailleurs s'écoulait sans apporter les ratifications du traité conclu avec la France. Siam le combattait à Paris, et continuait à répandre avec per¬ sistance le bruit menteur de son succès. Que serait-il arrivé du malheureux monarque, si par impossible les né¬ gociateurs siamois l'avaient emporté ? Il était perdu sans ressources ; sa légèreté ne l'empêchait pas de sentir cela. Cependant de véritables rebelles, mettant toutes ces circonstances à profit, s'étaient levés dans le Sud-Ouest; ils massacrèrent le ministre de la guerre, qu'on avait envoyé contre eux. Cette insurrection eut l'avantage de procurer au roi un prétexte honorable pour rentrer dans sa capitale, ce qu'il fit le 17 mars dans, la soirée, suivi de près par Phnéa-rat, battu, furieux, confus, non dé¬ couragé néanmoins, car il commença par tout mettre en œuvre pour obtenir l'ôloignement de nos soldats; mais il perdit sa peine. Quant à Norodom, n'osant rien refu- VOYAGE EN INDO-CHINE. ser à l'acariâtre général, dont l'humeur était devenue plus insupportable encore à la suite de son dernier échec, il s'efforça d'arracher à M. de Lagrée la déclara¬ tion écrite que cet officier avait toujours usé de con¬ trainte dans ses rapports avec lui. Il est inutile de dire ce qu'il advint de cette' démarche, où la fourberie , per¬ dant son nom, devenait presque aimable à force de naïveté. Notre situation se faisait excellente de presque déses¬ pérée qu'elle était quinze jours auparavant. Cependant la partie n'était pas définitivement gagnée tant que Phnéa-rat resterait à Houdon, libre de voir le roi à toute heure, et que son influence pourrait combattre la nôtre. Enfin arrivèrent fort à propos les ratifications du traité. Cette nouvelle charma le roi. Il brûlait d'envie, disait—il, devoir la signature et le sceau de l'empereur des Français. Phnéa-rat essaya bien de lui persuader que tout cela avait été fabriqué à Saïgon ; mais le roi, séduit par la perspective d'une cérémonie nouvelle, ne prêta nulle attention aux insinuations perfides du vieux général aux abois. Celui-ci eut le désagrément de voir notre traité apporLé en grande pompe au palais. L'échange des ratifications s'opéra solennellement. Le chef d'état-major de l'amiral de La Grandiôro , venu de nouveau à Houdon, exprima le désir de se rencontrer avec lui ; il refusa maladroitement l'entrevue. Tout le monde en conclut qu'il avait peur d'une explication pu¬ blique, preuve évidente qu'il ne se sentait pas sans re¬ proche. Phnéa-rat se décida enfin à nous laisser maîtres du terrain ; il quitta Houdon le 25 avril. Le poste de ministre de la justice dans son pays devait le récom- ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 43 penser de ses services et le consoler de sa défaite. Le pavillon siamois fut amené pour toujours au Cambodge, et rien ne s'opposa plus dès lors au départ de la petite garnison française, dont la présence pouvait inquiéter la population. Lorsque le roi de Siam vit revenir son mandarin fa¬ vori, l'homme en qui il avait placé toutes ses espérances, il comprit que, le principal étant perdu, il ne fallait pas s'obstiner sur un détail. 11 eut le mérite de s'exécuter de bonne grâce, et leva tous les obstacles au couronnement en restituant la couronne. Lé 2G mai, l'Ondine quittait Saïgon et emportait au Cambodge, avec une nouvelle mission française, le mandarin siamois Phya-montrey- suriwan. Celui-ci, par l'étendue de son esprit, par la courtoisie de ses maniérés, fit heureusement oublier son insolent prédécesseur, sur lequel il ne se fit pas faute de rejeter ce qu'il y avait d'odieux dans la politique siamoise. Ainsi les efforts désespérés d'un adversaire qui avait failli nous arracher la victoire étaient publiquement désavoués. Phnéâ-rat, revenu à lîoudon avec Phya- moirtrey et confondu dans la foule, dévorait son humilia¬ tion en mâchant silencieusement son bétel. Rien ne man¬ quait à notre triomphé. L'envoyé siamois désirait placer lui-même la couronne sur la tète de Norodoin; le chef d'état-major de l'amiral-gouverneur s'y opposai Phya-montrey offrit alors de là prendre chacun d'un côté; M. Desmoulin déclina encore cette proposition , et fit adopter la marche suivante : il recevrait la couronne des mains du Siamois, et la présenterait au roi, qui s'en ornerait le chef lui-même, tout comme Napoléon à Notre- Damé. Quand il sentit enfin bien fixée sur sa tête cette VOYAGE EN INDO-CHINE couronne qui s'était évanouie si souvent au moment où il croyait la saisir, Norodom , oppressé par le bonheur, exprima le désir de saluer son puissant protecteur l'em¬ pereur Napoléon III. Il fit quelques pas vers l'Occident, et, portant la main à sa couronne pour imiter M. Des¬ moulin, qui était son chapeau , il répéta les inclinations profondes qu'il voyait faire devant lui. Alors Phnéa-rat indigné, fendit la foule, réclama des saluts à l'adresse du-roi.de.Siam, et, se précipitant la face contre terre, frappa trois fois le sol du front. Norodom l'imita par courtoisie, et chacun sourit du sentiment qui inspirait cette démarche au malheureux général, dont elle fut la dernière exigence. Le roi de Siain cependant ne s'est décidé que beaucoup plus tard à reconnaître officielle¬ ment notre protectorat et à déchirer la convention se¬ crète négociée par Phnéa-rat; encore a-t-il réclamé certaines concessions , qui ont été acceptées par la France , notamment l'abandon définitif des deux belles provinces de Battambang et d'Angcor. Si l'arrangement conclu en 1868 n'est pas, ainsi qu'il est permis de l'es¬ pérer, destiné à régler pour un long avenir nos rapports avec la cour de Siam, il aura eu du moins l'avantage de montrer que notre puissance n'été rien à notre modéra¬ tion. En apprenant notre succès, cette partie de la co¬ lonie européenne qui nous avait été si hostile à Bangkok feignit de se montrer satisfaite. Je savais au prix de quels efforts le pavillon français avait été arboré à Houdon, et je ne pus me défendre d'admirer l'indifférence dédaigneuse avec laquelle le roi du Cambodge parlait de ses anciens amis les Siamois. Durant la collation qu'il voulut bien nous faire servir, il ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 45 sg montra plein d'entrain, do verve et de gaieté. 11 parais¬ sait plus fier doses assiettes en faïence anglaise à grands ramages que de ses vases et plateaux en or massif. Son palais n'est d'ailleurs qu'un immense hangar couvert en chaume où peuvent loger un grand nombre de femmes et de serviteurs. Norodom est petit, on peut remarquer chez lui une tendance précoce à l'embonpoint. 11 n'est assurément pas beau, même pour un Cambodgien; mais sa physionomie est expressive, intelligente et mobile. Il s'est fait très-vite à beaucoup de nos usages, et l'on dirait qu'il a deviné notre esprit. Sa conversation , très- pittoresque, est mêlée de saillies presque voltairiennes ; il méprise ses sujets dès qu'il n'en a plus peur, et se moque de Bouddha quand il se porte bien. 11 foule aux pieds l'étiquette antique, seul débris subsistant de l'an¬ cienne civilisation des Kmer , et il parait disposé à nous donner toujours raison, sauf en un point. Les divers emplois de la vapeur, les nombreuses applications de l'électricité, l'asservissement de la lumière à la volonté du photographe, il admet tout cela, et fait pour le com¬ prendre des. efforts visibles; mais il refuse absolument de croire qu'il y ait eu ou qu'il puisse jamais exister au monde une grande nation sans un roi absolu. Le despo¬ tisme se retrouve chez lui dans toute sa candeur naïve, et il ne craint pas de répondre, quand on lui conseille d'ouvrir ou d'entretenir une route nécessaire au commerce : C'est inutile, puisque je n'y passe ja¬ mais! Les Cambodgiens sont généralement de moeurs fort dissolues, i.e voyageur chinois du xiuc siècle que j'ai déjà eu l'occasion de citer rapporte que si un mari 3. VOYAGE EN INDO-CHINE s'éloigne pour une affaire et qu'il reste absent plus de dix nuits, sa femme dit : Je ne suis pas un démon, com¬ ment pourrais-je dormir seule ? Le naïf narrateur ajoute : « J'ai cependant ouï dire qu'il y avait aussi des femmes fidèles. » Je l'ai ouï dire également ; mais je doute qu'il y ait au Cambodge une vertu assez solide pour résister aux séductions du roi, qui le sait et qui en abuse. — C'est là une des causes de son impopularité trop réelle. Si nous ne l'avions soutenu en 1866, il aurait cer¬ tainement perdu son trône. Les Cambodgiens ont bien quelques raisons de demander un changement de ré¬ gime ; ils ne gagneraient rien à un changement de per¬ sonne. On ne peut espérer que la raison politique fasse entendre sa voix dans le conseil de ces princes asiati¬ ques tant que celle des passions parlera si haut dans leur cœur; C'est en vain que les sujets aspireront au repos tant que le maître n'aura pas connu la satiété des plaisirs. Les frères du roi, lorsqu'ils sont prétendants, affichent des programmes qu'ils oublieraient vite une fois souverains. Nous avons donc sagement agi en leur fermant l'accès du trôné et en proclamant notre inten¬ tion de rendre la stabilité au pouvoir. Cette révolte de 1866 nous aura d'ailleurs créé des droits nouveaux sur le Cambodge en môme temps qu'elle aura imposé à Norodom le devoir d'écouter nos conseils. Ceux-ci ne sauraient lui manquer, et ce magnifique pays , dont la richesse prendrait un rapide essor sous une administra¬ tion plus humaine, est un admirable complément de nos possessions annamites. C'est après avoir acquis cette conviction que je suis rentré à Saïgoh,. afin de m'y pré¬ parer à l'aventureuse expédition qui devait me faire ren- ET DANS L'EMPIRE CHINOIS contrer clans le Laos, à côté d'anciens vestiges de la domination cambodgienne , la vigoureuse empreinte do la puissance de Siam, en voie de s appesantir, a 1 insu de l'Europe, sur presque toute l'Indo-Chine. PREMIÈRE PARTIE INDO-CHINE CHAPITRE PREMIER RUINES d'aNGCOR. — STUNG-TRENG. — RAPIDES DE tiHON- KHONG. — ARRIVÉE A BASSAC Les plus grandes colonies européennes ont eu des commencements modestes ; un comptoir fortifié fut le berceau de l'immense empire qui embrasse aujourd'hui la péninsule hindoustanique tout entière et menace de déborder sur la Chine. Quelques points obtenus sur le littoral à la suite d'une guerre ou par l'effet de négo¬ ciations heureuses, quelques hommes obéissant à des mobiles divers, mais tous séduits par l'irrésistible attrait de l'inconnu, tels ont été le plus souvent les causes et les instruments d'envahissements progressifs qui ont presque toujours abouti à une conquête définitive. Comme les armées en campagne, les colonies ont leurs éclairours. Elles no peuvent souffrir à leurs frontières ni les peuples barbares ni les populations indolentes ; les indigènes qui laissent en friche un sol naturellement fécond ne sont pas moins leurs ennemis que les tribus guerrières. Par une sorte de loi de la nature que l'on no constate pas d'ailleurs sans quelque tristesse, il n'existe guère de milieu, pour les peuples placés en dehors de la civilisation européenne, entre une trans¬ formation douloureuse ou une extermination impi¬ toyable. Les souverains orientaux qui n'ont pas encore appris cela par expérience le devinent d'instinct, et les plus sages, ouvrant chez eux carrière aux ambitions rivales, cherchent leur salut dans cette rivalité même. C'est pour cela que la clause de notre traité qui excluait du Cambodge les autres puissances européennes irritait si profondément le roi de Siam. On conçoit donc, aisé¬ ment le sentiment de répugnance avec lequel les princes asiatiques accueillent les projets d'expédition dans l'in¬ térieur de leurs domaines. L'exploration du bassin du Mékong, préparée en 1866 par ordre du ministre de la marine et par les soins du gouverneur de la Cochinchine française, ne pouvait manquer de provoquer des suspicions de cette nature, si peu fondées que ces suspicions pussent être en elles mêmes. Des passeports furent demandés à quatre cabi¬ nets. Celui de Pékin temporisa, essaya de nous détour¬ ner d'un voyage qui devait nous conduire dans une partie du Céleste-Empire où nous rencontrerions trop de périls ; celui de Hué déclara qu'il tenait à nous ca¬ cher ses tributaires delà vallée supérieure du Mékong, 1 uniquement par amour-propre national, ces peuplades demi-barbares no devant lui faire aucun honneur. On a 50 VOYAGE EN IND0-C1I1NE ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 51 dit depuis que ce gouvernement si plein de coquetterie avait envoyé des présents aux chefs de tribus en les invitant à nous assassiner ; mais ce méchant bruit n'est peut-être qu'une de ces mystifications do rit la presse civilisée n'a pas le monopole. L'empire birman accom¬ plissait la révolution pendant laquelle le siège du gou¬ vernement avait été transporté d'Ava à Mandalay, et les ouvertures de l'amiral de La Grandière demeurèrent sans résultat. Quant au cabinet de Bangkok, sa position vis-à-vis de nous était plus délicate. Nous avions tou¬ jours évité de reconnaître les droits du roi de Siam sur le Laos. Ce prince avait d'ailleurs dqns une circonstance récente trouvé commode d'affirmer qu'il exerçait sur ce pays une souveraineté purement nominale; il ne pou¬ vait donc songer à nous en fermer l'accès par une dé¬ fense formelle. D'un autre côté, un mauvais traitement F de la part de fonctionnaires relevant de lui pouvait être un grief fourni à la France ; il redoutait que la conquête pacifique du Cambodge ne fût une étape de notre mar¬ che en Indo-Chine, et ne pouvait se défendre do consi¬ dérer le voyage projeté comme le préliminaire d'une prise de possession. Les pays où nous allions d'abord pénétrer avaient été détachés de la monarchie du Cam¬ bodge ou soumis par les armées siamoises , qui y avaient exercé d'horribles ravages ; le roi de Siam n'avait sur eux d'autre droit que le droit de con¬ quête ; nous allions, en apprenant tout cela, être mis , en mesure de discuter la valeur de ses titres. 11 se résigna cependant, et nous donna des passe¬ ports. Il fut convenu à Saigon que l'expédition ferait une longue halte dans le Bas-Laos, et recevrait, quelques mois après son départ, les lettres attendues de Pékin. Les résultats principaux qu'on attendait de l'explora¬ tion du Mékong' se résumaient en quelques mots : il s'agissait d'abord do rectifier les cartes anciennes et d'apprécier la navigabilité du fleuve, par lequel on en¬ tretenait l'espoir de relier la Gochinchine française aux provinces occidentales de la Chine. Les rapides dont on connaissait l'existence étaient-ils un obstacle absolu ? Devait-on regarder les îles de Khon comme une infran¬ chissable barrière ? Qu'y avait-il de vrai dans l'opinion de certains géographes qui, avec Vincendon Dumoulin, croyaient à une communication entre le Méïnam et le Mékong? Recueillir des renseignements sur les sources de ce dernier, s'il était impossible de remonter jusqu'à elles, résoudre les divers problèmes géographiques qui devaient naturellement se présenter, telle était la pre¬ mière partie du programme que la commission avait à remplir. On nous demandait en outre de rapporter des données générales qui pussent jeter quelque lumière sur l'histoire, la philologie, l'ethnographie, la religion des peuples riverains du grand fleuve appelé à rester autant que possible le fil conducteur de notre expédition. Nous avions pour instruction do chercher un passage de l'Indo-Chine en Chine, entreprise dans laquelle les Anglais ont toujours échoué jusqu'à présent. Il était essentiel d'ailleurs, depuis l'établissement de la'France en Coehinohinc, de bien connaître nos voisins du Laos, l'es ressources do leur pays et la nature de leurs rapports avec les puissances do l'Indo-Chine, dont ou les savait vaguement tributaires. Aucune limite de temps ne nous était fixée, on ne nous désignait aucune voie de retour. VOYAGE EN INDO-CHINE ET DANS L'EMPIRE CHINOIS Le Laos, vaste région qui par le nord touche à la Chine et par le sud nu Cambodge, passait à Saigon pour un des pays les plus malsains du monde. Les missionnaires qui de nos jours avaient essayé d'y porter l'Evangile étaient morts après peu de temps ou revenus gravement malades. A la suite de ces désastreuses tentatives, on avait renoncé à combattre le bouddhisme dans un des centres de sa puissance. Le seul voyageur laïque qui eût tenté récemment d'explorer ces contrées, notre compa¬ triote Mouhot, était parti de Bangkok après avoir fait de nombreuses excursions au Cambodge, et n'avait re¬ joint le Mékong qu'au delà du 18e degré de latitude, un peu au-dessous de Luan-Praban, où il n'avait pas tardé à succomber. Or, Craché, le point extrême déterminé sur le Mékong par les hydrographes de la marine, est situé entre le 12e et le 13e degré.. À peine à deux degrés de Saigon, les incertitudes commençaient donc pour la science géographique, que les tracés très-inexacts du grand fleuve ne pouvaient qu'égarer. Le public sera mis eu mesure d'en juger quand M. le lieutenant de vais¬ seau Garnier, chargé spécialement de la partie météoro¬ logique, hydrographique et géographique de l'explora¬ tion, aura terminé ses travaux. Nous quittâmes Saïgon le 5 juin 1866 à midi. Ceux qui connaissaient l'indomptable énergie de notre chef nous serraient la main comme à des condamnés ; mais la plupart nous prédisaient un prompt retour après une tentative avortée. Pour moi, lorsque j'essaye de me rap¬ peler aujourd'hui les impressions que j'éprouvai en voyant (lu pont de la canonnière s'éloigner les édifices principaux do Saïgon, la capitale naissante de la France asiatique, je les trouve moins vives que celles res¬ senties quelque temps auparavant lors de mon premier départ pour le Cambodge. J'avais passé près de six mois sous le climat énervant de la Cochincliine, et l'action s'en faisait sentir par une sorte d'indifférence Il était impossible do quitter le Cambodge sans visiter les ruines qui l'ont à la fois.sa honte et son orgueil. Elles marquent le point où battait le cœur maintenant refroidi de ce grand empire khmer, dont nous retrou¬ verons bientôt sur notre route des membres épars , et la contemplation de ces magnifiques débris était bien faite pour augmenter notre ardeur à rechercher les autres vestiges d'une civilisation disparue. Au sortir de Compon-Luon, notre petite canonnière prit donc la direction du Grand-Lac. Le Ton-le-sap, véritable iner intérieure, n'a pas moins de 20 lieues de longueur au moment des basses eaux; mais, quand l'inondation commence, il s'épanche sur la campagne, et l'étendue en est triplée. Durant les mois d'août et de septembre, les routes sont supprimées dans la partie basse du pays; les barques circulent à travers les champs, les arbres montrent leur tète au-dessus de l'eau, les animaux fé¬ roces se retirent en masse sur les hauteurs, rien ne donne une plus juste idée du déluge. Les hommes de la plaine se réfugient eux-mêmes sur les montagnes ou y envoient leurs animaux domestiqués. La crue des eaux n'atteint pas tous les ans un niveau uniforme; il arrive ■ parfois que le riz souffre de la sécheresse, parfois aussi qu'il meVirt submergé dans les plaines. 11 y en a ce¬ pendant une espèce particulière dont la tige, se déve- YOYAGE EN INDO-CHINE ET DANS L'EMPIRE CHINOIS loppant à mesure que leà eaux montent, maintient tou¬ jours l'épi à la surface; Nous étions au mois de juin, les pluies commençaient à peine à tomber régulièrement chaque jour, et les eaux jaunes du lae étaient encore peu profondes, Les passes de cet immense réservoir, qui, d'après des traditions fort obscures, n'aurait pas toujours existé, sont étroites et s'obstruent sensiblement chaque année. A l'entrée, sur la gauche, une chaîne de montagnes court dans la direction de Pursat. Les nuages couronnent les hauteurs, et le soleil, qui lutte contre eux sans pouvoir les tra¬ verser, leur donne une teinte blanchâtre et transparente. Nous rencontrons pà et là quelques barques de pê¬ cheurs attardés. De rares villages sont dispersés sur les rives, d'autres s'avancent au-dessus de l'eau, et les frôles poteaux qui supportent les cases se penchent sous l'effort des vagues sans que les habitants en paraissent effrayés. Ce sont des Annamites, et, comme le buffle, leur fidèle serviteur, si la terre venait à manquer, ils s'arrangeraient de la vase et de l'eau. Bientôt le vent se lève, il souffle avec violence, creusant des sillons pro¬ fonds. La terre n'est plus sur notre droite qu'une ligne bleuâtre s'élevant à peine au-dessus des flots.; à gauche, nous avons un horizon sans limite. Une ligne imaginaire correspondant à deux poteaux placés sur les rives divise le Grand-Lac aux deux tiers de sa longueur, et marque le commencement des do¬ maines siamois. En s'emparant des deux provinces de Battambang et d'Angeor, le roi de Siam s'est approprié une partie du lac, dont il ne peut guère profiter d'ail¬ leurs, toutes les issues étant demeurées aux mains des 56 VOYAGE EN INDO-CHINE Cambodgiens. I.os Annamites sont presque seuls à ex¬ ploiter l'industrie do la pèche. Plusieurs milliers de barques se livrent à cette opération dans le lac lui-même et dans le bras qui met celui-ci en communication avec le Mékong-, Les bateaux se chargent de poissons à pleins bords. Une partie du produit de cette pèche miraculeuse entre dans l'alimentation publique, dont elle constitue un élément considérable; l'autre est employée à faire de l'huile. — Cette pèche annuelle est tenue pour une si bonne affaire qu'on voit des Annamites emprunter à 100 pour 100 l'argent nécessaire à l'achat du sel. Le toux autorisé par la loi cambodgienne n'est que de 40 pour 100 par an. Les Annamites exercent encore au Cambodge un autre genre d'industrie qui mérite d'être signalé. Quand les eaux sont hautes, ils remontent les arroyos qui se jettent dans le Mékong, et ravagent les bambous dos rives. Ils en font d'immenses radeaux qu'ils livrent au courant. A l'arrivée des radeaux à Pnom-Pcnh les prix baissent au point qu'on a 30 ou 40 gros bambous pour une ligature '. Ils usent alors , pour relever la valeur de leur marchandise, d'un moyen fort simple : ils incendient un quartier de la capitale. Le soir, au moment où notre canonnière jette l'ancre, quelques pêcheries se révèlent à la lueur vacillante de la torche qui les éclaire et dessine dans l'eau comme des serpents de feu. Nul bruit humain, rien que le cla¬ potement dos vagues et la voix faiblissante du vent. La saison de pêche est finie, et les poissons jouissent de plus de tranquillité à mesure que s'étend leur domaine. I. Un franc. ET BANS L'EMPIRE CHINOIS 57 Le lendemain, nous voyons devant nous le mont Khrôme, qui était couronné jadis d'une pagode dont nous voulons visiter les ruines avant de nous rendre à Angcor. Elles sont dissimulées par un épais rideau de grands arbres, et se composent de sept tours encore debout. A l'entrée de la dernière enceinte, il y en a deux en briques et deux en grès. Isolées, on les remarquerait sans doute; mais les trois qui s'élèvent en face d'elles absorbent toute l'attention. La plus grande, celle du milieu, est la plus dégradée ; les ravages du temps ajoutent peut-être à l'effet qu'elle produit. Du côté battu par les vents et les pluies torrentielles qui durent cinq mois do l'année, elle présente l'aspect d'un rocher aux excavations bizarres sur lequel ressortent quelques fragments de la plus fine sculpture. Une foule de chauves - souris, incommodées par notre présence, sortent en tourbillonnant d'une largo porte en ruine. Les doux autres tours mieux conservées sont couver¬ tes d'arabesques et d'ornements, qui augmentent notre désir d'arriver à Angcor. Nous sommes déjà dans la province de ce nom, province perdue par le grand-père du roi Norodom à la suite d'une sorte d'escroquerie politique. L'autorité morale du petit-fils n'a pas en'iè- rement disparu do cette terre où régna l'aïeul, et le gouverneur d'Angcor nous fit un cordial accueil; il mit à notre disposition des chevaux, des éléphants, des chars à buffles, et notre caravane, ainsi composée, arriva jusqu'à sa résidence. Une énorme enceinte, con¬ struite en pierres ferrugineuses régulièrement taillées et probablement arrachées à des ruines, rappelle les châteaux-forts du moyen âge. Une grosso pièce de VOYAGE EN INDO-CHINE canon en foi- dans laquelle nichent les oiseaux est braquée devant la porte principale, et des tètes humaines fraîchement coupées et placées sur de longues piques fichées en terre indiquent que le seigneur du lieu a droit de haute justice. Quelques chaumières cambodgiennes sont tout ce que l'on aperçoit dans l'enceinte de cette vaste citadelle. Un certain air de propreté qu'on no voit pas d'ordinaire, même chez les grands, distingue la de¬ meure du gouverneur. Celui-ci nous entoura de soins, fit inscrire nos noms et qualités sur une ardoise, forme de politesse et peut-être aussi mesure de police, car cc brave Cambodgien était l'agent de la cour.de Bangkok. Quelques mauvaises gravures européennes décoraient les colonnes et les murailles; un portrait du pape était placé à l'entrée du gynécée. En quittant cette maison hospitalière, nous péné¬ trâmes dans la forêt, et les brusques accidents de terrain qui faisaient faire à mon char mille soubresauts fantas¬ ques ne m'empêchaient pas d'admirer la puissance do cette végétation tropicale. Des arbres gigantesques se disputaient l'espace, et les branches, s'entrelaçant à cent pieds de hauteur, interceptaient la lumière du soleil. L'air circulait avec peine dans ces forêts; des bouffées de chaleur s'échappaient du sol comme d'une fournaise. Le pas des animaux soulevait le sable gris du chemin; il fallait lutter contre le malaise physique et faire un constant effort pour admirer ces immenses colonnes végétales placées là par la nature comme un magnifique prélude aux ruines d'A.ngcor, signalées déjà par les Portugais à la fin du xvic siècle, et ensevelies jusqu'en ces dernières années dans un oubli immérité. Quelques ET DANS L'EMPIRE CHINOIS lioures de celle fatigante marche sous bois y conduisent. Des lions ïoides et fiers comme des lions héraldiques frappent d'abord les yeux. Us se dressent à l'entrée d'une vaste chaussée pavée de larges dalles, et qui conduit à travers d'immenses fossés transformés en marécages à une galerie dont trois tours demi-écroulees interrompent la longue ligne architecturale. Je me rappellerai toujours l'impression profonde que me causa ce spectacle. De pompeuses descriptions m'avaient été faites; je venais de relire les pages consacrées à Angcor par M. Mouhot; malgré tout, je ne pouvais dominer un sentiment de défiance. J'éprouvai comme une secousse d'étonnement. À peine avais-je franchi la porte du pavillon central, qu'une seconde avenue dallée, longue d'environ 200 mè¬ tres, se développa devant moi jusqu'à un immense édi¬ fice, dont les formes sont aussi éloignées de tous nos styles d'architecture occidentale que des chinoiseries dont j'avais déjà pu apprécier quelques échantillons. Fatigué du voyage, épuisé par la chaleur, je crus voir danser devant moi un nombre incroyable de tours aux profils étranges, que rien ne soutenait dans l'espace, et que dominait une autre tour plus élevée. Cette espèce d hallucination disparut vite et fit place à une admiration raisqnnée. Le plan général est simple. L'édifice se com¬ pose de deux galeries rectangulaires concentriques et étagées ; la première, dont le plus petit côté n'a pas moins de 180 mètres, tandis qu'elle on mesure environ 250 sur les faces latérales, est décorée de pavillons aux angles. La seconde est ornée de quatre tours affectant l'aspect d une tiare immense. Au milieu de la seconde galerie se dresse un massif élevé, terminé aussi par quatre tours. GO VOYAGE EN INDO-CHINE Le centre de ce massif, qui est également le centre de l'édifice, perle une tour de môme style que les autres, mais plus haute ', et qui semble régner sur le monu¬ ment tout entier. Dans la plupart des temples chrétiens, le sanctuaire, placé à l'extrémité la plus reculée et la plus sombre de l'édifice, est comme entouré de ténèbres; la lumière n'y arrive que modifiée par les couleurs des vitraux qu'elle traverse. À Angcor, le «saint des saints » est dans la tour la plus élevée, dans la partie la plus voisine du ciel et du jour. Ce saint des saints se réduit aujourd'hui à quatre très-médiocres statues de Bouddha, au pied desquelles les bonzes arrivent par les avenues qui, coupant à angle droit les deux enceintes, aboutissent aux quatre escaliers monumentaux du massif central. A l'exception des surfaces horizontales, pas une pierre de ce monument colossal n'est demeurée sans ornement. Ces sculptures sont des merveilles dues au ciseau d'in¬ comparables artistes dont les.inspirations sont gravées pour jamais sur la pierre, mais dont les noms sont effa¬ cés de la mémoire des hommes. « L'homme le plus fait pour les arts , lisant à Paris la description la plus sincère du Colisée, ne pourrait s'em¬ pêcher de trouver l'auteur ridicule à cause de son exagé¬ ration, et pourtant celui-ci n'aurait été occupé qu'à se rapetisser et à avoir peur do son lecteur. » Cette ré¬ flexion do Stendhal me revient en mémoire, et m'avertit de m'en tenir à cette esquisse rapide du beau temple d'Angcor. D'après une tradition presque légendaire, il aurait ctc fondé à la suite d'un vœu fait par un roi lé- 1. Elle a 5G mènes au-dessus du niveau de la chaussée. ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 61 preux qui résidait dans la ville voisine, où sa statue se voit encore. 11 remonterait à une dale moins éloignée que les principaux monuments do la capitale, et il est clans un état de conservation relative qui rend cette opi¬ nion très-vraisemblable; mais rien jusqu'à présent n'a permis de déterminer avec quelque certitude l'époque où il a été construit. Parmi les rois qui ont régné sur le Cambodge, beaucoup de ceux qui se tenaient pour des souverains illustres , — et cela , comme bien on pense, arrivait souvent, — changeaient l'ère cambodgienne et s'efforçaient même d'apporter des modifications dans l'alphabet. Il résulte de là une confusion au milieu de laquelle il est presque impossible de se reconnaître. On ne saurait douter néanmoins que lodéveloppemenlde l'art architectural dont ce temple semble la plus haute expres¬ sion n'ait coïncidé avec l'épanouissement complet du boud¬ dhisme chez ce peuple khmer, chassé peut-être cle l'Inde au moment de la grande persécution religieuse. En célé¬ brant leur foi nouvelle par des œuvres impérissables,ces émigrés leur ont imprimé'le cachet cles monuments delà patrie, dont au fond du cœur ils avaient emporté l'image. Quant à la ville elle-même , Angcorthôm , Angcor la grande, les murailles seules en sont intactes. Elles sont larges de près de 3 mètres; les fortes assises, en pierres de taille posées l'une sur l'autre sans chaux ni ciment, délient les siècles, et résistent aux assauts plus redou¬ tables encore d'une végétation vigoureuse. Des chaus¬ sées jetées sur de larges fossés conduisent aux portes de la ville, gardées par cinquante géants de pierre , sen¬ tinelles énormes et grimaçantes reliées l'une à l'antre par les replis d'un serpent monstrueux qui s'épuise en 4 02 VOYAGE EN INDO-CHINE efforts impuissants pour échapper à leur étreinte. La porte par laquelle nous pénétrâmes à l'intérieur de l'an¬ tique cité forme une voûte de 6 mètres de profondeur, et c'est avec raison que M. Mouhot l'appelle un arc de triomphe. Des tètes d'éléphant en décorent le sommet, et les trompes, déployées verticalement comme des fines colonnes, s'appuient sur une gerbe de larges fouilles. La tristesse l'emporte encore sur l'étoipnement quand, après avoir franchi cette magnifique barrière, on tombe dans l'épaisse forêt qui remplit la vaste enceinte enserrée par d'aussi hères murailles. Ilfaut passer à travers d'inex¬ tricables fourrés pour arriver jusqu'aux ruines des rares édifices dont on retrouve encore des vestiges, recourir à la boussole pour ne pas s'égarer dans ces solitudes, peuplées seulement d'animaux sauvages, qui s'appellent et se répondent avec des cris rauques que l'écho pro¬ longe et qui semblent des gémissements. Nous avions dans M. de Lagrce un guide excellent. Il avait depuis longtemps découvert avec l'instinct infaillible de- l'ar¬ chéologue et étudié avec la passion du savant tout ce qui restait debout dans les murs de la ville, un temple, des bâtiments longs qui ont pu être des habitations prin- cières et le palais des rois. Ce dernier s'écroule sous l'effort des racines et des lianes qui s'introduisent entre les pierres comme des coins de fer. Il paraît avoir été conçu par une imagination d'une richesse inouïe. 11 était jadis surmonté d'un nombre prodigieux de tours, quarante ou cinquante peut-être, dont quelques-unes, représentant des tètes de Bouddha, rappellent les sphinx d'Egypte. Soit qu'il m'ait été impossible de bien juger ce monument, dégradé, envahi parla végétation, obstrué ET DANS L'EMPIRE CHINOIS de décombres, soit que cette architecture, qui fait de grosses tours avec de monstrueuses figurés humaines, s'éloigne trop de nos habitudes pour ne pas dérouter nos appréciations, je ne puis consentir à placer sur le même rang cette construction bizarre et le temple dont j'ai parlé tout à l'heure, modèle de grandeur, d'harmonie et de simplicité. D'après Christoval de Jaque, l'un des Portu¬ gais qui se réfugièrent au Cambodge pendant le xvie siè¬ cle,après avoir été chassés du Japon, Angcor n'étaitplus résidence royale en 1570. Il semble dire même qu'elle était à cette époque abandonnée déjà de ses habitants. La civilisation, dans le sens complexe que nous don¬ nons à ce mot, était-elle en rapport chez les anciens Cambodgiens avec ce que sembleraient indiquer de pa¬ reils prodiges d'architecture? Le siècle de Phidias était le siècle de Sophocle, de Socrate et de Platon; à Dante succédèrent Michel-Ange et Raphaël. Il y a de lumi¬ neuses époques pendant lesquelles l'esprit humain , se développant sous toutes ses formes, aborde tous les genres et dans tous crée des chefs-d'œuvre qui pro¬ cèdent d'une môme inspiration. Les peuples de l'Inde ont-ils jamais connu ces périodes d'épanouissement complet? Cela paraît peu probable, et, pour'acquérir la conviction que cela n'est jamais arrivé aux Khmers , il suffit de lire le voyageur chinois du xiue siècle dont M. Abel Rémusat a traduit la relation. Il décrit les mo¬ numents de la capitale, qui étaient pour la plupart com¬ plètement dorés, et il ajoute qu'à l'exception des temples et du palais toutes les habitations étaient couvertes en chaume. Les dimensions en étaient réglées d'après le rang des possesseurs; mais les plus riches ne se hasar- liaient pas à construire une maison semblable à celle des grands officiers de l'Etat. Le despotisme entretenait la corruption des mœurs, et certains usages signalés par notre auteur dénotent une véritable barbarie. D'ail¬ leurs, quand on parcourt ces ruines, on ne peut se dé¬ fendre d'une observation générale dont quelques excep¬ tions ne détruisent pas la portée. La forme humaine n'était pas comprise, et si le Cambodge a eu d'incompa¬ rables architectes et des ciseleurs merveilleux, il n'a pas produit de sculpteurs. En face de ces grands débris du passé, on est frappé d'admiration; mais l'émotion fait défaut, et la jouis¬ sance n'est pas complète. Les restes d'un monastère écroulé au sein d'une forêt d'Allemagne , les murs lézardés du château désert qui abritait le baron féodal, remuent plus profondément. Dos hommes de notre race ont pensé derrière ces murailles, ont combattu derrière ces créneaux ; nous pouvons reconstituer leur vie, suivre les larges traces de leurs pas. Ici, en ce point de l'ex¬ trême Orient, tout est mort, jusqu'au souvenir de cette brillante théocratie, mère d'une civilisation matérielle certainement poussée fort loin, mais qui n'a pas connu d'âge viril. Les efforts de la science, qui nous ramène pou à peu vers notre origine et nous montre des frères dans les premières castes de l'Inde, intéressent l'esprit plus qu'ils ne touchent le cœur ; la séparation remonte trop loin, et ces sépulcres nous semblent trop beaux pour la race qui y est ensevelie. Après huit jours de courses pénibles et d'études in¬ cessantes, M. de Lagrée donna le signal du départ. Notre camp, établi dans une chaumière au pied du grand VOYAGE EN INDO-CHINE ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 65 temple, fut levé avant le jour, et notre caravane formée, comme à l'arrivée, de chevaux, de chars à buffles et d'éléphants. Un de ceux-ci, monstrueux et muni d'énor¬ mes défenses, se tient immobile entre deux colonnes du péristyle, et semble, à la lueur incertaine du jour nais¬ sant, faire partie du soubassement de l'édifice. Nous rejoignîmes la canonnière, qui nous ramena prompte- ment à Pnom-Penh, la capitale du Cambodge. Notre premier soin alors fut de parcourir les boutiques des marchands chinois afin do compléter notre chargement d'objets d'échange. Nous avions emporté de Saigon des pièces do velours et de soie, quelques armes sans va¬ leur, une véritable pacotille à laquelle nous ajoutâmes alors des cotonnades de toutes couleurs, de la verroterie, du fil de laiton. Outre les sacs de ticaux siamois , venus de Bangkok, notre trésor se composait d'or en feuilles et en barres et de quelques piastres mexicaines, le tout représentant à peine une valeur de 30,000 francs. La commission était formée de six membres ', l'escorte do deux matelots et de deux soldats français , de deux Tagals dos Philippines, choisis parmi les meilleurs de ceux qui sont restés à Saigon après le départ des troupes espagnoles, et de six /Annamites. Nous emmenions en outre un interprète européen qui parlait facilement le siamois, un interprète cambodgien et un interprète laotien. Ce¬ lui-ci, ayant séjourné longtemps au Cambodge, connais¬ sait la langue de ce pays. M. de Lagrée d'ailleurs était seul en mesure de s'entendre avec ces deux derniers. l.MM. son corps enduit de safran, lui donnaient quelque res VOYAGE EN INDO-CIIINE ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 83 semblance avec les divinités du pays. Bien que cet ex¬ cellent Laotien soit nommé directement par la cour de Bangkok comme le gouverneur de Stung-Treng, il ne paraît pas ressentir de prévention contre nous ; il a la bonhomie un peu protectrice permise à un vieillard. Il n'est pas revenu les mains vides de ses nombreux voyages à Siam. Avec un cynisme plein de simplicité, il nous invite à regarder une photographie obscène insérée dans le manche d'un couteau. Pour nous prouver ensuite que l'art laotien s'inspirait des mômes pensées que l'art européen, il se fit apporter, par une des nom¬ breuses jeunes femmes qui assistaient à l'entrevue, deux statuettes en bois grossièrement sculptées et indignes de la dernière place dans le dernier des musées secrets. Los maisons des indigènes, qui se groupent, comme d'ordinaire, autour de l'enceinte renfermant le palais du gouverneur, ressemblent beaucoup aux cases cambod¬ giennes. Elles s'en distinguent peut-être par la hauteur et l'inclinaison prononcée des toits, ce qui semble indi¬ quer que les pluies sont ici plus abondantes ou plus re¬ doutées. Les fenêtres sont étroites et rares, d'où l'on pourrait aussi conclure que le Laotien apprécie les dou¬ ceurs du homo mieux que son voisin du Cambodge, qui vit presque en public. Les hommes ont, comme au Cam¬ bodge et à Siam, les cheveux rasés, sauf sur la partie supérieure de la tête, qui est ornée d'un court toupet. Les femmes, vêtues d'un jupon et d'une écharpe de nuance éclatante, moins faite pour voiler les seins que pour faire ressortir la couleur à peu près blanche de la peau, relèvent leurs cheveux en chignon; elles sont fort peu timides, deviennent bientôt familières, provocantes 84 VOYAGE EN INDO-CHINE mémo avec les hommes do l'escorte, et poussent le sans- gêne jusqu'à venir se baignernues dans le fleuve à deux pas de chez nous. La province de Khong a donné au fleuve le nom qu'il porte pendant une partie considé¬ rable de son cours. Jusqu'à son entrée en Chine, les in¬ digènes l'appellent en effet Nam-Khong ou eau do Khong, fleuve de Khong, dénomination beaucoup plus rationnelle que celle de Mékong, adoptée par les géo¬ graphes européens, et qui signifie textuellement mère de Khong. Elle faisait autrefois partie du Cambodge, comme celle de Tonli-Repou, qui l'avoisine, et dans une île on retrouve encore une population cambodgienne. Ee courant empruntait en ce moment une force nou¬ velle aux pluies torrentielles qui tombaient chaque jour. Les eaux montaient sensiblement en vingt-quatre heures, et l'on pouvait estimer à 4 mètres au moins la hauteur de la crue totale depuis un mois et demi. À me¬ sure que le niveau s'élevait, le fleuve faisait sur ses rives submergées une ample moisson de débris végé¬ taux qu'on recueille sur tout son parcours. La quantité en est. si grande qu'à Pnom-Penh et jusqu'aux environs du Grand-Lac les indigènes trouvent dans son lit leur provision de bois. Nous voyions passer d'énormes troncs d'arbres, semblables, suivant qu'ils étaient isolés ou réunis par les racines enchevêtrées, à des îles mo¬ biles ou aux débris monstrueux de quelque vaisseau naufragé. D'énormes bambous, encore chargés de terre à l'extrémité inférieure, descendaient en flottant perpen¬ diculairement ; les remous , les mille tourbillons qu'ils traversaient,les faisaient tituber comme des géants ivres. Lorsque nous allâmes prendre congé du vieux gou- ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 85 verdeur, -celui-ci s'épuisa en souhaits de bonheur. Il nous associa aux bonnes œuvres qu'il accumulait sur la fin de ses jours ; il s'imaginait en effet, comme la plu¬ part de ses collègues, que, pourvu qu'on emploie sain¬ tement une partie do l'argent volé pendant une longue vie, Bouddha pardonne d'avoir gardé le reste. Notre hôte reçut avec reconnaissance une montre d'argent. Elle lui servirait, dit-il, comme ornement, car mettre un objet pareil entre les mains d'un sauvage de son espèce, c'était donner une noix de coco à un singe qui la tourne et la retourne-sans savoir l'ouvrir ni s'en servir. Il nous annonça en outre qu'il avait fait partir la veille une escouade de Laotiens chargés de couper les branches devant nos barques, et de nous aplanir la route jusqu'aux limites des États de son confrère de Bassac. Les six longues pirogues qui nous emportaient étaient mon tées par cinquante trois hommes,que cinq chefs d'or¬ dre inférieur dirigeaient et surveillaient. Ces petits man¬ darins répondaient de nous au gouverneur qui les avait désignés, et le gouverneur à son tour était responsable vis-à-vis du roi de Siam de ce qui par sa faute pourrait nous arriver de fâcheux. Nous n'avions à nous occuper de rien tandis que nous naviguions d'un point à un autre, et M. de L'agrée se bornait à désigner le lieu qui lui semblait convenable pour la halte du soir. Les chefs de village venaient, suivant la coutume, nous offrir des présents qui ne suffisaient pas toujours à nous nourrir; mais nous trouvions à compléter tant bien que mal nos pro¬ visions. Notre cuisine se faisait sur le rivage ; la terre nue nous servait de table et de siège. Relativement aux 86 VOYAGE EN INDO-CHINE Laotiens qui nous accompagnaient, nous vivions pour¬ tant grassement. Ceux-ci ne mangent ordinairement que du riz, dont ils se bourrent à plusieurs reprises dans la journée. Ils y joignent du piment, quelques bribes de poisson sec ou pourri et des légumes crus. Quand ils trouvent une occasion d'ajouter à leur repas quelques mets plus substantiels, ils ne la laissent pas échapper. Nous avons vu souvent les hommes de notre équipage, à peine débarqués, se répandre dans les villages, forcer les portes des cases et en rapporter des poulets et des canards qu'ils faisaient cuire sur-le-champ, sans même en arracher les plumes. Ils ont coutume d'agir ainsi toutes les fois qu'ils conduisent un mandarin siamois. Nous avions pris l'habitude de payer nos bateliers; nous tenions d'ailleurs à laisser derrière nous de meilleurs souvenirs que les fonctionnaires de lacourde Bangkok, et nous fîmes toujours' cesser ces déprédations, ce qui ne manquait pas de provoquer chez les spoliateurs aussi bien que chez les spoliés un étonnement profond. Des mandarins qui portent une barbe touffue, qui ne mâchent pas de bétel, qui n'ont pas de femmes, qui payent les corvéables et défendent de voler ! cela ne s'était jamais vu. Nous réunissions toutes les bizarreries physiques et morales. D'abord chacun se tordait de rire au récit de pareilles nouveautés ; puis, la réflexion venue, nous pa¬ raissions moins ridicules, surtout aux éleveuses de vo¬ lailles ; cette réputation nous devançait : les portes , au lieu do se fermer à notre approche , s'ouvraient toutes grandes sur notre passage, chacun apportait ce qu'il avait à vendre, et les scrupules de notre conscience se trou aient servir les intérêts de notre estomac. Nous vîmes enfui se dessiner devant nous, comme des colosses prêts à nous barrer le passage , les montagnes de Bassac. Elles se détachaient en noir sur le ciel empourpré, tandis que le sommet rayonnait encore des derniers feux du jour. Nous arrivions à notre première station dans le Laos. C'est là que nous devions attendre les lettres qui avaient dû être envoyées de Pékin à Saïgon depuis notre départ, et auxquelles seraient joints les derniers courriers de France. Les maladies avaient été nombreuses , quelques-unes même fort graves, parmi les membres do la commission et dans les rangs de l'escorte, mais nous étions encore au com¬ plet. Les prédictions sinistres ne s'étaient point réali¬ sées , et nous puisions tous dans notre confiance une ardeur nouvelle. Il eût été fâcheux de s'éloigner davan¬ tage sans avoir entre les mains despasseports qui nous seraient peut-être inutiles, mais dont peut-être aussi nous aurions un jour amèrement regretté l'absence. Il fallait donc attendre et s'installer le mieux possible en prévision d'un séjour de trois mois. Bassac était autrefois la capitale du royaume laotien , le plus voisin du Cambodge. Il ne s'est affranchi de la suzeraineté de ce dernier que dans le courant du xvnie siècle. D'après des renseignements assez vagues que nous avions recueillis chemin faisant, des ruines importantes subsistaient encore pour attester la domina¬ tion des Khmers. Notre premier soin fut de nous y faire conduire. Après deux heures de marche à travers les rizières, nous nous trouvâmes en face d'une pièce d'eau rectangulaire dont le plus grand côté peut avoir 600 mètres environ. Cotte régularité indique à coup sûr ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 88 VOYAGE EN INDO-CHINE la main de l'homme; mais déjà nous connaissions trop nos Laotiens pour leur attribuer la création de ce petit lac, admirablement situé au pied de la montagne, qui vient se refléter dans ses eaux tranquilles. Ce lac lui- même doit être une ruine. À quelques mètres en effet do l'extrémité ouest, dissimulés par des touffes de bambous et des broussailles épaisses , nous découvrîmes les de¬ grés d'un perron monumental, sur la plate-forme duquel vient aboutir une longue avenue dont une couche épaisse d'humus recouvre presque partout les larges dalles. Des colonnes monolithes, terminées en forme do mitre épiscopale, la bordaient des deux côtés; elle con¬ duit au pied d'un escalier très-élevé , bien conservé, mais fort raide, comme ceux qu'on remarque à Angcor. Une terrasse entourée de balustres couronnait cette première rampe, à partir de laquelle une série d'esca¬ liers étagés et interrompus par de larges terrasses, sui¬ vant les dispositions du terrain , conduisait à un sanc¬ tuaire, véritable bijou enchâssé dans la montagne. La pierre est fouillée à une profondeur qui donne aux mo¬ tifs choisis un admirable relief en môme temps que la netteté des arêtes révèle une étonnante sûreté de ciseau. L'art de l'ornementation a rarement été poussé plus loin. L'ensemble est plus dégradé par le temps et la végé¬ tation que ce que nous avons vu à Angcor ; mais il sub¬ siste des morceaux complets et parfaits comme au premier jour. Ce qui devait ajouter et ajoute encore au¬ jourd'hui à la splendeur de ce monument, c'est le site qu'on lui a donné pour cadre. Du pied de la montagne, les constructions s'élèvent peu à peu en droite ligne jus¬ qu'au moment où les ondulations du terrain s'arrêtent ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 89 brusquement contre une immense muraille de rochers à laquelle le sanctuaire est en quelque sorte'adossé , à •150 mètres environ au-dessus du niveau du lac. Ces ro¬ chers, dont les sommets couverts d'arbres se dérobent à la vue, sont d'un aspect saisissant. Enduits par places de peinture rouge sur laquelle la piété des fidèles a collé des feuilles d'or en l'honneur'de Bouddha, crevassés, rugueux, laissant suinter des sources murmurantes, ils se dressent impérissables et tristes témoins do la splen¬ deur passée des temples qui semblent sortis de leurs flancs. Nous avons retrouvé quelques statues , mais elles sont très-imparfaites. Les artistes khmers, incom¬ parables quand il s'agissait d'enfanter le plan d'un gi¬ gantesque édifice ou d'étendre sur chaque pierre des murailles une merveilleuse dentelle, ne savaient pas copier le corps humain. Sans leur demander d'atteindre à notre idéal, réalisé dans l'art grec, on pourrait exiger d'eux qu'ils eussent essayé de traduire les formes qu'ils avaient sous les yeux. C'est le contraire qui est arrivé. La raideur des membres et du corps, la gaucherie des poses,l'épaississement des traits, en un mot l'exagération de toutes les imperfections physiques, font de presque toutes ces statues de grossières caricatures. Rien ne surprend plus péniblement le visiteur de ces ruines que de voir dans un bas-relief un personnage grotesquement sculpté au milieu d'arabesques d'un travail exquis et d'une inimitable perfection. Chose singulière! tous les êtres animés semblent représentés à l'état d'ébauche et participent de cette impuissance. L'éléphant seul est traité d'une manière supérieure. En miniature ou de grandeur naturelle, qu'il soit le centre d'un médaillon, VOYAGE EN INDO-CIIINR ou que, sculpté dans le soubassement d'un édifice, il ait l'air d'en supporter le poids, on le retrouve tel qu'il est dans la nature, effrayant par sa force, charmant par sa douceur,et l'homme qui en a fait un dieu semble s'oublier lui-même pour transmettre son image à la postérité. Derrière un rideau d'arbres touffus, nous découvrîmes deux monuments qui se. font pendants des doux côtés de l'avenue, au pied du péristyle quirhène au sanctuaire. C'étaient peut-être des palais habités par des rois pieux qui voulaient avoir un temple auprès de leur demeure. Sur la gauche de cet ensemble d'édifices à demi écroulés se trouvent d'autres ruines qui furent, suivant les traditions du pays, le séjour de Sitâ ; c'est peut-être la femme de Ramà, le héros du Ramayanà. Il est inutile de demander sur ce point le moindre éclaircissement; aux gens du pays, religieux ou laïques. Tout ce qu'ils savent pertinemment, c'est que Sità a eu deux fils, véri¬ tables frères ennemis , qui, non contents d'avoir passé leur vie à se livrer dans les montagnes des combats acharnés, viennent encore troubler le repos des ruines. Malheur à celui qu'une imprudente curiosité rendrait le témoin de ce duel d'outre-tombe ! Les Laotiens qui nous guidaient avançaient avec respect, se prosternaient à chaque pas, déposaient des feuilles sèches sur certaines pierres vénérées, moyennant quoi les terribles frères ne firent rouler sur nous aucun chapiteau de colonne, aucun bloc de rocher. Ces monuments , qui portent le nom de Vat-Phou, pagode de la montagne, sont les der¬ niers, parmi ceux que nous avons 'rencontrés dans la vallée du Mékong, qui puissent être attribués à l'archi¬ tecture cambodgienne. ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 91 Nous étions en septembre, au plus fort de la saison dos pluies. Les montagnes étaient toujours enveloppées de nuages, et parfois, bien qu'elles fussent très-près de nous, la brume empêchait même d'en soupçonner l'exis¬ tence. Le plus souvent elles apparaissaient assombries par le bois qui les couvrait ; des vapeurs blanches, glissant sur les flancs comme de la fumée, se con¬ fondaient avec l'écume des cascades qui tombaient entre les rochers. Les rizières qui nous entouraient étaient remplies d'eau, il fallait laisser passer ce déluge avant d'essayer quelques excursions . Nous étions bloqués dans une case obscure où le jour pénétrait à peine à midi. Nous avions, pour compenser ces ennuis, des rapports excellents avec le gouverneur de Bassac, qui a conservé le titre de roi, avec les autorités et les habitants du pays. Nous dînions en ville, même à la cour ; et notre estomac, devenu complaisant, nous permettait do faire honneur à ces festins, dont le cochon bouilli formait la base. Nous mangions par politesse les mets les plus laotiens, tels que des tiges de bambous assaisonnées au piment, ou des œufs, de canard salés, tout cela haché menu et servi dans un grand nombre de bols posés à terre, sur une natte. L'eau et l'eau-de-vie de riz (liqueur nauséabonde-et alcoolisée au point d'emporter le palais) sont contenues dans la collection la plus étrange de fioles dépareillées, bocaux à cornichons, flacons de vinaigre de toilette, précieusement rapportés de Bangkok. Un cousin du roi nous fit l'honneur de nous admettre dans son intimité ; il nous owvrit peu à peu son cœur,et finit par se plaindre avec amertume de ce que ses droits au trône eussent été indignement foulés aux pieds. 92 VOYAGE EN INDO-CHINE Nous jouissions ici en effet d'un double prestige. A notre titre d'Européens, qui aurait suffi pour nous attirer les respects, nous joignions la qualité de pro¬ tecteurs du Cambodge, et cela nous valait l'admi- ration. On savait que nous avions osé lutter contre Siam, et que nous l'avions emporté. Chacun voulait voir M. de Lagrée, le vainqueur de Phnéa-rat, dont les grands mandarins avaient entendu parler durant leur voyage annuel à Bangkok. Si nous avions eu le goût de nouer des intrigues ou repu l'ordre de préparer des annexions, il eût été facile d'exploiter les sentiments qui perçaient chez certains personnages. Telles n'étaient pas nos intentions. Nous voulions seulement profiter de notre séjour forcé à Bassac pour nous faire des amis ; notre case, ouverte à tout venant, était le rendez-vous des curieux, et jamais les Laotiens n'ont abusé de notre confiance. Probes par nature, ils ont des lois qui pu¬ nissent sévèrement les voleurs. J'ai eu l'occasion de les voir appliquer. Le coupable, assis par terre, le cou étroitement serré dans un étau et les membres violem¬ ment tendus en avant par des cordes raidies, reçut sur le dos dix coups de rotin, dont chacun enlevait la chair. On m'assura que la condamnation à cinquante coups équivalait à une condamnation à mort. Je le -crus sans peine, voyant l'effet que dix pouvaient produire. Avant de frapper, le bourreau se recueille comme s'il était pénétré de l'importance de sa mission sociale, et s'in¬ cline profondément dans la direction du palais du roi. ^ Une fois sa tâche finie, l'exécuteur invite le patient à se coucher sur le ventre et s'efforce avec bonté, en ap¬ puyant le pied sur les chairs sanglantes, de rendre un ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 93 peu d'élasticité à ce corps contracté par la douleur. Les supplices de ce genre ne sont pas seulement réservés aux coupables. On les emploie aussi pour obtenir dos aveux, et, en assistant à de tels spectacles, je ne pouvais me rappeler sans frémir que la question florissait chez nous il y a moins d'un siècle. Lorsqu'on retrouve, chez dos peuples à bon droit tenus pour barbares, des usages admis par nos pères, comme la question, ou le jugement de Dieu, que je vis aussi pratiquer à Bassac, on sent s'évanouir eu soi l'orgueil de race, et l'un des meilleurs fruits qu'on relire des voyages, c'est assurément le respect do l'humanité. CHAPITRE II SÉJOUR A BASSAC. — EXCURSION A ATTOPÉE. — LES FORÊTS, LES SAUVAGES ET LES ÉLÉPHANTS. — DÉPART DE BASSAC. — STATION A UBONE. Il en est de la civilisation comme de la santé, il faut être privé de ses bienfaits pour en apprécier tout le prix. ' Dormir dans un lit et manger du pain, ce sont là des jouissances très-vulgaires, et qui, grâce à Dieu, man¬ quent assez rarement en Eùropo aux classes même le 9-1 VOYAGE EN INDO-CIIlNE moins favorisées par la fortune. Aussi ne se rend-on pas compte de la place qu'elles occupent dans le bien-être de la vie. Cependant, après quelques semaines d'étonnemont, presque de trouble, on sent le corps se plier peu à peu à des habitudes nouvelles; mais il est des privations d'un autre genre que chaque jour rendait pour nous plus douloureuses dans notre triste campement de Bassac. Sans livres et sans journaux, à ce moment fatal où der¬ rière les illusions qui s'envolent, à la place du rêve qui s'évanouit; on n'aperçoit plus que les formes austères d'un devoir pénible , nous vivions repliés sur nous- mêmes, attendant la fin de la saison des pluies. Les premiers beaux jours allaient nous permettre en effet de chercher au dehors des aliments à cette curiosité d'es¬ prit qui est la seule passion capable de soutenir le voya¬ geur. Ils arrivèrent enfin, et je les saluai comme les prisonniers de l'arche, qui étaient pourtant beaucoup mieux établis que nous, durent saluer la fin du déluge. Dès le 25 octobre 1866, le fleuve était descendu de G mètres au-dessous du niveau le plus élevé qu'il eût atteint. L'immense lac qui nous séparait des montagnes n'était plus qu'une mer de boue. Cette vase, d'abord fé¬ tide, fut bientôt durcie par le soleil, et nous pûmes en¬ treprendre autour de notre case des reconnaissances étendues. La ville se développe sur les bords du fleuve des deux côtés de la demeure royale. L'étroit chemin qui la traverse n'était encore qu'un cloaque. Par les soins des habitants, des arbres de différentes dimen¬ sions, depuis le gros palmier jusqu'au mince, bambou, étaient l'un au bout de l'autre couchés dans la fange, et formaient une chaussée sur laquelle on ne marchait pas ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 95 sans fatigue. Les maisons, assez élégantes et solidement construites, sont presque toutes doubles. Elles se com¬ posent de deux cases Semblables accolées l'une à l'autre directement ou réunies par une terrasse. Les aréquiers qui les ombragent donnent à la ville entière l'aspect d'un bocage planté d'arbres élancés et charmants. On ren¬ contre à chaque pas de petits sanctuaires obscurs où de grossières statues de Bouddha reçoivent les hom¬ mages quotidiens des bonzes. Quand je songe que je suis dans une capitale où réside encore le descendant des anciens rois, je me sens envahi par la tristesse en visitant ces temples délabrés. Le palais n'est lui-même qu'un assemblage de chaumières entourées d'une haute palissade en bois. Une échelle mène à la terrasse royale; on y arrive par une chaussée mobile faite de troncs d'inégale grosseur jetés sur les fondrières. Le roi n'a conservé de la puissance de ses ancêtres qu'un titre sans valeur ; n'était la corbeille, l'aiguière et le crachoir en or que portent toujours derrière lui un certain nombre de chambellans, on le prendrait pour un simple gou¬ verneur. Ces ustensiles remplacent au Laos les plaques et les cordons ; fournis par le roi de Siam lui-même, ils sont en or, en argent ou en cuivre, suivant le rang des fonctionnaires. On fabrique également à Bangkok des langoutis et des vestes de cérémonie en étoffe de soie et d'or qu'on envoie aux principaux personnages. Le roi de Bassac est un jeune homme aux manières dis¬ tinguées, à la physionomie agréable et un peu triste, comme il convient au rejeton d'une race déchue. C'est un homme des forêts, nous avait dit de lui No- l'odom avec sa fatuité ordinaire; rien nà justifie cette 96 VOYAGE EN INDO-CIIINE opinion. Ses ennemis l'accusent do mépriser les cou¬ tumes et d'opprimer le peuple; mais ce n'est pas sa majesté cambodgienne qui aurait le droit do lui en faire un crime. Le royaume de Bassac a toujours eu un rùle histo¬ rique fort effacé. Il était situé trop près d'un voisin puissant pour avoir pu jamais prendre une grande im¬ portance au Laos. Le Hollandais Gérard van Yhusthorf, qui remonta une partie du'fleuve en 1611, ne signale même pas cette principauté, dont la capitale devait être alors au lieu nommé aujourd'hui Muong-Cao, à peu de distance de la ville actuelle. À cette époque, en effet, Bassac n'était qu'une province cambodgienne. Affranchi un siècle plus tard, ce triste royaume n'a pas tardé à perdre de nouveau son indépendance. Il a été absorbé, comme les derniers débris du Cambodge étaient me¬ nacés de l'être, par la puissance la plus jeune et la plus vivace de l'Indo-Chinc. Lorsqu'on observe la ressem¬ blance frappante qui existe entre la civilisation laotienne et la civilisation siamoise et l'identité presque complète des deux langues, on demeure convaincu qu'une conquête récente n'a pu seule entraîner un pareil résultat, et qu'il faut attribuer aux peuples groupés sur les bords du Ménam et du Mékong une origine commune. Peut-être peut-on aller plus loin et considérer les Birmans lixés dans les vallées de l'Irawady, de la Salwen, et les Cambodgiens établis aux embouchures du Mékong comme deux rameaux détachés d'un tronc unique. Dans leurs migrations, les membres do cette famille primitive auraient quitté l'Inde par les montagnes du nord-est et se seraient dirigés vers Je sud en suivant le cours dos ET DANS L'EMPIRE CHINOIS grands fleuves qui sillonnent l'Indo-Ghine. Longtemps errants, ils auraient conservé sur leurs traits des signes visibles de parenté, tout en subissant, comme disent les naturalistes, l'influence du milieu. Les Cambodgiens et les Laotiens parlent des langues dont le mécanisme et le génie, sinon toujours les mots eux-mêmes, se res¬ semblent absolument. M. Aubaret fait remarquer que la langue cambodgienne s'écrit avec les propres caractères de la langue pâli, tandis que les caractères siamois et birmans en différent un peu, quoique se rapportant au même type. 11 ajoute que le bouddhisme pratiqué dans ces trois pays est exactement le môme que celui de Ccylon. On peut en dire autant de celui qui fleurit au Laos. On comprend combien la plus ambitieuse des puissances indo-chinoises avait de chances pour s'as¬ similer définitivement toutes ces populations, à la seule condition d'être la plus forte. Elle trouvait la plupart de ses lois et do ses usages en vigueur chez les vaincus,. La religion, qui a imprimé sur l'architecture de ces pays un cachet uniforme, s'est emparée également de toutes les manifestations de la vie. Les fêtes ont lieu aux mômes époques dans toutes les contrées riveraines , du Mékong, et présentent le même caractère mi-parti religieux et profane. Pendant notre séjour à Bassac, nous vîmes un matin les bonzes affluer sur la place du village et se diriger vers le palais du roi. Tous les ans, à pareil jour, distribution leur est faite d'un vêtement nouveau. M. de Lagrêe, voulant associer la commission à cette pieuse aumône, fît porter dans la salle du trône, ou le clergé était réuni, deux chandeliers en cuivre, qui furent reçus avec enthousiasme. Les desservants des 6 VOYAGE EN INDO-C1I1NE doux pagodes principales, oubliant la gravité de leur caractère, essayèrent de se les arracher, et le roi, forcé d'intervenir, décida que chacune des pagodes possé¬ derait un des chandeliers objets de la discussion. Dans la journée, des régates magnifiques présentèrent un véritable intérêt. Les'pirogues, appartenant aux pago¬ des et construites spécialement en vue de ces joutes nau¬ tiques, étaient pavoisées, munies d'un orchestre primitif, tambour, tam-tam, orgue en bambou, et montées par de vigoureux gaillards qui venaient soutenir l'hon¬ neur de la paroisse. La plus longue, faite d'un seul trôné d'arbre, avait 26 mètres et contenait soixante rameurs. L'équipage était exclusivement composé de sauvages, tous tributaires du roi de Siam et compris dans la cir¬ conscription de Bassac. Vêtus d'un étroit morceau de cotonnade noué autour des reins, ils semblaient occuper beaucoup les femmes; ils n'avaient pour tout ornement qu'une blonde couronne découpée par elles dans des feuilles de maïs, ornement qui faisait ressortir la couleur noire de leur chevelure longue et soyeuse. Trois jeunes sauvages, habillés et encapuchonnés de rouge, comme nos anciens bouffons de cour, se livraient, au milieu do leurs frères courbés sur les pagaies, à je ne sais quelle danse bizarre. Gomme leurs pieds ne pouvaient quitter le fond de la pirogue, les pas étaient remplacés par des contorsions de bras et de hanches entremêlées de gestes obscènes exécutés en cadence et fort goûtés des assise tants. Après les courses, des lutteurs entrèrent dans la lice en face de la tribune ,du roi. La tête petite, la poi¬ trine énorme, tels que l'on représente les combattants- armés du ceste, ils se provoquèrent longtemps avant de ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 99 s'élancer l'un sur l'autre ; enfin, bondissant ensemble, ils roulèrent dans la poussière avant que l'œil eût pu les suivre. Le roi accorda un tical, un peu plus de 3 francs, à chacun d'eux, et voulut bien recevoir ensuite les présents en nature que tous les gros personnages lui offraient à lui-même, suivant l'usage. Ces lutteurs, ou plutôt ces boxeurs, car ils ne s'épargnent pas les horions, sont astreints à ce rude service. Je ne me suis pas assuré du fait à Bassac ; mais'je connais au Cambodge tel village dont la corvée consiste à fournir des eornacs aux élé¬ phants royaux, et tel autre qui est imposé d'un certain nombre de boxeurs. Le soir, des fusées partirent de tous côtés, des bambous chargés de poudre produisirent de violentes détonations. Des lampions flottants aban¬ donnés au courant du fleuve scintillèrent dans l'eau comme des étoiles tombées, et de grands radeaux illu¬ minés , véritables bateaux de feu, descendirent sans pilote, tournant sur eux-mêmes à chaque tourbillon. Dans l'intérieur des cases, des réunions nombreuses, animées par de copieuses libations d'eau-de-vie de riz, écoutaient des chanteurs convoqués par le maître de la maison, et qui se faisaient accompagner sur un orgue en bambou ou une lyre monocorde. Il y a dans le réper¬ toire des Laotiens un certain nombre d'anciennes chan¬ sons; mais le plus souvent c'est par des improvisations que les troubadours charment leurs auditeurs. Les cir¬ constances, les personnes présentes, leur fournissent des sujets; tantôt gais et railleurs, tantôt romanesques et tendres, ils prennent quelqu'un à partie dans le cercle qui les entoure. D'une imagination fertile, presque iné¬ puisable, la voix leur manque avant l'inspiration ; ils VOYAGE EN INDO-CHINE sont de toutes les fêtes publiques comme de toutes les réjouissances de famille. J'ai vu un de ces'poètes d'amour s'adressant à une jeune fille commencer par les accents les plus doux, les plus discrets et les plus chastes, s'ani¬ mer par degrés pour atteindre en finissant des notes tel¬ lement aiguës que la belle fuyait en rougissant. La musi¬ que vocale ou instrumentale semble d'ailleurs absolument dans l'enfance. A nos oreilles d'Européens,. tous les airs paraissaient être un même récitatif monotone dont les finales étaient uniformément prolongées. Il n'en est point ainsi pour les gens du pays. Ceux-ci font très-bien la différence entre deux chanteurs et deux instrumentistes. Le lendemain, les sauvages avaient regagné leurs forêts, où nous nous proposions d'aller les visiter; la ville rentrait dans son calme ordinaire, et, le roi ayant perdu dans la nuit un grand mandarin, son parent, la cour prenait le deuil. Ce respectable personnage avait fait appeler le médecin de l'expédition; mais les bonzes lui ayant persuadé que les remèdes prescrits étaient contraires aux rites sacrés, il se laissa pieusement mourir. Un bûcher lui fut dressé en grande pompe der¬ rière la pagode royale; les bonzes arrivèrent montés à califourchon sur le cercueil, qui était couvert de fleurs et d'ornements en cire. Quand ils en furent descendus, la bière fut placée au sommet de la pyramide de bois ; chacun s'approcha pour y mettre le feu. Les flammes, mordant le bois sec, montèrent en pétillant. La foule cependant trouvait le spectacle trop long, et les bonzes, à peu près ivres, donnant l'exemple, les assistants s'em¬ parèrent de bambous, se mirent à attiser la fournaise, et s'attaquèrent au cercueil lui-même, qui, presque con- ET DANS L'EMPIRE CHINOIS sumé, s'ouvrit. Les muscles du corps s'étaient contrac¬ tés sous l'action du feu, et je vis au milieu des flammes deux mains se dresser vers le ciel. Ce spectacle lugu¬ bre parut amuser beaucoup les Laotiens. Je iio trouvai plus le lendemain à la place de ce bûcher qu'un peu de cendre et quelques os blanchis. Les corbeaux volaient en tournoyant au-dessus, maudissant dans leur triste langage les chiens qui les empêchaient d'approcher. Ce sont là les enterrements de première classe, et tout le monde ne saurait y prétendre ; les pauvres, les inconnus, sont tout simplement mis en terre à quelques pouces de profondeur. Nous entrions dans le mois de novembre, le fleuve baissait tous les jours, et les rives se bordaient à perte de vue d'une longue frange de sable blanc. Les perpé¬ tuels brouillards de la saison des pluies faisaient place à un rideau transparent de vapeurs. Tandis que nous aspirions avec délices les brises plus fraîches du matin ci du soir, les indigènes grelottaient sous leurs manteaux. Drapés dans ces larges étoffes aux plis flottants et aux couleurs éclatantes, les Laotiens justifient la réputation d'élégance qu'ils ont jusqu'en Gochinchine. Nous jouis¬ sions des changements opérés par les approches de l'hi¬ ver, hiver bien doux qui rappelle nos étés d'Europe. Les forces nous revenaient à mesure que les feuilles tom¬ baient des arbres, et deux excursions furent résolues. Le courrier de France et les passeports de Pékin ne nous étaient point parvenus. M. do Lagrée chargea M. Garnier de descendre le fleuve jusqu'à Stung-Treng, où nous avions l'espoir qu'il rencontrerait un messager. Le chef de l'expédition, le docteur Joubert et moi,nous 6. 