îCM R «'A" DES Uà H©&> JÉSUITES PAR MM. MICHELET ET QUINET MM ,-Hsr M»V TROISIÈME ÉDITION. PARIS COMPTOIR DES IMPRIMEURS-UNIS, QUAI MALAQUAIS, 1 & ; HACHETTE, ? PAULIN, UNE, ai. ■ / is/ RUE PIERRE-SARRAZIN . *2. rU RUE DR SEl 1845 Ml 1.1 D 092 2005732 I&vw bts (gMkurs. Les deux premières éditions des Jésuites ont été imprimées avec tant de rapidité que plusieurs fautes assez importantes ont échappé à la cor¬ rection des épreuves. Les auteurs ont revu cette troisième édition. Elle contient quelques notes nouvelles, mais aucune modification importante n'a été appor¬ tée dans le texte, qui est resté conforme à celui des deux premières éditions. La force des choses a conduit les auteurs de ces leçons à traiter le même sujet dans leur enseignement. Cette rencontre, s'étant faite d'a¬ bord à l'insu l'un de l'autre, a cté l'œuvre de la situation même; plus tard ils se sont accordés pour se dis¬ tribuer les questions principales que le sujet présentait. De cette libre alliance est sorti le volume que nous publions; il a paru convenable de réunir sous un même titre deux parties d'un même ensemble, qui se complètent l'une par l'autre, et dans lesquelles le public n'a vu qu'un même esprit. Quant aux auteurs, ils attachent trop de prix à cette union de cœur et de pensées pour n'avoir pas désiré en marquer ici le sou¬ tenir. Paris, ce 15 juillet 1843- LEÇONS DE M. MICHELET. Ce que l'avenir nous garde, Dieu le sait!... Seule¬ ment je le prie, s'il faut qu'il nous frappe encore, de nous frapper de l'épée... Les blessures que fait l'épée, sont des blessures nettes et franches, qui saignent, et qui guérissent. Mais que faire aux plaies honteuses, qu'on cache, qui s'envieil- lissent, et qui vont toujours gagnant? De ces plaies, la plus à craindre, c'est l'esprit de la police mis dans les choses de Dieu, l'esprit de pieuse intrigue, de sainte délation, l'esprit des jésuites. Dieu nous donne dix fois la tyrannie politique, mi- n litaire, et toutes lestyrannies, plutôtqu'unc telle police salisse jamais notre France!... La tyrannie a cela de bon qu'elle réveille souvent le sentiment national, on la brise ou elle se brise. Mais, le sentiment éteint, la gangrène une fois dans vos chairs et dans vos os, com¬ ment la chasserez-vous? La tyrannie se contente de l'homme extérieur, elle ne contraint que les actes. Cette police atteindrait jus¬ qu'aux pensées. Les habitudes même de la pensée changeant peu à peu, l'ûme, altérée dans ses profondeurs, deviendrait d'autre nature à la longue. Une âme menteuse et flatteuse, tremblante et mé¬ chante, qui se méprise elle-même,est-ce encore une âme? Changement pire que la mort même... La mort ne lue que le corps; mais l'ûme tuée, que reste-l-il? La mort, en vous tuant, vous laisse vivre en vos fils. Ici, vous perdriez et vos fils, et l'avenir. Le jésuitisme, l'esprit de police et de délation, les basses habitudes de l'écolier rapporteur, une fois traris- portés du collège et du couventdans la société entière, queihideux spectacle !... Toutun peuple vivant comme une maison de jésuites, c'est-à-dire du haut en bas, oc¬ cupé à se dénoncer.La trahison au foyer même, la femme espion du mari, l'enfant de la mère... Nul bruit, 13 mais un triste murmure, un bruissement de gens qui confessent les péchés d'autrui, qui se travaillent les uns les autres et se rongent tout doucement. Ceci n'est pas, comme on peut croire, un tableau d'imagination. Je vois d'ici tel peuple que les jésuites enfoncent chaque jour d'un degré dans cet enfer des boues éternelles. « Mais n'est-ce pas manquer à la France que de craindre pour elle un tel danger? Pour un millier de jésuites que nous avons aujourd'hui,... » Ces mille hommes ont fait en douze ans une chose prodigieuse... Abattus en 1830, écrasés et aplatis, ils se sont relevés, sans qu'on s'en doutât. Et non seulement relevés; mais pendant qu'on demandait s'il y avait des jésuites, ils ont enlevé sans difficulté nos trente ou quarante mille prêtres, leur ont fait perdre terre, et les mènent Dieu sait où ! « Est-ce qu'il y a des jésuites? » Tel fait cette ques- 1 Scion une personne qui croit être bien informée, il y en aurait aujourd'hui en France plus de 960 ; au moment de la révolution de juillet, il y en avait 423. A cetteépoque ils étaient concentrés dans quelques maisons; aujourd'hui, ils sont disséminés dans tous les diocèses. — Ils se répandent partout en ce moment. Il vient d'en passer trois à Alger, plusieurs en Russie. Ils se font demander au pape par le Mexique et la Nouvelle-Grenade. Maîtres du Valais, ils viennent de s'emparer de Lucerne et des Petits cantons, etc., etc. 1 14 tion, dont ils gouvernent déjà la femme par un confes¬ seur à eux, la femme, la maison, la table, le foyer, le lit... Demain, ils auront son enfant Où donc est le clergé de France? Où sont tous ces partis qui en faisaient la vie sous la Restauration? éteints, morts, anéantis. Qu'est devenu ce tout petit jansénisme, petit, mais si vigoureux? Je cherche, et je ne vois que la tombe de Lanjuinais. Où est M. de Monllosier, où sont nos loyaux galli¬ cans, qui voulaient l'harmonie de l'État et de l'Eglise. Disparus. Ils auront délaissé l'État qui les délais¬ sait. Qu'est-ce qui oserait aujourd'hui en France se dire gallican, se réclamer du nom de l'Église de France?... 1 Qu'on sache bien une fois, malgré les éternelles répétitions des Jésuites qui se (rompent à dessein sur tout cela, que la question de la liberté de l'enseignement et de ce qu'ils appellent le monopole de 1 Université, n'a rien à faire ici. On ne trouvera pas un mot là-dessus dans ce volume. J'ai des amis bien chers dans l'Univer¬ sité, mais, depuis 1838, je n'ai plus l'honneur de lui appartenir. 15 La timide opposition sulpicienne ( peu gallicane pourtant et qui faisait bon marché des Quatre articles), s'est tue avec M. Frayssinous. Saint-Sulpice s'est renfermé dans l'enseignement des prêtres,dans sa routine de séminaire,laissant le monde aux jésuites. C'est pour la joie de ceux-ci que Saint- Sulpice semble avoir été créé ; tant que le prêtre est élevé là, ils n'ont rien à craindre. Que peuvent-ils dési¬ rer de mieux qu'une école qui n'enseigne pas et ne veut pas qu'on enseigne1 ? Les jésuites et Saint-Sulpice vi¬ vent maintenant bien ensemble; le pacte s'est fait ta¬ citement entre la mort et le vide. Ce qu'on fait dans ces séminaires, si bien fermés contre la loi, on ne le sait guère que par la nullité des résultats. Ce qu'on en connaît aussi, ce sont leurs livres d'enseignement, livres surannés, de rebut, abandonnés partout ailleurs, et qu'on inflige toujours aux malheu¬ reux jeunes prêtres2. Comment s'étonner s'ils sortent 1 M. l'archevêque de Paris les a invités en vain à envoyer leurs élèves aux cours de la Faculté de théologie. 1 Au grand péril de leur moralité ; j'admire tout ce que ces jeunes prêtres, élevés dans cette casuistique, conservent encore d'honnêteté. — « Mais ne voyez-vous pas, dit un évëque, que ce sontdeslivres de médecine?...» Il y a telle médecine qui estinfâme, celle qui, sous prétexte d'une maladie, aujourd'hui oubliée (ou même imaginaire et physiquement impossible), salit le malade et le médecin... L'assurance cynique qu'on met à défendre tout cela, 16 de là aussi étrangers à la science qu'au monde? Ils sen¬ tent dès le premier pas qu'ils n'apportent rien de ce qu'il faudrait; les plus judicieux se taisent; qu'il se présente une occasion de paraître, le jésuite arrive, ou l'envoyé des jésuites, il s'empare de la chaire; le prêtre se cache. Et ce n'est pourtant pas le talent qui manque, ni le cœur... Mais que voulez-vous? tout est aujourd'hui contre eux. Ils ne le sentent que trop, et ce sentiment contribue encore à les mettre au dessous d'eux-mêmes... Mal voulu du monde, maltraité des siens, le prêtre de pa¬ roisse (regardez-le marcher dans la rue) chemine tristement, l'air souvent timide et plus que modeste, prenant volontiers le bas du pavé ! Mais, voulez-vous voir un homme? Regardez passer le jésuite. Que dis-je un homme? Plusieurs en un seul- La voix est douce, mais le pas est ferme. Sa démarche dit, sans qu'il parle : « Je m'appelle légion...» Le cou¬ rage est chose facile à celui qui sent avec soi une armée pour le soutenir, qui se voit défendu, poussé, et par ce grand corps des jésuites, et par tout un monde de gens doit faire sentir combien la loi devrait surveiller ces grandes maisons fermées, où personne ne sait ce qui se passe... Certains couvenls se sont transformés en maisons de correction. 17 titrés, de belles dames, qui au besoin remueront le monde pour lui. Il a fait vœu d'obéissance... pour régner, pour être pape avec le pape, pour avoir sa part du grand royaume des jésuites, répandu dans tous les royaumes. Il en suit l'intérêt par correspondance intime, de Belgique en Ita¬ lie, et de Bavière en Savoie. Le jésuite vit en Europe, hier à Fribourg, demain à Paris; le prêtre vit dans une paroisse, dans la petite rue humide qui longe le mur de l'église; il ne ressemble que trop à la triste giroflée maladive qu'il élève sur sa fenêtre. Voyons ces deux hommes à l'œuvre... Et d'abord examinons de quel côté tournera cette personne rê¬ veuse, qui arrive sur la grande place, et qui semble hésiter encore... A gauche, c'est la paroisse; à droite, la maison des Jésuites. D'un côté, que trouverait-elle? un homme honnête, homme de cœur peut-être, sous cette forme raide et gauche, qui travaille toute sa vie à étouffer ses pas¬ sions, c'est-à-dire à ignorer de plus en plus les choses sur lesquelles on viendrait le consulter... Le jésuite, au contraire, sait d'avance ce dont il s'agit, il devine les précédents, trouve sans difficulté la circonstance atténuante, il arrange la chose du côté de Dieu, par¬ fois du côté du monde. 18 Le prêtre porte la Loi et le décalogue, comme un poids de plomb; il est lent, plein d'objections, de dif¬ ficultés! Vous lui parlez de vos scrupules, et il lui en vient encore plus ; votre affaire vous semble mau¬ vaise, il la trouve très-mauvaise. Vous voilà bien avancé... C'est votre faute. Que n'allez-vous plutôt dans cette chapelle italienne? chapelle parée, coquette; quand même elle serait un peu sombre, n'ayez pas peur, entrez, vous serez rassuré bien vite, et bien Soulagé... Votre cas est peu de chose; il y a là un homme d'esprit pour vous le prouver. Que parlait-on de la Loi ? La Loi peut régner là-bas, mais ici règne la grâce, ici le Sacré Cœur de Jésus et de Marie... La bonne Vierge est si bonne ' ! Il y a d'ailleurs une grande différence entre les deux hommes. Le prêtre est lié de bien des manières, par son église, par l'autorité locale ; il est en puissance et comme mineur. Le prêtre a peur du curé, et le curé de l'évêque. Le jésuite n'a peur de rien. Son ordre ne 1 Le jésuite n'est pas seulement confesseur, il est directeur, et comme tel, consulté sur tout ; comme tel, il ne se croit nullement engagé au secret, en sorte que vingt directeurs qui vivent ensemble peuvent mettre en commun,examiner et combiner les milliersd'âmes qui leur sont ouvertes, et qu'ils voient de part enpart... Mariages, testaments, tous les actes de leurs pénitents et pénitentes, peuvent être discutes, préparés dans ces conciliabules! 19 lui demande que l'avancement de l'ordre. L'évêque n'a rien à lui dire. Et quel serait aujourd'hui l'évéque assez audacieux pour douter que le jésuite ne soit lui- même la règle et la loi? L'évêque ne nuit pas, et il sert beaucoup. C'est par lui qu'on tient les prêtres ; il a le bâton sur eux, lequel manié par un jeune vicaire général qui veut devenir évêque, sera la verge de fer.. « Donc, prêtre, prends bien garde. Malheur à toi, si tu bouges.. Prêche peu, n'écris jamais; si tu écri¬ vais une ligne !... Sans autre forme, on peut te sus¬ pendre, t'interdire ; nulle explication; si tu avais l'im¬ prudence d'en demander, nous dirions : « Affaire de mœurs... » C'est la même chose pour un prêtre que d'être noyé, une pierre au cou ! On dit qu'il n'y a plus de serfs en France.. Il y en a quarante mille... Je leur conseille de se taire, de ra¬ valer leurs larmes et de tâcher de sourire. Beaucoup accepteraient le silence, et de végéter dans un coin... Mais on ne les tient pas quittes. Il faut qu'ils parlent, et qu'ils mordent, et qu'en chaire ils damnent Bossuet. On en a vu de forcés de répéter tel sermon contre un auteur vivant qu'ils n'avaient pas lu... Ils étaient je- 20 tés, lancés, malheureux chiens de combat, aux jambes du passant étonné, qui leur demandait pourquoi... 0 situation misérable! anti-chrétienne, anti-hu¬ maine !.. Ceux qui la leur font, en rient.. Mais leurs loyaux adversaires, ceux qu'ils attaquent, et qu'ils croient leurs ennemis, en pleureront ! Prenez un homme dans la rue, le premier qui passe, et demandez-lui: « Qu'est-ce que les Jésuites? » Il répondra sans hésiter : « La contre-révolution. » Telle est la ferme foi du peuple; elle n'a jamais varié, et vous n'y changerez rien. Si ce mot, prononcé au Collège de France, a surpris quelques personnes, il faut qu'à force d'esprit, nous ayons perdu le sens. Grands esprits, qui rougiriez d'écouter la voix po¬ pulaire, adressez-vous à la science, étudiez, et je le prédis, au bout de dix ans passés sur l'histoire et les livres des Jésuites, vousjn'y trouverez qu'un sens : La mort de la liberté. 21 Le jour où l'on a dit ce mot, la Presse entière (chose nouvelle), s'est trouvée d'accord1. Partout où la Presse atteint, et plus bas encore dans les masses, il a retenti. Ils n'ont imaginé que cette étrange réponse : «Nous n'existons pas...» On s'en vantait en avril; en juin, l'on s'en cache. Que sert de nier? ne voyez-vous pas que personne ne se paiera de paroles. Criez liberté! à votre aise, dites-vous de tel ou tel parti. Cela ne nous importe guère... Si vous avez le cœur jésuite, passez là, c'est le côté de Fribourg ; si vous êtes loyal et net, venez ici, c'est la France! Dans l'affaiblissement des partis, dans le rapproche¬ ment plus ou moins désintéressé de beaucoup d'hommes d'opinion diverse, il semble que tout à l'heure il n'y ait plus que deux partis, comme il n'y a que deux esprits : L'esprit de vie et l'esprit de mort. Situation bien autrement grande et dangereuse que celle des dernières années, quoique les secousses im¬ médiates y soient moins à craindre. Que serait-ce, si 1 On peut parler ainsi, lorsqu'une cause, embrassée par le Siècle, le Constitutionnel, et le Courrier, est défendue d'une part par les Débats et la Revue des Deux-Mondes, de l'autre par le National ; la Gazette même s'est déclarée contre les Jésuites dans la question du probabilisme. 22 l'esprit de mort, ayant dominé la religion, allait ga¬ gnant la société dans la politique, la littérature et l'art, dans tout ce qu'elle a de vivant? Le progrès des hommes de mort s'arrêtera, espé¬ rons-le... Le jour a lui dans le sépulcre.... On sait, on va mieux savoir encore comment ces revenants ont cheminé dans la nuit... Comment, pendant que nous dormions, ils avaient, à pas de loups, surpris les gens sans défense, les prê¬ tres et les femmes, les maisons religieuses. Il est à peine concevable combien de bonnes gens, de simples esprits, humbles frères, charitables sœurs, ont été ainsi abusés... Combien de couvents leur ont entr'ouvert la porte, trompés à cette voix douce¬ reuse ; et maintenant ils y parlent ferme, et l'on a peur, et l'on sourit en tremblant, et l'on fait tout ce qu'ils disent. Qu'on nous trouve une œuvre riche où ils n'aient aujourd'hui la principale influence, où ils ne fassent donner comme ils veulent, à qui ils veulent. Il a bien 23 fallu dès lors que toute corporation pauvre (mission¬ naires, picpus, lazaristes, bénédictins même), allât prendre chez eux le mot d'ordre. Et maintenant tout cela est comme une grande armée que les jésuites mènent bravement à la conquête du siècle. Chose étonnante , qu'en si peu de temps on ait réuni de telles forces ! Quelque haute opinion qu'on ait de l'habileté des jésuites, elle ne suffirait pas à ex¬ pliquer un tel résultat. Il y a là une main mysté¬ rieuse... Celle qui, bien dirigée, dès le premier jour du monde, a docilement opéré les miracles de la ruse. Faible main, à laquelle rien ne résiste, la main de la femme. Les jésuites ont employé l'instrument, dont parle saint Jérôme : « De pauvres petites femmes, toutes couvertes de péchés ! » On montre une pomme à un enfant pour le faire venir à soi. Eh ! bien, on a montré aux femmes de gen¬ tilles petites dévotions féminines, de saints joujoux, inventés hier; on leur a arrangé un petit monde ido¬ lâtre... Quels signes de croix ferait saint Louis, s'il revenait et voyait?... Il ne resterait pas deux jours. Il aimerait mieux retourner en captivité chez les Sarrasins. Ces nouvelles modes étaient nécessaires pour gagner les femmes. Qui veut les prendre, il faut qu'il com- 24 pâtisse aux petites faiblesses, au petit manège, sou¬ vent aussi au goût du faux. Ce qui a fait près de quel¬ ques-unes la fortune de ceux-ci, dans le commencement surtout, c'est justement ce mensonge obligé et ce mys¬ tère; faux nom, demeure peu connue, visites en ca¬ chette, la nécessité piquante de mentir en revenant... Telle quia beaucoup senti, et qui à la longue trouve le monde uniforme et fade, cherche volontiers dans le mélange des idées contraires, je ne sais quelle âcre saveur... J'ai vu à Yenise un tableau, où, sur un riche tapis sombre, une belle rose se fanait près d'un crâne, et dans le crâne errait à plaisir une gracieuse vipère. Ceci, c'est l'exception. Le moyen simple et naturel qui a généralement réussi, c'est de prendre les oiseaux sauvages au moyen des oiseaux privés. Je parle des jésuitesses1, fines et douces, adroites et charmantes, qui, marchant toujours devant les jésuites, ont mis partout l'huile et le miel, adouci la voie... Elles out 1 Les dames du Sacré-Cœur sont, non seulement dirigées et gouvernées par les Jésuites, mais elles ont, depuis 1823, les mêmes constitutions. Les intérêts pécuniaires de ces deux branches de l'ordre doivent être communs jusqu'à un certain point, puisque les jésuites de retour après la révolution de juillet, ont été aidés par la caisse du Sacré-Cœur.— On a révoqué expressément la défense faite aux Jésuites par Loyola de diriger des maisons de femmes. 25 ravi les femmes en se faisant sœurs, amies, ce qu'on voulait, mères surtout, touchant le point sensible, le pauvre cœur maternel... De bonne amitié, elles consentaient à prendre la jeune fille ; et la mère, qui autrement ne s'en fût sé¬ parée jamais, la remettait de grand cœur dans ces dou¬ ces mains... Elle s'en trouvait bien plus libre ; car, enfin l'aimable jeune témoin ne laissait pas d'embarrasser, surtout si, devenant moins jeune, on voyait fleurir près de soi la chère, l'adorée, mais trop éblouissante fleur. Tout cela s'est fait très-bien, très-vite, avec un secret, une discrétion admirables. Les jésuites ne sont pas loin d'avoir ainsi, dans les maisons de leurs dames, les filles de toutes les familles influentes du pays. Résultat im¬ mense... Seulement, il fallait savoir attendre. Ces pe¬ tites filles, en peu d'années, seront des femmes, des mères... Qui a les femmes est sûr d'avoir les hommes à la longue. Une génération suffisait. Ces mères auraient donné leurs fils. Les jésuites n'ont pas eu de patience. Quel¬ ques succès de chaire ou de salons les ont étourdis. Ils ont quitté ces prudentes allures qui avaient fait leurs succès. Les mineurs habiles qui allaient si bien sous le sol, se sont mis à vouloir travailler à ciel ouvert. La taupe a quitté son trou, pour marcher en plein soleil. 26 Il esl si difficile de s'isoler de son temps, que ceux qui avaient le plus à craindre le bruit, se sont mis eux- mêmes à crier... Ah! vous étiez là... Merci, grand merci de nous avoir éveillés!... Mais que voulez-vous? « Nous avons les filles; nous voulons les fils; au nom de la liberté, livrez vos enfants... » La liberté! Ils l'aimaient tellement que, dans leur ardeur pour elle, ils voulaient commencer par l'étouf¬ fer dans le haut enseignement... Heureux présage de ce qu'ils feront dans l'enseignement secondaire!... Dès les premiers mois de l'année 1842, ils envoyaient leurs jeunes saints au Collège de France, pour troubler les cours. Nous endurâmes patiemment ces attaques. Mais ce que nous supportions avec plus de peine, c'étaient les tentatives hardies qu'on faisait sous nos yeux pour corrompre les écoles. De ce côté, il n'y avait plus ni précaution, ni mys¬ tère, on travaillait en plein soleil, on embauchait sur la place. La concurrence excessive et l'inquiétude qu'elle entraîne1, y donnaient beau jeu...Telle et telle fortune » La lassitude des âmes, après tant de désappointements poli¬ tiques, eût amené un retour sérieux aux idées religieuses, si les 27 subite parlait assez haut, miracles de la nouvelle Église bien puissants pour toucher les cœurs... Certains, jusque-là des plus fermes, commençaient à réfléchir, à comprendre le ridicule de la pauvreté, et ils marchaient tête basse... Une fois ébranlés, il n'y avait pas à respirer; l'affaire était menée vivement, chaque jour avec plus d'audace. Les degrés successifs qu'on observait naguère étaient peu à peu négligés. Le stage néo-catholique allait s'a- brégeant. Les jésuites ne voulaient plus qu'un jour pour une conversion complète. On ne traînait plus les adeptes sur les anciens préliminaires1. On montrait hardiment le but... Cette précipitation qu'on peut trouver impru¬ dente, s'explique assez bien pourtant. Ces jeunes gens ne sont pas si jeunes qu'on puisse risquer d'attendre; ils ont un pied dans la vie, ils vont agir ou agissent; point de temps à perdre, le résultat est prochain. Gagnés aujourd'hui, ils livreraient demain la société tout entière, comme médecins le secret des familles, comme notaires celui des fortunes, comme parquet l'impunité. spéculateurs en religion ne se fussent empressés d'exploiter celte situation. ' Art chrétien, démagogie catholique, etc. 28 Peu ont succombé... Les écoles ont résisté; le bon sens et la loyauté nationale les ont préservées. Nous les en félicitons... Jeunes gens, puissiez-vous rester semblables à vous-mêmes, et repousser toujours la corruption, comme vous l'avez fait ici, quand l'intrigue religieuse l'appelait pour auxiliaire, et venait vous trouver jusque sur les bancs, avec le séduisant cortège des tentations mondaines. Nul danger plus grand... Celui qui court en aveugle après le monde et ses joies, par entraînement de jeu¬ nesse, reviendra par lassitude... Mais celui qui de sang- froid, pour mieux surprendre le monde, a pu spéculer sur Dieu, qui a calculé combien Dieu rapporte, celui-là est morl de la mort dont on ne ressuscite pas. ' /-jX 1 11 n'y avait pas d'homme d'honneur qui ne vît avec tristesse de telles capitulations, et l'espérance du pays ainsi compromise. Combien plus ceux qui vivent au milieu des jeunes gens, leurs maîtres, qui sont leurs pères aussi 1 29 Et entre leurs maîtres, celui qui devait y être le plus sensible, dois-je le dire? c'était moi. Pourquoi? parce que , dans mon enseignement, j'avais mis ce que nul homme vivant n'y mit au même degré.—Il ne s'agit pas de talent, d'éloquence, en pré¬ sence de tel de mes amis que tout le monde nomme ici. — Il ne s'agit pas de science, à côté de cette divination scientifique, à laquelle l'Orient vient redemander ses langues oubliées. Il s'agit d'une chose, imprudente peut-être, mais dont je ne puis me repentir, de ma confiance illimitée dans cette jeunesse, de ma foi dans l'ami inconnu... C'est justement cette imprudence qui a fait la force et la vie de mon enseignement, c'est ce qui le rend plus fécond pour l'avenir que tel autre, qui fut supé¬ rieur. Arrivé tard dans cette chaire, et déjà connu, je n'en ai pas moins étudié, par-devant la foule. D'autres en¬ seignaient leurs brillants résultats, moi mon étude elle-même, ma méthode et mes moyens. Je marchais sous les yeux de tous, ils pouvaient me suivre, voyant et mon but, et l'humble chemin par lequel j'avais marché. Nous cherchions ensemble; je les associais sans ré- 30 serve, à ma grande affaire; nous y mettions l'intérêt passionné qu'on met dans les choses vraiment person¬ nelles... Nulle gloriole, rien pour la vaine exhibition. L'affaire était trop sérieuse. Nous cherchions pour la vie, autant que pour la science, pour le remède de l'âme, comme dit le moyen âge. Nous le demandions, ce remède, à la philosophie et à l'histoire, à la voix du cœur, à la voix du monde. La forme, parfois poétique, pouvait arrêter les fai¬ bles ; mais les forts retrouvaient sans peine la critique sous la poésie,— non la critique qui détruit, mais bien celle qui produit1, cette critique vivante qui demande à toute chose le secret de sa naissance, son idée créa¬ trice, sa cause et sa raison d'être, laquelle étant retrou¬ vée, la science peut tout refaire encore... C'est le haut caractère de la vraie science, d'être art et création, de renouveler toujours, de ne point croire à la mort, de n'abandonner jamais ce qui vécut une fois, mais de le reconstituer et le replacer dans la vie qui ne passe plus. Que faut-il pour cela? Aimer surtout, mettre dans sa science sa vie et son cœur. i Je n'ai pas besoin de dire qu'il s'agit de la tendance et de la mé¬ thode, plus que des résultats obtenus. 31 J'aimais l'objet de ma science, le passé que je refai¬ sais et le présent aussi, ce compagnon de mon étude, cette foule qui dès longtemps habituée à ma parole, comprenait ou devinait, qui souvent m'éclairait de son impression rapide. Je n'ai voulu nulle autre société, pendant longues années, que cet auditoire sympathique, et ce qui sur¬ prendra peut-être, c'est que je m'y réfugiai dans les, moments les plus graves où tout homme cherche un ami ; c'est là que j'allai m'asseoir dans mes plus funè¬ bres jours. Grande et rare confiance! mais qui n'était pas un instinct aveugle. Elle était fondée en raison. J'avais droit de croire qu'il n'y avait pas un seul homme de sens parmi ceux qui m'écoutaient, qui me fût hostile. Ami du passé, ami du présent, je sentais en moi les deux principes, nullement opposés, qui se parta¬ gent le monde; je les vivifiais l'un par l'autre. Né de la Révolution, de la liberté, qui est ma foi, je n'en ai pas moins eu un cœur immense pour le moyen âge, une infinie tendresse ; les choses les plus filiales qu'on ait dites sur notre vieille mére l'Eglise, c'est moi peut- être qui les ai dites.... Qu'on les compare à la séche¬ resse de ses brillants défenseurs...... Où puisais-je ces eaux vives? Aux sources communes où puisa le 32 moyen âge, où la vie moderne s'abreuve, aux sources du libre esprit. Un mot résume ma pensée sur le rapport des deux principes : « L'histoire ( c'est ma définition de 1830, et j'y tiens), est la victoire progressive de la liberté. Ce progrès doit se faire, non par destruction, mais par interprétation. L'interprétation suppose la tra¬ dition qu'on interprète, et la liberté qui interprète... Que d'autres choisissent entre elles; moi, il me les faut toutes deux; je veux l'une et je veux l'autre... Comment ne me seraient-elles pas chères? La tradi¬ tion, c'est ma mère, et la liberté, c'est moi! » [Leçon du 28 avril 1842.] Nul enseignement n'a été plus animé du libre esprit chrétien qui fit la vie du moyen âge. Tout préoccupé des causes, et ne les cherchant que dans l'âme (l'âme divine et humaine), il fut au plus haut degré spiritua¬ lité, et l'enseignement de l'esprit. De là, les ailes qui le soulevèrent, et le firent passer par-dessus maint écueil, où d'autres plus forts ont heurté. Un seul exemple, l'art gothique. Le premier qui le remarqua, lequel n'était pas chré¬ tien, et n'y vit rien de chrétien, le grand naturaliste, 33 Gœlhe, admira dans ces répétitions infinies des mêmes formes,une morte imitation de la nature, «une cris¬ tallisation colossale.» Un des nôtres, un puissant poëte, doué d'un sentiment moins noble, mais plus ardent de la vie, sentit ces pierres comme vivantes -, seulement, il se prit surtout au grotesque etau bizarre, c'est-à-dire que dans la mai¬ son de Dieu, c'est le Diable qu'il vit d'abord. L'un et l'autre regardèrent le dehors plus que le dedans, tel résultat plus que la cause. Moi, je partis de la cause, je m'en emparai, et la fécondant, j'en suivis l'effet. Je ne fis pas de l'église ma contemplation, mais mon œuvre ; je ne la pris pas comme faite, mais je la refis... De quoi ? de l'élément même qui la fit la première fois, du cœur et du sang de l'homme, des libres mouvements de l'âme qui ont remué ces pierres, et sous ces masses où l'autorité pèse impérieusement sur nous, je montrai quelque chose de plus ancien, de plus vivant, qui créa l'au¬ torité même, je veux dire la liberté. Ce dernier mot est le grand, le vrai titre du moyen âge ; et lui retrouver ce titre, c'était lui faire sa paix avec l'âge moderne, qu'on le sache bien. J'ai suivi la même recherche, porté la même préoc¬ cupation des causes morales, du libre génie humain, 34 dans la littérature, dans le droit, dans toutes les formes de l'activité. Plus je creusais par l'étude, par l'érudi¬ tion, par les chroniques et les chartes, plus je voyais au fond des choses, pour premier principe orga¬ nique, le sentiment et l'idée, le cœur de l'homme, mon cœur. Cette tendance spiritualiste était si invincible en moi que j'y suis resté fidèle dans l'histoire des époques matérielles, qui matérialisaient bon nombre de nos contemporains; je parle des époques troubles et sen¬ suelles qui finissent le moyen âge, et commencent les temps modernes. Au quatorzième siècle, qu'ai-je analysé, développé, mis en lumière, aux dépens de tout le reste? La grande question religieuse, celle du Temple. Au quinzième, sous Charles YI, la grande question morale : « Comment, d'ignorance en erreur, d'idées fausses en passions mauvaises, d'ivresse en frénésie, l'homme perd-il sa nature d'homme? (t. IV)... » Puis, ayant perdu la France par un fol, je la sauvai par la folie héroïque et sainte de la Pucelle d'Orléans '. 1 Quand je raconte Charles VI, ils me croient matérialiste, quand je raconte la Pucelle, ils me croient spiritualiste ; pauvres critiques, qui jugent sur la nature du sujet, et non sur la méthode, qui a tou¬ jours été la même. 35 Le sentiment de la vie morale, qui seul révèle les causes, éclaira, dans mes livres et dans mes cours, les temps de la Renaissance. Le vertige de ces temps ne me gagna pas, leur fantasmagorie ne m'éblouit point, l'orageuse et brillante fée ne put me changer, comme elle en a changé tant d'autres ; elle fit en vain passer devant mes yeux son iris aux cent couleurs... D'autres voyaient tout cela comme costumes et blasons, dra¬ peaux, armes curieuses, coffres, armoires, faïences, que sais-je?... Et moi, je ne vis que l'âme. Je laissai ainsi de côté et les pittoresques avec leurs vaines exhibitions de figures de cire qu'ils ne peuvent mettre en mouvement, — et les turbulents drama¬ turges qui, prenant des membres quelconques, l'un d'ici, l'autre de là, mêlaient et galvanisaient tout, au grand effroi des passants... Tout cela est extérieur, c'est la mort ou la fausse vie. Qu'est-ce que la vraie vie historique, et comment l'homme sincère, qui compare le monde et son cœur, la retrouve et peut la refaire... Telle fut la haute et difficile question que je posai dans mes derniers cours1. Les efforts successifs de tous ceux qui vont venir, l'a¬ vanceront peu à peu. 1 Et que je vais mieux poser dans un livre spécial 36 Pour moi, le fruit de mon travail, le pris d'une vie laborieuse, serait d'avoir mis en pleine lumière la vraie nature du problème, et par là peut-être préparé les solutions. Qui ne sent quelle serait l'immensité des ré¬ sultats spéculatifs, la gravité des résultats pratiques pour la politique et l'éducation? Je n'eus jamais un sentiment plus religieux de ma mission que dans ce cours de deux années; jamais je ne compris mieux le sacerdoce, le pontificat de l'his¬ toire; je portais tout ce passé, comme j'aurais porté les cendres de mon père ou de mon fils. C'est dans ce religieux travail que l'outrage m'est venu chercher1... Cela eut lieu, il y a un an, le 7 avril 18i2, après une leçon fort grave, où j'établissais contre les sophistes, l'unité morale du genre humain. Le mot d'ordre était donné pour troubler les cours. Mais l'indignation du public effraya ces braves ; peu or- 1 Nul autre professeur n'avait été encore troublé dans son ensei¬ gnement. Les troubles de la Sorbonne n'ont eu lieu qu'un mois ou deux après, dans la même année, 1812, 37 ganisés encore, ils crurent devoir attendre l'effet tout puissant du libelle que le jésuite D. écrivait sur les notes de ses confrères, et que M. Desgarets, chanoine de Lyon, a signé, en avouant qu'il n'en était pas l'auteur. Je n'aime guère la dispute. Je retombai toute une année dans mes préoccupations, dans mon travail soli¬ taire, dans mon rêve du vieux temps... Ceux-ci, qui ne dormaient pas, se sont enhardis, ils ont cru qu'on pou¬ vait impunément venir par derrière frapper le rêveur. Il se trouvait cependant que, par le progrès de mon travail et le plan même de mon cours, je venais à eux. Occupé jusqu'ici d'expliquer et d'analyser la vie, je devais naturellement mettre en face la fausse vie, qui la contrefait; je devais placer en regard de l'organisme vivant, le machinisme stérile. Mais quand même je pourrais expliquer la vie, sans montrer la mort, j'aurais regardé comme un devoir du professeur de morale, de ne point décliner la question qui venait s'imposer à lui. Nos prédicateurs dans les derniers temps, ont tout remué, questions sociales, politiques, historiques, lit¬ téraires, médicales ; l'un parlait sur l'anatomie, un autre sur Waterloo. Puis, le courage venant, ils se sont mis 3 38 à prêcher, comme au temps de la Ligue, contre telle et telle personne. On a trouvé cela très-bon. Des personnes, qui s'en souciait?... Et quant aux questions sociales, on aura jugé sans doute que dans ce temps de sommeil, il n'y avait pas grand dan¬ ger à les discuter en chaire. Certes, ce n'est pas nous qui contredirons à cela, nous acceptons ce partage. L'Église s'occupe du monde, elle nous enseigne nos affaires, à la bonne heure Nous lui enseignerons Dieu! Que Dieu rentre dans la science. Comment a-t-elle pu s'en passer si longtemps... Revenez chez nous, Sei¬ gneur, tout indignes que nous sommes. ...Ah! que vous serez bien reçu ! Est-ce que vous n'étiez pas notre légitime héri¬ tage? Et tant que la science était éloignée de vous, était-elle donc une science? ... Elle vous a reconquis dans cette heureuse occasion, et elle a retrouvé en 39 même temps son accord naturel avec le bon sens du peuple dont elle n'eût pas dû s'écarter. 26 juin 1843. Je donne ici les notes qui me restent de mon cours. Je les donne, à peu près, telles qu'elles furent écrites, le jour même de chaque leçon. — Je ne pouvais écrire plus tôt; d'une leçon à l'autre, la situation changeait, la question avançait, par la presse ou autrement, jus¬ qu'au dernier jour. On aura quelque indulgence pour un enseignement poursuivi malgré l'orage, et qui modifié dans la forme, selon les phases de la polémique, n'en marcha pas moins d'un pas ferme vers le but indiqué d'abord. Je supprime dans ces notes plusieurs choses qui se rapportaient à mes leçons antérieures, et qu'on ne pourrait comprendre, sans avoir suivi mon cours. J'écarte encore tel et tel point qui ne dut être qu'in¬ diqué dans un cours dont l'objet était général, et qu'un autre cours, spécialement consacré à la littérature des jésuites, mettait en pleine lumière. I" LEÇON. machinisme moderne. Du machinisme moral. [27 avril 1843.] Dans cette première leçon (de la seconde partie de mon cours), je posai d'abord un fait grave; c'est que depuis 1834, au milieu d'un immense accroissement de production matérielle, la production intellectuelle a considérablement diminué d'importance. Ce fait, moins remarqué ici, l'est parfaitement de nos contrefacteurs étrangers qui se plaignent de n'a¬ voir presque rien à contrefaire. De 1824 à 1834, la France les a richement alimen¬ tés. Elle a produit dans cette période les monuments littéraires qui font sa gloire devant l'Europe; et non- seulement des monuments isolés, mais de grands en¬ sembles d'ouvrages, des cycles d'histoires, de drames, de romans, etc. 2, 42 Dans les dix années suivantes, on a imprimé tout au¬ tant et davantage, mais peu d'ouvrages importants. Les livres même de quelque étendue ont paru d'abord découpés, en articles, en feuilletons; feuilletons in¬ génieux, découpures brillantes, mais peu de pensées d'ensemble, peu de grandes compositions. Ce qui a le plus occupé la presse, ce sont les réim¬ pressions, les publications de manuscrits, de documents historiques, les livres pittoresques à bon marché, sorte de daguerréotypes qui reproduisent en pâles images tout ce qu'on met devant eux.. La rapidité singulière avec laquelle tout cela passe sous nos yeux, se remplaçant, s'effaçant, laissant à peine une trace, ne permet pas de remarquer que dans ces mille objets mobiles, la forme varie très-peu. Un observateur attentif, et curieux de comparer ses souvenirs, verrait ces prétendues nouveautés revenir périodiquement ; il les ramènerait sans peine à un petit nombre de types, de formules, que l'on emploie tour à tour. Nos rapides improvisateurs sont obligés, le temps manquant, de recourir à ces formules; c'est comme une grande mécanique, dont ils jouent d'une main légère. Le génie mécanique qui a simplifié, agrandi la vie moderne, dans l'ordre matériel, ne s'applique guère 43 aux choses de l'esprit, sans l'affaiblir et l'énerver. De toutes parts je vois des machines intellectuelles qui viennent à notre secours1, pour nous dispenser d'étu¬ dier et de réfléchir, des Dictionnaires qui permettent d'apprendre chaque chose isolée, hors des rapports qui l'éclaîrent, des Encyclopédies où toute science, scindée en menues parcelles, gît comme une poussière stérile, des Abrégés qui vous résument ce que vous n'avez point appris, vous font croire que vous savez, et ferment la porte à la science. Vieilles méthodes, et fort inférieures à l'idée de Rai- mond Lulle. A la fin du moyen âge, il trouva les Sco- Iastiques, qui, sur un thème tout fait, s'épuisaient en déductions. Si le thème est fait, dit-il, si la philoso¬ phie est faite, la religion, la science, il suffit de bien ordonner; des principes aux conséquences,les déduc¬ tions se tireront d'elles-mêmes. Ma science sera comme un arbre; on suivra des racines aux branches, des branches aux feuilles, allant du général à l'espèce, à l'individu, et de là, en sens inverse, on retournera aux profondes racines des principes généraux.»... Il le fit, comme il le disait; avec cet arbre si commode, on ne cherchait plus, tout était devenu facile... Seulement, 1 Objection contre ces genres d'ouvrages, et non contre tel ou¬ vrage où les auteurs ont montré un esprit original et profond 44 l'arbre fat un arbre sec, qui n'eut jamais ni fruit, ni fleur. Au seizième siècle, autre tentative de machinisme, et plus hardie. On se battait pour la religion ; un vail¬ lant homme, Ignace de Loyola, comprit la religion elle-même comme machine de guerre, la morale, comme mécanique. Ses fameux Exercices sont un ma¬ nuel de lactique religieuse, où la milice monastique se dresse à certains mouvements ; il y donna des pro¬ cédés matériels pour produire ces élans du cœur, qu'on avait toujours laissés à la libre inspiration ; ici, l'on prie, là, on rêve, puis l'on pleure, etc. Admirable mécanique, où l'homme n'est plus qu'un ressort qu'on fait jouer à volonté. Seulement, ne de¬ mandez rien que ce qu'une machine peut produire; une machine donne de l'action, mais nulle production vivante, à la grande différence de l'organisme animé, qui non-seulement agit, mais produit des organismes animés tout comme lui. La mécanique des Jésuites a été active et puissante ; mais elle n'a rien fait de vi¬ vant; il lui a manqué constamment ce qui, pour toute société, est le plus haut signe de vie, il lui a manqué le grand homme... Pas un homme en trois cents ans ! Quelle est la nature du jésuite? Aucune; il est propre 45 à tout : une machine, un simple instrument d'action, n'a pas de nature personnelle. La machine a sa loi, la fatalité, comme la liberté est la loi de l'âme. Comment donc les Jésuites parlent-ils de la liberté? En quoi les regarde-t-elle? Remarquez le double langage qu'ils nous tiennent aujourd'hui. Ils sont le matin pour la liberté , le soir pour l'autorité. Dans leurs journaux qu'ils donnent et sèment dans le peuple, ils ne parlent que de liberté, et ils vou¬ draient persuader que la liberté politique est possible sous la tyrannie religieuse... Cela est dur à croire, dif¬ ficile à faire croire à des gens qui, pour les chasser, ont chassé hier une dynastie ( Mouvements en sens di¬ vers), et qui en chasseraient dix, s'il le fallait encore. Dans les salons, avec les grandes dames qu'ils di¬ rigent, ce n'est plus cela ; ils redeviennent tout à coup les amis du passé, les vrais fils du moyen âge. Et moi aussi, leur dirai-je, je suis un peu du moyen âge, j'y ai vécu-longues années, et je reconnais bien les quatre mots d'art chrétien que les nôtres viennent de vous apprendre... Mais permettez encore que je vous regarde au visage; si vous êtes vraiment les fils de ce temps-là, apparemment vous lui ressemblez. Ce temps était fécond, et tout en se croyant, dans 46 son humilité, inactif et impuissant, il créait toujours. Il a bâti, comme en rêve, je ne sais combien de poèmes, de légendes, d'églises, de systèmes... D'où vient donc, si vous en êtes, que vous ne produisez rien? Ce moyen âge, que vous nous montrez volontiers dans une immobilité idiote, ne fut que mouvement et transformation féconde, pendant quinze cents ans. [Je supprime ici un long développement.] La libre végétation qui lui fut particulière, n'a rien de com¬ mun avec l'action sèche et dure des mécaniques1. S'il n'avait eu d'autre action, il n'eût rien produit de vi¬ vant; il aurait été stérile... Et vous lui ressembleriez. Non, vous n'êtes pas du passé! Non, vous n'êtes pas du présent! Êtes-vous ? Non, vous avez l'air d'être... Pur acci¬ dent, simple phénomène. Nulle existence. Ce qui est vraiment, produit. Si vous veniez, vous qui n'êtes point, qui ne faites rien, qui ne ferez rien, nous conseiller de ne rien faire, * Le symbolisme vivant du moyen âge, qui toujours allait chan¬ geant sous une forme immobile en apparence, ressemblait en cela à toute chose vivante, à la plante par exemple qui change si dou¬ cement qu'on croit que rien n'a changé. Rien de plus étranger à la méthode artificielle, voulue, raisonnée, qui prémédite l'enthou¬ siasme et mécanise la foi. 47 d'abdiquer notre activité, de nous remettre à vous, au néant, nous répondrions : « Il ne faut pas que le monde meure encore; qu'on soit mort, à la bonne heure; est- ce un droit pour exiger que le reste soit mort aussi? » Si l'on insiste, si l'on veut que vous soyez quelque chose, j'accorderai que vous êtes une vieille machine de guerre1, un brûlot de Philippe II, de l'invincible Armada... Quiconque y monte, y périt, et Philippe II, et Charles X, et quiconque y montera. Nés du combat, vous restez fidèles à votre naissance. Yos œuvres ne sont que des disputes, des discours scolasliques et polémiques, c'est-à-dire des négations... Nous travaillons, vous combattez des deux voies, la¬ quelle est chrétienne? 1 Trois ans après la Saint-Barthélemi, Grégoire XIII, qui avait remercié le ciel de cet heureux événement, accorda aux Jésuites tous les privilèges que les papes avaient accordés ou accorderaient jamais (concessis et concedendis) à toutes personnes ecclésiastiques, séculières ou régulières. De là leur prétention de représenter toute l'Église, conformément à ce nom ambitieux de Société de Jésus. — Ils en sontia dangereuse contrefaçon. Ils prennent hardiment dans toutes les règles antérieures, copient saint Benoît, saint Dominique, saint François. Allez voir ensuite les originaux, vous trouvez que les textes empruntés avaient un autre sens, tout religieux et poé¬ tique, et qui n'a rien à voir avec la police de ceux-ci... Effet bizarre et ridicule, comme d'une ordonnance de police qui irait chercher ses motifs dans la Divine comédie. Y. plus bas les notes de la p. 57 et de la p. 70. 48 Milites (c'est voire nom),remettez voire épéedans le fourreau... Beati pacifici! Faites comme nous faisions avant que vous ne vins¬ siez nous troubler, travaillez tranquillement. Alors seulement, vous comprendriez le christianisme et le moyen âge, dont vous vous doutez si peu. A qui adressé-je ce conseil, qui n'est pas d'un en¬ nemi? A la Société? Non, elle se vante de ne pas chan¬ ger, de ne s'améliorer jamais1... Je parle à tel in¬ fortuné, que je vois d'ici en pensée, qui peut-être se sent, trop tard, entré dans la voie sans retour, et pleure en secret d'avoir épousé la mort. < On sait le mot du général : Sint ut sunt, aut non sint. la fin de cette leçon fat reproduite à mon insu par la Patrie le soir même, et le lendemain (28 avril) par le Siècle. — J'ignorais alors la part active que la Presse allait prendre à cette lutte. J'ignorais (ce qui peut sembler étrange, mais n'en est pas moins exact) que mon ami, M. Quinet, ayant conduit son cours jusqu'au milieu du seizième siècle, dût traiter de la littérature des Jésuites. Encore moins avais-je connaissance de l'article que M. Libri inséra dans la Revue des Deux-Mondes, trois jours après ma leçon (1er mai). Ce qui peut-être surprendra davantage, c'est que je n'avais pas lu une ligne de tout ce qu'on avait écrit contre moi. C'est après ma seconde leçon , qu'un de mes anciens élèves, m'apporta le Monopole univer¬ sitaire. 