D 092 2005867 LA RÉVOLUTION PAR EDGAR QUINET TOME SECOND PARIS LIBRAIRIE INTERNATIONALE LACROIX, VERBOECKHOVEN ET Cie, ÉDITEURS Boulevard Montmartre, 15, au coin de la rue Vivienne MÊME MAISON A BRUXELLES, A LEIPZIG ET A LIVOUliNB 1 865 Tous droits de traduction et de reproduction réservés LA . RÉVOLUTION LIVRE TREIZIÈME. GUERRE CIVILE. I. LE 31 MAX 17 93. Jusqu'où peut aller l'aveuglement de- parti quand on le porte dans l'histoire! Nous nous refaisons à grand'peine, à la sueur de notre front, les passions des hommes de ce temps-là. Nous nous renfermons dans leur horizon, sans permettre que l'expérience qui a suivi nous éclaire d'un seul rayon; et, du fond de ces ténèbres posthumes, nous admirons les principaux révolutionnaires de ce qu'ils se sont entre-tués les uns les autres. S'ils pouvaient renaître, combien ils se verraient h. i •2 LA RÉVOLUTION. eux-mêmes avec d'autres yeux ! Qu'ils jugeraient diffé¬ remment leurs actes ! Qu'ils apprendraient de choses en un jour, et combien le retour qu'ils feraient sur le passé serait instructif pour la postérité! Et nous, qui sommes cette postérité, nous repoussons les dons de la vie, c'est-à-dire de l'expérience; nous fermons les yeux au jour qui apporte son enseignement avec lui. Pour juger les morts, nous retournons à l'ignorance et aux ténèbres des morts, sans pouvoir obtenir leur paix. Le 2h mai, la Commune, Pache en tête, se pré¬ sente à la barre de la Convention : « — Pouvez-vous sauver la République? ou devons-nous nous en char¬ ger? » ■— Le président Isnard répond. Mais les diffi¬ cultés n'étaient plus de celles que la déclamation peut dénouer. On revit, le 31, à l'Hôtel de Ville, contre l'Assem¬ blée, ce qui s'était passé au 10 août contre la royauté. Même discipline, même invasion nocturne de l'Hôtel de Ville. Quatre-vingt-seize inconnus y pénètrent dans la nuit, sous les noms de commissaires clés quarante- huit sections. Ils cassent le conseil général deux fois renouvelé depuis le 10 août et qui déjà n'est plus de son temps; presque aussitôt, le trouvant obéissant, ils le rétablissent. Pache reprend le rôle de Pétion. Cette révolution communale se fit avec une précision toute militaire. Chaque mouvement en avait été convenu d'avance. L'extrême passion se soumit à une règle d'un moment ; chacun consentit à obéir quelques GUERRE CIVILE. . 3 heures pour se faire une longue domination absolue. Le tocsin de l'Hôtel de Ville, de Notre-Dame, fut d'abord le seul indice de bouleversement, car on n'avait pas réussi à tirer le canon d'alarme. Ainsi, cette révolution nouvelle, qui devait apporter tant de chan¬ gements tragiques, se glisse dans les ténèbres. Quand le jour se leva le 31 mai, tout était consommé; il ne restait plus à la Commune qu'à intimer ses ordres à la Convention. Ce qui rendait, en général, les mouvements irrésis¬ tibles, c'est que la violence du peuple y était pour un moment soumise au calcul. Il y avait à la fois la pré¬ méditation d'un conseil secret et l'explosion de la colère publique. Coups d'Etats populaires, tels que n'en fournit aucune autre révolution; médités, dans la nuit, comme les pièges d'un usurpateur, exécutés, le jour, par la main d'un peuple entier. Le jour venu, tout Paris se trouva insurgé sans le savoir et sous les armes, les barrières fermées, n'atten¬ dant qu'un signal. Celles des sections qui d'abord avaient hésité, se ravisent ; elles envoient en toute hâte leur adhésion au plus fort. Ce fut une bien autre fournaise qu'au 10 août : cent mille hommes amassés autour de l'Assemblée, et des réserves d'hommes à pique jusque dans le bois de Boulogne ; l'artillerie mèche allumée, le tocsin, le canon d'alarme sur le Pont-Neuf, des convois de vivres pré¬ parés sur les places, distribués au peuple comme s'il 4 LA RÉVOLUTION. s'agissait d'un siège en règle et d'affamer la Conven¬ tion. Paris se fit, le 31 mai, une affaire personnelle de la querelle contre les Girondins. Aussi ne parut-il à aucune époque pareille unanimité. Ceux qui ne se décla¬ raient pas contre eux, les accusaient au moins d'orgueil et de témérité. Se croyaient-ils donc capables de tenir tête à la capitale? Ils ne servaient qu'à compromettre les citoyens paisibles. Pendant ce temps, que faisait la Convention? On avait vu auparavant un roi menacé dans son palais. Maintenant, c'est une Assemblée populaire assiégée par le peuple. D'abord, la majorité appartient incontesta¬ blement à ceux que la foule menace. Yergniaud fait décréter qu'Henriot qui a tiré le canon d'alarme sera mandé à la barre ; tous jurent de mourir à leur poste. Danton veut que l'on sauve le peuple de sa propre furie, en lui abandonnant la commission des Douze. Aux cris des orateurs se mêlent les cris des tribunes et des sectionnâmes qui imposent leurs pétitions à l'Assemblée. Des heures se passent pour donner ou ôter la parole, et l'on n'entend qu'une clameur formée de la clameur de tous. Dans ce chaos, la voix de Yer¬ gniaud perce encore une fois : il a recours à un strata¬ gème désespéré; pour faire pencher les sections de son côté, il proclame qu'elles ont bien mérité de la patrie. Ruse impuissante de l'éloquence aux abois! Une voix répond; c'est celle du procureur général syndic Lhuillier. Le silence se fait; c'est pour entendre la GUERRE CIVILE. 5 demande de mise en accusation de Yergniaud, Brissot, Guadet, Gensonné, Buzot, Barbaroux, Roland, Le¬ brun, Glavières. Les bancs de l'Assemblée sont envahis par la foule, qui ordonne aux représentants de déli¬ bérer. Yergniaud propose d'aller se placer sous la protection des baïonnettes sur la place publique. Il sort, suivi de quelques Girondins. Mais la place publique est aussi hostile que le palais ; il rentre presque aus¬ sitôt, le désespoir dans le cœur. Alors, la grande autorité, Robespierre, se lève. Il promène la menace sur ses adversaires, déjà investis de tous côtés. — « Concluez donc, s'écrie Yergniaud. —• Oui, je vais conclure, et contre vpus. » Cette froide parole a la puissance de ramener une sorte de calme. Aussi bien, le courage de l'Assemblée était à bout; pour première concession à la menace, elle supprime la commission des Douze. Depuis six heures du matin jusqu'à neuf heures et demie du soir, toutes lés fureurs avaient été déchaînées. Un immense accablement suivit. C'est sans doute pour ne pas donner de prise dans les ténèbres, qu'il n'y eut pas de séance de nuit. Le palais redevient désert. A peine quelques sentinelles çà et là ; le peuple et l'Assemblée se dispersent pleins de haines, que l'on se promet d'assouvir le lendemain. Madame Roland, seule, vient frapper à la porte de la Convention absente ! Elle vient demander la mise en liberté de Roland, réveiller les courages éteints, essayer l'éloquence d'une femme au 6 LA RÉVOLUTION. milieu de la panique. Il est trop tard de quelques moments; les murs seuls l'entendraient. Au milieu de la ville muette, elle rentre chez elle. Des agents, mem¬ bres du comité insurrecteur, frapp'ent à sa porte. Us l'arrêtent. Pauvre Gironde! Celle qui en était l'âme est déjà entraînée prisonnière à l'Abbaye, sous les bar¬ reaux de cette même chambre qui sera celle de Brissot et de Charlotte Corday. Le second jour (1er juin) n'eut rien de décisif. L'Assemblée crut éloigner le danger, au moins de quelques heures, en évitant de se réunir officiellement avant le soir. D'autre part, Barrëre, au nom du Comité de salut public, fait une proclamation qui atténue la portée de l'insurrection de la veille. On espérait en¬ dormir le peuple par des louanges ; peut-être y eût-on réussi comme à l'ordinaire, si ses chefs eussent omis de le réveiller. Mais ils ne négligèrent rien pour em¬ pêcher sa colère de se refroidir. Le tocsin recommence à sonner; la Commune envoie son orateur, Hassen- fratz, faire à l'Assemblée une nouvelle sommation de livrer les membres désignés par la haine publique. Encore une fois, la Convention ne put se décider à obéir ; elle décrète que l'affaire sera renvoyée à trois jours; décret qui ressemblait à une prière. Ces trois jours ne devaient pas lui être accordés. Us parais¬ saient autant de siècles à la Commune insurgée, sus¬ pendue entre le crime et la légalité, tant qu'elle n'avait pas obtenu ses impérieuses requêtes. GUERRE CIVILE. 7 Le 2 juin arrive, la Commune décide d'en finir. Dans toute la Révolution, il n'y eut guère de plus grand courage que celui de Lanjuinais, dénonçant et accusant du haut de la tribune asservie la Commune victorieuse et toute-puissante. Le boucher Legendre se jette sur lui, et veut traquer ce taureau; puis, vient le coup d'assommoir de la foule contre les Girondins, la som¬ mation suprême : « Sauvez le peuple, ou nous vous déclarons qu'il va se sauver lui-même. » A ce moment, se montrent pour la première fois ceux que l'on devait appeler la Plaine. Comme dans toûs les périls, ils se rangent du côté de la force. Seulement, à cette première défection éclatante, ils glorifient leur peur par un sophisme. C'est pour sauver leurs collègues qu'ils proposent de les arrêter provi¬ soirement. Barrèré et le Comité de salut public sai¬ sissent aux cheveux cette occasion, heureux de livrer leurs anjis, sous prétexte de les protéger. Comment ne pas accepter cette honorable tran¬ saction qui assure le salut de tous? 11 suffit que les Girondins consentent à se suspendre de leurs pouvoirs, à se désarmer de leur autorité devant la volonté de la foule. Qui pourra se refuser à une demande aussi modérée? Déjà, le plus violent, le plus déclamateur, Isnar.d, entrait, tête baissée, dans ce compromis; il obtenait le pardon de ses philippiques en se démettant. Mais un grand courage mit fin à ces condescendances. Ce fut 8 LA RÉVOLUTION. encore Lanjuinais. En face d'une foule déchaînée, il osa se lever et dire : « J'ai, je crois, jusqu'ici montré quel¬ que courage. N'attendez donc de moi ni démission, ni suspension. » Dans une révolution, les hommes qui, portés par le flot, osent tenter des entreprises hardies, ne sont pas rares; mais ceux qui, isolés avec ce qu'ils appellent le droit, osent tenir tête à la multitude, ont un génie plus fier. Seulement, comme ils n'ont pas le nombre avec eux, la gloire retentissante leur est refusée. Au moment où elle allait se soumettre, la Conven¬ tion, sur le conseil de Barrère, dont elle avait pris le tempérament, veut prouver qu'elle est libre. Elle des¬ cend en corps vers le Carrousel, et se mêle, comme Louis XVI dans sa dernière revue, aux troupes qui la gardaient et la menaçaient tout ensemble. Elle essaye de sortir du côté des cours : Henriot à cheval lui ferme le passage; il tourne contre elle les gueules de ses canons. Les représentants avaient la tête nue, le président Hérault de Séchelles seul était couvert. Repoussés malgré cette apparence suppliante, ils se présentent au jardin et réussissent à y entrer. Marat les suit de loin; il les couvre d'invectives; il somme « ces lâches de rentrer. » La Convention obéit. Satisfaite de cette démonstration, affichant de se sentir libre au moment où elle se fait esclave, cachant ses peurs sous ses acclamations, confondant les menacés et les vivats, elle se hâte, à grands pas, vers GUERRE CIVILE. 9 la salle,'pour y délibérer sous les épées et les fusils qui remplissent les tribunes. Couthon lui vante l'indépendance dont elle jouit ; il l'engage à en profiter sur-le-champ, pour déférer enfin aux vœux d'un peuple respectueux. L'Assemblée, harassée, épuisée, décrète brusquement' qu'elle met en état d'arrestation chez eux, sous la sauvegarde clu peuple français, ceux que la haine lui a dénon'cés. C'étaient vingt Girondins, dix membres de la commis¬ sion des Douze, les ministres Clavières et Lebrun, c'est- à-dire tous ceux qui, le matin, étaient les hommes de son choix, les représentants de son esprit. Les Girondins, qui se voyaient proscrits d'avance, s'étaient réunis à l'écart; ils se concertaient en secret. D'autres, tels que Lanjuinais, Barbaroux, Gorsas, étaient venus affronter leurs ennemis. Louvet, Rabaud Saint-Etienne erraient çà et là, se répétant tout bas les mots funèbres : Illa suprema dies! Nous savons comment, en des circonstances de ce genre, poursuivis comme des bêtes fauves à travers une ville immense, il est difficile de se rejoindre, de se rencontrer, d'aviser en commun à une résolution désespérée. On se cherche sans se trouver ; si quelques-uns réussissent à s'en¬ tendre, il est trop tard, on a déjà le couteau sous la gorge. C'est aussi ce qu'éprouvèrent les Girondins. Plusieurs, retenus par la crainte, ne furent aperçus nulle part. D'autres, que l'on nommait le Marais, se sentirent pour toujours vaincus par l'excès du péril. 10 LA RÉVOLUTION. lis se vouèrent désormais, pour le reste de leur vie, au culte de la force quelle qu'elle fût; et cette dé¬ mission morale, ils devaient l'appeler un peu plus tard habileté ou fatalité. De ce jour-la, ils renoncent à parler. Se taire, s'enfouir au pied de la Montagne, devenir un instrument invisible entre les mains du vainqueur, un vote aveugle, ce fut leur suprême am¬ bition. « Qu'avez-vous fait depuis ce temps? — J'ai vécu. » Cette réponse de Sieyès est celle de tout le Marais. La plupart s'apprêtent à sanctionner tout ce qui leur sera proposé, à la seule condition qu'on leur laisse la vie. La plus grande puissance de changement chez les hommes est la peur; elle est bien autrement forte que la- haine, qui lui cède toujours. Quand elle a pénétré dans le cœur, elle y reste maîtresse, parce que les jours, les années, ne la vieillissent pas ; parce qu'elle est toujours nouvelle; parce que le moindre incident, la moindre ombre la restaure, la réveille, lui rend sa pre¬ mière vigueur. C'est sans doute à cause de cette puis¬ sance infinie de renouvellement, que les anciens en faisaient une déesse. J'ai vu des hommes actifs, entre¬ prenants, changés par elle en un clin d'oeil, devenir, à son exemple, muets le reste de leprs jours jusqu'au tombeau. Et qu'est-ce, lorsqu'au lieu d'un individu, c'est une génération entière, ou seulement une majorité d'As¬ semblée qui en est frappée ? On l'a vu le 31 mai 1793. GUERRE CIVILE. M La majorité de la Convention se soumit à la minorité, sauf à l'écraser dès que l'occasion commode s'en pré¬ senterait. Combien, en effet, cette même puissance, la peur, est fantasque! Malheur à qui se fie à l'amitié de cette déesse livide! Comme elle aime à changer d'objet, de lieu, de parti, de bourreau, d'échafaud et de victimes! Nulle faction ne peut se l'approprier. Son plaisir est de passer de l'un à l'autre, de tuer l'un par l'autre. Le 31 mai s'appuie sur elle. Fondements chimériques, puisque les vainqueurs sont certains d'être livrés' sitôt que la force, ou la fortune, ou le peuple, ou la crainte fera mine de les abandonner. Qui peut dire la mobilité, l'inconstance de ces grandes assemblées? Souvent ceux qui y font le moins de bruit y décident, à l'improviste, de la destinée de tous. On s'accoutume à les prendre pour des choses, parce qu'ils sont comme elles dociles et muets. Mais le moment vient où ces choses redeviennent des hommes ; alors le calcul des plus habiles est aussitôt détruit. Les Girondins étaient maîtres absolus de l'Assemblée le 2 juin, au matin; ils sont proscrits par elle avant le soir. Cette inconstance de la Convention n'instruira en rien les vainqueurs ; ils l'éprouveront à leur tour, sans que leur expérience profite à leurs descendants. Les rois et les princes seuls profiteront de ces leçons. La veille du 31 mai, dans les conciliabules de la Commune, on avait revu chez quelques-uns la pensée 42 LA RÉVOLUTION. des massacres de septembre. Ils proposaient de les recommencer. Le maire Pache et la Commune repous¬ sèrent ces barbaries, qui s'appuyaient de l'exemple de la Saint-Barthélémy. Le tocsin de Charles IX résonnait encore aux oreilles-des modernes ligueurs. « A minuit, s'écrie l'un d'eux, Coligny était à la cour ; à une heure, il avait cessé d'exister. » Par quelle aberration en venait-on à confondre le chef des hérétiques et les chefs des Girondins? Sans doute, la haine allait cher¬ cher des encouragements dans le passé même qufe l'on détestait le plus. Dans ces journées, l'autorité de Marat fut souve¬ raine; il éclipsa tout le monde. Les Jacobins les plus altiers sont à sa suite. Quand la Convention, intimidée, décrète les listes de proscription, c'est Marat qui les refait à son gré. Il use envers Ducos, Dussaulx et Lan- thenas de la clémence d'Auguste; il efface leurs noms de sa propre autorité royale, tout en insultant ceux qu'il protège. Mais, pour trois noms qu'il retranche, il en propose deux autres : Fermont et Valazé. Il sonne le tocsin de ces journées, et c'est lui aussi qui les expiera le premier. Déjà, dans la foule fascinée qui le suit, Charlotte Corday n'aperçoit de loin que Marat. Les Girondins, mis eh arrestation dans leurs do¬ miciles, auraient pu s'échapper dans l'incertitude des premiers jours. Ils refusèrent de le tenter. Madame Roland en donne pour elle-même une raison qui s'ap¬ plique à ses amis : ils croyaient que la vue de leur GUERRE CIVILE. 13 oppression soulèverait la conscience publique, et qu'ils serviraient mieux leur cause prisonniers que libres. Erreur que nous avons tous partagée, prisonniers, proscrits de tous les partis. Nous avons tous cru, à certains moments, que plus nous serions oppri¬ més, plus cela exciterait l'indignation de la France. Nous nous sommes tous trompés; la France ne s'in¬ digne presque jamais contre le plus fort, de quelque prix qu'il faille payer la victoire. Nous ressemblons encore à nos ancêtres, qui se mirent à adorer César depuis qu'il leur eut coupé le poing droit. Quand on vit les Girondins désarmés, enfermés sous la garde de gendarmes, beaucoup de leurs plus zélés partisans commencèrent à les croire coupables de quelque crime inconnu. II. EFFET DE LA CHUTE DES GIRONDINS. On avait vu à Rome des assemblées, les curies, les comices, le sénat, envahis par des bandes armées, délibérer sous les piques. Cette irruption de la force avait marqué les derniers jours des constitutions libres. La République française commence le 31 mai comme avait fini la République romaine, que l'on croyait imiter. 14 LA RÉVOLUTION. Cette journée était-elle inévitable? Ce que je puis affirmer, après une expérience de quatre-vingts années, c'est par ce chemin qu'on va à l'esclavage. Quand la Convention se réunit de nouveau, tout parut changé en elle. Il y eut encore quelques mur¬ mures dans le côté droit, au moment où il s'agit d'achever les proscrits; mais ces murmures, rares déjà, facilement couverts, cessèrent bientôt. On entra dans les régions du silence et de la mort, dont on crut pouvoir faire les deux gardiens de la félicité promise. A peine investis de l'autorité, il est inconcevable avec quelle facilité les vainqueurs prirent et firent adopter le langage usité par tous ceux qui ont exercé chez nous le pouvoir absolu. « S'occuper des affaires » fut le prétexte dont on se couvrit pour repousser la plainte de ceux qu'on accablait. Yàlait-il donc la peine de songer à des individus? Il ne fallait plus avoir des yeux et des oreilles que pour « l'intérêt général. » Comme si, dans cet intérêt, celui des personnes ne devait être compté pour rien ! Saint-Just entre véritablement en scène dans son rapport contre les Girondins. Il y avait entre eux et lui une haine de race, la guerre éternelle d'Athènes et de Sparte. Après les grands discours de la Constituante et des Girondins, quand on rencontre pour la première fois Saint-Just, il provoque la stupeur. On sent un caractère de bronze, une volonté déjà toute forgée, avec une pensée souvent encore informe, qui se cherche GUERRE CIVILE. Ib pour s'imposer. Cet embryon d'idées déjà despotique, qui se donne pour un système immuable, souverain, ce balbutiement d'une bouche d'airain, cette adolescence qui se prolonge quand l'inquisiteur est déjà achevé et complet, forme comme la figure de la Terreur à ses commencements. Après tant d'alarmes, on porta aux nues sa modération, quand on vit qu'il qualifiait de traîtres ceux qui étaient en fuite, mais qu'il tenait les prisonniers seulement pour accusés. On ne savait pas encore combien les temps avaient mis peu de diffé¬ rences entre les uns et les autres. Une parole de Saint- Just éclaira soudainement les ténèbres dont il s'enve¬ loppait : « Un individu ne doit être ni vertueux ni célèbre devant vous. Un peuple libre et une Assemblée nationale ne sont point faits pour admirer personne. La Révolution avait créé un patriciat de renommée. » Aucun de ceux qui écoutaient n'osa demander dans quelle région nouvelle on entrait : si ce que l'on voulait châtier, c'était donc la renommée, l'admiration, la vertu. Mais beaucoup, depuis ce temps-là, se vouèrent à l'éternel silence. Prodige d'épouvante ! la tête de Méduse avait parlé. Dans les séances qui suivirent, la Convention, décimée, muette, prit tout à coup un air de fête. Des femmes du peuple vinrent couvrir de fleurs lés députés immobiles à leurs bancs. Des chanteurs, des musiciens, firent retentir les voûtes de couplets et de fanfares. Mais ces fanfares déguisèrent mal la tragédie 16 LA RÉVOLUTION. qui venait de se jouer. Sous ces roses perçait trop visi¬ blement la peur. Le 2Z|. juin, on se souvint de madame Roland. Elle avait été mise en liberté le matin, par un scrupule de légalité. En vertu d'un autre scrupule, elle fut arrêtée de nouveau le soir, tant on avait la piété de la loi! 111. QUE LE PARTI GIRONDIN ETAIT UN ORGANE NECESSAIRE DE LA RÉPUBLIQUE. Après le 31 mai, on est replongé dans l'ancien tem¬ pérament politique de la France. Plus de tribune, plus de presse, le silence partout, excepté au tribunal révo¬ lutionnaire; la Convention avait peine à se reconnaître. Plus de discussion sur aucun sujet, le côté droit dis¬ persé, les Montagnards eux-mêmes frappés de stupeur. Ils avouaient qu'un pouvoir invisible arrêtait la parole sur leurs lèvres. Les vainqueurs semblaient aussi con¬ sternés que les vaincus. Cette grande assemblée, réduite à un simulacre d'elle-même, subordonnée à la Commune, aux clubs, se prépara à obéir avec autant de violence qu'elle en avait mis à commander. Quelle souveraineté que celle qui consistait pour la majorité à craindre, à trembler, GUERRE CIVILE. 47 à se taire, à paraître ordonner ce qu'on redoutait le plus! Maîtresse et esclave, hardie à accepter toutes les fantaisies d'abord de la foule, puis bientôt de quel¬ ques-uns, enfin d'un seul, elle abdique dans le Comité de salut public ; mais c'est aux Jacobins que se pré¬ parent les décrets. La Convention les votait silencieu¬ sement, paraissant subir la loi plutôt que la dicter. Le peuple, qui a le sentiment vif de la force, comprit bien vite qu'elle avait passé tout entière à la Commune. C'est vers celle-ci qu'il se tourna aussitôt, la caressant ou la menaçant, suivant l'occasion, et laissant la Con¬ vention dans une solitude qui imitait le respect. Nul n'avait plus besoin de l'effrayer ou de la flatter, étant sûr désormais de son obéissance. Ainsi, au 31 mai, il fut décidé que la régénération de la France ne se ferait pas par cette chose nouvelle, la liberté, mais bien par la méthode de l'ancien régime, la tyrannie. En reprenant les instruments du passé, on courait risque d'être ramené, sous d'autres formes po¬ litiques, à ce passé lui-même. Là était le péril, non moins grand que dans le soulèvement des provinces et dans l'invasion des frontières.' La liberté avait produit des orages dans la Répu¬ blique naissante. En cette occasion, les Français firent ce qu'ils ont fait dans toutes les circonstances, sous tous les régimes. Ils extirpèrent ou laissèrent extirper la liberté, frappés de ses inconvénients plus que de ses avantages. Ils n'avaient pu la supporter dans son pre- n 2 18 LA RÉVOLUTION. mier essor, et l'avaient étouffée, croyant aisé de la réta¬ blir, sitôt qu'ils le voudraient. Ils se disaient que le jour où ils auraient de nouveau besoin d'elle, chassée, étouffée, proscrite, on la verrait sourire à leur premier appel. Abolir la liberté, sous le prétexte qu'on l'établira plus tard, est le lieu commun de toute l'histoire de France. Ce fut aussi celui de la Révolution; et il est certain qu'on s'épargnait une grande difficulté. Mais les temps ont prouvé que c'était ajourner la Révolution elle-même. Il nous appartient de le dire, cette voie était mauvaise, elle a préparé la servitude. La liberté, écrasée avec tant de fureur, ne devait plus reparaître que mutilée pour s'évanouir encore. Tel fut le princi¬ pal, le plus incontestable résultat du 31 mai. Le second fut de déchirer la France. Une par¬ tie des provinces cessèrent de voir dans la Conven¬ tion décimée l'autorité suprême. Elles refusèrent de respecter l'assemblée qui n'avait pas su se respecter, et qui s'était livrée. D'où les révoltes du Calvados, de Lyon, de Marseille, de Bordeaux, de Toulon, la moitié du territoire soulevée contre l'autre. Pour ra¬ mener les provinces sous le joug, il fallut des forces immenses. On dompta, il est vrai, la révolte; mais, dans cet effort prodigieux, la Révolution usa la Révo¬ lution. Autre effet qui troubla les intelligences. Quand les Girondins furent mis sous le couteau, ils osèrent se GUERRE CIVILE. 19 défendre; ils appelèrent aux armes le parti qui les sou¬ tenait. De ce qu'ils défendaient leur vie, on conclut qu'ils avaient conspiré de tout temps. On rechercha leurs origines; dans chacune d'elles, on crut retrouver la révolte. Il n'y eut plus, dans le passé, un seul mo¬ ment qu'on tînt pour innocent. Chacun se crut envi¬ ronné d'une conjuration perpétuelle au milieu de toute une nation de suspects. Ce fut bien pis encore après la mort des Girondins. Les Jacobins avaient cru qu'elle marquerait la fin de tous les maux, qu'elle assurerait le bonheur du peuple; car il n'avait jamais été tant question de bonheur que depuis qu'on touchait au désespoir. Lorsque les Jaco¬ bins s'aperçurent que la félicité s'éloignait toujours plus, que les remèdes n'apportaient que des maux plus violents, nul d'entre eux ne se dit que le remède faisait peut-être le mal. Au contraire, on s'obstina, on s'en¬ durcit dans la même voie, marchant aveuglément, les yeux fermés, à grands pas, vers ce moment où, déli¬ vrés de Louis XVI, des Royalistes, des Feuillants, des Constitutionnels, des Fayettistes, des Girondins, on as¬ pira à se délivrer de tout ce qui restait. Le système étant faux, l'obstacle se trouvait dans chaque homme et dans chaque chose. En effet, les Girondins étaient un organe nécessaire de la République; ils représentaient des choses, des idées, des intérêts sans lesquels une république, même jacobine, ne pouvait vivre. Quand on eut extirpé cet 20 LA RÉVOLUTION. organe, on crut avoir obtenu la paix. Cette paix se trouva être la mort. Le vide de la conception jacobine se montra alors dans tout son jour. Robespierre, Saint-Just, les Jaco¬ bins, voulaient une république dans laquelle il ne devait y avoir aucun parti, aucun dissentiment, aucune nuance; toute dissidence étant à leurs yeux un crime qu'il fal¬ lait punir de mort. Cette conception est l'impossibilité même. Dans toute république, il y a au moins deux pôles, deux partis, puisque c'est de leur différence que se compose la vie publique. Les Girondins étaient un des côtés nécessaires de la République dont les Jaco¬ bins formaient l'autre. Quand les premiers eurent été détruits, la vie pu¬ blique chercha à continuer; elle produisit des diffé¬ rences au moins de tempérament que l'on s'obstina à extirper. Par cette intolérance, la société jacobine fut conduite à s'anéantir elle-même, cherchant partout ce monstre, qui ne s'est vu et ne se verra nulle part, d'un État libre qui ne contienne aucune divergence d'opi¬ nion ou d'instinct. Représentez-vous une sphère dans laquelle un des pôles détruirait le pôle opposé à mesure qu'il se reformerait, voilà à quelle impossibilité radi¬ cale aspiraient les Jacobins. Leur idée étant fausse, ils auraient consumé l'univers entier sans la réaliser. Mal orientée, la Révolution se crée d'immenses obstacles. Pour les vaincre, elle montre une immense énergie. Mais dans ce combat contre elle-même, GUERRE CIVILE. 21 elle dépense tant de forces qu'elle s'épuise en peu d'années. Robespierre et les autres chefs jacobins prennent presque toujours leurs passions pour la raison d'État. Pour montrer que les Girondins avaient été le seul obstacle à tous les désirs, on se hâta de faire la con¬ stitution en quelques jours. Elle était attendue comme la terre promise. Qui empêcha qu'on ne saisît cette félicité? Le même sophisme qui l'avait empêchée de naître dans l'ancien régime. Les Jacobins supprimaient en fait la liberté, ils la couronnaient en théorie; jeu cruel qui rendait la loi méprisable, puisqu'elle était donnée et retirée au même moment, et qu'il n'en restait qu'un mot, dont on allait faire un crime. Publiée en pleine Terreur, et voilée aussitôt, la con¬ stitution de 1793 ne fit que perpétuer la contradiction qui s'était toujours vue en France entre les théories et les actions ; la liberté de Salente dans les maximes des écrivains, le despotisme dans la réalité et dans les mœurs. Depuis Télémaque, la France n'a jamais manqué de droits imaginaires, inscrits par les philo¬ sophes ou les romanciers au frontispice de leurs ou¬ vrages ; ce qui ne servit qu'à rendre plus flagrant l'absolutisme de la vieille monarchie, ou peut-être à le faire tolérer par la liberté autorisée dans les rêves. Telle est la contradiction qu'il s'agissait de faire cesser en mettant enfin d'accord les principes et la vie. Mais, loin de là, en 1793, l'ancienne contradiction fut portée 22 LA RÉVOLUTION. au comble. Non-seulement la liberté jacobine resta encore une fois une utopie, mais elle n'aboutit qu'à créer un crime et des accusés nouveaux. Le plus grand forfait auprès des auteurs de la constitution de 1793 sera d'en réclamer l'exécution. Demander que la loi qu'ils avaient faite fût appliquée, c'était, à leur sens, mériter pis que la mort. Qu'est-ce qui rendait impraticable la constitution de 1793? Ce ne sont pas les vues sociales, mais les vues politiques. Ce n'est pas Morelly ou Mably, c'est Rousseau. Quand il fallait , pour chaque loi, assembler toute la nation française en de perpétuels champs de mai, il est évident que l'on ordonnait l'impossible. La fausse vue du Contrat social, que le peuple ne peut être représenté, se prenait à la lettre. Paradoxe dans un livre, calamité dans un peuple. Les circon¬ stances, disait-on, exigeaient qu'on voilât la constitu¬ tion. Ces circonstances eussent duré autant que la nation même. 1Y. CHARLOTTE CORDAY. QUE LA POÉSIE N'EST PAS TOUJOURS UNE FICTION. r Pendant qu'une partie des Girondins fuyaient vers le Calvados, une jeune fille, noble d'origine, Mlle d'Ar- GUERRE CIVILE. 23 mont, les attendait à Caen. On l'appelait plus familiè¬ rement Mari e ou Charlotte Corday. Arrière-petite-nièce du grand Corneille, elle semblait une des créations du poëte réalisée par la Révolution. De grands yeux voilés, le nez aquilin, le front large et bombé, un teint éblouis¬ sant,. la voix harmonieuse, enchanteresse, enfantine, le regard angélique, la taille haute, la tête un peu penchée en avant, voilà comment' la dépeignent ceux qui vivaient alors dans son intimité. Sa beauté les ravissait. Ordinairement silencieuse, elle sortait de ses rêve¬ ries par des éclats soudains de gaieté, déconcertant ceux qui auraient voulu pénétrer plus avant dans son âme. La grâce, l'enjouement qu'elle mêlait à toutes choses, arrêtaient les indiscrets. D'ailleurs, elle s'igno¬ rait elle-même; son caractère n'avait eu qu'une seule occasion de se montrer. A un dîner de famille où l'on portait la santé du roi, pendant que tous se tenaient debout, on avait vu avec stupeur la belle Charlotte rester assise, immobile, la tête baissée, refusant de mêler ses vœux à ceux de sa famille. « Vous êtes donc républicaine? lui dit une de ses amies. — Oui, si les Français étaient dignes de la République. » Cependant, quand elle apprit le supplice du roi, elle désespéra, et ne vit plus la République que dans les nues, par delà le réel. Son père, M. d'Arment, gentilhomme, n'avait au¬ cune de ses opinions. Ses deux frères étaient émigrés, et elle vivait chez une parente, Mme de Breteville, que 24 LA. RÉVOLUTION. la peur seule empêchait de se dire royaliste. En réalité, la vraie vie de Marie ou Charlotte Corday se passe dans la compagnie des héroïnes de son aïeul. A force de communiquer avec ces âmes altières, elle a fini par retrouver en elles sa véritable famille par le cœur et par le sang. Elle-même se dit la fille d'Emilie et de Cinna. A ce fond romain, ajoutez les flammes soudaines de la Révolution française. Aux Horaces, mêlez les Girondins; à Camille, madame Roland; à Cinna, à Maxime, à Sertorius, Barbaroux, Buzot, Guadet; au passage du Rubicon, joignez le 31 mai. Que ce qui était invention, fiction chez l'aïeul devienne vie, réalité chez la petite-nièce ; que la poésie du chef de la famille passe dans le sang et dans les veines de Charlotte et y devienne foi, devoir, religion, fanatisme; voyez ce qui va arriver. Nous croyons trop facilement que la poésie est tou¬ jours un mensonge. Quelquefois elle se réalise; la foudre ne se contente pas toujours de gronder dans la nue, elle se précipite sur la terre, et le monde en reste stupé¬ fait. Pendant quelques jours, Charlotte Corday n'a pas été vue à Caen, ni à l'hôtel de l'intendance. Comment s'en étonner? Un petit service à rendre à une amie, M"0 de Forbin, l'appelle à Paris; car, au milieu des grandes pensées qui l'occupent, le soin d'obliger une amie tient encore chez elle une large place. Elle verra le ministre, elle obtiendra la petite rente due à MUe de GUERRE CIVILE. 25 Forbin ; puis satisfaite d'avoir accompli ce léger devoir, elle reviendra à Caen, à moins pourtant qu'elle ne passe en Angleterre. Voilà ce qu'elle a confié à Bar- baroux; et, sur cela, elle traverse une partie de la France au fond d'une diligence. Un de ses compagnons inconnus (c'étaient des Montagnards) s'éprend de sa beauté et lui offre, clit-elle, son cœur et sa main. Elle en rit et s'endort. Tel est le commencement de la tra¬ gédie. Paix, douceur, sérénité, enjouement ; avouons que ce ton manque à son aïeul, même à l'époque du Cid. La Chimène du premier acte ne vaut pas Char¬ lotte, et garde moins bien son secret. Charlotte est dans Paris, le 11 juillet, logée dans une petite chambre, hôtel de la Providence, rue des Vieux-Augustins, au quartier des affaires. Nulle curio¬ sité, nul empressement intempestif. Déjà il est cinq heures du soir. Seulement une question indifférente au domestique qui la sert. « Que pense-t-on ici du petit Marat? — Adoré des patriotes, exécré des aristocrates. » Mais qu'importe cette réponse ? Propos insignifiants tels qu'en échangent tous les voyageurs. C'est l'heure de se coucher et de dormir de ce bon sommeil de jeune fille, tranquille, uniforme, qu'aucune pensée ne trouble, à moins que ce ne soit une pensée d'amour. Dieu merci, jamais pensée de ce genre n'a approché du cœur de Charlotte. Si jamais son cœur brûle, ce ne sera pas d'une flamme vulgaire, terrestre; et pourquoi devancer le temps? Tout est calme, harmonieux chez elle. Mais 26 LA RÉVOLUTION. ses rêves? Peut-être une vision de Judith, plus sûre¬ ment de Porcie et de Cinna. D'ailleurs ils n'appartien¬ nent pas à l'histoire. Respectons au moins les songes des vierges. Le lendemain, il faut en finir avec cette grande affaire de Mlle de Forbin. Charlotte Corday fait visite au député Duperret. Il est à table avec des amis ; car, en ces temps terribles, on trouvait encore l'heure d'avoir des convives et de s'égayer dans des festins. Duperret offre à Charlotte de s'asseoir au banquet et de se réjouir avec ses amis et ses filles; elle ne le peut en ce moment; elle a quelque chose de particulier à dire au citoyen député. Duperret la suit; elle lui demande de l'accompa¬ gner chez le ministre de l'intérieur. Duperret le ferait volontiers à l'heure même. Mais ses convives, cette fête domestique, il ne peut en vérité s'en éloigner en ce moment. A demain les affaires! « Quelle plaisante aven¬ ture ! » s'écrie-t-il en revoyant ses amis et en reprenant sa place à table. Il ne serait pas étonné que cette femme fût « une intrigante, » selon le mot du temps. Du moins elle lui a paru extraordinaire; il saura bientôt à quoi s'en tenir. Maintenant que les verres se rem¬ plissent et qu'on laisse là les soucis. A l'heure convenue, Duperret se rend chez l'étran¬ gère et « s'amuse, dit-il, un quart d'heure à causer des affaires publiques ; » puis il l'accompagne au mi¬ nistère de l'intérieur. Étrange mécompte ! Les députés GUERRE CIVILE. 27 ne peuvent être reçus que le soir de huit à dix heures. Les rois de la Convention sont soumis, eux aussi, à des règles vétilleuses comme dans les temps ordinaires. Du- perret ne connaissait pas cette étiquette. Il reviendrait volontiers ; par malheur, dans la journée les scellés ont été mis sur ses papiers. Il est suspect : ne serait-il pas un solliciteur dangereux? Charlotte en convient; elle conseille à Duperret de quitter Paris et d'aller re¬ joindre ses amis à Caen ; c'est là qu'est le salut. Que du moins il ne cherche pas à la voir prochainement; elle suppose qu'elle aura quelque affaire , et sans .doute il ne la trouverait pas. Duperret la quitte et ne sait en¬ core que penser. Jamais il n'a rien vu qui ressemble à cette contenance, à cette voix, à ce regard. Figurez-vous un homme de nos temps qui, sans le savoir, vivrait tout ujn jour dans la compagnie d'une dame romaine évoquée du temps des Gracques. Deux jours sont passés, le jeudi et le vendredi, vides, inutiles pour l'action. Ce sont de ces moments prolongés par les poètes, où l'âme se recueille avant d'exécuter ce qu'elle a entrepris. Il est temps que l'ac¬ tion commence. Yoilà la matinée du samedi 13 juillet déjà écoulée, et ce jour doit compter dans les tragé¬ dies humaines. Charlotte Gorday se fait conduire au Palais-Royal. Elle entre chez un coutelier et achète un couteau qu'elle prend tel que le marchand le lui choisit. Qu'y a-t-il là d'étonnant? Tous les jours ne voit-on pas des emplettes de ce genre? Mais, en se retirant, 28 LA RÉVOLUTION. elle a caché dans son sein le couteau avec sa gaîne sous son fichu; sur la place des Victoires, elle monte dans un fiacre en disant : Rue des Cordeliers, n° 20. C'est là que demeure le citoyen Marat. Grande mai¬ son, porte cochère, cour intérieure; on ne se repré¬ sente pas ainsi la demeure de l'Ami du peuple que l'ima¬ gination va chercher dans un antre. Au reste, il ne peut vivre toujours dans les souterrains; pour le mo¬ ment il a une habitation, un toit, comme le reste des hommes. Qui le croirait ?.Marat a une antichambre et un salon! et une salle de bain! et même une amie, Simonne Evrard. Charlotte tient à la main un éventail, elle frappe à la porte. Catherine Évrard lui ouvre. Quel contre¬ temps ! le citoyen Marat n'est pas visible. Une fièvre ardente le dévore, la fièvre de la Révolution. Une lèpre couvre son corps. Il lui en coûte de ne pas admettre en sa présence tous les sans-culottes qui se présentent. Mais quoi ! il agit pour eux sans avoir besoin d'écouter leurs plaintes. Il les devine. La santé du Père du peuple est à ce prix. La porte se referme. Charlotte Corday revient chez elle et écrit à Marat. Il s'agit des Girondins, de leurs complots qu'elle con¬ naît tous, puisqu'elle arrive de Caen. Elle veut révéler ce qhe l'on ne pourrait savoir sans elle. C'est sur ce mot de complot qu'elle compte, comme sur l'amorce à laquelle Marat ne pourra résister. Ce moyen, a-t-elle dit plus tard, était perfide. Oui, mais la morale antique GUERRE CIVILE. 29 l'approuve en cles cas semblables ; Brutus n'a-t-il pas aussi caressé César, et Cinna, Auguste? Sa lettre la précède, elle en écrit une seconde plus pressante. Le soir, à sept heures et demie, elle se retrouve à cette même porte qu'elle n'a pu franchir le matin. Comme la chaleur était très-forte, elle n'avait pas oublié son éventail, qu'elle agitait en marchant. Le même refus lui est opposé, cette fois avec une voix haute et impatiente. Charlotte répond sur le même ton. Les voix de Catherine et de Simonne Evrard arri¬ vent jusqu'aux oreilles de Marat, qui était au bain. Charlotte entre et s'assied auprès de la baignoire. Dix minutes se passent, le temps nécessaire pour donner les noms des Girondins réunis à Caen, que Marat écrit, en s'appuyant sur une petite planche, placée en tra¬ vers de la baignoire. « Je les ferai tous guillotiner, » dit-il avec cette extase de férocité qui était devenue le trait le plus constant de sa physionomie. A ces mots, la jeune fille se lève, tire un long couteau, et le lui plonge dans la poitrine, jusqu'au manche; le coup fut porté d'une main si sûre que l'un des doigts entra dans la plaie jusqu'au poumon. En recevant le coup, Marat put encore crier : « A moi, ma chère amie! » Son sang sortait à gros bouillons; sa face cuivrée retombe sur le bord de la baignoire. Au cri de Marat étaient accourus les femmes Evrard et un ouvrier qui pliait des journaux dans le vestibule; ils voient Marat, les yeux fixes, dont la 30 LA RÉVOLUTION. langue s'agitait sans pouvoir proférer aucun son, et l'étrangère debout vers les rideaux, immobile. L'ouvrier la frappe à la tête avec une chaise, et la renverse. Simonne Evrard la foule aux pieds. Elle se relève de sang-froid, s'assied et paraît attendre sa mort et celle de Marat. Pendant qu'on emportait Marat et que la maison se remplissait de gens qui venaient le secourir ou le venger, elle reste impassible comme la vierge de Tauride après le sacrifice ; elle sentit la paix entrer dans son cœur, puis elle s'étonna de vivre encore. Des hommes courageux la défendent et l'entraînent vi¬ vante vers un fiacre qui prend le chemin de l'Abbaye. Dès les premiers pas les hurlements de la foule com¬ mencent; Charlotte Corday s'attendait à être mise en pièces ; un témoin oculaire ajoute qu'elle le désirait. Ses yeux se fermèrent ; elle parut s'abandonner aux coups. Mais les officiers municipaux haranguèrent le peuple et obtinrent de lui qu'il ne ferait pas d'avance l'œuvre de l'échafaud. L'autorité qu'exerçaient les chefs du peuple la remplit d'admiration. Lorsqu'elle entra à l'Abbaye et qu'elle n'y fut accueillie par aucune injure, sa surprise fut portée au comble de se trouver vivante et de se voir protégée. Bientôt les injures de Chabot et de Legendre, qui assistent à l'interrogatoire de nuit, changent cette im¬ pression. L'impudeur de Chabot, qui porta la main sur elle, lui fit horreur. Il lui annonce la guillotine; elle lui répond par un sourire de mépris dont elle s'arme depuis GUERRE CIVILE. 31 ce moment jusqu'à son dernier souffle. Le capucin Cha¬ bot lui parut fou; il' l'était, en effet, de peur. Il se sentait d'avance tué par ce regard et cette main de marbre; il court porter sa panique dans la Convention. Il raconte qu'il a vu un être en dehors de la nature humaine, que ce spectre, à la taille et au port superbe, en veut à toute la Montagne. Legendre se croit déjà assassiné. Une atmosphère de crainte se répand autour de la vierge d'airain. Les jours suivants, deux gendarmes restèrent con¬ stamment dans sa chambre, sans doute, disait-elle en riant, pour la préserver de l'ennui. Elle demanda que la nuit il en fut autrement, et ne put l'obte¬ nir. Au reste, il n'y avait rien chez elle de la roi- deur Cornélienne. L'enjouement de la jeune demoi¬ selle de Caen succéda sans presque aucun intervalle, après le meurtre, aux scènes tragiques. Elle passait une partie de son temps à copier des chansons poli¬ tiques de Yaladé; elle écrivait à Barbaroux en datant du second jour de la préparation de la paix. Bientôt elle s'occupera de son portrait et badinera avec le peintre; elle demande grâce, en plaisantant, pour la légèreté de son caractère. Le sacrifice de sa vie était si entier qu'elle habitait d'avance dans les Champs- Elysées et jouait avec Brutus et quelques anciens; « car les modernes, ajoutait-elle, ne me tentent pas! Us sont si vils ! » On trouva sur elle une adresse aux Français. Que 32 LA RÉVOLUTION. voulait-elle dire par ces mots : « Français, vous con¬ naissez vos ennemis. Je vous ai montré le chemin. Le¬ vez-vous ! Marchez et frappez ! » Elle espérait qu'elle serait déchirée par les Maratistes, mais que sa tête, portée au haut d'une pique, soulèverait le vrai peuple contre les Montagnards, et servirait d'étendard contre eux. Elle se plaisait dans cette image de « sa tête por¬ tée dans Paris ; » elle accoutumait d'avance ses yeux à soutenir cette dernière scène ; une vision si terrible n'ôta rien à sa grâce et à sa sérénité. Le procès ne fut jugé que le 17 juillet. 11 n'y avait pas alors l'impatience que l'on vit bientôt quand les supplices eurent allumé la soif des supplices. On inter¬ rogeait encore, et la mort ne devançait pas les réponses. L'âme de Corneille était sur les lèvres de Charlotte, sans qu'elle le sût. Fouquier-Tinville lui demande qui l'a portée à tuer Marat. Que haïssiez-vous dans sa personne ? — Ses crimes. — Croyez-vous avoir assassiné tous les Marats? — Celui-là mort, les autres auront peur peut-être. -— Qu'entendez-vous par énergie? — Mettre son intérêt particulier de côté et se sacri¬ fier pour sauver la patrie. — Qui vous a conseillée? — On exécute mal ce qu'on n'a pas conçu soi- même ! — Pourquoi avez-vous tué Marat ? GUERRE CIVILE. 33 — J'ai tué un homme pour en sauver cent mille. — Qu'avez-vous à répondre ? — Rien, sinon que j'ai réussi. Mettez une rime à ces mots, vous avez un dia¬ logue des Horaces. Elle aussi aurait pu ajouter : — À quoi bon me défendre ? Vous savez l'action; vous la venez d'entendre. L'auditoire frémissait d'une émotion que l'on n'a¬ vait pas vue encore au tribunal révolutionnaire. Quel¬ qu'un dessinait le portrait de Charlotte Corday; elle se tourna du côté du peintre, avec le même calme que dans un jour ordinaire. Son défenseur, Chauveau- Lagarde, osa parler de cette « abnégation sublime; » aucune voix ne s'éleva contre lui. Elle le remercia, à la manière antique, en lui léguant ses dettes de prison, puisque ses biens venaient d'être confisqués. Un peu avant le jugement, on lut sa longue lettre à Barbaroux, dans laquelle se mêlent, d'une manière si étrange, la plaisanterie d'une jeune fille et le stoï- cisme d'un conspirateur antique. « Demain, à midi, j'aurai vécu, pour parler le langage romain. » Elle prend congé de son père, et se met sous la protection de Tho¬ mas Corneille : Le crime fait la honte et non pas l'cchafaud. Le bourreau vint la chercher, qu'elle écrivait encore un billet à Pontécoulant. Elle pria d'attendre que sa il. 3 i 34 LA RÉVOLUTION. lettre fut cachetée. Le bourreau tient la chemise rouge et des ciseaux. Elle prend les ciseaux, coupe une mèche de ses cheveux, la donne au peintre Hauer, qui achève le portrait. On voulut lui attacher les mains ; elle de¬ manda de garder ses gants, ce qu'on lui refusa; elle tendit alors ses mains nues, et reçut sur ses épaules le manteau rouge. Quand Charlotte Corday parut sur le tombereau, si belle, si impassible, au milieu de la ville terri¬ fiée, des bravos meurtriers l'accueillirent et l'accompa¬ gnèrent jusqu'à l'échafaud. La voiture marchait len¬ tement. « Yous trouvez, lui dit le bourreau, que cela est bien long ? —- Bah ! nous sommes toujours surs d'arriver. » Dans ce long trajet, on ne surprit sur son visage que ce même sourire qui avait glacé ses juges. C'était à la fois la joie du sacrifice et le mé¬ pris de tout ce qui l'entourait. Seulement, on ne sait si dans ce mépris elle comprenait le lointain avenir. Les exécuteurs s'approchèrent pour lui lier les pieds. Elle crut à un outrage, ^t fit résistance. Quand elle sut que cela aussi faisait partie du supplice, elle céda et s'excusa. Au dernier instant, le bourreau arra¬ cha le fichu qui lui couvrait la poitrine, elle rougit. Sa tête tomba. Le valet du bourreau la ramassa tout émue encore de pudeur virginale. Il la montra au peuple et la souffleta. Un long murmure s'éleva de la foule ; la nature osa se montrer un moment. Après la mort, la haine et la curiosité se prirent encore au GUERRE CIVILE. 3b cadavre; elles ne purent découvrir que la vierge de Tauride. Un jeune Allemand de Mayence, Adam Lux, qui l'avait vue passer sur la charrette, s'éprit subitement d'amour pour elle. Il osa publier l'éloge de Charlotte Corday, « plus grande que Brutus, » et réussit par là à mourir de la même mort qu'elle. Ce n'est pas d'un amour romanesque que voulait être aimée Charlotte Corday. Elle n'était pas de la famille de Charlotte de Werther. Et toi, grand Corneille, es-tu content de ta petite- nièce et connais-tu ton sang? La tragédie a-t-elle été bien conduite? Est-il un seul de tes Romains qui ait eu l'âme plus romaine? Que tes conspirateurs, Maxime, Cinna, pâlissent à côté de Mlle d'Armont! Quelle pru¬ dence pusillanime chez eux! Que.de soins pour se ca¬ cher! S'ils le pouvaient, ils feraient leurs trames sous la terre ! Chez elle, au contraire, quel oubli entier de soi-même ! quel manque absolu de sollicitude ! Il fau¬ drait un miracle pour la sauver. Elle porte sur elle son extrait de baptême pour s'ôter toute chance de dé¬ guisement et d'évasion. Camille, Sabine, Cornélie revi¬ vent dans Charlotte Corday; mais la réalité s'est trouvée plus haute et plus fière que le poème. Charlotte Corday est une compatriote et une con¬ temporaine des Anciens vers lesquels elle tend les bras. Qu'ils la jugent! l'affaire est trop pesante pour nous; elle ne nous appartient pas. 36 LA RÉVOLUTION. Il est donc vrai que la poésie n'est pas toujours une fiction, un mensonge, comme on le répète. Quelquefois la pensée d'un homme se réalise dans l'un de ses des¬ cendants. Ce qui n'était que drame, s'incarne et prend chair ; alors le monde s'étonne et tombe dans une stu¬ peur inexplicable ; il ne se doutait pas que les vers fus¬ sent chose sérieuse et que cela dut jamais tirer à con¬ séquence. Qui sait si certaines dispositions qui ne sont encore que lueurs, pressentiments, poésie, imagination, rêve¬ ries à l'origine, ne prennent pas, de génération en gé¬ nération, une consistance réelle et ne finissent pas, au dernier anneau de la chaîne, par passer dans les veines et dans le sang du dernier descendant pour s'y changer en caractère et en actions? Il se voit des choses plus extraordinaires dans la nature; c'est peut-être là toute une physiologie nouvelle. Hébert a déjà demandé à la Commune, pour Ma- rat, les honneurs de l'apothéose. La demande a été renvoyée aux conventionnels, qui seuls ont le pouvoir d'ouvrir les cieux. Mais comment douter que la requête ne soit accordée? Le grand homme est déjà sacré, de¬ main il sera divinisé. — « Que penses-tu de Marat? » Yoilà le premier mot du nouveau catéchisme politique. La réponse sera la pierre de touche des sans-culottes de 1793. On fera pour Marat une liturgie mêlée d'en¬ cens et de prières. Efforts impuissants! deuil inutile! Les hommes auront beau se frapper la poitrine, l'encens GUERRE CIVILE. 37 montera en vain vers le ciel. Rien ne fera revivre « le sauveur, le père du peuple ; » il ne sera remplacé par personne. Si Marat eût vécu, la Terreur ne l'eût pas satisfait; il l'eût voulue plus terrible. Prenant en pitié l'étroit écbafaud de 93, il aurait aspiré à mieux; il aurait dé¬ couvert, par delà 93, de nouvelles cimes dans un hori¬ zon de sang. Ce « tribun militaire, ce dictateur » qu'il cherchait, ce maître absolu de toutes les têtes, contenait en germe, nous l'avons vu plus haut, un nouveau césarisme. Marat est mort sans avoir pu le couronner. Le césarisme sans-culotte tombe sous le couteau de Brutus ramassé par Charlotte Corday. La républicaine de la Gironde tue l'impérialisme inconscient de Marat. Plusieurs voudront le remplacer ou le faire revivre. Les qualités du « tribun militaire » ne se trouveront pas. Ce sera un desideratum qui ne pourra être com¬ blé dans le plan du « père du peuple; » nul ne prendra sa succession. Qu'est-ce que Hébert, Roux, Momoro, pour y prétendre ? Malheur à eux d'avoir voulu l'égaler ! La citoyenne Simonne Evrard, qu'on appelle sa veuve, s'indignera de ces imitations de pygmées. Marat régnait sur l'imagination des foules. Son règne est vacant. Robespierre lui-même ne pourra occuper, à lui seul, le royaume de l'épouvante. 38 LA RÉVOLUTION. y. UNE GUERRE DE RELIGION. LA VENDÉE. EN QUOI DIFFÉRAIENT LES DEUX FANATISMES. Les soulèvements de Lyon, Marseille, Toulon, avaient été parement politiques ; la révolte de la Vendée fut religieuse, et la différence ne tarda pas à se montrer. Lyon, une fois bloqué, le 25 août, cessa d'être redou¬ table. L'insurrection n'avait qu'une tête, et la Conven¬ tion put la saisir ; la ville se rendit le 9 octobre. Mar¬ seille avait été prise le 23 août. A Toulon, quand le jeune commandant d'artillerie Bonaparte eut mis le doigt sur la carte, au point d'attaque, la ville tomba; le fan¬ tôme de la royauté du Midi disparut. Les mitraillades de Fouché, Collot-d'Herbois, Fréron, Barras, vinrent après le péril et le tirent paraître plus grand. Tout est différent en Vendée. La guerre n'y est pas renfermée en des murailles ; elle n'a pas une capitale ; au contraire, elle est partout ailleurs que dans les villes. Où est un Vendéen, enfant, homme, vieillard, là est un soldat, un ennemi. Aucune des règles de l'ancien art mi¬ litaire ne s'applique à cette guerre nouvelle; car les armes principales sont des prières dans les églises écar- GUERRE CIVILE. 39 tées, des chapelets à la boutonnière, des sacrés-cœurs cousus aux habits ; ce sont encore des processions noc¬ turnes, des rassemblements dans les bois, des serments de ne plus obéir au recrutement, des récits de miracles, des voix secrètes d'en haut cjui appellent toute une popu¬ lation à se lever, des conspirations cachées derrière l'autel de chaque hameau. Les prêtres officient, en plein air, dans les bruyères ou les marais. Vous diriez un sou¬ lèvement d'anciens Gaulois à la voix des Druides. Les paysans s'arment les premiers. La noblesse était encore incertaine dans ses châteaux, quand ils vinrent la sommer de se déclarer. Ce sont des villageois qui entraînent les Lescure, les Larochejaquelein, les Bonchamp, les d'Elbée, les Charrette. Contraste digne de remarque : du côté des révolutionnaires, les classes supérieures avaient poussé le peuple; chez les Ven¬ déens, c'est le peuple qui pousse les classes supérieures. Napoléon préféra donner sa démission plutôt que de faire la guerre en Vendée. Pourquoi? Il ne voyait point dans ces guerres la possibilité de développer la grande stratégie, la géométrie militaire qui fermentait dans sa tête. C'était un cas particulier qui pouvait dé¬ concerter l'art nouveau. Dans cette Iliade rustique, bo- cagère, pleine d'embûches, toujours ramenée aux mêmes villages, tournant dans le cercle des mêmes horizons, entre Machecoul, Montaigu, Chollet, Châtillon, Fonte- nay, il y avait des pièges pour la gloire. Que serait-il arrivé si celle de Napoléon Bonaparte eût trébuché dès 40 LA RÉVOLUTION. les premiers pas entre deux haies, dans les sabots san¬ glants d'un paysan de Vendée? Le plus pieux, le plus humble, est leur premier général. C'est le voiturier colporteur Cathelineau, le saint d'Anjou. Il pétrissait son pain quand il prit le comman¬ dement. Du 10 au 14 mars, il s'empare de Saint-Florent, de Chemillé. Un garde-chasse, Stofflet, lui amène deux mille paysans; Foret, ancien domestique, sept cents. A la tête de cette foule, armée de faux, de faucilles, de bâtons et de quelques fusils, Cathelineau marche sur Chollet, la première ville du Bocage. 11 l'attaque; les femmes tombent à genoux, et prient au loin dans les champs, dans les bois, pendant les combats. De chaque partie du territoire s'élève un vœu, un cri de haine. Cathelineau a trouvé, dans Chollet, un canon ciselé; les paysans le baptisent du nom de Marie-Jeanne, le couvrent de rubans et de fleurs. Ce sera pour eux une relique sacrée, gage de la victoire. Autour de ce palla¬ dium sont réunis déjà plus de vingt mille combattants, ce qu'on appellera la grande armée. Le lendemain, tout a disparu. Chacun a regagné sa chaumière, car la se¬ maine de Pâques est arrivée; il n'est pas un seul de ces soldats qui ne veuille aller communier dans son église natale. La piété fait ainsi la meilleure partie de leur tac¬ tique. Si leurs adversaires, les Bleus, viennent pour les cerner, ils ne trouveront personne. Chacun, par d'étroites clairières, aura regagné sa métairie, mais dans une GUERRE CIVILE. 41 campagne de trois jours les paysans ont eu le sentiment de leur force. Il ne faut qu'un signal porté en secret par un enfant, une femme, pour qu'ils se réunissent de nouveau en plus grand nombre. Ainsi, la grande armée, comme au temps de la Ligue, se fofrne, marche, com¬ bat, s'évanouit pour reparaître en moins d'une semaine. Que peuvent contre elles toutes les combinaisons de la stratégie? Cette armée n'a pas besoin de magasins; chaque soldat a près de lui son approvisionnement dans son gîte. Elle n'a pas besoin de se ménager des lignes de retraite. Son moyen le plus sûr est de se disperser volontairement; les sentiers les plus opposés la condui¬ sent à son but. Point d'hôpitaux ; toutes les chaumières en tiennent lieu. Lorsqu'il faut combattre, ils y sont préparés ; car il est impossible de les y forcer. Alors la contrée entière combat avec eux, naturellement retranchés derrière de larges fossés, d'épaisses haies d'où ils font un feu plon¬ geant et sûr; ils précèdent chaque coup de fusil d'un signe de croix. Dans le bas Poitou et le Marais de nombreux canaux les protègent. Appuyés sur une longue perche, ils s'élancent d'un bord à l'autre, ou ils se dé¬ robent dans leurs ioles. Qu'on se représente au milieu de cette contrée sou¬ levée quinze mille soldats républicains dispersés par petits détachements. Pour eux tout est surprise : tant de haines imprévues, une manière cle combattre si nou¬ velle, un acharnement si inconcevable à repousser leurs 42 LA RÉVOLUTION. bienfaits ! Aucun d'eux n'avait supposé qu'une ancienne religion, tenue pour surannée, eût une telle puissance. La Convention elle-même ne l'avait pas imaginé. Toute la France fut lente à croire qu'une guerre religieuse fût encore possible au%vme siècle; aussi les secours arrivè¬ rent-ils trop tard. Cependant les républicains ne s'ef¬ frayèrent pas de leur petit nombre. Aux invocations des saints, aux rites, aux offices dans les bois, aux sermons nocturnes entremêlés de fusillades, au tocsin, au Te Demi, ils opposent la Marseillaise. On vit ainsi deux fanatismes aux prises, dont l'un renfermait une religion antique et l'autre une idole, de liberté qui attendait tout de l'avenir. Dans cette guerre religieuse, les républicains ne songeaient point à arracher aux Vendéens leur religion; et ils leur faisaient autant de mal que s'ils eussent voulu la leur ôter. D'autre part, les Vendéens n'étaient point ennemis de l'égalité civile des républicains; pourtant ils les exé¬ craient comme s'ils eussent différé en toutes choses. Rien ne fut capable d'arrêter le premier élan de cette armée de paysans commandée par un paysan. Les campagnes leur appartenaient; ils s'emparent des villes. Quoique gagnées à la Révolution, elles n'allèrent pas jusqu'à résister à outrance à l'armée catholique. Les paysans entrent dans Thouars, Parthenay, Fonte- nay, Vihiers, Doué, Montreuil ; ils prirent même Sau- mur et Angers. Napoléon a écrit que si les Vendéens, GUERRE CIVILE. 43 à ce moment, eussent marché sur Paris, la République eût été perdue. J'ai bien de la peine à le croire. Dans leur propre pays ils n'enlevaient que des villes qui ne faisaient point, de défense; encore, dans chacune d'elles, étaient-ils abandonnés par une partie des leurs, impa¬ tients de retourner au village. Gomment supposer qu'a¬ près une longue marche à travers les départements où tout leur eût été hostile, ils se fussent si aisément em¬ parés de la capitale? Jusque-là, cette armée, comme un essaim, avait tourbillonné sur elle-même. Soudain, elle se dirige sur Nantes. C'était d'un seul coup tendre la main à l'An¬ gleterre, porter la Yendée sans la quitter dans le nord de la France. L'insurrection, en gardant ses racines innombrables, aurait eu une tête puissante; il est diffi¬ cile de dire combien la guerre eût été plus redoutable à la Révolution. Charrette attaque par la rive gauche de la Loire, Cathelineau par la rive droite; il arrivait déjà sur la place Viarme quand il a le bras cassé d'une balle. Les paysans, voyant couler le sang du saint d'Anjou, désespèrent de la victoire. Sans doute aussi les bonnes dispositions du chef des républicains, le général Canclaux, et le courage des troupes contri¬ buèrent à la fuite de l'armée catholique. Nantes est sauvée; une occasion si grande pour les Vendéens ne se retrouvera plus. Ils auront des armées plus nom¬ breuses, les esprits seront plus acharnés, le sang cou¬ lera avec plus de fureur; mais le terrain manquera à 44 LA RÉVOLUTION. la conquête, la victoire ne saura où se poser. Les Ven¬ déens rentrent dans leurs repaires du Bocage et du Marais ; ils y commencent la guerre de partisans. Cependant la Convention a compris ce qu'il en coûte d'avoir une religion pour ennemie. Les renforts arrivent de tous côtés aux' républicains. Rendue libre par la capitulation de juillet, cette fameuse garnison de Mayence, d'abord honnie, puis exaltée par les clubs, accourt en poste. Déjà la Convention avait eu l'idée d'opposer aux généraux paysans de la Vendée, à Cathelineau, Stofflet, Forestier, des généraux républi¬ cains pris dans le peuple, Rossignol, Santerre et bien¬ tôt Léchelle. Mais cette égalité militaire que les roya¬ listes acceptaient dans leurs rangs, fut repoussée des républicains comme un scandale et une indiscipline. Les généraux improvisés, au lieu de recevoir l'appui des autres chefs, ne recueillirent que soupçons ou injures. Cette contradiction entre l'esprit d'égalité dans les rangs des Vendéens et la susceptibilité hautaine dans ceux des républicains, n'est pas un des moindres sujets d'étonnement dans cette guerre qui en a fait voir tant d'autres. Singulière surprise pour les soldats de fer de Mayence que de se voir arrêtés dès le commencement, à Mortagne, à Torfou, par les paysans de Stofflet et d'Elbée ! Le grand Kléber surtout s'en indigna ; il re¬ jeta sa défaite sur Rossignol et Santerre. 11 est pro¬ bable que même ces invincibles Mayençais eurent GUERRE CIVILE. 45 besoin de faire quelque apprentissage d'une guerrê si nouvelle. Le vaste plan qui consistait à prendre les Vendéens entre les deux armées sorties l'une de Nantes et l'autre de Saumur, était en soi trop diffi¬ cile, trop étranger aux conditions de la Vendée, pour qu'il soit besoin d'expliquer les premiers échecs par la trahison ou la lâcheté. Mais les incidents de la guerre se reproduisaient dans la Convention ; chaque défaite est reprochée à chaque parti, suivant le général qui commande. Après les morts, ce sont les factions qui combattent. Dans les guerres les plus célèbres, il y a une direc¬ tion pour les armées; victorieuses ou vaincues, elles avancent ou reculent, et le récit marche avec elles. Ici, c'est une mêlée qui dure non pas un jour, mais des années ; dans cette mêlée ce ne sont pas .seulement des individus, comme dans Homère, ce sont des armées qui se prennent corps à corps; elles périssent pour renaître toujours à la même place; la même bataille perdue la veille est regagnée le lendemain. Point de droite ou de gauche. La Vendée est un vaste cercle qui fait face partout. A certains jours les Mayençais ouvrent une trouée au milieu de l'incendie et du carnage;.puis le cercle se reforme, les républicains sont rejetés.. Ni vic¬ toire, ni défaite n'est durable, l'atrocité de la lutte per¬ siste seule. Les fuyards, les blessés sont assommés par les femmes, les enfants. Le plus élégant des gen¬ tilshommes, le plus gracieux, M. de Marigny, égorge 46 LA RÉVOLUTION. de sa main les prisonniers. Pendant six mois, dans cette enceinte de l'Anjou et du haut Poitou, les Fran¬ çais, impuissants contre des Français, ne purent que s'entre-tuer, tant le courage, l'instinct naturel de la guerre, et même le fanatisme sont égaux des deux côtés. Chez les Vendéens, les prêtres vouent leurs fuyards à l'enfer; chez les républicains, la Convention voue les siens a l'échafaud. Santerre est défait à Coron; Kléber à Torfou. Cent cinquante mille républicains se fondent dans cette bataille de six mois, et il n'y a encore pour personne un pouce de terrain assuré. Au milieu de ce tourbillon s'élèvent les figures de Kléber, de Marceau, d'Aubert-Dubayet. Merlin de Thionville arrive presque à leur hauteur. Parmi les Vendéens, le jeune Henri de la Rochejaquelein, Lescure, d'Elbée, Stofflet, Bon- champ; au loin, dans le bas Poitou, Charrette, auquel on a refusé une part de butin (quelques centaines de souliers), se venge en se tenant à l'écart. Il semble trahir la cause pour laquelle il se bat avec acharne¬ ment; car il hait tous ceux auxquels il ne commande pas. Dans cette confusion inextricable, si vous cherchez un plan militaire, quelque chose de semblable à la stra¬ tégie moderne, voici ce que vous finissez par apercevoir : c'est une espèce de battue à travers les bois, qui refoule devant elle tout ce qui a vie. Par deux côtés principaux, par Nantes et par Saumur, les Vendéens sont rejetés les GUERRE CIVILE. 47 ans sur les autres; au midi, vers Niort, Westermann les empêche de sortir de l'enceinte de fer et de feu. Souvent cette stratégie est renversée; il ne reste alors que les traces du carnage, les villes, les villages en flammes, et le désir mutuel d'extermination. Cependant la grande armée royale est réunie à Chollet; enveloppée, elle y combat deux jours avec désespoir. Ses principaux chefs, Lescure, Bonchamp, d'Elbée, sont blessés mortellement. Une seule issue reste pour la retraite, la Loire. Tous s'y précipitent par une marche de nuit. Kléber, Marceau n'avaient qu'à étendre la main pour les noyer dans le fleuve. Mais les républicains ont eux-mêmes à panser leurs blessures. Chose extraordinaire, s'il pouvait y avoir matière à s'étonner dans une guerre où tout est sur¬ prise, ils laissent trois jours aux Vendéens pour se transporter sur l'autre rive. Peut-être craignirent-ils l'effet du désespoir chez des hommes qu'ils appre¬ naient enfin à connaître. Peut-être aussi jugèrent-ils que c'était une victoire suffisante d'avoir été la Vendée aux Vendéens. En effet, rien de plus lamentable que le passage de la Loire par ce peuple qui a été comparé aux Hébreux chassés d'Égypte. Depuis le temps des migrations des barbares, pareil spectacle ne s'était pas présenté en Europe. Les femmes, les enfants, même les troupeaux mêlés aux combattants, sur une ligne de quatre lieues de long ; uné multitude éperdue, sanglante, assise sur 48 LA RÉVOLUTION. les deux rives et poussant des cris de douleur ou de joie, suivant qu'ils avaient perdu ou qu'ils retrouvaient leur famille ou leurs compagnons; les lamentations des bles¬ sés, les prières des agonisants, les sermons des prêtres mêlés à la fusillade lointaine, aux cris des rameurs, au murmure du fleuve autour des îles, tout cela, dit un survivant de cette scène, nous reportait en esprit au jour du jugement dernier. Des paroisses entières fuyaient; et pour cette multitude de quatre-vingt mille hommes, il n'y avait qu'une vingtaine de petites barques. On s'attendait, à chaque minute, à voir déboucher les Bleus. Bonchamp expire en touchant l'autre bord. Les- cure, porté sur un fauteuil de paille, est mourant; Henri de la Rochejaquelein le remplace dans le com¬ mandement. La véritable raison qui porta l'armée vendéenne à passer la Loire fut la nécessité. Il fallait mettre le fleuve entre elle et des vainqueurs impitoyables; mou¬ vement naturel d'une armée cernée qui s'échappe par la seule issue restée ouverte. Mais les chefs qui sur¬ vivaient trouvèrent promptement dans ce désastre un motif d'espérer. Ils disaient que l'on quittait un pays épuisé de batailles, que l'on toucherait sur l'autre bord une terre neuve encore pour la guerre, civile. La Bre¬ tagne surtout n'attendait que le signal. On y trouve¬ rait une seconde Yendée, qui profiterait des victoires et des revers de la première. Il y en avait même, comme le prince de Talmont, qui pensaient que c'était GUERRE CIVILE. 49 là le chemin de Paris. On laissait aux armées de Klé- ber, de Marceau, les villes et les villages en cendre du Poitou, de l'Anjou. Et quelle joie de se venger de tant d'incendies et de meurtres par l'incendie de la capitale et le meurtre de.la Convention! Personne ne prononçait le nom de retraite; on allait cherchèr un plus grand champ de bataille. Dans les premiers jours, on ne savait encore si c'était aux Bas-- Bretons ou aux Anglais que l'on tendrait d'abord la main. C'est aux Anglais que la préférence fut donnée. Les Vendéens se hâtent vers Granville. Ils devaient y trouver avec un port de mer un abri pour les femmes, les blessés, et la main puissante de l'Angleterre. Dès lors la Vendée se transforme. Jusque-là elle était restée française en déchirant la France; elle devient anglaise de cœur en pleine sécurité de conscience. Aucun scru¬ pule ne se montra ni dans les chefs ni dans l'armée ; l'idée vivante de patrie n'existait que parmi les révolu¬ tionnaires. L'ancien régime ne voyant la France que dans le roi, livrait sans remords une patrie qu'il ne reconnaissait plus : la haine était si aveugle que la cause catholique cherche son salut dans le peuple qui personnifie l'hérésie. L'espoir d'attirer à eux l'Angleterre donne des ailes aux Vendéens; ils courent on ne sait à quelle conquête. Les républicains les atteignent dans Laval ; ils croyaient avoir affaire à des fuyards. Les Vendéens se retournent contre les républicains, et les mènent tambour battant il. 4 59 LA RÉVOLUTION. jusqu'à Château-Gonthier. C'est là que sont écrasés les Mayençais qui déjà s'étaient relevés, plus forts, de tant de désastres ; mais cette fois ils achèvent de dis¬ paraître. La Convention profite de leur petit nombre pour leur ôter leur nom et les fondre dans d'autres corps d'armée : on craignait que, chez eux, le soldat ne primât déjà le citoyen. Débarrassée de ses plus terribles adversaires, l'ar¬ mée vendéenne prend neuf jours de «repos dans Laval ; puis, comme si elle était maîtresse de la France, elle court vers la basse Normandie. Elle traverse sans com¬ bats Mayenne, Fougères, Dol, et se jette enfin sur Granville. Une mer déserte, pas une voile à l'horizon, ce spectacle fut le premier châtiment de l'armée qui avait mis tout son espoir dans la flotte anglaise. Mais le caractère des Vendéens était de ne montrer jamais plus d'audace que lorsque tout semblait perdu. Us étaient encore trente mille. Armés de quelques échelles, les paysans tentent l'escalade avec fureur. Us pénètrent dans les faubourgs, y mettent le feu ; le jour et la nuit qui suivent, l'attaque continue; les re¬ gards se reportaient de l'assaut des murailles sur la haute mer, pour y chercher les secours attendus. Ces secours ne vinrent pas. Alors il fallut se retirer et re¬ prendre cette même route que l'on venait de suivre. Dans une situation aussi désastreuse, le décourage¬ ment ne se montra encore nulle part. Les Vendéens étaient soutenus par l'espoir de revenir à la Loire, GUERRE CIVILE. 51 comme ils avaient été soutenus précédemment par celui d'atteindre la mer. A Dol, la retraite est fermée par les républicains. Les paysans errants, affamés, passent sur le corps des Bleus, en font un grand carnage, et vont chanter un Te Deuïri à Fougères. Partout, sur leur che¬ min, ils apprennent que les malades, les blessés qu'ils ont laissés après eux ont été fusillés. La nécessité de vaincre entre dans tous les cœurs. Enfin ils sont au terme de leurs vœux : ils ont atteint la Loire aux envi¬ rons d'Angers, et de l'autre côté est la patrie ven¬ déenne. Mais c'est là que l'illusion tombe. L'impossibilité d'emporter des murailles se retrouve à Angers comme à Granville. Après un assaut de trente heures, il faut se retirer sans savoir où. Cette armée qui tourne sur elle- même, sans direction, dans un pays où tout reste neutre ou ennemi, était frappée à la tête ; il ne s'agis¬ sait plus que de décider où elle devait périr. Elle marche sur le Mans, et semble encore, en fuyant, menacer Paris; ce fut son dernier jour de témérité. Marceau l'atteint au Mans; il lui tue quinze mille hommes. Qui n'eût cru que les restes allaient se déban¬ der? Mais non! comme si elle n'eût pu mourir, elle se relève pour marcher sur Laval ; elle y rentre et va une dernière fois tenter de repasser la Loire. A Ancenis, elle revoit son fleuve sauveur. Ses deux chefs, Henri de Larochejaquelein et Stofflet, se jettent dans une barque et atteignent l'autre riVe ; ils ne peuvent revenir. 52 LA RÉVOLUTION. L'armée errante, privée de ses généraux, réduite à dix mille hommes, traquée de tous côtés, marche sur Blain; elle arrive à Savenay. C'est encore Marceau qui la suit. Elle périt enfin sous cette grande épée, mais d'un seul coup et tout entière, comme un. seul homme. Les bois, les fermes éloignées recueillent quelques femmes traînant après elles leurs enfants, restes des quatre-vingt mille Vendéens qui, le 17 octobre, avaient passé la Loire. Qui ne croirait que c'est fait pour toujours de la révolte de l'Ouest? mais que dire, au contraire, d'une guerre dans laquelle, après de semblables victoires, tout est à recommencer? Après Savenay, la France crut qu'il n'y avait plus de Vendée. Le général Turreau remplace Marceau, et trouve que rien n'est fait. Il organise ses douze co¬ lonnes infernales; il les lance à travers l'Anjou, le Poitou, pour extirper ce qui a échappé à la guerre précédente. Sur cette terre nue d'habitants, on trouve encore, jusqu'en mai 179A, à livrer dix affaires géné¬ rales, soixante combats. Pendant que Turreau établit ses camps retranchés, les représentants du peuple dé¬ crètent « que tous les habitants de la Vendée quitteront le pays. » Carrier est à Nantes; il invente les noyades. La Convention le met à l'aise ; c'est l'extermination qu'elle ordonne. Après ces fureurs, Turreau déclare que les moyens militaires ne suffisent plus, que « la régénération mo- GUERRE CIVILE. 83 raie serait à désirer, » qu'elle seule pourrait exécuter ce que le sabre et le fusil ne peuvent faire, qu'il fau¬ drait, après tout, essayer de la « douceur. » L'épée s'est usée ; elle demande grâce. Quelle chose incroyable ! La contrée est déserte, et il se trouve toujours des armées de paysans, des gens « étrangers au métier, des hordes impétueuses » pour livrer bataille et écraser les meilleurs militaires. Cette guerre est, pour eux, « l'écueil des talents et de la gloire. » "Voilà- ce que confesse Turreau. La conséquence qui nous reste à en tirer, c'est qu'une religion ne peut être extir¬ pée que par une autre religion. De nos jours, dans une guerre de même nature, le czar de Russie a employé un moyen bien puissant : il donne aux paysans de Pologne les terres des nobles, et personne ne réclame. Qu'eût-on dit si la Convention, usant d'un moyen de ce genre, eût distribué aux sol¬ dats vendéens rentrés en grâce les domaines de la no¬ blesse vendéenne? Quels cris de malédictions en Europe contre les conventionnels ! C'est alors qu'on les eût accusés de tous les crimes. L'idée ne leur vint pas de ce partage, qui seul peut-être eût résolu la question de la Vendée; mais ce qui est licite et glorieux dans 4 un czar eût été le dernier des forfaits chez des hommes de révolution. Il arriva ainsi que l'on ne prit, ni dans la religion, ni dans la propriété, aucune mesure profonde, irrévo¬ cable. On fit des actions glorieuses, héroïques; on les 54 LA RÉVOLUTION. fit avec des pensées timides. De là, l'historien Niebuhr1 remarquait déjà avec étonnement, qu'en dépit des con¬ fiscations et des guerres civiles, la noblesse française a conservé la plus grande partie de ses terres; un autre écrivain non moins autorisé ajoute qu'elle est aujourd'hui plus riche qu'en 89. VI. qu'une religion peut seule vaincre une religion. les vainqueurs reviennent a celle des vaincus. Ainsi se confirment, avec évidence, les idées conte¬ nues dans cet ouvrage. La guerre de Vendée fut une guerre religieuse dans laquelle la religion positive n'était que d'un côté. Cela donna un tel désavantage aux républicains, qu'en dépit de leur héroïsme, ils arrivèrent à ce dénoûment étrange : tout vainqueurs qu'ils étaient, ils revinrent à la religion des vaincus; c'est ce qu'ils furent obligés d'appeler triomphe et pacification. On vit là que des idées vagues n'ont aucune prise sur des peuples liés à une foi positive. Vous pouvez les anéantir, mais non les convertir à la vérité nue. •1. Histoire romaine, t. III, p. 374. GUERRE CIVILE. 55 D'ailleurs, l'extermination suppose, dans celui qui l'exerce, un principe absolu de croyance. Quand Mahomet frappait du glaive, il présentait le Coran. Quand le duc d'Albe exterminait les Pays-Bas, certain de n'être renié dans aucune de ses cruautés, il avait le pape derrière lui. Mais où était le Coran de Carrier? où était son pape? 11 avait beau exterminer les prêtres ; derrière lui, Danton se mariait devant un prêtre insermenté. Robespierre soutenait le bas clergé. La Convention proclamait en principe la liberté de ceux qu'elle faisait égorger. Une telle contradiction, si mons¬ trueuse, eût pu durer des siècles sans rien produire. Que l'on remplisse d'eau ou de sang le tonneau des Da- naïdes, qu'importe? c'est le même enfer du vide. Carrier reste exécrable et il a laissé debout tout ce qu'il a cru engloutir. En dépit de ses noyades, combien il est loin de la vertu des cent mille échafauds du duc d'Albe! En résumé, qui a vaincu? Est-ce la Vendée? Est-ce la Révolution? Cette question étonne. La surprise augmente quand on voit quelle réponse elle appelle. La Terreur n'a pu réduire les Vendéens; elle n'a pas même obtenu de trêve. La pacification n'est deve¬ nue réelle que lorsqu'on a accordé aux Vendéens et aux Chouans ce qu'ils demandaient, l'ancien régime dans la religion. Les prêtres réfractairès, en pleine ré¬ volte avec les choses nouvelles, ont dû être laissés pour guides et tuteurs du peuple. 56 LA RÉVOLUTION. Hoche engage les généraux et les soldats de la Ré¬ volution à assister aux offices de ces mêmes prêtres qui avaient juré haine éternelle aux hommes et aux choses de 89. Par là, il est vrai, on obtint la paix; ce moyen, sinon le plus honorable, fut au moins le plus politique et le seul efficace, ftjais, dans la réalité, où étaient les vainqueurs ? Les révolutionnaires n'obtinrent un triomphe appa¬ rent qu'en renonçant à leurs propres idées pour se plier à celles de leurs adversaires; ce qui semble marquer que le catholicisme n'aurait pu être vaincu que par une autre forme du christianisme. La Révolution n'aurait pu entamer l'ancienne reli¬ gion qu'en lui opposant une autre foi positive. Mais cela étant impossible, tous les efforts de la France mo¬ derne et un demi-million d'hommes se consumèrent en vain ; ils ne réussirent qu'à montrer leur impuissance dans l'ordre des choses fondamentales. Le sang des Cathelineau, des Stofflet n'a pas été versé inutilement; les paysans de Vendée ont obtenu ce qui leur mit les armes à la main. Ils ont gagné pour leur postérité la suprématie, en fait, de leur religion, la domination réelle de leurs prêtres, de leurs autels ; ils les ont rétablis, non-seulement pour eux, mais pour toute la France. Au contraire, la religion de liberté de leurs adver¬ saires républicains, les Kléber, les Marceau, les Queti- neau, les Merlin de Thionville, les Philippeaux, où est- GUERRE CIVILE. 87 elle? Où sont ses rites? Où sont ses autels, ses tro¬ phées? Elle a disparu des âmes plus encore que des choses. Par là, l'historien peut être entraîné à dire, s'il s'arrête aux apparences, que ce sont les Vendéens qui ont vaincu, puisqu'ils ont sauvé ce qu'ils mettaient au-dessus de tout, et qu'au contraire leurs adver¬ saires ont perdu la chose même pour laquelle ils com¬ battaient. Ce ne serait pas, en effet, répondre à la question posée plus haut de dire que les Bleus l'ont emporté puisqu'ils ont imposé l'égalité du Code civil; car il n'est pas un article de ces lois qui ait été une cause de guerre entre les uns et les autres. Est-ce contre les principes du Code civil ou pénal, ou de commerce, ou de procédure que s'insurgeaient les paysans de Vendée? Nullement. Eux aussi étaient amou¬ reux de l'égalité. Tel de leurs chefs, comme Jolly, détestait la noblesse. Charrette ne reconnaissait d'autre hiérarchie que sa volonté ; il tenait à l'écart, dans l'anti¬ chambre, Larochejaquelein vaincu et errant. « Nous voilà maintenant tous frères et sœurs, » disaient les paysans à Mme de Lescure. Pour ménager cet esprit d'égalité, les Vendéens furent longtemps commandés par des hommes du peuple, ce qu'il fut presque impossible à la Convention d'obtenir de ses armées. On vit ainsi cette contradiction : des armées royales 88 LA RÉVOLUTION. obéissant à de simples paysans, vêtus encore de leur costume de labour, et des officiers républicains pres¬ que soulevés à la pensée d'avoir pour chefs un San- ^.t< terre, un Rossignol, un Léchelle, qui, hier encore, pavaient pas d'épaulettes; car c'est ce qu'on leur reprochait autant que leur incapacité. Il y avait loin de là aux Romains consolant l'imbécile Varron de sa défaite. C'étaient de pauvres généraux; qui en doute?Mais ils eussent eu toutes les qualités nécessaires, l'emploi leur en eût été rendu presque impossible. Kléber, au lieu de les encourager, le prit sur eux avec une telle hau¬ teur, que des hommes de génie même en eussent été embarrassés. Aucun mérite dans un chef civil ne trou¬ vait grâce devant ce commencement de morgue mili¬ taire; par où l'on peut croire que Kléber et Marceau sont morts à temps pour leur gloire; ils sont restés les héros incomparables, étrangers à tous les jougs. Qui voudrait soutenir l'idée d'un Kléber et d'un Marceau maréchaux d'empire? Il est bien visible aujourd'hui qu'aucune république n'est possible, ni même aucune liberté durable, avec une grande armée permanente où le civil est tenu en mépris. A ce point de vue, les Vendéens, en prenant tous leurs chefs dans le civil, étaient clans le plan d'une république; leur armée a montré que, si elle ne valait rien pour la conquête, elle était admirable pour la défense de son territoire. L'armée républicaine GUERRE CIVILE. 59 contenait déjà les germes du militarisme qui a été le fléau caché dans toutes nos gloires. Mais le bras de fer de la Convention se leva à temps; il empêcha ces germes d'éclore. LIVRE QUATORZIÈME. LES SUPPLICES. 1. PROCÈS ET MORT DES GIRONDINS. Louis XVI n'est plus; les Girondins sont empri¬ sonnés ou en fuite, et pourtant le bonheur du peuple est plus loin que jamais. U a faim, le pain lui manque. Quelle est donc cette conspiration qui part de toute chose? Le vertige commence à s'emparer des révolu¬ tionnaires. Royer, Hébert, Chaumette, sont saisis les premiers de ce vertige; bientôt on prendra leurs fu¬ reurs pour une preuve de trahison. Les aristocrates ne sont plus maintenant les Montmorency et les Noailles; ce sont les commis-marchands, les clercs de procureur et de notaire. Contre ce patriciat nouveau il faut une révolution nouvelle. Pendant la nuit, les habitants se pressent debout à la porte des boulangers; dans ces interminables veil¬ lées, quelles pensées remplissaient les esprits? L'imagi- LES SUPPLICES. 61 nation de la famine, le spectre des spectres. Au sortir de là, imaginez ce qu'un homme tel que Robespierre faisait entrer de soupçons, de haines, dans ces clubs ambulants d'affamés. Ils n'ont plus d'ennemis devant eux; leur imagina¬ tion n'en est que plus déchaînée. Car cet ennemi qu'ils ne voient pas, ils se figurent le rencontrer partout. Une multitude est saisie de la manie de soupçons de Robespierre. Le 5 septembre 1793 fut le Dies irœ du peuple, journée où l'initiative partit le plus immédiatement de la foule. On n'en connaît pas les auteurs. Ce fut l'in¬ spiration de la famine. La veille, le rassemblement se porte à la Commune, car c'est elle qui règne : « Du pain! du pain! » Chaumette court à la Convention; il en rapporte le décret du maximum. Il revient triom¬ phant à l'Hôtel de Ville. « Du pain ! du pain ! et tout de suite! » rugit la foule. Hébert requiert « que le peuple se porte en masse dès demain à l'Assemblée, qu'il l'entoure comme il a fait le 10 août, le 2 septembre, le 31 mai. » Le peuple suit, le 5, Hébert et Chaumette devant la Convention. Leurs demandes, amplifiées par quelques orateurs qui retrouvent à ce moment la parole, sont changées en décret; l'immense défilé achève la séance. Ce que ce jour produisit, fut l'armée révolu¬ tionnaire, que suivent le tribunal et la guillotine. Jusqu'ici, la Terreur avait été le secret d'État d'un petit nombre : ce jour, elle est intronisée sur le pavois 62 LA RÉVOLUTION. par l'acclamation du désespoir. Elle reçoit de lui son sacre, elle est populaire, elle règne. L'impatience ne permit pas de différer plus long¬ temps la mort de Marie-Antoinette. Son procès, com¬ mencé le octobre, fut terminé le surlendemain. Marie-Antoinette ne réussit pas à cacher ses dédains pour ses juges. Elle savait, en marchant au supplice, qu'elle entraînait après elle les Girondins, marqués pour une fin semblable. Cela dut lui paraître un com¬ mencement de justice. Elle eût pu voir, en se retour¬ nant, tous les principaux de la Révolution monter après elle ces mêmes degrés sanglants de ce même échafaud. Sa mort en fut plus sereine, n'ayant pas même à se défendre du désir de vengeance ; car déjà ses ennemis avaient pris soin de la venger de ses ennemis. Une seule chose étonna la reine, quand il lui fallut monter sur la charrette. Elle s'attendait à être conduite cfans une voiture fermée comme Louis XYI, ne sachant pas encore combien la mort était devenue ni voleuse depuis le 21 janvier. Pourquoi la Révolution a-t-elle été si implacable contre les femmes? On ne les avait pas revues en si grand nombre, mêlées aux échafauds depuis les temps du Cirque. Rien assurément ne fut moins politique, sans parler de la justice. Mais la Révolution amenait l'égalité; le malheur ou l'ignorance fit que la Révolu¬ tion se montra d'abord par l'égalité des supplices. Selon l'usage déjà établi, les députations jacobines LES SUPPLICES. 63 viennent presser le supplice des Girondins. On répète ce qui a été dit contre Louis XVI. Les accusés seuls retardent encore le bonheur promis. Qu'ils cessent de vivre, et l'âge d'or commence; c'est la conclusion de tous les discours. Les comités avaient décidé qu'aucun des détenus ne serait mis en jugement1. Robespierre et Chabot ne voulaient d'abord que la mort de Brissot et de Gen- sonné. Ils croyaient s'arrêter après ces deux supplices, et que leur soif serait assouvie, tant ils avaient peu mesuré eux-mêmes le chemin dans lequel ils entraient. Mais, ayant une fois envisagé de sang-froicl ces deux échafauds, il leur sembla tout simple de continuer dans cette voie. Cette première goutte de sang versé ouvrit la grande veine. La pensée de sacrifier les trente-deux ne les arrêta plus un moment. Quelle différence d'avec Danton, malade de con¬ sternation, de douleur depuis le 31 mai, et répétant^ Garat avec désespoir : « Je ne pourrai les sauver ! » Quelles larmes que celles de ce Titan sur ses enne¬ mis! Au milieu des systèmes contemporains, il était tout nature. Le procès des Girondins montra le néant de la conspiration dont ils étaient accusés. Dans l'impa¬ tience de leur trouver des crimes, les républicains leur reprochèrent d'avoir les premiers appelé la République. 'I. « Je tiens ce fait de Cambon, » Mémoires inédits de Baudot. 64 LA RÉVOLUTION. Ce qui les perdait, c'était la Vendée, Lyon, Toulon, révoltés; c'était surtout l'acharnement de la Commune et sa fureur de se venger de leurs dédains. Les dépositions de Chaumette, de Hébert, de Chabot, furent d'interminables philippiques. On a reproché aux Girondins d'avoir essayé de se défendre. Et pourquoi? Il n'était pas encore convenu que l'appareil des tribu¬ naux n'était qu'un jeu, et que tout grand accusé devait accepter le supplice en silence. Cette expérience méri¬ tait d'être faite. Vergniaud, Gensonné, recueillaient leurs forces pour le dernier combat. Que ne leur res¬ tait-il pas à dire ? Mais leur plus grand crime était leur éloquence. Les débats furent clos brusquement après trois jours d'interrogatoires. Oter la parole à la Gironde, autant eût valu couper la langue à Cicéron avant de l'égorger. Tant que les Girondins n'avaient pas été condamnés à se taire, ils gardaient une secrète espérance ; ils croyaient à quelque retour subit de la confiance publique par un miracle de Vergniaud, tant ils avaient foi dans les prodiges de la parole! On a vu plus haut que madame Roland, le 1er juin, croyait encore pouvoir ébranler la Convention par un cri de douleur. Lorsque le tribunal ferma la bouche aux Girondins, ce fut bien pis que leur ôter la vie. On leur enleva leur génie et le recours à la posté¬ rité. Ils ne comptèrent plus même trouver d'écho dans l'avenir, et ils sentirent le vrai désespoir. Tribuns sans peuple, orateurs sans parole, l'ironie fut tout ce qui LES SUPPLICES. 65 leur resta; ils furent les plus désarmés des hommes. Mais aussi un précédent fut établi ; leur sort décida de celui de leurs ennemis. Des supplices muets, sans tes¬ taments, sans défense, sans écho, devinrent la fatalité et le lot des révolutionnaires. Au moment où Antonelle, « le plus poli des hommes, » rapporta le verdict de condamnation, Yalazé se poi¬ gnarda sur son banc. Les autres condamnés ne purent retenir plus longtemps leur mépris. Quelques-uns jetèrent de l'argent au peuple, à la manière des princes, et n'excitèrent ainsi que sa colère. Le jugement pro¬ noncé, ils l'annoncèrent par des chants qui ne devaient finir qu'avec eux. Dans ces chants moqueurs, on ne sentait aucune espérance. La Marseillaise même était détournée de son sens. Ils parurent se hâter vers la mort; ils la contrefaisaient d'avance pour s'y accoutu¬ mer, ou par dédain, ou parce que la parodie est le der¬ nier degré de la désillusion, impatients de sortir de la vie, comme d'une embûche. De toutes les morts de la Révolution, ce furent les plus moqueuses et les1 plus désolées. Soit vanité, comme on l'a dit, soit élévation de cœur, les Girondins ont eu le pressentiment le plus clair de la servitude future. Ils ont vu d'un œil perçant une postérité asservie, un maître héritier de tout, et ils triomphent d'échapper par un supplice prématuré du corps à ce supplice de l'âme. C'est là ce qui se révèle dans l'attitude de tous, dans la moquerie de Ducos, 66 LA RÉVOLUTION. dans les sentences de Yergniaud, comme dans le. silence pensif de Bris sot. Enfin elles sortirent de la cour de la prison les cinq charrettes qui traînaient les vingt et un à l'échafaud : Brissot, Yergniaud, Gensonné, Duperret, Carra, Gar¬ dien, Duprat, Sillery, Fauchet, Ducos, Fonfrède, Lasource, Beauvais, Duchatel, Mainvieille, Lacaze., Lehardy, Boileau, Àntiboul, Yigée. Le cadavre roidi de Valazé tenait sa place parmi eux. 11 fut confronté avec la guillotine, et sans être décapité, reçut du bourreau le permis d'inhumer. Après cette immolation, les: yeux s'accoutumèrent en un jour aux hécatombes. Quoi qu'il pût arriver, rien ne devait plus ni étonner ni indi¬ gner. La Terreur ouvrit ses portes triomphales; la mort y passa désormais, toute grande, les ailes déployées. Puis-vint la mort cavalière, enjouée, cle Philippe- Égalité. L'accusation lui avait d'abord semblé une plaisanterie. 11 dédaigna le supplice comme une épi- gramme de mauvais goût, et sortit en riant, tout botté et éperonné, d'une pièce de théâtre, où il n'avait pu jouer son rôle. Les Dantonistes qui survécurent à la Révolution crurent, jusqu'à leur dernier moment, à la bonne foi de Philippe-Égalité. Ils soutenaient que le prince avait embrassé la République sans nulle arrière- pensée, qu'il la voulait libérale, « à la manière de Périclès. » En témoignage, ils alléguaient leurs souve¬ nirs personnels. De tous leurs collègues, il n'en est point qu'ils aient défendu plus ouvertement, avec une LJBS SUPPLICES. 67 conviction plus réfléchie, contre les accusations de Fou- quier-Tinville. C'était, selon eux, le cynisme de l'ini¬ quité que d'avoir confondu le prince avec la Gironde qui l'exécrait. Ils ajoutaient que Robespierre, en le frappant, avait voulu « se mettre sur une ligne qui pût défier tous les soupçons 1. » A son tour, madame Roland se précipite après les Girondins au-devant de la mort. Qui ne la voit courir, avec sa robe blanche, sa ceinture bleue, ses regards épanouis, au-devant des prisonniers de la Conciergerie, leur annoncer par un geste moqueur la fin de la tragi- comédie? Elle eut, comme les Girondins, le rire du désespoir. Le bonheur d'en finir avec de vaines illu¬ sions, de ne plus voir chaque jour le triomphe de ce que l'on hait ou méprise, voilà ce qui éclate dans son rire. Quoi qu'on en dise, ce n'est pas seulement l'allégresse d'une âme amoureuse, qui va retrouver Buzot dans un monde meilleur. On n'a point eu de cesse que l'on n'ait fouillé jus¬ qu'au fond dans le cœur de madame Roland, pour y découvrir la blessure. Les conventionnels lui suppo¬ saient pour amant le même Rarbaroux qu'ils avaient déjà donné à Charlotte Corday ; cela prouvait peu d'in¬ vention romanesque chez les terroristes. Mais le thème une fois imaginé, ils ne se lassèrent d'y revenir, tant qu'ils vécurent. I. Mémoires inédits de Baudot. 68 LÀ RÉVOLUTION. Il fallait trouver dans cette âme le défaut de la cui¬ rasse. On croit enfin y avoir réussi. Madame Roland aimait le mélancolique et intrépide Buzot. Rien de plus certain; elle l'aimait dans les nues, à la manière des héroïnes de Corneille. Qu'il eût été beau de renfermer ce secret et de mourir sans le laisser voir à personne ! Une sainte l'eût fait! Madame Roland a cru qu'il suffi¬ sait d'être sure de ses actions, que ses pensées lui ap¬ partenaient et qu'elle pouvait les laisser errer où elle voulait; en quoi elle s'est trompée. C'était une âme héroïque, et non pas une sainte. Son secret lui a échappé à travers les barreaux de l'Abbaye et de Sainte-Pélagie. Ses lettres à Buzot, épargnées par la dent des loups de Saint-Emilion, viennent d'être retrouvées et mises sous les yeux d'une postérité qui a pour mission de découvrir tous les petits côtés des âmes et d'abaisser, s'il se peut, les meilleures renommées. Madame Roland s'est pro¬ posé comme un athlète de combattre sa passion tout en la nourrissant. Elle n'a point songé à l'extirper. 11 lui a semblé qu'il suffisait de ^sejajncxmsan&^aYoir besoin de s'anéantir. Là paraît toute la différence d'une âme stoïque et d'une âme chrétienne. La première n'aura, jamais les mêmes scrupules que la seconde, il faut bien l'avouer. Madame Roland en appelle à l'avenir; elle fait as¬ sister la postérité au combat d'un cœur tout saignant comme à une lutte dans un cirque. Où sera le juge? Quel usage fera-t-on de ces confessions du cachot à la LES,SUPPLICES. 69 guillotine, et de ces espérances funestes qui s'exhalent avec la vie? Une juste critique voudrait au moins que l'on con¬ sidérât l'isolement, l'exaltation de la prison, l'échafaud dressé, le désespoir > la mort partout présente, et peut- être aussi la contagion de l'éloquence de la Nouvelle Héloïse, imitation à laquelle les âmes les plus vraies n'échappent pas toujours. Est-il sûr que madame Ro¬ land se connaît elle-même lorsqu'elle se croit faite pour la volupté et les passions romanesques? N'est-elle pas la première à s'abuser sur son compte? Pouvait-elle leur donner cet empire absolu, aveugle, sans partage, qui seul les rassasie ? C'était là le contraire de son naturel sensé et tout viril. Enfin, à travers un langage trop littéraire pour être l'expression ingénue de la passion, qui saura rétablir l'exacte vérité des sentiments? Qui reconnaîtra ce qui appartient à madame Roland et ce qui appartient à Mme de Wolmar? La pénétration la plus profonde serait ici un devoir rigoureux. Il faudrait marquer des nuances dans cette âmç jusque-là si maîtresse d'elle-même, qui ne s'est confiée à vous que volontairement, sciemment, à l'heure de la mort. Craignez qu'il ne soit plus aisé de parler en général d'une passion brûlante, voluptueuse, qui absorbe tout, et de mêler ainsi le roman à l'histoire. Il est si doux d'abaisser jusqu'à nous ces figures dont la hauteur nous importune, et de mettre un peu dé lie dans leur coupe ! 70 LA RÉVOLUTION. Est-ce aussi pour Buzot que madame Roland se revêt de sa robe blanche? Est-ce pour lui qu'elle sourit sur la charrette? Je le veux bien. En revanche, qu'on m'accorde au moins que, dans ce sourire, il y avait de plus la joie d'échapper là la bassesse et à l'oppression par l'échafaud. On a suppose (et je le répète) qu'arrivée au pied de la guillotine, elle demanda une plume et de l'encre pour écrire. Avait-elle entrevu une lueur subite? La mort où elle était à moitié entrée lui avait-elle révélé l'avenir? Voulait-elle laisser une parole de consolation à la pos¬ térité? Qui le saura jamais, et qui oserait suppléer à cet éternel silence? Elle venait de saluer la statue de plâtre de la Liberté par ces mots : « 0 Liberté ! comme on t'a jouée! » Peut-être voulait-elle pardonner. Mais non; elle devait mourir indignée, comme elle avait vécu. Roland, en apprenant cette mort, se perce d'une épée ; il était plus malheureux encore qu'il ne pensait. La mort la plus lamentable et la plus résignée fut celle de Bailly. 11 avait reçu le serment du Jeu de paume; il en restait le témoin devant- d'âutîfes géné¬ rations. Ce souvenir eût dû le couvrir contre toutes les haines. On ne se souvint que du massacre du Champ de Mars ; et l'échafaud s'éleva deux fois pour lui, d'abord à l'extrémité du champ de la Fédération, puis (sur les clameurs du peuple que le sang de Bailly souil¬ lerait cette enceinte), on démonta la guillotine, et on la transporta dans les fossés près de la Seine. Pendant ce LES SUPPLICES. 71 temps, Bailly, les mains liées derrière le dos, sous les cris de la foule, assistait aux lents préparatifs de son supplice. Il ne fut pas traîné à pied, comme on l'a dit, autour du Champ de Mars. Il put attendre, sans bouger, que les apprêts fussent terminés. La sérénité n'aban¬ donna pas un instant ce sage. « Tu trembles, Bailly ! — Oui, mon ami, de froid. » Enfin, le bourreau arrive ; après une si longue agonie, le supplice parut de la clémence. Cependant ceux des Girondins qui sont sortis de Paris, ont lu sur les portes de l'hôtel qu'ils habitent à Caen les ordres donnés pour les arrêter; il faut fuir. Où? comment? Toute la France est hostile. Un seul point, peut-être, leur reste fidèle, la Gironde. Com¬ ment franchir ces cent cinquante lieues, où tous les yeux seront ouverts sur eux, à chaque pas? Par un bonheur inespéré, un bataillon de volontaires bretons retourne en Bretagne. Onze Girondins, déguisés en vo¬ lontaires, marchent dans les rangs de ce bataillon. Mais il suffit d'un mot de leur escorte pour les perdre. Les onze restent seuls. Errant à travers les campagnes, partout menacés, ils entendent derrière eux des voix qui crient ; Les voilà ! Us arrivent par miracle à Quimper ; ils restent cachés dans les bois des environs. Un bâti¬ ment marchand les reçoit. A travers mille périls, ils dé¬ barquent enfin dans cette Gironde aimée, où leurs amis vont les acclamer et leur fortune changer. Désespoir ! leur terre natale les repousse. Ils sont 72 LA RÉVOLUTION. plus reniés que nulle part dans ce pays où ils croyaient régner. Chassés d'abri en abri, le plus souvent sans toit, ensevelis vivants dans les cavernes, mourant de faim, et les femmes plus inhumaines que les hommes; rien de pis ne s'était vu depuis les empereurs. L'espèce humaine, à ce moment, semble enlaidie depuis Tacite. Pourtant, il y eut aussi de magnanimes courages, par exemple Mme Bouquey, qui ouvrit sa maison aux pros¬ crits, et le père de Guadet, qui osa recevoir son fils. Talliep et les commissaires montagnards les pour¬ suivent comme des bêtes fauves. Des canons sont bra¬ qués contre les gîtes où on les croit réfugiés. Ils attei¬ gnent les grottes de Saint-Emilion ; la faim les en chasse. Ils se séparent ; mais tous les chemins différents mènent à la mort. Guadet, Salles, Valady sont pris et guilloti¬ nés. Barbaroux se tire un coup de pistolet, il est porté mourant sur l'échafaud. Buzot s'obstina longtemps à vivre. Son amour pour madame Boland, surtout l'espoir de la vengeance, le soutinrent. Sa mort n'en fut que plus affreuse. Son corps et celui de Pétion furent trouvés à moitié dévorés par les loups et les chiens dans un champ de blé. Les lettres de madame Boland, cachées sur lui, leur échappèrent. Seul, Louvet, soutenu par l'amour, fit un prodige. 11 traverse la France, tantôt à pied, tantôt en charrette, en diligence, caché sous les pieds des voyageurs, rentre dans Paris en pleine Terreur, y passe un mois dans l'épaisseur d'un mur, chez sa Lodoïska, se risque de LES SUPPLICES. 73 nouveau à travers les départements, gagne le Jura, y vit en paix avec elle, en vue des rochers de Meillerie ; miracle de passion, que l'imagination d'un roman¬ cier, fût-il Jean-Jacques, n'eut jamais cru possible. Condorcet, caché dans Paris, écrivit son livre du Progrès de l'esprit humain, sous le couteau de la Ter¬ reur, comme Cicéron ses Offices, sous le couteau d'An¬ toine. Le premier, il révéla l'âme même de la Révolu¬ tion dans la loi du progrès. Et qui eut pensé que cette noble doctrine, en se répandant, rendrait d'abord les hommes plus inertes et plus dociles à tous les jougs? Depuis qu'ils savent que le bien est une nécessité des choses, que les pierres mêmes subissent cette loi, ils se croient dispensés de s'en mêler. Quand Condorcet eut écrit la dernière page de son livre,"il crut, sans nul doute, que sa vie était remplie, et qu'il ne valait plus la peine de la défendre : il sortit de sa retraite de la rue Servandoni, s'aventura dans la campagne. Arrêté et emprisonné, on ne trouva le lendemain que son cadavre. 11 avait mis sa pensée en sûreté; que lui importait le reste? Personne ne devait rien savoir de cette dernière nuit du sage. Il mourut, à la manière antique, seul et sans témoin, avec l'indiffé¬ rence d'un homme qui ne dispute pas sa vie, qui ne la livre pas, mais qui s'est réservé le droit de devancer le centurion. 74 LA RÉVOLUTION. II. qu'il n'y a pas de proportion dans la révolution entre les sacrifices et les résultats obtenus. Il est trop aisé de trouver et de dénoncer les défauts de gens que tout le monde abandonne. Aussi bien, j'ai déjà montré les fautes des Girondins. D'autres partis, aussi bien et mieux que les Girondins, défendront le territoire. Us représentaient mieux que personne la liberté. Eux seuls semblaient la connaître ; elle mourut avec eux. Une chose réconcilie dans d'autres histoires .avec les fureurs des hommes : le sang versé y est presque aussitôt fécond. Quand je vois couler celui des mar¬ tyrs, je vois en même temps le christianisme grandir sous la terre au fond des catacombes. De même dans la réforme, dans la révolution anglaise, le sang de Zwingle, de Guillaume le Taciturne, de Sidney est tombé sur un sol fertile, et il a enfanté la vie. -Le sang a coulé plus abondamment chez nous, et de sources aussi hautes; il n'a pas trouvé une terre aussi bien préparée. On dirait qu'il n'y a aucun rapport entre LES SUPPLICES. 75 les sacrifices des victimes et le résultat obtenu par la postérité. Où a germé le sang des Girondins ? Quelle liberté est née du sacrifice de ces hommes de liberté ? Le vœ victis gaulois • a été prononcé contre eux par tous les partis; aucun ne s'est fait leur successeur. Yergniaud, madame Roland, Barbaroux, Buzot, Guadet, n'ont plus eu de représentants parmi nous. Ceux pour qui ils mouraient n'éprouvèrent pour eux que de la haine. Leur mémoire fut persécutée par les amis de leur cause plus encore que par ses ennemis. Tous les partis extrêmes de la Révolution ont laissé des descendants ; mais ces hommes en qui vivait la religion de la liberté, n'ont pas laissé de postérité en mourant. Quant à ceux qui continuèrent de porter leur nom, ils crurent venger leur mémoire en reniant leur œuvre. 3'ai vu, en effet, tous les partis renaître de leurs cendres, depuis les émigrés, les Feuillants, jusqu'aux Jacobins. Mais le parti des Girondins, enthousiaste, humain, au cœur large, personne ne l'a retrouvé. Est-il descendu tout entier, comme une illusion perdue, dans la fosse de 93? C'est nous qui avons eu le plus de martyrs ; c'est chez nous que les martyrs ont été, jusqu'à présent, le plus inutiles. Les Girondins furent les âmes les plus hautes de la Révolution ; avec eux a-t-on décapité l'avenir? Assurément, il n'était pas besoin de l'immo- ê 76 LA RÉArOLUTION. lation d'une seule de ces nobles figures, pour acquérir les choses dont nous nous sommes, contentés. Il sera toujours étrange d'entendre des historiens français ré¬ péter que ces morts ont été suffisamment payées, parce que « nous avons obtenu l'égalité devant l'impôt, » qui n'a jamais été contestée par personne. La vérité, au contraire, est que la consolation suprême, a été re¬ fusée à nos plus grands morts : leur sang n'a pas été une semence de vertu et d'indépendance pour leur pos¬ térité. S'ils reparaissaient un moment, ils se sentiraient suppliciés une seconde fois sur un pire échafaud par le reniement de leurs descendants; ils nous jetteraient de nouveau le même adieu: « 0 Liberté! comme on t'a jouée! » L'immense disproportion entre les efforts et les résultats, voilà ce qui ne se montre nulle part autant que dans notre histoire. C'est pour cela que l'horreur de tant de supplices y est sans compensa¬ tion. Ou l'avenir tient en réserve des explications que l'historien ne peut fournir aujourd'hui, sans quitter les faits pour les prophéties, ou nous sommes condamnés à reconnaître que le sang le plus généreux a été le plus stérile, et que chez nous nos martyrs n'enfantent pas de croyants. Voilà le cri de l'histoire et de la conscience humaine. Pour y échapper et nous boucher les oreilles, que faisons-nous ici ? Nous avons recours à notre for¬ mule ordinaire, de plus.en plus implacable et monotone. LES SUPPLICE S. 77 Comme les Albigeois, les Communes, les Maillotins, les Cabochiens, ont été dévorés les uns après les autres dans l'ancien régime; de même il fallait que les Feuil¬ lants, les Fayettistes, et maintenant les Girondins, périssent pour enfanter le régime nouveau ; et nous retombons ainsi dans le tempérament de nos systèmes d'histoire et du pouvoir absolu. Pris de vertige, l'his¬ torien révolutionnaire applaudit à la chute de chaque parti à mesure qu'il disparaît, jusqu'à ce que la matière de l'histoire même s'évanouisse, et que la fatalité reste seule au milieu du silence universel. La faute, ou, pour parler le langage des partis, le crime des Girondins, est d'avoir trop cru que toutes les parties du territoire français étaient également inspirées de l'esprit nouveau. Ainsi, chose étonnante , ce qu'on n'a pu leur pardonner en France, est le trop d'estime qu'ils ont eu pour la France. Les Girondins eussent pu tenter de se dérober à l'échafaud en se réfugiant à l'étranger. La crainte de passer pour émigrés les empêcha de fuir. Ils aimèrent mieux mourir que de laisser croire un moment qu'ils n'étaient pas restés eux-mêmes. Quelques-uns, cepen¬ dant, tournèrent les yeux vers l'Amérique! Aucun ne put y aborder. Comparez l'esprit des Girondins à l'esprit qui s'est établi en France, vous ne trouverez entre ces deux mondes aucun rapport. Ce sont deux races d'hommes différentes. 78 LA RÉVOLUTION. Les Girondins paraissent ainsi dans la nue. 11 s en¬ suit qu'ils nous semblent appartenir à un monde de rêves. Us ont eu beau prouver leur réalité par leur mort, nous leur disputons jusqu'à leur ombre. Le piédestal des grands hommes est la postérité. Quand elle se manque à elle-même, elle entraîne dans sa chute jusqu'à la mémoire de ses héros. m. LA MORT DES GIRONDINS ÉTAIT-ELLE NÉCESSAIRE? NOUVEAU FATALISME. <( MAINTENANT TOUT EST PERDU. )) / On a dit que le régime de la Terreur avait été rendu nécessaire par la révolte de cinquante dépar¬ tements. Dites plutôt que cette révolte a été excitée par l'avènement de la Terreur. Ce qui a causé, le déchirement de la France, c'a été le déchirement de la Convention, quand elle a subi et inauguré le régime de la peur, le 31 mai, en se mutilant elle-même sous la menace de l'insurrection. Une assemblée qui, contre son opinion, sa con¬ science,, pour obéir à la force, livre une centaine de ses membres à la prison ou à la mort, perd nécessaire¬ ment le respect des peuples. Pour le recouvrer, il lui LES SUPPLICES. 79 faut se faire craindre et user de barbarie ; en géné¬ ral, on ne songe à inspirer la terreur qu'après l'avoir subie. Cependant, le peuple lui-même se pervertit par sa victoire; il n'y a plus que le fer qui décide. Alors, de toutes parts, naît l'idolâtrie de l'échafaud. Si la Convention eût été décimée par l'insurrection, que serait-il arrivé de pis ? Que nous jouons légèrement avec la mort dans nos systèmes ! Il nous faut aujourd'hui l'échafaud de celui-ci; demain, nous aurons besoin de cet autre; et, dans cette voie, sans chercher l'excuse de la passion, notre fatalisme historique nous pousse à une cruauté qui serait risible, si elle n'offensait à ce point la nature humaine. « Cette tuerie fut un grand mal, » dirent les Mon¬ tagnards, instruits plus tard par leurs propres cala¬ mités. Et nous, plus terroristes que les terroristes, nous alignons impitoyablement les supplices dans nos for¬ mules d'histoires; si l'on nous en refuse.un seul, nous nous écrions que le système est perdu. Quoi donc ! pousserions-nous la rhétorique jusque-là? Avouons que, pour l'honneur du système, nous aurions grand besoin de ressusciter les gens que nous tuons avec tant d'indifférence. Nous enfermons la Révolution dans un cercle de quelques années, que nous bornons le plus souvent à 1795. Dans ce cercle étroit, l'horizon nous manque; 80 LA RÉVOLUTION. notre vue en est offusquée. Ce qu'était la passion pour les hommes de la Révolution, les formules le devien¬ nent pour nous, des causes d'aveuglement et d'égare¬ ment. Sur quoi m'orienterai-je dans ce chaos? Sur deux choses, la liberté et l'humanité. Il n'est pas d'autre étoile polaire. Qui y renonce, marche dans les ténèbres. On dit, d'une manière imperturbable : la mort des Girondins était nécessaire pour sauver la France en 93. Attendez seulement quelques années, je n'en demande pas davantage. Ces mêmes Girondins, dont vous approuvez le supplice, seraient grandement néces¬ saires pour conserver ce que leur mort, dites-vous, a affermi, et ce qui va infailliblement périr sans eux. La liberté eût-elle été anéantie aisément en 1799, si ceux qui la représentaient eussent vécu jusqu'alors? Combien leur anéantissement prépara la voie au pou¬ voir absolu! Eût-on vu une pareille stupeur s'établir dans le monde, un tel oubli de soi-même, si leurs voix n'eussent été étouffées pour toujours! Se fîgure-t-on le despotisme militaire debout et tranquille avec Ver- gniaud, madame Roland, Condorcet, Ruzot, Rarbaroux, tous ces échos sonores d'un monde libre? Mais ces véri¬ tables tribuns mis à mort, l'empire du silence fut inau¬ guré. Le 18 brumaire devait le consacrer. Du 31 mai au 9 thermidor, il y -a à peine quatorze mois. J'ai peine à croire que, pour un si court intervalle (puisque c'est à cela que vous bornez la Révolution), la LES SUPPLICES. 