1937 N° 1 - 2me Année Mars 1937 SOM L. Justinard Jean Amrouche Gabriel Germain Innocent iv Paul Guillemet Rene Guillot J. B . G. Sliman "v Henri Bosco M AIR E LES PROPOS DU CHLEUH L'enfance de l'absent Sur une maison de Bab Hocein LES PROPOS DE L'INNOCENT Sauvages au bord du lac Histoire d'un qui avait usé son ombre Frontispice pour Aguedal Des variations et des tribulations d'une saouïa berbère à travers les âges. Il L'Ane Culotte V. CHRONIQUES LES LETTRES Chr'oifiquë-éclair Sélections et commentaires .... Armand Guibert, Eugène Marsan, Pierre Borély, Marcel Proust, Joseph Conrad, Xavier de Magallon, Albert Turin, par Henri Bosco ; Louis Aragon, par Jac- QtrËS BALAS? ; Jean Giono par Eugénie Barboche ; Mathieu Varille, Georges "Marchand, par Henri Bosco ; Daniel Marquis-Sébie par Roland Lebel ; Maurice Maeterlinck, Luc Durtairi, par Gérard de, Champeaux ; Louis Bertrand par Roland Lebel. Chronique marocaine Roland Lebel par Emile A. Boubeker ; Philéas Fogg, par Gérard de Cham¬ peaux ; Vincent Berger, par Pierson Saint-Max ; Memento. LES ARTS Architecture Architecture par Antoine Marchisio. Cinéma Sur nos écrans, par Christian Funck- Brentano. Propos du Clile un » -, ■ r j' i. ' I; CONTE Un homme avait pris un moineau. Il lui dit : « Ne m'égorge pas. Je te donnerai trois conseils qui valent mieux que tout au monde. » L'homme le mit en liberté. L'oiseau lui dit : « S'il te montré à convoiter, montre au monde à se contenter. Ce qui pour loi est le passé, tu n'as pas à le regretter. Que celui qui est le maître ait de la pitié. » L'oiseau s'envola sur un arganier et il dit à l'homme : « J'ai dans la gorge un dinar d'or. Et si tu m'avais égorgé, tu aurais eu de quoi payer tout ce qu'il y a dans le monde. » Alors l'homme le poursuivit, le poursuivit, jusque dans une haie d'épines, où il eut les yeux arrachés. Se mit le pauvre homme à pleurer. « Pourquoi pleures-tu; dit l'oiseau ? — Que Dieu ne te fasse pas prospérer, dit l'homme ; en te pour¬ suivant, je me suis crevé les yeux. » L'oiseau dit : « Tu n'as pas suivi les conseils que je t'ai donnés. Ma malédiction t'a frappé ». i Ce petit conte est une version chleuh du Lai de l'oiselet dont Gaston Paris a donné le texte et auquel il a consacré une étude. ™ Le savant historien de la littérature française au Moyen Age, qui ne met pas en doute l'origine sanscrite de ce poëme. 2 a cherché par quels chemins il a pu arriver au trouvère fran¬ çais. Il voit le plus ancien dans un roman grec du VII0 siècle attribué à Saint Jean de Damas. Une autre source nous intéresse particulièrement : i. > « En liOôTdit Gaston: l^aris, un rabbin juif nommé Moïse, né à Huesca en Aragon, s'y faisait baptiser le jour de la fête de Saint Pierre et prenait le nom de ce saint auquel il joignait comme patronyme celui de son parrain, le roi Alphonse I d'Aragon. « Pierre-Alphonse était très versé dans la littérature arabe, qui, elle-même, généralement à travers le pehlvi d'abord (langue perse du temps des Sassanides), puis le syriaque, avait emprunté à l'Inde cette masse de contes qui ont si longtemps passé pour le produit de l'imagination arabe et que la science moderne rend aujourd'hui à leur vraie patrie. Sous le titre d'Enseignement des clercs (Disciplina Clericalis), il composa en latin un ouvrage fort incohérent, mélange de préceptes, de proverbes et de récits, dans lequel un père est censé instruire son fils sur la meilleure façon de se conduire dans le monde. Parmi les contes indiens que Pierre-Alphonse a connus sous forme arabe se trouvait aussi le nôtre, qu'il rapporte comme il suit : « Un homme avait un verger où des ruisseaux d'eau courante entretenaient une herbe toujours verte et où les oiseaux attirés par l'agrément du lieu se réunissaient en granci nombre et faisaient entendre leurs chants. Un jour que, fatigué, il se reposait dans ce verger, un petit oiseau vint se poser sur un arbre et se mit à chanter délicieùsement. L'homme, qui avait vu et entendu chanter, tendit un filet et le prit. L'oiseau lui dit : « Pourquoi t'es-tu donné tant de peine pour me prendre et quel profit espères-tu de cette prise ? Je ne veux, dit-il, qu'entendre tes chants. Vain espoir, je ne chanterai pour prix ni prière. Si tu ne chantes pas, je te mangerai. Et comment me mangeras-tu ? Bouilli, que sera un si petit 3 oiseau ? La chair même en sera dure. Rôti, je. te fournirai moins encore. Mais si tu .me laisses aller, tu y aurâs un grand profit. LequeL? Je te donnerai trois règles de sagesse .(Osten- dam tibi très maneries sapientiae), que tu estimeras plus que la chair, de trois veaux ». -tv " « L'homme, confiant dans la promesse de l'oiseau, le laissa, partir. L'oiseau lui dit : « Un des conseils que je t'ai promis est : Ne crois pas tout ce qu'on te dit. Le second : Garde toujours ce qui est à toi (Quod tuum est, semper habe). Le troisième : Ne te fais pas de chagrin de ce que tu auras perdu ». Ayant ainsi parlé, l'oiseau se posa sur un arbre et dit dans son doux chant : « Béni soit Dieu qui a éteint la pénétration de tes yeux et t'a enlevé la sagesse. Si tu avais fouillé les replis de mes entrailles, tu y aurais trouvé une hyacinthe du poids d'une once ». « En entendant ces mots, l'homme se mit à pleurer et à se frapper la poitrine pour s'être laissé tromper par l'oiseau. Mais l'oiseau lui dit : « Tu as vite oublié les avis que je t'ai donnés. Ne t'ai-je pas recommandé de ne pas croire tout ce qu'on te dit ? Et comment peux-tu. croire qu'il y ait dans mon corps une pierre précieuse du poids d'une once, quand, tout entier, je ne pèse pas autant ? Ne t'ai-je pas dit aussi : Ne te fais pas de chagrin de ce que tu auras perdu. Comment donc te ,désoles-tu pour cette hyacinthe ? » -, Après s'être ainsi moqué du vilain, l'oiseau s'envola dans les profondeurs de la forêt. » (1) Il est évident que notre texte n'est autre que ce conte dépouillé de tout ornement, et berbérisé par la conclusion, réaliste de la punition pour celui qui n'a pas suivi les conseils de l'oiseau. Ce texte remonte à l'Espagne du XII0 siècle, au temps (1) Gaston Paris..—. « .Légendes du Moyen-Age. ». Hachette,. 1908 4 de son occupation par ces « hordes de Berbères d'Afrique », comme dit M. Louis Bertrand qui voit dans cette occupation le plus grand malheur pour l'Espagne et une explication des horreurs de la guerre actuelle (1). Retenons seulement qu'il y eut contact en ce temps-là et que de ce contact naquit une civilisation qui n'était pas si méprisable. Et imaginons que le petit conte qui renferme, en si peu de mots, tant de sagesse et de morale, est passé chez les Chleuh du Sous à la faveur de ce contact. Après tant de sources savantes, il faut citer la nôtre. Elle est bien vivante : Tiznit, 1918. Le conteur, Bihi ou Moham¬ med ou Saïd, fils du cheikh des Aït Briim de la montagne, qui ayant tué un homme à cause d'une femme, dut, selon la coutume, s'exiler pour un temps de son pays. Que nul ne perde la tête. Il n'y a rien sans remède. Un meurtrier doit s'exiler. Un qui mange le bien des gens doit le payer. Ce qui n'est déjà pas si mal comme idéal de justice pour ces hordes de Berbères d'Afrique. Cheikh Bihi s'en allait donc en exil à Paris, où il devait être comblé de toutes façons par ses frères de tribu, ouvriers d'usine à Gennevilliers, qui ne consentirent jamais à laisser travailler le fils de leur cheikh. Honneur et solidarité berbères. Cheikh Bihi avait besoin d'un passeport. On le lui donna. En ce temps-là, les Chleuh qui allaient en France n'étaient pas encore obligés d'y aller en fraude, faute d'un moyen régulier. ' Cheikh Bihi était un peu triste de quitter son pays. Après lé repas du soir, que ce criminel prit avec l'officier français (1) Revue universelle du 15 février 1937 : « L'Espagne de toujours » en résidence à Tiznit, il lui conta, très avant dans la nuit, des histoires de son pays. Entre autres, le lai de l'oiselet. Ce n'est sans doute pas sans intention qu'il insistait sur le dernier précepte de l'oiseau : « Que le chef ait de la pitié ». Ce précepte évangélique ne se trouve dans aucune des versions de Gaston Paris. Le thème de la pitié revient souvent dans les chansons des Chleuh, sans doute parce qu'ils ont connu beaucoup de misères. Dieu, qu'on est attendri par un mot de pitié. Mais de nouveaux Rournis- ont été engendrés par les femmes d'ici. Ils m'ont rendu vagabond, m'arrachant de mon pays. Mais les Rournis d'outre-mer ne m'ont pas chassé, Ne m'ont frappé, ni chagriné, ni fait pleurer. C'est un montagnard Ait Souab qui se plaint de la dureté de ses frères, chefs du pays, plus cruels que, les étrangers. Le vers qui suit est tiré d'une chanson, d'allure enfantine, sur les lettres de l'alphabet. Le chanteur dit successivement toutes les lettres. Et, après chacune d'elles, une sentence dont cette lettre est l'initiale. On arrive à la lettre Ha, qui est l'initiale de Hannou, avoir pitié. Le chanteur dit : Dis la lettre « Ha ». N'a pas de pitié Un que le malheur n'a jamais frappé. Ce n'est autre chose que le grand vers de Virgile : Haud ignatra mali, miseas succurrete disco (En. 1). 1 j Le conte suivant est une autre variante du lai de l'oiselet.,. (Source : Rabat 1936. Un Mejjati de i'Ânti Atlas, balayeur, municipal). . 6 LA HUPPE ET LES PERDRIX Une huppe avait fantaisie d'aller avec les perdrix. Elle prit leur démarche. (Le conteur l'imite avec la main). Or, il advint qu'un chasseur leur fit un chemin de grain et qu'il prit dans son filet la huppe avec les perdrix. Il se mit à les égorger pour les manger. Quand ce fut son tour, la huppe lui dit : « Rends-moi la liberté. Je te donnerai trois maximes de sagesse. » Il accepta. Elle s'envola et lui dit : Entrave ce que tu mets en liberté. Qui prend la démarche déautrui perdra la sienne. Un que n'ont pas mis dans le trou les pattes rouges, il n'y tombera jamais. Le premier précepte : « Entrave ce que tu mets en liberté », c'est, sous une forme pleine de finesse, celui du texte de Pierre-Alphonse : « Garde toujours ce que tu as. » En voici un commentaire : Un homme, descendant de son âne, le laissait aller en le confiant à la garde du saint Sidi Ahmed ou Moussa. « Aide Sidi Ahmed ou Moussa avec une petite corde », lui dit son voisin. Le troisième précepte veut aussi un commentaire. « Etre mis dans le trou », c'est être jeté dans le malheur. « Les pattes rouges », ce sont les perdrix, et les femmes qui se teignent les jambes avec du henné. Ainsi est souvent dur pour les femmes le folk-lore des Chleuh. Mais il est aussi parfois plein de gentillesse. Témoin ce conte qu'on cite de mémoire. Un homme venait se plaindre à un marabout qu'on lui avait"'volé son âne. Le marabout dit à ceux qui étaient là : « En est-il un d'entre vous qui n'ait jamais perdu la tête à cause d'une femme ? » Tout le monde se taisait. « Moi, 7 dit un marchand. — Tiens, dit le marabout au plaignant, prends celui-ci. C'est lui l'âne que tu as perdu ». C'est charmant. Et, d'ailleurs, dans les chansons chleuh, que de vers à la louange de la beauté. On en a déjà cités. En voici d'autres : Tu donnes la beauté, Dieu, à tes favoris, Et les biens de ce monde à Haroun et Mouchi. La citerne et tout l'argent qu'on y a caché, Mieux vaut la beauté quand sur elle on est penché. Haroun et Mouchi (Aaron et Moïse) sont des noms de juifs pour lesquels on sait le mépris des Chleuh. Ouda'i, le juif ; Toudait, la lâcheté. Fais-nous un you-you, Lalla, par le Dieu unique, En l'entendant le laurier-rose du ruisseau se change en rose,, En l'entendant le vieillard jette son bâton, • Et de'son mur de pisé tombe le maçon. Le malade en l'entendant se dresse sur son tapis, Et le coq sur son fumier tombe évanoui. Le sable de la rivière, il se change en blé. Celle des gazelles que Dieu dirige, allons, un you-you. (1) C'est lui qui fait jaillir la flamme de la poudre. Je dis à mon père : « Hélas, que je souffre ! » ' Il me croit malade. Il m'écrit une amulette. ■ Il ne sait pas que, frappé par les yeux noircis, (1) Les you-you. ce sont ces cris aigus que poussent les femmes d'Afrique dans la joie, ou le deuil, ou la bataille. 