w PANAIT ISTRATI LES RÉCITS D'ADRIEN ZOGRAFEI, ★ ★ ★ LES HAÏDOUCS PRESENTATION DES HAÏDOUCS ÉDITION ORIGINALE ^ PROSATEURS FRANÇAIS CONTEMPORAINS y F. RIEDER ET O, ÉDITEURS i, PLACE SAINT-SULPICE PARIS cC Jti'dc'u'c- - ked 0> 1#U44^ !-~ ayyu^- Ut^u/L j&uA- j^ oaZU fa /\aïdj*i£Û_ Jn*. jh&u j%tAaJJj^ïa^~ PRÉSENTATION 7 DU MÊME AUTEUR : LES RÉCITS D'ADRIEN ZOGRAFFl L — KYRA, KYRAL1NA H. — ONCLE ANGHEL. PcT 4Z& PANAIT ISTRATI LES RÉCITS D'ADRIEN Z0GRAFF1 * * ★ LES HAïDOUCS ★ PRESENTATION HAIDOUCS PROSATEURS FRANÇAIS CONTEMPORAINS F. RIEDER ET C'% EDITEURS 7„ PLACE SAINT-SULPICE PARIS DES EDITION ORIGINALE MCMXXV IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE : 15 EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE VAN GEL- DER ZONEN, NUMÉRO TÉS DE A A 0, NON MIS DANS LE COMMERCE. 50 EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE VAN GEL- DER ZONEN, NUMÉROTÉS DE I A 50. 400 EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE DES PAPE¬ TERIES MONTGOLFIER, D'AN NON A Y, NUMɬ ROTÉS DE 51 A 450. 444 Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays. Copyright by F. RIEDER et C>0, 1935. LA RETRAITE DU VALLON OBSCUR \ \ « Voici maintenant les Haïdoucs, Adrien», — dit Jérémie. « Voici, tout d'abord, Flo- ritchica, notre commandant, qui aban¬ donna le diminutif et s'appela, pour plus de dignité féminine : FLOAREA CODRILOR1 Capitaine de Haïdoucs — Vous voulez mettre sur mes épaules de femme le poids de la responsabilité, et sur ma tête, le prix de sa perte. J'accepte l'un et l'autre... Pour cela, nous devons nous connaître : vous me direz qui vous êtes. Je vais vous dire, moi, la première, qui je suis... » Elle ne nous dit rien pendant un long moment et se promena, la mine soucieuse. A six semaines de la mort de Cosma, au 1. Fleur de fourré. 10 LES HAÏDOUCS lendemain de notre arrivée dans le Vallon Obscur, et par cette matinée brumeuse de mi-octobre, les paroles du capitaine tom¬ bèrent, lourdes comme la chute de Cosma, comme la défection de la moitié de sa troupe, le vataf en tête, — lourdes, surtout, comme notre solitude dans le cœur de ces hautes montagnes peu connues et point fréquen¬ tées. Les quatorze hommes qui avaient opté pour la nouvelle vie gisaient, enveloppés dans leurs « cojocs » fourrés, parmi les armes et les bagages encore en désordre, alors que les chevaux paissaient librement, — heureuse quiétude animale. L'état- major (composé de : Spilca, le moine mys¬ térieux ; Movila, le nouveau vataf 1 ; Elie et moi), devait décider de cette « nou¬ velle vie ». Mais l'exigence brusque et inat¬ tendue de notre capitaine l'avait un peu surpris. Dix-huit paires d'yeux se braquè¬ rent sur la femme au cœur ferme, riche d'expérience et prompte à l'initiative. Coiffée du turban de cachemire, la chouba de renard jetée sur les épaules et très agile dans son large pantalon — chal- 1. Sorte de clief-intendant. LES HAÏDOUCS 11 var, elle arpentait fiévreusement l'intérieur de la Grotte aux Ours dont nous avions pris possession la veille, — notre refuge pour l'hiver. Le vataf se leva et mit le tchéaoun pour préparer le café turc, luxe introduit par Floarea. Elle le considérait comme indispensable à la vie, fût-ce la vie sau¬ vage. Et soit pour rassembler ses idéos, soit pour nous laisser le temps de rassembler les nôtres, elle se taisait, se promenait, et contemplait vaguement tantôt sa maigre troupe, tantôt les flancs du vallon engloutis par le brouillard. Sa longue figure était un peu pâle, ses yeux cernés, et ses lèvres, d'habitude pareilles à deux fraises ju¬ melles, étaient brûlées de gerçures. Les hommes la suivaient d'un regard inquiet et respectueux à la fois : cet héritage de Cosma leur paraissait plein de mystère, de noblesse plus encore. On savait qu'elle avait beaucoup roulé par la terre, et con¬ naissait à fond le pays, aux bourreaux duquel elle avait déclaré une guerre intrai¬ table et juste. Cela plaît aux vaillants. Cependant : femme. Femme avec chaleurs, c'est vrai, mais femme. Et jolie, par-dessus le marché. 12 LES HAÏD0UCS Que fera-t-elle de sa beauté dans ces mon¬ tagnes d'ours? Il était encore vrai qu'une fois Cosma mort, personne n'avait su mon¬ ter son coursier mieux qu'elle, ni soutenir mieux la fatigue, les privations, ni se montrer plus virile dans les décisions. De¬ vant le cadavre de son unique amant elle avait déclaré : « Dorénavant je serai : Floarea Codrilor, l'amante de la forêt, l'amie de l'homme libre, j.usticière de l'injustice, avec votre aide. » Movila, le vataf, lui présenta la féiidjane au café fumant et sa boîte à tabac, à la vue desquelles les prunelles noires s'embrasè¬ rent. On lui installa un tabouret de for tune. Elle but et fuma. Et reprit sa der nière phrase ; RÉCIT DE FLOAREA C0DR1L0R « Je vais vous dire, moi, la première, qui je suis : « Je suis une femme fausse, qui peut être sincère quand elle veut et quand le parte¬ naire en vaut la peine. Je n'ai pas eu de père, ce qu'on nomme -.être venue des fleurs1. Ma mère, bergère depuis l'enfance jusqu'à la mort, n'a eu affaire, sa vie durant, qu'avec les champs, les vents, sa flûte, ses chiens, les brebis qu'elle gardait et leur gale qu'elle pourchassait. La gale à part, — qu'elle devait souvent soigner sur ses pro¬ pres mains, — tout le reste lui fut agréa¬ ble. Hélas, la vie n'est pas faite rien que d'agréments. La pauvre femme subit égale¬ ment une épreuve, une seule, mais qui affecta toute sa vie : gamine, elle se creva un œil en s'amusant. « D'habitude, nous oublions nos infir¬ mités, surtout celles qui nous surviennent 1. Bâtard, 16 LES HAÏDOUCS durant l'enfance. Ma mère ne passa pas une journée sans se rappeler cet acci¬ dent. Elle ne pleura point, mais plus jamais ne rit de bon cœur par la suite. Ce qu'elle oublia, ce fut le monde, le monde qui n'a rien su ni de son chagrin, ni de son compte avec la vie. Elle chercha et trouva sa con¬ solation dans les êtres et les choses que j'ai dits plus haut. « Ce fut la paix jusqu'à l'âge de trente ans. Cependant, elle avait comme des trou¬ bles, des inquiétudes, des chaleurs. Pour se rafraîchir, ma mère jugea suffisant de se frotter le corps avec de la neige, l'hiver. L'été, elle se laissait rouler comme un tronc sur la pente d'une côte verdoyante. Mais ces pratiqués ne faisaient que mieux en¬ rager ses misères, — quand, un jour, en se roulant, elle tomba sur un berger, et ce fut le salut. « Le salut, mais pas le calme. Car ce diable de berger, avec c sa tête pareille à celle d'un mouton d'Astrakhan » avait, à l'exemple de ma mère, lui aussi une afflic¬ tion. Non pas qu'il fût borgne ou manchot ; au contraire, très entier, trop entier, il avait besoin d'être le maître d'un harem, alors FLOAREA CODRILOR 17 qu'il n'était que le gardien d'une bergerie. Bien mieux, son affliction grandissait par le fait qu'il était difficile, altier, mépri¬ sant dans ses choix. Ma mère, qui n'eut jamais besoin du bonjour de qui que ce fût, vécut en bonne camaraderie avec le gail¬ lard jusqu'à un jour d'avril où, par la faute du printemps agressif, il se plaignit à « la borgne » du régime d'ascète auquel il se voyait réduit. « La borgne », tout en trico¬ tant, questionna, — en bonne copine, au courant des amours de son copain : — Tu n'as donc plus Sultana, la fille du charron? — Si, mais elle a mal au ventre... — Et Marie, dont tu raffolais? — Elle ne peut plus marcher... — Essaye, alors, avec Catherine, qui te mange des yeux. — Elle me mange des yeux... Mais elle ne se laisse pas manger : elle a peur... — Pourtant, tu connais cette chanson étrangère qui dit que : La femme est une chienne toujours prête à Vamour, Et l'homme est une brute facile à exciter... ... Tu dois donc en trouver autant que le cœur t'en dira. PRÉSENTATION DES HAÏDOUCS 2 18 LES HAÏDOUCS « Le berger s'était fâché : -— Pourquoi suis-je « une brute))? Parce que j'aime bien ça? Et qu'est-ce qu'il faut aimer alors ? La gueule d'un brochet ? La peau d'un hérisson? Voudrais-tu, peut-être, que je me promène, nu, dans les orties hautes, jusqu'au menton? Ou que je me frotte, comme toi, avec de la neige? Ou risquer de m'enfoncer un bâton dans le ventre en me laissant rouler sur les pentes, comme toi encore, qui ne risques rien? « Enfin, voici, d'après la narration que me fit ma mère, de quelle façon se passa l'heure émouvante qui suivit cette colère du berger à « la tête pareille à celle du mou¬ ton d'Astrakhan », car ce fut bien l'heure où « la cloche céleste » sonna le commence¬ ment de ma vie : J'avais trente ans moins deux semai¬ nes... J'étais venue au monde deux se¬ maines avant le jour de saint Georges, dont la fête ne change jamais de jour, et nous étions justement dans la première se¬ maine d'avril. Revenu de sa colère, Akime se mit à considérer longuement ma cheville et dit ensuite : -— Je m'aperçois, Rada, que tu as une FLOAREA CODRILOR 19 cheville de chèvre qui est, ma foi, bien belle : ne voudrais-tu pas me montrer ton genou? S'il est aussi beau que la cheville, je t'épouse, Rada !... « Quand Akime me dit cela, je me trouvais assise par terre et tricotais, alors qu'il se tenait debout, appuyé sur sa ma¬ traque. Je ne l'avais pas regardé en face trois fois en cinq ans, ni lui, ni les autres humains, depuis que je n'avais plus qu'un œil ; mais en l'entendant me dire qu'il m'épouserait si j'avais un beau genou, oui, j'ai levé la tête, car je l'ai cru frappé de folie. Aloi's je vis qu'Akime avait une jolie moustache noire et de beaux yeux d'éta¬ lon excité. Je ne l'ai regardé qu'un instant. On ne peut regarder cela longtemps. Mais ce peu fut assez pour me décider à lui mon¬ trer mon genou, en me disant en moi- même : « Maintenant, Rada, ma fille, c'en est fini de la neige et des roulades ; mainte¬ nant cela va être autre chose. «Toutefois, me sachant humiliée par mon affliction, je dis, pour l'enrager : — Oh, pauvre Akime... Si tu devais épouser toutes celles qui t'ont montré leur genou, il te faudrait une caserne. — Rada, je te jure que je t'épouse !... 20 LES HAÏDOUCS Que les loups mangent mes brebis si je ne t'épouse pas !... — Pas besoin de jurer, Àkime : l'homme est obligé de tout promettre parce que la femme demande la lune dès qu'elle montre son genou. Mais, moi, je ne suis pas de ces femmes-là. Voici mon genou, Akime. «Et je le lui découvris, sans regarder Akime en face, puis, continuai à tricoter. Alors Akime prit son lourd bonnet et le frappa sur le sol avec tant de force que, trop bourré de vent, le pauvre bonnet creva comme une vessie de porc. A l'ins¬ tant même, je me sentis soulevée, la taille encerclée par un bras dur comme le bois. Je me laissai porter, mais dès qu'il me posa à terre, je pris la fuite, non pas pour lui échapper, mais pour l'enrager davantage, et lui faire oublier que j'étais borgne. « Il l'oublia si bien, qu'après avoir couru à travers champs et collines sans pouvoir m'attraper, il me lança son bâton dans les jambes et me fit tomber. C'est-à-dire, je n'attendais que ça : pouvoir tomber par sa faute. L'homme doit sortir toujours fautif, car si, avec son bras dur comme du bois, il avait encore la raison, que deviendrions- FLOAREA CODRILOR 21 nous, nous autres femmes? Si Akime n'avait pas été fautif ce soir-là, dans le petit parc d'ormeaux, — quand les moutons bêlaient comme dans le désert et que les deux ânes semblaient étonnés de notre longue absence, — que serais-je devenue, moi, la pauvre Rada, avec ma Floritchica sur les bras, l'hiver suivant, avec mon mal de ventre, comme Sultana, la fille du char¬ ron, et ne pouvant pas plus marcher que Marie, dont raffolait Akime? « Aussi fut-il obligé de se débrouiller pres¬ que seul avec les deux troupeaux de brebis de nos maîtres, de faire le fromage, chercher le bois sec, préparer la mamaliga et le bor- che aux poissons, et même laver le linge dans du zer1, pour le préserver des poux. « Mais, bientôt, le pauvre Akime en eut par-dessus la tête, et du travail, et de la femme malade. Moi, démon côté, j'en avais également assez, et de mon lit, et d'un homme trop bien portant. C'est pourquoi, après deux années de ménage, il me dit un jour ce que je voulais moi-même lui dire : — Ecoute, Rada : nous avons fait une mauvaise affaire. Je t'ai rendue malade 1. Petit-lait. 22 LES HAÏDOUCS et tu m'as rendu esclave, alors qu'il