DfjO? '■■■■•'7-i ■ , : \ 'x r~" .; hiuxI j 7,'r > "■ \joi.çQy -s t V AGUEDAL 1938 1-2 MARCHiSIO 3me Année - N° 1-2 Mars 1938 SOMMAIRE L. Justinard LES PROPOS DU CHLEUH. Madeleine Fontenilles .... Poèmes. Gabriel Germain Simples traits. R.M.F Sain t-Amour-en-Bourgogne. Innocent IX LES PROPOS DE L'INNOCENT. Gabriel d'Annunzio Préface à la « Vie de Cola de Rienzo » (frag¬ ments) . Jean Grenier Ay, Ay, Ay ! Gérard de Champeaux Quelques nouvelles devises de cadrans solaires. Lettres d'une mère 1914. CHRONIQUES LES LETTRES Chroirique-éclair Sélections et commentaires .... Pierre-Jean Jouve, Roger Lannes, par M. Levanti ; Raymonde Vincent, Henri Pourrat, Reynaldo Hahn, par H. Bos¬ co ; Yvan Olbracht, par J. Braud ; Claude Aveline, par G. Nancourt. LES ARTS La Musique Sur le Debussy d'André Suarès, par Yves Sourisse. La Gravure Camille Josso, par C. Funck-Brentano. Le Cinéma Expression et intention, par C. Funck- Brentano. ropos du Ckl e uk CONTE POUR LE JOUR DE PAQUES Il y avait quatre pauvres gens dans une tribu. Vint le temps de Tafaska (1). Ils se dirent entre eux : « Voici arrivée pour nous la fête et nous n'avons rien à égorger. — Achetons un mouton à nous quatre », dit l'un d'eux. Ils le partagèrent entre eux avant même qu'il fût mort, chacun d'eux sachant quelle patte lui appartenait. Dieu voulut que se cassât la patte de l'un d'entre eux. Les trois autres lui dirent : « En vérité, tu nous causes du dommage. Lie un support à ta patte pour la guérir ». Dieu voulut qu'on mît le feu à cette patte brisée pour la guérir, et que ce feu mît le feu à la meule du voisin .Le voi¬ sin les assigna devant le cadi pour payer sa meule. Ils lui dirent : « Va trouver le propriétaire de la patte cassée. C'est lui qui doit payer la meule ». (1) L'Aïd el Kebir, la fête du sacrifice du mouton (tafaska, Pâques). 2 Celui-ci leur dit : « Moi, la patte qui m'appartient, elle est cassée. Elle ne marche pas. Ce sont les trois vôtres qui l'ont portée pour aller brûler la meule ». Ils allèrent devant le cadi qui donna raison au proprié¬ taire de la patte cassée. Je suis pareil à l'écolier loin de sa mère Et qui pleure quand c'est VAid, Pareil à l'orphelin qui s'est lavé la main. Qu'on repousse en arrière et le pauvre qui pleure. Si on a dans le cœur un tison allumé Il faut le supporter, ne pas leur avouer La cendre a beau couvrir la terre. Il y a dans ces vers beaucoup de tendresse et de tristesse et de fierté. L'Aïd, c'est le nom que les Musulmans donnent à leurs cinq grandes fêtes rituelles. Réjouissances, congratula¬ tions, vêtements neufs, manger à sa faim... et tristesse pour ceux qui sont loin de leur foyer. Plus d'une fois j'ai vu un de mes soldats, un de mes familiers, à qui je disais au matin de la fête la formule rituelle, Mbarek laïd, « heureuse fête », les yeux mouillés au sentiment de son exil. Et l'image antique du plat autour duquel on est rassem¬ blés. On s'est lavé la main droite. L'enfant qui n'a plus de parents s'est lavé la main aussi, espérant manger. Or, un méchant survient, qui le fait déguerpir avant qu'il ait mangé. Il ne lui reste qu'à pleurer. Mais tout de suite la réaction de fierté du Chleuh : sup¬ porter son mal en silence, et ne pas le « leur » avouer. Ce « leur » indéterminé qui dit tout le monde hostile. 3 UN CONTE DU CHACAL Le chacal est le héros de beaucoup de contes berbères. Le chacal, pour les Bédouins, c'est le voleur de moutons ; un voleur qui finit presque toujours par être pris. Alors, on joue avec lui. A moitié mort, on le libère, afin de se donner encore le plaisir de la chasse. Il a dit, Sidi Hammou, le pauvre chanteur : Moi et le chacal, nous vous supportons, haines et soupçons. Le chacal n'a pas été à l'école à la mosquée. Il n'a pas appris à lire avec la planchette (1). Sa sagesse est de retenir tout ce qui lui est arrivé. Chacal qui voyages de jour, attends la face de la nuit. Pense, chacal, à tes méfaits. Les chiens t'ont vu. Attends un peu Tighisrit (2) pour être entouré. Là, plus de ruses, un terrain plat, Plus un trou, même un jujubier où te cacher. Des chiens de chasse et des chasseurs Des chevaux non pas peu nombreux. Ce jour-là, chacal, je veux te voir galoper. Quand le chacal est pris, on rit de sa bedaine. Voilà les maîtres des moutons, morts de colère, à t'entourer. L'un : « Il a mangé mon mouton. » L'autre : « En plein [.milieu de la cour Il m'a pris le porte-amulette et s'est enfui. » De ta bedaine on rira, le jour que tu serast pris. (1) La planchette de l'étudiant : talloht. (2) Tighisrit : sur le plateau des Ouled Bou Sba', entre Marrakech et Moga- dor, un terrain complètement nu. 4 CONTE C'est l'histoire du chacal et de la panthère, alors qu'ils se sont rencontrés dans un ravin. La panthère dit au chacal : « Dieu m'apporte mon déjeuner (1) ». Le chacal lui dit : « Pour Dieu, ne fais pas de moi ton repas, Jç vais t'en ap¬ porter plusieurs pour ton déjeuner ». La panthère lui dit : « C'est bien. Apporte-les. Mais il faut me donner l'aman ». Le chacal donna sa parole. Le chacal, en s'en allant, rencontra le hérisson. Il lui dit : « Pour l'amour de Dieu, Bou Mohammed (2), faisons la paix entre les mains d'un marabout ». Bou Mohammed lui dit : « Pas de paix entre nous, parce que tu es sans parole ». Les petits du hérisson dirent à leur père : « Allons donc faire la paix pour que nous soyons tranquilles. Nous sommes las de la guerre ». Il leur dit : « Mais c'est que le chacal est sans parole — Non, non, il faut y aller, dirent les petits — Allons-y donc », dit le père. Ils allèrent avec le chacal. Au milieu du chemin, le hérisson dit au chacal : « Où sont les traces de ceux qui reviennent ? Les traces de ceux qui vont chez notre marabout, je les vois bien. Mais de ceux qui en reviennent, il n'y a pas trace ». Il dit donc à ses petits : « Prenez chacun une pierre ». Ils prirent chacun une pierre. Le chacal dit : « Que veux-tu faire avec ces pierres ? » Le hérisson lui répondit : « Nous ferons un kerkour (3) ici. Toi aussi, chacal, tu mettras une ou deux pierres ». Le chacal les posa dessus et dit : « Allons Bou Mohammed ». Mais Bou Mohammed répondit : « Il (1) Lfdour, le repas du matin. (2) Bou Mohammed : surnom du hérison. (3) Kerkour : tas de pierre élevé par les passants sur le chemin en vue du tombeau d'un saint, et près duquel il est aussi grave de se parjurer que près du tombeau. 5 n'y a plus besoin de faire le voyage. Ce que nous avons dans le cœur, jurons-le ici, devant notre marabout ». Et voilà qu'à l'instant la panthère est sur eux. Elle dit au chacal : « Et cette chose promise, est-elle arrivée ? » Le chacal lui dit : « La voici ». Alors Bou Mohammed lui dit : « C'est donc là notre marabout, ô toi trompeur ? Qu'en dites- vous, mes petits ? Qu'à l'instant, chacun de vous rentre dans son agadir ». Chacun d'eux rentra dans son ventre. Le chacal, il se te¬ nait là, n'ayant nul lieu où se cacher, La panthère, elle alla tâter le hérisson et s'y enfonça les piquants. Elle alla tâter les petits et s'y enfonça les piquants. Elle mangea le chacal qui avait été un traître. LA CHANSON DU CHASSEUR Bismillah, j'ai pris mon fusil à pierre Et j'ai couru les, chemins après les gazelles. Je les ai trouvées, j'ai pris un fusil Oté son étui, changé son amorce. J'ai mis le doigt sur la détente ; en joue et fait partir le coup Touché ce que j'ai touché : un caillou. Emoi et fuite des, gazelles. Il est resté une blessée. Elle m'a dit : « Par Dieu, qu'ai-je fait au chasseur ? Lui qui fait mourir les gazelles Moi, sans couper les chemins ni percer des murs J'habite les lieux déserts, recherchant les fleurs. 6 Sidi Ali ben Naceur (1), je ne lui pardonne pas, D'avoir fait le don du tir au tireur Qui fait mourir les gazelles. » — Qu'importe qu'il ait mangé la chair du mouflon, Celui qui n'a pas chassé, S'il n'a pas été brûlé par la poudre, S'il ne s'est pas égaré après les gazelles, Pendant qu'on faisait l'appel à la prière du soir. Ces vers, admirables dans le fond comme dans la forme, qui disent en même temps que la joie de la chasse, la joie de l'effort, le mépris de la facilité, je n'oublierai jamais le com¬ mentaire — que je ne dis pas tout entier — qui m'en fut fait par un montagnard. « La chose pour laquelle tu n'as pas pris de la peine, disait-il, c'est kif oualou, comme rien du tout. Bennaqs, je m'en ... j'ai traduit par « qu'importe », pour être convenable. Mais il y a longtemps que l'énergique et facile expression française est berbérisée. Témoin ce vers des femmes berbères : Laissez-le, mes sœurs, ce n'est que Jmafou Qu'il a rapporté des pays du Gharb. Ce qui suit est sur le thème qu'il ne faut pas forcer son talent. Ni le taleb, qui veut se montrer plus savant qu'il n'est. Ni le vieillard, plus séduisant. Qu'ils craignent le maître ou¬ vrier : pour le taleb, c'est le cadi, pour le vieillard, le jeune amant. (1) Patron des rmaia, confrérie des tireurs. 7 Qu'on ne dise pas trop : je connais les écrits. Car l'un l'autre les tolbas savent s'attraper. Que l'ignorant ne rende pas de jugement.. De peur qu'il ne soit rabaissé si le cadi vient à passer. Le chef-d'œuvre est malaisé. Il te craint, maître-ouvrier. Je m'étonne, un qui est vieux, qu'il prenne de Vantimoine Afin d'embellir ses yeux pour n'être pas repoussé. La fleur ne tombe-t-elle pas quand l'herbe est sèche ? Ainsi quand on a s,ucé tout le jus d'une pastèque Comme il est fou, celui qui veut ronger l'écorce. Je dis qu'il n'y a plus personne à me surpasser en folie. Il n'y a rien de plus vilain qu'un vieillard au jeu de la danse, Et qui met. au milieu des gens sa barbe blanche. Et ma raison me dit que cela me perdra. Un qui, du vagabondage, ainsi me voit compagnon, Dit : « Celui-ci n'a donc, où demeurer, de maison ? » Ce n'est que Dieu qui m'a perdu et rendu fou pour les chansons. Avec le fer pour compagnon, on va où il vous semble bon. Avec un Juif pour compagnon, on mange des coups de bâton. Quand on n'a pas de chemise, un burnous noir, à quoi bon ? Le lion, sur lui le soupçon. Mais hélas, le pauvre lion D'attaquer la caravane, il n'est plus capable. — Celui de qui tu dis •' « Non, non, il navale plus plus la farine, Au moulin, mène-le donc pour voir les poignées qu'il prencC. 8 CHANSON DU SOUS Le tonnerre dans l'air, les brebis dans la plaine, Les gens braves dans le Sous, le baroud chez les Chtouka, Les filles dans ce pays-:ci, les poulains chez les Doukkala, L'air embaumé à Taroudant, Marrakech aux tissus de soie, Tous les objets, comme des sœurs, à Mogador (1) Si l'on pouvait être un oiseau, être le soleil ou le vent, Aller chez Ijja ou Haman, dans la rivière d'Ounein. Etre un petit enfant, femme au sein parfumé, Pour t'entourer de sfis bras. Toi, Fatma, toute embaumée de henné, où l'as-tu trouvé ? Ton père.a-t-il un jardin fermé dont tu as la clef ? Pour aller jusqu'à toi, vaisseau., l'argent ne nous fait pas défaut, Mais ce sont les barques, vaisseau (2) Ne sois pas, entraîné, berger, en pâturant, dans la montée Où tu serais enveloppé dans la nuée. — Si le tonnerre gronde et le ciel s'enlaidit, Je ne suis pas un sot, je rentre mes brebis. Les vers précédents, qui sont un dialogue de tmaoujt, sor¬ te de jeux-partis, sont presque textuellement dans la « Dicht- kunst der Schleuh » du docteur Stumme (Lepzig, 1895). On a dit au docteur qu'ils devaient avoir un sens obscène. Il y a là en effet, paraît-il, un sens caché. Mais on peut bien le (1) A Mogador, qui fut tout le siècle dernier, le port du Sous,, une chose étonnait les Chleuh : tous ces objets de même espèce alignés dans les bouti¬ ques, comme des sœurs. (2) Ils disent : les hommes sont les barques du monde. 9 dire sans parler latin : Au cours d'une séance de chant, la nuit, la lumière s'éteint. A la faveur de la nuit, la main d'un chanteur s'égare aux charmes de sa voisine. D'où le dialogue: « Ne te laisse pas égarer, berger, dit la femme. — Je ne suis pas un sot et je m'en irai s'il y a danger », dit l'homme. Enfin, quelques vers qui, comme tant d'autres de cette poésie berbère, commencent par un semblant d'injure aux femmes pour se terminer par le plus charmant éloge : A quoi, femmes êtes-vous bonnes ? A être brûlées,, oubliées... Si ma mère n'était pas une d'entre vous Qui m'a porté neuf mois avant que je sois né Et deux ans sur ses genoux avant que je sois debout, 0 les femmes, si ma mère n'était pas l'une de vous. Si ce n'était, pour l'amour et pour les enfants, à quoi bon les femmes? Et la charmante réponse : Si ce n'était pas le froid, à quoi bon la laine ? Si ce n'était pas la faim, à quoi bon le grain ? Grâce à Dieu qui m'a fait vivre Assez pour voir arriver mon ami par le chemin. La terre et le ciel sont illuminés. Aujourd'hui je suis à l'aise et mon cœur est très content. L. JuSTINARD. LA FETE Est-ce bien toi, qui es là dans cette fête, Avec tes cheveux comme des algues collés à ta tête ? Vers quel chavirant espoir vers qui, pâle noyée, es-tu montée ce soir ainsi vêtue et coiffée du maléfique étang noir ? C'est vers toi que je viens fantomale et glacée poser ma face émaciée sur tes doigts dont je me souviens. \ 11 LOINTAINS Irréelle captive des brumes Ville de rêve mon âme tu poses contre la mer ton visage de neige. J'entends ton appel apeuré quand le silence au creux du fleuve ange mystérieux du soir élève ses ailes d'ombre. / 12 CRISTAL Sur la vitre du matin froid de neiges étoilées je trace et j'efface la trace de mon âme, Libre dans le cristal dansent les purs soleils de mon rêve où s'éclaire et s'efface la trace de mon désir, aux déserts aplanis sensibles sur le sable que tes pas effacent la trace de mes pas... O mère féconde des bruits qui nourrissent ma détresse O nuit ne me donneras-tu jamais le silence ? Madeleine Fontenilles. S impies 1 raits 1. — HIVER Bourrasque Les sages penchés, aux cheveux tombants, les eucalyptus, Les vents en querelle les ont dévoilés, ivoire et maigreur. Février Qu'ai-je touché d'aussi vivant et d'aussi chaud que cette | pluie ? Mes larmes d'enfant sur mes doigts... Qu'as-tu, ma sœur ? II. — FLECHE L'hirondelle qui jaillit dans le soleil, flèche de feu, A-t-elle visé ? Serait-ce un jeu du ciel autour de la terre ? Là-bas, la mer ? ou la rumeur de l'arc ? 15 III. — FINS DE JOUR Juillet Sur la soie fatiguée des terrasses, Un chat blanc Marche posément le long du soleil. Soie des terrasses, Un chat blanc. Ah ! très loin, une cigogne dressée. Août Le jour léger, qui s'évapore, ne fait pas même flotter le voile. L'heure est suspendue, et le sourire reste immobile dans les | yeux, IV. — NUAGES 1 Un cheval gris de fer pâture les touffes des nues. Qui le ploiera par la crinière et percera l'espace, Envahira la nuit comme une ville que l'on force, Ou reviendra tirant un soleil et brisant les cieux. 2 Blanche, une plume de paon flotte en travers du ciel. Si j'entendais marcher l'oiseau sur l'autre face des airs, Je l'appellerais sur mon toît et dans mes deux mains jointes Je lui tendrais des épis tout jeunes cueillis dans la Voie Lactée. 16 y. _ NOCTURNES Insomnie Ce chien, lui aussi éveillé... Trop de lune !... Lui s'irrite ; Moi, je savoure Que nous soyons seuls dans l'univers. Passante Une petite fille longe le mur, Vite, Vite. Les socques de bois sur les pierres Lrappent, frappent. Elle ne chante pas ; pourtant l'ombre chante. Au point de l'aube Le premier homme qui sort de la nuit S'en va courant au devant du jour. Qui peut me dire pourquoi, Toujours, Quel qu'il soit, Il va courant, courant, Comme si le destin n'attendait pas ? Gabriel Germain. $aint~Aiiiour~en~Bourgogne à la mémoire de Louis Aguettant Le vent règne aux sommets et tout dort sous l'ensevelissement de la province attentive Alors que midi tourne sur la Bourgogne. Pousse ton cri, le coq, parmi les fermes dépassées dar>p un grand tourbillon, Rien n'agit que ton cri sur mon corps dans la torpeur... Mais l'esprit n'est-il pas à travailler en-dessous à quelque t⬠che sourde ? Mes yeux, seuls, parmi le silence agité tirent toute sève en eux Qui sera feuillage, un jour, épine fleurie, larme.. Verdoiement rapide, verdures traversées et l'ombre verte après cette pure lumière, Ombre après tant d'éclat, le frais du sapin noir et le poli des pommes, Tout m'est un doux mystère... 18 * * * Je ne sais où je vais, mais je suis étranger, Etranger, là-bas, où me vit paraître Décembre plein de fêtes — Et j'étais né pour regretter Et toujours il me faut courir vers ces pays où le reg.t't s'accroît D'autant que toute chose vivante n'y peut toucher sa perfection. Le désir me point, à l'heure où je me livre, D'être au désert-sans-hommes Et puis du cœur, soulevé par un ravissement, Mélancolie, Tu surgis et rejettes les choses qui ne sont pas la seule paix et la même nourriture Mais des images emportées Par le vent double !... — Douceur de tous les objets de quiétude et de recommence¬ ment, Le terroir journalier, je le franchis en trombe : La femme ne baisse pas encore ses bras où blanchit la lessive — Ses yeux ont salué mes yeux déjà lointains — Qu'elle reste debout, isolée dans un petit flocon de fumée qui rampe et s'étire dessus les haies. C'est l'étirement aux portières des champs nouveaux — De ce qu'on n'a pu les oublier — Et j'étends un manteau de vitesse et d'étonnement 19 Sur des miracles sons barbarie Qu'un petit train prudent, avec délicatesse, Frôle, Sans rien troubler que les rainettes au bord des mares Et les bouleaux dorés. $ * ❖ Parée du drapeau rouge, Celle-qui-veille-aux-passages apparaît, Vaine de s'appuyer sur une morveuse marmaille cependant qu'au sein et sous la jupe se campent les derniers Gages d'amour Que lui vaut une situation officielle et pleine de prestige. J'irai vers vous, sauvages vêtus de laine ou de vos peaux tannées Qui savez vénérer les blancs empanachés — Car pourquoi Drofaner le respect dû aux idoles En l'adressant ailleurs qu'aux vêtements fastueux ? * * ❖ Bourgogne, Savoie, Lyonnais, Rhodanie insigne. Tout mon sang vous revient Ne vous doit donc plus rien. Je secoue l'armure que vous fermâtes sur moi Qui veux être libre et vagabond Et marcher au-delà des frontières... 20 (Chant en sourdine). Je voudrais m'en aller Où sont les conquérants Qui mettent sous leurs pieds Tout un pan de la terre.. — Dans un pays perdu Où l'on savoure encore L'épaisseur de la nuit Et la chair safranée. — Où neige et sables luisent Ainsi qu'aux jours premiers Où les bonaces viennent Après les Ouragans. — Les Dieux m'ont tout rempli D'une âme de couleur. ...Au delà des frontières où vivent les îles, les cyclones et les foules remuées de crasse, Foules inflexibles et cependant courbées Dont le parfum ne peut sortir du souvenir. * * * Petit train, petit train, Qui passes ton chemin, Gares, vallons, collines, Tout en moi vous devine. O choses reconnues pour ce qu'elles sont moi-même, Choses que mon sang charrie au milieu de mes corporels hé¬ ritages ! 21 La clarté qu'aimaient vos calmes prunelles, Mon aïeule en mitaines, Et que vous méditiez dans les tendres soirs d'été de la terre d'exil, I! vous est donné en moi cette dernière chance de la revoir encore : Jusque vers les confins de la province unique, Jusqu'à l'autre Comté où tante Caroline disait ses patenôtres, Vous près de moi, nous avons accompli ce périple... — Foin des parages étranges, bons, tout au plus, aux marchands d'almanachs Ou pour les missionnaires à qui le ciel rend tout facile (Et même les supplices) !... — Car sous les arbres taillés, la cloche annonce en tourbillons Que c'est là cette ville espagnole, non loin des bois, Avec l'épais clocher, la terrasse sous les marronniers Et la demeure secrète des chansons Où il fallait venir : Un nom si plein de ciel Qu'il vous donne son coup SAINT-AMOUR Qui n'y voudrait descendre ? R.M.F, P ropos Je II nnocent On a toujours tort de s'intéresser aux prédictions avant l'éve- nement ; on aurait raison de les consulter après. Mais les astro¬ logues sont d'un avis contraire, on comprend pourquoi. Voici ce que prédisait M... P... «qui travaille l'astrologie avec les méthodes de la médecine » interwievé par Henry Douzon le 28 décembre 1936 (Dépêche Algérienne) : « La Chambre élue le 26 avril, menacée de suicide dès son avènement, sera dissoute, et le Front Populaire ne dépassera pas avril prochain. Un retournement de l'opinion sera complet autour du 1er mai. Cela ne signifie pas que le ministère Blum pourra durer jusque là car le mois de janvier ne peut que lui être fatal. On va s'en apercevoir dès la rentrée des chambres. Nous aurons des troubles qui imposeront un futur dictateur utilisant une formule bien différente de ce qu'on attendait. La Grande Bretagne continue à être troublée par la crise dy¬ nastique... Si la date du 12 mai 1937 avait été admirablement choisie pour le couronnement d'Edouard VIII, elle ne vaut rien pour celui de George VI. La politique gouvernementale à Londres, en négligeant l'avis des astrologues royaux aura compromis un règne. Le printemps sera rendu plus tourmenté par le retour de l'hé¬ ritier au trône des Habsbourg à Vienne. En février 1937 un immense mouvement révolutionnaire se¬ couera le Japon ». Innocent IX. La vie Je Cola de R îenzo écrite par Gab riel d Annunzio et envoyée à son très cher Annibal Tennerom. Qui verrait pour la première fois, mais après avoir lu l'Eloge de la Folie, les Colloques et le recueil des Adages, le portrait d'Erasme peint par Hans Holbein, se croirait sûr d'avoir tout à coup devant soi l'entière figure du philosophe de Rotterdam, dans sa chair et dans son esprit, comme par un éclair imprévu d'intelligence et d'intuition, et telle que ne l'avait pas révélée l'étude patiente de ses œuvres. Peut-être l'effigie qu'offraient à l'idée ses écrits ne différait-elle pas beaucoup de celle de tant d'Erudits en béret de velours et en simarre de vair, qui, dans la vieille Bâle des imprimeurs po¬ lissaient les éditions de Jean Froben, comme par exemple ce Sébastien Brandt, jurisconsulte et comte palatin qui sous le poids des Pandectes avait un léger sourire, tout comme le Flamand, à qui sa Nef des Fous avait du reste donné l'idée de l'Eloge. Mais voici que, soudain, l'ami d'Aide Manuce et de Pierre Bembo, assume pour nous l'aspect d'un homme incomparable et inimitable, qui ne ressemble à aucun autre, immuable dans sa vérité propre, dans son éternité. Regarde- le. Il est là, de profil, avec son béret noir, avec sa robe bleu⬠tre, pour écrire tenant le feuillet sur le plat d'un volume à la reliure vermeille. Dans l'attention, ses paupières s'abaissent 24 sur ses yeux d'habitude avisés ; sa bouche fermée, aux coins profondément ridés, est pleine de sagesse, de prudence et d'ironie ; son nez long et décharné, aux narines amples et délicates, est comme le siège expressif d'un sens aigu et vi¬ gilant qui flaire dans les mutations de la vie l'odeur des souffles les plus ténus. Des mains, l'une tient la plume avec la facilité de l'habitude ; l'autre, baguée, tient ferme le feuil¬ let sous les doigts clos également; et toutes deux vivent, ex¬ pertes et placides dans l'exercice quotidien. Elles écrivent peut-être le commentaire de l'adage « Nihil inanius quam multa scire » ? une épître adulatoire mais piquante à Léon X ou à Adrien IV ou à Charles Quint ? Elles ne vivent pas moins que le visage, différentes de toutes les autres mains mortelles, avec leurs doigts ridés, leur ongles courts, le réseau de leurs paumes rayées, comme la feuille, avec ses nervures, ses dentelures, ses veines, froissée par le vent, rongée par la chenille, argentée par l'escargot, diffère des myriades de ses compagnes pendues dans la forêt. Par un prodige opéré sur une planche avec un pinceau et quelques couleurs, voici que tu connais le fameux Erasme non seulement dans sa chair mais par son âme, non seulement par la vue mais dans son essence ; si bien qu'il te semble que non pas des huiles, mais bien les plus subtils éléments de l'intellect humain, ont délayé la matière de cette peinture. Or, que l'artiste peigne un homme point illustre, mais obscur, et le montre, avec l'énergie révélatrice du dessin, vi¬ vant dans toute sa singularité, ton émotion, à l'admirer, ne sera pas moindre que l'autre. Iacopo dei Barbari, sur un peu plus d'une paume, condense une somme de vie incalculable en une forme précise qui comprend en même temps le parti¬ culier et l'infini, le réel et l'idéal, ce qui est et ce qui peut être. Regarde le jeune homme semblable à l'épervier : nez fort et crochu, bouche tendue pour décocher le défi et l'outrage, regard plus farouche sous le pli des paupières qui le coince. 25 cheveux d'un roux léonin. Il est vêtu de noir sur le fond d'une douce courtine blanche ourlée de vert comme la tuni¬ que du Printemps : là dans le coin, la lanterne de fer nourrit une flamme funèbre, et la courtine recouvre on ne sair quelle profondeur périlleuse, Il doit invoquer de tels maîtres, qui s'efforce de retrouver l'art latin de la biographie ; qui n'est autre que l'art de choi¬ sir et de saisir parmi les innombrables traits des natures hu¬ maines, ceux qui expriment le caractère, qui révèlent le plus profond ou le plus haut des sentiments, des actes ou des manières, ceux qui apparaissent les seuls nécessaires pour graver une effigie qui ne ressemble à aucune autre. C'est pour¬ quoi entre l'historien et la biographie, grande est la différence, comme entre le peintre de fresques et le portraitiste; le pre¬ mier ne considère les hommes que dans le vaste mouvement de la complexité des faits, et dans leurs liens les plus efficaces avec la vie publique, le second ne les représente que par les reliefs les plus saillants de leur singulière personne. L'on observa déjà que Plutarque, quand il nous dit que César était maigre, de carnation blanche et flasque, sujet au mal de tête et au mal caduque, nous touche bien plus intime¬ ment que par les ingéniosités de ses parallèles. Quand Diogène Laërce raconte que le divin Aristote avait l'usage de porter au creux de l'estomac un sachet de cuir plein d'huile cuite, et qu'à sa mort l'on trouva dans les coins de sa maison une grande quantité de jarres comme en une boutique de Samos, il excite bien plus notre imaginative qu'à nous exposer non sans lourdeur les doctrines du Péripatéticien. Dans les bio¬ graphies comme dans les portraits nous cherchons donc avec avidité et nous goûtons avec joie, parmi les signes de la vie particulière, ceux qui nous paraissent le plus différents des communs, ceux qui ne concernent que la seule person¬ ne, ceux qui d'un capitaine, d'un poète, d'un mar¬ chand, font sous le soleil un homme unique en son genre. 26 C'est pourquoi nous jugerons, nous aussi (1), plat artiste, le descripteur de vies qui se refuse à peindre les minuties et les bizarreries, par manie de s'élever à la solennité de l'histoire, qui ne se permet pas de considérer le nez de Cléopâtre ou la fistule du Roi-Soleil sans les rattacher à l'événement univer¬ sel... ...Soirées d'octobre entre Affrico et Mensola, entre la plaine de San Salvi et le puits de Maiano, entre la Roche Te- dalda et le Moulin de Girone, entre Montereggi et la Fontaine aux Trois Visages, quand nous rentrions de conserve, la meute en laisse, les chevaux au pas, qui fumaient comme la cam¬ pagne fraichement ouverte par la charrue. Le soleil dans les fumées paraissait une meule rouge dont le bord se fût effran¬ gé ; mais partout pendaient intactes entre les feuilles saintes les petites olives qui n'avaient pas encore commencé de rougir, Et les vignes, qui, elles, avaient déjà donné leurs fruits, pres¬ que dépouillées de pampres, se tendaient de tronc à tronc com¬ me des cordes, et telle était alors la musique de toute chose qu'il nous semblait qu'elles allassent vibrer comme celles d'un instrument. La meule de feu s'enfonçant, alors les sommets de Fiesole restaient allumés un instant. Puis des nuages élé¬ gants se posaient sur les collines, changeaient d'attitude sans le paraître, et l'on ne savait ce qu'ils faisaient, et c'était à croire qu'ils s'accouplaient ou qu'il jouaient ; quand sou¬ dain le plus clair levait de son bras nu la lune comme celui qui, saisissant la balle qu'on lui envoie, la garde. Toute la campagne resplendissait d'une subite lueur bien que la lune fût d'un éclat incertain. Le long des routes, les murs égra- tignés, et les maisons des fermes, et les tas de pierres, res- (1) Est-ce une allusion à Marcel Schwob, dont la préface des Vies imagi¬ naires à inspiré ces pages ? (N. d. T.) 27 plendissaient d'on ne sait quelle candeur intérieure et tacite. De la selle, je découvrais un pavé devant un portique, un vi¬ vier plein dans un jardin, une fosse à mortier près d'une fabri¬ que. Et tout resplendissait de cette lumière sans origine, comme les pensées de mon esprit solitaire. Et un étrange silence se répandait le long des routes, entre les haies, sur les talus, tel que les pas des chevaux, plutôt que l'interrompre, semblaient le mesurer. Et ce silence, qui paraissait égal, mon sentiment lui donnait les variations expressives de l'ombre qui n'est pas la même, qu'elle s'assemble dans l'arcade de l'oeil, ou dans le creux de la joue, ou bien sous la mâchoire. Je le devinais dif¬ férent avant de gagner un tournant, si bien qu'à mon frémis¬ sement léger la bête sensible dressait l'oreille comme si elle allait prendre peur. L'ayant joint, j'y entrai comme en un souvenir et en un présage. En certain lieu, il était si méditatif et si doux qu'en le dépassant, mon âme se retournait derrière moi, comme au regret d'une sagesse perdue ou d'un bien non saisi. Ailleurs, il me sautait soudainement au visage et me pénétrait, comme la senteur de l'encens et la fraîcheur de la nef pénètrent déjà la créature qui entre dans le temple pour être possédée par son dieu. Sensu,alitada Turbami el vedere ; Et carnalitade Nol mi lassa avere... Tu as certes dans l'esprit, ô ami, le chant de ton Iacopone. Mais ainsi n'en allait-il pas pour moi-même. Il n'y avait ja¬ mais en moi « tension entre l'âme et le corps », car toujours je sentais sourdre des profondeurs de ma chair les esprits les plus purs et de mes yeux troubles je reconnaissais les dieux non incarnés et transfigurés par moi seul. Combien d'unions divines, combien d'indicibles générations de déités innommées 28 découvrait en moi cette sorte d'orgueil charnel qui naît de la force entraînée et du courage mis à l'épreuve. Si je me sou¬ viens de la côte que j'avais coutume de prendre le soir, au retour du Champ de Mars, mon cheval en sueur, là, sur le flanc de ce bel Arcolaio de Bernard Conti, fleuri d'oléandres jusqu'à la fin de septembre, je sais bien que c'était la voie mystérieuse qui ne me conduisait pas à Coverciano ni à Pog- gio Gherardo, mais à l'intimité de moi-même, à ma plus loin¬ taine solitude. Aujourd'hui encore, il me semble avoir laissé quelque chose de grand prix, là-bas, au long des fossés en¬ combrés de détritus, en l'un de ces sentiers humides qui de Malcantone vont vers le Pino, où je me lançais au galop sur la rive herbeuse de l'Affrico, pendant que mes chiens diva¬ guaient en flairant, comme pour retrouver je ne sais quels liens rompus, pour les rapprocher et les renouer, sous l'ha¬ leine du cheval que j'apaisais en le caressant. O Gignoro, lieu de déserte humilité, où se rassemble encore la patiente paix bénédictine, comme la boue dans la flaque du carrefour, que de fois, passant le soir sous une onde de tes cloches, je te remplis de mon âme plus parfaitement que le souffle musical ne remplit une canne d'orgue, tandis qu'en en frisson subit mon cœur chaud me devenait tout entier une chose plus fragile qu'une fiole ternie par l'eau qui s'y con¬ gèle et qui transpire. Hélas non jamais, quels que soient mes efforts, je ne pourrai représenter ces modes de sentir, quand mon expérience n'était qu'une communication secrète pour découvrir le sens du monde et ma vie quotidienne une action mutuelle et incessante entre moi et les démons inconnus qu'évoquait ma magie. Voici qu'en mon souvenir je réen¬ tends le choc du sabot sonore sur le pavé, au début de la route de Camerata du côté de Saint-Dominique, et derrière moi la strideur du char électrique sur le rail, la strideur qui se pro¬ longe atrocement dans l'ombre comme un couteau remué dans la plaie d'une poitrine qui se laisse torturer sans un cri ; et 29 je me rappelle comment cette angoisse imprévue ne montait pas de mon propre cœur, mais de plus loin que le pavé, de plus loin que le pied de la belle colline. Tel lieu venait à ma rencontre comme une créature éternelle qui m'eût été parente. Tel autre retenait et conservait pour moi la plus légère des forces errantes, En un autre je retrouvais mon. obscurité, en un autre mes splendeurs, en un autre mon crépuscule. Parfois, sans cause, avec la soudaineté de l'inspiration, me venait une volonté de me jeter de selle et de poser ma face contre la terre. Puis, comme si je ne sais quelle trempe puissante eût refroidi et endurci mon âme, il m'arrivait de n'être plus qu'une sorte d'épée neuve dans la gaine de mes membres. Et je ne jouissait plus que de cet esprit cruel que tant de fois j'apai¬ sai dans le sang de mes tragédies. Et une imagination si violente se levait en moi, que je me sentais tout âpre de cette « bizarre sauvagerie » qui frappait les hommes de parti à Florence « par la mauvaise semence venue de Pistoïe ». Et il me semblait n'être pas différent de Guido Cavalcanti quand il éperonna, le dard en main, contre Messire Corso, et que ses compagnons ne le secondèrent pas. Mais pourtant un jour nous nous trouvâmes au pont sur l'Affrico avec ce page accompli de Simon Donati pour attaquer Nicolas dei Cerchi Bianchi se rendant à son domaine et à ses moulins. Un autre jour encore nous fûmes aux côtés de Boccace Cavicciuli pour¬ suivant Gherardo Bordoni, et nous le rejoignîmes, pour l'a¬ battre, lui couper la main, et la rapporter au cours des Adima- ri ; et elle fut clouée en guise de loquet à la porte de Messire Tedici son compère. Nous nous trouvâmes encore au-dessus de Rovezzano quand le baron fut rattrapé et pris ; et même nous étions là-bas, du côté de San Salvi, lorsqu'il respira, soudainement horrifié, le déchaînement de la plèbe bestiale, et tirant des étriers ses gros pieds de podagre, laissa ses mains goutteuses abandonner les rênes et tomba droit de son cheval pour rester là, et là, par terre, devant les moines sortis de 30 l'abbaye, l'un des Catalans donna de la lance dans sa gorge, qui lança un admirable jet de sang, dernier trait de Témérité parleur. Soirs d'automne entre le Mont Ccceri et le Puits aux Pins, entre Mugnone et Zambra, quand au-dessus de Bor- gunto tout-à-coup s'étalait une nuée bleuâtre, basse comme un toit de lavoir, et partout un silence mouillé, comme celui d'une citerne close, et chaque pli de la terre était comme une lèvre attendant la première gorgée, et l'odeur de la pluie tou¬ chait mon cœur avant qu'à mon ouie n'arrivât le fracas de l'ondée. Elle lui venait de loin et non proprement comme une odeur terrestre mais comme une richesse indistincte, com ¬ me un esprit humide qui aurait enlevé avec soi toutes les grâces fiésolanes épandues entre Sant'Ansano et Belcanto, entre les anges de Luca et les moulures de Michelozzo, après qu'il eût touché la rose et l'émail, le marbre et le dahlia. Et sur la croupe je me tournais, comme un poète en rêve, inspiré par le souffle de la Fiésole médicéenne. Mais quand les piques de la pluie dense commençaient à frapper les pointes des cyprès, nous délaissions l'enchantement, comme ces partisans Noirs et Blancs, en liesse à Santa-Trinita pour un bal de fem¬ mes, qui subitement poussèrent l'un contre l'autre leurs che¬ vaux, et s'empoignèrent. Nous partions au petit trot vers Castel di Poggio, entrant dans l'épaisseur de la forêt sonore comme dans l'ombre hostile du siècle passé, avec l'âme d'une bande qui eût couru se venger d'un outrage sur un des Man- zecca résolue à ne s'en retourner qu'après lui avoir fait ce qu'aux calendes de mai, le soldat des Donati fit à Ricoverino de Ricovero. L'averse croissant, sans ralentir le trot jusqu'au bas de la côte boueuse, nous passions sous les créneaux de Vincigliata, puis, jusqu'au Pont, le long de la trouble Men- sola, puis, à partir du Borghetto, tout droit jusqu'à la vieille montée de Settignano où luisaient les pavés. J'entrevoyais les prairies inondées, les sillons devenus ruisseaux, le fossés 31 débordants, çà et là une des faces du ciel reflétée en un de