8 • Mon cœur est brisé. Mon père, quand je mourrai, . ■ i» i Mettez-moi près du chemin. Le passant dira : « Un que les cheveux tressés ont assassiné ». Une variante du chant précédent : Cinquante paires de doux yeux m'ont assassiné cette nuit. 0 ma mère, je n'en peux plus. 0 ma mère, si je meurs, mettez-moi près du chemin. Qu'un passant dise de moi : « C'est les longs cheveux tressés qui l'ont fait mourir. » Et que si passe un ami, il pleure à mon souvenir. .•I Bismillah, je prends ma planchette (1) , • i ' Elle est de verre entouré d'or. Voyons ce qu'y écrit mon maître. - Si c'est du chagrin, je retourne à mon affaire. Et si c'est des chants, c'est d'eux que je suis en quête : Quand le inonde a fait la prière au milieu de l'après-midi, Est-ce qu'un jour n'est pas fini ? Finie la vente du boucher, n'est-ce pas la fin du marché ? Sitôt que sa barbe a blanchi, un homme n'est-il pas fini ? Rentre tes moutons, berger. Voilà le moment. Le jour est passé. On a dit au premier fascicule d'Aguedal, en inaugurant cette rubrique, qu'on sera peut-être étonné de trouver dans ces propos des Chleuh « une réserve de spirituel, un aguedal de poésie et de sagesse ». On voudrait que le sentiment de quelques-uns de ceux qui ont pris la peine de lire ces pauvres chansons, fût qu'on n'a pas trop exagéré. il L. JUSTINARD. (1) Tailoth, ïa planchette sur laquelle les écoliers apprennent à lire le Coran. 9 Enfance de l dosent (Fragment) S'il avait mis sa complaisance en cette heure de la puberté Il aimait la gloire écrasante de midi. [du monde, Le port enseveli haletait dans les flammes, Les bouches de l'enfer vomissaient la poussière, Tourbillons suspendus et danseurs sur l'eau morte... Il s'en allait le long des quais Au flanc des cargos dormants sur les eaux couleur d'herbe pâle, Très doucement porté par une brise intérieure, Sur ce rythme étranger du pas des somnambules. Il se chantait le nom des ports et des compagnies maritimes, Mais il réservait sa ferveur aux longs courriers des mers du sud Illuminés de nostalgies... Une musique assourdie Montait alors du creux de l'âme, La musique autrefois connue Des paradis à fleur de songe. 10 Iles Australes, Pacifique ! Sa main longue et parcourue de veines pâles Dessinait sur la feuille un empire d'outre-sommeil, Une mer à visage de ciel. On voyait germer de l'absence Un cœur bleu-sombre étoilé de volcans. La sève à flots de la terre en gésine coulait, Chevelures de flammes convulsées, Se perdre en crépitant dans le silence immobile Des vallées abyssales de la nuit. Mais des îles flottaient, étoiles surmarines ; Les longues laisses des courants avaient la phosphorescence De longues traînes de comètes noyées, A la dérive entre deux eaux. Et ce monde enchanté vibrait comme un cœur d'homme. Alors il dit : « Voici le plan de mon Royaume. C'est un royaume de ce monde, Et le Royaume d'outre-mort, Où ciel et terre sont unis dans la mouvance de la mer. « Les courants veillent, d'île en île Portant les fruits des continents. 11 « Contemple ces fleuves de vie, lignes des forces océanes ! Les peuples en exil se laissaient dériver ; Les barques par milliers chargeaient l'espoir des hommes Vers l'éblouissement de l'aurore natale. « Nous appareillerons vers les îles australes Qui baignent leurs cheveux, le soir, à l'orient. Nous irons, le front haut, les yeux clos, les mains vides, Le corps nu et nimbé de notre antique gloire Dans le jardin secret d'au-delà de la Nuit. La voix venait de loin, de profondeurs nocturnes, Avec l'éclat tremblant d'un fanal dans la brume. Ses yeux étaient ouverts, mais il semblait dormir, Le corps très droit, les mains ouvertes près du cœur, Avec la majesté d'un prêtre au Sacrifice. J'ai cherché depuis lors la clef de ses paroles, Peut-être l'un de vous, un jour ?... Jean Amrouche. (Fragment d'Etoile Secrète, sous presse aux Cahiers de Barbarie). 12 Je Bat H( iur une maison oe JJao JTlocem La voici, la demeure bleue et blanche, accoudée au-dessus de la rue. A côté des hommes prient ; en face des enfants disent le Qoran. Elle est toute pareille à cent autres dans la ville, et pour¬ tant singulière. Elle est bleue, elle est blanche, elle songe, accoudée au dessus de la rue. C'est une maison de silence et de soleil. L'oiseau ne la fuit pas, mais l'homme hésite sur le seuil. C'est la maison de simplicité, d'âme nue. Laisse, passant, sur le banc carrelé, près de la porte, Trésors, savoirs, dignités, et n'entre qu'avec toi-même. Pour respirer entre ses murs, il faut être léger, sans chair, sans orgueil. N'entre qu'avec toi-même, avec le bon toi-même du berceau, toi seul. Sinon tu mépriserais, sinon tu redouterais. 13 Les murs sont timides et les colonnes inquiètes. Le cloître de l'étage, si petit, se resserre au bruit des pas. Viens, tais-toi, ne pèse point, glisse comme le jeune disciple ; Lui, la première fois, quand il entre, il sourit, il se taît. C'est ici la vie du silence : sens-tu son âme ? Sens-tu que la lumière se recueille et se réchauffe, Pénètre l'esprit et se mêle à sa méditation, Si bien que l'une, dans sa vibration, disperse l'autre par l'univers, Et qu'ainsi ce qui pense et ce qui illumine sont unis partout comme ici ? C'est là le mystère : l'âme ouvre sur le ciel cette simple baie, nue et carrée, Et pourtant cette âme elle-même n'est pas plus étroite que l'Espace. II Reviens la nuit ; Passe dans l'ombre des arceaux que la maison jette sur la rue. Passe dans l'ombre, contemple l'ombre, caresse l'ombre ; Prend de l'ombre au fond de ta main et sens-la couler dans tes doigts. Elle est légère, n'esc-ce pas ? transparente ? Elle désaltère ? C'est une source qui sort de la maison sur cette face. 14 Celui qui vient dans la rue, enfant, vieillard, ou mendiant, Sans doute l'âne lui-même, et peut-être, peut-être le riche. Celui-là, s'il connaît qu'il a soif, peut se pencher sur l'ombre, Ou dire à sa timidité les secrets qu'il ne se dit pas. Ainsi rêve la maison, simple, enfantine, et douce. Dans les citernes d'amour et de lumière, sous le sol, Les feux ont ruisselé, les espaces versé leurs étoiles : Il y a tant de millions d'années que telle lueur est partie, Paisible, à travers les plaines paisibles de l'univers. Elle a cheminé d'un pas égal, sans que les cieux fidèles aient manqué sous sa trace. Des millions d'années, le sais-tu ? et pas une poussière, une fois, ne l'a retardée. Elle arrive : tout son repos est là pour toi, et son sourire. Gabriel Germain. 15 Propos Je 1 Innocent — Le cœur a ses raisons, la raison ses faiblesses. C'est sa fa¬ çon d'avoir (involontairement) du cœur. — Fais aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'ils te fissent : du bien. La crainte des bienfaits est le commencement de la Sa¬ gesse. — D'un héritier choisi dont C-n dit couramment qu'il a de belles espérances il ne viendra pas à l'esprit de dire qu'il aura de beaux désespoirs. — Aime-toi. Tu auras ainsi ur, •=> bonne occasion d'aimer le pau¬ vre. — S'il n'est point de mérite à être, heureux, il y en a beaucoup, l'étant, à s'étonner de l'être. — Vivre en soi ne mène qu'à soi, qui n'est rien. Et cependant où vivre ? — Dès que l'on sait qu'on a du cœur on ignore qu'on n'en a plus. — Il n'est pas impossible de s'aimer, à quoi ('on goûte quelque délice. Il suffit, dit-on (fût-ce peu), d'aimer les autres : et d'en recevoir des affronts. Mais alors quel plaisir de courir à soi-même, d'y rentrer et douillettement de se consoler en famille !... Où que tournent tes yeux, tu vois l'ombre d'un cœur contre le mur. — La Sagesse naît du mépris, et d'abord de soi-même. Elle ne vise point à transfigurer le monde, dont elle s'accomode. De ce mé¬ pris émane sa prudence. Lâcheté ? Non : sa patrie est ailleurs. Ti¬ midité ? Pas davantage. Mais prévoyance habile. 16 — On ne se désespère pas d'avoir perdu une espérance, mais un bien. L'espérance reste toujours, mais il ne reste qu'elle. — Aime-toi : ainsi tu ne pourras plus te connaître. — Des gens se sont trouvés (qui m'ont paru horribles), pour m'enseigner que j'étais malheureux ; mais, pour m'apprendre que j'étais heureux, personne. Je l'étais cependant, si plusieurs m'ont crié que j'étais indigne de l'être. Je n'ai cru les uns, ni les autres : j'aimais la vie. — ...Avoir cette phrase intelligente qui morde sur l'idée et y laisse la trace de ses dents ! — Ton esprit ? ton âme ? — Plus tard. Aujourd'hui, pour tes premiers pas, écoute : Un souffle sûr, une respiration réglée sont indispensables au Sage. Pour penser juste et te conduire .noblement, apprends d'abord à bien respirer. — A quoi bon tant d'amertume ? Le serpent qui se mord la queue ne fait pas une bonne affaire. * * * Innocent IV. 17 >auvages au bord du Lac à Mistress 0 C Il y a vingt cinq ans, le jeu de bridge était encore l'apa¬ nage des mâles. Je me souviens de cette soirée à Marrakech ; à Marrakech encore préservée de ces mornes touristes conduits en troupeaux comme bétail à la foire. Le charme du Haouz était alors incomparable : bien peu le goûtèrent et personne ne pourra plus le goûter. C'est fini ; il y a longtemps que j'ai tourné la page. Le soir venu, mes hôtes, des Américains des bords dû Lac Michigan, avaient voulu jouer une partie du bridge. La jeune femme de l'un d'eux m'avait demandé l'après- midi de l'accompagner au bord de ces bassins, orgueil de la ville, témoins de son antique splendeur. Les hommes chargés des soins des arbres nous avaient priés de prendre le thé avec eux. . — « Ces sauvages, avait dit la jeune femme, semblent, malgré leur rusticité, avoir de bonnes manières ; mais leur thé est vraiment trop doux. » J'avais compris que je perdrais mon temps si j'essayais de la convaincre que ces « sauvages » étaient les descendants de ceux que vous savez et que sans eux le legs de l'Attique et de Rome aurait été perdu et perdues aussi mille autres choses que vous connaissez mieux que moi. 18 Je lui avais dit que dans la nuit calme venait parfois chanter, sur les bords de ce « lac », un « sauvage » à la voix splendide. Elle avait souri, incrédule. Mais le soir, pour fuir le spectacle qui l'irritait des joueurs muets et néanmoins acerbes, c'est elle même qui m'a dit : « Voulez-vous que nous allions écouter ce sauvage qui, m'avez-vous dit, chante la nuit au bord du lac ? Ne voulez-vous pas ? » Nous partîmes précédés d'un grand nègre prêté par un ami ; il portait un énorme fanal aux verres bariolés. Le jardin était paradisiaque, embaumé de la senteur édé- n-ique des orangers en fleur. Bientôt, nous pûmes percevoir la voix du chanteur : il chantait pour lui-même et pour son jeune compagnon. Une voix admirable, discrètement accompagnée du luth en sourdine, modulait dans le silence de la nuit des strophes lyriques, à la manière des poèmes d'Amrou el Kaïn. Cette voix d'un timbre captivant et d'un pathétique inexprimable, auprès de laquelle celle de Khssassi lui-même paraît de nos jours un miaulement, cette voix, je connaissais celui qui l'exhalait. Hélas 4 Un monstre ! Un monstre hideux, avec une ignoble bouche aux coins baveux d'où sortait ce chant surhumain, des yeux éteints, larmoyants et chassieux et une atroce bedaine qui l'empêchait de marcher autrement que les jambes écartées. Tout ceci je me gardais de le dire. Désespéré de sa disgrâce, c'était pour cela, sans nul doute, qu'il >ne chantait que dans la sombre nuit : pour lui et pour le jeune éphèbe. Nous nous assîmes, avec l'Américaine, sur la muraille assez loin du chanteur, le nègre avait éteint sa lanterne et la seule clarté, venait des étoiles qui se reflétaient dans le miroir tranquille où elles dansaient, tout à coup, dans le mouvement des faibles ondes, nées du saut d'un barbillon. 