B'H&P .3 AGUEDAL 1937 ^ar©nisi© 2me Année - N° 2 Juin 1937 SOMMAIRE L. Justinard LES PROPOS DU CHLEUH Armand Guibert Une île pour le poëte. paul Souffron Chant d'un retour. — Notre-Dame-de-Lu- mières. Michel Levanti Poésies. Innocent V LES PROPOS DE L'INNOCENT marion senones Le razzi des R'Gueïbat. Maurice-Edgar Coindreau . D'une renaissance du rotnan picaresque. G. SLIMAN Des variations et des tribulations d'une zaouïa berbère à travers les âges, III Henri Bosco L'âne Culotte, VI. CHRONIQUES LES LETTRES Chrortique-éclair Sélections et commentaires .... E. Peisson, F. Funck-Brentano, Francis de Miomandre, Jean de La Varende, Roger Gagmard, par M. Fontenilles, H. Bos¬ co, Jacques Braud, Louis Dagoult, Jacques Balay. Chronique marocaine Jean Sermage par Roland Lebel ; Mo¬ hammed Naciri, Colonel de Carvalho, par Chr. Funck-Brentano Memento. LES ARTS Peinture i Deux expositions d'Edg Legrand au Ma¬ roc par H. Bosco. Sculpture Dessin de sculpteur, par Jacques Balay. P rop os du C li 1 e il k APOLOGUE Un chacal emportait un agneau. Un petit enfant qui le vit appela son père : « Mon père, cria-t-il, je vois un agneau qui emporte le chacal. Il est passé par ici ». « Mon fils, a dit le père, montre moi seulement par où il est passé. Je sais bien lequel des deux a emporté l'autre. » L. JUSTINARD. u ne Ile pour le Poëte C'est presque un rêve : mais il a été plusieurs fois réalisé, ou près de l'être : à Pathmos, chez les Thélémites, à Créteil. Aucune cire ne peut en ces jours de tempête empêcher les Ulysses ballottés sur les flots d'entendre l'appel pernicieux de ces inlassables' sirènes, les voix de l'actualité. Il faut fuir, non par lâcheté, mais par souci de préserver au cœur de soi une source impolluée. Je parle d'un poëte tel qu'il aimerait son art au-dessus de sa vie : non pas d'un militaire ou d'un mar¬ chand, non plus que d'un avocat, ni d'un paysan : du moins, ne serait-il cela qu'accidentellement. Je ne sais pas s'il serait riche, ou s'il vivrait dans le dénuement : mais à coup sûr habité de l'esprit de pauvreté. Son or, il le puise¬ rait dans les regards humains, dans la scintillation des astres, au contact d'un pelage amical, ou de l'eau pure. Il le puiserait sous ses divers états, le liquide des pleurs, le solide du sol et de ses veines, l'immatériel des nuits — puis il le restituerait au monde sous une forme inconcrète et presque impercepti¬ ble : un pollen de mots ailés, un souffle plus brûlant que le vent des sables, une flèche apportant avec elle la vie. A l'île de son salut il finirait par aborder : la voici dis¬ tincte au regard, masse ferme sur les eaux, hors de toute latitude. Un printemps éternel n'y règne pas — mais toute 83 la variété des saisons successives. Les fruits de la terre y veu¬ lent pour mûrir de l'art, quelque industrie, beaucoup d'a¬ mour. De simples sentes sillonnent l'île, que foulent aussi bien les bêtes et les hommes sans craindre pour leur vie : et un humble filet deau fait sa course au fond d'une gorge rocheuse qui s'ouvre en conque vers la mer. Eau précieuse et nourricière, qu'un antique système de vannes et de canaux répartit entre les champs tour à tour reverdissants et con¬ sumés. Grâce à elle le rocher se vêt de couleurs vives, les oi¬ seaux peuplent d'actions de grâce les branches des arbres bas protégés du vent par des murettes. Le poète n'est pas oisif : comme les oiseaux de l'arbre, il fait de son chant une offrande, et, pour se rendre les génies de l'île favorables, il se garde de contrevenir aux sages lois qui la régissent. Il sait réparer les filets sous les tamaris de la calanque, les jeter à l'heure d'avant l'aube où les vents sont calmés, puis rentrer avec sa pêche qui le fait l'égal, par ses épousailles avec la mer, du plus glorieux des doges vénitiens. Il sait mener devant soi les troupeaux au long poil ou à la laine chaude et, de chaque cime, poser longuement son regard interrogateur sur le large partout visible. Il sait retouner la terre avec un simple soc, il sait enseigner les enfants, cuire ses aliments, parler aux hommes ses amis, et les écouter quand ils parlent. Ayant appris quelques sciences, il les cultive en lui, et les répand par son rayonnement, mais il connaît maintenant que le savoir est vain qui ne repose pas sur l'assise de 1 élé¬ mentaire. Il aime cette molécule de l'univers où les vents l'ont poussé, et son amour ne se défend pas d'être sensuelle : mais il a ses heures inviolées où le regard intérieur lui révèle des 84 magies que tous ses proches ne perçoivent pas distinctement : des collisions d'astres, des accouplements de bêtes inconnues, la musique d'une voix sans lèvres, des flottaisons d'archipels ignés. Il se donne à lui-même des fêtes tumultueuses qui échappent au regard d'autrui ; et non pas égoïstement, car une lumière émane de son être, qui transfigure les plus humbles objets. Il sait le prix de l'ignorance, celle des limbes où se forment les phantasmes futurs, celle d'un monde éter¬ nellement vierge, et neuf éternellement. Il monte souvent sur une cime, tant lui plait la contem¬ plation, de son univers dans le sens du relief et de la pro¬ fondeur : il y saisit les rapports cachés, la relation récipro¬ que des vignes et des champs, des hommes et des bêtes, de la terre, du ciel, et de l'eau. Il converse à cette altitude avec on ne sait quel démon familier, Ariel peut-être, ou Dieu lui- même. Solitaire, il n'est plus seul, puisqu'habité d'une Pré¬ sence. Parfois le rejoint quelqu'un des hommes de la vallée qui, guidé par un chant dissous dans l'air, a su retrouver le chemin secret de la montagne inconnu des guides et des pâtres. Ils se comprennent à demi-mot, et leur langage est autre qu'au niveau des plaines basses, sans doute parce que dégagé de toute utilité, allégé de tout enseignement. Il n'est pas d'heure pour la retraite de l'âme : le poète est le seul dispensateur de sa propre liberté, grâce à quoi sont émoussées les misères du corps et les contraintes du temps. Sa voix est une émanation directe, un acte créateur, un cantique de vie. Aucune brume opaque ne pourra désormais entre son œil et les substances premières interposer son écran mensonger. Viennent des hommes avec des fers, comme un soir de Judée au Jardin des Olives, ils ne feront qu'une ombre prisonnière, l'ombre d'une ombre, un Corps. 85 Et voici que le poëte descend, riant d'un rire de perpétuelle enfance, vers les terres et les sillons réguliers de Samsara. Il y doit accomplir sa besogne humaine et porter le fardeau de la charge originelle : il redevient militaire, ou paysan, avocat, ou berger. Rien ne le distingue du peuple de l'île, ni son vête¬ ment, ni son visage : rien, hormis le souvenir, en lui caché, d'une heure méditative où tout par le dedans lui fut révélé. L'heure de sa liberté éblouie, où il se connut choisi, et délié des dogmes asservissants qui régentent les automates de la vallée. Il va, sûr de soi et des choses, meilleur qu'avant la montée, parce que la joie fait plus agile son sang. Il sait désormais que son île est partout, et qu'il est à lui-même son île. Armand Guibert. (Extrait de « Poësie d'abord » sous presse aux « Cahiers de Barbarie ») (JJiarit d an retour Nous avions cueilli à Messine Des essaims, des bouquets de feux. Rien n'est resté à notre amour D'une féerie de nuit marine Evanouie comme nos jeux. Le lendemain c'était le jour Et trois années derrière soi. O bonheur d'une longue attente Prête à se rompre d'un seul coup ! Puis l'Europe nous salua, Un matin, d'une côte lente, Par cette femme en noir, debout Sur les rochers blancs de la Corse. On passait par le cap du nord, Si près des maisons, des jardins, Que l'on sentait, comme une force, La douceur envahir nos corps Ou trois années avaient pris fin, ISfotre-D a me- Je-L umièr es A Notre-Dame de Lumières Les feux du ciel demeuraient pris. C'est en plein jour qu'elle brillait De tout l'automne de la terre Dans son manteau de pierreries. La foule de l'ombre priait. J'étais cet enfant merveilleux, Par la grâce de vos jardins Et la lumière de vos yeux, Qui découvrait son pur domaine D'allées de fleurs et de bassins. Procession, colline enchantée, Silence, chants, musique à peine, Repas de midi sous les pins... Le calme comme une clarté Lavait les cœurs de toute faute. Je cueillais au creux de mes mains Un miracle d'eau qui stillait Du cœur d'une petite grotte. Paul Souff Secrets J'ai des secrets de mendiant Que je répète aux durs chemins Avec des gestes de misère Partis implorer les mystères Qui me brûlent au fond des mains. Je les ai tous sertis d'un bijoux de silence Le froid baiser des morts caresse leur sommeil Où le rêve est la nuit sans vision ni réveil Et tous me font danser de leur funèbre danse. Vous qui passez à l'affût des mystères Bien sûr, fuyez-la ma dure misère On n'embrasse pas le visage d'un mendiant. Inquiétude J'en ai tant vu qui se reposent S'endorment au premier bien être A l'abri d'une porte close Sans jamais ouvrir les fenêtres Et chaque jour, combien de fois On fait vivre dans les maisons Des cocons fermés dans leur soie Sans espoir fou de papillon. Je connais des beautés possibles Qui lentement crèvent à l'œuf : La femme triste aux mains paisibles Oublieuse d'un amour neuf. Les douleurs qu'on ne vivra pas Au bord des enfers de plaisir Sans le vertige à chaque pas Et le fond pressant d'en mourir. Il faut des enfants qui écrasent leurs jouets Pour finir sur le sol la rage de leurs pieds Je veux pour me cogner, un peu plus que mauvais Les visages meurtris d'amours prostitués Passer comme un aveugle qui porte une fleur Près des chagrins aigus, voûtés du poids des morts. ans rien Un pèlerin, loin des routes Ignoré, fuit loin du bruit Ils dorment, les soirs du doute Et les remords à la nuit Va la marche sans le but L'oubli de l'étape morte Pèse, aussi lourd qu'est le rut La tentation d'une porte Où marteler un repos Mais on fuit pèlerin Galet du sable Sans un cri, sans rien Que le vent dans la dune Et la vie dans les os Se meurt de l'air qui tue. Michel Leva Propos de 1 Innocent CONSEILS POUR LE SOUFFLE Respire bien. Gonfle lentement ta poitrine. Quand tu l'auras tendue aux limites de sa capacité et que tu sentiras la résistance des tissus, insiste un peu, pousse au-delà. Mais d'une pointe à peine. Le plus te donnera le juste. Ne la vide pas aussitôt. Conserve l'air une demi-seconde, le temps de serrer délicatement sous tes flancs son volume élastique. Et jouis de ta plénitude. Ensuite, expire naturellement, sans hâte. Mais ne retiens pas le Souffle. Arrivé au bout de ta calme expiration, goûte un peu de repos : c'est le bonheur. Puis recommence. Recommence dix fois, vingt fois de suite, de façon que ce mouvement de va-et-vient imposé par ta volonté, s'enfonce en toi et fonctionne majestueusement, à ton insu. Alors, écoute ton sang. L'air s'engouffre, il accourt, l'air s'ex¬ hale, il reflue. Ton sang, devenu frais, fluide, bienfaisant. Devenu pur, Ecoute-le monter vers le cœur, avec un doux bruissement tout le long des veines majeures, pousser les parois musculeuses, soule¬ ver les clapets, envahir les cavités tièdes, et gicler, sous la contrac- 92 tion merveilleuse, en dilatant les deux artères nobles, pour forcer l'éventail épanoui des réseaux nourriciers. Ton sang ! Ecoute-le toujours. Il s'alanguit, s'étale, meurt. Tout à coup, aspiré, il reflue, remonte aux sources ; il s'exalte, bouillonne, jail¬ lit, pris dans le mouvement de tes coupes respiratoires. Et peu à peu la paix s'étend. Miraculeusement tu vois se for¬ mer les distances et très loin s'élever les premiers calmes. Puis le silence. Rien n'en altère la sérénité. Sur ton étendue intérieure se composent les vues de l'âme et montent les contemplations. Les hauts de la pensée se dégagent et brillent doucement. L'Esprit souffle. Respire bien. Innocent v. .|^ 93 Le razzi des R gueïbat ( ou le ckacal et les zébus ) Hassan se rendait compte que ça ne pouvait pas durer ! Depuis que les Français se répandaient au nord de l'Adrar, établissant des postes jusqu'à Koedia d'Idjil, le métier de dissident ne nourrissait plus son homme. Déjà, quantité d'Ouled-Delim travaillaient à Port-Etien¬ ne au service des Européens, diminuant d'autant l'effectif (déjà si réduit !) des membres de sa tribu. Les vezzou, (1) ne rapportaient plus. Quinze, vingt cha¬ meaux fatigués qu'il fallait se partager entre 30 hommes, et mettre au pâturage 6 mois durant avant qu'ils aient refait leur bosse ! Vraiment, au jour d'aujourd'hui, on n'y trou¬ vait plus son compte. Qu'ont ait à lutter, à souffrir pour piller les caravanes ou les troupeaux des marabouts, rien à dire, c'est régulier, ce sont les inconvénients du métier. Et qu'on ait à batailler contre des Français ou contre d'autres Maures... cela revient à peu près au même. Les premiers ont, il est vrai, les fusils- (1) Rezzou, sing. razzi. Troupe de Maures armés, d'une quarantaine de fusils et davantage. 94 mitrailleuses, mais Moulana permet que le sable les enraie ! Ils ont aussi les avions, mais que peuvent ces bruyants oiseaux contre des troupes légères qui se dispersent à leur approche et abattent les pilotes s'aventurant trop près du sol ? Non ! Ce qui est décourageant, c'est que les profits ne sont plus proportionnés aux risques. Avec leurs grands mâts de fer qui se parlent les uns aux autres, les Français surveillent toute la brousse, et, pour le moindre razzi, ils ont vite fait d'alerter les Groupes Nomades, aux méhara toujours gras et reposés ! Alors, nuit et jour, sans répit, il faut fuir vers le Rio de Oro. On ne peut ni boire, ni manger, ni faire boire et manger les bêtes, et on abandonne en chemin les chameaux trop fati¬ gués. De sorte que, lorsqu'on atteint enfin (quand Dieu per¬ met qu'on l'atteigne) la zone de protection espagnole, le troupeau est décimé. Qu'ils étaient loin les rezzou de son enfance, quand il avait plu dans le Sud ! Son père et tous les guerriers du campement partaient piller les pâturages du Trarza et même du Hodh. Lui ne pouvait pas les suivre : il n'avait pas encore de boubou, et encore moins de fusil. Mais quelle fête quand ils revenaient, ramenant des troupeaux entiers de méhara, de chamelles pleines ou allaitant leurs petits chamelons ! On brûlait en leur honneur toutes les cartouches du cam¬ pement, et les captifs faisaient un tam-tam magnifique. On tuait l'une des bêtes les plus grasses, et chaque tente en prenait sa part. On mangeait toute la nuit pour deux jours. Les esclaves eux-mêmes avaient de gros morceaux de graisse de la bosse, et l'on buvait tant de théières que les enfants se partageaient des calebasses pleines de feuilles de thé poisseuses et brûlantes. Parfois aussi l'on ramenait des captifs surpris auprès 95 des troupeaux enlevés ; ils étaient pour les plus riches qui avaient de quoi les nourrir, mais les femmes servaient à tous. Ah ! c'était le bon temps, alors ! * * ❖ Ainsi songeait Hassan, suivant lentement son campement qui partait en transhumance. Du haut de son méhari, il embrassait du regard l'ensemble de la caravane, et cette vue était loin de le réconforter ! En tête, sur les meilleurs chameaux, paradaient les hom¬ mes, mousqueton à l'épaule. Les plus jeunes avaient revêtu l'habituelle tenue de chasse, boubou verdi et bonnet de coton, pour être prêts à toute éventualité. Mais les gazelles pouvaient passer sans crainte à bonne portée : ces fusils-là ne leur fe¬ raient pas grand mal. Ensuite, captifs et captives, un bout de percale retenu aux reins par un lien de paille, tapaient sur de maigres bes¬ tiaux qui s'en allaient, la tête basse, en quête de la moindre broutille. C'est que, depuis quelques jours, ils avaient fait maigre chère dans le pâturage épuisé ! Des arbustes épineux, il ne restait que les branches, et le puits ne fournissait plus au'une boue épaisse comme la bouillie de mil... Mais peut-on ne pas escompter, jusqu'à la dernière minute, la sollicitude d'Allah dispensateur de la pluie, devant le pénible effort que représente un déplacement ? Enfin, tout à l'arrière, loin du gros de la caravane, sur les chameaux boiteux, les chamelles fourbues, les femmes et leurs nourissons brinqueballaient sous les bassour. (1) (1) Bassour. Selles de chameau abritées d'une sorte de tente servant aux femmes. 