3 IIe LEÇON. TtÉACTioi«s du passé. Des revenants. Perinde ac cadaver. [4 mai 1843.] On a dit que je défendais, on a dit que j'attaquais. Ni l'un, ni l'autre... J'enseigne. Le professeur d'histoire et de morale a droit d'exa¬ miner la plus grave question de la philosophie et de l'histoire : Ce que c'est qu'organisme et mécanisme, en quoi diffère l'organisme vivant du mécanisme stérile. Question grave, en ce moment surtout où la vie sem¬ ble faiblir, où la stérilité nous gagne, où l'Europe, tout occupée naguère d'imiter la France, de contre¬ faire ou traduire la France, s'étonne de voir que nous allons produisant de moins en moins. J'ai cité un exemple illustre de mécanisme, puissant pour l'action, impuissant pour la production, l'ordre des jésuites, qui, dans une existence de trois siècles, 51 n'a pu donner un seul homme, un seul livre de génie. Les jésuites appartiennent, autant que les templiers, au jugement de l'histoire. C'est mon droit et mon de¬ voir de faire connaître ces grandes associations. J'ai commencé par les templiers dont je publie le Procès ; j'arrive aux jésuites. Ils ont imprimé avant-hier, dans leur journal, que j'attaquais le clergé ; c'est tout le contraire. Faire con¬ naître les tyrans du clergé, qui sont les jésuites, c'est rendre au clergé le plus grand service, préparer sa dé¬ livrance. Nous ne confondons nullement les tyrans et les victimes. Qu'ils n'espèrent pas se cacher derrière ce grand corps qu'ils compromettent en le poussant dans la violence, lorsqu'il ne voudrait que la paix. Les jésuites sont, je l'ai dit, une formidable machine de guerre, inventée dans le plus violent combat du seizième siècle, employée comme une ressource dés¬ espérée, dangereuse pour ceux qui s'en servent... Il ya un lieu où l'on sait cela parfaitement, c'est Rome, et voilà pourquoi les cardinaux ont dit1 et diront toujours au conclave, quand on propose un jésuite : Dignus, sed jesuila. Ils savent que l'ordre, au fond, s'adore lui-même... C'est la foi des Templiers. Le chrislianisme n'a pu améliorer le monde qu'en * Au sujet du cardinal jésuite Bellarmin. 52 s'y mêlant. Dès lors il a dû en subir les tristes néces¬ sités, la plus triste de toutes, la guerre. Il s'est fait guerrier par moment, lui qui est la paix ; c'est-à-dire que dans ces moments il se faisait anti-chrétien. Les machines de guerre, sorties ainsi, par un étrange miracle, de la religion de la paix, se trouvant en contra¬ diction flagrante avec leur principe, ont présenté dès leur naissance un caractère singulier de laideur et de mensonge; combien plus, à mesure qu'elles s'éloi¬ gnaient des circonstances qui les avaient fait naître, des nécessités qui pouvaient en expliquer la naissance ! De plus en plus en désaccord avec le monde qui les entourait, qui avait oublié leur origine et n'était frappé que de cette laideur, elles inspiraient une répugnance instinctive; le peuple en avait horreur, sans savoir pourquoi. Toute apparition du monde trouble et violent des an¬ ciens âges dans notre monde moderne, inspire même répugnance. Les fils aînés du limon qui jadis possédaient seuls le globe, couvert d'eau et de brouillard, et qui au¬ jourd'hui pétrissent de leurs membres équivoques la fange tiède du Nil, semblent une réclamation du chaos qui voudrait nous ressaisiri. * « Le serpent du vieux limon se présente aimable, luisant, écaillé, ailé : « Voyez mes belles écailles, et mes ailes, montez 6ur 53 Dieu, qui est la beauté, n'a pas créé de laideur ab¬ solue. La laideur est un passage inharmonique. Il y a laideur et laideur. L'une qui veut être moins laide, s'harmoniser, s'ordonner, suivre le progrés, sui¬ vre Dieu... L'autre qui veut être plus laide, et qui, à mesure que le monde s'harmonise, aspire à l'ancien chaos. De même, dans l'histoire et dans l'art, on sympathise avec les formes laides qui voudraient leur change¬ ment. « Expecto, Domine, donec veniat immutatio mea...» Yoyez dans nos cathédrales ces misérables fi¬ gures accroupies qui, sous le poids d'un pilier énorme, tâchent pourtant de lever la tête ; c'est l'aspiration vi¬ sible du triste peuple d'alors. Yous le retrouvez, au quinzième siècle, laid et grimaçant, mais intelligent, avisé à travers cette laideur, vous pressentez l'harmo¬ nie moderne. La laideur odieuse, incurable, celle qui choque les yeux, encore plus le cœur, c'est celle qui accuse la volonté de rester telle, de ne pas se laisser améliorer mon dos, volons ensemble à la lumière !» — « Quoi ! avec ce ve- tre de reptile, vous promettez de voler ! c'est vous, chauve-souris, qui me menez au soleil ?... Arrière ! monstres chimériques, arriére, mensonges vivants !... Sainte lumière, viens à mon aide, contre les fantômes du chaos,et l'engloutissement de la vieille nuit! » 1 Yoyez la statue de la fille de Jean Bureau à Versailles. [54 aux mains du grand artiste qui va sculptant son œuvre à jamais. Ainsi, quand le christianisme est vainqueur, les dieux païens aiment mieux fuir. Ils vont chercher les forêts ; ils vivent là farouches et de plus en plus sauvages; les vieilles femmes cabalent pour eux sur la bruyère de Macbeth. Le moyen âge regarde cette tendance obsti¬ née vers le passé, cet effort d'aller en arrière, lorsque Dieu mène en avant, il le regarde comme le mal su¬ prême, et il l'appelle le Diable. Même horreur pour les Albigeois, lorsque ceux-ci, qui se disaient chrétiens, renouvelèrent la dualité per¬ sane, manichéenne, comme, si en plein christianisme, Àrimane était revenu s'asseoir à côté de Dieu. Moins grossier, mais non moins impie, semble avoir été le mystère du Temple. Étrange religion de soldats moines qui, dans leur mépris des prêtres, semblent avoir mêlé les supersti¬ tions des anciens gnostiques et des musulmans, ne voulant plus de Dieu que le Saint-Esprit, l'enfermant avec eux clans le secret du Temple, le gardant pour eux. «Leur vrai Dieu devint l'ordre même. Ils adorè¬ rent le Temple et les Templiers, comme temples vi¬ vants... Leurs symboles exprimèrent le dévouement aveugle, l'abandon complet de la volonté. L'ordre, se 55 serrant ainsi, tomba dans une farouche religion de soi- même , dans un satanique égoïsme. Ce qu'il y a de souverainement diabolique dans le diable, c'est de s'a¬ dorer. » Ainsi, cet instrument de guerre que l'Église s'était créé pour le besoin des Croisades, tourna si bien dans ses mains, que lorsqu'elle croyait le diriger, elle en sentit la pointe au cœur... Toutefois le péril fut moindre en ce que cette création bâtarde du moine- soldat, avait peu de vitalité hors de la croisade, qui l'avait fait naître. La bataille du seizième siècle créa une milice bien plus dangereuse. Au moment où Rome est attaquée dans Rome même par les livres de Luther et les armes de Frondsberg, il lui vient d'Espagne un vaillant soldat qui se voue à la servir, un homme d'enthousiasme et de ruse... Elle saisit ce glaive dans son péril, et si vive¬ ment, avec tant de confiance, qu'elle en jette le four¬ reau. Elle remet tout pouvoir au général des jésuites, s'interdisant de leur donner jamais, même sur leur de¬ mande, de privilèges contraires à leur institut (Nullius momenli habenda sunt, etiamsi à Sede apostolica sint concessa). Le pape ne changera rien, elle général avec l'assemblée de l'ordre, changera ce qu'il voudra, se¬ lon les lieux et les temps. 56 Ce qui fit la force et la légitimité de l'ordre à son apparition, c'est qu'il soutint contre les protestants qui exagéraient l'influence divine, que l'homme est libre pourtant. Maintenant quel usage fera-t-il de cette liberté? Il la remettra aux jésuites; il l'emploiera à obéir, et il croira juste tout ce qui lui sera commandé1 : il sera dans la main des supérieurs, comme un bâton dans la main d'un vieil homme qui en fait tout ce qu'il veut, il se laissera pousser à droite, à gauche, comme un ca¬ davre : Perinde ac CAD AVER. A l'appui de cette doctrine d'obéissance et de ty¬ rannie, la délation est autorisée par le fondateur lui- même. Ses successeurs organisent la grande scolastique mo¬ rale, ou casuistique, qui trouve pour toute chose un distinguo, un nisi... Cet art de ruser avec la morale, fut la force principale de leur Société, l'attrait tout- puissant de leur confessionnal. La prédication fut sé¬ vère, la direction indulgente. Là se conclurent d'é¬ tranges marchés entre la conscience malade des grands 4 ... Qbcdicnlia, tum in executione, tum in voluntate, tum in intellect», sit in nobis semper ex omni parte perfecta... omnia justa esse nobis persuadendo. Constit. p. 123, in-12, Romœ, in collegio Societatis, 1583. 57 de ce monde, et la direction toute politique de la So¬ ciété. Le moyen le plus efficace de conversion et qui fut dés lors trouvé, appliqué, parles jésuites, ce fut d'en¬ lever les enfants, pour forcer les parents à se con¬ vertir... Nouveau moyen, et bien ingénieux, auquel Néron et Dioclétien n'avaient pas pensé. Un seul fait. Vers 1650, une grande dame du Pié¬ mont, très-mondaine, très-passionnée, se trouvait au lit de mort ; elle était assistée de ses confesseurs jé¬ suites, et pourtant, peu rassurée. Dans ce grave mo¬ ment, elle 'se souvint de son mari qu'elle n'avait pas vu depuis longtemps, elle le fit venir et lui dit : « J'a beaucoup péché (peut-être envers vous), j'ai beaucoup à expier, je crois mon âme en péril. Aidez-moi, et jurez que vous emploierez tous les moyens, le fer et le feu, pour convertir les Yaudois. » Le mari, brave mi¬ litaire, jura, et n'épargna aucun moyen militaire ; mais rien n'y faisait. Les jésuites, plus habiles, imaginèrent alors d'enlever les enfants ; on était sûr que les mères suivraient L.. Ce moyen, sous la même influence, fut largement 1 L'èdit de Turin, 1655, constate cette chose effroyable, par l'adoucissement même qu'il y met : Défense d'enlever les garçons avant douze ans, les filles avant dix. 58 appliqué, lors de la révocation de l'Édit de Nantes. Louis XIV y répugnait; mais madame de Maintenon qui n'avait pas d'enfant, lui fit entendre que rien n'é¬ tait mieux imaginé, ni plus efficace... Les cris des mères ont monté au ciel ! Si nous répugnons, nous aussi, à mettre nos enfants dans les mains de ceux qui les premiers conseillèrent ces enlèvements d'enfants, il faut peu s'en étonner. L'éducation mécanique que donnent les Jésuites, cul¬ tive peut-être l'esprit, mais en brisant l'âme. On peut savoir beaucoup, et n'en pas moins être une âme morte : Perindè ac caclaver. Il y a aussi une chose qui doit mettre en défiance. Ce que sont les jésuites aujourd'hui, et ce qu'ils fonj, qui le soit?... Ils ont plus que jamais une existence mystérieuse. Nous aurions droit de leur dire : La partie n'est pas égale entre vous et nous. Nous livrons toutes nos pensées au public, nous vivons dans la lumière, — Vous, qui vous empêche de dire oui, le matin, non le soir ? y On sait ce que nous faisons. Nous travaillons bien 59 ou ma!. Chaque jour, nous venons tout apporter ici, notre vie, notre propre cœur... Nos ennemis peuvent y mordre. Et il y a déjà longtemps ( simples que nous sommes et laborieux ) que nous les nourrissons de notre subs¬ tance. Nous pouvons leur dire, comme dans le chant grec le blessé dit au vautour : « Mange , oiseau, c'est « la chair d'un brave ; ton bec croîtra d'une coudée. » Car enfin, voyez vous-mêmes, de quoi vivez-vous dans votre grande pauvreté ? La langue même que vous avez dans la bouche, avec laquelle vos avocats attaquent J.-J. Rousseau, c'est la langue de Rousseau, autant qu'ils peuvent.. Rhétorique, raisonnement, peu d'observation des faits. Le spiritualisme chrétien, qui l'a relevé il y a vingt ans, est-ce vous ? oseriez-vous le dire ? La ferveur pour le moyen âge, qui l'a ramenée dans le public, est-ce vous? oseriez-vous le dire. Nous avons loué le passé, saint Louis, saint Thomas, même Ignace de Loyola.. Et vous êtes venus dire : Je suis Loyola.. Non ! pas même Loyola.. Un homme de génie n'eût pas fait aujourd'hui ce qu'il fit alors... Cette église même, où vous prêchez, elle était là depuis des siècles et vous ne saviez pas la voir... Il a 60 fallu qu'on vous la montrât, qu'on vous fît découvrir les tours de Notre-Dame, et alors vous vous y êtes glissés, que Notre-Dame le voulût ou non ; vous en avez fait une place de guerre, et vous avez mis vos batteries sur les tours, sur cette maison de paix... Eh bien ! qu'elle juge elle-même celte maison, entre vous et nous, quels sont les vrais successeurs des hommes qui l'ont bâtie ? Yous, vous dites que tout est fini, vous ne voulez pas qu'on ajoute. Yous trouvez les tours assez hautes,., Elles le sont bien assez pour y asseoir vos machines. Nous, nous disons qu'il faut toujours bâtir, mettre œuvre sur œuvre, et des œuvres vives, que Dieu créant toujours, nous devons suivre, comme nous pourrons, et créer aussi... Yous vouliez qu'on s'arrêtât... et nous avons pour¬ suivi... Malgré vous, nous avons', au dix-septième siècle, découvert le ciel (comme la terre au quinzième) vous vous êtes indigné, mais il vous a bien fallu re¬ connaître cet immense accroissement de la religion — Avant le droit des gens, qui a mis la paix dans la guerre même, avant l'égalité civile, le christia¬ nisme lui-même était-il réalisé ? — Qui a ouvert ces grandes voies? Le temps moderne que vous accusez. — L'égalité politique, dont vous commence?; à savqîp 61 le nom, pour l'employer contre nous, ce sera encore une pièce, 'que nous ajouterons à notre grande con¬ struction... Nous sommes des maçons, des ouvriers, laissez-nous bâtir, laissez-nous poursuivre de siècle en siècle, l'édification de l'œuvre commune, et sans nous lasser jamais, exhausser de plus en plus l'éternelle Église de Dieu ! Cette leçon fut troublée par quelques signes d'une insolente désapprobation. Les individus qui se les permirent, soulevèrent l'indignation de tout l'audi¬ toire; reconnus à la sortie du cours, ils furent pour¬ suivis par les buées de la foule. Le mercredi suivant, M. Quinet, dans une leçon qui restera, établit notre droit, le droit de la liberté du professeur. Les journaux se déclarèrent successive¬ ment pour nous (le National et le Conslilutionel, le 5 mai; les Bêlais, le 13; la Revue des deux Mondes, le 15 ; le Courrier, le 17 ; la Revue indépendante, le 25). Le Siècle reproduisit les leçons de M. Quinet, et les miennes. Une nouvelle revue dont le premier numéro parut le 15 mai, en donna des extraits (Journal de la liberté religieuse, dirigé par M. Goubaull); des fragments considérables furent insérés par divers journaux des départements et de l'étranger : Journal de Rouen, Écho de Vésone. Courrier de Lyon, Espérance, Eel- vélie, Courrier Suisse, etc., etc. Le jeudi 11 mai, plusieurs de mes collègues et de mes plus illustres amis, français et étrangers, voulu¬ rent, en quelque sorte, prolester par leur présence contre ces indignes attaques, et me firent l'honneur d'entourer ma chaire. III0 LEÇON. ÉDUCATION, DIVINE, HUMAINE. Éducation C0ttfl*6 MXtUT». [11 mai 1843.] Dans une vie déjà avancée, solitaire et laborieuse, je trouve, en regardant derrière moi, une compensa¬ tion très-douce à ce qui a pu me manquer. C'est qu'il m'a été donné autant qu'à aucun homme de ce temps, de contempler dans l'histoire un mystère vraiment divin. Je ne parle pas du spectacle des grandes crises dra¬ matiques qui semblent les coups d'état de Dieu... Je parle de l'action douce, patiente, souvent à peine sen¬ sible, par laquelle la Providence prépare, suscite et développe la vie, la ménage et la nourrit et va la for¬ tifiant. [Rumeurs,interruption.) J'atteste mes illustres amis, historiens de l'huma¬ nité ou de la nature, que je vois dans cette enceinte, 64 je leur demande si la plus haute récompense de leurs travaux, leur meilleure consolation dans les fortunes diverses, n'a pas été la contemplation de ce que nous pouvons appeler la maternité de la Providence. Dieu est une mère... Cela est sensible pour qui voit avec quel ménagement, il met les plus grandes forces à la portée des êtres les plus faibles... Pour qui ce travail immense, ce concours des éléments, ces eaux venues des mers lointaines, et cette lu¬ mière de trente millions de lieues? Quel est ce favori de Dieu devant lequel la nature s'empresse, se modère et retient son souffle?... C'est un brin d'herbe des champs. A voir ces ménagements si habiles, si délicats, cette crainte de blesser, ce désir de conserver, ce tendre respect de l'existence, qui méconnaîtrait la main ma¬ ternelle? La grande mère, la grande nourrice est comme toutes les mères ; elle craint d'être trop forte ; elle en¬ toure et ne serre pas; elle influe, ne force pas; elle donne toujours et toujours, mais doucement, peu à la fois... de sorte que le nourrisson, quel qu'il soit, ne reste pas longtemps passif, qu'il s'aide lui-même et que selon son espèce, il ait aussi son action. Le miracle éternel du monde, c'est que. la force in- 65 finie, loin d'étouffer la faiblesse, veut qu'elle devienne une force. La Toute-puissance semble trouver une féli¬ cité divineà créer, encourager la vie, l'action, la liberté. (Rumeurs, violents dialogues, longue interruption.) L'éducation n'a pas d'autre but que d'imiter, dans la culture de l'homme, cette conduite de la Provi¬ dence. Ce que l'éducation se propose, c'est de déve¬ lopper une créature libre, qui puisse elle-même agir et créer. Dans l'éducation désintéressée et tendre qu'ils don¬ nent à leur enfant, les parents ne veulent rien pour eux, mais tout pour lui, qu'il grandisse harmonique- ment dans toutes ses facultés, dans la plénitude de ses puissances, que peu à peu il devienne fort, qu'il soit homme et les remplace. Ils veulent avant tout que l'enfant développe son ac¬ tivité, quand même ils devraient en souffrir.. Si le père fait de l'escrime avec lui, il lui donne avantage pour l'enhardir, il recule, se laisse toucher, ne trouve jamais qu'il frappe assez fort... La pensée des parents, le but de leurs soins pendant tant d'années, c'est qu'à la longue l'enfant soit en état de se passer d'eux, qu'il puisse les quitter un jour... La mère même se résigne, elle le voit partir, elle l'en¬ voie dans les carrières hasardeuses, dans la marine, à 66 l'armée. Que veut-elle? qu'il revienne homme, bruni du soleil d'Afrique, distingué et admiré , et qu'il se marie alors, qu'il aime une autre plus que sa mère... Tel est le désintéressement de la famille; tout ce qu'elle demande, c'est de produire un homme libre et fort, qui puisse, s'il le faut, se détacher d'elle. Les familles artificielles, ou confréries du moyen âge, avaient, dans leur commencement, quelque chose de ce caractère divin de la famille naturelle , le déve¬ loppement harmonique dans la liberté. Les grandes familles monastiques, en eurent une ombre, à leur principe, et c'est alors qu'elles produisirent les grands hommes qui les représentent par devant l'histoire. Elles n'ont été fécondes qu'autant qu'elles laissaient quelque chose au libre développement. Les seuls Jésuites, institués pour une action violente de politique et de guerre, ont entrepris de faire entrer l'homme tout entier dans celte action. Us veulent se l'approprier sans réservé, l'employer et le garder, de la naissance à la mort. Us le prennent par Yëducalion, avant que la raison éveillée ne puisse se mettre en dé¬ fense, ils le dominent par la prédication, et le gou¬ vernent dans ses moindres actes par la direction. Quelle est cette éducation? Leur apologiste, le jé¬ suite Gerutli le dit assez nettement (Apologie, p. 330) • 67 « De même qu'on emmaillole les membres de l'enfant dès le berceau, pour leur donner une juste propor¬ tion, il faut, dès sa première jeunesse EMMAILLOT- TER, pour ainsi dire, sa volonté, pour qu'elle conserve dans tout le reste de sa vie une heureuse el salutaire souplesse. » Si l'on pouvait croire qu'une faculté emmaillottéc longtemps puisse jamais devenir active , il suffirait de rapprocher de celte expression doucereuse le mot plus franc qu'ils n'ont pas craint d'écrire dans leur règle, et qui indique fort bien le genre d'obéissance qu'ils demandent et ce que l'homme sera dans leurs mains: Comme un bâton, comme un cadavre. Mais diront-ils : « Si la volonté seule est annulée, et que les autres facultés y gagnent, n'y a-t-il pas com¬ pensation?» Prouvez qu'elles ont gagné; prouvez que l'esprit et l'intelligence peuvent vivre en l'homme , avec une volonté morte... Où sont vos illustres depuis trois cents ans?... Quand même un côté de l'homme devrait profiler de l'affaiblissement de l'autre côté, qui donc a droit de pratiquer de telles opérations, par exemple de cre¬ ver l'œil gauche, sous prétexte que l'œil droit en aura la vue plus nette? 68 Je sais que les éleveurs anglais ont trouvé l'art de faire d'étranges spécialités, des moutons qui ne sont que suif, des bœufs qui ne sont que viande, d'élégants squelettes de chevaux pour gagner des prix ; et pour monter ces chevaux, il leur a fallu des nains, tristes créatures à qui on défend de grandir. N'est-ce pas une chose impie d'appliquer à l'âme cet art choquant de faire des monstres,.de lui dire : « Tu garderas telle faculté, et lu sacrifieras telle autre; nous te laisserons la mémoire, le sens des petites choses, telle pratique d'affaire et de ruse; nous fêle¬ rons ce qui fait ton essence, ce qui est toi-même, la volonté, la liberté!., en sorte qu'ainsi inutile, tu vives encore, comme instrument, et que tu ne t'appartiennes plus... » Pour faire ces choses monstrueuses, il faut un art monstrueux. L'art de tenir les hommes ensemble et pourtant dans l'isolement, unis pour l'action, désunis de cœur, concourant au même but, tout en se faisant la guerre. Pour obtenir cet état d'isolement dans la société même, il faut d'abord laisser les membres inférieurs dans l'ignorance parfaite de ce qu'on leur révélera aux degrés supérieurs (Reg. comm. XXVII), de sorte 63 qu'ils aillent à l'aveugle d'un degré à l'autre et comme s'ils montaient dans la nuit '. C'est le premier point. Le second, c'est de les met¬ tre en défiance les uns à l'égard des autres, par la crainte des délations mutuelles (Reg. comm. XX). Le troisième, de compléter ce système artificiel par des livres spéciaux qui leur montrent le monde sous un jour entièrement faux, de sorte que, n'ayant au¬ cun moyen de contrôle, ils se trouvent à jamais en¬ fermés, et comme murés, dans le mensonge. Je ne citerai qu'un de ces livres, leur Abrégé d'his¬ toire de France (éd. de 18432), livre, depuis vingt- cinq ans, répandu par millions, en France, en Belgi- 1 Pour justifier la défense d'apprendre à lire qu'ils font à leurs domestiques, ils citent hardiment saint François d'Assise (Reg. comment. Nigronus, p. 303), qui, avec sa confiance parfaite dans l'illumination divine, dispense les siens d'étudier... Je crois voir Machiavel exploitant, pour sa politique, le mot qu'il aurait surpris sur les lèvres d'un enfant. — Il en est de même d'une foule de choses dont les Jésuites ont pris la lettre dans les anciennes règles, mais qui ont chez eux, un sens tout différent, et ne sont là que pour témoigner combien leur esprit est contraire à celui du moyen âge. 2 Histoire de France à l'usage de la jeunesse, t. II, p. 342; in-12, nouvelle édition, revue et corrigée, 1843; imprimée à Lyon, chez Louis Lesne, imprimeur-libraire, ancienne maison Rusand. Ce livre et tous ceux de la même main sont désignés dans les catalogues par le signe A. M. D. G. (ad majorent, Dei gloriam), ou par L. N. N. (lucet, non nocet,) 70 que, en Savoie, en Piémont et en Suisse, livre si bien adopté par eux qu'ils l'ont modifié d'année en année le purgeant des mots ridicules qui avaient rendu cé¬ lèbre le nom de l'auteur; ils ont laissé les calomnies, les blasphèmes contre la France... Partout le cœur anglais, partout la gloire de Wellington 2. Mais les Anglais eux-mêmes se sont montrés moins Anglais; ils ont réfuté avec mépris les calomnies que les jésuites ont inventées ou reproduites contre nos morts de Wa¬ terloo, le passage entre autres, où, racontant que les débris de la garde impériale refusèrent de se rendre, » Et de mois en mois. Pans l'édition qu'ils ont faite en juin, ils ont supprimé le passage que je citais au collège de France, d'après une édition de janvier ou février, que j'ai encore sous les yeux en écrivant cette note, aujourd'hui 24 juin. a II faut voir les discours qu'ils lui prêtent, absurdes, insultants pour nous (II, 312), les folies sanguinaires qu'ils font dire à Napo¬ léon (II, 324), les inepties d'une haine idiote : Au 20 mars, on aurait mêlé au cri de vive l'empereur, le cri de vive l'enfer! à bas le pa¬ radis! p. 337. — Que dire de la dissertation sur les perruques qui, dans ce petit livre, occupent deux pages entières (11, 1G8-169)? Le reste est à l'avenant; partout, ie même esprit, mondain et dévot, les choses les plus graves dites avec une légèreté déplorable, où l'on sert la mort du cœur... Voilà dans quel style l'auteur parle de lit Sainl-Barlhélerni : Le mariage eut lieu, et la joie de la fêle eût été complète sans la catastrophe sanglante qui la termina. I, 294. Co qui est au-dessus de tout, c'est cet éloge audacieux des Jésuites par les Jésuites: Par une distinction bien honorable pour celte com¬ pagnie, on lui comptait autant d'ennemis qu'à la religion elle- même, 11,103, 71 l'histoire des jésuites ajoute : « On vit ces forcenés tirer les uns sur les autres et s'entretuer sous les yeux des Anglais, que cet étrange spectacle tenait dans un saisissement mêlé d'horreur. » Malheureux, que vous connaissez peu la génération héroïque que vous calomniez au hasard... Ceux qui ont vu de près ces braves, peuvent dire si leur calme courage fut jamais mêlé de fureur... Plus d'un que nous avons connu, eut la douceur d'un enfant... Ah ! ils ont été doux, les forts1 ! Si peu que vous ayez de prudence, ne parlez jamais de ces hommes, jamais de ces temps. Taisez-vous sur 1 Qae. de faits je pourrais citer! en voici un, qui mérite d'être sauvé de l'oubli. A ta bataille de Wagram, une des batteries de la garde impériale se trouva établie pour quelques moments sur un champ couvert de blessés ennemis ; l'un d'eux, qui souffrait, horri¬ blement de sa blessure, de la soif et de ta chaleur, criait aux Fran¬ çais de l'achever; furieux de n'clre pas compris (il parlait hongrois), il se traîne vers une arme chargée, et il essaie de la tirer sur les ca- nonniers; l'officier français lui ôla l'artne des mains, et suspendit quelques habits à un faisceau de fusils pour lui faire de l'ombre. — Cet officier était M. Fourcy-Gauduin , capitaine de l'artillerie de la garde, excellent historien de l'École polytechnique, qui a fait des poésies charmantes à travers ces guerres terribles et sur tous les champs de bataille de l'Europe. 11 a cette simple épilaphe à notre cimetière du midi : Hinc surrecturus. Et plus bas : Stylo et gla- dio mentit. Les deux premiers mots, si nobles et si chrétiens, sont ceux qu'il avait lui-même écrits sur la tombe de sa mère. [Hinc surrectura 72 tout cela !... On vous reconnaîtrait trop aisément pour ce que vous êtes, pour les ennemis de la France... Éile vous dirait elle-même : « Ne louchez point à mes morts! Prenez garde, ils ne sont pas aussi morts que vous pensez! » On put reconnaître pendant cette leçon la main qui dirigeait les interrupteurs. Le moyen qu'on employa pour troubler le cours, était tout à fait con¬ forme à ce que nous venions d'enseigner sur la mé¬ thode des Jésuites. Il consistait à étouffer la voix du professeur, non par des sifflets, mais par des bra¬ vos! Cette manœuvre fut exécutée par une douzaine de personnes, qui n'étaient jamais venues à nos cours, et qui avaient été recrutées le matin même à cet effet dans un grand établissement public. Une manœuvre, si peu française, révolta les jeunes gens, d'autant plus que les interrupteurs, peu expéri¬ mentés, avaient murmuré au hasard, et justement aux passages les plus religieux de cette leçon. Ils furent en péril, l'un d'eux surtout, que je vis avec plaisir pro¬ tégé par un de mes amis, qui le couvrit de son corps. Le 16 mai, au soir, plusieurs étudiants m'apportè¬ rent une lettre, pleine de convenance, où ils expri¬ maient à la fois leur sympathie pour le professeur et leur indignation sur les attaques déloyales dont son ti 74 cours était l'objet. Celte lettre avait été couverte en un moment de deux cent cinquante-huit signatures. Les journaux, comme je l'ai dit, s'étaient déclarés pour nous. J'écrivis le 15, la lettre suivante à M. le rédacteur des Débats ; Monsieur, Dans un article obligeant oh vous établissez la jus¬ tice de notre cause, vous dites que nous usons du droit de défense. Quelques personnes en pourraient conclure que, pour aller au secours de notre réputation atta¬ quée, nous sortons du sujet de notre enseignement, du cercle, dès longtemps tracé, de nos leçons. Non, nous ne nous défendons pas. Les passages tronqués, défigurés, se défendent eux-mêmes, dès qu'on les lit dans l'original. Quant aux commentaires qu'on ajoute, qui oserait les lire en public? Il en est où l'imagination monastique eût fait reculer l'Arétin. (Y. le Monopole universitaire, p. 441.) Dés ma première leçon de cette année, j'ai posé mon sujet; c'est la plus haute question de la philoso¬ phie de l'histoire ; 75 Distinguer Yorganisme vivant, du mécanisme, du formalisme, de la vaine scolaslique. I. Dans la première partie de mon cours, j'ai mon¬ tré que le vrai moyen âge n'a pas été, comme on croit, dominé par cet esprit stérile, j'ai étudié le mystère de sa vitalité féconde. II. Dans la seconde partie de mon cours, je montre ce qu'il faut penser du faux moyen âge qui veut s'im¬ poser à nous. Je le signale extérieurement, par son impuissance et la stérilité de ses résultats ; je le pé¬ nètre au fond même, dans la déloyauté de son prin¬ cipe : s'emparer de l'homme par surprise, l'envelop¬ per avant l'âge où il pourrait se défendre, emmailloter la volonté, comme ils disent eux-mêmes, dans l'Apo¬ logie des Jésuites. Tel a été, tel est, monsieur, le plan de mon cours. La polémique n'y vient qu'à l'appui des théories; l'ordre des Jésuites y est un exemple comme l'ordre des Templiers, que j'ai eu aussi occasion de rap¬ peler. Je ne suis pas un homme de bruit. La plus grande partie de ma vie s'est écoulée dans le silence. J'ai écrit fort tard, et depuis, je n'ai jamais disputé, jamais répondu. Depuis douze ans, je suis enfermé dans une œuvre immense, qui doit consumer ma vie. Hier, 76 j'écrivais l'Histoire de France, je l'écrirai demain, et toujours, tant que Dieu le permettra. Je lui demande seulement de me maintenir tel que j'ai été jusqu'ici, dans l'équilibre, maître de mon cœur..., de sorte que celte montagne de mensongeSet de calomnies, longue¬ ment amassée pour m'en accabler d'un coup, ne fasse en rien fléchir l'impartiale balance qu'il a placée dans ma main. Je suis, etc. Lundi, 15 mai 1843. Nos adversaires purent voir, le 18 mai, à l'attitude de la foule taciturne qui avait rempli toutes les cours du Collège de France, qu'il y aurait péril à tenter plus longtemps la patience du public. Le silence fut com¬ plet ; une personne soupçonnée (peut-être à tort) d'a¬ voir essayé d'interrompre, fut passée de main en main, et en un moment déposée hors de la salle. Depuis ce jour, la tranquillité n'a plus été trou¬ blée. IV® LEÇON. liberté , fécondité. Stérilité des Jésuites. [18 mai 1843.] La liberté de la presse a sauvé la liberté de la parole. Dès qu'une pensée, une vois libre s'élève, on ne peut plus l'étouffer; elle perce les voûtes et les murs. Que servirait d'empêcher six cents personnes d'en¬ tendre ce qui demain sera lu de six cent mille ? La liberté, c'est l'homme. — Même pour se sou¬ mettre, il faut être libre ; pour se donner, il faut être à soi. Celui qui se serait abdiqué d'avance, ne serait plus homme, il ne serait qu'une chose... Dieu n'en voudrait pas ! La liberté est tellement le fonds du monde moderne. que pour la combattre, ses ennemis n'ont d'autre arme qu'elle-même. Comment l'Europe a-t-elle pu lutter contre la Révolution ? Avec des libertés données ou 78 promises, libertés communales, libertés civiles (en Prusse, Hongrie, Gallicie, etc. ) Les violents adversaires de la liberté de penser, y pui¬ saient leurs forces. N'est-ce pas un curieux spectacle de voir M. de Maistre, dans sa vive allure, échapper à chaque instant au joug qu'il veut imposer, ici plus mystique que les mystiques condamnés par l'Eglise, là tout aussi révolutionnaire que la Révolution qu'il combat? Yertu merveilleuse de la liberlé ! Le plus libre des siècles, le nôtre, s'est trouvé aussi le plus harmonique. Il s'est développé, non plus par écoles serviles, mais par cycles ou grandes familles d'hommes indépen¬ dants, qui, sans relever l'un de l'autre, vont pourtant se donnant la main ; en Allemagne, le cycle des phi¬ losophes, des grands musiciens; en France, celui des historiens et des poètes, etc.1. Ainsi, c'est justement lorsqu'il n'y avait plus d'as- socïation, plus d'ordre religieux, plus d'école, que pour la première fois a commencé ce grand concert, 1 Même développement dans les sciences ; dès le commencement du siècle, je vois travailler en face, à l'occasion de nos grandes luttes, et travailler néanmoins en parfait accord, les chimistes de la France, les mécaniciens de l'Angleterre, tous tirant du sein de la nature des forces merveilleuses, qui pour avoirété cherchées sous l'inspiration delà guerre,n'en restent pas moins pour toujours la pacifique possession de l'humanité. 79 où chaque nation en soi, et toutes les nations entre elles, sans s'être entendues d'avance, se sont accordées. Le moyen âge, moins libre , n'eut pas celte noble harmonie; il en eut du moins l'espoir et commel'ombre prophétique dans les grandes associations qui, bien que dépendantes encore, n'en furent pas moins des libertés par rapport aux temps antérieurs. Ainsi quand saint Dominique et saint François, tirant le moine de sa ré¬ clusion, l'envoyèrent par tout le monde, comme prê¬ cheur et pèlerin , celte liberté nouvelle versa la vie par torrents...Saint Dominique, malgré la part funeste qu'il prend à l'inquisition, donne en foule les théologiens profonds, les orateurs, les poètes, les peintres, les har¬ dis penseurs, jusqu'à ce qu'il se brûle lui-même, pour ne point renaître, sur le bûcher de Bruno. Le moyen âge fut ainsi, non un système artificiel et mécanique, mais bien un être vivant, qui eut sa li¬ berté,et par elle sa fécondité, qui vécut vraiment, tra¬ vailla et produisit... Et maintenant qu'il repose, il a gagné son repos, le bon ouvrier... Nous qui travaillons aujourd'hui, nous irons volontiers reposer près de lui demain. Mais auparavant, et lui, et nous, nous serons appelés à répondre de ce que nous avons fait. Les siècles sont responsables comme les hommes. Nous viendrons, nous 80 autres modernes, avec ceux du moyen âge, portant nos œuvres dans les mains, et présentant nos grands ou¬ vriers. Nous montrerons Leibnitz et Kant, et lui saint Thomas; nous Ampère ou Lavoisier, lui Roger Bacon; lui l'auteur du Diesirœ, du Stabat mater, nous Bee¬ thoven et Mozart. Oui, ce vieux temps aura de quoi répondre; saint Benoît, saint François, saint Dominique arriveront chargés de grandes œuvres qui, toutes scolastiques qu'elles peuvent paraître, n'en furent pas moins des œuvres de vie. Les Jésuites qu'apporteront-ils? Il ne s'agit pas ici, entre ces deux imposantes réu¬ nions des génies du moyen âge, des génies modernes, de montrer des érudits, des gens d'esprit, d'agréables poètes latins, un bon prédicateur, Bourdaloue, un philosophe ingénieux, Buffier4... Peu pour la litléra- 1 Voir la liste dans l'Apologie (par le jésuite Cérutti),p. 292- 310: Historiens, Bougeant. Duhalde, Strada, Charlevoix, Maim- bourg, etc. Érudits, Pétau, Sirmond, Bollandus, Gaubil, Paren- nin, etc. Littérateurs, Bouhours, Rapin, La Rue, Jouveney, Vanière, Sanadon, etc. Beaucoup d'hommes de science et de mé¬ rite; pas un homme de génie.— Ce qu'ils ont à dire, c'est qu'étant venus aux temps du combat, ayant mené généralement une vie d'action, ils ont plus agi que créé, et qu'il faut moins examiner leurs monuments que leurs actes... Eh bien! leur action a-t-clle été vraiment féconde? Nous répondrons non, sans hésiter, même pour les missions. Voyez la leçon de M. Quinet. 81 ture, rien pour l'art, et moins que rien. Voyez sous leur influence, cette peinture fardée, vieille coquette et minaudière, qui, à partir de Mignard, s'envatou- jours pâlissant1. Non, ce ne sont pas là vos œuvres. Vous en avez d'autres qu'il faut montrer. Vos histoires d'abord2, souvent savantes, toujours suspectes, toujours dominées par un intérêt de parti. Les Daniel, les Mariana, auraient voulu être véridiques qu'ils ne l'auraient pu. Il manque une chose aux vôtres, celle que vous travaillez le plus à détruire, celle justement qu'un grand homme déclare la pre¬ mière qualité de l'historien : «• Un cœur de lion pour dire toujours vrai ! » Au fond, vous n'avez qu'une œuvre à vous : c'est un code. J'entends les règles et constitutions par lesquelles vous vous gouvernez ; ajoutons la dangereuse chicane à laquelle vous dressez vos confesseurs pour le gou¬ vernement des âmes. 1 Le Poussin n'aimait ni les Jésuites, ni la peinture des Jésuites. 11 disait sèchement à ceux qui lui reprochaient de représenter Jésus- Christ sous une figure trop austère : « Que notre Seigneur n'avait pas été un père douillet. » 1 L'ordre tout entier est un historien, un biographe infatigable, un laborieux archiviste. Il raconte, jour par jour, à son général, tout ce qui se passe au monde. 82 En parcourant le grand livre des Constitutions des Jésuites, on est effrayé de l'immensité des détails, de la prévoyance infiniment minutieuse dont il témoigne: édifice toutefois plus grand que grandiose1, qui fatigue à voir, parce qu'il n'offre nulle part la simplicité de la vie, parce qu'on y sent avec effroi que les forces vi¬ vantes y figurent comme des pierres. On croirait voir une grande église, non pas comme celle du moyen âge, dans sa végétation naïve, — non ! une église dont les murs n'offriraient que tètes et visages d'hommes entendant et regardant, mais nul corps, nul membre, les membres et les corps étant cachés pour toujours, et scellés, hélas! au mur immobile. Tout bâti sur un principe : surveillance mutuelle, dénonciation mutuelle, mépris parfait de la nature hu¬ maine (mépris naturel peut-être à la terrible époque où fut fondé cet institut). Le supérieur est entouré de ses consulteurs, les pro- 1 Tout ce qu'on trouve dans ce livre d'emprunlé au moyen âge, y prend un caractère moderne, souvent trcs-opposé à l'ancien esprit. Ce qui y règne, c'est un esprit scribe, une manie réglementaire infinie, une curiosité gouvernementale qui ne s'arrête jamais, qui voudrait voir, atteindre le fond par de là le fond, lie là, les raffine¬ ments inouïs de leur casuistique, et ce triste courage de soulever et décomposer la bouc, au risque d'embourber encore plus... — Au total : petit esprit, subtil et minutieux, mélange bâtard de bureau¬ cratie et de scolaslique... Plus de police que de politique. 83 fès, novices, élèves, de leurs confrères ou camarades, qui peuvent les dénoncer. De honteuses précautions sont prises contre les membres les plus graves, les plus éprouvés Sombre intérieur! combien je les plains!... Mais l'homme, si mal au dedans, ne doit-il pas être d'au¬ tant plus actif au dehors, n'y doit-il pas porter une dangereuse inquiétude? Ce terrible esprit de police, le seul moyen qu'il ait d'en moins souffrir, c'est de le mettre partout. Une telle police, appliquée à l'éducation, n'est-ce pas une chose impie?... Quoi! cette pauvre âme qui n'a qu'un jour entre deux éternités, un jour pour de¬ venir digne de l'éternité bienheureuse, vous mettez la main dessus pour rendre l'enfant délateur, c'est-à-dire semblable au diable, qui fut, selon la Genèse, le pre¬ mier délateur du monde! Tous les services que les jésuites ont pu rendre2, ne peuvent laver ceci. Leur méthode môme d'enseigne- 1 Police et contre-police. Le confesseur même espionné par sa pénitente, qu'on lui envoie parfois pour lui faire des questions insi¬ dieuses I une. femme, servant tour à tour d'espion à deux hommes jaloux l'un de l'autre... Enfer sous l'enfer!.. Où est le Dante qui aurait trouvé cela?.. La réalité est bien plus vaste et plus terrible que toute imagination !...—Ge genre d'espionnage n'est pas dans la régie, mais dans la pratique. * Et ils en ont rendu certainement, dans cet entr'acle des études, 84 ment et d'éducation, judicieuse en plusieurs choses, n'en est pas moins partout empreinte d'un caractère mécanique, automatique. Nul esprit de vie. Elle règle l'extérieur; l'intérieur viendra, s'il peut. Elle enseigne entre autres choses à porter décemment la tête, à re¬ garder toujours plus bas que celui à qui l'on parle, à bien effacer les plis qui se forment au nez et au front1, signes en effet trop visibles de la duplicité et de la ruse... Les malheureux comédiens ne savent pas que la séré¬ nité, l'air de candeur et la grâce morale doivent venir de l'intérieur, monter du cœur au visage, qu'on ne les imite jamais. Voilà, messieurs, les ennemis auxquels nous avons affaire. La liberté religieuse, sur laquelle ils voudraient porter les mains, est solidaire de toutes les autres, de l'éducation scolastique ayant fini, et l'éducation moderne n'ayant pas commencé. Néanmoins leur méthode, même en ce qu'elle a de judicieux, est gâtée par le petit esprit, par les divisions excessives de temps et d'études diverses ; tout est coupé mesquinement : un quart d'heure pour quatre lignes de Cicéron, un autre quart d'heures pourYirgile, etc. Ajoutez leur manie d'arranger les au¬ teurs, d'y mêler même leur style, d'habiller les anciens en Jésui¬ tes, etc. 1 Institulum Soc. Jes., II; 114, éd. Prag. in-folio. Rien n'a changé dans l'éducation des Jésuites. Tout ce que j'avais lu dans l'Intérieur de Saint-Àcheul, par un de ses élèves, m'a été confirmé par des élèves deBrugelele, deBrieg et deFribourg. 85 la liberté politique, de celle de la presse, de celle de la parole, que je vous remercie d'avoir maintenue... Gardez bien ce grand héritage; vous le devez d'autant plus que vous l'avez reçu de vos pères, jeunes gens, et non fait vous-mêmes; c'est le prix de leurs efforls, le fruit de leur sang. L'abandonner! autant vaudrait briser leurs tombeaux. Qu'il vous souvienne toujours du mot d'un vieillard d'autrefois, d'un homme à la blanche barbe, comme il dit lui-même, du chancelier L'Hôpital : « Perdre la liberté, ô bon Dieu! Que resle-t-il à perdre après cela? » Ve LEÇON. libre association, fécondité. Stérilité de l'Église asservie. [28 mai 1S43.] Les attaques violentes, perfides, qu'on a dirigées contre moi, depuis notre dernière réunion, m'obligent à dire un mot de moi-même. Un mot; le premier, et ce sera le dernier. Messieurs, nous nous connaissons de longue date. La plupart des jeunes gens qui sont ici, ont été éle¬ vés, sinon par moi.au moins par mes livres et par mes élèves. Il n'est ici personne qui ignore la ligne que j'ai suivie. Ligne à la fois libérale et religieuse. Elle part de 1827. En cette année je publiai deux ouvrages ; l'un était la traduction d'un livre qui fonde la philosophie de l'histoire sur la base de la Providence, commune à toute religion; l'autre était un abrégé d'histoire mo- 87 derne, où je condamnais avec plus de force que je ne l'ai jamais fait depuis, le fanatisme et l'intolérance1. Donc, on me connaissait dès lors, et par mes livres, et par mon enseignement de l'école Normale, ensei¬ gnement que mes élèves répandaient sur tous les points de la France. Depuis, je n'ai pas dit un mot qui ne fût d'accord avec mon point de départ. Ma carrière n'a été nullement hûtée; j'ai franchi, un à un, tous les degrés, sans qu'on m'en ait épargné, abrégé un seul. L'examen, l'élection, l'ancienneté, telles ont été mes voies. On me reproche mes humbles commencements... Mais je m'en fais gloire... (Applaudissements.) On dit que j'ai sollicité®... Quand l'aurais-je fait? Celui qui, pendant tant d'années, tous les jours, et sans repos, a suffi au double travail du professeur et de l'écrivain, s'est réservé peu de temps pour les af¬ faires et les intérêts. J'ai mené longues années la vie des bénédictins de 1 Voir spécialement ce que j'ai dit sur la Saint-Barlhélemi, Pré¬ cis de l'Histoire moderne, au bas de la p. 141, édition de 1827. s Je n'ai point sollicité sous la restauration, comme on l'a dit, mais j'ai été sollicité; dans quel moment? En 1828, sous le minis¬ tère Martjgnac, et par l'intermédiaire d'un de mes illustres amis à qui ce ministère rendait alors sa chaire, aux applaudissementsdela France. 