•<->- aJL-^û^-, /Boa ^■t-1. <£3^z '-:y X/wCbvv^ LYON IMPRIMERIE DES « TERRASSES » Rue Davout, 3 i 9 2 3 Jm 2u£6,3-2^-4 LA BARQUE DES SAINTES Ck jardin, un peu haut sur les prés qui le bordent au levant, flotte au mi¬ lieu de leurs courtes vagues vertes, que les vents gonflent et que les graminées blanchissent, à la place où s'étendirent longtemps des eaux battues par le vol des sarcelles. Je m'y crois emporté, dans l'étrange impression d'un mouve- ment qui n'est sensible, tant il m'est intérieur, que sous la forme d'un verti¬ ge sans trouble. Allongé mollement et renversé sur une longue chaise de toile, la tête à niveau des murs, je ne vois pas en ce moment les prairies d'où ils s'élè¬ vent, ces murs peuvent être les borda - ges d'un navire et je n'aperçois autour de moi que du ciel. Voici toutefois en tournant un peu sur moi-même les toits d'un village qui n'a pas son pareil, car c'est le mien.. Est-ce que j'en pars, l'ancre levée, ou bien ne suis-je qu'une barque qui se balance oisivement, atta¬ chée à son port ? Mais puisque les sources sont, les unes taries et les autres détournées, qui donnent encore aux maisons des moi¬ sissures d'humidité, mon illusoire vais¬ seau pourrait bien n'être qu'une arche de laquelle toute l'eau s'est retirée; ne le craindrons-nous pas de ce village char¬ mant à la sève épuisée ? Quelle mort lente et qui serre le cœur! Il suffit ici d'errer dans les vergers pour y trouver, des fermes à présent! de délicates de¬ meures, du xvne siècle assez souvent, disposées pour le goût de la vie solitaire autant que pour les plaisirs de la socié¬ té* Les allées et les berceaux de buis y vieillissent abandonnés, ou, ce qui est pire, souillés : des carrés d'eau croupis¬ sante (les conduites sont rompues) re¬ çoivent les feuilles innombrables des chênes et les débris des cyprès ; quel¬ ques balustres, dont l'écharpe est en fragments sur les chapiteaux, tentent de dessiner encore une terrasse ; des armes au relief usé surmontent la porte romane ; je sais même quelle fille savan¬ te a fait graver sur son petit manoir des inscriptions latines. L'étable en cet en- — 8 — droit ne respecte aucun souvenir reli¬ gieux. Ce qui désole plus que l'incurie, c'est l'engourdissement spirituel. Mé¬ lancolie lugubre de l'ignorance d'un noble passé ! Comme elle dut être aima¬ ble la vie en ces lieux au temps où ces jardins désuets avaient leur fraîcheur ! Le lointain des terres étageait sans doute des lignes aussi lumineuses, mais: moins sèches, car les arbres et les bos¬ quets n'en étaient pas encore pour un si j grand nombre abattus. Les forêts mou¬ tonnaient sur les pentes, sans altérer l'architecture latine du mont lubéro- nien. Ce n'est pas seulement au pays qu'il manque sa couronne ! L'indépendance provençale ne frémit qu'à peine dans les communes domestiquées. La vie locale a perdu ses conseils. L'église et le temple par qui les petites cités rurales I peuvent durer, ayant une âme", végè¬ tent ou s'effritent. La mort des villages suivra cette démolition. Le paysan, uniquement utilisé par la politique, mais non servi par elle, se sent, plus qu'il ne le dit, déconsidéré par cette négligence de ses vrais maîtres ; il peut voir l'ouvrier des villes, moins nom- ^ breux que lui, clientèle turbulente, oc¬ cuper sans relâche les Parlements. Lui, de race antique comme la terre, il doute alors de la noblesse du sillon ; il quitte le domaine rongé par le Code Civil et les | lois de succession. Pour les mêmes rai¬ sons la race tarit à son tour et six cents âmes n'habitent plus que les rues d'en¬ ceinte d'un bourg