ces miroirs fugitifs. Les lauriers de Belritorno chaviraient comme si la pluie les eût rompus de mille et mille fléaux d'argent. Sur la petite place, nous sautions de selle, trempés jusqu'à l'os par l'averse et par la sueur, caressant le cou de la bête géné¬ reuse avec le gant mouillé. Les valets accouraient. Des chenils, les chiens enfermés aboyaient en se dressant contre les grilles, glissaient entre les barreaux leurs longs museaux et leurs yeux ardents. J'appelais ceux qui rentraient par leurs noms, ils me sautaient dessus avec leurs pattes lourdes de fange, me souf¬ flant au visage. Si l'un des plus fatigués, demeuré sur la route, manquait à l'appel, c'était une belle vocifération, comme en une chasse de Franco Sacchetti ou de Nicolas Soldaniéri. « Te, tettè, tettè. » « Ulivo, torna qua. » « Va su, va su, Donnà. » Alors entrait en moi une vertu singulière, vigilante et agile et cependant voilée de je ne sais quel rêve, de je ne sais quel éblouissement fantastique, comme si j'avais bu de quel¬ que mélange stupéfiant. Je respirais cette bestialité chaude, avec mes pensées exaltées comme dans la fureur de la poésie. Je voyais au plus fort du travail surgir les figures secrètes qui se déforment quand l'art les touche. Il y avait place pour une petite divinité au lieu tenu par l'importance du cheval qui avait fourni son effort et devait être bien soigné. Les mouvements coutumiers, faits plus précis et plus aisés par la pratique quotidienne .composaient le rythme mystérieux de l'expérience, qui paraissait réglé par mon inspiration. Le pa¬ lefrenier courbé sur la litière sèche, dans l'ombre de la panse tachée de boue, celui qui frictionnait le flanc couvert d'écume avec une poignée de paille pour main, celui qui trempait l'é- 32 ponge dans le seau en tenant la jambe ou la queue, chacun accompagnait son œuvre d'un certain sifflement, qui était comme un son léger de persuasion et de flatterie, où parfois se formait je ne sais quelle parole communiquant à l'inquiétude de la bête sensible la peine et l'affection de l'homme. Crois-tu que je m'enivrais davantage de moi-même dans le désert d'Arabie, à la halte du soir, quand je nourrissais d'un peu de son et d'une poignée d'orge mon étourneau en¬ travé, alors que la lune commençait à peine à dessiner, entre l'immensité et l'éternité, le miracle de mon ombre ? Là aussi, dans cette écurie close, tout était lointains et apparences de l'esprit, actions mutuelles entre moi-même et les divinités soudaines. Là aussi, je sentais mon cœur devenir plus pro¬ fond et mon œil retrouver sa limpidité enfantine, comme dans le Désert, comme sur la plage pisane, comme entre les Arno, comme au Gombo, comme à Versailles, comme au jour où naissait de mon haleine Undulna. Elle était bien là, Unduln'a, transfigurée en grande cavalle baie méritant bien le nom de la souple déesse « aux pieds d'ailes ». Non docile, elle baissait les oreilles, crispait les lèvres en découvrant les gencives, re¬ gardait de biais en montrant le blanc de ses yeux veiné de vermillon ; mais dans son beau regard oblique je découvrais l'être inconnu et divin qui m'épiait, comme un jour, entre les roseaux du Serchio, j'épiais le Centaure. Il y a certes une Muse voilée qui confère quelque chose de semblable à cette grâce dite habituelle par les théologiens. J'en fus riche, devant les autres et pour moi-même. Mes ima¬ ginations n'étaient qu'actes de foi. Je savais que les fantômes vus par moi étaient plus vrais que les corps et que les mou vements qui leur servaient d'occasion. La sangle dégrafée, L selle tirée du dos fumant, le reflet d'une lanterne sur une crou¬ pe lissée par le torchon, le cri de l'homme qui voulait déplacer ou calmer l'impatient, un ébrouement bruyant, un hennisse¬ ment plus faible qu'un parler de gazelle, l'odeur du camphre, 33 l'odeur de la farine dans le breuvage chaud, un beau frétil¬ lement de lumière sur le visage enluminé du palefrenier, l'é¬ trange marque de poils blancs sur une robe rubicane, tout jeu des apparences m'émouvait comme la révélation d'une nou¬ veauté qui n'atteignait qu'en moi le comble de son prix. De place en place, je palpais de la main dégantée l'épaule, les reins, la hanche, pour voir s'ils étaient secs ; et plus d'une fois j'excitais le zèle par l'exemple, en jouant de prestesse, car tu sais combien j'aime être parmi les dextres le plus dextre e: me montrer capable de tout. Dans le chenil, presque à quatre pattes, en manche de chemise , serrant le lévrier dans mes ge¬ noux, je massais ses jambes, ses côtés, son échine, suivant le poil, sentant avec orgueil les masses formidables des muscles dans les cuisses, le tendons secs si puissants et cependant si délicats. O sédentaire ami, laquelle de nos syntaxes valut ja¬ mais la qualité de ces constructions ? J'examinais moi-même, l'un après l'autre, les pieds durement éprouvés par la route toscane ou règne le charretier. S'ils me semblaient sensibles, je les baignais d'une infusion excellente d'écorce de chêne et d'a¬ lun que je recommande à ma suite pédestre. Tout-à-coup, sur la paille fraiche des box, éclataient les batailles. Sous le fouet qui ne parvenait pas à séparer les combattants, tout n'était que flamboiement de regards et grognement de mâchoires armées. Je prenais dans mes bras le blessé qui geignait ; je trouvais le trou dans la peau fine, comme un accroc dans de la soie. Le combattant féroce pleurnichait à présent comme un bébé en souffrant les soins de mes doigts légers. Il fallait lui parler son langage, le consoler avec ses grimaces. Je ne mis ,ami, certes jamais autant d'adresse à disposer les mem¬ bres d'une période, à les assembler avec une exacte harmonie, que je n'en fis preuve en maniant l'aiguille du chirurgien et en appliquant un pansement à de si difficiles impatiences. Et non jamais, vraiment, comme en plongeant les doigts 34 dans la cuvette, je n'ai tenu le sang pour un symbole si subli¬ me. As-tu jamais pensé que s'abêtir pût, en un certain sens, être une façon d'outrepasser l'humain ? Je ne sais plus où j'ai trouvé, mais il me semble en un dialogue du Tasse, un mot que je ne veux pas rechercher, pour n'être pas contraint de le transcrire avec exactitude et de l'interpréter autrement qu'à ma mode : « Comme il vous plaît de le bestialiser, ainsi vous plaît-il de le diviniser ». Je vois que mon secret lyrique est une sensualité arrachée hors des sens. Et cela ne peut pa¬ raître un simple jeu de mot à ton esprit ombrien, ô enfant de Todi. « Le soir venu, je rentre à la maison et pénètre dans mon bureau ; et sur le seuil je dépouille ce vêtement quotidien, plein de poussière et de fange, et revêts des habits royaux et palatins; et dignement vêtu prends place dans les cortèges an¬ tiques des Anciens, où, par eux amoureusement accueilli, je me nourris de cette pâture qui solum est mienne, et pour quoi je naquis... » T'en souviens-tu ? Au temps de nos lectures à haute voix, un soir, arrivé à ce passage, je ne pus pas pour¬ suivre tant l'émotion me surpassa. Et une femme de grâce, là présente, reçut mon tremblement jusqu'au fond de son cœur, et je pense que depuis elle m'en aima mieux. Mais que pouvait jamais me valoir une autre nourriture ? Pendant que sur les hautes litières, les chevaux couverts et abreuvés broyaient tranquillement leur avoine, à table, moi, je ne mangeais vraiment que mon âme mélée, accordant au même Torquato que « rien n'est si suave que le mélange ». Là se tenait assise ma compagne pour la nuit, mais je ne me sen¬ tais ivre que de moi-même, comme si j'eusse été seul au mon¬ de, porté à tout obtenir de moi seul, et à reformer à ma ressem¬ blance tout ce qui vivait alentour pour me diviniser. Je me prolongeais dans le passé, je me rejoignais à mon éternité : mais comme au-dedans de moi-même me touchait la beauté 35 présente de ces roses d'octobre qui paraient la table, encore molles de pluie, un peu malades de froid et d'ombre, plus tendres et plus misérables que les petits poings fermés des bébés endormis. Ma vie secrète était si belle que chaque jour je l'approfon¬ dissais dans son silence vivant. Il suffisait parfois d'un cri venu des champs, ou d'un bruissement des cyprès, pour qu'el¬ le se levât brusquement tout entière, anxieuse de prendre la forme de l'art. Mais je lui faisais violence, je la rechassâis dans sa profondeur. « 0 profondato mare, altura del tuo abis.so. » Et je vivais une autre vie devant le monde, je me soumet¬ tais à une discipline ennemie, curieux comme je fus toujours de concilier l'inconciliable et de concorder ma discorde, pour mériter devant moi-même ce titre d'Animetobio, usurpé par Antoine et ses compagnons, de romaine rudesse. C'est pourquoi, loin de seconder mon génie, je me pres¬ crivis un devoir, je me commandai à moi-même un travail de longue peine, j'entrepris de livrer à mon art une matière nue, comme les artisans settignanais, qui, dans ma maison, tra¬ vaillaient le bois, le fer ou la pierre. Même dans le choix, je me fus dur ; car j'avais d'abord songé au Roi Gianino et à une Sienne traitée en fresque à la manière d'Ambroise Lorenzetti. J'avais pensé ensuite à ce Bianco dell* Anciolina que tu connais bien, au pauvre jésuite chanteur d'hymnes ivre comme Fra Iaco, au jeune lainier perdu d'amour pour l'Agneau immaculé, tel qu'il apparut « si beau et délicat garçon » à Jean l'homme de Dieu au moment de quitter Sienne pour Viterbe à la rencontre du Pape, avec des bran- 36 ches d'olivier, à l'époque où Catherine Benincasa atteignait ses vingt ans et chantait elle aussi sa louange en tressant dans son petit jardin une guirlande de roses, ensanglantant ses doigts aux épines en souvenir du Sang divin. J'avais ensuite pensé à Gentile Bellini, à Messire Zentil au collier turc et son voyage d'outremer sur la galère de Melchior Trevisan, et à la Byzance encore parfumée de néo-platonisme après l'exode des hellénistes, à la Constantinople de ce Ma¬ homet II qui ne prisait rien hors de la guerre, les études et la volupté. Je m'étais encore tourné vers ce complexe nœud de vices et de vertus qu'était Philippe de Philippe Strozzi, es¬ prit divers et riche s'il en fut, fait à toute culture comme à toute licence ; et je l'avais vu, dominateur et magnanime, ambitieux et indolent, suspect à la tyrannie comme à la liber¬ té, dans la Naples aragonaise, dans la Rome de Clément VII, dans la Florence d'Alexandre et d'Hippolyte, dans le Paris du Très Chrétien, à ses banques de Lyon, à Venise avec son cher Lorenzino sans-pouce, vers Montemurlo à cheval et la lance au poing, sous les murs de mon Prato flanqué sur une rosse à la risée de la canaille, lui, le très magnifique, le grécisant ami des petits enfants, le « délicieux paradis » de Camille Pisana, le « dimidium animae » des mignons et des courti¬ sanes, dans les bras desquels il se plaisait à oublier l'aigreur de la virago domestique et à perdre le fil des commentaires de Pline. Mais un jour de brouillard et de pluie, pour avoir songé de nouveau à un grand champ de pavots vu cette année dans la Campagne qui en était sanglante comme d'un carnage de barons, et pour avoir révassé sur une aire de buse découverte le même été, bourrée de crins de cheval et empuantie par les restes d'une belette, d'un serpent et d'un crapaud, se pré¬ senta devant moi la figure merveilleuse de Jean Vitelleschi, adaptée à l'horreur de l'Agro comme les vertèbres d'un aque¬ duc ou les ruines d'un columbarium. Le méditant, il me 37 sembla que du même poinçon fut cognée la médaille de César Borgia, au violent coup du même marteau. De quelle marque amère et profonde, pouvais-je sceller dans ma matière ce prêtre de Corneto qui, de copiste de Tartaglia chef de bande, s'était fait despote irrésistible et « troisième père » de Rome. L'entreprise borgienne des Marches, le meurtre de Pierre Gen- file à Recanati, l'expugnation de Vetralta, la grande souche des Vico qui y était enracinée et y fut tranchée net, la mise en pièces des Savelli et des Colonna, la destruction des forte¬ resses dans tout le Latium en feu, la statue équestre du triom¬ phateur érigée au Capitole, Palestrina rasée et laissée comme du chaume en cendres, Foligno occupée dans l'or et le sang des Trinci, le brutal écroulement d'une telle puissance au pont Saint Ange sur le fleuve jaunâtre inéluctable comme le sort, le dernier coup d'éperon sans galop, la lugubre agonie en pri¬ son, le cadavre porté à la Minerva de nuit, « en jupon, nu- pied et sans culotte », la spoliation et la dégradation posthu¬ mes : que de profils raccourcis, que de contours violents pour mes cartons, quelle matière propre à une manière sèche, crue et coupante. Mais il y avait de la grâce en certaines de ces figures, dans d'autres je ne sais quelle correspondance avec certains de mes songes et de mes souvenirs ; si bien que, dé¬ bordant d'amour et prêt à me donner, les unes et les autres j'aurais pu les aimer et les admirer. Je m'en détournai donc ; et je sais bien que la raison ne peut en être claire à toi, ni à nul autre. Tout à coup, entre une plainte et un cri perçant de ce Poncelletto Venerameri démagogue condamné au sup¬ plice par Vitelleschi, tenaillé et dépécé au Champ aux Fleurs, je crus entendre siffler la panse du Tribun de Rome percée d'un coup d'estoc par Ceco del Vecchio. D'où il se fit qu'a¬ dressé par Cornetano même à cet autre prélat condottière, son aîné, qui eut nom Albornozzo, je demeurai à Rome et dans le Latium au milieu de la baronnie criminelle... 38 ...Voici donc, mon ami, ma prose bien censurée. Je te l'envoie en témoignage d'une sorte d'amour qui ne se peut rompre, à toi qui me fus toujours uni de compagnie à ne se savoir diviser, comme dirait le Bienheureux. Même aux ins¬ tants où je la composais, elle m'était distante ; et pourtant chaque phrase tant polie, quand je la relisais avec soin, m'ins¬ truisait sur la connaissance de moi-même ; car toujours le style est une incarnation irradiante et la peinture l'image du peintre. Tu sentiras là plus d'une fois, jusque dans l'ordre de la syntaxe, la même main qui massait et palpait avec art les muscles du lévrier sensible. Maintenant, ah, par cette main, je comprends comment notre antique joueur de luth, acharné à se surpasser, se déses¬ pérait de ne pas ressembler aux deux filles de Marc Valcatio, qui possédaient chacune six et six doigts, Mais qui trouvera la nouvelle tablature ? Arrivé aux faîte des ans, ayant déjà vécu tant de vies, je me prépare encore à nouvellement vivre et à connaître des dieux nouveaux, si la force m'assiste. Chaque nuit je sens avec frisson l'heure de la rosée, quand l'âme n'est souillée d'aucune lourdeur de chair, comme dirait le Bienheureux. Si Lapo di Costiglioncho envoya un bon manuscrit à Pétrarque, tu m'as envoyé un rare commentaire de la Vita solitaria, en me rappelant que ce poëte avait coutume de dire, selon Léonard Arétin, que seul le temps de sa vie solitaire pouvait se nommer vie, l'autre ne lui ayant point été vie, mais peine et anxiété. Ainsi moi-même suis-je. Et je sais qu'il y a pour moi d'autres façons encore d'être compris et incompris, aimé et détesté, glorifié et honni. Et je sais que, d'origine libre, m'étant fait le plus libre, j'ai à me conquérir encore une plus ardue liberté. Et je sais qu'ayant toujours plus qu'hardiment œuvré, je me dois d'encore surpasser de plus grandes audaces. 39 Peut-être un disciple puissant et éloigné me retournera- t-il demain la parole que je lui paraîtrai avoir mérité mieux que Servilio Vatia. « Solus scis vivere ». En attendant, un vieux chant à danser de la Grande Lande me répète en son mètre barbare la même chose : « lou'n sréy tustém lou méste Menoun, lou'n sréy tustém lou méste. » Adieu, mon ami doux et invincible. Je me suis trop long¬ temps plu à revivre le temps de jadis avec toi. Voici, cette nuit encore l'heure de la rosée ; qui n'est peut-être que cette « excellente ténèbre » ou cette « éclatante ténèbre » du pauvre jésuite en qui résonnait, sur les voies d'Italie, l'écho du chant de ton Iacopone. Toussaint, 1912. Gabriel d'Annunziô Trarl. de G. Funck-Brentano [ Ay, Ay, Ay 1 pour Antoinette Rick ard Rien ne nous exprime. Ni les paroles — ni les actions — ni les images — ni les rêves. Mais parfois un cri nous délivre, le cri des chansons po¬ pulaires. Et, comme l'éclair de magnésium, il fixe notre cœur d'un jour. Je crois y être encore : à la blancheur de la lune les monu¬ ments paraissaient plus blancs ; la lumière comblait la dis¬ tance qui les séparait de moi, comme eût pu faire une amitié. Dans une ivresse lucide, je ne voyais les choses se dis¬ tinguer que pour s'unir. Au café du Zappeïon j'entendis pour la première fois Ay, Ay, Ay — ou plutôt pour la première fois je l'écoutai. Se peut-il qu'un chant nous saute à la gorge comme une bête ? Celui-là pour toujours a fixé en moi cette nuit d'Athè¬ nes au printemps. 41 La sérénité surhumaine des marbres et du ciel, il était juste qu'un remous du désir en soulignât la précarité. Il était juste que l'Acropole me fût cachée par l'ombrage voluptueux des faux-poivriers. Un trop pur silence, tour de force sur la vie, était brisé par le tumulte d'un cœur qui bat. Je contemplais les étoiles et jeté en pleine mer, faisais naufrage avec elles. Harmonieuse rupture qui témoigne de notre condition. Alors quelque chose d'irrésistible nous pousse à reconnaître dans notre rythme le rythme même de l'Univers. Nous avons aimé bien des musiques, les plus savantes et les plus belles. Il vient un moment où celle qui est en nous parle si fort qu'elle fait taire toutes les autres. Et nous n'avons plus besoin que d'un air de rencontre pour l'accompagner. Jean Grenier. 43 Ce n'est pas faire preuve d'une perspicacité étonnante, ni d'une propen¬ sion curieuse au paradoxe, que de considérer notre âge actuel comme agité et instable. L'inquiétude qui en résulte a pu engendrer une lassitude et un dégoût. Ce n'est probablement pas au-delà qu'il faille rechercher l'appétit actuel pour les « slogan », pour les idées forces, pour les formules simples, brèves et concentrées, qui dispensent de penser et permettent de suivre une ligne brièvement et clairement tracée. Chacun peut trouver derrière une maxime, comme, un hâvre l'abritant de notre moderne et vaine agitation. Il semble que, parfois aussi, la formule lapidaire contienne en elle une réserve de forces pour vaincre, et déborder la lassitude blasée qu engendre le trouble de trop d'opinions battues. Dans sa brièveté condensée, la maxime ressemble alors à un ressort ban¬ dé prêt à distribuer sa force ; ou. bien, elle équivaut à une charge de poudre prête à libérer sa puissance explosive. Souvent — plus simplement et moins brutalement —- c'est une graine aux réserves d'énergies accumulées, qui un jour croîtront, et donneront bour¬ geons et branches, feuilles, fleurs et fruits. Ou bien encore, c'est une monnaie fort bien ciselée, finement frappée, qui peut procurer tel trésor, ou acheter telle richesse. C'est dans cette dernière catégorie que se rangeront aisément la plupart des devises de cadrans solaires. Les unes permettront d'acquérir un peu de science. D'autres donneront droit à des trésors de sagesse. Certaines ouvriront les portes du royaume de la méditation philosophi¬ que ou religieuse. Nous est-il permis d'offrir ici quelques pièces inédites récemment sor¬ ties d'un atelier r'bati ? Nous disons bien atelier, car il y eut collaboration : l'un aidant seulement à préparer le métal précieux et l'autre le frappant au coin de sa netteté parfaite et de sa précision sens barbille aucune. Il arrive aussi que l'émulation jouant, les deux devises : la française et la latine, se préparant à l'écart, le jour de leur comparaison, l'une n'était pas inférieure à l'autre'. Et il y eu.t aussi, bien entendu, celles qui furent l'œuvre d'un spul. Nous ne donnerons point les auteurs ; mais chacun pourra critiquer ou apprécier l'œuvre. Pour quelques-unes nous donnerons de brefs commentaires. Ceux-ci per¬ mettront de mieux connaître l'origine du métal ou la composition de l'al¬ liage qui servit à leur fabrication. 44 DICIT SOL UNUS HORAS NUMERAS UN SEUL SOLEIL, DES HEURES MULTIPLES DANS LA TEMPETE ET SOUS LE SOLEIL DANS LE MALHEUR ET DANS LE BONHEUR L'HEURE DEMEURE TOUJOURS EGALE MINUSCULE TEMOIN DE L'ORDRE SEL UNIVER- 45 Evocation d'un microcosme réalisant le reflet du macro- cosme, en indiquant comment un cadran solaire constitue une projection géométrique par rapport à la multiplicité diverse, mais ordonnée et successive, des heures et des jours ; et sug¬ gérant pourquoi cette succession rythmée prouve que sous les apparences changeantes il y a des lois et des principes per¬ manents, origines mêmes de la notion d'enchaînement et de causalité. Ce qui peut rappeler la devise de l'ancien cadran du Louvre des Valois : « Strictis immensus spatiis dimensus Olympus ». « L'immensité du ciel mesurée par des espaces étroits ». 46 LES HEURES PASSENT, MAIS ELLES SONT SUR NOTRE COMPTE LE TEMPS PASSE ; LES ACTIONS RESTENT FIAT LUX HODIE 47 Notre effort, notre paresse portent en eux leur récom¬ pense ou leur pénitence ; et ils impriment, en tous cas, sur nous-même leur influence. Ce qui serait à rapprocher de l'hémistiche connu : « Quisque suos patimur mânes » — « Chacun de nous, nous supportons notre hérédité ». Apparemment, d'après l'adage si connu : « Verba vo¬ lant et scripta manent ». Mais, effectivement d'après une âpre et splendide — peut-être cruelle — devise qui orne un tombeau: celui du général Changarnier, au cimetière d'Autun: « Bonheur passe ; Honneur reste ». Cette fois, une devise avenante, optimiste : qui souhaite la joie d'un beau jour, qui désire la lumière, le soleil, pour tout ce qui ne veut point mourir encore. 48 BENE LOCATUM, BENE DICO ET DOCEO MALE LOCATUM, MALE DICO ET NOCEO ORIENTE, JE DIS VRAI DESORIENTE, JE DIVAGUE QUI VA VERS LA LUMIERE NE CONNAIT PAS L'OMBRE 49 Ces devises disent aussi tout le danger d'une éducation supérieure mais maladroitement confiée à un dévoyé ou à un être inférieur ; et de principes vrais mais mal appliqués ; ou d'un raisonnement parfait mais avec des prémisses fausses. « La corruption du meilleur est la pire ». Raccourci de ces étonnantes formules : — « Celui qui tourne le dos au soleil suit son ombre comme un chien son maître ». — Celui qui va vers le soleil est suivi par son ombre comme par un chien ». — « Celui qui marche à côté du soleil est accompagné par son ombre comme par une amie ». — « Celui qui se place dans l'axe du soleil est délivré de son ombre ». (1) Ne sont-ce point là quatre splendides devises de cadrans solaires ? La première et la deuxième devraient se graver sur les faces antérieure et postérieure du pilier carré servant de sou¬ tien à un cadran horizontal. La troisième s'inscrirait sur les deux faces latérales : est et ouest de ce même pilier. Et la quatrième garnirait un exergue en avant du style gnomoni- que sur la face supérieure. En modifiant le titre que John Charpentier avait pris pour la suite du chapitre où il expose le grand-œuvre des maîtres-maçons, l'on pourrait dire : « les leçons de la pierre ». (1) in « les Grands Templiers » de John Charpentier. Fasquelle éditeur. Paris. 1935. p. 63 : La leçon des pierres. 50 A. E, I. O. U. ANIMAE EST INGENIO OBEDIRE UNIVERSO IL EST DE L'AME D'OBEIR A L'UNIVERSEL INFLUX UMBRA LUMINIS SCRIPTURA SCRIPTURA SPIRITUS UMBRA 51 Ceci n'est qu'une parodie de l'ancienne et fière devise de l'Autriche impériale : a e i ou Austriae Est Imperare Orbi Universo Il appartient à l'Autriche de commander à l'Univers en¬ tier. Ce qui en langue germanique s'exprimait : Ailes Erdreich Ist Osterreich Unterthan Tout royaume terrestre est sujet de l'Autriche, Cette dernière devise provocante dut bien être pour quel que chose dans l'origine de la fameuse lutte si « scolarogéni- que » — si chère aux manuels scolaires, — de la Maison de France contre la Maison d'Autriche. La volonté très nette des rois de France de ne pas se subordonner ni obéir à ceux qui avaient décidé de se considérer comme les héritiers du Saint Empire Romain Germanique leur inspira une politique de suprématie ou au moins d'indépendance gallicane. Sans commentaires. Mais cette seule traduction : « L'Ombre est l'Ecriture de la Lumière L'Ecriture est l'Ombre de l'Esprit ». Chacun de ces textes nous semble un moteur suffisant pour permettre à l'esprit de s'évader loin : en de belles pers pectives de pensées ou en de longues fugues de rêveries. Gérard de Champeaux. 8 juillet : A son fils N. — Mon Petit, tu es découragé, tante Jeanne nous le dit, et Bonne Maman vient de t'écrire, alors, moi, demain, mon chéri, je voudrais te tenir, te faire un peu de bien, te rassurer, je le voudrais tant. Tu sais bien comme facilement tu te décourages, et que toujours, toujours, tes notes montent plus que tu ne pensais, tu sais que cela est ainsi — et puis, n'est-ce pas, tout ce que tu peux donner, tu l'as donné, tout ce qu'on peut faire, tu l'as fait, alors, il faut attendre avec un peu de confiance tout de même, il faut attendre ce qui va venir. Vois-tu, mon petit, c'est très malheureux de trop douter de soi, et il faut attendre au moins que ce qui est soit dit et marqué. Que te dire qui te fasse du bien ? tu sais que nous, mon Chéri, ne douterons jamais de toi, tu sais que nous sommes sûres, Bonne Maman et moi que tu as donné tout ce que tu pouvais donner, et ainsi, quoiqu'il arrive, suc¬ cès ou malheur, tu restes celui que nous connaissons bien et que nous aimons tel qu'il est. Et puis, on ne sait jamais, et il faut avoir du courage quelquefois contre la vie. Je t'en prie, sois fort en ces heures d'attente, tu as eu un si bon commencement. Je voudrais tant et tant te faire un peu de bien et prendre ta caboche bien contre moi. Nous sommes très pris par cette histoire de fanfare dont j'ai dû te parler. Oui, la fanfare organisée ici sera-t-elle municipale ou non ? On se bat là-dessus. Sera-t-elle indépendante, pourra- t-elle sans ennui aller se faire entendre à l'église (pauvres fidèles !) Nous entendons beaucoup, beaucoup parler de cela. 53 13 septembre : A son fils M. — Cette lettre, la troisième reçue de toi, quel trésor, Je me disais toutes ces heures que tu te battais, et je t'assure que j'ai moins peur que je ne suis fière de te savoir à la lutte — et je ne voudrais pas que tu sois ailleurs. Premier soldat, c'est beau, dis, d'être nommé cela ? Mon Aimé, mon Aimé, je suis si tranquille, car cela seul importe. « Le fameux sifflement ne m'a jamais fait baisser la tête ». Mon enfant, je savais que )tu serais ainsi et je prie Dieu dans le silence de ma pensée pour vous tous, nos vaillants soldats et pour qu'il vous éclaire. Oh mon En¬ fant, nous sommes vainqueurs, oh ! mon Enfant en France et par les Français, mon cœur est déborant de bonheur à cette pensée que nou,s. les chassons. Voir cela, voir la Revanche, et que vous soyez parmi les soldats, c'est un bonheur au-delà de mes rêves, c'est tout ce que je pouvais souhaiter — non, ce que je n'aurais osé souhaiter. Mon Enfant, si Dieu permettait que tu partes je saurais que la plus noble pensée a rempli ton cœur, et je prendrai ià, en toi, ma force — mais si cela était je te verrais., oui tu vien¬ drais près de moi avant, ta pensée — n'ai-je pas eu celle d'Oncle François si présente au moment où il quittait la terre — et puis tu m'attirerais vite vers toi, mon Bien Aimé. Ne me crois pas dé¬ couragée, oh ! non, mais toi-même et sans faiblesse tu sais que tu peux être parmi les héros qui partent, alors moi je te demande ce que je désire... 14 septembre : Hier donc, la matinée qui passe à écrire — à vous d'abord, mes Enfants chéris, j'écris une carte à celui qui n'a pas de lettre, et expédie ces pages tous les deux jours — cela je le ferai tant que durera cette guerre et alors même que je ne saurais rien de vous. A son fils N. — M. m'écrit scus le feu ! Toi, mon chéri, écris- moi de ta chambrette, je vous voudrais tous les quatre au feu, tous les quatre parmi ceux qui se battent. C'est si beau cette lutte, et si bon lorsqu'on sent que nous sommes conduits par une main 54 de fer, une discipline, on respire, et on a confiance. Mon Chéri, je n'ai pas peur. Il arrivera ce que Dieu permettra, et je prie pour tous nos Soldats, notre jeunesse si aimée, je pense à tous, car vous êtes vraiment des frères d'armes, et tous nos fils à nous, mères françaises. Nous sommes si émus ici ! tout va bien si bien, et c'est si bon que chez nous et sur notre sol nous les repoussions ! Que ce ne soit pas m'a fait pleurer mes seules larmes, et mainte¬ nant le rêve s'accomplit, le rêve de nos pères devenu le nôtre. Les sacrifices deviennent des oeuvres de vie et de victoire. 16 septembre : A son fils M. — Mon Bien aimé Enfant, rien de toi, sans doute es-tu en plein combat, et je te bénis et t'aime. Et tu m'as donné ma tranquillité, mon Bien Aimé, car je sais que tu feras ton Devoir. Une lettre de N., il est parti pour le front : « Sois tranquille, je ferai tout mon devoir ». Oh ! mes Enfants, je me le redis avec paix et confiance en vous - et que vous vous aidiez à la victoire de la France, c'est un rêve de gloire douloureux peut-être mais si beau. A son fils A. — Tout va bien très bien, et l'on se sent cette fierté si désirée, si attendue au cœur. Et vous tous, je vous confie à Dieu, il arrivera ce qui se perd pour moi dans l'inconnu, mais ce que je sais, c'est que vous ferez tous votre devoir et c'est la seule chose qui importe, la grande chose en ce moment. P.S. Une lettre de N., il est au feu. 17 septembre : Mon Chéri, ce matin, cette lettre de N., je vais te la copier, bien que ce soit bien inutile peut-être - bah ! qui sait ? la peine que je prends est mince, et peut-être aurez-vous pourtant un jour ces feuilles qui vous parleront de jours vécus, ces jours rares et inoubliables. Mon Chéri, es-tu aussi parti ? qui le sait ! Je te demande ce que j'ai demandé à tes frères si tu étais frappé, je crois, oui, je crois qu'à ce moment il y a une communication entre 55 celui qui quitte la terre et ceux près desquels il voulait se trouver ; alors à ce moment, de tout ton désir, de toute ta volonté tu me don¬ nerais ta dernière pensée terrestre. Cette lettre de N., une grande émotion ! Mais ce devait être et je ne voudrais pas qu'il fût autrement - ni aucun de vous - alors ? alors accepter et avoir confiance. Oui, confiance en vous. P. à Lariboisière comme tous les matins, elle revenait si navrée: une jeune Mère qui amenait ses deux jumelles et elle n'avait rien pour les envelopper, et l'une des pauvres petites toute froide et blanche. P. voulait en cet après-midi confectionner avec Bonne- Maman deux pelisses - aussitôt dit, aussitôt fait, et les deux pelis¬ ses prêtes à 4 heures, ta sœur achetait une belle couverture de laine et partait. La joie de cette femme la récompensait : un intérieur si propre, si bien rangé, et elle disant : - Mme, rien ne me manque pour mes petites - Rien ne lui manque que du lait, pauvre femme. Ton père apporte et me donne la lettre que tu as écrite à , je dois la copier et tout cela fera un livre un jour, l'histoire de la Guerre racontée par mes Enfants à mes petits-enfants. 21 septembre : Oh ! mon Enfant, t'écrire aujourd'hui avec ce deuil et cette horreur au cœur. Ils ont détruit Notre-Dame de Reims, ils ont fait cela. Je lis : « Les statues ont volé en éclat ». Oh ! tu sais, j'en ai un deuil affreux. D'ailleurs un courrier si dur. Une lettre de ta marraine, et cette fois elle-même crie grâce. Elle dit : « Ils viennent de partir, mais qu'ont-ils fait ? oh ! pourquoi ? ils ont pris 32 prisonniers et les ont emportés dans la nuit, malgré toutes les réclamations, malgré le droit des gens invoqué. Ils nous ont laissé à la place des mourants qui partaient pour le grand voyage à mesure qu'on les déposait à nos pieds ». Le temps est froid, est gris, est laid, hier une journée de grêle et de tempête et pour les soldats qu'est-ce que cela fait ? Ne souffrent-ils pas trop de ces frimas trop hâtifs ? mais je ne puis désirer la fin rapide de cette guerre, je voudrais que nous allions 56 chez eux, que nous leur infligions toutes les humiliations dont leur orgueil souffrirait et que ce soit fini d'eux. 22 septembre : A son fils N. — Mon Chéri, je t'ai retrouvé près de Dieu tout à l'heure, là, j'ai mon rendez-vous de tous les matins, entre 5 et 6 h. Je vous retrouve où que vous soyez, mes Aimés, je puis dire tout ce que je désire pour vous, et le laisser à Celui qui peut tout et qui sait tout. Comment ne pas vous venir avec courage et sérénité ensuite ? Confiance en Dieu, confiance en nos chefs ! Oh ! cela, c'est un tel bonheur, avoir confiance en ceux qui dirigent nos Armées, leur donner un peu de ce sentiment religieux que tout être possède en lui — car ceux qui s'enthousiasment, ceux qui crient leur ardeur, ils remuent ce sentiment éternel qui est en nous tous et que nous devons d'abord à Dieu. Tout cela paraît si claire¬ ment en ces jours, et quoique la Guerre apporte, quoiqu'elle donne, et me donne, je la bénirai pour ce qu'elle a remué en France et ce qu'elle vous aura donné, mes Aimés chéris. Penser à tout cela, c'est une source de telle paix et je te sais en communion avec moi. Mais tout est à la grande émotion de nos progrès — oh ! mon N., les battre nous-mêmes, que vous y contribuiez ! C'est pour moi une telle émotion profonde. Je revis 70, les larmes que j'ai vu couler, à ces jours affreux et sombres, et je pense à nos Aimés partis et qui voient cela ! 25 septembre : A son fils M. — Mon Aimé me donneras-tu l'ex¬ plication de cette feuille d'agenda si hâtivement écrite — et confiée à ?... Mon Aimé laisse-moi te dire tout bas ce que je crois... je crois que tu t'es vu près d'un grand danger, que tu t'es dit que peut-être cette fois « les balles et les obus voudraient... » et que vite, tu as écrit cela, pour que j'aie encore ce mot de toi, en tous les cas — je n'ait dit cela à personne, je le garde dans mon cœur, tu sais dans le jardin secret où tu es, où tu habites, où je te cherche si, si souvent, toujours. 57 Tous ces hommes jeunes, si vaillants ! C'est un bonheur de pen¬ ser à eux de tout son cœur, et nous toutes mères françaises nous sentons une grande famille de fils glorieux, et je rêve de votre entrée là-bas, le triomphe d'entrer chez eux — mais vous ne ferez pas d'horreurs et de cruautés, vous, vous ne tuerez pas les petits enfants, vous ne ferez pas sauter les cathédrales, oh ! non. Mon Aimé il fait si beau ! est-ce que ce soleil ne vous fait pas aussi du bien au cœur, dis-le. 26 septembre : Du soleil mon Enfant bien-aimé, est-ce bon pour vous ? vous enveloppez-vous dans quelque chose de chaud, pour dor¬ mir, et le matin avalez-vous un liquide quelconque un peu récon¬ fortant ? Je me demande tout cela, et puis ma pensée monte, mon¬ te vers vous qui êtes de si vaillants et si courageux soldats français. Fière de toi mon Aimé, oh ! oui. Notre rôle de prière et d'attente se¬ rait dur sans cette confiance qui auréole notre angoisse et la trans¬ forme. Oui, oh ! oui, j'ai confiance en toi, je crois en toi, je sais que tu ne faibliras pas et que tu laisseras ta vie plutôt que tu ne ferais un pas qui ne serait pas digne de l'uniforme que tu portes. Et avec cela je suis forte, vois-tu, forte de la vraie force que donne l'amour de ses Aimés et de son pays. Que serait donc la vie sans cet élan qui vous porte, et rougir d'un des Siens ne serait-ce pas autrement douloureux et affreux que de le pleurer ? je voudrais tant te voir, ta chère figure toute bronzée, tout amaigrie aussi sans doute. Oh ! mon Aimé, mon Aimé. Et nous sommes tant parmi les privilégiés, je vois tant de personnes qui n'ont pas de lettres du tout et qui se tourmentent ! je voudrais leur donner un de mes tours pour qu'elles aient un peu de ma grande douceur de nouvelles. Mon En¬ fant sous ce soleil je te cherche, je cherche une double vue et une vision. Je t'aime, je t'embrasse, je suis à toi de toutes mes forces, ton courage et ta vaillance remplissent ma vie qui est à vous. 29 septembre : Je n'ai rien de N. mais je suis en paix, vous êtes gardés mes Aimés du seul mal qui soit en ces jours, par votre 58 courage et votre foi. Votre vie ? elle est à la France et je suis en grande, grande paix, et fierté sur vous tous. Tu m'as donné ces sen¬ timents mon petit, en étant si vaillant et si français. Rien de toi, mais ne crois pas que je m'en désole, je sais si bien que tu écris, dès que tu peux et que tu fais tout ton devoir Avec cela je ferme les yeux et je suis unie à toi de toute mon âme. Oh mon Aimé, hier ton Père a fait ces visites. Chez les L.S. un désespoir à sa vue. « Oh ! vous venez dire qu'il est mort, je ne le verrai plus, il est mort mon fils ! » et ton père est arrivé ici essouflé, hors de lui, pour prendre tes lettres et leur lire ce que tu dis. La pauvre Mère a voulu même en garder une où tu dis qu'il doit être prisonnier, que les Allemands les traitent bien. Et elle a souri en lisant cela. Chez les R. il n'y avait personne. Mais lui sait le deuil qui les frappe — et c'est un fils unique. Mais il faut savoir regarder très haut vers le ciel, vers vous et votre œuvre, mes enfants, tous mes enfants ! C'est là que nous trouvons la force et la fierté oh ! oui. Je ne puis rien dire — comment saurais-je accepter un deuil qui me briserait l'âme. Ainsi je m'incline devant cet inconnu qu'est la souffrance maternelle en face du deuil irrémédiable. J'ai eu hier une copie à faire de L., tu verras. Il va bien, il est content, content, et le beau rêve de revanche qui se dessine — tu sais, abso¬ lument comme la chevauchée céleste du Rêve de Détaillé — c'est la victoire qui passe, en 1914, la belle victoire rêvée et pour laquelle je vous donne tous, mes aimés, mes enfants. Pourtant, quand je me désespérais, toute petite fille, contre ces hommes qui faisaient pleu¬ rer mon père et mon grand-père, si javais vu que j'aurais cinq fils pour reprendre les provinces perdues ! 