88 notre âge, des Sismondi, des Daunou... M. Daunou vivait dans un faubourg éloigné, au milieu des jardi¬ niers; tous les matins, quand ils voyaient la lumière à sa fenêtre, ils se mettaient au travail et disaient : « Il est quatre heures. » En commençant une œuvre immense, comme est l'histoire de ce pays, une œuvre sans proportion avec la durée de la vie humaine, on se condamne à mener une vie de reclus... Cette vie n'est pas sans danger. On s'y absorbe à la longue, au point de ne plus sa¬ voir ce qui se passe au-dehors, et parfois l'on ne s'é¬ veille que quand l'ennemi force la porte, et qu'il est entré chez vous. Hier encore, je l'avoue, j'étais tout entier dans mon travail, enfermé entre Louis XI etCharles le Téméraire, et fort occupé deles accorder... lorsqu'entendant à mes vitres ce grand vol de chauve-souris, il m'a bien fallu mettre la tête à la fenêtre et regarder ce qui se passait. Qu'ai-je vu? Le néant qui prend possession du monde... et le monde qui se laisse faire, le monde qui s'en va flottant, comme sur le radeau de la Méduse, et qui ne veut plus ramer, qui délie, détruit le radeau, qui fait signe... à l'avenir? à la voile de salut?... Non! mais à l'abîme, au vide... 89 L'abîme murmure doucement : Venez à moi, que craignez-vous? Ne voyez vous pas que je ne suis rien ? Et c'est parce que tu n'es rien, justement, que j'ai peur de toi. Ce que je crains, c'est ton néant. Je n'ai pas peur de ce qui est; ce qui est vraiment, est de Dieu. Le moyen âge a dit dans son dernier livre (l'Imita¬ tion) : Que Dieu parle, et que les docteurs se taisent. — Nous n'avons pas ceci à dire, nos docteurs ne disent rien. La théologie, la philosophie, ces deux maîtresses du monde, d'où l'esprit devrait descendre, disent-elles quelque chose encore ? La philosophie n'enseigne plus ; elle s'est réduite à l'histoire, à l'érudition ; elle traduit ou réimprime. La théologie n'enseigne plus. Elle critique, elle in¬ jurie. Elle vit sur des noms propres, sur les livres et la réputation de M. tel, qu'elle attaque... Qu'importe M. tel ou tel ? Parlez-nous plutôt de Dieu. Il est grand temps, si l'on veut vivre, que chacun, laissant ces docteurs disputer tant qu'il leur plaît, cher- chela vie en soi-même, fasse appel à la voix intérieure, aux travaux persévérants de la solitude, au secours de la libre association. Nous n'entendons guère aujourd'hui ni la solitude, 90 ni l'association; encore moins sait-on comment le tra¬ vail solitaire, et les communications libres, peuvent alterner et se féconder. Là pourtant est le salut... Je vois, en pensée, tout un peuple qui souffre et languit, n'ayant ni association, ni vraie solitude, quelque isolé qu'il puisse être. Ici, un peuple d'étudiants, éloignés de leurs familles (cette montagne des écoles est un quartier d'exilés), là bas un peuple de prêtres, dispersés dans les campagnes, entre la malveillance du monde et la tyrannie de leurs chefs, foule infortunée, sans voix pour se plaindre, qui, dans tout un demi-siècle, n'a poussé encore qu'un soupir1. Tous ces hommes isolés, ou associés de force pour maudir l'association, étaient groupés, au moyen âge, en libres confréries, en collèges, où, sous l'autorité même, il restait une part à la liberté. Plusieurs de ces collèges se gouvernaient, nommaient leurs chefs, leurs maîtres. Et non-seulement l'administration y était li¬ bre, mais l'élude en certains points. Dans celte grande école de Navarre, par exemple, à côté de l'enseigne¬ ment obligé, les étudiants avaient le droit de se choisir 1 De l'état actuel du clergé, et en particulier des curés ruraux appelés desservants, par MM. Allignol, prêtres desservants, 1S39. 91 eux-mêmes un livre pour expliquer ensemble, étudier et chercher ensemble. Ces libertés furent fécondes; le Collège de Navarre donna une foule d'hommes éminents, des orateurs, des critiques, les Clémengis et les Launoy, les Gerson et les Bossuet1. Ce qu'il y avait de liberté dans les écoles du moyen âge, disparut aux derniers siècles. 1 Yoyez encore avec quelle fécondité, le libre développement se produit dans ces aimables associations des grands peintres, du trei¬ zième au seizième siècle! Le maître, admettant ses élèves à peindre dans ses tableaux, n'en poursuit pas moins, à travers ce flot de peinture diverse, sa vi¬ goureuse impulsion... Eux qui semblent s'immoler à lui, s'absorber en lui, se perdre dans sa gloire, plus ils s'oublient, plus ils ga¬ gnent. Ils vont libres et légers, sans intérêt, ni orgueil, et la grâce vient sous leur pinceau, sans qu'ils sachent d'où elle vient... Un matin, voilà ce jeune homme qui broyait hier les couleurs, de¬ venu lui-même maître et chef d'école. Ce qui, dans l'association libre, est vraiment divin, c'est qu'en se proposant telle œuvre spéciale, elle développe ce qui est au-des¬ sus de toute œuvre, la puissance qui peut les faire toutes : l'union, la fraternité... Dans tel tableau de Kubens où Van Dick a mis la main, il y a quelque chose au-dessus de ce tableau, au-dessus même de l'art, leur glorieuse amitié ! Plus on comprendra la vertu de la libre association, plus on se plaira à voir surgir à la vie des forces nouvelles; plus on tendra la main au nouveau venu. Tout homme de génie différent, d'étude diverse, nous apporte un élément qu'il faut accueillir.il arrive pour nous compléter. Avant lui, la grande lyre que nous formons entre nous, n'était pas encore harmonique; chaque corde n'est mise en va¬ leur que par les cordes voisines... S'il en vient une de plus, réjouis¬ sons-nous, lçi lyre résonnera mieux. 92 Dans ces écoles (trop mal jugées), on apprenait peu, il est vrai, mais on s'exerçait beaucoup. Au seizième siècle, le point de vue change ; on veut savoir. La science s'accroît tout à coup de tout le monde ancien, qu'on vient de retrouver; par quels moyens mécani¬ ques se mettre dans la mémoire cette masse de mots et de choses? Cette science inharmonique n'avait produit que le doute; tout flottait, les idées, les mœurs. On imagina, pour tirer l'esprit humain d'une telle fluctuation, la forte machine de la société des Jésuites, où, bien engagé une fois, et solidement rivé, il ne bougeât plus. Qu'arriva-t-il? C'est que cette idée barbare de serrer ainsi dans des tenailles la vie palpitante, manqua ce qu'elle voulait. Lorsqu'on croyait tenir, on ne tenait pas ; on se trouva n'avoir serré que la mort. Et la mort gagna. Un esprit de défiance, d'inaction, se répandit dans l'Eglise. Le talent fut en suspicion. Les bons sujets furent ceux qui se turent. On se ré¬ signa au silence de plus en plus aisément; on s'habi¬ tua à faire le mort. Quand on le fait si bien, c'est qu'on est mort en effet. 93 De nos jours, les champions éminents du clergé sont, étrangers au clergé (lesBonald, les De Maistre). Un prêtre s'est mis en avant, un seul1... Est-il prêtre en¬ core? Stérilité profonde, et qui explique bien peu le bruit qu'on fait maintenant... « Mais quoi ! dira-t-on peut-être, ne suffit-il pas de redire et répéter un dogme éternel? » Et justement, parce qu'il est éternel, parce qu'il est divin, le Christ, dans ses puissants réveils, n'a jamais manqué d'une robe neuve, d'un vêtement de jeu¬ nesse... De siècle en siècle il a incessamment renou¬ velé sa tunique, et par saint Bernard, et par saint François, et par Gerson, et par Bossuet !... N'excusez pas votre impuissance. Si la foule a rem¬ pli l'église, n'essayez pas de nous faire croire qu'elle y vienne pour entendre ce ressassement de vieilles con¬ troverses. Nous analyserons tôt ou lard les motifs divers qui l'ont amenée. Aujourd'hui, une question seulement : Est-ce pour quitter le monde que ces gens-ci viennent à l'église, ou pour y entrer plus vite?... Dans ce temps de concurrence, plus d'un a fait comme le passant trop pressé, qui, voyant la rue encombrée, profite d'une église ouverte, la traverse, sort par l'autre 1 L'illustre M. de La Mennais. 5. 94 porte, et se trouve avoir devancé les simples qui tra¬ vaillent encore à faire leur voie dans la foule. . . . Maintenir le clergé stérile, lui continuer la dessé¬ chante éducation du seizième siècle, lui imposer tou¬ jours les livres qui témoignent de l'état hideux des mœurs de ce temps, c'est faire ce que ne feraient pas ses plus cruels ennemis. Quoi ! ce grand corps vivant, l'énerver, le paralyser! le tenir inerte, immobile! lui tout défendre, excepté l'injure ! Mais l'injure, mais la critique, la meilleure critique, n'est encore qu'une critique, c'est-à-dire une négation. Devenir de plus en plus négatif, c'est vivre de moins en moins. Nous qu'ils croient leurs ennemis, nous voulons qu'ils agissent, qu'ils vivent. Et leurs chefs, disons mieux, leurs maîtres, ne leur permettent pas de don¬ ner signe de vie... Quelle est, je vous prie, des deux mères du jugement de Salomon, quelle est la vraie, la bonne mère ? Celle qui veut que l'enfant vive. Pauvre église ! il faut que ce soient ses adversaires qui l'invitent à se reconnaître, à partager avec eux le travail de l'interprétation, à se souvenir de Ises libertés et des grandes voix prophétiques qui sont sorties de son sein ! 95 Ne vous souvient-il donc plus, ô Eglise ! des pa¬ roles éternelles qu'un de vos prophètes, Joachim de Flores, écouté avec respect des papes et des empe¬ reurs, dictait, l'an 1200, au pied de l'Etna. Son disci¬ ple nous dit : « Il dicta trois nuits, trois jours, sans « dormir, manger, ni boire; moi, j'écrivais... Et il « était pâle comme la feuille des bois : « Il y a eu trois âges, trois sortes de personnes « parmi les croyants : les premiers appelés au travail « d'accomplir la loi, les seconds au travail de la pas- ci sion, les derniers élus pour la liberté de la contem- « plation. C'est ce qu'atteste l'Ecriture lorsqu'elle dit : « Où est l'esprit du Seigneur, là est la liberté. •— Le « premier âge fut un âge d'esclaves, le second d'hom- « mes libres, le troisième d'amis ; le premier, âge de « vieillards, le second d'hommes, le troisième d'en- « fants ; au premier les orties, au second les roses, au « dernier les lis. — Le mystère du royaume de Dieu « apparut d'abord comme dans une nuit profonde ; « puis il est venu à poindre comme l'aurore; un jour « il rayonnera dans son plein midi... Car à chaque « âge du monde, la science croît et devient multiple ; « il est écrit : Beaucoup passeront, et la science ira « se multipliant. » Ainsi, du fond du treizième siècle, le prophète 96 voyait la lumière du monde moderne, le progrès, la liberté, que ceux-ci ne reconnaissent plus. — De trente lieues on distingue le Mont-Blanc, et on ne le voit pas quand on habite dans son ombre. C'est la liberté aujourd'hui, la liberté annoncée par ces vieux prophètes, qui vient prier l'Eglise, en leur nom, de ne pas mourir, de ne pas se laisser étouffer sous cette lourde chappe de plomb , de se soulever plutôt, en s'appuyaut sur la jeune et puissante main qu'elle lui tend. Ces prophètes, et nous, leurs enfants ( sous forme diverse, n'importe ), nous avons senti Dieu de même, comme le vivant et libre esprit, qui veut que le monde l'imite dans la liberté. Jetez donc là ces armes inutiles, abjurez la folle guerre qu'on vous fait faire malgré vous. Youlez-vous que nous restions là , comme les mauvais ouvriers qui passent toute [la journée dans les carrefours, à nous quereller ? Que ne venez-vous plutôt, vous et les autres, tra¬ vailler avec nous, pendant qu'il reste quelques heures de jour, en sorte qu'associant nos œuvres et nos cœurs, nous soyons tous de plus en plus, comme disait le moyen âge : Des frères clans le libre esprit VIe LEÇON. l'esprit de vie, l'esprit de mort. — Avions-nous le droit de signaler l'esprit de mort? [I" juin 1843.] Quel que soit l'accablement des affaires, l'entraîne¬ ment des passions, il n'est personne qui n'ait un mo¬ ment dans sa vie pour rêver une vie plus haute. Personne qui, seul à son foyer, rentrant fatigué le soir, ou bien encore renouvelé aux heures sereines du matin, ne se soit demandé s'il resterait toujours dans le monde des petites choses, s'il ne prendrait jamais l'essor ! Dans ce moment grave, qui peut-être ne reviendra pas, quel homme va-t-on rencontrer? On rencontrera deux hommes, deux langages et deux esprits. L'un vous dit de vivre, et d'une grande vie, de ne plus vous disperser au dehors, mais d'en appeler à vous- 98 môme, à vos puissances intérieures...., d'embrasser votre destinée, votre science, votre art, d'une volonté héroïque ; de ne rien prendre, ni science, ni croyance, comme une leçon morte, mais comme une chose vi¬ vante , comme une vie commencée qu'il vous faut con¬ tinuer et vivifier encore, en créant, selon vos forces, à l'imitation de Celui qui crée toujours... C'est là la grande voie, et, pour être celle du mouvement fécond, elle n'éloigne pas de celle de la sainteté. Est-ce que nous n'avons pas vu les aînés de Dieu, à qui il donnait de le suivre dans sa voie de création, les Newton, les Yirgile et les Corneille, marcher dans leur simplicité, rester purs et mourir enfants? Ainsi parle l'esprit de vie. Que dirait l'esprit de mort? Que, si l'on vit, il faut vivre peu, de moins en moins, et surtout ne rien créer. « Garde-toi bien, dirait-il, de développer ta force in¬ térieure; ne t'interroge pas toi-même, n'en crois pas les voix du dedans; cherche dehors, jamais en toi... Que sert de se fatiguer à se faire sa vie et sa science? Eh ! les voilà toutes faites, et si courtes, si faciles ; il ne s'agit que d'apprendre... Bien sot qui prendrait le grand vol; il est plus sûr de ramper, on n'arrive que plus vite. « Laisse-moi là ta Bible et ton Dante. Prends la Fleur des Saints, le Petit Traité des petites] vertus. 99 Passe au col cette amulette ; fais les Cent mortifica¬ tions, et puis par-dessus un petit cantique sur un air mondain... Choisis bien ta place à l'église; bien vu et connu pour un bon sujet, on te fera ton chemin, on te mariera bien, tu feras une bonne maison. « Mais tout cela à une condition, c'est que lu sois raisonnable, c'est-à-dire que tu étouffes parfaitement ta raison. Tu n'en es pas bien corrigé, tu en as encore des échappées, cela ne vaut rien... Yois-tu là-bas cet automate, voilà un modèle ; on dirait un homme, il parle et écrit, mais jamais rien de lui-même, toujours des choses apprises ; s'il remue, c'est qu'un fil le tire. « Si l'on savait combien la machine est supérieure à la vie, on ne voudrait plus vivre, et tout irait mieux. Celte fiévreuse circulation du sang, ce jeu variable de muscles et de fibres, avec combien d'avantages vous les remplaceriez, par ces belles machines de cuivre, qui font plaisir à voir, dans leur jeu si régulier de res¬ sorts, de rouages et de pistons. » Beaucoup font ce qu'ils peuvent pour approcher de cet idéal. S'ils y parvenaient, si la métamorphose s'o¬ pérait, on voit assez ce que deviendrait la vie. Et la science, que deviendrait-elle? D'abord, il y aurait des sciences suspectes, d'autres 100 moins suspectes qu'on garderait pour soi, et comme instruments secrets. Les sciences mathématiques et physiques trouveraient grâce, comme machinisme et thaumaturgie; grâce pour un temps. Car après tout, ce sont des sciences ; on leur ferait leur procès. L'astro¬ nomie, déjà condamnée avec Galilée, ne pourrait guère se défendre. L'Anti-Copernic, qu'on vend à la sortie du sermon, tuerait Copernic. On garderait peut-être les quatre règles ? Et encore ! Il faudrait, pour les offices, conserver un peu de la- lin, mais point de littérature latine, sinon dans les édi¬ tions arrangées parles jésuites. La littérature et la phi¬ losophie moderne, à peu de chose près, ne sont qu'hérésies; elles seraient bannies en masse. Combien plus cet Orient, qui s'avise aujourd'hui d'apparaître au christianisme comme frère et sous formes chrétiennes! Hâtons-nous d'enfouir une telle science, et qu'on n'en parle jamais. Plus de science. Un peu d'art suffit, un art dévot. Lequel pourtant et de quelle époque?... Le moyen âge est trop sévère. — Raphaël est trop païen. — Le Pous¬ sin est un philosophe. — Champagne est un janséniste. Heureusement, voici Mignard, et à sa suite une école d'aimables peintres pour peindre galamment les allé¬ gories, emblèmes et dévotions coquettes, nouvellement lOi inventées... Un tel fond dispense de forme ; il suffirait des. peintres ambulants qui décorent de tableaux bur¬ lesques les petites chapelles de Bavière et de Tyrol. Que parlez-vous d'art, de peinture et de sculpture? il y a un bien autre art, qui ne reste pas à la surface, mais va au dedans... Un art, qui prend la molle argile, une âme amollie, gâtée, corrompue, et qui, au lieu de la raffermir, la manie et la pétrit, lui étant le peu qui restait d'élasticité, et fait de l'argile une boue... Art merveilleux qui rend la pénitence si douce aux âmes malades, qu'elles veulent toujours avouer, parce qu'avouer ainsi, c'est pécher encore. Cette douce casuistique, si elle n'était un peu lou¬ che, aurait quelque air de la jurisprudence, dont elle est la petite sœur bâtarde; mais, en récompense, combien elle est plus aimable! Celle-ci, renfrognée comme elle est, gagnerait fort à s'humaniser aux dou¬ ceurs de l'autre! Qui n'aimerait un Papinien mitigé par Escobar? La justice finirait par avoir le cœur si bon qu'elle ne voudrait plus de son glaive; elle le re¬ mettrait à ces pacifiques mains. Heureux changement, du droit à la grâce! Le droit juge selon les mérites; la grâce choisit, elle distingue et favorise ; il y aurait la loi pour les uns, et la grâce pour les autres, c'est juste le contraire du droit. 102 Nous voilà délivrés du droit, comme de l'art et de la science. Que reste-t-il? La religion I Hélas ! c'est elle justement qui est morte la pre¬ mière... Si elle eût vécu, tout pouvait encore se re¬ faire, ou plutôt rien n'aurait péri. — Ce qui reste, c'est une machine qui joue la religion, qui contrefait l'adoration, à peu près comme en certains pays de l'Orient, les dévots ont des instruments qui prient à leurs places, imitant par un certain bruit monotone le marmottement des prières. Nous voilà descendus bien bas, bien loin dans la mort... Il se fait de grandes ténèbres... Où donc est, dans la nuit qui s'étend, celle qui avait promis de nous éclairer encore, sur les ruines des em¬ pires et des religions, où est la philosophie? Pâle lu¬ mière sans chaleur, au sommet glacé de l'abstraction, sa lampe est éteinte... Et elle croit vivre encore, et, sans voix ni souffle, elle demande pardon de vivre à la théologie qui n'est plus. Réveillons-nous, tout ceci n'était qu'un rêve... Gr⬠ces soient rendues à Dieu! Je revois le monde ; il vit. Le génie moderne est toujours ce qu'il était. Ralenti peut-être un moment, il n'en est pas moins vivant, puissant, immense. C'est 103 sa colossale hauteur qui l'a empêché jusqu'ici de faire attention aux clameurs d'en bas. Il avait autre chose à faire lorsque d'une main il exhumait vingt religions, et de l'autre mesurait le ciel, lorsque chaque jour, comme autant d'étincelles, jail¬ lissaient de son front des arts inconnus... Oui,il pensait à autre chose, et il est fort excusable de n'avoir pas compris que ceux-ci arrangeaient je ne sais quelle petite boîte pour y mettre le géant. La sagesse du vieil Orient, profonde sous sa forme enfantine, nous conte qu'un malheureux génie fut mis dans un vase de bronze. Lui, rapide, immense, qui d'un tour d'aile atteignait les pôles, serré dans ce vase, et scellé d'un sceau de plomb, et le vase plongé au fond de la mer ! Au premier siècle, le captif jura que quiconque lui ouvrirait, il lui donnerait un empire. — Au second siècle, il jura qu'il donnerait ce qu'il y a de trésors au fond de la terre. — Au troisième siècle, il jura que si jamais il sortait, il sortirait comme une flamme, et qu'il dévorerait tout. Qui donc êtes-vous, pour croire que vous allez scel¬ ler le vase, pour vous imaginer que vous tiendrez là le vivant génie de la France? Est-ce que vous auriez pour cela, comme dans le conte oriental, le sceau du 104. grand Salomon? Ce sceau avait en lui une puissance, il portait écrit un nom ineffable que vous ne saurez jamais. Il n'y a nulle main assez forte pour comprimer, non pas trois siècles, mais un instant, l'élasticité terrible d'un esprit qui soulève tout. Trouvez-moi à mettre dessus un roc assez lourd, une masse de plomb , d'ai¬ rain... Mettez-y le globe plutôt, et il se trouvera léger. Si le globe pesait assez, si vous aviez clos toute issue et bien regardé autour, par telle fente que vous n'auriez pas vue, la flamme flamberait au ciel! Terminons ici. Nous avons atteint le but de ce cours, étudié d'abord l'organisme vivant du vrai moyen âge, puis le machinisme stérile du faux moyen âge qui veut s'imposer à nous; nous avons caractérisé, signalé, l'esprit de mort et l'esprit de vie. Le professeur de morale et d'histoire avait-il le droit de traiter la plus haute question de l'histoire et de la morale ? C'était non-seulement son droit, mais son devoir. Si quelqu'un en doutait, c'est qu'apparemment il ne saurait pas qu'ici, au plus haut degré de l'ensei¬ gnement, la science n'est pas la science de ceci ou de cela, mais tout simplement la science absolue, com- 105 plète, vivante; elle domine les intérêts de la vie, elle en repousse la passion, mais elle en prend la lumière ; toute lumière lui appartient. « Les questions du présent n'en sont-elles pas exceptées?» Mais qu'est-ce que le présent? Est-il si facile d'en isoler le passé ? — Nul temps n'est hors de la science ; l'avenir même lui appartient dans les études assez avancées pour qu'on puisse prédire le retour des phénomènes, comme on le peut dans les sciences physiques, comme on le pourra un jour (d'une manière conjecturale) .dans les sciences historiques. Ce droit, dont la chaire ecclésiastique s'est emparée si violemment pour l'attaque personnelle, la chaire laïque l'exercera ici paciflquement, et avec la mesure que la diversité des temps pourrait demander. S'il est au monde une chaire qui ait ce droit, c'est celle-ci; c'est là le droit de sa naissance, et ceux qui savent comment elle l'a payé, ne le lui disputeront pas. Dans le terrible déchirement du seizième siècle, quand la liberté se hasarda à venir au monde, quand la nouvelle venue, froissée, sanglante, semblait à peine viable, nos rois, quoiqu'on pût dire contre elle,l'abri¬ tèrent ici. Mais l'orage vint des quatre vents. La scolastique réclama, l'ignorance s'indigna, le mensonge souffla de 106 la chaire de vérité; bientôt le fanatisme en armes assiégea ces portes; il s'imaginait sans doute, le fu¬ rieux fou ! égorger la pensée , poignarder l'esprit ! Ramus enseignait ici. Le roi, c'était Charles IX, eut pourtant un noble mouvement, et lui fit dire qu'il avait un asile au Louvre. Ramus persista. Il n'y avait plus de libre en France que celte petite place, les six pieds carrés de la chaire^.. Assez pour une chaire, assez pour un tombeau ! Il défendit celle place et ce droit, et il sauva l'a¬ venir... Il mit ici son sang, sa vie, son libre cœur... en sorte que cette chaire transformée ne fût jamais pierre ni bois, mais chose vivante. Aussi ne vous étonnez pa3 si les ennemis de la li¬ berté ne peuvent voir cette chaire en face ; ils se trou¬ blent en la regardant, s'agitent sans le vouloir, et se trahissent par des cris inarticulés, des bruits sauvages qui n'ont rien de l'homme. Ils savent qu'elle a gardé un don , c'est que , s'ils prévalaient un jour, si toute voix se taisait, elle par¬ lerait d'elle-même... Nulle terreur du dehors ne lui imposa silence, ni 1572, ni 17U3; elle parlait naguère pendant les émeutes, et continuait au bruit des fusil¬ lades, son ferme et paisible enseignement. Comment donc se serait-elle tue, cette chaire de 107 morale, lorsque la plus grave question de morale publique lui venait vivante , et forçait pour ainsi dire les portes de cette école ? J'aurais été bien indigne d'y parler jamais, si j'avais gardé le silence, lorsqu'on menaçait mes amis, sur tous les points de la France, et qu'on leur reprochait ma tradition et mon amitié. Pour être sorti de l'Université eu entrant ici, je n'y reste pas moins de cœur. J'y suis par mon enseignement philosophiqne et historique, par tant d'années laborieuses que j'ai passées avec mes élèves, et qui seront toujours pour eux, pour moi, un cher souvenir... Je leur devais, dans ce péril commun, de leur faire entendre encore une voix connue, de leur dire que, quoi qu'il arrive, il y aura toujours ici une protestation pour l'indépendance de l'histoire, qiiï est le juge des temps, et pour la plus haute des libertés de l'esprit hu¬ main, la philosophie. Je sais qu'il est des gens qui, ne se souciant ni de philosophie ni de liberté, ne nous sauront nullement gré d'avoir rompu le silence... Gens paisibles, amis de l'ordre, qui n'en veulent point à ceux qu'on égorge, mais à ceux qui crient ; ils disent de leur fenêtre, quand on appelle au secours : Pourquoi ce bruit à heure in¬ due? Laissez dormir les honnêtes gens! 108 Ces dormeurs systématiques, cherchant un narco¬ tique puissant, ont fait cet honneur à la religion de croire qu'elle était bonne à cela... Elle qui, si le monde était mort, pourrait le réveiller des morts,[c'est elle jus¬ tement qu'ils ont prise pour un moyen d'endormir. Gens habiles en d'autres choses, mais fort excusables de ne rien connaître en religion, parce qu'ils n'en ont rien dans le cœur... Il n'a pas manqué de gens pour venir sur-le-champ leur dire : Nous sommes la religion ! La religion! il estheureux que vous la rapportiez ici... Mais qui êtes-vous, bonnes gens? et d'où venez-vous? par où avez-vous passé? La sentinelle de France ne veillait pas bien cette nuit à la frontière, car elle ne vous a pas vus. Des pays qui font des livres, il nous était venu des livres, des littératures étrangères, des philosophies étrangères, que nous avions acceptés. Les pays qui ne font pas de livres, ne voulant pas être en reste, nous ont envoyé des hommes, une invasion de gens qui ont passé un à un. Gens qui voyagez de nuit, je vous avais vus le jour; je ne m'en souviens que trop, et de ceux qui vous amenèrent: c'était en 1815; votre nom, c'est... l'étranger. Tous ayez pris soin heureusement de le prouver 109 tout d'abord. Au lieu de vous observer et de parler bas, comme on fait, quand on est entré par surprise, vous avez fait grand bruit, injurié et menacé. Et comme on ne répondait point, vous avez levé la main, sur qui, malheureux?... sur la loi 1 Comment voulez-vous que celle loi, souffletée par vous, puisse faire encore semblant de ne pas vous voir? Le cri d'alarme est poussé... Et qui osera dire que c'était trop tôt? C'était trop tôt, quand, renouvelant ce qui ne s'était pas vu depuis trois cents ans, on employait la chaire sacrée à diffamer telle personne, à calomnier par- devant l'autel? C'était trop tôt, lorsque, dans la province où il y a le plus de protestants, on touchait aux morts protes¬ tants ! C'était trop tôt, lorsqu'on formait des associations immenses, dont une seule à Paris compte cinquante mille personnes ! Vous parlez de liberté? Parlez donc d'égalité ! Est- ce qu'il y a égalité entre vous et nous?... Vous êtes les meneurs d'associations formidables j nous des hommes isolés. Yous avez quarante mille chaires que vous faites parler de gré ou de force ; vous avez cent mille confes- 6 110 sionnaux d'où vous remuez la famille ; vous tenez dans la main ce qui est la base de la famille (et du monde !), vous tenez la MERE : l'enfant n'est qu'un accessoire... Eh! que ferait le père quand elle rentre éperdue, qu'elle se jette dans ses bras en criant : a Je suis dam¬ née! » Yous êtes sûr que le lendemain il vous livrera son fils.... Yingt mille enfants dans vos petits sémi¬ naires ! deux cent mille tout à l'heure dans les écoles que vous gouvernez ! des millions de femmes qui n'a¬ gissent que par vous! Et nous, qu'est-ce que nous sommes, en face de ces grandes forces? une voix et rien de plus... une voix pour crier à la France... Elle est avertie maintenant, qu'elle fasse ce qu'elle voudra. Elle voit et sent le ré¬ seau où l'on croyait la prendre endormie. A tous les cœurs loyaux une dernière parole! A tous, laïques ou prêtres (et puissent ceux-ci entendre une voix libre du fond de leur servage ! ) : qu'ils nous aident de leur courageuse parole ou de leur sympathie silencieuse, et que tous ensemble bénissent, de leurs , cœurs et de leurs autels, la sainte croisade que nous commençons pour Dieu et la liberté ! Depuis le jour où ces paroles furent prononcées (1" juin), la situation a changé. Les Jésuites ont pu¬ blié à Lyon leur second pamphlet1. Pour comprendre la portée de celui-ci, il faut reprendre de plus haut. Ll y aurait tout un livre à faire sur leurs manœu- 1 Cette fois, ce n'est plus un chanoine, c'est un curé qui signe. L'appel de la presse au clergé inférieur avait fort alarmé; dans le nouveau pamphlet, on se hûte de composer avec lui ; des deux cho¬ ses que les curés desservants demandent (l'inamovibilité et les tri¬ bunaux), on accorde l'inamovibilité qui isolerait les curés de l'évé- ché ; mais on craint les tribunaux, qui, tout en limitant le pouvoir de l'évèque, le fortifierait en effet, et ferait de l'èvéché un gouver¬ nement régulier, au lieu d'une tyrannie faible, violente, odieuse au clergé, et parlant obligée de s'appuyer sur les jésuites et sur Rome. V. Sirliple coup-d'œil, p. 170-178.—Partout la main des jésuites est reconnaissable ; personne ne s'y trompera, j'en donnerais au besoin une foule de preuves. On vient de voir avec quelle facilité ils font là paix avec les curés aux dépens de l'évèque ; ils conviennent qu'a- prés tout : « L'évéque est homme, etc. » — Ils parlent de tous les États dé l'Europe, excepté de ceux qui sont gouvernés par les jé¬ suites ; ceux-là, ils les nomment à peine, et il en est qu'ils ne nom¬ ment point.— « Ce terme de jésuite, si honorable partout, p. 85. » Personne en France, pas même un jésuite, n'eût écrit cela; il faut que le livre ait été fait en Savoie ou àFribourg. 112 tires depuis quelques mois, sur leur stratégie en Suisse et en France. Le point de départ, c'est leur grand succès d'hiver, d'avoir si vivement emporté les Petits cantons, saisi Lucerne, occupé le Saint-Gothard, comme ils ont fa,il dès longtemps pour le Valais et le Simplon. Grandes positions militaires. Mais gare au ver¬ tige!... La France, vue du haut de ces Alpes, leur aura semblé petite, plus petite apparemment que le lac des Quatre cantons. Des Alpes à Fourrières, et de Fourrières à Paris, les signaux se sont répondu. Le moment semblait heu : reux... La bonne France dormait, ou elle avait l'air de dormir. Us s'écrivaient les uns aux autres (comme au¬ trefois les juifs de Portugal) : « Venez vite, la terre est bonne, la gente est sotte, tout sera à nous. » Depuis un an, ils nous tâtaient, et ils ne trouvaient point la limite de notre patience... Provocations aux individus, injures au gouvernement. Et rien ne bou¬ geait—Es frappaient, mais pas un mot... Es en étaient à chercher sur l'êpiderme endurcie quelque point sen¬ sible encore. Alors, alors, ils ont pris un courage extraordinaire; 113 ils ont jeté le bâton, pris l'épée, la grande épée à deux mains, et de cette arme gothique ils ont déchargé un coup, le grand coup du Monopole. La dignité de l'Université ne lui a pas permis de répondre... D'autres ont fait face, la presse aidant, et devant l'acier, la fameuse épée à deux mains, s'est trouvée n'être qu'un sabre de bois... Grand effroi alors, vive reculade, et ce mot d'une peur naïve; « Hélas ! comment nous tueriez-vous? nous n'existons pas ! » « Mais alors, qui donc aura fait votre gros li¬ belle? » — Ah! monsieur, c'est la police qui nous a joué ce tour... Non, c'est l'Université, qui, pour nous perdre, a eu la noirceur de se diffamer elle-même t. » Cependant, revenant peu à peu de la première peur, sentant bien qu'ils n'étaient pas morts, et tournant la tête, ils virent que personne ne courait après eux.. Alors, ils se sont arrêtés, ils ont tenu ferme, ils ont de nouveau dégaînè... Donc, nouveau libelle, mais tout autre que le pre- 1 II est certain (tout étrange que cela pourra paraître) qu'ils fai¬ saient dire ces sottises dans la première alarme ; c'était une vieille femme, un bédeau, un donneur d'eau bénite, qui disait cela à l'o¬ reille. 6, 114 mier, plein d'aveux étranges que personne n'atten¬ dait... Il peut se résumer ainsi : « Apprenez à nous connaître, et sachez d'abord que dans notre premier livre, nous avions menti... Nous parlions de liberté d'enseignement... Cela voulait dire que le clergé doit seul enseigner 1. Nous parlions de li¬ berté de la presse... pour nous seuls. « C'est un levier dont le prêtre doit s'emparer2. » Quant à la liberté in¬ dustrielle, « S'emparer des divers genres d'industrie, c'est un devoir de l'Eglise 3.»—La liberté des cultes 1 n'en parlons pas ! C'est une invention de Julien l'A¬ postat... Nous ne souffrirons plus de mariages mixtes 1 On faisait de tels mariages, à la cour de Catherine de Médicis, la veille de la Saint-Barthélemi ''! » • L'enseignement appartient au clergé de droit divin... l'Univer¬ sité a usurpé... Il faut que l'Université ou le catholicisme cède la place, etc. p. 101. 5 S'emparer du la presse, ne veut pas dire simplement user de la presse, puisque les auteurs avouent leurs efforts pour empêcher la vente des livres protestants (p. 81, noté). s Ibidem, p. 191. Si l'on veut savoir ce que l'industrie deviendrait sous une telle influence, il faut voir la misère de la plupart des pays où elle domine ; celui où elle régne sans partage, l'état romain, c'est le désert. * Le jésuite qui a écrit les p. 82-85, et surtout la note de la p. 83, est un homme d'avenir ; il est encore jeune et ignorant, cela est visible, mais il y a en lui du Jacques Clément et du Marat, Ces pages, plus violentes que tout ce qu'on a condamné dans les 115 « Qu'on y prenne garde! Nous sommes les plus forts. Nous en donnons une preuve surprenante, mai sans réplique, c'est que toutes les puissances de l'Europe sont contre nous1... Sauf deux ou trois petits états, le monde entier nous condamne ! » Chose étrange que de tels aveux leur soient échappés ! Nous n'avons rien dit de si fort!... Nous remarquions bien dans le premier pamphlet des signes d'un esprit égaré ; mais de tels aveux, un tel démenti donné par eux-mêmes aujourd'hui à leurs paroles d'hier !... Il y a là un terrible jugement de Dieu... Humilions-nous. Voilà ce que c'est que d'avoir pris en vain le saint nom de la Liberté. Vous avez cru que c'était un mot qu'on pouvait dire impunément, quand on ne l'a pas dans le cœur... Vous avez fait de furieux efforts pour arracher ce nom de votre poitrine; et il vous est plus violents pamphlets politiques, semblent combinées pour exas¬ pérer le fanatisme des paysans du midi. C'est pour le midi seul que le livre est écrit ; on n'en a pas envoyé un seul exemplaire à Paris. —Dans la note, le belliqueux jésuite passe la revue de ses forces, et il finit par celte phrase sinistre : « Au xvi<= siècle, a la cour de Catherine de Médicis, ON FIT AUSSI DES MAKI AGES HU¬ GUENOTS.... et ils aboutirent à la guerre civile. » Simple coup- d'œil, etc., p. 83. 1 Us emploient un bon tiers du livre à le prouver. 116 advenu comme au faux prophète Balaam, qui mau~ dit, croyant bénir ; vous vouliez mentir encore, vous aouliez dire Liberté ! comme dans le premier pamphlet, et vous dites: Meure la liberté ! Tout ce que vous avez nié, vous le criez aujourd'hui devant les passants. 1er juillet 1843, L'émotion causée par une simple discussion philo¬ sophique ne peut être rapportée à personne en par¬ ticulier; cette impression n'a été vive que parce qu'elle a manifesté, avec une situation nouvelle des esprits, un danger auquel il eût été, sans cela, difficile de croire. Qui ne voit désormais que ces débats sont des¬ tinés à grandir? ils sortiront de l'enceinte des écoles; ils entreront dans le monde politique; rien n'est inu¬ tile de ce qui peut servir à marquer dès l'origine leur véritable caractère. Pour que je sois entré dans cette discussion, il a fallu deux choses ; premièrement que j'y fusse provo¬ qué par la violence réitérée, secondement que je fusse persuadé que ce qui était en litige, c'était, sous l'apparence de l'Université, le droit de la pensée, la liberté religieuse et philosophique, c'est-à-dire le principe même de la.science et de la société moderne. Après s'être servis de la violence autant qu'ils l'ont 1-20 pu, les adversaires de la pensée jouent aujourd'hui le rôle de martyrs ; ils prient publiquement dans les églises pour les jésuites persécutés; c'est là un masque qu'il nous est impossible de leur laisser. Que ne se contentaient-ils de calomnier ! Jamais, pour ma part, je n'eusse songé à troubler leur paix ; mais cela ne leur a pas suffi ; ils voulaient le combat ; aujourd'hui qu'ils l'ont obtenu, ils se plaignent d'avoir été lésés. Pendant quelques jours, il nous a été donné de voir, au pied de nos chaires), nos modernes ligueurs criant, sifflant, vociférant ; le pis est que tout cela se passait au nom de la liberté; pour le plus grand avantage de l'indépendance des opinions, on commençait par étouffer l'examen des opinions. On faisait, peu à peu, de l'enseignement et de la science une place bloquée; nous avons attendu que l'outrage vînt nous y assaillir pour qu'il fût bien dé¬ montré qu'il était nécessaire de reporter l'attaque chez les assaillants. Le jour où nous avons commencé la lutte, nous nous sommes décidés à l'accepter sous toutes les formes où elle pourrait se montrer. Une chose m'a rendu cette tâche facile; c'est le sentiment qu'une telle situation n'avait rien de per¬ sonnel. Depuis longtemps on voyait, en effet, un fanatisme artificiel exploiter des croyances sincères; 12 L la liberté religieuse, dénoncée comme un dogme im¬ pie ; le protestantisme poussé à bout par des outrages sans nom ; les pasteurs d'Alsace, obligés de calmer, par une déclaration collective, leurs communes éton¬ nées de tant de sauvages provocations ; un incroyable arrêté, obtenu par surprise, qui enlevait plus de la moitié des églises de campagne aux légitimes posses¬ seurs; un prêtre qui, assisté de ses paroissiens, jette au vent les os des Réformés, et cette impiété insolem¬ ment impunie; le buste de Luther honteusement ar¬ raché d'une ville luthérienne ; la guerre latente, orga¬ nisée dans cette sage province, et la tribune qui se tait sur de si étranges menées ; d'autre part, les jésui¬ tes deux fois plus nombreux sous la révolution qu'ils n'étaient sous la restauration, avec eux les maximes du corps qui reparaissent aussitôt, d'indicibles infa¬ mies que Pascal n'aurait pas même osé montrer pour les combattre, et que l'on revendique comme la pâture de tous les séminaires et de tous les confesseurs de France; les évêques qui se retournent l'un après l'autre contre l'autorité qui les choisit, et malgré tant de trahisons, une facilité singulière à s'en attirer de nouvelles; le bas clergé, dans une servitude absolue, nouveau prolétariat qui commence â s'enhardir jusqu'à la plainte; et, au milieu de ce concours de choses, 9 122 quand on devrait ne songer qu'à se défendre, une ardeur maladive de provocation, une fièvre de ca¬ lomnie que l'on sanctifie par la croix ; voilà quelle était la situation générale. Le terrain était, d'ailleurs, bien préparé; on travail¬ lait depuis plusieurs années la société en haut, en bas, dans les ateliers, dans les écoles, par le cœur et par la tête. L'opinion semblait s'affaisser en toute occasion. Accoutumée à reculer, pourquoi ne ferait-elle pas en¬ core un dernier pas en arrière? Dès le premier mot, le Jésuitisme s'était trouvé naturellement d'accord avec le Garlisme dans un même esprit de ruse et de décrépi¬ tude fardée; ce que Saint-Simon appelle cette écume de noblesse n'avait pu manquer de se mêler à ce levain. Quant à une partie de la Bourgeoisie, appliquée à con¬ trefaire un faux reste d'aristocratie, elle était tout près de considérer comme une marque de bon goût, l'imi¬ tation de la caducité religieuse, littéraire et sociale. Ainsi ménagé, le moment semblait bon pour sur¬ prendre ceux que l'on croyait endormis. On avait très- bien senti qu'après tant de déclamations, ce serait une affaire décisive d'écraser la paroleel l'enseignement au Collège de France. Ce que l'on aurait obtenu par un coup de main, on l'eût aussitôt présenté comme le résultat de l'opinion soulevée ; il valait la peine de sortir 123 des catacombes et de se manifester publiquement. On s'est montré, en effet, et pour se repentir aussitôt; car si les projets étaient violents, nous sentions, de notre côté, l'importance du moment; nous comptions, pour résister, non sur la force de notre parole, mais sur notre volonté de ne rien céder, et sur la conscience éclairée de notre auditoire. Tout ce que la frénésie ou sincère ou jouée a pu faire, a été de couvrir quelque temps notre voix, pour donner au sentiment public l'occasion d'éclater; après quoi ces nouveaux mission¬ naires de la liberté religieuse se sont retirés, la rage dans le cœur, honteux de s'être trahis au grand jour, et prêts à se renier, comme, en effet, ils se sont reniés dès le lendemain. Cette défaite est due tout entière à la puissance de l'opinion, à celle de la presse, à la loyauté de la géné¬ ration nouvelle qui ne peut rien comprendre à tant d'artifices. Que les mêmes folies recommencent, nous retrouverons demain le même appui. La question, à cer¬ tains égards, ne nous regarde plus; reste à savoir ce que prétendfairelepouvoirpolitiquedèsqu'illa rencontrera. Il serait assez commode de s'asseoir dans les deux camps, d'attaquer l'ultramontanisme d'uue main, de le flatter de l'autre ; mais cette situation est périlleuse. Il faudra se prononcer. Ce n'est pas moi qui nierai la force du 124 jésuitisme et des intérêts qui s'y rattachent. Cette tendance ne fait que commencer; à petit bruit, elle gagne dans les ténèbres ce qu'elle perd en plein jour. On peut donc s'y associer; on peut tenter d'ap¬ puyer au moins un pied du trône sur ce terrain. Si par hasard la coalition est sincère, elle sera puissante. Seu¬ lement , il conviendrait de l'avouer ; sinon, il pourrait arriver qu'à la fin, pour prix de trop d'habileté, on tournât contre soi les ultramontains et ceux qui les combattent. 11 est étrange que de pareilles questions aient pu sur¬ prendre la société, sans que la tribune ait averti per¬ sonne. Elle était, sous la restauration, un lieu élevé d'où l'on apercevait de loin les signes de tempête. On pré¬ munissait de là le pays sur les dangers longtemps avant qu'ils fussent imminents. Pourquoi la tribune a-t-elle perdu ce privilège? Je commence à craindre que Ces quatre cents hommes d'état ne se cachent les uns aux autres le pays qu'ils habitent. Ceci est plus sérieux que beaucoup de personnes ne pensent. C'est l'affaire d'un trône et d'une dynastie. Je sais des hommes qui s'en vont chaque jour, disant : ïln'y a pas de jésuites. Où sont les jésuites? En dissi¬ mulant la question, ceux-là montrent qu'ils en con¬ naissent mieux que les autres touteja portée. 1 b La réaction religieuse que l'on voudrait faire tourner au profit d'une secte n'estpas, en effet, sans raison dans la société. Où est l'homme que l'on n'ait, comme à plai¬ sir, dégoûté des intérêts et des espérances politiques? En voyant depuis douze ans, ce que l'on appelle les chefs de parti mettre tout leur talent à ménager mutuel¬ lement leurs masques en public, quel est celui qui n'a pas un moment pris en dédain cette corruption chan¬ gée en routine, et qui n'ait reporté son esprit vers ce¬ lui-là seul qui ne ruse pas, qui ne fraudepas, qui ne ment pas ? Cette disposition religieuse est inévitable. Elle sera féconde et salutaire. Par malheur, tout le monde s'empresse déjà de spéculer sur un pareil retour: il, en est même qui avouent que ce Dieu restauré pourrait bien être un excellent instrument pour le pouvoir ac¬ tuel. Quelle bonne fortune, en effet, pour plus d'un homme d'état, si celte France, fière, guerrière, révo¬ lutionnaire, philosophique, lasse enfin de tout et d'elle-même, consentait, sans plus de ferveur politi¬ que, à dire son chapelet dans la poussière, à côté de l'Italie, de l'Espagne, et de l'Amérique du Sud! On nous dit : "Vous attaquez le jésuitisme par me¬ sure de prudence. Pourquoi le séparez-vous du reste du clergé? Je ne sépare que ce qui veut être séparé. J'expose les maximes de l'ordre qui résume les corn- 126 binaisons de la religion politique. Ceux qui, sans porter le nom de l'ordre, trempent dans les mômes maximes, s'attribueront aisément dans mes paroles la part qui leur revient ; à l'égard des autres l'occasion leur est offerte de renier les ambitieux, de ramener les égarés, de condamner les calomniateurs. 