exténué qui en avait le triple ; des ruelles qui tournent le rocher de son beffroi, les maisons mena¬ cent, il faut s'en garer ! Cent villages sont ainsi en Provence : les journaux — 10 — Pignorènt ; il n'est pas de péril plus certain, mais la presse régionale ne sait de sa province et ne publie que le fiel roui des passions de parti. Nulle intimité avec les ruraux ! Silencieuse, sous un régime qui l'ignore ou la dé¬ pouille, la campagne se décompose à nos yeux atterrés. J'ai connu cette anxiété voilée de deuil : le lendemain de la mort de Mis¬ tral. Par lui, en effet, nous avions pensé refleurir !.. Toute mort est une stupeur quand elle touche, mais celle-là ! Sem¬ blait-elle possible ? Ce beau chanteur solide ! ce vieillard, tel Homère, à la tête bourdonnante des ailes du rythme et des abeilles de la sentence ! Qui faisait croire aux Dieux !] Qu'est-ce donc qui ressuscitait avec lui ?... Je m'en sou¬ viens, j'étais aussi à cette place où j'ai¬ me naviguer dans le songe. Je me levai, -- 11 — troublé, énervé par le voisinage de cet ample bassin desséché, dont l'herbe ondule seule au vent ; les sources y sont taries : qu'est-ce donc qui venait finir en Mistral ? N'est-il, ah ! simplement n'est-il que le dernier jet de notre force, ô Méditerranéens ? Ou bien une nou¬ velle race d'Hellènes commence-t-elle avec un Amphion pour ancêtre ? Lyre, est-ce à tes sons que nous allons bâtir ? Un doute, grand, plus étendu que s'il pesait seulement sur l'œuvre félibréen- ne, est jeté par cette mort dans le mon¬ de. Tel fut mon sentiment et mon effroi. Comme les cercles d'onde qui s'élargis¬ sent, les ondulations funèbres attei¬ gnaient l'extrême rivage qui semble contenir la vie entre ses bords. Le Mail- lanais était vraiment tout entier l'or¬ ganisation héréditaire de l'existence. On sent en lisant ses Memori e raconte — 12 — quelles étaient les vertus et les gran¬ deurs d'une discipline qui permit déjà au foyer d'Ulysse de survivre jusqu'au retour de l'Errant. Ainsi naquit ce poè¬ te d'abord, d'une rencontre de ces deux grâces de son pays : une courtoise pré¬ venance, une malice modeste. Ce fils du respect ne le perdit jamais ; il écrit : « mon seigneur père » de maître Fran¬ çois Mistral ; mais il colorait seulement de bonne humeur familière, et, suivant le cas, d'indépendance narquoise, ce sentiment qui procède aussi de la di. gnité. Qu'était-ce donc que cette organisa¬ tion, qu'un «tel trait vient de rendre maintenant impossible à méconnaître ? celle du sang, du feu et de la terre ; la famille ! La transmission vénérable de ces trois espèces sacrées ! La matrice des cultes sur les rivages européens de la Méditerranée ! Mais elle demandait le maître et réclamait de celui-ci la vigueur morale, la force du commande¬ ment, la surveillance exacte des tâches, l'esprit de justice et de règle, et de plus la politesse haute, la bonne humeur plaisante, non moins que la religion et ses fastes, car le cercle mystique des feux qu'on ne laisse jamais éteindre forme encore la vraie cité. De là toutes les lois ! Ce qu'on trouverait en effet de plus particulier dans la Provence, si l'on s'habituait à la regarder autrement que comme la terre amoureuse de Magali, qui se joue en cent métamorphoses, j'ose prétendre que c'est ce qui domina encore suffisamment mon enfance : je veux dire ce caractère. Dans le mas ou ferme, le maître est encore patriarche. Il a son bayle ou — 14 — valet-maître, mais ce noble nom n'est pas de marque servile comme le second. Comment ces gens de la terre se plain¬ draient-ils d'obéir à celui qui la com¬ mande