102 VOYAGE EN INDO-CHINE nous préparâmes ù partir pour Àttopéè:. Ce point, situé sur la rivière qui débouche dans le grand fleuve à Stung- Treng, est une sorte de poste avancé dans le pays des de l'est. Les Laotiens n'y vont pas sans répu¬ gnance; ils prétendent que dos fièvres mortelles y déci¬ ment les caravanes. Los marchands chinois établis à Bassac confirment eux-mêmes ce témoignage en ajou¬ tant qu'aucun d'eux n'oserait aller chercher dans cette province l'or qu'elle produit en abondance. Dieu sait cependant ce que braverait un Chinois dans l'espoir de faire quelque profit! Nous écoutions tout ce qu'inspirait à ces braves gens le sincère intérêt qu'ils nous por¬ taient ; mais au Cambodge on nous avait dit du Laos en général tout ce qu'on nous répétait ici d'Attopée, nous croyions avoir acquis le droit d'être sceptiques, et nous partîmes dans deux pirogues qui nous furent fournies par ordre du roi. Après avoir remonté le Mékong pendant quelques heures, nous fîmes halte pour la nuit dans la pagode de Vat-sei. Un cordial accueil nous y attendait ; nous étions sans le savoir les bienfaiteurs de l'établissement. Vat-sei avait obtenu l'un des chandeliers offerts récemment par M. deLagrée. Nos nattes furent étendues sur les dalles du sanctuaire, et nous nous endormîmes au bruit de l'office du soir, psalmodie généralement monotone, quelque¬ fois interrompue par une note aiguë, sorte de hurlement qui imprimait un caractère étrange à ces prières inintel¬ ligibles pour nous et non moins incompréhensibles le plus souvent pour ceux qui les récitaient. A côté do quelques passages en langue moderne, le bréviaire con¬ tient un grand nombre de pages écrites en pâli, elles ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 103 bonzes lisent ces dernières sans en saisir le sens, comme certaines femmes de France récitent machinalement un office en latin. Les religieux bouddhistes ne s'en réunis¬ sent pas moins chaque soir pour prier avec une exacti¬ tude édifiante. Nous avons couché bien souvent dans ces caravansérails qui sont à la fois la maison de Dieu et colle des voyageurs ; jamais 011 no nous a fait grâce d'une antienne, les bonzes pourraient rendre des points à maint chapitre de chanoines. Au delà du village de Yat-sei, le Mékong ne tarde pas à se resserrer. Les montagnes dont il baigne le pied 110 lui laissent guère plus de 300 mètres de largeur. Cet étranglement brusque 11'augmente pas sensiblement la rapidité des eaux, mais la profondeur en devient effrayante. De gros singes nous escortaient sur la rive, et grognaient familièrement en recevant des bananes. Le Sé-don, jolie rivière où nous entrâmes après un jour et demi de navigation, coule doucement à travers uii ■ véritable jardin. Des plantations de coton et de tabac des champs de courges et de patates dans lesquels, viennent le matin et le soir picorer des paons sauvages > entourent les cases, cachées derrière de hautes touffes de bambous. Le roi de Bassac nous avait informés qu'une lettre de lui à ses chefs de village nous précédait, leur ordonnant de nous fournir vivres et moyens de transport. Cette lettre du roi n'était point parvenue. Quand les premiers rapides du Sé-don nous forcèrent à débarquer, les autorités subalternes refusèrent de nous procurer des éléphants ; prières, menaces, exhibition du passeport siamois, rien n'y fit, il fallait un ordre hiérar¬ chique du gouverneur de la province. Pour ne pas per- 104 VOYAGE EN INDO-CHINE tire Je temps, nous partîmes à pied après avoir envoyé un courrier à Bassac. Nous avons appris plus tard que plusieurs jours de cangue avaient puni le fonctionnaire mal disposé pour nous. L'aspect du pays était loin de répondre à ce que faisait présager la zone peu profonde qui bordait le cours d'eau. Il était couvert de grandes herbes et de grandes forêts, inculte et généralement in¬ habité. Il en est presque partout ainsi dans le bas Laos. Au-dessus de la première chute du Sô-don, cataracte d'une quinzaine de mètres et d'un assez beau caractère, la rivière redevient navigable; nous eûmes hôte d'en profiter. Le retentissement de notre colère de la veille nous avait devancés dans les villages, et l'on mit des pirogues à notre disposition sans même demander à voir nos papiers. Nous parvînmes ainsi aux limites du terri¬ toire de Bassac, et à l'entrée de la province de Kantong- niaï nous trouvâmes préparé pour nous un logement confortable. Le gouverneur de Kantong-niaï était un petit vieillard de soixante-quinze ans, à la physionomie maligne, pour ne pas dire méchante. Il se fit lire la lettré de Siam, en prit copie, et, avant de nous autoriser à continuer notre voyage, ne manqua pas de nous faire, au sujet de la France,mille questions saugrenues. Nous étions attendus avec impatience dans la province voisine, celle de Simia. On nous conduisit à notre arrivée vers une charmante petite case, construite exprès pour nous en bambous et en feuilles toutes fraîches encore. Les enfants et les femmes, qui se faisaient une fête de nous voir, avaient conseillé cette attention dans l'espoir de nous retenir au moins un jour entier ; mais nous nous ET DANS L'EMPIRE CHINOIS étions façqnné un cœur absolument insensible, et nous 110 prîmes à Simia que deux heures de repos. Les auto¬ rités, déçues dans leur curiosité, blessées dans leur amour-propre, firent transporter nos minces bagages en nous laissant nous-mêmes à pied malgré nos réclama¬ tions. La terre est stérile, la pierre se montre partout à fleur de sol et ne laisse croître qu'une herbe rare et brûlée par le soleil. A midi, la chaleur était accablante ; je sentais comme des aiguilles de l'eu qui m'entraient dans le crâne en provoquant une sorte d'étourdissement continu. Le soir et le matin seulement, nous pouvions respirer. Une nuit, le thermomètre étant descendu à 12 degrés au-dessus de zéro, nous nous réveillâmes grelottant de froid. Quelques rizières .isolées, établies dans des quartiers de forêt incendiés, se montraient de loin en loin, cul¬ tivées par les sauvages. Pour se mettre à l'abri des animaux féroces, les propriétaires de ces misérables champs ont élu domicile à cinquante pieds en l'air. Ils ont construit au sommet de grands arbres, en partie dé¬ couronnés de leurs branches, des cases grises qui res¬ semblent à de vastes nids d'oiseaux de proie. Us arri¬ vent chez eux par des échelles longues, étroites et pliantes. En cheminant à travers ce triste pays, nous rencontrâmes un troupeau de buffles : à la vue du dra¬ peau français porté par,un indigène, ces animaux s'ému¬ rent; déjà ils se disposaient à commencer la charge, quand on s'empressa de dérober les trois couleurs à leurs yeux. Ils sont d'ailleurs beaucoup moins farouches au Laos qu'en Cochinchine. Dans notre colonie, môme aux environs de Saigon, la vue d'un Français les exas- VOYAGE EN INDO-CHINE père, comme s'ils ressentaient l'injure de la conquête plus vivement que les Annamites. Nos Laotiens refu¬ saient à tout moment dé marcher, il fallait les pousser en avant. Ils sont cependant capables de faire de longues courses à pied; mais le temps n'a pas de valeur à leurs yeux. Ils aiment à se reposer souvent au bord d'un ruisseau pour fumer une cigarette, fabriquer une chique de bétel. Marcher sans trêve, comme nous les forcions à le faire, cela dérangeait toutes leurs habitudes. Ils le témoignaient par des murmures, par des ruses tou¬ jours déjouées, par des mensonges toujours découverts' et qu'ils ne renouvelaient pas moins avec une candeur entêtée, afin d'obtenir des haltes plus fréquentes. Saravanc, chef-lieu d'une troisième province, s'an¬ nonça enfin de loin par les angles relevés du triple toit de ses pagodes. Des sauvages étaient occupés à pré¬ parer nos logements, deux maisons étaient déjà prêtes; nous les dispensâmes d'achever les autres. Les grands mandarins ne voyageant jamais sans une suite nom¬ breuse d'hommes, de femmes et d'éléphants, le gouver¬ neur s'attendait à voir derrière nous cent cinquante Français, et faisait construire pour eux des casernes. La modestie de notre équipage, modestie conforme à l'exi¬ guïté de nos ressources aussi bien qu'à nos habitudes et à nos goûts, a toujours étonné nos hôtes et les a fuit souvent, au premier abord, douter de notre rang. Le village était considérable, agréablement situé sur les . bords du Sé-don, et ombragé par une foule de grands I arbres régulièrement plantés. Les cases étaient nom¬ breuses et soignées; mais ce qui nous surprit surtout, ce fut de trouver dans ce coin perdu des possessions ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 107 siamoises une pagode Comme nous n'en avions pas encore rencontré depuis le Cambodge. Elle était con¬ struite en briques blanchies à la chaux et couverte de plusieurs toits superposés. La façade, un peu resserrée, était précédée d'un porche soutenu par quatre colonnes élancées d'inégale hauteur et réunies au sommet par un feston en bois sculpté. Plus loin, au milieu d'un petit étang,.s'élevait sur pilotis un second édifice dans le même goût et surchargé extérieurement de dorures. On y arrivait par une longue chaussée en bois Un peu dé¬ gradée, dont la dernière planche avait été retirée à des¬ sein. Ce mystérieux sanctuaire, où les bonzes ne con¬ sentirent pas sans peine à nous introduire, était la biblio¬ thèque des livres sacrés. Ces livres étaient là, déposés sur do riches étagères, enveloppés dans d'ôléganis étuis recouverts de soie et dormant d'un sommeil ininter¬ rompu, car pas un de ces religieux 110 pourrait en déchiffrer le texte pâli, d'ailleurs entourés de respect- et préservés par l'eau qui baigné les pieds de leur palais des deux grands fléaux du pays, le feu et les fourmis blanches. Dans les villages do ces contrées, les pago¬ des, édifices en briques, tranchent par un air de richesse et de solidité relatives sur les cases on bois qui les en¬ tourent; bâties au centre d'un vaste préau, elles sem¬ blent tenir à distance les habitations profanes. C'est toujours près d'elles que l'on trouve les plus beaux co¬ cotiers, les palmiers les plus hauts, les aréquiers les mieux venus. A l'ombre de ces arbres s'abrite la bonzei'ic, où les enfants viennent apprendre à lire et à écrire. Comme dans l'ancienne Europe, la culture et L'ensei¬ gnement des lettres sont au Laos le monopole du VOYAGE EN INDO-CHINE clergé ; la littérature proprement dite n'existe guère d'ailleurs, et l'on a fait ses humanités quand on a lu et entendu expliquer un certain nombre de livres boud¬ dhistes. Les bonzes qui passent leur vie entière sous l'habit jaune, soumis aux pratiques austères imposées par la régie, no sont pas fort nombreux. La plupart des jeunes gens qui remplissent les pagodes y font des, retraites plus ou moins prolongées, suivant leurs convenan¬ ces, mais dont la durée n'est pas inférieure à trois mois. Cet usage est suivi par quiconque se respecte. Le roi du Cambodge s'est revêtu du froc et s'est rasé la tète; celui de Siarn lui-même est entré en religion avant de monter sur le trône. J'ai vu le fils d'un mandarin re¬ noncer pour un temps au monde, et j'ai pu admirer la facilité avec laquelle ou est admis dans le couvent. Lo postulant, vêtu de blanc, suivi de ses parents et de ses amis, se présenta devant les bonzes réunis en conseil, déposa ces offrandes qui, obligatoires dans mille cir¬ constances de la vie, viennent à l'appui d'une prière ou d'un placet, servent de caries do visite, et constituent en ce pays un rude impôt pour les gens pauvres. La pre¬ mière chose à faire quand on veut obtenir d'un homme en place, qu'il soit chef do village, grand mandarin, gouverneur de province ou roi, un acte de faveur, même de justice, C'est de lui envoyer un panier de vo¬ lailles, un quartier de,buffle ou de cochon. Les bonzes, qui vivent grassement d'aumônes, n'ont garde délaisser se perdre un tel usage, et mon novice, s'y étant conformé, lut reçu. Dans l'examen qu'il eut à subir, on parut s'inquiéter bien plus de la,santé de son ET DANS L'EMPIRE CHINOIS corps que de l'état de son âme. II affirma qu'il 11'avait jamais été ni fou ni lépreux, qu'il était autorisé de ses parents et muni de tout ee qui doit composer la garde- robe et le mobilier du moine bouddhiste, un froc jaune, une natte et une marmite en cuivre. Cela fait, le vieil homme s'évanouit, et les assistants s'inclinèrent devant le nouveau phra, le saint presque divinisé. On ne lui adressa plus la parole que dans une langue particulière dont les termes étaient haussés au ton de la plus extra¬ vagante hyperbole. Le froc jaune, si respecté de tous, inspire à ceux qui le portent, même à ceux qui s'en sont revêtus hier pour le quitter demain, une sorte d'insolence bizarre. Les re¬ ligieux bouddhistes prêtent leur ministère à qui les appelle et à qui les paye; mais ils n'ont pas charge d'âmes. •Sans responsabilité envers le ciel, ils sont sans amour pour le prochain. Ils abusent de leurs nombreux privi¬ lèges, traitent presque d'égal à égal avec les grands de la terre, et méprisent les petits. La plupart des jeunes bonzes mettent d'ailleurs facilement en oubli les prescriptions de la règle monastique. Quelques-unes, il fautbien l'avouer, sont gênantes à l'excès. Bouddha défendait à ses disciples de toucher une femme, de lui parler dans un lieu secret, de s'asseoir sur la même natte qu'elle, démonter dans une barque qui lui aurait servi; il redoutait tellement pour ses religieux l'influence du sexe féminin qu'il allait jusqu'à leur interdire d'user jamais dans leurs voyages d'une jument ou d'un éléphant femelle. Le calendrier bouddhiste est fertile en grandes fêtes. Tout le monde était en liesse à Saravane, et les bonzes, auxquels les fidèles sont contraints pour se sauver, de 7 VOYAGE EN INDO-CHINE procurer des ripailles, déjeunèrent longuement le lende¬ main de notre arrivée. Dans l'après-midi, une procession fit plusieurs fois le tour de la pagode. Elle rappelait à s'y méprendre les cérémonies catholiques de même na¬ ture. Les bonzes marchaient devant, portant emblèmes et bannières ; les laïques venaient ensuite, et enfin, fer¬ mant la marche, apparaissaient les femmes, en grande toilette et en grand chignon, les mains pleines de fleurs. Nous échangeâmes les visites de rigueur avec les au¬ torités. Après l'inévitable communication de la lettre de Siam, magique talisman qui nous ouvrait toutes les portes, le gouverneur nous promit six éléphants en s'excusant de ne pouvoir nous en procurer davantage ; il était obligé d'en emmener quinze dans sa visite annuelle à toutes les pagodes de sa province, visite qu'il allait commencer le lendemain. Six éléphants suffisaient à nos besoins. Une sorte de siège étroit et long comme un berceau d'enfant, posé sur plusieurs peaux de bœul's bu de cerfs, était maintenu sur le dos de nos bêtes par une forte sous-ventrière en rotin. Quand nous partions d'un village ou que nous y arrivions, des échelles appli¬ quées à ces murailles vivantes facilitaient l'ascension et la descente ; il n'en était pas de même dans les haltes en forêt. Les éléphants, très-bien dressés, se couchaient sur l'ordre du cornac. On eût dit un mont affaissé sur lui-même ; les autres se bornaient à lever le pied de de¬ vant de façon à former une sorte d'escabeau d'où l'on arrivait comme on pouvait jusqu'à sa place. Le cornac, à califourchon sur le coude sa bête, laissait pendre ses jambes derrière les grandes oreilles de l'éléphant, sem¬ blables à d'énormes éventails toujours en mouvement. ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 111 La parole suffisait le plus souvent pour conduire ces intelligents animaux; mais il fallait quelque¬ fois recourir à un Croc en fer qu'on leur enfonçait dans la peau du crâne assez avant pour faire jaillir le sang. En quittant Saravane, nous avons traversé deux fois le Sé-don, profondément encaissé. Nos éléphants, pour descendre les hautes berges de la rivière, eurent à s'engager dans un sentier à pic à peine aussi large que leurs pieds. Quand la terre était trop meuble, ils raidis¬ saient les jambes de devant, laissaient traîner celles de derrière de façon à toucher le sol des cuisses, presque du ventre, et glissaiënt jusqu'au bas du précipice sans perdre un instant ni leur sang-froid ni l'équilibre. Quand ils débouchent ainsi d'un défilé, on pourrait les prendre pour un immense bloc de rocher qui se détache et se met en mouvement. Nous venions d'être témoins de leur force, ils nous firent bientôt admirer leur pru¬ dence. Il fallait gravir une colline en suivant le lit d'un torrent desséché, encombré de pierres roulantes. Ils in¬ terrogeaient de l'œil le gros arbre aux racines déchaus¬ sées ou le rocher surplombant, ils scrutaient la touffe d'herbe comme le grain de sable, et n'avançaient pas d'une ligne sans s'être assurés que le terrain pouvait les porter. Dans certains endroits difficiles, ils mettaient une heure à faire un kilomètre ; mais ils ne chancelaient jamais. Quand la forêt eut remplacé les rizières, nous ces¬ sâmes de rencontrer des villages pour nos haltes du soir ; il fallut emporter avec soi les provisions de plusieurs jours. Nous marchions par des chemins qui auraient rebuté le cheval le plus agile et le plus vigoureux, nos 113 VOYAGE ÈN INDO-CHINE montures faisaient des prodiges de force et d'adresse. Parvenus enfin, non sans peine, au sommet d'une rampe escarpée, nous découvrîmes à nos pieds, à travers le feuil¬ lage,une nappe d'eau où des montagnes boisées réfléchis¬ saient leurs formes arrondies. Nous la prenions déjà pour un de ces lacs magnifiques qui sont l'ornement souvent décrit des forêts vierges ; mais nos Laotiens nous détrompèrent, c'était la rivière d'Àttopée. Nous avions passé de longs jours auprès de son em¬ bouchure à Stung-Trcng ; c'était une ancienne connais¬ sance, et nous voulûmes nous reposer sur ses rives. L'idée de cette halte fut bien accueillie pour plusieurs raisons : l'allure des éléphants est très-fatigante ; ce n'est, à proprement parler, ni le roulis ni le tangage, c'est un mélange de ces deux horribles choses, compli¬ qué, au moindre bruit suspect, d'une réaction brusque et violente. Ces animaux, une fois domestiqués et quand ils ne sont pas spécialement dressés pour la guerre, sont timides comme des lièvres. J'en ai monté un qui, malgré ses formidables défenses et ses proportions co¬ lossales, fit un écart en apercevant un petit chien. Dans la forêt que nous avions à traverser pour arriver au bord de l'eau, ils rencontrèrent de plus sérieux motifs d'effroi : nous passâmes auprès de la bauge d'un rhino¬ céros, un tigre croisa notre sentier. Nous nous trouvions en effet dans un quartier où abondent les animaux fé¬ roces, et nos guides paraissaient fout aussi effrayés que nos montures. M. de Lagrée n'en donna pas moins l'ordre de faire halte. Nous choisîmes pour y établir notre campement le lit desséché d'un torrent qui se jette, pendant la saison des pluies, dans la rivière d'Attopée. ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 113 Nos Laotiens, toujours enclins à s'arrêter, résistèrent cette fois énergiquement. Ils ne cédèrent à notre volonté qu'après nous avoir fait promettre, précaution aussi impertinente qu'inutile, de ne pas nous battre , de ne pas jurer et de ne pas nous livrer à des discussions bruyantes. Pour plus de sûreté, ils élevèrent ensuite, avec des branches arrachées aux arbres, un petit autel à Bouddha. En règle avec le ciel, ils songèrent à pren¬ dre les mesures commandées par la prudence humaine, et allumèrent de grands feux autour du camp. Nous pénétrâmes nous-mêmes sous notre abri de feuillage, rendu nécessaire en cette saison par l'abondance de la rosée, et nous nous étendîmes sur nos nattes après avoir renouvelé l'amorce de nos armes. Quant à nos guides, nos cornacs et nos porteurs de bagages, ils fumaient leurs cigarettes, causaient à voix basse, mais étaient trop prudents pour fermer l'œil. Lorsque, après une pénible journée de marche, je retrouvai, sous la vivi¬ fiante influence d'une nuit fraîche, l'entière possession de moi-même, ma pensée se reporta tristement vers la France, dont aucun écho n'était parvenu jusqu'à nous depuis six mois. Ma vie nomade au milieu des forêts silencieuses, les émotions puisées dans un commerce intime avec cette grande nature, me remplissaient de joies inconnues en me laissant relativement aux chers intérêts de la patrie et de la famille ces tortures de l'incertitude dont les pointes s'enfonçaient cha¬ que jour plus acérées dans mon cœur. Tandis que je m'efforçais de contempler à travers les branches entre¬ lacées du gouvbi les étoiles qui scintillaient dans un ciel pur, je voyais passer devant mes yeux comme des eau- chemars tous les fantômes sinistres qui, sous les foi'mes horribles de la guei*re et de la mort, avaient peut-être dans l'espace d'une demi-année humilié la France ou ravagé le foyer paternel. Le courrier que nous allions recevoir nous apporta la nouvelle de Sadowa. Malgré les craintes exprimées la veille par nos Lao¬ tiens, aucune alerte ne troubla la nuit. Le lendemain, la forêt devint extrêmement difficile. Les sentiers tracés par les éléphants * sauvages, car il n'existe pas d'au¬ tres routes , s'eûtre-croisent sous les bambous , qui font entre les arbres un impénétrable tissu hérissé de piquants. Nos éléphants montrent une surprenante habi¬ leté dans la fatigante besogne d'enfoncer les fourrés, d'arracher les arbres, de les tordre avec leurs trompes ou de les écraser sous leurs pieds. Chacun prend à son tour la tête de la.colonne, obéit ponctuellement aux indications verbales du cornac, comme s'il comprenait sa langue. Un gros arbre empèche-t-il le passage, l'éléphant appuie au tronc son large front, et, sans que l'animal semble faire un effort, l'arbre s'incline, les racines sortent de la terre, sur laquelle il se trouve étendu bientôt sous la pression du pied colossal qui achève de l'abattre. Si l'une de ces lianes immenses suspendues aux grands arbres menace de blesser le voyageur qu'il porte, l'élé¬ phant attire à lui cette sorte de câble monstrueux, le déchire, le rompt comme un enfant ferait d'un fil, et ne s'avance jamais sans avoir ouvert un large passage pour lui-même et pour la charge qui est sur son dos, et dont il semble avoir mesuré la hauteur. Nos animaux eurent à travailler ainsi pendant plusieurs jours. Laborieux et doux, ils ne témoignaient d'humeur que lorsque les VOYAGE EN INDO -CHINE ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 118 » " cornacs, ne se ' boripnt pas à les entraver, jugeaient nécessaire de les attacher. Gela arrivait toutes les fois que nous faisions halte clans des quartiers fréquentés par des troupeaux nombreux d'éléphants sauvages. Ceux- ci en effet, rougissant, dit-on, pour leur race, de voir leurs frères asservis, ne manquent jamais, quand ils les rencontrent, de briser leurs liens et de les contraindre à reprendre, en se joignant à eux, leur vie errante au sein des forêts sans limites. Nos animaux, mécontents, dépités, frappaient leur trompe contre terre avec un bruit sonore ou bien imitaient ces vibrations aiguës et métalliques qu'obtient un sonneur inexpérimenté souf¬ flant clans un cor de chasse. Là s'arrêtait toujours leur colère, qui semblait n'être qu'une protestation timide. Nous arrivâmes enfin sur la lisière des bois, et nous vîmes dans le lointain une chaîne de montagnes pelées. C'était la haute barrière naturelle qui a empêché les An¬ namites de se répandre dans le Laos en les parquant au bord de la mer. Nous avions atteint le point où la rivière d'Attopée, qui a probablement sa source clans ces mon¬ tagnes, commence à devenir navigable. Un gros village s'est élevé en cet endroit, et nous y prîmes vingt-quatre heures de repos. Un mandarin siamois, collecteur d'im¬ pôts, qui s'y trouvait en même temps que nous, s'em¬ pressa de nous rendre visite, et se montra fort recon¬ naissant d'une pipe on terre que lui offrit le chef de l'expédition et dont le fourneau représentait une tète de zouave. La rivière d'Attopée est fort jolie et rappelle certaines rivières de France. Elle coule rapide entre des forêts magnifiques et profondes. Nos légères piro¬ gues , emportées sans bruit par le courant, n'ef- 116 VOYAGE EN INDO-CHINE frayaient pas les animaux sauvages qui venaient au bord de l'eau chercher la fraîcheur et l'ombre. Les san¬ gliers, les cerfs et surtout les paons réveillaient nos instincts de chasseur; et notre table, si souvent dé¬ garnie , aurait fait envie parfois aux chevaliers du moyen âge. La rivière d'Attopée nous avait été signalée comme un autre Pactole. On trouve en effet de l'or dans le sable de son lit et de ses rives ; mais le soin de le rechercher a été laissé aux sauvages. J'ai vu sur un banc do sable récemment abandonné des eaux un petit village improvisé par les malheureux qui se livrent à cette in¬ dustrie. Ils logent dans des huttes en bambou deux fois grandes comme des niches à chiens, dont elles ont à peu près la forme. Chacune de ces cabanes est habitée par une famille. Plusieurs générations de femmes y étaient accroupies, depuis la vieille aux longs cheveux blancs qui retombaient sur ses maigres épaules enxen- cadrant ses joues creuses jusqu'à la petite fille qui suçait avec sécurité la mamelle rebondie de sa mère, un peu effrayée de notre visite. Quant aux hommes, ils ne l'avaient pas attendue, et, du plus loin qu'ils nous avaient aperçus, ils s'étaient hâtés de prendre la fuite. Désirant voir d'autres établissements de sauvages, nous nous avançâmes dans l'intérieur sous la conduite d'un Laotien. M. de Lagrée fut pris d'un de ces violents accès de fièvre qui commencent par glacer le sang dans les vei¬ nes et finissent par y faire couler du feu. Nous fîmes aussitôt requérir dans un village voisin les couvertures en feutre, les manteaux, les langoutis, tout ce qui pou¬ vait servir à ramener la chaleur dans son corps refroidi, ET DANS L'EMPIRE CHINOIS et après deux heures d'inquiétude mortelle nous acquî¬ mes la certitude que la vigoureuse nature de notre chef l'emporterait sur le mal. Nous le laissâmes reposer, et nous pûmes continuer notre voyage. Il fallut marcher longtemps dans les jungles, traverser des cours d'eau larges et profonds sur de minces troncs d'arbres, ponts primitifs qui n'avaient pour tout parapet qu'une liane flexible. A la vue d'un misérable caravansérail enfoui dans les broussailles, nous reconnûmes que nous étions arrivés. Il ne se forme pas en effet, dans ces pays où l'hospitalité est la première des lois parce qu'elle est le premier des besoins, un groupe de dix habitants sans que ceux-ci n'élèvent un abri pour les voyageurs. Chez les Laotiens, à défaut d'une autre case, c'est la pagode qui sert d'auberge ; mais les sauvages n'ont pas de pa¬ godes. Ils croient aux fées et aux génies, lesquels n'ha¬ bitent pas dans les temples. Autour du village où nous nous trouvions régnait, une palissade destinée à écarter les esprits malfaisants ; elle ne résisterait pas au coup de pied d'un homme en chair et en os. Un morceau de bambou couvert d'inscriptions et do conjurations pen¬ dait au-dessus de notre porte. Les cases étaient dispo¬ sées en demi-cercle. Nous en avons compté soixante-dix ou quatre-vingts, toutes bâties sur un modèle identique et le plus simple qu'on puisse imaginer. Elles ont 2 mè¬ tres de largeur, 2 mètres de hauteur et 3 mètres de pro¬ fondeur environ. Deux portes étroites et basses se cor¬ respondent dans les pignons. Ces pauvres demeures sont perchées sur des poteaux qui ménagent aux poules et aux porcs une habitation commode au-dessous de la famille qu'ils doivent nourrir, Ici ce sont les femmes qui 7, 118 VOYAGE EN INDO-CHINE se sont enfuies à un signal de leurs maris. Nous ne trou¬ vons plus que les aïeules. Au village des chercheurs d'or, nous les avions vues mélancoliquement assises sur le seuil de leur porte ; leur âge les fait considérer comme n'appartenant plus à aucun sexe. Les hommes sont en général grands et hien faits ; leur front proéminent est encadré de cheveux longs qu'ils laissent retomber en désordre ou tordent derrière la tête, La pointe du nez descend très-bas, et lés ailes sont fortement relevées,- Les Laotiens au contraire ont le nez court et coupé en biseau. En somme, le type de ces derniers serait moins agréable que celui do leurs tributaires, si ceux-ci n'avaient pas la véritable expression sauvage empreinte surtout dans leurs yeux timides, hagards, rendus stu- pides par l'étonnement. Ces sauvages ont des habitudes d'élégance qui sont peut-être d'anciens souvenirs. Ils portent des bracelets de fil de laiton, des colliers de verroterie, et se font aux oreilles une ouverture assez large pour pouvoir y passer de gros cylindres on bois. Ce dernier usage n'existe chez les Laotiens qu'a un moindre degré. Jadis le plus puissant roi du Laos, le. seul qui semble avoir vraiment mérité ce titre, faisait consister sa gloire dans le diamètre extraordinaire de ces vides obtenus peu à peu dans le lobe inférieur de ses oreilles. On se servait pour la première fois d'un petit poinçon d'or qui restait un mois dans la chair. On en introduisait successivement d'autres, ayant soin d'en augmenter la grosseur jusqu'à ce que l'extrémité des oreilles tombât enfin sur les épaules. Les sauvages ne craignent pas aujourd'hui de se donner un luxe jadis exclusivement réservé au roi, ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 119 Quelle est l'origine cle ces tribus que nous avons trou¬ vées partout juxtaposées aux Laotiens le long du Mé¬ kong? Dans un voyage aussi rapide que le nôtre, il était impossible de se livrer à un travail ethnographique approfondi. Pour arriver à un résultat scientifique, il aurait fallu séjourner longtemps au milieu des tribus, gagner la confiance de quelques sauvages intelligents et causer avec eux. Les moyens d'ailleurs nous manquaient. Nous ne faisions que passer, et nous n'avions pas d'in¬ terprète qui comprit les différents idiomes des peu¬ plades. C'est donc à peine s'il peut nous être permis de hasarder des conjectures. Les Laotiens n'occupent sur les deux rives du fleuve , et surtout sur la rive gauche, qu'une lisière fort étroite. Entre leurs villages et la grande chaîne qui borde l'empire annamite , de nombreuses tribus sont dispersées dans l'intérieur,, depuis le Tonkin jusqu'à nos provinces de la Basse-Cochinchine, dont quel¬ ques-unes comprennent môme dans leurs limites admi¬ nistratives plusieurs campements de sauvages. Les tribus qui avoisinent les Laotiens, et qui relevaient probablement jadis des souverains du Laos, ont pris le parti de se soumettre au roi de Siam ; elles lui payent une légère redevance/Cette vassalité, purement nominale ou peu s'en faut, est compensée par certains avantages très-réels. Ainsi ces pauvres gens n'ont plus rien à craindre des incursions des marchands d'esclaves, qui se livrent sur le territoire des tribus indépendantes à une véritable traite. Au Cambodge et probablement aussi à Siam, comme au Laos, il existe plusieurs caté¬ gories d'esclaves, les esclaves pour dettes, les esclaves VOYAGE EN INDO-CHINE du roi et les esclaves des pagodes. L'esclavage pour dettes n'est pas, à proprement parler, un esclavage. C'est une aliénation temporaire de la liberté. Quand on ne peut pas solder une somme dont on se reconnaît débi¬ teur, on se livre soi-même à son créancier ou bien on lui livre un de ses enfants. Le travail fourni par l'esclave équivaut aux intérêts de la dette , mais l'on n'est libéré que parle payement du capital entier. Si l'on est mécon¬ tent de son maître, on emprunte pour le rembourser, et l'on passe parce seul fait sous une domination nouvelle. L'esclave du roi est réellement esclave, qu'il soit pris à la guerre ou qu'il soit réduit à cet état par un jugement. L'homme 'qui, poursuivi pour un délit ou pour un crime, cherche un refuge dans une pa¬ gode, est protégé par le droit d'asile, à la condition de devenir esclave ou plutôt bonze à perpétuité. Le vé¬ ritable esclavage dans toute l'horreur du mot, l'escla¬ vage sans autre cause qu'une indigne capture, sans autre issue que la mort ou l'évasion, n'est appliqué qu'aux sauvages. Ceux-ci, tombés dans un piège ou forcés comme des bêtes fauves par les chasseurs d'hommes, sont arrachés à leurs forêts, enchaînés et conduits sur les places principales du Laos, de Siam et du Cambodge. A Pnom-Penh, la capitale actuelle de ce dernier royaume, ils sont particulièrement recherchés et payés plus cher que les esclaves de race annamite ou cambodgienne. Ils valent là 800 francs, tandis que le Cambodgien n'est guère estimé au delà de 500, et qu'on ne donne pas plus de 200 francs d'un Annamite. La différence dans les con¬ ditions de l'esclavage entre bien pour quelque chose dans la différence de valeur ; mais c'est surtout au degré de ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 121 confiance que le maître peut placer dans la probité de l'esclave, suivant la race à laquelle il appartient, qu'il faut attribuer un aussi grand écart dans les prix. Les Annamites d'un côté, les Laotiens et les Cambodgiens de l'autre, se livrent à ce honteux trafic. Lorsque j'in¬ terrogeais un mandarin sur la valeur des principales marchandises dans son village, il ne manquait jamais, après m'avoir parlé du riz, du coton ou de la soie, de mentionner les esclaves, dont le prix varie comme celui des autres choses, suivant les lois de l'offre et de la de¬ mande. Les jeunes filles belles et vierges sont vendues aux gens riches, qui achètent une maîtresse aussi cher qu'un éléphant de luxe. Parmi les tribus qui ont préféré les chances de leur existence presque nomade à la sécurité fondée sur un vasselage peu gênant, quelques-unes, devenues féroces, poursuivent les étrangers de leur haine, et les frappent de leurs flèches empoisonnées. Sur la rive gauche du Mékong, à la hauteur du Tonkin, les Laotiens, si con¬ vaincus cependant de leur supériorité, nous avouaient que cent d'entre eux n'oseraient pas se mesurer avec dix de ces farouches enfants des forêts. Ceux-ci usent d'ailleurs de représailles, et trafiquent aussi à l'occasion de la liberté de leurs ennemis. J'ai vu un Annamite des envi¬ rons de Tourane, pris par les sauvages des montagnes, vendu, revendu et devenu, en fin de compte, la propriété d'un mandarin laotien. Ces tribus portent un grand nombre de noms différents. Dans la partie inférieure el moyenne du bassin du Mékong, on remarque les Mois, lesGhiâmes, anciens habitants du royaume de Tsiampa et qui professent la religion musulmane, les Stiengs, les 122 VOYAGE EN INDO-CHINE Penongs, les Guys, les Charaïs ou Giraïes, etc. Ce sont, là peut-être les anciens possesseurs du sol, battus et chassés dans les bois par les envahisseurs établis sur les bords des grands fleuves et des rivières principales. Des différences radicales séparent du cambodgien et du laotien les divers idiomes sauvages , idio¬ mes qui paraissent pour la plupart unis entre eux par des traits frappants de ressemblance générale. D'a¬ près les renseignements fournis à M. Mouhot par les Stiengs, chez lesquels il a séjourné, les Chiâmes com¬ prendraient le cliaraï et les Cuys parleraient la môme langue que les Stiengs eux-mêmes. Les tribus qui ont accepté la suzeraineté de Siam ou du Cambodge présen¬ tent une ébauche d'organisation analogue à celle qu'on trouve dans les villages cambodgiens ou laotiens. Celles qui ont tenu au contraire à demeurer indépendantes pra¬ tiquent l'égalité absolue et ne reconnaissent pas de chef. Leurs membres vivent dans une sorte de communisme, partagent la disette ou l'abondance, et se font remarquer par ce défaut caractéristique des enfants et des sau¬ vages, l'imprévoyance, qui est Une des formes de la con- liance absolue dans la nature. Les Charaïs entourent de vénération deux person¬ nages de leur tribu qui portent l'un le nom de roi du feu, l'autre celui de roi de l'eau. Le roi du feu est le plus im¬ portant. Un grand sabre rouillé sans fourreau est le signe do sa puissance, et l'on ne sait pas bien si les respects s'adressent à l'homme ou à la relique. On assure que les rois du Cambodge et de la Gochinehine lui envoient des ambassades périodiques. Il est connu et honoré de toutes les tribus sauvages jusqu'aux frontières de la Chine. Un ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 153 missionnaire qui écrivait au xvii0 siècle l'histoire du Tonkin hésite à comprendre dans les limites de ce royaume, à l'époque où il embrassait la Cochinehine elle-même, les peuplades des montagnes soumises aux rois du feu et de l'eau. Peut-on reconnaître dans ce fait singulier le signe d'une souveraineté ancienne marquant encore, après tant de siècles, la famille dépouillée des vieux rois du Laos? La tribu des Gharaïs, pomme au¬ trefois celle de Juda, cache-t-elle en son sein quelque Joas? Sans écriture et sans mémoire, sans histoire comme sans tradition, les sauvages que nous avons in¬ terrogés en laotien comprenaient peu le sens de nos questions, et refusaient le plus souvent d'y répondre. Attopée, où nous étions arrivés, n'est qu'un petit vil¬ lage d'assez "triste apparence. C'est un des centres prin¬ cipaux du commerce d'esclaves. J'ai vu des barques char¬ gées de ce triste bétail humain descendre la rivière pour rejoindre le Mékong à Stung-Treng et gagner de là le Cambodge. Les malheureux captifs paraissaient plus accablés encore par la douleur que par les fers dont ils étaient chargés. Dans les sentiers de leurs forêts, fuyant au plus léger bruit comme des daims sauvages, tapis comme des bêtes fauves au fond de leur hutte de bam¬ bou et tremblant à notre vue, ils semblaient dans l'é¬ chelle des êtres plus rapprochés de la brute que de l'homme. Ici au contraire, immobiles dans leur étroite prison flottante, laissant errer au hasard leurs regards mornes, ils portaient empreint sur leurs traits ce ca¬ ractère de noblesse qu'un malheur irrémédiable profon¬ dément senti imprime partout à la figure humaine. On peut regretter sans doute qu'un marché public d'esclaves puisse se tenir à Pnom-Penh, à l'ombre de notre pavi- lon ; mais il ne faut pas oublier que nous ne sommes encore que les protecteurs du Cambodge. Notre ingé¬ rence clans les affaires de ce pays ne peut, sous peine de nous créer des périls, s'exercer qu'avec une extrême ré¬ serve. C'est du roi Norodom lui-même qu'il faudra s'ef¬ forcer d'obtenir la suppression de cet odieux usage consacré par les siècles. Les habitants d'Attopce fondent dans de petits creu¬ sets de terre l'or recueilli dans les sables, et envoient annuellement à Bangkok une certaine quantité de ces lingots. Ils s'acquittent ainsi en nature de leur impôt envers Siam. Ici encore, on le voit, le roi de Siam s'est enrichi en feignant de rendre un service. Ses armées ont chassé les bandes de soldats qui, sortis des mon¬ tagnes annamites, s'étaient abattus sur Attopée au mo¬ ment de la révolte des Taysons ', et cette province a été depuis détachée cîu Cambodge. Nous avions hâte de regagner Bassac et de mettre à profit, pour continuer notre voyage vers la Chine, les mois précieux de la saison sèche. A quelques heures au- dessous d'Attopée , sept éléphants nous attendaient ; deux femelles étaient mères, et leurs petits les accom¬ pagnaient. Soixante hommes nous furent donnés pour escorte, ou plutôt nous furent imposés, car il nous ré¬ pugnait d'arracher tout ce monde à sa famille et à ses travaux; mais des voleurs infestaient, disait-on, les forêts que nous allions traverser, et le gouverneur ré-' 1. Montagnards célèbres dans l'histoire de Cochinchine. C'est contre euv que Gia-long demanda et obtint, par l'intermédiaire de l'évêque d'Adran, le secours de Louis XVI, 134 VOYAGE EN INDO-CHINE ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 125 pondait de notre sûreté. On nous annonça un voyage de cinq jours. Nous nous enfonçâmes sous bois, cheminant dans une sorte de bas-fond marécageux où séjournent les eaux qui s'écoulent des montagnes environnantes. Nous eûmes à traverser une foule de ruisseaux; quel¬ ques-uns sont de véritables rivières qui apportent à celle d'Attopée un tribut considérable. Ma monture par¬ tage ses soins entre les sérieuses difficultés de la route et son petit, qu'elle ne perd pas de vue un instant. Celui- ci, espiègle et colère comme un enfant qu'on mène à la promenade malgré lui, hurle et trépigne. A ses cris, la mère devient insensible au fer que le cornac lui enfonce dans le crâne ; elle s'arrête et se retourne pour .calmer son fils ; quand il veut boire, rien ne la déciderait à faire un pas en avant, et le rusé choisit toujours pour demander la mamelle le moment où sa mère, engagée sur la pente d'un précipice, se laisse péniblement glisser sur le ventre. Si l'eau est trop profonde, elle aide son petit du pied et de la trompe, le soutient à la surface. Jusqu'au bout, cet admirable animal ne s'est pas un in¬ stant démenti, remplissant avec tendresse ses devoirs de mère et avec conscience ses devoirs de bète de somme. Quant aux mâles, ils se mettent en frais de galanterie. Ils cachent au plus profond des bois leurs mystérieuses amours; mais ils n'en laissent pas moins, tout en mar¬ chant, aller leur trompe au plus indécent badinage. Après avoir rencontré en pleine forêt des torrents d'eau limpide et courante, nous nous arrêtions chaque soir au milieu de vastes clairières herbeu.ses contenant dans une dépression centrale une mare infecte, où tous les ani¬ maux de la forêt étaient venus se désaltérer et faire VOYAGE EN INDO-CHINE leurs ablutions. Nos éléphants trouvaient là d'abondants pâturages, et il fallait bien penser à eux. Enfin nous arrivâmes à d'immenses marécages; le pays s'était découvert devant nous.1 Nous distinguions nettement, après trente-deux jours de marche, les som¬ mets des montagnes de Bassac. Un pic original, qui affecte la forme du sein d'une femme, se dressait sur l'azur profond du ciel, et nous cherchâmes des yeux bien longtemps avant de pouvoir le découvrir le mât qui portait au-dessus de notre campement le pavillon fran¬ çais. Au pied de ces montagnes, nous allions nous trou¬ ver réunis, lire ensemble les journaux de France, dis¬ cuter les nouvelles, décacheter nos lettres et puiser un nouveau courage dans ces dernières communications avec la patrie. Les fatigues, les fièvres, dont nous avions été atteints en traversant les bois et les marais, tout fut oublié dans les premiers transports que nous causa cette perspective. La déception qui nous attendait allait être bien amère. M. Garnier n'avait rencontré à Stung-Treng ni message ni messager. La révolte des Cambodgiens coupait nos communications avec le bas du fleuve, et ceux-ci avaient envoyé à notre poursuite des bandes chargées de nous enlever. Ce bruit s'était vite répandu parmi les Laotiens de Bassac, qui annoncèrent plusieurs fois à MM. Delaporte et Thorel, demeurés seuls au cam¬ pement avec une partie de l'escorte, la prochaine arrivée de l'ennemi. Un matelot et un soldat français, impa¬ tients des privations matérielles que les circonstances imposaient à tous, avaient dérobé des armes, semé la terreur dans la ville et refusé de rentrer dans le devoir. M. Delaporte dut recourir au roi, qui arma de bâtons ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 127 vingt Laotiens. Ceux-ci, conduits la nuit par un mari complaisant, surprirent les fugitifs, que nous retrou¬ vâmes les fers aux pieds. Malgré ces menaces d'invasion dont nous étions la cause, malgré ces désordres intérieurs provoqués chez lui par des Français, le roi de Bassac ne cessa pas de se montrer plein de cordialité pour nous. 11 connaissait nos intentions, il mesurait l'étendue de nos embarras, et s'efforçait de les diminuer. Quant aux Cambodgiens rebelles, lassés de leur poursuite inu - tile, ils n'ont pas dépassé Stung-Treng, sur la rive gau¬ che du Mékong, et Tonli-Repou sur la rive droite. Si nous n'avions attendu que des lettres et des jour¬ naux, nous en aurions sans doute profondément regretté l'absence; mais le succès du voyage n'aurait pas été compromis. L'impossibilité de communiquer par le fleuve avec l'officier français résidant au Cambodge nous jetait dans des inquiétudes sérieuses. Elle menaçait d'entraîner pour nous les plus désastreuses consé¬ quences. Nous n'avions pas les passe-ports de Pékin. Y renoncer après une expérience aussi récente et alors qu'il était manifeste que nous n'aurions pu faire un pas dans les provinces siamoises, si nous n'avions été en mesure de montrer aux gouverneurs des lettres impératives de Bangkok, c'était se condamner volontairement a ne pas sortir du Laos. M. de Lagrée donna cependant l'ordre de se préparer à quitter Bassac, bien résolu à faire une tentative nouvelle pour se procurer des papiers qu'il jugeait, comme nous, indispensables. Quand il eut appris notre prochain départ,le roi redou¬ bla pour nous d'attentionsdélicates. Nous lui avionsoffert des portraits de l'empereur et de l'impératrice, et il donna sur-le-champ l'ordre de les suspendre aux murs de la grandepagode. Danslavisited'adieux que nous allâmes lui faire, il nous dit ces mille choses aimables qui n'eussent été en France que des banalités polies, mais qui avaient du prix dans sa bouche. Si peu enthousiaste que l'.on puisse être en effet des sauvages et des demi-sauvages, on leur sait gré de ne dire que ce qu'ils pensent. C'était un véritable plaisir de parler de la France à ce jeune Laotien. Il semblait frappé d'admiration au récit des mi¬ racles enfantés par le génie européen ; il écoutait avec une confiance naïve, jetant au milieu des descriptions des questions embarrassantes, car il eût été difficile de lui fournir des explications à sa portée. Il se faisait l'interprète des regrets de sa capitale. Nos médecins étaient suivis par les vœux et la reconnaissance des malades qu'ils avaient .soignés. Des familles entières allaient porter des offrandes aux pagodes, prier le ciel de faciliter leur voyage et de leur accorder mille ans d'existence. Ils avaient en effet distribué quelques pilules et frappé les imaginations en faisant des opérations heureuses. Les bonzes seuls dissimulaient leur dépit; ceux-ci avaient condamné les malades, et de ces guéri- sons résultait pour eux un double dommage, atteinte à leur prestige et perte sèche pour la pagode. Les funérailles ne se font pas sans largesses de la part de la famille, et le mort n'est jamais mieux honoré que lorsque les vivants festoient autour de son bûcher. Le roi vint lui-même nous conduire à la plage où nous attendaient les barques qu'il avait fait préparer, et nous partîmes dans les derniers jours de décembre. La navi¬ gation était devenue facile; les berges du fleuve ne pré- VOYAGE EN INDO-CHINE ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 129 sentaient plus d'obstacles comme au commencement de notre voyage. Les arbres et les broussailles au milieu desquels il aurait fallu passer six mois plus tôt étaient maintenant à 10 mètres au-dessus de notre tète. Un de mes rameurs, pour échapper à la corvée de me conduire, s'est jeté à l'eau, a gagné la rive et a disparu dans les hautes herbes. Voilà un malheureux destiné aux plus rudes châtiments, s'il est pris ; s'il échappe, sa famille payera pour lui. Notre flottille s'arrêta, et nous allâmes à pied visiter les ruines de Muongcao, l'ancienne capitale du royaume de Bassac. L'immense plaine qu'il fallait traverser avait un aspect désolé ; les indigènes y avaient mis le feu. Le soleil nous embrasait le crâne, tandis que des cendres encore chaudes nous brûlaient les pieds. Quelques arbres sans feuilles, à demi calcinés, se dressaient de loin en loin dans ce désert comme des géants en deuil ; d'autres, com¬ plètement carbonisés,gisaient à terre,et nous ne pouvions que regretter l'ombre précieuse qu'ils nous auraient donnée et maudire une coutume barbare qui détruit pour détruire. Les Laotiens brûlent parfois des quartiers de forêt afin d'y établir des rizières scches ; mais ils les incendient souvent pour satisfaire cet instinct qui pousse l'homme à la dévastation, instinct stupide qui promène les ravages du feu sur des milliers d'hectares. En Co- chinchine, l'administration française a dû prendre des mesures pour protéger les forêts, qui sont une des prin¬ cipales richesses de l'État. En brûlant ainsi au hasard, les indigènes arrivent à créer sans s'en douter d'impé¬ nétrables fourrés de bambous. Cet arbuste, grâce aux racines vivaces qu'il pousse en terre, est le seul qui sur- 130 VOYAGE EN INUO CHINE vive, et, ne rencontrant plus d'obstacles ni de rivaux, il finit par couvrir d'immenses espaces à travers lesquels hommes, chars et éléphants ne passent plus qu'avec une extrême difficulté. Il reste de Muongcao peu de chose, des murs d'en¬ ceinte en brique , des pagodes, une petite pyramide élancée, sculptée comme une de ces aiguilles gothiques qui décorent nos cathédrales, une rue assez large et de grands arbres régulièrement plantés. Le Mékong, à l'endroit où nous reprimes nos barques, était coupé do bancs de sable. Il faisait un coudé brusque qui lui don¬ nait l'aspect d'un immense lac fermé derrière nous par une série de montagnes étagées, bizarrement découpées, baignées de vapeur. Plusieurs îles verdoyantes émer¬ geaient au milieu des eaux, qui les entouraient d'une blanche ceinture d'écume. Nous avions quelques rapides à franchir à travers des masses de grès entassées en désordre, affectant les formes étranges de monstres accroupis. Le fleuve a gravé sur les flancs polis de ces roches le niveau séculaire de ses crues périodiques. Les collines qui courent sur les rives sont boisées; mais les feuilles avaient perdu leur fraîcheur. Des plaques jaunes étaient jetées çà et là sur les masses de verdure. Bientôt le Mékong se rétrécit; sur la rive droite, que nous suivions, les blocs de grès élevaient une véritable muraille cyclopéenne, des roches encombraient le lit du fleuve, qui présentait à certains endroits une immense profondeur-; la sonde se perdait dans des abîmes sans fond. Six jours après notre départ de Bassac, nous aper¬ çûmes l'entrée de la rivière d'Ubône, appelée Sé-mun ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 131 par les indigènes, et qui semble n'être qu'une bifurcation du Mékong. Celui-ci était à peu près impraticable jus¬ qu'à Khemarat, et M. Delaporte fut chargé d'aller faire seul cette difficile exploration. Le gros de l'expédition tourna vers l'ouest, et remonta la rivière d'Ubône. On nous annonça dix rapides à franchir, et nous prîmes des hommes de renfort au village de Pacmoun. Cette pré¬ caution n'était pas inutile. La rivière fut bientôt obstruée par une énorme barrière de grès tourmentés, hachés, déchirés par l'eau. Le grès est percé de trous, sortes .de puits aussi ronds que s'ils avaient été forés de main d'homme, et produits au moment des crues par les tour¬ billons de l'eau chargée de cailloux. Il fallut faire passer toutes nos barques à. sec par-dessus ces obstacles, et pour cela les décharger complètement. Le soleil échauf¬ fait les pierres, il n'y avait pas un abri possible contre ses rayons verticaux décuplés par la réverbération. On s'attela aux barques; un chanteur entonna des couplets àtue-tôte; un long cri poussé par tous les- travailleurs servait de refrain ; ceux-ci faisaient alors un grand effort et la charge avançait de quelques pouces. La nuit était tombée depuis longtemps déjà, et la dernière barque n'était pas encore passée. Nos indigènes étaient demeu¬ rés une journée entière dans l'eau; après tant de fati¬ gues, ils n'avaient pour nourriture qu'un peu de riz, pour lit que la pierre nue. Le feu, ce précieux ami, en pétillant les réchauffa et les égaya. La rivière n'est à cet endroit qu'un vaste torrent large de400 mètres. Elle est d'ailleurs très-pittoresque; les bords sont couverts d'arbres. Près de l'eau, les broussailles sont d'un beau vert,tandis qu'au second plan des feuilles jaunes 132 VOYAGE EN INDO-CHINE et rouges, tenant à peine aux arbres flétris, sont au plus léger souffle emportées par le vent. On voit de sembla bles paysages en automne dans certaines contrées de la France. Celui-ci est un peu plus sauvage peut-être ; mais rien ne rappelle les tropiques, si ce n'est le soleil. Nos barques n'avançaient guère de plus de 3 kilomètres en douze heures, et pendant que des Laotiens les balaient péniblement au milieu des rapides, nous essayâmes de chasser dans la forêt, habitée par des animaux sauvages de toutes les tailles et de toutes les espèces, depuis le tigre, l'éléphant et le sanglier jusqu'au lièvre et au che- vrotin. Les bords de la rivière et des plus petites flaques d'eau dans les bois avaient été piétinés par eux; mais nous ne vîmes autre chose que leurs traces. Tous fuient l'homme; ils ont pour retraite d'impénétrables fourrés et d'immenses espaces déserts. Il faudrait épier leurs habitudes et les surprendre à l'affût ; le temps nous manquait pour l'essayer. La pèche, plus facile, fut plus fructueuse. Le poisson est très-abondant, dans la rivière d'Ubône, et certaines espèces seraient certainement en Europe recherchées des gourmets. Le 3 janvier 1867, nous arrivâmes au pied du dernier rapide ; d'autres barques devaient venir nous prendre au delà de cet obstacle : nous nous arrêtâmes pour les attendre. Nous payâmes nos hommes sur le pied de quatre sous par jour. Malgré les rudes fatigues qu'ils avaient subies, ces largesses les étonnaient, et le bruit allait se répandre dans le pays, comme cela était arrivé déjà, que nous jetions l'or à pleines mains. De grands arbres nous protègent contre les rayons du soleil; le bruit lin peu triste et monotone de l'eau qui tombe ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 133 s'harmonise avec nos dispositions d'esprit au début de l'année nouvelle, et nous nous reposons dans nos bar¬ ques. Ces pirogues laotiennes, étroites et démesurément longues, recouvertes d'un toit bas et arrondi, prennent la nuit un singulier aspect. Quand le sommeil me fuyait et que je n'apercevais plus devant moi que des hommes à la tête rasée, aux figures étranges, accroupis et veillant autour d'une torche qui projetait des lueurs rougeàtres, je me croyais transporté dans les basses fosses voûtées de quelque burg des bords du Rhin. Les fenêtres avaient deux pieds carrés, j'entrevoyais par là un coin du ciel,et le grondement de l'eau rendait encore l'illusion plus complète. Nous étions auprès du village de Pimoun, vil¬ lage à peine formé. De grandes herbes, dés troncs d'arbres coupés à hauteur d'homme, subsistaient encore autour des cases, et disputaient le terrain aux cul¬ tures maraîchères. Le chef de cette bourgade nais¬ sante envoya chercher des corvéables occupés aux ri¬ zières, et nous remontâmes paisiblement dans des bar¬ ques nouvelles la rivière d'Ubône, très-navigable jusqu'à cette ville, où nous arrivâmes le 6 janvier. Quinze che¬ vaux du pays, à peine plus grands que les chiens des Pyrénées, sellés, enrubannés, le front orné d'une plaque d'argent, nous attendaient derrière la haie formée par la foule des mandarins de tout grade en tenue d'apparat. Malgré tout ce que peuvent avoir d'imposant des Euro¬ péens à grande barbe et au vêtement fripé, nous nous sentions un peu écrasés par la solennité d'une telle ré¬ ception; nos redingotes en flanelle bleue, déjà salies et trouées, contrastaient trop avec l'éclat des vestes d'or 8 i 34 VOYAGE EN INDO-CHINE et des langoutis de soie pour 11e pas infliger à notre amour-propre une humiliation réelle. Ce ne fut pas sans quelque surprise que nous trouvâmes dans la maison qui nous avait été préparée une table couverte d'une blanche nappe, oimée de verres à pied, de gai'gouleltes, et entourée .de bancs confortables. Une tenture en calicot imitait les plafonds en plâtre : c'était à se croire trans¬ porté dans une ferme de la Normandie. Des envoyés du gouverneur arrivèrent en foule chargés de présents. Tout cela annonçait que celui-ci était un homme frotté de civilisation. Nous nous empressâmes de lui rendre visite avec toute la pompé que nous pouvions déployer. Le palais ressemblait à un véritable bazar où l'on voyait entassés des glaces, des étoffes, des tapis européens récemment apportés de Bangkok. Cës objets curieux étaient destinés à rehausser l'éclat des fêtes du couronnement; auxquelles nous allions bientôt assister. Le gouverneur en effet avait obtenu le titre de roi. Il appartient à la famille des princes de Vien-Chan; em¬ mené à Bangkok lors de la conquête de ce royaume par les armées du roi de Siam, il s'est efforcé de gagner la faveur de ce dernier, qui l'a placé à la tète de la province d'Ubône. Il nous a conté naïvement que ce sont les présents magnifiques offerts par lui à son suzerain qui ont assuré sa fortune. Sa physionomie n'est pas at¬ trayante; d'une taille moyenne, il est sec et anguleux; ses yeux brillants jettent par instant comme de fauves lueurs sur la peau parcheminée de sa face féline. Ils est d'ailleurs fort bien disposé pour nous. Dans une des excursions que nous eûmes l'occasion de faire aux envi¬ rons de la ville, le roi ordonna à un certain nombre ET «ANS L'EMPIRE CHINOIS 138 d'hommes de suivre nos chevaux. Pour êlre bien assuré que rien ne retarderait leur marche, il leuk interdit de porter avec eux leur petit sac de riz. Le chef qui les accompagnait avait mission, dans le cas où ces malheu¬ reux se permettraient d'avoir faim et de le dire, de leur donner des coups de bâton. La cérémonie du couronnement présenta un carac¬ tère à la fois civil et religieux. Le roi traversa pour se rendre au nouveau palais qu'il s'était fait construire toute la plaine au milieu de laquelle nous campions. La mu¬ sique ouvrait le cortège. Quelques cavaliers venaient ensuite, et derrière eux marchaient, entre deux files de Laotiens armés de lances ou portant des bannières, une troupe imposante de vingt-deux éléphants. Sur le dos du premier était assis le roi, vêtu d'une tunique en ve¬ lours vert, coiffé d'une couronne assez semblable à un casque de soldat prussien, et abrité par un grand para¬ sol en fils d'argent. Le peuple suivait en foule, et avait l'ordre de s'amuser. J'ai vu des habitants du village rassemblés de force et poussés à coups de rotin vers le royal cortège. La grande salle du palais était remplie de bonzes, et leur chef commença les longues prières d'usage. Des lustres en bois doré, imitation assez réussie ■ d'un modèle vu à Bangkok, pendaient au plafond; des cierges brûlaient, envoyant au ciel leur fumée confon¬ due avec celle des cigarettes et les parfums des bois de senteur. Les prières seules no semblaient pas ardentes ; chacun causait, fumait ou mâchait son bétel, hormis le vieux bonze qui, ses lunettes sur le nez, déchiffrait pé¬ niblement son pâli. A de rares intervalles, l'auditoire s'associait à lui par une inclination générale ou un mur- mure qui rappelait assez bien les répons de nos prières. Le prince héritier jouait aussi son rôle dans la cérémo¬ nie. Richement vêtu d'un langouti en drap d'or et d'une tunique de tulle constellée de paillettes d'argent, il avait, malgré son jeune âge, l'air hautain, solennel et ennuyé d'un bambin qui sent son importance. 11 se préparait à subir l'opération delà tonte du toupet, opération en usage à Siain et au Cambodge aussi bien qu'au Laos, et qui indique que l'enfant a franchi la limite qui le séparait de l'adolescence. Quand le ciel eut été suffisamment im¬ ploré, le souverain alla se placer sous une espèce de dais élevé dans la cour sur un rocher artificiel et communi¬ quant de plain-pied avec la terrasse du palais; là, se dépouillant de ses riches habits, il revêtit un blanc cos¬ tume, et les bonzes firent pleuvoir sur lui un déluge d'eau lustrale et parfumée. Quatre colombes captives reçurent successivement la liberté des mains du nou¬ veau roi ; elles s'envolèrent en passant par-dessus la tête du peuple agenouillé. Ce gracieux symbole parais¬ sait être une cruelle ironie. Tout cela, en somme, était plus curieux qu'imposant, et j'évoquais malgré moi l'image de ces pompeuses cérémonies orientales rêvées jadis après la lecture de quelque écrivain abusé ou men¬ teur. Les femmes étaient complètement exclues de la solennité. On pratique des fentes dans les murailles pour qu'elles puissent en pareille circonstance satisfaire le plus impérieux de leurs besoins, la curiosité. Ce n'est pas la jalousie des hommes qui les force à se cacher comme en Turquie. On ne les juge pas dignes de paraî¬ tre dans les fêtes de ce genre, voilà tout. Des réjouis¬ sances furent offertes le soir au public dans la cour du VOYAGE EN INDO-CHINE ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 137 palais; quand nous nous y rendîmes après notre repas, tout venait de finir, et la foule s'écoulait. A peine le roi nous eut-il aperçus qu'il fit fermer les portes de la cour, força tout le inonde à reprendre sa place et les artistes à recommencer leurs exercices. Personne n'avait dîné, si ce n'est nous et Sa Majesté; mais cela suffisait. Quelques acrobates exécutèrent devant nous des tours élémen¬ taires , deux d'entre eux méritent cependant une men tion spéciale. Le premier se fit placer successivement sur la tête, sur le dos et sur le ventre une de ces lourdes auges qui servent à piler le riz, et trois vigoureux gail¬ lards, armés de pilons, se mirent à manœuvrer de façon à prouver qu'ils n'étaient pas compères. On nous apporta le riz, réduit en farine comme s'il sortait du moulin. Le second passa et repassa sur un large tapis de braise in¬ candescente aussi- tranquillement que s'il avait marché sur de l'herbe. La province d'Ubône, créée par les fugitifs de Vien- Ghan, cette capitale détruite dont nous allions rencon¬ trer plus loin les ruines, paraît avoir une population d'environ 100,000 âmes. La richesse principale de cette contrée consiste en des gisements de sel, exploités autour de la ville principale sur une étendue d'environ 15 lieues. Les eaux pluviales, qui se saturent dans les couches in¬ férieures du terrain, montent à la surface sous l'influence de la chaleur solaire pendant la saison sèche, et dépo¬ sent le sel sur le sol, qui semble couvert par des traî¬ nées de givre. Les indigènes écrêtent leurs champs, lavent la terre et font évaporer l'eau. Cette récolte du sel n'empêche pas la production du riz dans le même tei'rain, que les premières pluies ont bientôt purifié, 8, Quant à la ville, c'était la plus considérable que nous eussions encore rencontrée. Les rues sont larges, assez bien percées, parallèles ou perpendiculaires à la rivière. Dans les plus importantes, on a même établi des trot¬ toirs en bois, qui rendent de grands services aux habi¬ tants lorsque les pluies ont délayé l'épaisse couche de sable dont est partout recouverte la voie publique. Nos relations avec le roi étaient fréquentes, et il venait, sou¬ vent nous voir incognito. Il nous fit prier un jour d'in¬ tervenir au milieu d'une bande de colporteurs birmans qui troublaient l'ordre et qu'il n'osait faire arrêter, parce qu'ils étaient munis d'une lettre émanée des autorités anglaises de Rangoon. Le chef de l'expédition fit obser¬ ver que, n'étant pas Anglais, il n'avait pas qualité pour se mêler de cette affaire. Il fallut plusieurs jours pour déraciner de l'esprit du roi l'idée fausse qu'il avait conçue de notre nationalité; encore ne suis-je pas bien assuré que nous ayons réussi. Cet incident, qui s'est re¬ produit plusieurs fois durant notre voyage, suffirait à lui seul pour en prouver la nécessité. Puisque nous sommes résolùment établis en Indo-Chine, il importe à notre honneur que les populations de l'intérieur appren¬ nent à connaître notre nom comme celles du littoral» déjà instruites à le respecter, et que l'Angleterre ne soit plus considérée par ces peuples ignorants comme la seule puissance occidentale. A Ubône, ce titre d'Anglais, qu'on s'obstinait à nous infliger, nous valait une consi¬ dération plus grande ; mais plus loin cette regrettable confusion a failli, deux fois surtout, amener des consé¬ quences fatales. Il devenait indispensable de nous défaire des éléments VOYAGE EN INDO-CHINE ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 139 européens qui composaient notre escorte ; les Français qui nous avaient déjà créé des embarras à Bassac, pou¬ vaient, dans certaines circonstances, faciles à prévoir , faire surgir par leur mauvaise conduite des complica¬ tions plus sérieuses. M. de Lagréese résolut à renvoyer ces hommes à Pnom-Penh ; il voulait en même temps faire un dernier effort pour se procurer les lettres de Pékin, si longtemps et si vainement attendues. Dans l'ignorance absolue où nous étions de ce qui s'était passé au Cambodge depuis notre départ, il n'était pas prudent d'y arriver par le fleuve, qui en est la route ordinaire, et le chef de l'expédition chargea M. Garnier d'atteindre Pnom-Penh par l'intérieur des terres en contournant les provinces du protectorat. Ce voyage, aussi périlleux que pénible, allait avoir en outre l'avantage de mettre en lumière l'existence à peine soupçonnée d'un grand pays demeuré absolument cambodgien, malgré la domination étrangère. Dans les provinces de Surên, Goucan, Sanka et Tchonkan, cette dernière limitrophe d'Angcor, la po¬ pulation conserve la langue de l'ancien royaume dont nous protégeons les débris. Ce territoire sépare des au¬ tres possessions siamoises les provinces situées sur le Mékong jusqu'à la hauteur du 15° degré de latitude nord environ; il a conservé une sorte d'autonomie, car le roi de Siam, ménageant les patriotiques susceptibilités des habitants, neleur donne que des gouverneurs de leurrace. La nature semble donc avoir pris soin de délimiter elle-même le champ que nous aurons à défricher dans la partie inférieure de la vallée du Mékong. Des deux côtés du grand fleuve, le Sé-mun ou rivière d'Ubône et le Sé-don bornent la zone dans l'intérieur de laquelle notre influence est appelée à prévaloir. Sur la rive droite, les anciennes provinces cambodgiennes que je viens de nommer paraissent être d'une fertilité remar¬ quable. La production de ces provinces, surexcitée par des débouchés nouveaux, par l'ouverture de routes que la constitution géologique du pays rendrait faciles à faire, viendrait augmenter le commerce d'exportation de Saigon. Sur la rive gauche, en deçà du Sé-don, la contrée est moins favorisée, comme nous l'avons constaté peu. dant notre excursion à Àtt'opée; mais derrière la lisière occupée par les Laotiens, derrière l'étroit territoire où vivent éparses dans leurs forêts quelques tribus sau¬ vages, se trouvent les Annamites, auxquels on ne peut s'empêcher de songer en voyant un sol naturellement fertile à peine habité et à peine cultivé par une popula¬ tion indolente, que le mandarinisme dévore. La race in¬ telligente dont nous avons tiré déjà un merveilleux parti dans les six provinces de la Basse-Cochinchine franchira peut-être un jour les montagnes qui la séparent du Laos, et transformera cette contrée par ses œuvres comme par la salutaire influence de son exemple. 140 VOYAGE EN INDO-CHINE CHAPITRE III DEPART D UBONE. — VOYAGE PAR TERRE. — HALTE A KHE- MARAT SUR LES BORDS DU MEKONG. — ARRIVÉE A VIEN- CHAN. —■ VISITE AUX RUINES DE CETTE ANCIENNE CAPITALE. On nous avait prédit un séjour de quelques mois dans le Laos, région mal famée, défendue contre la curiosité ou l'ambition de ses voisins par les roches dont son fleuve est hérissé, et surtout par les miasmes que le sol exhale. Ce n'était donc pas sans un sentiment de joie mêlé de quelque fierté qu'en mesurant le chemin déjà parcouru nous nous rappelions nos souffrances, comp¬ tant les maladies comme des soldats comptent leurs bles¬ sures, et n'en trouvant pas de mortelles. Nos rangs ce¬ pendant venaient de s'éelaircir, mais c'était par un acte de notre volonté. Ne conservant dans notre escorte qu'un seul Européen, M. de Lagrée avait renvoyé les autres ; ils étaient plus capables de courage que de rési¬ gnation, mieux faits pour lutter contre des ennemis vi¬ sibles que pour souffrir les lenteurs forcées de notre marche et les ennuis du climat. Attirés d'abord par l'es¬ poir d'une vie aventureuse, ils entrevirent bientôt l'é¬ nervante monotonie de l'existence qui leur était réser¬ vée, et leur énergie descendit dès lors au niveau de leur désenchantement. Nous estimions d'ailleurs n'avoir rien à craindre des Laotiens. Leur caractère d'une extrême ET DANS L'EMPIRE CHINOIS douceur nous laissait libres d'inquiétudes de ce côté. Nous. étions appelés, il est vrai, à passer au milieu de popu¬ lations de mœurs fort différentes ; mais elles.étaient en¬ core très-éloignées de nous. Il était sage d'ailleurs, puisque nous n'aurions pu en aucun cas imposer par la force nos volontés aux mandarins, de nous assurer au moins la sympathie des indigènes par une conduite irré¬ prochable et une discipline sévère. Près de 3 degrés en latitude et 1 degré en longitude nous séparaient déjà de Craché, ce village cambodgien où nous avions substitué les pirogues au navire à va¬ peur, et que nous considérions comme notre véritable point de départ. Les sinuosités du fleuve augmentaient encore la distance. Nous étions arrivés aux limites du Bas-Laos. Il ne me semble pas inutile, avant de quitter Ubône pour pénétrer dans le Laos moyen, de résumer en quelques mots les résultats acquis pendant la pre¬ mière partie du voyage. Ainsi qu'on a pu le remarquer déjà, ces résultats, en ce qui concerne les moyens d'uti¬ liser le grand fleuve comme voie commerciale, sont malheureusement négatifs. Les difficultés qu'il oppose aux voyageurs commencent à partir de la frontière cam¬ bodgienne, difficultés sérieuses, pour ne pas dire insur¬ montables. Si l'on essayait jamais d'appliquer la vapeur à la navigation dans cette partie du Mékong, le voyage de retour serait certainement plein de périls. A Khon s'élève une barrière absolument infranchissable dans l'état actuel des lieux. Entre Khon et Bassac, les eaux sont libres et profondes ; mais le lit s'obstrue de nou¬ veau à une courte distance de ce dernier point. Depuis l'embouchure de la rivière d'Ùbône, que nous avons 142 VOYAGE EN INDO-CHINE 15T DANS L'EMPIRE CHINOIS 143 remontée jusqu'à Khemarat, c'est-à-dire sur un espace qui comprend à pèu près les deux tiers de 1 degré de latitude, le Mékong- n'est plus qu'un impétueux torrent dont les eaux se précipitent par un canal profond de plus de 100 mètres et à peine large de 60. La vérité Com¬ mençait donc à s'imposer môme aux plus optimistes. Des steamers ne sillonneraient jamais le Mékong comme ils sillonnent les Amazones et le Mississipi, Saigon ne serait jamais relié aux provinces occidentales de la Chine par cette immense voie fluviale que le volume de ses eaux rend si puissante, mais qui semble n'être qu'un magnifique ouvrage inachevé. A d'autres points de vue, nos recherches avaient été moins stériles. Si les grandes perspectives se fermaient, s'il n'était pas vraisemblable que les produits du Setchuen et du Yunân vinssent ja¬ mais s'entreposer sur les places de la Basse-Cochin- chine, il devenait certain du moins que le commerce du Bas-Laos tendait à se diriger vers Pnom-Penh, et qu'il n'existait, comme on paraissait le craindre à Saïgon, aucune dérivation forcée vers Bangkok. Les grands ra¬ deaux formés de bambous rassemblés,même les pirogues dirigées d'une main sûre par des marins hardis, tels sont les véhicules employés déjà pour transporter des balles de coton et de soie, des chargements de riz et des troupeaux d'esclaves. Un. certain courant d'échanges existe dès à présent, il ne s'agit donc plus que de le déve¬ lopper. Des Annamites, des Chinois et des Européens concourraient utilement à cette œuvre de propagande commerciale qui profiterait à notre colonie. Arracher les Laotiens à leur torpeur, les amener à produire par la perspective de débouchés certains, susciter en eux U4 VOYAGE EN INDO-CHINE des désirs, leur créer des besoins, forcer les autorités locales au respect de nos négociants et leur -inspirer par là quelque modération dans leurs exigences en¬ vers ceux de leurs administrés qui traiteraient avec des sujets français, ce serait une méthode excellente et dont le gouvernement colonial pourrait tenter l'applica¬ tion. Certains objets de fabrication européenne s'impo¬ seraient bientôt à la masse des habitants. Déjà les ri¬ gueurs relatives de la saison froide forcent les Laotiens recourir aux tissus dont la plupart, sortis des manu¬ factures anglaises, sont introduits par Bangkok. Le goût des étoffes brillantes est assez répandu, et c'est là peut- être le seul luxe qui soit un peu général. Les montres, les armes, sont recherchées par les gens riches ; en échange d'un présent de cette nature, nous obtenions des auto¬ rités tous les services possibles. Les mandarins trans¬ forment leurs demeures en musées où ils étalent avec orgueil les rebuts de nos plus grossières fabrications, et les estiment d'autant plus qu'ils les ont payés plus cher. D'un autre côté, la nature timide et douce de ces po¬ pulations faciles à effrayer rendrait nécessaire une sur¬ veillance constante ou périodique. Parmi nos compa¬ triotes qui vont chercher fortune à l'étranger, beaucoup sont sans doute des gens honorables qu'il est fort in¬ juste d'envelopper dans une de ces condamnations gé¬ nérales et sommaires trop souvent prononcées contre eux. Il ne faut pas se dissimuler cependant que, lorsqu'il s'agira de pénétrer dans un pays comme le Laos, on rencontrera parmi les Européens qui l'essayeront des hommes disposés, s'ils se sentent à l'abri de tout con- ET DANS L'EMPIRE CHINOIS trôle, à dépouiller les habitudes paisibles du négociant honnête pour prendre les allures conquérantes de l'aven¬ turier. Ce serait un véritable malheur. Le gouverneur de la Gochinchine pourrait le prévenir en organisant dans le bas du fleuve une sorte d'inspection annuelle, ou bien en assignant pour résidence à l'un de ses offi¬ ciers un des points importants du Laos inférieur, Bassac par exemple. Outre que les conseils d'un de ces hommes intelligents auxquels notre colonie doit en partie sa prospérité seraient d'un précieux secours pour les au¬ torités indigènes, la répression immédiate que cet agent serait mis en mesure d'exercer contre la violence et la fraude maintiendrait nos propres nationaux dans les limites du devoir. Des plaintes parvenant après un fort long intervalle au gouverneur de la C'ochinchine par l'intermédiaire du roi de Siam ne seront jamais efficaces. Les premières difficultés contre lesquelles nous soyons, venus nous heurter dans la ville de Stung-Treng ont en effet pris leur source dans le souvenir récent des actes de brigandage d'un Français cherchant à faire une for¬ tune rapide. Le mandarin de Stung-Treng, pour arrêter le cours de ses déprédations, a tenté d'entraver sa mar¬ che. Cet étrange négociant s'est plaint à son retour, et l'a¬ miral alors placé à la tête de notre colonie, abusé par un faux rapport, a cru devoir adresser de vives remon¬ trances à la cour de Bangkok. Cette erreur ne peut manquer de se reproduire tant qu'un agent officiel ne jugera pas des choses sur les lieux. Nous ne saurions en effet, sans que notre prestige en souffre, admettre contre un Européen le témoignage non contredit d'un fonctionnaire siamois. Ces considérations seraient, on VOYAGE EN INDO-CHINE peut l'espérer, assez fortes pour triompher des objec¬ tions que le roi de Siam, toujours soupçonneux, ne man¬ quera pas d'élever contre une innovation aussi avanta¬ geuse à ses propres sujets qu'utile à nos nationaux. Le jeune prince qui a dernièrement remplacé son père sur le trône commence, dit-on, à sentir le poids de l'amitié des Anglais ; il tendrait à se rapprocher de nous ; le mo¬ ment semble donc favorable pour obtenir une concession dont il ne serait pas impossible de lui faire compren¬ dre le véritable caractère. A partir d'Ubône, nos intérêts politiques et commerciaux paraissent moins directement engagés. Cette place elle-même est en relations fré¬ quentes avec Bangkok par l'intermédiaire de Korat, vaste entrepôt situé par 15 degrés de latitude environ, et où sont établis un grand nombre de Chinois. Ceux-ci rayonnent de là dans toutes les directions à travers les possessions siamoises', et vont porter les cotonnades anglaises dans tout le Laos moyen. Nous avions employé le mieux possible le temps de notre séjour à Bassac, séjour forcé qui allait être la cause d'une grande partie de nos souffrances. Le voyage d'Attopée et les autres excursions dans l'intérieur avaient augmenté sans doute la somme des renseignements utiles recueillis par nous ; mais ils avaient eu l'incon¬ vénient d'user nos forces sans nous rapprocher du but, Chaque jour écouié de la saison favorable aux voyages était comme un ami perdu dont un adversaire terrible allait dans peu de mois prendre la place. Tandis que le désir d'éviter une seconde saison des pluies dans le Laos était un aiguillon pour nous pousser en avant, notre im¬ patience venait inutilement se heurter aux habitudesdes ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 147 indigènes, dont l'indolence nous imposait des délais ir¬ ritants. Il fallait bien d'ailleurs marcher lentement pour donner le temps de nous rejoindre à celui de nos col¬ lègues qui s'était rendu au Cambodge à la recherche du courrier, Nous avions quitté le grand fleuve depuis plus d'un mois, et nous voulions, pour le retrouver et en suivre de nouveau le cours, gagner le village de Khemarat en coupant la presqu'île formée par le Mékong et la rivière d'Ubône. Il s'agissait donc d'organiser un voyage par terre. Nos lettres de Siam ne nous donnaient en aucune façon le droit de requérir des corvées gratuites. Elles invitaient seulement les autorités à faciliter notre voyage en intervenant au besoin pour nous aider à conclure des marchés. Jusqu'à présent, celles-ci avaient cru devoir i faire plus qu'il ne leur était ordonné, et nous avaient spontanément et à titre gracieux fourni des moyens de transport. A Ubône, M. de Lagrée voulut que la com¬ mission essayât enfin de se suffire à elle-même ; mais les indigènes refusèrent de louer leurs épaules aussi bien que le dos de leurs animaux. Ils semblaient presque in¬ différents au salaire élevé que nous leur proposions, peut-être doutaient-ils même de la sincérité de nos pro¬ messes. Des gens qui se disaient grands mandarins et qui offraient de l'argent, cela leur paraissait contraire à la nature des choses. Nos appels pressants et répétés ^ demeurèrent sans écho. Si la défiance que nous inspi¬ rions entrait pour quelque chose dans ce résultat fâcheux, la paresse des Laotiens, nous avons pu nous en assurer depuis, y concourait aussi pour une large part. Des né¬ gociants chinois nous ont dit qu'ils ne parvenaient eux- VOYAGE EN INDO-CHINE mêmes bien souvent à louer des porteurs qu'en intéres¬ sant grassement les gouverneurs de province. Ceux-ci usent alors des moyens de contrainte dont ils disposent, et le commerce vit aux dépens de la liberté individuelle. Ce simple fait jette un jour éclatant sur toute cette civi¬ lisation rudimentaire. Il fallut bien finir par recourir au roi, et celui-ci, au grand profit de notre caisse, nous tira facilement d'embarras. Nous avions fait de vains efforts pour former des contrats de louage ; sur un mot de Sa Majesté, quinze chars à buffles et à bœufs, cinquante hommes et six éléphants se groupèrent un matin, comme par enchantement, autour de notre case. Le despotisme a du bon quand on est bien avec le despote. En quittant Ubône, nous suivons un chemin sablon¬ neux comme les rues de la ville elle-même. Les chars enfoncent jusqu'à l'essieu dans cette poussière brûlante; et nous n'avons pour nous désaltérer aux heures do halte qu'une eau nauséabonde et saumâtre. Partout dans la campagne on fait la récolte du sel. Il est très-abondant dans le pays, et plusieurs sources en sont chargées. Dans des bassins de terre glaise enduits de résine, l'eau s'évapore et le sel se dépose. Pour mesurer le degré de saturation du liquide, les indigènes ont imaginé une petite boule faite de terre et de résine qui va au fond en eau douce et flotte dans l'eau salée. Bien qu'il n'existe aucune graduation sur cet instrument primitif, leur œil exercé ne se trompe guère. Nous ne tardons pas à rencontrer la forêt, mais triste ët rabougrie, ressemblant à une sorte de bois-taillis coupé par d'immenses clairières le plus souvent incultes. Les racines qui vont chercher dans la terre des sucs ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 149 vivifiants subissent dans toute cette zone l'action corro- sive du sel; les troncs sont chétifs, les branches noueuses. Il n'y a plus d'ailleurs trace de verdure, tout est aride, desséché, brûlé ; une couche épaisse de pous¬ sière blanche recouvre jusqu'aux feuilles des arbres; les éléphants, qui d'ordinaire se nourrissent en marchant, ne glanent plus que de loin en loin quelque liane encore verdoyante ou quelque racine enfouie qu'ils déterrent avec le pied. C'est un temps d'abstinence pour la nature entière qui semble regretter les pluies. Quelques arbres clair-semés, véritables buissons ar¬ dents, se couvrent de fleurs flamboyantes comme les feuilles d'un métal rougi au feu ; les branches sont con¬ vulsivement tordues. Les corvées, qui ont l'avantage d'être fort écono¬ miques, présentent aussi un inconvénient sérieux : elles ne dépassent jamais les limites souvent très-circonscrites de la province à laquelle elles appartiennent. Il faut donc, sur les frontières de chaque province nou¬ velle, changer d'hommes et d'animaux. C'est en vain qu'on s'efforcerait de lutter contre cet usage, source de grands retards, les porteurs déposeraient leurs fardeaux pour fuir dans les bois. En sortant du territoire d'Ubône, nous donnâmes congé aux corvéables du roi. M. de Lagrée, qui nous avait fait partout une réputation de générosité, la consolida en cette circonstance par une abondante distribution de fil de laiton. Les petits man¬ darins qui nous accompagnaient nous prièrent de leur remettre en bloc notre cadeau, qu'ils s'engagèrent à distribuer eux-mêmes ou à faire distribuer par le roi. La foule des malheureux porteurs parut très-satisfaito VOYAGE EN INDO-CHINE de voir M. de Lagrée repousser ce conseil perfide. Tout en tenant compte du grade de chacun, nous opérâmes un partage démocratique. Les mandarins dévoraient leur rage ; c'était environ 100 francs qu'ils perdaient d'illégitime profit. Quant au petit personnage qui avait pour mission spéciale de veiller pendant la route à nos besoins personnels, il se tira d'affaire autrement. Il mit tout simplement dans sa poche l'argent que nous lui avions donné pour acheter des vivres dans les différents villages où nous nous étions arrêtés. Les vivres nous ayant été fournis, nous avions dû ignorer qu'il les exi¬ geait gratis sous forme de cadeaux. D'ailleurs c'est l'usage, toujours l'usage; que répondre à cela? Le métier de réformateur devient vite fatigant. Ailleurs, les coutumes tempèrent les rigueurs de la loi ; ici, au Laos, il faudrait des lois pour atténuer la barbarie des cou¬ tumes. Les chemins où peuvent passer les chars sont fort rares, et ne s'étendent qu'à une faible distance des centres principaux ; nous remplaçons donc, au relais forcé que nous faisons à Amnach, nos véhicules par des porteurs qui n'acceptent pas une charge supérieure à 6 ou 7 kilogrammes, et nous nous remettons en route en emmenant une grande partie de la population mâle et valide du village où s'est formée notre caravane. Ceux que nous traversons sont tenus d'approvisionner notre monde, et cela ne laissait pas d'inspirer quelque pitié pour les malheureux brusquemeut soumis à une aussi forte imposition. En approchant du fleuve, le pays prend un aspect moins désolé. Rien de triste en effet comme d'immenses plaines couvertes de paille de riz tondue ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 151 par des troupeaux de buffles que le sel attire. La grande forêt reparaît enfin, rarement touffue, mais verte encore. Les incendies ont bien fait çà et là comme de larges taches d'encre, mais les fraîches couleurs des jeunes bambous épargnés par le feu n'en ressortent que plus vivement. Nos éléphants se donnaient un véritable régal. Nous couchions sous des huttes de feuillage élevées chaque soir près d'une flaque d'eau croupissante à la surface visqueuse et irisée, trop heureux de ren¬ contrer une de ces mares saumâtres ; c'est la grande affaire en cette saison, et dans deux mois, après que le soleil aura pompé tout ce qu'il reste, d'humidité sur la terre, elle sera plus grave encore. Être inondés la moitié de l'année, mourir de soif pendant l'autre moitié, voilà le sort des habitants de ces tristes pays, du moins quand ils voyagent. Enfin nous arrivons à Khemarat, où M. Delaporte nous attendait. Il y était parvenu en suivant le Mékong, dont il a dressé la carte entre ce point et l'embouchure de la rivière d'Ubône. En aucun autre endroit de son . cours, le fleuve ne présente des phénomènes aussi remar¬ quables. Réduit à 60 mètres de largeur, il mugit et bouillonne. 