11 est temps de savoir, à la fin, si l'esprit de la révo¬ lution française n'est plus qu'un mot banal dont il faut publiquement et officiellement se jouer. Le catholi¬ cisme, en se plaçant sous la bannière du jésuitisme, veut-il recommencer une guerre qui, déjà, lui a été funeste? Yeut-il être l'ami ou l'ennemi de la France? Ce qu'il y aurait de pis pour lui, serait de s'obstiner à montrer que sa profession de foi est, non-seulement différente, mais ennemie de la profession de foi de l'Etat. Dans ses institutions fondées sur l'égalité des cultes existants, la France professe, enseigne l'unité du chris¬ tianisme , sous la diversité des églises particulières. Yoilà sa confession, telle qu'elle est écrite dans la loi souveraine ; tous lesFrançais appartiennent légalement à une môme église sous des noms différents ; il n'y a ici désormais1 de schématiques et d'hérétiques que ceux qui, niant tout autre église que la leur, tout autre autorité que la leur, veulent l'imposer à toutes ' Yoyez l'appendice. m les autres, rejeter toutes les autres, sans discussion, et osent dire : Hors de mon église, il n'y a point de salut, lorsque l'Etat dit précisément le contraire. Ce n'a pas été un pur caprice, si la loi a brisé la reli¬ gion de l'Etat. La France ne pouvait adopter pour la représenter, l'ultramontanisme qui, par son principe d'exclusion, est diamétralement l'opposé du dogme social et de la communauté religieuse, inscrits dans la constitution comme le résultat, non-seulement de la révolution, mais de toute l'histoire moderne. D'où il suit que, pour que les choses soient autrement, il faut de deux choses l'une, ou que la France renie sa com¬ munion politique et sociale, ou que le catholicisme de¬ vienne véritablement universel, en comprenant enfin ce qu'il se contente de maudire. Ceux qui entrevoient les choses de plus loin ont, il faut l'avouer, une singulière espérance ; ils observent le travail qui s'accomplit dans les cultes dissidents ; en remarquant les agitations intestines de l'Eglise angli¬ cane, grecque et du protestantisme allemand, ils s'ima¬ ginent que l'Angleterre, la Prusse, l'Allemagne, la Rus¬ sie même, inclinent en secret de leur côté, et vont un jour, lesyeux fermés, passerau catholicisme, tels qu'ils l'entendent. Rien, au fond, de plus puéril qu'une sem¬ blable imagination. Supposer que le schisme n'est 128 qu'une fantaisie de quatre-vingt-dix millions d'hommes, qui va cesser par une nouvelle fantaisie d'orthodoxie, c'est une sorte de folie chez ceux qui prétendent pos¬ séder seuls la confidence de la Providence dans le gou¬ vernement de l'histoire. Si le protestantisme s'accom¬ mode de certains points de la doctrine catholique, se persuade-t on en réalité que ce soit simplement pour se renier et se livrer, sans conditions réciproques? Il s'assimile, cela est vrai, diverses parties de la tra¬ dition universelle; mais, parce travail de conciliation, il fait absolument l'opposé de ceux qui parmi nous ne songent qu'à exclure, interdire, anathématiser. Il s'a¬ grandit à mesure que les nôtres se rappetissent ; et si jamais la conversion s'opérait, je prédis à nos ultra- montains qu'ils seront plus embarrassés des convertis qu'ils ne le sont aujourd'hui des schismatiques. Ils demandent la liberté pour tuer la liberté. Accor¬ dez-leur cette arme, je ne m'y oppose pas ; elle ne tardera pas a se retourner contre eux. Ouvrez-leur, si vous voulez, toutes les barrières; c'est le moyen de mieux trancher la question, et ce moyen ne me dé¬ plaît pas. Qu'ils soient partout ; qu'ils envahissent tout; après quoi dix ans ne se passeront pas sans qu'ils soient chassés pour la quarantième fois avec le gou¬ vernement qui aura été ou qui seulement aura semblé 129 être leur complice; c'est à vous de savoir si c'est là ce que vous voulez faire. Dans cellelutte que l'on prétend réveillerà tout prix entre l'ultramontanisme et la révolution française, pourquoi le premier est-il toujours et nécessaire¬ ment vaincu? parce que la révolution française, dans son principe, est plus véritablement chrétienne que l'ultramontanisme, parce que le sentiment de la reli¬ gion universelle est désormais plutôt en France qu'à Rome. La loi sortie de la révolution française a été assez large pour faire vivre d'une même vie ceux que les partis religieux tenaient séparés à l'extérieur. Elle a concilié en esprit et en vérité ceux que l'ul¬ tramontanisme voulait diviser éternellement ; elle a fait des frères de ceux dont il faisait des sectaires; elle a relevé ce qu'il condamne ; elle a consacré ce qu'il proscrit; où il ne veut que l'anathème de l'ancienne loi, elle a mis l'alliance de l'Evangile; elle a effacé les noms de huguenots et de papistes pour ne laisser subsister que celui de chrétiens; elle a parlé pour les peuples et pour les faibles, quand il ne parlait que pour les princes et les puissants. C'est-à-dire, que la loi politique, tout imparfaite qu'elle puisse être, s'est trouvée à la fin plus conforme à l'Evangile que les docteurs qui prétendent parler seuls au nom de 7 130 l'Evangile. En rapprochant, confondant, unissant dans l'Etat les membres opposés de la famille du Christ, elle a montré plus d'intelligence, plus d'amour, plus de sentiment chrétien que ceux qui depuis trois siècles ne savent que dire Racca à la moitié de la chrétienté. Tant que la France politique conservera cette posi¬ tion dans le monde, elle sera inexpugnable à tous les efforts de l'ultramontanisme, puisque, religieusement parlant, elle lui est supérieure ; elle est plus chrétienne que lui puisqu'elle est plus près que lui de l'unité promise ; elle est plus catholique que lui, puisqu'en- core une fois son principe plus étendu, rassemble le grec et le latin, le luthérien et le calviniste, le protes¬ tant et le romain, dans un même droit, un même nom, une même vie, une même cité d'alliance. La France a placé la première son drapeau, hors des sectes, dans l'idée vivante du christianisme. C'est la grandeur de la révolution; elle ne sera précipitée que si, infidèle à ce dogme universel, elle rentre comme quelques personnes l'y invitent dans la politique sec¬ taire de l'ultramontanisme. Mais, pour appuyer tant d'orgueil, que l'on me montre au moins un seul point de la terre où la politique étroitement catholique, ne soit battue et renversée par les faits. En Europe , en Orient. Î31 dans les deux Amériques, il suffit de lever cette ban¬ nière pour que la décadence physique et morale s'en¬ suive tout aussitôt. Quand la France, au commen¬ cement du siècle, a dominé le monde, était-ce au nom de l'ultramontanisme? est-ce du moins lui qui l'a vaincue? Ce n'est pas môme le drapeau de l'Autri¬ che ; elle ne déchaîne son église que loin d'elle pour achever les provinces conquises. L'Italie, l'Espagne, le Portugal, le Paraguay, la Pologne, l'Irlande, la Bohème; tous ces peuples perdus à la saite de la même politique, est-ce leur sort qui vous fait envie? parlons franchement. Voilà assez d'holocaustes sur un autel qui ne sauve plus personne. I10 LEÇON. DE LA LIBERTÉ DE DISCUSSION EN MATIÈRE RELIGIEUSE. [10 mai 1843 '.] Diverses circonstances m'obligent de m'expliquer sur la manière dont je comprends l'exercice de la li¬ berté de discussion dans l'enseignement public. Je veux le faire avec mesure, avec calme, mais avec la franchise la plus entière. Tant que les attaques sont parties de points éloignés, même sous l'anathème des mandements et des chaires sacrées, il a été permis et peut-être convenable de se taire ; mais lorsque l'injure vient se produire en face, dans l'intérieur de ces en¬ ceintes, au pied même de ces chaires pacifiques, il faut parler. 'On a marqué tes signes de sympathie de l'auditoire,tant que l'on a eu à constater des tentatives de désordres. 133 Je suis averti que des scènes de désordres sont pré¬ parées et doivent éclater aujourd'hui à mon cours. ( Ricanements, applaudissements. ) Je n'ajouterais aucune confiance à cette nouvelle, si, par ce qui vient de se passer à la leçon d'un homme dont je partage tous les sentiments, démon ami le plus cher, M. Mi- chelet, je n'étais éclairé sur l'espèce de liberté qu'ou veut nous faire. Est-il vrai que quelques personnes viennent ici seulement pour nous outrager inco¬ gnito, dans le cas où nous nous hasarderions à pen¬ ser autrement qu'elles ne pensent? Mais où som¬ mes-nous ? Est-ce sur un théâtre, et depuis quand suis-je condamné, pour ma part, à complaire indivi¬ duellement à chacun des spectateurs, sous peine d'in¬ famie? C'est là, en vérité, une tâche sordide que je n'ai point acceptée. Se figure-t-on un enseignement qui consisterait à flatter chacun dans son idée domi¬ nante, sans jamais heurter une passion ni un préjugé ! Mieux vaudrait cent fois se taire. En entrant ici, sou¬ venons-nous que nous entrons au collège de France, c'est-à-dire dans l'asile par excellence delà discussion et du libre examen; que ce dépôt de liberté nous est confié aux uns comme aux autres, et que c'est un de¬ voir sacré pour moi de ne laisser décroître ni altérer ce caractère d'indépendance héréditaire. 134 S'il est ici quelques personnes animées contre moi d'un esprit particulier de haine, que me veulent-elles, que me demandent-elles? Espèrent-elles par la menace détourner mes paroles ou me fermer la bouche? Je craindrais bien plutôt le contraire , si la conscience du devoir que je remplis ne me donnait la force de persé¬ vérer dans cette modération que je crois être le signe de la vérité. Pensent-elles, puisqu'il faut parler à dé¬ couvert, que tant d'injures répandues me désespèrent, et que je n'ai rien de plus pressé que d'user de repré¬ sailles? En cela, elles se trompent; j'irai même jus¬ qu'à dire que la violence des injures est pour moi un signe de sincérité, "puisqu'avec un peu plus de calcul elles eussent été mieux choisies. Les opinions que j'ai publiées au dehors, est-ce là ce que l'on vient pour¬ suivre ici? Je ne suis pas fâché d'avoir occasion de le déclarer: toutce que j'ai écrit jusqu'à ce jour, jelecrois, je le pense, je le soutiens encore; quelque opinion qu'on se forme à cet égard, ce que personne ne me contestera, c'est d'être resté un et conséquent avec moi- même. Est-ce l'esprit général de liberté dans les ma¬ tières religieuses ? Bientôt j'arriverai à ce point ; mais si l'on attend une profession de foi, je crois, comme l'enseigne l'État dans la loi fondamentale sortie de cinquante années de révolutions et d'épreuves, je crois 135 qu'il y a de l'esprit vivant de Dieu dans toutes les com¬ munions sincères de ce pays ; je ne crois pas que, hors de mon église, il n'y ait pas de salut. Enfin, est- ce la manière dont j'ai dernièrement annoncé le su¬ jet de ce cours? Mais vous en avez été témoins, était- il possible de le faire avec moins d'aigreur et plus de mesure? C'est donc le sujet lui-même que l'on vou¬ drait étouffer. Oui, soyons francs, c'est ce nom de jésuites qui fait tout le mal ; toucher à l'origine, à l'esprit des jésuites, voilà, même avant que j'aie ou¬ vert la bouche, ce dont m'accusent des gens qui ne pardonnent pas. Pourquoi, dit-on, parler de la Société de Jésus dans un cours de littérature méridionale? Quel rapport ces choses si diverses ont-elles l'une avec l'autre? Je serais (g. bien malheureux et j'aurais étrangement perdu mon temps si vous n'aviez pas déjà saisi dans toute son étendue celte relation indissoluble. A la fin du sei¬ zième siècle, en Espagne, en Italie surtout, l'esprit pu¬ blic achève de s'effacer. Les écrivains, les poètes, les artistes disparaissent les uns après les autres; au lieu de la génération ardente, audacieuse, qui avait pré¬ cédé, les hommes nouveaux s'assoupissent sous une at¬ mosphère de mort; ce ne sont plus les héroïques in¬ novations des Campanella, des Bruno : c'est une poésie 136 mielleuse , une prose insipide qui répand comme une fade odeur de sépulcre. Mais, pendant que tout meurt dans le génie national, voici une petite société, celle des jésuites, qui grandit à vue d'œil, qui s'insi- nuant partout dans ces états défaillants, se nourrit de ce qui reste de vie dans le cœur de l'Italie, qui s'accroît et s'alimente de la substance de ce grand corps partagé; et lorsqu'un phénomène aussi grand se passe dans le monde, qu'il domine tous les autres faits intellectuels, et qu'il en est le principe, il faudrait n'en pas parler! Lorsque je rencontre immédiatement, dans mon sujet, une institution si puissante qui réagit sur ehaque es¬ prit , qui comprend, résume tout le système du Midi, il faudrait passer et détourner les yeux ! Que reste-t-il donc à faire? Se renfermer dans l'élude de quelques sonnets et dans la mythologie galante de ces temps de décadence? je le veux bien; malgré cela, nous n'é¬ chapperons pas à la question. Car, après avoir étu¬ dié ces misères, il restera toujours à faire connaître l'influence délétère qui en a été un des principes ma¬ nifestes; et toute la différence, en ajournant lu ques¬ tion du jésuitisme, sera d'intervertir l'ordre, et de placera la fin ce qui devrait être au commencement; l'élude de la mort des peuples, si on en cherche la cause, est aussi importante que l'élude de leur vie. 137 Du moins, ajou(e-t-on, ne pourriez-vous pas montrer l'effet sans la cause, les lettres et la politique sans l'esprit qui les domine, l'Italie sans le jésuitisme, le mort sans le vivant? Non, je ne le peux pas, et de plus je ne le veux pas. Eh! quoi, je verrai, par une observation attentive, l'Europe du Midi se consumer dans le développe¬ ment et la formation de cet établissement, languir, s'éteindre sous cette influence ; et moi, qui m'occupe ici spécialement des peuples du Midi, je ne pourrai rien dire de ce qui les fait périr! (Murmures). Je verrai tranquillement mon pays convié à une alliance que d'autres ont si chèrement payée, et je ne pourrais dire : Prenez garde! d'autres ont fait l'expérience pour vous ; les peuples qui sont le plus malades en Eu¬ rope, ceux qui ont le moins de crédit, d'autorité, ceux qui semblent le plus abandonnés de Dieu, sont ceux où la société de Loyola a son foyer! (Murmures, trépignements, cris, la parole est couverte pendant quelques minutes.) Ne vous laissez pas aller à cette pente, l'exemple montre qu'elle est funeste ; n'allez pas vous asseoir sous cette ombre ; elle a endormi et empoisonné pendant deux siècles l'Espagne et l'Italie. (Tumulte , cris, sifflets, applaudissements.) — Je vous le demande, si de ces faits généraux je ne peux 138 tirer la conséquence, que devient tout enseignement réel en de pareilles matières ? Mais voici où mon étonnement redouble. Pour quel ordre, pour quelle société réclame-t-on cet étrange privilège? qui veut-on mettre ici hors des atteintes de la discussion, de l'observation? Est-ce au moins, par hasard, le clergé vivant de France? est-ce en¬ core une de ces communions pacifiques et modestes qui ont besoin d'être protégées contre les violences d'une majorité intolérante? Non, c'est une société qui (nous verrons plus lard si ce fut à tort ou avec raison) a été, à différentes époques, expulsée de tous les états de l'Europe, que le pape lui-même a con¬ damnée , que la France a rejetée de son sein, qui n'existe pas aux yeux de l'État, ou qui plutôt est tenue pour morte légalement dans le droit public de notre pays ; et c'est ce débris sans nom, qui se cache, se dérobe, grandit en se reniant, c'est là ce qu'il n'est pas permis d'étudier, de considérer, d'analyser dans ses origines et son passé ! On avoue que tous les autres ordres ont eu leur temps de déclin, de corruption, qu'ils ont été accommodés, dans leur esprit, à une époque particulière, après laquelle ils ont dû céder à d'autres, à peu près comme les sociétés politiques, les états, les peuples, qui tous ont leur jour et leur destinée 139 marqués ; et la société jésuitique est la seule dont on ne puisse sans une sorte de péril montrer les misères, marquer les phases de déclin, les signes de décrépi¬ tude ; c'est un blasphème que d'opposer ses temps de misère à ses temps de grandeur, puisque c'est lui attri¬ buer les vicissitudes communes à tous les autres éta¬ blissements ; douter de son immutabilité, c'est presque un effort de courage. Où allons-nous par ce chemin? est-il bien sûr que ce soit le chemin de la France de juillet? (Applaudissements.) Pourtant je dirai toute ma pensée. Oui, dans cette audace il y a quelque chose qui me plaît et m'attire; il me semble en ce moment que je comprends, que je relève la grandeur de cette société mieux que ne le font tous ses apologistes; car ils voudraient que je n'en parlasse pas ; et moi je prétends, au contraire, que celte société a été si puissante, son organisation si ingénieuse et si vivace, son influence si longue et si universelle , qu'il est impossible de n'en pas parler, quelque chose que l'on traite à la fin de la renaissance, poésie,art, mo¬ rale, politique, institutions ; je soutiens qu'après s'être emparée de la substance de tout le Midi, elle est restée pendant un siècle seule vivante au sein de ces sociétés mortes. En ce moment même, partagée en lambeaux, foulée, écrasée par tant d'édits solennels, ressusciter 140 sous nos yeux, se relever à demi, à peine sortie de la poussière déjà parler en maître, provoquer, mena¬ cer, défier de nouveau l'intelligence et le bon sens, cela n'est pas d'un petit génie et d'un mince courage Si le monde, après les avoir extirpés, est d'humeur de se laisser ressaisir par eux, ils font bien de l'essayer; s'ils y réussissent, ce sera le plus grand miracle du monde moderne. Dans tous les cas, ils suivent leur loi, leur condition d'existence, leur destinée ; je ne les en blâme pas ; ils obéissent à leur caractère. Tout ira bien si, d'un autre côté, chacun reste dans le sien. Oui, cette réaction, malgré l'intolérance dont elle se vante, ne me déplaît pas ; elle profitera à l'avenir, si tout le monde fait son devoir, c'est-à-dire si la science, la philosophie, l'intelligence humaine, provoquée, som¬ mée, acceptent enfin ce grand défi. Peut-être étions- nous près de nous endormir sur la possession d'un certain nombre d'idées que plusieurs ne songeaient plus à accroître ; il est bon que la vérité soit de temps en temps disputée à l'homme, cela le pousse à en acquérir de nouvelles; s'il n'a rien à craindre sur son héritage, non-seulement il ne l'augmente pas, mais il le laisse décroître. Ils nous accusent d'avoir été trop hardis; j'accepterai une partie du reproche; seulement je dirai qu'au lieu d'avoir été trop hardis, 141 je commence à craindre que nous n'ayons été trop ti¬ mides. Comparez, en effet, un moment l'enseignement dans notre pays et l'enseignement dans les universités des gouvernements despotiques du Nord. N'est-ce pas dans un pays catholique, dans une université catho¬ lique, à Munich, que Schelling a développé pen¬ dant trente ans impunément, dans sa chaire, avec une audace croissante, l'idée de ce christianisme nouveau , de cette église nouvelle qui transforme à la fois le passé et l'avenir? N'est-ce pas dans un pays despotique que Hégel, avec plus d'indépendance en¬ core, a ravivé toutes les questions qui se rapportent au dogme ? et là, ce ne sont pas seulement les théories, les mystères qui sont discutés librement par la philo¬ sophie; c'est encore et partout la lettre de l'Ancien et du Nouveau-Testament, auxquels on applique le même esprit désintéressé de haute critique qu'à la phi¬ lologie grecque et romaine. Voilà quelle est la vie de l'enseignement dans les états même despotiques; tout ce qui peut mettre l'homme sur la voie de la vérité est permis, accordé; et nous, dans un pays libre, le lendemain d'une révo¬ lution, qu'avons-nous fait? Avons-nous usé, abusé de celle liberté philosophique que le temps nous accor¬ dait, sans que personne pût nous l'enlever ? Avons-»* 142 nous déployé le drapeau de la philosophie et du libre examen autant qu'il était loisible de le faire? Non, as¬ surément; comme tout le monde pensait que cette in¬ dépendance était pour jamais conquise , personne ne s'est pressé d'en faire un plein usage. Les questions les plus hardies ont été ajournées ; on a voulu, par des ménagements infinis, ôter toutes les occasions de dis¬ sidence. La philosophie , qui semblait devoir s'enor¬ gueillir à l'excès de ce triomphe de juillet, s'est au contraire pliée à une humilité dont tout le monde a été surpris ; et celte situation si modeste dans laquelle nous devions espérer au moins trouver la paix, c'est là un refuge dans lequel on ne veut pas nous laisser. Faut- il donc reculer, céder encore? Mais un seul pas en ar¬ rière, et nous risquerions bien d'être rejetés en dehors de notre siècle. Que faut-il donc faire? Marcher en avant. (Applaudissements.) Pour ma part, je remercie ceux qui nous provoquent à l'action et à la vie. Qui sait si nous n'aurions pas fini par nous asseoir dans un repos infécond et trompeur? Plusieurs pensaient que l'alliance de la croyance et de la science était enfin consommée, le terme atteint, le problème résolu. Mais non ! les adversaires ont raison ; le temps du repos n'est pas encore arrivé; la lutte est bonne, quand on l'accepte sincèrement ; c'est dans ces luttes éternelles de ia 143 science et de la croyance que l'homme s'élève à une croyance supérieure, à une science supérieure. Pour¬ quoi serions-nous affranchis de la condition du saint combat imposé à tous les hommes qui nous ont pré¬ cédés? Le temps viendra où ceux qui se disputent si violemment l'avenir se rejoindront, s'uniront, se repo¬ seront ensemble; ce moment n'est pas encore venu; jusque-là il est bon que chacun fasse sa tâche et combatte à sa manière, puisque aussi bien l'alliance est rompue d'un côté. Encore une fois, je remercie les adversaires; ils sui¬ vent leur mission, qui jusqu'ici a été, par une im¬ muable contradiction, de provoquer, d'aiguillonner l'esprit humain, de l'obliger d'aller plus loin, toutes les fois qu'il a été sur le point de s'arrêter, de se complaire dans la possession tranquille d'une partie seule de la vérité. L'homme est plus timide qu'il ne semble; s'il n'était contrarié, il serait trop accommodant. N'est-ce pas là son histoire pendant tout le moyen âge? et cette histoire, celte lutte perpétuelle qui toujours le ravive et l'excite, ne s'cst-elle pas presque entièrement pas¬ sée dans les lieux mêmes où nous sommes, sur celte montagne héroïque de Geneviève? Pourquoi vous étonner du combat? Nous sommes sur le lieu du com¬ bat. N'est-ce pas ici, dans ces chaires, que depuis 144 Abeilard jusqu'à Ramus, se sont montrés tous ceux qui ont servi l'indépendance de l'esprit humain, quand elle était le plus contestée ? C'est là notre tradition ; l'esprit de ces hommes est avec nous. Puisque repa¬ raissent les objections qa'ils ont foulées aux pieds, que l'on croyait ensevelies pour jamais avec eux, eh bien! faisons comme eux; portons plus avant et plus loin le drapeau de la libre discussion. (Applaudissements.) Au point où nous sommes parvenus, il est une ques¬ tion fondamentale qui est cachée au fond de toutes les difficultés, et sur laquelle je veux m'expliquer si clai¬ rement qu'il ne puisse rester aucune confusion dans la pensée de ceux qui m'écoutent. Quel est, selon l'es¬ prit des institutions nouvelles, le droit de discussion et d'examen dans l'enseignement public? En termes plus précis encore, un homme qui enseigne, ici, pu¬ bliquement, au nom de l'Etat, devant des hommes de croyances différentes, est-il obligé de s'attacher à la lettre d'une communion particulière, de porter dans toutes ses recherches cet esprit exclusif, de ne rien laisser voir de ce qui pourrait l'en séparer même un moment? Si l'on répond affirmativement, je deman¬ derai que l'on ose me dire quelle est la communion qui doit être sacrifiée à l'autre, si ce doit être celle qui exclut toutes les autres comme autant d'égarements, 145 ou celle qui les accueille comme autant de promesses ; car je n'imagine pas que personne veuille, sans un in¬ stant de réflexion, dépouiller le plus petit nombre, comme s'il n'existait pas. Serai-je ici catholique ou protestant? Poser cette question, c'est la résoudre. Lorsque, sous la restauration, il existait une reli¬ gion d'Etat, vous avez vu, malgré cela, l'enseignement puiser une partie de son illustration dans sa liberté même ; d'une part un protestantisme savamment impar¬ tial, de l'autre un catholicisme hardiment novateur, se rapprocher et se confondre dans une même commu¬ nauté de pensées et d'avenir. Or, ce que la science, les lettres, la philosophie, avaient révélé avec tant d'éclat dans la théorie, a été consommé, dans la réalité, dans les institutions, par la révolution de juillet. Et mainte¬ nant qu'il n'y a plus de religion d'Etat, comment veut- on que l'Etat affiche ici publiquement l'intolérance?' Ce serait mentir à son dogme; ce serait se renier soi- même. Je ne connais qu'un moyen d'introduire dans ces chaires le principe d'exclusion; c'est de laisser tomber en désuétude tous les souvenirs les plus pro¬ chains, de briser tout ce qui a été fait en plein soleil, et par une éclatante apostasie, de remonter en arrière de plus d'un demi-siècle. Jusqu'à ce que ce jour ar¬ rive, non-seulement il sera permis ici, mais ce sera 8 146 une des conséquences du dogme social, de s'élever à cette hauteur où les églises, divisées, partagées, enne¬ mies, peuvent, s'attirer et se concilier entre elles. Ce point de vue, qui est celui que la France a recueilli dans ses institutions, est aussi celui de la science; elle ne vit pas dans le tumulte des controverses, mais dans une région plus sereine. Si l'unité promise doit un jour se réaliser, si tant de croyances aujourd'hui opposées, armées les unes contre les autres, doivent, comme on l'a toujours annoncé, se rapprocher dans le règne de l'avenir, si une même église doit rassembler un jour les tribus dispersées aux quatre vents, si les membres de la famille humaine aspirent secrètement à se fondre dans la même solidarité, si la tunique du Christ, tirée au sort sur le Calvaire, doit reparaître jamais dans son intégrité, je dis que la science accomplit une bonne œuvre en entrant la première dans cette voie de l'al¬ liance. {Applaudissements.) On aura pour ennemis ceux qui aiment la haine et la division dans les choses sa¬ crées. N'importe, il faut persévérer; c'est l'homme qui divise, c'est Dieu qui réunit. (Applaudisse¬ ments.) Certes, il faudrait fermer les yeux à la lumière pour ne pas voir qu'une nouvelle aurore religieuse point dans le monde ; j'en suis tellement persuadé, que mes 147 idées ont toujours été tournées de ce côté, et qu'il m'est, pour ainsi dire, impossible de détacher de l'in¬ fluence religieuse aucune partie des choses humaines. L'homme, depuis quelque temps, a été si souvent trompé par l'homme, qu'il ne faut pas s'étonner s'il ne veut plus se passionner que pour Dieu. Mais, cela ad¬ mis, quels ont été les premiers missionnaires de cet Évangile renouvelé? Je réponds : les penseurs, les écri¬ vains, les poètes, les philosophes. Yoilà, on ne le con¬ testera pas, les missionnaires, qui partout, en France et en Allemagne, ont commencé les premiers à rap¬ peler ce grand fonds de spiritualité qui est comme la substance de toute foi réelle. Chose étrange, à peine ont-ils consommé celte œuvre de précurseurs, ils re¬ çoivent l'analhème! On se persuade que, puisque l'es¬ prit humain s'est relevé vers le ciel, c'est sans doute pour se renier et s'abôtir pour jamais; que le moment est venu d'en finir avec la raison de tous, et qu'il faut au plus vite l'ensevelir dans ce Dieu qu'elle vient de retrouver d'elle-même. Comme il est arrivé en toute occasion, on se dispute la propriété exclusive et les prémices de ce Dieu renaissant. Mais ce mouvement religieux, je le vois plus profond, plus universel qu'on ne veut le laisser paraître. Chacun prétend l'enfermer, le circonscrire, le murer dans une enceinte particu- 148 lière; mais ce Christ agrandi, renouvelé, sorti comme une seconde fois du sépulcre, ne se laisse pas si faci- lement asservir ; il se partage, il se donne, il se com¬ munique à tous. La grande vie religieuse ne paraît pas seulement dans le catholicisme, mais aussi dans le pro¬ testantisme ; non pas seulement dans la foi positive, mais aussi dans la philosophie. Ce mouvement ne s'ar¬ rête pas au midi de l'Europe; je le vois également fermenter dans la race germanique et slave, chez ceux que l'on appelle hérétiques comme chez les orthodoxes. Lorsque toutes les nations de l'Europe se sentent ainsi remuées jusque dans les entrailles par je ne sais quel pressentiment sacré de l'avenir, il est des hommes qui pensent que tout ce mouvement pourrait bien s'opérer, dans les desseins de la Providence, pour le seul réta¬ blissement de la Société de Jésus! (Applaudissements.) Au moins, si on leur fait pour un moment cette étrange concession, ils devront avouer qu'il y a quelque chose de bon chez leurs adversaires, puisque la génération élevée par les jésuites est celle qui les a chassés, et que la génération élevée par la philosophie est celle qui les ramène. (Applaudissements.) Ce serait une histoire singulièrement philosophi¬ que que celle des ordres religieux, depuis l'origine du christianisme. De même que la philosophie a 149 été rajeunie de loin en loin par des écoles nouvelles, de même la religion a été relevée, exaltée, de siècle en siècle, par de nouveaux ordres, qui préten¬ dent la posséder, et, en effet, à un moment donné, la possèdent par excellence. Tous, ils ont leur vie, leur vertu propre. Ils poussent, pendant quelque temps, le char de la foi, jusqu'au moment où, altérés par l'esprit du monde qu'ils combattent, et se prenant eux-mênjes pour but, ils s'arrêtent, se déifient. Cha¬ cun de ces ordres a son institution écrite ; dans ces chartes du désert perce à chaque ligne l'instinct profond du législateur; quelques-unes sont aussi re¬ marquables par la forme que par le fond. Il y en a de brèves, delaconiennes, comme les règles deLycurgue : ce sont celles des anachorètes. Il y en a qui rappellent, par un dialogue fleuri, les habitudes de Platon : ce sont celles de saint Basile. Il y en a qui, par un éclat extraordinaire, peuvent lutter avec les élévations les plus poétiques de Dante; ce sont celles du Maître. Il y en a enfin qui, par la connaissance profonde des hommes et des affaires, rappellent l'esprit de Machiavel; ce sont celles des jésuites. La situation de l'âme humaine à chacune de ces époques est empreinte dans ces monuments. Au commencement, dans les institutions des anachorètes, dans la règle 8. 150 de saint Antoine, l'àme ne s'occupe que d'elle- même. Loin de vouloir convertir personne, l'homme, encore imbu du génie du paganisme, se fuit par toutes les routes; il n'a rien à dire à son semblable. Armé contre tout ce qui l'entoure pour le combat singulier du désert \ sa vie, jour et nuit, n'est que contempla¬ tion et prière. Prie et lis tout le jour2, dit la règle. Plus lard, pendant le moyen âge, l'association muette suc¬ cède à l'ermitage. Sous la loi de saint Benoît, on vit réuni dans le même monastère; mais cette petite société ne prétend pas encore entrer en lutte active avec la grande. Elle vit retranchée derrière ses hautes murailles3; elle ouvre la porte au monde s'il vient à elle, mais elle ne va pas au-devant de lui. L'homme a peur de la parole humaine. Un éternel silence clôt les lèvres de ces frères; si elles s'ouvraient, le verbe païen pourrait en sortir encore. Chaque soir, ces associés du tombeau s'endorment sous le froc, la ceinture autour des reins, pour être plus tôt prêts à l'appel de la trompette des ar¬ changes. L'esprit de la règle est d'occuper saintement chaque heure dans l'attente taciturne du dernier jour 1 Singularem pugnam eremi. 2 Legs etora totâ die. 3 Munimenta claustrorum. 151 qui approche. Ce moment passé, il se fait une révœ lution dans les institutions des ordres; ils veulent en¬ trer en communication directe avec le monde, qu'ils n'ont aperçu qu'à travers l'étroite cloison du monas¬ tère. Le religieux sort de son couvent pour porter au dehors la parole, la flamme qu'il a conservée intacte. C'est l'esprit des institutions de saint François, de saint Dominique, des templiers et des ordres éveillés à l'in¬ spiration des croisades. Le duel n'est plus dans le dé¬ sert, il est transporté dans la cité. Après cela, il res¬ tait encore un pas à faire ; ce sera l'œuvre de l'ordre qui prétend résumer tous ceux qui l'ont précédé, c'est- à-dire de la Société de Jésus. Car tous les autres ont un tempérament, un but, un habit particulier: ils tiennent à un certain lieu plutôt qu'à un autre; ils ont conservé le caractère du pays où ils sont nés. Il en est qui, selon leurs statuts, ne peuvent même être transplantés hors d'un certain territoire, auquel ils sont attachés comme une plante indigène. Le caractère du jésuitisme, né en Espagne, préparé en France, développé, fixé à Rome, c'est de s'être as¬ similé l'esprit de cosmopolisme que l'Italie portait alors dans toutes ses œuvres. Yoilà un des côtés par le¬ quel il s'est trouvé d'accord avec l'esprit de la renais¬ sance dans le midi de l'Europe. D'autre part, il se dé- 152 pouille du moyen âge en rejetant volontiers l'ascétisme et la macération. En Espagne, il ne rêvait d'abord que la possession du Saint-Sépulcre ; arrivé en Italie, il devient plus pratique : il ne s'arrête pas à convoiter un tombeau ; ce qu'il veut encore1, c'est le vivant, pour en faire un cadavre. Mais à force de se mêler, de se confondre avec la société temporelle, il devient inca¬ pable de s'en séparer, c'est-à-dire de lui rien apprendre de particulier. Le monde l'a conquis, ce n'est pas lui qui a conquis le monde ; et si vous résumez par un mot toute cette histoire des ordres religieux, vous trouve? qu'à l'origine, dans les institutions des anachorètes, l'homme est si exclusivement occupé de Dieu, que les choses n'existent pas pour lui, et qu'à la fin, au con* traire, dans la Société de Jésus, on est si fort absorbé par les choses, que c'est Dieu qui disparaît dans le brui t des affaires. (Applaudissements.) Celte histoire des ordres religieux est-elle finie? Tou¬ jours, jusqu'ici, les révolutions de la science et de la société ont provoqué en face d'elles, pour les contre¬ dire ou les épurer, des ordres nouveaux ; ces inno¬ vations successives dans l'esprit de ces sociétés par- 1 II est une règle de Lovola ainsi conçue : si l'autorité déclara que ce qui vous semble blanc est noir, il faut prononcer que cela est noir. Exercices spirituels, p. 291 153 . lielles se mariaient admirablement avec l'immutabilité de l'église. C'était le signe le plus certain d'une vie puissante. Or, depuis trois siècles, depuis l'institution de la Société de Jésus, ne s'est-il rien passé dans le monde qui provoque une fondation nouvelle? N'y a- t-il pas eu assez de changements, de témérités dans les intelligences? La révolution française ne mérite-t-elle pas que l'on fasse pour elle ce qui se faisait au moyen âge pour la moindre des commotions politiques et so¬ ciales? Tout a changé, tout s'est renouvelé dans la so¬ ciété temporelle. La philosophie, je l'avoue, sous sa modestie apparente, est au fond pleine d'audace et d'orgueil. Elle se croit victorieuse ! et contre des en¬ nemis qui ont ainsi retrempé leurs armes, ce sont des ordres exténués, que l'on ramène au combat! Pour moi, si j'avais la mission qui a été accordée à d'autres, loin de me contenter de restaurer des sociétés déjà compromises avec le passé, ou ébranlées par trop d'inimitiés, les dominicains, les jésuites, je croirais très- fermement qu'il y a dans le monde assez de change¬ ments, de tendances, dephilosophies,ou, si l'on veut, d'hérésies nouvelles, pour qu'il vaille la peine d'y op¬ poser une autre règle, une autre forme, au moins un nom nouveau ; je croirais que cet esprit de création est le témoignage nécessaire de la grande vie des doc- 154- trines, et qu'un seul mot prononcé par un ordre nou¬ veau aurait cent fois plus d'efficacité que toute l'élo¬ quence du monde dans la bouche d'un ordre suranné. Quoi qu'il en soit, j'en ai dit assez pour montrer que la prédication dans une église particulière et l'ensei¬ gnement public devant des hommes de croyances di¬ verses, ne sont pas une même chose, que demander à l'un ce qui apparlient à l'autre, c'est vouloir les dé¬ truire. La croyance et la science , ces deux situations de l'esprit humain, qui peut-être un jour n'en forme¬ ront qu'une seule, ont toujours été regardées comme distinctes. À l'époque dont nous nous occupons, elles ont été représentées exactement dans l'histoire par deux hommes qui ont paru h peu de distance l'un de l'autre : Ignace de Loyola et Christophe Co¬ lomb. Loyola, par un attachement absolu à la lettre même de l'autorité, au milieu des plus grands ébran¬ lements , conserve, maintient le passé ; il le ressai¬ sit, en quelques endroits, jusque dans le sépulcre. Quant à Christophe Colomb , il montre à nu comment l'avenir se forme, par l'union de la croyance et de la liberté, dans l'esprit de l'homme. Il possède, autant que personne, la tradition du christianisme ; mais il l'interprète, il le développe; il écoute toutes les voix, tous les pressentiments religieux du reste de l'huma- 155 nité ; il croit qu'il peut y avoir quelque chose de divin, même dans les cultes les plus dissidents. De ce senti¬ ment de la religion , de l'église véritablement univer¬ selle, il s'élève à une vue claire des destinées du globe; il recueille, il épie les paroles mystérieuses de l'ancien et du nouveau Testament; il ose en tirer un esprit qui scandalise pour un moment l'infaillibilité ; il la dément un jour; il l'oblige, le lendemain, de se soumettre à son avis; il répand un souffle de liberté sur toute la tradition ; de cette liberté jaillit le verbe qui enfante un nouveau monde; il brise la lettre extérieure ; il rompt le sceau des prophètes; de leurs visions, il fait une réalité. Voilà une tendance différente de la première. Ces deux voies resteront longtemps ou¬ vertes avant de se réunir. Chacun est libre de choisir, de marcher en avant ou de retourner en arrière. Pour ce qui me regarde , c'était mon devoir d'établir, de constater le droit de préférerpubliquementici à la ten¬ dance qui ne regarde que le passé celle qui ouvre l'a¬ venir, et en augmentant la création, augmente l'idée de la grandeur divine. Je l'ai fait, j'espère, sans haine comme sans tergiversation ; et quoi qu'il puisse m'ar- river, la seule chose dont je sois certain , c'est que je ne m'en repentirai jamais. (Applaudissements pro¬ longés.) La question fut décidée pour moi, ce jour-là. Aver¬ tis par la presse, les amis comme les ennemis de la li¬ berté de discussion s'étaient donné rendez-vous et remplissaient deux amphithéâtres. Pendant trois quarts d'heure, il fut impossible de prendre la parole; plu¬ sieurs personnes même de nos amis étaient d'avis de la nécessité de remettre la séance à un autre jour. Je sentis que c'était tout perdre, et je me décidai à rester, s'il le fallait, jusqu'à la nuit. C'était aussi le sentiment de la plus grande partie de l'assemblée. Je remercie la foule des amis inconnus qui.au dedans et au dehors, par leur fermeté et leur modération, ont mis fin, à partir de ce jour, à toute espérance de troubles. IF LEÇON. ORIGINES DU JÉSUITISME, IGNACE DE LOYOLA, Us Exercices spirituels. [ 17 mai 1813.] Je connais l'esprit de cet auditoire, et j'espère en avoir- dit assez pour qu'il me connaisse aussi. Yous savez que je parle sans aucune haine, mais avec la tranquille vo¬ lonté de dire toute ma pensée. (Interruption.) Un ob¬ servateur impartial, en voyant ce qui se passe, depuis quelques jours, dans ces enceintes, m'accordera volon¬ tiers qu'un fait nouveau se révèle, l'importance accor¬ dée par tous les esprits aux questions religieuses. Ce n'est pas une chose d'une faible signification de voir tant d'hommes attacher à de pareils sujets, l'intérêt, ( je ne voudrais pas dire la passion) qu'ils prêtaient au¬ trefois, seulement, à la scène politique. On a senti qu'il s'agit de l'intérêt de tous, et il n'a fallu qu'un mot, pour faire jaillir l'étincelle cachée au fond des 9 158 cœurs. Les questions que nous rencontrons dans notre sujet sont des plus grandes que l'on puisse trouver; elles ne touchent par un point au monde actuel qu'à cause de leur grandeur môme; sachons donc, je vous en supplie, nous élever avec elles, et conserver ce calme qui sied à la recherche de la vérité. Ce qui se fait ici ne reste pas caché dans ces enceintes; il y a loin d'ici, et même hors de France, des esprits sérieux qui nous regardent. Il est des temps où les hommes sont élevés dès le berceau, pour le silence, certains de n'avoir jamais à subir aucune contradiction profonde; il en est où les hommes sont élevés pour le régime de la libre discus¬ sion, en plein soleil, et ces temps sont les nôtres. Le plus mauvais service que l'on puisse rendre aujour¬ d'hui à une cause, c'est de prétendre étouffer l'exa¬ men par la violence. On n'y réussit pas ; on n'y réus¬ sira jamais, et, tout au plus, on persuade aux esprits les plus conciliants que la cause que l'on défend est incompatible avec le régime nouveau. De quoi ser¬ vent tant de menaces puériles ? Ce n'est pas la France qui reculera devant un sifflet. Aucun homme dans ce pays n'a la puissance de faire circuler sa pensée, sans qu'elle rencontre quelque part un con¬ trôle public. Le temps n'est plus où une idée, une 159 société, un ordre pouvait s'infiltrer, se former, s'é¬ lever en secret, puis tout à coup éclater lorsque ses racines étaient si profondes qu'elles ne pouvaient être extirpées. Dans quelque sentier que l'on entre, tou¬ jours il se trouve quelque sentinelle éveillée, prête à jeter le cri d'alarmes. 11 n'y a plus de pièges ni d'em¬ bûches pour personne. Cette parole dont je me sers aujourd'hui, vous vous en servirez demain ; elle est ma sauvegarde, mais elle est surtout la vôtre. Que de¬ viendraient mes adversaires, si, elle leur était ôtée? Car je me représente aisément le philosophe réduit à ses livres; mais l'Eglise sans la parole, qui peut se l'imaginer un moment? Et c'est vous qui prétendez étouffer la parole au nom de l'Eglise. Allez! tout ce que je puis vous dire, c'est que ses plus grands enne¬ mis ne feraient pas autrement. J'ai montré, que l'établissement de la société de Jésus est le fond même de mon sujet. Prenons cette question dans les termes les plus désintéressés. Ne croyez pas d'abord que tout me semble condam¬ nable dans la sympathie qu'elle inspire à quelques personnes de ce temps-ci. Je commence par dire que je crois fermement ;à leur sincérité. Au mi¬ lieu de notre société souvent incertaine etfsans but, elles rencontrent les débris d'un établissement extraor- 160 dinaire, qui, lorsque toul a changé, a conservé im¬ muablement son unité. Ce spectacle les étonne. A l'aspect de ces ruines pleines encore d'orgueil, elles se sentent attirées par une force qu'elles ne mesurent pas ; je ne voudrais pas jurer que cet étal de délabre¬ ment n'exerçât sur elle, un prestige supérieur à ceiui de la prospérité même. Comme elles voient tous les dehors conservés, règles, constitutions écrites, cou¬ tumes subsistantes, elles se persuadent que l'esprit chrétien habite encore ces simulacres; d'autant plus qu'un seul pas fait dans cette voie les entraîne à beau¬ coup d'autres, et que les principes du corps sont liés avec un art infini. Entrées ainsi dans ce chemin, elles s'engagent de plusen plus, cherchant toujours sous les formes delà doctrine de Loyola, le génie et l'âme du christianisme. Or, mon devoir est de dire à ces per¬ sonnes, comme à toutes celles qui m'entendent, que la vie est ailleurs, qu'elle n'est plus dans cette con¬ stitution , simulacre vide de l'esprit de Dieu, que ce qui a été a été, que l'odeur s'est échappée du vase, que l'âme du Christ n'est plus dans ce sépulcre blan¬ chi. Dussent-elles me vouer une haine qu'elles croient éternelle et qu'il m'est impossible de partager, oui, si elles viennent ici, violentes, menaçantes, je les en préviens, je le leur déclare en face, je ferai tout ce 161 que je pourrai pour les arracher à une voie où elles ne trouveront, selon moi, que vide et déception; et il ne dépendra pas de moi, qu'enlevées aux étreintes d'une règle égoïste et d'un système mort, je ne les précipite dans un système tout contraire que je crois le chemin vivant de la vérité et de l'humanité. Dans les circonstances les plus ordinaires, on prend conseil; on entend le pour et le contre; et lorsqu'il s'agit de donner sa pensée, son avenir à un ordre dont la première maxime, conforme au génie des sociétés secrètes, est de vous lier à chaque pas, en vous ca¬ chant le degré qui doit suivre, il est des hommes ici qui ne voudraient pas que personne les instruisît du but! Ils s'arment de haines contre ceux qui veulent montrer à quoi l'on s'engage en suivant ce chemin té¬ nébreux. Assez d'autres paroles plus heureuses que la mienne poussent les esprits dans la route du passé. Que l'on souffre donc ce qu'il est insensé de vouloir empêcher; que l'on souffre que dans un autre lieu, une autre voix marque une autre route, en se fon¬ dant, sans colère, sur l'histoire et sur les monuments ; après quoi, la bonne foi de personne n'aura été sur¬ prise. Si vous persévérez, du moins vos convictions auront subi l'épreuve de la contradiction publique ; vous aurez agi, comme doivent faire des hommes sin- 162 cères en des matières si graves. Je combats ouverte¬ ment, loyalement. Je demandeque l'on se serve contre moi d'armes semblables. Qui sait même, si parmi ceux qui se croient animés de plus d'aversion, il nese trouve pas ici, en ce moment, quelqu'un qui plus tard se félicitera d'avoir été retenu aujourd'hui, sur le seuil qu'il allait franchir pour toujours? Il faut d'abord savoir où l'on va; et la première chose dont j'aie à «l'occuper, est de montrer la mis¬ sion de l'ordre de Jésus dans le monde contemporain. Le jésuitisme est une machine de guerre; il lui faut toujours un ennemi à combattre, sans cela ses prodi¬ gieuses combinaisons resteraient inutiles. Dans le sei¬ zième siècle et le dix-septième, il a trouvé le protestan¬ tisme pour contradicteur. Non content de cet adversaire, l'idolâtrie des peuples de l'Asie et de l'Amérique lui a donné une éclatante occupation. Sa gloire est de com¬ battre toujours ce qu'il y a de plus fort. De notre temps quel est l'ennemi qui l'a contraint de ressusciter? Ce n'est pas l'Eglise schématique, puisqu'au contraire c'est elle qui l'a rappelé et sauvé en Russie. Ce n'est pas l'idolâtrie. Quel est donc cet adversaire assez puissant pour réveiller les morts? Je veux, pour le montrer avec une pleine évidence, ne m'appuyer que 1G3 sur la papauté elle-même, sur les bulles de condam¬ nation et de reslauration de l'ordre. En présence de ces monuments et de ces dates, vous tirerez vous- même la conséquence. La bulle qui supprime l'institut est du 21 juillet 1773. Je dois en citer quelques pas¬ sages en avertissant d'avance que je ne me servirai jamais de termes plus explicites ni plus vifs que ceux dont se sert la papauté par la bouche de Clé¬ ment XIV. « A peine la société était-elle formée, suo ferè ab « inilio, qu'il s'y éleva diverses semences de divi¬ se sions et de jalousies, non seulement entre ses pro- « près membres, mais encore à l'égard des autres « corps et ordres réguliers, ainsi que du clergé sécu- « lier, des Académies, universités, collèges publics des « belles lettres, et même à l'égard des princes qui « l'avaient reçue dans leurs états... « Loin que toutes les précautions fussent suffisantes « pour apaiser les cris et les plaintes contre la so- « ciétô, on vit, au contraire, s'élever dans presque « toutes les parties de l'univers des disputes très-affli- « géantes contre sa doctrine : Universum penè orbem « pervaserunt molcslissimœ contenliones de societalù « doclrinâ; que nombre de personnes dénonçaient « comme opposée à laj foi orthodoxe et aux bonnes 18i « mœurs. Les dissensions s'allumèrent de plus en « plus dans la société, et au dehors les accusations « contre elle devinrent plus fréquentes, principale- « ment sur sa trop grande avidité des biens terrestres. « Nous avons remarqué, avec la plus grande dou¬ te leur, que tous les remèdes qui ont été employés « n'ont eu presque aucune vertu pour détruire et dissi- « per tant de troubles, d'accusations et de plaintes « graves ; que plusieurs de nos prédécesseurs, comme « Urbain VIII, Clément IX, X, XI, XII. Alésan¬ te dre VII et VIII. Innocent X, XI, XII, XIII et Be- « noît XIV y travaillèrent en vain. Ils tachèrent co¬ te pendant de rendre à l'église la paix si désirable en te publiant des constitutions très-salutaires, pour dô- « fendre tout négoce et pour interdire absolument « l'usage et l'application de maximes que le saint « siège avait justement condamnées comme scanda- « leuses et manifestement nuisibles à la règle des « mœurs, etc., etc. « Afin de prendre le plus sûr parti dans une affaire « de si grande conséquence, nous jugeâmes que nous « avions besoin d'un long espace de temps, non-seu- « lement pour pouvoir faire des recherches exactes, « tout peser avec maturité et délibérer avec sagesse, « mais encore pour demander par beaucoup de gé- 165 « missements el des prières continuelles, l'aide et le « soutien du père des lumières. « Après avoir donc pris tant et de si nécessaires « mesures, dans la confiance où nous sommes d'être « aidé de l'esprit saint, étant d'ailleurs poussé par la a nécessité de remplir notre ministère, considérant « que la société de Jésus ne peut plus faire espérer « ces fruits abondants et ces grands avantages pour « lesquels elle a été instituée, approuvée et enrichie a de tant de privilèges par nos prédécesseurs, qu'il « n'est peut-être pas même possible que tant qu'elle « subsiste, l'église recouvre jamais une paix vraie et « durable, persuadé, pressé par de si puissants motifs « et par d'autres encore que les lois de la prudence et « le bon gouvernement de l'Église universelle nous « fournissent, mais que nous gardons dans le profond « secret de notre cœur, après une mûre délibération, « de notre certaine science et de la plénitude du pou- « voir apostolique , nous éteignons et supprimons la « dite société, abolissons ses statuts, constitutions, « celles même qui seraient appuyées du serment, d'une « confirmation apostolique oudetouteautremanière.» Le 16 mai 1774, le cardinal, ambassadeur de France, transmet une confirmation de la bulle au ministre des affaires étrangères, en la commentant par quelques 9. 