81 Convention entière n'eût pu suffire aussi bien que la Convention décapitée. Yous avez un grand vice, disait un révolutionnaire à Garat, « c'est de ne pas vouloir vous prêter à une scélératesse quand le bien public l'exige. » Aujourd'hui, après soixante et dix ans, nous pouvons juger si le bien public a beaucoup profité de ces scélératesses. Ne sont- elles pas le plus souvent de sanguinaires duperies? En effet, dans toutes les occasions de ce genre, au 31 mai comme au 2 septembre, les chefs, Danton, Robespierre, semblent ne pouvoir rien dominer ni diri¬ ger. Chacun s'en remet à une force aveugle des soins de tout conduire.. Au 31 mai, cette puissance cachée s'appelle la réunion de l'Évêché. La Commune même a l'air de se sentir ou débordée ou incapable. On appelle cela sauver la Révolution. Combien de temps a duré ce salut? Si je tourne la page, je suis déjà à ce que vous appelez la ruine. Rien de plus déplorable que le grand Danton obligé de courber la tête sous chaque flot, et qui ne reprend le commandement que lorsque l'orage a passé. Est-ce la peine de commander à ce prix? C'est alors que dut se présenter à lui l'idée qu'il exprima plus tard : « Mieux vaut être un pauvre pêcheur que de gouverner les hommes. » Il faudra donc céder désormais à l'échafaud tous ceux que réclamera l'insurrection? La Convention mu¬ tilée ne sera plus qu'un simulacre d'assemblée. Le h. 6 82 LA RÉ VOLUT ION. plus grand nombre, le Marais, pris de stupeur, devient une machine à voter. Il votera tout ce que lui de¬ manderont les plus violents, jusqu'à ce que l'occasion se présente de les livrer à leur tour. Le minotaure rugit à la porte; c'est à lui qu'il faudra sacrifier, les uns après les autres, tous ceux qui perdront sa faveur d'un mo¬ ment. Dès lors, tous les partis devaient disparaître les uns après les autres, à la fantaisie de la foule ou de celui qui prétendait parler pour elle. Les Girondins ouvrent le chemin aux Hébertistes, les Hébertistes aux Danto- nistes, les Dantonistes aux Robespierristes; tous passe¬ ront par cette même brèche que la peur a ouverte le 31 mai, jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'une foule inerte, rassasiée de sang, aux pieds d'un maître dès qu'il se rencontrera. Qu'est-ce donc qui périt avec les Girondins? L'es¬ pérance. Depuis eux on a voulu espérer. On s'en est fait un devoir, une nécessité. Mais l'élan vers l'avenir n'a plus été le mouvement irrésistible et spontané de la pensée ; il y eut quelque chose de contraint dans ce qui est l'opposé de toute contrainte. Les Girondins ont été précipités des espérances les plus hautes dans le gouffre sans fond; c'est ce qui rend leur douleur si poignante. Ceux qui tombent après eux, tombent de moins haut ; le coup est moins imprévu ; on était plus près de l'abîme; le retentissement fut moins grand. LES SUPPLICES. 83 Dans les derniers écrits de madame Roland, on sent partout deux choses : le renoncement à l'espérance, le parti pris de beaucoup mépriser. Ces deux senti¬ ments dans une âme fière, debout devant un peuple implacable, fut la dernière pensée des Girondins. Ils s'étaient fait une image exaltée de la France. Ils la voient ou croient la voir tout autre qu'ils ne l'avaient imaginée; ils s'indignent et désespèrent. Mépriser le peuple qu'ils ont le premier tiré de servitude ! quel sup¬ plice! La guillotine après cela ne fut pour eux qu'une délivrance. Ils y courent en chantant. « Maintenant tout est perdu ! » Ce mot de madame Roland sera répété par tous les partis qui viendront après elle. Seulement, il est plus âpre, plus sanglant dans sa bouche. C'est à la fois le commencement et la fin d'un monde. On a entrevu la liberté et on l'a per¬ due aussitôt. Nul lendemain, nulle postérité. Madame Roland n'aperçoit, au plus loin des siècles, qu'une éternelle souillure. Son sang ne produira pas de ven¬ geurs. Sa mort même sera stérile ; voilà ce qu'elle aperçoit du haut de l'échafaud et quels sont ses adieux à la terre. f 84 LA RÉVOLUTION. IY. AVÈNEMENT POLITIQUE DE J.-J. ROUSSEAU. LE LIVRE DE LA LOI DE LA RÉVOLUTION. Voltaire avait gouverné le xvme siècle jusqu'en 1789; Montesquieu régna clans la Constituante, Rous¬ seau dans la Législative et la Convention. Nous avons vu sa puissance sur les choses religieuses ; le moment est venu de marquer son avènement dans l'ordre politique. Descendant de réfugiés français, Rousseau rapporte à la France la flamme du génie national, irrité par les persécutions. Il a recueilli, en Suisse, dans l'exil des siens, la loi du refuge; il est l'écho politique cle Calvin, de Saurin, de Jurieu, de tous les Français sans patrie, qui se sont fait une cité idéale depuis qu'ils ont perdu la leur. Par tous ces grands côtés, il est l'Esdras de la Révolution française; il rapporte de l'exil le livre de la loi. A mesure que la Révolution se développe, elle semble une incarnation de Jean-Jacques; mais aussitôt se mani¬ feste un grand danger pour elle. Fonder une société sur Jean-Jacques, n'est-ce pas bâtir une ville sur le cratère de l'Etna? LES SUPPLICES. 85 La raison de Rousseau n'est qu'un fragment dans l'économie morale du xvnie siècle; à côté de ses magi¬ ques lueurs, se trouvait le droit sens de Voltaire, la finesse pénétrante de Montesquieu, le génie ample et conciliant de Buffon. Ils ne peuvent que difficilement se passer les uns des autres, mais ils s'éclairent, se complètent mutuellement. C'est leur ensemble qui forme la lumière et la conscience de leur époque. Voilà les vastes assises que le xvme siècle avait préparées à la Révolution. Qu'arriverait-il si, rompant ce grand faisceau, reje¬ tant le plus grand nombre de ses alliés, la Révolu¬ tion française ne s'attachait qu'à un livre auquel elle sacrifierait tous les autres, et si ce livre était celui de Rousseau? On verrait une révolution prendre le tem¬ pérament d'un seul écrivain; par là, elle perdrait la' large base qui s'offrait naturellement à elle. En s'or¬ donnant sur la seule pensée de l'auteur d'Emile, elle renoncerait aux tempéraments divers qui se faisaient équilibre l'un à l'autre. Au lieu de s'asseoir sur le •génie du xvme siècle, elle ne reposerait que sur le génie d'un seul homme; et, quelque puissant qu'il soit, c'est trop peu d'un seul pour de pareilles entre¬ prises. En l'adoptant pour la seule règle, on irait contre l'œuvre du temps; on établirait la guerre civile dans le domaine de l'intelligence, et cette guerre passe¬ rait bien vite dans les choses. Robespierre héritera des haines, des misanthropies, des injustices de Rousseau. 86 LA RÉVOLUTION. Hériterons-nous de celles de Robespierre? Ceux qui nous suivront hériteront-ils des nôtres? Quel enchaîne¬ ment de colères aveugles ! Le Vicaire savoyard est devenu en 1791 et 1793 le prêtre assermenté de la Constituante et de la Conven¬ tion ; il s'appelle l'évêque Fauchet, l'éyêque Grégoire. Sous ces noms nouveaux, il conserve intact le dogme du moyen âge. La chimère de la Julie est prise pour une religion d'État. Quels sacrifices sanglants seront faits à ce rêve! Si quelqu'un s'aperçoit que la Révolution française s'abuse par ces changements de noms, que le Vicaire savoyard n'est et ne peut être que l'homme de l'an¬ cienne Église, puisqu'il en garde toutes les croyances, sans en excepter une seule, celui-là est accusé d'être de la secte impie des encyclopédistes. Sa prétendue philo¬ sophie n'est que du philosophisme ; il faut qu'il périsse, et comme impie et comme factieux. Car c'est une chose étrange que la facilité avec laquelle les révolutionnaires de la Terreur ont adopté le vocabulaire injurieux de Rousseau contre les philoso¬ phes; comme si la Révolution était quelque chose en dehors de la philosophie ! Robespierre ne paraît pas avoir eu assez de finesse d'esprit pour discerner dans Rousseau les procédés oratoires d'avec la conviction sincère. Il donne à tout la même valeur, il prête à chaque mot la même crédu¬ lité; aveugle superstition qui fut une des causes de la LES SUPPLICES. 87 ruine de la Révolution. Un livre où la rhétorique est presque toujours mêlée, et qui devient un article de foi pour le dictateur, quoi de plus périlleux! La lettre, dans les ouvrages de Rousseau, devenant aussi sacrée que l'esprit, ses livres peuvent être le Coran d'une guerre d'extermination. Tous ceux qui n'admettent pas, les yeux fermés, le déisme de VÉmile, sont des matérialistes; les ennemis de Rousseau sont les ennemis de l'État. Grâce à son génie ombrageux, on n'a qu'à le copier, et voilà tout un monde suspect dont il faut se défaire. Les amertumes, les couleurs noires, les emportements de plume d'un solitaire, deviennent des principes solennels. Robespierre se charge de venger l'écrivain de ses mécomptes littéraires ; on voit des querelles d'hommes de lettres devenir des secrets d'État. La Révolution, qui commence en 89 par l'Emile, finit en thermidor 1794 par les Dialogues de Jean- Jacques. Tout le xvnri siècle, c'est Rousseau; il est l'Église, le seul, Yunique. Que tous les autres disparaissent devant lui! les terroristes se chargent d'exécuter son testament maladif contre les faiseurs de livres, les sys¬ tèmes, lors même que ces systèmes seraient l'âme de la Révolution. Avant tout, il faut que les adversaires de Jean-Jacques, s'il est trop tard pour les atteindre, soient châtiés dans leurs disciples. Que Condorcet expie pour d'Alembert, Camille Desmoulins pour Voltaire, Chau- mette pour Diderot, Danton pour Helvétius, Anacharsis 88 LA RÉVOLUTION. Clootz pour le baron d'Holbach. Ce bon Jean-Jacques, comme l'appelait Robespierre, sera vengé, et avec lui la vérité. Voilà la-logique des simples. En réalité, ni religion, ni philosophie ! Quel vide ! L'univers en ruines ne pourrait le combler. Si Robespierre et ceux qu'il entraînait avec lui ne se fussent aveuglés sur la question fondamentale, je ne dis pas qu'ils eussent réussi à franchir l'obstacle de l'ancienne religion, mais assurément ils ne seraient pas tombés dans cette confusion, chaos sanglant où ils s'abîmèrent. S'ils avaient compris que le vieil ordre religieux était la raison d'être, le fondement, la sub¬ stance du vieil ordre politique, tout le xvme siècle se serait montré à eux dans son unité, et non pas dans ses discordes. Celles-ci leur eussent semblé éphémères; i' unité seule de ce siècle de l'esprit leur eut paru du¬ rable. Où ils ne virent que des factieux et des traîtres, ils auraient vu des alliés; c'est-à-dire qu'ils auraient récon¬ cilié Rousseau et Voltaire, bien loin d'accroître leurs dissentiments après la mort. Ils auraient reconnu, sous des formes diverses, une même puissance, une même œuvre distribuée entre les écrivains du xviii6 siècle. Les querelles- personnelles de ce siècle se seraient éteintes, pour ne laisser paraître qu'un même accord des intelligences et le soulèvement de l'esprit contre le règne du passé. Au lieu de perpétuer la guerre civile dans les intel- LES SUPPLICES. ' 89 ligences, ils auraient établi la paix entre elles; cette paix, qui n'était autre chose que l'ordre dans le do¬ maine des esprits, ils l'auraient conservée au plus fort de la lutte. Ils ne se seraient pas entre-tués après avoir fait combattre les génies du xviii0 siècle les uns contre les autres. De leurs tempéraments divers, ils eussent formé une même force, comme cela s'est vu en d'autres révolutions; que de chances de vaincre leur restaient! S'ils devaient se diviser, ce n'eût pas été, chose singulière et unique, au milieu du combat, mais après la victoire, quand elle ne pouvait plus être perdue, même par la faute de ceux qui l'avaient remportée. Ils ne se seraient pas servis de Rousseau comme d'un bélier contre leurs propres murailles. LIVRE QUINZIÈME. LA RÉPUBLIQUE. ' 1. LA CONSTITUTION DE 17 93. IDÉES SOCIALES DE LA CONVENTION. LA PROPRIÉTÉ. Rien, au premier coup d'œil, ne semble plus aisé que de définir les opinions de la Convention sur l'ordre social après le 31 mai, puisqu'elle les a promulguées dans la constitution de 1793. Pourtant diverses causes ont voilé, à cet égard, l'évidence. Une des tâches dif¬ ficiles de l'historien est de rétablir la vérité sur un des points qui souffrent le moins de doute. Les passions extrêmes, dans un sens ou dans un autre, révolution¬ naires ou contre-révolutionnaires, se sont entendues pour jeter à plaisir les ténèbres où était la lumière. D'où vient cette nuit artificielle à la place du jour de l'histoire? La principale cause, c'est qu'on a jugé du but de la Convention par ses moyens. En voyant des efforts gigantesques, inouïs, la plupart des hommes LA RÉPUBLIQUE. 91 ont conclu que cette dépense prodigieuse de forces ca¬ chait des intentions également immodérées, qui ne devaient rien laisser subsister du passé. On ne s'est pas demandé si les moyens employés ne dépassaient pas le but. Mais, tout occupés de ce drame, de cette immense clameur, de cette longue avenue d'échafauds, les écrivains et les lecteurs ont oublié les textes, les déclarations, les lois, les constitutions écrites; et ils ont conclu que ce chemin était fait pour aboutir au ren¬ versement complet de tous les principes connus dans les sociétés antérieures. Deux sortes d'hommes ont été entraînés ainsi à substituer une image de bouleversement absolu à la réalité historique, les uns parce qu'ils découvraient dans cette idée un premier fondement à leurs visions, les autres parce qu'ils saisissaient dans ce chaos imaginaire un aliment et un prétexte de haine contre la Révolution. Des deux côtés, on la jugeait sur ses passions plus que sur ses principes, tous y trouvant leur compte pour l'adorer ou la maudire. A force de concentrer ses re¬ gards sur les échafauds, on finissait par se convaincre qu'il s'agissait de l'anéantissement de la civilisation; ou bien, si l'on jetait les yeux sur quelques textes de lois ou de discours, on en tordait le sens jusqu'à ce qu'on en eût tiré le monstre désiré. C'est ainsi que l'on s'est fait une Convention socia¬ liste, une Montagne communiste ; et je trouve ces ana- chronismes, non pas seulement, ce qui est compréhen- 92 LA RÉVOLUTION. sible, chez les écrivains français jetés dans la mêlée des partis, mais Chez de graves historiens étrangers que l'éloignement aurait dû préserver de l'idolâtrie ou de la fureur de maudire. Une circonstance a aidé à cette transformation de l'histoire. La Montagne n'avait pas écrit cle Mémoires comme les autres partis. Elle est morte en emportant son secret. Soit que la postérité eût été trop dure pour elle et lui eût imposé l'oubli, soit qu'elle l'eût elle-même cherché, la Montagne n'avait laissé aucun de ces écrits posthumes où un parti donne à la postérité le commen¬ taire de ses actions. Point de confidences en dehors des actes publics ; point de déclarations authentiques et pourtant intimes sur ses intentions, ses vues, ses pro¬ messes. Le silence de la tombe; et de là les hésitations de l'histoire, la facilité d'attribuer à la Montagne toutes les vues que l'intérêt ou la haine peut suggérer aux descendants; un nouveau testament de César inconnu, dérobé à tous les yeux, dont on ne connaît ni le texte ni l'esprit, et auquel chaque génération peut ajouter un codicille avec toutes les chances que donnent l'es¬ pérance, l'imagination ou la crédulité. Je n'ai point la prétention de fermer ici d'un trait de plume cet héritage ouvert. De telles énigmes ne se tranchent pas en un instant. Seulement, je dois dire que la volonté d'un mort a mis entre mes mains ce qui manquait le plus à l'histoire, les Mémoires ou le testa¬ ment politique de l'un des hommes de la Montagne LA RÉPUBLIQUE. 93 resté le plus fidèle à son esprit, qui, aux témérités de ce temps-là, a joint une intelligence perçante, éloigné de toute déclamation, observateur au milieu des sup¬ plices et des batailles, non pas impartial assurément, mais vrai, pénétrant, qui écrivait, sans souci des con¬ temporains , en vue de la génération prochaine. Je lui emprunterai, comme cela m'est déjà arrivé, quelques déclarations. Elles ne pourront manquer de jeter un peu de lumière sur l'objet de ce chapitre. N'est-il pas frappant, en effet, qu'un homme d'un esprit aussi acéré ait pu vivre, pendant toute la Convén- tion, sur la crête de la Montagne, sans y avoir jamais ouï parler, par qui que ce soit, Dantoniste ou Robes- pierriste, d'abolition de propriété, d'État proprié¬ taire, niveleur, producteur, consommateur, ni de loi agraire, ni d'égalité des biens, ni de tendance aux doc¬ trines de Babeuf, ni d'aucun de ces vastes projets que la postérité crédule, soit en France, soit à l'étranger, a si souvent attribués à la Convention de il 793 ? N'est-ce pas la preuve la plus certaine que ces projets n'existaient pas dans les têtes même de Robespierre et de Saint-Just, qu'ils n'avaient sur ces points que des vues vagues, mobiles, changeantes, plutôt littéraires et morales qu'économiques, mais aucun système formel autre que celui de la propriété individuelle; sans quoi il leur eût été impossible de faire à la Montagne un secret de pa¬ reilles intentions; il eut été déraisonnable de le tenter. « La Convention, dit Baudot, n'avait pas sur la pro- 94 LA RÉVOLUTION. priété une autre opinion que celle du Code civil : elle a toujours regardé la propriété comme la base fondamen¬ tale de l'ordre social. Je n'ai jamais entendu aucun membre de. cette Assemblée prononcer ni faire aucune proposition contraire à ce principe. « Elle a été souvent accusée d'avoir professé des principes subversifs de toute propriété. A ma connais¬ sance parfaite, il serait impossible de citer un mot, une phrase qui pût donner quelque poids à cette accu¬ sation. » Ce ne sont point là des aperçus vagues, exagérés, pour le besoin d'une cause, mais l'impression immé¬ diate d'un homme mêlé aux secrets de son parti, et qui n'eût pu fermer les yeux sur une chose aussi capitale, que le projet d'engloutir la propriété individuelle. Au¬ tant vaudrait ignorer le Vésuve en habitant près du cra¬ tère. Les idées de la Convention en 1793, c'est-à-dire de la Montagne, conduisaient si peu à la doctrine de l'éga¬ lité des biens, que les conventionnels, sans exception, furent mis en suspicion par Babeuf lorsqu'il dévoila son système. Il avait résolu d'abord de n'en admettre au¬ cun dans ses conciliabules. D'autre part, quand la cons¬ piration éclata, les Montagnards les plus hardis, les plus aventureux, furent si surpris de cette explosion d'utopies qu'ils refusèrent de croire à la sincérité de ce qu'ils entendaient pour la première fois. Ils s'obstinaient à penser qu'une tentative si extravagante à leurs yeux LA RÉPUBLIQUE. 95 ne pouvait être qu'un piège tendu par le Directoire. C'est à lui qu'ils attribuèrent l'invention de la doctrine des égaux, en laquelle ils ne virent qu'une conception de police. Telle fut leur incrédulité à cet égard, qu'ils ne reconnurent l'existence des projets et des idées de Babeuf, qu'après que Buonarotti eut levé tous les voiles dans ses Mémoires, ce qui n'arriva que vingt ans plus tard, sous la Restauration. Il est donc certain que les Montagnards convention¬ nels n'inclinaient en aucune sorte vers le système com¬ muniste ni vers l'égalité des biens. Si l'on arrive à Ro¬ bespierre, il n'est pas difficile de voir qu'il n'y penchait pas davantage. À cet égard, ses déclarations sont si fortes qu'elles lui liaient absolument les mains. « Vous devez savoir, dit-il le 2h avril 1793, que cette loi agraire, dont vous avez tant parlé, n'est qu'un fantôme créé par les fripons pour épouvanter les imbé¬ ciles; il ne fallait pas une révolution pour apprendre à l'univers que l'extrême disproportion des fortunes est la source de bien des maux et de bien des crimes. Mais nous n'en sommes pas moins convaincus que l'égalité des biens est une chimère. 11 s'agit bien plus de rendre la pauvreté honorable que de proscrire l'opulence. » I! est vrai que dans la discussion de la constitution des Girondins, Robespierre était allé plus loin. Il avait voulu prendre une avance extrême sur eux ; et sans nier la propriété, il avait demandé, le 2k avril, que le peuple fût dispensé de contribuer aux dépenses pu- 96 LA RÉVOLUTION. bliques, lesquelles seraient supportées uniquement par¬ les riches. Au moment de la crise contre les Girondins, il avait mis dans la balance cette puissante amorce à la démocratie; et il jetait par là le défi à ses adversaires de le suivre dans cet enjeu de popularité. On a vu de nos jours des hommes reprendre pour leur compte le manifeste des droits du chef des Jaco¬ bins et s'en faire un nouveau credo, ne se doutant pas qu'ils se faisaient ainsi plus Robespierristes que Robes¬ pierre. Car, à peine les Girondins eurent-ils disparu, Robespierre renia la partie de son manifeste qui devait le mieux allécher la foule. Il n'avait plus besoin de cette amorce. La victoire l'avait éclairé; et le 17 juin 1793, il rétracte solennellement ce qu'il a réclamé avec tant de hauteur des Girondins, le 21 avril, comme un droit impérieux. Il est si rare de voir Robespierre faire amende honorable, et le sujet est si grave, qu'il est nécessaire de rapporter ses paroles. « J'ai partagé un moment l'erreur de Ducos ; je crois même l'avoir écrite quelque part.'Mais j'en reviens aux principes, et je suis éclairé par le bon sens du peuple, qui sent que l'espèce de faveur qu'on veut lui faire n'est qu'une injure... 11 s'établirait une classe de prolétaires, une classe d'ilotes, et l'égalité et la liberté périraient pour jamais. » Assurément, il est étrange d'entendre Robespierre dire qu'il croit avoir écrit quelque part le droit pour le peuple de ne pas supporter l'impôt. Ce quelque part est LA RÉPUBLIQUE. 97 la déclaration solennelle qu'il a fait adopter le 21 avril aux Jacobins et exposée le 2h à la Convention. Deux mois après, ce droit ne lui semble plus qu'une distinc¬ tion odieuse. De cette contradiction violente, concluez que le manifeste d'avril n'était pour lui qu'une arme de combat; il la rejette dès qu'il n'en a plus besoin. Ou bien, ce qui est plus évident encore, ses idées sur l'économie sociale n'étaient que des ébauches irréflé¬ chies, sans suite. Il en sortait comme d'une citadelle, ou il y rentrait au hasard, selon qu'elles paraissaient utiles ou défavorables à sa politique du moment. Après cette excursion dans un ordre de choses qu'il ne con¬ naissait pas, il les quitte pour se jeter dans le vague de la morale politique, son vrai domaine. Jamais il ne sut résumer sa politique dans une loi précise, faite pour passionner les masses à la manière d'un tribun antique. Sans doute, les promesses vagues ont une puissance incommensurable sur l'imagination, mais à condition pourtant de se concentrer en un objet qui parle aux yeux cle tous. Sans cela, l'imagination du peuple finit par s'user à vide comme celle du tribun1. Si Robespierre eût repoussé la propriété indivi¬ duelle, il aurait dû être l'ennemi le plus déclaré de la ■I. J'étais opposé à Robespierre, parce que je n'ai jamais vu en lui un but déterminé. Il parlait sans cesse de vertu et do bon¬ heur du peuple. Mais ce sont là des mots d'une bien grande éten¬ due. On ne voyait pas où il voulait venir. Après tout, il pouvait les appliquer à son pouvoir et les faire servir à son usage. ( Mémoires inédits de Baudot.) u. 7 98 LA RÉVOLUTION. constitution de 1793. Examinez cette constitution et la déclaration des droits qui la précède : vous verrez que la définition qu'elle donne de la propriété est la même que celle du Code de l'an xn. Sur ce chapitre, nulle discussion, nul amendement. La Montagne vote comme la Plaine. Le Comité de salut public de juin 1793 trans¬ met directement et presque dans les mêmes termes sa conception de l'idée de propriété aux rédacteurs et tri¬ buns du Consulat. Ainsi Danton, Couthon, Saint-Just même, Cambon, Barrère, Guyton-Morveau, Treilhard, Lacroix, Berlier, Hérault-Séchelles, Bamel, tendent, du fond de 1793, la main aux conseillers et tribuns d'État de l'an xn, à Portalis, Faure, Grenier, Savoie- Rollin, Jaubert, Duveyrier, Siméon. Que pense Robespierre de cette constitution de 1793, « sortie en huit jours du sein des orages? » Fait-il une seule réclamation sur le point capital? Se plaint-il de ce que la déclaration des droits n'a em¬ prunté à la sienne que des mots sans suite, satisfaction donnée au moraliste, à l'écrivain, et jamais à l'écono¬ miste? Non, ses vues sont si incertaines, qu'il ne les soutient ni ne les regrette. Lui, si absolu en tout le reste, il admire, il élève aux nues cette constitution qui porte dans ses flancs l'ancienne civilisation avec la pro¬ priété selon le droit romain. 11 la donne comme son œuvre, puisqu'elle est celle de la Montagne. Qui ne voit par là que Robespierre ne conduit pas à Babeuf, qu'il y a entre eux un manque de continuité, LA RÉPUBLIQUE. 99 qu'on a eu tort de les identifier souvent dans le même jugement? S'ils s'étaient rencontrés, ils auraient été ennemis. Ne confondons pas les types historiques, pas plus que les naturalistes ne confondent les espèces. Lais¬ sons la Convention ce qu'elle est; n'en faisons pas un Bab^ivisme héroïque. Je veux chercher ce qui a donné à Robespierre et Saint-Just' une si grande autorité dans la tem¬ pête, et en quoi ils diffèrent des autres hommes de la Révolution. Je crois pouvoir le dire. J.es démago¬ gues de l'antiquité ont toujours présenté au peuple une proie à saisir; ils ont éveillé en lui l'instinct des jouis¬ sances, ils ont excité les appétits. Toute leur imagina¬ tion se tournait de ce côté; au fond de leur politique était un matérialisme insatiable; ils offraient à leurs partisans le monde à dévorer. Tout au contraire, Robespierre et Saint-Just. Qui vit jamais de plus austères hommes de proie? Et que l'on se trompe, si l'on croit qu'ils s'entendaient à créer un nouveau monde de jouissances! Qui voudrait au¬ jourd'hui se contenter du brouet noir de Saint-Just? Que cet idéal lacédémonien cadre mal avec les désirs matériels qui se sont éveillés dans les hommes ! A cet égard, Saint-Just rentre dans le monde de Lycur- gue, il tourne le dos à la société nouvelle; il éteint les désirs bien plus qu'il ne les éveille. Le dernier terme de félicité qu'il accorde, est la volupté d'une cabane : « Allons bercer nos enfants au bord des fleuves. » 100 LA RÉVOLUTION. D'ailleurs, ni industrie, ni manufactures, ni commerce : une charrue et la frugalité, rien de plus. Au milieu de cette pastorale, parmi les toits de chaume, brille au loin sous les fleurs la hache du bourreau qui décrète la vertu. Sous cette églogue terrible, la menace est partout : visions de tombeaux, urnes funéraires , cercueils, cimetières. Le songe de cette bucolique s'accomplit au pied de l'échafaud; la mort hâtive, tra¬ gique, jette son ombre sur les félicités de la chau¬ mière. Qui jamais a appelé les hommes au bonheur par cette voie? Qui a mêlé tant de paroles sinistres, d'aver¬ tissements funèbres, aux moindres promesses de satis¬ faction matérielle? C'est la première fois que la démo¬ cratie a parlé la langue du stoïcisme; et je pense que c'est là ce qui explique le mieux la puissance exercée par ce jeune homme de vingt-six ans et par Robes¬ pierre. Tous deux parlaient au peuple de ses intérêts au nom de l'abnégation et de la vertu, ce qui faisait que chacun embrassait sa propre félicité et sa cause particulière comme une religion. L'homme du peuple était ainsi enveloppé de tous côtés ; il était attiré vers le bien-être par une nécessité naturelle. Ce but se trouvait, en même temps, associé à ce qu'il y a de plus noble sur la terre : le mépris des richesses, le retour à la morale, le bonheur impassible du dieu des stoïciens. Avantages matériels, exaltation de l'âme, ces deux » LA RÉPUBLIQUE. 101 choses opposées produisaient pa,r leur contraste un effet qu'on n'avait vu encore dans aucune démocratie. On était à la fois intéressé et fanatique, égoïste et dévoué, matérialiste et idéaliste. C'était plus qu'il n'en fallait pour prendre tout entier le Jacobin, qui se sen¬ tait emporté par les instincts les plus opposés de la nature humaine, le bien-être et l'héroïsme confondus dans une même religion politique. Ceux qui ne partageaient pas le double élan vers les biens matériels et la vertu stoïque, par exemple les Dantonistes qui avaient fait leur choix, furent d'abord étonnés et confondus par cette étrange conception. Ils ne tardèrent pas à en faire la critique, d'abord dé¬ tournée , bientôt moqueuse, répétant incessamment qu'après tout, « ils n'étaient pas dans un troisième ciel1. » L'exaltation ne pardonne pas à l'ironie. Yoilà 'e principe de la haine et bientôt de la guerre à mort entre ces deux partis. Quant aux hommes de la Plaine et du Marais, ils laissèrent passer devant eux les visions de Robespierre et de Saint-Just, sans les attaquer ou s'en inquiéter, comme des ombres morales qu'ils ajournaient au lende¬ main. Par cette complaisance envers des fantômes qu'ils savaient n'avoir qu'une heure de vie, ils obtinrent ■de survivre à tous. Assouvissement matériel, exaltation morale. Reste à 4. Mémoires inédits de Baudot. 102 LA RÉVOLUTION. voir à laquelle de ces deux idées contraires Robespierre et Saint-Just se sont livrés davantage. Véritablement, ils n'étaient pas de la race des hommes qui savent mettre une main hardie sur les biens de la terre et les distribuer à leurs amis ou à leurs partisans. Je ne vois rien en eux de cette furie par laquelle César enracina sa cause dans le sol, en le partageant à ses soldats et à ses créatures. Robespierre et Saint-Just croyaient que l'on s'attache les hommes par des idées morales plus que par des bienfaits matériels, immédiats. Cette pensée honnête a beaucoup contribué à perdre leur mémoire; car les hommes, en peu de mois, ont oublié leur mo¬ rale; ils ont cherché quels biens ils avaient reçus, et n'ont plus rien vu que l'échafaud. On peut considérer les biens nationaux, dans la Révolution, comme chez les Romains les terres con¬ quises , Yager publiais. Ces terres furent les causes incessantes des révolutions sociales de Rome; car il se trouva toujours des tribuns pour demander qu'elles fussent partagées au peuple. Il semble donc que la lutte aurait dû s'engager chez nous de la même manière, et que les biens confisqués des émigrés et de l'Église auraient du conduire de nouveaux Gracques à quelque loi agraire. Mais il n'en a pas été ainsi; le peuple n'avait qu'à étendre la main sur cette vaste proie pour la saisir : il l'a respectée. Ses chefs les plus hapdis, Robespierre et Saint-Just, n'ont fait aucune proposition de distribution de terres; LA RÉPUBLIQUE. 103 ils n'ont eu aucune des idées qui se présentaient si naturellement à l'esprit d'un tribun antique; ou, s'ils en eurent de telles, ce ne fut qu'une pensée sans suite. C'était, dira-t-on, le gage des assignats! Voilà une objection qui n'eût guère embarrassé des tribuns uni¬ quement occupés de s'attirer l'amour du peuple par l'appât d'un grand butin. De malhonnêtes gens ne se seraient guère préoccupés de respecter ce gage, qui d'ailleurs cessa bientôt d'en être un quand les. assignats s'élevèrent à quarante milliards. Ainsi, Robespierre et Saint-Just n'ont jamais ima¬ giné de distribuer les terres des riches, pas même celles des émigrés; en cela, ils sont restés fort au-dessous de la conception du czar de Russie, que nous voyons aujourd'hui partager aux paysans les terres des nobles de Russie et de Pologne, au milieu du consentement ou au moins du silence de ses quarante millions de sujets. Ce consentement et cette résignation sont, sans nul doute, aidés par la terreur séculaire, qui à la crainte éprouyée par* les contemporains ajoute la crainte subie par les ancêtres. D'où se forme une longue et solide chaîne d'épouvante, sous laquelle périt jusqu'à l'idée de contredire le souverain, lorsqu'il lui plaît de changer ce que nous regardons comme la base de la société humaine. Et admirez le triomphe de la peur ! Tout le monde voit ce renversement colossal, personne n'en parle. Interrogez ceux qu'on a dépouillés! Ils n'oseront avouer qu'il leur ait été fait aucun tort. De- 104 LA RÉVOLUTION. mandez-leur qui les a spoliés, ils se tairont. Insistez. Ils loueront le déprédateur. Robespierre et Saint-Just avaient aussi une Terreur à leurs ordres; mais, comme elle était de fraîche date, ils n'ont osé s'en servir que pour tuer; ou plutôt, s'ils n'ont pas ordonné de partager les terres, c'est qu'ils n'en ont pas eu l'idée. Par là, il est arrivé que la Ter¬ reur a outrepassé son but. De la même manière que la Terreur n'était pas nécessaire pour maintenir l'ancienne religion par le principe de la liberté des cultes, la Ter¬ reur n'était pas plus nécessaire pour maintenir le fon¬ dement de l'ancienne civilisation dans le principe de la propriété définie par le droit romain. Conclusion à laquelle je suis ramené par toutes les voies. Osez donc reconnaître que les idées, les systèmes de Robespierre et de Saint-Just, étaient sans aucune proportion avec lës moyens qu'ils employaient. Ils n'ont pas livré aux Jacobins, comme César à ses vétérans, comme le czar aux paysans, les biens ni les revenus de la terre. Après le règne de Robespierre et de Saint- Just, les Jacobins de leur école se sont trouvés en général aussi nus, aussi misérables qu'auparavant. Ce n'est point aux Robespierristes qu'ont été aboutir les biens nationaux ; c'est à leurs ennemis, Dantonistes ou Thermidoriens. Robespierre et Saint-Just, dans les temps qui suivent, jusqu'en thermidor, perdent de plus en plus terre sous leurs pieds; ils reposent sur un nuage sanglant; Yers la fin, il ne leur reste plus que leur LA RÉPUBLIQUE. 105 morale, qu'ils sont forcés de raffiner jusqu'à la rendre impossible. La plupart de leurs adversaires sont morts guillotinés. Et qu'importe aux deux chefs jacobins? Qu'y ont-ils gagné? Ils n'ont su ou pu assurer, par une loi agraire, la puissance avec la terre à leurs amis, soit que la har¬ diesse des grands chefs plébéiens leur ait manqué, soit plutôt, comme je le pense, que l'idée du partage des terres répugne profondément à notre race. Cette idée n'a jamais pu former chez nous une base de parti, mais seulement un spectre qui apparaît de loin en loin pour notre ruine. Il s'en est suivi que cette proie des biens nationaux a passé au-dessus des Robespierristes, pour enrichir leurs ennemis de toutes les nuances. Ainsi, ce sont les plus hardis, les plus aventureux dans la Révolution, qui en ont le moins profité. Us ont fait la Terreur; ils en sont responsables. Elle pèse sur eux; d'autres en ont reçu le salaire. Robespierre avait « peur de l'argent pour lui; » il en eut peur aussi pour le peuple. Lui distribuer gratui¬ tement des terres ! il eût appelé cela corrompre. On n'a jamais vu une démocratie faire invasion sur les biens et la fortune des classes supérieures avec de telles maximes ; cela me fait penser qu'il y avait une contradiction absolue au fond de l'esprit de Robespierre. Pour faire passer, en un moment, les biens des riches dans les mains des pauvres, il aurait eu besoin '106 LA RÉVOLUTION. d'une morale relâchée ; au contraire, il avait la sévérité terrible des maximes, qui en tout temps ont conservé les vieilles aristocraties terriennes. Presque toujours, les partisans des lois agraires innovent dans la morale; lui, au contraire, se retranchait dans l'ancienne. En un mot, il n'avait pas la morale de sa politique, ni la poli¬ tique de sa morale ; elles se détruisaient et s'annihi¬ laient l'une l'autre. Aussi, essayez de déduire des discours de Robes¬ pierre un système arrêté sur une nouvelle distribution des richesses ; vous n'y réussirez pas, à moins de substituer vos systèmes aux siens. Voilà pourquoi la Terreur, en ses mains, finit sitôt par étonner et lasser ses partisans les plus aveugles. Ils ne savaient vers quel but ce chemin conduisait ; ils trouvaient « qu'il y avait trop de supplices dans ses prélimi¬ naires 1. » Cette avenue d'échafauds ne menait qu'au désert. Ce qui achève de montrer que Robespierre n'avait aucun système nouveau sur la répartition des biens, c'est la pensée qu'on lui attribue d'avoir voulu abréger la Terreur. Pour appliquer un système de ce genre, il eût fallu, au contraire, la perpétuer. Je voudrais ne choquer personne; mais, quand je vois combien l'histoire se dénature entre nos mains, sous nos yeux, comme elle peut se changer en fléau au 1. Mémoires inédits de Baudot. LA RÉPUBLIQUE. 107 gré des passions de chacun, je m'arme contre les idoles agrandies le lendemain; je tâche de retenir 1a. seule chose vivante qui nous reste encore du passé , l'expérience. Tout est perdu dans un peuple, quand les types mêmes de son histoire sont transformés, changés , au point de signifier le contraire de ce qu'ils furent. C'est la trame même de son existence qui se fausse ou se déchire. II. LE CODE CIVIL DE LA CONVENTION. Si l'on me demandait quelle a été la journée la plus extraordinaire, la plus imprévue de la Convention, je dirais que c'est celle du 9 août 1793. Ce jour-là, vous auriez cru entrer dans une assemblée séparée de la première par un long intervalle de paix profonde. La peur, la menace, la colère, le soupçon, le ressen¬ timent même cessèrent tout à coup. A leur place, la raison impartiale, la justice suprême, telle qu'elle a tant de peine à paraître au milieu des hommes, dans les époques les plus prospères, descendirent dans les cœurs, apaisèrent les orages. Ce fut, pour la première fois, au lieu du silence de la peur, un silence d'adhé¬ sion, de consentement, non pas dans une seule partie 408 LA RÉVOLUTION. de l'assemblée, mais sur tous les bancs. Accord que personne n'eût pu espérer la veille, que personne n'avait la pensée de troubler ; unanimité de la conscience hu¬ maine, qui, au milieu des plus terribles orages, se révèle par le rayonnement intérieur des esprits, étonnés de pouvoir encore se rapprocher et s'unir dans une même pensée fondamentale. Il n'y avait plus ni Monta- i gnards, ni Girondins, ni vainqueurs, ni vaincus, ni Plaine, ni Marais. 11 ne resta, ce jour-là, que la sa¬ gesse écrite. Elle s'imposa tranquillement à tous par sa seule présence. Et comment se fit ce miracle? Un homme,'peu mêlé aux luttes politiques, qui semblait étranger à ce qui l'entourait, monta à la tribune. Cam- bacérès y déposa le Code civil1. La Convention avait donné trois mois pour préparer ce Code. L'œuvre fut faite deux mois avant le terme fixé. Il y avait aussi de l'héroïsme chez les juriscon¬ sultes. De quel aveuglement faudrait-il être frappé, pour ne pas reconnaître l'étonnante grandeur de ce moment ! C'est celui où s'inaugure la Terreur. Tous les Français sont mis en réquisition pour courir aux armées. Valen- ciennes, Condé, Mayence, annoncent l'approche de l'en¬ nemi. On le sent déjà qui a passé la frontière. Vous diriez que ce peuple n'a plus qu'un moment à vivre. 1. Moniteur de 4793, 479i, 4795. — Projet de Code civil pré¬ senté à la Convention nationale le 9 août 4793, au nom du Comité de législation, par Cambacérès. LA RÉPUBLIQUE. -109 Soudain, tout se calme par enchantement. On s'ar¬ rête. Les plus furieux oublient leur frénésie. Et quel usage fait-on de cet instant de répit ? C'est pour rece¬ voir le monument des lois civiles qui dompte les con¬ sciences comme autant de mathématiques morales. L'enceinte qui retentissait hier encore de cris, de ma¬ lédictions, de prières, de sanglots repoussés, n'est plus que l'écho impassible du droit, comme le siège du pré¬ teur. Ce peuple qui n'a plus, ce semble, qu'un jour à vivre, le passe à se donner les lois qui régissent aujour¬ d'hui le monde. Tables de la loi, rapportées véritable¬ ment au milieu des éclairs et des foudres. Si ce n'est pas là le sublime de l'histoire, où est-il ? Pour achever le contraste, voulez-vous savoir qui préside la Convention pendant que le modèle du Code civil est donné à la France et à l'Europe? Regardez! c'est. Maximilien Robespierre ! 11 est là, à la tête de la Convention, son organe, son représentant, pendant que sont votées, dans le titre in, les conventions ma¬ trimoniales, les rapports entre les pères et les enfants, c'est-à-dire les principales dispositions qui règlent la société française. C'est Maximilien Robespierre qui met aux voix ces formules, par lesquelles sont garanties chez nous pour tous les temps la propriété et la fa¬ mille. Remarquez-vous avec quelle solennité Robes¬ pierre, pose la question, comme elle est vite tranchée, comme tous se lèvent pour approuver, comme Ro¬ bespierre proclame l'unanimité de la Convention sur MO LA. RÉVOLUTION. chacun de ces principes par lesquels notre existence, et nos biens, et nos relations sociales, et notre vie, et notre mort, sont encore réglés, ordonnés, consacrés aujourd'hui! Cambacérès propose; la Montagne vote; Robespierre proclame. Notre Code civil se fonde, sans lutte, sans opposition, par une sorte de nécessité créa¬ trice sous laquelle tous les fronts comme toutes les passions s'inclinent. Comment donc arrivera-t-il un jour que la Mon¬ tagne, Robespierre, la Convention en masse, passe¬ ront pour avoir voulu détruire cet ordre social qu'ils ont au contraire fait de leur vote? C'est que l'oubli aura été jeté sur leurs œuvres. On attribuera à d'autres les fondements qu'ils ont jetés. Par cet oubli systéma¬ tique, une nation ne saura plus à qui elle doit le prin¬ cipe de son organisation sociale. Son histoire , dé¬ pouillée des faits les plus importants ( et qu'y a-t-il de plus important qu'un Code civil?) ne contiendra plus que des passions et des batailles. Les choses mêmes disparaîtront dans cette fumée. Rien au monde ne fait plus d'honneur aux Français que d'avoir été capables de se donner froidement, im¬ passiblement leur Code civil au milieu du délire même de 1793. C'est ce qui montre'le mieux les énergies indomptables de cette race. Il n'est aucun peuple qui ait fait paraître cette puissance de raison civile dans l'extrême danger de mort, la tête sous le couteau. Je ne vois pas que les Romains aient rien fait qui en LA RÉPUBLIQUE. \\\ approche. On parle encore de ce champ qu'ils ont acheté pendant qu'il était occupé par Annibal. Qu'est-ce que cela auprès de ce champ des lois civiles acquis et donné au monde par les Français, pendant que le monde les occupait et les tenait presque sous ses pieds ? Il y a donc pour eux une importance immense à bien marquer en quel temps ils ont posé d'abord le principe de leurs lois civiles; et c'est vraiment une calamité qu'une nation si délicate en matière d'hon¬ neur se soit laissée si aveuglément dépouiller de sa gloire principale pour en revêtir, à son extrême pré¬ judice, d'autres temps, d'autres hommes, ou plutôt un seul, qui sut se substituer à tous. C'était perdre à la fois et la liberté et la gloire la plus solide. Il est certain, en effet, que ce qui constitue un Code civil, ce sont les principes fondamentaux, les for¬ mules générales d'où dépend son caractère. Voilà l'œuvre vraiment créatrice. Lorsque ces grandes lignes ont été tracées, des hommes et des temps même mé¬ diocres peuvent remplir les vides, achever ce qui est incomplet, terminer la figure dessinée dans le marbre. A ce point de vue, comparez le Code civil de 1793 à celui de 1803. Vous verrez que toutes les grandes formules, celles qui.déterminent une législation, ont passé presque littéralement du Code de la Convention dans le Code de l'an xii. La substance de la loi est la même. Et pouvait-il en être autrement, quand c'étaient les jurisconsultes de la Convention, Cambacérès, Treil- 112 LA RÉVOLUTION. hard, Berlier, Merlin de Douay, Thibeaudeau, qui reproduisaient leur œuvre sous le masque du premier consul ? Mais chose incroyable, s'il n'était si aisé de la vérifier, l'ordre avait été donné d'oublier. Il fut exé¬ cuté par ceux-là mêmes qui y perdaient leur meilleur titre d'honneur. Relisez les discours des conseillers d'État, des tribuns qui, sous le premier consul, expo¬ sent les bases du Code civil. Jamais, ou presque jamais, ils ne rappellent le premier Code de 1793, dont ils empruntent la substance et l'âme. Qui aurait osé, en 1803, invoquer l'autorité, le témoignage, la science, la sagesse du législateur de 1793 ? On aima mieux effacer une nation, pour ne laisser subsister qu'un homme. De là, un vide qui frappe surtout les jurisconsultes étrangers. Le Code civil de 1803 apparaît sans tradi¬ tion, sans passé, sans nulle base historique; il semble être une abstraction pure, surgie de terre au comman¬ dement militaire d'un grand capitaine. Les travaux collectifs de la Constituante, de la Législative, surtout ceux de la Convention, modifiés sans doute, corrigés, complétés dans les détails, allèrent s'engloutir dans la gloire unique du premier consul. Aujourd'hui, notre œuvre doit être de retrouver, de reproduire le Code primitif, sans lequel la copie ne paraît qu'une statue sans base. Ne souffrez pas davantage que la nation française LA RÉPUBLIQUE. 113 perde son plus beau titre ; restituez-lui ce qui lui a été • dérobé. Il n'est pas permis à une nation de pousser l'oubli jusqu'à s'oublier elle-même. Sous le Code de Justinien se retrouve l'âme des grands jurisconsultes des temps antérieurs; on n'avait pas songé à effacer leur œuvre et leur mémoire. La science du pouvoir d'un seul a été portée plus loin sous le Consulat. Dans le Code de 1803, Napoléon a systé¬ matiquement effacé la Convention. L'œuvre du Code civil a été continuée toujours dans le même esprit, à travers les époques les plus diverses de la Révolution.C'est là un fil que rien n'a pu rompre; il sert à se reconnaître dans le labyrinthe. Les partis changent, se succèdent; ils se transmettent l'un à l'autre le fil d'Ariane, toujours le même, toujours égal, depuis les Feuillants jusqu'aux Thermidoriens. Les actes de l'état civil sont dus à la Législative (20 septembre 1792); le principe des successions, à la Constituante. Mais c'est sous la présidence de Couthon que la Convention décrète irrévocablement l'égalité des partages entre les héritiers ; l'adoption, consacrée le 18 janvier 1792, est décrétée en août 1793, et le 16 fri¬ maire an ni. Les principes sur la paternité, la tutelle, les contrats, les obligations, sont du 23 fructidor, du 5 brumaire, du 17 nivôse an ii. Ainsi, les bouleverse¬ ments des partis ne changent en rien le plan , l'idée, l'esprit de ce droit privé, qui semble se graver lui-même comme la nécessité dans les consciences. L'œuvre avance II. 8 114 LA RÉVOLUTION. tranquillement, obstinément. Ni échafauds, ni factions, ne combattent pour le Code. Personne ne s'en inquiète; et il se trouve à la fin que c'est lui qui survit, quand tout le reste est abattu. Dans cet ordre d'idées, point d'hésitations, de luttes, de fatigue, de défaillance. Quand les partis sont épuisés, sitôt qu'il y a un moment de silence, le Code, ce travail interrompu, reparaît. Il rallie aussitôt toutes les intelligences; elles reprennent haleine dans cette géométrie civile. La Convention lui donne soixante séances, à des intervalles plus ou moins éloignés. Un titre s'ajoute à ceux qui précèdent, et le monument cle paix s'élève au milieu des colères assoupies. Comme une mer furieuse dépose au fond de son lit de tran¬ quilles stratifications de marbre, ainsi la Révolution française, dans ses temps les plus terribles, dépose au fond de son lit les assises parallèles, symétriques, har¬ monieuses de ses lois privées. Pourtant, il faut tout dire. Quand le Code civil de la Convention fut presque achevé, il arriva une chose étrange. Au moment de mettre le dernier sceau, la Convention hésite ; elle s'arrête, elle demande une nou¬ velle rédaction pins philosophique ; par là, elle se frustre de l'honneur de donner son nom à la législation civile de la France. D'où vient cette facilité à ajourner? En voici, je pense, la raison qui confirme avec éclat ce que j'ai établi plus haut. Les lois civiles n'avaient présenté aucune difficulté LA RÉPUBLIQUE. U5 aux partis; elles s'étaient comme offertes d'elles-mêmes au législateur. C'était le fruit mûr qui se détachait lui- même de l'arbre ; les hommes de la Révolution sentaient qu'elles ne pouvaient leur échapper. Une si grande sûreté leur ôta toute impatience de les graver en for¬ mules irrévocables. C'est le contraire de ce qui arri¬ vait pour les lois politiques ; celles-ci fuyaient, pour ainsi dire, à mesure qu'on pensait les saisir. Nouveau supplice de Tantale! D'où une impatience fiévreuse de s'en emparer, de les rédiger, de les fixer, de les lier à des constitutions écrites, que l'on croyait rendre irrévo¬ cables par le serment. On était sûr de jouir des lois civiles; l'expression définitive en fut ajournée. On ne sentait aucune sûreté dans le droit politique, tous se hâtèrent; on ne voulut pas perdre une heure pour le fixer. 11 fallut d'abord un esprit héroïque, mens heroica, pour porter la main sur l'échafaudage de toutes les lois civiles qui se disputaient la France. En des temps ordi¬ naires, qui eût osé jamais trancher avec tant d'autorité entre le droit romain et le droit coutumier, par exemple, dans les conventions matrimoniales? A chacune des grandes audaces juridiques, on pourrait assigner une date de la Convention; ses jurisconsultes lui empruntè¬ rent son intrépidité; c'est par là qu'ils purent décider en maîtres et sans réplique, au milieu du chaos de tant de législations discordantes. Témérité presque incon¬ cevable en une époque ordinaire. Ces premières vues I 1 6 LA RÉVOLUTION. ont décidé de l'esprit de nos lois; rien n'a pu effacer cette vigoureuse empreinte. Examinez tous les principes généraux qui ont survécu dans notre législation, le pre¬ mier plan a servi pour tout l'édifice. Au moment de la promulgation du Code, personne n'avait songé qu'on pût faire disparaître le nom de la nation à laquelle il appartenait. Il fut promulgué sous le titre de « Code civil des Français. » Bientôt, ce nom de Français fut effacé comme un adjectif superflu. Mi¬ racle d'obéissance ! Une nation oublia son titre le meil¬ leur à la reconnaissance des hommes, pour en revêtir son maître. Le bas empire avait montré moins d'abné¬ gation. Quand on ne peut s'empêcher de citer le Code1 de la Convention « modèle de précision et de méthode, » l'habileté est d'en parler sans le nommer2. Ce n'est plus le Code commandé par la grande assemblée, et rédigé en août 1793 par le Comité de législation ; c'est le « Code du consul Cambacérès, » comme si son consulat remontait à 1793 ! Autre singularité! Les jurisconsultes de la Conven¬ tion sont devenus ceux du Consulat; ils donnent les premiers l'exemple de l'oubli ordonné. Tout doit dater de Napoléon : ils se confirment à cette règle en oubliant 1. Projet de Code civil présenté à la Convention nationale le 9 août 1793, au nom du Comité de législation, par Cambacérès. 1793. 2. Code Napoléon, suivi de l'Exposé des motifs. LA RÉPUBLIQUE. 117 eux-mêmes leur gloire acquise, comme si rien ne comp¬ tait de ce qui avait été fait sans lui. En revanche, tous les conventionnels qui établirent chez nous, par le Code, l'égalité sociale, reçurent pour récompense un titre féodal de comte, par exemple Treilhard, Berlier, Thibeaudeau, sans parler du prince Cambacérès. Etrange manière de confirmer le principe par son contraire! Qui se figure aujourd'hui, en voyant le Code civil, que les principes de ces lois ont été votés sous la pré¬ sidence de Hérault - Séchelles, Robespierre, Billaud- Yarennes, par Couthon, Saint-Just et le reste de la Montagne? Il fut enjoint de dire que l'on déshonorerait la justice, en laissant voir qui l'avait d'abord promulguée. Par cet art de dissimuler les origines du Code, se trouva atteint un double but : la nation crut qu'elle avait été impuissante, excepté à verser le sang, et que, dans l'universel naufrage, abandonnée à elle-même, elle avait été sauvée par un seul homme , qui créait de rien ses lois civiles ; car nous avons gardé des vieilles sociétés le besoin d'avoir, comme l'Egypte des Ptolémées, un Sôter, un sauveur. Je pourrais remarquer aussi que les discours préli¬ minaires, exposés des motifs du Code de 1803, sont un perpétuel hommage à la « journée réparatrice du 18 brumaire , » seule date qui soit célébrée comme le préambule de toute justice. Le péristyle du Code se trouve être ainsi un monument élevé à la force contre m LA RÉVOLUTION. le droit; et ce n'est pas la moindre des contradictions humaines. Mais je crois en avoir assez dit sur ce sujet. Revenons. III. ESPRIT CIVILISATEUR DE LA CONVENTION. UBIQUITÉ. — UNIVERSALITÉ. L'homme sait d'hier seulement qu'il est sur la terre depuis une centaine de milliers d'années; que, con¬ temporain des races d'animaux perdues, une éternité visible pèse sur sa tête ; il le sait à n'en plus pouvoir douter. Que va-t-il conclure de cette prodigieuse anti¬ quité? Se confirmera-t-il, par là, dans son inertie, en voyant combien de siècles de siècles ont travaillé pour lui? Se dira-t—il qu'il a besoin de temps infinis pour avancer d'un pas; qu'il a fallu des immensités d'années pour s'élever de la hache de pierre à la hache de bronze; qu'il lui en faut au moins autant aujourd'hui pour s'élever d'un degré vers la justice? Ou bien pen- sera-t-i! qu'après tant d'ébauches, de tâtonnements infinis, il est temps enfin d'être homme et de l'être tout à fait? Sans rien savoir sur ce point de ce que nous savons aujourd'hui, la Révolution française a voulu achever LA RÉPUBLIQUE. 119 l'homme d'un seul coup, en un moment. C'est là sa gloire; ce sera notre honte d'être retombés de si haut. En se soumettant à la foule, la Convention avait perdu le respect ; elle le regagna par la crainte, surtout par ses travaux. Elle combat, elle délibère, elle menace, elle médite, elle frappe au même moment. C'est elle qui tient la truelle et l'épée. Toute au présent, elle est aussi toute à l'avenir qu'elle fonde ; elle est même dans le passé qu'elle extermine. Rien, dans aucune histoire, ne donne l'idée de cette omniscience et de cette omni¬ présence; l'âme entière d'une nation fourmille de vie 0 dans la fournaise. Les événements y viennent retentir comme sur une enclume, mêlés aux motions, aux projets de lois, aux décrets de chaque heure; atelier gigantesque où tout se forge à la fois, les armées, les Codes, la Terreur, les écoles, la science, les idées, les actions, la guerre, et, qui le croirait? même la paix. Les incidents se succèdent avec le pêle-mêle de la nature déchaînée. Danton pré¬ side. Au froncement de sourcil de ce Jupiter, l'unifor¬ mité des poids et mesures est proclamée. Le 15 août, Cambon apporte le grand Livre, « pour inscrire et con¬ solider la dette publique. » Monument de sagesse, d'économie, de probité, qui survivra à tout; en garan¬ tissant les dettes des émigrés, il enrichit ceux qu'il dépouille. — Surviennent des lettres de Saint-Just et de Lebas à Robespierre. Ecoutez : « Les aristocrates ont été guillotinés, à commencer par les banquiers du roi de 120 LA RÉVOLUTION. Prusse. » Lettres de Fouché et de Collot-d'Herbois; ils parlent de Lyon : « L'explosion de la mine sera seule capable de renverser assez tôt l'infâme cité ; son nom lui sera enlevé. » Maintenant à d'autres soins : Un opéra sera décrété sur la Révolution du 10 août. Voici Chénier qui, au nom du Comité, lit le projet de substituer Marat à Mirabeau dans le Panthéon. Accepté sans déli¬ bérer. Danton propose un plan de nouveaux jeux olym¬ piques; on y donnera l'instruction publique, « le pain de la raison. » Place à Merlin de Douai! Il fait son rapport sur la loi des suspects. Les ordonnances de Louis XIV; pour les dragonnades, servent de modèle. Admis sans discussion. N'oubliez pas le dessèchement des étangs. Rien de plus urgent que de délivrer le peuple de la fièvre des marais. Mais silence! Robes¬ pierre est à la tribune; il lit la réponse de la Convention « aux rois ligués contre la République. » Cette réponse est digne et fière; elle est dans le cœur de tous. Qui d'ailleurs oserait contredire un pareil orateur? Mercier, l'auteur du Tableau cle Paris, l'a osé ! 11 a été écrasé, perdu, anéanti sous l'indignation publique; sa voix ne s'entendra plus. Exemple de docilité pour les autres. On revient à l'instruction publique. Romme , Fourcroy. Bouquier, Chénier, se succèdent. Les enfants préoccupent la Convention plus que les hommes; seul point qu'elle ne se lasse pas de corriger, de revoir, de refaire; sa patience, à ce sujet, est infinie. Spectacle unique que l'enfant ainsi protégé par les rudes mains LA RÉPUBLIQUE. 121 qui s'appuient à l'échafaud. L'évêque Grégoire est le Fénelon de ce nouveau Télémaque. Mais que dit-on de la guerre? Voici justement des lettres de Masséna, de Hoche, de Pichegru, de Moncey. Qu'on les lise : victoires sur le Rhin, combats incertains aux Pyrénées, marche en avant sur les Alpes, massa¬ cres, incendies en Vendée. Alternatives accoutumées; on fera face de toutes parts. Carnot arrive du Comité ; on lit sur son front la victoire. Dépêches de Carrier : il fusille, il brûle, il noie ; et, ceux qui tout à l'heure avaient le ton de Télémaque, approuvent d'un signe de tête ; ils ont pris le cœur de Carrier. Ecoutez ! voici Barrère; il faut entendre sa carmagnole à l'armée de la République, sous les murs de Toulon : « Soldats, vous êtes Français, vous êtes libres. Voilà des Espagnols et des Anglais, des esclaves! La Liberté vous observe. » Ûn long applaudissement a suivi. La guerre fera-t-elle oublier les beaux-arts? Tant s'en faut. Aussi bien, la Commission pour la conser¬ vation des monuments des arts est prête depuis plu¬ sieurs jours. Qu'elle fasse son rapport. On prend pitié des statues et des tableaux ; ils seront mis en sûreté, quand les hommes ne savent plus où reposer leur tête. Sergent, de la même main qui a signé les circulaires du 2 septembre, trace le plan du Musée. Merlin de Thion- ville, au retour des armées de Mayence et de Vendée, organise l'artillerie légère, et fait des projets de mu¬ sique populaire. David a juré qu'il immortalisera de son 122 LA RÉVOLUTION. pinceau le divin Marat; il immortalisera aussi Barra, le jeune soldat de l'armée de l'Ouest. Après les acclamations, les gémissements, les san¬ glots. Des citoyennes en pleurs « viennent en foule à la barre » demander la mise en liberté de leurs pa¬ rents détenus et menacés de mort. Que va-t-il arriver? Les cœurs de bronze s'amolliront-ils à ces cris des suppliantes? Le président leur oppose les lois de Solon, l'exemple de Cicéron. Elles répliquent par leurs larmes. Robespierre se lève. Il repousse « ces femmes mépri¬ sables, que l'aristocratie lâche devant nous. » Il a parlé, elles se taisent. Qu'elles aillent enterrer leurs morts ! A cette scène succède le travail du Code civil dont j'ai parlé plus haut. Les têtes sont calmes. C'est le moment d'écouter l'exposition d'un nouveau système sur les assignats. N'est-ce pas de nouveau Cambon, toujours infatigable? Oui, c'est lui; il propose de dé¬ monétiser les assignats à l'effigie royale, qui offusque les patriotes. Les chiffres sont pesés, confrontés; les opérations étudiées, vérifiées comme dans le cabinet retiré d'un financier. — Nouvel incident qui appelle l'attention. Un orateur de Lyon apporte à la barre la tête de Chàlier, qu'une femme a déterrée de ses mains pieuses dans la nuit. Il fait hommage à la Convention de cette tête coupée du tribun. 11 raconte les vertus de cet émule de Marat; Châlier les possédait toutes, excepté la divine fureur. La Convention regarde cette LA RÉPUBLIQUE. 123 tète de mort; elle accepte l'augure, et reprend son ouvrage : télégraphes, instructions sur le salpêtre, écoles primaires, écoles normales, école centrale, d'où sortira l'école polytechnique, liberté des cultes, arres¬ tation des soixante-treize, Lyon remplacé par Commune- Affranchie, Toulon par Port-de-la-Montagne ; savants en réquisition pour les calculs sur la théorie des pro¬ jectiles, Musée, Muséum d'histoire naturelle, victoire de Hondschoote, victoire de Watignies, remportée en personne par Carnot, victoire de Savenay, liberté des nègres, nouveau maximum, nouvelle ère universelle, tout sort à la fois de la tête de la Convention, par une explosion de la nature, sous les coups redoublés de la nécessité. A quoi comparerai-je cette création furieuse et cal¬ culée, où tous les contrastes se réunissent? Y a-t-il dans la nature un objet qui y ressemble? On dit qu'Es¬ chyle avait fait une tragédie d'Etna. Je m'imagine qu'on entendait au faîte le travail régulier des cyclopes qui forgeaient avec un bruit d'airain, sous leurs marteaux innombrables, les armes, les glaives, les flèches, les boucliers des dieux. On devait aussi y surprendre la longue respiration haletante, immense, entrecoupée du géant Encelade, qui s'exhalait à travers les gorges em¬ brasées de la montagne. Sur les flancs croissaient de vastes forêts de chênes; au sommet la neige, au pied les oliviers. Des enfants jouaient sur les genoux du cyclope, à. l'extrémité du promontoire. Le roi des morts, 124 LA RÉVOLUTION. Pluton, apparaissait échevelé, sur sou char d'ébène, dans les gouffres ouverts. Il remplissait les champs de terreur. Tout tremblait au loin, les villes, les tours, les peuples, les rois, les hommes, les dieux. Mais qu'est-ce que cette image en comparaison de la terreur attachée à la Convention, aux sept cents têtes? La nature est ici dépassée de beaucoup par les hommes. Quand j'ai voulu m'éclairer sur le caractère de la Convention, j'ai vu un travail incessant de civilisation au milieu d'une bataille soutenue contre le monde entier; grandeur unique entre toutes les assemblées humaines. Il n'y avait là personne qui ne se crût à son dernier moment. Un Conventionnel ayant parlé à ses amis d'un projet qui supposait pour lui un avenir d'un mois, parut aussi risible que s'il se fût attribué l'éter¬ nité. Tous avaient fait, comme Bazire, un pacte avec la mort; chacun voulait laisser une pensée, un acte, une création, qui fût son testament auprès des géné¬ rations futures. Ceci explique la fécondité incroyable des premiers mois de la Terreur. Les esprits n'avaient pas encore été glacés. Us produisirent alors tous les germes qui se sont développés dans les derniers mois de la Convention. Ce qui avait été inspiré par la mort envisagée face à face en 1793, fut ensuite mûri et décrété, le danger passé, en 1795, par ceux qui survé¬ curent. Autre phénomène , non moins extraordinaire. L'homme grandit tout à coup de vingt coudées. Il re- LA REPUBLIQUE. 125 prit les proportions antiques. Ce qui, en effet, le ra¬ petisse chez les modernes, c'est la spécialité. Il y est enfermé. Il est attaché à un métier, à une profession, à un ordre d'idées dont il ne lui est pas permis de sor¬ tir. Dans les temps réguliers, nous n'admettons guère en France que l'homme qui a fait la pointe d'une épingle en puisse aussi faire la tête. Cette ambition nous paraît exorbitante. Si un téméraire s'abuse à ce point-là, qu'il l'expie ! Nous ne souffrons guère que le philosophe soit poète, ni que le poëte soit législateur, ni le législateur capitaine, ni le capitaine artiste. Tout cela fut changé en un moment. Le moule étroit de l'humanité moderne fut brisé. Chaque homme donna tout ce qu'il renfer¬ mait en lui d'aptitudes diverses. Un chirurgien de vil¬ lage réprima des armées. Danton s'occupait de l'école primaire, Hercule qui tient d'une main un nourrisson, j et de l'autre la massue de Némée. Hérault-Séchelles ,: le légiste du parlement, est pontife de la nature au 10 août; il fait passer la coupe aux sept cent quarante- neuf membres; il se tourne vers le. soleil et tend la main à Zoroastre. Combien de fois des hommes de lois, petits prati¬ ciens, passèrent en un jour du cabinet à l'administra¬ tion des armées et au champ de bataille ! Merlin de Thionville soutenait des sièges. Il était compagnon de ce général Meunier, que Gouvion Saint-Cyr procla¬ mait l'égal de Napoléon. Le prédicateur protestant Jean Bon Saint-André s'est fait amiral. Il organise la flotte. 126 LA RÉVOLUTION. On n'avait que vingt-deux vaisseaux, il promet d'en doubler le nombre. II établit des croisières, prépare une expédition navale à Cherbourg et à l'île Gotentin. Par ses soins, les matelots gabiers deviendront d'excel¬ lents instituteurs des novices. Et Saint-Just, que n'était- il pas? Accusateur, inquisiteur, écrivain, administra¬ teur, financier, utopiste, tête froide, tête de feu, ora¬ teur, général, soldat! Le civil achevait le militaire, et le militaire achevait le civil. Cela ne s'était pas vu depuis les Romains. Dans cette assemblée d'hommes, le plus obscur a son jour d'immortalité. Quel est celui qui, le 25 nivôse, ouvre la séance? Il paraît rarement à la tribune; c'est le plus jeune de l'assemblée ; il n'a guère que vingt-six ans; mais il sait agir et commander. C'est le médecin Baudot, presque toujours en mission là où il faut un cœur énergique, un œil d'aigle. Voyez comme il est encore couvert de la poussière du champ de bataille. Il en arrive le jour même, et il n'a pas encore quitté son costume demi-militaire de représentant aux armées. C'est à lui qu'a été réservé l'honneur de raconter la victoire de Geisberg; aussi bien, il y a eu sa part, en prenant sur lui de donner le commandement en chef des deux armées à Iloche, malgré Saint-Just, qui dési¬ gnait Pichegru. Avec quelle rapidité héroïque il décrit cette bataille, d'où il sort; l'action sur un front de onze lieues; les lignes de Wissembourg forcées, Spire enlevé, Landau repris, Lauterbourg, Kayserslautern, Eranken- LA REPUBLIQUE. 127 thaï occupés, le Palatinat assuré, le Rhin conquis. Grande date; la Révolution s'est donné sa frontière. « Mettez, dit Baudot, à profit le grand caractère de l'ar¬ mée du Rhin et de Moselle. Vous la verrez commander la victoire. Notre première lettre annoncera de nouveau la défaite des rois et la grandeur de la République. » Pour tant de combats et de travaux, quelle a été la récompense de cette armée? Baudot lit la proclamation qu'il lui a adressée. La voici : « Républicains, vous avez fait votre devoir. » Quoi! Rien de plus? Non. L'as¬ semblée applaudit ; les tribunes acclament ce langage de Spartiate. Le jeune représentant est déjà reparti. A cette même tribune, encore retentissante des échos de Geisberg, David, le peintre, apporte, le 27 nivôse, ses conclusions sur le conservatoire du Muséum et le rentoilage des tableaux. Les vierges de Raphaël, du Corrége, défilent processionnellement après les batail¬ lons du Rhin et de Moselle. Les paysages du Poussin, de Claude Lorrain prennent fa place des paysages en¬ sanglantés du Hartz. Enfin paraît Saint-Just. 11 présidait en pluviôse, pendant que se décrétait la loi sur le roulage et les transports. Aujourd'hui, 23 ventôse, il ouvre, il pro¬ clame la grande Terreur. « Vous n'avez vu encore que les roses. » Saint-Just promène l'épouvante sur tous les partis. Comme l'épervier qui paraît immobile et n'a pas encore trouvé la proie sur laquelle il veut fondre, il tient, pendant deux heures, la Convention sous sa 128 LA RÉVOLUTION. vague menace. 11 ne conclut pas. 11 met chacun en présence de lui-même ; car il sait que la terreur, pour être un bon instrument de règne, doit d'abord entrer dans toutes les âmes. Personne n'excelle mieux que lui à tenir ainsi le glaive suspendu sur toutes les têtes avant de frapper. Quand il a fini, nul n'ose l'interro¬ ger. Chacun se demande en secret : De qui veut-il parler? Quel est le coupable aujourd'hui? Ai-je mérité sa haine? Est-ce moi? Il regardait du côté de Danton tout à l'heure. Mais qui oserait s'en prendre à Danton ? Il est donc vrai qu'il y a des traîtres autour de moi ! Et si l'on rencontre Saint-Just, on essaye de sourire à l'exterminateur. Car, même parmi les héros, il a su faire pénétrer la peur. Celui-là même qui tout à l'heure racontait la victoire de Geisberg écrira de Saint-Just, quarante ans après : « Son souvenir me fait encore fris¬ sonner. » De ce moment, l'épouvante que l'on inspirait aux autres, on commence à la ressentir soi-même. On tutoie le génie de la mort. Depuis nivôse, les listes funèbres s'entassent dans le Moniteur, immédiatement au-dessus de l'affiche des spectacles. La parole de Saint-Just a glacé. Cette ardeur de civilisation qui se mêlait à tout s'arrête. C'est comme un grand fleuve qui gèle en une nuit. Pendant trois mois, il ne reste plus que l'officiel de la Terreur. Le silence s'est fait sur tous les bancs, Plaine, Montagne, Marais. Vous entendriez le ronfle¬ ment des Euménides. LA RÉPUBLIQUE. 129 Ainsi, dans la Convention, chacun à son tour sort de son horizon ordinaire, de son tempérament, de sa spécialité. Un seul homme ne sort jamais de la sienne ; un seul ne se prodigue pas en fonctions di¬ verses. Pendant que les autres parcourent incessamment la circonférence, il se concentre de plus en plus. Il n'a qu'une fonction, toujours la même, le soupçon, l'accusation; les autres s'agitent autour de la ruche bourdonnante; ils vont, ils viennent, ils s'écartent. Ro¬ bespierre seul est immobile. Toujours au même poste, immuable dans l'agitation universelle, il est l'œil fixe de 1793 qui veille sur la Terreur même. Cela est pour beaucoup dans la fascination qu'il exerce. Où s'est-il vu jamais une assemblée d'hommes ainsi présents partout, occupés de tout, de ce qui est loin et de ce qui est près, de l'ensemble et du détail, de l'infiniment grand et de l'infiniment petit, d'armées et de médailles antiques, de peuples et de bibliothèques, d'échafauds et de vases étrusques? Ubiquité, universa¬ lité, c'est le nom cle la Convention. Avec tant d'audaces, pourquoi n'aurait-elle pas osé fonder une ère nouvelle? Elle l'osa. Fabre d'Églantine apporte à la fin de 1793 le nouveau calendrier; Romme le commente. Les Français avaient tant besoin d'ou¬ blier leur passé ! Us cherchèrent à oublier jusqu'aux noms antiques des jours, des mois, des saisons; ils crurent un moment être arrachés à leurs gothiques fondements. Jamais, dans le monde moderne, nation h. 9 130 LA RÉVOLUTION. ne fit effort plus grand pour effacer ses souvenirs. Rien, au reste, ne semblait mieux calculé, plus réfléchi, que cette révolte contre l'ère vulgaire. Les temps se partagent d'eux-mêmes : après la création, le Christ; après le Christ, la Révolution. Tout était conforme à la science; l'égalité des jours et des nuits, à l'équinoxe d'automne, ouvrait au 22 septembre l'ère de l'égalité civile. Ainsi, on reflétait dans la loi les pen¬ sées constellées de l'univers. La grande République se trouve, comme une portion du firmament, inscrite dans la sphère céleste; elle s'ordonne comme l'équation de la géométrie des mondes. Quelle garantie pour l'édifice nouveau ! Qui pourra le renverser puisqu'il a pour lui l'armée des étoiles? Qui eût cru que cette géométrie humaine, si profon¬ dément calculée, s'écrivait sur le sable, et qu'après si peu d'années, il n'en resterait plus de traces? Les Olympiades, les années des consuls, ont duré pendant des siècles ; l'Hégyre subsiste. L'ère de l'an i a passé avant la génération qui l'a fondée. Où sont les mois qui promettaient la moisson, germinal, messidor, fruc¬ tidor? Us ont passé comme ceux qui annonçaient les tempêtes, brumaire, frimaire, nivôse. Rien n'est resté, ni le printemps, ni l'hiver. Où sont les fêtes du Génie, des Récompenses, de Y Opinion? Les cieux ont continué de graviter ; ils ont ramené « l'égalité des jours et des nuits; mais ils ont laissé périr l'égalité et la liberté promise, météores dissipés dans le LA RÉPUBLIQUE. «1 vide. La sphère poursuit sa course, sans s'apercevoir qu'au 22 septembre elle ne ramène plus avec elle l'ordre politique qui la prenait à témoin. Les astres n'ont point épousé la République de l'an i; ils ont mieux aimé leurs espaces déserts que les cieux san¬ glants de l'esprit humain. Les sans-culottides n'ont pu se populariser dans la plèbe des étoiles. D'autre part, les peuples ont répudié l'ère nou¬ velle; ils sont revenus à l'ancienne. Pourquoi? Parce que les hommes de la Révolution ont cru prématuré¬ ment que l'âge de la science est arrivé, et qu'il servira désormais de base unique à toutes les conceptions. Une croyance antique qu'ils avaient négligée," soit crainte, soit mépris, s'est retrouvée ; un fantôme a apparu : un souffle grêle, comme celui de Samuel, s'est fait sentir ; l'édifice si savamment construit, appuyé sur les mondes, s'est évanoui. Pourtant, la chimère de l'ère nouvelle a existé douze ans; les peuples s'y étaient déjà accoutumés. Qui serait assez hardi pour affirmer que, dans les siècles des siècles, cet édifice ou un autre semblable ne se relèvera jamais? LIVRE SEIZIÈME. LA RELIGION SOUS LA TERREUR. 1. LE TERRORISME FRANÇAIS ET LE TERRORISME HÉBRAÏQUE. Qu'est-ce en soi que le système de la Terreur, ap¬ pliqué à la régénération d'un peuple? L'idéal de ce système a été conçu et réalisé par Moïse. Son peuple périssait dans la servitude d'Égypte; il entreprit de le sauver en le régénérant. Pour cela, il l'obligea d'abord de renoncer aux vieilles idoles égyp¬ tiennes ; après quoi, il entreprit de refaire la tradition et l'éducation cle ce peuple. Pour y réussir, il l'entraîne dans le désert ; il l'y maintient au milieu d'un tremblement et d'une terreur de quarante années. Gouvernement de l'épouvante par excellence, puisque tout ce qu'il y a d'effrayant dans le ciel et sur la terre, voix d'en haut sur les nuées, fa¬ mines, soif, châtiments, serpents d'airain, servit à ter¬ roriser le peuple hébreu; il vécut tout le temps sous le LA RELIGION SOUS LA TERREUR. 133 glaive. C'est après qu'il eut été séquestré de la tradi¬ tion du reste des hommes, et lorsque des générations nouvelles eurent contracté un génie* nouveau, que Moïse consentit à le remettre en contact avec l'ancien monde; alors le peuple avait été si bien dépaysé qu'il lui était impossible de retourner sur ses pas et de ren¬ trer dans la vallée de servitude. Reconnaissez que, par ces côtés, le terrorisme français appartient instinctivement au même système que le terrorisme des Hébreux; c'est là ce qui causait la secrète admiration de M. de Maistre pour le Comité de salut public. Telle était la pensée de Saint-Just et de Billaud-Varennes. Les chefs de 1793 entreprirent d'arracher leur peuple à ses anciens fondements; ils conçurent le projet de l'entraîner dans une sorte de désert d'égarement, loin de toutes ses traditions, de toutes ses habitudes, jusqu'à ce qu'il eut contracté sous le glaive un autre esprit que celui du passé. Voilà aussi pourquoi ils tentèrent, par des moyens si divers, de dérouter, de désorienter cette nation, de lui faire perdre et oublier le chemin qu'elle avait suivi jusque-là. Ils entreprirent de changer même les habi¬ tudes les plus invétérées, les noms des mois, des se¬ maines, des jours et des saisons. « Si nous votons l'éducation, disait l'un d'eux, nous aurons assez vécu!» Dans cette voie, il semble qu'il n'y avait plus qu'un pas à faire pour comprendre que l'éducation d'un peu¬ ple, la plus vraie, la plus efficace, la plus digne d'être «4 LA RÉVOLUTION. prise en considération par le législateur, est l'institution religieuse de ce peuple. L'évidence aurait dû éclater sur ce point et' montrer que le travail prodigieux que l'on "tentait pour dépayser la nation française serait aisément chose illusoire, tant que la forme du passé et les tours de Notre-Dame se montreraient partout à l'horizon. Après un peu de temps, on ne manquerait pas de s'y rallier; tous les systèmes de régénération sociale iraient se perdre dans cette ombre. Si, dans le terrorisme hébraïque, Moïse se fût con¬ tenté d'entraîner les Juifs dans le désert, en leur laissant emporter avec eux leurs anciennes idoles, le peuple, déconcerté d'abord, n'eût pas manqué cle- revenir au génie de l'Egypte. En vain Moïse aurait redoublé ses menaces et ses exterminations, il aurait tué sans profit pour l'avenir; le sang inutilement versé aurait crié contre lui. Après quelques années, las d'errer, le peuple juif, conduit par ses dieux de pierre, serait rentré dans sa tranquille servitude. Couvert du sang des douze tribus, Moïse serait aujourd'hui exécrable à la postérité. LA RELIGION SOUS LA TERREUR. 135 II. COMMENT LE FAUX ENGENDRA L'ATROCE. Le terrorisme de Moïse était précédé de la colonne de feu qui l'éclairait dans la nuit; voyons si la lumière se fera dans le terrorisme français. Dans la discussion de la Constitution de 1793, une parole avait dépassé toutes les audaces ; elle était sortie de la Gironde. Vergniaud s'opposait à la déclaration de la liberté des cultes. « Lorsque, osa-t-il dire, la Con¬ stituante donna la première impulsion à la liberté, il a fallu faire cesser l'affreuse intolérance qui s'était éta¬ blie, et, pour détruire des préjugés qu'on ne pouvait attaquer de front, consacrer le principe de la tolérance ; déjà, c'était là un grand pas. Mais, aujourd'hui, nous ne sommes plus au même point. Les esprits sont dé¬ gagés de leurs honteuses entraves, nos fers sont brisés; et, dans une déclaration des droits sociaux, je ne crois pas que nous puissions consacrer des principes absolu¬ ment étrangers à l'ordre social. » Ce jour-là, 19 avril 1793, Vergniaud et ses amis dépassèrent de vingt coudées les Jacobins, ou plutôt ils se montrèrent les seuls révolutionnaires. En concluant à l'abolition de la religion ancienne, ils prouvèrent que 136 LA REVOLUTION. l'expérience des dernières années n'avait pas été perdue pour eux, et, qu'au moment de tout renouveler, il ne s'agissait pas de consacrer le culte de la contre-révolu¬ tion et de s'y ancrer de nouveau. Les Girondins comme Yergniaud voulaient, au moins pendant quelques années, l'interdiction de l'ennemi, pour former une France nouvelle, comme Luther avait formé l'Allemagne;Calvin, Genève; Zwingle, la Suisse; Guillaume, la Hollande ; la maison d'Orange, l'An¬ gleterre; les Indépendants, l'Amérique, en dehors de l'influence permanente et toute-puissante de l'ancien culte. Ce n'était pas la voie magnanime; c'était celle qui avait réussi dans les révolutions intolérantes du xvie siècle. Les Jacobins, surpris qu'on les eût passés de si loin en audace, s'en offensèrent. Saint-Just lui- même avait écrit dans ses institutions: « Tous les cultes sont également permis et protégés. » Quoi ! tous, au milieu de ia lutte, même le culte qui vous maudit? — Oui. Et c'est de ce moment qu'il a été convenu d'abandonner presque toujours le fond pour sauver le mot. Danton parut un moment entraîné -vers les plus audacieux; mais il resta en deçà de l'idée de Yer¬ gniaud; il proposa d'ajourner la question. C'était donner à Robespierre le temps de la faire résoudre dans le sens qui rouvrait toute carrière au passé. L'Assemblée fit ce que font tous les êtres irrésolus; LA RELIGION SOUS LA TERREUR. 137 elle ajourna; la cause du moyen âge fut gagnée. La Convention accepta la même base que celle de la Con¬ stituante. 1791 reparut dans 1793. Les hommes se croyaient séparés de la première Assemblée par des siècles ; ils n'en étaient pas sortis. La Constitution de 1793 étala un principe magna¬ nime, nécessaire, inévitable; mais, dans l'état vrai des choses, ce principe renfermait la contre-révolution. Tous ces hommes qui s'élançaient si impétueusement dans l'avenir, venaient de se lier en réalité au passé. Ils avaient eu la victoire ; par grandeur ou par impré¬ voyance, ils se rendaient au vaincu, Un homme obscur, Jacob Dupont, laissa pourtant tomber encore une parole hardie : « Il est plaisant de voir préconiser une religion adaptée à une constitution qui n'existe plus... En vain Danton nous disait-il piteusement, il y a quelques jours, à ce sujet, que le peuple avait besoin d'un prêtre pour rendre le dernier soupir. Je lui montrerai Condorcet fermant les yeux à d'Alembert. » Discours inutiles! Vergniaud avait montré sa foi dans l'esprit humain ; il avait cru que, sur ce fonde¬ ment, on pouvait bâtir la société nouvelle, et voulait faire table rase du passé religieux de la Franc'e. Cette témérité fit frémir les Jacobins. Avec leur tempérament de ligueurs, ils n'étaient pas hommes à déplacer le Dieu Terme du moyen âge. Comment l'eussent-ils fait? J'ai déjà dit plus haut 138 LA RÉVOLUTION. qu'ils n'osent pas même envisager de sang-froid cette question : « Laisser à chaque communion le soin de salarier les ministres de son culte. » Cette idée si simple, si élémentaire, est une colonne d'Hercule inac¬ cessible. Aux yeux de Danton, c'est là un crime de « lèse-nation; » Robespierre pousse l'horreur encore plus loin. Serait-il donc vrai que ces colosses d'audace ne se crussent pas capables de plier un roseau dans l'ordre moral ? Ils jettent le défi au monde, ils foulent aux pieds rois, castes, armées ; mais une routine superstitieuse, les voilà impuissants à l'affronter. Avec un pareil défaut d'équilibré, comment.ne tomberaient-ils pas? Moins ils osent dans l'ordre moral, plus ils sont entraînés à tout oser dans l'ordre physique. Audace stérile! ils ont beau se faire une idole de la mort, elle ne rachètera pas leur timidité d'esprit. Du moins, s'ils eussent su qu'ils servaient leur ennemi ! Mais non ; ils croient encore couvrir un allié. Relisez les discours de Robespierre; vous verrez qu'il n'a acquis d'autres vues que celles .du clergé sur la nécessité des vieux autels. Il ne voit encore dans les institutions catholiques que « la voix du Fils de Marie, qui prononce des anathèmes contre la tyrannie et l'im¬ pitoyable opulence. » Yoilà donc le chef des terroristes, l'épouvantement de la postérité ! Ce monstre d'audace ne peut se déta¬ cher du moyen âge ; il le dit et le répète à satiété. Sa LA RELIGION SOUS LA TERREUR. 139 pensée est encore la substance de l'ancien régime ; com¬ ment le nouveau en serait-il sorti? Avec dés idées de ce genre, vous eussiez donné à Robespierre le pouvoir de verser le sang humain jusqu'à la dernière goutte, il eût été incapable de déplacer un atome moral dans l'uni¬ vers entier. Ce n'est pas lui qui eût osé toucher aux augures. Imaginez ce qui serait arrivé de tous les libéra¬ teurs, initiateurs, réformateurs, s'ils eussent pris pour principe le dogme de nos grands révolutionnaires sur la nécessité de ne pas toucher au « culte en vigueur. » Avouez qu'aucune révolution sérieuse ne se serait ac¬ complie sur la terre; les chefs auraient dû s'engager à ne pas troubler la multitude dans son ignorance ou ses ténèbres d'esprit,. Autant de flatteurs qui auraient en¬ censé les peuples dans leurs égarements. Cette flatterie eût engendré, de génération en génération, la servilité universelle et perpétuelle. Ni la mort de Louis XVI, ni celle des Girondins, ni l'étang de sang de la loi de prairial, ne remédiera à ce fond d'impuissance. L'idée des Jacobins sur le point fondamental des choses humaines, la religion, est le vide ; tout l'univers en ruines n'aurait pu le combler. Ce moment est décisif, et voici quelle progression commence. Les erreurs d'esprit de 1792 prennent corps en 1793, et deviennent des erreurs d'action. Des méprises d'idées produisent l'impuissance; l'impuis- 140 LA RÉVOLUTION. sance produit la fureur. Le faux eonduit à l'absurde, et l'absurde va engendrer l'atroce. Après cela, c'est un jeu trop sanglant pour les his¬ toriens de faire passer tous les partis, excepté le leur, pour autant de trahisons et d'immoralités. Quelques-uns, par exemple, sacrifient tous les individus à Robespierre. On lui immole chaque renommée; la Révolution se trouve réduite à un seul homme, et l'on fait son apo¬ théose. Mais si lui aussi est ébranlé, s'il vient par hasard à chanceler sur son trône, que restera-t-il? « Vous craignez 15 fanatisme, et il expire. » Ces cu¬ rieuses paroles de Robespierre au plus fort du fana¬ tisme de la Vendée sont devenues après lui un thème de rhétorique chez un grand nombre de révolution¬ naires. Toutes les fois qu'ils ont été réduits à néant par l'esprit du passé, au lieu de- le combattre corps à corps, ils ont répété : « Le fanatisme expire! il est mort! » La même timidité d'esprit a ramené la même forfanterie. Malheureux les peuples dont les révolutions sont conduites par des hommes de plume étrangers à l'action ; ceux-ci sont trop loin des idées du peuple. Tout ce qu'ils ont écrit une fois, ils s'imaginent l'avoir gravé sur l'airain et dans les âmes; ce qu'ils critiquent, ils se figurent l'avoir extirpé. Pour s'ôter la peine de vaincre, ils triomphent d'avance. Après tant de défis littéraires du bout des lèvres au christianisme, la France est encore aujourd'hui le bras séculier de l'Église. LA RELIGION SOUS LA TERREUR. 141 III. LES NOUVEAUX BRISE-IMAGES. — LE CULTE DE LA RAISON. Avec ce fond d'idées, figurez-vous la stupeur des chefs jacobins lorsqu'ils assistèrent, muets, aux scènes d'ico¬ noclastes qui s'ouvrirent dans la Convention, le 7 no¬ vembre 1793 ! Ils avaient cru « poser la barrière. » Et cette barrière de l'ancien régime religieux, qu'ils jugeaient infranchissable, est emportée sous leurs yeux par des masses de peuple, qui leur portent le défi d'oser. Pour comble d'étonneraient, c'est le chef de l'Église, l'évêque de Paris, suivi de ses douze vicaires, qui de¬ vance les novateurs. Que vient donc faire à la barre l'évêque Gobel, jusque-là si soumis aux autorités jaco¬ bines? L'évêque vient abjurer le catholicisme aux pieds de la Montagne, pour « le culte de la sainte Egalité. » Car il croit que c'est là le vœu des Montagnards. Il s'est trompé. Il pense que les révolutionnaires ont la logique de leurs croyances; et aujourd'hui il veut le premier encenser le dieu nouveau. Coiffé du bonnet rouge, il remet à la Convention sa croix, son bâton pastoral, son anneau d'or. Ses vicaires déposent leurs 142 LA RÉVOLUTION. lettres de prêtrise, et cherchent des yeux le nouvel autel. Ils se sont trop hâtés. L'autel du dieu inconnu n'existe pas encore. Un vertige général d'abjuration paraît entraîner l'assemblée ; la plupart des prêtres qui en font partie abjurent à leur tour. L'abbé Sieyès lui- même croit nécessaire de renier la foi que personne ne lui suppose. Où s'arrêtera ce vertige? Est-ce une date nouvelle dans l'histoire des religions? Est-ce l'Église qui se livre elle-même ? L'abbé Grégoire résiste le pre¬ mier à cet entraînement. Il reste prêtre et évêque. Son courage a été justement célébré. Mais lui seul avait bien jugé la Convention. Je montrerai, un peu plus loin, que sa résistance était applaudie en secret par beaucoup des Montagnards qui la condamnaient en public. Gobel avait donné le signal. En dépit de la pru¬ dence des Jacobins, on revit ces mêmes ravageurs d'églises et.de monastères, ces brise-images, ces dépré¬ dateurs de reliquaires qui avaient tant aidé à la réforme du xvi° siècle. Ce qui s'était montré dans toutes les révolutions antérieures reparut dans la Révolution fran¬ çaise. Devant la Convention défilent, le 22 novembre 1793, des processions ironiques d'hommes revêtus d'orne¬ ments d'église. Sur des brancards sont apportés les calices, les soleils, les ciboires, les chandeliers d'or et d'argent. Des hommes, revêtus d'habits sacerdotaux, dalmatiques, chapes, chasubles, dansent devant l'as- LA RELIGION SOUS LA TERREUR. 443 semblée aux chants du Ça ira et de la Carmagnole, entremêlés de la complainte de Malbrough. L'ancienne Église est ainsi mise au pillage. Un observateur, si quelqu'un en de pareils moments eût pu observer, se serait inquiété de voir qu'aucun senti¬ ment, aucune idée ne se substituait aux choses que l'on croyait avoir renversées. Dès lors, parmi tant de dé¬ vastateurs, il aurait pu prédire qu'un grand nombre iraient s'agenouiller, avant beaucoup d'années, dans l'Église même qu'ils s'imaginaient détruire. Au xvie siècle, on avait aussi jeté au vent la dé¬ pouille du passé. Mais dans ce sac de la vieille Église par la main des Réformés, avait percé, un sentiment nouveau. En 1793, c'est un orage qui passe; la légè¬ reté domine. Ce n'est pas avec la chanson de Mal¬ brougli qu'on enterre les vieux cultes. Us se rient de cette colère d'un jour, et s'apprêtent, en silence, à en tirer une vengeance séculaire. Tant de frivolité mêlée à tant de fureur ! cela étonne. Souvent, dans une révolution, ce sont les êtres les plus légers qui sont emportés le plus loin. La tempête les prend ; elle les porte aux confins du désert, là où la vie est impossible. Puis elle se lasse; elle les quitte, et ils retombent sur eux-mêmes, paille morte arrachée du vieux chaume, et que rien ne soutient plus. Beau¬ coup de ces dévastateurs de 1793 figureront à Notre- Dame dans les cérémonies catholiques du sacre. Hébert, Chaumette, Momoro, et les adorateurs du 144 LA RÉVOLUTION. culte de la Raison, étaient surtout des effarés. Robes¬ pierre ne manqua pas de voir dans cette inconsistance le complot des complots, l'éternelle alliance avec Pitt et Cobourg. La frivolité devait être punie comme le dernier des forfaits. L'instinct populaire cherchait un culte, il trouva un mot sublime : la Raison. Adorer la Raison éternelle, quoi de plus beau en soi ? Mais par une chute in¬ croyable, dès que Chaumette, Hébert, voulurent réa¬ liser cette idée, ils la détruisirent. Ils imaginèrent de la figurer par une personne vivante, une belle femme, qui devait jouer pendant une heure, sur une estrade, le rôle de la Sagesse. C'est là que se montra la stérilité désolante dans la conception des révolutionnaires. Ce devait être le fondement de l'édifice; le fondement se trouva être la pire et la plus fragile des idolâtries. Jamais le peuple n'aurait eu une conception aussi vide. Hébert, qui avait passé sa vie dans le vestibule d'un théâtre, dut avoir une grande part à cette religion d'ac¬ teur. Suivant lui, la révolution religieuse devait être un changement de décoration à vue. Un jour, on vit apparaître dans la Convention une jeune actrice portée sur les épaules de quatre hommes. Elle représentait la Raison. La Convention se lève et la suit à Notre-Dame , où l'on avait préparé son temple. Quelques-uns rougirent en secret de cette nouvelle idolâtrie. Elle fit le tour de la France. LA RELIGION SOUS LA TERREUR. 145 Partout des hymnes furent chantés à ces déesses, qui devaient si vite renier leur culte. Une pierre brute, un bois vermoulu aurait eu sur les imaginations cent fois plus de prise qu'une actrice qui se dépouillait, une heure après, de sa divinité. Par cet essai, il fut évident que ceux qui parlaient au nom de la Révolution n'avaient aucune idée de la région morale où le peuple forme ses croyances et ses instincts religieux. Us voulaient simplement remplacer un spectacle ancien par un nouveau. Véritable désastre que cette stérilité, cette impossi¬ bilité de concevoir la révolution religieuse autrement que comme une occupation des yeux et un coup de théâtre ! On avait tant de fois entendu dire que le culte n'est qu'une cérémonie! Rien ne parut plus facile à Chau- mette et Hébert que de remplacer une décoration par une autre. L'impuissance fut mise au jour par l'extra¬ vagance de la tentative; mais était-ce à des révolution¬ naires à la punir de mort? En beaucoup d'autres occasions, jamais plus visi¬ blement qu'en celle-ci, je remarqué que les chefs du peuple ont peu de connaissance réelle du peuple; ils procèdent toujours par la logique, le peuple par l'ima¬ gination. Voilà pourquoi, après quelque temps, la sépa¬ ration se fait ; un infini les sépare ; ils se quittent sans avoir pu se comprendre. Cette impuissance de Danton, de Camille Desmou¬ lins, de Couthon, à se faire une idée quelconque d'un H. 10 140 LA RÉVOLUTION. changement clans l'ordre religieux, ne tient pas à leurs personnes, 'elle semble appartenir à la race latine. Jamais les Romains ne purent sortir de leurs anciennes formes religieuses; ils n'en conçurent pas même l'idée. La même stérilité, plus lamentable, s'est retrouvée chez nous. Si les révolutionnaires eussent pris pour la sub¬ stance de leur culte la raison absolue, ils ne seraient pas si vite retombés dans les idoles ; mais ils n'eurent en vue que la raison humaine , et la personnifièrent dans une femme belle et jeune. Retour à une mytho¬ logie blasée, qui offrait pour innovation ce qui avait été rejeté, il y a deux mille ans, comme le comble cle fenhui, par le bon sens du' genre humain. La routine classique survivait à toutes choses; Fouché substituait à la croix, sur les tombes, la statue effacée du Sommeil. Au reste, grâce au spectacle, ou plutôt à la per¬ sonne mise sur l'autel, le culte de la Raison excita un moment la curiosité populaire, qui manqua toujours au culte de l'Être suprême. Celui-ci, triste, sec, officiel, ne devait se maintenir que par la crainte ; l'autre figurait au moins le plaisir. Quand Robespierre le frappa de la hache, il sembla venger d'avance ses rites officiels, que la Terreur seule a protégés contre l'ennui et l'insipidité. LA RELIGION SOUS LA TERREUR. IV. LES RÉVOLUTIONNAIRES ONT PEUR DE LA REVOLUTION. Qui peut dire ce qui serait arrivé, si les révolu¬ tionnaires du Comité et de l'Assemblée eussent prêté leurs forces aux iconoclastes? Où allait le renverse¬ ment et que serait-il sorti de cette poussière? Mais les terroristes eurent peur des ravageurs de monastères, que la Réforme avait vus sans trouble ou même avec joie. Ils opposèrent leur puissance d'épouvante à cette tempête. Tout rentra dans l'obéissance. Luther eût ri de ce qui fit trembler Robespierre et Danton. Le mouvement qui se produisait partout contre l'ancien culte, l'effort de la France pour en sortir, était la Révolution même. Le grand Comité de salut public n'imagina rien de mieux qùe de défendre solennelle¬ ment cette entreprise; malheur à qui désobéissait! Il fit servir sa toute-puissance à empêcher que l'an¬ cien culte n'éprouvât aucun dommage durable. De là, vous pouvez dire que les forces vives de la Révolution furent employées à mettre à néant la Révolution. 148 LA RÉVOLUTION. Les douze dictateurs, armés de la hache, firent ren¬ trer la France dans le cercle du moyen âge, d'où un instinct barbare, il est vrai, mais populaire, la poussait à s'affranchir. Dès lors il fut certain que cet immense travail de vingt-cinq millions d'hommes en fureur était condamné à quelque immense avortement, puisque leur énergie s'employait à empêcher leur délivrance. Ainsi, les Français ne se dépouillaient entre les mains de douze hommes, que pour être ramenés par eux dans les.liens du passé! La vieille Eglise tressaillit du ricanement de la Bible, au spectacle des terroristes occupés à lier la Révolution dans la géhenne du moyen âge. Aucune puissance catholique n'aurait pu ce qu'ac¬ complirent alors les membres du Comité, les Ro¬ bespierre, les Saint-Just, les Collot-d'Herbois, les Billaut-Varennes, les Barrère, quand ils mirent sous leur protection et leur sauvegarde ce qu'ils appelaient eux-mêmes les vieux autels. Us relevaient la borne qui empêchait l'avenir de passer. Hercules-Enfants, qui n'osent rejeter les serpents de leur berceau ! Voilà le vrai vide de la Révolution française, et que faudra-t-il pour le comblér? Je vois des bras puissants et un esprit timide. Dès qu'il est en face de son ennemi, il le relève, il le patronne, parce qu'il en a peur; et cette peur, il la déguise sous le mépris. Les Réformateurs n'avaient point découragé les brise-images ni les renverseurs des vieux autels; ils LA. RELIGION SOUS LA TERREUR. 149 n'en avaient point fait justice. Les Jacobins les mirent à mort. Qu'est-ce à dire? Les révolutionnaires ont peur de la Révolution. Par cette méthode, il est évident qu'aucune des révolutions du monde moderne n'eût pu s'établir ; cha¬ cune d'elles, au contraire, se serait dévorée elle-même. Les Réformateurs eussent dit à Luther : « Vous brûlez les bulles du pape; c'est pour réveiller le fanatisme papal. Vous êtes un agent secret du saint-siége; à ce titre, nous vous donnons la mort. » Le même raisonnement se serait appliqué à Zwingle, qui encourageait la dévastation des églises. Des chefs, il aurait fallu descendre aux guèux de Flandres, aux iconoclastes d'Allemagne et de Suisse ; on aurait vu anéantir la Réforme par zèle pour la Réforme. L'ardeur des iconoclastes fut peut-être le seul mou¬ vement où le peuple ait pris l'initiative; c'est aussi celui qui fut le mieux écrasé par l'autorité jacobine. Des masses encore à demi barbares cherchèrent à sortir tumultueusement de la tutelle sacerdotale de l'an¬ cien régime. La république classique, officielle, dis¬ ciplinée, littéraire de Robespierre, ne pouvait rien comprendre à cet effort populaire, dont elle ne trou¬ vait le modèle ni dans Rousseau, ni dans Lycurgue. Cela suffit pour qu'elle le condamnât, et avec lui la Révolution même. Pour mieux anéantir cette révolte contre l'esprit du moyen âge, on la déshonora en la couvrant du nom d'un homme déshonoré. On l'ap- •ISO LA RÉVOLUTION. pela Hébertisme. Dès lors, on en eut aisément raison. C'était l'absurdité même de jeter une nation dans l'inconnu , et de prétendre tout ensemble qu'elle ne changeât pas une pierre dans l'édifice de la vieille Église. Telle fut pourtant la vue constante de Robes¬ pierre en 1793. Le Comité de salut public avait écrasé par la peur le mouvement des iconoclastes à Paris; mal informées, les provinces continuaient de briser les images. Cavai- gnac à Auch, André Dumont dans la Somme, le Pas- de-Calais, l'Oise, aidaient à cette révolte. L'Église immuable courait un vrai danger; elle était ébranlée dans ses fondements. Le peuple, poussé par une force qui était la Révolution même, rejetait le joug des temps gothiques. Aussitôt Robespierre reparaît sur la brèche; c'est encore lui qui vient au secours des ruines. Le Comité de salut public le suit dévotement. Plus timides que les Byzantins du ixe siècle, tous ensemble réparent ce qui tombe. Ces douze grands docteurs de l'Église refont pièce à pièce leur mortel ennemi. Flagellée et contrite, la Convention rentre la pre¬ mière dans le cercle d'où elle avait essayé de sortir. Si quelques-uns répugnaient à cette politique qui, d'un côté, se vantait de changer le monde, et de l'autre avait peur de remuer une pierre, ils se turent, et tous cédèrent. Par le décret du 6 décembre 1793, Robes¬ pierre et ceux du Comité de salut public eurent la LA RELIGION SOUS LA TERREUR. 1551 gloire de sauver la contre-révolution et de la déclarer inviolable. M. de Maistre lui-même n'eût pas libellé autrement le décret. Ce jour-là, ils firent plus pour l'ancienne religion que les saint Dominique et les Torquemada. Pour retenir le peuple au seuil de l'ancienne Église et l'empêcher d'en sortir, les terroristes le parquent entre des échafauds. Tel fut le résultat du décret du 6 décembre. Dès lors l'avortement fut consommé. Qui peut admirer cela ? Les révolutionnaires tuent la Révo¬ lution; l'incapacité refait l'œuvre du fanatisme. C'étaient les communes, les municipalités, qui avaient pris l'initiative. Le grand pouvoir central écrase, comme à l'ordinaire, les tentatives d'affranchissement; il y substitue ce qu'il a toujours appelé l'ordre, c'est-à- dire le respect de l'ancienne servitude. Où pouvait aborder cette Révolution ainsi démâtée, désorientée, sans boussole, sans étoile? Ce qu'il y a de plus effroyable en 1793, est de voir les terroristes la ramener eux- mêmes, voiles basses, vergues brisées, dans l'ancien port du pouvoir absolu. « Traître comme un protestant et un philosophe qu'il est, » disait Robespierre en parlant de Rabaut- Saint-Étienne. Ainsi, ni protestantisme, ni philosophie. Que res¬ tait-il donc? La foi du moyen âge à éterniser. Dans aucune révolution, les chefs n'ont agi d'une manière si directement contraire à leur but ; toute leur 4o2 LA RÉVOLUTION. force, ils la faisaient tourner contre leurs propres des¬ seins. C'est ce qui donne à la Révolution française un caractère de fureur que les choses humaines n'avaient jamais montré à ce point. On croit assister à un cata¬ clysme de la nature aveugle, plutôt qu'à un renver¬ sement dirigé par des volontés. Chaos gigantesque, je le veux bien ; mais ne prenez pas le chaos pour la raison d'État. C'est ainsi que l'on roulait dans un cercle sans issue. Quand on apprit, par l'exemple de Chaumette et de Gobel, que c'était un même crime, de quitter la reli¬ gion du passé, et d'embrasser une forme nouvelle de religion, il fut manifeste que la Révolution était égarée sans retour. Les révolutionnaires se servaient de la liberté des cultes pour condamner tout culte nou¬ veau, et ne consacrer en fait que celui qui leur était hostile. Comment la contre-révolution n'aurait-elle pas fini par reparaître? Elle éclatait dans l'esprit des révo¬ lutionnaires eux-mêmes? Ils faisaient l'œuvre de leurs ennemis. Y. RENIEMENT. Plusieurs ont essayé de succéder à la royauté de Marat; ils ne peuvent y réussir. Soit que la place se / LA RELIGION SOUS LA TERREUR. 153 trouvât prise dans le cœur du peuple, soit qu'aucun ne parvînt à ce même degré de frénésie, Marat reste inaccessible. Hébert, Jacques Roux, Leclerc, Vincent, se perdent en voulant l'imiter ; ils parurent jouer un' rôle plutôt qu'obéir à une démence sacrée. On douta de la sincérité de leurs fureurs; ils disparurent. La fureur de-Marat ne fut jamais mise en doute par per¬ sonne, parce qu'il était la fureur même. D'ailleurs, Marat ne se rétractait jamais, ayant sur cela le principe formel de l'autorité. Jamais, quelque démenti qu'il reçût des événements ou de la force, on ne le vit avouer une faute, regretter une barbarie, plaindre une victime, renier un supplice. Cette assu¬ rance avait fait sa domination; comme il défiait tout, la foule le crut inviolable. Au contraire, ses 'successeurs chancelaient dans leur fausse ivresse, toujours prêts à se renier, sitôt qu'on leur présentait l'échafaud. Doux et humbles, croyant se sauver, ils perdent leur dernière défense ; ils jettent le masque de Marat. Le 23 novembre , la Commune avait arrêté que les églises seraient fermées; le h décembre, l'arrêté est cassé ; aussitôt la palinodie commence. A la pre¬ mière menace, Hébert se lave de la pensée d'avoir voulu substituer « un culte à l'autre. » Quoi donc! In¬ nover dans l'ordre religieux, tenter de dépasser l'ho¬ rizon du moyen âge, substituer « un homme à Jésus ! » Qui pourrait y songer? Hébert, repentant, contrit, re- 154 LA. RÉVOLUTION. connaît, confesse, que ce serait là un ridicule et un crime. Lui aussi, le père Duchêne, revient humblement aux « vieux autels. » « Déjouons ces calomnies, » nous crie ce docteur séraphique ; « je prêche aux habitants de la campagne de lire l'Évangile. » "Voilà où en était arrivé ce prêcheur. Pour le faire rentier en lui-même, il a suffi d'un geste de Robespierre. La guillotine prend sous sa haute protection l'orthodoxie. Déjà, un homme du 2 septembre, Sergent, fait cette motion inspirée de l'ancien régime : « Qu'un prêtre qui dit qu'il était la veille dans l'erreur est un charlatan. » Cette déclaration, qui mure l'avenir, deviendra bientôt la règle de conduite de l'autorité jacobine. D'où la con¬ séquence que les terroristes veulent maintenir l'ancien clergé, en lui interdisant de s'affranchir de l'Église, de se transformer, ou de se convertir à leur système. En d'autres termes, ils éternisent un ordre moral,'qu'ils condamnent à les détruire. Voilà où une première idée fausse les a conduits. N'est-ce pas la nuit de l'intel¬ ligence? Comment, dans cette nuit, Saturne ne dévo- rera-t-il pas ses enfants? Chaumettej.de son côté, est déjà rentré sous terre. Quand il vit que son effort contre l'ancien culte était réprouvé par les martres de la Révolution, il retourna tremblant au respect de l'Église. 11 prit peur, et fit ce que l'esprit français a presque toujours fait dans des cas analogues : il se retrancha dans une indiffé¬ rence absolue à l'égard des choses religieuses. LA RELIGION SOUS LA TERREUR. Ioo Le mot sacramentel, chez nous, celui qui couvre tous les reniements, lui revient à la bouche: « Peu nous importe, dit-il; mêlons-nous d'administrer.» Chaumette fait semblant de dédaigner ce qui, il y a trois jours, était selon lui l'obstacle éternel à l'innova¬ tion. C'est qu'il a osé témérairement, comme le centu¬ rion romain, porter le marteau au vieux temple. Dès le premier retentissement, l'épouvante l'a saisi; il s'enfuit, il renie son audace. Après que l'antique édifice a résisté, il se croit quitte pour dire comme Ponce- Pilate : « Je m'en lave les mains. Je requiers que le conseil arrête qu'il n'entendra aucune proposition sur aucun culte. » Il est trop tard; sa pusillanimité d'au¬ jourd'hui ne rachètera pas sa témérité d'hier. Le vieil esprit le poursuit sous un nom jacobin. L'iconoclaste Chaumette, le chef des nouveaux «gueux, » sera tué par la réforme nouvelle, qu'il n'a su ni soutenir ni combattre. Ainsi s'éteint ce grand feu. Le culte de la Raison avait duré vingt-six jours; ses adorateurs jouaient avec les choses d'en haut. Us se retirent à la première sommation, détruits aussitôt que contredits. La har¬ diesse d'un moment ne servit encore une fois qu'à mon¬ trer l'éternelle timidité d'esprit qui jusqu'ici a été le fond de toute révolution dans la race latine. Ces farouches iconoclastes, dès que le danger paraît, ne gardent rien d'eux-mêmes. Légers à entreprendre, plus légers à se renier, ils encensent les cultes qu'ils viennent de proscrire. Leur haine n'était-elle donc 156 LA RÉVOLUTION. qu'une rhétorique? Si encore par là ils sauvaient leurs vies? Mais non. Ils ont beau revenir en toute hâte « au vieil autel ; » cet autel ne les protégera pas, déshonorés avant d'être tués, renégats et victimes. Robespierre achève d'enterrer leur Babel par ces mots : «; Ce sont les rois d'Europe qui ont imaginé de faire cette guerre étrange et subite au culte en vi¬ gueur et à tous les cultes. » Il conclut par le sophisme éternel, que chaque parti lègue à son successeur : « Pourquoi s'occuper de religion? Où est l'utilité? Ce ne peut être que le complot de l'étranger. » Ainsi tout ce qui vient de la nature des choses passe à ses yeux pour un complot. Une démission si entière, une proster¬ nation si absolue des inventeurs du culte de la Raison V ' ' devant le pape de 1793, ne lui suffisent pas; il lui faudra la vie des renégats. Il accusait toujours ses ennemis de vouloir avilir la Révolution; quel plus grand avilissement que de tels reniements à la première lueur du supplice? Les idées de Robespierre ne jaillissaient pas d'une source profonde; le pressentiment lui manque. 11 ne simplifie pas ses vues par une vue supérieure qui do¬ mine l'horizon. 11 va, il marche à tâtons; il a rencontré la Répu¬ blique plutôt qu'il ne l'a appelée. Depuis qu'elle est debout, il lui fait des holocaustes. Mais sur quel fonde¬ ment durable l'établir? Il l'ignore. Au lieu d'attaquer l'obstacle permanent de la Révo¬ lution, il prend l'obstacle pour l'appui. LA RELIGION SOUS LA TERREUR. 157 Ou, s'il se ravise, c'est pour croire qu'avec la liberté des cultes il réduira le catholicisme, sans pressentir que le catholicisme ruiné n'a besoin que de la liberté pour écraser son culte de l'Être suprême. En fait de hardiesse d'esprit, ce terrible renverseur détruirait peut-être la nature humaine avec le dernier homme. Mais une idée antique lui fait peur; il n'osera y toucher . 11 en était venu à voir une conspiration de l'étranger dans ce qui était l'esprit même de la Révolution. « Nos ennemis, disait-il, se sont proposé un double but en imprimant le mouvement violent contre le culte catho¬ lique, de se servir de la philosophie pour détruire la liberté... Vous devez empêcher les folies qui coïncident avec les plans de conspiration... On a supposé qu'en admettant des offrandes civiques, la Convention avait proscrit le culte catholique. Non! la Convention n'a pas fait cette démarche téméraire, la Convention ne la fera jamais. » Après ces paroles, il ne reste plus qu'à jeter les novateurs à l'échafaud. Ce mois si violent de novembre 1793 fut, dans le fond, une retraite précipitée jusqu'au cœur du moyen âge. Même Cambon revint, poussé par Robespierre. On venait de livrer les Girondins. Aussitôt, rachetant la fureur par une pusillanimité, on relève l'Eglise. Cependant cette perpétuelle folie que pour être adversaire du clergé catholique il faut être « agent de la 458 LA RÉVOLUTION. Prusse et de l'Angleterre1, » se communique de proche en proche. Camille Desmoulins ouvre sous ces sages auspices son Vieux Cordelier. Ce docteur, pris du même zèle conservateur que Robespierre, nous enseigne « qu'il suffisait d'abandonner le catholicisme à sa décrépitude, et le laisser finir de sa belle mort qui était prochaine. » D'ailleurs, il recommence les mêmes doléances que Robespierre, Marat, Danton, sur le respect dû aux « vieux autels. » 11 nous avertit de la circonspection avec laquelle nous devons traiter ce qui touche au culte ; dénonçant Chaumette comme irréligieux, pous¬ sant, comme tous les autres, l'évêque Gobel à la guillotine pour avoir renié l'Eglise. Camille répète ainsi sa leçon et ricane. Yaine palinodie, qui ne retar¬ dera pas pour lui l'échafaud d'une heure. Rien de plus triste au fond que cette absence d'audace d'esprit qui se cache sous le bouffon. On n'ose combattre, et l'on rit! Maintenant, c'est au grand Danton d'avoir peur. Depuis que le catholicisme est en cause, Danton s'effraye ; il demande, lui aussi, « qu'on pose la bar¬ rière. » Au lieu d'encourager les prêtres qui veulent sortir du catholicisme, cet étrange croyant leur jette à son tour l'anathème. « L'Atlas de la Révolution » devient contre - révolutionnaire ; il fait passer en loi « qu'il n'y eût plus de mascarades antireligieuses, pai'ce qu'il y a un terme à tout. » Ce qui revenait à dire 4. Discours de Robespierre, 40 décembre 4793. LA RELIGION SOUS LA TERREUR. 45» que toute forme nouvelle autre que celle de l'an¬ cien culte était en même temps frappée comme un ridicule et une rébellion. La vieille Église, seule, est considérée comme sérieuse et respectable. Le préjugé né de l'intolérance gothique se trouve consacré et con¬ firmé comme une innovation. Combien la Révolution était peu faite dans l'esprit de ses plus hardis tribuns ! Dès que l'on touche au sanctuaire du passé, ils parlent comme l'ancien régime. « Nous ne voulons pas honorer le prêtre de l'incrédulité, » s'écrie une voix, en parlant des prêtres qui renonçaient à la religion du moyen âge. Qui parle ainsi? Est-ce l'abbé Maury? Non, c'est Danton. Il est donc bien visible que la Révolution n'était pas orientée dans l'esprit de ses chefs, ou plutôt elle conti¬ nuait de s'orienter sur le passé et devait revenir à son point de départ. Comment vous étonner, après cela, que la plupart de ses conquêtes aient été illusoires, puis¬ qu'elle n'osait quitter l'ancien rivage? Là est toute l'histoire des défaites de la démocratie française. Le catholicisme a beau jeter sur elle la malédiction el l'interdit; il a toujours suffi de la moindre subtilité pour lui faire croire que cette malédiction est au fond le cri d'une sympathie cachée. « La faction Chaumette, écrit Levasseur, avait trouvé un moyen de se montrer plus révolutionnaire que nous ; elle disposait de toute la populace des faubourgs. » Quoi! le bon peuple n'est déjà plus qu'une populace! Et pourquoi? 160 LA RÉVOLUTION. Parce que Robespierre et son parti sont surpris de voir, par delà le clergé du moyen âge, des régions dont ils ne se sont pas doutés; ils appellent conspirateurs tous ceux qui ont dans l'esprit plus d'audace ou plus de suite qu'eux-mêmes. yj. LE PROTESTANTISME DANS LA CONVENTION. Vous vous faites une idée bien fausse des Monta¬ gnards de la Convention, même des plus téméraires, si vous pensez qu'ils voyaient avec complaisance les prêtres renier leur culte et se dépouiller des ornements ecclésiastiques. Au contraire, ils furent épouvantés en face du néant de croyances qui s'ouvrit subitement devant eux. Les ennemis du catholicisme n'avaient pas pressenti ce qu'ils éprouveraient en le voyant tomber tout d'une pièce et se renier sous leurs yeux. Rien ne s'offrant pour le remplacer, il y eut un moment où les plus hardis sentirent un vrai frisson qu'ils ont appelé « l'effroi moral. » La passion ne les empêchait pas de comprendre que des vues philosophiques, scientifiques, pouvaient suffire à des lettrés, à un petit nombre, mais que le peuple ne s'en contenterait pas; et ils se disaient que LA RELIGION SOUS LA TERREUR. 