et qui, sérieux à son crible, où les servantes entassent le grain, quand le vent faiblissait, se tournant vers lui, l'œil dans l'espace, tel que s'adressant à un petit dieu ami, lui disait : — Allons, souffle, souffle, mignon ! Le respect et la religion avaient ainsi cette riante familiarité non sans empi¬ re. Il n'était pas jusqu'à la maîtresse, l'accorte épouse provençale, brune, ar¬ dente et chaste, reine dans son costume et par son maintien, qui ne donnât à toute la maison l'exemple de cette con¬ fiance soumise : elle servait le maître — pouvait-il l'être avec autant d'hon¬ neur si une autre main s'en mêlait ? — Elle ne mangeait pas à sa table ni en — 15 — même temps ; ne s'asseyait qu'après lui. En l'absence du père, le fils aîné qui la révérait, recevait le sceptre, dès que l'âge le permettait, et, sévère autant que déjà plein de modération, il lui rap¬ pelait la réserve, si la vivacité char¬ mante de la Méridionale pouvait l'ou¬ blier. Ainsi la mesure et de graves ver¬ tus, que le Nord nous refuse, sont au fond de notre race qui a le goût et le sens du silence. Le tout de grande cour¬ toisie ! Là avait air de gentilhomme- rie la gaité plaisante, non rustaude. Le commandement, par son habitude, faisait acquérir la dignité; et l'obéissan¬ ce, la finesse ; car l'un et l'autre étaient tempérés. Le beau paysan de Maillane, — Mistral l'était resté ! — accueillait par les mots galants, qui semblent au visiteur ou au correspondant ouvrir toutes grandes pour lui les portes lumi- neuses de la province. L'amour, dont la supplication osait tout, dont le langage ne demandait presque rien, contenu, mais d'un feu qui consume... Ah ! que de vertus dont la stricte observance est f>erdue ! Je m'étais donc levé, je sortis de l'ombre des arbres et quittai celle qui devinait tous mes désirs, ma petite-fille me riait, et je partis. J'éprouvais le besoin, pour mieux songer à cette mort du demi-dieu provençal et pour aérer mes pensées, de retrouver des hori¬ zons que ce roi du soleil avait parcou¬ rus de son œil d'aigle. Je sentais trop vivement cette importance de l'heure ; l'exemple le plus glorieux d'individua¬ lité contemporaine venait de nous être retiré. Il eut pour principe une étroite fidélité. J'aime les espaces ; et, si la fortune avait honoré mon seuil, ce serait pour que je le quitte souvent. Ainsi une agi¬ tation contemporaine m'a sans cesse nourri d'impatience ; mais enchaîné par les soins les plus vigilants de la vie, j'ai vécu jusqu'ici sur un coin étroit de la terre et je comprends qu'il me fau- drait l'adopter, car c'est l'indication de mon destin. J'y suis tour à tour sensi¬ ble ou contraire. L'ambition rêve plus, et peut-être une véritable grandeur ne demande pas davantage. Voilà pour¬ quoi la leçon mistralienne ou m'impor¬ tune ou m'enchante. J'accepte donc la vertu de son influence et je la discute : commenlj cette fidélité serait-elle encore la nôtre, de tout un passé, d'une pro¬ vince, même d'un village, d'une famille et, pour l'écrire, d'un seul cœur. Hélas, désorbités, nous sommes jetés vers des directions sans nombre et le devoir de — 18 — s'attacher nous est partout plus diffi¬ cile! Or tant de correspondances sont entre toutes choses que si on conçoit la fidélité sur un point, il faut l'étendre au reste. Est-ce Mistral qui nous l'ensei¬ gnera ? Alors je suis parti... J'ai rapidement traversé la vallée. Au sud, la séparant de celle des Durances qu'elle rejoint un peu plus à l'occident, je sais sur quel plateau large et nu je vais chercher l'animation de l'air et de l'espace. Un vent court