166 mots qui sont en même temps Un avertissement au roi et au clergé. « Le pape s'est décidé à la suppression au pied des « autels et en la présence de Dieu. II a cru que des reli- « gieux proscrits des états les plus catholiques, violem- « ment soupçonnés d'être entrés autrefois et récem- « ment dans des trames criminelles, n'ayant en leur « faveur que l'extérieur de la régularité, décriés dans « leurs maximes, livrés, pour se rendre plus puissants « et plus redoutables, au commerce, à l'agiotage et à « la politique, ne pouvaient produire que des fruits « de dissension et de discorde, qu'une réforme ne fe- « rail que pallier le mal, et qu'il fallait préférer à tout « la paix de l'Eglise universelle et du Saint-Siège... « En un mot, Clément XIV a cru la société des jé- « suites incompatible avec le repos de l'Eglise et des « états catholiques. C'est l'esprit du gouvernement de « cette compagnie qui était dangereux ; c'est donc cet « esprit qu'il importe de ne pas renouveler, et c'est à « quoi le pape exhorte le roi et le clergé de France « d'être sérieusement attentifs. » Maintenant ma conclusion commence à se montrer, N'oubliez pas que la bulle d'interdiction précède de quinze ans à peine l'explosion de la révolution de 1789. Le génie précurseur qui donnait à la France la royauté 167 de l'intelligence, gouvernait le monde même avant d'avoir éclaté; il avait passé des écrivains aux princes, des princes aux papes. Voyez l'enchaînement des choses ! La France va se jeter dans la voie de l'innova¬ tion, et la papauté inspirée alors par le génie de tous, brise la machine créée pour étouffer dans son germe le principe de l'innovation. L'esprit de 1789 et de la constituante est tout entier dans cette bulle pontificale de 1773. Depuis ce moment, qu'arrive-l-il ? Aussi long¬ temps que la France nouvelle reste victorieuse dans le monde, on n'entend plus parler de la compagnie de Jé.-us. Devant le drapeau librement ou glorieusement déployé de la révolution française, cette compagnie disparaît comme si elle n'eût jamais existé. Ses dé¬ bris se cachent sous d'autres noms. L'empire, qui pourtant aimait les forts, laissa ces débris dans ia pous¬ sière, sachant bien que lui qui pouvait tout ne pouvait en relever une pierre sans mentir à son origine, et que parmi les jugements portés par les peuples, il en est avec lesquels il ne faut pas jouer. Cependant le moment vient où la société de Jésus,écrasée parla pa¬ pauté, est de nouveau triomphalement rétablie parla papauté. Que s'cst-il donc passé? La bulle de restau¬ ration de l'ordre est du 6 août 1814. Celte date ne vous dit-elle rien? C'est le moment où la France assiégée, 168 foulée, est contrainte de cacher ses couleurs, de renier dans sa loi le principe de la révolution, d'accepter ce qu'on veut bien lui octroyer d'air, de lumière et de vie. Au milieu de cette croisade de la vieille Europe, cha¬ cun emploie les armes qui sont à son usage. Dans ce débordement de milices de toutes les zônes, la papauté déchaîne aussi lamilice ressuscitée deLoyola,afin que, l'esprit étant circonvenu comme le corps, la défaite soit complète et que la France agenouillée n'ait plus même dans son for intérieur la pensée de se redresser jamais. Voilà les faits, l'histoire, la réalité sur laquelle on ne parviendra pas à égarer la génération qui s'é¬ lève. Il faut qu'on le sache bien; cette issue est celle à laquelle il faut arriver dés qu'on entre dans cette voie; elle ne paraît pas, on ne la montre pas au début, mais elle est le terme nécessaire. D'un côté la révolution française avec le développement de la vie religieuse et sociale; de l'autre, caché on ne sait où, son contradic¬ teur naturel, l'ordre de Jésus, avec son attache iné». branlable au passé. C'est entre ces choses qu'il faut, choisir. Et que personne ne pense qu'elles soient concilia- bles; elles ne le sont pas. La mission du jésuitisme au, seizième siècle a été de détruire la réforme ; la mis- 169 sion du jésuitisme au dix-neuvième est de détruire la révolulionquisuppose, renferme, enveloppe et dépasse la réforme. (Applaudissements.) C'est une grande mission ; mais, il faut l'avouer. Il s'agit bien vraiment de l'université et d'une dispute de collège! Les idées sont plus hautes. Il s'agit, comme toujours, d'énerver le principe de vie, de tarir à petit bruit l'avenir en sa source. C'est là toute la question. Elle s'est posée d'a¬ bord parmi nous. Mais elle est destinée à se dévelop¬ per ailleurs, à réveiller ceux qui sont le plus endormis d'un sommeil ou feint ou véritable ; car ce n'est pas probablement sans raison que nous avons été si impé¬ rieusement poussés à la démasquer ici. Cela posé, sans détour, je vais droit au cœur de la doctrine que je veux d'abord étudier historiquement, impartialement, dans son auteur, Ignace de Loyola. Yous connaissez cette vie puissante, où la chevalerie, l'extase, le calcul dominent tour à tour. Cependant il faut en retracer les commencements et voir comment tant d'ascétisme a pu s'accorder avec tant de politique, l'habitude des visions avec le génie des affaires. Placé aux confins de deux époques, ne vous étonnez pas si cet homme a été si puissant, s'il l'est encore, s'il mar¬ que ses conquêtes d'un sceau indestructible. Il exerce tout à la fois, la puissance qui naissait de l'extase au douzième siècle, et l'autorité qui s'appuie sur laprati- 170 que consommée du monde moderne : il y a en lui du saint François d'Assise et du Machiavel. De quel¬ que manière qu'on l'envisage, il est de ceux qui in¬ vestissent les esprits par les extrémités les plus op¬ posées. Dans un château de Biscaye, un jeune homme, d'une famille ancienne, reçoit, au commencement du sei¬ zième siècle, l'éducation militaire de la noblesse espa¬ gnole ; en maniant l'épée, il lit, par désœuvrement, les Amadis; c'est là toute sa science. 11 devient page de Ferdinand, puis capitaine d'une compagnie; beau, brave, mondain, avide surtout de bruits et de balaiiles. Au siège de Pampelune par les Français, il se relire dans la citadelle; il la défend courageusement à ou¬ trance ; sur la brèche, un biscaïcn lui casse la jambe droite ; on l'emporte sur une litière dans le château voi¬ sin, c'est celui de son père. Après une opération cruelle, subie avec héroïsme, il demande, pour se distraire, ses livres de chevalerie. On ne trouve dans ce vieux ch⬠teau pillé, que la vie de Jésus- Christ cl des saints. Il les lit; son cœur, sa pensée, son génie s'enflamment d'une révélation subite. En quelques moments, ce jeune homme, épris d'un amour humain, s'allume d'une sorte de fureur divine ; le page est maintenant, un ascète, un ermite, un flagellant ; ce sont là les com¬ mencements d'Ignace de Loyola. 171 Dans cet homme d'action, quelle est la première pensée qui s'élève? Le projet d'un pèlerinage en terre-sainte. En lisant les vies ardentes des saints Pères, il dessine, il peint grossièrement les paysages, les figures auxquels se rapportent ces récits. Bientôt il veut aller toucher cette terre sacrée; il croit voir, il voit la vierge qui l'appelle; il part. Comme sa blessure n'est pas encore guérie, il monte à cheval, emportant à l'arçon de sa selle sa ceinture, sa callebasse, ses sandales de corde, son bourdon, tous les insignes du pèlerin.Che¬ min faisant, il rencontre un Maure avec lequel il discute sur le mystère de la Vierge. Une tentation violente le saisit de tuer l'incrédule ; il abandonne les rênes à l'in¬ stinct de son cheval. S'il rejoint le Maure, il le tuera; sinon, il l'oubliera. Il commence ainsi par mettre sa conscience à la merci du hasard. A quelque distance, il congédie ses gens,se revêt du cilicc, et continue sa route, pieds nus. À Manrèze il s'enferme dans l'hôpital ; il fait la veillée des armes devant l'autel de la Vierge, et sus¬ pend son épée aux piliers de la chapelle. Ses macéra¬ tions redoublent; ses reins sont enfermés dans une chaîne de fer; son pain est mêlé avec la cendre; et le grand seigneur d'Espagne, s'en va mendiant de porte en porte, dans les rues de Manrèze. Cela ne suffit pas à la faim de ce cœur dévoré d'ascétisme ; Loyola se relire dans une caverne où lejour n'arrive que par 172 une fente de rocher; là il passe des jours entiers, même des semaines sans prendre de nourriture; on le trouve évanoui au bord d'un torrent. Malgré tant de pénitences, cette âme est encore troublée. Le scrupule, non pas le doute, l'assiège; il subtilise avec lui-même; ce même combat intérieur que Luther affrontait au moment de tout changer, Loyola, le soutient au mo¬ ment de tout conserver. Le mal va si loin, que la pensée du suicide le poursuit; dans cette guerre inté¬ rieure, il gémit, il crie, il se roule sur la terre. Mais cette âme n'est pas de celles qui se laissent vaincre par le premier assaut; Ignace se relève; la vision de la Trinité, de la Yierge qui l'appelle vers son fils, le sauve du désespoir. Dans cette caverne de Manrèze, le sentiment de sa force s'est révélé à lui; il ne sait pas encore ce qu'il fera ; seulement il sait qu'il a quel¬ que chose à faire. Un petit vaisseau marchand l'emporte par charité à Gaëte; le voilà sur la route de la terre-sainte; en Italie, haletant et mendiant, il voit Rome, se traîne à Venise; —c'est trop tard, lui crie une voix, le bateau des pèlerins est parti. — « Qu'importe, répond Loyola, si les navires manquent, je passerai la mer sur une planche. » Avec cette volonté brûlante, il n'était pas difficile d'atteindre Jérusalem; il y arrive, toujours pieds nus, le 4 septembre 1523. Dépouillé de 173 tout, il se dépouille encore pour payer aux sarrasins le droit de voir et de revoir le saint sépulcre. Mais au moment où il saisit le terme de ses désirs, il aperçoit un terme plus éloigné. Il ne voulait que toucher ces pierres; maintenant qu'il les possède, il veut autre chose. Au dessus de la pierre du saint sépulcre, le Christ lui apparaît dans les airs, et lui fait signe d'ap¬ procher davantage. Appeler, convertir les peuples d'Orient, c'est la pensée fixe qui s'éveille chez lui. Il a désormais une mission positive ; et depuis l'instant où son imagination a atteint le but désiré, il se fait un autre homme dans Loyola. L'imagination s'apaise ; la réflexion grandit; le zèle des âmes l'emporte sur l'amour de la croi%\ L'ascète, l'ermite se transforme, le politique commence. A l'aspect de ce sépulcre désert, il comprend que les calculs de l'intelligence peuvent seuls y ramener le monde. Dans cette croisade nouvelle, ce n'est pas l'épée, c'est la pensée qui fera le miracle. Il est beau de voir ce dernier des croisés, proclamer en face du calvaire, que les armes seules ne peuvent plus rien pour ressaisir les croyants; dès ce jour, son plan est fait, son système préparé, sa volonté arrêtée. Il ne sait rien , à peine lire et écrire ; en peu d'années il 1 Le père Bouhours, Vie de saint Ignace, p. 122. 174 saura tout ce qu'enseignent les docteurs. Et voilà en effet le soldat, l'invalide amputé , qui abandonne les projets imaginaires, les voluptés de l'ascétisme pour prendre sa place au milieu des enfants, dans les écoles élémentaires de Barcelone et de Salamanque. Le chevalier de la cour de Ferdinand, l'anachorète des rochers de Manrèze, le libre pèlerin du mont Thabor courbe son esprit apocalyptique, sur la gram¬ maire! Que fait-il cet homme auquel les cieux sont ouverts? il apprend les conjugaisons, il épôle le latin. Ce prodigieux empire sur soi-même, au milieu des illuminations divines, marque déjà une époque toute nouvelle. Cependant, l'homme du désert reparaît encore dans l'écolier. Il guérit, dit-on, les morts, il exorcise les esprits; il n'est pas si bien redevenu enfant, que le Saint n'éclate par intervalles. D'ailleurs, il professe on ne sait quelle théologie, que personne ne lui a en¬ seignée et qui commence à scandaliser l'inquisition. On le met en prison ; il en sort à la condition de ne plus ouvrir la bouche avant d'avoir étudié quatre ans dans une école régulière dejthéologie. Ce jugement le décide à venir la où la science l'attirait, dans l'université de Paris. N'est-il pas temps que cette pensée si lentement mûrie se déclare? Loyola après de trente-cinq ans; qu'attend-il encore? 175 Cet étrange écolier, a, dans le collège de Ste-Barbe, pour compagnons de chambre , deux jeunes gens , Pierre le Févre, et François Xavier. L'un est un berger des Alpes prêt à goûter toute parole puissante; Loyola se ménage avec lui ; il ne lui revoie son pro¬ jet, qu'après trois ans de réserve et de calculs; l'au¬ tre est un gentilhomme tout infatué de sa jeunesse et de sa naissance; Loyola le loue, le flatte; il rede¬ vient pour lui le gentilhomme de Biscaye. Au reste , pour subjuguer les esprits, il pos¬ sède un moyen plus assuré: le livre des Exercices spirituels, l'œuvre qui renferme tout son secret, et qu'il a ébauché dans les ermitages d'Espagne. Préparés par sa parole, aucun de ses amis n'é¬ chappe à la puissance de cet ouvrage étrange, qu'ils appellent le livre mystérieux. Déjà deux disciples ont goûté cette amorce ; ils lui appartiennent pour toujours ; d'autres du même âge se joignent aux premiers; ils subissent, à leur tour, la fascination. C'est Jacques Laynez, qui, plus tard, sera général de l'ordre ; Alphonse Salméron ; Rodriguez d'Azévedo, tous espagnols ou portugais. Un jour ces jeunes gens se rassemblent sur les hau¬ teurs de Montmartre ; sous l'œil du maître, en face de la grande ville, ils font vœu de s'unir pour aller en terre sainte, ou pour se mettre à la disposition du 176 pape. Deux ans se passent ; ces mêmes hommes arrivent à Yenise par des chemins différents, un bâton à la main, un sac sur le dos, le livre mysté¬ rieux dans leur besace. Où vont-ils ? Ils n'en 'sa¬ vent rien ! Ils ont fait alliance avec un esprit qui les entraîne dans sa force logique. Loyola arrive au rendez-vous par un autre chemin. Ils pensaient s'embarquer pour les solitudes de la Judée ; Loyola , leur montre, au lieu de ces solitudes, l'endroit du com¬ bat, Luther, Calvin, l'Eglise anglicane, Henri YIII, qui assiègent la papauté. D'un mot il envoie François Xavier aux extrémités du monde oriental; il garde les huit autres disciples pour faire face à l'Allemagne, â l'Angleterre, à la moitié de la France et de l'Europe ébranlée. Ace signe du maître, ces huit hommes mar¬ chent , les yeux fermés, sans compter ni mesurer les adversaires. La compagnie de Jésus est formée; le Capitaine de la citadelle de Pampelune la conduit au combat. Dans la mêlée du seizième siècle, une lé¬ gion sort de la poussière des chemins. Ce début est grand, puissant, saisissant; le sceau du génie est là : personne moins que nous ne songera à le dissi¬ muler. Si telle fut l'origine de la Société de Jésus, remon¬ tons au monument qui en est devenu l'âme, et ren¬ ferme ce que Tacite appelait les Arcanes de l'Empire, ■177 Arcana imperii. Ou a étudié le jésuitisme dans ses développements; personne, que je sache, ne l'a en¬ core montré dans son idéal primitif. Le livre des Exercices spirituels a jeté les uns après les autres, tous les premiers fondateurs de l'ordre dans le même moule. D'où lui vient ce caractère extraordinaire? C'est ce qu'il faut considérer. Nous touchons ici à la source même de l'esprit de la Compagnie. Après avoir passé par toutes les conditions de l'ex¬ tase, de l'enthousiasme, de la sainteté, Loyola, avec un calcul dont je ne parviendrai jamais à exprimer la profondeur, entreprend de réduire en un corps de sys¬ tème, les expériences qu'il a pu faire sur lui-même jusque dans le feu des visions. Il applique la méthode de l'esprit moderne, celle des physiciens à ce qui dé¬ passe toute méthode humaine, à l'enthousiasme des choses divines. En un mot, il compose une physiolo¬ gie, un manuel, ou plutôt encore la formule 1 de l'ex¬ tase et de la sainteté. Savez-vous ce qui le dislingue de tous les ascètes du passé?c'est qu'il a pu froidement, logiquement, s'observer, s'analyser dans cet état de ravissement, qui chez tous les autres exclut l'idée même de ré¬ flexion. Imposant à ses disciples, comme opérations, * Servatis MUqm iitdçm formuUi, Exerc, Spîrit, p. <89, 17S des actes qui, chez lui, ont été spontanés, trente jours lui suffisent pour briser, par cette méthode, la volonté, la raison, à peu près comme un cavalier qui dompte son coursier. Il ne demande que trente jours, triginla dies, pour réduire une âme. Remar¬ quez, en effet, que le jésuitisme se développe en même temps que l'inquisition moderne; pendant que celle- ci disloquait le corps, les exercices spirituels dislo¬ quaient la pensée sous la machine de Loyola. Pour arriver à l'état de sainteté, on trouve dans ce livre des règles telles que celle-ci : « primo , tracer sur un papier des lignes de différentes gran¬ deurs qui répondent à la grandeur des péchés; secon¬ dement, s'enfermer dans une chambre dont les fe¬ nêtres soient à demi closes {januis ac fenestris clausis tanlisper), tantôt se prosterner 1 la face contre terre, tantôt se coucher sur le dos, se lever, s'asseoir, etc. ; cinquièmement, s'échapper en exclamations (quintùm in exclamationem prorumpere) ; sixièmement, dans la contemplation de l'enfer, laquelle comprend deux pré¬ ludes, cinq points et un colloque, voir, en esprit, de Yasles incendies, des monstres et des âmes plongées dans des ergastules flamboyants, se figurer quel'on en¬ tend des plaintes, des vociférations, imaginer aussi une 1 Nunc prostratus hurai et pronus, «ut êupims, nu«ç t(den$, a ut stans, etc„ p. §0. 179 odeur putride de fumée, de soufre et de cloaque cada¬ véreux, goûter des choses le plus amcres, telles que des larmes, du fiel, et le ver de la conscience1, elc.Or,cene sont pas les visions seules qui sont ainsi imposées; ce que vous ne supposeriez jamais, les soupirs môme sont notés, l'aspiration, la respiration est marquée; les pauses, les intervalles de silence sont écrits d'avance comme sur un livre de musique. Yous ne me croi¬ riez pas, il faut citer: «Troisième manière de prier « en mesurant d'une certaine façon les paroles et les « temps de silenceCe moyen consiste à omettre quel¬ ques paroles entre chaque souffle, chaque respiration; et un peu plus loin : « Que l'on observe bien les inter- « valles égaux entre les aspirations, les suffocations et « les paroles. » (Et paria anhelituum ac vocum inters- titia observet); ce qui veut dire que l'homme inspiré ou non, n'est plus qu'une machine à soupirs, à sanglots, qui doit gémir, pleurer, s'écrier, suffoquer à l'instant précis, et dans l'ordre où l'expérience a démontré que cela était le plus profitable. 1 Punclum primum est, speclare per imaginalioncm vasta infero- rum incendia.... Terliurn imaginarié etiam olfactu fumum, sul- phur et senlinte cujusdam scu faccis atque pulredinisgravcolenliam perscnlire. Quartuin, guslare simililer res amarissimas, ut lacry- mas, rancorem, conscienliœque vermcm, etc., etc. Exercit. spirit., p. 80,82,63. * Tcrlius orandi modus per quamdam vocum et lemporum commensuralioncin. Exercilia spiritualia, p. 200, 180 L'éducation ainsi préparée, comment s'achève l'auto¬ mate chrétien? Par quels degréss'élève-t-il aux dogmes, aux mystères de l'Évangile? vous allez le voir. S'il s'a¬ git d'un mystère, le prélude (prœludium), avant tout autre opération, est de se représenter un certain lieu corporel ,avec toutes ses dépendances. Par exemple, est- il question de la Yierge ? le moyen est de se figurer une petite maison (domuncula) ; de la Nativité ? une grotte, une caverne, disposée d'une manière commode ou in¬ commode; d'une scène de prédication dans l'Évangile? un certain cheminavec ses détours plus ou moins escar¬ pés. S'agil-ilde la sueur de sang? il faut se figurer avant tout un jardin d'une certaine grandeur (certâ magnitu- dine, figuré et habiludine), en mesurer la longueur, la largeur, le contenu ; quant au règne du Christ, se re¬ présenter des maisons de campagnes, des forteresses (villas et oppida ) ; après quoi, le premier point est d'imaginer un roi humain1 parmi ses peuples ; s'adres¬ ser à ce roi, converser avec lui; peu à peu changer le roi en Christ ; se substituer au peuple, et se placer ainsi dans le vrai royaume. Telle est la méthode pour s'élever aux mystères. Si cela est, voyez la conséquence ! Partir toujours de l'impression matérielle, n'est-ce pas montrer pour 1 Punctinii pHmum eslo propontre ftiîhi ob bcùjos humanum regem, Exercit. Spirit., p. 97, 181 l'esprit une défiance qui renverse la nature même du christianisme? N'est-ce pas entrer par déguisement dans le règne spirituel? et tant de précautions minu¬ tieuses pour remplacer le ravissement subit de l'âme n'iront-elles pas nécessairement dégénérer chez les disciples en ruses pour déconcerter le chef de la ruse? Quoi ! le Dieu est là, agenouillé, pleurant dans la sueur de sang; et au lieu d'être tout d'abord transporté hors de vous-mêmes par cette seule pensée, vous vous amusez à me montrer cet enclos, à en mesurer mes¬ quinement le contenu, à tracer méthodiquement le plan du sentier, viam planam aut arduam ! Vous êtes au pied du Thabor dans le moment inexprimable de la transfiguration; et ce qui vous occupe est de savoir quelle est la forme de la montagne, sa hauteur, sa largeur, sa végétation? Est-ce là, grand Dieu, le christianisme des apôtres ? est-ce celui des pères de l'Eglise? Non, car ce n'est pas celui de Jésus-Christ. Où vit-on jamais dans l'Evangile cette préoccupation de l'arrangement et des coups de théâtre ? C'est la doctrine qui parle, ce ne sont pas les choses. L'Evan¬ gile répète la parole, et les objets en sont illuminés. Loyola fait tout le contraire. C'est, comme il le dit si bien1, par le secours des sens et des objets matériels 1 Admotis sensuum offlciis. Exercit. Spirit.,p. 182;Deindé re- petitiones et usus sensuum velutpriûs, ibid. p. 167. 182 qu'il veut se relever jusqu'à l'esprit. Il se sert des sensations comme d'une embûche pour attirer les âmes, semant ainsi le principe des doctrines ambiguës qui croîtront avec lui. Au lieu de montrer son Dieu tout d'abord, il ne conduit l'homme à Dieu que par un sentier détourné. Est-ce là, encore une fois, la voie droite de l'Evangile ? Tout ceci tient à une différence plus radicale entre le christianisme de Jésus-Christ et le christianisme de Loyola. Cette différence, je la connais, et je vais vous la dire. Dans l'esprit de l'Evangile , le maître se donne à tous, pleinement, sans réserve, sans réticences. Chaque disciple devient, à son tour, un foyer qui ré¬ pand la vie, la développe autour de lui ; et jamais le mouvement ne s'arrête dans la tradition. Loyola , au contraire, avec une politique dont on n'épuisera ja¬ mais le fond, ne communique à ses disciples que la moindre partie de lui-même, l'extérieur ou l'écorce de sa pensée. Il a connu, senti l'enthousiasme dans sa jeunesse. Mais dès qu'il vise à organiser un pouvoir, il n'accorde plus à personne ce principe de liberté et de vie ; il garde le foyer, il ne prête que la cendre. Il s'est élevé sur les ailes de l'extase et des ravisse¬ ments divins, il n'auforise phez les autres que le joug de la méthode, Pour être plus sûr de régner seul, 183 sans successeurs, il commence par retrancher chez eux tout ce qui a fait sa grandeur; et comme il de¬ mande pour son Dieu, non pas seulement une crainte filiale, mais une terreur servile, limor servilis, il ne laisse aucune issue à l'homme pour relever la tête. Le christianisme fait des apôtres, le jésuitisme des instruments, non des disciples. Tournons donc nos yeux d'un autre côté; et sicomme je l'ai toujours cru, l'àme trop délaissée a besoin de nourriture, si la pensée religieuse souffle de nouveau sur le monde, si l'étoile nouvelle se lève, ne restons pas en arrière, et marchons les premiers au-devanlde ce Dieu qui se réveille dans les cœurs. Que d'autres (s'ils le veu¬ lent) s'enracinent dans la lettre, courons au-devant de l'Esprit ; l'enthousiasme, qui seul crée, renouvelle les sociétés, n'est pas mort en France pour s'être refroidi. Que la génération nouvelle, en qui repose l'avenir, sans se laisser endormir par un trop grand soin des petites choses, aspire à continuer la tradition de vie 5 et, tous ensemble, montrons que toute religion n'est pas exclusivement, uniquement renfermée chez le prêtre, ni toute vérité dans la chaire sacrée. III- LEÇON. CONSTITUTIONS. PHARISAISME CHRÉTIEN. [2i mai.] Grâce à vous, la liberté de discussion ne sera pas étouffée; ici comme partout ailleurs le bon droit n'aura eu besoin que de se montrer pour l'emporter sur la violence. A la première nouvelle que le droit d'examen était menacé publiquement, on a pu douter d'une chose si étrange; lorsqu'elle a été certaine, toutes les opinions se sont réunies en un moment ; vous vous êtes pressés autour de nous; et, par celle force irré¬ sistible, qui naît de la conscience générale , vous avez prêté à nos paroles le seul appui que nous puissions désirer. Quelle que soit la diversité des impres¬ sions à d'autres égards, nous nous sommes confondus dans la même cause. Nous ne pouvions reculer d'un pas; vous ne pouviez nous renier; voilà ce que vous J 85 avez tous senti. Je vous en remercie au nom du droit et delà liberté de tous; les uns et les autres nous avons fait, je crois, ce que nous devions faire. Ne pensez pas, d'ailleurs, que je n'aie désormais rien de plus pressé que d'envenimer mon sujet. Mon projet est tout différend. Je veux aujourd'hui ce que je voulais il y a un mois, étudier philosophiquement, impartiale¬ ment, la Société de Jésus que je rencontre, sans pou¬ voir l'éviter; j'ajoute que je me fais un devoir de l'étudier, non chez ses adversaires, non pas même dans les œuvres des individus, mais seulement dans les monuments consacrés qui lui ont donné la vie. Ce qui ne peut manquer de vous frapper, c'est la ra¬ pidité avec laquelle cette Société a dégénéré. Où trou¬ ver rien de semblable dans aucun autre ordre ? Le cri public s'élève contre elle dès son berceau. La bulle de constitution est de 1540 ; déjà la Société est chassée, d'une partie de l'Espagne en 1555, des Pavs-bas et du Portugal'en 1578, de toute la France en 1594. de Venise en 1606, du royaume deNaplesen!622 ; je ne parle que des Etats Catholiques. Cette réprobation montre au moins combien le mal a été précoce. Pascal, en s'attachant aux casuistes voisins de son temps, s'est tu sur les origines de la Société; ce grand nom de Loyola a détourné son glaive. Dans le procès du dix- 10. 185 huitième siècle, on a surtout fait comparaître le jé¬ suitisme du dix-huitième siècle. Ce qu'il nous reste à faire, est, en le saisissant dans ses racines, d'établir que celte prompte corruption était inévitable, puis¬ qu'elle était en germe dans le premier principe, et qu'cnfln il était impossible au jésuitisme de ne pas dégénérer, puisque par sa nature même, il n'est rien qu'une dégénération du christianisme. J'ai montré avec impartialité, je l'espère, l'ascète dans Ignace de Loyola. Voyons aujourd'hui le poli¬ tique. Son grand art est de s'effacer au moment où il touche le but. Lorsque sa petite société est réunie à Venise, et qu'il faut faire le dernier pas, aller à Rome, demander la consécration du pape, il se garde bien de paraître. Il envoie à sa place ses disciples, des hommes simples et soumis à toute autorité. Pour lui, il se cache, craignant de montrer sur son front, s'il pa¬ raît, le signe de la toute-puissance; le pape, en agréant les disciples, croit acquérir des instruments; il ne sait pas qu'il vient de se donner un maître. C'est un trait que Loyola a de commun avec Octave : il touche au but de toute sa vie ; pour s'en mieux em¬ parer il commence par le repousser. Au moment où la Société créée par lui, va nommer son chef, Loyola se récuse ; il se sent trop petit, trop indigne du fardeau ; 11 m ne peut l'accepter. Usera le dernier de tous, si ses amis ne le contraignent d'être le premier! Après plusieurs années, quand il pense que cette autorité absolue qu'il s'est fait imposer a besoin d'être de nouveau retrem¬ pée, il veut abdiquer; lui, le maître des papes, le sou¬ verain de cette Compagnie qu'un de ses regards fait mouvoir d'un bout de la terre à l'autre, il menace de quitter sa villa de Tivoli, et de redevenir l'anacho¬ rète de Manrèse. Ses mains sont trop faibles, son génie trop timide pour suffire à la lèche; il faut encore que de tous les points du monde chrétien, les membres de la Société le supplient de rester à leur tète. Et ce n'é¬ tait pas là une autorité douce et débonnaire! Ses dis¬ ciples, le grand François Xavier, ne lui écrivaient qu'à genoux ; pour avoir osé lui adresser une objection sur un point de détail,Laynez, l'âme du concile do Trente, Laynez, qui sera son successeur, tremble à une parole du maître; il demande pour son châtiment de quit¬ ter la direction spirituelle du concile, et d'employer le reste de sa vie à enseigner à lire aux enfants. Yoilà quel était l'empire de Loyola sur les siens. D'ailleurs, habile à renier leur orthodoxie, dés qu'elle déplaît aux puissants, comme dans l'affaire de l'intérim. De plus en plus attaché aux petites règles, il con¬ damne dans Bobadilla, dans Rodriguez, cet amour 188 pour les grandes, qui avait fait autrefois sa vie. Lui qui, dans sa jeunesse, avait été emprisonné comme novateur, on l'entend répéter que, s'il vivait mille ans, ii ne cesserait de crier conlre les nouveautés qui s'in¬ troduisent dans la théologie, la philosophie, la gram¬ maire. Il excelle dans la diplomatie, au point de ne rien laisser à inventer à ses successeurs. Son chef- d'œuvre à cet égard, fut de concilier sa toute-puissance avec celle de la papauté. Le pape voulait, malgré lui, créer cardinal, Borgia, un de ses disciples. Loyola décide que le pape offrira, que Borgia refusera, se ménageant ainsi l'orgueil du refus, et l'ostentation de l'humilité. Enfin, après avoir vu l'accomplis¬ sement de tout ce qu'il a projeté, la Société re¬ connue , les Exercices spirituels consacrés, la con¬ stitution promulguée, il touche à l'agonie, il dicte sa dernière pensée. Quelle est-elle ? « Ecrivez; je « désire que la compagnie sache mes dernières pensées « sur la vertu d'obéissance ; » et ces dernières confi¬ dences, sont ces mots terribles, qui ont déjà été cités, et qui résument tout : que l'homme devienne tel qu'un cadavre, ut cadaver, sans mouvement, sans volonté; qu'il soit tel que le bâton d'un vieillard, senis baculus, que l'on prend ou rejette à son gré.. 180 Ainsi ce ne sont pas là des images ébauchées au hasard dans la constitution; c'est par ces paroles réfléchies, répétées, qu'il prétend terminer sa vie; intime secret de cette âme, sur lequel il revient en mourant. Nous voudrions nous tromper sur ce point; nous ne le pour¬ rions pas. Yoilà, il faut l'avouer, un christianisme tout nouveau, car les miracles du Christ étaient faits pour rap¬ peler les morts à la vie; les miraclesde Loyola sont faits pour ramener les vivants à la mort. Le premier et le der¬ nier mot du Christ, c'est la vie. Lepremieretle dernier mot de Loyola, c'est le cadavre. Le Christ fait sortir Lazare du sépulcre ; Loyola veut de chaque homme faire un Lazare au tombeau. Encore une fois, qu'y a-t-il de commun entre le Christ et Loyola? Je sais que quelques personnes sincères , n'ont pu s'empêcher d'être au moins étonnées du carac¬ tère des Exercices spirituels, et des citations incon¬ testables que j'ai dû faire. Elles s'échappent en pen¬ sant que c'est là sans doute un code, une loi tom¬ bée en désuétude, et qui n'est plus pour rien dans la tradition de la société de Jésus. Je ne puis leur lais¬ ser ce refuge. Non , le livre des Exercices spirituels n'est pas hors d'usage. Au contraire, il est le fonde¬ ment, non-seulement de l'autorité de Loyola, mais encore de l'éducation de toute la société; d'où la né- 190 cessité de l'admettre tout entier, ou en le rejetant, de rejeter avec lui la compagnie dont il est le prin¬ cipe vital ; point de milieu ; car, suivant la compagnie, il est l'œuvre inspirée d'en liaut ; la mère de Dieu l'a dicté, dictante Maria. Loyola n'a fait que le transcrire sous l'inspiration divine. Que l'on ne pense pas non plus que j'aie choisi méchamment dans l'examen de cet ouvrage, les par¬ ties les plus singulières, qui auraient le plus em¬ barrassé ceux que je combats. Je n'ai extrait que les points sérieux; il en est de ridicules qui renfer¬ ment déjà le principe des maximes et des subter¬ fuges qu'a combattus Pascal. Croirait-on, par exemple, que Loyola, cet homme si sérieux dans l'ascétisme, soit conduit par son propre système à jouer, feindre la ma¬ cération? Comment! ruser avec ce qu'il y a de plus spontané, avec les saintes flagellations de Madeleine et de François d'Assises! Oui, quoi qu'il en coûte, pour faire toucher du doigt tout le système, je dois citer les paroles du livre fondamental, des Exercices spirituels: et ne riez pas, je vous prie, car je ne trouve rien de plus triste que de pareilles chutes. Toute la pensée est là : — « Servons-nous, dit Loyola, dans la fia- « gellation , principalement de petites ficelles qui o blessent la peau , en effleurant l'extérieur, sans 191 « atleindre l'intérieur, pour ne pas nuire à la santé » Quoi ! dès l'origine, dans la règle idéale, avant toute dégénération, contrefaire froidement, frauduleusement les stigmates et les meurtrissures des anachorètes et des Pères du désert, qui condamnaient sur leurs flancs exténués les révoltes du vieil homme! Le martyre n'est imposé qu'aux saints, je le sais bien! mais jouer avec le martyre, ruser avec l'héroïsme, frauder la sain¬ teté! qui eût jamais cru que cela fût possible? qui eût jamais cru que cela fût écrit, commandé, ordonné dans la loi? De cette première fraude ne voyez-vous pas naître le sanglant châtiment et le fouet véridique des Provinciales? Nous sommes au cœur de la doctrine. Continuons d'entrer dans cette voie. Le livre des Exercices spi¬ rituels est le piège perpétuellement tendu par la so¬ ciété; mais comment attirer les âmes de ce côté? Une fois attirées, comment les retenir au début, leur communiquer peu à peu le désir de s'arrêter sur cette amorce, de se fixer dans celte gymnas¬ tique extérieure? Comment les enchaîner par degrés, sans qu'elles s'en doutent? Nouvel art qui est dé- 4 Quare flagellis polissimùm ulemur ex funiculis minulis, quae cxleriores alTIigunt parles, non aulêm atieo inlcriorcs, ut valelu- dinem adversarn causarc possint. 192 posé dans un autre ouvrage, presque aussi extraordi¬ naire que le premier; je parie du Directorium. Quel¬ ques années après la fondation de la société, les mem¬ bres principaux s'entendirent pour réunir les expériences personncllesqu'ilsavaient faites sur l'application de la méthode de Loyola. Le général de l'ordre, Âquaviva, homme d'une politique consommée, tint la plume; de là naquit ce second ouvrage également fondamental, qui est au premier ce que la pratique est à la théorie. Vous avez vu le principe ; voici h tactique mise en action, Pour attirer quelqu'un à la société , il ne faut pas agir brusquement, ex abrupto. Il faut attendre quelque bonne occasion, par exemple, que cette personne éprouve un chagrin extérieur, ou encore, qu'elle fasse de mauvaises affaires1. Une excellente commodité se trouve aussi clans les vices même Bans les commencements il faut bien se garder de proposer comme exemples, ceux qui, le premier pas fait, ont été conduits à entrer dans l'ordre; c'est du moins là ce qu'il faut taire jusqu'au bout3. S'il s'agit de personnes considérables, ou de certains nobles'', ne 1 Ut si nori benè ei succédant negotia. Directorium, p. 10. 2 Etiam oplirna est comniodilas in ipsis vitiis. Jb., p. 17. 3 Certé hoc postremùm taeendum./t>., p. 18. * Et quidam aliqu»ndô nobilcs. /!>., p. 07. 193 pas leur livrer les exercices complets. Dans tous les cas, il vaut mieux que l'instructeur se rende chez ces per¬ sonnes, parce que la chose est ainsi plus facilement secrète \ Et pourquoi donc tant de secrets dans les affaires de Dieu ? A l'égard du grand nombre, la première chose à faire, est de réduire à la solitude cellulaire celui qui est destiné aux exercices. Là, séparé de l'aspect des hommes, et surtout de ses amiss, il ne doit être vi¬ sité que par l'instructeur, et par un valet taciturne, qui n'ouvrira la bouche que sur les objets de son service. Dans cet isolement absolu, lui mettre entre les mains les Exercices spirituels, puis l'abandonner à lui-môme. Chaque jour, l'instructeur (instruclor) paraîtra un mo¬ ment, pour l'interroger, l'exciter, le pousser plus avant dans cette voie sans retour. Enfin , lorsque cette âme est ainsi dépaysée, brisée, qu'elle s'est jetée elle- même dans le moule de Loyola, qu'elle sent l'étreinte irrésistible, lorsqu'elle est suffisamment déracinée, et que, pour parler comme le Directorium, elle étouffe dans l'agonie3, admirezle triomphe de cette diplomatie sacrée! Le rôle de l'instructeur change subitement; 1 Quia sic faciliùs res cclatur. Direct., p. 75. L'important serait que tout se fît à la campagne, in aliquod prœdium, Ib. p. 77. 2 Maxime familiarium. Ib., p. 33. 3 In illû quasi agonià tuffocatur. Ib., p. 223. il 194 d'abord, il pressait, il excitait, il enflammait; mainte¬ nant que tout est fait, il faut montrer une habile in¬ différence. Non, rien déplus profond, je devrais dire de plus infernal n'a été inventé, que celte patience, cette lenteur, cette froideur, au moment de saisir cet esprit qui déjà ne s'appartient plus. 11 est bon, dit le Dîreclorium, « de le laisser alors un peu respirer1. » Lorsqu'il a « repris jusqu'à un certain point haleine2, » c'est le moment favorable : car il ne faut pas qu'il soit « toujours torturé3. » C'est-à-dire que lorsque cette àrae agonisante s'est abandonnée tout entière, vous lui laissez froidement le choix4; il faut que dans cet instant de répit, elle conserve précisément asspz de vie pour se croire libre encore de s'aliéner pour jamais. Qu'elle rentre si elle veut dans le monde, qu'elle s'engage dans un autre ordre, si cela lui plaît mieux ; les portes lui sont ouvertes, maintenant qu'elle est enchaînée par les mille replis que l'instructeur a serrés autour d'elle; la merveille, c'est de prétendre que ce cœur exténué recueille un reste de liberté, pour se précipiter lui- même dans l'éternelle servitude. Rassemblez tout cè 1 Sincndus est aliquandô respirarc. Directorium, p. 215. 2 Cum deindé quodarnmodô respirât. Ib., p. 223, 5 Non semper afUigalur. Ib., p. 210. 4 Eleclioncm. Un bon instructeur doit savoir caresser et cha¬ touiller le doute. Eum relinquat aliquanlùm dubium et incertain. Ib. p. 182. 195 que vos souvenirs vous rappellent de combinaisons ma¬ chiavéliques, et dites si vous trouvez rien qui surpasse la tactique de cet ordre aux prises avec l'àme, en par¬ ticulier. Yoilà l'individu subjugué ; il s'agit de savoir ce qu'il devient au sein de la société; ce qui nous conduit à l'examen rapide de l'esprit des Constitutions*. \]n trait du génie de Loyola, est d'avoir commencé par fer¬ mer à ses disciples l'entrée aux charges ecclésiastiques ; par ce seul mol il établit une église dans l'Eglise. En interdisant aux siens toute espérance hors de la com¬ pagnie, il sait qu'il va les remplir d une ambition in¬ finie pour l'autorité de l'ordre. Puisque chacun est mùré dans l'institut de Jésus, il faut bien que chacun travaille avec une énergie extraordinaire à agrandir, dorer, glorifier sa prison ; nul ne sera ni Evêque, ni Cardinal, ni Pape; tous auront leur part dans l'immor¬ talité de l'ordre. Mais que celle immortalité est étrange 1 Dans les Exercices spirituels éclatent encore au moins les traces de l'enthousiasme passé. Dans les Constitu¬ tions, tout est froid, glacé comme ces avenues de ca¬ tacombes, dans lesquelles on range symétriquement de vastes ossuaires. Tout cela est très-ingénieusement construit ; on imite les édifices qu'éclaire le soleil de 1 Régula: socielatis. 