11 s'est creusé dans la roche un lit dont une sonde filée à 100 mètres n'atteint pas le fond; rien ne peut exprimer l'horreur de ce passage où les eaux jaunissantes se tordent dans un étroit défilé, se brisent contre les rochers avec un épouvantable fracas en for¬ mant des tourbillons qu'aucune barque n'ose affronter. Les hommes ont fui les rives ; les grands arbres de la forêt se penchent des deux côtés sur l'abîme, où souvent leur poids les entraîne, on n'aperçoit ni.un villageni même VOYAGE EN INDO-CHINE une case isolée. Quelques pêcheurs audacieux se sont fait un gîte dans les anfractuosités des rochers ; ces malheu¬ reux ont à peine le temps de fuir, aux premières pluies, tant est grande la rapidité avec laquelle montent les eaux du fleuve, dont les crues normales dépassent là 15 mètres. Nous sommes bien accueillis à Khemarat. Le gouver¬ neur vient de mourir, et son second est un vieillard imbécile qui paraît avoir pour nous une sorte de vénération. Ces gens sont naïfs et s'imaginent que les observations faites par M. Delaporte pour déterminer la position géographique du village n'ont d'autre but que de lire dans le soleil. Ils nous consultent sur l'ave¬ nir. Le vieux mandarin, qui part pour Bangkok, s'ob¬ stine même à nous demander l'heure à laquelle il con¬ vient de se mettre en route pour avoir toutes les bonnes chances de son côté. On lui conseille de bien déjeuner et de partir après. De grands arbres touffus entouraient et abritaient notre case à Khemarat. Rencontrer un beau fleuve, des manguiers et des tamariniers en fleur, au sortir des plaines poudreuses d'Ubône, c'était trouver une déli¬ cieuse oasis après une marche pénible au désert. Les habitants comme les autorités nous prodiguaient les marques de sympathie, et les renseignements nous venaient en foule. Nous avons recueilli là quelques données précises sur l'état politique et le régime admi¬ nistratif des Laotiens siamois. L'organisation étant uni¬ forme dans toutes les provinces, il suffira d'en tracer une esquisse. La province de Khemarat, l'une des moins étendues du Laos moyen, compte environ 20,000 inscrits. Elle est ET DANS L'EMPIRE CHINOIS gouvernée par six fonctionnaires principaux résidant au chef-lieu et prenant rang au-dessous du gouver¬ neur, nommé comme eux par le roi de Siam. Ces gros personnages ne reçoivent pas d'appointements, ils n'ont droit qu'aux services gratuits d'un certain nombre de corvéables ; mais ils ont cent moyens extra¬ légaux de faire venir l'argent à leur caisse, et ils n'en négligent aucun. Sur les derniers échelons se placent les petits mandarins, chefs de villages. Ceux-ci rendent la justice en premier ressort, et leur compé¬ tence, en matière civile au moins, est illimitée. On peut successivement appeler de leurs décisions au chef-lieu devant deux tribunaux, et, si les parties ne se déclarent pas satisfaites, elles peuvent recourir à Bangkok, ce qui constitue un quatrième degré de juridiction. Le premier magistrat de la province a seul le droit de condamner à mort, encore doit-il, avant l'exécution, prévenir le gouvernement central. On ne peut nier qu'il ne résulte de cet ensemble de formes protectrices cer¬ taines garanties pour les plaideurs. Par malheur, l'abaissement des caractères détruit ici comme partout l'effet des meilleures institutions. La vénalité des fonc¬ tionnaires laotiens de tout ordre et de tout rang est poussée à l'extrême; ceux-ci, non contents de trouver dans les amendes qu'ils infligent une source légale, sinon légitime, de revenus, ne connaissent pas de meilleurs arguments que les présents reçus par avance. Les audiences se tiennent avec une certaine solennité dans une sorte de hangar qui sert également de salle de conseil. J'ai assisté au jugement d'une femme prise en flagrant délit d'adultère. Les deux complices attachés à 9. VOYAGE EN INDO-CHINE chaque extrémité d'une même cangue de construction spéciale, étaient contraints de se regarder en face en frappant l'un contre l'autre, pour attirer l'attention publique, deux bambous sonores. Le mari, ne soupçon¬ nant pas que des Français ne pouvaient manquer de s'amuser beaucoup de sa situation, faisait bonne conte¬ nance, et paraissait même fort réjoui. Le cas n'étant pas niable, la femme fut condamnée à payer 17 ticaux d'amende, moins de 60 francs, et son complice 29 ticaux ou 96 francs environ. En pareille occurrence, le mari peut à son gré garder sa femme ou bien la répudier. S'il opte pour ce dernier parti, il ne peut plus la reprendre avant dix ans ; mais l'amende payée par la coupable lui est adjugée, et les juges empochent celle infligée à son rival. Dans l'affaire à laquelle nous assis¬ tions, le mari se hâta de répudier, et je compris alors la cause de sa satisfaction. Il avait donné, pour obtenir la main de sa femme, 4 ticaux et un buffle à la famille ; mais il y avait plusieurs années de cela : il recouvrait sa liberté, le droit d'entrer de nouveau en ménage et les moyens d'en payer les frais. Quelle fortune dans un pays où le climat est promptement mortel à la beauté ! Tous les cas ne sont pas aussi favorables; il peut se faire, par exemple, que la femme ne soit pas en mesure de payer. Elle reçoit alors deux coups de rotin par tical d'amende. Cette amende ne dépasse jamais 40 ticaux. Au Laos, pour un peu plus de '100 francs et à la condition de ne point appartenir à un mandarin, toute femme peut donc se passer ses fantaisies. Celles du mari ne sont nullement entravées par la loi, et la femme n'a qu'à fermer les yeux ou qu'à faire des économies pour ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 15S 8 se venger. Jadis la peine était plus sévère : une femme convaincue d'adultère donnait sa liberté en expiation de son crime, et devenait l'esclave de son mari. Sur ce point, la législation de l'ancien royauirie du Tonkin poussait encore plus loin la rigueur : un mari qui sur¬ prenait sa femme en flagrant délit était autorisé, non pas à la tuer de ses mains, comme il l'est en quelque sorte chez nous, mais à lui couper les cheveux et à la mener en cet état devant le mandarin. Celui-ci la fai¬ sait jeter à un éléphant, dressé aux fonctions de bour¬ reau, « lequel, après l'avoir enlevée avec sa trompe, la serrait avec tant de rage, puis la jetait par terre avec tant de violence, qu'il l'étouffait et la faisait mourir dans des tourments inconcevables ; s'il s'apercevait qu'elle donnât encore quelque signe de vie, il la foulait aux pieds jusqu'à ce qu'elle fût écrasée et mise en pièces. » Au Cambodge, l'éléphant est encore employé comme exécuteur des hautes-œuvres. J'en ai monté un qui, peu de jours auparavant; venait de percer de ses défenses le corps d'un criminel d'État attaché au tronc d'un arbre. La femme épousée la première, suivant certaines for¬ malités, a seule les droits et le rang de femme légitime; mais cette restriction ne rend pas la polygamie moins florissante. « Comme il s'en trouve parmi nous, dit à ce sujet un ancien voyageur peu courtois, qui se plaisent à nourrir les uns des chiens, les autres des chevaux, et d'autres enfin des bêtes farouches, les Laotiens de même, non-seulement pour satisfaire leur brutalité, mais par une certaine ambition de grandeur affectée, ont une troupe de femmes, les uns plus, les autres moins, chacun selon son pouvoir. » VOYAGE EN INDO-CHINE La propriété territoriale n'existe pas. Quant à la pro¬ priété mobilière, si elle peut souvent subir des atteintes de la part de fonctionnaires tout-puissants , le principe n'en est pas moins consacré. Le mari et la femme ont des biens distincts, des troupeaux, , des pirogues, des filets, dont ils peuvent disposer librement; mais vis-à- vis de la société ils sont solidairement responsables. Si le mari s'enfuit pour se soustraire à l'une de ses obliga¬ tions, comme l'impôt ou la corvée, la justice peut se saisir même de la personne et des biens de sa femme. L'impôt que chaque habitant inscrit doit payer à Siam n'est d'ailleurs qu'un impôt personnel assez léger qui s'acquitte quelquefois en nature. Nous en avons vu un exemple à Attopée. Cette province envoie en effet cha¬ que année à Bangkok une certaine quantité d'or recueilli dans les sables de la rivière. A Khemarat, nous reprenons la voie du fleuve ; mal¬ gré les inconvénients qu'elles offrent, les pirogues sont assurément le plus agréable des moyens de transport usités dans ces contrées. On a les os rompus par la mar¬ che saccadée de l'éléphant, le char à buffles n'avance qu'avec une déplorable lenteur, le char à bœufs au con¬ traire, machine étroite et légère posée sur un essieu'qui grince, est rapidement emporté par son attelage bossu, et passe par-dessus tous les obstacles, non sans subir des chocs violents et sans verser fréquemment. Les pi¬ rogues seules permettent le repos. Nous en prenons dix, montées par soixante hommes. Nous entrons dans un dédale d'îlots,de bancs de sable et de roches, et nous arrivons à une grande île qui divise le fleuve en deux. Le bras où nous pénétrons se subdivise lui-même en ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 137 plusieurs bras secondaires, semblables à des torrents sillonnant un immense banc de grès. Ce banc est par¬ semé de plantes rampantes à la feuille petite et sombre, au tronc épais et tortueux. D'autres arbustes d'un vert presque noir, dont le courant des grandes eaux a ployé les reins, se détachent sur la vaste plaine grise. Les bras tendus comme pour supplier ou maudire, ils sem¬ blent courbés sous une sorte de fatalité. Quant au Mé¬ kong, il a disparu. Nos barques s'engagent dans un dé¬ filé large de 10 mètres où nous sommes étourdis par le fracas des eaux. C'est là tout ce .que, enfermés entre deux murailles de rochers, nous pouvons découvrir d'un fleuve auquel nous avons vu plus bas une largeur de plus d'une lieue. Au delà de ces rapides, le Mékong s'épanouit de nouveau dans un lit dégagé d'obstacles apparents. Nos pirogues n'en donnent pas moins contre des bas-fonds qui forcent souvent nos hommes à se mettre à l'eau. Plus loin, les bancs de sable, les îles et les îlots reparaissent. Sur ceux-ci, tout verdit et fleurit en hâte, car le flot montant submergera bientôt cette verdure et ces fleurs. Le paysage a quelque chose de solennel et de grandiose. Des vapeurs d'une blancheur laiteuse s'étendent sur le ciel et sur l'eau. La nature semble endormie et comme enveloppée d'un voile léger. Elle vous attire, on s'absorbe en elle malgré soi; l'en¬ nui vous envahit d'abord, puis une sorte d'indifférence absolue lui succède. Sous la toute-puissante étreinte de ces influences1 destructives de la personnalité humaine, la pensée s'éteint par degrés comme la flamme dans le vide. L'Orient est la véritable patrie du panthéisme et il faut y être venu pour se rendre compte de ces sensa- VOYAGE EN INDO-CHINE tions indéfinissables qui feraient presque comprendre le nirvana des bouddhistes. Des orages troublaient parfois l'implacable sérénité du ciel. Ils arrachaient la nature de son cercueil de ? plomb ; c'étaient comme de magnifiques explosions de vie dont nous prenions notre part. Une nuit, il m'en sou¬ vient, j'écoutais avec ravissement le fracas du tonnerre, l'illumination des éclairs me causait une intime et inex¬ primable jouissance ; mais le vent souleva le fleuve, et nos barques, rudement heurtées contre la rive, s'empli¬ rent en un moment. Les Laotieus se mirent à vider l'eau sans relâche, et à nous éponger le mieux possible avec la sollicitude de vieilles bonnes. Ces braves gens nous entouraient de soins, soit à cause de leur responsabilité, soit par bienveillance native, et pour ces deux motifs probablement, accoutumés qu'ils sont à épargner tout f ennui au personnage qui leur est confié. Quand nous arrivions dans un village , un simien ou secrétaire ve¬ nait enregistrer nos bagages, et le dernier de nos colis était surveillé comme un écrin ; à Ubône, un de ces scribes, aposté à notre insu dans notre salle à manger, prenait note des mets qui paraissaient nous plaire pour en informer le foi. Dans l'une de nos excursions, un char ayant versé, une boîte d'épingles s'ouvrit, et le contenu se répandit dans le sable. Il fallut attendre que la dernière épingle fût retrouvée. Je n'ai pas à faire ici la fastidieuse énumération de toutes les stations de notre route. Nous naviguions pen- ' dant la plus grande partie du jour, et nous couchions le soir dans nos pirogues ou dans une case de bambous. Ce n'était plus que pour l'acquit de ma conscience que, ET DANS L'EMPIRE CHINOIS sortant parfois cle ma barque, j'allais visiter dans quel¬ ques villages de la rive les belles choses que me signa¬ lait avec enthousiasme le chef de mes rameurs. La curiosité, si souvent déçue, se mourait en moi faute d'a¬ liments. Les pagodes , il n'y a pas d'autres monu¬ ments , " se ressemblent toutes par la construction générale et le mode de décoration. Elles sont faites de briques et de chaux, et renferment une ou plusieurs sta¬ tues dorées représentant Bouddha debout ou bien les jambes repliées sous lui, la ligure grave, un peu béate, les oreilles pendantes. J'ai noté cependant, dans un vil¬ lage situé non loin de Khemarat , une statue qui diffère absolument du type uniforme généralement admis par les sculpteurs-sacrés du Cambodge, de Siam et du Laos. Elle est placée dans une niche imitant la rocaille ; de toutes les cavités sortent des tètes de monstres, et des deux côtés, en guise d'anges adorateurs, deux dragons dorés s'élancent vers le ciel sur le fond rouge de la ni¬ che. Le dieu a pris à ce voisinage quelque chose de fan¬ tastique. Ses yeux ronds sortent de leurs orbites, ec sa physionomie rappelle celle d'une grenouille enflée. L'ex¬ térieur de la pagode est ornée d'une façon bizarre. Nous avions vu bien souvent déjà des incrustations de verre faire miroiter un pignon au soleil; ici c'est tout un ser¬ vice de la plus belle porcelaine de Chine qui décore le monument. L'architecte a enchâssé dans la chaux des plata bleus, et fait courir sur le mur une guirlande de soucoupes roses. On peut même distinguer à la place d'honneur des cuvettes et des rince-bouche européens. L'influence chinoise commence d'ailleurs à se faire sen¬ tir dans l'art laotien, s'il est permis de se servir de ce VOYAGE EN INDO-CHINE grand mot. Ce sont le plus souvent des enfants du Cé¬ leste-Empire qui se chargent d'exécuter les fresques sur les murs des sanctuaires. Les sujets de ces grossières enluminures sont presque partout les mêmes, d'abord l'image crue, très-crue, du péché capital des Laotiens, puis, au-dessous, la représentation des supplices qui attendent dans l'autre monde les concupiscents des deux sexes, toujours punis par où ils ont péché. L'enseigne¬ ment est à coup sûr très-moral ; mais l'artiste sacré at¬ teint-il bien son but? J'en doute fort en voyant de quel œil émerillonné les jeunes bonzes parcourent ces com¬ positions où semble s'être donné carrière l'imagination lascive de quelque Jules Romain. On n'est pas peu sur¬ pris de voir figurer à côté de ces allégories pieuses, au milieu des temples et des palais bleus, verts, rouges et jaunes, des vaisseaux européens avec l'équipage sur le pont. Je me rappelle que, dans un sujet de ce genre, ce qui paraissait surtout avoir frappé l'artiste, c'étaient les deux cheminées du navire à vapeur et les coiffures en tuyaux de poêle qui ont fait le tour du monde sur nos têtes. Les sommets arrondis des hauts palmiers, le parfum pénétrant des fleurs éburnéennes de l'aréquier, indices certains d'un village, annoncent de loin le chef-lieu de la province de Banmuk, où nous attend un établisse¬ ment complet préparé sur les bords du fleuve. Les Lao¬ tiens savent tirer du bois, et surtout du bambou, un parti surprenant. Ils improvisent une case avec une merveilleuse entente des besoins de leurs hôtes. Les cloisons sont toujours faites d'un double treillis de fines lanières de bambou entre lesquelles le tapissier indigène ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 161 place de larges feuilles. Tout cela est fixé par des liens en rotin ; il en résulte qu'à notre arrivée nous chan¬ geons à notre gré la distribution intérieure ; il suffit de f défaire quelques nœuds. Nous sommes encore dans un de ces royaumes créés par la politique siamoise au profit des princes dépos¬ sédés de Yien-chan. C'est un moyen commode de se débarrasser de prétendants qui pourraient être dange¬ reux. Les hommes de race royale se déclarent satisfaits â bon marché dans le Laos. Il ne leur faut qu'un titre, un parasol, une boîte à bétel et un crachoir d'or. Phnom, où nous arrivons trois jours après notre dé¬ part de Banmuk, n'est pas un chef-lieu de province, et n'aurait aucune importance, s'il n'était un centre reli¬ gieux où affluent les pèlerins. Une avenue longue , f étroite, perpendiculaire au fleuve et pavée de briques, s'enfonce sous les palmiers; elle conduit à la pagode, vaste monument rectangulaire entouré d'une galerie que supportent des colonnes peintes en rouge et semées d'ornements d'or. Le chapiteau qui les termine est formé d'un faisceau de feuilles longues et aiguës comme les poignards arabes, avec la pointe recourbée. Au-dessus des portes et des fenêtres montent en pyramides sur le mur des ornements dans le goût siamois, sortes de pa¬ rasols royaux à plusieurs étages qui s'achèvent par un interminable bonnet pointu comme en portaient nos 4 magiciens astrologues. Mais l'ornementation la plus remarquable et celle d'une fausse porte ; sur un fond rouge, entre d'élégantes guirlandes de fleurs et de feuil¬ lage doré, deux personnages également dorés rossor- tent en ronde bosse. Ils sont roides comme toujours ; VOYAGE EN INDO-CHINE cependant 011 démôle peut-être une sorte de sourire dans Wrs traits grossis et sur leurs lèvres épatées. Ils sont soutenus par deux espèces de monstres griffons ou kabires qui exécutent loin de la terre une danse éche- velée ; ceux-ci sont lancés vigoureusement dans l'espace; leurs mains se tordent avec furie, leurs jambes font un écart extraordinaire. Les proportions sont bonnes, il y a là de la vérité, de la force, du mouvement, de la vie. L'intérieur de la pagode est triste; quelques pein¬ tures grossières salissent çà et là les murs, d'où la chaux tombe par plaques. Le plafond cependant mérite quel¬ que attention. Les poutres peintes forment des caissons au centre desquels on voit une touffe de feuillage doré qui a l'aspect d'une racine abondante et chevelue, comme si la plante poussait vers le ciel. Derrière la pagode s'élève une pyramide bizarre qui commence par une sorte de cube énorme sur lequel sont posés, séparés les uns des autres par des corniches, trois massifs rectangulaires qui vont en diminuant de hauteur. L'architecte a placé sur cette base comme une seconde pyramide qui reproduit d'abord* les formes de la première, puis passe par une transition insensible'du carré au rond, remplaçant les angles saillants par des lignes ondulées et se terminant par une pointe aiguë. Cet ensemble de monuments surprend l'œil, déshabitué des grandes proportions et des nuances éclatantes ; des bannières, des étendards, des lambeaux d'étoffe de toute couleur, flottaient au vent. Le soleil faisait étinceler l'or et miroiter le verre incrustés dans les murs au milieu des briques rouges. Tout cela, malgré un effet assez saisissant, n'a cependant qu'une bien médiocre valeur; ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 163 la pyramide, souvent reconstruite, n'est plus aujour¬ d'hui ce qu'elle a pu être autrefois ; on est saisi par des irrégularités choquantes , et n'était ce besoin naturel d'admirer, qui ne sait à quoi se prendre dans un pays où toutes les cases sont bâties sur un modèle unique,, on passerait sans s'arrêter devant cet amas de briques et de chaux où l'œil rencontre à peine un détail à re¬ marquer. Sur la pyramide d'ailleurs, la dorure n'existe plus guère que grâce à la piété des fidèles, qui collent où bon leur semble de petites feuilles d'or en guise d'offrande ou d'ex-voto. De tout le Laos, on vient en pèlerinage à Phnom ; des plus dévots y font dès re¬ traites de quelques jours et revêtent pendant ce temps la toge safranée des bonzes. Nous avons rencontré des radeaux chargés de bonzes et de bonzesses qui se ren¬ daient vers ce lieu vénéré, et charmaient les loisirs de la navigation par des chants, des prières et d'autres exercices faits en commun. Notre interprète laotien, qui souvent m'avait semblé avoir entièrement perdu la foi, n'a pu résister cependant à la séduction pieuse exercée sur lui par ce monument, qu'il avait autrefois visité. Dans un accès de ferveur inattendue, il a même offert à Bouddha la moitié de la phalange supérieure de son index. Les desservants de la pagode de Phnom exécu¬ tent fort adroitement, à l'aide d'un couperet et d'une règle, les opérations de ce genre; ils mesurent le zèle > des pèlerins sur l'importance du sacrifice. C'est une étrange chose que de retrouver en plein Laos, produite parle bouddhisme, cette aberration de l'esprit qui pousse l'homme à mutiler son corps. Nous avons eu lieu d'ail¬ leurs de regretter souvent dans la suite que notre inter- VOYAGE EN INDO-CHINE prête, au lieu de se borner à se couper le doigt, n'ait pas suivi l'exemple d'Origène ; les embarras que nous ont causés ses faiblesses nous eussent été épargnés. Le fleuve continue de baisser. D'immenses bancs de sable, comme des monstres échoués, montrent leur dos convexe. Nous apercevons devant nous une forêt de montagnes ; elles ont dans le lointain la teinte plombée de grandes vagues qui s'agitent sous un ciel noir et elles paraissent quelquefois dans un indescriptible désordre. Ce sont les montagnes de Lakhon, qui font face à notre campement pendant notre séjour au chef-lieu de cette nouvelle province. La chaîne commence au sud-est par deux ou trois ondulations molles, allongées, placides, qui se dirigent vers le nord, et forment au tableau un fond vaporeux. Au premier plan, réunis et cependant bien distincts, se dressent cinq massifs aux crêtes tail¬ ladées, bosselées, aux flancs couturés de dépressions ombreuses ; les sommets et les arêtes sont entourés d'une discrète et pâle auréole par le soleil luttant contre la brume. En remontant vers le nord, on voit une immense ligne courbe se développer, s'agrandir, s'ouvrir comme l'arche d'un pont gigantesque, et relier ce premier groupe à un second plus compliqué où chaque pic a une forme particulière, et agit en quelque sorte comme il lui plaît, sans s'inquiéter de son voisin. Ce qu'il y a de remar¬ quable en effet dans ces montagnes, c'est l'espèce de vie qu'elles semblent posséder. Il en résulte un incroyable pêle-mêle. Les angles sont bizarrement assemblés par quelque géomètre en délire qui n'a pu être que le feu souterrain ; un dôme passe curieusement la tête par¬ dessus l'épaule inclinée d'un mamelon, une pyramide se ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 16S renverse comme si elle obéissait à la cadence de quelque orchestre échevelé. Vues de plus près et en détail, ces montagnes répondent à tout ce que pourrait rêver l'ima¬ gination la plus amie du fantastique affriandée par leurs formes lointaines. Vallées, gorges, crevasses sombres, parois taillées à pic, rugueuses ou polies par l'eau, ca¬ vités festonnées de stalactites pendantes et dentelées comme des sculptures gothiques, tout cela forme un spectacle étrange et provoque l'admiration. Les habitants trouvent là une mine inépuisable de cal¬ caire. Ils font éclater les pierres au feu, puis les brûlent sur place ou les transportent par eau dans les villages voisins. Les fours, creusés dans la berge du fleuve, sont à peu près semblables à ceux que l'on construit en France. Ils se composent d'un foyer profond communi¬ quant avec une vaste cuve évasée où l'on met les blocs. Si le sel fait la richesse de la province d'Ubône, la chaux est pour le pays de Lakhon la source d'une aisance re¬ lative. Outre que les pagodes en absorbent une énorme quantité, elle est pour tout Laotien un objet de néces¬ sité première. C'est avec la feuille de bétel et la noix d'arèque un élément essentiel de cette abominable chique qui ensanglante Ja bouche, épate les lèvres, déchausse et noircit les dents, et rend les femmes hideuses. A cela les indigènes ajoutent souvent du tabac et l'écorce d'un certain arbre qui fait l'objet d'un grand commerce. Près de la résidence du gouverneur de Lakhon, un quartier considérable du village venait de brûler. Les feuilles des arbres étaient roussies, les troncs calcinés; La physionomie des hauts palmiers avait surtout quelque chose de lamentable. Cette grande trouée faite parl'in- 166 VOYAGE EN INDO-CHINE cendie au milieu des fleurs et de la verdure m'inspira d'abord une sorte de tristesse. On eût dit que l'hiver venait tout à coup de sévir sur une partie d'un bocage, laissant à l'autre partie ses ombrages et ses mystères. Ce sentiment ne dura pas. Le quartier détruit était devenu un vaste chantier. Il y régnait une activité joyeuse ; des bandes d'enfants, jouissant du mouvement inusité qui se faisait autour d'eux, augmentaient le bruit. Dans un vil¬ lage de France, un pareil événement serait un irrépa¬ rable désastre. Au Laos, avec les facilités delà vie, 011 paraît s'en apercevoir à peine. Plus loin, des cases neu¬ ves se construisaient en grand nombre, mais par les soins d'émigrés annamites, qui fraternisèrent, cela va de soi, avec notre escorte. Ce n'était pas sans un vif plaisir que nous rencontrions nous-mêmes inopinément des individus semblables à ceux qui remplissent les rues , de Saïgon. Hommes, femmes, enfants nous entouraient familièrement. La curiosité dilatait leurs yeux, mais 011 n'apercevait sur leur visage aucune trace de rancune ou de colère. Ils ont cependant quitté leur pays pour ne pas, avoir à le défendre. Notre invasion ayant forcé Tu-duc à faire des levées extraordinaires, beaucoup de ses sujets ont jugé prudent de mettre l'épaisseur d'une montagne entre eux et les recruteurs du roi. Ceux qui se sont éta¬ blis à Lakhon sont originaires d'une province au-dessus de Hué. C'est à peine si 35 ou 40 lieues-les séparent de leur pays. Si l'on excepte Huthen, la station suivante du voyage, qui n'est pas à plus de 30 lieues marines des 1 bords du golfe du Tonkin, Lakhon est le point le plus voisin de l'empire annamite où nous nous soyons arrê¬ tés. La direction générale du Mékong vers l'ouest, déjà ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 167 très-sensible depuis Bassac, va, en s'accentuant davan¬ tage, nous en éloigner beaucoup désormais. A l'aspect de ce simple village, où se remarque l'activité d'une fourmilière, on ne peut que faire des vœux pour que l'émigration des Annamites se développe au Laos. Ceux- ci feraient parmi les Laotiens l'effet du levain dans une pâte inerte. Essentiellement assimilables par leurs qua¬ lités comme par leurs défauts, ils seraient l'instrument principal et le plus utile de notre politique dans ces con¬ trées. Le village chef-lieu de la province d'Huthen ne pré¬ sente aucune particularité, il tient cependant la meilleure place dans mon souvenir. Un jour, le 6 mars 1867, je m'étais étendu dans un de ces petits belvédères de bois bâtis ordinairement au sommet de la berge près des pa¬ godes, et où les bonzes passent à regarder couler l'eau le temps qu'ils ne consacrent pas à la récitation des prières. A mes pieds, le fleuve, large et tranquille comme un immense miroir d'acier sans cesse frappé par les rayons du soleil, renvoyait mille éclairs ; il s'unissait à la rive opposée par un banc de sable que tachaient de noir des buffles s'avançant avec lenteur vers l'eau pour échapper à la chaleur du jour. Le ciel était comme une calotte métallique chauffée à blanc, et le rayonnement du paysage brûlait les yeux. Ma pensée, dans une sorte de demi-sommeil, se dirigeait comme toujours vers la France, quand des cris de joie vinrent brusquement m'apprendre que nous allions entendre parler d'elle : M. Garnier arrivait. Il avait trouvé à Pnom-Penh une partie du courrier ; l'autre, qui nous avait été expédiée par Bangkok, s'est probablement perdue dans les forêts ; VOYAGE EN INDO-CHINE nous tenions enfin les passe-ports signés du prince Kong, le régent du Céleste-Empire, où nous pouvions dès lors espérer de pénétrer. Nous apprenions en môme temps que le canon avait grondé en Europe, bouleversé l'Al¬ lemagne et soulevé l'opinion en France. D'après le ton des journaux et les prophéties contenues dans nos lettres particulières, une guerre prochaine et terrible, à laquelle notre patrie ne demeurerait pas étrangère, nous parais¬ sait inévitable. Aujourd'hui ces prophéties nous font sourire ; alors elles retentissaient douloureusement dans nos âmes. C'est avec un pareil poids sur le cœur que nous nous remettions en route pour entrer dans des ré¬ gions reculées où nous n'avions plus l'espoir qu'aucun courrier pût nous atteindre. Nous ne manquions jamais de confier des lettres aux négociants qui descendaient le fleuve, aux mandarins qui se rendaient à Bangkok. ; Nous avons constaté depuis qu'elles étaient toutes par¬ venues à leur adresse, tant est grand le respect des Lao¬ tiens pour ce qu'on leur confie, et pour les lettres en particulier. Quant à nous, ne connaissant pas d'avance notre itinéraire, ignorant jusqu'au nom de nos stations futures, nous savions trop bien que le silence allait pour longtemps se faire autour de nous sur les questions débattues en Europe. Je n'ai, dans aucune autre circon¬ stance d'un voyage qui nous réservait tant d'épreuves, mesuré plus nettement l'étendue des sacrifices que j'avais acceptés. Nos lettres de famille, lues, relues, commen- tées, retrempèrent nos courages. Les moins anciennes remontaient au mois de septembre *1866. Nous étions eu mars 1867, et nous n'allions plus rien recevoir avant la fin de juin de l'année suivante. ET DANS. L'EMPIRE CHINOIS 169 Saïabury et Phon-Pissaï n'offrent aucun intérêt. Entre ces deux centres de province, ces deux muongs, comme disent les indigènes, les rives du Mékong sont à peu près désertes ; des deux côtés, la grande forêt s'avance ; des arbres géants gisent çà et là, et s'appuient contre les berges, écrasées sous ce poids ; les eaux rongent les racines, et ils se cramponnent à la terre par les branches. La prochaine crue du fleuve va balayer ces cadavres. En attendant le riz quotidien, qui cuit sur le ri¬ vage, chacun de nous s'enfonce au hasard dans les grands bois fourrés. Nous admirons cette végétation puissante, ces colonnes hautes de cent pieds, réunies l'une à l'autre par les lianes flexibles enroulées autour d'elles et suspendues aux arceaux du feuillage. L'habi¬ tude aguerrit. Nous nous promenions sans armes sous ces voûtes obscures sans songer jamais aux ennemis terribles que peuvent recéler les bambous et les jungles. Un soir pourtant, à peu de distance encore du rivage, l'un de nous vit un tigre bondir et s'arrêter à vingt pas de lui. L'œil féroce de l'animal effrayait sans doute l'Européen ; mais la peau blanehe, la longue barbe et le regard ferme de l'Européen ne troublaient pas moins l'animal. Celui-ci s'arrêta, laissa reculer son adversaire jusqu'aux barques. Nous sautâmes sur nos fusils; mal¬ gré des indications précises, malgré les traces de labête puissamment empreintes sur la terre humide, notre battue n'eut aucun résultat. Des singes effrayés gro¬ gnaient au sommet des arbres en nous criblant de pro¬ jectiles. C'était agir en ingrats, car, s'il faut en croire les indigènes, le tigre que nous venions de mettre en fuite était occupé à guetter ces méchants quadrumanes. 10 VOYAGE EN INDO-CHINE Il a coutume, quand il les voit s'ébattre sur un arbre jeune et pliant, de s'en approcher en rampant dans l'herbe ; il donne alors brusquement un coup d'épaule au tronc, comme font les enfants pour abattre des pommes et des noix, et les singes que la secousse jette à terre sont dévorés sur-le-champ. Notre présence ne suffi¬ sant pas pour rassurer nos Laotiens, nous les autori¬ sâmes à mettre une partie du fleuve entre eux et les visi¬ teurs nocturnes fils allèrent coucher sur des îlots voisins. Après un assez long espace désert, l'homme signale de nouveau sa présence par un essai d'établissement. Un quartier de forêt est abattu. Les arbres, coupés à six pieds du sol, gisent entassés l'un sur l'autre suivant les hasards de leur chute. Des plants de bananiers ont pris racine à côté ; les poulets, les chiens, les porcs, errent au milieu de ce désordre, et les fondateurs du village accroupis dans des chaumines semblent attendre qu'il se construise tout seul. Je ne pouvais me défendre de comparer ce tableau à celui que nous trace M. Ampère dans ses Promenades en Amérique d'une ville de l'Union à ses débuts, Chicago, je crois. Au moment où le spiri¬ tuel voyageur la visitait, la forêt était à peine vaincue ; les futurs citoyens se servaient encore pour construire leurs maisons des arbres qu'ils abattaient sur place. Chicago est aujourd'hui une ville importante de l'IIli- nois, et ne compte pas moins de 200,000 habitants! — L'Asie, antique berceau du monde; ne produit plus que des tyrans et des esclaves. Puissent les races qui, sorties de son sein, se sont développées sous des climats moins énervants, rapporter un peu dé jeunesse à la vieille nourrice de leurs pères ! ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 171 Nong-Caï, province voisine de Yien-Chan, l'ancienne capitale du royaume, • a gagné en importance depuis la ruine de celui-ci. Le gouverneur fait preuve d'une cer¬ taine fierté. Il se dispense par exemple de se rendre à Bangkok pour les funérailles du second roi de Siam. Il vient nous voir splendidement habillé d'un langouti de soie et d'une veste de même étoffe galonnée d'or. Sa suite est nombreuse ; un magnifique parasol l'abrite du soleil ; ses crachoirs, aiguières, boîtes à bétel, sont en argent doré. A ce dernier trait, on reconnaît un gou¬ verneur presque aussi puissant qu'un roi. Nous allons immédiatement lui rendre sa visite ; son palais, quoique construit en bois, a bon air ; de magnifiques colonnes en soutiennent la charpente. La vaste pièce où il reçoit est décorée de tableaux chinois. A notre entrée, la mu¬ sique joue un air qui doit être l'air national, car je n'ai jamais entendu que celui-là au Laos. Son excellence, assise sur une table, la première que nous ayons encore vue dans ce pays, nous invite à en faire autant, et nous nous livrons par interprète à une conversation amicale. Derrière le village s'étend une plaine immense où des palmiers ont poussé au hasard. Ces arbres ont une physionomie toute particulière, plus poétique et plus orientale que le gracieux aréquier ou le cocotier un peu lourd. Ils ont peine à porter leur tète, et leur tronc est souvent penché. Le vent fait crépiter leurs feuilles comme du parchemin que l'on froisserait. Dans cette plaine est bâtie la pagode principale, à laquelle conduit une longue chaussée de bois. C'est jour de fête, la foule inonde les abords et les portiques. Les pantalons bleus des Chinois se mêlent aux langoutis bigarrés et aux écharpes multicolores des Laotiens. Fidèles et curieux se pressent dans le préau et dans l'enceinte trop étroite du sanctuaire, où des bonzes lisent des prières. Autour d'eux, disposées avec un certain goût, des offrandes dé¬ corent le temple et ouvrent l'appétit. Des tentures écar- lates pendent aux colonnes. Dans l'ombre ardente, au milieu des fleurs et des parfums, les jeunes filles ont l'œil agaçant, et leur sourire donne le vertige. Chacun cause, fume, ou rit bruyamment. Personne n'est recueilli, personne même n'est attentif, à l'exception de trois jeunes clercs qui glissent un regard libertin sous l'écharpe des jeunes filles agenouillées au-dessous d'eux. Nous avions conservé jusqu'à Nong-Caï le Français qui nous servait d'interprète pour la langue siamoise. Il eût pu nous être utile longtemps encore; mais son inconduite contraignit M. de Lagrée à s'en défaire. Plus nous avançions, et plus il importait de resserrer les liens delà discipline. Le jour n'était pas éloigné où une seule faute aurait pu nous perdre. Nous nous étions aperçus souvent déjà d'un revirement brusque et inexplicable dans les dispositions des populations et des autorités. Cela tenait tout simplement au vol de quelque broc ou bien au viol de quelque fille. Profitant des facilités que lui donnait la connaissance de la langue, notre inter¬ prète s'introduisait dans les familles, abusait de notre titre de mandarins pour commettre des désordres dont les victimes n'osaient pas se plaindre. Ce malheureux, jeté à Bangkok dès l'âge de onze ans, sans famille et sans appui, était fatalement tombé aux mains de tous les aventuriers de passage ; il avait servi d'instrument à VOYAGE EN INDO-CHINE ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 173 leurs plaisirs et de complice à leurs fraudes. Conservant de son origine une intelligence ouverte et prompte, il avait emprunté au milieu asiatique dans lequel il avait vécu le génie de la souplesse et de la ruse, avec une puis¬ sance de mensonge que je n'ai vue qu'à lui. Toute notion du juste et de l'injuste, du bien et du mal, était effacée de son cerveau. Ce n'était pas sans une véritable épou¬ vante que je plongeais parfois dans les abîmes de cette nature dégradée, où les bons conseils tombaient comme des pierres dans un gouffre. Parmi les rêves favoris qui traversaient le cerveau de cet homme, le trafic des es¬ claves paraissait tenir le premier rang. Il comptait re¬ venir au Laos pour s'y livrer, et ne craignait pas de nous le dire. Il voyait là un moyen assuré de satisfaire ses trois passions dominantes, le goût des aventures, l'amour de l'argent et le besoin de débauches. J'ai ouï dire à des gens d'expérience que, pour rester honnête dans la position d'interprète, il fallait l'être trois fois. Si cette observation est juste, on jugera du soulagement quenous causa le gouverneur de Nong-Gaï en nous offrant de reconduire notre homme à Bangkok sous bonne garde. Chacun des membres de l'expédition acheva d'appren¬ dre de la langue ce qui était nécessaire à ses besoins. Cela se fit assez vite par la raison qui force à nager quand on est tombé dans l'eau. Pour faciliter ses rap¬ ports personnels avec les autorités indigènes, M. de Lagrée conservait encore cet ancien bonze du Cam¬ bodge, Laotien d'origine,, qui s'était coupé le doigt à Phnom. Le gouverneur de Nong-Caï mit sa propre pirogue à la disposition du chef de l'expédition. Cette barque aux 10. formes gracieuses, sur laquelle 011 avait jeté l'or à pro¬ fusion, était montée par vingt rameurs en casaques de laine rouge, la tête ornée de képis à large visière et d'une hauteur démesurée. Chacun de nous prit posses¬ sion, d'une pirogue moins élégante, et nous arrivâmes le 2 avril à un point où le Mékong dessine une sorte d'éventail immense. Nos rameurs s'arrêtèrent, ils nous dirent que nous étions arrivés à Vien-Qhan. Etonnés, car nous n'apercevions sur les rives autre chose que d'épaisses forêts, nous mîmes pied à terre avec quelque curiosité. Parmi tous les noms étranges dont je m'étais chargé la mémoire avant de partir, Vien-Ghan était ce¬ lui qui jetait le plus d'éclat. Il est souvent revenu sous ma plume durant le cours de ce récit. Nous avons trouvé dispersés dans tout le Laos les descendants de la fa¬ mille souveraine qui régna jadis sur la capitale dont nous nous préparions à explorer les ruines. Je vais dire ce qui reste de cette ville, autrefois célèbre, qui fut le centre d'un royaume assez important pour que van Dié- men, gouverneur général des Indes néerlandaises, jugeât utile d'y envoyer une ambassade dans la première moitié du xvne siècle. Après avoir escaladé la haute berge à l'aide d'une échelle de bambous, nous nous trouvons en face de ces broussailles piquantes qui poussent toujours plus épaisses dans les ruines, voile jeté par la nature sur l'impuissance de l'homme et la vanité de ses œuvres. Un guide, courbé vers la terre par le poids de ses souve¬ nirs et par celui des années, dirige avec émotion notre marche impatiente. Il a vu Vien-Ghan, sa patrie, au temps de sa splendeur. Le sol est jonché de briques. VOYAGE EN INDO-CHINE ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 175 Nous ne tardons pas à rencontrer le mur d'enceinte de la ville. Il est élevé, très-large et surmonté d'ornements en forme de cœur rapprochés de façon à former des créneaux. Un énorme poteau de bois auquel attenait la porte principale est encore debout. La muraille qui aboutissait au fleuve s'enfonce sous les bambous en fai¬ sant une série d'angles saillants et rentrants. On voit encore de distance en distance des monceaux de briques qui furent probablement des bastions. Après de longues et minutieuses recherches, nous pûmes nous convaincre d'ailleurs que la ville ne renfermait d'autres monuments que le palais du roi, des pagodes et des bibliothèques pour les livres sacrés; mais ces édifices y étaient en si grand nombre qu'il faut renoncer môme à les compter. Tous paraissent avoir été construits sur le même plan et décorés des mômes ornements ; les proportions seules varient. La pagode de Phâ-kéo était assurément l'une des plus grandes et des plus belles. Les arbres qui la voilent, les lianes qui s'enlacent aux colonnes, et répan¬ dent sur ses débris une ombre mystérieuse, font res¬ sentir au visiteur quelque chose de ce qu'éprouvait l'âme des anciens sur le seuil d'un bois sacré. Des briques à jour composent l'enceinte de la pagode, aux parvis de laquelle conduisent des escaliers monumentaux. Un dra¬ gon se tord sur les rampes, et dans un dernier repli relève sa tête menaçante. Les colonnes de la galerie sont gracieuses, élancées, sveltes, sans base, mais ter¬ minées par un chapiteau de feuilles longues, aiguës, repliées en dehors et comme écrasées par le poids qu'elles supportent. Ces colonnes conservent encore çà et là des traces de dorure. Les trois portes de la façade et les fenêtres des côtés sont richement encadrées d'or¬ nements analogues à ceux que j'ai vus à Phnom. Cet édifice considérable était entièrement doré à l'extérieur. Il n'a plus de toit, et la colossale statue de Bouddha qui siège encore sur l'autel abandonné reste exposée aux injures de l'air. Tout à côté du temple se trouve une bibliothèque construite dans le même style, mais moins spacieuse. Sur le fond noir des murs, les artistes avaient dessiné des losanges dorés ; ils produisent un peu l'effet de ces lambeaux de papier que l'on voit collés aux mu¬ railles dans les démolitions de Paris. Phâ-kéo, les indigènes ont religieusement conservé le nom des temples détruits, était la pagode du palais. Celui-ci n'est plus qu'un amas de ruines couvrant encore une superficie considérable. D'après ce que nous avons pu distinguer et selon les renseignements des témoins oculaires survivants, le plan de cet édifice ne s'éloi¬ gnait pas sensiblement de celui des pagodes. C'était un bâtiment rectangulaire entouré d'une galerie soutenue par des colonnes. Une autre pagode, celle de Si~saket est construite dans une cour intérieure autour de laquelle règne un cloître. Des statues de Bouddha assis sont alignées sous ce portique. Leur coiffure, terminée en pointe, ressemble au casque de nos anciens chevaliers, et, n'était la physionomie placide du dieu i, on croirait entrer dans quelque musée d'armures. En outre les mu¬ railles du cloître, celles même de la pagode, sont per- 1. Cette expression n'est pas d'une exactitude rigoureuse. Bouddha ne s'est jamais donné que comme un homme prêchant la perfection; mais, en dépit de l'orthodoxie, il est bien tenu pour dieu par la foi populaire. VOYAGE EN INDO-CHINE ET DANS L'EMPIRE CHINOIS eées de milliers de petites niches régulières dans chacune desquelles sont blottis deux ou trois Bôuddha en minia¬ ture. Nous avons estimé à vingt mille environ le chiffre de ces petites effigies: c'est un vrai pigeonnier de dieux. Si-salcet est le temple le mieux conservé ; on y ren¬ contre encore un grand nombre d'objets employés dans les cérémonies du culte. J'ai admiré entre autres un petit chef-d'œuvre de sculpture sur bois. C'est une sorte d'écran auquel adhère une légère barre, de fer destinée à porter les cierges qu'on allumait devant l'autel. Il se compose d'un cadre doré sur lequel des figures bizarres entremêlent leurs formes allégoriques. Deux serpents enlacent leurs anneaux, et sur ces détails touffus, dont le relief surprend et charme les yeux, deux bras se dé¬ tachent pour soutenir le porte-cierge. Dans l'espace laissé vide aumilieu de l'écran,une sorte de lyre.mariant l'or et le jour produit le meilleur effet. Notons encore une chaire de ciment doré conservée dans une autre pa¬ gode. Sur un socle sculpté, orné de lions à têtes d'hommes, centaures d'un nouveau genre, viennent s'ap¬ puyer de légers arceaux qui supportent le toit. La place où se tenait le bonze pour lire des prières est dessinée par d'élégantes colonnettes. D'innombrables pyramides se cachent dans la forêt ; après les avoir à demi ren¬ versées, les arbres contribuent à les maintenir. La vé¬ gétation naturelle s'allie admirablement à cette vé¬ gétation de pierre ; les tons gris du ciment lui donnent l'aspect du granit assombri par l'air humide. Des mil¬ liers de kilogrammes de cuivre et de bronze coulés dans un moule à Bouddha, des monceaux de briques, des pa¬ godes à l'infini, et au milieu de tout cela les vestiges VOYAGE EN INDO-GHINE d'une seule habitation profane, le palais du roi : voilà ce que j'ai vu pendant quelques heures de promenade ra¬ pide au milieu des ruines de Vien-Chan. Les habitants logeaient dans des cabanes, comme faisaient les Khmers' mais il ne faut pas réveiller à propos de ces débris, qui sont après tout de médiocre valeur, les souvenirs de la grande architecture cambodgienne d'Angcor et de "Vat- Phou, car se serait se mettre dans le cas de ne plus rien admirer au Laos. Quand le général de Siam chassa le roi, celui-ci construisait encore ; aujourd'hui, quarante ans après, tout s'écroule, etiam periere ruines-. Une vaste chaussée, large, droite, plantée de vieux arbres et aboutissant à la porte principale, traverse des prairies marécageuses qui furent autrefois des fossés. Elle mène à un chemin sablonneux couvert d'un berceau de bambous. A chaque instant, l'on rencontre des ves¬ tiges de murailles indiquant l'emplacement d'anciennes pagodes ; les petites pyramides se multiplient. Le mal¬ heureux Laotien qui nous accompagne, tout tremblant de guider des étrangers dans ces lieux consacrés, s'in¬ cline souvent, se prosterne quelquefois, et s'épuise à prodiguer des marques de respect aux esprits protec¬ teurs des ruines. Il fait un geste d'horreur en me voyant me diriger curieusement vers une niche enfouie dans les broussailles. « Là, me dit-il, réside un génie, Tepada ; il veut qu'on rampe en approchant de lui, et n'entend pas raillerie sur ce point d'étiquette. » Aucun malheur ne m'étant arrivé, je poursuis ma route jusqu'à un mo¬ nument qui paraît avoir été l'œuvre capitale de cette ar¬ chitecture laotienne, dépourvue de grandeur comme de durée, mais à laquelle on ne peut refuser une certaine ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 179 grâce élégante. Ce monument a été épargné par les Siamois. Les deux premières enceintes ne présentent rien de particulier. Au-dessus de la corniche qui décore la troisième court une guirlande d'ornements ventrus. On dirait les pétales d'un gigantesque bouton de lotus sur le point de s'épanouir. De lourds socles couverts d'inscriptions supportent trente-quatre clochetons élan¬ cés. Appuyée à ces socles comme à des contre-forts, la masse sur laquelle est assise la pyramide commence à déployer ses courbes, et celle-ci s'élance elle-même d'une gerbe de larges feuilles, comme la tige d'une plante. Elle a la forme traditionnelle et se termine en pointe. Jadis elle étincelait d'or appliqué sur une armature de plomb dont on voit encore des lambeaux. Le ciment est bien conservé partout. Il a une teinte uniforme et plate qui fait illusion, et l'on est porté au premier abord à accor¬ der au monument qu'il recouvre le bénéfice d'une haute antiquité. D'après une inscription gravée sur une table de pierre, il ne remonterait pas cependant au delà du xvne siècle. Sans s'arrêter à une critique de détails qui serait trop facile, il faut se déclarer satisfait de l'ensemble de cet édifice ; ses fines pointes et ses gracieux cloche¬ tons se détachent sur le fond mouvant d'un bois de palmiers dont l'ombre abrite quelques cabanes. Les habitants viennent nous offrir du riz, un miel à faire envie aux abeilles de l'Hymette et des vases remplis de vin de palme, liqueur fraîche et sucrée qui s'écoule comme le sang d'une blessure d'une incision faite au palmier. Cette hospitalité cordiale et spontanée valait plus à nos yeux que la réception magnifique faite, il y a plus de deux cents ans, à nos devanciers les Hol.andais compagnons de van Vusthorf, auxquels je vais em¬ prunter tout à l'heure de curieux détails sur les cérémo¬ nies officielles dont leur ambassade fut l'occasion. Je ne m'étendrai pas davantage sur les ruines de Vien-Chan. Les temples et le palais ne laissent voir sous leur do¬ rure tombée que des briques mal jointes; c'est une scène abandonnée par les acteurs et que le temps, ce grand machiniste, dépouille tous les jours de ses derniers orne¬ ments. D'ailleurs une civilisation qui ne faisait place qu'aux bonzes, aux mandarins et aux rois n'est guère intéressante à étudier. Quant à l'architecture qu'elle a produite, on peut en retrouver aujourd'hui le type dans la plupart des pagodes de Bangkok. L'une d'elles, celle qui est consacrée surtout aux dévotions du roi de Siam, renferme la fameuse statue d'émeraude que Pha-tajac ravit à Vien-Chan en 1777. Elle a une coudée de haut, et, selon M. Pallegoix, les Anglais lui attribuent une va¬ leur de plus d'un million de francs. Dans les divers mémoires des savants géographes qui ont essayé de faire la carte de l'Indo-Ohine en combinant laborieusement les renseignements fournis par quelques rares voyageurs et les détails arrachés aux indigènes eux-mêmes, il est le plus souvent impossible de recon¬ naître Vien-Chan à travers le double voile d'indications trop vagues et d'une orthographe défectueuse qui ne re- produit pas toujours le son do la prononciation locale. À cela tient sans doute l'incertitude qui a régné long¬ temps sur la vraie position géographique de cette ville. Grawfurd l'appelle Lang-Chang et la dit située par 15°' 45 de latitude nord; Low et Berghaus lui donnent les noms de Lanchang et de Lautschang. Mac-Leod la VOYAGE EN INDO-CHINE > ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 181 place par 17° 48' de latitude septentrionale. Cette der¬ nière position se rapproche de la position vraie de Vien- Chan ; mais l'infatigable explorateur anglais confond ' Vien-Chan avec Muong-lu'an-Praban, royaume distinct où nous allons bientôt séjourner. Marini, dans son Histoire du Laos, appelle les habitants de ce pays les Langiens, et donne le nom deLangione à leur ville prin¬ cipale, qu'il dit située sur le 18e degré de latitude. Il ne commet, en en fixant ainsi la place, qu'une très-légère erreur, et c'est dans son livre que se rencontrent les données les plus précises sur l'état de ce royaume, qu'il s'efforça d'évangéliser. Il a vu les lieux, les hommes et les choses. A. la même époque que le voyage du père Marini eut lieu l'ambassade hollandaise qui tenta de nouer des relations avec le plus grand roi du Laos ; de¬ puis lors, aucun Européen n'avait pénétré jusque-là. Ces Hollandais mirent onze semaines à remonter le Mé¬ kong depuis la frontière duCambodge jusqu'à Vien-Chan, qu'ils appellent Winkyan. Ils se sont servis comme nous d'étroites pirogues, ont franchi les mômes obstacles et de la même façon. On se demande même, en relisant au¬ jourd'hui leur journal de voyage, comment il a été pos¬ sible d'entretenir des espérances relativement à la na¬ vigabilité du fleuve. Là où nous n'avons plus trouvé que des ruines, Gérard van Vusthorf et ses compagnons ren¬ contrèrent une ville florissante. Voici, d'après Dubois, comment ils furent accueillis par le roi. « Aux appro- ^ ches de la capitale, quelques officiers vinrent demander au chef do l'ambassade communication particulière de ses lettres de créance avant qu'il lui fût permis de les remettre. Ces lettres ayant été examinées et trouvées eu 11 VOYAGE EN INDO-CHINE bonne forme, trois grandes pirogues montées .chacune par quarante rameurs furent envoyées pour prendre l'ambassadeur et son cortège. « On mit les lettres sur un vase d'or posé sous un dais magnifique 1 : les Hollandais se placèrent derrière. Un mandarin était chargé de les conduire au logement que le roi leur avait fait préparer. Ils y furent complimentés par un autre mandarin au nom de ce prince, qui leur fit offrir des rafraîchissements et quelques présents. On ne tarda pas à fixer le jour de l'audience, à laquelle l'am¬ bassadeur fut conduit avec beaucoup de pompe. Un élé¬ phant portait la lettre du gouverneur général sur un bassin d'or. Cinq autres éléphants étaient montés par l'ambassadeur et ses gens. On passa devant le palais du roi au milieu d'une double haie de soldats, et l'on ar¬ riva enfin auprès d'une des portes de la ville, dont les murailles de pierres rouges étaient environnées d'un large fossé sans eau, mais tout rempli de broussailles. Après avoir marché encore un quart de lieue, les Hollandais descendirent de leurs éléphants, et entrèrent dans les tentes qu'on leur avait fait dresser en attendant les ordres du roi. La plaine était couverte d'officiers et de soldats montant des éléphants ou des chevaux, et qui lous campaient aussi sous la toile. Au bout d'une heure, le roi parut sur un éléphant, sortant de la ville avec une garde de 3,000 soldats, les uns armés de mousquets, les autres dépiqués. Après eux venait un train de plusieurs éléphants, tous montés par des officiers armés et suivis 1. Ce cérémonial cil encore en usage dans ces contrées, àSiam par exemple et au Cambodge. On rend aux lettres les honneurs dus aux personnages qui les ont écrites. ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 183 d'une troupe de joueurs d'instruments et de quelques centaines de soldats. Le roi, que les Hollandais saluèrent lorsqu'il passa devant leurs tentes, ne leur parut âgé ^ que de vingt-deux ans. Peu de temps après, les femmes défilèrent aussi sur seize éléphants !. Dès que les deux cortèges furent hors de la vue du camp, chacun rentra dans sa tente, où le roi fit porter à dîner aux Hollandais. « À quatre heures après midi, l'ambassadeur fut con¬ duit à l'audience à travers une grande place dans une cour carrée environnée de murailles avec quantité d'embrasures ; au milieu se voyait une grande pyramide dont le haut était couvert de lames d'or du poids d'en¬ viron mille livres. Ce monument était regardé comme une divinité, et tous les Laotiens venaient lui rendre leurs adorations. Les présents des Hollandais furent > apportés et posés à quinze pas du prince. On conduisit ensuite l'ambassadeur dans un temple où le roi se trou¬ vait avec tous ses grands. C'est là qu'il lui fit la révé¬ rence ordinaire, tenant un cierge de chaque main et frappant trois fois la terre du front. Après les compli¬ ments usités en pareille occasion, le roi fit présent à l'ambassadeur d'un bassin d'or et de plusieurs babils. Les personnes de sa suite ne furent pas oubliées. i On leur donna le divertissement d'un combat simulé et d'une espèce de bal terminé par un feu d'arti- £ 1. D'après Marini, le nom même de Langione signifierait dix mille éléphants. Le Laos est certainement un des pays du monde où l'on rencontre le plus grand nombre de ces animaux. Un Lao¬ tien disait àCrawfurd qu'on s'en servait même pour transporter les femmes. Cela prouve évidemment qu'on en a à ne savoir qu'en faire. VOYAGE EN INDO-CHINE lice. Ils passèrent cette nuit-là hors de la ville, ce qui était sans exemple, et le matin 011 les ramena dans leur logement avec quatre éléphants. Depuis ce jour, l'am¬ bassadeur fut encore traité plusieurs fois à la cour, et l'on s'efforça de lui procurer tous les amusements ima¬ ginables. Après s'être arrêté pendant deux mois à Winkyan, il en partit pour retourner à Camboya, où il n'arriva qu'au bout de quinze semaines, fort satisfait du succès de sa commission h » ■Si les finances du royaume permettaient au souverain de déployer autant de pompe dans les occasions solen¬ nelles, son armée semblait capable de tenir en respect des voisins ambitieux. Le pays était si peuplé que dans un dénombrement des gens propres au service militaire on compta 500,000 hommes en état de porter les armes, à l'exclusion des vieillards, qui « y étaient en si grand nombre et si robustes que, môme de ceux qui étaient âgés de cent ans 2, on aurait pu former à l'occasion une armée très-considérable. » Ces chiffres prouvent, mal¬ gré une exagération évidente, cpie la population du royaume avait alors une certaine densité. Il n'en avait pas toujours été ainsi. Lorsqu'après avoir fondé l'unité de leur immense empire, les souverains de la Chine son¬ gèrent à faire peser sur tous les voisins un joug dont les empreintes se révèlent encore, les Laotiens n'échap¬ pèrent pas d'abord plus que les Tonkinois, les Siamois et les Cambodgiens aux envahissements de ces conqué- 1. Ifie des gouverneurs généraux aux Indes orientales. La lIaye,TT763. 2. Delle missioni dei padri délia compagnia di Giesu nella provincia del Giappone, par le père Marini. ET DANS L'EMPIRE CHINOIS rants insatiables. Dispersés sur les bords du Mékong, n'ayant point encore de centre où vinssent se grouper les ressources, se réunir les forces, ils n'opposèrent à la conquête qu'une résistance impuissante; mais ils se rapprochèrent peu à peu, et parvinrent à former une sorte de république. Cette organisation favorable au développement des qualités qui fondent ou qui sauvent une patrie, paraît avoir subsisté jusqu'au ve ou vie siècle de notre ère. Elle permit aux Laotiens de chasser les Chinois. A cette époque, leur Etat serait devenu monarchique. Peut-être faut-il faire remonter jusque là l'origine de Vien-Chan, qui devait être plus tard la capitale brillante du plus puissant royaume laotien. S'il faut en croire le vieil auteur qui me fournit ces renseignements, des habitants de Siam se seraient rendus au Laos pour aider les Laotiens « à peupler leur royaume, » où ils se seraient définitivement fixés eux-mêmes, sé¬ duits par la fertilité du sol et la douceur du climat. D'une nature paresseuse et lâche, à la fois incapa¬ bles est indignes de conserver à leur gouvernement la forme républicaine, les Laotiens sentirent le besoin de charger une seule tête de toute la responsabilité du pou¬ voir ; mais ils ne pouvaient s'entendre sur le choix d'un souverain par l'effet de l'ambition, de la crainte ou de l'envie. Les Siamois, en gens habiles, s'efforçaient pen¬ dant ces luttes intestines de diviser les électeurs et ne négligeaient rien pour les corrompre. Aux ambitieux, ils promettaient le gouvernement d'une province ; aux yeux des dévots , ils faisaient briller des pyramides et des pagodes dorées. Ces manœuvres réussirent, et le 186 VOYAGE EN INDO-CHINE nom d'un membre de la famille royale de Siam sortit de l'urne où s'ensevelit en même temps la liberté du pays. « On croit, ajoute Marini, que depuis cette époque-là jusqu'à présent, bien qu'il y ait plus de mille ans de cela, les rois de Laos sont descendus de cette souche, en sorte qu'ils retiennent encore et l'idiome des Siamois et leur façon de se vêtir. » Bien que cette assertion soit probablement une tradi¬ tion recueillie sur place, il ne semble guère possible de s'y arrêter sérieusement. L'analogie de coutumes, de mœurs et surtout de langage qui existe entre les Lao¬ tiens et les Siamois indique une origine commune ; mais de cette analogie même ne pourrait-on pas également conclure que ce sont les Siamois qui sortent du Laos ? Quelques savants l'ont pensé. Il est peu probable dans tous les cas que l'action d'une famille royale, si puis¬ sante qu'on veuille bien la supposer, ait jamais produit le résultat que Marini lui attribue. Quoi qu'il en soit, cette jeune dynastie, qui devint bientôt despotique au dedans, affranchit au moins le royaume du Laos de toute vassalité étrangère. Elle sut imposer aux Chinois le res¬ pect de son territoire, et prêta même en mainte circon¬ stance un concours efficace aux adversaires de ceux-ci. Pendant la guerre que fit aux Tonkinois l'empereur Tching-tsou-\ven-ti au commencement du xve siècle, les Laotiens donnaient ouvertement asile aux vaincus. A peine le général chinois avait-il battu et dispersé l'armée ennemie, que d'autres rebelles soutenus par le prince du Laos tenaient de nouveau la campagne f. Tching-ki- 1. Mémoire sur le Tonkin, par le père Gaubil. ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 187 kouang leur chef se réfugia même sur le territoire lao¬ tien. Le général chinois demanda que ce rebelle dange¬ reux lui fût livré. Le roi du Laos, craignant l'invasion des deux armées chinoises massées sur les frontières du Tongkin et du Yunan, chassa Tching-ki-kouang de ses États, sur les limites desquels le malheureux fut pris. Les Chinois ne furent pas les seuls adversaires du roi du Laos, L'ambition de l'empereur des Bir¬ mans, plutôt surexcitée qu'apaisée par la conquête du Pégou, se tourna bientôt vers le Laos, dont il se ren¬ dit maître. Suivant un procédé de déportation en masse encore en usage dans ces contrées ', il contraignit même un grand nombre de Laotiens à se rendre dans le Pé¬ gou pour peupler sa nouvelle conquête; mais ceux-ci formèrent une vaste conspiration. Les Pégouans furent exterminés partout en même temps. Les anciens escla¬ ves, devenus les maîtres, rentrèrent en armes à Yien- Chan, où ils firent un nouveau carnage de leurs vain¬ queurs surpris et sans défense. Ce n'était cependant ni aux Birmans ni aux Chinois qu'il était réservé de con¬ quérir cette partie du Laos et d'anéantir sa brillante ca¬ pitale. Le peuple qui avait triomphé de ces deux terribles adversaires finit par devenir tributaire de Siam. On ne saurait déterminer l'époque à laquelle se passa cet évé¬ nement. Peut-être est-ce à la suite de la guerre de 1777. Dans tous les cas, il ne s'agissait encore que d'un simple tribut et non pas d'un droit au territoire. 1. A la fin du siècle dernier, quand le roi de Siam s'empara de Battam-Bang sur le Cambodge, il en expulsa tous les habitants qu'il remplaça par d'autres. VOYAGE EN INDO-CHINE Les Annamites de leur côté s'étaient répandus dans la vallée du Mékong. La rive gauche du fleuve leur appar¬ tenait sans contestation au commencement de ce siècle, à partir du 16e degré de latitude nord jusqu'au delà du 17e, de telle sorte que dans ces limites les provinces si¬ tuées entre le Mékong et la grande chaîne de montagnes' qui finit au cap Saint-Jacques étaient soumises à l'empire d'Annam et payaient tribut à son souverain. Chargé spécialement par l'amiral de La Grandière de déterminer les bornes de cet empire et de s'enquérir des territoires sur lesquels les Annamites élèvent des préten¬ tions, M. de Lagrée avait fait sur ce point-là, lors de notre excursion à Attopée, des recherches persévérantes, mais infructueuses. 11 avait retrouvé plus haut, en explo¬ rant seul le bassin d'un autre affluent du Mékong, le Se- Banghien, des preuves incontestables de l'autorité poli¬ tique et administrative du roi d'Annam sur cette partie du Laos. Si donc, par le cours des événements et des années, la France se trouvait substituée aux prétentions d'un gouvernement qu'elle sera un jour, par la force même des choses, appelée à protéger ou à détruire , les titres ne lui manqueraient pas pour établir sa domina- tien sur ces vastes déserts que le génie européen pour¬ rait seul féconder. Quoi qu'il en soit, ce n'était pas contre ses voisins de l'est que le roi de Yien-Ghan était appelé à se prémunir; c'était au sud-ouest que grossissait le nuage d'où sortit pour ce malheureux prince et pour ses sujets un désastre dont les ruines que nous avions sous les yeux attes¬ taient l'étendue et l'effroyable caractère. A la fin de 1827, des événements dont nous sommes hors d'état de pré- El-DANS L'EMPIRE CHINOIS 189 ciser la nature provoquèrent entre le Laos et la cour de Bangkok une rupture suivie d'une guerre d'extermina¬ tion. Il résulte de récits peut-être inexacts pour les dé¬ tails, mais trop manifestement véridiques pour le fond des choses, qu'une omission faite par le roi de Vien-Chan soit dans le cérémonial de l'hommage, soit dans le chif¬ fre du tribut dû au roi de Siam, fut suivie de l'envoi au Laos d'une armée qui reçut mission d'anéantir ce mal¬ heureux peuple, mission accomplie à la lettre avec une cruauté que nos mœurs nous laissent à peine compren¬ dre. Les Laotiens furent exterminés ou déportés en masse, et leur capitale rasée, comme l'avait été Jérusa¬ lem par les armées romaines. Chao-koun ', un général dont le nom remplit encore ces contrées, mit par cette horrible exécution le sceau à une renommée militaire déjà conquise aux dépens du Cambodge durant les guerres dont j'ai eu occasion de rappeler les principaux événements2. J'ai pu voir à Oudon, en face de l'ancien palais du roi Norodom, la grossière statue de cetégor- geur dépeuples. Par une prescription insolente des Sia¬ mois à laquelle le protectorat de la France a seul mis un terme, les Cambodgiens la saluaient tous humble¬ ment en passant devant elle, sans que dans ce troupeau d'esclaves un sentiment de généreuse résistance se soit jamais produit, tant la force, jusque dans ses excès les 1. Le mot cliao-koun désigne un grade élevé dans la hiérar¬ chie militaire ; mais la terreur des Laotiens en a fait un nom propre, et, lorsqu'on parle du Chao-koun sans épithète, ils évo¬ quent en tremblant le souvenir de leur bourreau. 2. Voyez l'introduction. 