OEUVRES COMPLÈTES DE EDGAR OE I N ET OUVRAGES DE EDGAR QUTNET Œuvres complètes, 15 vol. grand in-8°, 00 fr. — 19 vol. format in-18, 66 fr. 00.— Librairie Germer-Baillière et O. Tome I. — Génie des Religions, 5e édit.; Origine des Dieux, 3e édit. Tome II. — Les Jésuites, 10° édit.; l'Ultramontanisme, 5e édit.; Philo¬ sophie de l'histoire de l'Humanité, be édit.; Essai sur les Œuvres de Herder, 4° édit. Tome III. —Le Christianisme et la Révolution française, 4= édit.; Examen de la vie de Jésus, 4° édit. ; Philosophie de l'Histoire de France, 4° édit. Tome IV.-— Les Révolutions d'Italie, 5° édit. Tome V. — Marnix de Sainte-Aldegonde; Fondation de la République des Provinces-Unies, 4° édit. ; La Grèce moderne, 3° édit. Tome VI. — Les Roumains, 3" édit.; Allemagne et Italie, 3° édit. ; Mé¬ langes, 3" édit. Tome VII. — Ahasvérus, 4° édit. Tome VIII. — Prométhée, 3" éd. ; Napoléon, 3e éd. ; les Esclaves, 3e éd Tome IX. — Mes vacances en Espagne, 3° édit. ; Histoire de la Poésie 3« édit.; Epopées françaises inédites du douzième siècle, 3° édit. Tome X. — Histoire de mes idées, 2° édit.; 1815 et 1840; Avertisse¬ ment au Pays; la France et la Sainte-Alliance; Œuvres diverses 3e édit. Tome XI. — Enseignement du Peuple, 5e édit.; la Révolution religieust au dix-neuvième siècle, 3= édit. ; la Croisade romaine, 6° édit.: l'État de siège, 4° édit.; la Mort de la Conscience humaine; Le Ré¬ veil d'un grand Peuple; le Panthéon; Rome et Pologne. Tome XII. j Tome XIII. La Révolution, 3 vol., 7e édit. Tome XIV 1 Tome XV. — Histoire de la Campagne de 1815, 1 vol., 3e édit. Tome XVI. j Merlin l'Enchanteur, 2 vol., 2° édit. Tome XVII. \ Tome xîx" j Correspondance: Lettres à sa mère, 2 vol. La Création, 2 vol. — Librairie Lacroix, 1870. Le Siège de Paris et la Défense nationale, 1 vol. in-18, 1871. La République. Conditions de la régénération de la France, 1 vol. in-18 3 fr. 50, 2e édit. — Dentu, éditeur, 1872. L'Esprit nouveau, 1 vol. in-18, 3e édition, 3fr. 50. — Dentu, éditeur, 1874 Le Livre de l'Exilé, 1 vol. in-8", 7 fr. 50. — Dentu, éditeur, 1875. Vie et mort du Génie grec, 1 vol. in-8°. — Dentu, éditeur, 1877. Idées sur la philosophie de l'histoire de l'Humanité, par Herder; traduit par Edgar Quinet, 3 vol. in-8", 2e édit. — Lovrault, éditeur, 1827. OUVRAGES DE EDGAR QUINET. Mémoires d'Exil (Bruxelles, Oberland). 1 vol. in-18,3fr. 50,2e édit. — Librai rie Lacroix, 1868. Mémoires d'Éxil (L'Amnistie, Suisse orientale, Bords du Léman). 1 fort vol in-18, 3 fr. 50, 2° édit, 1870. — Arcades de l'Odéon. Paris. Journal du Siège. 1 vol. in-18, 3 fr. 50. 2° édit. — Dentu, édit., 1873 Sentiers de France. 1 vol. in-18, 3 fr. 50. — Dentu, éditeur, 1875. Clichy. — Impr. Paul Dupont, H, rue du Itac d Asnières. (11IS, 12-7.) OEUVRES COMPLETES EDGAR QilNET MERLIN L'ENCHANTEUR PARIS LIBRAIRIE GERAÏER-B AIL L 1ÈRE ET C1 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108 Droits de traduction et de reproduction réservés.. PREFACE INÉDITE J'avais un sansonnet qui m'était venu de Bohème. C'est un oiseau des fées. Aussi long¬ temps que j'ai été occupé de Merlin, il est resté auprès de moi. Pendant que j'écrivais, il planait sur ma tète, ou il se posait au bord de ma table. Si je m'interrompais, il commençait ses gazouille¬ ments qui eussent rempli tout un bocage. En artiste accompli, il mêlait à ses mélodies des coups d'archet éclatants après lesquels il prenait sa voix de basse; et il me tenait alors de sages discours en langue humaine très-nettement articulés ; puis il me regardait de son grand œil noir profond et disait : « Écrivez ! » II PRÉFACE INÉDITE. Ce n'est pas lui qui eût imaginé que les pages qu'il chuchotait à mon oreille étaient un grimoire de métaphysique et cle science; il les prenait simple¬ ment pour la chanson d'été d'un prisonnier dans sa cage suspendue à la voûte du ciel. Quant à se figurer que c'était là une thèse d'école, il eût mieux aimé perdre son plumage aux cou¬ leurs violettes, orangées, lustrées d'or et d'azur. Quelqu'un ayant osé le contredire sur ce point, reçut aussitôt un coup de bec acéré dont la marque se voit encore. Un jour 011 profita de mon absence pour lui de¬ mander si cet ouvrage ne contenait pas des mé¬ moires et des détails de vie intime. Il prit sur lui de répondre avec discrétion que son maître était sans doute trop avisé pour chercher sa poésie dans le vide, que tout ici était réel, puisé dans la vérité et semé de plumes saignantes arrachées encore vives du nid natal. On insista. Il répliqua que dans le tombeau de Merlin, il reconnaissait son maître enseveli vivant avec tout ce que celui-ci avait le plus aimé, mais qu'il ne pouvait en dire davantage et ne voulait pas dévoiler les derniers secrets de la maison. D'ailleurs il retrouvait dans Merlin l'écho bien connu à lui des gazouillements des forêts et des PIlÉFAGli IXÉpiTE III libres pensées éclosès en plein air sous la voùle du ciel. Gela lui su disait : pourquoi plus de curiosité? Tant que dura la composition de cet ouvrage, il ne pensa pas un seul jour à fuir, quoiqu'on le lais¬ sât en liberté. Chaque page nouvelle lui tint lieu des vastes horizons et des sources cachées et des buissons d'aubépine. Il se jouait dans mes pensées comme en pleine nature, et ne semblait rien dési¬ rer au delà. Mais, chose incroyable, le jour où le livre fut terminé et où je l'enfermai sous clef, notre hôte, notre compagnon fidèle, inséparable, notre sansonnet prit son vol à travers la fenêtre entrouverte. Je le vis fuir rapide comme une flèche par un jour splcndide. D'abord je n'en crus pas mes yeux; je le rappelai, je le poursuivis. Tout fut inutile. Je ne l'ai jamais revu. Quoique l'on mit tout un village à sa piste, personne n'a pu m'en donner des nouvelles. Lecteur, si tu veux que cet ouvrage te serve de nid dans un jour d'orage, suis le conseil d'un oiseau du ciel. Ne te creuse pas l'esprit plus que lui pour chercher des énigmes. N'imagine pas des monstres auxquels l'auteur n'a jamais pensé. Fais- toi pour quelque temps une âme aérienne ; lis avec le cœur ce qui a été écrit avec le cœur. Saisis-toi du lion grain que j'ai mis dans ces pages, et quand IV PKÉFACE INÉDITE tu en auras nourri ta fantaisie, tu te sentiras des ailes et tu pourras prendre ton vol vers un ciel plus haut et plus limpide. Alors tu m'oublieras, si tu le veux ; car tous, vous êtes oiseaux, et vous ne son¬ gez jamais qu'à oublier ou à partir. Veylaux, canton de Vaud, ls63. Oserai-je dire que je tente ici d'ouvrir de nou¬ velles routes à l'imagination? Si c'est là une am¬ bition trop grande, je dois m'en accuser dès la première ligne. Il y a près de trente ans que le plan de cet ou¬ vrage est fait. J'étais tout imbu des traditions de notre ancienne poésie française alors inédite. Je pensais qu'on peut encore renouveler l'imagination française dans les sources nationales. Cette idée ne m'a plus quitté. Merlin, le premier patron de la France, est devenu le mien. Ce que j'ai conçu dans la jeunesse, je l'ai exé¬ cuté dans l'âge mûr. Peut-être est-ce pour cela que plus d'une pensée joyeuse s'achève sur un ton grave. VI Cependant, à tout prendre, la sérénité l'emporte, la première espérance n'a pas été vaincue. Pour une époque qui préfère à tout l'improvi¬ sation, je crains de me perdre dans l'esprit du lecteur, en avouant combien de temps, de scru¬ pules, de soins divers, j'ai mis à une œuvre pure¬ ment littéraire. Commencé en Belgique à la fin de 1853, Merlin a été achevé en Suisse au commencement de 1860. Durant ce long intervalle, je n'ai guère cessé, au milieu d'occupations très-différentes, il est vrai, de revenir à l'œuvre sur laquelle je dois être jugé; car en aucune autre je ne mettrai autant de moi. La légende de l'âme humaine jusque dans la mort, et par delà la mort, voilà mon sujet. Il n'en est pas de plus grand. On m'excusera peut-être d'y avoir employé tant de jours, si j'ajoute que Miiton voulait y consacrer sa vie. Concilier toutes les légendes en les ramenant à une seule, trouver dans le cœur humain le lien intime de toutes les traditions populaires et na¬ tionales, les enchaîner en une même action se¬ reine, relier entre eux les mondes discordants que l'imagination des peuples a enchantés-, c'est là ce que j'ai osé entreprendre. VII Un vrai système du monde serait celui qui ren¬ drait compte de chacun des laits de l'ordre phy¬ sique. Une vraie conception littéraire serait celle qui trouverait l'harmonie de tous les faits du monde idéal ou imaginaire, et les réunirait en un même drame assez vaste pour les contenir sans effort. Nous avons devant nous une grande lyre dont les cordes ont été détrempées et faussées par le temps; il s'agit d'y remettre l'accord. Pourquoi les Français, qui ont créé au moyen âge les plus vastes inventions, n'en seraient-ils plus capables ? Pourquoi devraient-ils se résigner à ne produire que des fragments ? D'où viendrait cette condamnation? Sur quoi appuyée? Pourquoi le siècle se passerait-il sans même tenter les grandes voies dans lesquelles se sont engagées les imaginations de la plupart des autres peuples? Pourquoi cette exception contre les Français? Le public, dit-on, est trop faible; il est trop corrompu, trop usé; il ne peut plus supporter ni suivre les grandes compositions ; l'haleine lui manque pour parcourir des horizons étendus. Qu'en savons- nous? Essayons. La tradition de Merlin, qui plonge dans nos premières origines, s'est accrue à travers le VIII moyen âge jusqu'à nos jours, reflétant le coloris de chaque temps. J'ai repris ce fond commun, je l'ai développé avec la même liberté que mes de¬ vanciers. Ceci est l'âme de la tradition française. Tout Français possède en soi de quoi l'augmenter, la rajeunir, la vivifier d'une séve nouvelle. Ce que j'ai dit vers la fin de mon ouvrage, n'est pas un vain ornement d'imagination. C'est en toute vérité que je laisse au lecteur le rameau qui m'a fait pénétrer dans le monde de Merlin. Toi qui me lis, empare-toi à ton tour de ce * rameau de coudrier que je te transmets. Prends les fruits que j'ai abandonnés volontairement sur la branche pour te laisser le plaisir de les cueillir toi-même. Puisse surtout cet ouvrage, auquel je dois tant de jours sereins et regrettés, qui m'ont donné la force de vivre, communiquer la même paix à d'autres que moi ! Je m'en sépare avec peine, comme d'un conso¬ lateur. Edgar Quinet. Veylaux, canton do Vaud, 26 juin 1860. MERLIN L'ENCHANTEUR LIVRE PREMIER GOMMENT MERLIN, EN AIMANT, DEVINT UN GRAND ENCHANTEUR PROLOGUE I Et moi aussi je cherche un homme, un héros ! Qu'il vienne, qu'il se dresse devant moi ; je promets de marcher après lui dans le chemin de la justice. Tout ce que je demande, c'est qu'il soit très- réel, et même une forte inclination pour la ma¬ tière ne serait pas superflue, tant les hommes de nos jours sont brouillés avec les créatures idéales. En m'attachant à un personnage historique, je MERLIN L'ENCHANTEUR. T. I. 1 2 MERLIN L'ENCHANTEUR n'ai à répondre ni de ses vertus ni de ses vices. Gomme le Florentin, pendant la peste noire (et auj ourd'hui le mal gagne non plus se ulement le corps mais l'âme immortelle), que ne puis-je, moi aussi, dans un cercle d'amis, à l'ombre d'un olivier, au bord d'une source cristalline, le front ceint d'une branche de chêne, les mains pleines de fleurs, écouter cent et cent nouvelles, jusqu'à ce que le poids du jour embrasé diminue et que la nuit ap¬ porte le repos, non l'oubli à mon cœur ! Oiseaux bleus, couleur du temps! chimères aux ailes de soie ! licornes vagabondes ! qui ne dormez jamais, qui aidez l'homme à traverser les heures stériles, soit que vous amusiez l'attente et trompiez la douleur, soit que vous semiez la torche des vers luisants sous les pas de celui dont la route est ténébreuse, nepouvez-vous me trouver un héros? Ou plutôt encore, loi la plus sage, la plus aimée, la plus accréditée, la plus puissante des Muses, ô Ilouline ! qui rends toutes les entreprises faciles, je ne veux invoquer que toi, je ne consulterai que toi. Viens, conduis-moi, à pied, dans les routes battues au bord desquelles croissent les fleurs vulgaires les plus aisées à cueillir. Eloigne-moi des cimes qui donnent le vertige ; j'y ai vécu trop longtemps dans la brume et dans l'orage. Retiens- moi par le frein, si je m'oubliais jusqu'à sortir du grand chemin banal, suivi par le troupeau des COMMENT MERLIN DEVINT UN GRAND ENCHANTEUR 3 hommes. Ouvre pour moi leurs cœurs et leurs oreilles ! ils se plient avec orgueil à tes moindres désirs. Celui que je cherchais, est trouvé. Oui, il l'est, ô lecteur! et tu me croiras si je te jure que le choix n'a pas été purement volontaire, mais qu'il m'a été imposé par le héros lui-même. Car il faut que tu saches que depuis mes jeunes années ce per¬ sonnage n'a cessé de me hanter dans mes rêves, de m'obséder à mon réveil, comme s'il dépendait de moi de lui rendre une seconde fois la vie. Je te répète qu'il a frappé sans relâche à ma porte, comme un revenant que j'aurais la puissance de ramènera la lumière du jour; et par ses plaintes, ses gémissements, il me priait de le rappeler au souvenir de la terre oublieuse, me promettant qu'en retour il ferait passer devant moi, sans que j'en fusse accablé, le lent cortège des mauvais jours. 11 s'est engagé à diminuer pour moi les sou¬ cis du présent, si je consentais à réveiller pour lui la magie du passé clans sa gloire. J'ai obéi. Son nom, ses parents, sa généalogie, s'il fut noble ou roturier, voilà ce que je devrais commen¬ cer par le dire. C'est la première règle, je ne l'ignore pas. Mais une fausse honte me retient, car tu es le grand esclave des mots ; je crains que, sur le nom seul, lu ne le formes une idée fausse 4 MERLIN L'ENCHANTEUR de mon entreprise et ne me quittes sans vouloir rien entendre. Au contraire, quand la suite des choses amènera le personnage en scène, l'occa¬ sion sera passée de le discuter ; il sera devenu un fait accompli. Tu l'accepteras comme tel, avec ta docilité ordinaire. C'est là ce que l'expérience m'a enseigné, quoique la rhétorique le démente. Maintenant, sans délibérer, aide-moi à Le trans¬ porter dès le début sur le seuil de l'enfer, avec lequel je te suppose familier, et même au milieu du séjour d'éternelle douleur. Non que j'appar¬ tienne à l'école satanique (tu le verras bientôt), mais parce que la vérité me commande cette pre¬ mière scène. L'histoire parlait ; la tradition com¬ mandait ; il a fallu la suivre. Je commence, et toi, écoute. II As-tu vu jamais une assemblée délibérante di¬ visée entre une foule de partis dont chacun s'ef¬ force de perdre tous les autres ? Si tu as assisté un jour, un moment, à ce spectacle, tu ne l'as pas oublié. Tu sais alors comme chacun tend un piège sous chaque parole. Là, rien n'est plus périlleux que le sourire ; car il est le messager de la fraude, COMMENT MERLIN DEVINT UN GRAND ENCHANTEUR 5 et la fraude traîne après soi la mort. Le silence aussi est trompeur, mais il ne dure qu'un moment; il fait place aussitôt à un ricanement immense,écho de tous les esprits immondes, souterrains, que les ténèbres morales attirent comme la lampe funè¬ bre attire l'essaim des papillons de nuit. Si tu as vu ce spectacle, tu te représentes déjà l'aspect de l'enfer à l'heure où ce récit commence. Tu te figures le sot ébahissement de la foule, fière d'être bernée avec majesté ; les précautions oratoires, douces colombes, qui soudain se transforment en serpents ; la parole à chaque mot étouffant la pensée ; l'esprit ne servant plus qu'à creuser, de spirale en spirale, la création toujours nouvelle du Faux. Chacun était occupé à ce travail. Toutes les bouches enfantaient le mensonge, et au milieu d'une discussion inextricable, interrompue par des sifflements de reptiles, se consommait le verbe de l'enfer. Chaque parole de fraude, à mesure qu'elle sortait envenimée d'une bouche de démon, évo¬ quait une créature démoniaque qui se levait comme à un appel de l'abîme. Toutes les pelites puissances se disputaient avidement la parole, à chaque moment, sans se souvenir qu'elles avaient pour elles l'éternité; il leur semblait que si elles perdaient un seul ins¬ tant l'occasion de faire retentir leur voix stri- fi MERLIN L'ENCHANTEUR dente, c'était fait pour toujours do l'empire du mal. Dans ce chaos de voix, une seule voix se tai¬ sait; c'était celle du plus puissant; il était caché là, comme un serpent boa sous des ruches d'a¬ beilles bourdonnantes. Replié sur lui-même, muet, on l'avait presque oublié. Plus d'une langue gla¬ pissante, s'étourdissant elle-même, commençait à mépriser ce roi taciturne, quand, d'un bond pro¬ digieux, il s'élance de son repaire ; enroulant de ses replis les vastes confins de l'abîme, il dresse une de ses tètes au-dessus de chaque groupe. Le silence se fait soudain, et voici ce qu'il dit : « Vos discussions me charment, parce qu'elles n'aboutissent à rien. Vous êtes les vrais rois du sophisme. J'entends avec délices vos discours, qui tarissent la pensée dans les âmes. « Sachez que je n'eusse jamais songé à vous interrompre, si la nécessité (seul dieu que nous reconnaissons) ne l'eût exigé de moi. Jusqu'ici vous avez contrefait en maîtres la création d'en haut. Sous chaque ciel, vous avez mis un abîme ; sous chaque joie, une douleur, et je vous en féli¬ cite. Mais l'imitation est-elle complète? Avez-vous montré que l'enfer est aussi savant, aussi profond que le paradis ? Avez-vous copié les cieux classi¬ ques, sansrienomettre.de ce qu'ils renferment? pour tout dire, à mesure que les cieux se dérou¬ lent, ayez-vous déroulé l'enfer? COMMENT MERLIN DEVINT UN GRAND ENCHANTEUR 7 — Oui certes, nous l'avons fait, répondit l'es¬ saim des mondes souterrains. — Chers amis, reprit le roi de l'enfer, la fatuité vous aveugle. La plus belle œuvre de ce qu'ils nomment Providence, vous n'avez pas même essayé de l'imiter. — Quelle est cette œuvre? s'écrièrent les mau¬ dits. — Eh quoi! répondit leur chef, vous ne vous en doutez pas même? L'ange immaculé de l'An¬ nonciation est descendu des cieux pour annoncer à la Vierge de Judée que le Christ naîtra de ses flancs. Avez-vois rien tenté de semblable? Vous n'y avez pas même songé ; vos esprits imitateurs n'ont pas osé se risquera ce modèle. Croyez-moi, vous dégénérez. — Que ferai-je pour prouver que je suis resté digne de toi? mugit l'ancien abîme. — Une chose aisée, si l'on ose l'entreprendre. Piien de plus simple : il vous faut ici un Christ infernal, né d'une vierge. » Tous s'écrièrent en même temps sur mille tons divers : « Cela est vrai ! Étroites cervelles que nous sommes! comment n'y avions-nous pas songé? Oui, il nous faut, comme aux cieux, un Christ né d'une vierge. » Alors le roi de l'enfer reprit : 8 MERLIN L'ENCHANTEUR « Quel est celui d'entre vous qui ira sur la terre faire le rôle de l'ange à la porte de Marie? » Ici un rugissement universel lui répondit; un désir inextinguible d'amour s'éleva du cœur même de ceux qui n'avaient jamais aimé ! Sur cela, il poursuivit : « Vous mettez trop de passion dans ma cause. Vraiment, vous êtes émus. Cela ressemble trop à la vie. Il est de bon goût ici de ne pas acclamer aussi bruyamment. Des paroles lièdes, fades, éva- sives, voilà celles que je préfère. On peut être in¬ fernal sans cesser d'être convenable. Moi seul j'irai. Moi seul je suis assez avant dans l'enfer pour bien contrefaire la puissance angélique. » III En quel temps se passait cette histoire? Il m'est impossible de répondre à une question pareille. Si vous exigez une date rigoureuse, je n'ai plus qu'à laisser celle page blanche et renoncer à mon récit. Pourtant, je dirai, à l'exemple des anciens (quelle autorité meilleure?), c'était avant la moisson; les épis étaient encore sur pied, ils répandaient l'o¬ deur de la nielle sur la lisière des bois. Je dirai encore que le jour était doux et tempéré. Ce de- COMMENT MERLIN DEVINT UN GRAND ENCHANTEUR 9 vait être une matinée du mois cle mai, peut-être de juin. Une pluie tiède, rare, avait rafraîchi l'air étouffant des plaines; elle était à demi essuyée, excepté dans le calice des roses sauvages et sur la feuille charnue du chêne. A peine quelques nua¬ ges dorés sur les bords emportaient je ne sais où, dans un lambeau de pourpre, quelque ancien dieu attardé et fugitif; car les dieux païens n'avaient pas tous encore quitté la terre. La croix était chan¬ celante à l'endroit où elle était le mieux plantée. Le monde, ne sachant encore s'il appartiendrait à Jupiter ou au Christ, se parait de son plus beau rayon. Son haleine ressemblait à l'ambroisie, comme pour dire à la volupté ancienne : « Sois tranquille! quoi qu'il arrive, je te reste fidèle. » Une forêt s'étend au loin de ravins en ravins, de montagnes en montagnes, là où plus d'une ville dort encore sous la mousse. Au milieu de la forêt, sur une vaste pelouse, au bord d'un torrent, que voyez-vous? Un monastère, le premier, sans doute, qui ait été élevé dans cette partie des Gaules. La muraille est haute , tapissée de lierres, et plus haute la colline qui l'enveloppe de tous côtés. Si vous pouviez gravir au sommet de la montagne, vous verriez à vos pieds la chapelle close, la tombe ouverte, creusée d'avance, la cour, le jardin semé de ronces et d'oseilles sauvages, une cigogne qui marche solitaire dans un sentier bordé dè 1. 40 MERLIN L'ENCHANTEUR mauves. Mais quoi! pas une seule figure humaine ! Le monastère esl-il habité? Jamais la porte n'a été entr'ouverte ; jamais on n'y a entendu une prière, ni le son d'une cloche-; une sainte a muré sur elle les portes du saint lieu. C'est une fille de roi que l'ennui de la terre a saisie dès le ber¬ ceau. Sa douce haleine de vierge purifie au loin le monde. Elle a juré de n'avoir pour époux que Jésus-Christ ; jamais serment ne fut plus sincère. Ce jour-là, arrive un cavalier au galop de sa noire haquenée saxonne. Sur la tète un casque d'or, sur les épaules un manteau rouge. Il frappe à la porte du monastère : « Ouvrez, dit-il, je suis un pénitent blessé ; j'apporte des nouvelles du Cal¬ vaire, je viens de saluer Bethléem et Nazareth. Ma sœur, je vais périr, si vous tardez encore. Souvenez-vous du bon Samaritain. » Et il mon¬ trait de larges blessures ; il serrait sur sa poitrine un crucifix. La porte murée se descelle, le cavalier entre à travers les décombres. La nuit est venue, une nuit de l'Érèbe, épaisse, sillonnée d'éclairs. La vierge blanche, sainte, se jette sur son lit plus blanc que l'aubépine en fleur, et s'endort, la tète sur son coude. Mais agitée, in¬ quiète, elle a oublié de faire le signe de la croix au pied du crucifix. L'enfer veille et l'a vue! il a dit : C'est bien ! elle est à moi ! COMMENT MERLIN DEVINT UN GRAND ENCHANTEUR 11 La nuit est venue. La jeune tille est restée sainte. La voilà endormie. Mais quel sommeil et quel songe, grand Dieu ! Au fond des bois, quels sou¬ pirs de flammes! quelles larmes dans les nues ! quel enfer dans le ciel ! La nuit est passée ! Le jour est beau et radieux. La sainte s'éveille, son hôte est parti. Elle tombe à genoux, se voile la face, se noie dans les larmes. 0 saints et saintes ! protégez-la d'un regard. Pleurs brûlants sur les dalles, prières, vœux, ma¬ cérations, abstinences, cilices, que faut-il donc encore pour effacer un songe? Son hôte est parti. Un jet de flamme rouge s'at¬ tache aux quatre pieds du cheval écumant. L'herbe des vallées se dessèche au loin, la forêt brille du reflet d'un incendie. IV Quelques années sont passées, cinq ou six, tout au plus. Le héros de cette histoire est né. Il est né; et il n'y eut pour lui ni pleurs, ni cris, ni sanglots, ni allaitement, ni sevrage. Sa mère n'osait pas même lui présenter le sein en secret. Elle l'appela Merlin. Le lendemain du jour où il vint au monde, 12 MERLIN i/ENCHANTEUR elle le tenait tristement clans ses bras et pleurait. « Ne pleurez pas, ma mère ! » lui dit le nouveau- né d'une voix d'homme, en ouvrant la paupière. Effrayée et ravie du prodige, sa mère le laisse tomber à ses pieds. Il se relève sain et sauf, en souriant, et sort du maillot. « Mère, je vous consolerai. — Tu es ma honte. — Je serai votre gloire. — Tu m'épouvantes, mon enfant! » Sur cela, échappé de ses langes, il se mit à marcher devant elle à grands pas, un livre ouvert dans sa main. Il y tenait les yeux attachés, tout pensif. « Qui t'a appris à lire, Merlin? — Je le savais avant de naître. —■ Pourquoi, cher enfant, clouer sitôt tes yeux sur ce grimoire? attends, mon fils, que tu sois devenu un homme. — Devenir un homme, chère mère, comme ils sont tous ? Gela en vaut-il la peine ? Ma vie à ve¬ nir, je vous l'assure, étonnera plus que ma nais¬ sance. » Tel fut le premier avertissement que la mère de mon héros reçut des destinées de son fils. Toutefois, sage et prudente, elle craignait de s'abuser. Com¬ bien de fois les éclairs prématurés de l'intelligence ont été suivis d'imbéciles ténèbres ! Combien n'a- COMMENT MERLIN DEVINT UN GRAND ENCHANTEUR 13 t-on pas vu de ces prodiges au berceau devenir des nullités le reste de leur vie ! J'en ai connu moi-même plusieurs, que je pourrais citer sans trop d'embarras. Là était le danger pour Merlin, si sa mère s'en faisait trop accroire. Il y avait des instants (nous venons de le voir) où il donnait de lui-même l'idée d'un dieu-enfant. Rien n'est plus vrai. Mais que fallait-il pour faire naître une idée tout opposée ? Un jeu de dés, de palets, un-cerf-volant, un tambourin, un grelot, et la merveille des cieux n'était plus qu'un chétif homoncule. Aider la nature dans un sens, la combattre dans l'autre, grande affaire pour une jeune femme telle que Séraphine, presque toujours seule, sans con¬ seil, et qui osait à peine porter le nom de mère. V Un jour il jouait aux osselets dans la salle basse, quand sa mère, regardant fixement le cavalier au casque d'or, lui dit : « Conseillez-moi, seigneur. Cet enfant, je vous le jure, est né sans père. C'est un prodige, c'est le fils d'un songe. Dût son éducation me coûter la vie éternelle, je n'y veux- 14 MERLIN L'ENCHANTEUR rien épargner. Quel plan suivrai-je? quelle direc¬ tion? — Vous avez raison, dit le cavalier en ramenant sur son visage son manteau rouge. Parlons-en tout à loisir. » Pendant ce dialogue, Merlin, faisant semblant de jouer, les écoutait. « Premièrement, reprenait la mère, je sacri¬ fierai tout ce que je possède pour l'initier au chris¬ tianisme. Déjà je l'ai voué à la vierge Marie. Voilà pourquoi il porte une robe bleue.. — Gela est bien , Séraphine. Si vous m'en croyez, cependant, vous ne négligerez pas de le faire instruire dans le paganisme. Ses dieux, croyez-moi, ne sont pas si morts qu'on le prétend; ils sauront un gré infini à ceux qui ne les auront pas reniés dans la mauvaise fortune. — Pourtant, répliquait timidement la mèrat, Merlin pourrait être le premier des moines. — Il vaut cent fois mieux qu'il soit le dernier des druides. — Mais, véritablement, que peut-on mettre au- dessus du ciel des chrétiens? — Beaucoup de choses. Moi, par exemple, je préfère, sans contredit, l'élysée des païens. — Ne faut-il donc pas diriger Merlin vers les choses de l'esprit? — Croyez-moi, ne l'exaltez pas de si bonne COMMENT MERLIN DEVINT UN GRAND ENCHANTEUR 15 heure ; il ne faut pas non plus trop méconnaître la matière. — Ah! seigneur, si tous mes vœux étaient comblés, il trouverait le bonheur clans la vie con¬ templative. — Que dites-vous ! C'est la vie active qui lui convient ; les affaires, la guerre, fondement de toute noblesse, voilà au moins un but à d'exis¬ tence. — 0 céleste ignorance ! puisses-tu l'accompa¬ gner jusqu'à son dernier jour ! —• J'espère bien, au contraire, qu'il mordra au fruit de la science. » Pendant ce dialogue, Merlin écoulait avec en- goisse, partagé entre deux forces qui l'attiraient aux deux extrémités opposées du monde. Sa mère le couvait d'un regard de bienheureuse. L'étranger le fascinait d'un regard de serpent. Mais' nul ne sera jamais plus étonné que l'un et l'autre, quand l'enfant, interrogé sur ce qu'il voulait devenir, répondit d'une voix forte comme d'un géant, et en frappant la terre du pied : « Moi, je veux être un enchanteur ! » 16 MERLIN L'ENCHANTEUR VI Quelle fut la cause d'une réponse aussi indis¬ crète? Sans doute la différence d'opinions, de sentiments, de croyances, de religion chez le père et la mère; joint à cela l'habitude funeste, trans¬ mise jusqu'à nous, de parler devant les enfants, comme s'ils ne nous comprenaient pas. Pendant que nous nous imaginons être seuls, ces petites intelligences boivent à longs traits le poison qui découle de nos lèvres. Vous les croyez tout occupés à poursuivre une mouche, et voilà que nous impri¬ mons dans leur âme ingénue les rides d'une vieillesse anticipée, à laquelle il n'y a plus de remèdes. Nul au monde n'éprouva plus cruellement que mon héros les conséquenses de cette coutume. Depuis la fatale conversation de sa mère et du cavalier, vous ne l'eussiez plus reconnu. Deux génies vivaient en lui et se le disputaient. Gomment s'en étonner? Il avait incontestablement les plus grandes ressemblances avec sa mère. C'est d'elle qu'il tenait sa beauté, son front, ses yeux, sa bouche ingénue, ses sourcils de madone, et, quant à l'intérieur, sa piété, son désir de sainteté, COMMENT MERLIN DEVINT UN GRAND ENCHANTEUR 17 sa vie morale, ou, pour mieux dire, son âme presque entière. Mais il avait pourtant aussi quelques traits éloignés de son père, par exemple : la curiosité, une mémoire inexorable, l'impatience, l'horreur du frein. Par sa mère, il se rattachait étroitement au ciel; par son père, à l'enfer. Par l'une, il planait dans l'avenir ; par l'autre, il était serf du présent, esclave du passé. Dieu ou Satan, lequel vaincrait en lui ? Cruelle question qui faisait déjà son supplice, à cet âge qui, pour tous les autres, est l'âge d'or. Quelquefois il croyait entendre les voix éteintes de tous les dieux païens errants dans les landes, et qui lui disaient : « Merlin ! Merlin ! reste-nous fidèle ! Bâtis-nous seulement un petit toit de bruyères : nous te promettons le bonheur. » Sitôt qu'il se mettait à l'œuvre, une autre voix s'élevait à sa gauche, qui lui disait : « Que fais-tu, Merlin? C'est une croix qu'il faut planter! Vois donc les fleurs ! elles se sont toutes converties ce matin ; elles prennent maintenant la forme de la croix : regarde plutôt les trèfles de ton jardin. » Merlin cueillait alors un bouquet; il comptait les feuilles de trèfle, une, deux, trois... il s'arrêtait avec stupeur. Sa raison était à demi-vaincue, il ne restait qu'à soumettre son orgueil. Et plût à '18 MERLIN L'ENCHANTEUR Dieu qu'il l'eût fait sans réserve ! Mais aussitôt les dieux païens faisaient un dernier effort en lui tendant une foule d'embûches. Ils lui disaient à l'oreille : « Est-ce donc le temps de nous quitter, quand personne ne nous donne même un gâteau de miel? Merlin! vois le bélier qui passe sur ton chemin ! il porte encore au front les cornes de Jupiter Ammon. » Merlin était de nouveau fortement ébranlé; il se disait tout bas à lui-même : « Puisque le bélier porte encore ses cornes à l'exemple de Jupiter, comment douter que Jupiter ne conduise le trou¬ peau des mondes? » A ce raisonnement s'ajoutait dans Merlin sa générosité naturelle. Il se serait volontiers perdu pour des dieux si modestes. En voilà assez pour comprendre combien il était malheureux, partagé entre ces deux puis¬ sances ; il ne trouvait plus aucune paix. Dans un temps où la terre était remplie de calamités, il n'y avait, j'ose l'affirmer, personne qui souffrit plus que Merlin. Ainsi se passa dans les larmes sa pre¬ mière adolescence. COMMENT MERLIN DEVINT UN OR AND' ENCHANTEUR 19 VII Gomme sa mélancolie croissait et que rien ne pouvait l'en guérir (il avait des suffocations, des palpitations de cœur qui lui étaient le sommeil), sa mère imagina de l'envoyer achever son éduca¬ tion chez l'homme le plus sage de cette époque. Il s'appelait Taliesin. S'il était druide ou chrétien, c'est ce que l'on ne savait pas exactement. Quelques-uns assuraient qu'il était l'un et l'autre. Il demeurait dans un bois où il s'était bâti lui-même une hutte, près de la¬ quelle ruminaient en paix des troupeaux d'aurochs qu'il avait apprivoisés. Des chênes grisonnant de vieillesse, couverts de gui, le cachaient sous leur ombre. Représentez-vous un homme de soixante- dix ans, la taille haute, le teint clair, les cheveux écarta tes, sous lesquels brillaient deux yeux bleu- de-ciel, en tout une physionomie à la fois robuste et mystique. Dès que Merlin lui eut confié la cause de ses tourments, Taliesin l'interrompit avec bonté : « 0 mon fils! lui dit-il, tu es envoyé sans doute pour être mon héritier. Tout un monde périt avec moi. Si c'est toi qui annonces le monde nouveau, 20 MERLIN L'ENCHANTEUR je le dirai qui je suis. Toi seul m'auras connu ! » A ces mois, il prit Merlin par la main, et, l'ayant conduit dans le plus épais de la forêt, il le fit asseoir à ses côtés sur la mousse et poursuivit en ces termes : « Je n'ai pas toujours été un solitaire de cette forêt. La vieillesse n'a pas toujours appesanti mes pas. A ton âge, ô mon fils! je commandais aux hommes, et même à l'armée des étoiles qui m'ou¬ blient et me raillent aujourd'hui. — A l'armée des étoiles! s'écria Merlin ébloui. Vous êtes donc un enchanteur, mon père? — Eh quoi ! mon fils ! toi aussi tu en doutes? répondit le vieillard avec amertume. Écoute-moi ! plusieurs fautes m'ont perdu, je voudrais t'en pré¬ munir. Jeune, j'étais, comme toi, très-modeste. Les hommes m'ont pris au mot ; de ce que j'étais mo¬ deste, ils ont conclu que j'avais mes raisons pour l'être, et bientôt j'ai perdu pour les assister la moitié de mon autorité. Ils m'ont quitté pour suivre les orgueilleux qui les ont foulés aux pieds. Ne m'imite pas ! « J'ai eu un autre travers. Longtemps j'ai cru que la vérité, une fois exprimée, resplendissait par elle-même. Je pensais alors que sa clarté perçait toute seule les ténèbres. Aussi, à peine avais-je trouvé une vérité, j'en poursuivais une autre. Dans cette course infatigable vers la lumière, je croyais COMMENT MERLIN DEVINT UN GRAND ENCHANTEUR 21 que le monde me suivait tout haletant. Que mon exemple te serve! On dit votre génération plus sourde même que la nôtre. Quand tu auras publié une vérité, répète-la ; quand tu l'auras répétée, redis-la encore ; tu apprendras à ton tour combien la tête des hommes est plus rebelle que leur cœur. Il nous est cent fois plus facile, à nous autres en¬ chanteurs, de changer en un clin d'œil la terre et les cieux que de faire entrer une idée nouvelle dans ces durs cerveaux de pierre. « Toutes les fois que le droit, Injustice se mon¬ trent, les hommes repoussent cette éblouissante lumière comme une flèche empoisonnée. Que de jours, que d'années, que de siècles, avant que leurs yeux s'apprivoisent à la splendeur du juste! Alors ils se mettent à bénir ce qu'ils ont maudit, à maudir ce qu'ils ont béni ; mais il est toujours trop tard ! « Encore un avis, ô mon lils! Les hommes sont persuadés qu'un homme ne peut faire qu'une chose. Pour moi, j'ai été barde et enchanteur, et c'est ce qui a achevé de me perdre. Fais toujours la même chose, mon enfant, ils croiront que tu la fais bien. Prends garde à ton début : si tu com¬ mences par sourire, ils exigeront que tu gardes ton sourire de prince sur les lèvres jusque après le tombeau. Si tu commences par pleurer, ils exi¬ geront les larmes jusqu'au dernier moment. Tels 22 meulin l'enchanteur je les ai connus, tels assurément ils sont encore ! — Se peul-il? s'écria Merlin. — Oui, mon fils. Je prévois encore que tu seras haï d'une haine particulière par les méchants. — Pourquoi cela? — Parce que lu ne seras pas leur dupe. Ils sont accoutumés à regarder les honnêtes gens comme leur proie naturelle. Et quand ceux-ci par hasard refusent de l'être, les méchants en éprouvent une vraie indignation, car ils se croient fraudés du plus sûr et du plus légitime de leur avoir. Imagine le loup, si l'agneau lui niait son bon droit de tuerie. » Merlin recueillit avec soumission les paroles de l'enchanteur, mais il pensa que la vieillesse l'avait rendu misanthrope. Il ouvrait son oreille aux con¬ seils du sage ; en secret, il leur fermait son cœur. « Que ferai-je, si je dois vous succéder? di¬ sait-il. — Sais-tu les vingt-cinq mille vers des Triades? répondit le vieillard. — Non, reprenait Merlin. » Et il s'aperçut alors pour la première fois combien il était ignorant, et que quelques notions vagues, quelques aspiration» générales, à quoi se réduisait son savoir, étaient fort peu de chose sans la connaissance des faits. Il lit vœu de devenir aussi savant que Taliosin Depuis ce jour, nul ne le rencontra sans le voir un livre à la main. COMMENT MERLIN DEVINT UN GRAND ENCHANTEUR 23 « Va et raconte au monde dans quel isolement je meurs ! dit encore Taliesin. La mort du moindre oiseau, du moindre insecte bourdonnant dans les bois, fait plus de bruit que la mienne. P«.egarde et instruis-toi, mon fils. » Puis, s'exaltant à mesure que sa fin approchait et déjà tout illuminé des clartés du tombeau, il ajouta avec une majesté incomparable : « C'est moi qui étais à la droite de Dieu quand il créa le monde. Je me promenais dans l'Eclen, au moment où la parole de malédiction sortit de la bouche de Satan. Je suis le premier barde, ô mon lils ! et mon premier séjour est la région des étoiles. J'étais avec mon Seigneur dans la plus haute sphère, à la chute de Lucifer dans les profondeurs infernales. J'ai porté ma bannière devant Alexan¬ dre. Je connais le nom des étoiles du Nord et du Sud. J'ai été dans la voie lactée auprès du trône du Très-Haut; j'étais en Chanaan,lorsque Absalon fut tué. J'ai transporté le Saint-Esprit dans la vallée d'Hébron. J'ai été maître auprès d'Hélie et d'Enoch. J'ai été auprès du crucifiement du lils de Dieu. J'ai été le premier architecte de la tour de Nemrod. Je suis une merveille dont l'origine est inconnue. J'ai été clans l'arche avec Noé et Alpha. J'ai vu l'anéantissement de Sodome et Gomorrhe. J'étais en Afrique avant la fondation de Rome, el je me suis abrité dans ce qui reste de 24 MERLIN L'ENCHANTEUR Troie. Je couvris Moïse de l'eau du Jourdain. J'ai élé avec mon Seigneur dans la crèche. J'ai souffert la faim pour le fils de la Vierge. J'ai été un barde joueur de harpe sur la blanche montagne. Je me suis assis sur le trône blanc de l'écliptique, et maintenant je suis Taliesin ! » A ces mots, le vieillard rendit l'âme. Merlin l'ensevelit de ses mains sous d'immenses pierres moussues, que douze hommes de nos jours ne pourraient remuer. J'ai vu souvent ce tombeau, lorsque, dans ma jeunesse, j'allais, moi aussi, lire des livres enchantés, en des jours enchantés, sur la colline que l'on appelle encore aujourd'hui la Corne d'Arthus, à cause d'un débris de vieux mur qui la couronne. L'immense forêt a disparu. Du moins la hache a respecté les sapins éplorés sur le sépulcre. VIII C'était peu que les vingt-cinq mille vers des Triades. Merlin, en cela, fils de son père, apprit par cœur tout Virgile, et la Sibylle ; à quoi il joignit les Pères de l'Église, dont il trouva la col¬ lection chez un ermite confesseur de sa mère, nommé Blasius; mêlant ainsi, sans choix ni pru- COMMENT MERLIN DEVINT UN GRAND ENCHANTEUR 25 dence, profane et sacré, païens et. chrétiens, dol¬ mens et chapelles, adorant tout, déifiant tout, men¬ songe et vérité. Blasius lui dit un jour, en le con¬ gédiant : « Prends garde à toi, Merlin. Le vrai Dieu te punira par le chaos. Ne fais pas, mon enfant, l'évangile de l'enfer. » On voit par là combien son éducation était déjà faussée. Et comment l'accuser ? il n'avait de guide que son instinct, outre un peu de blanche magie élémentaire. Il se gonflait d'une vaine science ; le poison ne pouvait tarder à se montrer. Ivre de tant de connaissances nouvelles, Merlin sentait s'élever en lui des pensées extraordinaires. Son cœur battait avec violence au point qu'il sem¬ blait étouffer ; son humeur devenait chagrine ; il tourmentait de ses caprices tous ceux qui l'entou¬ raient. « C'est le génie qui l'oppresse! » pensait sa mère. Rien ne le satisfaisait ni chez lui ni chez les autres: «Tant mieux, se disait Merlin ; je vois bien que l'enchantement commence. » Et il fouil¬ lait de nouveau dans ses vieux livres. Un jour, son âme maladive était près d'éclater : c'était dans une lande, confinant son enclos. Les étangs laissaient entendre un sanglot par inter¬ valle. MERLIN L'ENCHANTEUR. T. I. 2 26 merlin L'enchanteur « Le moment est venu d'exercer ma puissance! s'écriait-il avec enthousiasme; l'univers se tait, il attend son prophète. » Et il rassembla dans son esprit tout ce que la science lui avait enseigné. « Certes, je sens là, dans mon cœur, de quoi faire pencher un monde. Ce moment est solennel. Mon âme commande à la terre. Esprits des cieux, des bois, des eaux, des fleurs et des métaux, me re¬ connaissez-vous pour votre maître? Génies qui étouffez emprisonnés dans les veines ardentes des pierreries, sylphes qui vous enivrez de rosée dans les coupes ciselées des glands, aspioles aux ailes dia¬ phanes trempées dans l'arc-en-ciel, elfes qui dan¬ sez sur les fils tendus de la Vierge, au chant flûté du rouge-gorge et du roitelet, ondines qui vous bercez sur l'écume de la onzième vague, venez ! saluez votre roi ! c'est aujourd'hui son couronne¬ ment ! » Il n'entendit que l'écho de sa voix; cet écho lui sembla un ricanement moqueur ! Il continua : « Quoi! je n'aurais pas la puissance de courber un brin d'herbe sous mon intelligence ! » Et il regardait avec colère une joyeuse marguerite des prés qui souriait, quoiqu'il l'écrasât de son re¬ gard. Un ver de terre vint à passer, fout repu de limon, Merlin lui cria d'une voix de tonnerre : « Esclave ! âme d'argile, arrête-toi ! » Mais en COMMENT MERLIN REVINT UN GRAND ENCHANTEUR 27 vain, le vermisseau se joua du grand Enchanteur. On se figure aisément de quel dégoût notre héros était alors saisi pour les livres. 11 les rejetait loin de lui ; il tombait dans une contemplation morne, qui chez tout autre eût pu s'appeler oisiveté. IX Par une belle matinée de printemps, Merlin errait sur les cimes désertes. De quelque côté qu'il portât ses pas, il se trouvait toujours au milieu du même cercle immense qu'un grand magicien tra¬ çait et refaisait autour de lui, à l'horizon, avec des landes, des rochers, des bois, des prés, des blés jaunissants, des sommets bleuâtres. Gà et là un sapin effilé en fer de lance perçait sur l'azur du ciel, à perle de vue, comme un cil noir au bord d'une grande paupière. La mélancolie, les désirs inconnus, l'aspiration vers les cimes lointaines, arrachèrent un soupir à Merlin ; las de poursuivre l'inaccessible horizon, il s'arrêta près d'une source; ses larmes tombaient goutte à goutte dans la fon¬ taine. Par dépit il y jetait une pierre et il suivait de l'œil, pendant de longues heures, les ondula¬ tions qui se succédaient à la surface de l'eau. « Ma vie, disait-il, est plus vaine que ces vains 28 MERLIN L'ENCHANTEUR cercles d'écume qui m'amusent un moment et dis¬ paraissent pour toujours; que suis-je venu faire ici? Hélas! je ne suis moi-même qu'une ombre. J'aspire à tout, je ne puis rien saisir. » Puis bientôt, passant de l'humilité à l'orgueil, il s'abandonnait à croire que ce monde n'était pas digne de lui, que le Créateur s'était trompé en le jetant sur cette terre indigente, qu'il était fait pour un univers meilleur. Mais ces bouffées de vanité ne duraient pas chez lui. Dans le fond, Merlin était bon, simple, sans prétention ; sa souffrance n'en était que plus vive. Comme il flottait dans ces pensées cruelles, il en¬ tendit un concert de voix au milieu de la forêt, et l'idée singulière lui vint que ces voix si douces et emmiellées sortaient des fleurs. Bientôt la réflexion lui montra que des fleurs ne pouvaient parler, encore moins chanter. Il se coucha dans l'herbe neuve, odorante, et il crut entendre un choeur de cigales, où il démêla à peu près ce qui suit : « 0 vous tous qui habitez les forêts et qui les faites résonner de vos voix matinales, dispersez- vous dans les bruyères, dans les chaumes sono¬ res ; allez, annoncez que Viviane se réveille, que le doux éclair de ses yeux a réjoui la terre. « Sentinelles vigilantes, qui vous nourrissez de rosée, allez ! éveillez partout l'abeille paresseuse. Dites, publiez, annoncez que l'herbe a poussé dans COMMENT MERLIN DEVINT UN GRAND ENCHANTEUR 29 la nuit, que le froid hiver s'est enfui, que l'aurore printanière a devancé l'alouette. « Commandez à tout ce qui vit de revêtir sa parure de printemps. Volez, publiez la saison nou¬ velle. Montez sur les sommets, descendez en sau¬ tillant dans les profonds abîmes ; de votre hymne strident évoquez dans les troncs caverneux des chênes, dans les fentes béantes des rochers, dans les rides de la terre, l'insecte sourd qui rôde au milieu de la nuit, et le rossignol devenu muet sous la ramée. • « Dispersez-vous à travers les ravins des forêts impénétrables. De vos pieds et de vos ailes aidez les premiers bourgeons à s'épanouir. Déployez au bout des branches le bouton verdissant de l'aubé¬ pine et du châtaignier précoce. « Pour nous, qui avons chan té le dernier choeur sur les degrés du temple de Sunium, nous saluons aujourd'hui le printemps nouveau dans les bruyè¬ res des Gaules. Nulle d'entre nous ne sait ce qui se prépare. Mais la terre a vraiment une odeur d'encens. « Nous nous levons en sursaut dans la nuit, et nous errons dans les moissons sacrées pour cueillir avant l'aube l'herbe d'or. « Voici, voici notre maîtresse rayonnante qui nous fait signe ; elle nous impose silence. Il faut se taire ; maintenant c'est aux dieux de parler; » s* 30 MERLIN L'ENCHANTEUR Merlin fit de nouveau la réflexion que des cigales ne pouvaient parler en chœur. Il rit même de sa crédulité. « Qu'est-ce donc que cet univers? pen¬ sai t-il. Quel piège continuel tendu à mes sens? Je n'en serai plus si aisément la dupe. » Cela dit, il prêta plus attentivement l'oreille ; aucun bruit ne se fit plus entendre. Bientôt Merlin éclata en sanglots. Le cœur ac¬ cablé de son isolement, il cria de toutes ses forces: « Suis-je seul dans cette immensité? Toi que j'ap¬ pelle, où es-tu! » Une voix répondit ici très-dis¬ tinctement : « Où es-tu ? » comme si elle sor¬ tait du rocher. Cette réponse haletante troubla d'abord Merlin. Il comprit que sa voix avait frappé le rocher, et qu'il n'y avait rien là que le phéno¬ mène très-vulgaire de l'écho. Cette découverte, après un moment d'extase, le couvrit de confu¬ sion . « Funeste science! disait-il, voilà donc ce que je te dois: le désenchantement ! Si j'avais conservé ma première ignorance, je croirais que les pierres se sont émues de ma peine. Je ne mourrais pas sans penser qu'un esprit a répondu au mien ! » Et il retombait dans sa contemplation désolée. Cependant il releva les yeux sur la crête de la montagne qui était couverte de noirs sapins, et il vit ou crut voir une femme assise au pied d'un arbre. Elle lui parut radieuse, plongée comme lui COMMENT MERLIN DEVINT UN GRAND ENCHANTEUR 31 dans une rêverie éternelle. Des bandes d'oiseaux sortaient des bois pour venir becqueter dans ses mains. Sa robe avait le même vert que la forêt; son front était blanc et poli comme la pierre des som¬ mets lavés par de continuels orages. Ses yeux étaient couleur de la violette des champs. Gomment des oiseaux sauvages iraient-ils becque¬ ter dans la main même d'une fille de roi? Avait-on vu que les forêts donnassent à qui que ce fût leur manteau de verdure? Ce n'était là qu'une parole de poète brouillé avec la vie ordinaire. Merlin en conclut que l'ennui,l'isolement, le rendaient vision¬ naire; que la femme qu'il apercevait de loin n'était qu'un brouillard du matin ; et il faut remarquer, en effet, que la contrée était alors très-boisée, et que cette multitude d'haleines déplantés produi¬ sait des fantômes de vapeurs sur lesquels eût pu s'abuser un esprit moins avisé que le sien. Le soir, Merlin rentra la tête basse, tout pen¬ sif. Il savait que c'étaient là des songes, des fantô¬ mes ; il se promettait bien de ne pas leur donner de crédit ; et pourtant, malgré lui, il avait F esprit plein à la fois de délices et d'un vague effroi. Il ressemblait à une harpe éolienne dont une corde a été effleurée par un génie. Elle résonne long¬ temps après que l'instrument a été replongé dans son étui sombre, sous une double serrure. Ne pouvant dormir, il réfléchit longtemps sur sa 32 MERLIN L'ENCHANTEUR fortune : deux triades ébauchées, quelques vagues prophéties, beaucoup de rêves, c'était là tout son avoir. Quelle fiancée s'en contenterait? Il savait combien dans ce pays les jeunes filles prisaient haut la richesse , non pour l'or seulement, mais pour le brillant. Et les parents? C'était bien pis encore. Qui voudrait lui donner sa fille? S'il n'é¬ pousait quelque fée ou dame des bois, il était donc condamné d'avance au célibat presque éter¬ nel des hommes de son art ? Cette pensée le na¬ vrait. La nuit se passa dans ces réflexions. Le jour l'y surprit encore, un jour triste, brumeux, grisâtre, mais qui pouvait encore devenir radieux, si un souffle d'air dispersait les nuées déjà traversées çà et là de nimbes d'opale et de pourpre. X 0 Amour ! jamais, non, jamais, je n'ai profané ton nom. Tu le sais. Jamais je n'ai joué avec ta puissance. Jamais je ne t'ai fait descendre inuti¬ lement de ton céleste séjour, comme une machine de théâtre pour dénouer un drame. J'aurais voulu ne pas te convier ici, car aucune bouche n'est assez divine pour prononcer ton nom; t'appeler COMMENT MERLIN DEVINT UN GRAND ENCHANTEUR 33 d'une voix humaine, c'est déjà te profaner. Mais il faut que tu répandes sur cette heure au moins un de tes rayons, ou païens ou chrétiens, puisque tu es le seul des anciens dieux qui vive encore comme au premier jour d'Uranus et de Saturne. Le lendemain, avant le jour, Merlin était à la même place, près de la même pierre. Jamais il n'avait pu encore regarder, sans tressaillir, un som¬ met de montagne, surtout si ce sommet était couvert d'arbres clair-semés. A travers les massifs d'om¬ bres, illuminés des splendeurs lointaines, il em¬ brassait je ne sais quelle apparition, qu'il appelait le bonheur : vaine superstition dont une éducation mieux dirigée aurait pu le préserver. Mais le mal était fait, il était trop tard pour le guérir. Merlin leva les yeux vers la montagne, et quelles furent sa stupeur, son angoisse, quand il vit sur le même tertre, au pied du même pin, la même figure qu'il avait aperçue la veille! Ce n'était là ni un brouillard ni un fantôme, mais une jeune fille qui existait très-réellement, puis¬ qu'elle avait à la main un peigne d'or et qu'elle peignait tranquillement ses longs cheveux, lesquels ruisselaient jusqu'à ses pieds et l'enveloppaient comme des rayons étincelants du matin. Quand elle eut achevé, elle s'approcha d'une fontaine, et, se mirant dans les eaux, elle ramena et noua ses tresses autour de son front, avec une coquetterie 34 MERLIN L'ENCHANTEUR ingénue qui doubla encore sa beauté. Puis elle descendit la montagne en droite ligne et s'avança vers Merlin que l'étonnement rendait immobile. « Tu m'as appelée hier, lui dit-elle, tu n'as pas voulu attendre. J'arrive. Que me veux-tu? » Merlin était trop interdit pour répondre. Il baissa les yeux ; puis, en les relevant, il rencontra un long, immense regard paisible, tel que celui que j'aperçus un jour lorsqu'en me penchant sur la source du glacier j'y cherchais le reflet du ciel des Alpes. Si Merlin eût osé parler, il eût dit: « Je me sens à la fois naître et mourir ! » puis il eût ajouté: « Oui êtes-vous? quels sont vos parents? comment vous trouvez-vous dans cette solitude? où est votre pays ? » Car, en même temps que son cœur battait avec force, une singulière curiosité l'oppressait. Mais il n'osa ou ne put rien dire de ce qui était sur ses lèvres. Vous l'eussiez cru changé en une statue de pierre. « Je parlerai, puisque tu veux te taire, dit la jeune fille. Je m'appelle Viviane ; ma marraine est Diane de Sicile : la connais-tu? Je viens cueillir ici l'herbe d'or. » Ces mots rendirent, la parole à Merlin. « Vous êtes donc comme moi une enfant de la terre ? COMMENT MERLIN DEVINT UN GRAND ENCHANTEUR 35 —- Parlons simplement, répliqua Viviane; allons visiter les fleurs. — Vous ne descendez donc pas des nues? vous n'êtes donc pas un songe? » Viviane mit un doigt sur sa bouche et lui dit avec sévérité : « Laissons les songes de la nuit : ils sont froids et ressemblent à la mort. Vois, le soleil se lève! Les cigales sautillent, les abeilles bourdonnent. C'est le moment de nous réjouir avec l'abeille, avec l'insecte, avec le soleil qui luit sur nos tètes. » En disant ces mots, elle prit la main de Merlin et le conduisit à travers des sentiers qu'elle seule connaissait dans l'épaisseur des bois. A mesure qu'ils cheminaient, elle lui apprenait l'histoire des plantés qu'ils foulaient ensemble sous leurs pas. Merlin cueillait des fleurs; il voulut les lui donner : « Que faites vous? dit-elle; vous me faites mal! Ce sont des sœurs pour moi. Quand vous les arrachez de leur tige, sachez que vous me blessez moi-même. » Et elle lui montra du doigt une gouttelette de sang purpurine qui brillait sur sa joue. « Quel cœur aimant ! » pensa to'u t bas Merlin; il eût voulu mille fois laver de ses larmes cette goutte de sang. Plus le jour montait, plus la beauté de Viviane devenait éblouissante. Le moment arriva où, sous 36 MERLIN L'ENCHANTEUR a splendeur de la journée, s'effacèrent tous les bruits de la terre. Les oiseaux se turent ; même les éphémères, toujours si bourdonnants, imitè¬ rent ce silence. Viviane se mit alors à chanter d'une voix printanière, enthousiaste et pourtant cadencée, un hymne tel que Merlin ni aucun homme n'entendra jamais rien de semblable. Le jour se passa dans cet enchantement. A mesure que les ombres du soir s'allongèrent aux pieds des montagnes, l'extase, l'inspiration de Viviane diminuèrent. Une défaillance, une tristesse mortelle la saisirent. « Que m'arrive-t-il? disait-elle. Je crois que je vais mourir avec le jour. Pourquoi ce silence sinistre s'amasse-t-il sur la terre? Voilà déjà le triste oiseau de nuit qui commence à chanter. Ecoute, écoute, comme il m'appelle de sa voix lamentable ! Serait-ce ma dernière heure? i> Et ses lèvres se glaçaient et pâlissaient, sans qu'il lui fût possible de continuer. « Il est un mot qui pourrait me sauver, reprit-elle, mais ce mot, le sais-tu? — Oui, murmura Merlin, je le sais; je L'aime. — Ah! je délie les ténèbres! dit Viviane, je suis sûre de vivre au moins jusqu'à demain. » Lecteur, si tu demandes qui est Viviane, les uns soutiennent que c'est la dernière fille des eaux, la dernière des druidesses; d'autres disent que c'est simplement une jeune fille plus belle que La bien- COMMENT MERLIN DEVINT ON GRAND ENCHANTEUR 37 aimée. Pour moi, je n'ignore pas que, suivant des règles formelles, un historien ne doit jamais mêler son jugement à son récit. Je continue. XI Ils marchaient tous deux au bord de l'Océan. Leurs pieds laissaient à peine une empreinte sur le sable argenté; et pendant qu'ils conversaient, le flot curieux parti de la haute mer se brisait à leurs pieds en les couvrant de coquillages, et semblait dire : « Prenez-moi pour témoin. » « Qui donc es-tu ? disait Merlin. Quand nous marchons dans les prés, les regards sont plus doux que le muguet et la jonquille entr'ouverte à la rosée ? Maintenant ton regard est plus profond que l'Océan. — T'ai-je demandé qui tu es? répondait Viviane en frissonnant. 0 Merlin, que tu me feras souffrir! Il ne te suffit donc pas de savoir que je t'aime? tes pensées à toi ne sont donc pas toutes renfer¬ mées comme les miennes dans le moment où nous sommes? Pour moi, ce moment est l'éternité ! Ah ! si tu savais aimer ! » Puis elle ajouta: « Qui je suis ! Je l'avais oublié. Pourquoi me le rappeler? Demande-le, si tu le merlin l'enchanteur, t. i. 3 38 MERLIN L'ENCHANTEUR veux, aux roseaux et aux aigles. Ils le savent peut- être? Moi, je ne le dirai pas. » Deux larmes coulèrent de ses. paupières ; au même moment, la dernière étoile qui brillait dans le ciel s'éteignit subitement, comme une torche qu'on renverse; les fleurs se penchèrent et se flétrirent. On entendit dans la forêt un long gémis¬ sement qui roula sur les flots. Combien Merlin se repentit de ce qu'il avait dit! Il s'accusait intérieurement d'avoir affligé par une question indiscrète celle pour laquelle il aurait voulu mourir. Sans doute c'était une fille de reine qui oubliait pour lui son trône. Fallait-il l'en faire souvenir? Peut-être leurs conditions les sépa¬ raient-ils à jamais? Peut-être était-elle fiancée à quelque roi, à quelque chevalier de la cour d'Arfhus ? Que pouvait être l'anneau vermeil qu'elle portait à son doigt, sinon l'anneau des fiançailles? Toutes ces idées, mille autres plus cruelles, tra¬ versèrent en un moment le cœur et l'esprit de Merlin, qui se prit à pleurer silencieusement comme elle* A peine elle aperçut ces larmes, elle en conçut une folle joie, non de méchanceté, mais de délices. Et, passant à une autre extrémité, elle montra à Merlin qu'elle était la personne du monde la plus folâtre, la plus rieuse que l'on eût vue jamais. Tout se prit sur-le-champ à sourire avec elle. COMMENT MERLIN DEVINT UN GRAND ENCHANTEUR 39 « Tu commandes donc à l'univers ? lui dil Merlin. — Assurément ! Gomment s'en étonner ? J'aime. Avec ce mot tout est facile. — Mais moi aussi j'aime! répliqua Merlin en pâlissant. J'aime, et pas un brin d'herbe ne m'obéit ! — Tu te trompes. Depuis que nous avons pleuré ensemble, tu as le même pouvoir que moi. Essaye seulement. Voici mon anneau. Que voudrais-tu? — Que ton nom soit écrit à la voûte des cieux ! dit Merlin en prenant l'anneau vermeil. — Eh bien, regarde ! » A ces mots, les cieux s'ouvrent comme un livre ; on y voit écrit en lettres d'or par sept étoiles : Viviane. Ainsi Merlin, en se sentant aimé et en aimant, devint Enchante®. Depuis ce moment tout ce que ses yeux rencontraient se trouvait ensorcelé. La rosce, sous ses pas, se changeait on diamants; il n'avait besoin que de toucher une chose pour qu'elle devînt immortelle. De chaque objet, comme d'une lyre, sortait un hymne sacré qui l'enivrait, Dès que Merlin et Viviane paraissaient dans les bois, aussitôt dans une cadence merveilleuse arri¬ vaient des dames, des damoisell'es, des héros vêtus de pourpre, qui les accompagnaient en se tenant par la main. Les uns dansaient, les autres chan- 40 MERLIN L'ENCHANTEUR taient, et leurs voix étaient si douces, qu'on croyait entendre les anges. Le refrain était : Tout est divin ! L'amour commence ! Puis vient la fin : Douleur immense ! A leurs pieds naissaient des fleurs, qui s'épa¬ nouissaient au souffle de la mélodie ; elles avaient autant de feuilles diaprées autour de leurs calices qu'il y avait de vers dans le refrain de la chanson. Des bocages de clématites s'étendaient sur la tète de Merlin dans les endroits où il n'y avait auparavant que la roche nue et brute. Les parents de Viviane et les peuples les plus voisins s'éton¬ nèrent de rencontrer cette compagnie, d'entendre cette musique des choses. Ils racontèrent, en l'exa¬ gérant, ce qu'ils avaient vu, aux cantons les plus éloignés. De bouche en bouche, de royaume en royaume, le bruit se répandit bientôt sur toute la terre qu'il venait de paraître au monde un grand Enchanteur. XII Quel est le lieu où s'opéra ce premier enchante¬ ment de Merlin par Viviane? Bretons, c'est la Bre- COMMENT MERLIN DEVINT UN GRAND ENCHANTEUR 41 tagne, clans le bois touffu de Brocéliande; Gallois, c'est Cornouailles ; Provençaux, la Crû de Pro¬ vence. Lecteur, si tu veux me croire, tu penseras avec moi que le lieu qui garde encore aujourd'hui la trace de ces enchantements est celui où j'ai passé une bonne partie, si ce n'est la meilleure de ma vie. Figure-toi d'impénétrables forêts, remplies d'étangs dormants, que je pourrais aussi bien appeler des lacs, et dont les rives s'empourpraient du premier et du dernier rayon du jour. A moins d'une lieue, au levant, un rideau de montagnes, humbles en¬ core, il est vrai, mais derrière lesquelles les Alpes, vierges sacrées, s'abritent pour se revêtir de leurs manteaux de glace ; entre la forêt et la montagne une plaine de cailloux roulés, usés sur les bords par Merlin quand il jouait aux palets sur la pelouse aves ses compagnons, et que le villageois appelle encore aujourd'hui la Crâ. Tout y est paix, silence, douceur, mystère. Que cle fois j'y ai entendu, au mois de mai, dans les touffes d'églantiers ou cle genêts fleuris ou cle violiers sauvages la conver¬ sation à voix basse cle Merlin et de Viviane ! Je pourrais t'y montrer mille sentiers tracés par leurs pas, et qui, négligés, abandonnés, tout couverts de palmes de fougères, ne conduisent plus qu'à des landes désertes. On objecte que Merlin et Viviane se promenaient au bord cle la mer, et qu'il n'y en a nulle trace 42 MERLIN L'-ENCHANTEUH dans le pays. Mais celte objection est sans force, puisqu'il est facile de répondre que la mer s'est retirée, que la plaine s'est soulevée, que la mon¬ tagne s'est abaissée, que les étangs sont les restes des océans disparus. Si tu passes près de là (que le ciel té préserve d'abord de la fièvre et de ses songes magiques qui tremblotent sous les saules au bord des eaux, mais seulement après la canicule!), regarde ces lieux si ingénus, si solitaires, ces champs de chaumine, ces horizons de paix, que j'emplissais moi seul do mes visions ailées. Redis-leur tout bas mon nom : ils ne l'ont pas oublié ! Je puis, si tu le veux, te marquer le lieu, la place même où Merlin et Viviane étaient assis lors¬ que le prodige arriva. C'est l'endroit où tu trou¬ veras, sur une émincnce, dans la prairie, un tas de pierres, restes d'une demeure dont tu cherche¬ rais en vain un autre vestige. Heurte du pied le débris de ce seuil caché sous les orties et les, buissons de noisetiers ; il en sortira des voix plus mélodieuses que de la pierre de Memnon l'Egyp¬ tien. - En voilà trop sur co sujet. Poursuivons. LIVRE II MERLIN ENCHANTE PARIS ET LA TERRE DE FRANCE I Sitôt que la renommée de Merlin fut établie, il y eut autour de lui un concours immense d'hommes qui venaient lui demander d'enchanter leurs voies. Les premiers qui se présentèrent aii seuil de sa porte dès l'aube du jour furent les rois, les ducs, les comtes et les barons. Parmi eux on distinguait au premier rang le roi Arthus, son allié, Hoël d'Armorique, Ossian dans un nuage, Marc de Gornouailles, la reine Genièvre, Yseult la blonde, le roi Léar, suivi d'une cour innombrable, Phara- ffiond le chevelu, qui traînait après lui tout un peuple de fer. Le roi Arthus parla pour eux tous. 11 dit en s'inclinant : « Merlin, le plus sage des hommes, si pourtant 44 MERLIN L'ENCHANTEUR vous n'êtes pas un dieu, c'est de vous que nous voulons tenir nos sceptres et nos couronnes. Veuillez les enchanter, afin que les peuples nous soient soumis. Car si la force seule s'en mêle, ils sont toujours prêts à se révolter. Mais quand un charme est attaché au joug, ils le portent avec joie; tout est facile pour eux et pour nous. » Merlin, qui ne s'était jamais vu dans une assem¬ blée aussi solennelle, se troubla d'abord; il parut très-ému. Bientôt il se maîtrisa. Il reçut d'Arthus les trente couronnes; après les avoir touchées et y avoir mêlé ses enchantements, ils les rendit aux rois, non pas cependant sans y joindre de sages conseils. Ils voulut attacher de ses mains, par des liens de diamant, le bandeau au front de plusieurs, et les oindre de rosée ; ce qu'il fit en particulier pour le grand Artlius, pour Pharamond et pour le roi des Aulnes, parce qu'ils étaient des chefs de race. « Vous le voyez, dit-il, j'aime; c'est pour cela que j'ai reçu mon pouvoir magique. Si je n'aimais pas, malgré ma science puisée auprès de Taliesin, je ne pourrais rien de plus que les autres. Je vous ai dit mon secret; c'est à vous de m'imiter. Que vos peuples soient pour vous ce que Viviane est pour moi. — C'est ainsi que nous ferons, dit Arthus. — Vous le promettez ? MEIILIN ENCHANTE PARIS ET LA TERRE DE FRANCE 45 — Nous le jurons. » Tous ceux qui entouraient le roi Arthus se mi¬ rent à répéter après lui, la main haute : « Nous le jurons ! » Pour confirmer le serment des seigneurs, la troupe des chevaliers salua de l'épée. « Donnez-moi aussi vos glaives, que je vois altérés de carnage, dit alors l'Enchanteur; je les rassasierai. » Ayant pris dans ses mains les épées, il les bap¬ tisa l'une après l'autre ; à la mieux trempée il donna le nom de Durandale. « Je vous les rends, ajouta-t-il, mieux affilées, afin que vous tranchiez le nœud de la justice. Mais si vous les faites servir à un autre usage, elles se tourneront d'elles-mêmes contre votre propre cœur. Si seulement vous méditez d'avance la violence, le sang qui n'est pas encore versé tachera la lame jusqu'à la poignée; il criera contre vous jusqu'à ce que la terre s'éveille. » Un seul glaive était resté dans ses mains; c'était celui de Pharamond le chevelu. L'Enchanteur en regarda longtemps le 111 bleu⬠tre, après quoi il s'écria, comme si la parole man¬ quait à sa pensée : « 0 France, vois au moins ce que je fais pour toi ! Combien de fois, race moqueuse, oublieuse, tu me navreras de celte épée que j'ai forgée moi- 3. 46 MERLIN L'ENCHANTEUR même ! Elle croîtra d'âge en âge, toujours plus acérée, si bien que la pointe atteindra les colonnes d'Hercule; et déjà j'en sens la blessure profonde au cœur. Pourquoi, France, me navres-tu de ce glaive que moi-même j'ai aiguisé? Tes enfants seront éblouis, des étincelles de fer et d'acier qui en jaillisssent ; ils s'enivreront de cette rosée de fer ; ils en oublieront l'innocente lumière du jour. » Alors une voix qui semblait sortir d'un brouil¬ lard épais lui cria : « Quelle sera mon épée? ma couronne? M'en irai-je d'ici les mains vides? — Qui es-tu, toi que j'ai peine à discerner, tant le manteau qui t'enveloppe est chargé de frimas ? demanda Merlin. — Les filles des nues m'appellent Ossian, » ré¬ pondit celui qui habitait une brume éternelle ; et il laissa retomber sa barbe de neige sur la harpe invisible; elle rendit un son comme le souffle d'un homme qui expire. « Ossian, roi des brumes, qu'as-lu besoin d'épée? repartit Merlin. « Tu régneras comme moi, non par le glaive, mais par la harpe. De tous les royaumes, c'est le seul que le fer ne peut ébranler. Chaque accord élèvera autour de Loi des colonnes de diamants, et tu feras ton séjour dans la verte MERLIN ENCHANTE PARIS ET LÀ TERRE DE FRANCE 47 grotte d'émcraude, où j'irai moi-même te porter des présents. » A ces mots, le vieillard apaisé se tut, ses larmes se confondirent sur ses j oues avec la rosée argentée du soir. Comme ils allaient se retirer, un seigneur des îles, chef de clan, de haute taille, sortit à grands pas de la foule qui l'entourait : « Voyez, Merlin, ma couronne de lord n'est pas solide sur mon front. Je la sens qui chancelle. Rattachez vous-même mon bandeau ou je me sens périr! » Merlin répondit : « C'est ta faute, ô Macbeth. Pourquoi prêtes-tu déjà l'oreille à celle qui te parle bas avec une joie homicide? Regarde ton épée. La voilà qui sue le sang. Macbeth ! Lu as déjà médité le meurtre ! » Se voyant dévoilé jusque clans le fond de l'ave¬ nir, Macbeth garda le silence, et il alla s'égarer dans les bruyères. Mais tous les yeux restèrent- attachés sur son glaive qui dégouttait d'une rosée vermeille. Plusieurs furent trahis au même mo¬ ment par un signe semblable. 48 MERLIN L'ENCHANTEUR II Comme des touffes de jasmin et de lilas s'agi¬ tent à la première lueur de l'aube, et qu'il en sort un parfum matinal que ne peut égaler aucune autre heure du jour, ainsi les lèvres des reines, des châtelaines et des femmes qui venaient après elles s'agitèrent en murmurant à l'approche de Merlin. L'attente, l'espoir, la curiosité coloraient des nuances rosées de l'aurore plus d'une joue vir¬ ginale. Non content de ce qu'il venait de faire, Merlin prit une coupe, pleine d'un breuvage qu'il avait préparé de ses mains avec des touffes d'herbe d'or. « Tenez, dit-il, ô femmes, voici un breuvage d'amour. Quiconque en boira vous aimera jusqu'à mourir. Ce n'est plus la coupe usée de la vieille déesse. C'est un charme nouveau, inconnu, cui¬ sant, plein de songes et de tristesses divines, qui tient le cœur dans les nues et fait pâlir le visage sous les larmes aveuglantes. Le monde n'a rien vu de semblable. — Goûtez-le d'abord vous-même, répondit Yseult la blonde. MERLIN ENCHANTE PARIS ET LA TERRE DE FRANCE 49 L'Enchanteur approcha le breuvage de ses lè¬ vres; il en but le premier à longs traits ; après lui Viviane, puis toutes celles qui lui faisaient cortège. Mais plusieurs d'entre elles, Genièvre, l'épouse d'Arthus, Blanche-Fleur, Isaure, la belle Énide, s'écrièrent d'une même voix : « Que le goût en est amer, seigneur !» Se retournant alors vers la reine Genièvre, l'Enchanteur lui dit ; « Tu y gagneras une mémoire éternelle; mais pour une qui survivra, combien seront englouties dans l'éternel silence, avec leur bien-aimé, et le lot de celles-ci ne sera pas le moins digne d'envie. » Sur cela, il les congédia d'un sourire ; elles al¬ lèrent, de peuple en peuple, verser la coupe de l'amour nouveau sur les lèvres des hommes ; et une vague plainte, mêlée d'un vague espoir, sor¬ tait de toutes choses. Les épées tressaillaient dans la main des chevaliers. Même les hommes de pierre, dans leurs niches marbrines, se prenaient a pâlir et à pencher la tète ; chacun d'eux rêvait d'une dame de pierre sous la voûte des deux. Cependant les rois, les seigneurs, les chefs de clan s'étaient retirés, bannière en tète. Arthus eut la bonne grâce de jeter au peuple une poignée ou deux de médailles à son effigie, et les peuples, en voyant défiler le cortège, se mirent à deux ge¬ noux ; ils disaient : 50 MERLIN L'ENCHANTEUR « 0 les bons seigneurs enchantés par Merlin ! Voyez : une éloile brille à leur front. « 0 les bons maîtres ! qu'ils vivent de longS jours, et que les fils de nos fils leur soient soumis comme nous ! » Tel fut le second prodige de Merlin. Les maîtres et les serviteurs, les rois et les peuples avaient les uns pour les autres une amitié semblable. III Les peuples, après avoir beaucoup hésité, mur¬ muré, la tête inclinée, le front plein de rougeur, les yeux demi-fermés, pantelants, rampants, sé traînant sur leurs membres, à la façon de quelque Polyphème, vinrent se mettre à deux genoux dea vaut Merlin, et la terre était alors très-fangeuse. « Levez-vous, de grâce, » leur dit-il. Ils se firent longtemps prier pour se lever ; car ils n'osaient se montrer à l'Enchanteur sur leurs pieds ; ils croyaient qu'ils lui manqueraient de respect s'ils se tenaient debout comme lui. « Donnez-nous aussi quelques sorts ! » lui di¬ rent-ils à la fin, mais en patois, et d'une voix si humble, si bégayante, si dolente, si inarticulée, que Merlin fut obligé de baisser la tête et de MERLIN ENCHANTE PARIS ET LA TERRE DE FRANCE 51 mettre sa main à son oreille pour les entendre. « Nous n'osons rien entreprendre aussi long¬ temps que nous n'avons pas été sacrés de vos mains. — Bon Dieu! répondit-il, pourquoi n'êtes-vous pas venus les premiers, avant les rois, les ducs et les barons ? Je ne vous aurais rien refusé, pas même leurs couronnes. — Comment l'aurions-nous osé? » dirent les peuples en recommençant à s'agenouiller et à ramper. Mais Merlin, les prenant parla main, les releva de terre pour la seconde fois ; ils balbutièrent : « Eux sont fait pour régner, nous pour servir. Donnez-nous seulement les miettes de leur tables. — Non pas seulement les miettes, repartit Mer¬ lin, mais volontiers le festin, pour peu qu'ils s'en¬ ivrent. Qui donc vous a fait si humbles? Vous ressemblez à l'océan de Bretagne. Quand il a peur, il balbutie comme vous, en retenant son haleine, dans les algues ; puis, sitôt qu'il se voit le plus fort, il emporte ses rivages. J'aimerais vous voir quelque noble confiance en vous, au lieu de ce langage de ver de terre qui cache des tempêtes que vous-mêmes vous ignorez. » 11 y avait là des gens de tous pays, d'Italie, de Franco,.d'Espagne, d'Angleterre, de Pologne, de Hongrie, d'Allemagne, do Suisse; il y en avait 52 merlin l'enchanteur aussi de Roumanie. Aux Lombards il donna une vipère milanaise pour mordre au talon le chasseur germanique ; aux Français une alouette des Gaules qui chante dans l'orage; aux Anglais un léopard accroupi dans son embûche ; aux Vénitiens un lion à gueule d'or qui rugit sur les tours; aux Es¬ pagnols une licorne ; aux Portugais un dauphin; aux Allemands une tortue ; aux Autrichiens une hyène ; aux Suisses un ours de Berne ; aux Polo¬ nais un aigle blanc ; aux Hongrois un cheval in¬ dompté de Tartarie; aux Grecs un épervier de mer; à ceux de Reumanie un aurochs. -Chacun de ces animaux apprivoisés était instruit dans la magie et léchait la main de l'Enchanteur. « Suivez-les, dit Merlin ; ils connaissent le che¬ min le meilleur, que moi-même je leur ai enseigné. Prenez garde cependant de ne pas tomber fort au-dessous du moindre d'entre eux, car vous tou¬ chez encore pour la plupart aux confins de leur aveugle empire. Combien j'en vois parmi vous qui ne songent à ce moment même qu'à vendre leur bon droit, comme Esaii le velu, pour un plat de lentilles ! « Vous aimerez mieux être flattés que servis. Moi, au contraire, je vous servirai et ne vous flatterai pas. Voilà pourquoi j'aurai, moi aussi, ma Passion par votre faute. Que de fois vous me re¬ nierez devant les soldats, devant le juge ! Vous me MERLIN ENCHANTE PARIS ET LA TERRE DE FRANCE 53 renierez aussi devant la servante. En y pensant je suis partagé entre la colère, le dégoût, la pitié, la honte! Mais c'est encore la pitié qui l'emporte! » A peine les peuples se virent seuls, ils excitè¬ rent de mille manières leurs guides magiques à se mordre entre eux ; puis les plus forts voulurent en dépouiller les plus faibles ; ils se ruèrent les uns contre les autres, et il y eut un moment d'horrible confusion, car tous imitaient, à s'y méprendre, le hurlement des bêtes de proie. Ils s'entre-déchiraient avec fureur comme s'ils eussent eu eux-mêmes des griffes, des serres, des cornes, des crocs, des hures, des langues fourchues de vipères, des écailles luisantes, des becs d'aigle ou de vautour. Par bonheur, les animaux conser¬ vèrent dans cette mêlée le plus grand sang-froid du monde. L'exemple de leur sagesse fit rougir les hommes, qui se calmèrent à la lin. Mais alors ils étaient presque tous enchaînés et gardés à vue par un de ces animaux sacrés, qui les tenait, en bâil¬ lant, sous sa patte. IV L'amour n'avait pas produit dans Merlin son ellet ordinaire ; il ne l'avait pas rendu oisif. Au 54 MERLIN L'ENCHANTEUR contraire, Merlin ne cessait cle visiter les contrées voisines pour faire le bien. Tout sentier lui était bon, pourvu que ses yeux rencontrassent Viviane. De son côté, elle ne pouvait le perdre de vue, sans craindre de mourir. A mesure qu'ils cheminaient tous deux, la terré desséchée se couvrait de ver¬ dure. On eût dit que les mondes naissaient sous leurs pas. Un jour (moment immortel !), au lever du soleil, ils arrivèrent au bord d'un fleuve aux eaux tran¬ quilles, verclàtres, qui serpentait dans un lit em¬ barrassé d'herbes et de joncs, à travers une forêt de cliènes, do bouleaux et de hêtres, Les deux rives étaient couvertes d'ombre et de mystère ; le lieu paraissait inhabité, hormis par des hérons immobiles sur la lisière des marécages et par quel¬ ques pics-verts qui, debout contre le tronc des vieux chênes , attendaient qu'une voix d'oracle sortit de la moelle des arbres centenaires. Celui qui a perdu son chemin dans les forêts d'Amérique, celui-là a rencontré des solitudes aussi profondes, sans pouvoir dire si elles reste¬ ront le domaine des bêtes sauvages ou si c'est là le berceau d'un peuple naissant. Ce lieu abritera- t-il un nid d'oiseau, d'insecte, une fourmilière ou un empire? Qui le sait? Toute la sagesse humaine ne pourrait décider encore entre l'empire et la fourmi. MERLIN ENCHANTE PARIS ET LA TERRE UE FRANCE 55 An milieu du fleuve, nos voyageurs aperçoivent une île boisée, plantureuse, bordée de peupliers qui perçaient un épais brouillard; elle avait la forme allongée d'une barque dont la proue fend le cours de l'eau. Ils n'y entendirent, en s'appro- chant, aucun bruit, si ce n'est le gloussement d'une poule et les cris d'une volée de moineaux effrayés qui s'abattaient bruyamment sur un pom¬ mier en fleurs. A ce bruit, Merlin tourne la tète ; la brume, dont la terre était enveloppée, venait clé s'éclaircir au premier souffle du jour; elle laissa voir un petit village de chaumine, ramassé au mi¬ lieu de l'îlot sous le massif frissonnant des aunes. La fumée des cabanes se perdait dans l'air bleu avec la vapeur matinale qu'un beau rayon d'au¬ tomne achevait de dissiper. « Quel lieu plaisant ! s'écria l'Enchanteur, et que je voudrais y aborder ! » Or il y avait justement tout près de là un bû¬ cheron qui venait de couper sa charge de ramée, et il se préparait à entrer clans une barque ; déjà il détachait la corde de chanvre par laquelle elle étai t 'iée au rivage. « Prenez-nous avec vous, Cria Merlin. — Volontiers, » dit le paysan. Merlin et Viviane s'assirent en souriant dans le _ fond de la barque, sur la ramée amoncelée. « Quel est ce fleuve? dit Merlin. 