96 Ce n'était pas sans raisons qu'on s'écartait ainsi d'elles : le malheureux qu'elles happaient était assailli de revendica¬ tions : pourquoi le chef du campement n'ordonnait-il pas un repos ? elles étaient trop fatiguées... leurs montures n'en pouvaient plus et butaient à chaque pas... elles avaient un besoin à satisfaire... elles avaient soif, elles avaient faim, elles avaient... tout ce qu'on peut avoir pour arrêter un campe¬ ment qui s'en va en transhumance. Les petits enfants eux-mêmes, insouciants et joyeux com¬ me tous les petits enfants de tous les pays du monde en période de déménagement, fuyaient soigneusement leur grou¬ pe. N'ayant personne à tourmenter, elles s'invectivaient entre elles, et leurs bébés, réveillés, braillaient comme les jeunes chevreaux quand le troupeau pâture au loin. Oui, vraiment, le coin des femmes était un coin à éviter ! Béni soit à jamais le nom du Tout-Puissant qui, dans sa bienveillance, a dispensé les Maures de la polygamie ! Et louanges, aussi, au Prophète inspiré qui institua la loi com¬ mode du divorce ! Le divorce ! Mais oui ! Pourquoi Hassan ne divorcerait-il pas d'avec Aminettou, cette épouse acariâtre qui ne lui don¬ nait que des filles ? Les filles, c'est très bien si on a du lait de chamelle à leur donner, mais quand on ne peut les engrais¬ ser, quelle dot peut-on espérer tirer d'elles ? Et jusqu'à quel âge faut-il les nourrir avant que se présente un fiancé ? Parlez- moi des garçons ! Eux, c'est tout autre chose : on les envoie faire boy ou partisan à Port-Etienne, et ils y gagnent un peu d'argent... Avec la permission d'Allah, Hassan en ferait bien autant! Mais ne devra-t-il pas offrir, à l'Administration, quelque 97 gage? Un azouzel (1) , une chamelle pleine? Quelle dépense en perspective, et que d'ennuis !... Les Français sont si méfiants ! Il est facile de leur faire croire que de bons chameaux sont mauvais, mais allez donc leur faire prendre un mauvais cha¬ meau pour un bon ! Si encore on n'était pas à la merci de ces interprètes cupides qui font la pluie et le beau temps auprès des commandants de postes ! En vérité, en vérité, la vie devient trop dure aux pauvres dissidents ! « Ouôtch ! » grogna Hassan. Et il appliqua un coup re¬ tentissant sur la croupe de sa monture : la dune à franchir était abrupte, et il préférait prendre le large avant les catas¬ trophes qui n'allaient pas manquer de se produire à l'arrière. Arrivé sur la crête, il jeta machinalement un coup d'œil au fond de la vallée, où quelques buissons annonçaient un point d'eau. Ah ! les scènes, immuablement pareilles, qui allaient se dérouler là dans un instant ! Mais le bâillement écœuré qui déjà distendait sa bouche, s'arrêta, coupé net : près du puits, deux guerriers inconnus faisaient remplir par des captifs quelques outres de peau de chèvre. Une ttoupe nombreuse campait donc aux environs. Mais de quelle tribu amie ou ennemi ? Hassan ne resta pas longtemps indécis : ces corps massifs, ces faces carrées rongées de barbe juqu'aux yeux... c'étaient, à n'en pas douter, des R'gueïbat. Ah ! les R'gueïbat (et l'Ouled-Delim hocha la tête avec un claquement de langue déférent) ce sont des purs, ceux-là ! Les seuls champions, à l'heure actuelle, de la résistance devant l'envahisseur ; les derniers disciples de Ma-el-Aïnin, le pieux marabout qui, de son ksar de Smara, prêchait, jusqu'à ces (1) Azouzel. Chameau de course. 98 derniers temps, la guerre sainte au peuple Beidans. C'est une tribu puissante. Dommage qu'un peu de l'astuce Ouled-Delim ne vienne tempérer, parfois, son fanatisme ; les Nazaréens ne seraient pas longtemps les maîtres du pays ! Et alors, comme par le passé, les grands rezzou mûrement préparcs dans le mystère des tentes ramèneraient, vers les sables du Nord, les richesses du Trarza et du Hodh. Hassan rassura, d'un signe, les étrangers qui, l'ayant aperçu, armaient leurs mousquetons, et poussa sa monture dans la pente. Quelques instants plus tard, après un long échange de salutations polies, il avait tiré de ses interlocuteurs, peu lo¬ quaces pourtant, tout ce qu'il désirait savoir. C'étaient bien des R'gueïbat, alliés aux Ma-el-Aïnin, qui, sous la conduite de Brahim-ould-Youssef, l'Invincible, al¬ laient, avec l'aide d'Allah, anéantir les pelotons méharistes de la Koedia et de l'Adrar. Une fois ces gêneurs supprimés, il serait facile de surprendre les Postes, et de réoccuper les ksour qui commandent points d'eau et palmeraies. Alors les tribus soumises aux Français, voyant que les R'gueïbat sont les plus forts, feront cause commune avec eux, et le nord du pays sera enfin délivré de la présence impure des infidèles. Pour tout dire, c'est le côté... temporel de ce projet, bien plutôt que le spirituel, qui séduisait l'Ouled-Delim, mais il n'en feignit pas moins un religieux enthousiasme. Si bien que les braves R'gueïbat, édifiés, pensèrent qu'il fallait, à tout prix, s'annexer une aussi précieuse recrue. Ils l'engagèrent donc à les accompagner au lieu où campait le Cheikh situé, d'après eux, à moins d'une heure de marche. 99 Et Hassan, tout heureux d'échapper, pour un soir, au traintrain coutumier, accepta. ❖ * * Naturellement, l'heure-de-marche dura un peu plus du triple, et le soleil touchait l'horizon lorsqu'on arriva chez Brahim-ould-Y oussef. Les selles, les outres, les sacs de peau formaient un vaste rempart circulaire, où les hommes étaient assis, par petits groupes maussades, pêle-mêle avec les chameaux barraqués. Pas un feu ne brillait, donc pas de thé, ce soir, et des dattes sèches en guise de méchoui !... Hassan soupira... mais il loua, dans son cœur, la vigilance du chef qui, à pareille dis¬ tance de l'ennemi, par crainte de lui révéler sa présence, im¬ posait à ses hommes cette belle frugalité... Comme ils barraquaient tous trois dans l'enclos, une voix psalmodia l'appel à la prière. En un clin d'œil, tous les guer¬ riers furent massés derrière le Cheikh, puis, comme un mur frappé de la foudre, d'un même élan, tous s'écroulèrent, face au sol. Béni soit, mille fois, le nom du pieux vieillard dont la sainteté galvanise ainsi ses troupes ! Ayant quitté son sircual (1) impur, Hassan se mit au dernier rang, entre Baba et Bohibé, ses deux compagnons de route. Mais, en accomplissant les gestes rituels, il ne put tout à fait empêcher ses yeux d'errer de droite à gauche, de sorte que, le Salam terminé, il avait évalué la puissance du razzi, l'excellence des bêtes et de l'armement. (1) Siroual. Large pantalon de cotonnade. 100 Son estime pour les R'gueïbat s'en accrût, et sa confiance en l'issue de leur entreprise, aussi fut-il pris soudainement d'un violent désir de se joindre à eux. Il se fit conduire devant leur chef qui devisait gravement entre un vieux marabout et un hartani à l'allure arro¬ gante. Il s'inclina très bas, toucha la main que lui tendit le Cheikh et, avec componction, il frotta son visage de la paume qu'avait honorée ce contact. Alors, comblant le vieillard im¬ passible d'assurances, de respect, de dévouement, le suppliant de disposer à son gré de sa vie, il déposa son fusil à ses pieds. Sans un geste, Brahim donna un ordre bref ; le hartani ramassa l'arme, le marabout congédia le visiteur : son maître désirait méditer. Le malheureux Hassan fut tout désemparé. Quel affront, en échange de son immense confiance ! Mais il n'osa pas protester... d'autant qu'il était seul au milieu de ces gens et que la nuit était fort noire... Il pensa bien à rejoindre les siens, mais abandonne-t-on ce bien précieux qu'est un fusil ? Il préféra, se laissant aller à l'optimisme, penser que Brahim avait seulement voulu l'éprouver... et il admira la prudence du chef qui ne se fiait pas aux paroles dorées. Remettant donc ses soucis au lendemain, il partit à travers le campement en quête de quelque nourriture. * fi: ± Décidément, Baba et Bohibé l'avaient lâché. Les gens qu'il abordait étaient polis, mais distants... et, du reste, ils avaient terminé leur souper. 101 Il s'approcha de jeunes garçons qui, à l'abri d'un pli de dune, s'apprêtaient à faire le thé. Mais un vieillard surgit, les accabla de véhéments reproches, et, d'un coup de pied, ren¬ versa la bouilloire, dont la braise but le précieux contenu. L'Ouled-Delim finit pourtant par découvrir, assis à l'écart des autres, un débrouillard fort occupé à éplucher, de son couteau en dents de scie, une tête de biche rôtie dans sa peau. En quelques phrases adroites, il s'en fit un ami... et gagna la langue et une joue de la bête. Ce garçon se nommait Daoud. C'est auprès de lui qu'Has¬ san passa sa première nuit parmi les R'gueïbat. Ce ne devait pas être la dernière ! Le lendemain, à l'aube, le hartani du Cheikh lui restitua son arme. Brahim avait donc compris sa loyauté ? Transporté de joie, il loua, en lui-même le chef clairvoyant qui savait lire au fond des cœurs. Et, oubliant ses amertumes de la veille, Hassan sella sa bête et se joignit à l'armée R'gueïbat. ❖ * * Razzi ! Razzi ! Ce mot magique battait aux tempes d'Hassan à chaque pas du méhari. Quelle ivresse, pour un guerrier de race, ravalé au rôle fastidieux de pasteur, qu'une promesse de razzi ! Il marchait joyeux, rêvant aux belles prises qu'il rappor¬ terait du combat : captifs, azouezil, chamelles pleines ou lai¬ tières, pairis de sucre, pièces de chandorah... sans parler des chèvres et des moutons... En somme, Aminettou n'était pas plus insupportable qu'une autre. Souvent, le dénuement rend les femmes har¬ gneuses, mais les cadeaux ont vite fait de les amadouer ! Et c'est presque avec amour qu'il pensa à ses quatre petites filles qu'il allait pouvoir faire engraisser, à présent. 102 Tout à ses rêves enchanteurs, machinalement, Hassan avait devancé la troupe. Quand il s'en aperçut, il arrêta sa bête pour attendre ses guides de la veille, trottant à peu de distance derrière lui. Mais les deux R'gueïbat s'arrêtèrent aussi... Il revint sur ses pas, Bohibé en fit autant, tandis que Baba le mettait en joue. Qu'est-ce que cela signifiait ? Brahim se méfiait-il encore de lui et le faisait-il surveiller ? Pour en avoir le cœur net, il continua de reculer... Alors, Bohibé aussi le mit en joue. Plus de doute, ils avaient des ordres du chef ! Surmontant le malaise, inévitable, que causent deux fusils braqués sur ses arrières, il repartit en avant-garde, d'un air parfaitement dégagé. Il se flattait qu'une allure insouciante dissiperait les doutes de Brahim. Hélas ! Tout comme la veille, à l'étape du soir, l'odieux hartani lui confisqua son arme et ne la lui rendit qu'au mo¬ ment du départ. Et là, il dut reprendre la tête de la colonne, à bonne portée de tir de Baba et Bohibé. * * Les jours passaient, et chaque matin, et chaque soir, Has¬ san devait subir la même humiliation. Il « tenait », cependant, tant sa foi en Brahim était grande... et grands, aussi, ses espoirs de fortune. Du reste, qu'aurait pu faire le pauvre Ouled-Delim ? Chercher à fuir, par une nuit sans lune ? On l'aurait vite 1(33 rejoint, le sable est traître, et on l'aurait massacré sans répli¬ que, de crainte qu'il n'allât prévenir les Français. Le mieux, évidemment, était d'attendre, et de guetter patiemment l'occasion de forcer l'estime de ses compagnons. * * * Cette occasion se présenta le jour où le sable conta que les Français n'étaient plus loin. Le sable, et aussi un goumier qui rejoignait sa tribu, son engagement terminé. C'était un Ahel-Akchar, et ceux qui connaissent ces gens- là prétendent que l'on n'en peut rien tirer de bon, qu'ils n'ont que mépris pour les autres Maures, bien que leurs fem¬ mes « fassent putain » dans les postes, aussi bien avec leurs congénères qu'avec les nègres et les Nazaréens. C'est possible, mais, pour ce qui est de cet Ahel-Akchar- là, il est juste de dire qu'il rendit grand service aux R'gueïbat. Il leur expliqua, avec beaucoup de minutie, l'emplacement du peloton, quitté depuis trois jours et où, affirma-t-il, on ignorait encore l'approche du tazzi. Il indiqua les lieux de pâturage, les jours d'abreuvoir, le nombre des goumiers, les quantités d'armes et de munitions. Il cita le nom de ses ex¬ camarades, celui du Capitaine, un vieux Saharien bien connu des Betdane qui le surnommaient « El Gazi », le Dur. Et il ajouta que, les puits étant presque taris à son départ, on devait s'apprêter à changer de place, mais il ne sut pas dire en quelle direction. Ces renseignements jetèrent le trouble dans l'armée. Les forces ennemies excédaient de beaucoup celles des R'gueïbat, et la valeur de leur chef était notoire. Une rumeur sourde parcourut le campement, et ces hom¬ mes, que l'espoir avait soutenus, jusque là, sentirent tout à coup leur fatigue. 104 Ils se groupèrent autour du Cheikh, cherchant à deviner sa pensée. Celui-ci promena lentement ses yeux calmes sur tous ces visages anxieux tendus vers lui, et d'une voix grave, qu'un douloureux étonnement altérait, il leur reprocha leur manque de foi. Si Moulana les avait conduits sans obstacle à travers le pays soumis aux infidèles, il saurait bien leur donner la victoire, quelle que fût la puissance de l'ennemi. Rien ne peut arriver que par Sa volonté. La illah il Allah. Et le ton de Brahim était si assuré que chacun se sentit apaisé dans son cœur. ❖ ❖ ❖ Il va de soi qu'Hassan était tenu à l'écart des palabres. Mais il avait un allié dans la place, Daoud, l'ami du premier soir, un jeune garçon d'esprit plus libre que les autres, et qui adoucissait, par tous les moyens en son pouvoir, les rigueurs de sa quarantaine. Comme chaque nuit, il vint le retrouver et lui rapporta fidèlement les nouvelles de la journée. Tristes nouvelles... Hassan resta songeur... Il connaissait par oui-dire El Gazi et plusieurs de ses hommes, et il savait que, même à armes égales, on aurait eu du fil à retordre avec eux. Mais dans l'état d'infériorité où l'on était, une seule tactique lui semblait raisonnable : surprendre le goum en cours de déplacement. La présence des bagages, des femmes, des troupeaux, entravant l'action des guerriers, faciliterait le pillage. Seulement, pour préparer efficacement l'embuscade, il eût d'abord fallu savoir vers quels lieux se ferait l'exoc'e du peloton... Tout à coup, une lueur de triomphe passa dans les yeux obliques de l'Ouled-Delim : il la tenait enfin cette occasion tant attendue de se signaler aux yeux de Brahim ! 105 Et, du fond de sa cartouchière, il tira précautionneuse¬ ment un papier jaunâtre et usé aux plis. Cela datait d'une année ancienne où il avait plu dans le Sud. Plusieurs tentes de sa tribu avaient fait aux N'çara une soumission fictive, afin qu'ils leur permissent d'emmener paître leurs troupeaux dans les régions fertilisées. C'était le vieux laisser-passer délivré, à cette occasion, par le Commandant de Cercle, qui se trouvait (par quel hasard ?) à point nommé entre ses mains. Muni de ce papier, il se faisait fort de pénétrer auprès d'El Gazi, et, une fois dans le camp, mettant en oeuvre l'es¬ prit de ruse de ceux de sa race, d'y recueillir tous les rensei¬ gnements nécessaires qu'il communiquerait aux R'gueïbat. Sans perdre un instant, il alla exposer son projet à Bra- him. Le vieux Cheikh le laissa parler sans l'interrompre, l'air absorbé, fronçant ses gros sourcils broussailleux. Puis quand, pour achever de le convaincre, Hassan lui tendit l'écrit provi¬ dentiel, sans le lire, avec un geste de colère, il le mit en miettes qu'il dispersa au vent. Ce ne fut pas son ami fidèle qu'Hassan eut auprès de lui, cette nuit-là, mais ses geôliers, non moins fidèles, les inévita¬ bles Baba et Bohibé. On conçoit qu'il ne dormit guère. La situation se gâtait terriblement ! Tous ses beaux espoirs de rapine se muaient en la peu attrayante perspective d'une mort cruelle et d'une honteuse mutilation. Et, pour la première fois, il douta de Brahim. On voit, parfois, la main de Moulana se retirer d'un chef heureux jusque là dans toutes ses entreprises lorsqu'il a passé l'âge de l'action. 