19 Le chanteur, forme blanchâtre dans l'ombre, continuait son chant éperdu. - .A ^ . .V.-'r «' «L ». '• ■" "■ >i»«V i.- ' h .V1 "V. — « ...ou jid kajid er rim ■ V:.. ' .Y., ^ bVY •' •' LL>>- • ...et votre cou est le cou d'une gazelle . ... S.': \\l ■■ A qui lève la tête, surprise par les chasseurs, vos yeux sont ceux d'une gazelle . _ ; r effarouchée par les lévriers ». — Que dit-il ? murmura à mon; oreille la jeune femme toute émue, je voudrais comprendre les mots de ce chant ensorceleur. — Ce sauvage, répondis-je avec intention, parle de sa bien-aimée. En un murmure aussi et tout près de son visage, je répétais les strophes, séparées par les variations plus sonores du luth du chanteur. — « Ma bien aimée penchée sur Ijatrium, je voudrais être ce parfum pénétrant du jasmin , qui fait palpiter vos narines ; .• ma lèvre pourquoi n'est-elle pas cette baie de muscat ...... que vous écrasez de.yos lèvres ; . t . - 1 que ne suis-je ce brocart, lamé d'argent. qui presse votre corps galbé comme un cyprès ; que ne suis-je cette eau glacée des neiges de la montagne b qui de la coupe de cristal, par cette chaude nuit voluptueuse, L f , . vous donne un délice de. tout le corps . s -.sb 9- quand elle a franchi vos lèvres. Ma bien-aimée qui.me regardez, indifférente, ... la moitié du temps qu'il me reste à vivre, je le donnerai à Fange de la mort pour être seulement une seule des choses que j'ai dites, pendant seulement le court instant qui précédera le coucher du croissant de la lune... L'éphèbe, aux pieds du chanteur, touche à son tour le luth et répond à son maître : — « Dieu t'a frappé poète, Dieu t'a frappé dans ta raison. Garde surtout les jours qui te restent à vivre car il n'est pas de richesse dans l'univers qui pourrait te rendre un seul de ces jours. Mais remue plutôt ton escarcelle garnit de sequins d'or, remue les sequins d'or pour que leur langage parvienne aux oreilles pudiques de ta bien-aimée. Même si elle est étrangère et ne comprend pas tes mots tu n'auras pas un mouvement à faire, ni un vœu à formuler, ta bien-aimée viendra vers toi poète, ô vertu magique du langage de l'or, ta bien-aimée descendra les degrés de ses pieds rapides. Et les choses pour quoi tu donnais la moitié de ta vie, te sembleront fades comme un baiser de matrone, quand c'est le cyprès lui-même que tu presseras dans tes bras ■>>. Les deux luths, d'une touche légère, reprirent en accord le dernier motif, la mélodie .arrivait à peine jusqu'à nous et elle expira soudain au milieu de notes rapides. — Partons, dit avec brusquerie l'Américaine, 21 Au moment de reprendre nos chevaux à la porte, un autre chant semblant venir des cieux, s'éleva dans la nuit. C'était le muezzin aveugle de Redouan, qui appelait îei fidèles à la prière du souper. Ce muezzin est mort; on affirme que nul ne pourra jamais le remplacer. Répondant à l'appel du muezzin du palais du Souverain, des autres minarets partirent les invocations, atténuées par la distance. Puis l'aveugle de Redouan, tourné vers la ville, chanta « Ah ! Ghaitna, ghaitna... », ce psaume palpitant, appel dé¬ chirant à la clémence divine. J'ai revu il y a sept ans, à l'Université de Californie, la jeune Américaine. La jeune Américaine n'était plus jeune et elle s'est alourdie presqu'autant que son « escorte » d'un soir. Elle m'a pris dans sa voiture pour admirer le coucher du soleil dans la mer Pacifique, du haut de cette merveille unique qu'est le parc de la « Porte d'Or ». J'ai cru spirituel de lui dire : « Pensez-vous parfois aux sauvages du pays que j'habite » ? -—Mon vieil ami, me dit-elle, vous n'êtes qu'un lour¬ daud ; vous .avez été le témoin d'une soirée enivrée de ma vie et, niais que vous êtes, vous ne vous en êtes même pas aperçu. . . , . . J'ai baissé ,1a tête sans rien dire ; l'émoi de cette nuit comment aurais-je pû ne pas le partager ? , Mais je suis né timide et ce travers on le garde toure sa vie. Paul Guillemet. 22 .Atogk o ti ta ya kana Histoire d un qui avait usé sou ombre , V r . ' ; I 1 • — On te dira que tu Sens mauvais parce que tu manges du chien... Tu répondras que, chez nous, on a toujours mangé du chien ét tu te méfieras de celui qui n'en-mange pas. C'est le griot qui chante. La race passe dans'les jeunes hommes par la parole des vieux. C'est le soir, à léni, petit village des Bambaras, fils de la panthè¬ re tachée, au sud du fleuve. C'est l'heure des paroles. — Si tu prends une femme en guerre,,1u as le droit de t'en ser¬ vir, à ton plaisir, mais tu ne la teras pas entrer dans la case, tu n'en feras pas ton épouse, elle te donnerait des fils moins forts que ton sang. Tu en feras une esclave autour des paillotes, et à l'heure où tu auras envie d'elle, tu lui diras de laisser là son travail, et de se cou- ch'ër... Puis; tu t'en iras, la laissant là, avèc de la besogne plein les mains. Mais jamais tu ne la feras entrer dans la case. Et le griot raconte ['histoire de Valy, avec des grimaces, avec des gest'és qui pétrissent les images. L'âme de l'histoire est dans la gri¬ mace et le geste, et tous les yeux suivent le griot. -Yt -»• * * .'<:t ':i:i, ....) . j J. I ■ Sur des roseaux secs qui tapissaient le fond de sa case, Baba Kouloubaly s'éveilla en sursaut, puis il s'écrasa autant qu'il put sur le sol, pour ne pas être touché par ce souffle mauvais qui traversait 23 les murs de terre, et passait au-dessus de lui, invisible, dans les re¬ flets de la lune. Quand la rumeur se fut calmée, Baba se redressa, huma l'air, tendit l'oreille. Le souffle traversait la case voisine, s'y attardait, enflait sa voix. L'homme pensa, comme pensaient au mê¬ me instant tous ceux dont la case était voisine de celle de Valy Tou- ré, fils de Tiémoko Touré, le chef du village : « Cette nuit, le Souffle s'arrête encore sur Touré... » Puis il s'endormit. Touré, dans l'ombre de sa case, au centre de sa peur, une peur infernale qui lui tirait les membres sans forces, et la langue molle hors du corps, savait lui aussi que le Souffle était sur lui, et n'avait même pas la force de s'aplatir sur le sol. A la nuit, comme chaque soir, depuis qu'il avait fait le geste épouvantable, Touré avait barricadé sa porte, bouché les trous du toit et des murs, avec dès branches entrelacées,, comme si c'était utile, Comme s'il ne savait pas que le Souffle traverse les arbres, - l'eau, la terre et même tout ce que les hommes ont bâti dans l'air. Pour le Souffle qui passe, tout l'air est vide. Aussi, cette nuit, comme toutes les nuits, le Souffle s'acharnait au-dessus de Touré. Dehors, au-delà du village, la forêt trapue où s'entassait l'air tiède chargé d'eau, ronflait comme une marmite qui bouillonne. La lune se cachait, l'orage était à la tête des arbres, les flammes et le tonnerre roulaient, rebondissaient sur les hautes bran¬ ches. Touré attendait dans l'angoisse- que le vacarme descendît de là-haut pour étouffer le Souffle. A ses pieds, roulée sur elle-même dans sa peau nue, luisante comme de l'or, la jeune esclave attachée par la cheville à un araneau ne s'était pas éveillée. C'est à cause de ce petit tas de chair brune, chaud, vernis, doux au toucher comme la chair des bananes rousses, que le Souffle chaque nuit, cherchait la case de Touré entre toutes les cases du village. Au dernier combat, quand le village rampant, glissant entre, les 24 hautes herbes, était sorti de la forêt, pour razzier des Peuhl pous¬ sant'devant eux des troupeaux si grands qu'ils faisaient dans la brousse dé larges taches d'un jaunécplus rouge que le sable, Touré, quand il n'était plus resté debout un seul homme, avait regardé le campement flamber. Au loin des fuyards hurlaient, le vent jetait ses clameurs dans la flamme, qui elle aussi hurlait, s'apprêtant à manger la brousse. Tous les siens étaient déjà partis, emmenant le troupeau des femmes. Tant qu'avait duré la lutte, elles étaient res¬ tées étendues par terre, sans bouger, la figure dans le sable, immo¬ biles, piétinées, attendant que ce fût fini. Touré allait rejoindre les siens, quand, à ses pieds, il vit se dresser une jeune femme qui s'arrachait avec peine de dessous les corps. Elle était toute dégoûtante d'un sang épais, lourd, qui lui faisait un masque éclatant où luisaient ses dents et ses yeux. Il l'avait emmenée comme esclave. Depuis, malgré les conseils des vieux et de son père, il avait fait servir la femme à son plaisir, et c'était une servante magnifique. Successivement, il avait chassé toutes ses autres épouses honteuses, qui étaient parties en criant que l'esclave avait une odeur de bête et que la case en était tout empuantie. Ils ne parlaient pas la même langue, pourtant, Touré avait bien¬ tôt délaissé pour elle le coin des vieux, ses amis, les tams-tams, et jusqu'à ces jeux de la force où il était réputé comme le plus habile du village, ces jeux de luttes, où, dans vos bras, le corps ami devient un corps ennemi, qui n'en peut plus, et tomberait écrasé, si on ne retenait pas la mort qui vous descend dans les mains. Touré allait rejoindre la femme sur ses bambous et il trouvait, dans ses yeux larges où le sourire était immobile, des choses bien plus effrayantes que celles qui sortent des yeux d'un homme qui và mourir. Un soir, Valy trouva Moussa Kouloubaly avec sa femme, le tua raide, et le porta chez lui, la huit venue. 