56 MERLIN L'ENCHANTEUR — La Seine. — Et ce village? — Lutèce ! » V Une enceinte de palissades aiguës pour s'abri¬ ter contre la terreur nocturne des forêts inconnues, une tour de bois pour le veilleur dont la trompe a annoncé le lover du jour, quelques cabanes mous¬ sues de pêcheurs au large toit, des enclos d'épines, des filets suspendus sous l'auvent prolongé des chau¬ mières, des oies errantes, criardes, sous les pas de Merlin, à travers les places, çà et là une filan- dière farouche sur son seuil, un enfant suspendu à la mamelle, un pêcheur qui tresse sa nasse d'o¬ sier, un laboureur qui parque ses deux taureaux demi-domptés dans l'endroit de refuge, une odeur de paille jonchée, d'étables fumantes, de poissons béants au soleil, peut-être aussi de vigne ou de sureau, des aboiements de chiens de bergers, des sonneries de troupeaux, des bruits d'avirons, des cris de bateliers, au loin le hurlement sonore d'un louveteau dans la forêt du Louvre , oui, voilà Lutèce ! Merlin, avant d'aborcler, contempla à loisir, sur MERLIN ENCHANTE PARIS ET LA TERRE DE FRANCE 57 les deux rives, les lieux déserts, la forêt profonde, sacrée, d'où surgissaient alors les cimes ombra¬ gées de Montmartre, de Saint-Gloud, du mont Va- lérien, comme les tètes chevelues des noirs bisons s'élèvent par-dessus les pâturages tout humides de l'eau des sources invisibles. La plaine herbeuse, sorte de savane d'Europe, se déroulait au loin, sans fin, sans bornes, çà et là Iachetée d'or, ou éclairée d'un blanc mat par le reflet d'une eau dormante où le soleil plongeait et qu'il illuminait de feux éblouissants sous le feuil¬ lage lustré des chênes. Le vent qui passait sur la cime grêle des bouleaux leur arrachait comme un vagissement de nouveau-né. Un seul sentier, à peine tracé, fréquenté par de grandes couleuvres, a la robe d'émeraude, traversait la plaine depuis le village jusqu'à Montmartre. A travers l'épaisseur de l'ombre blanchissaient au loin des mamelons de craie et de plâtre, souillés, éboulés, déchirés par les pluies d'orage, comme des sépulcres entrou¬ verts qui vomissent les ossements d'un monde de géants dans le berceau d'un peuple. A l'endroit où s'élèvent aujourd'hui Saint-Roeh, Saint-Merry, Saint-Germain, Saint-Sulpice, tour¬ noyaient dans l'air, d'un vol rapide, effaré, des multitudes d'éperviers, de buses , de milans et même des mouettes, des orfraies égarées qui re¬ montaient alors la Seine : tous ensemble planaient, 58 MERLIN L'ENCHANTEUR avec des cris perçants, au-dessus du cadavre de quelque cerf mort de vieillesse, enfoui au plus épais du bois sous les broussailles, et que les loups commençaient à dépecer. Par-dessus cette mer de verdure, la montagne de Geneviève, enveloppée elle-même à sa cime d'une guirlande de forêts comme d'une couronne murale, regardait Mont¬ martre et semblait dire : « Le pied de l'homme nous foulera-t-il jamais? » En entrant dans l'enclos du bûcheron, Merlin admira deux figuiers, enveloppés de paille, et qu'à force d'art on avait acclimatés; il en tira aussitôt un grand augure pour l'avenir de ce hameau; puis il ramena ses regards sur l'eau du fleuve, où venait de se poser une bande de cygnes parmi les nénufars fleuris qui ressemblaient eux- mêmes à Une blanche couvée écluse dans la nuit, « Jamais lieu ne m'inspira comme celui-ci, dit- il. Je me sens tout hors de moi, en contemplant ces solitudes vierges où n'a point encore chevauché le grand Arthus. La reine Genièvre ne s'est pas assise une seule fois au bord de ce fleuve indolent. Que se passe-t-il sous ces ombres épaisses, où j'entends les éphémères bourdonner, et les pics- verts frapper les troncs des arbres ? J'aime cette terre plus que toute autre. Je voudrais y voir un peuple heureux soumis au roi de la justice. MERLIN ENCHANTE PARIS ET LA TERRE DE FRANCE 59 ■— N'as-tu pas en toi la puissance des enchan¬ tements? dit Viviane. — Ah! si j'ai cette puissance, voici le moment de réprouver. Je bénis cette terre, où tes pieds re¬ posent, cet endroit où tu me souris; je bénis ce fleuve cpii réfléchit ton visage ; je bénis ces bords et les landes inconnues que personne n'a visitées. Mais une si profonde solitude m'attriste ; cette terre appelle les hommes. Que faire pour les y ras¬ sembler? — Le désirer, dit Viviane. — Par mon amour, je le veux, s'écria Merlin. — Qu'il soit donc fait selon ta volonté! » VI Le lendemain, dès l'aube, Merlin, encore à demi assoupi, entendit comme le bourdonnement d'un essaim ; il pensa que c'étaient les éphémères qui s'éveillaient dans le jardin. Mais le bruit ne faisant qu'augmenter, il courut à la fenêtre et s'aperçut qu'une fourmilière d'hommes s'étaient rassemblés à la hâte et couvraient l'horizon. Ils étaient déjà occupés à élever des cabanes, des maisons, même des cloîtres et des bastilles; Seulement, ils n'avaient aucun plan, ils tra- 60 MERLIN L'ENCHANTEUR vaillaient au hasard, et ne s'en apercevaient pas, À peine Merlin était-il revenu de son étonne- ment, il apprit que les plus sages de ce peuple venaient le saluer et lui souhaiter la bienvenue, Dès qu'ils furent entrés, Merlin leur offrit de s'as¬ seoir sur un coffre, à l'angle de la cabane. Sans avoir l'air de l'entendre, ils lui dirent, avec un peu de fatuité : « Nous sommes les sages de ce pays. Veuille! nous dire avant tout quelle est votre nature, votre essence? Est-elle double ou simple? Avez-vous des facultés? — Oui, sans doute, répondit Merlin avec pré¬ cipitation. — Si cela est, combien en avez-vous ? » Tout ébahi de ce ton, qui tenait le milieu entre le sérieux et l'ironie, Merlin repartit avec modes¬ tie, et aussi parce que ces mots arrivaient toujours les premiers sur ses lèvres : « J'ai d'abord la faculté d'aimer. » Quelques-uns se mirent à rire ; les autres re¬ prirent aussitôt : « Nous apportez-vous quelque dogme nouveau? nous sommes très-dégoûtés des anciens. Que pen¬ sez-vous de l'accord du dogme et de la philo¬ sophie ? — Je pense, répondit Merlin, que vous voulez parler de la pierre philosophale ? » MERLIN ENCHANTE PARIS ET LA TERRE DE FRANCE 61 Sans lui laisser le temps d'achever, les sages poursuivirent : « Quelle est votre solution du problème de la destinée? votre moyen d'enrichir l'espèce humaine en un matin? car vous sentez qu'il est fort inutile de bâtir ici la moindre masure, si vous ne nous apportez d'abord la vérité finale sur toute matière. — Rien n'est plus certain, interrompit l'un des sages. Pour moi, je puis bien dire que je touche à la vérité, mais je ne la tiens pas encore tout à fait. Jusque-là, si vous m'en croyez, ne semez ni ne bâtissez; tant que je n'aurai pas achevé mon Traité sur le bonheur, ce serait peine inutile. — Enfin ! reprirent-ils tous ensemble, d'une voix nerveuse et crispée par l'impatience, Merlin ! nous apportez-vous la solution finale, ou préten¬ dez-vous nous tenir plus longtemps ici dans la boue de Lutèce? Parlez, parlez donc ! » Le bon Merlin, que tant de questions précipitées commençaient à étourdir, demanda quelques mo¬ ments de réflexion. Il s'excusa sur ce que l'impro¬ visation ne lui était pas familière. A cette réponse, les sages s'écrièrent avec emportement : « Vous le voyez ! le malheureux ! il réfléchit ! Il 11 a pas de solution qui tranche toutes difficultés pour le présent et l'avenir. Non, il n'en a pas ! Voyez donc ! il s'obstine à penser pour savoir ce qu'il veut dire. Non, jamais depuis notre haute Merlin l'exciianteur. t. i. 4 62 MERLIN L'ENCHANTEUR antiquité, vit-on pareille lourdeur d'esprit ? De bonne foi, d'où sort-il? Nous aurions déjà, à sa place, résolu le problème de vingt mondes. » Merlin écouta avec sang-froid ce torrent d'im¬ pertinences ; à quoi il répondit gravement : « Hélas ! l'impatience sied à des éphémères, je ne vous la reprocherai pas. Vous n'êtes encore qu'ébauchés, et déjà, je le vois, vous êtes très- curieux , un peu moqueurs. Gela peut être pour vous la source des plus grandes choses. Prenez garde seulement de trop raffiner; car je prévois que vous vous prendrez vous-mêmes dans vos sub¬ tilités, comme dans des toiles d'araignées. C'est là, je vous en avertis d'avance, votre principal dan¬ ger ; vous le portez en vous-mêmes. A force d'es¬ prit, craignez d'en manquer tout à fait. Votre des¬ tinée , encore un coup, c'est le bon sens; n'en sortez pas, je vous en prie. Si vous perdiez le goût de la pure lumière, moi-même je ne vous re¬ connaîtrais plus. N'ambitionnez pas les ténèbres : ne jalousez pas les taupes. » Il ajouta du même ton un grand nombre d'avis sur la conduite à tenir pour les peuples naissants, et, comme il n'y mêlait aucune aigreur, son lan¬ gage simple, modeste, finit par gagner le cœur des assistants. Ils étaient venus avec la secrète envie de se moquer de lui ; ils se retirèrent pleins de respect pour sa science; Un grand nombre MERLIN ENCHANTE PARIS ET LA TERRE DE FRANCE 63 môme, qui ne croyaient point aux enchanteurs, ne s'étaient décidés à le visiter que pour faire la pa¬ rodie de ses enchantements. Ceux-là mêmes, vain¬ cus par tout ce qu'ils avaient entendu, lui disaient en se retirant : « Maître, enchantez nos voies! » Et le bon Merlin, sans garder nulle rancune, traçait autour d'eux des cercles qui leur promet¬ taient paix, prospérité, liberté, à condition seule¬ ment qu'ils suivissent ses avis. Il répandit sur eux les sorts à pleines mains. « Je vous .les donne, volontiers, dit-il, parce que je vous aime, sans bien savoir encore pourquoi. Mais, de grâce, soyez modestes ! N'allez pas vous vanter vous-mêmes à tout propos d'être les favo¬ ris de Merlin, les seuls, les uniques, les Benjamin, les préférés, les incomparables, les conducteurs . des mondes, sans rien faire pour mériter ces noms. Les sages se moqueraient de vous, et vous excite¬ riez contre moi la haine de tous les autres. » VII Le jour suivant, il se rendit avec eux à l'endroit où est aujourd'hui le Louvre. On n'entendait alors alentour ni chariots rouler, ni enclumes retentir, 64 JIEELIN L'ENCHANTEUR ni peuple gronder comme la mer. Mais les pies jasaient sur l'arbre, les loups hurlaient dans leur tanière, pendant que les loutres rôdaient dans les marais. Merlin et son cortège furent d'abord arrêtés par un troupeau d'aurochs, qui paissaient dans ce canton depuis l'origine du monde. L'enchanteur prit une verge de coudrier et dispersa les bœufs sauvages ■; ceux-ci s'enfuirent en mugissant ; après quoi, il revint vers ses compagnons. « Maître, lui dirent-ils en le revoyant, faites- nous ici le plan d'une cité toute neuve. — Volontiers. ■— Mais que ce soit aujourd'hui, avant ce soir, demain serait trop tard. — Quoi ! toujours si impatients ! » répondit Merlin. Cependant, s'étant baissé, il traça sur la terre le plan de la ville neuve et lui donna le nom de Paris, au lieu de celui de Lutèce qu'elle portait avant lui. De plus, il en posa les fondements, bénit la première pierre, traça les murs, dessina les portes , arrondit les bastions, baptisa les rues, choisit les pavés ; bref, il voulut en faire une cité de lumière, l'hôtellerie de l'univers. Après avoir repassé la rivière dans un batelet, comme il se frayait un sentier, non loin des Ther¬ mes, un merle siffleur, échappé des broussailles, jeta un cri. A ce cri, l'Enchanteur lève les yeux; MEHLIN ENCHANTE PAHIS ET LA TERRE DE FRANCE 65 il voit à l'entrée de la clairière une bergère qui filait sa quenouille en gardant un troupeau de mou¬ tons. Son chien au long poil était tout auprès d'elle couché sur l'herbe neuve et lui léchait les pieds. « (lui est-elle? demanda Merlin à celui qui se tenait le plus près de lui. — Eh quoi! ne la connaissez-Vous pas? c'est Geneviève la bergère. » Alors Merlin s'approcha d'elle, et la vit pleurer ; car elle avait perdu dans cette même matinée deux agneaux nouveau-nés, les meilleurs du troupeau, qui s'étaient égarés dans les vignes, peut-être dans les Thermes ou dans les menus taillis dont ce lieu était alors couvert. Il l'aida premièrement à les chercher, puis il la consola par ces mots : « Geneviève, ne pleurez pas! C'est moi qui gar¬ derai votre bergerie ; vos ouailles croîtront si bien, que le bercail ne pourra les contenir, et elles s'é¬ lanceront par-dessus la barrière que vous avez faite de roseaux. Votre troupeau remplira tout le pays d'alentour, aussi loin que vos yeux peuvent voir. Il laissera des flocons de sa toison sanglante à toutes les haies les plus lointaines, et les nations frileuses s'en feront de blanches tuniques de laine contre les hivers. « Aussi longtemps qu'il couvrira librement la campagne, les mondes s'épanouiront clans l'espé¬ rance. Par malheur, nul ne voudra suivre son 4. 66 MERLIN L'ENCHANTEUR guide ; mais chacun se croira le bélier à la corne d'argent, et marchera tout seul, la tète droite, dans son chemin de ronces, sans regarder en arrière si la foule le suit. Et quand votre troupeau sera lié, par le col, dans l'étable, la terre aussi sera liée dans la nuit sans aurore. La parole muette ren¬ trera dans le coeur des hommes, elle y amassera le poison. On n'entendra plus votre chanson dans les bois, ni votre chalumeau, mais le ricanement des boucs et des méchants. Après vous, Geneviève, viendront de durs bergers qui se serviront, non de la houlette, mais du couteau ! » En parlant ainsi, ils arrivèrent avec la bergère à l'entrée de sa cabane située sur le sommet du mont ; le toit en était couvert de chaumine et de mousses entremêlées de liserons blancs, qui retombaient sur la chétive muraille. Un peu de pain noir, du lait de brebis dans une écuelle de terre, quelques bouquetsde noisettes encore attachées à la branche, des nèfles dans une corbeille faite de la moelle des joncs et du sureau, c'était là le trésor de la vierge; elle en couvrit une natte de paille. Après avoir bu et mangé à loisir, nos hôtes se retirèrent. Gomme ils étaient sur le seuil, ils se retournèrent encore une fois, et ils virent une au¬ réole briller autour de la tête de Geneviève. Cette gloire, toujours grandissante de cercle en cercle, ceignit d'un bandeau sacré, de pourpre, d'opale et MERLIN ENCHANTE PARIS ET LA TERRE DE FRANCE 67 d'incarnat tout l'horizon, de Meudon à Nanterre, de Nanterre à Suresnes, de Suresnes à Saint- Denis. Il n'y eut là personne qui n'en marquât le plus grand étonnement, à la réserve de Merlin. Pour lui, il semblait s'y complaire, comme dans une œuvre de ses mains ; il ne fit qu'en sourire. Le chien en poussa un long hurlement. VIII On ne voyait alors dans la banlieue que bonnes gens semant la justice, récoltant la joie. Par cent portes entrait l'abondance avec ses chariots regor¬ geants, et par vingt autres la paix. Nul ne convoi¬ tait rien, ayant tout à profusion, argent, vivres, habits, repos, et même assez d'amour ! La vanité ne faisait que de poindre; personne n'eût vendu son âme pour un mot, un denier, un haillon, à peine pour un trésor ! Dans un bassin de marbre ciselé coulait à pleins bords la Seine virginale, où venaient boire les cerfs de Montmartre et de Vincennes, pêle-mêle avec les peuples, pêle-mêle aussi avec les gentils¬ hommes, avec les barons et les rois. Montmartre était abaissé, le marais était élevé. Suresnes pro¬ duisait le vin de .Candie. La vieille ville luisait 68 MERLIN L'ENCHANTEUR comme une barque cFivoire sur un fleuve d'ar¬ gent. Au haut des tours de Notre-Dame, qui n'avait alors pas une ride au front, on lisait : Hic regnum Merlini. Ayant trouvé un nid d'alouettes, non loin de la Seine, il bâtit là une bastille, qu'il entoura par surcroît de fossés et de ponts-levis. « Qui habitera cette forteresse? » lui demanda- t-on. Nous ne voyons ici ni toits de truands, ni moustier pour les moines, ni donjon pour le roi! — Le plus beau des nouveau-nés! répondit Merlin. Mais vous, soyez sa meilleure forteresse. — Et quel est ce nouveau-né? — La liberté, dit l'Enchanteur; elle ne fait que de naître. Écoutez-la qui pleure et se lamente! Prenez garde qu'on ne vous la change en nour¬ rice. Bonnes gens, voici des langes tissus de mes mains et marqués de mon nom. » Puis il'leur re¬ mit en même temps les clefs qui étaient d'or pur ciselé et bosselé. « La liberté? répondirent-ils ; le nom est doux et plaisant. Nous ne l'avons jamais vue, ni ren¬ contrée, ni touchée. A quoi la reconnaîtrons-nous? — A ces langes de lin, à ce bracelet d'or fin. » Des méchants l'ayant entendu, profitèrentseulsde ces paroles. Ils allèrent chercher dans la campagne un enfant égaré, velu, hideux, quelque fils, je MERLIN ENCHANTE PARIS ET LA TERRE DE FRANCE 69 pense, de Galiban. Après l'avoir vêtu des langes de lin, ils lui mirent un bracelet d'or fin au bras, et ils le firent entrer la nuit dans l'enceinte, à la place du nouveau-né annoncé par Merlin. Pour celui-là, ils l'emportèrent dans les bois, afin de le faire périr ; et le peuple ne s'aperçut pas de la dif¬ férence. Il nourrit de sa sueur l'enfant supposé, comme il aurait choyé le véritable, peut-être mieux encore. « C'est étrange! disaient-ils quelque lois, comme il mord sa nourrice! » Les plus honnêtes n'osaient en dire davantage ; il eût fallu des siècles pour imaginer que c'était là un enfant supposé. IX Pendant que les murs, les tours, les bastilles, les beffrois, les flèches des donjons, encore enve¬ loppés de leurs échafaudages, émergeaient confu¬ sément d'un océan de brume, ainsi que clans un port on voit une foule de mâts de vaisseaux, de Légales, de corvettes, de caravelles, de brigantines, s'élever, en gémissant, du golfe endormi, Merlin prenait la plus grande joie du monde à se prome¬ ner hors de la ville naissante. Son esprit planait sur ce chaos social. Une grande foule ébahie ne 10 MERLIN L'ENCHANTEUR manquaiL pas de le suivre a travers la campagne, qui était alors en friche. Gomme il était toujours suspendu aux paroles et aux sourires de Viviane, il marchait d'un pas fan¬ tasque, à l'aventure. Viviane venait-elle à s'arrê¬ ter, il dressait là une pierre en forme de borne, sur laquelle elle s'asseyait et reprenait haleine. D'autres fois, il tirait de la poche de son pour¬ point un petit couteau d'or, à manche de nacre, et d'un air distrait il faisait une large écorchure dans le sol. « Que faites-vous, sage Merlin? » lui demanda un des hommes qui le suivaient. Il répondit : « Je partage les champs. Je vous les donne. Voilà autant d'héritages que j'ai entamé de fois la terre avec le poignard de Viviane. Partout où elle a voulu s'asseoir, j'ai posé une borne. Heureux l'endroit que ses pieds ont touché! Piespéctez-le ! » Il désigna alors à chacun de ceux qui le sui¬ vaient la part qui lui avait été faite. Mais le plus grand nombre se récria. «"Pourquoi, disaient-ils, avoir fait les portions si inégales? » Et ils montraient leurs champs capricieusement divisés et bigarrés au hasard, sans qu'aucune sa¬ gesse semblât y avoir présidé. Merlin baissait la tête ; il cherchait sa réponse. Il sentait bien qu'avec plus de réflexion il eût pu MERLIN ENCHANTE PARIS ÈT LÀ TERRE DE FRANCE 7l faire autrement. Avait-il donc pour règle le caprice de Viviane? L'excès d'amour pouvait-il conduire à l'injustice? Voilà ce qu'il se demandait tout bas. Chose extraordinaire, il eut le courage de s'en ex¬ pliquer ouvertement: « Comment s'en tenir à la rigueur du géomè¬ tre, quand le cœur est ému ? » Tous convinrent que cela était difficile. Après une confession si franche, Merlin reprit; il dit que les meilleurs enchanteurs n'avaient pas réussi mieux que lui à établir l'égalité des biens, témoin Moïse, Joseph l'Égyptien, Pythagore, Or¬ phée, Numa Pompilius et tous les autres ; que c'était là l'éeueil ordinaire des gens de son art ; que ce qui perd les républiques, ce sont les idées fausses, non moins que les méchants princes ; qu'il voulait fonder la sienne sur le granit et non pas sur les nuées; d'ailleurs on risquait trop à tenter toutes choses à la fois. Pour lui il se liait à la dis¬ crétion, àla raison connue de ceux qui l'écoutaient; il prétendait s'attacher les peuples non par de vaines amorces chimériques, mais par des bien¬ faits véritables, seule marque où l'on distinguait les bons enchanteurs des mauvais. À quoi il ajouta que, si toutes les parts eussent été égales, elles eussent bientôt cessé de l'être ; qu'il ne pouvait pourtant intervenir à chaque heure dans une nou¬ velle distribution de terres (ce qui ne lui laisserait 72 MERLIN L'ENCHANTEUR plus un moment de loisir). Au reste, s'il y avait la faute de quelqu'un, il prenait tout sur lui, de¬ mandant instamment que la responsabilité n'attei¬ gnît que lui seul. Son dernier mot fut que le mal était facile à réparer. « Facile ! s'écria la foule. Merlin, comment l'en- tendez-vous? » Le bon Merlin indiqua les meilleurs remèdes, mais aucun ne le satisfit pleinement. Il manquai! toujours quelque chose, principalement à ses in¬ stitutions de crédit. Il ne savait comment faire du même coup la félicité du débiteur et du créancier. Certes, il eût bien voulu que l'on pût, à la satis¬ faction de tous, prêter sans débourser, emprunter sans payer, produire sans travailler, travailler sans sueurs, jouir sans consommer, vivre sans pâtir, mourir sans défaillir, ressusciter sans mou¬ rir. C'était là pour lui le beau idéal. Mais le réaliser d'un seul coup , la chose lui était difficile. Pour la première fois, il se sentait sérieusemenl embarrassé. « Ali ! s'écria-L-il à la lin, l'amour réparera la faute de l'amour. Celui dont le champ est insuf¬ fisant ou stérile sera aidé par tous les autres. Per¬ sonne , assurément , ne voudrait le laisser dans la gène. — Dieu nous en garde ! répondirent-ils tous ensemble. MERLIN ENCHANTE PARIS ET LA TERRE DE FRANCE 73 — Attendez, dit encore Merlin ; à celui qui a le plus mince lot, je laisse ici le couteau d'or de Vi¬ viane. Voyez comme il brille. Partout où il s'en¬ fonce, jaillit l'abondance. » X A peine était-il rentré dans la ville, une foule innombrable d'artisans se présenta à son seuil. Ils avaient appris que les champs avaient été di¬ visés : « Que nous reste-t-il? Tu leur as tout donné, » dirent-ils à Merlin. Alors Merlin les lit passer les uns après les autres devant lui. « Ne méjugez pas si légèrement. Voici ce que j'ai réservé pour vous. » Puis, à mesure qu'ils défilaient, il leur remit le premier des outils de chaque profession. Aux uns, c'était la navette vagabonde ; aux autres, la lime endentelée ; à celui-ci, la vrille, ou la percerette, ou le maillet ; à celui-là, le rabot rongeur sur 1 établi ; à d'autres, le tailloir du folliaire ou de l'imagier. Ces outils, inconnus jusqu'à ce jour, causaient une grande admiration aux assistants; et, en même MERLIN L ENCHANTEUR. T. I. 5 74 MERLIN L'ENCHANTEUR temps que Merlin les leur remettait, il leur en enseignait l'usage. Il montra de plus que sous cha¬ cun de ces modestes outils Viviane avait caché des trésors. Chacun était empressé de s'en servir; car, bien que rassemblés depuis peu, le temps commençait à leur peser. Ils se mirent joyeusement au travail et oublièrent le premier mouvement d'humeur qu'ils avaient éprouvé le matin, à la nouvelle de la division des héritages. Aussi bien, dès qu'ils étaient las , Viviane essuyait leurs fronts avec un pan de son propre voile. Aucun souci n'appro¬ chait d'eux ; et, comptant sur la parole de Merlin, ils attendaient patiemment la merveille que chaque outil recélait. Alors vint un dernier artisan, les mains vides, Fantasus : « Qui es-tu? dit Merlin. Ton état? — Poète, repartit Fantasus. — En es-tu sûr ? — Je le crois. —• Quelle raison as-tu do le croire ? — Mes raisons, les voici : Je suis mécontent de tout ce que je vois, de tout ce que j'entends. Je maudis la cité naissante; je ne me soucie pas de l'ancienne; je suis mélancolique, atrabilaire, Je n'aime que ce qui n'est point ; j'exècre tout ce qui existe réellement. Je me fais centre du globe (si MERLIN ENCHANTE PARIS ET LA TERRE DE FRANCE 75 c'est là un globe) ! Je ne m'intéresse qu'à ma pro¬ pre histoire. Ne sont-cepas les marques qui annon¬ cent le vrai poëte ? » Merlin vit qu'il avait affaire à un cerveau plus orgueilleux encore que poétique ; il se garda pour¬ tant de le blesser, car il reconnut sous cet orgueil une douleur véritable. Il chercha à lui montrer que la poésie suprême est en même temps la suprême raison. « Ce qu'il nous faut, ajouta-t-il, c'est de restau¬ rer le bon sens. Vous avez ici dans ce canton quelques idées ; mais les trois quarts sont fausses. Attachez-vous au petit nombre qui sont justes. —• Mais l'avenir? interrompit Fantasus avec exaltation. — L'avenir, répondit Merlin avec calme, je puis en parler,'puisque je suis son messager. Eh bien, Fantasus, sois sûr qu'il n'arrive pas dans le monde avec tant de fracas que Lu supposes. Il n'est pas toujours sur le trépied, comme tu te le figures. Il n'est pas toujours dans le buisson ardent, ni sur la montagne au milieu des éclairs. Crois-moi, mon ami ; le plus souvent, il vient sans qu'on le voie ; il se glisse, il arrive, il est là, il règne, et tout cela sans le faste et le coup de tonnerre que tu t'i¬ magines. — Voilà quelque chose de bien misérable ! re¬ partit Fantasus indigné. Est-ce donc là le poëte, le 76 MERLIN L'ENCHANTEUR clevin dont j'avais tant ouï parler? Quelle pitié, grands dieux! quel mécompte, sitôt qu'on approche des prophètes ! Et pour qui me prend-on de vouloir me ravaler à une cité pareille ? » Sur cela, il se retira plein de colère, mais per¬ sonne ne le suivit. XI La fouie des sages qui était demeurée s'écria alors : « 0 Merlin, donnez-nous aujourd'hui le dernier mot de votre doctrine. — Écoutez ! repartit gravement l'Enchanteur. Par tout ce que je vois ici, je m'aperçois que vous n'êtes encore qu'ébauchés. La dure épreuve a mon¬ tré que vous êtes cent fois plus pesants d'esprit que vous ne pensiez être. Vous êtes nés à peine, déjà vous avez l'esprit fort rouillé sur toutes les choses d'en haut. Le temps n'est pas venu encore de vous livrer sans voile ma dernière pensée. Gom¬ ment en pourriez-vous supporter l'éclat, vous qui ne savez pas même épeler les runes écri ts en lettres de vingt coudées sur les rochers. » Il leur enseigna alors une religion élémentaire, pygméenne, qui néanmoins pouvait les sauver. Ce MERLIN ENCHANTE PARIS ET LA TERRE DE FRANCE 71 n'était ni le paganisme ni le druidisme. Ce n'était pas non plus l'orthodoxie la plus pure. C'était une page de l'Évangile éternel écrite en toutes langues, sur les fleurs, sur les rochers, dans les veines des cristaux, sur le front des étoiles, même dans le cœur des enfants. Ceux qui ne savaient pas l'A B C étaient étonnés de lire couramment dans ce livre. Il y en avait partout des exemplaires éta¬ lés sur la terre. Par négligence, on les laissait épelerpar les plus vils insectes. « Certes, leur disait Merlin, voilà un degré mo¬ deste, mais infiniment supérieur à celui où vous êtes. On prétend que vos pères ont escaladé les cieux. Vous faites le contraire, vous rampez dans l'abîme. Plusieurs m'ont raconté que vous atten¬ dez qu'un dogme nouveau s'impose à l'univers. Bonnes gens! je vous le dis, vous êtes la dupe de vos vieilles idées. Le nouveau dogme est venu et vous ne le voyez pas. Vous attendez le Messie? Le Messie est devant vous et vous ne le connaissez pas ; il s'appelle : Liberté! N'imitez pas, de grâce, ce paysan qui s'assied sur la rive jusqu'à ce que le fleuve ait passé. Savez-vous son histoire? Le fleuve ténébreux ne s'est pas lassé de couler ; il a amassé ses flots ; il a grondé comme un homme en colère. Le paysan a été trouvé englouti parmi les joncs, lui, ses javelles et son troupeau. Déjà la faim, la froidure, le gel, sans doute aussi la Ion- 78 MERLIN L'ENCHANTEUR gùe attente, le faux espoir l'avaient tué, quand les grandes eaux sont arrivées sur lui. » . Tels étaient les discours qu'il leur tenait. Mais ce langage ne plut à aucun d'eux. Ils aimaient mieux périr cent fois plutôt que de reconnaître par où ils manquaient. Voyant qu'ils ne pouvaient at¬ teindre du premier bond à la hauteur de Merlin, ils préférèrent se replonger tète baissée dans leurs plus anciennes et plus sordides superstitions. Ils s'associèrent entre eux pour faire des paniers d'o¬ sier, où ils brûleraient les prophètes. Leur amour- propre était là fort à son aise ; ils en mettaient beaucoup dans les affaires du ciel. XII « Soyez notre roi ! disaient les peuples à Merlin toutes les fois qu'ils le rencontraient. — Dieu m'en garde ! répondit-il. Je fais des rois et n'aime point à l'être. Mais prenez patience, je vous donnerai le plus beau des rois, jeune, bien fait, complaisant, droiturier, meilleur que vous n'imaginez ; vous m'en remercierez. » Il avait, en effet, averti le roi des justes, Arthus, de se tenir prêt à recevoir le plus beau des royau¬ mes. Arthus attendait avec toute sa cour à l'ombre MERLIN ENCHANTE PARIS ET LA TERRE DE FRANCE 79 des bois touffus deVincennes. C'est Merlin qui lui ouvrit les portes et lui tendit les clefs de la ville sur un plat de vermeil. Il lui présenta aussi un drapeau brodé et déployé qui pouvait ombrager au besoin tout le menu peuple. Couvert d'un manteau de martre zibeline, le roi des justes, chevauchant sur un palefroi bai, ferré d'or, caparaçonné de soie, fit son entrée dans la ville au son des cloches et des olifants. Il avouait n'avoir jamais vu un royaume garni de gens qui fût tant à son gré. « Paris! Paris! répétait-il tout bas, c'est la meilleure de mes trente couronnes. Je vous la dois, Merlin ; vous me conseillerez. » Et il ne se sentait pas d'aise de voir la foule lui répondre par des acclamations qui montaient jus¬ qu'aux nues. Couronné à Notre-Dame, il visita le Louvre, la Bastille, la cabane de Geneviève : tout lui parut à souhait. Merlin lui dit, en lui tendant la main de justice: « Si quelque chose vous semble à reprendre, dites-le, mon roi. Ces peuples sont tout neufs, mais ils sont inconstants, légers de cœur plus que feuille légère. J'en appréhende quelque ennui; je pourrais encore, je crois, les corriger. — Par le Fils de Marie, répondit Arthus, n'en faites rien, Merlin, vous me mécontenteriez. Tout va bien, sortant de vos mains. Ces peuples me plai¬ sent ainsi : vifs, enjoués, presque enfants, faciles 80 MERLIN L'ENCHANTEUR à amuser. N'y touchez pas, pour Dieu, vous pour¬ riez les empirer ! — Sire, tout à votre plaisir ! » La nuit étant venue, le roi coucha au Louvre, Parceval aux Marais, Tristan clans les halles, Bla- sius au cloître de Gluny, Yvain clans la tour cles Boucheries. Le portier d'Arthus, Gleouloued à la large main, verrouilla les portes et posales guettes. Le préfet du palais, Owenn, se logea clans les Thermes. Après que les trompes eurent sonné, le silence s'étendit sur la ville et le fleuve. XIII La nuit était noire. Quand Merlin se trouva seul, encore plein de ce qu'il venait de dire, de faire et d'entendre, il sentit s'éveiller en lui le devin. Que cle pressentiments remplirent alors son esprit! Qu'il se trouva oppressé du poids cles siècles futurs, en voyant d'avance les nations liées à leurs crimes, sans vouloir s'en détacher ! Il était le seul pro¬ phète cle son temps qui cherchait la vérité et non pas l'illusion. Gomme il mesurait les fautes, la légèreté, la va¬ nité, l'endurcissement, l'ingratitude du peuple qu'il aimait, il voulut essayer cle l'attendrir par ses MERLIN ENCHANTE PARIS ET LA TERRE DE FRANCE 81 chants, semblable à une berceuse qui jette ses sorts clans le berceau d'un nouveau-né. Peut-être aussi pensait-il qu'un accent, un soupir sincère, un mot, peuvent conjurer l'avenir. Surtout il voulait mêler aux paroles ailées du poète les enseigne¬ ments du sage, car il espérait les faire entrer ainsi, par la porte des songes, clans le cœur des nations endormies. Il prend sa harpe. Au premier accord, les tours, les donjons tressaillent jusqu'en leurs fondements. Ses pensées débordent ; elles rom¬ pent, comme une digue, le rhythmeet la cadence. Merlin laisse tomber de ses lèvres sa première pro¬ phétie : « Il y a trois chemins, trois séjours, trois royau¬ mes, trois mondes, et c'est moi qui suis le conduc¬ teur à travers ces trois vies. « Je ne prophétise pas parle vol cle l'oiseau, par le bord de la rame, par l'orbe du bouclier. Mes runes sont écrits clans mon cœur. « Les autres font leurs enchantements avec la baguette du coudrier, avec les simples cueillis clans les forêts. Mes enchantements sont clans mon âme. « Tous ont annoncé des douleurs, des pestes, cles famines; moi j'annonce cles joies, des bénédic¬ tions, cles sourires. « Je dis à l'hiver: « Il y aura un printemps; « aux larmes : il y aura un sourire ; à l'injustice: 5. 82 MERLIN. L'ENCHANTEUR « un juge ; à la maladie: une guérison ; à la mort: « une renaissance. » « Moi aussi j'ai vécu dans les pleurs: le monde était fermé à ma détresse. Toutes mes espérances se changeaient en pointes d'épées pour me trans¬ percer. « Je me suis écrié: « N'y a-t-il plus nulle part « une place pour la justice? pour l'espérance? « pour l'amour? » J'étais près dépérir quand je' me suis vu sauvé. « Je dis maintenant : « Quand l'iniquité aurait « couvert toute la terre, si la justice a pu se ca- « cher à l'ombre d'un brin d'herbe, c'est assez « pour qu'elle grandisse et parfume les trois « mondes. » Le prophète s'interrompit un moment et prêta l'oreille. Il entendit le bruit d'une feuille qui rou¬ lait sur le bord du fleuve. Mais les peuples dor¬ maient du sommeil profond des nouveau-nés. Alors il reprit en ces termes : « Que n'ai-je autour de moi cent scribes! Là' terre entendrait le grincement de leurs plumes dans le silence des mondes consternés. « Je regarde les astres qui s'amoncellent sans bruit sur ma tète. Ils m'enseignent le chemin des royaumes à travers les générations muettes. « Dites! Combien faut-il d'étincelles pour re¬ faire le foyer dé la veuve ? Combien d'hommes MERLIN ENCHANTE PARIS ET LA TERRE DE FRANCE 88 pour refaire le genre humain? Combien de grains de blé pour sauver le froment? Combien de justes pour sauver la justice ?... Toi, qui m'as répondu, sois le germe qui repeuplera le champ dévasté de l'espérance ! « Ne verrai-je plus la face de l'homme s'épa¬ nouir à la douce pitié? Est-elle éteinte pour ja¬ mais la parole de flamme qui nourrissait tous ceux qui l'écoutaient? Les femmes auront-elles tou¬ jours le regard aussi dur que les hommes ? Pitié, beauté, amour, ne reviendrez-vous pas? « Ils passent â côté les uns des autres, durs, impitoyables, farouches. Ils n'ont qu'un moment pour s'entrevoir les uns lés autres sur la terre, et ils se fuient ! Ou, s'ils se parlent, ce sont des pa¬ roles brèves, glacées, sordides, comme la voix rouillée du cuivre dans la main de l'avare. « Les méchants ! ils ont fait de ma vie une île séparée de leurs iniquités. Ils ont creusé tout au¬ tour un précipice infranchissable ; à peine si leurs voix insultantes arrivent jusqu'à moi. Ils ont mis des gardiens autour de cet abîme ; toute une ar¬ mée veille sur ses bords pour m'empêcher d'en approcher ; mais chacune de leurs précautions m'assure contre eux-mêmes. Puissent-ils élever une muraille d'acier, afin que leurs pensées, aux ailes rampantes, n'arrivent pas jusqu'à moi ! « Oui, ils ont fait de ma vie une île sacrée. 84 MERLIN L'ENCHANTEUR Loin d'ici les vaines douleurs, les trompeuses , espérances, les serviles désirs et les noirs regrets. Abordez seuls ici, vous, blancs troupeaux de cygnes, partis des rives éternelles. Enseignez à mon âme la blancheur incorruptible ! « En quelque lieu que l'injustice habite, ou près, ou loin, à travers les âges, à travers les ténèbres, je la vois ! Je la reconnais à son ombre ; je l'entends à son souffle; je la suis à l'odeur du sang. Présente, absente, cachée, fardée, muette ou retentissante, elle m'ôte le sommeil. « Je la vois à travers l'épaisseur des montagnes et des mensonges entassés. Si elle se cachait au fond des mers, je la verrais encore à travers les flots bourbeux, jaunâtres, sur son trône d'algues et d'herbes chevelues. Surtout je sais la recon¬ naître à travers le sourire emmiellé d'un front hypocrite. Qu'elle disparaisse de la terre, ou que j'en sois moi-même précipité! » A ce moment, un nuage voila le disque de la lune, sur la cime des forêts. Les ténèbres s'éten¬ dirent partout. Merlin poursuivit : « La nuit s'est amassée autour de moi ! Ah ! qu'elle est profonde et pleine d'embûches la nuit de l'âme ! L'obscurité sépulcrale des lieux souter¬ rains n'est rien auprès d'elle. En dépit des ténè¬ bres, j'attends ici l'aurore. Si l'aurore ne vient pas, j attendrai le jour dans sa gloire ; si le jour aussi MERLIN ENCHANTE PARIS ET LA TERRE DE FRANCE 85 me trompe, je verrai la splendeur incréée du len¬ demain. Dans un univers esclave, je vivrai, je mourrai libre. « 0 monde! je te défie! Tu étendras sur moi l'indifférence, puis la médisance, puis les dégoûts, les aversions, les reniements, les exils, les pa¬ roles sanglantes, comme un linceul troué par l'angle du sépulcre, dans une bruyère déserte. Après cela, tu ajouteras le silence plus pesant que la pierre. Tu ourdiras ensuite sur mes lèvres la toile de l'oubli, plus subtile que celle de l'arai¬ gnée ; tu t'assiéras alors sur ma froide dépouille. Et quand tu auras achevé ton œuvre, que tu me tiendras enseveli et que tu auras dit en branlant la tête : a II est mort le devin, le rêveur, le songe- « creux! » alors je me lèverai sur mon séant, avec un éclat de rire ; je t'appellerai par ton nom. Les douces paroles d'espérance, longtemps retenues, sortiront de ma bouche, à flots pressés comme la neige. Et toi, tu me répondras par la haine, par la dérision, par l'injure, par la calomnie, par le blasphème, par l'épée, par la mort. Tu iras un peu plus loin, plein de colère, me creuser de tes ongles ■un autre abîme ; je m'y laisserai complaisamment engloutir sans peur, car je me rirai de ton impuis¬ sance cà m'y tenir enfermé; j'en sortirai presque aussitôt pour te railler. « Pourquoi n'oserais-jeplus sourire? J'ai éprouvé 86 MERLIN L'ENCHANTEUR mon cœur dans lès ténèbres. Je l'ai senti comme une armure fidèle que la rouille n'entame pas. « Ceux qui m'aimaient m'aiment encore. Je n'ai point connu la trahison, ou du moins elle est venue de ceux qui ne pouvaient m'offenser. « Quand là mer de servitude a monté et a cou¬ vert la terre, j'ai retrouvé le chemin des pensées sereines. Je me suis assis sur un pic escarpé avec le compagnon de ma vie éternelle ; j'ai refoulé dti pied l'Océan vomi par l'enfer. « Le vautour appelait ses petits et tous les oiseaux du ciel. Il leur disait : « C'est aujourd'hui <( que vous faites votre pâture du cœur de l'homme « libre et de la chair des peuples innocents. » Et il effleurait de son aile livide le front pâle des nations. Je l'ai renvoyé avec un cri dans son re¬ paire ; depuis ce moment l'épouvante a dispara du cœur des hommes. La terre, veuve du ciel, à repris sa guirlande d'épousée. » Ici Merlin s'arrêta et il prêta de nouveau l'oreille; mais sa voix ne trouva pas un seul écho. Elle pas¬ sait sur la face des nations comme sur des osse¬ ments desséchés. L'aube commençant à paraître, Merlin aperçu! au loin les peuplés qui se tenaient immobiles, comme on voit dans une ' campagne déserte s'é¬ lever des dolmens de pierres qui blanchissent dans la nuit. Nul n'essaya de répondre, nul ne fit un MERLIN ENCHANTE PARIS ET LA TERRE DE FRANCE 87 pas vers lui. Une seule ligure, plus pâle cpie toutes les autres, s'approcha et lui dit en pleurant: « Ne leur parle pas davantage ; ils sont sourds, car ils ont été changés en pierre. Moi seule, je t'ai entendu, moi seule, je sais qui tu es. Je con¬ nais aussi la justice et l'espérance, mais moi, je suis morte ! — Console-toi, pauvre âme en deuil, répliqua le prophète ; s'ils ont été changés en pierre, c'est ce que j'ignore; je commence à le croire en les voyant si muets et si durs. Mais je suis patient; j'attendrai qu'ils rouvrent leurs cœurs et leurs oreilles. » XIV Merlin découvrit dans l'avenir la destinée en¬ tière du peuple qui venait d^eclore autour du ha¬ meau de Lutèce. Il décrivit de point en point les dangers les plus imminents, et marqua en outre les moyens de les éviter. De tout cela, il forma un corps d'instructions qu'il donna en un volume sacré aux principaux de la ville, avec la charge expresse de l'expliquer aux ignorants, qui par malheur étaient nombreux dans ce canton. Depuis celte heure, ce livre des Prophéties n'a 88 MERLIN L'ENCHANTEUR cessé d'être consulté clans les calamités publiques. Mais la fatalité voulut qu'il ne fût consulté jamais que le lendemain des événements, lorsque la sa¬ gesse de Merlin arrivait trop tard pour remédier au mal. « Du moins, disaient alors les sages, nous sa¬ vons au juste pourquoi nous périssons. — C'est vrai, répondaient les indiscrets ; mais que n'avez-vous ouvert le livre un jour plus tôt? — Nous y songerons une autre fois, » repre¬ naient les sages. Celte occasion reparaissait l'année suivante ; le livre était encore une fois oublié. Tel était le caractère de ce peuple. Qui pourra le corriger, puisque Merlin ne l'a pu? XV Prophète, roi, poète, enchanteur, barde, fils d'une sainte et d'un incube, que de caractères différents dans mon héros! Non-seulement, comme tout autre héros, il a une double nature divine et humaine ; il tient en outre un peu de l'infernale, adoucie, corrigée, tempérée, non détruite par la science. Petit, au moment qu'il semble le plus grand ; quand je le cherche dans les nues, il est MERLIN ENCHANTE PARIS ET LA TERRE DE FRANCE 89 sur la terre ; incroyable difficulté pour son histo- torien que cette diversité de tons, de langage, de conditions ! Quelle plume sera assez ailée pour le suivre clans sa course à travers les trois mondes? Et c'est peu de le peindre dans sa vie publique ; il faut le montrer au foyer, dans l'intimité de la vie privée. C'est là qu'est l'écueil. Le moindre danger, avec un pareil héros, c'est de s'égarer et d'être préci¬ pité cent fois le jour, en passant trop brusquement du ciel à la terre, de la terre à l'enfer, du sublime au familier, du tragique au comique. J'en vais donner la preuve. Que pensait Merlin, direz-vous, des femmes de Lutèce? Que deve¬ naient avec elles sont art et sa science? Quel était son visage, son maintien? Je dois le dire, si je ne. veux laisser en cet endroit une lacune impardon¬ nable. Baissons donc le ton, c'est le moment de replier les ailes. Les classiques m'ouvrent ici la voie, témoin les deux jumeaux, enfants gâtés des dieux, qui habitaient un jour l'olympe, et l'autre jour, le hameau médisant de Thérapné. Prenez cet aveu comme vous le voudrez. Merlin avait peur des femmes cle Lutèce. Leurs douces voix d'oiseaux moqueurs le déconcertaient d'abord. H écoutait, sans oser parler, ce gazouillement hu¬ main entre ciel et terre, sans savoir si c'était 1 m't ou la nature. Leur sourire aussi lui faisait 90 MERLIN L'ENCHANTEUR peur, car ce sourire qui effleurait toutes choses semblait les braver toutes. Merlin ne savait comment agir sur elles, et se sentait désarmé en même temps que défié. Il était incapable de jouer avec les mots sacrés comme un joueur de viole qui prélude au hasard sur la viole d'amour. Était-ce que son cœur était si bien rempli qu'il ne pouvait rien imaginer ni sou¬ haiter, ni convoiter? Je ne dis pas cela. Dans une âme remplie, il reste toujours place au moins pour une goutte de poison. Un mot tombé par hasard d'une bouche folâtre creusait son cœur, tout un jour, comme la goutte d'eau joyeuse va creuser le rocher. Il savait mille histoires qu'il croyait charmantes, mille confidences des ruisseaux aux cailloux du rivage, mille secrets ingénus des fleurs, des pier¬ reries, des elfes, des étoiles mêmes; et ces histoi¬ res, à son grand étonnement, n'intéressaient en rien les plus belles des belles, auxquelles il les racontait de préférence. Quelle humiliation de voir la moindre anecdote du moindre passant préférée cent fois à tous les secrets étincelants des étoiles errantes, qu'il savait pourtant si bien! Ce fut son premier mécompte. Une chose l'étonnait plus encore ; les jeunes filles se moquaient et riaient à gorge déployée de ses enchantements dès qu'il avait tourné le dos. MERLIN ENCHANTE PARIS ET LA TERRE DE FRANCE 91 Gela lui sembla, non sans raison, une grande ingratitude. « Car enfin, se disait-il, elles en ont profité. D'où leur vient, je vous prie, si ce n'est de Merlin, ce je ne sais quoi plus puissant que la ceinture de l'ancienne déesse? Elles n'ont pas son profil grec, et nonobstant elles ont l'humeur, le goût, le gai savoir attique. Qui le leur a enseigné? Les voilà à peine sorties des bois, n'ayant que deux ou trois habits au plus, et déjà elles semblent rei¬ nes entre les reines. Qui leur a appris, si ce n'est moi, la puissance d'un ruban, d'un chiffon, d'une fleur aux cheveux, la magie d'un regard, d'un mot à demi prononcé, d'une lèvre entr'ouverte, moins que cela, d'un silence ? Je leur ai tout appris et c'est pour me railler. » Plein de ces idées, il n'hésita pas à s'en ouvrir auprès de la plus belle, nommée Isaline'. « Ne vous offensez point, Merlin, lui dit Isaline. Nous ne faisons que de naître ; déjà nous rions de tout ici dans ce canton, de ce que nous aimons comme de ce que nous haïssons, de la rose et de l'épine, de la liberté et de l'esclavage, du berceau et de la tombe, même aussi de l'amour. Quelque¬ fois (par bonheur rarement), au milieu de ces jeitx, de ces sourires, une pensée profonde se glisse dans le cœur et l'enveloppe de ses replis. Alors le poison est plus subtil, plus envenimé, je vous le ]ùre, que dans aucun autre pays- (J2 MERLIN L'ENCHANTEUR — Vous me consolez, » répondit Merlin. Isaline avait les joues un peu pâles pour ses cheveux couleur de jais, la bouche pleine d'amou¬ reuses malices, le front haut, angélique, la taille souple comme l'herbe des prés et, mieux que cela, les yeux noirs les plus grands, les plus mignons, les plus espiègles, les plus profonds, les plus en¬ joués, les plus sérieux, les plus ingénus, les plus réfléchis qui se verront jamais sur la terre. Quand Merlin aperçut pour la première fois ces grands yeux veloutés, il crut voir la source lumineuse de toute magie. Il s'en abreuva à loisir, lentement, en conscience. N'était-ce pas la flamme étoilée où doit se baigner tout enchanteur? A force d'esprit, Isaline comprenait l'imagination de Merlin, ou du moins le lui laissait croire. Elle n'avait aucun goût pour ce que nous nommons au¬ jourd'hui nature, art, poésie, rêverie; elle eût donné toutes les étoiles des cieux pour un diamant sorti de la boutique du lapidaire, toutes les légen¬ des pour une saillie heureuse, tous les mugisse¬ ments harmonieux des mers lointaines pour une conversation à voix basse, en tête à tête avec un ami, au coin du feu. Quoique le monde (ou, du moins, ce que nous entendons par là) n'existât pas encore, elle l'avait deviné. Ce que nous avons appris du vague des pas¬ sions lui eût été antipathique. Mais cela était in- MERLIN ENCHANTE PARIS ET LA TEIIISE DE FRANCE 93 connu aux hommes comme aux femmes de son temps. Elle n'eût pu supporter davantage nos sys¬ tèmes de théologie transportés clans l'amour, notre mysticisme, notre emphase, même nos bonnes qualités (si elles existent) acquises au prix de la grâce. Elle était elle-même la grâce ; elle maudis¬ sait comme une impiété tout ce qui en manquait. Comme elle était de l'ancienne France , elle était aussi de l'ancienne école, préférant les prosa¬ teurs aux poètes. Elle eût été classique s'il y avait eu des romantiques de son vivant. Ne demandez pas ce qu'elle eût pensé cle l'enjambement dans les vers ou du réalisme : cette question n'existait pas de son temps. Ainsi elle semblait légère : dans la vérité elle ne l'était pas ; il y avait même un peu de routine clans sa manière d'être. Elle ressemblait à la mer, mobile à la surface et immuable au fond. Mais elle eût rejeté cette comparaison comme trop ambi¬ tieuse. J'ai déjà dit qu'elle eût préféré la netteté , la simplicité du dix-huitième siècle à tout notre lyrisme. Le son cle sa voix ressemblait à... De grâce, ne me le demandez pas. Je n'en connais aucune qui lui ressemble le moins du monde, excepté une, pourtant, que je n'entendrai plus et dont je ne puis parler. Pour celle-là, si je l'entendais, le mal du pays me prendrait aussitôt. Et c'est précisément 91 MERLIN L'ENCHANTEUR ce que j'ai voulu éviter dans tout le cours de cet ouvrage. Passons ! Était-elle mariée, oui ou non? Je ne puis le dire avec certitude. Je crois bien qu'elle l'était. Dans tous les cas, c'était comme s'il en eût été autrement. Peut-être était-elle séparée? peut-être son mari voyageait au loin pour se distraire? peut-être s'oc¬ cupait-il de commerce ou était-il aux croisades? peut-être était-il mort? Non qu'elle ne fût sage et qu'elle ne connût ses devoirs, mais enfin rien n'annonçait chez elle la gêne d'un lien servile, ob¬ séquieux. Si elle avait un frein, c'est elle-même qui le forgeait volontairement, chaque jour, par sa propre raison. Était-elle religieuse? Oui, elle l'était, mais non pas comme nous l'entendons de nos jours. Elle ne portait pas sa dévotion comme un manteau. Elle ne parlait pas de l'Évangile-, des saints Pères, du der¬ nier mandement à tout propos, au bal, à table, nu concert, au bois, à l'Opéra. Elle ne s'en entrete¬ nait qu'à l'église, et encore à voix basse. Elle ne déployait pas comme un. éventail ses pensées les plus sacrées. Au contraire, elle les renfermait, elle les recueillait, comme une source, pour s'en abreu¬ ver dans les jours difficiles. Le reste du temps, elle était rieuse,' folâtre, détestant l'hypocrisie comme la laideur même, ne mêlant jamais le saint au profane. Même elle se moquait des Triades. MERLIN ENCHANTE PARIS ET LA TERRE DE FRANCE 95 C'était un tort, je le sais; encore une fois, c'était celui dé son époque, non de sa personne. Ne de¬ mandons pas à son temps les vertus du nôtre ; res¬ pectons au moins la couleur historique. Avec tant de différences et si peu de ressemblan¬ ces, comment Merlin et 1 sali ne ont-ils pu s'enten¬ dre un seul jour ? Tous deux étaient jeunes, tous deux avaient de la grâce. Voilà, je pense, le pre¬ mier lien qui a pu les rapprocher. Sans doute Merlin ne croyait que jouer ou du moins se distraire de ses sublimes travaux ; il ne savait pas que la conversation peut être à la fois un art, un jeu, un drame et un combat. Il se sen¬ tait caressé, moqué, admiré, bravé, déchiré, guéri au même moment. Il n'avait pas, ai-je dit, la moin¬ dre idée de cet art de jouer avec les cordes du cœur sans les briser ; il en fut d'abord amusé, puis ébloui, puis étourdi. Quelquefois il éprouvait une angoisse cuisante , comme si tous ses beaux palais cl'azur allaient se dissiper au premier souffle de cette bouche rieuse ; et il restait suspendu à ce sourire , entre la vie et la mort. Tous ses royaumes féeriques étaient alors à la merci d'une parole moqueuse qui pouvait toni¬ fier à l'improviste des lèvres d'Isaline comme une goutte de pluie sur une bulle de savon. Cette an¬ goisse, où toute sa vie était en jeu, était pour¬ tant pleine d'indicibles délices. 96 MERLIN L'ENCHANTEUR Merlin, l'enfant des légendes, savait bien ce que l'on peut faire par l'enthousiasme, le génie, l'ins¬ piration du prophète. Personne n'eût pu lui rien enseigner à cet égard. Mais l'esprit, chose nouvelle pour lui, l'élonna au plus haut degré. Il fut obligé de convenir que l'on ne connaissait rien de sem¬ blable à la cour de Bretagne ni dans les trois royaumes des bardes. Tantôt il comparait l'effet qu'il en recevait à l'éclair dans une forêt de sapins résineux, prêts à l'incendie, tantôt à la lame ou au 111 étincelant d'une épée à la poignée de diamants dans les mains d'une vierge, le plus souvent à un feu follet qui entraîne le voyageur vers un palais de cristal où le festin est préparé. « Laissez là, disait Isaline, votre feu follet, votre festin ; passe encore pour les diamants ! » Déconcerté, Merlin ramenait la conversa tion sur ce qu'il savait le mieux, le ciel bleu, l'espace infini, la région mystérieuse de l'écliptique. Sans s'élever à ces hauteurs, Isaline répondait à Merlin avec beaucoup de sens par des propos de la terre : « Quand verra-t-on sa sœur Ganiéda? La ville de Loël valait-elle Paris? Que disait-on du roi des Orcades? Quelle était, à son gré, la belle entre les belles ? Était-ce Énide à la robe d'azur, la dame Yguerne ouTègaf au sein d'or? ou bien la reine Genièvre ? » MERLIN ENCHANTE PARIS ET LA TERRE DE FRANCE 97 Ces simples paroles résonnaient, comme autant de perles dans un bassin de vermeil. De nouveau, encore plus troublé, il parlait des trois vies, des trois félicités. « Trois félicités ! s'écriait Isaline, moitié riant, moitié pleurant ! Si je pouvais en connaître une seule ! » 0 premières divagations ailées de deux cœurs qui se poursuivent et se fuient comme deux oi¬ seaux dans l'air transparent du matin ! N'espérons pas vous décrire! Avec tant de divergences d'idées, comment leurs esprits pouvaient-ils s'atteindre ? Ils gardaient de longs silences. Du moins leurs yeux se parlaient et croyaient se comprendre. Merlin ne savait plus où il était ; il se retrouvait tout ravi à côté d'Isaline ; il lui prenait la main, et ses lèvres prophétiques retenaient, étouffaient, laissaient échapper de tiôdes soupirs, présages certains de douleur et de félicité. Ce n'était qu'un jeu assurément, je le répète. Et pourtant le cœur de Merlin saignait. Ce n'était qu'un jeu d'enfant, et pourtant l'âme et l'esprit se joignaient, s'entre-choquaient, se brisaient, s'al¬ lumaient. Et quelles étincelles jaillissaient de ce choc de deux cœurs si différents ! Merlin oubliait-il donc Viviane? C'est une folie de le penser, . c'est une impiété de le dire. Non, certes, il ne l'oubliait pas. Il savait quelle cliffé- merlin l'enchanteur, t. i. 6 98 MERLIN L'ENCHANTEUR rence il y a d'une personne idéale à une personne très-positive, quoiqu'il est vrai charmante. Mais enfin, il ne pouvait s'empêcher de remarquer pour la première fois qu'il y a sur la terre différentes sortes de beautés. Celle de Viviane était certes prodigieuse, cé¬ leste, uranienne, presque surnaturelle ; toutefois celle d'Isaline n'était pas à mépriser. Mon héros était-il donc éclectique? Quelle question ! Nous avons trop l'habitude de gâter les meilleures choses par des mots pédantesques. 11 arriva qu'un jour Viviane se trouva à une fête de la cour d'Arthus, dans la même compagnie qu'Isaline. Aussitôt l'air lui manqua, elle crut qu'elle allait expirer mille fois. Tout ce qui sortait de la bouche d'Isaline atteignait Viviane comme une flèche. Si elle ne se fût hâtée de sortir, elle serait morte assurément. Quand Merlin l'eut rejointe, il la trouva en pleurs. Elle venait de découvrir que Merlin n'avait pas la lixité des cieux. On dit que ce fut là leur première querelle, la première ride sur leur lac argenté, jusque-là uni comme une glace. Personne au moins ' n'en fut témoin. Quelques mots brefs, quelques' pas précipités, une coupe d'albâtre brisée, puis un instant de silence, et après cela un soupir, un sanglot et presque aussitôt un raccommodement furtif, scellé par des larmes, voilà tout ce que l'on MERLIN ENCHANTE PARIS ET LA TERRE DE FRANCE 99 entendit. Ce fut aussi l'unique dénoûment de celle histoire. Peut-être eût-il mieux valu n'en rien dire ? Je commence à le croire. Maispouvais-je donc cacher les premières larmes de Viviane ? Certes, ce fut une faute de Merlin, quoiqu'elle ne dépassât pas les bornes d'une simple conversa- lion, et que les hommes les meilleurs se permet¬ tent tous les jours mille fois davantage, sans se blâmer entre eux. J'eusse désiré que mon héros eût été parfait, qu'il pût servir de modèle à toutes les générations à venir, qu'il n'eût jamais un seul instant détourné ses regards du pur idéal pour les abaisser sur une créature réelle, même dans une conversation. Voilà ce que j'eusse souhaité! Mais puisqu'il n'a pu se tenir à cette hauteur, je devais le dire ; etpuissé-je n'avoir pas à faire d'autre aveu de ce genre ! Dans tous les cas, lecteur, sois tranquille! l'ex¬ piation viendra à son heure. Tu seras content. Si le héros laisse quelque chose à désirer, la morale de l'ouvrage n'en sera que plus parfaite. LIVRE III LE MONDE DES HEUREUX MERLIN A LA RECHERCHE DE SON PÈRE I Quelle joie d'ouvrir la porte à des hôtes aimés depuis longtemps attendus ! Il n'en est pas de plus douce sous la voûte du ciel. Gomme les murailles sourient aux arrivants! comme l'angle du toit s'empourpre d'un chaud rayon de soleil ! comme le grillon du foyer répète sa chanson, surtout si une jeune fille ingénue, modeste, belle pourtant, remplit de son rire folâtre la vieille salle aban¬ donnée ! Même après que les hôtes sont partis, l'écho de leurs pas égayé encore la pierre luisante du seuil. Tels étaient les sentiments que Merlin laissait partout où il entrait. Pour lui, il en éprouvait de très-différents ; l'expérience venait de lui montrer qu'il n'était pas né pour le bruit des villes. Avec sa 102 MERLIN L'ENCHANTEUR science, comme il avait peu d'habitude du monde, rien n'était plus facile aux hommes que de le faire souffrir. Il prenait au sérieux toutes leurs paroles, souvent navré par un mot, un regard auquel les autres n'attachaient aucune importance. Il creusait trop ce qu'il faut effleurer. C'est la maladie des solitaires. Dans le même temps, voyant qu'en dépit de ses conseils, le peuple ne suivait pas la bonne voie, le prophète devint triste. Tristis fit vales. Une noire misanthropie s'empara de lui ; il eût voulu fuir au fond des bois. « Ah! s'écriait-il plusieurs fois le jour en sou¬ pirant, la réalité est trop amère! A peine l'ai-je touchée, elle m'a blessé mortellement au cœur. Ou sont les solitudes peuplées des êtres dont je vou¬ lais remplir le monde ? — Je sais où ils existent, répondit Viviane. — Quoi? ne sont-cé pas des songes? — Quand tu les verras, Merlin, peut-être en croiras-tu tes yeux. Quittons seulement cette boûrgadê moqueuse où tu m'as fait ma première douleur. On y étouffe. Allons respirer dans mes domaines. » A peine hors de la ville, le silence des landes, le spectacle des travaux des champs, rendirent la sérénité à l'esprit de Merlin. Le septième jour ils gagnèrent une forêt que plusieurs croient être celle LE MONDE DES HEUREUX 103 des Ardennes, mais qui en réalité est celle des Dombes, ou j'ai passé la première moitié de ma vie dans un enchantement presque continuel. Quelques chimères à l'œil luisant, que j'ai moi- même retrouvées à la même pldce, sous de hautes fougères, çà et là des licornes, qui aiguisaient tranquillement leurs défenses, des salamandres au ventre d'or, des ibis, des phénix, des sansonnets tachetés de noir et de blanc, des alcyons, des pé¬ licans, des ichneiimons, surtout des oiseàux bleus, couleur du temps, accueillirent nos voyageurs à l'entrée. Ajoutez-y plusieurs chevaux dont les étriers résonnaient avec fracas contre le tronc des arbres des fées. C'était Boyard, le cheval des qua¬ tre fils Aymond ; c'était Brigliadoro de Roland, c'était Valentin qui attendait Charlemagne en broutant les charmilles. Tous hennirent à l'ap¬ proche de Merlin, comme s'ils eussent sënti déjà l'aiguillon de la chevalerie. Un orage qui avait menacé dans la nuit s'était dispersé le matin en grondant. Un air tiède et doux, un ciel pur, le premier souffle du printemps, en chaque chose ; il semblait cjue la nature voulait prêter son enchantement à cette journée. La curiosité de Merlin était au comble. Il jetait autour de lui de longs regards ; il eût voulu de¬ viner connue toujours le sens des mots avant qu'ils eussent été prononcés. 101 MERLIN L'ENCHANTEUR Viviane dit avec solennité : « Nous approchons, parlons bas. Le monde, toujours aveugle, croit, jusqu'à celte heure, que les poètes trouvent dans le creux de leur fantaisie les êtres radieux, aériens, charmants, ailés, dont ils peuplent l'univers ! A les entendre, ils n'ont qu'à puiser à flots dans leur génie pour donner li¬ béralement à leurs visions une immortalité qu'ils seraient trop heureux de posséder eux-mêmes. Voilà ce qu'ils ont réussi à faire croire aux peuples si aisément dupes. Toi aussi, Merlin, oui, toi le sage, tu t'es laissé abuser sur ce point-là. Tu crois aussi aux fantômes errants qui hantent le front des poètes. 0 injustice ! faut-il donc que les existences les plus belles, les plus sublimes, les plus dura¬ bles, passent ainsi pour de pures inventions de quelques beaux diseurs? Trailera-t-on longtemps encore de fantômes les personnages que je con¬ nais le mieux, que j'estime le plus? S'il en est ainsi, que serons-nous bientôt nous-mêmes! Ne se trouvera-t-il pas quelque poète assez vain pour jurer qu'il nous a inventés l'un et l'autre dans une heure de caprice? Crois-moi, Merlin ! il est temps que ces médisances cessent et que les éphémères ne contestent plus la vie aux immortels ! Apprends donc ceci ; les personnages qui passent pour être des visions, des créations, des songes de quelques princes ou artisans de la parole, à la langue dorée. LE MONDE DES HEUREUX 105 ces personnages vivent aussi bien que toi et moi. Tous ils sont réunis ici même, sous ces ombrages, attendant seulement que le poète vienne les appe¬ ler par leurs noms., et les arracher à leur obscu¬ rité. — Gela se peut-il ? — Regarde ! — De quel côté ? — Écoute ! écoute ! » De la lisière des bois sortit alors doucement le refrain, écho des beaux jours, amorti par la ramée : Tout est divin ! L'amour commence. ! Puis vient la fin : Douleur immense ! Merlin, en cherchant d'où partaient ces voix connues, découvrit, assis sur l'herbe neuve, à l'ombre de chênes aussi vieux que la terre, ces mêmes groupes radieux de personnages qu'il avait rencontrés à la première heure de la félicité. Le front ceint de guirlandes d'églantines et de narcisses, ils semblaient vivre dans l'attente de quelque grand événement. Le soleil, voilé par les feuilles, se jouait à leurs pieds en mille réseaux d'ombre et de lumière. « Ah ! s'écria Merlin, le voilà donc ce peuple mélodieux qui avait disparu trop vite à mon gré ! Je le retrouve. Il n'a, ce me semble, ni faim, ni soif, 106 MERLIN L'ENCHANTEUR ni aucun des soucis de la terre. Oui, voilà ceux que je cherche et dont je voudrais être le souve¬ rain. — Tu le seras, reprit Viviane; ils sont faits .pour aimer toujours. C'est là le peuple ailé, har¬ monieux, que les poètes, artisans de mensonges, prétendront avoir inventé, parce qu'ils lui prêteront peut-être quelques draperies pour se couvrir en sortant de ces forêts. » A la vue de Viviane, les femmes se levèrent et lui firent fête comme à leur reine. Mais une vive rougeur colora leur visage quand Merlin leur adressa la parole. Leur beauté incomparable s'en accrut à tel point que Viviane faillit être jalouse. Déjà elle se repentait d'avoir amené l'Enchanteur en ces lieux. « Qui êtes-vous ? » demanda-t-il sans chercher à cacher son ravissement. Elles répondirent l'une après l'autre, avec des accents divers : « Moi, je suis Titania ! — et moi Angélique ! — et moi Juliette de Vérone ! — et moi Desdémone' de Venise ! — et moi Ophélie ! —• et moi Clorincle ! — et moi J ulie ! » Merlin se tourna vers un autre groupe de fem¬ mes dont chacune, les yeux arrêtés, les lèvres entr'ouvertes et frémissantes, eût pu figurer le génie de l'attente. Elles lui dirent : LE MONDE 'DES HEUREUX 107 « Je suis Chimène ! —■ et moi Herminie ! — et moi Clarisse ! — et moi Virginie ! » D'autres encore essayèrent de parler; toutes étaient si impatientes de se révéler que chacune ne trouva place que pour prononcer son nom ; puis elles se turent avec un soupir. « Pourquoi soupirez-vous ? dit Merlin. Que voulez-vous de moi ? — Nous attendons celui qui doit nous donner la liberté et la parole. Est-ce vous ? Soyez notre roi ! » Titania raconta alors comment elle avait été en¬ chaînée par un sylphe à une tige de romarin. Elle poussait de faibles gémissements : Merlin s'em¬ pressa de la délivrer. Et elle se mit aussitôt à courir sur les fleurs sans les courber. Griselidis, la Joconde, qui se tenaient à l'ombre d'un beau pin d'Italie, accoururent pour se joindre au cor¬ tège, et toutes ensemble, se tenant par la main, formèrent une ronde autour de notre Enchan¬ teur. Vous les eussiez prises pour les heures ma¬ tinales dansant autour du prince du jour à son réveil, ou plutôt pour les belles vendangeuses au¬ tour du roi de la vendange ; car elles semblaient enivrées, non de raisins, mais d'un innocent espoir. En cheminant, elles tressaient pour Merlin un chapeau de fleurs qu'elles lui mirent sur la tête. Le bon Merlin le portait en souriant ; Viviane 108 MERI.IN L'ENCHANTEUR en prit un peu d'ombrage : elle gardait le silence, Merlin aussi était muet : c'était d'admiration. Il eût voulu demander : « Sont-elles vraiment mes sujettes? » Mais il ne l'osa pas. Un peu plus loin, par delà un sommet jonché de pierres moussues, il découvrit, à travers de vastes landiers, des groupes d'hommes, sans pouvoir discerner si le bruit qu'il entendait dans ce lieu était le murmure d'un ruisseau, ou le chuchote¬ ment du feuillage, ou la conversation de ces in¬ connus ; pour s'en assurer il doubla le pas. Étant descendu vers eux, il leur demanda : « Qui êtes-vous ? » Ceux-ci répondirent l'un après l'autre : « Je suis Roland! —et moi Hamlet ! —-et moi Tancrède ! — et moi Àlceste ! — et moi Lara ! — et moi don Quichotte ! — et moi Othello ! — et moi Saint-Preux ! Est-ce toi qui viens nous ouvrir les portes du monde réel? — Non, dit Merlin ; je suis brouillé avec ce monde-là. Qu'attendez-vous encore de moi ? — Donne-nous la force et l'immortalité ! — Donne-nous d'abord la grâce ! » s'écrièrent, en étendant les mains vers lui, les femmes qui l'avaient suivi en silence, si bien qu'il n'avait pas môme ouï le bruit de leurs pas. Merlin leur prodigua aussitôt, sans marchan¬ der, tous les dons de son art. Jamais il n'avait LE MONDE DES HEUREUX 109 comblé cles êtres avec une munificence pareille. Quand les hommes virent le grand cas que Merlin faisait des beautés idéales qui étaient si près d'eux, ils se mirent à les regarder pour la première fois, et, loin de les dédaigner comme ils avaient fait jusque-là, ils commencèrent à s'en éprendre sérieusement. Obéron se fiança ce jour- là avec Tilania, Médor avec Angélique, Roméo avec Juliette, le sire de Saluces avec Griselidis : ils ne se quittaient plus. S'il l'eût pu, à ce moment, Merlin leur eût fait peut-être franchir à tous ensemble le cercle invisi¬ ble qui les séparait du monde réel, d'autant mieux que le cercle n'était tracé que par un 131 automnal de la vierge. 11 les consola en leur apprenant com¬ bien ce monde est cruel, comme tout y est empoi¬ sonné. Ils n'y pourraient faire un pas sans se dé¬ chirer aux ronces du chemin. « Jouissez, disait-il, jouissez de la condition qui vous est faite dans ces retraites, à l'ombre embaumée de ces arbres féeriques. Ne désirez pas trop d'en sortir ! Plus tard des poètes .viendront, qui vous donneront le bruit, le tumulte, hélas ! ce qu'ils appellent la gloire. Passions, colères, haines, jalousies, il ne pourront vous prêter que ce qu'ils possèdent. Craignez de regretter alors votre obs¬ curité première. » En même temps il réjouissait ses yeux et son Merlin l'engiianïeur. t. i. 7 110 MERLIN L'ENCHANTEUR esprit du spectacle d'un monde immaculé, où tout était paix, beauté, bonté, harmonie. Chacune des j personnes qu'il rencontrait dans cette solitude était cent fois plus belle que ne l'ont dit les poètes j qui, plus tard, ont prétendu les avoir imaginées. « Filles charmantes, disait Merlin ébloui de tant de merveilles, soyez à vous-mêmes votre j monde. Il n'en est pas, croyez-moi, qui soit digne | de vous recevoir ! » Mais ces filles enchanteresses reprenaient : « 0 bon Merlin ! conduisez-nous dans les villes, ! dans les demeures desirommès. Il est si triste de se mirer toutes seules dans les sources des forêts ! Nous ne croirons à notre beauté que si nous la voyons se réfléchir dans les regards des peuples. — Vous le voulez ! dit Merlin ; y avez-vous bien songé ? Vous perdrez, en sortant de votre obscurité, la moitié au moins de votre beauté pre¬ mière. » Mais elles répondirent : « Que nous fait notre beauté si personne ne la voit ? » Alors Merlin lia conversation avec chacune | d'elles en particulier. Il essaya, par mille raisons excellentes, de leur prouver tout ce qu'elles avaient a perdre en sortant de cette première innocence, qui était pour elles l'innocence de l'Éden. A Desdémone il lit entrevoir de loin le triste j oreiller d'Othello ; à Herminie, la cabane indi- LE MONDE DES HEUREUX in gente du berger ; à Clorinde, l'épée rassasiée de son sang ; à Griselidis, les douze épreuves ; à Marguerite, la mare où elle plongerait son enfant ; à Opbélie, la pâle guirlande de bluets dont se couvrirait sa tète égarée ; à Juliette, la cruelle agonie dans le tombeau de Vérone; à Angélique, sa fuite sans trêve et sans merci ; à Velléda, la faucille ; à Julie, la roche escarpée de Chillon ; à Virginie, le naufrage du Saint-Gëran ; à Clarisse, l'infamie. Quelques-unes seulement furent émues de ces paroles. « Est-il vrai, dit Desdémone à Othello, est-il vrai que je souffrirai par toi cette cruelle mort ? Si tu le veux, qu'il soit ainsi, je ne me dédirai pas. » A ces mots, Othello faisait effort pour sourire, comme si c'était là un jeu'; dans le fond il sentit, depuis cette heure, un commence, ment d'angoisse ; il supplia l'Enchanteur de répon¬ dre de lui à sa bien-aimée. « Est-il vrai, murmurait à son tour Griselidis, que je souffrirai pour toi, mon seigneur, tout ce que dit l'Enchanteur? N'importe, dussé-je endurer cent fois davantage, je ne reprendrai pas mon anneau. » Sur cela, le sire de SalucJf conjurait Merlin de se faire son garant. Mais l'Enchanteur s'y refusa, et s'adressant de nouveau aux femmes qui lui faisaient cortège : 112 MERLIN L'ENCHANTEUR « Voilà ce qui vous est réservé, dès que vous donnerez entrée dans vos âmes de vierges aux pensées brûlantes dont se nourrissent les hommes; c'est là ce qu'ils appellent le monde réel, comme si le vôtre était imaginaire ! Aujourd'hui vous vivez dans l'éternelle paix. Voulez-vous donc la changer contre l'éternelle angoisse ? — Quelle est cette paix? répondirent les tilles de l'incorruptible amour. Ce calme c'est la mort ; nous sommes lasses de notre sérénité. — Prenez garde d'appeler, de déchaîner vous- mêmes les tempêtes dans vos âmes ! — Eh bien, oui ! nous les appelons, nous les invoquons, les tempêtes inconnues, pleines de foudres et d'éclairs ! Elles nous pèseront moins que cet antique repos où vous nous avez sur¬ prises. « Sommes-nous des fleurs des bois pour végé¬ ter comme elles?Nous sommes lasses, Merlin, de rivaliser avec les étoiles radieuses dans les longues nuits d'été. Cet Éden sans serpent, sans tentateur, nous ennuie, » Elles en vinrent à le tutoyer : « Donne-nous les tempêtes, toi qui en parles si bien, » dirent ensemble Herminie, Juliette, Ûphélie. Et elles lui prenaient les mains. « Vous le voulez, lilles insensées ! reprit Merlin: LE MONDE DES HEUREUX 113 eli bien, c'est vous qui aurez fait votre sort. J'éveillerai bientôt des chantres qui par mille paroles flatteuses et cadencées vous attireront au seuil de brillantes demeures où vous serez bercées jour et nuit au rhythme de leurs chansons : on les appelle poêles. Ils vous apprendront de douces paroles emmiellées. Mais sitôt que vous vous confierez à eux, ils vous ensorcelleront ; vous ne vous appartiendrez plus ; ce sera votre chute après l'Éden. — Qu'ils viennent ! reprit la foule des êtres alors accomplis qui remplissaient la forêt. — Quand ils viendront, dit Merlin (et cela ne peut tarder beaucoup), n'oubliez pas au moins mes derniers conseils. Je vous prête ma puissance : vos voix de sirènes iront partout ; vous ébranle¬ rez le cœur des peuples. Dès que votre langue sera déliée, répandez la sagesse sur la terre. Publiez la vérité, semez la justice, louez la liberté. Quand vous parlerez d'amour, que ce soit en rou¬ gissant ! » Tels furent les commandements suprêmes qu'il donna à ce peuple au moment de le quitter. Il y ajouta peu de lois, à peine quelques règles très- Hexibles, très-larges, accommodées au génie de chacun. La première était la beauté, qu'il n'était permis de négliger en aucune circonstance de la vie, sous aucun prétexte, ni dans les larmes, ni 114 MERLIN LENCHANTEUR dans le rire ; la seconde, le plaisir ; la troisième, la sérénité. Tout à peu près permis contre l'ennui, aisé à reconnaître de loin à ses ailes de plomb. Rien qui ressemblât au travail ; un air de fête, ou tout au moins d'aisance ; nulle contention, nulle gêne ni fatigue. Point d'artifice et beaucoup d'art; point de fard, et pourtant un teint de lis. Même dans les fers, il fallait sembler libre. A ces commandements, les femmes répondent par un cri d'extase ; les hommes s'inclinent, la main sur le cœur, et promettent sans débattre ce que voulait Merlin. A ses pieds se traînèrent alors des formes étranges, véritables monstres qui ne pouvaient se soulever de terre. Caliban était le premier, Adamastor le second, Morgant le troisième; tous velus, gigantesques, hideux. Sans parler,les pattes jointes, ils osaient s'accrocher au pan de sa robe, en lui demandant de les faire entrer dans la vie réelle. Merlin les considéra quelque temps avec une horreur mêlée de pitié. « Gomment, leur dit-il, vous aussi, vous désirez vivre réellement? Ne vous êtés-vous donc jamais vus dans le miroir des fontaines? De quoi vous servirait de vivre davantage ! Faits comme vous semblez l'être, difformes à plaisir, n'aspirez pas à plus de gloire ! Gardez en vous votre postérité. Qui pourrait vous aimer? » LE MONDE DES HEUREUX 145 Mais ces monstres s'attachaient à ses pas comme des mendiants qu'aucun refus ne peut décourager. Ils rugissaient sourdement, et ils ne purent ré¬ pondre que : « Oh ! oh ! oh ! » si bien que pour leur échapper Merlin leur fit un signe de tête qui vou¬ lait dire : « Espérez donc, quand même ! » Galiban se réjouit dans son cœur en pensant à sa postérité. Adamastor s'arrêta, stupide d'attente ; il semblait un rocher éraillé qui se penche sur un gouffre. Merlin allait se retirer, quand une forte odeur de goudron, mêlée d'une épaisse fumée, arriva jusqu'à lui. Il regarde. Dans une petite anse semée d'algues de mer, deux personnages, au milieu de nombreux outils, tels que marteaux, clous, scies , cordes, haches, quelques pintes d'eau douce et de rhum, radoubaient avec de l'étoupe et de la mousse la carcasse renversée d'une chaloupe. Robinson Crusoé et Gulliver, c'étaient leurs noms; tous deux fort affairés, très-discrets, encore plus modestes , ils n'osaient approcher. Merlin s'avança d'un air riant : il apprit de leur bouche quel désir immo¬ déré ils avaient d'appareiller pour des pays étran¬ gers. A grand'peine pouvaient-ils attendre que la chaloupé fût achevée ; ils en avaient pensé mourir d'impatience. Tout ce qu'il put raisonnablement pour les dissuader de leur projet, Merlin le fit. Il avertit, il gronda, il pria, il supplia. 116 MERLIN L'ENCHANTEUR « Que gagneraient-ils à ce voyage lointain? Etaient-ils donc si sûrs d'échapper au naufrage? La saison était d'ailleurs très-mauvaise , ' on ne parlait cette année-là que de sinistres. Puis, en¬ fin , que verraient-ils? Des peuples à peine nés, déjà dégénérés, défigurés. Si la curiosité poussait nos deux amis, quel besoin d'aller si loin?Que ne rentraient-ils en eux-mêmes? Ils trouveraient dans le fond de leurs cœurs des abîmes inconnus, des tempêtes, et même des déserts de sable, autant que par delà la mer des Indes; » Tout cela dit avec douceur, sympathie, non avec le ton du maître. Robinson et Gulliver ne s'élant point rendus, Merlin ne s'obstina pas davantage. Il voulut les servir à leur gré, non au sien. Après quelques avis sur les climats, les vents alizés, les moussons, les courants, les marées, il leur donna deux pe¬ tites boussoles, les premières dont on ait fait usage, et deux cartes routières, celle de Lilliput pour Gui" liver, celle de l'île déserte pour Robinson. Vous y eussiez vu non-seulement l'assiette générale du pays, mais aussi distinctement les points d'abor¬ dage , les criques, les falaises, les anses , bref tout ce qui peut faire éviter un naufrage, ou même le rendre profitable. Après quoi, il prit congé de nos deux aventuriers en leur souhaitant un bon voyage. LE MONDE DES HEUREUX 117 Pour lui, il se retira le cœur content, l'esprit plus satisfait de cette journée que d'aucune autre. Toutefois il eut soin d'avertir ceux qui le suivaient de ne pas essayer de franchir la barrière. Quel¬ ques-uns lui désobéirent ; trop impatients d'entrer dans le monde réel, Roland, Hamlet, Don Qui¬ chotte, Manfred, se précipitèrent sur ses pas. Pourquoi se jouèrent-ils du fil d'araignée qui leur servait d'enclos? A peine ils l'ont touché, ils tom¬ bent renversés en arrière. Et depuis ce jour-là, ils inclinent au vertige. Ce fut le premier deuil dans le monde des heureux ; mais cette tristesse ne dura qu'un moment. II C'était alors le mois de mai. Force messagers, envoyés de tous côtés, publiaient que les noces du rossignol et de la rose, si longtemps différées, se¬ raient célébrées celte année-là. Ordre à chacun de se rendre au cortège. Déjà la terre avait pris sa robe de mariée. Le hasard voulut que les messagers rencontrè¬ rent Merlin comme il sortait du hallier : « C'est vous que nous cherchons, seigneur ; venez où les fiancés vous attendent. Sans vous la 7. 118 MERLIN L'ENCHANTEUR fête serait un deuil. Il y aura des rois, des comtes, des barons, des gentilshommes, surtout beaucoup de pauvres gens. Soyez à la fois le prêtre, le prince et le poète. — Ne leur refuse pas , dit Viviane, ce sont des gens de ma marraine. — Allons, » dit Merlin en les suivant parmi les bocages fleuris. Il aurait voulu en ce moment prêter de son bon¬ heur à toute la terre. Il n'était donc point fâché de mettre un terme par des épousailles légitimes aux soupirs éplorés du rossignol, qui bien souvent dans la nuit l'avait réveillé en sursaut et touché de compassion pour un si grand amour. Du fond de l'Orient, maintes reines arrivèrent ; toutes portaient des cassolettes pleines de senteur. Il vint aussi des poètes de Perse, chacun d'eux avait fait un épithalame. Sérénades, aubades, chansons , jusque bien avant dans la nuit, rem¬ plirent la première moitié de mai. Trêve entre les nations. Point de tueries, à peine une que¬ relle , si l'un préférait la voix du fiancé, l'autre le silence virginal de la bien-aimée. Tous d'ail¬ leurs, ravis d'aise, avouaient que jamais noces n'avaient attiré un si grand cortège de princes et de peuples heureux. La gloire en revenait toute à Merlin. Il en prit occasion pour convier à la fête tous les LE MONDE DES HEUREUX 119 couples qui, sans le savoir, étaient nés l'un pour l'autre; tous ceux qui avaient entre eux une pa¬ renté secrète de cœur, d'esprit, de goût, quelque¬ fois de visage, et que la nature avait destinés l'un à l'autre. Que leur demandait-il? une seule chose, la sincérité. En revanche, il leur promettait d'é¬ carter les obstacles qui pouvaient les séparer : différences de conditions ou de naissance, malen¬ tendus , préjugés de famille, opiniâtreté des parents ou des tuteurs, fortune d'un côté, in¬ fortune de l'autre. Même les brouilleries, pourvu qu'elles ne fussent qu'un dépit, tout cédait à Merlin. Eux réunis de tous les points de la terre, il leur demanda s'ils s'acceptaient mutuellement pour époux; à quoi ils répondirent : « Oui. » "Sans autre informé, il célébra avec une magni¬ ficence égale les noces du rossignol et de la rose, et celles d'une quantité innombrable de couples, parmi lesquels la Belle au bois dormant et son chevalier, madame de Vergy et le sire deCoucy, Erec de Nantes et Énide , Perceval le Gallois et Blanchefleur, Anlar le Nègre et sa cousine Ablla, Marco le Serbe et Rosaiida, des émirs et des ai¬ mées, Aladin et la sultane , plusieurs fées, autant de princes, vingt bergères et vingt rois. Nul n'avait besoin de produire ni parchemins ni titres ; l'avoir de tous était censé le même. 120 MERLIN L'ENCHANTEUR Les musiciens réunis pour les épousailles des uns servirent aux épousailles des autres. C'était d'abord un millier de roitelets, deux milliers de tourterelles, trois cents fauvettes, autant d'alouet¬ tes des bois. Six-vingts verdiers et pinsons, autant de tarins, détachaient par intervalle, après chaque soupir, leur note mordante, pointée ; les basses étaient soutenues par cinquante merles jaseurs, cinquante corneilles centenaires. Premières fiançailles des âmes, mariage des es¬ prits, inexplicables sympathies, parentés de nature, alliances, élans, consanguinité de deux cœurs qui, sans se connaître, courent, volent, se précipitent au-devant l'un de l'autre ; liens de fleurs, ou plutôt de diamants ; conversations sans voix, langage des regards, témoignage des pleurs, promesses des yeux, consentements muets, sourires intérieurs, premiers dons du matin, invisibles contrats, scellés de rosée entre les mains de l'Enchanteur, datent de ce jour-là. Quant à la cérémonie, Merlin voulut y mettre une certaine solennité. La plus importante fut son dis¬ cours à tous les couples réunis devant lui; il le termina par ces mots : « Allez, soyez heureux! je vous bénis. A tous les titres, barde, devin, prophète, roi, enchanteur, je vous le dis, il n'est point de félicité terrestre hors du mariage légitime, tel que je viens de le LE MONDE DES HEUREUX 121 célébrer par des rites solennels. Hors de là, pas une heure assurée; des plaisirs toujours effarou¬ chés dont il faut rougir encore ; l'àme inquiète et bourrelée; et quelle joie, je vous prie, que le par¬ tage impie, frauduleux de soi-même ?... « Fuyez donc ces prétendues épousailles où l'on prend vaguement les nues à témoin, sûr moyen cle vous manquer cle parole. Prenez tous un témoin sérieux devant Dieu et lès hommes. Que le chêne soit pris à témoin par les roseaux, le pic-vert par le rouge-gorge, le corbeau sacré par l'hi¬ rondelle , le cerf centenaire par les cigales , le barde par les hommes, Merlin par les bardes. Il faudrait des paroles d'airain pour enchaîner les éphémères. » Pour conclure, il ajouta : « Rossignol, sois fidèle à la rose ! Et vous qui m'écoutez, rois, bergers, hommes et homoncules, souvenez-vous que Merlin a signé le contrat. » A ces paroles, il ajouta des présents considéra¬ bles ; des robes de laine blanche pour les prêtres, cent colliers d'or pour les vierges, cent braies neu¬ ves pour les pauvres gens. Les fêtes achevées, Merlin congédia les couples préférés, qui s'en allèrent çà et là, répandant ses louanges; heureux si ce qu'il avait uni n'avait ja¬ mais été divisé par le sort. Mais combien de ces chaînes de diamants ont été rompues sans pitié ! 