y a deux ans nous étions tous les deux mieux qu'aujourd'hui. Nous allons réparer notre faute. Voici : j'ai vingt brebis, toute ma fortune. Tu en as presque autant. Je te donne les miennes en guise de dot pour notre enfant, mais laisse-moi m'en aller « avec le Seigneur ». En agissant ainsi, la petite Flo- ritchica aura bientôt une mère solide qui la soignera. Moi, je vais par le monde, chercher un autre maître. Et je te jure, Rada, que je ne demanderai plus aux femmes de me montrer leur genou, ni ne jetterai mon bâton dans les jambes de celles qui se sauveront devant moi. « Ainsi parla mon pauvre Akime. Et il m'embrassa. Il embrassa davantage son enfant, qui lui saisit la crinière avec sa menotte et le fit pleurer pour la première fois de sa vie. Après quoi, il s'en alla « avec le Seigneur » et je n'en entendis plus ja¬ mais parler. » Floarea Codrilor s'arrêta pour répri¬ mer un étouffement. Dans ce début de récit, ainsi que par la suite, elle honora de son regard chacun des auditeurs, fût-il FLOAREA CODRILOR 23 le plus humble des Iiaïdoucs, mais c'est à moi plutôt qu elle s'adressa comme si ses yeux voulaient me dire : Toi, Jérémie, fils de la forêt et mon fils, c'est toi qui es toute ma vie... C'est pour toi que je suis ici... Les Haïdoucs, respectueux de cette sincé¬ rité, écoutaient, silencieux. Spilca la dévo¬ rait avec une attention tendue, buvait ses paroles, tandis qu Elie, toujours d'un calme imperturbable, lui offrait son visage d'apôtre dans une immobilité émue. Moins intelligent, plus simple d'esprit, mais aussi avide que nous de savoir, Movila le vataf la suivait avec intérêt, tout en entretenant un feu de brvmches. « Ma première passion, en ouvrant les yeux sur la vie, fut de courir voluptueuse¬ ment la poitrine contre le vent. Cet ami de mon enfance n'a que deux seuls êtres qui se passionnent pour lui : l'homme libre et le chien. Ils furent mes amis les pre¬ miers. Mon homme libre était un gamin du village, de trois ans plus âgé que moi, réfractaire et farouche, mon maître dans l'initiation aux mystères de la liberté. Vous tomberez tous à la renverse quand je vous dirai qu'il est en ce moment le capi- 24 LES HAÏDOUCS taine de haïdoucs qui règne dans les mon¬ tagnes de Buzeu, à dix lieues de nous et sème l'épouvante parmi les lâches qui font les lois ; son nom est : Groza ! » — Groza? ! s'écrièrent les haïdoucs. •— Groza au cœur dur? fit le vataf. « Pourquoi « au cœur dur » ? Parce qu'il a écorché vif un homme de sa bande et un gospodar x? Le haïdouc qui périt de cette façon était un traître, convaincu d'un crime qui avait failli coûter la vie à Groza. Quant au gospodar, ma foi, il ne l'a pas volé : allez seulement parler aux popula¬ tions terrorisées par ce vampire ; vous ver¬ rez des femmes allumer des cierges et prier pour le salut du grand haïdouc. « Je l'ai connu enfant et adolescent. Il était farouche, mais de cœur tendre. J'avais neuf ans, lui, douze, quand, un jour, comme je courais la poitrine contre le vent, le chien à mes côtés, il me rejoignit, me prit la main et me fit courir bien plus vite. En haut de la côte où nous nous arrêtâmes es¬ soufflés, le vent soulevait si indiscrètement ma jupe que j'en fus honteuse devant ce beau gamin. Mais, contrairement aux autres, 1. Seigneur terrien. FL0AREA CODRXLOR 25 il n'épiait pas mes jambes nues, il s'occu¬ pait de mon chien, et je cessai de me sentir gênée. « Je ne le connaissais pas, je ne l'avais jamais vu jusqu'à ce jour-là, et m'aperçus qu'il était propre, aussi propre que moi. Cela me fit plaisir, car je n'ai jamais pu supporter la crasse. Pieds nus, jambes nues, comme moi, mais lavés et seulement pous¬ siéreux. Les mains, le cou, le visage fraîche¬ ment lavés. Culotte et chemise aussi nettes, quoique rapiécées. Tout cela me plut, ainsi que les yeux bleu-francs. Seule la couleur rousse de ses cheveux, cils et sourcils, ne fut pas à mon goût. « Lui, parut également satisfait de ma mise, pareille à la sienne, mais, pour s'en convaincre, son coup d'œil fut bref. Je fus curieuse de savoir d'où il était, et je le lui demandai. — Du « Palonnier », dit-il d'une voix presque mâle, sans me ï'egarder, en cares¬ sant la tête de mon mâtin. « On appelait le Palonnier une trentaine de maisons éparses, situées à deux kilo¬ mètres de nous, sur la route départementale qui mène de Râmnic à Buzeu et se croise en cet endroit avec un chemin vicinal. Je 26 LES HAÏDOUCS n'étais jamais allée au « Palonnier » parce qu'on disait que les garçons de là-bas je¬ taient des pierres dans le dos des passants. — Et comment t'appelles-tu? Moi, on m'appelle : Floritchica. — Ton nom est beau, fit-il, en se redres¬ sant et me regardant en face ; mais tu es aussi belle que ton nom. Le mien est : Groza... Et je serai un jour haïdouc, — Qu'est-ce que ça veut dire : haïdouc? —- Tu ne sais pas? Eh bien ! C'est l'homme qui ne supporte ni l'oppression, ni les domestiques, vit dans la forêt, tue les gospodars cruels et protège le pauvre. — Je ne les ai jamais vus, tes haïdoucs. — Tu ne pourrais pas les voir.... Ils sont traqués par les Potéras... — Et Potéra, qu'est-ce que c'est ? —- Les potéraches, ce sont les ennemis des haïdoucs et de la liberté, l'armée qui défend les gospodars pour un salaire de Juda. Il y a trois ans, j'ai assisté à une bataille entre haïdoucs et potéraches, tout près de nous, dans le Bois du Cerf. Les haï¬ doucs ont été battus. Moi je ne serai ja¬ mais battu, quand je serai haïdouc. Mais tu ne diras à personne, même pas à ta mère, que je « tiens» pour les haïdoucs. Je ne l'ai FLOAREA CODRILOR 27 pas dit à mes parents non plus. Et, bigre, il le faut bien : les parents, ce sont tous des bavards, et « les murs ont des oreilles ». « En disant cela, Groza fit un geste de mépris pour les murs et les parents. Alors je vis qu'il tenait, enfilée dans la manche droite de sa chemise, une flûte. Je de¬ mandai : — Tu joues de la flûte? — Si je joue de la flûte !... Mais cela non plus, tu ne dois le dire à pex-sonne. — Pourquoi? Ce n'est pas un péché de jouer de la flûte. « Groza me considéra un instant d'un air courroucé : — Non. Jouei', ce n'est pas une impiété, mais le faire savoir à tous, c'en est une, et une grosse... pour qui aime la flûte. — Tout le monde l'aime... — Tu es bête, Floritchica. Le monde aime la flûte comme il aime le chien, pour le mettre en laisse, comme il aime le rossi¬ gnol, pour le mettre en cage, la fleur, pour l'arracher de là où Dieu l'a fait croître, et la liberté, pour la tourner en esclavage. Si tout le monde aimait la flûte comme moi, il n'y aurait plus ni haïdoucs, ni potéra- ches, ni gospodars, mais seulement des 28 LES HAÏDOUCS frères. Et des frères, il n'y en a nulle part... — Comment sais-tu tout cela, Groza ? — Ah! ça, tu es trop curieuse... Je te le dirai, à toi, car depuis le temps que je te surveille, je me suis aperçu que tu es comme moi, toi seule, dans les huit villages, que je connais. Mais tu as besoin d'un dascal, et je serai ton dascal x. Veux-tu que Groza soit ton dascal, Groza qui sera un jour haï- douc? — Oui, Groza, je le veux, sois mon dascal. Dis-moi comment tu as appris tout cela. — Voiei comment. J'ai un frère aîné, qui a l'âge de se marier, qui est gros et bête. Il joue de la flûte à la hora du village et fait danser les sots. Il a eu un chien, qu'il te¬ nait enchaîné, un rossignol, qu'il avait mis en cage, et les deux pauvres bêtes sont mortes de chagrin. Alors j'ai dit à mon frère aîné qu'il était un âne, un âne qui joue de la flûte. Pour lui avoir dit cela, j'ai reçu une claque si peu fraternelle que ma joue en devint une aubergine. Et il continua à jouer de la flûte pour faire danser les sots, mit en cage un autre rossignol et enchaîna un autre chien, mais je brisai la cage et je- 1. Maître. FLOAREA CODRILOR 29 tai la chaîne dans le puits. Alors je faillis être assommé : il ne fut plus un âne, mais un vrai potérache, et il le sera, à coup sûr. Moi je serai haïdouc, et alors je lui ferai « rendre le lait qu'il a sucé de sa mère ». Voilà. « Jusqu'au jour où je connus Groza, j'étais seule. Ma mère m'obligeait à passer mon enfance à broder, les yeux sur un ca¬ nevas, chiffon épatant et misérable, qui dévore les plus belles années d'une jeune fille et qui, à son tour, est dévoré par les mites après avoir émerveillé deux généra¬ tions d'ignorants. J'entrai en guerre avec ma mère et avec le village ; je passai pour une paresseuse. « Hé, quoi donc? Mépriser le rayon de soleil qui dépose des taches d'argent sur la route forestière? Ne jamais savoir de quelle façon un rossignol travaille à son nid? Se priver de la caresse du vent qui gonfle la chemise? Renoncer au murmure du ruisseau qui galope, tout content, vers la rivière, — enfin : res.ter sourd aux appels du printemps, annonçant la vie nouvelle, à ceux de l'été, gémissant sous le poids de l'abondance, oublier l'automne riche en 30 LES HAÏDOUCS mélancolie et vivre sans s'étourdir du deuil blanc de l'hiver? Et pourquoi, ce renoncement total? « Pour faire de longs essuie-mains en borangic, destinés aux pattes d'un mari qui te giflera le visage ; ou de beaux couvre- lits, tout de lin et dentelles, pour l'époux- ivrogne qui se jettera dessus avec ses bottes crottées ; ou, encore, des tapis de laine, épais comme la main, pour « l'élu de ton âme », qui dégueulera son vin rouge et sa pastrama sur l'année de jeunesse que tu passas à tisser ce joyeux cadeau et à rêver dans l'attente de ce beau jour ? O séduisant espoir de toute pauvre enfant paysanne, je suis heureuse que tu n'aies pas été le mien ! Je me suis refusée à tenir mes yeux attachés sur la toile, pour le plai¬ sir d'un songe que la vie démentait autour de moi. « Mes yeux, qui auraient dû larmoyer, penchés sur un gherghef, je les ai laissé se remplir de la lumière des champs où je con¬ duisais mes brebis ; je les ai fait scruter le bleu des cieux, le fond des abîmes et le faîte des sapins ; et s'ils ont larmoyé, ce fut de la brutalité de mon premier amant : le vent ! FLOAREA CODRILO 31 Le vent ! le vent ! Force amie de l'homme libre ! Messager qui traverses les espaces avec ton fleuve de pureté : Que tu sois le zéphir qui caresse le visage. Ou la bise qui cingle les joues, Ou que tu souffles en tempête pour nous prouver ton cœur ami, Tu restes toujours la force amie de l'homme libre, qui unit les cœurs ! Le vent ! le vent ! Ami de l'homme : Que ton passage soit riche en tendresse, parsemant des pétales en guise de baisers : Ou que tes élans sonnent la trompette. de toutes les colères, de toutes les joies, C'est toi le messager de ma mélancolie, de mon soupir éperdu vers mon ami lointain. C'est toi le porteur du cri de détresse, de la larme chaude, du rire retentissant ! C'est toi la force amie de l'homme libre, Toi : le vent ! le vent ! — Sais-tu, me dit un jour Groza, après une course folle dans les champs, sais-tu que le vent a failli devenir autrefois, le beau-père du rat? —- Non, je ne sais pas ! — Oui, le vent fut à un doigt de donner 32 LES HAÏDOUCS sa jolie fille en mariage à l'animal le plus poltron de la terre, et n'y échappa que grâce à une réplique malicieuse. Le rat un jour est allé trouver le Soleil et lui a tenu ce langage : — Écoute, astre puissant ! Je suis la créature la plus malheureuse de la terre, éternellement traqué par les hommes, les chiens, les chats, jour et nuit sur le qui- vive, prêt à chaque instant à tomber dans une embûche, et me mourant de peur. Et quel est mon crime? De ronger, parfois, à mes risques et périls, un épi de maïs, ou un fromage. — Cela, mon ami, c'est immoral ! fait le Soleil, qui n'aime pas les rats. — Avec ça ! s'écrie le prétendant. Ignores-tu que les maîtres du monde font la même chose? Et encore, sans risque ni péril. Seulement, voilà, je me suis aperçu que, pour se mettre à l'abri de tout danger, ils épousent toujours la fille d'un puissant de la terre et se font proté¬ ger par leurs beaux-pères. Eh bien, je me suis décidé à faire comme eux, et je t'ai choisi toi, le plus puissant de tous : donne- moi ta fille en mariage et protège-moi. J'en ai assez, de cette vie ! » FLOAREA CODRILOR 33 Le Soleil, pris de panique, élude promp- tement : — Tu te trompes ! Ce n'est pas moi le plus puissant de l'univers ! -— Qui, alors? — Le Nuage. Tu as bien vu : au beau milieu du midi, alors que mon désir serait de griller la terre, le Nuage me couvre la ligure et je suis fichu. Va, mon ami, chez le Nuage. Demande-lui sa fille : c'est lui le plus puissant. Le rat met sa queue en air, file chez le Nuage, lui raconte sa peine : — C'est toi, le plus puissant ! Donne- moi donc, ta fille. — Moi? Moi, le plus puissant? Tu veux te moquer de moi ! — Pas du tout : le Soleil me l'a prouvé, et c'est bien vrai, tu l'obscurcis dès que tu le veux ! — Je l'obscurcis? Pour combien de temps ? Le moindre vent, et il ne reste plus rien de moi. C'est le Vent, oui, qui est le plus puissant, sois-en sûr. D'ail¬ leurs, dès que tu lui en parleras, il sera content, il est très vaniteux ; mais je te préviens qu'il est également fort instable dans ses sentiments. C'est un gaillard ! PRÉSENTATION DES HAIDOUCS 3 34 LES HAÏDOUCS — Si gaillard qu'il soit, il sera tout de même obligé de me donner sa fille. Et voilà le rat chez le Vent, lequel, jus¬ tement, s'amusait à bercer sa fdle dans un hamac. Il lui fait connaître ses peines et le but de sa visite : — Ne me prends pas pour un parvenu, conclut-il, je veux bien continuer à trot¬ ter pour gagner mon pain, maïs je vois que, sans la protection d'un fort, mon existence deviendra impossible : tout le maïs, tout le fromage, sont accaparés par les forts ; les faibles se mettent la ceinture. — Mais tu n'es pas le moins du monde un faible, s'écrie le Vent, Au contraire, tu es plus fort que moi ! — Quoi? fait le rat, très flatté. —- Vois-tu cet écueil dans la mer? Avant qu'il soit où tu le vois, il était accroché à cette montagne qui s'avance comme un cap. Il y a quelques milliers d'années, des seigneurs forts mais stupides se'mirent à bâtir là-haut un château stupide et fort comme ses maîtres. La belle montagne fut dépouillée de son gibier, la mer désolée par ce repaire de pirates, et de hautes mu¬ railles enlaidirent le beau paysage. Tu sais que je n'aime pas les entraves à la FLOAREA CODRILOR 35 liberté. J'aime courir et faire tout courir avec moi. Je me mis donc à souffler de toutes mes forces sur ce nid de rapaces. Ils étaient bien accrochés ! Ah ! les milliers d'années de peine que j'ai gaspillées à vouloir disperser cette vermine. De siècle en siècle, elle devenait plus nombreuse et plus arrogante ! Pas moyen : le rocher ne bronchait pas ; à peine, par-ci par-là, un pan de mur s'écroulait-il, qu'il était réta¬ bli. Navré, époumonné, je me reposais un matin sur l'autre rive du détroit, quand, soudain, un fracas formidable me réveilla en sursaut ! La mer se leva comme une muraille et faillit m'engloutir ! C'était le rocher soutenant le nid des pirates qui avait dégringolé de lui-même ! De lui- même? Pas du tout ! J'accourus, je fure¬ tai et je fus vexé de constater que ce que je n'avais pu faire, moi, en quelques mil¬ liers d'années, vous, les rats, vous l'aviez accompli en quelques générations. Tu com¬ prends : ces seigneurs-là avaient entassé dans leurs caves toute l'abondance de la terre, et qui dit : seigneurs et abondance, dit : rats. C'est la même race. Et la race des rats-rats avait si bien fait son devoir pour disputer l'abondance aux rats-sei- 36 LES HAÏDOUCS gneurs, que le rocher, creusé par les uns pour nicher, par les autres pour dénicher, avait fini par s'écrouler ! Voilà pourquoi je te disais tout à l'heure que tu es plus fort que moi ! Retourne t'en donc, mon ami, épouse une fille de ta race, et sache que Dieu a si bien dis¬ tribué la force parmi ses créatures, qu'avec un peu de modestie tout le monde pour¬ rait s'en trouver satisfait ! ★ * * « Groza devint bientôt l'âme de mes jours, et j'eus la joie de m'apercevoir que j'étais son unique amie. C'est que nous nous rendions compte d'un fait qu'aucun enfant de la contrée ne remarquait, d'un fait inaperçu de nos aînés eux-mêmes : c'était la bassesse de cette vie paysanne, entièrement faite de travail esclave et de plaisirs mesquins. Aux époques des grands travaux d'été : se plier, depuis l'aube à la nuit, sur un champ dont la récolte allait, aux trois cinquièmes, remplir les greniers de notre maître ; de l'automne au printemps : se courbaturer sur le métier dont l'interminable tissu devenait un fruit FLOABEA CODRILOR 37 défendu qu'il fallait toujours conserver pour l'avenir ; ou bien, passer de longues et ennuyeuses soirées à bavarder dans les clacas, tout en égrenant le maïs, en écos- sant les haricots, en cardant la laine chez un voisin ; en confectionnant le trous¬ seau d'une amie sotte et fi ère de ses chiffons. Pour tous plaisirs, la hora bête du dimanche, où l'on s'ennuie au bout d'un quart d'heure de danse monotone ; ou bien l'entretien, à la fontaine, avec un amou¬ reux qui parle de choses vagues avec un but précis. « Une aversion innée nous éloigna, Groza et moi, et de ces travaux et des plaisirs qui les récompensaient. Mais on ne s'écarte pas impunément de la vie imposée par la médiocrité. Dès que notre entente fut remarquée, nous devînmes la cible de toutes les railleries, l'objet de toutes les haines. Car on a beau ne pas gêner la médio¬ crité, s'effacer sur son passage, elle ne tolère point qui se distingue d'elle : elle ne s'accorde qu'avec elle-même, ne sup¬ porte que sa peau. « Hé! mon Dieu ! Nous ne recomman¬ dions à personne de vivre notre vie, nous ne priions personne de nous, faire des soi- 38 LES HAÏDOUCS rées de claca. Groza, à dix-sept ans, avait sa charrette et son cheval, gagnés à la sueur de son front. C'était, en ce temps-là, l'instrument qui délivrait l'homme du tra¬ vail mercenaire et lui donnait une appa¬ rence de liberté. Mon ami portait, deux fois par semaine, au marché de Buzeu, le produit de notre travail commun : laine, fromage, agneaux, blés, légumes, œufs, fruits, volaille, selon la saison. « Cette tendre solidarité entre deux en¬ fants qui se refusaient de baiser la main d'un pope complice du boïard, ainsi que d'ôter la caciula au passage de tout valet de la « cour », fut considérée comme un crime non seulement parles intéressés,mais par ceux-là mêmes qui, étant serfs eux-mêmes, auraient dû suivre notre exemple. On nous accusa de concubinage précoce. Pourtant quoique très développée pour mes quinze ans, je n'étais qu'une gamine, et Groza d'une pureté vraiment enfantine. Nos esca¬ pades dans les bois, nos longues absences du village, furent, pour les méchants, au¬ tant de subterfuges libertins. ' « Ce n'était qu'une belle existence créée de toutes pièces par nous-mêmes, une île ensoleillée, au milieu d'un océan de FLOAREA CODRILOR 39 ténèbres : ce furent les années où Groza m'apprit à jouer de la flûte et à goûter avec mon intelligence cette nature sauvage que je sentais seulement avec le cœur. « Quand, dans ces fourrés de bouleaux et de pins, ses doigts consentirent pour la première fois à moduler devant moi nos Doïnas enchantées, il m'apparut comme un Fât-Frumos de légende. J'oubliai son blond fadasse, j'oubliai mon orgueil, je me roulai à ses pieds et je les embrassai. Doï-na, doï-na, chant suave ! D'écouter ton harmonie Qui -pourrait se départir? Doï-na, doï-na, hymne de feu ! A l'entendre dans nos plaines Le cœur reste pétri d'amour ! « Seigneur tout puissant ! Je suis cer¬ taine que tu commenças ton œuvre et la réalisas en jouant de la flûte aux éléments amorphes ! Car, sous la poussée de ce fleuve d'éloges enchanteurs, pour peu que le mystère des ténèbres ait caché un rudi¬ ment de ton génie insurpassable, l'Univers qui sortit de tes mains devait fatalement ressembler à un chant miraculeux. 40 LES HAÏDOUCS « Ce fut également pendant ces années- là que j'appris à lire et à écrire le grec. Et c'est à Groza encore que je dus cette acqui¬ sition. « Il s'était instruit dans cette langue à l'insu du village et grâce à ses voyages à Buzeu. — Veux-tu, me dit-il un jour, ap¬ prendre le gi'ec? Notre langue n'a pas d'écriture à elle. Pour pouvoir lire et écrire, * il faut choisir entre le slave et le grec. Moi, j'ai appris le grec, et maintenant j'ai « quatre yeux ». Fais comme moi. Tu con¬ naîtras des choses inouïes ! — Je le veux bien, mais où? Comment? — Par le fameux chantre Joakime, de l'Eglise d'un seul Bois, à Buzeu. Il est mon ami, quoique les mauvaises langues l'accu¬ sent d'être un satyre. Je n'en crois rien, et tu n'en croiras rien non plus. Il est vrai que le chantre Joakime est un homme qui fait peur à voir et à entendre. Mais seuls les imbéciles n'ont pas en eux de quoi faire peur. D'ailleurs il reste victorieux et ad¬ miré malgré les médisances. Je lui parle de toi depuis longtemps ; il a accepté avec joie ; il sera content d'avoir une amie, car il est comme nous : il n'a pas d'amis. FL0AREA CODRILOR 41 « Le dimanche suivant, beau jour de printemps, je montai dans la charrette de Groza. Il était fier de son cheval, belle bête, vraiment, et moi fière de Groza, qui con¬ duisait en maître et se tenait immobile, comme un homme âgé. « Nous étions tous deux endimanchés ; lui : bottes vernies, chemise de borangic, cojoc fleuri et caciula tzourcana ; moi : robe blanche avec fottas brodées à la main, ilick et pantoufles de velours chargées de dessins aux couleurs vives, tête nue. Nous étions beaux comme de jeunes mariés. « La nature qui s'ouvrit devant mes yeux sur ce parcours de sept lieues, inconnu de moi, me parut aussi belle que nous autres et, elle aussi, comme endimanchée. C'était mon premier long voyage et je ne cessais de m'extasier sur ces coteaux parés de vignes, ces forêts inconnues, ces rivières et ces ruisseaux, ces routes tortueuses et même ces oiseaux et ces bêtes, surgissant, choses et êtres, comme des séries de ri¬ deaux qu'une main invisible eût successi¬ vement levés à notre approche. « Je me tenais assise sur le coussin à côté de mon ami, qui se taisait. Mais lorsqu'il parla, — sur le flanc d'une colline déserte, 42 LES HAÏDOUCS — ce fut pour implanter dans mon âme le germe de sa révolte innée, mûre, prête à éclore : — Tout ce que tu vois et qui te plaît tant, —dit-il en faisant tournoyer son fouet par-dessus nos têtes, — toute cette belle terre, large et longue, doit être à nous tous, car nous venons au monde nus, et elle s'offre à nous pour la travailler et jouir de ses fruits. Elle n'est pas à nous. Il faut qu'elle le soit. Nous devons l'arracher aux mains qui la détiennent sans la travailler. Il le faut ! « C'est tout ce que Groza m'a jamais dit de la servitude de la terre sous les gospo- dars. J'ai alors compris qu'il serait un haïdouc un jour, car les haïdoucs étaient seuls à ne pas penser comme tout le monde. A entendre le monde, Dieu voulait qu'il y eût des serfs et des gospodars, des pauvres et des riches, des fouettés et des fouetteurs ; mais les haïdoucs passaient sur cette volonté de Dieu, n'allaient plus dans ses églises, et se retiraient dans les forêts, d'où ils sortaient pour de foudroyan¬ tes incursions sur les biens des tyrans, et même sur ceux des églises, pillant, tuant et secourant. FLOAREA CODRILOR 43 « Buzeu, ville capitale du département, m'apparut comme une fdle qui ne fait que s'endimancher. Il y avait deux rues coquettes, pareilles à deux sourcils peints. La boue et la poussière en étaient soigneu¬ sement écartées ; partout le sol était recou¬ vert de bois. Les boutiques, alignées les unes à côté des autres, avaient des devan¬ tures à grandes vitres, derrières lesquelles on pouvait admirer les étalages : dans l'un, des ouvrages de provenance indi¬ gène ; dans l'autre, des soieries étrangères de haut luxe ; plus loin, une exposition d'armes aux ciselures fastueuses ; ailleurs du tabac aux longs fils de soie dorée, éparpillé entre les tchiboucks et les nar- guilés de Stamboul. Des magasins remplis de tapis. D'autres exhibant des icônes, des encensoirs en argent massif, des étoles, des bonnets de prêtres, des livres saints. Dans une infinité de boutiques on servait à manger et à boire ; des cajanas étaient bondés de gens qui dégustaient un café aromatique, fumaient des tchiboucks et conversaient en plusieurs langues. « Tous ces locaux portaient des enseignes aux noms divers et appropriés, tels que : A la paysanne buzoïenne ; Au Cachemire 44 LES HA1DOUCS d'or ; A Varquebuse de Damas ; Au Tapis d'Ispahan ; Au Tchibouck du Vizir ; L'Au¬ berge de la bonne arrivée ; A l'encensoir d'Argent ; Cafana du Petit Bey, etc. « Groza abandonna la charrette dans l'écurie d'une auberge moujique de la péri¬ phérie. L'accès des voies pavées était dé¬ fendu aux charrettes pauvres ; seuls les carrosses y pouvaient pénétrer. Intimidés par ces richesses, et très mal à notre aise, nous circulions admiratifs, au milieu des promeneurs infatués qui allaient et ve¬ naient, parlaient, égrenaient de gros rosai¬ res d'ambre et nous dévisageaient comme si nous eussions été des veaux à deux têtes. La plupart de ces boïards étaient vêtus du cafetan et de Yichelic ornés des plus beaux dessins ; d'autres avaient une mise qui ne se portait que dans les pays du soleil cou¬ chant. Ces derniers étaient plutôt des jeunes fds de boïards, revenus des univer¬ sités étrangères ; ils portaient les mousta¬ ches rasées et des lorgnons à un seul verre, ce qui me fit croire qu'ils étaient devenus tous borgnes à force d'étudier. « De femmes, peu, mais divinement belles, savamment fardées, toutes têtes nues, les cheveux lissés en arrière et descen- FLOAREA CODRILOR 45 dus sur les tempes, légèrement voilées de gazes fines et transparentes, corsages extrê¬ mement serrés à la taille et robes larges, énormes, vraies cloches rasant le sol. Elles se traînaient langoureuses aux bras de leurs époux et parlaient du nez avec des voix de perroquet. — Ici, me dit Groza, on ne peut entrer nulle part, sans avoir dans sa bourse autant d'argent que nous en gagnons en un été. Pour que ces gospodars et leurs familles puissent vivre dans de telles villes, comme dans les autres plus grandes encore, il faut que nous autres les serfs nous leur en four¬ nissions les moyens. C'est pourquoi ils ont des potéraches qui les défendent, eux, et nous obligent, nous, à travailler pour leur bonheur. Moi, je ne veux pas être serf. Je serai bientôt haïdouc. Alors nous tous, les haïdoucs, nous soulèverons les villages et mettrons fin à l'injustice. « L'Eglise d'un seul Bois, était faite, di¬ sait-on, d'un seul, d'un unique chêne, depuis le toit jusqu'au voile de l'autel. « C'était l'heure de la grand'messe, un peu avant midi. Sur le coup nous n'osâmes y entrer, car l'accès de cette maison de Dieu, tout comme celui des boutiques ri- 46 LES HAÏDOUCS chement achalandées, n'était permis qu'aux gospodars. « Cabriolets, équipages, chevaux de cava¬ liers, cochers, valetaille, attendaient, dans un pêle-mêle pittoresque, la sortie des maîtres. Ceux-ci priaient dans une église à eux seuls réservée (fut-elle modestement « d'un seul Bois »), de même qu'ils allaient se débaucher dans des maisons à leur seul usage, hypocritement appelées « chaumiè¬ res ». « Nous attendîmes la fin du service reli¬ gieux et le départ de ces bons chrétiens qui atténuaient les commandements du Christ en accaparant la terre. Ils sortirent avec des figures de charcutiers dévots et montèrent dans leurs véhicules au milieu de la frayeur que leur apparition, aux sons des cloches impériales, provoquait dans les rangs de leur fourbe domesticité. Nous nous glissâmes derrière cet apparat pom¬ peux, et nous tenant par la main comme des coupables, Groza et moi, pénétrâmes dans l'église vide, où l'odeur du musc, lais¬ sée par les vêtements libertins, luttait vic¬ torieusement avec l'odeur de l'encens. « Ici, ma stupeur fut bien plus grande que celle que j'avais éprouvée devant les FL0AREA CODRILOR 47 magasins luxueux. Quelle différence entre la pauvreté de l'église de notre commune et la richesse de celle-ci ! Elle était aussi royalement achalandée que les boutiques. « Sous la projection des vitraux peints, j'aperçus tout d'abord le voile sombre de l'autel, lourd de moulures et de sculptures. Au milieu et tout en haut, un Dieu triom¬ phateur, rayonnant de santé malgré sa barbe blanche, soupesait dans sa main gauche une terre ignoble qu'il avait faite à son image, aloi's que, de son index droit, il nous menaçait de je ne sais quelle puni¬ tion, Sur les deux battants de la porte de l'autel, les saints apôtres Pierre et Paul, aussi bien portants que leur maître, fai¬ saient office de geôliers, le premier soute¬ nant l'usine chrétienne, le second,portant les clefs du paradis orthodoxe. Puis toute une galerie de saints aux regards de policiers, martyres et gendarmes de l'Eglise, dont les vêtements étaient d'argent et d'or massif ; deux rangées de fauteuils richement sculp¬ tés, portant chacun, gravé sur le dossier, le nom de l'heureux paroissien ; trois lustres suspendus au plafond, deux candélabres brûlant devant le Christ et la Vierge et deux gi'ands chandeliers placés devant les stalles, 48 LES HAÏDOUCS — tous, chargés de cierges pure cire, et dont plusieurs, m'étonnantpar leurs dimen¬ sions, me firent croire que les péchés de ceux qui apportaient de telles offrandes devaient être en proportion. « Groza me laissa un instant au milieu de cet arsenal chrétien et alla frapper à la petite porte de la sacristie. Le chantre Joakime apparut. C'était un homme dans la quarantaine, trapu, chauve, gros yeux hors des orbites, face joviale, cou gonflé. — La voici, notre arnie Floritchica, dit Groza, me montrant de loin au chantre. « Celui-ci se cabra sur ses jambes courtes etresta un instant comme interdit. Sa face de jouisseur sacerdotal flamboya sous l'envahissement d'une lumière orange. 11 leva les bras vers le ciel et lança ce mot grée avec une force qui fit trembler les vitraux : — Evloghimèni ! (ce qui voulait dire : bénie). « J'eus peur et envie de me sauver, mais je vis Groza me sourire et cligner de l'œil. Le chantre continua, et quoique ma peur grandit à mesure, mon plaisir d'entendre cette voix, qu'on affirmait une des pre¬ mières du Pays roumain, me retint sur place : FL0AREA GODRILOR 49 — Soient bénis tes yeux humides ! Bé¬ nies, tes lèvres humides ! Et qu'elles soient bénies toutes les humidités de la terre qui font croître de tels fruits ! « Je me sentis rougir devant la béné¬ diction de tant d'humidités, mais Joa- kime parla aussitôt de sécheresse. Il chanta, sur le « huitième ton » : — Car ce sont, ô Seignem*, tes humidité- é-és, qui font supporter la séchere-e-esse, à ta ter-re, à ta ter-re, mon Seigneur tout puissant ! « Groza lui mit la main sur l'épaule et l'arrêta : — Laisse maintenant tes faux psaumes farcis d'humidité et de sécheresse et fais-lui épeler l'alphabet. Tu oublies que nous ne couchons pas à Y Auberge de la bonne arri¬ vée, mais dans nos chaumières. « Le chantre le considéra, une seconde, avec candeur, puis repartit de plus belle : —• Auront plus chaud, ceux qui couche¬ ront ensemble dans une chaumiè-è-re, que celui qui couche seul dans un palai-ai-ais ! — Mais nous ne couchons pas ensemble, espèce de fou ! s'écria Groza. — Ri-i-i-vi-è-è-re, va-a-a-au fleuve ! Fe- em-me et ho-om-me, vo-ont... PRÉSENTATION DES HAIDOUCS 4 50 LES HAÏDOUCS — ... Vont au diable ! hurla mon ami, secouant le chantre par le bras. Veux-tu ou non lui enseigner l'alphabet? Tu me l'as promis ! — Oui, fit Joakime, s'approchant de moi comme un somnambule, oui, j'ai promis et je commence. « Puis, me fixant dans les yeux avec le regard le plus honnête du monde : — Floritchica ! Colombe noire ! Pro¬ nonce exactement comme tu m'entends prononcer : Al-pha... Vi-la... Gam-ma... Delta... E-psilonn... « J'épelai, après lui, sans aucune crainte, jusqu'à la fin de l'alphabet. — Ehtahtos ! Ehtahtos !1 se mit-il à crier, en grec. — Un seul défaut, une petite bagatelle, qu'il faut corriger ; ce sont ces trois lettres difficiles à articuler: gamma, dzêta et thita. Pour le gamma, il faut faire de la gorge comme lorsqu'on se garga¬ rise. Pour le dzêta, imiter le bruit que fait la bise. Quant au thita, c'est tout pareil au sifflement du jars en colère. Prononce donc et fais-moi voir ta bouche pendant ce temps. Je t'y aiderai. 1. Admirable ! Admirable ! FLOAREA CODRILOR 51 « Je prononçai. Il regarda, de près, ma bouche, et toucha, du doigt, mon menton. Mais, comme sur le coup d'une brûlure, nous le vîmes se retirer brusquement et parcourir toute l'église en se lamentant, les deux mains réunies sur sa calvitie. — Pauvre de moi ! Pauvre de moi ! Cette bouche, c'est la source même d'où les anciens Dieux ont tiré leur nectar enivrant! C'est la bouche créée, non pas pour épeler un alphabet, mais pour distribuer la vie et la mort ! C'est sûrement de cette fillette que le sage extatique a dit : Ma colombe, qui te tiens dans les fentes du rocher, dans les cachettes des lieux escarpés, fais-moi voir ton regard, et fais-moi entendre ta voix... Oui, ton regard, ta voix... et ta bouche aussi, il aurait dû dire. Mais, ô Salomon, à quoi bon avoir un cœur qui demande à entendre et à regarder ces choses copieuses lorsqu'on est aussi informe qu'une mar¬ motte? Et de quoi suis-je fautif, si mon cœur est placé à ma gauche, comme celui du fou, et non pas à ma droite, comme tu dis qu'est placé celui du sage? — 0 Dieu ! tu connais ma folie, et mes fautes ne te sont point cachées. « Sur ce, Joakime revint vivement à moi 52 LES IIAÏDOUCS et me dit, avec des paroles tranchées et ciselées à la manière des nobles : — Cori-mou ! Corilzahi-mou 1 ! Ne me fais pas l'injure de me croire vulgaire ! Ma folie n'est pas dangereuse et mon péché n'est que dans la parole ! C'est tout mon crime... Ne me prive donc pas du spec¬ tacle de ta grâce. Maintenant, va, « bien por¬ tante », et reviens-moi « bien portante ». Je t'enseignerai le grec avec la compétence de l'érudit et le désintéressement de l'ami. Et tu seras armée d'un glaive que peu de gens sont capables de manier. « J'embrassai le chantre sur les deux joues et lui dis : — Joakime, tu es le premier homme que j'embrasse de ma vie. ★ * * « Pendant une année entière, le chantre de l'Eglise d'un seul Bois m'enseigna le grec et bien d'autres choses, maître tan¬ tôt poli, candide, presque pudique, tantôt écervelé, audacieux, presque fou. Néan¬ moins, son tempérament me révéla des 1. En grec : ma fille, ma fillette. FLOAREA CODRILOU 53 coins de nature humaine dignes d'inté¬ rêt, et comme ma raison et mon carac¬ tère étaient tout autres que ceux des jeunes filles de mon âge, je me prêtai gen¬ timent à to*us ses désirs, d'ailleurs inof¬ fensifs, — rien que pour le plaisir de véri¬ fier si sa pureté était vraie,'ou bien un masque trompeur. « Elle était vraie. « Mes leçons avaient lieu deux fois par semaine, et toujours dans l'église vide, après la messe de onze heures, Groza y as¬ sistait souvent. Parfois il nous laissait seuls. Mais que nous fussions seuls ou en sa pré¬ sence, Joalcime était le même homme. Sa¬ chant que sa voix de chantre me faisait autant de plaisir sinon plus que l'enseigne¬ ment du grec, il commençait régulièrement sa leçon par une explosion d'hymnes cé¬ lestes qui se déversaient sur mon âme comme une cataracte de lumière. Il était inépuisable en cantiques, en psaumes, en improvisations, aussi bien qu'en modula¬ tions vocales. Sa sincérité allait jusqu'à l'inconscience, comme ce fut le cas le jour où,' après avoir chanté en arpentant l'église du seuil à l'autel, il m'oublia et s'en fut dans la sacristie, où je le trou- 54 LES HAÏDOUCS vai en pleurs. Mais cette sincérité avait, également, des saillies bien embarras¬ santes pour moi, car parfois, sans inter¬ rompre la leçon, tout en me regardant avec ses bons yeux de bœuf, il me posait la main sur le ventre, ou sur les seins, en s'excusant ainsi : — Je n'ai jamais mis ma main sur des choses si agréables et je ne veux pas mou¬ rir sans connaître la chaleur de ces choses. Floritchica, permets-le-moi ! Tous les idiots connaissent cela sans l'apprécier, alors que moi, je l'apprécie sans le con¬ naître ! Tu me rends heureux à peu de frais. Bientôt tu te gaspilleras sans le béné¬ fice de l'estime. Et ne crains pas que j'aille plus avant dans ce bonheur, car si Y Ecclê- siaste a raison de dire que la fin d'une chose vaut mieux que son commencement, il n'est pas moins vrai que, dans la vie, bien des commencements l'emportent sur leurs fins. Il est vrai aussi que, pour cela, il faut voir la vie avec d'autres yeux que ceux de Y Ec- clésiaste. « Je lui permis ce bonheur m'attendant toujours à ce qu'il allât plus loin. Il n'en fut rien. Non seulement il ne me demanda pas davantage, mais il ne revint même plus FLOAREA CODRILOR 55 à ce plaisir, l'oublia, n'en fit plus aucun cas. Cependant, instruite depuis longtemps dans les mystères de la vie animale et dégoûtée du mensonge volontaire qui s'étalait au¬ tour de moi, je me suis demandée souvent si j'aurais dû marchander un article si ordi¬ naire à un homme qui me faisait vivre des heures à ce point uniques qu'elles ne sont jamais plus revenues dans la suite de mes jours. J'aurais voulu lui prouver ma recon¬ naissance, lui faire un présent, lui laisser un souvenir qui me rappelât à sa mémoire. Mais, disait-il : — Quoi? Un panier d'œufs frais? Des pou¬ lets? Un pot de beurre? Une donitza de miel? Ma maison en regorge ! Pourrais-tu m'of- frir un saint au nimbe d'or massif, ou un chapelet aux grains de l'ambre le plus rare ou encore un narguilé luxueux de Smyrne, que je n'en voudrais pas. Les gospodars qui aiment ma voix, Dieu sait pourquoi, m'accablent de ces fadeurs-là. Ce que je voudrais, ce qui me rendrait mortellement heureux, ni toi ni le Seigneur ne pouvez me l'offrir : ce serait un corps, un visage plus dignes de ma voix et de mon cœur. Ils me permettraient de vivre la vie faute de quoi j'agonise dans cette carcasse d'âne ! 