25 * * * — Marche doucement, à l'amble et dresse le col... — Sois fier comme un cheval de Chef... — Tu portes un chef, il faut que tout le monde le sache... — Cheval, tu portes un guerrier, et c'est la dernière fois que tu le promènes par les rues... —A l'amble, cheval, à l'amble... Toute la foule suivait et entourait la bête ; ceux qui étaient prés de ses naseaux lui parlaient et donnaient des conseils. C'était une grande cérémonie. Hier soir on avait assassiné Mous¬ sa Kouloubaly et le cadavre errait dans les rues, charchant la case de son meurtrier. On avait mis à l'homme ses habits de guerre et ses armes, et il allait, soutenu sur la monture par deux morceaux de bois verticaux, fixés de chaque côté de la selle. Il était attaché par les épaules à ces deux piquets dans l'attitude raidie du chef, la tête immobile. — Laissez la rue libre... disaient des voix dans la foule. Il ne fallait pas gêner le cheval. Comme si c'était utile, comme si le mort se souciait de l'encombrement et n'était pas capable de conduire seul sa bête jusqu'à la maison du meurtrier et de l'arrêter net devant sa porte. Un tambourin et des flûteaux faisaient une musique acide. Les chuchotements de la foule pressée se fondaient en rumeurs. Le cor¬ tège suivant le cheval, passa devant la case de Tiémoko, le vieux chef du village. Tiémoko fumait sa pipe de terre rouge, têtant le court tuyau, les lèvres allongées. Il se leva et se mêla à la foule qui portait de la lumière grouillante dans ses cotonnades blanches. Le cheval tourna sur la place comme pour sortir du village, prit une ruelle fermée, revint, longea la palissade, et arriva près de la case de Baba Kouloubaly dont il fit le tour. Il cherchait son chemin. Tout le monde savait bien que le cheval irait du côté de la case de Valy. Tout le monde savait la haine de Valy pour le mort. Mais le mort était libre sur son cheval libre. 26 — A l'amble cheval, tu portes un guerrier... Silence profond tout à coup... Le mort et sa monture marchaient vers la case de Valy. Le cheval hésita, fit deux ou trois pas sur place, dansant de la croupe. Tout droit sur sa bête, le mort semblait regar¬ der très loin, par dessus le village, sans oser désigner la case du regard. Puis le cheval continua son chemin revenant à la maison fu¬ nèbre. Il ne s'était pas arrêté. Si, pourtant, un instant, du côté de la route qui sort des dunes et va vers d'autres villages. C'est donc un étranger qui avait tué, mais ce n'est pas ce qu'on disait tout bas. Tout bas, on accusait surtout la femme, maîtresse dans la case de Valy, et qui avait apporté le trouble dans la simpli¬ cité des jours. En secret, tout le village s'était dressé contre celui qui avait rom¬ pu les coutumes harmonieuses dans quoi on est à l'aise pour vivre à l'abri de la peur. Valy Touré avait tenté le sort, le village se sépa¬ rait de Valy. La solitude commença de l'user dans sa tendresse exclusive. Valy se desséchait comme un arbre mort ; il était devenu dé¬ charné, comme ces hérons qui descendent du ciel et restent des heu¬ res piqués dans la vase, sur une patte. Autour des cases, à mots couverts, on parlait du mal de Valy Touré et on détournait les yeux quand il passait. C'est alors qu'au village se produisirent des choses étranges que les vieux n'avaient jamais vues, n'avaient jamais entendu conter. La panthère, mère de la race et du clan, la panthère qui s'ap¬ prochait de l'amitié des hommes et pour qui chantaient les tams- tams aux grandes fêtes, mangea un soir le ventre d'un enfant qui revenait de la forêt par le lac. Un des bœufs de Oualaly, à l'heure de midi, furieux, traversa un 27 jour le village, chargeant tête baissée. Sa course folle le jeta sur un énorme baobab et toute la forêt retentit, pendant que le bœuf s'é¬ croulait, le crâne arraché par les cornes qui étaient restées fichées dans le cœur de l'arbre. Les femmes ne chantaient plus, les hommes inquiets ne s'aven¬ turaient plus dans la forêt, qu'en troupe. Tiémoko réunit autour de sa case les vieux qui avaient du sang de sa famille, et par la bouche de ces vieux-là, le village décida qu'il fallait tuer la femme. Quatre hommes furent désignés parmi les plus braves, puis on attendit la nuit. Pas un cri ne fut entendu au cours de cette nuit-là. Au matin, devant la porte de Valy Touré, quatre cadavres in¬ formes gisaient, ouverts, déchiquetés par Dassouma Bo, celle dont la gueule est puante, l'hyène. Le village épouvanté, s'enferma dans ses cases pour ne pas voir Valy Touré, nu, de plus en plus squelettique, qui allait tranquille¬ ment au lac, laver le sang qui avait caillé sur sa peau trop longue. Tiémoko interrogea tous les sorciers, ceux qui lisent dans les grains de mil, ceux qui font parler le rat, ceux qui font parler les poulets morts. Pas un ne sut dire quel était le mal de Valy. Valy, comme une bête repue, ne pensait à rien, abandonné aux mille bras de son épouse dont les caresses gonflaient sa peau vide comme du vent, jusqu'au moment où, pour la première fois, au-des¬ sus de lui, il entendit passer le Souffle. Au matin, il regarde son corps pour voir si le Souffle l'avait mar- qué'de ses traces, et il aperçut de petites taches pâles qui gonflaient dans la lumière. ■" Le Souffle, chaque nuit, maintenant, cherchait la maison de Valy, passait les murs, et tournait au-dessus de l'homme épouvanté, dont le corps brûlait. Sur ses bras, ses jambes, son ventre, les tacher avaient maintenant découvert une pourriture rougeâtre qui s'élaï^' gissait ; et chaque nuit, dans l'horreur, l'homme attendait le Souf- 28 fie qui venait mûrir ses plaies. Cette nuit, comme toutes les autres nuits, le fils de Tiémoko Touré, Sen Toli, celui dont les jambes pour¬ rissent, écoutait Souroukou l'hyène appeler au bord de la forêt se¬ couée par l'orage, pris dans le Soufle qui l'enveloppait comme une couverture chaude, à côté de la femme qui, indifférente, dormait. Sa peau était unie, dure, résistante comme un métal. Elle dormait, la jambe prise dans un chaîne qui l'attachait au mur, une chaîne qu'il avait placée lui-même pour garder sa femelle qui aurait bien été capable de s'enfuir pour n'avoir plus à subir le contact de son mal. Valy ne quittait presque plus la case. La nuit venue, il calfeu¬ trait toutes les ouvertures. — Amandigué.. Je ne veux pas... Il ne voulait pas que le cauchemar recommence, il se mûrait comme un serpent de sable entre ses cloisons de terre chaude. La petite case était pleine d'un air vicié, puant. Attachée dans son coin, ia femme souriait. Elle souriait encore, quand il venait vers elle. Il l'écrasait de son corps, la prenait avec violence, pour oublier que la nuit descendue des arbres était dehors et venait jusqu'à lui portant le Souffle. Il arriva que Valy n'eut bientôt plus ni sang, ni âme dans tout le corps; et voilà comment on s'en aperçut. Au milieu du jour, sur la grande place du village, Valy passait. Une chaleur épouvantable... Les hommes et les femmes nus portaient sur eux leur sueur comme une pluie. Des enfants dormaient, vau¬ trés. Partout, le calme du grand soleil sur le murmure des choses écrasées de lumière. Valy traversait la place. Parmi les vieux du village Tiémoko était étendu, le coude sous la tête, dans l'ombre maigre d'un bouquet de figuier. Pas un bruit... De très loin, comme un chant en sourdine, montait la rumeur de la forêt qui enferme du vent dans ses feuilles. Et tout à coup, ce murmure s'éteignit, l'air devint plus lourd... Valy ; 29 sur la place s'était arrêté. Sa forme, au milieu du plein soleil avait quelque chose de fantastique. Quoi ?... On n'aurait su le dire Les choses surnaturelles se devinent. Les vieux s'étaient levés sous le figuier, et tout le village sortait devant les portes pour regar¬ der Valy immobile dans la lumière. Alors, comme si tous, en même temps, avaient vu la même chose, une rumeur d'épouvante s'éleva... Tout ce qui vit, les arbres, les hommes, les bêtes, les cases, les baobabs enflés, les figuiers maigres, se tenaient d'aplomb dans leur ombre qui faisait une base bleue, de ce bleu vivant qui teint les om¬ bres des choses qui vivent. Seul Valy n'avait rien à ses pieds, pas ¥ un point sombre, pas une ligne, pas d'ombre. C'est ainsi que tous connurent que Valy était devenu une forme d'homme, une forme seulement, qui pouvait marcher et parler, mais qui avait usé son ombre. Alors Tiémoko l'Ancêtre se leva, prit dans ses bras cette forme d'homme, la forme de son fils légère comme un bois sec de lance, et la porta dans sa case. Puis il fit venir le laveur de cadavres, et, pen¬ dant un jour et une nuit, pensa au moyen de rendre au fils gisant une ombre neuve. ♦ * * Tiémoko avait choisi la grande clairière qui ouvre une porte dans la Savane. Toute la nuit qui précéda le sacrifice, la brousse fut parcourue par des hommes venus de très loin, des pays où l'on trouve la force qui ne s'use pas dans les danses. ' Au lever du soleil, tout le village s'était porté dans la clairière, les tams-tams sonnèrent, les grelots tintèrent aux chevilles des dan¬ seurs, en attendant l'heure du milieu du jour où l'ombre des hommes est ronde. La joie était en pleine fureur quand Tiémoko fit signe que le ,30 moment était venu. Au centre des jeux, un piquet fut fiché en terre, et des hommes partirent désenchaîner dans la case celle qui avait usé l'ombre de Valy. Elle arriva bientôt. Elle souriait quand on l'attacha au poteau rugueux, par les pieds, les bras et le ventre. Puis oh attendit le soleil, qui bientôt ramasserait toute l'ombre de lo-femme dans la calebasse vide disposée à ses pieds. Tous les regards étaient fixés par terre sur l'ombre longue de la femme et l'ombre, petit à petit, entrait dans la calebasse. Eh un instant'ce fut fait. L'ancêtre s'était approché de la femme, et d'un coup de pôi- gnard lui avait ouvert la jambe. Le sang gicla, s'apaisa, puis se mit à couler doucement, de la femme qui hurlait, dans la calebasse bientôt pleine. Alors, avant que l'esclave ne fût morte, on porta ce sang près de Valy étendu inanimé ; et, en maintenant sa bouche entr'ouverte, en faisant un entonnoir de ses mains, l'ancêtre, avec ce sang, lui rendit son ombre épaisse. Puis, quand ce fut fini, Tiémoko le vieux, alors que les tams-tams reprenaient le chant de mort, revint à sa case, portant avec peine dans ses bras, la forme de son fils qu'une vie neuve alourdissait. René Guillot. 3 I rontispice pour Agueda Lorsque, au campement du soir, je vais à l'eau, c'est tout son courant que je ressens, depuis la neige où l'assif résonne à creux de roche, jusqu'ici où le son le cède au parfum, celui du cresson et d'une herbe que je nomme absinthe dans mon ignorance. Plus bas, bien plus bas, c'est un oued qu'il devient, et change aussi de nom, ses eaux tiédies, et grasses de l'argile des plaines ; et ce sont d'autres senteurs, hélas, qui nichent sur ses rives entre les buissons de takaout, salés d'efflorescences blanches. Ce n'est plus alors à son cours adipeux qu'il faut chercher la belle eau sauvage que nous lui connaissions, c'est sur les dernières pentes où elle file, à flanc, répartie en mesrefs, mais non domestiquée, prête à fuser entre les pierres d'un mur formant auge à la terre de culture remontée là à:dos d'homme. Têtue et coquette comme les petites yuddies montagnardes qui viennent la puiser, le batik de travers sur le front, d'un air décidé qui n'a rien du ghetto : leurs pères savent prendre le fusil quand la tension augmente entre tribus. Quelque part, alors, j'imagine... je puis jurer qu'un de ces mesrefs traverse un enclos de murs violets sur le faîte des¬ quels on a piqué, quand l'argile était molle., des branches épineuses de jujubiers. L'eau s'engouffre sous la voûte obscure d'un mur et ressort, en se bousculant, par un portique ménagé dans le pisé, que ferme une porte à claire-voie. 32 Tout à l'échelle : porte, mur, onde vive. Tout, sauf la serrure massive, sculptée en plein aubier encore vert, qui, à elle seule, prend moitié du battant. Sauf aussi le long corps gris d'un serpent python, bras de l'unique figuier tendu du centre du jardin clos vers sa périphérie qu'il déborde. On attend à la porte, regarde par-dessus les murs. Car on peut regarder par-dessus