m'accompagne qui grandira sans doute sur la hauteur. Voici qui monte droit d'abord et dessinant sur la crête deux brusques détours, dont cha¬ cun revient sur l'autre, un chemin rude, pierreux, raviné, successivement blan¬ chi de calcaire ou sanglant et jauni d'ocre. Il m'élevait à chaque pas ; quand je me retournais, l'autre coteau, — 19 — dont il s'accouple, s'abaissait à mesure au delà de la route qui les franchit ; le même chemin que le mien gagnait aussi la seconde croupe, mais sans dévier ; c'est pourquoi je le choisissais moins et de celui-ci je jouissais mieux de son principal ornement ; vers le bas un énorme cyprès noir, qui marquait une tombe en plein champ, comme c'est ici la coutume, le suivait jusqu'à mi-hau¬ teur où le vent balançait doucement l'extrémité de sa pointe. La terre éta- gée, coupée en ce cas par des talus her¬ beux, était sous le soleil pâli d'un vert tendre, sur qui pesait légèrement l'om¬ bre de quelques arbres à peine verdis¬ sants ; quoique à certains endroits et selon leur espèce quelques-uns fissent déjà mieux pressentir la vigoureuse verdure du printemps. D'autres parties du versant étalaient des terres brunes — 20 — labourées. Le temps des amandiers en fleurs n'était plus. Par dessus ce coteau occidental descendaient vers le lointain les terrasses bleuies du Luberon. Une petite ferme sauvageonne, aux toits inégaux, toute faite d'une succes¬ sion de bâtiments ingénus, sans arbres autour que de grêles amelliés, m'arrête toujours. Les murs presque roses, d'un crépi doré pour avoir absorbé tant de soleil, et que la mousse noircit à peine, ne semblent pas s'appuyer sur la terre, mais y flotter. Plus bas, à un jet de pierre, un petit bassin miroite sous des églantiers envahis de ronces et de lam- brusques, qui ombragent la source dans un champ presque aride. Une haie de roseaux secs protégeant un étroit jar¬ din potager, dieu ! que cela est plein d'âme ! Discret, humble, modeste, me¬ suré, que cela a donc de l'intimité, de la raison et de la grâce ! C'est une pro- vence peu fastueuse, mais de combien de mérite ; tenace, patiente, sèche, ner¬ veuse, fine, maigre et de juste pitance, seulement elle se couche au long dans ses herbes parfumées ! Je ne m'y trompe pas, cette délecta¬ ble habitation de coteau, qui a sans doute quelque petite vigne à goût de silex, diffère assez du mas opulent des grasses plaines au vin plus lourd, mais je la sens méditerranéenne. Cette presse des bâtiments, où les communs du peu¬ ple des bêtes joignent le seuil des maî¬ tres, ce sont chapelles de saints, si j'ose dire avec révérence. Pour attacher l'ha¬ bitant à tant de simplicité pure, il faut la nécessité ou la divination, mais sur¬ tout la continuité, la fidélité même. Bientôt cependant je dominai tout à fait de mon chemin, qui, tournant, de- — 22 — venait parallèle à sa crête, l'autre pla¬ teau fortement abaissé. Alors, s'enfon- çant dans la vallée qui se découvrit, l'entrelacs brillant des bras et des cour¬ bes de nos Durances, dont l'éclat nacré restait visible sous la brume où l'on devinait le dessin d'une poitrine de déesse, les élégantes Alpilles, avait sa correspondance plus vaporeuse encore, et bleuissante, dans celui des diverses croupes mêlées et descendantes du Lu- béron, dont les ultimes contreforts allaient s'apaiser au même lointain. Sur ces collines moelleuses, quelques taches plus sombres étaient marquées, soit que ce fût la masse d'un parc, d'un pan de forêt ou quelque sommet par aventure boisé. Un village à l'ouest était ainsi amené par un de ces mouve¬ ments de la chaîne jusqu'au bord