122 MERLIN L'ENCHANTEUR Combien de ces âmes mariées légitimement à l'o¬ rigine par Merlin ont été divorcées par le hasard, par la naissance, par le préjugé, par l'avarice, par la convoitise de l'or, ou la cruauté des parents! Tels de ces époux passent le reste de leur vie à se chercher, sans se retrouver jamais ; d'autres se rencontrent, auxquels il n'est plus permis de s'ai¬ mer, ou, s'ils le font, c'est à leur dam ! D'autres, : plus misérables, ont oublié que jadis ils se sont épousés et que le contrat est resté entre les mains de l'enchanteur. De là l'ennui, la tristesse, l'insi¬ pidité des choses humaines. Tout s'y oublie, même la félicité, même le désespoir. Du moins le ros¬ signol n'a jamais oublié qu'il a épousé la rose. III Les fleurs de la l'été n'étaient pas encore toutes fanées, les chanteurs n'étaient pas encore tous désaltérés, quand un bruit de trompes et d'oli¬ fants, mêlé d'un cliquetis de glaives et de fran¬ cisques, ébranla les portes de la salle, qui heu¬ reusement étaient de bois de chêne cuirassé de bronze. « Holà! s'écria Merlin, les téméraires! qui lésa invités ? Ce n'est pas moi. Ils viennent avant MERLIN A LA RECHERCHE RE SON PÈRE 123 l'heure. Je les attendais, mais seulement à la sai¬ son d'hiver. » Un valet, nommé Gui de Nanteuil, s'informa • dans la rue d'où provenait ce tumulte. On apprit par lui la nouvelle de la prochaine arrivée des barbares. Fatigués de la route, mal nourris, plus mal vêtus, ils se faisaient annoncer de loin, à l'a¬ vance, par quelques éstaflers, batteurs d'estrade, afin que le monde eût le loisir de leur préparer le gîte. Au moment où cette nouvelle.fut rapportée à Merlin, il était assis et tenait de sa main droite un hanap d'argent rempli d'un vin vermeil; il allait le porter à ses lèvres. Soudain il se ravise ; il dé¬ pose sa coupe, pleine encore, sur le bord de la table, et, tout radieux, prenant conseil de sa bonne humeur hospitalière, il se lève : « Allons, dit-il, à leur rencontre, pour les com¬ plimenter de leur venue, les héberger, les assister, car je soupçonne qu'ils sont affamés et de corps et d'esprit. » Il avait, en effet, ouï dire le plus grand bien des barbares , et mettait alors en eux son meilleur espoir, croyant, un peu inconsidérément peut-être, qu'ils venaient à propos pour régénérer les peu¬ ples, à la vérité, déjà fort usés. Il comptait bien payer l'amitié de ces gens-là par quelque don de son art, outre qu'il n'était point fâché de se re- 124 MERLIN L'ENCHANTEUR Iremper lui-même dans les eaux sacrées des lé¬ gendes. Ces raisons firent qu'il marcha au levant, jus¬ qu'à ce qu'il eût atteint de grandes eaux, ou la Moselle, ou la Meuse, d'autres ont dit le Rhin. A cet endroit, un barbare, un géant, le premier qu'il eût vu de ses yeux, était au milieu du fleuve. [ Sur ses épaules il portait un enfant nouveau-né, et l'enfant tenait en se jouant un globe dans sa main. Les flots s'amoncellent, le géant s'arrête; l'eau lui monte jusqu'aux genoux. Tout courbé, pantelant sous le fardeau, il pousse des cris confus, que répètent les rochers : « A moi! au secours! Je porte le monde sur mes épaules ! » A ce cri d'alarme, un anachorète, seul habi¬ tant de cette contrée, sort, de son ermitage, une torche à la main ; il reconnaît celui qui écra¬ sait les épaules du géant. Cet enfant, c'était le ; Christ ! Brillant comme un flambeau dans la nuit, le nouveau-né s'était penché; il avait pris dans le creux de sa main un peu d'eau qu'il versait sur la j téte du géant pour le baptiser. Merlin voyait tout du rivage, il était rempli lui-même d'une émotion extraordinaire. Tremblant, respirant à peine, il tomba à genoux quand le géant déposa l'enfant sur la rive verdoyante. C'est ce que l'on a appelé la conversion de Merlin; il avait été attendri, MERLIN A LA RECHERCHE DE SON PÈRE 125 étonné, stupéfait, 011 le crut convaincu; il finit par se figurer qu'il l'était pour toujours. À mesure que les peuples arrivaient du fond de leurs forêts, l'un après l'autre, tout blancs de fri¬ mas, tout hérissés de glaçons, Merlin imitait ce qu'il venait de voir. Il se baissait et remplissait le creux de sa main d'un peu d'eau. Après quoi, il la versait sur la tête des nations, qui le regar¬ daient d'un air sauvage, ne sachant si elles vou¬ laient lui sourire ou le mettre en pièces ; pour lui, il n'en avait aucune peur. Au contraire, il couvrit leurs épaules nues de quelques peaux d'ours qu'il avait apportées ; il mit à leurs pieds ses propres chaussures, neuves en¬ core ; il les réconforta de quelques cordiaux et d'un peu de cervoise; il leur passa au cou le collier d'ambre qu'il tenait d'Isaline, et même il voulait leur préparer quelques huttes de feuilles, tant les nuits étaient froides. « Non, Merlin, lui dirent les nations barbares, d'un air farouche; abritons d'abord le Dieu qui nous amène ici. — C'est vérité, dit Merlin, confus de recevoir de ces gens demi-nus cette grande leçon. » Alors, vivant clans les clairières, 11e songéant due ramée, ne buvant que rosée, il inventa l'ogive et fit, pour leur complaire, une forêt feuillue de pierre, peuplée d'oiseaux de granit, semée de 126 MERLIN L'ENCHANTEUR fleurs de marbre ou de porphyre, quelquefois d'é- meraudes, partout profonde, immense, enténébrée, Ceci leur plut à tous; chacun voulait avoir un plan de sa main. Les forces de notre héros suffi¬ saient à ce travail, tant il avait le cœur naturel¬ lement grand et généreux, quand rien ne le con¬ trariait. Vous l'eussiez vu, chantant, sifflant, le marteau à la main, jusque bien avant dans la nuit, transporter de noirs rochers moussus, dont il brodait les cathédrales. Architecte, maçon, char¬ pentier, imagier, foliacier, il tailladait le fer, il festonnait la pierre, dentelait le bois, enluminait les vitraux de vermillon et de bleu d'outremer. Comme il n'embrassait rien froidement, que tout chez lui devenait enthousiasme, passion, il n'était plus occupé que de colonnes, colonnett.es, nefs, bas-côtés, arceaux, imitant dans le granit les gui¬ pures du voile de la reine Genièvre ou d'Isaline. Plus d'une fois Viviane en prit un peu d'humeur; elle cachait ses outils, toujours en vain. Une foule d'animaux le suivaient essoufflés ; salamandres vertes , noirs dragons de Kylburn, hommes des bois, guivres, gofrgades au corps de bouc ; il leur commanda de s'accroupir en silence pour l'éternité au haut des chapiteaux, ce qu'ils firent incontinent. D'autres reçurent l'ordre de soutenir de leur dos et de leurs pattes contractées les voussures des nefs ; quelques-uns même , MERLIN A LA RECHERCHE DE SON PÈRE 127 durent ramper pleins cle vertige jusqu'à la pointe delà flèche. La fleur de trèfle du jardin de Merlin avait été une des raisons de son changement de croyance. C'en fut assez pour qu'il mit partout des trèfles de pierre clans ses constructions. Après quoi, il leur donna, par un dernier effort, ce qu'il avait donné à ses œuvres précédentes, la puissance enchante¬ resse, qui prend le cœur des hommes avant qu'ils s'en aperçoivent. Par malheur, Merlin était fantasque. Sa foi était moins profonde qu'il ne pensait; et c'est pourquoi son architecture grandiose est néanmoins grêle et chancelante. Quelquefois même il arrivait que Merlin, avant d'avoir achevé son temple, avait changé de croyance. Quel n'était pas alors son em¬ barras? Je vous le laisse à deviner. Il lui était impossible de terminer ce qu'il avait commencé ; témoin la cathédrale de Cologne, que Merlin avait entreprise plein de foi, le lendemain de la rencon¬ tre du Christ, et qu'il dut laisser dans l'état où on la voit aujourd'hui, la grue hissée sur la muraille. Vingt fois, le bon Merlin, qui craignait par-dessus tout d'affliger une âme, sollicité par les Teutons, voulut reprendre l'œuvre interrompue; vingt fois d dut renoncer à l'œuvre qu'il avait cessé de com¬ prendre. Merlin, ai-je dit, avec ses grandes qua¬ lités était capricieux ; je ne l'en excuse pas ; mais, 128 MERLIN L"ENCHANTEUR ce qui lui fait beaucoup pardonner, il était véri- clique. IV Explique qui pourra cette bizarrerie ! Dans le même temps qu'il bâtissait des églises colossales (qui le croirait?), son désir secret, son ambition suprême était de visiter l'enfer. Je pense, pour ma part, qu'une curiosité maladive, un désir fiévreux de contrastes, ou plutôt un instinct filial irréfléchi, le poussait de ce côté. Il ne rencontrait pas sur son chemin une caverne, une fente dans un rocher, une ride dans la terre sans s'arrêter et demander si ce n'était pas là le chemin des mondes infernaux. Le plus souvent on le regardait avec étonnement. Il ne se décourageait point pour cela. « J'ignore, disait-il ingénument, ce qui m'at¬ tire malgré moi vers ces régions désolées. D'au¬ tres avant moi ont été poussés à les visiter par la curiosité, ou par je ne sais quelles convenances poétiques. Pour moi, il me semble que c'est un devoir strict de faire au moins vers ces lieux un court pèlerinage. Si je l'osais, j'avouerais que j'ai comme le mal du pays, toutes les fois que j'y songe. » MERLIN A LA RECHERCHE DE SON PÈRE 129 Il n'en disait pas encore assez. Véritablement, il eut dû avouer que la pensée, le désir, la crainte, le vague espoir de retrouver son père étaient au fond de chacune de ses aspirations vers l'abîme. Viviane ignorait ce secret; elle aida Merlin à accomplir son vœu, et même elle voulut lui mé¬ nager jusqu'au bout la surprise; ce qu'elle fit avec beaucoup d'adresse, prétextant la nécessité de se rendre en pèlerins à l'île sacrée d'Avalon. Il suffi¬ rait de gagner à petites journées un port nommé la Baie des Trépassés. De là, les occasions étaient fréquentes. Point de retards. On s'embarque. Les voyez-vous déjà loin du rivage? Pour moi, je vois distincte¬ ment et la barque d'assez médiocre apparence, et le mât et les passagers, et l'endroit même où blan¬ chit un flocon d'écume. Mais que peut signifier cela? il n'y a' ni voile ni aviron, ni banderole ni gouvernail. Les bateliers ne disent mot : « Sont-ils muets? — Ils sont morts! » a répondu Viviane. La mer devient noire, elle jette au loin ses longs ricanements. Les passagers aussi sont muets, et, quoique nombreux, la barque semble vide, tant elle effleure légèrement la surface de l'eau, où elle ne laisse aucun sillage. Une orfraie, à l'envergure énorme, '180 MERLIN L'ENCHANTEUR plane sur les voyageurs comme sur sa pâture. La foudre est moins prompte à se précipiter des nues. Merlin se baisse et se relève. Effaré d'avoir trouvé un vivant là où il cherchait un mort, l'oiseau de proie frôle de l'aile l'Enchanteur, jette un cri, perd une plume, disparaît au bout de l'horizon. Tous sont restés immobiles. La traversée a duré un jour. Personne n'a crié : Terre ! On aborde près de la caverne de Saint-Patrice. Précédé de Viviane, Merlin s'avance vers le domaine paternel qui s'ouvre là en spirale. Un moment l'angoisse l'a saisi, quand il a mis le pied sur le seuil. « Es-tu avec moi ? — Oui ! » Et, sentant que l'amour marche avec lui, il entre dans l'enfer ; bientôt il eût voulu le braver. V A peine avaient-ils franchi le seuil, un homme vêtu d'une toge et qui portait une houlette cou¬ ronnée d'épis blonds se place au milieu du che¬ min. Il s'écrie : « Toi qui t'avances ainsi sans peur, es-tu le "Florentin que j'attends? Est-ce toi qui dois chanter MERLIN A LA RECHERCHE RE SON PERE 131 l'enfer, le purgatoire et le paradis? S'il en est ainsi, dis-le-moi, pour que je t'accompagne. — 0 bon Virgile, répond Merlin, l'heure de celui que tu attends n'est pas encore venue ! Je ne suis pas le Florentin, et pourtant il ne serait pas juste de me dédaigner;' car, moi aussi, je suis comme toi un enchanteur. Fais seulement avec nous le voyage de l'enfer ; il te. sera plus facile ensuite de montrer le chemin à celui dont tu dois être le guide. — Si tu n'es pas le Florentin, tu es donc Merlin l'Enchanteur ? — Tu l'as dit, Virgile, c'est moi qui suis Mer¬ lin. » Aussitôt tous deux essayèrent de s'embrasser et, ne l'ayant pu, ils s'entre-regardaient avec une ten¬ dresse infinie. Alors Virgile : « N'espère pas, ô frère, séjourner dans l'éter¬ nelle douleur assez pour y faire entrer la paix. Ce n'est pas ici ton domaine. Un autre s'emparera de ces lieux. Entends-tu comme on lui forge ici d'avance ses formidables tercets sur l'enclume in¬ fernale? N'essaye pas de les lui dérober. Tu es le prophète des jours heureux dans les mondes fu¬ turs. Les régions que tu dois visiter, je les ignore. — Laisse-moi, par grâce, contempler une lois l'éternelle angoisse. Pour prix de celte vision, je 132 MERLIN L'ENCHANTEUR rajeunirai les vers antiques, élysëens, que balbu¬ tient aujourd'hui seulement les spectres. — Quoi ! ma douce langue n'est plus que celle des ombres? — Je la ressusciterai ; elle résonnera de nouveau sur les lèvres des peuples en paroles plus douces, empourprées, mêlées de miel. » Tenté par ces caresses, Virgile sourit : « Je vais faire ce que personne ne m'a com¬ mandé. Passe plus rapide que l'éclair. — Oui, plus rapide que l'espoir dans le cœur des maudits. » Et en s'avançant, ils semblaient des oiseaux voyageurs qui connaissent leur route, sans l'avoir jamais pratiquée auparavant. Le sage Merlin expli¬ quait sans aucune peine tout cè qu'il rencon¬ trait. « Les moindres ténèbres te sont connues mieux qu'à moi ; tu as donc déjà habité ces lieux? disait Virgile. — Jamais ! » répondait Merlin, et il continuait d'étonner son guide par sa connaissance précise du plus petit abîme. Combien, au reste, ses explica¬ tions étaient différentes de celles qui furent don¬ nées plus tard ! A chaque supplice qu'il rencon¬ trait : « J'imagine, disait-il, un plus grand supplice! — Quel est-il ? MERLIN A LA RECHERCHE DE SON PÈRE 133 — De chercher Viviane et de ne plus la trouver. — Prends garde, frère, d'évoquer ton supplice. Chacun, ici, se crée et se forge le sien. » Et comme Merlin et Viviane se tenaient par la main en marchant, leur joie était si profonde, que l'enfer même en fut ému et ébranlé. Il ne put anéantir leur félicité. Au contraire, elle se réflé¬ chissait autour d'eux. En voyant passer ces âmes heureuses, les damnés se sentaient apaisés ; ils disaient : « 0 âmes bénies ! quelle est donc votre félicité, puisqu'elle se répand sur nous ! Voilà donc à la fin un moment sans douleur? C'est le premier depuis que nous habitons ce séjour! » Merlin s'arrêta, il dit : « Qui que vous soyez, de si grands maux auront un terme. — Que dites-vous? reprirent les âmes torturées. Quoi il pourrait y avoir un terme à la malédiction? Jamais parole semblable n'a été prononcée dans ces abîmes. Croyez-vous ce que vous dites, ou est- ce seulement pour nous consoler? — Je le crois, dit Merlin en pleurant. — Quoi ! vous pleurez ! il y aurait une heure de pardon ? — Oui, si vous pouvez encore aimer quelque chose. » Il y avait une si grande bonté dans Merlin, que méine les âmes de bronze ne purent lui résister. 11 meklin l'enchanteur, t. i. 8 134 MERLIN L'ENCHANTEUR semblait qu'elles allaient se fondre comme le métal, quand sous un feu plus ardent il commence à se liquéfier. Ce moment fut une heure d'espérance qui tra¬ versa toutes les régions de l'enfer. Astaroth, Asmodée, Méphistophélès, Gagnazzo, Malacoda eux-mêmes se prirent à sangloter, et, s'approchant de Merlin, ils lui dirent un mot qu'ils avaient appris sur la terre : « Chevalier, changeons de conver¬ sation ! » Puis, rejetant eux-mêmes l'espérance, ils se servirent de leur amie la plus dangereuse, l'ironie, le ricanement, pour déconcerter Merlin. Tous étaient sués que par une fausse honte, un vain respect humain, il se livrerait lui-même. Maisj qu'ils le connaissaient mal ! la meilleure qualité de Merlin, après la bonté, était de défier la raillerie, quand il suivait une conviction. Loin de l'abattre, les moqueries des démons ne tirent que l'enhardir. 11 continua de souffler partout l'espoir, Cependant l'anxiété commença pour lui lorsqu'il chercha le roi de l'enfer. A chaque pas, il souhai¬ tait, il craignait de l'apercevoir. Tout à coup, à l'endroit où le chemin se recourbe, il le voit en face : de lui, sur son trône. Quel moment ! Leurs yeux se rencontrent... C'était bien là le chevalier qui avait pris soin de son enfance? Nul moyen d'en douter. Même manteau rouge, échancré sur les bords ; mêmes éperons de flamme, même casque MERLIN A LA RECHERCHE DE SON PÈRE 135 d'or; seulement il l'avait quitté un moment pour respirer plus à l'aise ; il laissait flotler à l'air libre sa rouge chevelure embrasée. A cette vue la nature parle; elle crie ; Merlin a reconnu son père. La crainte, une certaine horreur, mêlée d'un ancien respect, la honte, le dépit, le ver de l'an¬ goisse, les affres de l'enfer, l'oppressent à la fois ; il se sent brûler et glacer. Il n'ose ni avancer, ni reculer, ni parler, ni se taire. Son père voit son trouble ; il se hâte d'en profiter. « Te voilà donc, cher fils! lui dit le maître de l'enfer, en lui tendant sa main d'où jaillissaient des étincelles. Viens ici dans mes bras ! que je le presse, ô mon fils, sur ma.poitrine. Viens! te dis- je. Assieds-toi à mes côtés, sur ce vieux siège de famille. Allons, mes féaux ! place, place au foyer! C'est aujourd'hui le retour de l'enfant prodigue ! Tous mes biens sont à lui, bon feu, bon gîte et le reste. » Aussitôt les vastes chaudières se remplirent comme à l'apprêt d'un festin infernal. Les tisons assoupis se rallumèrent dans l'Aire. Les forêts sou¬ terraines pétillèrent en laissant couler des fleuves brûlants de houille ; et il n'était pas sur leurs rives couleur de sang, un noir Cobold, armé de croc en guise de rame, qui ne fit fête à Merlin, comme à 1 enfant préféré de la maison. Alors son père, en s'approcliant de Viviane : 136 MERLIN L'ENCHANTEUR « Peste, Merlin! la jolie fille! C'est sans cloute ma bru!... Quels yeux ! quelle bouche, ma mie!.,. Quel incarnai ! quelle taille ! Elle ne dédaignera pas la maison paternelle? Chers amis, vos noces se feront ici ce soir, car il me semble, Merlin, que tu les ajournes trop. J'entends dire que tu donnes prise par là à la critique du monde. » Pendant ce temps, Merlin était tombé clans une morne stupeur ; il semblait insensible. C'était la première fois que sa parenté avec l'enfer était solennellement publiée, et que les abîmes étaient pris pour témoins. Jusque-là, il avait eu un pres¬ sentiment vague, confus ; mais le secret n'était encore sorti d'aucune bouche mortelle. Aussi, s'obs- linant à douter, il murmurait : « Vous, mon père!... Moi, votre fils!... Vous vous trompez, seigneur... — N'étouffe pas la nature, mon enfant ! elle te parle mieux que je ne ferais moi-même. — Mais encore, où sont les signes? — Connais-tu cette tresse de cheveux? — Ils sont peut-être supposés. — Doucement, esprit fort L PJt ce bracelet où est gravé ton chiffre avec celui de Séraphine? — Je voudrais d'autres signes. — Je les ai mis dans ton berceau. — Qu'en a-t-on fait? — Tu les as conservés tous. MERLIN A LA RECHERCHE RE SON PÈRE 187 — Où? — Là, clans ton cœur. Regarde au fond, tu me verr. s moi-même. — Je ne suis pas comme vous, seigneur, de sang royal. — Ne fais pas le modeste ; tu me ressembles, mon fils, trait pour trait. Voilà mon front, mon air, ma taille, tel que j'étais à ton âge. Et c'est bien mieux au dedans : c'est là que tu gardes empreints mon lignage et mon blason. Même fan¬ taisie vagabonde, même curiosité, même impossi¬ bilité de garder ton sérieux, mêmes aiguillons de la chair, aussi cuisants... Hein! les connais-tu?... Ces ressemblances intimes ne me trompent pas, mon cher; moi-même, je les tiens en ligne droite de notre bisaïeul. — Mais une chose me distingue de vous et de votre famille. — Laquelle, je te prie, mon enfant? — L'espérance. — Ah! oui!" attends à demain. Tu la perdras comme je l'ai perdue; elle tombe pour nous avec les cheveux. Il te restera comme à nous l'occasion chauve que tu ne pourras saisir dans les siècles des siècles. Rends-toi donc ! — Je ne puis me soumettre si vite. — Tu ne peux te soumettre?... Précisément; je lus, je suis, je serai toujours ainsi. 8. 138 MERLIN L'ENCHANTEUR — Je ne sais ce. que je dois craindre ou désirer. — Comme moi ! Allons ! enfant prodigue, em¬ brassons-nous ! — Pas encore. — Crois-moi donc ! — Je ne puis croire. — C'est cela! comme moi, te dis-je, comme nous tous, ici! Fie-toi pourtant à l'évidence. •— Je doute encore. — Justement. Voilà le trait de ma famille: douter ! Ouvre cependant les yeux. — Je ne vois que ténèbres. — Bien dit! Pc voilà enfin mon fds, ce grand signe, les ténèbres; à cela reconnais Ion vieux père ! — S'il en est ainsi, mon père, convertissez-vous. — Il est trop tôt, mon lils. — Tourne sur lui tes yeux, "Viviane, tu le vain¬ cras d'un regard. » En prononçant ces paroles, Merlin sentit s'é¬ mouvoir ses entrailles de fds pour un si grand pécheur. Il allait mettre sa main dans celle qui lui était présentée, et, sans doute, c'était fait de mon héros, quand Viviane le sauva. « Fuyons, dit-elle, sa méchanceté l'emporte sur mon pouvoir. » A ces mots elle entraîne le prophète. Il la suit, mais non pas sans douleur; plus d'une fois il MERLIN A LA RECHERCHE DE SON PÈRE 139 tourne la tète en arrière. Les maux qu'il a vus raccompagnent et pèsent encore sur lui; l'an¬ goisse, le déchirement augmentent lorsqu'il entend son père crier d'une voix presque éteinte ; « Fils de l'enfer, tu trahis l'enfer ! Combien t'a-t-on acheté? Tu veux donc être le Judas de Satan? » Et l'écho des abîmes, sous les voûtes maudites, de répéter : « Ton vieux père est trop faible pour toi, Mer¬ lin; c'est nous qui payerons sa faiblesse. » A ces rugissements, Merlin s'arrête ; l'éternelle douleur le tente s'il revenait sur ses pas! pourquoi non? Il irait revoir encore son père, le supplier, l'étreindre de ses bras. Pourquoi l'avoir quitté si vite et sans aucun adieu? Il pourrait l'emporter sur ses épaules, comme Enée fit d'An- clhse, hors de l'éternel incendie de la cité do¬ lente... Déjà il s'était retourné, et il méditait de se replonger dans les régions maudites, quand ses deux compagnons lui fermèrent la voie. « Laisse le passé que tu ne peux refaire, pro¬ phète, dit Viviane ; l'avenir seul est à toi. Écoute le vagissement des mondes nouveaux qui t'appel¬ lent. Veux-tu tromper leur attente enfantine? » Virgile lui montrait les portes ciselées, rayon¬ nantes du paradis. J 40 MERLIN L'ENCHANTEUR « Non, pas encore, boa Virgile, dit Merlin; que ferais-je dans la demeure accomplie des justes? Ils sont heureux, qu'ont-ils besoin de moi? Allons voir plutôt, comme celle-ci le conseille, la source jaillissante des choses, le commencement des êtres et tous ceux qui attendent la vie dans le berceau des mondes futurs, car c'est là qu'est mon do¬ maine. » A ces mots les deux enchanteurs se quittent en pleurant. Le sage Merlin avait porté le premier un rayon d'espoir et de pitié dans l'enfer. Ce ne fut, il est vrai, qu'un moment; mais les torturés ne l'oublièrent jamais. LIVRE IV LE CONDUCTEUR DES TROIS VIES I Morts bien-aimés que j'ai connus vivants sur la terre, et qui avez sitôt disparu du monde en nous laissant les larmes ! Belles âmes matinales, ailées, qui, emportées par une trop grande curiosité vers les choses éter¬ nelles, êtes parties avant le jour et m'avez laissé clans les ténèbres ! Ames détachées du limon, vous qui connaissez les chemins que je veux tenter, et dont la seule pensée m'épouvanterait, si je ne vous avais pour cortège ! Vous qui vivez sur les cimes escarpées de l'in¬ visible, qui ne touchez de vos pieds que l'essence immaculée des choses ! Si votre mémoire m'est présente à chaque heure ; 142 MERLIN L'ENCHANTEUR si dans la tristesse et dans la joie je vous cherche comme ma lumière ; Vous qui avez été, qui serez dans l'éternelle vie; Soyez mes guides à cet endroit où s'arrête tout sentier tracé par les hommes ; Conduisez mes yeux pour que je voie, à travers les ténèbres des siècles, ce que nul œil n'a vu, ce que nul œil ne verra sans vous. Comme au pied des montagnes bernoises où le rocher se dresse, où l'univers se ferme, le guide conduit le pèlerin sur les neiges contemporaines du premier jour, et l'empêche de se tromper de voie ; De même, soutenez-moi à travers l'abîme des choses encore immaculées où m'entraîne Merlin. Car son plus grand désir est de frayer le sentier aux hommes à travers les régions infréquentées ; et maintenant il s'est résolu à visiter les vastes limbes où personne n'a pénétré avec lui. Des bruits indécis, informes, comme le vagisse¬ ment de l'abîme, l'accueillent à l'entrée de ces lieux où croissent, pâles et ignorées , les racines de toutes choses. Ce n'est pas le jour et ce n'est pas la nuit. Il n'y a ni soleil, ni lune, ni étoiles clans le ciel, mais seulement des nébuleuses qui poudroient en serpentant, dans les méandres des voies lactées, sans pouvoir enfanter l'aurore. Vous diriez que des mondes se forment en secret , et balbutient dans le sombre atelier. LE CONDUCTEUR DES TROIS VIES 143 C'est d'abord, au plus épais du labyrinthe al¬ pestre, vers Claris, une longue avenue de monta¬ gnes pyramidales, sur des socles de marbre noir, qui touchent aux cieux ; et, à mesure qu'on avance, elles sont plus hautes et plus fières. À leurs pieds s'étendent de brunes forêts d'érables, comme des fourrures de peaux d'ours étalées, où dansent et bondissent léâ cascades au bruit des avalanches; plus haut montent les sapins, et la pente ëst déjà si rapide qu'ils semblent enracinés sur la tète les uns des autres. Après eux l'herbe rtule, tondue parles chamois, puis le roc chauve. A cet endroit pend le bas glacier comme le pis de la mamelle traînante de la génisse à travers les hautes herbes; dans le fond, par delà de noirs chaos, se dresse le squelette nu, denté, éblouissant d'une cime de neige, trône glacé de la mort. Voilà par quelle bouche se précipite la Linlh ; et son mugissement de taureau est étouffé dans le gouffre avant de monter dans les prairies. Éloignez de moi cette vision anticipée de l'enfer dé glace. De pâles nuages ponctués de noir s'enroulaient autour du pic le plus aigu, comme un collier de duvet sanglant autour du col d'un vautour. Mais le vent les promène ; puis ils enveloppent de la tète atix pieds le grand spectre de pierre et de neige 5 ils se déchirent de nouveau, et laissent voir le pilon qui émerge dans un golfe aérien de sombre azur, 144 MERLIN L'ENCHANTEUR C'est là que, du ciel aux enfers, la terre est fendue. De l'horrible crevasse monte une haleine froide, inconnue, le souffle des mondes souterrains; avec elle, vous sentez le vertige. Entre les deux parois verticales, blêmes, humides, un pont perdu dans la nue, plus étroit que le fil d'un rasoir, se dessine sur la face noire du ciel. Comment y pas- serai-je sans être précipité ? De l'autre côté, commence le royaume des lim¬ bes, vaste contrée, incorruptible, blanche de neige, comme une page non écrite, qui contient les pré¬ mices de toute exis tence. Ce domaine est régi par un pasteur. Armé d'une houlette, il commande le troupeau des êtres qui attendent la vie-. Pour lui, il empêche les mondes impatients de se hâter vers la lumière, avant que leur jour soit arrivé. Avez-vous vu en mai le berger conduire ses troupeaux de vaches sur l'Alpe rougissante, au tintement des clochettes nocturnes? Sans hôte, sans compagnon, il habite les nues. Tel esL le pas¬ teur des limbes. Sans parents, sans épouse, sans postérité, séparé des vivants, il habite la source des choses. A ce moment, adossé aux rochers, devant un feu de broussailles, il murmurait un chant étrange, faible, insaisissable ; et l'on ne savait si c'était pour éveiller ou pour endormir les mondes nais¬ sants dans le berceau des limbes. Comme il était LE CONDUCTEUR DES TROIS VIES 145 tout pensif, occupé à ces chants clu berceau, Merlin put s'approcher de lui sans peur, et il lui dit : « Toi qui retiens dans ces limbes les créatures et les formes promises à la vie, cesse ton chant et montre-moi les greniers d'abondance où sont en¬ fouis les germes éternellement renouvelés des mondes naissants, les trésors de la grêle et de la pluie automnale, et ceux de la colère céleste. Dis- moi aussi où habite la lumière, » Le pasteur des limbes eût voulu cacher le trésor amassé des choses futures et les promesses de la vie confiées à sa garde ; mais sa surprise fut si grande, qu'il ne fit aucune défense. Ayant remis sa flûte dans sa panetière, il prit sa houlette et montra au loin ses domaines, puis il en ouvrit la première barrière qui était de solives branlantes, entremêlées d'épines, comme dans la campagne de Rome. Pendant que tous deux s'avançaient, une vapeur colorée, irisée de mille feux, les entourait. Elle était plus légère que la brume qui s'élève de l'herbe dos prairies. « D'où vient, è berger, cette brume empour¬ prée? Elle n'est point fille de la pluie et delà rosée. — Non, répondit le pasteur des limbes. Cette vapeur légère que tu vois s'élever sous tes pas, merlin l'enchanteur, t. i. 9 146 MtiKLIN l'enGHANTEUH c'est la poussière lumineuse des mondes futurs, — Eli quoi ! tout univers naissant n'est-il qu'une fumée? Et moi, suis-je le fils de cette vapeur? Est-ce d'elle aussi que sont formés les dieux à la face dorée? — Ne t'inquiète pas des dieux! Je te montrerai plus tard où ils naissent, car je suis aussi leur gardien. Prends garde, seulement, de dissiper d'une haleine un monde sans le savoir. » A cette réponse, Merlin a demi-perdu dans cette aube de vie, retint les paroles qui se pressaient sur ses lèvres; cependant, il ne put s'empêcher de dire : « Je sens, ô pasteur des limbes, mon cœur plus fort que les myriades des mondes naissants. Quoi! si faibles! si rampants! si semblables au néant! Mais d'où peut donc naître l'orgueil ? d'où vient la sagesse? où est le commencement de l'amour? et d'où naît l'espérance ? — Je te l'ai dit déjà : de cette fumée radieuse.» Et, devenus tous les deux plus pensifs, ils tra¬ versèrent en silence le vestibule des limbes. A l'endroit où le chemin se resserre, il y avait, au milieu du sentier à pic, un vieillard qui tenait un livre sur ses genoux; et, tout courbé, il écri¬ vait sans relâche sur les pages encore blanches, sans paraître s'inquiéter de ceux qui approchaient, ni des abîmes ouverts à ses côtés. Longtemps Mer- LE CONDUCTEUR DES TROIS VIES 147 lin le considéra avec l'espoir de lui voir lever la tête ; mais la tâche croissait sous la plume rapide du scribe ; celle-ci grinçait sans s'arrêter jamais. « 0 scribe éternel, lui demanda le prophète, qu'écris-tu avec tant de hâte sur ces pages que tu désespères de remplir? Je ne vois pas celui qui te dicte la tâche. » Le scribe répondit : « Passe sans l'arrêter comme ils font tous! J'écris ici le nom divin de chaque être, de chaque chose, à mesure qu'ils viennent à la vie, afin que le nombre en soit compté et que nulle créature, si petite qu'elle soit, ne puisse échapper à la science de l'Éternel; prends garde de lui en dérober une seule ; car, moi aussi, j'en sais le compte. » Puis il ajouta avec colère, en le regardant d'un œil oblique : « C'est à tort que le berger t'a laissé parvenir jusqu'ici. Un autre plus puissant que moi lui en fera le reproche. •—Tu vois, murmura le berger en entraînant Merlin, lu vois, prophète, ce que j'endure pour toi. Au moins garde-moi le secret. » 148 MERLIN L'ENCHANTEUR II Par delà le vestibule, sur le seuil des limbes, étaient couchés des géants qui semblaient le gar¬ der, quoiqu'ils fussent endormis. Etendus au ha¬ sard, çà et là, ils avaient laissé entre eux quelque intervalle ; et c'est par ce sentier tortueux qu'il fallait s'ouvrir un passage. Le berger toucha de son sceptre ceux qui dor¬ maient ainsi devant sa bergerie. « Ce sont, continua-t-il, les jours futurs qui attendent que le souffle matinal vienne caresser leur chevelure. Car ce sera pour eux le signe qu'ils doivent se lever. Alors ils se dresseront de¬ bout, le front illuminé des feux de l'aurore, et ils ne resteront pas éternellement nus et dé¬ pouillés comme tu les vois maintenant. Mais les uns seront revêtus d'une aube rougissante, les autres d'un nuage couleur de cendre, chargé d'éclairs et de tonnerres, qui flottera jusqu'à leurs ceintures ; des diadèmes parsemés d'étoiles cou¬ ronneront leurs têtes. Jusque-là, il faut qu'ils restent assoupis tous également du sommeil des limbes.^ A peine s'ils rêvent de leur splendeur à venir. LE CONDUCTEUR DES TROIS VIES 149 — Et celles-ci qui dorment à leurs côtés, qui sont-elles? — Leurs compagnes fidèles, les nuits. La tête appuyée sur le coude, elles attendent, dans une vision stérile, d'être mariées aux jours futurs. » A cet endroit s'ouvraient les vastes réservoirs, les celliers innombrables où étaient réunis les prémices des choses, plantes, animaux ébauchés, que l'œil de l'homme n'a jamais vus, et la subs¬ tance des mondes fu turs qui ne sont encore qu'un désir. Comme le matin, lorsque le laboureur entre dans son champ où il a laissé la charrue debout dans le sillon commencé, des bandes de pigeons s'envolent de la glèbe et tournoient sur sa tête ; ainsi d'immenses reptiles volants, ébauchés, atta¬ chés encore à la vase primitive, se soulevèrent et frappèrent l'air de leurs ailes visqueuses à l'appro¬ che de Merlin. Il y avait aussi des lézards de cent coudées, au ventre d'or, qui, la gueule ou¬ verte, lui barraient le chemin avec un bruit sourd d'écaillés et de carapaces abandonnées. D'autres plus gigantesques, au col de serpent, aux mamelles monstrueuses où pendaient leurs petits, aiguisaient leurs défenses au tronc des fougères colossales. Mammouth était avec eux. Mais ces êtres innom¬ més, saisis de crainte, se retirèrent confus dans leurs étables; à leurs places d'autres plus étran- 150 MERLIN L'ENCHANTEUR ges, à demi formés, apparaissaient, qui s'enfuyaient à leur tour. Et il y avait entre eux une hiérarchie, car ils se rangeaient avec obéissance, les plus im¬ parfaits devant les meilleurs. Enfin vinrent Lévia- than et Behemoth. Mais, pour ceux-là, ils ne s'enfuirent pas devant la face du prophète; ils osèrent demeurer. Longtemps Merlin contempla ce mystère des êtres nés sans parents; il les vit sortir tout armés de l'ample sein de la terre. Alors il s'écria ; « Non, jamais, ni sous l'arbre des fées de Bre¬ tagne, ni dans le Sabbat grouillant de salaman¬ dres et de dragons, sur la cime boisée du Hartz, ni au bord des sources ensorcelées dans la forêt d'Ardennes, ni dans la Grau pierreuse de Pro¬ vence ou de Bresse, pareille compagnie ne s'est trouvée sous mes pas. Sont-ils tous enchantés? Mais par qui ? Quel magicien les a évoqués ? Est- ce toi? Donne-moi le mot secret par lequel on les fait paraître et disparaître, afin que moi aussi j'en accroisse mon domaine. — île ne le sais pas ce mot magique, moi qui suis leur berger. Cette parole vient de plus haut. Ne t'arrête pas davantage. » Et ils passèrent. LU CONDUCTEUR DES TROIS VIES 151 III Gomme un oiseau pécheur se promène dans l'orage, à la surface de . la mer, et cherche des yeux sa proie sous l'épaisseur des flots, en pous¬ sant un cri rauque; de même Merlin, à la surface des choses, cherchait partout les âmes. Pour les saisir, il eût voulu s'engloutir dans l'océan dos êtres.. Voilà pourquoi, après avoir ainsi visité les prémices des choses, honteux de ne toucher que des ombres vaines, il s'arrêta et dit : « 0 conducteur des limbes ! c'est peu d'avoir vu les trésors de la grêle, de la pluie et du ton¬ nerre ; c'est peu d'avoir visité, dans les étables, le troupeau vagissant des êtres encore informes, attachés à demi à la glèbe du néant. Dis-moi, maintenant, de quel lieu sont tirées les âmes qui arrivent sur la terre? Que font-elles avant de voir le jour ! Dans quelle retraite cachée les tiens- tu rassemblées et voilées. — Tu es le seul, répondit le pasteur, qui m'ait fait cette question. Tu seras le seul auquel il sera répondu. » Alors il le conduisit dans le lieu le plus secret de son domaine, Un mur de rochers dentelés, décou- 152 MERLIN L'ENCHANTEUR pés en zigzags, sculptés par la foudre, tel qu'un éclair pétrifié sur le front des Alpes pennines, sé¬ parait cet endroit de tous les autres. C'est là que se rencontrent, sur des sentiers à peine tracés, les âmes ébauchées qui n'ont pas en¬ core vécu. Ces larves errent, çà et là, poussées par une inquiétude enfantine, car elles n'ont point encore eu de berceau. Toutes se consument du désir immodéré de franchir pour la première fois les portes de la vie. Que ne donneraient-elles pas pour jouir une heure plus tôt de la lumière du soleil? De quels vains-projets ne se nourrissent- elles, pas ? Elles attendent que le siècle, l'année, le moment arrive pour elles de revêtir un corps d'argile, et qu'une grande voix leur commande de se mêler à leur tour au chœur des vivants. Jusque-là une cu¬ riosité pleine d'angoisse les tient dans une insom¬ nie éternelle. La principale douleur de ceux qui errent dans les limbes, c'est qu'ils n'ont point en¬ core de noms ; ils se cherchent confusément eux- mêmes au fond des ténèbres innommées, et ils se sentent, jour et nuit, opprimés par le néant. En ce moment quelques-uns, plus fiers que tous les autres, ébranlaient eux-mêmes, en gémissant, les portes de bronze qui les séparaient encore du jour. « Pourquoi es-tu si impitoyable ? dit Merlin au LE CONDUCTEUR DES TROIS VIES 153 pasteur. Écoute comme ils gémissent et désirent la vie. Pourquoi leur refuses-tu de sortir un jour plus tôt de ces limbes où tu les tiens emprisonnés? Que le fait un jour, cà toi qui possèdes les siècles? — Je ne possède que des ombres vaines. » Disant ces mots, ils touchèrent aux portes de bronze: c'étaient les portes de la vie. « Entre, ajouta le pasteur. Toi qui sais le lan¬ gage d'en haut, donne-leur à chacun le nom que tu voudras pour qu'on puisse les appeler : il leur plaira, venant de toi. » Et il s'apprêta à se retirer. Mais, voyant son guide s'éloigner, Merlin eut peur : « Pourquoi m'abandonnes-tu? Je ne connais pas la voie. — C'est à toi de la chercher. — Au moins Viviane me conduira par la main. •— Non. Quiconque passe ces portes n'a pour guide que lui-même. » Et, comme l'avare qui a été surpris auprès de son trésor caché, le pasteur des limbes se retira triste et inquiet; il alla de nouveau compter les ombres ébauchées, les choses vaines qu'il avait sous sa garde ; car il craignait, dans son cœur, que le prophète ne lui eût dérobé les meilleures. 9. 154 MERLIN L ENCHANTEUR IV Dès que Merlin fut entré, ceux qui étaient le plus près du seuil s'enfuirent ; ils parurent se dis¬ siper pour toujours. Mais bientôt le désir immodéré de la lumière les ramena sur le seuil des vivants, « Qui êtes-vous ? » demanda-Vil alors aux pre¬ miers qu'il aperçut. Et il songeait déjà à leur donner un nom. A celte question chacun tourna ses yeux au de¬ dans et sembla se chercher lui-même, interdit et désolé. Personne ne put répondre. « Pourquoi vous hâtez-vous vers ces portes fermées? demanda encore Merlin. Parmi vous il on est plus d'un qui se repentira d'être né. » Aucune des âmes vagissantes dans les limbes ne comprit ce langage. Alors il s'approcha de l'une de celles qui étaient le plus impatientes de vivre. « Pourquoi, cria-t-il, cours-tu ainsi au-devant de la lumière terrestre, toi qui dépasses les autres d'une coudée? Tu verseras des larmes qui, après, dix siècles, ne seront pas encore essuyées ! » Gomme tous s'étaient rassemblés autour de lui, ainsi qu'une couvée sous l'aile de la poule, et qu'ils attendaient encore un mot, il ajouta: LE CONDUCTEUR DES TROIS VIES 165 « Los ténèbres ne te connaissent pas encore, mais le monde t'appellera Charlemagne. » A ce nom, le premier qui eût été prononcé dans ces lieux, l'étonnement, la stupeur, passèrent sur les lèvres pâles de ceux qui l'entendaient. Le colosse répondit d'une voix enfantine : « Me voilà ! » Car il croyait qu'on l'avait évoqué; plein de hâte de fouler la rosée matinale, il murmurait dans une langue des limbes encore tout embarrassée : « Sus ! sus ! barons ! Oyez l'olifant ! Allons où le jor point! Si j'attends la vesprée, j'en serai honni et vergondé! » Ceux qui devaient être plus tard ses douze pairs et ses barons étaient encore enveloppés de langes d'acier ; ils répétaient à leur tour : « Sus ! sus ! » Et ils allaient au-devant de l'étincelle qui jaillit de Durandale. Merlin les arrêta par ces mots : « Paix! empereur et barons! Votre heure ap¬ proche, prenez patience ! Quand elle arrivera, c'est moi qui vous convierai de l'épée, fussé-je dans ma tombe. Moi-même je vous ferai vos heaumes et vos larges dorées et vos branls d'acier fourbis ; vous n'aurez qu'à les prendre. » Le grand Charles, voyant que son espérance était encore vaine-, redevint comme un petit enfant, et il pleura. 156 MERLIN L'ENCHANTEUR Plusieurs autres demandaient au prophète, les mains jointes : « Le temps de naître est-il proche pour nous? » Il leur répondit: « Dormez votre sommeil de larves. Votre heure est encore loin. » A ces mots, comme on voit une forêt verdis¬ sante se dépouiller en une heure de toutes ses feuilles, jusqu'à la dernière, au premier souffle de la bise de novembre ; de même, ces âmes se sen¬ tirent dépouillées en un moment de leurs espé¬ rances et de leurs joies prématurées. Elles s'en allèrent, en regardant à leurs pieds ; puis elles s'accroupirent sur la terre, en disant : « Nous n'avons pas eu de berceau, pourquoi avons-nous eu un sépulcre ? » Une seule, plus superbe, resta debout, et celle- là se mit à fouler sans pitié toutes les autres, pour arriver plus vite la première sous le soleil des vivants. Le prophète lui ferma le passage: « Crois-tu déjà régner, toi, qui n'es encore qu'une larve? Que poursuis-tu avec tant de co¬ lère? Tous les autres ne semblent compter ici pour rien à tes yeux? D'où te vient cet orgueil? Dis, que cherches-tu? que veux-tu? — Un nom ! répondit en défaillant l'âme orgueil¬ leuse d'une voix plus faible que celle des roseaux. — Rien qu'un nom? reprit l'Enchanteur. C'est LE CONDUCTEUR DES TROIS VIES 157 moi qui te donnerai le tien ; tu t'en rassasieras ici par avance à loisir, si bien que toute gloire te semblera usée dès que tu la goûteras. » Et comme, sans rien entendre, l'inconnu con¬ tinuait de fendre la foule en heurtant les vagues ténèbres naissantes : « Arrête-toi, Napoléon! dit le prophète. Espères- tu frauder l'Éternel dans le compte des jours? Tes vains désirs ne te feront pas arriver un jour plus tôt sous le soleil des vivants. Au contraire, tu retarderas le lever de ton astre. As-tu donc si soif de dominer et d'asservir le monde, que tu ne puisses prendre patience durant l'appel des siècles? Un jour, une année, te semblent-ils quelque chose? Va ! aiguise encore ton glaive. » Alors, l'âme vagissante, à laquelle manquait encore la parole, ayant levé les yeux, se retourna pleine de dédain, à la face du néant ; elle alla loin de la multitude se rengager et se perdre dans ses langes, qui semblaient un linceul. On entendit au loin le bruit d'un glaive aiguisé sur la pierre, et le pas d'armées qui passaient au loin et por¬ taient des chaînes. Une âme encore frappait avec colère aux portes de la vie ; celle-là, sans parler, semblait dire: « Je briserai les gonds ; j'entrerai ici par ma propre puissance. » Merlin se tourna de son côté et lui dit : 158 MERLIN L'ENCHANTEUR « Véritablement, ton impatience à toi aussi est trop grande, Maximilien ! Pourquoi te hates-tu jusqu'à en perdre haleine? Sais-tu ce qui t'attend de l'autre côté de la porte? Le sais-tu? Une mer de sang, où tu te débattras vainement pour ne pas te noyer, car ta mémoire y restera plongée; il ne le servira de rien que tu t'appelles l'incor¬ ruptible. Le cri des hommes sera tel contre toi, que tout mensonge et même le plus vil prévaudra sur ta parole. Vois, maintenant, si tu veux avancer ou reculer. » En entendant ces mots; l'àme qui devait terrifier le monde hésita et se mit à trembler ; elle se voila le visage de sa main et recula devant le soleil des vivants. Puis, avec un geste d'orgueil, elle parut dire en s'éloignant, le visage tourné par-dessus son épaule : « J'aurai pourtant mon jour. » Non loin de là était un rivage marécageux, plombé, où sifflait éternellement dans la brume le vent du nord. Au milieu des algues déracinées, un esprit se tenait debout sur une étroite dune, malgré l'orage qui avait courbé tous ceux qui l'entouraient. Jamais une parole n'était sortie de ses lèvres depuis le commencement des choses. Plusieurs l'avaient interrogé pour savoir son se¬ cret, mais sa langue ne s'était point déliée. Nul, dans la multitude innombrable des larves, ne con¬ naissait sa pensée. LE CONDUCTEUR DES TROIS VIES 159 Le prophète s'approcha de lui pour le tenter: « Dis-moi ton secret, et je te conduirai dès au¬ jourd'hui au-devant de la lumière du monde. Que trames-tu ici? Que prépares-tu? » La figure à laquelle il s'adressait mit un doigt sur sa bouche et refusa de parler. « 0 silence fécond qui enfantera un peuple ! dit tout bas le prophète. C'est à bon droit que le monde t'appellera Taciturne ! Combien de nations se prodigueront vainement en discours, pendant que tu créeras sur les eaux un monde sans pro¬ noncer une parole ! » Lui-même, il se tut et s'arrêta. Il prit plaisir à voir un grand dessein germer au fond d'une âme libre, dans le silence des choses. En ce moment, Merlin découvrit, cachée au plus épais delà foule, une âme qui osait à peine lever les yeux vers lui, tant elle se sentait dépouillée , et pourtant elle s'abritait sous son manteau. (Or, cette âme, lecteur, c'était la mienne.) L'Enchan¬ teur, baissant la tête vers, elle , la regarda avec complaisance, et lui dit : « Toi qui te caches sous mon manteau, je ne t'ap¬ pellerai pas par ton nom; mais je te dirai où tu dois naître, et quelle sera ta vie. Ton berceau sera près' des pleureuses qui se voilent de marbre, au¬ tour du grand sépulcre de Brou. Dire où sera la tombe est plus difficile. Je crains qu'elle ne repose 160 MERLIN L'ENCHANTEUR pas dans ta patrie. 0 vallées désertes de l'Ain, landes, lacs souterrains, forêts, étangs solitaires , humbles bruyères de Certines, combien de fois ton cœur se précipitera de ce côté et presque toujours vainement ! Tu adoreras la justice ; elle te sera re¬ fusée. Tu sentiras sur tes lèvres la vérité ; chose cruelle! tu ne pourras la publier. Chaque jour tu attendras la liberté ; elle ne viendra pas pour toi ; mais tu garderas l'espérance pour autrui. Tu vou¬ dras commencer le règne de l'éternité dans le temps, du ciel sur la terre ; dans cette entreprise beaucoup se lasseront de marcher avec toi. Pour¬ quoi aussi mets-tu si peu de miel dans la coupe que tu présentes aux autres? Ne sais-tu pas que la flatterie les mène ? Tu le sais, et Lu dédaignes de faire usage de ta science. C'est une tâche rude de remonter le torrent, sans courtiser le flot qui passe. Mais tu ne te plaindras pas ; au contraire, tu seras étonné que le pain ne t'ait pas manqué un seul jour dans le désert que tu as choisi. Les li¬ vres, les solitudes, les rêveries, les bois, la douce musique delà parole des maîtres,voilà ce qui fera ta principale joie. L'amour aussi ne quittera pas ton cœur, même quand la vie mortelle sera près de te quitter. Mais Lu te repentiras de chaque heure où Lu laisseras dormir les méchants, quand la parole changée en glaive pourrait les réveiller. A la fin viendra le long exil, et les tiens ne te LE CONDUCTEUR DES TROIS VIES 161 connaîtront plus. Tu laisseras derrière toi deux tombes, tu iras en chercher une troisième. Il se fera autour de toi un grand silence; souvent tu le prendras pour celui de la mort. Tu te réveilleras clans la nuit, croyant que tu as été cloué endormi clans le cercueil. Pourtant tu marcheras jusqu'à la fin, la tête droite, sans connaître le joug; c'est ce qui te fera aimer l'épreuve. Tu sentiras l'oubli passer sur ta face, comme un souffle avant-cou¬ reur de l'éternelle nuit ; mais, à l'heure où le far¬ deau eût été trop pesant pour toi, une âme meil¬ leure que la tienne viendra à ton aide ; elle se tiendra debout près de toi, comme l'invincible es¬ poir ; celle-là te cachera l'abandon de presque toutes les autres. » Merlin avait déjà passé, que l'âme à laquelle il avait adressé ces paroles écoutait encore. Il lui semblait, avant d'avoir vécu, que sa vie s'était déjà écoulée; elle en devint si pâle qu'elle ne se distinguait plus de la nuit, et elle chercha à ses côtés celle qui devait la consoler. « Est-ce elle qui survivra ? » voulait-elle deman¬ der; mais la force lui manqua pour prononcer ces mots. D'invisibles larmes l'aveuglèrent avant qu'elle eût essayé de parler : de plus en plus trou¬ blée, elle se cacha dans l'ombre du prophète, et le suivit en silence, à pas inégaux à travers les ténè¬ bres premières. 162 MERLIN L'ENCHANTEUR V Par delà le premier labyrinthe des limbes, s'é¬ tend une plaine semblable au grand désert d'Ara¬ bie. Au milieu du désert, une ligure était couchée et dormait sous une tente. Au bruit des pas du pèlerin, l'âme endormie s'éveilla, mais non point assez pour marcher au-devant de celui qui venait la visiter. « Pourquoi tardes-tu à t'éveiller, âme volup¬ tueuse ? lui cria l'Enchanteur dès qu'il l'aperçut, Tu fais le contraire des autres qui voudraient de¬ vancer l'heure marquée. Tu oublies ici, au milieu de tes songes, que le temps approche pour loi. » A ces mots l'àme tressaillit, elle se dressa à demi à l'entrée de la tente. « Lève-toi, Mahomet, reprit l'Enchanteur, si tu ne veux laisser passer le siècle qui t'appelle, Geins Les reins pour le combat de la vie ; tu auras be¬ soin aussi du cimeterre. » L'àme acheva de s'éveiller ; elle lit le geste d'un homme qui ceint ses reins d'un glaive invisible. Tous lui firent place en silence à mesure qu'elle s'avançait, et chacun l'enviait de paraître si tôt à la lumière du monde. Pour elle, sans tristesse ehsans LE CONDUCTEUR DES TROIS VIES 163 joie, elle marchail, comme la nécessité, au-devant des portes do bronze qui s'ouvrirent avec fracas pour la laisser passer. Cependant toutes les âmes enfermées dans les limbes se regardaient en murmurant. Celles qui se tenaient le plus à l'écart disaient : « Pourquoi celui-là est-il favorisé ? Il n'a point le signe du Christ sur son front ; il n'a pas non plus le sang du Christ empreint dans ses rares paroles. Depuis quand les^ ennemis de l'Éternel sont-ils les préfé¬ rés? Ses disciples et ses croyants seront-ils tou¬ jours rejetés avant de naître dans l'infranchissable néan t ? » Celui qui semblait à ce moment parler pour tous les autres était de la tète aux pieds enveloppé de bure à la manière d'un moine. Sa tété seule sortait du capuchon qu'il tenait renversé et il avait le col gonflé par la colère. L'horreur de ce qu'il venait de voir passait comme une ombre sur son visage. L'Enchanteur lui dit: « Garde ta colère, ô Luther ! pour d'autres com¬ bats. Toi aussi, il faut te ceindre d'avance, mais non pas d'un cimeterre. Véritablement, plus d'un siècle t'est nécessaire encore pour fourbir le glaive de l'esprit. Si tu dépenses ici avant le temps ta fu¬ reur divine, que feras-tu quand il faudra renverser Piome dans sa maison de pierre? — Rome ! répondit celui qui avait peine à ajour- 164 MERLIN L'ENCHANTEUR ner la vengeance de Dieu, comme l'archer a peine à retenir la flèche sur la corcle tendue. R.ome! Quel nom prononces-tu? Je l'entends pour la première fois; déjà je voudrais l'anéantir! — Prends patience encore un peu de temps. Toute indignation est féconde quand elle s'amasse lentement au fond du cœur. Alors elle éclate ; elle disperse les autels profanés; elle affranchit le Dieu captif de l'homme. Mais si elle se prodigue inconsi¬ dérément, elle n'attire que la risée du monde. Pie- tiens donc ta violence jusqu'à coque tu rencontres les violents de la terre. C'est ici le séjour delà paix. Nul ne mettra sous le joug ton front de tau¬ reau germanique. Va, n'aLtaque plus de la corne ceux qui passent avant toi. » A ces paroles sévères, la colère de l'âme superbe tomba en un moment. Elle s'inclina jusqu'à terre d'un visage mystique, où rayonnait pourtant le rire du victorieux. Mais personne ne la vit lorsqu'elle se déroba au loin, tant sa démarche triomphante était en même temps craintive. Elle alla seule à l'écart s'asseoir sur des ruines; et elle ouvrit une Bible aux feuilles d'or qui resplendissait dans le pâle crépuscule. Chaque fois qu'elle tournait la page du livre, le bruit s'en faisait entendre à travers l'abîme. Tous tressaillaient en même temps. Un peu plus loin, le pèlerin arriva à l'endroit où s'étend une vaste mer dont les flots immobiles LE CONDUCTEUR DES TROIS VIES 165 ne sont jamais soulevés en aucune saison, par au¬ cune tempête, ni effleurés par aucune brise; si bien que l'on prendrait cet Océan pour la terre ferme, si son lit n'était pas azuré. Au bord du golfe, marchaient à côté l'une de l'autre deux âmes qui semblaient être de la même famille et parler la même langue, tant elles conversaient familière¬ ment entre elles et sans aucune défiance. L'une était voilée, l'autre parlait à visage découvert. La première semblait chercher un passage que la se¬ conde ne pouvait lui montrer ; elles regardaient tour à tour le ciel et l'eau; toutes deux laissaient voir leur tristesse de sentir en elles un si grand désir, avec une si grande impuissance. Quand le prophète vint à passer, l'âme qui était la plus inquiète marcha au-devant de lui; et comme si elle eût continué l'entretien commencé : « M'en¬ seigneras-tu le chemin ? dit-elle, en montrant l'Océan. — Quel chemin? répondit le prophète. Parle! que cherches-tu ? — Un monde. » Alors s'approchant de cette âme, il vit qu'elle était voilée ; il lui dit: « Il y a assez de ténèbres ici, sans y joindre le linceul replié sur ton front. » Celui à qui il parlait écarta de la main droite le manteau génois qui l'enveloppait et laissa voir son visage. 166 merlin l'enchanteur Merlin lui dit : « Je te connais maintenant. Je t'indiquerai la voie. C'est toi qui dois porter le Christ sur tes épaules à travers l'Océan par delà l'Atlantique, et pour cela ils t'appelleront Christophe Colomb. Aiguise ici les yeux de ton esprit, en sorte qu'ils soient plus perçants que ceux de Téporvier et de l'aigle de mer. Car il te faudra discerner un monde à travers l'épaisseur de l'Océan. « Vois d'ici ce golfe bleu, ceint de montagnes crénelées, qui montent jusqu'aux nues; tel est celui où flottera ton berceau. Mais le port d'où tu partiras pour le grand voyage sera plus humble, et sans toi son nom resterait ignoré. « Quand le grand jour viendra et que la voile sera hissée, dirige alors ton vaisseau en sortant des portes d'Hercule vers l'endroit où se couchent les astres. N'en dévie jamais malgré les appa¬ rences. N'écoute ni les vents ni les murmures des hommes.. Consulte seulement les oiseaux qui voyagent : ils savent le chemin. Garde-toi d'en tenter un meilleur. » Celui auquel il s'adressait se tenait immobile comme la pierre; il était tout occupé à graver en lui-même les paroles qu'il venait d'entendre. H apprenait à ses lèvres à les répéter. Puis, incli¬ nant la tète comme un homme qui a reçu un ordre et qui promet d'y obéir : LE CONDUCTEUR DES TROIS VIES 167 « Je me souviendrai du chemin, » dit-il. Et il descendit sur la plage ; il y resta dans une con¬ templation si profonde, qu'il semblait compter le nombre des flots. Alors son compagnon, qui s'était tenu muet, se voyant seul avec le prophète, fut pris d'une ter¬ reur divine ; il tenta de s'échapper, les cheveux et la barbe hérissés, à travers les précipices qui s'ou¬ vraient sous ses pas. Mais l'Enchanteur le suivant de près lui cria aussitôt : « Ame farouche, pourquoi fuis-tu par ces chemins escarpés? Crois-tu que, moi aussi, je ne sache pas marcher à travers les abîmes ? Est-ce ainsi que tu fuis l'inspiration quand elle fond sur toi comme le faucon? Ou bien as-tu peur de voir trop tôt le jour? Ne crains rien, je t'apporte la paix. » Apprivoisée par ce langage, l'âme farouche s'ar¬ rêta. Merlin lui dit : « Va ! je t'ai reconnu plus vite que ton compa¬ gnon, quoique tu m'aies aussi voilé ton visage. Pourquoi me fuis-tu, toi que les hommes appelle¬ ront Michel-Ange ? » En entendant son nom pour la première fois, 1 âme indomptable sourit ; car ce nom lui plut ; elle prit plaisir à le répéter elle-même. « Toi aussi, es-tu pressé de naître? demanda 1 Enchanteur 4 168 MERLIN L'ENCHANTEUR — Non, répondit la voix triste et déjà terrible de celui cjui méditait Moïse. — Profite des jours et des siècles qui te sont laissés pour préparer à loisir les belles formes que tu dois montrer au monde ! Il y a aussi de l'argile dans les limbes pour pétrir de beaux corps ; le limon ne te manquera pas. Ebauche ici d'avance dans ce grand atelier tes oeuvres divines au fond de ta pensée, et garde-toi d'arriver au jour les mains vides. Car la vie de l'homme sur la terre est plus courte que tu ne l'imagines. Si tu ne commences ici ton œuvre dans les limbes, le temps te manquera pour l'achever sous le soleil. Il te faudra laisser, faute d'un jour déplus, tes figures enfouies dans la pierre. Que tu regret¬ teras alors le temps consumé en choses vaines, avant d'avoir vécu ! » Les vastes limbes exhalèrent un soupir ; le pro¬ phète continua : « Tu les entends qui gémissent. Ne les imite pas. Remplis ta mémoire des images et des figures qui peuplent ces demeures. Vois, de ce côté, cette nuit gigantesque qui dort couchée sur la terre, la tète appuyée sur son coude; autour d'elle volti¬ gent les hiboux et les phalènes. Ne la croirais-tu pas de pierre, tant elle est immobile? Contemple, de ce côté, ce jour livide, père des années, aïeul des siècles qui ne peut se lever, et qui pourtant LE CONDUCTEUR DES TROIS VIES '169 s'indigne des ténèbres. Souviens-toi de tous deux quand tu seras sur la terre. Les vivants auront peur des visions que tu rapporteras des limbes. » A ces mots, celui qui avait paru si rebelle se courba avec majesté ; comme si le temps l'eût déjà pressé, il se baissa vers la terre humide d'in¬ visibles pleurs. Il y ramassa du limon dont il forma des figures étranges, images des ombres colossales qui passaient dans la nuit ; et balbutiant avec un sourire surhumain: « Ceux-ci, dit-il, me feront mon cortège. » merlin l'enchanteur, t. i. 10 ■•s..' S.i :.o;o. ■■ si- -oMA^^is ■:■; : ,t saMio xJ^s-ixri fil- •■■■-." "~-o -X ^ • 1 41 . % . Xu« n] j-rif. î't # / < -> O 'f'# » > - ' - 3; S60fifcu.fi hiivxÈu. on; iife . o. oô .->x , » o -■ :. m§ - - ,oofifiïX; Vn;4 ■ rr ; d V • :W =E=Ex^r" LIVRE V LES LIMBES I Déjà l'endroit où finit le second labyrinthe des limbes blanchissait au bout de l'horizon : l'Enchan¬ teur voyait la fin de sa course, lorsque d'autres âmes plus cachées, plus enveloppées que les autres, se montrèrent soudainement à lui; et moi qui, jusque-là, avais suivi le moindre de ses pas, sans oser ouvrir la bouche, je devins plus attentif qu'au¬ paravant, Aux paroles dont il salua les âmes nou¬ velles accourues sur son passage, je crus com¬ prendre que celles-ci devaient monter sur la terre après moi, quand j'aurais quitté le monde des vivants. La curiosité me piqua alors de son plus vif aiguillon. Je me sentis consumé du désir de savoir leurs noms et ce qu'ils feraient sur la terre quand 172 MERLIN L'ENCHANTEUR je n'y serais plus. Et moi qui osais à peine regar¬ der le prophète un moment auparavant, tout à coup emporté par le désir plus fort que l'humilité, je m'approchai de lui et je lui dis : « Oh! par pitié ! dis-moi les noms de ceux qui vivront après moi et qui fouleront la terre quand moi je serai dans le tombeau. — Qui t'a appris ce que c'est que mourir, répon¬ dit le prophète, et comment est fait le tombeau, toi qui n'as pas encore vu le jour? —• Par grâce, laisse-moi m'approcher de ceux qui vivront après moi. Ecarte au moins le pli de leurs manteaux pour que je voie leur visage. Que ne puis-je les saluer au moins des yeux ! D'avance je me sens plein d'amour et de respect pour eux, comme s'ils devaient réchauffer mes os de leur haleine. Quel est celui qui vient le premier et qui est le plus grand? Gomme il marche avec assu¬ rance ! Et cet autre qui se tourne de mon côté ? Tous deux m'attirent également par des puissances différentes. Regarde ! ils voudraient m'appeler, ils me font signe ! Ah ! montre-moi leur visage. Dis-moi seulement quel sera leur nom, leur patrie. Sont-ils de mon pays, de ma race, de ma langue? ou feront-ils honneur à une terre étrangère ? Dis- moi... » Mais celui qui avait été jusque-là si indulgent m'interrompit avec sévérité : LES LIMBES 173 « Toute curiosité n'est pas bonne ! me dit-il. Ne le suffit-il pas de les avoir vus passer? Ce que lu prends pour leur visière baissée est le voile d'ai¬ rain qui couvre l'avenir. Sache seulement qu'ils ne mettront pas toute leur joie dans le glaive, et qu'ils sécheront les larmes que tu vois ici rassem¬ blées dans les yeux des multitudes. Que t'impor¬ tent leurs noms et les syllabes qui les forment ? Les noms trompent aisément. Apprends d'avance à regarder les choses. » Pendant que je me retirais confus et tout trem¬ blant de cette vision par delà le berceau et le tombeau, il pénétrait avec sérénité plus avant dans les limbes. II Avez-vous vu le torrent de l'Ain, à l'endroit où le rocher aigu s'avance pour lui fermer le passage? Vous diriez que le torrent est vaincu et qu'il ne lui reste qu'à revenir sur ses pas, en arrière, vers sa source. Mais, au contraire, il s'avancé plus fier, après avoir regardé de près, dans ses gouffres bleuâtres, le roc qui voulait l'enchaîner. Cet endroit est semblable à celui où la vallée des limbes se recourbe et se ferme pour empêcher de passer 10. 174 MERLIN L'ENCHANTEUR coux qui aspirent à la vie. La gorge étroite s'ouvre subitement béante, comme une vaste maremme. « Quel est celui qui vient vers nous? disaient deux âmes en se tenant amoureusement embras¬ sées au bord d'un gouffre. Vient-il pour appeler l'un de nous à la vie et pour nous séparer ? » En même temps elles tremblaient ; chacune d'elles devenait plus pâle à mesure que Merlin s'approchait. Il s'adressa à la jeune âme de vierge qui était plus éperdue encore que son compagnon; il lui dit : « Pourquoi as-lu peur ? » L'âme amoureuse lui répondit : « L'amour éteVnel nous tient ici embrassés au- dessus des orages ; il en est ainsi depuis que nous habitons ces lieux. Je tremble maintenant de rester oubliée dans ces demeures, pendant que tu appelleras à la lumière des vivants celui que je ne sais encore comment nommer. J'ai peur de rester seule ici, perdue, égarée, sans mon compagnon. Dis-moi si Lu viens le chercher pour le conduire sans moi, avant moi, là où nous désirons habiter ensemble. Après nous être fiancés dans les limbes, serons-nous désunis, par le temps, sur la terre ? Ne verrons-nous pas ensemble la lumière du jour, ou bien la verrait-il sans moi, pendant que je res¬ terai emprisonnée dans ces lieux, avec ceux qui n'ont, jamais vécu ? LES LIMBES 175 — Console-toi, âme amoureuse, répondit Merlin; " vous ne serez point désunis. Le même temps vous sera accordé à tous deux pour parcourir la vie. Ensemble vous verrez le même printemps, les mêmes jours, les mêmes années, les mêmes soleils. Ensemble vous goûterez la ■ rapide jeunesse ; ensemble vous cueillerez les mêmes fleurs, ensem¬ ble vous les verrez se flétrir. L'un ne sera pas retenu dans ces pâles demeures pendant que l'autre se réchauffera aux rayons amoureux du jour terrestre. » Un éclair de joie illumina le visage de ceux qui s'aimaient dans les limbes ; la jeune fille reprit : « Une seule chose m'attriste encore. Je ne sais comment nommer celui par qui je vis déjà avant le berceau. —• Appelle-le Àbeilard, répondit le prophète. — Et moi, de quel nom l'appellerai-je? de¬ manda l'esprit qui, jusque-là, avait gardé le silence. —■ Appelle-la IJéloïse. » Quand les deux âmes amoureuses eurent en¬ tendu leurs noms, une joie infinie parut dans leurs regards. Il semblait qu'elles venaient de se rencontrer pour la première fois. Longtemps elles se répétèrent l'une à l'autre avec ravissement ces noms qui étaient pour elles une révélation antici¬ pée de la vie attendue. Le doux chuchotement des 176 MERLIN L'ENCHANTEUR deux esprits continuait encore lorsqu'une voix plus forte se fit entendre au loin, vers l'endroit où la plaine se change en une montagne hérissée de rochers. Ils suivirent l'Enchanteur jusqu'à l'entrée de la vallée ; mais voyant de loin une jeune fille qui s'avançait dans la campagne, tous deux s'arrêtè¬ rent à la fois et le quittèrent en disant : « Il ne nous est pas permis d'aller plus loin. Celle qui s'approche s'indignerait de nos désirs d'amour. » A ces mots ils s'enfuirent. Sans les avoir entendus, celle qui leur avait fait peur continuait de marcher en cueillant des bluets dans la chaumine ; tout était rustique et humble dans son air, excepté son regard qui tra¬ versait les limbes. Pourquoi ont-ils peur d'elle? pensait l'Enchanteur. Quand il fut près d'elle, quoi¬ qu'un torrent les séparât encore, il la reconnut sans peine ; et aucune des âmes qu'il avait ren¬ contrées jusque-là n'avait ainsi touché la sienne, à ce point qu'il fut près de pleurer. « Jeanne, lui dit-il, sais-tu où tu vas? — Je le sais. — Et comme le bûcher est ardent ? — Je le sais. » Cependant elle traversait le torrent sur un tronc d'arbre qui était là comme ces ponts rustiques que LES LIMBES 177 les villageois jettent sur les ruisseaux, en Cham¬ pagne, quand la pluie les a gonflés. Deux esprits marchaient à côté d'elle, à sa droite et à sa gau¬ che, et lui parlaient à l'oreille. L'Enchanteur les ayant aperçus l'un et l'autre, s'écria : « Jeanne ! pourquoi marches-tu ainsi accompa¬ gnée dans ce chemin où tous les autres vont seuls ? » Et, avant qu'elle eût pu répondre, l'archange Michel, qui était à sa droite, lui dit à voix basse: « Prends garde, ô vierge, à celui qui s'avance : il a déjà été mêlé aux vivants; pourtant ni moi, ni celle qui est à ta gauche, nous ne l'avons jamais vu dans nos demeures célestes. Il n'est point de notre légion. — Vous ne m'avez point encore rencontré, dit l'Enchanteur; malgré cela,moi aussi, j'appartiens comme vous à l'Eternel. » A ces mots, la bergère ayant reconnu qu'il avait vu les deux esprits à ses côtés, fut remplie d'une joie qu'elle n'avait pas encore éprouvée : « Toi, au moins, tu les as vus, lui dit-elle ; lu as entendu leurs voix lorsqu'ils me parlaient à l'oreille. Tu ne feras pas comme ceux qui vont répétant ici que ce sont là des songes. Mais, puis¬ que tu as déjà vu le soleil et traversé la vie, dis- moi ce que je dois en savoir, et quel chemin il 178 MERLIN L'ENCHANTEUR me faut suivre. Car ceux-ci sont instruits dans les choses du ciel; mais ils méprisent le monde et les messagers qui en arrivent. — Avec cle tels compagnons pour guides, répon¬ dit le prophète, je n'ai rien à t'enseigner. Cepen¬ dant, puisque tu m'interroges, je parlerai. Le vil¬ lage où tu dois voir la lumière pour la première fois est déjà couvert de chaumes, è Jeanne ! Déjà les hirondelles ont niché ; les petits gazouil¬ lent sous le toit près duquel le tien s'appuiera, non loin de l'arbre des fées. — N'arriverai-jo pas trop tard? dit la bergère. Voilà mon unique crainte. — Ne crains pas, ô bergère ! tu paraîtras à l'heure de la bataille; tu ne perdras point de temps pour trouver l'oriflamme et l'épée. —- Gomment porterai-je le glaive, moi qui ai peine à porter cette houlette ? Comment dompte- rai-je les chevaux de guerre, moi qui tremble à chaque ombre qui passe ? — Tu l'apprendras ici, dans cette nuit des limbes. L'archange qui marche auprès de toi t'enseignera les vertus de l'épée. Vois ! il con¬ duit ici par le frein son noir coursier ; tu le dompteras dans les ténèbres. Quand tu viendras parmi les hommes, tu arriveras tout armée. Ainsi le bon Achille a été élevé avant toi dans les limbes par le sage centaure. » LES LIMBES 179 Il allait continuer; niais la voix lui manqua lorsqu'il vit cheminer, clans un sentier bordé d'a¬ bîmes, une troupe d'esprits qui tous avaient une couronne sur la tôle ; ils marchaient l'un après l'autre à la (ile et muets, si bien qu'ils ne parais¬ saient pas se connaître entre eux. La bergère et ses compagnons s'étaient arrêtés pour voir passer cette troupe qui s'avançait avec majesté. Quand la moitié au moins eut disparu, la vierge s'écria à la vue de l'un de ces pèlerins couronnés : « C'est lui, le voici ! le roi ! » L'Enchanteur lui dit : « Oui, Jeanne, tu l'as reconnu, c'est ton Charles; fais-lui son cortège, marche à son avènement. » Alors la bergère se mit à marcher à côté de celui qu'elle avait salué ; elle semblait, en l'accompa¬ gnant, le garder contre les ténèbres. Cependant la troupe auguste continuait de pas¬ ser; l'Enchanteur, se tenant immobile, comptait combien ils étaient encore. L'un des rois, qui marchait avec peine, s'arrêta, et, sortant de la foule, avec un visage plus débonnaire que les autres : « 0 toi, le seul qui ait vu le soleil, apprends-moi si la vie est aussi légère qu'elle nous semble ici. Enseigne-moi quels sont l'encens que les peuples nous préparent et la pourpre qu'ils tissent pour 180 MERLIN L'ENCHANTEUR les rois. Dis-moi si ma félicilé est plus assurée que celle des autres. Nos yeux renferment plus d'une larme invisible. Ces larmes couleront-elles jamais? Cette couronne me pèse dans les limbes, Sera-t-elle plus légère dans le monde des vivants ? — Roi, répondit le prophète, tu n'as besoin de savoir qu'une chose : accoutume-toi aux pleurs ; ils couleront plus tard. Surtout, rappelle, si tu le peux, ceux qui marchent si vite devant toi pour échapper à la justice ; dis-leur de changer de chemin, car le chemin qu'ils suivent est mauvais. Ils te laisseront un pesant héritage. Vois déjà quelles colères s'amassent derrière eux ! » Celui auquel il parlait se sentit interdit. Il s'ef¬ fraya de sa solitude. Il aurait voulu rappeler ceux qui marchaient devant lui, mais tous se hâtaient de s'éloigner. Chacun d'eux craignait de rester le dernier. « Tes compagnons sont cruels pour toi, reprit le prophète avec tristesse. Ils te font le péril ; re¬ viendront-ils ensuite sur leurs pas pour t'en dé¬ fendre ? — Quel péril ? demanda avec angoisse l'esprit qui portait la couronne. —■ Prends garde à la colère dos peuples. — J'ai vu déjà ici des larves mutinées ; je sais comme on les apprivoise d'un sourire. — Il n'en est pas toujours ainsi sur la terre. LES LIMBES 181 — Apprends-moi comment on dompte sur la terre les peuples déchaînés. — Nul ne sait ce secret, excepté celui qui n'en a pas besoin. Tantôt les peuples sont plus souples que l'herbe. Ils rampent ; c'est leur joie. Foule- les, brise-les, ils t'en aimeront davantage ; et c'est là ce qui arrive le plus souvent. Tantôt ils dor¬ ment comme des lions accroupis dans les roseaux : alors délie le frein, ils te méprisent ; resserre-le, ils te maudissent ; caresse-les, ils te déchirent. Quoi que tu fasses, ils te perdront. — Qu'ai-je à craindre ? Le jour éternellement attendu ne me sera pas retiré. Si les heures sont comptées pour la foule, elles sont inépuisables pour les rois. — Détrompe-toi, Louis, qu'ils appelleront le seizième. Il t'en coûterait trop de connaître la vérité, à l'heure seulement où tu te sentiras frappé de son tranchant. Pourquoi m'as-tu pressé de prononcer la parole que je voulais retenir? Il te convient moins qu'à personne de te fier à la durée du jour terrestre. C'est toi qui • apprendras aux autres combien ses joies sont courtes, combien son ombre est pesante et de quel poison abonde la meilleure coupe. Ils te lieront les bras parce que tu seras le plus débonnaire. Ils le châtieront par le fer. Ta tète cherchera vainement à rejoindre le tronc, et ce n'est pas loi qui auras commis le Merlin l'enchanteur, t. i. 11 182 MERLIN LENCHANTEUR crime, mais bien ceux-là qui te précèdent et que tu vois au loin marcher, indifférents, au-devant de l'aurore sanglante. » Gomme il achevait ces paroles, celui qui les entendait se sentit frissonner. 