11. plus hideux est acceptée par ces peuples comme la seule puissance légitime ! Parvenus à tromper la vigilance de l'ennemi, le roi de Vien-Chan et plusieurs princes de sa famille se réfu¬ gièrent à Hué; mais le farouche Minh-man, qui régnait alors sur l'Annam, loin de protéger les fugitifs, comme ils l'avaient espéré, fit conduire à Bangkok le roi déchu par suite d'un accord secret passé avec Siam, et là ce malheureux, renfermé, dit-on, dans une cage de fer con¬ tenant les instruments de torture au moyen desquels on le suppliciait chaque jour, ne tarda point à expirer, lais¬ sant les derniers survivants de sa race dans une situa¬ tion tellement abaissée que le vainqueur n'en put désor¬ mais concevoir aucun ombrage. Ainsi donc, de nos jours, une capitale florissante a été anéantie, un peuple tout entier a en quelque sorte dis¬ paru, sans que l'Europe ait rien soupçonné de ces scènes de désolation, sans qu'il soit arrivé jusqu'à elle un seul écho de ce long cri de désespoir. Lorsque je tra¬ verserai dans l'empire chinois de vastes champs de massacre, j'aurai à soulever le voile qui cache au monde civilisé des spectacles non moins sanglants et non moins ignorés ; j'aurai à montrer la vie humaine s'écoulantà flots sanglants sans laisser ni trace ni souvenir, comme les eaux d'un grand fleuve perdu dans les sables. Si les révolutions et les guerres qui bouleversent l'Europe chrétienne y sont parfois suivies de transformations utiles, s'il est possible de les rattacher à quelque doc¬ trine philosophique ou à quelque grand intérêt social, les calamités qui éprouvent les populations de l'Asie bouddhiste et musulmane restent toujours pour celles-ci VOYAGE EN INDO-CHINE HT DANS L'EMPIRE CHINOIS des douleurs stériles et des désastres sans compensa¬ tion. Rien ne germe dans ces torrents de sang, car pour ces peuples infortunés les conquérants sont des anges exterminateurs, et les armées des nuées de sauterelles épuisant pour une longue suite de générations les contrées sur lesquelles elles s'abattent. CHAPITRE IV LE ROYAUME DE LUANG-PRABAN. — SITUATION PARTICU¬ LIÈRE DU ROI DE CE PAYS VIS-A-VIS LA COUR DE BANG¬ KOK. — ACCUEIL QU'IL FAIT A LA COMMISSION. — TOM¬ BEAU D'HENRI MOUHOT. — FÊTES DU PRINTEMPS. On risquerait fort de se tromper si l'on voulait tou¬ jours mesurer le degré de civilisation d'un peuple au développement qu'a pu prendre chez lui l'art architec¬ tural. Parmi les monuments qui s'élèvent en Europe, les plus dignes d'admiration remontent à des époques que » beaucoup d'écrivains appellent aujourd'hui barbares, et les générations du moyen âge, arrivées à l'enthousiasme par la foi, et par l'enthousiasme au génie, ont laissé pour témoins de leur passage en ce monde ces fières t VOYAGE EiN INDO-CHINE cathédrales qu'on imite sans pouvoir les égaler. Il no saurait être interdit cependant au voyageur qui cherche à reconstituer l'histoire des nations disparues d'interroger les ruines enfouies dans les sables du désert ou sous les alluvions des forêts. Ces ruines, à défaut d'an¬ nales écrites et même de traditions, deviennent souvent une source abondante de renseignements précieux. C'est ainsi qu'en explorant les débris de Vien-Chan, l'ancienne métropole laotienne, nous avons retrouvé les traits ca¬ ractéristiques du gouvernement qui avait eu son siège dans cette ville écroulée. Des temples et un palais, voilà ce qu'on pourrait appeler les colonnes symboliques de cet étrange édifice social; j'ajoute que ces pagodes et cette demeure royale étaient sans véritable grandeur. Tandis que les vieux Cambodgiens allaient chercher à près de 10 lieues de leur capitale les blocs énormes qu'ils savaient superposer et sculpter avec un art infini, les Laotiens élevaient des murs en briques mal jointes, ta¬ pissées de chaux, recouvertes de peintures grossières, incapables d'opposer une longue résistance à l'humidité du climat. Ceux-ci semblent, avoir douté de l'avenir, ceux-là paraissent au contraire avoir compté pour la puissance de leur patrie sur des siècles de durée. Le Cambodge en effet a été, selon toute apparence, la pre¬ mière nation solidement constituée en Indo-Chine ; il y a joué longtemps un rôle prépondérant,.etsonnom, sou¬ vent cité dans les livres sacrés, est encore l'objet de la vénération des bouddhistes jusque dans les contrées les plus éloignées de ses frontières. Je n'ai pas à revenir sur ce sujet, que j'ai déjà abordé; mais avant de quitter Yien-Ghan, le centre politique le plus important de l'an- ET DANS D'EMPIRE CHINOIS 193 cien Laos indépendant, nous avons dû nous demander quelle peut être l'origine de ce peuple laotien, dont l'éta¬ blissement dans la vallée du Mékong semble être relati¬ vement récent. De quel point de l'horizon sont venus ces envahisseurs, obligés parfois de lutter encore contre des tribus sauvages refoulées, mais non détruites ? La res¬ semblance que j'ai signalée entre la langue laotienne et la langue siamoise, ressemblance qu'il est impossible d'attribuer à la conquête, permet d'inférer que ces deux races sont deux rameaux détachés d'un tronc unique ; mais où cet arbre avait-il pris racine, quelle contrée faut-il assigner pour berceau à ces hommes qui, après avoir expulsé les premiers occupants des vallées du Méï- nam et du Mékong, finirent par s'égorger entre eux dans des luttes fratricides ? L'ignorance des Laotiens, l'oubli presque complet de toutes leurs traditions , enfin les nécessités de notre voyage, dont le but était surtout .géographique, rendaient impossible l'élucidation de ce problème, et c'est par de pures hypothèses qu'il nous est possible de répondre à ces questions. La plus vrai¬ semblable, la seule qui puisse, selon moi, s'étayer sur des indications vagues d'ailleurs recueillies de la bouche des indigènes, fait descendre leurs ancêtres du royaume de Xieng-Maï, aujourd'hui tribtuaire de Bangkok. Avant de s'établir sur ce point et d'y fonder un Etat, sont-ils sortis du Thibet en suivant la vallée de 4'un des grands fleuves- qui coulent entre le Brahma¬ poutre et le Yang-tse-Kiang ? sont-ils venus du côté de l'occident, ou bien sont-ils le produit de deux races dif¬ férentes qui se seraient primitivement rencontrées, alliées et confondues ? Il ne serait pas prudent d'émettre une affirmation sur ce point. C'est de l'étude plus com¬ plète et de la comparaison des langues que jailliront un jour quelques étincelles au sein de cette nuit pro¬ fonde. Nul parmi nous n'éiait en mesure de se livrer sui ce point à un travail sérieux ; mieux vaut donc se taire, au risque de passer pour incomplet, que de s'exposer à égarer les investigations des hommes spéciaux par un étalage d'érudition factice et de science improvisée. L'Indo-Chine est d'ailleurs le champ le plus fécond que puissent explorer jamais les savants qui se sont donné pour tâohe de retrouver les sources perdues de ce grand fleuve dont les flots sont des nations, et de dresser en quelque sorte la généalogie de l'humanité. Comme ces baies profondes creusées sur nos côtes où des courants opposés se heurtent en provoquant une agitation violente et continue, cette partie du monde semble avoir été le point de rencontre de peuplades d'origine diverse que des guerres perpétuelles ont mises en contact sans les avoir absolument mélangées. Ces luttes acharnées qui sont devenues parfois en Europe de puissants agents de civilisation n'ont servi dans ces tristes pays qu'à rendre les passions plus fortes et les haines plus vivaces> aucun germe fécond n'a grandi sur cette terre arrosée de tant de sang. Les Birmans et les Siamois étaient des voisins irré¬ conciliables aussi bien que les Annamites et les Cam¬ bodgiens. Entre ces nations rivales, juxtaposées parles hasards de l'émigration, une longue paix était impos¬ sible, et l'intervention des Européens, maudite d'abord par un instinct patriotique enraciné môme au cœur des 194 VOYAGE EN INDO-CHINE ET 6ANS L'EMPIRE CHINOIS 195 sauvages, ne peut manquer d'être un jour appréciée comme un bienfait par ces populations auxquelles elle assure enfin le repos et la stabilité. Il importe de faire observer toutefois que, si certaines races ne pouvaient coexister par suite d'incompatibilités en quelque sorte organiques, d'autres au contraire, séparées seulement par l'effet d'ambitions princières, seraient probablement arrivées à se mêler et à se fondre. Entre les Annamites, avec leur langue bizarrement accentuée, les caractères idéographiques de leur écriture, leur civilisation exclu¬ sivement chinoise, et les .Cambodgiens, qui n'en diffé¬ raient pas moins par l'idiome que par le génie, il exis¬ tait un abîme. Si ces derniers n'avaient été fort à propos placés sous le protectorat de la France, ils seraient maintenant englobés, comme la plus grande partie des Laotiens, dans la monarchie siamoise, vers laquelle, il faut le reconnaître, les attiraient de nombreuses affi¬ nités. Les lois, les mœurs et les croyances paraissent être les mêmes dans ces trois pays façonnés par une civilisation uniforme. D'ailleurs, avec le système de gouvernement qui prévaut généralement en Orient, on peut douter qu'il soit plus avantageux pour des sujets de former des royaumes indépendants que de relever d'un em¬ pire centralisé ; peut-être même est-il plus dangereux d'avoir affaire à un roi qu'à un simple préfet. Quoi qu'il en soit, les Laotiens, à qui les ruines de leur capitale rappellent les plus sombres pages de leur histoire con¬ temporaine, ont perdu, et probablement pour toujours, toute velléité d'insurrection. Nous savions qu'il n'en était pas ainsi dans la partie de ce vaste pays qu'il nous res- VOYAGE EN INDO-CHINE tait à visiter ; nous espérions retrouver dans le Laos septentrional des signes d'indépendance et des traces do vitalité. Le spectacle de la déchéance générale qui frap¬ pait les hommes au milieu desquels nous étions con¬ traints de vivre commençait à nous attrister ; nous avions hâte d'arriver à Luang-Praban, le premier royaume de la vallée du Mékong qui puisse être consi¬ déré comme un simple tributaire de Siam et non plus comme une province faisant partie intégrante de cette ambitieuse monarchie. Nous quittâmes Vien-Chanle 5 avril 1867 dans l'après- midi. A partir de ce point, l'aspectdupays se transforme. Le fleuve s'encaisse entre des collines qui deviennent bientôt des montagnes, et poussent jusque dans les eaux comme des racines rugueuses de rochers. Le lit étroit du Mékong semble littéralement encombré. Mal¬ gré les petites dimensions et l'extrême légèreté de nos barques, nous devons nous arrêter pour prendre des guides capables de nous diriger à travers les écueils. Bientôt le courant devient si fort, les masses de rochers abruptes sont si difficiles à tourner, qu'il faut abandon¬ ner gaffes et pagaies pour s'atteler à d'énormes cordes de rotin. Des Laotiens, montés sur des blocs de grès rongés par l'eau, s'accrochent d'une main aux anfrac- tuosités de ces roches déchiquetées, et de l'autre tirent vigoureusement les barques à eux en poussant des cris sauvages. Avec leurs câbles, leurs longues perches fer¬ rées, on les prendrait pour ces pillards de mer qui au xve siècle vivaient grassement en Bretagne du produit des naufrages. Quand il s'agit de doubler une pointe autour de laquelle l'eau bouillonne ou .de rejoindre ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 197 l'autre rive au milieu des tourbillons, le patron de nos pirogues ne manque pâs d'adresser au ciel des suppli¬ cations retentissantes. Pendant plusieurs jours de navigation, les rives du Mékong sont à peu près désertes. C'est à peine si de loin en loin quelques cases, construites en moins de temps qu'il n'en faudrait pour dresser des tentes, viennent rap¬ peler qu'il existe des hommes dans ces forêts. Les habi¬ tants de ces fragiles demeures doivent au difficile accès de leur séjour d'échapper le plus souvent aux corvées. Aussi ne consentaient-ils pas sans peine à prêter main forte à notre équipage épuisé de fatigue. C'est sur l'in¬ térêt de notre propre sûreté qu'ils s'efforçaient ordinai¬ rement de fonder leur refus, le fleuve étant, disaient-ils, à cette époque de l'année, considéré comme impra¬ ticable. Nous étions obligés de reconnaître que ces braves gens n'avaient pas absolument tort. Les rochers se multipliant et les eaux se précipitant avec fureur contre les obstacles, il devint même bientôt évident que nous ne pouvions sans péril avancer davantage. Nous déchar¬ geâmes donc nos barques ; et, avisant des négociants qui passaient fort à propos, le petit mandarin chargé de nous conduire les força de déposer leurs marchandises sur le sable et de se charger de nos bagages. Ils se virent contraints de faire ainsi plusieurs kilomètres, et quand nous voulûmes payer leurs services, ils ne pouvaient s'expliquer cette libéralité, trop accoutumés à la violence pour attendre quelque chose de la justice. Nous étions en avril, c'est-à-dire au moment où les eaux sont le plus basses ; le Mékong ne formait plus que 198 VOYAGE EN INDO-CHINE deux ruisseaux torrentueux d'une immense profondeur. La partie de son lit qu'il laissait à sec offrait alors un spectacle curieux. La plupart des roches dont il est hé¬ rissé sont vivement colorées. Parfois on s'imagine marcher entre des murailles de marbre poli. Un petit torrent coulant sur un fond bleu et blanc formait une délicieuse mosaïque naturelle qui semblait faite de lapis et d'albâtre. Nous campâmes enfin sur le sable dans des huttes improvisées. Du haut du rocher où flottaient les couleurs nationales, nous avions à nos pieds l'un des plus puissants fleuves de l'Asie réduit à deux bras moins larges que ceux delà Seine autour de l'île Saint-Louis; mais quand on jetait la sonde, elle se perdait dans un gouffre. Nos cabanes de feuillage occupaient le centre d'une immense arène entourée de collines en amphi¬ théâtre. Les animaux sauvages s'appelaient et se répon¬ daient autour de nous ; nous entendions le cri rauque des cerfs et aussi, vers le soir, la note plus aiguë du tigre, invigible ennemi contre les attaques nocturnes duquel les Laotiens se protégeaient en élevant sur la lisière de la forêt une petite chapelle à Bouddah. Us tien¬ nent à la vie, ces pauvres êtres qui, s'il fallait en croire certains commentateurs, aspireraient au néant, terme suprême de la seule félicité promise parleurs croyances; ils y tiennent comme les plus misérables de nos paysans, et, comme ceux-ci, quand ils la croient exposée, ils s'effor¬ cent de la défendre par un acte de foi, une prière fervente. Si les barques les plus légères s'arrêtent en remon¬ tant le fleuve à certains points dangereux, il n'en est pas ainsi lorsqu'il s'agit de le descendre. Alors un pilote exercé s'abandonne au courant, et dirige d'un coup ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 199 hardi de sa pagaie son esquif emporté avec une rapi¬ dité vertigineuse. De grands radeaux couverts, dont quelques-uns ont 20 mètres de longueur, se livrent même à cette périlleuse navigation ; bien qu'ils aient à peine assez cle place pour tourner dans des coudes brusques où le fleuve n'a pas 40 mètres de large, les naufrages sont rares. J'ai visité un de ces vaisseaux marchands chargé d'ivoire et de balles de coton. Cette dernière plante est cultivée dans toute la région que nous traversons sur une échelle assez grande malgré la rareté des villages. Les influences débilitantes du climat avaient nota¬ blement amorti notre ardeur pour la chasse, et notre cuisine en souffrait. Nous demeurions le moins long¬ temps possible campés loin des villages, pour échapper au supplice d'entendre, avec l'estomac vide, bramer un hypothétique rôti dans les fourrés d'alentour. Le chef-lieu de province le plus voisin était Sien-Kan, où nous nous rendîmes à pied, marchant tout le jour sur le sable brûlant sans aucun abri possible contre l'ar¬ deur du soleil. La chaleur était si forte que les in¬ digènes eux-mêmes ne passaient pas auprès d'une flaque d'eau sans y plonger la tête. Dans ces circonstances, les oreilles me tintaient, je regardais sans voir, et je perdais entièrement conscience de moi-même ; mes jambes allaient comme une mécanique montée et sans recevoir assurément l'impulsion du cerveau. Le sentier s'enfonça enfin dans une forêt de bambous ; mais notre guide s'obstinait à marcher derrière nous, et si nous arrivâmes à Sien-Kan, ce fut grâce au fleuve, dont le mugissement lointain dirigeait notre marche. Sien-Ivan, appelé aussi Muong-Maï, Muong-Neuf, par opposition à Muong-Cao, Muong-Vieux, est un ehef- lieu de district dépourvu d'originalité comme d'impor¬ tance. Malgré l'absence du gouverneur, alors en visite chez l'un de ses confrères des bords du Méïnam, nous fûmes bien reçus. On nous attendait, et notre habitation, préparée d'avance, était construite sur le modèle de celles que nous avions antérieurement occupées. Le voyage perdait tous les jours à mes yeux quelque chose des charmes dont mon imagination s'était plu à l'en¬ tourer. L'illusion "n'était plus possible ; tant que nous serions an pays siamois, il n'y avait pas la plus légère aventure à espérer. On aurait eu de meilleures chances en traversant les Abruzzes. A Sien-Ivan, une vive émotion nous était cependant réservée. Quelques marchands ambulants s'arrêtèrent auprès de notre établissement. Dans ces contrées, où sont ignorées la grande et la petite presse, les négo¬ ciants sont des chroniques vivantes ; ils causent tout en vendant, et approvisionnent leurs pratiques de commé¬ rages et de cotonnades. Bientôt la plus étonnante, la plus accablante des nouvelles s'échappe de leur bou¬ tique et vient nous foudroyer. Les Anglais sont à Luang- Praban, ils arrivent du royaume de Xieng-Maï, et for¬ ment une colonne d'explorateurs composée de plusieurs officiers et d'une nombreuse escorte. Un général qui voit ses combinaisons détruites et la perte d'une bataille assurée par une manœuvre de l'ennemi, un artiste qui reconnaît sa propre inspiration dans le tableau d'un rival, ne sont pas plus cruellement frappés au cœur que nous ne l'avons été nous-mêmes par l'annonce d'unévé- VOYAGE EN INDO-CHINE ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 201 nemeut qui déflorerait notre œuvre, et nous en ravirait tout l'honneur. C'est sous la pénible impression causée par ces rumeurs que nous quittons Sien-Kan, réfléchis¬ sant à la triste figure que nous allons faire en présence de nos rivaux, nous partis depuis près d'une année et devancés par eux. Les incommodités matérielles vien¬ nent en outre contribuer à rembrunir les fronts. Nous ne pouvons réunir un nombre suffisant de pirogues, et il faut se loger deux par deux clans ces étroites prisons. Un Laotien nous informe en passant que les Anglais ont quitté Luang-Praban, qu'ils descendent rapidement le fleuve, et que nous allons bientôt apercevoir leurs radeaux. Ils ne continuent pas leur voyage au delà de Luang-Praban, excellente nouvelle ! mais ils descen¬ dent le Mékong, contre-temps déplorable ! Ils publie¬ ront à leur retour le résultat de leurs observations, nos peines seront perdues. Il n'en faut pas moins dissi¬ muler et se préparer à les bien recevoir. Notre basse- cour est égorgée tout entière, un paon rôtit sur un brasier, nous allons renouveler en déjeunant les hypo¬ crites démonstrations de l'alliance cordiale. 0 nature vierge et sauvage, quelle profanation ! Si quelque Al- ceste avait fui les hommes sur ces rives désertes, il se serait précipité en nous entendant dans un tourbillon du fleuve. Pour moi, qui ne nourris par profession contre l'Angleterre aucune jalousie haineuse, je participais par devoir au dépit général, mais ne pouvais me défendre de sourire dans ma barbe. Les lunettes sont braquées, un radeau paraît dans le lointain, glissant sur l'eau avec nonchalance ; les bons yeux y distinguent parfaitement des Anglais qui nous montrent du doigt ; le radea ap- VOYAGE EN INDO-CHINE proche, il accoste. C'est une splendide maison flottante, vérandah sur l'avant et l'arrière, la hauteur est énorme, les proportions sont magnifiques. Quel luxe ! quel con¬ fortable! Un Anglais est aperçu faisant sa toilette; moi qui suis myope, je continue de ne rien voir que des Siamois accroupis et fumant leurs cigarettes. Les plus mécontents composent leur visage et attendent en plein soleil. Personne ne se montre cependant, si ce n'est un officier... du roi de Siam. Il annonce que les Anglais le suivent de près, qu'ils sont au nombre de trois et font de la géographie. Les sourires se changent en grimaces. Un second radeau à l'horizon, nouvelle anxiété ! Aux vues perçantes, le pavillon français se montre nettement sur le toit du navire.-C'est de la courtoisie ; mais la courtoisie est facile quand on triomphe. 0 surprise ! les couleurs françaises sont les couleurs hollandaises, iden¬ tiques aux nôtres, comme on sait, sauf le sens dans lequel elles sont portées ; le radeau tient le milieu du fleuve, passe franchement devant nous, aucun Européen ne répond à nos signaux. Il y a là évidemment une ruse infernale compliquée d'une insolence toute britannique, Au désappointement succède chez nous une colère con¬ centrée. Au moment où le radeau allait disparaître dans un coude du fleuve, il rejoint la rive et s'arrête. Une carte nous est apportée de la part de M. X..,, land sur- veyor and architeot of lier Siamese Majesty'a govem-- ment. M. de Lagrée envoie son second, qui trouve, au lieu d'Anglais, un Batave au service de Siam flanqué de deux domestiques mulâtres. Le pauvre diable paraissait préoccupé surtout de fuir la saison'des pluies, qui> selon lui,n'épargnepas les Européens dans ces parages. Il ma- ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 203 nifesta son étonnement do voir que nous nous disposions à la braver. Les renseignements qu'il avait, chemin fai¬ sant, recueillis sur notre compte ' nous vengeaient do l'ennui que nous avaient causé à son sujet les rumeurs populaires. Appliquant aux deux expéditions la môme mesure, la renommée avait des deux côtés fait preuve d'une exagération impartiale. Si elle avait vu dans un seul personnage piteux plusieurs officiers anglais et dans deux négrillons une nombreuse escorte, ses cent voix annonçaient qqe nous étions soixante au lieu de six, et que les Annamites de notre suite formaient une véritable armée. L'agent siamois avait été très-effrayé de ces bruits, et tremblait de nous rencontrer, je ne sais trop pourquoi. De là la résolution de mettre à profit le courant du fleuve pour brûler notre campement, résolu¬ tion qui n'avait pas tenu devant les apparences pacifiques de notre petite caravane. Il ne nous restait plus qu'à rire en nous rappelant la fable des bâtons flottants. Le roi de Siam, dont notre voyage a probablement attiré l'attention sur ces contrées, a voulu connaître exactement son royaume. Il a donc, pour satisfaire cette curiosité légitime, expédié un Européen muni de chro¬ nomètres, d'un cercle, d'une boussole, et chargé de faire la topographie des provinces riveraines du Méïnam et du Mékong. Cet industriel, qui voyage comme un mandarin, touche 1,000francs par mois pour ses travaux. Il a quitté les bords du Méïnam à Utharadit, par 17° de lati¬ tude nord environ, et est remonté par voie de terre jus¬ qu'à 20 lieues au delà de Luang-Praban. Il ne s'est arrêté, nous a-t-il dit, que par égard pour le fonction¬ naire siamois qui l'accompagne, lequel risquait d'avoir VOYAGE EN INDO-CHINE la tète tranchée sur les limites d'une province qui a réussi à secouer le joug de Bangkok. Ces derniers ren¬ seignements me causèrent une intime satisfaction ; ils m'arrachèrent à la torpeur où chaque jour je m'enfonçais davantage. Après de longs mois passés dans la sécurité la plus complète, sans autres incidents que notre halte quotidienne, sans aucun de ces périls qui enflamment l'imagination, les maladies abattent au lieu d'exalter les courages, et j'entrevoyais avec joie dans un avenir prochain encore obscur, une existence différente. Ce passe-port libellé à la chancellerie de Bangkok qui nous avait ouvert toutes les portes, qui nous avait tout rendu si facile, serait bientôt inutile ou dangereux. Nous allions voir enfin des pays où l'on décapite les Siamois. Dussé-je me faire accuser d'ingratitude, j'avouerai que j'étais charmé par cette perspective. Déjà, , il est vrai, l'aspect de la nature s'était profondément modifié, mais par des transitions très-ménagées. La vapeur, en nous habituant aux rapides changements à vue, nous a rendus impatients de ces transformations lentes qui, s'opérant d'une manière insensible, sont pré¬ parées et comme pressenties. Telle montagne qui notis aurait ravis d'admiration, si nos yeux s'étaient brusque¬ ment portés sur elle, nous laissait froids, parce qu'elle n'apparaissait qu'après une série de collines. Les habitants n'étaient pas faits pour nous distraire, et j'éprouvais bien souvent qu'au Laos comme en Eu¬ rope l'ennui est fils de l'uniformité. Depuis Yien-Chan ' cependant, nous ressentions quelque orgueil de parcou¬ rir une zone vierge avant nous de toute exploration; 'ambassade hollandaise envoyée au xvii° siècle vers le ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 205 roi du Laos n'avait pas dépassé en effet la capitale où résidait ce souverain. Le fleuve seul continuait de nous intéresser par ses caprices. L'aspect varié de son lit, la couleur de ses eaux, ici impétueuses, troublées et cou¬ ronnées d'écume, là tranquilles et presque transparentes, les sinuosités qu'il décrit pour tourner les obstacles, l'effort qu'il fait pour les renverser, tout était dans ce spectacle imprévu ou grandiose. A la hauteur du 18e degré, le Mékong forme un coude qui n'est indiqué sur aucune carte, et ne re¬ monte au nord qu'après être resté durant près de 200 milles incliné vers le couchant. Le village de Paclaï, qui inarque la fin de ce coude, est le point le plus rap¬ proché de Bangkok où nous ayons séjourné depuis notre départ de Craché. C'est là que les caravanes venant du haut du fleuve atterrissent pour se rendre dans la capi¬ tale du royaume de Siam ; c'est là également que les né¬ gociants s'embarquent pour se rendre à Luang-Praban ou dans les provinces supérieures. Cette pauvre bour¬ gade prendrait un développement rapide, si le commerce avait quelque activité ; mais il n'existe encore qu'à l'état embryonnaire. Chacun se suffit à soi-même, et Paclaï voit passer dans une année plus de fonctionnaires allant à Bangkok, ou en revenant, que de balles de soie ou de coton. M. Mouhot, notre savant compatriote, était venu à Paclaï reconnaître le fleuve avant de continuer un voyage auquel la mort ne tarda point à mettre un terme. Le portrait de ce naturaliste infortuné que nous mon¬ trons au chef du village, rappelle à celui-ci une cuisante souffrance occasionnée par du vinaigre de toilette donné par le voyageur comme un excellent remède, et 12 VOYAGE EN INDO-CHINE dont le trop crédule client s'était frotté .les yeux. Des forêts magnifiques enserrent de fort près le village de Paclaï, des ruisseaux d'eau vive' courent sous les grands arbres ; les oiseaux ne se contentent plus, comme dans le Cambodge et dans le Laos inférieur, d'étaler leurs couleurs brillantes ; ils deviennent artistes et commencent à chanter. Ils semblent s'associer par leurs concerts aux réjouissances que ramènent chaque année en cette saison les fêtes du printemps. Lorsque vient l'époque de les célébrer, les jeunes filles imprè¬ gnent leurs cheveux de plus de graisse de porc et de plus d'huile de ricin ; elles se promènent en habits de fête, ayant dans les mains des fleurs aux senteurs violentes, et sur la poitrine une écharpe rouge moins destinée à voiler les seins qu'à faire ressortir la teinte jaune du sa¬ fran dont elles s'enduisent la peau. Il fallait des manifes¬ tations de ce genre pour nous faire souvenir que nous étions au printemps. C'est qu'en effet, dans ces régions trop aimées du soleil, le renouveau se fait brusquement; on ne s'aperçoit pas de ce long travail de germination qui dans nos climats tempérés fait monter par degrés la séve dans la nature et donne tant de charme au prin¬ temps. C'est une sorte de coup de théâtre dont l'homme jouit par les yeux, mais auquel le reste de son être ne participe pas. La terre ailleurs semble avoir conscience de sa transformation : elle secoue son linceul de frimas et fait un effort visible pour sortir du tombeau ; ici au contraire elle paraît obéir passivement à des influences > secrètes. Ce n'est plus Lazare ressuscité, sortant de l'ombre pour renaître à la lumière et sentant circuler la vie avec un redoublement d'intensité ; c'est une odalis- ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 207 que qui se réveille, se tourne mollement vers son miroir et pose des fleurs dans ses cheveux. En face de Paclaï, le fleuve est paisible et peu large ; il est endigué entre deux berges de pierre droites comme celles d'un canal. On pourrait le croire creusé de main d'homme, n'était sa profondeur. Yoilà du moins l'im¬ pression reçue par le voyageur qui l'observe en avril, au dernier mois de la sécheresse, car l'aspect change totalement avec les saisons. Le lit occupé par le fleuve durant les grandes eaux est bordé de sable blanc et affleure les arbres de la forêt; le lit des eaux basses, à 16 ou 19 mètres au-dessous, sillonne un fond rocheux souvent semé de pierres colossales. À peu de distance du village, nous voyons encore les débris d'un vaste établissement de pêcheurs ; on dirait les ruines d'une grande ville en bambous. Sans compter les autres élé¬ ments de richesse qu'il répand sur ses rives, le fleuve renferme dans ses eaux limoneuses de nombreuses es¬ pèces de poissons qui entrent pour une forte part dans l'alimentation ordinaire des Laotiens. Ceux-ci, indolents et rebelles au travail, préfèrent la pêche à la culture; le soir venu, ils abandonnent avec joie leurs rizières pour visiter les engins posés le matin aux bons endroits, ou bien ils jettent des lignes flottantes que le courant em porte en même temps que leurs nacelles. Nous avons acheté pour un tikal, pièce de monnaie siamoise qui vaut un peu plus de 3 francs, un poisson long de 1 m. 50 et gros comme un porc engraissé; sa chair avait la couleur et la consistance de celle du bœuf. La prise d'un de ces monstres est une bonne fortune pour une famille. On découpe la bête en lanières, on la fume , et voilà de la nourriture pour longtemps. Nous quittâmes Paclaï le 19 avril, pour nous diriger vers la capitale du royaume deLuang-Praban, dont cette bourgade fait déjà partie. Les collines s'élèvent, se rap. prochent, et encaissent le fleuve, dont une bordure de rochers gris et dentelés les sépare. Elles sont couvertes d'une végétation admirable. Les troncs blancs de cer¬ tains arbres immenses se détachent sur la verdure comme des colonnes de marbre. Un coude brusque du Mékong le ferme devant nous comme un lac, et dans le fond du tableau se dresse une haute montagne dont on entrevoit les formes abruptes derrière un rideau de vapeurs azurées et comme agitées par un frisson. Ce qui jette sur les scènes de cette nature un charme pénétrant, c'est l'intensité de la lumière. De ces régions caractérisées surtout par je ne sais quelle gran¬ deur monotone, le souvenir n'emporte que quelques paysages inondés de clartés, un coin de forêt, une cime de montagne. Lorsqu'on est replongé dans les brumes des régions septentrionales, il suffit de fermer les yeux pour retrouver les éblouissements et les pers¬ pectives lumineuses, tant le soleil des tropiques nous imprègne de ses rayons. Tout ce monde extérieur si peu varié, si calme, si plein de_transparence et de grandeur influait sur moi à mon insu. J'abusais de ces jouissances faciles qui émoussent les facultés; la sensation tuait en moi la réflexion, je me sentais sur la pente qui mène les âmes d'élite à l'état contemplatif, et qui conduit les au¬ tres jusqu'aux limites de l'idiotisme. Je ne sais pas bien vers laquelle de ces deux issues m'auraient poussé ces dispositions fatales, si elles s'étaient prolongées : aussi 308 VOYAGE EN INDO-CHINE ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 209 suis-je très-reconnaissant aujourd'hui aux Laotiens de ma pirogue, qui n'ont jamais tardé beaucoup à me rap¬ peler à la réalité. Ils avaient l'habitude d'entasser devant moi leurs inévitables sacs, barrière trop odorante entre mon regard et le paysage. Ces sacs contiennent un lan- gouti de rechange, un petit panier de riz, une boîte ren¬ fermant les éléments essentiels de la chique; je ne parle pas du poisson pourri et autres ingrédients qui, joints au fumet de l'indigène lui-même, ébranleraient le cœur Je plus solide. Mon attention d'ailleurs était aussi attirée par les difficultés de la navigation. Celle-ci redevint périlleuse à une courte distance de Paclaï. Des roches aiguës se. dressèrent dans l'eau comme des aiguilles ; nous les contournâmes à l'aide d'un moyen déjà fréquemment employé par nous, le halage avec un câble de'rotin. Nous pénétrâmes dans une gorge, et des montagnes en second plan, doucement éclairées, se super¬ posèrent aux collines dont elles reproduisaient les formes tourmentées; nous pouvions les prendre pour leur om¬ bre agrandie. Au ciel tout à coup les teintes changèrent, les nuances s'accentuèrent, l'eau prit une étrange cou¬ leur de feuilles flétries ; le vent s'engouffra dans le dé¬ filé, les tonnerres se répondirent, et la grêle vint nous assaillir avec furie. Les grêlons, gros comme des balles de fusil, crépitaient sur nos toits de feuilles, l'équipage laotien s'abrita comme il put, et nos Annamites, pour lesquels ce phénomène était tout nouveau, s'imaginèrent qu'on leur faisait pleuvoir des cailloux sur la tête. Les éléphants sauvages effrayés marchèrent à l'aventure dans les forêts du rivage en faisant éclater comme des pétards les bambous qu'ils broyaient sous leurs pieds. Le ciel, la terre et l'eau se remplirent de bruit, et la nature m'ap- parut plus belle dans ses brusques colères que dans sa morne tranquillité. Nous choisîmes pour gîte ce jour-là un petit village blotti dans un pli de terrain entre deux montagnes. Une rivière roule à côté sur un lit de cailloux son eau lim¬ pide enflée par l'orage. Le village est de fondation ré¬ cente ; on le reconnaît à la jeunesse des arbres précieux que les Laotiens prennent toujours soin de planter avant même de bâtir leurs demeures. Les pauvres habitants ont été presque entièrement dépouillés par l'escorte du géographe hollandais que nous avons rencontré. Le mandarin siamois qui commandait cette escorte a pillé partout sur sa route, suivant l'odieux usage qui érige la spoliation en 'principe et transforme en brigands les fonctionnaires de la cour de Bangkok. Ceux-ci ne sont autorisés, il est vrai, à exiger gratuitement que certaines choses, certains services déterminés, dans la mesure où ces choses et ces services sont nécessaires à leur voyage; mais ils se savent à l'abri du contrôle et pro¬ tégés par une sorte d'article 75, disposition législa¬ tive dont s'arrangerait si bien le mandarinisme orien¬ tal. Je me félicite que les termes de notre passe-port, d'accord avec notre inclination personnelle, nous obli¬ gent à payer hommes, barques et provisions. Nous en serons moins considérés ; mais il restera de nous un bon souvenir, et, viennent des circonstances favora¬ bles, ce souvenir pourra porter ses fruits. Depuis quelque temps, nous rencontrions non plus de grands affluents, mais de nombreuses rivières et beau¬ coup de ruisseaux ou torrents qui tombaient des mon- VOYAGE EN INDO-CHINE ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 211 fag'iies. Nous avions décidément quitté le pays des plaines, et nous ne voyagions plus qu'au milieu des es¬ carpements. Nos barques côtoyaient des rocs énormes. Des cadavres enveloppés de nattes en jonc nous appa¬ rurent un jour au détour d'un promontoire, reposant dans une anfractuosité où l'eau peut-être les avait échoués pour les reprendre, peut-être aussi déposés là par la main des vivants. Si beau que soit un pareil tombeau, il est triste, lorsqu'on se sent mourir, de ne pouvoir compter sur un peu de terre près de la case où l'on a vécu. Des trois éléments auxquels l'homme con¬ fie ses dépouilles, l'eau, toujours changeante et oublieuse par essence, paraît le moins digne de ce funèbre dépôt. La terre reverdit au-dessus d'un cadavre, le feu laisse des cendres à la vénération des familles. Bien qu'ils en¬ tourent l'agonie et les funérailles d'une foule de cé¬ rémonies bruyantes, les Laotiens ne comprennent pas la mort comme nous. Ce grand mystère les épouvante ; mais ce qu'ils redoutent par-dessus tout, c'est de voir le spectre revenir. Ce danger leur paraît moindre en anéan¬ tissant ou en exilant le corps. ' Des masses de roches noires et luisantes, qu'on aurait pu croire enduites de vernis, encombraient de nou¬ veau le fleuve au point de ne plus lui laisser qu'un étroit passage à travers lequel il s'élançait en se tordant ; nous dûmes donc décharger encore une fois nos bar- , ques, auxquelles il n'aurait même pas été prudent de laisser leur légère toiture arrondie. Malgré ces précau- ions, l'une d'elles s'emplit tandis qu'on la halait, et nous n'apercevions plus que son patron, debout et impassible malgré le danger, sa pagaie à la main et paraissant mar- 212 VOYAGE EN INDO-CHINE cher sur les flots. Quand les passes trop périlleuses furent ainsi franchies, la flottille reprit sa marche. Il fallait la force et l'adresse de nos bateliers pour ne pas être entraînés en doublant certaines pointes, sans point d'appui, ayant à lutter contre un courant terrible, avec une muraille lisse au-dessus de la tête et un abîme à leurs pieds. Comme ils se savaient responsables de notre vie, ils apportaient à leur besogne une ardeur com¬ mandée par le soin de leur propre sûreté. On ne noie pas impunément des mandarins de notre importance. Depuis Non-Caï, les villages sont clair-semés; le pays se repeuple aux approches de Luang-Praban, ville cé¬ lèbre dans tout le Laos, mais dont les proportions, en dépit des lois de la perspective, diminuent à nos yeux à mesure que nous avançons. Le Mékong se débarrasse enfin pour quelque temps des roches qui l'obstruaient jusque-là ; les contours des montagnes perdent leur rigidité, les collines paraissent couvertes d'une végé¬ tation riche et plus variée, et le fleuve les contourne avec de molles inflexions. Libre d'obstacles, il s'épanouit dans un lit plus large pour dérouler devant la ville une vaste nappe d'eau tranquille. Luang-Praban s'annonce par la pointe d'une pyra¬ mide dorée émergeant du milieu des arbres, comme nos villes d'Europe que le voyageur reconnaît de loin aux clochers de leurs églises. Des barques se pressent con¬ tre la rive, des filets par centaines sèchent au soleil, suspendus sur des pieux, des radeaux immenses se construisent, d'autres plus petits et en grand nombre flottent retenus par de longues amarres. Nous sentons tout d'abord dans cette ville basse, qui vit du fleuve, une ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 213 certaine activité, et c'est là un spectacle si nouveau pour nous, que nous nous arrêtons pour en jouir; puis, afin d'informer les autorités de notre présence, nous frap¬ pons à coups redoublés sur notre gong de bronze, sui¬ vant l'usage des mandarins. Nous attendons longtemps, les curieux forment des groupes autour de nous ; mais aucun personnage officiel ne se présente pour nous re¬ cevoir et nous diriger. M. de Lagrée se détermine enfin à marcher au hasard dans la ville avec tout l'appareil militaire qu'il pouvait déployer. Une certaine agitation se manifeste alors dans la foule, et nous voyons accourir un fonctionnaire important par son abdomen, mais chétif par son emploi ; il nous annonce, chose peu vrai¬ semblable, que nous ne sommes pas attendus, et qu'on n'a rien préparé pour nous recevoir; il ajoute que, le roi ne se souciant nullement de nous voir occuper le caravansérail situé près de son palais, il faut, provisoi¬ rement au moins, nous contenter de la petite maison noire et sale qu'il nous indique. Si le ton de ce chambel¬ lan était poli, son langage était impératif. M. de Lagr e consentit à occuper un logement maussade et délabré ; mais il exprima l'intention formelle de voir le roi le lendemain et de s'expliquer avec lui. Il fallut convenir du cérémonial. Sa Majesté refusait de se lever pour nous recevoir à noire entrée dans la salle du trône ; elle vou¬ lait nous contraindre à demeurer assis par terre en sa présence, à peine étions-nous dispensés de frapper le sol du front et de ramper à la manière des indigènes. M. de Lagrée ayant énergiquemcnt repoussé ces prétentions, le plénipotentiaire du roi céda sur tous les points, et dans l'après-midi du 1er mai 1867 nous VOYAGE EN INDO-CHINE avons eu l'honneur d'être reçus par le souverain de Luang-Praban, qui daigna faire trois pas en avant et subir nos poignées de main. Son trône était un petit sofa de bois doré, incrusté de verre à la base. Le roi s'y accroupit en mâchant son bétèl, tandis que nous pre¬ nions place sur des bancs. C'était un vieillard à la phy¬ sionomie ridée, ayant de sa dignité une idée si haute qu'elle lui permettait à peine de desserrer les dents. Il ne répondait guère à nos questions, et se gardait bien ile nous en adresser lui-même. Les seigneurs de la cour et les gardes du corps étaient agenouillés des deux côtés dans toute la longueur de la salle, tenant dans les deux mains des sabres ou des fusils avec l'air martial de sa¬ cristains qui portent les cierges un jour de procession. Le roi voulut bien examiner les présents que M. de La- grée lui offrit, et nous nous retirâmes, non sans avoir de nouveau serré la main royale. Il était facile de voir à la froideur de cette réception que nous avions affaire à un homme aux yeux duquel des lettres de Siam n'étaient pas une suffisante garantie; on eût dit qu'il tenait à bien marquer cette quasi-indé¬ pendance, et qu'il voulait nous connaître avant de nous témoigner ses sentiments. Il nous autorisa cependant à séjourner chez lui, et nous fit même inviter à désigner l'emplacement de notre logis, qu'il se proposait de faire construire à ses frais. Notre choix s'arrêta sur un ter¬ rain consacré par les ruines d'une pagode, ce qui donna lieu â d'innombrables recommandations. Il fallut s'en¬ gager ù ne rien tuer dans l'enceinte de notre campement, à ne pas souiller le sol des traces de notre humanité, à vivre en un mot comme de purs esprits, promesses plus ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 215 faciles à faire qu'à tenir. Nos cases en bambous furent bientôt prêtes ; au-dessus d'elles, un splondide banyan, l'arbre religieux, par excellence, étendait ses grands bras. Voici enfin une agglomération sérieuse de maisons et d'habitants qui mérite le nom de ville. Nous n'avons rien vu de semblable depuis Pnom-Penh. Sans aller, comme Ms1'Pallegoix, jusqu'à donner 80,000 âmes à Luang-Pra- ban, je serais porté à trouver le chiffre de 7,000 ou 8,000 que lui accorde M. Mouhot un peu inférieur à la vérité. Du sommet d'un monticule qui sert de piédestal à une pyramide élégante, on voit s'étendre au-dessous de soi une plaine couverte de toits de chaume ombragés par une forêt de cocotiers. De cet observatoire, où l'œil em¬ brasse à la fois tout le panorama de la ville, on entend cette rumeur confuse qui s'élève de tous les centres de l'activité humaine, et qui ressemble, selon l'intensité du foyer qui le produit, soit au bruit sourd des flots mou¬ rant sur la grève, soit à la forte clameur des vagues poussées contre le roc par la tempête. Pour l'oreille du voyageur lassé des vastes solitudes, ce murmure confus dans lequel viennent se perdre toutes les paroles arti¬ culées est une délicieuse harmonie. La ville de Luang- Praban, traversée dans toute sa longueur par une grande artère parallèle au fleuve, s'étend sur les deux versants d'une colline baignée d'un côté par le Mékong, de l'au¬ tre parle Nam-Kan. Cette petite rivière se jette dans le grand fleuve par une brusque inflexion à l'extrémité nord-ouest de la ville. Le versant du Nam-Kan n'est pas moins peuplé que celui du Mékong. Une foule de ruelles nauséabondes aboutissent à la rue principale ; beaucoup suivent une pente très-raide ou forment escaliers ; elles VOYAGE EN INDO-CHINE sont pavées de briques ou même de blocs de marbre brut poli par le pied des passants. Le macadam ne semble pas absolument inconnu. Il est étrange que les Laotiens ne sachent pas tirer parti des inépuisables carrières de marbre qu'ils ont sous la main, et qu'ayant voulu, par exemple, en orner le parvis d'une pagode, ils aient eu l'idée de le faire venir de Bangkok, où il avait été d'ailleurs apporté de Chine, s'il faut en croire le récit du mandarin qui se flattait, en nous contant ce détail, de provoquer notre admiration. Luang-Praban forme donc une sorte de rectangle qui a sur trois côtés un cours d'eau pour limite. Le quatrième côté est fermé par un mur percé de cinq portes qui va du Nam-Kan au Mékong. Au point où cette muraille, à peine visible sous les broussailles qui l'envahissent,vient joindre le grand fleuve, sur la berge même, un petit sanctuaire au toit arrondi et blanchi attire les regards; il abrite la trace du pied de Bouddha empreinte sur un rocher. Nous avons vu à Angcor, sur le mont Bakheng et à diverses reprises au Laos des excavations figurant a peu près un pied, et dans lesquelles les fidèles ont cru reconnaître des vestiges laissés sur le roc par le grand réformateur du culte de l'Inde, fondateur vénéré de leur religion. Les Siamois ont découvert des phénomènes du même genre, et le mont Phrâbat est pour les habitants de Bangkok un lieu de pèlerinage. On comprend sans peine qu'un apôtre se disant inspiré de Dieu et prêchant une religion positive cherche à assurer le succès de sa parole par des miracles : le pouvoir d'en opérer serait assuré¬ ment la meilleure des procurations donnée par Dieu lui- même au mandataire qu'il aurait choisi ; si le Bouddha ET DANS L'EMPIRE CHINOIS cependant n'est apparu sur la terre que pour montrer aux hommes le chemin du néant, on n'aperçoit guère d'où lui serait venue la faculté de provoquer un change¬ ment aux lois de la nature, comment il aurait pu, par exemple, creuser dans un rocher une dépression pro¬ fonde rien qu'en y appuyant son talon. Je sais bien qu'il ne faut pas faire peser sur le Bouddha lui-même la responsabilité de ces naïves croyances ; mais ces croyan¬ ces existent, elles sont générales, et, contradiction bizarre, la foi des peuples se serait égarée au point de reconnaître un dieu dans celui qui serait le philosophe athée par excellence ! J'ai trop le respect des esprits graves et des écrivains distingués qui ont exposé à ce point de vue, dans ces dernières années, la théorie du bouddhisme, pour venir contester leurs conclusions. J'accorde donc que le flambeau de l'analyse, porté d'une main ferme dans les dernières obscurités de la doctrine bouddhique, fasse découvrir un trône élevé au néant au fond de cet abîme; mais je ne pense pas qu'il existe un seul bouddhiste au Laos qui, se rendant un compte exact de ses croyances, en envisage ainsi les conséquences extrêmes. Dans tous les cas, et en supposant que le Bouddha ait réellement considéré la vie comme le mal suprême, cette idée ne pouvait germer que dans le cœur d'un homme profondément ému du malheur de ses frères ; ce dogme désolant avait besoin, pour se développer, d'un sol abreuvé de sang, et l'Indo-Ghine était, sous ce rap¬ port, une terre très-bien préparée. Quoi qu'il en soit, le pied légendaire de Gharlemagne néta t qu'une miniature auprès du pied du dieu, dont les enjambées rappellent le chat célèbre de Perrault. Ainsi, 13 de la berge où il a laissé la trace d'un de ses pieds, le céleste voyageur, venant visiter Luang-Praban, a posé l'autre au sommet d'un petit monticule, orné aujourd'hui, en mémoire de ce fait, d'un joli pavillon soutenu par dix colonnes. Le toit couvert de tuiles colorées est bordé de clochettes que le vent fait tinter; à côté, dans une grotte, le vestige vénéré est couvert de feuilles d'or. De ce lieu fort pittoresque, auquel on arrive par un escalier très-raide, la vue est magnifique. D'un côté s'éten¬ dent le grand fleuve et les montagnes qui le bor¬ dent; une percée dans la masse du premier plan per¬ met à l'œil de se perdre sur des ondulations lointaines et baignées de vapeurs ; plus près, on distingue les toits de chaume des maisons et les couvertures de tuiles des pagodes, les arbres qui balancent leur panache, quel¬ ques sommets de pyramides ; de l'autre côté, le regard plonge sur lavallée du Nam-Ivan, qui coule au pied de l'escarpement et sépare de la ville un grand faubourg, planté comme ceile-ci de cocotiers et de palmiers. C'est sur les bords du Nam-Kan, non loin du village de Dan-Napao, que le roi de Luang-Praban fit enterrer le corps de M.Mouhot, venirlà six ans avant nous et emporté par la fièvre. Ce voyageur s'était fait aimer des indigè¬ nes, qui ont conservé le respect de sa mémoire ; le roi a voulu lui rendre un dernier hommage en fournissant lui-même les matériaux du monument modeste élevé par nos soins sur la tombe de notre courageux compatriote. L'amiral de La Grandière avait expressément chargé M. de Lagrée de remplir ce triste devoir. 11 avait com¬ pris que la France, appelée à reprendre en Indo-Chine le rôle qu'elle a perdu dans l'Inde, devait un témoignag VOYAGE EN 1ND0-C1I1NE ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 219 de reconnaissance et de regret à l'explorateur hardi au¬ quel elle no sut accorder à propos ni ses encouragements ni son concours. Parti de Londres sur un navire de commerce en avril 1858 avec quelques faibles secours fournis par une société savante anglaise, Henri Mouhot avait résolu, après un assez long séjour à Bangkok, d'explorer le bassin du Méïnam et une partie do celui du Mékong. Parvenu à Luang-Praban, il conçut le projet de tenter, en remontant ce dernier fleuve, l'œuvre dont un prochain avenir réservait l'accomplissement à d'au¬ tres Français, qui ont été plus heureux que lui, parce qu'ils ont pu se soutenir et s'encourager mutuellement. Une pareille entreprise dépassait les forces d'un seul homme. M. Mouhot a succombé au milieu d'une vaste forêt, laissant, dans la case où s'abrita son agonie soli¬ taire, un journal tenu presque sans interruption jusqu'au jour de sa mort, et dont la dernière page, tracée d'une main déjà glacée, contient l'émouvante expression de ses tristesses, tempérées par une confiance religieuse. Les pagodes sont nombreuses à Luang-Praban, et l'on peut remarquer une certaine variété dans l'architec¬ ture. Chacune a sabonzerie, aussi l'habit jaune fourmille- t-il dans les rues. Elles sont bien entretenues, parfois même richement décorées, et non sans goût. Dans l'une d'elles, j'ai admiré, un autel incrusté de verre bleu imi¬ tant l'émail; sur ce champ d'azur, frappé discrètement par la lumière adoucie du soir, s'étalait un rosier en relief à la végétation luxuriante et portant des fleurs dorées. Dans une autre pagode soutenue par de magni¬ fiques colonnes de bois, et dont la forme rappelle un peu celle d'un cercueil, on a placé près de la statue princi- VOYAGE EN INDO-CHINE pale deux dents d'éléphant les plus belles qu'on puisse imaginer. La corde de l'arc formé par ces monstrueu¬ ses défenses mesure 1 mètre 76 centimètres. En gé¬ néral, l'or et le vermillon sont prodigués sur les pla¬ fonds et les colonnes, et l'autel est tellement chargé do statuettes et d'ornements, qu'on pourrait le prendre pour un étalage de revendeur. Les offices m'ont paru régulièrement suivis, et j'ai souvent assisté à ceux du soir dans la pagode la plus voisine de notre campement. Les lidèles, à genoux de¬ vant une grande statue du Bouddha, écoutaient dans l'at¬ titude du recueillement les prières lues par un bonze, y répondant eux-mêmes à de longs intervalles. Des cierges allumés éclairaient le temple, des bâtons odo¬ riférants brûlaient aux pieds du dieu, et une charmante dentelle de fleurs tissée chaque jour par les enfants et les femmes, nappe élégante etparfumée, était suspendue devant l'autel. La cérémonie se terminait ordinairement par quelques notes de musique : les femmes frappaient sur un petit timbre de bronze, puis sortaient dans le préau et déposaient, sur certaines pierres vénérées, des fleurs, qu'elles arrosaient ensuite en murmurant des prières. Souvent aux fleurs elles mêlaient des grains de riz, et j'ai pu observer que les coqs du voisinage, habités peut-être par l'âme de quelques bonzes décédés en état de péché, avaient gardé de leur existence anté¬ rieure un souvenir très-exact de l'heure de l'offrande. Outre les offices quotidiens, les Laotiens ont aussi des fêtes périodiques ; nous avions déjà assisté à quelques- unes d'entre elles. Celles (qui accompagnent le retour du printemps, et que nous avions vu commencer à Paclaï, ET DANS L'EMPIRE CHINOIS se célébraient à Luang-Praban avec la solennité bruyante que comportent l'étendue de cette ville et le chiffre de la population. Naturellement, c'est la jeunesse qui y prend part. Le jour, pendant l'accablante chaleur, tout est morne, les Laotiens eux-mêmes souffrent de leur soleil ; mais à peine ce redoutable ennemi des plaisirs a-t-il disparu derrière les montagnes de la rive droite du Mékong, que l'air se- remplit de bruit, d'éclats de rire, de chants bizarres auxquels les chiens mêlent leurs aboiements. J'ai eu la curiosité do m'associer do loin à ces réjouissances nocturnes. La lumière blanche de la lune jetait sur les portiques des pa¬ godes, sur les pyramides, sur les toits de chaume, des teintes argentées ; les cocotiers, les palmiers et les feuilles légères des buissons de bambous se dé¬ coupaient sur un ciel pur, et, bien qu'aucune brise sensible ne vînt agiter l'atmosphère, tout cela tremblait devant moi comme un rêve, sans qu'il me fût possible de saisir les contours mouvants de ce tableau magique. Les nuits sont belles en Orient, et l'Orient n'est beau que la nuit ; hommes et choses gagnent à n'être obser¬ vés que par une lumière indécise ; les paysages alors perdent leur monotonie, et les civilisations leur laideur. Sous la voûte obscure formée dans le lointain par de grands arbres, une voix grêle, mais très-perçante, lança tout à coup dans l'air quelques notes indéfinissables auxquelles répondit sur un ton plus grave tout un chœur de femmes marchant très-vite, et qui bientôt m'eut re¬ joint. Ma curiosité était vivement piquée ; j'étais étonné comme un ancien barbare qui aurait rencontré dans les rues d'Eleusis une procession de matrones se dirigeant VOYAGE EN INDO-CHINE au pas gymnastique vers le temple de Gérés. .Te résolus de m'initier aux mystères. Le solo recommença, , et fut suivi de cris aigres et discordants. On eût dit une ving¬ taine de femmes en colère trépignant, hurlant à l'envi de toute la force de leurs paumons, sans s'inquiéter de la mesure, s'arrangeant seulement pour finir ensemble. En fait de musique vocale, ce fut là tout le concert ; des jeunes filles en faisaient les frais. Elles escortaient une grande pyramide de fleurs, qui fut déposée sous un hangar dans le préau de la pagode par les hommes qui la portaient. Un vieux bonze, le visage caçho par un écran de plumes, prononça quelques prières, puis la foule s'écoula. Jeunes filles et jeunes gens, après ce re¬ ligieux devoir accompli, se mêlèrent ; je me retirai par discrétion, car il était facile do voir que la présence d'un étranger nuisait à l'expansion. Le prêtre bouddhiste allait être remplacé par le ministre éternel du seul culte universellement pratiqué dans le monde, et je regagnai notre chaumière, non sans tristesse : c'était la première année qui n'avait pas de printemps pour moi. Je ren¬ contrai d'autres bandes ; les unes se rendaient aux pa¬ godes avec la même solennité, les autres paraissaient s'inquiéter assez peu du caractère sacré de la fête; des jeunes gens pris de vin chantaient un boléro, laotien ou soufflaient en titubant dans des roseaux assemblés; plus loin, deux violons à deux cordes, une guitare, une flûte et des cymbales maniées comme des castagnettes exé¬ cutaient un petit air très-simple, très-original et fort gai. Les daridies qui donnaient ce concert au clair do lune avaient là quelque amoureux rendez-vous. C'est ainsi qu'en France ceux-là mêmes qui ne vont pas à'ia ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 223 messe tlo minuit se gardent bien de manquer le réveil¬ lon. Tous ces jeunes Laotiens, vêtus d'un léger man¬ teau jeté sur les épaules, d'un ample langouti qui res¬ semblait ù de larges chausses, avaient la démarche assurée et l'air crâne de nos grands seigneurs d'autre¬ fois en quête de bonnes fortunes. Une maison de jeu s'est construite auprès de notre case; des hommes et des femmes s'y abandonnent bruyamment à leur passion ; une natte remplace le tapis vert, et les louis sont des tikaux. Les joueurs, qui se sont préparés par des libations d'eau-de-vie de riz aux émotions du tripot, ont l'œil ardent et la figure con¬ tractée ; les femmes surtout sont hideuses, beaucoup qui ne sont plus jeunes sont atteintes de goitres énor¬ mes, et, ces monstrueuses tumeurs se confondant avec leurs seins pendants, on 110 sait pas bien si elles ont trois mamelles ou trois goitres. L'usage de l'opium pa¬ raît plus répandu à Luang-Praban que dans les localités du Laos inférieur. Los Chinois n'y viennent plus, mais ils y ont envoyé longtemps de nombreuses caravanes. Celles-ci, comme un flot chargé de limon et qui laisse¬ rait on se retirant dos souillures sur le rivage, ont ino¬ culé à la population une partie de leurs vices. Ces né¬ gociants infatigables, qui autrefois descendaient chaque année du Yunan au nombre de deux ou trois cents, ont renoncé à un voyage devenu trop périlleux depuis la révolte des musulmans contre l'empereur de la Chine. Ils sont remplacés par des colporteurs birmans qui approvisionnent la place de tissus de coton et do laine et du petit nombre d'autres articles européens recher¬ chés des indigènes. Ces Birmans se font reconnaître VOYAGE EN INDO-CHINE • par leur physionomie plus ouverte et plus intelligente que celle des Laotiens et par un turban légèrement in¬ cliné sur l'oreille, Ils ont les cuisses, le ventre et sou¬ vent la poitrine couverts d'un tatouage généralement bleuâtre, parfois rouge, arabesques bizarres qui effacent la couleur de la peau et font à peu près l'effet d'un maillot. A la hauteur de Luang-Praban, les Laotiens ont adopté le môme usage, d'où est venue probablement l'appellation de Laos ventres noirs, qui leur est don¬ née par les anciens géographes. Pour bien juger de la variété cles costumes et des types, c'est au marché qu'il faut se rendre. Au seul aspect de cette popu¬ lation mélangée, le moins exercé des anthropologis- tes pressentirait déjà l'inextricable confusion de races et île langues qu'il va rencontrer à une faible dis¬ tance de Luang-Praban. De nombreux sauvages soumis au roi arrivent tous les matins à la ville pour acheter ou pour vendre. Ils habitent dans les montagnes; leur habillement est des plus simples, si simple même pour quelques-uns qu'on n'imagine rien au delà. Leurs che¬ veux, aplatis sur la tête et coupés horizontalement au niveau du front, poussent librement par derrière, et sont quelquefois relevés et noués en chignon ; d'autres, plus élégants, portent une veste bleue rehaussée de pases- poils blancs. Tous ont le lobe de l'oreille perforé d'un trou qui mesure parfois un centimètre de diamètre, et dans lequel ils passent un ornement cylindrique en bois ou en métal, remplacé chez les femmes par un gros poinçon en argent à tête dorée. Le costume de ces dernières Se compose d'une veste et d'un jupon de cotonnade bleue bordée de blanc; elles ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 223 ont sur la tête une étoffe de la même couleur qui s'en¬ roule et se mêle à leurs cheveux noirs. Leurs petites figures effarouchées contrastent agréablement avec le masque hommasse des plantureuses Laotiennes, qui éta¬ lent sans vergogne une gorge déformée. Les femmes sauvages ont plus de pudeur ou plus de coquetterie. Ce n'est qu'à travers l'étoffe de leurs vestes collantes que l'œil peut suivre sur leur poitrine les contours souvent gracieux d'ondulations dissimulées. Les Laotiens, très- fiers de leur demi-civilisation , regardent les sauvages comme des êtres inférieurs et jusqu'à un certain point méprisables. On ne rencontre pas un groupe de trois misérables cases laotiennes qui n'ait un nom connu aux environs ; au contraire le plus important village fondé et peuplé par ceux que l'on peut considérer comme les possesseurs primitifs du sol est désigné par l'appellation générale et dédaigneuse de Ban-Kas, bourgade de sau¬ vages. L'étranger n'accepte pas ce jugement rendu par un orgueil fort déplacé. Les sauvages sont de rudes travailleurs, et c'est dans les contrées qu'ils occupent que j'ai vu les plus belles rizières, les plus beaux trou¬ peaux de bœufs. Ils sont tout effarouchés d'abord ; mais on les apprivoise aisément. Combien de fois ne m'est-il pas arrivé dans mes promenades de demander à ces en¬ fants des forêts un abri contre le soleil, de l'eau pour étancher ma soif, une natte pour y oublier ma fatigue! Ils n'entendaient pas mon langage, mais devinaient bien vite avec leur instinct hospitalier les besoins qui m'ame¬ naient chez eux, et se hâtaient de les satisfaire. J'ai fait de véritables festins dans ces cases, où s'étalait tout le luxe que peut fournir le bambou travaillé de cent façons 13. VOYAGE EN INDO-CHINE je ne me rappelle pas sans reconnaissance certaine col¬ lation composée de riz gluant, depattes d'iguane fumées et de piment que m'offrit un jour un sauvage de soixante ans environ que je rencontrai dans les bois, et auquel ma longue barbe causait plus d'étonnement que de ter¬ reur. Ce beau vieillard parlait une langue rauque et sonore où les r abondaient, tout au contraire du laotien, où cette lettre semble peu employée. Il prit autant de plaisir à me montrer sa cabane, ses champs de maïs et ses rizières qu'aurait pu le faire un propriétaire civilisé. Les plaines étant devenues rares, il a fallu cultiver le riz sur les montagnes, et par la force des choses l'orga¬ nisation des rizières de forets a été perfectionnée. Les agriculteurs des environs de Luang-Praban mettent à profit pour irriguer leurs terres les sources nombreuses qui s'échappent des rochers, et, chose inouïe, dans tout le Laos inférieur, ils vont môme au besoin jusqu'à creuser des canaux de dérivation. Les cultures sur les pentes des montagnes se font avec la liberté que laisse à une population relativement peu nombreuse une im¬ mense étendue de terres inoccupées. On brûle les arbres, on coupe plus ou moins les souches carbonisées sans arracher les racines, et 011 pique le riz sur des croupes rondes, sur dos pentes abruptes, sans faire le plus léger travail de nivellement. Il en résulte qu'au bout de peu de temps les arbres repoussent et envahissent la rizière. En défonçant le terrain, on éviterait cet inconvénient ; mais alors les pluies diluviennes entraîneraient dans les vallées, balayé par les torrents, tout l'humus que ne maintiendraient plus les racines. Au mois de mai, du¬ rant notre séjour à Luang-Praban-, les cultures n'étaient ET DANS L'EMPIRE CHINOIS encore que préparées ; elles apparaissaient de loin en loin comme des plaies sur le dos dés montagnes , ou comme des taches sur le vert manteau qui les recouvré. Les obstacles opposes par la nature au travail de l'homme ont toujours pour résultat dé développer chez celui-ci l'énergie et l'activité. Quand le laboureur a dû, pour féconder la terre, l'arroser de ses sueurs, il n'a pas seulement assûré sa subsistance, il a en outre acquis, sans s'en douter et comme par surcroît, des qualités vi¬ riles qui l'empêcheront de demeurer lohgiëmpS esclave. L'agriculture exige plus de labeur dans ies montagnes du royaume de Luang-Praban que dans les fertiles plaines du Laos inférieur : aussi la population, sans atteindre encore a la rudesse insolente que nous allons rencontrer bientôt chez les tributaires de la Birmanie, n'a-t-ellé plus déjà la physionomie placide et les allures indolentes des habitants d'Ubôno ou de BasSaC, Dans la capitale, il règne tous les matins, sur la place du marché, une remarquable animation. J'aimais à me promener au milieu de la foule compacte, à contempler les singuliers comestibles empilés sur les étaux, surtout à observer les- marchands et lès acheteurs. Des deux côtés de la rue, abrites dans des maisonnettes, accroupis sur des nattes ou sur de larges feuilles de bananier, vendeurs et vendeuses attendent le client sans l'impor¬ tuner, comme il arrive en Europe dans lès marchés de province, par des invitations fatigantes. Les ménagères circulent paisiblement; point de cris, point de disputes ; tout se passe gravement, presque en silence. On trouve là en abondance tout ce qui est nécessaire à la vie, à la vie laotienne, bien entendu. Je n'ai pas à fairrô ici la no- VOYAGE EN INDO-CHINE menclature des denrées diverses qui tentent la curiosité des passants ou sollicitent leur appétit; j'omets à des¬ sein les ragoûts tout préparés, les boissons savoureuses qui se consomment sur place, car il se dégage de tout cela une odeur telle que je ne saurais m'y arrêter. Les Birmans offrent au public des.étoffes anglaises , coton¬ nades, indiennes, des tissus de laine, des boutons , des aiguilles ; les habitants du royaume de Xieng-Maï appor¬ tent des boîtes en laque , des gargoulettes, des parasols; enfin les producteurs indigènes, vendent du poisson , de la viande de buffle et de porc, souvent morts de ma¬ ladie, du riz, du sel, de l'ortie de Chine, de la soie, du coton. Il existe en outre de véritables bureaux de tabac où l'on trouve des cigarettes et des pipes de dif¬ férents modèles. Tout le monde fume, hommes, femmes et .enfants. Ceux-ci sont encore à la mamelle qu'ils aspirent déjà par le tuyau d'une pipe des bouffées de fumée, se mêlant en quelque sorte dans leur bouche avec le lait maternel. Cependant-il ne faut pas se tromper à ces apparences de vie commerciale, et le voyageur avide de les apercevoir doit se défier de ses premières impres¬ sions. Il ne se fait guère à Luang-Praban autre chose qu'un commerce de détail ; encore ce commerce a-t-il beaucoup souffert de la révolte du Yunan, qui a rendu impossibles les relations avec l'Empire-Céleste. On se souvient peut-être qu'à Stung-Treng, notre pre¬ mière station au Laos, nous recevions des indigènes , en échange du tikal siamois, un certain nombre de petites barres de fer, qui variaient ordinairement entre 7 et 10 pour un tikal. A partir de Bassac, la barre de fer s'est changée en une barre de cuivre plus légère et plus ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 229 commode; à Phon-Pissaï, la monnaie de billon a com¬ plètement disparu. Nous ne la retrouvons qu'à Luang- Praban sous la forme de petites coquilles blanches enfi¬ lées l'une à l'autre comme les sapèques de Gochinchine. Vingt-cinq de ces chapelets valent un tikal. Cette der¬ nière pièce d'argent, qui régnait seule, avec ses subdi¬ visions, dans tout le Laos inférieur, trouve sur le marché de Luang-Praban une redoutable rivale dans la roupie anglaise, à laquelle on accorde une valeur fictive égale à celle du tikal, bien qu'il y ait intrinsèquement en faveur de celui-ci une différence de 0,93 c. environ. Cette ano¬ malie provient sans doute des relations fréquentes et directes entretenues par les négociants birmans avec ce pays ; elle cesserait probablement dès la première ten¬ tative de spéculation sur le change. Quant aux piastres mexicaines, dont nous avions emporté une certaine quantité, elles sont d'un placement très.-difficile. Les changeurs du marché, car il y a là de véritables exchange offices, s'obstinent à les refuser, et il faut trouver, pour s'en défaire, un homme de bonne volonté qui les recherche à titre de curiosité. Plusieurs gros personnages en ont pris pour les suspendre au cou de leurs enfants ; ceux-ci se trouvaient alors vêtus de cette pièce de monnaie et d'une sorte de cœur en argent maintenu par une ficelle nouée autour des reins, et ren¬ dant à la pudeur le même service que lui rendent en Europe les feuilles de vigne. Un percepteur passe vers la fin dumarohéet prélève quelques coquilles sur chaque étalage: C'est le bénéfice du roi, car au Laos il n'existe pas de distinction entre le roi, l'État, la ville, le domaine public et le domaine privé. Cependant, si étendu que soit VOYAGE EN INDO-CHINE le pouvoir du souverain, les usages établis lui imposent des bornes, et la puissance du prince rencontre une sorte de contrôle dans l'assemblée des principaux fonc¬ tionnaires formant ie conseil royal, assemblée connue sous le nom indigène de séna. Ces fonctionnaires, étant à la nomination du roi et fort satisfaits d'être arrivés, ne peuvent exercer qu'un contrôle illusoire ; mais, après avoir traversé une contrée que le soleil ferait si riche et que le despotisme a rendue si pauvre , on s'attache à ces ombres d'institutions protectrices, on fait des vœux ardents pour que ces fantômes prennent un corps et ti¬ rent enfin ce pays de l'ornière où il périra. Le second roi, qui, à Luang-Praban comme à Bangkok, siège au- dessous du premier, n'a qu'un titre sans puissance effec¬ tive. C'est lui qui est parti pour assister aux funérailles du second roi de Siam. Le véritable souverain n'a pas . daigné se déranger pour cette cérémonie, dont tous les gouverneurs de provinces siamoises ont reçu l'ordre de venir rehausser l'éclat ; il se contente d'envoyer son tribut annuel, et ne souffre en aucune façon l'ingérence des agents de Bangkok dans les affaires de son royaume. Ses prédécesseurs avaient coutume de faire parvenir également des présents au Fils du Ciel ; il a profité de la révolte du Yunan pour supprimer cet usage, qui n'avait plus d'autre caractère que celui d'un hommage volontaire , mais dont l'origine était évidemment un tri¬ but. Les ambassadeurs qui se rendaient de Luang- Praban à Pékin ne mettaient pas moins de trois ans a 1 faire le voyage complet. li est permis de croire que cette vassalité du roi vis- à-vis de Bangkok se changerait bientôt en indépen- ET DANS L'EMPIRE CHINOIS (liliico absolue, si sou propre intérêt 11e lui commandait de ménager un suzerain qui peut devenir à l'occasioh un allié puissant. Les limités du royaume do Luang- Praban sont, au sud, le district de Sien-Kan, à l'ouest l'importante province siamoise de Muong-Nan, de l'ouest au nord-est un certain nombre de principautés tributaires de la Birmanie ou de la Chine, ou des deux à la fois, au nord-est le Yunan, et du nord-est au sud-est lé Tongkin. Du côté du Tongkin, les frontières ont donné lieu souvent à des contestations entre l'empereur d'Ànnani et le roi de Luang-Praban. Nous avons pu voir encore, établis dans la capitale de cëiui-ci, quelques soldats siamois, restes de la petite armée venue, il y a peu d'années, pour l'aider à s'emparer des contrées limi¬ trophes du Tongkin, contrées réclamées aussi par les Annamites. De ces ambitions rivales, entretenues par un voisinage immédiat, résulte entre les Laotiens et les Tongkinois un état permanent d'hostilités. La route com¬ merciale qui jadis unissait les deux peuples, absolument désertée aujourd'hui par les marchands, n'est plus par¬ courue que par les soldats. Des deux côtés, 011 se mas¬ sacre avec un égal acharnement; une barrière de têtes coupées s'élève chaque jour plus haute entre ces mal¬ heureuses populations, condamnées au fléau de la guerre éternelle. La victoire, qui est demeurée dans la dernière campagne au roi de Luang-Prabhii; peut changer de drapeau; les deux partis peuvent connaître alternative¬ ment les joies barbares du triomphe et les horreurs de la défaite; la haine n'en deviendra que plus vive, et la réconciliation plus impossible. Il faut donc souhaiter VOYAGE EN INDO-CHINE qu'une influence nouvelle vienne porter remècle à cette situation sans issue, imposer la paix aux princes et cica¬ triser les plaies des peuples. Si l'on me demandait d'où pourrait venir cette influence salutaire, je rappellerais ce que j'ai dit du Cambodge au début 1 de ce livre. Le rôle que, sous l'inspiration d'un gouverneur intel¬ ligent et prévoyant, la France a rempli à l'extrémité de la vallée du Mékong n'est pas sans quelque analogie avec celui qui, vers le 20e degré de latitude nord, sem¬ ble réservé dans cette même vallée aux successeurs de l'amiral de La Grandière. Dans le delta formé par le grand fleuve, nous nous sommes habilement interposés entre les Annamites et les Siamois, sous le couvert des Cambodgiens; ce sont les mêmes ennemis que nous trouvons en présence à la hauteur du Tongkin. Le royaume de Luang-Praban possède assurément une vitalité plus grande que celui du Cambodge ; mais il n'en est pas moins excité et soutenu par les Siamois dans toutes ses entreprises contre l'empire d'Annam, ce vieil ennemi de la cour de Bangkok. Je sais bien que nous ne sommes pas établis au Tongkin comme nous le sommes en basse Cochinchinc, je suis même fort loin d'être convaincu qu'il y ait pour nous un avantage réel à nous emparer immédiatement du gouvernement direct de ce pays; mais il faut que l'empereur Tu-Duc se rési¬ gne à y tolérer notre présence, à protéger les essais d'établissements agricoles, industriels ou commerciaux, que pourraient y faire nos compatriotes. Quand la voix 1. Introduction. > ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 233 du gouverneur de la Cochinchine sera plus écoutée dans les conseils de Hué, elle ne tardera point à se faire en¬ tendre aussi à Luang-Praban. Si dans la zone occupée par les sauvages soumis à l'une des deux nations voi¬ sines il existe, ainsi que certains renseignements ten¬ draient à le faire supposer, quelques tribus indomptées, rebelles au vasselage et exaspérées par de hideux at¬ tentats, ces tribus, dont le malheur entretient la barbarie, ne seront jamais un obstacle insurmontable à la reprise des relations. Lorsqu'on cessera de traquer ces hommes comme des bêtes fauves et de les vendre sur les marchés, ils cesseront en même temps d'être cruels. Le port de Bangkok peut être considéré aujourd'hui comme l'unique débouché du commerce de ces contrées. Ce commerce, nous l'avons vu, est encore dans l'en¬ fance, il végète dans la lourde atmosphère politique cjui l'enveloppe; mais il grandirait sous un régime nouveau qui lui assurerait la liberté et la sécurité, ces deux con¬ ditions partout essentielles au développement de la richesse publique. La ville de Luang-Praban est à peine séparée par 70 lieues des rivages du golfe du Tongkin, c'est donc do ce côté plutôt que vers la capitale du royaume de Siarn, beaucoup plus éloignée d'eux, que les rudes travailleurs de ces montagnes semblent conviés par la nature à écouler leurs produits et à rece¬ voir ceux que pourrait leur envoyer un jour l'Europe industrielle. Nous ne saurions tarder d'ailleurs à être y éclairés plus complètement sur cette question et sur celles qui s'y rattachent. Peu de temps après le retour de l'expédition dirigée par M. de Lagrée, deux officiers énergiques et entreprenants, MM. d'Arfeuille et Reynard, 1. Moins heureux que nous ces deux explorateurs ont été for¬ cés de regagner Saïgon après quelques mois d'absence. VOYAGE EN INDO-CHINE se sont donné la mission de remonter le Mékong jus¬ qu'à Luang-Praban, et, une fois parvenus à cette hau¬ teur, de gagner par terre la ville de Hué en coupant obliquement la péninsule indo-chinoise. Si ce périlleux ' voyage réussit, il ne peut manquer d'être, au point de vue spécial de notre colonie annamite, plus fécond en résultats précieux que l'exploration môme dont j'ai été appelé à faire partie et qui poursuivait un but plus gé¬ néral '. J'aurai bientôt d'ailleurs à traverser et à décrire la province chinoise du Yunan, par laquelle le grand empire touche au Tongkin; je naviguerai sur le fleuve qui se jette à la mer près de la capitale de ce dernier royaume : je serai donc amené, par le cours de ce récit, à indiquer d'une manière plus complète le but que la France doit s'efforcer d'atteindre en cette contrée; mais avant d'arriver dans la belle plaine de Yuen-Kiang, où f le Sonkoï coule à pleins bords, que de montagnes nous avons encore à franchir, qu à l'horizon une barre sombre, et sentait qu'il était l'Œdipe dont les réponses décideraient du sort de tous ses com¬ pagnons. ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 241 Le Mékong qui ralentit sa course et s'épanouit en face de Luang-Praban dans un lit dégagé d'obstacles, reprend non loin de cette ville ses allures impétueuses et son aspect tourmenté. Une colossale statue de Bouddha assise à l'entrée d'une caverne semble contem¬ pler impassible les flots qui passent, image de la vie dont les changements perpétuels attristèrent le grand révélateur et le poussèrent à placer l'éternel bon¬ heur dans l'éternelle stabilité. La caverne est trans¬ formée en pagode ; mais les bonzes ont eu la maladresse de gratter les stalactites qui ornaient la voûte et les mu¬ railles. Plus loin, au sein d'une immense roche à pic plongeant dans l'eau, une seconde grotte est également consacrée au culte. Elle est ornée d'un balcon dentelé, et Ton y monte par un escalier en briques dont les der¬ niers degrés sont lavés par le fleuve. En face de ce temple pittoresque, dont la porte ressemble de loin à une déchirure du rocher, le Mékong reçoit sur sa rive gauche un affluent considérable. Le Nam-TIou avant de se perdre dans ce grand fleuve coule au milieu d'une vaste prairie verdoyante, limitée par une muraille ver¬ ticale haute de 300 mètres au moins, et qui semble can¬ nelée. Pour indiquer le niveau d'une crue extraordi¬ naire, les habitants y ont tracé une ligne rouge qui est maintenant à 19 mètres au-dessus de nos têtes. Nous regardons avec quelque curiosité cette rivière, qui sem¬ ble venir du nord-est, car, s'il ne parvient pas à entrer en Chine par la voie du Mékong, M. de Lagrée a résolu d'y pénétrer en remontant le Nam-Hou. Nous apprenons qu'à une courte distance du village de Tanoun il y a une montagne qui vomit du feu, sui- 14 ' VOYAGE EN INDO-CHINE vant l'expression des indigènes. Nous avons rencontré déjà des volcans éteints, notamment dans le bassin du Sè-Don, en nous rendant à Âttopée ; mais c'est la pre¬ mière fois cpi'on nous signale un cratère en éruption, et ce fait a trop d'importance pour que nous ne nous mettions pas en mesure de le constater. Tandis que les autres membres de la commission poursuivent leur route en pirogues, nous mettons pied à terre, le doc¬ teur Joubert et moi, et, munis de guides, nous nous enfonçons vers le sud-ouest. Après une marche de 30 kilomètres environ sur le flanc des montagnes ou dans des gorges ravinées, nous apercevons du haut de Pou-Din-Deng (montagne de la terre rouge) un grand village entouré de vastes rizières et situé au centre d'une plaine immense qui semble le bassin d'un ancien lac. C'est le village de Muong-Luoc. Nous étions près de la source de l'un des bras dans lesquels le Méïnam se ramifie à son origine. Le Mékong formant, à partir de Luang-Praban, un nouveau coude vers l'ouest, s'est beaucoup rapproché de ce dernier fleuve, dont huit lieues à peine le séparent ; mais il n'existe entre eux aucune communication. On a pu croire que,, dans leur partie inférieure, ces deux grands cours d'eau, dispa¬ raissant en quelque sorte au milieu do l'inondation qui couvrait le pays, se confondaient pendant la saison des pluies. C'est là une exagération qui s'explique ; mais à la hauteur où nous sommes, dans ce pays montagneux, les deux bassins, nettement limités, demeurent absolu¬ ment distincts. Il faut donc abandonner définitivement l'opinion exprimée par Martini et reproduite plus ré¬ cemment par Vincendon Dumoulin, opinion d'après la- ET DANS L'EMPIRE CHINOIS quelle les deux fleuves se réuniraient dans le Laos. Le chef de Muong-Luoc se montra très-bienveillant et fort empressé ; il avait rassemblé chez lui toute la haute société de Muong pour voir deux êtres curieux à grande barbe et au visage pâle. Quant à lui, il connais¬ sait déjà quelques spécimens de cette race singulière, car il avait été à Bangkok, et il avait rencontré là des femmes européennes avec les cheveux noués derrière la tète et des vêtements longs et bouffants dont le souve¬ nir le faisait encore pâmer de rire. Il avait parmi ses concubines une jeune sauvage au teint presque clair, à l'œil ardent et noir, qui aurait paru mieux placée dans une posada d'Andalousie que dans une case laotienne. La conversation, très-animée malgré l'absence de tout interprète, fut émaillée de quiproquo et de coq-à-l'àne. Les tigres étant fort nombreux dans cette région, le gouverneur veut nous donner, pour nous conduire au volcan, une escorte de dix hommes; il pousse la pru¬ dence jusqu'à faire entourer pendant la nuit notre case, un peu à l'écart du village, par une armée de gardiens qui fument en causant jusqu'au matin, et chassent le sommeil beaucoup plus sûrement que n'aurait pu le faire la crainte du terrible carnassier. C'est en vain d'ailleurs que nous cherchons dès yeux les jets de lave, le panache de fumée et tout l'ensemble de désolation grandiose dont ce mot de volcan éveille la pensée. Nous ne voyons qu'une simple dépression du sol au sommet d'une petite colline boisée. La terre se fendille et s'affaisse comme si le feu la consumait inté¬ rieurement. Par de nombreuses crevasses, des fume¬ rolles montent dans l'air, exhalant une Odeur de soufre cl compose de trois murs en briques blanchies à la chaux; le quatrième côté, ouvert, comme je l'ai dit, est soutenu par de belles colonnes en bois. Notre ancienne connais¬ sance, le Bouddha du Cambodge et du Laos, aux traits allongés, aux oreilles pendantes, à la pose contempla¬ tive et béate, disparaît et fait place à deux personnages de grandeur naturelle. Au-dessus de ceux-ci, une femme semble planer, assise sur un nuage. Des trois grandes religions répandues dans la Chine, sans compter l'islamisme, celle de Confucius semble seule demeurée pure de tout alliage mythologique ou superstitieux. Les classes lettrées, qui sont les seules ^ à professer cette doctrine, s'inquiètent bien moins d'y chercher des notions religieuses, qu'elles n'y trouve¬ raient guère d'aill urs, qu'un cours de philosophie positive et de morale pratique. Hormis la tablette de Confucius, qui figure dans les temples élevés en son honneur et dans toutes les écoles, ce culte est sans image, comme il est sans symboles et sans prêtres. Les croyances bouddhiques au contraire, introduites en Chine au premier siècle de notre ère, sous le règne de Ming-ti, passèrent bientôt de la cour du roi de Tchou, prince vassal de l'empire, dans le cœur des petits, des misérables et des souffrants. Flattés, mais non pleine¬ ment satisfaits par l'anathèma que jetait le bouddhisme à l'activité et à la vie, ces déshérités de toute espérance greffèrent sur les dogmes de Fô les superstitions qui, en l'absence d'une foi raisonnée et de doctrines philoso- Abel Rémusat. VOYAGE EN INDO-CHINE phiques, croissent si facilement dans les ténèbres do l'âme humaine. Les temples, les images se multiplièrent à l'infini ; mais aujourd'hui les bonzes chinois, race tombée dans l'ignorance et l'abjection, sont le plus souvent incapables de donner la raison des croyances qu'ils professent par nécessité et des symboles qu'ils vénèrent par habitude. Enfin Lao-tseu, né à la fin du septième siècle avant Jésus-Christ, paraît avoir joné, contrairement à Confucius, son contemporain, le rôle d'un révélateur inspiré. S'élevant au-dessus de l'horizon social, dépassant les bornes de la tradition nationale et dédaignant la philosophie, il prétendit conduire ses disciples jusque sur les sommets d'une cosmogonie à laquelle on ne saurait refuser un caractère de gran¬ deur. Il enseigna la raison suprême préexistante au chaos, et t rattacha la chaîne des êtres à celui qu'il appelle un, puis à deux, puis à trois, qui, dit-il, ont fait toutes choses1. » Ce qu'il y a de plus clair dans son livre, c'est qu'un être trine a formé l'univers. Est-ce là, comme quelques- uns l'affirment, une doctrine empruntée aux Juifs par Lao-tseu dans un voyage qu'il aurait fait en Oc¬ cident, ou bien, comme d'autres le prétendent, un souvenir de l'ancienne divinité trine des Indiens ? Je n'ai pas ici à le rechercher. J'ai voulu seulement in¬ diquer les trois espèces de temples dans lesquels nous étions désormais appelés à nous établir, et rendre hommage-à Lao-tseu, qui «nous fournissait notre prc- meri gîte sur le territoire chinois. ET DANS L'EMPIRE CHINOIS La doctrine de ce dernier, défigurée par ses secta¬ teurs, est devenue absolument méconnaissable aujour¬ d'hui. Ses temples, comme ceux de Fô, sont peuplés de statues grotesques et grimaçantes, objets de raillerie pour la classe éclairée, qui poursuit les images catho¬ liques elles-mêmes de ses haines iconoclastes. Dans la pagode que nous occupions, il y a, je l'ai dit, un groupe formé de deux hommes qui semblent dominés par une femme élevée au-dessus d'eux ; ce groupe me l'ait sou¬ venir de cette parole de Lao-tseu, que t tous les êtres reposent sur le principe féminin. » Une petite lampe, posée sur une table, brûle constamment devant la vierge, et trois cassolettes sont sans cesse alimentées de parfums. Un vieux prêtre et deux respectables prê¬ tresses suffisent aux soins du sanctuaire. Jamais ves¬ tales ne furent plus accommodantes. Le feu sacré nous sert à allumer nos cigarettes ; les tables sont chargées de mille objets profanes, et nous y prenons nos repas. Le drapeau français planté au haut du perron, les ar¬ mes fixées aux colonnes, les nattes étendues sur le sol pour nous servir de lit, enfin aucun des mille détails de notre vie quotidienne ne paraît gêner nos vénérables hôtesses, qui viennent régulièrement chaque jour saluer les idoles. Après avoir examiné l'huile de la lampe et la sciure de bois odoriférant, elles frappent trois coups sur un petit timbre et se prosternent plusieurs fois. Ce sont là, avec une pieuse lecture à certains jours du mois, tous les devoirs du culte. Aussi paraissent-elles heureuses, ces bonnes vieilles ; elles jouissent do leur vie tranquille, et ne se refusent pas à l'occasion quel¬ ques douceurs. Elles se sont, par exemple, acheté deux VOYAGE EN INDO-CHINE cercueils coufortables, preuve évidente qu'elles ne scml point arrivées à un complet renoncement. En Europe, les trappistes creusent eux-mêmes leur t'osse; et au¬ cun ennemi des couvents n'a songé à leur repro¬ cher cet exercice comme une pratique épicurienne. En Chine, au contraire, se donner d'avance un cercueil, c'est un luxe auquel tout le monde ne saurait aspirer ; ce sont meubles qui coûtent fort cher, surtout lorsqu'ils portent la marque du faiseur en renom. Un matin, des gardes du palais viennent remettre à M. de Lagrée la carte de visite du gouverneur. Quel¬ ques caractères chinois sur un morceau de papier rouge signifient, paraît-il, q-ue l'on nous recevra volontiers; telle est du moins l'explication qui nous est donnée par un d'entre nous, qui, lors de la prise de Pékin, avait fait partie de l'escadre de l'amiral Charner. C'est un des avantages de la centralisation puissante dont la Chine a donné l'exemple à l'Europe de permettre au voyageur qui a passé un mois dans le Petcheli de n'ètrê pas dépaysé dans le Yunan, à l'autre extrémité de l'empire. Pour gagner la salle des audiences publiques, il nous faut passer par une porte formée d'une voûte assez haute que couronnent deux toits recourbés, entre les¬ quels est ménagée la place de deux postes militaires superposés. Le gouverneur nous attend dans une pièce située au fond de trois cours. Son Excellence porte au chapeau un globule de corail ; mais c'est un mandarin militaire, et cela diminue notre respect. Nous savons qu'en Chine le cédant arma togœ est poussé fort loin ; le dernier des lettrés professe en effet pour le plus grand général uu dédain que la prudence ne lui permet ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 3.1 S pas toujours de témoigner, mais , que les préjugés de ses compatriotes l'autorisent à entretenir. Du reste, les mandarins lettrés ne seraient pas mieux à leur place dans la province de Yunan qu'un professeur de'l'uni¬ versité dans une ville assiégée. Le costume de notre hôte est le classique costume chinois : camail fou'rré, longue robe en soie, queue magnifique ; il a les traits gros, les yeux proéminents-, une physionomie plus ouverte que fine, mais qui respire tout à la fois la force et la bienveillance. 11 voudrait bien y joindre un certain air de majesté, mais il y réussit assez mal. 11 parle peu, fume sa pipe, et demeure impassible jusqu'au moment où M. de Lagrée lui offre un revolver. Sitôt qu'il eut compris le mécanisme de cette arme, ses yeux pétillè¬ rent comme ceux d'un coursier sentant la poudre; il s'élança de son siège, oublieux de sa dignité, et les six balles qu'il tira coup sur coup auraient certainement mis à mal plusieurs de ses administrés, si l'on n'avait à propos détourné son bras. La salle d'audience était en effet envahie par une foule bruyante, qui nous cou¬ doyait, interrompait la conversation par des éclats de rire, et coupait impitoyablement la parole au gouver¬ neur lui-même. Celui-ci paraissait animé pour nous des meilleures intentions, quoiqu'il manifestât certaines inquiétudes sur le but de notre voyage: On. eût dit qu'il craignait une entente secrète entre nous et les musulmans. 11 nous apprit d'ailleurs que toute la partie occidentale de la province où coule le Mékong, qu'il appelle Kioulang- kiang (fleuve aux Neuf-Dragons), était aux mains de «es ennemis de l'empire. L'expérience que nous ve- 18 VOYAGE EN INDO-CHINE nions de faire en pénétrant sans passeports chez les Laotiens, tributaires de la Birmanie, nous avait servi de leçon, et nous n'étions pas disposés à courir au- devant de nouveaux périls. M. de Lagrée jugea la si¬ tuation d'un coup d'oeil. Renonçant, non sans de vifs regrets, à suivre le cours du Mékong, il se détermina, pour deux raisons, à se diriger vers l'est. D'abord il était convaincu que pénétrer à l'improviste dans un pays désorganisé, sillonné par des bandes sans disci¬ pline, enivrées de meurtre et de pillage, c'était tout à la fois s'exposer à des chances fâcheuses et se rendre suspect aux autorités fidèles de Seumao. D'un autre côté, en présence du développement certain que l'avenir réserve à notre établissement colonial en Gochinchine, il ne parut pas inutile à M. de Lagrée d'explorer la zone arrosée par le Sonkoï. Ce fleuve, mal connu à cette hauteur, prend sa source au nord-ouest du Yunan et se jette à la mer dans le golfe du Tonkin, où notre pavillon peut se ménager un accès très-facile. Le bassin du Mékong fut donc abandonné pour celui du Sonkoï, et l'intérêt purement géographique pour un in¬ térêt politique de premier ordre. Cette détermination, prise et annoncée séance tenante au gouverneur, parut causer à celui-ci une satisfaction si vive que, sortant de sa réserve diplomatique, il fit preuve aussitôt d'une franchise expansive. Il nous promit une escorte, mais il ajouta qu'il fallait se hâter de partir, car la guerre, un instant suspendue , était à la veille de recommencer plus acharnée que jamais, et le che¬ min que nous allions suivre n'étaient séparé que par trois jours de marche des armées musulmanes qui,, ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 315 chassées de Seumao, se disposaient à revenir à la charge. Cette malheureuse ville gardera longtemps le souvenir des combats livrés sons ses murs. En dchorê de son enceinte, les faubourgs et les villages de la banlieue, qui renfermaient une population d'au moins 30,000 âmes ont été détruits; il ne reste pas une maison sur vingt. Les vainqueurs semblent s'être acharnés surtout contre les pagodes; les unes n'ont pas conservé pierre sur pierre, d'autres ont été transformées en étables, toutes sont dégradées; autels à terre, statues sans têtes, ornements en pièces, tels sont les signes trop connus de cette horrible forme de guerre civile appelée guerre de reli¬ gion. Je ne parle pas des populations massacrées, parce que rien ne laisse moins de trace sur la terre que l'homme lui-même : la plus chétive de ses œuvres atteste son existence par des débris ; de lui, il ne demeure rien. On s'occupait du reste activement do réparer les murailles de la ville, et do creuser autour une large fossé; sur la plate-forme, on accumulait de distance en distance des pierres destinées à lapider l'ennemi, et Ton faisait tous les jours l'exercice à feu. Les armes de siège sont des tubes en fer gros et longs, moitié couleuvrines, moitié fusils. Un soldat sert d'affût, un second pointe, et le troisième, qui a en main la mèche allumée, met le feu. Tout se préparait donc pour un prochain assaut. Les murs nous ont paru de force à le soutenir; ils sont épais, construits en belles briques et en grès ; les portes, doublées de fer, résisteront, si elles ne sont pas battues par une artillerie trop redouta¬ ble. Quant aux fautes contre l'art qu'a illustré Vauban, la forme mauvaise de l'enceinte, l'absence de bastions, de VOYAGE EN INDO-CHINE plongées d'escarpe et do contrescarpe, il no m'appar¬ tient pas d'en parler. Le cabinet du gouverneur ressem¬ ble à la tente d'un général d'armée : à chaque instant, des courriers y arrivent, des estafettes en sont expédiés; lui-même déploie une activité surprenante, peut-être même l'assurance que lui donne son revolver va-t-elle le décider à prendre l'offensive. Il a reçu d'ailleurs de Birmanie une certaine quantité d'armes européennes, parmi lesquelles se trouve un fusil de munition russe, pris probablement à Sébastopol parles Anglais. Des files nombreuses de chevaux et de mulets entrent incessamment dans la ville, apportant du coton, du bois à brûler, et surtout du riz qu'on emmagasine, en pré¬ vision d'un siège, dans des greniers d'abondance. La classe riche a complètement déserté cette cité menacée, les gros négociants ont pris la fuite; il n'y reste qu'un peuple-de marchands, de fonctionnaires et de soldats. Cordonniers, épiciers, pharmaciens, tailleurs, débitants d'opium, petits artisans de toute espèce bravent les chances de la guerre pour gagner quelques milliers de sapèques. C'est une bonne fortune pour nous, car, tandis que nous mettons à nos pieds des chaussures indigènes, les hommes de notre escorte nous taillent dans du drap venu de Birmanie des vêtements de forme quasi euro¬ péenne; nous sommes jaloux en effet d'affirmer notre nationalité par la coupe de nos habits et de nos cheveux. Nos fournisseurs chinois n'y contredisent pas d'ailleurs ; il leur suffit qu'argent et sapèques soient de bon aloi. En attendant notre départ, je visitai les boutiques, où je restais parfois des heures entières, heureux de voir fonc¬ tionner tant de métiers divers, dont aucun n'existe dans ET DANS L'EMPIRE CHINOIS Si¬ lo Laos, et qui sont un dos signes de la vie en société. Souvent aussi, quand je me promenais dans la ville, des bourgeois m'invitaient à entrer chez eux pour y prendre une tasse de thé, offre qui est en Chine, comme celle du eafé dans le Levant, le début de toutes les con¬ versations. Les mandarins me saluaient en s'inclinant à la manière des dames européennes, car un Chinois bien élevé ne se découvre jamais. Nous recevions des visites nombreuses. Notre interprète, en mêlant au langage de la dernière province laotienne un petit nom¬ bre de mots chinois, parvenait encore à se faire com¬ prendre ; mais les bruits qui circulaient l'avaient telle¬ ment effraye qu'il n'osa pas nous accompagner plus avant dans notre voyage. Nous n'avions certes jamais compté ni sur son courage, facilement ébranlé par la seule apparence du péril, ni sur son dévouement, qui n'était pas plus à l'épreuve d'une barre d'argent que d'un sourire de femme ; mais son esprit ingénieux et souple se serait insensiblement plié à des usages nou¬ veaux comme à une langue nouvelle. Il était en mesure de toujours se faire entendre au moins des gens du peuple, immense avantage dont, après son départ, nous sentîmes tout le prix. En effet, les voyageurs qui abor¬ dent aux rivages delà Chine s'assurent d'un interprète avant de se hasarder dans les provinces de l'intérieur, ou se font au moins un vocabulaire de lous les mots essentiels. Nous étions au contraire jetés sans livres aux frontières les plus reculées du grand empire, sépa¬ rés par un mur d'airain d'une société exigeante et raf¬ finée, incapables de rien saisir même du sens littéral des discours mandariniques, et à plus forte raison de 18 VOYAGE EN INDO-CHINE deviner ce que voulaient cacher sous leurs métaphores et leur amplifications des hommes accoutumés à n'user de la parole que pour déguiser leur pensée. M. de Lagrée lutta contre cette difficulté nouvelle avec l'énergie dont il avait déjà fait preuve, et parvint à en triompher. Caractère résolu, mais âme sympathi¬ que et tendre, il avait toujours su s'attacher les jeunes gens. Pendant qu'il représentait au Cambodge le gou¬ verneur de la Cochinchine, il aimait à s'entourer des élèves de la mission catholique ; plusieurs devinrent ses serviteurs, et ne trompèrent jamais son affection confiante. Il agit de même en Chine. Dès les premiers jours de notre arrivée à Seumao, ses manières bieu- veillantes attirèrent vers lui un jeune Chinois sans famille et sans ressources, comme il y en a tant dans cette province désolée ; il en fit son professeur. A force de travail, de patience et de douceur, le maître et le disciple s'accoutumèrent l'un à l'autre et finirent par se comprendre. Dans les cas difficiles, nous avions recours à l'un de nos Annamites, qui avait appris à écrire comme on l'apprenait dans son pays avant l'établissement des écoles françaises et la substitution de l'alphabet euro¬ péen à l'écriture idéographique. Il connaissait un certain nombre des caractères chinois le plus ordinairement employés. Si un Annamite et un Chinois ne peuvent s'entendre lorsqu'ils causent, ils n'en sont pas moins en mesure de communiquer facilement par écrit. Pour tous deux en effet, ces signes, aujourd'hui si compli¬ qués, qui n'étaient à l'origine que la représentation même des objets, ont une signification identique. La veille du joup fixé pour notre départ, un message du gouverneur vint prier le chef de l'expédition d'at- tendre jusqu'au surlendemain. Habitué à ces lenteurs, M. de Lâgrée employa le même moyen qu'au Laos, et simula une grande colère. Après de longues explica¬ tions, nous comprîmes enfin que c'était là, de la part du mandarin, une démarche toute courtoise, une for¬ mule de politesse obligée. Il était de bon goût de se montrer chagrin de notre départ et d'essayer de gagner au moins vingt-quatre heures. Si le désir de nous retenir plus longtemps chez elles, désir exprimé d'une façon si inattendue par les autorités, n'était de la part de celles-ci qu'un raffinement d'urbanité, la population était animée par un sentiment bien plus sincère. Pendant toute la durée de notre séjour à Seumao, la cour de notre pagode n'avait pas cessé d'être encombrée d'infir¬ mes, de malades, de blessés, auxquels le docteur Joubcrt distribuait libéralement des remèdes, des conseils et des soins. Là comme partout, la maladie était la triste com¬ pagne delà misère, les ulcères se montraient surtout sous les haillons, et notre établissement n'était pas à certaines heures sans "quelque analogie avec la Cour des Miracles. Un employé du palais qui s'était échappé au moment de recevoir une correction pour quelque peccadille avait été poursuivi par les soldats, forcé comme un lièvre et littéralement haché tandis qu'il gisait à terre, épuisé et sans défense. Couvert de plaies profondes, il fut laissé pour mort. Nous l'avions récueilli, et des panse¬ ments répétés améliorèrent bientôt son état. Devant ce prodige de la chirurgie européenne, la joie des parents du malade ne fut égalée que par la reconnaissance, Notre réputation était faite quand il fallut partir, et nous ET DANS L'EMPIRE CHINOIS eûmes la satisfaction de laisser derrière nous des regrets et des sympathies. Les porteurs de nos bagages sont de pauvres diables qui n'ont pas pu, en finançant avec le chef chargé de nous conduire, échapper à cette dure corvée. Le com- f mandant de l'escorte est un mandarin d'ordre inférieur, bien nourri, coiffé d'un large chapeau de paille aux bords retombants, mollement assis sur de nombreux coussins et le talon dans les élriers. Ce guerrier est une sorte de Sancho Pança à cheval. Quant à nous, nous ne sommes pas assez riches pour nous payer cette monture. Devant lui, marchent plusieurs bannières rouges ; der¬ rière, quelques soldats ayant, les uns une lance sur l'épaule, les autres un fusil en bandoulière. Ceux-ci approchaient de temps en temps la mèche fumante du bassinet rempli de poudre, comme des hommes qui ont l'ordre de ne rien négliger pour effrayer l'ennemi. 11 paraît que nous étions fort exposés à rencontrer des bandes; aussi chargeâmes-nous nos armes, car notre escorte chinoise ne nous inspirait qu'une .assez faible confiance. Après être sorlis de la Ville par'la porte de l'est, nous suivîmes un chemin qui serpentait entre des monticules couverts de tombeaux. Pas un nuage ne flottait entre nos regards et l'azur profond du ciel; une herbe rare et grillée recouvrait les légères ondulations du sol ; quelques arbres survivaient auprès d'un mur rouge ou d'un pignon blanc, dont les couleurs scintil¬ lantes attiraient invinciblement les yeux. Nous aurions , pu nous croire transportés dans les champs de la Pro¬ vence. Au lieu des étroits talus qui servaient de chemin au VOYAGE EN INDO-CHINE > ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 321 Laos pour traverser les rizières, nous trouvions ici une route dallée qui ne finissait même pas au pied des mon¬ tagnes. Elle y pénétrait en conservant une largeur va- } riable entre 1 et 3 mètres : cela rappelle les voies ro¬ maines. De distance en distance, quand les pentes sont Irop raides, quelques marches d'escalier facilitent l'ascen¬ sion. Nous passons la nuit dans une pag'ode abandonnée, au pied d'une statue monstrueuse, toute mutilée et le ven¬ tre ouvert. En effet, le trésor des pagodes étant souvent caché dans le corps des statues, les mécréants ne se gê¬ nent pas pour leur faire subir ce traitement impie. Quand nous nous remettons en route, les nuages en¬ veloppent encore le sommet des montagnes, et le soleil levant éprouve quelque peine à faire dans leur masse noire une trouée lumineuse. Nous apercevons des vil- y lages détruits et des pans de mur qui n'abritent plus personne; pas une maison n'est debout, pas un hectare n'est en culture. Les interruptions dans le dallage de la route deviennent fréquentes et rendent la marche dif¬ ficile. Parmi les blocs de pierre qui constituent le pavé, < les uns sont demeurés à la place qu'ils occupent depuis des siècles, les autres se sont enfoncés dans la terre ou bien ont roulé dans les ravins. C'est que le temps de ces magnifiques travaux est passé ; la machine administra- live, jadis si bien montée, se détraque; l'empire est me¬ nacé d'une dissolution générale ; le- gouvernement n'a plus ni l'argent ni le loisir nécessaires à l'entretien de j ces grandes œuvres exécutées jadis par des empereurs tout-puissants dont elles honorent encore le règne. Plus de vingt-deux siècles avant l'ère chrétienne, Chun, sim¬ ple laboureur associé par Yao à l'empire, avait eom- mencé d'opposer des digues aux eaux des fleuves extra- vasées sur les campagnes, et Yu, élevé sur le trône, comme Ghun l'avait été lui-même, en considération de ses services et de sa valeur personnelle, acheva cette ^ colossale entreprise. L'an 214 avant Jésus-Christ, Chi- hoang-ti jeta les fondements de cette muraille fameuse dont la construction occupa pendant dix années plu¬ sieurs millions d'hommes, et que le Père Auniot consi¬ dère comme un monument éternel de la puissance des Chinois. C'est encore à Chi-hoang-ti qu'il faut rappor¬ ter l'honneur d'avoir fait exécuter ces routes qui, après avoir sillonné d'abord le Ghensi et le Chansi, se multi¬ plièrent plus tard et enveloppèrent enfin toute la Chine dans un immense réseau. Chaque fois qu'une province était conquise, c'était par de semblables bienfaits qu'on s'efforçait de l'attacher à l'empire. Moraliser par des lois meilleures, enrichir par de grands ouvrages d'in¬ térêt public les peuples innombrables successivement groupés autour du noyau originaire des cent familles, telle a été la méthode suivie par les souverains chinois; c'est ainsi qu'ils ont cimenté cette gigantesque unité dont l'enfantement exigea tant de siècles. LeYunan lui- même, perdu et reconquis si souvent que l'on pourrait le considérer comme une simple colonie militaire, n'a pas été oublié par le pouvoir impérial, et les travaux d'art qui y ont été prodigués empruntent à l'âpre gran¬ deur des paysages qui les encadrent un caractère par¬ ticulier. Aujourd'hui les routes se dégradent, les ponts ) s'écroulent, et le désert se fait autour des ruines accu¬ mulées. Je n'avais jamais imaginé pareille désolation. Tout étrangers que nous sommes, nous nous sentons VOYAGE EN INDO-CHINE ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 323 envahis par la tristesse, et nous suivons en silence les inuosités de ce chemin où la mort a passé. Tout à coup, dans une étroite vallée, des maisons ^ nombreuses apparaissent, s'étageant sur les deux ver¬ sants des montagnes. Une longue file de chevaux et de mulets, le bruit d'une chute d'eau, de noirs tourbillons de fumée, une forte odeur de charbon de terre et ce bourdonnement particulier aux villes manufacturières nous arrachent à notre mélancolie. Nous rencontrons enfin une ville sortie do ses ruines ; eu vain les musul¬ mans l'ont détruite pour la plus grande gloire du pro¬ phète. L'énergie des populations a prévalu, la vie a triomphé de la mort, et l'activité industrielle a lutté pendant trois ans contre le désespoir et la misère. C'est qu'on ne saurait emporter en fuyant les sources de ri¬ chesses cachées dans ce sol privilégié, et l'ennemi lui- même n'a pu les tarir. Celui-ci a brûlé des maisons, renversé des pagodes; mais il n'a pas comblé les puits de sel, épuisé les gisements de combustible, détruit les forêts de pins. Une population de travailleurs chinois exploite avec intelligence les ressources de tout genre qui abondent dans cet étroit espace. Si leurs méthodes ne sont point encore parfaites, elles sont au moins très- ingénieuses. Ces puits s'enfoncent obliquement jusqu'à une profondeur de 80 mètres dans la terre, soutenue de distance en distance par des cadres en bois. Une grande pompe envoie de l'air aux ouvriers qui sont au fond du puits, et une série de petites pompes, dont chacune est manœuvrée par un homme, fait monter l'eau salée par un conduit en bambou qui la déverse dans un grand réservoir, d'où on l'amène dans les chaudières. Celles-ci, ""VOYAGE EX 1XDO-CHINE au nombre de 25 ou 30 sur une seule ligne, sont chauf¬ fées au moyen du bois et de l'anthracite. La gueule flam¬ bante des fourneaux charme les yeux du voyageur, qui arrive brusquement dans ce lieu favorisé après avoir traversé des pays barbares ou dévastés, Nous avons pu voir une quantité considérable de blocs de sel ainsi obtenus par l'évaporation, emmagasinés et prêts à re¬ cevoir l'estampille du mandarin percepteur des droils. Parvenus au dernier éïage de cette petite ville bâtie en amphithéâtre, dans un enfoncement où n'arrive ni bruit ni exhalaison, la pagode, adossée à la montagne et ombragée par de beaux arbres, nous apparaît tout éclatante de couleurs et baignée dans un bassin demi- circulaire que couvrent des nénuphars en fleurs. Les pagodes chinoises, dont l'architecture est d'ailleurs fort connue en Europe, ne ressemblent en rien aux temples . bouddhistes du Laos que nous avons habités si long¬ temps. Bien qu'elles occupent souvent une superficie considérable, elles n'ont pas ces formes à la fois amples et sublimes qui donnent à certains sanctuaires de l'Indo- Chine, comme à ceux de l'Inde, une si imposante ma¬ jesté. Elles manquent de cette unité grandiose, noble signe de l'architecture sacrée qui, sans exclure la ri¬ chesse d'une ornementation souvent luxuriante, révèle le sentiment profond d'où les œuvres inspirées par la foi semblent jaillir tout d'une pièce. Elles ne connaissent ni ces élancements vers le ciel qui sont dans l'Europe ger¬ manique comme une image de la prière, ni ce développe- i ment harmonieux des lignes architectoniques.qui témoi¬ gnent, chez les populations grecques, d'une si sereine vision de la beauté idéale. Ces pagodes se composent ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 325 d'une longue suite de sanctuaires et de réduits reliés les uns aux autres par des terrasses et des galeries. Tout cet ensemble es't écrasé et paraît raser le sol. On dirait que les temples redoutent de s'approcher des nuages, à l'instar des croyances chinoises elles-mêmes, qui crai¬ gnent par-dessus tout de s'égarer dans l'abstraction. Nous nous y trouvons d'ailleurs fort à l'aise, ainsi que les hommes de notre escorte, et nous avons regretté souvent les pagodes dans les lieux où la guerre a laissé subsister quelques hôtelleries. La seconde ville de Chine où nous ayons résidé s'ap¬ pelle Poheul. Il faut traverser, pour s'y rendre, des forêts de pins exploitées sans melhode et sans mesure par de nombreux bûcherons qui auront bientôt détruit cette richesse forestière. Poheul est moins bien située que Seumao. Construite dans une vallée étroite, deux » hautes montagnes l'enserrent et l'écrasent. Sur les som¬ mets, un pavillon à plusieurs étages et une tour isolée produisent un effet bizarre. Ces sortes de tours, dont la plus célèbre se voyait à Nankin, sont souvent placées en Chine aux approches des villes de quelque impor¬ tance. Elles paraissent se rattacher à un souvenir reli¬ gieux. « Selon les traditions indiennes, lorsque le Bouddha mourut, on brûla son corps, ensuite on forma huit parts de ses ossements, qu on renferma en autant d'urnes pour être déposées dans des tours à'huit étages; de là vient, dit-on, l'origine de ces tours si communes dans les pays où le bouddhisme a pénétré » Ces mon¬ tagnes sont d'ailleurs assez pittoresques : aux grandes 1 L'abbé Hue. 19 rayures noires et blanches de la roche calcaire se mêlent les raquettes vertes d'un arbrisseau qui enfonce ses ra¬ cines dans la pierre. La ville de Poheul a été éprouvée par la guerre plus encore que Seumao. Une seule rue est habitée. On avait commencé à creuser un fossé de quelques mètres autour des murailles, mais cette œuvre de défense a été abandonnée. Poheul semble résignée à son sort, et les musulmans, qui l'ont déjà prise une fois, la trouveront tout ouverte le jour où ils se croiront en mesure d'achever la conquête de la province. ■ Cette ville, qui a renoncé au rôle périlleux de place de guerre, reste un centre administratif important. Depuis deux cents ans environ, elle a été élevée au rang de fou et le mandarin qui y réside a con¬ science de sa dignité. 11 n'avait envoyé personne pour nous recevoir officiellement; M. de Lagrée lui en fait témoigner quelque surprise, et des personnages décorés de globules de toutes nuances accourent aussitôt et s'offrent à nous conduire au palais préfectoral. La foule nous suit, mais on ne la laisse pas pénétrer) comme à Seumao, dans la cour du y amen. La conférence en est moins bruyante et plus digne. Le gouverneur est le type du mandarin chinois tel que le représentent toutes nos caricatures, gros et court, un œil à demi i Le territoire d'une province chinoise se divise en un certain nombre de fou, de theou et de kien, qui tous ont un chef-lieu fortifié. L'assimilation qu'on établit souvent entre ces divisions administratives et les nôtres (département, arrondissement, can¬ ton), "n'est pas d'une exactitude rigoureuse. Les fonctionnaires ré- sidan aux tch.edu, ordinairement soumis, il est vrai, à celui d'un fou, dépendent cependant parfois directement de l'administration provinciale. VOYAGE EN INDO-CHINE ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 327 fermé et quelques poils longs au menton. Il désirerait nous voir partir pour Yunan-Sen, ville capitale de la prôvince, le plus promptement possible, en évitant do passer par Lingan, car il ne se rend pas compte des motifs qui nous poussent à étudier la région du sud-est au lieu de marcher avec célérité vers le nord. Des étrangers cpui s'attardent dans le Yunan, alors qu'il achèterait lui-même fort cher la faveur de quitter cette province, ne peuvent manquer de lui être suspects. En effet, les mandarins dans ce pays sont si peu rassurés, qu'ils préfèrent à l'administration d'une préfecture au Yunan un simple canton au Set-Chuen. Ayant, pour la plupart, renvoyé leurs familles et mis leur fortune en sûreté, ils se considèrent comme campés sur un sol exposé aux incursions de l'ennemi, et maudissent l'am¬ bition imprévoyante qui les a conduits dans ce poste dangereux. Durant tout notre séjour, un-grand nombre des prin¬ cipaux habitants, en habits de fête, n'ont pas cessé de prier à haute voix sur le seuil de leur porte, devant une cassolette allumée, en s'aecompagnant de battements monotones sur un timbre sonore et sur un morceau de bois creux ayant la forme d'un poisson replié en rond. C'étaient des membres delà société des nénuphars, sorte de franc-maçonnerie dont le but avoué est de répandre des livres de morale, mais qui poursuit en secret d'autres desseins. Les Pe-lien-kiao ou nénuphars blancs, car il existe également des sectes qui arborent d'autres cou¬ leurs, attendent un grand conquérant qui doit « subju¬ guer tout l'univers. Ils se distribuent entre eux les prin¬ cipaux emplois de l'état dans l'espérance que l'un d'eux montera un jour sur le trône, et qu'alors ils posséderont réellement ces dignités dont ils ne jouissent qu'en idéef. » C'est à eux que l'empereur Yon-tching comparait les chrétiens, lorsqu'il résolut en 1723 de proscrire les missionnaires. Quels que soient les principes sur lesquels elle repose, toute société constituée est assurée d'avoir toujours des ennemis dans son sein. Le despo¬ tisme réunit contre lui les hommes jaloux de leur dignité ; sous un gouvernement libre, on voit se former la ligue des envieux et des impuissants. La Chine n'a pas seulement devancé l'Europe dans la phi¬ losophie, dans les sciences et dans les arts; elle a fait aussi avant nous l'expérience des bouleversements politiques. Nous étions encore en pleine féodalité lorsqu'un hardi novateur essaya d'opérer une révolution sociale dans le Céleste-Empire. On dirait que l'esprit humain livré à lui-même est condamné à tourner éter¬ nellement dans le même cercle. Au n° siècle de notre ère, vers la fin de la dynastie des Han, un grand nombre de mandarins furent mis à mort sous l'inculpation du crime de société secrète. Au xie siècle, sous les Song, le programme dont Ouang-ngan-ché commença l'appli¬ cation tendait à donner la propriété exclusive du sol à l'état, qui distribuait les semences, désignait les cultures diverses que devait recevoir le sol suivant ses qualités différentes, fixait des tarifs, et supprimait par ces moyens radicaux le prolétariat et la misère, deux problèmes dont la solution nous tourmente encore. L'empire fut Histoire générale, de la Chine, traduite du tong-kien-kang- mou par le père de Mailla, t. XI. VOYAGE EN INDO-CHINE ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 329 profondément troublé par ces utopies dangereuses qui aggravèrent les maux qu'elles prétendaient guérir. La secte actuelle des nénuphars n'a jamais jeté un pareil . éclat; mais elle méritait d'être signalée comme une des nombreuses manifestations de cet esprit de révolte per¬ sistant, toujours prêt à inscrire sur son drapeau de sé¬ duisantes devises. C'est ainsi que les Taïpings, dont le but véritable est le pillage, se sont soulevés au nom de l'indépendance nationale, et se disent appelés à ren¬ verser la dynastie des Tartares mandchoux, comme colle des Mongols a été détrônée il y a cinq cents ans par un bonze défroqué. M. de Lagrée, avant de s'éloigner davantage du Mé¬ kong en s'avançant vers l'est, désirait faire recon- . naître encore une fois ce fleuve, qui coule à l'ouest de y Poheul. Le mandarin s'y étant opposé sous prétexte qu'il aurait fallu passer pour cela fort près d'un camp de musulmans, rien ne nous retenait plus dans cette ville, célèbre seulement par le thé très-estimé que produit son territoire. Nous annonçâmes l'intention de partir, et tout fut promptement préparé. Les montagnes s'élèvent, et la pluie rend les chemins très-glissants. Nous allons de faux pas en faux pas, escaladant des pentes roides et comme enduites de verglas, jusqu'à un grand village où l'exploitation du sel se fait encore sur mie échelle considérable. Les puits d'où l'on retire cette denrée précieuse, qui fournit au trésor des revenus con¬ sidérables, sont très-communs en Chine, spécialement dans les provinces du Nord et de l'Ouest. Le mandarin qui administre ce district nous comble de présents : sel, viande de porc, chapons, sac de riz. Si ce subordonné VOYAGE EN INDO-CHINE se montre plus généreux que son chef, le préfet de Po- heul, c'est que le mandarin militaire qui commande notre escorte est chargé de lui transmettre des ordres dans ce sens, et il ne s'en fait pas faute, car, outre qu'il profite lui-même de la libéralité forcée de nos hôtes, il espère que son zèle lui vaudra un cadeau plus fort lorsqu'il se séparera de nous. Notre horizon est constamment borné par de hautes montagnes dénudées. Des . ravins et des éboulements sillonnent leurs masses noirâtres par des traînées de terre rouge ; on dirait les muscles sanglants de gigantes¬ ques écorchés. Du haut d'un sommet élevé de 1,560 mètres au-dessus du niveau de la mer, nous voyons à nos pieds une vallée profonde, dans laquelle il faut descendre par un sentier à pic. Entre deux rives de sable blanc, le Papen-Kiang roule ses eaux troublées, qui vont grossir le Sonkoï et se perdre dans le golfe do Tongkin. Nous allons quitter le bassin du Mékong. Parmi les émotions d'un voyage comme le nôtre, il faut compter celles qu'on éprouve en franchissant la ligne qui sépare le domaine des grands fleuves. Sur la limite de deux bassins, un seul pas semble vous faire avancer autant que huit jours de marche. La vie paraît animer les eaux plus que les autres forces de la nature, et c'est à cela sans doute qu'elles doivent leur attrait s puissant et si mystérieux. J'aimais à me dire, en traver¬ sant le plus petit affluent du Mékong, que ses eaux, mêlées aux flots du grand fleuve, refléteraient plus loin le drapeau tricolore, et quand à la direction des torrents on put juger qu'ils portaient le tribut de leurs eaux à un autre maître, je crus voir se rompre les derniers ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 331 liens qui m'unissaient depuis "vingt mois à un ami. Des villages existaient naguère dans celte gorge, et leurs ruines animent encore le paysage. Nous suivons longtemps le Papen-Kiang, que nous traversons à la tombée de la nuit. Nos Chinois lancent leurs chevaux dans le courant, pendant que d'autres poussent de grands cris sur la rive opposée pour indiquer aux bêtes, accou¬ tumées à ce manège, l'endroit où elles doivent se diri¬ ger. Au delà de cette forte rivière, nous ne voyons-pas sans déplaisir notre route se confondre avec le lit d'un torrent sinueux. Au Laos, où les ponts sont considérés comme un luxe inutile, nous étions résignés d'avance à entrer dans toutes les mares du chemin. Depuis notre entrée en Chine, ce n'est plus qu'un accident, et nous le supportons avec impatience, comme si nous commen¬ cions à nous amollir. Voici de nouveau de vastes forêts de pins, sombre cadre où se détache de loin en loin une maison en briques rouges restée debout, et qui Semble solliciter le pinceau de quelque aquarelliste. 11 n'y a plus rien de tropical dans la nature. L'aspect du pays devient rude et sévère, les montagnes se montrent de tous les côtés, et quelques-unes ont la tète perdue daiis les nuages. La route dallée est tellement dégradée que, loin de.nous servir, elle ajoute plutôt aux difficultés de notre marche. Le sel, que l'on vient chercher de fort loin, donne lieu à un grand mouvement de voyageurs et de bêtes de somme. Cette denrée de nécessité pre- f mière maintient seule encore dans cette région l'activité commerciale, et de nombreuses caravanes bravent pour la transporter les périls de la route. Nous atteignons, après une longue ascension, un plateau, élevé où les ! villages sont nombreux, sur une terre qui n'est plus en friche. Des champs de riz et de blé noir nourrissent une population considérable groupée autour de Taquan, bourgade importante et station obligée sur la route de Poheui à Talan. Quatre ou cinq cents soldats qui s'y étaient arrêtés si¬ gnalaient leur présence par le bruit habituel aux armées chinoises en campagne. Pétards, coups de fusil, gongs de bronze cornets de cuivre, cris gutturaux, saluent notre arrivée. En temps de paix, les voyages des man¬ darins sont une charge qui pèse lourdement sur les po¬ pulations ; mais, quand il s'agit pour un pays de four¬ nir des soldats et de subvenir à leur approvisionnement comme à leur transport, cela devient un véritable fléau. Ces guerriers vivent de maraude et commencent par piller les villages qu'ils sont chargés de défendre. Le détachement concentré à Talan allait rejoindre le vail¬ lant gouverneur de Seurnao. Notre petit mandarin, dont le chapeau était orné d'une queue de renard, qui, sur sa tète, pouvait passer pour un emblème, paraissait charmé que le soin de nous conduire l'éloignât du thé⬠tre de la guerre, 11 grossissait notre importance pour augmenter la sienne, et aussi, je l'ai dit, dans l'espoir que les bons traitements qu'il nous valait lui profite¬ raient à lui-même. Stimulé par lui, un globule bleu qui résidait à Talan nous accable de prévenances, de visites gracieuses et de quartiers de porc. Le jour de notre dé¬ part, ce fonctionnaire nous devance à notre insu, et nous fait brûler de la poudre aux oreilles. Tant d'honneurs nous gonflaient; nous rougissions de notre misère, honteux de ne pouvoir reconnaître ces nobles procédés VOYAGE EN INDO-CHINE ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 333 que par l'offre d'un mirliton ou d'une petite cuillère en ruolz. A mesure que nous avançons vers l'Est, les plaies faites au pays par la guerre semblent devenir moins profondes. Les ruines sont plus rares, les cultures le disputent aux bois de pins. Les villages apparaissent de nouveau à toutes les hauteurs, mais avec des tons plus gris, moins éclatants que ceux des villages chinois proprement dits. Ils sont peuplés de montagnards qui rappellent, par plusieurs parties de leurs costumes, cer¬ tains indigènes de la frontière septentrionale du Laos, dont ils semblent se rapprocher également par les traits généraux du visage. La population de Yunan se com¬ pose d'ailleurs d'éléments si nombreux, si différents et si mobiles, qu'elle échappe à l'analyse. Il faudrait, pour s'en rendre bien compte, séjourner longtemps dans cette province, la plus intéressante peut-être de tout l'em¬ pire, et faire des mœurs et du langage des diverses tribus sauvages, l'objet spécial de ses études. Telle ne saurait être ma prétention. Je vais me borner, afin de n'avoir plus à revenir sur ce sujet, à mettre en ordre les notes que j'ai pu recueillir en passant. Le Yunan est une des dernières provinces qui ait été rattachée à l'unité chinoise. Dans le iue siècle avant Jé¬ sus-Christ, époque que l'on peut appeler récente, puis¬ que le grand empire avait déjà deux mille ans d'exis¬ tence historique, cette contrée, divisée entre plusieurs souverains indépendants qui n'étaient autre chose que des chefs de tribus, était comprise sous la dénomination générale et vague de pays des barbares de l'Ouest, et se trouvait au-delà des frontières de la Chine, qui, sous ti>. VOYAGE EN INDO-CHINE les ïsin, ne dépassaient pas, du côté du Nord-Ouest, le fleuve Leao-Ilo. Les premiers empereurs de la dynastie des Han diminuèrent encore l'étendue de leur territoire ; et, sur la partie de leur domaine qu'ils abandonnaient, se fonda le royaume de Tchao-Sien, où les Chinois, dans les temps difficiles, trouvaient un asile assuré- Han-ou-ti, sixième empereur de la dynastie des Han, mit fin à cet état de choses en s'emparant du pays de Tchao-Sien, qu'il divisa en quatre provinces dépen¬ dantes de la Chine. En même temps il réduisit les deux rois de Lao-Chin et de Mimo, dont les terres étaient situées en partie dans le Set-Chuen et en partie dans le Yunan actuels, et conquit la princi¬ pauté de Tien, qui correspond à la ville de Yunan-Sen et à ses dépendances. Toutes les provinces de la Chine ont, à divers degrés, passé par ce travail de lente ag¬ glomération, dont il me suffit d'avoir donné un exemple. Sous l'influence des révoltes intérieures ou des né¬ cessités politiques, elles ont subi, avant de s'asseoir dans les limites qu'elles occupent aujourd'hui, des re¬ maniements fréquents, scrupuleusement consignés dans les longues annales auxquelles je demande la permission de renvoyer le lecteur. Mais ce qui caractérise plusieurs provinces de l'empire, surtout sur les frontières occi¬ dentales, c'est l'existence de certaines races singulière¬ ment vivaces, demeurées distinctes en dépit de la con¬ quête et de l'annexion, et dont la langue, les coutumes et même parfois l'autonomie politique ont échappé, au moins dans quelque mesure, aux mortelles étreintes d'une centralisation puissante. Le Yunan mérite, à ce point de vue, une attention particulière. Appuyé au mas- ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 333 sif de l'Hymalaya, il participegatt caractère sauvage de celte âpre nature, qui interdit la mollesse a ses enfants et les protège en môme temps par le rempart do ses montagnes. Il faut distinguer parmi les diverses tribus celles qui, se donnant encore le nom do Tou-kia (au- tochthones), ont sans doute originairement possédé le sol et celles qui descendent d'émigraiits volontaires ve¬ nus plus tard dans le pays, de déportés, ou de soldats ayant renoncé à leurs foyers. Des premiers occupants de ce vaste territoire qui porte aujourd'hui le nom de YUnan, les plus nombreux sont les Lolos et les Pai-y. Lés Lolos se divisent en Lolos noirs, Lolos blancs, Lolos rouges et Lolos de rizières. C'est sur la couleur de leurs vête¬ ments et non sur celle de leur peau que se fondent lés trois premières qualifications. La quatrième se comprend d'elle-même. Les empereurs se sont attaché ces peuples en reconnaissant à leurs chefs le rang de mandarins chinois et en leur donnant l'investiture de leurs terres. Les Lolos sont aujourd'hui encore soumis à une sorte d'organisation féodale. Ils ont un chef de leur race qu'ils nomment Toussen, mais on n'aperçoit guèfe ce qu'ils y gagnent, car ce dernier, no relevant que du vice-roi do la province, exerce sur ses sujets Un pouvoir despoti¬ que. Timides, paresseux, intempérants ceux ci fuient l'étranger, laissent à leurs femmes le soin de cultiver leurs champs, et cherchent le bonheur daiiS l'ivresse. Les Pai-y, séparés des Chinois comme les Lolos par leur langage, et même, paraît-il, par les caractères de leur écriture, se rapprochent des populations du Sud- Ouest, et paraissent tenir de près à la race laotienne. I.e gouvernement chinois a également respecté leurs usages. Àu premier rang des Igibus qui descendent d'émigrés venus des autres parties de l'empire se placent les Penti- jen; ceux-ci ont perdu au contact des Lolos la supé¬ riorité intellectuelle qu'une civilisation plus avancée leur donnait primitivement sur ces indigènes. Les Min- kias, répandus surtout dans l'ouest du Yunan, placent leur berceau dans la province de Nankin. Anciens sol¬ dats demeurés aux lieux où les avait appelés la guerre, ils y fondèrent une colonie relativement policée et même lettrée, qui avait une langue à elle, riche de monuments littéraires; mais l'empereur de la Chine ne put tolérer long¬ temps un parei signe d'indépendance, et donna l'ordre de brûler tous les livres des Min-kias. Les despotes, non moins sévères pour un livre que pour un complot, ont tou¬ jours poursuivi la pensée. C'est ainsi que le rude guerrier qui, deux cent cinquante ans avant notre ère, inaugura ia dynastie des Tsin, outré des résistances qu'il rencon¬ trait chez les lettrés, des critiques qu'ils infligeaient à ses actes, fit incendier pour fermer la bouche à ses censeurs, tous les livres d'histoire et de morale ; et, des diverses sortes de caractères chinois alors usités dans l'empire, ne laissa subsister que le genre appelé li-ohou, dont on se sert aujourd'hui '. C'est ainsi encore que les Tartares d'Europe s'efforcent de proscrire la langue polonaise en contraignant les enfants des vaincus à parler russe dans leurs écoles, il faut dire cependant, pour être juste, que Tsin-chi-hoang-ti, qu'on peut ap¬ peler le principal fondateur de l'unité chinoise, ne s'in¬ spira pas exclusivement, dans cet acte rigoureux de i Le P. Gaubil. VOYAGE EN INDO-CHINE ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 337 destruction, d'un sentiment de colère ou d'orgueil ; il agit plutôt en politique : il voulut effacer d'un seul coup l'histoire, toujours si puissante sur les imagi¬ nations, et anéantir les. titres sur lesquels les princes feudataires vaincus auraient pu fonder leurs droits et perpétuer leurs prétentions. Les Lolos, les Pai-y, les Penti et les Min-kias ne sont pas les seuls à vivre au milieu des Chinois du Yunan sans se confondre avec eux, comme les Khas au milieu des Laotiens; mais je ne pousserai pas plus loin cette énumération. On dit, sans qu'il m'ait été possible de m'en assurer, qu'au point de vue de l'intelligence la gra¬ dation est encore bien marquée entre les différents ha¬ bitants de cette contrée. Les missionnaires n'hésitent pas à placer les sauvages au dernier degré de l'échelle; après eux viendraient les métis, issus de Chinois et d'in- . digènes, enfui les Chinois, qui ont, à diverses époques, afflué au Yunan des provinces voisines et surtout du Set-Chuen. La multiplicité des races amène ici, on le conçoit, une grande variété de costumes, et ce n'est guère que dans les rues dos villes que nous trouvons une foule vraiment chinoise par son aspect et par ses allures. Au passage d'une large rivière, nous rencontrons une caravane composée de plus de cent bètes, qui toutes se jettent courageusement à la nage. Les eaux se hérissent do longues oreilles, et l'écho redit les protestations re¬ tentissantes des ânes et des mulets. A peine nos por¬ teurs avaient-ils fourni l'étape pour laquelle ils avaient été requis, qu'ils retournent chez eux au pas de course; ils ne nous ont pas même laissé le temps de les payer, car depuis que nous avons quitté les possessions bir¬ manes, depuis Sien-Hong, nos bagages sont trans¬ portés par des corvéables auxquels, d'après l'usage, aucune rémunération n'est due pour leur peine. Le man¬ darin envoyé de Talan au-devant de nous arrive précédé par des bannières de toutes les couleurs. Ses soldats ne se lassent pas de battre sur deux gongs de timbre diffé¬ rent, qui produisent l'effet de deux cloches sonnant un glas funèbre. Cette musique était destinée à nous en¬ traîner pour nous rendre moins pénible l'ascension d'une montagne fort roide qui nous séparait de la vallée de Talan. Le plus petit personnage a son cheval ou même sonpalaquin; notre pauvreté nous force, nous, à marcher constamment à pied en dépit de nos chaussures incommodes et au grand préjudice de notre dignité. Malgré les accidents de terrain, le pays voisin de Talan est très-cultivé. Les rizières, disposées en amphithéâtre, couvrent les montagnes de gradins demi-circulaires. Elles dominent parfois une vallée spacieuse, et rappel¬ lent ces théâtres antiques d'où l'œil du spectateur pou¬ vait plonger sur un horizon sans limites. Les maisons aux teintes grises et à rangs pressés, donneraient à Talan l'aspect d'une ville européenne, si les toits super¬ posés d'une vaste pagode n'empêchaient l'imagination de s'égarer loin do la Chine. Notre escorte fait le plus de bruit possible, et la population tout entière, avertie de notre arrivée, se précipite sur notre passage; elle en¬ vahirait même la cour de la pagode où l'on nous conduit, si deux de nos hommes, placés en sentinelle; n'arrèlaienl les curieux à l'entrée de la seconde cour; tandis que nous nous établissons dans la partie la plus reculée de l'édifice. VOYAGE EN INDO-CHINE > ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 339 Là, il n'y a plus sur les autels ni dieux ventrus, ni monstres grimaçants, il y a seulement des tablettes cou¬ vertes de caractères enveloppées d'un voile léger de fumée ? odorante. C'est la salle des ancêtres. Au seuil de ce sanc¬ tuaire, nu comme une mosquée ou comme un temple luthérien, viennent expirer tous les bruits du dehors. L'esprit des morts, planant au-dessus de nos tètes, nous remplit de respect pour le grand homme qui a placé la vénération des aïeux à la base de sa doctrine. N'ayant pu s'élever par la conception nette de l'existence de l'âme personnelle et immortelle, jusqu'au dogme con¬ solant de la communion des vivants et des morts, disputa du moins ceux-ci au néant en faisant honorer leur mémoire. Les cérémonies faites par les Chinois devant les tablettes de leurs ancêtres, furent, on le sait, l'un des deux points qui donnèrent lieu à ces tristes controverses d'où sortit la ruine des missions catho¬ liques, si florissantes dans le Céleste-Empire pendant le xvue siècle et une partie du xvme siècle. Les.dominicains, qui étaient à cette époque, au sein de l'église catholique, les défenseurs les plus into¬ lérants d'une étroite orthodoxie, accusèrent les jésuites d'autoriser chez les chrétiens des pratiques qui n'étaient pas seulement politiques et civiles, mais qui, ayant sur¬ tout le caractère d'observances religieuses, étaient par . là même entachées d'idolâtrie. Alors qu'il eût été certai¬ nement possible d'arriver à une interprétation qui, sans rien sacrifier des principes ', aurait sauvegardé de 1 Ce qui le prouve, c'est le mandement dans lequel le cardinal Charles-Ambroise de Mezza-Barba, tout en exhortant les mission- VOYAGE EN INDO-CHINE précieux intérêts, les rivalités personnelles envenimè¬ rent et passionnèrent le débat. Sans parler de la con¬ duite du cardinal de Tournon, dont les procédés « rap¬ pelaient l'humeur despotique d'un pacha turc plutôt que l'esprit paternel d'un légat apostolique sans revenir sur la regrettable indiscrétion de l'évêque de Pékin, qui ralluma des querelles presque assoupies, je dirai, en abritant d'ailleurs mon incompétence derrière un écri¬ vain - peu suspect de favoriser ce que le saint-siége a condamné, que, dans cette affaire, où l'Eglise perdit un des plus beaux fleurons do sa couronne, «■ les jésuites ont fait pour la nation chinoise comme saint Paul pour les Athéniens, comme les pères de l'Eglise pour toute la gentilité, » tandis que les dominicains ont sacrifié l'es¬ prit à la lettre, et porté au christianisme naissant de ces vastes contrées un coup dont il ne s'est plus relevé. Lorsque l'on parcourt un pays qui a servi de théâtre aux événements connus de l'histoire, l'imagination y replace volontiers les grands hommes qui y ont vécu, et, mêlant ainsi l'émotion des souvenirs aux charmes de la nature, rend la jouissance du voyageur plus complète et plus vive. Cette satisfaction m'avait manqué dans le Laos, un pays qui n'a pas d'histoire ; elle m'aurait aussi fait défaut sur la terre de Chine, dont j'ignorais les annales, si je n'avais pu reporter ma pensée vers ce temps où une pléiade de religieux héroïques méritaient naires à l'observation de la bulle de Clément XI, précise et réunit en huit articles les adoucissements qui y sont contenus. » Rohrbacher, Histoire universelle de l'Église catholique, t. XXXI. - Ibidem. ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 341 par leurs travaux la reconnaissance de l'Église et du monde savant. En apercevant dans la pagode de Talun ces tablettes des ancêtres, je ne pouvais songer sans amertume qu'elles avaient été l'écuoil sur lequel s'étaient P » brisées tant d espérances. La curiosité des Chinois interrompit bientôt ces re¬ tours vers le passé. Ceux-ci, nonobstant nos faction¬ naires, se glissaient par les crevasses des murs quand ils 11e pouvaient pas les escalader; il est vrai qu'en notre qualité de mandarins nous avions le droit d'user du bâton sans que la populace le trouvât mauvais, et, grâce à ce moyen, les promenades en ville nous furent possibles. Ta- lan, que de piètres fortifications en terre n'avaient pas em¬ pêchée de tomber, comme Scumao et Poheul, aux mains des musulmans, avait été moins maltraitée par eux, v parce qu'elle n'a pas la même importance commerciale. Les maisons bordent les rues sans que l'on aperçoive de ■lacunes; les marchands ouvrent dès le matin leur comp¬ toir, et il y a grande affluence au marché. Là, parmi do nombreux échantillons de races sauvages, certaines femmes ont attiré surtout notre attention. Vêtues d'un costume pittoresque qui faisait admirablement valoir leurs formes vigoureuses autant qu'élégantes, les traits accentués, le nez presque grec, elles formaient un agréable contraste avec la Chinoise pâle, maladive; ha¬ billée d'une sorte do sac, et sautillant, les bras écartés, sur deux imperceptibles moignons. Les habitants de & Talan n'ont pas laissé cependant d'être profondé¬ ment atteints par l'effroyable crise que traverse cette partie de l'empire. Les choses nécessaires à la vie y atteignent des prix très-élevés, et les pommes de terre, peu estimées des Chinois, sont presque le seul légume accessible aux pauvres. Nos finances n'auraient pas résisté à un long séjour dans cette zone désolée, si nous avions dû tout acheter aux prix du pays; par bonheur, grâce aux rapports excellents que nous entretenions avec les autorités, les cadeaux suffirent amplement à nous nourrir. Nous étions enfin en pleine saison tempérée, et le mois de novembre se présentait avec les couleurs qu'il arbore dans nos climats. Le ciel gris était un peu plu¬ vieux, le soleil ne perçait plus les nuages, et le thermo¬ mètre, à midi, ne dépassait plus 13 degrés centigrades. Cela eût été fort agréable, si nous avions eu les moyens de nous garantir de l'humidité; mais, couchés sur le carreau des pagodes ouvertes à tous les vents, sans matelas, abrités seulement par une couverture légère, nous souffrions comme souffrent en France les pauvres honteux. Talan est pourtant située fort près du tropique; mais l'élévation de la vallée au-dessus du niveau de la mer nous valait cette température relativement sévère. 11 y a longtemps qu'on a signalé les immenses ri¬ chesses minérales renfermées dans les montagnes du Yunan. Autour de -Talan, dans un rayon étendu, il existe des gisements nombreux. À Sio, point situé sur la route directe de Yunan-Sen, le fer est très-abondant. A 16 ki¬ lomètres de la ville, on trouve de l'or. Les mines qui le renferment, abandonnées à l'industrie privée, sont exploitées par des misérables qui grelottent sur la mon¬ tagne où ils ont établi leur campement; ils creusent au hasard et extraient l'or de la roche en broyant celle-ci et en soumettant à un lavage la poussière produite par VOYAGE EN INDO-CHINE ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 343 cette opération. Ce travail paraît rapporter d'assez minces profits, et il n'est guère possible d'apprécier ce que pourrait tirer do ce gisement l'intelligence euro¬ péenne. Pendant longtemps, les lois de l'empire ont in¬ terdit de rechercher et d'ouvrir les mines de métaux précieux, de peur que l'attrait d'une fortune rapide ne détournât le peuple des travaux agricoles. Le désir de préserver leurs sujets des atteintes de la fièvre de l'or fait honneur aux empereurs philosophes qui s'en sont in¬ spirés. Cependant, aujourd'hui que la Chine est à la veille d'entrer dans le concert commercial du monde, on peut regretter que la plus grande partie de ses richesses mé¬ talliques soient encore inconnues, ou demeurent inutiles. Ainsi que leurs collègues ont toujours fait depuis notre entrée en Chine, les mandarins de Talan no veulent pas nous laisser partir sans escorte. Nous lon¬ geons extérieurement l'enceinte de la ville; les femmes étonnées suspendent, afin do nous regarder', les soins de leur toilette; les gamins nous suivent de loin en pous¬ sant des cris, mais sans oser nous approcher. Nous n'avions pas encore dépassé la dernière maison de la ville que déjà nous étions dans la montagne. Sur le bord du chemin, une tête humaine proprement ajustée dans une cage en bois effrayait le vice en rassurant la vertu. La montagne aux mines d'or nous apparut dans le lointain, hautaine comme une parvenue fière de sa ri¬ chesse et nue comme si elle dédaignait les vains orne¬ ments. Un ruisseau qui en sort et que nous eûmes à traverser roule dans ses eaux des paillettes recueillies par les habitants du village où nous prenons quelque repos. Bien que nous soyons accoutumés à exercer 344 VOYAGE EN INDO-CHINE pendant les haltes une certaine surveillance sur nos porteurs de bagage, un d'eux avait trouvé le moyen, en s'abritant derrière une natte, d'allumer sa pipe d'opium. Quand on lui remit son fardeau sur l'épaule, il vacilla comme un homme ivre et refusa d'avancer. Les menaces le trouvaient indifférent, les coups le faisaient gémir, rien ne l'arrachait à son engourdissement. Je ne crois pas qu'il ait jamais existé dans le monde un fléau plus terrible que l'opium. L'alcool employé par les Européens pour détruire les sauvages, la peste qui ravage un pays, ne sauraient lui être comparés. Il exerce sur tous un attrait invincible ; le plus pauvre mendiant fumera avant de songer à manger, et, chose effrayante, une fois l'ha¬ bitude prise, on devient fatalement la proie du poison. Un grand nombre de Chinois sont venus nous demander des remèdes contre une tentation à laquelle ils suc¬ combent toujours, même en la maudissant. Le seul remède serait l'énergie capable de braver les souffrances qu'entraîne pour un fumeur la privation de sa pipe, et c'est à la vigueur morale, encore plus peut-être qu'à la force physique, que l'opium commence par s'attaquer. Ce n'était plus qu'aux approches des villages que nous retrouvions la route dallée ; elle nous faisait connaître, quand elle reparaissait, que le lieu de la halte n'était plus éloigné, et nous y aspirions ardemment d'ordinaire, car nos étapes étaient fortes, et nosmarches très-pénibles dans ce pays accidenté. Les talus entrelacés des rizières for¬ maient des courbes ou des zigzags capricieux; on eût dit de vastes parterres. Ailleurs, une montagne tout entière était mise en culture de la base au sommet, et l'eau, s'épan- ET DANS L'EMPIRE CHINOIS chant de gradins en gradins, donnait l'idée d'une gigan¬ tesque cascade. Des nuages gris et bas laissaient tomber une pluie line et pénétrante qui nous glaçait jusqu'à la moelle des os. Le froid, dans un pays où les habitants ne font rien pour le combattre, est un ennemi cruel ; il fait éclore la lièvre tout aussi sûrement que le soleil. Le bois était difficile à obtenir, et quand nous étions par¬ venus à arracher aux indigènes les éléments d'un feu maigre et fumeux, nous nous étendions à l'cntour, puis nous parlions de la France, des soirées d'hiver, de tout ce qui fait battre le cœur et courir plus vite le sang- dans les veines. Parmi les travaux d'intérêt public dont les empereurs ont couvert la Chine, les ponts ne sont pas les moins remarquables. En arrivant près d'un de ces solides che¬ mins de pierre hardiment jetés par-dessus les torrents, nous avons pu constater les difficultés dont la persé¬ vérance des Chinois a dû triompher parfois pour les construire. Des tables de marbre blanc, debout auprès du pont, en racontaient l'histoire; on aurait mis, d'après les inscriptions, neuf années aie faire, les eaux empor¬ tant en hiver le travail accompli l'été. Sur l'autre rive du torrent, une montagne couverte de bois propices aux embuscades se dressait à pic. Des ruines grises mêlées aux rochers ajoutaient quelque chose de sinistre au caractère de cette nature sauvage. Nos soldats for¬ mèrent leurs rangs, nous renouvelâmes nous-mêmes l'amorce do nos armes, car des bandits infestaient les environs et s'abattaient souvent sur les caravanes. Peu de jours avant notre passage, deux cents chevaux ou mulets étaient devenus leur proie après que les conduc- VOYAGE EN INDO-CHINE leurs eurent été vaincus dans une lutte sanglante. Les guerriers indigènes qui nous faisaient ce récit, rassurés par notre présence, avaient l'air si vaillants qu'il n'y avait pas à compter sur les bandits. Nous avons gravi pendant deux heures une pente si escarpée, qu'une poignée d'hommes résolus, cachés sur les hauteurs, pourrait y arrêter une armée, et l'ennemi n'a pas paru. La route, creusée en corniche au flanc des mon¬ tagnes, était suspendue au-dessus de gorges resser¬ rées ; nous cheminions à travers les brouillards, re¬ trouvant jusque dans la végétation l'aspect sévère des régions septentrionales ; mais le Yunan est, sous ce rapport, le pays des plus surprenants contrastes. Au sortir d'un col étroit, la vue d'une plaine immense traversée par un grand fleuve nous ravit d'admi¬ ration. Le soleil, déchirant le rideau des brumes, inondait de clartés un des plus beaux paysages qu'il soit possible de rêver. Deux plans de montagnes hautes et arides, avec ces teintes chaudes particu¬ lières à l'Orient, limitaient l'horizon devant nous ; des ravins dessines régulièrement par les eaux marquaient ces colosses de rides profondes où la roche se montrait à nu, comme la charpente osseuse d'un géant ; le Sonkox roulait tout auprès ses eaux jaunes entre deux rives do sable blanc ; la ville de Yuen-Iiiang, assise au bord du fleuve, était entourée de riz à demi coupés, de bois d'aré¬ quiers, de champs de canne à sucre, qui donnaient à la plaine une incroyable richesse de nuances admirable¬ ment fondues et comme noyées dans des Ilots de lumière. Nous fûmes longtemps à descendre jusqu'à la chaussée, qui nous conduisit aux portes de la ville. La, tous les ET DANS L'EMPIRE CHINOIS mandarins nous attendaient en habits de cérémonie. Des bannières do toutes les couleurs, flottaient au vent, le bruit des pétards et des coups de fusil se mêlait au son des gongs de bronze et aux notes lugubres d'une longue trompette en cuivre assez semblable à celle dont useront, s'il faut s'en rapporter à Michel-Ange, les anges qui appelleront la mort au jour du dernier juge¬ ment. On ne nous avait jamais fait une réception aussi solennelle ; il fallait porter haut la tête et toiser la popu¬ lace pour lui imposer des sentiments de respect, car nous étions dans un pitoyable équipage. La température s'était élevée, il nous semblait que nous étions descendus dans une région privilégiée, séparée du reste du monde. C'était l'effet de nos courses fatigantes à travers les montagnes, c'était ce que j'ap¬ pellerai l'enivrement du soleil et de la plaine. Nous avions tout à souhait dans cette oasis, jusqu'à de la paille pour dormir. Non contents de s'être transportés au-devant de nous, les mandarins voulurent encore nous faire les premières visites. Ils arrivèrent précédés, suivant l'usage, de soldats portant ces papiers rouges où sont inscrits les noms et qualités de leurs maîtres, et suivis de valets conduisant un porc, un bouc, des cha¬ pons, et chargés en outre de ballots de thé et d'oranges mandarines. Quand nous allons rendre sa visite au gouverneur, celui-ci nous fait le plus cordial accueil. Il nous présente son fils, marmot encore à la mamelle, et nous dit que c'est son seul enfant. Nous savons qu'il en a plusieurs autres, mais ce sont des filles, et cola ne compte pas dans le Céleste-Empire. Il possède une foule d'objets européens qui enlèvent toute valeur aux mo- destes présents que nous nous disposions à lui faire. Montres, pendules, pistolets, stéréoscopes, tout cela paraît être de provenance anglaise, car les photogra¬ phies représentent des courtisanes peu vêtues, au teint clair, aux cheveux rouges, qui révèlent leur origine. Le commerce n'a pas de pruderie, même dans la prude Angleterre. L'enceinte de la ville est grande ; mais de vastes espaces restent vides, envahis par les broussailles ou cultivés en légumes. Le marché est considérable, les magasins sont nombreux. On découvre cependant bien¬ tôt à Yuen-Kiang, malgré certaines apparences de pros¬ périté, des signes de déuil et de misère. Les épidémies y sont en permanence, une sorte de choléra le dépeuple. À chaque instant, je voyais un cercueil porté par quatre hommes traverser les rues en envoyant au ciel un peu de fumée qui s'exhalait de baguettes parfumées placées sur le couvercle. Le pays est en outre infesté de bandits contre lesquels rien ne garantit la sécurité publique. On se borne à des mesures particulières que les manda¬ rins prennent suivant les cas et sous leur propre res.- ponsabilité. Quant à la police, elle n'agit sérieusement que lorsque la victime d'un vol ou d'un assassinat a une certaine importance-sociale. Les riches se font escorter par des soldats lorsqu'ils voyagent, ou s'arment eux- mêmes, ainsi que leurs serviteurs ; mais les misérables deviennent la .proie des brigands. Un pauvre Lolo des montagnes, qui était venu nous vendre des pommes de terre, regagnait son village, emportant avec joie ses sapèques. 