d'une large courbe de la rivière et la route — 23 — s'élevait en lacets vers le clocher, moins éclatante que les canaux sinueux. Sur tout cela ce trouble de la chaleur, com¬ me on le voit au printemps. Presque au sommet le chemin est bordé de taillis; je m'occupai moins du paysage dans ce premier repos de mes yeux; hélas! ce fut pour être plus sensible à la saveur amère du jour. Mais j'écartai encore par un effort de l'esprit la menace des ailes d'ombre. L'amertume, oui, mais l'obscurité, est- ce supportable ? Ici on mâche de telles douleurs en plein jour comme un brin de laurier. Le plateau, où j'étais parvenu, cons¬ titue un ample belvédère, dont la forme est d'un aimant à deux branches, plus large que long. Sa courbure à peine arrondie est au nord ; entre les deux extrémités méridionales deux autres — 24 — rameaux plus courts s'avancent aussi, et c'est en leur milieu que descend par une pente légère où il s'incurve faible¬ ment, un vallon tout de luzernes et de blés à peine étagés. Il y pénètre un peu par quelques maisons un bourg impor¬ tant, qui s'étale à mi-flanc. Là on tresse l'osier délicat et les corbeilles rustiques. Je me tenais à l'ouest ; afin de mieux voir le détail de cette terre, vers la¬ quelle, comme à une portion de la Pro¬ vence, me jetait si brusquement le deuil du pays, je me proposais de longer les bords. Dix-sept clochers pour le moins peuvent être comptés du haut de cet immense château naturel qui veille sur deux vallées. Un vague chemin de charrettes y est tracé. Des coupes ré¬ centes avaient été faites et les Piémon- tais avaient jeté sur les ornières des roues les résineuses branches sèches qui — 25 — craquaient sous mes pieds. Quelques jeunes pins restaient, battus du vent sur ces flancs tondus, et de grands tas de fagots serrés s'avançaient en lignes sur ces espaces dénudés. A la surface du plateau, la terre défrichée jadis redeve¬ nait en certains endroits lande et her- mas. De grands espaces s'étendaient là, parfois sans arbres, avec des restes de murs. Des champs couverts par les touffes violettes du thym fleuri, sur qui frissonnaient les pailles bleues des fins épis de lavandes, quand de noirs taillis les bordaient çà et là sur le ciel pâle de chaleur, cela faisait croire à l'Hymette. 'une distance à l'autre,: s'élèvent et s'éboulent des tumulus de pierres en¬ tassés par un labeur des plus patients, lorsque les paysans drainèrent, en les y cueillant une. à une, la surface des champs maintenant inutilisés. Image 3 — 26 — importune ! Mistral a ainsi composé son Trésor du Félibrige, avec la même ver¬ tu de ténacité. A-t-il préparé un champ que l'âme moderne puisse ne pas négli¬ ger ?.. Des massifs de ces chênes, qui verdissent continûment et dont les feuilles sont dentelées et piquantes, les yeuses au sombre velours ; quelques rouvres aussi avec un floconnement d'ocre à la cime des ramures violettes, échappé à l'hiver, survivant des pour¬ pres d'automne ; les amandiers chétifs ; quelques grands pins parfois maltraités par les ouragans, ou des bosquets épar¬ gnés, jeunes et plus touffus, achevaient le caractère de cette crau. L'homme n'y venait plus que rarement ; le seul bruit des clochettes d'un troupeau invisible, dissimulé dans un pacage derrière les taillis, le trahissait encore. Voyant ce désert et le nombre croissant des — 27 — champs abandonnés il fallait s'en re¬ présenter les causes. Par elles j'ache¬ vais de réaliser à quel point était me¬ nacé le dessein mistralien. Par nécessité les parties basses de ce beau terroir du Midi deviendront une exploitation de plus en