161 jamais on n'avait vu une société qui n'eût pour base une religion. Un inconnu formidable, une nation sans culte, sans foi, sans Dieu, se dressa pour la première fois devant eux, non dans la contemplation d'une étude solitaire, mais sur les bancs de la Convention, parmi les Jacobins, en face des dépouilles amoncelées des églises. Ces hommes, qui se riaient des armées conjurées de l'Europe et qui revenaient des missions du Rhin ou de Sambre-et-Meuse, tremblèrent intérieure¬ ment devant le gouffre religieux qu'ils ne savaient com¬ ment combler. On en douterait peut-être; je vais les citer eux-mêmes : « La religion de la Convention était le déisme1. Quoique cette doctrine soit beaùcoup plus simple que les croyances romaines, cependant on éprouvait quelque répugnance à entendre des ministres du culte catho¬ lique venir abjurer la sainteté des mystères qu'ils avaient regardés jusque-là comme vrais, et enseignés publique¬ ment comme sacrés. Quelque robuste que l'on fût en incrédulité, on en éprouvait un effroi moral. J'ai connu plus tard beaucoup de conventionnels très-fermes par conviction et par raisonnement contre toutes les super¬ stitions romaines, qui avaient conservé comme moi cette pensée de réprobation contre ces aveux personnels d'imposture en matière de foi. Us considéraient que la conscience religieuse du peuple est trop importante, trop 4. Mémoires inédits du conventionnel Baudot, n. 162; LA RÉVOLUTION. respectable clans ses motifs, pour en faire un objet de dérision et de profanation. » Avec la conviction que « le déisme était bon pour les particuliers et qu'il ne valait rien pour les masses, » que restait-il à tenter? Le conventionnel Baudot, dont je viens de citer' les paroles, pensa que c'était le moment de substituer au catholicisme disparu une des, formes du christianisme émancipé. II s'adressa au pro¬ testant Jean Bon Saint-André, membre du Comité de salut public. Celui-ci fit la réponse qu'on a toujours reçue du protestantisme en France, depuis que les per¬ sécutions lui ont ôté l'audace du prosélytisme : « Je n'y puis rien. Ma demande paraîtrait intéressée comme' ministre protestant; fais la proposition toi-même, je- l'appuierai. » Il ajouta ce lieu commun : « Que les peu¬ ples du Midi veulent que leur culte soit une fête, que la tristesse de la Réforme ne convenait pas à la France. » ; « Baudot, ainsi éconduit, ne désespéra pas encore. Il renouvela la tentative d'un changement de culte auprès des membres de l'Assemblée qu'il savait à la fois le plus ennemis du catholicisme, et effrayés du vide que laissait après elle l'ancienne religion. « Tous1 se moquèrent de moi, » dit Baudot ; la pensée de chan¬ ger la religion de la France n'eut pas d'autres suites. Inconcevable mélange d'audace et de timidité! Ainsi fut tranchée l'immense question à laquelle on 1. Mémoires inédits. LA RELIGION SOUS LA TERREUR. 163 osait à peine toucher, tant on savait qu'elle était odieuse à Robespierre ; on la dissimula sous le rire. Par là, il fut décidé que le catholicisme, voilé un moment, mais non dépossédé, reparaîtrait inévitable¬ ment le lendemain, et qu'avec l'ancienne religion la France recouvrerait tôt ou tard son ancien tempéra¬ ment. 11 ne fallait qu'attendre. VII. POURQUOI LES HOMMES SE SONT MONTRES INDULGENTS ENVERS CERTAINES BARBARIES. Les hommes ont souvent montré, dans leurs juge¬ ments, une indulgence singulière pour les extermina¬ teurs. Si l'on veut chercher pourquoi, au contraire, ils conservent tant de sévérités à l'égard de^a Terreur de 179.1, il me semble que l'on peut en donner plusieurs raisons, sans compter peut-être la principale, qui est d'avoir échoué. La Terreur avait été exercée au moyen âge, mais elle l'avait été surtout contre les petits. C'est une chose bien différente dès qu'il s'agit des grands ; le monde entier s'en offense. La misère, l'oppression, les supplices des petits ne soulèvent guère l'indignation des hommes, parce que 164 LA RÉVOLUTION. »► cette oppression semble être l'état naturel des choses. Au contraire, quand ce sont les puissants ou seulement les médiocres qui ont à souffrir d'un système de crainte, il est incroyable combien la moindre plainte a d'échos. Le retentissement en est si grand, qu'il faut bientôt y mettre un terme en arrêtant la cause de ces souffrances, c'est-à-dire le changement opéré dans les affaires publi¬ ques. Frappez le petit peuple, le coup est pour ainsi dire sourd et peut durer des siècles sans que per¬ sonne en entende parler. Mais, la moindre atteinte portée aux grands ou aux maîtres du sol, il semble que ce soit le cours de la nature qui soit troublé ; cela ne peut se faire sans un horrible fracas. Autre raison de la sévérité des hommes. Robes¬ pierre et les Jacobins, qui ont eu l'audace de décimer une nation, n'ont pas eu l'audace de fermer avec éclat le moyen âge. Leurs violences sont ainsi sans proportion avec l'idée; elles n'en sont que plus intolérables. Les massacres de Moïse n'ont point nui au ju¬ daïsme, ni ceux de Mahomet au Coran, ni ceux du duc d'Albe au catholicisme, ni ceux de Ziskaet de Henri VIII à la Réforme. Qui osera dire que la Terreur ne nuit pas aujourd'hui à la Révolution? Les hommes, même sans foi, pris en masse, se sont toujours montrés cléments pour ceux cpii ont versé le sang au nom du ciel. Ils ne gardent leurs sévérités que pour ceux qui, en répandant le sang humain, n'ont su y intéresser que la terre. M. de Maistre a pu impunément LA. RELIGION SOUS LA TERREUR. 165 glorifier le bourreau jusqu'à en faire le lien de l'ordre social ; il s'est enivré de tous les carnages accomplis pour un Dieu de colère. Qui s'en est étonné ou scandalisé ? Il est donc vrai que les hommes oublient aisément ce qu'il leur convient d'oublier; ils accordent au passé d'effroyables immolations quand elles sont couvertes des nécessités de l'ordre moral. Car les uns pardonnent volontiers aux hécatombes en faveur de l'idée ; les autres ne cherchent qu'un prétexte pour oublier honorablement les victimes. VIII. LE CATHOLICISME ET L'ÊTRE SUPRÊME. Dans le système de Robespierre, quand même tout lui eût réussi, il est clair que deux choses seules devaient finir par rester en présence : le. culte catholique et le culte de l'Être suprême. Toute conception nouvelle, religieuse, individuelle ou générale, étant proscrite sous le nom d'athéisme ou de philosophisme, l'avenir, s'il eut appartenu à Robespierre, aurait montré en pré¬ sence, dans son Panthéon, le catholicisme et le culte de l'Être suprême, l'un reposant sur la masse de la nation, l'autre réduit à quelques adeptes officiels. Par où l'on voit que ce culte d'une minorité infime n'eût 106 LA RÉVOLUTION. « vécu qu'en apparence, sans exercer aucune influence réelle sur l'esprit de la nation. Le système de Robespierre, comme puissance de révolution, était donc illusoire, puisqu'il se réduisait à établir la liberté entre deux choses absolument opposées, nécessairement ennemies, dont l'une, qui était la contre- révolution, avait une force immense, grandie et consa¬ crée encore par le respect des novateurs, et dont l'autre, qui, selon Robespierre, était la Révolution, avait une fai¬ blesse infinie, puisque ses auteurs l'avaient condamnée eux-mêmes en condamnant le culte fondé sur la raison. S'il y eut un projet romanesque au monde, ce fut, en consacrant l'ancienne religion, de lui donner pour contre-poids ou pour rivale, dans le culte de l'Être su¬ prême, une foi purement rationaliste. Se figurer qu'en prêtant l'appui de l'autorité à l'une, on pouvait faire prédominer l'autre, il n'y eut jamais d'entreprise plus fausse. Outre que l'on voit ici ce que j'ai indiqué précé¬ demment, la nation partagée entre deux cultes, l'un des bons habitants de la Campagne, inféodé par la Ter¬ reur même et par l'exemple de la mort de Chaumette au catholicisme, l'autre des esprits éclairés, qui eût appartenu à la religion de l'Être suprême. 11 eût fallu que ces deux religions, qui se repoussent et se nient, se fussent réconciliées, que le catholicisme eût été une préparation au culte de l'Être suprême, et celui-ci le couronnement du catholicisme. LA RELIGION SOUS LA TERREUR. 16 C'est ici que l'idée fausse du Vicaire Savoyard, se traduisant en loi, conduisait rapidement la Révolution à sa chute. Dans cet esprit, Robespierre conservait ce qui est l'âme du passé. Sur un fond toujours renaissant, auquel il prétendait ne rien changer, il élevait une frêle chapelle philosophique, qui allait se perdre dans l'im¬ mensité de la cathédrale du moyen âge; et il se figurait qu'il avait sauvé la Révolution, quand il la rendait impossible. Puisqu'il relevait d'une main ce qu'il frappait de l'autre, où pouvait-il arriver? L'image du rocher de Sisyphe est faible, en comparaison de l'œuvre contra¬ dictoire que s'étaient donnée les terroristes. Robespierre entreprenait d'élever, sur un fond go¬ thique auquel il ne changeait rien, un petit édifice d'ordre grec ou romain, architecture impossible, qui croulait d'elle-même à mesure qu'il l'élevait. Ses idées se contrariant ainsi et se détruisant les unes les autres, supposez-le maître de la terre, il l'eût couverte de sang qu'il n'eût pas réussi à y faire pousser un seul germe. LA RÉVOLUTION. IX, QUE SERAIT-IL ARRIVÉ SI LA RÉVOLUTION FRANÇAISE EUT EMPLOYÉ, DANS LA RELIGION, LES MOYENS DES RÉVOLUTIONS D'ANGLETERRE ? Parmi les hommes qui ont arraché, par la violence, leur pays aux formes religieuses du moyen âge, je n'en vois pas qui se soient trouvés, à cet égard, dans une situation meilleure que les hommes de la Révolution française. Quand Henri YIII a enlevé l'Angleterre à la papauté, il touchait encore au moyen âge; il avait à lutter contre les forces toutes vives clu passé, et pour¬ tant il réussit à transporter, en peu d'années, son peuple d'un rivage sur un autre. La même chose est arrivée en Hollande, en Suède, en Danemark, où, sous l'impulsion de l'autorité, des nations entières ont renoncé, en une nuit, à leurs anciennes institutions religieuses. Si l'on se représente combien les anciennes croyances de la France avaient été ébranlées dans les esprits au moment de la Révolution,-il semble donc que le catho¬ licisme courut alors un danger bien autrement grand que sous Henri YIII; et, puisque les terroristes n'ont point tenté un changement de religion ou un renverse¬ ment, c'est qu'ils n'ont point cru cela nécessaire, soit LA RELIGION SOUS LA TERREUR. 169 que leurs esprits aient été désorientés par le génie roma¬ nesque de Rousseau, soit qu'ils aient été accoutumés de bonne heure à donner peu d'importance aux choses religieuses. Car je regarde comme impossible de supposer que, si ces hommes eussent cru qu'il était bon de sortir du vieux culte, ils ne l'eussent pas ordonné. Qui leur aurait désobéi? Ce fut leur esprit qui resta enchaîné, et non pas leur audace. Quand, au xvie siècle, il a suffi de l'impulsion du pou¬ voir politique pour changer en une nuit l'ancienne reli¬ gion; quand il a suffi d'un acte du parlement d'Angle¬ terre, d'une discussion des états généraux de Hollande, d'une loi des diètes du Danemark et de Suède pour extir¬ per l'esprit du passé, que serait-il arrivé des terroristes si, retournant contre ses auteurs la loi des Arcadius, des Honorius, des Théodose, ils s'étaient pris corps à corps avec la papauté et le moyen âge? Question his¬ torique qu'il n'est pas permis de négliger. Quelle stupeur ou quelles colères s'en seraient suivies dans le monde? On ne peut le dire. Sans doute, alors, l-'épouvante sacrée qui avait d'abord saisi M. de Maistre ne se serait pas si vite changée en triomphe. Qui peut savoir ce que, dans ce vide, dans ce désert de l'éga¬ rement, eût enfanté le génie de la France, ce qu'eussent fait toutes les énergies libres de l'esprit moderne, pour combler le gouffre ouvert par l'écroulement de l'ancien monde ? Tout ce que les terroristes avaient pu provo- 170 . LA RÉVOLUTION. quer contre eux de haines, de malédictions, était déjà déchaîné ; ils n'avaient rien de pis à attendre. Mais ils auraient eu raison d'appeler leur époque une ère nou¬ velle, puisqu'ils eussent réellement fait faire un pas au .dieu Terme des Romains. En se sentant associés contre un même adversaire, ils ne se seraient point, eritre-tués. Enfin, lors même qu'ils n'eussent pas réussi à sortir de la tutelle de Rome, et à s'émanciper comme d'autres l'avaient fait il y a trois siècles, ils auraient du moins montré un accord entre leurs pensées et leurs actes. Au lieu qu'ils se sont volontairement chargés des témé¬ rités qu'ils n'ont jamais eues, et des ruines qu'ils n'ont pas faites. Téméraires d'action, timides d'esprit, après s'être perdus par cette contradiction, ils ont laissé un exemple fait pour perdre quiconque voudra les imiter. N'ayant pas osé changer ce qui est l'âme même des choses, ne vous étonnez pas si les événements ont trompé leurs auteurs, et si tous ceux qui ont mis la main à la Révolution française en ont aisément dé¬ sespéré. Prenez-les l'un après l'autre, au moment de finir, Mirabeau, madame Roland, Girondins, Cordeliers, Jacobins, Marat, Danton, Robespierre, Saint-Just : ils se sont entre-tués; pourtant il est un point sur lequel ils s'accordent tous. Us ont vu, ils ont senti vaguement que la Révolution était mal engagée, que la liberté et le nouvel ordre moral ne naîtraient pas de leurs œuvres. « La liberté est perdue et les brigands l'emportent. » LA RELIGION SOUS LA TERREUR. 171 Voilà leur dernier mot à tous. Flambeau funèbre qu'ils se transmettent l'un à l'autre, en •courant à la mort. X. LA GUERRE AU PHILOSOPHISME. Sitôt que les révolutionnaires se lassèrent à faire la guerre à leur ennemi, c'est-à-dire au système vivant du moyen âge, et que, sur les traces de J.-J. Rousseau, ils s'acharnèrent seulement contre ce qu'ils appelaient philosophisme, athéisme, matérialisme, il fut évident que, sous ces noms divers, la Révolution devait tuer la Révolution. Tout l'esprit moderne eût dû, selon cette logique, tomber sous le couperet. Avec le mot philosophisme, voilà les Girondins con¬ damnés; avec le naturalisme, les Dantonistes ; avec l'athéisme, la Commune de Paris. Il n'est aucune des formes nouvelles de la pensée, aucune des hardiesses de l'esprit humain, aucune des conceptions de l'intelli¬ gence moderne, qui ne se trouvât condamnée dans le système de Robespierre, par ces mêmes appellations dont l'ancienne religion s'était servie dans ses ana- thèmes. La malédiction jetée par le catholicisme contre l'esprit moderne éclatait ainsi dans Robespierre, aveuglé par Rousseau. '172. LA RÉVOLUTION. Tout ce qui dépassait la portée du Vicaire Savoyard devait être retranché par le glaive. De là, il eût fallu extirper Leibnitz comme visionnaire, Spinoza comme un athée intolérant et fanatique, Descartes comme un faiseur de systèmes qui trouble la paix des bons habitants de la campagne; il eût fallu immoler tous les philo¬ sophes allemands, qui détruisent jusqu'à l'idée de l'Être suprême. Après que Robespierre aurait ainsi frappé ce qu'il appelait philosophisme, il se serait ôté à lui-même toute raison d'être. A la fin, il se serait rencontré avec le catholicisme resté intact, au milieu des ruines de l'intelligence. Celui-ci lui aurait dit à son tour : « Tous nous avez conservés seuls dans la destruc¬ tion universelle qui a été votre œuvre. C'est une preuve de grand sens; car, avec nous, tout ce que vous avez détruit renaîtra sous une autre forme. Vous avez surtout agi très-sagement d'avoir décapité autant qu'il était, en vous l'esprit humain, sous les noms de philo¬ sophisme, naturalisme. Nous vous en saurons toujours beaucoup de gré. Mais vous n'ignorez pas que sous ces noms-là, nous enveloppons toute la raison humaine. En immolant les autres, vous vous êtes modestement livré et immolé vous-même. Disparaissez donc sous votre hache. En faisant le vide autour de vous, vous avez fait notre œuvre. Et comme vous rassemblez en vous tout ce que vous avez condamné, étouffé si justement chez les autres, athéisme, matérialisme, et même le LA RELIGION SOUS LA TERREUR. 173 panthéisme, que vous ne paraissez pas soupçonner en¬ core, il est juste que vous périssiez à votre tour. Vous trouverez bon que nous attachions principalement à votre nom l'exécration et l'opprobre que vous avez le premier appelé sur vos complices. » Il est si clair que dans ce chemin la Révolution tue la Révolution, que déjà, chez les chefs, la parole détruit la parole. Robespierre : « Toutes les sectes doivent se confondre d'elles-mêmes dans la religion universelle de la nature. » Et il met à mort ceux qui adorent la nature. Couthon aussi : « Les scélérats qui voulaient exaspérer le peuple par l'athéisme. » Et l'athéisme, c'est de vouloir détruire l'ancienne tyrannie spirituelle. Saint-Just lui-même : « On croirait que le prêtre s'est fait athée. » Et il rejettera sur les libres esprits la haine que l'on avait contre la domination du clergé. Il -recherche les causes de la démoralisation des masses : « L'aristocratie, l'avarice, l'inertie, les voleurs, les mauvaises méthodes. » Voilà toute l'énumération. Jamais l'idée ne lui vient de chercher la cause de cette démoralisation dans l'éducation par l'esprit du moyen âge. Danton répétait qu'il -ne fallait pas de transaction avec la tyrannie; cependant, la plus importante des transactions, il la faisait chaque jour. Voilà dans quelle situation désespérée s'étaient vo¬ lontairement jetés les révolutionnaires. 11 se trouva chez nous le même obstacle qui a empêché si longtemps l'émancipation de l'Italie. Ayant subi l'éducation du 174 LA RÉVOLUTION. moyen âge, le peuple était séparé de ses chefs par une longue habitude de superstition. On le pensait du moins. Les chefs crurent qu'il était impossible au peuple de franchir cet abîme; et de peur de se brouiller avec lui ils s'imposèrent de respecter ses ténèbres. Ils mirent à mort quiconque, voulut y porter atteinte. C'était s'enga¬ ger, par respect pour le peuple, à respecter sa servi¬ tude. Ils crurent qu'ils étaient impuissants à rien chan¬ ger dans l'ordre spirituel ; dés lors, ils le devinrent en effet. Sous les empereurs chrétiens, quand il s'agit d'ar¬ racher le peuple d'Egypte aux cultes des pharaons, toute la nation restait incertaine autour des temples. Un centurion sortit de la foule, il donna le premier coup de marteau au temple d'Isis. La foule suivit, et acheva ce que le centurion avait commencé. De ce mo¬ ment, l'Egypte appartint au monde nouveau. Ce cen¬ turion manqua à la Révolution française. XI. . * si l'indifférence détruit les religions. 11 faut que j'entre ici plus avant dans l'esprit des Terroristes; car il est impossible de s'expliquer un système, et même de le critiquer, si on ne le fait sien LA RELIGION SOUS LA TERREUR. 475 pour un moment. Sans cela , point d'histoire. Et quoi de plus puéril au monde, que d'avoir peur d'une ques¬ tion historique ? L'erreur des chefs de la Révolution a été de s'ima¬ giner qu'une ancienne religion disparaît de la terre par la seule indifférence, par la désuétude ou par la dis¬ cussion. 11 n'est, pas, jusqu'à ce jour, un seul culte, si faux, si absurde que vous puissiez vous le figurer, qui ait disparu de cette manière. Tous ceux qui ont cessé d'être sont tombés non par l'indifférence, mais parce que l'ordre formel leur a été donné de mourir. Le moindre fétiche a été sur cela aussi obstiné que les plus beaux dieux d'Homère. Quand les vieilles religions ont perdu ce qui faisait leur âme, elles n'en subsistent pas moins. On les dirait pétrifiées; sous cette dernière forme, elles bravent le temps. Car la discussion ne peut plus rien sur elles. Sourdes à la dispute, l'esprit n'a plus d'actions sur elles, ni pour les relever, ni pour les abattre; et dans cette impassibilité où elles sont descendues , les hommes nouveaux peuvent les réfuter pendant l'éter¬ nité sans gagner quoi que ce soit contre des sépulcres blanchis où les paroles ne résonnent plus. Si le christianisme se fut contenté de discuter avec le paganisme, quand tout esprit en avait disparu, les temples d'Isis et de Diane seraient encore debout en Égvpte et en Grèce. Mais le christianisme, voyant qu'il avait affaire à des choses mortes, n'essaya plus de les 470 LA RÉVOLUTION. persuader. Il ordonna comme on ordonne à la nature inanimée, et le paganisme s'évanouit. La crainte tint lieu de la conversion dont il n'était plus capable. Il n'est même rien de plus vain que de croire que la force ne peut rien contre des idées. Car on a vu la force abolir même des cultes nouveaux, qui avaient toute l'énergie de croyances en apparence invincibles. Ainsi, il est arrivé que, sans beaucoup de peine, les chrétiens d'Orient ont été convertis où réduits par . les Mahométans, les Albigeois par le comte de Mont- fort,, les Taborites et les Calixtins par Sigismond et le légat, les protestants belges par le duc d'Albe. Si donc on se place un moment dans le système des Terroristes, on voit que, puisqu'ils étaient décidés à n'épargner ni fureurs, ni horreurs, ni exterminations, mais bien plutôt à les déchaîner toutes sans merci, on voit, dis—je, que, dans ce système, il n'y avait point d'inconvénient pour eux à prendre corps à corps l'an¬ cien ordre spirituel, et qu'il n'était point déraisonnable d'espérer réussir par les mêmes moyens qui avaient réussi tant de fois aux chrétiens et aux musulmans. Au lieu de cela, le terrorisme révolutionnaire pro¬ clamant la liberté de l'ennemi de la Révolution, allait droit à l'absurde. Les Jacobins n'avaient osé se donner une tâche semblable à celles de Montfort, du duc d'Albe ou de Henri VIII. Dès lors les supplices parurent des hécatombes, non à un dieu de colère, ni même à des idées, mais, seulement à des individus. C'est pour LA RELIGION SOUS LA TERREUR. 177 cela que cette époque est restée si odieuse dans la mé¬ moire des hommes. Les terroristes n'osant rien innover dans l'ordre moral, qu'eût servi leur règne? Que faire d'une terreur pusillanime devant les idées? Le mot officiel n'ayant pas été prononcé contre l'ancien monde, on sentit avec M. de Maistre que ce n'était là qu'un orage passager; il souleva le sable et respecta le vieux roc. Le maintien de l'ancien culte cachait d'avance le Concordat; le philosophisme de Robespierre, c'étaient les idéologues de Bonaparte. Que pouvaient tant de systèmes nouveaux d'éduca¬ tion, quand on consacrait la seule éducation véritable¬ ment efficace, l'ancien culte? Qu'étaient-ce que les fêtes du calendrier républicain, tant que les fêtes du catho¬ licisme étaient maintenues dans la loi, en attendant qu'elles fussent réhabilitées par la coutume? Qu'étaient- ce que les institutions de Saint-Just, quand lui-même maintenait l'âme des institutions du moyen âge? Aussi, dès le lendemain, voyez le résultat. Fêtes, anniversaires de la Révolution, où sont-ils? Que sont devenus tant de solennités, de jubilés institués par la Convention? 11 n'en reste aucun vestige. Le peuple n'a pas gardé une seule des fêtes de 1789 à 1800; cet immense bouleversement n'a pu déplacer un seul saint de village. 42 178 LA RÉVOLUTION. XII. UNE DES CONTRADICTIONS DE LA TERREUR. Je prie qu'on ne fasse pas semblant de se mé¬ prendre sur ma pensée. Je sais comme tout le monde que la liberté des cultes est le principe qui doit préva¬ loir, qu'il est le fond de la conscience moderne. Mais je crois pouvoir dire que les révolutionnaires étaient en contradiction avec eux-mêmes, lorsqu'ils revenaient au droit antique de la Terreur, et qu'ils maintenaient en même temps le droit de leur ennemi. Ils ne pouvaient manquer de se briser dans cette contradiction. L'homme moderne détruisait ainsi chez eux l'homme antique. Saint-Just voulant ramener Sparte, et conservant le catholicisme en principe, mettait la tête du moyen âge sur le corps de l'antiquité. Ce monstre-là ne pouvait vivre. Quand on descend au fond du terrorisme, on y découvre ainsi l'âme de deux sociétés absolument incompatibles, l'antique et la moderne, la païenne et la chrétienne. L'une veut qu'on extirpe, sans en laisser de traces, tout ce qui est étranger ou hostile; l'autre veut qu'on le ménage ou qu'on le tolère. Prétendre, comme Saint-Just et Robespierre, concilier ces deux LA RELIGION SOUS LA TERREUR. 179 cités et n'en faire qu'une seule, c'était se condamner à périr et par l'une et par l'autre. Us se donnaient tout l'odieux de la barbarie antique, et ils n'en tiraient aucun profit pour leur cause. lis frappaient les corps, et ne touchaient pas à l'âme. Us tyrannisaient les prêtres, et consacraient leur culte. Rousseau, qui revenait au droit antique, revenait aussi à l'intolérance. Mais Robespierre ne prit qu'une moitié de Rousseau, et par là il lui ôta le nerf et le sens. Il prit la hache des anciennes républiques et frappa au hasard. Ce n'est pas là ce que voulait le Contrat social1. L'esprit implacable de l'héroïsme païen poussait les révolutionnaires à extirper en principe le culte qui leur était opposé; l'esprit moderne, dont ils ne pou¬ vaient se dépouiller, les contraignait à tolérer en prin¬ cipe ce même culte. Ainsi ils étaient partagés entre deux forces opposées, inconciliables. Us prenaient les moyens extérieurs de l'antiquité ; mais, comme ils ne purent pas lui emprunter son âme, ces mêmes moyens se retournèrent contre eux. L'homme du xvuic siècle abolit perpétuellement chez eux le Grec pu le Romain qu'ils croyaient être. Emprunter le sys¬ tème de Dracon ou de Lycurgue pour fonder la tolé¬ rance envers ses ennemis, c'était déterrer un glaive antique pour s'en frapper soi-même. I. La conclusion esl l'intolérance, liv. IV, ch. vin. 180 LA RÉVOLUTION. Ni art, ni subtilité ne renversera ce dilemme : Sï l'on voulait la terreur, il ne fallait pas la tolérance ; si l'on voulait la tolérance, il ne fallait pas la terreur. Le moyen et le but s'excluaient réciproquement. Le système n'était pas seulement barbare, il était faux. LIVRE DIX-SEPTIÈME. THÉORIE DE LA TERREUR. I. CAUSES DE LA TERREUR. On cherche encore aujourd'hui d'où est née la Terreur? J'en dirai les causes principales. Elle est née du choc de deux éléments inconci¬ liables, la France ancienne et la France nouvelle. Par¬ tout où elles se sont rencontrées, elles ont voulu se détruire sur-le-champ; c'est presque toujours la France ancienne qui a provoqué l'autre. Le sentiment de deux forces absolument incompa¬ tibles poussait les âmes à la fureur. On savait trop qu'il ne pouvait y avoir entre elles aucune capitula¬ tion, et que l'une ou l'autre devait périr. C'était donc un esprit d'extermination qui naissait du fond des choses dès qu'elles étaient en présence. Du choc de deux électricités opposées se formait perpétuellement la foudre. 182 LA RÉVOLUTION. Chaque représaille d'un côté amenait de l'autre les plus terribles représailles ; ainsi montait chaque jour la colère, jusqu'au jour où elle toucha au délire. A chaque attaque de la Cour répond une attaque du peuple; à chaque réaction, une révolution nouvelle; à la séance royale du 23 juin 1789, l'insurrection du ïh juillet; au rassemblement des troupes et aux fêtes de l'Orangerie, l'invasion de Versailles, les 5 et 6 octobre; au refus de sanctionner le décret contre les prêtres et les émigrés, le 20 juin ; au renvoi du minis¬ tère girondin, le 10 août; à la prise de Verdun, les massacres de septembre ; au manifeste de Brunswick, le supplice de Louis XVI; à l'armée de Conclé, l'armée révolutionnaire; à la coalition, le Comité de salut pu¬ blic; à la reddition de Cambrai, le supplice de Marie- Antoinette; à la ligue des rois, le terrorisme. Ainsi menacée, provoquée, désespérée, la Révolu¬ tion gagnait chaque jour en audace. Elle montait tou¬ jours plus haut à mesure que le danger s'amoncelait autour d'elle; le jour vint où ses représailles, nées de la force des choses, apparurent comme un système à l'esprit de quelques-uns. Ceux-ci entreprirent de main¬ tenir à cet état d'exaltation la nation française, aussi longtemps qu'il resterait un obstacle à vaincre. Robespierre, Saint-Just, Billaud-Varennes vou¬ lurent changer ce qui avait été un accident en un état permanent. Ils se firent un principe de gouvernement de ce qui avait été d'abord un éclat de colère, une im- THÉORIE DE LA TERREUR. 183 pulsion du désespoir. Froidement et impassiblement, ils convertirent la furie gauloise en règles; ils ren¬ dirent durable ce qui, de sa nature, n'est que passa¬ ger : l'indignation, la crainte, la frénésie ; ils firent de la fureur un froid instrument de règne et de salut. Figurez-vous une mer déchaînée et changée tout à coup en une mer d'airain immobile. Voilà la conception du terrorisme. Par eux, le vertige de certaines journées devint le tempérament fixe et l'âme de la Révolution. Us fermè¬ rent le retour à la pitié, au repentir. Us prirent tout ce qu'il y a de tempêtes dans les passions de la foule, et ils en firent du bronze. Us fixèrent ce qu'il y a de plus changeant dans le monde : les colères d'un peuple. Ils systématisèrent ce qu'il y a de plus spontané, de plus irréfléchi : l'ivresse d'une multitude. Et de tout cela ils formèrent le règne de la Terreur; conception unique dans l'histoire, qui n'appartient qu'à un petit nombre, que tous subirent, et ceux-là principalement qui la tirèrent de leur cruel génie moins encore que des cir¬ constances uniques où se déchiraient, dans une seule nation, deux nations aux prises, l'ancienne et la nou¬ velle. Sous la Constituante, personne ne doutait de la ré¬ génération de la France; cette foi fut le caractère de cette première époque. Sous la Convention, le problème que personne n'avait encore vu se posa tout à coup : est-il possible qu'une nation corrompue, vieillie dans 184 LA RÉVOLUTION. l'esclavage, entre dans la liberté? Plusieurs jugèrent dès lors le problème insoluble et abandonnèrent la Ré¬ volution. Quelques-uns ne désespérèrent pas de réaliser ce qui semblait à d'autres une impossibilité absolue; ils entreprirent de forcer les Français d'être libres, par des moyens que des politiques de l'antiquité avaient ap¬ pliqués dans des circonstances analogues. Les oreilles étaient encore pleines des louanges dé¬ cernées par Mirabeau à Marius : « Marius moins grand pour avoir exterminé les Cimbres que pour avoir aboli dans Rome l'aristocratie de la noblesse! » Pourquoi ne disputerait-on pas cette louange aux anciens? Pourquoi les nouveaux tribuns ne se feraient- ils pas pardonner ce qui avait été presque divinisé chez Cléomène, Dracon, Marius et tant d'autres? Au pis aller, ils livraient leur mémoire à l'exécration de la pos¬ térité; telle fut pour quelques-uns, au moins pour Saint- Just, la raison de la Terreur. Troisième cause : le mépris de l'individu, triste legs de l'ancienne oppression. « Soyez comme la nature, disait Danton. Elle voit la conservation de l'espèce, ne regarde pas les individus. » Avec ce prétendu terrorisme de la nature appliqué aux choses humaines, il eût fallu décapiter l'humanité. Dès le principe, nous faisons de la Révolution un être abstrait, comme la nature, une idole que nous divi¬ nisons, qui n'a besoin de personne, qui peut, sans dom¬ mage pour elle, engloutir les individus les uns après les THÉORIE DE LA. TERREUR. 185 autres, et grandir de l'anéantissement de tous. Prenez garde que cette vue est absolument fausse et purement oratoire. Le mépris de la personne ne s'est vu jusqu'ici que dans nos histoires. Autant vaudrait dire que tous les hommes pourraient être anéantis sans aucun dommage pour l'humanité. La Révolution française, comme toutes les autres, a été faite par des hommes, non par des nuées. Quand ces hommes ont été détruits prématurément, la Révolu¬ tion a fait naufrage. Il y a eu plusieurs générations qui l'ont soutenue, dé¬ veloppée. Lorsque les chefs en qui étaient l'initiative et la vie eurent péri, on finit par se trouver en face d'un peuple décapité. La grande vie publique cesse; les mé¬ diocrités par le cœur ou le génie avaient seules survécu. Tout s'abaisse, le vide est en chaque chose; il se trouve un grand capitaine, il entre en maître dans l'héritage vacant. L'idée n'était jamais venue à personne de soutenir que la Réforme aurait pu, sans se nuire, extirper les réformateurs, qu'elle se serait développée par elle- même, qu'ils ont reçu d'elle leurs physionomies, qu'en un mot, elle existait et prospérait sans eux. Luther, Zwingle, Calvin, Guillaume le Taciturne, Marnix de Sainte-Aldegonde i, ont donné chacun leur 1. Fondation des Provinces-Unies, Marnix de Sainte-Aldegonde. 186 LA RÉVOLUTION. empreinte aux révolutions clu xvie siècle.' Ce n'est pas un être abstrait, la Réforme, qui les a créés à son image. C'est tout le contraire ; et il n'en a pas été au¬ trement chez nous. En vain nous supposons dans notre histoire une nature humaine toute différente de celle du reste du monde. Revenons à grands pas à notre alliance avec le genre humain. Nous avons trop perdu à vouloir en sortir. Dans l'histoire se rencontrent des individus qui font un progrès et s'élèvent, en dépit de leur temps, au- dessus du niveau général ; par leur exemple ou leurs actions, ils préparent, ils entraînent après eux une humanité transformée. De même dans la nature : il y a eu aussi dans le monde végétal, animal, des indi¬ vidus qui ont surpassé ceux qui les ont précédés. Doués d'une vertu ou d'un génie particulier, ils les lèguent après eux à leurs descendants. Si la nation n'est pas mûre, l'homme qui s'élève au- dessus d'elle périt martyr inconnu, sans laisser de trace. Si le temps n'est pas venu, si le sol n'est pas préparé, la plante qui s'est développée au faîte de son espèce périt étouffée sans postérité. Mais d'autres sont nées dans des conditions meilleures ; si une seule a trouvé un milieu convenable, elle a pu produire une révolution végétale et un monde nouveau. Il y a eu aussi des prophètes, des novateurs, des révolutionnaires 'parmi les brins d'herbe. Celui qui a osé le premier redresser la tête a affranchi sa postérité. THÉORIE DE LA. TERREUR. 187 11 annonçait dans les anciens âges la flore nouvelle. Respectez donc l'individu ; il est le principe des ré¬ volutions, dans l'homme comme dans la nature. Qui croirait que la philanthropie elle-même poussât aussi à la Terreur? Les révolutionnaires partaient de l'idée première de J.-J. Rousseau, que l'homme et le peuple sont bons ori¬ ginairement sans mélange de mal. Lorsqu'ils virent que le bien avait, malgré cela, tant de peine à s'établir, ils se crurent trompés, bientôt trahis; ils se demandèrent si l'héritage de servitude ne renaissait pas autour d'eux, chez leurs propres amis, et ils les tinrent pour suspects. Après avoir commencé par mettre à l'ordre du jour « que l'homme est bon, » dès qu'ils sentirent cles ob¬ stacles à l'établissement de la justice, ils conclurent qu'ils étaient enveloppés dans une conspiration immense, sans voir que cette conspiration était le plus souvent celle des choses. L'homme avait été violemment délivré des chaînes qui empêchaient en lui la justice originaire d'apparaître. Plus d'entraves, plus de maîtres, et pourtant l'idéal de J.-J. Rousseau ne se montrait pas. Cet homme simple et vertueux, cet Emile, vrai fils de la nature première, ne surgissait pas encore, d'un élan spontané. Qui l'empêchait de se produire et de se révéler sur la place publique? C'était donc la volonté cles méchants qui le retenait captif? Sans doute la même trame presque universelle 188 LA RÉVOLUTION. qui avait enveloppé les pas de J.-J. Rousseau envelop¬ pait maintenant la fille de son génie, la Révolution. Comment se défendre d'une fureur sacrée quand un plan si simple, si aisé à établir que celui de l'auteur d'Emile, une société qui n'a besoin pour être réa¬ lisée que de la seule impulsion de la nature et du seul consentement des gens de bien, subit néanmoins tant de contrariétés et de retards? Plus ces contrariétés étaient inexplicables, plus elles étaient odieuses. Empêcher par la perfidie ou l'indif¬ férence que le plan de la nature première ne se réa¬ lisât immédiatement, n'était-ce pas le plus grand des crimes ? Tel était le travail de soupçon qui se faisait dans l'es¬ prit de Robespierre, de Saint-Just et des autres princi¬ paux Jacobins, depuis le commencement de la Légis¬ lative. Si vous eussiez pu descendre dans l'âme des Terro¬ ristes, vous eussiez vu un bien autre spectacle. Car, non- seulement le passé à demi dompté rugissait autour d'eux, mais ils en portaient une partie en eux-mêmes ; ils étaient ainsi complices, sans le savoir, de la con¬ spiration qu'ils découvraient et dénonçaient sous chaque chose. A qui donc se fier, puisque leur ennemi ils le trou¬ vaient en eux-mêmes? Comme leurs propres pensées se contrariaient et qu'ils n'étaient point arrivés à cette pro¬ fondeur d'affirmation ou de négation qui entraîne après THÉORIE DE LA TERREUR. 189 soi une suite nécessaire de conséquences, ils ne trou¬ vaient pas la paix même au fond de leur esprit. Là aussi était le combat, la discorde, la guerre intestine. Et si les meilleurs sont ainsi partagés, où est le moyen de les associer? Rousseau est le seul, l'unique dans la théorie ; Robespierre fut de même le seul, l'unique dans la pra¬ tique de la révolution ; le soupçon atteindra tous les autres. II. LES PRÉCÉDENTS HISTORIQUES. EN QUOI L'ANCIENNE FRANCE A FOURNI DF.S MODÈLES A LA TERREUR. Dans la vie privée, il n'est pas juste que les fils ex¬ pient la faute des pères. C'est une idée admise par notre temps. Mais dans la vie des peuples, cette philo¬ sophie échoue ; et il est certain que les générations sont châtiées des fautes des générations précédentes. Voilà même le seul moyen de donner une explication , morale du règne de la Terreur. Comme Louis XVI a été frappé à cause des iniqui¬ tés des rois qui l'avaient précédé, de même les Français de tous les rangs ont été punis en 1793 et 1794, par la Terreur, de la servilité de leurs ancêtres. Le glaive a 190 LA I! ÉVOLUTION. frappé sur tous les rangs, parce que la servitude avait été l'œuvre de tous. L'histoire de France se dénoue avec fureur dans ces années d'épouvante ; la colère d'en haut tranche le nœud gordien des dix derniers siècles. De toutes les révolutions, la Révolution française a été la plus sanglante, parce que l'histoire de France est celle qui avait laissé s'accumuler le plus d'iniquités. La fureur a dû être plus grande là où la patience avait été la plus longue. Ce fut un avantage incomparable pour les terro¬ ristes d'avoir pour précédents et pour modèles les dé¬ clarations et ordonnances de Louvois dans la Révocation. Sans doute, le même esprit qui veut que tout serve d'exemple dans notre histoire, a préparé de loin ces admirables précédents, afin que le chemin fût tracé à la postérité. Car les terroristes, grâce à ce plan ma¬ gnifique et tout divin, privilège unique de notre race , ont pu marcher avec sûreté dans cette voie de sang. Chaque étape était marquée d'avance. Merlin de Douai s'appuie sur Louvois, Fouquier sur Râville. L'ange pieux de l'extermination, sans nul doute, avait pris soin pour nous de frayer cette route. Les noyades de la Loire ont leurs modèles; au xvn° siècle, un Planque proposait que l'on noyât en mer les protestants. Avertis-, sement à Carrier. Yillars menace de passer des popula¬ tions entières au fil de l'épée ; c'est déjà le langage de Collot-d'Iierbois. Montrevel invente la loi des otages; le Directoire n'aura qu'à la faire revivre. THÉORIE DE LA TERREUR. 191 Mais, avouons-le, la Terreur de 1793 ne sut pas égaler en tout la Terreur de 1687. En cela, il y eut décadence. On ne revit pas la même patience dans les bourreaux, ni des supplices si longs, ni ces morts que Bâville faisait savourer, sous ses yeux, pendant des journées entières. 93 n'employa pas la torture; il ne brûla ni n'écartela ses victimes; il ne rompait pas les os des condamnés avant de les jeter grouillants dans le bûcher. Véritablement, il n'est plus guère possible à un Français de lire les horreurs de la Révocation de l'édit de Nantes ; elles ont eu pour nous de trop fatales con¬ séquences qui saignent encore. Elles ont fait entrer dans nos coeurs le mépris des choses morales quand elles sont aux prises avec la force soldatesque. Il en est resté une admiration indélébile pour l'œuvre du sabre, un ricanement interminable devant la conscience qui ose résister. Dragonner les esprits, sabrer les croyances, échar- per les idées, opposer l'esprit troupier à l'enthousiasme naïf, rien ne sembla plus simple. Ces corbeilles rem¬ plies de têtes et envoyées au gouverneur, ces novateurs convaincus et brusquement réduits au silence à coups de pistolet, ces intrépides et incomparables charges de dragons contre de petites filles de sept ans, ces héroïques soldats plus furieux que des « ours », qui se couvrent de gloire en fusillant à bout portant, massacrant les enfants en extase, toutes ces voix de suppliciés qui se 192 LA. RÉVOLUTION. taisent lâchement sous le bruit des tambours, ces trou¬ peaux d'âmes livrées aux moqueries des régiments, que tout cela est magnifique et bien fait pour établir dans les cœurs la pure religion du sabre! Car enfin, on ne niera pas que le sabre a fort bien converti en Poitou et en Saintonge. Comment ces cinq cent mille hommes d'élite ont-ils pu être arrachés de la France, sans que les pierres aient crié? Comment un pareil silence, puis presque aussitôt un si long oubli? Et ce n'étaient pas la passion, le fana¬ tisme qui rendirent la France si aisément complice de ces persécutions. Ce fut obéissance au maître. Quand le xvme siècle se leva, les supplices ne se lassèrent pas. Les gibets marquèrent les jours. Les héros des Cévennes torturés, rompus vifs, puis écartelés, puis brûlés au milieu des ricanements de la foule et laissés en pâture aux corbeaux, remplissent d'abord la scène. Us montrent ce que l'on pouvait encore trouver de bar¬ baries sous l'élégance et la frivolité de ce temps. Les meurtres paraissent plus odieux parce qu'ils sont or¬ donnés sans foi et par routine. Les juges continuent de condamner, les bourreaux de tuer, par servilité, par complaisance. Cette habitude de dragonner a passé dans les cœurs; on ne peut s'en défaire. Au milieu de tant d'horreurs, la France n'avait té¬ moigné ni regret, ni pitié. Quelques années s'étaient passées; elle avait tout oublié. Ces plaintes déchirantes des exilés, ces demandes de garanties, cette dignité de THÉORIE DE LA TERREUR. 193 l'individu, cette résistance à l'oppression, ce sérieux du cœur, ne parurent bientôt aux Français qu'un style de « réfugiés. » Gela aida sans doute les proscrits à affer¬ mir leurs cœurs sans regarder en arrière. Les persécutions que les catholiques ont fait subir aux protestants ont corrompu les premiers..La compa¬ raison perpétuelle que les intendants étaient chargés de faire entre la conviction religieuse et les intérêts, était avilissante pour tous. Déjà l'exemple de la noblesse, par ses abjurations intéressées, avait enseigné bien haut qu'il n'y a qu'une chose sérieuse dans la vie : les biens et la fortune. C'était le mot de Bâville. Il y eut quelque chose de plus odieux qup les sup¬ plices. Je veux dire les mépris, les brutalités, les ou¬ trages envers les convictions. On donnait huit jours à une population pour se convertir : après cela le sabre. La légèreté, comme toujours, aidait à la cruauté. On riait de ces âmes quand on les avait flétries. Le duc de Noailles écrit à Louvois : « Le nombre des religion- naires dans cette province est de deux cent quarante mille. Je crois qu'à la fin du mois, tout sera expédié. » Jamais pareil cynisme dans les persécutions. On ne re¬ cevait les- hommes à merci qu'après les avoir dégradés. L'athéisme devait sortir de là; Bayle eut le mérite de l'annoncer le premier. Louis XIV, Louvois, Tellier extirpèrent Dieu. Les missions bottées déchristianisèrent les catholiques. Xi 43 -194 LA RÉVOLUTION. Cette histoire dégouttante de sang et de meurtres, pleine de gibets, de roues, de galères, produisit le mépris de toute religion, des vainqueurs comme des vaincus; le carnage continua par habitude, quand le fanatisme fut rassasié. La régence vint; elle fit une nation athée. Mais le xviii6 siècle continua cle massacrer, de pendre, d'étrangler, par amusement. En 1787, Louis XYI rendit aux protestants l'état civil. Le temps avait manqué pour les anéantir, ils n'étaient qu'exténués ou expirants. Yoyez, en un seul trait, combien le fatalisme aveugle est entré dans nos histoires. Après avoir ra¬ conté la résistance des protestants à toutes ces bar¬ baries, le petit—fils d'une des victimes conclut par ces mots : « La cause était juste ; mais elle eût été la ruine de la France 1. » Ainsi les victimes finissent par congratuler les bourreaux. Et en quoi la conquête de la liberté de conscience eût-elle été notre ruine? On sacrifie tout à l'idée de je ne sais quel peuple messie qui a besoin de sacrifices sanglants. Mais tous les peuples se prétendent Messie, à ce prix-là. Tous veulent qu'on adore leurs violences, leurs iniquités, leurs férocités, comme sacrées. Si nous les écoutions, il n'en est pas un seul qui ne réclamât ce privilège du barbare. 4, Les Pasteurs du Désert, par Peyrat. THÉORIE DE LA TERREUR. 195 Finissons-en avec ce ■ mysticisme sanglant; affran¬ chissons au moins l'histoire. La férocité est férocité, quel que soit le peuple qui l'exerce. L'idolâtrie ne nous est plus permise. Plus de parti pris, plus de systèmes de sang, plus d'histoire fétiche, César ou Robespierre, plus de peuple-Dieu! Que nos expériences nous ap¬ prennent du moins à rester hommes ! Ainsi la Terreur a été le legs fatal de l'histoire de France 1. On a ramassé l'arme du passé pour défendre le présent. Les cages de fer et les Tristan l'Hermite de Louis XI, les échafauds de Richelieu, les proscriptions en masse de Louis XIV, voilà l'arsenal où a puisé la Révolution. Par la Terreur, les hommes nouveaux redeviennent subitement, à leur insu , des hommes anciens. III. QUE LA LIBERTÉ EST CONDAMNEE A ETRE HUMAINE. Il y a ceci de fatal dans la Terreur : qui l'em¬ ploie est condamné à l'employer toujours, ou à périr 4. J'ai déjà marqué cette tradition dans Le Christianisme et la Révolution française, 4 845, et dans La Philosophie de l'Histoire de France, 1854. •196 LA RÉVOLUTION. sitôt qu'il y renonce. Une fois ce sentiment entré dans une société, il ne fait guère que se transformer. Vous ne pouvez employer les cruautés pour fonder la liberté publique, et la raison, la voici : si vous vous livrez à des barbaries, vous êtes obligé de les continuer toujours et de garder pour cela le pouvoir absolu. Car, par la barbarie, vous provoquez contre vous et votre système des haines inexorables, des appétits, des re¬ présailles , des fureurs cachées, souterraines , qui n'épient que l'occasion d'éclater. Après vous être servi de la hache ou de l'exil, si vous venez à vous dé¬ couvrir un seul jour, les fureurs de vengeance amassées se déchaînent contre vous et vous détruisent, en rem¬ plaçant votre tyrannie par la leur. Vous êtes donc con¬ traints de rester toujours armés de la pleine puissance, ouverte ou masquée, et vous ne pouvez la céder sans qu'elle ne passe à vos ennemis. Ceux-ci, à leur tour, ne pourront y renoncer sans craindre qu'elle ne vous re¬ vienne, à vous, s'ils vous ont laissé vivre, ou à vos adhérents, s'il vous en reste. Quand les hommes se sont accoutumés à être con¬ duits par la peur, il n'y a plus moyen de rien obtenir d'eux par une autre voie. C'est pour cela que le Direc¬ toire devait être un gouvernement si impuissant. Chacun se joua du pouvoir qui l'avait dégagé de la peur. L'État est ainsi condamné à passer d'une terreur à une autre, jusqu'à ce qu'il s'abandonne à un chef qui, réunissant en lui tous les genres de puissance et de THÉORIE DE LA TERREUR. 197 tyrannie, décourage l'espoir et plaise aux deux partis, en les écrasant l'un et l'autre. Telle est l'histoire de la Révolution jusqu'à nos jours. Les terroristes, dit-on, attendaient une heure pro¬ pice pour se dépouiller de la Terreur. Illusion! Cet instant favorable ne devait jamais arriver. Ils ne pou¬ vaient ni renoncer à leur arme, ni en être dépouillés sans périr au même moment. Comment les terroristes entendaient-ils désarmer et reparaître en simples citoyens sur la place publique? Ce jour-là ils eussent été infailliblement étouffés par ceux qu'ils auraient laissés vivre. L'heure de clémence qu'ils se promettaient, ils eussent été obligés de l'éloi¬ gner toujours, sous la fatalité de leurs propres actions. Quel système que celui qui ne pouvait ni continuer sans s'user, ni s'interrompre sans détruire ses auteurs! C'est une des grandes difficultés, d'autres diront in¬ firmités , de la liberté qu'elle est obligée d'être hu¬ maine. Elle ne peut se servir de tous les moyens, comme les tyrannies et même les religions. Voilà pourquoi elle est si rare dans le monde, pourquoi si peu de nations y atteignent et ont cueilli cette palme. Le despotisme a vingt ressources là où la liberté n'en a qu'une. C'est la même cause qui fait que les gens de bien sont presque infailliblement maîtrisés par les mé¬ chants. Les premiers n'ont que la ressource de l'hon¬ nête là où les seconds peuvent se servir à la fois du juste et de l'injuste, selon que leur intérêt le demande. 198 LA RÉVOLUTION. Les Français doivent se connaître aujourd'hui, ou ils ne se connaîtront jamais. Ils peuvent voir clair dans leur passé, et voici ce qu'ils y découvrent : Saint-Barthélémy, Révocation de l'édit de Nantes, mas¬ sacres de septembre, coups d'État, proscriptions : tout cela signifie une seule et même chose, et aboutit à un même dénouement identique, immuable, inévitable : servitude. C'est à ce retour périodique des mêmes fatalités qu'il faut échapper. Mais qui osera faire le premier pas? Qui osera rompre avec le passé? Pouvons-nous dire que nous sommes sortis de l'ancien régime, quand subsiste le même tempérament, la même dépendance ? Qui osera renoncer à la joie de se venger, à la volupté de réagir contre la tyrannie par la tyrannie? Quel parti, quelle faction osera mettre le pied sur cette terre inconnue pour nous et réputée impossible : le droit, la liberté? On ne peut y respirer, disent-ils. Quiconque veut seulement être juste, périt aussitôt sous la main de l'in¬ justice. Personne n'est encore revenu de cette cité du bon droit. Elle dévore ceux qui s'y confient ; la force seule est quelque chose. Ou encore : c'est un rivage qui repousse ceux qui veulent y aborder. C'est une mer pleine d'embûches et de monstres. Voilà aussi ce que l'on disait de l'Océan avant que Christophe Colomb y eût fait passer son vais¬ seau. Où est parmi nous le Colomb qui osera se confier à ce monde inconnu : droit, justice, humanité? THÉORIE DE LA TERREUR. 199 Qui dira la vérité aux Français? Qui osera percer les voiles de rhétorique sous lesquels ils enveloppent leur histoire pour mieux se cacher le présent ? Qui déchirera leurs plaies pour les guérir? J'ai osé l'essayer. Souvent le dégoût m'a saisi en voyant le retour et le progrès continu des mêmes servi¬ tudes, et la plume m'est tombée des mains. Il faut pourtant la reprendre et achever. IY. SI LE DESPOTISME DES PLÉBÉIENS EST BIENFAISANT? QUE LES ANCIENS MOYENS RAMÈNENT LES ANCIENNES CHOSES. Sitôt que les révolutionnaires se furent créé, dans le Comité de salut public, un pouvoir fort, ils l'adorèrent. Rien ne leur sembla plus neuf dans le monde que cette adoration. Dans le fond c'était l'ancien culte des Fran¬ çais pour l'autorité absolue; plus on rentrait dans les formes anciennes, plus on croyait innover. Dans le réseau de fer que Billaud-Varennes étend sur la France par l'organisation révolutionnaire, se retrouve la trame du gouvernement de l'ancien régime sous d'au¬ tres noms. Les agents nationaux ne sont-ils pas assez pareils aux intendants? "200 LA RÉVOLUTION. Seulement ces fonctionnaires nouveaux, tout-puis¬ sants, auxquels on prodigue pour la moindre négli¬ gence les années de fers, semblent des esclaves qui mènent des esclaves. Si l'on veut voir à quel point les Français sont aisé¬ ment éblouis par le pouvoir fort, il faut lire les histo¬ riens du Comité de salut public. Quelle complaisance! quelle admiration sans bornes! Jamais, dans aucune his¬ toire, l'autorité absolue n'a reçu un pareil culte. Le ver¬ tige prend les démocrates ; les voilà enivrés dès le pre¬ mier jour à la même coupe où ont bu tous les rois. L'éternel sophisme reparaît ! « Patience ! Obéissez en aveugles! Tous aurez plus tard la liberté ! » En quoi cet esprit diffère—t—il de l'ancien? Que le Comité de salut public ait rendu d'immenses services, cela certes est hors de doute. Mais ces services ne devaient pas profiter à l'établissement de la vie ré¬ publicaine. On diminua les difficultés de la Révolution. Et comment? En renonçant à ce qui était l'âme même de la Révolution. Tout se simplifia par le despotisme; et, comme toujours, on appela cela triompher! Oter à une nation ses droits pour avoir le plaisir de les restituer, sera l'éternelle promesse du pouvoir ab¬ solu, quelque nom qu'il emprunte. En cela les douze dictateurs ne firent absolument rien de nouveau. Ils étaient sincères et dupes, là où les princes de l'ancien régime avaient été avisés et clairvoyants. La théorie du pouvoir, telle que le Comité de salut ' THÉORIE DE LA TERREUR. 201 public l'établissait, ne vaut rien, puisqu'elle se retourne à la fois contre ses auteurs et contre le peuple. Si les dictateurs, qui promettent de se démettre de la hache, se livrent d'avance à leurs bourreaux, le peuple, qui se livre à la dictature des supplices, est fatalement conduit à l'esclavage. Ainsi on prenait le chemin opposé au but que l'on voulait atteindre. Loin de s'en rapprocher, on s'en éloignait chaque jour; cela aussi parut trahison, quand c'était l'effet inévitable du système qu'on adoptait. Ce système trouva d'abord une immense facilité, parce que toutes les fois que le frein a été remis aux Français, et qu'ils ont été ramenés à l'ancienne dé¬ pendance sous un nom nouveau, il en est résulté une grande popularité née de l'habitude. A mesure que l'an¬ cienne obéissance se retrouvait, on croyait arriver au terme. Alors le peuple lui-même disparut; le système avait anéanti ceux qu'il avait promis de régénérer. Ainsi se dresse Vexécrable dictature que Mirabeau avait dénoncée de loin, dans toute la puissance de sa raison, comme l'écueil et la ruine de la Révolution fran¬ çaise. Maintenant on touchait à l'écueil; la Révolution allait s'y briser. Depuis quatre ans, il s'agissait de donner un caractère à une nation qui en avait toujours manqué, et le moyen employé brisait tous les caractères. Il s'agissait de créer un peuple politique qui n'existait pas, et le moyen employé n'est bon que pour détruire le peuple là.où il existe. 202 LA RÉVOLUTION. Dès lors il était à craindre que la Révolution dé¬ sorientée ne pût enraciner aucun principe fécond dans l'esprit des Français. Car être égaux par la crainte sous un maître n'a jamais passé près des hommes pour un principe. Et que dire à la fin, si le résultat le plus sûr de la Terreur était de produire ce qu'on a justement appelé plus tard « des bourgeois rangés et de lâches citoyens *? » Sophisme éternel des plébéiens, qu'ils peuvent faire à leur gré de l'absolutisme; que cette arme, dans leurs mains, ne blesse personne; qu'elle est, pour eux, la lance d'Achille; que la tyrannie, s'ils l'exercent, perd aussitôt sa mauvaise nature et devient un bienfait ! Nous avons appris, au contraire, que le despotisme plébéien produit absolument, identiquement, les mêmes effets que le despotisme monarchique : des âmes ser- viles qui en engendrent de plus serviles encore. Non, il n'y a pas de privilèges pour nous; et nous ne ferons pas que ce qui, dans la main d'autrui, est une verge d'airain, soit chez nous une houlette. Les Jacobins tinrent pour suspect, et presque aussitôt pour criminel, quiconque n'eut pas cette religion de la verge d'airain dans leurs mains bienfaisantes. Avec eux reparut, sous la Terreur, la même passion pour l'officiel qui est dans la moelle de nos os. Fiers d'être les con¬ fidents et les conseillers du Gouvernement, ils mépri- 1. Tocqueville. THÉORIE DE LA TERREUR. 203 saient, ils haïssaient tout le reste. Qui se permet d'exa¬ miner l'autorité est « un séditieux perdu de dettes, un fripon, un faussaire, un concussionnaire. » Car on ne se contentait pas d'abattre, il fallait déshonorer. Et en cela encore on refaisait les anciennes mœurs poli¬ tiques, quand toute la question était d'en créer de nou¬ velles. Le nouveau régime reprend déjà le vocabulaire de l'ancien. Personne ne voit encore que les mots ra¬ mènent insensiblement les choses. Quand Robespierre fait le tableau de ce pouvoir absolu qui doit être juste, dégagé , de passions, terrible aux méchants, favorable aux bons, il revient, sans y penser, à l'ancienne royauté, telle que l'ont dépeinte tous ses ministres. A cette royauté ne manquait plus qu'un roi. On avait refait un corps servile encore privé de la tête. Mais déjà cette tête existait; elle sentait sa puissance. Le 19 décembre 1793, à l'heure même où Robespierre déclamait à vide dans les clubs, un inconnu, Napoléon Bonaparte, montait secrètement à Toulon le premier degré du trône qu'on refaisait pour lui. 204 LA RÉVOLUTION. V. LES. TERRORISTES AVAIENT-ILS LE VRAI TEMPÉRAMENT DE LA TERREUR? Même dans le Comité de salut public, il n'y eut guère que trois ou quatre hommes qui eurent le tempé¬ rament du système. Les autres le gâtaient par leur intempérance, comme Collot-d'Herbois, ou par leur modération naturelle, comme Carnot. C'était pour Robespierre une nécessité de les faire périr, quand ils le devancèrent. Lorsqu'on voit ces terribles luttes du Comité de salut public, et comme ces douze têtes se menaçaient des yeux sans parler, on sent bien que le système devait se personnifier dans la dictature d'un seul. La mer¬ veille est qu'il ait pu durer, sans se briser, dix-sept mois, partagé, comme il le fut, entre tant de chefs. On sait aujourd'hui comment, dans ces nuits labo¬ rieuses du Comité de salut public , le silence était quelquefois brusquement interrompu. On se reposait du travail par une menace de mort, une accusation de Saint-Just qui promettait l'échafaud pour le lendemain à Carnot, à Collot-d'Herbois ou à Billaud. Après quoi le silence recommençait et l'on n'entendait plus que le THÉORIE DE LA TERREUR. 205 grincement de la plume de Saint-Just ou le frôlement des cartes et des plans militaires que Garnot déployait devant lui. Dans une de ces heures de guerre intestine, Robes¬ pierre se trouva mal. La surprise, la stupeur, lui ôtèrent la parole. 11 venait de trouver des contradicteurs. Trop violents ou trop modérés. C'est, là ce qui préoc¬ cupait le plus Robespierre. Sa vie se passait à chercher les hommes de terreur, à les briser dès qu'il s'en était servi. Il put à peine, dans une société démocratique, en trouver deux ou trois qui répondissent à l'idée impos¬ sible, chimérique qu'il se faisait de cette sorte de gou¬ vernement : terrible et correct, inexorable et convenable, taciturne et oratoire, ombrageux et serein. 11 perdit son temps à chercher des Syllas ; lui-même ne put y atteindre. Il poursuivait, lui plébéien, un idéal de terreur monarchique, aristocratique, qui lui échappait sans cesse. Saint-Just en était plus près que lui. Ce jeune homme, avec la roideur de Philippe II, donne peut-être seul l'idée du tempérament de feu et cle glace qu'ont produit les temps anciens de la royauté et de l'aristocratie. Encore parle-t-il trop de faire peur. Il ne faut pas tant de discours pour cela. Il affiche à la tribune ce qui doit être caché sous la terre. Ce n'est pas ainsi , que procédaient Philippe II et le Conseil des Dix. Aussi ont-ils pu faire durer des siècles le sys¬ tème que Saint-Just a épuisé en quelques mois : il ignorait l'art de ménager l'épouvante pour la per¬ pétuer. 206 LA RÉVOLUTION. Danton, Camille Desmoulins étaient l'opposé même de ce tempérament : ils faussaient la Terreur. Il leur était impossible de s'y conformer, leur naturel s'y op¬ posait. C'est là ce qui explique le mieux leur mort. 11 y avait en Danton une certaine débonnaireté in¬ compatible avec le système de la crainte. 11 donnait à la Terreur une face expansive, cordiale, humaine, presque compatissante. « La haine, répétait-il, est insupportable à mon cœur. » C'est pour cela qu'il devait périr ; l'acte d'accusation le dira clairement. Il y avait en Camille une légèreté athénienne, autre qualité incompatible avec le terrorisme : il lui était le sérieux ; il devait périr. Comment faire de l'un ou de l'autre un taciturne du Conseil des Dix? Ils déconcertaient l'échafaud par leur seule présence. Si l'on étudiait ainsi l'un après l'autre les principaux terroristes, on verrait qu'il leur manquait à presque tous une des qualités essentielles du régime, et que ce défaut-Jà eût fini par les rendre impossibles. Billaud-Varennes en avait des parties; c'est pour¬ quoi il ne se soumettait qu'en murmurant à un supé¬ rieur. Il sentait qu'il pouvait rivaliser d'inflexibilité ou de barbarie avec qui que ce fut. 11 comprenait si bien le système, qu'il voulait se passer d'un premier moteur, estimant que la machine, une fois montée, pou¬ vait se mouvoir toute seule. Ce crime, il l'eut néces¬ sairement payé, si Robespierre en avait eu le temps. THÉORIE DE LA TERREUR. 207 Quant à la plupart des autres, les circonstances seules en firent des • hommes de terreur. La nature ne leur avait pas mis ce signe sur le front. Dans les mo¬ narchies, les Louis XI, les Philippe II, les Pierre le Grand, portent partout l'effroi avec eux; au dedans, au dehors, dans leur famille comme dans l'État, ils tyran¬ nisent toujours. Rien cle semblable chez nos terroristes; l'épouvante ne les suit qu'en public; au dedans ils sont autres. Saint-Just est bon fils, Robespierre, bon frère; on dit que Lebon fut un tendre père de famille. Le génie d'extermination n'est chez eux qu'un accès ; ce n'est pas la vie même reçue des ancêtres et l'instinct héréditaire du carnassier. La différence est grande surtout entre les terroristes du moyen âge et ceux de 93. Les premiers n'agis¬ saient que par l'impulsion du tempérament barbare; la théorie n'existait pas pour eux. Au contraire, en 93, l'idée, était cruelle, le tempérament ne l'était pas. Il avait été dompté et amolli par le xvme siècle ; l'empor¬ tement naturel était pour peu de chose dans les réso¬ lutions les plus sanguinaires. Le système était tout. Aussi, le système tombé, vous n'eussiez pu reconnaître les hommes de 93, philanthropes jusqu'à la sensiblerie, doux jusqu'à être douceâtres. Rien de plus difficile que de prendre le rôle d'exter¬ minateur quand la nature ne vous a pas fait et préparé de loin pour cela. On le prend pour un moment, pour une année; puis tout à coup on se dément, on se lasse; 1208 LA RÉVOLUTION. le monde s'en aperçoit, et vous perdez en un jour le fruit de tout le sang versé. VI. DU TEMPERAMENT DES HOMMES DE LA RÉVOLUTION ET DE CELUI DES HOMMES DES RÉVOLUTIONS RELIGIEUSES. Que des hommes, excités les uns par les autres, se- soient élevés par degrés à ce comble de fureur et en aient fait un système, le monde en fournit d'autres exemples. Mais ce qui me surprend toujours, c'est com¬ bien ces mêmes hommes ont paru changés, quand ils ont été dispersés et réduits au silence ou à l'impuissance. Comment ce feu dévorant s'est-il si vite éteint? Après 95, je, cherche la trace de ces hommes d'épouvante ; je suppose que la compression n'a fait qu'accroître au de¬ dans la flamme qu'ils ne peuvent plus montrer au dehors. Mais si j'interroge mes plus anciens souvenirs, si je consulte les correspondances intimes, je vois au contraire que le froid s'est étendu sur ces âmes que je croyais devoir, brûler toujours. Elles s'étonnent de ce qu'elles ont fait, elles ont peine à se reconnaître. Quel¬ ques-unes, bien rares il est vrai, se repentent ; d'autres se rejettent du fond de ce passé implacable dans une THÉORIE DE LA TERREUR. 209 légèreté effrénée. Un sourire perpétuel se met sur leurs lèvres; et ce n'est pas un rire tragique, c'est celui de Candide, après le terrible sérieux de 93. On demandait devant moi à un homme .qui avait exercé le proconsulat en compagnie de Saint-Just : « Que sentiez-vous donc alors? » Il répondit : « D'autres hommes ont la fièvre pendant vingt-quatre heures; moi, je l'ai eue dix ans. » Par là, il semblait reconnaître que cette fièvre avait passé, qu'elle avait été un accident, non pas le fond de l'existence. Comment, après avoir tenu la hache, ont-ils pu l'oublier? Comment, après avoir régné par le fanatisme, ont-ils pu revenir à des pensées ordinaires, rentrer dans le vulgaire des choses, prendre goût aux amusements, aux frivolités d'une autre époque ? Comment leurs traits n'avaient-ils gardé aucune empreinte de leurs actions? Je cherchais à lire sur leur visage l'histoire des journées dont on osait à peine prononcer le nom. Je n'y voyais qu'enjouement, moque¬ rie, grâce ou philanthropie. Est-ce qu'ils ne portaient pas en eux-mêmes le foyer qui avait allumé l'incendie? Peut-être ils avaient été échauffés par les pensées de quelques autres. Quand ils furent séparés de ceux-là, ils se refroidirent comme des tisons arrachés du brasier. II est plus probable encore qu'ils cachaient l'ancienne étincelle sous la cendre. Si un grand souffle se fût levé, ils eussent en¬ core montré des flammes. Mais tels que les avaient faits H. 14 210 LA RÉVOLUTION. l'abandon, le reniement de tous, le besoin de s'enterrer vivants, vous auriez vainement cherché dans leur lan¬ gage, leurs habitudes, leur dehors quelque chose qui répondit à ce que vous attendiez d'eux. La nécessité de se renfermer clans le silence avait mis un masque sur leur visage; les plus légers étaient déguisés par leur légèreté même. Tout autre est le tempérament religieux. 11 se pro¬ nonce, il s'accuse davantage dans l'isolement, la défaite, la persécution. C'est en quoi les hommes du xvie siècle diffèrent le plus des hommes de la Révolution française. Les premiers, vaincus, dispersés, ont porté isolément la Réformation avec eux, partout où le hasard, la ruine, la proscription les ont jetés. Chacun d'eux est devenu un foyer qui a rayonné autour de lui. Les hommes de la Révolution, quand ils ont été vâincus, ont été réduits à s?enfouir sous la terre; ils se sont livrés à d'autres oc¬ cupations; ils ont pris un autre visage, ils sont devenus d'autres hommes; ils ont cherché, obtenu l'oubli; ils ont commencé par le faire en eux-mêmes. Aucun des Jacobins n'a publié de Mémoires. Disons encore que, lorsqu'une révolution religieuse est vaincue sur un point, elle trouve un refuge et un aide partout ailleurs. Au contraire, les révolutionnaires détrônés virent la terre entière se fermer pour eux. Billaud-Varennes resta, dit-on, ce qu'il avait été; mais il dut vivre et mourir parmi les Noirs. THÉORIE DE LA TERREUR. 211 VII. CONDITION D'UN GOUVERNEMENT DE TERREUR. POURQUOI IL NE CONVIENT Qu'A L'ARISTOCRATIE ET A LA MONARCHIE. 11 n'est pas trop difficile d'inaugurer un gouverne¬ ment par la terreur. La difficulté est d'en sortir. Une surprise, une embûche ont suffi quelquefois à le fonder. Mais comment le transformer? En cela consiste la prin¬ cipale difficulté de ce genre de gouvernement. Quand on a tendu à ce point l'arc de fer, il est trop périlleux cle le détendre. Les terroristes français ont méconnu le vrai génie de la Terreur; leur esprit populaire les a empêchés de se servir avec le sang-froid nécessaire de cet instru¬ ment de domination. 11 exige la plus grande impassibi¬ lité, et les terroristes y ont porté l'éclat et la fureur. Ce n'est pas avec cette violence extérieure que procé¬ daient Louis XI, Philippe 11, Richelieu. Les hommes de 1793 ont bien hérité du vieil instrument de règne; mais il leur a manqué le tempérament cle glace qu'il faut pour s'en servir. La vieille hache s'est brisée dans leurs mains. Il n'y a que les aristocraties ou les monarchies antiques qui aient le flegme nécessaire pour user cle 2-12 LA RÉVOLUTION. ces armes sans se blesser. La démocratie ne vaut rien pour cela; trop impétueuse, trop immodérée, elle sait insulter, non calomnier; elle se frappe de ses mains, croyant frapper l'ennemi. Bourdon de l'Oise disait que chez lui, dans les mo¬ ments de crise, « la raison n'était séparée de la démence que par l'épaisseur d'un cheveu 1. » Combien l'éprou¬ vèrent sans le dire ! Funeste dans la Convention, ce moyen de gouverne¬ ment l'était bien plus encore dans les clubs. C'est là que, faute de sang-froid, de lumière, les révolutionnaires ne pouvaient manquer de retourner contre eux-mêmes cette arme de l'ancien monde, qu'ils maniaient dans la fièvre du soupçon. De plus, les terroristes usaient la Terreur : elle di¬ minuait dans les esprits, loin d'augmenter avec le temps. C'est tout le contraire de ce qui convient à un peuple régi par la peur. Les aristocraties, les monarchies, les théocraties ne démentent point leurs agents. Surtout elles ne les pu¬ nissent pas d'être allés trop loin dans le sens de leurs passions et de leurs haines; jamais l'Inquisition n'a frappé l'inquisiteur, ni ne l'a accusé d'avoir exagéré sa sainte fureur. Jamais elle n'a jeté sur le bûcher de ses victimes le dénonciateur ou le bourreau. Partout elle a consacré, légitimé l'œuvre des siens. !. Mémoires inédits de Baudot. » THÉORIE DE LA TERREUR. 213 Il ne lui est pas arrivé une seule fois de retourner contre elle les torches ou les haches et de dire : On est allé trop loin! Mais les terroristes de 1798, en voulant poser des bornes à la Terreur, montrèrent qu'ils n'avaient pas le secret et le génie de ce principe de gouvernement. Ils le faussèrent en le tournant contre leurs créatures, sous prétexte d'exagération, et contre eux-mêmes, par mé¬ prise. Quelques-uns voulurent une terreur modérée, ce qui touche à l'absurdité. Car la nature de ce gouver¬ nement est le vague, l'inconnu, l'extrême en toutes choses. Il doit être sans frein, sans limites. Son génie est de ne pouvoir être exagéré ; tous ses agents sont sa¬ crés; incommensurable comme la peur, dès qu'il se pose une limite, il se détruit. Donne-t-on des bornes à l'épouvante? Autant vaudrait mettre une digue à î'Hrëbe. La terreur doit de plus être perpétuelle dans l'es¬ prit de ceux qui l'exercent, comme dans l'esprit de ceux qui la subissent. Car si l'on aperçoit d'avance qu'elle finira, elle n'agit qu'à moitié; chacun se prépare en se¬ cret à détrôner l'épouvantail. C'est assez dire que le principe de ce gouvernement doit être d'ôter l'espérance. A cela vous reconnaissez s'il remplit les conditions de sa nature. Quand les hommes ne voient plus de lendemain de¬ vant eux, ils cessent d'en attendre. Alors ils se sou- « 214 LA RÉVOLUTION.' mettent à tout ce que vous exigez, comme à la nécessité absolue avec laquelle on ne discute pas. Tel doit être le but de cette sorte de gouvernement. Mais s'il laisse penser aux hommes qu'il n'est pas définitif, s'il leur promet lui-même de changer de ca¬ ractère, de se démettre à un certain jour, il va direc¬ tement contre son propre génie. A peine les hommes ont entrevu la possibilité de se défaire du joug de la peur, ils sont pris d'une impatience immodérée de s'en affranchir. Cette passion allant toujours croissant et devenant fureur, il est immanquable qu'elle surmonte et abolisse enfin le régime qu'ils ont cessé de craindre. Disons aussi un mot des supplices qui conviennent à un régime de terreur. Ce sont les supplices cachés et sourds : cles exils lointains sous des climats sûrement homicides, cles nœuds de soie clans l'intérieur d'un sé¬ rail , les prisons d'où personne ne sort vivant dans le palais des Doges, au-dessous des lagunes, les in pace de l'Inquisition. On peut citer aussi les exils en Sibérie, les mines de l'Oural, et, clans cles contrées inconnues, fer¬ mées à la pitié, sous le fouet et les verges, cles morts lentes dont les neiges et les glaces sanglantes gardent seules la mémoire. Yoilà les châtiments propres par leur nature à un régime d'épouvante; ils remplissent l'imagination sans l'épuiser jamais ni la lasser. Ils gros¬ sissent par Téloignement et le. secret. Les maux que l'on ne voit pas, que l'on ne mesure pas, paraissent les plus redoutables. THÉORIE DE LA TERREUR. 215. Mais des morts retentissantes, des échafauds per¬ manents, le sang versé en plein soleil et sous les yeux du monde, le monde y répugne. La terreur ainsi faite épuise promptement la terreur. Celle qui s'appuie sur la tribune, sur des clubs et des discours, sort de sa nature. Ce qu'il faut, c'est la nuit, la solitude; il faut cacher même les supplices; car les afficher trop souvent, c'est y accoutumer les yeux. Les échafauds n'en sont que plus puissants pour être plus secrets. Mourir au milieu du peuple, c'est se sentir vivre jusqu'au bout. La mort dans l'ombre, loin des vivants, inconnue, oubliée, sans écho, sans témoin, sans testa¬ ment, voilà la vraie terreur; ce n'est pas celle de 179?>» Telles sont les règles de ce gouvernement. La dé¬ mocratie ne peut y atteindre, parce que le sang-froid lui manque, qui en est la condition essentielle. Elle se détruit en essayant de prendre le tempérament de ses adversaires. Aussi pouvez-vous conclure qu'une dé¬ mocratie qui se servira du système de la terreur sera inévitablement ramenée, dans un terme prochain, à l'aristocratie ou à la monarchie absolue. Quelle pire inégalité, en effet, que l'inégalité de ceux qui sont chargés d'inspirer la peur et de ceux qui sont tenus de la subir ! 216 LA RÉVOLUTION. VIII. DES GOUVERNEMENTS MODELES DE TERREUR. De tous les terroristes, Sylla est le seul qui ait pu, sans péril pour lui, se démettre de son règne de Ter¬ reur. Mais qu'était-ce que cette abdication? 11 se pro¬ menait, dit-on, sans gardes sur la place publique. Je le crois bien. Ce n'était là qu'une scène de théâtre. A sa voix se seraient levés les prétoriens enrichis, ses créatures qui lui faisaient partout une escorte invisible. Même mou¬ rant, sur son lit, il faisait encore traîner et égorger à son chevet les citoyens qu'il avait oublié de tuer pen¬ dant sa puissance ; cette terreur par laquelle il avait régné fut le legs qu'il laissa à tous ceux qui parurent après lui. Une fois la peur installée au cœur des Ro¬ mains, ils la divinisèrent. César et tout l'empire, jus¬ qu'à la fin, qu'est-ce autre chose que la peur devenue l'institution même de l'État? Chacun la transmet à son successeur. De Tibère jusqu'à Augustule, il sera impos¬ sible d'en revenir. Les divinités, la Peur et la Pâleur, furent les dernières que les Romains adorèrent : le Césarisme est le terrorisme fixé.et réglementé. On a vu, il est vrai, les républiques d'Italie se THÉORIE DE LA TERREUR. 217 maintenir par un régime de ce genre; là, une moitié de la population proscrivait l'autre moitié; 011 obte¬ nait ainsi le repos, en expulsant non-seulement un parti, une classe, mais au besoin le peuple entier. La faiblesse numérique de ces États permettait de sem¬ blables mesures. En France, dans un peuple de vingt- cinq millions d'hommes, ces moyens n'étaient qu'illu¬ soires. On ne proscrivait, ni on ne tuait les factions; elles devenaient irréconciliables sans être détruites. Les terroristes, obligés de s'arrêter à moitié de la terreur, se rendaient odieux sans désarmer la haine : ils épou¬ vantaient sans vaincre, ils tuaient sans détruire; ils dressaient l'échafaud pour eux-mêmes. Venise est ici un des meilleurs exemples à citer. Son gouvernement a réussi, parce que la terreur, une fois inaugurée, y a duré toujours. A la dernière heure, le peuple de Saint-Marc était plus que jamais lié à ce gouvernement du silence et de l'intimidation. On n'avait jamais pensé qu'un tel état de choses pût changer. On s'y était attaché à proportion de la durée même qu'on lui attribuait; car l'homme ne s'attache qu'à ce qu'il croit durable. Les bouches de fer toujours ouvertes pour recevoir en silence les dénonciations, voilà le modèle d'un sys¬ tème de terreur, non pas les accusations bruyantes qui appellent la défense, ni des morts éclatantes. Celles-ci réveillent la pitié qu'il convient, au contraire, d'empêcher de naître ; et on ne le peut que par des 2-18 LA RÉVOLUTION. supplices secrets qu'il est toujours possible de nier. Par là est atteint ce double but : entretenir à perpétuité une vague épouvante, ne jamais provoquer l'indignation ou le désir de vengeance. Admirez ceci. A force de terreur, les Vénitiens étaient devenus les plus souples des hommes, ce qui faisait que leur gouvernement n'avait plus même besoin de menacer. Ne rencontrant jamais d'opposition, il ne songeait plus à faire usage de sa force ; il était partout, et ne se faisait sentir nulle part. Ce qui ex¬ plique comment le gouvernement le plus terrible à son origine a pu devenir le plus doux de la terre, et même le plus populaire. Le chef-d'œuvre est d'atteindre à ce degré où, les âmes étant également détrempées et matées, vous n'avez plus besoin de menacer pour effrayer, ni de contraindre pour asservir. De nos jours, nous avons vu un empereur de Russie, Nicolas, donner pendant trente ans l'exemple le plus accompli de ce système de gouvernement. Il fit trembler soixante millions d'hommes; mais il se garda bien de leur laisser l'espérance, et surtout de renier ses agents les plus impitoyables. Aussi la pensée ne venait à personne que ce régime pût finir. On s'y était accoutumé comme à une force inexorable de la nature contre laquelle il est insensé de prétendre lutter. Grâce à cette inflexibilité, ce prince a.pu jouir d'un règne pai¬ sible, d'une vie heureuse. Environné de terreur, il est THÉORIE DE LA TERREUR. 219 mort tranquillement dans son lit, respecté et le plus sou¬ vent adulé des honnêtes gens. Yous auriez cru que le czar qui avait pu impuné¬ ment être cruel pourrait aussi impunément se montrer indulgent ou modéré; le contraire n'a pas tardé à éclater. Le jour où il s'est trouvé un czar qui a tenté d'abandonner le système terroriste pour un régime, d'humanité, l'empire a été ébranlé; une partie s'est révoltée. Tout l'État a semblé se dissoudre. Il a fallu rentrer en toute hâte dans le système de barbarie qu'on avait un moment abandonné. Combien à plus forte raison dans un pays tel que la France, où les terroristes ne puisaient leur légitimité que dans la terreur ! S'en dépouiller un moment, c'était se mettre à la merci de leurs victimes. IX. SYSTÈME DE ROBESPIERRE. 11 est temps de voir Robespierre achevé par la toute-puissance. Je voudrais être juste envers lui. Lorsque j'aurai reconnu qu'il était presque toujours sin¬ cère dans ses passions, intègre.en matière d'argent, qu'il voulut, de toutes les forces de son esprit, l'avé- nement du peuple dans la République, qu'il 'eut tout 220 LA RÉVOLUTION. l'appareil de la logique, par lequel sont aisément éblouis les hommes nouveaux, il semble que je pourrais m'ar¬ rêter. Je veux pourtant ajouter que, dans un pays où tout chancelle dans les esprits, l'homme qui trouva un point fixe et s'y enracina, dont les actions furent exactement conformes aux pensées, et qui put s'appeler « l'homme de principe, » dût paraître un prodige, et l'est encore resté pour quelques-uns. C'est après le 31 mai que Robespierre acheva de brouiller le peuple et la bourgeoisie. Il s'appuya uniquement sur le premier, et crut avoir trouvé un solide fondement; l'expérience montra com¬ bien il se trompait. Il obtint, il est vrai, un règne de quelques mois; mais, au premier danger, quand il fit appel au peuple, personne ne répondit. Son tocsin de thermidor ne devait être entendu que de ses ennemis. Le peuple, pour lequel il croyait avoir vaincu, sembla ne pas exister encore. En toutes choses Robespierre dogmatise ; ce ton-là devait produire un grand effet chez des hommes nou¬ veaux aux choses de l'esprit. Cette dignité, cette pompe dans la fureur imposaient un respect prodigieux aux Jacobins. Nulle discussion avec lui, il commande. Les sociétés populaires, qui semblent être la liberté même, deviennent ainsi un instrument incomparable de domi¬ nation; elles popularisaient la servitude. Robespierre permettait à l'esprit français de traiter THÉORIE DE LA TERREUR. 221 telle question; il interdisait telle autre, et le silence se faisait sur tout le territoire. Une telle docilité de vingt-cinq millions d'hommes ne s'était peut-être jamais vue. Elle ne manqua jamais à ce commandement qui disposait des intelligences po¬ litiques et religieuses, comme du maniement des armes sur un champ d'exercice. D'autres fois, Robespierre posait subitement à l'esprit français une question vide, banale, de pure rhétorique (telle que les vices de l'An¬ gleterre). Aussitôt écrivains, orateurs, journalistes rentraient dans le rang pour exécuter la manœuvre. Si, comme beaucoup le prétendent, il n'avait eu aucun talent d'écrire, ses noirs soupçons auraient pu se dissiper en nuages. Mais il s'empressait de les fixer par la parole écrite, de les amplifier par la méthode oratoire de Rousseau. Dès ce moment les spectres- de¬ venaient des réalités. Terrible chose, dans une révo¬ lution, qu'un auteur qui prend tous ses procédés d'écri¬ vain pour autant de dogmes et d'arrêts de la justice suprême sur les hommes et les choses. Ce fanatisme de rhétorique ne devait se voir que dans une nation aussi oratoire que la nôtre. Robespierre colorait ainsi ses passions les plus mau¬ vaises. Quand il avait rédigé en phrases cadencées et laborieuses ses soupçons d'abord informes, il réussissait à leur donner une certaine apparence qui l'abusait lui- même. Il finissait par être dupe de ses artifices d'écrivain. 222 LA RÉVOLUTION. Souvent, quand il commençait une de ses dénonciations, il était encore incertain sur ce qu'il devait penser. Mais il habillait ce premier thème de tout ce que la rhétorique pouvait lui fournir; et ce spectre, ainsi vêtu de mots sonores, équivalait bientôt pour lui à la vérité. Dès que ses méfiances avaient été travaillées, élaborées sous sa plume, elles devenaient pour lui des dogmes établis. C'étaient là autant de compositions et d'œuvres qui ne devaient plus être démenties. Il eut juste assez d'art pour étouffer en lui la nature. Jamais manie d'écrire ne produisit d'effets si funestes. Pour diriger la Révolution, il eût fallu un grand esprit judicieux qui eut percé les vapeurs dont s'entouraient des hommes jetés pour la première fois dans la vie publique. Le génie le plus net, le plus perçant, n'eût pas été de trop pour se conduire à travers les imagi¬ nations populaires, toujours partagées entre l'exaltation et la panique. Robespierre ne sut qu'augmenter ces troubles de l'esprit et s'orienter sur des fantômes. Il les dénonce; à force de les dénoncer, il les. pro¬ duit. Jamais, dans cette intelligence effarée, on ne vit luire le point solide. Cette capacité illimitée de se créer des monstres fit sa supériorité. On accorda tout à celui qui soupçonnait tout, il sembla avoir lui seul la sagesse, la vertu, la vérité. Quand, à force d'ombrage, il eut tout brouillé, sa force réelle se trouva nulle. Sans solidité d'esprit, s'embarrassant à plaisir dans ses noirs fantômes, qu'était-ce donc que Robespierre? THÉORIE DE LA TERREUR. 223 Un caractère. C'est ce qui fit sa domination clans un pays où le caractère est ce qui manque le plus à chaque parti. Sa voie était obscure, étroite. 11 n'y apporta guère que de fausses lueurs ; mais il marcha résolument. Tous le suivirent, et il régna. Froid, correct, implacable, maître de lui, quand l'irritation de l'écrivain ne le troublait pas, c'était bien là les qualités du système. Une fausse vue perdit tout. Ce fut de sa part une chose insensée de croire qu'il pourrait désarmer. Par là, il allait au-devant de l'impossible. S'il eût pénétré mieux dans son système, il eût vu que c'était pour toujours. 11 n'eût laissé l'espé¬ rance à personne; peut-être ainsi eût-il duré quelque temps de plus, après avoir convaincu les autres que la Terreur une fois établie et subie ne devait plus cesser. Le système de Robespierre ne pouvait que le dé¬ truire; car il croyait à l'oubli de la part de ceux qu'il avait persécutés jusqu'à la mort. En cela, il était en contradiction absolue avec tout ce-qu'il y a eu de poli¬ tiques terroristes, clairvoyants, sur la terre. Le pardon, l'oubli, la fusion des partis, sous les chefs du terro¬ risme, quelle conception impossible! quelle ignorance du cœur humain! Ainsi/deux erreurs capitales : premièrement, Robes¬ pierre s'imagine pouvoir compter sur la plaine; deuxième¬ ment, par une suite de cette inconcevable méprise, il croit n'avoir plus à ménager les chefs de la Révolution, ♦ 224 LA RÉVOLUTION. c'est-à-dire qu'il va renverser la seule base sur laquelle il pouvait s'appuyer. Il est, en effet, hors de doute que dès que Ro¬ bespierre se mit en tête de frapper les révolution¬ naires exaltés, immodérés, il devait périr. Toute raison d'être lui échappait. Où étaient-ils ces purs, ces ar¬ changes qui pouvaient dormir en paix? Il n'y eut plus un seul homme qui ne dût trembler. Par là se montra l'impossibilité du système : terroriser et détruire les terroristes. Utopie! Au lieu de les menacer, il fallait les couvrir; au lieu de les perdre, les consacrer. C'est ce qu'ont fait tous les hommes qui ont manié avec succès l'arme de la terreur. Dernière chimère ! Robespierre croyait pou¬ voir se réconcilier avec" un état régulier. Pour se dé¬ livrer de la haine qui s'attachait à son nom et qui com¬ mençait à lui peser, il imagina de donner pour otage et pour holocaustes les hommes mêmes qui avaient servi d'instrument aveugle à son système. Il ne vit pas qu'en les perdant, il se perdait lui et sa cause. Car tous en¬ semble ne devaient former qu'un seul parti devant la postérité. La terreur était son arme, sa pensée, sa loi, son bon et son mauvais génie, sa raison dans les siècles à venir. Dénoncer et frapper les siens, c'était se livrer. A cette vue fausse, point de remède. Disons le vrai : il s'était chargé d'horreurs qu'il ne pouvait plus porter. Le dégoût le prit à son tour. Les carnages le lassèrent. Peut-être aussi n'avait-il pas l'âme assez atroce pour THÉORIE DE LA TERREUR. 225 continuer davantage son rôle de Marius. II se fatigua de meurtres. Dans cet ouvrage interrompu, il ne pouvait manquer de périr. Ajoutons qu'il avait pris le droit public des temps barbares. Mais ce droit-là était perpétuellement con¬ trarié chez lui et ruiné par les idées philanthropiques du xviii' siècle. La vieille arme barbare, rouillée de sang barbare, se brisait dans ses mains. Enfin, il faut avouer qu'un prince trouvera toujours pour ce rôle des complaisances et des patiences qui manqueront à un simple citoyen. X. MORALE DES TERRORISTES. Dans quelle région morale vivaient les principaux terroristes? Le temps était trop violent pour que la réflexion ne fût pas aisément étouffée par les circon¬ stances. Cependant quelques-uns des chefs ne pouvaient se dérober à la nécessité de se faire un système de mo¬ rale. Et voici ce qui se passait dans leur esprit aux rares moments où ils se trouvaient face à face avec eux-mêmes. Des hommes tels que Saint-Just et Robespierre avaient une certaine vision d'un avènement immédiat de ». 15 226 LA. RÉVOLUTION. la justice sur la terre. Ils croyaient toucher à cet idéal. Ils s'imaginaient n'en être séparés que par quelques têtes qui leur faisaient obstacle. En comparaison d'un bien infini si proche, que sont ces quelques têtes dres¬ sées insolemment contre le genre humain ? Rien. Dès lors ils se faisaient un devoir de les abattre, et aucun remords ne s'éveillait en eux. Après cette pre¬ mière immolation, quand ils croyaient saisir leur chimère, ils s'apercevaient qu'ils en étaient aussi loin qu'auparavant. Ils s'en prenaient de nouveau , selon le hasard ou le caprice, à ceux qui s'offraient témérairement à leur vue, et ils les ■abattaient encore. Ainsi entraînés par la comparaison entre une félicité idéale, universelle, immé¬ diate et le sacrifice de quelques individus, ils n'hésitaient jamais dans leur choix. Dans un des plateaux de leur balance était un suspect; dans l'autre, l'humanité annoncée, promise par tous les sages de l'antiquité. Le moyen d'hésiter? Une goutte de sang versée, qu'est-ce que cela pour payer la justice, le bonheur, l'égalité surtout, laquelle n'attendait pour naître que ce dernier sacrifice? Car, sans doute, ce serait le dernier. Voilà pourquoi la mort est la seule peine qu'ils appliquent. Toute autre serait trop douce; il n'est pas de faute pardonnable ou médiocre chez celui qui ajourne d'un instant la félicité d'un peuple ou d'un monde. Cette manière de sentir et de raisonner est principalement celle des inquisiteurs, des saint Cy- THÉORIE DE LA TERREUR. 227 riile, des saint Dominique, ou des Sixte-Quint à la nouvelle de la Saint-Barthélémy. Tous entrevoient un règne d'éternelle justice et croient qu'il n'est con¬ trarié que par quelques téméraires. Tous perdent, dans cette pensée, la pitié; elle n'est plus à leurs yeux qu'une faiblesse ou un crime envers Dieu et les hommes. La seule différence est que les Terroristes croient que l'idéal de félicité auquel ils immolent leur adver¬ saire va se réaliser instantanément sur la terre dans le monde civil et politique, tandis que les inquisiteurs l'ajournent dans le royaume céleste. C'est aussi pour cela que les hommes se sont montrés si indulgents pour les secends, si implacables pour les premiers. Car la vision de la félicité, immé¬ diate et terrestre, donne à ses auteurs un trop rude dé¬ menti. On punit leur mémoire à cause de leur insuccès. Au contraire, chez les inquisiteurs et ceux qui ont tor¬ turé leurs semblables en vue d'une société invisible, le fond de leur système ne peut être si aisément argué de faux. Tout le monde sait-que la cité de Saint-Just ne s'est pas réalisée, qu'à ce point de vue ses auto- da-fé ont été stériles. Mais la cité de saint Dominique, de Sixte-Quint, échappe aux yeux mortels. On dispute encore s'ils ont échoué ou réussi; et le doute leur profite autant que ferait la certitude. J'admire comment les mêmes hommes si exigeants, si impatients dans la liberté, deviennent aussitôt les aas LA RÉVOLUTION. plus patients des êtres sous l'oppression ou la terreur. Les années cessent alors de leur peser. Ils ne les comptent plus. Que sont, disent-ils, quelques années d'esclavage dans la vie d'un peuple? Rien évidemment. Voilà ce que je. les entends répéter sans relâche. Mais ces années de servitude en enfantent d'autres semblables. Ce qu'ils appellent un moment dans la durée est le germe qui se développe et grandit dans leur histoire. Un germe aussi n'est qu'un point perdu dans l'immen¬ sité. De ce point se forment l'arbre aux cent rameaux et la forêt inextricable. XI. LES PROCONSULS DE LA CONVENTION. LA FOLIE CÉSARIENNE. Si les Césars, portés au faîte par quelque coup im¬ prévu, perdaient si aisément l'esprit, que devait-il arri¬ ver de ces empereurs d'un moment, Collot-d'Herbois, Carrier, qui, eux aussi, croyaient représenter les pas¬ sions, les colères, les représailles de tout un peuple? Cette forme de pouvoir sans limites déchaînait en eux des âmes atroces. L'omnipotence chez des hommes qui, la veille, étaient perdus dans la foule, et qui maintenant croyaient THÉORIE DE LA TERREUR. 229 la représenter, produisait ce qu'elle a toujours produit, le vertige. Puis ils étaient abandonnés à eux-mêmes sans direction, sans plan, dans leurs missions loin¬ taines; car les représentants en mission n'étaient liés par aucun mandat particulier. Dans l'indépendance absolue de leur proconsulat, leur imagination s'allumait jusqu'à la frénésie. Ils avaient le pouvoir absolu; mais ils ne l'avaient que pour un moment; et la question était « de sauver l'Empire, » comme on parlait alors. 11 fallait donc tirer de ce moment tout ce qu'il pouvait renfermer d'énergie, d'audace, et même de supplices inconnus. En effet, le trait particulier aux maîtres d'un instant, tous grands inventeurs de supplices, ne manqua pas aux procon¬ suls de la Convention. Donner à des individus la puissance de lâcher bride à toutes leurs fureurs, et attendre qu'ils demeurent dans les limites de la raison, c'est trop exiger de la nature humaine. Jureriez-vous qu'en de semblables conditions votre raison resterait tout entière? Aussi la folie césarienne, telle qu'on l'a vue chez Caligula, Néron, Caracalla, le traticant et l'inventeur du suffrage universel, Commode, et même chez le grand Théodose, l'exterminateur de huit mille hommes en un jour, dans le Cirque, cette folie se retrouve, avec des traits pareils, chez Collot-d'Herbois, Carrier, Fouché, Fréron. Même délire, même invention de cruautés, même soif d'extermination. Les bateaux à 230 LA RÉVOLUTION. • soupape de Carrier sont une copie du bateau d'Agrip- pine. Ronsin écrit qu'avant le soir le Rhône emportera les os de toute la population de Lyon, moins quinze cents hommes : voilà en petit le vœu de Caligula. Seulement, Collot-d'Herbois, Carrier, Fréron, s'eni¬ vrent de penser qu'ils' agissent pour le compte de l'huma¬ nité. Les Césars répètent que l'humanité c.es't eux-mêmes. Après ce temps de délire, quand les proconsuls de la Convention rentrent dans l'Assemblée, ils y parais¬ sent étrangers; ils ne reconnaissent plus rien autour d'eux; on ne les reconnaît pas : ils ont outre-passé la Terreur. Ils ont besoin, de circonlocution et d'art pour se faire pardonner de la Convention de l'avoir trop bien servie. Même les fidèles, les Jacobins, s'étonnent de se sentir glacés; ils ne sont plus à la hauteur. Collot- d'Herbois, à son retour de Lyon, avoue qu'il ne les re¬ connaît plus. Il les gourmande de leur stupeur; sont-ce bien là ses fidèles? Ne sont-ils donc plus les mêmes? Il faut qu'il les remonte perpétuellement par ses ha¬ rangues. Telle est l'ivresse de cette sorte de despotisme qu'on dit émané de tous : il rend fou. Quand on s'est figuré que l'on frappe au nom du peuple et que l'on ne doit de compte à personne, il est impossible que l'on n'aboutisse pas à des extravagances et à des monstres. THÉORIE DE LA TERREUR. 231 XII. COMMENT LA TERREUR DÉMORALISAIT LA RÉVOLUTION. Le capucin Chabot, fut un des premiers que la peur jeta dans la délation. Personne ne s'était acharné autant que lui contre monsieur Condourcet, comme il disait dans son langage périgourdin : ce fut Anytus contre Socrate. Tant que le philosophe vécut, Chabot se fit un bouclier de ses dénonciations. Gondorcet mort, Cha¬ bot resta à découvert. Il osa se plaindre de ce que les décrets étaient rendus sans être examinés ; témérité qui ne s'explique que par l'excès de la crainte. Il donne contre lui une autre prise. 11 se marie; la femme qu'il épouse est soup¬ çonnée d'avoir quelque bien. Avoir fait un mariage avantageux, comme disait Hébert, quel crime abomi¬ nable ! D'ailleurs on ajouta que Chabot avait épousé une Autrichienne. Le voilà convaincu d'aristocratie et cle trahison. Chabot essaye de se défendre. Tous les purs, princi¬ palement ceux qui se sentent menacés, l'accusent, et, le voyant désespéré, l'écrasent de leurs clameurs. Sa tête s'égare ; il crie : Au secours ■/ Un Jacobin fit remarquer que ce cri : Au secours! 232 LA RÉVOLUTION. avait été justement jeté auparavant par un des Giron¬ dins. A tous ses crimes, Chabot joignait donc d'être de la Gironde. Sans doute il ne l'avait lui-même condamnée à mort que pour s'en faire l'héritier. Aban¬ donné, renié, ne sachant à qui se prendre, Chabot, deux jours après, est mis en arrestation. Ainsi les révo¬ lutionnaires ne savaient point pourquoi ils mouraient; frappés par les révolutionnaires, ils ne sortaient pas de leur stupeur même sur I'échafaud. Par là il est visible que le pouvoir absolu produisit sous la Terreur le même effet que sous la monarchie. Les intelligences paraissent s'abaisser subitement de plusieurs degrés : la nuit se fait dans les esprits. Le despotisme de la Terreur eut pour premier ré¬ sultat d'étouffer au dedans les passions nobles et de déchaîner les petites. L'envie parut la première ; elle joua un grand rôle; car l'égalité à laquelle on avait tout réduit, n'était qu'apparente. En dépit des mots, il reste toujours une grande inégalité entre les bourreaux et les victimes, entre les prescripteurs et les proscrits. L'esprit de courtisan reparaissait aussi. Dès que Robespierre avait menacé, on le courtisait pour le dés¬ armer. Hébert, Chaumette l'adulèrent, le caressèrent jusque sous le couteau de Fouquier-Tinville. La peur engendre la délation. Pour éviter d'être dénoncé, on se hâtait de dénoncer. Sitôt qu'un révolu¬ tionnaire était en péril devant le Comité, tous, ou presque tous, se faisaient ses accusateurs; c'est une THÉORIE DE LA TERREUR. 233 chose incroyable que l'infinité de crimes que l'on se vantait d'avoir découverts. Ainsi la Terreur démoralisait la Révolution ; les ter¬ roristes devaient bientôt s'en apercevoir à leur dam. Si elle eût pu durer, elle eût formé de la nation la plus ouverte de la terre une nation de délateurs. « J'ai toujours été le premier à dénoncer mes amis, » s'écrie Camille Desmoulins, en voyant quelques fronts se rembrunir à son approche. XIII. QUE LA MORT AURAIT PU ÊTRE REMPLACÉE PAR L'EXIL SANS DOMMAGE POUR LA TERREUR. Suivant un récit inédit que j'ai sous les yeux 1, Ba- rère proposa, en 1793, au Comité de salut public, de changer la guillotine en exil. Collot-d'Herbois se récria. 'Il dit « qu'il placerait des canons chargés à mitraille contre la porte des prisons, et qu'il foudroierait qui¬ conque en sortirait. » Cette déclamation, soutenue des souvenirs de Lyon, mit fin à la philanthropie de Ba- rère. Son projet avorta aussitôt que conçu. J'ai dit ailleurs que les républiques d'Italie au moyen 'I. Mémoires inédits de Baudot. 234 LA RÉVOLUTION. âge l, quand elles ont voulu régner par la terreur, ont eu recours au bannissement ; je ne vois en aucune ma¬ nière pourquoi ce moyen n'eût pu suffire à la République de 93. La fin du xvme siècle devait-elle se montrer plus inexorable que le moyen âge? Chez un peuple aussi mobile que le nôtre, l'exil produit absolument les mêmes effets que la mort. Il tue moralement celui qui en est frappé, tant nous avons horreur de ce qui ressemble à la défaite. Il rompt tous les liens de famille. Après dix ans le peuple ne se sou¬ vient plus de ses chefs les plus aimés ; il a oublié jusqu'à leurs noms. La légèreté produisant ainsi les mêmes effets que la cruauté, vous pouvez vous fier à l'exil du soin de tuer les exilés dans les cœurs de leurs concitoyens. Le retentissement du supplice entretient encore un reste d'intérêt ou de curiosité. On veut savoir si le con¬ damné est bien mort, quel a été son visage, son attitude, son geste ; quelquefois même on recueille et on répète ses dernières paroles. Mais qui se soucie de ce qu'a fait l'exilé? Qui veut savoir où se trouve son tombeau? Les Terroristes avaient pour maxime que les morts seuls ne reviennent pas; cela s'est trouvé faux. Ce qui ne revient pas, en France, c'est l'exilé, ou, comme on dit plus complaisamment, le réfugié. \ ■ Les Révolutions d'Italie. THÉORIE RE LA. TERREUR. 23b Dans les pays où la mémoire est plus robuste, en Italie, en Hollande, en Angleterre, on a vu, après de longues années, des bannis reparaître, et leurs par¬ tisans se retrouver à point nommé plus fidèles, plus enthousiastes et plus nombreux. Cela ne s'est jamais rencontré en France sous aucun régime, tant le vaincu ou tout ce qui le louche nous devient promptement odieux, si nous l'avons combattu, indifférent, si nous l'avons aimé. Quelques Girondins se sont dérobés à l'échafaud et ont vécu à l'étranger. Ils n'y ont gagné qu'un oubli plus profond. Pour leur parti, la perle fut égale. Quelle est la différence de Duport mourant sur l'échafaud, ou de Duport mourant au loin dans les montagnes d'Appenzell? Le supplice ne l'aurait pas si bien enseveli qu'a fait le long exil. J'ai vu moi-même, en 1830, le retour des conven¬ tionnels, exilés depuis 1815. Ce souvenir me navre en¬ core au moment où j'écris. ( Et me préserve le Ciel de pareille avanie dans mes vieux jours!) Personne ne leur tendit la main. Ils reparurent étrangers dans leur propre maison; leur ombre toute seule eût fait plus de bruit; leurs enfants avaient pris d'autres opinions,, le plus souvent toutes contraires; ce reniement domes¬ tique, journalier, incessant, était un de leurs supplices. 'lis voulurent revoir leurs provinces natales où ils avaient été autrefois honorés, applaudis. Pas un seuil ne s'ouvrit à eux; le séjour leur devint bientôt insuppor- 236 LA RÉVOLUTION. table. Après s'être convaincus qu'ils étaient incommodes aux vivants, ils se retirèrent à l'écart dans quelque abri obscur, regrettant, comme l'un d'eux me l'a avoué, l'exil lointain d'où ils étaient sortis, et trouvant le retour pire cent fois que la mort qui ne pouvait tarder de suivre. De nos jours même, nous avons vu des foules de proscrits rentrer, après de longues années, dans leur pays, et le peuple, qui n'avait témoigné aucune dou¬ leur de les perdre, ne témoigner aucune joie de les re¬ trouver. C'étaient des revenants qui excitaient la sur¬ prise. On les tenait pour morts. Ils embarrassèrent les vivants. Par ces considérations qu'il me serait facile d'étendre, je crois pouvoir conclure que les Terroristes auraient trouvé tout avantage à se contenter de l'exil de leurs adversaires; que leur haine même y eût été mieux as¬ souvie en faisant savourer plus longtemps la douleur; qu'ils eussent mieux étouffé le cri et les représailles de la postérité; qu'ils se fussent assurés le présent avec autant de chances et de plus solides pour le lendemain ; qu'en un mot ils pouvaient intimider sans tuer, ou tuer sans frapper, et, tout en exerçant s'ils le voulaient la même crainte, se couvrir d'un semblant de clémence et d'une renommée d'humanité sans laquelle aucun pou¬ voir ne subsiste. Je crois n'être contredit par personne', en avançant que cette expérience est décisive. Quiconque voudra s'assurer l'avenir prendra dé- THÉORIE DE LA TERREUR. 2T7 sormais le visage de la modération; il contiendra ses ennemis, s'il en a, par un autre moyen que l'échafaud. XIV. LE SUCCES A-T-IL LEGITIME LA TERREUR. Que nous sert de vivre soixante et dix ans après les événements, si nous nous rejetons systématiquement dans les fureurs et les passions des hommes de 1793, sans profiter, pour les juger, de l'expérience des temps qui ont suivi? C'est nous enfermer vivants, avec eux, dans leur tombe, sans vouloir rien apercevoir hors de ces cinq pieds de terre. Profitons au moins des écha- fauds pour voir le bout de l'horizon. Le seul argument des historiens qui approuvent la violation de la Convention et l'établissement de la Terreur, est qu'il s'agissait de sauver la société fran¬ çaise. Qu'ils veulent bien prendre garde à ceci; cet ar¬ gument invariable est l'épée de chevet de tous ceux qui se sont senti le besoin de s'imposer à la France. Tels sont les mots que l'on a entendus à la Saint-Bar- thélemy, aux dragonnades, au 18 brumaire, en d'autres occasions, toutes les fois qu'il s'est agi d'établir une usurpation quelconque. On montre l'anarchie au dedans, le gouvernement 23 S LA RÉ VOL UT ION. incertain, les armées vaincues au dehors, l'État en péril; et l'on conclut qu'il faut absolument le despotisme d'un seul ou de plusieurs pour tout sauver. Les partisans de la Terreur révolutionnaire sont-ils surs de n'être pas la dupe de cette illusion historique de l'ancien régime, si fréquente dans notre histoire, qu'elle paraît inhérente à l'esprit français et en être une des fai¬ blesses? Nos historiens jettent dans les esprits la peur- panique pour arriver à la conclusion traditionnelle de l'ancien régime : nécessité de l'absolutisme, besoin urgent de se débarrasser d'une liberté à peine entrevue et dont on ne sait que faire. Mais quoi! si c'était là un de ces sophismes originels, lieux communs dans lesquels les générations se suivent aveuglément, en dépit de toutes les expériences acquises ! Nous n'éprouverons.d'étonnement que le jour où se dressera l'échafaud de Robespierre. Pour celui-là notre logique se déconcerte. Ce n'est pas ainsi que nous l'en¬ tendions. Que voulions-nous donc? Ah! quand on est sorti de l'humanité, qu'il est difficile d'y rentrer! Les hommes de la Révolution pratiquent l'ancien régime. Ils en prennent les armes, les moyens, la mé¬ thode de gouvernement; novateurs en théorie, qui, le plus souvent, dans l'application, restent les hommes du passé. Le danger est grand de se servir des anciens moyens, parce qu'ils ramènent presque infailliblement, sous d'autres formes, les choses anciennes. THÉORIE DE LA TERREUR. 239 Ne prenons plus les barbaries surannées pour la preuve cle l'énergie du principe nouveau. Meurtres par les hallebardes ou par les piques , ou par la hart ou par la guillotine, tout cela est vieux de plusieurs siècles. Il n'y a de nouveau que la liberté et l'humanité. Dans chacune des barbaries de 1793, c'est le moyen âge qui reparaît. Les têtes coupées au haut des piques, voilà l'étendard du passé. L'histoire de Byzance ne marche qu'en suivant de pareils trophées. Quelques-uns ne réprouvent de 1793 que : « les mutilations, les dépècements de cadavres, les jeux avec des lambeaux de chair humaine. » Selon eux, il suffisait de tuer. En quoi ce langage -diffère—t—il de celui de nos historiens du moyen âge? Ainsi les événements changent; nous seuls ne changeons pas. Marat est un autre comte de Montfort. Tous deux ont raison contre la pitié humaine. Les échafauds de 1793 s'appuient à ceux de Richelieu, comme les échafauds de Richelieu à ceux du moyen âge. Une seule parole s'élève au milieu de cette avenue triomphale de supplices : « ii le fallait; » unique maxime que ces temps nous inspirent. Et pourquoi ne pas l'appliquer à l'histoire de tous les peuples? pourquoi ne pas prendre sous notre pro¬ tection tous les meurtres commis sur la surface de la terre? pourquoi ne pas glorifier, légitimer les cent mille échafauds clu duc d'Albe et tous ceux des Césars? N'y a-t-il donc que nous qui sachions verser sagement et légitimement le sang humain? 240 LA RÉVOLUTION. Ainsi la Révolution n'a pas changé notre esprit. Elle a tout déplacé, renversé, excepté notre système. Ce que nous disions du moyen âge, nous le disons de 1793, et il en sera ainsi jusqu'à la fin du monde. L'histoire s'épuisera jusqu'à la dernière heure, sans nous rien apprendre de nouveau. Nous avons tracé notre cercle. Y resterons-nous enfermés pour l'éternité ? Yit-on jamais pareil asservissement de l'esprit? Adopter, pour la France nouvelle, le principe de l'an¬ cienne! Et cela se dit maintenant, non plus dans l'exal¬ tation du danger et de la fureur, mais avec la réflexion de l'érudit. Phrase constante qu'on entend dans l'an¬ cienne France comme dans la nouvelle : il fallait « cen¬ traliser l'autorité. » C'est à cette phrase : « unité de l'action révolutionnaire, » qu'il convient de sacrifier tous les révolutionnaires, jusqu'à ce qu'il ne reste plus per¬ sonne pour défendre la Révolution. A à ce monstre livrons tout : personnes, services rendus, liberté, pitié, amitié, humanité! Et si ce n'était là par hasard qu'un monstre de rhé¬ torique, une de ces idoles que les peuples modernes se font en paroles creuses et sonores, altérés de sang? si, avec ce même lieu commun, avaient été accomplis tous les crimes d'État de la vieille France, tous ceux qui ont ajourné l'avènement de la nouvelle? Ne faudrait-il pas croire qu'il s'agit ici d'un de ces préjugés de race qui se retrouvent sous tous les régimes, pour produire, malgré les changements de mœurs et de coutumes, le THÉORIE DE LA TERREUR. 241 même résultat final, inévitable, invariable, le renouvel¬ lement de l'ancien bail de servitude? Et ne serait-ce pas aussi un devoir de sortir courageusement de ce cercle maudit, où les siècles ramènent, avec les mêmes mots, les mêmes défaites du droit et de la conscience? Il est certain que si vous tenez pour nécessaires, toutes les fautes, tous les aveuglements, vous arrivez ainsi à une somme d'erreurs prodigieuse; et s'il faut les couvrir toutes, ce n'était pas trop de la Terreur extrême. Mais qui osera dire que cet édifice entier de colère était fatal et nécessaire? Carrier lui-même soutenait que la Ter¬ reur n'aurait pas dû dépasser novembre 1793. De grâce, ne soyons pas, la plume à la main, par amour du système, plus impitoyables que Carrier. Quand la liberté conquise semblait assurée, on pou¬ vait imaginer qu'un tel bien n'avait pas été acheté trop cher. Pour nous réveiller de nos sophismes, l'expérience est venue ; maintenant force est de se demander à quoi bon tant d'échafauds et de morts ! pourquoi les hommes ont-ils été si cruels les uns envers les autres? Il n'y a plus à ces fureurs la compensation du succès, qui rend ordinairement la postérité si indulgente sur les moyens. La fureur paraît toute seule ; quand on la voit de plus impuissante et inféconde, qui donc n'est tenté de s'écrier : à quoi bon ! Les Terroristes avaient très-bien vu que, pour rendre les Français propres à la liberté, il fallait entre¬ prendre de changer leur tempérament. En cela, ils ont. il. 16 V*% LA RÉVOLUTION. montré leur sagacité. Où ils se sont trompés, c'est lorsqu'ils ont cru que, pour modifier le tempérament d'un peuple, il leur suffirait de quelques mois d'une courte terreur. Philippe II, il est vrai, changea le ca¬ ractère du peuple espagnol. Il ploya le génie national. Mais il y mit un demi-siècle. Au contraire, qu'était ce. peu de mois de terreur révolutionnaire? Ils suffisaient justement pour exciter l'exécration ; après quoi l'esprit public reparut plus léger, plus inconsistant que jamais. Au sortir de la Terreur, on retrouve la Régence; après elle, l'ancien pouvoir absolu. Alors le cercle est fermé. Tous êtes revenus au point de départ, la servitude. L'illusion persistante des Terroristes est d'invoquer le succès pour se couvrir devant la postérité. En effet, lui seul pouvait les absoudre. Mais ce succès, où est-il ? Les Terroristes dévorés par les échafauds qu'ils ont dressés, la République non-seulement perdue, mais devenue exécrable, la contre-Révolution politique victorieuse, le despotisme à la place de la liberté pour laquelle toute une nation avait juré de mourir : est-ce là le succès? Combien de temps répéterez-vous encore cet étrange non-sens, que tous les échafauds étaient nécessaires pour sauver la Révolution qui n'a pas été sauvée? Cependant $ la guillotine marchait. » Oui, mais il aurait fallu qu'elle marchât au bout du monde ; dès qu'elle s'arrêtait, elle décapitait les bourreaux. N'importe, ajoute-t-on; il fallait ces supplices pour THÉORIE DE LA TERREUR. 243 tout sauver. Et moi, après une expérience de quatre- vingts ans, je demande aujourd'hui, avec la postérité : que pouvait-il donc nous arriver de pis? XV. POURQUOI LA TERREUR A ÉTÉ SUPPORTÉE SI LONGTEMPS. Je crois en voir une des raisons qui n'a pas été dite, et je supplie qu'on ne s'offense pas de la vérité. Le peuple n'a plaint aucun de ses chefs, même les plus aimés, quand le moment est venu pour eux de monter sur l'échafaud. Ce sang qu'on croyait lui être si cher, et qui semblait devoir crier si haut, lui devînt tout à coup indifférent. On put lui arracher ainsi, l'un après l'autre, tous ceux qui l'avaient le mieux servi. Il vit défiler sur la guillotine tous ses partisans ; jamais il ne .leva la main pour arrêter le couteau. Sa curiosité se lassa, jamais sa patience. Le supplice de Camille Desmoulins, celui de Danton étonnèrent; mais on n'entendit aucune plainte, ni on ne surprit aucun regret. L'homme qui avait été le plus ap¬ plaudi, était renié et oublié par tous dès qu'il était à terre. Le coup qui le frappait le déclarait coupable. Son 244 Là RÉVOLUTION. supplice faisait son crime. Ainsi passèrent sur l'échafaud, ri un après l'autre, tous les favoris du peuple, sans lui tirer un soupir; et il ne paraît pas que de lui-même il eût jamais songé à mettre fin au spectacle du cirque, tant que ses amis eussent consenti à lui en fournir la matière. Toutes ces têtes qui l'avaient charmé ou dominé roulèrent à ses pieds; à mesure que cha¬ cune tombait, par une illusion inconcevable, il se croyait délivré de je ne sais, quel péril et se figurait sentir une tyrannie de moins. Je .touche ici à l'un des phénomènes les plus extraor¬ dinaires de la Révolution. 11 a été le moins remarqué, parce qu'il a été le plus fréquent; il tient au fond même du tempérament de la démocratie. Chose étrange, vous pouvez frapper, extirper ses chefs, ceux qui se sont compromis pour elle, et vous pouvez faire tout cela sans lui porter olnbrage. Dans l'extirpation des hommes qui marchent à sa tête et qui lui ont tout sacrifié, la démocratie voit je ne sais quel commencement d'égalité qui lui inspire tout le contraire de l'indignation. Elle ne se* sent point atteinte et blessée dans les hommes qui souffrent pour elle. C'est là une sorte d'aristocratie dont elle vous sait même gré de la débarrasser. Elle tient en effet les siens pour ennemis dès qu'ils sont sortis du néant; le mérite de l'avoir servie ou d'avoir souffert pour elle est un de ceux qu'elle pardonne le moins. THÉORÎÈ DE LA TERREUR. 