les murs. Vient l'homme, point si vieux qu'on penserait, à voir son portail si méticuleusement fabriqué. On s'inquiète de savoir s'il va bonnement enjamber l'enceinte par dessus les épines de jujubiers, mais à quoi donc servirait le portillon, fait d'un cadre et de quelques bouts rajustés en bois de safsaf clair ? Il s'accroupetonne, tirant de sa chkara ce que j'appelle, moi, une brosse à dent, de quoi l'on soulève les chevilles et fait cherrer la porte. Comment l'homme a pu passer, fût-ce à genoux dans le ruisseau, sans emporter le mince portique de ses épaules, figurez-le. Et le voilà derrière, redressé, égal en hauteur au figuier lequel ombrage à lui seul le jardin. Soyons juste, il y a aussi un pêcher qui semble débuter à peine, et déjà vieillot de tant de rejets qui buissonnent à son collet ; il y a de l'orge, un peu, et trois brins de menthe pour le nana du thé. Ce qui reste d'espace est pris par le courant. Vu de haut, car je ne puis tout de même pas m'aplatir pour jouer à ne pas dominer les murs, ce jardin — défi aux monts et aux kasbahs massives qui dominent le fond vert d'orge et ce grand diable d'Aït Imghane qui trouve place de s'y poser, c'est un mural persan, sans profondeur, tout de surface, émaillé de vert avec l'éblouissement nacré des vête¬ ments dans l'ombre. A la nuit tombée, son travail fini, — ou bien les trois 33 bouffées de sa pipette, l'homme refermera soigneusement sa porte, qu'un gamin sauterait du moindre élan. — Aguedal : jardin clos, nous a dit un mandarin-soldat. La juste ambition d' « Aguedal » dépasse bien certainement la mesure de celui-ci, mais je ne crains pas de ramener l'un l'autre à cet aspect modeste et raffiné : nous sommes quelques- uns à aimer le mineur. Et puis souhaitons donc qu'un jour, après qu'il en aura passé le seuil lavé d'une eau alerte de sommet, nous voyions quelqu'un de son équipe se dresser et dépasser largement les limites d'Aguedal - tout comme ce berbère dresse la blancheur de ses vêtements au crépuscule, à peine bleutée par l'ombre des amandiers et des monts immenses. Ces monts où, de crête en crête, ma pensée revient me joindre au feu du soir : « Ho, Mhmed n'ait Ali, oh... et le lait de ta vache ? » J. B. Ait Imglutne, Mai 1936. 34 Des variations et des tribulations d une Zaouïa berbère à travers les âges II ADAPTATION AUX TEMPS MODERNES Vers l'an 1900 de l'ère chrétienne, un enfant de dix ans, fils cadet du chef de la vieille zaouïa de Taghia, descendant direct de Sidi Saïd ou Ameur le fondateur, joue, avec d'autres garçons de son âge, sur les aires à battre dont les surfaces plates s'étendent jusqu'aux abords de la maison paternelle. De vieux montagnards, accroupis, les genoux aux mentons, à l'ombre d'énormes noyers dont les racines trempent dans l'eau glacée du torrent voisin, suivent la partie avec intérêt. A l'est, comme à l'ouest, de hautes falaises encadrent l'étroite vallée où se déroule cette scène. Au sud, au nord, des sommets de plus de trois mille mètres, encore couronnés de neige, bornent l'horizon. Il est impossible d'imaginer endroit plus sauvage, plus retiré, plus inaccessible. On se sent là au bout du monde, loin des hommes, loin de toute agita¬ tion. Bien que les premiers pêchers en fleur indiquent l'appro¬ che de l'été, dès quatre heures de l'après-midi, le soleil dispa¬ raît derrière les crêtes rocheuses, l'ombre descend, un froid pénétrant fouette le sang. Le jeu s'anime alors sur les aires à battre. Armés chacun d'une latte de bois recourbée, les enfants, divisés en deux camps, tapent avec ardeur sur une balle de chiffons durcis 35 de poix qu'ils essaient d'envoyer dans les buts adverses. Cette sorte de hockey primitif ne va pas sans horions. Parfois une crosse s'abat sur un tibia, heurte un front et l'éclopé se retire en gémissant. « O mes amis, dit l'un des vieillards, voyez comme Sidi Hamed, l'enfant de notre agouram (1) est vif. Voyez, ajoute son voisin, comme il est ardent et rusé. Je le jure, ce sera un homme, un chef ». Ce jugement, tout le monde le partage, et, le vieil agouram fait un jour comparaître son fils devant lui. « Hamed, lui dit-il, tu as des frères plus âgés. Moha, Moham¬ med Ahmadar, Abdelmalek, Moha Seghir sont comme toi mes enfants, les fils de mes os. Je vous observe depuis des années car le meilleur d'entre vous doit me succéder. Il le faut. Telle est en effet la tradition de notre famille que tu auras toi aussi à maintenir. C'est toi que je choisis. Demain, je ferai part de ma décision à mes enfants, à mon frère Sidi Mhammed, à nos cousins, à nos serviteurs, à tous les gens de la zaouïa, à tous les imgharen (2) venus aujourd'hui apporter l'offrande des tribus. « Rien ne sera changé à ta vie. Va dans la montagne, joue avec tes compagnons comme par devant, mais, désor¬ mais, tu seras à mes côtés toutes les fois qu'une délégation se présentera, toutes les fois qu'un événement important se produira. Tous les visiteurs, tu les verras. Tous les rekkas venant du Sud, de la plaine ou de Marrakech, tu les entendras. Tu assisteras à tous les conseils, aux élections de chefs de tribu, aux délibérations. Tu m'accompagneras dans tous les déplacements. Ecoute en silence, regarde, Dieu fera le reste. Que notre ancêtre Sidi Saïd t'assiste. » (1) Agouram, mot berbère désignant le marabout. Pluriel : igouramen. (2) Les chefs. 36 Après avoir.baisé la main de, son père, Sidi Hamed, pénétré de sa nouvelle importance, court ceindre sa tête, nue de la rezza des notables, puis s'empresse de rejoindre ses amis. Brièvement il les informe de la décision du chef de la zaouïa. Il parle sur un ton autoritaire, son débit est rapide, heurté. On sent déjà en lui un tempérament, une force inté¬ rieure, une volonté agissante. Subjugués, les garçons lui baisent l'épaule et le proclament agellid n'iferkham, roi des enfants. En signe d'élévation à cette dignité, ils glissent sous la rezza qui le coiffe une touffe d'herbe fraîche arrachée au talus d'une seghia (1). Le jeu de hockey reprend. L'agellid tenant entre ses dents le bord inférieur de sa chemise bondit, les cuisses nues, à la poursuite de la balle. Un coup sec appliqué sur sa jambe par le bois de son ami Moha arrête son élan et le roi s'éloigne furieux en boitillant. « Cinq doigts dans ton œil », crie-t-il à Moha qui rit avec insouciance. Cependant, quinze jours plus tard, la variole apparaît dans le pays, apportée par des gens du sud qui traversent la montagne pour aller moissonner en plaine, au Tadla et en Chaouïa. Seul du village, Moha est atteint de cette redoutable maladie. On l'éloigné, on l'isole, on l'installe sous un frêne, à bonne distance de l'aggloméra¬ tion, avec défense de s'approcher de lui sous peine de mort. Chaque soir sa mère dépose à quelques mètres de sa couche un peu de pain, deux verres de thé, puis s'enfuit précipitamment. Moha reste ainsi sans soins jusqu'à ce que Dieu ait décidé de son sort. Il ne meurt pas, mais sa guérison le laisse défiguré et par surcroît d'infortune aveugle. Tous se souviennent alors de la formule maléfique employée par Sidi Hamed. On rapporte le fait au vieil agouram qui répond laconiquement : « mon fils à la baraka » (2). (1) C'est à dire d'une rigole d'irrigation. (2) La baraka : la grâce divine, le don de faire des miracles. 37 Sidi Hamed dispose maintenant de tous les atouts. On l'aime pour son entrain, on respecte en lui le chef futur, on le* craint en tant que détenteur d'une parcelle de cette puis¬ sance mystérieuse qui dispense, à son gré, joie ou malheur. Les années passent, Sidi Hamed grandit. Il aide son père dans l'administration du fief temporel et religieux ,de 'a zaouïa de Taghia, rôle ardu, délicat entre tous, qui nécessite simultanément des qualités de chef militaire, de psychologue, alliées à une connaissance approfondie des coutumes locales et à un sens politique profond. Il n'est pas facile en effet de commander à des populations frustes, braves et fières, tou¬ jours divisées par d'inexpiables divisions intestines. Quand il est seul, Sidi Hamed analyse, réfléchit, mûrit ses décisions. Puis, en public il se fait exposer l'affaire liti¬ gieuse par les intéressés comme s'il ne la connaissait pas encore et ses sentences, rendues sur-le-champ, émerveillent les Berbè¬ res. Tous prennent pour un don surnaturel de divination, pour une inspiration sacrée, ce qui n'est en réalité que le ré¬ sultat d'un calcul profond. De plus en plus on abandonne le vieil agouram pour-ne consulter que son fils préféré. Vers lui se tournent tous les regards quand l'horizon s'assombrit. Des tribus ennemies font-elles preuve d'hostilité, le Makhzen de la plaine mani- feste-t-il des vélléités d'action, vite l'on se rend à Taghia prendre les directives de Sidi Hamed. Elles sont toujours éclatantes de bons sens, d'opportunité. Il sait parler à son peuple, il sait trouver le chemin de son cœur. Quand il a rassuré, le jeune homme ne dédaigne pas d'égayer par quel¬ ques grosses farces, par quelques plaisanteries risquées, sou¬ vent fort licencieuses, qui les comblent de joie, ces rudes et simples montagnards. Aussi, de toutes parts, cherche-t-on à se concilier ses faveurs. Il en profite pour asseoir d'une façon toujours plus solide son autorité personnelle sur des tribus habituées depuis des siècles à obéir à sa famille. 38 Cavalier solide, il se montre aussi à l'occasion tireur émérite. Il aime la vie et il en profite. Comment les femmes pourraient-elles se montrer cruelles envers un si fier luron ? Vers vingt ans, Sidi Hamed est un robuste montagnard, de petite taille, trapu, rond comme une boule, de peau foncée, fleurant l'étable, vif, alerte et infatigable. Si son éducation de chef parait accomplie, sa culture intellectuelle, par contre, est nulle. Il ne parle que berbère, ne lit ni n'écrit, et ne connaît que quelques versets du Coran. Il ignore presque tout du passé de sa maison. Il lui suffit de savoir qu'elle est ancienne et de tout temps respectée. Peu lui importent les hauts faits de Sidi Saïd le fondateur, de Sidi Saïd ou Youssef le mysti¬ que, de Sidi Youssef ou Saïd le rival des Sultans. Seul l'intéresse le présent avec ce qu'il peut apporter de satisfac¬ tions et de jouissances. Un jour l'agouram dit à son fils : « O Hamed, le moment est venu de t'initier aux rites secrets que le chef ne transmet qu'à son successeur. Je suis au déclin de ma vie, je puis disparaître demain. Viens. » Et le conduisant dans une pièce sombre et isolée au sommet de la tighremt (1) où il réside, il lui révèle les secrets magiques, les tours de prestidigitation, les talismans, les poisons et les baumes hérités de l'ancêtre, Sidi Saïd. Quand il eut terminé, le vieillard congédia son fils en ces termes : « Tu as entendu, Hamed, le récit des rekkas venus de la plaine. Le nouveau caïd des tribus soumises au Makhzen — qu'il soit maudit —- a fait arrêter trois de nos « frères » sur le souk, alors qu'ils vendaient du charbon de bois. Ils ont été flagellés en public. Ensuite, on leur a incisé en cinq endroits la paume des mains, on a recouvert les plaies • de sel, introduit les doigts dans l'orifice des plaies, et on a entouré leurs poings refermés d'une peau de bœuf mouillée (1) Maison forte flanquée de tours. 