11 prit par la main un enfant qui le suivait et qui disait en pleurant : « Père, où me mènes-tu ? » Puis il laissa passer tout le cortège et marcha le dernier, en regardant si quelqu'un venait après lui ; pareil à un homme qui suit une foule et qui a peur d'arriver. A chaque pas il se retourne ; il s'arrête, il soupire ; que n'ose-t-il revenir en arrière ? III Le dernier de la lile n'était pas éloigné à une dislance plus grande que le jet d'une pierre, dans la main d'un frondeur, quand le crépuscule faible, incertain, commença de luire. La clarté était un peu plus pâle qu'à cette heure et à cette saison de l'année où les étoiles filantes percent en foule le manteau de la nuit. Mais, à cette lumière, 011 voyait surgir des deux côtés de la vallée, çà et là, des moitiés de tours, d'édifices, de murs, de pâles cités commencées et abandonnées, sans que l'on LES LDIBES 183 sût quelle main en avait jeté en secret les fonde¬ ments. Il y avait aussi de blêmes ruines ; elles se mirent soudainement à crouler ; personne ne pou¬ vait dire qui les avait faites. Parmi ces ruines, s'avançait la tète haute un esprit qui semblait les dédaigner. Ce n'était pas un roi, et il était plus superbe que les rois. Comme un laboureur presse de l'aiguillon un troupeau de bœufs, afin qu'ils entrent à l'étable avant que l'orage éclate, de même il pressait de l'aiguillon de sa parole les peuples haletants, qui désiraient s'arrêter et se repaître à chaque pas. Mais, dès qu'il voyait la foule hébétée de son dur labeur, il la pressait de nouveau de son dard ; celle-ci, pour l'éviter, courait aveuglément sans regarder der¬ rière elle. Sur le visage sillonné de l'inconnu, vous eus¬ siez cru reconnaître les traces anciennes de la foudre, avec les marques du bitume de Go- morrhe. Vous eussiez dit qu'il avait déjà traversé les flammes souterraines, et qu'il en avait gardé plus d'une cicatrice. Mais il en était autrement. Son orgueil tout seul montrait qu'il n'avait jamais été vaincu. Il sortait comme les autres des profon¬ deurs natives des limbes inviolées. Quand il fut si près du prophète, qu'il était impossible de passer sans être vu, il ne courba 184 MERLIN L'ENCHANTEUR pas la tète comme les autres; au contraire, il se dressa debout, et, regardant les tours croulantes, il lui dit : « Qui a fait ces ruines ? — Tu le sais, toi, par qui elles sont irrépara¬ bles ; mais tu l'as déjà oublié, Mirabeau ! » Celui-ci, sans s'arrêter davantage, continua : « Où est la route de ceux que je poursuis ? J'ai perdu le chemin par une trop grande hâte de marcher sur leurs traces. — Ceux que tu poursuis ont pris le sentier au pied de cette roche ; tu les atteindras bientôt. Ils marchent gravement ; le dernier surtout plie sous le fardeau de sa couronne. » En entendant ces mots, comme un chasseur démusèle sa meute, l'âme altière déchaîna la foule, qui se mit à hurler sous sa parole de flamme : « Ils sont ici, criait-il, courez, avancez, rugissez! Ne lâchez pas la proie ! » Et la meute passait, gueule béante, sur l'herbe j desséchée. « Pourquoi les presses-tu ainsi, dès les limbes, si vite qu'ils ont perdu haleine? Tu voudras après cela les retenir, de peur qu'ils ne t'échap¬ pent , et tu ne trouveras plus le frein ; car toi- même, tu l'as brisé. Pour eux, ils seront si ha¬ letants , que la force leur manquera avec le souffle, LES LIMBES 185 quand ils arriveront sous le soleil. Au lieu de poursuivre leur chemin dans la gloire, ils se coucheront, la langue altérée , sous le pied du méchant. — Je sais déjà, répondit l'âme altière, ce que vaut leur amour et comme il se change en haine. Depuis que je les promène dans ces vides royau¬ mes , j'ai appris à les conduire où il me plaît. Fie-toi à ma parole du soin de les régir. Envoyant comme ils sont vains, et qu'ils pèsent si peu, j'apprends ici d'avance à les mépriser tous. C'est là ma couronne. — Tu as les pieds dans l'enfer, toi qui parles dans la nue, repartit le prophète. Regarde tes mains ! comme l'or les a salies ! Pourquoi sont- elles sordides quand ton cœur est si haut? Si je pouvais ici les laver de mes larmes , je le ferais d'avance. Car je ne sais encore si je dois te cou¬ ronner ou te maudire. En te rejetant, je crains de déshonorer la lumière du monde. Et pourtant, il est sûr que tu tiens là dans ta main droite un or qui ne vient pas d'un noble labeur. Si les autres l'ignorent, moi, je le vois d'ici ; passe , je me tairai encore. Je ne puis ni l'oublier ni te haïr. » A ces mots, l'âme dédaigneuse ouvrit ses mains d'où ruissela une pluie d'or, et elle répondit en ricanant : 18fi merlin l'enchanteur « Me prends-tu pour Judas ? C'était pour payer mon passage. » Puis, se redressant plus fière qu'auparavant, elle secoua sa chevelure immense et rejoignit ses com¬ pagnons qui semblaient ses sujets. IV Quand le pèlerin des trois mondes tourna la tête, il vit comme un essaim de larves échappé de la ruche, ou plutôt comme .une grande nation rassemblée qui s'avançait du fond delà nuit, en chantant à la manière de ceux qui partent : Liberté, liberté chérie ! Tous nageaient dans une allégresse sublimé, comme s'ils avaient pris déjà possession de la lu¬ mière ; car ils se croyaient émancipés des ténèbres parce que Injustice vivait en eux et qu'elle élin¬ celai t sur leurs fronts. Les froides limbes furenl un moment réchauffées de la présence de tant d'⬠mes palpitantes. Le prophète leur dit : « Certes, il est beau de s'élancer du premier bond au-devant de la justice. Mais la persévérance est nécessaire, même aux larves pour devenir des hommes; et la tin montrera seule ce que vaut LES LIMBES 187 cette ardeur. Je crains que beaucoup de ceux qui réclament la lumière ne prennent goût aux ténè¬ bres , dès qu'ils l'auront aperçue. Autant il est glorieux d'entrer les premiers dans la justice, autant il y a d'opprobre à la renier, sitôt qu'elle s'approche. Plus tard nous compterons ceux qui auront persévéré; combien s'en trouvera-t-il alors ? — Tous! » cria la foule. A peine ce mot avait résonné, une terreur su¬ bite glaça les lèvres qui l'avaient prononcé, et plusieurs de ces générations de larves se préci¬ pitèrent sous lèvent des épouvantements, plus p⬠les, plus muettes et plus vaines les unes que les autres. Elles murmuraient tout bas , de crainte d'être entendues : « Fuyons encore plus loin du jour. Voici les douze ! » Alors, en relevant les yeux, le prophète aperçut dans la campagne douze hommes aux longs che¬ veux qui chacun portaient un glaive à deux tran¬ chants ; et un étendard aux trois couleurs, bleu, blanc et rouge, flottait sur leurs fronts héroïques. A mesure qu'ils marchaient, leur ombre grandis¬ sait au loin. Mais la multitude avait peur de cette ombre autant que des glaives eux-mêmes. A la tête des douze il reconnut celui qu'il avait trouvé en entrant et qu'il avait appelé Maximilien. Il lui di t : « Vois quelle peur tu leur as faite ! El 188 MERLIN L'ENCHANTEUR les fils de leurs fils trembleront de cet le même épouvante. Les voilà qui retournent dans la nuit. Que sais-tu s'ils voudront désormais en sortir? Cache donc le tranchant de l'épée, si tu veux qu'ils reviennent et qu'ils passent. » Comme lorsque le milan plane dans la nue, tous les oiseaux se cachent et la campagne semble morte, de même tous les esprits appelés à la vie faisaient silence, tant ils craignaient d'être aperçus à la lumière azurée du glaive. Longtemps le pro¬ phète les chercha lui-même des yeux sans pouvoir les découvrir. A la fin il les trouva çà et là, trem¬ blants , accroupis sur la terre, et qui rejetaient d'avance le don du jour. « Ce n'est pas là le chemin , leur dit-il, âmes sordides qui cherchez à vous vendre avant d'avoir vécu. Pourquoi rentrez-vous dans les ténèbres? Pourquoi repoussez-vous la lumière dorée ? Vou¬ lez-vous déshonorer la poussière des ancêtres ? Où voulez-vous reculer? Le néant est derrière vous. Il est avare et pauvre. Il ne vous achètera pas. Quelle que soit l'épouvante ou vraie ou hy¬ pocrite, il faut pourtant passer et entrer dans la vie. Et toi qui es le plus pâle, Maximilien Robes¬ pierre, si c'est toi qui gardes le seuil, abaisse ton glaive. Ouvre-leur le passage. Va ! ils n'ont déjà que trop de peur. » Ils obéirent, mais non pas tous. Il y en eut deux LES LIMBES 189 qui refusèrent de baisser le glaive. Ils s'attirèrent par là les paroles suivantes : « Toi qui es le plus jeune, il est donc vrai que tu es aussi le plus implacable, Saint-Just? Tu tiens la tête trop droite. Et pour toi, Billaud-Varennes, prends garde à la rnaremme homicide de Sinna- mary. Car les morts que tu entasseras de ce côté de l'Océan le traverseront à pied sec. Ils iront te chercher sous l'ombre des palétuviers, où tu n'au¬ ras pour compagnon et pour défenseur que la per¬ ruche des forêts qui se perchera sur ton épaule. » Deux fois la foule timide hésita; deux fois elle chercha une issue pour retourner en arrière et rentrer dans la nuit sans aurore. Si elle eût pu y entrer, elle l'eût fait ce jour-là. Combien elle re¬ grettait alors les ténèbres natives où elle dormait du sommeil de l'argile ! Combien elle se repentait d'avoir cherché les pâles clartés des limbes ! car , en ce moment, la mort se dressa debout sur son pavois aux extrémités de l'horizon; elle dépassait de vingt coudées l'océan d'hommes qui était à ses pieds ; elle se mit à ricaner en voyant que tous lui appartenaient également. Alors le prophète en colère frappa durement la foule de sa verge de coudrier. Tous en tumulte se hâtèrent au-devant de la vie , pleins d'épouvante, en détournant les yeux; mais la verge fit ce que n'aurait pu la raison. il. 190 MERLIN L'ENCHANTEUR Y De l'autre côté d'un ruisseau qui semblait la source de l'Océan, une âme seule s'était tenue debout à l'écart. Du haut de la rive elle avait contemplé la tempête civile sans changer de vi¬ sage. De vastes savanes s'étendaient autour d'elle. Sans peur comme sans colère, elle s'avan¬ çait d'un air modeste, quoiqu'elle parût seule rem¬ plir un monde. « Qui es-tu, toi, que la chute d'un monde n'a pu émouvoir et qui semblés habiter seule un nouvel univers? lui cria l'Enchanteur. Tu es encore trop loin pour que je te salue par ton nom. » Les deux esprits marchèrent au-devant l'un de l'autre, autour de l'humble source de l'Océan. Quand ils furent près de se toucher, il y avait déjà longtemps que le prophète avait reconnu celui au¬ quel il avait parlé. « Pourquoi, lui dit-il, ne dépend-il pas de moi d'avancer l'heure où tu dois voir la lumière, ô toi, honneur d'un monde inconnu qui dort encore sous l'Océan ! Je ne te laisserais pas errer plus longtemps ici dans ce crépuscule muet qui res¬ semble tant à la mort. Je te conduirais moi-même LES LIMBES 191 par la main quand je remonterai sur la terre. Le jour terrestre me remercierait de lui montrer Was¬ hington ! » Puis, en le touchant, il ajouta : « 0 liberté! que je n'ai point vue encore et que déjà j'ai tant aimée, c'est donc toi, âme sereine , qui lui feras son berceau ! Tu verras comme elle est douce et comme il est misérable celui qui ne l'a pas connue ! Mieux vaudrait pour lui demeurer à jamais enseveli dans ces limbes désolées où le soleil ne luit jamais. Ne t'attriste pas d'avance, âme préférée, si ton nom n'est pas celui qui re¬ tentira le plus haut dans la bouche des hommes. Ah ! si tu les foulais du pied, toi qui en as la force, comme ils te feraient fête !. Si tu mettais ton plaisir à les lier par troupeaux, à les charger de fers, comme ils encenseraient ta mémoire ! ils la porte¬ raient jusqu'aux nues. Toutes leurs bouches se¬ raient pleines d'hymnes pour toi. Si tu les écrasais, tu serais leur demi-dieu. Mais , pouvant les asser¬ vir, tu les respecteras, et ils n'auront pour toi qu'une moitié de louange. — Pour qui donc réservent-ils leur amour et le comble de la gloire ? balbutia l'âme étonnée. — Je te l'ai déjà dit : pour ceux qui les mépri¬ sent et qui sèment derrière eux la poussière d'où naissent les esclaves. Ceux-là ils les appellent Alexandre, César... — Ne nomme pas le troisième, répondit l'âme 192 MERLIN L'ENCHANTEUR libre. Je le connais déjà; je sais comme son joug- est pesant, dans ces lieux même, où toute chose est si légère. Dis-moi seulement ce que je désire le plus savoir. Quel sera mon pays, mon peuple? Nomme-moi la terre qui doit me recevoir. Sous quel ciel verrai-jela lumière? Comment l'appelles- tu? — La terre où tu verras pour la première fois le jour est encore inconnue au fond des mers. Elle n'a point aujourd'hui de nom dans la bouche des hommes. L'Éternel seul la connaît et la voit à tra¬ vers l'Océan verdàtre. Mais déjà l'insecte travaille jour et nuit à y élever ses temples de corail. » Pour la première fois, une sombre tristesse se répandit sur la ligure impassible de celui qui devait être Washington; il s'écria avec stupeur : « Quoi ! la terre où je dois naître n'est pas sortie des flots? Les hommes ne l'habitent point encore? Ils n'y ont pas bâti de demeures ni fait entendre le bruit de leurs paroles ? Elle est donc la proie des vents, des tempêtes, peut-être des reptiles et des bêtes fauves? Ou plutôt, sans doute, elle ne sera jamais ; et ma destinée est de flotter ici dans une éternelle attente, sans trouver où me reposer sur un rivage qui n'est lui-même qu'un songe. Tous les autres ont une patrie; elles les attend d'avance. Tous ils sont sûrs, en voyant la lumière, de trou¬ ver le pays des ancêtres qui leur sourira dès le LES LIMBES 193 berceau. Moi seul ici je n'ai point d'ancêtres, ni de parents, ni de demeure préparée sur le rivage des vivants. Moi seul je ne trouverai pas d'argile pour me faire un corps mortel. » A ces mots, l'âme d'airain courba la tète et elle commença à gémir. Comme un maître gourmande et console en même temps l'enfant qui, par trop d'impatience, s'est blessé de ses mains, et qui se croit près de mourir en voyant pour la première fois couler son sang vermeil, de même le prophète répondit : « Est-ce à toi de gémir, quand tu semblés de bronze? A tes larmes seulement je vois, âme vagissante, que tu n'es pas encore tout entière achevée et que tu gardes quelque chose des limbes. S'il est ici quelqu'un qui doive se réjouir, c'est toi. Car pour berceau tu auras un monde, et nuls serpents ne viendront t'y surprendre. Pendant que tu goûtes ici les prémices de l'éternelle jus¬ tice, la terre où doit être ta patrie se couvre en secret de savanes et de forêts. Quand ton cœur sera préparé au grand combat, la terre aussi sera prête à boire le sang des oppresseurs. En te voyant, elle dira : « Je suis libre ! » Déjà le vent se pro¬ mène sur les cimes virginales des tamarins nou¬ vellement émergés du fond des golfes ; le grain est semé de l'arbre dont l'écorce te fera ton berceau. Déjà les grands fleuves ont creusé le lit des peu- 194 MERLIN L'ENCHANTEUR pies. La cataracte mugit comme un troupeau qui cherche le pasteur. Faisons silence, tu l'entendras peut-être. » Ainsi le prophète consolait l'âme encore nue qui s'effrayait de ne point trouver de limon pour s'en faire un corps mortel. Alors celle-ci s'indigna que quelqu'un l'eût vu pleurant et sans espoir. Repre¬ nant son visage d'airain : « Ils ont déjà une patrie. Je me ferai la mienne.» Et, sans parler davantage, elle continua son pè¬ lerinage vers la lumière. VI A cet endroit des limbes se passait une chose plus extraordinaire que toutes celles que j'ai ra¬ contées jusqu'ici ; il n'y avait personne qui ne tournât la tête pour s'assurer si ce n'était pas un rêve. Après la foule des larves pâles marchait un peuple noir, plus lent, plus triste et comme chargé de chaînes invisibles. Ces âmes nègres s'en al¬ laient, couleur de la nuit, les cheveux laineux. Dans -leur bouche brillait comme un collier de perles blanches, en sorte qu'elles semblaient sou¬ rire, même lorsqu'elles voulaient pleurer. La trace LES LIMBES 195 d'un fouet sanglant était sur leurs épaules d'ébène; et ce que n'avait fait aucun des hommes que le pèlerin avait rencontrés, ceux-là le firent. Ils tom¬ bèrent à genoux à ses pieds ; ils semblaient lui dire : « Délivre-nous de ce fardeau que nous ne pouvons porter. » A ce moment un coup de massue retentit dans l'ombre. Personne ne vit le bras levé ni quel était le meurtrier. Mais celui qui fut frappé alla rouler, comme un corps mort, aux pieds du prophète. « Quelle main a frappé l'innocent? s'écria-t-il. L'injustice est-elle déjà née en ces lieux, et avec elle la mort? Le crime a-t-il ici son berceau? Y a-t-il déjà des Gains dans les limbes? » Tous furent effrayés, mais personne ne répondit, car nul ne savait encore ce que c'est que la mort. Un seul gémissement se fit entendre sous la terre, à l'endroit où sont cachées les semences des choses invisibles ; le gémissement partait de millions de poitrines lièdes et haletantes. L'Enchanteur vit alors que les blancs avaient chargé les noirs de mille pesants fardeaux qui les tenaient ployés jusqu'à terre; et celle servitude, avant de naître, n'était pas moins cruelle que celle que la lumière du monde éclaire. Car c'était pitié de voir ces âmes fragiles se traîner exténuées, dans les demi-ténè¬ bres, vers les portes de la vie; ce qu'il y avait de plus triste chez elles, c'était l'espérance. '196 MERLIN L'ENCHANTEUR « Arriverons-nous bientôt, dirent-ils, à la lu¬ mière désirée, pour que nous déposions ces far¬ deaux qui nous accablent et nous empêchent de redresser la tète ? Ah ! qu'il nous tarde de voir la douce lumière où cesse toute servitude et où le noir devient l'égal, le frère du blanc, sous la hutte ter¬ restre ! Notre seule crainte est de rester ici ense¬ velis dans ces lieux sous les entraves dont ils ont, comme tu vois, chargé nos épaules. » En les entendant, le prophète soupira ; il n'osa leur dire la vérité. Mais, se tournant vers une âme plus robuste qui passait, la seule qui redressât son front, il lui dit : « Toi qui es le premier des noirs, tu peux sup¬ porter cette parole, car tu as les épaules d'Atlas. Tu es vraiment de pierre, Toussaint l'Ouverture, si la douce pitié ne te prend en voyant l'ingénuité des tiens. Ils croient que la vie les délivrera de la dure servitude. Ah ! qu'ils se trouveront abusés sitôt qu'ils verront la lumière! Gomme ils regrette¬ ront les limbes, où, grâce aux ténèbres, ils échap¬ paient souvent aux regards du maitre ! Je ne leur dis pas ce qui les attend : le cœur leur manquerait; je vois déjà leurs genoux qui ploient sous le faix. Mais je te le dis à toi, afin que tous ne tombent pas à la fois dans l'embûche du berceau. » Toussaint l'Ouverture branla la tète et ré¬ pondit : LES LIMBES 197 « C'est assez, ils t'écoutent ! N'en dis pas davan¬ tage. » Un peu plus loin, Merlin rencontra un autre troupeau d'âmes garrottées ; celles-là étaient blan¬ ches et elles semblaient naturellement esclaves, car elles n'avaient point de maîtres. Pourtant elles rampaient comme si elles eussent senti la verge. « Pourquoi rampez-vous déjà, âmes serviles? leur demanda Merlin. Vous n'avez point encore de maîtres ! Qui vous tient ainsi courbées? Est-ce le souvenir d'avoir mal vécu, en des temps que je ne connais pas ? Êtes-vous des transfuges du ciel ? Relevez-vous, regardez les choses d'en haut! » Mais, sans faire aucun effort pour lui obéir, elles regardèrent comme si elles n'eussent pas compris. Alors Merlin en releva quelques-unes ; il leur apprit à regarder le. ciel, qu'elles n'avaient pas encore entrevu. Elles essayèrent de sourire à ces plaines d'azur; mais, sitôt que Merlin eut passé, elles retombèrent, embrassant de nouveau la terre fangeuse que leurs pieds avaient pétrie. VII A cet endroit s'éleva subitement comme un bruit de feuilles mortes sous les pas du prophète. C'é- 198 MERLIN L'ENCHANTEUR taient une mullilude cle larves accroupies sur la terre qui s'efforçaient de rire. Celles-là étaient les plus misérables. « Pourquoi vous efforcez-vous de rire ? leur de- manda-t-il en se détournant, de peur de les fouler sous ses pieds. Rien n'est plus triste que votre joie. — Nous rions de vos promesses de vie, répon¬ dirent les habitants de la pâle vallée. Pourquoi, prophète, vous jouez-vous des pauvres larves? Nous ne croirons jamais qu'il y a une vie réelle et un soleil qui se lève par delà les vastes limbes. Plus d'une fois le bruit' en a été semé parmi nous, et toujours il s'est trouvé mensonger. Laissez-nous, larves que nous sommes, jouir en paix du royaume des larves. Nous n'en voulons point d'autre. » Merlin s'épuisa en efforts pour persuader à la foule que par delà les demeures où ils étaient plongés, à demi-ébauchés, il y avait un soleil de vie qui réchauffait de son regard les créatures à mesure qu'elles entraient dans le monde. Étaient- ils donc faits pour demeurer à jamais confinés en d'aussi tristes lieux ? Ce n'était, à vrai dire, qu'une préparation à un monde meilleur, une ébauche d'univers, des propylées à peine entr'ouvertes, où plutôt une prison. Ne sentaient-ils pas croître en eux l'homme sous l'homoncule? Sur leurs visages on lisait d'avance les jours futurs. LES LIMBES 199 Il parla, avec la l'or ce que peut donner la con¬ viction, de la splendeur des choses qui sont par delà le berceau. Les âmes aveugles répliquèrent : « Vous êtes barde et poète, Merlin ; vous vivez de fantaisies dorées. Pour nous, qui n'avons pas vos ailes, il nous faut des raisons. Quelqu'un est- il jamais revenu de ce prétendu monde des vivants? Jusque-là nous l'appellerons le monde des rêves. » Plus attristé qu'indigné, Merlin invoqua son propre témoignage. N'était-ce donc rien que l'ex¬ périence? « Voyez, disait-il, aveugles que vous êtes ! Venez, approchez, touchez-moi. Ce bâton de coudrier je l'ai coupé en Bretagne, sur la terre des vivants. J'en arrive, vous dis-je. En voici la poussière en¬ core blanche à mes pieds. Que vous faut-il de plus? De grâce, amis, frères, ne vous fermez pas l'ave¬ nir par vanité. Croyez à la vie au moins par complaisance ; sinon vous resterez ici vains, légers, sans renommée, germes égarés, semés dans la mort. » . A ces discours accompagnés de prières et même de quelques pleurs, les esprits, endurcis par la contradiction même, se contentèrent de murmurer .à Fenvi : « Visions que tout cela, Merlin ! Ce n'est pas nous que l'on abuse. Nous sommes des larves sé- 200 MERLIN L'ENCHANTEUR rieuses. Encore un coup, nous le savons ; il n'y a rien par delà les limbes que la nuit éternelle. Nous ne croyons pas même au berceau. » Combien Merlin regrettait alors de n'avoir pas Viviane pour témoin ! « Elle n'aurait pas besoin de parler, se disait-il à lui-même. En la voyant seulement, ils croiraient à la vie, à l'aurore, au parfum, aux chansons bo- cagères du printemps, aux promesses de l'année dans sa fleur, au regard étincelant du jour. Pour moi, je possède, il est vrai, l'existence ; mais souvent l'art me manque pour en convaincre les autres. » A pas lents il s'éloigna, tournant souvent la tète, et il soupirait. Mais il n'accusait que lui-même si tant d'êtres appelés à la vie immortelle restaient à jamais, faute d'y croire, assis, emprisonnés dans les ténèbres informes. Bientôt le froid ricanement de ceux qui doutent de la vie cessa par degrés. Les larves, privées de l'espérance et même du désir, rentrèrent l'une après l'autre en hochant la tête dans le silence contemporain de la mort. LIVRE VI SUITE DES LIMBES I L'air s'élait rasséréné. Pas un souffle, ni une voix ne se faisait entendre. Déjà les nébuleuses laissaient tomber un rayon moins pâle au pied des arbres dépouillés. Les escarpements des monts devenaient semblables à cet endroit où le Jura élève ses tours, ses boulevards, pour former à la France sa ceinture; et, quoique les flancs fussent noirs, la cime flamboyait des reflets rougeâtres d'un soleil invisible. Nul sentier ne conduisait sur les sommets où se tenaient plusieurs hommes qui semblaient s'y être égarés au-dessus de la foule qui passait à leurs pieds. Peut-être les aigles avaient prêté leurs ailes à ces solitaires. Ils paraissaient occupés des songes d'un sommeil sacré. Tous, excepté un seul, G< " Vf; 202 MERLIN L'ENCHANTEUR avaient gardé sur leurs fronts la sérénité du inonde naissant. « Àvez-vous perdu le chemin des vivants ! leur cria le prophète, ou plutôt oubliez-vous de vivre, vous qui prenez la place des aigles ? » Sa voix se perdit dans l'air; la solitude en de¬ vint plus grande. Le conducteur des trois vies chercha de quel côté le rocher était le moins âpre, et il ne trouva aucun chemin battu. S'aidant alors des ailes de l'esprit, il se fit à lui-même son sentier, et il alla rejoindre ceux qui habitaient les cimes. Tel le berger quitte dans l'été les basses vallées flétries et conduit ses troupeaux sur le mont Rose, là où ils s'abreuvent de neige virginale. Le premier qu'il rencontra lui demanda en frappant la terre du pied, dès qu'il fut temps de parler : « Dis-moi si elle se meut? — Oui, elle se meut, Galilée ! Ne crains pas le vertige. » A cette réponse, l'esprit, rayonnant de joie, essaya de balbutier au bord du gouffre : « Frères, elle se meut ! » Mais sa voix dépassa à peine le bord de ses. lèvres. Il en eut honte, et sa joie divine fut mêlée de douleur. 11 eût voulu cacher sa confusion der¬ rière ses compagnons. SUITE DES LIMBES 203 « Ne fuis pas la lumière, Galilée, dit le pro¬ phète en le retenant ; c'est ainsi que toute science s'acquiert. Un peu de douleur est mêlée à toute lumière nouvelle ; tu l'éprouveras toi-même quand tu viendras dans le monde. « Fais ici l'apprentissage des pâles clartés des limbes avant de contempler le soleil. Sinon, tu ne pourrais le supporter dans sa gloire. » Il allait continuer, lorsqu'un des solitaires s'ap¬ procha de lui par derrière, croyant n'être pas aperçu. Mais son ombre le trahit ; de crainte ou de surprise, il laissa tomber le globe et le compas qu'il tenait dans sa main pour tromper l'oisiveté des heures depuis le commencement des choses. A ce bruit, le prophète se retourne avec sévé¬ rité. Il ramasse le compas, il l'ouvre dans sa juste mesure ; et, se baissant sur le globe, il pose la pointe aiguë à l'endroit nécessaire en disant : « C'est ici, Newton, qu'il faut poser le doigt et tracer le cercle pour enserrer les vastes cieux. Garde-toi de l'oublier jamais ! Ne te laisse plus divertir ainsi par les choses qui passent, » Cependant il était arrivé jusqu'au sommet que rasaient les rayons d'un soleil invisible; et il vil, près de lui, dans cette aube, un esprit qui semblait planer rempli d'inquiétude, comme l'oiseau voya¬ geur qui plane longtemps au haut du ciel et inter¬ roge des yeux tous les points de l'horizon, avant de 204 MERLIN L'ENCHANTEUR trouver la route clu nid natal et de s'élancer à tire-d'aile ; il lui dit : « Es-lu leur chef? Qui t'a porté si haut sur ces cimes inhabitées? Sont ce les oiseaux du ciel ? — Je ne sais, répondit l'esprit, qui m'a mis en cet endroit, ni d'où je viens, ni où je vais. C'est pourquoi tu me vois si pensif. — Que cherches-tu ? — L'Éternel. » A ces mots, comme un lapidaire devine sous la pierre encore brute le diamant qui doit étinceler de mille feux étoilés, de même les yeux du pro¬ phète reconnurent l'esprit sous les humbles langes qui le couvraient encore ; il le salua de ces pa¬ roles : « 0 douce Bretagne, il est donc vrai que je vois un de tes fils chevelus ! Celui-là naîtra sur la même terre que moi. Il boira l'eau du même fleuve; il parlera la même langue. Salut, ô source de toute sagesse ! En Bretagne ils t'appelleront René ; pour tous les autres tu t'appelleras Descartes. Mais que le jour est encore loin où tu luiras sous les voiles qui te cachent ici! » Comme il achevait ces mots, la pensée de la douce patrie lui fit oublier où il était. Il tendit les mains vers celui à qui il parlait. Mais l'âme bre¬ tonne se déroba, et lui dit tout effrayée : SUITE DES LIMBES 205 « Ne suis-je pas un souffle, une vapeur, un néant ? — Non, lui dit l'Enchanteur, tu es un esprit im¬ mortel de ma famille. » Et l'attirant près de lui, il voulut l'embrasser. L'esprit resta longtemps étonné de cette pre¬ mière étreinte de la vie ; puis, écartant la longue chevelure inculte qui retombait sur son front : « S'il est vrai, dit-il, que je dois avoir le même berceau que toi, apprends-moi où vont ces larves ébauchées comme moi, ces ombres, ces personnes muettes qui jamais ne reviennent et dont le nom¬ bre ne diminue jamais. Quelle demeure est assez grande pour les recevoir toutes ? Vois comme elles marchent en silence, insouciantes et la tête inclinée sans regarder en arrière. Quelle main les pousse! quelle main les attire? D'où viennent-elles si con- liantes et pourtant si timides? Gomment, si fai¬ bles, vont-elles par ce rude chemin? — C'est toi, René, qui leur serviras de guide. — 0 maître ! comment serai-je leur guide, si moi-même je reste égaré comme elles, à travers les choses vaines? Quelle est la voie la meilleure? En quel endroit la lumière se sépare-t-elle des ténèbres ? Où finit le songe ? où commence la veille? Je ne saurais marcher comme ils font tous, autour de moi, en prenant la nuit pour conseil. » En l'entendant parler ainsi, le prophète prit pitié MERLIN L'ENCHANTEUR. T. t. 12 206 MERLIN L'ENCHANTEUR de cet esprit immortel ; il le conduisit par la main, comme le guide conduit l'aveugle, en lui faisant toucher l'un après l'autre chaque objet autour de lui. Il lui enseignait ainsi à distinguer les folles lueurs des limbes, les vaines lucioles errantes d'avec la flamme qui jaillit intérieurement du plus petit esprit. Quand il le vit rassuré, il lui donna un lil qu'il eut soin d'attacher à l'une des racines qui pénètrent au centre de la terre. « Ne crains pas qu'il se rompe, lui dit-il, je l'ai lissé moi-même ; il le guidera aisément, toi et tes compagnons, à travers le labyrinthe des choses éternelles. » Celui qui était égaré un moment auparavant saisit avidement le fil et se mit à marcher au-de¬ vant des abîmes, en sorte que ses pieds rasaient à peine la terre; et, se retournant, il vit s'aug¬ menter le troupeau des esprits qui venaient après lui. Une ambition nouvelle le saisit alors, il ajouta : « 0 maître, puisque Lu m'aimes, conduis-moi vers la source des choses. Je l'entends sourdre ici non loin de nous. Montre-moi la poussière d'où naissent les mondes élincelanls? Apprends-moi à peser dans mes mains ces globes chevelus que j'ai aperçus ici par hasard ; car eux, du moins, lorsqu'ils passent, ne refusent pas leurs clartés à SUITE DES LIMBES 207 nos limbes. Fais-moi goûter les prémices de ce jour terrestre qui ne connaît ni ténèbres ni om¬ bres. Je ne publierai pas avant l'heure la gloire descieux, si tu me la confies. Je mettrai un doigt sur ma bouche. Personne ne connaîtra prématu¬ rément la splendeur de l'univers visible. Ils vien¬ dront autour de moi ; ils me demanderont comme ils ont coutume : Sais-tu ce qui est par delà les portes des limbes? Je répondrai : Je l'ignore. — Retiens ta curiosité, ô René ! répondit le prophète avec une majesté presque divine. Grains de te laisser consumer avant l'heure par tout ce qui reluit, comme tu vois ce papillon nocturne se jeter en extase dans cette source brûlante de naphte. Que t'importent les cieux changeants que tes yeux ne peuvent voir encore? Contente-toi au¬ jourd'hui de l'immuable et rassasie-loi à loisir de l'invisible. Toi qui crains tant d'être abusé, qu'as- tu à faire des promesses menteuses des flots et des mers? Si tu n'es pas encore opprimé sous le far¬ deau des sens, sache t'en réjouir, bien loin d'en accuser les limbes. Que tu ferais plus sagement de profiter ici du silence des choses et du recueil¬ lement matinal de l'univers naissant, pour con¬ verser librement seul à seul, pur esprit avec l'es¬ prit sans voiles ! Plus tard le vêlement de chair le pèsera lourdement ; tes efforts seront vains pour t'en débarrasser. Le monde visible te distraira par 208 MERLIN L'ENCHANTEUR ses fêtes illusoires. Il déguisera sous des lambeaux l'âme ingénue. Il t'enveloppera et te tiendra captif de ses bruits, de ses couleurs, de ses parfums, de ses vaines splendeurs. Quel travail alors, ô René! pour retrouver avec la nudité de l'âme sans tache cette première aube inviolée des limbes! Je ne sais si tu y parviendras jamais. « Tu voudras faire taire l'univers autour de loi, pour n'écouter que ta pensée ; et la moindre ci¬ gale te résistera de son chant obstiné.Le bourdon¬ nement du moucheron couvrira la voix de l'infini. Tu mettras tes mains sur tes yeux pour fuir la clarté mensongère du jour terrestre ; il se lèvera entre la vérité et toi pour faire ombre aux clarté? éternelles. « Ne vois-tu pas comme les formes s'atténuent ici autour de toi, comme les couleurs s'effacent avec complaisance, comme les pâles nébuleuses ferment leurs paupières pour que ta pensée luise seule et sans rivale ? N'attends donc plus que le corps en grandissant vienne opprimer l'esprit. N'appelle plus de tes vœux impatients le vain tu¬ multe des choses. Le plus souvent il disperse çà et là les idées les meilleures. — Que ne puis-je au moins, murmura René, converser aujourd'hui avec les hommes? — Sois heureux de converser avec les larves ; elles semblent t'honorer. Les hommes de mon SUITE DES LIMBES 209 temps sont descendus trop loin de tes cimes. Ils ne pourraient te comprendre. » Ces mots remplirent de la mélancolie des sages celui que le prophète avait appelé René. Il eût voulu demander si, après les limbes, il fallait donc traverser encore d'autres limbes, si le noviciat des ténèbres serait bientôt achevé et quand vien¬ drait enfin la vraie renaissance, non plus dans un crépuscule incertain et mensonger, mais dans la splendeur et dans la plénitude du soleil éternel. Déjà, s'armant de courage, il allait ouvrir la bouche, lorsqu'un chœur de larves se fit entendre dans la campagne. Le maître, en les entendant, le retint d'un signe de la main et lui dit : « Ame inquiète, les as-tu entendues? Viens avec moi à la rencontre de ceux qui chantent avec tant de douceur le Gloria in excelsis Deo. » René le suivit, et il regardait derrière lui un esprit qui tenait une coupe à la main et marchait enivré, mais non pas de vin. « C'est mon disciple, dit-il. Irai-je l'éveiller pour qu'il vienne avec nous ? — Non, répondit le prophète. De vous tous qui habitez ces lieux, c'est l'àme la plus sereine et la seule à qui je porte envie. Je le connais, il n'a besoin de personne. Son pèlerinage est fini avant d'avoir commencé. Avant la vie comme après, rien n'est changé pour lui. A cause de cela, vous 12. 210 MERLIN L'ENCHANTEUR l'appellerez Bénédict Spinosa. Viens et passons. Il a vidé sa coupe ; il s'est enivré de l'Éternel. » II La montagne était partagée à mi-côte par une bande horizontale de vapeurs blanchâtres, si bien que le noir sommet sourcilleux semblait nager sur la nue ; et vous eussiez cru voir flotter dans l'air une colline céleste. Quels étaient ceux qui descendaient en chantant sur la rampe du rocher, pendant que des lucioles ailées semaient dans l'air une poussière de feu? Un moment ils se plongèrent dans la nue ; puis ils la traversèrent et reparurent sous le dais que leur faisait la brume. Pâles et recueillis, les uns te¬ naient leurs mains jointes pour prier ; les autres portaient de blanches tiges d'aubépine liées en croix, dont ils avaient dépouillé les limbes. C'était le grand peuple des âmes mystiques amoureuses de larmes, enivrées de terreur qui s'en allaient au loin cherchant la volupté divine. Celles-là avaient à leur tête le Docteur angélique et par groupes épars saint Bernard, Joachim de Flore, Catherine de Sienne, sainte Thérèse, et toi aussi, Adam le Polonais, que j'ai vu de mes yeux SUITE DES LIMBES 211 et aimé d'un cœur fidèle pendant ton pèlerinage sur la terre, trop court, hélas! non pour ta gloire, mais pour la consolation de ton peuple captif! Tous ensemble, errants dans la campagne, ve¬ naient de rencontrer les enfants morts sans bap¬ tême qui rentraient éperdus dans la profondeur des limbes. La foule avait entouré les nouveau- nés qui n'avaient fait qu'entrevoir la lumière. Cha¬ cun les interrogeait du geste, du regard, pour ap¬ prendre d'eux ce qu'ils avaient vu et entendu par debà le berceau. « As-tu visité la Jérusalem sacrée? leur disaient- ils, as-tu vu le Seigneur? » Mais comme une troupe d'oiseaux sor tis trop tôt du nid se hâtent d'y rentrer, s'ils sont surpris par l'oiseleur, de même ceux-ci, vagissant etpleu- rant, retournaient à l'endroit le plus secret, d'où ils avaient été tirés. S'ils balbutiaient une parole, c'était celle-ci : « Mère, où es-tu? Père, pourquoi m'as-lu re¬ jeté hors du berceau dans les limbes? » Au loin, une cloche invisible tinta un glas, et ce glas ressemblait à celui que j'ai autrefois, entendu à Piome dans les jardins du mont Palatin à l'heure du soir où les confréries sortaient pour ensevelir les morts. Alors les esprits de la foule mystique se perdi¬ rent en mille pensées confuses ; ils ne pouvaient 212 MERLIN L'ENCHANTEUR comprendre pourquoi les nouveau-nés étaient revenus en arrière, parmi eux; car nul d'entre eux ne savait ce que c'est que mourir. A ce moment, ils rencontrèrent au détour du sentier boisé le conducteur des esprits. Celui qui devait être un jour saint Bernard lui dit: « Tu ne ressembles à aucun de nous, car tu as déjà revêtu un corps et tu parais connaître la vie pour l'avoir éprouvée. Sans doute tu es un messa¬ ger de la divine Sion et tu nous apportes des nou¬ velles de la croix. Pourquoi reviens-tu en arrière comme ceux-ci qui ne font que balbutier? Pourquoi ont-ils fui sitôt le jour? Qui les a faits si pâles? — Ils sont morts, répondit le prophète. —• Qu'est-ce que la mort? reprit la foule, qui, sans savoir pourquoi, commença à frissonner. » Et ce mot fut bientôt sur les lèvres de tous ceux qui peuplaient les limbes. Une secrète inquiétude agita les âmes virginales ; le premier deuil s'éten¬ dit parmi elles. « Tu as vu le Seigneur aux portes de la vie, disaient-elles, et les roses de Sion parsemées sur le seuil ! — J'ai vu partout le tombeau à côté du berceau, répondit le pèlerin des trois mondes. Tous entraient et sortaient en pleurant et gémissant. — La demeure de l'éternel amour est préparée dans la ville sans tache ; nefas-tu pas habitée ? SUITE DES LIMBES 213 — J'ai vu les grincements de dents chez ceux qui parlent d'amour et le glaive dans leurs mains. — Du moins les cieux demeurent. — J'ai vu les cieux changer. Les dieux se flé¬ trissaient comme les feuilles ; comme elles, ils jon¬ chaient le parvis des portes éternelles. » A ces mots, les âmes mystiques s'en allèrent confuses ; elles se couvrirent pour la première fois d'un voile ; leur tristesse était inconsolable, il semblait que la vie et la mort leur manquaient à la fois. Adam le Polonais resta le dernier tout pensif; il se retourna pour dire à ceux qui le suivaient : « Ses paroles sont dures, mais elles sont mé¬ ritées. Hommes d'église, c'est vous, pharisiens, qui avez perdu la croix. » III Le tintement de la cloche se perdait déjà en mourant dans l'air, quand, à sa place, un doux gazouillement se fit entendre, comme le matin gazouillent dans le nid, sur un cyprès, les petits du rossignol qu'éveille le premier crépuscule. Ceux qui interrompaient ainsi le silence du monde nais¬ sant, c'était le peuple ailé des âmes qui se nour¬ rissent de beaux sons, et cherchent dans l'univers 214 MERLIN L'ENCHANTEUR la musique clés choses.Ils devaient un jour s'appe¬ ler Gui d'Arezzo, Pales triiiâ, Pergolèse, Mozart, Beethoven. A ce moment, ils prêtaient l'oreille aux bruits sourds, inarticulés, qui traversaient les limbes, tristes et rêveurs, comme ceux qui cher¬ chent une chose et ne peuvent la trouver. Car tous portaient dans leurs mains une viole ; mais cha¬ cune de ces violes n'avait qu'une corde d'airain, et ils ne savaient où découvrir celles qui man¬ quaient et dont ils avaient le pressentiment. De loin à loin l'un d'eux tirait de son instrument une note qui ressemblait à un soupir des choses ; aussitôt les autres répétaient ce soupir ; après quoi, découragés et la tête basse, ils retombaient dans l'éternel silence. Lorsque le pèlerin vint à passer, le plus hardi d'entre eux, celui qui devait être Beethoven, se détacha de ses compagnons. « 0 barde ! dit-il, apprends-moi comment se plaint le vent sur les vagues de la mer? quel est le iitillement de la lumière naissante ? qu'as-tu en¬ tendu dans le silence des déserts? comment ré¬ sonne la douce parole humaine dans le cœur des vivants? quel est le son d'un cœur qui se brise? à quoi ressemble le soupir d'une âme occupée à contempler le jour naissant? quel est le gémisse¬ ment de celle qui s'attarde dans la nuit? » Sans rien répondre, le maître prit la viole ; il en tira un accord dont frissonna le cœur de ceux SUITE DES LIMBES 215 qui l'entendirent. Tous égayèrent de l'imiter. Mais n'ayant pu y réussir, leurs yeux se voilèrent de tristesse. De tous ceux qui habitaient les limbes ils étaient sinon les plus misérables, au moins les plus comblés de désirs. Leurs gémissements semblaient faire la meilleure partie de leur art. IV A cette douce musique du niaitre, les larves se pressèrent en foule autour de lui ; et moi, qui jus¬ que-là avai s marché derrière lui, j e fus ce Lté fois plus prompt que tous les autres. La douceur de ces ac¬ cords m'enivra si bien, que jamais je ne ressentis plus de désir de sortir des limbes, ni plus d'audace pour tenter les chemins qui n'ont pas été frayés encore. Me souvenant de la réponse qu'il m'avait faite, je lui en demandai une nouvelle. « Si ces accords, lui dis-je, touchent ton cœur, comme Lu vois qu'ils ébranlent les limbes, aie pi¬ tié de moi et donne-moi la réponse que je cherche depuis que je suis tes pas. Dis-moi avant de sortir de ces lieux (car, si je ne m'abuse, tu es près de les quitter), dis-moi quels seront, parmi ceux-ci, les compagnons qui feront avec moi le pèlerinage de la vie, Apprends-moi d'avance à les connaître. 216 MERLIN L'ENCHANTEUR Conduis mon cœur vers eux, montre-moi d'avance leur visage. » Ici le maître me répondit ces paroles ; elles s'im¬ primèrent si bien dans ma pensée que je les en¬ tends encore : « Ta demande est moins ambitieuse : voilà pourquoi je veux bien te répondre. Viens, suis- moi. Je te ferai connaître ceux que tu auras pour compagnons sous le soleil des vivants. » A ces mots il me conduisit de groupes en grou¬ pes, à travers la foule, et il me dit, en me mon¬ trant des âmes ingénues et souriantes dont la plus âgée n'avait pas atteint l'adolescence : « Voici les premiers que tu rencontreras dans ta vie terrestre, au bord• torrentueux de l'Ain, et la plupart ne te suivront pas plus loin que la moitié de la route. Vois comme le doux breuvage de l'enfance les réjouit ici par avance ! mais leur joie sera courte, et cette séparation sera pour toi la première. Vois comme ils trouvent leur vain amusement dans les limbes ! ils ignorent leur fin prématurée. « Voici maintenant ceux qui traverseront avec toi la jeunesse radieuse. Que leur étreinte te sera douce ! Que ton cœur volera promptement au-de¬ vant d'eux ! Que de projets, que d'espérances communes entre vous ! Que de doux secrets vous lieront, par des chaînes magiques ! Peu de ceux-là SUITE DES LIMBES 217 conserveront la flamme jusqu'à la dernière heure. Le temps, l'absence, le chemin que chacun a de¬ vant soi, disperseront çà et là leurs pensées. Mais ils ne te trahiront pas, excepté un, peut-être, et encore, pour celui-là, ce sera faiblesse et non pas perfidie. » En même temps il m'enseigna leurs noms : j'al¬ lais m'élancer vers eux; déjà je sentais la douce flamme de l'amitié, qui, dans la première heure, ressemble tant à l'amour, lorsqu'il m'arrêta par ces mots : « Regarde de ce côté et prépare ton cœur ! Voici celle que tu aimeras à la première heure de la jeu¬ nesse, et le coup sera si fort que lu seras près de tomber. -— Qui est-elle? lui dis-je. — Tu le sauras assez tôt quand tu recevras la vie. Viens, passons. » Et il continua de me parler ainsi : « Voici celle qui t'apprendra la première ce que c'est que mourir (car tu vivras longtemps sans le savoir) ; c'est elle qui te donnera le jour. — Arrète-toi, ô maître ! lui dis-je. Elle ne vivra donc pas aussi longtemps que moi ? Ah ! tu m'as rendu la vie cruelle avant que je l'aie goûtée. Tu m'as fait connaître le poison avant que j'aie ef¬ fleuré la coupe. Je crains maintenant que cette parole ne me revienne quand je serai sous le so- MERLIN L'ENCHANTEUR. T. I. 13 218 MERLIN L'ENCHANTEUR leil, et qu'elle ne corrompe pour moi toutes les joies espérées. » Le maître reprit : « Voici ceux que tu enseveliras toi-même cle les mains. Ils sont trois, et parmi eux lapins pâle est une sainte. Regarde comme ils se doutent peu de l'heure dernière ! Comme ils baignent leurs yeux dans les Liens ! Comme la promesse de vie leur est douce! Mais loi, qui sais connue elle sera courte, pleure et gémis ! » En voyant que la douleur dont il venait de me remplir était plus forte que moi (car ma vue s'obs¬ curcit et je fus obligé de m'appuyer sur lui pour ne pas tomber), le maître voulut nie consoler; il reprit en ces termes : « Relève-toi ! Vois celui qui fera avec toi le plus long chemin et qui, du premier jour jusqu'au dernier, Le donnera la plus forte amitié. Il n'est pas ton frère et il sera plus que ton frère. Plu¬ sieurs voudront vous diviser, et ceux-là ne servi¬ ront qu'à vous unir davantage. 0 paix ! ô force ! ô repos ! ô douceur de deux âmes unies dans le com¬ bat de la justice ! Regarde-le. C'est celui qui porte dans ses mains les tablettes, encore blanches où s'écrira l'histoire de France. Il s'entretient avec celui qui s'appellera Vico, » Je lis un pas vers lui et j'allais l'appeler, mais le maître me retint : SUITE DES LIMBES 219 « Il n'est pas encore temps, dit-il. D'autres ar¬ rivent que tu apprendras seulement à connaître dans les mauvais jours. Ils ne suivaient pas le même sentier que toi dans les heures de la jeunesse ; mais quand l'adversité viendra, elle vous réunira tous. « Regarde comme ils ont la marche fière et comme l'orage n'a pu courber leur tète. Le monde les insulte, parce qu'il les voit désarmés. « Ils sont seuls, ils se taisent, car il leur est interdit de parler. Ils ont un sceau sur la bouche; mais leur pensée luit sur leurs fronts. Vois comme leurs enfants qui les suivent dans le chemin aus¬ tère sont pressés de la faim ! et comme ils pleurent en marchant ! Vois comme leurs femmes travail¬ lent le lin en gémissant dans la nuit pour leur sourire au jour ! Vois comme on leur refuse le gîte parce qu'ils veulent faire entrer la justice avec eux, et comme ils sont rejetés de seuil en seuil, sans que personne crie : Pitié ! Vois comme ils se nour¬ rissent d'espoir et sont indulgents au peuple qui les a oubliés ! Tu seras un de ceux-là. Gomme eux, tu vivras d'espérance ; mais tu n'auras pas la même douceur de cœur, et ton indulgence ne sera pas aussi grande. » Ce furent là ses dernières paroles. Pendant qu'il les achevait, j'envisageais avec piété ceux qui de¬ vaient traverser un jour, en même temps que moi, la vie terrestre. Je me hâtai vers eux comme s'ils 220 MERLIN L'ENCHANTEUR eussent déjà formé avec moi une société éternelle. Mais ils semblèrent étonnés. Ne sachant pas mon secret, ils passèrent sans se détourner, ni me faire aucun signe. Ce premier apprentissage de la vie me fut amer. Bientôt ils s'éloignèrent ; et il me semblait que ma vie me fuyait moi-même, à mesure que je vou¬ lais la ressaisir. Je restai, comme au lendemain d'une fête, parmi des ruines. L'impression de cette existence qui avait passé sur moi, plus légère qu'une ombre, m'est encore présente au moment où j'écris ces lignes. Je voulus m'écrier : « Amis ! frères ! compa¬ gnons ! arrêtez-vous ! » mais la parole me manqua ; tous continuèrent leur chemin en silence et sans tourner la tète. Une seule dont la conscience bril¬ lait comme un diamant, s'arrêta et me dit: « Va ! Je te suis. » Voyant alors que cette première intuition de la vie était passée sans retour, je me perdais, je m'a¬ néantissais-moi-même dans le sentiment de la brièveté de toutes choses. Car je n'avais eu le sen¬ timent complet de l'existence qu'aussi longtemps que m'avait parlé le pèlerin des trois mondes. Tant que dura sa parole, je me sentis vivre pleinement ; je me crus affranchi du néant. Dès qu'il cessa de me parler, je cessai de croire à moi- même; je retombai au fond des limbes. A mesure SUITE DES LIMBES 221 qu'il s'éloigna, la conscience anticipée de l'exis¬ tence s'atténua clans mon cœur. A ce moment, un cri terrible : « Merlin ! Mer¬ lin ! » perce le ciel, l'enfer, les limbes. Cette voix arrive au prophète. Il se précipite, car il craint de trouver la porte fermée. N'est-ce pas déjà trop tard pour revoir celle qui l'appelle sous le ciel de Viviane? Quand je l'entendis au loin franchir à grands pas le seuil des limbes, pour n'y jamais rentrer, et fermer derrière lui les portes sacrées, je me mêlai en gémissant à la foule des larves indiffé¬ rentes. La promesse de la vie ne me sembla plus qu'un leurre. Je me raillais moi-même d'y avoir cru si aisément. Je regardai celle qui m'accompa¬ gnait et je lui dis : « Où est ton espoir? Le monde a passé. Toi, tu me restes. » Et le spectacle de tout ce qui n'était pas elle s'abîma sans retour. V D'où était sorti, lecteur, le cri formidable dont avait tressailli le cœur de notre héros? C'est ce que je ne puis omettre de te dire. Par une ren- 222 MERLIN L'ENCHANTEUR contre étrange, vraiment providentielle, au mo¬ ment où Merlin s'arrêtait dans l'oisiveté des limbes, le roi de l'abîme avait profité de l'absence de notre Enchanteur pour enlever sa mère, Séraphine, aux lieux où elle faisait pénitence. Il entraînait de vive force la mère de Merlin. Déjà il approchait du noir soupirail, et il cherchait à donner à son en¬ lèvement l'apparence classique d'une libre des¬ cente aux enfers. « Venez, chère Séraphine,. lui disait-il. Vous n'avez pas vieilli d'une heure. Venez dans mon château fort. — Laissez-moi ! s'écriait la mère de Merlin. Hors d'ici ! tu ne m'abuseras plus par tes fausses promesses. Je sais qui tu es. Je te connais. Je te liais. Tu m'as perdue déjà; c'est trop d'une fois. Tes paroles sont des serpents. 0 nuit, couvrez- moi ! défendez-moi ! — Pourquoi me fuir, Séraphine? répondait le père de Merlin. Je ne vous demande rien, absolu¬ ment rien, ma chère. Donnez-moi seulement la main, rien que la main Eh bien, non! je me contenterai de baiser le pan de votre robe, le bord de votre guimpe. —- Fuis, chien d'enfer! — En vain tu me chasses. Le chien couchant restera à tes pieds. Il se laissera insulter, battre, fouetter ; il léchera la main qui le frappe. Puis, ô SUITE DES LIMBES 223 mes amours, sachez donc un peu de gré au lion qui vous épargne, pouvant vous dévorer. — 0 mort ! délivrez-moi ! — Que craignez-vous donc, Séraphine? une descente aux enfers? mais rien n'est plus fréquent parmi les" vivants. Rappelez-vous seulement le prudent Ulysse, le pieux Enée, Orphée, Télé» maque, Hercule le Fort, Psyché ; nul ne se re¬ pentit jamais de celte marque de confiance. — Vil serpent ! à terre ! rampe ! — Quoi, Séraphine! des injures? Pourquoi cela? Appelle-moi, si tu le veux, Yblis, comme les femmes d'Orient, aux noires prunelles. Dis, mon ange ; un enfant ne scelle-t-il pas notre hyménée ? Quoi de plus sacré sur la terre? N'est-ce pas là un mariage valable, respectable? Je ne demande qu'à légitimer notre enfant par une union solen¬ nelle. Notre fils, Séraphine, où est-il? Qu'en as-tu fait? Mon enfant bien-aimé, où est-il? Ah! qu'il me tarde de le retrouver et de jouir enfin en toute conscience de ce saint nom de père ! — Je ne suis plus ce que j'étais ! le repentir m'a changée. Les saintes eaux ont lavé mes souillures. —■ Appelles-tu souillures le mariage le plus authentique auquel les ténèbres servirent de témoins? Ne déshonore pas nos beaux jours. Si tu es changée, je ne le suis pas, moi ; je ne le serai jamais. Viens ! 224 merlin l'enchanteur — Non! non ! — Vois-tu, chérie, ne m'oblige pas à employer la force. J'en serais au désespoir. Mais je devrais le faire dans l'intérêt sacré de mon enfant. Je ne puis le laisser croupir déshonoré dans la bâtar¬ dise. Il faut que je lui donne honorablement mon nom de famille. Lors même qu'il y aurait quel¬ que incompatibilité, tout doit céder à l'intérêt des, enfants. Allons! sans plus de retard, viens!... Souffre cette douce violence. Elle part de l'amour le plus sérieux, cher ange ! — Personne ne viendra-t-il à mon secours ? 0 mort ! ô nuit! ô Merlin! » C'est ce dernier cri qui venait d'arriver à l'o¬ reille de notre Enchanteur. Il s'élance en barrant le passage au ravisseur, il se trouve on face de lui ; déjà il allait rappeler Virgile et prendre de lui conseil, quand le ravisseur lit réflexion que le lieu était mal choisi pour engager la lutte. Vain¬ queur, il ne le serait qu'à demi dans ce lieu sou¬ terrain. Vaincu, tout l'enfer serait témoin de sa défaite. Aussi se résolut-il sur-le-champ à éviter le combat, bien certain de retrouver un peu plus lard l'occasion plus propice. Séraphine s'était jetée au cou de son lils et le tenait embrassé. « O mon fils, ô Merlin ! s'écriait-elle, me lais- seras-lu descendre parmi les maudits ? Tu es fort, SUITE DES LIMBES 225 tu es plus puissant que l'enfer. Protége-moi. » Avant, que Merlin eût prononcé une seule parole, Belzébuth en ricanant avait élevé la voix : « Sois le bienvenu, ô cher fils ! Cette querelle est une querelle d'amour. Ne t'en inquiète pas. 0 joie ! ô transports ! Le père, la mère, le fils, enfin rassemblés! Quel spectacle! Cher enfant, contri¬ bue à l'union de tes parents ! Sois juge entre eux ! ta sagesse est précoce. Ne faut-il pas, dis-moi, que la bonne mère de famille vive près de son époux ? N'est-ce pas là le plus simple devoir ? Pourquoi donc, je vous prie, braver l'opinion sans nécessité, sans motif sérieux ? Si jamais j'ai mé¬ contenté, impatienté ta mère, je m'en repens. Eh bien ! que veut-on de plus ? Si j'ai eu quelquefois l'humeur maussade, cela tenait en grande partie à la peine que me causait ton absence. De la viva¬ cité dans le caractère, de la fougue dans le tem¬ pérament, quelques torts légers, quelques inéga¬ lités, quelques propos échappés dans un moment de déplaisir, des nerfs irritables, quand souffle le vent du nord, trop d'ardeur peut-être dans ma manière d'aimer, une sensibilité trop exquise, mais jamais un fait grave, cela ne peut-il se pardonner? Voyons ! cher fils de mes entrailles, place-toi ici, là, plus près, entre nous deux. Fais ma paix avec ta mère. Piamène-la au foyer paternel. La famille! la famille ! mon cher, voilà le bien suprême ! » 13. 22G merlin l'enchanteur Séraphine, pendant ce discours, tenait son fils embrassé et tremblait de tous ses membres. « Voilà sa réponse ! dit Merlin ; n'espérez pas la vaincre par la force. — La force ! interrompit son père. Eh ! mon lîls, qui pense à s'en servir ? Ai-je jamais employé envers elle d'autres armes que celles du pur amour? Persuasion, soupirs, œillades, musique des cobolds, conversations au clair de lune, rêve¬ ries, récils de mes longues insomnies, de mes souffrances, de mes guerres lointaines dont j'ai rapporté plus d'une cicatrice: voilà quelles ont élé mes armes. Elle me repousse ! elle me laisse me consumer dans ma brûlante soli tude ! eh bien ! puisqu'elle le veut, je m'y engloutirai tout seul. Je souffrirai, hélas ! Je sais souffrir ! Elle le veut. J'y consens. Il ne me restera que le foyer désert. Qu'elle aille passer sur la terre des jours heu¬ reux ! qu'elle prête l'oreille aux aubades, aux sé¬ rénades des jeunes hommes, pendant que moi ici... » Croirait-on que Merlin, à ces paroles, eut un moment la pensée de conseiller à sa mère de s'im¬ moler pour un si grand banni ? Grâce à Dieu ! il n'en lit rien. Mais son cœur fut ébranlé par ce qu'il venait d'entendre. Il ne pouvait s'empêcher de trouver quelque noblesse dans ce langage, « Allons ! ajouta l'incube, puisque votre heure SUITE DES LIMBES 227 n'est pas venue, je lâche encore ma proie, quoique j'eusse le droit de m'en saisir. Songe, Merlin, à ton père; toi, Séraphine, n'oublie pas au moins de qui tu es l'épousée ! » • A ces paroles, l'incube se plonge dans son noir royaume. Merlin, Séraphine, Viviane, repassent en silence le triste seuil et revoient la lumière. Séraphine rentra incontinent dans son abbaye, dont elle mura une seconde fois la porte. Viviane ne quittait pas Merlin. Merlin n'avait pas trouvé son père si odieux qu'il se l'était représenté. « Après tout, se disait-il à lui-même, il est mon père ! Et qui sait s'il n'y a pas eu aussi, à l'ori¬ gine, quelque tort de l'autre côté ? » Ainsi fut évité, ce jour-là, le combat entre le père et le fils. Mais la lutte ouverte, pour avoir été retardée, ne pouvait manquer d'éclater plus tard. VI Merlin n'avait pas fait cent pas hors de l'Enfer, qu'il rencontra un pauvre couvert de haillons. C'était le premier qu'il eût vu dans le monde. Il le contempla d'abord comme une merveille, puis il se sentit troublé et lui donna sa bourse. Cin¬ quante pas plus loin, un pauvre plus misérable 228 MERLIN L'ENCHANTEUR que le premier était étendu au bord du chemin : Merlin lui donna son manteau. Le pauvre montra qu'il avait les pieds nus : Merlin se déchaussa et donna ses souliers, à quoi il ajouta son chapeau et son pourpoint d'azur. 11 lit encore cinquante pas et rencontra un troisième pauvre. C'était un beau jeune homme qui ne trouvait rien à faire de ses bras et que la colère rongeait. Merlin s'excusa de n'avoir plus rien à lui donner. Aussitôt le jeune homme indigné relève la téte et s'écrie : « Voilà bien les riches ! Durs, impitoyables, avares! ils n'ont jamais rien quand il s'agit de donner. Que la malédiction retombe sur eux ! » Et il continuait ses invectives. a Je vois, mon ami, interrompit Merlin, que la misère ne vous a pas ôté la fierté. » Puis s'approchant d'une châtelaine qui passait à cheval, tenant sur son poing un faucon : « Je vous apporte un grand bonheur, lui dit-il. — Lequel ? demanda la dame en s'arrétant. — Une occasion unique de donner votre cheval et votre faucon. — A qui ? — A ce misérable. — Vous êtes fou, je pense, Merlin, reprit la dame en jetant un regard dédaigneux sur le pau¬ vre. Y songez-vous ? SUITE DES LIMBES 229 — Ah! madame, dit Merlin, je sors de l'enfer ; je n'y ai rien vu de plus terrible que ce que je vois en ce moment : l'impassibilité, la dureté, l'a¬ varice, sur un front d'ange. » Cette réponse, cet à-propos firent rentrer la dame en elle-même ; elle se rappela qu'elle avait un cœur ; surtout elle .eut honte d'avoir été sur¬ prise le front plissé comme si elle avait des rides, et les lèvres pincées. Elle jeta un regard épanoui sur le misérable. Rien n'égala son étonnement lorsqu'elle vit que c'était là un homme, et qu'un misérable pouvait avoir les yeux noirs et les cheveux bouclés. Elle sauta légèrement à terre, et remettant son cheval et son faucon à Merlin : « Tenez, lui dit-elle. Je les lui donne. » Ce trait fondit comme la cire le cœur du jeune homme, que la misère seule avait déna¬ turé. Il improvisa aussitôt des vers, nés de son émo¬ tion, et, dans sa reconnaissance, il y avait déjà beaucoup d'amour. C'étaient les premiers vers qui eussent été composés dans ce pays et dans cette langue. Ea dame s'appelait Gabrielle, ce qui donna au jeune inspiré l'idée de la comparer à une gazelle pour avoir le temps de trouver ses pensées. Cette résonnance due au hasard les fit sourire tous 230 MERLIN L'ENCHANTEUR deux. Ce fut la première origine de la rime chez les peuples de ce pays-là. Etonnée , encore plus ravie de ce langage nouveau, cadencé, dont elle n'avait aucune idée, la dame se perdait en mille rêveries. « Quelle langue de miel! disait-elle. Jamais je n'en ouïs de semblable dans mon château. Est-ce la langue des pauvres ? — Non, madame, dit Merlin. C'est la langue de l'amour; j'aurais dû l'inventer. » Là-dessus, il lui apprit comment ces vers étaient les plus beaux qui eussent été composés depuis Virgile et comment elle avait fait ce miracle. Rentrée dans son château, la dame fut prise d'un grand ennui. « Parlez-moi donc en vers, » disait-elle à la foule des courtisans qui voulaient s'en faire aimer. Personne ne la comprenait. Tout lui semblait rude et grossier en comparaison de ce qu'elle avait entendu. Elle prêta l'oreille du haut des tours ; elle entendit encore le chant de son serviteur dans la vallée. Depuis ce jour, l'un donna, l'autre reçut, tous deux furent comblés. Ce prodige fut un des plus grands de ceux de Merlin. Il réconcilia le riche avec le pauvre, et, du même coup, il inventa la poésie. SUITE DES LIMBES 231 VII Quelle fut la récompense de Merlin pour tant de bienfaits répandus dans le monde ? Sa récompense, la voici : Dans un des lieux qu'il avait enchantés, il s'é¬ tait bâti une demeure à son gré. Vous ne l'auriez trouvée ni assez grande ni assez fastueuse pour vous. Mais elle était justement proportionnée à ses désirs. Peut-être le corps de logis eût été trop sévère, s'il n'eût été égayé aux deux flancs par deux pavillons à pleins cintres romains, soutenus chacun par douze colonnes, en souvenir des douze preux. Autour de ces colonnes s'enroulaient en guirlandes le chèvrefeuille et la vigne sauvage. Une galerie de bois, à balustre de fer, réunissait les deux ailes. Ah ! que souvent elle a résonné sous des pas ou joyeux ou rêveurs ! Au-dessus était un verger de pommiers sacrés qui portaient toujours des fruits et des fleurs ; au- dessous un jardin en pente douce, un peu sauvage, planté de tilleuls. Quelquefois un gémissement sor¬ tait des eaux dormantes. Mais la mésange y mettait fin en chevrotant et fuyant d'un vol court et fantas¬ que, comme un esprit follet, de saules en saules. 232 MERLIN L'ENCHANTEUR Il y avait chaque année dans ce pays un certain nombre de jours sereins, dorés, empourprés, tels qu'on n'en voit pas ailleurs sur toute la terre ; mais ils duraient peu, à peine le mois de mai. Sitôt qu'en juin l'haleine mielleuse des nénu¬ phars et des mauves se répandait dans l'air, vous respiriez la mélancolie elle-même! C'était une douceur, une langueur et des larmes en toutes choses, comme les prémices d'un doux sépulcre. Quelie odeur indicible, mystique, angélique, incor¬ porelle, sortait alors des plantes exténuées ! Elle ne tenait en rien de ce monde. Je crois que le souffle pacifiant des morts s'exhalait avec la myrrhe le long des haies de noisetiers et de fram¬ boisiers, à travers les rides de la terre argileuse; et cette haleine passait dans vos cheveux. Surtout le mystère était profond autour des étangs dormants où les grands chênes plongeaient le pied en frissonnant. Une ruine, une vieille tour sortait du milieu des eaux profondes ; et nul pont près de là ! nulle barque pour y aborder ! personne pour indiquer la voie! Sur le calice des fleurs des eaux dansaient en rond de blancs sylphes étince- lants qui poursuivaient çà et là l'aigrette aérienne du chardon enlevé par la brise. C'est là que la digitale ouvrait ses grandes fleurs béantes comme des gueules de serpents autour d'un caducée. Sur la margelle des champs d'avoine, se tenait SUITE DES LIMBES 233 au loin, immobile, un héron, hiéroglyphe d'un monde rêveur. D'ailleurs, jamais le cri d'un essieu dans les clairières. Jamais un messager dans les profondeurs des hautes futaies. Quelquefois un incendie d'herbes sèches, que nul n'avait allumé, que nul ne songeait à éteindre. Assurément, le lieu aurait pu être mieux choisi ; mais quoi ! Merlin avait mis là son cœur dès le premier jour. Il ne s'en est jamais dédit. Quand il allait errer dans son jardin, les abeilles, soit qu'elles visitassent les bluets dans les chaumes voisins, ou la fleur du fraisier, ou les œillets de Perse, soit qu'elles préférassent se poser sur les pousses nouvelles de l'aubépine, formaient un chœur à mesure qu'il passait ; et elles criaient de leur voix altérée : « Honneur, gloire à Merlin ! » De leur voix matinale les abeilles réveillaient les autres créatures; toutes ensemble disaient : « Que rien ne trouble jamais les fiançailles de Merlin et de Viviane! Leur bonheur se répand sur nous. L'avenir du monde est attaché à leur amour. Puisse aucun nuage ne s'élever entre eux ! car ce nuage jetterait son ombre sur la terre et la tempête enfanterait des reptiles. « La sérénité des cieux enveloppe chaque chose. L'haleine de Viviane se répand sur les roses sauvages cachées au fond des bruyères, et la sa- 234 merlin l'enchanteur gesse de Merlin remplit les villes bourdonnantes. « Nous pensions ne plus revoir le printemps, car le froid de la mort nous tenait renfermées dans les creux d'arbres ou en des demeures souter¬ raines. La neige nous recouvrait d'un suaire et l'univers semblait mort. « Mais quand Viviane a respiré, un souffle sacré a pénétré dans nos retraites profondes. Un frémissement de vie s'est fait sentir jusque dans la moelle des chênes, quand les pas de Vi¬ viane et de Merlin ont foulé les marguerites des prés. « Papillons endormis du sommeil des morts, dans vos blancs linceuls de soie, écoutez la trompe des cigales qui annoncent aux quatre vents la résurrection. Quittez vos suaires! Sortez de vos sépulcres que vous avez vous-mêmes ourdis ! Res- suscitez, troupe diaprée, âmes légères ! Fleurs ailées, ne méprisez pas les fleurs parce qu'elles restent enchaînées à la terre où vous refusez do vous poser. « Accourez, vous tous qui avez une voix que l'écho aime à répéter ! Réveillez-vous, cigales, au chant éternel ! abeilles qui mêlez le murmure au travail; rossignols, habitants des clairières touffues; demoiselles au corsage d'azur qui voltigez sur les sources des fleuves! Dites, sans vous lasser: Il n'est rien de si beau sur: la terre que Viviane, il SUITE DES LIMBES 235 n'y a rien de si sage que Merlin. Puisse ce moment durer toujours ! » Plongé clans une rêverie muette, le bon Merlin écoutait le chœur, sous les tilleuls qui étaient alors en fleur. Il tenait tout pensif la main de Viviane dans la sienne pendant que de la voûte des grottes la goutte d'eau tombait dans la source profonde. mi !- i I LIVRE VII LA BONNE AVENTURE I Heure qui passes, arrête-toi ! Que ce jour, que ce moment ne finisse jamais ! Pourquoi fuyez-vous, aurores rapides, soleil, jours embrasés? Qui vous hâte? Parfums noctur¬ nes, souffles du matin, abeilles bourdonnantes, où allez-vous ? C'est ici, c'est ici qu'est la borne d'émeraude où il faut s'arrêter ! Arrêtez-vous aussi, flots qui passez, étoiles vagabondes ! Et toi, mon cœur, n'espère pas une heure meilleure ! Belle aube purpurine, ne te hâte pas vers le midi ; il te consumera. Splendide midi, ne te hâte pas vers le soir pâlissant ; et toi, soir cons¬ tellé, ne te précipite pas vers la nuit ténébreuse ! Ombres géantes, ne grandissez pas davantage . 238 merlin l'enchanteur au pied cles monts sereins ! Vous tous esprits, âmes des choses, ne franchissez pas celte heure d'azur. Ils avaient retrouvé l'Eden de nos premiers pa¬ rents, ils avaient ramené le paradis sur la terre.Les yeux attachés l'un sur l'autre, ils buvaient pen¬ dant des heures intarissables un philtre invisible, qui descendait des nues. Ils aimaient tout ce qu'ils voyaient, car chaque chose, chaque être était rempli de leur amour. Ils durent penser que l'éter¬ nité bienheureuse avait commencé pour eux. Rien ne les avertissait de la succession des heures et des moments. Chaque instant semblait être le premier où ils se fussent rencontrés ; en même temps ils avaient le sentiment de s'être aimés toujours. Comment cela se pouvait-il? Je sais seulement que cela fut ainsi. Oubliez que j'ai comparé leur bonheur àceiui de nos premiers parents ! Mes héros furent plus heureux que les habitants d'Éden. Car Adam et Eve avaient perpétuellement un tiers entre eux, un hôte divin qui les tenait dans un respect voisin de la crainte. Ouelquefois même le serpent enroulé et sifflant autour de l'arbre glaçait soudai¬ nement leurs regards et leurs voix. Leur amour était plus cosmogonique, plus religieux que celui de Merlin et de Viviane ; mais assurément il fut moins passionné. LA BONNE AVENTURE 239 Merlin et Viviane ne rencontraient ni prome¬ neur divin, ni archange aux ailes d'or, ni serpent à la tête de femme. Ils ne rencontraient, ils ne voyaient, ils n'entendaient, ils ne cherchaient qu'eux-mêmes ; et peut-être en cela furent-ils égoïstes. Aucune loi surhumaine ne les arrêtait au détour des sentiers quand ils cueillaient les fruits dont leur jardin était rempli. Nulle appréhen¬ sion, nulle menace, nulle épée flamboyante. Ils ne conversaient pas avec les animaux, car ils n'a¬ vaient nul besoin de leur parler. Un signe de la main ou des yeux, c'était assez pour en être obéis. Ils ne chantaient point d'hymne matinal aux Elohim. Mais leur vie était un hymne continuel, que l'un adressait à l'autre. Nul doute qu'ils ne se soient trop divinisés, surtout à ces heures matinales où ils étaient tous deux éblouis l'un par l'autre après les ténèbres. Ce fut là leur faute. Vous verrez qu'elle fut expiée. Combien de fois nos premiers parents furent attristés par le désir de la désobéissance-, par le pressentiment de la chute irrévocable ! Us dési¬ raient ce qui leur était interdit ; dans leur félicité il y avait déjà un commencement de douleur. Tels n'étaient pas Merlin et Viviane. Soit aveu¬ glement, soit ignorance, ils n'avaient aucune idée de la chute. Que dis-je? ils avaient un sentiment tout con- 240 MERLIN L'ENCHANTEUR traire. Après chaque caresse ils se trouvaient embel¬ lis et le monde avec eux. D'ailleurs ils n'avaient point de vaine curiosité ; ils croyaient tout posséder sitôt que leurs mains se tenaient entrelacées. Jamais une sourde inquiétude de l'esprit et de l'àme ne tourmentait le sage Merlin, quand il avait ses lèvres collées sur celles de Viviane. Il pensait alors tout savoir. Que lui importait que l'orage fit frissonner sur sa tête les rameaux épineux de l'arbre de la science ? Quelquefois mon héros poussait l'amour jusqu'à la superstition. Des fragments de rochers que dix hommes de nos jours ne pourraient soulever étaient un jeu pour lui. Il les dressait l'un sur l'autre et en formait un autel, monument éternel de félicité. Ah ! s'il avait su combien celte féli¬ cité était périssable, il aurait fait ses édifices d'ar¬ gile, non de granit. Quand la pierre était dressée, il prenait Viviane dans ses bras et l'aidait à y monter. Viviane s'élançait comme la chèvre sau¬ vage sur le rocher, elle souriait à l'Enchanteur. Pour lui, toujours sérieux, il la contemplait en silence et il l'adorait. Quand vous rencontrerez quelque part un de ces dolmens mystérieux au milieu des landes, dites hardiment : Le puissant Merlin a remué ces pierres. L'amour voit tout, sait tout, explique tout. N'y eut-il jamais de querelles entre eux ? LA BONNE AVENTURE 241 Toutes les heures furent-elles semblables ? Ne prononcèrent-ils jamais une parole qu'ils auraient voulu retenir ? Si cela fut, je dis que cela fut très- rare, une, deux ou trois fois tout au plus dans l'année ; et encore le caprice (car ces rares mésin¬ telligences ne méritent pas un autre nom) ne dura qu'un moment. Je devrais plutôt dire une seconde, si ces moments n'étaient pas autant d'éternités. Après quoi, une larme sacrée humectait à peine la paupière, et cette larme produisait l'effet de la rosée sur une campagne brûlante. Il n'en restait aucune trace dans le cœur qui se sentait au con¬ traire renouvelé. Suspendue un moment, la vie revenait à flots précipités. C'était comme une dis¬ sonance presque insaisissable, qu'un artiste habile jette au milieu du tissu de ses mélodies pour en rehausser le prix. Car nous sommes des êtres si imparfaits que le bien ne nous plaît qu'à condition d'être mêlé d'un peu de mal. Au reste, chacun d'eux conservait son caractère même dans ces instants difficiles. Viviane, plus fantasque, revenait aussi plus vite. Jamais on ne la vit plus sereine qu'au moment où un de ces nuages venait de passer sur son front. Merlin avait l'humeur plus égale ; en revanche, quand il tom¬ bait, sa chute était plus lourde; il avait plus de peine à se relever. Un orgueil plus terrestre l'en¬ chaînait à sa faute. Mais aussi quand il avait pu merlin l'enchanteur. t. i, 14 242 MERLIN L'ENCHANTEUR se vaincre, comme il savait s'humilier ! Il deman¬ dait sa grâce avec passion, comme s'il eût commis un crime. C'eût été en effet un crime impardon¬ nable de gâter la plus grande félicité qui sera jamais sur la terre. Ils ne se nourrissaient pas seulement du fruit des arbres, ils ne se désaltéraient pas uniquement de l'eau des ruisseaux. Quelques serviteurs fidèles leur préparaient une nourriture modeste, mais convenable : du laitage, du miel, des œufs de leur basse-cour, des gâteaux safranés, un peu de gibier, un petit vin clairet de la côte voisine, puis c'était tout. Peu de gens les visitaient. Chacun craignait d'être importun. Quelques vieillards porteurs de harpes étaient toujours les bienvenus dans la de¬ meure de Merlin et de Viviane. Quant à eux, ils ne recherchaient que les êtres merveilleux que nous avons rencontrés avec eux dans la forêt des Bombes. Pour ceux-là, ils les visitaient régulière¬ ment deux fois la semaine. La comparaison qu'ils faisaient de ces existences purement idéales avec leur propre existence si bien remplie, entrait pour beaucoup dans le plaisir qu'ils trouvaient à les fré¬ quenter. « Que je suis heureux d'avoir reçu le don entier de la vie ! » s'écriait Merlin toutes les fois qu'il revenait de l'une de ces visites. A quoi se passaient leurs journées? Rien de plus LA BONNE AVENTURE 243 régulier. Le matin, ils lisaient ensemble clans le livre magique. C'était là leur principale occupation. Merlin, la tête appuyée sur l'épaule cle Viviane et la tenant embrassée, lisait à demi-voix les paroles sacrées. A mesure qu'elles tombaient de sa bouche, elles répandaient au loin des sorts heureux sur les mondes épanouis, pour le reste de la journée. Y avait-il quelque part dans le ciel ou sur un front assombri un nuage? Il disparaissait aussitôt; une douce lumière rosée pénétrait le cœur des hommes. Tous au loin se sentaient rajeunis, sans savoir même à qui ils devaient ce souffle de félicité inat¬ tendue. Après cela, ils chantaient, non pas de grands hymnes savants, ni des cantiques laborieux, mais de petits airs qu'ils avaient assortis à leurs deux voix; et les rossignols, les tarins, sortant des pa- quis, des oseraies, des touffes de rosiers et de glaïeuls, accouraient et venaient lutter avec eux, jusqu'à couvrir leurs chansons. A la tombée du jour, on les a vus souvent che¬ vaucher sur de noirs chevaux clans les clairières étroites, à travers les blés en fleur. Pourtant, ils préféraient aller à pied, parce que leurs mains pouvaient plus aisément s'entrelacer comme le lierre. Quelles étaient leurs conversations?Elles étaient très-mêlées. D'abord eux-mêmes, puis eux encore; 244 MERLIN L'ENCHANTEUR après cela, les étoiles, les mondes inconnus, Si- rius, Saturne, le bluefc clans le sillon, la musique des sphères ; sans doute aussi la politique sacrée, Injustice idéale, la félicité de tous les êtres futurs ; la joie des nations qui les prendraient pour guides ou seulement pour conseillers ; la liberté donnée sans avarice à qui la souhaiterait ; aux autres, le sommeil et quelques songes avec un peu de gloire; puis une tresse de cheveux, un ruban, un fil clela Vierge, le livre de magie oublié, tout ouvert à la pluie, sous un tilleul ; puis de nouveau leur petit monde, le chant du grillon, leur enclos; tout cela, entrecoupé de baisers et d'éclats enjoués, comme si un esprit follet eût ri auprès d'eux dans les touf¬ fes d'herbes des prés. Chaque printemps, ils envoyaient au loin des messagers, chercher jusqu'en Libye des animaux étrangers, qu'ils s'amusaient à apprivoiser seule¬ ment d'un regard. Quand ces bêtes sauvages étaient devenues plus douces que des agneaux, ils en don¬ naient les petits à leurs voisins. Ils ne pouvaient souffrir autour d'eux rien qui rappelât les soucis et les misères des hommes. Leur basse-cour était gardée par un bel oiseau qui servait de berger. Quant au buffle, ils l'introduisirent les premiers parmi nous. Sa face noire effrayait d'aborcl Viviane qui refusait d'en approcher. Merlin lui Ht honte de sa frayeur. Depuis ce jour, elle se fit suivre LA BONNE AVENTURE 245 de ces monstres comme d'un troupeau de brebis. Rien n'était plus charmant que de la voir jouer avec l'un d'eux lorsqu'elle le conduisait en le te¬ nant par sa corne couleur d'ébène. Ils aimaient aussi à semer des plantes étrangè¬ res dont les graines leur étaient apportées par des oiseaux bleus qu'ils avaient dressés à cet usage. Dès que l'oiseau revenait de son voyage, il se posait sur l'épaule de Viviane, en secouant les ailes. Viviane baisait le beau messager qui repar¬ tait tout joyeux. Souvent elle lui donnait au départ une miette de pain sur ses lèvres; après quoi ra¬ massant la graine précieuse, elle allait la semer dans le.jardin. C'est ainsi que le jasmin, le lilas, l'acacia, sans parler d'une foule de plantes grim¬ pantes toutes propres à former des berceaux amou¬ reux, se trouvèrent à la fin réunis de tous les coins de la terre dans le jardin de Merlin ; il n'en refusa jamais la graine à qui la lui demanda. Que faisaient-ils encore ? on a dit qu'ils jouaient aux échecs. Ils y renoncèrent bientôt. Viviane se dépitait quand elle perdait. Le sage Merlin n'était pas toujours assez sage pour la laisser gagner toujours. Puis ils trouvèrent que ce jeu les em¬ pêchait de rêver l'un à l'autre. Ils le laissèrent pour d'autres jeux qu'ils inventaient chaque jour. C'était le plus souvent des paroles qui n'avaient de sens que pour eux, des murmures sans, suite, u. 246 MRfiUN L'ENOHANTEUR un gazouillement, un roucoulement humain, plus mélodieux que le gazouillement des fauvettes et des mésanges dans les branches des saules. Que la journée ainsi remplie était vite terminée ! Et ils ne la prolongeaient pas artificiellement à la clarté aveuglante des lampes. Ils ne dérangeaient point l'ordre marqué par la nature ; mais ils sui¬ vaient docilement le conseil des cieux. Après avoir vécu pendant le jour comme les oiseaux des bois, ils se couchaient comme eux, ou peu s'en faut, une heure après que le soleil avait disparu. Les longues veilles fiévreuses ne pâlirent jamais leurs joues. Et pourquoi se seraient-ils refusé un som¬ meil salutaire? Ils savaient que le lendemain de¬ vait se lever pour eux, plus beau encore que la veille. II Ils s'aimaient et ils étaient heureux; voilà ce que je puis assurer. Les monuments de leur féli¬ cité sont innombrables; vous ne pouvez faire un pas sans en rencontrer les vestiges dans nos bruyères. Qu'est-ce donc quel'homme, si de pareils témoignages ne lui suffisent pas? Quelle pensée, quels souvenirs, quels sentiments ont jamais laissé LA BONNE AVENTURE 247 de pareilles empreintes? Les rochers eux-mêmes parlent. Nous croyons aux pyramides parce qu'el¬ les nous enseignent, la mort ; ne croirons-nous pas aux dolmens parce qu'ils nous enseignent l'éter¬ nité heureuse de deux êtres ? Allons ! sceptiques, doutons de tout, s'il faut douter de ce qui est écrit sous nos yeux en points d'exclamations de granit, de vingt coudées ! Oui, ils étaient heureux, ai-je dit; mais ils ont cessé de l'être, et c'est là que commence pour moi la difficulté. Il est aisé d'écrire à côté l'un de l'au¬ tre des mots aussi discordants que le paradis et l'enfer. L'expérience même a pu vous faire connaître en un moment des états si opposés, le matin la félicité, le soir le désespoir. Gela s'est vu et cela se reverra. Mais accorder ces choses dans une même page, passer harmonieusement de l'excès du bien à l'excès du mal, du sourire aux larmes, tout expliquer, tout aplanir, tout concilier, voilà la partie la plus difficile de mon sujet. Pourquoi aussi exiger qu'un livre écrit d'une main terrestre soit plus harmonieux, mieux en¬ chaîné que le livre des destinées? Celui-ci ne donne la raison d'aucun changement ; il ne ménage aucune transition. Tout y est brusque et imprévu. Tournez le feuillet, la terre et les cieux ont changé de visage. La page la plus enivrante finit par un cri de douleur. Et la cause, le motif, où sont-ils? 248 merlin l'enchanteur Nulle condamnation n'a pesé sur leurs fronts. Un archange armé d'une épée de flammes n'a point honteusement chassé Merlin et Viviane de leur Éden. S'ils l'eussent voulu, ils auraient pu rester dans le paradis; peut-être a ce moment ils y se¬ raient encore. Mais non ! eux-mêmes, eux seuls se sont bannis, eux seuls se sont fermé le retour. Ils l'ont voulu; nul autre n'est responsable de ce qui a suivi. Étaient-ils las d'un bonheur sans mélange? Jamais ils ne s'étaient aimés davantage. Fut-ce l'effet d'une longue réflexion? Celui qui leur aurait dit la veille: « Vous vous chercherez demain et vous ne vous retrouverez pas, » celui-là les eût trans¬ percés de sa parole. Fut-ce un caprice, une fan¬ taisie, une épreuve, un moment d'humeur, un éclair d'orgueil qu'ils n'ont pu vaincre, une dis¬ pute aux échecs ? Voyez, cherchez, examinez vous-même, ou plutôt ayez la patience d'attendre. Je puis vous affirmer d'avance que la cause se trouvera proportionnée à l'effet. Ce jour-là Viviane s'était vêtue de ses plus beaux habits comme pour une solennité. Quand Merlin entra, il la trouva debout, marchant à grands pas, les bras croisés sur la poitrine. Ses yeux immo¬ biles étaient armés d'une résolution étrange. Mais le bon Merlin n'y fit d'abord aucune attention. Cependant elle s'arrête brusquement au milieu LA BONNE AVENTURE 249 de la chambre de verdure, et, sans le regarder, d'une voix qui jaillit comme un torrent après lequel tout est desséché sans retour, elle lance ces paro¬ les précipitées : « Merlin ! il faut nous séparer ! » Merlin commence à sourire, et ses lèvres res¬ tent quelque temps pétrifiées. Il conserve l'impres¬ sion de la félicité passée dans le premier saisisse¬ ment d'une douleur infinie ; car il a arrêté ses yeux sur elle, et il a rencontré un de ces regards d'airain qui glacent les mots au fond du cœur. Sans doute il eût dû se précipiter à ses pieds, les arroser de larmes; mais ses yeux étaient secs. Peut-être la douleur avait-elle tari son cœur ordi¬ nairement si ouvert, si expansif ; peut-être l'indi¬ gnation l'avait-elle endurci pour une seconde. Peut-être aussi l'orgueil, ce serpent qui se plaît dans nos ruines, se dressa-t-il, à ce moment, dans son âme. A travers les paroles confuses, désordon¬ nées qui se pressaient sur ses lèvres, sans pouvoir éclater, il a le malheur de répondre : - « Oui, je partirai ! » Il eut tort mille fois. Mais ce n'était encore là qu'un jeu d'enfant, une extravagance comme les meilleurs en commettent souvent, une parole qu'il pouvait effacer aussitôt par une autre parole. Il n'eût fallu qu'une larme, un serrement de main convulsif. Mais il s'obstina dans cette parole, uni- 250 MERLIN L'ENCHANTEUR quement parce qu'il l'avait prononcée et qu'il n'eut pas la force de la rejeter pendant qu'elle était en¬ core à demi-formée sur ses lèvres. Puis le regard de plus en plus inflexible de Vi¬ viane acheva de le perdre. Il se jette sur sa dou¬ leur comme un homme se jette sur son épée et s'en perce la poitrine, sans pouvoir l'en arracher. Plus Viviane montre de résolution et de froideur, plus Merlin montre d'emportement. A. la fin, il sort presque égaré, il descend les de¬ grés qu'il ne remontera plus ! Ah! pourquoi n'est- il pas revenu en arrière? Pourquoi ne s'est-il pas roulé sous les pas de Viviane? Pourquoi, du moins, n'a-t-il pas tourné une seule fois la tète vers la fenêtre entr'ouverte ? Leurs voix auraient pu se répondre, leurs regards se rencontrer. Bientôt, dans quelques instants, ils seront perdus l'un pour l'au¬ tre. Le sage Merlin est-il donc devenu insensé? 