245 Par là, vous pouvez la persécuter sans l'affliger, et l'extirper sans l'offenser. XVI. . LES INDULGENTS. ■— COMITÉ DE CLÉMENCE. CRIME DE LÈSE-TERREUR. Pendant les quatre premiers mois qui suivirent le 3t mai, l'obéissance fut absolue. Le supplice des Girondins semble contenter un moment les plus im¬ patients. Robespierre ne savait encore sur qui faire tomber ses soupçons, tant la France avait repris aisé¬ ment le tempérament passif que la liberté lui avait ôté en 89. Tout était redevenu silence. Au milieu de cette profonde abdication, le moindre souffle de vie ne pou¬ vait manquer de faire scandale. Le premier qui risqua une parole fut un inconnu , Philippeaux. Il revenait de Vendée; en homme plein des choses qu'il a vues de ses yeux, il est impatient de les dire. Selon lui, les difficultés de la guerre de Vendée viennent des vices et de l'impéritie des gé¬ néraux Rossignol, Ronsin. Il veut faire ses confidences au Comité de salut public. Le superbe Comité le renvoie royalement sans l'entendre. La tribune était muette, 246 LA RÉVOLUTION. il était trop périlleux d'y monter. Ses degrés étaient les premiers de l'échafaud. Philippeaux se décide à écrire. Il publie un blâme formel contre les généraux de l'armée révolutionnaire. Avait-il prévu les suites d'une si incroyable audace? Non, sans doute. La tradition de l'ancien régime que l'on avait fait revivre la première, est que les agents du pouvoir sont, aussi sacrés que le pouvoir lui-même. Tel était l'ancien esprit que la dictature de Robespierre et du Comité avait trouvé tout vivant dans les habitudes de la France. Philippeaux venait de manquer à cette religion de l'autorité, il devait le payer de sa vie. Un autre imprudent osa parler : Fabre d'Églantine. Cette fois Robespierre ne put se contenir davantage. Car, enfin, qu'arriverait-il si d'autres à leur tour entre¬ prenaient aussi d'ouvrir la bouche ? Ce que voulait Robespierre n'était pas seulement la puissance, mais l'unanimité. Y déroger, ne fût-ce que d'une plainte, ruinait tout l'édifice. Quand, après le prodigieux silence des derniers mois, la Convention retrouva la parole, un tel désordre jeta Robespierre dans la stupeur. Il faut voir ce que deviennent, dans cet esprit troublé, les paroles de Philippeaux et de Fabre. Robespierre se perd en imaginations pour s'expliquer ce monstre. Immense conspiration qu'il aperçoit. Il l'étalé, il THÉORIE DE LA TERREUR. 247 lui donne un corps. Après un travail incroyable pour étendre partout le soupçon, les Jacobins se soupçonnent eux-mêmes. Ils font sur eux un examen intérieur qu'ils appellent l'épuration. Sorte de confession publique, où chacun est tenu de divulguer le fond de sa conscience. Chabot raconte son mariage. Beaucoup furent exclus ; et le personnel de la Révolution, déjà diminué, est en¬ core réduit. Dans cette voie, que pouvait-il s'ensuivre? Que la nation elle-même fut tenue pour suspecte ; pour¬ tant on n'était qu'au premier commencement de la. Terreur. On ne l'avait, vue qu'à son enfance. Les Girondins détruits, voici ce qui se passe. Ro¬ bespierre et l'intolérance jacobine imaginent un pont cent fois plus étroit que le pont du Coran, qui est de la largeur d'un cheveu. Si on s'écarte à droite, c'est le modérantisme ; si on dévie à gauche, c'est l'anarchie;, ces deux factions devaient être en masse précipitées- dans l'abîme. Restait le milieu pour tenter le passage. Combien peu se tenaient sur cette ligne géométrique hors de laquelle était le gouffre ! Jamais ne s'offrit à une so¬ ciété une issue plus étroite, même dans les songes. Le peuple entier eût dû nécessairement périr avant d'abor¬ der sur le rivage de la terre promise. Les mécontents, à la fin de 1793, étaient Bourdon de l'Oise, Merlin de Thionville, Charlier, Dubois-Crancé, Lecointre. Il y avait aussi les effrayés. Tous offensaient. 2i8 LA RÉVOLUTION. presque également, ils manquaient de foi. Mais nuls ne furent plus haïs que « les indulgents. » Une question étrange dans cette histoire est de savoir pourquoi les indulgents ont excité une haine si atroce. Leur nom seul met Saint-Just en fureur. La raison ne peut en être que dans ce qui a été dit plus haut. Les indulgents, en marquant un terme à la Terreur, soulevaient la difficulté mère et toutes les contradictions du système. Ils montraient l'incertitude des chefs, leur existence au jour le jour, leur embarras secret, leur lutte intérieure avec eux-mêmes. A cette question : Quand finirez-vous ? il eût été simple de répondre avec l'inquisition : Jamais! Tout eût été dit. Les Terro¬ ristes n'osant prononcer ce mot : jamais, qui est celui du système, durent trouver une autre réponse. Us fer¬ mèrent la bouche aux indiscrets par la mort. Vers la fin de 1793, ceux qui avaient suivi Robes¬ pierre jusque-là s'interrogeaient secrètement. Ils ne voyaient devant eux aucune issue. Dans leurs correspon¬ dances intimes, ils se montrent désorientés, incapables d'espérer plus longtemps. Camille Desmoulins n'a plus le courage de rire. Il voudrait être inconnu dans quelque lieu retiré du monde. Ce sont de continuels appels à la solitude, au désert. Les résultats semblent déjà sans aucune proportion avec les sacrifices. Le chemin est sanglant; le but s'éloigne toujours davantage. Si l'on s'était trompé ! Si les moyens que l'on em¬ ployait, tous empruntés à l'ancien régime, étaient inca- THÉORIE DE LA TERREUR. 249 pables de produire le nouveau ! Voilà ce que plusieurs se demandaient vaguement, sans oser se confier à personne. Camille Desmoulins ose le premier ouvrir la bouche. Dans sa légèreté, il avait applaudi à la naissance de la Terreur. Maintenant qu'il en est las, il croit pouvoir la faire cesser d'un mot, sans se douter combien il est plus difficile d'en sortir que d'y entrer. Il citait perpétuelle¬ ment Tacite, l'allusion naissait d'elle-même. On re¬ trouvait en lui la même satiété de supplices que dans l'historien des Césars. Ce rapprochement était déjà un crime. Tous ceux qui avaient fait peur aux autres prirent peur. Donner l'idée que leur règne pourrait déjà finir, c'était leur en ôter d'avance le bénéfice. Camille eut beau répéter qu'il s'était trompé de mot, que, par clé¬ mence, il voulait dire justice, le coup était porté, le prestige des supplices affaibli, le régime ébranlé, la magie de terreur diminuée. Les Terroristes frémirent. Tout ce que fit Desmoulins pour atténuer ses paroles ne servit qu'à les aggraver. On s'accoutume si vite, en France, au régime de la force, qu'on est toujours près de le croire éternel. Camille Desmoulins, laissant entrevoir une France sans guillotine en permanence, sans suspects, sans prisons, sans tribunaux révolutionnaires, sans noyades ni mitraillades, troublait brusquement le règne de l'épouvante. Ce ne fut qu'une lueur, mais une lueur clans un cachot, Rendre l'espérance, voilà le crime de lèse-Terreur. 230 LA RÉVOLUTION. Camille avait commis ce crime que tous devaient com¬ mettre à leur tour; il y avait été encouragé par sa Lucile. Un homme seul n'aurait peut-être pas suffi à provoquer l'insurrection de la clémence ; il fallait qu'il y fût aidé par la pitié imprévoyante d'une jeune femme. Lucile a sa part de gloire comme elle a eu sa part d'échafaud. Danton aussi était fatigué ; il ne voyait pas de résul¬ tats. Quelle fatigue mortelle, en effet, de n'apercevoir aucun dénoûment dans cette voie impossible! L'esprit ne pouvait se reposer sur aucune conquête assurée. Ces^ hommes avaient le sentiment qu'ils n'établissaient rien de durable; ils ne trouvaient aucun sol pour s'y asseoir et respirer un moment; les plus forts se consumaient dans un travail stérile : voilà la cause de la lassitude de Danton. Lui aussi sent que la hache approche. Où est-il? où se repose-t-il? A Arcis-sur-Aube. Il essaye de reprendre haleine, près de sa femme, à la campagne ; telle est la vérité. 11 est bien plus simple de le dire émigré, chargé d'or, à Coblentz, sollicitant d'être régent sous Louis XVIII. Cette absurdité est déjà accueillie par un grand nombre; la conséquence est « qu'il faut l'égorger. » A ce moment, Robes¬ pierre le défend, et par là achève de se le subordonner. 11 en fait son homme lige. Que cette protection doit peser à Danton ! 11 ne s'appartient plus ; malheur à lui s'il l'oublie! Le peuple aime la magnificence et le luxe chez ses THÉORIE DE LA TERREUR. 251 maîtres. Mais si quelqu'un des siens échappe à la mi¬ sère, il s'est engraissé de la substance du peuple. Voilà « déjà quelle ombre se répand sur les Dantonistes; elle précède de peu la mort. LIVRE DIX-HUITIÈME. LA DICTATURE. I. LA RÉPUBLIQUE CLASSIQUE ET LA RÉPUBLIQUE PROLÉTAIRE. Au milieu de tant de supplices, les ennemis de la Révolution eurent la consolation de voir, le h germinal, le supplice des ultra-révolutionnaires. C'est le nom que donnaient Robespierre, Saint-Just, Collot-d'Herbois à la l'action des Cordeliers. Qu'était-ce donc que ces hommes auprès desquels Collot-d'Herbois, revenu de Lyon, pas¬ sait pour modéré? Hébert, Vincent, Momoro, Ronsin se disaient les héritiers de Marat. Pendant qu'on divi¬ nisait le maître, on trouva prudent de supplicier les disciples. Déjà ils accusaient la Montagne des mêmes crimes que la Gironde. Menacés, ils appellent le peuple aux armes. Le peuple reste insensible ; il abandonne en mars les Cordeliers, comme il abandonnera en thermidor les Jacobins. La Terreur lui a enseigné la prudence. LA DICTATURE. 253 Si on eût accusé de barbarie les Hébertistes, on eût eu la raison pour soi ; mais le temps n'était pas encore venu de renier la Terreur. On les accusa, selon l'ordi¬ naire, de complicité avec Pitt et les rois coalisés, soit qu'il semblât habile de déshonorer des hommes désho¬ norés, soit plutôt que la haine admît d'avance tous les soupçons. En écrasant les Hébertistes, Saint-Just écrase la plèbe, les masses obscures; il commence à se séparer de la multitude, et prépare l'isolement où il doit périr. Chose particulière aux hommes d'études classiques, les passions aveugles de la foule leur semblaient une inspi¬ ration de l'étranger, tant ils avaient peu le tempéramenl des masses. Aucun tribun dans le monde n'a eu une langue moins populaire, plus savante, plus étudiée que Robes¬ pierre et Saint-Just. Quiconque s'essaya à parler la langue du peuple leur fut promptement et naturellement odieux; cela leur semblait faire déchoir la République, ils ne la virent jamais qu'avec la pompe de Cicéron et la majesté de Tacite. Qui se donnerait la peine de suivre les saturnales du Père Duchêne verrait que Hébert lui-même n'a pu saisir le vrai langage populaire ; il attache à chaque dé¬ clamation un jurement, et se figure prendre ainsi l'ac¬ cent des masses. Oripeaux de théâtre, cousus de haillons sans-culottes. Dégénéré de Marat, qu'il périsse pour- avoir défiguré le style auguste du maître ! 254 LA RÉVOLUTION. Hébert et ses co-accusés étaient le produit inévi¬ table du régime de Terreur : imaginations maladives, esprits déchaînés, forcenés, cpii mettaient tout salut dans l'extrême. Mais qui leur avait ôté le frein? qui leur avait •enseigné la fureur, sinon ceux qui les tuaient? Saint- Just les punissait de ce qu'ils substituaient à ses for¬ mules lacédémoniennes le langage des carrefours. C'était la révolution classique, lettrée des Jacobins, qui écrasait la révolution inculte et prolétaire des Cordeliers. Robes¬ pierre poursuivait le plan d'une tragédie classique. Tout ■ce qui sortait de l'ordonnance convenue, vie, sponta¬ néité, instinct populaire, lui apparaissait comme une monstruosité; il y portait le fer et le feu. Le rayon de joie qui remplit un moment les prisons aurait pu l'avertir qu'en détruisant les exagérés, il com¬ mençait à se détruire lui-même, et que le monde n'ac¬ cepterait pas tant de distinctions déliées entre la folie d'un Père Duchêne et la sagesse d'un dictateur jacobin. Le monde, au contraire, se fera une joie de les con¬ fondre. Robespierre, frappant tour à tour à droite et à gauche, se trompe s'il croit qu'il gagnera par là le renom de justicier. Sans atteindre à la justice, il s'atti¬ rera la haine des siens autant que celle des adversaires. Cependant il est constant que le supplice des Héber- tistes fut accueilli avec satisfaction par presque tous. La populace poursuivit de ses huées celui qui avait été son bouffon. Aussi hideuse que lui, elle montra qu'elle avait retenu ses leçons; elle jouit odieusement de la stupeur, LA DICTATURE. 355 •du désespoir, de l'attitude tremblante du Père Duchêne. Ceux que la Terreur lassait respirèrent. La Révolution leur sembla purifiée par ce supplice. Beaucoup en ap¬ plaudissant goûtèrent la joie de se croire sages et mo¬ dérés en comparaison de ces violents. Les Jacobins, dé¬ livrés de la rivalité des Cordeliers, mirent la vertu et la probité à l'ordre du jour. Les contre-révolutionnaires reprirent une lueur d'espérance ; leur joie fut la seule raisonnable et réfléchie. Quant à Robespierre, il aurait pu voir dans la subite désertion des Cordeliers, après la mort de leur chef, une première lueur funèbre du 9 thermidor. Anacharsis Clootz fut puni d'avoir pris au sérieux la pensée de la république universelle. Son enthousiasme naïf passa pour un crime, et ne céda pas même à la moquerie de l'échafaud. Le banquier Kock avait cru trouver un refuge dans le parti le plus extrême ; sa mort apprit qu'il n'y avait d'abri nulle part pour celui dont les biens pouvaient être un objet d'envie. Cette décou¬ verte à qui devait-elle profiter, si ce n'est aux ennemis de la République? Le pouvoir absolu, démesuré, produisait ainsi, chez les chefs jacobins, le même effet que chez les anciens maîtres, la défiance, le soupçon. Partout ils voient des ■embûches; ce ne sont que ténèbres, et ils remplissent de spectres l'esprit du peuple. Quiconque craint d'être accusé se hâte d'accuser lui-même, au hasard, selon l'occasion; èt toujours il s'agit d'une conspiration qui 556 LA RÉVOLUTION. s'étend à l'infini. Ainsi le peuple, naturellement le plus confiant, prenait le tempérament d'un Cromwell ; chaque nuit, il changeait de plan et de gardes sans pouvoir trouver la sécurité et le sommeil. Bientôt il suffit de prononcer le mot conjuration; ce mot produit l'effet de l'excommunication au moyen âge. Le malheureux sur lequel cette parole est jetée ne trouve plus de refuge , il est marqué pour la mort. La déchéance de l'intelligence est une suite naturelle de la peur. Les chefs du gouvèrnement terroriste ne pou¬ vaient manquer de l'éprouver à leur tour. II. PROCÈS ET MORT DE DANTON, Le vertige commence quand les Jacobins mettent la main sur Danton. A quel aveuglement le pouvoir absolu les a déjà condamnés, puisqu'ils refusent de voir qu'ils se perdent eux-mêmes! Billaud -Varennes , le plus acharné à faire périr les Dantonistes, s'en est re¬ penti vingt ans plus tard dans sa hutte de Saint-Do¬ mingue. Il a reconnu qu'il a versé le sang de son frère le 16 germinal an ii; mais alors ils ne voyaient tous dans la lassitude de supplices qu'un premier at¬ tentat à la Terreur; et ils ne savaient pas que plus ils LA DICTATURE. 237 prolongeaient ce régime, plus ils étaient condamnés à le prolonger encore ; si bien que, dans leur système, il eût fallu une éternité de meurtres avant de trouver le moment favorable à la clémence. C'est le soir que Robespierre et Billaud firent signer à leurs collègues du Comité le décret d'accusation. Un Dantoniste a remarqué que de telles décisions étaient toujours prises dans les heures nocturnes. Tout ce que la crédulité et la haine peuvent entasser forme le fond des accusations de Saint-Just. 11 refait le discours qu'il a déjà fait tant de fois, et toujours pour conclure à la mort de ses complices de révolution. Ses froides fureurs s'allient à la recherche littéraire. En dé¬ nonçant Danton, il se souvient des philippiques de Cicé- ron contre Antoine. Cette rhétorique, qui n'abandonne jamais les chefs jacobins, contribue à les aveugler au moins autant que leur passion. L'acharnement à perdre ceux qui les couvrent encore est ce qu'il y a de plus tra¬ gique dans l'histoire. Saint-Just ne prononce pas une parole qui ne se retourne contre lui : le dénonciateur se dénonce, l'accusateur se condamne. En poussant Danton à l'échafaud1, il en monte lui-même les pre¬ miers degrés. Les ténèbres de l'intelligence s'amassent. I. C'est sans doute en pensant au rapport de Saint-Just que Bau¬ dot écrit dans ses Mémoires : « Il n'est pas impossible, qu'avec beau¬ coup de subtilité, on tente de réhabiliter la mémoire de Robespierre. La chose est impossible pour Saint-Just, le nom lui restera d'exter¬ minateur. » 258 LA RÉVOLUTION. Dans ce nuage se consomme la ruine de tous. Le rap¬ port de Saint-Just est un long, un aveugle suicide. Au reste, du milieu de cette monotone psalmodie de mort, quelques hautes paroles surgissent comme cles fragments de colonnes dans un cimetière. Toute la Convention applaudit. C'eût été se perdre que de ne pas approuver. Danton s'était laissé arrêter dans son lit; il se croyait suffisamment défendu par la fidélité du peuple ou par l'effroi que répandait son nom. Son premier mouvement en entrant dans la prison du Luxembourg fut un éclat de rire sur ce qu'il appelait : les âneries de Robespierre. 11 cachait ainsi sa honte et sa défaite. Dans le fond, il se croyait "encore la puissance d'émouvoir le peuple. Il remettait au lendemain pour en faire la suprême expérience. Enfin le jour arriva où la Révolution se fit à elle- même le procès dans la personne de Danton. 11 aurait pu appeler en témoignage les grandes journée.s dont il avait été l'âme. Mais déjà on savait que les hommes nouveaux tiraient gloire d'oublier les plus grands ser¬ vices, et qu'un dissentiment d'un moment mettait à néant toutes les choses entreprises en commun. Suivant l'ancien système, on enveloppa Danton, Camille Desmoulins, Hérault dè Séchelles, Philippeaux, Chabot, Lacroix, dans le faux attribué à Fabre d'Eglan- tine, sachant bien que, pour détruire les tribuns auprès du peuple, il faut d'abord les perdre d'honneur. Voilà le LA DICTATURE. 259 thème que Fouquier-Tinville fut chargé de soutenir. A cela se joignit une affaire de fournitures. Il fallait, avant de toucher à la tête de Danton, le souiller par le voisinage des accusés de vol. Danton denfanda que ses accusateurs pussent lui servir de témoins. 11 eût été beau de voir ses ennemis récents écrasés sous sa parole d'Hercule. Que serait devenue la rhétorique étudiée de Saint-Just devant le cri de nature que l'indignation, le danger, la vérité, arrachaient à cette bouche accoutumée à remuer, à bouleverser les foules? Danton parlait les fenêtres ou¬ vertes; ses derniers rugissements allaient retentir sur les places publiques, sur les quais, jusqu'au delà de la Seine; chose cjui semblerait incroyable, si tant de témoins n'empêchaient qu'on en cloutât. Dans les mo¬ ments de crise, nous savons de quel effrayant silence est capable une ville telle que Paris : toute la ville re¬ tenait son haleine pour entendre les derniers accents du tribun. Ses paroles, tantôt entières, tantôt tronquées, étaient commentées en secret par cette multitude qui avait peur d'elle-même. Personne n'osait ni démentir, ni applaudir, ne sachant si l'accusé, ne deviendrait pas bientôt l'accusateur. On ne montrait ni espérance, ni désir, ni même de crainte, tant la crainte enchaînait toutes les langues, quelle que fut l'issue. La curiosité inquiète était le seul sentiment qu'on laissât paraître, et le silence s'en augmentait encore. 260 LA RÉVOLUTION. Pendant tonte une demi-journée, le râle de Danton alla chercher ainsi le peuple rassemblé dans les lieux voisins ; les juges ne crurent pas pouvoir soutenir ce même assaut les jours suivants. Fouquier-Tinville, aux abois, en appelle à la Convention'pour qu'elle le protège contre l'agonie des Dantonistes. Cette fois en¬ core, Saint-Just répondit; jamais il ne se montra plus cruel : « Que les accusés soient mis hors des débats ! » Ce fut la réponse qu'il obtint même des amis de Dan¬ ton, heureux de donner ce gage de la peur à la menace de l'exterminateur. Camille Desmoulins avait préparé une défense qu'il lui fut interdit de lire ; il la déchira avec un rire fréné¬ tique et la lança au visage des juges et des jurés ; c'est ainsi qu'elle a été conservée. Ramenés dans la prison, on ne connaît aucun discours enthousiaste des Dantonistes comme ceux qu'on attribue aux Girondins dans la dernière nuit. Ici il semble que l'indignation, la fureur, le mépris, le rire insultant , aient occupé ces âmes do bronze. Nulle espérance d'un temps meilleur ; l'héritage de la Révolution laissé à des insensés ou à des impuis¬ sants; l'aveu suprême que « l'on n'avait vu encore que les roses ; qu'il valait mieux être un humble pécheur que de gouverner les hommes ; » quant à la vie à venir, nulle curiosité de ce qui se voit dans le tombeau, ou plutôt une sorte d'appétit du néant, comme un repos nécessaire après un travail surhumain et inutile; cepen¬ dant. un certain songe de gloire dans le panthéon de LA DICTATURE. 261 l'esprit humain ; récompense plutôt entrevue que dési¬ rée, tant la lassitude des hommes et des choses était grande chez ces premiers artisans de la Révolution, frappés au milieu de leur ouvrage. Leur mort fut ce qu'elle devait être. Camille Des¬ moulins seul s'étonne de l'abandon du peuple; au pied de l'échafaud, il cherche à l'émouvoir par ses gestes, par ses vêtements déchirés ; il garda ainsi une sorte d'espoir jusqu'au dernier moment. Danton se contenta de laisser tomber du haut de la charrette un regard fier et protecteur sur la foule. Il semblait encore régner sur elle, et jouir de sa domination. Quant au peuple, stupéfait par le grand mot de conspiration , re¬ tenu par l'admiration ancienne , surtout par la peur, il ne laissa voir ni pitié, ni tristesse ; du moins, il s'ab¬ stint de l'insulte, changement qui donna à penser à tous. Ainsi la base de la république allait décroissant chaque jour. Avec les Girondins, avaient été extirpées les âmes les plus hautes ; avec les Hébertistes, les plus, effrénées ; avec les Dantonistes, les hommes de nature et de sens. Il ne restait plus que les hommes de système, qui, en tout temps, sont le petit nombre. La Révolution française ne reposait plus que sur la pointe d'une pyramide funèbre. Comment ne serait-elle pas précipitée? 262 LA RÉVOLUTION. III. PROCES ET MORT DE CHAUMETTE Après avoir détruit en la personne de Danton l'in¬ trépidité et le génie de l'action, restait à détruire la foi naïve et inculte clans la Révolution elle-même. C'est cette sorte de foi que représentaient Chaumette et l'évêque Gobel. Soldat, matelot, scribe par hasard, Chaumette avait été ébloui par les choses nouvelles. La Révolution était devenue promptement pour lui une foi, une idolâtrie, •qui remplaçait à ses yeux toutes les autres. Il en avait fait un culte aveugle, sans cloute, dans ses formes, mais qui tendait à introduire une sorte de religion civile et. populaire, mêlée de chants, d'hymnes, de représenta¬ tions légendaires, où l'imagination des foules pouvait se donner carrière. Toutes les fois que des hommes se rassemblent pour célébrer en commun l'objet de leur enthousiasme, ils sont sur le chemin d'une religion. Quand même ils donneraient à cette fête un nom sceptique, la force des choses protesterait contre ce nom. Il est certain que Chaumette prenait au sérieux les LA DICTATURE. 263 cérémonies du culte de la Raison qui pour Hébert n'avaient été qu'une décoration. Quant à Robespierre, ■comme il ne vit là aucune des maximes de Jean-Jacques Rousseau', cet effort pour innover en dehors de l'imi¬ tation sans l'ordre du gouvernement lui parut un crime d'État. Penser, imaginer, agir, croire ou nier, en vertu d'une impulsion personnelle, était à ses yeux attenter au gouvernement. Chaumette avait cru ingénument que la conscience intérieure était affranchie, que tant de sang versé avait du moins servi à arrêter le bras sécu¬ lier dans la défense de l'ancienne Église. Il devait ap¬ prendre que rien à cet égard n'était changé dans le fond des esprits. Ancien prêtre de Porentruy, l'évêque Gobel ne pouvait avoir l'ingénuité de Chaumette ; la peur entra pour beaucoup dans sa conversion. Mais, à la vue de l'ébranlement de tant de choses, il crut sincèrement, avec une partie du peuple, que la vieille Eglise était condamnée, qu'un siècle nouveau se levait, que le mo¬ ment annoncé par les philosophes et les républicains était venu de sortir avec éclat des formes du passé. Telle était sa disposition, lorsqu'au milieu de la nuit Anacharsis Clootz, Momoro, se présentèrent devant lui et l'adjurèrent au nom du peuple de renoncer à la prêtrise. Gobel se leva en toute hâte; et, trouvant une grande foule réunie dans ses appartements, il ne fit aucune difficulté de renoncer publiquement à la foi ca¬ tholique, à laquelle il avait renoncé secrètement au fond 204 LA RÉVOLUTION. » du cœur. Nous avons vu plus haut qu'il répéta avec plus de solennité cette scène d'abjuration devant la Convention; elle l'en loua par la bouche du président. Acte grave, qui ouvrait à la Révolution un horizon nouveau. Tout le xvie siècle avait débuté par des scènes de ce genre. L'évêque de Pa'ris, suivi de ses vicaires, abjurant la vieille religion, quel exemple donné à tous les prêtres romains! Déjà il avait été imité par un grand nombre. Cet esprit nouveau, hardi, voilà ce qu'il était impossible à Robespierre de concevoir. Il montra qu'il était resté essentiellement un homme du passé , et fit décréter l'évêque Gobel, qu'il jeta pêle-mêle avec Chaumette, Lucile Desmoulins, Arthur Dillon, au pied du tribunal révolutionnaire. C'était conspirer pour l'étranger que d'avoir osé sortir de l'église du moyen âge. Quand ces nouveaux accusés, Chaumette et Gobel, parurent dans les prisons, un ricanement immense les accueillit, fies contre-révolutionnaires furent avertis par l'instinct. Ils comprirent que Robespierre tuait la Révo¬ lution. Comme la fin leur sembla prochaine, ils ne firent rien pour cacher leur joie. Voulez-vous assister à un spectacle instructif? Suivez Chaumette et l'évêque Gobel devant le tribunal révolutionnaire. Us sont accusés d'avoir voulu sortir du cercle des vieilles croyances. Et par qui est soutenue l'accusation? par le plus terrible des novateurs. En présence de ces deux ingénus, la figure de Fouquier- LA DICTATURE. 265 Tinville est incroyable. Si l'on ne voyait les carma¬ gnoles dans la foule, les piques sur le seuil, on pourrait croire que l'on a affaire à l'esprit pharisaïque d'une vieille société personnifiée par un praticien de l'ancien régime. Tous les lieux communs des pouvoirs conservateurs, toutes les redites des vieux parlements sur le danger de l'innovation, sur le respect dû aux autorités consti¬ tuées, tous les axiomes de l'ancien despotisme monar¬ chique et de la dévotion de cour, reviennent dans la bouche de Fouquier-Tinville. Instrument servile de Robespierre, il sert à dévoi¬ ler le maître. Il montre combien le vieil homme l'em¬ porte encore sur le nouveau; la Révolution est toute sur ses lèvres, elle est absente de son esprit. Son perpétuel argument est que personne n'a le droit d'innover, excepté le gouvernement, « qu'il ap¬ partient seulement à la première des autorités de se prononcer en matière si délicate ; » ce qui était nier en deux mots le principe et l'âme de chacune des révolutions modernes, qui toutes ont pour premier effet de reven¬ diquer pour l'individu l'empire de la conscience. Si Gobel réclame le droit de se réconcilier avec la liberté et la Révolution française, Fouquier ajoute ces paroles qui ferment la porte à toute réforme : « qu'il n'est pas possible d'admettre qu'un prêtre d'origine constitué en dignité ait dit de bonne'foi qu'il ne connaissait d'autre culte que celui de la liberté. » 266 LA RÉVOLUTION. Par ces mots, les révolutionnaires jacobins s'opposaient d'avance à toute révolution efficace; chacun était tenu de rester immuablement dans ses superstitions ou ses ténèbres d'origine. Comme le malheureux Gobel restait stupéfait de retrouver dans ses accusateurs et ses juges l'esprit, les maximes, les ténèbres du clergé, un des jurés, de ceux que l'on appelait « solides », se chargea de l'ac¬ cabler et lui asséna ce dernier coup : « qu'il avait été scandalisé de l'atteinte portée au culte par Gobel; qu'il n'était pas possible qu'un prêtre, qui se voit privé de ses honoraires, se réjouisse sincèrement de l'abolition de son culte. » C'est ainsi que ces intrépides compre¬ naient les questions souveraines et se scandalisaient de toute hardiesse d'esprit comme d'une hérésie ou d'un dommage. Après cet exemple, ne craignez plus qu'aucun prêtre sorte de l'Église et embrasse la foi de la Révo¬ lution. La guillotine complaisante reçut l'évêque Gobel ; elle lui rendit sa croyance ancienne, qu'il se repentit, trop tard, d'avoir abandonnée pour une révolution qui tuait ses fidèles. Selon l'usage, il avait été confondu avec Chau- mette, parmi une foule d'au très accusés, tous étrangers à son crime. Dans le bulletin de l'exécution, on lit après tous les noms : « plus la femme Hébert, trois voitures. » Lucile, veuve de Camille Desmoulins depuis huit jours, était aussi du cortège. Camille, dans sa der- LA DICTATURE. 267 ïiière lettre, semblait l'inviter à l'échafaud. Elle arriva fidèlement au rendez-vous. Ainsi, sous cet amas de cadavres, fut ensevelie l'idée la plus audacieuse, celle qui pouvait ruiner clans son esprit l'ancien régime religieux. On la cacha parmi les têtes coupées , pour qu'elle ne fût même pas aperçue sur l'échafaud. ÏY. FETE DE L ETRE-SUPREME. Deux jours après la mort de Danton, Couthon annonce un projet de fête à l'Eternel. Déjà, après le supplice de Chaumette, tout se tourne officiellement chez les Jacobins vers les questions religieuses; le mot d'ordre est donné par Robespierre. Couthon, qui servait à libeller les volontés du maître, se jeta le premier dans cette carrière par une suite d'invectives contre les monstres qui ont prêché l'athéisme1. Il prend à parti les philosophes déjà dénoncés par Rousseau. « Où sont-ils ces prétendus philosophes?.../mais non, ils ne paraîtront pas ! » Saint-Just et même Billaud-Varennes (le patriote 1'. Ce nom d'athée a été prodigué plus tard aux idéologues, à M. de Tracy, etc. etc. 268 LA RÉVOLUTION. rectiligne), dans son langage géométrique et barbare, continuent de faire le procès aux incrédules. Rien de plus étrange que de trouver dans la bouche- de ces hommes l'ancien interdit prononcé par les an¬ ciens clergés contre les penseurs de tous les siècles. Il s'agissait ici, après avoir écrasé les partis les plus audacieux, d'anéantir leur mémoire; le procédé le plus simple parut encore celui des pouvoirs de l'ancien ré¬ gime. Les noms « d'apôtres fougueux du néant, de mis¬ sionnaires fanatiques de l'athéisme, » tant de fois em¬ ployés et usés par l'Église, reparurent, rajeunis, dans la bouche des Jacobins. Tous ceux qu'ils avaient condamnés, les Girondins, les Danton , les Chaumette , que le peuple pouvait regretter, se trouvèrent ainsi maudits au nom du passé et du présent. Après les avoir tués, il sembla utile de les mettre au ban de l'espèce humaine. Cependant le culte de la Raison, noyé sitôt dans le sang de ses auteurs, avait appris quelque chose à Robespierre ; en le proscrivant, il se promit de le rem¬ placer. Rousseau lui fournit le fond de l'idée; avec son illusion sur le catholicisme, il eût pu emprunter à Bos- suet le sermon sur le culte dû à Y Etre-Suprême. Il est vrai que Robespierre, dans son système qui porte tous les caractères de la secte et de l'imitation, se contredit à chaque mot. « Toutes les sectes, dit-il à la Convention, doivent se confondre dans la religion uni¬ verselle de la nature... Le véritable prêtre de l'Être- LA DICTATURE. 269 Suprême, c'est la nature... » Ce mot de nature revient incessamment. Qu'est-ce que cela, si ce n'est le natura¬ lisme qu'il va maudire dans les lignes suivantes? Le système de Robespierre retombe dans celui de Chaumette. Le prescripteur rentre dans la religion du proscrit; il n'y a entre eux de vraie barrière que l'échafaud dressé par l'un contre l'autre. Le déisme jacobin, commenté par la prêtresse nature, a beau con¬ server l'intolérance de la vieille Église où il a pris nais¬ sance : il est de la même famille que ce qu'il tue. C'est à ces systèmes qu'il faut appliquer le mot de Dan¬ ton : « Ce sont tous des frères Caïn ! » Si on les presse, ils vont de l'un à l'autre; la dif¬ férence n'est que de surface. Jamais les stoïciens ado¬ rateurs de Dieu n'ont entrepris de tuer les adorateurs du grand Tout; ils savaient qu'ils étaient de la même Église. Cette vue claire a manqué aux hommes de la Révolution. Personne n'a mieux servi à les aveugler sur ces prétendues incompatibilités que Robespierre. Ou plutôt les haines, les ressentiments, les soupçons, les projets implacables se sont dissimulés à leurs yeux sous de profonds semblants de différences religieuses et métaphysiques, qui se sont évanouies pour la pos¬ térité. La dévotion de Couthon, de Billaud, de Saint-Just, le lendemain de l'auto-da-fé de Chaumette et de Gobel, n'a jamais pu convaincre personne. C'est là, trop évi¬ demment, une homélie officielle, une profession de foi 270 LA RÉVOLUTION. gouvernementale, faite, comme le dit Couthon, pour être affichée sur les guérites. Robespierre avoue clairement qu'il pfoussa au sup¬ plice de ceux qu'il appelle les athées, dans le désir de satisfaire à l'opinion cles princes coalisés. Si ce fut un calcul, jamais il n'y en eut de plus faux sur la terre. Les révolutionnaires , pour plaire au monde, eurent beau verser le sang des révolutionnaires ; le monde les laissa faire; il les encouragea même dans cette œuvre. Quand elle fut achevée, il ne mit guère que l'épaisseur d'un cheveu entre les tueurs et les tués, entre Robes¬ pierre et Ghaumette, Couthon et Gobel, Saint-Just et Anarcharsis Glootz. Quel est aujourd'hui l'homme du monde qui en fait la différence? Où est le croyant orthodoxe qui préfère de beaucoup le culte de l'Être- Suprême au culte de la Raison? Le peintre David fut chargé par Robespierre de composer le plan de la fête du 20 prairial. Il ne put échapper à une mythologie qui touchait de trop près à celle qui venait d'être punie par le sang des Héber- tistes. Ces monstres figurés dans le jardin des Tuileries, l'Athéisme, l'Épicurisme, la Fausse Simplicité, que Robespierre, armé du flambeau de la vérité, va réduire au néant, n'était-ce pas la même décoration, le même esprit théâtral, avec la naïveté de moins? Les conventionnels, amis de ceux qui avaient péri, se demandaient s'il avait fallu verser ce sang pour re¬ faire sitôt les mêmes imitations de l'Opéra. En quoi LA DICTATURE. 271 ces personnifications grossières valaient-elles mieux que celles qui avaient été proscrites avec tant de cruauté ? Idole pour idole, en quoi la Sagesse au front calme et serein était-elle si différente de la Raison inaugurée par Chaumette? Dans la procession de la fête de l'Être- Suprême, l'obéissance mit d'abord un certain intervalle entre Robespierre et le reste de la Convention. A mesure que l'on marchait, la répulsion, la haine augmentèrent cette distance. Il s'avançait seul pendant que, derrière lui, on profitait de son éloignement pour passer de la critique à l'imprécation. Le peuple partagé en masses profondes, les hommes d'un côté, les femmes de l'autre, voilà le spectacle que l'on n'avait pu gâter. Mais pourquoi le tribunal ré¬ volutionnaire se montrait-il rassemblé aux fenêtres de Villatte? Était-ce pour signaler de nouvelles victimes, jusqu'au milieu de la joie publique? Pourquoi chaque sentiment, chaque geste, chaque impression étaient-ils marqués et imposés d'avance dans le programme de David? On y reconnaissait à chaque mot l'empreinte du maître. Ne pouvait-on donc jouir du soleil que suivant ses ordres, et autant qu'il y consentait? Pour¬ quoi ce luxe de contrainte au milieu d'une fête ? Pour¬ quoi marquer le moment où les mères doivent sourire à leurs enfants, les vieillards aux adolescents et à leurs petits-fils? Avait-on donc oublié la liberté à ce point que l'allégresse et les larmes de joie et les ca¬ resses et les sourires même dussent être commandés et m LA RÉVOLUTION. décrétés par avance? On voyait bien que tout avait été concerté par le séide de Robespierre pour lui faire un triomphe d'orgueil! C'est à lui que tout se rapportait; et ce n'est pas sans intention qu'il précédait de si loin la Convention, tandis qu'elle marchait confusément en troupeau derrière lui. Comme il s'avançait en maître ! Entendait-on les cris du peuple ? Ils s'adressaient tous à Robespierre, et pas un seul à l'Assemblée. Ainsi c'était un maître que l'on s'était donné. Comprenait-on maintenant la secrète intention de ce culte nouveau si péniblement inventé? A quoi bon ces nouveaux autels,^quand les anciens menaçaient en¬ core? Yoilà donc le secret de tant de ménagements, de tant de caresses pour les superstitions passées ! On brûlait de les faire renaître. Déjà on les imitait pour s'en faire un nouveau droit divin. Telles étaient les paroles que les conventionnels échangeaient entre eux pendant cette longue marche qui leur parut un affront, des Tuileries au Champ de Mars et du Champ de Mars aux Tuileries. La liberté de la place publique, le bruit des hymnes, des sym¬ phonies , des chants du peuple qui couvraient leurs murmures et les assuraient contre la délation, le grand air, le mouvement, tout les encourageait à se montrer ce qu'ils étaient après un si long déguisement. Les plus téméraires parlaient; les autres ne craignaient pas d'écouter. Emportés par ces conversations, ces confi¬ dences, Thirion, Ruamps, Montaut, Duhem, ne gardé- LA DICTATURE. 273 rent plus aucune mesure. En pleine révolte, ils élevèrent la voix de manière à être entendus de Robespierre. Ils commencèrent par le railler et finirent par l'insulter. Lecointre, de Versailles, l'appela plus de vingt fois dic¬ tateur, tyran, déjà il menaçait de Iç tuer. Poursuivi par ces huées, au milieu de son triomphe, en vain Robespierre pressait le pas. Les malédictions le suivaient. Arrivé sur la place où la guillotine avait été voilée pour un jour, il comprit qu'elle était son seul refuge. 11 se promit de la relever le lendemain plus terrible que jamais à la Convention 1. 1. « Robespierre était à la tête de cette procession, en qualité de président de la Convention nationale. Il était vêtu d'un habit couleur bleu céleste, suivant son usage, et tenait à la main un bouquet de fleurs. On remarqua qu'il y avait un intervalle considérable entre ses collègues et lui. Le fait de l'intervalle est vrai. Les uns ont attribué cet intervalle à une simple déférence, les autres ont pensé que Robes¬ pierre avait essayé par là une épreuve de souveraineté. Pour moi, je suis porté à croire que c'est la haine que l'on portait à Robespierre qui détermina cette séparation. En effet, les anciens partisans de la Gironde ne pouvaient lui servir d'acolytes; les indifférents tie vou¬ laient point approcher le monstre de trop près; les montagnards avaient en horreur la cérémonie et le pontife. Il ne faut pas croire qu'il y eut beaucoup d'encens pour le dieu du jour. J'entendis beau¬ coup d'imprécations proférées assez haut pour parvenir jusqu'aux oreilles du sacrificateur. On a dit qu'il aurait pu profiter de ce jour-là pour déclarer sa souveraineté. Il n'en faut rien croire : le méconten¬ tement était partout, la satisfaction et la joie nulle part. IL est bien plus vrai de dire que sa perte fut jurée dans cette procession triom¬ phale. Plusieurs ne s'en cachèrent point, et si l'intervalle n'en fut. pas la principale cause, au moins les conjurés en profitèrent pour aug¬ menter leur nombre et faire croire à la dictature. Du reste, la céré- H. 18 274 LA RÉVOLUTION. Ainsi cette fête ne produisit que de nouvelles fureurs. De ces hymnes, de ces chants d'allégresse sortit la loi de prairial, faite pour terrifier les terroristes. y. LOI DU 22 Pn AIRIAL. Robespierre avait formé, avec Couthon et Saint-Just, un comité de police générale; gouvernement occulte, séparé, qu'il s'était réservé loin de ses autres collègues du Comité de salut public. A mesure que la passion de tout dominer augmentait en lui, il cherchait la solitude et fuyait les témoins. Dans le palais des Tuileries, rempli par la Gonven- monie fut terminée par un discours amphibologique, sans force, sans vigueur, et Robespierre ne retira de son prétendu triomphe que la haine des uns et le mépris dés autres, n'ayant su donner ni caractère ni dignité à une si haute déclaration. « Il n'y avait pas entre Robespierre et moi plus de huit personnes de file ; j'ai entendu toutes les imprécations. Elles partaient de Thi— rion, de Montaut, de Ruamps, et surtout de Lecointre de Versailles, qui appela plus de vingt fois Robespierre dictateur, tyran, et menaça de le tuer. Robespierre s'en plaint dans ses discours. Il faut remar¬ quer que ces injures étaient adressées au dictateur, et point du tout à l'Ètre-Suprême. Lecointre et les autres croyaient que Robespierre avait proposé cette idée, pour établir sur le droit divin le pouvoir qu'il voulait usurper. » — Mémoires inédits de Baudot. LA DICTATURE. 275 tion muette et par l'administration, il s'était choisi une place écartée, où nul n'était admis que ses deux com¬ plaisants, Saint-Just et Couthon. Là régnait le conseil secret, dont personne n'ap¬ prochait; ceux qui osaient encore railler l'appelaient tout bas en se détournant : le Sanhédrin1. C'est dans cet isolement profond que Robespierre passait de longues heures à méditer sur les dangers nouveaux qui, selon lui, se dressaient contre la Répu¬ blique ; car il avait appris depuis longtemps à consi¬ dérer comme un péril national les coups qui se tour¬ naient contre lui; trop avisé, malgré ses troubles d'esprit, pour ne pas voir que ceux qu'il avait tués commençaient à renaître et cherchaient des vengeurs chez ceux qu'il avait laissé vivre. Le mot de Barëre, que « les morts ne reviennent pas, » devenait chaque jour plus faux. Couthon le ré¬ futait chaque jour, répétant à satiété que « l'ombre de Hébert, de Danton, de Chaumette, se promène en¬ core parmi nous. » Rien n'était plus vrai. Saint-Just aussi avait perpétuellement à la bouche le nom de Dan¬ ton, « comme si les Euménides l'eussent marqué de ce nom sur. les épaules2. » C'était la condamnation absolue du système qu'il suivait. Plus ils avaient fait tomber de têtes, plus ils sen- i. Mémoires inédits de Baudot. 1 Ibicl. 276 LA RÉVOLUTION. taient de résistance. Ceux qui applaudissaient au meurtre de leurs amis le faisaient par lâcheté, pour être épargnés; mais dans leurs soumissions, dans leurs acclamations mêmes (car ils allaient jusque-là) il man¬ quait quelque chose. Tantôt leur joie était trop vive; alors elle paraissait affectée ; tantôt elle était accom¬ pagnée de surprise; et cet étonnement passait pour une marque de blâme et un commencement de révolte. Premier châtiment de tant de supplices. Ils ne don¬ nèrent jamais un instant de sécurité à ceux qui les avaient ordonnés. La bassesse, l'adulation, la complai¬ sance, ne parvinrent à rassurer Robespierre contre les survivants; il leur attribua toujours une plus longue mé¬ moire et un reste de pitié ou de sympathie pour leurs morts. Ne pouvant croire que de si grands reniements fussent sincères, il vit dans Legendre un autre Danton, dans Touché un autre Chaumette, malgré leur proster- nement d'esclaves à ses pieds. Ainsi ce qu'il avait écrasé se relevait; le travail était toujours à refaire. La mort engendrait le vivant ; et ce vivant, c'était toujours l'ennemi. Il éprouva toutes les misères du despote ; cette renais¬ sance de vengeurs qui s'engendraient les uns les autres, il la prit pour la conjuration à laquelle il devait mettre fin, et ne fit plus rien qui ne servît à l'éterniser. Per¬ pétuellement résonnaient à ses oreilles les trompettes funèbres rappelant à Néron le meurtre d'Agrippine. Ce n'était pas le remords, car le remords n'existe LÀ ,DICTATURE. 277 pas dans le despotisme populaire ; c'était le sentiment vrai du danger qui éclatait au milieu du silence ou de l'assentiment de la foule. Une chose a perdu les hommes de la Révolution. Ils se sont trompés sur la puissance de la mort; ils ont cru qu'elle finit tout; ils n'ont pas soupçonné, au contraire, qu'elle engendre l'immortel, et que chaque victime en¬ fante son vengeur. Par là, ils se sont embarqués, sans gouvernail, sur une mer de sang, où la terreur enfantait perpétuellement la terreur. C'est pourquoi ce régime a augmenté de jour en jour, à mesure que le danger extérieur, qui en était le prétexte et l'excuse, a dimi¬ nué. Au commencement de 94, en germinal, en floréal, en prairial, tous les chefs, Robespierre, Rillaud, Cou- thon, ne se lassent pas de redire que « l'Europe est vaincue, que le succès de nos armes est désormais in¬ contestable; que le bruit de nos victoires retentit dans l'univers. » Et pour bien prouver à la postérité que ce n'est pas le péril qui a fait'le système, c'est au mo¬ ment où tous les orateurs triomphent, où le péril est le moindre, que l'épouvante va être portée au comble parla loi du 22 prairial. En effet, il ne s'agit pas de tenir tête à l'Europe, ou d'écraser les royalistes du dedans ; pour cela, on est suf¬ fisamment armé. Il s'agit maintenant de décimer les amis de Danton, de Hébert, de Chaumette, de tous ceux qu'on a tués, c'est-à-dire l'a Convention, et principalement les soutiens les plus solides de la République, la Montagne. 278 la révolution. Mais comment faire comprendre à ce qui reste de républicains tels que Billaud, Collot-d'Herbois, Bour¬ don de l'Oise, Merlin de Thionville, que l'intérêt de la République exige qu'ils se laissent tranquillement égor¬ ger par Robespierre ; qu'à lui doit appartenir le droit de vie et de mort sur tous les Français, y compris les représentants du peuple? 11 n'osa pas le dire clairement; ce premier manque d'audace devait lui être fatal. La Convention avait-elle jamais refusé de lui livrer un seul de ses membres? 11 est vrai qu'il avait fallu au moins le demander. Malgré la soumission parfaite de l'Assemblée, cette déférence commençait à peser à Ro¬ bespierre; soit qu'elle lui parût humiliante, soit qu'elle imposât un retard d'un moment à l'impatience de ses haines. D'ailleurs il prévoyait que ses demandes seraient fréquentes et nombreuses. Quel mécompte, si un jour la Convention, lasse cle voir ses rangs diminués et vides, se refusait à être décimée davantage ! Plutôt que de courir ce péril, il aima mieux tout trancher d'un seul coup, en se masquant sous un déguisement de précau¬ tions qui ne lui était pas ordinaire. Le texte de la loi de prairial nous est resté tout entier de sa main; les nombreuses ratures prouvent combien il a été calculé avec art. Ce qui se montre d'abord, est un esprit d'extermination par lequel le monde entier est mis sous le glaive. Je pense qu'il voulut deux choses : d'abord don- LA DICTATURE. ^ 27» ner une pâture à ses haines ; ensuite allécher tous les hommes de proie et de sang de la Convention, de manière que, sans consulter ni réfléchir, ils se jetassent sur cet appât et votassent, par gloutonnerie de la mort, sans le savoir, leur propre échafaud. Puis vient l'énumération des ennemis du peuple. La nomenclature vague, immense, sans limite, peut comprendre, comme le vœu de Caligula, l'univers. Au milieu de cette machine de mort ainsi dressée, faite pour éblouir les plus furieux, se cache froidement un article 10 qui semble d'abord insignifiant, tant il est enveloppé et rapide. Cet innocent article donne au Co¬ mité, c'est-à-dire à Robespierre, droit de vie et de mort sur la Convention. C'est pour cet article que la loi est faite. S'il passe, la Convention entière peut être envoyée à la boucherie. Dignes représailles des moqueries contre- le pontife de l'Être-Suprême! L'embûche ainsi tendue, le moment de crise arrivé, Robespierre fait ce qu'il a toujours fait en des occa¬ sions semblables. Il se retire. Ce n'est pas lui qui ira porter à l'Assemblée, à l'insu du Comité, la loi d'extermination, c'est le séide Couthon. Il parle au nom du Comité de salut public, et aucun de ses membres n'a été prévenu; car le piège est dressé d'abord contre le' Comité. On compte sur la surprise, sur la servilité ordinaire, sur le silence accoutumé. Il est surprenant qu'en de tels moments de crise, le besoin de rhétorique, de phrases étudiées,, 280 LA RÉVOLUTION. laborieuses, n'ait, pas été oublié même par les plus rudes, tels que Couthon. .11 couvre de fleurs la loi de prairial f mais bientôt le naturel reparaît. Couthon jette effrontément comme un glaive la loi dans l'Assemblée. Tous se turent et courbèrent la tête ; soit qu'ils ne vissent pas le danger, soit qu'ils feignissent de ne pas le voir. Ruamps seul s'écrie : « Si la loi passe, je me brûle la cervelle; » il demande pour ajournement un répit de deux jours. Deux autres membres se joignent timide¬ ment à lui par quelques paroles, Lecointre de Versailles et Bourdon de l'Oise. Us avaient senti le froid du fer. Les autres restent immobiles et muets; car Robespierre, étonné de rencontrer une ombre d'opposition, s'était levé pour les confondre : « Depuis longtemps la Con¬ vention nationale discutait et décrétait sur-le-champ. Qu'avait-on besoin d'ajourner la justice? C'était là une chose insolite, et sans doute elle cachait la trahison contre la liberté. » Tel est le résumé de ses paroles. Il n'en fallait pas tant pour ramener le silence et la soumission ordinaires, après ce faible essai d'un courage qui parut une folie. La Convention vota sans délibérer davantage les vingt-deux articles de la loi homicide. Et comment aurait-elle été retenue par la pitié pour les autres, quand elle n'osait en avoir pour elle-même et qu'elle se précipitait en esclave sur le fer qui lui était tendu par ses maîtres? Robespierre, dans la soirée du 22 prairial, jouit LA DICTATURE. 281 sans trouble de ce triomphe; il put se dire que toutes ces vies lui appartenaient. Rentré chez le menuisier Duplay, au milieu des jeunes filles qui le fêtaient et dont l'une était, dit-on, sa fiancée (quelques-uns pen¬ sent qu'il fut capable d'affection), il dut se reposer un moment de son ouvrage. Avec le mélange accoutumé d'idées rustiques empruntées de Y Emile, et d'idées sinistres à la Marius, il caressa le songe de sa toute- puissance; moment unique, qui fut pour lui le comble de la fortune. Maître de la Convention, maître de la France, où était la créature qui ne dût. trembler et dis¬ paraître devant lui ? Et ce qui amusait son orgueil, il régnait du fond de la boutique d'un menuisier! Cependant la nuit était venue; les membres de la Convention, retirés par petits groupes, loin des yeux du chef jacobin, s'étonnent de ce qu'ils viennent de faire. Une peur-succédant à une autre, ils s'effrayent de s'être mis tous si complaisamment la tête sur le billot, à la discrétion du bourreau. Ceux qui se sentent le plus menacés (c'étaient les républicains les plus hardis) excitent les autres à re¬ venir tous ensemble sur la décision de la veille. Les heures de la nuit furent ainsi employées. Quand l'As¬ semblée se retrouva le lendemain réunie, on profita de la sécurité et de l'absence de Robespierre pour faire ce que l'on n'eût osé tenter devant lui. Rourdon de l'Oise court à la tribune; il prend à témoin l'Assemblée que, dans le décret de la veille, elle 282 * LA RÉVOLUTION. n'a pas entendu abandonner les membres de la Con¬ vention au bon plaisir du Comité. S'encourageant les uns les autres par le danger commun et surtout par l'absence prolongée de Robes¬ pierre, presque tous approuvent bruyamment. Il ne manquait plus que de trouver une forme qui ménageât l'orgueil du maître, tout en lui désobéissant. Le jurisconsulte Merlin de Douai fournit cette for¬ mule à ceux qui voulaient bien oser quelque chose, à condition toutefois de ne pas offenser. L'article 10 est interprété, c'est-à-dire annulé. La Convention échappe au piège. Il ne reste dans la loi que ce qui menace les citoyens pris én masse. Tout cela fait, délibéré, voté à la hâte comme si on eût craint d'être surpris avant d'avoir achevé, ou que le courage vînt à faillir au milieu du vote. Puis on s'em¬ presse de se séparer pour s'épargner l'envie de se dé¬ dire encore. Au milieu de son triomphe, Robespierre apprend que ce règne, dont il se croyait si sûr, est menacé. Aucun historien ne raconte de quel air il reçut cette nouvelle; si j'en juge par la fureur qui le trahit en public, il est aisé de voir ce qu'il éprouva dans le sai¬ sissement de cette première défaite. Le lendemain, 2A prairial, contre son habitude, il est un des premiers à son banc dans la Convention. Comme il arrive infail¬ liblement dans les assemblées qu'après un instant d'audace la soumission devient plus grande, la Gon- LA DICTATURE. 283 vention n'avait jamais montré tant d'obséquiosité. A l'attitude embarrassée de la plupart de ses membres, elle semblait une coupable devant son juge; elle de¬ mandait à rentrer en faveur. Qui sait ce que Robes¬ pierre eût tiré de ces premiers indices de supplica¬ tions et presque de repentir, s'il eût osé? Mais la grande audace lui manqua; il n'eut que la petite. Au lieu d'avouer son entreprise, de réclamer la toute-puissance par la menace, et, comme il savait si bien faire, au nom de la nécessité, il s'abaissa à mentir. Il nia tristement l'évidence ; et il est vrai que c'est Couthon qu'il chargea d'abord de ce soin. « Quoi! ils sont accusés d'avoir voulu porter atteinte à la sûreté des membres de l'Assemblée? On les soupçonne de vouloir usurper, eux qui abhorrent l'idée seule d'une autre domination que celle du peuple? N'est-ce pas la plus atroce des calomnies ? Et qu'ont dit de plus Pitt et Co- bourg? Au reste, qu'on leur ôte ce pouvoir, puisqu'ils ont perdu la confiance; ils sont prêts à donner leur démission. » A ces paroles, Robespierre ajouta ce qui pouvait faire oublier qu'il était accusé : « Les factions sacri¬ lèges, le parti des bons et celui des méchants. » Tout à coup, sans transition, il se détourne contre Bourdon de l'Oise avec une puissance de haine qui montra combien celui-ci avait dit vrai et porté le trait au cœur. Sous les cris de Robespierre, l'Assemblée se sent en¬ core une fois terrifiée. Elle demande son pardon par ses- 284 LA RÉVOLUTION. applaudissements. Merlin de Douai proteste que, si son esprit a erré, il n'en a pas été de même de son cœur. Bourdon de l'Oise veut s'excuser : « J'estime Couthon, j'estime le Comité, j'estime l'inébranlable Montagne. » Tallien aussi, qui a eu le malheur de déplaire, se prosterne en public ; il redemande, dans une lettre pri¬ vée, l'ancienne faveur. Quant à la Convention, annihilée par la menace, elle se dédit pour la seconde fois en sens contraire. Elle efface comme une injure ses pré¬ cautions de la veille; elle revient à la lettre de la loi du 22 prairial, ne voulant pour garantie que la parole am¬ biguë du maître. Ainsi finit, pour l'humiliation de tous, cette entre¬ prise contre l'Assemblée; premier essai avorté du 9 thermidor. On y voit paraître timidement quelques- uns des chefs qui, plus tard, acquerront plus d'audace, Tallien, Bourdon, et, dans l'ombre, Billaud-Yarennes, Collot-d'Herbois. Le cœur faillit à la Convention pour tirer parti de ces prémices de révolte. Puisqu'elle se renia, on peut dire qu'elle fut vaincue. Robespierre le fut plus encore; car son entreprise fut repoussée aussitôt que découverte; pis que cela, il fut obligé de mentir sans espoir de convaincre personne, ce qui montra combien son pouvoir était fragile. Après cette fausse paix, il était impossible que les choses rentrassent dans leur premier état. La Conven¬ tion savait que Robespierre voulait la décimer, et que l'occasion seule avait manqué. Robespierre savait son LA DICTATURE. 285 secrel divulgué, et qu'il n'avait manqué à la Convention que le courage de le perdre. Tous deux, en face l'un de l'autre, ennemis mortels, se sourient en attendant l'occasion de se porter le dernier coup. Dans ces mêmes jours, une jeune fille, Renault, s'était présentée à la porte de Robespierre; on avait trouvé sur elle deux couteaux. Interrogée, elle répond « qu'elle a voulu voir comment était fait un tyran. » Cinquante-trois personnes furent choisies pour mourir avec elle. Son père, sa mère, ses sœurs, se trouvèrent pêle-mêle sur les charrettes avec d'anciens serviteurs du roi, tous revêtus de robes rouges, insignes des par¬ ricides. Cet appareil inusité, cette immolation de tant de personnes rassemblées sans causç apparente, ce costume des anciens criminels de lèse-majesté, était-ce une flatterie envers Robespierre, une consolation pour ses soucis récents, une espérance, un encouragement à persévérer dans la même voie sanglante ? Tout cela put entrer dans les intentions du bourreau. La raison ap¬ parente est qu'il fallait honorer, par le spectacle d'un supplice de parricides, le Père du peuple. .286 LA RÉVOLUTION. VI. LA DICTATURE. Les historiens jacobins s'épuisent à chercher quelles petites circonstances eussent pu empêcher la chute de Robespierre, sans voir que cette chute était inévitable, puisque Robespierre la précipitait par tous ses actes. Lui-même, minant le sol sous ses pas, avait détruit les seuls hommes qui pouvaient être ses soutiens. 11 ne se confiait qu'gn ceux qui étaient inconciliables avec lui. Que lui restait-il donc à faire, qu'à périr? Ces mêmes écrivains accusent Billaud, Barère, Ruamps, Bourdon de l'Oise, d'avoir pris des précau¬ tions contre la mort que Robespierre leur préparait. Le système a manqué, dit-on, parce que ceux qu'on vou- 9 lait faire périr, ne s'y sont pas prêtés; égoïsme cou¬ pable, sans lequel la Révolution touchait au port. Ainsi ■de toutes parts on se met en dehors de la nature humaine. Qu'est-ce qu'un système qui a besoin de la •complicité des victimes à se laisser égorger? On arri¬ vait à l'extrême de l'absurde. Robespierre se réveille ■dans le désespoir. Aussi bien les instruments s'usaient à vue d'œil. De¬ puis la loi du 22 prairial, tout le monde était las ; sou- LA DICTATURE. 287 vent les chevaux et les charrettes manquaient pour les supplices. Fouquier-Tinville se trouvait mal en traver¬ sant la Seine. 11 croyait voir les ombres des morts le poursuivre. Chaque quartier se lassait à son tour de posséder la guillotine, et sous prétexte de l'air corrompu (car on n'aurait osé alléguer la pitié) demandait qu'elle fût éloignée. Il avait fallu la transporter de la place de la Révolution à l'autre bout de la ville, à la barrière du Trône. Là aussi elle était menacée. Paris la vomis¬ sait; sera-t-on obligé de l'éloigner encore? Saint-Just lui-même parlait de la transporter au loin avec quatre tribunaux ambulants dans des parties encore neuves des départements, là où le spectacle des supplices ne serait pas émoussé par l'habitude. On irait au-devant des victimes; la satiété du sang n'engendre¬ rait pas le dégoût du système. Après l'immolation des chefs, il conviendrait peut- être, pour le reste, de se contenter de la déportation sur des terres lointaines et insalubres. Ainsi, dans ces vagues projets, il y avait à la fois une promesse de sévérités nouvelles pour les uns, un horizon autre que la mort pour les autres. Dans tous les cas, Saint-Just eût voulu cacher l'épuisement du sys¬ tème; les choses s'y refusaient encore plus que les hommes. Qui eût pensé qu'au milieu de ces continuelles fu¬ nérailles il y eût encore chez les Français une place pour le rire et la moquerie ? Le plus grand signe de dé- 288 LA RÉVOLUTION. périssement de la toute-puissance de Robespierre, c'est qu'on osa se jouer de lui, en face, dans la Conven¬ tion; et voici comment la scène fut préparée. On avait souffert toutes les barbaries sans se plaindre; mais, dans la fête de F Etre-Suprême, Robespierre avait provoqué par sa dévotion affectée les malices et les rancunes de l'esprit du xvine siècle. Cet esprit se releva et jura de se venger. Les inventeurs de cette trame découvrent dans un galetas du faubourg Saint-Jacques une illuminée, Cathe¬ rine Théot, fanatique de Robespierre et Égérie de Don Gerle. Ils forgent une prétendue lettre de la sibylle à Robespierre, qu'elle appelait le pontife de l'Être- Suprême. On y joignit tout ce que l'on put trouver ou entasser de superstitions ridicules. Ce personnage gro¬ tesque, enlaidi encore par l'imagination de Barère, fut l'objet d'un vaste rapport que Yadier lut à la Con¬ vention; parodie du grand-prêtre de F Être-Suprême, sous les traits de la prophétesse. Et pour que la ressem¬ blance ne pût échapper à personne, on ne manqua pas de ramener l'éternelle accusation de conspiration. 'Cette plaisanterie atroce concluait à jeter à l'échafaud, avec tous ses' compagnons d'idolâtrie, la vieille Catherine Théot, dont Barère avait changé le nom en Théos. Le plus incroyable est que les ennemis de Robes¬ pierre choisirent le temps où il présidait l'Assemblée ; chacun était d'avance dans le secret de cette comédie aristophanesque. Lui seul et quelques-uns de ses fidèles LÀ DICTATURE. 289 consternés gardaient le silence; les huées partaient de tous côtés ; elles le transperçaient d'autant plus visible¬ ment qu'il semblait occuper le fauteuil pour recevoir tous ces traits à la vue de la France, sans danger pour personne. Cette scène fut une des plus douloureuses de sa chute. Il affectait urt funèbre sourire; dans le fond du cœur les furies se déchaînaient. Si la Terreur eut été à refaire, il en aurait eu la conception à ce mo¬ ment. Un pouvoir qui a commencé à être ridicule ne peut regagner le sérieux que dans le sang. Où était désormais le refuge de Robespierre, sinon dans la pleine puissance incontestée, c'est-à-dire dans la dictature? Je ne doute pas que le projet de s'en saisir, depuis longtemps médité", ne prît sa consistance après quelques-unes des scènes que je viens de dé¬ crire. Les relations inédites sur lesquelles je m'appuie ici, s'accordent à placer cette entreprise-d'usurpation au commencement de messidor. D'après ces récits, Robespierre se présenta un soir, à onze heures, au Comité de salut public, suivi de sept à huit compagnons porte-bâtons qui lui servaient d'escorte et qui l'attendirent dans une des salles voisines. Saint- Just parut bientôt après; et l'on ajoute que : « toutes les fois qu'ils avaient eu à faire cles demandes sinistres, telles que l'accusation de la Reine, la mort de Danton, ils avaient toujours choisi une heure sépulcrale, une heure avancée de la nuit; soit pour profiter de la fatigue des membres du Comité, soit qu'en effet ils eussent II. . 19 290 LA RÉVOLUTION. dans la pensée que les grands coups se portent dans les ténèbres et que les esprits sont plus faciles à frapper au milieu de la nuit i. » Depuis longtemps, Robespierre et Saint-Just avaient proposé une nouvelle épuration de la Convention, un second 31 mai qui devait porter principalement sur la Montagne. Us avaient voulu y comprendre quelques hommes du côté droit, tels que Sieyès, continuant ainsi à frapper de tous côtés, mais avec plus d'achar¬ nement sur les leurs. Ces demandes de mort avaient été rejetées. Quand le Comité vit entrer le triplé Consu¬ lat (nom que Sieyès donnait à Robespierre, Saint-Just et Couthon), on crut d'abord qu'il s'agissait seulement de revenir sur ce refus et d'obtenir enfin les supplices demandés. Personne ne soupçonnait jusqu'où irait l'au¬ dace. Pour s'y essayer, Robespierre commence par atta¬ quer Carnot sur la lenteur de la guerre. N'étant point interrompu, il s'enhardit, jusqu'à l'accuser d'être d'ac¬ cord avec les ennemis de la République. Soit étonne- ment, soit dédain, Carnot se couvre le visage de ses deux mains et garde le silence. D'autres prirent sa défense. Chacun sentit que ce n'était là qu'une première attaque; on pressa Robes¬ pierre de s'expliquer. Alors il parla en maître et se donna carrière. Ne I. Mémoires inédits du conventionnel Baudot. LA DICTATURE. 294 gardant plus de frein dans ses dénonciations, il dit ^ « Que jamais la République n'avait été dans un péril si imminent ; que la Convention n'était qu'une fabrique de lois sans ordre, sans vues, sans direction; que chaque district se gouvernait à sa fantaisie ; que les représen¬ tants du peuple en mission dans les départements ou près des armées abusaient de leurs pouvoirs; qu'ils fai¬ saient plus de mal que de bien ; qu'il était temps de les punir. D'ailleurs, son collègue Saint-Just avait recueilli un grand nombre de faits sur l'intérieur de la Conven¬ tion et sur ses délégués au dehors. Si on ne voulait pé¬ rir, il fallait ne pas ajourner le remède. » Ses collègues le pressent cle conclure : « Ma con¬ clusion, répond-il, c'est qu'il faut réunir les deux Comités de salut public et de sûreté générale, pour aviser aux moyens de donner de la force au gouverne¬ ment. Saint-Just a réuni quelques notes, il vous en fera part; nous délibérerons ensuite. » La réunion fut décidée pour le surlendemain, .sans que l'on eût encore la moindre idée de ce qui devait être mis en délibération. Chacun interrogeait des yeux ses collègues et s'épuisait en vaines recherches; Saint-Just mit fin à ces incertitudes. Jamais sa figure raide et inflexible n'avait mieux an¬ noncé ses projets; il rapportait de ses missions fré¬ quentes aux armées une habitude de commandement militaire qu'il avait fait accepter de ses collègues. Ce jour-là, son langage fut plus impérieux encore que de m LA RÉVOLUTION. coutume. Selon son habitude, il fit planer longtemps les accusations sur toutes les têtes. Aucun de ceux qui avaient pris part au gouvernement révolutionnaire n'était épargné. Quand il crut avoir assez menacé pour terri¬ fier, il déclara qu'un dictateur seul pouvait remédier à tant de maux, et nomma Robespierre comme le seul capable de porter ce glorieux et .dangereux fardeau. Suivit un moment de silence et de stupeur. Robes¬ pierre feignit d'abord la surprise; puis, après quelques instants pour se remettre, il répliqua froidement : « Je n'aurais jamais songé à cette suprême magistrature; puisque le nom est prononcé,, j'en, accepte la responsa¬ bilité; si je succombe, je saurai boire la ciguë. » C'est alors que David prononça le mot qu'il devait répéter plus tard : « Je la boirai avec toi ! » Pendant ce temps, les membres du Comité s'étaient levés; presque tous protestaient à hauts cris contre le futur dictateur. Jagot, membre obscur du Comité de sûreté générale, mit le plus d'éclat dans cette révolte intestine. Lorsque Saint-Just n'était pas obéi au premier mot, l'orgueil l'empêchait d'insister. Par une raison semblable, Robespierre était rentré dans le silence. Les esprits semblaient calmés; on alla aux voix. Robespierre, Saint-Just, Couthon, David, Lebas, furent seuls d'avis de la dictature ; les autres s'y opposèrent. Les auteurs de cette tentative sortirent sur-le-champ, doublement furieux de s'être démasqués et d'avoir échoué. Peu de temps après, Robespierre jeune, entraîné LA DICTATURE. 293 par son zèle pour son frère, entre précipitamment au Comité. Pour tirer une première vengeance, il s'em¬ porte contre ceux qui ont désobéi : « Tu as été contre nous, disait-il à Barère, mais nous t'aurons! Tu n'as pas à aller loin! » Robespierre jeune n'avait que son dévouement; d'ailleurs peu de lumières et de vues, quand il n'était pas conduit à la lisière. Il livrait d'avance le secret des ressentiments que son frère avait tant d'intérêt à dissimuler encore. Tels sont les récits inédits 1 que j'ai sous les yeux en rapportant cette entreprise du triumvirat vers la dicta¬ ture. Je ne pouvais l'es taire, quoiqu'ils laissent plus d'un doute dans mon esprit. D'autres prétendent que le nom de Robespierre ne fut pas prononcé; j'avoue que cette seconde version semble plus conforme au caractère de Robespierre ; il restait ainsi maître de son projet, qu'il pouvait nier au besoin. D'ailleurs son orgueil était mieux préservé, l'échec étant pour la proposition, et non pour" sa per¬ sonne. D'après l'autre récit où il se met d'emblée à dé¬ couvert, il faut supposer que l'impatience du pouvoir 1. Mémoires inédits de Baudot. Écrits dans l'exil, sous, la Restauration, ces Mémoires contiennent non-seulement les souvenirs personnels de l'auteur, mais aussi bien souvent les révélations de ses collègues. Tous ensemble mettaient en commun leurs témoignages, n'ayant plus d'intérêt passionné à ajour¬ ner la vérité. Voyez aussi les Mémoires de Carnot, publiés par son fils. 294 LA RÉVOLUTION. suprême lui ôta la prudence et la circonspection. Rien ne s'oppose à cette version, si l'on réfléchit que, le but se trouvant si près de lui, il y courut avec une impétuosité aveugle, par l'habitude d'être obéi, et parce que sa do¬ mination lui parut toujours être le salut et la nécessité de la chose publique. Tant d'échecs répétés ouvraient de plus en plus son esprit à la haine. Le danger augmentait à vue d'œil pour ses ennemis. En même temps, ceux-ci étaient avertis par les ressentiments d'un despote qui ne se donnait plus la peine de dissimuler. Les révélations de son projet arrivaient de tous côtés, souvent par la voie oir on les attendait le moins. Saint-Just y servit plus que personne. Tous les écri- -vains lui attribuent une pudeur farouche qui ne lais¬ sait aucune prise à l'indiscrétion des femmes. Gomme il faut que tout se sache, je trouve dans les Mémoires d'un •de ses compagnons de mission que Saint-Just, « le plus terrible des hommes, » avait une maîtresse. Il soupait chaque soir chez son secrétaire Gateau avec elle et d'autres courtisanes. L'une d'elles, en qui la pitié sur¬ vivait, fit savoir à l'auteur de ces Mémoires1 jusqu'où ■'1. Mémoires inédits de-Baudot. « Saint-Just, lorsqu'il était à Paris, soupait tous les soirs avec sa -maîtresse, chez Gateau, son secrétaire, qui avait aussi une maîtresse. Saint-Just était taciturne, mais Gateau était bavard et se vantait vo¬ lontiers de la puissance qu'il tenait de Saint-Just. Je n'ai jamais eu aucune part dans l'intimité de Gateau, quoique je l'aie beaucoup ,connu aux armées; nous étions en opposition. Sa maîtresse, que je LA DICTATURE. 295 s'étendait la liste des inimitiés de Saint-Just. Chaque jour, Baudot était instruit à mesure que la liste s'ac¬ croissait d'un nom nouveau échappé à d'exterminateur dans l'incurie d'un festin nocturne. Par là, les plus me¬ nacés purent se tenir sur leurs gardes ; ils cessèrent de coucher dans leurs lits; ils se dérobaient des jours en¬ tiers à la campagne sans paraître à la Convention, espé¬ rant se faire oublier par leur absence quand les yeux de Saint-Just ne les rencontreraient plus. Par-dessus tout, ils s'armèrent de haines et de résolutions extrêmes. C'est ici que je placerai les projets formés de poi¬ gnarder Robespierre en public, au sein de la Conven¬ tion, la première fois qu'il y reparaîtrait. Robespierre a souvent dénoncé des projets de ce genre. Dans ses discours, ses conversations, il se montrait toujours exposé au couteau des assassins, soit pressentiment, soit que la force de la situation lui montrât le danger. Car n'ai jamais vue, alliait sans doute à la galanterie des sentiments géné¬ reux, comme cela arrive souvent. C'est elle qui me fit avertir que j'étais sur la liste des inimitiés de Saint-Just, ce dont je me doutais; mais je n'en avais pas la certitude. L'inimitié de Saint-Just, dans ce temps-là, et la peine de mort étaient unum et idem. Je mis.à profit cette communication. C'est par cette voie qu'on a su les projets de proscription contre le reste des partisans de Danton qui siégeaient ■encore à la Montagne, « J'ai pu être instruit positivement de tout ce qui se tramait alors contre les députés opposés à Saint-Just, et par conséquent à Robes¬ pierre. «■Le nombre des proscrits prononcés dans ces petites orgies a * varié de dix-huit jusqu'à trente. Il y avait encore des hommes sur lesquels on était incertain. » 296 LA RÉVOLUTION. ses espions si nombreux, qui fouillaient de si près dans la vie de ses collègues, ne F éclairèrent en rien sur ces trames. A force de revenir sur ce thème, il lui ôta toute créance. On ne vit plus dans ses plaintes qu'un désir d'intéresser le peuple. Des historiens mettent encore aujourd'hui en doute si ces psalmodies de mort furent autre chose qu'un procédé de rhéteur. Pourtant rien n'était plus réel que les projets de meurtre contre Robespierre. Il n'avait pas ouvert d'autre issue à ceux dont il méditait la mort ; sa dictature avor¬ tée ne laissait plus de scrupule. Aussi les poignards dont la postérité a ri, étaient plus près de lui qu'il ne pensait lui-même. Ce n'était pas dans ses promenades soli¬ taires à Monceau, à Montmorency ou dans sa modeste demeure qu'il était menacé par quelque obscur as¬ sassin. Un groupe de ses collègues s'apprêtaient à le frapper à son banc, dès qu'il y paraîtrait; sa vie fut prolongée par son absence. Thirion avait conçu cette entreprise. Déjà il avait réuni onze conjurés tous con¬ ventionnels; il s'adresse à un douzième, que je laisse parler ici : « Thirion me proposa, quelque temps avant le 9 ther¬ midor, de prendre part à une conjuration qui avait pour but d'immoler le tyran Robespierre au pied de la tri¬ bune. Les conjurés étaient au nombre de douze; Le- cointre de Versailles et lui étaient en tête. Je répondis que je n'aimais ni les opinions de Robespierre, ni sa personne, que l'on me trouverait toujours contre lui lors- LA DICTATURE. 297 qu'il serait question de lui, mais que je ne voulais pas prendre d'engagement de ce genre 1. ». Qui croirait qu'au milieu de tant de délations, et un espionnage infini, cette conspiration resta toujours in¬ connue à Robespierre? Il ne vit pas les poignards qui le touchaient; sans les paroles que je viens de rap¬ porter, écrites trente-cinq ans après les événements, beaucoup de personnes en douteraient encore. Dans un temps où un exemple antique suffisait à mettre à l'aise la conscience, Thirion et Lecointre, en voulant tuer Robespierre à la tribune, évoquaient le sou¬ venir de César frappé de vingt-quatre coups dans le sé¬ nat romain. Ainsi il était menacé de tous côtés; mais la défé¬ rence extérieure qu'on lui témoignait ne servait qu'à l'égarer encore et à le tromper sur le point du danger. Les moindres circonstances l'abusaient, tant il avait besoin de se rassurer lui-même. Il ne venait plus à l'assemblée, elle l'avait trop grièvement offensé. Mais souvent il errait dans le voisinage autour des Tuileries. Un jour, assis dans le jardin 2, entre Couthon et Cam- bacérès, il exprimait tout haut son jugement sur les députés, à mesure qu'ils passaient devant lui. Mailhe était un de ceux qui fuyaient les séances et cherchaient le plus à se dérober. L'apercevant de loin, Robespierre 4. Mémoires inédits de Baudot. 2. Ibid. 298 LA RÉVOLUTION. se souvint de l'amendement qui avait failli prolonger la vie de Louis XVI, et dit à ses deux compagnons : « Mailhe est le plus immoral des hommes. » Cambacé- rès, qui passait pour être son ami, trembla; il fit savoir le jour même à Mailhe qu'il ne pourrait plus le voir en particulier, et rompit ostensiblement avec lui. Des expériences de ce genre, répétées chaque jour sur la prompte obéissance des gens de la Plaine, con¬ firmaient Robespierre dans la confiance qu'il mettait en eux. Les voyant si souples à la moindre de ses fantaisies, il crut n'avoir rien à craindre d'hommes qui étaient toujours de son avis. Les Montagnards, malgré leur désir de feindre, n'atteignaient pas à la perfec¬ tion du courtisan ; leur rudesse les trahissait dans leurs adulations de cour. Robespierre en vint au point de ne redouter que ceux qui avaient un principe commun avec lui. Pour les autres, il les crut convertis parce qu'ils le flattaient ou gardaient le silence. Au reste, l'isolement se faisait chaque jour davan¬ tage autour de Robespierre; il n'avait plus besoin de chercher la solitude „ elle était dans sa situation même. Avec les Feuillants il avait frappé les Royalistes; avec les Girondins, la république oligarchique; avec les Dan- tonistes, la république démocratique; avec les Héber- tistes, la république prolétaire: c'était toute la nation. Il était ainsi de plus en plus seul en face d'elle, brouillé à mort avec les héritiers de tous les partis, acculé dans les Jacobins comme clans son dernier retranchement, et LA DICTATURE. 299 là encore, ne régnant qu'à demi, obligé d'épurer, c'est- à-dire de réduire chaque jour ses fidèles, dont les meil¬ leurs commençaient à s'étonner. Les autres ne conser¬ vaient leur foi qu'en renonçant sciemment à tout examen, pour se livrer corps et âme à sa fortune. Dans cette extrémité, il avait un appui, Saint-Just. Quand on a vu une fois le portrait de Saint-Just, on ne peut l'oublier. Cette tête altière, calme, impassible, inflexible, rehaussée encore par une énorme cravate empesée, ces grands yeux qui semblent ne pas voir et dédaignent de regarder, cette immobilité de marbre, ces cheveux roides et pendants sur le front qu'ils dérobent à la vue, c'est la figure du plus jeune fils de Némésis. Rien ne pourra le courber; Robespierre a raison de se confier à cet homme de marbre. Mais la situation à quelques égards n'en est que plus fausse; Robespierre commande à qui est plus fort que lui. Ceux qui les ont pratiqués de près reconnaissent que l'homme fait pour régner était Saint-Just. Us di¬ sent qu'il y avait en lui l'étoffe d'un grand homme, au moins par lambeaux; qu'il était sorti de la tête de la Révolution tout armé, de -la pique, comme une Pallas de bronze, car il joignait à son froid délire l'intelli¬ gence prompte des affaires. Il habitait dans la région des idées et savait manier les hommes et les choses. Il s'entendait à l'administration, aux finances, à la guerre, si bien que Garnot lui proposa un jour de lui en laisser la direction. Ses ennemis personnels voient 300 LA RÉVOLUTION. en lui « un petit Montesquieu adolescent, avec la cruauté d'un Néron homme fait1. » D'autre part, ils recon¬ naissent que nul n'avait, la tête plus forte, que partout il prenait la première place, qu'à vingt-cinq ans il dominait la Convention, que l'âge seul lui manquait pour tout conduire, que l'obéissance naissait naturelle¬ ment d'elle-même là où il était, qu'on ne pouvait le voir ou l'entendre sans plier et frissonner, qu'enfin, les pieds dans le sang, la tête dans la nue, il réalisait l'image des deux déesses de Rome, la « Pâleur et la Terreur, » qui avaient si longtemps gouverné la terre. Du haut de ces nues, comment s'est-il soumis à Robespierre? Il reconnut en lui la vertu farouche qui lui avait apparu dans ses rêves, et l'homme d'orgueil fléchit le genou devant « l'Incorruptible. » Jamais" on ne découvrit chez Saint-Just. un moment de révolte. Dès le premier jour, il voua un culte à Robespierre ; ce culte dura jusqu'à la dernière heure. 11 fit tout pour s'en faire un maître ; il lui mit à la main le sceptre de la mort que lui seul eût pu porter. Il prêta à Robespierre ses facultés, son audace, son impassibi¬ lité, son délire. Il l'encourage^, il resta son disciple quand il fut son égal ; il eut pour lui dans le danger des mots fraternels comme devant son aîné; il fit plus, il l'aima. Pourtant il ne put anéantir sa nature ; en dépit de 1. Mémoires inédits de Baudot. LA DICTATURE. 301 lui, sa supériorité se montrait dès que l'action deve¬ nait nécessaire. Robespierre ne put prendre l'audace d'action de Saint-Just ; Saint-Just ne put, ni ne voulut usurper sur Robespierre. Ils finirent ainsi par se para¬ lyser l'un l'autre. Leur union intime, grâce à la dépen¬ dance volontaire du plus fort, fit leur faiblesse et avança leur ruine ; elle ne devait servir qu'à les faire périr en¬ semble, l'un ne sachant pas commander dans le péril, et l'autre ne le voulant pas 1. 'I. On a mis en doute le courage de Saint-Just. Il faut entendre ici le témoignage d'un ennemi déclaré, mais trop homme d'esprit pour ne pas être sincère devant l'histoire : « Il y a prodigieusement de jactance toute crue dans les mémoires de Levasseur*. Si cette jactance est l'expression de la vérité, on ne se plaindra pas. « Levasseur parle en toute occasion avec emphase du courage personnel de Levasseur. Soit. Mais il s'exprime avec assez de mépris sur la valeur de Saint-Just. Ici il y a erreur ou dessein dans l'arran¬ gement du tableau. Moi aussi je l'ai vu aux armées, et je n'ai rien vu de pareil. Il me semble que Saint-Just recevant un parlementaire dans la tranchée et répondant : « Est-ce que Monsieur est chargé de trai— « ter pour toutes les puissances de l'Europe? Soldats, continuez le « feu ! » il me semble, dis-je, que ce n'est pas là manquer de courage. « Saint-Just, d'ailleurs, est mort avec un calme stoïque, admirable. Jusqu'au dernier moment il a montré un imperturbable courage. Nous ne demandons pas à Levasseur une semblable preuve. Mais pour faire ressortir sa valeur, il me paraît qu'il eût pu mieux choisir son sujet. Mon témoignage n'est pas suspect, car assurément je suis loin d'aimer Saint-Just. A l'heure qu'il est, il me fait encore frisson¬ ner. » — Mémoires inédits de Baudot. * On sait aujourd'hui que les Mémoires de Levasseur n'ont pas été écrits par lui. LIVRE DIX-NEUVIEME. CHUTE DE ROBESPIERRE. I. PRÉPARATIFS DC 9 THERMIDOR. Après avoir abattu les principaux chefs de la Révo¬ lution, il ne manquait plus à Robespierre, Saint-Just et Couthon qu'à s'abandonner eux-mêmes. C'est ce qu'ils firent au 9 thermidor. A mesure que la catastrophe inévi¬ table approche, une mélancolie noire s'empare des deux premiers. Aucune trace de la sérénité héroïque qui pré¬ sage le succès ; mais dans tous leurs discours et dans leurs écrits les plus secrets, la mort, le tombeau, le cimetière, écho perpétuel de leurs pressentiments fu¬ nèbres. Les pensées sépulcrales sont tellement sem¬ blables chez eux, qu'il est difficile de dire lequel les emprunte à l'autre. Us vivaient déjà dans la mort; ils la portaient, ils 0 la respiraient, ils l'exhalaient partout. Comme ils n'en étaient point avares pour les autres, ils la savouraient CHUTE DE ROBESPIERRE. 303 d'avance pour eux-mêmes. C'était leur conseillère et leur fortune. Jamais hommes d'action et de parti n'an¬ noncèrent de si loin leur chute; aussi, ils y accoutu¬ mèrent trop tôt l'opinion. Ils décourageaient jusqu'à leurs afïidés. Nul ne s'immole au génie de la mort; les plus dévoués veulent du moins, en mourant, espérer la victoire. La situation était désespérée. Plus le système se tournait contre le but de Robespierre, plus il s'entêtait dans le système, au point de gâter la hache. Au lieu de s'apercevoir que le moyen ne valait rien, il s'imagina qu'il fallait aggraver la Terreur par la loi de prairial et tuer les terroristes ; c'est ce qu'il se promit de faire. Par où l'on voit qu'il était à bout de combinaisons, et que son esprit roide ne lui permettait pas de changer de voie, lors même qu'il se fût aperçu qu'il s'égarait. Faire à la fois le Marius et le Sylla, sûr moyen de n'être ni l'un ni l'autre! Comme dans ce chemin tout vint à lui manquer, il se réfugia contre les mécomptes de chaque jour et contre l'horreur croissante dans l'idée de vertu empruntée des stoïciens et de Rousseau. 11 parvint à se persuader que tout ce qui lui faisait obstacle, c'étaient les vices, et que la guerre qu'il soutenait par l'échafaud était celle de la vertu contre le crime. Si l'on ne veut être injuste, il faut reconnaître qu'à force de soplrismes et d'orgueil, il mit sa conscience non-seulement en paix, mais dans une auréole de sang, où le doute ne pénétra jamais. 304 LA RÉVOLUTION. Plus il s'avançait vers la crise, plus la question poli¬ tique se changea pour lui en une question morale. Retiré au sein de ce qu'il appelait la vertu, divinité fa¬ rouche, inaccessible, il ne comptait pour rien les sacri¬ fices humains qui devaient, selon lui, en préparer le règne. La tête perdue dans ce nuage sanglant, il ne s'agis¬ sait plus seulement pour lui de délivrer le peuple, mais de faire un peuple vertueux, sans vices ni faiblesses, en dehors de l'espèce humaine. Dans cette dernière période, les anciennes dénomi¬ nations de partis changent pour lui ; il ne reste à ses yeux que la distinction des moraux et des immoraux. Ceux-ci devaient disparaître de la terre. Telles étaient les vues qui se fortifiaient chez lui à l'approche de la mort. Il demanda l'extermination des immoraux avec autant de calme que les orthodoxes avaient juré l'exter¬ mination des hérétiques. Plus il avait fouillé dans la Révolution, plus il avait rencontré l'ancien fond de cor¬ ruption d'une nation vieillie avant de sortir de tutelle. Il croyait pouvoir extirper en quelques années les vices séculaires, s'en remettant pour cela à la magie de la Terreur. Les amis survivants de Danton allaient répétant « que si on laissait faire Robespierre et Saint-Just, il ne resterait bientôt plus de la France qu'une thébaïde avec une vingtaine de trappistes politiques 1. » I. Mémoires inédits de Baudot. CHUTE DE ROBESPIERRE. 305 Cependant tous reconnaissent que Robespierre se fia trop à l'échafaud du soin de combattre pour lui; car dans ce peu de jours qui restaient, que faisait—il ? 11 se dé¬ robait aux siens même, dans ses promenades solitaires, dont ses satellites avaient seuls le secret. Il s'exerçait au tir du pistolet, dans un jardin écarté; et l'on dit qu'il avait acquis quelque habileté à manier cette arme, comme s'il s'agissait de se préparer à un duel avec un homme et non avec un monde ! Manière de tromper sa propre inaction. On l'entendait souvent regretter de n'être pas entré dans l'armée après la Constituante et de n'avoir pas fait l'apprentissage de la guerre. Beaucoup supposent qu'il commençait à prévoir que les Français recevraient la loi du sabre, et qu'il re¬ grettait de ne pouvoir trancher ainsi d'un seul coup le nœud gordien où il était enveloppé. Pour moi, il me semble que cette ambition ne fut jamais la sienne. Dans tous les cas, il était trop tard pour y songer. On a prétendu aussi qu'il perdit des heures dans je ne sais quel amour pour la fille aînée de son hôte Duplay, et des écrivains ont fait de brillants tableaux romanesques de ces scènes domestiques. La vérité est que cette jeune fille avait un culte pour n lui et qu'il se laissa adorer ; il n'était pas homme à s'éprendre au point d'oublier un seul moment ses haines et ses soupçons. A peine peut-on supposer que cette jeune Léonore ait réussi par instants à dérider la figure crisp'ée et con- ». 20 306 LA RÉVOLUTION. vulsive de Robespierre. S'il voulut l'épouser, comme on le prétend , ce vague projet n'adoucit pas une heure le fond de sa pensée ; le bonheur n'entra pas un instant dans son âme, toute livrée aux furies politiques. Qui sait, au reste, jusqu'où le souvenir de l'Émile de Rousseau le suivit dans la boutique du menuisier Duplay? Cette boutique fut quelque temps un atelier de > passions politiques. De bonne heure l'honnête Duplay, le père, abandonnait ses outils pour aller exercer, comme juré, ses terribles fonctions auprès du tribunal révolutionnaire. Il faut que sa probité se soit fait jour à travers toutes ses passions, puisqu'il fut épargné lui seul à l'heure de la défaite. Son neveu, Simon Duplay, était parti comme volontaire à l'appel de 92. Le pre¬ mier coup de canon lui emporta une jambe, il revint avec une jambe de bois. C'est lui qui servait de secré¬ taire à Robespierre. La mère Duplay et ses deux filles veillaient sur lui ; elles interrogeaient les visiteurs suspects, et leur vigilance ne fut jamais trompée. Un tel dévouement montre assez combien était sincère et contagieux le fanatisme de Robespierre. Au milieu de ces âmes simples, il se figurait habiter la vertu et réaliser, dans la vie privée, les principes qu'il voulait imposer à la France. Loin de l'adoucir, cette petite société honnête le confirmait dans son plan d'extermination. En voyant les figures ingénues des femmes Duplay lui sourire parmi les rabots, la scie et les autres instru- CHUTE DE ROBESPIERRE. 307 raents d'Émile, il se persuadait de plus en plus qu'il accomplissait le testament de Rousseau. Gomment se croire coupable de barbaries, comment regarder à une goutte de sang sur ses mains, quand la fille du menuisier, douce, innocente créature sans tache, le recevait sur le seuil et l'appelait le sauveur ? Elle était pour lui la voix du peuple, celle des chaumières. Si jamais le doute eût approché de lui, elle eût suffi pour lui rendre toute sa foi en lui-même. Ainsi, ce qui eût attendri un autre ne servait qu'à le roidir davantage dans ses premières résolutions. Les femmes Duplay, par leur innocence et leur douceur même, lui faisaient un rempart contre le re¬ mords. Encore quelques sévérités, et le peuple aura réalisé l'Émile et la Julie de Rousseau. Il n'aimait pas les femmes ; selon Danton, il avait peur de l'argent, oubliant ses intérêts privés autant que ceux d'autrui. Ses adversaires de la Montagne ajou¬ taient : « qu'il semblait regarder toutes les maisons comme louées d'avance pour lui, et tous les magasins comme ses fournisseurs gratuits i; » blâme qui, aux yeux de quelques-uns, se tourne en louange. Ils en con¬ cluent que sa préoccupation des choses publiques était telle, que le tien et le mien n'existaient pas pour lui; tenant pour suffisamment payés de gloire ceux qui lui prêtaient le vivre et le couvert. Et n'est-ce pas ainsi I. Mémoires inédits de Baudot. 308 LA RÉVOLUTION. qu'avaient agi les premiers apôtres de la vérité reli¬ gieuse? Il ne devait laisser, pour toute fortune, que II61 francs en assignats ! Pauvreté qu'aucun homme qui a laissé un nom dans le monde ne semble avoir égalée. II. LA VEILLE DU 9 THERMIDOR. Le dénoûment approchait. Comme il arrive dans les crises fatales, tout le monde prenait ses précautions, excepté celui qui devait périr. Rien n'est plus vrai que la conspiration fut seulement du côté des ennemis de Robespierre. Ils se préparaient activement à la dernière lutte : les uns, comme nous l'avons vu, par le poignard; les autres, par une révolte de la Convention. Quant à ceux que la peur éloignait de l'Assemblée, Collot- d'IIerbois les pressait d'y reparaître.. Il adoucissait sa voix ; ce terrible comédien montrait qu'il savait aussi sourire. Aidé de quelques autres, il ralliait le grand troupeau épars des effrayés et le ra¬ menait aux séances presque abandonnées aux lecteurs officiels des rapports sur la guerre. Car on était heureux de remplir des détails et de la pompe des victoires les heures sombres où il était trop périlleux de parler CHUTE DE ROBESPIERRE. 309 et même de se taire. Nul ne savait au juste ce qui se préparait. Comme à l'heure des orages , on se rap¬ prochait par groupes. Quand les bancs étaient moins déserts, chacun se croyait plus en sûreté. Pendant ce temps, les avertissements ne manquaient pas à Robespierre. Il lui en vint même de Vendée, d'un général Dufraisse qui lui envoya son aide de camp. Jusque dans l'entourage cles Duplay, l'inquiétude commençait à pénétrer. Rien n'arrache Robespierre à son inertie. Tandis que ses ennemis s'agitent, se con¬ centrent dans l'ombre, il se fait gloire de ne prendre aucune précaution. Excepté ses plaintes dans les Jaco¬ bins, faites pour glacer d'avance ses partisans, nul plan formé de loin, tout remis au hasard ; nul mot d'ordre à ses afïïdés dans les sections, nulle instruc¬ tion à la Commune qui lui était si aveuglément livrée et ne demandait qu'à combattre pour lui. Au cas d'un premier revers, aucun moyen de ralliement indiqué. Une lamentation de mort, comme sur un bûcher funèbre, remplit ces premiers jours et tint lieu de direc¬ tion et de préparatif1. Était-ce désespoir, incurie, im¬ puissance? Ce fut tout cela ensemble. Ou plutôt, qui le croirait ? jamais Robespierre n'a été si occupé ! Il vient d'élever un retranche¬ ment; derrière cette forteresse il va abriter sa cause, ses amis, lui et sa fortune! Il y a travaillé sans re¬ lâche. Ce qui ne s'était jamais vu dans une lutte à 310 LA RÉVOLUTION. mort, cette citadelle imprenable, c'est un discours. On dit qu'il allait le limant et le repolissant sans cesse dans la plus profonde solitude, quelquefois dans la forêt de Montmorency, évoquant l'image de J.-J. Rousseau sous les arbres touffus qui avaient, inspiré le maître. Le dernier fond de Robespierre se montra alors; ce fond se trouva être un homme de plume 1. Malheur à l'écrivain qui, lorsque le moment d'agir est venu, se met à peser des syllabes ! Au reste, qui ne serait tenté de pardonner quelque chose à Robespierre, à cause de cette foi dans la parole, que jamais homme n'a montrée à ce degré! En cela, vrai fils du xvnie siècle et de la philosophie. Il sa¬ vait, de science certaine, que le danger était imminent, qu'il y allait de tout pour lui et pour la République. Et, au lieu de sonner le tocsin selon l'ordinaire, il s'imagine qu'il domptera la tempête par des phrases étudiées, et que des mots acérés valent des baïonnettes et des piques. Il devait y périr; mais cette superstition de la loi, chose nouvelle, mit de la grandeur dans sa chute; elle lui fit une mort à part au milieu de tant de morts semblables par le courage ou la révolte. Le 8 thermidor était venu. Robespierre, vêtu de ce même habit bleu de ciel qui rappelait la procession de la fête de l'Être-Suprême, s'achemine vers 1a- Conven- 1. Les Dantonistes de la Montagne ne voyaient plus en lui qu'un « discoureur, un sophiste. >; CHUTE DE ROBESPIERRE. 341 tion, comme vers une fête oratoire. Ses satellites étaient semés sur son chemin de manière à déguiser jusqu'à l'apparence d'une précaution. II ya s'asseoir à côté de Mailhe, à sa place ordinaire, au banc immédiatement au-dessous de la Montagne. On ne dit pas s'il fut ac¬ cueilli avec l'adulation acc'outumée. Je croirais volon¬ tiers qu'il y eut peu d'empressement. La haine mit entre lui et ses collègues cette même distance qu'on avait remarquée à la fête de prairial. Il ne put rien lire sur les visages, si ce n'est l'inquiétude parmi les Montagnards et la complaisance parmi les hommes de la Plaine et du Marais, plus habiles à cacher ou à dominer leurs haines. Ce demi-sourire de la Plaine achève de le tromper. Barère venait d'annoncer la prise d'Anvers. Robes¬ pierre paraît à la tribune ; au milieu du saisissement de tous, il déroule un immense manuscrit. Robespierre était alors dans sa trente-cinquième année, mais il semblait n'avoir jamais été jeune. Jamais il n'avait porté sa tête avec tant de roideur, à la manière du boa qui se.redresse sous le pied qui l'effleure. Cette tête n'attirait, d'abord l'attention que par sa fixité; la première impression était la rigueur sèche d'un homme de loi. Comme il portait des lunettes, le regard lui man¬ quait. Ses yeux fatigués ne jetaient qu'un demi-rayon clignotant* et seulement quand la colère s'y allumait. Les tempes et le front resserrés, où les grandes pen¬ sées devaient se trouver à l'étroit; le nez relevé, provo- » 312 LA RÉVOLUTION. quant., la bouche trop grande, les lèvres minces et pincées, le sourire d'une fadeur insupportable quand il voulait en couvrir ses projets; le "teint livide, cada¬ véreux, les joues convulsives; tout son aspect mar¬ quait l'effort constant, le^défi, la volonté, la logique, mais non assurément l'appétit du sang et la bête de proie, comme on l'a dit. Le caractère de cette physio¬ nomie est de n'avoir pas de trait dominant ; elle vous fuit à mesure que vous la cherchez. Elle est dans la couleur du visage plus que dans le visage même, dans l'attitude plus que dans les traits, dans les circon¬ stances plus que dans le naturel, dans l'opinion plus que dans la réalité. La volonté intérieure, le système, éclairent seuls d'une lumière abstraite ' cette figure géo¬ métrique, où la passion, le tempérament, ne percent pas. La nature n'avait pas fait de Robespierre un mangeur d'hommes. C'est au dedans qu'il faut lire sa destinée. Elle n'est pas écrite au dehors. Si vous cherchez sur son visage effacé la fascination de terreur dont il était envi¬ ronné, il faut une grande complaisance d'imagination pour la découvrir. La vérité est plus simple. Ce jour-là, résolu de cacher l'orgueil et de ne lais¬ ser voir que la douleur de l'homme public, il y réussit dans le commencement de son discours. Il se présentait, non comme suppliant (rôle auquel on doit avouer qu'il ne descendit jamais en aucune occa¬ sion), mais comme injustement persécuté; et il se réfu¬ giait auprès de la Convention pour y chercher une con- CHUTE DE ROBESPIERRE. 313 solation plutôt qu'un abri contre les méchants. S'il s'effraye de quelque chose, c'est de faire peur. On peut voir à ce moment qu'il n'est pas de la grande race des Marius. Car il rejette loin de lui la responsa¬ bilité de la Terreur qu'il a faite; il se plaint qu'on l'iden¬ tifie avec le tribunal révolutionnaire, comme si ce n'était, pas là sa force aux yeux des siens. Défense habile, mais sans grandeur et qui le diminue et le désarme de la puissance d'épouvante dont il est entouré. Si on cesse de le craindre, où espère-t-il donc se réfugier? Il le dit clairement ; il montre où sont, ses espérances en flattant les hommes de la Plaine, rappelant qu'il a sauvé les soixante-treize Girondins, invoquant sur¬ tout la probité, qu'il semble identifier avec eux. C'est pour eux qu'il trouve des paroles de paix, des sourires et presque des caresses; laissant assez voir à quel point il est dupe de ce long silence, de ces empresse¬ ments muets et de cette obséquiosité à le suivre tête basse dans toutes ses fureurs. En dépit de ses soup¬ çons, cette confiance marquait peu de connaissance de la nature humaine; une telle faute était irréparable. Il crut que les offenses se pardonnent en durant, que les partis oublient; et par là il se mit à la discrétion de ses plus invétérés ennemis, se figurant que leur ini¬ mitié devait être moindre parce qu'elle était plus an¬ cienne. Après ce début, où il fait pour la première fois l'essai de la douceur, de la mansuétude, bientôt il se 314 L A. RÉVOLUTION. lasse de cette contrainte. Se croyant assez sur de ceux, qu'il a daigné courtiser, le naturel l'emporte. Il se tourne contre les révolutionnaires, et reprend sur eux sa revanche de haine et d'accusation : « Une coalition criminelle intrigue au sein même de la Convention na¬ tionale; il faut punir les traîtres. » Une fois retombé dans le thème ordinaire, il ne s'appartient plus, il l'am¬ plifie à sa manière, sans mesure. Il dénonce le Comité de salut public, le Comité de sûreté générale, et, en termes enveloppés, Barère, Garant., Collot, Billaud- garennes. Puis, la colère et le tempérament l'emportant sur toute prudence, il traite de fripons Cambon, Mal¬ larmé, Ramel. Ainsi les demi - promesses du com¬ mencement n'étaient qu'un moyen oratoire. Il y avait lieu, plus que jamais, de tout craindre d'un homme encore si peu maître de ses haines, qu'il ne pouvait les retenir un moment, même dans un discours longtemps pesé et calculé. Alors ceux qu'il avait voulu rassurer frémirent au¬ tant que ceux qu'il menaçait. Tous se sentirent égale¬ ment sous le glaive. La vague espérance que quelques- uns s'obstinaient à garder encore d'un retour à la clémence tomba subitement. ; ils n'en trouvaient aucune trace dans ce qu'ils entendaient. « Nommez ceux que vous accusez! » demande une voix. Robespierre se re¬ fuse à nommer pour ne pas borner ses menaces. L'accusation reste suspendue sur tous, excepté sur la Plaine. CHUTE DE ROBESPIERRE. 31S- Le ton funèbre, les pressentiments de mort qui se mêlent à chacune des paroles de Robespierre, ne- peuvent renfermer que de nouvelles tragédies. Est-ce ainsi que l'on apporte la paix ? C'était un testament qui allait être scellé du sang des vaincus, quels, qu'ils- fussent. Voilà,'ce que chacun se disait en écoutant; et comme la parole était souvent à la hauteur de la. situa¬ tion, que les choses rendaient par elles-mêmes dans ce discours un son lamentable et terrible, 011 applaudissait par intervalles ce que l'on maudissait au dedans ; heu¬ reux de mettre sur le compte de l'admiration le fris¬ sonnement, l'horreur, la crainte ou la haine dont on était saisi. Car les applaudissements interrompirent fréquemment ce discours. Ils accompagnaient encore Robespierre, lorsque, après avoir fini, il revint triom¬ phalement à sa place. On ne se contenta pas de cette adulation. Lecointre de Versailles, celui-là même qui était à la tête du com¬ plot pour tuer Robespierre, fut le premier à proposer une adulation nouvelle clans cette émulation de flatte¬ ries. 11 demande l'impression du discours. Barère, im¬ patient d'exalter le plus fort, appuie la proposition. Couthon alla plus loin; du moins il le fit avec sincérité. Il voulut que le discours fût envoyé à toutes les com¬ munes de la République. La Convention obéit; elle vote ainsi deux fois la pleine victoire de Robespierre. Tout était fini; l'orgueil avait reparu sur son front;, la joie, si rare chez lui, éclairait son visage. Quelques- 316 LA RÉVOLUTION. paroles de Vadier, moitié excuse, moitié insinuation, sont à peine écoutées. L'Assemblée était vaincue, pis que cela, avilie; elle allait se retirer, attendant encore si elle ne pouvait échapper à tant de honte. On vit alors comment, dans la plus extrême chute, il suffit quelquefois d'un homme de courage pour rendre le cœur et l'honneur à une assemblée éperdue. Cambon fut cet homme. Il montra le courage moral des anciennes républiques. Quand tout lâchait pied, il se présente seul dans la lice, fort de ses chiffres, de sa probité, de son génie républicain, qui ne devait céder ni se démentir devant aucune épreuve du temps. Il tient le premier tête à Robespierre; il ose l'accuser : « Un seul homme paralysait la volonté de la Convention nationale, cet homme est celui qui vient de faire ce discours. » Jamais paroles ne produisirent changement si sou¬ dain. Par l'exemple de Cambon, l'Assemblée comprend ce qui, quelques instants auparavant, lui eût paru insensé. Il était donc possible de résister, de désobéir à Robespierre ! Pour lui, dès qu'il fut attaqué, il parut un autre homme. En le mesurant, Cambon l'avait perdu ; pour la première fois, il descendit à s'excuser. Après un si long règne d'épouvante, ce fut une si grande chute, que toutes les têtes se relevèrent à la fois. Que Rillaud-Varennes, au nom des comités, ait à son tour parlé de haut et déjà presque en juge, cela CHUTE DE ROBESPIERRE. 317 ne peut étonner. Mais quand le plus pusillanime des hommes, Panis, qui jusque-là n'avait vécu que de crainte et de silence, attaqua Robespierre au nom de l'égalité, ce fut le signal pour tous. Bentabole, Gharlier, Amar, s'en mêlèrent. Thirion, qui lui aussi voulait poi¬ gnarder Robespierre, vit qu'il s'ouvrait une autre issue ; il se crut dégagé de l'obligation de flatter davantage. Enfin, Barère le renie, voyant que le vainqueur est si près d'être vaincu. Billaud avait demandé que la Con¬ vention revînt sur son décret d'adhésion au discours de Robespierre. Au moment du vote, Robespierre est debout à son banc ; fier encore, il cherche des yeux si quelqu'un osera lui désobéir en face. L'Assemblée rap¬ porte son décret. Le discours ne sera pas imprimé ; par cette première résistance, si faible, en apparence, du grain de sable, Robespierre se sent ébranlé; il chan¬ celle , retombe sur son banc, et avec un soupir étouffé il laisse échapper ces mots que ses voisins entendent et s'empressent de répéter : « Je suis perdu'1 ! » Dans cette lutte, les Montagnards seuls avaient com¬ battu; pour eux, il y allait de la vie. Les modérés gardèrent le silence; il n'était question pour eux que de se venger. Ils pouvaient attendre. t. « Mailhe, qui entendit l'exclamation ainsi que ses voisins, me raconta ce fait. » — Mémoires inédits de Baudot. 318 LA RÉVOLUTION. III. LE 9 THERMIDOR. Un avertissement si éclatant, une réprobation si unanime, n'ouvrent pas les yeux à Robespierre. 11 s'ob¬ stine à croire, contre l'évidence, que le côté droit de la Convention ne lui a échappé que par surprise, que ces hommes sont trop accoutumés à obéir pour ne pas ren¬ trer sous le joug, que le lendemain, effrayés de leur audace, ils redemanderont à se faire pardonner, tant il les connaissait mal ! Aussi, est-il certain qu'il ne s'oc¬ cupa en rien de les lier à lui dans le peu d'heures qui lui restaient . Il se tourna tout entier vers les Jacobins, comme s'il eût eu à les conquérir pour la première fois. Là encore, dans ces moments si précieux, il ne sut que relire le discours épuisé à la Convention, machine de guerre déjà brisée, monument d'une première dé¬ faite, conçu pour une situation toute différente, pour une autre assemblée, d'autres hommes, d'autres pas¬ sions, et qui ne valait absolument rien pour entraîner des masses populaires à une action énergique. Quand il n'y avait plus de salut que dans les armes, que pouvait produire cette longue, interminable déclamation hors de sa place? D'autres déclamations du même genre, des CHUTE DE ROBESPIERRE. 319 plaintes, des colères, des découragements, ou des fureurs impuissantes, mais pas une seule résolution. Et déjà on touchait au moment suprême ! Les ennemis de Robespierre furent mieux conseillés par l'extrême péril. Ils virent qu'il ne s'agissait plus de principes, mais de la vie. Au lieu de s'exciter les uns les autres à une haine qui ne pouvait augmenter, ils employèrent le temps à se chercher partout des alliés. On dit aussi que la passion de l'amour se mêla à la haine, et fit sortir Tallien de sa léthargie : « Vous êtes un lâche, et je vais mourir demain, » lui écrivait la femme qu'il aimait. Ce dernier aiguillon réveilla son courage. Il est certain qu'il ne s'endormit plus; avec quelques autres des plus menacés, il ne forgea pas dans la nuit de longs discours ; mais tout fut donné à l'action. Ses complices, ses émissaires abordent les principaux du côté droit. D'abord refusés, ils reviennent à la charge ; montrant que l'audace était de leur côté, ils finissent par convaincre des hommes qui, jusque-là, avaient toujours cédé à l'audace. Les plus timides, une fois compromis, encouragent les plus hardis. Des deux parts, on se promet d'en finir. En même temps Barère travaille à éloigner les amis de Robespierre. L'étonnante crédulité qui se montre dans ces moments de crise aida les complices. Ils par¬ laient des intelligences secrètes que l'on venait de dé¬ couvrir entre Robespierre et le gouvernement anglais. Une si hardie imposture suffit pour ébranler quelques- 320 LA RÉVOLUTION. uns de ses plus fanatiques défenseurs. Son séide, le peintre David, après avoir répété qu'il « boirait avec lui la ciguë! » trompé parla calomnie, s'abstint de pa¬ raître à la dernière heure. C'est ce qui lui sauva la vie. Selon ceux qui l'ont connu de près, « fanatique, qui allait devant lui sans discernement1, » il était homme à tenir sa promesse. Pendant ce temps, que faisait Saint-Just? Ici se montre le disciple soumis et aveugle de Robespierre. L'échec de son maître est un avertissement perdu pour lui. Il ne voit pas encore dans l'ombre l'alliance qui se forme. Il est l'homme d'action, et se résigne à ne rien faire. Lui aussi il écrit! Il écrit lentement, sous les yeux du Comité de salut public, un long discours, le second volume de celui de Robespierre; sans s'apercevoir que cette contention de l'écrivain, au moment où il ne reste qu'à soulever le peuple, achève de tout perdre. Si le maître a succombé par ce moyen, comment le disciple l'emportera-t-il ? Saint-Just a combiné un vaste piège oratoire ; il sera grave comme toujours, sentencieux, mais pour la pre¬ mière fois il descendra à être habile. Il circonscrira ses menaces, sortira du vague terrible où Robespierre a laissé les esprits. Il rassurera presque tout le monde, ne laissant tomber la foudre que sur deux chefs teiv roristes, Collot-d'Herbois et Rillaud. Encore se con- \. Mémoires inédits de Baudot. CHUTE DE ROBESPIERRE. 321 tentera-t-il de dénoncer ce dernier à cause de la pâleur de son visage. En livrant cette double proie à la Plaine, sans doute il la ramènera à lui par le plaisir de la ven¬ geance. Elle ne pourra résister à l'appât qu'il lui jette et retombera dans ses filets. Combinaison savante et illusoire! Parce qu'il veut bien ne pas conclure à la mort et qu'il tient le couteau suspendu, Saint-Just s'imagine rassurer, comme si Saint-Just pouvait rassurer jamais! comme s'il n'était pas la Terreur même ! comme si, en renonçant à faire peur, il ne se livrait pas désarmé à l'ennemi! D'ailleurs, qui entendra jusqu'au bout ce discours? Quelle patience il suppose aux événements! Attendront-ils les conclu¬ sions de l'écrivain? Ces moyens de rhéteur, bons tant qu'on a la puissance incontestée, ne valent rien pour la ressaisir. Le disciple faisait ainsi les mêmes fautes que le maître. Lorsque tout était changé autour d'eux, ils voulurent continuer de régner par les moyens qui leur avaient réussi jusque-là. Ils avaient perdu la force ; ce n'est pas avec des paroles qu'ils peuvent la recon¬ quérir1. Saint-Just écrivait encore à minuit, lorsque Collot- d'Herbois entre; il revient des Jacobins, où il a été tenu sous les couteaux. « Tu écris notre acte d'accusation ! » crie-t—il à Saint-Just de sa voix de stentor, en lui saisis¬ sant le bras. Saint-Just retire ses papiers ; puis aussitôt 1. « Les orateurs n'usurpent pas, à cause de leur ignorance de la chose militaire. » — Aristôte, Politique. ir. .21 ' 322 LA RÉVOLUTION. l'audace lui revient; il était de marbre, il se relève : .« Oui, Collot, je t'accuse et d'autres aussi. » Cependant ses collègues le retinrent presque pri¬ sonnier, et obtinrent qu'il leur lirait ses dénonciations, avant de les porter à la tribune. Vers le matin, Saint-Just échappe à ses gardiens, et sort. Sans doute ce fut pour se concerter une dernière fois avec Robespierre. A onze heures, ses collègues du Comité l'attendaient encore ! ils reçoivent de lui ces mots : « L'injustice a fermé mon cœur, je vais l'ouvrir à la Convention nationale. » Jusque-là, vous voyez dans Robespierre et Saint- Just des hommes qui, accoutumés à une puissance presque absolue, ne peuvent se figurer qu'ils l'ont, per¬ due. Saint-Just, il est vrai, manqua de parole à ses collègues du Comité; seule perfidie dont on pût l'accu¬ ser. Dans tout le reste, il combattit ouvertement, et avec une imprévoyance qui exclut jusqu'à l'idée même de complot. IV. SÉANCE DU 9 THERMIDOR. Les Thermidoriens n'ont pas eu tout d'abord une résolution arrêtée, comme se le figurentTa plupart des CHUTE DE ROBESPIERRE. 323 historiens. Là aussi on a vn de l'hésitation, des retours subits, des protestations en sens contraire, des sourires même ; puis de nouveau des desseins formés, et enfin des projets irrévocables, selon qu'on se croyait désigné, sauvé, oublié, ou de nouveau dans un péril immédiat; car, dans cette journée, le courage naquit de la crainte; les plus près de la mort firent les avances. Comme la Plaine ne se sentait pas encore sous le couteau, elle se fit longtemps prier. Elle ne se rendit qu'au succès et lorsqu'il ne fut plus permis d'en douter. Dans le voisinage de la salle des séances, les Mon¬ tagnards les plus menacés, Tallien, Bourdon, Bovère, accueillent ceux de la droite à mesure qu'ils arrivent. Ils leur rappellent les promesses de la nuit, ils les louent, les caressent, les conduisent jusqu'au seuil. Dans l'intérieur même de l'Assemblée, rien ne se laisse apercevoir des embûches préparées. Chacun occupe sa place ordinaire. Aveugle jusqu'au bout, Bobespierre rassure Duplay en répétant « que la Montagne, il est vrai, est corrompue, mais que la Convention en masse est bonne et qu'elle l'entendra. » Pourtant les tribunes viennent de saluer les Comités par des applaudisse¬ ments réservés jusque-là à Bobespierre. C'était une chose nouvelle. Son ennemi implacable, Collot-d'Herbois, préside. Saint-Just monte à la tribune, le visage aussi im¬ passible qu'à l'ordinaire ; il ne doute pas de tout dompter par slîfi discours. Il commence lentement sa 324 LA RÉVOLUTION. lecture, de ce ton accoutumé d'autorité qu'il cherché pourtant à adoucir. Il venait de prononcer ces mots : « Quelqu'un, cette nuit, a flétri mon cœur, et je ne veux parler qu'à vous. » Tallien se précipite, l'inter¬ rompt violemment, et demande que « le rideau soit entièrement déchiré. » Depuis ce moment, on n'entendit plus une. seule parole sortir de la bouche de Saint-Just. Muet de surprise ou d'indignation, il ne fit aucun effort pour continuer, soit qu'il jugeât tout perdu dès qu'il était contredit, oubliant même son manuscrit sur la tribune; soit qu'il ne sût que commander et qu'il fût incapable de descendre aux explications; soit qu'il ne voulût pas marchander sa vie, ou que cette première révolte lui eût ôté, par l'étonnement, la possession d'une partie de lui-même; soit peut-être qu'habitué à lire des discours écrits sous forme de décrets, il ré¬ pugnât à hasarder des paroles sans suite et sans puis¬ sance. Cette figure, roide, inflexible, demeure long¬ temps à la tribune sans mouvement, sans geste, pétrifiée, comme étrangère à tout ce qui se passe autour d'elle. Saint-Just s'était formé à l'école de Lycurgue. Le jeune Spartiate, déchiré au dedans, devait tomber, le doigt sur la bouche, dans l'attitude de la statue du Silence éternel. Billaud-Varennes -saisit ce moment de stupeur, et lie l'Assemblée par la crainte. Elle en a déjà trop en¬ tendu pour espérer trouver grâce si elle ne sort victo¬ rieuse de ce combat. Elle était entre deux*egorgements. CHUTE DE ROBESPIERRE. 