196 vie; par malheur ils sont faits avec les débris des morts; et une société ainsi établie peut durer longtemps saris s'user, parce que le grand principe de vie lui a été re¬ tranché dès le commencement. Loyola, avant de proclamer une de ses règles, la dé¬ pose solennellement, pendant huit jours, sur l'autel; soit qu'il s'agisse du principe de sa loiou d'un règle¬ ment d'école, de la charge de l'infirmier, du portier, du gardien des vêtements ou des mystères de la con¬ science, il donne à chacune de ces choses la même autorité sacrée, rabaissant ainsi les grandes pour re¬ lever les petites. Dans sa législation, vous retrou¬ vez la même défiance de l'esprit, que dans ses livres d'ascétisme. Chez tous les fondateurs d'institutions chrétiennes, ce que je sens d'abord , c'est le chré¬ tien, l'homme en soi, la créature de Dieu; dans la loi de Loyola, je ne vois rien que pères provinciaux, préposés, recteurs, examinateurs, consulteurs, ad- moniteurs , procurateurs, préfet des choses spiri¬ tuelles, préfet de la santé, préfet de la bibliothèque, du réfectoire, veilleur, économe, etc. Chacun de ces fonctionnaires a sa loi particulière, très-claire, très- positive; il est impossible que chacun d'eux ne sache pas ce qu'il doit faire à chaque heure de la journée. Est-ce tout ? Oui, s'il s'agit d'une association tepi- 197 porelle, extérieure; presque rien, s'il s'agit d'une société réellement chrétienne. Je vois, en effet, des employés qui sont tous admirablement distribués, des fonctionnaires qui chacun ont leur tâche marquée ; maïs montrez moi sous tout cela l'âme chrétienne ; au milieu de tant de fonctions , de dénominations , d'oc¬ cupations extérieures, l'homme m'échappe, le chrétien s'évanouit. La vie morale, spirituelle, est tarie dans celte loi; feuilletez-la de bonne foi, sans arrière-pensée; demandez-vous, si vous le voulez, à chaque page, si c'est la parole de Dieu qui sert de fondement à cet échafaudage; pour que cela fût, il faudrait au moins que le nom de Dieu fût prononcé, et j'atteste que c'est celui qui y paraît le plus rarement. L'expé¬ rience de l'homme d'affaires, des rouages d'une com¬ plication extrême, un arrangement savant des per¬ sonnes et des choses, la régularité anticipée du code de procédure remplacent les prières, les élé¬ vations qui font la substance des autres règles. Le fondateur se fie beaucoup aux combinaisons indus¬ trieuses , très-peu aux ressources de l'âme ; et dans cette règle de la société de Jésus, tout se trouve, ex¬ cepté la confiance dans la parole et le nom de Jésus- Christ. J198 Voilà le caractère le plus important de cette législa¬ tion. Pour la première fois, les saints ne se fient plus à la puissance spirituelle du Christ; afin de relever son règne, ils font appel directement à des calculs em¬ pruntés de la politique des cabinets. L'esprit de Charles- Quint et de Philippe II se substitue à l'esprit de l'E¬ vangile. De ce sceau de défiance imprimée d'une manière si profonde sur l'œuvre spirituelle de Loyola, voyez naître nécessairement la forme entière de son institu¬ tion, Premièrement, puisque c'est l'esprit même qui est soupçonné, il en résulte que tous les membres de la communauté, au lieu de se sentir tranquillement, fraternellement unis dans la foi, comme les premiers chrétiens, doivent se tenir les uns et les autres pour autant de suspects ; d'où il suit que, dès la première page, au lieu de la prière qui sert d'introduction et de base aux autres règles, la délation est inscrite, comme fondement delà constitution de Loyola1. Se dénoncer mutuellement, c'est un des premiers mots de la règle ; c'est une première concession à la logique. La milice de Loyola n'est plus de celles que l'enthou¬ siasme poussera à combattre en plein soleil ; par son 1 Manifcslare se se inviccm. — Quœcumquc per quemvis mani- fcslentur. Rcgul. Sociel. p. 2. 199 origine même, elle sera non plus la légion théîjaîne, mais la police instituée du catholicisme. Secondement, en vertu du même principe, si l'Urne n'est plus le mo¬ bile de tout, elle n'est plus qu'un danger; d'où la né¬ cessité de l'exténuer sous le joug cadavéreux d'une obéissance, non pas intelligente, mais aveugle, ole- dicnlia cœca. Voilà pourquoi la soumission dans les autres ordres n'est rien en comparaison de cette mort volontaire de la conscience. Que d'autres sociétés se distinguent par d'autres vertus; celle de la compagnie de Jésus doit être avant tout la démission de soi-même. Chez les trappistes , l'homme a pu conserver un refuge intérieur dans son propre martyre et son si¬ lence; chez les jésuites, l'àme, lors même qu'elle ne le voudrait pas, est obligée de s'échapper à elle-même par surprise, et de se rappetisser dans l'embarras des occupations extérieures. Une autre conséquence qui rentre dans les deux premières, est la nécessité systématique de réprimer les grands instincts, de développer les petits. On a remarqué que la compagnie de Jésus, si féconde en hommes habiles, n'a pas produit un grand homme après Loyola. En Yoici la raison ; elle est irrécusa¬ ble, L'orgueil tout castillan de Loyola lui a persuadé que ses disciples seraient incapables de supporter, 200 comme lui, les épreuves de la lutte et de l'enthou¬ siasme ; de là il a étouffé chez les siens les ravisse¬ ments héroïques qui ont fait sa puissance. Je n'exa¬ mine pas si cet orgueil du saint Espagnol est con¬ forme à l'Évangile; je dis seulement qu'en retranchant aux siens les inconvénients de l'enthousiasme et de l'héroïsme divin, il a empêché qu'aucun d'eux ne re¬ montât à sa hauteur; et je préviens que se ranger à sa loi, ce n'est rien autre chose que faire vœu de médio¬ crité morale. Représentez-vous un moment un grand poète, Dante , par exemple , voulant former une école , et prémunissant d'abord ses disciples contre les dangers de la sensibilité, de l'imagination, des passions poé¬ tiques , il ferait précisément ce qu'a fait Ignace de Loyola. Dans les autres ordres, on voit des hommes égaler les fondateurs ; la vie même y augmente de génération en génération. Le dominicain saint Tho¬ mas est plus grand que saint Dominique; mais qui jamais a entenduparler dans la compagnie de Jésusd'un homme qui égalât ou surpassât le fondateur? Cela est impossible par la nature des choses. Ajoutez cette dernière considération qui résume ce qui précède : l'ordre de Jésus dans son développe¬ ment représente exactement l'histoire personnelle d'I- 201 gnace de Loyola. D'abord, les premiers disciples, les saint François Xavier, les Borgia, les Rodriguez, les Bobadilla, sont remplis de ce feu que le maître a puisé dans la solitude de la grotte de Manrèse; un génie enthousiaste les mène. Dès la seconde généra¬ tion, tout est changé; la politique glacée de Loyola, dans sa maturité, a passé déjà dans l'âme des Aqua- viva et des successeurs. Pour parler plus justement, c'est l'âme de Loyola lui-même qui semble se refroi¬ dir , se glacer de plus en plus dans les veines de la société de Jésus. La société répète son auteur depuis trois siècles; et aujourd'hui l'ordre mourant imite encore, reproduit encore Loyola mourant ; comme lui, il se relève sur son séant quand on le croyait perdu; et du milieu de cette agonie, le mot qu'il prononce est encore le dernier de Loyola, la domina¬ tion, l'obéissance aveugle, obedientia cœca. Que l'hu¬ manité plie comme un bâton dans la main d'un vieil¬ lard, Ut senis baculus! C'est le testament du fonda¬ teur, c'est aussi le dernier vœu de la société. En suivant la même série d'idées, il ne me sera pas difficile de montrer comment, du même principe tout négatif, du manque de confiance dans l'esprit, est sortie la Théorie des cas de conscience qui, pour beaucoup de personnes, marque le trait distinctif du jésuitisme. Le IL 202 principe de Loyola devait nécessairement produire et développer cet instinct de procédure appliqué à la con¬ science. En effet, du moment où l'on se défiede l'âme, où le cri de la conscience est tenu pour rien, il faut tout écrire. La parole écrite est mise à la place de la parole intérieure ; la règle des docteurs doit nécessai¬ rement remplacer le verbe et la lumière faite pour éclairer chaque homme qui vient en ce monde. Moins une société a de vie, plus elle a d'ordonnances, de dé¬ crets, de lois qui se contredisent et se heurtent. Ap¬ pliquez ceci à la vie religieuse, et voyez dans quel dé¬ dale vous entrez ! Comme l'âme n'a plus le droit de tout trancher par un de ces mots souverains, écrits par Dieu môme et qui sortent des entrailles intimes del'homme, les règles amènent d'autres règles, les décisions d'au¬ tres décisions, sans qu'il soit possible que sous cet écha¬ faudage de contradictions, l'instinct moral ne demeure pas accablé. Par un renversement inconcevable , qui n'est que la conséquence du principe, ce n'est plus la loi religieuse, qui, par sa simplicité, domine la loi civile. C'est au contraire la loi religieuse , qui vient misérablement, honteusement, imiter, contre¬ faire, quoi? les lois de procédure, les subtilités de la chicane; c'est la loi divine qui , renversée et dé¬ gradée de son unité sublime, vient se calquer sur Ja 203 forme, la méthode et les arguties des tribunaux scolas- tiques. La religion est-elle assez descendue? À la place du prêtre je vois l'avocat patelin au tribunal de Dieu. Eh bien! il faut dôcheoir encore; car on ne s'arrête pas dans ce chemin. La jurisprudence de la scolastique était au moins corrigée par un fond d'équité qui em¬ pêchait le juge de se précipiter volontairement dans l'absurde ; le prêtre, en se mettant à la suite de la pro¬ cédure du moyen âge, s'est condamné à descendre in¬ finiment plus bas. Ne se fiant plus à l'instinct mo¬ ral dans sa simplicité divine , et n'ayant pas non plus l'indépendance rationnelle du jurisconsulte , où peut aller cet homme avec cette conscience volon¬ tairement muette , avec cette raison volontairement aveuglée? où peut-il aller sinon dans ce chemin du ha¬ sard et du probabilisme, où renversant dans les ténè¬ bres, l'une sur l'autre, la notion du bien et la notion du mal, s'engageant de plus en plus hors de toute vé¬ rité dans un abîme monstrueux, habile seulement à endormir le remords, souvent il prévoit, imagine, de¬ vance et crée en théorie le crime même impossible? Ne vous étonnez donc pas que la dégénération ait été si rapide, puisqu'elle était déjà contenue dans l'i¬ déal même de la société. Je pourrais, si je le voulais, 204 apporter à cet égard, d'étranges témoignages. Ecou¬ tez cet aveu terrible qui échappe à l'un des disciples les plus fameux de Loyola, à l'un de ceux qui se sont le plus rapprochés de son esprit, à l'un de ses contem¬ porains, Mariana ! Ce n'est pas moi qui parle, c'est un membre de l'institut de Jésus après cinquante ans pas¬ sés dans la communauté : «Toute notre institution, dil- « il, ne semble avoir d'autre but que d'enfouir sous « terre les mauvaises actions et de les dérober à la « connaissance des hommes L » Je pourrais ajouter à cette confession d'étonnants aveux qu'a oubliés Pascal, sur la manière de capter la bienveillance des princes, des veuves, des jeunes hommes nobles et opulents; j'i¬ rais aisément très-loin dans cette voie; je m'arrête. Est il besoin, en effet, de dire ce qui vous attache à celte discussion ? ce n'est ni son rapport avec le temps où nous sommes, ni la curiosité du scandale. Ce qui vous intéresse, c'est que celte question est en soi-même grande, universelle : laissons-lui ce caractère. Cette question est celle de la réalité et de l'apparence, du vrai et du faux , de la vie et de la lettre. Dès qu'une doc¬ trine veut contrefaire la vie qu'elle a perdue, vous ' Totum rcgimcn nostnim viclcfur liunc habere scopum, ul mu- lefacla injeclft terà oecuHeijturJet hotnirsum noliUaa subtrahantur. 205 trouvez le principe et l'élément d'une sorte de jésui¬ tisme, tarit chez les anciens que chez les modernes. Je ne serais pas embarrassé de montrer que toute religion a produit tôt ou tard, son jésuitisme qui n'en est rien que la dégénération. Sans sortir de notre tradition, les Pharisiens sont les jésuites du mosaïsme, comme les jésuites sont les Pharisiens du christianisme. Les Pharisiens nç dou¬ taient-ils pas aussi de l'esprit? nedemandaient-ilspas: qu'est-ce l'esprit? n'étaient-ils pas les défenseurs acharnés de la lettre? le Christ ne les comparait-il pas à des sépulcres? n'est-ce pas aussi la comparaison qui plaît le plus aux nôtres dans leurs constitutions? Si tout cela est vrai, où est la différence? Et s'il n'y a pas de différence, c'est le Christ qui a prononcé en mau¬ dissant les scribes elles docteurs delà loi. Gardez-vous donc (ici je m'adresse à ceux qui, sé¬ parés de moi, me montrent le plus d'aversion), gardez- vous donc de vous sceller tout vivants dans ces tom¬ beaux , vous vous repentiriez lorsqu'il serait trop tard. Il y a encore de grandes choses à faire ; restez donc où est le combat de l'esprit, le danger, la vie, la récom¬ pense. Ne vous perdez pas, ne vous ensevelissez pas dans ces catacombes ; vous le savez comme moi : Dieu n'est pasledieudes moris, ilest le dieu des vivants. 200 Encore, s'il le faut, pourrai-je, par un effort d'un moment, admettre qu'au sortir du moyen âge quel¬ ques âmes emportées par trop d'ascétisme, aient eu besoin d'être rangées sous cette règle sèche et glacée.- J'admettrai que ces élans du moyen âge, tout à coup comprimés par une méthode accablante, aient tourné, sinon à de grandes pensées, du moins à de hardies en¬ treprises. Mais, de nos jours, en 184-3, que vient faire cette doctrine dans je monde? que nous donne-t-elle que nous ne possédions trop abondamment? Nous avons, avant tout, les uns et les autres, faim et soif de sincérité, de franchise. Elle nous apporte la tactique et le stratagème, comme s'il n'y avait pas assez de stratagèmes et de tactique dans le cours visible des af¬ faires! Nous ne pouvons vivre sans liberté; elle nous apporte la dépendance absolue, comme s'il ne restait pas assez d'entraves dans les choses. Nous avons besoin du sens spirituel, grand, puissant, ouvert à tous, ré¬ générateur ; elle nous apporte le sens étroit, petit, ma¬ tériel, comme s'il n'y avait pas assez de matérialisme dans le siècle ; nous avons besoin de la vie, elle nous apporte la lettre. En un mot, elle n'apporte rien au monde que ce dont le monde regorge. Et voilà aussi pourquoi le monde n'en veut plus ! Considérez encore que, s'il est un pays sur la terre 207 dont le tempérament soit incompatible avec celui de la Société de Jésus, ce pays c'est la France. De tous les premiers généraux de l'ordre, de tous ceux qui lui ont donné sa direction, aucun n'est Français. L'esprit de notre pays n'a été communiqué par personne à cette combinaison du levain de l'Espagne, et du machiavé¬ lisme de l'Italie au seizième siècle. Je comprends que là où il a ses racines, même combattu par l'instinct public, l'esprit de l'institut a pu produire des hommes d'état, des conlroversistes, les Mariana, lesBellarmin. les Aquaviva. Mais parmi nous, transplanté hors de son terrain, stérile pour lui-môme, le jésuitisme ne peut rien que stériliser le sol. Voyez! tout ici le con¬ tredit et le heurte. Si nous valons quelque chose dans le monde, c'est par l'élan spontané : il en est tout le contraire. C'est par la loyauté, môme indiscrète , au profit de nos ennemis : il en est tout le contraire. C'est par la rectitude de l'esprit : il n'est que subtilité et détours d'intentions. C'est par une certaine manière de nous enflammer promptement pour la cause d'au- trui : il ne s'occupe que de la sienne. C'est, enfin, par la puissance de l'âme : et c'est de l'âme qu'il se défie. Que veut-on donc que nous fassions d'un institut qui prend à lâche de répudier en chaque chose le carac¬ tère et la mission que Dieu même a donnés à notre 208 pays? Je vois bien maintenant qu'il ne s'agit pas seu¬ lement de l'esprit de la révolution, comme je disais précédemment. De quoi s'agit-il donc? de l'existence môme de l'esprit delà France, tel qu'il a toujours été; de deux choses incompatibles aux prises, dont l'une doit nécessairement étouffer l'autre ; ou le jésuitisme doit abolir l'esprit de la France, ou la France abolir l'esprit du jésuitisme. C'est là le résultat de tout ce que je viens de dire. IVe LEÇON. des missions. [31 mai.] Ce n'est pas notre faute si, dans la voie où nous sommes entrés, nous sommes obligés de veiller à ce que les rôles ne soient pas intervertis. Notre force est dans la franchise de notre situation, et si par hasard elle est mal interprétée dans un lieu1 d'où l'on parle à la France entière, nous devons un mot d'explication à des paroles qui tombent de si haut. On nous accuse de poursuivre un fantôme. Il serait facile de répondre que nous ne poursuivons rien, que nous n'avons fait que raconter le passé ; cependant s'il s'agit d'un fan¬ tôme, pourquoi tant de haines et d'efforts pour em¬ pêcher seulement qu'on le nomme? Si le jésuitisme est mort, pourquoi tant de violence ? S'il vit, pourquoi le renier? Pourquoi? parce qu'aujourd'hui comme tou- i Chambre des députés, séance du 27 mai. 2Î0 jours, il s'est trop bâté de paraître, parce qu'il s'est trahi par son impatience , parce qu'en se montrant, il a risqué de se perdre. Mais notre peine n'aura pas été inutile, dès que nous avons servi à le manifester. Il est trop tard, désormais, pour se désavouer. La seule chose qui m'étonne, c'est qu'on nous ait accusés d'attenter à la liberté de l'enseignement, pour avoir maintenu la liberté de discussion. Quoi ! nous sommes les violents, les intolérants! Qui l'aurait cru? Violents, parce que nous nous sommes dé¬ fendus! intolérants parce que nous n'avons pas été exclusifs! Tout ceci est étrange, il faut l'avouer. La tolérance que l'on demande est-ce celle de condamner, de foudroyer sans que personne ait rien à répondre? Le droit commun que l'on réclame est-ce le privilège de l'anathéme? Il faudrait au moins le dire claire¬ ment. A quoi bon tant de détours, quand la question peut être exprimée en un mot? La France dépourvue au¬ jourd'hui de toute association, peut-elle abandonner l'avenir à une association étrangère, puissante, natu¬ rellement et nécessairement ennemie de la France? Sans tant d'ambages, je dirai seulement que je vois dans le passé le jésuitisme s'emparer de l'esprit pour le matérialiser, de la morale pour la démoraliser, et 211 je désire passionnément que personne ne s'empare au¬ jourd'hui de la liberté pour la tuer. Quoi qu'il en soit, donnons-nous le plaisir de consi¬ dérer notre sujet dans ses rapports les plus grands et les plus généraux. Le jésuitisme, à son origine, s'est imposé, pour tâche, d'étouffer l'idolâtrie et le protes¬ tantisme. Voyons comment il a accompli la première de ces entreprises. Au moment de la découverte de l'Amérique et de l'Asie orientale, la première pensée des ordres religieux fut d'élreindre ces mondes nouveaux dans l'unité de la foi chrétienne. Dominicains, Francis¬ cains, Àuguslins, marchèrent d'abord dans cette voie ; ils s'étaient lassés à contenir l'ancien monde; leurs forces ne suffisaient plus à embrasser le nouveau. A peine formée, la société de Jésus se jeta dans celle carrière ; ce fut celle qu'elle parcourut le plus glo¬ rieusement. Réunir l'Orient et l'Occident, le Nord et le Midi, établir la solidarité morale du globe, accomplir l'unité promise par les prophètes, jamais il ne se pré¬ senta de plus grand dessein au génie de l'homme. Pour atteindre ce but, il aurait fallu la vie toute-puis¬ sante du christianisme, à ses origines. Les doctrines qui faisaient l'âme de la société de Jésus, étaient-elles capables de consommer ce miracle? Pour la première 12 fois, des populations inconnues allaient se trouver en contact avec le christianisme; ce moment ne pouvait manquer d'avoir une influence incalculable sur l'a¬ venir. La société de Jésus, en se jetant en avant, pouvait décider ou compromettre l'alliance univer¬ selle. Laquelle de ces deux choses est arrivée ? En retrouvant l'Asie orientale , le christianisme découvrait la chose la plus étrange du monde, une sorte de catholicisme particulier à l'Orient, une reli¬ gion pleine d'analogie extérieure avec celle de la cour de Rome, un paganisme qui affectait toutes les formes et plusieurs des dogmes de la papauté, un Dieu né d'une vierge, incarné pour le salut des hommes, une Trinité, des monastères, des couvents sans nombre, des anachorètes, livrés à des macérations, des flagel¬ lations incroyables, tout l'extérieur de la vie religieuse dans l'Europe du moyen âge, ermitages, reliquaires, chevalerie, au sommet de tout cela une sorte de pape, qui, sans commander, impose son autorité infaillible comme celle du Dieu même. Qu'allait faire le ca¬ tholicisme de l'Europe en se trouvant face à face de ce catholicisme indien ? le considérerait-il comme une dégénération d'un principe commun jadis à l'un et à l'autre ? ou le tiendrait-il pour une imitation de la vérité contrefaite à plaisir par le Démon? Les chan- 213 ces d'alliance religieuse étaient très-différentes, sui¬ vante solution qu'on réservait à cetétrange problème. La Société de Jésus, dans celte entreprise, fut en Asie ce qu'elle était en Europe; elle reproduisit là, aussi, dans l'histoire de ses Missions, les phases diverses du caractère de son auteur. Le précurseur qui la devança dans les Indes fut François Xavier de Navarre; il avait reçu, un des premiers, l'impulsion d'Ignace de Loyola. Né comme lui, d'une famille an¬ cienne, il avait quitté le donjon paternel pour venir à Paris, étudier la philosophie et la théologie. A Sainte- Barbe, Loyola lui communique l'enthousiasme de sa jeunesse. Xavier n'eut jamais conscience de la révo¬ lution qui remplaça , dans l'esprit du fondateur, l'er¬ mite par le politique. Envoyé en Portugal, et de là aux Indes, avant même que la Société fût reconnue, il conserva l'esprit d'héroïsme, sans presque aucun mé¬ lange de calcul humain. Quand on rencontre dans ses lettres, des paroles telles que celles-ci : «Compassez « toutes vos paroles et toutes vos actions avec vos « amis, comme s'ils devaient un jour devenir vos enne- « mis et vos délateurs;» on croit reconnaître un des derniers conseils de Loyola, tombés dans ce cœur transparent. Au reste, ce sera une chose éternellement belle, 214 que cet homme encore jeune, sorti do ce brillant château de Navarre, et qui vient, seul, errer à l'aven¬ ture sur les côtes du Malabar. Dans cette Inde mer¬ veilleuse, il n'aperçoit d'abord que ceux qui vi¬ vent hors des villes, les castes misérables, les bannis, les parias, les petits enfants; dès que le soleil se cou¬ che, on le voit prendre une clochette, et s'en alier criant, de huttes en huttes : «Bonnes gens, priez Dieu! » 11 touche à la source de la science orientale ; il ne la voit pas; il croit n'avoir que des âmes d'en¬ fants pour contradicteurs, tandis qu'il est déjà enve¬ loppé par les collèges des Brahmes. Dans celle sainte ignorance de sa situation, il demande qu'on lui envoie des prêtres qui ne soient bons ni pour confesser, ni pour prêcher, ni pour enseigner; c'est assez s'ils peu¬ vent imposer le baptême. Au nom du Christ enfant, Xavier fraie un sentier invisible jusqu'au cap Como- rin ;il prend possession des solitudes infinies, des mers sans rivages, échappant par la grandeur des choses aux étroites influences delà régie de Loyola; les popula¬ tions qu'il traverse le considèrent comme un saint homme; c'est là, partout, sa sauvegarde. Du cap Comorin, il s'embarque ; il traverse, sur une petite felouque, la grande merdesIndes.Poussé, comme il le croit en effet, par le vent du Saint-Esprit, il arrive m aux Moluques, et après des peines infinies, au Japon. A cette extrémité de l'Orient, il sè trouve pour la pre¬ mière fois aux prises, non plus seulement avec des in¬ telligences brutes, mais avec une religion armée de toutes pièces, avec le boudhisme cl ses traditions vi¬ vantes; loin de se laisser déconcerter, il discute dans une languedontilsaitàpeinc quelques mots ; ou plutôt c'est son air, sa sincérité, sa foi qui parle et qui attire; son àme habite la région des miracles. Mais cette île dû Japon est déjà trop petite pour un si grand amour de prosélytisme; c'est en Chine, dans ce monde fermé, qu'il veut pénétrer à tout prix. Il s'est fait transporter dansl'îlc de Sancham,la plus voisine du continent. En¬ core quelques jours, et un batelier se charge de le placer pendant la nuit à l'entrée de la porte de Can¬ ton. Sa foi fera le reste. Ajourné par ce batelier, il meurt en quelque sorte d'attente et d'impatience, à la porte du grand empire. Yoilà ce qu'a pu l'en¬ thousiasme d'un homme isolé, sans appui, sans compagnons, sans espoir prochain dans la Société. Cette foi, toute seule, est pour lui une auréole qui le préserve et lui ouvre tous les chemins. Les peuples étrangers, sans comprendre sa langue, voient sur sa figure l'empreinte de l'homme de Dieu ; mal¬ gré eux, ils le reconnaissent, le saluent. La fasci- 216 nation se communique ; un seul homme a touché ces rivages; il y a déjà une Asie chrétienne. Après la sain¬ teté d'un seul, reste à voir cequ'ontpu faire le calcul et la ruse, appuyés sur le concours d'un grand nombre. Sur ce chemin ouvert par l'enthousiasme de Xavier, je vois arriver une autre génération de missionnaires, qui emportent avec eux le livre des Constitutions, un Code de maximes et d'instructions profondément étudiées. Si toute celte politique doit concourir à l'établis¬ sement de la religion, est-ce du moins le dogme chrétien que l'on va présenter à la croyance des peu¬ ples nouveaux? Tant de détours iront-ils aboutir à imposer l'Evangile par surprise ? Ici le stratagème éclate dans toute sa grandeur. On a voulu sérieu¬ sement faire tomber tout ce monde oriental dans le plus grand piège qui ait jamais été tendu; on a pensé que ces populations immenses, avec leurs religions affermies, leur expérience de tant de siè¬ cles , se précipiteraient d'elles-mêmes dans l'em¬ bûche; on leur a présenté un faux Evangile, pensant qu'il serait toujours temps de les ramener au vrai. Depuis le Japon jusqu'au Malabar, depuis l'archipel des Moluques jusqu'aux bords de l'Indus, on a voulu envelopper les îles et les continents dans un filet 217 de fraude, en présentant à cet autre univers, un Dieu menteur dans une Eglise menteuse; et, ce n'est pas moi qui parle ainsi, ce sont les autorités suprêmes, les papes, les Innocent X, les Clément IX, les Clé¬ ment XII, les Benoît XIII, les Benoît XIY, qui, dans une suite multipliée et non interrompue de dé¬ crets, de lettres, de brefs, de bulles, ont tenté, perpétuellement et vainement, de ramener les mis¬ sionnaires de la société de Jésus à l'esprit de l'Evangile. Chose remarquable et qui montre bien la force du système, les mêmes hommes qui ont été formés pour soutenir la papauté, dès qu'ils ne sont plus sous sa main, se retournent contre ses décrets avec plus de force que tous les ordres ensemble ; il ne dépend pas d'eux qu'ils n'abolissent, dans ces contrées loin¬ taines , non seulement la papauté, mais encore le christianisme. Car, enfin, quel changement lui faisaient-il subir? Etait-ce qu'ils le pénétraient d'une autre vie, qu'ils l'accommodaient aux mœurs, au climat, aux nécessi¬ tés d'un monde nouveau? Non. Qu'était-ce donc? Peu de chose en vérité. Ces hommes de la société de Jésus, en enseignant le Christ, ne cachaient rien qu'une chose, la passion, la douleur, le calvaire, Ces chrétiens ne reniaient que la croix ; illos pudet 218 Christum passum et crucipxum prœdicare. Ils ont honte de montrer le Christ de la passion , sur le crucifix [ce sont les termes de la congrégation des Cardinaux et du pape Innocent X) ; ou, s'ils font tant que de se servir de la croix , ils l'ensevelissent sous les fleurs répandues au pied des idoles, de telle sorte, qu'en adorant l'idole en public, il soit loisible de rap¬ porter cette adoration à cet objet caché. Et voilà par quels stratagèmes ils pensent gagner des empires et des peuples innombrables. Dans le pays des perles et des pierres précieuses, ces hommes tout extérieurs croient faire merveille, pour attirer les ûmes, de ne montrer qu'un Christ triomphant, au milieu des présents des Rois mages, sauf à dire quelque chose de la vérité quand la conversion sera consommée, le baptême reçu. Pour les obliger de renoncer à cette pratique insensée , où leur système les en¬ traîne, il faut décrets sur décrets, mandements sur mandements, bulles sur bulles ; les lettres ne suffisant plus, il faut que la papauté arrive pour ainsi dire en personne. Un prélat est envoyé, Un Français, le cardinal de Tournon, pour réprimer ce christianisme sans croix, cet évangile sans Passion; à peine arrivé, la société le fait jeter en prison; il y meurt de surprise et de douleur. 219 D'ailleurs, le dogme ainsi mutilé, l'application se fait immédiatement sentir. S'il faut renier le Christ pauvre, nu, souffrant, que s'ensuit-il? qu'il faut re¬ nier aussi les pauvres, les classes bannies, sacrifiées ; de là (car on ne s'arrête pas devant cette logique ), le refus d'accorder les sacrements aux misérables, aux classes tenues pour infirmes, aux panasl. C'est à quoi l'on arrive en effet; et malgré l'autorité et les menaces des décrets de 1645 d'Innocent X, de 16Ç9 de Clé¬ ment IX, de 1734, 1739 de Clément XII, de la bulle de 1745 de BenoîtXIY, on s'obstine dans celle mons¬ truosité d'exclure du christianisme les misérables , c'est-à-dire ceux auxquels il a été d'abord envoyé. Voici la condamnation que le vicaire apostolique de Clément XI, prononce en 1704, à Pondichéri sur les lieux même : «Nous ne pouvons souffrir que les métle- « cins de l'àme refusent de rendre aux hommes de basse « condition les devoirs de charité que ne leur refusent « pas même les médecins païens, medici gentiles.»Lés termes de Benoît X^» e91727, font peut-être plus vive¬ ment encore toucher du doigt cet acharnement des mis¬ sionnaires à renier les misérables par lesquels avait com¬ mencé Saint François Xavier: « Nous voulons et or- « donnons que le décret sur l'administration des Saints— \ InQrmis cliam abjeclae el inflma: condilionis vulgô diclis parias. 220 « Sacrements aux moribonds de basse condition, que « l'on appelle parias, soit enfin observé et exécuté, « sans plus de délai, ulteriori dilatione remotâ. » Ce qui n'empêche pas que vingt ans après, la papauté ne soit contrainte de fulminer de nouveau sur le même sujet, et, ainsi de suite , jusqu'à l'abolition de la société. Or, ce ne sont pas là des opinions précon¬ çues, des assertions haineuses; ce sont des faits dé¬ pendants de l'autorité devant laquelle nos adversaires sont contraints de plier la tête. Maintenant, je le demande, sont-ce là des missions chrétiennes ou des missions païennes ? Dans tous les cas, qu'ont-elles conservé de l'esprit de l'Évangile? Les apôtres du Christ trouvèrent aussi, en sortant de Ju¬ dée, un monde nouveau pour eux, riche, orgueilleux, sensuel, plein d'or et de joyaux, surtout ennemi des es¬ claves. Parmi ces hommes, y en eut-il un seul qui, en présence de la splendeur grecque et romaine, songeât à dissimuler la doctrine, à cacher la croix devant le triomphe de la sensualité païenne? au milieu de ce monde de patriciens, y en eut-il un seul qui reniât les esclaves? au contraire, ce qu'ils ont fait surtout pa¬ raître à la face de celte société fastueuse, est le Dieu souffrant, le Christ flagellé, l'éternel plébéien dans la crèche de Béthléem. Ce que les saint Pierre, les saint 221 Paul, ont montré à Rome, au milieu de son ivresse, est le calice du Calvaire, avec le fiel et l'hysope du Golgolha ; et c'est aussi pourquoi ils ont vaincu. Quel besoin Rome avait-elle d'un Dieu revêtu d'or et de puissance? Cette image de la force lui avait apparu cent fois; mais être la maîtresse du monde, nager dans les richesses de l'Orient, et rencontrer un dieu nu, flagellé qui prétend la gagner par la croix de l'esclave, voilà quelque chose qui l'étonné, la saisit et finit par la subju¬ guer. Imaginez qu'au lieu de cela, les apôtres, les mission¬ naires de Judée eussent tenté de gagner le monde par surprise, de s'accommoder avec lui, de ne lui montrer de l'Evangile que la partie analogue au paganisme, qu'ils eussent caché le Calvaire et le sépulcre aux voluptueux de la Grèce et de Rome, qu'au lieu de livrer à la terre la parole dans son intégrité, ils n'eussent laissé voir que ce qui devait plaire à la terre ; en un mot, imaginez que les apôtres dans leurs missions eussent tenu la même politique que les missionnaires de la société de Jésus, je dis qu'ils eussent eu dans leurs entreprises auprès du monde romain la même issue que les jé¬ suites auprès du monde oriental : à savoir, qu'après un succès d'un moment , obtenu par surprise, iis eussent été bientôt rejetés et extirpés de la société à 1:\ 222 laquelle ils seraient venus tendre une embûche. Les princes, habilement circonvenus, auraient pu prêter l'oreille un moment; mais on n'aurait pas vu les ûmes de tant de patriciens, de tant de matrones romaines s'enraciner dans l'Evangile au point de défier toutes les tempêtes. Quelques beaux esprits eussent été atti¬ rés par une promesse de félicité dépouillée de la dou¬ leur qui la fait acquérir; mais les esclaves reniés ne se¬ raient pas accourus à la voix du Dieu-esclave, Poli¬ tique pour politique, celle de Tibère et de Domilien eût valu sans nul doute celle qu'on lui eût opposée. Les ruses du monde, mêlées à l'Evangile, sans tromperie monde, auraient tari l'Evangile à sa source ; le résultat de tant de stratagèmes eût été, en corrompant le Christ, d'en frustrer pour longtemps la terre abusée et détrompée tout ensemble. C'est là, trait pour trait, l'histoire de la société de Jésus dans ses illustres missions en Orient. Nous nous sommes trop accoutumés dans ce temps-ci à croire que la ruse peut tout dans le succès des affaires. Yoyez à quoi elle aboutit sitôt qu'on l'applique sur la grande échelle de l'humanité. Suivez ces vastes en¬ treprises sur les côtes de Malabar, en Chine, surtout dans le Japon, Lisez, étudiez ces événements dans les écrivains de l'Ordre, et comparez le projet avec la 223 réussite! L'histoire de ccsmissionsesl en soi (rès-uni- fortr.e : d'abord un succès facile , le chef du pays, l'empereur gagné, séduit, entouré ; une partie même de la population qui suit la conversion du chef; puis, à un moment donné, le chef qui reconnaît ou croit re¬ connaître une imposture; de là une réaction d'autant plus violente que la confiance a été d'abord entière ; la population qui se détache en môme temps que le chef, la persécution qui déracine les àmes véritable¬ ment acquises, la mission chassée sans laisser presque aucun vestige, l'Evangile compromis, échoué sur une plage maudite qui reste à jamais déserte; tel est le résumé de toutes ces histoires. Et cependant qui pourrait les lire sans admiration! Que d'habileté! que d'esprit de ressource! que de science de détails ! que de grands courages ! et que l'on me connaît mal si l'on croit que je n'ai pas de cœur pour de pareilles choses! que d'héroïsme chez les particuliers! que d'obéissance chez les inférieurs! que de combinaisons chez les supérieurs! On ne peut pousser plus loin la patience, la ferveur et l'audace. Eh bien! ce qui est plus surprenant que tout cela, c'est que tant de travaux, de dévouements associés, aient abouti à ne rien produire. Comment cela a-t-il 224 pu être? parce que si les individus étaient dévoués, les maximes du corps étaient mauvaises. Yit-on jamais rien de semblable? et que cette société mé¬ rite au fond plus de pitié que de colère ! Qui a plus travaillé, et qui a moins récolté? elle a semé sur le sable; pour avoir mêlé la ruse à l'Evangile, elle a subi le plus élrange châtiment qui soit ou monde ; et ce châtiment consiste à toujours travailler, à ne jamais recueillir. Ce qu'elle élève d'une main au nom de l'Evangile, elle le détruit de l'autre au nom de la politique. Seule, elle a reçu cette terrible loi : qu'elle produit des mar¬ tyrs et que le sang de ses martyrs ne produit que des ronces. Où sont, dans cet immense Orient, ses établis¬ sements, ses colonies, ses conquêtes spirituelles? Dans ces îles puissantes où elle a régné un moment, que reste-t-il d'elle? qui se souvient d'elle? Malgré tant de vertus privées, de sang courageusement versé, le souffle de la ruse a passé là : il a tout dissipé. L'E¬ vangile porté par un esprit qui lui est opposé, n'a pas voulu croître et fleurir. Plutôt que de confirmer des doctrines ennemies, il a mieux aimé se dessécher lui- même. Yoilà ce qu'a produit l'embûche dressée pour envelopper le monde. Mais j'entends dire : Ils ont fait, pourtant, une 225 grande chose en Orient.— Oui, sans doute. Laquelle? — Ils ont ouvert la voie à l'Angleterre.—Ah'c'est là que je les attendais, car c'est là que le châtiment est au comble. Ecoutez bien ! les missionnaires de la société de Jésus, les messagers, les défenseurs, les héros du catholicisme, ouvrir le chemin au protestantisme! les représentants de la papauté, préparer à l'extrémité du monde les voies à Calvin et à Luther! n'est-ce pas là une malédiction de la Providence? C'est du moins un excès de misère propre à faire pitié à leurs plus grands ennemis. (Applaudissements.) Or ce châtiment ne leur a pas été seulement imposé dans l'Asie orientale; partout je vois ces habiles dres¬ seurs d'embûches pris dans leurs propres pièges. On a dit que leurs plus puissants adversaires, les Voltaire, les Diderot, sont sortis de leurs écoles ; cela est vrai en¬ core, si vous l'appliquez, non à des individus, mais à des territoires, à des continents entiers. Suivez-les dans les vastes solitudes de la Louisiane et de l'Amé¬ rique du nord ; c'est un de leur plus beau champ de victoire. Là aussi, d'autres François Xavier, envoyés par un ordre du chef, s'engagent isolément et silen¬ cieusement au milieu des lacs et des forêts non encore parcourus. Ils s'embarquent sur le canot du sauvage ; 226 ils suivent avec lui le cours des fleuves mystérieux ; ils sèment encore là l'Evangile, et, encore une fois, un vent de colère disperse cette semence, avant qu'elle ait pu germer. Le génie de la société marche en secret derrière chacun de ces missionnaires, et stérilise le sol à mesure qu'ils le cultivent. Après un moment d'espé¬ rance , tout disparaît, emporté on ne sait par quelle puissance. L'époque heureuse de cette chrétienté sau¬ vage est du milieu du dix-septième siècle; déjà en 1722, le père Charlevoix vient suivre les traces de ces mis¬ sions de la société de Jésus. Il en découvre à peine quelques vestiges; et ces défenseurs du catholicisme se trouvent encore une fois n'avoir travaillé que pour leurs ennemis; et ces prétendus apôtres de la pa¬ pauté ont aussi frayé le chemin au protestantisme qui les enveloppe avant qu'ils l'aperçoivent. En sortant des forêts profondes, où ils ont lutté de stratagèmes avec l'Indien, ils croient avoir bâti pour Rome, ils ont bâti pour les Etats-Unis; encore une fois, dans la grande politique de la providence, la ruse s'est re¬ tournée contre la ruse. Cependant, il a été donné à la Société de Jésus de réaliser une fois, sur un peuple, l'idéal de ses doctrines; pendant une durée de cent cinquante ans, elle est parvenue à faire passer tout entier son principe m dans l'organisation delà république du Paraguay; sur cette application politique, vous pouvez la juger dans ce qu'elle a de plus grand. Eti Europe , en Asie, elle a été plus ou moins contrariée par les pouvoirs existants; mais voici, qu'au sein des solitudes de l'Amé¬ rique du midi, un vaste territoire lui est accordé, avec la faculté d'appliquer à des peuplades toutes neuves, aux Indiens des Pampas, son génie civilisateur. Il sé trouve que sa méthode d'éducation, qui éteignait les peuples dans leur maturité, semble quelque temps convenir à merveille à ces peuples enfants; elle sait avec une intelligence vraiment admirable les attirer, les parquer, les isoler, les rétenir dans Un éternel noviciat. Ce fut une république d'enfants, où se mon¬ tra un art souverain, à leur tout accorder, excepté ce qui pouvait développer l'homme dans le nou¬ veau né. Chacun de ces étranges citoyens de la république des Guaranis doit se voiler la face devant les pères, baiser le bas de leur robe ; portant dans cette législation d'un peuple les souvenirs des écoles de ce temps-là, pour des fautes légères, les hommes, les femmes, les ma¬ gistrats eux-mêmes sont fouettés sur la place publique. De temps en temps, la vie fait effort pour éclater dans ces peuplades ainsi emmailloltées ; alors, ce sont 228 des rugissements de bêtes fauves, des émeutes, des révoltes, qui, pour quelque temps, chassent, disper¬ sent les missionnaires; après quoi, chacun rentre dans son ancienne condition, comme si rien ne s'était passé, la foule dans sa dépendance puérile, les institu¬ teurs dans leur autorité de droit divin. Le bréviaire dans une main, la verge dans l'autre, quelques hommes conduisent et conservent comme un troupeau les derniers débris des empires des Incas. C'est là en soi un grand spectacle, si l'on y joint un art infini à s'isoler du reste de l'univers, et, malgré le silence dont on s'environne, des révolutions continuelles qui exci¬ tent je ne sais quel soupçon dont personne ne peut se défendre, ni le roi d'Espagne, ni le clergé régulier, ni le pape. Cette éducation d'un peuple se consomme dans un mystère profond, comme s'il s'agissait d'une trame ténébreuse. De temps en temps, quand ils sont pressés, on voit les pères missionnaires, selon l'ex¬ pression de l'un d'entre eux, s'élancer avec leurs néo¬ phytes à la chasse des Indiens, comme à la chasse des tigres, les enfermer dans une enceinte réservée , peu à peu, les apaiser, les dompter, les parquer dans l'église; A cette constitution s'attache le triomphe de la so¬ ciété de Jésus ; puisque c'est là qu'elle a pu mettre son 229 âme et son caractère tout entier. Mais, cette colonisation mystérieuse, est-il sûr qu'elle soit le germe d'un grand empire? Où est le signe de vie? Partout ailleurs on entend au moins les vagissements des sociétés au ber¬ ceau ; ici, j'ai bien peur, je l'avoue, que tant de silence, au même lieu, depuis trois siècles, soit un mauvais augure, et que le régime qui a pu si vite énerver la nature vierge, ne soit pas celui qui développe les Guatimozin et les Montézuma. La société de Jésus est tombée; mais son peuple du Paraguay lui survit, de plus en plus muet et mystérieux. Ses frontières sont devenues plus infranchissables. Le silence a re¬ doublé, le despotisme aussi; l'utopie de la compa¬ gnie de Jésus est réalisée : un état sans mouvement, sans bruit, sans pulsation, sans respiration apparente. Dieu fasse qu'il ne s'enveloppe pas de tant de mystères pour cacher un cadavre! Ainsi, pour tout résumer à la fois, un héroïsme machiavélique qui s'enlace dans ses propres pièges, ou qui ne laisse après soi que le silence des morts, ce sont les résultats de tant de stratagèmes pour porter la parole de vie; des succès isolés, toujours incertains sur des tribus que séparent des déserts, sur des familles, des individus ; une impuissance com¬ plète, dès que l'on entre en lutte avec des peuples 13 230 formés, avec des religions établies, l'islamisme, le brahmanisme, le bouddhisme. Cependant, si l'on veut être juste, il faut accuser, non pas seulement la politique de la Société de Jésus, mais un mal plus profond. Pour évangéliser la terre, que présentons-nous à la terre? Un christianisme di¬ visé. Ce qui, dans les missions, a commencé le mal, c'est l'inimitié des ordres ; ce qui l'a achevé, c'est l'inimitié des cultes. Partout on a vu, aux extrémités du globe, le catho¬ licisme et le protestantisme se paralyser mutuellement. Disputés par ces influences contraires, que peuvent faire l'islamisme, le brahmanisme, le boudhisme, si¬ non attendre que nous soyons entre nous d'intelli¬ gence? Le premier pas à faire, est donc de tendre nous-mêmes, non pas à éterniser les discordes, mais à manifester l'unité vivante du monde chrétien ; car nous ne sommes pas seuls dans l'attente du jour qui doit réunir tous les peuples dans le peuple de Dieu. De tant de religions qui se partagent la terre, pas une seule qui n'aspire à effacer toutes les autres par je ne sais quel coup de la providence. Et pourtant voyez-les : elles n'entreprennent plus rien de sérieux les unes sur les autres; à peine si elles se dérobent par surprise quelques individus ; au reste, plus de projet avoué de 281 se mesurer au grand jour. Je ne sais quoi leur dit qu'elles ne peuvent se vaincre. Supposez que des siècles se passent, vous les trouveriez après cela au même lieu, seulement plus immobiles encore. Quoi que l'on fasse, tels qu'ils sont, ni le catholicisme n'ex¬ tirpera le protestantisme, ni le protestantisme n'extir¬ pera le catholicisme. Faut-il donc renoncer à l'unité, à la fraternité, â la solidarité promise ? Mais c'est renoncer au christia¬ nisme. Yivre indifféremment, l'un à côté de l'autre, comme dans deux sépulcres, sans plus aucun espoir de se toucher le cœur? Cela est la pire des morts. Recommencer des luttes aveugles et sanglantes, cela est impie et impossible. Au lieu de s'amuser à tant de haines stériles, j'imagine donc qu'il vaudrait beau¬ coup mieux travailler sérieusement sur soi-même à développer l'héritage et la tradition reçue. Car au sein de celte immobilité profonde de cultes qui se tiennent mutuellement en échec, l'avenir appartien¬ dra non à celui qui harcellera le plus ses rivaux, mais à celui qui osera faire un pas. Tous les autres obéi¬ raient à cette manifestation de vie. Ce premier pas seul rouvrirait les empires fermés aujourd'hui aux missionnaires de la lettre. Tant de peuples mainte¬ nant suspendus, dont on n'espère plus rien, sentant l'impulsion de l'esprit qui rentre dans le monde, se relèveraient, achèveraient leur itinéraire vers Dieu; et la guerre intestine cessant dans le christianisme, l'entreprise des missions pourrait se consommer un jour. ÉHMKHP y LEÇON. THÉORIE» POLITIQUES, CLTHAMONTAKISME. Un membre du haut clergé un homme dont je res¬ pecte la sincérité, un èvêque de France, usant des droits de sa situation et de sa conviction , dans une lettre rendue publique et dirigée en partie contre mon enseignement, conclut par ces paroles qui s'a¬ dressent à moi : Puisqu'il n'a ètè ni improuvë , ni censuré, ni désavoué, il est évident qu'il a reçu sa mission. Ces paroles, revêtues d'une si haute autorité, m'obligent de dire une chose qui fera plaisir à nos ad¬ versaires, c'est que je n'ai reçu de mission que de moi- même; je n'ai consulté que la dignité, les droits de la pensée ; pour marcher dans cette voie, que je crois être celle de la vérité, je n'ai point attendu de savoir si je serais approuvé ou censuré. Si donc c'est une ' M. l'évêque de Chartres. 