106 Il jugea donc prudent de ne plus compter que sur lui- même, et de retirer, au plus tôt, son épingle d'un jeu devenu trop dangereux. •]; Le lendemain de cette soirée, Brahim décida qu'on reste¬ rait sur place pour réparer ses forces avant le combat. Et des garçons hardis s'égaillèrent parmi les dunes, afin de recueillir, s'il se pouvait, quelques indices sur les mouvements du peloton. Hassan, gardé à vue, mit à profit cette journée d'inaction pour enregistrer dans sa tête les moindres replis du terrain, et étudier tous les plans d'évasion que lui suggérait sa cervelle inventive. La nuit venue, Daoud, au retour d'une patrouille, se faufila auprès de son ami. L'ennemi, à son idée, n'était plus éloigné, car il avait recoupé, près d'ici, les traces toutes fraîches d'un chameau magnifique qui ne pouvait appartenir qu'au peloton. Cette fois, la décision de l'Ouled-Delim fut prise : élevant la voix afin d'être entendu de Baba et Bohibé, en sentinelle à quelques pas de lui, il commença par louer Brahim avec emphase. Il vanta sa piété, sa bravoure, son ascétisme, ses qualités de chef et d'organisateur. Il dit la foi qu'il aurait eue en la victoire... si l'état des troupes eût été meilleur. Mais quoi? Depuis près d'une lune qu'on se nourrissait de dattes sèches et que l'on se passait de thé, tout le monde était épuisé ! Comment Brahim, le Sage, le Subtil, ne comprenait-il pas que, si les privations conviennent à la vieillesse, elles sont fu¬ nestes à l'homme dans la force de l'âge qui doit fournir un rude effort ? Du coin de l'œil, Hassan voyait que ses geôliers opinaient gravement de la tête. Alors, il questionna Daoud au sujet du i 07 beau méhari rencontré, et, quand la convoitise brilla dans le regard des autres, il insinua qu'ils feraient œuvre pie ceux qui, s'emparant de la bête, en rapporteraient la viande au campement. Longuement Baba et Bohibé se concertèrent. Ce pré-razzi alimentaire les enthousiasmait visiblement... Mais ils ne connaissaient que la consigne : ne pas quitter leur prisonnier... Alors, Daoud leur vint en aide : il leur proposa de s'en¬ tremettre auprès d'Hassan afin d'obtenir qu'il les accompa¬ gnât, ce qui arrangerait toutes choses. Hassan se fit d'abord prier, puis feignit de se laisser con¬ vaincre, et, se glissant furtivement hors du camp, tous quatre arrivèrent à franchir, sans être vus des sentinelles, les hautes dunes derrière lesquelles se dissimulaient les forces R'gueïbat. Malgré l'obscurité, Daoud, excellent guide, les mena juste au bon endroit, si bien que, lorsque la lune se leva, ils trou¬ vèrent facilement les traces de la bête, et l'aperçurent elle- même, du haut d'un monticule, barraquée à quelques portées de fusil. Pour la cerner, on se sépara en deux groupes : Hassan et Bohibé suivirent les empreintes qui s'étiraient le long d'une étroite vallée, tandis que Daoud et Baba, coupant à travers dunes, allaient barrer l'autre extrémité du couloir. ❖ * Enfin, Hassan n'avait plus affaire qu'à un seul homme, tout à la pensée du festin entrevu. Cet homme, il est vrai, possédait un fusil, tandis que lui n'avait que son poignard. Mais le poignard d'un Ouled-Délim sur ses gardes vaut bien le fusil d'un R'gueïbat distrait. Quand les autres furent suffisamment éloignés, d'un croc- en-jambes, Hassan fit trébucher le pauvre diable, et, comme 108 une panthère, tomba dessus de tout son poids. Puis, lui maintenant la tête dans le sable, il lui planta son poignard en plein cœur. Et Bohibé mourut avant d'avoir compris. Alors, s'emparant de son arme, de ses chargeurs, Hassan détacha fort proprement ses deux oreilles et les envoya, au fond de sa cartouchière, prendre la place du laisser-passer déchiré. Ensuite, posant le mousqueton auprès du chameau en¬ dormi, il s'empressa au-devant de l'autre équipe, à qui il conta l'aventure à sa façon : grâce à Dieu, Bohibé et lui avaient réussi à égorger la bête, et il venait chercher Baba pour les aider à la dépecer. Quant à Daoud, il ferait bien de prendre le guet sur quelque dune, car on ne devait être éloigné ni de l'un, ni de l'autre camp. C'est bien à regret que le jeune homme prit sa faction ; mais sa fierté de guerrier le retint de manifester son dépit. Dès qu'Hassan se trouva hors de sa vue, terrassant Baba à son tour, il lui fit subir prestement le même sort qu'à son camarade. Et un nouveau fusil, une nouvelle paire d'oreilles vinrent enrichir son butin. Restait Daoud. Le jeune homme ne méritait pas tant de peines ! Grimpant sur le chameau, Hassan vint le chercher, et, sous la menace de l'un des mousquetons, il le fit marcher devant lui en direction du camp français. ❖ * * C'est en cet équipage que, le lendemain soir, il atteignit le peloton. Conduit à El Gazi, il déploya une adresse subtile pour lui peindre son odyssée. Et, si le vieux blédard ne fut point .109 convaincu, ce ne fut pas faute d'éloquence. Du reste, il n'en laissa rien voir, puisque, quoi qu'il en fût du loyalisme réel du transfuge, les faits parlaient pour lui : deux paires d'oreil¬ les dissidentes, un prisonnier et trois fusils... sans parler du beau méhari retrouvé, cela se paie ! Hassan toucha la prime, et une autre encore pour avoir signalé l'approche du razzi. L'accrochage eut lieu. Les Français, prévenus, eurent faci¬ lement raison de cette poignée d'hommes, dont un bien petit nombre put regagner le Rio. (La illah il Allah !) L'Ouled Delim... et le R'gueïbat lui-même, Français par la force des choses, mais guerriers par tempérament, firent brillamment le coup de feu contre leurs copains de la veille, Peut-être même est-ce bien Daoud qui, comme il s'en vanta plus tard, toucha au bras le vieux Brahim... Bref, Hassan est, à présent, partisan à Port-Etienne, et ses troupeaux paissent dans la brousse, sous la garde d'Ami- nettou. Il exerce son métier, mon Dieu ! aussi bien qu'un autre, et emploie cadeaux et solde à enrichir son cheptel. Et il en sera ainsi jusqu'à ce que Moulana permette que la pluie tombe sur le Rio... Ce jour-là, qui peut prévoir ce qu'il adviendra d'Hassan, de son épouse acariâtre, de ses quatre grosses petites filles et de son opulent troupeau ? Marion Senones. D une renaissance du roman picaresque Les Américains, race nomade, ont toujours été tentés par le vagabondage. Les riches le pratiquent à l'étranger, les pau¬ vres à domicile, et il n'est pas de pays au monde où il soit plus difficile de tenir un carnet d'adresses. Les Etats-Unis se prêtent à merveille à cette vie d'aventures et de perpétuel changement. L'espace invite à la fugue et, jusqu'à ces der¬ nières années, le puritanisme étroit qui étouffait les désirs les plus innocents causait à toute âme sensible le besoin impé¬ rieux de s'en aller ailleurs. Cette soif de liberté, consciente chez quelques-uns, est, j'oserais dire, inconsciente chez tous et se manifeste dans mille détails de la vie intime. Point de murs autour des jardins, point de fermetures aux maisons. Si les fenêtres ont parfois des persiennes, c'est en manière d'orne¬ ment. L'Américain, pour n'avoir pas à savoir s'il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée, préfère n'en pas avoir. Il aime les pièces qui ouvrent par des baies sur les escaliers et d'où l'on peut voir la porte de la rue, et le fait qu'il se fasse construire des maisons de bois n'est pas dû uniquement au bon marché des matériaux. C'est que la maison de bois a quelque chose de-moins définitif, de moins stable. Elle est plus proche de la tente, et il en existe que l'on peut démonter et transporter ailleurs. 111 L'appel de la route est d'autant plus écouté aux Etats- Unis que l'instinct de solidarité, qui donne tant de cohésion à cet immense pays, offre au vagabond des facilités qu'il cher¬ cherait vainement dans des contrées moins hospitalières. En France, l'étranger qui s'arrête à la porte est, par définition, l'ennemi, l'homme dangereux dont il convient de se méfier. En Amérique,_ au contraire, le temps n'est pas encore bien loin où le voyageur qui passe était l'ami envoyé par Dieu. On voyait en lui le fort qu'attire l'aventure, le solitaire que sé¬ duit l'isolement des forêts ou le grand vent des prairies. On n'osait point imaginer qu'il pût être un criminel. C'eût été manquer au principe fondamental de la charité chrétienne. Comme tous les peuples jeunes, les Américains sont crédu¬ les. Ils ont tous, comme Rousseau, l'idée que l'homme est na¬ turellement bon, et leur ouvrage favori est encore Les Misé¬ rables dont la philosophie humanitaire leur alla droit au cœur. Ils virent le monde peuplé de Jean Valjean. Et il faut reconnaître que le nombre d'excentriques, d'inadaptés parfai¬ tement inoffensifs qui, jusqu'à nos jours, couraient les rou¬ tes de l'Atlantique au Pacifique expliquait cet optimisme. Le vagabond n'était pas forcément un dévoyé. Ce pouvait être un illuminé qui, à la manière de Tolstoï, s'avisait, un beau jour, de quitter femme et enfants pour obéir à ce que Jack London appelait « the call of the wild », ou pour entrepren¬ dre quelque œuvre de rédemption. Le meilleur exemple de ce genre de névrose nous est offert par le poète Vachel Lindsay dont la gloire fut aussi bruyante qu'éphémère. A trois re¬ prises, il partit sur les routes, pour prêcher son « Evangile de Beauté ». A l'instar des bardes antiques, il s'arrêtait de porte en porte, chantant ses poèmes étranges où le mysticisme s'agrémentait de touchantes puérilités. Et quand il eut com¬ pris que la terre n'était pas faite pour de semblables prédica¬ tions, que la poésie ambulante n'était, après tout, qu'un mode d'évasion bien incomplet, il demanda au suicide la solution 112 des douloureux problèmes qui l'avaient, à la fois, blessé et inspiré. Il arrivait aussi que le vagabond fût un fils de famille en qui parlait soudain le sang des ancêtres pionniers. Lassé d'un confort superflu, entre un père homme d'affaires et une mère joueuse de bridge et présidente de club, il cédait au désir d'au¬ to-punition, recherchait la souffrance comme le roi Candaule qui, marié à la plus belle des femmes, n'avait de trêve qu'il ne l'eût perdue. Les portes auxquelles frappaient ces jeunes masochistes s'ouvraient sans peine. Ils prenaient place au coin du feu et contaient leur histoire à leurs hôtes obligeants. Presque partout la charité publique complétait la charité pri¬ vée. L'Amérique regorge de sociétés de bienfaisance, depuis les Y.M.C.A. jusqu'aux foyers de l'Armée du Salut, et l'aven¬ turier, s'il jouissait d'une santé robuste, pouvait, sans trop risquer de mourir de faim ou de périr de froid, goûter, com¬ me les picaros de la vieille Espagne, les surprises de la vie no¬ made. Le plus souvent, les charmes de la liberté lui rendaient insoutenable l'idée de se réadapter aux contraintes de la vie bourgeoise. Il s'en allait alors grossir l'armée des vagabonds professionnels que Jim Tully nous a décrits (Beggavs of Life, 1924) jusqu'au jour où, dans quelque hôpital, il rendait son âme au Seigneur. Les désordres sociaux amenés par la prohibition et les récentes années de crise industrielle et commerciale ont consi¬ dérablement augmenté le nombre des sans foyer, et le vaga¬ bondage a pris un caractère nouveau, plus tragique et plus dangereux, que les écrivains de gauche exploitent avec suc¬ cès. Avant la publication, en 1934, du livre de Thomas Mi- nehan, Boy and girl tramps of America (1), il était assez difficile de distinguer quelle part de fiction et de réalité con- (1) Publié par Farrar et Rinehart, New-York. 113 tenaient ces nouveaux romans picaresques, pour la plupart tendancieux. On avait entendu parler des enfants sauvages de Russie et de Berlin. A peine savait-on qu'il y avait aussi en Amérique des bandes d'enfants errants qui constituaient, et constituent encore, un problème des plus graves. Thomas Minehan, professeur de sociologie à l'Université de Minnesota, a vécu pendant près de trois ans au milieu de ces jeunes épaves. Il en a étudié les mœurs, les idées, le code moral et, si l'on fait exception de quelques tableaux synopti¬ ques assez naïvement comiques, son livre est un document des plus sérieux pour l'histoire de la société américaine, com¬ me pour la juste appréciation des romans qui dépeignent le monde étrange des gueux. Thomas Minehan s'est posé une première question : pourquoi ces enfants, garçons et filles, ont-ils quitté leur foyer ? Ce serait une erreur de rejeter toute la faute sur la crise et le chômage qui en résulta. Au temps de la prospérité, nous l'avons dit, le vagabondage existait. La crise, naturelle¬ ment, l'a considérablement augmenté, mais bien des départs sont dûs aussi à des conditions familiales intolérables. Sur 503 garçons, 124 ont avoué à T. Minehan qu'ils étaient trop cruellement battus par leurs parents. Plus triste encore est l'inconduite du père et de la mère, sanctionnée, en quel¬ que sorte, par des lois absurdes qui font du mariage, en Amé¬ rique, une comédie dont le dénouement presque inévitable est le divorce. Quiconque, en effet, a atteint sa majorité peut se marier en quelques minutes moyennant une petite somme glissée dans la main d'un pasteur véreux. Le procédé n'est pas nouveau. En 1546, dix ans avant que le roi Henri II permît aux parents de déshériter leurs enfants unis sans leur appro¬ bation, Rabelais avait écrit contre les « pastophores taulpe- tiers », qui, en France, prêtaient la main à ces mariages, le beau chapitre XLVIII de son Tiers Livre : Comment Gar¬ gantua remonstre n'estre licite ès enfans soy marier sans le 114 sceu et adveu de leurs pères et mères. Aux Etats-Unis on ne proteste pas contre un usage si respectueux de la liberté in¬ dividuelle et qui permet de revêtir d'un honnête vernis de légalité la promiscuité la plus éhontée. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes du moment que les apparences sont sauves et qu'on peut montrer, le lendemain matin, un livret de mariage décoré parfois de pensées et de myosotis. Les résultats sont loin d'être aussi romantiques. Vera, une jeune fille de New Jersey, raconte à Thomas Minehan que sa mère a eu onze maris et son père neuf femmes. Les onze maris de sa mère ne l'aimant pas, elle fut élevée par ses grands-pa¬ rents. Une de ses tantes avait divorcé quatre fois avant d'avoir atteint l'âge de vingt-trois ans, et elle avait déjà deux enfants lors de son premier mariage. Un autre petit vagabond, Lou, avoue que son père s'est marié quatre fois et sa mère six. Il est aisé de concevoir le désarroi moral qui peut s'emparer d'un enfant soumis à un tel régime familial. Parfois, cepen¬ dant, les jeunes chemineaux n'ont pas d'aussi bonnes excuses. Il y en a qui s'enfuient pour éviter l'obligation d'épouser une fille séduite qui se déclare enceinte, d'autres pour ne pas se plier à la discipline de l'école ou pour se soustraire à des remontrances, même fort justifiées, de leurs parents. Quelle que soit la raison, des centaines d'enfants par¬ tent chaque année loin de foyers le plus souvent odieux, pré¬ férant les hasards d'une vie périlleuse, où les souffrances phy¬ siques ont, du moins, pour compensation ce sentiment de liberté toujours si cher au cœur de l'homme. Les vagabonds voyagent en chemin de fer, en auto, très peu à pied. Il leur faut s'habituer à bondir dans les trains en marche, à rester cramponnés des heures entières entre deux wagons, parfois entre les roues, jusqu'aux approches des gares, où, pour évi¬ ter la police, il faut sauter à terre au risque de se faire broyer un bras ou une jambe. 115 John Dos Passos, dans Manhattan Transfer (1925), a décrit une de ces arrivées : Le rapata.. boum, rapata... boum s'espaça, se ralentit. Les tampons s'entrechoquèrent tout le long du train. L'homme, lâchant les barres de fer se laissa tomber. Il était si courbaturé qu'il ne pouvait bouger. Il faisait noir comme dans un four. Très lentement il rampa, se mit à genoux, puis debout, et resta pantelant, adossé à un wagon de marchandises. Il ne sentait plus son corps. Il lui semblait que ses muscles étaient en bois écrasé, ses os des baguettes tordues, La lueur d'une lanterne lui frappa les yeux. — Vite, hors d'ici, les détectives de la compagnie fouil¬ lent les cours. — Camarade, est-ce que c'est New-l ork ? — J'crois foutre bien. Suis ma lanterne. Tu peux sortir en longeant le bord de l'eau (1). Se faufiler dans un wagon de marchandise est une science et ce n'est pas sans entraînement qu'on supporte, sur le toit d'un wagon, la chaleur torride de l'été ou les froids intenses de l'hiver. Les trajets en auto offrent moins de dangers. Mais les occasions deviennent de plus en plus rares. L'Américain a le cœur compatissant. Il arrête volontiers sa voiture pour cueillir un piéton qui lui fait signe sur le bord de la route. Mais, depuis quelques années, le nombre croissant de rôdeurs, les enlèvements, et les assassinats dont furent victimes les âmes trop tendres, ont rendu les chauffeurs méfiants. Du reste le véritable picaro se trouve rarement seul. Il préfère voyager en bandes, d'après ce principe que l'union fait la force. Au débarqué du train, le vagabond peut s'abriter dans un (1) Chapitre l'V. Rails. Manhattan Transjer ne traite qu'incidemment de la vie picaresque. 116 des locaux de l'Armée du Salut ou autre établissement de bien¬ faisance. Il y sera nourri et y pourra rester jusqu'au lende¬ main moyennant qu'il passe à l'étuve et chante quelques can¬ tiques. D'autres préfèrent rejoindre leurs camarades dans ces sortes de campements qu'ils appellent jungle. Ces jungles se trouvent habituellement aux abords des gares, dans des b⬠timents abandonnés, dans des carrières ou de vieux hangars. Un feu de bivouac y est entretenu autour duquel les gueux s'endorment ou échangent le récit de leurs aventures. Chacun apporte ce qu'il a pu trouver à manger et, si quelque femme se trouve parmi eux elle sert de cuisinière, en attendant par¬ fois l'heure où elle jouera volontiers le rôle d'épouse collec¬ tive. Voici une des anecdotes que raconte Thomas Minehan : « une après-midi de septembre, près d'une ville agricole, deux de ces filles entrèrent dans une jungle où une quarantaine d'hommes faisaient la cuisine. Les jeunes filles les aidèrent très efficacement, lavèrent les gamelles et mirent un peu d'or¬ dre dans le campement. Ensuite elles firent une proposition. Un wagon de train de marchandise était garé sur la voie voi¬ sine. Elles iraient se cacher et les hommes, deux par deux, pourraient les suivre. Ceux qui auraient de l'argent leur don¬ neraient cinq ou dix cents, car une des filles avait besoin d'une paire de souliers. Ceux qui n'auraient rien pourraient venir tout de même mais ils paieraient en nature en préparant le repas des filles qui devrait être prêt à six heures. Toute l'a¬ près-midi les filles reçurent les hommes et les jeunes garçons dans le wagon. Il y en eut qui, pour recommencer, reprirent la file. D'autres se payèrent le luxe des deux femmes. A six heures précises, les filles exigèrent leur dîner, se partagèrent les soixante-dix cents que leur journée leur avait rapportés, et sautèrent dans un train à destination de l'Est » (1). (1) Page 140. 