39 qui, en séchant, enfoncera davantage les ongles dans la chair. Le petit Raho ben Toto, qui était avec eux, a eu les yeux crevés au fer rouge. Ils resteront en prison jusqu'à la mort et celle-ci ne les délivrera qu'après d'atroces souffrances. Il faut les venger, entends-tu, il faut rendre le mal pour le mal, il faut laver cette injure dans le sang. Cela, je le veux. Dès ce soir, fais briller sur la crête voisine le grand feu de guerre, envoie quérir les chefs, rassemble les guerriers. Tu prendras le commandement de la harka qui châtiera ces chiens ram pants soumis au Sultan. Tu leur feras sentir le courroux des hommes libres. Le moment est venu de te montrer au combat à nos gens, à nos voisins, à nos ennemis ». Et Sidi Hamed ayant réuni pour la grande aventure un millier d'hommes, marche sur la plaine. Le pays traversé est d'abord âpre et farouche. Ce ne sont que pics élevés, sommets sauvages, cols escarpés, pâturages de hauts plateaux, ravins profonds, creusés dans la montagne et tapissés de bois sombres de gènevriers, de thuyas ou de pins. Après deux jours de marche, le relief s'amollit ; le sol reste pierreux, mais la piste serpente sans grosses dénivellations entre des peuple¬ ments serrés de chênes verts. Parfois, un champ d'orge apparaît dans une clairière, glauque, dense, vigoureux de sève, parsemé de coquelicots. Les hommes se ruent alors sur les épis, en arrachent des gerbes et repartent, mâchonnant entre leurs dents les longues tiges jûteuses et fraîches. Les villages font fête à la harka. Les femmes poussent des you-you, agitent des étoffes de couleur, dansent en longues files au seuil des maisons, offrent aux chefs le lait et les dattes, en signe de bienvenue. Les hommes valides, le fusil jeté en travers des épaules, se joignent au détachement. Voici quatre jours que la harka a quitté Taghia et son effectif atteint immédiatement quinze cents guerriers. Le pays ennemi n'est plus éloigné. Déjà apparaissent les derniers pitons qui dominent la plaine et la protègent. Sur chacun de 40 ces sommets se déroule, signal d'alarme, une longue volute de fumée blanche. Alertés, les gens du Makhzen ont dû commencer à se grouper. La harka fait halte, les chefs se réunissent autour de ■Sidi Hamed qui écoute le rapport de ses émissaires. « O Sidi, les chiens d'en face sont sur leurs gardes. Ils paraissent en force. Trois cents cavaliers viennent de les renforcer et le gouverneur de Marrakech leur a envoyé un tabor de six cents askri avec du canon. Ils ont plus de deux mille fusils. Le caïd Djilali les commande. C'est un brave. » « Bien, répond Sidi Hamed. Vous verrez ce que vous verrez. Allez dire à ces femmes de la plaine que vous nous avez épiés, que nous ne sommes que cinq cents, que j'ai déclaré à mes « frères » que les balles de l'ennemi se trans¬ formeraient en rosée, que j'attaquerai avec vigueur et incon¬ séquence, parce que je suis jeune et inexpérimenté. Et si l'un de vous trahit, ma vengeance sera sur lui. J'ai dit. » Au jour choisi par Sidi Hamed, le contact s'établit. Quelques maisons, vite pillées, brûlent dans l'air calme du matin. Des coups de feu crépitent. Ceux des fusils à pierre sont tonitruants,, leur légère fumée blanche flotte à la lisière des,bois. Le combat traîne, chaque parti se tâte et s'observe. Sidi Hamed masse alors les contingents alliés, cinq cents hommes environ, sur sa droite et les pousse en avant. Le parti adverse, croyant que c'est là l'attaque annoncée, se concentre pour y faire face. Pendant ce temps, le jeune agouram se faufile sur la gauche, dans les taillis et les rochers, avec deux cents des meilleurs guerriers de sa tribu préférée. Il débusque brusquement sur le flanc de l'ennemi qui se croyait déjà assuré du succès. Par chance, il n'a devant lui que des cavaliers de plaine, richement harnachés, mais engoncés dans leurs burnous, serrés autour de leurs drapeaux et totalement dépaysés dans ces collines du poitrail de la montagne, qui leur sont étrangères. Des hommes tombent, des chevaux, 41 sans maîtres, hennissent, ruent, galopent au hasard, jetant le désordre dans l'escadron. Les trois mauvais canons du Makh- zen tirent au hasard, l'un d'eux éclate, tuant ses servants. La panique s'empare des gens du caïd Djilali qui s'enfuient à toute allure. « Quel est ce gros homme qui court là-bas, à pied ? » demande Sidi Hamed. « O maître, c'est le cheikh Bou Ham- mou, le khalifa du caïd Djilali. Il a dû tomber de son cheval aux premiers coups de feu ». Sidi Hamed sourit, prend son fusil, épaule, vise longuement, appuie doucement sur la détente. La balle part et il n'y a plus sur le sol qu'une énorme masse blanche agitée de quelques spasmes. Bondissant de pierre en pierre, d'arbre en arbre, les montagnards de Sidi Hamed accentuent la déroute. Plusieurs villages tombent entre leurs mains. Ils sont vidés en quelques minutes par des centaines d'hommes aussi affairés au pillage que des fourmis à l'approche de l'hiver. Dans les silos, on découvre des pro¬ visions de grain, du miel, du beurre, des amandes décorti¬ quées. Et le soir, Sidi Hamed reçoit sa part d'amandes, pré¬ cieusement enveloppées dans le vaste seroual du cheikh Bou Hammou dont le cadavre gît sur la terre rouge, les fesses à l'air. Sidi Hamed arrête alors l'expédition. Il juge imprudent de s'engager à fond, il ne veut pas descendre en plaine. Son objectif est atteint. Outre un butin important, ses gens ont tué quarante hommes, pris quinze fusils à tir rapide, enlevé douze chevaux et n'ont perdu que dix-sept tués ou blessés. La leçon est suffisante. Aussi, dès le lendemain, donne-t-il l'ordre de la retraite après avoir adressé au caïd Djilali la lettre suivante, éloquente dans sa concision : « Au caïd Djilali. Tu as, par trahison, fait mourir qua¬ tre des nôtres alors que nous étions en paix. Nous t'avons châtié. Tes hommes sont en fuite et nous n'avons pu les rejoindre car ils couraient plus vite que les gazelles. Tu 42 trouveras auprès du marabout de Sidi Lhassen quarante cadavres qui t'appartiennent. Enterre-les suivant les rites. Je garde les chevaux et les fusils que je t'ai pris. Sache que nous, les hommes libres, désirons vivre tranquilles dans nos mon¬ tagnes, mais que chaque fois que l'on touchera à l'un des nôtres, nous rendrons le mal au centuple. Salut. » A son retour à Taghia, Sidi Hamed, fêté en vainqueur, trouve son père mourant. Il recueille son dernier soupir, l'enterre en grande pompe et se fait reconnaître pour chef de la Zaouïa. Il rit franchement quand on lui annonce que là-bas, en pays makhzen, le caïd Djilali a célébré de son côté le départ de la harka montagnarde comme une grande victoire. Mais le khalifa du Sultan, rendu méfiant par une longue expérience du pays, a demandé des précisions, et Djilali s'est tiré d'affai¬ re en mettant à mort quelques-uns de ses administrés, incarcérés pour des pécadilles, et en affirmant que leurs têtes, envoyées à Marrakech après salure, étaient bien des têtes de Berbères tués par les glorieuses troupes du Souverain. Cependant la quiétude de Sidi Hamed ne tarde pas à être troublée. On parle en montagne du débarquement d'une armée chrétienne en Chaouïa. A vrai dire, au début, on n'y prête guère attention. Néanmoins des rumeurs inquiétantes circulent. L'envahisseur a défait, dit-on, la mehalla du Prétendant El Hiba, le Sultan Bleu des Sahariens, il s'est emparé de Marrakech, capitale du sud, il inonde la plaine de ses soldats, il rallie à sa cause les tribus du Haouz, il s'avance jusqu'au pied des montagnes. Ceci devient sérieux. On raconte, sur le chrétien, des choses inouïes. Il a des canons qui sèment la mort à des distances qu'un homme peut à peine parcourir du dohor à l'aser, (1) il possède des fusils qui, en (1) Heures de prière, séparées par un intervalle d'environ trois heures. 43 quelques secondes, fauchent les hommes comme le moisson¬ neur fauche les épis. Il a des chevaux en grand nombre. Il se bat bien. Sidi Hamed rassure ses gens. « Ce sont là des fables de vieille femme apeurée, dit-il. Avez-vous jamais vu de pareilles choses ? Et puis, même si c'était vrai, quel intérêt aurait ce chien à pénétrer dans nos montagnes, pauvres et inaccessibles. Il n'y trouverait que le rocher, le froid mortel et le cuivre (les balles). Ce que les plus grands parmi les Sultans n'ont pu faire, cet étranger à la face pâle le pourra-t-il ? Fiez-vous à moi, ayez foi en la protection de mes ancêtres. Je vais les consulter. Que personne ne bouge. » Et se faisant sur-le- champ apporter un bendir (tambour), hérité de son père, et que la tradition attribue à l'ancêtre Sidi Saïd ou Ameur, il frappe du poing l'instrument, le fait résonner profondé¬ ment, se penche sur la peau vibrante, écoute. Son visage devient livide, ses muscles se contractent, ses membres se raidissent, ses yeux se révulsent, un souffle rauque sort de sa gorge, la sueur perle à son front. Saisis d'une terreur religieuse, les notables se taisent. Après un long moment, Sidi Hamed reprend péniblement ses esprits. Il saisit son talisman — une queue de rat magique — le frotte entre ses doigts, le passe sous son nez. Enfin, il parle par saccade d'un air inspiré : « Tant que la neige couronnera les montagnes, le Chré¬ tien ne prévaudra point, cela je le jure. « Tant que l'eau coulera dans le ravin, le Chrétien ne viendra pas, cela je le jure. « Tant que vous serez fidèle à votre foi, le Chrétien se terrera, cela je le jure. « Tant que vous serez unis, le Chrétien sera sans force, cela je le jure. 44 « Ne le cherchez pas. Laissez-le en paix. Ne l'attaquez pas, et tout sera bien. « Mais qu'un seul traître se montre et tout devient trou¬ ble. Vous êtes mes enfants. Serrez-vous autour de moi. Mais attention au traître. Traître il est, traître il restera. Je le sens, je le sens. » Epuisé Sidi Hamed s'affale sur le sol. Alors les notables s'enfuient de peur que la queue de rat magique ne désigne un traître dans leurs rangs et tous rejoi¬ gnent leur campement en se promettant de ne jamais écouter les émissaires à la solde des Chrétiens. Ayant consolidé ainsi l'union de ses gens, et trouvé sagement une excuse à une défaite possible, Sidi Hamed attend les événements. En dépit de ses conseils judicieux, quelques jeunes gens s'en vont, avec la-fougue de leur âge, taquiner les Français. Des hommes tombent de part et d'autre, les coups de main se succèdent. Agacés par ces escarmouches multiples, les Fran¬ çais réagissent. Une colonne de plusieurs milliers d'hommes apparaît, soumet les habitants des premiers contreforts de¬ là montagne, puis, poussant hardiment en avant, installe un poste en bordure des tribus de Sidi Hamed. Celui-ci tente sans succès de chasser l'envahisseur. Néanmoins, il n'est pas mis en déroute et les Français, qui s'y connaissent en hommes, apprennent à le respecter. Ils s'arrêtent. Sidi Hamed se tourne alors vers ses tribus, et leur dit : « Par une première désobéissance, vous avez attiré l'ennemi à la porte du pays. Par la grâce de Sidi Saïd ou Ameur, et avec vos fusils, j'ai enrayé son avance. Vos voisins seuls i nt pâti de la guerre. Désormais quiconque se livrera à un geste hostile contre le chrétien sera mis à mort. Tenez-vous le pour dit. » Des trêves sont conclues entre le roumi et la Zaouïa. Elles sont généralement respectées. Certes, de temps à autre, des 45 incidents surgissent. Sidi Hamed lui-même ne peut résister, parfois, au désir de jouer un bon tour à ses indésirables voisins. A-t-il besoin de madriers pour recouvrir une terrasse, vite il envoie des fidèles arracher les poteaux de la ligne télé¬ graphique. Le roumi, irrité, tient pour responsables les sou¬ mis qui reçoivent l'ordre de monter une garde sévère, et. dans la montagne, les hommes libres raillent férocement les malheureux : « 0 vous, les fils d'Ouesser, Vhomme au képi est venu, . il vous commande, gens au foie sans vigueur. . L'homme au képi vous fait peur. Il vous a mis au pied de chaque poutre du fil, et par crainte qu'il ne disparaisse, vous vous attachez jour et nuit à ce bois dérisoire. Pendant ce temps nos jeunes gens visitent vos femmes. Après tout, pourquoi vous plaindre ? En fût-il autrement, vos fils seraient à votre image, vos femmes enfanteraient des lâches, des traîtres. Par les reins des plus jeunes d'entre les hommes libres vous aurez enfin des lions. » G. Sliman. (A suivre). 