11 fut complètement dépouillé, et nous le vîmes revenir, la poitrine perforée d'un coup de lance, 34S VOYAGE EN INDO-CHINE ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 349 • pour demander des soins que la gravité de sa blessure rendit inutiles. ' Le gouverneur de Yucn-Kiang se montrant plein d'aménité et de confiance expansive, lions essayâmes d'utiliser cette dernière disposition, bien rare chez les Chinois ; mais ses idées étaient confuses et ses rensei¬ gnements incomplets. Nous en profitâmes néanmoins pour aller étudier sur place une exploitation de minerai de cuivre qui se faisait à cinq jours de marche de Yunan-Sen, à Sin-long-ehan, village considérable entouré do murailles et construit dans une sorte de col arrondi entre les montagnes qui le dominent. C'est de ces mon¬ tagnes que l'on extrait le cuivre, elles sont percées de cavités profondes où le mineur a poursuivi les filons ; mais on paraît avoir abandonné les recherches dans les environs immédiats du village, dont les rues sont encore pavées de scories. Ce n'est qu'à trois lieues de Sin- long-chan que les travaux continuent; encore ne nous a-t-on montré qu'un établissement sans importance fait par des gens pauvres, aussi incapables de concevoir que d'appliquer une méthode sérieuse. Nous avons pu voir des morceaux de minerai qui attendaient un traite¬ ment insuffisant auprès d'un haut-fourneau rudimen- 1 taire. Ce minerai semble très-riche et répandu sur une étendue considérable ; la terre rougeâtre qui le recouvre est tachetée d'ombres mouvantes par des pins clair¬ semés. Nous savions, que le cuivre figurait au premier rang des richesses minérales du Yunan, la province de l'empire la mieux dotée sous ce rapport. Avant les trou¬ bles actuels, elle expédiait annuellement au trésor de 20 VOYAGE EN INDO-CHINE Pékin des lingots de cuivre brut pour près d'un million de francs. Si abondantes que puissent devenir un jour, dans d'autres conditions, les mines de Sin- long-chan, elles ne sauraient être comparées par exemple à celles de Sin-kaï-tseu, d'où l'on extrait du plomb argen¬ tifère. Situées à six lieues de Coqui, près du fou de Tchao- t.ong, à l'extrémité nord-ouest de la province, ces mines, qui sont au-dessous du niveau de la rivière voisine, occupaient pendant la paix 1,200 ouvriers, rien quepour épuiser l'eau. L'argent étant très-commun sur les lieux, on jouait beaucoup, et l'on arrêtait les voyageurs au passage. Quand on les avait adroitement dépouillés, on les contraignait, pour se libérer, à travailler à la mine au prix de 40 sapèques par jour. Les vivres leur étant vendus fort cher, on était ainsi maître d'eux pendant fort longtemps. Bien qu'il ne m'appartienne pas do faire l'exposé de la minéralogie du Yunan, — cette tâche est réservée à M. le docteur Joubert, — je ne puis abandonner ce sujet sans signaler encore les mines de zinc, d'étain et d'argent qui existent sur le plateau de Tong-Tchouan, celles de fer, de cuivre rouge et de cuivre blanc (pe-tohg) exploitées près de Hoéli- Tchcou. Le" pays est presque entièrement déboisé, mais le charbon de terre, partout prodigué, se ren¬ contre souvent près des mines, dont il décuple la va¬ leur. Puisque je décris en la traversant la partie de l'empire la plus féconde en richesses métallurgiques, je me trouve naturellement conduit à expliquer brièvement le système monétaire des Chinois. Civilisés et formant une société fortement constituée neuf cents ans après le déluge, ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 351 ceux-ci étaient en possession déjà d'un signe générale¬ ment adopté qui représentait la valeur des choses et fa¬ cilitait les échanges. C'est à Hoang-ti, un des six succes¬ seurs de Fo-hi *, premier souverain de l'empire, que remonte l'honneur d'avoir créé la monnaie. Il en flt fa¬ briquer en fer, métal que nous avons vu rendre encore des services de ce genre dans certaines parties du Laos, Depuis, la monnaie a varié bien souvent quant à sa forme et à sa substance : les coquilles ont été employées> aussi bien que la terre cuite et le papier; mais aujour¬ d'hui et depuis longtemps c'est sur la sapôque de cuivre que repose tout l'édifice. Tandis que l'argent, exclusive¬ ment considéré comme marchandise, demeure en lingots dont le titre est très-variable, la monnaie de cuivre est fabriquée par l'État et marquée à son coin. Les mines de cuivre sont les seules dont le monopole appartienne à l'empereur, et celui-ci, muni du droit exclusif do battre monnaie et d'exploiter la matière' première, peut, au moyen de ce double privilège, faire hausser ou des¬ cendre à son gré la valeur des sapèques par rapport au métal dont elles sont fabriquées, en en faisant fondre une certaine quantité ou en activant au contraire le tra¬ vail des mines. « Il y eut même un temps, dit le père Duhalde, où le cuivre manqua de telle sorte que l'empe¬ reur lit détruire près de quatorze cents temples de Fô 'A partir de. Fo-hi jusqu'à l'empereur Yao, la chronologie chinoise manque de certitude. Ce n'est qu'à partir de Yao, 2357 avant Jésus-Christ, que commencent véritablement les an¬ nales, qui ont dès lors des caractères sérieux d'authenticité et d'exactitude historique. — Voyez le père Duhalde. VOYAGE EN INDO-CHINE et foudre toutes les idoles de cuivre pour en tirer de la monnaie. D'autres fois il y eut de sévères défenses à tous les particuliers de garder chez soi des vases ou d'autres ustensiles de cuivre, et on les obligeait de les livrer au lieu où l'on faisait la monnaie. » Le gouverne¬ ment a tellement abusé de son droit de monnayage au moment où, de leur côté, les Européens exportaient des ligatures de sapèques, que, lorsque la guerre civile est . survenue et a tari dans le Yunan les sources principales de l'approvisionnement du cuivre, les mines exploitées n'ont plus suffi à faire face aux besoins. Alors il a fallu tolérer un fort alliage, pour lequel on emploie surtout le zinc. Ces petites pièces de monnaie sont rondes et percées d'un trou central qui permet de les enfiler les unes aux antres; il en faut mille pour faire une ligature. Les dimensions en varient d'ailleurs d'une province à l'autre, et ne sont même pas toujours identiques dans deux arrondissements limitrophes. Notre premier soin en arrivant dans un lieu de halte était toujours de nous informer du taux auquel nous trouverions à vendre notre argent sur la place,. Faire de la monnaie, c'est là une opération plus compliquée en Chine qu'en Europe, car on ne peut changer 8 francs sans ployer sous le poids de 1 kilogramme au moins de cuivre monnayé. Les piastres mexicaines étaient ordinairement reçues avec faveur, et nous avions échangé l'or en barre et en feuilles que nous avions fait prendre à Bangkok contre des lingots d'argent pesant une once chinoise et valant en¬ viron 8 fr. Ces lingots sont connus par les Européens sous le nom de tael. Représentant sous un mince volume une valeur assez forte, ils remplacent avantageusement dans ET BANS 1,'EMPIRE CHINOIS les transactions importantes la sapèque de cuivre, dont le mérite principal est de permettre ce que l'abbé Hue appelait avec raison le commerce des infiniment petits. L'argent n'étant d'ailleurs, quels que soient les services qu'il rende dans les marchés, autre chose qu'une denrée, chacun le divise selon ses besoins ; aussi n'y a-t-il pas de Chinois qui ne porte sur lui une balance proprement enfermée dans un étui. Dans les magasins bien acha¬ landés, on coupe ainsi chaque jour à coups de marteau une grande quantité d'argent, et les parcelles qui s'échappent, confondues avec la poussière de la bou¬ tique, sont balayées le soir dans la rue et glanées par les mendiants. Si insuffisantes que fussent les notions géographiques du mandarin de Yuen-Kiang, M. de Lagrée ne négli¬ geait pas de l'interroger. Son expérience lui avait ap¬ pris à ne dédaigner aucune source d'informations. Que de fois, durant notre voyage, un renseignement d'abord obscur ne s'était-il pas soudainement éclairé à la lu¬ mière d'une observation postérieure ! La commission n'était point dépourvue d'ailleurs de documents seienti- liques d'une valeur très-sérieuse, et nous étions heureux d'y rattacher le nom de Français illustres et dévoués. C'est, comme personne ne l'ignore, par l'admiration qu'excitèrent leurs travaux que les jésuites admis à la cour de Pékin acquirent la faveur de l'empereur Kanghi. Ils dressèrent, province par province, toute la carte de l'empire, en sorte que la position des villes principales s'est trouvée très-exactement déterminée. J'ajoute, d'après la déclaration même des missionnaires de cette époque, qu'antérieurement à leur arrivée en Chine, les Chinois 20. VOYAGE EN IN1)0-CIIINE avaient fait d'assez grands efforts pour se rendre compte de ld configuration topographique de leur pays. Le père Amiot affirme que «rie chapitre Yu-koung du Chou-king, qui est peut-être le plus ancien monument de géogra¬ phie existant dans le monde, le Pentateuque excepté, contient une description géographique de la Chine du temps de Yaoet de Chun, > c'est-à-dire remontant à plus de 2000 ans avant notre ère. Le savant missionnaire dit en outre que la géographie faite sous la dynastie des Ming a servi de base à l'Atlas sinensis de Martini, qui « n'eii est que là réduction et la traduction. » Nous avons pu voir nous-mêmes chez le gouverneur de Yuen-Kiang un curieux spécimen des cartes chinoises. L'auteur, préoccupé surtout de la symétrie, avait égale¬ ment et partout parsemé son œuvre do montagnes uni¬ formément représentées par un pain de sucre colorié en vert. Qu'il voulût tracer un ruisseau ou indiquer le lit d'un fleuve, il donnait une largeur égale à chaque cours d'eau en ayant soin de les faire tous communiquer entre eux. La position relative' des villes ne manquait pas d'ailleurs d'une certaine exactitude, et cela s'ex¬ plique, car les Chinois, qui ont connu la boussole avant nous, savent fort bien s'orienter. Leur mesure de dis¬ tance, qu'ils appellent 11, correspond au dixième de notre lieue terrestre. Notre ami le mandarin répondait à nos questions en ayant sous les yeux cette carte, qui lui était familière, mais qui avait l'inconvénient d'entretenir dans son cerveau sur l'orographie et l'hydrographie du Yunan les idées les plus saugrenues. 11 nous confirma toutefois que le fleuve qui baigne les murs de l'a ville se jétte à la rner après avoir traversé le Tongkin. Compris ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 335 entre le bassin du Yang-tse- kiang et celui du Mékong, il prend sa source dans une de ces ramifications méri¬ dionales de l'Himalaya qui donnent également naissance au Méïnam et à la rivière de Canton. Il coulo du nord- ouest au sud-est, porte encore à Yuen-Kiang le nom de Hoti-kiang, et ne reçoit celui de Sonkoï que non loin des frontières tonkinoises. De Yuen-Kiang au niveau de la mer, le baromètre n'accuse qu'une différence de hau¬ teur de 400 mètres, ce qui, sur une telle distance, per¬ met de supposer au Sonkoï un cours peu accidenté. Nous avons remarqué cependant l'existence de plusieurs rapides, et nos renseignements constatent celle d'une véritable cataracte infranchissable pour les barques chargées. Cet obstacle se rencontre sur le territoire du Yunan; mais a partir du premier marché annamite, lequel ne serait éloigné de Manko, le dernier marché chinois, que de trois jours de marche, les marchandises se ren¬ draient en seize jours, par la voie fluviale, à Ivetcho, capitale du Tongkin, sans avoir à subir aucun transbor¬ dement. Quoiqu'il y ait un banc à chacune des trois em¬ bouchures du Sonkoï, celles que les Annamites appel¬ lent Meign-shoon et Bien-shoon offrent aux bâtiments dont le tirant d'eau ne dépasse pas 3"1 50 ou 4 mètres un port accessible et parfaitement à l'abri de tous les vents. Il se faisait avant la guerre, entre le Yunan et le Tongkin, un commerce très-considérable, qui semble avoir été surtout alimenté par les métaux. Une grande partie du zinc qui sert à fabriquer les sapèques de l'em¬ pire d'Annam était apportée par caravanes jusqu'au premier marché tonkinois, où les Chinois recevaient de 356 VOYAGE EN INDO-CHINE l'argent en échange. Ces relations nécessaires et fré¬ quentes n'avaient cependant pas entièrement effacé lo souvenir des luttes ardentes qui, à d'autres époques, ont agité les deux contrées voisines. Au ixe siècle de notre ère, les tribus barbares du Yunan méridional se soulevèrent en même temps que celles du Tongkin contre l'autorité des empereurs de Chine. Les historiens annamites qui rapportent ce fait affirment même qu'à cette époque une portion du Yunan faisait partie du ter¬ ritoire tonkinois, et qu'elle n'en fut détachée que lorsque l'empereur de la Chine eut accepté pour gendre le chef des tribus révoltées '. Il est encore interdit aux Anna¬ mites de pénétrer dans le Yunan. L'existence sur les frontières de cette province d'un grand nombre de sau¬ vages mal soumis, dont des souvenirs confus entretien¬ nent peut-être les espérances, explique jusqu'à un cer¬ tain point cette mesure ; mais, ainsi qu'on a pu le pres¬ sentir déjà, ce n'est plus là qu'est le danger pour la Chine. Au moment où le Yunan tout entier menace d'échapper à ses lois, ce n'est pas contre les empiéte¬ ments auxquels Tu-Duc ne saurait songer qu'il importe à la cour de Pékin de se prémunir. Si mes renseigne¬ ments ne me trompent pas, ce serait plutôt le souve¬ rain de l'empire d'Annam qui se montrerait inquiet des flots d'émigrants chinois qui, rejetés de leur pays par les troubles, auraient suivi la vallée du Sonkoï pour s'établir dans le nord du Tongkin. La forte position prise par la France à l'extrémité méridionale de la pé- i Notes historiques sur la nation annamite, par le père Le- granfl de La Lirale, imprimées à Saigon. ninsule indo-chinoise nous impose le devoir de ne pas demeurer indifférents aux graves événements qui éveil¬ lent, pour des raisons diverses, les craintes des deux souverains asiatiques, et notre rôle naturel à Pékin comme à Hué consiste à abaisser, dans l'intérêt de toute l'Europe commerciale, les vieilles barrières qui sépa¬ rent les populations. On n'a peut-être pas oublié que le dessein de relier les provinces occidentales de la Chine à notre établissement annamite fut un des motifs qui déterminèrent en 1866 l'amiral de la Granciière à proposer à M. de Chasseloup- Laubat, alors ministre de la marine, de faire explorer le Mékong. On a pu voir également, dès les premières pages de ce récit, qu'au delà des frontières du royaume protégé du Cambodge, le fleuve cessait d'être praticable à la navigation à vapeur. Les illusions qui nous res¬ taient encore après cette pénible constatation se sont peu à peu dissipées, et l'intérêt de notre voyage a fini par se trouver concentré sur des questions d'un ordre purement géographique. L'heureux hasard qui nous a contraints d'abandonner la vallée du Mékong élargis¬ sait donc notre horizon, trop borné jusque-là par des études spéciales, et ce fut avec joie que nous nous trou¬ vâmes dans le cas, en imprimant à nos recherches une direction nouvelle, de confirmer dans une voie depuis longtemps entrevue par leur sagacité les hommes qui présidaient aux destinées de notre jeune colonie. Cette communication si ardemment désirée et cherchée, ce dé¬ versoir par où devra un jour s'écouler dans un port fran¬ çais le trop-plein des richesses de la Chine occidentale, c'est du Sonkoï et non pas du Mékong qu'il faut l'atten- ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 357 VOYAGE EN INDO-CHINE dre. C'est là une vérité désormais hors de doute, et qu'imposerait certainement à tous les esprits l'explora¬ tion complète du fleuve du Tongkin. Il s'agit pour le moment do rétablir le courant commercial qui existait autrefois entre deux pays qui l'un et l'autre, bien qu'à des degrés divers, souffrent de l'interruption du trafic. Il serait bien plus habile de faire servir à la re. prise et au développement de ces utiles relations ces nombreux Chinois qui ont, en masses compactes, quitté leur patrie, déchirée par la guerre civile, que de se mon- , trer à leur égard tracassier et défiant. C'est pourtant de ces sentiments hostiles, fondés sur des rancunes invé¬ térées plutôt que sur des appréhensions sérieuses, que s'inspire, dit-on, Tu-Duc pour repousser les victimes de l'anarchie chinoise. Le temps n'est plus où l'Empire- „ Céleste à l'apogée de sa puissance, forçait tous les Etats voisins à graviter dans son orbite. Il traverse lui-même une crise trop générale et trop formidable pour que son ingérence dans les affaires annamites puisse être à re¬ douter. Voilà ce qu'il importe de comprendre, afin d'a¬ baisser les barrières artificielles élevées entre le Yunan et le Tongkin par la politique ou la fiscalité ; mais voilà ce qu'il sera difficile de faire entendre à notre allié tant que notre influence ne sera pas en mesure de com¬ battre jusque dans ses conseils le parti des lettrés, in¬ traitable ennemi des idées européennes. Un protectorat exercé directement comme au Cambodge, ou tout au y moins une complète liberté commerciale obtenue dans les ports du Tongkin et garantie par l'installation à Hué d'un représentant officiel relevant du gouverneur de la ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 359 Coehinchine, on ne voit pas d'autre moyen pour sortir de l'impasse où nous acculeraient une timidité sans excuse aussi bien que des scrupules par trop naïfs. Lorsque l'on observe attentivement les efforts persé¬ vérants que fait l'Angleterre pour attirer sur ses mar¬ chés de l'Inde ou de la Birmanie le commerce de la Chine occidentale, on demeure confondu de notre indifférence à profiter d'une situation exceptionnelle et de circonstances qui ne seront pas. toujours aussi op¬ portunes. Arriver les premiers et créer aux négociants des habitudes, c'est là un avantage plus précieux encore en Orient qu'en Europe, et que la guerre actuelle sem¬ ble nous offrir à un degré inespéré. Cette guerre obstrue en effet les anciens débouchés par où s'écoulaient les produits du Yunan dans la vallée de l'Irawady, et oppose des obstacles nouveaux à l'ouverture de ce passage cherché par les Anglais entre l'Inde et la Chine avec plus d'obstination que de-bonheur. Si l'on songe qu'il s'agit de diriger vers une terre française les produits d'une vaste région qui comprend, sans mentionner le Laos septentrional, quatre des plus riches provinces de la Chine, et d'ouvrir en retour à notre industrie nationale des marchés où les consommateurs se comptent par mil¬ lions, on accordera certes qu'un tel résultat-vaudrait bien pour nous une peine égale à celle que nos rivaux se donnent pour l'obtenir. Est-ce au moment où, par une heureuse fortune, il dépendrait de nous de les de¬ vancer, qu'il conviendrait de s'arrêter devant les sus¬ ceptibilités d'un despote qui ne conçoit pas la liberté du commerce sans l'occupation du territoire, et repousse nos négociants comme s'ils étaient les avant-coureurs VOYAGE EN INDO-CIIINE de nos soldats? Quand on se décide à faire une guerre de conquête, c'est apparemment qu'on accepte d'avance les conséquences du succès, et l'ouverture du Tongkin est une suite nécessaire de notre établissement dans les six provinces de la BaSse-Cochinchino. Cette partie de l'empire annamite paraît être un des pays les plus riches du monde ; on recueille annuellement une double récolte dans ses plaines, cultivées par une race labo¬ rieuse; ses montagnes, qui seraient pour les Européens habitant Saïgon ce que sont pour les Anglais fixés dans l'Inde certaines régions himalayennes, un lieu de repos et de refuge contre les chaleurs tropicales, abondent en gisements métalliques ; enfin l'influence des mission¬ naires, si faible au Cambodge, nulle au Laos, à peine sensible en Chine, se traduit là par un nombre toujours croissant de conversions au christianisme. Les supputa¬ tions les mieux fondées font monter à quatre ou cinq cent mille le nombre des chrétiens répartis entre les deux vicariats apostoliques du Tongkin. Si l'expérience démontre qu'il ne faut pas se fier sans réserve au dé¬ vouement des convertis pour les intérêts européens, il ne serait passage cependant de dédaigner un aussi précieux point d'appui. Explorer le Sonkoï, que nous n'avons pu qu'entre¬ voir, encourager entre l'embouchure de ce fleuve et Saïgon le cabotage indigène, déjà plein d'activité dans ces parages ; exercer sur la volonté rebelle de l'em¬ pereur Tu-Duc une légitime pression, obtenir de ce prince un traité qui pourvoirait à nos intérêts politiques et commerciaux, saisir enfin l'occasion d'opposer un éclatant démenti à ceux qui nous accusent d'impuissance ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 361 en matière coloniale, voilà ce qu'il faut avoir le courage d'entreprendre avec cette confiance qui assure le succès. Tels étaient les vœux que j'aimais à former lorsque dans la plaine de Yuen-Kiang' je suivais par la pensée dans son cours, aujourd'hui inutile, le beau fleuve qui cou¬ lait à mes pieds, et telle est aussi l'espérance qu'il ne me sera pas interdit d'exprimer lorsque, rentré dans ma patrie, je trouve la France si forte et l'heure si pro¬ pice i. CHAPITRE VII. PAYSAGES EX CROQDIS CHINOIS AD YONAN. On a vu en 1812 des soldats épuisés de fatigue et a bout d'énergie s'arrêter pendant les marches forcées de la douloureuse retraite de Russie et tomber pour ne plus se relever. Le repos pour eux, c'était la mort. Un danger d'une autre nature menace les voyageurs dans les pays lointains, les longues haltes leur sont fatales aussi : c'est comme la mort de l'âme. Lorsque, pour subvenir aux nécessités de la vie, il" faut se consumer en efforts quo¬ tidiens, l'activité physique, surexcitée par une lutte in- 1. Écrit en janvier 1870. 21 VOYAGE EN INDO-CHINÉ cessante, s'accroît avec les obstacles ; et l'esprit, tout entier au service du corps, semble être pour lui-même sans exigences et sans besoins. Mais il se venge bientôt de cette subordination passagère, et, quand les besoins matériels sont satisfaits, les privations intellectuelles deviennent plus douloureuses. Nous l'éprouvions chaque fois qu'un séjour prolongé dans une ville de Chine nous mettait en présence d'une civilisation qui paraissait com¬ plète, et qui pourtant laissait inassouvis les plus impé¬ rieux de nos désirs, les plus ardentes de nos aspirations. Depuis les derniers sacrifices imposés par la difficulté des transports, il ne nous restait pas un livre qui pût, aux heures de lassitude , distraire notre pensée en nous arrachant à nous-mêmes. Je n'essayerai pas de peindre la plus cruelle de nos souffrances; tous ceux qui ont traversé des misères analogues, les naufragés jetés sur un îlot désert, les condamnés politiques écroués dans une prison cellulaire, la comprendront d'un mot : les dernières nouvelles que nous avions reçues de France remontaient à plus d'une année. Combien d'incertitudes poignantes trouvaient place dans cette longue période, combien d'événements heureux ou funestes avaient pu passer sur la famille ou la patrie ! La patrie ! nous avions toujours eu la confiance de voir nos efforts profiter, dans ces contrées lointaines, à sa grandeur renaissante en Orient ; mais ce fut surtout sur les bords du beau fleuve par lequel l'influence fran¬ çaise pourrait si facilement pénétrer dans la Chine oc¬ cidentale que., l'avenir nous apparut dans sa radieuse splendeur. Comme ces navigateurs qui plantent sur une terre inconnue avant eux le pavillon national, M. de ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 363 Lagrée lit arborer les couleurs françaises sur les barques qui nous emportaient dans le courant du Sonkoï, tandis que les salves de mousqueterie dont les autorités de la ville de Yuen-Kiang'saluaient notre départ dominaient l'immense murmure de la foule accumulée. Le bruit s'é¬ teignit peu à peu ; mais nous vîmes longtemps encore les bannières flotter au vent, les parasols rouges oscil¬ ler au-dessus de la tète des mandarins, les lances et les fusils miroiter au soleil le long des murailles qui déta¬ chaient sur le bleu profond du ciel leur couronne de créneaux. Le Sonkoï s'enoaissant entre des montagnes escarpées, la plaine et la ville s'évanouirent bientôt dans la vapeur, et la brillante vision d'un second empire des Indes disparut elle-même comme dans les brouillards d'un rêve. Nos barques s'étant arrêtées devant un rapide, il fal¬ lut mettre pied à terre et reprendre notre bâton de voyage pour gravir péniblement les pentes qui allaient nous conduire, après un mois de marche, jusque sur le haut plateau où est bati Yunan-Sen, ville capitale de la province de Yunan. A mi-côte, dans une dépression creusée au flanc d'une montagne aride, le village de Pou- pyau se présente d'abord comme une verdoyante oasis au milieu du désert. Il est ombragé par de nombreux aréquiers et des tamariniers noueux dont l'âge reporte assez loin la date de la fondation de Poupyau. Les mai¬ sons sont faites de erre durcie par le soleil ; elles ont un étage, et sur leurs terrasses les femmes tournent le rouet, se promènent ou vaquent à leurs affaires ; dans les ruelles, les bœufs, les ânes et les porcs circulent libre¬ ment. Poupyau, qui m'a rappelé la physionomie des pe- VOYAGE EN INDO-CHINE lites villes de l'intérieur de l'Egypte, s'est donné le luxe d'une muraille continue. Chaque nuit, des sentinelles veil¬ lent aux portes. Les habitants de cette bicoque fortifiée appartiennent à la racedes Lolos, représentée sur les rives de Sonkoï par de nombreuses tribus, sur lesquelles le gouvernement chinois exerce une autorité de moins en moins sensible à mesure qu'on approche du Tongkin. Lorsque l'action du pouvoir impérial, même sur les Chi¬ nois, est notablement affaiblie au Yunan, on comprend que le joug devienne encore moins lourd pour des gens d'humeur farouche et d'origine différente, vivant dans des montagnes dont l'accès est difficile et où la surveil¬ lance est impossible. Quel que soit le sort réservé dans l'avenir à ces indigènes, on ne saurait nier les avan¬ tages qu'ils ont, probablement à leur insu, retirés de la domination chinoise, Un grand nombre ont suivi l'ex¬ emple de leurs maîtres, et de chasseurs nomades sont devenus agriculteurs habiles. A Poupyau, par exemple, c'est du sol qu'ils tirent leur nourriture. Ils ont détourné un torrent à 4 kilomètres de chez eux, l'ont conduit de cascade en cascade, à travers les montagnes, jusque dans leur village, où l'amène un aqueduc construit avec les premiers matériaux venus, car ils ne s'inquiètent point de l'élégance ; mais le hasard a voulu que ces matériaux fussent un marbre magnifique, dont les blocs frustes, polis par l'eau ou par le pied des passants, lais¬ sent voir d'admirables couleurs. Le panache des aré¬ quiers et la forte ramure des vieux arbres aux racines dénudées et tordues ombragent la chute d'eau, où vien¬ nent puiser les femmes dans des attitudes et un costume qui réveillent les souvenirs bibliques ' portant au cou, ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 363 aux bras et aux oreilles des ornements d'argent, elles sont vêtues] d'une simple robe serrée à la taille, et une large tresse collée sur le front maintient la coiffe où est emprisonnée leur abondante chevelure ; leurs belles proportions, leur aspect à la fois noble et sévère, tout les distingue de la grotesque Chinoise, poupée estropiée, sans force, sans fraîcheur et sans grâce. Nous avons eu quelque peine dans ce village à réunir un nombre ^suffisant de porteurs de bagages : aussi est-ce avec un étonnement auquel succède bientôt la colère que nous voyons les mandarins qui doivent nous conduire et pourvoir à ces détails emmener une petite caravane de corvéables levés à leur profit et chargés de marchandises fournies gratuitement par le village. D'autres portent leurs palanquins ou bien la selle de leurs chevaux, que ces honnêtes fonctionnaires veulent fatiguer le moins possible. Leur parler d'humanité, ce serait peine perdue ; il faut se borner à exiger d'eux qu'ils remplissent leur devoir envers nous, et qu'il nous donnent l'indispensable avant de songer à leurs intérêts personnels. Nos fripons de mandarins se rendent d'ail¬ leurs à nos impératives observations, et pour nous prouver leur zèle ils font à la halte du soir saisir, mettre à la cangue et rouer de coups le malheureux chef d'un village lolo coupable d'avoir témoigné peu d'empresse¬ ment à nous servir. Nous logeons chez deux bonnes vieilles facilement apprivoisées par l'offre de quelques pipes de tabac, et nous passons la soirée autour du feu, tandis que nos hôtesses, assises près de nous, les pieds dans la cendre d'un brasero, fument en faisant tourner le fuseau. Une jeune fille sauvage va, vient, fait des VOYAGE EN INDO-CHINE niches à sa grand'mère, nous regarde en dessous et se hasarde enfin à toucher nos longues barbes. La femme, plus timide que l'homme, est par sa nature moins dé¬ fiante; son instinct, plus rapide et plus sûr, démêle mieux la droiture des intentions sous les plus farouches apparences. Vers minuit, le chef, délivré de sa cangue et assoupli par le bâton, vint nous éveiller pour nous offrir un poulet. Le lendemain, nous cheminons dans une vallée d'abord sauvage et triste. Un torrent coulant à nos pieds sur un lit de marbre se heurtait contre des blocs multicolores formés de ces durs cailloux agglomérés que les géolo¬ gues appellent des brèches. Ces mosaïques naturelles, qui orneraient des palais en Europe, gisent là inutiles, attendant depuis des siècles un œil qui les admire. Des deux côtés, dans les montagnes, la roche calcaire dé¬ chire la faible couche de terre végétale pour montrer à nu ses grandes rayures. Peu à peu cette gorge s'élargit, se peuple et laisse voir de fort belles cultures. De nom¬ breux villages s'abritent sous les grands arbres. Les cases grises sont faites de terre séchée, et les toits plats supportent des pyramides de paille. On dirait les tou¬ relles couvertes en chaume de quelque château-fort. L'illusion est d'autant plus facile qu'autour des maisons une muraille détache sur le ciel, au niveau du toit, une ceinture de créneaux. Chacun s'enferme chez soi pour se défendre des voleurs de grand chemin; mais il n'est pas de barrière assez haute ni d'assez solide enceinte pour mettre l'habitant paisible à l'abri des pillards of¬ ficiels. Tout le monde s'enfuit à l'approche de nos man¬ darins et de nos soldats. Nous souffrions de ces ter- ET DANS L'EMPIRE CHINOIS reurs dont nous étions la cause involontaire, et ne consentions plus qu'avec peine à faire halte dans les hameaux. Le jour suivant, nous entrions dans la ville de Sheu-Pin, dont les beautés, d'abord voilées par les promontoires qui masquent en même temps la plaine, se révèlent brusquement à l'œil enchanté. Par une percée inattendue qui se fait entre deux collines, le regard ébloui se perd sur une vaste nappe d'eau, bleue comme le ciel qui s'y reflète, immobile comme l'air qu'aucun souffle n'agite. C'est un coin du lac de Sheu-Pin. La ville' elle-même apparaît bientôt comme une cité flot¬ tante réunie à la terre par de vastes chaussées et des talus de rizières, sorte de routes plus étroites qui se croisent dans tous les sens. Les piétons, les chevaux, les palanquins et les barques circulent ensemble; des îlots couverts de maisons tachent l'azur du lac ; près de nous, des buffles dans l'eau jusqu'au ventre sont attelés à une sorte de herse sur laquelle un homme presque nu se tient debout comme un génie de la mer traîné par quelque monstre visqueux. A ce spectacle si nouveau, la vue se trouble, on hésite, on se sent pour un instant in¬ capable de distinguer les limites des deux éléments, la terre et l'eau, qui semblent là unis et confondus. C'est sur un monticule couronné d'une grosse tour qu'il faut se rendre pour embrasser dans leur harmo¬ nieux ensemble la plaine, la ville et le lac. J'y montai vers le soir, afin d'échapper à l'avide curiosité d'une foule importune. A ma droite, la nappe d'eau s'étendait jus¬ qu'aux collines dentelées qui la découpent et la bor¬ nent; le jour mourant y projetait des nuances pâles et violacées; sur les bords, l'ombre tombant des mon- tagnes était ponctuée de blanc par les pignons des maisons nombreuses qui font au lac entier comme une ceinture de villages ; au milieu, des barques de pêcheurs, des touffes d'herbes marines venant chercher la lumière, semaient la surface de l'eau de taches d'abord à peine perceptibles, mais qui allaient en s'accentuant et se multipliant à mesure que le regard se rapprochait de la ville. De petits récifs surgissaient inhabités, puis des îles plus grandes couronnées de pagodes dont l'archi- ecture bizarre, un peu dissimulée par les grands arbres, ne déparait pas trop cet étonnant paysage. De grandes jetées s'avançaient dans l'eau comme les bras d'un gi¬ gantesque polype ; et la ville elle-même, habituellement sans caractère et sans relief, mais alors transfigurée par les rayons du soleil couchant, m'apparut comme con¬ quise sur le lac qui l'enveloppe et vient mourir au pied de ses murs. Les Chinois ont eu l'idée toute chinoise de construire à l'extrémité d'une jetée une sorte de porte d'entrée pour bien marquer où commence la terre et où finit l'autre l'élément : précaution qui n'est point inutile, et qui, en reportant la pensée vers la ville des lagunes, conduit le voyageur à regretter que les générations qui ont construit Venise n'aient pas envoyé d'émigrants dans la plaine de Sheu-Pin. Le gouverneur s'efforçait de nous décider par ses conseils à partir sans retard pour Yunan-Sen; mais nous voulions visiter Lin-ngan, et notre obstination semblait le mettre au désespoir. Il nous apprit enfin que, les musulmans serrant de fort près cette ville, il serait très- imprudent de nous y rendre ; d'ailleurs le mandarin mi¬ litaire qui y résidait nous faisait en termes formels in- VOYAGE EN INDO-CHINE ET DANS L'EMPIRE CHINOIS terdire l'entrée de la place. Ce mandarin avait une telle réputation d'énergie et de férocité qu'on ne supposait pas à Sheu-Pin que six Européens pussent nourrir l'au¬ dacieux projet d'aller, contrairement à ses ordres, le braver chez lui. Dans le Yunan, les hommes de cœur qui sont encore fidèles à l'empire entendent le servir à leur guise; Lean-Tagen ', gouverneur de Lin-ngan, excité par la lutte qu'il soutient presque seul dans cette partie de la province et exaspéré par les trahisons qui l'af¬ faiblissent, n'obéit plus aux ordres de Pékin. Telles furent les observations que nous adressèrent les autorités lorsque nous leur montrâmes nos passe-ports. M. de Lagrée, coupant court à des discussions que les Chinois ont l'art de rendre interminables,annonça qu'il en¬ tendait partir, et remit au gouverneur de Sheu-Pin, beau¬ coup moins inquiet pour nous que pour lui-même, une déclaration qui pût au besoin mettre à couvert vis-à-vis de son chef la responsabilité de ce timide fonctionnaire A cette condition, celui-ci consentit à autoriser notre embarquement sur le lac, dont les eaux, qui se déversent dans la vallée de Lin-ngan, nous portèrent à peu de dislance de cette ville. La nouvelle de notre aivivée prochaine nous avait devancés, car un mandarin nous attendait. Impassible et muet, il nous fit signe de le suivre et nous conduisit dans un vaste édifice situé en dehors de l'enceinte. Les portes se fermèrent sur nous, mais elles furent immédiatement assiégées et battues 1. Tagen, c'est-à-dire grand homme. C'est une épithète, une sorte de titre honorifique qui s'ajoute au nom des personnages occupant une situation élevée dans la hiérarchie civile ou mili¬ taire 21. VOYAGE EN INDO-CHINE par le flot populaire. Cet insatiable besoin de nous voir, étant ainsi contrarié, provoqua la plus vive irritation; la curiosité brutale se transforma bientôt en une sorte d'hostilité furieuse. Les pierres volèrent par-dessus les murs, et do menaçantes clameurs nous poursuivirent dans notre retraite, A ce moment, M. Garnier nous re¬ joignit. Ayant quitté la commission à Poupyau pour explorer le Sonkoï, quelques milles au-dessous de l'obsta¬ cle qui nous avait arrêtés, il était arrivé à Lin-ngan deux jours avant nous. Il avait au front une plaie pro¬ fonde, et ne dut qu'à son revolver de n'être pas lapidé par des gens dont les exigences étaient sans limites. Ce peuple ameuté n'en voulait aucunement à notre existence; il ne réclamait qu'une chose, mais il la ré¬ clamait impérieusement, nous approcher, nous palper, nous examiner à son aise. Les plus audacieux, escala¬ dant les murs, nous intimaient de loin et en gesticulant l'ordre de marcher, de nous asseoir ou même de manger et de dormir. Ils voulaient voir comment s'y prenaient des Européens pour remplir toutes les fonctions de la vie animale. Outre que cela fût devenu très-dangereux, si, comme les enfants qui brisent une montre pour en étudier le mécanisme, ils avaient eu la fantaisie d'observer un Européen à l'intérieur, on conçoit que cette situation n'était plus tolérable. Il fallait cependant, avant d'em¬ ployer la force, recourir à tous les moyens d'apaise¬ ment. Nous fîmes dire au maire de la ville que nous voyions bien qu'en entrant en Chine nous avions eu tort de compter sur nos passeports plutôt que sur nos armes, et que, la parole de l'empereur n'étant pas une suffisante garantie contre les violences des habitants de Lin-ngan, f ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 371 nous allions songer à nous défendre nous-mêmes. On vint alors coller sur notre porte une affiche devant laquelle la foule hésita un instant, pour revenir bientôt après à la charge avec une fureur nouvelle. De tous les man¬ darins de Lin-ngan, un seul, le gouverneur du Fou, sait encore imposer à ses administrés l'obéissance et le respect; mais, contrarié d'un voyage fait sans son auto¬ risation préalable, il s'obstinait toujours à ne prendre à notre égard aucune mesure protectrice. Il nous gardait rancune et jouissait de sa vengeance. Enfin, mis en de¬ meure d'agir par un message énergique de M. de Lagrée, il se présenta chez nous de grand matin. C'était un vé¬ ritable colosse. Il semblait humilié de nous avoir cédé, tenait ses yeux obliques constamment baissés vers la terre, et cette attitude donnait à sa face de taureau je ne sais quoi de grotesque et de contraint. Cet homme, nous l'avons su depuis, est d'une force herculéenne, il as¬ somme un bœuf d'un coup de poing, ne trouve pas de cheval assez fort pour le porter et mêle les plaisirs aux rudes travaux de la guerre. Il fait jouer la comédie et assiste à des danses avant de livrer bataille. Il abhorre les musulmans, ceux qui sont demeurés fidèles à l'em¬ pereur aussi bien que les révoltés. On l'accuse de s'être donné lui-même le globule rouge qu'il porte à son cha¬ peron; mais ce qui est sûr, c'est qu'il refuse l'obéis¬ sance au vice-roi de la province. Celui-ci lui ayant plu¬ sieurs fois donné l'ordre de se rendre à Yunan-Sen, il répondit comme aurait pu faire un de nos grands barons féodaux : « Si vous insistez, je m'y rendrai, mais avec mes soldats. » Son nom fait trembler à 20 lieues à la ronde, et dans la suite on nous regardait comme des VOYAGE EN INDO-CHINE prodiges lorsque nous disions que nous avions traversé Lin-ngan. Ce terrible général nous autorisa sèchement à passer quelques jours chez lui, et fit alors poser sur les portes de notre établissement un avis orné de son cachet. Le désordre diminua sur-le-champ ; cependant une lourde pierre, passant entre M. de Lagrée et moi, vint tomber encore sur la table où nous écrivions. Deux de nos hommes lancés à la poursuite du coupable le saisirent et l'attachèrent par la queue à une colonne malgré ses cris et ses soumissions, puis nous le li¬ vrâmes à la justice du pays. Sa tête, d'abord emprisonnée dans une cangue, est tombée le lendemain à notre insu; nous n'aurions pas souhaité une punition si sévère. Il était châtié surtout pour avoir enfreint les ordres d'un chef qui maintient au-dessous de lui une discipline ri¬ goureuse, tout en s'affranchissant lui-même des liens de la hiérarchie. A partir de ce moment, notre logement cessa d'être une prison, et il nous fut possible de visiter la ville. Lin-ngan, dont le nom est connu au Laos à l'égal de celui de Yunan-Sen, est entourée d'une double enceinte. Elle est plus grande que Sheu-Pin, mais moins coquette et moins gaie. Les maisons sont basses, mal tenues, souvent dégradées ou détruites. Une voie principale, droite et large, mène d'une porte à l'autre ; hors de là, on ne trouve que des ruelles où les habitants sont en¬ tassés. Les pagodes sont très-nombreuses, occupent une place énorme, et cependant l'on en construit encore. Les architectes chinois ont consacré tous leurs soins à la décoration de quelques-unes d'entre elles ; mais c'est surtout dans le vaste jardin qui embrasse plusieurs ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 373 hectares au centre cle la ville qu'ils se sont étudiés à prodiguer les ornements bizarres et jes coûteuses inu¬ tilités : colonnes qui ne supportent rien, séries de por¬ tiques qui ne mènent à rien, ponts sous lesquels ne coule point d'eau. Le jardin lui-même est un luxe su¬ perflu dans cette place de guerre, et les portes en sont toujours fermées. On retrouve dans toutes les œuvres des Chinois je ne sais quoi de faux et d'incomplet ; on dirait que ceux-ci, voulant pousser jusqu'aux dernières limites la fameuse théorie de l'art pour l'art, construi¬ sent cà grands frais un pont voûté sur une surface unie pour le seul plaisir de le construire, comme ils ont jadis élevé sur les frontières septentrionales de leur empire cette immense muraille, monument à la fois colossal et inutile, qui caractérise à merveille le génie de cette race singulière. Autour de la ville et à perte de vue, les tombeaux se pressent, renfermant un peuple cent fois plus nombreux que la population vivante. On remarque une grande uniformité dans cette architecture funéraire. De petits portiques en marbre bleuâtre ou une simple plaque, le plus souvent rectangulaire, encastrés dans le mur, qui soutient un tertre arrondi, telles sont les formes habi¬ tuelles adoptées pour les tombes. Les dimensions va¬ rient suivant l'importance et la fortune du mort. Quel¬ quefois même un vaste enclos peuplé de statues, décoré de colonnes, et dans lequel une porte monumentale donne accès, sépare le cadavre d'un mandarin des ca¬ davres vulgaires ; mais on retrouve le plus souvent les tables de marbre couvertes d'inscriptions. A Lin-ngan , ces mausolées prétentieux se perdent dans l'immensité 1. Le verre, resté en^Chine uiTobjet assez cher, est souvent remplacé par du papier. VOYAGE EN INDO-CHINE de l'ensemble ; de loin en loin, des colonnes attirent seules les yeux. Pas un arbre, pas de fleurs, pas de verdure, rien que des tombeaux où miroite le marbre frappé par le soleil. Ce champ de mort n'a d'autres limites que des falaises aux teintes jaunâtres et des montagnes dénudées. C'est à se croire transporté dans quelque nécropole du désert libyque. A travers ce ci¬ metière si différent de ce qui se voit chez nous passe la route qui conduit à une exploitation de lignite, res¬ source précieuse pour ce pays déboisé où le froid est vif. De petits toits en chaume recouvrent les orifices au-dessus desquels quatre hommes travaillent tout le jour à descendre dans les puits des paniers vides et à remonter ceux que les mineurs ont remplis. Ces puits sont consolidés par des cadres en bois ainsi que les galeries horizontales, dans lesquelles on a refusé de nous laisser pénétrer. Rassurés par la visite que le gouverneur s'était enfin déterminé à nous faire, les autres mandarins accouru¬ rent eux-mêmes les mains pleines de présents. À les entendre, la conduite, du peuple de Lin-ngan les avait navrés de douleur, et ils gémissaient de n'avoir pas pu proportionner le châtiment à l'offense. Cet aveu d'im¬ puissance ne nous était pas suspect quand nous voyions la foule envahir à notre suite les cours des yamens, remplir les salles d'audience ou se tenir aux fenêtres, et, pour plus de commodité, déchirer les carreaux1. Les fonctionnaires, résignés, honteux, attendaient pour par- ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 375 1er eux-mêmes la fin d'un grossier éclat de rire ou d'une conversation bruyante. Nous ne nous méprenions pas sur le sens de cette incroyable tolérance, qui s'expli¬ quait bien mieux par la peur que par la philanthropie. Il suffit d'un caprice de mandarin pour faire bétonner ou décapiter un homme, pourtant on n'ose guère affron¬ ter la foule. Les choses se seraient sans doute passées autrement dans le palais du gouverneur, mais celui-ci nous avait si mal reçus que M. de Lagrée quitta la ville sans prendre congé de lui. La route directe de Lin-ngan à Yunan-Sen étant cou¬ pée par les rebelles, nous dûmes rétrograder jusqu'à Sheu-Pin, où l'on nous fit de nouveau un accueil plein de bonne grâce et de cordialité. Le lendemain, quand nous partîmes, le mandarin principal voulut nous ac¬ compagner en personne jusqu'à l'extrémité de la plaine, et sortit de sa chaise pour nous faire ses adieux. Les montagnes nous montrent bientôt le même as¬ pect uniforme et sévère ; la terre rouge apparaît entre les lignes peu serrées des cyprès et des pins. Certains versants abrupts sont profondément couturés par les eaux. Nous passons sur un col tellement rongé, que la place d'un étroit sentier reste à peine au-dessus do l'abîme. Depuis longtemps, nos étapes quotidiennes peuvent se résumer en quelques mots : monter d'abord, suivre ensuite une route droite ouverte aux flancs des montagnes, puis descendre dans une gorge ou dans une vallée pour chercher un gîte dans les villages. Les habitants de ces hameaux, surpris le soir par notre brusque arrivée, commencent à s'émouvoir et à fuir comme les sauvages du Laos. C'est que nous ressem- 376 VOYAGE EN INDO-CHINE blions beaucoup, à ce qu'il paraît, avec nos cheveux longs et notre mine farouche, aux musulmans rebelles. Les brigands 1 ! telle est l'exclamation flatteuse qui salue notre arrivée, et aussitôt les femmes de se ca¬ cher et les hommes de s'enfuir. Les escortes que les mandarins nous imposent deviennent à chaque station plus nombreuses. Les soldats en effet ne consentent plus à s'éloigner qu'en force. Ils sont rassurés tant qu'ils nous accompagnent, mais ils tremblent en son¬ geant au retour. Certains villages prennent, pour ga¬ rantir leur sécurité, les plus minutieuses précautions. Il en est qui se sont eux-mêmes fortifiés et palissadés ; ils ont élevé, à 100 mètres de leurs murs, des tours où des sentinelles avancées passent la nuit en faction. Ces soldats ne communiquent avec la terre que par des échelles en cordes qu'ils déploient ou qu'ils retirent à eux. Les cris, les coups de fusil redoublent pendant nos marches, et,je suis constamment suivi, pour ma part, par un odieux porteur de gong qui ne cesse de faire vibrer à mes oreilles son maudit instrument. Je gravis plus facilement les pentes escarpées avec le secours de cette musique infernale ; je suis moins tenté de m'arrêter pour reprendre haleine, et je fuis mon supplice comme le taureau fuit l'aiguillon. Bientôt aux arbres verts se mêle la marne rouge excavée, taillée de mille façons par les eaux, formant des pyramides aiguës reliées par leur base ou même des colonnes détachées de la masse 1. Kouïlseu, appellation injurieuse appliquée par les Chinois aux mahométans révoltés du Yunan en particulier, et aux ban¬ dits en général. ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 377 et qui s'élèvent isolées entre deux cyprès comme les piliers d'un temple détruit. Nous arrivons sans inci¬ dent jusqu'à la ville de Tong-Hay, qui, située comme Sheu-Pin non loin d'un lac, est une place militaire do quelque importance. Un général y réside, et autour de lui fourmillent les uniformes matelassés de soudards fainéants, insolents et brutaux, qui vivent de pillage et paraissent odieux à la population. Un détachement de ces soldats est préposé à notre garde ; ils s'amusent à piquer de leurs lances et de leurs couteaux la figure des curieux qui passent la tète à travers les portes entre baillées à dessein. Exaspérés par ce traitement, les habitants, parmi lesquels se trou¬ vaient un grand nombre de mahométans encore sou¬ mis à l'empereur, se sont portés en masse vers notre demeure, et au moment où nous allions nous mettre à table, nous apprîmes qu'on se disposait au dehors à donner l'assaut. Des lances longues de 6 mètres, qui atteignaient jusqu'au faîtage des toits, furent distribuées aux soldats, qui prirent position dans la cour de notre logement, tandis que d'autres allumaient leurs mèches et garnissaient do poudre le bassinet de leurs fusils. Quelques blessures légères ont rendu les assaillants plus timides, et la nuit a mis fin à cette émeute de cu¬ rieux ; nous avons d'ailleurs exigé nous-mêmes que nos portes demeurassent ouvertes. On paraissait d'ail¬ leurs ici, comme à Lin-ngan, surtout empressé de nous voir manger. Les instruments européens qui rempla¬ çaient les bâtonnets chinois étaient l'objet d'exa¬ mens approfondis, et j'ai entendu un homme sagace expliquer à son voisin comme quoi la grande cuiller à VOYAGE EN INDO-CHINE soupe était sans doute celle du chef de l'expédition, La ville est entourée d'une enceinte rectangulaire en briques bien entretenue. Une grande rue principale bordée de magasins la traverse par le milieu. À l'en- tour, la plaine est très-cultivée, et de nombreux villages se pressant près du lac semblent se disputer la terre fertilisée par les dépôts séculaires des eaux qui se reti¬ rent. Nous ne pouvons sortir d'ailleurs sans traîner derrière nous une queue de plusieurs milliers d'hom¬ mes. Le mandarin civil est un petit personnage timide qui semble consterné d'avoir un rôle à remplir dans ce pays bouleversé. Il abdique entre les mains du manda¬ rin militaire, robuste gaillard décoré d'un globule de corail, à la moustache hérissée, et qui paraît au con¬ traire plein de confiance ; il rit bruyamment, parle gras et met rondement la populace à la porte. Le 16 décem¬ bre, le froid augmentait, et nous avons vu avec une certaine émotion la neige tomber le lendemain assez abondante pour couvrir les toits, les montagnes et les arbres. 11 n'en fallait pas moins partir de Tong-Hay. La terre était ensevelie dans un linceul, et le matin une brume épaisse arrêtait le regard à vingt pas. Quand le soleil s'est levé, ce triste aspect de la nature s'est changé en une décoration splendide ; les couleurs vives des pagodes et des maisons construites en terre rouge ressortaient avec une prodigieuse netteté sous la neige qui blanchissait les toits ; beaucoup d'arbres, surpris en plein travail par cette douche glaciale, semblaient regretter leur séve perdue ; d'autres, plus prudents, sentant revenir l'hiver, s'étaient couverts de feuilles rouges qui, mêlées à la neige, produisaient un de ces ET DANS L'EMPIRE CHINOIS contrastes merveilleux qui arrachent aux moins en¬ thousiastes un cri d'admiration. Les fleurettes des buissons, avec une goutte d'eau glacée dans le cœur, penchaient la tête comme pour mourir; mais c'étaient surtout les élégants palmiers, dont les raquettes ployaient sous la neige, qui paraissaient être les véri¬ tables habitants et comme les témoins caractéristiques de cette zone intermédiaire, où les extrêmes se ren¬ contrent, où l'hiver commence à lutter avec avantage contre l'éternel été des régions intertropicales. Ce spec¬ tacle presque oublié produisit sur nous une sensation extraordinaire ; il était nouveau pour nos Annamites, et malgré les souffrances que leur causait la rigueur de la saison, ils semblaient frappés d'étonnement comme des aveugles-nés qui, ouvrant à trente ans les yeux à la lumière, verraient subitement se lever le rideau sur les grandes scènes de la nature. Il en est peu de plus magnifiques que celles que nous contemplions pendant ces jours de marche. Les som¬ mets blanchis des montagnes se dessinaient vaguement sous le ciel comme des nuages floconneux aux teintes pâles, aux formes indécises et flottantes. Les villages, à moitié enfouis sous la neige, rappelaient ceux des Al¬ pes; les monotones rizières avaient elles-mêmes disparu sous une couche légère de glace, et l'œil dépaysé errait sur la campagne transfigurée et tout éblouissante. Nous payions ces plaisirs aux heures de halte : les pagodes mal closes, pavées de froids carreaux, étaient nos hôtel¬ leries habituelles ; le bois, difficile à obtenir, était hu¬ mide, et il fallait choisir entre l'air pur, mais glacé, du dehors et l'atmosphère fumeuse de l'intérieur, échauffée VOYAGE EN INDO CHINE à grand'peine par un feu allumé au centre de notre dor¬ toir improvisé. En même temps, il était nécessaire d'ob¬ server vis-à-vis des populations, où l'élément mahométan devenait plus sensible, certaines règles de modéra¬ tion et de prudence trop souvent mises en oubli jusqu'a¬ lors par nos soldats chinois. Ceux-ci savaient d'ailleurs s'y soumettre d'eux-mêmes : insolents avec les gens paisibles et pillards quand les cadeaux volontaires af¬ fluaient, ils se montraient humbles et doux quand ils croyaient les habitants d'une ville animés pour les re¬ belles de sympathies secrètes. Tchieng-tchouan-hien, cité de troisième ordre, est encore située sur un lac dont les eaux s'épanchent par une rivière canalisée dans un immense réservoir entouré de montagnes incultes. Ce lac se distingue de ceux que j'ai déjà signalés par ses dimensions plus vastes et par le caractère sauvage du site qui l'encadre. Sur les pier¬ res émergentes et dans les grottes formées par les ro¬ chers noirs qui le bordent, de nombreux cercueils ont été déposés à l'abri des animaux féroces qui se nourris¬ sent de cadavres. J'ai vu de près ce lac en allant visiter la ville de'Tchin-kiang-fou, bâtie non loin de ses rives; le ciel était gris, l'eau terne, et sur le front neigeux des montagnes de gros nuages amoncelés se laissaient traverser par de chaudes effluves. L'aspect lugubre et solennel du paysage donnait le frisson ; la nature sem¬ blait revêtue d'ornements funèbres et parée pour rece¬ voir de nouveau la guerre et l'épidémie, ces deux mi¬ nistres de la mort qui ne chôment plus dans le Yunan. Plus loin, la ville de Tsin-lin-so a été la victime de ce double fléau. Les cercueils, hors de terre, se montrent ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 381 sur des rangs pressés, et nous faisons halte au milieu des morts pour attendre les mandarins qui viennent au- devant de nous. Nous les saluons, après quoi un Chi¬ nois gros, court, trapu et joufflu comme un ménestrel de village, nous précède en soufflant dans une sorte de hautbois. Notre cortège ressemble à une noce de cam¬ pagne traversant un cimetière ; à chaque pas, de lourdes bières portées par quatre hommes nous croisent dans le chemin. A la porte de la ville, les sons aigus de notre fifre ne parviennent plus à dominer le bruit des gongs et des coups de fusil dont on nous assourdit pour nous faire honneur. Toute la garnison est sous les armes, et les joyeuses couleurs des banderoles flottant au bout des lances font un contraste navrant avec le triste spec¬ tacle offert par le monceau de ruines qui fut autrefois la ville de.Tsin-lin-so. On nous loge le mieux possible au premier étage d'une des rares maisons restées de¬ bout, quoique portant encore les traces de l'incendie. Du haut des remparts, on embrasse dans son ensemble l'œuvre de destruction. Il ne reste pas pierre sur pierre dans cette malheureuse ville ; les habitants, déguenil¬ lés, se sont creusé des tanières sous les décombres de leurs demeures ; ils errent à travers les ruines, parais¬ sant aussi loin de la résignation qui ennoblit le malheur que du désespoir où l'on puise parfois la force de le ré¬ parer. Hors des murs, une grande partie des terres de¬ meure inculte, et les morts, exposés à nu dans les champs qui les ont nourris, attendent leur sépulture" Les cyprès poussent d'eux-mêmes, et poussent presque seuls dans la campagne ; habitués à les voir enEurope ombrager les tombes, nous évoquions malgré nous le VOYAGE EN INDO-CHINE souvenir de nos cimetières quand l'éclat et la splendeur du paysage nous détournèrent subitement de ces som¬ bres pensées. Il n'y a d'ailleurs nulle comparaison'pos- sible entre les quelques mètres carrés affectés chez nous à l'inhumation des morts par les magistrats municipaux et ces champs de repos, sans autre limite que l'horizon, où les Chinois déposent les cadavres, choisissant d'ins¬ tinct un beau site, comme si la contemplation de la na¬ ture, dédaignée pendant la vie, devait être l'éternelle occupation du mort. Cette liberté laissée aux funérailles procède du seul sentiment élevé qui subsiste chez les Chinois : le respect pour la mémoire de ceux qui ne sont plus. Les vivants ont très-souvent d'ailleurs à souffrir de cette coutume, qui constitue pour la santé publique un péril permanent et grave. Cependant nous approchions de Yunan-Sen. Déjà, du sommet d'une montagne, nous avions aperçu le lac qui fait la richesse et la beauté de cette ville. Si le temps nous avait permis d'escalader la plus élevée des crêtes de ce vaste massif de montagnes, nous aurions pu sans doute embrasser à la fois les cinq lacs qui ont marqué les diverses étapes de notre route à travers cette magni¬ fique région. Après avoir quitté le bassin du Sonkoï, effleuré celui de la rivière de Canton, nous entrions en¬ fin dans la vailée du Yang-tse-kiang, que les Chinois appellent le fils aîné de l'Océan.' Ce fut avec une émo¬ tion indicible que je contemplai l'humble ruisseau, un peu grossi par la neige, qui coulait doucement vers le nord, envoyant ses eaux à Shang-haï comme pour nous y précéder. Il n'avait pas un mètre de large et n'aurait pu porter une pirogue ; je le voyais déjà cependant rival. ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 383 des plus grands fleuves du monde, ayant à son embou¬ chure sept lieues d'une rive à l'autre, et couvert de steamers européens. Merveilleux pouvoir de l'imagina¬ tion qui combat par l'espoir de jouissances futures l'effet des souffrances présentes, et qui, en montrant le but au voyageur, lui donne la force d'y atteindre ! Nos porteurs, ignorant que nous avons l'habitude de payer les services, font à chaque village des relais forcés, et contraignent les paysans à leur fournir des remplaçants. Nous continuons de voir des cercueils à peine cloués, posés sur le bord de la route, attendant que des temps plus heureux et une mortalité moins grande permettent à la piété chinoise d'y jeter un peu de terre ou de les loger, suivant l'usage, dans un petit caveau en briques. Nous nous arrêtons, pour y passer la nuit, dans la ville de Tchang-Khong, d'où nous do¬ minions le grand lac encore embrasé par le soleil cou¬ chant, tandis que l'ombre enveloppait déjà la plaine; c'est le moment où les démons, à cheval sur les rayons de la lune, descendent auprès du lit des mourants ou voltigent autour des morts. Dans la pagode même où nous étions établis, une légion d'hommes en habits blancs, signe de grand deuil, faisaient une veillée fu¬ nèbre. Le bruit des cymbales et des gongs, les cris aigus destinés à éloigner les malins esprits chassèrent le sommeil, et, le matin venu, nous nous remîmes avec plaisir en route vers la grande ville où nous espérions trouver un établissement plus commode. La plaine se déroule dans toute sa magnificence, et ses vastes proportions nous paraissent d'autant plus étonnantes que nous sommes à 1,600 mètres au-dessus .VOYAGE EN INDO-CHINE du niveau de la mer ; les montagnes déboisées qui l'entourent sont trop basses pour une telle étendue; l'oeil, toujours plus dérouté que charmé par tout ce qui lui rappelle l'espace illimité, regrette de ne pas rencon¬ trer d'obstacles ; il cherche à découvrir de loin un mo¬ nument élevé, la calotte d'un dôme, les toits superposés d'une pagode, l'aiguille d'un minaret ou tout au moins un mur d'enceinte avec ses créneaux et ses bastions : vain espoir! Nous traversons de gros villages; une large chaussée dallée et bordée de beaux cyprès nous conduit dans la plaine, mieux cultivée ; la population plus nombreuse bourdonne autour de nous, et un mé¬ lange de flâneurs, de soldats, de petits marchands, nous révèle seul le voisinage du chef-lieu. Assis dans la partie basse de la plaine, Yunan-Sen ne se laisse aper¬ cevoir en effet qu'à deux cents pas de ses murs, et l'on a pénétré déjà dans ses faubourgs qu'on les cherche en¬ core des yeux. C'est le malheur des villes chinoises de ne se distin¬ guer les unes des autres que par la superficie qu'elles couvrent. Les maisons sont construites sur un modèle identique dénué d'élégance autant que de grandeur. Pas¬ sant sa vie à charger sa mémoire de formules sonores et vides, à labourer, àvendre ou à acheter, le Chinois ne comprend et ne pratique que la petite sculpture; es¬ sentiellement positif, égoïste et calculateur, il ne connaît l'enthousiasme sous aucune forme. Pour lui, le ciel est sans Dieu, l'art sans idéal, et les villes sont sans monu¬ ments. C'est en me livrant à ces réflexions que j'avan¬ çais dans la granderue de Yunan-Sen, tantôt marchant, tantôt porté par la foule au milieu de laquelle noire petite troupe était comme noyée. Jamais Européens ne s'étaient montrés à elle, hormis les missionnaires, et ceux-ci, longtemps obligés de se cacher, ont continué de porter l'habit chinois. Nos barbes, nos longs cheveux en désordre, notre costume étrange, nos armes surtout, ex¬ citaient au plus haut point la curiosité, et c'est avec un cortège formé d'une multitude innombrable que nous parvînmes au palais des examens du baccalauréat, où nous devions loger. Ce palais est un vaste édifice couvrant une immense étendue de terrain à l'extrémité de la ville ; il est com¬ posé de deux corps de logis principaux, flanqués de longs bâtiments rectangulaires dans lesquels il eût été possible de caserner un régiment. Il nous fallut con¬ sacrer quelque temps à une véritable étude topographi- que pour nous y reconnaître au milieu d'un dédale de cours, de salles, de corridors délabrés à faire peine; nous ne distinguions plus qu'aux bancs brisés et aux tables renversées les lieux où les candidats se livraient jadis à ces compositions littéraires qui servaient de base à l'organisation politique de l'empire. Les diplômes sont bien encore le prix du concours, mais les emplois de¬ viennent le plus souvent la récompense de l'intrigue. Jamais en aucun pays la vénalité des offices et des of¬ ficiers n'a été poussée si loin. Dans le Yurian en parti¬ culier, les pacifiques travaux, les luttes à armes cour¬ toises, d'où rhéteurs, poètes et moralistes sortaient administrateurs et fonctionnaires publics, sont complè¬ tement abandonnés. Ce n'est plus à coups d'arguments qu'on se bat. Depuis notre entrée dans cette malheu¬ reuse province, nous avons, on l'a vu, suivi les traces 22 I ET DANS L'EMPIRE CHINOIS VOYAGE EN INDO-CHINE de la rébellion, et constaté les funestes conséquences qu'elle a entraînées même clans les départements restés de nom fidèles à l'empereur ; mais il fallait venir à Yunan-Sen pour bien apprécier toute l'étendue du mal. En traversant la ville, nous avons remarqué dans la foule les nombreuses figures des musulmans qui résistent ou feignent de résister aux projets ambi¬ tieux de leurs coreligionnaires. Sous le vaste turban, leur œil ardent et noir ne se baisse pas devant une menace; leur nez droit et saillant accuse leur origine, dont un mélange de plusieurs siècles avec une race différente n'a pu faire disparaître la forte empreinte. Tout en eux respire l'audace, et leur fierté frappe d'autant plus l'étranger qu'ils se montrent au milieu d'un peuple avili comme d'impétueux coursiers du dé¬ sert égarés dans un troupeau de bêtes de somme. Avec quelles modulations suppliantes et tendres le mandarin Iiu, venu pour nous souhaiter officiellement la bien¬ venue, ne s'efforçait-il pas, sur nos instances, d'écarter la foule envahissante ! Ce fonctionnaire avait la répu¬ tation d'être cruel, nous le savions : aussi ne l'enten¬ dions-nous pas sans sourire, debout et les mains joinles, vêtu d'une robe de soie fourrée, s'adresser à un robuste gaillard, pâle et déguenillé, qui s'obstinait à ne pas quitter la place. Il le conjurait, en l'appelant son grand- père, son bisaïeul, de ne pas se montrer si opiniâtre. Nous avons dù intervenir, poser des sentinelles et re¬ pousser par la force tous ces ascendants de maître Ivu insensibles aux prières de leur petit-lils. Ces ménage¬ ments extraordinaires envers la foule auraient suffi pour nous éclairer sur la situation du pays. ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 387 Les mandarins ont tout à craindre de ces hommes in¬ soumis qu'une communauté d'origine et de fanatisme religieux réunira tôt ou tard aux révoltés de l'ouest, en admettant qu'ils ne soient pas encore liés à eux par un accord secret. Déjà ils ont été assez forts pour fomenter une sédition dans la ville, assassiner le vice-roi chinois Pan et proclamer à sa place leur grand muphti. Le com¬ mandant militaire, musulman comme eux, était pendant ce temps-là enfermé dans Lin-ngan, dont il était allé l'aire le siège, par les habitants eux-mêmes, qui, après lui avoir ouvert les portes, s'étaient retirés dans la plaine et le tenaient bloqué dans leur propre ville. Le géant Lean-Tagen, celui-là même qui nous avait si mal reçus, consentit, malgré la haine que lui inspirait un sectateur de l'islam, à laisser sortir le général qui de¬ mandait à sauver Yunan-Sen. Celui-ci, soit que son dé¬ vouement à l'empereur fût sincère, soit qu'il ne jugeât pas opportun de se déclarer ouvertement, rétablit l'ordre en effet, arracha le grand-uléma de la montagne où s'était installée la nouvelle cour, et intima l'ordre au pontife, dont la royauté éphémère rappelait celle du cardinal de Bourbon opposé à Henri IV par les ligueurs, de rentrer dans le vaste domaine des choses éternelles et de n'en plus sortir. Le vieux papa, enfermé dans son yamen, affecte, depuis ce temps, de ne plus s'occuper que d'astronomie. Au moment de notre arrivée, le vice- roi Lao, remplaçant de Pan, venait de mourir. C'était à lui qu'était adressée l'une des lettres du prince Kong dont nous étions porteurs. Son successeur était déjà nommé par la cour de Pékin; mais, peu pressé de venir prendre possession d'un poste aussi périlleux, il s'at- VOYAGE EN INDO-CHINE tardait dans le Setchuen en habile homme, et c'est à son remplaçantpar intérim, Song-Tagen, que nous avons eu affaire. Celui-ci nous reçut avec solennité ; la mu¬ sique jouait à la porte du yamen, près d'un écran en briques orné du classique dragon; la haie était formée sur notre passage, à travers les nombreuses cours, par les gardes du corps, dont quelques-uns, affublés de costumes symboliques et grotesques, représentaient de fantastiques animaux. Le vice-roi vint à notre rencontre vêtu d'une magnifique pelisse en fourrure sombre, le chef couvert du chapeau mandarinique à bords relevés et garnis de fourrure ; cette coiffure était rehaussée par une belle plume de paon emmanchée dans un étui en jade surmonté d'un globule bleu clair. Song-Tagen est un beau vieillard à moustaches blanches, au sourire bienveillant et gracieux; la dignité de son attitude, qui convient d'ailleurs à sa haute position, est tempérée par l'urbanité de ses manières, c'est un homme de la meil¬ leure compagnie. Quant à son palais, il se ressent, comme tous ceux que nous avons eu l'occasion de vi¬ siter déjà, de la situation précaire dans laquelle vivent au Yunan les fonctionnaires chinois. Une foule de man¬ darins en grande tenue, avec chapeaux à plumes et robes de soie à plastron brodé, se tiennent debout dans la salle d'audience, où nous prenons le thé en échangeant avec Song-Tagen ces formules connues de politesse banale qui sont, plus encore en Chine qu'en Europe, le préliminaire obligé des conversations sérieuses entre gens qui se respectent. Parvenus à Yunan-Sen, nous n'avions plus de sé¬ rieuses difficultés à vaincre, et le retour par Shanghaï ET DANS L'EMPIRE CHINOIS était moralement assuré. Mais nous avons , on s'en souvient, été contraints d'abandonner le Mékong à Kicn-Hong, par 22 degrés de latitude nord environ, à 1,200 milles de son embouchure, et si la question de navigabilité était depuis longtemps tranchée négative¬ ment, le problème des sources, qui constituait l'autre partie de notre programme, demeurait sans solution. Bien qu'il ne nous fût plus permis d'espérer éclai- rcir complètement ce point, il convenait cependant d'es- S&yer au moins de revoir le grand fleuve là où il sort du Thibet. Convaincre le vice-roi du but géogra¬ phique de notre voyage, lui faire entrevoir, sans donner l'éveil à des susceptibilités légitimes, que nous dési¬ rions visiter l'ouest du Yunan, possédé par les rebelles, sans aucune arrière-pensée d'entente politique avec eux, c'était là une tâche difficile, et dans laquelle M. de Lagrée échoua malgré toutes les ressources de son esprit, depuis longtemps plié aux habiletés de la diplo¬ matie orientale. En dépit de toutes les précautions oratoires, Song-Tagen résista, déclara que toute tenta¬ tive dans ce sens nous préparait un échec et des périls certains, puis il détourna la conversation sans mani¬ fester d'ailleurs aucun sentiment d'humeur. Il se trou¬ vait ainsi averti par nous-mêmes de nos dispositions, nous n'agissions pas par surprise, et cela nous mettait à l'abri du reproche d'ingratitude envers un personnage qui s'était acquis par un accueil loyal des droits à nos égards. A peine étions-nous rentrés dans le grenier que nous avions choisi pour demeure dans le palais des bache¬ liers, c'était la pièce la mieux fermée de l'édifice, la VOYAGE EN INDO-CHINE plus facile à défendre contre la foule et contre le froid, que nous reçûmes sur papier rouge une invitation à dîner du général musulman Ma-Tagen, le commandant en chef des troupes impériales, qui fut si cavalièrement traité par le gouverneur de Lin-ngan, son subordonné. Des bruits fâcheux couraient sur les intentions cachées de ce général, bruits souvent justifiés par son attitude ; il était donc très-important pour nous, s'il était en effet porté vers les rebelles par quelques préférences se¬ crètes, très-vraisemblables d'ailleurs, de nous ménager seg bonnes grâces et au besoin son appui. La ville était serrée de près par l'armée ennemie, les postes avancés venaient de tomber au pouvoir de celle-ci, et à chaque instant Yunan-Sen elle-même pouvait être prise. La fuite des habitants en mesure de s'éloigner était commencée. Deux courants contraires se heurtaient aux portes; les petits marchands cherchaient à gagner la montagne pour y cacher leur argent, tandis que les gens de la banlieue voulaient abriter leurs personnes derrière les murailles de la ville. Quant aux gros négo¬ ciants, ils ont depuis longtemps quitté la place; le com¬ merce moyen demeure seul cloué à son poste et ne ferme pas ses boutiques, parce que tout magasin fermé est assuré d'être pillé sans merci en cas de prise de la ville ou même de trouble intérieur. En de telles circon¬ stances, nous ne pouvions qu'accepter avec plaisir les avances de Ma-Tagen, et puisqu'il festinait au lieu d'aller se battre, nous n'avions pas de raison pour nous montrer meilleurs Chinois que lui. Nous revêtîmes donc les, différentes parties du costume bizarre que nous nous étions eomposé à la hate, car les débris de notre ET DANS L'EMPIRE CHINOIS garde-robe européenne jonchaient les forêts du Laos, et nous nous rendîmes au yamen de général. Nous le trouvâmes assis à une table de jeu, au centre de la première cour, entouré de ses compagnons et me¬ nant à fin une partie d'échecs qui paraissait absorber toute son attention. Il se souleva à peine de son siège pour nous recevoir, et nous fit conduire par un de ses familiers dans une sorte de petit salon élégamment meublé, où nous prîmes le thé en attendant notre am¬ phitryon. Le bruit des éclats de rire et des plaisanteries soldatesques arrivait jusque-là, et nous évoquions malgré nous le souvenir de ces scènes de garnison si souvent reproduites sur certains de nos théâtres. Il était impossible d'ailleurs de se sentir offensé des façons cavalières de Ma-Tagen. Parti de très-bas, il avait con¬ science de ce qui lui manquait, et au .Lu d'imiter gau¬ chement les raffinements de la civilité chinoise, il af¬ fectait bien plutôt une liberté d'allures et de tenue voi¬ sine du débraillé, mais qui avait l'avantage de mettre ses hôtes fort à l'aise avec lui. Nous examinâmes à loisir les différentes pièces du yamen, il était confortable et révélait un homme sûr du lendemain. Des peintures chinoises, des lanternes cantonnaises, ornaient les murs et les plafonds; dans un cabinet au salon, deux jeunes misses au pastel semblaient tout effrayées de se trouver dans la possession d'un tel soudard, fervent disciple de Mahomet. C'est en effet sur Médine et La Mecque qu'il nous interrogea d'abord, dès qu'il nous eut rejoints. Le ramadan était commencé. A l'abstinence diurne avait succédé l'orgie de la nuit, et Ma-Tagen en portait encore les traces sur son front déprimé et sillonné de rides, VOYAGE EN INDO-CHINE dans ses yeux chassieux et injectés de sang, dans sa voix écaillée, mais puissante. Hormis le prophète et le Koran, un seul sujet l'intéressait, la guerre et les in¬ struments de guerre. Les cours de son palais étaient remplies de lances disposées en faisceaux, les corridors de sacs de balles, ,de chevrotines et de biscaïens. Ce qui nous étonna davantage, ce fut son arsenal abondam¬ ment pourvu d'armes européennes qu'il nous fit visiter en détail : fusils doubles ordinaires, fusils se chargeant par la culasse, carabines rayées, revolvers, pistolets de tout genre, rien n'y manquait, et j'ai môme remarqué là certains systèmes qui ne m'étaient jamais tombés sous les yeux en Europe. Ma-Tagen est grand seigneur; il entretient à Shanghaï et à Canton des agents qui l'ap¬ provisionnent sans s'inquiéter des prix élevés qu'on leur demande. Ln raison de l'état de la province, il accapare l'impôt, celui des salines particulièrement, et, par une confusion facile à faire entre le trésor publie et sa fortune particulière, il dispose de sommes énor¬ mes qui payent le luxe de sa maison. Cet homme étrange passe des journées entières à s'exercer au tir; les murs, les colonnes, les tableaux, tout sert de but à son adresse, et je m'aperçois que le dossier de la chaise sur laquelle je suis assis est traversé de vingt balles. La maison tout entière en est criblée, et j'ai vu le mo¬ ment où un domestique passant au fond de la cour allait lui servir de cible. Les mauvaises langues l'accu¬ sent d'avoir tué deux de ses enfants. Il ne s'épargne pas lui-même aux jours de combat ; il est couvert de bles¬ sures, et il s'est entièrement dépouillé de ses habits pour nous montrer des cicatrices dont il est fier. Nous ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 393 ne nous attendions guère à rencontrer en Chine un homme de ce caractère, qui eût été mieux placé à la cour des vieux sultans. Quoi qu'il en soit, nous étions venus pour dîner, et après avoir fait longuement con¬ naissance avec les richesses du palais et les bizarreries du propriétaire, nous nous mîmes à table. On apporte d'abord des graines sèches de pastèques et do pins, des oranges mandarines, des litchis, un dessert complet. Croyant à un malentendu, nous nous résignons à voir le dîner se changer en collation ; mais, tout au rebours de ce qui se passe en Europe, c'est par le dessert que les festins commencent, et trois heures durant nous avons vu se succéder sur la table les mets les plus étranges et les plus recherchés. La terre et la mer sont mises à contribution par ce soldat parvenu ; . nids d'hirondelles, vers de toutes les espèces, entrailles | de poisson, lichens, etc., voilà les mets les plus simples dont ma mémoire a retenu les noms ; une foule de viandes hachées menu parurent ensuite, et l'on servit le potage à la fin du repas. Chacun de nous but à longs traits du thé chaud, trempa ses lèvres dans du vin de riz, et s'essuva les doigts dans les morceaux de papier qui tenaient lieu de serviettes. Fidèle à la loi du Iioran, Ma-Tagen jeûnait en nous regardant faire. Notre sans- gêne l'enchanta, et nous sortîmes de chez lui avec un ami de plus, ami précieux, do quelque côté qu'il se tourne. f Le troisième personnage dont le concours pouvait nous devenir utile était le vieux papa, le prêtre vénéré dont l'ambition s'était un instant démasquée après l'as¬ sassinat du vice-roi Pan, et qui, je l'ai dit plus haut, VOYAGE EN INDO-CHINE vivait depuis dans son y amen, au milieu des télescopes et des mappemondes, feignant d'embrasser dans ses études le ciel et la terre. Ces graves occupations ne suffisaient pas cependant à remplir sa vie. L'intrigue et jusqu'à des passions mesquines comme la susceptibi¬ lité et la vanité se glissaient à travers les fissures lais sées dans son vaste cerveau par la science universelle. Nous lui avons fait attendre notre visite, et, sans l'envie de voir des étrangers et d'étaler devant eux ses con¬ naissances, il ne nous aurait pas pardonné ce retard. Deux fois nous nous sommes présentés à sa porte, et feux fois il nous a fait répondre qu'il était en prière, Enfin, poussé par le besoin de savoir exactement la distance qui sépare la terre du soleil, d'être fixé sur le temps que mettrait un oiseau pour se rendre de Yunan- Sen dans la lune, ou un boulet de canon pour atteindre j, une étoile, tels étaient les termes par trop concis dans lesquels étaient posées la plupart de ses questions, il nous donna rendez-vous chez lui. Ses gens, graves comme les serviteurs d'un dieu, nous introduisirent avec respect dans le sanctuaire où trônait l'oracle, petit vieillard à la moustache blanche et au nez aquilin. Son front bombé supportait un bonnet fourré ; clans les cavités profondes de ses orbites, des yeux presque éteints, mais toujours agités, donnaient une sorte de mobilité mécanique à sa figure austère, dont les rides formaient, en se déplaçant suivant le jeu de sa physio¬ nomie, une foule de dessins bizarres. À notre entrée, f on apporta le thé, puis du sucre candi. Notre hôte, s'étant jadis rendu à Stamboul après un long séjour à La Mecque, se vantait de connaître les habitudes des Européens, et .nous proposa do sucrer notre thé. Go fut là le point de départ d'une longue conversation géogra¬ phique, facilitée par un grand planisphère sur lequel notre interlocuteur promenait solennellement un doigt maigre comme une branche de compas, tandis que sa bouche jetait à la foule les noms des pays étrangers. Celle-ci, stupide d'étonnement et d'admiration, les ré¬ pétait niaisement comme un éeho docile. Sur l'île de Singapoure, le vieux papa arrêta son index. Ayant ouï dire qu'en ce point, très-voisin de l'équateur, les jours étaient toute l'année d'égale longueur, il y était resté un' an pour s'assurer du fait, plantant des jalons et mesu¬ rant l'ombre. Un Anglais qu'il consulta lui avait répondu qu'il était un âne, et ce souvenir le suffoquait; mais c'était sur l'Arabie qu'il s'étendait surtout avec com¬ plaisance. Ce pays, qui contient le berceau et la tombe du prophète, prenait à ses yeux des proportions gigan¬ tesques. Il faisait sonner l'r en prononçant Arrabie, Arrabie, C'était un mot fhagique comme le sésame d'Ali-Baba. Ses familiers ne nous saluèrent plus dans la suite qu'en nous disant Arabie, et quand nous avons eu à demander un service à ce perroquet imbécile, nous lui avons fait présent d'un poignard algérien, en lui disant qu'il nous venait d'un chef arabe. Après avoir ainsi exploré le monde, dont les formes étaient à peine reconnaissables sur la carte, du prêtre, il fallut ap¬ prendre à celui-ci la manière de se servir d'un télescope qui lui avait coûté fort cher à Pékin, et qu'il n'avait pas su monter. Tant de complaisance dissipa les restes de sa maussade humeur, les nuages s'évanouirent entre nous, et il nous fut possible d'aborder la question dont VOYAGE EN INDO-CHINE nous étions uniquement préoccupés. L'espoir de la voir favorablement résolue nous avait donné la patience de supporter le fatigant bavardage d'un sot vaniteux. A peine M. de Lagrée eut-il exposé le but de notre voyage et exprimé le désir de visiter l'ouest du Yunan, que le vieux papa répondit : « Je vous comprends sans peine, vous voyagez exclusivement pour vous instruire, comme je l'ai fait moi-même; mais soyez assurés que, hormis la mienne, toutes les têtes du pays sont trop dures pour que vous puissiez espérer y faire entrer cette vérité ; j® suis d'ailleurs en mesure de lever tous les obstacles. Mon autorité, consacrée par un pèlerinage aux lieux saints, est également respectée de tous les musulmans, impériaux ou rebelles ; avec un mot de moi, vous pour¬ rez circuler librement dans tout le pays et, grâce au passeport en langue arabe que je vous ferai tenir, pé¬ nétrer au besoin jusque dans Tali *. » Il était possible que ce vieillard, vantard par nature, exagérât sa puissance ; on nous affirmait cependant qu'elle était fort grande. Ne fallait-il pas d'ailleurs qu'il se sentît bien fort pour ne pas craindre d'afficher ainsi ses relations avec les révoltés, alors qu'il résidait dans une ville encore chinoise, et qu'il continuait de rece¬ voir du gouvernement impérial un traitement annuel de 80,000 francs environ ? Cuncta religione moventur, il y a longtemps que Cicéron l'a dit, et cela est surtout vrai de l'islam. Nous prenons pour ce qu'elles valent ces offres de service, et nous quittons le yamen du grand- I. Ville capitale des rebelles. ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 397 prêtre qui daigne venir en personne nous reconduire jusque dans la rue, honneur qu'il n'accorde jamais, même aux plus haut placés de ses compatriotes. Quelques explications sur les signes du zodiaque et quelques don¬ nées sur les éclipses ont achevé de cimenter notre amitié. Nous étions ainsi dans les meilleurs termes avec les autorité civiles, militaires et religieuses, avec les sujets fidèles ou les conspirants. Nous pouvions attendre les événements et jouir, malgré la position critique delà ^ ville, des ressources qu'elle présentait. Ces ressources, dans les moments prospères, devaient être considérables, car, malgré les paniques quotidiennes, nous y avons trouvé en abondance, le vin excepté, toutes les choses nécessaires à la vie européenne. La farine do froment n'est employée par les Chinois que dans la confection de lapâtisserieet do certaines pâtes particulières: aussi faisons-nous notre pain nous-mêmes, heureux de re¬ trouver après dix-huit mois cet aliment précieux, que le riz ne remplace pas. La ville de Yunan-Sen a la forme d'un carré, dont cha¬ que côté mesure à peu près un kilomètre. Elle est en¬ tourée de fortes murailles percées de six portes, quatre principales surmontées de toits superposés comme ceux des pagodes, et deux plus étroites et plus basses. J'ai trouvé, en visitant un des postes militaires établis au- dessus de ces portes, deux lourdes pièces de canon en fer, et ce n'est pas sans surprise que j'ai déchiffré sous la poussière qui les recouvre, un peu au-dessus de la lumière, l'abrégé de cette devise connue : Jésus liominum salvator (J. H. S.) C'était la marque de leur origine, et, malgré l'espèce do secousse morale que me donna un 23 VOYAGE EN INDO-CHINE tel souvenir gravé sur un canon, je ne pus me défendre d'un mouvement depatriotiqueorgueil. Us étaient pour la plus grande partie Français, ces jésuites qui surent im¬ poser à l'empereur par l'autorité de leurs travaux comme parcelle de leurs vertus. Venus pour le salut des âmes, ils s'improvisèrent astronomes, mécaniciens, fondeurs' géographes, devinrent bientôt philosophes etlettrés sans que la science, illustrée par leurs labeurs, fût jamais pour eux autre chose qu'un auxiliaire subordonné à leurs évangéliques desseins. Ces grands apôtres ont des successeurs au Yunan. Ce n'est pas ici le lieu de parler longuement de l'œuvre des missions catholiques, et ce grave sujet ne saurait être incidemment traité Qu'il me soit permis toutefois de remercier ici, pour la joie que nous avons éprouvée aies voir et pour les services qu'ils nous ont rendus, le père Protteau, cet humble prêtre dont le renoncement calme, absolu, complet, étonne d'abord, puis se fait admirer quand on sait le comprendre, et le père Fenouil, l'ardent provicaire, dont le cœur, vibrant encore aux noms de mère et do patrie, s'est mis si facilement, malgré vingt ans d'expatriation, à l'unisson du nôtre. Un canal dérivé, du grand lac sert de fossé aux forti- lications. Dans la plaine, en dehors de l'enceinte, on voit encore les restes d'une ville aussi considérable que la ville actuelle ; c'était le grand quartier du commerce, et t. Recueillir des documents nombreux corroborés par ses sou¬ venirs personnels sur l'état des missions catholiques dans l'extrême Orient a été la dernière pensée de l'auteur. La mort l'a surpris au moment où sa main défaillante commençait la rédaction de ce travail dans lequel il aurait mis toute son âme. ET DANS L'EMPIRE CHINOIS chacun sait que c'est là d'ordinaire la partie la plus im¬ portante d'une cité chinoise. La guerre, en entravant les relations, a chassé la vie de cette ville extérieure, réduite aujourd'hui à l'état d'immenses faubourgs à demi ruinés. Deux monticules couronnés de cyprès donnent de ce côté un certain relief au tableau que présente Yunan-Sen. De nombreux arbres verts, beaucoup de pagodes aux couleurs voyantes, quelques toits de yamens aux angles relevés, décorés de motifs bizai'res, dominent les maisons basses, et rompent la monotonie d'un aligne¬ ment irréprochable. La rue principale commence à la porto méridionale et aboutit non loin du premier mon¬ ticule. Elle est large, bordée de magasins d'aspect uni¬ forme, dont la devanture élégante est rehaussée par deux enseignes, planches peintes en noir et couvertes de caractères dorés. Quelques-unes, dans la rue même, se dressent perpendiculairement entre deux bornes à coulisse. C'est là que sont établis les marchands de co¬ mestibles ; le vent balance au-dessus de leurs tètes une guirlande de jambons, do volailles grasses, de gigots ele mouton. Les parfumeurs mettent en montre dos llacons d'eau de Cologne et des savons français; dos gravures de mode représentent de frais visages de Parisiennes, dont la vue raffermit nos courages en enlevant aux Chinoises leurs dernières chances de séduction. Celles-ci sont des mannequins vivants jetés dans un sac de cotonnade bleue ou de soie multicolore, laissant apercevoir par le haut une tète de boule-dogue plâtrée de farine de riz, et dépasser par le bas une jambe maigre comme celle d'un paon. C'était à faire regretter les fortes filles du Laos. Je dois ajouter que, si les sirènes de VOYAGE EN INDO-CHINE cc pays n'usent pas d'une coquetterie plus grande avec les indigènes qu'avec les étrangers, les maris sont vrai¬ ment heureux dansl'Empire-Céleste; ils y peuvent vivre tranquilles et laisser grandir les pieds de leurs épouses, mutilés par un injuste excès de défiance jalouse. C'est là en effet l'une des explications les plus plausibles do l'odieux usage par suite duquel le pied des filles reste emprisonné dans des bandelettes qui maintiennent tous les doigts repliés, en sorte que le pouce, atteignant seul son entier développement, permet aux élégantes de chausser ces souliers terminés en pointe dans lesquels n'entrerait pas le pied d'un enfant de dix ans. La misère est grande à Yunan-Sen. Un nombre con¬ sidérable de mendiants noirs et secs, vêtus seulement, malgré le froid, d'une couverture do feutre en lambeaux, véritables squelettes vivants, circulent dans les rues, implorant directement la pitié des passants, ou bien exécutant, devant le comptoir où le gros débitant enfile ses sapèques, une musique à faire frémir. Nous avons vu une famille entière, composée du père, de la mère et de six iilles, qui n'avait d'autre logement qu'une caverne et d'autre habit que le papier très-perméable fabriqué avec la feuille de mûrier. L'administration, tou¬ jours vénale et défectueuse, même en temps de paix, n'est plus pour le peuple qu'une lourde charge sans avantages et sans compensation. Les mandarins, placés entre la fuite, c'est-à-dire le cordon envoyé de Pékin, et l'émeute qui menace leur vie, entre un fleuve et une rivière, suivant l'expression pittoresque d'un Chinois, inspirent eux-mêmes une vraie pitié. En théorie, l'organisation politique et sociale de l'em- ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 401 pire est, sous plus d'un rapport, un modèle d'organisa¬ tion démocratique. La noblesse héréditaire et perpétuelle n'existe qu'en faveur des membres de la famille impé¬ riale et des descendants de Confucius. A l'inverse de ce qui se passe en Occident, l'éclat qu'un homme parvient à jeter sur son nom ne rejaillit que sur ses ancêtres, en sorte que le fils d'un Chinois illustre n'est pas porté, comme il est arrivé trop souvent chez nous, à se reposer sur les lauriers de son père. Les emplois sont accessi¬ bles à tous ; il n'y a qu'une seule voie légale ouverte pour arriver aux honneurs, celle des examens consta¬ tant la valeur personnelle des candidats. Si cette idée n'était pas une conséquence nécessaire de la notion même de la justice, notion que les peuples, comme les individus, trouvent au fond de leur conscience, on pourrait croire que nous l'avons empruntée à la Chine, où le système du gouvernement par les capacités est en vigueur depuis des siècles ; mais cette égalité parfaite, y manquant de son correctif essentiel, la liberté, peut èlre considérée aujourd'hui comme un fléau plutôt que comme un bienfait. Le fonctionnarisme, cette plaie de certaines démocraties européennes, s'est développé en Chine outre mesure, et les mandarins de toute classe constituent un véritable corps de privilégiés qui, en ad¬ mettant que l'aptitude intellectuelle ne leur fasse jamais défaut, sont généralement dépourvus d'une autre qualité non moins nécessaire, la moralité. Celle-ci, fleur délicate que l'on chercherait vainement en Orient, ne s'épanouit qu'au soleil de la publicité. Le grand jour et le grand air, voilà ce qu'il lui faut partout pour croître; et si nous l'avons vue, môme en pays chrétien, prête à s'éteindre VOYAGE EN INDO-CHINE avecia liberté politique, nous aurions le droit d'être surpris de la voir prospérer en Chine. Les rares gazettes imprimées dans l'empire sont écrites pour tromper l'o¬ pinion, non pour l'éclairer, et ce n'est pas dans les creuses spéculations de leur philosophie athée que les Chinois peuvent trouver un frein à leur passion domi¬ nante, l'amour du gain. Aujourd'hui d'ailleurs le gou¬ vernement aux abois ne se gêne guère pour mettre les emplois à l'encan, au lieu de les laisser au concours; il vend fort cher les globules, et l'unique préoccupation du fonctionnaire qui les achète, c'est de tirer parti de sa place pour rentrer dans ses fonds. J'ai vu un frère meur¬ trier de son frère demeurer impuni parce qu'à force d'argent il avait fait taire l'accusation ou acheté le juge. Le père Fenouil nous contait en riant qu'inquiété par des voisins processifs, il lui était arrivé de couper court à leurs vexations en les menaçant de charger sa mule d'argent et d'aller voir le mandarin. Le vieux papa nous ayant envoyé la lettre précieuse qui devait faire ouvrir devant nous les portes mêmes de Tali, rien ne nous retenait plus à Yunan-Sen. Un plus long séjour nous "exposait inutilement à nous trou¬ ver au milieu du sac do la ville, et, considération plus décisive encore, nous faisait courir le risque de voir les musulmans envahir le pays compris entre la capitale et le Yang-tse-kiang, couper notre route et nous préparer un désert. On annonçait en effet leur marche sur Kut- sing-Fou. M. de Lagrée se résolut alors à partir sans délai pour Tong-Tchouan, situé non loin du grand l'Ieuve : de là il voulait essayer de pénétrer dans l'ouest du Yunari, arriver dans la partie du pays conquise et ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 403 pacifiée, de façon à se trouver le plus tôt possible en présence de chefs reconnus et d'un gouvernement res¬ ponsable ; mais notre caisse, qui ne contenait pas, à notre départ de Saigon, plus de 25,000 francs en numéraire, était presque épuisée, et nous ne pouvions sans res=- sources nouvelles nous engager dans une excursion périlleuse et longue. Les commerçants, frappés de ter¬ reur, cachaient leur argent ; personne n'aurait osé avouer qu'il possédait 100 taëls ; le vice-roi lui-même se déclarait hors d'état de nous ouvrir un emprunt. Il fallut recourir à notre ami Ma-Tagen. Celui-ci nous offrit avec joie 1,000, 10,000 taëls à notre gré; l'argent ne l'embarrassait jamais ; M. de Lagrée en accepta 700, re¬ présentant environ 6,000 francs, remboursables à Saiig- haï en armes françaises. Notre prêteur ne sut pas d'ailleurs mettre plus de mesure dans ses demandes que dans ses offres, et voulut obtenir de nous l'engagement d'expédier à son adresse en cartouches confection¬ nées le chargement entier d'un navire ! Il suspendit sa partie d'échecs pour traiter cette affaire, jura que nous lui faisions injure en lui offrant une reconnaissance de nôtre dette, nous congédia avec toute la bonne grâce dont il était capable et se remit à jouer. Le 8 janvier 1868, la commission quittait Yunan-Sen. Au delà des faubourgs, dans lesquels un peuple de petits marchands grouille et fourmille, la grande plaine se termine, resserrée entre des collines incultes et déboisées. Nous croisons sur la route dallée de longues' files d'animaux et de petits chariots étroits et bas attelés d'un buffle et chargés de bois. Les Yunanais, avec moins d'incurie, pourraient avoir à leurs portes le combustible VOYAGE EN INDO-CHINE nécessaire à leurs besoins ; ils préfèrent dépouiller les montagnes de leur dernier arbrisseau et faire venir ensuite du bois do fort loin. Ils brûlent aussi de l'an¬ thracite, et l'on se sert au village de Ta-pan-kiao, lfeu de notre première station, d'une sorte de coke naturel. Dans cette région, comme dans celle que nous avons traversée pour arriver à Yunan-Sen, les ravages de la peste ont succédé à ceux de la guerre. De nombreux cercueils gisent sans sépulture sur le sol. Les Chinois s'imaginent qu'un mort victime de ce mal étrange, qui se manifeste par l'éruption de boutons derrière les oreilles, se venge sur les vivants, si ceux-ci commettent l'im¬ prudence de le mettre en terre. La guerre est suspen¬ due d'un commun accord pendant les fêtes du pre¬ mier de l'an, pour une sorte de trêve de Dieu ; mais les brigands ne chôment pas, et nous rencontrons un déta¬ chement lancé à la poursuite de ces derniers. Rien n'égale le désordre dans lequel marchent ces guerriers chinois; chacun, suivant son caprice, devance ses camarades ou demeure en arrière, de telle façon qu'il est impos¬ sible, sans nous attarder outre mesure, d'éviter ces ennuyeux compagnons. A. h ! que l'exercice est une belle chose, et combien j'apprécie maintenant les casernes, les consignes et les salles de police ! Nous arrivons au village de Yau-Lin en même temps que cette cohue de soudards, et nous défendons avec peine notre porte contre ces curieux insolents, qui semblent disposés à se servir de leurs armes pour forcer nos faibles barrières. Trois mille hommes vociférant contre nous des injures demandaient à nous voir dîner, et nous pouvions à peine tenir tous les six dans la petite chambre de l'au- ET DANS L'EMPIRE CHINOIS berge'. L'escalier était étroit, la baïonnette de notre factionnaire reluisait dans l'ombre, et notre repas s'acheva sans que les trois soldats nécessaires pour former le premier rang osassent se réunir. Le désordre s'étant enfin apaisé, le chef do la troupe s'empressa d'accourir; il nous présenta ses excuses et jura que, s'il avait été informé plus tôt, il eût chassé de chez nous tous ces impertinents indiscrets. Le pauvre homme tremblait que ses soldats ne connussent ses paroles. La curiosité de ces derniers nous parut d'ailleurs excusable quand leur capitaine eut bien voulu nous révéler ce qui l'avait excitée si fort. Ceux-ci avaient entendu dire que les Européens étaient pourvus d'un œil dans l'occiput, mais qu'en revanche ils n'avaient pas d'articulations aux jambes. Sur quoi pouvait être fondée la première de ces deux croyances populaires? Je l'ignore. Quant à la seconde, elle aura été répandue par quelque Chinois dont un Anglais peut-être, par la roideur de sa dé¬ marche, aura frappé l'imagination. Le père Fenouil, qui nous avait accompagnés jusqu'à Van-Lin, nous quitta pour regagner Ixut-sing-fou, sa résidence; l'émotion de ce malheureux prêtre, qui enten¬ dait pour la dernière fois peut-être parler de la France, nous gagna malgré nous, et nous cheminâmes triste¬ ment vers le nord à travers une vaste plaine humide, tout enveloppée d'un brouillard épais qui laissait à peine voir la silhouette sombre des hauts cyprès. Ces grands arbres plantés sur les talus se balancent avec mélan¬ colie, et comme de noirs rideaux, cachent de nombreux villages en partie peuplés par les musulmans. Bien qu'encore soumis à l'empereur, ceux-ci répandent autour 23. 406 VOYAGE EN INDO-CHINE d'eux une terreur telle que les craintifs Chinois n'élèvent plus leurs porcs qu'en cachette et refusent de nous en vendre, ces animaux étant tenus pour impurs par les croyants. Partout des maisons en ruines, un peuple en haillons, pâli par la misère! Un jour que, contraint par la fièvre de marcher lentement, je suivais de loin notre caravane, un de nos porteurs vint m'avertir, en se frappant le cou du travers de la main, que j'exposais ma tète, puis se hâta, effrayé, de rejoindre le gros de la colonne. Ma barbe suffisait pour tenir les bandits à distance; mais quelle existence pour les cultivateurs, qui n'osent plus aller jusqu'à leurs champs ! Sur les routes, .des huttes surmontées d'un drapeau et dans les¬ quelles dort une sentinelle accroupie, de loin en loin quelques patrouilles, telles sont les seules mesures pro¬ tectrices prises par le gouvernement dans le voisinage du chef-lieu. Le travail est impossible sans sécurité, la vie impossible sans le travail, et voilà comment, dans ce triste pays, de laboureur honnête, aisé, ayant pignon sur rue au village, 011 devient bandit à son tour quand le village est détruit, et que de la case il ne reste plus debout que le pignon. Le pays se fait solitaire et sauvage ; les ruines qui le parsèment rappellent à l'esprit l'image d'une prospérité passée; une herbe sèche et blanche s'étend jusqu'au pied de montagnes arides; elle est tondue çà et là par de grands troupeaux de moutons qu'un pâtre, vêtu de la laine d'un bélier, surveille de concert avec son chien. Nous avions mille peines à trouver un abri chaque soir, les approvisionnements commençaient à manquer ainsi qu'aux mauvais jours du voyage dans le Laos, et le jeune Chinois que, dès noire arrivée aux lieux de la halle, nous lancions à la recherche des vivres revenait souvent les mains vides. Intéressé comme nous dans la question, il ne manquait ni d'habileté ni d'ardeur ; malheureuse¬ ment la production était arrêtée, et personne ne vou¬ lait vendre. Les musulmans seuls n'avaient en rien changé leurs habitudes, mais on n'osait pas traiter avec eux. Notre jeune pourvoyeur, après une longue marche qui avait aiguisé les appétits, s'étaiit adressé sans le savoir à l'un de ces terribles sectateurs du prophète, reconnut bientôt à qui il avait affaire, et s'enfuit au milieu de la négociation en abandonnant tout l'argent qui lui était confié. Il ne se rencontra personne dans notre escorte qui consentît à nous servir d'intermédiaire pour terminer ce différend. Soldats, porteurs, manda¬ rins, interprète, tous tremblaient devant un seul homme qui, les bras croisés et le sourire aux lèvres, jouissait de son triomphe. Quant à nous, dans l'impossibilité de nous faire comprendre et impatientés de son arrogance, nous prîmes le parti de le mettre à la porte. A cela, nos Annamites réussirent aisément;1 ils avaient pris nos allures, nos mœurs, nos préjugés ; le point d'honneur même s'était développé en eux. Ils avaient rapidement passé du respect que professe leur nation pour les Chinois à un mépris profond et souvent trop peu déguisé. Si, malgré l'argent la lecture du Cantique des cantiques ! Le père Lu s'est déehinoisé au séminaire, et j'imagine, à voir sa douce figure, qu'une phthisie commençante n'y a pas à elle seule répandu tant de pâleur. Les êtres charmants qu'il n'a connus que par ses livres ne peuvent manquer parfois dans ses rêves de prendre un corps à ses yeux. Bien qu'habitué dès l'enfance à tout rapporter à Dieu, surtout l'amour, je le soupçonne de pleurer sur lui-même et d'honorer, avec une tendresse qui ne supporterait peut-être pas l'analyse d'une orthodoxie rigoureuse, ces saintes d'une autre race aux cheveux blonds et aux yeux d'azur qui lui semblent sans doute beaucoup plus près des anges que les tristes femmes de son pays. C'est en latin que nous causons avec le père Lu, et dans un latin à faire frémir, si loin qu'ils reposent, Virgile et Gicéron. Le matin de notre départ, cet excellent missionnaire, de¬ venu bien vite notre ami, nous recommande de charger avec soin nos catapultas, et, convaincu que nous jouons notre existence, il nous quitte tout ému pour aller à l'autel attirer sur nous les bénédictions de Dieu. Nous traversons le Kin-cha-kiang dans de petites barquSs que le poids de deux chevaux fait chanceler au moindre mouvement de ces animaux. Les eaux du fleuve ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 52 VOYAGE EN INDO-CHINE sont toujours vertes, les rives toujours déboisées. Les grandes forêts ne reparaissent qu'à la hauteur de Ho- kin et de Likiang. Elles appartiennent au gouverne¬ ment; mais suivant un procédé usité, je crois, en Nor- wége, la compagnie qui exploite ces forêts lance les arbres dans le fleuve après les avoir marqués au sceau impérial, et les fait arrêter à Souitcheou-fou. Nous dé¬ barquons sur le territoire du Yunan. La route que nous nous sommes déterminés a prendre a peut-être existé jadis, mais il n'en reste aucune trace, et chacun de nous se fraye comme il peut un passage à travers les brous¬ sailles, escaladant les roches, s'accrochant aux racines et aux branches.' Nos porteurs de bagages, loués très- cher à cause des risques auxquels ils s'exposent, nous font la loi et demandent à s'arrêter, après une marche de quelques heures, dans une case isolée dont tous les habitants ont fui à notre approche. Sur cette frontière si souvent franchie par les bandes musulmanes, les gens paisibles sont encore plus timides qu'ailleurs. Une vieille femme, qui s'est exposée à tous les dangers pour ne point abandonner son logis, sort enfin do derrière un bahut; rassurée par nos manières, elle se met à rappeler son monde. Après une heure de cris persuasifs, six robustes gaillards quittent les gîtes où ils s'élaient blottis comme des lièvres, et, chacun s'évertuant, nous avons bientôt une table, dos bancs, des lits en plan¬ ches. Les chevaux prennent place sous un hangar, et je fais ouvrir un cercueil, meuble qui m'a déjà rendu > bien des services en pareille occasion, pour y placer le fourrage de mon cheval ; mais il était occupé parle pro¬ priétaire. Les porcs habitent sous le même toit que ce ET DANS L'EMPIRE CHINOIS cadavre, tout à côté se fait la cuisine. Après la récolte, lorsqu'ils auront du temps à perdre et de l'argent à dé¬ penser pour les funérailles, nos hôtes songeront à en¬ terrer leur père. Le pays est absolument désert, et nous cheminons longtemps sans rencontrer un seul voyageur. -Nous pénétrons enfin, non sans curiosité, dans le premier village du royaume musulman. Il est d'ailleurs fort tran¬ quille et ne justifie point la frayeur de nos porteurs. Rien n'aurait empêché les insurgés de reculer leur fron¬ tière jusqu'au fleuve ; cependant ils ont laissé entre le Kin-cha-kiang et leurs domaines une sorte de zone neutre où le drapeau rouge des troupes impériales flotte encore pour la forme, mais où les fonctionnaires peu soumis à une hiérachie tombée d'elle-même par la fuite des mandarins, sont des habitants du pays, véritables chefs de garde nationale qui jouissent d'une demi-indé¬ pendance, et exercent sans contrôle le pouvoir dont ils se sont emparés. 11 arrive souvent que les autorités constituées désignent elles-mêmes ces personnages mi¬ litaires, destinés à les remplacer. Le motif qui a déter¬ miné le nouveau sultan de Tali à suspendre le succès de ses armes est tout commercial, et ce motif est bon à noter parce qu'il éclaire un des côtés les plus originaux du caractère chinois. Le drapeau blanc, adopté par les rebelles, aurait pu effrayer le négoce, s'il avait été ar¬ boré sur les rives mêmes du fleuve, et il était habile de ménager une transition. Le gouvernement chinois n'a jamais essayé d'ailleurs d'enfermer ses ennemis dans ces barrières qui sont un des moyens les plus puissants employés en Europe par les nations belligérantes pour VOYAGE EN INDO-CHINE s'affamer ou s'appauvrir mutuellement. Il n'y a jamais eu cle blocus. On combattes armées, on arrête les voya¬ geurs, mais des deux côtés une pacotille est tenue pour une garantie plus sûre qu'un passeport. La végétation se trouve bien de l'absence des hommes, et les forêts de pins, brûlées ailleurs, se montrent par¬ tout ici vigoureuses et verdoyantes sur les montagnes. Aspirant, sous ces ombrages, dans les ravins qui furent des torrents, les derniers restes.de l'humidité du sol, des buissons de rhododendrons et de camélias surpren¬ nent par leur aspect sauvage nos yeux, accoutumés à n'admirer leurs fleurs que sur les étroits gradins et dans l'atmosphère malsaine des serres chaudes. Nous passons devant la première douane musulmane, autour de laquelle un grand nombre de marchands Sont agglomérés. Un fonctionnaire visite les ballots, lés pa¬ niers, les caisses, et perçoit les sapèques. Nous lui fai¬ sons comprendre que nous ne sommes pas des mar¬ chands, et il n'insiste pas pour soumettre nos bagages à la loi commune. Au village de Ngadati, la population se mélange d'une notable quantité de sauvages de la racé dés Lissougn. Le costume des femmes de cëttë tribu sé compose d'une jupe courte et plissée descen¬ dant jusqu'aux genoux, faite de toile de chanvre i, et d'un corsage largement ouvert, orné cbmme la robô d'une bordure bleue. Leur coiffure est une sorte d'élé¬ gante mantille dont les pans multicolores retombent en arrière. Nous nous occupions d'apprivoiser, pour lu 1. Le chanvre n'est d'un usage général que chez les sauvages. Les Ghihois ne s'habillent guère que de soieries et de cotonnades. ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 455 mieux observer, cette intéressante fraction de la grande famille humaine, quand des coups de fusil, des bris et des éclats lugubres de la trompette chinoise nous an¬ noncèrent l'arrivée du chef militaire de Ngadati. C'était le premier fonctionnaire musulman qui se rencontrât sur notre route. Il avait l'air dégagé et de loin semblait vêtu comme un gentilhomme de la cour de Louis XV. Sous une espèce de chapeau à trois cornes, il portait une longue chevelure noire flottant des deux côtés sur Ses épaules, et réunie seulement vers le milieu en une queue courte et mince. Le sultan, qui ne néglige pas les détails, s'est occupé déjà du costume de ses sujets. Illes a autorisés à porter la queue, à la double condition qu'ils ne se raseraient pas la partie antérieure de la tête, comme font les Chinois, et qu'ils n'ajouteraient pas à leur appendice naturel cette longue tresse de soie qui tombe jusqu'aux pieds des élégants dans le Céleste- Empire. Le chef militaire de Ngadati mit de l'empresse¬ ment à venir nous visiter ;• il 11e demanda pas à voir nos papiers et n'essaya nullement de nous inquiéter. On ne nous avait d'ailleurs annoncé, comme assez puissant pour nous créer des embarras sur cette route abandon¬ née, que le chef de Peyouti. Nous avons hâté de nous rendre à ce village et de nous voir aux prises enfin avec des difficultés sérieuses. On nous a prédit tant de périls que nous éprouvons une sorte de désappointement à ne pas rencontrer même d'obstacles. Il règne en effet dans tout ce pays un calme, une tranquillité que la pauvreté de la région explique, mais sur lesquels nous ne comp¬ tions pas. Quelques négociants nous précèdent ou nous suivent. Ils sont pour la plupart chargés de sel) denrée VOYAGE EN INDO-CHINE qui fait l'objet d'un commerce important, bien que local, car la loi chinoise, conservée par les musulmans, fixe à chaque saline des limites au delà desquelles elle ne peut vendre ses produits. Le thé, l'opium, les métaux et les plantes médicinales fournissent seuls au commerce d'ex¬ portation du Yunan des éléments considérables. Le prestige qui s'attache à notre qualité d'Européens nous met à l'abri de toute tentative de la part des "bandits, fort redoutes des voyageurs isolés dans ce pays façonné à souhait pour les embuscades. De rares indices nous révèlent seuls l'existence de ces invisibles ennemis. Des potences, sortes de croix dont la traverse mobile est mu¬ nie aux deux extrémités de crochets en fer, agitent leurs grands bras dans le vide comme pour appeler leur proie humaine. De loin en loin, un crâne dépouillé réfléchit les rayons du soleil comme un bloc de quartz arrondi, ou tache le ciel noir d'un point blanc qui n'a rien de trop sinistre. La pluie tombe line et froide, tandis que la neige couvre les montagnes et produit aux branches des arbres verts ces heureux effets si souvent décrits. Dans cette région, l'on ne voit guère que des pâtres veillant sur leurs troupeaux, et des sauvages accroupis au bord d'un ruisseau, près d'un feu fumeux, et occupés à rouir du chanvre ; la végétation est vigoureuse, car elle semble toujours être en Chine en raison inverse de la population. Une dizaine de cases en terre semées sans ordre sur la croupe d'une montagne, autant de maisons en ruines, c'est là tout le village de Peyouti. 11 présente un singu¬ lier aspect : les toits sont formés de planches juxtapo¬ sées, maintenues par de grosses pierres, de telle sorte ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 457 qu'une grêle de cailloux semble être tombée sur ces pauvres habitations. Plusieurs fois déjà, même dans les grandes villes, nous avons vu employer ce système de toiture. On est si mal assuré de vivre dans le Yunan, qu'on n'y prend pas la peine de s'y construire un gîte. La pluie tombe à torrents dans la chaumière abandonnée où nous nous sommes établis, faute de pagode ou d'hô¬ tellerie. Quant au formidable chef que des gens mal informés ou pris de l'envie de rire à nos dépens nous avaient si¬ gnalé, il n'a pas paru. Nous aurions pu, sans trop de peine, jeter son village dans la boue d'où il était sorti. Il faut monter bien longtemps pour quitter Peyouti, et suivre le lit d'un torrent qui dessine sur la neige fon¬ dante une ligne noire et sinueuse. Au point culminant de notre ascension, la vue embrasse un magnifique en¬ semble de sommets noyés dans des nuages semblables aux flocons de fumée échappés d'une usine, et ces nua¬ ges répandent sur le paysage des teintes livides. Beau¬ coup de paysans habitent avec leurs familles à la lisière de leurs champs, dans des huttes faites de branches en¬ trelacées, où ils attendent, au sein d'une misère na¬ vrante; la paix, le soleil ou la mort. Ils s'écartent des routes battues sous peine de voir enlever par les soldats qui passent tout le produit de leur maigre récolte, et préfèrent la chance d'être pillés par les voleurs, moins exigeants et plus humains. Quelques hommes sont cen¬ sés d'ailleurs, à des intervalles très-éloignés, veiller à lasécurité publique. Ils se tiennent, sentinelles tremblan¬ tes,dans de fragiles guérites au nombre de trois ou quatre, mais ne disposent entre eux tous que d'une seule lance 36 VOYAGE EN INDO-CHINE Après de longs jours de marche, tantôt dans des gor¬ ges profondes, tantôt au-dessus de ravins escarpés, à travers un pays très-pauvre et presque inhabité, nous arrivons à l'extrémité d'un promontoire d'où le regard plonge sur une plaine magnifique, telle que nous n'en avions pas vu depuis notre sortie de la Chine impé¬ riale. De nombreux îlots de maisons, sur les murailles desquelles nous ne tardons pas d'ailleurs à distinguer les traces funestes de la guerre, semblent baignés dans une mèr de verdure. Des soldats impériaux venaient d'incendier récemment tout ce que les propriétaires per¬ sévérants avaient réédifié après un premier désastre. Nous parcourons successivement trois petites villes sans trouver une maison.pour y passer la nuit à l'abri du . vent et. de la neige, et ne parvenons à nous loger que dans la place fortifiée de Pinchouan. Cette ville est populeuse ; les rues sont remplies d'hommes remarqua¬ bles par leurs costumes, leurs longs cheveux, leurs traits accentués, et je ne sais quel air d'insolence sau¬ vage répandu sur leur physionomie. Rien qu'à leurs al¬ lures arrogantes, on reconnaîtrait des musulmans. L'un d'eux entrn brusquement chez nous pendant notre re¬ pas; à l'injonction de se retirer, il répond en dégainant un coutelas. Sans attendre un ordre, notre sergent an¬ namite, emporté par son courage et son indignation, fond sur l'impertinent, le désarme et le jette violemment à la porte. Le mandarin militaire de Pinchouan accourt sur ces entrefaites, et, après une conversation amicale, se fait donner lecture de la lettre du papa. A là cordia¬ lité qu'il nous avait témoignée d'abord s'ajouta, quand il eût entendu les éloges que le vieil astronome voulait ET DANS L'EMPIUE EIIINOIS bien faire de nous, une nuance visible de respect. Ce capitaine musulman a imaginé, pour attirer chez lui les commerçants, de les garantir contre les vols dont ils pourraient être victimes sur son territoire. Cette mesure pousse les habitants des villages, sur lesquels pèserait solidairement le poids des indemnités, à traquer les bri¬ gands et à faire la police. Les montagnes qui courent le long du lac de Tali nous montrent déjà de loin leurs fiers sommets neigeux ; les autres, plus près de nous, s'arrondissent et s'abais¬ sent. Les petites plaines se multiplient et font pressentir la grande plaine.' Dans celle de Pien-ho, pas un village ne reste debout ; les ruines faites alternativement par les impériaux comme par les rebelles servent d'abri précaire à de nombreuses familles de cultivateurs qui consentent encore à semer parce qu'ils pourront récolter dans six mois, mais qui renoncent à bâtir. On nous conduit chez le père Fang, prêtre catholique chinois, court et trapu, à la face plate comme celle d'un Tartare ; nous ignorions son existence, et lui n'était pas averti de notre arrivée. Nous le surprenons au milieu delà leoture de son bréviaire, et il serait difficile de peindre son étonnement. Voa- faueibus lieesit, le latin restait figé dans sa gorge, ou n'en sortait que par monosyllabes ab¬ solument inintelligibles. Remis enfin dé son émotion, il laissa de côté vêpres et compiles pour nous faire cordia¬ lement les honneurs de chez lui. Le père Fang possède la seule maison du village ; il l'a construite lui-même. Ses talents d'architecte ont pu d'ailleurs se développer, car sa résidence actuelle est la quatrième que l'incendie l'a forcé d'élever. Les autres maisons ont été détruites VOYAGE EN INDO-CHINE par des soldats de passage en belle humeur. Nous cou¬ chons dans la chapelle, qui,* comme celle du père Lu, sert, une fois la messe dite, à tous les usages pro¬ fanes. Le calendrier du père Fang nous apprit que nous étions au mardi gras. Moins heureux que le célèbre curé de Gresset qui put remplir dignement en trois jours tous les devoirs du carnaval et du carcme, nous laiss⬠mes s'écouler sans même les saluer d'un regret les der¬ nières heures d'une journée marquée en Europe par tant de folles joies. Aussi peu enclin à fêter le bœuf gras qu'à partager les doctrines dont cet animal ventru semble être le symbole, j'ai toujours vivement goûté au contraire l'idée que l'église catholique oppose chaque année au culte de la force brutale et de la chair engrais¬ sée. Recevoir d'un prêtre chinois et en même temps que des Chinois les cendres qui affirment l'origine, la ré¬ demption et la fin commune de l'humanité, quelle rude leçon pour cet orgueil si prompt à germer dans le cer¬ veau de tout Européen hors de chez lui ! Le memento homo quia pulvis es, qui fait réfléchir partout, lire quelque, chose de plus grave et de plus so¬ lennel encore du temps de malheur que traverse cette contrée. La guerre civile, les épidémies, la disette et l'émigration ont réduit, d'après des témoignages dignes de foi, la population du Yunan de près de moitié en dix ans. Pour peu que l'on s'écarte du chemin, on se heurte aux ossements mutilés des victimes de meurtres ignorés ou impunis. 11 m'est arrivé bien souvent, pour mon compte, de faire de ces découvertes qui, en France, comblent de joie les procureurs impériaux. A quelques ET DANS L'EMPIRE CHINOIS lieues de,la demeure du père Fang, séparé de celui-ci par une montagne, habite un autre prêtre, un Français, qui a caché son presbytère dans un pli de terrain, à mi- côte; il vit là au jour le jour, sans avoir vu depuis qua¬ torze années aucun compatriote, adoptant des enfants, s'efforçant, au milieu de tous les périls, de relever le cou¬ rage abattu des quelques chrétiens qui l'entourent et de grouper autour de lui assez de justes pour sauver So- dome. Les détails qu'il nous donne sur le jeune empire mahométan, à la formation duquel il assiste, font frémir d'horreur, et l'on ne sait s'il faut plus s'indigner contre les tyrans sanguinaires et lascifs que contre des popu¬ lations dix fois plus nombreuses qui supportent un joug honteux, non sans se plaindre, mais sans le se¬ couer. Le père Leguiloher vit dans une retraite absolue, loin des routes, sans rapports avec les autorités musulmanes, contre lesquelles rien ne le protège et qui ignorent pres¬ que son existence. Quand les bruits de la guerre, mon¬ tant de la plaine jusqu'à son asile, deviennent trop menaçants, il cherche un refuge dans une caverne pro¬ fonde, lieu sacré pour les Thibétains, qui y viennent en pèlerinage. Resté inviolablement attaché à la France, bien qu'il ait renoncé à l'espoir de la revoir jamais, le père Leguilcher consent, pour servir des Français, à sortir de la réserve que la p 1 udence non moins que ses goûts lui ont imposée jusque là, et à nous accompagner à Tali, où nous ne pouvions nous risquer sans inter¬ prète. Avoir en quelque sorte pénétré dans la banlieue de cette ville sans nous être fait annoncer, sans avoir demandé aucune autorisation, cela pouvait être consi- 26. VOYAGE EN INDO-CHINE déré comme un peu téméraire; mais, aucun courrier n'ayant consenti à porter nos lettres, il n'y avait d'autre parti à prendre que celui de nous présenter nous-mê¬ mes. Nous ayons toujours été heureux depuis deux ans, et nous comptons sur notre étoile, Le père Leguilcher cependant n'avait qu'une confiance irès-dinutée dans le sucpès de notre entreprise ; mais, si celle-ci réussissait, elle aurait l'avantage de donner à sa situation de mis¬ sionnaire une sorte de senstion officielle dont profite¬ raient ses chrétiens, unique Objet de ses pensées. Cette considération acheva de le déterminer à partager notre fortune. Pour atteindre, des hauteurs où Je prêtre français a caché sa maison, le niveau des régions habitées, il faut descendre à l'aventure, car les capricieux zig-zags du sentier qui mène à la plaine semblent tracés par l'écou¬ lement des eaux plutôt que par le pied des hommes. Nos chevaux restent inutiles jusqu'au moment où nous rejoignons la route du Yongpé à Tali. Une citadelle oo^ cupée par un chef militaire important commande cette route. Nous nous faisons annoncer solennellement et nous pénétrons dans le fort sans donner au mandarin qui y réside le temps de se reconnaître. Celui-ci, sur¬ pris par notre brusque arrivée, laisse de côté sa pipe d'opium, se précipite au-devant de nous à demi hébété, et donne des ordres à ses gens, qui finissent par souffler à pleins poumons dans des clarinettes discor¬ dantes. Nous étions comblés d'honneurs. Le comman¬ dant de cette forteresse n'a pas embrassé l'islamisme; il est resté tolérant ot doux comme un Chinois et s'est op posé souvent, sans rien perdre de la confiance du sul- ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 463 tan, aux violences de ses soldats. Une bande de ces guerriers musulmans lui ayant fait demander un jour, dans un dessein facile à comprendre, de remplacer par (les jeunes filles les hommes qui portaient leurs baga¬ ges, il fit saisir et garrotter les insolents, ordonna qu'on les enduisît tout entiers de graisse de porç et leur dit ; » Vous voulez abuser de nos femmes, commencez par user de nos cochons ! » Malgré les efforts de ce per¬ sonnage, les villages sont détruits autour de la citadelle construite pour les protéger, et des monceaux de bri¬ ques marquent seuls l'emplacement qu'ils occupaient. Le soir venu, nous trouvons à grand'peine une maison debout, triste résidence, obscure et inhabitée, Nous plaçons nos chevaux dans la cour intérieure et nous nous couchons près d'eux sur les dalles, en redoublant de vigilance. Non loin de nous en effet, dans la monta¬ gne, habitent des sauvages nommés Ghasu, qui, dans tous les temps, ont exploité les voyageurs. Les paysans leur payent un tribut annuel appelé en chinois la rente des voleurs, moyennant quoi ils sont assurés d'être remboursés de la moitié de la valeur de ce qui pourra leur être enlevé. Le cultivateur ne perd pas tout, il reste encore aux brigands un bénéfice honnête, et tout le monde est satisfait : singulière convention tacite, sorte de oamorra respectée par le gouvernement et acceptée de tous comme une servitude naturelle pesant sur un certain rayon. Le lendemain, notre route nous conduit, à travers une série d'ondulations basses, dans une vallée étroite et longue que la grande chaîne des monts Tion-song sem¬ ble de loin fermer hermétiquement. Ceux-ci s'éloignent VOYAGE EN INDO-CHINE et se détachent à mesure que nous avançons. Nous apercevons enfin en face de nous dans tout leur ma¬ gnifique développement les montagnes de Tali, dont le pied baigne dans un lac admirable, tandis que la tête, couronnée de neige, se perd dans les nuages. Sous nos yeux se déroule un immense tapis de verdure au milieu duquel des groupes de maisons en terre rouge, avec leurs toits en tuiles et leurs pignons blanchis, se déta¬ chent au soleil. Autour de nous, tout est couleur, lu¬ mière, limpidité. Fussions-nous contraints de nous arrêter là que nous ne regretterions pas nos longues marches, nos inquiétudes et nos fatigues. Après un pre¬ mier élan d'admiration, la critique reprend ses droits. Si ce paysage n'est pas l'un des plus magnifiques qu'il soit possible de rêver, la faute en est aux Chinois, qui n'ont pas laissé subsister un arbre, ni sur les grandes montagnes, ni sur les monticules désolés qu'orneraient si bien de beaux ombrages. En revanche, la culture maraîchère est admirablement entendue, et nous recon¬ naissons, en approchant, des fèves, des choux et des lé¬ gumes vulgaires ; les rizières occupent aussi de vastes espaces. La population agricole qui vit autour du lac est une population indigène qui appartient en grande partie à la race des Minkias. D'ailleurs, sur les cinq cents villages qui existaient dans cette grande plaine avant la guerre, on n'en compte pas aujourd'hui plus de deux cent cinquante, et un seul sur ce nombre est exclusive¬ ment peuplé de Chinois. Nous passons sur une longue chaussée à laquelle 011 travaille. C'est la première fois, depuis mon entrée dans le Yunan, que je vois construire ou réparer une route. ET DANS L'EMPIRE CHINOIS Cette chaussée conduit à une forteresse dont les mu¬ railles, appuyées d'un côté à la montagne et prolongées de l'autre jusque dans l'eau du lac, barrent absolument le chemin. Le commandant de la forteresse nous fait dire qu'il vient d'envoyer prendre les ordres du sultan, et nous somme de les attendre. Ces ordres arrivent le lendemain, et nous nous sen¬ tons tous soulagés d'un grand poids en apprenant qu'ils sont favorables. Nous traversons le fort, vé¬ ritable souricière dans laquelle il eût été facile de nous emprisonner d'un seul coup; mais on nous a envoyé de Tali un mandarin et quelques soldats pour nous escor¬ ter, cette mesure nous rassure et nous empêche de soupçonner un piège. Au-delà du fort, la plaine s'épa¬ nouit, traversée par la route que nous suivons. Quand les murailles de la ville se montrent dans le lointain, dominées par des montagnes grandioses, la peur s'em¬ pare de nos porteurs ; des chrétiens qui avaient voulu suivre le père Leguilcher rétrogradent prudemment, se proposant de rallier notre caravane après qu'ils auront connu l'accueil qui lui aura été fait. Des bruits sinistres nous sont rapportés : quatoi'ze • Européens auraient été récemment mis à mort, et nous allions bientôt, au dire de nos gens effrayés, voir leurs têtes sur les murailles. Tous les étrangers sontdes Européens pour les Chinois. Les hommes massacrés par ordre du sultan étaient pro¬ bablement des Birmans ou des Hindous, car ils avaient la peau presque noire. Nous entrons néanmoins sans obstacle dans la redoutable cité. La grande rue, d'a¬ bord presque déserte, se peuple peu à peu. Nous avan¬ çons toujours, serrés les uns contre les autres, l'œil aux 4Gli VOYAGE EN INDO-CIIINE aguets et la main sur nos armes, Un mandarin magni¬ fiquement vêtu et monté sur un cheval de prix vient au-devant de nous, jette un regard dédaigneux sur nos costumes de laine fripés et sans dorure, sur nos chevaux petits et maigres, et nous invite à mettre pied à terre. Nous sommes alors assaillis par une foule énorme, ex¬ citée, hurlante, qui, débouchant de toutes les rues adja¬ centes, oscille comme les flots de la mer et menace de nous écraser. Des soldats se ruent sur nous par der¬ rière et nous arrachent violemment nos chapeaux. Cette insulte fut suivie d'une rixe, dans laquelle nous dûmes faire usage des crosses de nos fusils ; nos trois Anna¬ mites et nos deux lagals usèrent bravement de leurs sa¬ bres, et le mandarin, resté d'abord impassible, s'inter- poga tardivement, au moment où un soldat musulman tombait ensanglanté. Cet incident dont les suites pouvaient être si funestes, pt dont nous ignorions la cause, avait été provoqué par la curiosité du sultan. Celui-ci nous observait du haut deg remparts de la citadelle, et c'était pour qu'il pût examiner à son aise nos visages européens que l'on nous avait brutalement décoiffés après nous avoir en¬ joint de descendre de cheval. Il donna l'ordre lui-même de nous conduire hors de la ville, dans un logement qu'il désigna. A peine y étions-nous installés que des mandarins vinrent nous présenter les excuses du sultan, nous offrir de sa part une audience pour le lendemain, régler le cérémonial, sur lequel ils se montrèrent même très-concilianls. Ils n'exigèrent qu'une chose, la pro¬ messe que nous nous présenterions sans armes. On causa ensuite du but de notre voyage ; mais cette con- ET DANS L'EÎIPIRE CHINOIS i67 versation, malgré la courtoisie îles formes, était en réa¬ lité un véritable interrogatoire. Soit qîio le caractère exclusivement scientifique de notre expédition n'eût pas été de notre part ûssèi soigneusement maintenu, soit que les tètes fussent trop dures, ainsi que nous l'avait prédit le grand-prêtre de Yunan-Sen, pour supposer à une exploration pénible des motifs désintéressés, il est certain que le jour suivant nous trouvâmes absolument changées les bienveillantes dispositions annoncées la veille. A l'heure qui avait été fixée pour l'audience, un mandarin vint nous avertir „qu'il restait encore des dé¬ tails à régler, qu'il y avait lieu de s'expliquer d'Une manière plus complète et plus claire ; il finit par nous dire que le' sultan demandait le père Leguilcher. Après l'heureuse issue des négociations antérieures, confiants, pour en avoir déjà fait l'épreuve, dans l'intelligence et la sagesse du missionnaire, nous estimions l'entrevue souhaitée par le sultan avantageuse et sans danger. Le père Leguilcher, moins rassuré, s'y rendit néanmoins éii homme accoutumé à braver tous les périls. 11 revint après une absence d'une heure Sain et sauf, mais ayant entendu proférer les plus Violentés menaces contre lui d'abord pour avoir introduit dans Tali des gens de notre espè'ee, puis contre nous qui venions reconnaître les routes, mesurer les distances ët dessiner lé pays dans l'intention manifeste, quoique niée effrontément, de nous en emparer. « Va dire, avait ajouté le sultan, va dire à ces Européens qu'ils peuvent prendre toutes les terres arrosées par le Lant-san-kiang (Mékong) depuis la mer jusqu'au Yunan, mais qu'ils seront forcés de t'arrêter là. Ils auraient conquis la Chine tout entière que l'inexpugnable royaume de Tali serait encore une borne infranchissable à leur ambition. J'ai déjà fait mettre à mort un grand nombre d'étrangers; que ces insolents qui ont versé hier sous mes yeux le sang de l'un de mes soldats s'attendent, s'ils demeurent plus longtemps chez moi, à un sort pareil. Je les épargne parce qu'ils me sont recommandés par un homme vénéré des musulmans, mais qu'ils retournent sans retard au lieu d'où ils sont venus, et s'ils tentent d'aller reconnaître le fleuve dans lequel se déverse le lac de Tali (le Mékong), malheur à toi et à eux 1 » Ce souverain qui règne par la terreur vit lui-même dans une terreur perpétuelle. Les murs de la citadelle construite au centre de la ville, sont les plus beaux et les plus forts qu'on puisse voir; le sultan demeure retiré derrière ces remparts. Deux canons constamment chargés sont braqués aux portes de la salle d'audience ; personne ne l'approche, hors ses fidèles, et très-peu de gens connaissent sa figure. On appelle les suspects un à un dans cet antre, et ils en sortent rarement vivants. Des chrétiens mêlés à la foule, en voyant passer le père Leguilcher qui se rendait à l'audience, ont éclaté en sanglots, bien convaincus qu'il allait à la mort. Il en avait été autrement, comme on vient de le voir. Après le récit du missionnaire, il fallait non-seulement renon¬ cer à l'espoir de revoir le Mékong, mais même à visiler la ville, et demeurer exactement enfermés dans notre logis jusqu'au lendemain. Nous chargeons nos armes, toutélant à craindre de la pari d'un homme aussi effrayé que le sultan. Nous sommes autorisés, après l'inexpli¬ cable changement qui s'est déjà produit une fois dans VOYAGE EN INDO-CHINE ET DANS L'EMPIRE CHINOIS ses dispositions, à redouter chez ce tyran fantasque un revirement nouveau qui aggraverait encore notre situa¬ tion. Nous étions en effet absolument à sa merci ; et, bien que résolus à nous défendre, il était impossible d'entretenir aucune illusion sur le résultat de la lutte, si celle-ci venait à s'engager. Le soir, notre maison tout entière, à l'exception du réduit où nous étions entassés, fut envahie par des soldats. Nos propres sen¬ tinelles durent alors se replier jusque dans notre chambre, et, sous le coup d'une anxiété qu'on trouvera naturelle, nous passâmes la nuit dans l'attente de quelque grave événement, observant les soldats, qui de leur côté surveillaient tous nos mouvements. Aux premières lueurs de l'aube, nos geôliers descen¬ dirent dans la cour, et, n'opposant nulle résistance à notre départ, ils se mirent en devoir de nous escorter, armés jusqu'aux dents. Tout alla bien jusqu'à la forte¬ resse qui donne accès dans la plaine. Le mandarin pré¬ posé à notre garde nous donna l'ordre de nous arrêter là, et s'éloigna rapidement. Craignant qujil ne fût allé s'entendre avec le commandant de cette petite place, où nous pouvions soupçonner que l'on voulait nous enfer¬ mer pour se défaire de nous, nous rassemblâmes nos porteurs de bagage, et, les poussant devant nos che¬ vaux, nous franchîmes au grand galop, malgré les réclamations des soldats intimidés et la consigne de leur chef, toutes les fortifications, très-mal gardées d'ailleurs, qui barraient notre chemin; une fois sortis de ce périlleux passage, nous avions devant nous l'espace, ci nous ne manquâmes pas d'en profiter. A dix heures du soir, comme nous avions pris posi- VOYAGE EN INDO-CHINE tion, pour y passer la nuit, dans une maison déserte et facile à défendre, un certain nombre de soldats deman¬ dèrent pacifiquement à être introduits. Ils venaient in¬ former le père Leguilcher que le commandant du fort, celui-là même dont nous avions reçu trois jours aupa¬ ravant un si bon accueil, l'invitait à se présenter chez lui sur-le-champ. Ils étaient chargés en outre d'acheter au nom du sultan de Tali le revolver que nous nous étions proposé d'offrir à ce capricieux personnage.Malgré l'insistance qu'ils apportèrent dans cette double négo¬ ciation, ces ambassadeurs indiscrets furent éconduits. Laisser le missionnaire compromis pour nous s'é¬ loigner en pleine nuit de notre petite colonne, c'eût été manquer de prudence ; et vendre une arme à un homme qui n'avait su ni la mériter ni osé la prendre, c'eût été manquer de dignité. Les soldats nous quittèrent donc en murmurant, et nous passâmes la nuit à conso¬ lider nos barricades. Celles-ci d'ailleurs demeurèrent inutiles, et cette alerte fut la dernière. Le chef du nouvel empire musulman nous a épargnés par crainte de pro¬ voquer contre lui l'intervention des Européens, et ses fanatiques sujets ont été tenus en respect par la terreur secrète que nos armes leur avaient inspirée. En rentrant dans l'ermitage du père Leguilcher, nous reconnûmes bien vite à la consternation des visages que la nouvelle de notre insuccès nous y avait devancés. De tous les points de la montagne, les chrétiens affluaient au pres¬ bytère, remplissant la chambre et l'oratoire, se pressant autour du prêtre, qu'ils n'osaient interroger, silencieux comme des gens qui pressentent une grande douleur. Le lendemain, lorsque le père Leguilcher, dont un plus long' séjour au milieu d'eux aurait mis la vie en péril, s'éloigna avec nous, des sanglots éclatèrent, les hommes et les enfants voulurent accompagner leur bienfaiteur. Quant aux femmes, c'était vraiment pitié de les voir avec leurs pieds mutilés s'efforçant de suivre le pas des chevaux et gravissant en pleurant la montagne à pic. Elles s'attachaient à la robe du prêtre, qui ne se détournait pas de peur de faiblir. Nous emportions l'âme de ce petit monde chrétien, entouré d'ennemis du côté du Thibet aussi bien que du côté de la Chine, et qui al¬ lait peut-être,, après notre départ et par notre impru¬ dence, être persécuté pour sa foi. C'était là une pensée amère qui, en se joignant à l'inévitable contagion de la douleur humaine sincèrement exprimée, nous arracha à nous-mêmes les premières larmes que nous eussions versées depuis deux ans. La montagne de Likiang montra bientôt à l'horizon ses formes imposantes ; elle apparaissait au loin comme un blanc fantôme qui semble garder l'entrée du Thibet. Partis des plaines basses conquises sur la mer par les alluvions du Mékong, nous pouvions contempler enfin de hauts sommets, des neiges éternelles, et entrevoir la contrée brumeuse vers laquelle nous avaient si souvent entraînés nos rêves. Nous perdions en même temps l'es¬ poir d'y pénétrer; mais les préoccupations qui nous as¬ siégeaient alors laissèrent en nous peu de place aux regrets. Tant que dura notre marche en territoire mu¬ sulman, il fallut presser le pas, ne camper qu'en lieux sûrs et hors des villages populeux. Ce fut donc avec un vif contentement que nous arrivâmes enfin dans cette zone neutralisée par les belligérants d'un accord com- VOYAGE EN INDO-CHINE mua. L'itinéraire de notre retour fut, sauf une modifi¬ cation légère, le même que j'ai déjà décrit en condui¬ sant le lecteur à Tali; je n'ai donc point à m'y arrêter. Nous eûmes la satisfaction d'obtenir du mandarin de Hoéli-Tcheou la punition d'un soldat qui avait insulté le père Lu, et la publication du dernier édit impérial favorable aux chrétiens, édit qu'on avait jusqu'alors laissé ignorer aux populations. Cependant, grâce au missionnaire qui nous servait d'in¬ terprète, les conversations des voyageurs,des marchands, des aubergistes, races en tout pays curieuses et bavardes, n'étaient plus pour nous lettres closes. Nos aventures faisaient ordinairement tous les frais de ces récits, où déjà la vérité commençait à disparaître sous la légende. Nous écoutions ces propos sans y prendre part, et c'est ainsi qu'après une longue absence les premières nou¬ velles du malade de Tong-Tchouan vinrent par hasard nous frapper au cœur. Une opération avait été pratiquée sur M. de Lagrée, voilà le fait que nous parvînmes à démêler au milieu des détails extravagants dont un fu¬ meur d'opium embellissait sa narration. De quelle nature avait été cette opération, quel résultat avait-elle amené? A toutes les questions qui se pressaient sur nos lèvres, nulle réponse sérieuse n'était donnée. Ce fut seulement trois jours avant notre arrivée à Tong-Tchouan que nos appréhensions se changèrent en certitude. M. de Lagrée était mort, le '12 mars 1868, d'une maladie de foie dont il souffrait depuis plus de soixante jours. Celui d'entre nous qui avait eu au plus haut degré l'amitié et la confiance de notre chef, le docteur Joubert, vint ù notre rencontre. Miné lui-même par la fièvre et par le ET DANS L'EMPIRE CHINOIS chagrin, il élait encore sous l'impression des pénibles devoirs qu'il venait d'accomplir, l'autopsie et l'inhuma¬ tion du cadavre. L'intelligence ne s'était éteinte chez M. de Lagrée qu'avec la vie. Jusqu'au dernier moment, le sentiment de sa responsabilité ne l'abandonna point ; en présence de la mort, l'une de ses plus grandes souf¬ frances, c'était de rester dans l'ignorance de notre sort. Ce n'est pas ici le lieu de payer longuement à M. de Lagrée le tribut d'hommages qu'il a si justement mérité. Je dirai seulement aujourd'hui que le succès de notre long voyage a été son œuvre, et que l'honneur en revient tout entier à sa mémoire. Il nous restait à gagner Shang¬ haï. Le récit de ce rapide voyage à travers la Chine fera l'objet de la dernière partie de ce travail1. À Tong-Tchouan, notre voyage d'exploration était terminé. Nos forces étaient d'ailleurs épuisées comme 1. Cette navigation sur le Fleuve-Bleu pourra être facilement suivie à l'aide d'une carte de Chine. CHAPITRE IX. LE FLEUVE-BLEU, ARRIVÉE A SHANGHAÏ ET RETOUR A SAÏGON. YOYAGE EN INDO-CHINE nos ressources, et, sous le coup du funeste événement qui nous privait de notre chef, toutes nos aspirations se tournèrent vers Shanghaï. Il fallait bien encore, pour gagner cette ville, traverser la Chine presque tout en¬ tière clans son plus grand diamètre ; mais cela nous semblait facile avec le secours du Yang-tse-kiang, ce grand chemin qui marche. Après avoir eu si longtemps à lutter contre le courant du Mékong, clans une région insalubre et presque déserte, nous allions trouver enfin une compensation à nos fatigues passées, nous allions nous sentir emportés vers une ville européenne, à tra¬ vers la contrée la plus peuplée de la terre, par l'un des plus puissants fleuves du monde. Toutefois nous n'étions point encore arrivés au point où cette grande artère est utilisée d'une manière continue par les jonques d'un fort tonnage. Quelques étapes nous séparaient de Souit- cheou-fou, ville importante du Setchuen, où nous avions formé le projet de ribus embarquer, et nous avions- hâte, comme les Hébreux captifs, de commencer cette marche vers la délivrance ; mais il nous restait à Tong- Tchouan même un devoir à remplir. Le gouvernement chinois évite de placer à la tête d'une province un homme qui, étant né clans cette pro¬ vince, y conserve sa famille, sa fortune, ses intérêts '. D'un autre côté la religion et le culte des morts ayant seuls survécu chez les lettrés au naufrage de toutes les 1. Les conquérants mantehoux, auteurs de cette mesure, voulaient empêcher les fonctionnaires chinois de jeter des racines dans leurs gouvernements et leur enlever ainsi toute possibilité de créer autour d'eux des foyers d'insurrection. ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 473 autres, croyances, cin s'explique le prix que les enfants d'un fonctionnaire attachent à posséder sa dépouille. « Un fils -vivrait sans honneur, surtout dans sa famille, dit le père Duhalde, s'il ne faisait pas conduire le corps de son père au tombeau de ses ancêtres, et l'on refuse¬ rait de placer son nom dans la salle où on les honore. » De là ces convois solennels qui traversent si souvent l'empire et pèsent sur les populations, contraintes d'offrir aux mandarins vivants des présents dignes du personnage dont ils escortent le cadavre. Quand nous avions voulu, dans une forêt du Laos, ouvrir la tombe d'Henri Mouhot pour y constater la présence de ses restes, on s'y était opposé comme à un sacri¬ lège. En Chine, il nous a été possible au contraire d'exhumer le corps du commandant de Lagrée sans heurter les préjugés et sans contrevenir aux usages. Seulement, chose triste à dire, ni la curiosité ni la malveillance ne se sont arrêtées devant la mort, et, sans respect pour notre douleur, la hideuse populace insulta le matelot qui procédait à cette tâche funèbre, et alla jusqu'à lapider le cercueil. A la place où celui-ci avait reposé quelques jours, dans le jardin d'une pagode, MM. Joubert et Delaporte ont élevé de leurs mains une pyramide en pierre qui rappellera aux Européens, lors¬ qu'ils visiteront ces lieux, le souvenir de l'un des plus longs voyages qui aient été faits en Asie, et le nom du Français mort avant de recueillir les fruits d'un succès qu'il avait assuré. Nous trouvons facilement un entrepreneur chinois qui se charge de transporter la bière jusqu'à Souiteheou-fou et nous quittons nous-mêmes Tong-Tohouan clans la jour- VOYAGE EN INDO-CHINE née du 7 avril 1868. Nous sommes toujours accompagnés du père Leguilcher, obligé, comme on l'a vu, de fuir une persécution imminente, et qui va chercher auprès de son évêque, sur la frontière du Setchuen et duYunan, un asile et des instructions. Il veut bien suppléer à l'absence de tout autre interprète et nous pouvons, grâce à lui, nous rendre compte du mouvement commercial dont les caravanes qui nous précèdent ou qui nous croisent attestent l'activité. Les auberges sont nom¬ breuses sur cette route fréquentée qui relie le Yunan au Setchuen par Souitcbeou-fou ; mais ce sont générale¬ ment des cloaques où les hommes et les animaux vi¬ vent dans une insupportable promiscuité. Le fumier charme la vue de ce peuple agriculteur sans blesser son odorat, et ces utilitaires estiment qu'il n'y .a pas lieu de se cacher pour accomplir ce qu'ils regardent comme une œuvre avantageuse et productive. Les lits fournis par l'aubergiste consistent en épais paillassons sur les¬ quels chacun est libre de placer des coussins. Ges pail¬ lassons sont inusables, et tout voyageur qui passe y laisse son tribut de vermine ; ils recèlent ainsi des légions d'insectes immondes, et nous nous sommes trou¬ vés plusieurs fois dans le cas de nous arrêter pour faire bouillir nos vêtements et nous frictionner les membres avec de l'eau-de-vie de riz dans laquelle nous faisions infuser du tabac. La plupart des hôtels sont tenus par des hommes venus du Kiangsi, l'une des provinces où l'on fabrique le plus de porcelaine et qui envoie cher¬ cher au Yunan une partie des sels de plomb employés dans lap réparation des vernis. La ville de Tchao-Tong est le dernier chef-lieu de de- ET DANS L'EMPIRE CHINOIS #i7 partement du Yunan. Ses rues sont remplies d'une boue noircie par le chai'bon et sans cesse piétinée par les chevaux et les mulets des caravanes. Elle est populeuse, bien que le mandarin, qui nous rend visite, exagère évidemment en portant à 80,000 le nombre des habitants. En réduisant ce chiffre d'un bon tiers, on laisse encore une part assez large à la vanité du magistrat municipal. Ce qui paraît d'ailleurs manquer au plus haut point à ce fonctionnaire, c'est le sentiment de la mesure. Au dîner qu'il nous a offert, une incroyable quantité de plats ont paru sur la table. Ce festin est le dernier au¬ quel nous ayons été invités par des Chinois. L'occasion ne pouvant donc plus se retrouver d'indiquer ce que prescrit en pareille circonstance le code de la civilité puérile et honnête dans le Céleste-Empire, je saisis celle-ci, et j'emprunte au livre du père Duhalde quelques- unes des formalités essentielles observées par les gens de bonne compagnie quand ils se traitent. « Un festin doit toujours être précédé de trois invita¬ tions, qui se font par autant de billets qu'on écrit à ceux qu'on veut régaler. La première invitation se fait la veille ; la seconde se fait le matin du jour destiné au repas, pour faire ressouvenir les convives de la prière qu'on leur a faite et les prier de nouveau de n'y pas manquer; enfin la troisième se fait, lorsque tout est prêt et que le maître de la maison est libre, par un troi¬ sième billet, qu'il leur fait porter par un de ses gens pour leur dire l'impatience extrême qu'il a de les voir... Suivant les anciens usages de la Chine, la place d'hon¬ neur se donne aux étrangers, et parmi les étrangers à celui qui vient de plus loin ; le maître de la maison occupe toujours la plus humble. Quand celui qui donne le repas introduit ses hôtes clans la salle du festin, il les salue les uns après les autres ; il fait ensuite verser du vin dans une tasse de porcelaine, et, après avoir fait la révérence au plus considérable des convives, il va la poser devant lui. Celui-ci répond à cette civilité par les mouvements qu'il se donne pour l'empêcher de prendre ce soin, et en même temps il se fait apporter du vin dans une tasse et fait quelques pas pour la porter vers la place du maître du festin, qui à son tour l'en em¬ pêche avec certains termes ordinaires de civilité... On commence toujours le festin par boire du vin pur. Le maître d'hôtel, un genou en terre, y exhorte à haute voix tous les convives. Alors chacun prend sa tasse des deux mains et l'élève jusqu'au front ; puis, la baissant plus bas que la table et la portanttous ensuite près de la bouche, ils boivent lentement, à trois ou quatre reprises, et le maître ne manque pas de les inviter à tout boire ; c'est ce qu'il fait le premier, puis, montrant le fond de sa tasse, il leur fait voir qu'il l'a entièrement vidée, et que chacun doit faire de même... Au commencement du second service, chaque convié fait apporter par un de ses valets divers petits sacs de papier rouge qui contien¬ nent un peu d'argent pour le cuisinier, pour les maîtres d'hôtel, pour les comédiens et pour ceux qui servent à table. On donne plus ou moins, selon la qualité de la personne qui vous a régalé; mais l'on ne fait ce petit présent que lorsque le festin est accompagné de la co¬ médie. L'amphitryon ne consent à accepter l'offrande qu'après avoir fait quelques difficultés. En recondui¬ sant ses hôtes, le maître de la maison ne manque pas 478 VOYAGE EN INDO-CHINE ET DANS L'EMPIRE CHINOIS ■479 de leur dire : Nous vous avons bien mal reçus, etc. » Tout, jusqu'aux simples inclinations de tête, est ainsi réglé par le menu, on pourrait dire noté. L'ensemble de ces règles de bienséance est élevé à la hauteur d'une science sociale ; et à Pékin le tribunal des rites veille sur ce grotesque dépôt avec une aussi jalouse inquié¬ tude que tel corps politique en Europe au maintien d'une constitution. Fait-on visite à un mandarin, il faut commencer par lui faire porter sa carte. Cette carte est un morceau de papier rouge sur lequel on écrit son nom en le faisant suivre d'une phrase polie, comme « l'ami tendre et sincère de votre seigneurie et le disciple perpétuel de sa doctrine se présente en cette qualité pour vous rendre ses devoirs et vous faire la révérence jusqu'à terre. » Si le mandarin est disposé à recevoir, il vient au-devant de son visiteur, l'invite à passer le premier l'autre répond : Je n'ose, et après une infinité de gestes convenus et de phrases obligatoires le maître de la mai¬ son salue la chaise qu'il destine à son hôte et l'époussette « légèrement avec un pan de sa robe pour en ôter la poussière. » Veut-on écrire à une personne considé¬ rable, il faut « se servir d'un papier blanc qui ait dix ou douze replis à la,manière des paravents : c'est sur le second pli qu'on commence la lettre, et à la fin on met son nom. Plus le caractère que l'on emploie est petit, plus il est respectueux i. » La lettre une fois faite, on la place dans un petit sac de papier sur lequel on écrit : La lettre est dedans. Lorsqu'il s'agit de papiers d'affaires expédiés à la cour, on attache une plume au 1. Le père Dubalde. paquet, et co symbole indique au messager qu'il doit avoir des ailes. Nous avons reçu nous-mêmes la visite de dix mandarins à la fois, et, suivant l'usage, nous leur offrîmes du thé,en commençant parle plus élevé en grade; celui-ci fit mine d'offrir sa tasse au second, puis au troi¬ sième, jusqu'au dernier inclusivement. Tous ayant po¬ liment refusé, il se mit alors seulement en devoir de boire. Le second, à son tour, présenta sa tasse aux huit autres, ainsi de suite jusqu'à l'avant-dernier, qui ne man¬ qua pas lui-même d'essuyer le refus du dernier. Tout cela se passait avec un sérieux imperturbable, et nous avions besoin pour ne pas rire de nous rappeler toutes les nuances dans la conduite et dans le langage qui distin¬ guent en Europe la bonne compagnie. On le voit, l'éducation, s'il fallait entendre par ce mot un formalisme minutieux, est poussée aussi loin en Chine que chez nous. Combien de fois n'avons-nous pas dû paraître à ces mandarins raffinés des gens de mœurs grossières et de façons incongrues ! Quel étonnement n'éprouvaient-ils pas, par exemple, quand nous étions nos chapeaux pour les saluer, eux qui tiennent pour une impertinence le fait de se découvrir la tête 1 ! S'ils avaient eu l'occasion d'écrire en France à notre sujet, nous aurions eu certainement lieu de craindre qu'ils ne reproduisissent le témoignage que rendit jadis de l'am- 1. C'est pour se conformer à cette manière de voir que les mis¬ sionnaires ont demandé au pape et obtenu l'autorisation d'adopter, pour célébrer la messe, une coiffure spéciale dont la forme rap¬ pelle celle des bonnets do cérémonie des mandarins. — Les Thibé- tains saluent en se pinçant l'oreille et en tirant la langue. VOYAGE EN INDO-CHINE ET DANS L'EMPIRE CHINOIS bassadeur du grand-duo de Moscovie le Lipou ou tri¬ bunal des rites. Traduite en latin sur l'ordre de l'empe¬ reur par les missionnaires de Pékin, cette réponse, adressée au grand-duc en personne, se résumait ainsi : Legatus tuus multa fecit rustioè Le pays qui entoure Tchao-Tong n'est pas moins rava¬ gé que le reste du Yunan. Peu de temps avant notre pas¬ sage, les sauvages Manseu descendus de leurs montagnes l'avaient mis à feu et à sang, et les bandes de soldats im¬ périaux venaient d'en achever la ruine. La population très-dense encore malgré tant de calamités qui la déci¬ ment, se loge comme elle peut dans des huttes en terre ou dans les crevasses des roches. Elle est portée par ses malheurs à voir des ennemis dans toutes les figures in¬ connues. Par excès de zèle, le mandarin de Tchao-Tong nous avait imposé des corvéables qui devaient se relever dans tous les villages ; mais nous 110 trouvions pas un hameau qui n'eût été déserté à notre approche, et il fal¬ lait alors se livrer à une véritable chasse à l'homme. Craignant d'être retenus de force et rendus furieux par cette appréhension, nos porteurs mettaient à cette odieuse besogne une ardeur excessive. Chacun poursuivait son remplaçant, nous l'amenait en triomphe et quelquefois meurtri de coups. Les chemins sont bien tracés et largement ouverts ; il ne leur manque qu'un peu d'entretien. De vieilles femmes donnent çà et là quelques coups de pioche, et tendent la main aux voyageurs, qui profitent de leur travail volon¬ taire, ingénieux prétexte pour mendier, et aussi pro- 1. Le père Dutialde.