234 erreur, sous le régime de la révolution, de constater le droit de discussion,si c'est une erreur, dans l'esprit du christianisme, d'invoquer l'unité au lieu de la dis¬ corde, la réalité au lieu de l'apparence, la vie au lieu de la lettre, il est juste que cette faute ne retombe que sur moi ; d'autant mieux que je sens bien que je m'y enracine chaque jour, et que j'ai déjà passé l'âge où I'od suit, sans le savoir, l'impulsion et la mission d'au¬ trui. Par quelle faveur aurais-je été choisi pour parler au nom de l'Université, moi qui ne fais pas même partie de ce corps. Non, messieurs; la faute m'appar¬ tient bien tout entière, et, s'il y a un châtiment, il faut qu'il m'appartienne aussi. (Applaudissements.) Le caractère que nous avons démêlé, dès l'origine, dans la doctrine de la Société de Jésus, se marque d'une manière extraordinairement précise, dans son économie et son régime intérieur. Tout l'esprit de la Compagnie est contenu dans le principe d'éco¬ nomie domestique que je vais dévoiler. La Société de Jésus a su concilier tout à la fois, par un prodige d'ha¬ bileté, la pauvreté et la richesse. Par la pauvreté, elle va au-devant de la piété; par la richesse au-devant du pouvoir. Mais comment concilier ces deux choses dans le droit? le voici. Selon sa règle, soumise au concile de Trente, elle 235 se compose de deux sortes d'établissements de nature différente : de maisons professes qui ne peuvent rien posséder en propre (c'est là la partie essentielle), et de collèges, qui peuvent acquérir, hériter, posséder (c'est la partie accidentelle) ; ce qui revient à dire que la Société est instituée de manière à pouvoir tout en¬ semble refuser et accepter, vivre selon l'Evangile, et vivre selon le monde. Soyons plus précis. À la fin du seizième siècle, je trouve qu'elle avait 21 maisons pro¬ fesses et 293 collèges, c'est-à-dire 21 mains pour re¬ fuser,et 293 pour accepter et saisir. Voilà, en deux mots, le secret de son économie intérieure. De là, pas¬ sons à ses relations avec le monde extérieur et poli¬ tique. La Société de Jésus, au milieu de ses missions étran¬ gères, a fini par se laisser prendre dans ses propres pièges; je veux aujourd'hui rechercher si quelque chose de tout semblable ne lui est pas arrivé en Eu¬ rope ; si la politique du seizième siècle n'est pas de¬ venue entre ses mains une arme à deux tranchants, qu'elle a fini par retourner contre elle-même. Quel est le caractère d'une religion vraiment vi¬ vante, dans ses rapports avec la politique? c'est de communiquer sa force aux états dont elle devient le fondement ; de faire pénétrer un souffle puissant chez 236 les peuples qui se conforment à son principe; de s'in¬ téresser à eux, de leur prêter appui pour croître sous son ombre. Que diriez-vous, si au lieu de cette vie qui se propage, vous trouviez quelque part une société religieuse, qui à quelque forme politique qu'elle soit associéé, monarchie, aristocratie, démocratie, se dé¬ clare sourdement l'ennemie de cette constitution, et travaille à la miner, comme s'il lui était impossible de souffrir aucune alliance? Que diriez-vous d'une société qui, dans quelque milieu qu'elle soit jetée, aurait un art souverain à démêler, sous les formes artificielles des lois et des institutions écrites le véri¬ table principe de vie politique, s'appliquant aussitôt à le ruiner par la base? Aussi longtemps qu'elles ont vécu, les religions de l'antiquité ont servi de fondement à certaines formes politiques, le panthéisme aux castes orientales, le polythéisme aux républiques grecques et romaines. Avec le christianisme', on voit quelque chose de nou¬ veau, un culte qui, sans se complaire exclusivement dans un moule politique, s'allie à toutes les formes des sociétés connues. Comme il est la vie même , il la dis¬ tribue à tout ce qui fait alliance avec lui, à la monar¬ chie féodale des barbares, aux républiques bourgeoises de Toscane, aux républiques sénatoriales de Venise et 537 de Gênes, aux cortès espagnoles, à la monarchie pure, absolue, limitée, à la tribu, au clan, en un mot à tous les groupes de la famille humaine ; et cette âme religieuse, distribuée partout, pénétrant dans toutes les formes pour les accroître et les développer, com¬ pose l'organisation du monde chrétien. Au milieu de ce travail, je vois quelque chose d'é¬ trange qui m'éclaire subitement sur la nature de l'ordre de Jésus. Placé dans une monarchie, il la mine au nom de la démocratie1; réciproquement, il mine la démo¬ cratie au nom de la monarchie ; quel qu'il soit à ses commencements, il finit, chose extraordinaire, par être également contraire à la royauté française, sous Henri III, à l'aristocratie anglaise, sous Jacques II, à l'oligarchie vénitienne, à la liberté hollandaise, à l'au¬ tocratie espagnole, russe, napolitaine; ce qui fait qu'il a pu être expulsé trente-neuf fois par des gouverne¬ ments de formes non-seulement diverses, mais op posées. Il arrive un moment où ces gouvernements sentent que cet ordre est sur le point d'étouffer, chez eux, le principe même de l'existence ; alors de quelque origine qu'ils soient, ils le repoussent après l'avoir appelé. Nous verrons tout à l'heure au profit de quelle idée la société de Jésus provoque, à la longue, la mort 1 Bellarmin. De poteslal. Summ. Pontif. cap. Y, p. 77. 1? 238 de toute forme positive de constitution, d'Etat et d'organisation politique. En examinant l'esprit des premiers publicistes de l'ordre, on remarque d'abord qu'ils assistent au mo¬ ment où achevaient de se former les grandes monar¬ chies de l'Europe. L'avenir prochain de l'Espagne, de la France, de l'Angleterre, au seizième siècle, ap¬ partient à la royauté; elle personnifie, en ce mo¬ ment, la vie des peuples et des états. C'est sur le pouvoir royal que se mesurent la pulsation et le battement de vie des peuples modernes au sortir du moyen âge. En l'absence d'autres institutions, il re¬ présente, à la fin de la Renaissance, l'œuvre des temps écoulés, l'unité, la nationalité, le pays ; et c'est aussi contre ce pouvoir que se déclarent, à l'origine, les pu¬ blicistes de la société de Jésus; elle le rabaisse, elle veut le mutiler, quand il renferme le principe de l'i¬ nitiative et qu'il porte le drapeau. Mais au nom de quelle idée, les Bellarmin, les Ma- riana essaient-ils de le ruiner? Qui le croirait? C'est au nom de la souveraineté du peuple. « Les monarchies, « dit celle école, ontétévuesen songe par Daniel, parce « qu'elles ne sont que de vains spectres, et qu'elles « n'ont rien de réel qu'une vaine pompe extérieure. » Ne sachant pas quelle idée ils déchaînent, et croyant •239 ne s'armer que d'un fantôme, ils font appel à l'opi¬ nion, à la souveraineté populaire, pour abaisser, dé¬ primer la force publique qui les sépare de la domina¬ tion. Il est vrai qu'après avoir donné le bon plaisir de la foule, beneplacita multitudinis, pour base à la mo¬ narchie, ces grands démocrates de 1600 ne font nulle difficulté de réduire à rien l'autorité du suffrage géné¬ ral ; en sorte que, renversant la royauté par le peuple, et le peuple par l'autorité ecclésiastique, il ne reste, en définitive, qu'à s'abandonner à leur propre prin¬ cipe. Aussi, lorsque tous les rôles étaient changés, et que les écrivains de l'ordre s'étaient prématurément servis de la souveraineté pour abolir la souveraineté, savez- vous quel refuge conservèrent ceux qui voulaient pro¬ téger la loi civile et politique, contre la théocratie ? L'école de la société de Jésus, menaçait de tuer la li¬ berté par la liberté , avant même qu'elle fût née. Pour échapper à ce piège extraordinaire, Sarpi et les indépendants furent obligés d'avancer que le pouvoir politique, le pouvoir royal était de droit divin, qu'ainsi l'Etat avait sa raison d'être aussi bien que la papauté, qu'il ne pouvait être asservi par elle, puisqu'il avait, comme elle, un fondement inattaquable ; c'est-à-dire, que par un renversement de toute vérité, et par un 2?i0 slralagéme qui menaça de détruire à sa source l'idée de l'existence civile et politique, les religieux ne par¬ lant que de la souveraineté du peuple pour la ruiner, les politiques furent contraints de ne parler que du droit divin pour la sauver. La question ainsi posée, restait, pour la trancher, un pas hardi à faire du côté du parti théocralique ; c'était de pousser les choses jusqu'à la doctrine avouée du régicide; on ne plia pas devant cette nécessité. Sans doute , au milieu du vertige de la ligue, il ne manqua pas de prédicateurs de divers ordres, qui allèrent au devant de la doctrine. Mais ce que personne ne nie, c'est qu'il appartient aux membres de la société de Jésus de l'avoir savamment fondée , érigée en théorie. On connaît leur axiome populaire de ce temps là : Il ne faut qu'un pion pour mater un roi 1 Depuis 1590 jusqu'en 1620, les docteurs les plus importants de l'ordre, retirés de la mêlée, enfermés paisiblement dans le fond de leurs couvents, les Em¬ manuel Sâ, les Alphonse Salméron, les Grégoire de Valence, les Antoine Santarem, établissent positive¬ ment le droit de l'assassinat politique. Voici en deux mots toute la théorie, qui dans cet intervalle, est très- uniforme. Ou le tyran possède l'Etat par un droit légi¬ time, ou il l'a usurpé. Dans le premier cas, il peut être 241 dépouillé par un jugement public, après quoi chacun devient à son gré l'exécuteur. Ou le tyran est illégi¬ time, et alors chaque homme du peuple peut le tuer. Unusquisque de populo potest occidere, dit Emmanuel Sâ en 1590; il est permis à tout homme de tuer un tyran qui est tel quant à la substance, dit un jésuite allemand Adam Tanner, tyrannus quoad substantiam ; il est glo¬ rieux de l'exterminer, exterminare gloriosum est, conclutun autre auteur non moinsgrave; Alphonse Sal- méron donne au pape le droit de tuer par une unique parole, pourvu que ce ne soit pas lui qui applique la main, potest verbo corporalem vilam auferre; car, en recevant le droit de paître les brebis, n'a-t-il pas aussi reçu celui de massacrer les loups, poteslatem lupos interfitiendi? Selon la théorie de Bellarmin, le plus sage, le plus savant, le plus modéré de tous au moins dans les formes, il n'appartient pas aux moines, ni aux ecclésiastiques de massacrer, ccedes facere, ni de tuer les rois par embûches; l'usage1 est d'abord de les corriger paternellement, paterne corripere, puis de les excommunier, puis de les priver de l'autorité royale, après quoi l'exécution appartient à d'autres. Executio ad alios pertinct. 1 Ipsorum mos est. 242 Il est surtout un ouvrage célèbre où ces théories sont résumées avec une audace dont on ne peut trop s'é¬ tonner , lorsque l'on pense pour quels lecteurs il fut composé. Je parle du Livre du roi, par le jésuite Ma- riana. Cet ouvrage fut écrit sous les yeux de Philippe II pour l'éducation de son Gis. Partout ailleurs le jésui¬ tisme marche par des voies détournées ; ici il se re¬ lève avec la ûerté de l'hidalgo espagnol. Comme il sent que la royauté d'Espagne est engagée dans les liens de la théocratie ! en parlant au nom de la Rome papale, il lui est permis de tout dire. De là, quelle étrange franchise à fouler l'autorité civile , pour peu qu'elle veuille sortir d'une dépendance désormais avouée et consentie! Malgré la différence de génie, on pourrait comparer au prince de Machiavel, le roi de Mariana. Machiavel se sert de tous les vices pourvu qu'ils soient forts ; il veut les faire tourner à l'indépendance politique de l'Etat; Mariana consent à toutes les vertus, pourvu qu'elles aboutissent à la démission de l'Etat, devant l'ordre du clergé. Croiriez-vous qu'il va, au nom de ces mêmes vertus, exiger l'impunité pour tous les crimes que pourraient commettre les ecclésiastiques? et ce n'est pas un conseil, c'est un commandement, a Que personne du clergé ne soit condamné, même 243 « lorsqu'il aurait mérité de l'être». » Il vaut mieux que les crimes restent impunis, prœstat scelera impu- nita relinqui; cette impunité établie, il conclut en exigeant que les chefs du clergé soient, non pas seu¬ lement la tête de l'église, mais encore celle de l'Etat, et que les affaires civiles leur soient abandonnées aussi bien que les affaires religieuses. J'aime, je l'avoue, dans ce jésuitisme de Mariana, reconnaître l'orgueil castil¬ lan. Si non, non, qui se serait attendu à trouver la formule de la franchise des vieilles fueros, transpor¬ tée dans la diplomatie de Loyola? Du moins, après ces dures conditions que l'esprit théocratique impose à cette royauté idéale, quelle sorte de garantie va-t-il lui donner? La garantie du poignard. Après que Mariana a lié la royauté par le pouvoir théocratique, pour être plus sûr d'elle, il suspend sur son front la menace de l'assassinat, et fonde ainsi au pied de la papauté, une monarchie absolue, tem¬ pérée par le droit du poignard. Yoyez, comme au milieu de la théorie, il s'interrompt pour faire briller aux yeux de son royal élève le couteau encore sanglant de Jacques Clément. « Dernièrement, dit-il, a été 1 Ncminum ex sacrato ordine supplicio quamvis mcrito sub- jiciat. De Rege, lib. I, cap. X, p. 88. 244 « accompli en France un exploit insigne et magni- « fique1, pour l'instruction des princes impies. Clé— « ment en tuant le roi s'est fait un nom immense, « ingens sibi nomen fecit. Il a péri Clément, l'éternel « honneur de la France (œternum Galliœ decus) selon « l'opinion du plus grand nombre... jeune homme « d'un esprit simple et d'un corps délicat... mais une « force supérieure affermissait son bras et son es- « prit2. » Cet exemple ainsi consacré, il fonde à son tour sa doctrine du régicide, avec la fermeté de Machia¬ vel. Dans les cas ordinaires, une assemblée doit être réunie pour porter le jugement; en l'absence de cette assemblée, la voix publique du peuple, publica vox populi, ou l'avis d'hommes graves et érudits3, doit suffire. Surtout que l'on ne craigne pas que « trop « d'individus n'abusent de celte faculté de manier le « fer. Les choses humaines iraient mieux s'il se trou- ci vait beaucoup d'hommes à la forte poitrine, forti « pectore, qui méprisent leur propre salut; la plupart « seront retenus par le soin de leur vie. » Dans ce chemin que Mariana a suivi avec tant d'as- 1 Facinus memorabile, nobile, insigne. De rege, lib. I, cap. VI. 2 Setl major vis vires eî animum coifirmabat. Ib, p. 5i. s Virierudili et graves. Ib., cap. Vf, 60. 245 surance, un scrupule le saisit tout à coup ; quel est-il? celui de savoir s'il est permis de se servir du poison aussi bien que du fer. Ici reparaissent les distinctions de la casuistique dont jusqu'à ce moment il s'était affranchi. Il ne veut pas du poison par un motif ex¬ clusivement chrétien, parce que le prince en buvant le médicament préparé1 commettrait à son insu un demi-suicide, chose opposée à la loi évangélique. Ce¬ pendant, puisque la fraude et la ruse sont légitimes, il trouve ce tempérament, que l'empoisonnement est permis, toutes les fois que le prince ne s'empoisonne pas lui-même; par exemple si l'on se sert d'un venin assez subtil pour tuer seulement en impreignant de sa substance le vêtement royal, nimirùm cum tanta vis est veneni, utsellâ eo aut veste delïbutâ vim interfi- ciencli habeat. Maintenant, souvenez-vous que ce livre n'est pas un ouvrage ordinaire, qu'il est écrit pour l'éduca¬ tion du futur roi d'Espagne ! quelle profondeur et quelle audace! au milieu de la cour, sous l'or pur de l'évangile et de la morale de Xénophon, faire sen¬ tir ainsi d'avance les pointes du fer à la poitrine de ce royal disciple, présenter la menace en même temps que l'enseignement, tenir le bras de la so- 1 Noxium medicamentum. De Rege, Iib. I, cap. VII, p. 67. 240 ciété levé sur l'enfant qui va régner, attacher devant lui le poignard de Jacques Clément à sa couronne ! quel coup de maître de la part de la société de Jésus! de la part de l'instituteur, quelle intrépidité d'or¬ gueil ! Pour l'élève, quel avertissement, quel effroi subit, quelle terreur qui ne s'apaisera plus! Ne soyez pas surpris si ce jeune Philippe III vit, comme si son sang s'était figé dans ses veines, s'il se retire autant que possible de la royauté, s'il ne se meut dans la solitude de l'Escurial que pour imiter le pèlerinage de Loyola. Depuis ce jour, moitié terreur, moitié res¬ pect, la dynastie espagnole de la maison d'Autriche, s'évanouit sous cette main froide , toujours levée contre elle. Cette main ressemble à celle du comman¬ deur dans le Festin de pierre. Roi ou peuple, elle entraîne sans retour quiconque lui abandonne la sienne. Assurément il était bien permis de pâlir à un jeune Dauphin d'Espagne, lorsqu'un homme aussi habi¬ tué que Philippe II à toutes les trames, disait : n Le seul ordre auquel je ne comprenne rien, est l'ordre des jésuites. » Youlez-vous avoir sur eux l'opinion d'un brave, par excellence, auquel ils ont enseigné la peur ? Yoici la réponse d'Henri IV à Sully, qui s'opposait au rappel des jésuites ; le roi avoue qu'il ne 247 leur rouvre la France que parce qu'il a peur d'eux : « Far nécessité , il me faut faire à présent de deux « choses l'une : à savoir, d'admettre les jésuites pure- « ment et simplement, les décharger des opprobres des- « quels ils ont été flétris, et les mettre à l'épreuve de « leurs tant beaux serments et promesses excellentes ; « ou bien de les rejeter plus absolument que jamais, et « leur user de toutes les rigueurs et duretés dont on se « pourra aviser , afin qu'ils n'approchent jamais ni de « moi. ni de mes états ; auquel cas il n'y a point de « doute que ce soit les jeter dans le dernier désespoir, « et, par icelui, dans des desseins d'attenter à ma vie, « ce qui la rendrait misérable et langoureuse, demeu- « rant toujours ainsi dans la défiance d'être empoi- «sonné, assassiné; car ces gens-là ont des intelli- « gences et des correspondances partout, et grande « dextérité à disposer les esprits ainsi qu'il leur plaît ; « qu'il me vaudrait mieux être déjà mort, étant en « cela de l'opinion de César, que la plus douce mort « est la moins prévue et attendue *. Au reste, cette doctrine avouée du régicide, n'a eu qu'un temps ; elle appartient à l'époque de ferveur quia marqué la première phase de l'ordre de Jésus. En 1614, l'époque ayant changé, le droit du poignard est 1 Mémoires de Sully, tome Y, p. 113. 248 remplacé par un établissement plus profond, qui sans tuer l'homme n'anéantit que le roi. Le confesseur succède au régicide; il n'y a plus de Jacques Clé¬ ment, de Jean Châtel, de Barrière, etc.; mais on voit quelque chose de plus effrayant. Derrière cha¬ que roi, on voit marcher un homme de la société de Jésus, qui nuit et jour, avec l'autorité des menaces infernales, lient cette âme dans sa main , la brise dans les exercices spirituels, la rapetisse au niveau et au ton de la compagnie; elle renonce à produire des ministres, c'est pour s'asseoir elle-même sur le trône, à côté du pénitent. On n'a pu briser la royauté au pied delà théocratie; on fait mieux; on glisse sa tête dans la couronne , à travers le confessionnal, et l'œu¬ vre est consommée. Car il ne s'agit pas de jeter dans l'oreille des rois la vérité vivante, mais bien plutôt d'assoupir, de désarmer leur conscience en la remplis¬ sant d'un bourdonnement de haines et de rivalités cupides; et rien n'est étrange comme d'apercevoir, au milieu de la vie qui s'accroît dans les sociétés moder¬ nes, tant de princes et de souverains, remués d'une manière mécanique par cette volonté qu'ils emprun¬ tent chaque jour, à qui fait profession d'exténuer la volonté. Partout où une dynastie se meurt, je vois se sou- 249 lever de terre et se dresser derrière elle comme un mauvais génie, une de ces sombres figures de confes¬ seurs jésuites, qui l'attire doucement, paternellement dans la mort , le père Nilhard auprès du dernier héritier de la dynastie autrichienne en Espagne, le père Auger, auprès du dernier des Valois, le père Pe- lers, auprès du dernier des Stuarts... Je ne parle pas des temps que vous avez vus et qui touchent aux nôtres. Mais rappelez-vous seulement la figure du père Le Tel- lier, dans les mémoires de St.-Simon! C'est la seule que cet écrivain qui ose tout , ait dépeinte avec une sorte de terreur. Quel air lugubre, quel pres¬ sentiment de mort elle répand sur toute cette société 1 Je ne sache rien en effet de plus effrayant que l'é¬ change qui se fait entre ces deux hommes, Louis XIV et le père Tellier, le roi qui abandonne chaque jour une partie de sa vie morale, le père Tellier qui communi¬ que chaque jour une partie de son levain ; cette ruine imposante d'un noble esprit qui ne se défend plus ; cette ardeur soutenue de l'intrigue qui envahit tout ce que la conscience a perdu ; cette émulation de la grandeur et de la petitesse, ce triomphe de la petitesse, puis à la fin l'âme du père Tellier, qui semble occu¬ per la place tout entière de l'âme de Louis XIV et envahir la conscience du royaume ; et dans cet in- 250 croyable échange qui ôte tout à l'un et ne donne rien à l'autre, la France qui ne reconnaît plus son vieux roi, et qui, par sa mort, se sent délivrée, tout ensemble, du double fardeau de l'égoïsme du pouvoir absolu, et de l'égoïsme d'une religion politique. Quel avertisse¬ ment! Malgré la différence des temps, qu'il est néces¬ saire de ne l'oublier jamais! (Applaudissements.) Ici, nous louchons à une révolution décisive dans les théories politiques du jésuitisme. Jamais change¬ ment ne fut si prompt ni manœuvre si audacieuse. Nous entrons dans le dix-huitième siècle; les doctrines que le jésuitisme avait soulevées à sa naissance, cessent d'être un fantôme; elles prennent un corps, une réalité dans les esprits. Royauté de l'opinion, souve¬ raineté du peuple, liberté de l'élection populaire, droit fondé sur le contrat social, liberté, indépendance, toutes ces choses cessent d'être de vains mots ; elles circulent, elles s'agitent, elles se développent dans le siècle tout entier. En un mot, ce ne sont plus des thèses de collège; c'est la réalité. En présence des doctrines par lesquelles ils ont commencé, que vont faire ces intrépides républicains de la société de Jésus? les renier, les écraser s'ils peuvent. Avec cet instinct souverain qu'ils possèdent pour surprendre là yie dans son germe, ils se retour- 251 nent, ils se précipitent contre leur propre doctrine, sitôt qu'elles commencent à vivre. N'est-ce pas là leur rôle depuis un siècle et demi? en est-il un seul qui dans tout cet intervalle ne se soit appliqué à dé¬ truire cette puissance de l'opinion que les fondateurs avaient mise en avant, sans savoir que le mot grandi¬ rait, et que le programme delà ligue deviendrait Une vérité? Au seizième siècle, qui proclame, même avec le bon vouloir de Philippe II, la doctrine de la souvë- raineté du peuple, quand elle n'a aucune chance d'être mise en pratique? La société de Jésus. Au dix-huitième, qui combat avec acharnement là sou¬ veraineté du peuple, quand cessant d'être une abstrac¬ tion, elle devient une institution? La société de Jésus. Quels sont, au dix-huitième siècle, les ennemis les plus injurieux de la philosophie ? Ceux qui au seizième, ont posé les mêmes principes que ceux de la philosophie, sans vouloir en faire autre Chose qu'Une arme de combat. Quels sont ceux, qui au dix-huitième siècle, vont fortifier de leur doctrine le pouvoir absolu et schis- matique des Catherine II, des Frédéric II? Ceux qui au seizième ne parlaient que de renverser, de fou¬ ler, de poignarder, au nom du peuple, le pouvoir ab¬ solu et schématique ; car il ne faut pas oublier que, 252 lorsque la société de Jésus fut abolie par le pape, elle trouva son refuge contre l'autorité suprême au sein du despotisme de Catherine II. On vit là, pour un moment, une ligue étrange, celle du despo¬ tisme, de l'athéisme , du jésuitisme, contre toutes les forces vives de l'opinion. Depuis 1773 jusqu'à 1814, dans cet intervalle où l'ordre de Jésus est tenu pour mort par la papauté, il s'obstine à vivre malgré elle, retiré pour ainsi dire au cœur de l'athéisme de la cour de Russie ; c'est là qu'on le retrouva tout entier, dès qu'on en eut besoin. Si ce ne sont pas là assez de contradictions, exami¬ nez les monuments qui, de nos jours, sont le plus im¬ prégnés de son esprit. Personne n'a reproduit de no¬ tre temps avec plus d'autorité que MM. de Bonnald et de Maistre, les nouvelles maximes politiques de l'école théocratique. Demandez-leur ce qu'ils pensent de l'é¬ lection, de l'opinion, de la souveraineté du peuple. Cette souveraineté, répond pour eux tous leur orateur M. de Maistre, est un dogme anti-chrëtien ; voilà pour l'orthodoxie. Mais on ne se contente pas de con¬ damner ce qu'autrefois on a consacré; il faut encore le bafouer avec celte affectation d'insolence particulière aux aristocratiesdéchues, quand elles n'ont plus d'autres armes. De là cette souveraineté si vantée par les Bel- 253 larmin, les Mariana, les Emmanuel Sâ, n'est plus, pour M. deMaistre, qu'une criaillerie philosophique1, c'est la rendre odieuse et ridicule que de la faire dériver du peuple*. Est-ce assez de défections? Arrivé à ce terme, l'évolution est achevée. On a retourné contre l'institution populaire, l'arme qu'on avait aiguisée contre l'institution monarchique; et si de tout ce qui précède, quelque chose résulte avec une évidence manifeste, c'est qu'après avoir voulu ruiner, au sei¬ zième siècle , la royauté par l'autorité du peuple, on a voulu ruiner au dix-neuvième les peuples par l'auto¬ rité des rois. Ce n'est plus le prince qu'on prétend poignarder; qui est-ce donc? L'opinion. Ainsi, la fonction du jésuitisme, dans ses rapports avec la politique, a été de briser, l'une par l'autre, la monarchie par la démocratie, et réciproquement, jus¬ qu'à ce que toutes ces formes étant usées ou dé¬ considérées, il ne reste rien à faire qu'à s'abîmer dans la constitution et l'idéal, inhérents à la Société de Loyola; et je ne puis trop m'étonner que quelques personnes de nos jours, se laissent aveugler par ce semblant de dé¬ mocratie, sans voir que cette démagogie prétendue de la ligue, ne cachait rien au fond qu'un grand piège 1 M. de Maistre. Le pape, p. 1S2. 1 /&., p. 159, 14 254 pour envelopper ensemble la royauté et le peuple. Lorsque Mariana et les docteurs de cette école ont bien argumenté pour appuyer la royauté sur la dé¬ mocratie, ils ajoutent, sans se déconcerter, ces deux mots qui renversent tout l'échafaudage : la démocratie est une perturbation... Democratia quœperversio est. Que voulaient donc par de si grands travaux et tant de stratagèmes, les membres de la Société de Jésus? Que veulent-ils encore? Détruire pour détruire? Nulle¬ ment. Ils veulent, comme il est dans l'esprit de toute société, de toutbomme, réaliser l'idéal qu'ils portent écrit dans leur loi, s'en rapprocher par des voies dé¬ tournées, s'ils ne peuvent l'atteindre directement. C'est la condition de leur nature, à laquelle ils ne peuvent renoncer, sans cesser d'être. Toute la question se ré¬ duit à chercher quelle forme sociale dérive néces¬ sairement de l'esprit de la Société de Jésus. Mais pour découvrir ce plan, il suffit d'ouvrir les yeux ; puis- qu'avec cette audace qu'ils allient au stratagème, leurs grands publicistes l'ont nettement défini. Cet idéal est la théocratie. Ouvrez seulement les œuvres de leur théoricien, de celui qui les a couverts si longtemps de sa parole, de cet homme qui donne une expression si douce et si tempérée à des idées si violentes, de leur doc- 255 teur, de leur apôtre, du sage Bellarmin. Il ne s'en cache pas : sa formule de gouvernement est la Soumission du pouvoir politique au pouvoir ecclé¬ siastique; c'est pour le clergé, le privilège d'échap¬ per, môme en matière civile, à la juridiction de l'Etat'; dans le pouvoir politique, c'est la subordi¬ nation à l'autorité religieuse qui peut le déposer, le révoquer, l'enfermer, comme un bélier qu'on sépare du troupeau; c'estencore, de la part du clergé,le pri¬ vilège d'échapper, même dans les affaires temporelles, au droit commun par le droit divin ; en un mot, l'unité de l'Etat et de l'Eglise, à la condition que l'un sera soumis à l'autre, comme le corps l'est à l'esprit; une monarchie, une démocratie, une aristocratie, peu importe, avec le veto du pape, c'est-à-dire un état dé¬ capité, voilà la charte de l'ordre, rédigée par la plume savante de Bellarmin. Qui se serait attendu à retrouver, mot pour mot, au seizième siècle, comme contrat d'alliance, l'ultramon- tanisme de Grégoire VII ? Nous touchons à des char¬ bons ardents, à ce qu'il y a de plus intime, de plus im¬ périssable dans l'esprit des fondateurs de l'ordre. Non 1 Clericosà jurisdictkme seculari exemptos non tantumin spiri- tualibus, sed etiam in temporalibus. De Potest. Swmm. Pont. Cap. 34,, p. 273, 281, 283, etc. 256 contents de ressaisir, jusqu'au sein de la 'réforme, le dogme religieux du moyen âge, ils ont cru en ressaisir aussi le dogme politique. Dans leur ardeur de tout reprendre, ils ont voulu rendre à la papauté l'ambition qu'elle avait elle-même déposée ; comme si cette force souveraine, qui élève et qui dépose les gouvernements par une sorte de miracle social se recomposait péni¬ blement, parla science, les controverses et les luttes ! Cette force paraît en agissant ; sitôt qu'elle a besoin de se prouver, elle cesse d'être. Je ne sache pas que Grégoire VII fît de longs traités, pour démontrer la puissance qu'il avait de foudroyer; il foudroyait, en effet, par une lettre, un mot, un signe; le front des rois se courbait, les docteurs se taisaient. Mais imaginer que, pour remonter à ce Sinaï du moyen âge, pour rassembler les rayons de flamme qui partaient du front d'Hildebrand et atteignaient sans intermédiaire, le cœur des peuples prosternés ; imaginer que pour de pareils prodiges ce soit assez d'entasser raisonnements sur raisonnements, textes sur textes, ou même ruses sur ruses, c'est prendre encore une fois la lettre pour la vie. La Société de Loyola a servi à maintenir la papauté sur le trône du moyen âge ; et parce que tout l'extérieur est resté le même, elle ne peut concevoir que la papauté 257 n'exerce pas l'autorité qu'elle avait au moyen âge; la Société de Jésus a rendu à la papauté ses fou¬ dres matériels ; elle s'étonne que la papauté n'en terrifie pas le monde ; oubliant que pour foudroyer les esprits, il faut rallumer d'abord les rayons de l'es¬ prit. Voilà le vrai malheur de cet ordre, dans le sys¬ tème politique. Abusé par la vision matérielle d'Hil- debrand, il poursuit un idéal impossible. 11 s'agite éternellement, sans aboutir nulle part; malheureux au fond, n'en doutez pas, sous ces prétendues con¬ quêtes; car il s'inquiète plus qu'un autre, et pour¬ quoi? pour inspirera la papauté une passion d'autorité, qu'elle ne peut plus, qu'elle ne veut plus concevoir. 11 se remue, il se fatigue, et pourquoi? pour rega¬ gner un lambeau de ce fantôme de Grégoire VII, qui chaque siècle, chaque année, se dérobe davantage et s'enfonce un degré plus avant dans l'irrévocable passé. Certes, c'est un grand mot que l'unité de l'Eglise et de l'Etat, du spirituel et du temporel. J'admettrai, si l'on veut, facilement que la séparation de l'une et de l'autre est un malheur en soi ; seulement, puisqu'il est arrivé au vu de toute la terre, et qu'on n'a pas su l'empêcher, un plus grand mal serait de le nier. Quand tous les peuples de la famille chrétienne reconnais- \h. 258 saient, au moyeu âge, l'autorité d'un même chef, ce put être une chose inestimable que l'intervention de cette suprême autorité dans les affaires publiques. La dépendance des peuples européens sous une même puissance spirituelle ne faisait que constater leur égalité réciproque. Aujourd'hui que la moitié d'entre eux, en repoussant ce joug, se sont donné pleine carrière, comprend-on quelle serait la situation de ceux qui l'accepteraient pleinement comme par le passé ? Après la rupture du seizième siècle, que l'on me cite un seul peuple chez lequel l'intervention, même indirecte, du spirituel dans le temporel, c'est- à-dire l'ultramontanisme, n'ait été une cause de ruine! Depuis quand la France a-t-elle été tout ce qu'elle peut être ? Depuis Louis XIV, et la décla¬ ration de 1682, qui marqua clairement l'indépen¬ dance de l'Etat. Au contraire , qu'avez-vous fait des peuples qui sont reslés le plus fidèles à vos doctrines? Qu'avez-vous fait de l'Italie? au nom de l'unité, vous l'avez partagée en pièces ; elle ne peut se réunir. Qu'avez-vous fait de l'Espagne , du Portugal, de l'Amérique du sud? ces peuples ont suivi l'impulsion de la théocratie ; comment en sont-ils récompensés? par toutes les apparences de la mort. Qu'avez-vous fait de la Pologne; elle aussi 259 était restée fidèle, vous l'avez livrée aux bras du sché¬ matique. D'autre part, les peuples qui sont aujourd'hui puis¬ sants, qui ont du moins pour eux tous les signes de la bonne fortune, ceux qui aspirent à de grandes entre¬ prises, ceux qui s'éveillent, grandissent, l'Angleterre, la Prusse, la Russie, les Etats-Unis, sont-ce là des ul- tramontains ? à vous entendre, c'est à peine si ce sont des chrétiens. D'où vient un si étrange renversement? Pourquoi la soumission au spirituel, emporle-t-elle partout la décadence et la ruine? pourquoi les peuples qui se sont abandonnés à cette direction sont-ils tombés dans un assoupissement irrémédiable ? la nature de l'es¬ prit n'est-elle pas de réveiller, loin d'assoupir? Assu¬ rément. L'esprit ne doit-il pas commander au corps? Oui, sans doute. La doctrine de l'ultramontanisme est donc en soi philosophiquement, théoriquement vraie? Je la tiens en effet pour légitime. Que peut-il y manquer, pour que la providence la réfute d'une manière si frappante? Une seule condition, par exem¬ ple, si tous les rapports étant renversés, l'esprit cessait de penser et laissait cette lâche au corps ; si l'on con¬ servait le mot sans conserver la réalité, si le spirituel s'était laissé déposséder de l'esprit, si, par un boulever- 260 sement insigne, il y avait eu depuis trois siècles plus de martyrs dans les révolutions politiques que dans les querelles ecclésiastiques, plus d'enthousiasme chez les laïques que chez les réguliers, plus de ferveur dans la philosophie que dans la controverse, en un mot, plus d'âme dans le temporel que dans le spirituel. Il en résulterait que les uns auraient gardé la lettre pen¬ dant que les autres auraient conquis la chose ; mais, pour mener le monde, il ne suffit pas de dire du bout des lèvres : Seigneur, Seigneur; il faut encore que ces paroles, pour renfermer la puissance, renferment la réalité, l'inspiration et la vie. YIE LEÇON. PHILOSOPHIE, DIT JÉSUITISME DANS L'ORDRE TEMPOREL,CONCLUSION. [ 14 juin. ] Nous avons vu la société de Jésus tour à tour en lutte avec l'individu dans les Exercices spirituels de Loyola, avec la société politique dans l'ultramonta- nisme, avec les religions étrangères dans les missions; il reste, pour achever l'examen de ses doctrines, à les voir aux prises avec l'esprit humain, dans la philoso¬ phie , la science et la théologie. Ce n'était rien d'en¬ voyer au bout du monde de hardis messagers, de ga¬ gner par surprise quelques peuplades à un évangile déguisé, de ruiner la royauté par le peuple, le peu¬ ple par la royauté ; ces projets à moitié consommés et qui semblent si ambitieux, pâlissent tous devant la résolution de refaire par la base, l'éducation du genre humain. 262 Les fondateurs de l'ordre ont parfaitement compris les instincts de leur temps; ils naissent au milieu d'un mouvement d'innovation qui saisit toutes les âmes ; l'esprit de création, de découverte déborde partout; il emporte, entraîne le monde. Dans cette sorte d'i¬ vresse de la science, de la poésie, de la philosophie, on se sentait précipité vers un avenir inconnu. Gom¬ ment arrêter, suspendre, glacer la pensée humaine au milieu de cet élan? Il n'y avait pour cela qu'un seul moyen ; c'est celui que tentèrent les chefs de l'ordre de Jésus : se faire les représentants de cette tendance, y obéir pour mieux l'arrêter, bâtir sur toute la terre, des maisons à la science pour emprisonner l'essor de la science, donner à l'esprit un mouvement apparent qui lui rende impossible tout mouvement réel, le consu¬ mer dans une gymnastique incessante et sous de faux semblants d'activité, caresser la curiosité, éteindre dans le principe le génie de découverte, étouffer le savoir sous la poussière des livres, en un mot faire tourner la pensée inquiète du seizième siècle dans une roue d'Ixion, voilà quel fut, dès son origine, ce grand plan d'éducation suivi avec tant de prudence et un art si consommé. Jamais on ne mit tant de raison à cons¬ pirer contre la raison. On a accusé la société de Jésus d'avoir persécuté 293 Galilée. Elle a fait mieux que cela en travaillant avec une habileté incomparable à rendre impossible dans l'avenir le retour d'un autre Galilée, et en extir¬ pant de l'esprit humain la manie de l'invention. Elle a rencontré devant elle cet éternel problème de l'alliance de la croyance et de la science, de la religion et de la philosophie. Si,comme les mystiques du moyen âge, elle se fût contentée de mépriser l'une et d'exalter l'autre, nul doute que le siècle ne l'eût pas écoutée. 11 faut lui rendre la justice qu'elle a voulu au moins laisser subsister les deux termes ; mais comment a-t- elle résolu le problème de l'alliance? en faisant nomi¬ nativement briller la raison, en lui accordant toutes les chances de la vanité, tous les dehors de la puis¬ sance, à la seule condition de lui en refuser l'usage. De là, dans quelque lieu que la Société s'établisse, au milieu des villes, comme au milieu des solitude s des grandes Indes ou de l'Amérique, elle bâtit, en face l'un de l'autre, une église et un collège; une maison pour la croyance, une maison pour la science. N'est-ce pas la marque d'une impartialité souveraine ? Tout ce qui rappelé ou satisfait l'orgueil de la pensée humaine, manuscrits, bibliothèques, instruments de physique, d'astronomie, est rassemblé dans le fond des déserts. Vous diriez d'un temple dressé à la raison 264 humaine. Sans nous laisser arrêter par ces dehors, pénétrons au fond du système; consultons l'esprit qui donne un sens à tout l'établissement. La So¬ ciété, dans des règles destinées à être secrètes, a dressé elle-même la constitution de la science, sous le litre de Ratio studiorum. L'une des premières in¬ jonctions que je rencontre est celle-ci : « que personne, « même dans les matières qui ne sont d'aucun danger « pour la piété, ne pose jamais une question nouvelle; » Nemo novas introducat quaîstiones... Quoi! lors¬ qu'il n'y a aucun danger, ni pour les personnes, ni pour les choses, ni même pour les idées, s'emprison¬ ner, dès l'origine, dans un cercle de problèmes, ne jamais regarder au delà, ne pas déduire d'une vérité conquise une vérité nouvelle ! N'est-ce pas là stériliser le bon denier de l'Evangile? n'importe. Les termes sont précis ; la menace qui les accompagne ne per¬ met pas d'ambages. « Quant à ceux qui sont d'un esprit « trop libéral, il faut absolument les repousser de l'en- « seignementl. » Du moins, s'il est défendu d'attirer l'intelligence vers des vérités nouvelles, sans doute il sera libre à chacun de débattre les questions propo¬ sées, surtout si elles sont aussi vieilles que le monde. Non, cela n'est pas permis; expliquons-nous. 1 Hi ii docendl munere Sine dubio removendi, Rat, St., p. 172, 265 Je vois de longues ordonnances sur la philosophie ; je suis curieux de savoir ce que peut être la philoso¬ phie du jésuitisme ; je m'attache à cette partie qui résume la pensée de toutes les autres ; et que trouvé- je? la confirmation éclatante de tout ce que j'ai dit jusqu'à ce jour. En effet, à ce mot de philosophie, vous vous attendez à rencontrer les questions sérieuses et vitales de la destinée, ou du moins cette sorte de liberté que le moyen âge a su concilier avec la subtilité de la scolastique. Détrompez-vous ; ce qui brille dans ce programme, est ce qu'on ne peut y faire entrer; c'est l'habileté à éloigner tous les grands sujets, pour ne maintenir que les petits. Devineriez-vous jamais de qui, d'abord, il est défendu de parler dans la philoso¬ phie du jésuitisme? II faut premièrement ne s'occuper que le moins possible de Dieu, et même n'en pas par¬ ler du tout : Quœsliones de Deo... prœlereantur l « Que l'on ne permette pas de s'arrêter à l'idée de « l'Être plus de trois ou de quatre jours » (et le cours de philosophie est de trois ans)1. Quant à la pensée de substance, il faut absolument n'en rien dire (nihil di¬ ront ) ! surtout bien éviter de traiter des principes'; et par-dessus tout, s'abstenir, tant ici qu'ailleurs (mullà 1 Adcô ut tridui vcl quatridui circiler spalium non excédant, /b. p, 227, * Caveat ne ingrediantur disputalionem deprincipiin. Ib. p, 227, 15 2G6 verômagis àbstinendum) de s'occuper en rien ni delà cause première, ni de la liberté, ni de 1 éternité de Dieu. Qu'ils ne disent rien, qu'ils ne fassent rien1 , paroles sacramentelles qui reviennent sans cesse, et forment tout l'esprit de celte méthode philosophique, qu'ils passent, sans examiner, non examinando, c'est le fond de la théorie. Ainsi, encore une fois, mais d'une manière plus frappante qu'en aucune autre matière, l'apparence à la place de la réalité, le masque au lieu du personnage. Concevez-vous un moment ce que pouvait être cette prétendue science de l'esprit, décapitée, dépos¬ sédée de l'idée de cause, de substance, et même de Dieu , c'est-à-dire, de tout ce qui en fait la grandeur? Ils montraient bien, d'ailleurs, quel étal ils en faisaient, par celte clause étrange de la régie : « Si « quelqu'un est inepte dans la philosophie, qu'il soit a appelé ù l'étude des cas de conscience *; » quoiqu'à véritablement parler, je ne sache, si dans ces mots il y a plus de mépris pour la philosophie ou pour la morale théologique. Du reste, voyez combien ils sont conformes à eux- mêmes; dès l'origine, ils se sont déGés de l'esprit, de » Nihil disant, niliil nganl! s Inepli ad philosopliiam, ad casuum étudia dastinentur. Rat, Slud,, p, 112. 267 t'enthousiasme, de l'âme; par où ils ont été conduits, à se défier de ce qui est le principe et la source de tout cela, je veux dire, de l'idée m£me de Dieu. Dans la crainte qu'ils ont toujours eue de la grandeur réelle, ils devaient arriver à se faire une science athée, Une métaphysique athée, qui, ne participant en rien de la vie, en eût néanmoins tous les simulacres. De là, après avoir retranché le but de là sciepce, cet ap¬ pareil de discussions, de thèses, de lpllps intellec¬ tuelles, de combats de paroles, qui caractérisent l'é¬ ducation dans l'ordre de Jésus. Plus ils avaient été le sérieux à la pensée, plus ils conviaient les hommes à cette gymnastique, à cette escrime intellectuelle, qui couvraient le néant de la discussion. Ce n'étaient que spectacles, solennités', joules d'académies, duels spi¬ rituels. Gomment croire que la pensée ne fût pour rien au milieu de tant d'occupations littéraires, de ri¬ valités artificielles, d'écrits échangés? Ce fut là, le miracle de l'enseignement de la société de Jésqs : attacher l'homme à d'immenses travaux qui ne pou¬ vaient rien produire, l'amuser par la fumée, pour l'éloigner de la gloire, le rendre immobile au moment même, où il était abusé par toutes les apparences d'un mouvement littéraire et philosophique. Quand { Solcraniorcm dispulaSioncm, 1 Eicrcitatlo, V. Imago primi saeculi, p. 441, 460, * Ludus poeticus, Y. ib., p. 157, 444, 447, 706, 268 le génie salanique de l'inertie aurait paru sur la terre, j'affirme qu'il n'aurait pas procédé autrement. Appliquez un instant cette méthode à un peuple en particulier, chez lequel elle devienne dominante, à l'Italie, à l'Espagne, et mesurez les résultats ! Ces peuples, encore tout émus des hardiesses du seizième siècle, n'eussent pas manqué de repousser la mort sous ses traits naturels. Mais la mort qui se pré¬ sente sous la forme de la discussion, de la curiosité, de l'examen, comment la reconnaître? Aussi, en quelques années, dans ces villes que l'art, la poésie, la politique avaient remplies, Florence, Ferrare, Sé- ville, Salamanque, Venise, les générations nouvelles croient marcher sur les traces vivantes des ancêtres, parce que sous la main des Jésuites, elles s'agitent, se remuent, intriguent dans le vide. Si la métaphy¬ sique est sans Dieu, il va sans dire que l'art est sans inspiration; ce n'est plus qu'un exercice1 , un jeu poétique2. On s'imagine être encore du pays des poëtes, et continuer la lignée, si l'on commente Ëzéchiel avec Catulle, et les Exercices spirituels de Loyola avec Théocrite, si l'on compose, pour la retraite spirituelle dans la maison d'épreuve, des églogues imitées mot 269 pour mot de celles de Virgile sur Ihyrsis, Alexis et Co- rydon, assis seul au bord de la mer ; et ces œuvres monstrueuses, dont la fadeur 1 exhale une odeur de sépulcre blanchi, audacieusement présentées pour le modèle de l'art nouveau, par la société de Jésus, sont précisément celles qui la trahissent le plus. Elle a cru que l'art n'étant que mensonge, elle pourrait en faire ce qu'elle voudrait, et l'art a décon¬ certé tous ses calculs; elle s'est élancée dès l'origine dans cette voie, à un excès de ridicule et de faux goût que personne n'atteindra. Le christianisme com¬ mence dans la poésie par le chant du Te Deum-, le jésuitisme commence par l'églogue officielle de saint Ignace et du père Le Fèvre, cachés sous les per¬ sonnages de Daphnis et de Lycidas : S. Ignatius et pri- mus ejus socius Petrus Faber, sub personâ Daphni- dis et Lycidœ. Or, ce n'est pas là le poëme d'un particulier ; c'est un genre propre à la société, celui qu'elle propose elle même, comme une innovation, dans ses œuvres collectives; sur quoi je ne puis m'em» 1 Dans un deces poëmes à double sens, S. Ignace, frappé par une pierre, fait jaillir de son intérieur le feude l'amour divin. Per- cussus concipit ignés, lb. p. 714. Ce recueil solennel de charades et de logogriphes, c'est là ce qu'on appelle le Parnasse chrétien, qui s'élève sous les auspices de S. Ignace; Sti Ignatii auspicio adsur- gens. p. 450. 