30 septembre : Oh ! mon Enfant chéri, qu'est-ce qu'ils t'ont fait ? cette dépêche hier au soir que ton Père remontait, cette dépê¬ che conçue de façon à ne pas nous effrayer, et ton Père part tout à l'heure, ma pensée va vers toi, — glorieusement blessé — et je suis portée par l'émotion de ce qui se sera passé. Je saurai, car ton 59 Père me dira — ii me dira les choses comme elles sont, je le sais, et à cela aussi je dois le calme. Blessé, et qu'est-ce que tu as ? je le saurai peut-être ce soir, peut-être demain, et comme cela ne changera rien pour toi que je le sache, que tu ne souffriras ni plus ni moins, une prière faite, j'ai une grande patience. Mais hier je pensais que tu te couchais dans un lit pour la première fois depuis longtemps et je désirais tant que cela te fût bon, que tu ne souffres pas trop, que cela n'ait pas été trop terrible, ton transport et le choc du mal .Et voilà, mon Aimé, ta vaillance aussi reçoit la dou¬ loureuse consécration de la guerre. Comme je suis avec toi. Comme je voudrais te soigner, mon Aimé, — mais non ! ce ne serait peut- être pas le mieux, et en tous cas, pas ce qui est normal — et peut- être même ne te reverrai-je pas avant que tu repartes au feu ? car je suis sûre que c'est là toute ton ambition et l'objet de ton désir. Fière de toi ? oh ! oui, avec une grande émotion, mais tu n'es plus à moi, mon Aimé Enfant, non, tu es au Pays, ce qu'il me donnera de toi ce sera ou ce serait bien bon, mais je ne lui demande rien qu'il ne donne spontanément. Va ton chemin, ton beau chemin de gloire, de toute mon âme je te suis au loin et ne te voudrais pas ailleurs. A son fils A. — Mon Chéri, je ne devrais pas te le dire — car je ne l'écris encore à personne et avant de savoir ce qu'il en est. Hier au soir, ton père partait, il remonte précipitamment : « M. est blessé ». Il avait une dépêche. Ma pensée ne cherche pas. Elle est au moment présent. Ton père part ce matin, il m'enverra une dépê¬ che pour me dire ce qu'il en est. Mon Chéri je suis très calme, très tranquille ; vous faites votre devoir — cela prime tout, efface tout — vous êtes donnés au Pays et je sais maintenant que je puis vrai¬ ment dire que je suis forte contre le danger. Ton père reviendra peut-être tout de suite. Il avait vu hier les R. et M.L.S. était revenu ici, rapporter la lettre de M. que j'avais envoyée. De leur groupe pas un ne reste debout. M.R. a dit que leur campagne avait été terrible, en Belgique ils ont passé 3 heures étendus par terre les mitrailleuses sifflant, et dès qu'un bougeait, il était fauché. Puis 60 une retraite effroyable. Il a eu ces détails par le colonel du régiment blessé, qu'il a été voir. Il pleurait, pleurait. Mon Chéri, je ne de¬ vais rien te dire jusqu'à ce que la dépêche de ton Père soit arrivée — mais non. Tu m'as demandé de tout t'écrire, et tu partages ainsi l'intimité de ma pensée, tu vis aussi ce que je puis vivre en ces heures d'attente. Ne te tourmente pcs — tout sera fait pour le mieux — et quoi de plus obscur pour nous que notre Mieux ? Con¬ fiance en Dieu, en vous, mes Enfants bien aimés, en mon Pays, ainsi tout va bien. A l'instant, carte de M. Il dit : « Blessé à l'épaule et à la cuisse. On m'évacue. Tendresses ». Il est 10 heures. 2 octobre : A son fils A. — Mon Chéri, aurai-je quelque chose de toi, tu m'as gâtée et alors ton silence me semble long ; serais-tu parti ? au moins voudrais-je le savoir - j'ai toute confiance et tout courage, mais il me faut la vérité. Je sais que tu me le diras — quoique médecin ! Mon chéri, j'ai le cœur si plein de reconnaissance. Ton frère a été vraiment miraculeusement épargné. Et hélas, Guy de Cassagnac ! Je n'ai pas osé en écrire à M., peut-être ne lui don- ne-t-on pas les journaux et il en aura tant de peine ! C'est vrai¬ ment douloureux que des Jeunes ayant tant en eux s'en aillent ainsi. Mais c'est la guerre et sa gloire aussi, que tous, sans excep¬ tion, s'exposent — et tombent. Je voudrais tant savoir où est N., et si toi, tu seras parti ? en ce cas, mon Chéri je ne te dis pas : fais bien ton devoir, non certes, je sais — mais sois sage et pru¬ dent. N'expose pas pour rien ta vie — les champs de bataille et les Allemands c'est le piège à traquenards dans toute son horreur, dis- moi bien, n'est-ce pas, où tu vas, si tu le peux. Et puis, quand tu auras soigné nos blessés — soigne les autres — par devoir — oh ! oui rien que par devoir. Les nouvelles qu'on dit ici, qu'on disait hier étaient si belles... nous verrons la suite, il faut tant se méfier des nouvelles qu'on colporte, et les journaux ne disent rien, Mais c'est l'autorité militaire, et on s'incline avec le désir d'obéir, nous simples 61 pékins, comme de vrais soldats. Nous devrions tous être militaris¬ tes en temps de guerre. Ecris quelques lignes à Jeanne.. J'ai eu de ses nouvelles, ils ont bombardé la ville encore, mais sans faire de dégâts, tu devines la... peur intense de la tante... A son jils M. — Tu vas te remonter, et dis-moi, ton désir à toi est-il de repartir ? de repartir le plus vite possible ? dis-moi ce que tu penses. Repartir, j'avoue que cela a été ma première pensée — mais il faut que ce soit pour être utile, pour remplir ta mission, pour pouvoir répondre un oui très simple à tes chefs s'ils te chargent en¬ core d'un péril. Et alors sagement il faut que tu reprennes des forces. Oh mon Aimé je pense à toi et avec l'angoisse des morts glorieux qui vous prennent un peu du cœur... Mon Bien Aimé, écris-moi. Dis- moi si tu reçois vite les lettres, dis-moi si tu désires quelque chose ? Oh ! mon Aimé, te causer du plaisir, et que tu sentes comme je suis près de toi, près comme jamais, jamais, et jamais non plus je n'ai compris ainsi la réalité d'une présence irréelle et vraie. Loin de moi, toi P Oh ! non, proche par toute mon âme. Lis-tu les journaux ? 3 octobre : Mon Bien Aimé Enfant chéri, ton père est-il parti ? cela a été bon, dis, de le voir ? Oh toi dont je suis fière, toi auquel je pense, toi qui es un homme de courage maintenant ! Peut-être aujourd'hui verrai-je ton Père et je saurai, je saurai beaucoup de toi. Mon Aimé je t'offre à toi le sacrifice de ne pas te voir, je te l'offre joyeusement pour avoir aussi ma part de privations grandes. Oh ! vois-tu je pense à toi et j'ai eu tant de peine de me dire que des deuils ont pesé sur toi en te faisant tant de peine aussi. Hélas, + + + n'est pas parti. Je le plains comme je plains + + + et je ne voudrais pas avoir sur la conscience la responsabilité que pren¬ nent leur parents. Oh ! mon Enfant je suis joyeuse malgré que je porte tant de deuils, ces hommes jeunes et brillants, ils sont, nos fils aussi à nous toutes, Mères, mais en face du Pays reconquis, en 62 face de tant de gloire, le cœur tout serré soit-iI, est plein de paix sereine. 4 octobre : Mon Enfant aimé, ton père revenu, et je pose tant et tant de questions ! Savoir de toi, apprendre — je regarde ce petit- dessin et je te vois franchissant cette route, je suis heureuse que tu aies eu cela à faire. Oh mon Enfant chéri crois-tu que tu ne pourrais pas maintenant que tu es un peu libre, écrire tout ce dont tu te souviens — pour moi ? tous ces détails, tout ce que tu as ressenti et vécu ? Je te laisse cette pensée, tu en feras ce que tu jugeras bien ! Voudrais-tu écrire à Mme L.S. exactement ce que tu sais de son fils ? Où il a disparu, comment, avec qui ? Elle est venue hier ici ! Entrant : « Madame, qu'a votre fils, j'ai vu qu'il était blessé ? » et elle s'est mise à pleurer, murmurant : « je vous demande pardon, je vous demande pardon ! » Elle voudrait tant sa¬ voir quand il a disparu, quelle date, où c'était P Si on a cherché en¬ suite les corps ? Et aussi si R. a été enterré devant vous ? 5 octobre : J'ai eu et j'ai une peine si poignante aussi de cette Mort. Ceux-là partis, qui avaient tant en eux, qui étaient riches en beauté, en dons rares. Les voies de Dieu sont arides... mais c'est pour ceux qui restent qu'il faut prier. Mon Enfant, merci, merci à ceux qui te soignent. Mon Enfant bien-aimé, je l'avais tant deviné ta peine, que je n'osais en parler. Mais avant, que je te dise que je suis bien émue de ce shrapnell ! Tu me diras si tu souffres, et où il était, si tu as été longtemps chloroformé. Tu penses que je suis écartelée vers toi, oh oui ! Mon Bien-Aimé, oui j'avais été prise au cœur en lisant cette mort — et puis un journal avait démenti, et j'aurais tant voulu. Et puis tous les journalistes, tous écrivant, tous sur lui, non pas mieux que tu le fais certes, mais avec cette note de regret poignant alors qu'on voit passer et s'éloigner un espoir rayonnant. As-tu écrit à son frère ? Tu pourrais le faire, il sera touché certainement, tous ces 63 témoignages sont comme un salut de tendresse vers l'esprit éloigné; et non pas nous, mais que Eux, qui sont dans la pure lumière, prient pour nous et nous éclairent. Mon Enfant, lui aussi te dirait de te reprendre, et justement devant cette âme c'est un devoir de pleurer sans trop de désolation. Mais c'est facile à dire ! Ce matin, ce pauvre M. R., désespéré ! Et ton père lui a dit tout ce que tu m'as écrit. Il pleurait, mais il était plutôt apaisé — d'Angers on lui ré¬ pondait : « pas de réponse fâcheuse », et il multipliait les démar¬ ches. A lui, quand tu seras mieux, tu pourras aussi écrire — lui dire exactement ce qui s'est passé, écrit par toi à lui, cela lui serait si précieux ! Il parlait, pariait de votre amitié en termes si émus. Pau¬ vre homme ! Oh ! mon Aimé, savoir — et je ne rêve pas cela, parce que je pourrais être près de toi ! Oui, tu m'as dit souvent que tu avais du bienfait à mes lettres, mais je ne savais pas à quoi cela se rapportait, si tu me le redis, c'est que ces sujets ne te sont pas péni¬ bles, que tu en veux bien. A son fils A. — Ecoute que je te dise, tant que j'y pense : on recommande beaucoup du Ministère de la Guerre de se méfier de ces plaques de mica que portent vos cartes dans leurs étuis. Il paraît que le miroitement au soleil est une indication précieuse pour les Alle¬ mands et que cela leur sert de mire pour le tir. Enfin, une lettre de M. Ecris-lui, qu'il voie que .nous sommes avec lui dans cette douleur que je devinais, car moi aussi j'avais confiance en cette jolie amitié. Mais ai-je tout dit pour ces conseils que donne le Ministre ? Donc mettre le porte-étui dans une enveloppe d'étoffe pour que le mica ne brille pas. Eviter les gestes, il paraît que nous en faisons énormé¬ ment et se coucher lorsqu'il y a du danger. Pense à tout cela si tu pars, n'est-ce pas. 6 octobre : Mon Chéri, du ciel gris et pluvieux ! Ta sœur ren¬ trait hier à 8 heures du soir, mais pas fatiguée et en train. Pense donc ! celui de ses malades qui a une hernie au cerveau, la boîte cr⬠nienne défoncée, est du 41e ! alors elle le gâte... Quant à Ratel, il n'a 64 pas pu y tenir. Il est arrivé à obtenir une permutation : rencontrant celui qui voulait bien, il s'est changé dans la rue pour ne pas man¬ quer son envoi au feu — tous y sont dans sa famille. Bien des choses, tu vois, dans l'après-midi d'hier. J'ai hâte de savoir qu'on a trouvé ce shrapnell et que M. n'a pas souffert du chloroforme. Nous revoilà dans l'angoisse de ta douce Marraine, ils sont à Douai, et qu'y feront-ils ? j'ai peur pour elle — que Dieu la garde, La tan¬ te X. en fera bien sûr une énorme jaunisse, mais s'en tirera sûre¬ ment, quitte s'il le fallait à épouser un prussien devant ou sans M'sieu le Maire ! Pure supposition, hein ! A son fils M. — Je ne pense qu'à toi et que je ne te soignerai pas cette fois-ci. Oh ! mon Chéri ! tu sortiras de là si mûri avec un sentiment si juste de la valeur de la vie qui n'est pas de vivre seu¬ lement, n'est-ce pas ? Je ne pense qu'à toi, à ton toi intime. Com¬ ment es-tu ? est-ce que dans ce silence et cette inaction forcée tu ne souffres pas plus de la plaie élargie que tu as au cœur P la plaie causée par tant de départs cruels ? Je voudrais être près de toi, par¬ ler avec toi — je voudrais que tu sentes le besoin des secours suprêmes et.qu'en une union intime avec Dieu, en une Communion, tu te trouves proche des êtres rares disparus, de cet Ami qui te met en si grand deuil par son départ. Vous devez avoir un aumônier là- bas — mais le désires-tu ? est-il un homme intelligent ? Je confie cela à Dieu et lui demande ton plus grand bien. Je sais que la paix ne réside que là et la force de résignation et de compréhension directe, sans raisonnement aussi. Mais la grâce t'est-elle donnée et la désires-tu ? Je te parle de cela parce que c'est dans mon cœur, mais aussi j'ai le grand respect de ta liberté de conscience et je ne voudrais exercer aucune pression de tendresse ■— jamais — aucu¬ ne. Et si tu n'aimes pas en parler — si tu aimes que je t'en parle, mentionne dans tes lettres une phrase simple sur ce que je te dis sans plus, je comprendrai. J« t'aime, je t'aime, je suis à toi et près de toi et de toute mon âme, pour tous sois fort et digne de tes sentiments de douleur. Je t'aime ! merci à ceux qui te soignent. 65 7 octobre : Mon Bien-Aimé, comment te sens-tu ce matin ? je pense à cela, et puis tout mon cœur est pris par cette haute pensée que tu as tant fait ton Devoir. Et si maintenant j'avais le bonheur intime, si grand oh ! si grand ! de voir que tu as retrouvé ta foi ! — comme je bénirais Dieu quoiqu'il puisse m'envoyer par la suite. Mon Enfant je voudrais savoir pourquoi ces docteurs ont dit que tu ne partirais pas P Quelle raison ? Si sérieusement ils pensent qu'il y a un danger ou que tu n'apporterais plus la force essentielle pour faire bien ton devoir, alors il faudra bien s'incliner mais seulement pour ce motif, et qu'ils ne croient pas surtout nous faire un plaisir en te défendant de reprendre du service, nous ne sommes pas faits ainsi et toi tu le sais. Je te dis cela, et aussi si tu recevais X. X. est comme nous, mais non pas les autres. Et il faudrait que très fermement on voit que tu ne seras jamais du tout embusqué et que la pensée de ton Pays domine pour toi comme pour nous toute autre pensée. Avec beaucoup de tact et sans jamais fronder tu saurais dire ces cho¬ ses. Je ne leur en veux pas, je les plains. Oh ! mon Aimé, si tu savais le sacrifice que ce sera pour P. si elle ne va pas vers toi ! Mais ce serait aussi par devoir. Car elle a une charge très lourde et très grande, des blessés dont elle s'occupe avec une seule per¬ sonne, des blessés si malades ! Et quand je pense que tu pour¬ rais être ainsi dans un tel état ! Des boîtes crâniennes défoncées, des hernies du cerveau, des trachées ouvertes, et elle soigne, elle passe toute sa journée à ces chevets, donnant à boire, sou¬ lageant, calmant ; les pauvres soldats sont si reconnaissants ! Hier l'un n'avait pas dormi et P. lui dit : « C'est mal cela ! Avoir fait du bruit, avec empêché les autres de dormir ! » :— « Oh î Madame, ne me grondez pas, vous me faites de la peine. » Oh ! mon Aimé tous ces blessés,' tous ces morts. Dieu sait, Dieu réta¬ blit la mesure, mais pour nous qui sommes ■là, que c'est dur, que c'est dur. Il faut garder vivants les souvenirs — comprends-tu la religion de ce culte? Garder nos Disparus, penser à eux, leur faire en nous la place d'intimité et de paix qu'ils méritent et 66 les retrouver ainsi en nous et autour de nous. C'est un effort de tout notre être, mais aussi un noble effort parce que en face de cette pensée éclairée, et voyante, nous voulons rester très dignes et très propres. Mon Aimé est-ce que tu sens cela, ou bien faut- il avoir beaucoup souffert? 8 octobre : Oh ! te soigner, t'avoir f... Non, il ne fallait pas — et j'accepte avec le si grand bonheur que tu me sois laissé et intact. Dis si tu veux que je t'envoie un beau cache-nez, dont on peut faire une sorte de tricot autour du corps, je te l'ai fait ! oui, oui ! moi-même ! et grâce à ta sœur. Elle m'a acheté un moule et la laine et c'est une chose que ma seule main libre peut faire. C'est chaud, c'est confortable, on l'attache avec trois épingles anglaises et on est bien ! On donne aussi dans un journal un modèle de plastron double, fabriqué en papier, tout tient ensemble, et cousu avec des cordons, ce doit être solide — la seule chose : l'humidité ne s'emmagasine-t-elle pas dans le papier ? Toi qui sais, dis-moi les choses les plus utiles, les plus bienfaisantes, pour que nous le sachions. P. toujours à son hôpital et si nécessaire ! Elle a deuxj malades bien malades. Elle a assisté à une trépanation. Oh ! mon Aimé, ces hommes si doux et si confiants ! et tous ont leur petite croix, sans effort, tout simplement ils retrouvent cette croyance naïve de leur enfance ; ils ont mal, ils sont proches de mourir et ils croient — c'était resté là — un peu oublié. Mon Aimé, écris, dis tout ce que tu peux, et ta peine aussi. A son fils A. — Ta sœur toujours à son hôpital ? Voyant qu'elle s'intéressait tant à un malade qu'il trépanait, le docteur lui a dit : « Montez avec nous, Madame. » Et elle est restée près de ce pau¬ vre qui a un abcès profond au cerveau. Elle lui tenait le pouls, et ainsi ne le quittait pas. Pas émue d'ailleurs plus qu'il ne faut, elle dit : « Je ne les regarde pas humainement, et je ne regarde d'ail¬ leurs que lorsque je dois. » C'est bon qu'elle soit ainsi occupée, il semble que cela l'unisse d'autant plus à son Mari et elle n'a guère 67 de temps à elle ! Le soir, Mme de W., toujours amusante. Tu con¬ nais les sobriquets ? « Les tournedos à la bordelaise » — « La cas¬ serole qui ne va pas au feu. » Il fait beau, si beau tant de misè¬ res éclairées par ce soleil, mais la foi est là qui veille et montre, ou- delà, tout ce que nous défendons de noble. 9 octobre : Ce matin, une lettre de S. Elle dit qu'elle a trouvé M. bien, mais les blessures plus sérieuses qu'on ne pensait. On soi¬ gne surtout la plaie de la cuisse. Il y a un drain, et il y avait 38,7 le lendemain de l'opération. C'est la jambe où il a eu une coxal¬ gie, tu sais. M. est en bon état moral. Mais c'est long et il est bien loin ! Combien de temps sera-t-il là ? Je ne sais. J'ai vu hier un des fils S., il a éfé blessé au falon, son frère tué près de lui, il a eu deux jours de convalescence passés près de sa Mère Le fils C. est mort faute d'une piqûre antitétanique. Hier, en arrivant à son hôpital, P. a trouvé mort son pauvre petit boucher d'Aubervilliers, mort en criant à la victoire. Le Docteur est venu, l'a prise par le bras et il l'a menée à la salle d'opération où on opérait un de ses enfants. « O ! Docteur, c'est bon d'être avec vous !» — « Oui ? eh bien oui, et c'est bon pour moi de vous avoir parce que vous êtes compatissante ». Il voit tant de ces femmes sèches, contentes de jouer un rôle et sans vraie pitié pour ces pauvres. Le trépané de la veille avait 40, et il a communié et a été extrémisé dans la salle. Il appelait P. « Oh ! c'est une bonne dame... venez, Madame, venez, je voudrais faire ma prière..., vous partirez la nuit ? — Oui, il faut. —— Ah... » Elle est restée jusqu'à ce qu'il s'endorme. Le retrouvera- t-elle ? Le trépané d'hier, lui, à son réveil, s'est entendu dire qu'il était alcoolique. « Moi !!! ». Il a nié, mais a convenu du petit verre journalier ce qui n'est pas boire. Tous si courageux. A son fils M. — Mon Bien Aimé enfant, comment vas-tu ? Je voudrais savoir ta journée, savoir à quelle heure tu déjeunes, d'abord, et avec quoi — puis ensuite ? Ta toilette ? y a-t-il des Religieu¬ ses ? puis? tu lis, tu écris? tu reçois ton médecin? Quand? le 68 déjeuner ? apporté par qui ? et ensuite ? Pour fortement m'entrer dans le cœur la pensée d'être près de toi. Ne pas te soigner, toi que j'ai tant et tant soigné ! Enfin, chacun apporte sa part et doit le faire presque joyeusement. S. m'a écrit, mais tous vous vouiez me ménager ! Est-elle laide, ta jambe ? est-ce qu'il y a beaucoup de suppuration et je voudrais la température du soir tous ces jours- ci. Dors-tu ? toutes ces choses... Il me tarde de savoir de toi, une lettre arrivée, l'autre désirée, et dis tout, n'est-ce pas, exactement, sans me ménager ! Les nouvelles mettent de la joie au cœur, mais trop de deuils. Comme il faut croire en la victoire finale pour ne pas se sentir le cœur trop lourd. P., encore hier, a assisté à une trépa¬ nation, et puis un de ses chers Enfants était mort le matin, mort en criant à la Victoire. Il l'a gagnée, oui, la grande victoire finale. Un autre, si mal hier au soir ! Il appelait P. : « Vous direz que j'ai reçu le Bon Dieu. Ne me quittez pas, Madame ». 10 octobie : Oh ! mon Aimé enfant ! hier cette lettre longue — apportée par le soin de cette Dame ! Comme c'est bon à elle, remercie son fils ; je voudrais aussi que tu remercies beaucoup le fils de ce M. C., qui est venu ici le mercredi, lendemain du jour où j'avais eu ta dépêche. Il m'a fait tant de bien, ce M. Je ne sais plus son adresse, il faudra la prendre, avoir un petit carnet marqué 1914 — et hélas, je crains aussi 1915 — et qui sera le carnet de recon¬ naissance à ceux si bons et si proches qui nous auront aidés ou que nous aurons aidés. Des noms à garder, — on ne sait jamais : un jour on peut les retrouver, leur rendre un service, et on peut aussi léguer à ceux qui restent un devoir très doux. Donc, prends des noms. Je me serre contre toi que j'aime, dis-moi bien tout, n'est-ce pas, et si tu souffres ne me le cache pas. A son fils A. — Mon Chéri, as-tu chaud ? Par ce brouillard j'ai peur du froid. Si l'on savait qu'ils sont vêtus, nos soldats. Le Doc¬ teur F. dit à P. : « Oui, tous des héros, ces pauvres Petits. » Il est charmant, bon, compatisant et avec ta sœur absolument bon. Un 69 vrai secours. Mais hélas, le petit artilleur est bien mal — un saint, ce petit ! Il appelle P. : « Madame, votre sœur n'est pas là ? — Ma sœur ? — Oui... pour ma prière ». Et il prie avec P., toutes les fois qu'il souffre trop, et il souffre tellement trop, à mettre un paravent pour que les camarades ne voient pas souffrir. Dis-moi que tu vas bien, que tu les soignes aussi avec ton cœur et que tu t'enquièrs de leurs familles. Le Docteur F. pense à tout, aux moindres détails. 12 octobre : Mon chéri, rien de toi — trop occupé P rien de N. non plus et ce silence laisse une sorte d'engourdissement, tu sais, le sentiment qu'on a : si je bouge, j'aurai froid — alors on reste si tranquille ! Je ne suis pas tourmentée d'ailleurs — non, j'ai con¬ fiance et puis on ne peut en ces moments donner du tourment à vide ; non, ce serait trop mal. Hier dimanche, ta sœur partie com¬ me toujours, et elle va sans doute ne pas retrouver celui qu'ellé appelait son petit artilleur. Le gros Lepage remplace en ce moment Furet. Très bon aussi, Lepage, il paraît, tous d'ailleurs, c'est admi¬ rable, l'œuvre des médecins et chirurgiens de Paris. Broca est inouï, paraît-il, se dépense jour et nuit. Ton cher Patron soigne aussi, et avec quelle science ! enfin on donne ce qu'on peut chacun, heureux sont ceux qui peuvent donner. M. D. était hier soir si déprimé, il me disait la prise d'Anvers : « et il va y avoir 200.000 ennemis de plus sur le front, ils vont chercher à faire la percée qu'ils veulent. » Et c'est évident. Mais alors même que Paris serait atteint, ce serait tout juste le camp retranché et nous sommes en mesure de tenir. Je te dis cela aussi pour que si d'aventure cela arrivait, tu ne te dé¬ soles pas, pour nous, nous sommes absolument calmes. Mais sans doute on ne pourrait plus écrire. Ce n'est pas courage de ne pas vouloir voir les choses comme elles sont, bien au contraire, Il faut savoir être fort contre des éventualités fâcheuses, n'est-ce pas ton avis ? A son fils M. — J'ai cherché dans la bibliothèque de ton frère, mais il a dû emporter ses livres. Rien d'Annunzio, rien de Villiers de 70 l'isle Adam, un seul Bloy, mais combien puissant ! je l'ai lu, c'est long mais c'est d'une langue d'une âpreté et d'un « pas froid aux yeux » rares. On ne sait pas bien où nous en sommes. M. W. a reçu une dépêche de son jardinier : des officiers du génie ont donné des ordres pour que des arbres soient abattus et des tranchées faites dans sa propriété. Donc on prépare encore la défense de Paris. Je te dis cela non que je sois en rien inquiète ou tourmentée, mais non. Seulement si en une alerte nous étions coupés de communication, tu saurais bien que je ne puis écrire et tu ne te tourmenterais pas. Hier, pendant le déjeuner, nous étions seules, Bonne Maman et moi — un bruit énorme, un coup violent. Je vois en face une per¬ sonne déshabillée qui se sauve, longeant le balcon et regardant dans la rue d'Edimbourg, des gens en masse rassemblés, — nous avions eu là une bombe et une autre rue du Rocher — aucun dé¬ gât —r- même la petite Madeleine a couru ramasser un éclat et de la poussière et elle était très fière de ce petit trophée. A quoi cela rime-t-il ? Viser Notre-Dame et nos gares, je ne crois pas qu'ils puissent jamais faire grands dégâts, ils tuent quelques femmes et quelques enfants de plus ? Le bruit n'est pas énorme — un gros coup de canon. Oh ! mon Bien Aimé, alors tout de même l'os de l'épaule est touché ! Ne crois pas que je le prenne au tragique, jamais, je te le promets, et ce qu'il me faut, c'est que tu me dises ainsi toute la vérité. Oui n'est-ce pas P Alors, je puis souffrir, mais je garde tout mon calme. Je ne te parle pas de la souffrance de ne pas être à toi et près de toi — une seule personne y a songé ; Yvonne F. et je lui garde une reconnaissance si grande pour sa compréhension. Mais tu es très bien soigné, très entouré, et il faut bien que je paie ma part n'est-ce pas. Mon Enfant chéri, fais-moi dire si tu souffres, et exactement ce qu'on te fera, n'est-ce pas ? Je voudrais tant te faire plaisir, dis ce que tu désires. Dis-moi si tu t'ennuies, dis-moi ce que tu penses, dis-moi de toi ce que tu peux. Mon Aimé, comme tu le crois, P. n'est pas libre d'elle. Non, elle est absolument enré¬ gimentée militairement. Et c'est ainsi qu'elle ne part pas près de 71 toi ; mon Aimé, dis, n'est-ce pas plus te faire plaisir que de rester à soigner ses chers soldats, à leur faire du bien, à en guérir ! dis que tu la veux ainsi. Mon Chéri, mon enfant, je t'écrirai une lettre chaque jour maintenant, plus de cartes, non, ce me sera doux, et aussi, je compenserai tout ce que je ne puis pas faire. Je veux sa¬ voir comment tu es, si tu peux te coucher, où est cet abcès? Si tu ne peux écrire, dicte la réponse à ces questions. Mon Aimé, il fait si beau ici ! es-tu au jardin ou doit-on te laisser au lit ? Je com¬ prends que cette lettre à Mme L. S. était douloureuse à écrire, mais c'était un bien à faire, et alors, alors, cela seul compte et calme un oeu la souffrance des heures présentes. As-tu vu ce qu'on dit de la mort de notre cousin C. B. ? Mort héroïque en commandant ses hommes, ils se repliaient et alors il s'est lancé en avant d'eux ; touché au front il est tombé, on l'a couché sous des arbres, et le soir ses hommes sont venus chercher son corps et l'ont emporté sur des fusils, il a été enterré là-bas. Heureux encore ceux qui peu¬ vent avoir cette dévotion suprême des restes de leurs Aimés. Mais cela aussi est inutile, oui, je dis bien, la pure tendresse, le pur amour peut se passer de tout ce qui est humain et se perdre en une con¬ templation et un oubli de sa propre douleur et de ce qui fait sem¬ blant de l'apaiser ! Oh ! je voudrais tant voir ta chère figure, on ne peut faire une photographie, dis-moi ? A demain, tous les jours près de toi avec une lettre, ce sera bon et mon moment de. détente. La détente !... près de toi comme si nous étions ensemble — ta scar¬ latine a été un des souvenirs de ma vie, et cette existence côte à côte. 13 octobre : Oh ! mon Aimé, venir près de toi ainsi, tous les matins ! j'y pense à l'avance et que je causerai comme auprès de ton lit, et je te cherche, je meurs de soif d'une photographie de toi. Hier au soir on m'apportait la lettre que tu as confiée à un' jeune homme. Quel bonheur que tous ces voyages — mais j'ai un petit pincement au coeur. Dire que moi aussi je pourrais être de ceux qui y vont et qui voient leurs Aimés... Mais non ! et peut-être selon l'échange divin, ce sacrifice a-t-i! épargné quelque chose à 72 l'un de vous. Alors j'en veux bien et encore, encore sur moi — si c'est pour vous. Oui, tu as raison, il faut avoir confiance, non pas la sotte confiance de ceux qui font l'autruche, la confiance raison- née que donne la certitude de la victoire. Lente, longue à venir ? oui ! Ce qui me désoriente, c'est ce que disent les ennemis. Tu n'au¬ ras pas vu le Temps daté du 12. Si tu le peux, procure-le toi. Tu y verras la protestation signée de noms connus et d'un nom particu¬ lièrement connu de nous. Enfin ! lis cela, et dire que des esprits dis¬ tingués, des hommes érudits le signent — cela me stupéfie ! Vrai¬ ment, croient-ils en leur bonne foi ? croient-ils que nous n'avons fait que des mensonges et des fourberies, l'amour du pays aveu- gie-t-il à ce point ? Et comme j'ai une peur extême des erreurs in¬ volontaires, des fautes commises par passion, je m'interroge avec un peu d'angoisse. Je ne puis croire à la malhonnêteté d'un homme comme X. Et alors, alors ? Cette divergence des esprits est pour moi la chose la plus troublante du monde, celle qui enlève la foi en soi-même. Ce qui arrive à un tel ne peut-il m'arriver à moi ? Je vou¬ drais causer de cela, dis ce que tu en penses. D'ailleurs la prostes- tation suit — la protestation suisse, je crois — mais ce que nous pensons, ce dont je suis sûre, est-ce la Vérité ? Dis-moi ce qu'est ton opinion. Oui, je crois qu'il ne faut pas songer au congé de con¬ valescence... nous verrons ! tu devines le sacrifice pour moi, mais il faut savoir les accepter presque gaiement, quand ils ne sont pas les sacrifices sanglants qui broient le cœur. Tant et tant de noms, hé¬ las ! Je ne veux pas m'attendrir, je me dis que c'est le tribut néces¬ saire, inévitable, et c'est vrai, je le pense comme je le dis. Parle- moi. A. de L., sais-tu ce qu'il a écrit à son administrateur : « Je voudrais Bien rentrer à Paris, être utile comme infirmier, mais pour cela il faudrait que vous puissiez m'assurer que je ne risque pas d'être envoyé au feu. » O les inconscients ! n'est-ce pas de l'in¬ conscience ? 15 octobre : Venir près de toi ! Il me semble qu'il y a long¬ temps que je ne t'ai écrit. Le matin je te garde pour le moment le 73 plus tranquille, et t'écrire ainsi, chaque jour, est un apaisement, un secours. Il est toujours là, l'artilleur de P., il n'a pas eu de fièvre hier, la cicatrice se fait autour de ce trou béant par où sort le cer¬ veau qui s'effrite ! Et il veut vivre et il est si admirablement sain que la vie voudrait se faire la plus forte. Il est là délirant, appelant P. sans cesse. 16 octobre : A son fils A. — Mon Chéri, hier enfin, ces deux let¬ tres dont je t'envoie copie ! quel bonheur de les avoir ! notre cher N. : J'étais sûre qu'il était dans les tranchées, et le voilà bien ex¬ posé aussi. Il se fait un tel souci de son travail ! Mais il y en a pour un an au moins. Quelqu'un disait deux dernièrement. 17 octobre : A son fils M. — Rien de toi hier, mais de cela je ne m'étonne pas. Dis-moi si des lettres se perdent ou si tu les re¬ çois en tas, ensuite, et là-bas dans les tranchées, au feu, à la ba¬ taille, receviez-vous quelque chose ? est-ce qu'il y en a beaucoup de perdues, de ces lettres écrites ? dis-moi cela comme conseil, com¬ me renseignement. Donne-moi tous les renseignements que tu peux, ils serviront — car hélas ! elle sera longue, longue, longue. Nous sommes préoccupés de cette « colique » que N. accuse. Nous allons essayer d'envoyer un paquet par l'Automobile-Club, on dit que cela arrive plus sûrement, mais je reste très anxieuse de tant de paquets et d'efforts qui ne parviennent pas. Tu sais qu'on a déjà vu ce scandale honteux ? des objets faits gracieusement et qu'une personne reconnaissait dans un magasin, vendus leur bon prix. Je ne me fâche pas, mais on se sent le cœur lourd et triste, voilà tout. Ta sœur a rencontré dans un tram une dame qui, la voyant travail¬ ler s'est jetée sur elle : « Madame ; montrez-moi ce que vous fai¬ tes », et P. lui a donné mon nom et mon adresse et elle est venue ici prendre une leçon de tricot. C'est une anglaise charmante. Je lui ai donné mon tricot et plusieurs autres. Mais je ne sais pourquoi je te parle de cela. Le courrier arrive, rien de toi. Une carte de X. qui 74 dit avoir essuyé le baptême du feu, des Allemands tirant sur leur convoi de munitions — cela lui paraît énorme. 18 octobre : Hier ta lettre longue, bien écrite, serrée, quand je vois cela, j'ai le coeur gonflé de reconnaissance ! Recevoir cela de toi ! Il faudra que je relise plus tard quand tu seras dans le froid. Remercie bien F. C., s'il pouvait obtenir que je te voie ! je n'y crois pas, je n'y pense pas, j'en fais le sacrifice mais si c'était possible ! Il me semble que ce serait un trop grand bonheur. Hier, ton père a déjeuné avec Barrés ,l'abbé Wetterlé, Laugel. On répète ce qui se dit partout sur Bordeaux, le scandale des parties de plaisir, Yvon¬ ne F. qui en revient m'en parlait aussi hier avec écœurement. Pau¬ vre -j- -J- -f- comme pauvre + + + et + + +• J'aimerais mieux perdre tous mes enfants que de les voir à ces places-là. Hier, Bon¬ ne-Maman a acheté une belle ceinture à argent, et puis deux che¬ mises, deux caleçons, et un passe-montagne, mais dis-moi si tu dé¬ sires une couverture. Je pense à notre N. là-bas, dans ses tranchées, que Dieu nous le garde, notre N. chéri ! Je lui écris toujours comme je le ferai toujours, oh ! mes Aimés. Il est encore là, le petit artil¬ leur de P., mais il n'a plus de connaissance, ses dernières paroles raisonnables ont demandé son Père, et puis il souffre moins, il se nourrit, mais c'est terrible et il faut le changer constamment — P. s'en occupe inlassablement. Il y en a un autre, auquel on a ôté des plombs du cerveau, un petit vaillant, qui se fera tuer — trop im¬ prudent. Et hier il disait : « Les soins, à moi cela fait du mal. Je suis une nature comme cela, les soins, ça m'affaiblit. » Il n'a pas dit grand chose, Barrés, toujours un peu pontife ; l'abbé Wetterlé très intéressant, mais tous croient à la longueur de la guerre : 1 8 mois ! Réfléchis bien à tout ce qu'il te faut : des gants ? les aimes- tu mieux à doigts ou seulement des mitaines qui laissent quatre doigts nus ? ou bien des moufles, tu sais, les doigts tous ensemble dans une enveloppe de laine, le pouce seul dégagé et seul dans sa maison chaude ? Dis aussi si tu ne désires pas deux paires de ge¬ nouillères contre les rhumatismes ? 