56 LES HAÏDOUCS Cela, Dieu n'a pas voulu me le donner ; il n'a pas voulu donner au rossignol le plu¬ mage du paon ; peut-être il a bien agi, car, dit-on, si Le porc avait des cornes, il boulever¬ serait la terre. « Tel était l'homme que je découvrais dans le chantre Joakime, objet de tant de calom¬ nies. Au milieu de l'été qui suivit cette an¬ née d'enseignement, je devais connaître en lui un autre homme, et cette révélation fut une surprise incroyable aussi bien pour la ville que pour moi, pour Groza lui-même. « J'avais maintenant près de clix-sept ans. Et belle comme vous le voyez. Cette beauté m'attira, entre autres assiduités, celle du fils de notre gospodar Bolnavul, propriétaire de vingt mille hectares de terre et de bois, ainsi que d'innombrables haras et troupeaux de bétail. Pour ce monsieur à lorgnon borgne, fraîchement rentré de ses études, je n'étais qu'une jolie brebis à deux jambes, facile à croquer, heureuse, peut-être, d'avoir excité un appétit si au¬ guste. Il était loin d'imaginer la moindre résistance de ma part. Il était quelqu'un ; moi, j'étais quelque chose qui se tenait de¬ bout par hasard et devait s'allonger au pre¬ mier signe du maître. Et ses études avaient FLOAREA CODRILOR 57 été si vaines qu'il ne trouva rien de mieux que de commencer par m'insulter. « Un dimanche de cet été, décisif pour le sort de Groza, le coconache Manolaki, ainsi que l'appelaient ses esclaves, apparut à la liora du village, accompagné de sa sœur cadette et conduisant lui-même le superbe cheval attelé à leur cabriolet. Il venait là, lui, notre Seigneur de demain, pour assurer sa popularité, et aussi pour inspecter l'autre troupeau, celui qui four¬ nit la chair à plaisir. Souverain absolu par la grâce de Dieu et l'imbécillité des hom¬ mes, il affecta aussitôt une gouaillerie du plus mauvais goût. Sa sœur, aussi sotte cjue lui, n'en fut pas vexée, et la populace la reçut comme la manne. Les vieux levèrent les caciulas, découvrant leur belle chevelure argentée ; la jeunesse se borna à continuer sa danse, mais avec un entrain de parade, pour plaire aux nobles visiteurs, tandis que le pomojnic 1, créature servile qui es¬ cortait son maître, se répandait en plati¬ tudes grossières. Sur son ordre, le câr- ciumar versa à boire plusieurs okas de vin, et les buveurs souhaitèrent aux géné- 1. Sou9-préfet. 58 LES HAÏDOUCS reux hôtes « santé et longue vie ». Puis ceux-ci descendirent et trinquèrent à la ronde avec les danseurs, laissant la voiture sous la garde d'un jeune paysan. « C'est à ce moment que, profitant de leur absence, je quittai Groza un instant, en dépit de son conseil, et allai caresser un peu la belle bête qui traînait ce fardeau humain. J'aimais trop les beaux chevaux pour pouvoir résister au plaisir de promener ma main sur l'encolure de celui-ci. Je payai cher ce plaisir, car je fus surprise par le retour inattendu des deux sangsues et obligée d'accueillir leurs propos. Ces propos allaient à ma belle mise et à mon amour pour les chevaux;ils ne furent pas désobli¬ geants ; mais le « coconache » ne s'en tint pas là ; il crut me combler en jetant à mes pieds, du haut de son siège, une pièce d'or destinée, disait-il, « à des plaisirs innocents. » Je couvris ma face de mes deux mains et m'enfuis, laissant le galben là où il était tombé, à la stupéfaction des serfs et de leur maître. « Étendu sur l'herbe, loin de la hora, Groza n'apprit l'événement que par l'effer¬ vescence qui se produisit parmi les paysans après le départ du boïar. Il accourut chez FLOAREA CODRILOR 59 nous et me trouva en sanglots. Je versais mes premières larmes de douleurs. « D'autres devaient suivre sous peu. « La résistance sincère de la femme est sans effet sur les désirs de l'homme vulgaire. Il ne sait pas où finissent les embarras de la femmelette et où commence le dégoût profond de la dignité féminine. Tout est permis à cette brute qui maîtrise la terre. « En deux mois, cet animal essaya qua¬ tre fois de me convaincre que ma raison d'être était de servir à ses bons plaisirs. Les quatre fois, je me suis détournée en crachant à ses pieds. Alors il en vint à la violence. Il rencontra le bras de Groza et son gârbaciu L « Je gardais maintenant cent cinquante brebis environ, dont un tiers appartenait à mon ami d'enfance, les deux autres tiers à ma mère et à moi. J'étais heureuse, quoi¬ que préoccupée du servage qui s'appesantis¬ sait autour de nous et inquiète de l'appa¬ rition de ce monstre. Je savais que tôt ou tard, il se jetterait sur moi comme l'éper- vier sur la volaille. Groza me munit d'un pistolet et d'un petit poignard, que je te- 1. Long fouet tressé de cordes. 60 LES HAÏDOUCS nais dissimulés à ma ceinture. Pour plus de prévoyance, il venait lui-même du Pa- lonnier passer une ou deux heures avec moi tous les soirs et m'aidait à rentrer les troupeaux. Beaux jours d'amitié tendre, partagée avec nos trois chiens, égayée par nos cœurs généreux, embrasée par nos es¬ poirs, bercée par nos flûtes, que vous me semblez loin aujourd'hui ! « Un soir d'août flamboyant de rayons dorés, le malheur arriva. Le « coconache » était seul, à cheval. Dédaignant la présence de Groza, il s'adressa à moi seule, me donna le bonsoir, et me demanda : — Es-tu moins méchante aujourd'hui? « Je ne lui répondis même pas et m'éloi¬ gnai, en fui tournant le dos. Groza, qui se tenait au bord d'une mare, se mit aussitôt à fouetter la surface de l'eau avec son gros gârbaciu. Je devinai qu'il voulait endurcir la corde pour mieux envelopper les reins du visiteur effronté. Une volupté me gonfla la poitrine à l'idée de me savoir tout à l'heure vengée par un ami fort et coura¬ geux, mais mon esprit, étourdi par la colère, ne se posa aucune question sur les suites d'un acte aussi épouvantable. « Le boïar descendit de cheval, l'aban- FLOAREA CODRXLOR 61 donna et voulut me suivre à pas lents. Groza surgit au-devant de lui, droit comme un sapin et calme comme un sage. L'autre était aussi droit, mais guère calme ; tout son sang lui monta au visage : — Que veux-tu? — Rien... dit G.roza, seulement savoir ce que tu veux, toi... « Pris de rage de se voir tutoyé par un moujic, le malheureux porta la main à son pistolet. Il fut, en un clin d'œil, jeté à terre, désarmé, et avant qu'il eût le temps de se ramasser, Groza était déjà à califourchon sur le coursier de notre maître. Ce qui se passa ensuite me donna la mesure de la haine qui couvait dans le cœur de mon ami. Au lieu de s'enfuir, comme je le pensais, il se mit à flageller le « coconache » en lui cin¬ glant de préférence la tête, avec la mèche en cuir de son gârbaciu humide, le chas¬ sant de-ci de-là par la campagne solitaire, dont le silence était déchiré par les cris du fouetté, s'acharnant à lui meurtrir le corps alors même que celui-ci n'était plus, sur le sol, qu'une masse saignante et ina¬ nimée. « Groza me rejoignit au galop du cheval. Ce n'était plus le même homme. Sa face, 62 LES HAÏDOUCS élargie et immobile, me parut inerte comme du parchemin. Les yeux, injectés de sang, n'avaient plus rien d'humain. Les veines du cou menaçaient d'éclater. La lèvre infé¬ rieure pendait, encore lourde de colère. Sa voix, également, n'était plus la même, lorsqu'il me dit : — J'ai bu ma première gorgée de ven¬ geance. C'est aussi rafraîchissant que l'eau froide qu'on avale lorsqu'on est grillé par la fièvre. Maintenant, Floritchica, je te quitte pour toujours : je pars en haïdoucie L Je ne serai pas seul : sept gars, tous de ce Palonnier à la renommée mauvaise, m'ac¬ compagneront. Ce ne sont pas des amis au cœur riche de tendresse, comme toi et comme notre bon Joakime, et j'en suis triste ; ils sont vindicatifs, assoiffés de vie sauvage ; ils connaissent les forêts comme moi-même et sont prêts à se jeter au feu sur un signe de moi. Nos préparatifs sont achevés. Demain à l'aube nous nous trou¬ verons dans le Bois du Cerf, derrière le « rocher incliné ». Viens me trouver. Là, je te parlerai plus longuement de ce qui te reste à faire. En. ce moment j'ai hâte d'aller 1. Vie de haïdouc. FLOAREA CODRILOR 63 à Buzeu avertir Joakime et l'embrasser pour la dernière fois. « Puis, me montrant sa première victime, il ajouta : — Le fauve n'est pas mort et je ne tenais pas à ce qu'il le fût. Je veux que ce beau monsieur se souvienne de moi, son existence durant, toutes les fois qu'il présentera sa gueule devant un miroir : je la lui ai bien arrangée ! Son cheval, je le garde. Ceux dont mes compagnons auront besoin, nous irons les chercher dans les haras de son père. « Il faisait presque nuit... Le troupeau, éparpillé par la course à l'homme de Groza, bêlait à soulever les montagnes. Mon ami, en fit le tour à cheval, le rassembla et m'aida à le rentrer. Et le cœur gros de cet événe¬ ment, comme étrangère au pays et à mes moutons, je me séparai ce soir-là de Groza en m'accrochant au cou de mon chien fa¬ vori. « Pendant la nuit j'ai beaucoup pleuré. « Le lendemain à l'aube j'allai au « ro¬ cher incliné ». Groza et ses sept compagnons étaient déjà là. Il y avait en plus un gros marchand de bétail de Buzeu et Joakime. Me montrant le marchand, Groza me dit : 64 LES HAÏDOTJCS — Floritchica, comme mesure de précau¬ tion, j'ai eu l'idée d'appeler cet ami-là. Je te conseille de lui céder le troupeau de brebis. Ma part, je l'ai déjà encaissée. Le reste, si tu veux le lui vendre, il s'engage à te le lais¬ ser tant que tu voudras, pour en vivre. Au cas où nos persécuteurs voudraient tou¬ cher à ton bien, tu n'aurais qu'à dire qu'il ne t'appartient pas, que le troupeau est la propriété du baciu Zamfir. « J'acceptai de bon cœur. Le baciu s'en alla, bonhomme équivoque, mais sûre¬ ment utile. Et voici arrivé le moment de la séparation définitive, où j'ai regardé pour la dernière fois l'ami le meilleur de ma vie. Ses yeux en furent baignés de larmes. Sa voix, étranglée d'émotion, permettait à peine l'expression de la parole : — C'en est fini, Floritchica, de notre vie... Nous avons été des amis vrais... comme le chien seul sait l'être. Tu ne retrouveras jamais un Groza, et, moi, jamais une Florit¬ chica ! Quel dommage que la femme ne soit pas faite pour vivre la vie de haïdoue ! Ah, sentir ton amitié et ta haine près de moi, là-haut, dans les montagnes, dans la forêt, non, Dieu ne l'a pas voulu, nous serions devenus fous tous les deux ! FLOAREA CODRILOR 65 « Reste donc, mais écoute ceci : le haï- douc, n'est pas celui-là seul qui va dans la forêt. En ville, parmi les gospodars, on peut être aussi bien haïdouc et révolté que l'homme qui vit « dans le cerveau des monts », mais à condition d'être faux avec les grands et sincère avec les opprimés. Tu sais être fausse et sincère : va donc, tâche d'aller au milieu des loups, hurle avec eux, observe leurs habitudes, connais bien leurs faiblesses et après, tire-leur dans le dos et fais du bien au peuple, venge-le ! Autre¬ ment dit aide-moi ! Tu es plus intelligente que moi, plus fine, plus rusée, et belle femme par-dessus tout. Fais donc comme moi : sacrifie ta jeunesse, comme je sacrifie la mienne ! Le peuple est laid et lâche parce que tout ce qui se lève de son sein de¬ vient laid et lâche. Les