117 Cette question des vivres est primordiale, et les moyens de se les procurer varient avec l'ingéniosité de chacun. La mendicité est le procédé le plus honnête. Un des chapitres les plus curieux de l'étude de T. Minehan est celui où il énumère quelques-unes des observations psychologiques que les vaga¬ bonds sont à même de faire au cours de leurs quêtes. D'après eux, les vieilles dames et les prostituées sont parmi les person¬ nes les plus généreuses. Les vieille filles de quarante ans ne donnent presque jamais. Les négresses sont toujours prêtes à faire l'aumône. Les prêtres catholiques refusent rarement et donnent toujours s'ils s'aperçoivent que le mendiant est ca¬ tholique. Les pasteurs sont avares et les rabbins ne donnent jamais un sou. « Je ne sais pas ce qui se passe dans l'Ouest, dit une fille de New-York, mais, dans l'Est, le mieux est de ne jamais demander à un Juif, à un Arménien ou à un Chi¬ nois. Si vous dites à un de ces oiseaux-là que vous avez faim, ça leur est égal. Ça leur fait même plaisir et ils essaient de vous taper de dix sous. » (1) Outre la mendicité dans les rues, il y a la mendicité aux portes. L'architecture américaine encourage cette forme de quête. Pas de murs de clôture, il suffit de monter quelques marches pour se trouver sous la véranda, devant la porte de la cuisine toujours ouverte. Là encore les observations des vagabonds sont extrêmement intéressantes. Si, devant la mai¬ son, il y a une pelouse bien entretenue et, derrière, des jouets d'enfants épars, on est sûr de recevoir au moins à manger. Du linge à sécher sur les cordes est un excellent indice. Si c'est du linge d'homme cela prouve que la femme est bonne cuisinière. 11 faut donc demander à manger. Si c'est du linge de femme, il est préférable de demander de l'argent. « Si l'on vous prie d'entrer manger, raconte Fred, qu'on (1) Page 125. 118 avait ainsi invité plusieurs fois, essuyez toujours vos pieds sur le perron. Ne parlez pas trop au début. Enlevez votre chapeau et faites comme si vous étiez intimidé. Attendez d'avoir fini. Elle s'assoiera et se mettra à vous regarder. Ensui¬ te elle vous posera une question et vous répondrez bien poli¬ ment. Et puis elle vous demandera autre chose, c'est alors qu'il faut commencer votre boniment. Si c'est une grosse femme et si elle est assise, vous pouvez lui raconter n'importe quoi. Au bout de deux minutes elle se mettra à brailler et vous pourrez lui demander toute la maison » (1). Quand la mendicité honnête a échoué, le jeune vagabond n'hésite pas à employer des procédés moins louables. Le vol est un usage courant. Chacun a sa spécialité, mais tous sont exposés aux mêmes dangers : le policeman et les chiens. Les fox-terriers et les coolies sont, parait-il, les plus dangereux les bull-dogs sont moins à craindre, et les chiens policiers ne sont que du bluff. Quant aux policemen, ils ne sont pas re¬ doutables s'ils sont gros, à moins qu'ils ne soient saoûls. Il faut se méfier des petits mal rasés. Ils sont hargneux et ont en général la poigne ferme, La morale des vagabonds est, on s'en doute, fort diffé¬ rente de la morale bourgeoise. Au point de vue sexuel, l'union libre est admise, et les diverses perversions que la promiscuité engendre sont aussi répandues qu'à en croire Flaubert, dans l'armée d'Hamilcar. Au point de vue religieux, si les pratiques n'existent guère, du moins peut-on fréquemment constater une sincère croyance en Dieu. Dans les asiles de nuit les gueux chantent des cantiques, mais c'est à seule fin d'obtenir un repas et un lit pour la nuit. Des croyances strictes s'allieraient du reste assez mal avec le code moral de tous ces dévoyés. La notion de vol est ignorée. Voler, c'est « avoir de la chance ». (1) Page 127. 4» 119 La prostitution est considérée comme une occupation parfai¬ tement légitime. Thomas Minehan écrit : « Ils disent : c'est une putain, comme d'autres diraient : c'est une maîtresse d'école ». (1 ) Au point de vue politique, tous croient à la révolution prochaine bien que sans trop savoir quand, ni comment elle arrivera, car la fréquentation des hommes leur a donné un certain scepticisme et beaucoup ne croient plus aux paroles. En revanche, ils croient aux actes. Toute manifestation de force soulève leur enthousiasme. Ils admirent les grands vols, les grands crimes mais songent rarement qu'ils pourraient un jour les commettre. Ainsi le bon élève, à l'école, admire un écrivain fameux tout en n'ayant aucun espoir de pouvoir jamais l'égaler. Il existe, parmi les vagabonds, d'étranges hié¬ rarchies dans le domaine de l'action. Par exemple, il y a trois degrés dans la mendicité : le degré le plus bas consiste à de¬ mander simplement de quoi manger. Puis viennent les men¬ diants qui vont de porte en porte, et enfin, au sommet, ceux qui osent entrer dans les maisons pour quêter carrément de l'argent. Les prouesses des uns et des autres font le sujet habituel des conversations au cours des interminables heures de voyage en trains de marchandise ou près du feu des jungles. La faci¬ lité d'élocution est un don que tous envient et admirent. On parle beaucoup de voyages et d'aventures érotiques ; et l'éter¬ nel besoin de rêve qui dort au fond de l'âme de tous les hom¬ mes inspire aux vagabonds américains des légendes comme le Wabash Cannonball, sorte de train-fantôme qui vous em¬ porte dans des pays merveilleux. Tout cela est conté dans un argot très pittoresque, un jargon aussi différent de l'anglais que le parler des truands de Villon diffère du français ou que (1) Page 169. 120 diffère de l'espagnol le langage de germania qu'emploient les héros de Quevedo. Cet argot, nous le trouvons reproduit avec exactitude dans les romans ou ces mœurs nouvelles sont plus ou moins loyalement étudiées. Depuis 1930, en effet, on assiste en Amé¬ rique à une véritable renaissance du roman picaresque car c'est vraiment à ce genre qu'appartiennent des ouvrages com¬ me Bottom Dogs de Edward Dahlberg (1930), Somebody in boots de Nelson Algren (1935), Hungvy men de Edward Anderson (1935), pour ne citer que les plus importants. Ils entrent sans conteste dans la définition que donne, de la nouvelle picaresque, Ernest Mérimée dans son petit Précis d'Histoire de la Littérature Espagnole : « On entend par nouvelle picaresque celle dont les personnages sont empruntés à cette classe particulière de gens de basse extraction, qui vivent aux dépens d'autrui, se mettent résolument au dessus des conventions sociales ou des lois et ne demandent leurs moyens d'existence qu'à leur industrie, à la fertilité d'une imagination peu scrupuleuse ». (1) Ces gens (picaros en Espagne, hoboes, tramps ou bums en Amérique), les auteurs espagnols et leurs disciples les présentent toujours avec une certaine complaisance. Que ce soit dans Lazarillo de Tormes, Guzman de Alfarache, la Picara Justina, ou la Vida del Buscon, on retrouve toujours le même cynisme gai, la même effronterie, atténués bien imparfaitement par les considéra¬ tions morales qui, parfois, terminent les chapitres. On sent qu'en rédigeant les aventures de leurs héros, Mateo Aleman, Francisco de Ubeda et Quevedo comme plus tard, en Angle¬ terre, Fielding et Smollett, approuveraient l'auteur de Gil Blas qui, dans Turcaret, fait dire au valet Frontin que vols et abus de confiance forment « un ricochet de fourberies le (1) P. 191. 121 plus plaisant du monde. » Aussi le style des romans picares¬ ques classiques est-il éblouissant de verve, tout émaillé de plaisanteries, de jeux de mots. Les épisodes les plus osés, les anecdotes les plus sales y sont contés en manière de jeu et, loin d'avoir l'impression que les auteurs regrettent un état de choses qui permet de telles turpitudes, on devine qu'ils s'en réjouissent pour l'aliment que leur esprit y trouve. Il faudrait faire une exception cependant en ce qui con¬ cerne Marcos de Obregon de Vicente Espinel dont le ton est beaucoup plus posé. C'est un récit partiellement autobiogra¬ phique. Or les souffrances vécues sont toujours moins drôles que celles qu'on imagine. Et parce que les romans picaresques américains sont également des autobiographies à peine dégui¬ sées, le ton en est amer, tragique et passionné, ton de pamphlet souvent, pour exciter non l'amusement du lecteur, mais son indignation. Edward Dahlberg, d'origine juive, naquit en 1900, dans une maternité de Boston. A cinq ans, il est confié à un orphe¬ linat catholique. A douze ans, il entre dans un orphelinat juif où il reste jusqu'à l'âge de dix-sept ans. C'est alors le début de sa vie picaresque. On le trouve successivement télé¬ graphiste à Cleveland, conducteur de camion, employé de blanchisserie, bouvier à Kansas City, laveur de vaisselle dans l'Oregon, éplucheur de pommes de terre à San Francisco, dé¬ bardeur à San Pedro, et vagabond partout où il se trouve. Pui, en 1922, il prend des inscriptions à l'Université de Cali¬ fornie et, en 1925, termine ses études de philosophie à New- York, à l'Université de Columbia. Il se met alors à écrire. Son œuvre se compose aujourd'hui de trois volumes : Bottom dogs (1930) , From Flushing to Calvary (1932), Those who petish (1934), et de nombreux articles de propagande anti¬ fasciste. De ses romans, seul Bottom dogs répond à la formule picaresque. Ce récit, très subjectif, commencé à Monte-Carlo 122 et terminé à Bruxelles, parut précédé d'une préface de D.H. Lawrence qui est une véritable étude psychologique du phé¬ nomène de répulsion. La répulsion est en effet le leitmotiv de Bottom dogs. Répulsion physique du héros, Lorry Lewis, pour tout ce qui l'entoure. Nous le voyons successivement à l'orphelinat où il est élevé, chez un maquignon, dans les trains de marchandises qui le promènent de Cleveland à Los Angeles où il loge au Y.M.C.A. Sa vie, dans cet hôtel à bon marché, est de pure tradition picaresque. On songe aux pages où, dans le Buscon, Quevedo décrit les pensions d'étudiants. Mais la bonne humeur fait défaut à Edward Dahlberg. « Il a des amis, remarque Lawrence dans sa préface, mais c'est pour constater qu'ils puent. Leur odeur l'offense. S'il fréquente les femmes c'est toujours avec l'idée inséparable des maladies et de l'infection. Et la répulsion qu'il en éprouve lui cause une jouissance terrible et perverse ». Ce sentiment, l'au¬ teur de Sons and Lovées l'explique par le fait que le chaud courant de sympathie qui doit unir les hommes n'existe plus en Amérique. « Une fois que la sympathie du sang est dé¬ truite, et qu'il ne reste plus qu'une sorte de sympathie ner¬ veuse, les êtres humains éprouvent les uns pour les autres une intense répulsion physique et ne sont en harmonie que menta¬ lement et spirituellement ». Il aurait pu ajouter que les ori¬ gines israélites de l'auteur sont pour beaucoup aussi dans ce masochisme intellectuel et émotif. On le retrouve dans la plupart des romans juifs améri¬ cains, ce qui en rend parfois la lecture presque intolérable. Je n'en citerai comme exemple que les souvenirs autobiographi¬ ques de Henry Roth, Call it sleep, et l'écœurant Case of Mr. Cvump de Ludwig Lewisohn. Cet aspect déplaisant mis à part, Bottom dogs est un bon roman, sincère, et où les fins de propagande n'apparaissent pas. Elles y sont certes, et l'atti¬ tude de l'auteur est trop nette pour qu'on puisse les ignorer. Mais jamais elles ne sont exprimées comme elles le seront plus 123 tard à la fin de From Flushing to Calvary où Dahlberg a retracé la vie de la mère de Lorry Lewis. Comparé avec Somebody in boots, Bottom dogs semble > un livre pour pensionnat de demoiselles. On chercherait vai¬ nement, je crois, dans les littératures les plus naturalistes rien qui pût égaler les outrances de ce roman. L'auteur, Nelson Algren, est né à Détroit, le 28 mars 1909. Il fit ses études à l'Université d'Illinois d'où il sortit en 1931. Puis commence la vie d'aventures jusqu'au jour où, après avoir tondu la pelouse d'une maison, et en avoir balayé les feuilles mortes, il accepta l'hospitalité du propriétaire et se mit à écrire le récit de ses expériences, d'abord sous forme de nouvelles qu'il cimenta ensuite en un roman de trois cents pages. Trois cent pages du plus horrible des cauchemars. Le héros, Cass Mckay a passé les premières années de sa vie dans un état de misère comparable à celui où croupissent Jeeter Lester et sa famille dans Tobacco Road de Erskine Caldwell. L'inconduite du père, sa brutalité et sa fainéantise forcent le jeune homme à quitter la maison. Un premier essai d'évasion se termine à la Nouvelle Or¬ léans où Cass est laissé pour mort dans une maison close. Comme l'enfant prodigue, il retourne chez lui, mais c'est pour constater que son frère est revenu de la guerre alcoolique et la santé perdue, et que sa sœur Nancy, pour éviter de mourir de faim, s'adonne à la prostitution. La grand'route valait encore mieux, il la reprend. Sa vie picaresque se déroule au milieu d'épisodes si inimaginables qu'on est forcé de les croire véridiques encore que certainement exagérés : viol d'une né¬ gresse rencontrée dans un wagon à bestiaux, accouchement prématuré d'une femme sur le ventre de qui Cass s'est laissé tomber en sautant, par le toit, à l'intérieur d'un wagon, scènes de débauches ignobles dans la prison de El Paso, et, a plus tard, dans celle de Chicago où Cass fut envoyé pour vol. 124 Relâché, il devient faiseur de boniment à la porte d'un café- concert pendant l'Exposition de Chicago, et finalement s'asso¬ cie avec Nubby O'Neil, un camarade de captivité, pour des entreprises dont on peut aisément prévoir le caractère. Pour contraster avec ces visions infernales, Nelson Algren a sacrifié au romantisme en faisant verser son héros dans une sentimen¬ talité facile : amour des fleurs, en particulier du lilas qui par¬ fumait l'entrée du taudis paternel, tendresse pour sa sœur, passion pour Norah, une prostituée qui, un soir d'ivresse, l'a recueilli chez elle et lui a plus tard servi de complice et de récéleuse. Idylle dans le goût russe sur laquelle l'auteur comp¬ tait sans doute pour attendrir le lecteur et le préparer à écouter d'une oreille indulgente les revendications sociales qui termi¬ nent cette effroyable histoire. Edward Anderson qui, par sa mère, descend des Indiens Cherokee, peint ses Hungry men de couleurs moins criardes. Plus journaliste que romancier, il se contente de reproduire, à travers son héros, Acel Stecker, les scènes et les conversations dont il fut lui-même le témoin au cours de sa vie d'aventures. Né dans le Texas, en 1907, il consacra l'année 1931 à par¬ courir les Etats-Unis en compagnie des hors-la-loi. Puis il s'installa à la Nouvelle Orléans pour s'adonner à la littérature après avoir temporairement goûté de la boxe. Quand, en 1935 la maison d'édition Doubleday Doran offrit un prix de mille dollars pour le meilleur roman d'un écrivain déjà connu des lecteurs du magazine Story, Edward Anderson soumit au jury le manuscrit de Hungry Men et reçut les mille dollars promis (1). On ne trouve pas de beautés littéraires dans Hungry Men. Les chapitres se succèdent dans une grisaille monotone. Mais (1) Borothy McCleary, dont le roman Not jor Heaven fut jugé d'un égal mérite, reçut la même récompense. 125 on sent chez l'auteur une sincérité absolue, nulle intention de « bourrer le crâne » par des artifices de technique ou des ta¬ bleaux brossés de telle sorte que les cheveux vous dressent sur la tête. C'est de l'honnête reportage : conversations des gueux sur les bancs des parcs de New-York, dans les foyers des marins et les asiles de nuit, dans les jungles et dans les trains. L'élément fictif est réduit à son minimum, et la brève aventure sentimentale du héros n'est là que parce qu'un ro¬ man sans amour est, ainsi que le disait Anatole France, com¬ me du boudin sans moutarde, une chose insipide. Tel est, dans ses grandes lignes, le roman picaresque amé¬ ricain d'aujourd'hui. Semblable à ses brillants ancêtres par l'esprit et le ton, on y sent gronder la révolte et toute verve en est absente. Il n'est plus question d'instruire en divertissant, mais d'ouvrir brutalement les yeux des lecteurs pour qu'ils viennent en hâte se grouper autour du drapeau rouge. Fort loin du pittoresque romantique de La Chanson des Gueux et de Miarka la fille à l'ourse, ce genre renouvelé est moins près de Lesage que de Maxime Gorki. Et il a plus de parenté avec les Soliloques du Pauvre de Rictus qu'avec les grasses ballades de Villon. A moins qu'on n'imagine un Villon qui remplacerait le vin de France par le gin et par le whisky, et entonnerait Y Internationale au lieu d'adresser d'émouvantes prières à la « dame du Ciel, empérière des infernaux palus ». Princeton University Maurice Edgar Coindreau Agrégé de l'Université Des variations et des tribulations d une ^aouïa berbère à travers les âges III Voici six années déjà que le Français est aux portes du fief de Sidi Hamed. Avec méthode il a consolidé ses posi¬ tions, organisé ses arrières. Il administre avec équité les populations soumises dont le dévouement lui est acquis. Il connaît maintenant les points faibles de son adversaire, il comprend l'orographie compliquée de la région. Ses avions sillonnent le ciel, recueillant à chaque sortie une foule de renseignements précieux. Cependant ni l'action politique, pourtant tenace et habile, ni l'action militaire ne réussissent à entamer le bloc des tribus de la Zaouia de Taghia. Groupées autour de leur chef, elles demeurent farouchement repliées sur elles-mêmes. Une reconnaissance effectuée sur le territoire des fractions préférées de l'Agouram a permis de constater que leur hostilité restait entière. Les méthodes de la pénétration pacifique s'avérant insuf¬ fisantes, l'homme au képi décide d'employer la force. Quinze mille soldats, tirailleurs marocains et sénégalais, légionnaires, goumiers, spahis, artilleurs, partisans, se concentrent. 