75 19 octobre : En ce dimanche, je pensais à ta petite phrase : « Je tâcherai d'aller à la Messe dimanche prochain ». J'espère que tu auras pu, j'espère surtout que la crise religieuse que tu as traver¬ sée s'éteint et meurt et qu'à cette guerre je devrai cela : une lu¬ mière de vérité inondant ton âme, et rappelant le souvenir des puissances éternelles. L., grâce à sa petite femme retrouve la foi de son enfance, la retrouve calmement, absolument, lentement, comme on trouve sûrement aussi. Que Dieu le permette pour toi, et que les choses petites, humaines, quelconques qui ont servi de prétexte involontaire à un désir d'indépendance non voulu, pren¬ nent leur vraie valeur, se réduisent à ce qu'elles sont en réalité! Voilà tous mes vœux pour cette journée de dimanche qui fut hier — et qui est bien mon vœu de tous les jours depuis bien longtemps! Hier, la mort de ce petit artilleur du 41e. Le pauvre enfant râlait depuis la veille, mais la veille il mangeait encore de bon appétit et reconnaissant P. tout en déraisonnant tout le temps. Hier matin, P. me disait : son cerveau se corrompt absolument, et la vie voudrait encore lutter, et puis tout se raidissait, tous ses membres, et sa gorge aussi — ainsi est-il parti parce qu'il ne pouvait plus avaler. Un autre opéré de l'avant-veille disait à P. : « Madame, vous êtes jolie, mais vous êtes aussi blanche que vos voiles — ne restez pas ici, vous ne pouvez plus lui faire du bien ». Et comme, en effet, elle ne pouvait plus rien et qu'on accourait pour voir mourir — elle est partie de la salle, et revenue pour prier près de ce corps immobile à jamais, ce corps de douleur qui a été la demeure d'une âme si pure et si belle, d'un tel enthousiasme, cette âme immortelle et qui, elle, se trouve libérée du mal et de la souffrance — et voilà, je prie pour ces pauvres Parents, qui, là-bas, sous l'invasion, ne savent pas et n'ont pu venir. Oh ! qu'ils ne souffrent pas trop horrible¬ ment6! Une carte de notre N. Comment est-il cycliste maintenant? Dis-moi tout simplement si c'est très dangereux ? Tu sais que je ne tremble jamais pour vous et que le danger me met au cœur une vraie fierté, c'est moi-même qui y suis avec vous et je t'assure que je crois attendre une balle bien souvent. As-tu jamais reçu le petit 76 papier à porter sur soi et qui affirme qu'on veut être à la fin de sa vie chrétien et entouré du cérémonial catholique ? Et puis, une chose que je vous demande, je l'ai écrit à N. : coudre, dans votre capote, solidement, un papier disant : « si blessé, demande instamment pré¬ venir par dépêche -j- + -j-, en cas de mort, prévenir à même adresse » et cela en allemand aussi. A son fils A. — M. m'écrit, il avait 39, le vendredi soir, on doit le radiographier à nouveau, il y a beaucoup de suppuration. N. agent de liaison entre les compagnies. Quel danger au devant duquel il va. Mais j'ai de la paix parce que je suis sûre de vos courages et que je sais aussi que le vrai bien nous échappe tant. A son jils M. — Mais non, je ne me tourmente pas — je suis préoccupée de te savoir souffrant, cela m'est inexprimablement dur d'être loin de toi ,mais rien autre, je te le promets. Je te le répète, quand je n'ai pas la pensée que l'on me cache quelque chose, alors je ne suis pas inquiète. Ce que je trouve terrible c'est de lire que tu as « un peu de température » quand tu as 39,1 sous le bras, et je suis calmée quand tu m'écris carrément toute la vérité. Je t'avoue que je n'ai confiance qu'en toi — alors laisse-moi bien cette con¬ fiance intacte. Fais-moi écrire si tu es fatigué et tous les détails, il me les faut, tu le comprends ? Mon Aimé, tu es courageux, et il faut bien plus d'énergie maintenant que pour être au feu et je suis sûre que tu es bien moins heureux maintenant. Je me voudrais tant, oh tant près de toi. Je suis contente de ce que tu me dis et que tu aies constaté par toi-même que tous les ennemis ne sont pas des lâches brutaux. Tant de personnes, sottement, ne veulent pas l'admettre et j'aime pouvoir donner un témoignage qu'on ne puisse suspecter. Hier matin, ta lettre qui me parlait longuement de tout ce qu'on dit des atrocités allemandes et me disait que toi-même n'en avais pas constaté. Oui, je suis absolument de ton avis : cette sorte d'ex¬ clusivisme qui ne veut plus que rien soit bien en Allemagne fait pi¬ tié — mais c'est le cas du grand nombre. Je ne comprend pas cela 77 — je puis vraiment dire que je suis sans haine pour eux. Je les con¬ sidère comme un fléau, comme un peuple dangereux et dont la do¬ mination aurait été impossible, qui donc doit être réduit jusqu'à l'impuissance du mal, mais ils ont des qualités grandes et des hom¬ mes de valeur, de génie ! Je me ferais dévorer ici si je lisais cela ! Ici ! aucune lecture. P. n'est jamais là . . moi, un peu en ce moment j'ai pris Aphrodite de Louys, et avec un plaisir extrême. Dis-moi ce que tu trouves des Désespérés, j'en suis curieuse. Fini le volume d'Ibsen, c'est très large et il y a des ébauches étonnantes, mais ce n'est pas fini, il y a une grande ligne — et je crois que ceux qui sont si admiratifs le sont d'autant plus qu'ils mettent de leur cerveau ce qu'Ibsen a à peine indiqué. Un coup de pouce et ce serait bien, seulement le coup de pouce manque. Quelques nouvelles de Mau- passant — mais c'est un peu vieillot, j'en ai de la peine. J'ai éprou¬ vé. cela si fort pour « Fort comme la mort » et je donnerais beaucoup pour l'opinion d'un jeune, l'impression première de ce livre-là. Il me semble que nous passons terriblement vite. 20 Octobre : Retrouvé ton ami L. S. ! Prisonnier en Bavière. Il demande ses crayons de couleur. 21 Octobre : il fait si laid et si gris ici, de la pluie, et je pense à N., mais plus encore aux tranchées. Mon amie Mme V. venue hier me disait que son fils a vécu pendant 4 jours de betteraves et de carottes crues dans une tranchée dangereuse dont on ne pouvait sortir, maintenant on construit des souterrains en zig-zag qui per¬ mettent de s'en aller sans être sûr d'être abattu en château de car¬ tes. Hier M. L. S., toute sa figure riait d'une émotion très étreignan- te, et il était venu tout de suite nous dire, et il t'a une reconnais¬ sance si grande, car tu avais vu juste ! Et combien tu as bien fait de les rassurer ainsi ! Une amie de Mme de W. avait reçu la nou¬ velle officielle de la mort de son Mari — et dimanche dernier en grand deuil toute la famille pleurait et priait à l'Eglise. Hier le mort 78 réssuscité envoyait une lettre d'Allemagne, et toute l'horreur de la captivité s'oublie quand on a eu une telle peur. Tous arrivent à ac¬ cepter le joug Joffre et à ne plus tant parler et supposer. Il a du bon, le joug Joffre, puis aussi se soumettre à quelqu'un qui vaut toute la confiance, c'est bienfaisant. L'argent est rare ! Mme H. venue de la campagne pour en chercher a vu refuser tout essai de prêt des grandes banques et pourtant elle apportait toute garantie. Elle a chez elle 70 réfugiés belges auxquels elle a trouvé refuge et qu'elle nourrit de ses légumes et des œufs de ses poules. Tant d'efforts sont faits, et tant de personnes se sont rapprochées les unes des autres. Pourvu, pourvu que nous ne retombions pas trop vite après sous la coupe de ce monde Bordelais qui fait l'indignation de tous ! et que nous ne regrettions pas le temps de guerre !! A son jils N. — Ainsi tu ne sais rien de nous depuis un mois ! C'est pourtant violent ! où sont-elles, toutes ces lettres, toute ces cartes à toi adressées ? Oh ! mon Chéri, et nos paquets, nos beaux paquets bourrés de chocolat et qui t'apportaient des tas de choses chaudefs ! Et je t'écrirai toujours, quand même la guerre devrait^ durer cent ans ! Mon chéri, la guerre finie dans un mois ! Sais-tu que nous en avons bien pour toute une année ? Mais sois en paix ; ta place est gardée à l'Ecole. J'ai écrit : après la guerre tu y ren¬ treras comme tu voudras. Sois en paix là-dessus. Oh ! mon Enfant, si je pouvais penser que tu as chaud, que tu es couvert ! Je t'en sup¬ plie, si tu reçois quelque chose, envoie un mot tout de suite ! Ton père s'agite horriblement à cette pensée que tu n'es pas couvert. Et il part tellement de ballots, des voitures et des voitures, on donne à Paris des milliers de francs par jour de choses chaudes. Comment ne recevez-vous pas ce qui est si essentiel, et surtout ceux qui sont dans les tranchées ! A -j- -j- -f- on fait partout des tranchées, des quantités d'ouvriers sont là qui coupent des arbres, et puis qui creu¬ sent ensuite. Rien chez Bonne-Maman, les tranchées ont été faites au-dessus du Moulin. Tout va bien là-bas, les soupes fonctionnent, et de très bonnes soupes me disait l'institutrice, une femme char¬ mante et bonne. 79 A son fils A. — Mon Chéri, rien de toi et cela me préoccupe un peu. Tu n'es pourtant pas vraiment malade ? e t'en prie, la vérité vraie, complète, telle qu'elle est et que sont les choses ! Ce matin commence avec un serrement de cœur. J'avais su par ma petite Rose L. R. que Robert était si terriblement blessé. Et puis ce matin elle m'écrit la dépêche fatale arrivée, et c'est fini, mort à Toul, là-bas et la pauvre enfant seule avec son père désormais, elle qui avait si besoin d'un aide, d'un soutien, d'un guide. Mais M. L. R. était au chevet de son fils, Robert ne lui aura-t-il rien demandé, n'aura-t-il rien promis ? J'ai peur pour cette enfant dont j'ai tant aimé la Mère et si exposée maintenant. Et cette mort me chavire le cœur. + + + venu hier, très occupé de lui, peu des au¬ tres, mais pourtant très gentil. 22 Octobre : A son fils M. — Ta lettre datée du 20 et qui arrive le 21 ! c'est si beau qu'on n'y croit pas. Mais ne crois pas que l'im¬ pression de + + + soit celle de tous. Je n'aimais guère les articles de de Mun, si peu originaux, du moins sincères, sa mort le prouve, mais c'était si phraséologique qu'on en doutait en les lisant ; les articles de Barrés.. . je ne sais pas pourquoi, je ne puis analyser — ils ne me prennent jamais, c'est trè«s bien, c'est très intéressant, et il me semble que cet intérêt sera le même dans dix ans, qu'on pren¬ dra le livre qui les aura rassemblés, qu'on le lira, qu'on en jouira — mais ce n'est pas poignant ni empoignant, c'est comme lui, froid, énigmatique, tête de poisson, quoi ! Quant à ces lettre et corres¬ pondances, je ne puis les lire. Je ne puis croire que ce ne soit pas souvent truqué. Hier, j'ai appris deux morts qui me mettent le cœur en grand deuil. Mon petit Robet L. R. — parti, et sa mort une telle perte ! il est parti d'une horrible blessure, une balle entrant dans le ventre et allant sanctionner la moëlle. Il avait tout le bas du corps paralysé — mais ne souffrant pas, il disait à sa fiancée accourue à son chevet tous ses projets d'avenir et qu'il avait été bien blessé mais une si bonne blessure — et voilà, il est parti. Sa fiancée ? elle se consolera, mais le bien qu'il faisait tout seul à sa petite sœur, ce 80 bien qui donc en sera chargé ? je pense à cela avec une infinie tris¬ tesse et à l'incompréhension de ce qui régit le monde. Et puis on me disait qu'on me demandait à la cuisine : un enfant, un joli enfant, très intimidé et il me disait d'un trait une phrase apprise depuis Grenelle et tant répétée : « Mme, Maman vous fait dire que Prosper, mon frère, le grand, il est.. . mort au champ d'. .hon. . neur. » Très pâle il me regardait. C'est la famille Z. et tout comme son père, il aurait pu dire : « mon aîné, il est né avant le mariaze, comme de zuzte. » Pauvres gens. « Mon père, il le portait dans son cœur depuis 4 jours, on lui avait dit au Gaz, c'est là que ça était écrit — et puis y a plus pu porter ça, y disait que c'était trop lourd » . Et voilà une souffrance de plus. P. L. a été frappé d'une balle qui l'a tué raide. Mon Aimé, cela est triste, mais beau aussi et la Mort perd son horreur en ces jours, la souffrance est autre, surhumaine comme la cause, comme la mort aussi. Et en parler n'est pas cruel comme en temps de paix. 23 Octobre : C. hier, il était ravi de me montrer son bel unifor me, et la capote et le sabre ! Il est maintenant à Claye. Et il me disait les champs de bataille de la Marne, la dévastation par là, l'hor¬ reur de ces villages dévastés, ces fermes brûlées, et la vie repre¬ nant sur les cendres : un berger, ses moutons, sortant des ruines, et des enfants avec lui — il ne sait pas — il s'est sauvé un peu plus loin, et il revient — sa maison ! elle est là — il montre un tas de pierres, alors il est entré dans celle du voisin, il reste un peu de toît sur quelques murs. Puis ils ont cherché des blessés parmi les morts hélas, tous morts ! fouillant les poches, cherchant un signe et C. trouvant dans la poche d'un soldat dont même le numéro matricule était arraché une carte. Une pauvre carte ordinaire, tu saisPelle fut glacée, elle représente une mariée en toilette blanche riant, son Mari lui tenant les mains, et il est écrit: «Cher Georges je t'en vois cet carte pour réponde à celle que tu m'as envoyé comme tu me di que je suis ta fiancée je le suis pour toujours, tu vois le jour que nous se¬ rons ensemble que t'auras fini ton congé nous serons réunis tous 81 les deux ensemble comme le sont les deux là qui sont sur la carte. Ne te fais pas de mauvais sang fait ta punition commi faut et ton rongé et ont se reverra tous les deux ensemble un jour. Loin des yeux mais près du coeur en attendant, ta fiancée pour la vie qui t'aime, Marie à Georges ». Et voilà ! c'était sous enveloppe évidem¬ ment ; on ne peut faire savoir à cette Marie inconnue que son Georges est mort avec cette carte contre lui. C. m'a donné cette carte, comme c'est gentil à lui ! il a écrit : « trouvé sur un soldat mort au champ d'honneur près de Barcy, Seine et Marne, septembre 1914 ». Et voilà, il faut prier pour ces deux Petits inconnus. A son jils A. — Toujours rien de toi, que c'est long ! j'ai peur que tu ne sois très souffrant. Je vais je crois t'envoyer une dépêche. Une lettre de M., encore 38,2 sous le bras, et le Docteur lui dit qu'il ne pense pas qu'il retourne au feu. Ce serait désolant ! Mais lui es¬ père fermement reprendre son service en Janvier., Nous avons vu ce cher L. C., superbe en son uniforme, et je le regardais, je le regar¬ dais, tu es comme cela ! Il a été gentil comme il peut l'être, mais je crois que la pose de + + + ne lui a guère échappé, et sans avoir l'air d'y toucher il a su deux fois demander ou faire remarquer qu'il n'était guère au feu ! Note que je trouve cela très bien, qu'il en faut, mais alors qu'il ne parle pas dédaigneusement de ceux qui se battent ou agissent — de petites choses, tout cela, sans importance. Un cousin à nous mort aussi, L. L., sa Mère m'écrit une lettre inouie de courage et de volonté, mais que de pertes hélas ! T., le camara¬ de de M., est blessé et prisonnier. M. de V. serait très grièvement blessé. 25 Octçbre : Enfin tes nouvelles ! j'étais bien ennuyée, je t'assure car je me demandais quelle maladie tu faisais ! qu'as-tu eu ? dysenterie ? entérite ? fièvre muqueuse ? Je voudrais des ren¬ seignements précis. Hier, en surprise, + + +, engraissé ! une figu¬ re de pleine lune — pas aimable, ce n'est guère dans ses moyens 82 mais pas désagréable. Il parle un peu de Bordeaux mais son esprit de contradiction fait qu'il ne faut rien lui demander. Mais pourtant il voit une actrice descendre d'une auto réquisitionnée pour manger des petits gâteaux et cela le dégoûte. _^S3 A son fils M. — J'ai ta petite photographie, oh ! mon Aimé pour¬ quoi as-tu l'air si triste ! comme tu as maigri. Ma chère, chère pho¬ to. Je la mets dans ma sacoche qui ne me quitte pas, et le matin comme je suis une grande partie de mon temps à écrire dans le bu¬ reau, je la mets devant moi et je te vois ainsi. Ta sœur rentrait na¬ vrée hier. On avait apporté un blessé qui a un orbite vidé et le nerf optique de l'autre œil coupé — une ba'!s a fait tout cela. Et il ap¬ pelait : « Ma sœur, ma sœur, c'est mieux des sœurs pour les soins. Quel âge avez-vous ? — 26 ans. — 66 ans vous dites ? — 26. — Ça c'est pas vrai ! ma sœur, serai-je bientôt arrivé ? — Arrivé où P — A l'hôpital donc. » Il se croyait encore en route. Il est sûr que son œil verra, « il a un peu de congestion seulement ». tt la nuit il avait du délire il appelle, appelle ! On apporte ce qu'il faut. « Jamais, jamais, je n'ai pas besoin d'un vase, je vais dans le fossé. » Il s'est levé quoiqu'on en eût, prenant son lit pour le talus, le lit d'en face pour le talus voisin. On en riait à l'hôpital.. . 26 Octobre : Recevez-vous quelque chose le dimanche, mon Aimé ? est-ce jour de complet silence, ou bien un courrier ? As-tu régulièrement mes lettres, mon Enfant chéri, tous les jours ? dis-le. Hier, ce dimanche, j'avais une bonne 1/2 heure à moi, mon cour¬ rier à vous parti, pour lire dans le calme ces belles prières de l'An¬ née liturgique — et ainsi, seule à la fenêtre du bureau je pouvais en paix lire et penser — tout ramène vers vous et Dieu plus que tout puisque c'est de Lui que dépend une partie de ce que je demande, une partie, l'autre est entre vos mains. Les désirs et volontés de bien toujours aidées, les autres volontés, les autres désirs combat¬ tus un peu mais laissés à vos volontés libres, et c'est ce qu'il y "a de plus beau, ce qu'il est absurde de nier, absurde de tout ce qu'il 83 peut bien y avoir d'absurdité. Près de toi en attendant ta sœur. Le matin ? je la réveillé à 6 1/4. Vers 7 heures elle .vient et me de¬ mande d'assister à son petit déjeuner, et elle part vers 7 h. 1 /2. — alors j'aime bien te venir, à cette heure où la pensée est très libre, où les soucis de la journée n'ont pas encore été remués, on se sent plus libre, plus proche, plus calme, j'aime à être près de toi. A 8 h. moins 1/4, Marie vient dire que le déjeuner est servi, je le prends avec Bonne Maman dans la salle à manger — nous attendons le courrier, ouvrons les lettres chéries, et puis ensuite le journal, et depuis bien des jours, il me semble en avoir lu la manchette, je re¬ tourne la page pour avoir la date — cette manchette : « L'ennemi fait rage, l'effort est considérable. » Et cet effort qui nous prend lant d'hommes, cet effort admirable fera tant de deuils ! Le pauvre M.R. est arrivé samedi, se raccrochant à tout : « Mais il n'est peut- être pas mort, et puisque je ne puis voir celui qui l'a reçu dans ses bras... il y a eu tant d'erreurs ! » Bien coupables sont ceux qui, pour jouer le rôle de consolateurs viennent mettre de l'espoir sur ce deuil. Drôle de mentalité ! Je tâcherai de te copier la lettre de N. Je lui avais dit en plaisantant, comme à toi d'ailleurs, que peut-être vous resteriez dans l'armée si vous arriviez à un grade étonnant avant la fin. Et là-dessus il broie du noir, demande si nous croyons qu'il ne peut arriver, etc.. . La vérité, c'est qu'il est entouré de réservistes peu courageux et qu'il a peu de ressort. Mais tu lui écriras quand tu auras sa lettre. Je ferais tout pour te la copier. Il a besoin d'être remonté et il est resté près d'un mois sans rien recevoir de nous ! Alors.. . 28 Octobre : Tu repartiras. Te reverrai-je un peu ? Dieu aide... mais en ces jours la pensée que tu sois exposé encore me trouve fai¬ ble. Mais la force sera donnée au jour voulu, et l'agonie de souf¬ frances vécue en face du malheur si fréquent, Dieu me l'épargnera peut-être ? Ce qui d'ailleurs m'importe au-dessus de tout, c'est la fierté de vous. Hélas oui, je crois que ce sera très long, et comme il faut nous armer encore et être de longue patience et vaillance, 84 mais nous trouverons cela, et vous mes Aimés, vous garderez tout votre courage. Je crois en vous, c'est un credo d'amour et de paix, cela ! 29 Octobre : Enfin, tu parles un peu des jours vécus ! Je dé¬ sire tant en savoir beaucoup. Maintenant ne peux-tu commencer un récit, des notes de guerre, quelque chose qui reste et qui soit toi ? Mais peut-être est-ce trop dur et encore difficile à écrire. Oh ! oui, mon Aimé, je me doutais bien que vous aviez souffert et tant man¬ qué des choses dites essentielles, et aussi que cela avait contribué à t'amaigrir. Mais je désirais que tu me le dises. Et puis, voilà que dans sa dernière lettre, S. me disait : « Cette fois j'ai retrouvé le M. en train, je dirais gai ». Donc j'en conclus qu'il ne l'était pas avant, et sans être sorcière, n'est-ce pas ? Mon Aimé, c'était bien naturel, je voudrais seulement être sûre que tu n'as pas d'autre souci que rien ne te trouble que je puisse modifier, que tu n'as pas une peine quelconque, voilà tout. C'est vrai, Mme X. m'a beaucoup moins plu maintenant qu'elle est triomphante et je ne tiens pas à elle, mais je la plaignais, et puis en ce moment il n'y a pas une Mère qui ne soit proche de l'autre. C'est le moment précieux, celui où je suis en ce moment. Vous écrire ! Ainsi, chaque jour être près de vous de toute ma pensée — tu serais ici, je te verrais, oui ! Je te verrais — et cela serait si précieux que je n'y pense pas. Sauf la vue, je suis si près de toi de tout mon être maintenant. 30 Octobre : Tes pages font ma douceur et la paix de toute ma journée comme je serai heureuse d'avoir ces pages, et je veux me rappeler mon abondance et ta tendresse si des jours de disette reparaissaient à mon horizon. Je savais bien la peine que tu aurais et garderais de la mort de ton Ami + + -j- et j'en ai eu le cœur navré — pour lui, tu peux et dois encore quelque chose, et ta pensée se fond dans la mienne. Dis-moi ce que tu lis, mais surtout dis-moi ce que tu as vécu, si ce n'est pas trop terrible pour toi, et que tu le puisses. 85 31 Octobre : A Amiens est soigné notre cousin B., et son père m'écrivait hier : « Un fils tué, le second la cuisse amputée, voilà les sacrifices que me demande mon pays. Puissent vos enfants être épargnés ». Mme V. m'avait dit le désir si grand de son fils Pierre de servir et elle s'excusait presque : « Nous en avons déjà trois sous les drapeaux, et il est si jeune ». Tu devines que je pense à -(- + +• Oû trouves-tu que doive s'arrêter l'indulgence ? Doit-on être sévè¬ re P Cet enfant a été mal élevé, est-ce sa faute s'il ne sait pas vou¬ loir ? Ces questions me laissent toujours très perplexe, car je ne sais jamais les résoudre. L'indulgence est si souvent une satisfac¬ tion qu'on se donne et non pas un bienfait pour celui qui en béné¬ ficie. Je t'attends maintenant, ce bonheur je le garde comme mon refuge quand ce sera la privation lourde, la peur vaillante (oui ! ! oui M) et toujours proche, je relirai, je reprendrai comme une li¬ tanie chérie tout ce que tu m'auras écrit, jour par jour. Je suis réso¬ lue à cela, te voir repartir ! c'est ce que je veux et cela me déchire la pensée — ne serait-ce pas inhumain s'il n'y avait pas la cause sacrée à défendre ? la cause que nous aimons tous les deux plus que nous-mêmes ? 1er Novembre : Tu iras à la Messe aujourd'hui ? en cette so¬ lennité d'un jour où nous retrouvons tous nos Aimés autour de nos âmes — leurs âmes près des nôtres, la doctrine de vérité, de conso¬ lation .et aussi de logique, car comment admettre que les qualités immatérielles dont nous gardons la mémoire sans en rien perdre, comment les admettre disparues avec celui, ou celle que nous ai¬ mons ? Le culte des Eloignés est notre plus grande gloire, tu le sais ainsi et le crois ? Aujourd'hui, demain, deux fois vingt quatre heu¬ res si chères à nos pensées.. . autrefois, avec mon Père nous allions au Père-Lachaise, dans ce terriblement vaste enclos où l'on parle bas et qui sème les tombes comme les fleurs. De ces allées là-bas je garde le souvenir pour jamais, la chapelle, les fleurs, les ornements, les paroles naïves ou prétentieuses, les personnes tristes ou indiffé¬ rentes, tout cela passait, et puis la dernière étape, très haut, bien 86 loin, derrière la chapelle qui se dresse au milieu et où on peut dire la Messe. C'était à gauche de cette chapelle. En pensée hélas, seu¬ lement, comme tout ce que je fais, en pensée je ferai ce chemin de¬ main lundi et toi, tu y penseras aussi. Je pensais bien que tu avais dû écrire un petit journal et c'est sur ce journal que tu pourrais écrire quelques impressions personnelles, quelques souvenirs parti¬ culiers. Cela serait si précieux et aussi mon viatique pour les jours de disette que je prévois. Mais ce travail peut être très pénible à faire, alors il ne faut pas en tenir compte et je n'ai rien dit ! Je sais je sais qu'il n'y a plus de congé de convalescence, je t'ai dit, c'est ma part donnée à mon pays que les sacrifices qui sont ainsi impo¬ sés, mais si tu peux sauter comme tu dis et nous embrasser ici, alors quelle douceur pourtant, à laquelle je ne veux pas trop penser.. . te voir, te voir un peu.. . je ne m'y attache pas, le sacrifice complet non plus, je n'y pense pas Diou n'a jamais donné à vaïsse qu'il n'ait jamais donné à paisse. C'est la vérité. Tu sais que vaïsse veut dire vivre en bas breton, et la traduction : Dieu n'a jamais donné à vivre qu'il n'ait non plus donné à paître Donc je saurai vivre les jours qu'il faudra pour vous et avec vous. Jour des Morts : Ce jour qui rapproche tant la pensée de ceux qu'on aime et dont on garde le souvenir. J'ai été si forcée de ne ja¬ mais prononcer le nom de ceux qui nous ont quittés et alors il y a une sorte de peur à prononcer leur nom. Je n'aime pas cela. C'est contraire à notre foi et à nos espoirs. Comment se désespérer et évi¬ ter le souvenir de ceux que nous espérons retrouver et revoir ? Il fait si beau ! Hier ton père passait devant le cimetière de Clichy, les tom¬ bes des soldats couvertes d'un large drapeau qui tient les drapeaux des quatre puissances : belge, anglaise, russe, française, la tombe enveloppée pour ainsi dire dans ces plis, et des fleurs, des fleurs, des fleurs jetées là en une immense jonchée. C'était beau et ce n'était 87 pas triste. Non. La mort vraiment est la moins laide ainsi — elle se pare de tous les sentiments qui mènent droit à l'éternité, sans arrêt à l'affreuse chose qu'elle est pourtant. Oh mon Enfant, mon Enfant, ne meurs pourtant pas, reviens-moi, mon Adoré Enfant.. . Hier un beau temps de rêve. Et c'est le jour des rangements de pa¬ pier. Je prends toutes les lettres de la semaine, je les classe, je nu¬ mérote les tiennes, celles de tes frères. Et j'arrive à 45 avec toi. C'est beau ! Auras-tu suivi les Offices ? Si je savais que tu as senti le besoin de ce viatique avant ton départ ! Ce serait un tel bonheur, une telle paix. Mais tu sais ce que tu peux faire et où tu en es. Au retour, si Dieu veut, tous réunis, si je pouvais vous voir tous partir pour la Sainte Table.. . je confie ce désir de mon cœur, le plus ar¬ dent de mes désirs sûrement à Dieu. Mais comme je te dis tout, je te le dis après, mon Aimé. Ta sœur toute seule à l'hôpital, la garde est en congé et elle a la charge d'une salle. Elle a lu un peu à son aveugle, les communiqués. Il rêve d'y retourner. Et P. en pleure des larmes qu'il ne voit pas. 3 Novembre : J'ai eu une grande émotion hier. En lisant le Gaulois et les vers de Rostand pour le Jour des Morts, je lis le nom de Guy de Cassagnac — alors j'ai repris et je vais t'envoyer. J'ose à peine t'en parler de peur de toucher à ta peine, et pourtant ne vaut-il pas mieux garder la vie, la possiblité de retrouver ensemble et non dans l'amertume de la solitude du cœur ceux que l'on a ai¬ més P P. hier demandait à + + + si elle ne voulait pas sortir avec elle. « Aller au cimetière ? Si j'y vais, j'irai seule. » Et il n'y avait rien à répondre. C'est dans le Gaulois ces vers, je ne les aime pas d'ailleurs, mais celui sur ton Ami me reste dans la mémoire car il a bien adapté la parole à l'image, il me semble. Je lis, relis tes pa¬ ges — je suis si soulagée de te trouver non exalté, pouvant voir clai¬ rement les événements sans que pour cela ta haine de l'ennemi puis¬ se être suspectée. Et je suis tellement de ton avis sur les articles' qui paraissent ! Qu'as-tu dit de celui de Bourget, dimanche ? Vrai¬ ment il y a des choses qu'on ferait mieux de ne pas dire. Entendu 88 pour les livres. Je ne pense pas qu'il y ait l'Enfant de Vallès, mais bien l'Annonce faite à Marie et les Odes de Claudel. Non, je ne me fatigue pas, les copies de vos lettres c'est la nourriture et la vie de ma machine à moi — elle a besoin d'être pourtant nourrie de ce qui seul peut lui être substantiel. Et ces lettres sont la force de ma journée, puisque j'ai passé ces moments-là avec vous. 4 Novembre : C'est bizarre ce que tu dis de l'état de vos es¬ prits là-bas, à la guerre. Mais ensuite, ensuite quand tu t'es trouvé dans ce lit, souffrant, la pensée vide, est-ce que tu n'as pas eu le cauchemar de ces souffrances et le rappel des jours vécus ? J'ai eu l'angoisse de cela et pour cette cause j'ai souffert une de mes parts de la guerre parce que je ne pouvais être près de toi, épier tes im¬ pressions, les prévenir et les partager. Mal partagé est de moitié moins lourd., pas avec tous, mais de toi à moi, mon Aimé P Je vou¬ drais bien connaître tes impressions, et alors je lis dévotieusemenî cet Echo de Paris afin de me retrouver, là, avec toi. Dis moi donc ce que tu aimes dans les articles de Barrés ? Et le Bazin, en faisant abstraction de tes opinions d'autrefois — ses articles, celui d'hier si vrai, qu'en dis-tu ? Oui, j'avais vu pour Symian — oui, c'est beau, mais (car dans ma pensée il y a un mais) est-ce qu'on peut imposer ainsi son sentiment. Qu'il dise : « ma mort ne sera pas un deuil si la France est victorieuse, je voudrais qu'elle n'en fût pas un », forcer ainsi, peut-être, le sentiment des siens, n'est-ce pas manquer un peu du respect dû à la liberté individuelle ? Je te le demande. Le deuil porté est un enveloppement de tout notre être et qui fait partie de Celui que nous pleurons, ces draperies, il semble qu'elles se re¬ ferment sur cette pensée qui prend tout de nous, c'est sa Livrée à Lui ou à Elle, la quitter fait mal et puis aussi éloigne de nous la pensée qui hélas devient facilement fugitive. Non pas le chagrin et la peine... D'ailleurs tout cela est individuel et comme sentiment et comme appréciation. Je trouve le deuil déchirant mais pas si triste quand les cœurs montent avec la même foi vers les Eloignés, oui, 89 Eloignés seulement — dis-moi ce que tu penses. Je t'envoie les Mille et une Nuits, les Bloy — je suis bien contente que tu ne demandes pas Sueur de Sang — les Claudel. A son jils A. — Il semble que les morts soient moins terrible¬ ment nombreuses. P. va bien. Mais la peine reste de ce pauvre aveu¬ gle qui ne sait rien. Il lui a dit : « Comme il fait toujours noir, ma sœur. Le noir n'est pas dans mes yeux ». Et Furet déclare qu'il est incapable de jamais dire au malheureux le sort qui l'attend. Hier il avait mal à la tête. Sans se le dire, chacun guettait la méningite possible. « Avez-vous mal au cœur ? pas de nausées ? — Ah ! ce serait malheureux » répondait le malade fièrement. Pauvres, pauvres gens ! 5 Novembre : Je te demande sérieusement, comme je vais le demander à M. tout à l'heure, que pensez-vous de cette manière d'agir ? serait-elle ce que vous voudriez qu'on emploie pour vous ? Ne rien dire de ce qui se passe jusqu'à ce qu'on en arrive à l'irrémé¬ diable ou à une guérison P réponds-moi à cela, je t'en prie. Je sais que moi, ces procédés ne m'iraient pas du tout, que je n'aurais plus aucune confiance — et que je préférerais vivre les inquiétudes de ceux qui me sont chers plutôt que de les avoir ignorées — apprendre en bloc le malheur et ne jamais savoir en somme son détail. C'est pour éviter une angoisse ? Mais je ne trouve pas que ce soit de vraie et forte affection cela. Mais je pense cela et ne sais ce que pense mon voisin. Je ne sais même ce que pensent mes enfants. Réponds- moi, n'est-ce pas, mon Chéri, n'y manque pas, et que je sache ce que toi tu voudrais. L'aveugle de P. n'allait pas, pour lui c'est tou¬ jours la nuit, mais c'est si bizarre ! Les docteurs venus et lui ôtant ses bandages, soulevant les pauvres paupières qui ne bougent pas seules : « Vous voyez ? — Bien sûr ! — Qui vous parle ? — Le Docteur — Comment est-il ? — Tout en noir (et c'était le major en uniforme). — Et votre sœur P., vous la voyez ? — Bien sûr, ma sœur P. ! — Comment est-elle habillée ? — Tout en noir, tout en noir. » Ces Messieurs disent qu'il est absolument aveugle. A son fils M. — Ce petit aveugle, s'il pouvait partir ainsi, ne voir que la lumière du ciel de ses yeux ouverts à jamais pour la claire lumière éternelle, ce serait bénédiction permise par Dieu, mais c'est dur tout de même comme tu le devines. P. ne quitte pas le pauvre malheureux qui va peut-être partir dans son rêve de victoire et de combats. Car lui et son Père le répétaient : « Je partirai bientôt. — Bien sûr, mon Gars ». Il partira, oui, pour le repos tant gagné et la paix et la lumière. 7 Novembre : Je te le répète, je suis calme, et puis, je suis tellement entre les mains de plus puissant que moi ! J'ai toujours eu en horreur ce qui est inutile et rien ne l'est plus que le mouve¬ ment de l'oiseau qui se cogne la tête contre les barreaux de sa cage, il faut autant qu'on peut éviter ce mouvement là, si instinctif ! Imagine que ton père allant voir M. L. à Asnières où elle s'occupe d'un petit hôpital, allait visiter ses blessés et apprenait qu'on man¬ quait déjà de choses chaudes à leur donner, et alors il donnait à la Liberté un entrefilet : « M. X. sollicite la générosité des Parisiens Il ne suffit pas de donner au front ,les soldats pauvres et blessés qui retournent seraient heureux d'emporter quelque chandail. Ceux qu'on voudrait remettre à + + + seront portés par lui à l'hôpital d'As- nières qui se dit par avance reconnaissant ». Et ton père était ému : Recevrai-je quelque chose ? Il reçoit un flot de paquets, des choses merveilleuses telles que nous n'en achetions pas. Nous allons en donner ailleurs encore qu'à Asnières. Tout le monde apporte et il y a des choses touchantes : un jeune homme qui ne veut pas donner son nom apportait un superbe jersey de 1 8 ou 20 frs, le sien tout neuf et sentant le camphre ; Une jeune fille écrit « Un bienfait n'est pas toujours perdu, de la part de Mlle A. à laquelle M. X a cédé sa place lors d'un procès récent et retentissant ». Et puis le petit tailleur qui fait vos smockings et tant d'autres ! 91 8 Novembre : G. C., gentille et bonne comme toujours, mais bien maigrie et bien sensitive ! Ceux qui n'ont pas besoin d'un grand courage tout près, ceux qui n'ont pas ce qui leur est le plus cher au front, ceux-là se font plus de mal et sont les moins raisonnables. Oui, c'est curieux mais c'est ainsi. Je le constate toutes les fois que j'en ai l'occasion. A son fils A. — X. est venu ici avant-hier. Gentil mais si peu selon la note voulue. Un sourire tout près, que je ne permettais d'ail¬ leurs pas. Une fois, je ne sais ce qu'on disait, je l'ai regardé et sû¬ rement, sans que je le veuille, de la pitié est passée sur mes traits. Et il s'est levé pour partir. J'ai de la peine de ces misérables histoi¬ res. 9 Novembre : A son fils M. — Je t'ai mis hier dans ma lettre l'article de Brousse. Je le répands autant que je puis et le copie à peu près chaque semaine deux fois, je voudrais tant que l'on sût partout ce qui se passe là-bas et que l'écœurement arrive à entraî¬ ner une réprobation générale ! Mais, l'espérer ? Ta sœur partait avec un peu d'appréhension, la veille son pauvre aveugle avait eu une crise terrible d'excitation. Courant dans la chambre, se débattant, voulant partir, enfin terrible, et on avait dû le mettre tout seul dans une chambre. Il était calme. Et il parlait de sa Sœur P. « Je veux l'épouser ! — Mais elle est religieuse ! — Ça, on demandera au Pape et il voudra bien, elle me plaît, elle est gentille et elle a mon âge — Quel âge as-tu ? — 34 ans. » Pauvre malheureux ! Ton père à Asnières hier pour porter encore des paquets, une quantité, et hier il recevait une paire de bottes superbes montant aux genoux, et une grande capote en caoutchouc. Les paquets s'amoncellent. Merci de m'avoir répondu à ce que je te demandais — oui, moi aus¬ si je préfère la vérité et empêcher l'imagination d'aller chercher au¬ tre chose que ce qu'on lui dit. Mais c'est si rare et les personnes qui se disent les plus franches, et les amateurs de la franchise, sont peut-être parmi celles qui se paient le plus de simples paroles ! 