325 Tallien monte à la brèche; et, malgré son audace, on peut remarquer qu'il hésite à conclure contre Robes¬ pierre. Il l'accuse sans oser le frapper; l'hésitation de Tallien est partagée par l'Assemblée. Les agents, les instruments du maître, Henriot et son état-major, Dumas et des inconnus, Boulanger, Dufraisse, sont d'abord décrétés d'accusation. On s'essaye ainsi à frapper sur des hommes obscurs ou des absents. Par là, on mesure ses forces, on s'encourage, on se donne des gages, on se lie mutuellement par le succès. Mais nul encore n'a osé prononcer le mot décisif, ni s'en prendre ouvertement à l'ennemi. Tant d'irréso¬ lution à porter le dernier coup devait durer longtemps et marquer cette journée. Aussi bien, des partis si ennemis comptent mal les uns sur les autres; ils crai¬ gnent de s'engager témérairement et d'être abandon¬ nés, en sorte que chacun, en s'avançant, veut se ména- . ger une retraite ; ce qui fit que l'on condamna les subalternes longtemps avant d'accuser le chef. Robespierre voit les tergiversations de l'Assemblée, et se hâte d'en profiter. 11 court à la tribune. Alors une voix qu'il n'a jamais entendue frappe son oreille comme un tonnerre. C'est la voix de cette Plaine et de ce Ma¬ rais, voix muette depuis dix-huit mois et maintenant immense, prolongée, inexorable, anonyme : « A bas! à bas le tyran ! » Elle roule sans interruption, chacun se perdant dans ce cri gigantesque qui n'a, plus rien d'hu¬ main et semble être le cri d'airain de l'éternelle Némésis. 326 LA RÉVOLUTION. Quand les forces furent à bout, on ne put encore se décider à en finir. De tous côtés on appelle Barère à la tribune. On voulait se reposer par cette parole abon¬ dante, se donner le temps de se mesurer encore,, prendre haleine une dernière fois, tant il en coûte d'exé¬ cuter contre un maître présent une résolution même arrêtée d'avance. Barère fait une proclamation au peuple, un décret sur la garde nationale ; if est oratoire, verbeux, évasif. Bien ou presque rien sur celui qui est à lui seul le danger. A travers les vastes mailles de ce discours, Robespierre peut échapper encore. Vadier, il est vrai, l'appelle tyran; bientôt cette hardiesse s'émousse; il a rencontré te regard fixe de Robespierre, et dès lors ses paroles ne sont plus qu'une divagation, sans vie, comme s'il avait été fasciné par l'œil de la Terreur. Les Assemblées, lentes à se résoudre, sont promptes- à reculer. Elles n'ont qu'un moment pour elles. Ce moment semblait fuir. C'est encore Tallien qui le res¬ saisit ; toutes les passions étaient dans sa bouche quand il demande à ramener la discussion à son vrai point. Robespierre sent que le moment est venu; il s'écrie : « Je saurai bien l'y ramener. » La même voix d'airain, implacable, recommence et l'accable de son tonnerre. Collot-d'Herbois y joint, les tintements et le glas de la sonnette. Robespierre, un canif à la main, tourne les yeux CHUTE DE ROBESPIERRE. 327 vers ses anciens amis de la Montagne : « Le sang de Danton.t'étouffe! » fut leur réponse. — « C'est donc Danton que vous voulez venger? » Il jette ses regards vers la Plaine, suppliant, injuriant à la fois : « C'est à vous, hommes purs, que je m'adresse, et non pas aux brigands ! » La voix sépulcrale1 de Durand Maillane répond : « Tu parles de vertu, scélérat! Elle demande ton sup¬ plice ! » Robespierre sut enfin ce qu'il pouvait attendre de ses nouveaux amis. Il se retourne vers le président. Au lieu de Collot-d'Herbois, il voit le dantoniste Thu- riot qui l'assassine du bruit de la sonnette : — « Pour la dernière fois, président d'assassins, je te demande la parole! » Sa voix expire. Un inconnu, Louchet, assène le dernier coup ; il ose enfin demander, après une si longue patience et tant de vaines démonstrations, le décret d'arresta¬ tion contre Robespierre. Et, le croirait-on? malgré les gages que l'on vient de se donner, les applaudissements sont d'abord rares, incertains, timides. Us allèrent en croissant; le courage revenant avec le succès, ils finirent par être unanimes. Le décret est voté par tous ; Fréron peut s'écrier sans danger : « Qu'un tyran est dur à abattre ! » Dans la joie de la victoire, à peine fit-on attention au dévouement de Robespierre jeune et de Lebas; ils 4. Mémoires inédits de Baudot. 328 LA RÉVOLUTION. demandent à mourir avec Maximilien et Saint-Just. L'Assemblée, avec un empressement cruel, accepte ces victimes, les uns par légèreté, les autres parce qu'ils tiennent d'avance pour criminels quiconque avoue en¬ core les accusés. Cependant Robespierre , Saint - Just, Couthon , quoique décrétés, restent immobiles à leur banc. Qu'attendent-ils pour obéir? Peut-être un mou¬ vement du peuple des tribunes. Ils semblent ne pas croire à ce qui se passe sous leurs yeux, et garder je ne sais quelle espérance. Il fallut un second décret qui leur enjoignît de descendre à la barre. Alors seulement ils sortirent de leur place; mais, en obéissant, ils pa¬ rurent menacer encore. V. ESSAI D'INSURRECTION. — MORT DE ROBESPIERRE. Cette chute si profonde ne réussit pas à éclairer Robespierre. Pendant qu'on l'entraîne à la prison du Luxembourg, il se berce de l'idée qu'il comparaîtra devant le tribunal révolutionnaire tout composé des siens; il se voit déjà, en perspective, ramené en triomphe comme Marat, et imposé à ses ennemis qui n'auront eu qu'une victoire d'un moment. Abusé par CHUTE DE ROBESPIERRE. 329' cette fausse idée, il était bien décidé à ne rien tenter qui le fît sortir de la légalité où il se croyait inexpu¬ gnable, sans songer que la Convention ne sera pas assez insensée pour s'en remettre à des juges ennemis, quand elle tient dans sa main le sort de son oppresseur. Aussi est-il certain que Robespierre regarda comme un malheur que ses partisans refusassent de l'incarcérer au Luxembourg. Il se fit conduire à l'administration de la police comme en un endroit neutre, entre l'obéissance et la révolte. Son projet était d'y rester immobile, sans rien faire, sans donner aucune prise à de nouvelles ac¬ cusations, attendant tout du jugement régulier et des jurés complaisants qu'il avait lui-même choisis en des temps meilleurs, avec une si grande vigilance. Au lieu de profiter du peu d'heures qui lui restent pour préparer la lutte ouverte et attaquer, il résiste aux instances des siens. Il affecte de ne contrevenir en quoi que ce soit aux règles imposées aux prisonniers. Il s'imagine se faire ainsi un rempart de légalité, au milieu même de la guerre civile. Respect de la loi, que beaucoup ont admiré, qui marque plus d'impuissance et d'aveuglement que de religion véritable pour la chose publique. Après avoir détruit les lois quand on était le plus fort. il était bien tard pour s'en couvrir, quand on était le plus faible. C'était aux armes à déci¬ der; il ne restait pas d'autre loi. En effet, tout s'agite pour attaquer ou pour dé¬ fendre cet homme qui, lui seul , refuse d'agir, se 330 LA RÉVOLUTION. croyant invulnérable tant qu'il est désarmé et prison¬ nier. Comme il n'a rien prévu'de ce qui est arrivé, il ne fait rien non plus pour en empêcher les suites. Par là, il laisse toute initiative à ses adversaires, tandis que ses partisans se trouvent sans chefs, sans conseils, sans direction. Voilà pourquoi le commandant de la garde nationale, Henriot, mis hors la loi, ne sut que se jeter en aveugle à travers les rues et se faire arrêter par ses gendarmes d'escorte; le manque absolu d'in¬ structions le perdit encore plus que l'ivresse. Délivré à son tour, mais incapable de faire face à des dangers si imprévus, il désespéra le premier. Au reste, pendant que Robespierre, muet, inerte, manque à sa cause, le petit groupe de ses amis agit pour lui à la Commune; et il est incroyable avec quel zèle, avec quelle énergie, avec quelle foi persévé¬ rante, dans le succès. Quatre-vingt-onze membres du conseil général, auxquels s'étaient ralliés une cinquan¬ taine de commissaires ou d'officiers, forment ce groupe que préside le maire Fleuriot. Le tocsin sonne à l'Hôtel de Ville; mais ce n'était plus là le tocsin qui ébranlait Paris. Les tribunes furent longtemps désertes ; les sections se rassemblent ; les plus ardentes se contentent d'envoyer des paroles. Les Jacobins eux-mêmes restent immobiles; au lieu de courir aux armes, ils imitent leur maître et demeurent en séance. Vers minuit seulement on parvint à arracher Robes- CHUTE DE ROBESPIERRE. 331 pierre à son inaction; entraîné à l'Hôtel de Ville, il résistait encore à ses libérateurs. Des applaudissements le reçoivent à son entrée dans la salle. Mais là aussi,, mêmes incertitudes, même appréhension d'agir jusqu'au milieu de l'action, affectant au dernier moment la su¬ perstition de la légalité parmi les insurgés. L'ancien avocat du parlement reparaît en lui à l'in¬ stant suprême. Comme, à cette heure tardive, Saint-Just lui propose d'adresser une proclamation au peuple, il demande encore : « Au nom de qui ? » Lorsqu'elle fut enfin écrite, il hésita longtemps à la signer ; même alors il n'écrivit que les deux premières lettres de son nom. Saint-Just le soutint dans ces épreuves qui le jetaient hors de lui.'. «Calme-toi, lui disait Saint-Just. L'empire est aux. flegmatiques. » Car à ce moment ils parlaient encore de commander et de régner, quand, pour tous ceux qui approchaient Robespierre, il devait être si visible qu'il ne restait plus qu'à mourir avec lui. Robespierre, Saint-Just et Couthon n'eurent pour eux que les autorités officielles de la Commune. Ils atten¬ daient le peuple, et le peuple ne venait pas. La Terreur lui avait appris là prudence. Accoutumé à obéir au plus fort, il attendait, pour se décider, que le plus fort se montrât. La peur avait fait le vide; Robespierre ne fut point défendu, et on ne fut pas obligé de l'attaquer. La cré¬ dulité à laquelle il avait façonné les hommes se tourna. 332 LA RÉVOLUTION. aussi contre lui. Il suffit à ses adversaires de répandre qu'il conspirait pour la restauration de la royauté, qu'on avait trouvé chez lui des fleurs de lis 1 sur un sceau royal. Ce bruit absurde, appuyé de la fraude, trouve aussitôt créance auprès des siens. Le faubourg Saint-Mar¬ ceau, qui s'était ébranlé pour lui, apprend cette grande nouvelle, rebrousse chemin, abandonne le royaliste Robespierre. A l'Hôtel de Ville, la foule des tribunes s'évade sur la fausse nouvelle qu'elle est mise hors la loi. De cette immense puissance d'opinion, il ne reste que la poussière soulevée par les fuyards. Les canonniers ras¬ semblés sur la place de la Commune se dispersent à la première sommation des huissiers de la Convention. Ainsi Robespierre avait épuisé Ja Révolution en croyant - la discipliner. Il avait détruit ses propres instruments. Presque tous lui manquèrent, et il manqua à tous. Tout à coup, après un grand silence, le cri : « Vive la Convention ! » retentit à l'Hôtel de Ville. Robespierre jeune entend de loin la proclamation du décret de hors la loi; il se précipite du haut de l'Hôtel de Ville sur 1. « Cambon avait quelques doutes sur les fleurs de lis trouvées chez Robespierre et dont parle Courtois dans son Rapport. Il voulut savoir ce qu'il en était, et s'en expliqua un jour à Bruxelles avec Vadier, devant Charles Teste et moi. Vadier convint qu'elles avaient été transportées du comité de sûreté générale au domicile de Robespierre après sa mort. J'ai parlé franchement de ma haine pour Robespierre, ses systèmes et leurs applications. Mais la vérité a aussi ses droits, et je ne croyais pas du tout que Robespierre fût d'intelli¬ gence avec la royauté. » — Mémoires inédits de Baudot. CHUTE DE ROBESPIERRE. 333 le pavé. Lebas se brûle la cervelle. Henriot est jeté par la fenêtre. Couthon, renversé, est traîné vers la Seine. Léonard Bourdon entre, et le gendarme qui le suit n'a que la peine d'étendre d'un coup de pistolet Robes¬ pierre à ses pieds. On l'apporte sur une planche à la Convention. Elle refuse de le recevoir dans l'Assem¬ blée ; mais quelques-uns vont se repaître de la vue du mourant. Vers le matin, Maximilien Robespierre, son frère et Couthon, tous-trois mourants, sont traînés à la Con¬ ciergerie. Saint-Just seul y fut conduit à pied avec Dumas, les mains liées derrière le dos. Dans leurs derniers moments, on ne cite aucune parole; et il est impossible de dire s'ils gardèrent quelque espérance pour la postérité. Les blessures empêchèrent les mou¬ rants de parler; ceux qui restaient debout furent éga¬ lement muets. On n'entendit pas les chants des Girondins, ni les imprécations des Dantonistes. Ce fut un silence stoïque au milieu des blessures, et quand on les rassembla pêle-mêle sur les charrettes, il y avait déjà parmi eux l'immobilité et la roideur de la-'mort. Le bourreau, en déchirant les linges qui envelop¬ paient Robespierre, lui arracha un cri. A ce cri, et seulement alors, ceux qui l'avaient condamné se crurent en sûreté. Le lendemain, soixante et dix membres de la Com¬ mune moururent à la fois, et treize le jour suivant. 334 ' LA RÉVOLUTION. Tel qui renia Robespierre ce jour-là lui resta pour¬ tant fidèle. Le lendemain du 10 thermidor, David, le peintre, réunit en secret sa famille, et dit aux siens qu'une grande calamité avait frappé la République, qu'elle ne s'en relèverait jamais. David renia, il est vrai, Robespierre, le 13 ther¬ midor , dans la Convention ; il s'écria : « Qu'on ne pouvait concevoir à quel point il avait été trompé par ce malheureux! » Plus tard il subit les séductions de l'Empire. Mais, malgré l'apparence, il garda toujours le même deuil de Robespierre au fond du cœur; trente ans après, dans l'exil, à Rruxelles, David tenait à ses compagnons le même langage que le lendemain de la mort de Robespierre. Pacifié par l'art, ne prenant plus conseil que de son Socrate et de son Léonidas, il répé¬ tait avec Eschyle : « Laissez faire le temps ; il arrangera toutes choses 1 ! » VI. RENIEMENT, RÉHABILITATION, LÉGENDE DE ROBESPIERRE. Il n'est pas, je pense, dans l'histoire, un reniement semblable à celui qui suivit le 9 thermidor. En un jour, ■1. Mémoires inédits de Baudot. CHUTE DE ROBESPIERRE. 335 • l'homme que Boissy-d'Anglas nommait l'Orphée de la France en devint l'exécration. Fréron, l'homme de Robespierre, demande, par une motion, que l'Hôtel de Ville, « ce Louvre du tyran, » soit rasé. Mais c'est surtout aux Jacobins, dans l'antre du monstre, que le reniement est éclatant. Ou sont-ils ces terribles motionnaires? Depuis que les chefs ont été enlevés à cette masse indomptable, avec quelle facilité elle s'apaise ! Le boucher Legendre va fermer les portes des Jacobins, il remet tranquillement le trous¬ seau de clefs à la Convention. L'incorruptible de la veille n'est plus que l'infâme Robespierre; et ce sont ses partisans qui se hâtent de jeter le premier cri d'horreur. Les autres, retenus par l'habitude du silence, croyant avoir moins à racheter, ou peut-être ne se fiant pas encore à la victoire, continuent de se taire; chez tous, la fable puérile des fleurs de lis trouvées à la Commune exerce le même empire. Elle s'est répandue en un moment dans la France entière. On y croit ou l'on fait semblant d'y croire; chacun, affectant de ne voir qu'un conspirateur démasqué dans l'idole de la veille, se sent à l'aise pour l'accabler. Toutes les sociétés jacobines des provinces, tous les Terroristes en mission, envoient à la hâte leurs félicita¬ tions aux vainqueurs. Ceux que l'on appelle déjà la queue de Robespierre, devancent les autres dans l'outrage. Au degré de l'injure vous pouvez reconnaître le mieux les anciens affidés. Premier résultat de la Terreur; elle n'a 336 LA RÉVOLUTION. laissé subsister dans les âmes que le soin de soi-même, d'ailleurs aucun principe, aucune solidarité. Chacun se hâte de retirer la main de l'œuvre commencée. Robespierre et Saint-Just, après la mort de Danton, accusaient sans cesse sa mémoire, comme s'il eût été présent pour leur répondre. Le grand crime posthume qu'ils lui faisaient, c'était que nul n'osât prendre sa dé¬ fense. Ils devaient éprouver un sort semblable. De tant d'hommes qui les portaient aux nues, pas un seul ne s'est levé pour eux ; ils ont dû attendre que les géné¬ rations contemporaines fussent ensevelies, et qu'il se passât quarante ans avant que quelqu'un entreprît de revoir leur procès. Après ce long intervalle, certains esprits se sont passionnés pour Robespierre et Saint-Just, et leur ont montré d'autant plus de faveur qu'ils les ont vus plus reniés. Alors, courant à un autre extrême, c'est au Triumvirat jacobin qu'ils ont sacrifié tous les hommes de la Révolution. Nul ne s'est trouvé pur et sans tache en comparaison des trois personnages canonisés de la légende jacobine ; et j'ai bien tort ici de dire légende, puisque cette superstition n'a pas été entretenue par les souvenirs du peuple. Il y est resté absolument étranger; mais elle a reparu quarante ans après les évé¬ nements, refaite par la science, l'érudition, les sys¬ tèmes, c'est-à-dire par ce qu'il y a de plus contraire à l'inspiration des masses. Voyant que la Révolution française ne réalise pas les CHUTE DE ROBESPIERRE. 337 espérances du monde, quelques-uns en vinrent à penser que tout le mal a pour cause la chute de Robespierre ; et donnant une immense place, dans leur philosophie, aux regrets et à la superstition, ils s'abandonnèrent à croire que Robespierre touchait au but lorsqu'il a été précipité. Encore quelques pas dans la même voie, et selon eux la justice se réalisait sur la terre. Il est vrai que Robespierre n'avait jamais tant parlé de vertu, de morale, de justice, de bonheur universel que dans les derniers mois de sa vie, soit que la politique lui échappât de plus en plus, soit que le pressentiment de la mort ait donné à sa parole et à sa pensée une élévation inaccoutumée. Ce testament purement moral a fasciné après coup ses disciples d'un autre siècle; ils ont été pris de déses¬ poir en pensant que cette vision de justice et de félicité universelle n'avait manqué de s'établir sur la terre que parle caprice de quelques circonstances. Pesez une à une les fautes, sans parler des meurtres, vous verrez, au contraire, que jamais catastrophe ne fut plus inévitable. Robespierre et les siens avaient amené les choses au point qu'il était absolument impos¬ sible de sauver leur système et même leurs personnes. Les yeux fermés, ils allaient au gouffre; et, comme tout ce qui est perdu d'avance, ils s'abîmèrent sans être dé¬ fendus. Robespierre se trouva à la fin réduit à la même impuissance que Louis XVI à Varennes. Un système qui aboutissait à faire tomber dans les 33,S LA RÉVOLUTION. derniers mois quatorze cents têtes à Paris, cette démence ne pouvait se soutenir. Elle allait directement contre les principes des gouvernements de terreur, qui veulent que les grands coups soient frappés d'une seule fois, et à l'origine. Ici, au contraire, les barbaries allaient crois¬ sant chaque jour; la raison d'État, était offensée non moins que l'humanité. Le matin du 8 thermidor, Robespierre était encore dans l'illusion naturelle à tous les orateurs politiques qui gouvernent un peuple par une assemblée et l'assem¬ blée par la parole. Ces hommes ne voient, n'observent, ne craignent que les hommes qui parlent. Ce sont là les seuls rivaux qui les empêchent de dormir. Quant à tous les conspirateurs muets, ils les regardent comme alliés ou consentants. Robespierre aurait du savoir que celui qui a fait trembler, doit faire trembler toujours. Les hommes n'étaient liés envers lui que par la peur; il les en dégage par la plainte. Rien de plus conforme à l'éternelle logique. Dans tout cela, il n'y a ni à s'éton¬ ner, ni à gémir. Après la défaite du matin, est-il certain que Robes¬ pierre, s'il avait eu le génie de l'action, n'eût pu faire investir, pendant la nuit du 8 au 9, la salle de la Con¬ vention, arrêter dans leurs lits les principaux représen¬ tants du peuple, jeter en avant une accusation de complot, afficher dans Paris qu'il fallait sauver la République contre les projets des conjurés, former un semblant de législature qui eût proclamé le Dictateur? Est-il certain CHUTE DE ROBESPIERRE. 339 que Robespierre n'eût pu, en prenant les devants, pré¬ cipiter la Convention dans cette embûche? Les projets de ce genre, quand ils ont été sérieusement médités, ont souvent été couronnés de succès. Mais pour cela, au lieu de haranguer les Jacobins, le 8 au soir, il eût fallu les armer, arrêter le Comité de salut public, com¬ mander en son nom, s'entourer de Y École de Mars, con¬ voquer à domicile les sections dont on était sûr, désarmer, paralyser les autres, emprisonner, frapper, exiler, étonner, régner, et tout cela ensemble. Le 9 thermidor eût vu la Convention, cernée, décimée, acclamer Robes¬ pierre l'incorruptible, le sage, le sauveur ! il eût paru accepter malgré lui le pouvoir souverain. Voilà une chance, faible, il est vrai, qui s'ouvrait au lieu de l'échafaud ; pourquoi ne l'a—t-il pas ten¬ tée? Parce que de pareilles entreprises veulent être préparées de loin, et que jamais il n'était entré dans l'esprit de Robespierre d'usurper militairement, par la force ouverte. Après tant d'avances vers le pouvoir absolu, il n'y avait plus qu'à prendre ce pouvoir ou à périr. Il s'était mis dans la situation, la plus cruelle de toutes, de ne pouvoir se sauver que par des principes opposés aux siens, et par les facultés et les vices qui lui manquaient le plus. Arrivé au terme, il se trouva que Robespierre n'était pas l'homme qu'on imaginait. 11 s'emportait, parce qu'incapable d'action, on voulait le forcer à agir, c'est-à-dire à sortir de sa nature. On ap- '340 LA RÉVOLUTION. prit alors qu'il n'était pas du tempérament des preneurs d'empire. Il y eut cette différence entre la mort de Danton et celle de Robespierre : la mort de Danton ne se conçoit pas de la part des révolutionnaires; Robespierre avait rendu la sienne inévitable en tuant les révolutionnaires, et bien plus encore en les menaçant. Acceptez donc l'évidence. Le lendemain du 9 ther¬ midor doit achever de démontrer aux plus aveugles que la France n'éprouva rien du désespoir qu'ils ressen¬ tent aujourd'hui ; que Robespierre n'avait rien fondé dans les esprits ; qu'excepté son petit groupe de fidèles retirés à la Commune, tous furent indifférents ou hostiles ; que, loin de s'approcher de son but, il s'en éloignait chaque jour davantage; que ses partisans/au lieu d'aug¬ menter, diminuaient; que ses ennemis seuls s'accrois¬ saient à vue d'œil; que, voulant frapper des deux côtés, il n'avait frappé que lui-même; que chez lui Marius détruisait Sylla, et Sylla Marius; qu'au lieu d'être en état de restreindre la terreur, il était obligé de l'outrer chaque jour; qu'en messidor son agent de¬ mandait trois mille têtes pour le seul département de Vaucluse; qu'il ne pouvait ni maintenir l'horreur, ni en sortir; qu'ainsi, par tous les côtés, le faux de son système éclatait et se tournait contre lui. Donnez à Robespierre ce peu de mois qu'on ré¬ clame aujourd'hui pour lui, qu'en eût-il fait? Il eût envoyé à l'échafaud Collot-d'Herbois, Billaud-Varennes, CHUTE DE ROBESPIERRE. 344 Bourdon de l'Oise, Garnot, une partie des Montagnards en mission. Soit. Après cela, voyez la suite. Il se serait trouvé plus seul encore, plus à la merci de ceux qui détestaient en lui non-seulement la personne, mais la cause. Qu'opposer à cela? 11 se détruisit lui-même. Une pensée du moins n'était jamais venue aux con¬ temporains de Robespierre. C'est de le supposer étran¬ ger à la Terreur. Fausse réhabilitation! Sans la hache, que devient cette figure? Qui peut se la représenter? * Laissez-lui au moins sa grandeur sauvage; elle doit faire peur encore, à la postérité. N'avocassons pas avec de tels hommes. Us sont là pouf porter le fardeau de leur système1, ou ils sont au-dessous de l'histoire. Ne plaidez pas pour eux comme pour un accusé ordinaire. D'ailleurs quelle idée plus insoutenable que d'ab¬ soudre de la Terreur celui qui a organisé la commis¬ sion d'Orange, tramé sur ce modèle la loi de prairial, choisi un à un les accusateurs, les juges, les jurés? Fal¬ lait-il donc aussi qu'il bâtît de ses mains l'échàfaud? Qu'importait que Robespierre affectât de ne plus pa¬ raître dans les comités durant les deux derniers mois? Son atroce loi de prairial fonctionnait à sa place. Présente et souveraine au Comité, au tribunal, il n'avait qu'à la laisser faire. Comme elle dispensait l'accusateur de toute preuve et qu'elle avait supprimé la défense, les juge- 1. Nous altérons également l'histoire quand nous ôtons aux Terro¬ ristes la Terreur et quand nous faisons de Napoléon un libéral. Dans les deux cas, nous sommes aussi loin de la réalité. 342 LA RÉVOLUTION. ments étaient foudroyants. La mort se hâtait; nul besoin que Robespierre fût là pour la hâter encore. Quoique la mémoire de Robespierre et de Saint-Just ait été elle-même décapitée et interrompue pendant plu¬ sieurs générations, elle a laissé un héritage funeste que plus d'un esprit a recueilli sans en connaître l'origine. Cet héritage est l'idée de la nécessité d'une dictature pour fonder un état libre. Idée qui a frappé souvent dans la nuit à la porte du Comité de salut public, aux heures désespérées, et, éconduite, s'est répandue on ne sait par quels canaux dans la tradition vivante d'une partie de la démocratie française. Tantôt affichée ouver¬ tement, tantôt déguisée, elle n'a cessé de reparaître çà et là comme la ressource suprême. Pensée de détresse chez tous ceux qui n'en font pas une pensée de domi¬ nation. Et que servirait donc l'exemple de Robespierre, de Saint-Just et de Couthon', si de toute leur destinée vous n'acceptiez pour guide que les visions du désespoir? Que nous apprennent les hommes de tous les partis dans la Révolution? A mourir. Ils furent maîtres accom¬ plis dans cet art. Mais qui veut vivre librement , doit regarder ailleurs. La liberté n'est à aucune époque de notre passé. Ne la cherchons pas en arrière. LIVRE VINGTIÈME. LA RÉACTION. I. LES THERMIDORIENS. Renier ceux qui n'étaient plus fut le premier acte après le 9 thermidor. Bientôt une .partie des hommes qui avaient le plus trempé dans la Terreur ne s'en tin¬ rent pas là. Il ne leur suffit pas de se faire pardonner; ils voulurent régner encore quand leur système était tombé. Avec la promptitude d'hommes qu'aucun enga¬ gement ne gêne, ils découvrirent bientôt que le moyen le plus sûr de faire oublier leurs fureurs était d'en montrer de nouvelles en sens opposé et de livrer leurs complices. Alors ils ne dénoncèrent plus seulement les morts, ils dénoncèrent les vivants de leur parti. A ce prix, ils se rachetèrent auprès de leurs propres victimes ; car plus ils revenaient de loin, plus ils étaient accueillis et fêtés par leurs anciens ennemis. On les avait tenus pour des monstres, maintenant ils passaient pour des sauveurs ; et comme, avant tout, ils étaient hommes 344 LA RÉVOLUTION. de plaisir, ils eurent ainsi toutes les joies de la Réaction, après avoir eu toutes les joies de la Terreur. Avec la faveur publique, ils rassasièrent en paix leurs passions nouvelles comme la récompense due à l'assouvissement de leurs passions anciennes. Tallien, Fréron, Rovère, voilà les véritables rois de cette époque. On se met à l'ombre de leurs crimes passés; ils étendent le manteau de leur sanglante re¬ nommée sur tous, excepté sur leurs anciens compagnons, amis, affidés de la veille. Pour ceux-ci, ils les haïrent doublement, comme des souvenirs vivants qu'ils eussent voulu ensevelir sous terre, et comme des reproches pour leur apostasie. Au reste, l'intelligence fut plus rapide que l'éclair entre ces renégats de l'échafaud et les débris échappés de la contre-révolution. Les royalistes mêmes (il s'en trouvait déjà), voyant que Tallien, Fréron et leurs semblables étaient descendus de leur piédestal san¬ glant, s'imaginèrent les avoir gagnés. Du moins ils ne désespérèrent pas de les entraîner jusque dans leur cause. Tel fut ce parti des Thermidoriens, compromis incroyable entre les victimes pour applaudir les bour¬ reaux, et les bourreaux pour changer de victimes. La Terreur passe d'un camp dans l'autre, transformation à laquelle la pitié n'eut presque aucune part, la clémence n'y étant souvent qu'un raffinement de haines. Tallien, dans un discours où il se met tout entier, fait le manifeste de son parti. Il parle du gouvernement LA RÉACTION. 345 de sang en homme qui le connaît pour l'avoir pratiqué. Bien ne manque à ses paroles que d'avoir été pronon¬ cées six mois plus tôt. Quoi de plus sage que la conclu¬ sion : « Qu'il faut passer de la terreur à la justice? » Mais n'est-ce là qu'un mot ? Le difficile est de le réaliser. Comment les Thermidoriens entendirent-ils la jus¬ tice? Elle voulait qu'ils prissent leur part des actes passés dans lesquels ils avaient trempé leurs mains. Avouant leur solidarité avec leurs autres collègues, ils accuse¬ raient la nécessité qui a pesé également sur tous ; fai¬ sant serment qu'ils ont sauvé la patrie1, et comptant sur l'immense autorité que leur donnent la victoire et un reste de terreur, ils décréteraient l'oubli. Le supplice serait réservé pour celui-là seul qui chercherait à réveiller les furies. Voilà ce que demandait l'équité. Jamais la puissance de la Convention n'avait été si grande. Elle héritait de l'obéissance sous laquelle tous avaient été courbés; il s'y joignait un commencement d'espérance qui ne pouvait s'abriter que dans son sein. Ceux qui parlaient en son nom, comme Tallien, eurent un de ces moments uniques qui décident de l'avenir, presque tout-puissants pour le bien et pour le mal. Je ne sais si, après tant d'échafauds, il pouvait être donné à des hommes d'ordonner l'oubli et de se faire obéir; I. « Plusieurs des représentais aux armées auraient pu répondre comme Scipion : « Je jure que j'ai contribué à remporter la victoire. » Hélas! quelques-uns sont comme Bélisaire : « Da mihi obolam. » Mémoires inédits de Baudot. 346 LA RÉVOLUTION. je ne sais si cela ne dépasse pas la limite des choses humaines. Ce qu'il y a de certain, eux seuls pouvaient y réussir; leur devoir était de le tenter. Ils firent tout le contraire. Leur justice fut essentiellement pharisaïque, pis en¬ core, elle ne fut que vengeance. Voilà pourquoi le nom de ce parti, qui s'arme de clémence, reste odieux à l'égal des plus féroces. Au terrorisme, ils ajoutent un vice inconnu jusque-là : l'hypocrisie. A tout propos, ils disent, en parlant de leurs complices de la veille : « Nous les connaissons, nous vous les livrons, ce sont des infâmes; pour nous, nous sommes doux et sen¬ sibles. » Rovère excellait à ce jeu de sensibilité ; il y était maître ; les autres s'en rapprochaient. Au milieu cles amours et des galanteries de Tallien et de Fréron, ce fut un des traits dominants de ce parti. Justice inique ! Assurément, rien ne dut exaspérer les ardents révolutionnaires autant que de pareilles accu¬ sations sorties de leur propre foyer. Ils avouent qu'ils comprenaient les appétits de vengeance chez les Giron¬ dins ; mais se voir chaque jour dénoncés, livrés à la haine publique par leurs anciens compagnons de la Montagne, quoi de mieux fait pour renouveler toutes les anciennes fureurs? Déjà des hommes de grand sens, mais véhé¬ ments dans leur indignation, tels que Cambon, regrettent ouvertement la victoire du 9 thermidor; c'est trop de tomber du joug de Robespierre sous le joug de Fréron. Ainsi la Terreur produisait chaque jour ses résultats. LA. RÉACTION. 347 Si elle avait sauvé la République en 93, elle la perdait en 94, et plus sûrement encore la liberté. Pour échapper à la haine publique, les uns, les pires de tous, Legendre, Bourdon de l'Oise, se pré¬ cipitent tête baissée dans la Réaction comme dans un refuge. D'autres, effrayés d'eux-mêmes, tels que Le- cointre de Versailles, se joignent aux accusateurs par peur sincère de voir renaître la puissance à laquelle ils avaient trop bien obéi. Le grand troupeau des timides et des honnêtes gens, rassurés en voyant à leur tête quelques hommes de sang, commençaient à reprendre goût à la pitié, à l'humanité ; mais d'abord ils voulaient exercer ces vertus en lavant le sang dans le sang, et en châtiant le •crime par le crime. Alors reparaissent, dans la Convention, les mêmes luttes acharnées qu'avant le 31 mai. On se rachète d'un long silence de quinze mois, et chacun se choisit un adversaire. La lutte n'est plus entre les Girondins et les Montagnards ; elle se concentre entre des hommes qui, hier encore, non-seulement respiraient les mêmes colères, mais agissaient en commun, sans qu'aucun dis¬ sentiment eût pu éclater entre eux. Vous démêlez alors qu'à travers toutes les révolu¬ tions qui se sont succédé dans la Révolution, une chose reste commune à tous les partis et survit dans chaque débri comme l'esprit même de cette époque : c'est l'impossibilité d'admettre une contradiction, une nuance 348 LA RÉVOLUTION. dans les souvenirs, les projets, l'aversion, ou même dans l'espérance. Yoilà le fond de l'homme dans toute la Révolution. Il veut la liberté, du moins il croit la vouloir. Mais l'idée qu'il s'en fait a été formée sous le despotisme de l'ancien régime. Elle est pleine encore du génie intraitable du passé. Chacun devenu roi dit royalement : « Tel est mon bon plaisir. » Malheur à qui pense et sent autrement! Celui-là est un ennemi qu'il faut extirper comme rebelle. En vain les partis se détruisent ; ils se transmettent en héritage cette même notion fausse et impossible, qui seule surnage au milieu de la guerre à mort que chaque homme livre contre tous. Dès que les Thermidoriens eurent donné le branle dans la Convention et le signal de l'attaque contre les révolutionnaires, tout équilibre se rompt. Le désir de vengeance , n'étant plus arrêté par aucune peur, se donne carrière et se sent autorisé. Tel fut l'élan des représailles, que la Révolution entière parut être remise en cause. Ce qui étonne dans ce changement, c'est l'attitude des Jacobins. Formés pour attaquer, leur audace avait été incomparable tant qu'ils avaient été à l'assaut des choses anciennes. Contraints de se défendre, leur génie tombe en un moment. Ils ont beau renier Robespierre et Saint-Just et renouveler chaque jour l'apostasie, cela ne leur sert de rien. Réduits à être prudents, ils se renient eux-mêmes. Le fanatisme qui devient circon- LA RÉACTION. 349 spect, est déjà converti. En injuriant le triumvirat robespierriste, ils ne persuadent personne; ils perdent leur caractère. Si du moins ils eussent pu se rattacher à Danton ! Mais nul n'osant encore relever cette figure1, il arri¬ vait ceci d'étrange, qu'en injuriant les meurtriers de Danton, on n'osait avouer la victime. Les Jacobins n'avaient plus l'audace de se rattacher à personne. C'était, dès lors, une société décapitée; le tronc ne pouvait manquer.de tomber dès qu'on le touche¬ rait. La Convention l'ait un premier essai; elle refuse aux Jacobins, ce qui est pour eux la vie même, de cor¬ respondre avec les sociétés populaires des provinces. Qui l'eût cru? toutes les sociétés jacobines applaudis¬ sent avec un ensemble qui donne à leur obéissance un caractère officiel, où la liberté manque. Se voyant obéie au delà de ses vœux, la Convention n'hésite I. « L'ombre de Danton poursuivait sans cesse Robespierre et Saint- Just; ils en parlaient perpétuellement. Dans leurs discours, à la tri¬ bune, ils l'accusaient toujours, comme s'il eût été présent. Leur grand argument était : Qui oserait le défendre? Hélas! non, personne n'osait le défendre, d'abord parce que la défense était inutile, puis¬ qu'il n'était plus, ensuite parce que la Convention, si elle jugeait la défense intempestive, pouvait lancer un" décret d'accusation contre le défenseur imprudent. Au reste, le même argument s'est reproduit contre Robespierre et Saint-,!ust. Qui a osé les défendre pendant trente ans? Personne assurément. Si aujourd'hui on ne les justifie pas, l'examen du moins n'est pas interdit. S'il est possible pour eux, qu'il le soit aussi pour Danton! » — Mémoires inédits de Baudot. 350 LA RÉVOLUTION. plus. Elle interdit la société mère des Jacobins, long¬ temps sa rivale, souvent son maître absolu. Pas une plainte ne se fait entendre. L'antre des tempêtes se ferme. Il se rouvrira plus tard, mais ne retrouvera qu'un vain écho des anciennes colères. Ainsi s'évanouissent ces formidables Jacobins. La terreur jacobine les avait glacés eux-mêmes. Sous Ro¬ bespierre, ils ne discutaient plus, ils l'étonnaient par leur silence. Au 8 thermidor1, il fit un effort tardif pour les réveiller. Ce ne fut qu'une émotion d'un moment. Au premier mot du parti vainqueur, ils s'humilient et tombent en poussière. Leur vie exaltée, fiévreuse, ve¬ nait de leur chef plus que d'eux-mêmes. Une chose qui s'est montrée à toutes les époques de la Révolution Au moment de franchir cette date, il est utile de recueillir et de peser le jugement qui suit, mûri par l'expérience : « Robespierre et Saint-Just étaient certainement républicains, mais dans un sens trop sévère; d'ailleurs intolérants, despotiques, sans miséricorde pour les nuances faibles; leur mission avait été haineuse, sanglante, implacable. Le cercle de Popilius était devenu si resserré qu'il n'y restait plus que quelques affidés; ils n'avaient plus pour, appui que des agents durs, rudes, insociables, en petit nombre. A force de menaces et de meurtres, ils étaient arrivés au point d'armer toutes les oppositions, toutes les vengeances. Us n'avaient plus à com¬ battre pour les doctrines, mais pour leur vie. Aussi dans la lutte du 9 thermidor, il ne fut pas question de principes, mais de tuer. La mort de Robespierre était devenue une nécessité. En cas de succès de son côté, je suis persuadé qu'il n'aurait pas tardé à être mis à mort, au milieu des conflits d'une guerre civile. « Il faut tout dire; Robespierre n'a point été compris dans la Con¬ vention nationale et bien moins encore dans les départements. Ses discours pleins de sophismes et de mysticités politiques exigeaient de LA. RÉACTION. 351 reparaît ici : ies partis les plus puissants s'éteignent dès que les chefs ne sont plus là pour leur donner l'âme. L'immense procès de Carrier, que les Thermi¬ doriens commencent à dérouler devant la France, achève leur ouvrage. La Révolution y restera pour longtemps plongée et abîmée. Satisfaction de la justice qui se tournait en op¬ probre pour les accusateurs autant que pour les accusés. Chacun se crut innocent, parce qu'il condamnait après avoir approuvé. Nul ne prit soin de la mémoire de tous. Du sein cle cette fausse et criminelle justice sort, pour la première fois, ce mot nouveau, étrange : la l'étude et de l'attention pour en saisir le sens. Il fallait à cette époque des doctrines toutes comprises. Ses partisans savaient seulement qu'il voulait le bonheur du peuple; ils ne connaissaient que faiblement ses moyens; mais ils se reposaient sur leur force populaire pour en opé¬ rer l'exécution. Ils avaient d'autant plus de fanatisme qu'ils compre¬ naient moins, comme ces chrétiens du Bas-Empire qui se battaient pour l'explication des mystères. Aujourd'hui môme il faudrait pour saisir ses principes une attention que peu de personnes sont dispo¬ sées à lui prêter. « Au reste, lors même que sa doctrine eût été bien comprise, elle ne lui aurait point assuré le grand nombre de partisans dont il avait besoin. Son système d'égalité dans les bienfaits de la Providence était une chimère. Les pauvres n'en auraient voulu que pour un jour seul, et toute la classe moyenne, industrielle et commerçante n'en aurait pas voulu pour une minute. « Ainsi Robespierre, resté isolé dans ses conceptions, devait se donner ou recevoir la mort, plutôt que de voir l'exécution de son système. » — Mémoires inédits de Raudot. 352 LA RÉVOLUTION. Réaction, que, depuis soixante et dix ans, nous voyons croître et retentir sans s'arrêter jamais. Depuis ce mo¬ ment, la France a subi de prodigieuses vicissitudes; dans toutes, l'espérance a été promptement réprimée comme une utopie ou un crime. Il a été impossible de trouver un seul point solide pour s'y attacher, sans avoir à craindre une chute nouvelle. Transfuges de la Terreur, les Thermidoriens étaient un parti métamorphosé. Il pouvait se métamorpho¬ ser encore; et jusqu'où ira le changement? Derrière l'évêque Grégoire, je vois déjà M. de Maistre et l'ul- tramontanisme. Fouché de Nantes, Cambacérès, Sieyès et leurs amis ex-jacobins projettent à leurs pieds, en s'abaissant, l'ombre prématurée des ducs d'Otrante, du prince archichancelier et de cette cohue que l'on a appelée « les comtes et les barons sans-culottes » du siècle nouveau. II. LE PEUPLE. — LES FEMMES. — 12 ET 13 GERMINAL. Au milieu de ces révolutions intérieures, que deve¬ nait le peuple? Lui aussi se trouvait changé; il l'était en effet plus que les chefs de parti. Il n'avait pas, comme eux, l'occupation incessante des ressentiments et des * . LA RÉACTION. 353 vengeances. A mesure que ses guides, ses tribuns lui avaient été enlevés et qu'il les avait laissés périr, con¬ vaincu de tous les crimes que chaque faction leur for¬ geait tour à tour, il se sentait seul et égaré dans la Révolution. Sans doute aussi la confiance en lui-même et dans sa force commençait à lui manquer. A quoi se prendre désormais? Toutes les idoles étaient tombées l'une après l'autre, et il les avait toutes foulées aux pieds. Les Terro¬ ristes, tant qu'ils furent les maîtres, opérèrent le mi¬ racle d'empêcher la famine ; puis ils nourrirent le peuple d'espérances illimitées. Derrière le rideau sanglant, il vécut dans l'attente fiévreuse de je ne sais quelle terre promise. Quand après le 9 thermidor la vérité se mon¬ tra et qu'il fallut tomber de ces hauteurs, la chute fut d'autant plus grande pour le peuple qu'il avait cru avec plus d'ingénuité aux visions évoquées devant lui. Retiré de la place publique, loin des sections, des tribunes de la Convention, ou privé des échafauds, insulté déjà par la jeunesse dorée, découronné de sa royauté éphé¬ mère, il revint à son foyer. Il le trouva sanglant, triste, désert, misérable; et il sentit qu'il avait faim. En effet, le pain manquait; c'était un des premiers résultats de la suppression du maximum par tes Ther¬ midoriens. A d'autres époques du monde, on avait déjà imaginé de fixer le prix des substances de pre¬ mière nécessité. Tibère avait taxé le pain; Charles VII, pour soutenir la guerre contre les Anglais, avait taxé 3o4 LA RÉVOLUTION, • toutes les denrées alimentaires. Les historiens n'ajoutent pas que cette contrainte ait produit la famine, et ils ne font aucun reproche à ces princes d'avoir employé de tels moyens. Sans doute, sous un pouvoir absolu et du¬ rable qui restait maître de se relâcher par degré de l'arbitraire porté dans le commerce, le contre-coup se fit sentir moins violemment. D'ailleurs ni Tibère, ni Charles VII n'étaient embarrassés d'assignats; mais dans la République de 94, le retour subit à la liberté faillit être mortel. On put voir, là aussi, combien il est difficile à une démocratie de porter impunément dans le commerce l'arbitraire et les usages du pouvoir absolu; le remède ne tarde pas à devenir le fléau. Les vendeurs effarés refusaient de vendre, ou ils exigeaient, par représailles et par mépris des assi¬ gnats, un prix inique. Là aussi, la violence passée en¬ fantait la violence. Chaque habitant de Paris était taxé à deux onces de pain par jour ; souvent on en manquait tout à fait. Alors ce furent les femmes qui donnèrent le signal : les hommes, après tant d'héroïsme, paraissaient hési¬ ter à se soulever pour le seul désir de vivre. Long¬ temps ils restèrent muets, incertains de ce qu'ils avaient à faire, tant ils avaient perdu au milieu des passions publiques le soin des choses privées. Mais les femmes leur rappelaient sans relâche qu'après de si belles actions et d'immenses promesses, ils restaient affamés. LA RÉACTION. 358 Jusqu'oïl irait leur patience? Sans doute, la peur les retenait ainsi enchaînés! Mais qu'ils consentent seu¬ lement à se cacher derrière elles. II n'en fallait pas davantage; elles leur montreront le chemin, et ils n'au¬ ront rien à craindre derrière leurs femmes, leurs en¬ fants, qui leur serviront de rempart et recevront le pre¬ mier coup. Le 12 germinal, Paris se réveille au cri perçant : « Du pain! du pain! » La Convention se trouve investie par un peuple de femmes. Elles forcent l'entrée, et un grand nombre traînent par la main des enfants en bas âge. La distribution ayant manqué ce jour-là, tous souffraient véritablement de la faim. Elles se ré¬ pandent en tumulte parmi les Conventionnels toujours avec le même cri : « Du pain ! » qui couvre tous les autres. D'ailleurs elles ne semblaient faire aucune différence entre les divers partis de l'Assemblée et reprochaient à tous l'ancienne misère changée maintenant en famine. Un Montagnard, Choudieu, redemande sa place oc¬ cupée par une de ces femmes : « Nous sommes ici chez nous! » répond-elle avec une audace que les hommes avaient perdue depuis longtemps. La Terreur avait pesé sur elles beaucoup moins que sur leurs pères, leurs maris, ou leurs frères; elles n'en avaient pas été atteintes, et reparaissaient avec plus de fureur qu'au 6 octobre, quand elles allèrent chercher à Versailles « le boulanger et le petit mitron. » 356 LA RÉVOLUTION. Nulle peur, nul respect de cette formidable Conven¬ tion qui essaye quelque temps de leur imposer par son silence et son immobilité. Elles insultaient, provoquaient, harcelaient le monstre aux sept cent cinquante têtes; elles se suspendaient à sa crinière, et se moquaient té¬ mérairement par désespoir. Au lieu des harangues accoutumées, elles ne faisaient entendre que ces deux mots : « Du pain ! » Mais elles les répétaient sans relâche, les opposant à quiconque essayait de parler. Au milieu de cette furie, les deux côtés de l'Assem¬ blée se lèvent par moments et s'accusent l'un l'autre d'être ou les persécuteurs ou les complices de ces dé¬ sespérées. Des hommes s'étaient joints à la foule des femmes. Ils portaient écrits sur leurs bonnets les mêmes mots : « Du pain! » Quelques-uns y avaient ajouté : « La Constitution de 93, » voulant montrer ainsi que les angoisses de la faim ne leur faisaient pas oublier l'ancienne passion de la chose publique. Les hommes se lassèrent les premiers de la révolte et rentrèrent dans l'obéissance. Ils se retirèrent sous la sommation éclatante de Barras, soit crainte, soit respect, soit effet des promesses qui leur furent faites. Pour les femmes, elles ne sortirent que lorsqu'elles se virent abandonnées par ceux qui les avaient accompagnées, et elles ne montrèrent aucune foi dans les paroles de l'Assemblée. Ce qu'elles avaient voulu, c'était le pain de la journée; elles sortirent indignées de n'emporter que l'espérance. LA RÉACTION. 357 Sitôt que l'Assemblée est rendue à elle-même, les accusations commencent. Chacun vint rapporter les pa¬ roles qu'il avait entendues de l'un de ses collègues dans le tumulte. On ne pardonne rien à l'émotion, à la pitié, à la douleur. Ce fut un crime nouveau de s'être apitoyé ou de s'être indigné". Les Thermidoriens et les ex-Gi¬ rondins restés dans l'Assemblée trouvaient enfin l'oc¬ casion attendue de se défaire de leurs ennemis, et ils luttèrent d'impatience et d'emportement. En un moment toutes les promesses des ex-Girondins, d'oublier leurs injures, sont effacées; ils ne se souviennent que de leur prison de dix-sept mois, du supplice de leurs amis, et se donnent à la hâte tumultueusement la joie de la vengeance. Mais, ce jour-là, ils n'eurent pas besoin de se jeter eux-mêmes dans l'arène , ni de nommer ceux qu'ils voulaient proscrire. Les Thermidoriens se chargent de ce soin en dénonçant leurs anciens compagnons; la Plaine n'a qu'à approuver et à frapper silencieu¬ sement de son vote. Pour bien montrer qu'on saisit l'occasion de satis¬ faire ses haines, les premiers atteints furent Barère, Collot-d'Herbois, Billaud-Yarennes; à peine nommés, on les condamne à la déportation, comme s'il y avait un lien quelconque entre leurs actes anciens et la fa¬ mine de germinal ! Avec tant d'autres motifs de justifier ses haines, on aima mieux une iniquité criante plutôt que d'attendre un moment le plaisir de terrasser des ennemis. 358 LA RÉVOLUTION. Après cette première satisfaction, la carrière est ou¬ verte ; tout le passé de la Révolution est remis en doute. Chacun se hâte de désigner celui qu'il hait le plus, craignant de ne plus retrouver une journée si propice. André Dumont, Bourdon de l'Oise, Fréron, de¬ mandent l'arrestation de Chales, Choudieu, Huguet, Léonard Bourdon. L'arrestation décrétée aussitôt que demandée, cette facilité devient un attrait auquel per¬ sonne ne résiste. La liste de proscription s'allonge sans qu'aucune parole de défense soit prononcée. Enfin, lasse non de proscrire, mais de veiller, l'Assemblée se sépare à l'approche du matin. Mais les vengeances ne sont que suspendues; dès que l'on se rassembla de nouveau, ce fut pour proscrire encore. Moïse Bayle, Granet de Marseille, Hentz, Maignet, Levasseur de la Sarthe, Crassous, sont décrétés non parce qu'ils étaient les plus haïs, mais parce que le hasard amena leurs noms ou servit leurs ennemis privés. Bourdon de l'Oise allait partout vociférant « qu'il fallait les fusiller dans la salle de la Liberté 4. » La Réaction ne pardonna pas même à Lecointre de Versailles, qui ie premier avait donné l'exemple de dénoncer le Comité ■de salut public. Depuis il semblait se repentir de son accusation. Cela lui tint lieu de crime. Thuriot, qui présida le 9 thermidor et jugula Robespierre, est ac- i!. Mémoires inédits de Baudot. LA RÉACTION. 359 cusé comme Robespierriste. Enfin Cambon, l'organisa¬ teur des finances, qui faisait vivre la France depuis un an, ne put trouver grâce. Autant valait décapiter la République elle-même. Il avait blessé la vanité de Tallien. Tallien lui en fit un crime d'État. Le mot d'ordre est d'en finir avec tout ce qui sur¬ vit d'âmes fières et indomptées. Pourtant ce n'était encore que le commencement des représailles. Le 12 germinal n'avait été qu'un essai de révolte et de vengeance ; les vaincus restèrent aussi implacables que les vainqueurs. III. 1er PRAIRIAL. Dans l'intervalle du 12 germinal au 1er prairial, l'histoire ne dit rien des excitations, des reproches que les femmes insurgées adressèrent aux hommes qui les avaient abandonnées en face de la Convention, ou qui avaient refusé de les suivre ; mais ces jours d'un repos apparent ne furent pas perdus. À chaque foyer pauvre du faubourg Saint-Antoine, Saint-Marceau, de la Cité ou du Marais, les provocations du désespoir retentirent jour et nuit à l'oreille des misérables. Leurs mères, leurs femmes, leurs filles, ne cessèrent de rappeler les 360 LA RÉVOLUTION. scènes du 12 germinal. A quoi servaient tant de pro¬ messes? c'était pour se moquer qu'on leur annonçait du riz et de la farine. Que pouvaient-elles en faire, quand le moule de bois coûtait vingt-quatre mille francs? Le pain était devenu plus rare et plus cher. Elles avaient pourtant assez répété que ce n'étaient là que de fausses paroles pour les amuser et les renvoyer affamés ! Si on les eût suivies, la Convention eût été vaincue; mais on les avait laissées aux mains avec le gouvernement et l'Assemblée. Maintenant la faiblesse du peuple allait, causer la mort du peuple, car elles ne pouvaient elles seules sauver des lâches. Encore une fois ils s'enfui¬ raient tête basse, à la première sommation d'un repré¬ sentant, qui cependant n'était rien que par leur propre volonté ! Elles avaient beau veiller à la porte des bou¬ langers. Qu'était-ce que le morceau de pain qu'elles rapportaient après une nuit d'attente ! S'il ne suffit pas à des hommes, qu'ils aillent eux-mêmes arracher à la Convention la subsistance refusée au peuple. Ils auront alors pour eux et leurs enfants « du pain de députés. » Ces cris des entrailles, ces invectives provoquées par la faim, telle est la véritable conspiration qui se tramait à chaque foyer populaire. La nécessité criait par la bouche des femmes. Elles furent les héroïnes de ces entreprises de désespoir, auxquelles la politique manqua presque entièrement; elles donnèrent à ces journées leur tempérament ; elles finirent par communiquer leur LA RÉACTION. 361 furie aux hommes, qui sentirent à la fois et la faim et la honte. Voilà pourquoi le peuple parut plus effrayant qu'à aucune autre époque de la Révolution. Il fit peur à ses amis. 1» Le 1er prairial s'annonce comme le 12 germinal ; les mêmes cris perçants s'élèvent comme d'une ville qu'on égorge. L'Assemblée reste muette, aux prises non plus seu¬ lement avec des passions, mais avec des nécessités phy¬ siques. Que répondre à tout un peuple qui crie-: « J'ai faim ! » Quand les femmes, du haut des tribunes, eurent menacé pendant la première partie de la journée, les hommes arrivèrent, armés ce jour-là de piques, de fusils, de sabres. Longtemps ils frappent à la porte des séances, mêlant leurs cris à ceux qui partaient de l'in¬ térieur. Vers trois heures et demie les portes sont enfoncées; ils se précipitent dans la salle au pas de charge, au bruit des tambours ; et, dans cette première fureur, ils ne font aucune différence entre les diverses factions de l'Assemblée. Aucun nom n'est prononcé, aucune acclamation ne retentit. Partout ils voient des ennemis, tant ils sont las d'espérer. Aussi leur premier cri est qu'il faut tout arrêter, sans distinction de Montagne ou de Plaine, et former eux-mêmes une autre Convention. Il ne restait plus per¬ sonne dans l'Assemblée dont le nom exerçât la moindre autorité sur les masses ; elles n'accordèrent pas un re¬ gret à leurs anciens favoris dont la place était vide. 362 LA RÉVOLUTION. Les insurgés tournoyaient sur eux-mêmes sans sa¬ voir à quel plan s'arrêter ; victorieux, ils étaient im¬ puissants; cela augmentait leur fureur. Les défenseurs de la Convention entrent jpar la porte opposée ; baïonnette baissée, ils engagent le combat. On vit alors une assemblée assister immo¬ bile du haut des bancs à une lutte sanglante, au mi¬ lieu des coups de fusil entre ceux qui la couvraient de leur corps et ceux qui venaient l'assaillir comme une proie. Les deux partis opposés de l'Assemblée se réjouis¬ saient ou s'affligeaient selon que les chances de la vic¬ toire passaient des uns aux autres. Les insurgés restent maîtres sans songer encore à se chercher des alliés parmi les députés. D'un seul élan, ils courent à la tribune; et pour terrifier l'Assemblée dans son chef, ils couchent en joue le président Boissy-d'Anglas. Pourtant ils n'osent le frapper, retenus par son impassible courage que l'histoire n'élèvera jamais assez haut. Peut-être aussi hésitèrent-ils à décapiter la Convention, par une de ces craintes soudaines qui se réveillent au moment où tous les freins sont brisés. Mais la fureur tomba sur un membre inconnu, Fé- raud. On a dit qu'il fut victime de la ressemblance de son nom avec celui de Fréron 1, que le peuple haïssait •I. Mémoires inédits de Baudot. LA RÉACTION. 363 doublement à cause de son apostasie et parce qu'il était le chef de la jeunesse dorée. Alors surgit la tête coupée de Féraud portée de main en main au haut d'une pique et promenée dans l'Assemblée; elle est présentée au président qui s'incline et salue. Ce moment fut le plus atroce de la Révolution ; la foule se mit à rire et à applaudir en même temps. Le goût du sang s'étant éveillé, il était presque im¬ possible que le massacre ne suivît pas, si cette frénésie ne trouvait un objet pour se concentrer, si un spectacle imprévu ne venait occuper les yeux et l'esprit du peu¬ ple. Dans ce chaos, au milieu du bruit des piques, des motions de toutes sortes qui se heurtaient confusément, un inconnu eut l'idée de se servir de la Convention comme d'un instrument de vote. Cette pensée, acceptée aussitôt par les insurgés, détourne les esprits des pro¬ jets sanguinaires s'il y en avait. Elle fait luire une courte espérance qui suspend la fureur. Au moment où le peuple viole toutes les lois, il donne ainsi un singulier exemple de superstition pour la loi. Au lieu de profiter de la surprise pour s'assurer la victoire, il imagine de faire délibérer sous ses piques les députés qu'il a retenus dans la salle; en voyant ses volontés mises aux voix et approuvées dans un simulacre de vote, elles lui semblent déjà à demi réalisées. La première réflexion aurait montré combien on s'abusait en donnant ainsi aux Comités de. gouver¬ nement le temps'de se reconnaître, de se rallier et de 364 LA. RÉVOLUTION. faire appel aux sections restées fidèles. Mais cette réflexion ne se présenta au contraire que la dernière, lorsqu'il n'y avait plus matière à délibérer. La faiblesse des démocrates, c'est qu'ils n'osent désobéir au peuple, même pour le sauver. Ils répu- teraient lâcheté de ne pas se mettre à sa tête, dès qu'il lui plaît de périr. Le peuple refoule devant lui les députés vers le bureau, et les tient emprisonnés pour les empêcher de sortir ; marquant ainsi qu'il n'.attend plus rien de la complaisance de ses favoris, mais tout de la force et de la nécessité. Alors commence la délibération qui devait coûter si cher à ceux qui y prirent part. Vernier la préside, un des ex-Girondins nouvellement rentrés dans l'Assemblée; par sa présence, par ses paroles, il autorisait tout ce qui allait se décider. Entraînés, obsédés, quelques membres de la gauche firent eux-mêmes des proposi¬ tions; les uns crurent que, la victoire étant acquise au peuple, il fallait en profiter, quand déjà ce n'était qu'une ombre ; les autres furent aveuglés par la pitié pour de si grandes misères; tous cédèrent au désir de garder ou d'acquérir une popularité qui semblait inestimable quand on la payait de la vie. D'ailleurs, plutôt prisonniers que complices, n'étaient- ils pas autorisés par l'assentiment apparent de leurs propres adversaires, qui trouvaient leur salut dans cette diversion donnée aux passions de la foule? L'entrai- LA RÉACTION. 363 nement de l'exemple, l'irréflexion , le désir de tout ressaisir en un moment, firent le reste. On s'essaya par des votes où la commisération semblait avoir seule part : la mise en liberté des pa¬ triotes, le pain assuré pour le lendemain, puis le réar¬ mement de ceux qui avaient été désarmés. Dans tout cela nul désir de représailles et de ven¬ geance. On s'excitait par le succès. Bourbotte réclame l'arrestation des folliculaires. Une voix répond par -la demande de « l'abolition de la peine de mort. » La foule s'y oppose, se croyant maîtresse pour toujours, parce qu'elfe a obtenu une heure de victoire. On reprenait ainsi tout ce qu'on avait perdu depuis ther¬ midor; pourtant nul n'osait redemander la Terreur. Au milieu de cette ivresse, un député retrouve son sang-froid. Duquesnoy, réveillé de ce songe, s'écrie que tous les votes sont illusoires, si l'on n'a pas la force pour les exécuter ; sans doute les Comités vont reparaître pour dissiper le peuple, s'il ne prend les . devants. En effet, le bruit des armes se faisait en¬ tendre dans les salles voisines; les défenseurs de la Convention entrent comme la délibération s'achevait; ils surprennent la multitude déjà endormie dans son » faux triomphe. Ce fut à son tour de céder. Gomme elle s'était crue un moment au comble de ses vœux, elle retomba avec violence dans le découragement et le désespoir; elle 366 LA RÉVOLUTION. s'enfuit par toutes les issues pour ne plus reparaître pendant trente-cinq ans sur la place publique. Mais elle laisse en otage ceux qui s'étaient fiés à sa fidélité, à sa force ou à son bon droit. Duquesnoy, Soubrany, Bourbotte, Goujon, Romme sont presque en même temps saisis et décrétés d'arrestation. Rômme était parvenu à se dérober; Bourdon de l'Oise le désigne du doigt à ceux qui le cherchent. Tallien, dont les paroles étaient alors des ordres, répète les mêmes mots qu'il a déjà tant de fois prononcés contre les vaincus de tous les régimes : « Il ne faut pas que le soleil se lève, et que les scélérats existent encore. » Dans toute cette journée du 1er prairial, la foule ne montra que mépris pour les députés. Un homme criait sans cesse : « Allez-vous-en tous! Nous allons former la Convention nous-mêmes ! » — Un autre : « L'arres¬ tation des députés! l'arrestation de tous ! » Le président voulut intervenir. — La foule : « Du pain, coquin ! Qu'as-tu fait de notre argent? » Voilà ce qu'était devenu l'ancien respect! Où était le temps où un simple ruban tricolore contenait la mul¬ titude et l'empêchait de franchir cette barrière? Je pense que les hommes, s'étant vus pendant dix-sept mois soumis au joug de la peur, avaient perdu dans cette épreuve toute estime les uns pour les autres. Nivelés ' par une même crainte, ils sortaient de là méprisant ce qu'ils ne redoutaient pas. LA RÉACTION. 3G7 Il est si vrai que la Terreur a changé le tempéra¬ ment du peuple, qu'il semble que l'on ait affaire à une autre nation. On ne trouve plus de traces de l'espèce de discipline qui avait marqué les journées du 20 juin, du 10 août. Ceux qui avaient su imposer au peuple une ombre d'obéissance jusque dans l'insurrection, ne sont plus à sa tête ; les sentiments mêmes de cette masse ne sont plus homogènes. On entendit le cri : « Donnez- nous. un roi et un morceau de pain ! » Quand la Ter¬ reur eut ramené l'âme humaine à ce qu'il y a de plus personnel, la crainte de la mort, quand ceux qui avaient, au milieu de cette Terreur, porté le plus haut l'idée de la félicité promise à tous, eurent disparu au 9 ther¬ midor, et que le mirage de la Révolution commença à s'évanouir, chacun, tombé de ses espérances gigan¬ tesques, se trouva seul avec lui-même. Le peuple perd son unité ; il n'a plus de lien que la famine ; mais c'est une loi cruelle de notre nature que l'appétit de la proie est sans puissance. Toute Révolution, consom¬ mée au seul nom de la famine, manque de force, parce qu'elle manque de tête. Ainsi, les journées de germinal et de prairial sont les journées du désespoir; il a tout envahi. Le peuple ne croit plus au peuple, d'où ce mélange de férocité et de stupeur; point de plan, point de chef, ni même de but; point d'avenir; une cohue misérable, sans tête, sans guide, anonyme, furieuse et impuissante. Après tant de journées, celle de prairial fut, dans la Révolu- 368 LA RÉVOLUTION. tion, la lie au fond de la coupe. Les Terroristes eux- mêmes eurent peur de ce peuple qu'ils ne reconnais¬ saient plus, livide, affamé depuis que l'espérance était perdue. Suprême effort! On veut jouer le tout sur un acte furieux; et qu'a-t-on à perdre? Rien. Et à ga¬ gner? Tout ce que le hasard possède. Il n'y a donc pas à hésiter ; il faut se jeter dans le gouffre, puisque le gouffre est l'inconnu et que tout ce que l'on connaît est misère, douleur, angoisse, torture. La démence naît ainsi de l'impossibilité d'attendre davantage. On sait que la Révolution n'aboutira pas par le chemin choisi jusque-là. On renonce à la pa¬ tience, à la raison, et l'on embrasse la fureur, seule conseillère qui n'ait pas encore trompé. Mais, comme au fond de ce désespoir et dans ce trouble d'idées, la grande énergie a disparu, on se montre odieux et l'on ne sait plus se faire craindre. Une puissance nouvelle, qui était rentrée sous terre, apparaît subitement, la jeunesse dorée. Elle envahit les tribunes de la Convention, et chasse à coups de fouet de poste ce reste de peuple qui, hier encore, fai¬ sait trembler le monde, spectre en haillons du peuple évanoui de 1792. Depuis ce jour se fait la grande scission entre les classes nées de la Révolution. Le peuple retourne à son obscur labeur; les classes nouvellement enrichies, ou qui l'étaient déjà, s'éloignent chaque jour de lui. Il sort de la vie publique et disparaît. Elles la con- LA RÉACTION. 369 tinuèrent seules; mais elles la sentaient échapper et ne devaient plus faire que de médiocres efforts pour la retenir. IV. « LES DERNIERS DES ROMAINS. » MORT DE SOUBRANY, HOMME, GOUJON. . f La Convention thermidorienne et ex-girondine vit en prairial à quel point elle .avait cessé d'être res¬ pectée. Mais elle savait, par une longue expérience, que le respect peut se recouvrer quelquefois par le sang : elle revint à ce tempérament; chacun se fit sa liste de condamnés. Le 1er prairial, l'Assemblée avait voté avec l'insur¬ rection. Celle-ci vaincue, l'Assemblée se venge de son vote. La peur exploite le ltr prairial pour faire contre la gauche un 31 mai. Y eut-il plus de justice? La fureur fut d'autant plus aveugle, qu'elle s'appela modération. En quelques jours, dix mille révolution¬ naires sont emprisonnés. L'échafaud frappa obscurément, et à la hâte, les hommes du peuple. Mais c'est contre la Convention que la Convention était impatiente de se ruer. D'abord elle se repentit de la déportation des trois membres du ii. 24 370 LA RÉVOLUTION. Comité, ColIot-d'Herbois, Biljaud-Varennes, Barère, et fit ce qu'elle put pour changer cette mort lente en mort rapide. Mais le vaisseau était parti, elle ne put reprendre ses victimes à l'Océan. Alors elle se rejette en aveugle sur ceux qui étaient proches et sous sa main. Soixante-deux députés de la gauche sont dénoncés et décrétés. Quiconque avait rendu quelque service éclatant à la République dut trembler. Les séances se passaient à chercher s'il restait encore quelqu'un à dénoncer et à livrer. Robert Lindet, que ses immenses travaux d'admi¬ nistration et son magnifique rapport devaient rendre invulnérable, fut arrêté un des premiers. De tout le Comité de salut public, il n'y avait plus que Carnot èi frapper. On en fit la demande. Un reste de honte em¬ pêcha de punir celui qui avait organisé la victoire. On crut s'acquitter de tout envers lui en l'oubliant; mais la haine alla chercher jusque sur les frontières les dépu¬ tés en mission aux armées. Huit d'entre eux sont dé¬ crétés ; quelques-uns se dérobèrent. On en vit arriver déguisés, errants, à Vérone1; ceux-là échappèrent"aux proscriptions de la Convention, en s'abritant dans les proscriptions de Louis XVIII. Mais surtout le moment ne pouvait tarder plus longtemps de se venger des députés qui avaient délibéré avec le peuple, dans la nuit de prairial. C'étaient Rhul, !. Mémoires inédits de Baudot. LA RÉACTION. 37-1 Romme, Duquesnoy, Duroy, Soubrany, Bourbotte, Peyssarcl, Forestier, Àlbitte, Prieur de la Marne. Le premier s'était poignardé, les deux derniers avaient fui. Il ne restait que sept victimes assurées sous la main de l'Assemblée. Pour ôter à leurs amis toute espérance de les sauver ou même de correspondre avec eux, ils sont transportés en secret à l'autre bout de la France, au château du Taureau en Bretagne; on désoriente ainsi la pitié et les supplications. Puis, par un changement soudain, ils sont ramenés préci¬ pitamment à Paris; et, dans tout cet intervalle qui laissait place à la réflexion, la cruauté des Thermi¬ doriens ne fit que croître , plus implacables que les auteurs de la loi de prairial. Car les accusés furent livrés non à des juges, à des jurés, mais à un tri¬ bunal de soldats, innovation qui devait prendre une si horrible place dans la suite de notre histoire. Ils ne purent lire les défenses qu'ils avaient préparées, ni demander pourquoi ils étaient coupables, quand d'autres, qui avaient délibéré avec eux, étaient main¬ tenant les accusateurs. Était-ce donc pour les perdre que le girondin Yernier les avait invités tant de fois à faire leurs motions? Comment ce qui était innocent chez les autres, était-il criminel chez eux? Mais ces discours parurent trop longs à des hommes accoutu¬ més à commander et à obéir dans les camps ; d'ail¬ leurs , ils avaient reçu leur instruction. Pendant que les Thermidoriens laissaient à Carrier, à Fouquier- 372 LA RÉVOLUTION. Tinville, des mois entiers pour prolonger leurs procès, où la Révolution était déshonorée, il ne fut pas permis aux derniers amis de la République, Soubrany, Romme, de défendre leur vie et leur mémoire pendant plus de vingt-quatre heures. En effet, chaque mot qui sortait de leur bouche tombait de haut. C'étaient les dernières âmes héroïques qui faisaient à leur cause le sacrifice de la vie. Leurs morts, acceptées sans colère, furent peut-être les plus belles dans un temps si fertile en ce genre de beautés. Des vœux, des prières pour la patrie; point de haines; des entrailles vraiment humaines, et l'immortalité qui plane sur eux tous. Ils se souvinrent, devant leurs juges, de leurs parents, de leurs mères, de leurs femmes, mêlant ces adieux à leurs vœux pour la Répu¬ blique, comme si c'était là encore leur famille. Au milieu de ces adieux si calmes, rien n'annonçait leur dessein; leur contenance était si sereine, que personne ne pressentit qu'à ce moment même ils se préparaient à devancer l'échafaud. Aussi les laissa-t-on se retirer sans défiance. Comme ils descendaient l'escalier, Duquesnoy se frappe le premier d'un couteau et il le tend à Romme, qui s'en frappe à son tour et le tend à Goujon. Ce même couteau sanglant servit encore à Soubrany et Duroy. Leurs volontés furent si fortes, que tout se passa sans que les gardiens qui les accompagnaient s'en aperçus¬ sent. Quand les gardiens se retournèrent , Duquesnoy, LA RÉACTION. 373 Romme, Goujon, étaient morts; Soubrany et Dur'oy n'étaient que mourants; et on n'avait pas entendu un soupir. Pour profiter de ce qui leur restait de vie, on se hâta de les traîner à l'échafaud; on banda leur plaie, quoique Soubrany répétât : « Laissez-moi mourir! » Bourbotte seul arriva tout vivant. Il parla au peuple au nom de tous jusque sous le couteau. Pour la première fois, les spectateurs étaient rares, soit indifférence, soit satiété, soit horreur. Il ne restait pas de plus noble sang à verser 1. 1. « Je suis bien près de la mort; je veux me survivre si je puis, non pas tel que les.autres m'ont fait dans leur pensée, mais tel que j'ai toujours été dans la mienne. J'ai été proscrit trois ou quatre fois. Si je gardais le silence en présence de mes prescripteurs, je paraîtrais accepter la proscription, faire des concessions à la fortune, au succès; je n'en veux faire sur rien; je me réfugie dans le sein de la vérité, et je laisse juger. « On nous dit que les membres de la Convention nationale doi¬ vent rester unis entre eux, qu'ils ont tous subi le même sort, qu'ils ont assez d'ennemis de leur cause et de leur personne, sans donner le spectacle de leurs divisions particulières. Cela est fort bon pour ceux qui ont pu arriver jusqu'à la fin de cette terrible assemblée sans persécution, sans proscription. Mais nous, dévoués à la République, proscrits pour notre zèle, nos amis envoyés à la mort, notre silence serait un assentiment; les mânes de Romme, de Goujon, de Soubrany, se soulèveraient contre notre faiblesse, et invoqueraient notre appui auprès de la postérité. Ce n'est pas nous qui nous sommes séparés de la Convention; c'est la Convention qui s'est séparée de nous, qui, jus¬ qu'au dernier moment, nous a proscrits, dans sa fureur insensée. Notre devoir est au moins de nous défendre, de remettre le procès en présence de l'avenir. Ce n'est plus le temps où les réacteurs disaient : « Silence aux victimes! » Le temps prononcera entre les persécuteurs et les opprimés. Je parlerai donc, et, si on m'en était la faculté, je ferais parler les roseaux. » — Mémoires inédits de Baudot. 374 LA RÉVOLUTION. Ces victimes de prairial furent, dans la Révolution, « les derniers des Romains. » Après eux, ne cherchez plus d'âmes de cette trempe. Soubrany portait dans la démocratie la fierté du gentilhomme; Romme, l'esprit encyclopédique cles sciences; Duquesnoy, Bourbotte, Duroy, l'âpreté des stoïciens; Goujon, la foi dans l'im¬ mortalité. Ses dernières paroles sont les plus hautes qui aient été prononcées par aucun parti : « Adieu! écri¬ vait-il aux siens. Nous nous retrouverons, nous nous reverrons tous. La vie ne peut finir ainsi, et la justice éternelle a encore quelque chose à accomplir, alors qu'elle me laisse sous le coup de l'ignominie. Le triomphe insolent des méchants ne peut être la honteuse fin d'un si bel ouvrage. La nature, si belle, si bien or¬ donnée, ne peut manquer -en ce seul point. » Goujon invoqua le sentiment de justice auprès des Girondins. Il leur rappela leurs malheurs, et essaya de les atten¬ drir sur les siens et sur ceux de ses compagnons. Les ex-Girondins restèrent sourds, implacables; ils n'avaient rien gardé de l'humanité de Vergniaud. Ce n'étaient plus les mêmes hommes, ils étaient devenus d'airain. En général, les Montagnards ne montrèrent pas en tombant les mêmes éclats de désespoir que les Giron¬ dins. Ils semblent léguer à leur postérité une énigme, Ils ne maudissaient pas l'espérance. Ils cédaient à la force, sans s'avouer vaincus; soit qu'il y eut chez eux plus de stoïcisme, une force d'âme plus indomptable, ou LA RÉACTION. 37b plus d'orgueil, ou peut-être, en effet, un reste d'es¬ pérance, soit qu'ayant déjà vu tant de partis accablés, tant de victimes, tant de morts accumulées, ils se fussent accoutumés de loin à leur supplice par les sup¬ plices des autres. Beaucoup de choses étant déjà rui¬ nées, ils tombèrent de moins haut, et ils étaient mieux préparés à la chute par l'exemple de tant de chutes. L'étonnement leur fut épargné. Madame Roland, Barba- roux, jettent un cri de désespoir qui traversera et déso¬ lera l'avenir. Saint-Just se tait. Soubrany, Romme, Duquesnoy, se turent aussi. Ils parurent se réserver l'avenir, plutôt que le déshériter. Après tant de meur¬ tres, ceux-ci furent les plus odieux, car le fanatisme ne les couvrait pas. Deux choses excitèrent un sentiment perdu, la pitié. On tuait .ces hommes pour quelques paroles prononcées dans la mêlée. On les tuait au nom de la modération. On les tuait, après avoir répété cent fois que l'on ne voulait plus de carnage. La Convention n'était-elle donc pas rassasiée de meurtres ! Et c'étaient les modérés qui rouvraient la veine, tant le même tempérament se retrouve dans les factions les plus opposées. Ce dernier sang combla la mesure; il fit déborder le vase. Pour la première fois, l'humanité osa se montrer. Quel tableau que cette mort ! et comment n'a-t-elle tenté jusqu'ici aucun peintre? David y eût trouvé ce qui lui a le plus manqué : la nature. David fut incarcéré aux Quatre-Nations. Il racontait 376 LA RÉVOLUTION. plus tard 1 que, pendant la nuit, la guillotine avait été dressée, sous sa fenêtre, dans la cour. Etait-ce une vision du peintre de Léonidas, ou un raffinement de cruauté? C'est ce que l'on n'a jamais su avec certitude. y. LES MASSACRES DU MIDI. — THÉORIE DE LA RÉACTION. La Convention avait donné l'exemple des ven¬ geances; sitôt que l'on crut pouvoir compter sur l'im¬ punité , les massacres des Républicains commencèrent. Les Modérés, en assassinant, ^e vantaient encore cl'obéir. Lyon se rua le premier sur les prisons, et en un moment massacra ou brûla tout ce qu'elles renfermaient. Faibles représailles, disait-on, des fusillades des Brot- teaux ! Les tueurs furent couronnés de fleurs et ap¬ plaudis dans les théâtres. Sous le nom de Malhevons, les Républicains étaient jetés dans le Rhône. A Bourg, on attendait les charrettes au pont de Jugnon, où les prisonniers garrottés étaient assommés à coups de bâton. Tarascon lit son massacre, le 5 prairial, dans la I. Mémoires inédits de Baudot LA RÉACTION. 377 nuit; en entrant, le matin, les gardes trouvèrent les cellules vides de cadavres; ils avaient été jetés dans le Rhône du haut de la tour bâtie sur le roc; et, comme aucun des assassins ne fut poursuivi et que la prison se remplit de nouveau, le second massacre se fit le 20 juin ; un troisième fut tenté le 10 août , sans doute en commémoration cle la journée qui porte ce nom. On se lavait les mains dans le Rhône et tout était oublié. Toulon, Aix, Marseille, le reste du Midi, exécutent à leur tour leurs septembrisades ; Toulon, les 28, 29, 30 floréal ; Aix, le 23 floréal ; Marseille, le 18 prai¬ rial. Partout ce sont à peu près les mêmes spectacles : des compagnies de tueurs, régulièrement organisées, de Jéhu et du Soleil, qui, au grand jour, égorgent les prisonniers; les populations sourdes aux cris des vic¬ times; les égorgeurs faisant leur œuvre de mort, non à la hâte, mais en pleine sécurité, lentement et parmi des repas prolongés par des chansons; les administrateurs ne paraissant que lorsque tout est fmî, et ordonnant cle s'arrêter quand il n'y a plus personne à sauver. Quelquefois , comme à Maivseille, on affaiblit les prisonniers plusieurs jpurs d'avance par la famine; épuisés, ils seront incapables de résister ou même- d'échapper. On prépare le soufre pour ensoufrer les cachots de ceux qui refusent d'ouvrir. Ce fut, a-t-on dit, un long deux septembre; mais on s'épargna le simulacre de la justice populaire. Per¬ sonne n'imagina qu'il pût y avoir un plaisir à sauver 378 LA RÉVOLUTION. une victime au milieu du plaisir de ces longues tueries ; car on y cherchait la joie, on la savourait lentement. C'est par là que les boucheries de la Réaction se dis¬ tinguent le mieux des boucheries des révolutionnaires et de celles du deux septembre, qui, du moins, n'étaient pas mêlées de rires et de chansons. Les villes rassasiées de meurtres, ce fut le tour des campagnes : chaque village imite la ville. Là, on ne put égorger en masse; mais on tue isolément, selon que l'occasion s'offre, dans les champs, dans l'intérieur des maisons, sur le seuil, de loin à coups de fusil, ou avant que la victime ait pu gagner la prison, ou si elle se montre à la fenêtre. On tue pendant l'interro¬ gatoire; on tue avant et après le jugement; car le trait particulier des réacteurs de ce temps, c'est qu'on n'eût pas été satisfait par l'échafaud; il eût trop manqué à la vengeance, si l'on ne se fût. défait soi-même de son ennemi. Yoilà pourquoi nul ne se fie à la guillotine du soin de punir les vaincus; chacun veut y mettre la main. On « assassine sans autre forme que l'assassinat, » et les meurtriers ne se contentent pas de tuer; ils s'achar¬ nent sur les cadavres; le plus souvent, on ne les aban¬ donne qu'après les .avoir rendus méconnaissables. Que des hommes se soient vengés eux-mêmes et que la Terreur rouge ait amené la Terreur blanche, cela ne peut étonner. Ce qui surprendra toujours, c'est l'in¬ différence de la Convention thermidorienne au cri des LA RÉACTION. 379 victimes; c'est son refus de poursuivre ou d'arrêter les assassins. A vrai dire, ses membres en mission, Isnard, Cadroy, Chambon, Durand-Mai liane, parurent plutôt présider aux massacres que les empêcher. Le système d'extermination avait changé de mains, il était resté le même. Quand on songe que cette assemblée, qui savait si bien frapper, ne fit le procès sérieusement à aucun des égorgeurs, qu'elle attendit patiemment qu'ils fussent eux-mêmes fatigués de meurtres, il faut reconnaître que les Modérés surpassèrent de beaucoup les Terro¬ ristes dans l'art d'extirper froidement leurs adversaires. Ils se contentèrent de demander des rapports, des cor¬ respondances, des pièces officielles, et par là ils pre¬ naient un masque de justice. En attendant, ils laissaient couler le sang à flots, ne se jugeant jamais assez éclairés pour arrêter le carnage. Il arriva ainsi que, sans tenir la hache, et même avec une apparence de pitié illusoire, ils laissèrent exterminer par d'autres leurs ennemis ; ce qui est -le chef-d'œuvre dans l'art de se venger. Quand enfin les massacres s'arrêtèrent d'eux-mêmes par lassitude, pan dégoût, ou faute de victimes, que vit- on alors? Personne n'était responsable des meurtres. Aucun nom n'était prononcé ; l'horreur ne s'attachait à aucun individu. La Réaction, œuvre anonyme, était toute-puissante; ses barbaries, ne remontant à per¬ sonne, ne se retournèrent jamais contre elle. Bientôt on 380 LA RÉVOLUTION. nia, plus tard on oublia. Le peuple n'a pas gardé la mémoire vivante des barbaries des Modérés, parce qu'ils ont eu la sagesse de ne pas se dénoncer eux-mêmes; d'ailleurs le succès, selon l'ordinaire, a tout couvert. C'est le contraire de la Terreur jacobine, qui avait.pris soin de constater et d'afficher ses cruautés. Les Modérés savaient ce qu'avaient ignoré les Ter¬ roristes, que, pour la plupart des hommes, le châti¬ ment seul fait le crime, et qu'une scélératesse impunie cesse bientôt d'être une scélératesse. Aussi, en tuant, ils évitent le bruit, recommandent le silence,, enfouissent sous terre le cri des victimes. Aujourd'hui l'histoire arrive trop tard pour elles; leur mémoire a péri. On fait d'inutiles efforts pour la retrouver, heureuses encore quand on ne les charge pas du crime de leurs assassins. Ces tueries exécutées par les Jacobins blancs achèvent de prouver ce qui a été établi plus haut, que quiconque veut faire de la Terreur doit être sûr d'en pouvoir faire toujours. Car les Terroristes, ayant été désarmés, 11e pouvaient manquer d'être massacrés. Il s'ensuivit un silence prodigieux pendant lequel l'histoire de ces temps fut si bien engloutie, que tous les efforts faits aujour¬ d'hui pour rétablir la vérité et la justice profitent à l'érudition de quelques-uns et restent nuls auprès du plus grand nombre. Quant aux masses du peuple, les Terroristes ont obtenu ce triste résultat, d'être reniés deux fois : premièrement, pour avoir été cruels en affi¬ chant leurs meurtres; secondement, pour avoir été LA RÉACTION. 381 vaincus, même en barbaries. Longtemps le peuple ne garda qu'un nom de la Révolution, Robespierre; et ce fut pour maudire celui qui, en effet, lui avait sacrifié sa mémoire. Une chose fit aussi que la Terreur blanche a été si vite oubliée. Beaucoup de gens y virent la justice du talion. Les Modérés montrèrent souvent une âme aussi atroce que les Terroristes ; mais ils paraissaient se ven¬ ger. Leurs barbaries semblèrent légitimes, et l'oubli complaisant finit par tout confondre, la victime et le bourreau. Autre caractère de la Terreur blanche : la frivolité, la moquerie jointe à la férocité. On découvrit des sup¬ plices ingénieux, comme d'ensoufrer les cachots. Le peuple avait été sérieux dans ses massacres; les hon¬ nêtes gens ajoutèrent aux leurs les chansons et le rica¬ nement. Us bafouaient ceux qu'ils massacraient; ils allaient joyeusement à l'assassinat; ils tuaient avec égard, ou avec élégance, ou avec luxe, comme à une partie de chasse. Quel fut le nombre des victimes de la Réaction ther¬ midorienne? Vous ne le saurez jamais. Les réacteurs n'eurent pas la folie d'afficher les listes de ceux qu'ils tuaient; ils ont su se soustraire à l'histoire; point de tribunaux ni même de simulacres, point de procédure, de documents écrits. Aucun moyen à la postérité de constater et de retrouver le vrai. Des meurtres, des boucheries, puis le silence et l'oubli; un retentissement 382 LA RÉVOLUTION. vague, bientôt étouffé; les ossements même, épars, se¬ més à de grandes distances dans toute une contrée. D'ailleurs qu'importe le nombre ! Ce n'est pas sur le nombre que se mesurent les reproches de la con¬ science humaine. Les proscriptions d'Octave et d'An¬ toine n'ont pas été au delà de deux mille trois cents hommes. (Qu'est-ce. que cela auprès de ce que nous avons vu ? ) La terre en retentit depuis dix - huit siècles. La merveille chez les réacteurs de l'an III, c'est que, rassasiés de meurtres, ils s'attribuèrent encore la modération et la clémence. Il y avait parmi eux un homme qui avait déchaîné les fureurs plus que per¬ sonne, et que l'on disait chargé de la lèpre du crime, Fréron. C'est lui qu'ils envoyèrent en mission pour porter la paix aux morts. Il s'assura qu'il n'y avait plus personne à tuer. Sur sa parole d'exterminateur, on le crut; elle passa pour clémence. Une telle science de se défaire de ses ennemis sem¬ blait annoncer, clans les partis modérés, une furie de domination, et que , maîtres absolus, ils sauraient for¬ mer une classe gouvernante. Mais non; ils ne conqué¬ raient la domination que pour la céder à un maître. Plus tard, cet aveu leur échappa : s'ils furent à cê point impitoyables, c'est qu'ils avaient peur encore. Comme toujours, ils ne craignirent que ceux qui étaient sous leurs yeux, c'est-à-dire les Républicains ardents. Quant aux autres dangers, tels que les terroristes LA RÉACTION. 383 royaux, ils s'obstinaient à les dédaigner, ou même à s'en faire un appui. Ainsi nulle hauteur de vue, nul pressentiment, nul coup d'oeil jeté sur l'avenir prochain; la haine de ce qui était le plus près d'eux occupant leur âme entière et n'y laissant place pour aucune autre pensée. Tout au présent, ils ramenaient la monarchie et ne la voyaient pas. La barbarie n'est pas seulement le saccageaient des villes, des propriétés et le meurtre des hommes. Il y a un autre dommage pour l'espèce humaine quand les honnêtes gens, les « boni viri, » approuvent les rapines, les exils, les assassinats, parce qu'ils croient y trouver la sécurité dans le bien-être ou un plaisir de ven¬ geance. Là est la véritable barbarie, puisque c'est l'ex¬ tirpation totale de la conscience du genre humain. Il en restait, au moins, un vestige sous les cendres et la sanie des villes incendiées et prises d'assaut. Avouons que la position devenait terrible pour les amis de la République. Ils la voyaient périr sous leurs yeux et tomber pièce à pièce. Laissaient-ils faire, c'é¬ taient des hommes sages, respectables. Ouvraient-ils les yeux à l'évidence, c'étaient des maniaques et des fu¬ rieux. En modifiant les mots, cette situation a presque toujours été celle des amis de la liberté. Être sincère dans un système faux passera toujours pour .un com¬ mencement de rébellion. L'éducation que le peuple recevait du spectacle de 384 LA RÉVOLUTION. l'Assemblée achevait aussi de le troubler. On avait voté une constitution. Demander qu'on s'y soumît et qu'elle fût prise au sérieux était devenu une forfaiture. D'après les journaux du temps, la constitution n'est qu'une œuvre de scélérats. La majorité qui l'a délibérée, votée, est de cet avis. Quelle école étrange du respect des lois! Une chose merveilleuse fut de conserver tous les noms révolutionnaires : Comité de sûreté générale, Comité de salut public. En y faisant entrer la contre- révolution, on était à peu près sûr d'avoir tout le monde pour soi. D'ailleurs quelle patience! quel savoir-faire! et pas un jour perdu! On ne devance pas l'occasion; mais elle ne se présente pas qu'on ne la saisisse aussitôt. Tour à tour passive et furieuse, la Réaction sait ajourner ses prétentions comme si elle était, sûre de réussir. Elle n'affiche pas de loin son but; mais chaque jour elle fait un pas. Pour revenir en arrière, mille chemins s'ouvrent; les hommes qui s'y engagent y trouvent une voie facile qu'ils ne connaissaient plus; eux seuls semblent avoir profité de l'expérience. Prudents, avisés, vieillis d'un siècle en peu d'années, ils ne se perdront pas par l'excès de la victoire. Dans la révolution anglaise, Hobbes est le théoricien de la réaction qui n'a plus besoin de dissimuler. Du premier pas, il marque l'extrême de l'esclavage où la pensée humaine soit arrivée. C'est qu'en effet il est de l'essence de la réaction d'être le produit de la peur; et là LA RÉACTION. 385 peur pousse l'homme à fuir par delà toutes les bornes connues de la servitude ; il n'achève de se rassurer que dans la mort politique et civile. M. de Maistre, qui com¬ mence à se révéler dans les années de 1794 à 1800, est le Hobbes catholique de la Révolution française. VI. PROCÈS DES TERRORISTES. La Terreur avait été une première calamité; une seconde qui perdit la République fut le procès fait à la Terreur. Celui de Fouquier-Tinville acheva le triomphe de la Réaction. La Révolution devait nécessairement sortir de là coupable, hideuse, horrible, et c'est ce qui arriva. Bientôt l'horreur retomba sur tous les membres de la Convention ; ceux-là seuls devaient y échapper qui, à force de servilité, iraient se cacher sous leurs blasons dans la domesticité nouvelle du pouvoir absolu. « Tout est coupable ici, jusqu'à la sonnette du président, » avait dit Carrier à ses juges. « La postérité nous jugera, » ajoute Fouquier-Tin ville. La postérité dira que les premiers coupables étaient ceux qui avaient voté des lois de sang. Que pouvaient-ils reprocher à Fouquier-Tin ville qu'ils n'eussent fait eux-mêmes? Croyez-vous que l'aristocratie de Venise eût pu vivre, il. 25 386 LA RÉVOLUTION. si elle eût raconté elle-même ses noyades sous le pont des Soupirs? Que serait devenue la monarchie d'Espagne si, dans une immense procédure, étalée aux regards des deux mondes, elle eût affiché et condamné tous ceux qui avaient massacré par ses ordres les Indiens d'Amé¬ rique , les habitants des Pays-Bas ? La monarchie d'Espagne eût été déshonorée par ses propres mains. En France, Louis XI a-t-il fait lui-même le procès à Tristan-l'Hermite? Les Valois ont-ils compté eux-mêmes les coups de poignard et les arquebusades de la Saint- Barthélémy? Que fût-il arrivé de Richelieu si, sous sa soutane rouge, il eût dû montrer goutte à goutte à la postérité le sang cle la noblesse de France? Louis XIV a-t-il fait amplifier par ses historiographes les proscriptions.et les meurtres de la Révocation? Ces exils, ces morts, ont été enveloppés dans le même silence; ils n'ont point importuné la postérité. La royauté s'était couverte pendant des siècles de la raison d'État, et on l'avait admis; quand les républi¬ cains proposèrent de s'en couvrir à leur tour, ce furent des monstres. Les royalistes se sont bien gardés d'intenter le pro¬ cès à Charette pour les deux cent cinquante hommes qu'il fit massacrer sur le préau pendant qu'il entendait la messe. Ils Font pris pour leur héros ; ses carnages sont oubliés; en l'absolvant du châtiment, ils ont enno¬ bli le crime. LA RÉACTION. 387 Au contraire la Convention parut tout entière sur la sellette avec Carrier, Fouquier et ses autres agents; deux fois condamnée et par les œuvres commises en son nom et par la condamnation qu'elle en porta. Nouvelle preuve que la terreur ne peut profiter à la liberté; dès que celle-ci se réveille, elle accuse la terreur; elle la replace sous les yeux de tous et prend le monde pour juge. Après avoir eu peur on rougit d'avoir eu peur ; et la liberté semble complice des actes qu'elle châtie. Quand elle eut fait crier le sang versé, elle fut irrémédiablement perdue. Elle ne parut plus valoir le prix dont on l'avait payée. Dès que les Terroristes sont devant les juges, ils semblent sortir d'un songe. Leur fanatisme les aban¬ donne incontinent. Aussi, ils plaident, ils se défendent comme des inculpés ordinaires, ils ont été trompés, ils rejettent leurs œuvres les uns sur les autres. Surtout, ils accusent leur idole d'hier; c'est elle qui les a abusés; ils ne savaient pas que ce fût un traître. Robespierre, en tombant, a perdu à leurs yeux toutes ses vertus. Je n'en vois aucun qui assume sur lui les écha- fauds dressés, et qui dise : « Moi, moi seul j'ai tout fait! » C'est là le langage altier des aristocraties bar¬ bares. Le Jacobinisme français ne pouvait en faire le sien. Les Terroristes cherchent, désormais à éloi¬ gner d'eux la responsabilité de la Terreur; nul ne l'a faite, nul ne l'a voulue ; ils n'en acceptent pas le fardeau devant la postérité. 388 LA RÉVOLUTION. Disciples, en cela, ou plutôt ombres de Robespierre, qui élève la machine, tend le ressort par la loi de prairial et s'éloigne. Il peut dire qu'il est étranger à tout ce qui se passe; le sang coule, mais il s'en lave les mains. Il lui a manqué dans l'extermination l'audace de l'homme antique, qui assume sur soi toutes les cruau¬ tés d'une époque ou d'une classe, en réclame l'honneur, et se fait de la barbarie une gloire inviolable que per¬ sonne n'ose discuter ou nier ; il n'est pas de la race de ceux que l'on hait et que l'on admire en même temps. Voilà pourquoi les efforts sont vains pour le main¬ tenir sur le piédestal. Sylla, Marius, jettent encore aujourd'hui le défi à l'historien. Je me sens maîtrisé par la hauteur de ces âmes. Elles menacent, elles accusent, elles épouvantent la postérité ; loin de nier le sang versé, elles en tirent gloire. Elles semblent régner au-dessus de leurs crimes mêmes, tant elles les portent avec orgueil. La Terreur de Sylla, de Marius vit encore ; la Terreur de Robes¬ pierre est morte avec lui. Ainsi cette grandeur manque à la Convention, d'oser répondre pour tout un peuple, et de couvrir de son nom les fureurs passées. Elle n'avait qu'un moyen de sauver la mémoire de tous : c'était de dire à la postérité, à la manière de Sylla, pendant qu'on enten¬ dait les cris de ceux qu'on égorgeait dans le cirque : « Ce n'est rien, ce sont des esclaves qu'on châtie. Je vous ai sauvés, et j'abdique. » La Convention n'osa LA RÉACTION. 389 prendre sur elle les choses qu'elle avait commandées ; elle les rejette sur les comités, sur les individus, qui à leur tour plaident pour eux, et condamnent les morts. Que pouvait répondre l'Assemblée quand Carrier, Lebon, répétaient : « C'est vous qui avez tout ordonné, sanctionné, approuvé; vous nous tuez parce que nous vous avons obéi? » L'Assemblée n'avait qu'à baisser la tête. Yoilà pourquoi la Convention n'entre pas dans l'histoire à la manière des tyrans de vieille race; elle n'a pas su imposer silence à la postérité. La Conven¬ tion de 1795 n'a pas eu l'orgueil de la Convention; il lui a manqué la fierté patricienne d'un sénat qui met au-dessus de tout la conservation de sa propre mé¬ moire. On avait imité le monde antique, mais on ne lui avait pas pris son orgueil inflexible. Les âmes restaient modernes et bourgeoises en dépit de tout; elles pliaient sous le faix, et les individus le rejetaient loin d'eux, sans se soucier de l'infamie qui allait re¬ tomber sur le corps dont ils faisaient partie. Il était impossible que le sentiment général résis¬ tât au spectacle de tant de cadavres que l'on rappor¬ tait de toutes parts sur la place publique. Pour enchaî¬ ner les Romains, il n'avait fallu que montrer les plaies d'un seul homme; maintenant c'étaient les plaies d'une foule qu'on montrait à la foule. Ce fut, en quelque sorte, la fin de la Révolution; elle périssait comme elle avait commencé, par la justice. Ceci achève de mettre dans tout son jour ce que 390 LA. RÉVOLUTION. j'ai établi plus haut : la terreur ne réussit pas à la démocratie, parce que la démocratie a besoin de jus¬ tice, et que l'aristocratie et la monarchie peuvent s'en passer. Non-seulement les sénats de Rome et de Venise n'ont jamais renié leurs œuvres; mais ils se sont tou¬ jours montrés prêts à refaire ce qu'ils avaient fait un jour. Après s'être abandonnée à la fureur, la démocratie s'abandonne au repentir .; elle relève alors ce qu'elle a détruit. Erreur où ne tombe jamais un patriciat, elle pardonne. Ce n'est pas une démocratie qui eût su extirper les Ilotes, Carthage, les Albigeois, les Maures d'Es¬ pagne; pour ces sortes d'extermination, il faut un génie non-seulement plus persévérant, mais plus haineux que le sien. Elle ne vaut rien dans* toutes les œuvres où le principal est de mépriser et de haïr. C'est la raison pour laquelle la réaction contre les œuvres de l'aristocratie n'est jamais si prompte ni si complète. Celle-ci, quand elle a vaincu, sait ôter à l'ennemi jusqu'à l'espérance. La démocratie d'Athènes pardonne à ceux de Myti- lène; l'aristocratie de Sparte n'a jamais pardonné à personne. Le plus grand nombre des conventionnels avaient voté les barbaries par faiblesse; ils les punirent par une autre faiblesse. Peut-être aussi eussent-ils mieux aimé qu'on oubliât; mais ils n'osèrent l'ordonner et ils n'auraient « LA RÉACTION. 391 plus eu la force de se faire obéir. Ceci échappe entière¬ ment au pouvoir d'une démocratie. Quand elle a com¬ mis des barbaries, elle les dénonce elle-même ; une fois dénoncées, il faut qu'elle les expie. Ce qui fait le salut des autres gouvernements fait sa ruine. y il. quel fut le premier effet de la separation de l'église et de l'état en 1795. Nous touchons au moment où tout ce qui a été obscur dans les événements va s'éclairer. Le 20 sep¬ tembre 179ff, la Convention avait aboli le salaire des cultes. Quoi de mieux? C'était le grand principe du monde moderne, la séparation de l'Église et de l'Etat. Le 3 ventôse an III, nouveau progrès dans la loi. La Convention proclame solennellement la liberté de con¬ science. Au point de vue juridique, qui n'applaudira? Ces lois serviront de modèles à l'avenir, quand il éta¬ blira la liberté réelle, en affranchissant l'une de l'autre la religion et la politique. La formule est trouvée; elle est claire, décisive, complète. C'est tout un code lumineux en peu de mots. 11 n'y a qu'à le reprendre des mains de la Convention à sa dernière heure comme son testament religieux. 392 LA RÉVOLUTION. Rien de plus vrai. Et pourtant, voyez le résultat. Que s'en est-il suivi? Qu'à travers ces lois si libérales, l'an¬ cien esprit a reparu aussitôt, qu'à la nouvelle de l'affran¬ chissement des consciences, quarante mille communes, c'est-à-dire la France entière est revenue à l'esprit du moyen âge, que la formule de tolérance a ramené incontinent la religion de l'intolérance ; que par la porte triomphale de la liberté est rentré le génie de l'ancienne servitude. Voilà les faits dans leur réalité. D'un côté, une loi magnanime, de l'autre, la Réaction qui triomphe et la Révolution qui se livre. Cette expérience est si grave, si étrange, qu'il.vaut la peine de l'examiner de plus près. Elle veut dire que des idées libérales, aux prises avec des croyances et des mœurs absolutistes, se dénaturent bientôt et ne gardent que la superficie, jusqu'à ce que le pouvoir absolu les accorde toutes ensemble. Par les lois conciliantes de l'an III, la nation presque entière étant ramenée à la religion de l'ancien régime, la matière de la servitude se trouva toute préparée. A travers cette législation si éclairée, la nation française avait trouvé moyen d'éviter l'esprit moderne et de se river à l'Église du moyen âge. Une religion étant rétablie chez un peuple, il est à peu près immanquable qu'elle reprenne au bout de peu de temps son caractère et son génie propre. Quand viendra Napoléon, il aura besoin de-peu d'efforts pour rendre au catholicisme son ancien tempérament. Ce sera la ruine de la Révolution. Mais cette ruine a été préparée LA RÉACTION. 393 dès 1795 par le retour spontané, volontaire, libre, des masses du peuple à la religion, qui contredit et con- damne tout ce qui s'est fait depuis 1789. La nation re¬ vient librement à la glèbe et au servage spirituels ; c'est la grande signification de l'année 1795. Il est vrai que ce servage fut d'abord admirable¬ ment dissimulé; c'est à quoi servit l'Église constitu¬ tionnelle. Comment n'a-t-on pas encore décrit le rôle étrange qu'elle joua de 1795 à 1802? C'est par elle que la France de la Révolution, croyant embrasser une réforme, retomba dans le servage spirituel de l'ancien régime religieux. Tout est à dire sur ce point. Les innocents de l'Église constitutionnelle depuis 1795, tels que Grégoire, ne travaillent jour |t nuit que pour leurs ennemis acharnés, implacables, les non- assermentés ; et ils ne s'en aperçoivent pas, ce. qui di¬ minue beaucoup le mérite qu'ils ont de se livrer eux- mêmes. Au nom de la liberté, de la constitution civile et des serments de 1789, ils supplient la France de se rengager dans l'Église catholique. La France, attirée par ces voix de sirènes, les suit, passe le seuil, rentre dans le sanctuaire, s'y assied pleine d'espérance. En même temps les évêques, les prêtres de cette même Eglise constitutionnelle ne parlent que de leur soumis¬ sion au pape ; ils gardent tous leurs liens avec le saint- siége, et croient l'attirer à eux, ce qui montre plus de simplicité d'âme que de perspicacité et d'esprit. Les vrais saints n'ont jamais été dupes-. 394 LA RÉVOLUTION. Depuis 1795 jusqu'à 1802, tel est le rôle aveugle de l'Église constitutionnelle. Ses prêtres se prennent au sérieux, sans se douter un moment du person¬ nage qu'ils jouent. Us rédigent des encycliques, ils adjurent le clergé réfractaire, ils en appellent au pape qui les tient au bout de sa chaîne. Après cela, que voyez-vous ? Tout ce libéralisme dure aussi longtemps que la Révolution reste puissante et redoutée. Dès qu'elle est désarmée, la scène change. Les assermentés en ont appelé au pape ! Le pape les a entendus ; il se redresse, fait un signe. A ce signe tombent et s'évanouissent pour jamais ces fantasmagories d'Églises constitution¬ nelles, libérales, républicaines, révolutionnaires, faux évêques,(faux synodes, faux conciles, fausses encycli¬ ques. Tout cela n'était qu'une ombre, un appât. Reste l'ancien absolutisme spirituel qui, avec Pie YII, d'ac¬ cord avec Napoléon, rejette dans l'ombre ces songes décevants. Repeuple neles connaît plus. La France est reconquise. Voilà l'histoire ecclésiastique de 1795 à la fin du siècle. Dès que le catholicisme se montra, il retrouva sa place ancienne; il régna seul, sans partage, sans exa¬ men, comme par le passé. Les révolutionnaires, veulent poursuivre les prêtres qui « formaient des convocations au son des cloches. » Tentative vaine! Le tintement rustique de cette petite cloche suffisait pour éveiller de tous les bouts de l'horizon l'ancien écho. Au nom de la tolérance, la nation entière rentre volontairement dans LA RÉACTION. 398 la religion de l'intolérance. La porte de l'Église se ferme ; la Révolution est prisonnière. Remarquez ici le tempérament du libéralisme, tel qu'il s'est montré bien souvent parmi nous. C'est Roissy d'Anglas qui, le 3 ventôse an III, a proposé de décréter la liberté des cultes ; il affecte de répéter que sa propo¬ sition est faite en mépris du catholicisme, que la liberté achèvera de l'extirper, que sa motion est destinée à ramener la religion de Socrate, de Cicéron, de Marc- Aurèle. Voilà ce que Boissy d'Anglas ne se lasse de redire. Sa motion eut aussitôt l'effet tout contraire ; et quand, au lieu du culte philosophique qu'il annonçait, il vit renaître et refleurir l'ancien catholicisme, il n'en montra ni surprise ni mécontentement. Ce stratagème a été trop souvent celui des amis de la liberté en France. Ils jouent trop aisément avec les grandes choses; le dénoûment est presque toujours le même, duperie ; seulement il faut croire qu'ils ne sont dupes qu'à moitié. Après avoir évoqué solennellement la religion de Socrate et de Marc-Aurèle, ils se réconci¬ lient sur-le-champ avec celle de l'abhé. Maury, si c'est elle qui apparaît. Au fond, les hommes qui proclamèrent ces nobles lois1 de tolérance appartenaient en majorité au parti qui n'aspirait plus qu'au repos; et les dons de la Réaction I. 20 septembre '1794. 3 ventôse an III (21 février 1798). 22 fruc¬ tidor an III (8 septembre 1795). 396 LA RÉVOLUTION. enfantèrent la Réaction. On eut la forme de la liberté dans la loi, et le fond de l'absolutisme renaissant dans les croyances. C'est le moment où vous pouvez, si vous le voulez, toucher du doigt les plaies de la Révolution française et le cercle vicieux dans lequel elle se meut en désespérée. Elle n'avait rien fondé dans les âmes qui, à la première occasion, se livrent au premier occu¬ pant. L'arc se détend et revient à son premier état. En retournant au droit, on retourne au passé. Impuis¬ sance des législations les meilleures, quand le fond de l'homme n'est pas changé! Il est donc vrai qu'on a beau faire les lois les plus sages du monde; tout cela est néant, si l'esprit lui- même n'est de moitié dans l'œuvre. Tous arrivez ainsi aux plus surprenants mécomptes. La liberté ouvre la porte à l'esclavage, la philosophie à la théocratie, l'Église constitutionnelle à l'Église ultramontaine, l'abbé Grégoire à M. de Maistre. Vous ne touchez que des sur¬ faces, des écorces, sans atteindre à la vie. Mais l'âme de la nation vous échappe et se dérobe; elle se garrotte avec vos formules d'émancipation. Vous croyez l'avoir sauvée par des mots magnifiques ; ces mots deviennent des chaînes d'airain. Le Concordat le montrera bientôt. Quand un peuple a tenté une réforme religieuse et qu'il l'abandonne, son découragement est pour ainsi dire infini. C'est la chute des Titans précipités sur la terre; ils désespèrent d'escalader les cieux, et ils se creusent de grands tombeaux jusqu'au fond des enfers, LA RÉACTION, 397 VIII.' LES MUETS RETROUVENT LA PAROLE. LE 13 VENDÉMIAIRE. LE SOLDAT SE SUBSTITUE AU PEUPLE. Le 8 décembre 1794, la Convention avait rappelé dans son sein les soixante-treize députés qu'elle avait fait incarcérer en 1793. On rappela ceux-là mêmes qui avaient perdu le droit de siéger. Rien de plus juste, en apparence; pourtant que devait-il s'ensuivre? Au lieu de la justice, on fit entrer la vengeance. Une assemblée qui, après avoir proscrit une partie de ses membres, les rétablit pour leur donner non-seu¬ lement la majorité, mais la toute-puissance, ne corrige- t-elle pas un attentat par une faiblesse ? On parle toujours de la Convention comme si elle avait l'unité de carac¬ tère d'un individu, sans considérer que; par des révolu¬ tions intérieures, ce caractère varie absolument, suivant les différentes époques. La Convention ainsi changeante donne plutôt l'idée de plusieurs assemblées essentiellement diverses, qui se détruisent l'une l'autre : successivement girondine, dantoniste, robespierriste, anti-jacobine, thermidorienne, puis, comme un volcan qui s'affaisse et s'éteint, descen¬ due brusquement de la Montagne à la Plaine, et main- 398 LA RÉVOLUTION. tenant, avec Sievès, rendant la parole aux muets, mais à des muets las de tout, principalement d'eux-mêmes, croyant à peine encore à la liberté, déjà tout à fait in¬ crédules à la République. Était-ce un fondement solide à l'avenir que le spectacle et l'héritage de tant de chocs opposés et d'éléments inconciliables entre eux? Ce grand corps s'était continuellement ravagé, détruit, refait lui-même. En avait-il acquis plus de maturité et de vigueur? Ses métamorphoses avaient toutes été des mu¬ tilations; et depuis qu'il s'était rattaché quatre-vingts membres ex-girondins, il semblait n'avoir acquis, dans sa vieillesse, que de nouveaux ressentiments, une nou¬ velle ardeur à se combattre, et de nouveaux bras pour se déchirer. Les muets de la Convention remplissent la tribune; leurs langues se sont déliées depuis qu'ils ont cessé de craindre. Mais quel service politique rendront-ils désormais? Il est presque impossible que des hommes qui ont cédé à la peur puissent encore servir la liberté. Après cette épreuve, ils ne comptent plus sur eux- mêmes ; ils savent leur propre mesure, ce sentiment les anéantit. D'eux, il ne reste que l'ombre. Les Sieyès, les Cambacérès ont beau retrouver la parole; qu'en feront-ils? elle a perdu chez eux sa puis¬ sance et sa fécondité. D'un mot, ils auraient pu, en 1793, écraser le pouvoir terroriste qui leur laissait la tête pour avoir leur vote; ils l'avaient maudit en secret et servi publiquement jusqu'au bout dans toutes ses barbaries. LA RÉACTION. 399 Jugez par là du peu d'estime que ces hommes gardaient d'eux-mêmes; la plupart étaient pis que morts; ils étaient décapités de leur honneur. Déjà ils redoutaient, comme l'agonie, tout péril, tout orage, même toute agitation. L'expérience leur avait appris qu'ils y laissaient leur cœur. On n'a pas assez vu combien ce fut une excellente préparation au pouvoir absolu que ces âmes auxquelles la peur avait ôté la fierté. « Sieyès n'aimait ni les peuples, ni les rois, ni les hommes, ni les femmes ; il n'aimait que lui et l'argent; d'autres disent : l'argent et lui1. » Ces mots, qui eussent été une médisance en 1789, com¬ mencent à être vrais en 1795. Il était difficile que la Convention ainsi vieillie en¬ fantât une constitution durable. Celle de 1795 fut le testament des conventionnels; elle plut d'abord parce qu'elle annonçait la fin de ce pouvoir gigantesque, qui semblait se survivre et dont ses membres mêmes étaient impatients de voir le terme. La prévoyance humaine crut avoir atteint le comble de la sagesse, surtout par deux précautions : le pouvoir était divisé en parts égales entre cinq personnes, ce qui devait couper court à tout projet d'usurpation et de dictature. La Convention, effrayée d'elle-même, voulut empêcher que rien de sem¬ blable à ce qu'elle avait été ne se renouvelât jamais, et elle partagea le pouvoir législatif entre deux assemblées I. Mémoires inédits de Baudot. 400 LA RÉVOLUTION. (Conseil des Cinq-Cents, Conseil des Anciens). Ceci devait maintenir un savant équilibre dans l'État. Vanité des prévisions humaines de ce genre, quand les mœurs ne les sanctionnent pas ! Personne ne pressentait alors que tout ce que l'on tirerait de ces deux assemblées, c'est que l'une vendrait l'autre, et que sur les cinq Directeurs trois livreraient le Directoire. On devait périr par les précautions que l'on prenait pour se sauver i. Les partis royalistes croyaient à la caducité de la Convention; ils furent consternés du moyen qu'elle employa pour se survivre. Instruite par l'exemple de la Constituante, elle décrète que les deux tiers des conventionnels continueront de siéger dans les nou¬ velles assemblées. Ainsi elle voulait se perpétuer; et, si on la laissait faire, sa dictature n'aurait pas de terme ; on croyait assister à la mort du vieux lion, et tout à coup il osait menacer de nouveau. L'éton- nement, l'indignation, le désespoir et un commence¬ ment de mépris unirent les royalistes. D'ailleurs ils s'étaient accoutumés depuis longtemps à venir harceler le monstre dans sa bauge, à le provoquer de pétitions insultantes. Sans doute ils n'auraient qu'à se montrer pour l'achever ; il suffira de faire contre la Con- 1. « La Constitution de l'an III était une pure abstraction, une œuvre scolastique, une hypothèse idéale avec laquelle on prétendait faire de l'ordre et du bonheur, comme Procuste faisait de l'égalité avec son lit. » Mémoires inédits de Baudot. LA RÉACTION. 401 vention un 10 août royaliste. Tel fut le caractère du 13 vendémiaire. Les sectionnaires ne paraissent pas douter de la victoire. Ils entourent les Tuileries avec une audace imprévoyante, et viennent sommer les sept cent cin¬ quante rois de se démettre. Mais cette royauté fut plus intrépide que l'ancienne. Ce n'est pas comme au 14 juillet, au 6 octobre, au 20 juin, au 10 août, un pouvoir timide qui se voit envelopper sans oser se défendre. Si on laisse approcher l'insurrection roya¬ liste, c'est pour qu'elle ait l'odieux des premiers coups; et en effet, ses tirailleurs s'étendent jusque sur le Car¬ rousel. Mais aussitôt, tout change. La Convention se hérisse d'artillerie; au centre du vaste carré qui la couvre est un homme de bronze, Napoléon Bonapârte. Sous la main de l'Assemblée sont formés en faisceaux huit cents fusils, pour qu'elle soit à elle-même sa propre réserve. Elle ne se contente pas, comme la royauté de Louis XVI, de se défendre par les fenêtres du palais. Ses colonnes militaires, précédées des patriotes, débou¬ chent des Tuileries dans tous les sens. Elles prennent audacieusement l'offensive. De loin, elles canonnent sur le quai Malaquais les sections du faubourg Saint- Germain. Sur la rive droite, même impétuosité. L'ar¬ tillerie balaye la rue Saint-Honoré et le perron de. Saint-Roch. Le reste des insurgés est enveloppé. On ne vit là rien du tâtonnement ordinaire des guerres civiles. il. 20 402 LA RÉVOLUTION. La stratégie qui devait être employée, plus tard, contre les Autrichiens, les Russes, éclate sur ce pre¬ mier échiquier comme dans les plaines de Marengo et d'Austerlitz. Ni hésitation, ni colère, ni haine, ni pitié, mais le seul élan de l'esprit militaire. Les combats de rue sont régis avec la sûreté de plan qui préside à une bataille en rase campagne. A ces premiers coups fou¬ droyants, connaissez Bonaparte. Barras veut usurper cette gloire, mais il faut qu'il la cède à son second. On a vu Bonaparte impassible dans cette mêlée de citoyens, comme il le sera dans la guerre étrangère. C'est là une figure qui ne res¬ semble en rien à celles qui se sont montrées jusqu'à ce jour dans la Révolution. Le citoyen fait place au militaire. Le 13 vendémiaire an III est, en effet, le premier avènement public du militarisme, le soldat substitué au peuple. C'est le soldat qui a défendu la République; il apprend par là qu'il peut la détruire. Cependant, à mesure que la Convention approchait de sa fin, elle essayait de la clémence; elle accorda une amnistie quand le pouvoir lui échappa. Se sentant près de comparaître devant ses juges, elle pensa que les peuples ne se souviennent que de la dernière scène, et qu'ils jugent les gouvernements sur leur manière de quitter la partie. La misère héroïque se mêlait à tout. Un des députés de la Montagne proscrit, qui avait couru LA RÉACTION. 