bons ne se lèvent jamais. Jamais, depuis le Zapciu Janco Jiano et le sluger Judor Yladimiresco, l'un, boïar de cœur, l'autre, paysan de cœur, tous les deux haïdoucs et révoltés, tous les deux traîtreusement assassinés, aucun homme ne s'est levé du peuple que pour mieux l'asservir. Les quelques haïdoucs qui sévissent par-ci par-là ne sont que des révoltés à vue étroite, et on parle PRÉSENTATION DES HAÏDOUCS 5 66 LES HAÏDOUCS d'eux comme de chapardeurs. Ils auraient besoin eux-mêmes d'un chef qui élargît leurs champs d'action. Il faut frapper haut ! Et non seulement les Grecs et les Turcs, mais aussi, mais surtout le boïar roumain. Si on peut excuser l'étranger de sucer le sang de notre pays, comment excu¬ ser le gospodar qui se fait l'instrument de l'oppresseur du dehors? Voilà. J'ai attendu ce jour pour te dire dans quel but je t'ai poussée à apprendre à lire et à écrire, chez Joakime, et dans quel but je l'avais fait moi-même : les livres nous enseignent ce que notre intelligence seule n'est pas capable de nous faire péné¬ trer. Il faut connaître le passé et le présent, pour savoir quoi désirer dans l'avenir. Travaille donc, pour cet avenir meilleur. On n'apprend pas le grec pour garder les brebis. Fais ce que ta tête te conseillera. Tu es assez maligne. Avec un cheveu de sa chevelure, une femme peut pendre un tyran. D'un doigt posé sur une bouche, elle peut le faire parler ou taire. Sois cette femme-là ! De l'or, je t'en donnerai bientôt. Je quitte, maintenant, cette région. Nous allons dans les domaines de Braïla FLOAREA CODRILOR 67 vers l'embouchure du Buzeu et du Sereth, où je dois me rencontrer avec Cosma. Mais je ne travaillerai pas avec lui. De lui, j'ai certaines choses à apprendre. Pour le reste, je veux en faire à ma tête. Aussi, quel que soit le jour où tu auras besoin de moi, tu t'adresseras au cârciumar Ursou, qui tient taverne à la sortie de Vadeni, vers Galatz. Et si tu veux venir habiter de ce côté-là, ce sera encore mieux. La Potéra sera ce soir ici. Elle ne peut rien contre toi. Quant à moi, elle n'a qu'à venir me cher¬ cher. « Pendant que Groza me parlait, j'exa¬ minais un peu les mines de ses compagnons ; oui, comme il l'avait dit, c'étaient des hom¬ mes farouches, décidés, peut-être fidèles, mais rien de plus. Oh ! tendresse, tendresse! Si tu régnais dans le cœur de l'homme, la révolte serait un mot incompréhensible. Pauvre Groza : je le plaignis de ne le sa¬ voir entouré que d'hommes révoltés,d'hom¬ mes uniquement révoltés. Haïr, c'est bien. Aimer, c'est mieux. Seul celui qui sait haïr et qui peut aimer connaît la valeur tout entière de la vie ! « Heureusement pour Groza, l'amour veil- 68 LES HAÏDOUCS lait. Il était tout près de lui, et cependant personne ne le savait. « Je remarquai que Joakime avait une drôle d'attitude.Affublé d'une ghéba longue jusqu'aux chevilles et d'une caciula tzour- cana qui lui tombait presque sur le nez, il tenait sous le bras une grosse boîte en ébène, lourde, selon les apparences, car il la changeait de bras à chaque instant. Son visage, d'habitude enluminé, était grave, soucieux, pâle. J'attribuais cela à l'émotion que cette séparation devait lui causer et je lui dis : — Mon bon Joakime... Tu es aussi peiné que moi... — Non... fit-il, en secouant sa tête énorme, non... je ne suis pas peiné comme toi ; je suis peiné comme Groza. « Le haïdouc me regarda, intrigué, mais nous ne comprîmes rien à cette énigme. -— Que veux-tu dire, Joakime? ques¬ tionna mon ami. — Je veux dire, Groza, que je suis peiné comme toi, pas comme elle. — Bon... Cela, nous l'avons entendu, mais explique-toi. —- Je m'explique ! « Il s'expliqua en chantant, gravement, FLOAREA CODRILOR 69 mollement, à voix basse, la face allongée, les yeux écarquillés, et passant sans cesse la boîte d'un bras à l'autre, pendant que nous l'écoutions suffoqués d'étonne- ment. — Je suis peiné comme toi, mon brave Groza-a-a, parce que moi aussi je quitte Floritchica-a-a : moi aussi je pars en haï- douci-i-ie ! Comme toi-a-a !... Et avec toi- a-a, si tu veux de moi-a-a!... C'est comme ça-a-a ! De l'église j'en ai ma-a-arre. Po-o- pes ! protopo-o-pes ! encens ! parastas, fumier, quoi ! Morts et nouveau-nés : tous, athées ! — Mariages et baptêmes : rien que des blasphèmes ! — Divinité : cu¬ pidité ! — Amour de Dieu, adieu ! « La sueur ruisselant à grosses gouttes de sous son bonnet, il s'arrêta, un instant ; puis, ouvrant sa boîte — pleine de gros et petits ducats, et de pierres précieuses : diamants, rubis, saphirs, émeraudes, tur¬ quoises, — il la promena devant nos nez et s'écria dans un élan de sincère dépit: — Voilà, c'est tout ce que l'église, les gospodars et Dieu lui-même peuvent offrir à l'homme qui a besoin d'amour ! Pour avoir été doué d'une voix qui élève l'âme, on m'a aiTaché à mes montagnes, à mes 70 I.ES HAÏDOUCS plaines, à mes moutons et à mes chiens, et en échange de toute cette fortune on m'a offert du métal, qu'on dit cher, et des cail¬ loux, qu'on prétend précieux ! Je n'avais à ce moment-là que dix-sept ans. Long¬ temps j'ai patienté dans l'attente du trésor divin et seigneurial dont on m'avait tant parlé, mais je me suis aperçu qu'il s'agissait toujours de métal et toujours de cailloux. Et l'amour? L'amour tendre et l'amitié que j'avais quittés avec mes tcho- bancoutzas,mes brebis, mes beaux mâtins, mes cieux et mes forêts? De ce trésor-là, de cette vraie fortune?Rien! Un mot flatteur, une tape sur l'épaule, parfois, une poignée de main courtoise ou un sourire haut pro¬ tecteur, c'était tout ! Et moi, l'eau à la bouche devant les beaux seins, prisonniers des beaux corsages ; devant ces yeux qui sont l'œuvre d'un démon gracieux;devant ces lèvres prêtes à prononcer le mot pécheur qui touche l'âme pieuse, moi, pauvre Joakime, j'avalais mon envie et pensais à l'avarice de la maison de Dieu. Il m'arri¬ vait, de loin en loin, de ne plus pouvoir tenir devant cette ingratitude de la vie qui te demande ce que tu as de meilleur et ne te donne que ce qui lui est inutile ou FLOAREA CODRILOR 71 superflu : alors je mettais un doigt sur le sein provocant et je disais aux lèvres et aux yeux pécheurs : « Moi aussi je vou¬ drais boire de ce vin et goûter de ces fruits ! » Alors c'était fini : je n'étais plus « notre chantre Joakime, comme il n'y en a un qu'à l'Eglise Métropolitaine », j'étais un « homme dégoûtant ». -—- Et pourquoi, « nom d'autel et d'encensoir ! » pourquoi était-elle dégoûtante chez moi, une envie que les popes et les gospodars satisfaisaient tous les jours? Hélas, elle l'était ! Je dus convenir moi- même que mon envie était dégoûtante, tout au moins ridicule. Dieu m'avait fait pour chanter, pas pour être aimé dans le monde où je chantais. Je crois même que c'est à bon escient que Dieu avait mis une voix de séraphin dans un corps d'âne : le pur ne peut rester pur que s'il est entouré de laideur. Aussi, quand je chantais et les transportais dans le ciel, les hommes m'adoraient et me comblaient de faveurs froides, mais dès que je touchais à leurs biens chauds, ils me rappelaient que j'étais un âne. Les chérubins, qui venaient à l'église pour y faire entrer le démon et vers lesquels le séraphin Joakime lançait sa 72 LES HAÏDOUCS voix et ses désirs, me le rappelèrent éga¬ lement, car la femme est comme le soleil : elle se mire dans tous les tessons du che¬ min. Je reviens donc au royaume que j'ai trahi par vanité, comme la rivière qui déborde doit toujours rentrer dans son lit. Et ma voix qui se dépensa dans le désert de la ville orgueilleuse sans susciter la moindre charité, retentira dorénavant dans les cœurs des hommes qui se mettent hors la loi et s'imposentune dure vie pour le bien de leurs semblables. Et je dirai : « 0 Dieu ! je te cherche au point du jour ; mon âme a soif de toi, ma chair te- souhaite dans cette terre déserte, pour voir ta force et ta gloire, ainsi que je t'ai contemplé dans le sanctuaire. Car ta honte est meilleure que la vie ; cest pourquoi, mes lèvres te loueront. — Les orgueilleux se sont moqués de moi au dernier point ; mais je ne me suis pas détourné de ta loi. Ote de dessus moi Vopprobre et le mépris ; car f ai gardé tes témoignages. » Après quoi, me voici ; le chantre Joa- kime, qui ne trouva point de charité dans VEglise d'un seul Bois, ira avec Groza en haïdoucie, pour y représenter Dieu et cher¬ cher l'amour ! FLOAREA CODRILOR 73 * * * « L'ami dont on se sépare à jamais, nous est plus cher que celui qui nous revient pour toujours. Quand le dernier signe d'adieu me fut envoyé de loin par les mains aimées, je m'écroulai sur mon chien et enfouis mon visage dans la fourrure de son front aux yeux étonnés. Puis j'ai pris le chemin du retour, qui fut comme celui d'un enterre¬ ment, j'ai revu ma maison, ma forêt, mes bêtes, et tout me parut désolé, comme un pays dévasté par l'incendie. « La tristesse, qui m'était presque incon¬ nue jusqu'alors, s'empara de mon âme. Tout ce qui avait été joie voluptueuse devint souffrance voluptueuse. Seigneur, où a s-tu mis le plus de volupté : clans la joie, ou dans la douleur de l'âme passion¬ née? Le bruissement du feuillage, le chant des coqs, l'aboiement des chiens, le bêle¬ ment des moutons, les propos sans fin de mon ami le vent, furent autant de meur¬ trissures pour mon cœur tourmenté par le dor 1. Ombre à la recherche de son 1. Dor ; mot intraduisible, un des trésors de la langue roumaine, qui signifie : regret, désir brûlant, nostalgie. 74 LES HAÏDOUCS âme, je déambulais jour et nuit dans les bois de pins et de bouleaux. Ma flûte, qui ne savait pas ce qu'était la solitude na¬ vrante, emplit les forêts de clameurs et étonna les oiseaux aux instruments variés : Dor solitaire, mélancolie Des âmes riches peuplées d'amours : Quand une fortune nous est ravie, Autre fortune on trouve dans son dor ! « Cette « autre fortune » je ne la trouvai pas seulement clans mon dor. Elle se trouva réalisée dans la personne d'un homme qui fut un rêve trompeur. Mais je savais qu'il était trompeur, et j'ai bu cette illusion avec la soif d'une âme qui se prépare à la dé¬ ception. « Un jour, un messager envoyé par Groza vint me dire que Cosma passerait dans la semaine explorer notre région et voir si un coup était possible. Le billet où il me par¬ lait de Cosma se terminait ainsi : « J'ai mis un baiser sur la joue poilue de ce frère. Ramasse-le de la façon que ton cœur te conseillera. » « Mon cœur me conseilla de chercher ce baiser sur les deux joues poilues de Cosma, FLOAREA CODRILOR 75 pour être certaine de le trouver. Je l'ai trouvé, sûrement, puisque l'homme n'a que deux joues, et je trouvai encore autre chose que je n'avais pas cherché, mais qui vint tout seul, comme la tempête, que nul ne peut faire venir. « Cette semaine-là, ma flûte retentit dans les bois de pins et de bouleaux avec des accents que seul un dor enragé est capable d'arracher à un tuyau de sureau à huit trous, tandis que mes yeux fouillaient le sol et découvraient des empreintes de sabots aux fers inconnus dans la contrée. Je me mis à leur poursuite, et un matin je tombai à l'improviste sur la clairière où Cosma et son frère Elie fumaient leur pipe, heureux de leur sort et se doutant fort peu de mon existence. Cosma fit le fier et je le raillai. Pourtant, je sentis aussitôt mon maître. Pour l'exciter, je le fuis. Il se mit à ma recherche, pour confirmer la loi qui dit : femme qui fuit Vhomme, se fait mieux désirer, —• et le soir même, après avoir en¬ flamme Cosma et la forêt de pins, je me laissai encercler la taille par le bras qui avait répandu l'épouvante parmi les gos- podars. « Cosma me prit, mais c'était au cœur de 76 XES HAÏDOUCS Groza que je m'étais donnée. Cosma eut ce que tous les hommes peuvent avoir. Groza eut mon âme, à laquelle il tenait. Ainsi, j'ai vécu un rêve impossible dans une heure d'oubli. Puis, je sondai la profondeur de la mer avec mon doigt : je demandai à la vie ce qu'elle ne peut pas donner. Je voulus * Cosma, Groza et tout le bonheur, pour moi seule. Et je n'eus rien du tout. Alors, je brisai ma flûte de sureau. Et ce fut une autre vie, qui dura environ trois ans, au bout desquels j'allai déposer dans les bois ce que j'avais ramassé dans les bois. « Après quoi, je mis le masque de la faus¬ seté et disparus dans le monde, d'où