11 s'éloigne à grands pas. Tant qu'il pense être vu, je ne sais quelle colère aveugle le soutient. Sans doute quelque démon intérieur vient de se glisser en lui. Sans voir, sans entendre, une force infer¬ nale l'aide à se détruire lui-même. Mais sitôt qu'il a passé un certain bouquet d'arbres et qu'il est certain de ne pouvoir être observé, toute cette force factice l'abandonne sur-le-champ. Son corps s'affaisse et tremble. Une sueur mortelle inonde LA BONNE AVENTURE 251 son visage ; encore un pas, il se laisse choir au bord du chemin, les yeux lixes, la lète penchée sur sa poitrine. Personne n'entendit ses sanglots, ils restèrent enfermés dans son sein. 0 vous qui passez, regardez le grand Enchan¬ teur qui, il y a un moment à peine, prêtait son sou¬ rire à toute chose! Que reste-t-ilde lui? Est-ce un homme, est-ce un enfant? Qui n'aurait pitié de lui? Mais qui pourrait seulement le reconnaître? Incapable en ce moment d'aucune réflexion, Mer¬ lin sentait pourtant qu'une partie de sa puissance était irréparablement détruite. Mais il ne cherchait pas à s'expliquer ce qui s'était passé. Aussi bien toutes les paroles eussent été indigentes pour ex¬ primer ce qu'il éprouvait. Un monde qui s'écroule, un vide qui se creuse jusque dans le fond des en¬ fers, un chaos à la place du ciel, tout cela eût à peine indiqué ce qu'il aurait voulu dire. Le plus probable, c'est qu'il avait perdu le don de l'en¬ chantement. Mais c'était alors la chose dont il se souciait le moins. Que lui importe que le monde désabusé perde sa magie, qu'un voile terne et grisâtre s'étende sur la moitié de la terre, que toutes les roses se flé¬ trissent à la fois ? Dans l'égoïsme de la douleur , il n'est occupé que de ce qu'il a perdu lui-même. Il cherche un regard qu'il ne rencontre plus, il re- 252 merlin l'enchanteur tient son haleine pour écouter des pas légers dont le bruit n'arrive plus jusqu'à lui. Surtout il sent son cœur pesant comme une pierre dans sa poi¬ trine, et il se tait. Mais ce que mon héros ne dit pas, je dois le dire à sa place, dans l'intérêt de ceux qui cher¬ chent l'enseignement de cette histoire. Ils ont vu dans ce chapitre qu'il est des paroles toutes brè¬ ves, ou plutôt des syllabes dont les suites sont irréparables. Ils apprendront ici à mourir cent fois plutôt que de les prononcer. Un peu plus loin ils verront qu'un dépit, une parole injuste, une brouillerie d'amants, une rancune, un grain d'ivraie dans le pur froment, peuvent avoir les conséquen¬ ces les plus fâcheuses sur l'économie du monde. Si mes héros n'eussent eu à démêler que de petits intérêts personnels, si leur vie ne se fût mêlée en rien à la vie universelle, je me serais fait conscience d'entretenir de leurs débats le lec¬ teur, que je suppose d'ailleurs très-préoccupé de lui-même. III Les étoiles pâlissaient, le soleil était près de se lever quand Merlin rouvrit les yeux. Il s'aperçut LA BONNE AVENTURE 253 qu'il élail clans la forêt enchantée, où il avait cou¬ tume de visiter les créatures idéales dont il était le roi. Son premier mouvement, en reconnaissant ces lieux, ne fut pas sans douceur ; car il crut un moment qu'il était dépouillé du poids accablant de l'existence réelle, et. qu'il allait se confondre avec ces êtres imaginaires et flotter avec eux entre le néant et la réalité. Autant il était heureux auparavant d'être en possession de l'existence entière, autant alors il eût désiré n'être qu'un spectre, une larve. Déjà il se jurait à lui-même de ne plus sortir de la com¬ pagnie des personnages aériens qu'il avait connus dans la profondeur cle ces forêts. Longtemps il cherche, il appelle, mais en vain; toutes ces formes célestes qui, autrefois, accouraient d'elles-mêmes au-devant de lui, avaient disparu. Aucune ne ré¬ pondit à sa voix. Il entendit pourtant au loin un bruit de hache dans un massif de vieux chênes moussus. Il se hâta de ce côté. « Est-ce vous, s'écria-t-il, génies heureux, qui n'avez pas encore goûté le cruel breuvage de la vie réelle? Venez, entourez-moi, cachez-moi, ne me laissez plus sortir de cette enceinte bé¬ nie! » En approchant il fut étonné de rencontrer, au lieu des hôtes accoutumés, un paysan demi-vétu de son sayon, qui était venu dès le matin faire sa MERLIN L'ENCHANTEUR. T. I. lï> 254 MERLIN L'ENCHANTEUR provision de bois à la dérobée, de crainte des fores¬ tiers. C'était un vilain du hameau des Ripes. Grand de taille ou plutôt gigantesque, les cheveux mal peignés, tombant sur les épaules, coupés ras sur le front, l'air cyclope, humain pourtant, l'œil bleuâtre, écarquillé, le nez en bec d'oiseau, un peu grêlé, il marchait pesamment ; car, outre qu'il portait des sabots, la lièvre froide l'avait tenu toute celte année-là; il en avait la rate encore un peu gonflée. « Ton nom? lui dit Merlin. — Jacques Bonhomme Populus, répond le rustre. Pour moi, je vous connais : vous êtes Mer¬ lin l'enchanteur. » Sans famé attention à la réponse., Merlin re¬ prend : « Puisque tu habites cette forêt, conduis-moi auprès des êtres merveilleux qui y font leurs de¬ meures. Où sont-ils? Je n'ai pu les rencontrer ce matin. — De qui voulez-vous parler ? Personne autre que moi n'a jamais habité cette foret. » Merlin expliqua à Jacques qu'il s'agissait de personnages vêtus de pourpre et d'or, qui ne bu¬ vaient, ni ne mangeaient, et restaient dans une continuelle attente. Jacques Bonhomme, déià ébranlé par ces paroles (car nul au monde ne fin LA BONNE AVENTURE 255 jamais plus crédule que lui), cherche un moment clans sa tête si vraiment il n'a pas rencontré des personnages semblables à ceux dont Merlin lui parle. Malgré sa bonne envie, il ne peut parvenir à se rappeler qu'une seule chose : c'est qu'il a en¬ tendu le matin et le soir des chuchotements clans l'endroit le plus épais du bois. « C'est cela même, dit Merlin. — Oh ! pour leurs voix, je les ai clairement en¬ tendues, reprit Jacques. C'est comme si je les avais vus. — Précisément ! » s'écria Merlin. Encouragés réciproquement par ces paroles, tous deux se mettent de nouveau à la recherche des êtres heureux; et comme le bois n'était pas très-grand, ils l'eurent parcouru clans tous les sens avant la nuit. Mais elle arriva sans qu'ils eussent trouvé la moindre trace de ce qu'ils cherchaient. Sur cela, Merlin comprit, non sans quelque amer¬ tume, qu'il avait perdu le clon de voir dans le monde invisible, et qu'il était descendu au moins d'un degré de la région emparadisée où il avait vécu auparavant. 256 MERLIN L'ENCHANTEUR IV Le lendemain, le soleil était très-piquant ; vers midi ils s'assirent à l'ombre d'un grand hêtre pour attendre que la chaleur fût passée. Merlin était à demi anéanti. Mais l'ingénuité de Jacques ne lui déplaisait pas, et ils se sentaient irrésistiblement attirés l'un vers l'autre. Longtemps avant que le jour eût paru, Jacques avait roulé dans son esprit une pensée qu'il n'osait avouer. Il finit néanmoins par la dire en voyant la bonté, la simplicité de Merlin que le désespoir même n'avait pu changer. « Ah ! murmura Jacques en croisant ses deux mains, si monseigneur Merlin voulait me dire la bonne aventure ! — Je le veux bien, » répondit Merlin, et il prend aussitôt dans sa main celle de Jacques Bonhomme. C'était une main large, osseuse, rutilante, faite pour manier et assouplir le fer. Après l'avoir con¬ sidérée attentivement, l'Enchanteur parla ainsi avec complaisance : « La première chose qui m'apparaît dans ces lignes c'est, Jacques Bonhomme, que tu auras une nombreuse postérité. LA BONNE AVENTURE 257 — Oui-(la ! — Plus nombreuse que celle d'Abraham. — Et la seconde chose? reprit Jacques. — Et la seconde, c'est que tu seras souvent dupe. —• Mais non pas toujours? — Attends, mon fils ! Non pas toujours, mais souvent et longtemps, répéta Merlin en appuyant gravement sur chaque syllabe. Tu changeras fréquemment de maître. — Serai-je quelquefois le mien? — Rarement. » La large face de Jacques Bonhomme s'assom¬ brit. « Ne te décourage pas, ô mon fils ! voici des signes meilleurs. — Lesquels? » dit le rustre ébahi. Merlin continua, dans une sorte d'exaltation qui alla en croissant jusqu'à la fin : « D'abord des pestes, des sueurs de sang, des larmes, du fer, des geôles, des oubliettes, de som¬ bres manoirs pour le maître, un peu de paille et la douleur pour toi. — Que cela est long! seigneur Merlin. Gela ne finira-t-il pas? — Oui, cela finira. Tes armées couvriront la terre ; elles porteront avec elles la justice, elles sèmeront la gloire. 258 MERLIN L'ENCHANTEUR — Mes armées! monsieur; y pensez-vous? Et où sont-elles, mes armées? Je n'ai qu'un troupeau de cinq chèvres et deux vaches. — Les îles, te dis-je, te seront soumises, et les continents rugiront sous tes pieds. —■ Après tout, pourquoi, moi aussi, ne serais-je pas un chef d'archers? Pourquoi ne porterais-je pas la cuirasse comme les autres? Oui, je la por¬ terai, foi d'honnête homme; nous ne souffrirons pas que le plus fort batte le plus faible ; vous pou¬ vez vous y fier, Montjoie et Saint-Denis ! Je n'at¬ tends que la bataille. La poussière m'enveloppe déjà et m'aveugle. Un conseil, monsieur l'Enchan¬ teur ! Supposons un moment ce gros chêne : voilà l'ennemi ! Mes troupes, à moi, c'est mon bâton l'erré. Maintenant, que fer'ai-je? Où me placerai-je pour frapper le plus fort ? A droite ou à gauche ? Où commencerai-je l'attaque? Je suis déjà dans la mêlée. » Merlin laissa s'exhaler en ces termes Jacques Bonhomme, que l'exaltation de la guerre avait déjà gagné ; après quoi il le réprimanda douce¬ ment comme il suit : « A voir comme le seul mot de guerre t'enivre d'une joie folle, je crains que tu ne boives dans cette coupe au delà du nécessaire. Si tu te laisses si aisément éblouir par le clinquant des épées, comment sortiras-tu jamais du servage? Tu res- LA BONNE AVENTURE 259 semblés à l'ours que l'on conduit, au bruit du tam¬ bourin, par un joyeux anneau de fer étincelant passé dans les narines ! Certes ! je ne suis pas in¬ quiet de ton courage clans les champs de tueries que tu nommeras les champs de gloire; mais je ne sais si tu montreras la même bravoure dans les choses de l'esprit. — La même, interrompit Jacques. — Sache, Jacques Bonhomme, reprit Merlin avec sévérité, sache qu'il ne faut jamais inter¬ rompre les enchanteurs pendant qu'ils parlent. Autrement, à moins qu'ils ne soient aussi clair¬ voyants -qu'il m'est donné de l'être, il leur arrive de perdre le fll.de leur pensée; et ceux qui les interrogent avec impatience restent à jamais per¬ clus dans un défilé inextricable dont il leur est impossible de sortir. Vois donc le danger que tu as couru par ta faute, et tâche de t'en garantir une autre fois. » Jacques avala les paroles qu'il avait sur les lè¬ vres. « Maintenant donne-moi celte main, reprit Mer¬ lin de plus en plus emporté sur les ailes de la divi¬ nation. Jacques Bonhomme ! réjouis-toi ! Je te vois ici clairement marcher à la conquête du tom¬ beau du Seigneur. Quelle cohue de peuples tu traînes après toi, mon enfant! Oui, c'est bien toi qui portes la bannière. Mais à ces trois rides je 260 MERLIN L'ENCHANTEUR reconnais que tu auras de grandes fatigues à en¬ durer pour prendre Jérusalem. La faim, la soif, le désert, de nombreuses blessures. — Passons sans regarder, monsieur; allons, je vous suis. La ville est-elle très-forte de ce côté? — Assez. — Entourée de grandes murailles? — Oui. — Peut-on y grimper par escalade ? — Difficilement. — Il faudra donc se servir d'embûches. Combien d'àmes dans la ville? —- Approchant un million. — Tant mieux, nous les affamerons. Après cela, prendrai-je la ville ? — Sans nul doute, tu la prendras. — Voilà qui va bien. J'y resterai comme sei¬ gneur du pays. — Détrompe-toi, pauvre Jacques ! il faudra en sortir. —- Quoi ! j'en sortirai ? Mais au fait quel besoin d'y rester ? N'ai-je pas pris la ville pour pouvoir dire en rentrant au village : J'y suis entré. Et tous de me regarder ébaubis et de dire : Voilà Jacques ! c'est bien lui; il revient du saint tombeau; il a monté le premier sur la brèche du Calvaire. Voyons, de bonne foi, que voulais-je de plus quand nous reçûmes ici sous cet arbre les clefs de la ville LA BONNE AVENTURE 261 sur un plal de vermeil? Continuons, je vous prie. — Ecoute, Jacques. En cet endroit je te vois un grand fils; il attellera au même joug des lois le riche et le pauvre. Attends, je lis ici son nom. Tu l'appelleras Marcel. — Oui, seigneur, mais vous en serez le parrain. — Volontiers, dit l'Enchanteur; et après un moment de silence : « Que vois-je sur le plat de cette main? une plaine, oui, un village, un bois chenu, et, sous l'arbre des fées, une bergère. La voilà qui prend la bannière et la cuirasse. C'est elle qui conduira ton armée, Jacques Bonhomme; tu n'auras qu'à la suivre dans le droit chemin. La vois-tu sur ce pont, bardée de fer, empanachée de blanc, sur son palefroi? Où va-t-elle? La main qui a conduit les troupeaux conduit maintenant les hommes de guerre. Tous fléchissent le genou devant elle. La vois-tu? » Ici Jacques Bonhomme ne put s'empêcher d'é¬ clater; comme il était interrogé, il crut que c'était le moment de répondre, il s'écria : « Une bergère, seigneur, dites-vous ! une ber¬ gère ! Oui, je la vois, dans mon idée. Gageons que c'est une de mes soeurs, Jeanne ou Jacqueline. Laquelle? Je crois plutôt que c'est Jeanne. Oh! c'est qu'un homme ne la vaut pas pour plier deux bœufs au joug. Avec cela, courageuse, douce, 15, 262 merlin l'enchanteur obéissante, méprisante pour les galants, Dieu sail ! Si elle me disait d'entrer dans le feu, j'y entrerais, bien sûr de ne pas me roussir un cheveu. » Sans l'écouter, Merlin gardait le silence. A ses derniers mots, les pins et les chênes de la forêt avaient résonné en se penchant l'un vers l'autre, comme si la terre de France lui eût répondu. Mer¬ lin sent qu'il n'a pas perdu à la fois toutes les puissances de l'enchantement. Il retrouve dans son cœur un peu d'espoir : « Voici une chose extraordinaire et qui ne s'est jamais passée dans ma vie d'enchanteur. A cette ligne, mon pauvre Jacques, je te perds des yeux. Tu le fais si petit, si pauvret, que tu disparais. Tout à l'heure je ne voyais que toi. Tu remplissais les villes et les royaumes de tes rumeurs ; tu res¬ semblais à la mer soulevée par la tempête ; main¬ tenant deux ou trois hommes seulement disposent de la terre, et toi tu as disparu. Te voilà plus faible, plus misérable, plus rampant que le scarabée qui cherche sa pâture dans la fange. Enfin, je ne te vois plus du tout. Quelle étrange destinée est la tienne ! — Sans doute, monsieur, qu'à ce moment je me suis endormi sous la paille, ou dans le creux d'un sillon, ou sous la table, quoique cela m'arrive rarement. Mais ne craignez rien, je me réveillerai ; cherchez-moi seulement un peu, par exemple, là LA BONNE AVENTURE 263 où je remue le petit doigt. Vous me retrouverez. — En effet, dit l'Enchanteur après un long exa¬ men, je te retrouve ; tu te réveilles. Mais, ô hor¬ reur, mon ami ! tu as le poignard à la main. Qui poursuis-tu en criant : « Vive la messe ! » Gomme te voilà changé ! A qui en veux-tu avec ta pique ? Arrête-toi. Grand Dieu ! Est-ce bien toi qui assas¬ sines cet honnête homme, au coin d'une rue, la nuit de la Saint-Barthélemy? Voile ta face, Jac¬ ques Bonhomme, et pleure ! — Pourquoi me voilerais-je, monsieur. Assu¬ rément ce n'est pas moi, ni aucun des Jacques. Ma famille est connue. Ah ! si j'avais fait quelque chose de semblable, je ne voudrais plus lever les yeux de terre. A la guerre, quand le clairon a sonné et averti l'ennemi, je ne dis pas. A la bonne heure ! Mais la nuit, dans une ruelle, fi donc ! Ce n'est pas moi, je vous le jure. Begardez mieux. » L'Enchanteur reprit : « Comme te voilà changé ! Ce n'est plus Jacques Bonhomme ; c'est monsieur Jacques. Ce n'est plus le serf, pieds nus, en chemise. Quoi donc! des den¬ telles! une perruque qui descend jusqu'aux han¬ ches ! un air fier et dédaigneux ! Où avez-vous fait cette fortune, monsieur Jacques? Pourquoi regar¬ dez-vous de si haut le monde à vos pieds ! Ne reconnaissez-vous plus vos pères? — Encore une fois, monsieur, ce n'est pas moi. 264 MERLIN L'ENCHANTEUR Quelqu'un se sera déguisé à ma place. Moi, mé¬ connaître mes parents? Je ne suis pas fier, on le sait. Ce n'est pas mon défaut. — En effet, Jacques, te revoilà petit, humble. Tu rampes, Jacques Bonhomme ; à cela je te re¬ connais. C'est bien toi ! Le maître a sifflé, le chien basset arrive, l'oreille à terre. Le grand roi te mène à ses chasses. Allons ! va ! cours ! dépiste le gibier pour le veneur. Mais,«non, ce n'est plus toi. Te voilà changé encore ! Qui donc es-tu? Jacques Bonhomme ! Merlin se lasse, Merlin s'épuise à te poursuivre. Tu fuis, tu changes de formes, de vo¬ lonté, de figure, de cœur, de couleur, à mesure qu'il veut te saisir. Je t'ai laissé humble et doux; te voilà de nouveau superbe ! ta tête se perd dans les nues. Pourquoi brises-tu ce que tu as élevé? La mer, les vents, le roseau sont des modèles de constance, en comparaison de toi, Jacques Bonhomme. Tout à l'heure, je t'ai vu moi-même construire ces donjons. Pourquoi maintenant cours- tu les démolir? Que t'ont fait ces tours et ces tou¬ relles ? Ah! que de sang, pauvre Jacques! Encore du sang ! Regarde donc à tes mains ! Que de fois on te le reprochera, quand même ce serait le tien? Gomment te laveras-tu? On te suivra à la trace de ce sang. Comment feras-tu sortir la justice de cette source de feu ? — La justice me lavera, monsieur* Je suis Jac- LA BONNE AVENTURE 265 ques Bonhomme, et n'ai rien fait de ce dont on m'accuse. — Toi, si doux, si humain, comment as-tu pu être si impitoyable ? — Il faut donc, monsieur, que l'on m'ait trompé ce jour-là, ou que j'aie été poussé à bout. Je ne suis, croyez-moi, ni mer, ni roseau, mais un hon¬ nête homme qui ne demande que son dû. Ah ! peut-être m'aura-t-on mis en colère ! Peut-être m'aura-t-on ce jour-là faussé la promesse, refusé ce qui était mon droit, enlevé mes vaches et mes chèvres ! Car cela est vrai, monsieur ; pour ces animaux-là je ne me connais plus. — Il suffit, dit l'Enchanteur. N'en parlons pas davantage. Que tu réclames ce qui t'est dû, rien de plus juste, mon ami ; mais tâche, autant que possible, de ne pas employer la violence qui est aussi bien l'arme du méchant que celle de l'homme de bien. — Je suis donc damné, monsieur? » s'écria Jacques, et il se prit à pleurer. Merlin le consola aussitôt par ces mots : — Songe donc, mon ami, que rien n'est encore perdu. Dans tout ce que je t'ai dit, il ne s'agit que de l'avenir, et non de ce qui est arrivé. — Cela est vrai ! interrompit Jacques, comme s'il tombait des nues. — Et il ne tient qu'à loi de faire mentir l'oracle 266 MERLIN L'ENCHANTEUR en tout ce qu'il a de fâcheux pour ta renommée. — J'y compte bien, monsieur. — Voyons, comment t'y prendras-tu? — Ma foi, monsieur, j'apprendrai à lire, et je demanderai à monsieur l'Enchanteur de me prêter un de ses livres ; car c'est beaucoup que d'en avoir pour le moins un dans sa chaumière et de regarder de temps en temps de ce côté. — Rien n'est plus vrai, dit l'Enchanteur; mais prends garde de ne pas te brouiller la cervelle. Car on a vu, Jacques Bonhomme, de très-honnêtes gens, qui, ayant lu dans les livres enchantés, se sont eux-mêmes ensorcelés, si bien qu'ils ne distinguaient plus leur main droite de leur main gauche. » A ces mots, Merlin donna à Jacques le livre de ses prophéties. « Tiens, dit-il, rien de semblable ne peut t'arri- ver avec celui-ci. » Jacques Bonhomme reçut le livre, le baisa et ajouta : « Seigneur Merlin, comment cela finira-t-il ? — Bien, répondit Merlin. — Je commence à le croire. — N'en doute point, » reprit Merlin. Et ils continuèrent de s'exalter >à l'envi. Emporté de plus en plus par le génie de la divination, l'En¬ chanteur ne s'inquiétait plus en rien de savoir s'il LA DONNE AVENTURE 267 était compris par Jacques. Jacques ne se donnait plus aucune peine pour comprendre Merlin. D'ex¬ tase en extase, tous deux se trouvèrent aux deux extrémités opposées du monde intellectuel. Ils se répondaient sans se soucier de s'entendre. Mais, qu'importe ? leurs langues étaient disparates, leurs coeurs se comprenaient parfaitement. « La poussière des ancêtres sera renouvelée, s'écriait Merlin. — Jarni Dieu ! répondait Jacques, ce sera une belle fête. — Les ruisseaux de lait couleront sur la terre ! — Adieu, mes chèvres et mes vaches ! — Les montagnes de la Gaule distilleront le miel de la Grèce. — Il ne faudra plus labourer pour semer, semer pour moissonner. — Tu t'élèveras avec moi dans la voie lactée, et tu t'assiéras au plus haut de l'écliptique. — Oui, certes , je m'assoirai au-dessous de vous sur le timon du char, comme un bon ser¬ viteur. — Non, pas au-dessous de moi, interrompit Merlin avec indulgence, mais au milieu des rayons étincelants de la justice ! — Eh ! oui! répliqua Jacques Bonhomme, dans le droit chemin qui mène au ciel. — Les îles de Cambrie, de Cornouaillès très- 268 MERLIN L'ENCHANTEUR sailleront de joie. Les mondes auront la blancheur des cygnes. — Et les hirondelles arriveront à la Noël. — Levez-vous, espérances infinies ! aurores immaculées! pensées sublimes qui entraînez les cieux, comme les chevaux traînent le char ! — Sortez du lit, serviteurs paresseux, il fait grand jour! — Univers, revêts ta parure de joie ! — Jacqueline, mets ta robe de noce ! — 0 incompréhensible abîme ! — 0 vierge Marie ! — 0 infini ! — 0 Jésus ! » Ici les deux voix s'arrêtèrent. L'extase était la même des deux parts. Un long silence suivit. Ravi d'un enthousiasme qu'il n'avait jamais senti auparavant, Jacques Bonhomme jugea sai¬ nement que, pour accomplir sa destinée, il ne pou¬ vait rien faire de mieux que de s'attacher aux pas de l'Enchanteur ; ce qu'agréa le bon Merlin. Jacques demanda seulement un jour ou deux pour prévenir sa famille et faire ses préparatifs. Il se trouvèrent facilités par la disparition de son petit troupeau que lui avait volé, pendant son absence, une horde de Francs-Gaulois chevelus. Jacques fit à peine attention à cet événement qui l'eût accablé de désespoir dans tout autre moment. LA BONNE AVENTURE 269 Après avoir recueilli le peu de hardes qui lui res¬ taient, il revint auprès de l'Enchanteur qu'il trouva à la place où il l'avait laissé. Depuis ce. moment nul ne vit jamais le sage Merlin sans voir près de lui, tout ébahi d'admi¬ ration naïve, Jacques Bonhomme; et c'est ainsi que cette histoire s'est enrichie de ce personnage au moment même où son apparition pouvait être le plus utile. Un peu plus tôt elle eût été préma¬ turée. Plus tard, elle eût été intempestive. Mais tout arrive en son lieu et à son heure, dans cette histoire, comme dans la nature même. LIVRE VIII PÈLERINAGES I Et moi aussi, je suis à pas lents la fortune de Merlin. Avec lui je m'éloigne, je pars, sans savoir où s'arrêtera ma course. Bientôt j'aurai perdu de vue les choses les plus aimées dans le pays natal. Voici que les arbres, les maisons, les bois, les champs, les monts connus se montrent encore à mes regards. Mais ceux qui m'ont accompagné au départ, où sont-ils? Quelques-uns, je crois, me fonl signe de la main. Peut-être n'est-ce qu'une illusion. Pourtant leur voix arrive encore à mes oreilles... Oui, c'est elle que j'entends, triste et grave, comme à l'heure où ceux qui se sont aimés se quittent pour toujours. A leur cri d'adieu, répété de rive en rive, je réponds par un soupir, ou plutôt par un cri d'espoir, par un adieu de bon présage ! 272 MERLIN L'ENCHANTEUR Ici commencent les pèlerinages de Merlin. Il n'allait pas comme les autres pèlerins visiter une relique, ni accomplir un vœu. La douleur le poussait. Il marchait devant lui, espérant changer de pensée en changeant d'horizon. Peut- être aussi n'était-il pas fâché de voir jusqu'à quel point il avait conservé le don d'enchanter la terre. Ce fut, je pense, par une fraîche matinée d'un lundi après Pâques fleuries qu'il entreprit ses voyages. Il marchait le premier; Jacques Bon¬ homme après lui, à moins que l'Enchanteur ne l'appelât pour converser chemin faisant. Tous deux étaient suivis de leur chien noir. Cet équipage n'avait rien d'imposant ; pourtant les plus grands rois de la terre se courbaient quand ils rencontraient le puissant Merlin sur leur sentier. Passait-il devant les nations ; s'il les trou¬ vait désolées, il gémissait avec elles; ou bien si elles dormaient, il les touchait de la main pour les réveiller de leur sommeil de plomb. Puis il leur donnait des droits: Jura dabat populis, dit la chro¬ nique que je traduis, sans y joindre ni réflexion, ni idée, comme doit le faire tout historien qui mérite ce nom. Merlin allait sortir de France par la mer de Bre¬ tagne. Il n'avait plus qu'un pas à faire pour franchir la frontière. Ace moment, il s'arrêta PÈLERINAGES 273 sous la poterne de Calais, et jetant un long regard autour de lui : « Adieu, France l'honorée ! dit-il en soupirant. Que de fois tu t'entr'ouvriras, comme la glace brillante, sous les pas de celui qui se confiera à ton éclat! Mes yeux te reverront-ils jamais? Cette porte verrouillée se rouvrira-t-elle pour moi ? A cette pensée mon âme se trouble, comme si je descendais au fond de la mer d'angoisse. Et pour¬ tant, mieux vaut encore ne pas te voir qu'assister à tes maux, sans pouvoir les guérir. Que de fois j'ai usé pour toi les forces de mon cœur et pres¬ que toujours vainement ! ta plaie est si grande! C'est mourir que d'y penser. Je vais chercher au loin le simple pour guérir tes blessures. Fais-moi d'avance un tombeau sous une pierre qui parle, et mets-le dans les lieux réservés aux sauveurs à venir. » Cependant il s'informa des matelots quel temps il faisait et si le vent soufflait du nord. La mer était paisible ; pas une ride ne l'effleurait quoi¬ qu'un ciel de plomb pesât partout sur elle. Des barques rasaient les eaux tranquilles et la tem¬ pête était dans la nue. A la vue de ce contraste singulier, il dit encore au moment de s'embar¬ quer : « Toi aussi, quand l'iniquité s'amasse sur ta tète, reste calme et serein. Que des pensées ailées 274 MERLIN L'ÉNÇHANTEUR surgissent à l'improviste de ton esprit, blanches comme la voile qui émerge, en ce moment, du puits amer de l'Océan. » Gela dit, il partit, le cœur un peu moins lourd. La première contrée visitée par Merlin lut la Grande-Bretagne. On la nommait encore Albion. Au débarquer, il fut reçu à Douvres, près du ri¬ vage, par les trois sorcières des trois îles, l'œil en feu, les cheveux ruisselants sur les épaules. Elles lui firent les honneurs du château, qui, dès ce temps-là, était réduit à un pan de tour croulée. On visita les ruines : « Malheur! malheur! s'écria le prophète, je res¬ pire ici l'homicide. Macbeth sera roi ! les trois des l'acclameront ! — Nous le savions, » dirent les devineresses qui l'ignoraient absolument, et elles se turent. Mais, en sortant de là, elles allèrent se poster dans les bruyères et lirent retentir dans les trois des le fameux cri : « Macbelli, la seras roi ! » qui résonne encore. Elles eurent ainsi tout l'honneur de la prophé¬ tie ; elles l'ont conservé. Merlin sourit de cette fraude. Il savait depuis longtemps que les pro¬ phètes se volent réciproquement leurs prophé¬ ties. Sans rechercher davantage cette compagnie, il pénétra dans l'intérieur du pays. Le seul être PÈLERINAGES 275 communicatif, liant à son gré, se trouva être le fameux Robin-Hood, grand braconnier de ce temps-là, grand amateur de carrefours, toujours chassant, toujours chantant, un peu voleur, un peu écumeur de mer, auquel il apprit à découvrir les sources, tondre les moulons écossais, engraisser les troupeaux, perforer les mines, allumer la houille, ouvrager les métaux, et qui le paya en retour de plusieurs ballades dont quelques-unes, plaisent encore aujourd'hui, par exemple la plus charmante de toutes : . « Connaissez-vous le braconnier '! » Ce que Merlin admirait sans réserve, c'étaient les yeux épanouis des femmes de celle contrée, il les comparait à des primevères écloses sous la neige. Pour les hommes, il les crut longtemps les meilleures gens du monde, sur leur bonne mine fleurie. Par malheur, il finit par se convaincre qu'ils avaient, en grand nombre, une âme de pirate. Prodigue d'enchantements, il les répandait alors sans compter. (L'âge, la réflexion, je pense aussi l'ingratitude humaine,, devaient le rendre plus circonspect.) Albion profita de son inexpérience. A la seule demande de quelques lords qui sortirent de leurs 276 MERLIN L'ENCHANTEUR bourgs pourris et vinrent à sa rencontre, que ne fit-il pas en peu de jours? Apprivoiser les dra¬ gons de Kylburn, planter la rose rouge dans les jardins d'York, la rose blanche dans les bosquets de Lancastre, forger de sa propre main la cou¬ ronne de l'Océan, semer d'émeraudes la verte Érin, mettre un frein ciselé aux chevaux de mer, bâtir la tour de la Cité avec force corridors som¬ bres, réduits cachés, voûtes, portes cadenassées pour servir d'hôtelleries aux rois découronnés et même à leurs fantômes, préparer la place à table pour le spectre de Banco; quoi encore? Mille autres choses. Et tout cela noblement, simple¬ ment, sans que personne l'en priât. Quand les habitants de Cambrie se virent si aisément comblés, ils en conçurent un fol orgueil, mêlé surtout de dureté et d'injustice pour le reste du monde, car ils s'attribuaient tout à eux-mêmes. Loin de ressentir la moindre reconnaissance pour Merlin, à peine le regardèrent-ils d'un air allier, où l'infatuation n'était que trop visiblement peinte. S'ils le voyaient sur la place publique, â Hyde- Park, dans un square, il est vrai qu'ils lui ser¬ raient la main. Mais ils ne le recevaient point chez eux, dans leurs maisons, dans leurs cottages, encore moins dans leurs châteaux. Même, ils ra¬ baissaient ses oeuvres. Forger la couronne ver- PÈLERINAGES 27 7 dàtre de l'Océan! belle affaire, en vérité. Pouvait-il donc faire moins pour le pays des lords? Et puis, était-il gentilhomme ? Ces propos, d'autres encore, murmurés en sif¬ flant, ne manquaient pas d'être rapportés par Robin-Hood à Merlin, qui en ressentit d'abord beau¬ coup de surprise, puis autant de pitié. Mais cette pitié se changea en indignation lorsqu'il fît en se promenant sur la grève la découverte que voici : Sur la plus haute falaise, dans un lieu fort ap¬ parent, les habitants avaient établi un grand encan, et ils le laissaient ouvert jour et nuit. Ils avaient un crieur dont la voix se faisait entendre des trois îles, et autour de ce brelan il y avait une Bible entr'ouverte. Sitôt que la vigie signalait au loin en pleine mer quelque peuple nouveau, qui arri¬ vait plein d'espérances, toutes voiles dehors, gon¬ flées, vent arrière, ils vendaient ce peuple au plus offrant. Ils s'en partageaient le prix. « Que vois-je, Robin-Hood, s'écria Merlin, la première fois qu'il se présenta à ce marché. On vend ici l'espèce humaine ! ô mon ami ! quel traiic ! Le saviez-vous? dites, parlez. » Ne sachant que répondre, Robin-Hood se mit à chanter entre ses dents, selon sa coutume. Cette découverte ajouta une tristesse presque infinie à celle que Merlin ressentait. Il s'assit au bord de la Tamise sur la grosse pierre que j'ai MERLIN L'ENCHANTEUR. T. I. 16 278 MERLIN L'ENCHANTEUR vue moi-même à Westminster ; et, songeant à ce premier mécompte, il fit de vains efforts pour échapper au désenchantement et à l'ennui, si bien que le spleen le gagna. Plus il avait espéré de ces peuples d'Albion, pour la liberté des autres, plus il se désolait d'avoir été si indignement trompé. Certes, il eût pu retirer d'un seul coup tous ses dons à des hommes qui en faisaient un si mauvais usage. Cette pensée lui vint d'abord ; il allait l'exécuter, lorsqu'il réfléchit qu'il était peut-être indigne d'un enchanteur de reprendre ce qu'il avait donné une fois. Alors, il se sentit vraiment seul ; et il eut hor¬ reur de son isolement. Les facultés qui lui res¬ taient ne lui servaient qu'à sonder sa misère pro¬ fonde. Il se sentait puissant comme un dieu, impuissant comme un ver de terre. Il eût voulu mourir. Tout ce jour-là il pleura et encore le len¬ demain. Rien ne pouvait le consoler de cette pre¬ mière vue de l'iniquité. De ces larmes mystérieuses sont sorties, depuis ce temps, les noires vapeurs qui assiègent le cœur des hommes de ce pays-là. Souvent il leur arrive de se lasser de vivre ; et, quand ils mettent lin à leurs jours, ils ne se doutent pas qu'ils consorn- ment le suicide rêvé par Merlin. Qu'ils descendent au fond de leur cœur! ils y trouveront l'héritage douloureux-du prophète, à ce moment de sa vie. PÈLERINAGES 279 Mais où sonl, hélas ! son ingénuité, sa simpli¬ cité, son innocence, sa douceur, sa candeur ? Tout cela a été altéré par le temps. Ce qui était chez lui le cri déchirant de l'amour inassouvi, la soif de la justice, est devenu trop souvent chez eux le mal de l'ennui, la satiété. La tête dans ses deux mains, Merlin sanglotait. C'était la première explosion de sa douleur. Jeune, dans un monde étranger, rien ne l'obligeait à se contenir. Ses yeux aveuglés par les larmes distinguaient à peine les objets autour de lui. Voilà pourquoi on entend aujourd'hui tant de sanglots dans les rochers battus par la mer de Bretagne et pourquoi une couronne de noirs sou¬ cis pèse éternellement sur le front des trois iles et leur voile le soleil. Il Pour mettre le comble à la désolation de Merlin, arrivèrent les rouges Saxons sur leurs noirs vais¬ seaux recourbés; aussitôt les Bretons, tristes fils des orages, furent dépouillés de leurs champs, de leurs cabanes moussues, de leurs vergers aux pommes d'or, plantés par l'Enchanteur. La terre d'Arfhus trembla sous des flots de fer. Les Anglais 280 MERLIN L'ENCHANTEUR se joignirent aux hommes de proie, si bien que toute âme dut se taire. On ne voyait plus que bardes errants, les mains vides, sans espoir, de¬ mandant un abri aux tombeaux ; toute sagesse eût péri d'un seul coup, si Merlin n'eût fait un vais¬ seau de cristal, plus transparent que l'azur, où il lit monter avec lui les meilleurs. « Adieu, dit-il à Robin-Hood; je ne saurais vivre ici un jour de plus. Quittez, mon ami, cette vie de braconnier, c'est moi qui vous en prie. Surtout ne trafiquez plus de l'espèce humaine, si vous désirez me revoir un jour. » Personne ne l'accompagna au rivage, personne ne le salua de la main, quand il partit de Southamp- ton. Abreuvé d'amertume, méprisant les orgueil¬ leux, obligé de se repentir de ses bienfaits comme d'une duperie, il se retourna au moment de monter sur son petit vaisseau ; et c'est alors qu'il prononça ce qu'on appelle encore aujourd'hui : LA MALÉDICTION DU BARDE. « Quoique Jean l'Anglais soit un méchant traî¬ tre, pire que la pluie et les vents, il ne domptera pas mon cœur, tant que sera debout le rocher de Maël. « Quant les mauvais jours sont venus, je me suis retourné vers leur île, couleur de l'aile du PÈLERINAGES 281 cygne. J'ai crié: pitié, vérité, humanité, c'est là qu'est la blanche demeure de la justice, allons nous asseoir sur ces plages. « Je suis venu dans leur île sur le' rocher du bon droit ; j'y ai trouvé le repaire de l'iniquité. « Ah! qu'ils m'ont fait payer cher la joie de sangloter en face de la mer de Bretagne ! « Gomme leurs regards étaient froids et hau¬ tains quand ils passaient devant moi! Comme ils ont insulté à mon deuil, au deuil de Injustice! Les jeunes hommes à la langue sifflante ont été plus durs que les vieillards, et les femmes aux yeux de primevères plus dures que les hommes, et le peuple plus dur que les barons. « Ceux en qui j'avais le plus espéré, ceux-là m'ont frappé les premiers. C'est d'eux qu'est venue la première blessure. Oui, c'est de leur arc de bois d'if qu'est partie la flèche empoisonnée. « Ils m'ont donné le goût de la mort éternelle, ceux auquels je demandais la vie. « 0 vous que l'Océan insulte de son ricane¬ ment, n'abordez pas ici. Retournez dans l'orage. Mieux vaut mourir par la colère de l'Océan que d'acheter la vie de la pitié homicide de Jean l'An¬ glais ! « Mieux vaut boire goulte à goutte l'hydromel de l'enfer que le dédain et l'injure du rouge Saxon ! 16» 282 MERLIN L'ENCHANTEUR « Gomme j'étais seul au milieu de la foule in¬ nombrable ! Nul ne m'adressait la parole. « Ah ! j'ai presque oublié parmi eux le doux son de la voix humaine. « Voyez-les passer muets, les dents serrées, parmi les autres peuples. Qui a reçu d'eux un salut, un adieu? Qui a vu jamais leur regard vi¬ treux s'épanouir sur le faible? Qui a senti l'étreinte de leur main ? « Où vont-ils, étrangers parmi les hommes? Que viennent-ils faire au doux foyer de ceux qui les abritent? La pluie, le gel, lèvent, la bise sont moins impitoyables à la plainte de celui qui suc¬ combe sous la loi du plus fort. « Vierge du bois chenu, reconnais tes bour¬ reaux. Ils te lieront sur le bûcher et le bûcher brûlera pendant cinq siècles. Quand il s'éteindra, ce sont eux, les rouges Saxons, qui le rallumeront de leur souffle maudit. » Pendant que Merlin parlait ainsi dans l'orage et que son navire rasait la côte, les habitants le suivaient des yeux du haut de la falaise ; quelques- uns disaient : «Que parle-t-il de justice? C'est pour nous seulement qu'elle est faite. » Ils essayèrent de le lapider ; mais la mer elle- même rit de leur impuissance. Cependant ils allaient lécher à genoux les mains PÈLERINAGES 283 d'Hengist le Païen qui ruisselaient du carnage des bardes ; ils rampaient sous son char, l'œil pieux, à mains jointes, ils adoraient le meurtrier. Et ils s'engraissaient de la chair des taureaux ; leurs joues s'empourpraient comme celles des hom¬ mes repus qui cuvent le vin sanglant de l'homi¬ cide. Puis, étant montés sur le plus haut rocher, ils crièrent de manière à être entendus de toute la terre : « Il n'y a point de justice, il n'y a que de l'or ! » Et le prêtre irlandais, maudit des bardes, répéta après eux : « Il n'y a point de justice ! » A ces voix, parties du milieu du peuple qui sem¬ blait le plus sage, tous les hommes pâlirent à la fois. Us s'entre-regardèrent comme si la mer venait d'engloutir la conscience de l'homme. Chacun se sentit dépouillé un moment.de son âme immortelle. A ce moment, Merlin, regardant les trois îles, recommença de maudire, et sa voix couvrait celle des peuples et celle des tempêtes : « Je ne savais qu'aimer ; pourquoi m'ont-ils appris à haïr ? « J'ai vu des bardes, des outlaws, des bannis, des justes, auxquels leur froide indifférence a été la raison. Ils riaient au bord des flots et ils s'y engloutissaient au même moment. 284 MERLIN L'ENCHANTEUR « Non, je ne puis pardonner l'insanité de l'homme juste, provoquée par l'endurcissement des hommes de proie. « Qu'elle retombe sur eux, à leur dam, en lar¬ mes, en angoisses, en affres et désespoirs ! Au milieu de leurs vaisseaux démâtés, qu'ils aillent errants, sur la grève, la tète nue, branlante, éga¬ rée, chantant des complaintes enfantines comme leur roi Lear, privé de son royaume. « Voilà mes vœux pour eux, voilà ma merci pour leur pitié, pour leur humanité! « Je vous le dis, rouges Saxons: pourquoi avez- vous provoqué le lion rugissant de la justice ? Si les justes ne sont pas puissants aujourd'hui, ils le seront demain. Leur règne durera toujours. « Pourquoi arrachez-vous aux hommes le cœur pour en faire un butin ? Le cœur est immortel ; il criera contre vous. « Croyez-vous que la rive escarpée vous défen¬ dra éternellement ? Le rocher de Cambrie s'use comme la corne du bœuf ; le vautour égrènera de son bec la cime du rocher. « La patience des gens de bien est longue ; elle attend, elle ajourne. A la fin, elle est comble. Ce jour-là, croyez-vous qu'un dieu en colère ne saura pas franchir l'Océan à pieds secs ? Où fuirez-vous ce jour-là ? « Où est l'île inconnue qui ne nourrisse contre PÈLERINAGES 28S * •* vous un vengeur? Où est l'écueil, où est la grève qui ne se soulève contre vous? « Dites un peuple que vous n'ayez fraudé. S'il en est un, nommez-le. Votre masque est tombé; il est tombé dans l'abîme. « Tous vous voient, tous vous connaissent, tous vous maudissent. « Quelle est la race, quel est le peuple, quel est le Christ dont vous n'ayez été le Judas Iscariote aux cheveux écarlates ? « Votre propre fils vous condamnera: celui-là s'appellera Harold. « Fils des tempêtes, vous vous abritez derrière les tempêtes et vous dites : « Nul ne viendra jus- « qu'à moi; je me ris du ciel et de la terre ; je me « ris surtout de la bonne foi des hommes. Les « flots veillent sur moi.» « Prenez-y garde ! Les flots commencent à se lasser. « Viendront des vaisseaux sans voiles et sans rames, et ils henniront comme des chevaux de mer. « Le souffle de leurs narines sera si fort qu'il couvrira de vapeurs la mer verdâtre, et le vent de Injustice tout seul les poussera. « Les îles superbes trembleront quand elles ver¬ ront que la ceinture de l'Océan a disparu, que l'abîme est comblé, qui sépare Cornouailles et Neuslrie. 286 MERLIN L'ENCHANTEUR « Et ce jour-là pèsera l'éternel talion sur l'île homicide des Lords. » Déjcà le vaisseau qui emportait le prophète était loin de la côte ; ses dernières paroles retentissaient encore sur la grève avec les flots en colère. Plu¬ sieurs de ceux qui, d'abord, avaient voulu le lapider, commencèrent à se repentir de leur dureté envers le reste des hommes. La peur les avait gagnés. Quelques-uns de ces peuples en devinrent tout pâles : ils le sont encore aujourd'hui. III La barque était à peine sortie du port, une ber¬ geronnette (c'est l'oiseau de magie), arrivant d'outre-mer, tombe sur le pont. Merlin la prend dans ses mains et la réchauffe, toute tremblante, de son souffle. Frappé d'un incident si simple, l'idée lui vient d'en profiter pour envoyer une lettre qu'il projetait d'écrire depuis longtemps, ce qu'il exécuta de la manière suivante: MERLIN L'ENCHANTEUR A VIVIANE. « La mer est triste, le ciel immense, le monde est vide; je te cherche, m'enlends-tu? Si lu PÈLERINAGES 287 regardes du rivage la profonde mer, ou si tu es assise à l'angle de la forêt, ou si tu cueilles l'herbe d'or, ou si tu lis dans le livre magique au som¬ met de la montagne, ou si tu écoutes le grillon du foyer, souviens-toi de Merlin. J'appelle, réponds- moi ! » Après avoir écrit ces mots il les ploie et les attache au cou de la bergeronnette. L'oiseau part en ligne droite et disparaît. Gomment, direz-vous, Merlin pouvait-il espérer qu'une lettre ainsi confiée au hasard parvînt jamais à Viviane ? Est-ce là une preuve de sagesse ? Et vous-même, ô lecteur, n'avez-vous jamais jeté des paroles aux vents? N'avez-vous jamais adressé un message par l'étoile du soir? N'avez- vous jamais confié un adieu, un regret, un salut, ou au moins un soupir, à la voile lointaine du navire qui blanchit à l'extrémité de l'horizon et qui hésite sur son chemin ? Pour moi je l'ai fait, non une fois, mais cent fois. D'ailleurs, que sert de raisonner? Voici, pour trancher la question, l'oiseau qui reparaît en por¬ tant la réponse; et sans se lasser, toujours battant de l'aile, donnant à peine le temps d'écrire, il va, revient, repart six fois, tant qu'il y a un message ; 288 MERLIN L'ENCHANTEUR VIVIANE A MERLIN. « Que me fait le grillon? je n'ai point de foyer. Que me fait le livre magique? les larmes m'empè- client de lire. Que me fait la mer profonde? je méprise les perles. Reviens, reviens, Merlin ! j'ai soupiré. Écoute-moi! » MERLIN A VIVIANE. « Revenir, dites-vous? J'ai réfléchi, Viviane, depuis mon dernier message. Parlez-vous sérieu¬ sement? Qui me répond de votre parole? N'avez- vous pas tout rompu entre nous ? Je ne saurais l'oublier. Est-ce un nouvel affront que vous me préparez? » VIVIANE A MERLIN. h Tu as raison, Merlin, tu fais bien de rester. Non, non, ne reviens pas. J'ai eu tort de te demander de revenir; je ne le faisais que pour adoucir ta peine qui me semblait trop grande. Pour moi, je ne désirais pas ton retour. Nos caractères sont trop différents, et ma marraine, à laquelle j'ai confié ta dernière lettre, ne consen¬ tira jamais à notre mariage. Il vaut bien mieux PÈLERINAGES 289 pour la gloire parcourir le monde et y semer les bienfaits. C'est même là un devoir rigoureux. » MERLIN A VIVIANE. « Non, non, il faut repartir et te revoir, t'enla- cer de mes bras, expirer sur tes lèvres. Me com¬ prends-lu, Viviane? Efface les mots que je t'ai écrits, je les efface de mes larmes. La douleur m'avait rendu insensé. Dans ce combat d'orgueil, c'est loi qui as vaincu. » VIVIANE A MERLIN. « Ne jouons pas ainsi, Merlin, avec nous-mêmes. La vie est sérieuse. Ne revenez pas, je vous le défends. Si vous êtes assez fou pour reparaître, vous ne me retrouverez pas. Vous êtes le roi des sages, et je vous ai reconnu à votre dernière réso¬ lution de ne pas me revoir. Vous l'avez dit, la chose est sans remède. Nous ne sommes pas faits l'un pour l'autre. Que tout soit fini entre nous, même celte correspondance, digne, en effet, d'être confiée à tous les caprices des vents. » MERLIN A VIVIANE. « Quoi, Viviane, même cet anneau magique donné à la dernière heure et mon seul héritage, MERLIN L'ENCHANTEUR. T. I. 17 290 merlin l'enchanteur vous m'avez renvoyé tout ce que vous avez cle moi ! Qu'ai-je donc fait, sinon de vous avoir trop aimée? C'est bien, Viviane ; ni amour, ni amitié, ni humanité, ni pitié ! Va, je te pardonne ; je me suis trompé, ton cœur n'est pas méchant ! il n'est qu'impuissant ! Me voilà donc maintenant seul au monde, sans que je sache pourquoi ; et personne ne me dira ce que tu deviens. Le dernier ver de terre est moins misérable, moins abandonné que moi. Je souffre de l'eau que je bois, de l'air que je respire. Vienne donc la tempête ! Elle sera moins implacable que vous ! » IV Apres cette lettre qui resta sans réponse, Merlin erra tristement sur la mer du Nord. Battu de la tempête qu'il venait imprudemment de soulever, son vaisseau de cristal échoua en Flandres,, sans se briser. Il talonna toute une nuit au large et, à la marée montante, lit côte sur la plage basse, nue, éternellement retentissante, que ferme la dune d'Ostende à Anvers. « Sauvez-moi ! cria Jacques, ou je péris ! » Déjà Merlin l'avait saisi par son sayon et mis en lieu de sûreté. PÈLERINAGES 29 i S'étant aventuré clans le plat pays, il fut accueilli par Geneviève de Brabant, qui l'hébergea d'aborcl dans sa grotte, et lui servit de guide à travers les plaines coupées de marécages. A l'entrée de chaque village, les pinsons le saluaient d'un chant intarissable. Il crut que c'était là un concert ménagé pour célébrer son arrivée. Mais queile fut son indignation, lorsqu'il apprit que ces chanteurs étaient aveugles et que les habitants leur avaient traîtreusement crevé les yeux pour mieux jouir de leur gazouillement : « Pauvres Homères ! s'écria Merlin en consi¬ dérant leurs petites paupières blanchâtres abais¬ sées l'une sur l'autre, n'est-ce pas assez que Thamyris, Orphée, Amphion et le poète de Y Iliade aient reçu le même prix de leurs chansons ? Qui donc a été fait pour la lumière, si ce n'est vous, puisque vous en êtes les messagers? Les yeux fermés par les méchants, saluez l'aurore éternelle, puisque l'aurore, ici-bas, vous a été retirée ! » Se tournant alors vers les peuples régis par Geneviève de Brabant : « 0 peuples, n'avez-vous pas de honte, d'ôler la lumière aux fils de la lumière ? A qui la laisserez- vous, si vous l'enlevez aux coryphées du jour?» Puis il ajouta : « Hommes! c'est donc ainsi que partout vous accablerez les vrais bardes de soucis et d'avanies ! 292 MERLIN L'ENCHANTEUR Vous les plongerez clans la nuit d'angoisses, seu¬ lement pour en tirer de plus beaux chants. Si vous crevez les yeux aux bardes, qu'avez-vous besoin de poètes ? Craignez qu'il n'en naisse plus parmi vous ! » Ces discours firent réfléchir les peuples, qui promirent de se réformer au moins sur ce point ; mais ils n'ont pas tenu parole. Le surlendemain, l'Enchanteur et son compa¬ gnon traversaient en Brabant une petite vallée couverte d'épis de blé et abritée du vent du nord par la forêt de Soignes. Fatigués de la route, ils se couchèrent dans un sillon et s'endormirent. En s'éveillant, Merlin dit à Jacques : « N'as-tu rien entendu pendant notre sommeil? Il me semble, mon ami, que de terribles chariots de guerre ont passé par là et que la terre est rouge de sang. — Je n'ai rien entendu, rien vu, dit Jacques. — Il faut donc, répartit Merlin, que j'aie eu la tète pesante cle l'ardeur du soleil et que j'aie fait un furieux rêve. Non, jamais le bélier de Gor- nouailles, heurtant le sanglier des Gaules, jamais le puissant Arthus aux prises avec l'odieux Saxon, ne firent un tumulte semblable. Figure-toi que j'ai vu deux formidables armées se heurter, se briser clans les sillons à cette place où nous som¬ mes couchés ; et là-bas, sur cette butte de sable PÈLERINAGES 293 rouge, où tu vois distinctement un champ cle trèfle, un fantôme immobile, à cheval, que j'ai pris à celte distance pour le roi découronné des tempêtes, s'est abîmé avec fracas. — Et à qui est restée la victoire? dit Jacques. — A l'Anglais. — On voit bien que vous avez fait un rêve. — Je le pense comme toi ; vois pourtant comme les blés sont foulés. — Sans doute ce sera quelque Cobold qui aura passé parla. « Il le faut bien, » dit Merlin. Et il se leva du fond du sillon, qui depuis ce jour n'a cessé de se creuser, jusqu'à prendre la forme d'une immense tombe, telle qu'on la voit aujourd'hui. « Demande à ce berger un peu d'eau, car j'ai grand'soif, et le nom de ce village. » Jacques revint l'instant d'après: « Il n'y a ni eau ni vin, et le village s'appelle Waterloo. — C'est bien. Ne l'oublie pas, mon fils. » Delà, errant du Brabant à l'Ardenne, rejoignant l'Escaut, il entendit les peuples se vanter entre eux qu'ils lui accordaient l'hospitalité. Ce mot le lit rougir ; car il payait toujours largement son écot, soit en or monnayé à l'effigie d'Arthus, soit en inventions de son art, telles que murailles bas- tionnées pour les communes, donjons pour les 294 merlin l'enchanteur gueux qu'il honorait particulièrement, maisons de ville dont les peuples ne possédaient avant lui aucun vestige. Il en prit occasion de leur donner une leçon de modestie : « Ne vous servez pas si légèrement de ce saint mot d'hospitalité, leur dit-il. Le cœur seul y met du prix. Est-ce être hospitalier que de ne pas rejeter à la mer les naufragés qui prennent terre sur vos côtes? Est-ce être hospitalier que de leur laisser respirer l'air des grèves et contempler le ciel orageux, sans les repousser dans l'abîme? Autant font les vautours. Hospitaliers au même titre, eux aussi ne dépècent que les morts. » Ainsi il parla aux bourgeois et aux peuples. Mais craignant tout aussitôt d'être injuste, il se retourna vers Jacques et il lui dit : « Je prévois, à la tristesse qui me prend dans ces lieux, qu'ils deviendront pour toi, mon.fils, un endroit, non de pèlerinage, mais d'exil. Je ne sais si tu y laisseras tes os. Je sais, assurément, que tu y passeras de longs jours, non par ta volonté, mais parcelle d'autrui. Tu resteras enchaîné dans ces lieux, parce qu'il te semblera doux d'entendre au moins un écho de la langue natale. Pour quelle cause tu seras conduit ici, je ne puis le dire. Au reste, je te ferai une enceinte sacrée autour de ta pensée, et nul ne pourra t'y assiéger. — Serez- vous avec moi, seigneur Merlin? PÈLERINAGES 295 — Oui, mon fils, si je suis encore de ce monde. — Alors tout sera pour mon bien. — Ne parle pas ainsi, mon fils. Rien ne peut remplacer le doux air du pays où l'on est né, l'ombre des arbres qu'on a plantés, le parler des femmes qui ont connu votre mère; rien, ô mon fils, ne peut remplacer cela, pas même le puissant Merlin qui remue les rochers. Tâche seulement de ne pas être injuste envers ceux au milieu des¬ quels tu vivras. Ils n'ont connu ni les tiens ni ton berceau. Tu es pour eux l'étranger qui peut-être partira dès demain. Pourquoi veux-tu qu'ils don¬ nent leur cœur à l'oiseau qui n'a pas choisi son gite, que la tempête a jeté sur leur côte, et qui lui-même n'aspire qu'à revoir le nid natal ? Con¬ tente-toi de la justice ; ne demande pas l'amour. C'est beaucoup s'ils te prêtent une pierre du che¬ min pour y poser ta tête, et cela même mérite une récompense. » En témoignage de ces dernières paroles, Merlin apprit aux gens du pays, Flamands, Bataves, Fri¬ sons, hommes de Bruges et d'Anvers, à briser sur leurs rivages la colère de l'Océan. « Assemblez, leur disait-il, de petites verges d'osier, et, après les avoir entrelacées les unes aux autres, faites-en une claie où viendront se briser tous les flots mutinés. 296 MERLIN L'ENCHANTEUR ? Les gens du pays se prirent à rire. « Gomment, disaient-ils, ôroi des sages ! appri¬ voiserons-nous la mer en la fouettant de verges d'osier ? » Merlin répondit : « Les grandes passions domptent les grands ob¬ stacles, mais elles s'usent devant les plus petils, lorsqu'ils sont répétés et ne laissent de répit ni jour ni nuit. Il en sera de même de la fureur de l'Océan, si vous faites ce que je dis. » Convaincus par ces discours, les Balaves obéi¬ rent au conseil de Merlin ; c'est ainsi qu'ils se firent, parmi les algues et les coquillages, une patrie in¬ vincible dans le lit toujours orageux de la mer du Nord. V A mesure qu'ils approchaient des plaines her¬ bues de la Teutonie, par delà Aix-la-Chapelle, Merlin donna d'amples instructions à Jacques ; il les termina ainsi : « Nous allons entrer, ô mon fils, chez des peu¬ ples tout nouveaux pour toi et dont tu n'as aucune idée.. Jusqu'ici nous avons vécu chez des nations de notre famille. Désormais tu verras d'autres PÈLERINAGES 297 visages et d'autres mœurs. C'est, maintenant qu'il faut user de sagesse et de circonspection. Les peuples que nous allons visiter sont très-honnêtes; ils ont même, quand on sait les prendre, une grande bonté de cœur. Mais encore faut-il savoir leur parler. Je les connais pour les avoir visités en d'autres temps. Je les suppose ombrageux, ainsi qu'il sied à des êtres qui ont vécu longtemps dans l'obscurité des bois sacrés. Je les crois aussi d'hu¬ meur rancuneuse, d'ailleurs peu amis du rire. Garde-toi donc de railler avec eux : ils s'imagine¬ raient que tu veux les injurier, leur mansuétude naturelle se changerait en venin. » En parlant ainsi, ils se trouvèrent au bord du Rhin aux flots verdàtres, le père des eaux. Ayant hélé une barque qui remontait le fleuve, ils y en¬ trèrent aussitôt. À travers la brume, Merlin faisait remarquer î\ Jacques le nombre prodigieux de ch⬠teaux forts assis sur les deux rives ; il lui montrait les hameaux endormis au pied de ces hautes mu¬ railles. « Vois ces peuples ! Ils sont heureux, ils ne font aucun bruit. On croirait qu'ils germent en silence, comme l'herbe des prairies. — C'est donc qu'ils payent peu d'impôts? disait Jacques Bonhomme. — C'est le contraire, ils en payent beaucoup, et, malgré cela, ils sont heureux, parce que les en-" 298 MERLIN L'ENCHANTEUR chanteurs y ont plus cle crédit qu'en aucun lieu du monde, et, si je ne me fais grande illusion, tu en auras bientôt la preuve. » A peine avait-il achevé, sur les balcons et les terrasses des vieux châteaux, et sur l'esplanade des tours crénelées, on vit paraître une population entière de rois, d'ermites, de ménestrels, de pèle¬ rins, de nains, de rhingraves, qui, se courbant jusqu'à terre, témoignaient le plus grand respect à notre héros. Tantôt c'était un roi centenaire, à la barbe blanche, qui, pour lui faire honneur, lais¬ sait tomber du haut d'un balcon sa coupe d'or dans le Rhin pendant qu'il passait. Tantôt c'était un vieux joueur de harpe qui, se tenant au sommet d'une tour, chantait une ballade que l'écho répé¬ tait jusqu'à trois fois. Après avoir chanté il brisait sa harpe. Quelques nains boudeurs, il est vrai, se dres¬ saient sur leurs pieds et, regardant par la fente d'un mâchicoulis, ils demandaient : « Cet homme est-d vraiment Tudesque? Est-ce sûr ? — Non, répondaient d'autres nains, il est Fran¬ çais. » Sur cela, une foule de nains difformes rentraient dans leur taudis avec horreur et s'écriaient : « Nous ne serons pas de la fête ! Quoi ! c'est trahir la blonde Allemagne que de faire féte à Merlin le Gaulois. » pèlerinages 299 Mais tous ceux dont la taille n'était pas trop au- dessous de l'ordinaire riaient de cette colère des nains et se prêtaient au triomphe de Merlin. Partout où il s'arrêtait, des jeunes filles blanches de neige, aux longues tresses blondes tombant sur les épaules, lui apportaient des couronnes de lierre. Elles avaient soin d'y ajouter quelques tranches d'un pain doré, quelques baies de myrtilles et un vin fumeux dans le cristal coloré de Bohême. Entraînés par une force souveraine, la foule des rois, des ermites, des pèlerins, qui habitaient les vieux manoirs, descendirent de leurs retraites et suivirent sur les deux rives le bateau de Merlin qu'ils avaient pa¬ voisé de fleurs de houblon. Cette foule, qui grossis¬ sait à chaque pas, couvrait au loin le pays ; elle lui eût fait son cortège jusqu'au bout de la terre, s'il ne s'y fût opposé. Même plusieurs cerfs des bois entrèrent dans le fleuve et suivirent à la nage. En face de Mayence, le docteur Faust, sortant de la Thurmmause, arriva sur une petite barque. Il vint saluer en Merlin son ancien et son maître, ce qui fut cause d'un grand malheur, comme on le verra bientôt. De temps immémorial, les deux rives étaient habitées par des peuples très-jaloux l'un de l'autre. Ils étaient toujours prêts à en venir aux mains. Pendant que Merlin passait, ils avaient fait trêve à leurs haines séculaires, subjugués par sa dou- 300 MERLIN L'ENCHANTEUR cour, jointe à son bon sens. Mais il était à craindre qu'à la moindre occasion leur tempérament opposé ne les brouillât de nouveau et ne les mît aux mains sous les yeux mêmes de l'Enchanteur; ce qui, hélas ! ne manqua pas d'arriver. La parole impru¬ dente de Faust en fut la cause. A peine il avait lini de parler, plusieurs mur¬ murèrent et dirent : « Pourquoi se fait-il si hum¬ ble? Pourquoi reconnait-il la supériorité de Merlin? Pourquoi avoue-t-il que Méphistophélès, qui est de race leutonique, est le vassal et non le prince de l'Enfer? Le voilà qui maintenant abandonne cet honneur à Belzébuth, qui est de race française. Cela peut-il se supporter? » Les nains, entendant ce langage, se glissèrent en rampant hors de leurs manoirs. Ils vinrent mêler leur fiel à l'amertume et à l'envie qui remplissaient déjà le cœur de la foule. Suivant eux, c'était pour humilier les Teutons que Merlin s'était préparé ce triomphe. Dire que le roi de l'Enfer n'était pas de race germanique, n'était-ce pas le comble de l'in¬ jure? Le sang seul pouvait laver cette honte. « Il n'était rien de mieux, ajoutaient-ils, que des os de Francs-Gaulois broyés pour faire pousser le blé. » Tant firent-ils, que la haine remplaça partout l'a¬ mour. Déjà sur les deux bords s'étaient rassemblées deux armées, opposées par la race, la langue, le PÈLERINAGES 301 génie. Sur la rive droite marchaient en tète Mal- vasius, roi d'Islande, Grunvasius, roi des Orcades, Lot, roi de Norvège, Holdinus, roi des Ruthènes. Ils avaient auprès d'eux Thor avec son lourd mar¬ teau, Hildebrand avec son archet d'acier, Sieg¬ fried, qui portait dans un coffre le trésor nouvel¬ lement retrouvé des Nibelungen. Une population rude, fauve, se pressait sur leurs pas au bruit des cornes de buffle. Au sommet des montagnes bru¬ meuses, sur la rive gauche, défilaient, dès l'aube du jour, des chevaliers à la visière baissée, accourus à l'appel de Merlin. Us montaient des cavales gris pommelé et conduisaient en laisse leurs innom¬ brables chiens de guerre, qu'ils allaient démuseler. C'était le peuple d'Arthus, à la hère pensée, la lance haute, prête à frapper. Leur chef portait de l'ambre en forme de bandeau tordu autour de ses tempes. Des deux côtés du fleuve, plusieurs défis avaient été lancés. Un seul mot de plus, et la féte se ter¬ minera par un carnage. Le malheur voulut qu'il se trouvât un gué. Aussitôt des deux bords les deux peuples se précipitent l'un sur l'autre. En un mo¬ ment le grand fleuve, tout impartial, tout philoso¬ phe qu'il est, prit la couleur du sang. Dans ce premier moment de confusion, Faust conduit Merlin sur une roche d'où l'on dominait aisément le combat. Avec un mélange d'exaltation et de froideur : 302 MERLIN L'ENCHANTEUR « Quel spectacle sublime, ô Merlin ! lui dit-il. Quelle épopée non fantastique mais réelle ! Où vîtes- vous jamais mieux qu'ici, je vous prie, la puissance humaine aux prises avec la surnaturelle? C'est clans ces heures que l'énergie de l'âme apparaît dans sa grandeur épique. La pensée brille ici comme l'épée hors du fourreau ; car ce qui plaît dans cette affaire, c'est qu'il s'agit ici d'un combat d'idées; et, comme vous le savez, rien n'est plus rare que d'en rencontrer de semblables. Les hom¬ mes, je l'avoue, ont fini par se jeter dans la mêlée; mais remarquez bien que ce sont les esprits qui ont commencé la lutte. Oui, vraiment, c'est une ba¬ taille homérique, telle que vous n'en trouvez plus même dans les poèmes. Voyez ici, sur cette butte, Thor qui frappe à coups redoublés de son marteau sur le haubert d'Arthus. L'archet d'acier d'Hilde- brancl vibre là, dans une mélodie sauvage, au mi¬ lieu de vos paladins. De ce côté, à l'aile gauche, la lance enchantée de vos larmoyeurs a fait mer¬ veille contre la peau de buffle de Siegfried. Au loin, sur les deux bords du fleuve, la plèbe des hommes de fer, sans nom, sans gloire, laisse sa dépouille flétrie, comme le serpent sa peau en automne. » Merlin interrompit Faust avec émotion : « Faust, ce spectacle dure depuis trop long¬ temps. C'est pour nous qu'ils combattent, le mo¬ ment est venu de nous en mêler. PÈLERINAGES 303 — Gardez-vous-en bien, ô Merlin, repartit Faust. A ne vous rien cacher, il m'est impossible de dire auquel de ces deux peuples je m'intéresse. Quel est celui qui porte avec lui le plus d'idées? Voilà la question. C'est tout ce qu'il s'agit de savoir. Ne troublons donc pas les événements. Laissons les choses se développer avec la mâle impartialité du destin. Il en sortira toujours quelque vérité avan¬ tageuse, dont nous pourrons faire profiter notre art. » A cet instant même, la vallée retentissait de cris sauvages. Nul ne fuyait, chacun était frappé à sa place de bataille. Les blessés se traînaient sur le ventre jusqu'au fleuve. Pendant qu'ils étanchaient leur soif, ils étaient égorgés par les nains, qui se trouvaient en nombre à peu près égal dans les deux camps. La mort allait se bâtant partout, sur son blanc palefroi. Merlin ne put résister plus longtemps au spec¬ tacle de tant d'horreur. « Quand le sang coule par torrents, s'écria-t-il, je ne vois que le sang. » Il n'avait pas achevé ces paroles, que la belle Brunhild passa sur son char attelé de cygnes. Les cheveux épars, elle chantait dans la tempête un chant de mort, et elle versait un jaune hydromel à ceux qui avaient soif. Aussitôt Merlin : 30 i MERLIN L'ENCHANTEUR « Toi qui es si belle, ne les enivre pas de Ion chant de carnage. » Mais elle s'éloigna sans vouloir rien entendre. Les cygnes, le col tendu, sifflèrent comme des couleuvres, et le vautour leur répondit : « Chevauchez, rois, vos peuples sont à nous ! » Cependant, le moment était venu où les plus furieux étaient las de tuer. Merlin saisit ce mo¬ ment avec une admirable présence d'esprit. Au risque d'être percé de mille coups, il va se placer entre les deux peuples, et fait signe qu'il veut parler. Cet homme isolé, sans armes (il avait jeté son épée dans le Rhin), l'attitude, le geste, tout frappa d'étonnement. Il parle, il prie, il adjure ; les armes tombent des mains. Non content d'apprivoiser les peuples, Merlin panse leurs blessures. Il répand sur les plus enve¬ nimées le baume qu'il tenait de Morgan le Breton. Lui-même, il lave leurs plaies dans le fleuve. Sur¬ tout, il leur promet de fêter leur réconciliation par quelque grand festin qu'il leur donnera à tous, sitôt qu'il sera rentré en terre de France. Jusque- là il les priait de vivre en paix, comme ils fai¬ saient à cette heure, couchés à côté l'un de l'autre, sur l'herbe neuve encore ensanglan tée. La grande épée d'Arthus, belle, tranchante, aiguë, dormait au milieu d'eux. Déjà les étoiles caressaient leurs PÈLERINAGES 305 visages d'un rayon d'or. Où l'on avait entendu la bataille rugir, le murmure du fleuve interrompait seul le rêve des nations assoupies. Merlin s'assura cpie le rêve était bon, et, seulement alors, il consentit à les quitter. C'est ainsi que furent réconciliés les Tudesques et les Français. Heureux si leurs descendants eussent suivi leur exemple ! VI La nuit venue, Faust emmena Merlin dans sa demeure, au toit aigu, qui était près de là ; et dés qu'ils furent seuls : « Ce qui m'a le plus étonné, Merlin, dans ce que je viens de voir, c'est que vous ayez pu domp¬ ter l'orgueil des hommes. À ce signe, je recon¬ nais votre supériorité. Une autre chose me confond. Dans nos pays, les enchanteurs n'ont de puissance que sur les hommes de notre race, de notre langue. Hors de ce cercle, ils n'ont pas de crédit. Je vois qu'il n'en est point ainsi parmi vous. Vos enchanteurs ont, à ce qu'il paraît, le même empire sur les étrangers que sur leurs compatriotes. J'ai vu l'humeur de nos Teutons apprivoisée par votre doux parler. Expliquez- 306 merlin l'enchanteur moi cette partie de votre art et donnez-moi votre secret. — -Je le veux bien, dit Merlin en jetant un coup d'œil autour de lui sur le laboratoire de l'enchan¬ teur tudesque. Mais, avant tout, Faust, je crains que vous ne lisiez trop. — Gomment trop ? dit Faust. — Oui, repartit Merlin. Des parchemins, des alambics, des creusets, des cornues, des crânes de morts, des peaux de hiboux, quel triste séjour est ceci ? Pourquoi vous ensevelir vivant dans cette poussière ? Je n'y saurais vivre un seul jour. Pour moi, je vis dans les bocages, au milieu des fleurs printanières et des abeilles. — Quoi ! si savant, et vous n'êtes pas toute la journée dans votre laboratoire comme nous autres, consciencieux enchanteurs du Nord ? — Nullement. Je lis mes meilleurs secrets sur les ailes des oiseaux, des papillons diaprés, et, s'il faut l'avouer, dans le regard sombre ou gai, ou caressant ou indifférent des jeunes filles, car c'est là toute une science. — Voilà donc pourquoi, malgré votre puissance, on vous accuse d'être si légers ? — On a tort ! s'écria Merlin. Léger ! plût à Dieu que je le fusse ! » Et il lui raconte son histoire, qu'il termine par ces mots « Cher Faust, vous ne voyez plus que PÈLERINAGES 307 l'ombre de Merlin. Je ne suis plus que la moitié de moi-même. » Faust en conclut que, pour égaler Merlin, il ne lui manquait que d'être amoureux. « Je le serai, lui dit-il, je veux l'être. » Merlin répondit qu'il donnerait tout ce qui lui restait de son empire d'enchanteur pour un sourire de Viviane. Sur quoi les deux amis, ayant échangé leurs anneaux, allèrent se livrer à un sommeil doublement nécessaire après une journée si remplie. Le jour qui suivit, au moment du départ, Faust remit son dernier livre de magie à son hôte ; il l'accompagne, par l'escalier en colimaçon de la tour maîtresse, jusqu'à la porte à ogive; là tout à coup il s'arrête sur le dernier degré ; sa figure s'éclaire d'une lumière livide, comme il arrive à ceux qui laissent échapper, malgré eux, un secret trop longtemps retenu. « Avouez-moi, Merlin, que vous n'existez pas, lui dit-il en l'embrassant pour lui faire ses adieux. Avouez que vous n'avez aucune réalité, que vous n'êtes tout au plus qu'une idée très-abstraite. » Merlin, stupéfait, se contint d'abord et répondit : « Sont-ce là vos adieux, Faust ? Sur quoi vous fondez-vous pour supposer que je n'existe pas ? — Le voici, ô roi des sages ! Premièrement, vos œuvres surpassent mon intelligence. Or mon 308 MERLIN L'ENCHANTEUR intelligence est la mesure du possible. Seconde¬ ment, vous agissez, vous pensez, vous sentez, vous aimez autant qu'un peuple tout entier. Donc, vous êtes, non pas un individu, mais l'idée creuse de ce peuple. Faites-moi cet aveu, je vous garderai lo secret. » Merlin, qui s'était contenu d'abord avec peine, sortit de son caractère et répliqua avec uné véhémence qu'il s'est reprochée plus tard : « 0 le plus ingrat des hommes ! tu m'accuses de ne pas exister, moi qui viens de t'enseigner le mystère de mon art ! Tu m'accuses de ne pas exister ! Que dirais-tu donc de Viviane ? » Ici sa voix se brisa ; il éclata en pleurs, car un doute affreux avait traversé son esprit ; ce ne fut qu'un éclair, mais un éclair dans une nuit infer¬ nale. Il semblait se chercher lui-même, s'interroger en silence ; toute sa personne donnait l'idée du déchirement le plus cruel. Enfin, ne pouvant dis¬ cuter, il prend la main froide de Faust et la met sur son cœur : « Sentez-vous, docteur, comme il bat ? voilà ma réponse ! » Le philosophe allemand en fut attendri malgré son triple airain. « Vous pleurez, Merlin? lui dit-il. Donc vous existez, la conséquence est sûre. » Sorti d'une angoisse fiévreuse, pire que la mort, PÈLERINAGES 309 Merlin reprit par degrés son équilibre. Il accabla de sa bonté angélique celui qui lui avait enfoncé un trait dans le sein. Mais un mot, qui lui échappa à la lin, prouve qu'il en souffrait encore et qu'il avait su se vaincre. « Après tout, dit-il à l'enchanteur allemand en lui serrant la main, je sais bien, moi, que j'existe, car je vous pardonne. » Merlin, jugeant qu'il avait accompli la tâche qui l'avait amené dans ces lieux, s'apprêta à les quitter. Plusieurs affaires l'appelaient en Italie. Mais, comme il sentait déjà le mal du pays, au lieu de prendre le chemin le plus court, par les Grisons, il se détourna et choisit celui de France. Pourtant il ne lit pas si grande diligence qu'il ne s'arrêtât quelques semaines dans la forêt Noire, sur les bords du Necker. Gomme il cueillait des myrtilles, un étudiant vint le prier, suivant l'usage du pays, d'écrire quelque chose dans son album. Merlin y griffonna de très-bonne grâce, mais d'une très-mauvaise écriture, une de ses triades ; elle commençait ainsi : « Sous chaque parole obscure il y a un esclavage. » L'étudiant, ne pouvant la déchiffrer, alla interroger son maître le docteur Albert le Grand, qui consulta un plus savant que lui. Et aujourd'hui encore, si vous visitez ces lieux en- 310 MERLIN L'ENCHANTEUR chantés, à travers l'épaisseur des bois de châtai- gners, parmi les prés, les ruines des tours écrou¬ lées, dans les niches de lierre, vous verrez de nobles groupes de vieillards tout pensifs, qui vont cherchant le meilleur sens de la page laissée par Merlin. Ce sont les hommes les plus sages, les plus heureux de la terre ; car ils sont dans un com¬ merce perpétuel avec lui. L'œil arrêté sur son écriture magique, ils la couvrent d'annotations, ils en sondent les profondeurs, ils en devinent le mystère; ignorants du reste du monde. Véritable paradis, si quelquefois pour une vir¬ gule, pour un point oublié, ils n'entraient dans de saintes colères, que les générations se transmet¬ tent les unes aux autres ; la paisible cité, pleine de la senteur des foins coupés, retentit d'une guerre de plume, qui ne doit plus avoir de trêve. Et comment les accuser ? Une lettre de plus ou de moins dans une page de Merlin, et la terre et les cieux sont aussitôt changés. Mais laissons là ces anciennes rancunes. Ou¬ blions-les pour toujours et prenons un autre ton. Aussi bien une voix résonne là-bas, fraîche, émue, au fond des bois. Quelle est-elle ? Enfant, fille, femme ou démon ? Ce que je vais en appren¬ dre, heur ou malheur, couronnera le présent livre. PÈLERINAGES 311 VII Apportez-moi des fleurs, mais des fleurs de deuil. Apportez-moi des immortelles ; j'en veux semer sur un tombeau. Merlin s'avance dans la forêt Noire qui n'a point d'issue. Une jeune fille, abandonnée du monde, s'est trouvée sous la ramée. Ses cheveux blonds, ondulés, roulent sur ses épaules.; c'est là son manteau. Sa voix forte, robuste, semble de pur acier. Sa taille est petite, sa volonté est .grande; elle luit dans ses yeux intrépides. C'est une àrne d'airain dans un corps d'enfant. « Etes-vous égarée ? — Une nation marche après moi, seigneur. — Votre pays ? — Les Carpathes. — Vo tre père ? — Le Danube. — Et votre mère ? — La Moldova. — Que cherchez-vous ? — Les yeux fixés sur le pays où le soleil se cou¬ che, partout je cherchais l'Enchanteur. » 312 MERLIN L'ENCHANTEUR Plusieurs fois Merlin a changé de chemin ; elle s'est obstinée à le suivre. Toujours il Ta retrouvée,le matin, debout sur son seuil, au moment de partir. La seule chose qu'elle lui eût demandé jamais, c'est de porter le livre de Merlin. « Ah ! Merlin ! Merlin, j'ai peur. Les fées sont jalouses; les belles des bois me tueront, vous le verrez. — Ne crains pas les fées ; ne crains pas les belles des bois. Elles sont mes sujettes ; je leur commande d'un sourire. » Plût à Dieu qu'il eût dit vrai ! Hier, elle a vu, en songe, une belle des bois dont le regard Ta percée comme un dard. Au portrait qu'elle en a fait, Merlin a reconnu Viviane. Depuis ce moment la jeune fille tremble de tous ses membres; la fièvre maudite ne l'a quitte plus, ses dents claquent en parlant. Le matin, en sortant de son seuil, Merlin a foulé un corps mort, le corps de Florica. Lui-même Ta ensevelie ; lui-même a déposé, de ses mains, sous la terre, cette enfant qui vivait d'un de ses regards, qu'un regard de Viviane a fait mourir. Merlin, Merlin, en sera-t-il ainsi de tout ce que vous aimerez sur la terre ? PÈLERINAGES 313 Verra-t-on sitôt mourir les jeunes filles et leurs ♦yeux se fermer, s'ils se lèvent sur vous ? Verra-t-on sitôt passer l'aubépine et l'herbe neuve se flétrir ? Apportez-moi des fleurs, mais des fleurs de deuil. Apportez-moi des immortelles; j'en veux semer sur un tombeau. MERLIN L'ENCHANTEUR. T. I. 18 LIVRE IX LA TABLE BONDE I Malheur à celui qui est forcé d'errer sur la terre étrangère ! Les hommes s'éloignent de lui, tant ils ont peur de la contagion de l'adversité. Le monde n'a pas toujours été ainsi; sous des formes plus rudes, il a eu en d'autre temps un cœur meilleur ; témoin les pèlerinages que je raconte en ce moment. Mais que sert d'accuser l'univers? Pardonnons-lui plutôt; la colère la plus juste ne servirait qu'à l'en¬ durcir encore. Au moment où ils quittaient l'Allemagne et où ils mettaient le pied en France , il sembla à nos deux voyageurs qu'ils sortaient du pays des rêves pour entrer dans celui de la réalité. Merlin, en se retournant, ferma sur des gonds invisibles la porte des songes; les gonds grincèrent à peine ; le bruit 316 MERLIN L'ENCHANTEUR alla mourir clans les îles du Rhin plantées de peupliers et d'aunes, Cependant Jacques Bonhomme se frotta les yeux, siffla son chien pour se prouver qu'il était éveillé; il prit clans son sac et. porta à ses lèvres une outre de vin que le Famulus de Faust lui avait donnée en partant. En même temps, il em¬ brassa sur les deux joues un veau qui passait près de là et qui lui rappela subitement son troupeau. « Dieu merci, dit-il, nous voilà sortis de la fo¬ rêt de la Belle au bois dormant. Un peu plus, et je m'assoupissais comme les autres de leur sommeil enchanté. » Merlin ne répondit pas. Tous deux étaient las d'avoir eu si longtemps commerce avec de purs es¬ prits. Us avaient hâte de s'éloigner du royaume des légendes et de retrouver enfin des hommes et des bêtes en chair et en os. Aussi s'altardaient- ils volontiers à la porte même des plus mauvaises hôtelleries, seulement pour échanger quelques paroles avec des êtres dont l'existence ne fût con¬ testée par personne, tels que charretiers, ribauds, àniers, manants de toutes sortes. Ils n'allèrent pas très-loin sans qu'une aventure les rejetât en plein clans ce monde tout réel dont ils étaient avides, parce qu'ils en avaient été séparés quelque temps. Au défilé cles Vosges, le sentier se trouva étran¬ glé entre deux tours qui dominaient la contrée. LA TABLE RONDE 317 Deux hobereaux, bien montés , la brigancline au dos , fondent sur eux, et pour droit de péage s'apprêtent à les dépouiller de la vie. Mais, voyez! Un ermite sort de la fente d'un ro¬ cher, un chapelet dans une main, une immense rapière dans l'autre. Il court, il crie, il frappe; les hommes de proie tombent blessés. L'ermite puise clans le creux de sa main un filet cl'eau à la source voisine ; il se hâte de les baptiser ; puis voyant qu'ils étaient morts l'un et l'autre et que leurs gens étaient en fuite, il remet tranquillement sa dague dans le fourreau. Sans doute, Merlin eût pu se défendre par sa seule puissance ; il ne laissa pas néanmoins de se montrer reconnaissant envers l'homme qui lui avait prêté un secours si généreux. Il le remercia avec effusion, puis tout à coup, après l'avoir con¬ sidéré de plus près : « Que vois-je? dit-il. N'êtes-vous pas l'ermite que j'ai rencontré au bord du Pihin, le jour où le Christ passa sur les épaules de Christophe ? — Moi-même! répondit l'ermite. C'est moi qui tenais la torche. Je suis Turpin. — Turpin, d'où venez-vous? — Du pays des légendes. — C'est donc vous qui serez l'archevêque Tur¬ pin, célèbre entre tous par ses Chroniques! Plus jeune que moi, vous vivrez plus longtemps. A vous 18. 