46 L Ane Culotte v J'étais donc bouleversé, en ce beau Dimanche des Rameaux, juste après la messe de sept heures, la tête encore pleine d'encens d'église et l'esprit "tout ému par l'allocution familière que l'abbé Chichambre avait adressée aux enfants. — Allez, allez, petits, nous avait-il crié, debout devant le ta¬ bernacle, répandez-vous dans la campagne, coupez des branches d'oliviers, apportez-les sur le parvis de l'église, jonchez la nef ! Je les bénirai avant la messe de onze heures. Et après, en rentrant chez vous, vous m'accrocherez ça à la tête de votre lit, du côté où se tient l'Ange de Dieu, la nuit, pendant votre sommeil. Car c'est le Jour des arbres, la Fête des Palmes. Ici, à Peïrouré, vous le savez, nous n'avons pas de palmes, mais nous possédons les plus beaux oli¬ viers du canton et l'olivier, mes enfants, le père de l'huile, c'est aussi l'arbre de la Mère-de-Dieu. Il a été créé par la Sainte-Sagesse. Répandez-vous dans la campagne ! Et quand vous reviendrez avec votre récolte, nous chanterons le Cantique de l'Ane. Car n'oubliez pas que Notre Seigneur est entré à Jérusalem sur le dos d'une ânesse et qu'une grande multitude de peuple étendit alors ses vêtements sur le chemin, tandis que d'autres coupaient des branches pour les jeter sur son passage. Hosanna au Fils de David ! Béni soit celui qui arrive au nom du Seigneur ! Toi, Sucot, affreux galapiou, apporte-moi le grand arrosoir d'eau bénite ; aujourd'hui, il m'en faudra un plein bénitier. Et toi, Rapugue, dénicheur de sansonnets, empoigne-moi la corde de la cloche majeure et tire à toute volée sur 47 la patrie de nos pères ! Ça va faire plaisir aux premières hirondelles. Quant à vous, les autres, je ne veux plus vous voir ici. Déguerpissez et rondement ! Que l'église soit débarrassée dans deux minutes ! Le ciel est pur. Ce petit vent du Nord me paraît de bon augure. Laus tibi, Christe ! La journée sera belle... Emporté par le vent de ces parole, je descendis vers le bas du vil¬ lage. Mes compagnons ne tardèrent pas à se disperser à travers champs. On les voyait çà et là escalader les petites terrasses de pier¬ re où s'alignent nos oliviers, grimper dans les branches, secouer les feuillages. Je restai teul. Mais je marchais ; je marchais à grands pas, à pleins poumons, respirant cet air, unique dans l'année, vierge, si frais, du matin des Rameaux qui sent, autour de nos villages, l'eau nouvelle, la moëlle d'arbre et l'odeur de l'argile. Je descendais vers la Gayolle, le savais et n'en étais que plus heureux. J'y arrivai bien vite, et quand je vis se lever devant moi, sur son épaulement rocheux, le bois de chênes qui cachait le Pays dé¬ fendu, tout mon sang jaillit vers ma gorge. Je m'arrêtai. L'air était calme. Des fils de chaleur y passaient, très haut dans le bleu matinal, cependant que, des bords du ruisseau gonflé par l'eau des neige, montait le parfum de la chicorée sauvage et de la salicaire. Irais-je plus loin ?... Toute la plaine fraîchement labourée, avec ses bonnes maisons de guingois, et l'odeur domestique des celliers et des granges, me retenait devant le pont. Son étendue, humaine et prudente, s'arrêtait en deçà de la petite rivière et tout ce qui s'en élevait donnait des conseils de sagesse : les arbres bien plantés, les carrés de légumes, le groupement amical de toîts et même le clo¬ cher trapu dans lequel, il est vrai, tintait un peu follement la cloche majeure. Laus tibi, Domine ! 48 Mais la brise arrivait de l'Au-delà. Sa nappe qui descendait des plateaux où poussent l'arnica sauvage, l'argeilas et l'hysope des garrigues, avait ramassé au passage tous les parfums cachés dans les petits vallons, blottis dans les creux tièdes, assoupis dans les moindres fissures du calcaire, épine blanche, digitale, centaurée, ron¬ ce bleue, troène, genêt d'Espagne, encens-de-mer, herbe'de sainte Véronique. La montagne embaumait. Je ne résistai plus. Je passai le pont... Et tout à coup je tremblai, car alors je sentis sous mes pieds le premier mouvement de la terre. Elle montait. Un brusque élan du sol me porta jusque dans le bois de chênes. Cette terre sauvage me soulevait ; d'autres pentes, d'autres tracés s'emparaient de mes pas. Le bois sombre exhalait l'odeur humide et iodée des vieilles feuilles mortes. Je m'étais détaché de ces plans doucement inclinés des prairies campagnardes qui prédisposent à la sérénité, aux haltes. Maintenant tout ici devenait brusque, abrupt ; mais de ces mouve¬ ments du sol, de ces rocs éboulés, de ces chênes noueux aux racines torses, passait en moi comme une noire force souterraine. L'âpre accent qui s'en détachait faisait battre mon sang à coup plus lar¬ ges, au milieu de l'ombre, des écorces fraîches et des feuilles arriè¬ res ; et j'étais enlevé, malgré la roideur des lacets et la sévérité des escalades, virilement, vers cette immense zone aromatique des col¬ lines, pays des fleurs sauvages, des arbres et des bêtes fuyantes qui déjà, à travers les branches des chênes, tremblait, en pleine lumière, devant moi. L'attrait qu'elle exerçait dans mon âme m'attira sous le bois de chênes. Je débouchai sur le bord d'une clairière éblouissante creu¬ sée dans un affaissement du sol et tout entière entourée d'arbres. Ça et là, les bosquets de houx épineux en coupaient l'étendue. Pas un vol, pas un bruit. On était de l'autre côté, dans l'au-delà, loin des hommes aux terres fertiles, loin du village, à cent lieues des petits foyers domestiques qui embaument le pain chaud, la braise et le savon frais. J'avais peur et j'étais pénétré de joie. Je n'osais avan- 49 cer, troubler la paix de ce coin de terre attiédi dans un creux de mon¬ tagne. J'entendis un bruit de pas, un froissement de branches et j'aper¬ çus l'âne Culotte. C'était bien lui. Il semblait sortir d'un buisson de houx. Sans doute était-il là avant mon arrivée. D'abord il ne me vit pas. Il continua à brouter. Tout le sol était tapissé de fleurs et d'herbes. L'âne singulier s'avançait sur un tapis de primevères, de gueules- de-lion, de caille-lait, de cardères sauvages, de chardons étoilés, et d'esparcettes. Il était beau, le poil luisant, étrillé de frais, couvert de rosée odorante ; et il semblait irréel. Ce n'était plus un âne de la terre un baudet de village ; mais l'âne-type, l'âne pur, l'idée même de l'âne. Jamais je n'avais remarqué la noblesse de son maintien, son pas tranquille, le calme mouvement de son col, et l'indulgence que dé¬ notait le port nonchalant de ses oreilles. Ainsi rendu à la liberté natu¬ relle, sans bât, sans pantalons, perdu jusqu'au poitrail dans les gran¬ des jonquilles de montagne, il me parut sortir de quelque fabuleuse contrée. C'était l'âne enchanté, l'âne magique. Il n'avait plus d'âge. Il arrivait du fond de l'histoire des ânes, chargé de toutes les légendes d'ânes qui peuvent courir le monde ; mais les dépassant toutes. C'était l'âne du Jour des Palmes, l'âne de la Fête des PnO- meaux. Il leva la tête et me vit. Jamais je n'oublierai ce regard, le plus grave, le plus raisonnable regard de bête qui se soit levé jusqu'à moi. Plus de résignation, ni de sombre patience, plus de mélancolie venue des profondeurs d'un esclavage millénaire, mais une sorte de dignité animale, de conscience modeste, de bonté sans rancune. Non plus un regard de bête soumise, mais un regard de bête libre, de bête as¬ sociée. Et, à travers cette grande prunelle glauque, glissaient aussi d'autres puissances. A peine y voyait-on flotter, comme un souvenir, ces molles nappes des prairies, l'esprit de la luzerne, du trèfle et du 50 sainfoin, qui enchantent les songes des ânes des communs endormis dans leurs pauvres écuries II y passait de plus vives couleurs : les reflets de la sauge à peine éc.lose, le violet tendre du thym de prin¬ temps, le rouge sanglant des racines mordues, et enfin, cet or du genêt d'Espagne aux tiges sucrées que chargent impétueusement les jeunes abeilles. L'âne était près de moi. Il me regardait. L'âne Culotte !... Près de moi à me toucher !... Sur ma main, son haleine humide, ses grands naseaux tendres, sa bonne chaleur animale. Un geai s'envola d'une branche de mûrier, à ma droite. L'âne me regardait toujours. Il me disait : « Grimpe sur mon dos. Je te porterai jusqu'à Belles-Tuiles. N'aie pas peur, tu peux monter à cru, sans selle. Je n'ai point le dessein de te jeter dans les ronces. Je veux te montrer la montagne... Je sais que tu aimes la montagne, comme moi et comme mon maître, M. Cy- prien, que tu ne connais pas. Souvent je t'ai vu, arrêté de l'autre côté de la Gayolle, près du pont, et rien qu'à la façon dont tu con¬ templais, pendant des heures, ce bois de chênes, je devinais qu'un jour tu te risquerais sur cette rive. Tu y es venu. Maintenant, .tu le vois, c'est la plus belle de toutes, celle des arbres sauvages, des plan¬ tes odorantes, des bêtes amies. Viens ! Nous allons partir vers les Hautes-Terres. A mesure que nous nous élèverons, l'air deviendra plus délicieux, plus vif ; tu rencontreras les plus beaux insectes du monde, les pha¬ lènes, les sphinx, les scarabées ; peut-être, ô chance ! verras-tu le campagnol ou le lérot couper ton chemin, et planer très haut sur ta tête la crécerelle ou l'épervier qui tiennent le ciel... Je t'attendais, Constantin, mettons-nous en route !..; ». . Alors nous partîmes. Je ne sais comment je me trouvais sur le dos de l'âne Culotte. J'y étais cependant, et il marchait. Il marchait d'un pas relevé, la tête haute. Il avait pris un sentier 51 qui nous conduisit à l'orée d'une pinède. Nous entrâmes sous les pins. Ce sentier devenait abrupt ; l'âne escaladait des raidillons, descendait dans des creux, sans hâte, d'un sabot délicat et sûr, et son échine avait tant de souplesse que je n'éprouvais aucune crainte. Ferme, ravi, je regardais autour de moi. Car je faisais corps avec l'âne ; sa chaleur se glissait tout le long de mes cuisses et passait dans mes reins ; et le jeu du moindre de ses muscles était sensible aux miens. Il ne marchait plus ; je marchais moi-même, et nous for¬ mions comme un grand être tiède touché par le printemps, un qua¬ drupède humain, heureux de voyager sous les pins et les rouvres, dans l'éclosion du pollen roux et le parfum de la résine. Nous ne tardâmes pas à franchir un petit col, entre deux blocs de pierre bleuâtre, puis, à travers quelques vallons, nous descendî¬ mes vers le lit d'un torrent à sec. Dans cette dépression je ne voyais plus que le ciel et un éternel épervier. Parfois, nous faisions s'envoler lourdement une grive gavée de genièvre. En nous voyant, un merle sifflait avec un effroi simulé et moi, je suivais des yeux le vol fragile d'un papillon nymphale. Maintenant, nous montions. Combien de temps dura cette as¬ cension enchantée ? Je ne saurais le dire. En moi, la durée, la dis¬ tance s'étaient anéanties. Mes plaisirs occupaient toute mon éten¬ due intérieure. Je n'étais plus moi-même ; je n'étais plus Constantin Gloriot, comme je l'avais cru jusqu'alors sur la foi de mon entoura¬ ge ; j'étais la montagne et le ciel... L'âne s'arrêta. Il s'arrêta très doucement. Il immobilisa sous lui ses quatre pattes ; un frisson parcourut son échine ; ses deux oreil¬ les se relevèrent vivement. Et il attendit. ■i' :i" Où étais.