92 10 Novembre : A son fils A. — Je viens de passer des moments si poignants à lire les pages de Maurice Gruss sur la bataille de Sar- rebourg. Je ne crois pas que rien ait paru de semblable — et il les a illustrées, ces pages, de dessins superbes de vie, de vérité aussi, paraît-il. Alors ton père va les proposer à l'Illustration. Mais c'est une défaite et si poignante que j'en ai pleuré à deux reprises en les copiant. Alors ne craindra-t-on pas l'angoisse de ces descriptions ? Je ne sais. Hier, visite de Mme J. La pauvre femme n'a rien eu de son fils Henri, le plus jeune, depuis le 29 août. Et elle me dit triste¬ ment : « De Bordeaux on m'écrit pour mon fils André : Aucune nou¬ velle fâcheuse n'est parvenue au régiment. — Et il est prisonnier ! » Il est sûr que c'est violent de donner aussi légèrement les renseigne¬ ments. Voilà tout pour ce jour passé et je voudrais tant quelcue; chose de toi. 11 Novembre : Et c'est demain que mon petit N. arrivei je pen¬ se à cela avec une joie qui semble, qui paraît quelque chose de si rare. Oui, en effet, nous ne sommes plus habitués à nous réjouir uni¬ quement pour nous, alors cela donne un air de jour de l'an, de fête, avec une expression enfantine. Hier, P. rentrait bien bouleversée : M. D. B. a 15 éclats d'obus dans les jambes et une blessure au bras. On n'a pu l'évacuer qu'à Dunkerque. Sa femme est partie, pourvu qu'elle n'aille pas vers un malheur trop grand. A son fils M. — Ta lettre hier à midi, de ce moment je sais d'avance chaque matin la douceur ; et que ce papier tenu par toi, la veille, soit si vite entre mes mains, cela m'est une douceur que je voudrais garer toute proche et bienfaisante pour plus tard. Un M. S. a été convaincu de trahison. Il a onze enfants, le malheureux, ap¬ préhendé il a avoué, et il sera fusillé s'il ne l'est déjà. On sait qu'il a eu un grand père badois et il a épousé une autrichienne. Quelques- uns se demandent s'il n'avait pas gardé un coeur allemand. Je le voudrais pour les Siens, et que son acte n'ait pas été seulement un acte de basse vénalité. Mais n'est-ce pas que c'est bouleversant. 93 Mme M. revenait de Sermaize. Elle est arrivée dans une ville trans¬ formée en boue et en décombres. L'Eglise la plus ancienne de Fran¬ ce est abattue et il n'en reste rien.. . c'est atroce ! D'ailleurs, tu le sais, les Halles d'Ypres sont abattues, et c'est inestimable. Quand donc le Nord sera-t-il dégagé ? On a conseillé à des soldats de jé ne sais quel régiment et qui creusaient des tranchées, de les faire au mieux, et le plus profond possible « en vous disant que c'est pour y passer tout l'hiver ». Cela est-il possible M. D. nous parlait des... poux allemands ! Tout de même, ils ne sont pas différents des poux français ? ! ! 12 Novembre : A son Jils A. — Le Docteur B. a perdu son fils aîné qui laisse une femme fort délicate, deux tout petits enfants, et aucune fortune. Son second fils a été blessé à Arras et il y a vécu dans une cave cinq jours, avec seulement une blessure à la chevil¬ le — quand on l'a tiré de cette cave la gangrène montait au-dessus du genou et on a eu le temps de l'amputer à la cuisse. Hier, nous recevions une personne d'Issy-les-Moulineaux, et dimanche elle a assisté à un travail aérien, et c'était merveilleux, me disait-elle, de suivre le trajet de ces oiseaux, de les voir se poursuivre, s'élever, s'abaisser. C'est beau cela. Mais + + + auprès de cela, nous con¬ tait de telles misères du pays. T. recommandant en quittant Paris le 2 septembre à ses employés de tout mettre à la disposition des Al¬ lemands qui « allaient entrer dans deux jours ». Les balaierons-nous, ces gens-là ? Je voudrais que tu me dises s'il est vrai que la vacci¬ nation antityphique rende si malade P elle fait l'horreur, le déses¬ poir et la terreur de Mme -f- + + qui est sûre que la descendance de son fils aîné est à peu près condamnée ! ! ! 13 Novembre : A son jils M. — Non, 12 -j- 1, cela rappelle d'Annunzio, n'est-ce pas ? J'ai donc vu S. hier et elle m'a dit de toi tout ce qu'elle savait. Mon Enfant chéri, ce n'est pas impunément qu'on est soumis à autant de privations, puis ensuite à une telle 94 perte de sang, et maintenant tu es loin d'avoir repris tes forces ! il faut absolument te suralimenter. Le Docteur n'aime pas que tu aies ces transpirations, que tu aies trop peu de température le matin, un peu trop le soir — tout cela, signes manifestes de faiblesse. S. nous a parlé de la lutte intestine ! que c'est grotesque. Et voilà comment la guerre est essentielle et inévitable pour tous, hélas. Mais ses con¬ séquences vous dégoûtent quand c'est la petite guerre intestine et vilaine. J'ai lu l'article de Paul Bourget — il me faut toujours du courage pour avaler ce morceau de solide gâteau combien bien fait, et au riz compact, compact ! On le jetterait au-dessus d'une col¬ line qu'il ne se déferait pas ! mais quand on y arrive, c'est assez bienfaisant de le lire, ne trouves-tu pas, la lutte contre la paresse inhérente à tout esprit humain vaincue ? A son fils A. — Et voilà, ils sont arrivés mon joli N., si mignon, si tendre, et T. plus timide du tout. On lui demande : « Dis oncle A. ma Chérie ? — Tuon, tuon. — Dis oncle N. P — Tuo, tuo. — Dis oncle M. ? — Tuan, tuan. » S. dit que les blessures sont en bonne voie, mais le docteur n'est pas content de l'état général. Il voudrait agir pour que le congé de convalescence de ton frère soit très long. « Pour un autre, deux mois. Pour lui de 4 à 5 ». Et je me demande si ce docteur n'exagère pas. Il ne faut rien lui dire de tout cela à lui, il serait désespéré, il fera tout ce qu'on voudra pour se remettre et repartir ! Il faut suralimenter. Mais ! il y a la guerre dans l'hôpital entre ceux qui l'ont organisé et l'Administration et comme M. passe pour être avec les organisateurs, on ne peut rien obtenir pour lui. L'infirmière a dit que jamais on n'obtiendrait un traitement de sur¬ alimentation ; alors elle-même apporte tous les jours deux œufs que ton frère gobe avec dégoût. 15 Novembre : On croit que ie gouvernement pourrait rentrer dans quinze jours, quel ennui ! 95 A son fils M. — Oui, la mort d'Ernest Psichari — avais-tu lu quelque chose de lui ? moi non. J'ai beaucoup connu sa mère, Noémie Renan dans le monde autrefois. Elle était charmante et la simplicité même. C'est elle qui me disait que jamais son père ne refusait une invitation — et ainsi ils allaient jusqu'à 4 soirées en une fois 24 h. Dis-moi si tu as lu quelque chose de ce jeune homme. Les articles de journaux me plaisent plus ou moins. Oui ceux de Barrés quand il est actif. Hier, nous avions X. à dîner. Il parle beau¬ coup des généraux, de ce que l'on fait et ne fait pas. Le général Pau en obscurité et X. le prône : « J'ai dîné à sa gauche et il me di¬ sait.. . » Pas méchant, n'est-ce pas ? A l'Illustration, ils ne pren¬ nent pas le texte et les dessins de Gruss, parce que « c'est une dé¬ faite ». Il est sûr que c'est une défaite poignante, vue et dite par un artiste et un vrai soldat français, peut-être ont-ils raison, je ne sais pas bien. Il est certain que j'en ai pleuré sur ma machine en le copiant. 16 Novembre : Hier le pauvre petit aveugle disait : « Mes yeux, ma sœur P. ? c'est si long, je m'ennuie, toujours je dois dor¬ mir, c'est si long dans le noir ! » Alors il cherche, il tâte son orbite vide d'œil et puis l'autre globe qui est perdu hélas, c'est sans vie et trouble. Il ne peut lever les paupières, alors il les tâte : « Sœur P. ! cet œil-là est gonflé ! je crois que j'ai deviné : j'ai eu un coup d'air sur les yeux, ça doit être ça, mais comme c'est long ! que vou¬ lez-vous que je fasse, c'est toujours nuit, il faut que je reste là à dor¬ mir tout le temps ». Et P. en pleure en le servant et le faisant man¬ ger comme un enfant. « Ma sœur, ce biscuit-là il faut en prendre la moitié pour vous. Je n'ai à donner que ce qu'on me donne ». Il va arriver une ambulance de blessés, qu'est-ce que P. va avoir et con¬ naître encore ! Il fait un temps atroce ! il a plu cette nuit comme si c'était un nouveau déluge ! Et nous avons fait des paquets pour de pauvres gens. Hier, +-)-+. Comme je voudrais le pousser, ce grand garçon que j'aime bien. — Sa vie sera démantibulée, je la vois triste et inutile s'il ne souffre pas et ne fait pas un effort en ce temps de 96 guerre Ceux qui n'auront rien donné maintenant, on ne peut plus leur laisser que de la très miséricordieuse pitié. Ceci me ramène aux R. Pas un mot, pas signe de vie, et c'est bien fini avec ces gens-là. Je me rappelle toujours + + 4- répondant à N. qui partait deux jours après et qui proposait à Mme + + + de l'accompagne. : « Nous n'avons pas besoin d'enfant ! » A son fils A. —J. C. était dans un fort et s'ennuyait cruellement. Alors il a demandé comme enseigne de vaisseau à faire partie d'une escadre d'automobiles blindées, et il en a 12 à conduire, plus la 13° qu'il monte. Et il est ravi ! mais il voudrait bien qu'avant la fin de la semaine son 4e bébé fût né. Que de courages, n'est-ce pas et com¬ me nous pouvons être fiers de notre armée, mais de notre armée seulement. Sa mère soupire un peu et il répond : « Larmoyer, toi ? quand tout cela est de ta faute. Tu n'avais qu'à nous élever autre¬ ment ! » Et cela met un sourire sur les larmes. 18 Novembre : A son fils M. — Je suis désolée de ces désordres postaux, qu'est-ce qui se passe de nouveau ! il doit y avoir un dé¬ sordre, une désorganisation terribles. Ainsi mes pauvres lettres ne parviennent-elles pas. Mais tu sais bien que tous les jours que Dieu fait elles partent d'ici pour toi —et ce sera toujours ainsi. Je le fais bien tous les deux jours pour Jeanne depuis ce 26 septembre où la vie s'est faite silencieuse entre nous. Je ne sais où s'accumulent ces lettres, mais elles partiront tous les deux jours le temps qu'il faudra — cela c'est promis — et combien plus pour vous ! Mon Aimé, j'ai bien de la peine et cette sensation de cauchemar qui vous étreint jusqu'à ce que soit acceptée la nouvelle atroce et irrémédiable. A. D.. oui, lui aussi, tu auras à le venger. Ce beau garçon si heureux de la vie part aussi. Hélas ! pourquoi se faire tant de peine ? il a été vers ce qui nous attend, il y a été dans la gloire et le rayonne¬ ment, avec l'enthousiasme au cœur, et si la mort pouvait ne pas être terrible, cette mort-là échapperait au mystère affreux — mais ceux qui restent ! On connaît sa propre misère, on sait où elle frappe 97 et on n'a pas peur de sa propre peine. Celle des autres ! de ceux qu'on ne connait jamais bien, celle-là est si redoutable, redoutable comme l'inconnu. 19 Novembre : Oh mon Enfant bien-aimé, queile émotion hier — je tenais entre mes doigts cette lettre et je sentais au tra¬ vers l'enveloppe qu'elle m'apportait beaucoup de toi — et j'ouvrais et ces feuillets s'échappaient de leur prison : lire. J'ai dû m'inter- rompre pour étouffer mes larmes. Mon Enfant chéri, ce n'est plus que pour moi que tu es un enfant ; pour tous un homme, un homme mûr et qui a vécu les heures les plus dures et les plus fortes. Ces notes, comme je te remercie de les avoir prises. Elles portent toute l'horreur et tout l'espoir de la guerre — son horreur ? oh ! oui ! ces marches folles, ces efforts demandés et inutiles souvent — et puis par contraste vous, la mort autour de vous, sur vous et qui choi¬ sit ses victimes — non insouciants mais marchant votre destinée avec le seul souci de faire votre devoir ! Ma pensée est toute d'émo¬ tion et de fierté et quoiqu'il arrive, ce sentiment-là sera le plus fort et me remplira le cœur. Tu m'as donné l'essentiel de toi-même par ce récit. Et maintenant remets-toi, fais-toi fort, très fort, car ce sera plus dur, tu sais, oui certes, après avoir souffert, avoir été soigné, de reprendre l'hiver dans les jours sombres et froids. Je ferai tout pour que ce froid soit atténué. Tu sais la privation que ce serait de ne pas t'embrasser, mais je l'accepte de tout mon cœur si c'est pour que tu sois plus complètement celui que j'admire et que j'aime. A son fils A. — J'ai tant de peine de cette mort d'A. D. ! cela pèse sur le cœur, on se sent angoissé inexprimablement le matin.. . « Ah oui ! c'est pour cela ! » 20 Novembre : A son fils M. — As-tu demandé au docteur quand il croyait à ta libération ? Mon Aimé, je la désire, parce que tu la veux et que j'ai tant souhaité cela, mais aussi elle me serre le cœur 98 — on a pris l'habitude de ces sensations contraires depuis 3 mois — presque 4 ! A. a écrit rue + + + une lettre qui a mis feu et flam¬ mes aux esprits ! il paraît qu'on l'a lue trois fois ! et il me dit lui- même : « En effet, j'avais dit que dans le manifeste des Intellectuels allemands il y avait un point juste. C'est que l'on avait forcé la main à l'Allemagne, et que l'Angleterre l'avait contrainte à la guerre sans avoir l'air d'y toucher. Alors j'ai reçu une lettre gentille d'ailleurs où l'on m'engueule fortement ». Que dis-tu de cette théorie de ton frère aîné ? Je voudrais savoir sur quoi il se base pour dire cela. 21 Novembre : Il me faut vraiment un peu me briser le cœur et c'est une douleur presque physique pour accepter et désirer ton retour dans la privation et la souffrance ! Mais je te laisse tout : tu feras pour le mieux et le vrai bien, je le sais, et j'ai confiance en toi. C'est si bon d'avoir confiance. Oh ! il fait froid, hier, dans le Temps, on disait qu'il neige à Verdun, et cette neige, elle tombe sur notre N. Mais c'est le sort de tous, et il ne faut pas d'attendrisse¬ ment inutile, il faut le préserver le mieux qu'on peut, et voilà. Hier X., son général a la goutte. A son fils A. — Quel froid, et ta sœur se désole : « Les autres hivers, il faisait doux jusqu'à janvier ! » Et c'est vrai que c'est bien dur pour nos soldats ! Je voudrais penser que N. ne souffre pas trop. Je n'ose penser à lui. Hier, une visite fort intéressante : une jeune hongroise qui a passé trois mois de captivité avec M., elle était à Paris où elle a fini ses études et nous disait tout ce qui s'est passé et qui est vraiment honteux. Des brutes — on retrouve les hommes de 93, prêts à toutes les besognes lâches. On n'a pas voulu les tuer, bien sûr, mais toutes les vexations toutes les misères, et souffrances du froid. M. part je crois demain pour Genève, et de là elle gagnera l'Autriche. ? ; 22 Novembre : A son fils M. — Oh ! mon Enfant chéri, quelle hécatombe ! Ce que tu me dis fait froid. Le huitième officier vous 99 commandant ! Et j'ai tant de peine de ce que tu me dis de ce co¬ lonel Maury, un chef jeune et qui savait prendre ses hommes — et parti, lui aussi. Mais je t'envoie aujourd'hui la lettre de L. arrivée hier, et ce qu'il dit est vrai. Seulement dur pour les jeunes qui vont se trouver sans exemple immédiat et journalier à la tête de leur gé¬ nération. Quelle part à la vie vous aurez, vous qui resterez les héri¬ tiers de tous ces hommes de vaillance et d'honneur — et quelle lut¬ te aussi contre la lie qui ne bouge guère en ce moment, invisible et faisant la morte — quelle horreur en ces jours ! — et qui saura re¬ paraître après, avoir toute la puissance du mal ! Puissiez-vous vous rappeler toujours, avoir la force pour une lutte autrement écœuran¬ te que celle d'aujourd'hui et de demain. Mais il ne faut pas parler de tristesse pour après — il faut en éloigner la pensée et jamais il n'a été plus vrai qu'il faut vivre au jour le jour. 23 Novembre : Hier, j'ai vécu dans la communion intime de ta pensée, vraiment près de toi et à toi si fort. A te relire, il me sem¬ blait que je ne t'avais pas dit ce que je pouvais alors que tu me cau¬ sais tant de douceur et de fierté. Dis, tu n'as jamais jamais attendu de moi quelque chose que je ne t'aie donnée ? Vous serez des hom¬ mes forts, n'est-ce pas ? armés et de foi robuste ? as-tu retrouvé ta foi, mon Aimé ? le nuage qui passait et t'obscurcissait l'horizon de ton âme est-t-il dissipé ? car ce n'est que cela, je le sais bien et j'en suis sûre, mais il faut vouloir aussi comprendre et voir et ne pas avoir de faux respect'humain. Ne pas écarter de soi des pensées qui gê¬ nent un peu en leur exécution et le retour d'enfant un peu prodigue! De tes lettres tant de choses s'échappent ! Comme il faisait froid hier ! une journée coupée de vent glacial — et qu'est cela pour nous? mais vous autres, quand vous êtes dans ces tranchées. Le ciel est plein, plein de neige, oh ! mes enfants chéris ! que vous ne souffriez pas trop ! et j'ai le cœur serré pour notre N., tu le comprends ! Et cet hiver peut être si long et si dur ! Mais il ne faut pas perdre son courage, n'est-ce pas. Je suis au bout de ma page et il me semble que j'ai encore tant de choses à te dire — des choses imprécises q'ui 100 flottent dans l'air, qui prennent ma pensée pourtant — qu'elles choses ? soigne-toi bien, sois très raisonnable pour rendre tes désirs possibles. 24 Novembre : A son fils A. — Méchant garçon ! très bon pour le caractère d'être trois mois en promiscuité avec des gens infects, de manger de la soupe détestable et du pain de soldat et d'être en outre persécutée par des autorités grossières et mauvaises ! Je ne crois pas du tout à cette formation-là, plutôt à une déformation, oui bien plutôt ! M. retournera en Autriche où elle dira de belles choses sur nous ! N. écrit qu'il serait bien « si ces tranchées n'étaient pas si ennuyeuses ». 25 Novembre : Je vais te copier les lettres d'A. D. Et tu écri¬ ras après à ta pauvre tante. Ses larmes coulent maintenant, car on ne crâne pas toujours avec la vie, elle pèse si lourdement alors que l'on crie grâce. Elle finit sa lettre en me disant : « une de mes amies qui a bien connu A. m'écrit qu'il était beau de corps et d'âme ». Hier, une avalanche de soldats : « Mon camarade m'a dit que.. . » Et alors je demande ce qui manquait : « des choses chau¬ des, on part demain ». Ils partaient contents, il en est venu ainsi sept à la suite. Hier, une lettre de M., navrée. Pierre V. lui écrit et lui certifie que Paul Claudel serait mort ! et ton père dit que c'est impossible, non qu'il meure hélas, mais que cela ait pu passer ina¬ perçu. A son fils M. — Ton père est convaincu que cette nouvelle de la mort de Paul Claudel est fausse. N'y crois pas, car vraiment c'est invraisemblable. Les journaux parlent du moindre homme de lettres qui meurt, impossible qu'ils n'aient pas parlé de lui. Je suis triste que tu aies eu et que tu aies cette peine qui pouvait et devait t'être épargnée, il y en a assez de réelles qu'il faut accepter en s'inclinant Je mets ici une page que je te demande de garder, de lire quelque- 101 fois car ce testament est une vraie prière, et quoi de plus noble ? Tante X me l'avait envoyé en me défendant formellement de le com¬ muniquer. Je lui ai demandé si mes fils étaient compris dans cette défense et lui disant que si elle me donnait cela pour que le souve¬ nir de l'âme pure et belle de son fils vive, elle vivrait bien plus chez des Jeunes, plus proches d'A. et qui verraient dans ces paroles un peu de leur propre cœur. Et hier elle me répondait : « A tes fils certainement ». Alors j'ai copié cela ; et maintenant, écris-lui, cela lui fera peut-être un peu de bien. 27 Novembre : A son fils A. — La pluie, mon Chéri, les toits bril¬ lent et ruissellent, la brume voile l'horizon — où êtes-vous, perdus dans ce vague ? Hier, j'ai vu Mme D., elle a chez elle, à X, 34 sol¬ dats et sous-officiers, les mêmes depuis trois semaines. Il paraît que X n'est plus que tranchées. Les soldats, Mme D. en veut bien, mais elle gémit des sous-off. Si grossiers, si exigeants, si contents d'eux, et elle compte faire son petit rapport au colonel ! Eugène va passer sergent, mais il n'en est pas plus content. Depuis le début il fait et fait faire des tranchées depuis Meaux jusqu'aux fortifications. Il trouve que ce n'est pas une guerre. Pauvre Eugène, qui se voyait avec une baïonnette transformée en broche à Prussiens. Ce n'est pas cela du tout, il n'en voit même pas, de « Boches ». P. rentre na¬ vrée son petit aveugle commence à redouter son malheur : « Ma sœur, tous mes membres s'il faut, mais pas mes yeux, pas être aveu¬ gle, que deviendrais-je ? — On fait des pensions à ceux qui ne peu¬ vent plus travailler. — Oh ! cela je m'en f... » Et s'il s'est à pleu¬ rer. Pourquoi Dieu dans sa puissance ne l'a-1-iI pas pris à lui ! 28 Novembre : Hier, nous avons eu Maurice Gruss à déjeuner. Il nous a dit, ce que M. m'écrivait après lecture faite, que ce n'est que le début des terribles journées qu'il a décrit. « On ne peut par¬ ler du reste.. . peut être plus tard.. . j'ai vu un capitaine se jeter à terre en sanglotant — car nous étions réduits à l'impuissance ». Une 102 lettre de N., il a peur du froid et ne parle guère que de cela. Rien de M. hier : sous le massage, de la suppuration a reparu. Une carte de -j- + + qui parle de la mort de X : « Il est mort, je le sais, il paraît qu'il jouait avec le danger, cela ne m'étonne pas. » Et voilà, j'en suis dégoûtée. A son fils M. — Hier, mon N. chéri et T. Lui me dit : « Il faut écrire une lettre à Policarpe » (Policarpe, c'est l'ami méchant). Alors, il m'a dicté : « M. Policarpe dans sa vilaine maison, très très loin, très loin ». Un vrai amour, et T. si caressante. Je les ai eus toute la journée mes amours. 29 Novembre : Je sais que tu as envoyé une carte à M.R. El¬ le me l'a dit avec des larmes plein les yeux, et de la douceur aussi dans ces yeux qui peuvent être jolis — car en ces jours elle n'a guère de raison de les avoir lumineux. Cela va aussi mal que possible — je crois qu'elle est la maladresse même et son mari un goujat. Alors !... Oh ! les goujats ! as-tu vu, les journaux annoncent le mariage de X ? Il y a un mois que son fils est mort — et mainte¬ nant que sa présence ne le gêne plus, le misérable épouse sa maî¬ tresse, celle pour laquelle j'ai vu ma pauvre petite Amie hors d'elle, celle qu'elle a fait promettre en mourant à sa fille de ne jamais voir. Après la mort de celle que j'appelais ma petite Mme I. pour ne pas dire tout son nom qui me dégoûte et me dégoûtait, il y a eu des scè¬ nes affreuses, mais son fils était là, et avec respect il a tenu bon. « J'enverrai ta sœur au fond de l'Allemagne, on ne la verra plus ! — Mon père tu ne le feras pas, car je suis là ». Et toute cette première année, il veillait, car sa sœur était vraiment en danger. Et puis cela s'est apaisé, quand je l'ai vu, le pauvre enfant, il me disait que son père redevenait tendre — et puis voilà ! Il n'a même pas pu atten¬ dre que son fils fût disparu, que ce pauvre corps fût fini, il a épousé cette femme maintenant — je suis malade de peine et de dégoût. Quel mystère pourtant nous enveloppe. Pourquoi partent ceux que notre pensée jugeait si essentiels, pourquoi ? Il faut un acte de foi, 103 de résignation, croire sans voir ni comprendre ! c'est aussi un repos de la pensée qui se brise à chercher l'inconnu. Avant de repartir il faudra que tu me composes quelque procédé pour pouvoir m'écrire ce que tu veux sans que le profane le sache, travaille cela, donne aux lettres une signification que nous serons seuls tous les deux à comprendre. A son fils A. — La pauvre Mme H. arrivait de bonne heure et el¬ le pleurait : « J'ai eu une lettre , mon frère est mort. Son sergent, fait prisonnier, m'a écrit. Mon frère et lui sont tombés blessés dans les Vosges et comme l'ennemi approchait, mon frère a vite donné mon adresse au sergent en lui disant : « Jure que tu diras ma mort à cette adresse ». Et il a déchargé son revolver sur lui-même ». Il laisse, le malheureux, une veuve et quatre enfants, aucune fortu¬ ne. Cela, mon chéri, et l'annonce d'une saleté de plus à l'actif de cef être qui s'appelle X. Oui, il épouse la femme qui a rendu min pefife Amie si atrocement malheureuse, qui la narguait, qui, elle morte, allait dans la maison, enlevait tous les souvenirs de la dispa¬ rue — celle qui voulait avoir sa fille. J'espère que cette petite n'ou bliera jamais ce qu'elle doit à la mémoire de sa Mère qui me disait en pleurant : « Ma petite fille, qu'en ferait-on si je disparaissais ? » Lui vivant, mon petit -)—|—\-, tout se tenait, mais il est parti et voilà ce que fait X. Quelle misère que de tels êtres. Je voudrais maintenant qu'il fût malheureux dans ce monde comme les pierres du chemin. 30 Novembre : L.R. m'envoie une bonne lettre, il me dit com¬ bien peu ils ont à faire et aussi que les tranchées que l'on fait en face de celles des ennemis amènent une entente entre les combat¬ tants. Il est entendu qu'on ne se tirera pas dessus pendant le travail et même on cause ensemble amicalement. Va-t-on oublier qu'on est en guerre pour se le rappeler tout d'un coup : « Ah oui, c'est vrai », comme lorsque tes sœurs ne pouvaient se rappeler pourquoi elles étaient brouillées. 104 A son fils M. — Hier dimanche, personne, ô joie ! Et tranquille¬ ment nous pouvons ranger, arranger, tripoter. Tous vos papiers, vos lettres que je classe le dimanche et les copies aussi — tout cela ! Je voudrais pouvoir les réunir en volumes, toutes vos copies, et vous les donner un jour, reliées, les uns aux autres. Cela en vaudrait la peine et serait un tel souvenir ! Le petit aveugle de ta sœur a un désespoir atroce : « Mes yeux, mes yeux ! non ! pas mes yeux ! dire que je suis parti avec tant d'entrain, le bon Dieu ne permettra pas que ce soit pour cela ! ». Et des sanglots le secouaient. P.- navrée essayait de le remettre, mais que dire hélas ! « Mme, il se tuera, » dit son voisin de lit à ta sœur. 1er1 décembre : C'est vrai que, avec toi, je désire que tu te retrouves là-bas, malgré le danger et la souffrance — et tout en écrivant ces mots, je sens bien que je me marche sur le cœur, que c'est étrange ! A son fils A. — Hier, S., en arrivant ici, tombe sur Mme X. El¬ les s'arrêtent et une douce petite conversation : « Vos frères ? vo¬ tre mari ? je sais qu'il reste à Paris ? — Non, Madame. — M. a une blessure insignifiante, n'est-ce pas ? ». Assez gênée, la chère dame et j'espère qu'ils ne viendront pas ici. 2 décembre : A son fils, M. — Hier, ta lettre à midi et toujours je t'en remercierai, car le bienfait de cette correspondance jour¬ nalière est pour moi une douceur infinie toujours renouvelée. Et voilà comment les vrais bonheurs et les vraies sensations du cœur ne s'usent pas. J.C. venait rayonnant et hier, il a dû partir avec ses treize auto-mitrailleuses, avec ses 54 hommes. Il disait, une flam¬ me dans les yeux : « Si c'est meurtrier, Madame ? oui, très meur¬ trier pour l'ennemi et nous marcherons à 60 quand nous serons pro¬ ches de lui. ». Puisse-t-iI revenir pour ses cinq petits enfants et sa vaillante petite femme. C'est beau vraiment, et un frisson d'admi- 105 ration passe en voyant ces hommes si jeunes aller si gaîment vers le danger extrême dont ils n'ignorent rien. 3 décembre : De tant de sacrifices, ceux qui resteront au¬ ront l'unique récompense. Ceux qui resteront ! Ceux qui partent. . . ce que je voudrais, c'est qu'ils ne soient pas trop vite oubliés, l'oubli c'est la mort de ce qui est immortel, c'est une chose abominable, contre-âme, qui met la mort dans la vie surnaturelle. Et c'est si impossible, cela, qu'il faut une monstruosité pour inventer cette hor¬ reur. Mon aimé, mon aimé, une surprise t'attend, une surprise qui va venir, une surprise qui m'a saisie hier au point de perdre la pa¬ role... et tu vas être heureux, heureux comme je l'ai été ! Hier, donc journée bonne, mais journée presque trop de cœur et de tendresse — alors en ce moment, vraiment, le coeur est si bien cuirassé — c'est un grand coup que de lui rappeler qu'il est tendre. Mais un coup qu'on aime et dont on veut. Tu seras content, tu me diras com¬ ment tu l'auras reçue, la Surprise, exactement comment, gestes et paroles. Ton régiment encore « déchiqueté », quelle horreur et quelle beauté et comme il faut se souvenir ! 4 décembre : Hier, hier, de l'émotion vraie et profonde. P. re¬ cevait une lettre de son mari — je t'ai envoyé les lettres dans les¬ quelles il parle de sa caverne, cette habitation devenue si confor¬ table ! — et un obus tombant dessus et des officiers tués. Dieu a protégé notre cher L. (1 ), mais le danger se précise si terrible en ce moment et- la pensée des jeunes femmes devenues veuves hante la pensée. Il est arrivé 40 Anglais ayant tous les pieds gelés ! Ils.1 se traînent avec des bâtons, et quelques-uns souffrent horriblement — le dégel dans les tranchées est terrible et voilà le résultat. Tu devines bien que tout mon cœur allait vers N. et avec angoisse. Mais Dieu est là qui veille — et jamais jusqu'à présent cette présence (1) Il était tué ce jour même, de la même façon. 106 de réconfort et de soutien suprême n'a manqué de me ramener vers le droit chemin. Le droit chemin ? celui où l'on n'égare pas de for¬ ces inutilement dépensées, ces forces, qui sont pour nous le bien es¬ sentiel. Alors les imaginations vaines s'éloignent et dans une prière de pitié et de demande on retrouve la paix. 5 décembre : Que dis-tu de ma surprise, mon chéri ? il est 7 heures moins le quart. A. roule toujours, il dort un peu peut-être, et s'il n'a pas de retard vous serez dans les bras l'un de l'autre dans une heure un quart. Cette douceur, que j'en suis contente ! Ecris- moi tout de même, moins longuement, mais un peu chaque jour, n'est-ce pas ! Tâche d'avoir une des autos de tes charmantes infir¬ mières et ainsi d'aller à Beaune avec ton frère. Tu me diras si tu le trouves beau et magnifique ? Si tu dis comme mon N. chéri : « Keul A., c'est laid ce que tu as au menton, il faut couper là, là et là ». Et il promenait son petit doigt d'un air dégoûté. Mes enfants chéris, je vous embrasse si, si tendrement. Tant merci à A. pour la douceur qu'il me donne. 6 décembre : Saurai-je tout depuis le commencement ? l'heu¬ re d'arrivée de ton frère — où tu étais — comment il s'est fait an¬ noncer — qui est venu — et son introduction auprès de toi ? sau¬ rai-je tout cela ? Comme je vais attendre les courriers ! Cette lettre est un peu pour vous deux, puisque vous êtes Siamois pour quel¬ ques jours. Et tu n'as pas ce fâcheux état d'esprit qui fait que la pensée des heures qui fuient empêche de jouir de l'heure présente. En style psychologique, cela doit signifier inquiétude de l'avenir. Non, ce n'est pas même cela, aspiration à ce qui est immuable. « Ce qu'on raconte », les attaques possibles, la pensée de Joffre, on pourrait écrire un volume sous ce titre. Ce qu'ils préparent les uns et les autres. + + -j- arrive avec des airs importants et elle dit « de façon précise que... » Ce qui est usure, je crois, c'est que chaque jour nous donne un espoir plus précis, et nous n'avons pas autre chose à demander. Hier, M.D. avec mauvaise mine, toussant, 107 changé, maigri. Il apporte deux merveilleux bouquets de vio¬ lettes et puis : « Madame, désirez-vous de la laine ? — M., on ne peut décemment vous exprimer un désir, témoin A. et son sac de couchage. — Ça, Madame, comment voulez-vous que ce pauvre (P) garçon s'occupe d'un sac de couchage. . . vous non plus, n'est- ce pas. Mme, voulez-vous de la laine ? — Oui, M., mais avec ce qu'elle vaut. — Mme, c'est chose entendue, lundi ». Et il rit. Quel homme comme il n'y en a pas deux. Jouissez bien de ces jours de réunion. Car maintenant les Anglais y prenant goût, en veulent pour trois ans ! Ecrivez-moi un peu, un tout petit peu, que je me crois entre vous. A son fils A. — Mon chéri, je vous écris à vous deux, mais ce petit mot plus particulièrement à toi comme la lettre journalière de M. est plus particulièrement à lui. Si, par aventure, il va vers toi, un jour de ces trois ans que la guerre va durer, c'est toi qui aura la grande lettre. Je suis si pressée de savoir comment vous vous êtes joints et la surprise de ton frère ? pas si grande et totale que la mienne ? Il faut dire que ma pensée s'en allait si loin de quelque chose d'heureux en déverrouillant cette porte... 7 décembre : Les heures passent, elles passent en emportant avec elles cette douceur de réunion. Mais compatissantes pour après, elles laissent le souvenir, cette échappée sur le bonheur éternel. Hier, oh ! des drames. Au moment de partir avec P., M. me dit : « Tante A., P. n'a rien trouvé ? — Elle a perdu quelque chose ? » Elles éclatent de rire : « Oh ! au contraire. ». Et la lumière se fait. « Mes enfants ? quoi, des puces ?... — Tante, non, des poux de corps ! » Et elles partent, riant et me laissant la fusée de ces rires tandis qu'elles dévalent l'escalier. Et seule ici j'y pensais si peu que je n'ai rien dit. Mais -|—)—j- arrive vers 1 1 h. avec sa tête d'im¬ portance. « Tu sais ? — Oui. — Qu'en dis-tu ? — Je dis que c'est ennuyeux, mais dans le métier d'infirmières on doit s'attendre à ce genre d'aventures. —< Les pauvres petites ! » + + + me donne 108 toujours envie de rire, alors je ris. Il paraît — car moi je n'avais guère d'explications et je ne croyais pas que ce fût une plaie d'E¬ gypte renouvelée des Pharaons— il paraît que les Anglais aux pieds gelés sortent de tranchées allemandes. « Tu en prendras. — Bon, je verrai. » Et je commence une étude de ces insectes. Je croyais que c'était plus gros et s'enfonçait sous la peau. Les poux de Prussiens, cela revenait à dire qu'on en était infesté à jamais, dû temps de 70. Ils se sont humanisés depuis. Et les petites infirmiè¬ res rentrent. Elles ont passé la matinée à faire changer le linge, les draps. « Vous en avez ! — Ça, c'est plutôt sûr. » Le soir, chacune en a trouvé deux. « Mais ils remuent ! » On m'apporte le corps du délit. Cela a beaucoup de pattes mais cela marche posément. 8 décembre : A. t'aura quitté. Tu ne te trouves pas trop isolé, n'est-ce pas ? Je ne connais pas ton impression après qu'une douce chose soit celle d'hier et tous n'ont peut-être pas avec la même in¬ tensité, cette sensation douloureuse de ce qui fuit. Je souhaite que tu ne la connaisses pas, mon chéri. Tu sais bien comme je désire que, vaillant, tu puisses en effet repartir, mais je ne le veux que si tu ne vas pas au danger en état d'infériorité physique ; cela, non, le danger est là, si proche, il faut être armé contre lui tout à fait. Et cela tu le sais et qu'il ne faut pas m'imposer l'inquiétude terrible de te sentir faible. Viendras-tu ? Je ne sais, je ne sais si tu pourras et il ne faut faire que ce que tu peux, sans violenter ta nature et ton caractère. Que me dira-t-il de toi, ton frère P comment t'aura- t-il trouvé ? Je vais t'envoyer maintenant les copies de la lettre de N., de celle de L. La lettre de N., si bonne, si vraie, si simple, n'est- ce pas ? N'est-ce pas doux, cet ami Platon ? Mais il n'y a que N. pour tomber sur un ami ayant semblable nom. Hier encore? Mme X., je ne l'avais pas vue depuis un siècle, et elle est un peu gênée, nous sommes à cents lieues l'une de l'autre. Elle se perd en craintes pour son mari et en horreur de la guerre ! elle parle de sa fille, mais comme à la comédie — enfin ! elle est heureuse, je pense — et j'y aurai un peu contribué — est-ce cela qui la gêne ? 109 A son jils N. — Cette lettre si longue, ces détails, que c'était bon, mon chéri ! je te le dis chaque fois que je reçois quelque chose de toi, mais comme mes lettres se perdent trois pour une, tu n'en sais rien. Je te remercie tant, mon N., j'ai été si touchée et émue de ce que tu écris, et que tu gardes tes pratiques religieuses, vois- tu, cela m'a mis de la gaîté au cœur tout le jour, et je pense main¬ tenant à toi avec tant de paix et de reconnaissance. Oui, la force renaît en face du danger, Dieu est si proche de ceux qui combat¬ tent. Tu sais le bel article de foi ? Ceux qui partent en aimant leur tâche et pour leur Pays, ceux-là sont assimilés aux martyrs et, comme eux, cueillent au ciel la palme des bienheureux. Tout mon cœur s'est fondu en une prière de remerciement en lisant ta lettre et tu ne pouvais me donner une plus douce force qu'en écrivant ce que tu as écrit, mon N. aimé. Tu t'enveloppes dans la couver¬ ture, tu fumes ta pipe, tu es content ? Je t'aime, je pense à toi, courage ! Comment va ton Platon ? 