127 Du sommet d'une haute montagne boisée, Sidi Hamed, alerté, contemple le paysage familier. Là-bas, au Sud, la puis¬ sante barrière dénudée et abrupte de l'Atlas; au Nord, les sites du moyen Atlas, mouchetés d'arbres ; entre les deux, le sillon profond de l'Oued el Abid, avec, par endroits, le mince ruban argenté de la rivière. A l'Ouest, très loin, s'élèvent les colonnes de poussière soulevées par le passage des camions de ravitaille¬ ment, plus près, à quelques kilomètres seulement, la fumée des bivouacs monte mollement dans le calme du crépuscule. Sidi Hamed est seul. Ses serviteurs se tiennent à l'écart. Adossé à un gigantesque chêne vert, dont le tronc rugueux fuse droit vers le ciel, il réfléchit, calcule, suppute. Son intérêt serait de se soumettre. Il risque en effet d'être broyé dans la lutte inégale qui s'annonce. Et cependant, il hésite. Il craint, en cédant, de n'être pas suivi par ses compagnons ; il craint que ses tribus, trop frustes et trop fières, ne se révoltent contre une pareille abdication. Le passé s'impose avec vigueur à sa mémoire. Lui et les siens ne forment qu'un seul corps, trop de liens les unissent. Aussi vivra-t-il de leur vie ou mourra- t-il de leur mort. Il se soumettra avec eux, ou il combattra à leur côté. Et comme il sent la volonté de résistance ancrée dans les cœurs, il accepte la lutte. Sur son ordre, les hommes libres se rassemblent. Ils n'ont que quinze cents fusils. Le plus fort contingent fait face aux milliers de partisans dont la manœuvre enveloppante menace la vieille Zaouia de Taghia, le reste prend position face au groupe mobile des Français. Après plusieurs journées d'une lutte acharnée, les parti¬ sans, malgré leur valeur, doivent renoncer à forcer les lignes adverses. Par contre, la puissante et lourde colonne française boute hors de leurs repaires les guerriers qui lui étaient oppo¬ sés, comme le sanglier secoue les chiens accrochés à ses flancs. L'homme au képi, suivant envers et contre tout son plan 128 inexorable, installe un poste au cœur du pays de Sidi Hamed, là précisément où il l'avait annoncé, au moment qu'il avait fixé longtemps à l'avance. Puis, laissant une garnison, re¬ tranchée derrière des murailles élevées en quelques jours, il s'en va réduire d'autres tribus voisines du fief de l'Agouram. Le danger écarté, les hommes libres se réjouissent bruyam¬ ment. Seul, Sidi Hamed ne partage point la liesse générale. Certes, il pourrait s'estimer heureux de sortir indemne d'un aussi mauvais pas. Son territoire est écorné, il est vrai, mais aucune de ses tribus n'est soumise. Toutes lui restent fidèles. Il demeure libre, indépendant, il peut continuer la lutte. Il n'en est pas moins soucieux. Son intelligence aigùe, son esprit délié, lui permettent de mesurer à sa juste valeur la force for¬ midable des Franaçis. Il connait désormais leurs moyens, leur ténacité entêtée, leur mépris du danger, leur habileté politique. Encore une campagne et toute la montagne sera occupée. Le dilemne redoutable se posera à nouveau à l'approche de l'été : se soumettre ou combattre. Si Hamed ne craint pas la mort. En maintes circonstances il a montré sa vaillance. Sa bravoure personnelle n'est pas en cause. L'enjeu de la partie suprême qui va se jouer, c'est le sort de l'antique zaouia, celui de sa famille, celui des tribus qui lui sont attachées. Sidi Hamed souffre, à l'avance, avec les siens, avec la chair de sa chair. Il veut les préserver de tout mal. Déjà cent cinquante des plus vaillants guerriers, ses meilleurs compagnons, ont trouvé la mort au cours des opé¬ rations. Harceler le poste français, isolé, en pays dissident, paraît séduisant à première vue. A quoi bon ! Il n'en résul¬ terait, après quelques succès faciles, mais sans lendemains, que la guerre, la misère, la ruine. Le Français triomphera. C'est écrit. Pourquoi se révolter contre la volonté de Dieu ? Toute résistance est inutile. Elle aurait pour seul effet d'exas¬ pérer l'envahisseur et de placer, un jour, les débris des hommes libres sous le commandement d'un chef de la plaine, qui 129 n'étant pas de leur sang, ne les comprendrait pas et ne les aimerait pas comme ils doivent être compris et aimés. Aussi la décision de Sidi Hamed est-elle irrévocable. Vite il écrit au chef français, son voisin, lui proposant une trêve. Cette ouverture intéressante reçoit le meilleur accueil. Le poste isolé pouvant dès lors communiquer librement avec ses arriè¬ res est doté d'un Bureau d'Affaires Indigènes afin de mieux exploiter les perspectives d'avenir. * * * Quelques mois plus tard, au début du printemps, un lourd convoi de cent cinquante arabas, chemine le long de la piste menant au poste de X... Le lieutenant Raimbaud, chef du Bureau des Affaires indigènes, a mission de conduire le convoi à bon port. Deux officiers, cinquante spahis, soixante tirailleurs, trente mokhazenis constituent l'escorte. Profitant des bonnes dispositions de Sidi Hamed, le commandement a décidé d'organiser une base avancée de ravitaillement à X... et d'y concentrer ensuite un groupe mobile pour pacifier définitivement la région à la belle saison. Le lieutenant Raimbaud se laisse aller au pas de son cheval. Il se remémore les événements de l'hiver écoulé. La trêve entre le makhzen et Sidi Hamed a été scrupuleusement respectée, mais aucun contact n'a pu être pris avec les tribus insoumises. Aucun notable ne s'est présenté, aucun indigène n'est venu vendre le moindre produit, aucune femme n a cherché à tirer quelques francs, de poules, d'œufs ou de fagots de bois. De guerre lasse, l'officier a sagement décidé de cesser d'inutiles tentatives d'apprivoisement pour ne plus s'adresser qu'à Sidi Hamed. Celui-ci s'est finalement résolu à répondre aux avances. Peu à peu des relations, sinon cordiales, du moins correctes, se sont nouées. L'agouram, avisé de la venue 130 prochaine d'une colonne, n'a pas protesté. Invité à préciser son attitude, il s'est borné à garantir le maintien de la trêve. Cependant, la veille même, il a envoyé au Bureau des Affaires Indigènes une lettre émouvante, adjurant avec force et sobriété le makhzen de renoncer à ses projets. Pourquoi, écrivait-il, venir dans nos montagnes. Pourquoi soumettre nos tribus. Vous ne trouverez qu'un pays inhospitalier et pauvre. Mes « frères » sont comme les chacals, misérables et frustes. De vrais sauvages en vérité. Vous ne trouverez rien chez eux que des ennuis. Laissez-les en paix. Croyez-moi. Ils ne vous inquiéteront jamais. Je n'ai qu'une parole. — Eh bien, Raimbaud, dit familièrement l'un des offi¬ ciers d'escorte, à quoi songez-vous ? Vous paraissez bien préoccupé, mon cher. — Je pense, répond le chef de Bureau, que la confiance est une belle chose. Ne sommes-nous pas en pays dissident avec un convoi de vivres, cinq cent mille cartouches, mais aucun moyen de défense sérieux et tout cela en vertu d'un simple convention passée avec un chef ennemi que nous n'avons pas vu. — Bah ! vous autres, gens de la « renseignerie », fins politiques s'il en fut, avouez que vous avez fait donner la cavalerie de Saint-Georges. On dit dans les popotes que cinquante mille douros ont grossi le trésor de notre estimable adversaire. — Erreur, cher ami, erreur, nous n'avorts pas versé un centime pour la bonne et simple raison que nos maigres fonds de pénétration — admirez en passant cet aimable euphé¬ misme — suffisent à peine à payer rekkas et informateurs. Savez-vous de combien je dispose par mois à cet effet : deux cents francs. D'ailleurs, croyez-moi, acheter les consciences est un mauvais calcul qui ménage de périlleuses surprises. 131 A ce moment, arrive en trombe un mokhazeni à cheval, — Mon lieutenant, Sidi Hamed est là, crie-t-il. De nom¬ breux guerriers l'accompagnent. Arrête-toi ! D'un coup d'œil rapide, l'officier juge la situation. Im¬ possible de faire demi-tour. Il ne saurait être question non plus de défendre le convoi, engagé au fond d'un ravin. L'en¬ droit convient parfaitement à une embuscade. Nul secours à attendre du poste, dont les canons ne peuvent intervenir. Une seule solution : poursuivre sa route avec assurance et aller saluer l'agouram. Raimbaud donne un ordre bref et, suivi de deux cavaliers, se dirige au petit galop de chasse vers le tertre où Sidi Hamed est signalé. Il parait inutile de sou¬ ligner que, ce faisant, Raimbaud n'était que médiocrement rassuré. Après quelques minutes, l'officier ayant dépassé son dé¬ tachement, se trouve devant un groupe compact de guerriers à la mine patibulaire. Il arrête son cheval, met posément pied à terre, et salue Sidi Hamed qu'il ne connaissait pas encore. La conversation s'engage. — Voilà donc, questionne le marabout, un de vos con¬ vois de ravitaillement. Que transporte-t-il ? — Quelques vivres et surtout cinq cent mille cartouches, répond Raimbaud avec un sourire ingénu. D'ailleurs, tu le sais aussi bien que moi. N'as-tu pas des amis partout pour te renseigner ? — C'est beaucoup, constate Sidi Hamed, en négligeant l'allusion. Et quels sont ces hommes en armes que je vois là- bas, autour des voitures ? — Ce sont des spahis et des tirailleurs. La figure de Sidi Hamed se rembrunit. — Je ne comprends pas, dit-il, qu'ayant ma parole, vouc preniez des précautions. Si je voulais vous trahir, croyez- 132 vous que vous pourriez résister en si petit nombre. Combien êtes-vous ? -— Trois chefs et cent quarante soldats, annonce un compagnon de l'agouram. Il y a longtemps que je les suis. Ils n'ont pas un homme de plus. — C'est exact, reconnaît Raimbaud en riant. Ecoute Sidi Hamed, nous avons confiance en toi. — Pourquoi alors, je le répète, ces hommes armés ? — Eh bien, n'y a-t-il pas. non loin d'ici, des tribus qui ne reconnaissent pas ton autorité ? Elles n'oseraient envahir ton territoire pour nous inquiéter, car elles craindraient ta vengeance, mais elles n'en seraient pas moins heureuses de te jouer indirectement un mauvais tour. Elles peuvent laisser passer des bandits en petit nombre et protester ensuite de leur ignorance. Le pays est vaste, il est difficile d'arrêter un groupe de vingt ou trente coupeurs de route, objecteraient-elles si tu te fâchais. C'est pour parer à ce risque que nous avons une escorte. Sidi Hamed réprime un sourire. — Tu trouves aisément une réponse. D'ailleurs, tu as raison d'être toujours en éveil. Vous autres, Chrétiens, vous ne faites jamais assez attention. Laisse-moi te donner quel¬ ques conseils. A ta place, je mettrais le gros de mes hommes sur ces collines qui nous dominent. Tes gens de gauche sont trop peu nombreux et de là pourtant viendrait le danger. N'importe, tu es en progrès, depuis le jour où mes guerriers t'ont surpris dans la montagne et blessé à l'épaule, il y a de cela deux ans. Remercie-moi de cette leçon salutaire puisque tu es encore en vie. Ensuite, changeant d'idée, il interroge à nouveau. — Quelle est la réponse à ma lettre d'hier ? — J'allais t'expliquer, dit Raimbaud fort ennuyé, que le grand chef des Français avait ordonné d'occuper tout ton 133 territoire et qu'on ne pouvait revenir sur sa décision. Tant que tu vivras, nous n'aurons rien à craindre des tiens, mais toute vie a une fin. Qu'adviendrait-il si tu disparaissais ? Tout le monde n'a pas ta sagesse. — Evidemment, réplique Sidi Hamed avec flegme. Ras¬ sure-toi, je te comprends. Si j'étais à votre place, j'en ferais autant. L'entrevue prend fin sur cette constatation sans amertume. Raimbaud, soulagé, s'éloigne nonchalamment et s'empresse de rejoindre le convoi, dès qu'il est hors de vue des dissidents. — Ouf ! dit-il à ses camarades, j'ai eu chaud. Mainte¬ nant que tout finit bien, je me déclare enchanté de cet incident. J'ai enfin vu Sidi Hamed. Jamais je n'avais rencontré son pareil. Quel calme, quelle maîtrise, quelle lucidité ! voilà un chef ! Je viens de prendre, je vous l'assure, une leçon que je n'oublierai pas. Dûment convaincu de l'inébranlable volonté du makh- zen, Sidi Hamed demande bientôt une entrevue officielle aux Français pour discuter les conditions de sa soumission. Sa démarche est de telle importance que le général se déplace pour recevoir le célèbre dissident. Au jour fixé, Sidi Hamed, accompagné de Raimbaud, se présente au chef-lieu du cercle. Le général, entouré de nom¬ breux officiers, l'attend sous une grande tente Zaïan, riche¬ ment garnie de tapis. A droite, à gauche, des goumiers habillés de neuf montent la garde. La mise en scène est imposante. Sidi Hamed s'avance seul, vif, alerte, gras ; un mince collier de barbe.entoure sa figure mobile et rusée... A dix pas du général, il s'arrête, salue militairement, puis enlève sa rezza et, tête nue, salue à nouveau gracieusement à la ronde, comme s'il tenait un chapeau à la main. Les témoins de cette scène répriment mal un fou rire intempestif. 134 — Dites-moi, Raimbaud, glisse à l'oreille du représen¬ tant des Affaires Indigènes un colonel, votre fameux mara¬ bout semble bien surfait. Nous n'en ferons qu'une bouchée. Sidi Hamed pénètre sous la tente, s'asseoit auprès du gé¬ néral, échange les salutations d'usage. Des mokhazenis offrent les verres de thé traditionnels. Ces rites accomplis, Sidi Hamed est invité à préciser l'objet de sa visite, le silence se fait. Avec calme, en termes précis, émouvants par leur conci¬ sion il expose sa situation. — C'est la première fois que je prends contact avec le makhzen dont vous êtes les représentants. C'est la première fois qu'un homme de la Zaouia de Taghia accomplit pareille démarche. Depuis toujours, ma famille commande aux hom¬ mes libres de ces montagnes. Jamais elle n'a reconnu l'autorité des Sultans. Je viens à vous parce que je veux la paix. Dieu a permis que j'éprouve votre force. Mes frères et moi sommes solidaires dans le bien comme dans le mal. Je dois leur épar¬ gner les souffrances d'une lutte inutile. Je dois sauvegarder les intérêts de ma zaouia. Vous savez que nous sommes des hommes au combat. Nous savons que, vous aussi, ne craignez ni les balles ni la mort. Vos intentions sont bonnes. Nos voi¬ sins, les gens soumis à votre autorité, sont heureux ; vous avez respecté leurs coutumes, vous les traitez avec bienveil¬ lance, vous faites régner la paix ; avec vous naît la prospérité. C'est pour tout cela que nous venons à vous. Je suis prêt à me soumettre. Voici ce que je demande. D'abord, je garderai le commandement de mes tribus. En¬ suite, vous laisserez à mes « frères » leurs coutumes de tou¬ jours, comme vous les- avez laissées à ceux qui vous obéissent depuis longtemps. Nous ne paierons pas d'amende de guerre, ni de tertib, tant que les autres fils de l'ombre seront insoumis. Enfin, nous garderons nos fusils. 135 Par contre, les troupes qui viendront chez nous seront reçues en amies, vous installerez des postes là où il vous plaira. Nous serons des serviteurs dévoués du Makhzen. Nous assurerons la sécurité de votre territoire. Nous combattrons à vos côtés. Tout ce que j'ai est à vous. Je suis dans votre main. — Sidi Hamed, je te remercie de ta franchise, réplique le Général. Il est tard, l'heure du dîner approche, tu as besoin de repos. Ce soir, quand tu seras délassé, le commandant et le lieutenant Raimbaud te feront connaître ma réponse. A minuit, après de nombreux conciliabules, tout est réglé sur les bases proposées par Sidi Hamed. L'agouram demande en outre que le pacte soit consigné par écrit. — Comment, s'exclama le grand chef, tu doutes de ma parole ? — Elle me suffit, proteste le Berbère ; elle vaut mieux que la mienne. A-t-on jamais vu les Français trahir ? Mais, seigneur général, tu es vieux, tu peux disparaître, qui me dit que ton successeur tiendra tes engagements. L'officier Raim¬ baud m'a enseigné, il y a quelques jours, que la parole avait peu de valeur car les hommes sont mortels. Vous êtes plus savants que moi, aussi je suis vos leçons. Et ce disant, Sidi Hamed regarde l'assistance avec bonhomie, un suave sourire sur le visage. Et Raimbaud de relater sa conversation avec le marabout lors de leur première rencontre. Le lendemain de ce jour mémorable, Sidi Hamed rentre chez lui préparer ses gens à la soumission. * * Douze années se sont écoulées. Sidi Hamed a tenu ses promesses. Son pays a été occupé sans pertes, ses contingents ont combattu pour réduire à l'obéissance les autres tribus de la montagne. 