403 risque cle la tète, et dont le domicile avait été dévasté, la mémoire condamnée, les biens séquestrés, reçut en rentrant chez lui, sur un mandat de Lanjuinais, « deux aunes de drap, pour se faire un habit, quelques livres de chandelle, un pot d'huile. » Etait-ce là le prix que l'on mettait à la vie? Je cite ce fait, écrit ce conven¬ tionnel 1, à cause de la singularité du dédommagement, quand il y allait de la tète. Enfin le 26 octobre 1795, l'immortelle Assemblée consentit à finir. « Quelle heure est-il? demanda un député. — L'heure de la justice, » répond une voix inconnue. Et sur cela se disperse la Convention. Cette âme terrible s'évanouit en un instant, sans se trans¬ mettre à personne; elle meurt sans renaître. Les mem¬ bres en qui elle a vécu, ne savent plus qu'en penser ; ils ont pour la Convention tout à la fois de l'admiration, de la colère, de l'amour, de la haine ; ils la bénissent et la maudissent, suivant que le Protée a changé de tête. Dans le fond, ils en sont fiers. Ils se glorifient de ses périls, cle ses audaces, de ses fureurs plus qu'hu¬ maines ; quelquefois ils s'étonnent d'avoir fait partie du monstre. Bientôt aussi les petites passions firent oublier les grandes. J'ai vu des Conventionnels passer le reste de leur vie dans l'intimité avec d'autres personnes et ne communiquer avec elles que sur le terrain commun de 'I. Mémoires inédits de Baudot. 404 LA RÉVOLUTION. la frivolité. Jugeant les autres plus légers que le vent, ils eussent craint de commettre leurs souvenirs en les confiant. Ils eussent pu dire avec Bossuet qu'ils avaient voulu murer la caverne des cinq rois, « pour mémorial éternel cle la postérité. » Mais leurs œuvres sans doute leur semblèrent parler assez haut; ils mirent un doigt sur leur bouche ; et l'âme pleine d'échos tragiques, ils se turent pour toujours. La justice ! nous l'attendons encore. Dans les his¬ toires terroristes, la pitié est violée. Dans les histoires écrites au nom de la Réaction, c'est la vérité qui manque : autant d'insurrections populaires, autant de monstruo¬ sités; mais l'insurrection de vendémiaire, par exemple, est la justice même. Le crime est de s'y opposer. Ceux qui défendent la Convention et les lois, voilà les in¬ dignes. Tout devient légitime pour attaquer, ruses, violence, embûches. Si la Révolution entreprend de se défendre, malédiction! c'est l'enfer. Suivez le raisonnement des historiens contre-révo¬ lutionnaires : l'intérêt de la République, disent-ils, commandait de donner la direction aux Modérés. Mais les Modérés étaient les ennemis irréconciliables de l'es¬ prit républicain; ainsi la République eut tort de ne pas se livrer aveuglément à ses plus grands enne¬ mis. Appliquez une logique et un langage de ce genre à des questions désintéressées, ne sera-ce pas le comble de la déraison? Soutenir que, pour établir une république, il faut LA RÉACTION. 405 des gens qui n'en veulent pas, l'absurdité ne peut guère aller plus loin. On dit encore : Ce n'est pas le royalisme qui se montrait, car ce n'était pas en son nom que se faisait la Réaction. Mais l'exécration excitée contre tous les hommes qui avaient fait la République, n'était-ce pas le commencement de la destruction de la République? N'y a-t-il donc aucun moyen d'écrire cette histoire sans accepter, l'un après l'autre, tous les sophismes, tous les mots d'ordre, royalistes ou terroristes, de l'esprit de parti d'il y a soixante-sept ans? Ne pou¬ vons-nous nous affranchir au moins des thèmes conve¬ nus, des masques de haines et des iniquités passées? Quand donc viendra la vérité? Déjà pour la Répu¬ blique, c'était une forfaiture de se défendre. Pour sou¬ mettre la Réaction, il fallait se laisser battre par elle; et l'on faisait à la Convention expirante les mêmes reproches de faiblesse et d'incapacité dont on va accueil¬ lir le Directoire à sa naissance. Concluons que la Réaction de 1795 à 1800 peut être présentée comme la règle à suivre dans tous les cas semblables, où l'important, pour parvenir à un ré¬ sultat, est de paraître s'en éloigner. Aucune réaction ne s'est trouvée dans des temps plus difficiles, puisque la Révolution avait encore des forces vives à lui oppo¬ ser. Tout se fit par une puissance cachée qui se reniait elle-même. Jamais le nom de la chose à laquelle on allait aboutir n'était prononcé. A mesure que le parti 406 LA RÉVOLUTION. terroriste présentait moins de dangers, on s'acharna contre lai. A mesure que le parti de la servitude fut plus à redouter, il fut plus respecté. La Réaction sut se contenir (ce que n'avaient jamais su les révolutionnaires), d'autant plus irrésistible qu'elle n'avait pas une solu¬ tion unique, mais qu'elle acceptait d'avance toutes celles qui la délivraient du droit nouveau. Par tout cela, il est permis de dire que la Réaction de 1795 peut servir de modèle, aux réactionnaires de tous les temps, bien plus que la Révolution aux révolutionnaires. A la fin, la liberté passa pour le joug le plus insuppor¬ table; elle se trouva minée quatre ans avant qu'il se rencontrât un maître l. 'I. Ici trouve naturellement sa place le testament politique d'un conventionnel de la Montagne : « Lecteur, voici sur la Convention nationale mon testament de bonne foi. « On m'a dit et l'on me dira sans doute que je n'en fais pas tou¬ jours l'éloge. Non certes, je ne suis pas payé pour cela. « J'ai été de l'avis de la Convention lorsqu'elle a renversé le sys¬ tème des girondins qui la détruisait et lorsqu'elle a créé la Répu¬ blique. J'ai été de l'avis de la Convention au 9 thermidor, pour ren¬ verser Robespierre qui aspirait à la dictature et dont les moyens d'ailleurs étaient odieux, insupportables, lors même que ses intentions républicaines eussent été pures. Mais huit jours après, lorsqu'il de¬ vint visible que cette journée était un prétexte pour produire une horrible réaction, je me séparai des réacteurs; et je n'étais certes pas avec la Convention lorsqu'elle a souffert que les hommes de Lyon, désignés sous le nom de Matliêvons fussent impitoyable¬ ment jetés dans le Rhône et dans la Saône, sans autre forme de procès. i Je n'ai pas été de l'avis de la Convention lorsque les réac- LA RÉACTION. 407 teurs, fâchés de voir les événements de vendémiaire soustraire leurs collègues aux cris de la vengeance, proposèrent et adoptèrent une proscription morale, faute de mieux. « De glorieux dangers ne manquaient point aux membres de la Convention. Les séances du forum en offraient autant que les champs de bataille. Nous n'avions rien à envier aux braves des frontières; nous payions de plus d'une manière notre dette à la patrie. « La Convention nationale n'a besoin d'autre justification que le temps. Plus nous avançons, plus le temps prend soin de notre gloire. Que pourrions-nous dire que le retour du même ton, des mêmes usages, des mêmes mœurs et des mêmes abus ne dise plus haute¬ ment que nous ? « La part de la Convention faite en blâme et aussi large qu'on voudra, il reste assez de place pour l'admiration. On sent qu'on serait fier d'avoir siégé dans cette assemblée qui bravait les poignards de l'aristocratie et de l'Europe conjurée. Les ambassadeurs se van¬ taient à leurs souverains d'avoir assisté aux séances: « Et nous aussi, disaient-ils, nous y étions! » « La grande question est d 3 savoir si la Convention nationale pouvait être moins terrible sans risquer la victoire. Je suis tenté de croire que la haine qui nous a poursuivis n'est que le fruit de nos succès d'alors. « La République, comme nous l'entendions, reposait sur le travail. Le peuple illettré accomplissait ce devoir avec ses bras, les gens de savoir avec leur intelligence; il n'était point question de palingénésie et de système abstrait. Notre donnée était positive. Nous prenions la société dans son existence actuelle. « J'ai voulu la république de Périclès et non celle de Lvcurgue. Comme toute la religion n'est pas dans la règle des moines de la Trappe, toute la république n'est pas dans les lois de Sparte. « Nous voulions appliquer à la politique l'égalité que l'Évangile accorde aux chrétiens. Nous ne voulions pas pour cela l'égalité des biens, ni la loi agraire. Le grand mal du temps, c'est que nous n'avons pas été compris. Nous avons été martyrs de nos croyances comme les apôtres le furent de la leur. Plus tard ils ont été sancti¬ fiés. Nous n'arriverons pas jusque-là sans doute. Mais on nous rendra justice, et nous ne voulons que cela. « Les uns fixent la décadence et la perte de la République au 408 LA RÉVOLUTION. 9 thermidor ; d'autres pensent qu'elle n'a réellement périclité qu'à la mort de Romme et de Soubrany. Je suis de ce nombre; jusque-là il restait encore des hommes de vertu et de caractère. « Us nous parlent de regrets ; qu'ils s'examinent et qu'ils nous disent si nous devons avoir des regrets! » Mémoires inédits de Baudot. LIVRE VINGT-UNIÈME. LA GUERRE. I. QUE C'EST L'ART DE LA GUERRE ET NON PAS LA TERREUR QUI A SAUVÉ LA FRANCE. Ne parlons plus tant de nos gloires; nos héros nous ont coûté trop cher. Cependant, il est temps d'embras¬ ser ici, d'un regard, l'esprit des guerres de la Révolu¬ tion, au plus fort de la crise. En 1792, on avait eu contre soi la Prusse et l'Autri¬ che. 1793 déchaîne l'Angleterre, la Hollande, l'Espagne. Le caractère que montra la Convention à l'Europe est au-dessus de l'éloge : Toulon livré, Lyon révolté, Mayence tombée, la Vendée soulevée, les armées du Nord, des Alpes, du Rhin, des Pyrénées partout battues, l'Assemblée plus fière que jamais; il ne s'était rien vu d'aussi grand depuis Annibal. Ceux qui ont donné l'idée la plus haute du Comité du salut public, ce sont ses ennemis : de Maistre, Mallet-Dupan, Jomini. A 410 LA RÉVOLUTION. travers leurs haines, quelle admiration pour ce prodige de force ! Le duc de Brunswick fit plus ; il se démit devant ce pouvoir qu'il jugea invincible, après l'avoir bravé. Ce fut d'abord une guerre de tirailleurs. Tant de mouvements incertains dans les commencements de 1793 ôteraient quelque intérêt à ces campagnes, si la grandeur de la cause ne rachetait les fautes et les indé¬ cisions des militaires. Avec quatorze grandes armées, on faisait partout la petite guerre ; les idées nouvelles se montraient en chaque chose, excepté dans les armes. Les généraux, aussi inexpérimentés que les soldats, s'ignoraient encore. Ils sont découverts à eux-mêmes par les représentants en mission ou par le Comité. Parmi les causes de la Terreur, comptez cette igno¬ rance des grands secrets de la guerre. Tant de sacri¬ fices magnanimes, et si peu de résultats, cela portait le trouble dans les esprits. Chacun était tenté de croire que de tels efforts ne pouvaient être stérilisés que par la trahison. Combien un seul homme déplus ou de moins change la face des choses! On pourrait diviser la campagne de 1793 en deux époques, avant et après l'entrée de Carnot dans le gouvernement. Avant lui, tous les mouvements sont indécis; la fureur n'aboutit qu'à des chocs de détail, sans plan et sans ensemble. Depuis le 14 août 1793, la fureur devient art. Et c'est l'art, et non pas la Terreur, qui a sauvé la France. De la défensive on passe LA. GUERRE. 444 à l'offensive. Auparavant, la plupart croyaient qu'il fallait s'étendre sur des lignes immenses, pour tout occuper à la fois. On apprend subitement à se resserrer pour se précipiter en force supérieure et faire la trouée sur un point. La tradition des Turenne, des Frédéric, revit chez les révolutionnaires; cette tradition fit plus pour l'af¬ franchissement du territoire que tous les échafauds du inonde. Les grands résultats sont immédiats : Honds- choot, Watignies, Fleurus. Le moment le plus périlleux, sans contredit, avait été 1792, puisqu'on ne comptait alors que des volon¬ taires sans discipline. Pourtant l'art, même imparfait, vainquit sans guillotine dans FArgonne. Depuis le milieu de 179 A, les armées françaises atteignent une perfection qu'elles n'ont plus jamais dépassée. Elles opposent dès lors, par leur organisation, une barrière que l'étranger est incapable de rompre. Et, dans cet intervalle, qui a vaincu à Watignies, le 16 octobre 1793? Ce n'est pas le décret exterminateur du 9 décembre; c'est le plan de Carnot. Qui a pris Toulon, le 19 décembre 1793? Ce ne sont pas les mitraillades et les funérailles ordonnées par Fréron. C'est l'idée de placer la batterie au fort de l'Éguillette. Qui a vaincu le 8 messidor 179A à Fleurus? Ce n'est pas la loi du 22 prairial et le redoublement des échafauds. C'est l'idée de la concentration des armées du Nord et de Sambre-et-Meuse. 412 LA RÉVOLUTION. Jusque-là, harcelée dans ses lignes et faisant tète de tous côtés, la Révolution s'épuisait en mille combats. Elle débouche, enfin, en masse par la bataille de Fleurus ; cette grande brèche une fois faite, il en sort la campagne de Hollande. L'armée française, sous Piche- gru, se trouve portée par les glaces à Amsterdam ; pre¬ mier pas vers la conquête. Napoléon viendra trop tard. Il voudra en vain con¬ tester l'évidence et tout dater de lui. Les choses ont parlé plus haut et le doute aujourd'hui est impossible. Ce n'est pas lui qui retrouvera le premier le secret des grandes guerres modernes. Ce secret à été retrouvé dès 1794 par Carnot et par les généraux républicains qui viennent de surgir. Le militarisme suffit pour porter la guerre au loin et faire des conquêtes. Mais quand l'étranger est déjà assis à votre foyer et qu'il y a des points d'appui, soit par une possession antique, soit par la complicité de quelques- uns, les troupes de ligne sont impuissantes à le chasser. Comme l'ennemi est partout, c'est partout qu'il faut lui susciter des adversaires ; et il n'y a que le peuple entier qui puisse délivrer le peuple ; l'armée seule succombe à cette tâche. Yoilà pourquoi le plus grand mal que vous puissiez faire à une nation est d'y nourrir la jalousie ou la haine entre les volontaires et les troupes réglées. Mieux vaudrait pour elle lui faire perdre une bataille. 11 n'est pas de nation qui ait été affranchie d'une invasion déjà ancienne, sans qu'on y ait fait appel à LA GUERRE. 413 toutes les forces spontanées; c'est en quoi l'exemple de la France peut servir à tous les peuples. Ils y ver¬ ront que la première règle, pour délivrer un pays envahi par l'étranger, est d'établir une union parfaite entre les troupes de ligne et les troupes de volontaires. Jamais union plus intime que dans les guerres de la Révolution. La fusion dp la ligne et des milices s'ac¬ complit sans provoquer un sentiment de jalousie et de répugnance d'aucun côté. Le bataillon des volontaires de l'Ain devint plus tard la fameuse trente-deuxième demi-brigade; et l'histoire de ce bataillon se répéta pour tous les autres. II COMMENT LA FRANCE, EN 1793 ET 179/l, ÉCHAPPA AU MILITARISME. MORAL DES ARMÉES DE LA RÉVOLUTION. Par la création des quatorze armées, la Convention avait assuré le salut de la France. Mais dans le salut était le péril, s'il est vrai qu'après le malheur d'être envahi par l'étranger, le plus grand danger pour un peuple est de devenir la proie de ses propres soldats. C'était la première fois que la France avait armé de si grandes forces militaires. Comment maintiendra-t-elle 414 LA RÉVOLUTION. le citoyen dans le soldat? Comment portera-t-elle la cité dans l'armée? Après que les quatorze armées auront repoussé l'ennemi, qui empêchera que, selon l'habitude des victorieux, elles ne traitent leur pays en maîtres? Dans un jour d'enthousiasme, elles s'étaient levées et avaient affranchi le sol. Mais, l'enthousiasme passé, résisteront-elles à leur pente naturelle? Ne prendront- elles pas un esprit particulier de corps ? Après tant de victoires ne mépriseront-elles pas les autorités civiles, sitôt qu'elles les verront sans défense? L'habitude de commander au dehors ne leur inspirera-t-elle pas le désir de commander au dedans? Le succès même les corrom¬ pra; et ce jour-là, qui pourra leur résister? On n'aura donc vaincu que pour être dépouillé du prix de la vic¬ toire. Tombée sous le joug de ses libérateurs, la France aura conquis l'indépendance et perdu la liberté. Les pays qui dans le monde sont restés libres ont pris contre leurs propres armées des précautions pres¬ que aussi défiantes que contre l'ennemi. Chez les Romains, elles ne pouvaient s'approcher de Rome au delà du Rubicon. A Venise, il était défendu aux flottes et aux équipages d'entrer dans le port intérieur sous peine de mort. Quel fut le Rubicon que la Convention assigna pour limite à ses armées? Ce Rubicon fut la Terreur, jointe au sentiment exalté de la patrie. Il est certain que ces hommes si intrépides devant l'ennemi osaient à peine regarder en arrière dans l'intérieur de la France. Pour un grand LA GUERRE. 415 nombre, l'armée fut un refuge autant qu'une occasion de gloire; et, à ce point de vue, le régime de 1793, funeste au dedans, nuisit moins qu'ailleurs sur les champs de bataille. A des troupes formées d'hier, il tint lieu de discipline. La fureur de l'avancement, par où se corrompent si vite les armées, était impossible là où il y allait de la tête pour une simple erreur de détail. En ramenant les maximes impitoyables des Romains aux temps des Brutus et des Manlius, on se fit de nou¬ velles armées romaines, non moins dociles que les anciennes. Les généraux y étaient plus modestes que les sol¬ dats. Joubert, Ney, Gouvion-Saint-Cyr, refusaient leur avancement. Par là se retrouvèrent les vieilles vertus militaires que les modernes ne connaissaient plus, reli¬ gion de la loi, abnégation, scrupule, soumission de la force au droit, véritable héroïsme patriotique qui ne peut guère se passer de la crainte civile. Si ces masses énormes allaient un jour retomber de tout leur poids sur la liberté intérieure; si les vo¬ lontaires de 1792 rentraient dans leur pays, chargés de gloire, pour y établir le régime militaire et chasser de leurs sièges les représentants du peuple!... Peu d'hommes avaient alors des appréhensions de ce genre. C'est l'honneur de Saint-Just d'avoir clairement aperçu l'avenir à travers tant de trophées : « Tu fais trop mousser les victoires, » avait-il dit à Barère. Pour moi, ce que j'admire autant que la victoire, 416 LA RÉVOLUTION. ce fut la modestie imposée aux vainqueurs. De toutes les œuvres de la Convention, la plus belle, selon moi, a été de mettre le frein à ces invincibles. C'est à quoi servirent merveilleusement les représentants envoyés en mission. Ils personnifiaient ce que l'on est trop tenté d'oublier dans le sang et la mêlée, l'autorité du magis¬ trat et la crainte de la loi. Us tenaient fièrement et con¬ tinuellement en bride ces impétueux et les empêchaient de s'emporter. C'est ainsi qu'ils ôtèrent à l'héroïsme l'occasion de dégénérer, comme il arrive presque toujours, en milita¬ risme; deux choses que confondent d'ordinaire les con¬ temporains, et que la postérité seule distingue, quand elle n'est plus éblouie par l'épée. L'héroïsme est de tous les moments, de toutes les situations, parce qu'il a son siège dans l'âme ; il ne connaît ni fatigues, ni découragement, ni dégoût, tou¬ jours le même, toujours prêt, toujours en éveil. Le militarisme, au contraire, a ses moments, ses heures, tantôt exalté, tantôt abattu. C'est une profes¬ sion, le métier des armes, non pas un état cle l'âme ; et de là, il est soumis aux divers changements que tout métier entraîne avec lui; il se lasse, il s'use, il se dépite. Il n'est pas au-dessus des découragements qui suivent les désastres. Dans les campagnes de 1793, vous voyez, au début, des armées presque toujours battues, qui s'effrayent d'elles-mêmes, tant elles sont novices. Ce que vous ne LA GUERRE. voyez jamais, au milieu des défaites, des maladies, de la famine, de la mort, c'est une armée découragée. Il faut être bien aveugle pour ne pas reconnaître que les soixante représentants en mission, hier incon¬ nus, et demain retombés dans l'oubli, ont soutenu, comme le destin, les armées contre toutes les causes qui les ruinent ordinairement. Comme ils parlaient' de haut, en souverains1, à cette plèbe de fer! Louis XIV ne fut pas plus altier dans les camps. « Nous avions, disaient-ils2, le pouvoir de l'éloquence et les baïonnettes au bout. » Avec eux, il n'y eut plus de différence dans les saisons. L'hiver ne fut plus une barrière. Leur conseil stratégique ne fut pas toujours le meilleur, quoiqu'à n'en pas douter, on l'ait trop rabaissé systématiquement dans la plupart des cas. Mais ce qui est impossible au militarisme, ils le firent. Merlin de Thionville, Saint- Just, Baudot à la tête des colonnes, ne souffrirent pas qu'il y eût dans le moral des armées, du haut et du bas, du fort et du faible; ils imprimèrent un mouve¬ ment toujours égal, ne permettant ni hésitation dans le péril, ni abattement après les revers, ni lassitude après la victoire. Dans un temps où la science de la grande '1. « L'auteur de la réfutation de l'histoire de l'abbé Montgaillard parle sans cesse des instructions données aux représentants du peuple et que souvent ils dépassaient. C'est une erreur. J'ai été plus de deux ans en mission près des armées et dans les départements. Je n'ai jamais eu une instruction d'une ligne. Les pouvoirs étaient illimités en fait et à la lettre. » Mémoires inédits de Baudot. 2. Ibicl. il. n 41S LA RÉVOLUTION. guerre était perdue, le salut se trouva dans cette né¬ cessité de vaincre que personnifiaient les représentants en mission. Des armées qui ne connaissent ni la faim, ni le sommeil, ni le chaud, ni le froid, ni la fatigue, ni la maladie, c'est là un miracle que le militarisme seul ne produit jamais, et ce prodige se faisait chaque jour. Aussi n'a-t-on vu aucun désastre véritable dans ces troupes; elles pouvaient être battues, elles ne pouvaient être désorganisées ; les revers doublaient leur audace, plus nombreuses plus elles étaient décimées. Jamais une seule ne se fondit par les marches ou par les hôpi¬ taux, comme cela se vit plus tard. « Un grenadier est malheureux, écrivait Joubert, quand il est réduit au quart de la ration de pain ; » mais tout malheureux qu'il était, ce grenadier se savait invincible. La désertion était chose inouïe. On n'apprit à la connaître qu'après la Convention. Un homme qui en 1793 ou 179h eût quitté les rangs, eût trouvé derrière lui toute une nation indignée qui l'eût rejeté dans la mêlée. La France aurait fait comme cette mère roumaine d'Étienne le Grand, qui, le voyant fuir, le rejeta dans les bras de l'ennemi. Ainsi, non-seulement les armées étaient indestructi¬ bles, mais elles se sentaient dans la main de la loi. Les terribles baïonnettes qui refoulaient l'Europe s'incli¬ naient devant le plus obscur, le plus désarmé des hommes s'il représentait l'autorité civile; et indépen- LA GUERRE. 419 damment de leur héroïsme, c'est cette religion du droit, au milieu de l'ivresse de la force, qui donne aux armées de la République un caractère unique de grandeur. Les représentants en mission revenaient quelquefois aux mœurs antiques bien plus qu'ils ne le croyaient eux-mêmes. Saint-Just ordonne un jour aux Stras- bourgeois de donner leurs manteaux et leurs souliers aux soldats en haillons de l'armée du Rhin. Le scan¬ dale en dure encore. Et pourtant Saint-Just n'avait rien ordonné que ce que les gens de Smyrne avaient fait spontanément en pleine assemblée pour une armée romainel. Quand les représentants avaient communiqué leur première ardeur, ils rentraient entre deux combats dans la Convention. Là ils se retrempaient de nouveau dans le fanatisme de l'Assemblée et du Comité. Ils allu¬ maient leurs colères, leurs passions de vaincre à ce brasier; et, courant à la frontière, ils y portaient l'étin¬ celle nouvelle qu'ils venaient de puiser; ainsi était con¬ tinuellement entretenue et portée du centre aux extré¬ mités la flamme inextinguible. Les généraux tentaient de reprendre haleine ou de suivre les anciennes règles méthodiques. Ils étaient tout à coup soulevés, empor¬ tés au combat par les représentants, que leur inexpé¬ rience même de la guerre affranchissait de tout esprit de routine. 1. « Omnes qui adstabant, detraxisse corpori tegmina, nostrisque legionibus misisse. » Tac., Annal., IV, 56. «0 LA RÉVOLUTION. Les conventionnels changeaient souvent les géné¬ raux ; par là ils obtinrent ces deux résultats : d'empêcher les incapables d'aggraver leurs fautes, et les habiles de devenir les idoles de leurs soldats, c'est-à-dire de la patrie; double écueil qui se rencontrait à chaque pas entre Luckner et Dumouriez, entre Dumouriez et Piche- gru, entre Pichegru et Bonaparte. Les hommes du métier s'étonnaient, frémissaient; mais ils obéissaient. Un art supérieur se formait de l'in¬ spiration et de l'instinct qui, plus tard seulement, devait se traduire en règles. Les campagnes de 1793 marquent ainsi le moment où, les anciennes méthodes tombant en ruine, et la science nouvelle n'étant pas encore clairement aperçue, la guerre fut surtout chose d'inspiration. L'enthousiasme dut tenir la place de l'expérience. Un enthousiasme nouveau, tel que celui du Coran, régla les batailles. En 1838, je me trouvai au lit de mort de l'un de ces survivants de la Convention qui avait le plus agi dans ses missions aux armées. C'était Baudot. 11 me dit qu'avant de mourir il avait voulu me voir pour me confier ses Mémoires, qu'on y verrait un commentaire des actes et des pensées les plus secrètes des divers partis dans la Convention; me retenant par le bras et réunissant toutes ses forces dans un dernier regard, il ajouta : « Croyez que le premier mot de notre histoire n'a pas encore été écrit. Saint-Just et moi nous mettions le feu aux batteries de Wissembourg. On nous en savait beau- LA GUERRE. 421 coup de gré. Eh bien, nous n'y avions aucun mérite. Nous savions parfaitement que les boulets ne nous pou¬ vaient rien. » Sur cela, il se tut, et je pris congé de lui pour toujours. En réfléchissant plus tard à ces étranges paroles, je me suis expliqué bien des faits que je ne pouvais saisir auparavant. Ce qui me surprit quand je les répétai, elles n'étaient plus comprises par nos contemporains. Même les révolutionnaires les plus ardents les rejetaient comme une superstition vaine. Le mot que ce mourant trouvait si simple devenait une risée pour les hommes les plus emportés de notre âge. « Nous savions que les boulets ne nous pouvaient rien. » Quelle foi dans ce qu'ils appelaient les prin¬ cipes! Comme ils sentaient que c'était là une armure invincible non pour eux, mais pour la France! Cette foi, cette armure magique, devint celle des armées. Ce fut d'abord toute leur stratégie, quand, vaincues, bri- sées, elles rentraient en ligne, invulnérables et immor¬ telles. Dans l'homme qui me parlait, cinquante ans de dé¬ sastres privés, de reniements, d'exils, de malédictions n'avaient pas extirpé cette foi. Elle avait du se cacher, s'ensevelir sous mille déguisements et surtout dans le silence. Mais à ce dernier moment elle éclatait de nou¬ veau , comme le fond de la conscience, en présence de la mort imminente. Par là, je compris que ces hommes n'avaient été altérés qu'à la surface par le changement 422 LA RÉVOLUTION. des idées et des passions d'un autre temps, comme le granit qui s'écaille au contact de l'atmosphère. L'an¬ cien foyer qui semblait si bien éteint se rallumait et je¬ tait encore des flammes sitôt que disparaissait l'oppres¬ sion du monde. On trouve des paroles de ce genre dans le Coran; elles ne surprennent pas, venant d'intelli¬ gences mystiques. Mais de la part d'hommes d'affaires et d'intelligences moqueuses, quelle merveille ! Mahomet et Voltaire, Jeanne d'Arc et Candide! Qui eut cru que des mondes si opposés pouvaient se réunir et se fondre dans un même esprit? Voilà un des traits uniques de la Révolution française; et combien nous en sommes loin; aujourd'hui, puisqu'il nous faut expliquer ce qui était l'évidence même pour nos pères! Leur héroïsme nous scandalise. Dans la campagne de 1794, l'attaque des Français se fit sur la ligne des Vosges, où tout se décidait par l'infanterie ; la supériorité des ennemis en cavalerie n'y était pas à craindre. La droite française, sous Desaix, longeait la plaine du Rhin et contenait les Autrichiens pendant que les vrais coups se portaient de Kaiserslau- tern à Hombourg et Durkheim. Les Autrichiens furent ainsi rejetés sur Manheim et les Prussiens sur Mayence. Saint-Just punit Hoche d'avoir osé accepter, de la main de ses collègues Baudot et Lacoste, un comman¬ dement en chef qu'il réservait à Pichegru. Ne cherchez pas ailleurs la cause réelle de l'arrestation du vainqueur de Geisberg. La conquête de la rive gauche du Rhin LA GUERRE. 423 ne put faire pardonner à Hoche d'avoir négligé la faveur de Saint-Just. Celui-ci l'eût poursuivi jusqu'aux enfers, de son orgueil et de son ressentiment. Les Français souffrirent de l'hiver sous Mayence autant que l'armée de Russie en 1812; mais l'ordre, la discipline résistèrent à tout. Ge même froid qui a détruit l'armée impériale de 1812, ne put rien contre l'armée républicaine de 1795. Après que tant de généraux avaient été arrachés à l'année du Rhin, Custines, Beauharnais, Meunier, Lau- dermont, il arriva que le commandement de cette armée fut regardé comme une préparation certaine à l'écha- faud. Les héros tremblaient devant leur gloire; tous voulaient obéir, nul ne voulait commander. On vit des généraux contraints d'accepter le titre de général en chef (Meunier), se refuser à donner aucun ordre, même au cœur des batailles. Ce mélange de terreur et de patrio¬ tisme donna à cette armée un tempérament qui la distin¬ gua longtemps de toutes les autres. On y regardait l'avancement comme une calamité. L'ambition y était si bien extirpée, qu'elle y paraissait tout à la fois un vice et une extravagance. Cette armée était composée, pour les deux tiers, de volontaires. Partis pour défendre le territoire, nul péril ne les arrêta, aussi longtemps qu'ils sentirent la France sous leurs pieds. Mais lorsqu'ils eurent touché les bords du Rhin, leur tâche sacrée leur parut accomplie. Par delà, ils ne virent que l'esprit de domination et de 424 LA RÉVOLUTION. conquête, et ils refusèrent d'aller plus loin, craignant de servir les desseins d'un maître, et non plus les intérêts de la cause pour laquelle ils s'étaient armés. Leur ré¬ pugnance fut telle à franchir ces frontières redoutables, qu'on dut la respecter. Et ne croyez pas que, dans ce refus de porter plus loin la guerre, il n'y eût que de la lassitude et le désir de revoir leurs foyers. Chez un grand nombre, il y eut aussi cet instinct que la vraie gloire est dans la justice, qu'en poursuivant de loin, dans les plaines d'Allemagne, un fantôme de bruit, on risquait de perdre les biens réels que l'on venait d'acquérir. Ainsi l'armée du Rhin s'imposa le frein elle-même ; elle se bride, craignant qu'on n'abuse de sa victoire. Exemple unique de modération dans l'histoire militaire. Et qui oserait dire aujourd'hui qu'il n'eût pas mieux valu cent fois pour la postérité que cet instinct de justice eût prévalu dans tous, et que cette borne, un moment res¬ pectée, n'eût pas été franchie? III. LES TRAHISONS MILITAIRES. — PIGHEGRU. Deux fois, dans la campagne suivante, l'armée de Sambre-et-Meuse arrive trop tard pour faire sa jonction avec celle du Rhin. Celle-ci, livrée à elle LA GUERRE. 425 seule, est forcée dans ses lignes, qu'elle abandonne. Après la bataille de Pfrim, un armistice est conclu. Qui eût cru que c'était là le plus grand danger pour cette armée? Son propre général entreprend de la détruire dans cette fausse paix. Les lignes de Mayence forcées par les Autrichiens, Manheim repris par eux, le Palatinat abandonné, ce n'était pas assez de désastres. Pichegru enferme son armée de Rhin-et-Moselle dans des cantonnements homicides pour l'affamer, la ruiner, la désespérer, la pousser ainsi à la révolte contre la République ou encore pour la livrer sans défense à la première démonstration de l'ennemi. Il avait beau dire qu'il ne voulait pas être le second tome de Dumouriez. 11 le fut néanmoins avec un degré de noirceur de plus. Seulement il garda mieux son secret, qui ne lui échappa que par la faute du prince de Gondé, et par un hasard de fortune auquel il était difficile de parer : les papiers qui renfermaient les preuves de sa trahison furent saisis dans un fourgon dont Moreau s'empara. Appeler l'armée autrichienne et les corps d'émigrés sur la rive gauche du Rhin, faire battre volontairement ses troupes, les mater à force de défaites, profiter de leur découragement pour les cor¬ rompre, par des distributions de vin et d'argent les entraîner à marcher de concert avec les Autrichiens contre la France républicaine, pénétrer avec cette masse dans Paris, disperser les assemblées, proclamer la 426 LA RÉVOLUTION. contre-révolution avec la monarchie des Bourbons, tel était le système. Le général croit pouvoir faire de ses soldats tout ce qu'il veut. « La royauté, disait-il, est pour eux dans une bouteille de vin. » Par cette entre¬ prise, Pichegru ne réussit qu'à excuser encore une fois, après Dumouriez, les sévérités exercées contre les gé¬ néraux en chef. Au moment même où finissait la Con¬ vention, il prit soin de l'absoudre d'une partie de ses échafauds. On a vu plus d'une fois des armées étouffer en un jour la liberté de leur pays, et y substituer l'es¬ clavage. En se proposant ce but, Pichegru a tenté une chose qui a été exécutée par beaucoup d'autres, sans qu'ils aient été châtiés par la conscience générale. Mais ces révolutions militaires s'accomplissaient sans le concours des armées étrangères. Pichegru voulut quelque chose de plus; il voulut tourner contre son pays les armes de ses soldats, de concert avec l'en¬ nemi ; ce qui jusqu'ici n'a réussi à personne. Les yeux sont trop ouverts ; la vue, le voisinage de l'ennemi retiendront toujours les troupes dans le devoir. C'est loin des frontièresà l'intérieur, dans l'oisiveté de la paix, et non pas en face des bivacs étrangers, que de pareils projets ont chance de réussir, je ne dis pas seulement avec impunité, mais avec une certaine gloire, puisqu'il est si facile de couvrir de ce mot les plus mauvaises actions, dès qu'elles ont réussi. Le projet de Pichegru était en soi si mal conçu, que beaucoup LA GUERRE. 427 d'habiles gens l'ont soupçonné de n'avoir pas été sérieux. Suivant eux, ce n'était qu'un moyen de se faire acheter par le prince de Condé et par les Anglais. Mais tout ce qui a suivi a montré que la haine de la liberté et des choses nouvelles y entrait pour une aussi grande part. Au reste plus on suit sa trahison, plus elle étonne par le sang-froid, la persévérance, l'audace souter¬ raine, les mille replis qui s'engendrent l'un l'autre. D'abord, il veut détruire son armée par le feu ennemi et parla famine dans les cantonnements. Plus tard, quand le commandement lui est ôté, il ne se décourage pas. Il s'établit auprès de son successeur Moreau pour le perdre par ses conseils. Il réunit à sa table les généraux fidèles à la République et les espions de Wurmser; et tout cela, au milieu d'éclats de rire à la Iago, sur un fond incroyable de dissimulation et de taciturnité. Il établit un bureau cl'espionnage autour de Moreau et de Desaix. Après chaque affaire, il fait dire au général autrichien où ses coups ont porté, où il convient de redoubler, tantôt caché, enterré dans ses pièges, tantôt hardi, téméraire jusqu'à la folie. Ses secrets étaient déjà surpris, qu'il continuait encore de présider en taciturne le conseil des Cinq- Cents. Cette confiance ne s'explique que parce qu'il comptait assez sur l'aveuglement ou la complaisance de la Réaction pour lui faire voir tout ce qu'il voudrait , et s'en faire un complice. Au moins est-il sûr qu'il aurait 428 LA RÉVOLUTION. continué impunément sa trame infernale, si le Direc¬ toire n'eût pris le'parti de l'arrêter. Car Moreau, Desaix, Régnier connaissaient sa trahison; ils n'en dirent rien qu'après sa déportation, soit reconnaissance pour d'an¬ ciens services, soit crainte de ternir leurs armes, en montrant dans leur|rang,Çm si grand coupable. Je m'étonne que des hommes qui risquaient, comme Dumouriez et Pichegru, un si gros jeu, n'aient pas été tentés de jouer pour leur compte, et de se proclamer eux-mêmes. Us ne goûtèrent qu'une ambition, disons mieux, un crime de second ordre, et ne songèrent jamais à se porterjsur le pavois; ce qui ne leur eût pas été plus difficile [en 1793 et 1795, que de rappeler les Bourbons. Quel si grand mal avaient donc fait à Pichegru la Révolution et la République? 11 était fils d'un vigne¬ ron d'Arbois; sans la Révolution il restait à la glèbe. La RépubliqueUe combla, elle le prit maître d'école et le fit général d'armée; elle lui donna une gloire long¬ temps sans rivale. Quand elle lui eut tout donné, Pichegru n'eut qu'une pensée, la détruire : il se fait son ennemi implacable. De gaieté de cœur, ce plébéien au pinacle n'aspire qu'à renverser les plébéiens. Il joue sa fortune pour le plaisir de rétablir l'ancien régime avec la royauté féodale de Coblentz. A cette entreprise il met l'obstination sournoise, la ruse, le silence, que le paysan met à tout ce qu'il convoite. Chose 'remarquable! nous n'avons pu avoir de LA GUERRE. 429 Marias en France. Nos paysans cl'Arpinum, dès qu'ils ont eu la renommée ou la puissance militaire entre leurs mains, ont singé l'aristocratie de Sylla. IV. EN QUOI LA RETRAITE DE MOREAU FUT UN TRIOMPHE. Moreau, à son arrivée en 1796 à Strasbourg, voyant le dénùment des troupes, ne put se défendre d'une in¬ quiétude qui risquait de paralyser tous ses projets. Desaix le rassura; il lui dit qu'avec l'armée qu'il allait commander, sans solde, sans équipements, nue, misé¬ rable, il pouvait tout entreprendre, qu'elle ferait aisé¬ ment l'impossible; d'ailleurs, si elle avait des revers, elle s'en tirerait d'elle-même. Sous ces auspices s'ouvre la campagne de 1796. Les Français franchissent la frontière sous Jourdan et Moreau, et s'enfoncent au cœur de l'Allemagne et de l'Autriche. C'était là encore une guerre défensive, puisqu'il s'agissait non pas de conquérir, mais de por¬ ter la guerre chez l'ennemi, pour l'obliger de lâcher prise sur notre propre territoire. Au fond, cette pre¬ mière guerre lointaine sur la Vistritz, le Danube, le Lech, l'ilm, n'était] en réalité qu'un suprême effort pour nous dégager sur le Rhin. 430 LA RÉVOLUTION. L'armée de Jourdan et celle de Moreau, parties l'une de Dusseldorf, l'autre de Strasbourg, étaient si éloignées à leur base, qu'elles pouvaient difficilement se joindre; il aurait fallu que les deux généraux eussent désiré cette jonction par-dessus tout; au contraire, chacun craignait, par la réunion des deux armées, une diminution d'autorité ou de gloire. D'ailleurs la campagne de 1796 paraît comme une menace au cœur de l'Europe,, et cela suffisait au génie d'une républiquë. C'était assez de se montrer si loin impunément sur le Danube. Qu'avait-elle besoin de conquérir? Yoilà pourquoi la retraite de Moreau lui compta pour une victoire. C'en était une, en effet, que d'avoir montré l'armée républicaine à travers les montagnes noires, sur le haut Necker, à Stuttgard, à Neresheim, deux fois sur le Danube, et aux portes de Munich, pour la détourner ensuite par Augsbourg, Ulm sur l'Iller, l'appuyer au lac de Constance, aux gorges qu'on jugeait infranchissables du val d'Enfer, et la ramener à Huningue, derrière le Rhin qu'elle avait passé à Strasbourg. Les contemporains regardèrent cette retraite comme une marche triomphale à travers les ennemis qui ne purent l'entraver. Nulle part ce ne fut une prise d'oc--- cupation. Peut-être est-ce la seule armée qui, dans une si grande campagne, soit restée absolument la même dans la victoire et dans les revers, et qui ait montré autant de résolution et de fierté en se retirant LA GUERRE. 431 qu'en marchant en avant. Le patriotisme, l'âme d'ai¬ rain de ces armées expliquent seuls ce prodige mili¬ taire que l'on n'a revu dans aucune de nos guerres. En réalité, ce fut l'apparition du génie de la nou¬ velle République à des contrées éloignées qui en dou¬ taient encore. Et qu'était-il besoin de s'imposer en maîtres à des peuples si reculés? N'était-ce pas assez de se montrer à la Bavière et aux cercles d'Autriche? On n'avait pas alors attiré contre soi la passion de ven¬ geance des peuples envahis. Ils avaient osé attaquer le territoire de la France; la France républicaine les ch⬠tiait, en parcourant, au mépris de l'archiduc Charles, les Et^ts héréditaires de l'Autriche; puis, contente de ces représailles, elle revenait dans ses foyers. Yoilà une expédition essentiellement conforme à l'esprit ré¬ publicain. Plus tard, on rentrera, en 1805, sur les pas de la République, à Augsbourg et à Ulm ; on verra des journées plus éclatantes, faites davantage pour éblouir, et qui pourtant devront finir par des retraites plus précipitées. On recueillera plus de butin ; on portera plus haut ce qui s'appelle la gloire. Mais je doute, malgré cela, - qu'on revoie un spectacle plus grand, mieux fait pour honorer à jamais une nation que celui que présenta l'armée, lorsqu'au retour de la campagne de 1796 elle défila sur le pont d'Huningue. Elle n'était pas chargée de trophées, de décorations, de titres féodaux, de blasons d'anoblis. Les hommes exté- •432 LA RÉVOLUTION. nués par six mois de bivac; plus d'habillement mili¬ taire, ni de chaussure; nul autre vestige d'uniforme que la buffleterie ; nulle défense contre le froid et la pluie que des haillons de paysans; les pieds nus, la tête nue, protégés seulement par des fusils et des sabres; mais dans cette nudité, une démarche impo¬ sante, des regards fiers et même farouches, un aspect plus martial qu'après aucune victoire; une âme de fer, qui défiait la fortune; jamais vertu militaire n'avait été portée plus loin; dans chacun de ces soldats était un citoyen. Ils avaient réalisé la cité dans les camps. Lorsque pour la première fois se montra à cette armée un général de l'armée d'Italie, chamarré d'or jusque sur ses bottes, ce fut une stupéfaction univer¬ selle. Les soldats demi-nus de Rhin-et-Moselle accou¬ raient comme à un spectacle sur les pas d'Augereau; mais de la surprise on devait passer trop vite au désir d'imiter une si belle merveille. LIVRE VINGT-DEUXIÈME. LE DIRECTOIRE. I. EN QUOI CONSISTAIT LA CORRUPTION SOUS LE DIRECTOIRE. Après avoir tremblé sous la Convention, les hommes prirent leur revanche sur le Directoire. Le premier gou¬ vernement qui renonça à faire peur, on le méprisa. C'est là le sens de la faiblesse du gouvernement directorial. Il eût rassemblé en lui toutes les vertus qu'il n'eût pas évité le dédain public, par cela seulement qu'il crut d'abord pouvoir se passer de la crainte. Les peuples habitués à être régis par elle, quand ils rencontrent un pouvoir qui leur permet de le regarder en face et même de le discuter, commencent infaillible¬ ment par le prendre en pitié. Car ils ne peuvent se figu¬ rer que cette modération à leur égard ne vient pas de faiblesse. Dès qu'ils ont cessé de trembler, ils se persua¬ dent que c'est le gouvernement qui a peur d'eux, et n'ayant plus à le redouter, ils le méprisent. m. 28 434 LÀ RÉVOLUTION. D'un autre côté, tout ce qui a été comprimé chez eux par un pouvoir fort est impatient d'éclater; ils se vengent du régime violent qu'ils ont subi sans murmurer sur le premier régime tempéré qui les autorise à se plaindre. Plus ils ont été obséquieux envers le premier, plus ils sont exigeants envers le second. Tout ce qu'ils ont souffert de l'un, ils le reprochent à l'autre. Le Directoire, accordant le premier la liberté et la parole à des hommes mourant de peur, ne pouvait guère manquer de devenir le bouc émissaire de la Révo¬ lution. C'est l'histoire de Soderini à Florence, après un long règne de terreur. Tout le monde lui fit expier ce que l'on avait subi de ses prédécesseurs sans se plaindre ou même avec complaisance. Même les Terroristes, en qui on avait honoré une fermeté héroïque, dès qu'ils eurent quitté la hache, on ne voulut plus voir en eux que de la faiblesse ou de l'impuissance. Carnot n'était plus l'organisateur de la victoire, mais la dupe de la Terreur; lui-même se livrait par ces mots : « La France a en horreur l'époque de la Convention. » Les langues qui s'étaient tues en 1793 se mirent aussitôt à railler, insulter, vilipender le premier gou¬ vernement qui les délia. Conjuration presque universelle qui rendait inévitable la chute violente du Directoire. Les langues préparaient ce que devait achever l'épée de Bonaparte. En soixante et dix ans, on peut compter trois gou- LE DIRECTOIRE. 43 S vernements qui, à des degrés divers, ont essayé de donner la liberté aux Français, le Directoire, la monar¬ chie de 1830, la république de 1848.11 est à remarquer que ces trois gouvernements n'ont guère recueilli que l'insulte des contemporains et le dédain de la postérité. L'injure et à la fois le mépris les ont si aisément acca¬ blés, qu'ils ont fini par être renversés sans pouvoir op¬ poser de résistance. Ce sont les seuls qui soient tombés presque sans combat. Celui qui ira au fond de ces expériences, verra que ce qu'il y a de plus difficile au monde, est de faire passer un peuple du régime de la crainte au régime de la liberté; et, pour ce qui touche les Français, il conclura \ que si le premier point est de la leur rendre, le second, ?et incontestablement le plus grave, est d'empêcher qu'ils ne la méprisent. Les révolutionnaires, depuis la Constituante jusqu'à la Convention, avaient osé prendre en tout l'initiative. Ils avaient assumé sur eux la responsabilité des choses nouvelles. Chez les hommes qui ont survécu, l'âme est moins haute. Ne pas engager leur responsabilité, est le pre¬ mier de leurs principes. Mais ce n'est pas avec cette pu¬ sillanimité de cœur que se fondent les États. Les deux conseils des Anciens et des Cinq-Cents étaient remplis de cette sorte d'hommes. « Nous devions, disaient-ils, être bien heureux d'avoir la paix. » Qu'est-ce que cette paix sans les résultats pour lesquels on a combattu? 436 LA RÉVOLUTION. Si, au xvie siècle, les auteurs de la Réforme eussent dit : « Après tant de luttes à outrance contre la vieille église, tant de sang versé, nous sommes trop heureux d'avoir la paix et de rentrer à ce prix dans le catholi¬ cisme, que nous avons mis un demi-siècle à combattre ! » ce raisonnement eût été, en partie, celui des Modérés sous le Directoire. Supposez encore que les Réformateurs duxvC siècle, voyant combien était lourde la tâche de régénérer la con¬ science humaine, y eussent renoncé, et qu'ils fussent ren¬ trés sous l'ancien joug silencieusement et volontaire¬ ment, à condition toutefois, de conserver les positions matérielles acquises, fortunes subites, ventes, achats, transferts de biens, la révolution morale, intellectuelle, eut avorté. Pour obtenir la paix, on eût renoncé à toutes les espérances pour lesquelles on l'avait rompue. L'humanité eût été fraudée. Et quelle démoralisation s'en serait suivie! Ce moment de reniement eût engendré pour le monde un siècle de honte et de cynisme. C'est précisément en cela que consiste la renommée de corruption du Directoire. N'en cherchez la cause, ni dans la vie dissolue de Barras, ni dans l'avarice de Sieyès. Cette corruption descend de plus haut; elle réside tout entière dans le reniement de chaque jour. Une révolution magnanime qui commence à se renier, une immense faillite de serments et de promesses, là est le principe de toutes les chutes ; on ne s'estime plus assez. On s'est engagé pour le monde, et l'on com- LE DIRECTOIRE. 437 mence à se dégoûter de cet engagement pris à la face de la terre. Tel a donné sa parole de régénérer l'uni¬ vers, et voit combien la régénération de soi-même est difficile et coûteuse. Qu'il serait plus commode d'y re¬ noncer ! Quand on s'est fait cet aveu, toutes les bar¬ rières sont levées, la corruption contenue déborde. C'est le moment où une nation perd la pudeur. Qu'est-ce après cela que la servitude? Vous en avez goûté la lie par avance. Raison principale pour laquelle l'accusation de corruption pèse sur l'époque du Directoire et se con¬ fond avec lui. Avant de tenter une révolution, peuples, sondez vos reins; car le mal que vous faites aux hommes, en aban¬ donnant la cause dont vous êtes chargés, ce mal-là est aussi grand que tous les biens qu'une révolution peut amener avec elle. Il détruit la foi, la vie ; ainsi se con¬ somment les grandes chutes dans l'histoire. Un peuple qui se renie, après avoir pris sur lui l'affaire de tous les autres, il n'est rien de pis au monde. Premier terme des époques de corruption : l'exemple d'un État devient la loi de tous; et la honte d'un seul, la honte de l'espèce humaine. Si le cœur vous manque, tout ce que vous avez tenté pour régénérer les hommes ne sert qu'à les dépraver. Le spectacle de la faiblesse de cœur, donné de si haut, est fait pour pervertir l'univers entier. En sortant de la Terreur, on se mit à jouir avec une folle ardeur du plaisir de n'avoir plus peur; on se pré- 438 LA RÉVOLUTION. cipitait sur les pas de madame Tallien, de madame Récamier, avide de beauté, de fêtes, de tout ce qui brillait. Des écrivains sérieux voient dans cette ardeur de fêtes, la preuve du désespoir de la France. Mais quoi ! il fallait accuser le Directoire même des joies qui naissaient après des temps d'épouvante. La France, depuis 1796, rentre dans la légèreté, la frivolité, comme dans sa nature propre qu'elle avait dépouillée par surprise et'par force. Chacun jouissait avec exaltation de ce qu'il avait conservé, avec in¬ quiétude de ce qu'il avait acquis; surtout on évitait de prévoir. En donnant carrière à toutes ses convoitises privées, il semblait qu'on rentrât en possession de soi-même et qu'on exerçât la seule liberté que l'on tînt à conserver. Avouons cependant qu'entre cette corruption et celle que nous avons vue depuis, il y a une grande différence. En dépit des prétentions nouvelles, la vie était res¬ tée simple. Les prodiges de luxe dont on nous parle en 1797 seraient aujourd'hui un véritable dénûment. Les âmes revenaient de toutes parts à la mollesse; mais les choses ne s'y prêtaient pas encore; il y avait dans la pauvreté de tous un obstacle qui retenait les hommes à moitié chemin sur la pente de leurs vices. On avait le désir effréné d'en finir avec la con¬ science; mais il n'était pas toujours facile d'y réussir, line société encore bouleversée où chacun avait peine à retrouver ses habitudes, ses aises, ses goûts, obligeait LE DIRECTOIRE. 439 les hommes de mêler à leurs plus molles passions quel¬ ques restes ou quelques semblants d'énergie; 11 y avait forcément de la simplicité dans leur luxe, de la fruga¬ lité dans leur intempérance, de la médiocrité dans leurs déprédations, et un reste d'épouvante dans le plaisir; On recherchait l'amusement avec fureur, mais oh sor¬ tait à peine de la tragédie. D'ailleurs les âmes si puissamment ébranlées n'é¬ taient pas mortes ; elles restaient capables de curiosité, de passions, d'aventurés ; elles n'étaient pas ensevelies siitts une société toute matérielle. Ce que l'on retrouva d'abord C'est l'esprit; il fut le point commun où les Français sortis de factions opposées se reconnurent en souriant; Aù milieu des ruines, il fësta Un trépied pour Delphine. Le langage ordinaire, sans doute, était exagéré. Mais souvent cette exagération couvrait d'un voile la laideur des pensées. Quand les hommes, après avoir perdu l'estime d'eux-mêmes, abaissent leur langage à leur nivëau et qu'ils renoncent à se déguiser sous lés mots, la vérité ne gàgne rien à ce cynisme. Nous avons appris qu'on peut tout à la fois manquer de franchise et de pudeur. La corruption sous le Directoire était intempérante et comme à la surface des âmes. Mais elle était sans art; on ignorait qu elle put devenir science. Cette époque est la seule où les Français aient connu l'égalité dans les mœurs. Les émigrés, rentrés 440 LA RÉVOLUTION. obscurément, avaient laissé leurs titres à la frontière. Cachés dans les rangs de la société nouvelle, ils effa¬ çaient eux-mêmes les traces de leur passé. La morgue avait disparu. Elle ne revint que lorsqu'ils virent les hommes nouveaux contrefaire l'ancienne noblesse et singer ses blasons. Alors les anciens nobles sentirent que dans la vie sociale le droit de dédaigner vivait encore; ils le reconquirent. Des historiens font un crime et un ridicule au Direc¬ toire de ce qu'il assistait aux fêtes de la République et en célébrait l'anniversaire. Fallait-il donc que le gou¬ vernement républicain revînt déjà aux fêtes de la mo¬ narchie? Tout se tournait contre lui. S'il adoucissait dans l'application la sévérité des lois, c'était une indigne faiblesse. S'il était sévère, c'était pis que la Terreur.; s'il n'atteignait pas tous ceux qu'il poursuivait, c'était ineptie; s'il voulait administrer, tyrannie; s'il laissait les citoyens intervenir dans leurs affaires, inca¬ pacité; si la France s'amusait, désespoir. Et ces accu¬ sations s'amassaient à la fois sur la tête de cinq hommes, La Réveillère-Lepaux, Rewbel, Letourneur, Barras, Carnot. En vain faisaient-ils place à d'autres. Le même cri poursuivait des hommes qui différaient en tout. Ils avaient beau changer, la même haine s'attachait à eux comme s'ils n'étaient qu'une seule et même personne. Actifs, c'étaient des despotes; modestes, des hommes vulgaires. Ce que l'on condamnait en eux, ce n'était ni LE DIRECTOIRE. 441 leurs personnes ni leurs actions ; c'était le système de gouvernement qu'ils représentaient; et comme toute accusation était d'avance admise contre eux, toute voie semblait bonne pour rentrer dans la vieille dépendance à laquelle on demandait seulement de changer de nom. Ceux du Directoire que l'injure épargnait, on les tuait par le ridicule. Un homme de bien, La Réveillère- Lepaux avait eu la pensée qu'il pouvait se trouver, en dehors du catholicisme, une règle morale, religieuse. La moquerie en fit justice, les uns l'attaquant au nom de la foi, les autres au nom de l'incrédulité ; quiconque tenterait de réhabiliter aujourd'hui cette mémoire se perdrait sans la sauver. Les royalistes chouannaient ; ils excitaient partout le désordre, et ils accusaient le Directoire de ne pas savoir assurer l'ordre qu'ils s'acharnaient à détruire. Ainsi ce que l'on condamnait en lui, ce n'était pas seulement ses fautes, c'étaient les attentats de ses adversaires. Outre ses vices on le chargeait des vices de la nation entière. Je vois, par les correspondances intimes des généraux, que les conscrits désertaient en grand nombre ; ce qui aug¬ mentait le mal, les administrations locales, toutes hosti¬ les au Directoire, prenaient les déserteurs sous leur pro¬ tection. Cela n'empêchait pas les ennemis du Directoire de l'accuser de ces désertions qu'ils excitaient et favori¬ saient eux-mêmes, tant il semblait que tout moyen fut légitime pour l'attaquer et le détruire. C'est que les crimes du Directoire étaient renfer- 442 la révolution. més clans ce seul crime irrémissible : il voulait encore la république, quand un grand nombre d'hommes fatigués, usés, n'en voulaient plus. Il était la tête du sys¬ tème républicain ; tous les coups devaient être dirigés contre lui ; on se vengeait sur lui de la peur qu'on avait éprouvée par d'autres. Assurément, une partie des Modérés contre-révo¬ lutionnaires, ne se rendaient pas compte qu'au bout de leurs opinions était l'extrême servitude. Mais elle y était en réalités Car on oublie trop chez nous que les formes politiques ne sont pas en nombre infini. Pour ceux qui rejetaient la république, il ne restait plus en fait que la restauration des Bourbons, ou le pouvoir militaire* et, dans tous les cas, le despotisme. La république ren¬ versée, il fallait mettre le frein aux républicains, trop dangereux si on les eût laissés dans le droit commun. Royauté ancienne ou nouvelle exigeait, pour s'établir, le pouvoir absolu. C'est ainsi que, dès que l'on sortait de la démocratie, on rentrait de toutes parts dans l'ancien régime politique. Dans une réaction il n'est rien de plus important que le nom que vous vous donnez. Bien choisi, il fait la moitié de votre victoire. Les contre-révolutionnaires prirent tantôt celui de Modérés, tantôt celui de Consti¬ tutionnels; ils ne pouvaient mieux faire.. Celui de Mo¬ dérés permettait, surtout, sous son abri, toutes les haines, toutes les représailles, et même toutes les atro- - cités. Les «honnêtes gens, » avides de meurtres légaux, LE DIRECTOIRE. 443 s'en couvrirent. Pour mieux détruire sans danger la constitution, Suard, Fontanes se disaient'les premiers alliés de la constitution. Voilà le commencement de la dépravation véritable; on ne combat plus à armes franches; chaque mot est une fraude. Les républicains gardaient le nom de républicains ; par là ils ne se ménageaient ni déguisements, ni re¬ traites. Aussi ce parti diminua-t-il de jour en jour ; c'était se compromettre avec le lendemain que de porter ce nom. Bientôt il devint un embarras, en attendant d'être une cause de persécutions et de ruine. II. LA NATION SE REFUSE A SE GOUVERNER ELLE-MÊME. LA DÉCENTRALISATION. Il est vrai que l'administration, telle qu'on l'a con¬ nue plus tard, n'existant pas, les individus se trouvè¬ rent chargés du soin de veiller eux-mêmes à leurs in¬ térêts, situation qui eût pu être propice à l'établissement des libertés individuelles et communales. Mais cette occasion de s'affranchir de la tutelle de l'État ne servit qu'à exciter un nouveau cri contre le Directoire. Pourquoi laissait-il aux individus, aux communes* une si grande indépendance? Il ne gouvernait pas, 444 LA RÉVOLUTION. puisque l'on ne sentait pas la main du pouvoir dans toute affaire privée, et que chacun était tenu de prendre lui-même sa part d'initiative dans son village ou dans son bourg ; il faudrait donc, désormais, s'occuper soi- même des intérêts les plus immédiats. 11 ne suffisait plus de s'en remettre du soin de chaque chose, à une autorité lointaine, irresponsable. Et qu'est-ce que cela, sinon l'anarchie administrative ajoutée à l'anarchie dans le gouvernement? "Voilà la plainte universelle qui s'élève de chaque point du territoire; la centralisation de l'ancien régime est déjà réclamée de toutes parts. Et cette portion de liberté, que les institutions nouvelles ou la faiblesse de l'autorité ou l'occasion, abandonnent aux individus et aux communes, apparaît comme un chaos stérile, d'où personne ne voit rien surgir. Si le gouvernement man¬ que à la nation, la nation manque bien plus à son gou¬ vernement, puisqu'en toutes choses elle ne voit pour remède que de s'effacer sous la volonté d'autrui. Elle avait été transportée violemment d'un rivage sur un autre rivage, de la région de l'obéissance absolue à la région de la liberté; mais dans ce bouleversement elle n'avait pas changé de tempérament, et elle ne savait encore respirer et vivre dans ces conditions trop nouvelles. Ne voulant pas rentrer dans le passé, et n'aperce¬ vant pas encore d'issue vers un autre genre de dépen¬ dance, elle n'avait foi ni dans son gouvernement, ni dans LE DIRECTOIRE. 44S elle-même. Le sentiment de l'impuissance envahissait de plus en plus les esprits. Qui croirait que vingt millions d'hommes se laissaient chouanner, d'un bout à l'autre du territoire, les bras croisés, sans que personne s'avi¬ sât de se défendre « en l'absence des Autorités? » Déjà chacun était las de se gouverner lui-même et aspirait à se démettre. Il semblait qu'on serait délivré d'un fardeau insupportable dès que l'on serait rentré en tutelle, dans la politique, sous un maître; dans les affai¬ res, sous la centralisation ; clans la conduite de soi- même et dans son for intérieur, sous le catholicisme. Le despotisme rentrait de toutes parts dans les cœurs, longtemps avant que le despote eût paru. Même aujourd'hui encore, nous repoussons l'évi¬ dence. Il est un point sur lequel la Constituante et la Convention se sont pleinement accordées, et qui semblait acquis à la consciençe publique. Elles ont voulu, l'une et l'autre, renouveler la vieille France, en la décentra¬ lisant par des administrations municipales, dont la ga¬ rantie était l'élection à bref délai par le peuple. Le sys¬ tème administratif des intendants de la vieille monarchie était renversé par cette diffusion de la vie publique à chaque point du territoire, et par ces tribunes rurales établies dans le moindre canton. Montagnards1 et Girondins avaient également vu le 1. Les lignes suivantes disent assez que la pensée de décentra¬ liser n'était pas étrangère à la tradition des Montagnards. « Il a manqué trois choses au maintien de la République : 1° les 446 LA RÉVOLUTION. ■salut de la République dans le développement de la commune. Mais ce legs de la Révolution fut abandonné comme beaucoup d'autres. Le temps manqua pour que la restauration communale, qui est au fond des consti¬ tutions de 1791, de 1793 et de 1795, entrât profondé¬ ment dans les esprits et clans les choses. La trace s'en effaça, au premier ordre de Napoléon ; et c'est sans doute la cause des préjugés tenaces par lesquels tant d'hommes, chez nous, confondent encore la Révolu¬ tion, qui a appelé les communes à la vie, avec la centra¬ lisation impériale qui les a anéanties. III, PROGRÈS DU MILITARISME DEPUIS LA CONVENTION. Par. quelle suite de sentiments ont passé les volontai¬ res de 1792 pour devenir les hommes de 1800? On ne répond à cette question qu'en suivant leurs correspon- législateurs ne donnèrent point d'institutions au peuple et formèrent une République avec les débris d'une vieille monarchie, toute com¬ posée de vices, de préjugés, de haines et de despotisme ; 2° ils ne lui donnèrent aucune garantie ni dans la force armée des citoyens, ni dans une magistrature spéciale, ni dans l'intérêt permanent des communes ; 3° ils donnèrent la direction des affaires à des hommes en discrédit, au lieu de la confier à la vertu. C'était tout perdre. » Mémoires inédits de Baudot. LE DIRECTOIRE. 447 dances privées. D'abord, tout à la nation, certains que rien n'est impossible, ils jettent le cri du « Ça ira » jusque sur les glaciers des Alpes. La Terreur venue, les plus intrépides des hommes n'osent regarder en arrière vers l'intérieur. L'ennemi seul occupe les yeux. On ne veut voir que devant soi ; le reste, on veut l'oublier ou l'ignorer ; puis, la grande crise passée, le danger surmonté, vient une prompte lassitude de gloire, le mépris de tout ce qui n'est pas l'armée. Le volontaire, devenu général, ne se soucie plus que du jugement du militaire. Là est son univers. Tout ce qui est en dehors disparaît. L'armée devient le tout, et dans l'armée on ne voit que le général en chef. Quand ce pas aura été fait, il ne restera plus rien du citoyen. La pro¬ fession absorbe l'homme, le militaire absorbe le héros. Vers le même temps, Joubert écrivait d'Italie : « la lâcheté et l'absence de principes que je vois professer à tous ceux qui viennent de France. » Par ces lignes il est clair que l'armée, qui ne connaissait pas le travail de dissolution morale de l'intérieur, se maintenait dans ses opinions républicaines, quand déjà elles étaient minées au dedans. Mais il est contraire à la nature des choses que les principes de liberté se sauvent dans les camps. Si cela arrive, ce ne peut être que pour un jour,, D'ailleurs, ce qu'on appelait, dans les camps, la Révo¬ lution, était déjà, pour un grand nombre, le grade, la crainte de le perdre, l'espérance d'en acquérir un nouveau. 448 LA RÉVOLUTION. Cependant, les propositions d'usurper viennent pres¬ que toutes de l'intérieur. Tandis que Joubert s'étonnait encore d'être général en chef, son père, petit juge de bailliage à Pont-de-Vaux, le gourmande incessamment de ce trop de modestie. Il n'est aucune position, même la toute-puissance, dictature, souveraineté, que ce petit juge ne rêve pour son fils. Qui s'attendrait à cette royale ambition dans ce ver de terre ? La bourgeoisie, ne voyant plus d'obstacle devant elle, eut un moment la haute ambition de gouverner l'État : moment d'orgueil qui semblait devoir enfanter une classe digne de commander. Ces grandes visées furent bientôt rabattues quand un seul s'éleva et prit la place des autres. La fierté de tous tomba en un instant, la vanité seule surnagea comme par le passé. Officiers et généraux rentraient en France républicains, ils en. sortaient despotes. Ainsi la nation de 1797 à 1800 corrompait l'armée et l'armée se sub¬ stituait à la nation. Telle fut l'histoire militaire des trois dernières années du siècle. C'est alors que les généraux prennent sur le Direc¬ toire une revanche éclatante de leur obéissance au Comité de salut public. Au lieu de l'homme de parti, le militaire paraît avec toutes ses prétentions croissantes chaque jour; il s'indigne d'obéir à autre chose qu'à l'épée. Comment, en si peu de temps, ces mêmes offi¬ ciers, volontaires de 1792, si souples hier encore sous la Convention, qui refusaient tout avancement et ne s'en croyaient pas dignes, deviennent-ils maintenant les • LE DIRECTOIRE. 449 plus exigeants des hommes? Le Directoire veut-il admi¬ nistrer par des agents civils les pays conquis, la Hol¬ lande, la Suisse, Naples, le Piémont? Les militaires se soulèvent d'orgueil. C'était, disaient-ils, les déshonorer. Brune, Championnet, désobéissent ouvertement; les meilleurs, tels que Joubert, deviennent intraitables. Au¬ cun d'eux ne veut plus sentir en rien le frein de l'au¬ torité civile. Que cela ressemble peu aux armées ro¬ maines de 1793! Tous ces roseaux de fer qui s'étaient pliés avec tant de complaisance sous la main de Saint - Just, se relèvent insolemment sous celle de Merlin de Douai, de La Reveillère, de Rewbel, de Gohier ; probité, droiture, rien ne désarme la haine et le mépris. Lincoln, à leur place, en habit noir, avocat, bûcheron, batelier, grand citoyen, mais sans grade, sans épaulette, n'eût pas mieux conquis que les Direc¬ teurs le respect ou l'obéissance. Un témoin oculaire m'a raconté que, dans la cam¬ pagne de 1797, le général Bonaparte reprochait à Jou¬ bert de n'avoir pas exécuté un ordre qu'il disait lui avoir envoyé par un aide de camp. Celui-ci répondit, avec l'ancienne liberté républicaine, qu'il n'avait pas eu connaissance de cet ordre, qu'il n'avait pas été chargé de le porter. Bonaparte l'interrompit, et, se tournant vers Joubert : « Tous avez là, général, un aide de camp qui n'est pas militaire, il faut vous en défaire. » De ce jour, en effet, la carrière de cet officier fut brisée. Yoilà le commencement du militarisme. il. 29 •480 LA RÉVOLUTION. IV. LES PARVENUS DE LA RÉVOLUTION. EXPLOITATION DES BIENS NATIONAUX. — POURQUOI LA PROPRIÉTÉ EST INQUIÈTE. Quand Sylla et après lui César, Auguste, distribuè¬ rent des terres à leurs partisans, quelle révolution s'en¬ suivit dans les esprits? Les propriétaires nouveaux ne contractèrent point, par la possession , l'esprit d'indé¬ pendance qui avait été le génie des anciens possesseurs, d'où était née la république. Au contraire, à peine en¬ trés dans leurs domaines, les nouveaux maîtres n'eurent qu'une pensée, la crainte; ils eurent peur d'être dépos¬ sédés. Pour se garantir, ils se donnèrent, corps et âme, à quiconque leur promit la conservation de ces biens si rapidement acquis. Ainsi se forma le besoin d'un maître, c'est-à-dire l'empire. Il naquit de la distribution des mêmes biens qui, en d'autres mains, avaient entretenu si longtemps la passion de l'indépendance. La servitude eut pour cause ce qui avait été, pendant des siècles, le fondement de la liberté. La distribution nouvelle des terres dans la Révo¬ lution française produisit à quelques égards des effets semblables. Dans le court intervalle de 1791 à 1800, LE DIRECTOIRE. 451 les possesseurs nouveaux ne prirent pas, par cette jouis¬ sance rapide, ce qui est ordinairement le caractère des propriétaires terriens, un esprit de fierté jalouse. En acquérant ces biens, ils acquirent un sentiment de crainte qu'ils ne connaissaient pas auparavant. Ce fut la peur continuelle d'être dépouillés. Soit qu'ils dou¬ tassent injustement de la validité de leurs titres, soit qu'ayant vu déjà beaucoup de changements, ils s'atten¬ dissent à en voir de nouveaux, une chose est certaine : leur possession fut inquiète et tremblante. Au lieu de prêter de la force au gouvernement, c'est du gouvernement qu'ils attendaient le droit de vivre. Loin de songer à"limiter le pouvoir politique, ou à s'en emparer, ils conjuraient le pouvoir de leur don¬ ner la stabilité qui manquait à leurs origines. D'où il arriva qu'ils demandèrent pour seule grâce, qu'on leur garantît, non la liberté, mais la propriété ; et comme un maître leur parut plus propre à cela qu'un gouvernement de discussion, ils appelèrent bientôt, dès 1799, et cherchèrent de tous côtés ce maître, auquel ils s'engageraient à obéir aveuglément, pourvu qu'il les couvrît de son épée contre les anciens possesseurs. Faut-il donc s'étonner si les biens nationaux, en passant à d'autres mains, ne représentèrent plus les principes élevés et moraux delà Révolution? Tout se réduisit à un point seul : conserver. La propriété, dont l'essence est de porter avec elle un sentiment de stabilité et de con¬ fiance en soi, produisit des sentiments tout opposés. Plus 4o2 LA RÉVOLUTION. on se défiait de soi et de son établissement, plus on invoquait le secours d'une autorité puissante; les dé¬ tenteurs des biens nationaux ne respirèrent que lorsqu'ils virent au-dessus de leurs têtes un gouvernement despo¬ tique. Ils lui livrèrent les conquêtes morales de la Ré¬ volution en échange des conquêtes matérielles pour lesquelles on tremblait chaque jour et qui dès lors cessè¬ rent de représenter aucune idée générale. Dans la plupart des Etats, les gouvernements s'ap¬ puient sur les tenanciers du sol; ici, c'étaient les tenan¬ ciers clu sol qui devaient s'appuyer sur le gouvernement. Aussi ne le crut-on jamais assez fort, avant qu'il eût absorbé en lui toute la vie publique et privée. Cette dis¬ tribution nouvelle de la propriété explique, de 1795 à 1800, l'impatience fébrile cle se donner un maître; car l'on n'attendit pas d'être ébloui par la gloire. Pichegru, Bernadotte, Moreau, Joubert, semblaient suffire. L'achat à vil prix des biens nationaux fut ainsi ce qu'avait été le Doncitivum dans les derniers temps de la république romaine, un lien entre les propriétaires récents et le pouvoir quelconque qui leur garantirait la possession. Toute autre idée s'en effaça bientôt. En 1799, on voyait déjà que les hommes nouveaux, enrichis peut-être trop subitement par la Révolution, avaient accepté le butin, sans aucun des principes magnanimes que cette révolution avait proclamés. Ils cherchaient des yeux le despotisme comme un refuge pour y abriter leur proie. LE DIRECTOIRE. 453 A la seconde génération se montra une chose plus extraordinaire : pour mieux cacher l'origine de leurs ri¬ chesses, il arriva souvent que les petits—fils des acheteurs de biens nationaux se firent ardents royalistes. Dans les vieux manoirs que la Révolution leur avait aban¬ donnés, ils hantèrent les vieilles idées. Quelques-uns semblèrent avoir acquis avec les biens des émigrés le fan¬ tôme de leurs opinions et de leurs croyances. Pourquoi cette pusillanimité dans la propriété nou¬ vellement conquise ? Serait-ce que les propriétaires ne sentent pas derrière eux une longue suite d'aïeux qui re¬ présente le genius loci, l'immuable dieu Terme? Peut-être faut-il que la terre se confonde avec le berceau, pour que l'homme se sente lié à elle par un lien indestruc¬ tible. Une possession nouvelle, née de la guerre civile, ne peut guère donner ce sentiment de sécurité qui plane au-dessus de tous les événements humains. Quand vous avez reçu le patrimoine de vos pères, vous êtes enraciné dans chaque arbre, dans chaque brin d'herbe, qui semble une partie de vous-même. Là est le vrai génie de la propriété, échange continu entre les objets et vous ; vous vivez dans les choses, elles vivent en vous ; comment pourriez-vous craindre qu'on vienne vous les arracher? Il paraît qu'il n'en est point ainsi quand la posses¬ sion date d'hier. Au lieu du sentiment de l'irrévocable., c'est le contraire qu'elle inspire. Vous vous souvenez qu'hier la terre ne vous appartenait pas ; elle pourrait donc cesser de vous appartenir demain ! 484 LA RÉVOLUTION. Il n'est pas au pouvoir cles hommes de créer en un moment la sécurité que produit la tradition séculaire. Ils tremblent que la terre ne leur soit enlevée au premier souffle de la tempête. Ils n'ont point contracté avec le sol cette alliance intime, cette parenté mystérieuse qui fait, au contraire, que l'idée de la dépossession est la dernière à entrer dans l'esprit de celui qui, ayant reçu son patrimoine de ses pères ou de son propre travail, sent son droit enraciné de génération en génération .dans les entrailles mêmes de la terre. J'ai toujours vu les parvenus agités, tourmentés, et les nouveaux enrichis tremblants sur leurs richesses. Un souffle les leur a apportées, un souffle ne peut-il pas les leur reprendre? Quelle cause perpétuelle de perplexité au moindre accident! Imaginez une société entière de parvenus; et dites, si vous le pouvez., jus¬ qu'où la pusillanimité, le soupçon, la peur, s'étendront parmi eux. Dans les Etats-Unis d'Amérique, la propriété est toute nouvelle, et elle ne produit pas ce sentiment d'in¬ stabilité. Au contraire, le pionnier cles Montagnes- Rocheuses qui a défriché la forêt ou la savane se sent, dès la première heure, suzerain et détenteur inviolable du sol. Il ne craint rien, il n'a peur ni des hommes ni du sort. Pourquoi? C'est qu'il a fait lui-même la terre; avant lui, elle n'avait pas de maître. Il la tient de Dieu lui-même. Il ne craint pas qu'un maître plus ancien la lui reprenne ; le travail crée chez lui la sécurité que la LE DIRECTOIRE. 455 possession séculaire crée chez les aristocraties ter¬ riennes. Combien nous étions loin de cette confiance au commencement du siècle ! Dès 1799, les paysans de France, toujours craignant qu'on ne leur, enlevât la terre, ne comptaient plus que sur le général Bonaparte. Cette crainte aussi fera l'Empire. Loin de s'occuper du bonheur commun, à la manière de Babeuf, quelques-uns des conventionnels de la Mon¬ tagne, désabusés, repoussés de tout, cherchèrent à spé¬ culer sur les biens nationaux. Dans le naufrage des grandes pensées, ils s'attachèrent à cette planche; mais ceux-ci furent en petit nombre ; ce ne sont pas les révo¬ lutionnaires qui s'enrichirent des dépouilles de la Révo¬ lution. D'ailleurs, les biens nationaux étaient grevés de dettes. A mesure que le gouvernement les vendit, il acquitta les dettes des anciens possesseurs. De 1799 à 1815, les terres qui n'avaient pas été vendues re¬ vinrent à la noblesse affranchies de toutes charges; plus tard, la Révolution rendit, gorge par le milliard de l'in¬ demnité. C'est tout au plus si l'État a retiré des biens nationaux des émigrés ce qu'il a payé aux créanciers des anciens propriétaires. 456 LA RÉVOLUTION. y. LE PREMIER SPECTRE ROUGE. — GRAC.CHUS BABEUF. Les journées de germinal, de prairial, avaient ré¬ vélé l'impuissance de la foule. Rien ne fut plus amer pour les partis les plus violents que la découverte qu'ils venaient de faire. La Révolution n'avait pu réussir à former un peuple politique. L'œuvre de la Terreur était manquée, puisqu'au sortir des supplices, ce qui se montrait partout était une foule timide, tremblante, prête à renier ceux qui s'étaient livrés pour elle. Dans cette décadence rapide, la plupart des mobiles qui ébranlent les masses avaient déjà perdu leur puissance. Signe immanquable d'abâtardissement, le grand nom¬ bre répétait qu'il ne remuerait plus que pour un profit immédiat et palpable. Des trois termes de la Révolu¬ tion, liberté, fraternité, égalité, les deux premiers n'exerçaient plus aucun prestige ; le troisième seul avait gardé le sien. Babeuf avait été arrêté après le 9 thermidor. Ces mots : « Du pain et la Constitution de 1793, » dernier écho de germinal et de prairial, arrivèrent jusqu'à ses oreilles et furent pour lui et ses compagnons toute une révélation. Us sentirent que, s'il restait un moyen LE DIRECTOIRE. 4S7 de ranimer la masse abattue, muette, c'était de lui offrir une immense proie, telle qu'aucune n'eût été encore présentée à l'avidité d'une multitude affamée depuis quinze siècles. Ainsi naquit le système de Babeuf. Il eut pour première cause le désespoir. Quelques révolutionnaires virent là un remède à la dégénération précoce des masses, chez lesquelles la misère physique se faisait maintenant d'autant mieux sentir que la nudité morale était entière. En Italie, le système communiste de Campanella était né dans les cachots, sous la terre, alors que, la liberté publique étant perdue, il ne res¬ tait plus rien à espérer de raisonnable. De même, l'utopie de Babeuf est née dans les prisons de la Réac¬ tion, loin de tout commerce avec la réalité, dans la solitude des cachots, alors que la force et la puissance s'éloignaient chaque jour des hommes de la Révolution, et que leur défaite devenait, à chaque moment, plus irrémédiable. Ainsi qu'il arrive aux partis vaincus, quand le sen¬ timent de leur désastre est porté au comble, les démo¬ crates de germinal et de prairial an III jugèrent qu'ils n'avaient plus rien à compromettre; dès lors, ils se jetèrent à corps perdu dans les chimères. A me¬ sure que la terre leur échappait, ils s'élancèrent de sang-froid en pleine vision. On vit une conspiration d'hommes qui s'accordaient à mettre ' immédiatement en pratique des idées telles 458 LA. RÉVOLUTION. que celles-ci : abolition de la propriété individuelle ; distribution, par portion égale, des richesses; plus de capitales, plus de grandes villes, mais seulement des villages et des hameaux; chaque homme enchaîné à un genre de travail imposé; la jeunesse constamment cam¬ pée aux frontières; la France fermée aux étrangers. Et ce n'était pas simplement des théories d'avenir; c'était un plan que l'on se proposait d'établir en quelques jours. La Constitution de 1793, dont on se couvrait, ne devait être qu'un moyen ou un prétexte pour arriver d'un bond à l'établissement définitif de .la « société des Égaux. » « La faim, la sainte faim, » était prise pour étendard. Et ce qui serait sublime, si le bon sens n'était pas une condition de la grandeur, les conjurés, pour consommer de tels desseins et acheter la fortune, avaient réuni une somme de deux cent quarante francs. Au moment où la police vint surprendre les conjurés, une voix s'écria qu'il s'agissait d'arrêter des voleurs. Le peuple n'en demanda pas davantage. Il resta indifférent au supplice de ces songeurs. La Révolution allait au désert. Le temps n'était pas encore venu où le mirage de la distribution égale des richesses frapperait les esprits par la peur ou par l'espérance. Tous n'y virent alors que la convulsion suprême d'une cause perdue. Babeuf se reconnaissait si peu dans Robespierre et Saint-Just, qu'il fut leur ennemi tant qu'ils vécurent. C'est seulement après leur mort qu'il s'appuya de leur popularité bien plus que de leur système. Lorsqu'il cher- LE DIRECTOIRE. 459 cha dans leurs discours quelques précédents à ses doc¬ trines, il ne put trouver que des mots vagues dont il se couvrit; par exemple, celui de Saint-Just : « Le bonheur est une idée neuve en Europe. » Mais que le bonheur rêvé par Babeuf est déjà loin de celui de Saint- Just! Ce n'est plus la frugalité qu'on promet aux soldats et au peuple, c'est l'abondance. Puis Babeuf a horreur de la liberté; il porte aux nues la Terreur qu'il avait exécrée tant qu'elle avait duré. Cette histoire est celle de bien des gens. Nul des jacobins 1 de la Convention ne paraissait à la hauteur des conceptions de Gracchus. S'il admit dans son secret Ricord et Drouet, ce fut pour s'aider de leurs noms, et surtout de leurs haines, contre le Di¬ rectoire. Mais en se servant d'eux, Babeuf les tenait pour indignes. Après la victoire, il se promettait de I. « Jusqu'à l'apparition du livre de Ruonarotti [1828], j'avais toujours pensé que la conspiration de Babeuf était une chimère créée, comme tant d'autres, par l'imagination du Directoire. » « J'ai dit plusieurs fois que la Convention nationale posa toujours en principe le respect des propriétés. Tout ce qui s'est éloigné de cette doctrine est postérieur à la Convention et en dehors d'elle. Lorsque l'ex-conventionnel Ricord se présenta aux sectateurs de Ba¬ beuf, son admission fut rejetée; il fallut que Rossignol et Fyon fissent observer que, si Ton n'admettait pas des noms connus et aimés du peuple, ils ne pouvaient répondre de rien. Alors les scrupules cé¬ dèrent, et Ricord fut admis. Mais il fut arrêté que tous les membres de la Convention, même ceux de l'association, seraient, après le suc- cès de la conspiration, soumis au grand jugement du peuple. Ces sec¬ taires du « Bonheur commun » trouvaient que la Convention natio¬ nale n'avait pas assez fait. » Mémoires inédits de Baudot. 460 LA RÉVOLUTION, livrer en masse tous les conventionnels survivants, affi¬ liés ou non, au grand jugement du peuple. Jusque-là, tous lui étaient également suspects. Jamais conspiration plus paperassière. Les conjurés croient refaire une nation avec des monceaux de petits écrits clandestins. Sur quoi je remarque combien une révolution matérielle, quand elle n'est plus vivifiée par une révolution morale, s'épuise vite, et manque complè¬ tement cle substance. Que les masses du peuple, qui n'avaient rien à perdre, se sont promptement lassées de la Révolution, puisque, pour les y ramener et les rallier, il a fallu recourir à des moyens aussi désespérés que ceux des conjurés de l'an iv! La nature humaine se fatiguait chez le peuple à voir le travail stérile des par¬ tis. Il se jugeait de plus en plus impuissant, et ne se fiait plus aux promesses qu'il devait garantir. La Terreur avait cessé; mais ses suites se mon¬ traient; elle avait vieilli la nation en peu de temps. Si de pareils moyens étaient demeurés sans effet, que restait- il donc à entreprendre ?L'échafaud avait brisé les classes laborieuses autant que les autres; car, au spectacle de ces immenses sacrifices qui changeaient si peu l'ancienne nature des choses, le peuple perdit le-plus grand bien qu'il eût acquis, l'espérance. « Par la prédication de cette doctrine, dit Babeuf devant le tribunal de Vendôme qui allait le condamner à mort, j'ai voulu rattacher à la République le peuple de Paris fatigué de révolutions. » Ainsi, c'était un LE DIRECTOIRE. 46-1 Eldorado qu'il s'agissait de faire briller aux yeux, après la Terreur. Le peuple peut bien être attiré un moment par le mirage dans le désert. Mais il ne tarde pas à se lasser de poursuivre ces ombres gigantesques. Elles ne laissent en lui qu'un vide démesuré, une impuissance d'espérer, qui le détachent de toute pensée d'avenir comme d'une embûche. C'est un jeu trop dangereux de dépenser, sur une seule carte, l'imagination d'un peuple et de lui faire tout perdre après lui avoir fait tout posséder en rêve. Car, après un si grand mécompte, il enveloppe dans le même.mépris les vérités et les chimères. La force seule lui paraît respectable ; n'ayant plus rien à sauver, même un songe, il se donne sans réserve à qui la possède un moment. La conspiration et le nom de Babeuf doivent surtout être présentés comme un exemple du parti qu'un gou¬ vernement peut tirer d'une conspiration obscure et de l'extravagance de quelques-uns pour enchaîner l'avenir. Quelles proportions démesurées le Directoire, et avec lui la Réaction, n'ont-ils pas données à cette conspira¬ tion! Babeuf et son journal, voilà l'unique danger. Mais le passé de quinze siècles, la Vendée, Charrette, Qui- beron, Pichegru, le catholicisme renaissant et déjà acharné à se venger, la royauté sur le seuil, l'émigra¬ tion, le despotisme, tout cela est oublié. Des liasses d'écritures, un Gatilina arrêté et exécuté avant toute prise d'armes, dès que l'on a voulu mettre 462 LA RÉVOLUTION. la main sur lui; nul mouvement au dehors pour le se¬ courir; nulle sympathie visible dans le peuple. Et c'est là ce qui remplit les histoires, épouvantail jeté dans les esprits, excuse de toutes les oppressions, justification anticipée de tous les despotismes futurs. L'avenir sera rendu responsable de cette conjuration de scribes ; elle prendra autant de place que les victoires sur le Rhin et l'Adige; et ce monstre, on l'appellera démo¬ cratie. Comment entrer dans la liberté si, pour nous faire évoquer l'absolutisme, il suffit de nous montrer quelque part un utopiste? Quand et où cette espèce d'hommes a-t-elle manqué au monde? Vi COMMENT LA REACTION DEVIENT LA CONTRE-RÉVOLUTION. J'ai parlé de la corruption du Directoire; parlons de celle de ses adversaires. La Terreur avait brisé les âmes sans les souiller. La réaction de 1797 à 1799 corrompit la nation jusqu'à la moelle. Auparavant on avait combattu franchement; depuis cette époque, le mensonge devient l'arme princi¬ pale. C'est en louant la Constitution qu'on se dispose à LE DIRECTOIRE. 463 la renverser. On prête serment de- haine à la royauté ; mais, comme le disent les historiens royalistes, le ser¬ ment n'est déjà plus qu'une formalité vaine. Tout de¬ venait duplicité. Les Français se défirent de la véra¬ cité ancienne. Les passions, en se repliant, se cachaient pour mieux frapper. On n'avait pas réussi à accabler la liberté républicaine par une guerre ouverte. Il s'agissait maintenant de prendre le masque de ce que' l'on voulait ruiner; cette dépravation était au fond la meilleure préparation pour recouvrer la servitude per¬ due. Et-que de gens appelaient cela d'avance: ordre, pacification! Déjà la Révolution n'était plus que « la faction révolutionnaire. » Après soixante et dix ans, nous pouvons remettre la vérité à la place des fictions. Déshonorer tous les hommes de la Révolution, sans dire vers quel but on tendait ; ne pas prononcer encore le mot de monarchie, mais la rendre inévitable par une république sans ré- . publicains : cette tactique est éternelle ; elle fut celle de 1797. Le Directoire désarmé, impuissant, que de braves l'attaquent maintenant, magistrats, électeurs, écrivains! c'est le halali contre une Révolution exténuée et livrée. Que de Catons inébranlables qui s'étaient tus profondé¬ ment quand la République était armée, et qui tonnent sur leurs chaises curules depuis que la République n'existe plus que de nom !. quelles sublimes audaces contre cette agonie! Tous les coryphées futurs de l'Empire et de la 464 LA RÉVOLUTION. Royauté sont là debout. Ce fut le réveil des Romains. Le Directoire n'avait à donner que des places peu rétribuées et par là il demeurait sans influence sur les élections. Dans celles de l'an Y, le principal titre aux faveurs de l'opinion était de saper la République. On prend pour mot d'ordre de n'accepter que des hommes étrangers à la Révolution, depuis le 10 août. Paris nomme des royalistes déclarés. Un des directeurs étant à élire, les Modérés choi¬ sissent Barthélémy; la Révolution lui inspirait 'tant d'horreur qu'il refusait de s'asseoir à côté de Rewbel et de ses autres collègues. Partout s'établissait légale¬ ment l'ennemi dans la place. Le conseil des Cinq-Cents se fait présider par Pichegru; belle occasion pour celui- ci de couvrir ses trames, et de tenir loyalement sa parole au prince de Condé. Barras le devance, il cor¬ respond avec Louis XVIII. La contre-révolution entrait dans le pouvoir exécutif, tenait dans sa main le pouvoir législatif, régnait dans le pouvoir judiciaire. Restait l'armée, c'est-à-dire, après un peu de temps, le despo¬ tisme militaire. Chez les constitutionnels, les plus sincères étaient les plus inconséquents. Il y avait parmi eux bien des hommes qui n'avaient pas un parti pris d'extirper sciemment la liberté dans le présent et l'avenir; ils le croyaient, ils le répétaient. Mais ils étaient si impa¬ tients, si aveugles, qu'ils ne faisaient plus un pas qui ne fût une avance vers le despotisme d'un soldat. Cor- LE DIRECTOIRE. 46 j rigés de leur exaltation, l'ancienne servitude renaissait d'elle-même dans ces esprits légers. La grande affaire était de ramener en masse les émigrés; elle fut conduite avec prudence. Puis, il s'agissait de relever le catholicisme. Les hommes les plus affamés de repos et d'obéissance étaient peu religieux. Mais l'expérience leur avait mon¬ tré que le catholicisme devait être la pierre de fonda¬ tion de toute contre-révolution, en France. Chacun voyait alors très-clair dans cette question capitale; la subtilité ne s'y était pas encore mêlée. Amis et ennemis pouvaient se reconnaître à ce signe. Sur cela, les ré¬ publicains avaient des idées justes que beaucoup ont perdues. Au contraire, les réactionnaires sont restés ■identiques à eux-mêmes, à soixante et dix ans d'inter¬ valle. Il ne manquait presque plus rien au filet pour en¬ lacer la France : la contre-révolution dans les assem¬ blées et dans le pouvoir; le catholicisme à la fois humble et menaçant; Pichegru président, la main dans la main du prince de Condé; les émigrés rentrés en foule; tous les hommes de la Révolution exclus et insultés; la presse entière royaliste, acharnée à restaurer le joug; et pour faire tête à ces dangers, pour défendre la Répu¬ blique, trois ombres discréditées, Rewbel, Barras, La Reveillère! La science politique fournissait-elle un moyen de sauver légalement la liberté? Y en a-t-il un de forcer un peuple à rester libre? La Terreur l'avait essayé, et n. . 30 460 LA RÉVOLUTION. le moyen s'était retourné contre le but. Qu'y avait-il donc à faire? Les caractères fiers n'existaient plus; le personnel de la Révolution était détruit; restaient des hommes qui, comme Sieyès avaient répondu : J'ai vécu. Ceux-là étaient bien décidés à vivre encore à la même condition ; c'est-à-dire en se taisant sous un maître. Ils le cher¬ chaient des yeux : ils ne pouvaient manquer de le trouver. Celui qui veut étudier la loi des réactions ne peut trop étudier ce temps; ce sera toujours un modèle à suivre pour les temps à venir. Une république étant donnée, comment peut-on la détruire sans lui déclarer la guerre et même en lui jurant- obéissance? Ce pro¬ blème reçoit là toutes les solutions qu'il comporte; je ne pense pas que 1 avenir y puisse rien ajouter. La plupart des nommes, quand ils sont arrivés au but personnel de leurs désirs, s'arrêtent dans la jouis¬ sance, dont ils iont la chose sacrée. Alors ils prennent en horreur ceux qui persévèrent dans Injustice et dans l'humanité. La naine intelligente des partis pharisiens contre les amis de la liberté vivante ne peut être dé¬ sarmée. Le temps, te dévouement, le malheur, les an¬ ciens services rendus ne font que l'aviver davantage. C'est 1 aversion éternelle de la mort contre la vie, du faux contre le vrai. Il n'y avait pourtant pas d'hommes dans la Réaction doués d'un génie extraordinaire. Mais l'instinct les con¬ duisit admirablement; ajoutons que la longue tradition LE DIRECTOIRE. 467 du pouvoir absolu leur enseigna tous les chemins pour y rentrer. Entre les amis et les ennemis de la liberté, la partie devenait, de jour en jour, plus inégale. Les premiers avaient tout à innover; comment ne se seraient-ils pas fréquemment égarés? Les autres,.au contraire, n'avaient rien à créer; ils trouvaient sous leurs mains les pièces toutes préparées de l'ancienne servitude. Elles se tenaient par un lien intime. En ressaisir une, c'était les ressaisir toutes. Le système était éprouvé par les siècles. Ils pouvaient y rentrer par mille voies. Aussi, dès qu'ils se mirent à rebâtir l'ancien édifice du pouvoir absolu, ils l'achevèrent en moins de temps qu'il n'en avait fallu pour le détruire. L'art que l'on mit à empoisonner la liberté au nom de la liberté est tout d'abord achevé. La théorie n'a rien à enseigner à une pratique qui se montra d'emblée si accomplie. Pas un mouvement perdu; pas une déci¬ sion qui ne serve au résultat; les plus honnêtes se prê¬ tant au mensonge avec une simplicité qui aida beaucoup à l'embûche. Dans une seule chose, ils devaient être trompés. Ils voulaient l'ancienne dépendance sous un nom nouveau; ils l'obtinrent; mais ils voulaient de plus la paix; et dès qu'ils eurent un maître et qu'il leur prescrivit la guerre, ils se passionnèrent pour la guerre. Pendant que la Piéaction suivait ainsi la grande route royale, tout était obstacle aux républicains; l'ac¬ cusation la plus fréquente contre eux est qu'ils voulaient 468 " LA RÉVOLUTION. faire un peuple pour la République. 11 n'est que trop vrai que, pour retenir la liberté, il fallait contrarier les habitudes des Français, puisqu'ils n'avaient pu con¬ tracter d'autres mœurs que celles de la dépendance. A ce point de vue, le raisonnement des ennemis de' la Révolution était certainement sans réplique. La nation française avait les mœurs d'une servitude immémoriale; c'était violer les coutumes les plus sacrées que de la convier à être libre. Que répondre à cela? Encore au¬ jourd'hui, ce raisonnement, si l'on s'en tient aux mots, a toute sa force. Mais l'on pourrait dire également que, chez un peuple corrompu, vouloir corriger sa corrup¬ tion, c'est le tyranniser. Après que la Terreur a cessé, je m'attends à trou¬ ver un peuple libre. Tout au contraire, il ne reste que des débris de partis, une nation disloquée par la torture, des membres disjoints et épars, des caractères brisés, méconnaissables, qui s'échappent par lambeaux. Dans cette déroute morale, quand les anciens conventionnels de la Montagne, traqués par le Directoire, séparés par leurs propres mécomptes, se rencontraient, ils s'abor¬ daient avec le ricanement de Hamlet parmi les fos¬ soyeurs du cimetière L '1. « Quelque temps après la Convention r.a'ionale, je rencontrai Legèndre à la promenade des Cliamps-Éiysées, marchant comme un homme qui n'a plus que quelques jours à vivre. Comme il ne m'avait point offensé personnellement, j'allai au-devant de lui. C'était un spectacle à fendre le cœur, de voir ce bœuf furieux à la Convention, LE DIRECTOIRE. 469 Vlï. LE 18 FRUCTIDOR. POUVAIT-ON SAUVER LÉGALEMENT LA LIBERTÉ? Fallait-il donc laisser étouffer la République sans résistance? Un gouvernement qui se fût livré sans dé¬ fense eût été déshonoré. Comment résister? Tous les pouvoirs légaux étaient ennemis. La cruauté fut de trop, dites-vous. Oui, assurément. Mais on avait rendu le Directoire ridicule et il se fit barbare pour être pris au sérieux. Ainsi, de quelque côté que l'on se tourne, soit que l'on agisse, soit que l'on n'agisse pas, soit que l'on use de rigueur ou de clémence, le danger est pres¬ que égal pour la chose publique. Le mal venait de plus loin; il était irréparable aux yeux mêmes de ceux qui prétendaient le guérir. Souvent on fait aux hommes un reproche de n'avoir pas sauvé une situation politique à tel moment donné. Presque toujours, quand la crise éclate, il est trop tard pour y porter remède. La faute est d'avoir laissé s'accu- versant des larmes de repentir en présence de la tombe prête à s'ou¬ vrir. Il mourut peu de temps après, laissant son corps à la France, legs de vanité qui n'a été accepté que par les vers. » Mémoires inédits de Baudot. 470 LA RÉVOLUTION. muler les dangers, jusqu'à ce qu'il soit impossible d'y échapper. Ce n'est pas le jour où vous périssez que vous commettez les fautes décisives. Celles-ci datent tou¬ jours de plus loin. Quelques-uns, tels que Carnot, remédiaient à tout en niant le péril; jusqu'au dernier moment, en dépit de l'évidence, il refusa de voir le royalisme pour n'avoir pas à le combattre. C'est que son passé de 1793 le terrifiait; il avait peur d'y rentrer, et fermait volontaire¬ ment les yeux. De l'énergie furieuse de 1793, il tomba dans l'extrême de l'inertie. 11 croit aux moyens réconciliatoires ; il compte désarmer l'ennemi en se mettant à sa merci. Au pis aller, Carnot veut un nouveau 20 juin et non un 31 mai, effrayer et non frapper; il pense qu'une adresse des députés patriotes suffirait. Après tant d'expériences formidables, Carnot allait sortir des affaires, sans connaître les hommes. 11 ignore ce qu'est la haine politique, le parti pris, l'acharnement inexo¬ rable des réactions. Honnête homme et dupe, le souve¬ nir du Comité de salut public le rejette dans l'excès opposé, la confiance aveugle. Le terroriste est devenu débonnaire. Cependant il était manifeste que, chaque jour, la vie devenait plus impossible au Directoire; dernière cause de mépris, on ne voyait pas l'épée. En vain les directeurs se couvraient d'un costume éclatant ;■ ils n'avaient qu'un glaive de théâtre. C'était, clisait-on LE DIRECTOIRE. 471 déjà, un gouvernement d'avocats. Depuis que ce mot fut prononcé, l'impatience s'accrut de se délivrer de quiconque n'avait pour lui que la loi et la justice. La loi, c'est le sabre; cette réponse d'un officier allait de¬ venir notre code politique. Même la gloire conquise en Italie se tournait contre le gouvernement républicain. On lui reprochait de ne pas vouloir la paix, parce qu'il faisait trop bien la guerre. Le conseil des Cinq-Cents en vint au point d'ôter au Directoire les fonds nécessaires aux dépenses les plus urgentes. C'était l'insulter et le désarmer à la fois. À tant de provocations, le Directoire répond par le 18 fructidor, c'est-à-dire par la proscription cle ses adversaires. Carnot et Barthélémy proscrits, les deux assemblées investies, cinquante représentants arrêtés, traînés sur des charrettes à travers toute la France transie de peur; ces représentants, déportés sur les plages cle Cayenne, où un grand nombre devaient mou¬ rir et illustrer de leur agonie les solitudes cle Sina- mary; les soldats maîtres des conseils, les journalistes exilés, la presse muette, le peuple indifférent ou terri¬ fié; l'épée à la place cle la loi; voilà cette journée de fructidor, qui ouvre la porte toute grande au 18 bru¬ maire et à l'Empire. Augereau en est le héros; mais derrière Augereau apparaît au loin Napoléon. Premier triomphe du militarisme. En cela, cette 47i LA RÉVOLUTION. journée acheva de changer le tempérament de la Ré¬ volution; jusque-là, le bien, le mal, tout s'était fait par des citoyens, et non par les soldats. Un tel boule¬ versement devait entraîner des conséquences immenses. Tout respect de la loi disparut. On ne vit plus, on n'admira plus que le sabre. A ce point de vue, celte journée, qui ne répandit point de sang, fut la plus funeste à la liberté. Le peuple femelle du 12 germinal se dégoûta de tout ce qui n'était pas la force brute. Après la victoire des soldats, il ne restait plus qu'à couronner un soldat. Vous pouvez, en effet, remarquer que le général Bonaparte, qui s'était contenu longtemps, prit, dans ses correspondances avec le Directoire, le ton du maître, aussitôt après le 18 fructidor. Le changement en lui fut subit; il vit que le pouvoir passait à l'armée. 11 n'eût rien osé de semblable avec la Convention ; elle eût pu, par mégarde, décapiter prématurément cette gloire. Je me demande si la science politique pouvait four¬ nir encore, dans une position si désespérée déjà, une solution régulière, et j'avoue que je n'en trouve pas. Le malheur est que la nation ne veillait plus à ses in¬ stitutions nouvelles; la chute ou la durée de son gou¬ vernement n'était plus qu'un spectacle; de tant de pas¬ sions, il ne restait que la curiosité. Même au plus fort de la Terreur, la Convention n'avait pas mis les citoyens aux mains d'un général. LE DIRECTOIRE. 473 C'étaient des magistrats civils qui imposaient la peur ; et cette toute-puissance est infiniment moins démora¬ lisante que celle qui s'exerce par des militaires. Quand le despotisme est dans la main des magis¬ trats civils, vous pouvez croire encore que la loi survit dans l'ombre. Quand c'est le soldat qui commande, l'idée même de loi disparaît. Vous ne voyez plus que la force. Rien de mieux fait pour ôtcr le cœur à une na¬ tion et changer un peuple en populace. Voilà pourquoi ce régime est celui qu'il convient d'employer chez des peuples que l'on a envahis et que l'on a besoin de détruire. S'ils le tolèrent quelque temps, il n'est guère de raison pour qu'ils ne le tolèrent pas toujours. VIII. CONSÉQUENCE DES COUPS D'ÉTAT DU DIRECTOIRE. LA NATION RETOMBE EN TUTELLE. Une question se présente. Pourquoi, de tous les coups d'Iitat, le 18 fructidor est-il le seul qui n'ait pas été glorifié par les honnêtes gens et par les historiens? D'où vient cette exception unique à notre règle : Vœ victis? Le danger était-il moins grand en fructidor an V, qu'il ne le sera au 18 brumaire? Au contraire, 474 LA RÉVOLUTION. la conspiration de Pichegru était flagrante; l'occasion seule tardai! ; et déjà tous les moyens étaient concertés pour affamer le Directoire. Comment donc est-il arrivé que cet heureux coup de main n'ait pas séduit, comme à l'ordinaire, la conscience publique; que les déporta¬ tions à Sinamary, les morts lentes, désespérées, dans les déserts, et le silence et le triomphe qui s'ensui¬ virent n'aient pas produit les apologies accoutumées dont notre ancienne histoire s'enveloppe dans toutes les occasions semblables? La raison en est, je pense, que ces coups frap¬ paient les contre-révolutionnaires; que peu de gens tenaient au salut du Directoire, qu'il parut se sauver seul, qu'il tenait dans ses mains tous les fils de la con¬ spiration et qu'ainsi le péril ne sembla imminent à per¬ sonne; qu'en mêlant les innocents aux coupables, il se joua trop grossièrement de l'évidence; qu'en suspen¬ dant les lois, il perdit les avantages de la légalité; qu'en frappant sans jugement un criminel tel que Pichegru, il en fit une victime; que la justice même parut de la barbarie. Mais ces raisons-là ne suffisent pas; disons la véritable. Si le vœ victis ordinaire n'a pas été pro¬ noncé contre les vaincus du 18 fructidor, c'est que la victoire du Directoire n'a duré que dix-sept mois; le temps a été trop court pour consolider la louange du plus fort et suborner l'avenir. En effet, il ne faut pas croire que l'éloge ait man¬ qué aux auteurs du 18 fructidor. La louange ne tarit LE DIRECTOIRE. 475 pas jusqu'en 1799. Ils répétaient sans cesse qu'ils n'avaient pas répandu une seule goutte de sang. Rien de plus vrai. Ils avaient inauguré la mort sèche dont parle Juvénal, morte siccâ. A. l'échafaud ils substi¬ tuèrent la déportation sur une terre sûrement homicide; et par eux on apprit que, grâce à la légèreté des hommes, la pitié s'éteint promptement si on éloigne des yeux les échafauds et les supplices. Mesures de salut, répète-t-on d'abord. Cela n'a rien sauvé. Voyez à qui profite le silence qui suit. La France se montra docile au 18 fructidor, comme dans toutes les occasions de ce genre. Au milieu de la stu¬ peur qui succède, aucun individu ne peut attirer sur lui l'attention publique dans l'intérieur. Un seul homme grandit à vue d'œil dans l'affaissement de tous, et la presse muette n'a plus de,voix que pour lui. Le reten¬ tissement du traité de Campo-Formio, et bientôt de l'expédition d'Egypte, n'en fut que plus grand. Le Directoire semblait ordonner le silence pour que l'on enlendît mieux les pas du général Bonaparte. Déjà ce nom remplace la vie publique, que l'on prend à tâche d'effacer. Toute une nation se tait et prête l'oreille pour mieux entendre au loin l'écho de son maître futur. Les paysans mal dégrossis encore de la glèbe ont l'instinct du plus fort, et ils reconnaissent, ils acclament cle loin le plus capable de les plier au joug. L'obéissance que les Directeurs imposent ne profite qu'à Bonaparte; il occupe, il envahit, il remplit des esprits de plus en 476 LA RÉVOLUTION. plus vides d'espoir ou d'ambition. Grâce à l'inertie, au silence commandé et aussi à l'éloignement, ses vic¬ toires, les moins disputées, d'Egypte et de Syrie, les Pyramides, mont Thabor, Aboutir, en parurent sur¬ humaines. Quelques mois à peine sont passés, le Directoire exploite une autre peur. C'est encore le fantôme de Babeuf qu'il promène de tous côtés, dans chacun de ses messages, aux yeux, de la France. Il fut ainsi le premier gouvernement qui fit entrer sciemment la peur d'un spectre dans l'esprit de la nation française. Quoi¬ qu'il sût que, Babeuf mort, sa doctrine était morte avec lui, il enseigna non plus la terreur, mais la panique sociale. Comme si le péril du bonheur commun était imminent! La crainte d'un fantôme est le moyen le plus sûr de paralyser l'esprit d'un peuple; le Direc¬ toire mit toute son autorité à amplifier ce spectre, à lui donner un corps, à régner par lui. Il en aveugla la France; il la rendit docile à force d'effroi, mais comme un corps inerte, aussi incapable d'attaquer le pouvoir que de le défendre. Bientôt le Directoire se plaint d'être trop bien obéi. En fructidor, il avait accusé les assemblées d'être trop royalistes ; en floréal, il les accuse d'être trop répu¬ blicaines. Un coup d'État, pour se compléter, en appelle presque nécessairement un autre. Le gouvernement directorial casse de son autorité privée les élections de quarante-neuf départements. La vie publique, qui LE DIRECT OlliE. 477 cherche à se manifester clans ces élections, n'est aux yeux du pouvoir qu'une conspiration d'anarchistes. Tout ce qui sort de la nuance officielle est le calcul d'une conjuration qu'il faut extirper jusqu'à ce que la nation soit dégoûtée de respirer et de se mouvoir. La nation se soumet encore à cette mutilation nouvelle. Sa volonté se brise et disparaît. C'est là, en effet, ce qui se produisait, clans le fond de la société, sous la main capricieuse des cinq maîtres qui la tiennent en tutelle. Harassée de coups d'État, ne sachant plus de quel côté se tourner, condamnée, frap¬ pée clans chacun de ses mouvements, n'osant regarder ni à droite ni à gauche, effarée de tant de spectres qu'on faisait surgir à l'horizon, n'espérant plus rien de ses maîtres, n'osant ni leur désobéir ni les renverser, ne pouvant plus prendre au sérieux ses élections, ses votes, ses lois, la nation française, de 1798 à 1799, se retire de son gouvernement, de ses assemblées, de sa constitution. Elle vit à part, si l'on peut appeler vi¬ vre un si profond détachement de tout ce qui est l'exis¬ tence publique. Dans cette léthargie, quelle proie bien préparée pour qui voudra la saisir ! Le courage civil disparaissait. Il n'y a nulle raison pour que les Français manquent d'aucune sorte de cou¬ rage. Mais après tant d'expériences sanglantes, ils crurent s'apercevoir que celui qui se commet pour les autres, s'il ne réussit pas du premier bond, est aban¬ donné, sinon renié par le plus grand nombre. D'où 478 LA RÉVOLUTION. la résolution que prit chacun de ne plus se compro¬ mettre pour personne et pour aucune cause. Quand une nation en est là, elle a perdu confiance en elle- même; pour la lui rendre, des discours de tribuns ne suffisent plus; il faut des actes et des événements. En même temps, l'habitude de gouverner par des coups d'État usait le gouvernement plus encore que la nation. Le Directoire n'était que violent ; c'était assez pour ôter toute sécurité. Mais il ne réussissait pas à ramener la vraie Terreur ; par là, tout ce qu'il détrui¬ sait se relevait derrière lui. Une Terreur mesquine donnait à quelques-uns l'envie de la dénoncer, d'y échapper, ou du moins de la railler. Pour des hommes qui avaient fait une si sérieuse épreuve de l'épouvante en 93, celle de 1799 paraissait aisément ridicule. 11 en résultait pour les Directeurs une comparaison qui tournait contre eux-mêmes leurs essais de modé¬ ration. Imaginez une dictature que faussaient perpétuelle¬ ment des concessions obligées ou volontaires. Les maîtres ne savaient plus porter la tyrannie, et ils n'en avaient pas la sécurité; les peuples n'avaient pas la sécurité de la servitude. La liberté apparaissait encore çà et là, par lambeaux, comme un désir, un regret, pour troubler les uns et les autres, le pays s'attendant à de nouveaux coups d'Etat, et le gouvernement à de nouveaux com¬ plots. Le Directoire et l'opinion luttaient ainsi de du¬ plicité et se mutilaient l'un l'autre; d'où la faiblesse LE DIRECTOIRE. 479 universelle: ni commandement, ni obéissance, ni despo¬ tisme, ni liberté; la France mise en tutelle et méprisant ses tuteurs. En résumé, voici en quoi les coups d'État du Direc¬ toire ne peuvent être pris pour règle en aucune circon¬ stance. Le Directoire s'était arrêté à l'idée superficielle d'extirper les partis. Il n'avait pas conçu l'idée profonde d'anéantir en un jour la liberté et d'en tarir la source. Il restait toujours assez de liberté pour créer ou refaire des partis, en sorte qu'il ne s'assura qu'une fausse dictature; il frappait les individus, il n'extirpait pas les lois. Celles-ci, en subsistant, refaisaient de nou¬ veaux adversaires. La vie publique reparaissait et le submergeait. Travail des Danaïdes. Tout était à recom¬ mencer toujours. C'est la vie même qu'il eût fallu tarir. Mais le Directoire, qui, au fond, voulait la République, ne s'avisa jamais de frapper de mort civile toute une nation. Sitôt qu'un parti était abattu, le parti contraire se relevait. Le Directoire courait de l'un à l'autre, sans songer à les anéantir tous ensemble, en frappant la République au cœur. Celle-ci existait, au moins en théorie, dans la Constitution ; et cela suffisait pour en¬ tretenir perpétuellement un reste de vie, qu'il fallait étouffer par de nouvelles violences. On ne pouvait atteindre à cet idéal que l'on semblait poursuivre avec acharnement: une république morte et prospère. Vio- 480 LA RÉVOLUTION. lences stériles, coups mal assenés, qui laissaient à chacun l'espoir du lendemain. La liberté n'était plus dans les choses, mais elle survivait encore au fond de quelques cœurs. On n'avait pas su la faire oublier. Par ses coups d'État contre les assemblées, le Directoire apprit aux. assemblées à en faire contre lui. Il suffit aux deux conseils de s'établir en permanence pour que le gouvernement tombât en pièces. Merlin de Douai et La Rg/eillère, qui déplaisaient par des motifs opposés, sont obligés d'abdiquer leur part de royauté. On les remplace par le général Moulins et par Roger- Ducos: l'un passionné pour la République, l'autre qui devait la livrer. Ainsi, dans chaque circonstance, les deux contraires se détruisaient l'un l'autre; et c'est là pourtant ce que l'on appelle encore une fois le salut! (Coup d'Etat de prairial.) Si vous ne voyez pas l'esprit de la France ancienne se maintenir et se perpétuer dans la nouvelle, renoncez à rien expliquer des déviations, des oscillations, des égarements, des reniements de la Révolution, et surtout des léthargies qui la suivent. Le passé est un aimant caché qui attire perpétuellement le génie d'un peuple et influe sur chacun de ses mouvements. Voilà pourquoi il ne marche pas en ligne droite. C'est une vaste science que celle de ses mouvements composés. Vous auriez pu deviner d'avance qu'une nation accoutumée d'un temps immémorial à une obéissance passive pouvait être subitement entraînée hors de son LE DIRECTOIRE. 