318 MERLIN L'ENCHANTEUR seul, il sera donné, sur la terré, do voir, dans une même vie, la courd'Arthus et celle de l'empereur qu'ils appelleront le grand Charles. Jeune sous le premier, vous serez vieux, mais encore assez vert sous le second, pour le protéger de l'épée ; et vous tiendrez ainsi par les deux bouts la chaîne des siècles d'or ; tant la trame de vos jours sera d'un fil tenace qui résistera au ciseau, et cette longue vie vous fera plus d'un envieux. Turpin, venez et suivez-moi ! je vous dicterai plus de choses que vous n'en pourriez écrire sur tous les parche¬ mins des Gaules. » Turpin se réjouit dans son âme delà longue vie qui lui était promise. Car de l'humeur dont il était, prodigue aux autres de son temps, ne sa¬ chant pas son âge, facile, entreprenant, riche de cœur, candide, il prenait toutes choses, et même les tueries, par le côté le meilleur. Après sa ra¬ pière et son chapelet, ce qu'il aimait le mieux au monde, c'était son écritoire. Il était alors dans toute sa verdeur, ayant ou croyant avoir vingt- cinq ans à peine, grand, fort, le teint bistre, l'œil noir, le cou bref et replet, toujours prêt à tailler de l'épée, prier ou grossoyer. Il avait sur lui, comme on l'a vu, sa rapière et son rosaire. Il n'eut, qu'à chercher dans son trou de rocher son écri¬ toire, et le voilà marchant de son bon pas de guerre à la suite de Merlin. Son cheval hennissant LA TABLE RONDE 819 sortit d'un taillis et s'élança derrière lui en quel¬ ques bonds. Le jour ne se passa pas sans que l'on vît com¬ bien Merlin faisait tout à propos. Pourquoi en- traînait-il avec lui Turpin, qui n'était pas encore archevêque et qui n'avait pour lui que sa bonne écriture gothique? Vous allez l'apprendre. Il se trouva que, dans la première ville où ils allèrent coucher, les remparts fumaient encore du sang de la plus grande partie des habitants. Avant de consentir à y mettra le pied, Merlin s'informa de ce qui avait été la cause de ces horreurs. Il apprit qu'une longue guerre avait éclaté entre les bourgeois et les seigneurs; la guerre conti¬ nuait parce que personne dans le pays ne savait assez bien l'alphabet pour écrire une charte de paix. A peine il se fit connaître, vainqueurs et vain¬ cus se pressèrent autour de lui pour le conjurer décomposer cette charte. « Je la dicterai à Turpin, répondit Merlin ; et vous y serez à jamais fidèles, de père en fils ! — A jamais ! » répliqua la foule. Sur cela, Turpin prit la page de parchemin la plus blanche qu'on pût trouver en France; il tailla avec précaution sa plume d'aigle, et voici ce que l'Enchanteur Merlin dicta d'une haleine : « Ce jour d'hui, a été convenu ce qui suit en- 320 MERLIN L'ENCHANTEUR tre les bourgeois et manants de ce lieu, les sei¬ gneurs et le roi du pays : A partir de ce jour, sur l'heure de midi, tous ceux qui naîtront sur cette terre chérie, en qui j'ai mis mon cœur, seront et demeureront libres. Ils se nommeront Français, c'est-à-dire qu'ils seront francs de toute corvée, obligations, vexations, gène, appréhension, inquié¬ tude, douleur, infirmité ou misère, tant du corps que de l'âme, pour le présent et l'avenir. Étant bien entendu que quiconque touchera cette terre ou les attenants d'icelle, villes, villages, hameaux, bois, forêts, cours d'eau et moulins, et vaine p⬠ture , n'aura rien â craindre, sinon que le ciel tombe sur sa tète. Nul n'aura â envier dans ce par¬ cours l'oiseau qui va où il lui plait, ni le renard qui a son terrier ; étant de plus approuvé de cha¬ cun, que le seigneur sera partout comme le pas¬ teur avec ses brebis, et que le roi ou prince, toujours débonnaire, veillera comme le chien â la garde du troupeau. De plus, aucun mécréant ni larron n'approchera de céans, ni médisants ni en¬ vieux; tous ducs, comtes et barons, promettant de rester humbles de cœur et n'acceptant, recevant leurs duchés, comtés ou baronies, que pour cou¬ vrir le faible et nourrir l'orphelin. « Le tout dicté par Merlin l'Enchanteur; en foi de quoi a signé Turpin et paraphé Jacques Bon¬ homme, lequel a déclaré pour lui et ses hoirs jus- LA TABLE RONDE 321 qu'à la dernière génération, ne savoir ni lire ni écrire. » « Est-ce là ce que vous promettez et jurez ? » dit Merlin au peuple. Le peuple acclama. « Et vous, sire roi ? — Je le jure aussi ! » Les comtes firent la même réponse. Jacques Bonhomme s'excusa d'avoir taché d'encre le con¬ trat sur ce que la plume était mauvaise. On lui répliqua qu'il eût à faire une croix et qu'on s'en contenterait, ce qu'il fit aussitôt. A peine eut-il mis une croix sur deux barres, il se releva transporté et s'écria, en regardant l'assemblée : « Voilà donc tout le monde heureux ! Gela est signé et paraphé. » Et il allait montrant à chacun le parchemin noirci de l'écriture carrée, massive de Turpin, qui n'avait pas manqué d'ajouter sur les deux bords deux sceaux de cire rouge. Sitôt que cette nouvelle fut répandue, toutes les villes entrèrent dans une fermentation extraordi¬ naire. Il fallut que le lion Merlin, assisté de son scribe, se transportât de lieux en lieux; et ceux-là étaient désespérés, qui ne pouvaient obtenir quel¬ ques lignes de l'écriture de Turpin. Tout le par¬ chemin des Gaules s'y usa proinptement. Mais on comprit alors pourquoi le sage Merlin s'était dé- 322 MERLIN L'ENCHANTEUR tourné de s,on chemin, pourquoi il était allé lui- même au-devant do l'embuscade, et pourquoi il avait dit à l'ermite: « Viens, suis-moi, et n'oublie pas ton écritoire. » II Si j'avais vingt langues dans ma bouche et vingt scribes autour de moi (tels que le siècle en possède quelques-uns), j'aurais peine à raconter tout ce que fit Merlin en parcourant la France. Une aventure marquera la sagesse qu'il montrait cha¬ que jour. Plus il pénétrait dans le pays, plus il se reprochait amèrement d'avoir négligé les pro¬ vinces. « Hélas! mon ami, j'en rougis, disait-il à Tur- pin. Comment ai-je pu les oublier si bien, qu'elles en sont presque nues? J'ai tout fait pour Paris, et Paris m'oublie. Je l'ai trop mérité. Réparons, s'il en est temps encore, cette injustice. — Mais encore nous faut-il une heureuse occa¬ sion ? répondait Turpin. Quand se trouvera-t-elle? — Plus tôt (pie Lu ne penses, ami! Retiens bien tout ce que tu vas voir aujourd'hui : tu l'écriras demain dans mon livre sacré. » Voilà ce qu'ils disaient sous le ciel de Provence, LA TABLE RONDE 323 près d'Avignon, plus près encore de la gorge de Vaucluse. Nos voyageurs, haletants sous le poids clu soleil, venaient justement de remonter le lil du ruisseau delaSorgue ; ils en cherchaient la source. Nul homme avant eux n'avait encore pénétré dans ces lieux sauvages. D'immenses rochers troués vers le faite, déchiquetés, dentelés en scies, servaient de barrière. Le torrent était à cette saison dessé¬ ché dans son lit; mais la source, où aucun regard humain ne s'était encore réfléchi, s'amassait en secret dans le flanc entr'ouvert de la montagne. Nos voyageurs, ayant grand soif, burent- préci¬ pitamment, l'un après l'autre, dans le creux de leur main. Quand vint le tour de Merlin, dès qu'il eut approché ses lèvres delà source de Vaucluse, un frémissement prophétique le saisit; et interpel¬ lant aussitôt ses compagnons : « Ou j'ai perdu ma science, ou il est sur que voilà une eau sacrée dans laquelle plus d'une âme se désaltérera. Entendez le bruit sourd des casca¬ des souterraines, suivez dans le haut des airs ces ramiers poursuivis par le milan. Croyez-moi : une chose extraordinaire se prépare en ces lieux. Le hasard seul ne nous a point conduits ici. Que pensez-vous que je doive faire dans cette vallée ? » Turpin, ayant observé ce qui l'entourait, répon¬ dit sans hésiter : « Ce lieu est fait de toute éternité pour y bâtir 324 MERLIN L'ENCHANTEUR mon abbaye. Prenons-en possession. La source est faite pour servir de vivier; ici, le long des rochers, les pas des moines pourront creuser un menu sentier pour s'y promener à toute heure, outre que le soleil ne doit pas être importun dans ces lieux bas. » Jacques décida au contraire que la place était faite pour y fonder une commune de Jacques. Les montagnes serviraient de murs à créneaux. Le torrent fournirait de truites les habitants. Il se faisait fort d'y tenir au besoin, pourvu qu'il fût suffisamment fourni de farine, contre toute la noblesse du pays. Pendant qu'ils parlaient, Merlin se débarrassait de son bâton de voyage, lequel, ayant trouvé un peu de terre végétale, s'enracina et devint plus tard le laurier qu'on y montre encore. Il se mit de plus à tailler avec le tranchant de son épée les bords de la source, sans faire davantage attention aux propos de ses compagnons. « Bien! dit Turpm. Encore un coup de ciseau, Merlin ! et la source, au pied de la montagne, ressemblera à un bénitier au bas du pilier d'une cathédrale. » Merlin donna le coup de ciseau. L'immense bé¬ nitier apparut tel qu'on le voit aujourd'hui. Turpin crut voir le baptistère de son abbaye ; Merlin s'écria : LA TABLE RONDE 325 « Oui, Turpin, croyez-moi ; plus d'une âme sera baptisée à cette source ! — Dans la vraie foi? demanda Turpin. — Dans la mienne, » reprit l'Enchanteur en déposant sur la rive son bassin d'or ; puis il ajouta: « Plus d'un pèlerin visitera ces lieux ; mais ce seront des pèlerins d'amour ; et il en viendra un plus grand que les autres. De sa bouche découlera un fleuve plus abondant que la Sorgue. » Pendant qu'ils devisaient ainsi, plusieurs pas¬ sants se détournèrent de leur route et ils venaient demander à boire à notre Enchanteur. Pour lui, il puisait dans la source et il leur donnait de quoi se désaltérer avec le boire amoureux. Alors ils s'en allaient, à demi enivrés et chantant dans une langue gazouillante comme celle de l'hirondelle : « Sovcgna vus à temps de ma dolor. » Merlin ne voulut pas se retirer qu'il n'eût cons¬ truit une cabane de feuillage et pratiqué de petits sentiers dans les rochers, à quoi ses compagnons l'aidèrent de bonne grâce. « Pour qui faites-vous ces sentiers? lui deman¬ dèrent-ils. — Pour Viviane. Assurément elle viendra s'as¬ seoir ici, en supposant qu'elle n'y soit pas encore venue, ce qui est bien peu probable. MERLIN L'ENCHANTEUR. T. I. 19 326 MERLIN L'ENCHANTEUR — Mais, reprenaient ses deux compagnons, les chèvres et les oiseaux pourraient seuls atteindre à ces pics escarpés. » Et Merlin répondait : « Viviane est plus légère que la chèvre, elle l'est autant que l'oiseau. » Alors il se mit à graver sur les rochers une foule de vers que Pétrarque trouva plus tard et se con¬ tenta de traduire, sans jamais nommer l'auteur. Merlin ne pouvait s'arracher de ces lieux; il fallut pourtant les quitter, car la pluie menaçait. Au mo¬ ment de partir, il se recueillit, et s'écria de toutes ses forces : « Amour ! » Les rochers, après un long silence, répondirent : « Amour ! » Ils le redisent encore aujourd'hui. C'est ainsi qu'a été enchantée pour toujours la source de Vaucluse. Passant, n'emporte pas le bassin d'or qui est resté sur la rive. C'est un don de Merlin. III Déjà ils approchaient de Lyon pour se rendre par le val Piomey en Suisse et en Lomhardie. LA TABLE RONDE 327 Déjà ils apercevaient le clocher de Fourvières, les grands aqueducs d'Oullins festonnés de pampres sauvages, et l'endroit où le Rhône emporte dans son lit sa compagne trop lente ou trop timide, lorsque Merlin vint à penser qu'il n'avait pas encore demandé au futur archevêque Turpin com¬ ment , l'ayant laissé au bord du Rhin, il l'avait trouvé armé de pied en cap dans une niche des Vosges. Se trouvant de loisir dans la plaine, il le pria de l'en éclaireir. Turpin s'attendait à cette question et la saisit au vol. Car, étant resté longtemps dans sa niche solitaire, il brûlait du désir naturel de délier sa langue. « Tout 'se tient dans ma vie, dit-il. Ce que je pourrais vous apprendre vous serait incompréhen¬ sible si je ne commençais l'histoire dès le premier jour de ma naissance. — Voilà justement ce que je désirais le plus, répondit Merlin, qui se serait peut-être passé de cette introduction. — 11 faut donc vous satisfaire, » repartit Tur¬ pin. Et il s'exprima ainsi, doublant le pas, sans que Jacques, qui suivait, perdit une seule de ses paroles : « Je suis né dans le petit bourg de la Tranclière, province lyonnaise. Mes parents, qui n'avaient que moi d'enfant, étaient des paysans fort obscurs 328 MERLIN L'ENCHANTEUR el même, si j'ose le dire, encore un peu païens. —■ Continuez, interrompit Merlin; je ne doute pas qu'ils n'aient été éclairés à propos. — C'est ce que j'allais vous dire. Mon père avait une cabane et un champ. Nous aurions pu en vivre, si tous les mois un procurateur ne fût venu nous ôter le pain de la bouche pour César. C'est ainsi qu'il appelait le maître. Pour lui, je le vois encore, la face grasse, les cheveux plats et noirs, le nez en bec d'aigle. —■ Poursuivez, dit Merlin, que l'impatience commençait déjà à gagner. Il eût suffi de dire que c'était un Romain. —• Pardonnez-moi, c'était le lieu ou jamais de tracer son portrait. Il fit si bien, que, nous ayant tout été, il remplit encore la cabane de garnisaires, tous Romains comme lui. Par désoeuvrement, voyant en moi un garçon délibéré, prêt à tout, ils m'apprirent un peu de latin et de religion; et comme j'avais une singulière inclination pour la lecture et l'écriture, ils s'amusèrent aussi à m'en¬ seigner leur alphabet. J'y réussis à merveille. Rref, sans savoir comment, je me réveillai un jour tonsuré et prêtre. « Notre vie était à peine supportable, quand une nuée de barbares s'abattit sur notre canton. C'étaient les Vandales, les pires des hommes, s'ils n'eussent été suivis de tous oeux que vous con- LA TABLE RONDE 329 naissez. Ils voulurent bien ne nous prendre que les deux tiers de la cabane et du champ et nous laisser l'autre tiers. Mais, si nous avions eu jusque là tant de peine à vivre de notre mince héritage, je vous laisse à penser ce que nous devînmes après ce nouvel arrangement. « Il est vrai que l'un de ces vagabonds, aux moustaches enduites de beurre aigri, me dit que je serais régi par la loi romaine, ce qui me consola d'abord en sauvant ma vanité. Car je ne voyais rien de plus beau que d'être Romain. Le même homme m'apprit en outre que ce n'était là qu'une horrible ironie, et que monter au rang de nos an¬ ciens maîtres, c'était tomber dans la plus vile poussière. « Après tout, je me serais accommodé de mon sort s'il eût été stable. D'autres bandes arrivèrent, et non-seulement mon nouveau maître m'enleva le tiers qui me restait, mais, comme j'eus le malheur de lui paraître un garçon de capacité, il m'enleva moi-même ; de lieux en lieux il me transporta au loin, de l'autre côté du Rhin, en pleine barbarie. « Imaginez ce que j'eus à souffrir dans cet éloi- gnement; non pas que ces barbares fussent des gens sans ressource. Quand ils avaient pillé ou tué la plus grande partie de la journée, le soir ils ai¬ maient à rire, à jouer aux dés, à entendre des 830 MERLIN L'ENCHANTEUR contes. Les repas étaient interminables. J'y avais ma place. Quant à mon maître, figurez-vous un homme grand, blond, qui n'avait qu'une tresse sur le haut de la tète et portait ordinairement des cornes de buffle ; avec cela, grand amateur de pe¬ tits vers latins et de subtilités. Il voulut même que je lui apprisse un peu de théologie, à quoi je ne réussis que trop. « Il m'enseigna en revanche à manier la fran¬ cisque et la hache. i Je connus là plusieurs des principaux bar¬ bares dont vous avez si étrangement défiguré les noms et les coutumes. C'est là que je vis Etzel, que vous appelez ici, je ne sais pourquoi, Attila, et qui était alors un vieillard de cent vingt-quatre années, le plus doux des humains et aussi le plus pieux , toujours les larmes aux yeux, très-assidu aux offices, chantant à matines d'une voix encore pleine et majestueuse ; au demeurant, vrai cheva¬ lier, et qui, certainement, a été calomnié. « Il voulut que je fusse son chapelain. Je le fus. Je le serais encore sans une circonstance que je dirai bientôt. « Je connus aussi Dietrich de Bern , que vous appelez Théodoric de Vérone; galant homme s'il en fut, moins dévot qu'Attila, mais aussi courtois, et qui pourtant ne laissa pas d'être la cause invo¬ lontaire d'un grand changement dans ma destinée. LA TABLE RONDE 331 « Un jour, il jouait aux dés avec Etzel. Elzel était en veine. « Je joue, dit-il en m'avisant, mon « chapelain. » C'était moi. Il perdit. Théodoric me jeta au col un collier d'or. Je lui appartenais, il m'emmena. « Cette circonstance si simple me fit réfléchir, et, dans la foule de sentiments qui m'assaillirent, voici ce que je démélai : d'abord un profond dépit d'être traité comme une pièce de butin ; le mal du pays, le désir ardent de revoir ma chaumière , si elle subsistait encore, et d'entendre ma langue. Je vous ai dit que j'avais la passion d'écrire sur de beaux parchemins, et nulle occasion ne s'en offrait jamais dans ces forêts ; outre que je ne pus jamais m'accoutumer à la cervoise ni à l'hydromel, seule boisson, comme vous le savez, des nations barbares. — Se peut-il? dit Jacques. — Oui, répondit Turpin. Donne-moi, Jacques, quelques gouttes de ton outre de vin de Provence, car le récit altère. » Après avoir bu modérément, il reprit : « Jamais l'idée de m'échapper du milieu de ces barbares et de revoir mon pays ne s'était encore présentée à mon esprit, tant elle me semblait dif¬ ficile à exécuter; pourtant, dès que je vins à y penser, elle me sembla la chose la plus facile du monde. 332 MERLIN L'ENCHANTEUR « Mon habit de chapelain cachait mon haubert. Je m'accommodai le soir du meilleur cheval qui se trouva à la cour de Dietrich. J'y joignis les armes que vous voyez, épée, arc, flèches, et je partis à la nuit tombante. Tout dormait, selon l'habitude des barbares. Il vous suffira de savoir que je mar¬ chais ainsi chaque nuit ; le jour je m'abritais dans quelque grotte ou niche d'ermite. « Que de fleuves je traversai sur une outre de cuir, sans parler du Danube et du Dniéper ! Que de forêts je parcourus, où les aigles étaient perchés plus pressés que les moucherons ! Des bergers de Moldavie me cachèrent les premiers dans leurs huttes au pied des Carpathes. En récompense je leur appris le latin en gardant avec eux les trou¬ peaux. « Ils avaient pour reine une belle des bois, nom¬ mée Dokia, au cœur dur et glacé, qui se moquait de mes récits. On la trouva un matin, sur la plus haute cime des Carpathes, changée en rocher, elle et son troupeau de moutons. La source des fleuves les abreuve éternellement sans pouvoir les désal¬ térer. » A cet endroit du récit, Merlin sourit comme s'il eût eu quelque part à cette merveille. « Certes, dit-il, voilà une journée que je vous envie; car, par tout ce que j'entends depuis peu de ces peuples qui boivent l'eau de la Bistritza, LA TABLE RONDE 333 ils me semblent très gens de bien. Chaque jour je regrette de ne les avoir point encore visités. — N'en doutez point, Merlin ; ils méritent que vous les visitiez un jour, outre que les chevriers y parlent le meilleur latin de la chrétienté, seule¬ ment avec l'accent asiatique. Couché à l'ombre des sapins, que de longs jours je passai à les en¬ tendre chanter leurs Doïnas rustiques qu'ils accompagnent de la sampogne. Après tant de tra¬ verses, la douceur de ces bonnes gens me sédui¬ sit. Pendant qu'autour de nous la guerre rugissait dans les bocages rouges, j'ambitionnai de me faire parmi eux gardien d'abeilles. Au milieu du fracas des armées, il me semblait beau de semer des fleurs de réséda et de basilique autour des ruches, et de les entendre bourdonner. Les peuples m'of¬ frirent cette charge réservée parmi eux à la pru¬ dence des vieillards centenaires. Durant trois mois, je gardai leurs abeilles, abrité dans une hutte de paille qui ressemblait elle-même à une ruche. « Un jour, l'un de mes essaims s'envola : je le suivis en frappant d'un javelot d'airain sur un vase d'airain ; l'essaim continua de voyager, moi de le suivre. C'est ainsi que de forêts en forêts, de bruyère en bruyère, je fus conduit au pied des murs toujours sanglants de la superbe Sicambrie, la capitale de l'empire des Légendes. 19. 334 MERLIN L'ENCHANTEUR « N'attendez pas de moi, seigneur, que je vous décrive ses merveilles, non plus que celles de Potentiana. Hélas ! ces reines des cités sont mena¬ cées ; bientôt elles n'existeront plus que dans la mémoire de Turpin. J'y reçus de nobles festins de chair de chevaux consacrés par les prêtres, surtout j'y vis la grande fabrique des nations. Par chacune des portes de Sicambrie sortaient inces¬ samment des peuples qui allaient renouveler le monde. Ils semblaient couler comme des fleuves inépuisables, dont chaque flot serait un homme de fer. On entendait .perpétuellement, sur la grande place, comme le bruit d'un fléau sur l'aire, et quand je demandai à un passant : « Quel est ce « bruit? » il me répondit: « D'où venez-vous? « Ignorez-vous que c'est le fléau de Dieu ? » « Dans un autre endroit (c'était une forge enfumée) j'entendis le bruit d'un marteau gigan¬ tesque. Je me hasardai encore à demander : «Quel « est ce bruit? » Un autre passant me répondit : « D'où venez-vous ? Ge marteau est le marteau de « Dieu dans la main de son bon forgeron. » Turpin, visiblement ému, s'arrêta un moment, après quoi il acheva son récit dans ces termes : « Pour me rapprocher de ma douce patrie, je pris mon chemin par les vertes forêts de la Bohême. J'y reçus l'hospitalité dans la hutte de Tchek. En chassant aux outardes, il venait de LA TABLE RONDE 335 faire la découverte de tout le plat pays dont il était émerveillé. C'était un homme de bien, quoi- qu'il adorât encore les arbres et les éperviers. Il était alors fort occupé à distribuer les plaines et les montagnes à toute sa race, ce qui ne l'empê¬ cha pas de me recommander à Palémon, duc de Lithuanie, lequel m'accompagna jusqu'en vue du Rhin, sans que j'eusse rien à craindre des embû¬ ches de Hagen le Teuton. « Vous vous expliquez maintenant, seigneur, comment je me trouvai, au lever du soleil, à l'en¬ trée de la grotte quand le Christ vint à passer. Vous ne vîtes ni mon cheval qui paissait près de là, ni mes armes cachées dans les broussailles. Tantôt chevauchant, tantôt rampant, sachez que j'arrivai à la fin sur le tertre où avait été autre¬ fois ma chaumière ; mais sachez aussi que je ne trouvai plus rien qu'un tas de pierres roulées, et c'est la plus forte peine que j'aie jamais ressentie. « Je cherchai la cabane, le toit, les murs, je ne vis que l'herbe épaisse ; j'appelai, pas un souffle ne répondit. « De quelle argile est formé l'homme qui, après avoir été arraché de son foyer, en revoit soudaine¬ ment la place, n'y trouve plus que ronce et pous¬ sière, et regarde cela sans pleurer? De quel airain, encore une fois, cet homme est-il formé ? C'est ce que ma bouche ne peut dire. 336 MERLIN L'ENCHANTEUR « Je me précipitai vers le monastère voisin; il avait été saccagé. Je n'y trouvai rien que cette écritoire et ces plumes. En cherchant avec plus d'attention, je découvris, éparses çà et là, des feuilles de parchemin en grand nombre écrites jusqu'aux bords. J'en fis bientôt un vaste monceau que j'enveloppai d'écorces d'arbre, et je chargeai le tout sur le dos de mon cheval. « Depuis ce moment, craignant d'aventurer mon trésor, je n'ai guère fait de séjour parmi les hommes. J'ai continué de vivre sur le haut des rochers, avec les petits des aigles et des gypaètes. Quand le jour vient, je déroule à l'entrée de ma grotte mes parchemins sacrés ; je les épelle. Quel¬ quefois je dessine à la marge des oiseaux et des fleurs. Ma science ne va pas jusqu'à comprendre ce que renferment ces parchemins. Je me contente de les regarder et de veiller sur eux l'épée au poing. Mais aussi quelle écriture ! Ce ne sont pas les hommes, de nos jours qui feraient rien do semblable. Vous seul, Merlin, pourriez les imiter.» IV . ' ' ' . ' ' ' I Turpin donna ainsi à notre Enchanteur le plus grand désir de voir son trésor. Il y avait au bord LA TABLE BONDE 337 du chemin une prairie qui descendait en pente. Nos voyageurs s'y arrêtèrent. Turpin détacha de son arçon les rouleaux de parchemin et les étala sur l'herbe nouvellement fauchée. A peine Merlin y eut attaché ses regards, il se jette au cou de Turpin, et les yeux pleins de larmes : « Turpin, lui dit-il, ton nom sera fameux entre tous les siècles ; car c'est par toi qu'ont été pré¬ servés les ouvrages des plus grands enchanteurs qui aient vécu avant nous. Sans doute ils eussent résisté à l'incendie, traversé les flammes, échappé à la rage de ceux que l'envie acharnait à les dé¬ truire. Mais tu n'as pas moins agi sagement de leur épargner cette épreuve ; et tant qu'il y aura des enchanteurs dans ce monde ta mémoire sera honorée parmi eux, quand même il me paraît que tu as quelquefois mêlé ton écriture à la leur, ce qui certes était une véritable profanation. — Gela est vrai, répondit Turpin. Je m'en accuse. Mais ce fut lorsque le parchemin me manqua et que la main me démangea d'écrire. D'ailleurs, je ne savais pas que ce fussent les œuvres des enchanteurs. — Ce sont leurs œuvres, à telles enseignes que leurs noms sont écrils en toutes lettres. Voici le plus ancien de tous et le plus puissant de notre famille, l'enchanteur Homère, dont la magie n'a 338 MERLIN L'ENCHANTEUR pas été surpassée et dont moi seul, à cette heure, je me rappelle le nom. Regarde cette écriture qui brille comme autant de fleurs émaillées. Lui seul a possédé.ce genre d'écrire. Beaucoup l'ont imité, qui n'ont pu l'égaler. « Ici dans ces lettres onciales, voici l'un de nos frères, l'enchanteur Virgile, moins grand que le premier, mais dont le monde a conservé pour¬ tant un vague souvenir, comme d'une ombre qui achève de chanter. Il était temps qu'il reparût sur la terre; car il sait tirer des larmes, même des choses qui n'ont aucun sentiment, et, si je ne me trompe, voilà que le moment approche de pleurer. « Voyons cet autre parchemin ; on dirait que les fées l'ont écrit de pur or. Ah ! je le crois bien ! Je reconnais l'écriture du plus savant des enchan¬ teurs. A genoux, Turpin et Jacques ! Vous voyez ici le livre magique du grand enchanteur Aristote ; c'est lui qui nous apprend à connaître le secret des pierres et des métaux ; quiconque possède son livre tient le monde dans sa main. » Jacques ët Turpin étaient tombés à genoux. En courant d'un parchemin à l'autre, Merlin se mit à lire à haute voix les feuilles à mesure qu'elles tombaient sous ses yeux. Il enflait, il grossissait sa voix, qui tantôt était mélodieuse comme celle des rossignols dans les bois de Colonne et tantôt grondait comme le tonnerre sur le mont Olympe. LA TABLE RONDE 339 C'était la première fois, depuis de longs siècles, que les paroles des anciens enchanteurs retentis¬ saient sur la terre. On eût dit qu'elle reconnais¬ sait l'empire de ses maîtres passés : tous les vents firent silence, l'air se remplit d'une odeur de violettes et de safran comme dans un temple d'Eleusis. A cette évocation ne se joignait aucune épouvante ; au contraire, une sérénité inconnue brillait en toutes choses. Jacques aurait souhaité que Merlin lui eût ex¬ pliqué quelques-unes des paroles cadencées qu'il lisait. Merlin alla au-devant de sa pensée: « Ton heure n'est pas venue, ô Jacques ! Il faut que tu visites encore le monde en ma compagnie avant que tu puisses profiter de ceux que j'aurais choisis volontiers pour mes maîtres si j'avais dû en avoir. Mais le jour viendra, mon fils, où tu liras comme moi dans leurs esprits. Tu me re¬ mercieras alors de n'avoir pas mis plus tôt entre tes mains ce que lu n'aurais pas la force de porter. « Quant à vous, Turpin, voyez quelle est la puissance de ces enchanteurs! Je ne puis assurer que ceux d'aujourd'hui les égalent jamais ; car, sans les comprendre, il vous a suffi de conserver près de vous leurs feuilles scellées et d'y jeter de temps en temps les yeux pour garder votre bonne humeur, au milieu do la sauvagerie do nos temps. 340 AlERLtN l'enchanteur Ayant vécu le plus souvent près de la demeure des ours et cles aigles, comment ne seriez-vous pas devenu tout semblable à l'un d'entre eux, si vous n'aviez eu près de vous ce talisman? Jugez donc de ce qu'il aurait fait si vous aviez eu des oreilles pour l'entendre. » La conclusion fut que Turpin avait sauvé ce qui devait être la consolation des sages, qu'il veillerait mieux que jamais sur le trésor commun sans jamais se permettre d'y ajouter une ligne de sa main. En récompense, Merlin lui promit tout le par¬ chemin vierge dont il aurait besoin ; et le fait est qu'à partir de ce jour il n'en manqua plus une seule fois. En quelque lieu qu'il fût, à peine avait- il pris son repas, il copiait, copiait, quand nul n'avait besoin de sa rapière; car jamais il n'en refusa le secours à personne. Y Écoulez, bonnes gens ! Quand Merlin se trouva entre Gascogne et Bretagne, entre Ardennes et Brocéliande, au milieu de France la louée, il eût voulu se surpasser lui-même. Après avoir passé Gironde au port Saint-Florentin, visité Saintonge, LA TABLE RONDE 341 Touraine et Berry et Bourgogne, erré dans la Beauce, le pays des Lorrains, des Francs-Com¬ tois ; hanté la Champagne pouilleuse, la mauvaise Bresse, d'autres pays encore ; quand il eut vu tant de nations affamées, amaigries, qui se te¬ naient en grelottant sur le bord du chemin, une grande pitié le prit au cœur. Il fit vœu de les ras¬ sasier toutes à la fois et pour l'éternité. La pro¬ messe qu'il avait faite aux peuples le soir de la bataille lui revint en mémoire. Écoutez comment il tint sa parole. Aidé de Jacques et de Turpin, voyez-le dresser au cœur de la France, entre blés et ramées, une table ronde. Pour qu'elle dure toujours, il la faut de pierre ; mais il la faudra ronde, pour que tous les affamés, soit de corps, soit d'esprit, s'y trou¬ vent mieux à l'aise. Les pieds furent de granit ; il y en avait plus de mille, tirés des carrières de Bretagne. Où man¬ quait la grosse pierre se trouvaient des cailloux roulés. Où les cailloux manquaient, le tronc des chênes en tenait lieu. Sur ces pieds maçonnés, profondément enfouis en pleine terre de France, s'étendit la table de pierre, en mosaïques artiste- ment polies à gros grains, d'ailleurs vaste, com¬ mode, ouverte à tous, quasi infinie. Des crampons de fer, forgés par Merlin en Armorique, raccor¬ daient les jointures et les jambages. 342 merlin l'enchanteur Point de nappes, ni de Bruges, ni d'Anvers, brodées de dentelles. Où s'en fût-il trouvé de suffi¬ santes ? Jacques se chargea de faire un treillis de paille de froment ou d'avoine, Ce serait pour les rois ; les peuples s'en passeraient. De grands sièges de pierre, quelques-uns arrondis au tail¬ loir, la plupart non dégrossis, rangés en cercles, marquaient la place de chacun. Pour le jour du festin, le roi Arthusprêta, outre son sénéchal, ses échansons, ses panetiers, ses nègres. Tous sur des chevaux caparaçonnés al¬ laient, venaient, couraient, au galop gaillard. Les échansons portaient des plats de vermeil, les nè¬ gres, couleur d'ébène, tenaient dans leurs mains deshanaps,des amphores, des aiguières pour laver, et des cruches d'albâtre regorgeant d'un vin rouge écumant. C'était un don gratuit de ceux de Bour¬ gogne et du Roussillon. Kay, le sénéchal, posait les coussins et les tabourets à la place des rois. Mille bœufs engraissés , la moitié blancs, la moitié noirs, étaient étendus sur les plats d'argent massifs ; à l'entour, dix mille sangliers, force che¬ vreuils, cerfs et daims sur les plats de vermeil. Les forêts des Ardennes et de Brocéliande en avaient été presque dépeuplées. Quand vint le jour des bonnes gens, Arthus, le premier, se plaça au milieu de la table, sur un siège de jonc verdissant, sous un dais de lames d'or qui LA TABLE RONDE 343 traînaient jusqu'à terre. Deux coussins de salin rouge étaient à ses côtés. Pensif, il attendit, la tôle appuyée sur son coude. Déjà il avait débouclé sa targe fleurie, délacé son Heaume, ouvert sa vi¬ sière jusqu'au nasal, désireux de manger. Neufs rois couronnés arrivèrent les premiers ; c'étaient ses fidèles. Perceval les suivit avec son fils Lohengrin ; après eux, Odi le Frank, Tristan, puis IToël, roi d'Armorique, Lancelot, Geoffroy de Montbrun, Yvan et Yvanet, le faucon sur le poing pour oiseler, Giffret, le petit roi de Poitou, le bon Mélian de Montpellier, cousin du chef des Bour¬ guignons, Brut le Truand, Giron le Courtois, Oli¬ vier de Verdun, le comte Ganekin de Boulogne- sur-Mer, Isaie le Triste, Hugon, Ermelin, Ysem- bart, beaucoup d'autres encore ; tous s'excusant du retard, sur la forêt, ténébreuse, sur le val bruyant, sur le mont dolent, les sentiers perdus, les des¬ triers fourbus, les grandes aventures, et aussi sur les pays lointains, car plus d'un arrivait du bout de la terre ; celui-là de Jutland, cet autre de la mer de Syrie. Titurel le Pieux venait de Grenade. Les rois, les chevaliers, s'assirent, chacun sur une cscabelle de pierre, à de longs intervalles, laissant entre eux la place pour des peuples en¬ tiers. Derrière eux, plantées en terre, leurs lances déroulaient sur leurs têtes des pennons à la langue de feu. Chacun rayonnait, sous son dais cramoisi, 314 MERLIN L'ENCHANTEUR comme un soleil joyeux dans l'une de ses douze maisons du zodiaque. « Attendrons-nous longtemps encore? dit Ar- thus. Français, j'ai soif! — Les voici, beau sire, a répondu le sénéchal. Le long chemin les a retardés. » Voyant les convives étrangers arriver à la file du bout delà terre, Arthus se leva. Il fit trois pas au devant d'eux, pour leur faire fête. Cèux-ci, met¬ tant pied à terre, Allemands, Saxons, Grecs d'outre¬ mer et de Gappadoce, et des ports d'Espagne, Sar¬ rasins de Gor et d'Arménie, Nègres de Nubie, hommes d'Albanie et de Kent, lui baisèrent les mains, saluant en lui le roi des rois. Pour les ho¬ norer, grailles et trompes sonnèrent et buccines d'airain. Jacques emmena par la bride leurs che¬ vaux essoufflés vers des auges de marbre remplies jusqu'au bord d'orge et d'avoine. Il en ferra plus d'un. A tous il ôta le frein et les selles dorées. Cependant, Merlin, au gracieux visage, condui¬ sait par la main ses convives et les rangeait, non par ordre de blason, mais à sa fantaisie. Chacun s'en trouvait bien. Comme un bon joaillier mêle dans un collier les perles aux améthystes, les éme- raudes aux turquoises, il mêla d'abord ceux qui venaient du Nord et ceux qui venaient du Midi. Après cela il joignit ses hôtes du Levant à ceux du Ponent. LA TABLE BONDE • 345 Il fit asseoir le pâle Siegfried, au heaume encore écartelé, à la droite d'Arthus ; Rustem, le shah de Perse, à sa gauche ; un peu plus loin, Antar des trois Arabies. A chaque Teuton sourcilleux il donna pour compagnon de table un bon Franc-Gaulois ; à Gontran de Worms, Lancelotdu Lac; au vieux prophète Gripir, Giron le Courtois ; au farouche Hagen, toujours ivre de carnage, Tristan le Léo¬ nais, toujours à jeun; à Hildebrand le Tueur, Gauthier d'Aquitaine, qui revenait d'outre-Rhin. Brunhild était à côté d'Yseult aux blanches mains, Chriemhild la blonde à côté de Genièvre aux cheveux noirs de jais, Gudrun l'homicide à côté de Sanche la gracieuse, Hildegonde entre Blanchet'leur et Énide à la robe d'azur. Où était Viviane? Elle eût fait des guirlandes de bluets et de lierre pour couronner les convives. Les filles du pays durent la remplacer. Même les Valkiries elles Houris, mêlées aux Ondines, appor¬ taient des chairs rôties accompagnées de fruits confits, et présentaient à tous les pommes dorées du verger de Merlin. Les Valkiries versaient l'hy¬ dromel dans des cornes d'aurochs ; les Ondines, le vin de France dans des cruches d'or et tachaient de vermeil le bleu des tapis. Kay le sénéchal en ht avec elles maintes risées. Et partout ruisselaient les fleurs avec les pier¬ reries et les escarboucles ; les noces de Cana du 346 merlin l'encha.nteur bon maître cle Vérone en sont éclipsées. Mais Viviane où est-elle ? Nul ne l'a rencontrée ni des rois ni des reines, ni des barons, ni des pauvres gens; c'est par là seulement que faillit la journée. Quand chaque roi eut pris place, quand tous les barons furent assis, maints peuples arrivèrent. Merlin, les prenant par la main, les mena douce¬ ment vers leurs fauteuils de granit couverts de tapis. « Asseyez-vous, dit-il, ô peuples ! » Les peuples s'assirent, et c'était la première fois que cela leur fût arrivé devant les rois et les barons. Mais ils n'osaient pourtant manger devant le roi, quelque faim qui les pressât. « Mangez, leur dit Merlin. Arthus vous l'octroie. — C'est vérité, » dit Arthus. Sur cela, ils commencèrent à se repaître sans lever les yeux. A travers la prairie le chien de Merlin jouait avec les deux chiens d'Odin, et leur cédait les os. Autour de la table se tenait debout un peuple de chanteurs ; il y avait parmi eux des troubadours et des minnesaengers ; il y avait aussi des chanteurs d'Arabie qui entremêlaient la prose aux vers. Même Robin Hood sifflait sa chanson, caché dans un groupe. Les chanteurs de France vantaient les héros d'Allemagne et de Jutland, lé pays des brumes, LA TABLE RONDE 347 Odin, Baldur le Fort, les dieux Teutons nés de la terre ; les minnesaengers vantaient le ciel de Provence, la mer de Bretagne, France l'honorée, Rome la sainte. Ainsi, célébrant les héros les uns des autres, tous les cœurs étaient contents. D'ailleurs Merlin, se promenant autour de la table, nourrissait partout la paix, la concorde, principalement la bonne humeur. Voyait-il un front se plisser, il était là pour empêcher les querelles de naître. Cependant Arthus restait pensif, comme si la table eût été vide ; il semblait encore à jeun. « Merlin, s'écria-t-il, j'ai soif ; ton vin ne désal¬ tère pas. Merlin, m'entends-tu, j'ai faim ; tes vian¬ des né me contentent pas. » Fronçant le sourcil, les douze pairs ajoutaient : « Le roi l'a dit. Votre vin n'est pas des meil¬ leurs. Plus nous en buvons, plus nous avons soif. » Les peuples eussent voulu dire la même chose, et, ne l'osant, ils se prenaient à soupirer. Alors Merlin, en souriant : « Français, n'en gardez pas rancune. Voyez, barons. Voilà qui vous contentera mieux. Buvez- en tout à votre plaisir, la soif vous passera. » A ce moment, il fit signe à Turpin. Celui-ci, sortant du sellier, apporta de ses deux mains une coupe profonde, gemmée, écumante, si bien que 348 MERLIN L'ENCHANTEUR tous les yeux furent éblouis. On ne savait ce qui brillait le plus, ou l'escarboucle incrustée sur les bords, ou la liqueur vermeille. « Le Graal, la coupe du Seigneur ! crièrent-ils tous à la fois ; qui a trouvé la coupe ? » Et ils étaient d'avance enivrés de joie. Arthus dit: « Français, j'ai chevauché au nord, à travers les forêts ténébreuses, mais en vain ! je n'ai pu la découvrir. » Et Perceval le Gallois: « Roi, j'ai visité la mer de Syrie. De ma lance sanglante j'ai fouillé le désert. Je n'ai pas trouvé la coupe. » Chacun parlait ainsi, tous ajoutaient : « Vous, Merlin, où l'avez-vous trouvée ? — Dis-le-leur, loi qui le sais, » repartit le pro¬ phète en s'adressant à Turpin. Alors chacun fit silence. Turpin, se plaçant au milieu des rois et des peuples, parla de cette sorte, tandis que chacune de ses paroles était doucement accompagnée d'un murmure lointain de harpes et de violes, si bien que les anges semblaient répon¬ dre à chaque mot : « Oui, il est ainsi, comme il le dit : « — Cette coupe, beaux sires, fut ciselée par les bergers et par les rois, et donnée en présent à l'Homme-Dieu pleurant sur la paille dans l'étable de Bethléem. « — Il est ainsi, comme il le dit. LA TABLE RONDE 349 « — Quand Jésus fut sur la croix, et qu'il eut soif, cette coupe l'a désaltéré. « Le bon Joseph d'Arimathie l'a trouvée dans le sépulcre et l'a donnée aux Bretons. « Rome a pillé la coupe et s'en est enivrée. « Après Rome, les Goths y ont bu à loisir. « Après les Goths, les Huns, sous le bon roi Humbert. « Humbert me l'a donnée ; je la donne à Merlin. — Et moi, interrompit Merlin, je vous la donne à tous. » Disant cela il l'approcha des lèvres d'Arthus qui la passa à Siegfried, Siegfried à Gauthier, Gauthier à Hildebrand, Hildebrand à Lancelot, Lancelot aux infants de Lara, les in¬ fants à Antar d'Arabie. Elle lit ainsi le tour de la table, si bien que tous s'en trouvèrent désaltérés et satisfaits. Des mains des héros, Merlin la reprit ; il la passa aux peuples et même aux plus petits : «Gomment la trouvez - vous ? peuples indi¬ gents ! •— A notre gré, seigneur ! —■ Ne vous enivrez pas. » Et la sainte amitié entrait ainsi dans le cœur des plus farouches. Déjà Perceval essuyait sa lance qui jusqu'à ce jour était restée saignante du sang du Cal¬ vaire. MERLIN L'ENCHANTEUR. T. I. 20 350 MERLIN L'ENCHANTEUR « Gomment avons-nous pu nous entre-déchirer? demandait Siegfried. —■ Je m'en repens , disait Arthus à son neveu Mogred. — Accordons-nous, disait la foule. — C'est fait, » murmurait Jacques entre ses dents, pendant qu'il apportait les épices. Tous étaient émerveillés de se rencontrer à table. Venus de si loin, l'avaient-ils jamais espéré? Non, sans doute. Et pourtant que d'aventures leur se¬ raient restées inexplicables, sans ce dénoûment? Chacun racontait les siennes , modestement, hâti¬ vement, impatient d'entendre celles d'autrui. Ar¬ thus parlait de la forêt de Brocéliande, Hagen, du manoir de Dragenfeld, Antar, du désert d'A¬ frique , Rustem, du ciel de Perse, parsemé de rubis, Perceforest, de la crau de Bresse, Hali- Hassan, des tours sarrasines ; tous s'entendaient à demi-mot, parlant en vieux français. Chrétiens et Sarrasins mangeaient au même plat. A ce moment, arrivèrent Gollln de Tours, suivi de son lion qui rugit à l'approche des viandes, Frollon, de Paris, Ghérent, le fils d'Erbin, Morgan, le médecin, Gourdnei, aux yeux de chat, qui voit dans la nuit noire. « Reste-t-il une place? dirent-ils tous d'une voix. — A votre plaisir, répondit Merlin. Asseyez- LA TABLE RONDE 351 vous ici au large. Toi, Jacques, héberge le lion. Un peu après vinrent des nations en foule, p⬠les, exténuées, qui semblaient s'être trompées de chemin. « Nous cherchons la coupe ! crièrent-elles, en essuyant leurs sueurs et leurs larmes ; on nous a dit qu'elle est dans le Sépulcre. — Aveugles! dit Merlin, la voici sur la table. •— Mais la table est remplie ! comment en appro¬ cher ! Il n'y a plus de place pour nous. I— Vos sièges sont ici; peuples, asseyez-vous ! » Les nations s'assirent, et la table allait toujours grandissant. Les peuples aussi grandissaient ; ils étaient pour la première fois à leur aise, ce qui les étonnait tous, vu que leur multitude augmen¬ tait d'heure en heure. Chacun admirait l'hospi¬ talité de Merlin et se jurait tout bas de l'imiter un jour. Franchement, en comparaison de la sienne, qu'avait été jusque-là l'hospitalité des rois et des peuples? Une vraie gueuserie. Souvent ils avaient marchandé l'air à leurs hôtes et surtout la lu¬ mière. Vint aussi un homme errant, désespéré, et il marchait seul. Toutes les nations , à mesure qu'il avançait, le montraient du doigt, et s'éloignaient de lui. « Pauvre Juif errant, dit Merlin qui eût voulu 1 embrasser, en se souvenant qu'il l'avait ren- 352 MERLIN L'ENCHANTEUR contré autrefois et abrité de son manteau. Tiens, Ahasvérus ! bois, comme ils font tous, à cette coupe. C'est la coupe du Calvaire. — Du Calvaire ! s'écria Ahasvérus en reculant d'horreur. — Qu'il boive ! dit la foule. — Est-ce, reprit Ahasvérus, un breuvage qui fait mourir? — Non, il nous fait immortels. •— Gardez-le donc pour vous, votre odieux pré¬ sent. » Il se retira ; nulle instance des peuples ne put le ramener vers la table. Jacques le dévorait des yeux, sans oser approcher. Turpin, l'ayant accosté, essaya aussi vainement de le ramener. Mais , du moins, il apprit de lui tout ce qui a été raconté plus tard dans le livre d'Ahasvérus. « Qu'il boive à la coupe, s'écriaient Arthus, Siegfried, Hildebrand, chez qui la haine recom¬ mençait à poindre. — Oui, aboyait la foule ; sinon, lapidez-le. — Gare à qui le touche, dit Merlin. Laissez-le, bonnes gens. C'est le premier que je n'ai pu guérir. Il a soif aussi, mais de douleur, et veut une autre coupe. Il la trouvera. » Ces mots apaisèrent ceux qui reprenaient déjà goût à la haine; l'homme errant qui l'avait ré¬ veillée était loin de leurs veux. Chacun se rassit LA TABLE RONDE 853 sur son siège cle pierre. Les regards des rois el des peuples ne furent assombris qu'un instant- Avant de se quitter, les convives réconciliés, rangés par nations, se firent des présents, gages sacrés de leurs promesses d'amitié. S'ils y man¬ quaient jamais, le ciel tomberait sur leurs tètes. C'est ainsi qu'ils parlaient. Perceval donna sa lance à Hildebrand ; il reçut en échange un bel archet d'acier, aiguisé en glaive. Les autres firent de même. Tous reprirent le chemin de leur pays. Aussitôt les échansons emportèrent les restes du festin. Jacques avait déjà enlevé la part du roi et Turpin les flacons. Averti par Ivay, le séné¬ chal, Merlin s'en courrouça. Il ordonna que tout fût remis à sa place, et voulut que la table restât, jour et nuit, éternellement dressée, au même lieu, sous le ciel de France, chargée de vins et de viandes el d'épices. « Car, disait-il, m'assurez-vous qu'il ne se trouve pas sur la terre des peuples pèlerins, errants, mendiants ou malades, auxquels manque, à cette heure, le pain de la bouche ? Pour ceux-là, il im¬ porte que la table soit toujours mise, afin qu'ils se repaissent à loisir, soit qu'ils viennent du nord, soit qu'ils sortent du midi. La coupe aussi doit rester pleine à portée de la main. » Cela dit, il confia la table aux Français, et vou- 20. 354 MERLIN L'ENCHANTEUR lut que les meilleurs d'entre eux la gardassent, jour et nuit, de père en fils, l'épée au poing. Presque tous étaient partis. On les rappela au son des grailles. Eux revenus, Merlin les plaça en sentinelles ; et il y en avait de toutes les provinces de France ; ils promirent de faire la guette, de génération en génération, se relevant les uns les autres. « Veillez, Français, poursuivait-il ; veillez pour tous, hommes de bien de Normandie et de Gas¬ cogne, de Champagne, de Bretagne et d'Anjou. Je . vous confie sur cette table la nourriture et le breuvage des mondes à venir. N'en laissez rien dérober, ni de jour, ni de nuit, par nul larron ou roi glouton, hormis par les oiseaux du ciel, s'ils ont aussi, comme nous, soif de Dieu le Justicier. Sénéchal, tu m'en réponds ! Vous, Turpin, remet¬ tez les flacons. Toi, Jacques, n'emporte pas ainsi la part du roi. » A ces mots, Jacques et Turpin, humiliés, remi¬ rent chaque chose où ils l'avaient dérobée. Force épées nues, force targes dorées, force hauberts écarlates, flamboyèrent au soleil autour de la table ; Arthus y conviait de l'épée, chaquejour, le monde. Les oiseaux qui passaient, les taureaux indomptés buvaient clans sa coupe. Le lendemain, sans tarder davantage, on vit arriver des nations pâles, haletantes, presque LA TABLE RONDE 355 nues, mourantes, faute d'espérance ; et, trouvant cette table, dressée en pleine France, elles s'as¬ sirent en silence et se rassasièrent. Après elles, d'autres vinrent plus affamées encore, et elles se gorgèrent à leur tour. La table, toujours grandissant, avait toujours des places vides. « Qui nous a préparé ce banquet éternel ? disaient, d'une voix grêle, les peuples mendiants en secouant leurs manteaux troués, durcis par l'hiver. — « C'est Merlin, » répondirent les panetiers. Et moi, après eux, je dis encore ceci : Hommes, qu'avez-vous fait de cette table ronde? Peuples, vous l'avez renversée; rois, vous l'avez brisée ; sages, vous en avez ri ; fous vous l'avez oubliée. Il en reste quelques tronçons épars, sous les ronces, dans les craus, dans les charrières, sous les taillis épais et dans les mares où se lamentent les roseaux. Peut-être on pourrait encore la redres¬ ser; et volontiers, le reste de ma vie, j'aiderais de mes deux bras à recoudre les pierres, rapiécer les bords, porter le mortier, remettre sur pied les chaises de granit. Mais, hommes, ce que vous aimiez, vous ne l'aimez plus. Ce que vous honoriez, vous l'insultez maintenant. 856 MERLIN L'ENCHANTEUR Peuples, vous avez soif ; pourquoi avez-vous brisé la coupe? Peuples, vous avez faim. Mais c'est vous qui avez renversé la table. Que ferez-vous demain ? Voulez-vous donc mou- LITRE X MERLIN ENCHANTE LES ALPES ET LE JARDIN D'iTALIE. I Oùfuirai-je le bruit des haines, l'écho hargneux des reproches empoisonnés, les paroles de sang, les grincements de dents? Je monterai sur cette cime herbue du Noirmont tapissée de sapins, ou plutôt sur le pic dentelé qui se dresse pour fermer le Léman; et si mes pieds ne peuvent m'y porter, je m'envelopperai de l'ombre traînante au pied des tours trapues de Chillon. Ici, dans un âge de pierre, ma conversation est avec les rochers amassés sur ma tète. Seul, oublié) enseveli, j'ai fait amitié avec eux. J'ai compris leur langage, ils comprennent le mien. Quand mon cœur est près de murmurer, je regarde leur face immuable. La bonté me prend, alors, de me sen¬ tir si fragile. 358 MERLIN L'ENCHANTEUR Quand mon âme est ébranlée, ils me soutien¬ nent de leur âme de pierre; ils font descendre sur moi leur pensée inaltérable qui a résisté, sur ses fondements de granit, à toutes les tempêtes du ciel. Par mille voix sonores échappées des antres, ils me disent : « Tu es à ta place comme nous à la nôtre. Restons-y. Garde-toi d'en chercher une meilleure. » Qu'irais-je faire parmi les hommes? Gomment j plierais-je ma langue à leurs pensées subtiles ? Gomment façonnerais-je mon visage et mon cœur à tous leurs reniements? Je me sens défaillir en y pensant. Ici, dans cette enceinte crénelée jusqu'au ciel, je reçois un bon message ailé de chaque point de l'étendue. Ici, les sommets roses me sourient dès la pointe du jour; nul d'entre eux ne songe à me faire une injure. Ici, je contemple, dès la première heure, les lieux hauts où ne montera jamais s aucune pensée servile. Ici, je puise la sérénité des jours limpides dans'la coupe bleue du Léman, qui s'ouvre pour faire au Rhône une entrée triom¬ phale. Avec l'aube, j'ai vu une voile blanche émerger du fond des eaux; à son pavois j'ai reconnu la barque cle Merlin. Pendant qu'il avance lentement, la Dent du Midi élève devant lui un trépied de neige préparé pour ses évocations. Où va-t-il abor- MERLIN ENCHANTE LES ALPES ET L'ITALIE 359 der ? Les deux rives se disputent entre elles pour l'attirer. Laquelle préférera-t-il ? A sa droite, les montagnes d'Oche laissent rouler jusqu'à leurs pieds des rubans argentés de neige ; mais, à sa gauche, voyez-vous Montreux toujours baigné d'un soleil printanier et ce collier noir de forêts qui s'enlace autour de la cime du Cubli, si bien que toutes les autres en sont jalouses? Pour fêter mon héros,.les quatre saisons se sont rassemblées à la fois autour de moi : le printemps aux doux yeux changeants de pervenche, de vio¬ lette et de jonquille dans le lit abrité de la Verraye; l'été dans la lumière embrasée du matin, qui sort de la gorge du Valais comme de la gueule d'un four; l'automne dans les grappes cramoisies du sorbier qui pendent sur l'arbre effeuillé; l'hiver avec ses glaces sur le front de Noirmont, de Jaman et de Naye. A leurs pieds est le village d'où je fais signe à Merlin pour qu'il aborde : « C'est ici, ô maître ! c'est ici qu'il faut plier la voile pour toujours. Viens, prophète,- sous mon toit, où j'ai fait préparer le repas du matin. Apporte-nous la patience dans l'attente, la victoire du juste, la sainte paix qui la suit ; apporte-nous aussi la force et la santé des chênes ! » Mais ma voix n'arrive pas jusqu'à lui. Debout dans sa barque, il contemple les rochers de Meil- lerie aiguisés en soc, Vevev, les ombrages nais- 360 MERLIN L'ENCHANTEUR sants cle Clarens, les murs alors nouveaux et blancs de Chillon, qui servaient en ce temps-là de palais aux Ondines et aux femmes des eaux, sitôt que le jour tombait. A cette vue, deux ruisseaux de larmes coulent de ses yeux ; il aurait voulu s'en cacher, car il était honteux de pleurer devant Turpin. N'ayant pu se déguiser, il lui dit : « N'avez-vous jamais pleuré sans savoir pour¬ quoi, Turpin ? — Jamais, » répondit Turpin en donnant un robuste coup de rame. Jacques prétendit que cela lui était arrivé deux ou trois fois en sa vie. « Eh bien, continua Merlin, je ne vous le cache¬ rai pas, amis ! à mesure que je considère ces lieux sacrés, ces âpres rochers, ce lac bleuâtre et même ces guirlandes de vignes encore vierges qui lui font sa ceinture de Vevey à Clarens, une invin¬ cible tristesse envahit mon cœur. Si c'est une faiblesse, excusez-la ! Pourquoi cette mélancolie cuisante? Ne me le demandez pas. Il me semble que j'entends une âme qui se plaint de mourir! Dites ! n'entendez-vous pas des gémissements sor¬ tir d'une poitrine oppressée? Ah ! si c'était Viviane qui habite dans la tour de Vevey, où serpente le lierre? Si elle était venue se retirer dans ces lieux inconnus ?.... N'entendez-vous pas sur l'autre bord, à Meillerie, un bruit insensible, comme MERLIN ENCHANTE LES ALPES ET L'iTALIE 361 d'une âme amoureuse qui se penche sur un tor¬ rent ? — Je n'entends que le cri des aigles au-dessus du chalet de Chamosal, répondit Turpin, et la hache du bûcheron dans les bois de Chillon. Est-ce donc que vous voulez, seigneur Merlin, jeter un charme à cet endroit du lac? Pour moi, je ne vois ici, grâce à Dieu, aucun sujet de mélan¬ colie : au loin, de verts vignobles qui annoncent la joyeuse vendange ; partout un air salubre qui emplit les poumons. Quel motif de s'attrister? Je ne fus de ma vie plus disposé à me réjouir. Allons, buvez-moi de ce broc et noyez ces fantômes. — Je le voudrais, ami, repartit Merlin; mais quoi que je fasse, ils reparaissent. Oui, oui, des deux côtés du lac j'entends une plainte d'amour qui sort des eaux. Écoutez. C'est Viviane qui appelle. Courons où cette voix retentit. » Tous trois abordèrent à l'endroit où blanchissent les rochers de Meillerie. Ils parcoururent avec le plus grand soin le Ghablais, burent l'eau fantas¬ tique d'Évian, où Merlin jeta un heureux sort, in¬ terrogèrent les contrebandiers d'Amphion, ven¬ dangèrent avec eux, s'oublièrent autour du pressoir, firent amitié avec les Savoyards porteurs de hottes, amis des bonnes gens, cueillirent en liberté des blindées de noix et de châtaignes. Mais nulle part ils ne trouvèrent ce qu'ils cherchaient. merlin l'enchanteur, t. i. 21 362 MERLIN L'ENCHANTEUR « Je l'avais bien prévu ! disait Turpin. — C'est donc un songe? disait Merlin en re¬ gardant tour à tour l'eau, le ciel et les rochers. — Croyez-moi, seigneur Merlin, laissez reposer votre cerveau. Les imaginations qui passent par la tête des hommes sont des feux'follets ou des filles de l'enfer. Malheur à qui s'y fie ! — Qui sait? » interrompit le prophète en sou¬ pirant. Et il entra par la porte de Scex dans le Valais, où il guérit quatre goitreux et un lépreux de la cité d'Aoste. Il guérissait aussi les âmes en les touchant seulement d'un regard. Puis, se détournant vers les monts Bernois, il gravit, le premier, les pics vierges, cherchant des yeux, au loin, la blanche demeure de Viviane, par¬ tout frayant le sentier aux nations engourdies, partout cueillant des simples pour les peuples in¬ firmes. Il passa la Furca, descendit la Reuss, perça le trou d'Urseren, franchit d'un saut le pont du Diable, enchanta le Grutli, reçut dans le pré le serment des trois jureurs; de là il monta au Righi, escalada le Titlis, s'abreuva aux cascades du Hazli, hiverna dans la tour de Resti, s'égara dans une Alpe de Linthal ; et, durant ces longs jours, pas une heure perdue, pas un sentier qu'il n'ait tracé sur le bord des abîmes, pas un chalet où il n'ait fait entrer avec lui la liberté, là concorde, au moins de sages avis. Tout chas- MERLIN ENCHANTE LES'ALPES ET L'ITALIE 363 seur cle chamois marche encore sur ses traces. Le moindre de ses travaux, dans un vieux canton d'Uri, fut l'arbalète qu'il tailla de bois d'érable. Quatre fois il l'essaya, debout les pieds dans la neige, sur le sommet du Titlis. De la première flèche, il atteignit l'ours noir à Morgarten, de la seconde à Sempach, de la troisième à Granson, de la quatrième à Morat, et dix fois plus loin encore, par delà les vastes cimes. Enfin, trouvant l'arba¬ lète à son gré, forte, noueuse, tendue d'un fil d'ai¬ rain, il en fit don à un enfant nommé Tell, qu'il rencontra gardant les chèvres, chantant un ranz des vaches sur le chemin étroit d'Altorf à Glaris. II Alpes sublimes aux dents de glace, au col de neige, s'il est vrai que je suis né au pied du der¬ nier et du plus humble de vos degrés (et c'est pour cela, sans doute, que mon cœur prend si aisément l'essor vers tout ce qu'il y a d'inaccessible ici- bas), dites-moi où, comment, de quelle- pensée occupé, de quelle espérance enivré, Merlin a tra¬ versé vos cimes pour descendre dans le jardin d'Italie. Car, alors, vous étiez vraiment les vierges voi- 364 MERLIN L'ENCHANTEUR lées depuis le matin de la création. Aucune route n'avait encore déshonoré vos sommets. Il n'y. avait ni hospice, ni refuge, ni chiens de Terre-Neuve portant au col le salut des voyageurs errants dans la tourmente. Éternellement immobiles, les esprits des gla¬ ciers furent les seuls témoins du passage de Merlin. Ils firent effort pour s'approcher de lui, quand il suivit la trace des chamois. Mais ils ne purent des¬ cendre de leurs cimes, tant ils étaient étroitement liés par des chaînes de cristal et de diamant qui luisaient au soleil. Accroupis sous leurs" blancs manteaux, ils essayèrent de les secouer. Le som¬ meil fut plus puissant que la curiosité. Seule, l'avalanche, toujours au guet, que le moindre bruit réveille, se précipite du milieu d'eux, en hurlant : « Qui es-tu, toi, qui le premier oses tenter ce sentier ? — Je suis Merlin, » s'écria l'Enchanteur assez haut pour dominer la tourmente. L'avalanche passa et roula dans le gouffre. Il ne resta qu'une vapeur humide, avec une explosion qui se perdit en une vaine rumeur dans les abîmes. Turpin, très-courageux, ne fit aucune difficulté d'avouer qu'il avait eu grand'peur. Jacques demanda, sans sourciller, si de pareilles rencontres se répétaient souvent. MERLIN ENCHANTE LES ALPES ET L'ITALIE 3P5 « Nous avons franchi le pas difficile, mon fils, dit Merlin; le reste n'est qu'un jeu. Nous voilà sur les cimes. » Sans doute, si Merlin eût voulu être transporté à son aise dans les plaines qui s'étendaient alors sous ses yeux, il n'eût eu besoin que de com¬ mander. Parmi tant de dragons toujours prêts, les ailes déployées, à l'appel du moindre des devins, il n'eût certes pas manqué de s'en trouver un grand nombre qui eussent répandu à sa voix; et, assis, lui troisième, sur la croupe bondissante d'un tau¬ reau ailé, vous l'eussiez vu planer quelque temps sur le jardin de la Lombardie, puis descendre lentement et majestueusement sous les pins d'une villa où se seraient rencontrés une foule de peuples pour le recevoir, ou, au moins, une dogaresse, le col chargé de perles, ou une fille de podestat, puisque l'une et l'autre de ces dignités étaient déjà connues de l'autre côté des monts. Je dirai même qu'il eût dû se montrer ainsi dans sa pompe, d'autant mieux que les peuples aiment à être frappés par le merveilleux ; et même un peu de duperie est loin de leur déplaire à l'origine des choses. En se privant de ces moyens de succès, il s'expo¬ sait à être méconnu même des meilleurs. Mais, si l'on a compris notre héros, on a dû voir qu'il pré¬ fère à tout la simplicité, bien que le contraire lui 366 merlin l'enchanteur ait été fort reproché; et il avait principalement horreur du charlatanisme. Voilà pourquoi, con¬ trairement à la plupart des hommes de son art, il n'employait jamais le merveilleux et le surnaturel qu'à la dernière extrémité. C'est par l'àme qu'il faisait ses prodiges. Il se riait (c'était là son tort) des baguettes enchantées, des bonnets de nécromants, des chaudières ma¬ giques, des manches à balais, même des chars ailés de Médée, des langues de chat-huant, des dents de crapaud, héritage des autres enchanteurs, en un mot, de tout ce qui n'était qu'apparence extérieure, masques, habits, métier, routine. Erreur capitale, la plus grande de sa vie, dont il s'aperçut, hélas! lorsqu'il était trop tard pour s'en corriger. Que lui servit alors de savoir que c'était précisément ce masque qui gouverne les hommes ! Il s'ensuivit que Merlin préféra à tous les mons¬ tres de l'Apocalypse le moyen le plus naturel, l'é¬ quipage le plus simple ; il descendit les Alpes à la ramasse. Des flèches et de l'arc de Turpin, en¬ trelacés de quelques branches d'osier et de rhodo¬ dendrons, les trois voyageurs formèrent une claie grossière. Merlin et Turpin s'y assirent. Devant eux se plaça Jacques Bonhomme, chaque main armée d'un bâton. Les préparatifs achevés, tous trois se lancent perpendiculairement dans l'abîme. MERLIN ENCHANTE LES ALPES ET L'ITALIE 367 Rapides comme l'éclair, ils rasent les bords du précipice. Mais, au lieu de s'y engouffrer, il suffit, pour s'en détourner, que Jacques appuie sur l'un des bâtons, et le gouffre est évité. Deux ou trois fois ils sont renversés. Aussitôt ils enfoncent leurs bras jusqu'au coude dans la neige molle et nou¬ velle, et s'y tiennent suspendus ; puis, en ram¬ pant, ils regagnent la claie, non pas sans échanger entre eux un de ces rires ingénus, radieux, qu'a¬ vaient seuls connus avant eux les divinités d'Ho¬ mère, lorsqu'elles aussi traversaient l'espace en un clin d'œil. Mais, de plus que les dieux, Merlin et ses com¬ pagnons avaient le sentiment qu'ils étaient hommes. A mesure que les abîmes mouvants tournaient, se creusaient, s'effaçaient, se comblaient sous leurs regards, toute peine était oubliée dans cette ivresse sereine. Merlin fut obligé d'en convenir. Il par¬ tagea la joie de ses compagnons et se prit à sou¬ rire comme eux, au moment où ils atteignirent le fond de la vallée. Ce premier sourire espiègle de Merlin s'est conservé intact dans l'endroit où ils s'arrêtèrent. C'était justement en face des îles lilliputiennes de Borromée. Voyez-les ! Tout vous y sourira de cette joie fantasque, connue seule¬ ment des enfants et des dieux, et que Merlin re¬ trouva ce jour-là. 368 MERLIN L'ENCHANTEUR III Il arriva que les portes d'Italie se trouvèrent fermées de barres de fer, comme une geôle ; le seuil était obstrué par tout un peuple d'exilés au¬ quel il était interdit d'entrer. Quelques-uns se frap¬ paient la tète contre un mur d'airain, d'autres, tout courbés, contre l'angle d'un soupirail. Dans cette foule, des milliers de voix s'appelaient, se répondaient, s'interrompaient, se mêlaient, parmi lesquelles on discernait celles-ci : « Nous sommes exilés de la douce patrie vers laquelle tournent leurs regards ceux-là mêmes qui ne la connaissent pas. — Gomme les feuilles arrachées du citronnier et du pin d'Italie, que la tempête promène de lieux en lieux, nous allons sans savoir où ; mais, tou¬ jours nous revenons à ce seuil adoré qu'il ne nous est plus permis de franchir. — Ah ! que l'heure fut cruelle où il nous fallut dire adieu à tout ce que nous aimions! Aujour¬ d'hui plus qu'alors elle retentit d'un son funèbre dans notre cœur brisé ! — Depuis ce moment, pas une joie n'est arrivée jusqu'à nous. Étrangers dans un monde étranger, MERLIN ENCHANTE LES ALPES ET L'iTALIE 369 nous avons vu les jours succéder aux jours; et l'attente fiévreuse a consumé nos âmes. Mainte¬ nant, que tout nous a trompés, nous attendons en¬ core. — 0 vous qui passez sur ce chemin, s'il vous est permis d'entrer, ne nous laissez pas gémir sur le seuil. — Pendant que l'espérance soutient encore cette chair fragile, travaillée de tant de douleurs, ou¬ vrez-nous, par pitié ! ces portes désirées. Peut-être demain nous ne vivrons plus ; personne ne pourra trouver nos os, pour les porter dans la terre bénie qui nous a fait naître. » Ils se turent. Merlin s'arrêta un moment à écou¬ ter cette foule d'hommes, aux visages hâlés, aux yeux noirs, creusés, où la source des larmes sem¬ blait avoir tari. « Certes, dit-il enfin à ses deux compagnons, leur attente a été assez longue. C'est pleurer et gé¬ mir trop longtemps. Toi, Jacques, ôte-moi ce ver¬ rou qui me gène! Toi, Turpin, cette forte barre transversale qui tient la porte si bien enclose aux misérables. M'entends-tu? Allons, amis! Hardi! Courage ! » Et lui-même, ébranlant la porte, il la fit d'abord crier sur ses gonds séculaires ; puis il l'ouvrit toute grande à ceux qui gémissaient et n'osaient en croire leurs yeux. 21. 370 MERLIN L'ENCHANTEUR « Entrez chez vous, bonnes gens! » s'écria-t-il. Tous, aussitôt, se pressèrent sur ses pas, et il y eut une place suffisante pour chacun d'eux. Ayant retrouvé leur patrie, leurs champs, leurs enclos, l'escalier de pierre de leurs maisons, et les tom¬ beaux de leurs parents, ils s'assirent sous les oliviers et ils pleurèrent. Car de la Brenta à l'Arno, du Tessin au Tibre, on avait peine à les recon¬ naître dans le pays, tant ils avaient passé d'années à l'étranger. Leur visage en était changé, leurs cheveux avaient blanchi, plusieurs de leurs meil¬ leurs amis étaient morts en leur absence; ils les cherchaient partout des yeux : nul ne pouvait dire où était leur tombeau. IV Merlin prit tant de plaisir dans la compagnie de ces justes, qu'il en oublia le boire et le man¬ ger; il ne voulut pas s'arrêter qu'il n'eût gagné Vérone, où l'attendait le bon Roméo. Un soir d'été, comme l'Enchanteur y entrait par la porte de France, il se trouva que l'empereur tudesque, Max, y entrait triomphalement et emphatiquement par la porte d'Allemagne ; l'équipage pompeux de ce Max contrastait avec l'équipage modeste de Merlin. MERLIN ENCHANTE LES ALPES ET L'iTALIE 371 D'un côté, ce n'étaient que lansquenets aux ar¬ mes cl'or, chevaux piaffants du Mecklembourg ■ richement enharnachés de housses de velours écarlate traînant jusqu'à terre, rivières de diamants et d'ambre au col des sénéchaux, plumes on¬ doyantes de coq de bruyère aux chapeaux des Tyroliens ; de l'autre côté, vous n'eussiez vu que simplicité, candeur, à peine une broderie sur un court manteau d'azur. Pourtant la vraie royauté était avec Merlin ; pou- vez-vous en douter? A peine l'empereur, qui allait prendre possession de l'Italie et se faire couron¬ ner à Rome, apprit que mon héros était dans un des faubourgs de Vérone, il lui dépêcha son globe d'or , son épée , son baudrier , sa hache , sa main de justice et sa couronne de plomb, à la charge d'avoir à les enchanter et ensorceler, sur-le-champ, sam demeurée. Telle fut la for¬ mule déjà gothique dont se servit le seigneur tu- clesque. Accoutumé à voir tout plier devant lui par delà les monts, il ne mettait pas en doute que notre Enchanteur ne se hâtât de lui complaire. Natu¬ rellement il attachait à ce sacre populaire qui lui répondait de l'amour des peuples d'Italie, cent fois plus d'importance qu'à la cérémonie de Rome. Jugez, lecteurs, de sa fureur, de sa stupeur, 372 MERLIN L'ENCHANTEUR quand ses messagers lui apprirent que Merlin avait prêté très-peu d'attention à eux et à leur globe, qu'en outre il avait obstinément refusé d'attacher à la couronne tudesque le moindre charme, le plus misérable enchantement. A cette nouvelle, l'empereur se sentit ébranlé. Néanmoins, il fit bonne contenance, à cause des Rhingraves qui l'entouraient. Suivi des plus con¬ sidérables , il se rendit à pied, téte nue, sans appareil, dans le modeste réduit où notre En¬ chanteur était descendu. Il le trouva mangeant des figues. Merlin, quoique toujours si poli, se contenta de le saluer à peine d'un signe de téte. Terrible échec pour l'orgueil d'un souverain habitué à tenir l'Italie sous ses pieds! S'il dévora cet affront, c'est qu'il savait mieux que personne tout ce qu'il y avait à gagner ou à perdre de la com¬ plaisance de Merlin. Caressant du bout des doigts sa longue barbe fauve, l'empereur lui dit : « Voulez-vous, seul, ô Merlin, me résister? Si vous m'aviez suivi, vous sauriez que cette terre est à moi. Je la tiens de Jules César, qui me l'a léguée de père en fils. — Savez-vous le latin? répliqua froidement Merlin. — Non ; mais, moi aussi, je m'appelle César. » Puis, voyant que ces paroles restaient sans effet, MEKLIN ENCHANTE LES ALPES ET L'irALIE 373 l'empereur espéra gagner l'Enchanteur par un peu d'adulation, ce qui lit qu'il ajouta familièrement, à voix basse : « Malgré tout, entre nous, je ne me croirai qu'à demi maître et empereur de cette contrée tant que me manquera le suffrage de Merlin. Un coup de sa baguette de coudrier ferait plus, à mes yeux, que tous les vains applaudissements qui m'ont acueilli en sortant du Tyrol. —■ Vous avez raison, répondit Merlin décidé à laisser de côté, ce jour-là, toute fausse modestie. Vous savez trop bien l'art de commander pour ignorer qu'aucun sceptre ne peut se passer du sacre de Merlin. — Je le sais. Tout royaume est poussière si Merlin n'y attache son charme. — N'espérez donc pas jouir en paix de ce jardin d'Italie, repartit avec fierté notre Enchanteur; car, tant qu'il y aura un Merlin sur la terre, sachez, sire empereur , que celui-là vous refusera l'hom¬ mage. — Rendez-moi ma couronne de fer. — Elle est à moi ; c'est moi qui l'ai forgée. — Assurez-moi Vérone. — Oh! que nenni, beau sire ! le bon Roméo et Juliette en pleureraient tous deux des larmes trop cuisantes. — Mais Venise ? 874 MERLIN L'ENCHANTEUR — C'est moi qui ai nourri son lion de mer; il n'o¬ béit qu'à moi. Je le déchaînerai. » A ce mot, l'empereur frémit de la tête aux pieds. Tous les seigneurs allemands hésitèrent s'ils sup¬ plieraient Merlin ou s'ils le mettraient en pièces. Quelques Italiens mêlés dans le cortège sentirent leur courage renaître. Merlin ne laissa à personne le temps de l'inter¬ rompre. Ses paroles coulaient à flot, comme un torrent de l'Engadine : « Oui, sire empereur, il ne manquera pas de faux devins qui, mendiant sous vos pas , pren¬ dront le plomb pour l'or. Ceux-là, de leur gosier altéré, acclameront le soleil blafard de Germanie; ils légitimeront le faux héritage, ils vous appelle¬ ront César. Mais au milieu de leurs rauques accla¬ mations, votre cœur ne jouira pas d'un moment de repos ; car Merlin, tout seul, sera plus puissant que tous les faux enchanteurs, il allumera la haine jusque dans le cœur des femmes, et elles enfante¬ ront Injustice. Ne cueillez pas, beau sire, une seule fleur dans votre chemin : il y aura versé un poison. Ne. vous asseyez pas sur l'herbe des prai¬ ries : il y cachera la couleuvre lombarde. Et, cer¬ tes, ce ne sera pas trahison, puisque je vous en avertis. Que de combats seront livrés dans ces plaines ! Que de larmes versées pour vous donner une couronne qui tremblera toujours sur votre MERLIN ENCHANTE LES ALPES ET L'ITALIE 375 tète ! Ni paix ni trêve ; pas une bouche ne s'ouvrira, si ce n'est pour vous maudire. — Et si Merlin le voulait, tout se changerait en bénédictions ! — Moi, vous bénir, grand Dieu! ce serait me maudire moi-même. » A ce moment, il reconnut dans la suite de l'em¬ pereur plusieurs des personnages qu'il avai t ren¬ contrés dans la vallée du Rhin, entre autres le roi de Thulé; et, s'adressant à eux : « Que viennent faire ici les manteaux blancs ? Ce n'est point leur pays. Ils offensent les regards comme un sapin revêtu de frimas dans un jardin d'orangers. » Puis, descendant jusqu'aux plus infimes détails, il eut la patience de montrer que le prétendu tes¬ tament de César était un faux, que le globe d'or était de cuivre. Gela acheva de convaincre les courtisans qu'ils ne pouvaient rien tirer de la complaisance de l'En¬ chanteur , et ils se tournèrent en secret vers Jac¬ ques, avec l'espoir de le gagner. Que de cadeaux ne lui firent-ils pas! Jacques eut l'indiscrétion de les accepter tous, sans remercier. On lui donna, par exemple, des cailloux du Rhin pour des éme- raudes, et quelque peu de verroterie qu'il prit pour les joyaux les plus précieux de l'Inde. Ce clinquant l'éblouit ; tout ce qui brillait aux 376 MERLIN L'ENCHANTEUR yeux l'aveuglait aussitôt. Déjà les raisonnements des Teutons lui paraissaient sans réplique, lors¬ que heureusement Merlin s'aperçut à temps de ce manège ; il rompit l'entretien, sans égard pour l'étiquette tudesque; 'brusquerie qui lui fit autant d'ennemis que son refus. Hagen le Mayençais dé¬ guisa sa haine et son fiel germanique sous un sou¬ rire douceâtre qui laissa voir les brèches de sa bouche édentée. Depuis cet instant, l'empereur Max sentit que la terre d'Italie tremblait sous ses pas. Il en perdit le sommeil, ses rares cheveux blanchirent. Par¬ tout il voyait, dans les choses les plus secrètes, la main de Merlin. Mais, en le haïssant, il estimait un enchanteur qui avait su résister intrépidement aux caresses plus fortes encore que les menaces. Les principaux de sa suite s'occupaient déjà des moyens de se venger. Quant aux peuples ita¬ liens dont Merlin avait défendu le jardin, ils conçu¬ rent pour lui, ce jour-là , autant d'amour qu'ils avaient eu de crainte ; même ils ne tardèrent pas à lui prouver leur reconnaissance, comme vous le verrez dans le chapitre suivant. MERLIN ENCHANTE LES ALPES ET L'ITALIE 377 V Sans prendre aucun souci des menaces des Alle¬ mands ni des pièges qu'ils pourraient lui tendre, Merlin s'avança en Italie. La seule vue du ciel bleu ramenait je ne sais quelle folle espérance clans son cœur ; plus il marchait, plus il sentait son âme mollir. A la descente des Apennins, en respirant l'odeur des citronniers et des myrtes : « Je reconnais, murmura-t-il, l'haleine de Viviane; assurément elle habite quelque part dans ce pays. » Et depuis ces paroles, il forma le projet sérieux de la chercher jusqu'à ce qu'il l'eût retrouvée. En ce temps-là, Léodegarius, consul de Bologne, était podestat et gonfalonier de Florence la. Su¬ perbe. Dès que Merlin eut pénétré dans la ville, comme il se reposait sous l'arcacle des loges, le gonfalonier lui apporta le grand registre des arts majeurs et des arts mineurs, et lui demanda où il fallait l'inscrire et à quel titre. « Enchanteur, répondit Merlin. — Je l'avais deviné, s'écria le gonfalonier. C'est le premier des arts majeurs. Le poète vient après. » 378 MERLIN L'ENCHANTEUR Puis il écrivit en lettres d'or le nom de Merlin en tète des Popolani Grassi, et du Popolo Minuto. Cette cérémonie accomplie, notre héros de¬ manda aux cinq prieurs, au grand cons'eil, à tout le peuple maigre assemblé, s'il n'avaient pas. vu passer Viviane dans la vallée de l'Arno. « Car, eut-il soin d'ajouter, il y a ici, dans la plus chétive broussaille, une senteur embaumée que sa cheve¬ lure seule peut exhaler. » Piqués de curiosité, les cinq prieurs, revêtus d'une longue robe rouge, lui demandèrent à quoi ressemblait Viviane. « Viviane ressemble à tout ce qu'il y a de plus ravissant sur la terre. Ses cheveux flottants sont pareils au feuillage agité d'une forêt sacrée, ses yeux, à deux saphirs nouvellement sortis de la main d'un lapidaire de Florence. — Vous parlez comme un amant, interrompirent d'une seule voix les prieurs et Léodegarius. Ne pourriez-vous nous la peindre ? — Volontiers, » dit Merlin. Il prit deux pinceaux et une palette qui se trou¬ vaient dans un coin du Palazzo Vccchio ; et, s'ap¬ prochant de la muraille blanche, en quelques traits rapides il ébaucha une figure divine qui excita un murmure d'admiration dans la foule béante, longtemps même avant que l'image fût achevée. « Qu'elle est belle ! disait la foule. Nous n'a- MERLIN ENCHANTE LES ALPES ET L'ITALIE 379 vons encore rien vu de semblable ; et Dieu sait si les Florentines sont belles ! » Les vieux prieurs avouèrent qu'ils voudraient recommencer de vivre seulement pour rencontrer une aussi ravissante personne. Léodegarius s'en expliqua à peu près dans les mêmes termes. « Que serait-ce donc si vous l'aviez vue elle- même, et non cette misérable ébauche ? » répétait Merlin. Et il s'en alla, de lieux en lieux, peignant la figure adorée, tantôt à la fresque, tantôt en mosaïque, le plus souvent au simple crayon. J'ai vu moi-même une de ces figures, ainsi ébauchées par Merlin, dans l'église de San Miniato, à droite du maître autel, au fond du chœur. En y pensant, je ne sais quel trouble me saisit encore. Ce que les hommes de nos jours auront peine à croire, tout un peuple devint amoureux des images peintes par Merlin. On ne rencontrait plus que des hommes pris de passion pour cet objet inconnu, dont l'Enchanteur leur avait montré imprudemment peut-être le portrait altéré. Il se trouva des milliers de peintres qui ne respiraient que pour reproduire quelques-uns des traits de Viviane. A la vérité, ils étaient réduits à copier le modèle qu'en avait donné Merlin. Mais chacun espérait découvrir une beauté cachée de ce modèle inconnu. 