je vous reviens sincère, prête à faire tout le bien et tout le mal nécessaires à ce monde. « Voilà ce que je suis. » ÊLIE LE SAGE « A toi, Élie le Sage, frère de Cosma et inon conseiller, à toi de nous faire savoir qui tu es et pour quelles raisons tu as embrassé la vie de haïdouc », — dit Floarea Codrilor, notre capitaine. Elie posa sa caciula par terre avec un mouvement lent. Savait-il, peut-être, qu'en nous découvrant son front sans plis et sa crinière de haïdouc, il nous montrait une tête unique par son calme? C'était une figure de métropolite guerrier, sachant tuer entre deux prières, boire et manger entre deux tueries. Ses yeux noirs, clairs, précis, ni timides ni audacieux, disaient ferme¬ ment : paix à vous, ou je vous assomme ! Cependant, une lumière de martyr, hési¬ tant entre la vie et la mort, flottait éternelle¬ ment sur cette longue barbe tramée de noir-corbeau et de blanc-d'argent, qui 80 LES HAÏDOUCS engloutissait une moustache embroussail¬ lée, redoutable gardienne d'une bouche prête à chaque instant à lâcher ce mot incompréhensible : Justice ! Il le lâcha en commençant son récit. « Je suis venu habiter dans les bois pour y rencontrer la justice qui se sauvait de la ville. « A Braïla, où j'ouvris les yeux, mon père tenait han x. Ce père, — que le diable l'emporte, — était, d'intentions, brave homme. Mais beaucoup d'hommes, qui sont braves gens d'intentions, ne sont que des tyrans dans la vie intime, surtout lorsqu'ils tiennent le gouvernail. Mon père tenait celui de sa maison, grosse caravelle qu'il voulait voir à l'abri de toute menace d'orage ; pour y arriver, il Fanera en eaux mortes, malgré les protestations de quelques voyageurs, à qui cela déplaisait. — Cela vous déplaît? disait-il. Atten¬ dez qu'Allah m'appelle à lui. Ensuite vous ferez à votre goût... — Oui, répondions-nous, mon frère Cosma, notre sœur Kyra et moi, — oui, 1. Hôtellerie. 84 LES IIAÏDOUCS nous ferons à notre goût à partir du jour où Allah t'appellera à lui. Mais quand t'appellera-t-il? — Ça c'est l'affaire d'Allah ! « Ça c'était l'affaire d'Allah, affaire très embêtante, car nous avions grande envie d'agir à notre goût, cependant que le père n'en avait aucune de s'en aller dans le ciel et de nous passer le gouvernail. Quoique vieux, il tenait ce gouvernail d'une main forte, en se guidant sur des principes for¬ gés par lui-même. « Il croyait pieusement en Dieu, en tous les Dieux, et les craignait tous. Pour se rendre agréable à tous, il prit dans son harem de belles femmes représentant les trois grandes religions : mulsumane, juive et chrétienne. Il laissa à sa maison liberté absolue dans le choix du culte, mais imposa rigoureusement ce choix, oubliant que le meilleur de tous les cultes, -—- celui de n'en avoir aucun, —• n'y était pas représenté. « Il croyait sincèrement en Dieu, — mais, il affirmait, conformément au dicton rou¬ main : — Jusque chez Dieu, on peut être dévoré par les Saints ! « En conséquence, pour se rendre agréa- ELIE LE SAGE 85 ble aux Saints également, il leur ouvrit son auberge tout grand, et les hébergea tous. Naturellement, il le leur faisait payer, chose qui ne lui était pas facile, car ces diables de saints étaient un peu cannibales. Mais mon père n'était pas homme à ne pas comprendre que plaire à Dieu d'une façon spirituelle, c'était bien ; procurer aux saints des jeunes fdles et des bourses gar¬ nies de mahmoudies, encore mieux. « Ce fut radical: le seigneur,—qui n'était autre que le Grand Vizir, — donna à mon père un firman le déclarant le handgi de la Sublime Porte, avec droit de saisir et de vendre au mezat 1 le calabalâc 2 de tout moucheteri 3 insolvable. Cependant comme parfois arrivaient aussi des moucheteri s malins qui descendaient sans aucun cala¬ balâc, mon père dotait ce client-là d'un calabalâc original : dès que le fourbe « levait l'ancre » sans crier gare, il courait chez l'Aga tout puissant, se jetait à ses pieds et lui déposait entre les mains un paquet : —- C'est l'Effendi Un Tel, qui l'a oublié chez moi, en partant hier matin, lui disait-il 1. Enchère. 2. Bagage. 3. Client. 86 LES HAÏDOUCS naïvement. II a oublié aussi de me payer sa pension du mois, mais ça ne fait rien ! « Ça ne faisait rien à mon père. Mais ça faisait beaucoup au pauvre Efîendi, car l'Aga, curieux comme tous les Agas, fouil¬ lait dans le paquet, découvrait des papiers compromettants et coupait la tête de l'Efîendi oublieux. « Oui, mon père était brave homme en intentions. « Pour nous assurer une fortune dans l'avenir, il nous faisait vivre sa vie dans le présent, mais il nous en faisait vivre seule¬ ment le côté pénible. Toute la maison devait s'associer à ses prières, à ses jeûnes, à ses salamalecs devant les puissants, après quoi il s'en allait seul couler des heures agréables en compagnie de ses amis, soit chez nous, soit chez le Cârc-Serdar ou chez le Zapciu, où l'on jouait d'interminables parties de ghioulbahar dans le ronflement des narguilés. Pour nous, de vrai plaisir, de vraie fête, il n'y en avait qu'une fois par an, au baïram. Et encore ces fêtes nous coûtaient cher, car elles venaient après le mois de ramazan qui nous dérangeait les estomacs à cause des excès de mangeaille ELIE LE SAGE 87 pendant la nuit, et de la rude abstinence de la journée. C'est, d'ailleurs, ce qui nous fit partir en guerre contre le chef de la maison. « Cosma osa le premier, âgé d'à peine quinze ans, manger, boire et fumer dès le début de ce ramazan, ce qui marqua le com¬ mencement d'une querelle sans fin. Je pro¬ fitai de cette rupture et suivis son exemple. Nous fûmes deux à tenir tête au père qui, d'abord, essaya de nous faire rentrer dans la loi en nous affirmant que le Prophète nous « refuserait la vie éternelle » : — Tant pis pour la vie éternelle ! — Le Prophète lui-même a jeûné pen¬ dant ce mois ! expliqua le père. — Oui, mais il dormait, le jour. Cela lui était donc facile, alors que nous, nous devons travailler. — Lui aussi : il travailla la nuit, pour écrire le Coran, notre lumière. « Cosma déclara alors vouloir être chré¬ tien : — C'est la religion de ma mère et elle est moins pénible : le Prophète des chré¬ tiens a du moins mangé tous les jours ! Et il a promis également une vie éternelle ; ça doit être la même. 88 LES HAÏDOUCS « Le père, qui redoutait d'offenser les autres Dieux, s'inclina. Nous devînmes chrétiens, Cosma et moi, c'est-à-dire qu'il n'y eut rien de changé, car on peut passer d'une religion à une autre et rester dans la même peau. Mais voici arrivé le grand jeûne qui précède les Pâques chrétiennes, lorsqu'on doit se nourrir de pain et de soupe aux haricots pendant sept à huit semaines. Nous trouvâmes cela absurde. Ce fut la dispute et l'orage : — Vous respecterez la loi que vous avez choisie ! hurla notre père. — Oui, nous l'avons choisie, répliqua Cosma, mais là aussi il doit y avoir une erreur : il n'est pas possible que, pour gagner la vie éternelle, il soit nécessaire de se bourrer de haricots secs pendant deux mois ! — Il le faut ! Vous mangerez des hari¬ cots secs cuits à l'eau. Autrement : plus de religion chrétienne et plus de Paradis ! •—■ Eh bien, conclut mon frère : nous nous passerons de l'une et de l'autre ! Les hari¬ cots secs cuits à l'eau sont immangeables ! « Le père s'écria exaspéré : — C'est épouvantable ! Je vais sûrement m'attirer la colère de quelque puissant ELIE LE SAGE 89 du ciel : ces deux-là ne veulent se caser dans aucune des trois grandes religions que j'abrite sous mon toit ! « Ces deux-là ne voulaient pas. Et de deux, ils devinrent bientôt trois, avec notre sœur Kyra, puis, quatre, avec le pauvre frère Ismaïl, qui se pendit un jour par gourmandise. Il était friand des cho¬ ses qui entrent dans le corps par la bouche, et comme toutes ces friandises étaient destinées à satisfaire les seuls clients, le bon Ismaïl les raflait à la barbe des cuisi¬ niers, hurlait de plaisir en les mangeant et de douleur en les digérant, car le père le fouettait pendant toute la durée de la di¬ gestion. « Mais notre existence dans cette maison devait empirer avec l'apparition des pas¬ sions sensuelles. Moi j'en fus exempt : je n'ai jamais senti le besoin de soulever le voile qui couvre le visage d'une femme. Cosma, en revanche, souleva sa part de voiles, ma part, la part du frère pendu et celles de tous les ancêtres de la famille qui avaient été timides, comme moi, ou qui s'étaient pendus, comme Ismaïl. Cosma souleva tout. C'était, d'ailleurs, légitime, et je n'en fus nullement affecté. 90 LES HAÏDOUCS « Le han était plein de femmes : celles du père, celles des amis du père et les cadânas qui appartenaient aux kiabours hébergés dans le han. Leur odeur remplis¬ sait la maison. Cosma, pareil au lévrier, déambulait toute la journée en flairant, le nez en l'air, ainsi qu'Ismaïl le faisait en rôdant autour de la cuisine. Mais si les dégâts faits parce dernier étaient supporta¬ bles, ceux qui furent occasionnés par Cosma ne l'étaient, paraît-il, pas. En tout cas, les mai'is, notre père en tête, l'affirmaient. Ils étaient les seuls à se plaindre du fléau. Les femmes, elles ne se plaignaient jamais. C'est pourquoi je donnai raison à Cosma et aux femmes, car Cosma avait avec lui le Coran, qui accorde à l'homme plusieurs femmes, et les femmes avaient avec elles le sage de la Bible qui dit : « Il y a trois choses qui sont trop merveilleuses pour moi, même quatre, lesquelles je ne connais point : la trace de Vaigle dans l'air, la trace du ser¬ pent sur un rocher, le chemin d'un navire au milieu de la mer, et la trace de l'homme dans la vierge. » « Si donc il n'y a pas de trace, pourquoi tout ce tapage? Car de deux choses l'une : ou le Prophète avait lu le sage de la ELIE LE SAGE 91 Bible et lui avait donné raison dans son Coran, ou les fidèles ne respeetent guère ses stipulations et alors, étant les premiers fautifs, ils ne devraient pas se fâcher. « Ils se fâchèrent, cependant. Cosma fut battu. Je bondis à sa défense. Je fus battu à mon tour. Mon frère demanda où il pour¬ rait prendre ce que toutes les religions lui accordaient. Nulle part, pour le moment : cette femme est une mère. (Il y en avait des mères !) Cette autre est une sœur. (Des sœurs aussi, il y en avait !) Les autres appaxùenaient à leurs maris. (Et elles ne demandaient pas mieux que d'appartenir à Cosma !) •— Toutes celles-là sont de la maison et nourries par leurs maîtres, lui expliqua- t-on ; tu dois en chercher au dehors, les acheter, les nourrir avec ton argent, quand tu en auras ! « Cosma n'y comprit rien et vint me dire : — Elle, explique-moi ça : pourquoi m'envoie-t-on dehors? Comment? N'aime- t-on pas mieux les femmes de la maison que les étrangères? — Oui, Cosma, tu as raison : les fem¬ mes de la maison nous sont plus chères. 92 LES HAÏDOUCS — N'est-ce pas? Maintenant explique- moi encore ça : du moment que celles de la maison sont déjà nourries par leurs maîtres, et qu'elles ne me demandent, à moi, que de les aimer, pourquoi veut-on que je perde mon temps dehors, à courir après celles qui ne me connaissent point, et que je refuse ce plaisir à celles qui me connaissent et me le demandent? — C'est juste, Cosma : ne cours pas dehors, ne refuse aucun plaisir à qui te le demande, laisse tout dans la maison où tu es aimé. — Pas vrai? Une dernière question, Élie : ils me défendent l'approche des femmes qui ne me coûtent rien et veulent que j'en achète avec mon argent quand j'en aurai. Que faut-il faire pour avoir de l'argent? — Sais pas, Cosma. Peut-être devrais- tu interroger, à ce sujet, le pope, le hodgea ou le Cârc-serdar: ce sont tous des gens qui ne fichent rien et qui ont de l'argent. « Cosma alla les interroger. Tous trois lui répondirent que le travail seul procure de l'argent. « Cette réponse mit mon frère en rage. Moi aussi j'en fus fâché, car ces trois hommes ne faisaient que jouer du ghioul- ELIE LE SAGE 93 bahar en compagnie de notre père, alors que tous les travaux de leurs propriétés étaient accomplis par les ilotes du beïlic L Néanmoins, Cosma les prit au mot et alla dire au père : —- Voilà : trois de tes amis, qui repré¬ sentent l'autorité et la religion, prétendent que le travail procure l'argent. Eh bien, je travaille chez toi : donne-moi l'argent né¬ cessaire à l'achat et l'entretien de trois femmes. Il me faut trois femmes ! « Le pcre nous parla alors de ses intentions: — Oui, tu travailles, Cosma, et tes frères travaillent aussi, et moi. aussi, mais tout l'or qui s'entasse dans le scndouk c'est pour l'avenir. Vous le trouverez à ma mort et vous en serez contents... « Cosma lui coupa la parole : — Laisse-moi la paix avec le contente¬ ment de plus tard ! Aujourd'hui j'ai besoin de trois femmes. Tu dis qu'il faut les ache¬ ter et les nourrir. Donne-moi donc l'argent de mon travail ! — Mais tu es trop jeune, mon fils : trois femmes à dix-neuf ans? Non... Il faut attendre... I. Corvée imposée aux paysans. 