plus industrielle. Les grands fiefs reparaîtront, suscités par l'âge des machines et par la dégradation de l'âme rustique. Des méthodes modernes, un outillage inusité, qu'est-ce que cela après tout? La terre, cette matrice puis¬ sante, l'absorberait et le transformerait sur le patron agreste. Mais le grave, l'inquiétant ou l'irrémédiable, c'est qu'elle ne retient plus les âmes et qu'elle a cessé de les façonner. Ou bien les âmes sont gâtées. On joue partout à la contrefaçon des villes. En vain la plaine reste féconde et cultivée, la campagne n'a plus sa saine rusticité. Le labeur a — 28 — quitté les plateaux aérés. Il semble alors que tout relief de la vie soit égale¬ ment abaissé ! Est-ce au moins les lignes pures où l'horizon se relève, l'enceinte, les bords sylvestres et rocheux de cette vaste coupe, qui nous le rendront ? Je le vois, une étendue fort plate et bariolée s'étend comme un damier jus¬ qu'à la nappe déchiquetée de la rivière, de moitié aussi large, tellement à tra¬ vers ses bras nombreux elle enclôt d'îles de sable et de tamaris. Mais les collines de la Trevaresse, qui laissent croire à tant de songes ; Sainte-Victoire la Ro¬ maine, coupée brusquement sur la cam¬ pagne d'Aix ; un piton volcanique, le Puy-Sainte-Réparade, une sorte de morne rond, qui a peut-être secoué la région plusieurs fois,|[ees belles formes et ces beaux noms s'enchaînaient au midi ! Je voyais une partie de la noble terre provençale. Je venais de déployer sur elle le voile d'une mélancolie passion¬ née. J'entrais dans un ravissement qui supportait ma tristesse et, sans la con¬ damner, la rendait incompréhensible : l'ordre harmonieux du monde s'impo¬ sait à mon esprit pour l'exalter. Sans désordre du cœur, et sans douter de lui, il faut souscrire à l'ordre, quand on l'a ainsi constaté. D'un peu haut, de cette éminenee même, Mistral a raison. Un moment encore et le soleil fut au cou¬ chant d'une gloire à peine dorée. Tout se voila d'une si fine brume qu'un arbre misérable, qui se détachait sur ce fond vaporeux, seul m'annonça la nuit. Je le sais trop, je vais me trouver rejeté dans l'étroit domaine où tout prétend m'enfermer ; j'y rentrerai avec cette contradiction que je n'ai jamais suffisamment vaincue, que tout ranime et tantôt apaise de ce qui est autour de moi : l'espoir d'un renouvellement que je demande à toutes les fontaines de Jouvence qui me sont refusées, soit que je ne les atteigne point, soit qu'en les approchant une surprenante lassitude m'en écarte ! Mais c'est tout le problè¬ me d'une époque, qui nous jette cons¬ tamment hors de nous-même par mille appels. Comment s'emprisonner encore quand les espaces sont ouverts ? Mais comment être fidèle à quelque chose, s1 je renonce à la première fidélité, celle du sol ? Une femme ne peut-elle douter du cœur qui renonce à la plus ancienne des fixités ? Cependant nous avons dé¬ taché nos racines de la terre et nous marchons ; notre destin est-il dans le départ ? Mon pays ! mille contrées me sollici- tent ; une paire de rails plongeant au fond même de l'immensité nous traçait déjà un chemin vertigineux ; voici que les montagnes s'abaissent, selon le vœu du Psalmiste ; bientôt tous ces pays étranges, odorants, colorés, pénétrés encore de l'âme des humanités précé¬ dentes, je les connaîtrai, je converserai avec cette âme ; puis-je renoncer à m'enrichir ? Mon pays ! la terre est vaste, je pars ! Et toi, ma fonction, raison sociale de i mon existence ou vocation du métier, base de la prospérité commune et ga¬ rantie du contentement journalier, ne t'ai-je pas déjà mille fois