980 MERLIN L'ENCHANTEUR Souvent Merlin poussait la complaisance jusqu'à conduire lui-même la main du peintre ou du sculp¬ teur qui avait le mieux réussi. Aux uns il disait : « Voilà bien ses lèvres vermeilles; mais où est son sourire et son baiser? » Aux autres : « Je reconnais ici son nez de- médaille. C'est encore là à peu près la ligne incorruptible de son front, l'arc léger de son sourcil. Mais, grand Dieu ! que ce buste grêle est loin de la vérité ! » Merlin corrigeait alors de ses propres mains les défauts de l'imitation. Il ajoutait, il retranchait, il changeait; mais il laissait la gloire à d'autres. Gela fit que Florence fut couverte bientôt de portraits de Viviane, églises, monastères, palais, tout en était rempli. Même les ermites voulurent en posséder la copie enluminée. Pas une retraite ombreuse de Camaldules, sur un mont des Apen¬ nins, où cette image n'embellit le désert. C'était la grande affaire de tout le pays. Chacun s'inté¬ ressait à l'amour de Merlin ; que dis-je ? chacun le partageait. « Mais enfin où est-elle ? Qui est- elle ? Où vit-elle ? » s'écriait souvent le menu peuple, au milieu même de ses éblouissements. Un jour, un jeune peintre, nommé Thaddeo, qu'aucune de ses tentatives n'avait pu satisfaire, tomba dans le découragement. Il prit en haine ses pinceaux. Plein d'amertume et de dégoût, il alla trouver Merlin : MERLIN ENCHANTE LES ALPES ET L'iTALIE 381 « Êtes-vous bien sûr qu'elle existe, ô maître ? Ne nous condamnez-vous pas à poursuivre une ressemblance imaginaire, impossible ? Voyez ! j'ai follement perdu mes jours à vouloir la peindre, sans l'avoir jamais vue. Maintenant, je vais mourir. Ah ! Merlin, que vous seriez coupable si vous nous aviez trompés ! — Moi vous tromper, Thaddeo ! répondait Merlin. Ah ! grand Dieu ! si Viviane n'existe pas, j'existe bien moins encore. Si elle est un songe, je ne suis pas même une ombre. » A ce moment le gonfalonier annonça qu'ayant répandu le portrait de Viviane dans toute l'Italie, on avait fini par découvrir, à Venise, le modèle vivant. Ce n'était, il est vrai, qu'une simple bate¬ lière ; mais dans ce pays-là tout le monde était noble. « Qu'importe ! s'écria Merlin, la noblesse est clans le cœur. Partons, Turpin. » Ils partirent ce jour-là même. Rien de remarquable ne se passa dans le che¬ min, sinon qu'en sortant du faubourg de Ferrare nos voyageurs trouvèrent un hippogriffe tout sellé clans la prairie. Il avait la bride suspendue au cou, mais le frein hors de la bouche, ce qui lui permettait de paître. Ses deux grandes ailes, pour¬ pre et or, ployées sur le flanc, il se laissa appro¬ cher à la distance de six pas. Puis il commença à 882 MERLIN L'ENCHANTEUR battre de l'aile, comme s'il eût attendu quelqu'un et l'eût invité à partir. Turpin, toujours en quête de grandes aventures, saisit la bride. Il allait mettre le frein à l'hippogriffe et l'enfourcher, lorsque Merlin s'y opposa par les paroles sui¬ vantes : « Non, Turpin ! laisse paître ici cet hippogriffe, jusqu'à ce que le cavalier attendu sorte de Ferrare. Car ce cavalier aux éperons de diamant viendra, et il cherchera sa monture, et ce serait un grand malheur qu'elle lui fût dérobée. D'au¬ tant que tu pourrais aisément te laisser choir des arçons et périr sans honneur ; au lieu que son maître légitime le conduira, non sans péril, à tra¬ vers les plaines de l'air ; et il n'y aura pas un point de la terre et des cieux qui ne sourie en le voyant passer sur le cheval aux ailes étendues. Pour nous, jusqu'à ce que nous ayons retrouvé Viviane, il convient à notre mauvaise fortune de marcher modestement à pied. » Ayant entendu cette réprimande, Turpin lâcha la bride de l'hippogriffe, et rentra dans le mémo sentier qui le conduisit à Venise. MERLIN ENCHANTE LES ALPES ET L'ITALIE 383 VI Quand pour la première fois Merlin l'Enchanteur aborda à Venise la Belle, on ne voyait encore ni tours, ni dômes argentés, ni palais ducal, ni lion à la crinière d'or, rugissant au sein des mers cl'azur. Il y avait cent îlots de sable aride, la demeure des oiseaux de tempête ; çà et là, une cabane de chaume, peuplée de pauvres gens ; pas un donjon; à peine une barque amarrée sur la plage par une corde de chanvre. Le doge était un batelier. Il vivait sous son toit de pêcheur, avec sa iille Nella, du produit de ses filets, et, je pense aussi, d'un peu de piraterie. Nella avait dix-sept ans, peut-être moins, mais non pas davantage. Le duvet était encore sur ses joues. Ses yeux brillaient déjà comme l'étoile encore trempée des pleurs de l'Océan. Une simple batelière ! un enfant ingénu, content de son sort, et qui chantait sur le rivage de joyeuses barcarolles ! Ce n'était pas Viviane ; mais elle lui ressemblait, autant que la terre peut ressembler au ciel. Un soir, Merlin était assis auprès d'elle, sur le 384 merlin l'enchanteur banc de bois, au seuil delà cabane. Ils raccommo¬ daient ensemble la même maille du même filet. Deux fois Merlin lèvéles yeux sur Nella ; deux fois, il s'étonne, dans son cœur, de la trouver si belle. « Nella ! Nella ! que votre sort est triste ! Un foyer si désert ! une chaumière si petite ! un filet si rompu ! Vous êtes faites pour un sort meilleur. Dites-moi ce que vous désireriez ; foi d'enchanteur, je le fais sans demeurée. — Quememanque-t-il, seigneur? Je ne sais, en vérité. Ma cabane est petite ; elle est assez grande pour mon père et pour moi. Mon filet était rompu, les mailles sont refaites. — Nella! Nella! pensez-y encore. Dites-le-moi, que voulez-vous ? — Je voudrais, seigneur, un batelet léger, à la proue d'acier, pour couper les flots et les herbes des lagunes. — Un batelet? Rien de plus. Vous l'aurez, Nella. » Le lendemain, Merlin attacha au seuil une gon¬ dole à la proue luisante, armée de douze dents d'acier poli, pour mordre la crinière hérissée des flots en colère. En la voyant, la jeune fille sourit. « Dites, Nella, que désirez-vous encore? — Je voudrais, seigneur, une église aux cou¬ poles d'or, pour prier, et une tour de cent cou- MERLIN ENCHANTE LES ALPES ET L'iTALIE 385 dées poup voir à mes pieds dormir les cent îles. — Vous aurez l'église pour prier, avec la tour de cent coudées. » Et, sans rien ajouter, il bâtit Saint-Marc, avec le campanile prosterné aux pieds de l'ange d'or. « Est-ce assez, Nella ! Donnez-moi, en récom¬ pense, un sourire de votre bouche. — Non, pas encore, seigneur. — Eh quoi ! batelière, que vous faut-il encore? — Je voudrais un pont d'albâtre pour marcher sur la mer profonde. — Vous l'aurez, le pont d'albâtre. » Et sur-le-champ il lui fit, en gémissant, le pont des Soupirs. « Eh bien, Nella la batelière, vos vœux sont-ils remplis ? — Tant s'en faut, répond-elle les yeux pleins de larmes. Ne me ferez-vous pas unpalais de fées, brodé de votre main, comme celui de Viviane? » Merlin fit ce palais ; c'est le palais des doges. « Vous voilà enfin comblée. Maintenant, don¬ nez-moi cette fleur d'oranger mêlée à vos cheveux. — Pas encore, dit-elle. Je voudrais, pour me promener sur la mer sans rives, un vaisseâu pa¬ voisé qui pût porter tout un peuple. — 0 batelière, que vos souhaits ont grandi en peu de temps ! le vaisseau, vous l'aurez pour vous bercer sur la mer sans rives. » MERLIN L'ENCHANTEUR. T. I. 22 886 MERLIN L'ENCHANTEUR Sans plus tarder, il fit le Bucentaure, pavoisé d'argent, d'or et de soie. « 0 batelière, vous ne désirez plus rien. Mais, moi, que mon cœur est altéré d'une soif étrange ! Je n'ai pas encore baisé une fois votre joue ver- * meille. — Un moment, dit-elle ; je voudrais voir à mes pieds le lion rugissant qui court dans les sables. — Batelière, batelière, voici le lion à la crinière épaisse. Il se couche à vos pieds. Déjà son rugis¬ sement a fait trembler à la fois Zante, Cérigo et Candie. Payez-moi, maintenant, d'un baiser, oui, d'un long baiser de vos lèvres. — Attendez, seigneur, un souhait encore ! Ce sera le dernier. Je voudrais votre anneau magique. — Tenez, » lui dit-il. Et son anneau magique, Merlin l'a été de, son doigt, et il le lui a donné. Nella l'a jeté, en riant, dans la mer sans fond; et maintenant l'Enchanteur est resté seul,dépouillé, pleurant sur la rive déserte. Il regarde les vastes palais qui se mirent au fond deseaux dormantes. Les roseaux moqueurs l'insuh tent en sifflant. MERLIN ENCHANTE LES ALPES ET L'ITALIE 387 VII Tout sage qu'il était, notre héros pouvait donc • entasser fautes sur fautes ? La dure expérience le lui avait assez montré. Cette découverte lui eût été l'ancien orgueil,.si c'eût été là sa pente. Dans le trouble où il était, il perdit encore sa harpe au bord duLido, ce qui mit le comble à sa détresse. Du moins, s'il eût pu racheter sa chute par quelque entreprise héroïque ! Mais, où en trouver l'occasion, en des temps si avares? Elle va d'elle- même s'offrir libéralement à lui. Fasse seulement le ciel qu'il sache la saisir ! C'était dans les Apennins, par delà Bologne ; une nuit d'été, sans souffle, sans murmure, étouf¬ fante, orageuse, pleine encore des feux inextin¬ guibles du jour. Au plus haut du ciel, Cassiopée ensanglantée s'inclinait sur Orion. De moment en moment un rapide éclair; puis l'horizon palpitait, s'ouvrait, se fermait, comme une paupière divine. Pour rendre le chemin plus étroit, des'rochers noirs de basalte se dressaient en colonnes lisses, effilées ; vous les eussiez prises pour la demeure des beaux songes italiens, surtout quand les lourds papillons de nuit se heurtaient en aveugles contre la nuée 388 MERLIN L'ENCHANTEUR dorée des lucioles dont les ténèbres étaient illu¬ minées. Merlin et ses deux compagnons venaient de gravir en silence la crête la plus âpre. Deux lieues encore les séparaient du petit bourg de Taglia- Pietra; c'est là qu'ils devaient trouver leur gîte. Soudainement, à leur gauche, à mi-côte, des flam¬ mes bleues, rouges, violettes, des fleurs de feu émaillées d'or jaillissent des flancs maigres de la montagne. On entend un soupir immense s'exlia- ler lentement d'un cratère: « Merlin ! Merlin ! » crie une voix qui sort des antres; et tout redevient silence. En proie à mille pressentiments, il ordonne à ses deux compagnons de le précéder à Taglia-Pietra. Pour lui, seul, il se dirigea grands pas vers l'en¬ droit où son nom a retenti. Il arrive. A l'angle du rocher, ses yeux sont éblouis par les flammes folles qui courent sur des sillons de cendres. Une forme étrange est là! Un homme assis (est-ce vrai¬ ment un homme?) se lève en sursaut à son appro¬ che : « Ne renie pas ton père, dit l'incube. Oui, c'est bien moi, Satan, Déliai ou Belzebuth, comme lu voudras m'appeler, car moi aussi je suis triple en un seul et j'ai les trois couronnes. Je règne dans la nuit et je veux bien encore t'inilier à l'empire grandissant des ténèbres. Tu le vois, je me fais MERLIN ENCHANTE LES ALPES ET L'ITALIE 389 vieux, ajouta-t-il d'une voix cassée. Te voilà en âge de me soulager, mais il est urgent de prendre un parti. Assez defolies, Merlin ! il est tempsd'être sage. » Disant cela, il creusait de son pied la terre d'où sortait un feu follet. Son visage composé passait de la menace au sourire. Avec la ferme intention de faire sentira Merlin le joug de l'autorité paternelle, il craignait de le terrifier, et il conservait au dehors je ne sais quelle bonhomie plus hideuse cent fois que tous les éclats de sa fureur. Dès les premiers mots, Merlin reconnut le cava¬ lier qu'il avait si longtemps honoré comme un père. Nul doute possible. C'était bien là le roi des ténèbres, tel qu'il l'avait revu dans sa descente aux enfers : même front basané, même œil couleur de cendre, même collier d'airain. Merlin frissonne ; il eût voulu s'enfuir jusque par delà les limbes. Une puissance secrète lie ses pieds -et sa langue. Tout ce qu'il put faire fut de répondre: « Je vous reconnais. » Par un reste d'habitude d'enfance, il faillit ajou¬ ter : « 0 mon père ! » Heureusement la parole lui manqua sur les lèvres avec le souffle. « Quelle vie est ceci, Merlin, je vous prie? con¬ tinua l'incube en branlant la tête avec autorité ? Où sont mes instructions, mes conseils ? Est-ce pour cela que j'ai tant veillé sur votre berceau? Ingrat, 22. 390 MERLIN L'ENCHANTEUR pourquoi me suis-je donné la peine de l'engendrer moi-même de mon propre sang ? Que fais-tu depuis que tu respires? Tu t'es amouraché des hommes et des peuples, tu écoutes leurs criailleries le plus sérieusement du monde. Ils avaient deux voies ouvertes. A tout propos tu leur enseignes la meil¬ leure, et tu voudrais les y tenir claquemurés. Tu sais pourtant fort bien que celle-là ne mène per¬ sonne à moi. Tu prêches les patients, amadoues les violents, amorces les maudits à l'appât de ri¬ dicules vertus. Veux-tu donc, s'il te plaît, me rui¬ ner, me déshonorer, moi, ton père? — Souffrez que je m'explique, interrompit Mer¬ lin en levant timidement les yeux. — Laisse-moi achever, reprit l'incube ; tu par¬ leras après,tout à ton aise, et surtoutne me dévisage pas ainsi... Oui, voilà ce que tu fais chaque jour pour les hommes ; tu les pa tronnes ; pourrais-tu t'en défendre? Chancelants, tu les soutiens ; tombés, tu les relèves; gueusants, tu les rhabilles ; damnés, tu prétends les sauver. Quel noble emploi pour un fils de l'enfer! Tu leur donnes le goût de la lumière et du bon sens. Es-tu fou, Merlin ? Non, tu n'es qu'un fils dénaturé. C'est par haine de tes parents que tu nous traverses en toutes choses. Tu fais état de me désespérer, et ton projet, je le vois, est de me faire mourir de chagrin. Aussi bien, je suis dégoûté de vivre depuis ces derniers temps; MERLIN ENCHANTE LES ALPES ET L'ITALIE 391 ce coup fourré qui m'est porté par toi, par toi, mon sang, ma chair, mon tout, m'est vraiment trop sensible. Je n'y résisterai pas. » Ici le diable éclata en sanglots, mais il lui fut impossible de pleurer. Il cacha ses yeux de ses deux mains crispées et fit semblant d'essuyer ses larmes. « Vous pleurez? dit Merlin. — Tu le vois! tu m'arraches mon dernier pleur. Aïe ! aïe ! qu'il est cruel pour un père de se savoir renié par l'enfant de sa prédilection! Sans doute, dans quelque vie précédente, j'ai mérité ce châti¬ ment. Je l'accepte à mon dam ! mais il est au-des¬ sus de mes forces. » Chose incroyable ! Merlin fut ébranlé par le dé¬ sespoir de l'incube, qui avait commencé par jouer avec les larmes, et qui avait fini par des cris suffo¬ qués, au point de hurler. Voir pleurer le roi de l'enfer est un spectacle si nouveau, que le bon Merlin éclata à son tour. Je ne sais quelle voix du sang lui parlait encore, car il entreprit sérieuse¬ ment de consoler le monarque de l'abîme, qu'il voyait alors si caressant et si humble. Cette ingénuité de Merlin fut mise aussitôt à profit par l'incube. « 0 mon petit Merlin, reprit-il d'une voix brisée, que je t'ai aimé, que je t'aime encore ! car tu es le portrait fidèle de ta mère Séraphine. Que 392 merlin l'enchanteur de fois, en Bretagne et en Bresse, sur le seuil de sa porte, je t'ai fait sauter sur mes genoux ! T'en souviens-tu, petit? Ce jour, par exemple, où tu jouais aux osselets et où je t'appris à tricher! comme cela t'amusait ! et que tu me promettais alors d'égaler ton vieux père! Et cet autre jour plus ancien, où je t'appris à mordre le sein de ta nourrice, en riant, t'en souviens-tu ? — J'en ai un vague souvenir, murmura Merlin. — Eh bien, s'il est ainsi, mon fils, tu ne voudras pas crucifier ton père. Vois, mon ami, je te parle avec douceur, quand je pourrais rugir. De bonne foi, dans quel désordre es-tu tombé? N'est-il pas bien séant, pour le roi légitime des abîmes, de rencontrer son propre fils errant à pied dans la compagnie d'un ermite et d'un ribleur? Tel que je te vois, tu pourrais, cependant, me faire encore honneur à mes côtés. — Mon sort me plaît, car je le fais moi-même. Je vis libre : c'est le premier des points. — Ton sort, je te conseille, l'ami, de t'en vanter. ■Qu'est-ce que ces ridicules prodiges où n'entre pas la moindre diablerie? Qu'est-ce que cette pré¬ tention nouvelle de se passer de baguettes et de mettre l'âme par-dessus la matière ? Où veux-tu par¬ venir en répandant autour de toi la sérénité des an¬ ciens jours ? Sottes idées,caduques, usées,jusqu'à la corde, qui ne rapportent plus ce qu'elles coûtent. MERLIN ENCHANTE LES ALPES ET L'ITALIE 393 Tu vis trop solitaire, tu ne comprends plus ton époque, elle te dépasse de cent coudées, elle te devance, mon cher. Te voilà encore à regretter la lumière, malheureux ! Quelle vieillerie ! Allons, rends-toi donc au moins possible, que diable ! Tu ne connais pas les joies nouvelles, les délices des abîmes nouvellement découverts par moi, ni l'ivresse de celui qui se nourrit des derniers fruits des ténèbres. Tu n'imagines pas la volupté d'être bercé sur le giron de la nuit immaculée, notre mère commune, de rouler, de surprises en sur¬ prises, dans les gouffres issus des gouffres, d'em¬ brasser, de creuser, d'amplifier, de perfectionner le néant, car l'enfer est en progrès. Nous y avons beaucoup ajouté: des galeries entières qui sur¬ plombent l'une sur l'autre à l'infini, des lacs et des mers d'angoisses qui n'ont point de rivage. Lever du sépulcre aussi a grandi ; tu ne le reconnaîtras plus, et ce n'est encore là qu'un commencement... Mais, que dis-je? avoue que tu as maintenant du goût pour la clarté correcte. Fais-moi seulement cette confession. — Je l'avoue. Je tâche de voir clair, au moins en moi-même. — Bien ! Cette extravagance manquait à toutes les autres. Mais quoi ! cervelle éventée, veux-tu donc ramener l'Éden ? — Ce serait un de mes mille désirs. 394 MERLIN L'ENCHANTEUR — Tout beau, Merlin! Ramener l'Éden! Oh! regarde, ce mot seul m'a fait blanchir les cheveux. Cher fils, fruit de mes entrailles, par tout ce cpi'il y a de plus puissant au monde, par le pied bot de ton père, par la chaudière ardente, par le soufre de Gomorrhe, parle premier des vices, par le pre¬ mier des faux serments, par le premier des meur¬ tres, écoute la voix paternelle qui ne t'a jamais trompé. Sois enfin positif ; cherche en tout le solide; ta jeunesse se passe ou est passée pendant que nous parlons.. Laisse le's illusions aux esprits de travers. Congédie les songes niais; or sus! revêts la robe virile des forts. Tu manques de monde, mon cher ; c'est là une question de conve¬ nance et de bon goût. Ne peux-tu donc te débour- geoiser? Un peu de souplesse, sinon tu te perdras et nous avec toi... Prends-y garde aussi, c'est du dévouement que je te demande pour les cousins, tes neveux. Il est si aisé de faire l'homme de bien, le Romain, aux dépens de sa propre famille ! •— Je serais inconséquent. — Qu'est-ce à dire? L'espèce humaine, qu'est-ce autre chose qu'une inconséquence ? La tète dans la nue et les pieds dans la boue. Elle plane comme , l'épervier, mais elle rampe mieux encore comme la limace ; elle a les yeux du lynx pour compter les étoiles filantes et, pour le reste, est plus aveugle que la taupe. Va ! tout ce qu'il y a d'inconséquence, MERLIN ENCHANTE LES ALPES ET L'ITALIE 395 de non-sens, partagé entre tous les êtres, se trouve rassemblé dans ce chef-d'œuvre que l'on appelle l'homme. — Vos paroles me brûlent. — Et les actions me crucifient. Je ne rencontre plus ici, sur les murailles, que des mosaïques, cles fresques, qui toutes représentent une beauté achevée, quoique un peu fade. Tu sais pourtant que rien ne m'est plus odieux que la beauté ; même endiablée, elle me semble encore un défi et un re¬ proche. Et c'est toi, oui, c'est toi qui leur apprends à charbonner sur les murailles ces traits dont, seuls, ils étaient incapables d'inventer le modèle. Tu veux donc que chaque pan de mur m'accuse et me foudroie? Des regards célestes, édeniques, s'allument sur le bois, sur la pierre, sur l'airain. Chacun d'eux me transperce ; et celui qui a inventé pour moi ce supplice, le voilà ! c'est mon fils ! — Si ces traits sont divins, pardonnez-moi. Je n'ai poinL songé à vous en faire un tourment, — A quoi donc as-tu songé, bourreau ? — A Viviane. — Ta future, n'est-ce pas ? — La plus belle des belles. — Oui, j'entends; encore quelque idéal de char¬ pentier ! Car, sans doute, pauvre niais, lu crois toujours à l'idéal. Vraiment, je te croyais plus d'esprit ! 396 MERLIN L'ENCHANTEUR — Tout ce que je fais, je le fais par amour. — Quel mot prononces-tu là, Merlin? — Je dis que je n'ai agi que par pur amour. — Tout de bon ? — En vérité. — Ainsi, toi, mon Merlin, que j'ai porté dans mes bras, tu crois à l'amour? — Plus qu'à moi-même. — Tout doux ! ose répéter ce que tu viens de dire. — C'est là ma foi. — Tu crois à l'amour ! ce mot réveille toute ma haine. Jure-moi de haïr ce que tu aimes. — Jamais. — Préviens à moi. Je suis la porte d'airain qui mène à tout. Même pour entrer dans ce qu'ils appellent le bien, c'est par moi qu'il faut passer. — Vous avez toujours dit cela. Mais vous m'a¬ vez appris que ce que l'on dit doit être toujours le contraire de ce que l'on pense. — Ainsi, tu abuses de mon secret? — J'en profite. — Tu me prends mes armes? — Pour me défendre. — Tu raisonnes ? —■ C'est vous qui m'avez appris la logique. — Obéis. — On n'apprend pas l'obéissance à votre école. MERLIN ENCHANTE LES ALPES ET L'iTALIE 397 — Tu renies ton père? — Gomme vous avez renié le vôtre. — Trahison ! C'est moi qui t'ai engendré. — Vous avez engendré votre fléau. — Je te déshérite. — Je vous en prie. — Je te maudis. — Votre malédiction est mon salut. — A merveille, homme de .bien ! Au moins, il me i'esle la force. — Non, pauvre incube souterrain, qui exploites la chair faible. — Assez. Puissances inexorables du gouffre, noirs enfants des ténèbres ! Gobolds, nains armés de tridents, gnomes aux griffes aiguisées ! Lé¬ gion de la mort, génies de la nuit éternelle, à la triple paupière, aux ailes de soie ! venez, courez, volez, saisissez le maudit, cet enfant par¬ ricide ! — Génies du jour, à la chevelure rosée ! Amour qui précèdes l'aurore ! Dieu mystérieux des triades! Toi aussi, grand roi des Elfes, Christ immaculé, couvrez-moi. •— Quel mélange fais-tu là, Merlin ! Ton évoca¬ tion ne vaut rien, elle n'amènera personne. Tu es hérétique, mon cher. Tu brûleras sottement. Mais tii seras dans la plèbe des damnés, quand lu au¬ rais pu être assis à mes côtés... Arrivez donc , merlin l'enchanteur, t. i. 23 398 merlin l'enchanteur cobolds, hydres, ténébrions rampants ! Que vous lardez à venir ! — Puissances des forêts ! Ames des .chênes cen¬ tenaires ! Génies qui marchez par trois, armés de faucilles ! Et toi, le premier et le dernier des es¬ prits, Jésus de Nazareth , hâtez-vous ! Venez ! en¬ tourez-moi ! — Encore une fois, mon ami, tu brouilles tout. Tu confonds l'Olympe et le Paradis. Tu ne sais pas ton Évangile. Viens avec moi, lu l'apprendras en caractères de feu. — Vade relrà, Salanas ! — Que dis-tu là, mon petit Merlin? Mon enfant, mon lils premier-né ! Tout ce que tu voudras, mon Benjamin ; mais ne le prends pas sur ce Ion avec moi ! — Vade relro, Salanas ! — Je t'en prie, ne me parie pas latin. Cette langue m'est insupportable ; elle fait sur moi le même effet que le bourdonnement des cloches; elle m'ôle mes idées. Dis-moi des injures ; j'y consens, pourvu que soit en Français. Dans cette langue, je souffre tout. — Vade relrà, Salanas! — En voilà trop , je cède ; mais je te mau¬ dis encore ! Merlin ! c'est toi qui crucifies ton père. » A ces mots, l'incube se plonge dans le gouffre. MERLIN ENCHANTE LES ALPES ET L'iTAHE 399 Il disparaît, et les flammes errantes recommencent leurs folles danses magiques qui durent encore. Moi-même, clans une nuit étoilée, je les ai vues de mes yeux, au même endroit, en témoignage de ce que je viens de raconter. Au moment de l'évocation de Merlin, les som¬ mets dentelés des Apennins parurent s'abaisser et se creuser en entonnoir, comme les cercles d'ai¬ rain dans la cité dolente. Les deux mers qu'ils sé¬ parent l'une de l'autre, vers Ravennes et Caprara, s'émurent et blanchirent d'écume. Telles, dans une nuit de sabbat, deux chaudières, pleines jusqu'au bord, d'herbes ensorcelées, bouillonnent sur l'àtre de la devineresse. Merlin venait de soutenir une lutte pire, cent fois, que celle de Jacob et de l'ange. Haletant, il descend la montagne et rejoint à Taglia-Pietra ses deux compagnons que l'inquiétude avait empêchés de dormir. Quoiqu'ils vissent, à son visage altéré, <[ue la nuit ne s'était pas écoulée tranquillement pour tous, ni l'un ni l'autre n'osa l'interroger. Quant à lui, il ne s'ouvri t que longtemps après sur ce qui venait de se passer. ' : \r - -■ A ^ • S" -ait'-' ^ I . :it ; — :: :A > lu y< p/ ; • - du u ■ * ■ ■ ip . - il'JiiUiuidî) :.;îp.pn'/ WH.;-'to^w :=V. ;nr ,pf „; 1 ;• ' â^aA'< - u-'dp'dA U ■/-, *v V M-i'i." -V "■:--:|= U"'-p.^- :;ï ■ LIVRE XI LA PASSION DE MERLIN I Des troupeaux de buffles qui vous disputent la voie Flaminienne, des chevaux effarés à travers les landiers, des nuages de poussière qui se sou¬ lèvent (et cette poussière est celle de vingt peu¬ ples), un ciel de feu, une terre d'ivraie, çà et là une tour solitaire qui garde le désert, des torrents ensevelis sous les massifs delentisques, des aque¬ ducs rompus, de blanches cabanes assises sur de noirs tombeaux ; au loin la plaine hérissée de dé¬ combres ; plus loin un mur branlant, une porte basse, pour écusson une tète de mort dans une cage de fer, voilà Rome. Nos voyageurs y sont en¬ trés par la porte du Peuple. Déjà chacun a couru où son inclination le pousse'. Turpin va d'église en église, de cloître en cloître, 402 MERLIN L'ENCHANTEUR rte Saint-Jean-de-Lalran au Vatican. Jacques a en¬ tendu la musette des pifferari qui descendent de la Sabine. Suspendu à ce concert rustique dans l'ombre de la madone, il a tout oublié ; il nage dans l'extase. Merlin visite les fontaines sacrées, jaillissantes sur les places désertes, au pied - des obélisques et des ruines ; il respire dans les giroflées et les plantes murales du Golisée, l'âme des ancêtres. Car il semble, en arrivant dans ces lieux, que ce soit assez pour lesvivantsde marcher sur la pous¬ sière de si grands morts. Qui sait combien ce genre de vie se serait pro¬ longé, au gré de nos pèlerins, sans un incident fa¬ cile à prévoir? La voix qui avait élé entendue dans les Apennins avait retenti sur le Tibre. La rumeur se répandit dans Rame que Merlin était un sorcier livré à toutes les pratiques de l'enfer. Comme notre Enchanteur cueillait des margueri¬ tes des prés dans les Thermes de Caracalla dont il aimait particulièrement la sauvage grandeur, dos soldats vinrent le saisir. Après l'avoir lié (car il les laissa faire), ils le conduisent au fort Saint- Ange, qui de sépulcre était devenu prison. Comptant sur la faiblesse connue de Jacques, les juges le firent saisir presque en même temps; c'est lui qu'ils interrogèrent le premier. A la vue des tenailles et des chaudières, Jacques sentit LA PASSION DE MERLIN 403 chanceler sa foi clans son maître. Quand un des docteurs lui demanda: « N'ètes-vous. pas le ser¬ viteur de Merlin? » il répondit: « Moi, son ser¬ viteur! de qui voulez-vous parler ? Je ne connais pas cet homme. » Satisfaits de cette réponse, les docteurs le com¬ blèrent de caresses ; elles firent sur lui ce que n'a¬ vait pu la terreur. Le second jour, lorsque les ju¬ ges lui demandèrent s'il n'avait pas été témoin de quelque œuvre infernale, il répondit : « Je crois bien qu'il y a quelque peu de diable¬ rie dans cet homme; et même une parenté éloignée avec Satan. » Le troisième jour le même juge qui l'avait inter¬ rogé lui dit que l'on aurait besoin de deux fagots de ramée ; il rendrait au tribunal le service signalé d'aller en couper le nécessaire dans le bois d'Égé- rie: « Tenez, prenez cette serpe, mon ami, et par¬ tez. » En même temps, il lui indiqua le chemin, si bien qu'il étaiL impossible de se tromper. Jacques prit la serpe, l'aiguisa et se rendit à l'endroit indiqué ; deux heures après, il reparais¬ sait portant sur son dos deux fagots de myrtes, d'orangers et d'autres bois odoriférants qu'il dis¬ posa en un petit bûcher sur la place Saint-Ange. A ce moment même Merlin était tout pensif, accoudé 40i MERLIN l'ENCHANTELIî à la fenêtre de sa prison ; il le vit passer courbé sous la charge; il soupira, mais ne fut point étonné. C'est à cette heure qu'il dit: Sancta simplici- las ! Avant qu'il se fût retourné, un ermite confes¬ seur, la tête encapuchonnée, lesreins ceintsd'une corde, s'était glissé dans sa prison, et restait de¬ bout vers un prie-Dieu. « Mon fils, dit-il, l'enfer vient encore àtoi,puis¬ que le ciel t'abandonne. » Merlin, à cette voix, tourne la téte, il a reconnu son père déguisé sous le capuce. « Vite ! vite! mon fils ! je puis encore te sauver, suis-moi par cette rampe et prends ma main. Mes chevaux hennissent dans la cour. Viens donc, âme obstinée ! pas un moment à perdre ! — Non, mon père, ce n'est pas par vous que je veux être sauvé. — Par qui donc ? — Par moi ! — Ainsi, lu me refuses à ce moment suprême? — Oui. — Et bien ! soit, je suis du moins curieux de voir comment tu te rachèteras par ton propre gé¬ nie. Essaie, mon enfant ! Tiens, regarde, vois-tu le sommet de ce chapiteau? c'est là que je vais m'accroupir. De là, je verrai tout, caché sous le masque de pierre de ce ténébrion à trois gosiers LA PASSION DE MERLIN 405 qui rampe au haut de la colonnette; si lu as besoin de moi, je serai là, cher fils, entends-tu. — Encore une fois, mon père, je veux me sau¬ ver ou me perdre moi-même. » Pendant que l'incube allait s'asseoir au haut du chapiteau, parmi les salamandres et les goules de granit, Merlin chercha sa harpe autour de lui, pour fortifier son cœur à l'approche des méchants. Jamais elle n'avait retenti dans Rome ; il pensait que l'écho en serait plus puissant que nulle part, dans l'enceinte des sept collines, où la cendre de tant de peuples tressaillerait à sa voix. Qu'arrive¬ rait-il lorsque le chant d'Arthus ou celui de Brut le Breton (car il les avait tous deux sur les lèvres) entrerait dans les tombeaux de Roma Yecchia? Brut réveillerait Brutus, la poussière serait renou¬ velée. Marcus Tullius, Numa et les anciens sages viendraient sous les cyprès écouter la chanson de Merlin qui ressuscite les morts. Mais où était sa harpe, la consolation des bons? quelqu'un la lui avait enlevée ; peut-être même avait-elle été brisée par les méchants. Ni le geôlier, ni les guettes qu'il interrogea ne purent lui dire ce qu'elle était devenue. Première blessure de Merlin. Du haut de sa prison, il voyait au loin le vaste horizon blanchi sous les pas radieux du malin ; et chaque fois que la poussière s'élevait sur le che¬ min ou sous les arcades basanées des aqueducs, il 23. 406 MERLIN L'ENCHANTEUR croyait que c'étaient les peuples qui arrivaient hors d'haleine à son secours. Combien de fois aussi il crut voir, à travers les pins d'Italie, étin- celer le haubert et l'épée d'Arthus, qui, suivi de ses cent cinquante mille chevaliers, venait le dé¬ livrer ! Déjà, en pensée, il logeait les douze pairs dans le Panthéon. Tous les jours, au même lieu, il attendait et regardait du côté de la France et, le cœur tourné vers elle, il disait : « 0 France ! douce France, la louée, est-ce toi qui parais sous cet arbre verdoyant ? Hâte-toi ! me laisseras-tu périr ici, Loi que j'ai tant aimée? Ceins l'épée que j'ai forgée et place-toi à mes côtés! N'attends pas que la nuit m'environne, que la mort descende sur mon front et me touche de l'aile ; il me tarde de revoir tes bocages fleuris dont j'ai enchanté les sources. Viens donc, France l'hono¬ rée, au beau visage, au corselet de fer ; ne me laisse pas davantage navrer par les méchants et insulter par les boucs. Vois comme ils se dres¬ sent ici contre moi, et je suis seul pour leur résis¬ ter. Quoique je sois captif, ne me dédaigne pas, car tu te dédaignerais toi-même. Ce n'est pas ici que doit être mon tombeau ; c'est sous les forêts ombreuses de chênes, semées de pierres sacrées. Si tu me délivres, je promets de ceindre à ton front les trente couronnes d'Arthus. Mais, au contraire, Si tu me laisses périr ici, navré, oublié, consumé LA PASSION DE MERLIN 407 d'attente, muré dans ce tombeau avec les spectres des Césars, la honte en sera pour toi. De siècle en siècle tes ennemis diront : « Elle a laissé, sans pitié, mourir son pro¬ phète. » C'est ainsi qu'il parlait et priait, mais vainement. La poussière seule des morts s'émut dans la cam¬ pagne de Rome. Seconde blessure de Merlin. La troisième fut plus profonde. Dès que les peu¬ ples avaient pu soupçonner qu'il n'était pas le plus fort, ils l'avaient pris en dédain. Sitôt qu'ils le surent captif pour leur propre cause, ils le crurent perdu et le renièrent. De tous les points de l'horizon, il vint contre lui, non pas seulement un Judas, mais des peuples entiers de Judas, qui se pous¬ sant les uns les autres, pleins de hâte, sous le soleil empourpré, agitaient à travers les plaines leurs rouges chevelures. L'espèce humaine prit, en ce moment, sur presque toute la terre, le visage d'iscariote. Le père de Merlin en rugit de joie. « Vois, mon fils, comme les tiens te restent fidèles ! » Le ciel l'entendit ; il en fut enténébré jusque dans la région des bienheureux. Ceux que Merlin avait le plus aimés vinrent les premiers pour le lapider avec les débris de la table de pierre sur laquelle il les avait nourris. D'autres faisaient le pèlerinage seulement pour le 408' MERLIN LENCHANTEUR railler. On voyait de loin fourmiller leurs bannières sur lesquelles était écrit : Iterum crucifigi. Assis au haut de la tour où il était renfermé, leurs cris, leurs moqueries montaient jusqu'à lui. Ils lui repro¬ chaient la rosée qu'il avait bue, les fruits sauva¬ ges qu'il avait mangés, comme s'il eût affamé le monde. Et la foule disait en autant de langues qu'il y en a sur la terre (car, quoiqu'ils ne se com¬ prissent pas entre eux sur le reste, ils se compre¬ naient pour l'insulter) : « Le voyez-vous ? — Je le vois. —Par ici ? — Non, par là. — Gomme il est pâle ! — Bah ! il a peur de mourir ! — Compère, ajustez-le de votre arbalète. — Bien tiré ! le coup a effleuré le front. — Visez donc plus bas, compère, là, au cœur. — Tiens, Merlin, voilà mon présent ! — Faux enchanteur, où sont tes enchantements ? Descends donc si tu l'oses ! » Disant cela, ils eussent voulu lui cracher au visage; même ils l'essayèrent. Mais la tour était trop haute. Ils s'en consolèrent, pensant que le len¬ demain ils le verraient brûler, ou démembrer, ou crucifier. Parmi ceux-là Merlin distingua quel¬ ques-uns de ceux qu'il avait le plus favorisés, Raoul de Cambrai, Yvain d'Avalon, le pieux Titurel. Fantasus aussi était parmi eux; mais la curiosité semblait le pousser plus encore que la ferveur du reniement. LA PASSION DE MERLIN 409 Dans le reste du monde, il n'y avait pas une nation, une créature d'où ne lui vînt une injure, une llèche empoisonnée. Des forêts d'épées nues, à deux tranchants, marchaient contre lui. Parmi ces épées, il reconnut celles qu'il avait fourbies lui-même. Celle de France était la plus longue. Elle passa à travers les barreaux et il se sentit navré. Ah ! combien Durandale, Joyeuse et Haute- Glaire frémirent de se voir tournées contre celui qui les avait forgées ! A cette vue Merlin ferma les yeux et pensa mourir. Ils crurent que c'était de peur. Ce fut le signal du plus grand renie¬ ment. Quelques-uns en effet avaient apporté avec eux la coupe du saint Graal qu'il leur avait donnée, à demi pleine encore de la sueur et du sang du Calvaire. Ils la remplirent de poison et l'appro¬ chèrent de ses lèvres; puis comme il détournait la lele, ils la lui jetèrent à la face, si bien que le sang du Seigneur fut encore une fois épanché sur la terre. Elle le but avidement. L'herbe aussi le but et se flétrit au loin. L'hysope commença à croître sur le Janicule et le Palatin comme sur le Golgotha. Cependant, ils vinrent le prendre dans sa prison, et ils voulurent se faire de lui un jeu avant de le mettre à mort. Voilà pourquoi ils le conduisirent, la hart au col, au milieu des huées, jusqu'à la 410 MERLIN L'ENCHANTEUR terrasse élevée du Gapitole, d'où ils espéraient le montrer enchaîné à toute la terre. « Triomphe ! triomphe à Merlin, criaient-ils. Allons, Merlin, renie-toi, comme nous avons fait tous. C'est ici ta voie Sacrée. » Merlin sentit qu'ils parlaient et agissaient ainsi par lâcheté de cœur et vilenie plus que par mé¬ chanceté noire. Il ne put encore les haïr. Les cloches sonnèrent un glas, et le jour bais¬ sait. Alors ils l'entraînèrent vers la roche Tar- péienne pour L'en précipiter (mais la roche se trouva trop basse à leur gré) ; delà aux égouts de Tarquin ( il les purifia d'une haleine) ; de là, au Colisée (ils eussent désiré le livrer aux lions, mais les lions étaient rassasiés). Voyant cela, ils le jetè¬ rent dans les catacombes, où ils espéraient qu'il serait enseveli vivant, sans qu'ils eussent besoin de le tuer de leurs mains. Merlin retrouva son chemin dans le noir labyrinthe; il reparut à la lumière du jour, devant la meute aboyante de ses ennemis. Et du jardin du mont Palatin au Janicule, du Viminal à la porte Colline, partout où il jetait les yeux, il voyait une tombe fraîche ouverte. Jacques aussi en creusait une en sifflant, pour flatter les fossoyeurs. « C'est trop, lui dit son maître en passant. Celles qu'ils ont creusées déjà auraient dû te contenter.» LA PASSION DE MERLIN 411 Sur chaque place, il y avait un bûcher flambant; et Jacques aussi en avait allumé un plus grand que les autres. « Pour qui tous ces bûchers, quand un seul doit suffire ? — Pour toi Merlin, répondait la foule. Tu as trois vies. Un seul bûcher ne te suffirait pas. » A cette réponse de la multitude, son père crut que sa dernière heure était venue ; perdu dans le grand nombre, il s'approcha de lui furtivement. « Je suis encore là, mon fils ! j'ai peur pour toi. Tu n'as plus que ce moment. Partons, enfin. — Moi, je reste ! ils me font pitié ! » II Cependant les juges, docteurs, sages, les grands de la terre et des îles, tous ceux qui pratiquaient l'ancien art, astrologues de Ghaldée, devins de Vortigern, nécromans de Tolède, s'affligeaient de ce que Merlin vécût encore. Craignant que la colère des peuples ne fût chose vaine autant que leur amour, ils s'assemblèrent et firent compa¬ raître Merlin devant eux dans l'enceinte du Golisée. Les peuples s'assirent sur les gradins, les puissants de la terre sur des trônes d'émeraude, tous se •il*2 MERLIN L'ENCHANTEUR réjouissant d'avance de voir la défaite do Merlin par les sages et son crucifiement. On choisit pour lutter contre lui le plus renom¬ mé des savants et des devins ; c'était Blasius, que le temps avait grandi. Sans paraître se souvenir de leur ancienne amitié, Blasius lui demanda où étaient cachés ses instruments de sorcellerie, car on n'avait trouvé dans sa demeure ni baguettes, ni bonnets de nécromant, ni aucune des choses les plus indispensables à son art. Seulement l'Enchan¬ teur portait ce jour-là une mitre à trois couronnes. Merlin se frappa la poitrine : « Ne cherchez pas ailleurs, répondit-il, c'est là qu'est la magie. — Merlin, faux enchanteur, dis-nous comment tu apprivoises les lions des îles ? — Par la justice. — De quoi nourris-tu les dragons de Kylburn ? — De lumière. — Comment éteins-tu les bûchers embrasés ? — Avec la rosée des hymnes. — Comment as-tu ébranlé les rochers de Gambrie? — En y pensant. — Que fais-tu pour apaiser une mer en fureur ? — Je contiens ma colère. — Pourquoi ta mitre a-t-elle aussi trois cou¬ ronnes ? — Parce que je suis le pèlerin des trois vies. LA PASSION DE MBIiLIN 413 — De quoi vis-tu ? — De liberté. — Et encore ? — D'avenir. — Beau roi de l'avenir, que fais-tu ici ? —• Je brave le présent. » Puis, ayant avisé les tenailles qui étaient là pour le torturer, Merlin s'interrompit afin de les regarder de plus près. Il les mania et en frappa les chaudières, qui retentirent sous les galeries colos¬ sales et sous les vomitoires du cirque. « Grand Dieu ! qu'est ceci ? dit-il. Sans doute, ce sont vos chaudières magiques. Montrez-moi aussi un de vos enchantements. — Curieux comme l'enfer ! s'écria Blasius qui commença à l'exorciser en ces termes : « Anima Abyssi, norriine Merlinus, relrogre- dere in Abyssum ! » En même temps la foule soulevait, agitait ses mille bannières. Elle disait aux sept collines, aux quatre vents : « Rendons à l'enfer son Christ in¬ fernal. » Et elle riait aux éclats. La moquerie des peuples fit alors ce que n'avait pu leur colère. Ce froid ricanement partagea, mieux qu'un glaive, l'âme de Merlin. Ce fut là sa sueur de sang. Défaillant et mourant, il cherchait en lui le prophète ; et, ne le trouvant plus sous leur risée, il s'écria dans l'agonie : 414 MERLIN L'ENCHANTEUR « Pleurez sur moi, collines d'ivraie, ruines inhabitées, iles, maremmes, puisque les yeux des hommes restent secs ! Mon esprit m'abandonne. Dans les siècles des siècles, l'avenir désert ne m'offre pas un seul abri. « Qui suis-je pour raconter ce qui n'est pas en¬ core, ce qui peut-être ne sera jamais ailleurs que dans mes songes ? « Qui m'assure que j'habiterai les palais reten¬ tissants de l'avenir ? Qui m'a dit : Voici les clefs, ouvre, entre; ils sont à toi? « La terre né me l'a pas dit; et le ciel, quand s'est-il conlié à moi de ses secrets ? m « Est-ce le jour où je suis né de l'enfer ? Est-ce celui où je suis descendu dans les gouffres des maudits ? « Ai-je appris le secret de la justice avec les damnés, dans les lieux sou terrains où il n'y a point d'espoir ? « Abandonné de ceux qui m'ont aimé, j'erre parmi les fantômes qui ne me connaissent pas; sur moi planent les vautours homicides qui portent un joug d'or. » En l'entendant parler ainsi, tous ceux qui étaient là se réjouirent ; ils murmuraient entre eux : « Voilà qui va bien ! il se décourage, il déses¬ père. Maintenant nous le vaincrons sans peine. » LA PASSION DE MERLIN 415 Alors Merlin : « Où est l'ombre de mon verger aux pommes d'or, dans l'île Bienheureuse ? Qu'ils étaient beaux mes arbres sacrés, lorsque la plus belle des belles, aux longues tresses, aux dents blanches de perle, veil¬ lait sur eux et sur moi ! » LA FOULE. « Bon ! le voilà qui prophétise. Que veut-il dire avec cette jeune lîlle aux dents de perle ? Quelque bohémiénne, sans doute ! Certainement la douleur lui a ôté la raison. Oui, cela crève le cœur, de voir un grand homme qui extravague. Écoutez ! écoutez ! sa manie le reprend. » MERLIN. « Entendez-vous, rois et peuples, ce que chan¬ tent les oiseaux de leur voix radieuse sur les cimes ondoyantes des forêts ? « Ils disent : « La montagne ne s'est-elle pas « dépouillée de son manteau de frimas ? « L'aubépine ne s'est-elle pas revêtue de fteu- « rons d'argent ? » « Et moi je dis après eux : « Je veux espérer « contre toute espérance. Je veux croire, contre « le ciel et l'enfer réunis. » « Mon chant prophétique annonce l'avènement 410 MERLIN L'ENCHANTEUR du Juste au milieu des trompes retentissantes d'Armorique et de Cambrie. « Je vois Morgane qui porte dans sa droite la forêt de Calédonie,' et dans sa gauche les tours des Gaules. « Elle ramènera l'équité sur la terre-, la paix dans mon cœur. » LA FOULE. « Vraiment, il paraît enivré du vin de l'avenir. » MAITRE BLASIUS. « Pense-t-il aussi nous ensorceler? Il ferait un bon bouffon de cour. Riez donc, peuples ! » Les peuples se prirent encore une fois à rire de ce ricanement hébété, hideux, servile, qui n'ap¬ partient qu'à la mort édentée. « Pitié, pitié ! murmura Merlin. —Mi demande grâce, répondit la foule; non, point de grâce ! — Malheur à vous ! reprit Merlin, chez qui l'in¬ dignation acheva de réveiller le prophète. « Peuples, vous avez ri de vous et de votre espérance ; car c'était pour vous et non pour moi que je demandais pitié. « Vous avez ri de la douce chanson des oiseaux qui présageaient des jours diaprés. LA PASSION DE MERLIN 417 « Écoulez donc le rugissement du lion de la justice ; il s'élance hors du cirque, dédaignant la poussière de ceux qui ne veulent plus renaître. « Gomme les dragons s'entre-dévorent dans les ruines, le désespoir et l'espérance s'entre-cho- quaient dans mon cœur. « Mais vous qui me haïssez, réjouissez-vous ! l'espérance est aujourd'hui la plus faible, je la sens qui chancelle ; maintenant la voilà disparue sous vos rires homicides. « 0 hommes, que vous êtes durs pour moi, et plus durs pour votre postérité ! Vos enfants nais¬ sent orphelins de Injustice ; ils ne verront pas son soleil ; aveugles, ils entreront dans un univers aveugle. « Mais moi, au bord des sources, sans eux, sans vous, moi seul, je déploierai la tente d'azur où viendra s'asseoir le bon, le sage, le droiturier, l'irréprochable Arthus. » Quand le tonnerre gronde dans les forêts sono¬ res, les grands chênes ont peur. Tremblants dans chaque feuille, ils chuchotent avec le brin d'herbe et la pâle bruyère perdus à leurs pieds. Quand Merlin eut parlé les rois s'abaissèrent vers les peu¬ ples, les grands vers les petits ; tous chuchotaient entre eux. Il acheva de les confondre par ces mots : « Si la puissance des charmes est dans mon 418 MEKLIN L'ENCHANTEUR âme, si j'ai cueilli jamais le gui sur le chêne et puisé la rosée de France clans le bassin cl'or, si le Christ est de la famille des enchanteurs, j'ordonne que ceux-ci restent enfermés clans ce cercle invi¬ sible,, » Et de sa main il traça clans l'air un cercle sur l'assemblée des juges, des docteurs et des devins. Leurs têtes s'inclinèrent malgré eux sous le joug de Merlin, comme des taureaux de la Sabine, qui subissent et repoussent le joug du laboureur. lisse sentaient emprisonnés clans un cercle magique ; depuis cette heure, nul d'entre eux n'est sorti de l'enceinte invisible où ils sont captifs sans voir même la barrière. Leur immobilité devint si pro¬ fonde, que vous les eussiez crus pétrifiés, si leurs lèvres n'eussent continué à murmurer des discours qu'ils ne comprenaient plus. Les paroles qui tom¬ baient de leurs lèvres appartenaient à la langue des morts, nul vivant ne pouvait y répondre. Ce qu'il y avait de plus effrayant, c'était le vide retentissant de leur intelligence, en sorte que rien ne donnait mieux l'idée du sépulcre de l'esprit. Les mages, les devins, les anciens d'âge et les puissants du monde se regardèrent et pâlirent en même temps. Seul, le docteur Blasius ne s'avouait pas encore vaincu ; il s'écria, s'adressant à la l'ouïe : Vernie, populi ! Ces paroles parurent nlram ges et ne furent comprises par personne, Il eut LA PASSION DE MERLIN 419 alors la pensée d'évoquer quelque génie enchaîné dans les livres des docteurs. Plusieurs fois, il répéta sa formule d'évocation. Le ciel en colère resta fermé pour lui. Aucun esprit n'apparut, la terreur le saisit à son tour. « N'ayez peur, Blasius, dit Merlin, je vous par¬ donne ; mais laissez là votre ancien art et prati¬ quez le nouveau. » A ces mots, il sortit. Sans colère et sans fiel, il souffla sur les bûchers ; les bûchers s'éteignirent. Porté par des ailes invisibles, il rasait le sol. Quand à ceux qui auraient voulu lui fermer la voie, ils ne pouvaient même ramper. 111 Cependant, de la terre et du ciel, tous les esprits qui obéissent à l'Enchanteur, en quelque lieu qu'ils se trouvassent, s'étaient ébranlés à la fois pour venir à son aide ; et, courant ou volant des extré¬ mités du monde, quelques-uns même rampant, tels que les salamandres échappées des dolmens, ils arrivaient à la hâte pour lui faire un rempart. Les esprits des eaux venaient des forêts druidiques de France, ceux du feu venaient des gorges de l'Etna, ceux de l'air du haut des Alpes Pennines. 420 MERLIN L'ENCHANTEUR A mesure qu'ils apparaissaient, il se rangeaient en légions, campaient sur le Campo-Vaccino dont ils eurent bientôt rempli l'enceinte; alors ils dé¬ bordèrent dans les jardins du mont Palatin en fai¬ sant crier les portes sur les gonds. Les gorgades au visage de femme, au corps de bouc, formaient à elles seules deux légions ; puis venaient après elles les esprits follets qui en for¬ maient plus de cent; et ils s'abattirent sur la ma- remme et dans les iles du Tibre ; puis les sylphes ailés et les lutins d'Ecosse ; ceux-ci s'assirent sur les degrés du Golisée qui restaient vides et le remplirent jusqu'au faite, comme un essaim d'a¬ beilles remplit sa ruche. Les ginns aussi arrivè¬ rent de Perse ; les ailes membraneuses étendues, elles planèrent un moment sur la tète de Merlin et allèrent se reposer dans les Thermes deDioclé- tien, en faisant résonner l'air du bruit de leurs gongs. Il vint aussi des gnomes en nombre infini, lesquels se partagèrent le quartier Transtéverin et le mont Testaccio. Pour les elfes et les farfa¬ dets, ils occupèrent la porte Salaria jusqu'au pont Lamentano où ils se baignèrent toute la nuit dans des ruisseaux fumants de soufre et de bitume. Sur la colonne Antonine, sur la Trajane et sur les obélisques, les cobolds firent la vigie. Les fées de Bretagne choisirent pour se loger la villa Borghèse, la villa Pamphili, les cyprès du mont LA PASSION DE MERLIN 421 Mario, l'escalier cle la Trinita dei Monti, le palais de Venise et nombre de cloîtres aux petites colon¬ nades torses, cannelées, où elles se plaisaient à se promener dans leurs chars de nacre, en regar¬ dant, sur les murailles, les vieilles mosaïques qui reluisaient d'or, de vermillon et de carmin au soleil. Pour lesstryges et les sorcières de France, d'Angleterre, d'Allemagne, partie s'établirent dans les tavernes, partie dans les hôtelleries ; toutes, chevauchant sur leurs manches à balai, firent la ronde du sabbat autour des sept collines. Cette armée couvrait ainsi la campagne de Rome; l'air en était obscurci. Turpin s'oublia tà en faire le dénombrement. Ce n'étaient que chuchotements, chamaillis de voix étranges ; l'un criait, l'autre bra¬ mait; tel essayait de rugir. On entendait à la fois siffler, piauler, glapir, coasser, croasser et criail¬ ler avec des mots humains ; tous semblaient dire en regardant Merlin : « Malheur à qui le louche ! » Les aigles qui sortaient des rochers deCambrie et qui avaient aiguisé leurs becs sur les tombeaux romains croyaient que le dernier jour du Christ était arrivé. Pleinsde la colère dont les avaient nour¬ ris les bardes, ils planaient le cou tendu au-dessus des sept collines, et ils disaient à leurs petits : « Venez ! Ce n'est pas de la chair de chien", de brebis ou de païen qu'il vous faut aujourd'hui, c'est de la chair chrétienne. » MERLIN L'ENCHANTEUR. T. I, 24 422 merlin l'enchanteur Ils s'apprêtaient à fondre sur la ville .muette. Merlin en"eut pitié, il leur cria : « Oiseaux de proie, que cherchez-vous ? — Le cadavre d'un dieu. — Il est trop tôt, répliqua le prophète. Quand il y aura un vieux monde à dévorer, n'ayez peur. C'est moi qui vous ferai votre pâturé. Je vous la distribuerai en parts égales ; jusque-là retournez dans vos aires. » Et il se retirèrent, confus, remplissant l'air de leurs glapissements, jusque par delà les Apennins. Alors Merlin, se tournant vers les légions in¬ nombrables d'esprits qui do tant de mondes diffé¬ rents étaient accourus à sa défense, les remplit d'étonnement en leur apprenant qu'il ne les avait point évoqués, qu'il n'avait nul besoin de leur appui, que lui, lui seul, prétendait faire tète à la ville et au monde. D'un geste il les congédia. Tous s'enfuirent par les mille chemins tortueux qu'ils avaient pris pour sortir de leurs retraites. A peine si quelque gnome frileux du Nord, soudai¬ nement épris du soleil d'Italie, resta caché sous l'arc de Titus. Qui les avait évoqués V Peut-être fut-ce la patronne des bardés, Viviane. Plusieurs la ren¬ contrèrent et la prirent pour une moissonneuse de la Sabine. Traînée sur un char attelé de bœufs, u milieu de gerbes de blé, elle précédait et proté- LA. PASSION DE MERLIN 423 geait son barde. Elle le voyait sans être vue, car elle avait la tête couronnée d'épis. Nulle autre n'ouvrit les portes de la ville éternelle ; mais alors elle monta sur une des tours égarées dans la cam¬ pagne : de là elle semblait régner dans le désert. La ville et le monde se taisaient; ces lieux qui avaient cru voir reparaître les sauterelles d'Attila ne savaient encore s'il fallait se réjouir ou se couvrir de cendre. Le premier, l'empereur Max rompit le silence, et, se tournant avec majesté vers 1111 homme de Dieu, nommé Euchariste : « Nos glaives, dit-il, se sont émoussés sur son cœur d'acier. Il nous dompte sans nous braver. Que nous reste-t-il à faire? fi» — Redevenons apôtres, » dit le saint. Au même moment il prit congé de l'empereur, se dépouilla de ses joyaux, déposa sa croix d'or, reprit sa croix de bois et s'achemina vers le tom¬ beau de Gecilia Metella, car il avait choisi ce lieu pour sa demeure ; y étant entré, il redevint simple ermite, et ferma pour toujours sa porte au monde. Pour Merlin, la foule interdite n'osa le suivre. Il sortit de la ville éternelle, se disant dans son cœur : « J'y reviendrai. » Dès qu'il eut franchi le seuil, le désert se fit autour de lui; il tourna encore une fois la tète vers les sept collines; et, pensant que les nations 424 MERLIN L'ENCHANTEUR l'avaient renié sept fois, il pleura ses larmes les plus amères. La campagne en est restée désolée et muette, si bien qu'aucun rayon de soleil prin- tanier n'a pu la consoler jusqu'à ce jour. IV Pendant ce temps-là, que devenait Jacques au milieu de la foule? Il se trouvait indigne de vivre, quoiqu'un reste de vanité l'empêchât d'en conve¬ nir. Tristement et machinalement, sans dire où il allait, sans pendre congé de personne, agité, bourrelé, oubliant et César et le pape, ne deman¬ dant pas même le chemin le plus court, il se mit à la suite de son maître ; mais, après l'avoir re¬ trouvé, il n'osait l'aborder, encore moins lui adres¬ ser la parole. Tous deux marchant à quelques intervalles, autour de la ville, gardaient le même silence. Merlin eut la magnanimité de ne vouloir pas humilier son serviteur en présence du monde et même d'un gnome. Mais quand après avoir dépassé Saint-Paul-hors-des-Murs, il fut certain de ne pou¬ voir être entendu de personne du peuple , après avoir éconduit les cigales curieuses , écarté les roseaux, il s'arrêta à l'endroit le plus solitaire de LA PASSION DE MERLIN 425 la campagne, et dit tout bas, craignant que la terre ne l'entendît : « Qu'avez-vous fait, Jacques! Vous avez été bien prompt à me renier aujourd'hui. Ah ! que vous êtes faible, mon ami! Vous vouliez donc, moi aussi, me crucifier dans Rome ! — Miséricorde ! — Attendez, mon ami; je croyais votre éduca¬ tion plus avancée qu'elle ne l'est en réalité. N'a- vez-vous point eu de honte, dites-moi, de livrer celui pour lequel vous aviez promis tant de fois de vivre et de mourir ! Qu'a-t-il fallu pour vous décider à me faire ici un calvaire? Qu'on vous le demandât. Rien de plus. — Le Calvaire est en Judée. — Aujourd'hui, mon fils, il est partout où il y a un méchant. C'est vous, Jacques, qui m'avez creusé ma fosse. — Je ne le nie pas, répondit Jacques ; mais qui n'y aurait été trompé? Dites un mot, et je vais de ce pas mettre le feu aux quatre coins de cette ville de malheur, bien entendu que je ne toucherai pas aux reliques. — Je ne vous demande pas ces violences, mes- sire Jacques. — Ah! c'est que l'intention était bonne. Que voulez-vous, seigneur Merlin, l'air porte ici à la tête. Puis les cloches, les pèlerins, les vieilles 426 MERLIN L'ENCHANTEUR murailles-, tout m'a mis hors de moi. N'y a-l-il pas quelque sortilège clans ces masures et ces monta¬ gnes de pots cassés que' l'on trouve ici partout? Je soupçonne qu'elles m'ont ensorcelé. — La chose n'est point improbable, répondit le bon Merlin en jetant ses regards sur les rocailles de Roma-Vecchia. Il est à croire que les anciens génies que j'ai vaincus partout ailleurs se sont blottis ici dans les crevasses de ces tours, de ces tombeaux, et sortent de ces temples que tu vois épars pour ton instruction. Je ne mets pas en doute, mon ami, que si tu frappais du pied ces murailles, les esprits du passé n'en sortissent en foule sous la figure de chats-huants et de chauves- souris ; tu les verrais, hébétés par la lumière des vivants, voltiger sur ton front avec des cris sau¬ vages. » En disant ces mots, il heurta un pan de vieux murs réticulaires dans la villa Adriani. Il en sortit une vieille pie qui alla se poser sur une arche d'aqueduc en criant d'une voix cassée : Ave Cœsar ! « Vous l'entendez, dit Jacques en prêtant l'o¬ reille. Elle parle latin ! — Il est vrai, reprit Merlin, mais cela ne l'ex¬ cuse en rien. Un homme de bien peut toujours résister à une pie radoteuse, fût-elle même en¬ chantée, comme celle-ci l'est sans doute ; ne t'ai-je LA PASSION DE MERLIN 427 pas enseigné ce qu'il faut faire en des rencontres semblables ? — J'avais oublié, seigneur Merlin, votre livre de magie à la maison. Ils auront pris occasion de cela pour me jeter un sort. — Fausses excuses, encore un coup ! Je t'ai appris, non une fois, mais cent fois, que si tu te trouves privé, par aventure, de tous les instru¬ ments de notre art, une bonne pensée, un seul battement de cœur te suffit, Jacques. Je te l'ai ap¬ pris ; tu as tout oublié. — La faute en est donc au pays, seigneur Mer¬ lin? — Assurément, il y a ici quelque chose de trop puissant pour ta cervelle que le moindre souffle ébranle en des sens opposés ; et je ne saurais m'étonner que les prestiges employés ici aient à demi renversé ta raison. Mais tu ne pourrais nier que les miens ne soient plus puissants encore. Dans tous les cas il n'était pas si malaisé de rester homme de bien tel que je m'étais plu à te regarder jusqu'à ce jour. » Entendant derrière lui un hurlement, il ajouta : « Ah ! Jacques ! mon chien que voici m'est resté fidèle, et toi tu m'as livré. » Ces derniers mots, prononcés avec bonté, mi¬ rent lin à l'endurcissement passager de Jacques. Il tomba en pleurant aux pieds de son maître : 4ïJ8 MERLIN L'ENCHANTEUR « Malheur à moi ! Qui suis-je pour avoir livré mon bienfaiteur? Du moins je ne l'ai pas vendu pour cle l'argent. -— Ne t'en fais pas même accroire sur ce point, pauvre Jacques ! — Non, seigneur, je n'ai pas reçu les trente deniers. — Te les a-t-on offerts? » Ces paroles brisèrent le cœur de Jacques ; il re¬ prit : « Eh bien oui, seigneur Merlin, accusez, jugez, condamnez : j'ai mérité tout cela, pis encore. Il n'est que trop vrai que vous ne ferez jamais rien de moi. Je ne sais ce qui me pousse à mal faire, Je vois qu'il ne me reste qu'à me noyer. » Sur cela, Jacques désespéré s'élança vers le pont Lamentano. Il allait se précipiter dans le Teverone quand Merlin, plus prompt que l'éclair, le retint d'une main forte. « Tu te repens, pauvre Jacques? Voilà tout ce que je demande de toi. — Laissez-moi, seigneur, je suis un misérable, indigne de voir le jour ; laissez-moi mourir. Je ne mérite plus de vous suivre. — Ta chute est grande, assurément, et ce n'est pas à moi de le la dissimuler; pourtant elle n'est pas sans espoir; fasse le ciel qu'elle ne se renou¬ velle pas 1 LA PASSION DE MERLIN 429 — Oh ! pour cela, je le jure!' m'narmes! — Ne jure pas, même en patois, pauvre Jac¬ ques! Ton défaut a toujours été de passer trop vile de l'extrême découragement à l'extrême confiance. — Eh bien, je vous le disais, il n'y a qu'à se noyer. * — Non, Jacques, il reste à vivre en honnête homme qui se souvient du mal pour pratiquer le bien. Sache donc, mon fils, que je ne t'ai point adopté pour t'abandonner si tôt. Hélas! tu auras longtemps encore besoin de moi. Mais, d'abord, quittons ces lieux déserts, fiévreux, qui ne sont pas bons pour toi et où jamais Viviane n'a habité. » Jacques, avec la facilité de changement qui était le fond de son caractère, avait déjà essuyé ses pleurs. A peine avait-il fait une lieue, qu'il avait rouvert son cœur à des espérances sans bornes. Merlin ne voulut point le rejeter dans les larmes, cl c'est en gardant tous les deux le silence qu'ils traversèrent la campagne de Rome et perdirent de vue la ville de saint Pierre. Tout était morne dans le vaste horizon, où rien n'a été changé depuis cette heure fatale. Vous di¬ riez encore aujourd'hui que l'Enchanteur vient d'en sortir, tant la stupeur est grande. Au loin, la terre est restée déserte. La pâle chaumine ploie encore sous la colère du prophète. 430 MEIîUN I. ENCHANTEUR V Le lecteur qui a suivi jusqu'ici les divers inci¬ dents de cet ouvrage, s'il y a mis l'attention nécessaire, me rendra la justice que je suis resté scrupuleusement fidèle au texte des chroniques. Voyez principalement celle de Monmouth, page 240, ligne 15, édition de Halle. Lorsque je me suis per¬ mis d'ajouter un détail, un ornement, ou de tirer une conclusion, je l'ai fait avec la plus grande réserve, liberté indispensable d'ailleurs et sans laquelle il faudrait renoncer à la profession d'his¬ torien, telle qu'elle a été exercée depuis la plus haute antiquité jusqu'à nos jours. Mon projet est de me renfermer de plus en plus dans ces sages limites que -des écrivains sans frein ont trop de fois franchies. Plus j'avance dans la vie, plus je reconnais que l'imagination est le fléau des ou¬ vrages d'esprit. Cette déclaration devait être faite au moment où j'entre dans la partie la plus histo¬ rique de mon sujet. Il est parfaitement établi aujourd'hui par la science que, dans ses pèlerinages, Merlin, en même temps qu'il suivait un peu sa fantaisie, avait reçu une mission diplomatique du roi Arthus au- LA PASSION DE MERLIN 431 près de l'empereur romain, qui était alors, si je ne me trompe, Lucius; auprès de ceux du sénat, et, pour tout dire, auprès de chacun des dynastes de Grèce et d'Orient, tels que Epistrophius, roi de Grèce; /Ethion, duc de Béotie; Palamède, roi de Messénie ; Evandre, duc de Syrie; Hippolyte, duc de Crète; Périclès, duc d'Athènes; Sertorius, roi de Libye; Xerxès, roi des Ithuréens; Pandrasus, roi d'Égyple; Polyctète, duc de Bythinie ; Asciiil- lius, roi de Dacie. Car c'était alors l'époque la plus brillante de leur règne. Autant qu'il est permis d'en juger d'après les pièces fort rares de cette ambassade, qui m'ont été confiées avec une admirable munificence, il s'agis¬ sait principalement d'obtenir que tous lès empires et les monarques fissent promptement et sans am- bage hommage lige au plus puissant des rois, au sanglier des Gaules, à Arthus de la table ronde, faute de quoi la guerre serait déclarée, les dits princes et souverains détrônés, dépossédés et leurs sujets traités comme rebelles. L'ambassadeur pour¬ rait adoucir les termes; mais tel était le fond et la substance des lettres qu'il devait remettre, en gar¬ dant toutefois les formes convenables. Merlin, à son entrée à Rome, n'avait eu garde de négliger une aussi importante affaire. Il s'était aussitôt informé de l'ordre du sénat. Mais n'ayant pu le découvrir, il jugea sainement qu'il serait 432 merlin l'enchanteur plus heureux en le cherchant à la campagne; outre que c'était alors la saison la plus chaude de l'an¬ née, moment où les grands vont s'abriter dans leurs villas contre le souffle brûlant du midi. Après avoir parcouru la campagne romaine dans toutes les directions sans y avoir vu un être hu¬ main, il finit par rencontrer sous un aqueduc trois bergers vêtus de peaux qui gardaient un troupeau de buffles. Il s'approcha d'eux avec précaution, car leurs chiens s'élançaient avec fureur contre lui. Mais ils les rappelèrent en sifflant. Alors Mer¬ lin monta vers eux et leur dit : « Tenez, prenez ces quatre ou cinq deniers et conduisez-moi vers l'ordre du sénat. Vous savez où habitent en ce moment Caïus Catellus, Ma- rius Lepidus, Metellus Cotta et Quintus Carutius; sans nul doute, vous êtes leurs esclaves. — Nous, leurs esclaves! répondit l'un des ber¬ gers. Nous sommes précisément ceux que vous cherchez. Moi, je suis Caïus Catellus, ceux-ci que vous voyez sont Marins Lepidus et Metellus Cotta. Quant à. Quintus Carutius, il est engagé pour la moisson à deux deniers par jour. » Merlin, un peu interdit de sa méprise, s'excusa d'abord sur la simplicité des champs, il reprit aussitôt : « Vous saurez ce qui m'amène, quand vous m'aurez montré l'empereur. LA PASSION DE MERLIN 433 —- Il faut donc l'appeler, dit un berger, car le voilà sur un pan de mur, qui joue de la musette, au milieu de ses buffles. » Puis il l'appela à grands cris. Le piff'erarc arriva, se campa fièrement sur ses deux pieds et regarda Merlin avec un regard plein de fierté : « Vous êtes Lucius, procurateur de la républi¬ que? dit Merlin. — Sans doute, répondit le berger, je le suis. — Par conséquent vous connaissez le grand roi Arthus. Sa gloire est arrivée jusqu'à vous. — J'ai entendu parler de lui à la veillée. — Voici les lettres qu'il m'a chargé de vous ap¬ porter; elles commencent par ces mots : Lucio rci- publicœ procuralori Artus rex Brilanmœ. » Et il lui présenta le bref scellé du sceau de la table ronde. L'empereur Lucius s'excusa de les recevoir sur ce qu'il ne savait.pas lire. Sans témoigner aucune surprise, Merlin en expliqua le contexte avec une admirable clarté. On lui prêta une attention sou¬ tenue; mais, quand il arriva à l'article de l'hom¬ mage lige, l'empereur et l'ordre du sénat déclarè¬ rent nettement qu'ils ne reconnaîtraient jamais de maîtres. Ils étaient trop accouLumés à commander pour obéir. Ils espéraient bien au contraire recon¬ quérir la Bretagne et les Gaules, et tout le nord de leurs provinces. MERI.IN L'E 2 CHANTEUR. T. I. 25 434 mer-lin l'enchanteur « Quoi! s'écria Merlin avec étonnemént, vous refusez l'hommage au sanglier des Gaules ? — Oui, certes, répondirent les mendiants en se drapant dans leurs haillons. — Si cela est, je prévois de terribles représailles et d'interminables malheurs. — Qu'il soit ainsi, répliquèrent les bergers en sifflant. On sait que le monde nous appartient. » Cette réponse ne les empêcha pas d'offrir à Mer¬ lin et à son compagnon du lait caillé et un petit morceau de pain noir. C'était tout ce qu'ils possé¬ daient. Après quoi, sans ajouter un mot, ils se retirèrent pour faire la sieste dans un tombeau de Roma-Vecchia. Restés seuls, Merlin et Jacques se perdaient en réflexions sur l'issue de leur ambassade. « Est-il bien sûr, disait Jacques, que ce soit là un empereur et l'ordre du sénat? — Rien n'est plus sûr, répondait Merlin en montrant les lettres qu'il tenait encore ouvertes dans sa main. — Comment donc un empereur qui a été le maître du monde peut-il se nourrir si mal? ajoutait Jacques en achevant de mordre son pain noir. — Ne jugeras-tu jamais les hommes et leurs conditions que par leur façon de se nourrir? Ap¬ prends donc que les plus grands hommes et même quelques demi-dieux, les Tagôs, par exemple, n'ont LA PASSION DE MERLIN 435 jamais mangé que du pain de seigle qui certaine¬ ment ne valait pas celui-ci. Élève ton cœur, ô Jac¬ ques! instruis-Loi. Regarde comme les États s'af¬ faissent dans l'oisiveté et la superstition, comme les empires finissent. Réfléchis sur ce que tu ren¬ contres. Il n'est pas donné à tous, comme à toi en ce moment, de voir le plus grand des empires s'endormir avec trois bergers et un joueur de musette dans un sépulcre. Profite des fautes d'au- trui. Pense, Jacques, pense, si cela t'est pos¬ sible. — J'essayerai, monsieur. — Aussi bien, ajouta notre héros, j'imagine que les dynastes de Grèce nous feront une tout autre réception que ces enfants de la louve; car il serait inutile de se dissimuler qu'ils nous montrent de quel lait ils ont été nourris. J'ai la plus grande hâte qui se puisse concevoir de remettre mes lettres à Epislrophius, roi de Grèce. Occupe-toi de préparer le voyage et partons par le premier vais¬ seau qui se. présentera sur la côte, pourvu qu'il soit bon voilier. — Je vais le guetter, » répondit Jacques comme ils approchaient du port d'Ostie en suivant la ma- reinme. 436 MERLIN L'ENCHANTEUR VI Il y avait dans le port une petite felouque levan¬ tine qui, après avoir vendu à un taux équitable sa charge d'olives, s'apprêtait à retourner dans les États d'Epistrophius, roi de Grèce. Merlin et son compagnon se gardèrent de manquer une aussi rare occasion. Le prix du passage, fixé à soixante deniers, conditions modérées eu égard à l'extrême rareté des navires portant le pavillon d'Epistro¬ phius, nos voyageurs s'embarquèrent par une bonne petite brise de nord-ouest, mer plane, toutes voiles dehors, excepté celle de perroquet que l'on tint en réserve par excès de prudence. Le cap fut mis sur le duché de Messénie. Sauf un coup de vent en face des roses de Ptes- lum, la traversée fut heureuse. Merlin en profita pour lire son Homère tout d'une haleine, car avant de visiter les nations il s'informait exactement de leurs moeurs, de leur degré de richesse, de luxe et même de la moindre de leurs coutumes. Aussi, lorsque l'ancre fut jetée dans l'immense, rade de Pylos, était-il parfaitement éclairé sur les institu¬ tions des royaumes qui allaient s'offrir à lui. Il n'était point exposé à laisser paraître une surprise LA PASSION DE MERLIN 437 qui est le signe d'un manque d'instruction, chose blâmable chez tous les hommes, particulièrement risible et funeste chez un ambassadeur. Débarqués sur une plage sablonneuse, ils virent sortir d'une caverne quatre hommes demi-vêtus d'une fustanelle, les reins entourés d'une ceinture en lambeaux, une peau de mouton sur les épaules. C'était Epistrophius, roi de Grèce, accompagné de ses deux meilleurs amis, /Ethion, duc de Béotie, Hippolyte, duc de Crète, et, je crois aussi, Augu- selus, roi d'Albanie.. Tous marchaient, en souriant, d'un pas léger qui laissait à peine une trace sur le sable. Ils murmuraient entre eux un faible chant qu'eux seuls entendaient. Dynasties légères, souriantes, immortelles, les historiens vous ont laissées dans l'oubli; heu¬ reuses encore quand ils ne vous ont pas reproché d'être imaginaires. Ils ne vous ont pas consacré une seule ligne, parce que vous n'avez pas rempli la terre de sang et de meurtres. Les fleurs qui crois¬ sent sur les ruines, les abeilles de Candie, les ros¬ signols de Colone, les chœurs de cigales qui se posent au Sunium ou au pied de l'Itliôme, ou dans les landes de l'Arcadie, connaissent seuls vos an¬ nales. Vous avez régné sans bruit et sans scan¬ dale, comme l'arbre centenaire règne dans la forêt. Pour moi, j'entreprends ici d'arracher à l'oubli au moins une page de votre passé. Qu'est-ce qu'une 438 merlin i,'enchanteur page, il est vrai? Rien ou presque rien. Mais les monuments authentiques ne m'ont pas permis de m'étendre davantage. La route que j'ouvre ici, à travers des régions où nul être humain n'a pénétré avant moi, un autre la suivra pour l'achever. Quel qu'il puisse être, je le salue d'avance, Dès que Merlin eut complimenté le roi, il lui fit part de son message et lui apprit son nom. « Mon cher Merlin, repartit Epistrophius en souriant, si vous le trouvez bon, nous ne nous occuperons d'aucune affaire sérieuse avant que je vous aie fait les honneurs de ma capitale et de mon royaume. — Je brûle, poursuit Merlin, de voir le noble Itliôme, car j'en ai ouï dire des merveilles dans mon Homère. — Nous l'appelons aujourd'hui Vourcano, et quant à Messène, nous lui avons donné le nom de Mavromati, qui, certainement, est plus agréable à l'oreille que le premier. — C'est juste, beau sire roi, » répond Merlin devenu déjà un peu courtisan. Tels étaient les discours dans lesquels ils consu¬ maient agréablement les heures en attendant les chevaux que l'on était allé chercher dans le ma¬ rais. Ils arrivèrent enfin. C'étaient de petits che¬ vaux pales, à la longue crinière, sans selle ni bride. En revanche ils portaient un bât en bois, deux LA PASSION DE MERLIN 489 cordes servaient d'étriers, sans compter une troi¬ sième qui, passée dans la mâchoire inférieure, remplaçait les rênes. Ces détails sont indispensa¬ bles pour la connaissance exacte des mœurs, objet que je ne perds pas un moment de vue. Au signal du roi, tous, ducs, Enchanteur, ser¬ viteurs , s'élancent à cheval et commencent à trotter, tantôt rasant la mer, tantôt s'élevant sur des montagnes parsemées d'arbousiers, d'agnus- castus et de figuiers d'Inde à la feuille couleur xD de limon. Dans les troncs eutr'ouverts des vieux chênes se dressaient des bergers comme des sta¬ tues dans une niche d'ébène. Sur la terre ram¬ paient quelques tortues accompagnées de couleu¬ vres à demi déchiquetées par les aigles. J'ai fait des observations sur la nature du sol de Sparte et d'Athènes : il est, en général, calcaire, friable ; il manque un peu d'engrais; les cendres des héros, mieux aménagées, pourraient en tenir lieu. Mais le temps vole, l'espace grandit devant moi, je suis forcé d'abréger. Le premier jour ils s'arrêtent à Coron, le. se¬ cond à Nisi, le troisième ils sont à Messène. Comme ils descendaient de cheval, Epistrophius eut un moment de légitime orgueil ; il dit à Merlin : « Mon cher Merlin, vous voilà ravi de la beauté de cette capitale. Eh bien ! sachez que mon in- 440 MERLIN L'ENCHANTEUR tention est que vous y disposiez à votre gré de tout ce qu'elle contient. Oui, je vous le répète, il n'est rien ici qui ne soit à vous. Et d'abord choi¬ sissez votre palais, votre temple. » Merlin, fort étonné de ce qu'il entendait et plus encore de ce qu'il voyait, se tenait immobile, les yeux attachés sur les domaines d'Epistrophius. Il n'apercevait que colonnes renversées, fûts bri¬ sés , cachés dans l'herbe. D'ailleurs, pas un toit, pas une masure. L'étonnement, peut - être aussi la crainte de déplaire enchaînaient sa langue. ■ « Puisque la discrétion vous empêche de ré¬ pondre , reprit le roi, et que la nuit s'approche, mes serviteurs que voici vous conduiront reposer dans le palais le plus délicieux que je possède. Allez, Merlin, vous et votre serviteur ; le plus grand bonheur pour moi est de donner l'hospi¬ talité à ceux qui passent. Que ne ferais-je donc pas pour l'envoyé du noble Arthus? » Merlin et Jacques suivirent les serviteurs qui les menèrent dans un champ désert où deux-de¬ grés de théâtre s'élevaient encore à fleur de terre non loin de la fontaine de Clepsydre. Un petit ruis¬ seau baignait ces ruines en murmurant comme un acteur qui répète son rôle. « Voilà, dirent les serviteurs, le palais le plus noble du pays. » LA PASSION DE MERLIN 441 En même temps ils ramassèrent un peu de bruyère et quelques broussailles dont ils compo¬ sèrent une sorte de chevet qu'ils posèrent sur l'un des gradins. « Seigneur, dirent-ils à Merlin en se reti¬ rant , votre couche est préparée. Quant à celle de votre serviteur, elle sera, nous le pensons, sur le degré qui est un peu plus bas. Que les dieux, s'il en est, vous gardent des loups rôdeurs et des chacals. » Bientôt la fatigue contraignit Merlin et son ser¬ viteur de se coucher dans leurs lits de marbre. Mais il leur fut impossible de dormir. Jacques , après s'être retourné cent fois sur le côté, sans pouvoir fermer la paupière, rompit le premier le silence : « Hélas ! pourquoi avons-nous quitté l'empereur Lucius et l'ordre du sénat? Nous périrons ici de faim et de sommeil. — J'avoue , dit gravement Merlin, que tout ce que je vois ici me donne beaucoup à penser ; sans vouloir porter un jugement téméraire d'après quel¬ ques paroles surprises à nos hôtes et qui me pa¬ raissent être de vrais sophismes, je crois que nous voyageons ici en compagnie des esprits des rui¬ nes. Je ne sais si tu as remarqué que nos hôtes ont précisément ce son de voix sourd qui convient aux décombres et ce tour de pensées vides, sub- 25. 442 MERLIN L'ENCHANTEUR liles, sophistiques, byzantines, que l'on attribue généralement aux génies de décadence. Mais cela fût-il vrai et eussions-nous, en effet, affaire aux esprits des ruines, tu dois songer qu'ils n'en sont pas moins pour cela de véritables majestés, légi¬ times comme toutes lés autres, dignes de ton res¬ pect. Garde-toi donc de leur manquer en quoi que ce puisse être. Cardes dynasties n'en sont que plus vénérables pour être tombées, surtout lorsqu'elles supportent l'adversité en souriant comme nous l'a¬ vons remarqué jusqu'ici. _— Vraiment, répondit Jacques, tout ce que j'ai remarqué dans ces dynasties, c'est qu'elles ne boivent ni ne mangent. Si du moins le roi Epis- trophius nous eût traités comme l'a fait l'empereur Lucius ! s'il nous eût donné un peu de pain noir , je ne me plaindrais pas. Mais non ! sans quelques mûres que j'ai ramassées aux buissons, je serais mauvaisement mort de faim. —- Je confesse, ami, qu'en cela j'ai agi comme toi, mais à la dérobée et avec plus de discrétion. Même j'irai jusqu'à dire que je ne serais pas fâché de faire à cette heure avancée de la nuit un re¬ pas frugal. — C'est à quoi justement je songeais, dit Jac¬ ques. — Dans ce cas, je te conseille de t'en occu¬ per sur-le-champ et pendant que durent les té- LA PASSION DK MERLIN 443 nèbres; car si des êtres tels que nos hôtes, en les supposant aériens, nous surprenaient à boire et à manger, ils nous prendraient peut-être en grande pitié et nous trouveraient assurément fort ridicules. » Ce conseil fut suivi immédiatement par Jac¬ ques, qui se mit à fouiller la campagne au clair de lune. Il apporta bientôt un agneau , du cres¬ son de la fontaine de Clepsydre et des amandes. Le chevet de bruyère servit à allumer un feu ar¬ dent où les viandes ne tardèrent pas à rôtir. Quel¬ ques moments après, nos deux voyageurs commen¬ cèrent à manger, comme si cela ne leur fût jamais arrivé de leur vie. Ils n'avaient point achevé, lorsqu'au lever du so¬ leil le roi Epistrophius, suivi de son cortège, parut inopinément devant eux. En les voyant manger, il ne put s'empêcher d'é¬ clater de rire. « Ah ! s'écria le roi, voihà qui est tout à fait plaisant ! Vous avez donc faim et soif, vous au¬ tres ? — Quelquefois, dit Merlin humilié. — Excusez-moi, reprit Epistrophius; j'aurais dû y songer. Pour nous, nous ne vivons guère que des blonds rayons du jour et un peu de la rosée des nuits, très-abondante dans ce pays, comme vous avez pu le voir, 444 merlin l'enchanteur — C'est vérité, » repartit Merlin en montrant son manteau trempé de l'humidité de la nuit. Epistrophius s'éloigna alors de la troupe de ses courtisans, et, ayant pris Merlin par la main, il s'entretint le plus familièrement du monde avec lui, car il savait que Merlin ne faisait que passer; cette familiarité ne devait point avoir de consé¬ quences pour d'autres. « Enseignez-moi, sire, de grâce, lui dit Merlin, par quel secret vous conservez une si magnanime sérénité au milieu d'un Etat en ruine. Je n'ai pas encore surpris un soupir sur vos lèvres, même dans le temps que nous foulons sous nos pieds les décombres et la poussière de votre empire. Sans doute, vous conservez l'espoir de relever ces mu¬ railles tombées, ces tours abattues ; dans ce cas , le secours de Merlin et de son roi ne vous man¬ quera pas. Mais instruisez-moi, je vous supplie, des remèdes qui vous font supporter si légèrement une adversité aussi imméritée. Car , je l'avoue, une pareille sérénité est au-dessus de ma sagesse meme. — Votre étonnement ne me surprend point, ré¬ pondit le roi Epistrophius. Tout sage que vous êtes, mon cher Merlin, vous etes homme, à ce que je vois. Vous cédez en ce moment au préjugé hu¬ main. Sachez donc que, pour des êtres tels que nous, rien n'est plus scandaleux, plus odieux LA PASSION DE MERLIN 445 qu'une ville neuve. Sans aucune exagération, nous y étouffons. Tout édifice est pour nous une prison, à moins qu'il ne soit lézardé. S'il nous arrive par hasard de bâtir, c'est uniquement pour avoir le plaisir de renverser. Mon bonheur à moi, Merlin, c'est de marcher sans obstacles à travers une plaine jonchée de débris sans nom, fût-ce même de quelques ossements blanchissants sous les or¬ ties. Je m'assieds, je rêve, je sens alors que je règne en liberté sur le temps même qui devient mon sujet, mon ouvrier, mon esclave. Assurément, j'ai lieu d'être satisfait de mes palais de Mavromati, de Sparte, de Mégalopolis. Nul pan de muraille n'arrête, n'attriste, ne limite mes regards.Pourtant, j'apprends que mon frère Évandre, duc de Syrie, mon beau-père Micipsa, roi de Babylone , et Polyctète, duc de Bythinie , sont encore mieux logés que moi. Le travail chez eux est plus avancé ; le progrès beaucoup plus rapide, la civi¬ lisation plus parfaite. Caria trace même des édifi¬ ces a disparu sous le pied des chèvres, résultat que nous ambitionnons tous, mais qu'un petit nombre seulement a pu atteindre. — Est-ce là, sire, ce que vous appelez un pro¬ grès? Ne craignez-vous pas que ce soit plutôt une décadence de votre empire ? —Décadence! interrompit vivement Epislro- phius avec un peu d'aigreur. Vous en parlez bien 446 MERLIN L'ENCHANTEUR à votre aise. Raisonnons un peu, s'il vous plaît. Il est de toute évidence que les Etats sont faits pour être ruinés : c'est là leur but ; ils y courent. Nous ne serons donc heureux que lorsqu'ils se¬ ront réduits en une poussière impalpable comme celle qui blanchit l'aile des papillons. Me nierez- vous cela? — A votre volonté, sire, répondit Merlin en s'inclinant. Toutefois j'ai la plus grande envie de voir vos peuples fleurir dans l'abondance. Je ne doute pas que vous ne gagniez beaucoup à en augmenter le nombre, car, si j'ose vous l'avouer, vos sujets m'ont paru affamés et déjà réduits à un nombre imperceptible. — Encore une erreur, bon Merlin. Mesurerez- vous toujours les autres sur vous-même? Autre¬ fois, il est vrai, des peuples immenses, qu'on dit avoir été fort beaux, abondaient dans ces villes. Mais aussi, juste ciel ! quelle source de troubles, d'inquiétudes, que de bruit, quelle foule incom¬ mode , quelle anarchie ! La clameur en montait jusque dans les nues. Pas un jour sans tumulte, les nuits même pleines de tempêtes. Aujourd'hui, au contraire, quelle paix vraiment sacrée ! quelle . concorde ! quel silence religieux ! Il me reste en¬ core à régir quelques chevriers que vous pouvez compter de la place où nous sommes. Ils ne m'in- portunent pas de leurs rumeurs. Je n'ai point à LA PASSION DE MERLIN 447 méditer sur les lois, ni à redouter les révolutions violentes. Mon empire n'a de disputes avec per¬ sonne. Le seul événement à ma cour, c'est une pierre qui tombe, et je date les époques par ces chutes. Tous les rois de ma famille en usent de même. Nous vivons en frères, sans guerres ni querelles. Mais laissons ce profond entretien ; allons nous re¬ poser dane ce j oli sarcophage qui blanchit là-bas sous cette touffe d'arbousiers. » VII • Merlin jugea que le roi Epistrophius désirait être seul. Il se sépara de lui et estima le moment propice pour visiter les environs. En s'égarant dans la campagne, il rencontra , couchées dans l'herbe, plusieurs statues qui, toutes, resplendis¬ saient d'une beauté extraordinaire. Ce qu'il y avait de plus merveilleux, c'était, le çroirez-vous? le visage, la majesté, la naïveté et même un peu la froideur de Viviane. Cette rencontre si inattendue jeta notre héros dans une perplexité inexprimable. « Quelles mains, pensait-il, quels artistes ont eu le privilège unique de reproduire ses traits? Viviane est donc venue dans ces lieux? Mais en quel temps? en quelle 448 MERLIN L'ENCHANTEUR occasion? par qui accompagnée ? Voilà ce qui m'é¬ chappe entièrement, car jamais elle ne m'a parlé de ce lointain voyage. » Puis à mesure qu'il considérait de plus près les statues qui jonchaient le sol et dont la plupart étaient mutilées : « Oui, ce sont là, assurément, ses traits incor¬ ruptibles. Voilà donc comment elle portait alors ses cheveux noués en tresses derrière la tète ! Où étais-je? que faisais-je? Que ne l'ai-je vue ainsi, couronnée de ce bandeau ! » Après un instant de silence, il reprenait avec un soupir : « Il lui manque encore ici je ne sais quelle flamme. Ah ! il est aisé de voir qu'en ce temps- là elle n'avait pas encore aimé. Sans doute, ses jours se passaient chez sa marraine , dans une tranquille indifférence. Est-ce à moi de m'en plaindre? » Dans cette sorte d'extase, une seule chose le remplissait à la fois de surprise et de confusion : c'était de voir que les statues de Viviane étaient, à vrai dire , nues comme l'enfant qui vient de naître. Les plus voilées portaient à peine une tunique légère que le vent semblait agiter en¬ core. « Gomment, reprenait notre Enchanteur, pa¬ reille inadvertance a-t-elle été possible? Il est de LA PASSION DE MERLIN 449 toute évidence que Viviane ne s'est point prêtée volontairement à un art aussi indiscret, à moins que, toutefois, l'on n'ait abusé de son extrême innocence. Il faut donc que les artistes, aux¬ quels rien n'est sacré , l'aient aperçue lorsqu'elle se baignait, à l'approche des ténèbres , dans quelque ruisseau argenté, voilé de platanes comme il y en a dans ce pays, ou peut-être encore lorsqu'elle dormait, ainsi qu'elle a coutume, dans les tièdes nuits d'été, sous la garde des étoiles, dont la vigilance aura été trompée en cette occasion. Il n'est pas moins certain que voilà son cou de cygne, ses épaules d'ivoire. Quoi qu'il en soit, je ne puis souffrir que , sous le prétexte de l'art ou de la beauté divine, Viviane soit livrée ainsi plus longtemps aux regards in¬ discrets des sujets d'Épistrophius et peut-être de lui-même. » La vérité est que le sage Merlin finit par céder cà un accès étrange de jalousie, à l'aspect des pierres qui lui semblaient palpiter sous ses yeux. Sans perdre un moment, il les cacha dans le plus épais du bois ; non content de cela, il les couvrit lui-même de terre, A son retour , le noble Épistrophius reconnut à son visage altéré qu'il sortait d'une vive émo¬ tion : il lui en demanda la cause. Merlin, au¬ quel rien n'était plus malaisé que de dissimuler, •450 MERLIN L'ENCHANTEUR confessa ce qu'il venait de faire, dût son action offenser le roi. « Ne craignez pas, répondit Épistropliius. Rien n'entre mieux dans les intentions de mon règne. A tous mes sujets j'ordonne que les statues qui ressemblent à Viviane soient cachées aux regards sous dix ou vingt coudées de terre. Est-ce assez, Merlin ? Du reste, fiez-vous à mes peuples. » Les ordres donnés par Épistropliius furent obéis sur-le-champ dans son vaste empire. Merlin lui-même y veillait. Tout au plus laissait-il surgir quelquefois hors de terre le bout du doigt d'une main ou d'un pied. Jamais rien de plus. Ceux qui passèrent furent étonnés de ne plus voir tant de beautés qui les avaient ravis : « Sans doute les dieux les ont emportées! » Le lendemain ils les avaient oubliées. Du moins le bon Merlin était satisfait, sa jalousie était pas¬ sée. Ainsi fut conservée à la postérité la figure de Viviane dans sa première adolescence, avant même qu'elle eût aimé notre Enchanteur. • VIII Depuis qu'il n'était plus possible à Merlin de douter du caractère de la royauté d'Épistrophius, LA PASSION DE MERLIN 451 et qu'il voyait clairement que la société clans la¬ quelle le sort l'avait jeté était celle des esprits des ruines, sa curiosité n'avait fait qu'augmenter. Il ne perdait pas une occasion d'observer un peuple aussi étrange; et soit auprès d'Épistrophius, soit auprès de ses courtisans, il s'informait sans cesse des institutions, des lois, des coutumes, principa¬ lement do la religion des esprits des ruines. « Que croyez-vous ? quelle est votre foi ? » Telle était la question qui revenait sans cesse sur ses lèvres. A quoi le bon Épistrophius répondait ordi¬ nairement, d'une manière détournée, par des pa¬ roles telles que celles-ci : « C'est, en vérité, une question délicate. Il y faut beaucoup de loisir ; je crains que nous n'en manquions aujourd'hui, car nous avons à semer tout un champ de bruyères dans la cella d'un temple. — Précisément, répondait Merlin. Je demande quel est votre culte. En quoi consistent vos rites? Àvez-vous beaucoup de dogmes? Comment par¬ lez-vous à l'imagination du grand nombre ? — Ecoutons, mon cher Merlin, le chant du hibou qui se réveille, répliquait le roi. Ne trou¬ blons pas son hymne religieux. C'est, vous le savez, notre oiseau sacré. Je vais lui porter sa pâture. » Sur cela, cherchant le Vide, il se retirait. Les 452 merlîn l'enchanteur courtisans rappelaient alors à notre héros qu'il n'est pas permis d'interroger le roi. « Vous, du moins, leur disait Merlin, quel est votre dogme ? votre livre sacré? en quoi consistent vos cérémonies? — Des cérémonies ! répliquaient les courtisans. Nous en avons plus que personne. Tout est chez nous cérémonie, même de balayer la poussière. » Puis ils se retiraient à leur tour. Piesté seul, Merlin fut abordé par un homme qui, à sa mine, lui sembla un esclave forain des esprits des ruines. Cet homme, voyant que ses maîtres s'étaient éloignés, s'approcha et lui dit à la hâte d'une voix convulsive : « Ne les écoutez pas, Merlin. Ils vous trompent. Ce sont tous des traîtres, ennemis de la plèbe. Ils prétendent vouloir tout renverser, niveler ras de terre. N'en croyez pas un mot. Si vous les con¬ naissiez mieux, vous verriez qu'ils ont chacun l'indignité de laisser subsister quelque chose, l'un un demi-fût de colonne pour s'y appuyer en dor¬ mant, l'autre un pan de mur, un troisième un débris de tombeau ; celui-ci un peu de poterie, celui-là que sais-je ? une moitié de brique ou une médaille royale. 