9 décembre : A son fils, M. . . Oh ! mon Bien-Aimé Enfant, te faire du mal à toi aussi — te faire passer par cette journée d'hier — oh ! mon Enfant ! Sois fort peur nous, pour ta pauvre petite sœur. Hier matin, le courrier, une lettre pour ton père, avec le cachet rond du 41e d'artillerie — et j'ai espéré qu'il était blessé, notre L. Ouvrir, lire cela : « Mission atroce. . . votre gendre tombé ». Oh ! mon chéri, et te faire ce mal à toi après tant de mal fait ici. Ven¬ dredi 4, à 9 h. et demie du matin, avec le lieutenant-colonel et un offficier, il travaillait dans une chambre, et un obus tombait dans la cour. « Le lieutenant-colonel grièvement blessé, l'officier tué, votre gendre atteint mortellement. On l'a retrouvé enseveli sous les décombres. ». Dimanche, dans le petit cimetière du village, dans un cercueil de zinc, on l'a porté, notre L. Il est parti sans que nous le sentions, nous avons pu arriver à hier sans le savoir. Je pensais bien que vous ne reviendriez pas tous, mais Lui, lui j'aurais cru que Lui serait épargné et je sais que tous vous le diriez avec moi, mes Bien-Aimés. Que te dire, que te dire ? je te fais du mal à toi, mon 110 Bien-Aimé,moi ! Mais t'écrire en te parlant d'un jour quelconque ? non, n'est-ce pas ? Et puis, tu veux t'associer à notre malheur, tu veux savoir — c'est déjà si affreux d'avoir pu passer ces jours sans douleur, ces jours où il n'était plus sur terre — que c'est dur, mon Dieu ! que c'est dur qu'il ne puisse donner un signe quelcon¬ que de Lui à Elle, que ce soit le silence pour toute sa vie. Je t'ai de¬ mandé si tu voulais savoir toujours la vérité, sans hésiter tu as dit oui, comme A. Mais notre pauvre N. m'a répondu : « Si je rece¬ vais une nouvelle pareille, je crois que cela me mettrait à bout. ». Alors, notre N., que faire ? A ce poste où il est, il a les journaux avec un jour de retard, et s'il voyait cela ? Faut-il lui écrire ? écrire à son Commandant qui est très bon en le priant d'aider un peu N. ? Je ne sais pas -— je ne sais plus rien de ce qu'il faut faire. Que lui, lui, soit tombé — oh ! je lui écrivais l'autre semaine : « Gardez- vous, car votre départ, ce serait deux départs dans la vie. ». On ne meurt pas de chagrin, c'est peut-ê'tre bien pis. Je t'écris en m'in- terrompant sans cesse, car c'est si terrible qu'il soit parti. A. ren¬ tre aujourd'hui, vous aurez été heureux pendant ces jours ? Oui, heureux. Hier une dame est venue, elle a dit que tu allais sans doute quitter Meursault et que A. n'y serait pas étranger. Mais tu ne peux encore partir, mon Enfant, partir, je sais maintenant ce que peut contenir ce mot et tu vas encore mettre ce nom-là sur la liste, la liste — dis ce que tu penses pour N. — si au moins tu souffrais près de nous, près d'elle — mes enfants, mes enfants dont l'un est parti et je me demande si je rêve. Quel mal tu vas avoir, et tu seras seul peut-être — je vais attendre A. pour envoyer ma lettre, j'ai peur qu'elle parte, de ce coup pour toi, le malheur est tellement ve¬ nu. T'embrasser, toi, mon Aimé, t'embrasser, prendre tes mains et pleurer contre toi. 1 1 heures. A. est arrivé, il dit aussi qu'il faut t'envoyer cela — et voilà, voilà, voilà, mon Enfant sois fort, écris, dis qu'il restera de¬ vant toi, cet homme de loyauté, de droiture, d'intelligence et de bon¬ té, et nous pardonne tout cela. 111 10 décembre : Est-ce ce matin que tu recevras ce coup atro¬ ce ? et maintenant je me reproche de te l'avoir donné, oh ! t'avoir écrit cela. Mais tu m'avais dit : la vérité, toujours, quelle qu'elle soit. Seulement, tu ne savais pas que la vérité apporterait cela. A. est arrivé, je l'ai attendu — il était gai, heureux et il m'a vu : « Qu'est-ce qu'il y a ?... pas L. ! » Et nous disions tous cela, et vous aussi mes Aimés : « Nous, eux, mais pas L., pas la vie, le bonheur, le tout de cette Petite, pas cela. » Et c'est cela qui nous est donné, cela, ce malheur qui nous atteint tous dans notre cœur, dans notre joie, dans notre force. Oui, oui, je devrais te dire des paroles de paix, où les trouverais-je, mon Enfant ? A. hier, désespéré, ne vou¬ lait pas — n'est-ce pas, on crie : non, non, non, — on débat sa pen¬ sée et son cœur. Il faudra après agir, oh ! après, ce sera si affreux. Elle ne prendra pas de fièvre cérébrale, elle vivra ainsi, et vois-tu, la pensée de ses souffrances me brise. Oh mon Chéri, mon Chéri, te faire ce mal à toi. Et il va falloir que N. le sache, car il écrivait à L. et si ses lettres ou cartes lui étaient retournées avec la parole qui dit tout. Nous ne pouvons admettre cela, n'est-ce pas ? Alors, A. a conseillé d'écrire à son Commandant, de lui remettre une lettre pour N. et de lui demander d'adoucir un peu l'affreuse chose. Oh toi, mon Aimé, rien ne te l'a adouci, mais tu ne voulais pas qu'une de ces personnes bonnes mais inconnues à notre vie te le disent et avoir ta douleur devant elle — non, pas toi, dis ? dans le silence de ton cœur, et notre pensée et Sa pensée à Lui, tout ce que nous sa¬ vions de lui, tout ce que nous en disions, ce qu'il nous était, L. Tu as eu ses dernières lettres que je t'ai envoyées ? ses lettres si claires, si simples, si pleines de courage. Oh ! mon Aimé, comme tu dois souffrir là-bas tout seul ! Non, tu ne sais pas encore, tu ouvriras ma lettre aujourd'hui sans doute, avec joie, et puis tu verras cela et toi aussi tu pleureras en disant : ce n'est pas vrai. A. dans le salon mar¬ chait follement. Ecris-moi, dis-moi que tu te reprends, pour lui aussi, sa pensée si belle, il le demanderait s'il pouvait demander quel¬ que chose, lui qui voit maintenant le pourquoi de tout, qui sait pour¬ quoi ces souffrances maintenant, et cette dernière lettre où il nous 112 disait sa foi recouvrée, il semble qu'il lui fallait encore cela pour par¬ tir, partir, L. Demain, tout cela sera à huit jours de nous. Oh mon Enfant, mon enfant, tu sais? Il repose là-bas dans ce petit cime¬ tière près de Soissons, hélas, qu'a-t-on mis là. Que reste-1-iI de ce que nous connaissions, de ce que nous aimions A son fils A. — Tu es à Laval, tu dois te demander si tu n'a pas eu un cauchemar ? ce voyage heureux, ce voyage surprise où tu nous apporterais à tous de la joie — tu arrivais ainsi, puis ainsi encore tu allais à Meursault, ces jours là-bas — oh ! il faut bien jouir pleine¬ ment deela vie quand le bonheur est là . . on voit trop après ce qu'il était . . et puis ici tu recevais ce coup de massue. Je t'écris dans un rêve, on ne croit pas ce que l'on dit. Cela . . et puis tu eseparti, nous t'avons eu pourtant, et tout cela s'est passé. Nous avons toujours dit ce qu'il était et nous ne pouvons avoir le regret de ne l'avoir pas as¬ sez aimé, assez compris. Oh mon Chéri, mon Chéri, que c'est dur, que c'est cruel, comme il faut répéter avec lui que cette guerre est sain¬ te. Dort-elle P il est de bonne heure, j'ai été écouter une fois, je n'ai rien entendu, si elle pouvait le voir en rêve et lui parler ainsi. Près d'elle on arrête un peu la vie, mais quand elle reprendra, quand elle sera dans la vie et quand sa souffrance ne sera plus comprise ! Cela est venu que nous ne redoutions pas, cela est venu que nous ne vou¬ lions pas, que nous n'admettions pas. Tant sont blessés, et pourquoi L. parti ! Il faut tâcher de tenir la vie tandis que de pareils chocs l'ébranlent — on ne comprend rien à ce qui se passe, on dit : pour¬ quoi, machinalement, car cette question non plus n'a pas de sens. Le jour vient, elle va se réveiller et trouver cela à son chevet. Oh ! qu'elle se berce encore de souvenirs pendant qu'elle le peut — ce sera long après. Tu ne pouvais m'être plus cher, mais où veux-tu que je mette la confiance donnée à L. si ce n'est pas sur toi P Où aller dans la vie si nos forces nous sont prises ainsi ? 11 décembre : Mon Dieu, mon Dieu, maintenant que L. est parti, à qui demander un avis, à qui aller? je viens à toi qui souf- 113 fres tant, je voudrais que l'horreur d'une telle souffrance serve pour¬ tant comme lui aussi l'aurait souhaité. Oh ! la chère figure aux yeux si vivants, si profonds, à la voix grave et son sourire, son sou¬ rire de bonté et d'esprit ! Mon Dieu, cet obus a détruit tout cela en un instant, l'obus nous a pris tout cela. Faire ce que L. nous dirait, que nous dirait-il, L ? Hier, une lettre de M. si heureux de ta venue — il sait maintenant que c'est fini des lettres heureuses. Et N. au¬ jourd'hui. A son fils N. — Mon Enfant, mon Enfant chéri, as-tu eu la let¬ tre de Bonne Maman qui te disait que nous étions si inquiets de L P Mon Enfant, tu n'as pas eu encore cette copie du 3 décembre. Il parlait de la mort d'A. D. : « Jamais je n'ai si bien compris la beauté et la perfection du sacrifice, du sacrifice entier. Et je me sens vraiment chrétien, car c'est là la morale du Christ. Et voilà qu'il y a sur l'image que tu m'envoies, cette phrase de l'Evangilee: Si vous ne devenez comme des petits Enfants vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux. Cette simplicité de coeur, le don absolu de soi-même, c'est la grande surnaturelle vérité... Et c'est parce que la Guerre réveille dans tant de cœurs cette vérité qu'elle est sain¬ te... ». Notre L. a écrit cela le 3 décembre. Oh ! mon Enfant je vou¬ drais être près de toi, te prendre contre moi et te laisser pleurer, pleurer. Ecris aussitôt que tu pourras, dis que c'est L. même qui te gardera, dis, promets qu'il vivra en toi. Il nous aurait demandé à tous d'être forts et aimants. Il n'a pas souffert, il n'a rien senti, il n'a pas su. L. nous voit, L. nous aidera, L. ne veut pas de désespoir. Son colonel écrit : « Il n'a pas souffert. Depuis le début de la cam¬ pagne, il avait toujours fait preuve d'un zèle et d'un dévouement inlassables. Dans des circonstances difficiles et périlleuses, il avait fait preuve du plus grand courage ». L. n'a su qu'il partait qu'au ciel en voyant et comprenant toute la vérité et la raison de la Dou¬ leur, il n'a pas su sur terre qu'il quittait P. et nous tous, mon N. qu'il aime tant. 114 A son fils M. — Hier ta carte signée encore de vous deux et ta lettre joyeuse, la recevoir c'était un répit — tu ne savais pas enco¬ re, le deuil terrible ne pesait pas encore sur toi, et tout le jour j'ai pensé aux courriers, au moment où tu saurais, et n'as-tu pas dit en toi-même que je n'aurais pas dû t'envoyer cela ? Oh ! mon en¬ fant, mon enfant, tu devais pourtant savoir, n'est-ce pas ? Et maintenant, je vais l'attendre avec angoisse, ta première lettre, ce deuil après les autres deuils, ton Ami parti, et puis, et puis après ton frère, celui qui a fait pendant trois ans la fierté de nos pensées, la douceur de nos tendresses, L., L. Non, je ne pleure plus aujour¬ d'hui, je n'ai plus de larmes, non, plus de larmes. Dis-moi que je ne t'ai pas brisé, oh ! mon Dieu, au réveil on se demande si on n'a pas rêvé cela, si on ne verra plus L. et le bonheur là-bas dans cet appar¬ tement où tous vous avez été accueillis, aimés. 12 décembre : Tes lettres, hier, attendues avec tant d'angois¬ se, elles sont venues à midi, comme autrefois. Qu'a-t-elle fait de toi cette chose si douloureuse, qu'a-t-eile fait de toi ? Combien tu souffres, c'est entre chaque ligne, chacune de ces lignes où tu par¬ les de lui. Oh ! rappelle-toi, rappelle-toi tout ce que tu connaissais de L., ce qu'il était ! Et je t'écris, je vais, je pense, sans réaliser que ce soit vraiment vrai. Je relis ta lettre, et cette phrase : L. est mort, ne me représente plus rien, par moment on se souvient : oui, c'est cela, mort, L. mort. N'est-ce pas que tu voulais le savoir com¬ me nous, ne plus penser à lui gaiement, quand nous savions la ter¬ rible chose de son départ ? Tu te rappelles le clair appartement joyeux où l'on recevait l'accueil de bonté, de grâce et de simpli¬ cité ? Devant l'épouvante de la douleur de N., ton père a écrit à son commandant. Tu sais, N. écrivait qu'il était très religieux, ce commandant, qu'il allait à la Messe aussi souvent qu'il pouvait, qu'il y communiait — alors, il aura au cœur de la pitié et il saura parler à ton frère. Comme il va souffrir, que L. le voie, et y pense et qu'il l'aide encore. Tu ne pouvais croire en lisant, et tu as pleu¬ ré, pleuré tout seul mais près de moi et avec nous pourtant ? Soi- 115 gne-toi, fais tout ce qu'il faut pour être fort. A. m'a dit que ton épaule avait encore bien des progrès à faire, oh ! ce retour de A., ce visage heureux en sortant de l'ascenseur et qui ensuite se cris¬ pait, se crispait. Oui, il était le frère d'élection, celui qui venait vers nous. Il aimait tant vos lettres. « Il est unique », disais-tu. Le garder près de nous, faire comme il voudrait, hélas ! Oui, serrons- nous les uns aux autres. A son fils A. — Ton père a écrit au commandant, j'ai mis une lettre pour N. dedans et voilà, voilà, cela voyage vers lui ; que L. aide de sa pensée, de sa bonté, tu sais je me sens tellement brisée que notre deuil se fait incompréhensible. On s'endort sur ce mal, on dort éveillé, on connaît vraiment cette expression : un corps sans âme, tout ce qui vit en nous par un effort atroce, tend vers l'infini, vers le domaine mystérieux qui accueille les essences, les pensées, les volontés, tout ce qui est étemel — mon Dieu qu'est-ce que tout cela veut dire ! Tu sais, j'ai vécu des semaines avec eux, et il me disait toujours que c'était trop court, il me demandait de revenir encore. Je pleure de pitié sur nous qui voulons tourner le mal, passer à côté, ne pas le croire. 13 décembre : A son fils M. — Ensemble, en un effort de dé¬ tresse et de douleur, nous joignons les mains vers lui et nous lui disons le mal que fait sa place vide. Mon Chéri, tu as eu la lettre qui commence par : « J'ai appris avec une profonde douleur la* mort d'A. D. » et qui continue : « alors je me sens vraiment chré¬ tien ». C'est si beau, une prière et comme des paroles qu'il nous laissait, les paroles qui sont tout son cœur et son désir vers et pour nous. Oui, nous serrer les uns aux autres, puisque nous ne pouvons rien autre et puis se souvenir de lui, de ses paroles, de ce qu'il était, de ce qu'il donnait avec sa belle hospitalité franche et sim¬ ple. Vois-tu son sourire ? entends-tu sa voix si grave ? Notre L. T'ai-je dit que par un hasard étrange, L. C. arrivait ici le jour où A. était là, à son retour de Meursault ? Il venait gai, content d'être 116 avec nous — et il a été affolé, navré — il m'a embrassée et il est parti et tout le long de l'escalier, ta tante qui descendait derrière lui l'entendait sangloter. Une leçon à garder pour nous, c'est aussi une leçon de Bonté. On ne sait jamais ce que l'on donne quand on est bon. Mettre dans un cœur un souvenir qui reste, qui aidera au mo¬ ment des grandes douleurs que si peu ne connaissent pas. L. a fait cela toutes les fois qu'il a pu. Nous le lui rendons, cet hommage de tendresse et nous trerrtblons du mal fait à N. As-tu lu que nous^ avions détruit à l'est de VaiIly leurs gros obusiers ? C'est un de ceux- là qui a tué notre L., et il faut se garder pour ne pas pleurer de dé¬ sespoir sur cette destruction tardive. Mais il ne faut pas chercher à réaliser ce qui aurait pu être, il faut rester dans la vérité de notre souffrance et tendre vers lui. A. a écrit aussi une lettre de douleur que sera ce que nous recevrons de N. ? On se bat là où il est — s'il devait être parmi Ceux qui tombent Dieu permettrait peut-être qu'il ne sût pas... 14 décembre : Demain huit jours que j'ai ouvert cette lettre, et nous nous raccrochons à ces dates déjà anniversaires. Ne crois-tu pas que l'heure de chacun est marquée ? Ne crois-tu pas que le! 4 décembre de cette année il serait parti, notre L. et s'il n'y avait pas la guerre, que sais-je, d'accident quelconque? Il faut vivre, il faut, non qu'on veuille, mais parce que la douleur ne nous tuera pas. Elle désagrège, elle prend nos forces vives, elle peut nous faire sombrer, mais sans acte violent et définitif, la douleur n'est pas aidée et elle ne mène pas à la délivrance de cette terre. Alors, alors? s'inspirer de ce que celui qu'on pleure aurait voulu, croire de toutes ses forces que la pensée aimée peut encore aider, peut avoir une influence lointaine mais sûre — et là aussi il y a un danger, le danger terrible d'avoir cette conviction plus précise et la deman¬ der à la pauvre science humaine dont de misérables êtres exploitent la fragilité et l'impuissance vraie. Il faut se garder de cette conso¬ lation-là dont pourtant quelques-uns affirment la réalité. Non, nous n'avons pas de recours, ce qui l'emporte, ce n'est pas la pensée, 117 c'est la vie brutale, la vie animale qui demande à dormir et à man¬ ger, qui veut se continuer impitoyablement. Et si l'on lutte, l'esprit sombre et le corps vit, c'est la plus lamentable des choses. Hier, une carte toute gaie de N. Il avait reçu un paquet, il était content des bottines qui lui allaient bien. Et sait-il, à l'heure qu'il est ? J'ai mis à la poste encore une lettre à l'adresse de son commandant, mais c'est fini, je ne le ferai plus maintenant — on ne peut lui deman¬ der de plus entrer dans notre deuil et notre douleur. Que la pensée de L. fasse son oeuvre, qu'elle donne à notre N. du courage. A. est dans un état effrayant de souffrance, on sent qu'il se débat contre l'immuable et la réalité. Je viens de m'interrompre sans pensée, avec le sec*- ébranlement de ce qui est maintenant. Dis, toi, com¬ ment es-tu ? dis si tu désires S. un jour? si tu ne te sentiras pas trop seul après ? si ce te sera bienfaisant ? Car on peut dire tant de choses qui effleurent la pensée, que la plume ne traduit pas à cause d'une fatigue et d'une lassitude indicibles. Hier, Cousin A. venait, si bon, il venait me dire que Millerand par décret vous don¬ ne, à tous les blessés, huit jours dans vos familles avant le retour au dépôt. « J'ai pensé te donner un moment de douceur, peut-être », me disait-il en balbutiant. Pardonne-moi, mon Aimé, la pensée qu'il y en a qui reviendront et pas lui, a mis des sanglots dans mon cœur, mais c'est bien vrai que te voir sera un peu d'apaisement et il faut que tu recueilles bien tout ce que tu sais de L., tout ce qu'il disait, comment il était, retrouver tout cela qui s'éloigne impitoyablement de nous. A son fils A. — Devant ma machine je reste, sans pensées, avec quelque chose qui fait mal et un sentiment de lassitude de tout ce qui était habitude d'avant. Demain huit jours de l'arrivée de cette lettre, et quels pauvres anniversaires nous célébrons déjà. Déjà long¬ temps qu'il repose, notre L., qu'il est là-bas ; on se remplit l'esprit de cela, puérilement et parce que tout est fait pour retrouver un peu de ce qu'il était. Mon chéri, mon chéri, il faut aussi quë notre sou¬ venir soit pur et jè dirais bienfaisant, il faut que nos nous disions 118 que nous le regrettons comme il l'aurait voulu. La vie est si incom¬ préhensible, une douleur comme celle que nous avons semble une douleur si cruellement inutile et à tous — car L. aurait été bon à tout ce qu'il aurait fait, meilleur que tout autre et aussi bien pour son travail que pour nous tous qui en avions si besoin. Et puis, cette pure intelligence et cette perfection, on peut dire, dans la bonté, nous ne croyons pas que cela ait disparu — et alors, comment ne pas retrouver près de nous, proche de nous, cette essence de son esprit ? On se débat, et on souffre, on souffre — ou plutôt non, on ne se débat pas dans l'atroce et sous l'atroce douleur. Nous allons pourtant vivre, et on ne mourra pas de chagrin, non, personne, alors il faut retrouver son désir à lui. C'est un tel déchirement, oui, moralement, comme si on avait arraché quelque chose, avec brutalité et nous souffrons ce qu'on peut souffrir. Ne crois-tu pas l'heure fixée pour chacun ? Alors, elle ne partira aussi qu'à son heure. Je me dis ces choses que je ne dis à personne qu'à toi, mon grand Aîné, à toi qui comprends tant et si bien. 15 décembre : Tes lettres arrivent — et celle d'hier plus forte que les autres — ta douleur atroce se lisait tellement dans les lignes, mais une douleur sans bienfait pour toi, une douleur d'arrachement que je connais, que je porte aussi, une douleur presque physique du cœur. Oh ! mon Chéri, je crois que notre refuge c'est sa bonté lumineuse et nette, sa Bonté de tous les instants, sa bonté ferme et confiante. Je le cherche, je le cherche à toutes les heures du jour, je vois sa table devant la fenêtre de cette petite maison — et puis l'irrémédiable venu si vite qu'il est parti dans son rêve de foi et d'amour — et voilà — il y a huit jours que j'ai reçu cette lettre au lieu de la petite enveloppe légèrement bleue, tous les jours la même — mais ce n'est pas ce mardi qui fut atroce, c'est ce vendredi du 4 décembre où il fut victime d'une œuvre de trahison. Car c'est l'espionnage qui l'a livré. Hier, arrivait une lettre du lieu¬ tenant Th. Il est tout près de Vieil-Arcy et dans les tranchées. Et il dit : « La vie monotone est devenue passionnante car une chasse 119 atroce nous est donnée : hier deux patrouilles ont délogé des es¬ pions, on en a pris un, un civil, qui sera fusillé demain. Et dans une maison on m'a conduit et montré les uniformes français tout près pour l'allemand, les allemands qui viendraient les enfiler. » Mon Dieu ! cette date était-elle la sienne, sa date de nous quitter ? c'est puéril et sot de se demander ces choses mais la pensé erre sans que la raison l'arrête, car il y a une pitié qui laisse notre esprit va¬ guer pour la pitié de sa détresse. Mon Chéri, ta lettre, vos lettres, et vous écrire. Si ma journée ne commençait pas auprès de vous, comment la commencerais-je ? Je me raccroche à vous. Elle m'a dit : je me souviens d'une légende de Schiller, je crois, qui m'avait tant frappée : il s'agissait d'une femme qui souffrait tant de sa douleur et disait à Dieu qu'elle était trop lourde. Alors Dieu lui étant sa croix l'a transportée dans un jardin où étaient toutes les croix et il lui a dit de prendre celle qu'elle ne trouverait pas trop lourde. Elle les a toutes mises successivement sur ses épaules, et quittant le jardin c'est sa croix qu'elle portait de nouveau, car sa croix seule pouvait être portée par elle. Ta lettre ce matin, oui, je l'ai reçue, la seule chose bienfaisante. Je t'embrasse, mon Chéri, tant et tant, je m'appuie contre toi dont j'ai tant besoin, oh ! oui. A son fils N. — Ta longue lettre, si intéressante, si vivante arri¬ ve ce matin — et un même frisson nous a- toutes prises : sait-il ? Non, pas encore, l'affreuse douleur ne t'a pas encore frappé — mon Enfant, mon Enfant, mon Enfant, sois fort, rappelle-toi ce qu'il te demanderait, dis-toi que rien ne doit être stérile, dis-toi que nous devons faire ce qu'il demanderait, lui qui est dans le repos et la lumière. Oh ! mon Enfant, toutes les douleurs je les aurais accep¬ tées pour que celle-là fût épargnée, vos vies, ensemble avec moi, vous les auriez données, '\e le sais, oh ! mon enfant, on ne choisit pas sa Croix. Oh ! mon Enfant, que te dire ? Mon Enfant, mon bien aimé enfant, cherche notre L., rappelle-toi tout ce qu'il était, rap¬ pelle-toi ses conseils et sa volonté, sa force et sa patience, son admirable volonté du bien et la vraie douceur qu'il était. L. était 120 le bonheur de nos vies, je le disais comme je le pensais quand nous avions ces deux enfants, un hymne de bénédictions et de remercie¬ ment sortait de nos bouches — nous l'avons eu à nous, et avec cette atroce douleur je ne voudrais pourtant pas ne pas l'avoir connu. Il t'aimait tant, tu étais si vraiment son frère, pour lui pas de défail¬ lance. Je lis dans tes lignes que tu vois souvent le commandant, qu'il est bon pour toi, et j'espère qu'il t'aidera un peu à porter ta lourde croix qui est la nôtre. Mon Enfant, si tu ne savais pas, si j'ai l'horrible tâche de te dire seule le mal qui nous broie le cœur, mon Enfant, par pitié ressaisis-toi, dis-toi que le devoir a pris L., le Devoir qu'il voulait faire, qu'il a fait. On ne meurt pas de ce mal à moins d'une lâcheté, et cela personne de ceux qui ont connu L. et qui le pleurent ne le peuvent. Aide-nous, mon N., aide-nous Je t'écrirai tous les jours. Sais-tu avec quelle angoisse j'attends ta prochaine lettre ? Ne garde pas ta douleur, donne-la moi, vis-la avec moi, écris n'importe quoi, ce qui passe dans ta souffrance écris-le, que je fe sois bonne à quelque chose. A son fils M. — Je t'envoie cette photographie de notre L., mais dis-moi si tu la trouves bonne et renvoie-la moi si tu veux bien, parce qu'on pourrait en tirer d'autres sur celle-là. Et je trouve que c'est lui, son beau regard franc, droit, si limpide, son expression que je connais. Il avait d'autres expressions aussi, oui, un sourire qu'il a peut-être sur d'autres photographies que je ne connais pas. Nos courages se souviennent les uns les autres. Au fond du cœur on n'en a guère mais on s'en donne l'apparence ; puis la vie est là, la vie qui continue tandis que nous voudrions tout arrêter à notre dou¬ leur. Il vous aimait tant, je me souviens de cette lettre où il disait avoir lu tes pages à son colonel ; il disait : « mes frères » et vous étiez en effet à lui de toute sa volonté. Maintenant, il n'y aura plus de retour de bonheur. Non, vos tendresses, certes, sont les seules qui empêchent de tout laisser aller et de ne penser qu'à la douleur, mais le vide qui est fait, l'arrachement si cruel, cela reste et restera entre nous, et aussi nous voulons qu'il reste et garder devant nous 121 sa piace, sa place vide. Que ne se dit-on pas misérablement, si pau¬ vrement, en face du mal affreux ? Est-ce ton premier grand chagrin, mon Aimé ? Je ne sais. Mais c'est le premier deuil sans fin qui tombe, qui prend l'un de vous et le met à jamais parmi ceux dont on ne peut que se souvenir. 16 décembre : Maintenant, il faudra faire effort pour re¬ trouver le temps qui aura passé — d'ailleurs à quoi sert ? Mais on s'accroche à tout ce qui est tangible, tout ce qui ramène vers fe moment où il était parmi nous, vivant comme nous, sentant comme nous, écrivant ces lettres de charme et de beauté, de vérité et de tendresse. Ses lettres ! Tu les as toutes ! mais n'en auras-tu pas laissé sur cette route où tu aurais pu rester à jamais ? A. aussi m'écrit qu'il veut les relire, il n'a pu encore, non. Il les a prises, tenues entre ses doigts et non ouvertes. Comme il est proche de nos pensées, comme on voudrait toujours garder cette vision pro¬ che. Mais le temps fera son oeuvre d'apaisement, et c'est fatal, c'est forcé, c'est douloureux aussi. Tu dis que nous sommes forls ? Non, mon Aimé, non, nous ne le sommes pas. Hier, tant d'émotions, une enveloppe dans le courrier, si semblable à celle de L., comme couleur et forme — ce choc, avec cette échappée inouïe, cette échappée de toute la raison, que, peut-être... Une lettre de A., oh ! vous venez ainsi chaque jour avec votre douleur aussi, et nous nous donnons le seul bien qui soit en notre puissance de donner, en nous réunissant ainsi. Comment vas-tu, comment va cette épaule et quand crois-tu venir ? Il aurait eu tant de joie, il écrivait : « Je ris tout seul en pensant à la joie de Mère revoyant son M. ». Hélas, il n'y aura plus de joie, mais de la douceur à m'appuyer contre toi, à voir tes yeux, tes yeux si tristes. A son fils N. — Oh ! mon Enfant si, si chéri, que sais-tu, et si tu sais, que fais-tu à ce moment où je t'écris ? Je me demande cela à chaque moment. Hier, arrivait la longue lettre du 10 décembre. Je calculais que peut-être hier, tandis que je te lisais, tu savais' 122 l'atroce douleur qui nous prend l'âme. Garde sa pensée à lui toute proche et vivante, que sa belle vie si courte, son énergie, sa vaillan¬ ce, sa simple modestie, ses qualités qui faisaient de lui l'Etre que trois ans seulement nous ont rendu si cher. Mon N., que je voudrais être près de toi et que tes larmes ne tombent pas dans cette im¬ mense solitude. Ce qu'il te dirait s'il avait su, si, avant de partie il avait senti qu'il nous quittait, ce qu'il t'aurait dit, cherche-le dans ton cœur. Il t'aurait voulu ferme et courageux, il t'aurait demandé de tenir ta volonté pour l'amour de lui. Pour l'amour de lui ne devons-nous pas tout faire ? Tes lettres arrivent, qui mettent au cœur une telle souffrance pour ce que tu as supporté depuis. Mon N. cela me déchire le cœur de lire : « J'attends avec joie le vaguemestre ». Qu'est-ce qu'il t'aura porté ce courrier, qui aura mis la douleur et le regret si dur à vivre seul dans ton cœur ! Tes lettres ! au moins tu as eu ce paquet dans la joie. Tu as joui de tous nos petits paquetages, tu les a regardés sans larmes tout ce temps que tu n'as rien su. Aide-nous en étant courageux, car notre tâche est trop lourde. A chaque courrier je t'attends, je me demande comment tu supportes. Cette victoire, combien elle coûte cher. Mais rappelle-toi le vœu de L. et que sa seule joie était la victoire. Il la faut, il la faut à nos deuils. Je t'aime, mon N., si fort, je pleure contre toi ; car je suis votre pauvre et si douloureuse Maman. A son fils A. — Vous écrire ! être avec vous, mes Aimés, mes Enfants, c'est à cela que je pense le matin au moment si dur où l'on reprend sa tâche à laquelle on voudrait d'abord échapper — oui, échapper, et fermer les yeux et dormir. Cela vous enveloppe et il faut une puissance de volonté pour sortir de cette torpeur bienfai¬ sante qui vous fait oublier. Alors penser à vous, vous qui êtes avec nous, qui savez et sentez comme nous, c'est la seule force, et cette force même manque quand il faut se mettre en branle Pourtant, ne pas vous avoir dit ma pensée et ma tendresse, cela je ne l'ai ja¬ mais fait et vos lettres aussi viennent fidèlement et un moment nous vivons ensemble l'atroce souffrance de ce vide qui creuse sa 123 place au milieu de nous. Costre cela aussi on lutte désespérément et sans le savoir, sans le vouloir. On lutte en soi-même, et que c'est donc dur, mon Dieu ! Mon grand Aîné, je t'envoie aujourd'hui la copie des lettres de M., ce fut un effort aussi de me remettre à une copie, si joyeusement, si fièrement je faisais celles de L., en copiant je relisais, j'admirais et j'aimais ces pages de charme et de beauté. Oui, de beauté, j'arrivais à en savoir des lambeaux par cœur quand je les avais copiées trois et quatre fois. Puis vous les envoyer et pen¬ ser à votre douceur les lisant. A lui aussi j'envoyais vos lettres et j'avais la sensation que personne n'en jouissait plus complètement que notre L., comme il en parlait : il portait sur ceux qu'il aimait tout l'amour de soi dont il ne connaissait rien lui-même. On se dit cela sans même penser, naturellement, parce qu'on lui rend, à notre L., la pensée navrée et désespérée qu'on a dans le cœur pour lui. Une lettre d'Isabelle, et dans cette lettre une enveloppe de L. con¬ tenant et apportant la lettre qu'il a écrite après la mort d'E. A Avoir devant soi ce papier qu'il a touché, qu'il a vécu, sur lequel sa pensée était toute fraîche — sans rien dire, sans pleurer, dans une immobilité d'adoration et de pensée vers lui. Et voilà la journée d'hier. La date, le jour, on ne sait, il faut un point de repaire, et celui que nous avons s'en va," s'éloigne, il n'y a plus maintenant d'anniversaire de huitaine — c'est si enfantin de s'y accrocher, on le fait pourtant, et toujours. Mon Chéri, aujourd'hui partiront tes chaussures raccommodées et ces jambières. 17 décembre : Mon grand Aîné, je viens d'écrire à M., géné¬ ralement je t'écris à toi le premier, mais hier tu es venu, N. est venu — heureux, le pauvre petit ! il dit : « |e bonheur, c'est l'arri¬ vée du vaguemestre et des lettres. » — tandis que je n'ai rien eu de M. Alors j'ai été d'abord vers lui. Mes enfants, vous écrire à vous trois chaque matin, commencer ainsi sous sa pensée à lui, notre L.., et un peu plus loin, un peu moins loin, vous appeler à moi en un élan de tendresse et pour avoir la force essentielle durant ce jour. Tout ce jour et ceux qui viendront. L. restera proche de nous tou- 124 jours, il sera le guide de nos pensées, et son exemple si près et si chéri — oui, mais que c'est dur et déchirant, mon Dieu ! Des lar¬ mes viennent, elles sont aussi permises. 18 décembre : Mon Chéri, je suis bien sûre que tu fais tout ce que tu dois et que ton temps est très occupé. Fais aussi tout ce tu dois avec bonté et compassion, sans faiblesse, mais avec un senti¬ ment qui comprend la souffrance humaine si fréquente. C'est aussi un souvenir vers notre L. cela, un exemple suivi, et c'est mettre de la vie dans ce souvenir, n'est-ce pas ? M. ne me parle pas de son épaule, mais me dit qu'il sera sans doute huit jours avec nous au commencement de janvier, et la pensée de L. vient : que de fois a-t-il prévu ce moment. La joie, il l'a prise avec lui — la joie, elle ne peut plus être claire et pure, car ce sera encore du déchire¬ ment que de retrouver tous ceux qui reviendront alors que lui, sa place restera vide. Sa place vide, réaliser cela, il y a des moments où j'en pleure avec désespoir et souvent aussi on ne peut plus pleu¬ rer, on reste là insensible en apparence, et devant toutes ces per¬ sonnes qui viennent et qui sont prêtes aux larmes pas une ne vient aux yeux, comme si une pudeur les empêchait de couler. A son fils N. — Tu sais sûrement et cela me déchire le cœur. Tu sais et tu pleures, tout seul, la nuit, tu sens cette douleur affreuse qui ne veut pas, qui évite la réalité qui fait trop de mal. Ton com¬ mandant aura été très bon, je suis sûre de cela, mais toi en fcce de cela, que seras-tu devenu ? « L. n'a jamais fait de mal à per¬ sonne. il ne faut pas qu'il en fasse maintenant. » Cette parole si simple, si douce, toute de bonté et d'oubli de soi, je voudrais que vous y trouviez votre force, car il faut, il faut être forts pourtant. Mon Enfant, ces deuils que la Guerre fait n'ont pas le caractère d'autres deuils. Ce sont des souffrances si intimes et si belles, des souffrances qui mettent de la piété dans la pensée. Mort ainsi, mort en plein rêve de gloire. L. écrivait la veille, deux lettres que tu as — et dans ces lettres la confiance et l'amour débordaient. Il est 125 parti sans le savoir, il quitte une terre qui déjà portait une em¬ preinte du paradis pour lui, et de la claire lumière qu'il voit main¬ tenant. Ces morts-là, elles ne font pas regretter les jours qui pas¬ sent, les jours qui marchent vers ce pourquoi ils sont partis, nos Aimés, sens-tu cela et en es-tu convaincu ? Et puis faire ce que L. désirait. Tu sais bien qu'il nous voit, qu'il sait maintenant sans ombres pourquoi l'on souffre et à quoi cela sert, eh bien, avec nos pauvres yeux bornés, il faut le suivre en sa voie lumineuse, il faut lui parler, il faut lui demander à lui tout ce qui vous manque. Il peut beaucoup pour nous, notre L. Trois ans, rien qu'en trois ans, il a pris une telle place parmi nous, qu'il était devenu si pleinement et si complètement votre frère. Je me vois arrivant chez eux, dans cet appartement de lumière et de paix, il était presque toujours là, si bon, si simple. Son accueil cordial et tendre me mettait tout de suite chez moi auprès de lui. Comme il s'est occupé de toi, comme il t'a pris auprès de lui, comme il a été ton grand frère de ten¬ dresse. Tout cela ne doit pas nous affaiblir, et si nous en pleurons, les larmes versées doivent être des larmes qui comptent et qui valent quelque chose, n'est-ce pas. Après lui, derrière lui, faire tout son devoir, le faire avec plus de piété encore. Il était revenu vers la pure Lumière, il croyait, il aurait été un chrétien simple et fervent à nos côtés, et il semble que Dieu ait attendu cela pour le mettre dans son ciel glorieux. Mon enfant, ta carte, encore joyeuse datée du 14. Mon Dieu ! à chaque fois que je trouve ton écriture je me demande ce que tu sais. Oh ! mon enfant, que vas-tu m'é- crire maintenant ! Mon cœur se brise de ta douleur, et puisses tu trouver pourtant du courage. A. m'écrit, me parle de toi, anxieux aussi, et c'est pourtant beau que, tous, vous soyez si unis les uns aux autres, et si malheureux de la pensée de vos souffrances mu¬ tuelles. Dis que de l'avoir eu, d'avoir connu cette pensée si pure, si belle, cette intelligence si claire et si complète, cela tu le garde¬ ras et que l'avoir ainsi eu, ce temps si court, vaut pourtant toutes les douleurs. Prie-le, appelle-le à ton aide, parle-lui, dans ta souf¬ france infinie. Oh ! mon enfant, je t'embrasse, dis-toi aussi que notre cœur est brisé pour avoir tant, tant perdu. 