136 La paix française règne maintenant sur toute l'étendue de l'Empire chérifien. Les hommes libres, ennemis tradition¬ nels du pouvoir central, reconnaissent désormais l'autorité du Sultan. De leur côté, les Français ont respecté leurs engagements. Sidi Hamed a été nommé caïd par dahir chérifien. Trois mille familles font partie de son commandement qui serait mé¬ diocre en plaine, mais qui est important en montagne. Le cap dangereux du contact avec le Chrétien, de la soumission au Makhzen, a été franchi sans dommage pour la Zaouia, grâce à l'habileté de son chef. Comme tout caïd qui se respecte, Sidi Hamed a une auto¬ mobile. Il la conduit lui-même par économie. Un beau jour le capitaine Raimbaud, se rendant à Casa¬ blanca, voit sur la route un groupe de Marocains auprès d'une automobile en panne. Un petit homme corpulent gonfle avec ardeur une roue sous les yeux admiratifs de quatre solides montagnards. Raimbaud reconnaît Sidi Hamed qu'il n'avait pas rencontré depuis dix ans. Il s'approche. Effusions. — Tu te demandes, lui dit l'agouram ce que je fais ici ? Je vais à Dar Beida où Sidna donne une fête pour les Officiers de l'escadre. Je visiterai les « frégates » de guerre. On m'a dit qu'elles ont des canons comme je n'en ai encore jamais vus. Je ne sais ensuite que faire. Ma voiture me cause des ennuis. Elle est vieille. Les pneus aussi. Ce que vous appelez le carbu¬ rateur me donne beaucoup de travail. Je vais changer tout cela. J'ai de l'argent, vingt mille francs en billets d'un et de deux douros. Que penses-tu de la Chevrolet modèle 1936 f Je n'aime pas les moteurs six cylindres. Ils consomment plus d'essence que ceux à quatre cylindres. Il y a trop de bougies. Quand l'une d'elles ne donne pas, on s'en aperçoit plus diffi¬ cilement et alors le moteur fatigue, tu comprends... G. Sliman. L'A ne Culotte VI Une vieille, une très vieille figure, rouge brique, une figure au fond de laquelle s'ouvraient deux yeux pâles, immobiles, un peu effrayants. Ces yeux me regardaient. L'homme ne disait mot, mais son re¬ gard ne bougeait pas. Il s'était arrêté sur ma figure, du premier coup, et il y restait. Il n'examinait pas mes traits ; il ne s'attardait pas à mesurer ma gêne, il n'exprimait aucune hostilité, il n'était réchauffé par nulle symphathie, mais il regardait. Cela semblait comme une vo¬ cation surnaturelle. Il regardait. Il regardait au delà de mes for¬ mes, de ce que j'offrais d'apparent, au delà de mes craintes, des mots que j'allais lui dire ; il regardait peut-être comment vivait au fond de moi, en ce Dimanche des Rameaux, cette énorme mon¬ tagne qui venait d'entrer fraîchement dans ma chair, et qui avec une sourde lenteur y remuait encore. Enfin il parla : — Il y a loin d'ici à Péïrouré, n'est-ce pas, petit ? Tu dois être fatigué. Je vais t'aider à descendre de l'âne. Il s'approcha de moi ; je sautai à terre. Il hésita un peu, puis ajouta : 138 — Tu boiras bien un verre d'eau avec un doigt de vin blanc. J'ai des figues sèches. Il me montre une table de pierre, devant la maison. Nous" nous assîmes. Je croyais rêver. — Comment t'appelles-tu ? La voix semblait conserver quelque méfiance. — Constantin Gloriot, lui dis-je. . . Alors il sourit. Sa vieille figure s'éclaira, perdit sa rudesse. La bouche s'élargit, livra toute sa bonté ; des rides se plissèrent aux coins des yeux, le regard se fonça d'un bleu d'outre-mer ; et je vis deux grandes mains sèches, toutes couturées de cicatrices, qui me tendaient un panier de figues. Il me dit : — L'abbé Chichambre m'a parlé de toi. Je suis content que tu sois venu. Je le regardai à la dérobée. Il paraissait heureux. Ses doigts noueux étaient encore rouges de terre et lui-même, avec sa culotte de bure, sa chemise brune, sa peau recuite, il semblait à peine détaché d'un lit d'argile fer¬ rugineuse. Je mangeai quelques figues et bus un verre d'eau coupé de vin clairet. Dans ce vin on avait mis à macérer des graines fraîches de fenouil. Aigrelet, il sentait le caillou, le bois sec et la plante aromatique. — Je te ferais bien entrer un moment dans la maison, me dit. le vieux, mais je ne sais pas si c'est possible. Je vais voir. Il se leva, passa la tête à travers l'ouverture de \a porte, puis se tournant vers moi : •— Allons faire un tour dans le verger. . . , , 139 L'âne Culotte avait disparu. Le verger se trouvait derrière la maison, dans un creux. Tout autour commençait aussitôt la montagne. Il s'était blotti contre les parois d'un petit cirque de rochers haut de sept à huit mètres, bien au chaud, à l'abri de la bise ; et quand nous y entr⬠mes tous les amandiers étaient en fleurs. Quelques légumes y pous¬ saient sous les arbres. Au-dessus du cerfeuil et de la salade s'éten¬ dait le feuillage tendre du brugnon et du cerisier. Le long des pa¬ rois de calcaire et de safre on avait accroché une vigne, et dans le fond, à l'entrée d'une grotte, on voyait un banc et une table de bois sous une tonnelle. Le jardin était plein d'oiseaux. Quelques-uns s'envolèrent à notre approche, mais la plupart restèrent qui à picorer les allées, qui à sautiller dans les branches des pruniers et des abricotiers- muscats. — Asseyons-nous devant la grotte. Ne bouge pas. Regarde. Tu vas voir arriver les bêtes. Il suffit d'avoir un peu de patience. J'entendais quelque part, invisibles, caqueter des poules. Sans doute y avait-il une basse-cour dans un abri que je ne connaissais pas, Nous attendions. Le temps passait. Tout à coup, le vieux me saisit le bras. Je levai la tête. Un lézard !... Enorme, tâcheté de bleu et de jaune, long d'un mètre peut-être... Je n'en avais jamais vu de pareil. J'eus un mouvement de recul. Le vieux posa sa main tranquille sur mon poignet. Le lézard était sorti d'un trou à côté de la grotte. Arrêté, sur¬ pris peut-être par ma présence, il nous regardait. Il avait les yeux vifs, hardis. — C'est une « rassade », murmura M. Cyprien. Rassurée par notre immobilité, la bête s'avança le long d'une corniche, vers nous. Arrivée à l'extrémité de ce balcon, elle s'arrête de nouveau et exposa son cou vivant, On le voyait battre contre Ig pierre, 140 — C'est une bonne bête, déclare M. Cyprien. Maintenant le lézard buvait le soleil. Le dos écailleux ne bougeait pas, mais les flancs, toujours si sensibles, palpitaient, comme si le sang glacé de ce corps eût violemment afflué vers ses points les plus tendres pour y pomper toute la chaleur du jar¬ din. La gorge extasiée, grande ouverte, s'offrait passionnément à la lumière ; les yeux d'or fixaient le soleil et la vie parcourait en ondes rapides le corps du monstre minéral. — Les autres sont plus timides, me confia M. Cyprien ; mais Ils ne vont pas tarder à arriver tout de même. Tiens, voilà un limbert et une reguindoule. Il n'y a pas plus serviable ni plus aimant... Oui, c'était bien le paradis. Le limbert et la réguindoule se risquèrent hors de leur trou et, saisis par la présence du soleil, entrèrent aussi en extase. Car le soleil paraissait le roi de cet empire. Par nappes tièdes les hauts calmes du ciel descendaient lentement sur le verger et de beaux nuages fragiles suivaient ces bancs de chaleur qui, à cette époque de l'année, apparaissent tout à coup vers le Sud et se tiennent très haut dans l'air. — Ils viennent du pays des palmes, dit le vieux en me les montrant. — Et vous connnaissez, vous, le pays des palmes, M. Cyprien ? lui demandai-je. — Oui, je le connais. Je connais aussi l'odeur des orangeraies dans les îles. Il se tut. Je le regardai. Ah ! C'était bien un très vieil homme qui avait parcouru les terres et les mers. — Alors vous avez navigué là-bas, M. Cyprien ? 141 Il n'était plus dans son verger de montagne. Maintenant, sa voix arrivait de très loin : — Parfaitement, petit, j'ai navigué. J'ai navigué sur des ba- lancelles. Il parlait lentement, en s'arrêtant entre chaque phrase, pour bien examiner d'abord ce qu'il allait dire, et prendre les mots les plus simples, les meilleurs. D'où venait-il, ce vieux ? — Des balancelles, me confia-t-il, il y en a partout dans le Sud. Mais les plus belles transportent les agrumes. — Qu'est-ce que c'est, les agrumes, M. Cyprien ? — Les agrumes, petit, c'est les oranges, les citrons, tout ça ! Quand on marche, et que le vent passe sous la voile, après avoir balayé de bout en bout la grande barque, ça embaume, On dirait un jardin sur la mer. . . Maintenant, tout autour du verger, dans la forêt attiédie, le pin, l'yeuse, le genévrier et le rouvre s'emplissaient d'une puisan¬ te vie animale. On entendait le geai batailleur se quereller avec violence, le babil de la pie sur le faîte d'un arbre, le pic qui travaillait avec entêtement et cognait du bec contre les vieilles écorces, parfois en éclatant de rire, le torcol tire-langue, la sittelle, le grimpereau à voix flûtée, l'échelette pendue aux parois de quelque ravin, la huppe arrivée des pays chauds, le coucou, la pie-grièche, la mé¬ sange, le roitelet, le hoche-queue, le merle, tous les ramages et tels que je n'en avais point jusqu'alors admiré de pareils, près des maisons, aux Basses-Terres, comme si sur les lisières de ce verger perdu dans le quartier sauvage des collines, des vols entiers d'oi¬ seaux, arrivés par milliers de cent lieues à la ronde, étaient venus chanter en l'honneur de ce vieil homme de la mer. . . Maintenant, lui, il me parlait. Il était rentré doucement dans sa montagne. 142 Il me disait : — Les bêtes, petit, tu ne les vois pas toutes pendant le jour. Il y en a beaucoup qui attendent la nuit. Alors elles sortent de leurs demeures. Tant qu'il reste un reflet de soleil, une lueur, elles dorment, bien cachées là-haut, au-dessous des crêtes. C'est plein de terriers par là et de grands nids sauvages. — Vous y êtes allé ? — J'y suis allé. — La nuit P Il ne répondit pas. Subitement, ses yeux étaient devenus clairs, presque blancs, et son regard avait retrouvé cette fixité qui d'abord m'avait effrayé un peu. — De l'endroit où tu es assis, murmura-t-il, quand il fait bien sombre, on entend vivre la forêt. — Elle vit, M. Cyprien ? — El Te vit. Et d'abord les arbres. Les arbres, cela dit toujours quelque chose. De temps en temps, tu en entends un qui gémit, un grand, d'habitude. Le gémissement part de la pointe, là, où passe le fil du vent. . . Une écorce craque, une pigne tombe. . . Le vieux ne regardait plus rien. A qui parlait-il ? li continua : — Mais, la nuit, c'est surtout les racines qui travaillent. Si tu collais l'oreille contre terre, tu les entendrais remuer un peu partout. Elles se glissent à travers les fentes, soulèvent les pierres, creusent l'argile, mordent, enlacent, étouffent les bancs de cal¬ caire ou de safre, s'enfuient, tournent, rongent, se gonflent, se perdent dans les profondeurs, cherchent la vie. . . Et cela se passe partout, dans le jardin, sous la maison... Il y a de quoi faire peur ... Peut-être, il vaut mieux ne pas y penser... Il se tut pour éloigner cet effroi souterrain, puis il reprit : — Jusqu'à dix heures, tu n'apercevras guère que des cerfs- volants eu des capricornes. De grosses bêtes noires avec des man- 143 dibules. . . Je ne les aime pas. . . Juste à dix heure, du côté de Bouteiangue, une petite chouette commence à parler. . . Une drôle de petite chouette qui a l'air d'avoir du chagrin. . . Sa plain¬ te, on dirait un signal. Aussitôt la chevêche du bois de rouvres, à une demi-lieue de là, et la hulotte qui habite, non loin d'ici, dans la pinède, jettent des plaintifs miaulements. Plus un oiseau ne bouge. Le chat huant et le hibou, qui attendent là-haut dans les rochers, répondent tout à coup à ces appels. Leurs cris régu¬ liers se rapprochent. D'arbre en arbre, sans bruit, ils descendent jusque dans le verger, puis, après une petite halte, ils vont se poser plus bas et leurs hululements s'éloignent vers les Basses- Terres Alors, c'est la terre qui s'anime, le sol, les buissons, tout autour de toi.... D'abord, un faible craquement de branches cassées, puis deux ou trois feuilles qui s'agitent. Il y a quelque part une bête qui passe. Tu ne la vois pas. C'est peut-être un rat noir ou une taupe qui vient, du fond de ses retraites, respirer un moment l'air de la nuit et qui a soulevé l'argile fraîche, de son museau. . . Ne bouge pas, écoute. . . Un buisson secoué. . . Le blaireau est là. Je le connais. Il gîte à cent mètres plus haut près d'un oléastre. Une bêtre trapue, féroce. Je l'entends quelquefois rôder autour des hangars. . . Un peu plus tard la fouine se glisse sous les feuil¬ les. Elle est prudente, et il faut de bonnes oreilles pour relever son passage. . . Vers minuit, monte un bruit de pas, un piétine¬ ment sourd. C'est une grosse bête. Elle marche, s'arrête, grogne, gratte, renifle, souffle et donne des coups de boutoirs dans le sol. Quelquefois un petit troupeau l'accompagne et alors les buissons gémissent, les branches craquent, les bêtes fuient. Regarde ! Les sangliers sont là, dix, douze, peut-être. Un vieux mâle les guide. Ils labourent le sol, coupent les racines, du groin font voler les cailloux près des chênes-truffiers, défoncent, cassent, creu¬ sent, dévastent. Ils se retirent tard, du côté des hautes combes. Par là, il existe un ravin où personne n'a jamais fourré le nez. Après leur départ les collines retrouvent le silence. Mais reste là 144 encore. Patiente, attends le coucher de la lune, car la bête la plus mystérieuse de la montagne n'a pas encore donné signe de vie. Il n'y a plus qu'une mince lueur, au ras des crêtes. Elle s'évanouit. Alors le renard glapit dans le lointain. Mais où ? ... Est-ce vers Peïrouré, ou bien dans le ravin des Baumelles ? La voix vient de partout, une voix triste, désabusée ; on ne l'entend pas sans fré¬ mir. La bête voyage. Je l'ai vue une fois, sur un rocher, et, par' hasard, en pleine lune, son museau pointu levé vers les astres. Mais c'était loin d'ici. Je ne pense qu'elle se risque jamais dans nos parages Il s'arrêta de parler. — Vous avez un fusil, M. Cyprien ? — Oui, comme tout le monde. AAais ça n'est pas à cause du fusil. Etonné, je lui demandai : — C'est à cause de quoi, alors ? La réponse ne vint pas. Il se taisait. Je regardai sa figure. Elle me fit peur. Un étrange durcisse¬ ment en avait creusé les traits. Des muscles secs coupaient les joues ; le nez s'était pincé, la bouche était devenue mince. Je re¬ connaissais à peine le vieillard accueillant qui m'avait fait asseoir dans le verger. Un esprit inhumain animait son regard. Il murmura : — Même le renard en a peur Il paraissait inquiet et se leva. Alors le front se détendit, le sang afflua sous la peau, l'œil bleuit, et cet air de sagesse et de bonté qui m'avait donné con¬ fiance reprit peu à peu les points les plus émouvants de cette vieille figure. A la porte du verger, sous un amandier en fleurs, l'Ane Culotte semblait nous attendre. 145 M. Cyprien, se leva et me dit : — Tu emporteras ce panier de figues et tu donneras cette branche d'amandier à l'abbé Chichambre. Prends bien garde en descendant de ne pas semer au vent les corolles. Ça part comme la neige. . . Nous nous dirigeâmes vers la maison. M. Cyprien me précédait de quelques pas. Je le vis pénétrer dans la bastide où je n'osai le suivre. Cependant, du dehors, j'aper¬ cevais, à travers la pénombre, une pièce blanchie à la chaux. Sur le sol, des carreaux jaunes et une natte. Au fond, contre le mur, une espèce de lit bas surmonté d'une niche. Cette niche était voilée d'un rideau de couleur rayé de rouge. Par dessus, on avait accroché horizontalement un fusil. A droite, une étagère portait un pot à tabac et un râtelier de pipes. A gauche, une petite lampe posée sur une commode et quelques livres. Le tout bien rangé, propre. La maison comportait un réduit, par derrière, et sans doute, aussi, une cuisine, Au pied du lit, sous l'étagère, on voyait une porte basse, cadenassée, qui devait conduire à quelque cellier taillé dans le roc. Je n'apercevais pas M. Cyprien Où pouvait-il être passé ? Cette maison m'attirait, m'inquiétait aussi ; sous son air bonhom¬ me, avec son propriétaire bienveillant et mystérieux, blottie à une lieue de toute habiation, presque invisible de la plaine, elle me paraissait cacher quelque chose de plus qu'une simple demeure humaine. Elle devait traduire d'autres besoins que ceux d'un abri contre la pluie et le vent ; répondre à un dessein secret ; contenir, peut-être, des objets tels qu'on n'en voit point sous les toîts de de nos villages. Il s'en échappait comme un odeur d'épices, gin¬ gembre ou cannelle, que je respirais avec ivresse. Cependant, ce qui sollicitait surtout mon attention, c'était la niche. Que pouvait-elle dissimuler derrière son rideau ? L'étoffe roide ne bougeait pas. Quoi de plus naturel ? Les plis en tombaient 146 droit, le tissu en était rêche. Et pourtant, cette immobilité pa¬ raissait anormale. . . A ce moment, M. Cyprien reparut. Il tenait un petit coffret d'où il retira un paquet ficelé, qu'il me tendif en me disant : — Ça, tu le donneras, sans faute avant la messe, à l'abbé Chichambre. Tu iras dans la sacristie. Il ne faut pas qu'on te voie. C'est de l'encens, mais pas de l'encens vulgaire, de l'encens de boutique. C'est de l'encens indien, de l'encens mâle, de l'oliban, cueilli au pays des Rois, chez le dernier héritier de Salomon. L.