discutée ? i L'exploration que je commence à pei¬ ne, sous l'impulsion de la pensée et des curiosités sans nombre, ce temps d'ac¬ tivités multiples, et qui ne s'accordent pas toujours, m'en fait sans doute un — 32 — devoir ! Oui, je suis appelé à intervenir ! Les partis politiques, les doctrines reli¬ gieuses, les systèmes, les disciplines, les esthétiques, les morales, les intérêts, les convoitises, les divertissements, dans ce tourbillon je cesse d'être poète uni¬ quement. Aucun de nous n'établit plus la cité, comme sans y penser, par l'ordi¬ naire obéissance à sa fonction et le sage travail de l'abeille ; c'est la cité désor¬ donnée qui nous demande une opinion, quand il faudrait lui apporter un la¬ beur, et la malheureuse multiplie les frelons. Que la règle soit donc le départ, cette impulsion ne s'arrêtera point ; je le reconnais, elle veut entraîner le cœur. Il n'en était nul besoin après tant de siècles de lente formation morale que les deux derniers ont voulu ébranler, l'un dans les principes et l'autre dans — 33 — le sentiment ; de sorte que nous restons sur des incertitudes. Or maintenant si l'on peut se demander à quel prix sont le renouvellement de soi-même, le ra¬ fraîchissement des plaisirs, le retour du printemps, faut-il conclure à la destruc¬ tion du foyer ? Qui n'a besoin de jeu¬ nesse ! Alors Stendhal propose la pas¬ sion, enivrement du cœur sous un ciel nouveau, sur une plage inconnue; déli¬ vrés du décor social familier, rajeunis du voyage, ô rives de Sorrente, lacs italiens, c'est là que les poètes mènent les amants secrets !... Un cœur qui a sa force et sa richesse en lui-même doute ce¬ pendant de ceci. L'approfondissement d'un seul amour porte l'âme plus loin en des gouffres brillants d'un tel éther, que toute vigueur s'y ranime ! Ah ! changer, voyager, courir, n'est-ce pas douter du fond divin des choses ? Effleurer des —- 34 — surfaces, fait-il connaître ? Tout est science, donc tout veut la longue étude et la constance. Dans le soir qui l'enveloppe de cen¬ dre bleue, la brume dissipée, mon jar¬ din, que je retrouve, est une sombre barque immobile attachée. Je ressens tout ce qu'il me dit Que je le note, ce langage ! « Je suis, dit-il, la barque où les Sain¬ tes se sont jetées en quittant la Judée ; elles m'habitèrent dans leurs jours errants quand les flots de la mer les emportaient ; cependant au premier sol que je touchai, elles descendirent et m'attachèrent. L'une alla pleurer dans une grotte où les Anges la contem¬ plaient ; les autres furent gardiennes et patronnes du pays qui leur était donné- Ce n'était pas pour le voyage qu'elles étaient parties, ce fut pour le refuge et — 35 — la retraite. Toutefois le monde vint les trouver, car il se joue de ceux qui le cherchent, mais il s'offre à ceux qui le fuient. Les Errants eux-mêmes, les fils de la horde qui a choisi la route sans but et le chemin sans terme, adoptèrent la plus humble de ces femmes, la ser¬ vante Sara, pour reine spirituelle de leurs tribus qui ont ignoré la Cité ». Serait-il donc vrai que le succès du voyage, c'est de trouver un lieu que l'âme puisse consacrer ? Serait-il donc vrai que l'œuvre la plus haute, c'est de disposer à la surface de la terre de nou¬ veaux édifices de vénération et des sanctuaires, où les Nomades eux-mêmes seront tentés de s'arrêter un moment ? Sinon la Méditation, du moins le Servi¬ ce, les reconnaîtrons-nous pour les véri¬ tables forces de conquête, auxquelles tous peuvent parvenir, et pourquoi le plus simple des hommes se croirait-il détourné de la première ? Apprendrons- nous à le