11 n'y a que moi qui vaille ici quelque chose, car j'en veux même à la cendre et à la poussière des sépulcres. — Seriez-vous un envieux, mon ami? dit LÀ PASSION DE MERLIN 458 Merlin. Ne prenez pas ombrage d'une pincée de cendre. Hélas ! c'est notre lot à tous ! nous en sommes formés. Ils retiennent, dites-vous, dans le creux de leurs mains un peu de poussière. Soyez indulgent pour cette manie. — Qu'appelez-vous manie ? reprit l'esclave des esprits des ruines. Sachez que ce privilège est des plus choquants, et je meurs de rage en y pensant. — Si vous aimez vos frères » répliqua Mer¬ lin ; il allait continuer, quand il s'aperçut que celui auquel il s'adressait était déjà loin. Peu de temps lui suffit pour savoir que, dans l'agriculture, les esprits des ruines estimaient principalement l'ivraie; dans le fer, la rouille. Le commerce était interdit à l'exception d'un peu de baume pour embaumer les héros. A l'égard des lois, ils en avaient beaucoup, qui toutes se détrui¬ saient les unes les autres. Merlin demanda à voir les bibliothèques publi¬ ques ; on les lui montra ; elles étaient gardées par un tout petit esprit nommé Griffopoulos qui lui en lit les honneurs avec une complaisance inépuisa¬ ble. C'est de lui qu'il apprit que les lois interdi¬ saient d'exprimer dans un ouvrage une idée nette et décidée sur un sujet quelconque, les regardant toutes comme funestes. « Quoi! même l'éloge des ruines est défendu? — Oui, si cet éloge est fait d'un certain ton. 454 Merlin l'enchanteur Nous craignons à l'excès ce qui peut rappeler la vie. Nous nous trouvons si bien d'en avoir perdu l'habitude. — Avez-vous quelque philosophie? reprit Merlin. — Sans doute, répliqua le bibliothécaire en lui présentant un rouleau de papyrus fort rongé des vers. Nous avons une philosophie nationale. Nous l'appelons sophistique. Elle renaît d'âge en âge sans s'épuiser jamais. — Et votre critique? — Très-riche. C'est lâ que nous brillons. Nous nous moquons de tout ce qui ne nous amuse pas.» Merlin ouvrit quelques volumes et s'aperçut qu'ils étaient effacés depuis la première ligne jus¬ qu'à la dernière : « Est-ce ainsi des autres? -—De tous. — L'étrange littérature que voilà, biffée, ef¬ facée de générations en générations! » A quoi le bibliothécaire d'un ton rassis : « J'ai entendu dire par nos plus grands esprits que c'est là leur supplice. Quand ils ont trouvé quelque vérité capitale, hardie, telle que : deux et deux font quatre, arrive une autre génération qui efface proprement, à l'encre de Chine, Ce qu'ils ont fait, et cela se trouve effacé des intelligences même. Tout alors est à recommencer et ainsi la LA PASSION DE MERLIN 455 matière ne manque jamais aux beaux ouvrages. Car ii faut de nouveau s'ingénier, compiler, s'é¬ vertuer,.se compromettre soi et les siens, se ruiner corps et âme, affronter geôle, exils, morts, pour démontrer, mais cette fois plus modestement, que peut-être, à en croire les anciens, sans trop l'assu¬ rer pourtant, ni sans vouloir offenser personne, le tout d'ailleurs remis à la décision des puissants, il se pourrait que deux et deux lissent quatre. — Oh ! mon ami, l'étrange supplice pour un esprit qui veut avancer! L'écureuil, dans sa cage de fer, fait plus de chemin en une heure que ceux- là en une vie... Et vos dieux? — Le plus souvent nous sommes nos dieux à nous-mêmes. » Cette dernière réponse jeta Merlin dans la plus noire mélancolie. Cette société privée du ciel lui apparut dans tou te sa tristesse. La grâce même des esprits des ruines lui devenait chaque jour plus pesante. Il sentait le besoin de respirer sur les som¬ mets sacrés. Sans communiquer son projet tà personne, il lit Vœu d'aller en pèlerinage à la recherche des dieux perdus ; ce qu'il exécuta le lendemain, en profi¬ lant du moment où Épistrophius faisait la sieste, Comme on le verra dans le livre suivant, lequel commence par une inspiration que j'ai puisée sur lo mont Lycée lui-même. LIVRE XII LES DIEUX CHANGÉS EN NAINS I Une étincelle a jailli sur la montagne à travers les branches touffues du chêne : le soleil s'est levé ; le soleil de Grèce. Il revêt d'une tunique d'or les colonnes du temple. Au loin, les pâles brumes amassées sur le lit des fleuves s'élèvent, serpentent aux flancs bruns des montagnes. Une pluie de fleurs tombe des rameaux de l'aman¬ dier qui frissonne sous l'Ithôme. De l'écorce en- tr'ouverte des pins sort la résine avec une odeur d'encens. Déjà la mer est bordée d'une ligne étincelante? Dans les vallons tourbillonne l'essaim diapré des papillons. La terre frissonne comme un trépied qui appelle le dieu. Le jour a lui. L'aigle, la ci¬ gale, le torrent, le mont, la plaine, la foret, le sca- MERLIN L'ENCHANTEUR. T. I. 26 458 merlin l'enchanteur rabée aux yeux cl'or, tous redemandent d'une voix embrasée les immortels. Et moi aussi, puissé-je revoir avec toi le matin printanier sur la cime du mont Lycée, au seuil du temple d'Apollon le Secourable ! Je voudrais que la première aube nous.caressât tous deux de son haleine de jonquille, tandis que l'odeur des serpolets et des vignes vierges monterait vers nous des ravins boisés de Phigalée. Puissé-je encore (s'il est permis d'ajouter un vœu), quand viendra l'heure suprême, ma main dans La main, exhaler avec toi mon âme sereine dans les temples sereins, sous la voûte d'azur, en même temps que le rossignol chantera dans la val¬ lée d'Âmpellone et que l'île de Zante fleurira dans la mer épanouie â nos pieds. Moins heureux et pourtant digne d'envie, mon héros suit à cette heure la même rampe escarpée; il n'entend d'abord que le cri des chacals et le hoil-hou solennel des chouettes sacrées. Mais à peine a-t-il posé le pied dans la cella du temple, un murmure de voix ailées résonne à ses oreilles. Dans ce concert, il démêle ces mots encore trempés d'un reste d'ambroisie : Andrônte Th conte ! C'était une chanson olympienne au matin qui venait d'éclore sur sa tête. Au même moment, il découvre assis sur les tronçons des ruines une foule de nains qui tous conservent, dans leur air, LES DIEUX CHANGÉS EN NAINS 459 une singulière majesté; et tel était leur orgueil, qu'ils, firent d'abord semblant de ne pas l'aperce¬ voir. Merlin s'avance au milieu du sanctuaire ; après les avoir considérés : « Qui étes-vous? leur dit-il. — Vos douze grands dieux, répondit celui qui était le plus proche. A quoi songent les mortels (car nous supposons, à votre air, que vous êtes mortel)? Que font-ils? Où sont-ils? Depuis des siècles que nous tenons ici conseil, personne n'est monté sur nos cimes. Nous apportez-vous quelque nourriture? Sans ce peu de rosée, contenue dans ces feuilles de houx et d'arbousier qu'a crispées le froid de la nuit, nous risquions de mourir. » Pour toute réponse, Merlin commanda à Jacques de tirer de son havre-sac les provisions qu'il avait apportées. Le serviteur obéissant tira de sa sacoche des pommes d'api, des noisettes, quelques figues et des tranches d'un pain qui se trouva excellent quoique très-dur. Ces divines provisions répandues dans la cella du temple, chacun des dieux se coucha sur les dalles étoilées d'anémones, tendit ses petites mains, et saisit ce qui était le plus à sa portée. Lorsque tous eurent calmé leur faim, le principal d'entre eux, se tournant vers Merlin : — Nous aussi, lui dit-il, nous avons été des 460 MERLIN L'ENCHANTEUR enchanteurs et même des dieux. Maintenant nous sommes des nains ! tant le destin qu'on croyait immuable est changeant. Mais toi, qui, sans être appelé, te mêles à notre conseil éternel, apprends- nous qui tu es. — Je suis Merlin, et celui qui est près de moi est mon serviteur. — Puisque vous êtes un enchanteur, reprit le dieu à la face ambroisienne, rendez-nous notre Olympe. Sans doute vous apparaissez dans ces lieux pour restaurer notre empire. Qu'on nous laisse seulement jouir de la douce lumière du ma¬ tin, nous promettons de mieux régir le monde. Piien ne se fera, Merlin, sans votre conseil. Evo¬ quez-nous, d'un mot puissant, magique ; il est bien temps que notre règne recommence. » Ici une petite voix aiguë perça les nuées : « Je suis Diane de Sicile, la marraine de Vi¬ viane. » Ces mots frappèrent les oreilles de Merlin plus qu'un coup de tonnerre. « Oui, mon fds, je suis sa marraine, reprit la bonne vieille, courbée jusqu'à terre et qui s'ap¬ puyait sur un arc d'argent ; rendez-moi mes flèches de chasseresse, perdues au pied du mont Dicté; je vous donnerai chaque jour une biche. » Puis elle montra les filets légers, pareils au fil automnal, qu'elle venait de tendre sur les prairies. LES DIEUX CHANGÉS EN NAINS 461 A ce discours de Diane de Sicile, les dieux se prirent à rire ; puis ils firent à l'Enchanteur des promesses semblables. « Quoi ! vous êtes la marraine de Viviane! s'é¬ cria Merlin, oubliant entièrement où il était? Vous l'avez portée sur vos genoux? — Cent fois. — Enseignez-moi où elle est. La reverrai-je bientôt? C'est elle que je cherche en toutes choses. — Moi aussi, mon fils, je vous cherchais, reprit la vieille chasseresse. J'ai un message à vous remettre; je le fais en présence des dieux. Qu'ils soient témoins, ici, pour ma filleule et pour moi, eux qui savent lire dans le repli des cœurs. » Avant qu'elle eût achevé ces mots, Diane de Sicile avait remis à notre héros un paquet de let¬ tres, la plupart formées d'ailes de papillons jointes ensemble. Merlin couvrit ces lettres de baisers ; il eût voulu les déplier, les lire, sans perdre un moment. Mais il se contint par respect pour les dieux, quoique son cœur se dévorât tristement en secret. v « Avant tout, reprit Diane, saluez notre roi, commencez par Jupiter. — Je le veux bien, répondit Merlin; mais montrez-moi Jupiter-Foudroyant. Où est ce puis¬ sant assembleur de nuages dont j'ai tant ouï parler? » 26. 462 MERLIN L'ENCHANTEUR A ces mots, un elfe de la grandeur d'une coudée se leva de toute sa hauteur et dit : « Merlin, tu cherches Jupiter! Regarde, me voici. J'ai encore ces mêmes sourcils qui faisaient trembler les vastes cieux. Des dieux barbares m'ont détrôné ; les impies! les révoltés! Hommes, consentirez-vous que leur règne se prolonge ? — Si les hommes ont cessé de croire en vous, seigneur, balbutia Merlin, n'est-ce pas votre faute? — Notre faute! reprit le dieu nain! Des dieux légitimes peuvent-ils se tromper? » Et il chercha autour de lui sa foudre ; il ne trouva qu'un brin de romarin qu'il déracina et lança sur le monde. « Que font-ils donc plus que nous ces dieux bar¬ bares, ajouta l'assembleur de nuages? Vivent-ils aussi de fumée? — Ils vivent surtout des pleurs des peuples. » Merlin raconta alors les merveilles de la cour d'Arthus, la lance enchantée de Perceval, le vase toujours rempli du sang du Seigneur, les peuples convertis, les temples renversés, les cathédrales brodées, les chevaliers, les dames, les bardes, les amours, les aventures du barde voyageur autour du lac des ossements, l'enfer visité par saint Pa¬ trice, le paradis par saint Brandan, Attila reculant devant l'épée de saint Paul, les nations passant comme les flots aux pieds de Simon le Stylite, LES DIEUX CHANGÉS EN NAINS 463 toutes choses qui jetaient les dieux dans le plus grand étonnement. Chacun d'eux murmura comme les feuilles sé- chées au pied du chêne centenaire. Jupiter disait : « Que font sur les sommets de l'Ida les nuages privés de leur chef? Qui les rassemble? qui les disperse? La foudre peut-elle encore retentir sur l'Ithôme quand ce n'est plus moi qui la lance ? » Et Phébus Apollon, aux crins dorés : « Gomment, ô Merlin, les chevaux du jour s'abreuvent-ils dans l'Océan depuis que j'ai laissé échapper les rênes ? » Et Mars : « Est-il vrai que le sang jaillit encore, dans les combats, de la poitrine des peuples, depuis que je reste oisif, lés mains vides, hors de la mêlée ? » Et Saturne : « D'où sortent, ô Merlin, les nouvelles auro¬ res ? A quelle source puise-t-on les jours nou¬ veaux ? et comment peut marcher le temps quand Saturne se repose ? » El Vénus Aphrodite : « Est-il vrai, ô Merlin, que l'amour brûle en¬ core le cœur des hommes ? —-"N'en doutez point, répondit Merlin, témoin Laneelot, Tristan, moi-même et beaucoup d'autres que je pourrais nommer. 464 MERLIN L'ENCHANTEUR •— Gomment cela se peut-il ? reprit la déesse au visage doré. Qui donc allume aujourd'hui l'es¬ pérance dans le cœur des jeunes hommes? Qui fait pâlir et rougir les vierges ? Qui entr'ouvre les lèvres rosées au souffle des désirs insatiables ? Qui enlève le verrou des portes et empêche les gonds de crier, à l'heure où les jeunes hommes m'invoquaient autrefois? Apprenez-le-moi, Mer¬ lin, si vous le savez ; car sans doute vous n'ima¬ ginez pas que ces choses s'accomplissent d'elles- fnêmes. » A cette foule de questions qui s'enlre-croi- saient et laissaient à peine le temps de la ré¬ flexion, Merlin répondait le plus souvent : « C'est le secret des dieux barbares. — Encore un peu de temps, reprit Jupiter, et ils auront vécu ; les hommes nous regretteront, Merlin. » Et voyant un signe d'incrédulité sur le visage de notre héros : «. Oui, seigneur Merlin, poursuivit-il, encore un peu de temps ; ils regretteront notre ciel d'Hellénie. Ils se souviendront de la sécurité per¬ due ; car nous étions indulgents pour les hommes. Nous leur faisions la vie légère dans un éternel azur. Et pour cela, que demandions-nous ? un peu de fumée. Était-ce trop pour payer nos bienfaits? Par tout ce que vous nous apprenez, ils sont pion- LES DIEUX CHANGÉS EN NAINS 465 gés aujourd'hui dans la nuit pluvieuse. Vivant de ténèbres, ils les aiment. Mais, par ce sceptre, ils en sortiront et remonteront vers l'Olympe. — Je l'ai cru quelque temps, répondit Merlin ; aujourd'hui, je ne l'espère plus, car je les vois fort capables de se faire dieux eux-mêmes. Rési¬ gnez-vous, grands dieux, à une condition qui, pour être modeste, n'est que plus sûre et plus tran¬ quille. Jouissez de ce qui vous reste. On vous a laissé l'immortalité. Est-ce donc si peu de chose ? Prenez plaisir à votre obscurité ; c'est, croyez-moi, le premier des biens. Oubliez que vous avez régné sur cet inconstant univers. Qu'il vous suffise de régner ici sur le choeur retentissant des cigales, musiciennes sacrées. Au lieu des cieux immenses, contentez-vous des plus humbles réduits. On y peut être fort utile. Aidez aux esclaves, aux servi¬ teurs, dans les cabanes, à traire les vaches, battre le lait dans la nuit, rafraîchir la litière des super¬ bes chevaux, peigner dans la tempête leurs criniè¬ res flottantes, garder le feu sous la cendre, faire bouillir et chanter l'eau dans la chaudière d'airain, allumer la torche errante des vers luisants, pour éclairer les voyageurs attardés à minuit loin de leurs demeures ; ce sont là de nobles occupations, presque divines encore. Vous qui avez porté le tonnerre, vous perdez peu à devenir de bienfai¬ sants esprits follets. 460 MERLIN L'ENCHANTEUR — Dégénérer ainsi ! interrompit .la foule des dieux. — Il le faut bien ! rien n'est pis que de traî¬ ner après soi le faste d'une pompeuse existence que l'on n'est plus en état de soutenir. » Ainsi parle Merlin ; un grand silence se fait au¬ tour de lui. Tous ces dieux avaient beaucoup d'esprit, la plupart même avaient un grand génie. Ils com¬ prirent d'abord ce qu'il y avait de sensé clans le discours de l'Enchanteur : mieux valait céder de bonne grâce un empire qu'ils n'avaient plus la force de garder. Ils abdiquèrent solennellement entre ses mains, lui faisant l'un après l'autre hom¬ mage lige de leurs personnes, à condition qu'il les protégerait ; engagement qu'il prit volontiers pour l'observer avec une bonne foi dont les temps sui¬ vants ont rendu témoignage. Mais que le premier changement de fortune fut dur à supporter ! Il eût été intolérable sans les consolations infinies que Merlin savait trouver dans sa bonté. Rien au monde ne lui inspirait plus de pitié qu'un dieu tombé. S'il l'eût pu, il lui eût rendu l'empire. Plus d'une fois l'ancien orgueil faillit se révolter, surtout chez les grands dieux. « Avait-on régi l'u¬ nivers pour n'être plus qu'un sylphe, un nain sou¬ vent fort contrefait ? Après avoir rempli les cieux, LES DIEUX CHANGÉS EN NAINS 467 le moyen, je vous prie, de se claquemurer dans le calice d'une rose? « ... J'abrège leurs discours, ils ne tarissaient point. Et le pis de tout cela, voulez-vous lë savoir? C'était de sentir que leurs costumes sacrés étaient devenus infiniment trop grands pour leur nouvelle stature, vraiment ils sê sentaient perdus dans leurs anciennes draperies. Leurs manteaux agrafés, tombant de l'épaule, les noyaient dans la pourpre ; leur ceinture aussi était beaucoup trop large pour leur taille diminuée ; il fallut laresserrer, môme pour Vénus, à qiioi leur hôte les aida sans être prié. Leurs sandales énormes ne tenaient plus à leurs pieds mignons ; ils les perdaient à chaque pas, sur le parvis. Autre ennui : dans le creux de leurs casques ils disparaissaient jusqu'au buste. Leurs boucliers les recouvraient comme une prison d'a¬ cier. Quanta leurs glaives divins, c'était pitié de les voir traîner sur la terre ce long fardeau acca¬ blant, tout rouillé; ils y semblaient enchaînés par le baudrier. Pour les soulager, devait-on donc les désarmer ? 11 le fallut pourtant. Autre sujet de larmes. Chose admirable ! Merlin adoucit ces coeurs aigris par l'adversité. Aux plus superbes il prouva que la grandeur et la petitesse ne sont que des mots inventés par la médiocrité humaine. « L'in- tini, poursuivait-il, est tout aussi bien dans une 468 merlin l'enchanteur goutte cle rosée que dans l'ample sein de l'océan d'Homère. » Ceci mit fin aux jalousies, aux ressentiments, aux paroles amères des divinités détrônées ; et, de ce jour, chacun fit consister son ambition à tenir le moins de place possible dans le monde. Rien ne semblait plus divin que d'être imperceptible. Neptune, prenant le premier à la lettre le mot de Merlin, voulut régner sur les tempêtes dans une gouttelette de pluie. Jupiter se creusa son ciel d'airain dans la coupelle d'un gland. Vénus Aphrodite se fit un attelage de deux cerfs-volants. Pallas Athénée, l'ouvrière aux yeux glauques, se fit un bouclier de l'ombelle d'une marguerite des prés, une égide de la cuirasse abandonnée d'un grillon ; elle déroba l'aiguillon d'une abeille et s'en fit un fer de lance, qu'elle eut soin de brandir au bout d'un brin d'aubépine. La plupart des chars étaient construits d'une coquille de nacre. Quant aux rênes, elles étaient argentées et fabriquées d'un fil automnal, tendu sur les buissons ; le reste à l'avenant. Les corps étaient petits, l'esprit restait infini. Il en fallait beaucoup pour s'accommoder d'un si grand changement de fortune. Il y avait des dieux qui se faisaient si petits, qu'aucun œil humain ne les apercevait plus; il fallait les deviner, et ceux- là étaient les plus fiers. LES DIEUX CHANGÉS EN NAINS 469 Nouvelle ambition que Merlin fut obligé de ré¬ primer. « Il n'est pas mal, après tout, disait-il, qu'un dieu se laisse au moins entrevoir dans quel¬ que chose. Vraiment il ne peut qu'y gagner. » Pour s'assurer le cœur de Jacques, cela même n'était pas nécessaire. Dès la première rencontre, le ton familier de ces petis dieux enjoués l'avait subjugué sans peine. Dans leur majesté, rien qui l'effarouchât; il n'en avait point encore vu d'aussi espiègles, bien moins encore d'aussi ingénieux. Surtout les déesses au visage de fées conquirent son amour aussitôt qu'il les vit. Ayant remarqué que toutes elles avaient la tête nue, exposée aux autans, il alla promptement dans la vallée cueillir des bouquets d'anémones, d'orchis, de potentilles couleur d'argent mat, de fumeterre, de scabieuses bleues marquetées de points noirs, de crocus roses, à quoi il joignit quelques pousses nouvelles de pin encore blanches. Il en tressa de petits chapeaux de fleurs qu'il ajusta, le mieux du monde, sur leurs fronts. Mais il eut l'attention de commencer par Diane de Sicile, qu'il regardait déjà comme étant de la famille. En outre, il apporta, dans une cage d'osier, un oiseau bleu, couleur du temps, qu'il venait de prendre tout petit dans le nid; il le mit dans le giron des dieux. Quoique chargé encore à demi de duvet, l'oiseau bleu becqueta dans la robe de MERLIN L'ENCHANTEUR. T. I. 27 470 MERLIN L'ENCHANTEUR Jupiter et de Pallas Athénée, qu'il eut bientôt con¬ solés de l'ingratitude de l'aigle vorace et de la miope chouette ; tous deux les avaient lâchement abandonnés ce j our-là même. C'étaient là les dons les plus précieux qu'ils eus¬ sent reçus depuis nombre de siècles ; ils en récom¬ pensèrent Merlin et son serviteur par un sourire olympien, le dernier, je pense, qui ait brillé sur la terre. Jupiter dit que s'il pouvait, sans offense, l'en¬ lever à Merlin, il ferait volontiers de Jacques un autre Ganymède. Comment en effet payer tant de bienfaits ? « Rien n'est plus aisé, répondit Merlin; mon serviteur aime les fables, vous en savez beau¬ coup. Pour vous écouter, il vous suivrait au bout du monde. Si, en répétant vos contes, il les déna¬ ture, s'il met vos oracles en patois, pardonnez-lui d'avance. » II Un seul de la troupe sacrée restait à l'écart et il secouait avec colère les anneaux de sa chevelure blonde, On ne pouvait dire si c'était l'orgueil ou l'envie qui l'emportait chez lui, au point de l'em¬ pêcher de prendre aucune part au doux enivre- LES DIEUX CHANGÉS EN NAINS 471 ment des autres. Sa main crispée se promenait sur une vieille lyre détrempée par la rosée, le son métallique qu'il en tira soudainement obligea tous les yeux de se tourner vers lui. Diane de Sicile en profita pour proposer à Merlin de disputer avec Phébus Apollon (car c'était lui) le prix du chant. « Me mesurer avec le roi des hymnes! s'écria Merlin qui ne s'attendait point à un pareil défi. Ma harpe est égarée. » Mais voyant sur ces paroles que sa modestie le perdait encore une fois, et qu'un trop grand or¬ gueil rentrait déjà dans le cœur des immortels , il fit signe qu'il acceptait le combat, non par ambition de gloire, mais par complaisance envers les tout- puissants. Aussitôt les dieux et les déesses, rangés en cercle, s'assirent pour être juges de la lutte. Les chants commencèrent ainsi, en alternant, sur le mode olympien : PHÉBUS APOLLON. Io ! Peean ! io! io ! Dirai-je l'hymne emmiellé des sirènes, ou celui que les muses chantaient le jour où naquit l'univers ? MERLIN. Dirai-je la chanson qui fait fendre les cieux d'ai¬ rain, ou le chant du paradis et celui du glaive bleu ? 472 MERLIN L'ENCHANTEUR PIIÉBUS APOLLON. Le serpent Python a osé lever vers moi sa tète rampante ; ma flèche s'est trempée de son noir ve¬ nin. Io ! Pœan ! io ! io ! MERLIN. Plus puissant que .Python était le dragon de Kylburn, dans les landes de Bretagne ; mon regard seul l'a écrasé, sans que mes flèches se soient souillées de son poison. PIIÉBUS APOLLON. Le passé m'appartient; il résonne de ma gloire comme mon carquois sur mes épaules. MERLIN. Les mondes futurs raconteront mes actions, et l'avenir s'écoule de mes lèvres. PIIÉBUS APOLLON. Rien n'est plus beau que le troupeau d'Admète, quand, le soir, conduit par un dieu , il s'abreuve dans la fontaine argentée de Dircé. MERLIN. Plus beaux sont les troupeaux d'Àrthus , quand, sous la garde de Merlin, ils répondent LES DIEUX CHANGÉS EN NAINS 473 par leurs mugissements au rire verdâtre de la mer de Bretagne. PHÉBUS APOLLON. J'aime la blonde Délos bercée sur la vague azurée. MERLIN. Et moi, le rocher de Cambrie où le vautour ai¬ guise son bec. PHÉBUS APOLLON. Je suis le père des oracles souriants. MERLIN. Et moi je suis la source des pleurs sacrés. Jamais n'a menti l'oracle de Merlin. PHÉBUS APOLLON. Que dis-tu, téméraire ? Souviens-toi de Marsyas ! Prends garde que ta dépouille n'aille rejoindre la sienne. Sa peau tannée est suspendue à l'arbre de Delphes. MERLIN. Qui pourrais-je craindre ? J'ai lutté dans la nuit contre mon père, le père des éternelles té¬ nèbres; le grincement des portes de l'Enfer ne m'a pas ébranlé. 474 MERLIN L'ENCHANTEUR PHÉBUS APOLLON. Grains au moins la lumière du soleil embrasé, et mes chevaux de feu qui se feront une pâture de ta chair. MERLIN. Gomment craindrais-je les feux du soleil em¬ brasé, moi que n'a pas éclipsé la splendeur du Christ ? Ainsi continuaient les chants, et nul des com¬ battants ne semblait vaincu. Les dieux avaient peine à comprendre la langue de Merlin ; quelque¬ fois ils le prenaient en secret pour un barbare, mais ils n'osaient le dire. Plus Phébus Apollon perdait sa sérénité, plus Merlin sentait s'ac¬ croître la sienne.. C'est à ce signe seulement que parut sa victoire. « Cessez le combat, s'écria Diane de Sicile, tous deux ont mérité le prix. » Mais, en secret, elle inclinait pour Merlin. Phé¬ bus s'en aperçut, et, de colère , il allait briser sa lyre, quand il en fut détourné par ce qui se passait à quelques pas de lui. Dans un ravelin ombragé d'agnus castus, de ca¬ roubiers et d'arbousiers était rassemblée la domes¬ ticité des dieux, faunes aux jambes tortes, landes LES DIEUX CHANGÉS EN NAINS 475 et lémures sorties effarées des tombeaux, gorga- des, empuses armées de rhombes et de tambours d'airain, ténébrions, génies coryciens, harpies et chiens de Jupiter, dryades , centaures , tel chines , satyres goulus, aux oreilles et aux cornes de bœuf, et le peuple entier des pygmées. Tous faisaient cercle autour de Jacques Bonhomme. Du haut d'un tertre, Pan, le joueur de flûte, lui jetait des pommes de pin; Argus, le plus curieux de tous, le couvait de ses cent yeux. « Êtes-vous le valet de quelque dieu ? » lui di¬ saient-ils. Pour toute réponse, Jacques leur parlait de son village. Il leur racontait en patois de Bresse le Moine bourru, le Chat botté, le petit Poucet, le Juif er¬ rant, la Fée Dentue. A quoi le peuple aux jambes de bouc prit un plaisir incroyable. Surtout les faunes dressaient leurs oreilles velues. Jacques leur enseigna à danser la bourrée et la farandole. Il voulut même essayer les chalumeaux de Pan qui les lui prêta volontiers ; et il fit résonner sur l'instrument du plus ancien des dieux les airs les plus nouveaux de son hameau. Le succès l'enhardit; il osa s'élancer et chevaucher à crû sur un centaure qui s'était rangé près de lui pour le mieux écouter. Mais le centaure, avec un hen¬ nissement de surprise,le souleva dans ses bras, et le jeta pantelant sur l'herbe fleurie. A ce spectacle, 476 MERLIN L'ENCHANTEUR les gros rires épanouis de l'écho couvrirent le mur¬ mure poli des dieux, si bien que Merlin dut rappe¬ ler son serviteur : « Excusez-le, grands dieux , il ne vous connaît pas. — L'excuser, Merlin ! et pourquoi ? nous aussi nous aimons la joie ingénue. Le rire offense-t-il vos dieux nouveaux ? » III Ces propos et quelques autres abrégèrent la journée, que les dieux et les hommes trouvèrent trop rapide. Un point restait à régler, la nourriture, dont les immortels se montraient fort inquiets. Merlin pro¬ mit de leur ôler ce souci. Chaque matin, ils trou¬ veraient, à un endroit aisé à reconnaître qu'il leur désigna, un peu de miel, des baies de myrtile, trois ou quatre olives et même, aux jours de fête, un grain d'encens. Voilà pour les grands dieux. Les petits en auraient justement la moitié. C'était le nécessaire ; le superflu viendrait plus tard. En récompense , l'Enchanteur exigea une seule chose des dieux tombés, à savoir, qu'ils lui fus¬ sent aveuglément soumis, qu'au premier signe, LES DIEUX CHANGÉS EN NAINS 477 ils descendissent vers lui, en qualité de nains , gnomes, elfes , génies, esprits follets, tels que le moindre enchanteur en a touj ours des légions à son service. Encore s'engageait-il à ne les évoquer que rarement, pour ainsi dire, jamais. Et qu'au¬ raient-ils à faire ! à porter à Viviane un mot, une plainte, un soupir, un songe, quelquefois moins encore. Ainsi s'acheva sans trouble ni tumulte la révo¬ lution la plus grande qui se fût vue dans le monde. Tous les dieux se trouvèrent des génies, toutes les déesses des fées ; et ce changement infini ne coûta pas une goutte de sang, pas même une larme, ni sur la terre, ni dans le ciel. Ayant ainsi réglé le culte, la liturgie, les occu¬ pations, l'état des anciens dieux, Merlin s'apprêta à les quitter pour redescendre vers les demeures des hommes. Les immortels lui firent son cortège jusqu'au bas de la montagne , armés de fouets retentissants, dont ils aiguillonnaient leurs petits attelages. Plus d'un fut renversé du char par trop de hâte ; et c'était un spectacle dont notre héros eût pu tirer vanité, que tant de divinités, belles encore, non ridées, qui marchaient sur ses traces. Un beau coucher de soleil éclairait leurs pas. Le rossignol dans le bois, le papillon sur le myrte , la cigale dans le sentier, tout était à sa place, 27. 478 MERLIN L'ENCHANTEUR hormis pourtant les choses sacrées. Les dieux seuls étaient changés ; par malheur, ils s'en aper¬ cevaient clans le miroir des ruisseaux. Une timi¬ dité inconnue se glissait clans leurs cœurs. Au moment de gagner la plaine, ils s'arrêtèrent. Leurs fronts se couvrirent d'une rougeur semblable à celle d'une mûre piquée par une abeille, et ils di¬ rent d'une commune voix : « Nous entrerions volontiers, Merlin, clans la plaine poudreuse avec vous ; mais peut-être ren¬ contrerions-nous des hommes, et nous craignons leurs moqueries. Pour cles dieux, il n'est rien de plus triste que la peur du ridicule, —• 0 ciel ! le ridicule ! est-il donc fait pour vous! Vous êtes beaux, éloquents, ingénieux. Vos traits, quoique diminués , sont encore clignes du marbre. Gomment, avec cela, craindre l'ironie !» Puis se tournant de manière à être entendu de Jacques : « Honni soit, poursuivit Merlin , honni soit qui se moque cles dieux tombés ! Non ! je ne sais rien de plus lâche que de ramper sous Jupiter tant qu'il porte la foudre et de le huer dès qu'il est désarmé. Pour moi, il m'est quelquefois arrivé, clans ma jeunesse, de provoquer cles dieux. C'étaient cles dieux puissants, capables s'ils l'eussent voulu de me foudroyer d'un regard, d'ailleurs rassasiés d'en¬ cens et de flatteries... Mais vous qui pleurez, pau- LES DIEUX CHANGÉS EN NAINS 479 vres immortels, quancl la terre entière vous est fermée, il vous reste un refuge clans le cœur de Merlin ; croyez-moi, si je désire voir, moi vivant, le règne de Injustice, c'est dans votre seul intérêt. — Nous vous croyons, répondit Jupiter; il est certain qu'à la vue de certaines iniquités, si elles duraient, Jupiter ne pourrait plus croire en lui- même. » A ces mots , Merlin salua une dernière fois les immortels, qu'il laissa également ravis de sa bonne grâce et de sa magnanimité ; pendant qu'ils allaient tout émus se blottir sous des buissons de myrte, il prit un petit chemin bordé de pla¬ tanes, fréquenté le plus souvent par des tortues. IV « Le bon Prométhée vit-il encore? » s'écria-t-il en se retournant, confus d'avoir adressé si tard celle question aux dieux? Toutefois, ils l'entendi¬ rent ; l'écho répondit : « Encore ! » Merlin apprit non-seulement que le Titan vi¬ vait, mais que son supplice n'avait fait qu'em¬ pirer , à ce point que personne ne pouvait en prévoir la fin. - 480 MERLIN L'ENCHANTEUR « Certes, pensa-t-il en lui-même, je ne quitterai pas ces lieux sans avoir mis un terme à de si grands maux. » Et comme un voyageur qui s'aperçoit trop tard qu'il a oublié de donner leur salaire à ses hôtes, il revint sur ses pas en grande hâte, et fit rougir les immortels de leur rancune. Moitié prière, moi¬ tié menace, il arracha de Jupiter le pardon de Prométhée. 11 fit plus; il remplit Jacques du désir de dé¬ livrer sans retard le Titan, qu'illui dépeignit comme un des plus grands hommes de bien, d'ailleurs ennemi mortel des païens. Jacques se munit d'une paire de limes, de tenailles, d'un marteau que son maître lui laissa emporter, quoiqu'il pensât n'en avoir pas besoin. Ainsi armés, tous deux s'ache- minèrenL de val en val, vers le roc de Promé¬ thée, dans la compagnie d'un faune velu qui leur servit de guide et savait le chemin le plus court. Un soir, avant de gravir la montagne maudite, ils entendirent des mugissements qui sortaient d'une caverne marine. « Ce sont là les sirènes, dit Merlin à son servi¬ teur. Je m'attendais à les rencontrer, mais seule¬ ment un peu plus loin. Prends garde, ami, de te laisser séduire à leurs voix enchanteresses. Imite- moi et te bouche les oreilles. C'est l'endroit le plus périlleux de notre entreprise. » LES DIEUX CHANGÉS EN NAINS 481 Jacques obéit. Mais du coin de l'œil il regarda l'entrée de la caverne marine ; il en vit sortir, se traînant sur le ventre, de longs corps huileux à tête chauve, qui se précipitaient l'un après l'autre dans les flots. « Ce ne sont point des sirènes, ô maître, mais de bons et gras veaux de mer, à telles enseignes que ceux-ci ont, comme les autres, de longues moustaches roides et blondes sous le museau. — Ce sont les sirènes, te dis-je ; et tu te laisses déjà égarer par leurs prestiges. Sans doute,le temps qui ronge tout a altéré leurs traits divins, et les moustaches dont tu parles peuvent en être la preuve. Mais sois sûr que leurs voix n'ont pas changé ; si elles frappaient de nouveau tes oreilles, je ne pourrais peut-être moi-même te préserver de toute fascination, car je n'ai pas encore une seule fois éprouvé ma puissance contre ces en¬ chanteresses. Sois prudent, ô mon fils, et passe sans écouter leurs chansons. Le matin du dixième jour, ils gravissaient en silence le calvaire de Prométhée. Souvent ils s'ar¬ rêtaient pour regarder s'ils ne découvriraient pas le Titan. Plus d'une fois Jacques crut le voir dans l'entaillure d'une roche éboulée. Mais les flancs de la montagne fumaient, au lever du soleil, comme ceux d'un cheval ruisselant de sueur et trompaient les regards, Enfin, ils l'aperçurent au bord d'un 482 MERLIN L'ENCHANTEUR roc en saillie. Et quels furent l'étonnement et même la confusion cle Merlin en voyant que Prométhée était debout et délivré en face de deux archanges cuirassés d'or et de diamants, qui venaient de rom¬ pre ses fers, ainsi qu'il a été raconté plus ample¬ ment ailleurs ! Merliivhâta ses pas vers le Titan, et dès qu'il fut à portée de la voix, tout hors d'haleine : « Vois, ô Prométhée, comme de tous côtés nous venons à ton aide. Moi aussi je pressais ma course pour te délivrer plus vite. Certes, j'eusse désiré que cette gloire m'appartînt ; il n'en est aucune que j'eusse souhaité davantage. Mais puisque ceux-ci , grâce à leurs ailes d'archanges, ont été plus prompts que moi, je ne m'en affligerai pas. —■ Les connais-tu, toi qui arrives si tard? lui répondit Prométhée en montrant de la main les deux archanges qui achevaient de briser le der¬ nier anneau de fer. — Us ne sont pas de ma légion, dit Merlin. Mais tu peux sans crainte aller où ils ont hâte do te conduire. Nous allons tous au même but. » A ces mots le Titan s'éloigna en suivant à grands pas les deux archanges sur les cimes ; et, à mesure qu'ils montaient, ceux-ci essayaient leurs ailes, comme pour prendre leur essor. Alors, au haut des cieux, on entendit des voix qui chantaient le Gloria in excelsis. En même temps, .un bruit de LES DIEUX CHANGÉS EN NAINS 483 frôlement d'ailes agita l'air, comme lorsque des troupeaux de grues cherchent, le soir, où se re¬ poser ; à peine elles ont rasé la terre, elles repartent en tumulte. Ainsi les docteurs de la loi, les saints couronnés d'auréoles, portés sur des nues, pen¬ chèrent la tète pour voir la délivrance du Titan. Ils semaient des fleurs célestes qui retombaient en pluie sur les cimes argentées de neige. La cloche d'un monastère se fit entendre ; à son tintement se mêlèrent Y Ave regina cœlorum et V Alléluia. Le Titan y répondit d'une voix formidable par un hymne d'Orphée, qui fit tressaillir les bois sacrés. Merlin, debout à l'endroit où le rocher avait été usé par les flancs de Prométhée , répondit à son tour, au cri de la terre et du ciel, par une triade druidique. Cependant, à la vue des archanges, Jacques était tombé la face prosternée contre terre ; d'une voix étouffée il répétait : « J ésus ! J ésus! » Dès qu'il osa se relever, il vit près de lui, traînant l'aile, demi-mort, l'aigle de Prométhée. Il l'acheva d'un jet de pierre; et, lui ayant ar¬ raché le foie sanglant, il s'en frotta les membres , qui acquirent par ce charme une force invincible. Heureux si la même vigueur se fût communiquée à son esprit et à son cœur ! Mais il ne devait pas en être ainsi. 484 merUn l'enchanteur Y Quand la délivrance du Titan fut consommée, il se lit un long silence sur toute la terre. Merlin le rompit le premier par ces mots : « Y a-t-il encore dans le monde des vivants, quel¬ que noble esprit enchaîné à la matière? » Les sanglots qui partirent du fond des vallées lui apprirent qu'il y en avait encore plusieurs de ce nombre, ce qui le remplit d'étonnement et d'in¬ dignation. Il se mit alors à la recherche de ces es¬ prits enchaînés, et partout où il les trouvait il allait les délivrant l'un après l'autre. Il s'attachait prin¬ cipalement à ceux qui, par trop d'audace, avaient irrité les anciens dieux. « Car, disait-il, ceux-là m'ont précédé. Je leur dois mon appui. » Ainsi rêvant, le premier qu'il rencontra fut Tan¬ tale, lequel se tenait accroupi au bord d'une mare fétide. « Pourquoi, lui dit-il, pauvre Tantale, t'obstines- tu à regarder en bas vers ce limon grouillant de reptiles et de crabes, qui te fuit et te trompe ? Lève donc, une fois, les yeux vers la source d'en haut; tu seras désaltéré. » LES DIEUX CHANGÉS EN NAINS 485 Et, sans attendre la réponse, il fit couler sur les lèvres brûlantes et noires de Tantale quel¬ ques gouttes de l'eau du Saint-Graal, dont il em¬ portait toujours le vase gothique avec lui dans ses pèlerinages, pour se prémunir lui-même contre l'aridité fréquente des choses, des lieux et même des hommes. Dès que Tantale eut senti sur ses lèvres le bord du vase enlevé à la table du noble Arthus , il se sentit revivre. « Permets-moi de te suivre, ô Merlin! s'écria-t-il, car je reconnais en toi la fontaine dont j'avais soif. Je me désaltère enfin de ma soif infinie dans les rayons de tes yeux. —• Je le veux bien, Tantale, lui dit Merlin. Suis- moi jusqu'à ce que tu te sois abreuvé aux sources qui ne tarissent pas. » Il affranchit de même ceux qu'il trouva enchaînés dans les liens de la matière, et tous le suivaient comme leur libérateur, témoin Phaéton, qu'il re¬ leva brisé de sa chute de l'Empyrée. Combien ils étaient étonnés de ne plus être enfermés dans l'an¬ cienne prison des choses ! Ils se sentaient libres pour la première fois. Un seul désespéra longtemps de suivre le libé¬ rateur ; car, pour celui-là, il était plongé jusqu'à mi-corps dans une maremme, et il criait incessam¬ ment : « Des ailes ! des ailes ! » sans essayer de 486 MERLIN L'ENCHANTEUR sortir de l'étang- gluant et des herbes rampantes où il était enseveli. A son visage, Merlin ne put reconnaître si c'était là un dieu ou un demi-dieu , tant la fange qui le couvrait avait défiguré ses traits. Mais, en approchant davantage, son incertitude disparut plus qu'à moitié. « C'est plus qu'un homme, dit-il, mais ce n'est pas un dieu. — Il demande des ailes, ô maître ! repartit Jac¬ ques. Qui pourrait lui en donner? — Moi, s'il est vraiment celui que j'imagine et qui s'appelle Icare. —• Tu l'as dit, interrompit celui que tous deux regardaient avec pitié. Je suis Icare, et je pleure parce que je ne puis franchir l'abîme des choses terrestres, et qu'il me faut rester éternellement sur ce rivage de boue dans lequel tu me vois plongé, sans espoir d'en sortir autrement que par ton aide. —■ Bon Icare, répliqua Merlin, tes pleurs sont un honneur pour toi. C'est un noble orgueil qui te pousse ; et le désir de franchir l'ancien abîme eût mérité des anciens dieux une autre récom¬ pense. — Des ailes ! des ailes ! dqnne-moi des ailes, ô Merlin ! — Je t'en donnerai, mais elles ne seront pas de cire, et l'ardeur jalouse du soleil ne pourra rien LES DIEUX CHANGÉS EN NAINS 487 contre elles. Si tu veux suivre la science de Merlin, les ailes te pousseront clans l'âme. Tu planeras sur les choses et sur l'océan des êtres, sans crainte de retomber dans le gouffre ; tu braveras sa souil¬ lure. » Instruit par la douleur et par sa chute, le bon Icare comprit ces paroles. Depuis ce moment, il devint le disciple assidu de Merlin, il l'accom¬ pagna tant que le prophète demeura en ces lieux, et des ailes lui poussaient chaque jour ; elles grandissaient si bien , qu'avant la saison des pluies il put prendre l'essor et traverser sans peine l'incommensurable abîme. C'était un jeu pour lui de planer sur la face frissonnante des océans et de voler des colonnes d'Hercule au seuil pavoisé d'Àrthus. A le voir si radieux, qui parcourait l'Empyrée, Jacques ne put s'empêcher d'en concevoir quelque envie (c'était là son plus grand défaut) ; depuis cette heure il criait aussi, jour et nuit : « Des ailes ! ô maître ! donnez-moi des ailes ! » Merlin lui répondit : « Elles te pousseront aussi, sois-en sûr, car j'y veille moi-même à chaque instant. Mais il n'est pas temps encore. Plus de modestie te convient au¬ jourd'hui. » Et il ajouta ; « Combien nous manque maintenant le sage 488 MERLIN L'ENCHANTEUR Turpin ! Oùl'avons-nous laissé? Où s'est-il oublié? Il donnerait par sa plume l'immortalité à tout ce qui se passe autour de nous depuis ces derniers jours. Vois donc, ô Jacques! combien de savoir écrire te serait utile dans le temps où nous som¬ mes ! Quelles belles histoires tu pourrais éterniser, qui risquent de tomber dans l'oubli ! Promets-moi, mon ami, d'apprendre l'alphabet, comme je t'en ai prié tant de fois. Pour aujourd'hui, fais quel¬ ques entailles sur ton bâton de noisetier, afin de te rappeler plus tard, sinon le tout, au moins les principales circonstances de ce que tu viens de voir. » Ce jour-là, Jacques promit solennellement d'ap¬ prendre à lire et à écrire ; il en sentit, pour la pre¬ mière fois, la nécessité. Mais les temps changés, il oublia ce qu'il avait promis. Voyant cela, Merlin soupirait et disait : « Que les hommes sont rares, Jacques, plus ra¬ res encore que les dieux ! » VI « Moi seule resterai-je abandonnée? » Ces pa¬ roles s'échappèrent d'une ruine qui dominait le rivage ; elles étaient prononcées par une jeune LES DIEUX CHANGÉS EN NAINS 489 fille qui s'obstinait à chercher un objet perdu clans les décombres d'un palais. Vous l'auriez crue elle-même égarée, tant sa recherche était ardente et vaine. La belle chercheuse était nue et sans aucun voile. « Sa beauté est son vêtement, dit Merlin à Jac¬ ques. Reste ici en arrière, puisque tes yeux encore grossiers ne voient pas quelles draperies l'enve¬ loppent. Moi seul je monterai vers elle; moi seul j'affronterai les regards de Psyché, car, certai¬ nement, c'est elle, si je dois me fier à mes pres¬ sentiments. » Psyché était debout sur le pavé en mosaïque d'un escalier croulant ; elle semblait écouter, la tête penchée en avant, un doigt posé sur ses lèvres. De l'autre main elle tenait encore sa lampe éteinte. Le temps n'avait en rien diminué sa beauté. C'é¬ taient toujours les mêmes yeux ingénus couleur de pervenche, le même arc délié des sourcils, les mêmes joues virginales teintes de leur premier duvet, les mêmes lèvres vermeilles , les mêmes cheveux blonds ondés de brun, dénoués sur les épaules. Peut-être son front était-il un peu plus pâle ; peut-être les veines bleues de ses tempes étaient-elles moins gonflées, moins transparentes; peut-être aussi rasait-elle moins légèrement le sol en marchant. Dans tout le reste elle semblait em- 490 MERLIN L'ENQHANTEUR bellie; son sein se soulevait plus fréquemment; de plus longs soupirs s'échappaient de son cœur ; une flamme plus vive, plus pénétrante, jaillissait de ses paupières sous ses cils noirs d'ébène. A demi entr'ouverte, sa bouche semblait près de ré¬ véler mille secrets trop longtemps retenus. Vous y eussiez deviné surtout l'attente, l'angoisse, la mé¬ lancolie qu'engendre l'espérance toujours déçue et toujours renaissante. Autour d'elle, les Heures, à la belle chevelure, s'étaient arrêtées et gardaient le silence. A la contempler ainsi, tout le cœur de Merlin tressaillit et vola au-devant d'elle. Sa langue se dessécha à son palais. L'endroit où il était dis¬ parut à ses yeux ; il ne vit plus que Psyché. Res¬ ter avec elle dans ces lieux désolés, parmi ces décombres , lui tenir lieu de tout ce qu'elle avait perdu, lui bâtir de ses mains une cabane qui lui ferait oublier l'ancien palais détruit, l'épouser à la face des dieux, ces idées, mille autres plus étranges, traversèrent sa pensée. Mais la sagesse l'emporta sur cette surprise du cœur ; il é tait redevenu maî tre au moins de son visage, lorsqu'il se trouva au¬ près d'elle. Il venait de fouler et d'écraser sous ses pieds de petits coquillages incrustés dans le sable. Ce faible bruit éveille Psyché de son rêve, Elle tourne la tète et pousse un cri. LES DIEUX CHANGÉS EN NAINS 491 il s'écria : 492 MERLIN L'ENCHANTEUR « 0 Psyché ! ô âme fidèle ! que ne suis-je venu avant celui qui t'a fait cette blessure ! Ce n'est pas moi qui t'aurais récompensée de tant de sou¬ pirs et d'une curiosité si amoureuse par l'abandon et par l'oubli. —- Dis-moi seulement où il est, reprit Psyché. —■ Loin d'ici. Il est parmi les joutes, les tour¬ nois et les palefrois ambiants, dans la cour réson¬ nante d'Arthus, avec Tristan et Ysëult, avec le roi Marc, avec Griselidis, avec le bon Lancelot, avec la châtelaine de Vergy et le sire de Coucy. Ce , sont eux qui, après moi, savent le plus de choses d'amour. Va les trouver, ô Psyché ! ils t'en diront davantage. Pour moi, il est plus sage de me taire. Viviane peut-être nous écoute. Mais les chevaux que voici t'abrégeront le chemin. » Il venait d'apercevoir deux chevaux débridés qui paissaient l'herbe des décombres, attelés à un petit char qu'on avait oublié dans ces dé¬ serts. Psyché s'élance sur le char d'ivoire et reçoit, des mains de Merlin, les rênes de soie et le fouet armé de noeuds d'argent. Elle ne voulut pas se séparer de sa lampe. Il la lui tendit par la chaîne, et elle la plaça à ses pieds. Il jeta aussi son propre manteau d'azur sur les épaules nues, frissonnantes de Psyché. Combien, alors, il eût voulu s'asseoir à ses côtés LES DIEUX CHANGÉS EN NAINS 493 et diriger lui-même l'attelage, d'autant plus qu'il craignait pour elle mille dangers, et l'incertitude des routes, dans les pays nouveaux, souvent mal régis, qu'elle allait traverser. Mais elle ne lui laissa pas le temps de se raviser. Il resta immo¬ bile , les bras tendus, à la place où il était, pendant que Psyché , après avoir tourné la tête vers lui, était emportée vers les royaumes d'Ar- thus, dans les lieux emparadisés où l'amour vit encore. Il voulut ouvrir la bouche pour dire au moins : Adieu ! La parole expira sur ses lèvres. Alors il chercha des yeux l'ornière des roues du char sur le sable. Mais tout avait déjà disparu, et Psyché, et le char, et la trace même des roues étincelantes sur la rosée du soir. MERLIN L'ENCHANTEUR. T. I. vr: ■ - • XI?: XUSTG iiiïv'vs';:' vh-^Vi >■&£ . ir : "s:: jif;Hâ ' >;p - ^ ' . ~ §Ë . . î.":: 'iJiOO SrIfXnO/.i i ;:»'0 ~ r> ',yriy^\'.? W\y: " «:;-i ï-^î-"•' 'VSi' -, ... ... . . .. yxz . NOTES DU TOME PREMIER I. — Page 8. « Moi seul j'irai, » etc. Ce commencement est clans la tradition. II. — Page 23. « C'est moi qui..., » etc. Traduction littérale d'un fragment de poésie gallique. III. — Page 280. — La malédiction du Barde. « Quoique Jean l'Anglais, » etc. Début d'un de nos anciens chants populaires bretons. Dans un sujet qui tient si intimement aux traditions de la France, il était impossible de ne pas donner un écho à l'ancienne haine populaire de la France et de l'Angleterre. Mais on verra dans le volume suivant que la malédiction n'est pas le dernier mot de Merlin. La colère du Barde ne 496 NOTES lui a pas ôté l'esprit de justice envers une grande nation et il n'a mis en jeu ces violentes aversions de race que pour rendre plus éclatante la réconciliation finale. Au reste, ce qui est dit du massacre des bardes et des ressentiments contre les Anglo-Saxons est partout au fond des légendes de Merlin : « La race saxonne fondra sur nous avec son esprit féroce, et, de nouveau, elle nous détruira cruellement nous et nos villes, » etc. Insuper incumbet gens Saxona Marte feroci Quœ nos et nostras iterùm crudeliter urbes Subvertet, etc., etc. IV. — PAGES 412-419. « On choisit pour lutter, » etc. Le duel de Merlin et des devins du moyen âge appar¬ tient à la tradition. J'aurais pu emprunter quelques traits de plus aux prophéties latines. Ces traits auraient peut- être paru trop vifs à notre époque; je m'en suis abstenu. Les lignes sur le verger aux pommes d'or et sur Morgane sont tirées des chants galliques. FIN DU TOME PREMIER NOTES DE Mme EDGAR QUINET Nul poëte ne s'est peint aussi fidèlement clans son héros, qu'Edgar Quinet, dans Merlin. La fiction poétique était imposée par la tradition, par les vieux poëmes français du douzième siècle, mais les idées, les faits, les impressions appartiennent à l'histoire et à l'autobiographie. Toute part faite à la légende, on pourrait considérer Merlin comme des Mémoires mêlés de fiction, surtout comme le journal des pensées de l'exil pendant les neuf premières années : la malédiction contre le crime de décembre éclate d'un bout à l'autre. Merlin, patron de la France, se prêtait merveilleusement à réunir les légendes de tous les siècles, mais il excel¬ lait surtout à personnifier le penseur, l'exilé qui cherchait à faire pénétrer dans la France asservie et muette les idées de justice et de liberté qui soutenaient les pros¬ crits par delà les frontières : avis, pressentiments, ai¬ guillons et glaives de la parole ; mais aussi des chants d'espérance. Après tout, Merlin est le livre de l'espé¬ rance et le livre des exilés. Cela est si vrai qu'il fut le bréviaire d'un homme stoïque entre tous: Ferdinand Flocon promettait à ce livre un jour de justice qui durera toujours : « Quand on retrouvera ce livre après vingt ans, « après trente ans, écrivait-il, on sera ébloui des trésors de « sagesse, de passion, de patriotisme qui y sont renfer- « més. Pour moi qui l'ai lu et relu dix fois, j'y puise à « chaque lecture la force, la foi, la consolation. Aussi « dans quel état, grand Dieu ! se trouvent ces deux pré- «■ cieux volumes. » Gharras, de son côté, disait : « Il faut « vous remercier de cette œuvre qui est l'honneur de « notre parti et de l'époque. Il y a des pages en nombre « qui sont grandes comme le monde. Vous nous avez 28. 498 MERLIN L'ENCHANTEUR « remués à ne pas nous laisser une molécule du cœur en « repos. » Edgar Quinet leur répondit : « Vous avez senti avec vos « cœurs d'exilés que j'ai rassemblé dans ce volume toutes « les souffrances, idées, oris de justice, malédictions, mais t aussi les espérances de l'exil, les sentiments proscrits « qui sont refoulés en nous depuis dix ans et qu'il était « impossible d'exprimer, de publier. Pour les faire pé- « nétreren France, il a fallu prendre des formes détour- « nées, ainsi qu'il est arrivé dans toutes les époques d'op- « pression intellectuelle et morale. J'ai crié à travers les « fentes de notre tombeau de Merlin, dans lequel vous et « moi et nous tous sommes enterrés vivants. L'ennemi « l'a compris, si j'en juge par les hurlements de rage de « ses journaux. Bonapartistes et cléricaux déclarent que « Merlin est un livre criminel, blasphémateur, impie, < socialiste. Ces épithètes durent quatre colonnes. » Livre I. Merlin, d'après la légende, est fils de Satan et d'une religieuse; mais celte première scène de l'enfer (p. 4-6) n'est autre que le souvenir d'une séance de la Législative, la veille du coup d'Etat, discussions inextri¬ cables des deux camps de la Réaction, dont chacun s'ef¬ forçait de perdre l'autre. « Dans ce chaos, une seule voix se taisait,-» c'était celle de Louis Bonaparte « serpent boa qui enlaçait la France dans ses replis. » Cette prédiction d'Edgar Quinet date d'octobre 1848. Dans les chapitres suivants (p. 16-26) on retrouve les sentiments de l'adolescent, les rêveries poétiques, les in¬ fluences qui présidèrent à son éducation ; Taliesin rap¬ pelle le savant Kreutzer. Viviane est bien la fée de la légende, mais c'est surtout la femme de l'exilé , la compagne de ses travaux pendant vingt-quatre ans. « Ils marchaient tous deux au bord de l'Océan (p. 37); ces li¬ gnes furent écrites à Blankenberghe, près d'Ostende, en juillet 1852. » La libre fantaisie ne saurait s'assujettira la chronologie, dans un livre d'imagination, aussi le poëte s'est-il donné pleine liberté de parcourir à son gré les temps et l'espace, NOTES 499 et de placer la scène des enchantements là où son cœur le ramenait toujours, vers Gertines, dans la forêt de Seil- lon, près de Bourg- en Bresse. Livre II. Merlin enchante Paris. C'était un de ses chapitres de prédilection. Forcé de suivre le fil conduc¬ teur de la légende, le poëte évoque d'abord les héros du cycle d'Arthus; il s'en sert pour dire des vérités har¬ dies à la France de 1852, encore fascinée par la tradition napoléonienne : « Pourquoi, France, me navres-tu de « ce glaive que j'ai moi-même aiguisé ? Tes enfants « seront éblouis des étincelles de fer et d'acier qui en « jaillissent ; ils en oublieront l'innocente lumière du jour « (p. 46). » Au peuple il dit : i Je vous servirai et ne « vousflatterai pas (p. 52). » Aux nationalités qu'il a ser¬ vies : « Que les forts ne dépouillent pas les plus faibles.» Toutes les vues d'Edgar Quinet sur la liberté, la frater¬ nité, sur la religion, il les a déposées dans ce livre; puis les expériences, les souvenirs de sa vie, jusqu'à des con¬ versations textuelles. C'est dans les Triades qu'il a mis sa pensée la plus haute; profession de foi immortelle qui ré¬ sume son existence : « Quand la mer de servitude a « monté et a couvert la terre, j'ai retrouvé le chemin des « pensées sereines. Je me suis assis sur un pic escarpé « avec le compagnon de ma vie éternelle (p. 80-87). » Par un besoin de varier son livre, voici des pages qui rappellent son arrivée à Paris, en -1820, son impression des femmes parisiennes; le portrait d'Isaline (p. 89-99) est pris sur nature. LivnE III. La plupart des livres commencent par une sorte d'invocation, étrangère au sujet, mais destinée à fixer le souvenir de tel événement arrivé dans la journée même : « Quelle joie, d'ouvrir sa porte à des hôtes aimés ! (p. 101) » s'adresse à une charmante jeune fille, Marie de Quelle, depuis morte à la fleur de l'âge; elle arrivait à Veytaux le jour où. Edgar Quinet écrivait Le monde des Heureux. Cette poétique idée (p. 102-117) n'exige pas de commentaires; la forêt où les êtres imaginaires sont cvo- 500 MERLIN L'ENCHANTEUR qués par Merlin a été peinte d'après nature, à Pratteln, près Bàle. Une légende persane, la Rose et le Ros¬ signol, qui renferme les pensées les plus sérieuses sur le mariage, puis la légende de Saint-Christophe, l'invention de l'architecture gothique terminent le livre III. Quant à la descente aux enfers, imposée par les origines de Merlin, le prophète ne s'y arrête pas : « Laisse le passé, l'avenir seul est à toi,» lui dit Viviane (p. 139). En effet à Dante, à Milton était échue la création de Y Enfer, du Pa¬ radis, à Edgar Quinet celle des Limbes. Ses critiques ont placé cette conception parmi les plus hautes de l'œuvre; lui-même y tenait beaucoup. Livre IV. Une invocation sacrée aux morts bien- aimés commence le pèlerinage du Conducteur des trois vies (les Triades bardiques désignent ainsi Merlin). Où trouver des images pour peindre l'invisible, le domaine des choses incréées? Les pics des glaciers se prêtent, seuls, à l'idée d'un monde quia précédé la vie. Nous ha¬ bitions en 1858 la vallée de la Linth, au pied des neiges éternelles ; ce paysage fantastique, désert de fleurs et de glace, que nous eûmes sous les yeux pendant trois mois se retrouve ici (p. 143). Les scènes, les tableaux de la vie alpestre s'harmonisaient avec la conception hardie des Limbes. Chacun jugera ici, par sa propre émotion, de la valeur de ce livre. Charlemagne et Napoléon, Mahomet et Luther, Christophe Colomb et Michel Ange, Iléloïse et Abeilard, le cortège des rois de France, Louis XVI et Mirabeau, le peuple héroïque de 92, Robespierre et les Douze, Guillaume le Taciturne et Washington, le groupe sacré des penseurs, sur le sommet le plus escarpé de l'invisible, le chœur des mystiques parmi lesquels Adam Mickiewicz, les divins musiciens qui apprennent dès les Limbes le soupir des choses (et tout l'art musical est défini dans cette page 214), telles sont les grandes figures évoquées par Merlin. Ce qui attire et émeut le plus, ce sont les passages où l'auteur se met en scène (p. 159-161); elles montrent le Juste qui a souffert pour la justice, le fier proscrit qui a préféré s'immoler vingt ans, loin du NOTES 501 pays qu'il adore, plutôt que de courber la tête et de plier sous le joug: « Tu adoreras la justice; elle te sera re- « fusée. Chaque jour tu attendras la liberté; elle ne « viendra pas pour toi. A la fin viendra le long exil. Tu « sentiras l'oubli passer sur ta face, comme un souffle « avant-coureur de l'éternelle nuit; mais à l'heure où le < fardeau eût été trop pesant pour toi , une âme « meilleure que la tienne viendra à ton aide ; elle se « tiendra debout près de toi, comme l'invincible es- « poir ; celle-là te cachera l'abandon dé presque toutes « les autres. » Ici, Edgar Quinet désigne sa compagne d'exil (p. 161). « Il chercha à ses côtés celle qui devait « le consoler. Est-ce elle qui survivra ? Et d'invisibles « larmes l'aveuglèrent, avant qu'il eût essayé de parler. » Dans une des plus belles scènes des Limbes, le poëte entrevoit les grandes âmes qui monteront sur la terre quand il aura quitté le monde des vivants: « Seront-ils de mon pays, de ma race? (p. 172) » Cette vision par delà le tombeau devrait susciter des hommes de bien, inspi¬ rer de saintes ambitions ! Les confidences person¬ nelles continuent (p. 215). Edgar Quinet veut connaître ceux qui feront avec lui le pèlerinage de la vie, les amis d'enfance, de jeunesse. D'abord un souvenir douloureux de 1825 ; puis les êtres aimés qu'il a perdus. Une page tendre, éloquenle (p. 218) est inspirée par M. Michelet, « ce frère « plus qu'un frère, celui qui porte dans ses mains les « lablettes encore blanches de l'Histoire de France. » Le témoignage d'affection aux amis d'exil est en même temps une revendication de la justice. Au moment où la vision va s'évanouir, il veut les appeler : Frères ! amis ! «. Tous continuèrent leur chemin en silence, sans tourner « la tête. Une seule, dont la conscience brillait comme un « diamant, s'arrêta et me dit: « Va, je te^suis... » Je « regardais celle qui m'accompagnait et je lui dis : Où « est ton espoir? Le monde a passé. Toi, tu me restes. « Et le spectacle de tout ce qui n'était pas elle s'abîma « sans retour, s 502 MERLIN L'ENCHANTEUR Je recueille ces paroles bénies, comme un trésor pour l'éternité. Les Limbes finissent page 221 ; les chapitres suivants, Séraphine, l'invention de la poésie, langue de l'amour, ressemblent aux scherzo d'une symphonie, par le change¬ ment de rhythnie, ou de ton. Le finale (231) est encore un souvenir du foyer paterpel ; mais hélas ! Merlin n'a ja¬ mais habité Gertines avec Viviane. Livre VII. Ce prologue : « Heure qui passe, arrête-toi ! » écrit dans la ravissante vallée de Linthal, résume toute une vie de félicité. La Bonne Aventure de Jacques Bonhomme a eu le plus vif succès et donne l'idée de ce que pourrait être une his¬ toire de France populaire, sérieuse et enjouée, véridique surtout, conçue dans cet esprit si rare : servir le peuple, non le flatter. La légende exigeait la rupture de Merlin et de Viviane, l'intérêt du roman aussi (249). Dans les Pèlerinages repa¬ raît l'autobiographie : l'invocation, les adieux (271-273) datent du 11 décembre 1851, jour où le proscrit quitta . la France. Ce sont les pensées déchirantes de cette heure terrible : « Adieu, France, l'honorée ! Mes yeux te reverront- « ils jamais? A cette pensée, mon âme se trouble, comme « si je descendais au fond de la mer d'angoisse. Et pour- « tant mieux vaut encore ne pas te voir qu'assister à tes « maux sans pouvoir les guérir. Que de fois j'ai usé pour « toi les forces de mon cœur et presque toujours vaine- « ment ! ta plaie est si grande ! C'est mourir que d'y penser. « Fais-moi d'avance un tombeau sous une pierre qui parle « et mets-la dans les lieux réservés aux sauveurs â e venir. » Avant de nous montrer le proscrit en Belgique, en Alle¬ magne, en Suisse, le poète se souvient de son voyage en Angleterre;malheureusement, au moment où il écrivait le livre des Pèlerinages, les Anglais faisaient un accueil en¬ thousiaste à Louis Bonaparte (« Hengist le païen dont les mains ruisselaient de carnage »). Ils avaient l'air d'adorer notes 503 le meurtrier. De là cette Malédiction du Barde (280), que les Anglais lui reprochent encore. Edgar Quinet a exhalé toute l'indignation que lui inspiraient les persécu¬ tions dirigées contre les proscrits dans l'Europe entière. La libre Angleterre avait surtout le pouvoir d'exciter ses saintes colères; elle disait dans ce temps-là aux proscrits : « Que parlent-ils de justice! C'est pour nous seulement qu'elle est faite. » Le bon Merlin a regretté plus tard la violence de ses imprécations et les a atténuées par une note à la fin du tome I. Ce chant étrange et terrible est le cri de la justice, de l'humanité outragée. C'est pour ses frères d'exil qu'il protestait. Et voilà comment aux souve¬ nirs de son voyage à Londres en '1825 se mêlent les amères indignations de 1-854. L'arrivée du proscrit à Bruxelles, ses premières impres¬ sions chez les Belges, l'odieuse coutume de crever les yeux aux pinsons pour les faire concourir au prix du chant, barbarie qui lui arrachait à Spa ces paroles : « Peu¬ ples, n'avez-vous pas de honte d'ôter la lumière aux fils de la lumière? » la vision anticipée de Waterloo, souvenir de nos fréquentes pérégrinations à ce champ de bataille funèbre, les dunes de Blankenberghe, construites en osier, où nous regardions les flots de la mer du Nord se briser à nos pieds, tous ces tableaux appartiennent à notre vie en Belgique. Le pèlerinage en Allemagne nous ramène aux années 1827-1828 à Heidelberg : la teutomanie, la jalousie des nains contre le peuple à la fière pensée fait éclater la lutte entre les deux races. Le dialogue de Faust et de Merlin met en opposition l'obscurité de l'esprit allemand, l'être et le non être, et la vitalité, la clarté de l'esprit français si cordial et si humain. Ce livre est terminé par une Ballade, souvenir donné à la Roumanie : Florica est le portrait d'une amie (311). Livre IX. L'archevêque Turpin, qui représente à la fois le cycle d'Arthus et le cycle de Gharlemagne, noircit tout le parchemin des Gaules, en recueillant la chronique des temps fabuleux ou obscurs, mêlant l'histoire à la légende 504 MERLIN L'ENCHANTEUR de tous les pays, même celles de Roumanie; c'est le type du chroniqueur au moyen âge (327-336). Merlin enchante la source où boira le futur enchanteur Pétrarque; une visite à Yaucluse en 1843 a trouvé ici sa place. La Table Ronde. Nous voici en pleine tradition de l'an¬ cienne poésie française, en plein poëme du cycle d'Ar- thus : la coupe de saint Graal, la Table Ronde symbolisent la fraternité des peuples, la mission civilisatrice, hospi¬ talière de la France, qui a nourri, désaltéré tous les pros¬ crits de la terre, et les nations qui ont faim et soif de jus¬ tice. La République relèvera la Table Ronde renversée par les méchants. Un jour les peuples émancipés, réconciliés, seront associés par un lien fraternel et réaliseront le vœu du prophète. Il a confié la garde de la Table Ronde aux Français (340-356). Livre X (357-361). C'est le tableau de notre vie de Veytaux-Chillon, ce doux abri que le proscrit habitait depuis 1858 et qu'il quitta précipitamment le 5 septem¬ bre 1870 pour s'enfermer dans Paris assiégé. Pages in¬ times de notre existence au bord du lac Léman pendant douze ans, pensées matinales qui précédaient l'heure du travail. Merlin enchante l'Italie. Ici encore, mainte page est un souvenir de son voyage en Italie, de cette Italie qu'il a fidè¬ lement servie jusqu'à son dernier jour. Le proscrit de 1851, qui contribua à rouvrir les portes aux proscrits italiens, et à leur rendre leur champ paternel, ne savait pas s'il reverrait jamais le sien (370). La descente du Simplon à la ramasse, Venise la belle, célébrée dans la Ballade de Nella, les feux follets de Taglia-Pietra (387), son entrée à Rome en juillet 1832 (401), réminiscences du voyage en Italie. Livre XI. La Passion de Merlin est l'éternelle histoire des bienfaiteurs de l'humanilé, des précurseurs mécon- • nus (Jean IIuss, Savonarole, Galilée, elc.). On ne les brûle NOTES 505 plus dans des paniers d'osier ; mais les contemporains, incapables de les suivre, les renient. Merlin apparaît comme le génie de l'avenir, il brave le présent; dans sa profession de foi brillent la justice, la lumière, la liberté. Navré jusqu'à la mort, il triomphe de ses adversaires par l'amour; il ne peut encore les haïr. Mais ceux qui lui ont préparé son Calvaire, le peuple des ricaneurs, le vieux monde resle à jamais pétrifié dans le vide, dans la routine et dans la médiocrilé. L'histoire obscure, légendaire de l'Italie et de la Grèce des premiers siècles se môle ici (430) aux réminiscences du Voyagé en Morée; Jacques Bonhomme rappelle le paysan Oharollais qui accompagna Edgar Quinet dans son expé¬ dition à travers le pays en ruines, jonché de statues bri¬ sées. Les paysages, les chefs-d'œuvre, la végétation et même la famine de 1829, tout appartient à la réalité. Mais l'esprit des ruines n'habitait pas seulement la Grèce ra¬ vagée; au moment où s'achevait ce livre, d'autres pays semblaient menacés de décadence; Edgar Quinet est un de ceux qui l'ont conjurée avec toutes les forces de son cœur et de son intelligence. Le Livre XII est celui que M. Michelet aimait le plus. Los dieux changés en nains expliquent l'origine de la plu¬ part des Contes de fées. Petits de corps, infinis d'esprit, ces immortels transformés ont inspiré au poete les pages les plus charmantes de son œuvre. La nature hellénique est peinte avec la flamme du ciel d'Athènes; tout l'amour d'Edgar Quinet pour la Grèce éclate dans cette page touchante (458) : « Et moi aussi, « puissé-je revoir avec toi le matin piintanier sur la cime « du mont Lycée au seuil du temple d'Apollon le Secou- « rable! Je voudrais que la première aube nous caressât « tous deux de son haleine de jonquille tandis que l'o- ii deur des serpolets et des vignes vierges monterait vers « nous des ravins boisés de Phigalée. « Puissé-je encore, quand viendra l'heure suprême, ma « main dans ta main, exhaler avec toi mon âme sereine, << dans les temples sereins, sous la voûte d'azur, en môme MERLIN L'ENCHANTEUR. T. I. 29 506 MERLIN L'ENCHANTEUR o temps que le rossignol chantera dans la vallée d'Ampel- « lone et que l'île de Zante fleurira dans la mer épanouie « à nos pieds. » Le 27 mars 1875, une de ses dernières pensées a été pour la Grèce. FIN DES NOTES DU TOME PREMIER. TABLE DU TOME PREMIER Pages. Préface inédite i Préface de 1860 • v LIVRE I comment merlin, en aimant, devint un grand enchanteur. i. Prologue 1 ii. Moi seul j'irai 4 m. Séraphine 8 iv. Le héros de cette histoire est né 11 v. Éducation de Merlin 13 vi. Deux génies vivaient en lui 16 vit. Taliésin .- .• . 19 viii. Évocation stérile ■ 24 ix. Est-il condamné au célibat éternel? 27 x. Viviane 32 xi. Tout est divin, l'amour commence 37 xii. Où s'opéra ce premier enchantement? 40 LIVRE II 'merlin enchante paris et la terre de france. i. Les épécs • -43 ïii Le boire amoureux. 48 508 TABLE DU TOME PREMIER Pages. iii. Sacre des peuples 50 iv. Une fourmilière ou un royaume 53 v. Paris . 56 vi.. De grâce, soyez modeste! 59 vu. Geneviève la bergère 63 viii. C'est ici le royaume de Merlin 67 îx. L'amour répare la faute do l'amour 69 x. Fantasus le poêle 73 xi. Légers do cœur plus que feuillo légère 76 xii. Joyeuse entrée d'Arthus 78 xiii. Premier chant de Merlin 80 xiv. Le livre dos prophéties 87 xv. Isaline 88 LIVRE III Le monde des heureux. merlin a la recherche de son père. i. La forêt enchantée 101 ii. Les noces 117 m. Abritons noire Dieu. . 122 iv. Merlin à la recherche de son père 128 v. Laisse le passé, l'avenir seul est à loi 130 LIVRE IV le conducteur des trois vies. i. Morts bien-aimés ! 141 ii. Le berger et son troupeau. 148 iii. Les âmes ébauchées 151 iv. Les portes de bronze 154 v. Nouvelles rencontres 162 LIVRE V les lisides. i. Vision 171 il. Plus d'un so repentira d'être né 173 iii. Qui a fait ces ruines? 182 iv. Fuyons plus loin du jour! 186 v. Se créer une patrie 190 TABLE DU TOME PREMIER vi. Les âmes noires vu. Les ricaneurs. . 509 Pages. . 194 . 197 LIVRE VI suite des limbes. i. Ceux qui habitent les cimes 201 n. Les nouveau-nés 210 iii. Les musiciens 213 iv. Toi, tu me restes 215 v. Enlèvement 221 vi. La langue des pauvres . . • 227 vu. Récompense 231 LIVRE VII la bonne aventure. i. Heure qui passes, arrête-toi ! . 237 n. Le sage Merlin est-il devenu insensé? 246 iii. Jacques 252 iv. La bonne aventure 256 LIVRE VIII pèlerinages. i. Adieu 271 n. Malédiction 279 m. La bergeronnette . 286 iv. Le naufrage 290 v. La bataille 296 vi. Le magicien du Nord 305 vii. Florica 311 LIVRE IX la table ronde. i. Le scribe. 315 n. Le bassin d'or 322 m. Turpin 326 iv. Le trésor des sages 336 v. Le banquet . 340 510 TAULE DU TOME PKEM1EK LIVRE X merlin enchante les alpes et le jardin d'italie. Pages. i. Au pied dos rochers de Nave 357 n. L'avalanche m. Entrez chez vous, bonnes gens 368 iv. Les manteaux blancs 370 v. Un peuple amoureux 377 vi. Nella 383 vu. Arrière, Satan! 387 LIVRE XI la passion de merlin. I. Reniement 401 II. Iterùm crucifigi 411 ni. Les légions de Merlin 419 iv. Repentir 424 ' v. Les Pifferari 430 vi. Les esprits des ruines 436 vu. Rien n'est sacré aux artistes 447 viii. Le chant du hibou 450 LIVRE XII les dieux changés en nains. I. Petits de corps, infinis d'esprit 457 II. Le rival de Merlin 470 ni. Honni soit qui se moque des dieux tombés 476 iv. Oh il est fait mention du héros d'un autre livre. . . 479 v. Des ailes! des ailes! 484 vi. Elle était nue et sans voile 488 Notes 495 Notes de Mmo Edgar Quinet 497 FIN DE LA TABLE DU TOME PREMIER. Cllcliy. — Juipr. Paul Dupont, 12, lue du Baod'Asnièross/lllo,» 7.; (y SOUSCRIPTION NATIONALE A L'ÉDITION DES ŒUVRES COMPLÈTES D'EDGAR QUINET Les admirateurs du grand penseur et du grand écrivain que la France a perdu l'année dernière, ceux qui regrettent dans Edgar Quinet le patriote inébranlable comme l'éloquent et profond philosophe, jugeront tous, comme nous, que le pays qu'il a tant honoré doit un monument à sa mémoire, et que le monument le plus digne de lui serait la publication intégrale de ses œuvres. Nous proposons donc à ceux de nos concitoyens qui partagent les senti¬ ments,; que nous avons voués à ce mort illustre, l'ouverture d'une souscrip¬ tion pour aider à préparer et à commencer cette œuvre vraiment nationale Celte souscription serait fixée à 20 francs. Il nous a paru qu'il conviendrait d'inaugurer la série des œuvres d'Edgar Quinet par la publication de sa correspondance inédite, qui. ne saurait man¬ quer d'offrir de précieux documents àl'iiisteire conteinporaine. Les personnes qui enverront une souscription de 20 francs auront droit à recevoir deux volumes de Lettres inédites, et quatre volumes des Œuvres complètes. Edmond ABOUT, Publiciste; BAP.DOUX, Député; BATAILLARD, Publiciste; Louis BLANC, Député; Ii. BRISSON, Député; CARNOT, Sénateur; CASTA- GNARY, Conseiller municipal; A. CRÊMIEUX, Sénateur; A. DUMESNIL, Publiciste; .1.FERRY, Député; GERMER-BAILLlÈ11E, Conseiller municipal; HARANT, Conseiller municipal; A. MARIE; H. MARTIN, Sénateur; LAURENT-PICIIAT, Sénateur; Ii. LEFÉYRE, Conseiller municipal; P. MEURICE, Publiciste; E. MILLAUD, Député; E. NOËL, Publiciste; E. PELLETAN, Sénateur; A. PRÉAULT; Dr ROBIN, Sénateur ; SPULLER. • Député; TIERSOT, Député ; VACQUERIE, Publiciste ; E. VAI ENTIN, Séna¬ teur ; Victor IIUGO, Sénateur; VIOLLET-LE-DUC, Conseiller municipal, *1 dresser les souscriptions à la librairie Germer-Baillicre, 8, place de l'Odéon. I ŒUVRES COMPLÈTES DE EDGAR QUINET I re ET 2e SÉRIES Vingt volumes m-18 : Soixante francs. CHAQUE VOLUME SÉPARÉMENT 3 FR. 50. philosophie. - college de france: génie des religions, origine des dieux, les jésuites, l'ultr amont an isme, introduction a la philosophie de l'histoire, Essai sur IIerder, Le Christianisme et la Révolution Fran¬ çaise Viiilosophie de l'Histoire de France, Examen de la Vie de Jésus. histoire. — critique litteraire : les révolutions d'italie, mvrnix, Fondation de la République des Provinces-Unies, La Grèce moderne, Allemagne et Italie, Les Roumains, Mes Vacances en Espagne, Histoire de la poésie, épopées françaises, mélanges. politique et religion : enseignement du peuple, la révolution re¬ ligieuse au xixe siècll-% situation morale et politique, la croisade Romaine, Pologne et Rome, Etat de siège, Le Panthéon, CEuvres diverses, poèmes : Ahasvérus, Prométuée, Napoléon, Les Esclaves, (i^ Série.) La Révolution : Histoire de la Campagne de 1815, Merlin L'Enchanteur, Histoire de mes idées (Autobiographie), Correspondance. (2e Série.) ÇlichV. — Irap. PAUL DUPONT, rue du Bac-d'Asnières, 12. (1382, i-s.) ■ EXCLU DU PRÊT