4SI orbite, mais qu'après un premier élan, elle serait de nouveau ressaisie et ramenée à son point de départ. N'est-ce pas, en effet, ce qui s'est vu en toute occasion? On fit des lois nouvelles, les moeurs anciennes repa¬ rurent; elles empêchèrent l'action des lois. Ne dites pas que les hommes ont manqué à la Révo¬ lution; aucune n'en a produit un plus grand nombre. Mais la nation a manqué à ses chefs dans tout ce qui n'a pas été la guerre. L'appel aux armes fut le seul qui produisit tout ce que l'on pouvait en attendre. Le peuple y fut sublime; dans le reste, il faillit presque toujours à ses institutions. Quand on voulut, sous la Constituante, lui donner la royauté constitutionnelle, il ne put s'y maintenir, parce qu'il ne trouva pas en lui ce genre de modération qui est nécessaire dans une monarchie tempérée. Son impa¬ tience l'entraîna vers la République. Quand on lui donna, sous le Directoire, la liberté républicaine, il ne put la conserver davantage, parce qu'il ne trouva pas en lui cette énergie morale et ces vertus civiques que supposait la constitution républi¬ caine de l'an III. Il se laissa arracher sans résistance et même avec joie la République, comme il avait laissé tomber la monarchie tempérée. Dans l'un et l'autre cas, il eût eu besoin de pa¬ tience, vertu qui lui manqua le plus. Ainsi qu'on pouvait s'y attendre, il ne montra de longanimité que sous le il. 31 482 LA RÉVOLUTION. pouvoir absolu. Là, il fut patient d'une patience infinie; et, encore une fois, ce fut l'ouvrage de ses anciennes mœurs. Par où l'on voit combien il est insensé de vou¬ loir asseoir des idées libérales sur des mœurs serviles. Dix siècles passés à genoux ne se corrigent pas en trois ans. IX. POURQUOI LA GRANDE AMBITION DE NAPOLÉON DATE D'ARCOLE. —■ QUE DANS LE TRAITÉ DE C A JIPO-FO RSII0 ÉTAIT DÉJÀ LE GERME DE L'EMPIRE. — LES NATIONALITÉS. Ce n'est jamais par les' frontières d'Italie que la France a couru risque d'être envahie : la distance est trop grande des Alpes et de la Méditerranée à la capi¬ tale. Avant qu'une armée étrangère occupe Paris, la France aurait toujours le temps de se reconnaître et de rallier ses forces. Aussi aucun coup n'a-t-il été porté des Alpes et des Pyrénées : il y a trop loin de là au cœur. En Italie, dès ses premières journées, en 1796 et 1797, de Mondovi au Tagliamento, Napoléon semble combattre, non pour l'existence et le salut, mais pour la renommée et la puissance. Napoléon a écrit que la grande ambition lui vint à Arcole; mais il n'en a pas dit la raison, et nous a LE DIRECTOIRE. ' 483 laissé le soin de la chercher. Je crois l'entrevoir. D'autres victoires avaient été plus complètes : Montenotte, Lodi, Lonato, Castiglione. Pourquoi donc est-ce à Arcole seulement que lui apparut pour la première fois son étoile? C'est que jamais il n'avait été dans une situation aussi désespérée. Il se crut un moment dans l'abîme, comme le prouvent ses lettres au Directoire. Réduit, avec treize mille hommes harassés, à combattre les qua¬ rante mille de l'année nouvelle d'Alvinzi, qui n'eût pensé que le moment de la retraite avait sonné? Cette invin¬ cible armée d'Italie allait donc céder ses victoires ! Et que deviendrait ce prodige éblouissant de renommée qui avait tout éclipsé? Fausse gloire éphémère, sans solidité, sans lendemain. Se retirer, c'était perdre, avec l'Italie, bien plus que le résultat de tant de merveilles, depuis Montenotte, Millésimo et Mondovi; c'était perdre Bonaparte lui-même. Il n'avait été montré un moment au monde que pour retomber dans l'oubli ! La fortune ne l'avait caressé que pour l'anéantir. Voilà ce que l'on pouvait se dire le 1 h novembre 179G. Tout était perdu ce jour-là, prestige, confiance, gloire, consulat, empire. Tout est regagné le lende¬ main. Cette prétendue retraite se change en triomphe. C'est à ce moment que Napoléon dut se croire prédes¬ tiné; il dut se dire, après avoir repassé l'Adige, à Ronco, qu'il n'y avait plus rien d'impossible pour qui changeait ainsi et domptait d'un regard la force des choses, qu'il était l'homme nécessaire, le maître du 4S4 LA RÉVOLUTION. destin. Dès lors, où arrêter son ambition? où mettre la borne à ses projets? Le sentiment de la fatalité de sa puissance naquit, grandit au même moment que celui de sa ruine; et la monarchie universelle lui apparut dans les roseaux d'Arcole. Dès 1796, une chose est admirable dans les con¬ ceptions politiques de Napoléon : c'est de voir comment, sous les formes républicaines auxquelles l'obligeait l'es¬ prit du temps, il a su jeter les fondements d'un pouvoir absolu, dès que l'occasion permettrait d'y revenir. A ce point de vue, ses combinaisons pour la république Cisalpine et celle de Gênes, ses conseils au gouverne¬ ment génois, ses instructions, ses lettres, peuvent pas¬ ser pour des chefs-d'œuvre de prévoyance, faits pour être imités par quiconque se trouvera obligé d'établir une constitution libre avec la pensée d'en faire surgir la constitution d'un pouvoir absolu. Il est impossible de jeter, dans les fondations d'un Etat libre, plus de pierres d'attente au despotisme. Il n'avait qu'à laisser mûrir ses républiques telles qu'il les avait formées, pour recueillir le pouvoir absolu. Grand sujet de reproches contre le Directoire, qui, sans être très-avisé, n'avait pas tardé à reconnaître le piège. La prévoyance de Napoléon est plus frappante en¬ core en ce qui touche la République française. Tout le monde a admiré sa réponse aux plénipotentiaires autri¬ chiens, qui proposaient de reconnaître la République française. — « Effacez cela, dit Napoléon; la Répu- LE DIRECTOIRE. 485 blique est comme le soleil, qui luit de lui-même; aveugle qui ne la voit pas. » Les républicains surtout exaltèrent la majesté de ces paroles. C'était, suivant eux, le témoignage le plus éclatant de leur puissance. Par malheur, Napoléon a donné lui-même l'explication de ses paroles, et voici le sens qu'il leur prête : « Cette reconnaissance, écrit-il, était nuisible, puisque, si un jour le peuple français voulait faire une monarchie, l'empereur d'Autriche pouvait dire qu'il avait reconnu la République. » Ainsi Bonaparte, à Léoben, se montre déjà plus monarchiste que l'empereur d'Autriche. Quelle précaution de souverain absolu, dès 1797 ! il dépasse dès lors en instinct monarchique tous les rois de vieille race. Par un même esprit, il livre la république de Ve¬ nise à l'Autriche. Les États Vénitiens, fiers encore de leur ancienne indépendance, étaient mal disposés à un assujettissement absolu. Quand l'Autriche les eut broyés sous son joug, et qu'elle eut anéanti ce reste de vie nationale, Napoléon les reçut de ses mains, après Ma- rengo, comme un corps inerte dont il disposera à son gré; l'Autriche lui aura préparé et macéré sa proie. Lorsque Napoléon entre dans le sophisme, ce n'est jamais à moitié. Voyez la raison qu'il donne de cet abandon de Venise à l'Autriche. « C'était, dit-il, afin de fortifier le patriotisme des Vénitiens, de préparer l'avenir de leur émancipation, et de leur faire recevoir plus tard avec enthousiasme un gouvernement national, 486 LA RÉVOLUTION. quel qu'il fût. » César, que je sache, n'a pas cle ces subtilités de Byzance. Si ce système d'interprétation du traité de Campo- Formio eut été imaginé en 1809, dans l'éblouissement de la toute-puissance, il étonnerait moins. Mais non! c'est à Sainte - Hélène, vingt ans après l'événement, dans le silence des passions, quand Napoléon n'avait pour témoin que la postérité , quand l'expérience lui parlait, et que son génie se montrait dans toute l'austé¬ rité d'un théorème mathématique, c'est alors qu'il pro¬ duit cette théorie qui laisse bien loin derrière elle les pires conceptions du prince de Machiavel. Car Machia¬ vel n'a jamais imaginé qu'il fallait anéantir une natio¬ nalité pour la faire revivre, et livrer à 1'A.utriche la portion indépendante de l'Italie pour retremper, sous le joug étranger, les peuples qu'on livrait. La pensée de Napoléon, plus ou moins déguisée ou exagérée dans ses conversations, apparaît ainsi sans voiles dans les ouvrages qu'il a dictés. C'est là que l'écrivain, en dépit de lui-même, montre à nu le fond de ses desseins et de sa nature. Quel bonheur pour la postérité, si elle sait lire, que Napoléon ait écrit, et avec cette rigueur qui oblige un auteur d'être vrai! 11 achève de donner son secret par ce dernier mot: « Les jacobins se trompèrent sur Napoléon; ils le pri¬ rent pour un Mahomet de la liberté. » La politique, les circonstances, la victoire, la dé¬ faite, peuvent troubler le jugement des hommes; mais LE DIRECTOIRE. 487 que ces ouvrages revus , médités, remis plusieurs fois à la forge, expriment bien leur auteur! Partout ailleurs, la gloire fascine, éblouit; il est difficile d'y attacher longtemps les yeux sans être pris de vertige. Ici, toute cette force comprimée, réduite en une sorte de géomé¬ trie, est le fond de l'écrivain, qui paraît en dépit de lui. Quelle étrange merveille que l'esprit d'un maître absolu qui s'analyse lui-même ! Sa langue seule était capable de révéler l'homme de bronze. Après cela, pour se lais¬ ser tromper, il faut le vouloir. Voyez encore l'immense avantage qu'a sur tous les autres un auteur qui, à chaque question, à chaque mystère, donne pour solution sa toute-puissance. Quelle boussole infaillible que d'avoir, en chaque occasion, dans les difficultés les plus opposées, religion, poli¬ tique, philosophie sociale, au moment où la route est fermée pour tous les autres, une étoile qui ne luit que pour vous, ne se lève cpie pour vous et demeure cachée au reste du monde! Quel auteur, quel philosophe, quel penseur a cette bonne fortune, de pouvoir répondre à toute question : Mon intérêt était celui de l'univers; ma domination était la liberté des autres ; ma victoire était celle de la terre et des cieux; ma défaite est celle de la Providence ; la clef des mystères était mon sceptre. J'étais l'alpha et l'oméga. Après moi, il ne reste rien, ni rois, ni peuple ; l'ancien monde et le nouveau sont vides. Dès son premier traité, c'est-à-dire dès Campo- 488 LA RÉVOLUTION. Formio, sa politique, qui tend à l'anéantissement des faibles, est donc manifeste. Le germe ne fera que s'ac¬ croître. 11 se servira des grands États, pour broyer les petits. Quand il recevra ceux-ci, ils seront tout préparés à n'être qu'un lot de terre du grand Empire. Yoilà pourquoi il ne voulut jamais détruire l'Au¬ triche; il crut qu'elle lui servirait à mettre en poudre la Hongrie, la Croatie, la Slavonie, une partie de la Pologne, et que,.s'il devait un jour s'emparer de ces États, il les recevrait broyés et décomposés, matière inerte, préparés à entrer dans le moule de l'Empire universel. Ceci explique comment il n'a jamais fait un appel direct aux nationalités de l'Europe. Les grands Etats devaient être entre ses mains autant de machines pour pulvériser et dissoudre les petits. Il entrait dans son plan que la Prusse digérât une partie de la Pologne; l'Autriche, la Hongrie; la Puissie, les provinces Danubiennes. L'échiquier était ainsi sim¬ plifié. Restaient, en Europe, deux ou trois unités. La soustraction pouvait être faite à un moment donné, et la monarchie universelle surgir naturellement comme le dernier résultat de cette réduction des forces vives et de cette élimination des nationalités. A Tilsilt, il n'y en avait plus que deux sur le conti¬ nent. Ceci explique le.mot: « 11 nous fallait vaincre à Moscou; » car, alors, il n'y avait plus qu'une unité. La LE DIRECTOIRE. 489 monarchie universelle était fondée. Les souverains d'Europe, écrasant sous leurs pieds des nationalités diverses, n'étaient plus que les vassaux de Napoléon. La grande unité avait tout dévoré. Une chose assura la fortune de Napoléon. 11 vit de loin le but vers lequel il tendait. Seul des hommes de sa génération, il sut très-longtemps à l'avance ce qu'il voulait ; pendant que tous les autres s'agitaient stérile¬ ment sur eux-mêmes, il marcha en ligne droite. Le pouvoir absolu lui servit de boussole dès le premier pas. Quel avantage sur tous les autres, au milieu d'un monde désorienté où ce qui manquait le plus était la grande ambition ! Les journées de Lodi, de Castiglione, d'Arcole, de Rivoli, rayonneront d'un immortel éclat; mais cet éclat ne vint-il pas en partie de ce qu'elles semblaient appor¬ ter la liberté? Au lieu cle cela, s'il ne restait que le silence et la servitude, croit-on que ces journées ne seraient pas diminuées elles-mêmes? Leur splendeur finirait par s'éteindre dans la nuit immense qui les sui¬ vrait. Les peuples libres sont les seuls qui aient une histoire; les autres n'ont que des chroniques: matière pour l'érudit, le genre humain ne les connaît pas. LIVRE VINGT-TROISIÈME. LE DIX-HUIT BRUMAIRE. 1. LE DERNIER JOUR DE LA RÉVOLUTION. SONT-CE LES ANARCHISTES OU LES MODÉRÉS OUI L'ONT PERDUE? Quand on interrompt l'histoire de la l'évolution française avant la chute du Directoire, les événements restent tronqués; la plus grande partie du sens vous échappe. Ce n'est qu'en arrivant au coup d'État du 18 brumaire que vous voyez les causes produire leurs effets, et les énigmes s'expliquer. La période est alors achevée; l'histoire semble s'arrêter elle-même un mo¬ ment, avant- de substituer un homme, non-seulement à un peuple, mais à une révolution. La république française s'était entourée des répu¬ bliques batave, helvétique, cispadane, transpadaïie, li¬ gurienne, romaine, parthénopéenne. C'était, aux yeux de l'Europe royaliste, la ceinture aboyante de la Gor¬ gone. En réalité, la France trouvait peu d'appui dans LE DIX-HUIT BRUMAIRE. 491 ces créations nouvelles cle petits États. Le Directoire leur donnait à presque tous sa constitution de 1795, et il s'indignait volontiers si les peuples ne se trouvaient pas à l'aise dans ce moule uniforme. On croyait alors que la liberté peut s'imposer par la force; mais les Suisses, les Hollandais, le plus souvent ne savaient s'ils étaient conquis ou affranchis. Leurs libérateurs leur pesaient quelquefois autant que leurs oppresseurs; le malentendu commençait entre les peuples et la Révo¬ lution. Dans l'Italie délivrée, tout datait d'hier. Loin qu'elle servît de boulevard aux choses nouvelles, il fallait em¬ ployer la force pour les y protéger. Le temps avait man¬ qué partout pour créer des peuples amis qui pussent eux-mêmes garder leurs frontières. Dès lors, on put de¬ viner combien les conquêtes de Napoléon avaient été.plus merveilleuses que solides; ce qu'il avait gagné en deux ans, fut perdu en peu de mois. Le 15 août 1799, à la bataille de Novi, Joubert en mourant laisse échapper l'Italie. On n'avait perdu encore que des conquêtes, mais elles étaient devenues déjà une partie de nous- mêmes. La clameur fut aussi grande que si l'ancien territoire français eût été déchiré. Un effort magnanime dégage la France. Brune chasse les Anglais de Hollande, par les deux victoires de Bergen et de Ivastricum. Mais c'est Masséna qui brise la Coalition à Zurich. Dans cette bataille, qui fut toute une campagne, les Autrichiens et les Russes sont 492 LA RÉVOLUTION. chassés de la Limath sur le Rhin; en même temps, Su- warow se précipite du Saint-Gothard, par la vallée de la Reuss, pour prendre les Français en cpieue. Il arrive trop tard. M asséna se retourne contre lui, l'arrête sur la Muotta, le poursuit de cime en cime, l'accule dans la vallée de Glaris, au pied des montagnes des Grisons, qu'il le force à passer, noyant ses blessés et son artil¬ lerie dans les lacs. Suwarow s'était annoncé à la Répu¬ blique française comme son Attila. Le barbare est brisé; il va achever de mourir en Russie. Une . action aussi gigantesque donnait à la France la sécurité et l'avenir. Que mancjue-t-il à cette campagne de Masséna pour valoir la plus belle campagne de Napoléon? Une seule chose : l'imagination et l'art de l'historien. Si Napoléon eût livré ces combats au pied et sur les cimes des Alpes, quelles proportions énormes ils eussent pris dans ses proclamations et ses récits ! En quels caractères de flamme il eût gravé ses actions sur le granit des pics alpestres ! Chacun de ces monts eût été un piédestal qui eût porté dans les nues la gloire d'une journée im¬ mortelle. Au lieu d'une campagne, presque sans noms propres, vous auriez eu, suivant sa nomenclature accou¬ tumée ; bataille du Saint-Gothard, bataille de Diétikon, bataille de Zurich, combat de la Linth, combat du Pont- du-Diable, combat d'Altorf, bataille de la Muotta, combat du Pragel, de Nœfels, de Glaris, de Constance. Car la gloire veut qu'on l'aide auprès des hommes; elle n'aime pas les modestes. LE DIX-HUIT BRUMAIRE. 493 Au contraire, Masséna écrit un seul rapport, tout militaire, grand par les choses, mais qui ne s'adresse point à l'imagination des peuples. A la manière des an¬ ciens, il ne donne pas de noms à ses combats; et ces actions si nombreuses, si éclatantes, sont restées con¬ fusément1 dans la mémoire; elles s'appellent toutes d'un seul nom : bataille de Zurich, comme si la mo¬ destie républicaine eût voulu atténuer et effacer elle- même la plus grande partie de ses triomphes. Ainsi, la France, sans dictateur, avait dissipé les dangers qui l'entouraient, et ressaisi la fortune. En ven¬ démiaire an VIII, elle ne devait son salut qu'à elle- même. Mais c'est là ce que ne pouvaient souffrir ceux qui voulaient lui donner un maître ou le devenir. En dépit de ses victoires, ils entreprirent de montrer que le péril n'avait jamais été si grand, et qu'il fallait trembler de¬ puis que ses ennemis étaient en fuite. Le plus inconce¬ vable est qu'ils le firent croire. Une nation en plein triomphe, ses frontières assu¬ rées par deux campagnes, aux sources et aux bouches du Rhin, se nia à elle-même ses victoires, s'ingénia à se forger des désastres, et réussit à se figurer qu'elle était perdue, si elle ne se jetait en toute hâte aux pieds 1. Cela est si vrai, que le passage grandiose de la Limath, à Diétikon, est défiguré par nos historiens les plus exacts; ils le trans¬ portent à une lieue de là, malgré le rapport de Masséna, les ouvrages laissés sur les lieux et l'unanimité des témoignages. Voir mon Histoire de la campagne de 1815, p. 8. 494 LA RÉVOLUTION. cl'un homme. Et non-seulement elle le crut, mais elle communiqua cette panique à la postérité. 11 est sans exemple, dans le monde, qu'une semblable surprise ait été faite à la bonne foi d'un grand peuple, et qu'elle ait pu durer au delà des premiers moments. Le dénoûment approchait; la longue trame ourdie depuis 1795 par la Réaction était à son terme. A des esprits si bien préparés à tout accepter, plutôt que les orages de la liberté, il ne manquait plus que l'occasion de se livrer. Pendant qu'ils appelaient de leurs vœux le maître qui devait les affranchir de la peur en les affran¬ chissant de la vie publique, le général Bonaparte entendit de loin ces vœux serviles que lui apportaient tous les vents. Il quitte l'Egypte, aborde à Fréjus, le 16 vendémiaire, et, courant au-devant de la soumission, il arrive à Paris le 2/|, le jour même où Masséna an¬ nonçait ses victoires. Tout prouve que Bonaparte se trompa d'abord dans son choix. .11 venait avec la pensée de s'emparer du pou¬ voir par les Jacobins, croyant sans cloute que, plus pas¬ sionnés, ils seraient plus aisément dupes, et qu'ils se donneraient à lui, s'il leur offrait de les débarrasser de leurs adversaires. Il s'abusait. L'étonnement, le re¬ fus des deux Directeurs républicains, Gohier et Mou¬ lins , l'arrêtèrent court dès les premiers mots de sa confidence. Avec la rapidité d'un esprit que rien ne déconcerte, il se tourne aussitôt vers le côté op¬ posé. Sieyès, qu'il avait d'abord affecté de dédai- LE DIX-HUIT BRUMAIRE. 495 gner, devient l'objet de ses caresses, et Sieyès se livre en homme qui depuis longtemps attendait le moment. A ce dernier acte, qui a livré la Révolution? quel parti? quelle faction? La question est grave et la justice ne permet pas d'hésiter un instant sur la réponse. Après tant d'accusations jetées contre les Montagnards, celle- ci du moins leur est épargnée. Il a été impossible de les faire passer pour complices du renversement de la République de l'an VIII. C'est contre eux que la journée de Brumaire est dirigée. Les Jacobins ont. pu, en d'autres temps, rêver de la dictature; mais, bien certainement, ce sont les Modérés qui l'ont faite. En effet., dès que le général Bonaparte se fut tourné vers Sieyès et les partisans modérés, réaction¬ naires, contre-révolutionnaires, c'est une chose in¬ croyable que la facilité qu'il trouva de toutes parts. Ce changement de front s'était fait le S brumaire. Huit jours suffirent pour nouer la conspiration et y assigner à chacun son rôle. Il parut bien alors que le général Bonaparte ne faisait rien que recueillir le fruit mûr de la Réaction. Dans les conciliabules des conjurés, il ne fut jamais question de lui imposer une condition, de prendre une garantie, de ménager un droit, d'assurer un avenir. Les conspirateurs du conseil des Anciens, Sieyès en tête, ressemblent à des hommes qui, ayant vu un spectre, se précipitent, tête basse, sous les pieds du général pour s'en garantir. Et quels spectres? Tous les revenants de 1793, l'éternelle création de 496 LA RÉVOLUTION. l'épouvante. Ce fut l'accord de la peur et de la gloire. Aussi, sans marchander, les conjurés lui mettent d'abord tout dans les mains, troupes de ligne, garde nationale, garde du Directoire, garde du Corps légis¬ latif, sans compter les citoyens, qui sont requis de lui prêter main forte. On ne se serait point arrêté là, si le général, en citoyen modeste, n'eût trouvé lui-même que c'était assez pour un jour. Car Sieyès, que rien ne ras¬ surait, voulait qu'on arrêtât et déportât d'avance les républicains restés fidèles ; ils pouvaient être un embar¬ ras. Le conseil était bon, comme le montra l'expérience du lendemain ; Bonaparte se refusa à le suivre, comp¬ tant trop sur le prestige de son nom ou de sa présence. Plus tard, il avoua s'être trompé, et, dans ses écrits de Saint-Hélène, il va jusqu'à s'en repentir. L'acte de Brumaire se compose de deux journées, qui, chacune, ont un caractère bien différent, que l'on n'a pas assez distingué. Dans la première, le 18, l'acte se fait en commun avec les chefs de la Réaction. Le général, retiré dans sa petite maison de la rue Chante- reine avec quelques amis, reste dans l'ombre. Il a même invité à déjeuner, pour la matinée du 18 brumaire, le président du Directoire, Gohier, tant il est loin de conspirer; et c'est Joséphine qui se charge de l'invi¬ tation dans un billet parfumé. L'épée est dans le four¬ reau, Joséphine la couvre de fleurs; le rôle visible est aux légistes modérés des deux conseils. Ce sont eux qui, avec Sieyès, se chargent de donner un masque à la vio- LE DIX-HUIT BRUMAIRE. 497 lence, comme si de toute la Révolution, ils n'avaient retenu que la science de couvrir de formules légales le renversement de la liberté et des lois. Les « honnêtes gens » des deux conseils jouèrent ce rôle ténébreux, avec une astuce, une discrétion, un savoir-faire de con¬ spirateurs, une audace, qui seraient absolument inexpli¬ cables, si de pareils projets n'avaient mûri de loin dans leur esprit. Les difficultés ne manquaient pas ; c'était un grand embarras que les victoires de Masséna à Zurich, de Brune en Hollande; elles menaçaient de tout perdre; car, au bruit de ce triomphe, il n'était guère possible de soutenir plus longtemps le thème ordinaire, que l'inva¬ sion était imminente, la France en danger, qu'il fallait un sauveur. Que faire donc ? Les Modérés des conseils, les conspirateurs, Sieyès, Roger-Ducos, ne furent point déconcertés. Ils connaissaient la puissance incommensu¬ rable de la rhétorique ; aussitôt toutes les bouches de ré¬ péter le lieu commun, ancien, toujours nouveau, qu'une conjuration vient d'être découverte, qu'elle pèse sur chaque citoyen ; que les poignards sont levés ; que « le squelette de la République » tend ses bras; que « les vautours de la Montagne » arrivent pour le dépecer ; que « la patrie est. consumée. » Ce ridicule langage parut suffisant aux complices; et la légalité lui donnant aus¬ sitôt un corps, vu les articles 102, 103, 10/i de la con¬ stitution, il est décrété que, pour sauver au moins les deux assemblées de l'extermination qui s'approche, elles 498 LA RÉVOLUTION. seront transportées au palais cle Saint-Gloud, sous la protection du général. En réalité, pourquoi cette translation? Tout muet qu'il était, on craignait donc encore Paris! Pour se défaire des assemblées nationales, il fallait commencer par les éloigner des yeux de la nation. Car celle-ci pourrait se. réveiller aux cris d'alarme des députés, et le peuple évanoui de la Révolution se retrouver encore. Un lieu écarté, un village, des jardins royaux, livre¬ raient les assemblées sans défense, si, par hasard, elles essayaient de résister. Cette partie du projet où se montre tant de prudence, doit appartenir à Sieyès; et ce qui montre combien la vie publique était déjà anéantie, pendant qu'une assemblée livrait ainsi l'autre, que faisaient les sept cent mille habitants cle Paris? Us ne savaient rien, ou affectaient de ne rien savoir de ces. trames. Au club du Manège, les nouvelles se succé¬ daient, mais l'inquiétude ne dépassait pas le seuil. Au delà, vous n'eussiez trouvé qu'un sentiment de curiosité, comme si déjà la patrie, libre ou asservie, n'eût plus été qu'un spectacle. Cependant les orateurs, les légistes de la conjura¬ tion ne se lassent de répéter leurs formules ; ils en offusquent les intelligences, comme on embarrasse de trappes le terrain où l'on veut attirer le combat. Après le travail ténébreux de toute la nuit du 17 au 18, les pièges oratoires tendus, vers le matin, ils invitent solennellement le général à venir recevoir de leurs LE DIX-HUIT BRUMAIRE. 499 mains la toute-puissance militaire. Alors, chose miracu¬ leuse! de cette petite maison de la rue Chantereine, véritable ferme de Cincinnatus, on vit sortir le général Bonaparte, en uniforme, à cheval, escorté d'un splen- dide cortège. Macdonald, Serrurier, Lannes, Murât, Marmont, Berthier, tout l'empire était là! Le général se rend aux Tuileries où l'attendent les conjurés du conseil des Anciens. Après les acclamations, ils poussèrent le sang-froid jusqu'à l'inviter à prêter le serment à la constitution qu'ils l'aidaient à détruire ; tant ils se faisaient un jeu de la parole humaine ! Qui pour¬ rait dire ce qui se passa dans l'esprit du général Bona¬ parte? A cette invitation, il répond par une déclamation diffuse; il s'enivre de paroles où paraissait le maître. 11 commande, il harangue, il répète : je le veux. Mais sa bouche se refuse à prêter le serment à l'instant de le violer. Ses complices n'insistent pas; ils le tiennent quitte du parjure. Le reste de la journée se consume en revues, en caresses aux soldats. Le 18 brumaire avait été tout à la ruse; ce fut une œuvre de nuit. Le 19 brumaire ajoute à la ruse la violence; il se passe en plein jour. A mesure que les deux assemblées se réunissaient au palais de Saint- Cloud, l'une dans le salon de Mars, l'autre clans l'oran¬ gerie, elles se voyaient déjà presque prisonnières au milieu des troupes. 11 n'y avait plus de place pour la dissimulation ; cependant les meneurs des deux conseils, ne se lassent pas encore de chercher des subterfuges, bOO LA RÉVOLUTION. jusqu'au milieu des armes, pour achever d'aveugler et de perdre leurs collègues. Ce rôle obstiné d'une assem¬ blée qui en livre une autre a dû faire impression sur les Français; peut-être est-ce là ce qui ajoute à la ré¬ pugnance d'un si grand nombre pour une double repré¬ sentation. Jusqu'ici, aucune faute n'avait été commise par les conjurés. La longue expérience les avait prémunis contre les imprudences; pas une parole de vérité n'était sortie de leurs bouches. La scène change avec le général, l'im¬ patience le saisit. 11 pense qu'après les avocats, le moment est venu de montrer l'épée. Son rôle com¬ mence, il s'y précipite. Il entre, les bras croisés, au milieu du conseil des Anciens, qu'il considère comme acquis tout entier à la conjuration. Et, se fiant à ce qui l'entoure, il s'engage dans une longue harangue, interminable , contraire à sa nature, à sa situation et qui prêtait le flanc à chaque parole. Au milieu de ce discours où il se traîne sans pouvoir en sortir, que serait-il devenu, si dans cette assemblée, il y avait eu une opposition, et derrière cette opposition un peuple? Comme avec toute sa gloire, il eut été écrasé dans la discussion qu'il soulevait! C'était le maniement des armes qu'il fallait faire entendre, et non pas un orateur novice. Aussi bien il en dit trop même pour les auditeurs complaisants de la salle de Mars. 11 laisse trop voir le but prochain sans y courir aussitôt. Emporté par l'habitude du commandement, il ordonne, LE DIX-HUIT BRUMAIRE. SOI et au même moment il veut persuader. Surtout il dé¬ nonce les Cinq-Cents que bientôt il voudra essayer de capter. Inutile au conseil des Anciens, cette longue haran¬ gue ne sert qu'à déchaîner le conseil des Cinq-Cents, où l'écho en fut bien vite porté. Chose lamentable que cette dernière assemblée déjà menacée, enveloppée, dénoncée, sous la pointe des épées, et qui n'a pour se défendre, contre les armes des soldats, que les armes émoussées de la conscience, de nouveaux serments, un appel nominal, des promesses de mourir, des clameurs, et ces vaines protestations par lesquelles une assemblée abandonnée de la nation au moment du péril, trompe le désespoir et amuse sa dernière heure. Il y eut là quel¬ ques moments d'attente indescriptibles, où l'histoire est suspendue entre deux destinées contraires, la liberté ne trouvant aucune issue pour se sauver, et le général embarrassé d'en finir, n'osant encore usurper à ciel ouvert. La nation seule eût pu décider, et la nation était absente. 11 en prend la place; il apparaît sur le seuil des Cinq- Cents. Il entre ,chapeau bas, suivi de deux grenadiers. Que prétend-il? Que vient-il faire? Veut-il rassurer les Cinq-Cents ? On sait qu'il vient de les dénoncer comme ennemis. Veut-il les dissoudre? Il n'a pas besoin pour cela de discours. Sa présence met un moment tout son projet en péril. Aussi, dès qu'il est aperçu à l'entrée de la salle, l'explosion se fait. Ces cinq cents hommes levés, 502 LA RÉVOLUTION. debout, ces cris prolongés, à bas le Dictateur, ces âmes qui se réveillent en sursaut, ces yeux ouverts sur lui et qui le percent de toutes parts, voilà un spectacle qu'il n'avait pas pressenti et qui le fait reculer. Il tombe dans les bras de ses grenadiers qui l'emportent. 11 a été vaincu; il recule, il disparaît. Cinq cents voix acclament encore une fois la liberté retrouvée aussitôt que perdue. Dans les regards qui l'ont menacé, crut-il sincère¬ ment voir des poignards? Fut-ce la vision d'un.homme de guerre qui tombe foudroyé par l'éclat de la liberté civile, à sa dernière heure? Ou est-ce tout simple¬ ment une fable inventée dans la crise? Ceci est plus probable. Une seule chose est certaine : le vainqueur d'Arcole a reculé devant la dernière assemblée de la Révolution. Et quel eût été le dénoument si, à cette heure suprême, le président Lucien eût mis aux voix le « Hors la loi » réclamé de toutes paris? On a pensé qu'un décret de ce genre eût perdu Bonaparte sans retour. J'ai de la peine à le croire. Il était trop tard pour mettre aux prises la liberté avec l'esprit militaire. Celui-ci était déjà trop déchaîné. Au reste, il n'y eut pas de place à l'indécision. Lucien se fait emporter par des grenadiers dans la cour du palais ; il encourage, il raffermit son frère. Il lance les soldats contre l'assemblée éperdue. Et comme si les baïonnettes ne suffisaient pas, il jette contre elle une dernière injure : « représentants du poignard ! » Ce mot heureux une fois prononcé achève LE DIX-HUIT BRUMAIRE. 503 la fortune de la journée ; les troupes n'hésitent pas un instant. Est-ce pour expier ce moment que Lucien, plus tard, refusa des couronnes? Tiennent donc enfin les épées nues et les baïonnettes au bout des fusils ! Après tant de détours et de fausses manœuvres pour arriver au but, on respire quand la force ouverte est seule en jeu. Murât, Leclerc condui¬ sent les grenadiers en colonne serrée contre les repré¬ sentants immobiles à leurs sièges. « Grenadiers en avant! tambours, la charge! » Ces mots parfaite¬ ment sincères, ces sabres nus, ces baïonnettes lui¬ santes rétablissent enfin la vérité et la lumière. Nous sortons des embûches de parole. Mais non ! même à la clarté des épées, la lumière ne se fait pas. Quand l'assemblée des Cinq-Cents aura été dispersée, il se formera dans la nuit une fausse assemblée des Cinq- Cents composée de vingt-cinq à trente meneurs. Lucien qui préside ce nouveau conseil de conjurés, déclare au nom de tous que rien n'a été contraire aux formes. Les seuls coupables sont ceux qui ont osé discuter contre le sabre. Pour eux, ce sont des brigands soldés par l'Angleterre. De cette union de l'épée et de la ruse, sortent une commission provisoire, Bonaparte, Sieyès, Roger-Ducos, et un nouveau serment. La France, persuadée qu'elle vient par miracle « d'échapper à la hache de la Terreur, suspendue par un fil » ap¬ plaudit. Une grande nation, usée par les coups d'Etat, qui 804 LA RÉVOLUTION. ne croit plus à elle-même, s'éloigne de son gouverne¬ ment, de ses assemblées, et les laisse seuls aux prises avec les conjurés; c'est ce qui se montre le plus claire¬ ment dans ces journées. Surpris dans l'embûche de Saint-CIoud, les Républicains des Cinq-Cents jettent le cri d'alarme. Ils en appellent à la France. Celui qui aurait jugé du pays par ce qui se passait dans la salle de l'orangerie, aurait cru à un déchaînement de colère et d'indignation sur tout le territoire. Combien il se serait trompé ! Hors de ce palais, où un reste de vie fermente encore, vous n'eussiez rencontré que le silence, l'éton- nement joué ou sincère et bientôt l'adhésion passive de tout un peuple. Ce fut, je l'imagine, la suprême douleur des der¬ niers représentants de la liberté en France ; après quoi toute douleur est un jeu. Ils se croyaient suivis d'un peuple dont ils possédaient l'âme. Pendant quelques jours, ils allèrent çà et là, le cherchant des yeux dans les carrefours et les places publiques. Où étaient les orateurs superbes à la barre des anciennes assemblées? Où étaient les forêts de piques dressées tant de fois, et les serments répétés par les quatorze armées, et cette nation magnanime que l'ombre seule d'un maître avait jetée si souvent dans le délire de la fureur? Où était la fierté? Où était l'indignation romaine? Com¬ ment, en si peu d'années, étaient tombés ces grands cœurs ? LE DIX-HUIT BRUMAIUK. 505 Nul écho ne répondit. Les Cinq-Cents ne trouvèrent que des visages étonnés, des esprits convertis subite¬ ment à la force, des incrédules ou des muets. Tout se dissipa en un moment; eux-mêmes semblèrent pour¬ suivre un rêve. A grand'peine purent-ils se défendre du ridicule d'une fidélité trop longue d'un jour à une cause perdue. Alors ils se dispersèrent et s'éteignirent avec le souvenir des grandes choses dont ils avaient été les té¬ moins ou les auteurs. En se voyant si légèrement reniés au grand jour, quelques-uns se renièrent; d'autres, plus forts, se roidirent, mais gardèrent le silence. Ame, con¬ science, vérité s'éclipsèrent. Ne demandez pas une autre cause de l'incroyable stérilité morale qui s'approche et s'étend sur les premières années du siècle. Et nous qui naissions vers ce temps-là, nous avons eu pour premier amusement à nos yeux, le tableau de ces grenadiers inaccessibles à la crainte, qui, fiers au¬ tant que dociles à la voix de leurs chefs, au roulement du tambour, au signal des épées, étouffèrent sous leurs pieds les dernières voix cle la Révolution. Que cette marche au pas de charge, calme, assurée, impertur¬ bable, nous paraissait belle ! nous l'égalions aux plus grands exploits du temps. Ce fut notre première édu¬ cation dans la justice, en entrant dans le siècle nouveau. Peu d'années après, toute une génération aurait pu avoir pour épitaphe l'inscription antique de l'esclave grec, et murmurer sous la terre : « 0 mon maître, tu m'as fait un tombeau de marbre; grâces te soient rendues! 506 LA RÉVOLUTION. A cause de cela je serai ton esclave dans la mort et jusque dans les enfers l. » II. EFFETS DE LA PANIQUE MORALE. — <( OURLIONS TOUT CELA. » Pendant ce temps que devenait le Directoire ? Sieyès, Roger-Ducos attendaient à la porte le succès de leurs trames. Barras, à la première parole boiteuse de Tal- leyrand, a rendu sa grande épée dont il avait menacé tant de fois les factieux; il donne sa démission. Restaient deux hommes d'honneur, Gohier et le général Moulins. Ils sont retenus prisonniers dans le Luxembourg par Moreaù, qui se ravale à ce rôle dans cette journée. Maintenant, si vous examinez de près le plan des conjurés, une première chose surprend. C'est combien, pour réussir, il a fallu d'artifice. Quand on voit d'une part la société harassée, transie de peur, et de l'autre cette gloire de Bonaparte à laquelle tout cède, il semble qu'il n'avait besoin que de dire : Me voici ! Au con¬ traire, que de détours, de déguisements, et aussi de fausses manœuvres ! A quoi bon réunir les deux assem¬ blées, pour se donner la peine et l'odieux de les disperser ? On le comprend difficilement. 1. Anthologie grecque. LE DIX-HUIT BRUMAIRE. 507 Bonaparte voulut faire avec modération la chose du monde la plus violente : renverser un gouvernement, une révolution. Sa modération ne tarda pas à l'embar¬ rasser; il se dépouilla de ce manteau, et fut poussé à plus de violences qu'il n'était nécessaire. 11 a cru que, pour se défaire des dernières assemblées de la Révolu¬ tion, il fallait les convaincre en plein jour; faute grave, presque incroyable chez un tel homme, et qui atteste un reste d'inexpérience dans l'art de soumettre un peuple. Toutes ses victoires furent près d'échouer devant la ré¬ volte de conscience des Cinq-Cents. Nul ne savait com¬ bien il est facile d'étouffer la liberté publique, à cer¬ taines heures. Celui qui voulait usurper ne le savait pas mieux que les autres; par les obstacles qu'il suppose, il s'en crée cle réels qui pensèrent le détruire dès le pre¬ mier pas. A ce point de vue, il est permis de dire que le 18 bru¬ maire a été mal conçu dans ses détails, puisqu'il n'est rien de pis au monde que de venir proposer, discuter son usurpation dans une assemblée ou douteuse ou en¬ nemie. En voulant se couvrir d'une apparence de droit, Bonaparte a été en danger de ruiner son entreprise dès le début; il fut obligé alors de recourir à la force brute , déchaînée, et de fouler le droit aux pieds, sous les yeux du monde entier. C'est donc par là que, mieux inspiré, il aurait dû commencer, puisque n'ayant rien à perdre du côté de la justice, il avait tout à gagner pour le suc¬ cès. Quand il s'agit de se défaire des conseils d'une na- S08 LA RÉVOLUTION. tion, un général, même chargé de victoires, n'a que faire à la tribune, surtout s'il veut convaincre. Une situation si fausse perdrait le plus grand des hommes; car jamais as¬ semblée ne se laissera persuader à la tribune de tomber aux pieds d'un seul. Ce qu'il faut alors, pour faire taire les orateurs, ce sont des tambours, non des harangues. Remarquez encore que le dernier jour de la Révo¬ lution devrait porter la date du 19 et non pas du 18 bru¬ maire, comme cela a passé en usage. Chaque événe¬ ment ne porte—t—il pas le nom du jour où le grand coup a été porté ? Pourquoi donc ici cette exception unique ? L'événement, était-ce les discours de Cornet, de Cor- nudet, ou tout au plus le décret de translation à Saint- Cloud ? Est-ce Là vraiment tout ce que rappelle l'époque dont je parle? Non évideimpent. Mais il fallait atta¬ cher les yeux de l'histoire sur les préliminaires, et les éloigner du lendemain. Car alors, les deux assemblées investies, le général se substituant à tout, l'expulsion des députés, le renversement de la Constitution, la journée de l'épée, tout cela n'était plus qu'un détail se¬ condaire dont la responsabilité revenait tout entière aux menées du Conseil. Il entrait dans le système de faire croire qu'il n'y avait eu aucune violence, que la force n'avait été que la conséquence des décrets réguliers des assemblées qui, seules, devaient rester chargées de cette date. Voilà l'intention secrète cle la surprise faite à l'histoire. Napoléon lui a commandé d'antidater l'évé¬ nement; elle a obéi. LE DIX-HUIT B R U M AIRE. 509 Aujourd'hui, la réflexion que je fais vient trop tard; nous continuerons de frauder l'événement sans nous en apercevoir. On comptait sur la complaisance des con¬ temporains en 1799; celle de la postérité s'y est jointe. Si l'on eût appliqué un art et une chronologie de ce genre à d'autres époques, il n'y aurait pas une journée de violence dans la Révolution. On n'aurait eu qu'à prendre pour date la veille de chaque événement, au lieu du jour même. J'ai osé montrer les vices d'exécution du .18 bru¬ maire, journée sacrée dans la plupart de nos histoires; j'en montrerai, d'autre part, la supériorité sur les coups d'état du Directoire. Ceux-ci, ai-je dit, laissaient tout en suspens. Au contraire, le 18 brumaire en finit d'un seul coup avec la vie publique. Après le premier moment d'inexpérience, quelle marche suivie dans tout le.reste, hardie, entreprenante vers le pouvoir absolu! Vous diriez que le génie de la vieille France pousse le géné¬ ral Bonaparte à refaire l'ancien arbitraire. Ce ne sont plus seulement les individus, ou même les partis qui sont extirpés, ce sont les lois politiques. Du premier coup elles disparaissent. Le jeune général s'assure ainsi, en un jour, quinze années de tranquillité; et pen¬ dant.ce long intervalle, pas une concession aux hommes de liberté, pas un instant cle trêve. Nul interstice ouvert par où puisse rentrer l'ancien démon des âmes libres. Si donc la première exécution du 18 brumaire prête à la critique, convenons que dès le lendemain les consé- 510 LA RÉVOLUTION. quences qu'il portait en lui-même furent tirées avec une rapidité, une suite, une science du pouvoir et un carac¬ tère qui ne se démentirent qu'en 1815. En quelques jours, la nation, privée de son droit politique, est de nou¬ veau dépaysée. Dans ce désert, elle suit, les yeux fer¬ més, son guide. Les écrivains prennent aussitôt leurs plumes pour célébrer cette œuvre magnifique. La pos¬ térité bat des mains; et les hommes de répéter, de siècle en siècle : Gloire! gloire! gloire ! La merveille fut la complicité de tous à s'aveugler. Dans le fait, tout le monde était également neuf pour la servitude. Ceux mêmes qui y couraient le plus vite, croyaient embrasser une forme nouvelle de liberté. Il y avait par delà ce moment de violence comme une terre inconnue, où chacun plaçait ses espérances les meilleures. Singulier penchant parmi nous, à croire que la violence n'amène pas la violence, mais la paix, l'ordre, la dignité, l'indépendance même. Il ne se passait plus un jour où l'on ne se rapprochât du pouvoir absolu, et l'on avait l'air de n'en rien savoir. Nul ne le crai¬ gnait, tant on était accoutumé à craindre autre chose. Les républicains constitutionnels étaient pris d'un froid délire : — « Asseyez-vous, citoyen Daunou, disait le gé¬ néral Bonaparte, écrivez. » Et Daunou, le républicain de la Gironde, s'asseyait et écrivait sous la dictée la Constitution de d'an VIII, qui anéantissait ses idées et ses espérances. Carnot fit plus; il accepta le ministère de la guerre. LE DIX-HUIT BRUMAIRE. 511 C'était son nom que l'on voulait, et non pas sa personne. Le ministère fut purement apparent, et Carnot se laissa prendre au piège. C'est pitié devoir le Romain de 1793 échouer en 1800 aux pieds du premier consul. Valait-il donc la peine de s'être opposé au 4 8 fructidor pour de¬ venir le ministre du 18 brumaire? 11 fallait bien que la chute ou l'aveuglement fût universel, pour qu'un tel homme ne put rester debout. Comment ne vit-il pas la chose la plus claire du monde, que Bonaparte avait besoin de couvrir d'un nom républicain l'anéantissement de la République? Napoléon s'était donné deux collègues, Cambacérès et Lebrun, qui n'avaient d'autre emploi que de masquer la toute-puissance d'un seul; leur médiocrité suffisait à rassurer. On lui savait gré de se voiler de ces om¬ bres, et de paraître croire qu'il ne pourrait faire traver¬ ser en un moment aux Français les extrêmes de la ser¬ vitude. Quand les hommes, après un etïort héroïque, se fa¬ tiguent du travail des âmes libres, et qu'ils sont tout à coup déchargés du soin d'eux-mêmes et de leur con¬ science, ils éprouvent un soulagement singulier. On avait plusieurs fois connu cet état de l'âme dans l'antiquité. Après des siècles de tempêtes civiles, les Romains avaient ressenti une paix profonde, une sorte de volupté béate, lorsqu'ils se dépouillèrent de leur conscience entre les mains d'un maître. C'est ce que le Bas-Empire a appelé « bienheureuse tranquillité, félicité des temps, beata 512 LA RÉVOLUTION. tranquillitas, félicitas temporum. » Car il ne s'est pas lassé de graver ces mots sur les médailles et ses monu¬ ments de tous genres. Les Français ont éprouvé quelque chose de semblable après le coup d'Etat de brumaire qui les affranchit du soin de veiller plus longtemps à leurs propres destinées. Ce temps, on n'en peut guère douter, est, sauf la dignité perdue, un des plus heureux dont les hommes aient gardé la mémoire. Ils goûtaient, sous le nom d'ordre, les prémices de la servitude, sans renoncer plei¬ nement, ouvertement aux illusions de la liberté. Des noms nouveaux cachaient le retour à de vieilles institu¬ tions. Las de se roidir, les esprits se détendaient et se reposaient peu à peu dans l'ancienne soumission, en con¬ servant quelques-uns des dehors des franchises d'hier; cela suffisait pour sauver au moins l'orgueil. Un grand inconnu les enveloppait; ils s'en autorisaient pour penser que ce qui avait commencé par la violence s'achèverait par la modération, peut-être même par la république. La Révolution n'ayant fondé dans les âmes aucun principe, on se berçait de contradictions; le vide naissait de toutes parts et n'inquiétait personne. Les armées acclamèrent d'une seule voix le 18 bru¬ maire, montrant, par là ce que la Révolution était de¬ venue pour elles. Voilà donc ce qui restait de tant d'innombrables serments prêtés sur les baïonnettes! Mais la désertion des armées à la liberté fut moins cho¬ quante que dans le reste de la nation ; car elles parurent LE DIX-HUIT BRUMAIRE. 513 obéir à un commandement et suivre encore la gloire. D'ailleurs, était-il raisonnable de chercher les principes dans les camps? Pourquoi demander aux soldats l'esprit civil qui ne se trouvait plus dans les citoyens ? Les fausses vues disparurent; la force se rallia à la force, le soldat à son général. N'est-ce pas l'ordre suprême? Quel plaisir pour un maître de sentir, sous ses pieds, l'âme orgueilleuse d'un peuple qui, tout à l'heure, défiait la terre et les cieux ! Qu'un général enivré de ses vic¬ toires s'impose à la nation qui l'adore, cela est dans l'ordre des choses. Que les armées qui avaient juré de vivre libres ou de mourir portent le maître sur le pa¬ vois, cela aussi se voit dans toutes les histoires. Mais que la nation ne sente pas le joug qui s'appesantit sur sa tête; que, loin d'en souffrir, elle l'accepte comme un bienfait et une délivrance; que les hommes de liberté, les Daunou, les Cabanis, les Grégoire, les Carnot, les Lafayette même, soient les premiers à glorifier l'acte de leur anéantissement ; qu'ils concourent à ce suicide ; qu'aucun pressentiment ne les éclaire; que l'évidence ne leur parle pas; que le tranchant de l'épée ne les avertisse pas, voilà le fait nouveau qui ne s'était pas encore rencontré à ce degré dans le monde. Quand la panique morale envahit un peuple, on est étonné de voir comment l'intelligence des bons est tout à coup liée et garrottée par des mains invisibles. Com¬ bien elle devient chétive et caduque aux prises avec les habiles de ce monde ! Elle se réduit pour ainsi dire à il. 33 514 LA RÉVOLUTION. rien dans tout ce qui ne touche pas immédiatement à la nourriture du corps. Et la divinité misérable qui se joue ainsi de l'esprit des hommes à de certains moments, a beau être païenne, elle vit encore ; elle s'appelle fata¬ lité. Ou plutôt, je ne puis guère douter que ce qui annula à ce point, en 1799, les générations contemporaines devant Napoléon, ce fut l'inconsistance de leurs idées. Lui seul est d'accord avec lui-même. 11 part du 18 bru¬ maire et il agit. Pendant que les autres se dépensent en conceptions contradictoires, son histoire est d'un seul bloc ; le commencement répond à la fin. Il a voulu les causes, il voudra les effets. Ici le nœud de la Révolution se délie par l'épée. "Vous voyez en même temps, dans le dernier acte, écla¬ ter et périr à la fois toutes les idées fausses qui s'étaient accumulées dans l'esprit français. Epreuve salutaire, si on savait la comprendre. Quelle chimère que celle des révolutionnaires, tels que Cabanis et Grégoire, qui féli¬ citent les conjurés cle brumaire d'avoir jeté la solda¬ tesque dans la tribune pour la sauver! Où est-il cet homme, tel qu'il se le figurent, qui étouffe la parole pu¬ blique pour l'affranchir? Où s'est-il jamais rencontré dans le monde? Les innombrables dupes du 18 bru¬ maire, c'est-à-dire presque tous les Français de 1799, en appelaient à un être impossible. Napoléon leur mon¬ tra un homme réel. Outre son génie, il eut tout d'abord sur ses contemporains l'avantage de la logique. Aussi, LE DIX-HUIT BRUMAIRE. 315 dès le premier pas, il mit le pied sur eux. Un monde fut écrasé, il n'en sortit pas même un gémisse¬ ment. Observez Sievès à cet instant. Que trouvez-vous en lui de l'homme de 89? La peur, la peur sordide occupe seule cette intelligence en ruine. Partout où est un ré¬ publicain, Sieyès croit revoir la Terreur. Son âme est pleine des fantômes de 93l, qui se réveillent après coup plus effrayants dans le rêve que dans la réalité; il les propage autour de lui. Il en a affolé le Directoire ; maintenant, il en assiège les consuls. Trop longtemps il a vu l'échafaud en perspective : sa pensée ne conçoit plus autre chose. A peine si, contre le revenant de Ro¬ bespierre, il se rassure sous l'épée de Bonaparte. Il avait voulu être le théoricien de la liberté ; par le 1. « Ceux qui veulent épouvanter par le mot de République citent toujours l'époque de 1793, comme si la République, en tant que gou¬ vernement, existait en 1793! La Convention elle-même n'entendait point être dans les conditions d'une république; elle refusa de mettre la constitution en vigueur; elle se plaça dans un régime provisoire qui fut terrible, parce que les provocations intérieures et extérieures du temps portaient le même caractère. Les émigrés ne parlaient que de pendre et de tuer. Louis XVIII, assez fin politique d'ailleurs, fai¬ sait des proclamations où, à travers quelques expressions mitigées pour le peuple, la mort était toujours en première ligne pour les membres de la Convention. « J'étais en 1795 à Vérone, où il résidait; il lança de cette ville une proclamation, où il ne parlait que de la punition des convention¬ nels. Est-il surprenant que ceux-ci, armés du pouvoir, aient usé de représailles? L'orgueil royal parlait avec fureur et mépris; la puis¬ sance du peuple répondait. » Mémoires inédits de Baudot, 516 LA RÉVOLUTION. fait, il devient le théoricien de la servitude. Sa consti¬ tution libérale se change sous ses yeux, dans ses mains, en préparation au pouvoir absolu; et il en est le prin¬ cipal instrument dans le sénat. Le premier consul lui donne la terre de Crosne, récompense nationale pour la flexibilité de son génie qui, sans paraître s'en aper¬ cevoir, transformait une république en monarchie abso¬ lue ; -cela aussi sembla la chose la plus naturelle du monde. Déjà l'opinion n'était plus capable de mépriser, et il devenait difficile à un homme cle se déshonorer. Ce que fait Sieyès, des milliers d'hommes le font comme lui. Les spectres de 93 sortent en foule de leurs tombeaux. A cette nouvelle, une grande nation effarée, muette, se réfugie contre eux à la discrétion de l'épée. Une fois que vous avez accordé à Napoléon le 18 bru¬ maire, il n'est guère raisonnable, en effet, de lui mar¬ chander le pouvoir absolu. De quelle argile vouliez-vous qu'il fût fait? Maître de tout, ne pas être tenté d'en abuser : quelle chimère ! Les contemporains jugèrent plus sagement de la prise invincible qu'ils lui avaient donnée contre eux ; ils comprirent qu'ils n'avaient plus rien à lui disputer; ils se cédèrent eux-mêmes. L'impression que fit le 18 brumaire dans le camp de la contre-révolution est énergiquement retracée par son écrivain, Mallet-Dupan : « En disposant militaire¬ ment de ce sénat fondamental et indissoluble, on voue à la risée tous les dogmes de 1789. » Paroles vraies en un sens. Qu'était-ce, en effet, que l'adhésion de la LE DIX-HUIT BRUMAIRE. 517 France aux journées de brumaire? L'aveu implicite que sa révolution politique était avortée, puisqu'on rentrait dans l'ancienne loi, d'après laquelle salut, progrès, vie, civilisation, avaient toujours dépendu de la puissance et de l'arbitraire d'un seul. Cette loi suprême de la vieille France redevenait la loi de la nouvelle. C'était donc la fatalité de la France de ne pouvoir marcher sans retomber en tutelle? Un choc si grand que celui cle la Révolution n'avait pu déraciner la tradition des légistes byzantins qui déjà se remettaient à l'œuvre. On allait donc revoir la forme impériale du pouvoir de Philippe le Bel, de Charles V, de Louis XIY, et peut-être de Charlemagne, puisque la nation n'avait pu prendre la robe virile. Sans doute, les hommes, les temps avaient changé ; les classes s'étaient brisées, nivelées, au moins dans les lois ; c'était là un grand résultat. Mais enfin, l'âme du droit politique était restée la même, puisque après des efforts si désespérés pour échapper au pouvoir d'un seul, on y rentrait de toutes parts, sans peine, sans répugnance, ou même avec joie, comme dans le refuge accoutumé où chacun allait abriter, en paix, ce qu'il avait acquis ou sauvé. Car les amis et les ennemis de la Révolution s'accordaient presque également à se réjouir d'un changement qui devait les tromper les uns et les autres. Le retour au passé convenait ainsi à tous par des raisons opposées. Quant à l'avenir, personne n'y songeait; on s'était épuisé à le chercher vainement; la 518 LA RÉVOLUTION. plupart demeuraient éblouis du présent comme s'il eût dû être éternel. C'eût été un prodige, si, après tant de prosterne- ments devant la force, dans tous les siècles, les historiens n'eussent, la plupart, porté aux nues le 18 brumaire; mais, ici, ils sont punis par un éternel mécompte. Leur pensée se heurte constamment à l'impossible; les événements les réfutent à chaque pas. Tout ce qu'ils annoncent se trouve faux ; ils se don¬ nent à eux-mêmes un perpétuel démenti. La loi morale effacée, c'est la substance même des choses qui semble leur manquer. Ils posent un principe, et ils ont horreur de la conséquence ; ils proclament la paix, c'est la guerre qu'ils déchaînent; ils annoncent un Washington, c'est un César qu'ils intronisent. Quand ils l'ont mis au-dessus des lois, ils veulent que celui auquel ils ont tout livré s'impose le frein dont ils l'ont débarrassé, qu'il soit humble, doux, débonnaire, assagi par la toute-puissance ! Je ne sache rien au monde, ni dans aucune histoire, de plus inconséquent, de plus fictif, de plus vain que la méthode par laquelle nous séparons le 18 brumaire de l'Empire. C'est là que notre étrange logique se dissipe en fumée et que notre échafaudage tombe en poussière. Fidèle à son point de départ, si Napoléon conti¬ nue Bonaparte; s'il est un seul et même être; s'il use contre nous de la verge que nous avons mise en ses mains ; s'il fait de son empire un long 18 brumaire; si LE DIX-HUIT BRUMAIRE. 519 du mépris de la loi auquel nous avons applaudi il s'élève au bon plaisir, du bon plaisir à l'orgueil, de l'orgueil au vertige, oh! alors, médiocres autant qu'insensés, nous commençons à nous étonner de cette logique du plus fort. Nous voudrions rester à moitié chemin de l'abîme, et de nos faibles voix nous crions : C'est assez ! Récrimination vaine. Il est trop tard. Il nous faut suivre dans le gouffre, bon gré, malgré, à travers le Consulat et l'Empire qui se confondent. Je sais bien qu'après avoir exalté le vainqueur dans la bonne for¬ tune, il nous reste à le renier dans la mauvaise. Mais nous ne prenons ainsi que l'opprobre; nous lui laissons la gloire. Quand des événements semblables s'accomplissent, non-seulement sans résistance de la part des contem¬ porains , mais encore avec leur complicité, tenez pour certain qu'ils sont destinés à reparaître, et qu'ils entre¬ ront plus ou moins dans la constitution de l'Etat. Car il faut avouer que la tentation doit être grande d'assujettir les peuples qui n'en gardent ni rancune, ni souvenir. Si, de plus, la conscience périt jusque dans l'histoire, alors tout périt. L'historien doit remplir au milieu du drame des événements l'office du chœur antique chargé de maintenir, de proclamer la justice en dépit de la bonne ou mauvaise fortune. Mais si, au lieu d'être le gardien des lois morales, l'historien achève lui-même de les abolir, en détruisant la conscience, il détruit la trame de la justice dans l'avenir encore plus que dans le passé. 320 LA RÉVOLUTION. Un républicain cles plus obscurs de la Convention, Ingrand, racontait 1 que, sous le Consulat, passant à Poitiers, il s'avisa de faire visite à son ancien collègue, Cochon l'Apparent, devenu, de conventionnel, préfet. Il le trouva entouré de solliciteurs, d'émigrés, de ci- devants, qui alors sortaient de terre. Le préfet eut d'abord l'air de ne pas reconnaître le modeste Jacobin. «Souve¬ nez-vous donc, mon cher collègue, disait celui-ci; nous faisions tous deux partie de la fameuse commission des Vingt-Quatre, qui provoqua tant de mises en arrestation ; c'est même vous qui insistiez le plus. — Ah ! oui ! in¬ terrompit le préfet; je vous reconnais parfaitement; mais oublions tout cela. Venez me voir quand je serai seul. » Et il le congédia pour toujours. « Oublions tout cela! » C'était, en effet, la pensée et le mot d'ordre de 1802. Oublions les hommes, les choses, les espérances, les serments et tout ce qui a ébranlé la terre. Congédions le passé, et qu'il ne reparaisse plus, même en songe. L'extraordinaire est qu'un tel ordre fût obéi, et sans difficulté. . Le premier effet de la servitude fut de séparer non- seulement les individus, mais les générations. Celles qui avaient vu la liberté étaient si différentes de celles qui ne l'avaient pas connue, qu'elles n'eurent bientôt plus entre elles rien de commun. Elles vivaient à côté l'une de l'autre sans se connaître, indifférentes l'une à l'autre, 1. Mémoires inédits de Baudot. LE DIX-HUIT BRUMAIRE. 521 n'ayant rien à se dire; et la première cause qui les divisait, est la dernière qu'elles eussent consenti à avouer. La pente cle la démocratie, en France, est de se dé¬ tacher de tous ceux qui souffrent pour elle; car elle les accuse de n'avoir pas réussi et leur"compte les défaites presque à l'égal d'une trahison. En oubliant ses martyrs, elle se délie de son principe. Que reste—t-il d'elle alors? non plus un parti, mais un élément, tempête, vent, caprice, dont tout le monde s'empare au gré de l'am¬ bition ou des hasards de chacun. C'est ce que l'on vit sous le Consulat; la démocratie avait oublié ses morts en peu d'années. Il resta d'elle un nom, un vêtement, un masque, une force vague, pour couvrir les projets qui lui étaient le plus opposés, noblesse nouvelle, cen¬ tralisation, pouvoir absolu. De la démocratie politique rien ne survivait plus que la capote grise. Beaucoup d'esprits avaient été emportés par le peu¬ ple, comme par un océan, au delà de leur nature ordi¬ naire; puis le peuple se retira, en oubliant sa cause; et les esprits qui s'abandonnèrent à lui demeurèrent échoués, naufragés, sans pensée, et, qui pis est, sans souvenir. Chez les Romains, toutes les institutions bienfai¬ santes étaient attribuées par les prolétaires au roi Ser- vius. Il en arriva de même de Napoléon; il devint le roi Servius de la Révolution française. Comme, dans les colonnes antiques, les bas-reliefs 522 LA RÉVOLUTION. qui montent clans la nue aboutissent à une seule fi¬ gure que les autres semblent porter au ciel ; de même, dans l'esprit des peuples, les diverses journées de la Révolution française ne semblèrent qu'un grand pié¬ destal à Napoléon Bonaparte. Alors on fit cette décou¬ verte, que la Révolution n'avait pu créer encore un peu¬ ple de citoyens, mais seulement un peuple de soldats. Après cela, croirait-on que le dernier républicain, en France, fût l'homme qui avait ouvert les états géné¬ raux de 1789, Necker1? Quand les parvenus de la Ré¬ volution n'aspiraient plus qu'à devenir chambellans, c'est le ministre de Louis XVI qui trace le plan d'une répu¬ blique démocratique. Il montre aux Français que le mo¬ ment de la monarchie tempérée est passé pour eux; qu'après tant de stériles efforts il ne leur reste que deux issues, ou la république, ou le despotisme; et il les adjure de préférer la république. Cet ouvrage, le plus élevé de Necker, se perdit en 1802 clans l'acclamation universelle qui saluait le pouvoir absolu. Il n'y avait plus de républicains pour le lire. A cles hommes qui avaient déjà tant oublié, il parut un anachronisme inexplicable. Le ministre de Louis XVI rappelait aux Français leurs innombrables serments à la liberté ; ce souvenir impor¬ tun sembla une accusation. Les plus modérés répondi¬ rent par l'injure, puis l'indifférence mit fin aux ou¬ trages. Napoléon seul se souvint; il punit le père dans la fille. !. Dernières vues de politique et de finance. 1802. LE DIX-HUIT BRUMAIRE. 523 Par piété filiale, Madame de Staël, en parlant de cet ouvrage, en 1817, en atténue le caractère. Elle n'ose avouer qu'il s'agit d'un plan de « République démocra¬ tique. » Il y allait de la mémoire -de son père. Qui eût souffert, en 1817, l'idée d'un Necker républicain? Chez les anciens, aucun historien n'approuve le 18 brumaire de César, le passage du Rubicon. Ceux qui écrivent sous les empereurs, par exemple Florus, Suétone, Plutarque, ne transigent pas sur ce point. N'est-il pas surprenant que des écrivains païens, sous les Césars mêmes, aient montré cent fois plus de con¬ science que nos écrivains chrétiens? La servilité n'é¬ touffa pas chez les anciens le gémissement de la con¬ science après la dignité perdue 1. Chez nous, tout a été effacé en un moment; ils ont pris soin de la dignité humaine, nous en avons fait litière. 111. e concordat. La Révolution n'avait pas modifié un seul dogme; mais elle avait tenté d'établir une garantie en établis— I. Caesaris furor.... quodam quasi diluvio. Florus, lib. iv, p. 328. — Nullobono more triumviratus invaditur./Wtf., p. 288. — Quis pro dignitate rei ingemiscat? Ibid-, p. 328-336. 524 LA RÉVOLUTION. sant que chacun fît les frais de son culte. J'ai pu voir encore un prêtre presque centenaire qui allait, la besace sur l'épaule,^recueillir les dons des croyants et vivait de l'autel. Il apparaissait sans parler à la porte de cha¬ que chaumière; les paysans lui donnaient un morceau de leur pain de seigle qu'il mettait dans sa besace. Telle fut, dans nos campagnes, la première forme de l'Église renaissante. Elle ressemblait à celle des apôtres, après que la terre avait tremblé et que le voile du temple s'était déchiré. Mais que cette ressemblance dura peu ! Qui n'eut cru que la séparation de l'Église et de l'État, ce principe essentiellement moderne, déjà établi dans la démocratie d'Amérique, accepté par la Réaction même, devait au moins s'enraciner chez nous? Mais non. Dans la pente qui entraînait à leur ruine toutes les ré¬ formes, celle-ci fut la première à disparaître. Elle datait pour nous de 1795; elle était le mot d'ordre du monde moderne; le premier consul l'efface d'un trait de plume le 18 germinal an X; et après cela, où s'arrêter? La re¬ ligion n'est plus qu'une partie de la haute et de la basse police ; la conscience est remise sous la main et le scellé de la politique. Nul ne peut prier son Dieu sans en avoir l'autorisation de l'État, et il n'autorise que les anciennes croyances qui ont la sanction du temps ; d'où l'impossi¬ bilité de rien innover clans la vie religieuse. C'est la mort que l'on régularise. Toute croyance qui n'est pas salariée, tout dieu qui n'est pas fonctionnaire est supprimé ; et ce changement LE DIX-HUIT BRUMAIRE. 825 s'accomplit dès qu'il est commandé. Pas une âme ne résiste. Les cultes, tenus pour officiels, se réjouissent que d'autres soient rendus impossibles; et, ce qui con¬ fond, est que ce régime de spiritualité, sous la surveil¬ lance continue de la police, ait pu s'appeler le régime de la liberté des cultes, tant la notion en avait été promptement extirpée. Le clergé esclave devant le souverain, souverain devant la conscience; l'Église despotique aux mains d'un despote, voilà le concordat. Quelle massue dans la main d'Hercule ! mais aussi elle peut se retourner contre lui. Le discours de Portalis qui sert d'introduction au concordat de 1802 est l'origine de ce catholicisme de convention, que personne n'a vu, fabuleux, libéral, con¬ ciliant, sans ordres religieux, sans couvents, sans ultra- montanisme, sans théocratie, presque sans pape, pure imagination d'un homme de loi qui sert les vues d'un grand capitaine. Que parlons-nous encore d'utopies? La première utopie est celle du concordat. En voici la signification réelle. Dans la politique, la Révolution revenait à César; dans la religion, elle re¬ vient au pape. La France n'avait pu, parmi le chaos qu'elle venait de traverser, dégager sa personne morale au milieu des traditions antiques dont elle était investie. N'ayant pu trouver en elle-même, dans sa conscience, son centre de gravité morale, elle restait, en partie, le satellite de Rome. C'est là ce qui se lit à chaque ligne de cette convention. 526 LA RÉVOLUTION. Ainsi se montra une chose clont l'enseignement ne devrait être perdu pour personne, je veux dire un peu¬ ple qui, après s'être proposé pour but la philosophie, la raison pure, se trouvant incapable de l'atteindre ou de se maintenir à cette hauteur, retomba, en un moment, au cœur même du moyen âge, sans ferveur et sans foi. D'où vous pouvez, ce semble, conclure que dans l'état actuel de l'espèce humaine, si vous présentez à des masses d'hommes la vérité sous sa forme nue, elles peu¬ vent bien un moment se passionner pour la suivre. Mais, bientôt, incapables de la saisir et de la posséder sous cette forme abstraite, elles s'en dégoûtent; et si vous ne leur laissez, au moins, le fil de leur tradition, elles res¬ tent suspendues dans le vide, et ne tardent pas à être précipitées clans l'ancien ordre de choses. Soit enthousiasme, soit audace, les Français avaient méprisé tous les degrés intermédiaires du christianisme; ils avaient prétendu s'élancer du fond même des super¬ stitions romaines jusqu'à la possession de la vérité nue, sans passer par aucune des tentatives de réforme où d'autres nations s'étaient arrêtées. Ils ont voulu fran¬ chir d'un seul bond l'enceinte, non-seulement du ca¬ tholicisme, mais du christianisme. Dans ce gigantesque effort, l'intervalle s'étant trouvé trop grand, ils ont manqué la route. Des hauteurs les plus hardies de la philosophie moderne, ils sont retombés en un clin d'œil dans la dévotion byzantine, de Voltaire à Pie VII, de l'encyclopédie au concordat. Encore une fois Phaéton a LE DIX-HUIT BRUMAIRE. 527 été précipité, en un moment, de l'Empyrée dans l'Erèbe. Même chose arrivera, je le crains, toutes les fois qu'à des peuples possédés par une ancienne religion vous présenterez, pour la remplacer, la raison dépouil¬ lée de tout mystère. Les peuples se figureront, pendant un peu de temps, qu'ils marchent sur vos traces; bientôt cet effort les lassera. Au moment où vous croirez les avoir gagnés à ce que vous appelez la vie nouvelle, tournez la tête en arrière ; vous les verrez ensevelis dans leurs anciens tombeaux. Déjà le clergé constitutionnel a disparu; le clergé de l'ancien régime se relève seul. Le Vicaire savoyard de la constitution civile se repent et abjure sa philoso¬ phie. Du travail d'idées, qui devait enfanter un nouveau monde moral, que reste—t-il? Quelques délimitations géographiques dans la démarcation des diocèses; voilà ce que nous sommes réduits à appeler l'Église nou¬ velle et la conquête de la Révolution dans l'ordre reli¬ gieux. Quant aux cultes dissidents, lorsque après des siècles ils reparurent librement en France, cette liberté n'eut presque aucun effet de rénovation sociale pour nous. Le protestantisme reparaissait, en effet, avec la fiction de l'égalité des cultes ; mais, en dépit de cette fiction, combien l'infériorité était immense pour lui! Défense lui était faite de se répandre par le prosély- " tisme. Qu'est-ce donc que la liberté d'une croyance à qui il est interdit de se communiquer? Où étaient les 528 LA REVOLUTION. synodes, les assemblées qui s'étaient maintenus dans leur indépendance jusqu'au fond des grottes des Cé- vennes ? Dans le vrai, les réformés sortaient de terre, brisés, mutilés, par deux siècles d'oppression. Que reste-t—il de ces indomptables huguenots qui avaient juré d'arracher la France à l'idolâtrie romaine, à la « captivité de Babylone ? » Désormais, ils sont trop heureux d'être tolérés, sans bruit, sans éclat, sans au¬ cune des espérances passées. Et, en effet, depuis ce temps-là, qui a entendu par¬ ler du protestantisme? Combien son tempérament s'est trouvé changé! Satisfait d'être surveillé, qu'il est loin de vouloir régner ! Je dirai même que l'épreuve l'a trop adouci, trop annulé; à peine s'il se plaint des coups qu'il reçoit. L'ilotisme où il a été réduit pendant deux siècles lui a trop bien appris à se contenter de vivre, sans ambitionner de reconquérir ce qu'il a perdu. Que le retour du catholicisme, en 1802, est diffé¬ rent ! Il revient dès le premier jour, la tête haute, se faisant gloire de ses persécutions; car les années de terreur où il a été relégué, remplissaient alors toutes les oreilles de la renommée de ses martyrs. Au contraire, les deux siècles et demi d'oppression, d'avanies, d'exil, de tortures, d'extermination des réformés, n'occupèrent pas une pensée. Ainsi le catholicisme, avec le concordat, rentre, non en suppliant, mais en maître. Il va bientôt le faire voir à son restaurateur lui-même. LE DIX-HUIT BRUMAIRE. 529 IV. QUE RESTE-T-IL, EN 1802, DE LA RÉVOLUTION POLITIQUE ? Napoléon a prétendu qu'en 1802 il était libre de choisir entre le catholicisme et la religion réformée, que la nation l'eût aveuglément suivi clans le choix qu'il eût fait1. Nous venons de voir le contraire; la France s'était déjà liée. Ajoutons que le catholicisme seul entrait dans le plan et la logique des desseins du général Bonaparte; s'il eût poussé la France à de pro¬ fondes innovations dans la religion, il eût été en contra¬ diction et en révolte avec lui-même. Descendez au fond de sa pensée, vous verrez qu'il avait pour idéal l'empire de Constantin et de Théoclose ; et cette tradition, il la tenait de ses ancêtres, comme tous les Gibelins italiens. J'ai déjà montré ailleurs 2 1. « On croirait difficilement les résistances que j'eus à vaincre pour ramener le catholicisme. On m'eût suivi bien plus volontiers si j'eusse arboré la bannière protestante. « 11 est sûr que sur les ruines où je me trouvais placé, je pouvais choisir entre le catholicisme et le protestantisme ; et il est vrai de dire encore que les dispositions du moment poussaient toutes à celui-ci. » Mémorial de Sainte-Hélène, t. v, p. 289. 2. Voir mes Révolutions d'Italie, page 481. il. 34 530 LA RÉVOLUTION. que c'était un instinct de race qu'il apporta en nais¬ sant. Au lieu de tendre à l'émancipation religieuse de la conscience individuelle, il se représentait toujours un pape dont il eût été l'empereur et le maître ; conception qui n'est autre chose que l'idée des Gibelins et des glossateurs du moyen âge. De ce mélange du génie italien et du génie français, se forma cette logique extraordinaire par laquelle il refoula si aisément la France jusque dans les institutions politiques de Char- lemagne. Celui qui portera cet élément nouveau dans l'histoire de Napoléon verra ce qu'il y a de plus étrange dans ses projets s'éclairer d'une lumière inattendue. Tout ce qui est dans la tradition gibeline, latine, byzantine, se re¬ trouve dans Napoléon, comme tout ce qui manque à Napoléon manque également à la tradition gibeline du pouvoir politique et religieux. Lorsqu'il rêve pour lui l'avenir, c'est toujours le monde obéissant d'un Théodose, d'un Justinien, tel que se le représentaient les imagi¬ nations impériales au moyen âge. Quant à la liberté moderne, elle était pis qu'un anachronisme au milieu de pareilles conceptions; elle ne pouvait lui sembler qu'un caprice chez les peuples et un piège à sa puis¬ sance. Cet homme, si profondément moderne par tant de côtés et qui redevint par tant d'autres un prince du moyen âge, un Carlovingien (et c'est trop tôt s'arrêter, il faut remonter à Byzance) ; ce César qui est à la fois LE DIX-HUIT BRUMAIRE. 531 Charlemagne, antique et féodal; ce cortège de ducs, de comtes, de barons, nés d'une révolution niveleuse; voilà autant d'énigmes qui déconcertent le monde, im¬ possibles à déchiffrer si l'on s'arrête à la surface. Ces mêmes contradictions s'éclairent, s'expliquent, se rem¬ plissent de lumière si, conformément à l'esprit de noire temps qui fait entrer l'influence originaire de race dans toute question, vous découvrez, dans Napoléon, kr transmission des caractères natifs que lui ont lé¬ gués ses aïeux impérialistes de Florence. A bien des égards, par sa superstition césarienne de la Monarchia del mon do, il est à son insu l'exécuteur testamentaire des plans chimériques de Dante, qu'il n'a pas lu; il en redevient le contemporain. Exigera-t-on de Dante d'avoir, dès le xive siècle, les idées de la Révolution française ? A la place de Napoléon, mettez pour un moment, comme beaucoup de gens le voulaient, Moreau, Hoche, Joubert, ou Bernadotte; et pesez la différence, non- seulement de génie, mais de nature. Aucun de ces hommes de pure race française n'eût trouvé, dans ses archives de famille, la tradition innée de la monarchie romaine, universelle. Est-ce Hoche ou Joubert qui au¬ rait apporté, en naissant, la vision du grand empire, sans frontière, sans limite, qui ne consent pas même à être borné par l'Océan? Aucun d'eux, évidemment, n'aurait rencontré les conceptions encore plus extraor¬ dinaires que grandes de Napoléon. Le sang italien cou- 532 LA RÉVOLUTION. rant de veine en veine, depuis les partisans de Frédéric Barberousse et de Henri VII jusqu'aux Bonaparte gibe¬ lins du xvri siècle, pouvait seul produire ce colosse de gloire et de vertige qui nous étonnera, nous éblouira, nous troublera, jusqu'à ce que nous en ayons vu et compris enfin la cause historique. En rétablissant triomphalement le catholicisme , il est donc certain que Napoléon donna à son autorité la base nécessaire. Ce qu'il avait surpris au 18 brumaire, il le consacra par le concordat. Après avoir dompté les volontés par la force, il les apprivoisa par la religion. Tout cela part d'une même pensée. Les théologiens s'étonnaient de la sûreté de coup d'oeil du jeune général en matière religieuse. Je le crois volontiers. 11 avait parfaitement discerné, du pre¬ mier regard, que le catholicisme était une pièce né¬ cessaire de l'autorité telle qu'il la concevait; il ne trou¬ vait que là cette discipline des esprits dont il voulait faire la règle de l'ordre politique. Le concordat fut sa visite aux sables cle Jupiter Ammon. C'eût été,une contradiction mortelle pour lui d'aider les hommes à conquérir la liberté individuelle de con¬ science, lorsqu'il se proposait de les assujettir à sa vo¬ lonté seule. S'il eût poussé la France au protestantisme, il eût daté son pouvoir du xvT siècle, et non pas, comme il le comprenait, de l'ère des Césars. . Un empereur gi¬ belin et protestant, répugne à la nature des choses. Dans cette forte prise du pouvoir absolu, il faut LE DIX-HUIT BRUMAIRE. 833 pourtant dire où il s'abusait. Un point le trompa. Ce furent les prétendues libertés de l'Église gallicane. Son génie manqua ici de pénétration : il ne vit pas que ces libertés, dont il voulait faire un esclavage, avaient péri comme toutes les autres. Il s'engagea sur cette frêle surface qui se rompit sous ses pieds ainsi qu'il ar¬ rivera à tous ceux qui l'imiteront sur ce point. Il crut garrotter l'Église à son char par les quatre articles de Bossuet dont l'Église ne voulait plus; ces articles qui limitaient la papauté n'étaient qu'un leurre. 11 ne tarda pas à s'en apercevoir. C'était le côté faible de l'Empire. Pour ramener la terre sous le joug de Constantin ou de Théodose, que fallait-il? D'abord restaurer avec le catholicisme la pa¬ pauté, puis se substituer à elle; le pape n'eut plus été qu'un patriarche dans la main de l'empereur. Napo¬ léon eût présidé, comme Constantin, des conciles de Nicée. 11 eût possédé l'autorité absolue sur les âmes comme sur les corps. Tel était le but. Pour y atteindre, les moyens ne va¬ laient rien, puisqu'il s'appuyait sur l'Église gallicane qui n'était qu'une ombre. C'est là qu'il prit pour la pre¬ mière fois l'apparence pour la réalité. D'un côté, il voulait ne rien changer au dogme; de l'autre, il voulait ramener violemment l'Eglise à l'état de dépendance où elle était au ine siècle, sous les empereurs de Byzance. Dans ce chemin, n'ayant aucune des audaces d'es¬ prit d'un novateur ou d'un réformateur, il rencontra 834- LA RÉVOLUTION. l'anathème et l'excommunication qui l'arrêtèrent court. De ce moment, son édifice manquait de base, et il ne put lui en trouver une autre. Pour ramener le monde au temps de Constantin, il fallait refouler au IIIe siècle la société politique et la société religieuse. De ces deux conditions, Napoléon ne put remplir que la première. L'Église, en restant enracinée dans le moyen âge et la papauté théocratique, lui barra la route et l'empêcha de rentrer dans l'idéal byzantin. Ne pouvant dès lors s'appuyer ni sur Rome, ni sur Byzance, ni sur le monde moderne, il se trouva que sa construction ne reposait que sur lui seul, et qu'elle de¬ vait durer et tomber avec lui. Dans le fond, il prétendait deux choses contradictoires : l'une, que le pape restât le chef de la catholicité, l'autre, qu'il devînt le chef du pape. Quand la tiare était à terre, il n'osa pas la relever, et la mettre sur sa tête. Cet homme de tant d'audace dans les affaires de ce monde n'eût plus repré¬ senté le génie de la tradition latine, s'il eût montré une témérité égale dans les choses de l'esprit. Déjà la figure d'airain de Napoléon nous échappe; nous l'altérons, nous la changeons au gré de nos pensées amollies. En dépit de nous, la fable se forme, se développe sous nos yeux. Dans les poëmes du moyen âge, Attila n'est plus le marteau de Dieu; il devient un chevalier er¬ rant, mélancolique, qui va priant de moutier en moutier. Charlemagne n'est plus le vainqueur et le baptiseur des Saxons dans un fleuve de sang ; il est toujours « plorant LE DIX-HUIT BRUMAIRE. 335 sur sa barbe florie, » au milieu de ses pairs. Par une transformation de ce genre, Napoléon deviendra-t-il le représentant et le précurseur débonnaire de l'ère des gouvernements représentatifs ? Laissons à Attila son fléau, à Charlemagne ses capitulaires, à Napo¬ léon ses décrets. Ne confondons pas l'histoire et le poëme. Vous avez vu la Révolution de 1789 éclater pour échapper au joug de la tradition byzantine et romaine,, sous la double forme du pouvoir politique et religieux. En 1802, le chaos se débrouille, la lumière se fait; exa¬ minez le dénoûment. Cette même tradition que l'on croyait avoir rompue est rétablie; ce même joug que l'on croyait brisé est réparé sous un autre nom ; et c'est ce que le premier consul appelle « consolider définiti¬ vement les résultats de la Révolution. » Chose bien plus extraordinaire, le sophisme de l'ambition d'un grand capitaine devient le jugement de l'historien et le leurre d'une partie de la postérité. La logique du despotisme fait partie du génie de Napoléon. Quand nous la lui ôtons par une flatterie posthume, nous le défigurons sans le servir. Notre histoire est plus belle que ne la font les histo¬ riens, puisqu'elle renferme la logique qu'ils lui refu¬ sent et que voici : 11 y a eu deux grandes conquêtes qui ont laissé leur empreinte sur nous, l'une par les Romains, l'autre par les Franks. La Révolution française a affranchi la nation •536 LA RÉVOLUTION. de la conquête des Franks ; celle des Romains subsiste encore. La Révolution française ayant échoué sur les deux points principaux, la religion et la politique, il en ré¬ sulta que le génie français n'avait pu s'émanciper de Rome; qu'à ces deux points de vue, la masse de la nation, les Gaulois, étaient restés captifs et serfs des Romains, sous la forme de César et du souverain pon¬ tife. Ce qui continuait de régner dans les Gaules, c'était la tradition césarienne par l'empereur et le pape. Parvenus à ce moment, vous voyez la France, sortie du pouvoir absolu, y rentrer à grands pas, et le cercle de fer qu'on avait cru brisé se fermer de nouveau. Entre ses Tarquins et son César, elle avait connu à peine quelques années d'une république tumul¬ tueuse. De 1792 à 1804, les Français ont parcouru tous les degrés politiques que les Romains ont mis des siècles à parcourir entre l'époque des. Tarquins et l'époque des Césars. Cette vaste étendue de l'histoire romaine, ces-trans¬ formations, ces différences absolues de mœurs, de lois, de régimes ont été resserrées chez nous en douze ans. Les mêmes hommes ont vu en France, sans sortir de la jeunesse, et les vieux Tarquins dans l'ancien régime avant 1789, et la république des Gracques dans celle de Saint-Just, et l'empire de Justinien dans celui de Napoléon. LE DIX-HUIT BRUMAIRE. 537 Une croissance si violente et de si prodigieux chan¬ gements qui, chez les Romains, avaient rempli des siècles et qui, chez nous, se précipitèrent pendant une seule génération, dépassaient les forces humaines ; celles-ci parurent épuisées au sortir de ce travail où l'enfance touche à la virilité, la virilité à la vieillesse, Rome à Byzance, les Tarquins aux Césars. Les Français, en 4 789, avaient rencontré pour obstacles trois grands faits qu'ils s'étaient proposé de vaincre : le pouvoir absolu, le catholicisme de Rome, la centralisation administrative. L'orage passé, au com¬ mencement du siècle, vous voyez ces trois grands faits reparaître et se relever de toute leur hauteur : le pou¬ voir absolu avec le premier consul, le catholicisme ro¬ main par le concordat, la centralisation par l'administra¬ tion nouvelle. L'esprit latin de Rome vieillie se retrouve en tout. L'ancien fleuve, après avoir traversé le lac et y avoir déposé une partie de son limon, reparaît à l'autre extrémité et reprend son ancien tempérament. Un droit civil très-développé et un droit politique nul ou seulement apparent, tel avait été le caractère du monde de Byzance; vous découvrez avec étonnement que le même caractère se retrouve encore chez le pre¬ mier peuple latin après dix-huit siècles. Les Français, depuis 1804, croyaient avoir sauvé la Révolution, parce qu'ils■ avaient les cinq codes; ils faisaient le raisonnement des Byzantins qui croyaient, eux aussi, avoir sauvé Athènes et Rome et l'âme héroïque Ô38 LA RÉVOLUTION. de la civilisation, parce que Justinien leur avait accordé le Digeste et les Pandectes. Les anciens laissaient aux peuples conquis, leurs lois civiles, sachant bien que la souveraineté n'est pas là. Qui eût pensé que la Révolution ne devait garder que ce que les conquérants eux-mêmes accordent aux vaincus ? Vous n'eussiez jamais deviné qu'après tant de jour¬ nées immortelles les Français ne retiendraient que ce qui ne leur avait été disputé par personne, le droit privé. En réalité, que reste-t-il alors de la Révolution po¬ litique ? Un idéal, un drapeau, quelques mots de justice qui flottent sur l'abîme, et où sont attachés les yeux du genre humain. Jamais plus grand naufrage et plus rayonnants débris. Trois paroles laissées en héritage au monde et des millions d'hommes morts vainement pour elles, cela aussi est sublime. Ne comparez pas, d'ailleurs, la compression de l'esprit humain sous Napoléon à celle du Ras-Empire. 11 restait, clans celui-ci, une vie municipale, partout ré¬ pandue , qui permit au monde de respirer ; vous n'en trouveriez pas l'ombre dans le régime inauguré en 1800. Y a-t-il des révolutions atrophiées, comme cela arrive dans les organisations végétales ou animales ? Au commencement de ce siècle, la Révolution est un monument à demi ruiné , aux prodigieuses assises, abattu en quelques jours sous la main d'un conquérant; LE DIX-HUIT BRUMAIRE. 539 mais dans ses immenses fondements, cette Babel laisse voir encore, çà et là, le plan que la postérité achèvera, si elle sait profiter des expériences accumulées ici et sté¬ riles jusqu'aujourd'hui. V. l'empire romain et l'empire de napoléon. Après le gigantesque travail de 1789 à 1800, que voyez-vous? Une idée étrangère, italienne, gibeline, celle de l'empire du monde, envahit, domine tout; elle s'assied au faîte et règne. La Révolution française, inachevée, s'arrête à la moitié de l'œuvre, n'ayant pu trouver encore sa forme. Napoléon occupe ce vide énorme et le remplit de son nom. Quand un peuple a fait le vide en lui-même, il devient nécessairement la proie de la force et du hasard. Napoléon, à Sainte-Hélène, a fait son apologie en faisant celle de César. Le passage du Rubicon lui rap¬ pelle le 18 brumaire ; il cherche à se persuader, et il se persuade, en effet, qu'après avoir renversé toutes les lois, César était au-dessus des reproches, parce qu'il avait conservé toutes les formes extérieures et les noms même, sénat, consuls, tribune aux harangues. Espérait- il se tromper ainsi? Non; il n'en avait pas besoin. Mais 840 LA RÉVOLUTION. le sophisme que les hommes avaient accepté de sa bouche, il voulait le consacrer par la complicité de l'an¬ tiquité. Singulière conspiration de ces sophistes souverains qui se transmettent l'un à l'autre les mêmes subtilités royales à travers les temps ! Que ne se contentent-ils de dominer le monde ! Le malheur est qu'ils veulent encore son adhésion. Il ne leur suffit pas que leurs sujets soient soumis, ils les veulent convaincus. C'est trop peu qu'on plie le genou si l'intelligence ne se plie à son tour. Alexandre ne se contente pas de régner sur le monde grec ; il faut qu'on adore en lui le fils de Jupiter Ammon. Depuis ce moment, les hommes se mettent à adorer des hommes : première chute cle l'antiquité. César ne se contente pas d'être le maître du monde romain; il veut encore que l'on voie en lui le libérateur des hommes. Depuis ce temps, le sophisme césarien aveugle la terre, jusqu'à l'entière énervation du monde antique. De même Napoléon ne se contente pas de mettre la terre à ses pieds; il veut encore que sa domination abso¬ lue et le silence qui l'accompagne aient été l'avènement, de la liberté moderne, et qu'il soit le fils resté fidèle et légitime, non de Jupiter Ammon, mais de la Révolution. C'est l'honneur des Grecs d'avoir discuté Alexandre tant qu'ils ont vécu ; jamais ils ne se sont ensevelis dans sa gloire. On rencontre encore des hommes après Alexandre. Le contraire est arrivé chez les Romains. LE DIX-HUIT BRUMA1 LIE. 541 Après César, pendant un siècle, il ne se trouve plus personne. Un homme remplace un monde; c'a été la fin de l'antiquité. Napoléon, qui prisait tant les Romains, détestait les Grecs. 11 me semble que je viens d'en donner la raison principale, dont il n^se rendit jamais compte. César et Napoléon voulaient tous deux la même chose, le pouvoir absolu. Mais voici en quoi les moyens qu'ils employèrent furent différents. César ne put songer à restaurer les institutions du passé, parce que ces insti¬ tutions étaient la liberté. Napoléon, au contraire, revint, par l'imitation de Charlemagne, au moyen âge, parce qu'il avait le despotisme derrière lui. Qui aurait pu lire dans les années suivantes, jus¬ qu'en 18ii, aurait vu, sur le fond persistant de la tra¬ dition latine du Bas-Empire, quelques apparences de liberté bientôt effacées et dont la nation perdait de plus en plus le souvenir. Il aurait pu croire au retour de la civilisation riche et servile desSéleucides après Alexandre, des Romains sous César; mais cette comparaison l'eût trompé. Le monde devait échapper au César moderne par une issue que personne n'entrevoyait. 542 LA RÉVOLUTION. VI. LE PEUPLE COURONNÉ. Si je recherche quel était le danger dont les Césars romains avaient le plus à se défier, je m'aperçois d'abord qu'ils n'avaient rien à redouter du côté du peu¬ ple ; car les plébéiens de l'antiquité étaient fascinés par ce pouvoir nouveau qui se donnait pour une partie d'eux-mêmes. Incapables de discuter une mémoire telle que celle de César, ils voyaient dans chacun de ses successeurs leur maître, et dans leur maître leur tri¬ bun. Une sorte de magie s'ajoutait à la gloire du nom; cela les jetait clans une stupeur pareille à la fascination du drapeau de pourpre, qui pétrifie lé taureau dans le cirque. Le peuple asservi adorait, dans le prince, le peuple couronné; et le maître de Rome pouvait tout dire ou tout oser, sans risque de lasser jamais la pa¬ tience clu plus grand nombre. C'était là le principe des empereurs. Sauf les embûches particulières, il n'y aurait donc eu aucun danger public pour le prince, si nulle autre force n'eût existé que celle de la masse des citoyens. Cette masse, ayant perdu la conscience, l'estime d'elle-même, se sentait juste assez de cœur pour écraser ce qui était à LE DIX-HUIT BRUMAIRE. 543 terre. Comment la pensée aurait-elle pu lui venir, à elle si annulée, de renverser son divin représentant? Cette idée ne se présentait jamais. Aussi, dans toute l'antiquité, n'y eut-il pas de phé¬ nomène plus surprenant que celui-ci. On vit en un jour, comme par enchantement, le peuple le plus remuant de la terre se calmer subitement et devenir le plus docile, le pl us patient sous la main de César et de ses succes¬ seurs. Ce calme étrange se démentit à peine pendant des siècles : les émeutes ne se font plus au forum, mais dans les camps. Il n'y eut plus de trace de révolution populaire dans le monde romain. Une seule force subsistait encore, l'armée. C'est elle qui avait passé le Rubicon, c'est elle qui avait détrôné le peuple et le sénat : elle seule faisait le prince, elle seule pouvait le défaire. Pourtant, si le danger était là, il faut encore une grande attention pour discerner, dans la vaste étendue de l'empire, le point où le César était le plus menacé. En y réfléchissant, vous trouverez que ceux qui avaient le plus d'intérêt à un renversement, étaient les légions les plus éloignées de Rome, qui, placées aux fron¬ tières, dans les contrées les plus reculées de l'empire, loin des caresses du prince, ne connaissaient de la guerre que les dangers, sans les récompenses réservées aux familiers. Voilà le point noir que devait incessam¬ ment observer, à l'extrémité de l'horizon, un empereur romain digne de commander. §44 LA DÉVOLUTION. C'étaient les légions des Gaules, d'Espagne, de Ger¬ manie, de Syrie, qui disposaient de Rome; c'est par elles que se firent ou défirent tour à tour Néron, Galba, Othon, Yitellius, Yespasien. En sorte que vous pouvez dé¬ duire, comme une règle, que chez les anciens, dans le monde des premiers Césars, le point faible pour eux était à la circonférence, non au centre : toujours en péril d'être renversés par un mouvement d'ondulation qui, parti d'une des extrémités de l'empire, finissait par refluer sur le centre et par emprisonner le maître du monde dans sa capitale. Au milieu de ce flux et de ce reflux des révolutions par les armées, le peuple manquait toujours davantage ; d'où il s'ensuivait que des révolutions de soldats ne produisaient jamais que le même gouvernement mili¬ taire; et les formes du pouvoir absolu ne changèrent ja¬ mais moins que dans le temps où l'on vit le plus de changements de princes. Voilà l'expérience de l'antiquité. Si vous l'appliquez à l'histoire de Napoléon, il semble d'abord que tout dif¬ fère entre son empire et celui des Césars antiques. Ce¬ pendant, malgré les différences, il reste encore assez d'analogies pour que la loi établie plus haut reparaisse dans l'empire de 1804 à 1814. En premier lieu, nul danger d'une révolution à l'in¬ térieur; le peuple disparu ou fasciné en un moment; toute opposition devenue odieuse au grand nombre; le gouvernement fermé, muré cà toute idée libérale, et LE DIX-HUIT BRUMAIRE. 545 n'étant que mieux aimé. Le péril, pour Napoléon, ne vint jamais' du dedans; son empire n'eût jamais croulé, de son vivant, par les difficultés intérieures, s'il eût pu seulement s'assurer contre le dehors. Mais il y eut un temps où toutes les armées du con¬ tinent, moins la Russie, étaient dans les mains de Na¬ poléon ; c'est alors qu'une certaine analogie se montra avec l'empire romain et que le péril commença. Les armées d'Espagne, de Prusse, de Suède, d'Autriche, se révoltent : ce premier ébranlement se communique à la circonférence, elle pèse de plus en plus sur le centre. Chaque jour le cercle se resserre; le moment vient où l'Empereur ne possède plus du monde que Fontainebleau. Alors la ressemblance avec la destinée des premiers Césars est visible. Tout le génie du monde ne pouvait l'empêcher. VII. COMMENT LE' DROIT POLITIQUE A PÉRI DANS L'ANTIQUITÉ. Il faut toujours souhaiter à un parti vaincu d'avoir des exilés. C'est par eux que se maintient dans son inté¬ grité le principe même qui fait la force de ce parti. C'est par les exilés qu'au moyen âge, malgré la victoire il. 35 S46 LA RÉVOLUTION. des adversaires, était maintenue dans son énergie pre¬ mière la cause soit des Guelfes, soit des Gibelins. On trouverait mille exemples qui démontreraient cet avantage pour un parti, d'avoir dans sa défaite un corps nombreux de proscrits; car ceux-ci ne subissant, en quoi que ce soit, l'autorité nouvelle, peuvent reparaître et ramener l'ancien étendard, tel qu'il s'est conservé dans l'exil, lequel a, avec le tombeau, le privilège unique de conserver intacte toute pensée qu'on lui confie. Les historiens n'ont pas remarqué une chose impor¬ tante : c'est que les proscrits de César, en demandant leur grâce et leur rappel, tuèrent eux-mêmes leur cause. Ils détruisirent le principe de leur parti, en s'humiliant devant la fortune de celui qui l'avait renversé. Par leur adhésion à César, ils légitimèrent l'usurpation de César, si elle peut être légitimée. En refusant de souffrir plus longtemps pour le droit, ils firent qu'il y eut un interrègne, une suspension dans la tradition de la justice. Il y eut un moment où, tous s'étant rangés à la volonté du plus fort, le droit ne fut plus représenté par personne en aucun lieu de la terre. Dans ce "moment, il périt; et, avec lui, périt le principe vital de l'antiquité. Yoici un autre effet de l'adhésion vraie ou simulée des vaincus à César. Cet effet se fit sentir immédiate¬ ment dans les affaires publiques. L'ancien parti républi¬ cain, les vaincus de Pharsale ayant/tous demandé au vainqueur ce qu'ils étaient obligés d'appeler leur grâce, LE DIX-HUIT BRUMAIRE. 547 et ayant eu le malheur de l'obtenir, furent accablés eux et leur cause par ce bienfait. Le peuple vit en eux des hommes chargés des dons de César et qui ne respiraient que par lui. Lorsque, lassés, rebutés par les humilia¬ tions qu'il leur fallait dévorer chaque jour, ces mêmes hommes tuèrent César, le peuple ne comprit rien à cette action. La conscience humaine se trouva bouleversée dans les masses, au moment où elle était la seule lu¬ mière qui leur restât. La multitude ne put voir que des meurtriers dans les hommes qui payaient les bienfaits de César en lui donnant la mort. Ce fut le cri, le sentiment instinctif de la foule. Si César était criminel, pourquoi les Pom¬ péiens ont-ils recherché sa clémence ? S'il n'était pas criminel, pourquoi l'ont—ils tué, eux qui lui devaient la vie? Tout l'ancien génie de la République succomba, ce jour-là, devant ce cri de l'instinct humain. Ainsi, ce qui restait, par hasard, de conscience dans le monde, ne servit qu'à amnistier le despote et à condamner les libé¬ rateurs. C'est alors vraiment que tout fut perdu. Il en eut été autrement, sans doute, si le parti de la République eût accepté la proscription avec la fierté d'hommes qui sentaient qu'ils emportaient avec eux la bonne vieille cause. Dans quelque coin de terre qu'ils eussent été relégués, bien des regards se seraient tournés vers eux du milieu même de Rome. Sous l'oppression de César, il serait arrivé plus d'une fois que les citoyens 548 LA RÉVOLUTION. se seraient dit à voix basse, sinon dans le forum, au moins dans le secret du foyer domestique : « C'est en vain que César a tout envahi. La République est de¬ bout dans le cœur des exilés. Elle vit avec les consu¬ laires, les tribuns, les préteurs qui, à Rhodes, à Mity- lène, jusque dans le fond des déserts d'Asie et d'Afrique, ont refusé de saluer une coupable victoire. » Et après la chute de César, lorsque les défenseurs de la liberté publique eussent reparu dans Rome, ils auraient eu une force invincible pour rompre avec la mémoire de César. L'ayant combattu vivant, ils étaient naturellement armés pour le poursuivre mort. Tout le monde eût compris une situation si grande, si forte, si magnanime ; l'éloquence d'Antoine, vraiment invincible, quand il montrait dans les meurtriers de César les favoris de César, eût été en pure perte. Qui eût songé à opposer le testament du dictateur à des hommes qui n'auraient cessé un seul jour de protester contre lui? La nature eût été d'accord avec la liberté publique. Le droit rapporté intact de la proscription eût gardé assez de vigueur pour germer de nouveau dans Rome. La République aurait pu renaître. Mais, encore une fois, ceci suppose que le droit subsiste sans éclipse dans certains cœurs; et nous ve¬ nons de voir que c'est précisément ce qui a manqué le plus. L'acte de Brutus s'est tourné contre lui, parce que les peuples se sont dit : « Brutus était chargé des bien¬ faits de César, et Brutus a tué César. Ne suivons pas LE DIX-HUIT BRUMAIRE. 549 Brutus. » Ici la nature s'est trouvée en contradiction avec la liberté. Celle-ci a péri dans l'acte exécuté pour la rétablir. C'est dans les lettres de Cicéron que vous pouvez suivre, jour par jour, ces dernières défaites de la con¬ science publique. Cicéron sert d'entremetteur entre les vaincus et le maître. Il couvre ses faiblesses en se don¬ nant des imitateurs. Il embauche ses amis, et les ramène au plus fort. Il obtient cles grâces, et ne se doute pas qu'il perd ceux qu'il prétend sauver. Les sollicitations des proscrits, après le Rubicon, pour rentrer à Rome, leurs supplications montrent qu'ils n'avaient plus eux-mêmes la conscience du droit. Lorsque tous ceux qui avaient combattu l'usurpation de César devinrent ses suppliants, ils jetèrent à ses pieds le droit, la justice. Pour la rétablir, il était trop tard aux ides de mars. La trace en resta perdue, et ce fut la fin de l'antiquité. Ce qui sauva le sentiment, du droit politique en France, et le perpétua de 1800 à 181i, c'est qu'il se trouva toujours un certain nombre d'hommes qui res¬ tèrent loin des yeux de Napoléon, et échappèrent à sa fortune et même à ses bienfaits. Ceux-là surent entre¬ tenir en eux-mêmes quelque ombre de liberté et d'es¬ pérance, sans qu'on pût les accuser de renier un bien¬ faiteur; ils ne mirent pas en opposition le droit et la nature. Le général Lafayette, Benjamin Constant, Royer-Collard, Carnot, Chateaubriand et quelques in¬ connus attendaient l'avenir en silence. Dans un isole- 580 LA RÉVOLUTION. ment qui ressemblait à l'exil au milieu de la patrie, ils conservaient non-seulement l'idée, mais la langue du droit. Le moment venu, ces lueurs rares se propa¬ gèrent; le flambeau se ralluma, il courut de mains en mains. On put voir comment se produit le phénomène de la renaissance d'un peuple à la vie publique; la France, encore une fois, parut sortir d'un songe. LIVRE VINGT-QUATRIÈME. SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. I. LA LITTÉRATURE AU SORTIR DE LA RÉVOLUTION. LE VIDE MORAL. Deux ouvrages inconciliables, encore plus inégaux, portent l'empreinte des dernières années de la Révolu¬ tion exténuée, Obermann et le Génie du christianisme. L'un et l'autre aboutissent aux deux extrémités opposées du monde moral; par cela même, ils renferment tout l'homme au sortir de la Révolution. Dans Obermann, je reconnais l'homme qui a suivi, sans dévier, la tradition des philosophes du xviii6 siècle. Fidèle à leurs systèmes, il a marché devant lui à travers mille obstacles; et maintenant, au moment de recueillir le fruit de tant d'efforts gigantesques, il s'arrête; la force lui manque; une immense lassitude l'empêche d'atteindre le but. Il y touche peut-être ; un pas encore, et il arriverait au terme de ses désirs inextinguibles. Mais ce pas, il est incapable de le faire. Le vide d'un 552 ' LA RÉVOLUTION. effort infini se trahit sous chacune de ses paroles. L'es¬ prit. nouveau qui devait créer clés mondes nouveaux se repaît de sa propre impuissance; il la contemple; il l'admire; et, comme autrefois il s'enivrait de sa force, il s'enivre de sa stérilité. Un Voltaire sans sourire, un Rousseau sans passion, un Diderot sans chaleur et sans entrailles, l'ombre grande encore, mais exténuée du xvnie siècle qui surgit et s'efface parmi des ruines, sur les sommets des Alpes glacées, est-ce donc là ce qui reste du débordement de vie, du chaos de lumière d'où devait surgir l'avenir moral? Obermann, est-ce toute une génération qui, en 1800, disparaît sans bruit, sans éclat, dans l'inanité de ses songes magnifiques; monde d'espérances, d'at¬ tentes frustrées, qui s'affaisse sans retour? Oui. Le sentiment profond d'une entreprise avortée, cet aveu d'impuissance, de défaillance morale, de stérilité irré¬ médiable qui semble la parole creuse de toute une époque de bruit, voilà ce cju'Obermann lègue à ses suc¬ cesseurs. Et vous verrez tout une suite d'hommes de génie se repaître de ce thème d'impuissance; le même senti¬ ment d'inanité, de stérilité incurable, deviendra, chose extraordinaire, l'âme de toute une littérature nou¬ velle. Le même verbe de mort accueillera l'une après l'autre les générations qui surgissent. Vous verrez les Obermann, les René, les Ghild-Harold, puiser inces¬ samment dans le même vide sans fond. Étrange inspi- ■ SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 553 ration, qui, par-dessus toutes choses, se fera gloire de ses défaillances et de son inanité. L'immense Révolution française avorte, en 3 800, dans le sable aride, sans avoir pu enfanter la vie libre et spirituelle. Toutes les conceptions des poètes, pendant un demi-siècle, sembleront une personnification répétée de ce vide moral. Au reste, le livre qui a saisi les esprits est le Génie du christianisme : il marque la nouvelle époque, et voici quelle contradiction il apporte avec lui. Tandis qu'en Allemagne, la renaissance de l'esprit littéraire s'ac¬ complit. par les idées les plus hardies, chez nous au contraire, c'est l'esprit de réaction qui inaugure la lit¬ térature nouvelle. Le Génie du christianisme de Chateau¬ briand, qui commence la révolution littéraire, est la con¬ damnation de la révolution politique, philosophique, que l'on vient de traverser. Ainsi, l'inspiration qui subsiste après la Révolution française est l'œuvre par laquelle cette révolution est répudiée. Ouvrez le livre qui va retremper l'imagination fran¬ çaise, vous n'y trouverez aucune des idées du monde moderne. Au contraire, la guerre déclarée aux révolu¬ tions, aux innovations ; un coloris étincelant pour rendre la vie aux choses mortes ; de grandes témérités dans les formes du langage, et une horreur religieuse, systéma¬ tique de toute nouveauté, de tout progrès, de toute hardiesse dans le fond et dans l'esprit ; un admirable sentier couvert de fleurs, pour rentrer clans le moyen S54 LA RÉVOLUTION. âge; le Vicaire savoyard redevenu, après ses transfor¬ mations révolutionnaires, l'émule, l'imitateur de Bossuet et de Beliarmin; un artifice continuel de tours inatten¬ dus, qui flattent en vous un. dernier désir de change¬ ments ; et aussitôt après les séductions, le voile de l'Église qui se baisse de haut en bas et vous enveloppe dans le sanctuaire gothique, de manière à ne plus vous laisser d'issue. La nature même, dans sa vie immortelle, n'est plus qu'un témoin et un argument du passé ; elle semble n'avoir de valeur que comme un hiéroglyphe du moyen âge. Ce qu'il y a de plus jeune, de plus spontané, sert ainsi de cortège à ce qu'il y de plus suranné. La rosée du matin n'est plus belle parce qu'elle marque la trace de l'Éternel vivant, mais parce qu'elle a été foulée par les pasteurs d'Égypte. Nous ne voyons plus l'univers par nos yeux, mais par ceux des peuples de l'ancienne Alliance. Il faut que l'oiseau qui vient de naître dé¬ pose aussitôt de je ne sais quelle antiquité. Nous ne laissons aucun des êtres à sa place, dans son ingé¬ nuité première : ils sont tous pour nous comme les ca¬ ractères phonétiques d'un vieux livre dépareillé. L'ouvrage qui date la renaissance de l'imagination en France, étend ainsi un voile gothique sur la nature même; tous, nous naissons à la vie nouvelle de l'es¬ prit dans ce magnifique sépulcre blanchi. Comment n'aurait-il pas séduit, dès le premier jour, les Français de 1800, si bien préparés par la réaction SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 535 des années précédentes? Tous nos préjugés y sont en quelque sorte divinisés, principalement celui qui nous tient le plus au cœur et qui consiste à confondre le christianisme et le catholicisme, si bien que nous n'éta¬ blissons aucune différence entre les époques diverses de l'histoire religieuse; c'est pour nous un grand tout con¬ fus que nous appelons unité. Chateaubriand mêle et confond dans le même mo¬ ment toutes les époques du christianisme, le temps de saint Jérôme et celui de l'abbé Maury, les protestants Leibnitz, Newton, et les ultramontains Bellarmin, Aqua- viva. Il décrit un christianisme qui, en réalité, n'a été nulle part; mais cette chimère splendide nous attire, nous séduit. Nous suivons d'abord ce beau monstre littéraire qui nous amuse ; en supprimant la progression de l'histoire, il nous dépayse au milieu des temps. Ces vieux siècles restaurés et déguisés nous surprennent comme des nouveautés. Dans le même moment, où de Maistre nous forge des liens plus étroits, Napoléon pré¬ pare le Concordat. Les chaînes de (leurs que nous nous donnons librement en 1799 deviendront, le lendemain, les dures chaînes de la nécessité. Comme il y a, d'ailleurs, dans cette résurrection des choses mortes, un vide profond et une secrète impos¬ sibilité, ce néant se trahit dans le personnage de René. Cette histoire que Chateaubriand donne comme le témoi¬ gnage vivant de l'efficacité de ses doctrines, est, au con¬ traire, la preuve évidente de leur impuissance. Ce qu'il S56 LA RÉVOLUTION. appelle le vague des passions n'est bien souvent que le vide. Qu'est-ce que ce héros qui ne sait ni aimer, ni haïr, ni croire , ni douter, ni édifier, ni renverser, ni vivre, ni mourir? Il n'est grand que par son immense ennui. Obermann n'a rien su faire de sa philosophie ; René ne fera rien davantage de son catholicisme. Les pensées nouvelles se dissipent sans rien produire; les anciennes reparaissent après avoir perdu leur raison d'être. Des deux côtés, même impuissance, même inuti¬ lité de l'effort. Après un gigantesque espoir, tout re¬ tombe, tout s'efface. La vieille nature serve reparaît, en 1800, au fond des âmes que tant de forces déchaî¬ nées n'ont pu encore ni renouveler, ni réparer, ni éteindre. Les jours ont succédé aux jours; le sang a coulé comme l'eau ; et rien n'est changé dans le fond du vieil homme. N'y a-t-il pas là quelque motif d'ennui? Dans tous ces beaux poèmes énervants, si souvent imités, la France et l'Europe sonnent creux, comme un ancien tombeau, sous le sabot du cheval de bataille de Napo¬ léon. La vie n'en surgit pas encore. SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 557 II. POURQUOI LES ÉCRIVAINS N'ONT PLUS L'INFLUENCE QU'ILS EXERÇAIENT AU XVIIIe SIÈCLE. Vous demandez pourquoi les écrivains du xixe siècle n'ont plus sur leur nation la prise qu'avaient sur elle les écrivains du xvnT? La raison en est simple. Les idées les plus vraies, les plus justes font peur aujourd'hui. On y aspirait de toutes parts avant la Révolution. Toute l'histoire, depuis 1789, est renfermée dans ce vers : Qusesivit ccelo lucem, ingemuitque repertà. Nos pères cherchaient la lumière; et nous, nous gé¬ missons de l'avoir trouvée. Au xvine siècle, toutes les classes aspiraient à la même vérité; elles couraient au-devant des idées, elles avaient soif de lumière. Le même écrivain était ainsi l'organe de la société entière, noblesse, bourgeoisie, peuple, qui avait même curiosité, même ambition du vrai. Montesquieu, Voltaire, trouvaient autant d'écho chez les grands que chez les petits. Une société une encore permettait au génie une domination universelle. À mesure que Rousseau écrivait, ses idées passaient du duc de Luxembourg à M. de Malesherbes, de celui-ci 358 LA RÉVOLUTION. à Madame Roland, à Garnot. La même pensée circulait dans tous les rangs ; la gloire n'était pas un mot. Depuis la Révolution, chaque condition, chaque parti s'est fait sa petite vérité exclusive, hors de laquelle point de salut. Exprimez-vous une de ces vérités? Vous êtes aussitôt condamné par tout ce qui a placé ailleurs son étendard. Chaque degré de richesse et de pauvreté a son système d'idées sur lequel la parole et l'éloquence ne peuvent avoir aucune prise. On a telle pensée, non parce qu'elle est tenue pour assurée, mais parce qu'on appartient à telle condition de fortune où elle est en usage. Pour savoir ce que les hommes pensent, je n'ai plus besoin d'interroger leurs âmes; il me suffit de sa¬ voir à quel étage ils vivent. De bas en haut, je découvre ainsi tous les divers systèmes de philosophie ou de croyance. Montrez-moi votre habit; je saurai d'avance quelle est votre manière de concevoir l'ordre des mondes, depuis notre planète jusqu'à l'étoile de Sirius. Voilà le vrai supplice de l'écrivain au xix° siècle. Quoi de plus misérable, de plus borné, déplus contraire à la liberté de l'esprit, que d'être parqué dans une con¬ dition et rejeté aussitôt de toutes les autres ! La pensée ne se dilate plus en vertu de sa force naturelle, et il n'y a plus d'écrivains nationaux. Que de grands hommes dans leur parti sont à peine connus des autres ! Le remède à ces difficultés est de s'abstenir de penser; car c'est la pensée qui nous divise; et le moyen de vivre en paix est de se préoccuper uniquement du SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 559 coloris qui n'inquiète ou ne scandalise personne. C'est ainsi que les littératures sont peu à peu amenées à renon¬ cer aux idées et aux sentiments, parce qu'ils deviennent des obstacles, et à se renfermer dans la couleur seule ou dans la forme, terrain neutre où la vie est commode. Tout ce qui ébranle fortement les âmes finit par causer un véritable effroi à ceux qui aspirent à une domination quelconque par l'art d'écrire. Ils commencent par éviter la pensée comme une cause de discrédit; bientôt ils n'ont plus besoin de ces précautions : la pensée, en se retirant d'elle-même, fait la moitié du chemin et leur épargne la peine de la fuir davantage. Il s'en faut bien d'ailleurs que la Révolution ait émancipé l'esprit des Français, autant que nous le croyons. Il y a aujourd'hui plus d'idées convenues et obligées dont il n'est pas permis de sortir, qu'il n'y en avait au xviii" siècle. Un écrivain se sent des chaînes qu'il n'avait pas alors. Depuis que la terre a tremblé, on a élevé à la hâte, par impatience et par peur, une immense digue de lieux communs, de sophismes, de phrases banales que personne n'a examinées et que l'on est sommé de res¬ pecter, sous peine d'être suspect de vouloir ramener le déluge. Cet échafaudage n'existait pas pour les écrivains du xvme siècle ; ils pouvaient jeter un regard assuré sur les hommes et sur le monde. Nous avons remplacé les choses sacrées par les choses convenues. La servitude est-elle moindre pour être volontaire? '4 560 LA RÉVOLUTION. Sans doute, un Français peut se risquer dans les grands sujets que La Bruyère disait nous être inter¬ dits; mais un Français trouve tant de fantômes de bon goût qui obstruent l'entrée, tant de points auxquels il n'est pas permis de toucher,, tant de phrases tenues pour sacrées, qu'il est obligé de rester à la surface. Ou, s'il veut pénétrer plus avant, ce n'est plus seulement la Bastille qui l'attend; c'est la clameur, la réprobation, la haine de ceux qu'il vient troubler dans la possession et la propriété péniblement acquises des subtilités ou des non-sens où ils ont juré de passer leur vie. Chez les gens du monde, la raison s'excuse d'exister. Le premier philosophe est celui qui fait état de ne plus penser. En dépit de nos révolutions, la vie de l'écrivain qui sert la vérité et ne veut servir qu'elle, est restée aussi difficile en France qu'en aucun pays du monde. Pour oser, il faut qu'il se séquestre de tout, qu'il renonce à tout. C'est là une des persuasions que je dois à l'expé¬ rience. Peut-011 reprocher aux écrivains de ne pas tous accepter cette destinée? Ce serait cruauté. La plupart passent la seconde moitié de leur vie à racheter les vé¬ rités hardies qu'ils ont affrontées dans la première. Ni liant, ni Fichte, ni Schelling, ni Hegel, n'auraient pu professer publiquement, en France, les audacieuses propositions qui ont changé le monde moral; ils auraient été arrêtés dès la première parole. Je ne conseillerais à personne d'enseigner trop sérieusement l'hébreu. SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 561 III. s'il est impossible d'empêcher un peuple de penser? comment périt la philosophie. Spinoza, qui vivait en Hollande, sous un régime de liberté, était convaincu qu'il est impossible d'opprimer la pensée; peut-être ceux qui ont vécu sous des gou¬ vernements absolus ont-ils le droit d'avoir une opinion contraire. Ceux-là doivent être frappés de voir combien il est vrai que l'homme est un roseau pensant, comme il est facile de le ployer à tous les vents et de le flétrir à sa racine. Assurément, il est]difficile cl'ôter la liberté inté¬ rieure aux hommes qui ont appris à en user; mais je tiens qu'il n'est pas trop malaisé d'amener, pendant un certain temps, une grande masse d'hommes à ne pas penser du tout; et, dans cette léthargie, la question de liberté disparaît elle-même, faute de sujet. Je voudrais montrer par quelle transformation un peuple peut être conduit à renoncer à penser ; je crois que l'on verrait que le premier degré est le sophisme , puisqu'il est la première altération de l'intelligence. La pensée n'est plus autorisée à se produire qu'à la condition de se soumettre à certaines maximes imposées, il. 36 562 LA RÉVOLUTION. Plutôt que de se taire et de s'évanouir, elle fait un effort immense pour se plier à cette servitude ; elle se déforme, elle se déprave dans cet effort; à la fin, elle y périt. L'activité morale devient alors une fatigue insupporta¬ ble, dont chacun cherche à s'exempter; et s'il est diffi¬ cile d'empêcher de penser les peuples qui y sont accou¬ tumés, il est cent fois plus difficile de forcer à penser ceux qui l'ont oublié ou désappris. Le phénomène de l'engourdissement de l'esprit s'est vu de 1800 à 1814. Ceux qui ont vécu en ce temps-là se rappellent que la réponse du public à toute idée, à toute impression nouvelle, était : « Je ne comprends pas. » La nation la plus intelligente du monde ne pou¬ vait plus supporter le poids d'une idée; la littérature de cette époque est tout entière dans cet étrange phéno¬ mène. Quand l'âme se retire d'une société, toutes les sources morales s'en retirent à la fois. La science des lois de l'esprit, la métaphysique, disparaît la première; elle semble une folie. L'homme, désorienté, vide de sa conscience, la cherche dans la physique, dans la chimie, dans les mathématiques, seules sciences qu'il consente encore à respecter. C'est bien; qu'il cherche encore. Il s'est perdu, à ce point qu'il ne se retrouvera que dans la douleur. Jusque-là, qu'il se pèse dans les gaz et s'évapore avec eux. Les Allemands, dans la philosophie, avaient détruit le principe de la certitude métaphysique ; mais ils avaient SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 563 laissé subsister la conscience morale sur laquelle ils pré¬ tendaient tout rebâtir. D'autres gens sont venus; ils ont extirpé la conscience, et le monde s'est trouvé dans le plus beau néant qui se verra jamais. La philosophie de l'esprit n'est possible que dans un temps où l'âme générale est répandue dans un peuple. Si elle tarit, la philosophie tarit en même temps. C'est son honneur de ne pouvoir exister que lorsque la con¬ science de l'humanité est vivante. Socrate était bien à l'aise pour parler de l'âme ; elle rayonnait de partout en Grèce, des hommes, des cho¬ ses, des marbres même. J'ai montré ailleurs1 Kant, contemporain de la Con¬ stituante, Fichte de la Convention. A la chute universelle de la conscience, qu'est-ce qui répond? Le matérialisme, ou plutôt le nihilisme ; d'où ce principe généralement et hautement admis, que, pour faire un sacrifice quelcon¬ que à une idée ou.