à dedans, tu ne trouverais pas une miette de sandaraque ou de ré¬ sine de pin. Je l'écoutais sans trop comprendre. Il avait pris une figure sé¬ rieuse. Il parlait tout en me regardant, penché sur moi, son cof¬ fret à la main, près de ma figure, et je voyais les grandes cicatrices que le sel de la mer et le travail de la terre avaient laissées sur ses doigts usés. — Tu as juste le temps de rentrer avant l'office, me dit-il. Il m'aida à grimper sur l'âne. Je passai la porte de l'enclos. Arrivé au milieu de l'aire, je me retournai. Je vis le vieux qui me faisait un petit salut amical. Mais tout à coup, ce que je découvris derrière lui m'emplit de1 stupeur. Dans l'intérieur de la maison, le rideau de la niche avait glissé. On apercevait un large trou noir. Au fond de ce frou étin- celaient deux yeux. Cela ne dura qu'un éclair. Tout s'éteignit. Le vieux avait disparu. L'âne descendit dans le sentier et aussitôt je perdis de vue la maison. Nous marchions sur le chemin du retour. Il me parut plus court que la montée. Arrivés au dessus de la Gayolle, dans le bois de chênes, l'âne s'arrêta et ne bougea plus. Je compris qu'il n'était pas dans son intention d'aller plus loin. Je sautai à terre. Culotte vira du côté de la montagne et repartit paisiblement vers Belles- Tuiles. Je restai seul. Henri Bosco. CHRONIQUES Les Lettres Chronique - Eclair LES LIVRES Alain. — Histoire de mes pensées (Gallimard). En somme, l'histoire universelle, mais pas plus, heureusement. Robert Goffin. — Le roman dés rats (Gallimard). — Que de rats ! (Le rat, ennemi public n° 1 de l'Humanité). H. Fabureau. — Paul Valéry (Nouvelle revue critique). — Valéry, quarante beaux vers... Etiemble. — L'enfant de chœur (Gallimard). — Un drôle de chœur... 148 LES REVUES Nouvelle revue française (1er juin 1937). — Citons : « Maison Hantée », par Marie-Anne Comnène. Toujours ce charme. Rilke. D'admirables « Lettres à un jeune poète » « ...Vos événements in¬ térieurs méritent tout votre amour... Dans le monde des choses et dans celui des bêtes, tout est plein d'événements auxquels vous pouvez prendre part... » « Mademoiselle Lemoine, Directrice d'Ecole ». Documents publiés par Louis Guilloux. Très réjouissants. Dans « l'Air du Mois », de Francis Jammes : « Les couvents sont des fissures par où s'exhale vers le Ciel le soupir infini de la Terre ». Les Cahiers du Sud (Avril-Mai) offrent toujours des textes rares. « La Mort de l'Insensé », de Hugo de Hoffmannstahl, par exemple. Beaux poèmes de Robert Vivier : « Nos mains plus douces que des bêtes N'ont rien blessé dans la pénombre... » « Solitude de la pensée », plaidoyer d'Edmond Barnola pour l'Intelli¬ gence. Autrefois, nous semble_t-il, nous avions entendu queque chose com¬ me ça... Le premier numéro des Nouvelles lettres françaises vient de paraître. Format, présentation qui rappelle un peu la Nouvelle revue française. De bonns pages. Cette revue naissante se propose de donner connaissance des mouvements littéraires et culturels les plus récents : textes et critiques. Belle promesse qui mérite la sympathie. Bulletin des lettres (25 mai 1937). — Actualités sur Raoul Ponchon. Une lettre inédite de Gérard de Nerval à Liszt (1854). Inquiétante : «J'ai encore souffert, moralement, plus de deux mois dans la maison de santé Blanche où l'on était parvenu à me réintégrer... Pourtant, je reconnais que l'on m'a rendu un grand service en m'enseignant la dignité... » 149 Le Feu consacre son beau numéro de juin, en entier, au Taureau. « Le Taureau, écrit Joseph d'Arbaud, est pour nous non seulement l'élément du Jeu le plus héroïque et le plus aimé, mais il incarne une tradition dont nous gardons la fierté parce qu'elle est antique et noble... Le Taureau est naturellement devenu l'emblème de ces libertés méridio¬ nales que nous servons et qui s'expriment par l'usage et le maintien têtu de notre Langue d'Oc, par la floraison de sa Poésie ». Dans la Kahéna (Avril 1937), de très beaux vers de Jean Amrouche, ex¬ traits d'Etoile secrète : D'une étoile à une autre étoile, D'un seul bond, 11 coulait dans l'éther glacé de longues brasses lumineuses... Et d'Armand Guibert, une prose qui vaut un poème. Nous en reparlerons. élections et commentaires SELECTIONS Frantz Funck-Brentano. — Lisélotte (Editions de la Nouvelle revue critique). Paul Claudel. — Les Aventures de Sophie (Gallimard). Jean de la Varende. — Nez de cuir (Pion). Lyautey. — Vers le Maroc. Lettres du Sud Oranais (A. Colin). COMMENTAIRES Edouard Peisson. — Le Pilote (Grasset). — C'est une longue nouvelle. La nouvelle est essentiellement un récit où la suite des événe¬ ments prend le pas sur la peinture des caractères. Ceux-ci toutefois sont indiqués, mais de quelques traits seulement. Ils ont plus de relief que de profondeur. Le dessin suggère le caractère plutôt qu'il n'en explique le mé¬ canisme. M. Edouard Peisson est donc un nouvelliste ; mais il n'est pas de nou¬ velliste qui n'ait été tenté par la peinture des âmes. Dans Le Pilote, M. E. Peisson a subi cette tentation. Un caractère, celui du Pilote, domine le récit. M. Edouard Peisson est un habile homme : il a l'esprit clair. Aussi cher- che-t-il et trouve-t-il des « situations ». Les plus commodes sont les situa¬ tions exceptionnelles. Celle du Pilote l'est singulièrement. C'est l'histoire d'un paquebot transatlantique commandé par un aveugle. 151 Cette situation est posée très vite ; dès la trentième page on est au fait. Les deux cents pages qui suivent exposent clairement les effets de cette ano¬ malie, d'une part sur l'aveugle lui-même qui commande le navire, d'autre part, sur les officiers et son équipage, qui sont aussitôt au courant de sa cécité, mais ne croient pas pouvoir se substituer à leur chef. Survient natu¬ rellement un cyclone... Tout cela est fort dramatique. Il y a des trouvailles. Les caractères sont dessinés avec soin, intelligemment. Au physique comme au moral, ils restent cohérents. Mais leurs images n'offrent que des traits élémentaires. Ce sont des types connus, vrais, mais peut-être trop connus, trop vrais. La grandeur ne fait pas défaut. Ce qui fait défaut, c'est la poésie. L'auteur se débrouille trop bien et trop seul dans cette situation effroyable. On le sent avisé, il se tient un peu à l'écart ; il n'est pas « pris ». Rappe¬ lez-vous Conrad, perdu dans ses souvenirs, alourdi par ses désirs, chargé de redites, mais tout vibrant, des talons aux cheveux, enveloppé de cette aura tragique qui émane, du vieil Océan, qui s'évapore du sein antique des forêts... Madeleine 'Fontenilles. Frantz Funck-Brentano, — Liselotte. (Nouvelle Revue Critique). — Sous ce prénom charmant, M. Frantz Funck-Brentano présente la mère du Régent, Elisabeth Charlotte de Bavière. On la connait surtout par Saint-Simon et l'histoire fameuse de la gifle. Elle peint à merveille cette princesse, qui n'était pas une mauvaise femme. C'est du moins ainsi qu'elle apparaît dans le livre que M. Frantz Funck- Brentano lui consacre. La principale source en est fournie par la correspondance de la Palatine. Des milliers de lettres. Jamais femme n'a tant écrit, ni si longuement. Pour chaque jour de la semaine, Liselotte s'était fixée une tâche. Le dimanche, par exemple, comportait une dizaine d'épîtres. Il arrivait qu'elle écrivît jus¬ qu'à quarante huit feuillets (sur un très grand Hollande) à la même per¬ sonne. 152 Mais nul ne s'en plaignait. Liselotte était drôle, crédule, médisante, pas¬ sionnée, à l'occasion grossière, et quelquefois vindicative ; mais rude, fa¬ rouche, fidèle. Elle avait le génie du commérage. Toutefois, rien de ce qu'el¬ le disait n'était banal. Un souffle violent gonflait son âme, agitait son verbe et quelle tempête ! C'est ainsi qu'on la voit revivre dans le beau livre où M. Frantz Funck- Brentano l'a évoquée des Ombres. Car elle y revit et le grand mérite de M. Frantz Funck-Brentano est d'avoir compris qu'elle n'attendait crue cela. Elle l'attendait avec une telle impatience et elle s'est "ruée vers sa résur¬ rection d'un élan si impétueux, qu'on a quelque fois l'impression que son évocateur doit contenir sa pétulance, pour tout dire, la contraindre de vivre un peu moins. 11 redoute des déchaînements. Mais il sait l'arrêter à la limite extrême, lui imposer quelque décence de survie. Il doit alors entrer lui-même en scène et prendre la parole, de temps à autre, discrètement, soit pour la blâmer avec douceur, soit pour lui trouver des excuses. Ces inter¬ ventions sont bien agréables. Qu'on ne nous dise pas que l'histoire s'accomode mal de pareilles dé¬ marches. L'histoire s'en accommode fort bien, si l'historien reste probe. M. Frantz Funck-Brentano est un historien probe. Mais cette probité ne lui suffit pas. Tout honnête homme, en ce monde, s'il a de la patience, peut entasser des faits qu'il juge exacts, et nous ennuyer scrupuleusement. De ces faits, un esprit judicieux et doué de goût tirera quelques signes qu'il groupera sous nos yeux, et nous serons frappés. Plus d'ennui, mais sou¬ vent l'intérêt le plus vif. Toutefois, pour ce faire, ne faut-il pas que l'his¬ torien entre en scène ? Par la seule disposition de ses matériaux, qui est son art, ne nous montre-t-il pas déjà ses partis-pris ? Personnellement, nous croyons qu'il ne peut s'effacer derrière les vies qu'il évoque. Il est humainement impos¬ sible qu'il ait fréquenté, pendant des années, un pays, des hommes, une époque, sans avoir éprouvé à leur sujet quelque mouvement de passion. Nous allons plus loin : nous pensons qu'il faut qu'il se mêle à cette vie ressuscitée, qu'il prenne ses positions, qu'il juge, en homme, avec toute les chances d'erreurs que comporte cette qualité. 153 Ainsi, dès qu'il entre au récit des faits, parmi ces morts, lui, seul vivant, on voit s'établir, de ces Ombres qui peuplent les régions de l'histoire, à nous, qui devons tout imaginer, un courant magnétique, et ce monde, pourtant irréel, nous devient présent, nous semble familier. M. Frantz Funck-Brentano sait bien choisir ces positions favorables à la sympathie historique. Il a le coup d'œil juste ; il découvre le fait qui frappera l'esprit. Indulgent aux Ombres, il ne se privera pas, à l'oc¬ casion (et avec Liselotte, que d'occasions !) d'exprimer sa malice. Il juge donc, mais non point en moraliste pédant. Il reste dans le ton de la bonne compagnie. Tout le chapitre sur la mort de Monsieur est écrit de cette main. On constate bien vite que l'historien est surtout sollicité ici par le plaisir de dessiner des figures. Son goût le porte vers ces détails significa¬ tifs qui donnent le sens d'un caractère. C'est un psychologue, et qui peint. Henri Bosco. Francis de Miomandre. — Direction Etoile (Pion). — M. Francis de Miomandre a jadis écrit sur de l'eau. Cet exploit lui a valu quelques honneurs. L'eau est un corps fluide et qui sans cesse efface, mais cette fluidité et cet effacement convenaient sans doute à l'expression des sentiments hu¬ mains qui flottent à travers M. de Miomandre. Sentiments dont la fuga¬ cité et le scintillement instable soulevaient au passage une mélancolie tendre et distinguée. Sur cette matière mouvante, avec ses sentiments éphémères, il a réussi à tracer le pur dessin d'un chef-d'œuvre mesuré. N'était-ce pas un gageure ? M. de Miomandre est, sans doute, le seul humain de notre temps qui ait su écrire sur de l'eau. Mais on a dû l'en louer avec excès, et non sans malice, et il s'est peut- être lassé d'un éloge qui classait, une fois pour toutes, son talent. Il n'est rien qui exaspère autant un écrivain que de se voir classé. C'est un ju¬ gement sans appel. 154 Celui qui a frappé M. de Miomandre l'a relégué un peu parmi les écrivains élégants. Esprit délicat, M. de Miomandre a l'invention ingénieuse. Il écrit bien et peu à la fois. Il ne convie guère les foules. Ses confidences reste sobres; entre les messages intérieurs, il choisit de préférence ceux qui émanent du côté de l'âme. Il fait alors un sort charmant aux souvenirs « insignifiants et merveilleux comme des billes d'agate » ; il apparaît tendrement pes¬ simiste ; il croit aux rencontres du hasard ; il cède à des ravissements ; enfin, non content d'avoir réussi à tracer son nom sur de l'eau, il écrit maintenant avec amour sur le flanc vaporeux des nuages. C'est, du moins, ce qu'il m'a semblé, quand j'ai lu, ces jours.ci. son der¬ nier livre : « Direction Etoile ». Ce titre, à double sens (et peut-être trop spirituel) nous livre en effet le plein ciel par l'effet d'un grand mot magique « Etoile ». Des deux qui composent le titre, c'est celui qui d'abord nous frappe. Nous tour¬ nons alors le regard vers la voûte céleste, où flottent ces nuées, au sein élastique desquelles, dédaignant l'instabilité des flots, aujourd'hui se com¬ plaît M. de Miomandre. Mais si l'on ne bâtit rien de bien matériel sur les flots, que dire des nuages ? Là ne sauraient se former que des rêves. C'est le royaume de la fantaisie. On y subit peu de contraintes ; on s'y repaît d'apparences, on perd légèrement pied, on suit au hasard les caprices de ses propres phantasmes ; on est délié, libre, fou; on peut tout se permettre. Mais tant de liberté ne mène à rien, sinon à se dissoudre dans le vague. S'il est possible, à quelque privilégié de la plume, d'écrire sur de l'eau, il ne saurait passer toute sa vie sur cet élément peu humain. De même, il lui est difficile — humainement — d'habiter les hauteurs vaporeuses du ciel, sa vie entière. On est parfois lancé jusqu'au Zénith par le ressort puissant d'une émotion extraordinaire, on y flotte, on y erre un temps, mais à la fin, il est fatal qu'on en retombe. On aurait tort de s'en plaindre. Car, pour pouvoir écrire sur les nua¬ ges des mots qui, après la dissolution de ces corps vaporeux, brillent en- 155 core par eux-mêmes dans le ciel, il faut les prendre de la Terre, qui reste, du moins jusqu'à ce jour, pour insuffisante qu'elle soit, notre véritable patrie. Si Etoile nous projette dans l'espace sidéral, le titre complet : Direction Etoile, nous enfonce sous terre. j'ai bien dit : sous terre. En effet, où avons-nous lu ces deux mots ? N'est.ce pas dans le royaume sombre où circulent les rames retentissan¬ tes d'un fameux chemin de fer électrique ? Pour tout dire dans le Métro ? Ah ! nous voila bien bas ! Et vous allez vous écrier que l'on nous mystifie et que M. de Miomandre a l'antithèse lourde. J avoue que cette antithèse se voit. Mais rassurez-vous ? Nous partons aussitôt en pleine fantaisie. Elle se développe en un petit volume de 240 page, divisé en quatorze stations, qui sont les quatorze stations jalonnant la ligne du Métro de¬ puis le Boulevard de Raspail jusqu'au Carrefour de l'Etoile. Chaque station marque le début d'un chapitre. La première, Raspail, ne compte que 5 pages. Elle pourrait s'intituler « Naissance de l'hallucina¬ tion ». C'est le prologue. La dernière, Etoile, ne compte que deux pages. On pourrait l'appeler « Retour au réel. » C'est l'épilogue. Entre ces deux stations, le convoi électrique parcourt une quinzaine de kilomètres, en 20 minutes. Il emporte un voyageur. Pendant cette courte durée et sur cette petite distance, ce voyageur subit les effets d'une hallucination qui le mène à travers l'Europe, de Paris à Corfou, et qui se déroule le long de vingt et une années. Le récit de cette hallucination occupe 230 pages : tout le volume, ou peu s'en faut. Nous sommes en présence d'un cas de rêve éveillé. Le départ vers l'hallucination est généralement marqué par un phéno¬ mène hypnotique. Un objet frappe, retient, fixe l'attention, et c'est de 156 cet objet que, par une sorte de cosmogénèse, se crée un système d'asso¬ ciations d'images qui forme un univers fictif. • Dans le récit de M. de Miomandre, le point hypnotique, c'est le visage d'une femme. Vous reconnaissez là, tout de suite, la matière de cet écri¬ vain que touche la beauté de la femme, mais que la femme déçoit toujours, sauf en rêve. Et voilà sans doute la raison qui fait que ce livre est le récit d'un rêve. Les personnages qu'on y rencontre semblent tombés de la voûte cé¬ leste. Leurs noms stellaires ne désignent ordinairement que des astres. L'un s'appelle Altaïr (c'est le héros, le narrateur), l'autre Aldébaran ; il y a An- tarès et le vieux général Wéga. Une danseuse (et qui vit aussi de ses charmes) répond au nom significatif d'Electra. Enfin l'héroïne, l'Etoile, por¬ te un prénom peu commun, celui de Bellatrix. Le héros, Altaïr (puisqu'ainsi il s'appelle), roule dans le métro. Il va achever sa soirée chez un ami, le peintre Aldébaran. Il lit son journal. Tout à coup, il lève les yeux et aperçoit une jeune fille installée sur la banquette d'en face. Pendant ce temps, le métro roule vers la station Edgar Quinet ; mais Altaïr ne s'en rend pas compte ; car déjà, à Edgar Quinet l'hallucination romanesque a tissé les premiers fils d'une affabulation merveilleuse. Altaïr entre dans une aventure amoureuse. Il arrive, par une nuit d'hiver, non point chez le peintre Aldébaran, but de son voyage terrestre, mais au milieu d'une réunion bizarre d'hommes et de femmes élégants, où il re¬ trouvera le dit Aldibaran. Ces inconnus, d'une courtoisie exquise, se sont ainsi donné rendez- vous pour fêter les vingt ans de Bellatrix. Peu après, Bellatrix fait son entrée. Et Altaïr, tout tremblant, émerveillé d'ailleurs, reconnaît la jeune fille du métro. Leurs regards se rencontrent. Bellatrix, dédaignant la foule de ses admirateurs et de ses admiratrices entraîne Altaïr dans la nuit, dans la neige... 