270 pêcher de remarquer que le jésuîlisme a pu faire pa¬ raître son habileté en toute autre matière, et prendre tous les autres manques; dès qu'il a voulu se servir de la poésie, cetic fille de l'inspiration et de la vérité s'est retournée contre lui ; elle a vengé, par le comble du ridicule, la philosophie, la morale, la religion et le bon sens tout ensemble. Faisons encore un pas pour en finir. De la phi¬ losophie élevons-nous pour un instant à la théologie, je veux dire aux rapports du jésuitisme avec le monde chrétien au seizième siècle. La question qui dominait la révolution religieuse était une question de liberté. L'église se partage. Entre la réforme et la papauté quelle est la situation que va prendre le jésuitisme? Toute son existence dépend, à vrai dire, de ce point unique; et là sa politique a passé de bien loin celle de Machiavel. Il s'agit au fond, dans tout ce siècle, de se prononcer dans chaque communion pour ou contre le libre arbitre. Pour qui, croyez-vous, vont se décider ces hommes qui dans le fond du cœur ont juré la servitude de l'esprit humain ? Ils n'hésitent pas, ils se décident, dans leurs doctrines, ouvertement, officiellement pour la liberté; ils s'envelopper, t, ils se parent de ce drapeau; ils sont, dans cette mêlée du seizième siècle, on ne peut trop le repéter, les hommes du libre arbitre, les partisans 271 de l'indépendance métaphysique. Ils exagèrent si bien, à plaisir, celte doclrine, que les (mires religieux qui ont conservé la tradition vive du catholicisme, les dominicains, se révoltent; l'inquisition menace; les papes, eux-mêmes, ne comprenant rien à tant de profondeur, Sont lout près de condamner; cependant soit frayeur, soit instinct, ils sont retenus et laissent faire, jusqu'à ce que l'événement explique une ma¬ nœuvre dont ni la papauté, ni l'inquisition, ni les anciens ordres n'avaient pu se rendre compte. Voici quel était l'avantage d'un jour que s'était donné le jésuitisme, tout à la fois sur la réformation et sur la papauté. En portant au dernier degré la doctrine du libre arbitre , il complaisait aux instincts d'indépendance dés temps modernes. Quelle force n'avait-il pas conlrc les protestants, lorsqu'il pou¬ vait les convier à l'indépendance intérieure, qu'il les invitait à briser le joug de la prédestination et de la fatalité! C'était un argument tout puissant, contre les protestants de France et d'Allemagne ; ils se sentaient ressaisis par l'instinct même qui les avait fait se détacher. Luther et Calvin avaient nié le libre arbitre; les disciples de Loyola, pénétrant par cctlo brèche, reprenaient, regagnaient l'homme moderne, précisément par le sentiment que les temps ont le plus développé chez lui, Avouez que le chef-d'œuvre m était d'asservir l'esprit humain au nom de la liberté. En tout ceci, la politique religieuse du jésuitisme est absolument la même que celle des premiers em¬ pereurs romains. De même qu'Auguste et Tibère se font les représentants de tous les anciens droits de la république pour les étouffer tous, les jésuites se font les représentants des droits innés et métaphysi¬ ques de l'esprit humain, pour le réduire au ser¬ vage le plus absolu qui fut jamais. Ils ont, autant que possible réalisé le vœu de cet empereur : Si le genre humain n'avait qu'une tête ! La différence est qu'au lieu de la trancher, ils se contentent de l'asservir. En effet, cette âme qu'ils viennent de faire rentrer dans l'indépendance native, qu'en vont-ils faire? La rendre à l'Eglise. Sans doute. Mais à laquelle? Est-ce à l'Eglise démocratique des premiers siècles? à l'Eglise fondée sur la solennelle représentation des conciles? à l'Eglise dont tout le quinzième siècle a demandé la réforme? Tout dépend, en dernière analyse, de savoir quelle est la forme que veut faire prédominer le jésui¬ tisme dans la constitution du catholicisme. Ilyavait, au seizième siècle, trois tendances en Europe et trois ma¬ nières de terminer le débat. faire prédominer les conciles ce qui était développer l'élément démocratique ), ou la papauté (ce qui poussait à l'autocratie), ou entin comme par le passé les tempérer mutuellement. Quelle 273 fui, au milieu de pareilles questions, la conduite et la théologie de ces grands fauteurs du droit inné de la liberté' humaine 1 ? Leur doctrine dans les sessions de Trente et partout ailleurs, fut d'extirper par la racine tout élément de liberté dans l'église, de ravaler dans la poussière les conciles, ces grandes assemblées représentatives de la chrétienté, de saper par la base le droit des évêques, ces anciens élus du peuple, de ne rien laisser subsister Ihéologiquement que le pape, c'est-à-dire, comme s'exprime un illustre prélat français du sei¬ zième siècle, de fonder non pas une monarchie, mais (eut ensemble une tyrannie temporelle et spirituelle. Comprenez-vous, maintenant, le long détour qui étonnait l'inquisition elle môme ? Ils saisissent l'homme moderne au nom de la liberté ; ils le plongent tout aussitôt, au nom du droit divin, dans une servitude irrémédiable : car, dit leur orateur, leur général, Layriez, l'Eglise est née dans la servitude, destituée de toute liberté et de toute juridiction. Le pape seul est quelque chose , le reste n'est qu'une ombre. Par là, vous le voyez, s'effacent d'un trait de plume, cette tradition de vie divine qui circulait dans tout le corps, cette transmission du droit de la société des 1 Jure innatœ libertatis humante. Molina. Comment., p. 761. 15. 274 apôtres 5 la société chrétienne tout entière. Au lieu de celte église gallicane reliée aux autres par une môme communauté de sainteté, de puissance, de liberté; au lieu de ce vaste fondement qui rattachait les peuples à Dieu, dans une organîsa'ion sublime ; au lieu de tant d'assemblées provinciales, nationales, générales, qui communiquaient leur vie au chef, et réciproquement puisaient en lui une partie de leur vie, que re.-te t-il en théorie dans le catholicisme de la société de Jésus? Un vieillard élevé en tremblant sur le pavois du Vati¬ can; tout se retire en lui; tout s'absorbe en lui. S'il défaille, tout s'écroule; s'il chancclle|, tout s'égare; et après cela, que devient celle Eglise de France si ma¬ gnifiquement célébrée par Bossuel? Un souffle suffi' pour la dissiper. C'csl-è-dire, que ma'gré eux ils communiquent la mort à ce qu'ils veulent éterniser; car, enfin, on ne fera croire à personne qu'il y ait plus d'apparence de vie, lorsque la vitalité est renfermée dans un seul mem¬ bre, que lorsqu'elle est répandue dans tout l'univers chrétien. Depuis quinze siècles, la chrétienté s'était soumise au joug spirituel de l'église, image de la so¬ ciété des apôtres. Mais ce joug ne leur a pas suffi; ils ont voulu courber le monde tout entier sous la main d'un seul maître. Ici mes paroles sont trop faibles ; 275 j'emprunterai celles d'autrui. Ils ont voulu (c'est l'ac¬ cusation que leur jeta en face 1 Ëvèque de Paris, en plein concile de Trente) faire de l'épouse de Jésas- Clirist une prostituée aux volontés d'un homme. Et voilà aussi pourquoi le monde chrétien ne leur pardon¬ nera pas. On eût pu oublier, avec le temps une franche guerre, ou encore des maximes d'une fausse piété, des stratagèmes de détail. Mais, attirer tout d'un coup l'es¬ prit humain dans une embûche, l'appeler, le caresser au nom de l'indépendance intérieure, du libre arbitre, et le précipiter, sans délai, dans l'éternel servage, c'est là une entreprise qui soulève les plus simples. Comme elle n'a pas pour but un pays particulier et qu'elle en¬ veloppe l'humanité tout entière, la réprobation n'est pas seulement dans un peuple, mais dans tous; car, il faut bien un crime universel pour expliquer un ch⬠timent universel. Ils ont tenté de surprendre la conscience du monde, et le monde leur a répondu. Lorsqu'on iCOC, ils furent chassés d'une ville essentiellement catholique, de Venise, ce peuple le plus doux de la terre les accom¬ pagna en foule au bord de la mer cl leur jeta sur les flots ce cri d'adieu: Allez ! malheur à vous ! Ande in malora! Ce cri fut répété dons les deux siècles sui¬ vants, en Bohême en 1G1S, à Naplcs et dans les Pays- 276 Jîas en 1622, dans l'Inde en 1623, en Russie en 1676, en Portugal en 1759, en Espagne en 1767, en France en 1761, à Rome et sur toute la face de la chrétienté, en 1773. De nos jours, si les hommes, Dieu merci, plus patients, ne disent plus rien , il ne faudrait pas, cependant, réveiller ni tenter ce grand écho, lorsque d'un bout de l'Europe à l'autre, les choses crient en¬ core comme sur la plage de Venise : Allez ! malheur à vous ! Ande in malora! Voilà les observations que j'avais à faire sur les maximes fondamentales de l'ordre de Jésus; je me suis attaché aux principes, et j'ai montré comment l'ordre y a été rigoureusement fidèle, dans les temps qui ont suivi ; comment il y a eu deux hommes dans la personne du fondateur , un ermite et un poli¬ tique ; dualité de la piété et du machiavélisme qui à l'origine a été reproduite en chaque chose, dans la théologie, par Laynez et Bellannin, dans le système d'éducation par le pieux François Borgia et le rusé Aquaviva, dans les missions, par saint François Xavier et par les apostats de la Chine, enfin, pour tout com¬ prendre en un mot, par le mélange de la dévotion de l'Espagne et de la politique de l'Italie. Nous avons combattu lejésuitisme dans l'ordre spi¬ rituel. Cela ne suffit pas ; veillons encore, les uns et les 277 autres, à ce qu'il ne pénètre pas dans l'ordre temporel. C'est un grand mal assurément qu'il soit entré dans l'église; tout serait perdu s'il s'insinuait dans les moeurs et dans l'Etat ; car vous savez bien que la politique, la philosophie, l'art, la science', les lettres, ont aussi bien que la religion un jésuitisme qui leur est propre. Partout il consiste à donner aux apparences les signes de la réalité. Que deviendrait un peuple en général, si, dans la politique, il possédait toutes les apparences du mouvement et de la liberté : rouages ingénieux,assemblées, discussions, chocsde doctrines, de paroles, changement de noms, et si par hasard, au milieu de tout ce bruit extérieur, il tournait perpé- tuellementdanslemôme cercle?N'y aurait-ilpasàcrain¬ dre que tant de dehors et de semblants de vie ne l'ac¬ coutumassent peuà peu à se passerdufond des choses? Que deviendrait une philosophie qui voudrait, à tout prix, exalter sa propre orthodoxie? N'y au- rail-il pasà craindre, que sans atteindre la rigueur de la théologie, elle ne perdit le dieu intérieur? que de¬ viendrait l'art, si, pour remplacer le mouvement in¬ génu du cœur, il voulait faire illusion par le mouve¬ ment et le fracas des mots? Que seraient, toutes ces choses, si ce n'est l'esprit du jésuitisme, transporté dans l'ordre temporel ? 278 Je ne dis pas que ces choses soient consommées ; je dis qu'elles menacent le monde. Et pour y obvier où est le moyen ? Il est en vous, en vous qui possédez la vie sans le calcul; conservez-la dans sa source pre¬ mière, puisqu'elle vous a été donnée, non pour vous, mais pour rajeunir et renouveler le monde. Je sais bien que l'on met aujourd'hui en suspicion toutes les idées; cependant, ne glacez pas d'avance votre vie par trop de soupçons; et ne croyez pas que, dans notre pays, il n'existe plus d'hommes de cœur décidés à aller dans leur conduite jusqu'où va leur pensée. Le moyen le plus sûr de lullercontre le jésuitisme sous toutes ses formes, voulez-vous que je vous le dise? ce n'est pas, de ma part, de discourir dans une chaire; tout le monde peut le faire et beaucoup mieux que moi; ; ce n'est pas, de voire côté, de m'écoutcr avec bien¬ veillance. Non, les paroles ne suffisent plus, au milieu des stratagèmes du monde qui nous enveloppe. 11 (aut encore la vie; il faut, avant de nous séparer,jurer ici, les uns pour les autres, solidairement et publiquement, d'établir notre vie sur les maximes les plus opposées à celles que j'ai décrites, c'est-à-dire de persévérer jus¬ qu'au bout, et en toutes choses, dans la sincérité, la vérité, la liberté. En d'autres termes, c'est promettre de rester fidèle au génie de la France, qui est tout 27 6 ensemble, mouvement, force élan, loyauté, puisque c'est à ces signes que l'étranger vous reconnaît pour Français. Si, pour ma part, je manque à ce serment, que chacun de vous me le rappelle, partout où il me rencontrera ! Mais, s'écrie-t-on, vous qui parlez de sincérité, vous pensez secrètement que le christianisme est fini, et vous n'en dites rien. Annoncez au moins, au milieu de la confusion des croyances de nos temps, par quelle secte vous prétendez le remplacer. Je n'ai point exagéré mon orthodoxie, je ne veux pas non plus exagérer l'esprit de sectaire que l'on veut bien m'ait ribuer. Puisqu'on nous le demande, nous le dirons bien haut. Nous sommes de la communion de Descaries, dcTurenne, de Lalour d'Auvergne, deNapoléon; nous nesommes pas de la religion de Louis XI, de Catherine de Médicis, du père Lelellier, ni de celle de M. de Maistre, ni même de celle de M. de Taïleyrand. D'ailleurs, je suis si loin de croire que le chris¬ tianisme esta bout, que je suis, au contraire, per¬ suadé que l'application de son esprit ne fait que com¬ mencer dans le monde civil cl politique. Au point de vue purement humain, une révélation ne s'arrête que lorsqu'elle a fait passer son ûmc entière dans les insti¬ tutions vivantes des peuples. Sur ce pr incipe, le nao- 280 saïsme fait place à la parole nouvelle, quand après avoir pénétré partout dans la société des Hébreux, il l'a moulée à son image. La même chose est vraie du poly¬ théisme ; sa dernière heure arrive, aussitôt qu'il achève d'investir de son esprit l'antiquité grecque et ro¬ maine. Cela posé, jetez les yeux, non sur les pharisiens du christianisme, mais sur la pensée de l'Evangile. Qui prétendra que cette parole s'est tout entière incarnée dans le monde, qu'elle n'est plus capable d'aucune transformation , d'aucune réalisation nouvelle , que cette source est tarie, pour avoir abreuvé trop de peu¬ ples et d'états? Je regarde le monde, et le vois pos¬ sédé encore à demi par la loi païenne. L'égalité, la fra¬ ternité, la solidarité annoncée, où sont-elles? dans les lois écrites, peut-être ;mais dans la vie, dans les cœurs, où les trouvez-vous? L'humanité chrétienne s'est modelée, je le veux bien, sur la vie de Jésus-Christ. Je retrouverai, j'y con¬ sens, à travers les dix-huit siècles écoulés l'humanité moderne, pleurant et gémissant dans la crèche nue du moyen âge ; je retrouverai encore, au milieu de tant de discordes de l'intelligence, les luttes des scribes et des pharisiens, et sous tant de douleurs poignantes et na¬ tionales, l'imitation du calice, l'hysope aux lèvres des 281 peuples flagellés. Mais, est-ce là fout l'Evangile? et la société des frères rassemblés dans un même esprit? et l'union, la concorde, la paix entre tous les hommes de e bonne volonté, l'aurore de la transfiguration après la nuit du sépulcre? et le Christ triomphant sur le trône des tribus ; n'est-ce pas là aussi une partie du Nouveau Testament? Faut-il d'avance renoncer à l'unité, au triomphe comme à une fausse promesse? Ne faut-il recueillir de l'Evangile, que le glaive et le fiel ? Qui ose¬ rait le dire, quoique assez de personnes le pensent? Préparer les ûmes à cette unité, à cette solidarité promise est le véritable esprit de l'Education de l'homme moderne. La société de Jésus, dans son sys¬ tème appliqué au genre humain, n'avait pu mécon¬ naître entièrement cette fin, et c'est de quoi je la loue hautement. Le malheur est que pour conduire le monde à l'unité sociale, elle commençait, comme tou¬ jours, par détruire la vie, en abolissant, dans les âmes, la famille, la patrie, l'humanité. À peine si vous trouvez ces trois mots prononcés, dans ses constitu¬ tions et ses règles, môme pour les laïques. Tout s'agite entre l'Ordre et la papauté. Cependant, j'avoue que celte éducation abstraite, brisant chacun des liens so¬ ciaux, donnait une certaine indépendance négative, qui explique assez bien le genre d'attrait qu'on y trou- vaïf. On échappait à l'action alors sévère du foyer pa¬ ternel, à celle de l'Etat, du monde; tout allait Lien, dès qu'on avait satisfait à l'Institut. Ce qui sortait de celle éducation n'était à proprement parler ni un enfant, ni un < itoyen, ni un homme; c'était un jé¬ suite en robe courte. Pour moi, je ne comprends l'éducation réelle, que si, loin de détruire ces trois foyers de vie, famille, pa¬ trie, humanité, on les y fait tous concourir pour quel¬ que chose, selon leur mesure naturelle; si l'enfant s'élève, par ces degrés, dans la plénitude de la vie, si la famille lui communique d'abord et lentement ses souvenirs, sa tradition qui s'approfondit dans le cœur de la mère ; s'il élend celle première flamme, au pays, à la France, qui devient pourlui une mèreplussérieuse; si l'Etat, en le prenant dans ses bras, en fait un citoyen capable, sur un signe, de courir au drapeau ; si, déve¬ loppant encore cet amour tout vivant, il finit par em¬ brasser l'humanité et les siècles passés dans une étreinte religieuse; si à chacun de ces degrés, il sent la main du Dieu qui le prend et réchauffe sa jeune ùme. Voilà un chemin vers l'unité, qui n'est pas une abstraction, mais où chaque pas se marque par la réa¬ lité et lebaltemenl du cœur. Ce n'est pas une formule; c'est la vie elle-même. 283 Le plus grand plaisir que nous pourrions faire à nos adversaires serait, en nous opposant au pharisaïsme chrétien, de nous rejeter dans le scepticisme abolu. Ni le jésuitisme, ni le voltairianisme. Cherchons ail¬ leurs l'étoile de la France. J'ai commencé ce ' cours l'hiver dernier, en prému¬ nissant ceux qui m'entendaient contre le sommeil do l'esprit, au sein des jouissances matérielles. Je dois finir par un avertissement semblable. C'est sur vous que peut se mesurer l'avenir de la France. Songez bien qu'elle sera un jour ce que vous êtes au fond du cœur en ce moment. Vous qui allez vous séparer pour vous élancer dans différentes carrières publiques ou privées, vous qui serez demain des orateurs , des écrivains, des magistrats, que sais-je, vous à qui je parle peut-être pour la dernière fois, si jamais il m'est arrivé de réveiller en vous un instinct, une pensée d'avenir, ne les considérez pas, plus tard, comme un rêve, une illusion de jeunesse qu'il est bon de renier, sitôt qu'on pourrait l'appliquer, c'est-à- dire, sitôt que l'intérêt s'en mêle. Ne reniez pas, à votre tour, vos propres espérances. Ne démentez pas vos pensées les meilleures, celles qui sont nées en vous, 1 Voy. l'Appendice. 284 sous l'œil de Dieu, quand, éloignés des convoitises du monde, ignorés, pauvres peut-être, vous demeuriez seuls en présence du ciel et de la terre. Bâtissez d'avance autour de vous un mur que la corruption ne puisse surmonter; car la corruption vous attend, au sortir de celle enceinte. Surtout veillez! Pour peu que les âmes s'endor¬ ment dans l'indifférence, il y a de tous côtés, vous l'avez vu, des messagers de morts qui arrivent et se glissent par des voies souterraines. Certes, pour se re¬ poser, il ne suffit pas d'avoir travaillé trois jours, même sous un soleil de juillet; il faut combattre en¬ core, non pas sur la place publique, mais dans lef ond de l'âme, partout où le sort vous placera ; il faut com- baltre par le cœur, par la pensée pour relever et déve¬ lopper la victoire. Qu'ajouterai-je encore! Une chose que je crois bien sérieuse: dans ces écoles si diverses, si mul¬ tipliées, vous êtes les favorisés de la science comme ceux de la fortune. Tout vous est ouvert, tout vous sourit. Entre tant d'objets présentés à la curiosité humaine, vous pouvez choisir celui auquel vous pousse votre vocation intérieure. Yous avez, si vous le vou¬ lez, toutes les joies comme aussi tous les avantages de l'intelligence. Mais, pendant que vous jouissez ainsi de 285 vous-même tout entier, semant chaque jour géné¬ reusement dans votre pensée un germe qui doit gran¬ dir, combien d'esprits jeunes aussi, altérés aussi de la soif de tout connaître, sont contraints par la mauvaise fortune de se dévorer en secret et souvent de s'éteindre dans l'abstinence de l'intelligence, comme dans l'ab¬ stinence du corps! Un mot peut-être eût suffi pour leur révéler leur vocation ; mais ce mot ils ne l'enten¬ dront pas. Combien voudraient venir partager avec vous le pain de la science! mais ils ne le peuvent. Ar¬ dents, comme vous, pour le bien, ils ont assez à faire tle gagner le pain de chaque jour ; et ce n'est pas là le plus petit nombre, c'est le plus grand. Si cela est vrai, je dis, que, dans quelque voie que le sort vous jette, vous êtes les hommes de ces hommes, que vous devez faire tourner à leur profit, à leur hon¬ neur, à l'accroissement de leur situation, de leur di¬ gnité,ce quevous avez acquis delumièresous une meil¬ leure étoile; je dis que vous appartenez à la foule de ces frères inconnus, que vous contractez ici, envers eux, une obligation d'honneur qui est de représenter partout, de défendre partout leurs droits, leur existence morale, de leur frayer, autant que possible, le chemin de l'in¬ telligence et de l'avenir qui s'est ouvert devant vous, sans même que vous a yez eu besoin de frapper à la porte, 288 Partagez donc, multipliez donc le pain de l'âme; c'est une obligation pour la science aussi bien que pour la religion ; car, il est certain qu'il y a une science religieuse, et une autre qui ne l'est pas. La première distribue, comme l'Evangile, et répand au loin ce qu'elle possède ; la seconde fait le contraire de l'E¬ vangile. Elle craint de prodiguer, de disperser ses pri¬ vilèges, de communiquer le droit, la vie, la puissance à un trop grand nombre. Elle élève les orgueilleux, elle abaisse les humbles. Elle enrichit les riches, elle appauvrit les pauvres. C'est la science impie, et celle dont nous ne voulons pas. Un mot encore, et j'ai fini. Cette lutte qui peut-être ne fait que commencer a été bonne pour tous ; et je remercie le ciel de m'avoir donné l'occasion d'y paraî¬ tre pour quelque chose ; elle peut servir d'instruction à ceux qui sont en mesure d'en profiter. On croyait que les âmes étaient divisées, attiédies, et que le mo¬ ment élait venu de tout entreprendre. 11 n'a fallu qu'un danger évident; l'étincelle a jailli, tous se sont réunis en un seul homme. Ce qui arrive ici dans celte question, arriverait, s'il était besoin demain dans toute la France, pour toute question, où le péril serait ma¬ nifeste. Que l'on ne remue donc pas trop ce que l'on appelle nos cendres. Il y a sous ces cendres un feu sa«< cré qui couve encore. APPENDICE. I Je reproduis ici un morceau que je publiai l'année dernière. Je posais la question dans les termes où elle est établie aujourd'hui par la Critique. Il va sans dire que l'injure fut la seule réponse. BU MOT SUR LA POLÉMIQUE RELIGIEUSE. [15 avril 1842.] Ceux qui spéculent si bruyamment aujourd'hui sur des croyances respectables avaient pris un autre ton depuis plusieurs années ; la polémique avait cédé à la poésie; l'ancienne controverse s'était changée en élé¬ gie. Ce n'étaient partout, dans cette théologie amou¬ reuse, que cathédrales, ogives parfumées, petits vers demi-profanes, demi-sacrés, qui s'insinuaient en mur¬ murant au cœur des plus rebelles; art mystique, qui pour plus de toiérance sanctifiait les sens; légions 16 290 d'anges tombés, relevés, qui toujours étaient là pour couvrir de leurs ailes indulgentes l'hérésie ou le péché. Le démon lui-même, toujours pleurant, rimait des vers mélancoliques, depuis qu'il avait pris la peau de l'agneau. Dans ce changement, il n'est pas de voilai— rien qui ne se fût senti gagné et appelé ; c'était non pas une trêve, mais une paix profonde. Tant de dou¬ ceur, tant d'amour, une piété si compatissante ! où est l'unie qui n'en eût pas été touchée? Les temps des prophètes étaient arrivés. Le loup dormait avec Iq brebis, c'est-à-dire, la philosophie avec l'orthodoxie; les incrédules répétaient sur leur lyre les cantiques spirituels des croyants, et les croyants purifiaient par la rime le doute des incrédules. Que ces temps étaient beaux, mais qu'ils ont passé vite ! C'est au milieu de ce paradis terrestre, que tout à coup ces voix em¬ miellées se sont remplies de fiel! Comment, en un in¬ stant, odes, dithyrambes, élégies indulgentes, art plaintif, ont-ils fait place à la prosaïque délation? Em ce temps-là, on a vu les mandements se chapgcr en pamphlets-, les évêques se sont faits journalistes ; les anges tombés ont écrit des brochures; ils ont embou¬ ché la trompette infernale dans le nuage d'un feuille¬ ton , et, par excès de nçialhcur, ils ont cité à faux, en sorte qqe les cicux de l'art catholique se sont voilés, M et que nînivèrsitô de France, but innocent de cèt orage, a été émue jusqu'au plus profond de ses en¬ trailles. Four parler sérieusement, que l'on ne dise pas que le catholicisme est ainsi revenu à sa pente naturelle, que son tempérament est d'être intolérant, provoca¬ teur, délateur, que c'est là son génie, qu'il faut qu'il y reste Qdéle , ou qu'il cesse d'être. Dans la partie de l'Europe où le droit d'examen en matière religieuse est passé profondément dans les mœurs et dans les institutions, le catholicisme a très-bien su se plier ou se réduire aux conditions que le temps et les choses lui ont faites. Là, il partage son église avec les héré¬ tiques; il célèbre la messe dans le même temple où le protestantisme réunit ses fidèles; la même ebaire re¬ tentit tour à tour de la parole de Luther et des doc¬ trines de Rome. Souvent même j'ai vu le prêtre ca¬ tholique et le prêtre protestant, réunis dans la même cérémonie religieuse, donner ainsi l'exemple le plus frappant d'une tolérance mutuelle. Là, le catholicisme n'affecte pas de grincer des dents à tout propos; il n'a¬ buse pas de ses foudres ; il sait que le temps de la dis¬ cussion est arrivé pour lui, que la menace, la vio¬ lence, l'analhème, ne lut rendront aucune des choses qu'il a perdues. Cette nouvelle situation, il l'accepte; 292 il ne déclame pas, il étudie; il ne foudroie pas ses adversaires, il prend la peine de les réfuter ; il ne lève pas la bannière de l'injure et de la calomnie; mais il suit pas à pas ses antagonistes dans tous les détours de la science. A une érudition sceptique, il répond, sans violence, par une érudition orthodoxe; et, dans la situation la plus difficile où un clergé soit placé, il pense que la première chose à faire pour re¬ gagner les esprits est de consentir loyalement à la lutte. Pourquoi les conditions que le protestantisme a fai¬ tes au catholicisme dans l'Europe du Nord, la philo¬ sophie et l'esprit d'examen ne les lui imposeraient-ils pas en France? 11 ne faut pas lui laisser perdre un mo¬ ment de vue qu'il a cessé d'ôtre une religion d'état; qu'après avoir été rejeté de la France révolutionnaire, c'est à lui de la reconquérir, s'il le peut, par la force des doctrines, par l'autorité de la pensée, et qu'il doit mettre dans un oubli profond l'habitude de comman¬ der et de régner sans contrôle. Par malheur, lorsqu'il admet la discussion, il semble qu'il ignore où la ques¬ tion est posée; à entendre ses déclamations sur Loclte et l'éclectisme, on dirait qu'il ne sait pas même où le danger le menace, et sur quel point le combat est désormais engagé. La question est posée cependant 293 par la théologie moderne avec une précision à laquelle il est impossible d'échapper. Il ne s'agit pas des va¬ gues théorèmes de la philosophie écossaise; oh! que le terrain est bienautrementbrûlant, et qu'ils seraientpeu avancés lorsqu'on leur accorderait tout ce qu'ils deman¬ dent avec une ingénuité véritablement effrayante! Puisqu'ils en détournent la tête, il faut donc les ramener au point vital de toute la question. Depuis cinquante ans, voilà l'Allemagne occupée tout entière à un sérieux examen de l'authenticité des livres saints du christianisme. Ces hommes, de diverses opinions, d'une science profonde et incontestable, ont étudié la lettre et l'esprit des Écritures avec une patience que rien n'a pu lasser. De cet examen est résulté un doute méthodique sur chacune des pages de la Bible. Est-il vrai que le Pentateuque est l'œuvre, non de Moïse, mais de la tradition des lévites, que le livre de Job, la fin d'Isaïe, et, pour tout résumer, la plus grande par¬ tie de l'Ancien et du Nouveau-Testament sont apo¬ cryphes? Cela est-il vrai? voilà toute la question, qui est aujourd'hui flagrante, et c'est celle dont vous ne parlez pas. Si, au siècle de Louis XIY, pareils problèmes eussent été posés, non pas isolé¬ ment, obscurément, mais avec l'éclat qu'ils emprun¬ tent des universités du Nord, j'imagine que les prélats 16. 294 français ne se seraient pas amusés à combative quel¬ ques vagues systèmes, mais qu'ils se seraient aussitôt attachés de toutes leurs forces au point qui met en pé¬ ril les fondements même de la croyance. Car enfin, dans ce combat où nous sommes spectateurs, nous voyons bien les adversaires de l'orthodoxie qui mar¬ chent sans jamais s'arrêter, profilant de chaque ruine pour en consommer une autre : nous ne voyons pas ceux qui les combattent. Ou plutôt, les défenseurs de la foi, abandonnant le lieu du péril, feignent dé triompher subtilement de quelques fantômes sans vie, en même temps qu'ils désertent le sanctuaire où l'en¬ nemi fait irruption. Mais nous ne cesserons de les ramener au cercle brûlant que la science a tracé au¬ tour d'eux. C'est là, c'est là qu'est le péril, non pas dans les doutes timides que se permet, par intervalles, l'Université de France. Depuis que là science et le scepticisme d'un de Welle, d'un Gésénius, d'un Ewald, d'un Bohlen, ont porté le bouleversement dans la tradition canonique, quavez-vous fait pour relever ce qu'ils ont renversé? Depuis que les catholiques, les croyants du Nord, sont aux prises avec ce scepticisme qui menace de détruire l'arbre par la racine , quel se¬ cours leur avez-vous porté? Yous n'avez pas même entendu leurs cris de détresse! Où sont les avertisse- 295 ments, les apologies savantes de nos Bossuet, de nos Fénelon , contre les Jurieu et les Spinosa de nos jours? Où est la réfutation des recherches et des conclusions d'un Gôsénius sur Isaïe, d'un Ewald sur les Psaumes, d'un Bohlcn sur la Genèse, d'un de Welte sur le corps entier des Ecritures? Ce sont là , d'une part, des œu¬ vres véritablement hostiles, puisqu'elles ne laissent rien subsister de l'autorité catholique, cl de l'autre, de savants auteurs qui semblent parler sans nulle autre préoccupation que le désir sincère de la vérité ; il ne suffît pas de les maudire, il faut les contredire avec une patience égale .à celle dont ils ne se sont pas départis. Assurément il est plus facile de s'adresser, comme vous le faites, à une vaine abstraction , poursui¬ vant et terrassant les imaginations que vous vous créez pour cela; mais ce détour ne peut satisfaire per¬ sonne; car l'ennemi ne se déguise pas, il ne recule pas : au contraire, il vous provoque depuis longtemps. Il est debout, il parle officiellement dans les chaires et les universités du Nord; et. pour nous, simples laï¬ ques, que pouvons-nous faire, sinon vous presser de répliquer enfin à tous ces savants hommes qui ne vous attaquent pas sous un masque, qui ne vous harcèlent pas, ne vous provoquent pas en fuyant, mais qui pu¬ bliquement prétendent vous ruiner à visage découvert? 296 Répondez donc sans tarder, il le faut; répondez sans tergiverser, mais aussi sans calomnier personne, et, ne vous servant que des armes loyales de la science et de l'intelligence, revenez au plus tôt là où est le péril ; quittez les ombres sur lesquelles le triomphe est aisé. Entre vos adversaires qui, tranquillement, chaque jour, vous arrachent des mains une page des Ecri¬ tures, et vous qui gardez le silence ou parlez d'autre chose, que pouvez-vous demander de nous, sinon que nous consentions à suspendre notre jugement aussi longtemps que vous suspendrez votre réponse? Avant de songer à attaquer, songez donc à vous défendre, puisque, encore une fois, la philosophie, la philologie, la théologie du Nord, se vantent, à la face du ciel, de vous avoir enlevé les fondements de votre autorité, en détruisant, sous vos yeux, l'autorité de l'Écriture, sans que vous paraissiez seulement vous apercevoir de ce qui vous manque! Ètes-vous décidés à laisser effacer sous vos yeux, et sans rien dire, jusqu'à la dernière page des livres révélés? Certes, ce serait là le specta¬ cle le plus inouï dont on eût entendu parler, que de vous voir triompher quand il faudrait gémir! Vous parlez de Voltaire, de Locke, de Reid; mais ils sont morts : ce sont les vivants qui vous assiègent, et ce sont eux dont vous ne vous inquiétez pas ! Et c'est le 297 moment que vous choisissez pour vous enorgueillir de la victoire! et vous parlez, vous agissez comme si rien ne s'était passé! Avouez que c'est là un triomphe ef¬ frayant, et que, si vous avez des ennemis, ils doivent désirer qu'il ne finisse pas. D'où est venue cette illusion? d'une situation fausse pour tout le monde. Les concessions trompeuses que se sont faites mutuellement la croyance et la science , n'ont servi qu'à les altérer l'une et l'autre. L'ortho¬ doxie, qui a voulu pendant quelque temps s'identifier avec la philosophie, en a pris les formes et le man¬ teau. De son côté, la philosophie s'est vantée d'être orthodoxe; déguisant ses doctrines, elle a souvent af¬ fecté le langage de l'église; après l'avoir bouleversée au siècle dernier, elle a prétendu, dans celui-ci, la réparer sans la changer. Dans cette confusion des rô¬ les, que de pensées, que d'esprits ont été faussés! et, pour résultat, quelle stérilité! Enchaînée par cette fausse trêve, la tradition, transformée, altérée, mé- xonnaissable, avait perdu son propre génie. La langue même se ressentait de ce chaos. On ne parlait plus de l'église, mais de l'école catholique. D'autre part, que devenait la philosophie sous son masque de chaque jour? Obligée de détourner le sens de chacune de ses pensées, se ménageant toujours une double issue, feofc l'une vers le inonde et l'autre vers l'église, pârîàht ô double entente , elle retournait à grands pas Vers la scolaSlique , dont elle avait déjà pris soin d'exalter par avance les services et le génie. À petit bruit, saris scandale, on marchait en France à la ruine de la religion par la philosophie, et de la philosophie parla religion, ou plutôt au néant, puisque le véri¬ table néant, c'est d'habiter le mensonge; c'est, pour té croyant, de déguiser sa croyance sous l'apparence du système; c'est, pour le philosophe, de déguiser sa philosophie sous les insignes de ceux qui la com¬ battent. Les attaques violentes, injustes, quelquefois calom¬ nieuses, qui viennent de retentir sur tous les tons, peuvent donc avoir le grand avantage de repiaccr cha¬ cun dans sa condition naturelle. Il faut même, jusqu'à un certain point, féliciter l'église de s'être lassée là première de la trêve menteuse que l'on avait achetée si chèrement de part et d'autre; et nous ne songerons pas à nous plaindre, si tout cet éclat peut ramener sur le terrain de la vérité les sectes religieuses cl les sectes philosophiques, qui semblaient, d'un commun ac¬ cord, vouloir également s'y soustraire. Tôut serait, en effet, perdu, si la même indifférence qui se glisse peu à peu dans la vie civile, si les mêmes m transactions, les mêmes accommodements, les mêmes déguisements où s'use la société politique, pénétraient jusque dans les plus hautes régions de l'intelligence, dans le domaine des croyances et des idées; si là aussi le faux cl le vrai avaipnt les mêmes couleurs, si l'on passait indifféremment de l'un à l'autre, de la gauche à lq droite, de la droite à la gauche; si, au moyen d'une sorte d'idiome parlementaire, on pouvait flatter, caresser tout ensemble le mensonge et la vérité, le bien et le mal, le ciel et l'enfer, réduisant à Iq fois )q croyance et la science à qpe pure fiction, que l'on ad¬ met aujourd'hui, que l'on rejette demain, et renver¬ sant ainsi le mot de Pascal : Mensonge en deçà des Pyrénées, mensonge au delà, vérité nulle part! Plu¬ tôt que d'assister à un pareil dénouement, nousaimon^ mieux encore voir se réveiller contre nous et nos amis la colère et l'analhème des tièdes, A-t on bien songé, cependant, à quoi l'on s'engage, quand on parle d'un enseignement strictement catho¬ lique? Celui-là mériterait ep nom qui déduirait de la seule tradition ecclésiastique le fondement de toutes les connaissantes, ei détournerait, de gré ou de force, le, seps dp, loqs les faits, pour les rapporter à un sys¬ tème conçu, adopté d'avance, les yeux fermés, sans discussion, sans examen, sans observations. Après 300 cela, un seul moment de liberté, d'impartialité pour la raison humaine, et tout cet échafaudage d'ortho¬ doxie disparaît sans retour ; il ne reste qu'une opinion monstrueuse qui, affectant tout ensemble l'autorité de l'église et celle de la science, compromet la première en parodiant la seconde. Imagine qui le voudra une géologie, une physique ou une chimie sur le fonde¬ ment de la légende dorée. Dans le fond, la vieille querelle du clergé et de l'U¬ niversité n'est rien autre chose que celle qui partage l'esprit humain. Le clergé, dans celte lutte, représente la croyance; l'Université, la science; et il faut que chacune de ces voies soit suivie jusqu'au bout, sans entraves. C'est même en se développant librement, chacune dans son domaine, que ces deux puissances peuvent un jour se rapprocher et s'unir, tandis qu'en prétendant soumettre l'une à l'autre par la seule au¬ torité du plus fort ou du plus grand nombre, on ne fait rien en réalité que détruire l'une ou l'autre. Que serait aujourd'hui la science, si, dans la physique, elle n'eût osé, par l'astronomie de Galilée, contredire l'astrono¬ mie de Josué, et dans la philosophie, par le doute mé¬ thodique de Descartes, suspendre l'autorité de l'Eglise? Cette liberté, qui d'abord a été le principe de la science, est devenue le principe de la société civile et 301 politique, de telle sorte que l'Etat ne peut plus mâms professer officiellement dans ses chaires l'intolérance, ni le dogme : hors de l'Église point de salut; car ce serait professer le contraire de son dogme politique, suivant lequel catholiques, luthériens, calvinistes, sont également appelés et élus sans distinction de croyance. D'où il suit que l'enseignement qui menti¬ rait à la loi serait celui qui, au nom d'une église quel¬ conque, voudrait condamner, anathématiser, pros¬ crire moralement toutes les autres; la doctrine sché¬ matique serait aujourd'hui celle qui, au lieu de chercher dans chacune des croyances établies et reconnues la part de vérité et de grandeur qui y est renfermée, prétendrait les immoler à une seule. Voilà l'enseigne¬ ment qui se mettrait véritablement en contradiction, non pas seulement avec l'esprit de ce siècle, mais avec la loi fondamentale de la France. En supposant qu'on lui abandonnât pour un moment le champ sans dis¬ cussion, on voit assez que la lutte ne serait plus entre des partis, mais entre la loi constitutive de ce pays, d'un côté , et les sectaires de l'autre. Malgré la clé¬ mence de l'opinion, nous conseillons à ces derniers de ne pas recommencer, en la harcelant, un jeu qui leur a déjà coûté cher. Ce ne serait pas toujours le combat de la mouche et du lion, 17 II Yoici les paroles auxquelles je fais allusion, page283. Au moment où elles furent prononcées, il était aisé de voir ce qui se préparait. DU SOMMEIL DE L'ESPRIT. [21 décembre 1842.] Bien que l'on m'assure que dans les choses humaines la leçon de la veille ne doit jamais servir au lendemain, je vous dirai, comme le résultat de l'enseignement qui ressort de ce spectacle du Midi : Préservez-vous, défendez-vous, gardez-vous du sommeil de l'esprit ; il est trompeur; il pénètre par toutes les voies, cent fois plus difficile à rompre que le sommeil du corps. Ne croyez pas (car c'est là une des idées par lesquelles il commence à s'insinuer), ne croyez pas, avec votre siècle, que l'or peut tout, fait tout, est tout. Qui donc a possédé plus d'or que l'Espagne, et qui aujourd'hui 303 a les mains plus vides que l'Espagne? Ne reniez pas, au nom de la tradition, la liberté de discussion, l'indépendance sainte de l'esprit humain. Qui donc les a reniées plus que l'Espagne, et qui est aujour¬ d'hui plus durement châtié que l'Espagne dans la fa¬ mille chrétienne ? Yous qui entrez dans la vie, ne dites pas que vous êtes déjà lassés sans avoir couru, que vous respirez dans votre époque un air qui empêche les grandes pensées de naître, les courageux sacrifices de se consommer, les vocations désintéressée - de se prononcer, les hardies entreprises de s'accomplir; qu'un souffle a passé sur voire tête, qu'il a glacé par hasard dans votre cœur le germe de l'avenir, que vous ne pouvez résister seuls à l'influence d'une société ma¬ térialiste, et qu'enfin ce n'est pas votre faute si, jeunes, vous souffrez déjà du désabusement et de l'expérience de l'âge mûr. Ne dites pas cela, car c'est le conseil le plus insidieux du sommeil de l'esprit. Par quel étrange miracle vous trouveriez-vous fatigués du travail d'au- trui? Pendant que vos pères couraient sans relâche d'un bout à l'autre sur tous les champs de bataille de l'Europe, où étiez vous? que faisiez-vous? Yous re¬ posiez tranquillement dans le berceau; éveillez-vous maintenant aux combats de l'intelligence, pour ne plus vous endormir que dans la mort! Le monde est 30i nouveau aux hommes nouveaux, et c'est un bonheur que beaucoup de gens vous envient d'appartenir h un pays qui, suivant les instincts que feront prévaloir les générations les plus jeunes, peut encore opter entre le commencement du déclin ou la continuation des jours de gloire. TABLE LEÇONS DE M. MICHELET. a introduction. I. Le jésuitisme, l'esprit de la police mis dans Qu'est-ce que les jésuites? la contre-révolution. . . . 20 Comment ils ont gagné les mères, les filies;des jésuitesses. 22 Tentatives des jésuites pour gagner les écoles 26 ÏI. Mon enseignement; son caractère spiritualiste. . . 23 Comment il a été troublé, et ce qu'il sera désormais. . 36 M Leçon. Machinisme moderne. Du machinisme moral (27 avril 1843) it JI9. Réactions do passé. Des revenants. Période ac ca- daver (4 mai) 39 1II!. Éducation, divine, humaine, Éducation contre na¬ ture (11 mai) 63 Troubles. —Lettre au principal rédacteur du Journal des Débats (15 mai) 73 IV». Liberté, fécondité. Stérilité desjêsuites[i8 mai 1843). 77 V'. Libre association, fécondité, Stérilité de l'Eglise asservie (26 mai) 86 VI1'. L'esprit de vie, l'esprit de mort. Avions-nous le droit de signaler l'esprit de mort ? ( P'juin). ... 97 Stratégie des jésuites, dans l'année 1843, en Suisse et en France. Leurs libelles. 1. Monopole universitaire; 2. Simple coup-d'œil. .......... Ht la religion. . . . Le prêtre et le jésuite. il 14 LEÇONS DE M. QUINET. Introduction. Situation générale ...119 Conséquences de la suppression de la religion d'état. Quels sont les vrais hérétiques? L'État plus chrétien que l'ultramontanisme. De la politique catholique. I™. Leçon. De la liberté de discussion en matière reli¬ gieuse (10 mai 1813) 132 II». Origine du jésuitisme. Ignace de Loyola (17 mai). 157 III». Constitutions. Pharisaïsme chrétien (24 mai). . . . 185 IV». Des missions. L'Évangile déguisé (31 mai). ... 209 V». Théories politiques. Ultramontanisme (7 juin). . 233 VI». Philosophie. Du jésuitisme dans l'ordre temporel. Conclusion (ILjuin). 201 Appendice. Un mot sur la polémique religieuse (15 avril 1852). 289 Du sommeil de l'esprit. Extrait d'un discours sur la renaissance (21 décembre 1842). ....... 3:i2 FIN. ,'~X' * ijilitelËSllïllf» OUVRAGES DE AI. MICIIELET. HISTOIRE'DE FRANCE, 12 vol. in-8. Les.six premiers vol. sont en vente. HISTOIRE ROMAINE. 3I,,e édition, 2 vol. in-8 PRÉCIS DE E'IIISTOIRE DE FRANCE jusqu'à la Révolution française. 4rae édition, 1 vol. in-8. INTRODUCTION A L'HISTOIRE UNIVERSELLE. 3lue édi¬ tion. ! vol. in-8. TABLEAUX CHRONOLOGIQUES ET S1NCHRONIQUES DE L'HISTOIRE MODERNE. 1 vol. in-8 PRECIS DE L'HISTOIRE MODERNE. 7"'e édit.l V. in-8. ORIGINES DU DROIT FRANÇAIS. ] vol. iii-8. OEUVRES CHOISIES DE J.-B. VICO, contenant ses Mémoires écrits par lui-même, la Science nouvelle, ses opuscules, etc. ; précédées d'une Introduction, par ll.Michelet.2 vol. in-8. MÉMOIRES de LUTHER, écrits par lui-même, traduits et mis •en ordre par M. Michelet. 2 vol. in-8. Imprimerie de Ducessois, 5."., quai des Àuyustins. OUVRAGES DE AI. L QlllAET DU GÉNIE DES RELIGIONS. '1 vol. AHASVÉRUS. 1 vol. NAPOLÉON 1 VOl PROMÉTHÉE. 1 vol. ALLEMAGNE ET ITALIE. 2 vol. DE LA GRÈCE MODERNE. 1 vol. IDÉES SUR LA PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE . ouvrage traduit de Hei'der, et précédé d'une .Introduction, par M. Quinet. 3 vol DE L'ALLEMAGNE ET,DE LA RÉVOLUTION. Brocli. in-8. 1815 ET 1840. BroCh.t in-8 AVERTISSEMENT AU PAYS. Brocll. in-8. DISCOURS SUR LES I.ITTÉRATt RES DE MIDI DE L'EUROPE. DISCOURS SUR UA RENAISSANCE.