à une cause, il faut être mystique. Quand l'homme tombe, il se trouve toujours un système pour l'encourager à tomber davantage. La théorie le punit ainsi de s'être laissé déchoir. Rede- vient-il esclave? La théorie annonce qu'il est fait pour l'esclavage. Cesse-t-il de penser? Elle déclare que sa na¬ ture est de végéter. S'endort-il? Evidemment, il n'a point d'âme. Ce ne sont pas des livres qui referont l'âme humaine, 1. Voir Allemagne et Italie, philosophie et poésie, p. 175. 864 LA RÉVOLUTION. voilée et disparue. Elle se retrouvera, elle se démontrera à elle-même en agissant. De grandes actions qui re¬ mettront l'homme à sa place, seraient seules capables de changer les vues et les idées sur la nature humaine. Jusque-là, comment croire au libre arbitre, quand il n'y en a plus d'exemple, et que chacun suit proces- sionnellement sa voie sous son capuchon de plomb? On croit forcément à la nécessité d'une autre vie pour l'âme, quand 011 la sent ici qui déborde par-des¬ sus le vase et qui a besoin de s'épancher dans une meil¬ leure coupe. Mais comment prouver l'immortalité, quand l'âme tarissante ne remplit pas même la capacité de cette vie? Montrez-moi un acte moral collectif; j'en ferai un système. Sinon, non. Refaites quelque part une con¬ science, et vous aurez bientôt refait une philosophie. Si tous les astres se voilaient à la fois dans l'univers, que deviendrait l'astronomie comme science d'observation? Les mathématiques pures la soutiendraient dans l'esprit de quelques sages ; mais la plupart des hommes la nie¬ raient, ne voyant plus le ciel étoilé sur leurs têtes. Quelquefois la langue d'un peuple se glace subite¬ ment dans sa bouche; les mots les plus sacrés ont perdu leur accent; ils ne résonnent plus. Alors, pour vous faire entendre, vous êtes obligé cle hausser le ton, comme si vous parliez à un peuple sourd. C'est ainsi que les langues se déforment. Pour leur rendre la vie, l'accent, ce n'est plus assez du génie des écrivains : il SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. G6S faut des événements qui réveillent l'âme des peuples et leur ouvrent les oreilles. Chateaubriand eut beau forcer sa voix au commencement du siècle, la littérature n'en fut pas renouvelée. Il fallut, des quatre bouts de la terre, les trompettes du jugement dernier, en I8IZ1 et 18.15, pour tirer l'âme des Français de son prodigieux assoupissement dans la gloire. IV. SI NOUS DÉTRUISONS TOUT CE QUE NOUS RÉFUTONS. Nous croyons trop aisément qu'une vérité devient mensonge, dès qu'elle a cessé, de nous plaire ou de nous servir. Nous faisons ainsi dépendre les choses éternelles de notre caprice, de notre inattention ou de notre peur. Mais elles se jouent de notre inconstance; et elles con¬ tinuent de planer, touj ours semblables et sereines, quand même nous ne les voyons plus. Que de livres, de conceptions sublimes ont cessé d'être compris pendant un certain temps ! On pouvait croire que c'en était fait, et que le jugement était pro¬ noncé sur eux. Le moyen âge rencontrait les statues grecques, et il n'avait pas de sens pour elles : il les re¬ gardait sans les voir. De même, la Renaissance clas¬ sique a passé devant le moyen âge et a méprisé ses ca- 666 Là RÉVOLUTION. thédrales. Il y a eu de longues époques où personne en Italie n'avait plus un regard pour Dante. Existait-il moins? Et Homère? qu'était-il devenu au xvine siècle? On le mettait fort au-dessous de ses imitateurs. L'homme, quand il s'abaisse, ou seulement quand il change de place dans le temps, perd la faculté de per¬ cevoir certaines vérités : elles deviennent trop hautes, ou sont trop inclinées à l'horizon, ou trop lointaines. Elles n'ont plus de rapport sensible avec lui ; et, parce qu'il ne les aperçoit plus, il se figure qu'il les a détruites et que son souffle les a effacées pour toujours. La peur surtout rend l'homme aveugle d'un aveu¬ glement volontaire. Que de pensées nous croyons avoir abolies pour ja¬ mais, seulement parce qu'à un certain moment nous avons cru qu'elles contrariaient nos intérêts et diminue¬ raient notre avoir! Nous en avons détourné la vue; mais elles se rient de nos reniements. Elles luiront plus belles sur nos tombeaux. Ce que l'esprit humain a produit avec maturité, avec indépendance, l'esprit humain ne peut réussir à l'anéantir entièrement par humeur, par faiblesse ou par pusillanimité. Il est incapable de détruire ses créations. Nous ne pouvons abolir un atome de matière ; combien moins un atome moral, idée, philosophie, poésie, reli¬ gion ! Nous croyons mettre tout cela en poussière ; il y a un point qui nous résiste, et c'est ce point qui devient l'avenir. SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 367 Ne prenons pas notre humeur pour la règle absolue et le jugement dernier. Ne dites pas : Nous avons dé¬ truit, tel jour, Platon, Aristote; tel autre, Descartes, Leibnitz, Kant. Combien de pensées, que l'on croyait éteintes depuis des siècles, ont reparu sous l'incubation d'un autre soleil ! Germes de vie qui se cachent où il leur plaît,, qu'il est impossible d'anéantir, qui restent suspendus dans l'atmosphère morale, et viennent à éclore sous une autre forme, quand l'heure est arrivée ! Qui peut dire qu'il a fait le vide complet dans son intelligence? Personne. Ceux qui croient y être parvenus se trompent. Us ont laissé subsister, je ne sais où, un obscur sentiment, moins que cela encore, un désir, le rêve d'un rêve, une habitude, une réminiscence d'en¬ fant. C'est avec cela que se repeuplent les mondes. y. COMMENT LA TRADITION ET LA LANGUE DU DROIT ONT ÉTÉ CONSERVÉES DANS L.'EXIL. Ce n'est pas le hasard seul qui veut que, lorsqu'un peuple est abattu et que l'interdit est mis sur son intel¬ ligence , il se trouve des bannis qui par delà la fron¬ tière continuent de rester au foyer de l'humanité, et rapportent plus tard dans leur patrie le jugement de la 568 LA RÉVOLUTION. conscience universelle. Il est bon qu'il y ait de tels hommes, surtout chez le peuple dont le génie tend à se circonscrire en lui-même. C'est au prix de leur expatria¬ tion que l'horizon d'une nation s'agrandit et que les aveugles revoient la lumière. Une partie des pensées les plus fortes de la France lui sont revenues ainsi par ceux qu'elle avait laissé arra¬ cher de son sein : Calvin, d'Aubigné, Théodore de Bèze, Marnix, Duplessis-Mornay, Descartes, Arnaud, Jurieu, Saurin, Saint-Évremond, Bayle, Voltaire, Rousseau, petit-fds d'un proscrit de la révocation. Madame de Staël couronne ces listes de proscription sans les clore. Peut-être faut-il avoir connu soi-même l'exil, pour discerner à coup sûr ce que lui doit Madame de Staël. Ses meilleures oeuvres sont nées dans le temps où il était interdit à un Français de penser. Pendant que le génie littéraire s'atrophiait chez nous en 1803, persécutée, errante, elle s'inspirait des idées nouvelles qui se pro¬ duisaient au dehors. Nous ne connaissions plus les peuples étrangers que par les armes et sur les champs de bataille; elle nous les montra la première à leurs foyers, dans leur poésie, leurs arts et leur génie intime. Ce que je vois surtout clairement, c'est qu'aucun écrivain n'a mieux conservé dans sa fleur l'âme de 1789, et je l'attribue, sans crainte de me tromper, à sa longue proscription. C'est à l'exil, et non à autre chose, qu'elle doit d'avoir pu rapporter de 181A à 1817 l'écho SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 569 vivant, vibrant, des premiers jours de la Constituante, sans mélange d'aucun sophisme, au milieu d'un monde désorienté, qui ne savait plus à quoi se prendre. C'est à l'exil, et non à autre chose, qu'elle doit d'avoir échappé aux paradoxes de la servitude récente. Sa pensée n'avait été déformée par aucune des concessions que les autres avaient dû faire au plus fort. Voilà le vrai caractère de ses Considérations sur la Révolution française. Pendant que le monde et les libéraux français s'étaient assouplis au joug et avaient perdu leur route, elle était restée dans la solitude de Coppet, les yeux et je cœur attachés au seuil de la Révolution, prenant les Alpes à témoin, à défaut des hommes. L'exilé a toujours une date ou sacrée ou odieuse à laquelle il a suspendu sa vie. Les autres ont beau s'en éloigner et oublier; sa vertu est le souvenir. Cette date solennelle, ineffaçable, qui vit, respire, éclate, s'il¬ lumine dans chacune des paroles de Madame cle Staël, est le h mai 1789. C'est à ce souvenir que reviennent perpétuellement ses conversations et son tête-à-tête avec son père, dans leur relégation à Coppet, parmi les re¬ liques du Contrôle général, au murmure du lac de Ge¬ nève. Quand son père mourut, elle lui fit élever une sta¬ tue, qui remplit encore aujourd'hui le château désert ; et le moment qu'elle voulut éterniser, fut encore le h mai, où Necker ouvre les états généraux. Fidélité à ce que la France s'était jurée à elle-même, à pareil 670 LA RÉVOLUTION. moment ; espérance contre toute espérance ; serments d'un peuple conservés et sauvés en dépit de lui ; heure que rien ne peut effacer, et qui se prolonge au loin dans l'âme de l'exilée, quand la nation a oublié jus¬ qu'à la langue des temps de liberté , tout cela se retrou¬ vait dans le livre des Considérations. Il produisit un long étonnement. Comment, par quel art avaient été conservées, dans le naufrage, les espérances intactes des générations de 1789? Comment reparaissaient-elles toutes vives en 1818? D'où sortait cet accent ému des premiers jours de la Constituante? La tradition des âmes libres se renouait par miracle. J'étais bien jeune alors; je peux cependant me souvenir de la surprise des hommes de la Révolution en retrou¬ vant dans la bouche d'une femme réputée étrangère, la langue politique qu'ils avaient si bien perdue ; ils se remirent aussitôt à la balbutier. Vous savez ce que l'Empire avait demandé à Ma¬ dame de Staël pour lui rendre patrie, honneur, renom¬ mée, et même les deux millions qui lui étaient dus. Deux lignes d'éloge; elle s'y était refusée. Un tel sacri¬ fice avait longtemps semblé risible ; presque tous s'en moquaient en 1804. Personne ne savait alors qu'une âme seule, en se refusant au présent et se retranchant dans un grand souvenir, peut l'opposer comme une ar¬ mure invincible à tous les démentis de la force. Main¬ tenant que l'on assistait à la restauration de la langue du droit et de la justice, il fallait bien avouer que tout SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 571 n'avait pas été duperie à Coppet, dans la fidélité à une cause vaincue. Pourtant quelques-uns s'irritaient de ce témoignage de persévérance chez une femme, comme s'il eût accusé leur inconstance et leur faiblesse. Mais l'exil fit encore d'autres miracles moins connus, dont il me reste à parler. VI. CE QUE L EXIL A FAIT DES HOMMES DE LA RÉVOLUTION. LES CONVENTIONNELS EN EXILÉ Vingt ans se passèrent jusqu'en 1815, pendant lesquels on put croire que les Conventionnels avaient <1. « La terre est le patrimoine de l'homme. Peu importe qu'il y ait une distance de cent lieues, de mille lieues entre sa tombe et son ber¬ ceau. La voûte du ciel le recouvre toujours ; il est né et il meurt dans son héritage, hic et ubique terrarum. Les anciens philosophes par¬ couraient le monde pour s'instruire. Peu importe que la mission soit volontaire ou forcée, même dans un âge avancé. Le but et les ser¬ vices restent les mêmes. « Parmi les conventionnels exilés, le nombre des républicains était assez petit; car on ne peut mettre au nombre des partisans de la république ceux qui ont accepté des cordons et des titres. « Ceux qui ont le mieux supporté l'exil, ce sont les pauvres. Les riches voulaient leurs châteaux, des honneurs, des emplois. Les pau¬ vres sont partout à la même place et avec les mêmes droits. « Beaucoup de conventionnels en exil ont vécu isolés de leurs compagnons d'infortune, comme les vieux sangliers qui abandonnent les compagnons de leur jeunesse pour vivre solitaires. C'est ainsi que Forestier est mort à Genève après y avoir vécu seul. Reverchon habi- 572 LA RÉVOLUTION. oublié. Ils finirent le siècle, exténués, désabusés de tout espoir, cherchant le silence, l'obscurité et quel¬ ques-uns la fortune privée. Le Consulat, l'Empire, vin¬ rent; les meilleurs se tinrent à l'écart, au fond des provinces, dans de petites villes où l'ignorance, puis l'indifférence, les enveloppèrent et les cachèrent à tous les yeux. D'ailleurs le bruit des armes, l'attente des batailles et de nouvelles renommées achevèrent de les faire oublier. Les plus fortement trempés passèrent ces années à obéir et à haïr, mais en secret. A les voir, tait une campagne isolée près de Nyon. Pélissier, après Pothier, vi¬ vait seul à Lausanne comme un prisonnier de guerre. Roux Fazellac est mort dans un village à quelques lieues des environs ; Julien Sou¬ hait, au pied du Simplon, sans autre rapport avec ses collègues que par sa bienfaisance envers ceux qui étaient privés de fortune. « J'ai rencontré Finot d'Azerolles, au pied d'un mélèze, habitant un chalet dans les montagnes du Jorat. Moi-même j'ai vécu longtemps à Avenche, dans un hospice d'aliénés, et je n'ai pas à m'en plaindre. Espinassy, persécuté dans le canton de Vaud, se retira à Appenzel, bien assuré de n'y pas rencontrer de collègues. Rorie a toujours élé seul à Aarau, Bordas à Bâle, Gamon h Vevey, Pochole à Amsterdam. Champigny Aubin avait habité cette ville avant lui, mais il y mourut bientôt. Charles Duval demeurait seul à Huy, Hourier Éloi, dans une maison de campagne à Amay, sur la Meuse. Lecointe-Puyraveau avait fait bâtir une maison à Ixelles, près du bois de la Cambre. Flo¬ rent Guyot s'est retiré à Anderlecht. « Beaucoup d'autres habitaient des extrémités de faubourgs, ou des endroits écartés hors des villes, ce qui annonçait assez le goût et le besoin de la solitude. Dupuy est à Versoix; Carnot à Magdebourg; Beaujard à Gand ; Sergent à Milan, à Nice ; Lakanal, à Mobile dans les États-Unis d'Amérique; Hentz, dans une île du lac Erié; Jacomin, à Landau ; Garnier de Saintes vivait seul sur les rives de Meschacebé ; il est mort depuis dans ses ondes. » Mémoires inédits de Baudot. SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 573 vous eussiez cru qu'il ne restait rien en eux de leur passé. Quel fut l'événement qui les réveilla, les rendit à eux-mêmes et montra encore l'étincelle sous la cendre? Ce fut le grand exil de 1815, le lendemain de la Res¬ tauration. Beaucoup d'entre eux, qui s'étaient accou¬ tumés à l'isolement, voulurent encore rester seuls, après qu'ils furent bannis. Tant l'expérience des hommes leur avait laissé de ressentiments et de mépris. Ceux-là, comme de « vieux sangliers, » gagnèrent des endroits éloignés, où ils étaient sûrs de ne rencontrer aucun de leurs anciens compagnons. On en vit arriver jusque dans les îles du lac Érié. L'Angleterre qui leur était ouverte n'en reçut pas un seul. Partout ils portèrent la même confiance, quelquefois naïve, dans leur bonne cause. Genevois, se sentant près de mourir à Yevey, fit approcher son domestique : « Quand je serai mort, lui « dit-il, et que les Bourbons auront été détrônés, tu « viendras sur ma tombe ! tu frapperas deux coups de « canne, et tu diras : « Monsieur, nous les avons « chassés ! » Mais le voisinage, la facilité, et sans doute aussi le désir de se rapprocher les uns des autres, conduisirent le plus grand nombre en Belgique ; ils y furent reçus avec curiosité, avec étonnement, puis bientôt là aussi l'indifférence et l'oubli les entourèrent. Alors une chose étonna les proscrits eux-mêmes. Quand ils se revirent après cette grande Convention, 574 LA RÉVOLUTION. échappés les uns aux autres, l'ancienne passion com¬ mença à revivre. Ces vieillards se retrouvèrent debout et rajeunis ; la présence réveillait les souvenirs ; chacun d'eux reprit ses haines, sa faction et même ses espé¬ rances. Les étrangers leur conseillaient en vain de laisser là les ressentiments et de s'entr'aider à vivre. Ils répon¬ daient que les Constituants le pouvaient, parce que leurs dissensions n'avaient été qu'à la surface, mais que pour eux, Conventionnels, il y avait entre eux trop de meur¬ tres, trop d'échafauds, pour qu'il fût possible de par¬ donner, même aux confins de la vieillesse. C'était assez de vivre sous le même toit, prescripteurs et proscrits. Qu'on n'en demandât pas davantage ! Ainsi obligés de se tolérer, ils étaient revenus dès les premiers jours aux partis de la Convention. Ils en avaient gardé les haines, il est vrai, mais aussi les indomptables croyances. Ce feu que l'on croyait éteint se ralluma; et dans un temps où toute l'Europe se pliait sous la Sainte-Alliance, il y eut là une assemblée de vieillards qui se redressaient et, au bord du tombeau, saluaient entre eux la République. Parmi les plus fidèles étaient Cambon, David, Baudot, Charles Duval, In¬ grand; non qu'ils se fissent illusion sur l'avenir pro¬ chain. Ils se refusaient à toute capitulation avec les partis régnants ; et, comme ils le disaient, « ils s'enve¬ loppaient de leur manteau et attendaient ! » Mais voyez où le caractère se montre. A une époque SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 575 où le libéralisme revenait de tous côtés au bonapartisme, les votants exilés, au lieu de se rattacher à Napoléon, le regardaient comme leur principal ennemi. Eux seuls peut-être, à cette époque, ne transigèrent pas avec le héros du 18 brumaire1. La tombe de Sainte-Hélène ne désarma pas leur haine un seul moment, et j'en ai sous les yeux des témoignages irréfragables. Ce que je puis affirmer, pour avoir suivi de près leurs traces et vécu dans les mêmes lieux, ils furent immuables dans leur foi et implacables dans leurs ressentiments. Je voudrais écrire sur leurs tombeaux comme sur celui des héros grecs : « Ils furent fidèles dans la guerre et dans l'amitié. » La grande scission qui s'établit et domina les autres, fut entre la masse des régicides et les régicides ano¬ blis par l'Empire. Les premiers firent aux seconds, qu'ils appelaient les magnats, une guerre sans relâche. Jamais ils ne reconnurent cette féodalité nouvelle, déso¬ béissance ou dédain qui insulte aujourd'hui à notre obséquiosité. Ils forcèrent ainsi les anciens juges de Louis XVI à revenir à l'égalité de la Convention. C'étaient de continuelles épigrammes sanglantes; quand on se rencontrait, on allait jusqu'à l'offense. 1. « Napoléon n'a pas du croire que son ombre resterait paisible sous le saule du tropique, comme les cendres d'un pâtre sicilien, au bord de l'Aréthuse. Vivant, il n'a pas voulu entendre nos plaintes; mort, c'est bien le moins qu'il les supporte. » Mémoires inédits de Baudot. 576 LA RÉVOLUTION. Cambon se montrait intraitable sur ce point. Un jour il était chez Cambacérès. Arrive Ramel, chargé des affaires de l'archichancelier jacobin; il présentait des comptes : « Son Altesse jugera par ces chiffres ! C'est à « Son Altesse que ce mémoire est adressé ! Je crois que « Son Altesse— » Cambon, hors de lui, saisit les pa¬ piers et les jette à travers la chambre : « Que dis-tu là, mon pauvre Ramel? il n'y a pas d'Altesse à la Conven¬ tion ! » Cambacérès fit semblant de sourire. Il craignait les incartades de Cambon. On racontait aussi que Cambacérès avait pour cham¬ bellans deux anciens Montagnards porte-bâtons. Arrivé en exil, il leur dit : « Nous voilà dans l'adversité; il « faut nous y conformer et nous faire'des mœurs plus « simples. Quand nous serons en public, vous m'appel- ci lerez Prince ; mais quand nous serons seuls, il suffira « de dire : Monseigneur. » Sieyès avait plus de peine encore à sauver son titre de comte. Quant aux autres, ils n'attendirent pas qu'on leur ôtât leur blason ; ils y renoncèrent d'eux-mêmes. Je ne finirais pas si je devais raconter tout ce que cette guerre contre les magnats amenait chaque jour d'incidents et d'invectives ; on se combattait par le rire, comme autrefois par l'échafaud. La même aversion sub¬ sistait. Les républicains restés fidèles y ajoutaient le mépris. Avec la faculté de s'indigner, les Français ont SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 577 perdu l'art de mépriser; ils ne savent plus tuer par le ridicule. Ils le savaient encore à l'époque de l'exil des « votants. » Ce fut la dernière arme de ceux qui avaient épuisé toutes les autres. Il faudrait désespérer de l'âme humaine, si l'on ne parvenait à exciter quelque estime pour ce groupe d'hommes, qui, clans une situation désastreuse, à l'ex¬ trême vieillesse, relégués, proscrits, reniés par leurs proches, écrasés par le monde, surent encore faire tête de tous côtés; et, déjà la mort clans les dénis, acculés au tombeau, défiant le présent, acclamèrent l'avenir et embrassèrent la postérité comme"' si elle leur apparte¬ nait d'avance. Différez tant que vous voudrez d'avec ces hommes ; ils vous enseignent la chose la plus diffi¬ cile de notre temps, celle qui vous manque le plus, et qui doit profiter à tous, l'espérance. Baudot fut un des héros de cette dernière heure. Ses Mémoires seront connus un jour1; il sera bon de voir comment ces vieillards pouvaient encore ban¬ der le vieil arc de fer cl'Ulysse, et de quelles flèches aiguës, envenimées, moqueuses, étincelantes, ils surent . percer, en mourant, leurs ennemis assis au. grand ban¬ quet de la contre-révolution. Pas un seul n'échappe à cette pluie de traits ardents, dardés par un esprit qui a ramassé toute sa force pour ce dernier effort. Il lâche bientôt les Bourbons, « étant lui-même 4. Voir Y Histoire de mes idées, p. 436. il. 37 578 LA RÉVOLUTION. partie dans le procès. » Mais ceux contre lesquels il s'acharne d'une verve impitoyable sont les renégats de la liberté, quelque nom qu'ils aient pris pour se couvrir. Dans un moment où le monde libéral désorienté se ralliait au bonapartisme de Sainte-Hélène, ce fut une âme fière et indomptée, celle qui refusa cette alliance, et choisit pour but principal de ses attaques les repentis blasonnés de la Convention, qu'il appelait « les barons sans-culottes et les empereurs au petit pied. » Voilà ceux contre lesquels s'épuise son carquois; il les prend et les montre tels qu'il les a vus sous la carmagnole de la Convention ; il les sftit à leur première métamorphose après le 4 8 brumaire; il les retrouve dans l'exil sous le même toit que lui ; il les montre dépouillés de leurs ori¬ peaux, cordons, titres, baronies, blasons écartelés, subissant le supplice de l'égalité. Et quel rire mordant, à pleines dents, aristophanesque, à la vue de ses anciens compagnons de la Montagne, de ces porte-bâtons de Robespierre devenus, à Bruxelles, chambellans de Mon¬ seigneur ! Deux fois la fortune les a dépouillés cle leurs deux masques, sans-culottes et féodaux. Ils sont nus; exilés, ils défilent sous ses verges d'exilé. L'esprit s'élève ici à la plus haute justice. Pourtant, dans ces rudes poitrines tant de fois fou¬ droyées, le désir de la patrie vivait encore. J'ai cherché si je ne trouverais pas quelque part une réponse au fa¬ meux « Jamais ! » par lequel le ministre de la Restau¬ ration, M. de Serres, était aux proscrits toute espérance. SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 579 A ce mot cle l'enfer : « Laissez toute espérance ! » voici quel cri d'aigle a servi cle réponse. On y retrouve mieux qu'en aucune autre parole l'accent indompté et le testa¬ ment de ces générations de fer. L'écho héroïque, l'im¬ précation de 1793, retentit encore une fois par une bouche d'airain en 1836 : « Un insensé, qui se croyait un Dieu, osa prononcer contre nous le mot « Jamais, » sur la rentrée des conven¬ tionnels alors en exil. 0 vanité humaine! l'anathème est retombé sur lui. Il est mort au pied du Pausilipe; sa cendre est restée confondue avec la poussière des vol¬ cans. II n'a point revu le sol natal ; la terre étrangère a reçu ses ossements furibonds ! Et nous, rendus à notre patrie, nous contemplons de nouveau les rives de la Seine, de la Loire, les Alpes, les Pyrénées; et nous mourrons sur le sol de la patrie, à l'ombre des vieux ar¬ bres qui nous ont vus naître1. Prédicant inexorable ! dis à tes mânes de se lever et d'abaisser ton front devant le Destin. Hommes d'un jour, vous osiez stipuler pour l'éternité ; apprenez à connaître les dieux ! Au reste, le siècle marche, et ce n'est pas vers la royauté. « Multa renascentur quœ jam cecidère. » 'I. « Environ quatre-vingts ont revu la France. » 580 LA RÉVOLUTION. y il LES PEUPLES DÉBITEURS. Je ne sais si l'on a envisagé d'assez près les consé¬ quences clu système des emprunts par l'État; c'est une des choses qui doivent influer le plus sur le caractère et le genre d'esprit de la société moderne. Poussé à ses extrêmes limites, ce système ferait des peuples dé¬ biteurs, liés en masse et incarcérés pour dettes, dans la prison ou l'ergastule du créancier. La civilisation ramè¬ nerait ainsi, sur des proportions immenses, et pour des Etats entiers, la condition du débiteur romain dans la loi des Douze Tables. La guerre servirait à arracher le morceau de chair sur le corps du débiteur insolvable. Je suppose que ce système eût été connu dans le passé, et qu'au moyen d'emprunts par l'État, contractés envers des nationaux ou des étrangers, chaque généra¬ tion eût exécuté ses entreprises, en rejetant le poids de sa dette sur les générations futures. On eût vu le moyen âge grever d'une dette énorme les peuples modernes pour bâtir ses cathédrales et ses hôtels de ville, la Re¬ naissance pour exécuter ses œuvres, d'art, le xvie siècle pour solder ses guerres religieuses, Louis XIV pour sou¬ tenir la pompe de son règne et dragonner ses peuples; SOCIÉTÉ NÉE DE LA. RÉVOLUTION. 581 et ainsi, de suite jusqu'à nos jours, la dette de l'Etat au¬ rait été 's'augmentant sans relâche. Chaque génération, chargeant la suivante de ce fardeau toujours croissant, s'en serait remise à une postérité inconnue du soin de s'en délivrer ou de le rejeter avec éclat. Si les générations eussent fait honneur à la parole, au serment de leurs devanciers, si elles se fussent en¬ gagées solidairement les unes pour les autres, toute la substance des peuples d'aujourd'hui ne suffirait pas à payer les intérêts de leur dette nationale. On verrait des nations dont le travail et le revenu seraient entièrement absorbés par le payement de ces intérêts, sans qu'il leur restât une obole pour vivre. 11 faudrait supposer des peuples qui n'eussent besoin ni de manger ni de se vêtir, ni de se loger, à peine de respirer. Se figure-t-on des nations obligées d'acquitter au¬ jourd'hui le devis des travaux des Romains, le budget des guerres des barbares, les emprunts contractés poul¬ ies croisades et pour toutes les expéditions qui ont suivi ? L'imagination s'épuise avant seulement de comprendre une semblable créance. Quoi donc ! Est-ce qu'au bout de tout cela on entrevoit une génération qui se refuserait d'acquitter le mandat tiré sur elle par les générations passées? Est-ce une humanité banqueroutière que l'on attend de l'avenir? Et s'avance-t-on avec tant de con¬ fiance dans cette voie, parce qu'on se fie à la postérité du soin de se jouer des ancêtres, comme les ancêtres se seraient joués d'elle ? 582 . LA RÉVOLUTION. A mesure que les Etats s'endettent, je crois voir que les peuples deviennent plus étrangers à l'humanité et que la conscience morale dépérit. En effet, la vie de chacun dépend de la facilité que l'État trouve à s'acquitter. Cette considération devient bientôt la seule qui remplisse la pensée des hommes. Le taux des effets publics est le critérium par lequel se jugent tous les événements du monde. L'esprit humain est garrotté par le lien de la dette ; il pèse tout., il juge tout, à travers les barreaux de cette geôle. L'horizon disparaît, l'homme s'efface; il ne reste qu'un débiteur. Nous avons vu ainsi plusieurs fois défaillir et s'éteindre la conscience du genre humain. Étendez ce système dans le passé; tout ce qui a troublé l'antique fatalité eût été impossible. Jugez au taux de la Bourse des empereurs l'avènement du christia¬ nisme, et voyez le résultat : le Christ eût fait baisser la Bourse de Tibère de 90 pour 100. L'humanité eût été incapable de s'émanciper du polythéisme ; elle n'en au¬ rait pas même eu la pensée. Elle se serait assise par terre, courbée sous sa dette, qu'elle eût désespéré d'ac¬ quitter, prisonnière insolvable au pied de la croix. De nos jours, il me paraît que l'Angleterre, au moment où sa dette s'accroissait si démesurément, était devenue plus dure, plus insensible au droit des autres, plus étrangère à toute sympathie pour ce qui n'était pas son intérêt exclusif. Liée par sa dette, elle avait perdu non sa liberté politique, mais sa liberté morale ; elle s'est aperçue à temps que la perte de la seconde SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 583 n'est pas sans dommage pour la première; et elle tra¬ vaille à diminuer son déficit moral en réduisant sa dette. Quoi que l'on fasse, le poids de ces énormes charges nationales finit par donner à une société entière le ca¬ ractère du débiteur poursuivi pour une dette criarde, en danger de faillite. Je veux dire que cette condition enlève la délicatesse morale, la pitié, le scrupule, jus¬ qu'à un certain point, la probité, surtout la sympa¬ thie pour le juste, l'horreur cle l'injuste; qu'à tout cela se substitue le ferme propos de se concilier toujours le plus fort, le plus audacieux ou même le plus coupable, pourvu qu'il soit en même temps le plus riche ou le plus heureux. Le dernier terme de cette progression serait l'extirpation totale de la conscience, non d'un peuple, mais du genre humain. y in. CAUSES QUI ONT EMPÊCHÉ LES FRANÇAIS DE RÉFORMER LEUR RELIGION. Un peuple qui change de religion, il semble, en France, que ce soit un prodige de folie ! Pourtant com¬ bien de fois cela est arrivé chez les chrétiens ! Leibnitz et d'autres grands esprits ont pensé que ce devait être là une des surprises de l'avenir; que Je catholicisme et le 584 LA RÉVOLUTION. protestantisme pourraient, par de mutuelles concessions, produire, en se réunissant, une forme nouvelle de culte et de croyance. Examinons les causes qui ont toujours ruiné de pareilles entreprises. Tout homme qui vient au monde, chez nous, porte le sceau de la tradition latine. Nous naissons serfs de Rome, prisonniers du monde antique, enchaînés au pied du Capitolc, comme nos pères, les Gaulois. Yoilà chez nous l'homme tel que l'histoire l'a fait. Qui voudrait sérieusement nous affranchir devrait donc considérer avant tout la difficulté où nous sommes de concevoir ou d'imaginer, dans le monde religieux, autre chose que l'ancien. Il lui faudrait bien peser ce genre d'incapacité que nous partageons avec l'Es¬ pagne, l'Italie, et presque toute la race latine. Mais ce premier empêchement, tout grand qu'il est, ne devrait pas absolument le décourager, puisque d'autres peu¬ ples, frappés comme nous de la même impuissance de concevoir et de produire un autre ordre que l'ancien, n'ont pas laissé de s'en affranchir et de rejeter le joug. Car ceux-là ont accepté l'esprit nouveau, bien qu'ils ne l'aient pas manifesté eux-mêmes. Ils ont adopté l'idée la plus élevée de leur temps, quoique cette idée ait ap¬ paru d'abord ailleurs que parmi eux. Quand une partie du monde s'est trouvée affranchie, ils se sont fait gloire d'imiter la liberté d'autrui. La difficulté, il est vrai, est plus grande pour nous; car nous éprouvons une sorte de répugnance et d'hor- SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 585 reur native pour toutes les nouveautés qui, dans l'ordre spirituel, ont servi à émanciper les autres. Nous aimons mieux nous ensevelir vivants dans le passé, plutôt que d'admettre les réformes qui se sont produites dans la religion des peuples voisins; et il y a pour cela plu¬ sieurs raisons faciles à concevoir. Soit que, chez nous, les préjugés de nos croyances survivent à la foi, soit que l'amour-propre l'emporte sur l'amour de la liberté, nous préférons rester asservis plutôt que de devoir notre émancipation à un génie étranger. Un autre obstacle est celui-ci : l'esprit romain a si bien épuisé, dépensé, tari en nous les sources de la cré¬ dulité, qu'il nous est désormais impossible de croire à autre chose qu'à ce que nous avons cru. Nous obéirons parce que nous avons obéi. Nous assisterons à telle cé¬ rémonie, parce que c'est la coutume. Nous ferons dans l'occasion tel signe, tel geste, parce que d'autres les ont faits avant nous. Nous accepterons la foi ancienne, parce qu'elle est une habitude, une convenance. Mais que le miracle spontané de la parole nouvelle jaillisse de nos poitrines; que notre argile desséchée se réveille et enfante la vie, c'est là ce qu'il est difficile d'imaginer ; ;i moins pourtant que l'on ne se rappelle les déserts d'Egypte, usés comme nous, flétris comme nous au souffle de leur Isis, et qui n'ont pas laissé de tressaillir jusqu'au fond des Thébaïdes, quand une pensée nou¬ velle, une forme nouvelle s'est montrée à l'horizon, chez d'autres peuples. Mais c'est là une issue hasardée 886 LA RÉVOLUTION. sur laquelle il ne serait pas sage de compter; je n'en¬ gage personne à s'orienter sur cette étoile. A cela se joignent des préjugés qui nous sont pro¬ pres. 11 est à peine croyable combien certaines idées fausses sur la Bible sont entrées dans l'esprit des Fran¬ çais.. On sait aujourd'hui que la législation de l'An¬ cien Testament n'a pas été gravée en un jour sur la pierre; que cette législation a eu, comme toutes les autres, ses développements, ses variations, ses épo¬ ques. Pour nous, lorsque nous cessons de croire, nous demeurons encore persuadés, avec notre Eglise, que les lois de l'Ancien Testament ont été faites d'une seule pièce, qu'elles sont l'œuvre d'une journée. Histoire fausse, mère d'une philosophie fausse et d'une politique fausse. Nous voulons que, tel jour, surgisse devant nous un corps entier de doctrines, d'idées. Nous ne permettons pas à la nature de se montrer à nous dans ses commen¬ cements et ses ébauches; prêts à la mépriser si nous pouvions la surprendre dans son ingénuité première, avant qu'elle fût armée de toutes ses forces et capable de nous imposer en souveraine. Nous dédaignons le commencement des choses. Si nous avions été à la place du solitaire indien, et si nous avions rencontré, comme lui, sous nos pieds, l'embryon du monde, nous aurions écrasé le monde dans l'œuf. Nous ne changerons de religion que le jour où l'on nous montrera une autre religion aussi complète, aussi SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 587 achevée dans son tout, aussi immuable que l'ancienne; car, de contribuer, pour notre part, à cette genèse spi¬ rituelle, c'est ce que nous n'admettrons jamais. C'est à nos Moïses à nous rapporter du nouveau Sinaï les tables de la loi écrites d'un seul trait, jusqu'à la dernière ligne, sans qu'il soit besoin d'y rien ajouter. Hier, il nous fal¬ lait l'organisation achevée du travail, avant que le soleil se couchât. Aujourd'hui, il nous faut l'organisation dé¬ finitive de la religion, avant le soir. Car nous avons pris à la lettre les premières lignes de la Genèse : un jour pour la création du ciel et de la terre; un autre pour la création de l'homme. De quel droit nous en de¬ mandez-vous davantage pour la création d'un nouveau monde divin? Ce qui fit la valeur de la Réformation, comme puis¬ sance sociale, ce sont ses variations. Elle ne s'est pas donnée dès la première heure pour une œuvre com¬ plète, mais pour un germe qui doit avoir son dévelop¬ pement et sa progression. Lors donc que nous préten¬ dons ajourner nos réformes jusqu'à ce que nous ayons rencontré un système complet de rénovation, un autre catholicisme fermé, scellé dès la première heure, une métaphysique immuable, une scolastique immuable, n'est-il pas vrai que nous sortons de la loi de vie, puis¬ que aucun vivant ne s'est produit tout adulte de cette manière ? Ajoutons que nous n'envisageons guère la religion que comme un frein pour le grand nombre. Réduite à 588 LA. RÉVOLUTION. ces termes, nous la trouvons d'autant plus excellente que nous avons cessé d'y croire ; et il nous paraît ad¬ mirable que le peuple soit enchaîné par des croyances dont nous sommes affranchis, et qu'il porte un joug que ous ne saurions accepter pour nous. Le retenir à ce degré inférieur dans l'ordre spirituel est un coup de maître, puisque nous accommodons par là ce que nous devons à la morale et ce que nous devons à notre or¬ gueil. C'est la raison la plus grossière pourquoi un pro¬ grès clans la religion, s'il était possible, nous serait in¬ supportable ; car il faudrait que nous y eussions notre part, c'est-à-dire que nous devinssions assez religieux pour prendre au sérieux le culte régénéré. Dès lors, une des causes profondes, éternelles de l'inégalité mo¬ rale disparaîtrait. Nous croirions comme le peuple ; nous vivrions de la même pensée que lui ; nous accepte¬ rions un joug intérieur que nous avons réussi à rejeter sur lui. Nous redeviendrions peuple comme lui, non dans les cérémonies seulement, mais dans le cœur et la croyance. Oh ! qu'il nous convient bien mieux de garder une vieille forme de religion, pour la railler à demi-mot, pendant que la foule l'adore ! Quel triomphe pour l'or¬ gueil ! quelle sérénité dans la domination, d'autant mieux que nous protégeons ainsi la Providence elle-même! Je prends un peu d'eau bénite, et j'en donne exactement la moitié à mon voisin, en disant tout bas : Agenouille-toi SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 589 d'esprit comme de corps. Cependant moi je règne ici sur toi et sur ton Dieu que je patronne 1. Telles sont les difficultés sérieuses sur un change¬ ment de religion; quant aux autres qu'on assigne ordi¬ nairement, elles ne sont guère que frivoles dans la bou¬ che des amis de la liberté. Ils ne peuvent, disent-ils, admettre la diversité cles sectes religieuses, parce qu'elles sont une cause de trouble dans l'État. Comment ne voient-ils pas que ce langage n'a de valeur que dans la bouche de leurs adversaires? Car ceux-ci peuvent leur répondre : —- Ce que vous dites de la religion est pré¬ cisément ce que nous disons de la politique. Nous te¬ nons les sectes politiques pour détestables autant que les sectes religieuses; c'est pour cela que nous voulons une autorité absolue qui empêche les unes et les autres. Dans le vrai, votre opinion et la nôtre n'en font qu'une ; seu¬ lement nous avons sur vous l'avantage de raisonner juste. 11 est risible, disent encore quelques amis de la liberté, de supposer que la France puisse changer de religion. Ce serait supposer que la religion est prise au sérieux; et, entre nous, nous avons trop d'esprit pour cela. Ne pourrait-on pas nous répondre : — Vous avez raison de prendre tant de souci du ridicule ; cela semble 1. Voyez Les Jésuites, page 120 ; l'Ullramontcmisme, page 300; le Christianisme et la Révolution française, page 25;- l'Enseigne¬ ment du Peuple. 590 LA RÉVOLUTION. être le fondement de votre profession de foi. Mais si c'est là votre grande affaire, ne craignez-vous pas, à la fin, qu'il y ait quelque ridicule à prendre partout en main la défense de tous les droits et à ne pouvoir en établir au¬ cun parmi vous, à convoiter ardemment la liberté et à embrasser assidûment la servitude? Ne craignez-vous pas que cela aussi puisse prêter à rire au monde? Au fond, pour réformer une religion, la première chose est d'y croire. De là vient que les peuples n'ont qu'un âge où ils peuvent réformer leurs anciennes croyances. C'est celui de la jeunesse, quand les âmes sont encore assez neuves pour fournir une pâture à la foi, et qu'elles touchent à la virilité, qui se montre pat- un premier instinct de critique. Ces conditions se sont trouvées au xvie siècle. Plus tard, il semble que le moment soit passé : le tempérament a pris son pli; la croyance est tombée ou elle est endurcie. Vous ne pouvez plus alors toucher au passé religieux sans risque de tout renverser. On aime mieux vivre avec ce passé sans y croire ; on craint trop, en le corrigeant, de l'abolir. Quand une nation en est là, il lui est plus facile d'embrasser une religion toute nouvelle, que de réfor¬ mer l'ancienne. Témoin le monde romain en face du pa¬ ganisme vieilli et du christianisme naissant, entre le temple d'Éphèse et la crèche de Bethléem. En voilà assez pour comprendre qu'en 1789 la France avait déjà passé l'époque où la réforme de sa SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 891 religion naissait d'elle-même. A la fin du xviiT siècle, il était trop tard ; les esprits avaient contracté une roi- deur qui ne permettait que bien difficilement de renou¬ veler leurs croyances. C'est ce que sentirent les hommes de la Révolution; ils pensèrent échapper à cette difficulté par un artifice qui n'a pas encore été examiné de près, et qui pourtant fait surgir une question toute nouvelle: Si une réforme civile peut tenir lieu d'une réforme reli¬ gieuse. IX. SI UNE REFORME CIVILE PEUT TENIR LIEU D UNE REFORME RELIGIEUSE. Les peuples latins, qui ont perdu l'occasion de re¬ mettre dans le creuset leurs idées religieuses, ont-cru arriver au même but par une voie détournée : sans rien changer à leurs dogmes, ils ont changé leurs lois civi¬ les. Mais l'expérience commence à montrer ce qu'il y a de superficiel et d'imparfait dans cette solution, qui ne résout rien, puisqu'elle laisse subsister intact l'ancien moule où l'avenir refait éternellement le passé. On se figura, en 1792, que l'on dépossédait le clergé de son influence sociale en lui étant les registres de l'état civil. Rien de plus illusoire. On lui était d'une main ce qu'on lui restituait de l'autre. Le prêtre, qui 592 LA RÉVOLUTION. consacre la naissance, le mariage, la mort, sera toujours le maître de la vie humaine, qu'il tient par les deux bouts. Ce n'est point par un artifice de légiste qu'une na¬ tion échappe aux conditions qu'entraînent en réalité ses croyances. Tant que celles-ci ne sont pas renouvelées, elles se jouent des moyens évasifs; elles continuent à être le foyer, le centre de gravité d'un peuple. Tout ce qu'il fait pour s'y soustraire, sans oser les changer, ne sert bien souvent qu'à le mieux garrotter. Le laïque a beau tenir le grand registre ouvert de l'état civil ; le prêtre tient les âmes, il y grave l'avenir. L'homme serait trop heureux si, sans faire aucun effort moral, il pouvait se soustraire au joug des vieilles idées qu'il n'ose rejeter. Tant qu'elles existent, même nominalement, elles pèsent sur lui, elles l'entraînent; elles se substituent à sa conscience, elles vivent à sa place. Je vois des peuples qui veulent à la fois rester catholiques romains et avoir tous les bénéfices de la ré¬ formation. C'est trop d'ambition à la fois. 11 faut au moins un moment de courage d'esprit en face cle l'éter¬ nité; sinon, obéissez. Youlez-vous voir, par une démonstration éclatante, comment, malgré les formules générales du droit civil, une ancienne religion dominante reste souveraine, et dompte les esprits, les lois, les codes, sans avoir besoin de paraître? Considérez le mariage en France. Ne dites plus que l'on ne peut faire reculer l'esprit SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 593 d'un peuple. La réaction de 1815 a fait reculer sur cer¬ tains points la nation française, si bien qu'il a été im¬ possible de l'y replacer au niveau de la société mo¬ derne. Depuis la législation du 17 novembre 1791, le divorce était admis en France; les réactions de 1815 et de 1816 l'abolissent. Les libéraux protestent : ils le réclament sous la Restauration. Us le réclament sous le gouvernement de Louis-Philippe, d'abord avec una¬ nimité, plus tard avec quelques dissidences, jusqu'au temps de la grande conversion d'une partie du libé¬ ralisme français au catholicisme ultramontain. Alors les libéraux adoptent les conclusions des chambres in¬ trouvables qu'ils avaient combattues avec acharnement pendant trente années. Aujourd'hui, cette question élé¬ mentaire semble perdue. Les esprits même les plus au¬ dacieux se trouvent, à cet égard, ramenés et convertis à la réaction ultramontaine de 1815, qu'ils subissent sans même s'en apercevoir. En dépit de tous nos arti¬ fices de juristes et de nos lois sur les registres de l'état civil, c'est le prêtre catholique qui impose, dans le ma¬ riage et la famille, sa loi et l'esprit de son culte à tous les Français, quels que soient leur culte et leur croyance. Dans l'acte principal de la vie, l'ancien droit canon du moyen âge s'est substitué, chez nous, au droit civil1. 1. Autre exemple. L'état civil dépend du pouvoir laïque; les vœux perpétuels sont abolis, voilà le principe. Mais dans l'application, le prêtre qui a prononcé des vœux a beau les rompre, il ne peut ren¬ trer dans la famille civile; c'est-à-dire, encore une fois, que l'applica¬ tion abolit le principe, etc., etc. il. 38 594 LA RÉVOLUTION. Quand une nation voit ses lois en contradiction ab¬ solue avec sa religion, et qu'elle n'a plus l'énergie mo¬ rale ou la jeunesse d'âme nécessaire pour une réforme, il lui reste à capituler par le sophisme, qui offre une in¬ finité de solutions toutes fictives, mais dont on se contente plutôt que de s'arrêter à la véritable. A l'extrémité de l'Orient, je vois le rationalisme et une vieille religion immuable, le Bouddhisme, vivre à côté l'un de l'autre sans pouvoir se détruire; ils se stéri¬ lisent mutuellement, et avec eux la société orientale. La philosophie et la théocratie romaine sont-elles desti¬ nées à répéter parmi nous cette vieille histoire de l'im¬ puissance1? C'est à la postérité à le dire. Une seule chose est certaine. Si l'esprit français doit se stériliser, ce sera dans cette dispute désormais' vide et close, où tout a été dit, où la pensée n'afflue que d'un côté, où, de l'autre, les mêmes mots sont perpé¬ tuellement répétés sans former une réponse. L'éternel nasillement des Byzantins ou des Bouddhistes est, en comparaison, la vie et l'inspiration même. La science a découvert que trois ou quatre gaz im¬ palpables donnent naissance à tous les corps dont se compose l'univers. 11 y a de même trois ou quatre idées 1. Je suis bien obligé de reconnaître que, depuis que je pense, toutes mes idées convergent l'une vers l'autre, s'appuient l'une sur l'autre; et cette unité, que j'ai tant d'occasions de voir se confirmer dans cet ouvrage, est mon meilleur refuge. V. le Génie des Religions, p. 224; Fondation de la République des Provinces-Unies, p. 68. SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 598 religieuses répandues sur la terre et qui donnent nais¬ sance à tout le monde civil. Vapeurs, dites-vous, illu¬ sions, vaines fumées, qui nous échappent! Je le veux bien, mais vapeurs qui se condensent et se déposent dans des lois, des codes, des institutions, des mœurs dont se forment partout les bases vivantes des sociétés humaines. Les savants ont aussi leur chimère; ils se figurent que la science remplacera prochainement, la religion. C'est mal connaître l'homme. La religion et la science se rapprocheront indéfiniment ; elles ne se confondront jamais ; elles sont les asymptotes de la grande courbe humaine. Ballotté de la naissance à la mort dans ce berceau qu'on appelle la vie, l'homme puisera, dans cet inconnu, des merveilles qui ne tariront pas; il y aura toujours des questions auxquelles la science ne pourra répondre. Ce mystère formera le fond inépuisable des religions futures. X. UlïS RÉFORMES'CIVILES SANS LIBERTE. Les révolutions qui ne se proposent que le bien-être matériel ne l'atteignent pas; elles sont éternellement dupes. 596 LA RÉVOLUTION. S'il se trouvait par hasard dans le monde une classe d'hommes qui ne se souciât que du manger, du boire, du vêtir, du dormir, et qui renonçât à tout autre pro¬ blème, elle deviendrait nécessairement la dernière de toutes; elle resterait une caste infime et ne s'en doute¬ rait même pas. Elle serait à jamais « le peuple maigre » de Florence. Si le prétexte de la liberté civile est excellent pour détruire la vje politique, reste à voir ce que devient la première quand la seconde a cessé d'exister. Rien n'est plus important que de montrer combien le droit .privé est chose fragile quand la garantie politique a disparu. Je n'en citerai qu'un exemple. Tout avait été sacrifié à l'égalité, divinité qui dé¬ vore toutes les autres; elle était inscrite en tête des lois. D'autre part, cette égalité est elle-même détruite par la création d'une noblesse nouvelle, et les majorats ramènent les anciens privilèges. La noblesse de la vieille France ressuscite, reprend son prestige, à mesure que l'on voit les démocrates, impuissants à entrer dans ses rangs, se fabriquer des titres. D'abord les mœurs plé¬ béiennes résistèrent à cette imitation gothique, que le sang des batailles parvenait à peine à empourprer et à faire pardonner; mais bientôt on osa davantage. La contrefaçon du passé, minutieuse, féodale, apprit aux possesseurs des anciens titres quelle valeur y attachaient les hommes nouveaux. En donnant une telle pâture à la vanité des révolutionnaires, Napoléon efface autant qu'il SOCIÉTÉ NÉE DE LA. RÉVOLUTION. 597 le peut la rouille de la noblesse royaliste. Par la hâte que les Girondins et les Jacobins anoblis ont de chan¬ ger de noms, ce n'est pas seulement une noblesse nou¬ velle qui se fonde; c'est l'ancienne qui reprend son lus¬ tre. L'égalité périt ainsi deux fois par le reniement, des hommes nouveaux et par la restauration '1 des noms anciens. Quand on voit tant de révolutionnaires de 1792, au bout de leur carrière, se couvrir, en 1810, des blasons de la cour de Louis XIV, l'impression est étrange. Que diriez-vous si vous voyiez Luther, Calvin, Zwingle, à la fin de leurs guerres théologiques, demander, comme prix de leurs travaux, à faire partie des caudataires de la cour papale? L'effet serait le même. Cela suffit pour montrer comment, où le droit politique n'est qu'une apparence, le développement du droit civil lui-même ne présente que hasards ou contradictions. Et ce pressentiment que la Révolution française a trompé les espérances dans l'ordre civil et matériel, aussi bien que dans l'ordre politique et moral, cet instinct sourd, pro¬ fond d'une déviation a enfanté d'abord les utopies so¬ cialistes. Car, quelque idée qu'on attache à ce mot, il faut bien en revenir à ceci : que la Révolution française, dans la marche suivie jusqu'aujourd'hui, n'a point con¬ duit les hommes où ils avaient hâte d'arriver; qu'elle 1. Napoléon le déclare lui-même. « Son projet, dit-il, était de reconstituer l'ancienne noblesse de France. » 598 1 A RÉVOLUTION. n'a point satisfait aux désirs, aux besoins, aux volontés qui l'ont fait naître ; d'où la pensée que pour atteindre le but, il faut recourir à des voies extraordinaires, non encore explorées. Et ce mal, car c'en est un sérieux, ne vient pas d'autre chose, sinon de ce que les hommes se sont laissé persuader qu'ils peuvent renoncer à la vie publique, et que leur progrès n'en sera que plus sûr dans l'ordre civil. Par cette contradiction, ils ont été entraînés à une impuissance dont ils se désespèrent dès qu'elle leur est démontrée ; ils s'aperçoivent qu'ils sont entrés dans un chemin qui ne peut aboutir. Après avoir renoncé à la vie publique, ils sentent bien souvent que la vie maté¬ rielle et privée est près cle leur échapper, Alors, comme la réalité manque de toutes parts, il faut se jeter dans les utopies, rêves de la raison pratique captive. Les meilleures, à leur gré, sont ^celles qui peuvent faire cesser en un moment un état établi depuis longtemps; c'est-à-dire, ce sont les plus impraticables. Dans cette alternative de désespoir et d'exaltation subite, comment s'étonner que les plus violents ou les plus forts médi¬ tent d'ébranler les colonnes du temple sitôt que le frein de la peur est supprimé? Les peuples troquent avec leur gouvernement le droit politique contre le droit ci¬ vil , et le pouvoir contre le bien-être ; ils restent con¬ vaincus que dans le marché ils ont la part du lion. Car les droits civils, ce sont la propriété, l'héritage, la dis¬ tribution des richesses; et la plupart des hommes, SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 599 tenant infiniment plus au corps qu'à l'esprit, si vous leur promettez que le premier sera satisfait, à condition que vous leur livriez le second, croient volontiers qu'ils vous ont fait leur dupe, en acceptant le contrat. Toute¬ fois le moment vient où le dommage se découvre ; on s'aperçoit qu'on est lésé; vous entendez alors clans le gouffre les gémissements d'Encelade. Pour sortir de la misère, il faudrait que les misé¬ rables pussent s'associer. Mais cela est interdit par la loi politique. Que reste-t—il clone à faire? A rêver, à se retrancher dans les visions; en sorte que, d'autres peu¬ ples ayant la réalité, bien souvent nous n'en avons eu que l'ombre ou la chimère dans nos systèmes. C'est dans la captivité que s'enfantent les utopies qui font oublier à quelques-uns la misère présente, mais qui, pour d'au¬ tres, sont la cause d'une misère plus grande encore, parce qu'effrénées comme l'imagination prisonnière, elles servent d'épouvantail, et font rentrer toute une nation sous la terre. XI. LES UTOPIES. Ce n'est pas toujours une marque d'esprit de mettre la plus haute philosophie là où elle n'a que faire. 11 y a 600 LA RÉVOLUTION. des objets qu'il faut voir simplement à l'œil nu; si à ceux-là vous appliquez le télescope, vous en faites un brouillard qui n'a pas même le mérite d'exister. Le malheur est que nos utopies sont presque toutes nées dans la servitude; elles en ont conservé l'esprit. De là vient qu'elles sont si disposées à voir un allié dans tout despotisme naissant. Nos créateurs de sys¬ tèmes dédient leurs rêves au pouvoir absolu. Comme leurs idées contredisent souvent la nature humaine, ils se confient volontiers au despotisme du soin de les éta¬ blir. Le cours des choses ne va pas à eux, il faut donc le contraindre par l'autorité arbitraire. D'où ce goût dé¬ cidé pour le plus fort; il ne l'est jamais assez à leur gré. Hostiles au développement de l'individu,,c'est-à-dire à la vie de l'homme moderne, ils vont se briser contre le mouvement des nationalités étrangères qui se relèvent et se constituent sans prendre souci de ces fantômes. Nouvelle cause qui diminue l'expansion de nos systèmes hors de France. Ils ne franchissent guère nos frontières; là, ils semblent le produit avorté d'une Révolution qui a perdu sa voie. On sent trop que nos théories sont nées exclusive¬ ment des sciences physiques et mathématiques ; d'où une ignorance presque absolue de l'homme moral qui n'existe pas pour elles. Quand on traite les hommes comme une équation, il est aisé, sans doute, de résoudre • le problème; mais on peut arriver aux plus grands éga¬ rements, sans être averti jamais par un cri de nature. SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 601 L'an veut faire gouverner les peuples par des acadé¬ mies de géomètres, sans se douter que les plus grands géomètres ignorent par-dessus tout la nature humaine, parce qu'ils n'y pensent jamais. L'autre veut que toutes les passions humaines se déchaînent à la fois; et il promet que la Vénus-Uranie naîtra de l'universelle discorde. Frappez du même coup toutes les touches d'un clavier, vous verrez quel céleste concert sortira du chaos. Saint-Simon, Fourier et nos autres utopistes, se sont formés dans l'isolement intellectuel de l'Empire. Ils croient découvrir tout ce qu'ils rencontrent, et ils ne s'aperçoivent pas qu'ils ne font souvent que répéter l'Europe. Le blocus continental intellectuel les a tous marqués d'un même sceau. Leur raison n'a pu- résister à un si grand confinement de l'esprit. Par quelques points ils touchent à la démence. Mais cette vaste déraison a donné l'attrait de l'inconnu à des idées qui n'étaient pas toujours nouvelles. Sans ce grain de folie, peut-être eussent-elles passé inaperçues; la folie s'y joignant, elles devinrent pour beaucoup une merveille et bientôt une religion. Je tiens pourtant que c'est se manquer à soi-même que de jouer plus longtemps sa raison à croix ou pile dans de pareilles aventures. Elle y diminue infaillible¬ ment, ou bien elle y périt. Combien j'en ai vus y laisser la meilleure part d'eux-mêmes ! ils consumaient le reste de leurs jours à chercher cet équilibre qu'ils avaient 602 LA RÉVOLUTION. irréparablement perdu. D'autres, pour se racheter, pas¬ saient à l'autre extrême de la timidité et de la tradition aveugle. Mais il faut traiter de. pareilles maladies avec ménagement. Pour en parler à cœur ouvert, elles sont encore trop récentes. Deux traits communs à tous : Un dictateur et un pape, le plus souvent confondus l'un dans l'autre. Us n'ont pu s'émanciper du moyen âge ; ils y ren¬ trent par le pays des chimères. Tous reviennent, après quelques détours, à une papauté, à un saint-siége où ils commencent par s'in¬ troniser eux-mêmes. Ils s'enchaînent à ce trône nouveau pour y enchaîner les autres. Saint-Simon, Auguste Comte ne font que rétablir la tyrannie spirituelle sous un autre nom. Quand ils ont fabriqué une religion, ils exigent que l'esprit s'incline, et ils lui contestent l'examen. Vous les croiriez en plein avenir. Les voilà qui retombent au cœur du moyen âge. Us n'ont pu s'émanciper même par les rêves. Cerfs-volants qui percent les nues, une ficelle invisible les retient; du haut des airs ils sont re¬ jetés, en un clin d'œil, dans l'ancien gouffre; ils y restent empêtrés, ils y rampent; n'allez pas les en arracher. Que dirait-on d'un homme qui voudrait refaire, pièce à pièce, la vieille machine de Marly? Il rempla¬ cerait chaque partie par une autre : poulies, moufles, tuyaux de fer ou d'argile,, aqueducs, roues, ressorts. Après quoi, il s'imaginerait avoir fait quelque chose de SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 603 très-neuf. Ce ne serait que la copie d'un système su¬ ranné. De pareils inventeurs ne s'apercevraient pas que le monde a découvert des instruments plus puissants et plus simples. Pendant qu'ils se perdraient dans l'admi¬ ration de leurs engins impuissants, la machine à vapeur passerait sous leurs yeux ; elle réduirait à néant et sifflerait le vieil et ridicule échafaudage. Voilà l'histoire de tant d'utopies qui aboutissent à recomposer l'ancien despotisme. Quittez, quittez ces chimères aux trois gueules; elles empêchent le passage vers la lumière libre. Eh bien! me disent-ils, adorez donc l'Humanité. 0 le curieux fétiche! Je l'ai vu de trop près. M'agenouiller devant celui qui est à deux genoux devant toute force triomphante! Ramper devant cette bête rampante aux milliards de pieds! Ce n'est pas là ma foi. Que ferais- je cle ce dieu-là ? Ramenez-moi aux ibis et aux serpents à colliers du Nil. XII. UNE APOCALYPSE INDUSTRIELLE. Dans la conspiration de Rabeuf, vous avez reconnu le spectre qui, sous le nom de communisme, a effrayé "l'Europe, soixante ans plus tard; approchons de ce spectre 60i LA RÉVOLUTION. et osons le toucher. Le point commun à tous est la négation presque complète de l'individu, qui n'est plus qu'un rouage de la grande machine sociale. Soit que l'on considère ces idées comme le résultat de la Révo¬ lution, ou comme une déviation maladive et le fruit du désespoir, il semble indubitable qu'elles ont pour cause première un reste d'habitudes prises dans l'éducation religieuse du moyen âge. Dans les pays où la conscience individuelle n'a pas été fortement réveillée par la réforme religieuse, les théoriciens s'accoutument à regarder comme nulles les forces individuelles. Ils suppriment le moi humain ; dès lors, ils ne trouvent plus aucune barrière dans le champ du possible. Le monastère transformé est un idéal qui se dresse perpétuellement devant eux comme l'image de la cité future. Ce qu'il y a d'embarrassant dans tous les systèmes, ce sont les personnes. Mais si vous trouvez moyen d'éconduire la personnalité morale, le fruit même des siècles, vous restez en présence d'une matière patiente qu'il est toujours possible d'organiser à votre fantaisie, sans qu'aucune force vive proteste au fond des âmes. Méconnaissez, abolissez le résultat de toute l'histoire, l'affranchissement de l'individu; vous vous trouvez aus¬ sitôt contemporain, en esprit, des sociétés les plus an¬ tiques. Là, il n'y a plus qu'à choisir, entre les temps, ceux qui vous plaisent le mieux. Vous pouvez, sans sortir de chez vous, rentrer dans le passé le plus reculé, SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 605 par la porte de Sparte, ou de Thèbes ou de Persépolis. Buonarotti, en 1796, ne doutait pas qu'il ne fût possible de ramener l'ordre social de Lacédémone « avant six mois. » Otez-moi le sentiment vif de ma conscience propre, de mon originalité native, de ce qui est le fond de mon être et je ne fais aucune difficulté de vous suivre, en reculant, à travers la durée, jusqu'à redevenir avec vous un sujet de Lycurgue ou un client des Gracques, ou un habitant de Salente. Si je suis quelque chose au monde, je suis un esprit de liberté. C'est lace qui fait tout mon mal et me rend la vie impossible en tant de lieux. C'est à cause de cela que je déplais à tant de gens dans le monde. Étouffez en moi cet esprit par lequel je vis, et je souffre. Étouffez-le, je le veux bien. Que ce don heureux ou fatal que m'ont fait les siècles, le sentiment énergique d'être une personne dis¬ tincte, me soit enlevé, je serai alors chose légère. Je ne porterai plus l'empreinte d'aucun temps; j'aurai perdu le sérieux, en même temps que le poids de l'existence. Je me promènerai à la surface des choses humaines, vide de substance, d'espoir et de douleur. Vous pourrez désormais vous servir de moi à votre gré, comme de l'un des fantômes de vos visions. Vous pourrez me transporter, en un moment, à l'extrémité des temps anciens, dans telle cité qu'il vous plaira d'éle¬ ver en songe; et, comme Vos fantaisies ne sont guère que le reflet d'une société passée, ou l'écho d'une utopie 606 LA RÉVOLUTION. déjà croulée, vous me ferez rentrer à votre gré dans ces ruines de ruines. Je serai un sujet fidèle de toutes les sociétés évanouies et de tous les royaumes de néant qu'il vous plaira de m'imposer. Comment l'idée me viendrait-elle jamais de me révolter contre la souverai¬ neté de vos visions, puisque je ne serais plus véritable¬ ment qu'un serf de vos rêves? Si des illusions aussi manifestes ont été si fré¬ quentes, je crois pouvoir en conclure qu'elles attestent un désordre dans l'éducation des peuples qui les su¬ bissent. Supposez, par exemple, que des peuples qui ont pris l'initiative de tous les progrès, de toutes les innovations, aient conservé, néanmoins, dans, leur reli¬ gion, le fond et la substance des sociétés les plus suran¬ nées. Il s'ensuivrait que bien souvent, lorsque, dans leurs visions, ils croiraient tracer la loi de l'avenir, ils ne feraient que reproduire le reflet d'un ordre antique. En vain ils s'élanceraient pour concevoir les formes de la société future. Là où elle est déjà en germe, ils la méconnaîtraient longtemps ; et la contradiction qui fait le fond de leur vie apparaîtrait jusque dans leurs rêves. Leurs plus hardis utopistes, Babeuf, Buonarotti, Saint-Simon, Fourier auraient peine à sortir des cloîtres de Campanella. Ils traceraient l'apocalypse de l'avenir industriel ; cette apocalypse serait pleine des monstres du passé. SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 607 XIII. la démocratie française et la démocratie d'amérique. Pour celui qui veut user de l'expérience, le monde offre, depuis soixante ans, une belle occasion de com¬ parer la théorie à la nature; si cette observation n'a pas encore été faite, elle prouve combien les hommes ont de répugnance à s'instruire par la pratique des choses. En toute matière, c'est par là qu'ils finissent. Depuis le jour où le système de Babeuf est né de l'épuisement des flancs de la Révolution française, d'autres systèmes n'ont cessé d'éclater, qui tous repo¬ sent, plus ou moins, sur le même fond d'idées : négation de la propriété individuelle, négation des droits de la personne. En même temps, comme pour fournir un champ immense à l'expérience, des multitudes, ou plu¬ tôt des peuples entiers émigrent chaque année d'Europe dans l'Amérique du Nord. Ces immigrations ont été souvent de trois cent mille hommes par an ; quelquefois elles se sont élevées à six cent mille. Les invasions des barbares par lesquelles l'ancien monde a fini et le nou¬ veau a commencé, n'étaient pas sur une si grande échelle. Voici donc quel enseignement est offert à ceux qui, 60S LA RÉVOLUTION. sans parti pris, cherchent la vérité. En Europe, les théoriciens, depuis un demi-siècle, tracent chez nous, en toute liberté, les lois, les formes de la société nou¬ velle. Rien ne les gêne dans leurs conceptions, pour marquer à l'humanité qui va naître ses conditions de prospérité et d'avenir. Assis de ce côté de l'Océan, ils élèvent, ils bâtissent un vaste idéal auquel la postérité du lendemain va se soumettre. Ce qu'ils ont fait, ils le perfectionnent. Ils voient grandir sous leurs yeux leur édifice imaginaire; que dis-je? l'édifice est complet; le voilà achevé dans ses moindres détails. L'occasion seule a manqué aujourd'hui pour que ce beau songe se trou¬ vât une réalité à notre réveil. D'autre part, voici ce qui se passe cle l'autre côté de l'eau. Pendant que nos théoriciens règlent ici, en idée, la société future, des multitudes d'hommes se ré¬ pandent dans les Etats-Unis d'Amérique; des empires nouveaux y naissent à vue d'œil. On dirait d'un mou¬ vement cosmogonique de la race humaine qui s'accom¬ plit avec la force irrésistible de la nature première. Au¬ cun obstacle physique, aucune tradition n'empêchent ces hommes de régler leurs rapports comme ils l'entendent. Us viennent différents de race, d'origine, partis de tous les bouts de l'horizon, sans engagement antérieur, sans liens, ne laissant voir que l'instinct de la nature humaine au xixe siècle. De la même manière que nos théoriciens ont pleine liberté d'imaginer ce qu'ils croient le meilleur et le plus immédiatement nécessaire, ces SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 609 nouveaux venus ont, dans leur sauvage Éden, la liberté de réaliser, autant que les autres de concevoir. Épreuve unique ! Si nos systèmes sont dans le grand plan des sociétés futures, quelle occasion admirable de le prouver ! Dans ce cas, il est impossible que d'aussi grandes masses d'hommes, sorties du milieu de nous, puisées dans tout le genre humain et rejetées dans la liberté première1, ne laissent pas éclater quelque chose des instincts que nous déclarons ici, parmi nos livres, être désormais le fond de la nature humaine. Las du monde ancien, avides de changements, ces pionniers d'Amérique qui se sont interdit le retour, c'est l'esprit même d'innovation qui se répand sur des terres nou¬ velles. Nous verrons donc se produire, dans ces vastes contrées, une ébauche de nos idées. Si elles ne peuvent atteindre immédiatement à la perfection pratique que nous leur attribuons, peu importe. C'est assez qu'elles apparaissent. Nous verrons la race humaine, livrée-à son essor, aller au-devant de nos conceptions. L'occasion est unique pour le monde d'entrer dans I. Ceci a été écrit en 1854. Depuis ce temps, les États-Unis ont subi une longue guerre civile et des déchirements qui semblaient réfuter ce que j'avançais dans ce chapitre. J'ai bien fait de ne pas le supprimer et d'attendre. L'orage passé, je n'ai pas à y changer un mot; tout ce que je disais en 1854 est confirmé en 1863. De pareilles prévisions sont possibles quand il s'agit de peuples dont l'existence repose sur des principes; je n'oserais rien tenter de ce genre pour ceux qui ont laissé dans leurs destinées la meilleure part au hasard et à la force. 21 Juillet 1865. il. 39 610 LÀ RÉVOLUTION. le moule que nous avons formé. Nul empêchement dans le passé ; nul obstacle dans les choses ; la terre neuve comme aux premiers jours de la Genèse ; sans maître, sans enclos; une forêt, une savane non encore habitée, voilà précisément la terre, telle que la demandait J.-J. Rousseau. Le sable n'a pas encore reçu la marque du pied de Vendredi; merveilleuse table rase pour y écrire les lois de nos utopistes. Sans doute, dans ces vastes solitudes où la nature physique n'attend qu'un maître pour obéir et prendre l'empreinte de nos esprits, telle forêt vierge aura son Gracchus Babeuf, telle autre son Saint-Simon, ou son Fourier, ou son Buonarotti, ou son Auguste Comte. Et, quelle que soit la diversité de ces premières ébauches sociales et de ces berceaux de l'avenir, une même pen¬ sée, une même forme, un même principe se rencontre¬ ront partout, dans la réalité comme dans nos systèmes : l'individu sera effacé ; l'État seul apparaîtra. Dans ces embryons d'empires nouveaux, personne n'osera dire : Ceci est à moi. Voilà le champ des suppositions; voyez maintenant la réalité. Jetez les yeux sur ce qui se passe dans ces sociétés naissantes. Suivez dans les profondeurs de ce monde nouveau, les émigrations d'hommes que la nature y jette à pleines mains, et qui s'organisent avec l'im¬ pulsion de la nécessité, comme le cristal s'organise dans le sein des montagnes. Quelle surprise ! quel mé¬ compte! Nulle part ne se rencontre, je ne dis pas une SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 611 ébauche, mais seulement un vestige d'un ordre social semblable à celui que nous imaginons en Europe. La réalité donne tout un monde pour démenti gigantesque à nos faiseurs de systèmes. Quand il serait si facile à ces émigrants partis des extrémités de l'univers, de laisser indivise une terre vierge, je les vois qui, dès leur premier pas, au con¬ traire, parquent chacun un coin de terre et forment cet enclos où J.-J. Rousseau plaçait la première origine du mal. Partout se dressent à mes yeux la propriété et l'individualité humaines. Dans ces contrées si neuves, dans ces solitudes premières où l'homme n'a posé le pied que d'hier, nous arrivons déjà trop tard pour nos systèmes; la place est prise par les instincts, et ces instincts contrarient tout ce que nous avons rêvé. Ne dites pas que c'est là un indice isolé; les choses se passent sur une trop vaste échelle. C'est bien vé¬ ritablement la nature humaine qui afflue dans cet im¬ mense creuset ; et il est impossible de fermer les yeux sur une expérience à laquelle tout l'univers conspire. Nos théories sociales n'auront de valeur que si elles rendent raison de ce nouvel épanouissement du monde civil. Or il se trouve qu'elles en sont précisément l'op¬ posé. La nature, dans ces nouvelles formations civiles, va dans un sens; nos systèmes vont dans l'autre. Nous assistons à une création spontanée de nouveaux empires; et elle renverse nos théories, comme nos théories ren- 612 LA RÉVOLUTION. versent cette création nouvelle. Nous donnons des lois à l'avenir; pendant ce temps, l'avenir se forme et grandit sous nos yeux. Il contredit toutes les lois que nous lui avons imposées. Que conclure de là ? Le plus souvent, il nous arrive de détourner nos yeux de ce mouvement tout divin du genre humain en Amérique, la plus grande chose de nos temps, qui s'accomplit en dépit de nous. Que sert de nous obstiner dans nos hypothèses? La nature et la vie s'obstinent à nous démentir et à se jouer de nous. Pour moi, je l'avoue, si je m'étais embarqué jamais sur les idées qui sont le fond de nos utopies, je me trouverais embarrassé d'être ainsi contredit, non pas seulement par le monde ancien (j'y suis tout préparé), mais par ces mondes en formation qui semblent ne grandir que pour nous convaincre d'illusion. Je crain¬ drais, en me voyant ainsi réfuté par les énergies créa¬ trices de la nature, que mes visions d'avenir ne fussent que les reflets des choses mortes; et je me défierais de mes conceptions, si je n'en pouvais trouver aucun ves¬ tige dans les sociétés qui naissent et grandissent sous mes yeux. Les lois de Képler, de Newton sont belles parce qu'elles s'accordent avec l'ordre et la marche de l'uni¬ vers. Mais, s'il n'y avait ni dans l'état actuel de l'uni¬ vers, ni même dans les vapeurs de la voie lactée et dans les nébuleuses un seul coin de la nature, un seul atome SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 613 réel, qui ne contredît ces lois, j'aurais peine à y re¬ connaître la loi de formation et le principe des cieux à venir. Le monde a vu, une fois, chez les anciens, quelque chose de semblable aux caractères généraux de notre époque : en Orient, une vieille civilisation, Perse, Baby- lonie, Chaldée, Égypte, à demi enfouie sous des tradi¬ tions pétrifiées, incapable de s'arracher pleinement à ce passé, temples, momies, labyrinthes, tombeaux, bran¬ lant la tête sous les mitres, industrieuse pourtant, riche en caravanes, commerçante, voluptueuse, chargée de chaînes de perles; et sur l'autre rivage, la Grèce nais¬ sante, déjà jetée dans un tout autre moule, rude encore, mais libre et d'une liberté telle que rien de pareil ne s'était encore montré dans l'univers, s'ouvrant par les Doriens-Puritains une voie qui faisait le scandale de l'Asie. De même, aujourd'hui, verrons-nous la vieille Europe, après d'immenses efforts, retomber dans ses vieilles chaînes qu'elle réussit néanmoins à dorer; tan¬ dis qu'au loin, par delà l'Atlantique, sur le rivage op¬ posé, l'Amérique du Nord, sans souci du reste de l'uni¬ vers, dans son âge héroïque, étouffe ses hydres, abat ses lions de Némée, scandalise de son audace, de sa liberté, de ses fondations de villes et d'Etats, le vieux monde qui n'ose ni l'imiter, ni la combattre? 614 LA RÉVOLUTION. XIY LES SOPHISMES POLITIQUES. Comment l'esprit français est-il devenu sophiste? Quand un peuple n'a jamais été libre, il n'en ressent aucune honte; il s'ignore lui-même. Cette sorte d'inno¬ cence politique le maintient dans la simplicité et dans la vérité. Il ne cherche pas à paraître autre qu'il n'est. Ses écrivains ont sur toutes les matières politiques un ton aisé, naturel, qui vient de l'absence de prétentions. C'est ainsi que, sous le despotisme de l'ancienne monarchie, l'esprit des Français avait pu rester simple, net, ennemi déclaré de toute subtilité; cela lui avait gagné le monde. Mais quand un peuple a connu la liberté et qu'il l'a perdue, tout est changé. Il a acquis la connaissance qui lui manquait du bien et du mal. Il ressemble à Adam, chassé du jardin d'Éden. En même temps qu'il a perdu l'ignorance civile et politique, il a acquis un sentiment jusqu'alors inconnu, la pudeur, ou plutôt la honte. Pour se la cacher à lui-même et aux autres, il n'est rien qu'il n'invente. II se couvre de masques; il s'enve¬ loppe de subterfuges; il détourne sa langue du sens accoutumé. La nuit, il l'appelle le jour. Un despotisme SOCIÉTÉ NÉE DE LÀ RÉVOLUTION. 615 de mille ans, il l'appelle dictature; il cherche et dé¬ couvre d'innombrables subtilités. Comme, dans sa situa¬ tion, la souplesse est tout ce qui lui reste, il se débat et se roule sous le pied de ses maîtres; son esprit se partage en paradoxes tortueux et rampants. En un mot, il entre clans l'époque des sophismes; plus il est riche de sa nature, plus il enfante de contre- vérités. La première fois que je m'aperçus de cette confu¬ sion, je fis effort pour rétablir les anciennes vérités, à mesure qu'elles se voilaient. J'entrepris sérieusement de faire la guerre aux sophismes. J'en composai d'abord une sorte de dénombrement, et je me mis courageusement à les combattre l'un après l'autre. Dieu sait le temps et les révoltes de conscience que me coûta cette entre¬ prise. L'ouvrage avançait; j'en publiai une partie sous le titre de Philosophie de ïHistoire de France. Après avoir combattu les sophismes dans l'histoire, je pris de même à part les sophismes sur la religion, sur la vie, la mort, et tout l'ensemble des choses humaines. Quoique la matière parût s'augmenter à mesure que mon tra¬ vail avançait, je ne perdis pas courage pendant plu¬ sieurs années. Ce m'était, je l'avoue, un miracle que tant d'efforts n'aboutissent qu'à me créer de nouveaux sujets de luttes, et que l'espace s'étendît à mesure que j'y pénétrais plus avant. Que serais-je devenu si, un jour, je ne m'étais enfin cyoerçu que je m'étais volontairement condamné au sup- 616 LA RÉVOLUTION. plice des Danaïdes? Les sophismes renaissaient d'eux- mêmes autour de moi, comme le flot de l'Enfer. J'y étais déjà à moitié englouti. Pour un que j'atteignais, dix se déroulaient aussitôt plus effrontés que le premier. J'avais projeté de les réfuter l'un après l'autre; c'était un océan qui s'amassait devant moi. Ou plutôt, songez aux termites qui rongent le sol sous vos pas. C'est peine perdue de les écraser l'un après l'autre, si vous n'attaquez l'horrible mère qui les produit. Je compris, dès lors, ce que j'aurais dû voir dès le premier jour, que ce n'était rien de combattre un à un les sophismes récents qui pullulaient à mes yeux ; que mes forces s'épuiseraient sans résultat dans cette lutte inégale; qu'ils avaient tous une seule et même mère, inépuisable dans sa fécondité, qui, sans époux, sans hymen, les produisait spontanément et perpétuelle¬ ment. Depuis ce jour, je renonçai à mon projet, qui n'at¬ teignait que les effets; j'osai remonter à la cause. Après la découverte des sophismes, une autre chose produisit sur moi un étonnement presque égal. Ce fut de voir comment les écrivains poursuivaient leurs œu¬ vres, sans qu'on y sentît l'empreinte des événements nouveaux dans'lesquels ils vivaient plongés. Ils avaient une version qu'ils poursuivaient indépendamment des temps, des circonstances, de la joie ou de la tristesse du monde. SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 6-17 A un demi-siècle de distance, ils achevaient la phrase commencée, sans que rien marquât le contre-coup des choses qui avaient changé la vie publique. N'avaient- ils donc rien ressenti de cet ébranlement? Leur esprit était-il devenu volontairement sourd? Dans quel monde abstrait ou indifférent vivaient-ils? Leurs pensées res¬ semblaient à un thème fait d'avance que l'on poursuit en dépit des leçons et des événements qui se produisent, lin vain les faits les plus accablants leur donnaient sur toutes choses un démenti criant, ils n'en avaient cure; ils se bouchaient les oreilles. Quoi donc! ferions-nous de l'espéarnce même une déclamation ? Ceci me montra comment ce qui a été pour une gé¬ nération une vérité vivante peut devenir, pour la géné¬ ration qui suit, une pure rhétorique. Nous parlons du progrès de la conscience, du règne heureux des idées libérales, de notre mission émancipatrice, de nos qualités expansives, de notre générosité, à peu près comme les Byzantins parlaient de la mythologie passée, la Victoire, Jupiter, Diane d'Ephèse, lorsque déjà leurs autels avaient été renversés. Cette rhétorique ne releva pas la mythologie tombée. De même, chez les modernes, il faut d'autres moyens que la routine du langage pour relever les divinités mo¬ rales, reniées ou disparues. Je ne sais si la vanité mérite tout le bien que Mon¬ tesquieu en a dit. En 1796, madame de Staël recher¬ chait si la vanité ne pourrait pas servir à fonder la 618 LA RÉVOLUTION. liberté. Plus heureux aujourd'hui, nous savons la ré¬ ponse à ces questions. Une nation qui ne serait que vaine ne consentirait jamais à s'avouer son asservissement; elle se le dissi¬ mulerait d'abord de mille manières; puis elle trouverait l'occasion de s'en féliciter; à la fin, elle le mettrait ou¬ vertement au-dessus de la liberté des autres. Dès lors, il lui serait difficile de se guérir d'un mal qu'elle serait si habile à faire passer pour un bien. Cette nation vivrait tout en dehors. Sa grande affaire serait de paraître ; de là. il serait aisé de lui faire perdre le sentiment de ses droits, pourvu qu'on la jetât hors d'elle-même par un appât extérieur. Elle se console¬ rait de n'être rien chez elle, à la seule idée d'être quel¬ que chose chez les autres. Les mots joueraient, chez elle, un rôle immense, celui que les choses jouent chez les peuples libres. 11 faudrait avoir grand soin de lui laisser les noms de toutes les institutions auxquelles elle tenait et qu'-on lui aurait ôtées. Ces noms-là lui cacheraient longtemps le vide qui s'est fait chez elle. Quand elle s'en aperce¬ vrait, elle y serait accoutumée. Aucune vérité ne serait jamais assise sur ce sable mouvant ni aucune imposture assez extirpée, pour qu'elle n'eut chance de s'y enraciner encore. Esclave, il ne faudrait jamais désespérer de l'affran¬ chir, et, libre, de l'asservir. Mais j'ai supposé, en commençant , une nat'on qui SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 619 ne serait que vaine; je m'aperçois que ce peuple n'existe pas dans le genre humain XV. TRAHISON OU SOTTISE. Nous rejetons trop souvent sur le compte de la tra¬ hison et de la perfidie ce. qui appartient à la sottise. Les historiens ne font pas jouer à celle-ci le grand rôle qui lui appartient dans les choses humaines. Est-ce faute de l'entrevoir? Est-ce sot orgueil qui consent à se re¬ connaître criminel plutôt que dupe? On aime mieux la trahison et le crime, parce qu'ils font de l'homme un sujet plus tragique, et qu'ils le haussent au moins sur l'échafaud. Pour moi, je lui ai vu moins de grandeur de mon temps. J'ai vu dans les grandes affaires tant de dérai¬ son, une obstination si invétérée à s'aveugler, une volonté si absolue de se perdre, un amour si passionné, si instinctif du faux, une horreur si enracinée de l'évi¬ dence, et, pour tout dire, une si grande, si miraculeuse sottise, que je suis, au contraire, disposé à croire qu'elle explique la plupart des cas litigieux, et que la perfidie, la trahison, le crime ne font que l'exception. 620 LA RÉVOLUTION. Croyez qu'après avoir été exploitée sans relâche depuis quarante siècles, la bêtise, ou, pour l'appeler de son nom historique, la sottise est encore aujourd'hui une mine vierge. Qui y met la main ne doit pas craindre de l'épuiser. .Dans la Révolution, on attribuait toute déviation du sens commun à l'intention de trahir. Pour dévier du droit sens, la nature humaine, dans les temps de trouble, n'a pas besoin d'être poussée par le crime; la moindre circonstance, un mot, un geste, une cocarde oubliée suffisent pour égarer cette haute intelligence. Que de gens ont été envoyés à l'échafaud comme traî¬ tres, qui étaient simplement désorientés. Quand des gens qui ont vécu jusque-là sans pen¬ ser sont brusquement appelés à discuter les grands intérêts de l'esprit humain, ils en sont enivrés; ils per¬ dent tout équilibre. Cette première et soudaine vue, jetée sur les questions les plus capitales, leur donne le vertige. Si vous prenez au sérieux tout ce qui leur échappe dans ce moment d'ivresse1, rien déplus aisé que d'en faire des monstres; par le châtiment dont vous <1. J'ai dit ailleurs que les révolutionnaires, après un certain temps, avaient peine à s'expliquer à eux-mêmes. En voici une preuve frap¬ pante : « Ce qu'on appelle excès dans la Révolution, était de l'enthou¬ siasme, du fanatisme, si l'on veut. Ceux qui ont été dévorés de cette fièvre ardente, lorsqu'ils sont avancés en âge et qu'ils veulent la sou¬ mettre à l'analysé, ne la comprennent plus. 11 n'est pas surprenant que les tribunaux la jugent si mal. » Mémoires inédits de Baudot. SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 621 les frappez, vous les faites entrer tout debout et gigan¬ tesques dans la tragédie. N'est-ce pas l'histoire d'Hébert et de tant d'autres faits à son image? Au moment de la lutte, les hommes ne peuvent comprendre que l'instinct de la passion n'éclaire pas les intelligences d'une lumière subite; ils punissent les erreurs de l'esprit comme des crimes de la conscience. Cette injustice, qui ne se peut éviter chez les contem¬ porains, n'est plus excusable chez les historiens. Nous nous irritons quand nous voyons la sottise infatuée, assurée, imperturbable, toujours nouvelle. Nous nous figurons qu'il n'est pas possible que tant d'aveuglement, de déraison, soit une chose naturelle et sincère; et nous pensons que cet endurcissement dans le faux est un défi qui nous est jeté„ Que nous serions plus équitables si nous savions combien cette sottise est sincère et antique ; sur combien de nobles quartiers elle est fondée; combien il a fallu de générations abêties pour la porter à cette perfection de fond et cle forme; de quel long travail la nature a eu besoin pour la répandre, la choisir entre tous les éléments, la corroborer cle père en fils, la puiser à toutes les sources, la faire croître à travers tous les règnes, l'orner, l'embellir d'âge en âge, du serf au bourgeois, cle la robe à l'épée, du clerc au seigneur, pour en faire à la fin ce prodige d'abêtisse¬ ment qui nous confond, nous indigne, nous attriste, et que nous devrions, au contraire, admirer, si nous n'en étions nous-mêmes une partie ! 622 LA RÉVOLUTION. XVI. que deviendrait une société qui ^e croirait incapable d'être libre. Il y a une bien grande différence entre une société qui n'a jamais été libre et une société qui, après diverses épreuves, se sent ou se juge incapable de l'être. Dans un cas, toutes les espérances demeurent intactes ; dans l'autre, il n'en reste presque aucune. Je m'imagine que la première chose qui doit arriver, après qu'un peuple s'est désabusé de l'avenir, c'est qu'il se désabuse aussi de son passé. J'entends par là qu'il doit prendre en dégoût sa propre histoire. Car il y était revenu dans la pensée d'y trouver le germe et la préparation de ses destinées nouvelles; mais ces desti¬ nées lui ayant échappé, son passé perd tout intérêt pour lui. Je ne doute pas que si cette impossibilité d'espé¬ rer continuait, le premier résultat ne fût l'abandon de tous les travaux d'histoire qu'une autre disposition d'es¬ prit avait éveillés. En perdant l'avenir, on perdrait le passé. N'est-ce pas une chose frappante que les cinq der¬ niers siècles de Rome n'aient pu produire qu'un seul véritable historien, Tacite? Il était encore assez près de SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 623 la liberté pour pouvoir la regretter; ce sentiment devint l'âme de son récit. Mais quand le regret même ne fut plus possible, tant la chose était loin, il ne resta aucun aliment moral à l'histoire ; elle s'éteignit au milieu des plus grands événements. Les matériaux du récit étaient immenses ; la pensée, qui seule les ranime, était nulle. Les plus grands coups du sort frappèrent l'âme humaine sans en tirer aucun écho. On s'était, accoutumé à tout, endurci à tout. Les événements passaient sans laisser de trace sur des cœurs éteints. Avec la faculté de s'indigner, les hommes perdirent la dernière étin¬ celle qui leur restait. Tout flambeau s'éteignit. Rien ne fait impression sur des hommes qui ont perdu jusqu'à la faculté de mépriser. Tous les actes ac¬ complis ont à leurs yeux la même valeur, ou plutôt ils n'en ont aucune. Ceci explique comment un peuple sans liberté est aussi un peuple sans histoire. Dans l'ancien régime, les Français, n'avaient point d'histoire qui méritât ce nom. Elle s'est éveillée avec la conscience publique; elle a brillé avec elle; elle s'éteindrait avec elle. Les Académies auraient beau solliciter des œuvres prudentes d'archéologie locale; ce beau feu ne réchaufferait per¬ sonne. Avec l'histoire, la première chose qui disparaîtrait serait le souvenir. Mais, connue l'espérance ne porterait pas les cœurs vers d'autres horizons, l'avenir disparaî¬ trait au même moment. Sans passé, sans avenir, il ne 624 LA RÉVOLUTION. resterait que le présent. Chacun se précipiterait sur ce' pont étroit comme sur le pont cle la Bérésina. L'essor matériel tirerait du milieu de la plèbe un certain nombre d'hommes et les enrichirait; mais, à peine parvenus à une situation meilleure, ces hommes oublieraient leurs pères. A peine sortis du peuple, ils seraient les plus ardents à le renier. Dans l'ancien régime, on avait vu des individus par¬ venus, et. ce caractère s'était, borné à quelques per¬ sonnes ; maintenant, ce seraient des classes entières qui prendraient la physionomie réservée autrefois à quel¬ ques-uns. Il n'y aurait plus d'autre moyen de se distin¬ guer que l'argent. Il faudrait donc tout faire pour en acquérir. Mais, chacun voulant se vendre, la valeur vé¬ nale de l'âme humaine se trouverait réduite presque à rien ; il faudrait du génie pour inventer une bassesse en¬ core inconnue qui pût tenter l'acheteur. Dans le pays que j'habite aujourd'hui1, je vois dans tous les cantons les classes laborieuses s'élever par le mouvement général du siècle et occuper le gou¬ vernement. Mais ce qui me frappe comme une nou¬ veauté, ces classes ainsi subitement sorties de la dé¬ pendance, n'ont rien qui marque l'esprit du parvenu. Elles ne cherchent point à se confondre avec celles qui les ont précédées dans la domination. Elles ne renient pas leurs ancêtres, elles ne démentent pas leur passé ; t. La Suisse. SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. G 25 elles ne contrefont pas la noblesse; en arrivant au pou¬ voir, elles gardent les sentiments, les opinions, les prin¬ cipes qu'elles avaient dans le temps où elles osaient à peine y prétendre. G'est précisément le contraire de ce que j'ai vu ailleurs, dans de grands Etats, où les hommes changent dépensée, et, pour mieux dire, d'âme en changeant de situation. Là, les ennemis les plus acharnés de la cause populaire sont le plus souvent ceux qui sortent des rangs inférieurs du peuple, tant ils ont peur d'y rentrer. L'injure contre leur condition d'hier est leur brevet de gentilhomme. Vers quelle société marchons-nous? Il y a plusieurs issues. Mais si l'on tenait pour nulle la protestation de quelques âmes isolées, on pourrait se représenter comme il suit les traits principaux des formes sociales dans lesquelles nous entrons en Europe : des mœurs in¬ cultes sans vie publique ; la rudesse de l'état populaire sans peuple; la démocratie sans démos; le silence sans repos ; la grossièreté sans liberté ; la Béotie dans Byzance. La gloire la plus étincelante, celle des armes, per¬ drait elle-même un peu de son prestige, parce que l'on apprendrait qu'elle ne préserve pas toujours les peuples d'une certaine pusillanimité morale. Les hommes deviendraient de plus en plus des spé¬ cialités. Ce seraient des professions plutôt que des hom¬ mes. Les idées générales disparaîtraient; dès lors, plus il. 40 626 LA RÉVOLUTION. de liens véritables entre eux; chacun aurait les idées, les goûts, les vues de son métier; hors de là, néant! A mesure que les sentiments généraux s'éteindraient, les hommes et les femmes vivraient de plus en plus sé¬ parés. lis n'auraient rien à se dire mutuellement en dehors des intérêts particuliers. Ce serait le plus grand coup porté à la sociabilité. On verrait d'immenses et de rares fortunes sur un fonds de gêne universelle. On serait réduit à appeler égalité l'espérance vague d'opprimer à son tour par la faveur d'un maître ou la vertu du hasard. Différence du parvenu et de l'aristocrate. L'aristo¬ cratie véritable peut s'associer, par moments, aux senti¬ ments du peuple, en comprendre la grandeur, en épou¬ ser les inspirations. Ceci est presque impossible au parvenu ; dans tout ce qui est peuple, il ne verra jamais qu'occasion de rire ou de trembler. Cependant, par la force des choses, beaucoup de besoins se trouveraient satisfaits. On se vanterait de ce que le siècle ajoute ses résultats matériels à ceux des siè¬ cles précédents; on tirerait honneur de ce que les fleuves continuent de .couler, et l'on se ferait une gloire infinie de ce que la terre tourne encore. Je remarque, en effet, que les hommes tendent presque tous à s'attribuer le mérite des choses sur les¬ quelles ils ne peuvent rien. Il n'est aucun pouvoir qui ait intérêt à empêcher le progrès des choses matérielles; SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 627 car celles-ci ont continué de se développer dans les époques où l'espèce humaine s'est le plus manqué à elle-même. Peut-être, un jour, les hommes triompheront de ce que le soleil luit sur leurs têtes; ils auront allumé cette lampe. Je le veux bien. Il ne dépendait d'aucune institution d'empêcher les découvertes de la machine à vapeur, ou celles de l'élec¬ tricité. En faire honneur à un genre quelconque de servitude, est une sorte de folie que l'on n'avait pas en¬ core vue sur la terre. Aucun despotisme ne peut inter¬ dire l'application des sciences physiques aux intérêts de l'industrie et du commerce, non plus que la ten¬ dance des classes à se rapprocher, toutes choses qui s'effectuent en dehors de l'action du pouvoir. Ce n'est donc pas le signe et le caractère d'un gouvernement en particulier, que la progression des intérêts maté¬ riels , puisqu'elle s'accomplit en dehors des gouver¬ nements, par la même force invincible qui fait couler l'eau et osciller le pendule. Toute vie politique aurait disparu, que cette végétation humaine continuerait en¬ core. 11 y a dans le monde deux gouvernements qui ont réalisé l'idéal d'égalité civile sans liberté. Ces deux gouvernements sont restés clans le souvenir des hommes comme la honte de l'espèce humaine. L'un est le Bas- Empire, l'autre le gouvernement de Turquie. 628 LA RÉVOLUTION. XV11. L ESPERANCE. — CONCLUSION. J'ai montré les fautes des hommes de la Révolution; un mot suffira à compenser ces reproches. La grande et perpétuelle crainte que cause l'histoire de France, est de la voir retourner au Bas-Empire. Que de fois, en suivant nos mécomptes, j'ai cru revenir à une image de la décadence antique ! Ces apparences sont trompeuses. Rien de plus dis¬ semblable que la Rome des Césars et la France du dix- neuvième siècle. Pourquoi? Le voici. Ce qui prépara la ruine cle Rome, c'est que la Répu¬ blique avait produit une lie qui ne fit que s'accroître dans les temps suivants. J'appelle de ce nom, une plèbe sans conscience d'un droit, sans autre ambition que de vivre, sans appétit d'avenir, toute au présent, trafiquant de son suffrage, sans patrie, sans cité, sans souvenir, sur laquelle rien ne put s'édifier que la servitude. Tel fut le legs que l'esclavage fit à la société antique. Des esclaves transformés, devenus plèbe, avi¬ lirent le présent et l'avenir. Mal incurable; les Césars en sortirent. Rien de pareil chez nous. La Révolution française SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 629 n'a pas connu cette plaie. Le plus misérable eut tou¬ jours une passion et même une ambition. L'idée de vivo¬ ter de son suffrage ne put s'enraciner chez les pauvres, quoique ce fût là un des dangers du régime jacobin. Point de clients, point de patrons. Ils demandèrent du pain, mais seulement quand la faim s'en mêla, et ils le demandèrent en maîtres. Ils passèrent de l'extrême repos au découragement, aux imprécations. Ils surent presque en même temps aimer, admirer, soupçonner, haïr, exécrer; ils ne surent jamais se vendre. Quand la vie publique fut épuisée, les masses dispa¬ rurent. Elles ne restèrent pas sur la place publique pour vivre de la munificence d'un maître. La république détruite, le peuple ne mendia les bienfaits de personne; il devint le soldat de l'Empereur, il n'en fut pas la créature. Après la guerre, il revint au travail : colon ou arti¬ san. Dans tout cela rien qui ressemble à la décomposi¬ tion sociale par laquelle a fini l'antiquité. De 1800 à 1815, l'Empire même n'a pu produire de plèbe ; c'est le fait le plus caractéristique de nos temps. Il n'y a pas eu de lie au fond de notre coupe. Ainsi, dans les formes du gouvernement, un effort constant à revenir à l'anti¬ quité impériale, et dans le fond du peuple, un travail plus persévérant encore, qui semble être celui de la na¬ ture même pour échapper à ce moule brisé. Nous avons revu, dans ce siècle, la plupart des 630 LA RÉVOLUTION. symptômes qui ont marqué la décadence des vieilles sociétés, la puissance d'un seul, le silence de tous, la démission presque volontaire d'une nation. Plusieurs fois en soixante ans, on a pu supposer que c'était fait à jamais du règne de l'esprit, et que la force avait tout subjugué. Mais au milieu de ces défaites, un point est resté invaincu. Il a été impossible de ramener le fond de la société à l'état du prolétaire romain ou byzantin; ce point sauvé, tout s'est trouvé sauvé, par miracle. Les masses du peuple ont paru quelquefois sup¬ primées; elles ont semblé s'oublier elles-mêmes. Mais sous la meule qui les a écrasées, on n'a pu les réduire à cette poussière sans âme, sans nom, fondement ruineux de l'antiquité corrompue. Sitôt qu'elles ont pu respirer, elles ont prouvé qu'elles n'étaient pas devenues une ma¬ tière vénale et que l'âme leur restait. Le peuple est demeuré peuple, il n'est pas devenu populace. Il a toujours gardé en lui de quoi faire un levain, qui, jeté dans la masse de la nation, finit inévitablement par la faire fermenter; c'est de là que sort le pain de l'avenir dont se nourrissent les forts. Comme il n'y a pas eu de plèbe parmi nous, il n'y a pas non plus de prolétaires véritables ; c'est un nom ancien qui devrait être abandonné ; car il est offensant et ne répond point à la réalité. L'ouvrier moderne, tel qu'il est sorti de l'atelier de l'a Révolution française, a sa fortune, sa dignité, son SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 634 crédit dans ses mains. Il a un métier qui est presque un art. Quelle ressemblance y a-t-il entre lui et le pro¬ létaire de l'antiquité, éternellement oisif, incapable, ne sachant que se chauffer au soleil, qui, avec toutes les libertés du monde, n'aurait pu en faire aucun usage dans une société sans autre industrie que la guerre, hostile au commerce, au travail et à la paix? Souvent nous empirons nos maux récents'en leur donnant des noms anciens qui ne sont pas faits pour eux. Avant la Révolution française, les vérités sociales ne s'étaient introduites qu'en ployant le genou, en se mê¬ lant au faux, en composant avec l'injustice. Quelque¬ fois, dans les temps corrompus, le droit était entré dans le monde en passant par la porte du crime. Le christianisme lui-même s'était incliné sous les Césars, sans examiner s'ils étaient justes ou injustes. Ils étaient puissants, cela suffisait. Chose nouvelle! La Révolution française a voulu faire entrer dans l'humanité les vérités toutes debout, sans qu'elles eussent à se courber sous aucune des nécessités des temps et des circonstances. Point de con¬ cession ! point de capitulation ! La ligne droite géomé¬ trique. De là des obstacles invincibles, puis des défail¬ lances, des reniements, des désespoirs suivis de fureurs. Faire descendre en un jour le ciel sur la terre ! Les fronts en ont été accablés. Qu'y a-t-il là d'étonnant? Rien de semblable ne s'était vu depuis les Titans. Heureux les temps où l'espérance naît naturellement 632 LA RÉVOLUTION. du fond des âmes et de la disposition des esprits! Mais lors même que les âmes sembleraient éteintes ou mor¬ tes, faudrait-il désespérer? Nullement. La nature en¬ tière proteste et nous enseigne l'espérance en dépit de nous. Les pierres mêmes se métamorphosent et s'éman¬ cipent du chaos. L'homme restera-t-il au-dessous de la pierre? Fût-il plus endurci que le granit, il suivra aussi sa voie. En dépit de lui, il faut qu'il suive cette as¬ cension de l'univers, à laquelle le rocher obéit en secret jusque dans les entrailles du globe. Que sont nos personnes d'un jour, aux prises avec ces personnes colossales, immortelles que l'on appelle nations ? Comme si elles avaient la même impatience que nous ! En vain nous les aiguillonnons de nos pa¬ roles; en vain nous nous désolons de leurs lenteurs, de leurs reniements; elles se rient de nous et de nos tris¬ tesses, se confiant dans un avenir qu'elles peuvent ajourner sans l'amoindrir. Véritablement, la lutte est trop inégale entre nous, qui n'avons qu'une heure, et les peuples, qui comptent sur des siècles. Nous nous exténuons à les gourmander; à peine s'ils entendent nos murmures. Notre vie est déjà passée que la leur n'a pas vieilli d'un moment. C'est la dispute du moucheron et des sphinx de Thèbes accroupis dans le sable; ni l'aiguillon de l'in¬ secte, ni son bourdonnement ne réveillent les géants pétrifiés. Ils ne sentent rien de ce que nous sentons. SOCIÉTÉ NÉE DE LA RÉVOLUTION. 633 A. h ! si nous pouvions leur emprunter la patience! et s'ils pouvaient nous emprunter le cœur! Pour moi, je prends ici congé de cet ouvrage ou beaucoup de temps de ma vie s'est passé, sans autres joies que celles de la conscience. J'avais promis en commençant de ne chercher que la vérité; je crois avoir tenu ma parole. Puisse-t-it être lu avec l'esprit dans lequel il a été conçu ! Mais, direz-vous, vos idées n'ont pas eu pour elles la force. Elles n'ont pas triomphé.fVous êtes un vaincu. — Je le nie. Je suis resté seul, cela est vrai; mais j'ai eu cette bonne fortune, qu'en perdant tout, j'ai vu tous mes pressentiments réalisés, tous mes avertissements confirmés, tous mes principes consacrés et couronnés par ma ruine volontaire. Ce n'est pas là être|vaincu. FIN DU TOME SECOND ET DE EN 1ER. NOTE A LA PAGE 181 Écoutons les Révolutionnaires sur la Terreur officielle et légale. Instruits par l'événement, ils la jugent avec sévérité : « Ce fut une grande faute d'établir le Gouvernement Révolutionnaire par une loi. L'arbitraire ne peut avoir de règle. » Baudot. Dans son Histoire si humaine, si pathétique, si ouverte à la pitié, où le système n'a jamais étouffé la nature, M. Miclielet a devancé bien des fois ce que l'expé¬ rience confirme ici. ERRATUM. Page 491, ligne 7, au lieu de Leurs libérateurs, lisez Les libérateurs. TABLE DU TOME SECOND. LIVRE TREIZIÈME. — Guerre civile. Pages. i. Le 3'l mai 1793 1 h. Effet de la chute des Girondins 13 m. Que le parti girondin était un organe nécessaire de la Re¬ publique 16 iv. Charlotte Corday. — Que la poésie n'est pas toujours une fiction . 22 v. Une guerre de religion. — La Vendée. — En quoi diffé¬ raient les deux fanatismes 38 vi. Qu'une religion peut seule vaincre une religion. — Les ■vainqueurs reviennent à celle des vaincus. ..... 34 LIVRE QUATORZIÈME. — Les supplices. i. Procès et mort des Girondins 60 il. Qu'il n'y a pas. de proportion dans la Révolution entre les sacrifices et les résultats ..obtenus 74 in. La mort des Girondins était-elle nécessaire? — Nouveau fatalisme.— « Maintenant tout est perdu. »; . .... 78 iv. Avènement politique do J.-J. Rousseau. — Le livre de la loi de la Révolution 84 636 TABLE LIVRE QUINZIÈME. — La république. Pages. i. La Constitution de 1793. — Idées sociales de la Conven¬ tion. — La propriété. 90 il. Le code civil de la Convention 107 in. Esprit civilisateur de la Convention. — Ubiquité. — Uni¬ versalité 118 LIVRE SEIZIÈME. — La religion sous la terreur. i. Le terrorisme français et le terrorisme hébraïque. ... 132 h. Comment le faux engendra l'atroce 135 m. Les nouveaux brise-images. — Le culte de la Raison. . . 141 iv. Les révolutionnaires ont peur de la Révolution 147 Reniement 152 vi. Le protestantisme dans la Convention 160 vu. Pourquoi les hommes se sont montrés indulgents envers certaines barbaries 163 vin. Le catholicisme et l'Être suprême f . . . 165 ix. Que serait-il arrivé si la Révolution française eût employé, dans la religion, les moyens des révolutions d'Angle¬ terre? 168 x. La guerre au philosophisme 171 xi. Si l'indifférence détruit les religions 174 xii. Une des contradictions de la Terreur 178 LIVRE DIX-SEPTIÈME. — Théorie he la terreur. i. Causes de la Terreur 181 ii. Les précédents historiques. — En quoi l'ancienne France a fourni des modèles à la Terreur 189 DU TOME SECOND. 637 Pages. m. Que la liberté est condamnée, à être humaine. ..... <193 iv. Si le despotisme des plébéiens est bienfaisant? — Que les anciens moyens ramènent les anciennes choses. ... 499 v. Les terroristes avaient-ils le vrai tempérament de la Ter¬ reur? 204- vi. Du tempérament des hommes de la Révolution et de celui des hommes des révolutions religieuses 208 vu. Condition d'un gouvernement de Terreur. — Pourquoi il ne convient qu'à l'aristocratie et à la monarchie. ... 244 vin. Des gouvernements modèles de Terreur 24 6 ix. Système de Robespierre 249 x. Morale des terroristes. 223 xi. Les proconsuls de la Convention. — La folie césarienne. . 228 xii. Comment la Terreur démoralisait la Révolution 231 xin. Que la mort aurait pu être remplacée par l'exil sans dom¬ mage pour la Terreur 233 xiv. Le succès a-t-il légitimé la Terreur 237 xv. Pourquoi la Terreur a été supportée si longtemps. . . . 243 xvi. Les indulgents. — Comité de clémence. — Crime de lèse- Terreur .... - 245 LIVRE DIX-HUITIÈME. — La dictature. r. La République classique et la République prolétaire. . . 252 n. Procès et mort de Danlon 256 ni. Procès et mort de Chaumette et de l'évèque Gobel. ... 262 îv. Fête de l'Être suprême 267 v. Loi du 22 prairial 274 vi. La dictature 286 LIVRE DIX-NEUVIÈME.—Chute de Robespierre. i. Préparatifs du 9 thermidor 302 n. La,veille du 9 thermidor 308 m. Le 9 thermidor. . 34 8 638 TABLE Pages. iv. Séance du 9 thermidor 322 v. Essai d'insurrection. — Mort de Robespierre 328 vi. Reniement, réhabilitation, légende de Robespierre. . . . 334 LIVRE VINGTIÈME. — La réaction. i. Les Thermidoriens 343 il. Le peuple. — Les femmes.— 12 et 13 germinal 382 iii. 1er prairial 389 iv. « Les derniers des Romains. » — Jlort de Soubranv, Romme, Goujon 369 v. Les massacres du Midi. — Théorie de la réaction. . . . 376 vi. Procès des terroristes 388 vu. Quel fut le premier effet de la séparation de l'Église et de l'État en 1798 391 vin. Les muets retrouvent la parole. — Le 13 vendémiaire. — Le soldat se substitue au peuple 397 LIVRE VINGT ET UNIÈME. — La guerre. i. Que c'est l'art de la guerre et non pas la Terreur qui a sauvé la France 409 il. Comment la France, en 1793 et 1794, échappa au milita¬ risme. — Moral des armées de la Révolution 413 iii. Les trahisons militaires. — Pichegru 424 iv. En quoi la retraite do Moreau fut un triomphe. ..... 429 LIVRE VINGT-DEUXIÈME. — Le Directoire. i. En quoi consistait la corruption sous le Directoire. . . . 433 il. La nation se refuse à se gouverner elle-même. — La dé¬ centralisation 4-43 iii. Progrès du militarisme depuis la Convention 446 DU TOME SECOND. 639 Pages. iv. Les parvenus de la Révolution. — Exploitation des biens nationaux. — Pourquoi la propriété est inquiète. . . . 450 v. Le premier spectre rouge. — Gracchus Babeuf 456 vi. Comment la Réaction devient la contre-révolution. . . . 462 vu. Le 4 8 fructidor. — Pouvait-on sauver légalement la liberté? 469 vin. Conséquence des coups d'État du Directoire. La nation re- "tombe en tutelle 473 ix. Pourquoi la grande ambition-de Napoléon date d'Àrcole. — Que dans le traité de Campo-Formio était déjà le germe de l'Empire. — Les nationalités 482 LIVRE VINGT-TROISIÈME. — Le dix-huit brumaire. i. Le dernier jour de la Révolution. — Sont-ce les anarchistes ou les Modérés qui l'ont perdue ? 490 il. Effets de la panique morale. — « Oublions tout cela. » . 506 m. Le concordat 523 v. Que reste-t-il en 4802 de la Révolution politique?. . . . 529 v. L'Empire romain et l'Empire de Napoléon 539 vi. Le peuple couronné 542 vii. Comment le droit politique a péri dans l'antiquité. . . . 545 LIVRE VINGT-QUATRIÈME. — Société née de i.a Révolution. i. La littérature au sortir de la Révolution. Le vide moral. . 551 h. Pourquoi les écrivains n'ont plqs l'influence qu'ils exer¬ çaient au xvm" siècle ' 557 m. S'il est impossible d'empêcher un peuple de penser? — Comment périt la philosophie? 561 iv. Si nous détruisons tout ce que nous réfutons 565 v. Comment la tradition et la langue du droit ont été con¬ servées dans l'exil. 567 640 TABLE DU TOME SECOND. Pages. vi. Ce que l'exil a fait des hommes de la Révolution. — Les Conventionnels en exil 571 vu. Les peuples débiteurs 580 vin. Causes qui ont empêché les Français de réformer leur re¬ ligion 583 ix. Si une réforme civile peut tenir lieu d'une réforme reli¬ gieuse? 591 x. Des réformes civiles sans liberté • . . . 595 xi Les utopies '. 599 xii. Une.apoçalypse. industrielle 603 xui. La démocratie française .et la démocratie d'Amérique. . 607 xiv. Sopliismes politiques 614 xv. Trahison ou sottise. . . ...... ■ • • 619 xvi. Que deviendrait, une société qui se croirait incapable d'être libre?. . . .... . . . . . . . ./. . 652 xvn. L'espérance. — Conclusion 628 Fini Dli I. A TABU. " PARIS. — J. CLAYE , IMPRIMEUR, 7, RUE SA IN T - 11 B N. 0 1 QUINET REVOLUTION