157 Ils s aiment. Se le disent-ils ? On ne sait. C'est le miracle de la pureté. Bellatrix disparaît. Altaïr s'évanouit et tombe sur la neige, et là il fait un songe, un songe allégorique. Comme vous le voyez, détaché de la terre, M. de Miomandre, ne se gêne plus. Une hallucination ne lui suffit pas ; il y glisse un songe. Son récit devient peu à peu le rêve d'un rêve. Je ne saurais dérouler ce tissu où (toujours sur le plan hallu¬ cinatoire), s'enchaînent, avec une logique de veille, les événements d'un roman d'amour merveilleux et tragique. Des scènes d'un humour tout ter- reste s'insèrent çà et là dans ce récit. Elles lui donnent la consistance et le poids nécessaires pour qu'il ne s'échappe pas, tel un ballon, vers la di¬ vagation céleste. Car le héros, dans son hallucination même, vit une double vie. Altaïr n'est pas un fantôme. Il se marie et fait des dettes. Il fait même pis. Mais jrar ailleurs, continuant à peupler son hallucination de songes, télépathiques ou prémonitoires, il languit d'amour pour la céleste Bellatrix. Il s'en faut de peu que cela finisse très bien pour lui. Mais ce serait mal connaître M. de Miomandre que de croire à une heureuse issue. La fin est ironique, c'est-à-dire amère et dure. Reste le beau rêve. Comme il est de l'espèce de ceux qu'on ne fait plus guère de nos jours, je crois qu'on peut en tirer quelque délassement. C'est un voyage, à travers des symboles, élastiques comme les nuages. M. de Miomandre nous tient suspendu à mi-hauteur, entre ciel et terre, et là nous l'entendons parler avec élégance. Car on peut parler avec élé¬ gance même dans cette position. Jacques Braud. 158 Jean de la Varende. — Nez de Cuir, gentilhomme d'amour (Pion). — M. Jean de la Varende est Normand, et du pays d'Ouche. Je ne connais point ce pays. Mais il me paraît être (si j'en crois M. Jean de la Varende), la fine moelle de la Normandie. Les géographes le décrivent ainsi : « Pays d'Ouche : (Uticensis regio), ancien pays de la Normandie entre la Charentonne et la Risle, partagé par les départements de l'Eure et de l'Orne. C'est un sol sablonneux couvert jadis d'immenses forêts. Il est encore forestier, mais il a de riches cultures et des prairies d'élevage. On y rencon¬ tre du minerai de fer. Principales villes : Bernay, Laigle. Au Nord-Est, la ville d'Evreux se tient sur ses limites. Au Sud, il confine au Perche ». A mon sens, M. de la Varende n'est pas un mauvais géographe. Il nous fait valoir son pays d'Ouche, et s'il y réussit, c'est qu'il n'en sépare point les figures des hommes. D'elles se détache ce héros étonnant surnommé « Nez de cuir », dont il nous raconte les malheurs, les exploits, et qui semble avoir été de son cousinage. S'il a entrepris ce récit c'est, dit-il, « pour que ces choses qui ont fait trembler mon enfance et frémir ma jeunesse, avec moi, bientôt ne meurent ». Ces choses : toute une société provinciale, rigoureusement attachée à sa terre, hobereaux rudes et joviaux, fastueux, chasseurs, coureurs de filles, en cette Normandie restée très féodale encore, même après la Révolution et l'Empire, au retour des Bourbons. Tableau brossé largement et vif de cou¬ leurs. Quant à Nez-de.Cuir, héros de cette société brillante et terrienne, c'est le gentilhomme d'amour le plus terrible de toute la province. Derrière son masque éternel qui cache une horrible blessure, brûlent l'orgueil, la luxure, et tout à coup flambent courage, noblesse, générosité. Nez-de-Cuir, si humain, Nez-de-Cuir, si brutal, quel personnage de la déme¬ sure ! Il sort tout botté du vieux romantisme vivace. A peine expliqué, il s'exprime par ses actes. Il vit, il aime. Il souffre. Et voici sa pierre tombale: « SEIGNEUR « Tous nous portons un masque, par orgueil ou par crainte, par pudeur ou par lâcheté. Béni celui qui peut y cacher une pareille blessure, car, dans Ta vérité éternelle, voudras-tu donc, Seigneur, lui pardonner ? » Louis Dagoult. c- (k 159 Roger Gaymard. — Feux de Paille. — Je ne parlerai qu'à peine de ce livre, au propre léger comme la paille incandescente, parce qu'on ne saurait dire d'un poète autant qu'il a su en résumer en un seul vers. Et puis, parler poésie me paraît aussi présomptueux qu'illustrer le catalogue d'un peintre ou expliquer une symphonie par une romance. Mais, outre le plaisir de le lire, ce volume nous a donné l'occasion d'entendre un autre de nos poètes soulager son coeur de toute l'amertume de ses semblables devant l'indifférence croissante des foules. Or c'est précisément le livre qui fournit la réponse à la préface que lui donna Métérié, préface dans laquelle celui-ci nous convie désespérément à quelque chose comme le remords de la poésie, suivant ce joli mot anonyme trouvé dans Nerf à propos de Rilke. Eh bien ! dans ce Maroc où, dit Métérié, « depuis Loti pas un poète ne semble avoir respiré », retenons toutefois le doute, il est une saison de la poésie. L'été dans les villes du Sud débarrassées de toutes contingen¬ ces (et de contingents) on voit des hommes déambuler drôlement, sous de trop grandes lunes. Ils sont tous poètes à cette heure, nonobstant la chaleur et les boissons glacées, et ce sont les « Petits Marocs » et les « Feux de paille » dont on se souviendra bien plus que ne veulent le croire leurs auteurs (et même que nous ne le pensons), qui ont préparé leurs âmes à ces départs, les seuls qu'ils peuvent s'offrir, où les pressent leur solitude. Par une de ces soirées brûlantes — Ah ! ne les reléguez pas encore aux accesoires ! — nous eûmes la connaissance que tout n'avilit pas, même la bureaucratie, même la misère (sauf peut-être la colonisation) et que l'âme anonyme contemporaine garde encore une étincelle d'où peut jaillir le feu, fût-il de paille. Peut-être ne se souvient-il pas, Métérié, de ce chômeur, père de famille, qui, il y a deux ans, nous arrêta, passé minuit place du Trépas, enhardi par l'heure et la température, tout heureux de serrer la main d'un « vrai poè¬ te » et de lui confier qu'il avait sacrifié sa faim à un volume des « Burgra- ves ». Et c'est à ce propos que Métérié me fit lire, dans une lumière ro¬ mantique, quelques vers que lui avait envoyés, le jour même, un jeune fonc¬ tionnaire de je ne sais quelles recettes, Roger Gaymard. 160 De celui-ci, je me bornerai en fin de compte à dire : vous qui avez des enfants, et ce sont là les vrais poètes, apprenez-leur cette chanson, pour leur plaisir d'abord, et parce qu'elle donne à qui ne l'aurait pas, la clef très simple de toute poésie : Qu'y a-t-il dans la bergerie Où l'agneau geint, la brebis dort ? Il y a de l'eau, ma chérie, Et mille petits poissons d'or. Vous en trouverez d'autres, plus à votre portée si vous me jugez trop puéril, dans le livre de Roger Gaymard, mais je vous avouerai que ceux- là même valent bien déjà pour moi les six francs du livre. Six francs, vous m'entendez, pour de la poésie ! Jacques Balay. ronique marocaine Jean Sermaye. — Barga, maître de la brousse (Les Editions du Mo- ghreb, Casablanca. Prix de Littérature Coloniale 1937). — Tout le monde en a parlé, avant, pendant et après le prix colonial, qui a récompensé ce beau roman africain. Marius Ary Leblond, Pierre Mille, Robert Ran- dau, Jean Ajalbert et bien d'autres lui ont consacré d'élogieux articles. René Maran se promenait sur les boulevards avec le livre sous le bras en disant : « Avez-vous lu Barga ? ». et il décernait à son auteur le titre de nègre « honoris causa ». En dépit de pronostics contraires, huit voix lui étaient assurées avant le scrutin. Il en obtint douze, emportant la palme de haute lutte sur tous ses concurrents. Je n'analyserai pas ici l'histoire de ce chasseur nigérien, de ce « Maître de la brousse », comme l'appelle son chroniqueur. Je dirai seulement que Jean Sermaye, officier colonial, attentif et savant, a rapporté là des faits exacts dont il a été le témoin, qu'il a interprété cette mentalité primitive avec une intelligence peu commune, et qu'il a su présenter au lecteur un récit épique de la manière la plus directe, la plus émouvante, où le roman¬ tisme s'allie adroitement au réalisme le plus probe. C'est bien là, selon la vraie formule de l'exotisme moderne, une révélation d'humanité. Je déplorerai, avec d'autres, que les timidités de l'édition locale n'aient pas permis d'approvisionner plus largement les librairies métropolitaines. Une deuxième édition s'impose, rapidement, avant qu'il ne soit trop tard, lest ive forget ! Il est vrai qu'un second volume, formant suite à Barga est prêt à sortir des presses parisiennes. Nous l'attendons avec confiance. Roland Lebel. 162 Lieutenant-Colonel Vasco de Carvalho. — La domination portugaise au Maroc, du XV" au XVIIIe siècle (1415-1769). — (Lisbonne, éd. S.P.N.). Le Colonel de Carvalho édite, à Lisbonne, le texte d'une conférence fait© en français, à l'Ecole supérieure de guerre, à Paris. Que ce Portugais vienne nous parler, dans notre langue, de la grandeur de son pays, cela nous touche comme un geste de confiance. M. de Carvalho a tiré son érudition des travaux de M. David Lopes et a soumis son texte à Pierre de Cénival : il est donc allé aux meilleures sources et aux meilleurs conseils. Tel qu'il est, son bref et vivant résumé de la magnifique aventure doit être conseillé à quiconque s'intéresse au Maroc. Le Colonel de Carvalho ne prend pas le ton d'un neutre : il est chaleureux, mais sans boursouflure, ni fausse éloquence. Il fait, à chaque page, sentir ce qu'il y eut de senti¬ mental dans la conquête portugaise. Il donne à méditer sur les causes de l'échec de l'étonnant effort. C'est, dit-il, que les Portugais se sont obstinés à faire du Maroc une terre d'héroïsme. Christian Funck-Brentano. Kilab el-Isliqça, par Ahmed ibn Khaled en-Naciri. — V : Les Saadiens, première partie (1509-1609), traduit et annoté par le fils de l'auteur, Mahammed en-Naciri (Paris, Champion, Archives Marocaines). Avec ce volume, est presque achevée la traduction de l'œuvre de Naciri, une des plus importantes de la littérature historique du Moghreb. Cette traduction a été entreprise, il y a une trentaine d'années, au temps de la Mission scientifique de Tanger, par Eugène Fumey. Elle s'achève à Salé, par les soins d'un lettré Marocain, le fils même de l'auteur, Si Mahammed Naciri. Voilà qui est significatif, voilà qui nous plaît, voilà une pensée digne du Colonel Justinard, qui préside à l'édition de ce volume : cet ami nous faisant don, à nous autres Français, de l'œuvre de son père. La traduction de Si Mahammed Naciri est fort bonne, elle a le mérite surtout de pénétrer le sentiment de l'œuvre qu'elle transpose, et c'est un mérite essentiel, car toute démarche de l'esprit est, chez un Musulman, imprégnée de sentiment, Chistian Funck-Brentano. 163 MEMENTO Colonel de Boisboissel: Lyauley, Maréchal de la plus grande France. — Publications coloniales. — E. Henriot : Lyauley ou la. poésie dans l'action (« Le Temps », 12 mai). — Joubert des Ouches : L'adieu au bled. — Art Catholique. — M. S. Lothar : Lettre de Marrakech (« Cahiers du Sud », mars). — C. Mauclair : Suzanne Drouet - Réveillaud, peintre du Maroc (« L'Art et les Artistes », mars). — Tii. Monod : Méharées. Ed. Je Sers. — J. Sermaye : Barga l'invincible (« Nouvelles littéraires », 12 et 19' juin).— J. Laffon: Sur les pas de Charles de Foucauld. Dijon, Rebourseau. — Lieut- Cnel. Goislard de Monsabert : En relisant Bugeaud et Lyautey. Lavau- zelle. — H. Romatier : La hantise du Maroc, Revue moderne des Arts et de la Vie. — V. F. Delbos : Visages du Maroc, Sorlot. — H. Menjaud : Lettrés du Maroc (« Monde Colonial Illustré », mai). — J. Folliet : Prin¬ temps moghrebin («Sept», mai). — R. Coctiinard : Au Maroc bessif, 'Figuière. — J. P. Dorian : Les mille et deux nuits, souvenirs du Glaoui (« Gringoire », mars). Il va fort, M. Dorian ! — Colliez : Moulay Hafid (« Rev. des deux mondes», 15 mai). — R. Ricard : Les établisse¬ ments européens en Afrique du Nord, du XV au XVIIP siècle et la politique d'occupation restreinte (« Rev. africaine », 3°-4° trim. 1936). — Lieutenant- Colonel de Carvalho : La domination portugaise au Maroc du XV au XVIIP siècle, Lisbonne. — R. Hoffherr : Les compagnies à charte comme instruments de misé en valeur internationale de l'Afrique (« Politique étrangère », avril). — Le Maroc et l'économie impériale, Casablanca, Impri¬ meries Réunies. — B. Clarjean : Pétrole nord-africain et défense nationale (« Renseignements coloniaux », avril). — Dans le Bulletin Economique d'avril : Bondon et Clariond : Les mines de plomb et de zinc du Maroc français et l'économie marocaine. — Ch. le Cœur : Grandeur et décadence des pêcheurs d'alose d'Azemmour. — P. Ricard : Le réveil des corporations marocaines. — R. Moris : Pour une rénovation méthodique de l'artisanat marocain. — A. Truciiet : Essai sur la propriété paysanne au Maroc. — Baron, Huot et Paye : Conditions d'habitation des émigranls indigènes à 164 Rabat (Rev. africaine», 3°-4° trim. 1936). — Le Tourneau : Notes sur l'artisanat urbain au Maroc (« Vie intellectuelle », 10 mars). — G. Surdon : Précis élémentaire de droit musulman de l'école malékite d'Occident. Tanger, Fès, Ed. internationales. — J. Berque : Contribution à l'étude d'es contrats nord-africains (les pactes pastoraux Beni Meskine), Alger, Carbonel. A. Woytt-Gisclard : L'assistance aux indigènes musulmans au Maroc, Sirey. — G. Bouthoul : La situation en Afrique clu Nord (« Revue de Paris », 1" juin). — Les Travaux Publics au Maroc (« Nord-Sud », numéro spécial. — Lieutenant de vaisseau Roux : La propagation et la prévision de la houle, Challamel. — G. S. Colin ; Recueil de textes en arabe marocain, Maisonneuve. es Arts Pei emture Revenu cette année-ci au Maroc, à l'invitation de notre Société, l'ad¬ mirable artiste qu'est Edy-Legrand y a fait trois expositions : l'une de peinture, à Casablanca (Galerie Derche), les deux autres, peinture et gra¬ vure, à Rabat (Pavillon de la Mamounia et Bibliothèque du Protectorat). Le public lui a réservé le plus grand succès. Dans l'un de nos premiers numéros (Aguedal, 1936-2), nous avions dé¬ jà signalé à nos lecteurs la grande Exposition qu'il avait organisée à Paris, l'an dernier. A ce propos, nous avions essayé d'expliquer l'inspiration et la technique de cet artiste. Sa venue au Maroc nous a permis de revenir sur ce sujet, en deux causeries, cependant qu'Edy-Legrand lui-même a pu exposer à quelques-uns de ses admirateurs ses procédés de graveur et de peintre. Graveur, il a illustré à ce jour 54 ouvrages, dont quelques-uns sont de véritables monuments, comme Pentatoli, l'Enfer, Sliakspeare, Présentement, il pense se consacrer, pendant deux ans, à l'illustration d'une Bible. Pour y travailler en paix et vivre dans un décor resté biblique, il a l'intention de venir habiter au Maroc. Ses amis se réjouissent de ce projet. 166 Peut-être exposera-t-il alors de grands panneaux décoratifs. C'est un côté de son talent que les Marocains ne connaissent pas encore. Cependant, la décoration semble offrir, à son imagination si vive et à sa science pictu¬ rale si variée, le domaine d'élection où il doit pouvoir s'exprimer de la façon la' plus libre. Il y atteint à une maîtrise du dessin et de la couleur, il y montre un tel sens de la composition que l'on ne sait quoi admirer le plus, de l'esprit qui conçoit ou de la main qui exécute. Mais ces qualités, pour éminentes qu'elles soient, le cèdent cependant au don de poésie. Edy-Legrand est un poète. Il crée. Création spontanée, poussée vive de la sensibilité, en des formes où se joue quelquefois un humour pénétrant, mais où, le plus souvent, se manifeste, à travers les inventions aériennes de la fantaisie, l'hu¬ main le plus pathétique. Henri Bosco, Sculpture DESSIN DE SCULPTEUR Un patio si parfaitement blanchi que, passé le soleil, il est couleur de ce que veut le ciel. Ce soir, c'est le bleu d'une aile de palombe, comme il s'en dessine à Marrakech les soirs d'Avril. Il n'y a plus que du ciel et, dans cette transparence, libérés, les grands gestes des statues nous intimi¬ dent : nous savons bien qu'une jeune fille peut faire autre chose que de l'aquarelle, mais de là... On les sent conçues ailleurs, en des pays plus dé¬ cisifs que les nôtres, quoi qu'on nous dise des « hommes nouveaux ». Si beau que nous paraisse le « morceau », elles ne dépassent pas, pour nous, la plastique. Ceci pour le passé; le présent est plus intime et derechef nous voilà à l'unisson, en médina, dans le patio bleu de soir. Le point de départ — une œuvre d'art est un voyage — est plus proche avec ce galbe épuré de berbère et, le charmeur de serpent a beau être de tous les jours, il signifie plus que l'anecdote. Jusqu'à ce dromadaire à la bosse hirsute, et lové, oui je dis bien — son geste reptilien dépasse la matière — dont il ne nous déplaît pas qu'elle soit trop choisie ; c'est plus qu'un ruminant (l'autre, sur ses pattes, n'est qu'un chameau), il nous renvoie aux temps des grands reptiles du secondaire dont l'étrange animal est bien le chaotique descen¬ dant. 168 Mais, les promesses que nous font ces sculptures, ce sont les dessins de Marguerite-Anne de Bloney qui nous révèlent qu'elle saura les tenir ; personnages au fusain dessinés sans modèle, mais de composition si serrée que les corps, lesquels, découpés, garderaient leur immobilité, s'emboitent les uns dans les autres, ne laissant place au blanc du papier pas plus qu'au vide de l'imagination, tout linéaires qu'ils soient, créant le volume, comme sculpteur se doit, au point qu'on va voir au sein d'une femme si le papier ne s'est pas bosselé. Jacques Balay. « AGUEDAL » parait six fois par an henri bosco ch. funck - brentano armand guibert etant directeurs pour le compte de la « SOCIETE DES AMIS DES LETTRES ET DES ARTS » au maroc Rabat ; 14, avenue de Marrakech abonnement : Pour un an : 40 frs. {Etranger : 50 frs). > Chèques Postaux : Sala, 122-95, à Rabat. r