dire : la fidélité seule obtient l'avenir ; l'existence est pour un village; la volonté, pour une fonction; l'intelli¬ gence, pour une méditation; le cœur, pour un lien ?.. Si Mistral a restauré une langue et réveillé une province, il a aussi rétabli ces valeurs. Singulier pro¬ dige que ce génie ait paru en ce temps, où par le progrès des machines le mon¬ de allait osciller entre la dispersion et l'automatisme ! Quant à sa fécondité, c'est de lui que part selon des excita¬ tions secrètes ce mouvement de restau¬ ration latine, qui par la France et la haute raison d'un Maurras est devenu l'espoir européen. Au reste duperie du voyage, s'il n'est que l'appétit du mouvement, curiosité changeante, effleurement de la surface, — 37 — illusion du progrès, incessante inquié¬ tude! La rapidité croissante des com¬ munications le tue dans l'avenir. Quoi ! tant de gens ne dévorent les routes que pour venir une heure plus tôt mourir d'ennui dans une maison trop souvent quittée ! Et qu'ont-ils vu dans un souci constant du virage et de la rencontre ? Chaque année la terre se rétrécit, de jour en jour plus rapidement mesurée par la course des hommes et bientôt universellement par leur vol. L'espace s'exténue on dirait dans son essence même. Une heure me fera toucher de¬ main les bords d'un autre continent que je n'atteins aujourd'hui qu'en un jour. Que la progression s'accentue en¬ core, l'arrivée coïncidera avec le dé¬ part ; en ce cas pourquoi partir, si justement l'on part pour partir ? Mais si ce goût de mouvement devient celui à — 38 — de la vitesse, cette simultanéité me refuse aussi le temps d'en jouir. Je vais briser les parois de ce monde. Vaine¬ ment ! Où pourrais-je être emporté par cette vitesse toujours accrue ? La terre n'offre plus de surface au développe¬ ment de ma course ; les espaces inter¬ planétaires sont sans air respirable ; les étoiles me rejettent ; mon existence est enfermée en cette bulle d'air flottante qui porte au centre un grain de poussiè¬ re, dont j'ai parcouru toutes les crevas¬ ses ; et ma course me rejette au seuil de l'humble porte verte qui s'ouvre sur mon jardin. Les Saintes ne coururent la mer étin- celante qui est entre les terres, que pour aborder au refuge et s'y tenir dé¬ sormais. Un jardin est alors un espace suffisant ; cependant, s'il faut partir, que ce soit vers nos sources, pour y — 39 — prendre un juste reflet de notre être, ou vers un service qui portera plus loin la vertu des eaux jaillissantes dont nous avons reçu notre vigueur ! En atten¬ dant est-il chose plus nécessaire que notre jardin ? Nous découvrirons des beautés inépuisables dans un pays que nous aimerons et dont la sève aura fait notre sang ; un cœur que nous saurons garder nous dispensera des plaisirs tou¬ jours nouveaux ; nous connaîtrons la gloire d'un labeur dont nous ne serons plus les parasites mais les nourriciers ; nous aurons tous les ciels changeants de nos saisons... Sans doute il faut gar¬ der nos rapidités d'action et d'échanges; mais nous attacherons au rivage la bar¬ que des Saintes, ou, pour les âmes d'un peu de fantaisie, le voile léger, miracu¬ leuse nacelle, de Sara l'Egyptienne. La terre manque à nos voyages, eh bien ! — 40 — soit ! nous allons tendre en nous des espaces illimités ! fascicules deja parus N° I. L'Inquiétude Démocratique. N° II. Le Sophisjne de la Compétence. N° III. L'Intempérance Théologique. N° IV. Le Sophisme Parlementaire. N° V. La Barque des Saintes. a paraitre N° VI. L'Eloge de Carpentras. N° VII. Quatre Vérités et autres. N° VIII. L'Impasse Métaphysique. Prix, i fr. 5o