* VOYAGE EN INDO-CHINE testation utile contre la négligence des pouvoirs publics. La plupart de ces routes sont construites en corniche au- dessus des rivières et des torrents, affluents du Yang- tse-kiang, et traversent une région à laquelle l'aspect tourmenté des montagnes qui la hérissent imprime un cachet de beauté sévère. Certains gros bourgs ont la mine arrogante de nos anciennes forteresses féodales , celui do Tahouarise par exemple, bâti à mi-côte d'un massif dentelé et précédé d'une porte haute et large, qui rap¬ pelle le profil menaçant d'une tour épaisse. De loin en loin, des têtes coupées de brigands ou de déserteurs servent de pâture aux bêtes de proie. Le charbon de terre apparaît souvent dans les gorges et est très-employé ; il ne semble pas cependant qu'on fasse le plus léger effort pour découvrir des gisements ou développer l'exploita¬ tion. On se borne à s'attaquer aux mines qu'une circons¬ tance fortuite a mises à découvert, et qui suffisent aux besoins très-limités d'ailleurs de la consommation lo¬ cale. Les métaux continuent de se montrer abondants : le for à Hé-hi, le plomb argentifère à Sinkaïtsen, non loin de Tchao-Tong. J'ai déjà signalé cette mine, dont la richesse parait considérable. Au sortir d'un étroit défilé séparé de nous par une forte rivière, nous apercevons le village de La-oua-tan, et, au-dessous des rangs pressés de maisons couvrant le versant delà montagne, nous voyons de grosses jon¬ ques en construction, quelques-unes couchées sur le sable, d'autres solidement amarrées au rivage. Ainsi, un an après avoir congédié nos pirogues et pris terre en Birmanie, sur les bords du Mékong, nous retrouvions des vaisseaux en Chine sur u» affluant du Fleuve Bleu 1 Le vicaire apostolique du Yunàn demeure à Long-ki, non loin de La-oua-tan. Le concours affectueux que nous avaient prêté les prêtres de la mission nous faisait un devoir d'aller porter nos hommages à ce vieillard, par¬ venu au terme d'une longue carrière que la persécution faillit plus d'une fois abréger. Arrivé en Chine à la fin de la Restauration, Mgr Ponsot n'a jamais revu la France. Il a passé depuis lors sa vie dans les montagnes du Yunan, et c'est sur des sommets presque inaccessibles que nous allons chercher le palais épiscopal. Les man¬ darins chinois, qui ont longtemps poursuivi les mis¬ sionnaires, sont aujourd'hui impuissants à les protéger. Ceux-ci se défendent eux-mêmes contre les invasions des sauvages, offrant à l'occasion, même aux Chinois non chrétiens, un abri derrière leurs murs, que les Manseu évitent d'approcher de trop près. Ce sont cependant de terribles ennemis que ces Manseu embusqués sur les frontières du Setchuen et du Yunan. En une seule année, ils ont, dit-on, massacré ou. réduit en esclavage plus de mille voyageurs. Intempérants et féroces, ils se gorgént dans leurs repaires de viandes et d'eau-de-vie, fruits dé leurs rapines ; quand ils sont repus, ils dorment comme des boas et se remettent bientôt après en cam¬ pagne. Jaloux de leur indépendance, ils ne recherchent aucun appui en dehors de leurs tribus, et ont exterminé une bande détachée de l'armée de Taï-pings sans songer à faire alliance avec ceux-ci contre le gouvernement impérial. La nécessité de se défendre, et surtout de pro¬ téger les nombreux enfants qui viennent chercher à Long-ki et au collège de Chen-fon-chan une instruction libéralement distribuée, a développé chez certains mis- ET DANS L'EMPIRE CHINOIS VOYAGE EN INDO-CHINE sionnaires des qualités qui étonnent sous leur costume; leur activité, leur vigilance et leur bravoure m'ont fait souvenir de ces types immortels fournis par nos ordres militaires au roman et à l'histoire. Le clergé catholique indigène se recrute en partie parmi les élèves de ces établissements. A Chen-fon-ehan, sur seize jeunes gens admis et élevés dans cette maison hospitalière, un seul en moyenne entre dans les ordres ; le cœur formé sur les principes de la morale chrétienne, l'esprit façonné à l'européenne par l'étude du latin, les autres sont em¬ ployés dans les missions à des titres divers ou viennent, libres des préjugés de leur race, se mettre en relation avec les étrangers dans les ports ouverts au commerce européen. Cette dernière excursion achevée, la rivière de La- oua-tan, servant notre impatience, nous emporte avec une rapidité furieuse. Nous franchissons des passages où l'eau, resserrée entre des roches, subit une très-sen¬ sible dépression. Une rame établie à l'avant de la jonque sert de gouvernail dans ces sortes de rapides, où un faux ..coup de barre suffirait pour provoquer une catastrophe. Bientôt après le fleuve s'élargit, et devant Souiteheou-fou il a l'aspect d'un bras de mer. Nous avions pour toujours quitté le Yunan. En entrant, munis de nos passeports, sur le territoire du Setchuen, nous pensions pouvoir compter sur la protection des mandarins et nous reposer sur eux du soin de nous faire respecter par la foule. Dès le premier moment de notre arrivée à Souitcheou-fou, il fallut abandonner cette espérance et pourvoir nous-mêmes à notre sécurité. La ville était remplie d'aspirants au baccalauréat militaire, ET DANS L'EMPIRE CHINOIS lesquels, après s'être livrés sur le champ de Mars,' en présence du jury d'examen, aux exercices traditionnels les plus baroques, voulurent se donner à nos dépens le plaisir d'un siég'e. Le premier qui tenta de violer notre domicile à main armée était un bachelier de la veille, insolent et fort en gueule. Il reçut un coup de sabre sur la tête. C'était un vigoureux gaillard venu du Yunan pour prendre ses degrés. Or, les soldats du Yunan jouissent au Setchuen d'une grande renommée et sont cités pour leur bravoure. Tous les candidats sentirent l'offense et se préparèrent à la venger. Proclamations affichées sur les murs, réunions tumultueuses, haran¬ gues ardentes, rien ne fut épargné par ces courageux militaires pour s'exciter mutuellement au meurtre de cinq étrangers. Tout ce bruit, dont des chrétiens ve¬ naient en tremblant, (en Chine les chrétiens tremblent toujours) nous apporter les échos, dura trois jours, au bout desquels nous reçûmes à la fois les excuses de l'infanterie et de la cavalerie l. Le peuple demeura assez indifférent à la querelle, et les mandarins ne firent rien pour l'apaiser. La police est organisée cepen¬ dant dans les villes de Chine, et n'est point dépourvue 1. Ces braves guerriers ont guetté notre départ, et quand ils ont été bien assurés que le courant du grand-fleuve nous avait décidément emportés, ils ont fait en grand nombre irruption dans notre logement, tirant des coups de fusil, éventrant les armoires pour découvrir la retraite où nous ne pouvions manquer d'être cachés. Après cette expédition glorieuse, dont de pompeuses affiches collées aux murs racontèrent bientôt les émouvants dé¬ tails, les soldats se répandirent dans les rues de la ville en an¬ nonçant au peuple que nous avions fui lâchement. — Ces ren¬ seignements me sont parvenus très-récemment. 486 VOYAGE EN INDO-CHINE de moyens d'action. Elle est faite dans chaque quartier par un fonctionnaire spécial, dans chaque maison par le père de famille. Les habitants eux-mêmes, ayant une part de responsabilité dans les délits et les crimes com¬ mis par leurs voisins, ont sur ceux-ci une part de sur¬ veillance. De là dans le mur de la vie privée des brèches inévitables, mais dont personne ne songe à se plaindre. D'ailleurs, tout aujourd'hui, même en matière pénale, aboutit en Chine à une question d'argent. Que le coupa¬ ble ait mérité la mort ou seulement dix coups de bâton, dans la plupart des occasions, avec un peu d'habileté et quelques taëls, il sortira du prétoire sain et sauf, et sera proclamé honnête homme. L'un de nous, insulté un jour à la promenade par un groupe de désœuvrés, avisa celui qui, à en juger par l'élégance de ses habits, paraissait être le plus riche, s'élança sur lui, et l'ayant saisi par la queue, tandis que- tous ses compagnons fuyaient, le traîna à travers toute la ville jusqu'au palais du mandarin. Durant le trajet, les parents et les amis du coupable venaient discrète¬ ment offrir d'acheter sa délivrance. Notre compatriote aurait pu ce jour-là faire de très-bonnes affaires. 11 pré¬ féra répondre à toutes les propositions par des coups de fouet, auxquels le mandarin voulut bien faire ajou¬ ter sur-le-champ et en place publique une solennelle bastonnade. Cela s'était passé au Yunan, où les manda¬ rins militaires, jouissant, en raison de l'état do la pro¬ vince, d'une véritable suprématie, nous ont générale¬ ment, comme on a pu le voir, donné des marques de bienveillance. Nous allions rencontrer au contraire chez les lettrés qui gouvernent les régions pacifiées de l'em- ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 487 pire des dispositions différentes, dispositions dont l'impunité laissée à Souitcheou-fou aux perturbateurs était un inquiétant symptôme. Il est facile de s'expliquer d'ailleurs d'où nous venaient et la faveur des généraux et l'hostilité des préfets. La profession des armes, que l'on peut regretter de voir placer trop haut dans l'estime de certains peuples do l'Occident, est assurément placée trop bas dans celle do la nation chinoise. Depuis l'invasion tartare, les em¬ pereurs mantehoux, portés au trône par leurs soldats, ne pouvaient manquer de travailler, par politique et par re¬ connaissance, à rendre quelque prestige à l'état militaire. On peut dire qu'ils ont échoué contre la ligue des lettrés coalisés pour maintenir leurs privilèges, et que l'opinion publique a conservé sur ce point-là ses préjugés et ses philosophiques dédains. Conquérir ses conquérants, tel a été en effet le grand art de la Chine, comme il fut celui de la Grèce. Si les huit bannières tartares réunis¬ sent autour d'elles des soldats auxquels on ne peut refuser une certaine valeur relative, io reste de l'armée chinoise est formé de gens sans aveu qui rappellent, sauf le courage, nos anciens routiers brabançons. Les officiers, élevés au-dessus de leurs soldats par les exa¬ mens qu'ils subissent, ne trouvent cependant dans ces épreuves, réduites aux simples proportions d'examens professionnels, qu'un droit restreint à la considération publique. De mœurs souvent grossières, ils ont ordinai¬ rement l'esprit modeste ; peu familiers avec les livres classiques, ils n'ont pas le culte du passé ; ils sont dépourvus do savoir, mais ils y gagnent d'être exempts de prétentions. Ils reconnaissent volontiers la supériorité VOYAGE EN INDO-CHINE des Européens dans l'art de la guerre aussi bien que l'excellence de leurs armes, et s'aperçoivent qu'en somme ils n'ont personnellement rien à perdre par l'ouverture de l'empire aux étrangers. De là cette sym¬ pathie mêlée de respect que nous ont témoignée les mandarins militaires. La supériorité que les soldais nous accordent sans difficulté, les mandarins lettrés nous l'ont contestée longtemps. A mesure qu'ils appre¬ naient l'existence des différents peuples do l'univers, les auteurs des Annales. impériales les rangeaient sans façon parmi les vassaux de leur propre souverain. Ils n'ont guère fait d'exception qu'à l'égard de l'empire romain, qu'ils appellent Ta-tshin. De telles outrecui¬ dances ont fait leur temps, et les Chinois n'ont plus à demander s'il y a des villages en Europe ; mais il leur en coûte d'abandonner des erreurs si longtemps ca¬ ressées par leur vanité nationale. Ils en retiennent le plus possible, et ils se consolaient de la faiblesse de leurs armées par la pensée qu'ils conservaient sur nous la prééminence intellectuelle. Ils commencent à sentir aujourd'hui que cette ressource suprême menace elle- même de leur échapper, la lumière se fait tous les jours, et dans l'esprit des lettrés la peur est toul^ près de rem¬ placer le dédain. Ces mandarins, qui ont blanchi sur leurs livres, qui sont péniblement arrivés vers la fin d'une carrière laborieuse, non pas à posséder les 80,000 caractères de leur langue écrite, mais à en déchiffrer et à en peindre eux-mêmes un grand nombre, car c'est a cela que se borne tout le savoir du plus savant Chinois, ces man¬ darins devinent dans les sciences, dans lés méthodes et ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 489 surtout dans l'écriture européennes des rivales avec lesquelles ils refusent d'entrer en lutte, parce qu'ils n'ignorent pas que la lutte leur serait fatale. Si par un procédé nouveau on trouvait le moyen d'apprendre aux élèves de nos lycées à lire et à comprendre le chinois aussi facilement qu'ils lisent et comprennent l'anglais ou l'italien, quel ne serait pas le dépit de certains sino¬ logues bien rentés par nos corps savants pour donner un enseignement aussi peu suivi que peu contrôlé? Telle est la^dure extrémité clairement aperçue en Chine par les plus perspicaces, vaguement entrevue par les autres et, non sans raison, redoutée par tous. Ce qui se passe à la porte du Céleste-Empire, dans un pays long¬ temps rattaché à lui par des liens politiques et mainte¬ nant encore tributaire de sa littérature et esclave de son écriture figurative, n'est pas fait pour dissiper ces terreurs. Un journal s'imprime à Saigon qui substitue nos caractères phonétiques aux hiéroglyphes chinois, et les jeunes Annamites instruits dans les écoles de la colonie sont en mesure de lire cette feuille après quel¬ ques mois d'études. Cette réforme, opérée sans bruit, n'en contient pas moins, malgré sa simplicité, pour cette partie de l'extrême Orient, le germe d'une renais¬ sance plus féconde encore que celle dont fut suivie en Europe la découverte de l'imprimerie. Dans un pays comme la Chine, où l'on a vu un empereur incendier toutes les bibliothèques et jeter au feu les lettrés, on peut attendre d'un souverain mieux inspiré qu'il prenne sons sa protection l'alphabet européen sans se laisser arrêter par la résistance désespérée d'une caste égoïste. Bien que cette délivrance de la pensée ne semble pas encore prochaine, les lettrés semblent la pressentir; ils nous haïssent d'instinct, et encouragent sous main contre lés étrangers les violences de cette populace qui sert, dans tous les pays, d'instrument aveugle aux ha¬ biles. A Souitcheou-fou, l'orage s'était dissipé, comme on l'a vu, mais non sans nous laisser une leçon salutaire et un utile avertissement. La colère des uns et l'indis¬ crète curiosité des autres ne nous empêchèrent pas de visiter cette ville, admirablement située au point où le Fleuve-Bleu reçoit un gros affluent. Elle est régulière¬ ment bâtie et dominée par une colline que couronne une pagode. On arrive à ce sanctuaire par un long escalier à pente très-douce, et dont nos chevaux du Yunan, accou¬ tumés à des ascensions plus difficiles, franchirent sans hésiter les innombrables degrés. De ce lieu élevé la vue est belle, et nous avons pu en jouir en parfaite tran¬ quillité, car la foule ne nous a pas suivis. J'ai retrouvé là, sur un autel, une statue de Fô reproduisant les traits qui nous ont été longtemps si familiers du Bouddha cambodgien et laotien. Cette figure calme, aux traits allongés, de laquelle il semble qu'une sorte de contem¬ plation passive, de perpétuelle extase ait chassé toute, expression, se rencontre rarement en Chine. A l'origine, Dieu fit l'homme à son image, mais depuis lors on peut dire que l'homme le lui a bien rendu. Pour ne parler que des Chinois, en adoptant le grand ascète de l'Inde, lequel ne vivait que de racines et d'herbes sauvages, ils lui ont imposé un abdomen monstrueux qu'aurait seule pu produire et entretenir une alimentation très- substantielle. D'ailleurs cet abdomen est symbolique, VOYAGE EN INDO-CHINE ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 491 Des gens qui se mêlent de blanc quand ils sont on deuil, qui se fâchent lorsqu'on se découvre devant eux, qui mangent le potage à la fin du dîner, ces gens-là ont bien le droit de nous contredire en matière plus grave et de voir le siège de l'intelligence ailleurs que dans le cerveau. En effet, sinon dans leur façon de penser, du moins dans leur langage, le ventre joue le rôle réservé chez nous à la tête. Ainsi ils disent : Je conserve cela dans mon ventre, c'est-à-dire pour moi, dans ma mé¬ moire, ou bien encore : Cet homme a du ventre, pour cet homme est un esprit fort distingué. Le Bouddha ne pourrait donc articuler de ce chef aucun grief légitime. Flacée à l'entrée du Yunan, sur cette limite où les montagnes, abaissant leurs sommets, s'écartent comme pour laisser au Yiahg-tse-kiang, qui n'était jusque-là qu'un torrent colossal, prendre les allures plus calmes d'un fleuve majestueux, Souitcheou-fou doit avoir, dans les temps de tranquillité publique, une réelle importance commerciale. Les jonques se pressent autour d'elle, et nous parvenons sans trop de peine à en louer deux. Les patrons s'engagent à nous conduire jusqu'à Hankao sans transbordement. S'installer dans ces maisons flottantes parfaitement couvertes et même quelque peu décorées intérieurement, n'en sortir qu'à notre gré, avancer rapidement et sans fatigue, pouvoir nous endormir à Souitcheou et nous réveiller, en vue des steamers et des consulats européens, c'était là un rêve à faire pâlir les songes de tous les fumeurs d'opium. Ce fut le 9 mai 1868 que la réalisation en fut commencée. Remplissant le lugubre office de l'insulteur antique derrière le char de triomphe, la mort eut sa place au VOYAGE EN 1NDO-CHINE milieu de nous, et le cercueil du commandant de Lagrée, déposé sur le pont de l'une des deux jonques, jetait un voile sur notre succès comme sur notre joie. A partir de Souitcheou, le pays change complètement d'aspect. Sur les deux rives du fleuve, les villes suc¬ cèdent aux villages, la terre est partout chargée de moissons, et l'on n'aperçoit pas un seul arpent, en friche. La population, très-dense, éprise du sol et dure au tra¬ vail, ne dédaigne pas ces minces dépôts d'humus qui semblent formés dans l'anfractuosité des rochers par les débris des nids d'oiseaux de proie. Des champs grands comme la main sont cultivés à toutes les hauteurs, et l'on s'étonne que le laboureurpuisse, sans avoirdes ailes, parvenir dans ces domaines aériens. Nous passons devant la ville de Lou-Tcheou, transportée toute entière bien loin de son primitif emplacement, lequel est devenu un repaire de bandits, parce qu'un parricide avait été commis dans ses murs. En Chine, ce crime horrible est tenu pour un malheur public. Non-seulement on rase les villes qu'il a souillés, mais on est allé jusqu'à mettre à mort des mandarins pour ne l'avoir pas prévenu. Ces infortunés étaient, dans ce cas, déclarés coupables d'avoir laissé, par une administration supposée mau¬ vaise, les esprits se pervertir et les cœurs se dépraver. Un fils qui lève en ce pays la main sur son père fait plus qu'outrager la nature, il ébranle du même coup l'édifice politique, élevé tout entier sur la double base de la soumission filiale et de l'autorité paternelle, prin¬ cipes fort respectables sans doute, mais qui ont le grave inconvénient de tous les principes, celui d'être absolus. D'un côté dépendance étroite, de l'autre pouvoir sans ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 493 limites et sans contrôle, telles sont les conséquences inacceptables dans la famille, souverainement iniques dans l'État, qu'entraîne cette doctrine, non moins chère au fils du ciel que celle du droit divin pouvait l'être à nos anciens rois. Servis par le courant et poussés par nos rameurs, attentifs à tendre ou à replier, suivant la direction de la brise, notre grande voile de paille, nous voguons si vite qu'il est impossible de saisir les détails du vaste tableau qui se déroule à nos yeux. Un fleuve immense, dont les eaux, à chaque instant accrues par le tribut d'affluents innombrables, sont sillonnées par des flottes de jon¬ ques, des rives parfois dominées par des murailles rocheuses, formées le plus souvent par les dernières ondulations des montagnes, qui, vues du milieu du fleuve, semblent s'élever à peine au-dessus de son niveau, des maisons blanches ou rouges, des tours, des pagodes, des bourgades fortifiées, des champs en cul¬ ture, incessants témoignages de l'activité humaine au sein d'une admirable nature, voilà le spectacle perpé¬ tuellement renouvelé que nous admirions tout le jour. Le soir, nous trouvions dans notre jonque elle-même un gîte que nous préférions aux hôtelleries. Tchon-King est une grande ville du Setchuen qui con¬ tient, dit-on, près d'un million d'habitants. Nous ne pou¬ vions passer sans nous y arrêter devant un centre commercial aussi important. Cette cité populeuse est construite en amphithéâtre, heureuse disposition qui manque à la plupart des villes chinoises. Une grande quantité de jonques pavoisées, décorées de tous les in¬ signes mandariniques, étaient mouillées devant l'escalier VOYAGE EN INDO-CHINE large et roide qui conduit des dernières rues jusque dans l'eau du fleuve. C'était le cortège bruyant qui ramenait dans son pays le corps du vice-roi du Setchuen; rencon¬ tre fatale, car nous aussi nous rapportions un cercueil plus difficile à faire respecter que nous-mêmes, lorsqu'il y avait entre la pompe du convoi chinois et.l'indigente simplicité du nôtre un contraste trop éclatant pour échap¬ per la à perspicacité malveillante de la foule accumulée. Laissant quatre hommes armés à bord de la jonque funèbre, nous parvînmes après de grands efforts à nous frayer un passage jusqu'à l'hôtellerie la plus voisine. Là nous procédions paisiblement à uiie installation som¬ maire, dédaignant lés clameurs du dehors, clameurs as¬ sourdissantes poussées par dix mille hommes, et qui semblaient un mélange confus de menaces et de huées, quand un de ces amis inconnus qu'ont faits aux Euro¬ péens les saints travaux des missionnaires pénétra tout ému dans notre chambre. Selon le récit d^ ce chrétien, la populace, ne pouvant atteindre nos jonques, mouillées à quelques brasses du rivage, sur lequel elle affluait de tous les points de l'immense cité, se disposait à les la¬ pider, et une lourde pierre lancée d'au milieu d'elle avait déjà profané l'humble bière du grand mandarin français. Nos hommes avaient répondu à cet acte d'agression brutale en mettant en joue la canaille, que la vue du ca¬ non des carabines fit hésiter. Notre messager volontaire ajouta qu'il s'était■ éloigné à ce moment, et qu'il était grand temps pour nous de prendre des mesures. Mal¬ gré dès avis répétés, les mandarins persistaient à ne pas se montrer, nous n'avions à espérer d'eux aucun se¬ cours, et cependant le danger couru par les trois Anna- ET DANS L'EMPIRE CHINOIS mites et le matelot français demeurés sur nos barques était peut-être devenu pressant. Trois d'entre nous s'é¬ lancèrent aussitôt dans la nie, le revolver à la main ; la surprise ouvrait les rangs pressés de la multitude, qui se refermait derrière eux. Les vociférations, un ins¬ tant calmées, redoublèrent et les poursuivirent jusqu'au port. Ils trouvèrent là nos hommes, qui avaient eu le sang-froid de ne pas tirer, le courage de descendre à terre et d'emmener un prisonnier, les mains liées der¬ rière le dos, au milieu de la plus formidable agglomé¬ ration d'hommes que j'aie jamais vue, sans qu'il se trouvât un seul défenseur pour tenter de l'arracher aux mains de trois Européens résolus. Pourledireenpassant, ce simple fait m'a singulièrement facilité l'intelligence de toute la guerre de Chine. Quant .au captif, le préfet do la ville se hâta de le faire réclamer on nous promettant qu'il serait puni ; nous le laissâmes aller, la cangue au cou, bien convaincus d'ailleurs qu'à peine hors de notre présence il serait libéré et proba¬ blement félicité. À la tombée do la nuit, des chaises à porteurs vinrent se ranger devant l'auberge où nous lo¬ gions. Elles nous étaient envoyées par le vicaire apos¬ tolique du Setchuen oriental, au yamen duquel nous parvînmes dans la soirée, après-avoir incognito traversé toute la ville. Dans cette vaste résidence, composée, comme celle des grands mandarins chinois, do nombreux édifices séparés par des cours immenses et closes, nous trouvâmes le repos et, ce qui avait encore plus de prix à nos yeux, une hospitalité charmante. Sous le costume chinois, le père Favent a conservé toute sa bonhomie native, et Mgr Desflèches, l'évêque du Setchuen, toute la vivacité de l'esprit français 4. Nous étions très-disposés à juger sévèrement les Chinois, et c'était avec un plai¬ sir secret que nous entendions ces deux hommes, por¬ tés à l'indulgence, dresser, tout en causant, l'acte d'ac¬ cusation de cette race pervertie. Tchon-King, située, comme Souitcheou-fou, au con¬ fluent du fleuve et d'une rivière navigable pendant plu¬ sieurs jours, est un vaste entrepôt de toutesles marchan¬ dises qui remontent le Yang-tse-kiang ou descendent du Setchuen vers Shanghaï. La consommation et la produc¬ tion locales à elles seules donneraient lieu à un mouvement commercial très-important. Depuis l'ouverture des ports aux Européens, ce mouvement s'est notablement accru. Le prix de certaines denrées nécessaires s'est élevé dans des proportions énormes -, et celles-ci ne sont plus que difficilement accessibles à la masse des consommateurs. Les Chinois prévoient et redoutent cette conséquence iné¬ vitable des traités imposés par nos armes. Abondamment pourvus par la nature des richesses les plus variées, n'éprouvant aucun besoin qu'ils ne puissent largement sa- 1. Ce prélat est actuellement à Rome. Il s'est joint à beaucoup de ses confrères pour attester que l'infaillibilité d'un seul serait plus facilement acceptée des populations qu'il instruit que l'in¬ faillibilité d'une assemblée. La définition projetée ne saurait en effet effrayer les Asiatiques; il suffit dp les connaître pour en demeurer convaincu. Quant à la liberté des cultes, nous nous plaisons à croire qu'elle trouvera dans les vicaires apostoliques au sein du concile des défenseurs énergiques et bien pourvus d'arguments. 2. Par exemple, l'huile qui sert à vernir, et dont on imprègne l'étoupe dans la construction des barques, se vendait autrefois 20 sapèques la livre; elle coilte aujourd'hui 1,000 sapèques. ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 497 tisfaire avec leurs propres ressources, avertis d'un autre côté par des démarches de plus en plus pressantes, quoi¬ que longtemps très-humbles, du prix qu'attachaient les nations européennes à trafiquer avec eux, les Chinois ont obstinément refusé d'apporter dans leur législation commerciale des modifications dont ils n'attendaient aucun profit pour eux-mêmes. Cette législation reposait tout entière sur un système rigoureusement prohibitif, nullement destiné d'ailleurs à protéger l'industrie natio¬ nale contre les produits étrangers que cette race orgueil¬ leuse tenait a priori pour très-inférieurs aux siens. Les économistes du Céleste-Empire entretenaient d'autres ap¬ préhensions et poursuivaient un autre but. L'empereur a toujours pris fort au sérieux vis-à-vis de ses sujets son double rôle de père et do mère. 11 doit veiller du fond ^ de son palais à leur bien-être et à leur repos. Non-seu¬ lement il s'associe par des jeûnes et des mortifications publiques aux malheurs qui les frappent, mais il est encore censé, dans une certaine mesure, responsable de ces fléaux qu'il n'a pas su détourner. Une famine locale ou même une simple disette, comme il s'en produit très- souvent dans cette vaste contrée, où les communications lentes et difficiles sont entravées par d'innombrables douanes intérieures, suffit souvent à déterminer une ré¬ volte, si l'État n'intervient pas à temps en ouvrant ses greniers d'abondance. Dans de telles conditions, en supposant assis sur le trône de Chine un empereur assez clairvoyant pour comprendre l'avantage définitif des réformes, on l'excuse¬ rait de reculer devant la période transitoire de souf¬ frances que manquent rarement d'ouvrir les révolutions 28. fa--..' f I VOYAGE EN INDO-CHINE économiques, môme les plus légitimes. Réserver aux consommateurs indigènes toute la production nationale, mettre ceux-ci à l'abri du renchérissement excessif de toutes les denrées, les préserver en môme temps du con¬ tact jugé funeste des Européens, voilà ce que voulait par-dessus tout le gouvernement impérial. On sait com¬ ment la force a triomphé de ces résistances et fait taire ces scrupules. Par malheur, le premier acte de la lutte qui devait se dénouer plus tard sous les murs de Pékin, la guerre de 1840, fut un odieux attentat contre la mo¬ rale, et les vieilles répugnances des Chinois à donner libre accès dans leurs ports aux navires européens ne tardèrent pas à se trouver justifiées par l'introduction forcée de l'opium *. On cessa dès lors d'appliquer la loi salutaire qui prohibait dans l'empire la culture du pavot. Le poison distillé par cette plante funeste multiplia ses ravages, et aujourd'hui, dans certaines localités du Set- chuen et du.Yunan, les propriétaires, spéculant sur les prix élevés de l'opium, négligent pour le produire les cultures alimentaires, au détriment delà foule, qui meurt de faim sur le bord des champs, où les pavots ont rem¬ placé les rizières. Laissant derrière nous Tchon-Iiing et continuant à descendre le fleuve, nous avons pris terre pendant quel¬ ques heures dans la ville de I-chang-fou. Là 860 milles à peine nous séparaient encore de Hankao, et nous pen¬ sions, à une distance aussi courte des premiers établis- i. En 1867, sur 300 millions de francs qui représentent l'im¬ portation totale à Shanghaï, l'opium figurait pour -130 millions de francs. (Rapport de M. Siegfried au ministre du commerce.) ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 499 sements européens, pouvoir impunément produire au dehors nos visages et nos costumes étrangers ; nous avancions sans défiance et sans armes dans les rues tortueuses delà ville, lorsqu'il fallut regagner nos jon¬ ques à la hâte et sous une grêle de pierres. Rentrés à bord et en possession de nos moyens de défense, il nous eut assurément été bien facile de venger cette dernière insulte ; mais après avoir accompli un aussi long voyage sans que la mort d'un seul homme pesât sur notre cons¬ cience, ne valait-il pas mieux, par un suprême effort do modération, éviter de tirer sur la foule au risque de frapper un innocent ? Il fallait en prendre notre parti. Malgré le drapeau français qui flottait à l'arrière de notre jonque, malgré les lanternes 1 grosses comme des ci¬ trouilles, dont elles affectaient la forme, et qui décoraient notre proue, nous devions renoncer à jeter l'ancre de¬ vant les grandes villes. Entre I-chang-fou et Hankao, il n'y a pas d'ailleurs de chef-lieu de département sur les bords du fleuve, qui coule à partir du premier de ces points entre les deux provinces de Honan et du Houpé. A quelques milles au-dessus de I-chang-fou, les monta¬ gnes se sont rapprochées au point de former une gorge, et le fleuve a repris pour un instant l'aspect que nous lui avons vu dans les défilés du Yunan. Il bouillonne et précipite ses eaux par-dessus des roches entre les¬ quelles nos jonques, habilement dirigées, s'élancent 1. Ces lanternes étaient couvertes de caractères peints en rouge visibles de loin, et qui signifiaient : grands ambassadeurs de l'Occident. VOYAGE EN INDO-CHINE 1. Five months on the Yang-tse, by Thomas Blakiston; Lon- don, 1862. ■f avec une vitesse effrayante. Depuis Souitcheou-fou, nous avons franchi plusieurs rapides, qui se modifient et se déplacent, suivant les saisons, avec le changement de niveau que déterminent dans le fleuve les pluies d'été et la fonte des neiges dans les montagnes du Thibet. Mais qu'il y a loin de ces obstacles peu nombreux, à travers lesquels les plus grosses jonques n'hésitent pas à s'en¬ gager, à la longue succession de rapides qui commen¬ cent aux frontières du Cambodge, et font du Mékong une artère à peine utilisée par les pirogues ! La navi¬ gation à vapeur, qui de par les traités s'arrête aujour¬ d'hui à ITankao, ne saurait manquer de briser un jour ces entraves, et l'existence de nombreux dépôts houillers dans le bassin et sur les rives mêmes du Yang-tse-kiang rend l'extension de la navigation à vapeur plus proba¬ ble encore. À défaut des Européens, les Chinois eux- mêmes seront tentés sans doute d'employer sur le Fleuve- Bleu ces moyens de transport, dont ils ont pu apprécier la célérité dans le trajet de I-Iankao à Shanghaï, trajet qu'ils font en grand nombre à bord des steamers améri¬ cains. Dans quelle mesure les rapides, échelonnés à de longs intervalles de I-chang à Souitcheou, seront-ils un obstacle au développement de cette navigation ? Cette question échappe à ma compétence personnelle, et je ne l'aurais pas abordée, si je n'avais eu pour collègues des marins dont l'avis s'est trouvé conforme à l'opinion émise en 1861 par le capitaine Blakiston 1 et ses compa¬ gnons de voyage. D'après cette double autorité, ce n'est HT DANS L'EJIMHH CHINOIS 501 qu'à la condition d'adopter un mode de construction par¬ ticulier que les navires à vapeur pourraient remonter le Fleuve-Bleu sans danger, depuis les rapides de I-chang jusqu'aux frontières du Yunan; encore est-il possible que dans certains passages il soit toujours nécessaire de se servir de remorques et d'amarres. Cette opération, qu'il n'y aurait pas lieu d'ailleurs de répéter souvent, serait un inconvénient minime en présence des avanta¬ ges immenses qu'offrirait à la politique et au commerce l'établissement d'un service à vapeur sur un fleuve qui traverse la Chine entière de l'une à l'autre extrémité, et dont aujourd'hui les jonques ont grand'peine à refouler le courant. Quand le vent cesse de gonfler leurs voiles, c'est à force de bras que les Chinois remontent le cours du Yang-tse; ils rament debout et maintiennent de l'en¬ semble dans leurs mouvements en poussant des cris ca¬ dencés. Plus heureux, notre équipage travaillait molle¬ ment; il ménageait, ses forces pour le retour. Nous touchions au but en effet ; des palais sur les rives et des palais sur l'eau, des consulats et des steamers, voilà ce que nos yeux, lassés de chinoiseries, cherchaient à dé¬ couvrir, et voilà ce qu'ils aperçurent enfin en jetant l'ancre devant Hankao. Celte ville, située sur les rives gauches du Yang-tse et d'un affluent considérable do ce dernier, le Han, est en quelque sorte le troisième quartier d'une immense cité, dont les deux autres parties, construites en face d'elle, sur les rives droites des mêmes cours d'eau, s'appellent Hanyan et Vouchang. L'abbé Iiuc estimait à 8 millions d'habitants lapopulation entassée dans ces trois villes,qui sont, dit-il, « comme le coeur qui communique à la VOYAGE EN INDO-CHINE Chine tout entière sa prodigieuse activité commerciale. » Sur le premier point, l'exagération est manifeste, bien que les désastres qui ont frappé cette partie de l'empire aient amené depuis le voyage du missionnaire lazariste une décroissance énorme dans le chiffré do la population. Celle-ci n'atteint pas aujourd'hui 2 millions, et, si terri¬ bles qu'aient été les Taï-pings, on ne saurait admettre qu'ils aient réussi en si peu de temps à détruire plus de 6 millions d'hommes. Quant à l'importance de ces places au point de vue commercial, elle s'est accrue tout en se modifiant depuis le passage de l'abbé Hue. C'est là que le commerce euro¬ péen, ayant enfin et de haute lutte emporté ses franchises, est venu planter son pavillon en attendant que .des con¬ cessions nouvelles ouvrent les autres ports du Fleuve- • Bleu à l'entreprenante ardeur des négociants occidentaux. Je n'ai pas à m'étendre ici sur ce sujet; la France entre¬ tient à Hankao comme à Shanghaï des agents distingués qui veillent avec une sollicitude constante sur ses intérêts, et ne la laissent pas manquer de renseignements utiles. Notre mission était achevée, et je ne me sentais guère, pour ma part, le courage do prendre des notes ou d'in¬ terroger sur la Chine le gérant du consulat de France, M. Guéneau,et les quelques Français qu'il réunissait avec nous à sa table. Il fallait d'ailleurs, pour satisfaire nos hôtes,répondre nous-mêmes à leurs questions. Nos récits ne suffisant pas au commandant de la canonnière anglaise en station à Hankao, il nous pria de nous mettre en cos¬ tume de voyageurs dans les forêts du Laos, costumé qui consistait à peu près à n'en avoir pas, et il voulut nous photographier dans ce simple appareil. Après avoir été ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 503 pendant si longtemps un objet de curiosité pour les Chinois, nous étions menacés d'avoir le même sort en pays civilisé. Je me hâte d'ajouter que la courtoisie de l'accueil rendait cette fois la curiosité aimable. On comprend de quel œil les négociants résolus qui ont dressé leurs tentes à 200 lieues de la mer, sur l'extrême frontière de la Chine ouverte par les traités, interrogent vers le couchant les profondeurs de l'horizon. Nous étions, de notre côté, avides de nouvelles. Le dernier courrier qui nous eût rejoints dans le Laos et le premier lambeau de journal qui nous fût tombé sous les yeux au Y un an, dans la maison d'un missionnaire, nous avaient appris, l'un la catastrophe de Sadowa, l'autre le drame lugubre de Querelaro. Ces deux coups de tonnerre, suivis d'un long- silence, avaient ébranlé notre courage. Frappée sur deux continents, la France conserverait-elle la volonté, aurait-elle encore la force de jouer un rôle dans l'ex¬ trême Orient, et notre entreprise, commencée sous de meilleurs auspices, n'était-elle pas devenue une vaine exploration, une œuvre stérile pour notre pays, et dont il appartiendrait à d'autres que lui do tirer les consé¬ quences ? Grâce à Dieu, la première heure de notre séjour à I-Iankao dissipa ces angoisses. Non-seulement notre base d'opérations dans cette partie du monde, la Gochin- chine, n'était pas désertée par notre drapeau, mais telle était la confiance qu'inspirait l'avenir de la colonie, que le gouverneur avait pu, malgré les complications euro¬ péennes amenées parles affaires d'Allemagne, en aug¬ menter du double le territoire, sans créer même un em¬ barras à la France, qui, dans le moment où s'était accomplie la pacifique ^conquête de trois provinces nou- VOYAGE EN INDO-CHINE velles, se serait difficilement dessaisie d'un bataillon. , Cet événement considérable aiguisait en nous l'envie d'arriver à Saïgon,dans cette ville française où l'on avait salué notre départ comme un gage de prospérité future, et où tant de mains amies allaient bientôt serrer les nô¬ tres ; mais nous avions encore, avant de pénétrer dans le Donaï, à sortir du Yang tse, à traverser une partie de la Mer-Jaune et toute la mer de Chine. Nous montâmes à bord de l'un de ces steamers amé¬ ricains qui relient Hankao à Shanghaï. En mettant le pied sur cet immense navire, l'émotion et l'admiration envahirent mon âme : j'éprouvai tous les sentiments qu'inspire aux barbares la première apparition de ces masses flottantes, sans rames et sans voiles, poussées en avant par les seuls battements d'un cœur de feu. A peine avions-nous retrouvé cette première merveille de ^ la civilisation, que nous nous heurtions aux premiers préjugés des hommes civilisés. Nous étions les seuls Européens passagers. Un grand nombre de cabines des premières catégories demeuraient inoccupées. Les Chi¬ nois, au contraire, parqués dans une sorte de ghetto, étaient entassés les uns sur les autres. Les principes qui maintiennent à bord de ces bâtiments de commerce une séparation absolue entre les races sont à ce point inflexibles que nos Tagals et nos Annamites furent, malgré nos réclamations, séquestrés comme des lépreux. Élevés au niveau des plus dignes par deux années d'ab¬ négation, de souffrances et de périls, ils sentirent amè- < rement l'outrage que leur infligeait le rigorisme superbe d'un capitaine aqglo-saxon. Tout entier au plaisir d'être seul dans une cabine et ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 305 d'avoir un lit muni de draps, absorbé par toutes les jouissances nouvelles que chacun de mes mouvements faisait en quelque sorte éclore en moi, je laissai pendant longtemps s'enfuir les rives du Yang-tse sans songer à monter sur le pont. Nous fîmes halte en face de Kiou- Kiang, seconde station du commerce européen, placée non loin de l'embouchure du grand lac Poyang. Là en¬ core, le long d'un quai tiré au cordeau, s'alignent de luxueux hôtels dont la solidité et les belles proportions ont dû faire réfléchir les architectes indigènes sur l'in¬ fériorité attribuée aux Occidentaux dans les arts de la paix. Après avoir appris à leurs dépens que nous savions détruire, les Chinois voient clairement aujourd'hui que nous savons aussi édifier. Ce qui frappe en effet le voyageur qui contemple en passant les établissements européens dans le Céleste-Empire, c'est le. caractère dé¬ finitif qu'on leur imprime dès l'origine. Les traités étaient à peine signés que des palais sortaient de terre, et l'élan vers une prise de possession de ce sol si long¬ temps interdit fut si impétueux, qu'il y a parfois lieu de se demander s'il ne fit pas dépasser le but. A Kiou-Kiang, par exemple, les affaires, longtemps troublées par la rébellion des Taï-pings, ne semblent pas avoirpris entre les mains des Européens des développements en rapport avec les dépenses considérables que n'a pu manquer d'entraîner l'installation première. Chez eux, dans les places de l'intérieur, les négociants chinois qui sont par¬ tout des rivaux dangereux, font aux étrangers une con¬ currence redoutable, surtout depuis l'entière soumission des rebelles. Ceux-ci ont exercé dans la région la plus 29 VOYAGE EN INDO-CHllNE riche de l'empire des ravages dont nous avons plusieurs fois retrouvé les traces le long des rives du Yang-tse- kiang, mais qui n'ont été nulle part plus horribles et plus prolongés que dans la partie inférieure du bassin de ce grand fleuve. Nous arrivons de nuit devant Nan- king, et bien que cette ville célèbre ait été ouverte au commerce étranger par le traité de 1858, nous ne nous y arrêtons pas. Ancienne capitale de l'empire, renommée pour ses écoles, gardienne des sépultures d'une illustre famille souveraine, Nanking est tombée en 1853 au pouvoir des Taï-pings, qui en ont fait pendant onze ans le centre et le foyer de la révolte. C'est là que leur chef, pouvant un instant se croire définitivement victorieux, méditait de fonder au sud du Pleuve-Bleu un royaume indépendant, rêve gigantesque auquel s'associait aussi, malgré les apparences d'une stricte neutralité, une partie de la colonie étrangère. Bien qu'elle commençât à re¬ naître de ses cendres, Nanking n'offrait, au moment de notre passage, qu'un médiocre intérêt, et, cela eût-il dé¬ pendu de moi, je n'aurais pas voulu consacrer deux heures à la visiter et retarder d'autant notre arrivée à Shanghaï. Plus que les débris de la tour de porcelaine, la ville de Tchin-Kiang sollicite l'attention. En 1842, l'armée tartare, qui y tenait garnison, la défendit vail- amment contre les Anglais. Elle commande l'entrée de ce fameux canal qui, partant du chef-lieu de la province maritime de Tche-kiang, coupe le Fleuve-Bleu et le Fleuve-Jaune, traverse 300 lieues de pays, et faisait autrefois arriver la vie des extrémités au cœur de l'em¬ pire. C'est par là en effet que la plus grande partie des divers tributs en nature parvenait à Pékin. Le Yunan à ET DANS L'EMPIRE CHINOIS lui seul envoyait annuellement par cette voie douze cents barques exclusivement chargées de lingots de cuivre. Cette œuvre colossale, plus digne que les pyramides d'Egypte ou la grande muraille de Tartarie d'exciter l'admiration du monde, a momentanément perdu de son importance ; mais, depuis que l'insurrection a été vain¬ cue, les j onques, préférant la navigation facile et sûre de cette artère intérieure, abandonnent peu à peu la voie de mer, et, revenant à leurs anciennes habitudes, encom¬ brent de nouveau le lit du grand canal. Tchin-Kiang est le dernier port du Fleuve-Bleu où les navires européens venant de Hankao soient autorisés à faire escale ; Shang¬ haï en effet est situé à plus de 5 lieuès dans l'intérieur, au point où le Houang-pou se réunit au Vousong, lequel se jette dans le Yang-tse-kiang en face de l'île basse de Tsoung-ming. Notre steamer mouilla le 12 juin 1868 en face du grand entrepôt du commerce européen, et tandis qu'on déchargeait les thés et les soies qu'il avait pris à Hankao, nous nous dirigeâmes vers le quartier français, cherchant du regard la maison consulaire, où l'hospitalité gracieuse de Mm= Brenier de Montmorand nous fit oublier en deux jours deux années de misères. L'établissement européen de Shanghaï est placé dans une situation particulière, en dehors des règles ordinaires du droit international. Il constitue en fait une véritable colonie que les Anglais, les Français et les Américains se sont partagée, qu'ils administrent chacun suivant ses lois, à l'aide d'un conseil municipal et d'un maire élu, sous l'autorité supérieure du consul. Cette organisation communale, indépendante des fonctionnaires chinois, a été, non sans raison, jugée VOYAGE EN INDO-CHINE nécessaire. Instituée clans le temps où les rebelles entouraient Shanghaï, elle survit à ces circonstances difficiles, et s'appuie en les affirmant sur deux prin¬ cipes : l'impuissance du gouvernement chinois et l'in¬ compatibilité des lois de l'empire avec la civilisation occidentale. C'est un pas décisif dans la voie où le fils du Ciel est entré, la baïonnette' dans les reins, et l'on peut y voir une première concession qu'il n'est peut-être pas téméraire de regarder comme le prélude de sacrifices plus étendus. C'est à cause de la profondeur du port et de l'excel¬ lente position qu'elle occupe à proximité des cantons producteurs de la soie et du thé1, qu'on a choisi la ville de Shanghaï pour en faire l'entrepôt principal du commerce étranger avec le Céleste-Empire. Cette déter¬ mination prise, rien n'a été négligé pour construire à côté de la ville chinoise de ce nom une cité superbe, digne de la mission que lui assignaient ses fondateurs. La monotonie du site et l'insalubre humidité du climat rappellent les plaines de la Basse-Cochinchine, aussi plates et aussi fertiles que les riches campagnes du Kiang-sou. La nature se plaît souvent à réunir ainsi dans ses œuvres la laideur à la fécondité. Si je passais sous silence les nombreux témoignages de sympathie que nous prodigua la colonie française, je serais à la fois ingrat et incomplet. Le banquet fraternel auquel nos compatriotes voulurent bien nous convier 1. C'est de Shanghaï que partent les sept huitièmes des 40,000 balles de soie et le tiers des 75 millions de kilogrammes de thé que la Chine exporte annuellement. (Seize mois autour du monde, par M. Siegfried.) ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 509 nous prouva que, pour être encore, dans cette partie de la Chine et sur le terrain commercial, en arrière des Anglais, des Américains et des Russes, la France n'en comptait pas moins à Shanghaï des enfants nom¬ breux et dignes d'elle; j'ai trop souvent d'ailleurs en¬ tretenu le lecteur de nos fatigues et de nos tristesses pour lui laisser ignorer la joie que nous inspira, au terme de notre voyage, une aussi flatteuse manifesta¬ tion. La traversée de Shanghaï à Hong-Kong' se fit sans incidents à bord du Dupleix, navire des Messageries impériales, qui avait dù peu de temps auparavant à l'ex¬ périence et au sang-froid de son commandant, M. le lieutenant de vaisseau Noël, d'échapper à l'un de ces redoutables cyclones qui rendent si périlleuse la navi¬ gation des mers de Chine. Le Yang-tse, large de 7 lieues à son embouchure, ressemble au Kin-cha-kiang, traversé par nous à 2,200 milles de ce point, comme le chêne ressemble au gland; mais ses eaux ont perdu en lim¬ pidité ce qu'elles ont gagné en volume, et le fleuve vert que nous avons vu couler à Hankao entre deux mon¬ tagnes escarpées a pris l'aspect d'un océan fangeux et sans rivages. La mer s'annonce par le mouvement des flots, bientôt suivi pour moi de ce mal écœurant qui ressemble à l'ivresse puisée dans un broc de cidre ou de vin frelaté. Les souffrances présentes nous paraissant toujours les plus cruelles, je maudissais l'inclémence de l'élément perfide dont les rudes soubresauts me faisaient, regretter l'allure incommode des éléphants laotiens. Ce ne fut là, comme bien on pense, qu'une impression pas¬ sagère, bientôt dissipée par l'apparition de l'île anglaise, VOYAGE EN INDO-CHINE efc l'on peut croire qu'au plus fort du mal je n'eus pas un seul instant la tentation de regagner l'Europe par terre à travers l'Asie. Un trajet de 10,000 kilomètres en Indo-Chine et en Chine avait rassasié mon ambition d'explorateur. L'histoire de Hong-Kong n'est ignorée de personne en Europe. Cette île, qui n'a pas 10 lieues de circonférence, est devenue en moins de trente ans 4 la rivale heu¬ reuse de sa voisine, l'antique colonie portugaise ; et Victoria, comme une millionnaire orgueilleuse, semble du haut de son rocher dédaigner Macao 2 sur laquelle le souvenir du Gamoëns et de la grandeur passée du Portugal jette un voile de poétique mélancolie. La ma¬ gnificence et la sûreté de la rade ont contribué à fixer sur Iiong-Kong le choix des Anglais. Ceux-ci ont remporté là sur la nature une victoire qui fait honneur à leur opiniâtre génie, servi par un merveilleux instinct. Le développement croissant de Shanghaï a notablement diminué le mouvement des affaires à Canton ; et par suite, Hong-Kong, placée à l'embouchure du fleuve qui relie à la mer le grand marché de la Chine méridionale, s'est trouvée atteinte elle-même dans sa prospérité commerciale. Avec les ressources de tout genre réunies sur un étroit territoire, avec ses eaux profondes do¬ minées et abritées par des montagnes, avec ses bassins de radoub, elle n'en demêure pas moins comme le centre de la grande navigation à vapeur dans ces parages. La 1. Elle a été cédée au gouvernement anglais par le traité de Nanking en 1842. 2. Fondée en 1680. ET DANS L'EMPIRE CHINOIS Ml compagnie française des Messageries impériales s'obs¬ tine elle-même à maintenir à Hong-Kong sa tête de ligne, alors qu'elle s'était engagée envers l'État àl'établir à Saïgon. Les capitaux, qui ont l'oreille fine à la voix de l'intérêt, sont sourds au langage du patriotisme, et j'ajoute qu'il y aurait d'ailleurs quelque injustice à que¬ reller à ce dernier point de vue une grande compagnie qui fait tant d'honneur à notre pavillon dans ces mers éloignées ; mais enfin, depuis que Saïgon possède un dock, on ne s'explique guère le retard apporté par les Messageries impériales, largement subventionnées par l'État, à l'exécution d'une clause profitable à notre colonie naissante, et qui touche en quelque sorte à notre dignité. Pour nous, la conséquence de cette organisation du service, organisation regrettable à des titres plus sé¬ rieux, fut l'ennui de déménager et de quitter le Dupleix, spécialement affecte au trajet entre Hong-Kong et Shanghaï, pour monter à bord de l'Impératrice, qui va de Hong-Kong à Suez l. La Chine disparut derrière nous, et les côtes de. la péninsule annamite ne tardèrent pas à s'élever à l'horizon au-dessus des flots. Nous les suivîmes dans la direction du sud-ouest jusqu'au pro¬ montoire qui les termine et marque l'entrée de la rivière de Saïgon. Un soir du mois de décembre de l'année 1865, j'avais aperçu de loin trembler dans l'eau le faible rayon de 1. Depuis l'ouverture du canal, les paquebots vont de Hong- Kong à Marseille. Ils ont ainsi quarante jours de chauffe, alors que les Anglais ne veulent pas dépasser vingt ou vingt-cinq jours. Cet inconvénient serait un motif de plus en faveur de l'instal¬ lation de la tête de ligne à Saïgon. VOYAGE EN INDO-CHINE lumière qui, du sommet du cap Saint-Jacques, seprojette sur la mer. Trente mois plus tard, revenu au même lieu, je voyais la colonne blanche du pharè étinceler au soleil de midi. Cédant au penchant superstitieux qui naît aisé¬ ment chez l'homme demeuré longtemps dans un com¬ merce intime avec la nature, je trouvai dans ces deux spectacles si différents l'un de l'autre comme un symbole des commencements modestes de notre colonie et un pressentiment de son développement à venir. En péné¬ trant dans la rivière de Saigon, nous nous rapprochions du Mékong, auquel un canal intérieur permet au Donaï de marier ses eaux ; mais nous ne devions plus revoir le grand fleuve qui nous avait si longtemps portés. Je n'aurais pas consenti d'ailleurs à faire le plus léger effort pour me procurer cette satisfaction sentimentale ; j'en étais venu pour ma part à ce point ou l'obligation de tourner avec la terre vous chagrine quand on y pense, tant l'immobilité complète et le repos absolu me semblaient le bonheur suprême après plus de deux ans de vie errante. Si nous avions été cordialement traités par les Français résidant à Hankao et â Shanghaï, nous reçûmes à Saigon un accueil encore plus chaleureux. Tous les hommes de cœur qui poursuivent courageusement leur œuvre sur cette terre où l'on souffre, mais qu'on ne peut se défendre d'aimer, se réjouirent avec nous de notre retour, et s'associèrent à notre deuil. La colonie tout entière, ayant à sa tête M. l'amiral Ohier, successeur de l'amiral de La Grandière, voulut accompagner au cime¬ tière le corps du commandant de Lagrée ; il repose au milieu de ses compagnons d'armes, tombés comme lui ET DANS L'EMPIRE CHINOIS pour une cause qui a déjà suscité tant de martyrs. Les Anglais ont élevé des statues de bronze aux hommes énergiques qui, s'enfonçant les premiers loin du rivage, dans les forêts et les prairies, payèrent de leur vie l'honneur d'ouvrir à leurs compatriotes le continent aus¬ tralien. Ne peut-on pas attendre de la France qu'elle érige un monument durable sur le tombeau du chef intrépide qui, luttant simultanément contre le climat, la nature et les hommes, perdit dans cet effort suprême une vie déjà signalée par tant d'éminents services en Cochinchine et surtout au Cambodge, où M. de Lagrée fut l'instrument principal de l'établissement du protec¬ torat français ? On me permettra de m'arrêter près de cette tombe pour jeter un rapide coup d'œil sur l'en¬ semble des résultats obtenus par la commission d'explo¬ ration du Mékong. Ce sera pour l'illustre mort la meilleure des oraisons funèbres, et pour cet humble travail la plus naturelle des conclusions. Les lecteurs qui ont bien voulu me suivre depuis les frontières du royaume de Cambodge jusqu'au cimetière de Saïgon savent déjà que notre mission aura mieux servi les progrès généraux de la science que les intérêts particuliers de la colonie dont les deniers la subven¬ tionnaient. En ce qui concerne la première partie du pro¬ gramme que nous avions à remplir, notre long séjour dans la vallée du Mékong, nos excursions multipliées sur les deux rives du fleuve, ont redressé ies erreurs, levé les voiles, fixé les hésitations qui avaient jusqu'à présent conduit les géographes décrivant la zone orientale de la péninsule indo-chinoise à des solutions fausses ou incertaines. Les sinuosités du Mékong, les caprices bi- 29. VOYAGE EN INDO-CHINE zarres, la direction prolongée de son cours vers l'ouest à la hauteur de la dix-huitième parallèle, l'importance de ses affluents, le régime et le volume de ses eaux; et, si j'ose le dire, la constatation de son individualité, qui persiste jusqu'à la fin contrairement à une opinion ac¬ créditée 1 ; la certitude de son entrée dans le Yunan, où il reçoit les eaux du lac de Tali, et dans le Thibet, où il prend ses sources, tous ces points obscurs ont été éclaircis ; en un mot, nous avons rapporté des notions précises sur tout le parcours d'un fleuve immense qui naît au milieu des neiges et achève son cours sous les ardeurs du soleil. D'un autre côté, des observations exactes et des données probables sur les autres fleuves de l'Indo-Ghine 2, sur leur position respective à divers points de leur parcours, sur la délimitation de leurs bas¬ sins, en y joignant les renseignements recueillis sur la partie la plus inconnue de la Chine elle-même, voilà ce que je demande la permission d'appeler les découvertes de l'expédition dirigée par M. de Lagrée sur le terrain de la géographie. Ces découvertes constituent assuré¬ ment la meilleure part de notre butin, et je suis d'autant plus à l'aise pour le constater que je n'y ai pas directe¬ ment concouru. En matière politique et commerciale, pour avoir été 1. Celle qui admet la réunion du Mékong et du Méïnam. 2. Le Méïnam et le fleuve du Tongkin ne sont, relativement à leurs puissants voisins, que des cours d'eau secondaires, qui pren¬ nent naissance dans les dernières ramifications des monts Hima- .aya. L'Irawady, la Salween, le Mékong et le Kin-cha-kiang, au contraire, pénètrent ensemble jusque dans le cœur du grand massif. Ces trois derniers fleuves suivent, en se rapprochant de leurs sources, une direction longtemps parallèle. ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 815 couronnés de moindres succès, nos efforts ne sont pas cependant demeurés stériles. En 110 touchant pas aux sujets approfondis par M. de Lagrée avant le commencement du voyage, je rappellerai seulement la lumière que les explorations de la commis¬ sion lui ont permis de jeter sur l'œuvre d'absorption persévérante que la cour de Bangkok poursuit dans l'Indo-Chine. Cette absorption s'opère à l'aide des em¬ barras que les Européens ont créés à ses anciens rivaux les Annamites et les Birmans; elle a eu pour consé¬ quence de ne laisser subsister de la nationalité laotienne qu'un souvenir, et de Vien-Chan, son centre principal, que des ruines amoncelées. C'est encore cette ambition si longtemps servie par la fortune qui, après avoir rejeté de la vallée du Mékong l'empereur d'Annam, dont les domaines s'étendaient autrefois jusqu'au fleuve, attise aujourd'hui les haines de race, et rend impossible entre les populations annamites et laotiennes la reprise des relations commerciales. Nous avons pu constater en outre combien le joug de Siam, en lui-même assez léger pour les peuples, pèse à l'orgueil de certains grands vassaux, comme le roi de Luang-Praban, dont l'amitié pourrait nous êtreprécieuse. On se rappelle en effet que ses États confinent au Tongkin, qu'ils sont peuplés d'hommes vigoureux et actifs, et que dans sa capitale nous avons rencontré un certain mouvement d'affaires, manifesté par un marché quotidien, le seul qui existe probable¬ ment dans tout le Laos siamois. Le jour où nos conseils, donnés avec prudence, répétés.avec fermeté, auront rap¬ proché les sujets en contenant l'ambition des princes, des marchands annamites, remplaçant les colporteurs S16 VOYAGE EN INDO-CHINE birmans, partiront des rivages du Tongkin pour porter à Luang-Praban, et par là dans la plus grande partie de la vallée moyenne et inférieure du Mékong, les tissus et les autres marchandises d'Europe, introduits aujourd'hui presque exclusivement par Bangkok. Le cours du grand fleuve, utilisé par de vastes ra¬ deaux, rendrait alors d'importants services au com¬ merce, placé dans sa direction naturelle. Quant à la na¬ vigation à vapeur, il faut abandonner tout espoir de l'étendre au delà de ses limites présentes. Cette dé¬ ception première, à laquelle nous vînmes nous heurter dès le départ, faillit nous gâter tout le voyage ; mais une compensation nous était réservée. Entrer en Chine malgré tant de probabilités contraires, échapper aux mains des Birmans sans autre sacrifice que d'y laisser un pou de notre santé, toute notre garde-robe, et de renier les Anglais, c'était assurément un succès; mais la colonie qui avait conçu la pensée de notre exploration attendait de nos efforts un résultat effectif au point de vue de ses intérêts d'avenir. Nous pouvions bien lui dire, il est vrai, que Saigon est à tout jamais séparée de la Chine par une longue série de cascades et de rapides, tuer de la sorte la plus caressée de ses chimères ; mais c'étaient là des paroles pénibles à formuler et plus pé¬ nibles à entendre. Gomme il arrive souvent, là conso¬ lation nous vint, dans cette disgrâce, du côté où nous ne l'attendions pas, d'une modification forcée introduite dans notre programme par la volonté de M. de Lagrée. Je dois dire même, à l'éloge de notre chef, que cette mo¬ dification, par nous depuis reconnue nécessaire, fut, à l'heure où elle nous était annoncée, amèrement criti- ET DANS L'EMPIRE CHINOIS quée par tous. Laisser là le Mékong pour gagner le Sonkoï, abandonner la géographie et rencontrer un pro¬ blème d'une importance plus pratique et plus immé¬ diate, voilà ce que la révolte des musulmans nous contraignit à faire ; il ne me semble point qu'il y ait lieu de le regretter, maintenant surtout qu'ayant cher¬ ché et trouvé l'occasion de lier connaissance avec les rebelles, nous sommes édifiés sur leurs vertus hospitalières. , J'ai déjà montré l'importance des renseignements que nous avons recueillis sur le fleuve du Tongkin lors de notre passage à Yuen-Kiang. À mon sens, c'est là un point capital sur lequel je ne crois pas inutile d'insister encore. À défaut d'un protectorat sur tout l'empire d'An- nam, protectorat que les changements survenus dans l'esprit de Tu-Duc et de ses mandarins depuis la prise des trois provinces de l'ouest pourront peut-être faire accepter un jour à Hué, il est indispensable que notre commerce ait au moins un libre accès dans tous les ports de cet empire, qu'il puisse remonter sans être inquiété tous les cours d'eau navigables de la Haute-Cochinchine et du Tongkin. Parmi ces derniers, le Sonkoï mérite une attention particulière. Parce que nous en avons pu voir, plus encore par ce qu'on nous en a dit, il semble appelé à réaliser toutes les espérances que le Mékong a déçues. Reliant à la Chine un pays qui ne peut plus échapper à l'influence française, il est prédestiné à écouler vers la mer, avec les produits du Tongkin lui-même, les riches¬ ses d'une partie du Yunan, du Setchuen, du Koue'i-tcheou et du Kouang-si. Pour ne parler que du Yunan, je trouve dans un document anglais qu'en 1854, année qui pré- VOYAGE EN INDO-CHINE céda immédiatement l'insurrection musulmane, il se fai¬ sait entre cette province et la Birmanie un trafic dont la valeur atteignait un demi-million de livres sterling. Ce commerce, entretenu par des caravanes qui de Tali met¬ taient vingt jours pour se rendre à Bahmo ', en traversant le Mékong (Lantsan-kiang) et laSalween (Loutse-kiang), était alimenté par le Yunan et surtout par les provinces voisines. Les tissus russes venant de Sibérie entraient même en Birmanie par cette voie. Il y a lieu de penser que le royaume d'Ava, qui fournit aux Chinois une grande quantité de coton, continuera d'attirer à lui chaque an¬ née un certain nombre de négociants; mqis en même temps il est facile de prévoir que, s'il était encouragé, libre d'entraves et affranchi de prohibitions, le commerce se partagerait de lui-même, et se porterait également vers la vallée du Sonkoï. La perturbation qu'entraîne au Yunan la guerre civile nous offre une occasion précieuse pour tenter un effort dont l'avantage peut se mesurer d'avance à l'ombrage qu'en prennent déjà nos rivaux. Il y a plus encore. Comme un cadavre longtemps con¬ servé sous la cloche d'une machine pneumatique et dont le contact de l'air précipite la dissolution, la Chine se dé¬ compose au souffle des idées européennes. Cet empire, le plus vieux qui soit sous le soleil, tombe à son tour 1. Les navires à vapeur peuvent remonter l'Irawady jusqu'à Bahmo. De ce point, on peut atteindre en six jours de route, à travers un pays montagneux et peuplé de sauvages insoumis, le gros village de Langcliankai, situé au sud-ouest de Yonh-tchang, entre l'Irawady et la Salween, et qui est le premier marché du Yunan. C'est cette courte distance que les Anglais ne sont point encore parvenus à franchir. < ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 819 en ruines; son heure est proche, et l'on peut croire qu'elle aurait sonné déjà sans la jalousie qui divise ses héritiers. Les progrès de la Russie vers le nord, la forte situation prise par l'Angleterre du côté de l'occident, les arrière-pensées entretenues par d'autres puissances, et dont les marques de sympathie données au chef des Taï-pings furent un curieux symptôme, la force des choses en un mot et la faiblesse même des Chinois per¬ mettent d'entrevoir le démembrement de l'antique édi¬ fice dont Fohi jeta les bases il y a quelques milliers d'années. En présence d'une pareille éventualité, la France doit être prête; son rôle est tracé par la position même qu'elle occupe dans la péninsule annamite. Il est absolument nécessaire qu'elle exerce une influence pré¬ pondérante au Tongkin, qui est pour elle la clef de la Chine, et que, sans devancer d'ailleurs par aucune im¬ patience le cours des événements, elle montre son pa¬ villon à des peuples dont la tutelle peut lui échoir un jour. Il faut peut-être quelque courage pour venir, à l'heure présente, émettre une pareille conclusion et parler à la France de ses intérêts en Orient. Puisque le vent est aux discussions bizantines et la faveur aux chercheurs de pierre philosophale, puisque les médecins, à bout d'ordonnances, prennent le parti de consulter le malade, le premier venu peut indiquer un remède. Ce remède au mal qui nous travaille, il n'est assurément pas nouveau; ç mais il a le mérite d'être consacré par l'expérience d'au- trui, et de se résumer en deux mots très-clairs : émi¬ gration et colonisation. Toujours posé depuis un demi- siècle dans des termes au fond identiques, le problème J VOYAGE EN INDO-CHINE du prolétariat et de la misère continuera d'être pour nous une cause permanente d'agitations stériles tant que les théoriciens du socialisme , concentrant leurs regards sur l'étroit territoire de la patrie, se borneront à exci¬ ter contre ceux qui possèdent ceux qui ne possèdent pas. Une partie considérable du globe est encore à con¬ naître, et dans les régions déjà explorées et décrites tous les prolétaires de la France pourraient, s'ils en avaient l'intelligence et le courage, s'emparer de vastes domai¬ nes par droit de premier occupant. Cela demeurera vrai longtemps encore, grâce aux solitudes de l'Afrique ; quant au reste du globe, le temps presse, les races la¬ tines n'ont pas un instant à perdre, s'il leur répugne de s'en voir définitivement exclues. Les Anglo-Saxons étreignent le monde, et si les destins s'accomplissent, comme le prédisent déjà des hommes auxquels l'ardent amour de leur pays inspire une éloquente tristesse, la France avec ses quarante millions d'habitants ne sera plus qu'une école de casuistes politiques où les maîtres de l'univers viendront entendre de beaux discours sur la souveraineté du peuple. « La Chine sera, selon toute probabilité, pour l'Australie ce que l'Inde a été pour l'Angleterre, et si l'Angleterre s'éclipsait un jour, il n'est pas moins probable que son empire de l'Inde tom¬ berait encore aux mains de l'Australie ; mais laissons de côté toutes ces conjectures, bien qu'elles s'imposent à l'esprit avec tous les caractères de la vérité, et bor¬ nons-nous à tirer des faits aujourd'hui constants la seule conclusion qui nous intéresse : que ce soit l'Australie ou les États-Unis qui l'emportent un jour dans les mers de la Chine, de l'Inde et du Japon, que l'Angleterre y ET DANS L'EMPIRE CHINOIS 521 conserve longtemps son empire ou qu'elle y cède le pas aux deux jeunes rivales sorties de son propre sein, nos enfants n'en sont pas moins assurés de voir la race an¬ glo-saxonne maîtresse de l'Ooéanie comme de l'Amérique et de toutes les parties de l'extrême Orient qui peuvent être dominées, exploitées ou influencées par la posses¬ sion de la mer. Quand les choses en seront à ce point (et c'est beaucoup de dire qu'il faudra pour cela deux siècles), pourra-t-on éviter de confesser d'un bout à l'autre du globe que le monde est anglo-saxon 1 ? » Avec leur climat énervant qui confine les Européens dans le domaine des opérations commerciales, et leur défend, sous peine de mort, de travailler et de produire, nos provinces annamites sont plutôt un comptoir qu'une colonie proprement dite; mais l'Inde aussi' est un comp- < toir, et elle n'est pas inutile à la grandeur de l'Angle¬ terre. D'ailleurs il s'ouvre de Saïgon, par delà les mon¬ tagnes du Tongkin, sur des pays fertiles et salubres comme la Chine occidentale et le Thibet, des perspectives pleines de profondeur et d'attrait. La fortune, qui nous a fait si souvent payer dans nos colonies par des trahi¬ sons persistantes ses faveurs d'un jour, semble devenuq moins cruelle. La Louisiane et le Canada nous ont, à deux époques néfastes pour notre puissance maritime, échappé malgré l'effort de nos armes; la Cochinchine au contraire a vécu, elle a prospéré en dépit de toutes les hésitations de la métropole. L'on peut dire que de * toutes nos entreprises au dehors, celle-là a été la moins 1. La France nouvelle, par M. Prévost-Paradol. y CROQUIS ITINERAIRE, te lExploratkm DE L'IN DO CHINE J'uN'TRE SAIGON ET SOL'-TCME OU-FOC Par la commission.Français e 1866-1868 Dressé par FRANCIS GARNIER Lieutenant de Vaisseau Jj'iunu/aO' Là( h »r'i •// iiofêoni à p)?ù pi 'wmh iu&aanui iWit iJI's, tlï, à'cfti mm nigttùles) S rLoaoOlaso LaZoù%a~fi le/ vue/ •pùluri'-. . t llfSuff/ia/isfh >ti iti'cA 'J3A j iln 'Ihilxlt.J ) $rl -0 'uc//- H TcKao-tono-fou mëm/ 11 Ic/iiji no Y Jh'tu/ pou, . -o I0"i-/"UMt Signification desmots, cpii entrent dans La composition des noms propres portés surla carte JZùuig. (Chinois) j Menfflieou^Chinois).Arrondissant Se ou.Jfz/w(Laotien) l p-i - Xieng. (Laotien) Forteresse Soruj. ptenarnite) J j Abréviations Jénly. (Cambodgien) / ■ B. .iY^3^Aw(Lantien)\5Il.aê e Comporte/. (Caarrîbodgien)Port,rivage HZ.. :_ JUiiony. (Laotien) Ch-lieu Boit. (Chinois) Préfecture clegoui?ej-/iesne/iù oit de driZ'icl- Ze Zclos, qui nerfïgu7'&pas comme- dioisio7vpolitique sur cette carte-, occupe- toute (a vallée dufleuoe, deStuTup-treng à. Zieng-Jio/ig, il est divisé. en.wne^/oule-de-gouve-rvieyiivrUs oie de royaumes, tous tributaires de Siam-oitde la- Bânuxniv. Z imites d'États,— —_ Zc. tracé-7•ouye-i/idûpite Si., l'ili/icrciire. (partc'7-rc / de la. Co/rrmission, le tracé \ Zlo.it 1'itinéraire l/ocir' ecuo.J Ton3 -1 chou au -fou 7Janvier iSG.IJ "SA- Y&uiiriicka pg 3'al^fOuP•''A» 'tk!P> '' Yuivnai (Yb u no-t tha rio -fou© 1 "IbJie/uj-Khonq 1 Tsinàiro Q Tch in.-KiamjJoU , O to/i. "%-Jfong n. (aUirachw de T/oncari- BAcatrany SùJvgt7-eng h/g car. wJbtctuiùury o So/nùoà- ^Jl>7/p07>(J-lllMJL CTxtficM^ npong-Jriig ];| 'k o l7l07UJ \Sc7Ula\II!7'177I, Zap/io/n- Jiuirh -pPTiJi- otLjVctm Ta/yg. ^p-(Antieii RoyV'aç TsiampàO 07nvé-pim/173Jct7'lùi,J2T'iie-Jïscantô. L'espace-compris t>7rUe douteparallèles cotisecuii/i- 7-cprx;'sè7rtc s/m celle c7ila7US. TABLE Notice sur la vie de l'auteur INTRODUCTION. Établissement du protectorat français sur le royaume de Cambodge -J PREMIÈRE PARTIE. indo-chine. Chapitre I. — Ruines d'Angcor. — Stung-Treng. — Rapides de Kong. — Arrivée à Bassac.. — II. — Séjour à Bassac. — Excursion à At- topée. — Les forêts, les sauvages et les éléphants. — Départ de Bas¬ sac. — Station à Ubône — III. — Départ d'Ubône. — Voyage parterre. — Halte à Khemarat, sur les bords du Mékong. — Arrivée à Vien-Chan. — Visite aux ruines de cette an¬ cienne capitale _ IV. — Le royaume de Luang-Praban. — Si¬ tuation du roi vis-à-vis la cour de Bangkok. — Accueil qu'il fait à la commission. — Tombeau d'Henri Mouhot. — Fêtes du printemps TABLE Page» Entrée sur le territoire birman. — Mauvais vouloir des autorités. — La saison des pluies. — Muong- Line. — Sien-Tong. — Muong-You et Sien-Hong. — Frontière de Chine 239 La Chine occidentale 304 Paysages et croquis chinois au Yunan. 316 L'insurrection musulmane en Chine et le royaume de Tali 415 Le Fleuve-Bleu. — Arrivée à Shanghaï et retour à Saigon 473 Clichy. — Imp. Paul Dupont et Cie., rue du Bac-d'Asnières, (920, 1-2.) Chapitre V. — - VI. - - VIL — - VIII. — — IX. - iss$ LCUIS DE CAR14É VOYAGE 1 ■" L'uLUgi tes