94 LES HAÏDOUCS — Je ne peux pas ! J'en ai grand be¬ soin. «Il disaitla vérité... Il lui enfallait... Com¬ bien? Trois, ou six, je n'en savais rien, mais j'ai vu de mes yeux toutes les femmes duhan venir à Cosma,et toutes partir joyeuses. « Ça, c'était son besoin à lui. « Il y avait d'autres besoins dans la maison'. Ceux de Kyra, d'abord. Aux dires du père, ils étaient accablants. Elle ne voulait s'habiller qu'avec de la soie d'Asie, n'employait que des parfums qui se payaient leur poids d'or, et demandait un carrosse aussi luxueux que celui de l'Aga. Ses aumônes à elles seules montaient à dix ducats par mois. Le père l'aimait et la g⬠tait plus que les autres enfants, mais il criait contre un tel gaspillage : — Tu me mènes à la ruine ! Tes dé¬ penses sont celles d'une fille de bey, alors que tes prières à ton Dieu chrétien sont celles d'une coquine ! Ce n'est pas de cette façon que je suis arrivé à vous ramasser une fortune. « Kyra, les trois quarts de son temps devant la glace, lui répondait par-dessus l'épaule : ELIE LE SAGE 95 — Je ne sais pas de quelle façon tu t'y es pris pour nous ramasser une fortune, mais du moment qu'elle est là, je te prou¬ verai, pour ma part, que je suis digne d'elle : ce qui vient facilement, doit s'en aller facilement. Tu connais le mot rou¬ main : les biens du thésaurisateur tombent toujours dans les mains du dissipateur. Où il y a beaucoup d'or, les larmes le dépassent en poids. Je me charge de te faire pardon¬ ner tes péchés en répandant un peu de joie là où ton or a semé la désolation, et ce sera ma meilleure prière. Quant à celles dont je ne suis pas prodigue, c'est ma seule avarice, mais Dieu ne m'en voudra pas, car il sait que mon cœur est généreux. « Voilà les besoins de Kyra. « Il y avait, enfin, mes besoins, à moi. A vrai dire, ils n'étaient pas les miens, mais ceux de la justice. Dans la maison, pour ma part, j'avais tout ce qu'il me fallait, car il ne me fallait pas grand'chose. Le plat, le lit et le narguilé, ces trois bonheurs nécessaires à la vie, je les obtenais facile¬ ment en échange de mon travail. Ce quejene pouvais obtenir facilement c'était le droit d'ignorer l'existence d'un Dieu qui me demandait de ne pas manger à ma faim 96 X.ES HAÏDOUCS et de lui chanter louanges le ventre vide. Il est vrai que ce Dieu prétentieux et bête n'avait jamais exigé cela directe¬ ment de moi. C'était le père, le pope et le hodgea qui parlaient en son nom. Je regim¬ bai contre ces hommes, et alors ils me punirent, toujours pour plaire à leur Dieu. « Mais ce Dieu, si exigeant à mon égard, ne trouvait rien à redire à la cruauté de ses serviteurs qui commettaient autour d'eux les pires injustices. Les hommes d'église, oubliant que toutes les créatures humaines sont égales devant le Seigneur, asservissaient le paysan du beïlic au point de le faire travailler gratuitement la moitié de l'année. Le pauvre cojane crevait à côté de sa bête : le pope lui recommandait la résignation, lui promettait une vie meil¬ leure dans le ciel et lui ordonnait le jeûne et la prière. C'était la volonté de Dieu. « Le Zapciu, homme de l'administration, qui devait veiller au maintien de l'ordre clans son district, envoyait ses chenapans rafler le bétail des habitants, le faisait « retrouver » par les mêmes chenapans, puis, en guise de participation aux frais occasionnés par la poursuite des « voleurs », obligeait le paysan à racheter sa propre ELIE LE SAGE 97 bête. Naturellement, les chevaux et les bœufs les plus beaux n'étaient jamais retrouvés. Devant ce crime, Dieu restait indifférent. « Le Cârc-Serdar partait avec sa Potéra, composée de deux cents mercenaires, pour¬ suivre les haïdoucs qui vengeaient le paysan, mais, fort heureuses de ne pas les rencontrer, ces sauterelles s'abattaient sur les villages, pillaient, violaient, torturaient, jetaient dans le désespoir un tas de com¬ munes innocentes, puis rentraient de cette promenade pour toucher leur solde et reprendre le tchibouck abandonné au dé¬ part. Dieu regardait et laissait faire. « Alors j'en voulus à ce Dieu, je haïs ces hommes. Là, mes besoins furent grands. ★ * * « Cosma ne voyait ces injustices qu'avec la moitié d'un œil, et Kyra avec un œil. Le reste de leur regax-d ils le bra¬ quaient sur leurs propres besoins. Je les priai un jour de laisser un instant en repos, l'un son harem, l'autre ses coquetteries, et de regarder l'injustice en face, de leurs deux yeux. Ils la regardèrent et en fré- PRÉSENTATION DES HAIDOUCS 7 98 LES IïAÏDOUCS mirent, mais aussitôt leurs besoins re¬ prirent le dessus. C'est que Cosma ne pou¬ vait vivre une heure sans son harem, ni Kyra sans ses coquetteries. Je restai seul et en fus triste. On est fort malheureux quand on a raison et qu'on reste seul. « Néanmoins, quoique séparés par la nature de nos goûts, nous nous mîmes d'accord sur les moyens de les satisfaire. Les forts volaient les faibles. Nous déci¬ dâmes de voler les forts, quels qu'ils fussent. Nous remarquions un fait stupé¬ fiant : alors que les faibles se divisaient par nations et par religions pour maudire le mai, les forts, — Turcs, Grecs ou Rou¬ mains, -— vivaient en harmonie et écra¬ saient sans distinction. C'est moi, le pre¬ mier, qui ai vu ça. « La Potéra était presque entièrement constituée d'éléments étrangers au pays, mais le Zapciu était roumain néaoche, voire patriote, et toutefois le Cârc-Serdar n'a¬ vait pas de meilleur ami que ce sbire qui désolait le département confié à sa garde, aussi impitoyablement que le chef de la Potéra, qui était un bachi-bouzouck. L'un et l'autre avaient acheté leurs postes du Divan de Bucarest au prix de bourses bien ELIE LE SAGE 99 garnies d'or, et tous deux n'avaient qu'un but : piller le pays, rentrer dans leur ar¬ gent, s 'enrichir au plus vite, sachant bien qu'ils étaient à la merci du caprice des pouvoirs centraux au même titre que ces derniers dépendaient de l'humeur de la Sublime Porte. « L'évêque du bas Danube, brigand de haut vol, patronnait un certain nombre de monastères qui rançonnaient le pays avec cette fureur que les moines apportent dans la débauche. Cet évêque, digne du gibet, venait souvent incognito chez le boïar Dumitraki Cârnu, à Braïla, posses¬ seur de grands domaines et sfetnic dans le Divan. En compagnie de l'Aga de la ville, à eux trois, ils s'enfermaient jusqu'à l'aube dans une aile isolée de notre han. Les créatures de l'Aga y étaient seules admises pour le service de la mangcaille, de la boisson et cle la chair à passion. Le boïar Dumitraki se contentait de fillettes de treize à quatorze ans, mais bien dévelop¬ pées. A l'Aga et à l'évêque, plus difficiles, d'esprit plus avancé, il fallait des agemo- glani L Pour ne pas être embarrassés par 1. Agemoglani : garçons chrétiens ravis parles Turcs, 100 LES HAÏDOUCS les cris des victimes, ils se livraient à leurs penchants en présence de domestiques prêts à étouffer le moindre gémissement. « Les fillettes souffraient ce qu'une en¬ fant de cet âge doit souffrir dans les mains d'un satyre, comme l'était le conseiller du Divan, avec sa réputation de « brave homme » et de « bon père de famille ». Mais les pauvres agernoglani devaient mau¬ dire le jour de leur naissance, car le préfet de police et l'ecclésiastique, usés jusqu'à la moelle, avaient besoin d'excitants bien plus raffinés. Ainsi les sacrifiés étaient obligés, sous les peines les plus atroces, de déguster des tartines enduites non pas de beurre et de miel, mais des excréments frais de leurs bourreaux. La plupart sur¬ vivaient à ce calvaire. Toutefois il y en eut un qui tomba raide mort. Un autre per¬ dit la raison. Un troisième se jeta par la fenêtre et fut tué dans la cour. C'est cette dernière victime qui fit écla¬ ter le scandale. Nous apprîmes tout. Kyra s'affola et prit allure d'héroïne. Elle ne se contenta plus de voler le père et de donner l'or aux miséreux, elle nous demanda de venger les victimes dans le sang des tor¬ tionnaires. ELIE LE SAGE 101 « Nous trouvâmes cela raisonnable. Cos- ma, qui se livrait, seul, à. des attaques dangereuses de voyageurs, abandonna ce jeu. Moi, qui fouillais les malles dans notre propre han, j'y renonçai également. En ce qui me concerne, je n'avais nullement be¬ soin de ce comble de crime. De tout temps, mes deux yeux ne voyaient autre chose que les forts trébuchant dans l'o¬ pulence, et les faibles tordus sous la cra¬ vache. Et c'était à moi, à Ëlie, que s'a¬ dressaient tous ceux qui avaient une plaie à exhiber. C'était moi qui parcourais les campagnes, écoutais les gémissements et pansais les blessures. « Mon frère Cosma et notre sœur Kyra pansaient eux aussi des blessures, mais quand on a soi-même de grosses souffrances à soigner, on ne peut pas faire grand'chose pour les autres. On ne peut pas avoir un pied dans l'enfer et l'autre dans le paradis, ni loger dans son âme joie et douleur à la fois. Entre deux visites aux nombreuses femmes qu'il entretenait, Cosma écoutait le paysan qui lui racontait ses peines. Puis il vidait ses poches dans les mains trem¬ blantes de l'homme, tournait le dos et ou¬ bliait. Kyra, vêtue et fardée comme une 102 LES HAÏDOUCS maîtresse de Sultan, sortait avec son car¬ rosse aussi beau que celui de l'Aga, mais si l'histoire d'un malheureux lui arrachait des larmes au cours de sa promenade, je avais que le chagrin de se voir abîmer le visage égalait celui que lui causait la dé¬ tresse du misérable. « Les monstruosités qui se passaient dans notre han vinrent les bouleverser, l'un et l'autre. Kyra dévasta son appartement, brisa ses glaces de Venise, déchira ses robes. A l'arrivée du père épouvanté, elle lui jeta ses pots de pommades à la tête. Cosma s'enferma pendant trois jours dans la cave, barricada la porte avec des fûts, inonda le sol de vin de liqueuret d'eau-de-vie. Moi, je ne fis rien. Je fumai mon narguilé dans le grenier. Ensuite, tous trois, nous décidâmes de tuer l'évêque, l'Aga et le boïar. Kyra, toute habillée de noir, comme une reli¬ gieuse, nous appela dans sa chambre et nous dit : —- Regardez : j'ai saccagé ce que j'ai de plus cher. Je ne mettrai plus de vêtement de couleur ni de fard sur mon visage avant le jour où ces trois monstres seront morts. Je vous y aiderai. Si besoin en est, vous prendrez le chemin de la forêt. Moi, je vous ELIE LE SAGE 103 fournirai l'argent. Je vous suivrai s'il le faut. « Cosma, bouillonnant de colère, répon¬ dit : —- Et moi, je jure que je n'irai plus caresser une femme avant d'avoir trempé mon poignard dans le sang de ces trois brutes. » « C'était si beau, de les voir, ces deux-là, au comble de la révolte que je n'eus pas un mot à ajouter et je me trouvai bête. Je me remis à fumer mon narguilé et j'at¬ tendis. « Il fallait attendre, car on ne tue pas trois seigneurs armés jusqu'aux dents comme on tuerait trois dindons. Mais, voi¬ là, si je pouvais attendre, mon frère et ma sœur ne le pouvaient pas. Ils vinrent, dès le lendemain, me rappeler notre ven¬ geance : — Eh bien, Élie, que faisons-nous? —- Nous attendons, Cosma, nous atten¬ dons le moment propice. « Kyra, encore vêtue de noir, répliqua : — Et pourquoi attendre, Élie? — Parce que, voyez-vous, l'évêque, l'Aga et le boïar Dumitraki ne savent pas 104 LES HAÏDOUCS que nous voulons les tuer, et lorsqu'ils l'apprendront ils ne viendront pas^nous offrir leur cou à trancher. — Embêtant ! fit Cosma. — Ennuyeux ! compléta la sœurette. « C'était, en effet, et embêtant et en¬ nuyeux. La pauvre sœur n'aimait pas les vêtements noirs, et Cosma ne pouvait rester trop longtemps sans caresser ses femmes. « J'eus pitié d'eux : — Allez, mes amis, reprenez votre vie de tous les jours. Personne ne vou