126 A son fils M. — Ta lettre enfin, hier, vers les 4 heures. Tu restes peut-être devant ton papier comme lorsque l'on a trop pleuré et qu'on n'a plus de larmes, tu ne sais plus quelle parole de douleur écrire. Noël, je serai à vous tous, dans toute la solitude de ma pen¬ sée. à vous tous, mes Enfants chéris, à notre L. aussi. Mais que sent tous ces mots que j'écris. La douleur a été portée, celle qui sem¬ blait impossible à admettre, avec l'aide de cette douleur, je crois que toutes les autres peuvent être portées aussi, ne le crois-tu pas ? Enfin, on ne sait pas bien ce que l'on pense en ces jours-ci... Ne me parle pas de tout cela, ou du moins en sorte que personne ne le comprenne, mon Aimé — mais je te dis tout, car c'est trop lourd de garder un surcroît de poids sur le cœur en ces jours-ci. Si tu pries, prie pour nous tous ici, et pour que la voie bonne et simple nous soit indiquée. 19 décembre : Il y avait quinze jours hier, quinze jours de cette scène lamentable que j'ai tant cherchée depuis, bien invo¬ lontairement, mais j'évoquais comme un cauchemar qui vient et vous étreint cette chambre, cette table... Qu'a-t-on porté à ce petit cimetière de Dhuyzel ? L. ! je retrouvais si bien ses traits les pre¬ miers jours, une expression de bonté et de déférence, quelque chose de paisible et de sain. Ses yeux uniques vraiment, car jamais je n'en vis de semblables — et que reste-t-il de tout cela qui était l'enveloppe c'est vrai, mais que nous aimions ? Et le souvenir que ce soit fini chavire le cœur et l'étreint. Jamais je ne me suis plus sen¬ tie entre les mains de Dieu, et vous tous mes Aimés ! De nos désirs et de nos efforts que reste-t-il ? rien que le devoir accompli et cela seul compte et vaut la peine de nos pensées. A son fils A. — Je te copierai tout ce que tu voudras Dis-moi quelles sont les lettres de L. qui te manquent. Je te copierai ce qui vient de lui, peut-être pas aussi vite que je voudrais. J'ai si peu de temps à moi. Sauf cela, copier ne me fatigue pas, et puis dis-toi bien que toi, qui as besoin d'être occupé, tu comprends peut-être 127 maintenant la souffrance de ma perpétuelle inaction. Donc, me donner à faire est souvent, bien souvent, un bienfait. Depuis quinze jours, que reste-t-il de ce que nous aimions, de son enveloppe, de ces traits si francs, si précis? Le soir, je me débats là contre et je voudrais désespérément que cela ne fût pas. Tes lettres me don¬ nent le sentiment de compréhension complète que je n'ai connu que par vous et merci de les écrire. 20 décembre: Hier je recevais cette pauvre A., courageuse mais si abominablement malheureuse. Elle parle, et puis un moment le mal est si terrible que toute sa figure se crispe et que des sanglots prsque sans larmes soulèvent son cœur. Mais il lui reste J., et elle parle de lui avec une tendresse infinie. Pas de récriminations, pas de plaintes, et comment d'ailleurs en avoir devant cette mort ma¬ gnifique d'A. ? Elle se sent très près de nous et nous le compre¬ nons. Je ne sens que l'horrible déchirement, il reste si profond, si atroce, que cela seul compte en ces jours. A son fils N.. — J'attends avec une telle angoisse de tes nou¬ velles... C'est si cruel, si cruel, et pourtant certains sentiments échappent à ce départ : on ne retient pas les jours, on ne souffre pos cette atrocité de lutter contre le temps qui passe, non, on sent trop que chaque parcelle de ce temps nous mène vers l'apaisement, épargne des vies, et plus que jamais on sait comme les vies vaillan¬ tes nous sont essentielles. Au moins que d'autres ne souffrent pas — on désire cela et on le demande. C'est notre seule force que de penser à sa pensée, de la chercher et de la satisfaire. Combien il faut croire, et que ce seul trésor est le premier de tous ! Dis que tu le sens et que tu le comprends, mon tant Aimé. Que se passe-t-il là-bas ? On se bat, on lutte pied à pied, et L. n'est plus là, et nous ne recevons plus ces lettres si belles ; comme j'ai bien fait de vous les communiquer toutes — ce qui reste de tangible, ce papier qu'il a touché, sur lequel nous trouvons sa pure pensée de gloire, de confiance, de tendresse et d'amour ! Oh ! man N., auras-tu la 128 Messe aujourd'hui, pourras-tu prier ? Non, seulement penser à lui dans le recueillement de la pensée. Jésus ne disait qu'une phrase dans son agonie et il doit être notre modèle. A son fils M. — C'est pourtant une miséricorde que nous puis- sion être ainsi ici et chez Bonne Maman, c'est une miséricorde que nous puissions être ainsi ensemble, oh ! je suis reconnaissante de ce que Dieu nous donne, car j'ai tant besoin et soif de croire en sa bonté, seulement je ne suis pas dans la pensée de ceux qui croient à la volonté de Dieu quand du mal est fait. Je crois terriblement et de mcnière de plus en plus précise à la réalité formidable du libre arbitre et que nous faisons bien réellement ce que nous voulons. Oui — Dieu ensuite est là qui console, Dieu donne la force, il ac¬ cueille et guérit la douleur du désespoir, et comment, sauf cela, expliquer que Jésus pleura sur la malice des hommes puisqu'il au¬ rait pu l'empêcher ? Mais chacun a une conception si étrange de ce que la Religion donne. Rien de toi, rien d'aucun de vous tout le long du jour — les courriers vides de ce qui est la douceur et la paix : avec vous un moment. Mais ce n'est certes pas un reproche, et vous êtes si bons, si chéris pour écrire aussi souvent que vous le faites. Le mal se fera lentement, pénétrera avec l'absence qui dure, qui dure... la terrible absence. Maintenant il n'y aura plus de retour heureux ni glorieux, il y aura la douceur de revoir ceux que Dieu ramènera, mais c'est tout ce qu'il y aura. T'ai-je dit la parole de notre petit N. : « Là-haut, dans le ciel, quand on regarde on le voit, Kel L., quelquefois. » Et j'ai été si frappée de cette réflexion, elle me ramenait vers sa lettre du 30 novembre : il citait cette phrase de l'Evangile « Si vous ne devenez pas comme de petits en¬ fants vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux ». Et voilà l'exemple immédiat qu'il nous donne, notre petit enfant à nous. Il voit son Oncle dans le ciel, il le voit de toute sa foi naïve, de sa petite imagination pure et fervente, et nous devons le suivre et voir avec lui. Oh î cette lettre de L. ! Mon Enfant bien-aimé, je 129 suis seulement soucieuse, jusqu'à la douleur, de votre bien, de votre vrai bien, pour vous que j'aime. 21 décembre : Ces jours passent si décolorés — je ne lis plus de journaux, non, cela ne m'est pas égal certes, mais c'est le ré¬ sultat final que j'attends sans impatience, il me semble être plus près de L. en ne sachant rien de ce qui se passe, et en mettant ma confiance en un demain lointain. Aussi il n'y a plus de joie à la pensée de la victoire. Elle doit être, elle devient quelque chose de plus précis, de plus serré, mais elle reste austère et grave pour ce qu'elle coûte. Le cœur se serre à se briser et malgré soi, la convic¬ tion, tous les jours plus certaine, que ce sera sans lui que nous nous réunirons, fait tant de mal. Je n'y pense pas ; je le sais ; j'en suis remplie ; pas plus qu'on ne pense à l'air qu'on respire on ne pense à sa peine. J'espère, oui, tu lis bien, j'espère que ta sœur sera ex¬ posée — et alors, si elle nous reste, elle aura compris la nécessité de vie qui sera en elle, placée par Dieu. Et voilà — demain trois semaines que nous savons — cette lettre ouverte, l'horreur de lire cela... Je me suis sauvée du bureau en répétant tout haut : non, non, non, non comme si j'échappais à une torture. A son fils A. — Une lettre de N. Le pauvre petit a reçu les pa¬ ges de Bonne Maman qui lui dit qu'elle est tourmentée de L. et lui parle de lui, et il me dit : « Je suis terriblement vide, je n'ai au¬ cune idée, pourtant si, une terrible que je voudrais ne pas avoir, cette idée sur la vie de L. Je ne me vois plus sans lui, il était devenu mon frère. On voit sur moi comme sur un bloc dégrossi par le maî¬ tre les traces heureuses de son passage, mais son travail n'est pas achevé. Je ne puis croire qu'il ne le sera pas, non, c'est impossible qu'aujourd'hui ou demain une lettre de vous me prenne ma seule espérance. Que ce cauchemar ne dure pas ! Dieu, que les lettres vont être longuement et impatiemment attendues. Non, lui doit rester parmi nous. » 130 22 décembre : A son fils M. — Hier, une lettre de notre N. Il a reçu seulement une lettre de Bonne Maman qui lui parlait de L., de sa vie — hélas — et lui disait que « nous sommes si tourmen¬ tés de lui » ! Pauvre Petit, ces lettres qu'il attend, comme ensuite il demandera qu'elles aient été plus en retard, comme il regrettera le moment où il disait : Mais, c'est impossible. Ta lettre, hier, merci de m'écrire. C'est tout ce qui reste, être les uns aux autres tant que Dieu permet. Entre ses mains... non certes, il ne veut pas tout cela, mais il laisse faire, et il n'écarte pas les coups portés par les hommes. Comme tout est gris et triste maintenant. Oh ! mon Aimé, j'ai désiré la guerre et je puis répéter les paroles de L., ces paroles admirables : « Jamais je n'ai si bien compris la beauté et la per¬ fection du sacrifice... » Dis-moi s'il n'y a rien de plus beau de plus complet ? quand il a écrit ces lignes, pensait-il au danger ? Que signi¬ fient-elles, ces phrases ? L. a-t-il inconsciemment écrit cette sorte de profession, ce conseil donné, cet oubli de soi Plia écrit cela le 30 novembre et il tombait le 4 décembre. Pense donc ! Les deux capitaines avaient déjà été tués. Trois jours après il tombait aussi. Tu sais, le mal devient tellement cruel parce qu'il est vrai, nous avons pu vivre dans l'inconscience, non, pas de révolte, certes ! mais on pouvait ne pas croire -— et. puis maintenant, plus de lettres, plus de lettres de lui, plus de copies à faire, plus rien de cette écriture nette et ferme — ainsi on se convainc que c'est vrai. Et cette vé¬ rité tombe sur le cœur en l'écrasant plus et plus. Tu sais, te rayonnement de ma pensée est éteint, tu me disais comme il me recevait et tu n'étais pas là pour voir que jamais il ne se démentait, que sa bonté, sa sérénité étaient semblables à toute heure du jour, que sa tendresse si spéciale, si respectueuse, si attentionnée jamais ne lui faisait défaut. Il était ainsi. Je le savais bien, et certes, de lui j'ai joui avec tant de reconnaissance. En riant, quand je te par¬ lais de lui tu me disais : « Il est unique, L., il est formidable ». Alors, que ce soit fini, mort, cela déchire, brise, fait tout le mal qui peut se faire. Mon Aimé pourquoi te dire ces choses, pardonne à ma détresse qui se fait si profondément, si terriblement grande. Vois- 131 tu, je me disais que je le trouverais jusqu'à la dernière minute, mon fils, oui certes mon fils. Et voilà, tout cela fini, fini si vite. Ne pas se révolter, on ne peut ; la Guerre fait ses victimes et vraiment encore je puis dire que je ne regrette pas de l'avoir désirée. Comme il voyait la reprise de vie, la France belle et jeune, et avec quelle fierté simple il le disait. Peut-être, si cela n'arrive pas, aurait-il trop souffert ? Mais il ne faut pas se lancer dans les pourquoi, il faut se les interdire, car ils mènent à l'extravagance et à la perte de la vérité. Aimer la vérité comme il l'aimait... J'ai été interrom¬ pue, je suis plus lasse le matin, je me lève moins tôt et alors je suis en retard, ce que je déteste, car on ne se trouve plus libre de sa pensée quand les premières heures passées, la vie a repris ses droits tout petits et si absorbants. 23 décembre : Je te sais près de nous, entre nous, avec la même souffrance du Passé, la même crainte de l'avenir, ce démantèlement, ce déséquilibre que cause cette chose terrible : la mort. Car alors même que nous lui ôtons la crainte, que nous voyons comme notre petit N. « là-haut quelquefois dans le ciel Kel L. » la, souffrance terrifiante' est là, la souffrance qui est une punition et par consé¬ quent qui frappe, qui fait du mal. Un mal nécessaire. Celà, j'en suis sûre — comment, pourquoi P Je n'en sais rien, je ne connais rien, mais je suis sûre, ce mal est béni, ce mal sert. Sens-tu cela aussi ? Vois-tu, je le sais comme je sais que je t'aime, je le sais sans expli¬ quer, je le sais et puis c'est tout. Tu comprends cela, toi aussi tu retrouves la pure foi, celle qui met dans les yeux de N. la certitude de voir son Oncle ? Ce sentiment vrai, puisque l'enfant, l'être de pureté, y est tout prêt P Oh ! mon Chéri hier au matin, une lettre de N. Je te la copierai, pour toi, pour A. On voit qu'il a tant souffert. Mais il avait près de lui ce Commandant dont il nous avait parlé, cet homme si croyant et qui aussi a écrit à ton père. C'est un repos et une paix de savoir qu'il est là et qu'il veillera un peu sur ton frère. Quand je vois ta sœur si bonne, si douce, si détachée, si proche de L., je me demande si Dieu dans sa miséricorde ne la prendra pas 132 A aussi ? Est-ce que tu me comprends P et ceci ne t'étonne-t-il pas ? il y en a qui trouveraient ces sentiments si exaltés, si absurdes ? Ils n'ont rien que de simple pourtant et toi, les comprends-tu ? Réponds- moi peu à ces questions on demande toujours que je lise tout haut tes lettres. Quelquefois, je ne puis, les larmes m'étranglent, je lutte, et puis il n'y a plus moyen. Je crois que je vais écrire au colonel de L. — mais j'ai peur d'être importune — je trouve aussi que ces hom¬ mes ont déjà donné beaucoup, ce colonel en écrivant cette longue lettre, consacrant ce temps à un seul — et quel que soit cet un seul — lui qui se doit au salut de tout un pays, de la France. Alors j'ai comme une peur respectueuse — oui, un respect qui m'empêche de leur parler de nous, à ces hommes. Tu comprends cela ? c'est peut- être après tout de la discipline de pékin. L. paraissait si utile —- il paraissait — tout tient en ces mots, ce qui nous paraît, est-ce du mirage P Mon enfant, je te viendrai peut-être pour Noël. Un petit paquet de chocolat. Si tu peux, rapporte les boîtes de fer blanc, si nécessaires. Mon Enfant, que Noël te garde, que Noël te rapproche de notre L., que Noël réveille toute ta foi. Dieu a attendu cela pour prendre L., notre L. 24 décembre : Tu recevras la lettre si belle de N. Hier, j'ai fait ces copies et vous les ai envoyées à vous deux, A. et toi. Ainsi vous êtes près les uns des autres tout de même, malgré l'éloignement ma¬ tériel, vous savez, vous vivez notre douleur. Partir, toi — oui, c'est vrai, je l'ai désiré, au fond de moi je le désire encore, mes Enfants, il ne faut pas croire que je vous en aime moins, mais j'étais si sûr? de vous en vous offrant, dans la naïveté, toujours semblable de nos êtres, et qui croit conduire quelque chose dans le monde ! Vous, mais pas L. — ce n'est pas moins vous aimer, c'est être si fière de vous ! Et tu repartiras, mon Enfant, ce sera dur pourtant de te sa¬ voir encore au danger. Avant, tu viendras ici, te voir? je ne réalise pas, je ne sais pas depuis quand vous êtes partis, mes Aimés, tout cela se fond et se perd dans notre deuil. 133 25 décembre : Oh ! vous écrire, je commence ainsi ma journée, de bonne heure, dans ce bureau qui est chaud, et dans le silence, la solitude. Je commence la journée de Noël, toi seul là-bas, A. à Laval, N. au loin, et L. ! L. si loin, si loin, plus loin et à jamais. L'avoir eu, l'avoir perdu, mon Dieu, quelle confiance j'avais que ce bonheur si pur demeurerait intact. P. s'est adressée à un prêtre inconnu —- il n'a pas cherché de paroles, il n'a pas sorti de cliché religieux, non, il répétait : « Ma pauvre enfant, ma pauvre enfant... tâchez de vous appuyer sur ceux qui vous aiment... ». Et ce prêtre-là a fait le bien qu'on peut faire. Il aimait les copies de tes lettres, lui en envoyer était ma joie, je savais ce qu'il dirait de tout son cœur. Il est parti triomphant d'espoir, il s'est battu pour ce Pays qu'il voyait si grand et si beau après, et ce sera vous qui achèverez sa tâche. Tu as rai¬ son, il faut se raidir, pour lui-même. S'il nous voyait tant pleurer, j'entends le « Mère » qu'il dirait. Fier d'être un combattant, mon Aimé, oh ! oui certes, fière que tu repartes, malgré que cela aussi est un effort très grand. « Un au revoir, pas un adieu », ce ne sera jamais un adieu, et, mon Aimé, je sais que tu feras tout ton devoir pour Lui, pour nous, oui, pour nous aussi, car, tu le sais bien que je vous offrais de toute ma foi de française. C'est pourtant bien bien cruel de perdre un enfant. Comment est ton épaule, et cet empâte¬ ment, et ta jambe qui était encore peu brillante ? II faut être très fort pour repartir, ne l'oublie pas. Dis-toi que c'est plus dur que jamais, les tranchées pleines d'eau glacée, de la vermine partout, les nuits plus longues et plus froides. Pas de révolte — la force, et plus que tout autre, je dois en avoir car j'ai désiré cette guerre. 26 décembre : Accepter — certes oui, de tout son cœur meur¬ tri. On accepte. La lutte me paraît tellement une dupe ! Non lof lutte régulière et belle, non la lutte normale, mais cette lutte contre l'irrémédiable, la révolte contre ce qu'aucune volonté ne peut chan¬ ger ! et pourtant il est si naturel à tous, ce mouvement d'oiseau prisonnier dans sa cage et qui, indéfiniment, cherche à en sortir, quelquefois jusqu'à ce qu'il tombe, le pauvre petit. Tant de per- 134 sonnes ie font, ce mouvement inutile, combien. Je n'ai pas pensé aux Noëls passés, à quoi bon ! on pense comme on respire, sans beaucoup s'y arrêter. L'an dernier L. me portait en bas. Tant de fois et à tant de jours je pourrai dire : L. disait ou faisait... Merci de m'avoir écrit ce 24 décembre, mais tu ne me dis rien de l'emploi de ton temps pour ce jour et si on t'aura entouré un peu — pas de Messe de Minuit et pas de complète réunion dans le même senti¬ ment et la même foi ? je crois ? mon Enfant, c'est un domaine que je te laisse, si j'en parle, c'est que je laisse aller mon cœur vers toi avec tous ses désirs de vous savoir pleinemen't armés contre ce que la vie donne de rude — la vie incompréhensible sans la grande espé¬ rance qui ne fait pas comprendre mais qui permet qu'on-s'incline en disant qu'on se soumet. Rien de N. pendant ces jours — et je me demande toujours si Dieu dans sa miséricorde ne permettrait pas à L. de le prendre vers lui, loin des luttes et des peines P Je dis cela — et sans le moindre dpute ce serait un déchirement si grand. Mais on vit peu de la vie normale en ces moments de tourmente et de lutte. Et voilà cette journée sans couleur et sans espoir, cette jour¬ née qui ne sera plus jamais la glorieuse fête de Noël. Vous vous rappelerez toujours, vous, mes Enfants, et ce sera un souvenir bien¬ faisant qui vous aidera à bien faire. 27 décembre : Mon Bien Aimé Enfant : « J'ai l'honneur de vous adresser une copie de l'ordre du jour du 1er corps d'armée... : Lieu¬ tenant -f-4-+. Jeune officier sérieux et dévoué, ayant fait preuve en plusieurs occasions de sang-froid et d'énergie. Le 4 décembre, est resté à son poste de commandement malgré un feu violent. Il y a trouvé la mort. » Mon Enfant, toi un combattant, toi un soldat com¬ me lui, auras-tu un petit frisson en lisant ceci qui restera aux Ar¬ mées, cette courte phrase chargée de gloire et de souvenirs ? Toi peut-être tu y auras de la grande fierté et ton cœur douloureux por¬ tera un laurier en souvenir de notre L. Est-ce cela pour toi, oh ! mon Aimé ? Moi, je dois le dire, je suis surtout si reconnaissante au colo¬ nel A .C'est lui qui a rédigé cette note, c'est lui qui continue à pen- 135 ser à L. ,lui qui a voulu donner ce témoignage si grand de sa pensée, et de cela, je sens mon cœur très rempli. Mais il y a aussi une crainte — ne m'en parle pas. Est-ce que nous n'avons pas su la vérité ? L. a-t-il vu la mort ? a-t-il compris que c'était fini, et calme, grave, sé¬ rieux, en un élan intime, aura-t-il compris qu'il quittait tout au monde ? Cette note « est resté à son poste malgré un feu violent.,. » sans doute ces obus tombaient autour d'eux déjà depuis un temps, ils les sentaient éclater... Ce doit être cela, ce doit être cela. Il est resté à écrire quand tout tonnait, quand tout craquait, et jusqu'au moment où, sur eux, tombait la mort. L. quel exemple de vie, quel courage et quelle paix, notre L. Mes enfants je vous aime, j'ai bien besoin de vous, et puis, vous nous avez donné cette douceur — la seule qu'il y ait — de sentir absolument comme nous. Mon Aimé, tu vas bien, tu ne souffres plus, ton épaule pourra supporter la fatigue ? Mon Dieu ! je suis heureuse que le départ ne soit pas entre nos mains, qu'on ne consulte pas les parents, car je ne sais si je pour¬ rais te faire partir, t'envoyer peut-être à la mort, mon Enfant, mon Enfant. Mais ne crois pas à de la faiblesse ; donnés, vous êtes don¬ nés et jamais on ne reprend ses dons. Dieu seul peut vous rendre à moi — après la Victoire. Une carte de N. hier, il dit : « Quand la Guerre sera finie, alors nous verrons tous notre malheur ». 28 décembre : A son fils N. — Merci pour tout ce que ton cœur trouve de bon et de bienfaisant à écrire. Te voilà encore dans les tranchées, dis-moi, est-ce que souvent il y en a de blessés parmi vous ? est-ce que souvent votre tranchée est arrosée — comment est-elle, fais-moi un petit dessin. Les tranchées dont on voit la des¬ cription sont si peu profondes, je trouve, il me semble que c'est une vraie machine à décapiter les têtes qui passent ! Alors, vous avez chanté des cantiques et des chants ? entendiez-vous la voix des Al¬ lemands s'élever aussi P ils sont généralement si musiciens ces gens- là ? Et auras-tu eu les paquets de Noël ? A-t-on beaucoup vacciné autour de toi contre la fièvre typhoïde ? en avez-vous des cas ? On ne meurt pas de douleur, c'est bien connu, mais on peut perdre ses 136 forces et son cerveau à rester toujours sur la même terrible épreuve. L., je l'appelle le soir en me couchant, je lui parle ; après cette com¬ munion que je dois à la grande bonté de l'abbé A., il me semblait que L. était bien proche. Lui qui voit et qui sait maintenant et qui peut veiller sur nous. Oh ! prions-le ensemble, quand cette année terrible et douloureuse, cette « année sainte » tombera, cette année qui sera pour nous toujours le souvenir si douloureux et si complet de votre frère, de mon fils si chéri, L. Oui, il était tant et si complè¬ tement votre frère et mon fils et ma pensée comptait tant et tant sur lui ! A son fils M. — J'ai copié la lettre de N. Je ne sais pourquoi, il me semble qu'il a couru de grands dangers la nuit de Noël, la nuit qui a suivi ; N., mais l'esprit est si impressionné, l'esprit est si pro¬ che de L. et cela autorise les peurs sans raison que l'on accepte et que les jours emportent. J'ai tant cru au moment de la première prise de Mulhouse que tu étais tombé, tant cru. Pourquoi ? Qui le sait ? Notre cerveau est si délicat et si sensible, il enregistre les moindres émotions et peut les transformer. Bientôt elle tombera dans le passé cette année, cette année terrible. Nous en garderons la dévotion — c'est une de celles durant lesquelles nous avons eu L. à nous. Trois ans, est-ce possible qu'il n'y eût que trois ans ? Je lui disais : mon Enfant, ménagez-vous, je sais que vous comprenez le sens de ces paroles, un sens de tendresse, deux vies forment la vô¬ tre. Il a reçu cela, il m'en a remercié avec la douce affection qu'il avait — oh ! maintenant il voit, il sait, il connaît notre détresse, je le prie de toute la ferveur de mon âme, prie avec nous, oh ! oui ! soyons unis des même espoirs ! 29 décembre : Hier ? Ce temps de bourrasque, de pluie, de vent qui gémit partout, dans les cheminées, par les portes ouvertes, par les trous de serrures, je crois. Et je reste ici à copier pour vous. Une grande émotion au courrier du matin : deux lettres avec l'inscrip¬ tion du 41e Régiment d'Artillerie. Je vous les ai copiées, ces lettres, 137 vous les lirez ,elles sont bonnes, elles disent quelle camaraderie existait entre L. et ses camarades. Mais quelle secousse, tu le de¬ vines, quand j'ai lu cette lettre tout haut, que je suis arrivée au passage : « j'ai retiré une petite croix que je connaissais bien. » Il était méconnaissable, il a été comme écrasé. J'écris, je copie sur¬ tout, je veux vous envoyer les uns aux autres vos lettres, oui — mal¬ gré le déchirement que cela est, la vie continue, et il faut le respect de ce qui doit être. L. ne voudrait pas que rien fût diminué, que rien fût abandonné de ce qu'il trouvait bon — et puis, oh ! mes enfants, quel sacrifice peut encore nous être demandé ? A vous et à nous ? Je ne le sais, je ne le cherche pas, je n'ai pas besoin d'émotions mor¬ bides — mais je veux au moins vous avoir donné à chacun tout ce que je pouvais, je veux avoir la certitude que, par ma faute, vous n'avez eu aucune déception et que vous avez tous été aussi pro¬ ches les uns des autres que cela dépendait de moi. Je me sens le cœur brisé en pensant à ce petit cimetière, en me disant qu'il est là-bas, notre L., là-bas dans cette terre, et qu'il pleut sur cette terre où il repose. Je trouve cela atroce de sentir seul là-bas sous la terre le corps qu'on a connu, lés traits qu'on a aimés et certes oui, c'est une effroyable punition qu'il en soit ainsi. Mon Chéri, je pense que j'arriverai peut-être le premier avec cette page ? Mon Aimé comme je t'embrasse et me mets contre toi ! Que te dire, que te don¬ ner là-bas ? Quand tu viendras, je te donnerai tout ce qu'il te fau¬ dra de gâteries. Nous t'envoyons des chocolats à la liqueur. A de¬ main. Est-ce entre les mains de Dieu que nous sommes ? Oui, nos âmes, mais le pauvre corps je crois qu'il l'abandonne bien en ces jours à tous les vents de pire rafale ! 30 décembre : Je me demande si je rêve, si je ne vais pas me retrouver là-bas attendant l'auto d'ambulance qui me conduira dans ce nid de bonheur. Y arriver comme cela était doux, me re¬ trouver dans cette chambre où presque toujours je trouvais un joli cyclamen qui étendait ses fleurs bizarres. Tout cela est présent à ma pensée — nous n'avons plus que des souvenirs. « Un seul doit 138 rester, il n'y en a qu'un, c'est L. ». C'est L. qui ne reviendra jamais, jamais. Que cette année nouvelle soit bonne pour toi, bienfaisante, cette année que nous commençons avec une telle douleur au cœur. Sous les yeux de L. tâchons de faire comme lui tout notre devoir. Je t'embrasse, je t'aime, dis à tous comme je suis reconnaissante de ce qui t'a été donné de soins et de bonté. A bientôt. Oh ! me serrer contre toi, mon Aimé, cela est si doux, si triste et nous aurions été si heureux si L. était encore parmi nous. Vos revoirs seront la preuve tangible de notre malheur, car trop on se dira cette phrase enfantine qu'on sait si bien quand on a un peu vécu et donc souffert : « alors, c'est vrai ! » CHRONIQUES Les Lettres Chronique ~ Eclair LES LIVRES Kenneth Grahame. — Au Royaume des Enfants. II. Jours de Rêve, trad. par Léo Laclk (Mercure de France). — Le voyage enchanté continue au pays du rêve et de la sagesse. Blaise Cendrars. — Histoires vraies (Grasset). — Du meilleur Cen¬ drars. Ecrit avec le poing. Paul Claudel, Bonsirven, A. Spire, R. Montagne,, etc. — Les Juifs (Pion). — « La conversion d'un Juif au christianisme se résume très pré¬ cisément dans cette boutade d'Ozanam : C'est un grand honneur, disait-il, d'être Juif pour qui a le bonheur d'être chrétien. » (René Schwob). Michel Danet. — La Margrave de Bayreuth ou la Cour Pétaudière de Frédéric I" de Prusse. — Chez l'Ogre. 140 Alice Balint. — La vie intime de l'enfant (N.R.F.). — Pauvre enfant ! (par bonheur traduit du hongrois). André Maurois. —- La machine à lire les pensées (N.R.F.). — M. Mau¬ rois va-t-il trouver sa véritable voie, celle du roman policier ? Georges Duhamel. — Les Maîtres (Mercure de France). —- Georges Duhamel sait très bien voir et montrer des choses pas très intéressantes. Colette. — Bella Vista (Ferenczi). — Dans une des nouvelles de ce livre, Colette promène à Tanger quatre de ses petits animaux faisandés. Deux femmes, deux hommes, instinctifs et dont on pourrait nommer les parfums. Ils ne sont pas seulement vivants, ils transpirent. Marthe de Fels. — U.S.A. (N.R.F.). — « Dernière nouvelle d'Améri¬ que : le mot « love » désormais ne sera plus taxé sur les formules télégra¬ phiques ». Comme dit Mme de Fels, « en ce pays tout demeure très simple¬ ment humain ». ' Robert Hérisson. — Avec le Père de Foucauld et le Général Laperrine (Pion). — C'est comme si j'intitulais mes souvenirs de guerre : « Avec Foch ». Eugène Albertini, Georges Marçais, Georges Yver. — L'Afrique française du Nord dans l'histoire (Archat). — Pourquoi avoir donné à ce bon manuel, qui manquait, un format monumental et quasi-luxueux qui ne lui va nullement ? L'illustration s'inspire du procédé déplorable déjà adopté pour 1' « Histoire de la nation française » de Hanotaux ; elle est aussi bien dépourvue d'intérêt documentaire que de valeur artistique. M. Al¬ bertini est un bel historien ; il sait que l'histoire économique est l'essentiel élément de l'histoire générale. 141 LES REVUES Revue des Jeunes. — Que n'a-t-on dit — Huxley, tant d'autres — sur notre décadence. Robert Garric admire la fécondité spirituelle de notre temps. Le 10 janvier cette revue consacre un beau numéro à l'Espagne, à son art, à son âge d'or. Les cahiers écrits en 1914 par Barrés sont calmes et purs (Revue de Pa¬ ris). Il dit (déjà) : « Les Allemands ont toujours aimé remuer le fond des âmes. Et ce qu'ils y trouvent d'instincts, de désirs, il leur plaît de le libérer et de le prendre pour maître... Cela n'est pas médiocre, un peuple qui veut faire et défaire des immortels, peupler son firmament et dépeupler le nôtre. Us veulent régner par-dessus les idoles brisées. » Dans ses « Mémoires d'un poème », Paul Valéry prend amplement le ton solennel du penseur. C'est très intimidant. Le manque d'abandon et de générosité touche, chez ce grand artiste, comme une faiblesse de l'homme. Yggdrasil donne le texte de son « cours de poétique au Collège de 'France ». La jeunesse des écoles applau¬ dit. Voilà comment nous payons « Charmes ». Bien volontiers. Dans son intéressant « Carnet de route en Extrême-Orient » (Europe Nouvelle), M. Robert Leurquin cite cette boutade chinoise : « Il y a quel¬ que chose de pire qu'un soldat, c'est un général ». Article magistral de Robert Montagne dans Politique étrangère de dé¬ cembre : « La crise nationaliste au Maroc ». Dans Europe, du 15 décembre, quelques magnifiques hommages à Elie Faure. 142 Toute étude sérieuse sur Bruegel est chose capitale. M. Edouard Michel est, selon une règle malheureuse, plus érudit qu'inspiré (Gazette des Beaux- Arts, janvier). « L'Assaut, récit marocain », par Georges Spillmann, dans la Revue Hebdomadaire, du 22 janvier : vrai et propre. Chaque numéro de Mesures est précieux. A propos de la chute de Nanking, le National Géographie magazine, de New-York (février) publie des photos aussi intelligentes que belles. Les vues prises au Portugal ou chez les Indiens d'Amérique ne sont pas moins passionnantes. élections et commentaires SELECTIONS Patrice de La-Tour-du-Pin. — Psaumes, (N.R.F.). Sally Salminen. — Katrina (Les Œuvres françaises). Jean Giraudoux. — Les cinq tentations de La Fontaine (Grasset). Charles de Foucauld. — Lettres à Henry de Castries (Grasset). Henry de Montherlant. — Mariette Lydis, 55 reproductions en hé¬ liogravure (Artistes d'aujourd'hui). Vitraux des cathédrales de France, préface de Paul Claudel, élude par Marcel Aubert (Pion). COMMENTAIRES Pierre Jean Jouve. — Matière Céleste. (N.R.F.). — La recherche trop volontaire de l'image neuve est un danger de la poésie : le poète trouve mais c'est trop loin, trop haut ; personne ne peut suivre sans carte secrète et alors... Quand cette recherche est gratuite on la paie le prix qu'elle coûte, mais si elle est au service de l'idée, des idées, elle crée un genre faux, où le spontané se mêle à l'indéchiffrable, où l'abstrait coule dans les mains sans chaud ni froid : en fin de compte on ne retient rien après la lecture et l'on est vexé de tant d'efforts inutiles. Tous les poèmes de « Matière Cé¬ leste » que nous ne touchions pas (la plupart) après avoir essayé toutes les approches, nous les avons creusés : c'est creux, il n'y a rien à faire. 144 Récemment Julien Lanoë réclamait une poésie concrète parce que l'abs¬ traction crée plus qu'un malaise, une duperie, et un faste sans signification. On lui a répondu qu'il demandait l'impossible. En tous cas, pour notre satisfaction, sa demande condamnait un jroème que celui-ci (dans « Ma¬ tière céleste ») où l'on pourra s'amuser à compter les termes abstraits telle¬ ment nombreux que les mots concrets eux-mêmes se vaporisent : FATAL 0 sommeil de la terre, o rayons sidéraux O larmes de la mer Principes infernaux Chagrin du rire et déchirement de l'amour Raison toute obscure Noirceur du soleil pur Insécurité des rivages, Angoisse de l'éther. Matière céleste : le ciel serait-il complètement vide ? Non. Pierre-Jean Jouve y a placé Hélène et cela nous vaut tout de même au début un poème fort beau qui empêche toute comparaison avec le précédent : MATIERE CELESTE DANS HELENE Dans la matière céleste et mousse.de rayons, Dans le crépitement de l'espoir et la tension belle Des entrevues des yeux Des chauds yeux de destinée écrite d'avance De faces roses, de corsages étincelants De pieds d'or Dans la matière de la connaissance aux'yeux tout blancs 145 Quand dansent précipités les blocs d'ozone A chaque cil ouvert Quand sont précipitées, pliées et refermées Les immenses statues vertes des paysages que l'on aime Ici mon ami s'est recomposée Hélène, après qu'elle est morte. Que penser d'une telle inégalité ? Je n'en sais rien. Michel Levanti. Pierre-Jean Jouve. ■— Histoires, sanglantes. (Gallimard). — La matière du rêve en sommeil fut de tout temps matière poétique usée et abusée. Mais le choix et la déformation du rêve étaient rapportés directement à l'art, sans intermédiaire d'aucun symbole ni d'aucune interprétation. Puis par les sur¬ réalistes, la matière du rêve prit des formes plus précises avec significations occultes, et autres, plus ou moins personnelles et du fait incommunicables. Mais depuis le succès des théories et expériences de Sigmund 'Freud les poètes ont compris, assez vite, quels nouveaux monstres délicats irréels mais pensés ils pourraient truquer, pour en faire encore de la poésie. Jean Cocteau, en 1923, dans « Plain Chant » assimila ce qui lui plut et qui nous plaît : Mauvaise compagne espèce de morte De quels corridors ? De quels corridors pousses-tu la porte Dès que tu t'endors. Dans le livre de Pierre-Jean Jouve « Histoires Sanglantes », l'introduc¬ tion indique la volonté de suivre (pour une seule fois d'ailleurs) les che- 146 mins nouveaux que lui ouvre la psychanalyse ; — L'auteur indique avant de livrer ses écrits : « La plupart de ces écrits présentent des « états d'en¬ fants », tels qu'ils apparaissent en ayant demeuré à travers l'homme bou¬ leversés ou chargés de la nostalgie qu'ont les souvenirs du Paradis. » C'est un avertissement assez vague, pour permettre tous les maquillages possibles du rêve, pour servir à son gré sa signification incestueuse et la poésie. -- Nous ne pensons même pas à reprocher ce procédé à Pierre-Jean Jouve pourvu que le résultat soit beau. Encore : certains rêves seraient-ils inven¬ tés (pourquoi pas ?), il ne faudrait y voir qu'un symptôme de poésie. Oui, le résultat est bon. Pierre-Jean Jouve a gardé dans le rêve les images de désespoir tachées de sang qui sont les siennes, tout en profitant de la machinerie illimitée de leur situation et de leur succession. Peu nous importe la psychanalyse de ces rêves (et je crois qu'un médecin s'y perdrait) pour¬ tant évidente, par exemple dans le récit : « Trois gants ». L'intéressant est que Pierre-Jean Jouve nous donne là d'authentiques poèmes en prûse adaptés à lui-même. Il est impossible de dire ce que ces poèmes, écrits sur fond de sang, contiennent des détails hallucinants déteints du réel, et de gestes impossibles de la chair sans contrôle. Mais il faut si¬ gnaler la force ascensionnelle et le rythme intérieur particulier aux courses du rêve, dont la forme observée surprend par la vérité : l'auteur n'a pas voulu autre chose quand il écrit : « Joseph sautait ; tombait dans les fon¬ drières, car il avait pris à travers bois. A ce train-là, il serait chez elle avant un quart d'heure. Il ne pouvait plus maîtriser son cœur et son cœur des¬ cendait plus rapide que lui. Le verger. Aucun bruit, sinon le bruit du cœur de Joseph. Pas Marie. Il franchit lentement la fenêtre et lentement, lente¬ ment, de la chambre du Tambour-Major il vit... que dans la chambre d'hon¬ neur, un homme assisté de deux femmes lavait la morte et la préparait. » Voici encore, parfait, un passage mystérieux assez sensible pour qu'on le touche mais sans pouvoir faire reculer le mystère : à moins que Monsieur Freud... mais ce serait dommage. « Voir, être vu, telle était la question de cette heure pathétique. Le rayon passait-il ou ne passait-il pas ? Des forces terribles pesaient sur le rideau dans les deux sens qui empêchaient et qui favorisaient, et cela se voyait 147 seulement à la surface par le mouvement léger d'une moire un peu grise et un peu rouge. Que l'épreuve soit faite, me dis-je, et de mes gestes ma¬ ladroits je me mis nu — 0 homme presque condamné dans la nuit du ch⬠teau enchanté, regarde ! Est-ce la condamnation — est-ce la grâce ? La rideau devint plus agité et ses moires jouèrent étrangement à ce spectatde. Puisque j'étais nu, nu et viril, j'allais connaître la réponse. Le rideau im¬ muable et changeant laisse apparaître une forme, qui se dessine de plus en plus, qui bientôt montre une femme, à ce qu'il semble également nue. C'est une jeune fille. A ses ondulations argentées, à- ses yeux d'eau de mer, je fais des signes.. — Je suis donc vu ! J'ai gagné. La jeune fille éclate de rire ! » Livre à part ! — Livre à lire ! Michel Levante Roger Lannes. — Les voyageurs étrangers (Editions G.L.M. ). — Le mouvement de la chair peut dessiner une courbe tragique, rapidement tra¬ cée et pourtant prête aux coupures et aux détours. Roger Lannes est torturé par une hâte étrangère qui marque aux pas de la course une disponibilité complète : « Des gestes possibles ? j'en ai plein les bras. Mais que faudrait-il pour les obliger, dans les maisons vides les yeux pleins de sable à marquer leurs poids ? » 148 Cette hâte est un regret comme pour l'oiseau blessé le souvenir du vol : « Mon nageur sait bien qu'à vivre sur la terre désarmant s,es épaules des ailes de son ange, les, pas ne suffisent plus à voler en marchant. » Hâte, fuite et que fascine le repos qu'elle contourne : « Je veux échapper à l'étouffement des feuilles qui retournent aux nourritures de la terre. » Les liaisons de ce drame sont faites d'observations des choses à la nais¬ sance, ou des passages d'une sensation à une autre, autant de modulation difficile, matière de musique, depuis la « Jeune Parque », matière merveil¬ leuse de poésie : « Le début de la course aux jambes des enfants et tout leur jeune pas,sage tracé sur la terre sont alors semblables aux belles déchirures des nageurs inconnus qui gardent aux rivages la fièvre qu'ils ont prise et qui continue la vaste lourdeur d'un autre océan. » Pour Roger Lannes, le mystère est une chose trouvée qu'il nous donne à toucher. C'est la preuve d'un grand poète. Ecoutez : « Lorsque, chercheur d'un âge qui fut celui du jeu nous trouvâmes captive des chambres endormies la vie venue trop tard aux rendez-vous des hommes. » Michel Levanti. 149 Raymonde Vincent. — Campagne (Stock). — Il y a des campagnes qui sont plus campagnardes que d'autres. La rusticité de la Sologne n'est pas celle du Languedoc. Ces différences proviennent de la terre, du ciel, des âmes. Le pittoresque d'un paysage, plus ou moins, en atténue la rusticité. Quoi de plus beau, mais au fond, quoi de moins « paysan » que la Provence, au sens où l'on entend en général ce mot ? Car ce mot s'est chargé, en France, d'une couleur particulière, depuis qu'on a tant écrit sur la campagne, le roman paysan a dressé peu à peu sur un horizon dur, souvent laid, des silhouettes d'hommes et de femmes encore plus durs, plus laids. En peignant les êtres humains qui sont depuis des millénaires aux prises avec le sol nourricier, il en a fait de mauvais animaux, des brutes rusées, vicieuses» Certes il y a bien les « Mémoires » de Mistral ou « Une enfance proven¬ çale » de Marie Gasquet . Mais lorsque Mistral nous raconte que son père, vannant le blé, pour appeler la brise défaillante, lui criait gentiment : « Allons, souffle, mignonne, souffle ! » sauf nous, qui ne dira que c'est là une scène inventée ? Cependant, ce n'est pas une scène inventée. Mais, en Provence ou en Gascogne, le vrai ne paraît jamais vraisemblable. Il at¬ teint d'un bond à un tel pittoresque, il prend un tel relief qu'il frappe, qu'on l'admire et qu'on n'y croît plus. A tort. Par ailleurs, si la couleur y gagne, la poésie y perd. Car il n'y a point de poésie sans mystère, et le mystère s'évapore dès que l'on se détache nettement et du fond sur lequel on vit et surtout de soi-même. Car il faut rester (ne fût-ce qu'un peu) engagé en soi-même si l'on veut maintenir le courant magnétique par où nous re¬ cevons l'influx des choses naturelles, cette sève qui passe savoir (comme ad¬ mirablement l'a vu Pourrat) et qui est poésie. Les pays exaltants, eux, nous dégagent de nous-mêmes. 'Favorables à l'éloquence, à la spéculation, au lyrisme, ils ne le sont point à la rêverie. A la rêverie (sauf pour des âmes privilégiées) il faut d'autres climats. Quand on traverse le Berry, on n'y est point sollicité par la beauté évi¬ dente des paysages, mais pénétré de leur monotonie. Le sol est plat, fertile, où s'enfoncent de solides métairies. Les bourgs ont l'air de sommeiller. On ne rencontre que peu de monde sur les routes. On va, les yeux fixés sur l'horizon, dans l'espoir de voir s'y lever un clocher, une tour, un bois, un nuage. Et quelquefois en effet on découvre très loin, sur l'horizon, quel- 150 que futaie bleuâtre, sur laquelle un immense nuage gonflé d'eau, que sou¬ tient le soleil, est venu se poser silencieusement dans l'attente d'autres nua¬ ges, encore lointains. Là est une terre éminemment paysanne, une terre sérieuse, où les événe¬ ments sont rares et où, par conséquent, les âmes restent profondément en¬ gagées en elles-mêmes. Tout y devient intérieur, car tout s'y déplace si len tement qu'on n'y a jamais le sens d'une irruption. C'est le climat le plus propice aux développements de la rêverie. Mais, s'il est vrai que la rêverie soit une évasion vers le ciel, pour les gens de la terre, que leurs rudes tra vaux et les mouvements des étoiles appellent à des dates fixes, comment ne prendrait-elle pas le pli des choses religieuses, et ne se fondrait-elle _pas dans les fêtes d'un culte si bien accordé aux saisons, aux soucis, aux joies de la terre ? Paysannerie grave, laborieuse, sensible à la Nature, amie de Dieu, est-ce possible ? Il paraît. Madame Raymonde Vincent nous l'affir¬ me. Dieu soit loué ! Si elle dit vrai, quel espoir ! Mais elle dit vrai. Dans sa bouche, le vrai prend un ton si modeste qu'il paraît vraisemblable; et il est ainsi deux fois vrai. Cette modestie n'a rien à voir avec le fait qu'on nous annonce que Madame Raymonde Vincent n'étant jamais allée à l'école, s'est instruite elle-même. Ce sont là des puérilités. Cette façon qu'elle a de ne jamais hausser la voix reflète bien plus : elle traduit des qualités d'âme, et une naturelle tournure d'esprit en accord avec un pays, une race, une noble éducation morale. C'est l'honnêteté de ce! accord qui d'abord nous touche. Qui parle ainsi ne saurait mentir. Et il importe beaucoup que ce livre ne soit pas mensonge, ou, si ce mot effraye, simple fiction. Si la France est restée paysanne (je le crois) et si la vrai« paysannerie conserve encore les vertus qu'on trouve dans « Campagne », quelle consolation et quel espoir ! Fait curieux, les qualités littéraires de ce livre semblent recevoir leur valeur de la substance morale qui les porte. La probité de la langue, la lenteur du débit indiquent réflexion, mesure d'âme. Une pensée simple, droite ; des sentiments simples, droits ; une sensibilité vive, pouvant aller au désespoir, mais le plus souvent taciturne. Des paysans qui sont des âmes. Des gens de la terre (est-ce croyable) sensibles à une belle nuit ? Oui, cela est croyable... Naturellement il ne se passe rien. Pas d'intrigue drama- 151 tique. Mais est-il indispensable, pour donner l'impression de la vie, de placer les êtres en d'exceptionnelles situations ? Ceux que nous voyons ici vivent ; ils meurent aussi ; et entre la vie et la mort, ils souffrent. Cela est bien suffisant. Et comme du dehors peu d'événements leur arrivent, quelques- uns, les enfants, les femmes (peut-être aussi les hommes, mais par pudeur ils s'en cachent) cèdent à la rêverie toute proche, celle qui vient des bois, du ciel. Telle la charmante Marie, héroïne modeste de ces Géorgiques berrichon¬ nes. Comme Jeanne elle entend les fées. Mais le sort, ou son ange, ne l'avant point placée au cœur d'événements exceptionnels, elle se contente de les entendre. C'est une réserve de poésie, d'héroïsme peut-être, pour l'avenir. Henri Bosco. Henri Pourrat. — La Veillée de Novembre. •— (Editions de la Cigale à Uzès en Languedoc). — Pour parler doucement d'une Ombre, il n'est pas dans toute l'année de mois plus favorable que Novembre. Il s'ouvre par le grand rassemblement des vivants sur les morts et, tout le long des trente jours qu'il dure, on respire le parfum des fleurs dont on a couronné leurs tombes. \ ' ? ; 1 Après les voluptés de l'automne voici que le ciel devient gris et, vers le quinze, les vents qui se lèvent. L'esprit de l'adieu tourmente les hommes, les bêtes, les arbres. De secrètes séparations détachent l'été de la terre. L'on se hâte vers les maisons avant l'hiver, les tièdes maisons. Le soir, avec leurs soucis et leurs souvenirs, elles abritent bien des âmes, que les premières ri¬ gueurs de la saison inclinent à la rêverie. C'est sans doute cette influence qui a inspiré à Henri Pourrat la pensée de placer sous l'invocation de no¬ vembre cette veillée où lui sont revenu» le nom, la forme, l'âme et le charme défunts de Cécile Sauvage. « Après moi celui qui viendra Sur la route grise et poudreuse Verra l'empreinte de mes pas... » 152 Empreinte légère, souvenir cependant qui ne s'efface plus jamais. « Je n'ai pas oublié (écrit Pourrat) cet après-dîner d'un Mai pluvieux où Pierre Messiaen nous lut le petit poème intitulé La Tête. Oh ! mon fils, je tiendrai ta tête dans ma main... Elle était là, assise sur une pauvre chaise. Et vers la fin la vision d'af¬ fection et de douleur se levant de nouveau pour elle, elle n'y put tenir et se mit à pleurer. » L'offrande amicale et élégiaque que Pourrat apporte à Cécile Sauvage sent les bois humides, l'herbe, la terre. On imagine la petite ville d'Auver¬ gne, les quatre mille âmes d'Ambert et là, autour de la femme si tendre, ces amis souvent joviaux, fidèles toujours, et tous préoccupés de quelque secret de l'esprit. Le charme pénétrant de ces brèves évocations est tel qu'on a le sentiment, à les lire en silence, de faire oraison. Pour parler des morts avec la discrétion requise et la pitié sans amertume, il faut avoir l'usage de la prière. Henri Bosco. Reynaldo Hahn. — L'Oreille au guet (N.R.F.). — On lit dans les let¬ tres de Marcel Proust : « La délicatesse de son cœur égale celle de son es¬ prit ». Il faut en effet autant de cœur que d'esprit pour parler de la musi¬ que comme le fait M. Reynaldo Hahn. De l'esprit, à savoir de sûres con¬ naissances utilisées avec la plus subtile finesse. Du cœur, c'est-à-dire une sensibilité délicate au service de ce métier et de ce goût. Pour peu qu'on y ajoute l'usage des lettres, du monde et l'amour du bien dire, l'on a un chro niqueur de choix. Ces qualités, M. Reynaldo Hahn les possède. Il est natu¬ rellement un écrivain. Doué pour le portrait, il pourrait faire un remar¬ quable mémorialiste. Je n'en veux pour preuve que ce qu'il nous rapporte de la Thérésa ou de Paulus. « Sa coiffure étroite et un peu haute, n'atté¬ nuait en rien la laideur de son visage dont le trait le plus saillant était une mâchoire bestiale, sorte de mufle allongé qui, je le compris depuis, 153 devait constituer un projecteur vocal de premier ordre. » (Thérésa). Et Paulus : « Il était de taille moyenne, bien découplé, il avait les mains nettes et portait un diamant au petit doigt. » Cela est peint. Mais peindre n'a pas été, dans ce livre, le dessein principal de M. Rey- naldo Hahn. D'abord compositeur et critique musical, il a écrit des pages excellentes sur Mozart et Wagner. Un profane (ou presque) ne saurait les commenter comme elles le méritent; mais, sans aller jusque là on peut tout de même en louer le bon sens, l'esprit et par conséquent le goût sûr. De Mozart en particulier., on ne saurait parler avec une sympathie aussi intel¬ ligente. Dans un domaine moins illustre, ce que M. Reynaldo Hahn dit du café-concert, du chant, nous a beaucoup plu (mais nous n'aimons pas Tino Rossi). Henri Bosco. Yvan Olbracht. — Nikola Suhaj le Brigand (N.R.F.). — M. Yvan Olbracht s'appelle de son vrai nom Kamil Zeman. Et Kamil Zeman est le fils de M. Autal Stayek. Voilà qui est clair. Il a 56 ans et contre lui tous les gendarmes tchécoslovaques. Car les gendarmes tchécoslovaques sont susceptibles et ils estiment que M. Yvan Olbracht les a diffamés. Il est certain que l'histoire de Nikola Suhaj le bandit n'est pas une épopée de la gen¬ darmerie. Le brigand y tue beaucoup de gendarmes et jamais les gendar¬ mes n'arrivent à tuer le brigand. Un fameux brigand : « qui prenait aux riches et donnait aux pauvres et qui jamais sauf en cas de légitime défense ou de juste vengeance ne tua personne. » Par conséquent un brigand sym¬ pathique et beau avec cela et qui plus est invulnérable aux balles des gen¬ darmes, grâce aux sortilèges d'une sorcière. En somme un brigand à qui il ne manquait rien. Or ce brigand a vécu, réellement vécu, dans les Kar- pathes, du côté de la Bukowine, vers la fin de la guerre et un peu après. Dans cette région habitent des Ruthènes, qui sont des Slaves restés passa¬ blement sauvages, à ce que raconte M. Olbracht. Et il y a de grandes mon¬ tagnes couvertes de forêts vierges où vit encore « le dieu de la terre... l'antique dieu païen, le maître des forêts et des troupeaux qui refuse de pactiser avec l'autre Dieu orgueilleux et hautain. » 154 Nlkola Suhaj le brigand qui hante le maquis des Karpathes est l'éma¬ nation et l'incarnation de cette force naturelle. Les plus beaux passages du livre sont ceux qui le montrent possédé par l'esprit de la terre ; il devient alors d'une sauvage grandeur. Ce n'est plus un brigand mais le tonnerre, l'orage. Comme tous les héros il finit mal. C'est la règle de l'héroïsme. On l'assassine. En lisière de la forêt, dans la vallée, sous les toits des petits villages, vit et s'agite toute une population de Ruthènes insociable et de Juifs mer¬ veilleusement juifs tant ils sont ingénieux, formalistes, malins, violents, disputeurs et finalement sages. Ce sont eux qui feront tuer le Dieu de la terre. A coté de ces miracles d'intelligence, les gros gendarmes tchécoslova¬ ques, il faut l'avouer, ont l'air d'être nés de leurs bottes. Livre curieux. La traduction n'est pas toujours écrite en bon français, loin de là. Jacques Braud. Claude Aveline. — Voiture 7 — Place 15 (Emile-Paul). — Ceci est un roman policier, mais non pas de l'espèce commune. D'abord il est fort bien écrit. Ingénieusement monté pour dérouter, comme il convient, les soupçons, il part sur un motif dramatique, se détend en épisodes d'un humorisme discret, retombe dans le drame, nous mène presque jusqu'au crime et se dénoue bien. L'intrigue y est savante, mais elle n'est pas tout. Des silhouettes, des croquis de caractères plutôt, y ont autant d'importance que l'événement. Ici, le policier n'est pas le psychologue, c'est le voleur qui l'est. On finit par le prendre, car tout a une fin. Pas de sang, ni de chausse-trappe. Un roman policier tout en malices et en émotions. Le lire. C. Nancourt. Les Arts La ^MLu5icj^iie SUR LE « DEBUSSY » D'ANDRE SUARES La bataille de Pelléas et Mélisande, qui agita les esprits de nos pères, paraît maintenant aussi lointaine que celle de Tannhauser ou d'Hernani. Personne, même dans la sous-préfecture la plus éloignée, n'oserait plus considérer Debussy comme un excentrique ou un aimable original. Par contre, les « debussystes » n'existent plus, — ces imitateurs de la première heure dont le maître disait avec tristesse : « ils me tuent ! » Il y a eu un temps où l'on s'exposait, en faisant des réserves sur l'art debussvste, à perdre le renom qu'à la Cour on avait d'honnête homme. Cette époque est révolue: le temps, une fois de plus, a opéré sa célèbre « purgation des passions ». L'ouvrage d'André Suarès (1) n'est pas né, à proprement parler, dans la bataille ; mais il a vu le jour dans cet état qui n'est déjà plus la guerre sans être encore la paix. Le premier chapitre parut, peu après la mort de Debussy, dans un numéro spécial de la Revue musicale. Il provoqua la démission du Président du Conseil d'Administration. A cette offensive de droite correspondit une offensive de gauche : Jean Cocteau, au nom de l'école d'Arcueil, partit en guerre contre la « musique à l'estompe », et rompit des lances en faveur de la « musique à l'emporte-pièce ». (1) Debussy, par André Suarès, Paris, Emile-Paul, 1936. 156 Le petit volume qu'André Suarès a publié dernièrement en a conservé une certaine odeur de poudre. L'auteur y prend un ton combattif assez déplaisant. Il brûle sur l'autel de son nouveau dieu tout ce qu'il a adoré jusqu'à présent : il lance dans les flammes tous les musiciens dont il a autrefois chanté la gloire, et il ironise sarcastiquement devant le brasier. Il s'en prend au front de Beethoven, au nez de Berlioz : « Point d'éclairs en redingote, ni ce front démesuré que la calvitie dévaste si heureusement afin que les idolâtres y installent le siège du génie, ni ce nez d'oiseau de proie qui a tant fait pour ravir les moutons ». Gluck est particulièrement mis à mal. Suarès nous déclare que » Schumann est sentimental jusqu'à la nausée, comme Chopin ». Il traite le noble Franck en minus habens, et, ce qui est plus grave, en minus habens roublard. Hugo et Rubens, reçoi¬ vent quelques balles perdues : ils sont offerts en holocauste, l'un à Verlaine, l'autre à Watteau. La gêne que l'on ressent devant ce jeu de massacre atténue quelque peu ie plaisir que l'on peut attendre d'un aussi pur écrivain qu'André Suarès. Et pourtant ce plaisir reste grand ; dépourvu de tout appareil technique, ce petit livre est un chef-d'œuvre de compréhension artistique, où abondent les formules concises et suggestives : « Il (Debussy) est le faune et la naïa¬ de, le rêve de la lune sur le marbre et la mélancolie des terrasses ; le poète du vent et de l'écume, de la mer et des eaux, de tout ce qui est vapeur, fluide et nuages. Il saisit le soleil et le rythme des rayons. Toutes les eaux lui par¬ lent, et la pluie même, qui rafraîchit les pleurs du matin, au sortir de l'in¬ somnie et de la noire chambre où le malade a compté dans l'angoisse les heures lentes de la nuit... Il va de la grâce la plus légère et la plus vaporeuse à l'extrême puissance. Dans l'impalpable il est le maître souverain ». A-t- ôn quelquefois mieux parlé de l'auteur des Trois Nocturnes ? * ❖ * André Suarès ne nous fait aucun exposé technique. Il se borne à ana¬ lyser son plaisir. Pourtant, il n'échappe qu'imparfaitement à la tenta¬ tion de reconstruire la doctrine esthétique de son idole. L'art de Debussy est fondé sur le plaisir sensuel du son. « Sensuel » et « voluptueux » sont 157 des mots qui reviennent souvent sous la plume de Suarès, soit qu'il parle de l'œuvre, soit qu'il dresse le portrait de l'auteur. « Il fait connaître le prix de la vraie sensation, profonde et délicate, forte et délicieuse ». De¬ bussy va jusqu'à « sensualiser l'intellect » et Saint-Sébastien « même dans les supplices n'abdique jamais une sorte de séduction voluptueuse ». Or, plus encore que le rythme, la mélodie ou la polyphonie, l'harmo¬ nie donne un plaisir sensuel. Aussi Debussy est-il essentiellement harmo¬ niste et recherche-t-il l'écriture verticale. « Qui ne pense pas harmoniaue- ment, ne pourra jamais entrer dans cet art. » Suarès fait assez bon marché de la mélodie, qu'il intègre dans l'harmonie. « L'harmonie constitue l'élé¬ ment mélodique lui-même : la mélodie est la gerbe qui s'éparpille. » Quand à la construction polyphonique, — qui constitue pour Stra- winsky l'essence même de la musique —, il en parle avec le mépris le plus total et voit en elle « une sorte de gymnastique stérile et d'exercice pure¬ ment scolaire ». * * * La place prise par Debussy, non seulement dans la musique contem¬ poraine, mais même dans la musique de tous les temps, est inattaquable c-t indiscutée. Les Préludes, Ibéria, Pelléas, le Quatuor, la Mer et Saint-Sé¬ bastien, sont définitivement classés parmi les plus grandes œuvres. Mais, si l'on examine son système esthétique, — s'il est permis d'employer un terme pareil en parlant d'un musicien aussi éloigné de tout esprit de doc¬ trine — convient-il de le placer aussi haut que fait Suarès et de lui offrir en holocauste tant d'illustres victimes ? Il est certain qu'il marque une date considérable dans l'histoire de la musique, ne serait-ce que par sa réaction contre la somptueuse lourdeur wagnérienne, son écriture fluide sa libération de l'harmonie, et les nouvelles richesses sonores qu'il a su découvrir dans les instruments. Le piano n'est plus ce qu'il était avant De- busy ; et il nous a révélé dans l'orchestre des merveilles insoupçonnées. 158 Peut-être subit-il un peu le reflux qui emporte ce que le mouvement symboliste, auquel il est étroitement lié, avait de systématique et d'arliii- ciel. Les cygnes, les tours et les lampes, les syrinx et les cors, les sveltes jets d'eau, tout ce matériel est rentré peu à peu au magasin des accessoi¬ res, suivi par les préraphaélites jeunes filles aux yeux verts et aux cheveux de lin. Que reste-t-il du théâtre symboliste ? Il est bien difficile de relire les drames de Maëterlinck sans se sentir confusément gêné par l'impur souvenir d'Idrofile et Filigrane. On s'est éloigné aussi, dans tous les do¬ maines du flou, des nuances et des irisations ; on est las de toute cette sensibilité un peu décérébrée et mièvre, dénoncée par Julien Benda dans son Belphégor, et qui caractérisait les heureuses années de la fin du xix5 siècle. On veut plus de rigueur. Valéry, Strawinsky ont célébré, chacun dans son domaine, la joie de vaincre la difficulté technique. Et malgré la part de snobisme que contient le soi-disant « retour à Bach » — comme si l'auteur de l'Ut mineur n'était pas lui-même un prodigieux architecte ! —- il y a chez nos contemporains un désir très marqué de revenir aux œuvres qui donnent un plaisir moins exclusivement sensuel. Mais si le matériel symboliste a perdu son prestige, les conquêtes symbo¬ listes sont acquises pour toujours et bien vivantes. Les territoires inconnus annexés par Rimbaud au domaine poétique alimentent toute la poésie mo¬ derne. « Au fond, nous vivons tous de Rimbaud », a déclaré Paul Valéry. Ainsi en est-il de Debussy. Son apport reste immense. Peut-être même, en nous réapprenant l'émotion discrète et l'expression pudique des sentiments, nous rapprochera-t-il d'auteurs comme Mozart dont nous ont fâcheusement éloignés les grandioses effusions romantiques, et la trop forte tension qu'elles ont imposée à nos sensibilités. * ** Le ton inutilement polémique du Debussy de Suarès, ai-je dit plus haut, cause une certaine gêne au lecteur. Suarès est un artiste hautain, impeccable et probe, qui n'a été connu, pendant de longues années, que d'un petit nom- 159 bre d'initiés. 11 en a conservé une certaine amertune. « Peut-être un jour, — a-t-il écrit quelque part, (1) —- si j'en trouve l'inutile courage, si je peux en vaincre le dégoûtant ennui, conterai-je ma vie parmi ces braves singes et ces bonnes vipères : quel sort m'a été fait, quels dénis de toute attention et de toute justice, quelles incroyables calomnies, quels reniements, quelles sales trahisons j'ai subis et quel traitement j'en essuie encore ». Pardonnons à ce clerc qui n'a pas trahi, les quelques gouttes de vinaigre qui peuvent traîner parfois dans le fond de son écritoire. Yves Sourisse. (1) Sur la vie, t. I, p. 9. a V_xrav ure LE MAROC DE CAMILLE JOSSO Le Maroc n'a pas à se plaindre des artistes ; ceux-ci, parfois, n'ont pas à se plaindre de lui. Pourtant, un sort l'a longuement privé de ceux aux¬ quels il semblait destiné : les graveurs. L'héritage d'Adrien Matham et des illustrateurs de Hôst et du père Dan était jusqu'à ces jours resté en déshé¬ rence. Cette injustice s'efface. Il y a deux ans, François-Louis Schmied a fait à ce pays l'impérial don de sa magie. Camille Josso expose à présent quinze des planches (la moitié) du monument qu'il lui dédie. Le Maroc, patrie des graveurs. Si l'on admet, pour simplifier extrême¬ ment, que la peinture dise la chair, qui pourrit, que le dessin exprime la ligne, qui fond, la gravure découvre le squelette, qui se cache. Un des ap¬ ports les plus émouvants du Maroc, une de ses nourritures, une de ses va¬ leurs, est, encore aujourd'hui, d'étaler à nos yeux un fragment du squelet¬ te de la création. Pureté de plaines parfaitement droites, grands corps sans parures des cités, monts sans apprêts, butte d'Agadir, désert d'Aglou contre un inabordable Océan. Ses monuments les plus récents sont réduits par la ruine à n'être plus que quelques os ; les êtres mêmes, souvent nous ne les remarquons pas, parce qu'ils sont uniment des âmes. A chaque détour, la saveur — cette poésie fine et intense — de la pauvreté. Le Maroc moderne avec son équipement est une carcasse qui n'a pas reçu toute sa nourriture. Sur ces nudités quand les Occidentaux cèdent à leur besoin de mettre quel¬ que chose, cela plaît ou déçoit comme une nouveauté. 161 A ce squelette, Camille Josso a ajouté Josso, fort heureusement. Je ne connais pas M. Josso, mais il doit avoir le visage clair et un sourire vers l'avenir : son art est pur. Sa sensibilité se révèle, ce qui est curieux et si¬ gne de grande délicatesse, à un retranchement. Devant un thème aussi sé¬ rieux, qu'une aisance légère libère de sa gravité, a disparu cette malice qui semblait diriger vers une voie différente, mettant en son art quelque chose de joliment mineur, l'illustrateur des Aventures de Mouette et de l'Artilleur de France. C'est dire qu'il s'est élevé. Désormais, il réduit l'épisode au juste minimum. Il sait n'ajouter que peu à l'essentiel. Les éléments juxtaposés qui composent ses tableaux, s'épaulent sans se confondre. Il les étage en profondeur, car le Maroc est un pays horizontal. Sa vue des choses est à la fois sobre et très poussée. Ses favoris sont les grands arbres, leur tronc et leurs rameaux, qui expriment la puissance de la vie naturelle, la mer et les bateaux qui la peuplent sans l'animer. C'est la terre et le bois, la pierre et l'eau qui forment notre esprit. D'un profond sentiment du modèle naissent des compositions remarquables. Son gommier divin, et non la ville qu'on aperçoit, sert de foyer à cette caravane du Drâ. Tiznit offre au ciel ses grâces et ne vit que d'elle-même au milieu de son désert couleur de chair. Pour tirer une belle planche des horreurs de la Bachkoun, il les traite avec délicatesse. Qu'un artiste choisisse un si ample sujet pour aborder un nouveau pro¬ cédé d'expression témoigne d'une force singulière. C'est à faire de telles écoles qu'on prend les meilleures garanties d'avenir. Christian Funck-Brentano. e L inenia INTENSION ET EXPRESSION La Maison de la Culture a offert au Maroc une séance de cinéma rare en projetant des films que nous n'avons jamais l'occasion d'y connaître. Une bande de Jean Painlevé —• c'est-à-dire une poésie —, le reportage de Bunuel sur les Hurdes intitulé Terre sans pain, Tonnerre sur le Mexique d'Eisenstein, composaient le programme. Le public est venu très nombreux encourager les auteurs de cette manifestation. Bravo pour lui, merci à eux. Mais il est naïf, le public. Il a besoin qu'on l'avertisse que le cinéma est aussi avare de chefs d'oeuvre que le théâtre, et qu'hélas c'est de lui-même qu'il dépend, de son affluence au meilleur ou au moins mauvais, que de belles œuvres naissent. Tout est là pour en faire, mais on a peur de lui. Bunuel fut un des auteurs les plus en vue du cinéma d'avant-garde, donc du surréalisme. Or, c'est de lui que vient une des œuvres les plus réelles qui furent portées à l'écran. Le cinéma ne peut proposer que des images sim¬ ples et il doit les trouver, ou faire qu'elles soient, évocatrices. Quoi de plus simple et de plus suggestif que ceci : des hommes qui ne sont encore que des bêtes ? De ce sujet saisissanl Bunuel a su choisir les vues les plus 163 vraies, et nous convaincre qu'elles le sont en les prenant parfaitement com¬ munes. Là n'est pas son moindre mérite si l'on songe que l'adresse des men¬ teurs-photographes a dépouillé le témoignage par l'image de toute vertu de crédibilité. Or, il est impossible de douter que les Hurdes ne soient ce qu'il montre, qu'en trois quarts d'heure il n'en résume l'esprit. Que Bunuel soit probe, je le crois et cela m'intéresse peu, mais je suis sûr, et cela m'in¬ téresse fort, qu'il est un vrai artiste. Ce surréaliste a compris que l'anti- cliché est ce qu'il y a de plus significatif, de plus « ébranlant », de plus générateur par conséquent des sentiments qu'on désire susciter. De la vie, ou plutôt de l'être d'un village, il a composé un poème cohérent, logique et pénible. C'est en prétendant lui donner un sens, 1' « incliner » dirait Gide, que de son œuvre, souvent si belle, Eisenstein a fait, en dehors même des mutila¬ tions de la censure, quelque chose de décousu, d'arbitraire. Le propre de l'art est au contraire de donner une impression de nécessité. Il est curieux de constater que la matière première du cinéma, c'est-à-dire l'inanimé (je pense particulièrement aux stars) se laisse si malaisément violenter. Ce dialogue intérieur qui doit naître, chez le spectateur, du mouvement des choses, ne peut filer, s'épanouir, qu'en liberté. Des choses, celui-même qui les anime doit nous apparaître comme le premier spectateur. On imagine que l'essentielle tâche du metteur en scène soit d'écouter avidement ce qu'el¬ les ont à lui dire. Ainsi l'on imagine que Dieu (sans prendre la comparai¬ son au sérieux) n'a pu créer le monde qu'après l'avoir contemplé. Il n'ap¬ partient qu'au spectateur de transformer, par exemple, l'image de la souf¬ france en celle de la tyrannie. Le cinéma est un art plastique, et poétique bien entendu : il propose. Qui veut démontrer, écrit en prose. Il ne doit pas y avoir moins de vide entre les images d'un film qu'entre les mots d'un poème. Chez Charlie Chaplin, l'effet succède à l'image ; il n'éblouit pas, il éveille, il provoque, et ses films débouchent sur l'horizon, sur ce qui ne sera pas montré. Eisenstein, Jean Renoir, dont les noms peuvent être dits après le sien, apportent au cinéma, pour notre amusement sinon pour notre surprise, ce qu'apportait au roman Paul Bourget. 164 Nous le •dépitions pour eux plus que nous n'avons fait pour lui car ils sont de meilleurs artistes. Nul, parmi les serviteurs de l'écran, n'a porté la force d'expression des images à plus d'intensité. Le jour où nos yeux sau¬ ront voir et se rappeler, ils reconnaîtront aussitôt le style de ces deux maî¬ tres : plus pur et plus subtil chez Renoir, chez Eisenstein d'une vigueur, d une autorité exemplaires, avec un sens du rythme qui évoque pour moi celui de l'alexandrin. Une sorte de bataille est engagée en France autour de la Marseillaise. Jèan Renoir est vaincu dans les premiers engagements, livrés aux critiques de la première représentation. Il compte prendre sa revanche par un suc¬ cès de foule, cette pauvre foule qui mérite d'être mieux respectée, moins flattée, et peut-être même suivie plus que guidée. Mais on déforme le sens du vers de Musset que nous finirons par trouver admirable : « Vive le mé¬ lodrame où Margot a pleuré ! » Rien, dans les précédents films de Renoir, ne faisait prévoir ce qu'on dit de la Marseillaise. Le crime de M. Lange et La Grande Illusion ont été récemment projetés au Maroc. Renoir est un peintre d'atmosphère. C'est un parfait conteur de simples histoires ; on souhaiterait qu'il portât à l'écran un scénario de Charles Vildrac. Tout ce qui, dans ces deux films (c'est-à-dire tout Le crime de M. Lange) est familier, « vécu », dépourvu d'éclat, en somme tout ce qui ne rappelle pas sa Chienne, est d'une force, d'une poésie dans le réel, d'une beauté même, rarement at¬ teintes au cinéma. L'appareil qui agit sous la direction de ce metteur en scène semble une antenne. Les acteurs ou les objets qu'il déplace ont un mouvement qui nous transporte. Sa langue s'adapte à son objet parfaite¬ ment lorsque cet objet est sur terre. Mais, qu'on y prenne garde, une atmos¬ phère intimiste, cela ne s'invente pas : cela se retrouve, cela sort de ce qui fut, non seulement compris et aimé, mais dans la réalité senti et vu. Le ro¬ man historique, épisodique, le film historique ou épisodique, ne sont pas des œuvres d'atmosphère, mais des compositions décoratives. L'impuissan¬ ce du cinéaste à faire de l'histoire est exprimée par François Mauriac en termes remarquables : « Des photographies, de Louis XVI et de Marie-An¬ toinette sont en soi une erreur comique et même grotesque ». 165 Souhaitons que la Maison de la Culture n'ait fait qu'inaugurer la série de ses spectacles. Elle a montré son dessein de présenter des œuvres de qualité, des œuvres combatives, non pas au sens que l'on entend peut-être, mais parce que leur vue secoue en chacun de nous l'âme cinématographique. Une pareille entreprise sert le cinéma et par conséquent le public. Puisse celui-ci le comprendre. Du Voyage sans retour à Zéro de conduite, d'Emile et les détectives au Million dollar legs, de La Jeunesse de Maxime à Ex¬ tase., etc., que d'œuvres du répertoire, non vues ici, ou oubliées, dont la venue serait saluée avec reconnaissance. Christian "Funck-Brentano. P. S. — La Mort du Cygne est arrivée au Maroc avec de fortes recom¬ mandations publicitaires. C'est un film sans vedettes, a-t-on dit. On s'en aperçoit. Tombeau Je Gabriel d'A nnunzio L'auteur de Contemplation de la Mort a disparu, en poète et en héros, à l'instant qu'il devait. Le poète de la Canzone dei Dardanelli, le héros de Ruccari et du vol sans obus sur Vienne, le condottière de Fiume, semble n'avoir pas voulu connaître le triomphe sur l'Autriche de la barbarie. Des quatre sonnets d'amour qu'avant les Aveux de l'ingrat il écrivit en langue française, et qu'il fit éditer en 1915 au profit de la Croix-Rouge, du Vestiaire des Blessés et de l'hôpital auxiliaire du Val-de-Grâce n° 11, le « Sonnet pour la France » a déjà été réimprimé : France, France la douce; entre les héroïnes Bénie, amour du monde, ardente sous la croix Comme aux murs d'Antioche alors que Godefroi Sentait sous son camail la couronne d'épines, Debout avec ton Dieu comme au pont de Bouvines Dans ta gloire à genoux comme au champ de Bocroi Neuve immortellement comme l'herbe qui croît Aux bords de tes tombeaux, aux creux de tes ruines, Fraîche comme le jet de ton blanc peuplier Que demain tu sauras en guirlandes plier Pour les chants non chantés.; de ta jeune pléiade, Ressuscitée en Christ, qui fais de ton linceul Gonfanon de lumière et cotte de croisade. « France, France, sans toi le monde serait seul. » 167 Le sonnet « Sur une image de la France croisée peinte par Romaine Brooks », l'artiste américaine, est plus rare, et sans doute plus beau : Ont-ils haussé l'éponge acre au fer de la lance Contre sa belle bouche ivre du Corps très saint ? La croix sans Christ, qui souffre au-dessus, de son sein, N'est que la double entaille acceptée en silence. Mais son œil est plus clair que la claire Provence, Mais son cœur est plus doux que le printemps messin. Elle oint de sa douceur la force qui la ceint, Elle noue à ses pieds percés la patience. Et le vent du combat et l'or du jeune jour Et les avrils non vus et l'amour de l'amour Et les chants non chantés vivent dans son haleine. La bandelette pure à son front est un feu Blanc qui conduit les morts. Et l'on voit sur la plaine Tomber de son manteau la grande ombre d'un dieu. AGUEDAL parait six fois par an par les soins de henri bosco, c. funck-brentano armand guibert (tunis) jean grenier, rené janon (alger) et pour le compte de la SOCIETE DES AMIS DES LETTRES ET DES ARTS au maroc Rabat, 14, avenue de Marrakech abonnement : Pour un an : 40 frs. (Etranger : 50 frs). Chèques Postaux : Sala, 122-95, à Rabat.