-je ? Cet arrêt m'avait réveillé. Devant moi s'étendait une aire blanche taillée dans le calcaire. 52 i Par delà une haie d'aubépines, on voyait une petite bastide. Le toit d'argile sortait à pe'ne de la terre. Deux fenêtres, une porte peinte, et, au-dessus des tuiles, cette colonne de fumée bleuâtre qui se perdait un peu plus haut que les arbres dans les premièr^; calmes du ciel... Deux pins énormes ombrageaient la façade, où veillait un cadran solaire. A droite un puits sous une tonnelle de vignes, et, par derrière, plantés dans le roc, cinq cyprès. Devant la maison il y avait un homme. Il me tournait le dos. A genoux, armé d'une pioche, il travaillait. Il creusait dans l'humus de petits trous, ensuite il y déposait des plants de chèvrefeuille qu'il recouvrait soigneusement de terre. Je ne voyais pas sa figure. Il ne nous avait pas entendu arriver. Il piochait, puis, de ses deux mains, à poignées, il retirait la terre du trou, une terre d'un rouge sanglant qui sentait la racine coupée et le silex. L'âne bougea, il fit quelques pas en avant, franchit la porte de clôture et s'arrêta sans bruit à quatre ou cinq mètres derrière l'hom¬ me. Celui-ci ne nous avait pas entendus ; il continuait à piocher. L'âne s'était déplacé silencieusement ; aucun claquement de sabots. Cela tenait du prodige. Dans cette lumière éblouissante j'avais eu l'impression d'être transporté en glissant, non point par un âne de chair, mais par le fantôme surnaturel, l'ombre d'un âne. Et cepen¬ dant, entre mes cuisses je sentais toujours sa tiédeur animale. Pas un souffle. L'homme piochait. Tout à coup il arrêté son tra¬ vail. On eût dit qu'il avait deviné la présence de l'âne. Celui-ci cependant ne bougeait pas. Il regardait le dos de l'homme. C'était un vieux dos, un peu courbé, aux épaules osseuses, noueux, couvert d'une chemise de laine brune, et cependant un dos vivant, chargé d'expérience, un dos sensible, un dos qui tout à coup avait compris que, l'âne et moi, nous nous tenions, attentifs à ne point troubler le silence, derrière lui. L'homme se retourna. Je vis sa figure. Henri Bosco. (A suivre) 53 CHRONIQUES Les Lettres Chronique - Eclair LES LIVRES Blaise Cendrars. —Hollywood, la Mecque du Cinéma (Grasset). — Du brillant, du bâclé. Hollywood signifie porte-bonheur. Elle tient le re¬ cord des suicides. Jean Cocteau. — Mon premier Voyage (Gallimard) — Rien que Paris. Francis de Miomandre. — Direction Etoile (Pion). — On se perd hors le temps et l'espace sans sortir du métro. Jérôme et Jean Tharaud. — Cruelle Espagne (Pion). — Les plus cruels ne sont pas ceux qu'on pense. Marcel Aymé. — Le Moulin de la Sourdine (Gallimard). — Les gens honnêtes tuent en sourdine. Drieu La Rochelle. — Rêveuse bourgeoisie (Gallimard). — Beau livre, mauvais rêves. 54 Louis Delau. — La Muse chez les Mores (Ed. interpresse). — Un ten¬ dre qui fait le sévère. Die letzte grosse Posaune Gottes. (Le dernier avertissement des trompet¬ tes divines). — Ce livre nous est envoyé par les éditions d'écrits de révé¬ lations divines, de Zurich, avec une lettre écrite en trois langues et signée par Jehovah, à la date du 23 octobre : « Malheur, trois fois malheur à ceux qui mettraient avec indifférence ce livre de côté ; la terre s'ouvrira sous leurs pieds. » Ch. Boursier. — 800 devises de cadrans solaires (Berger-Levrault). •—r Anthologie de ces admirables « pierres de conseil ». Ces devises sont souvent plus que belles : Luce umbra, umbra lux — Sol stat sed terra movetur, etc. Alice T. Hobbart. — Lampes de Chine (Pion). — La Chine imbibée de pétrole. Marc de Mazières. — Promenades à Marrakech (Horizons de France). — Se promenant dans Marrakech, M. de Mazières pensait à nous. Il est de la race des amoureux dévoués. LES REVUES Les Marges d'octobre publient des notes de M. Camille Mauclair sur Thibaudet. On y apprend qu'ils ne s'aimaient pas. M. Mauclair dit de Thi- baudet : « Ce n'était pas un homme sûr : il prenait le vent ». Thibaudet ne répond rien, car il est mort. La Nouvelle Revue Française a choisi comme Texte, dans son numéro de février, quelques pages admirables de Mardrus sur l'hermétisme de l'Egypte, celles mêmes qu'il vint, l'an dernier, nous lire au Maroc. Elles sont toutes en l'honneur de la Sagesse éternelle, de la Divine Amie. 55 L'Architecture du 15 novembre est consacrée à l'œuvre de M. Pacon. Les chemins de fer de l'Etat ne lui commandent pas seulement les dessins de leur bâtiments, mais aussi bien ceux des locomotives et des wagons. Le 9 janvier, la Revue hebdomadaire commence la publication de l'Exilée, de Pearl Buck : la Chine aux Etats-Unis. Il y eut, quand ce livre parut, des affiches sur les murs de-New-York. Dans le même numéro, M. Le Corbusier parle de New-York, ville debout : le seul souvenir d'urbanisme européen qui monte à son esprit est celui du Maroc. A New-York encore nous fait débarquer Marthe de Fels (Revue de Paris, 15 février) : « Une grande harmonie s'impose dans l'ensemble de cette vision, si grande que l'on se trouve en proie à la surprise d'un véritable élan mystique. » Arts et métiers graphiques, dans leur numéro 56, après « La renaissance des livres d'enfants en France », par Jean Selz, apportent leur contribu¬ tion à l'iconographie mallarméenne. Fac-similé de l'appréciation du pro¬ viseur du Lycée Fontanes : « Je crois qu'il s'occupe d'autre chose que de son enseignement et de ses élèves ». Revue française de psychanalyse, tome IX : « Soeren Kirkegaard », par Mme Fanny Lowtzky. Dans l'Art et les Artistes de décembre : étude sur Edy-Legrand, par Albert Brabo. Le Bulletin des Lettres, de Lardanchet, publie en février un bel hommage à Rainer-Maria Rilke. Marianne, 3 mars : Thomas Mann est dépouillé du titre de Docteur ho¬ noris causa de l'Université de Bonn. Mais c'est Bonn qui était honorée. 56 Sélections et commentaires SELECTIONS Marc Connelly. — Verts Pâturages, trad. par Bernadine de Menthon (Desclée de Brouwer). Georges Gorrée. — Sur les traces de Charles- de Foucauld (Ed. de la plus grande France). René Guili.ot. — Ras el Cua (Ed. du Moghreb). Claire Sainte-Soline. — Antigone ou l'idylle en Crète (Rieder). Norbert Casteret. — Au fond des gouffres (Perrin). COMMENTAIRES Armand Guibert. — Les Cahiers de Barbarie (Tunis). —• Armand Gui- bert va publier la troisième et dernière série des Cahiers de Barbarie, « après quoi la collection sera irrémédiablement close ». Nous déplorons cette clôture. Dès le début Guibert avait compris les dif¬ ficultés de sa tâche. Margaritas ante Barbaros, imprimait-il au dos de ses Cahiers, amèrement. Ce cœur généreux, cet esprit agile ne nourrissait pas d'illusions. Il faut lui savoir gré de nous avoir offert, malgré une indiffé¬ rence barbare, seize volumes dont aucun ne fut médiocre. Audisio, Brau- quier, Patrice de La Tour du Pin, Souffron, Lorca, Campbell, Montherlant, Valéry Larbaud, et d'autres... Leurs voix n'ont élevé là que des chants purs, choisis, quelquefois admirables. Ils ont touché un petit nombre d'audiieurs 57 attentifs encore aux mouvements de la Déesse. Des chants que nous avons aimés, et redits secrétèments avec dilection... Si plusieurs ont loué l'entreprise (mais qui n'avaient à lui offrir que ces louanges), combien, qui auraient pu la soutenir, sans doute, l'ont négligée et la laissent périr aujourd'hui ? Il est juste qu'à l'Occident de l'Afrique française, quelqu'un déplore cet abandon ou cette indifférence. Nous essayons aussi de bâtir ici notre modeste monument. Que celui de Guibert disparaisse, quel signe, quelle menace ! Mais sans doute est-il naturel que tombent les maisons du Chant pur. Il passe un vent de toute beauté sur VEnfer... L'Enfer, n'est-ce pas beaucoup dire ? Le vent est passé ; mais ici aux Jardins Aguedal, quelques-uns ont senti la chaleur du souffle. En ont-ils capté un effluve ? le prolongeront-ils ? Ils le voudraient. Pas d'adieu, un espoir et l'appel le plus vif de l'Amitié. Henri Bosco. Eugène Marsan. — Eugène Marsan est mort en septembre dernier. M. Henri Martineau lui rend un affectueux hommage. Dans Le Divan, il évoque une noble amitié. Nous avons connu et aimé Eugène Marsan. Il était né, je crois, en la très amère Adriatique. Son père, provençal ; sa mère, italienne ; lui, d'élec¬ tion, pur Parisien. Au physique, beau et si charmant. Je revois sa figure douce et sensible au plaisir. L'esprit lucide et délicat avait choisi le parti de l'élégance. C'était en effet l'homme d'un choix. Sa pensée avait une en¬ tière droiture, et son âme se montrait difficile. Le verbe le plus châtié ex¬ primait peu, sans doute par pudeur ; mais d'un trait incisif. Point de mé¬ chanceté. De l'éclat, quelque malice, mais tant de bienveillance. 58 ; Ce. cçe-ur-généreux laissera une pure image de la noblesse humaine. De là cette piété, qui veille sur son Ombre, et l'Amitié dé quelques-uns : le plus bel hommage. .. Optimo votum Amico libentes exsolvunt Amici. Henri Bosco. Pierre Borély. — Mon Ami américain (Sorlot). — Livre charmant par ses naïvetés (et aussi ses malices). Mais surtout par le ton naturellement pur, et qui est celui de la grâce. M. Pierre Borély conte. Il a ce don. Ne lui demandez pas de plonger dans les âmes, de décrire les mœurs moroses d'un quartier ; il ne saurait (peut-être). Il conte. Son récit est joli, frais, ironique. On y voit vivre deux jeunes gens : un Français, un Américain. Le Français, est sentimental, nonchalant, poëte. Il a une petite amie. Il existe, paraît-il, encore des Français de cette espèce. L'Américain, lui, est-actif, prosaïque, insensible. Il gagne 250.000 dollars (par an). C'est beaucoup, mais non pas impossible. Pour un Américain, rien d'impossible. Le Français, cela va de soi, ne gagne rien : on s'y attendait. Mais son ami Américain l'embauche, et l'embarque dans une aventure. Elle est contée avec esprit- Situations vaudevillesques, silhouettes comiques, traits vifs, conversations vivantes, de la verve, mais mesurée, des mots et je ne sais quel ton ironique et tendre. M) Pierre Borély devrait plaire. Mais plaira-t-il ? Il est si naturel ! Henri Bosco. Marcel Proust. — Correspondance générale, vol. VI (Pion). — Ce volume contient 124 lettres de Marcel Proust à Madame E. Strauss. Mme E. Strauss-était la fille du compositeur Jacques Halévy. En premières noces, elle avait épopsé Georges Bizet, Elle brilla comme l'une des femmes les plus remarquables de Paris, 59 vers 1900.-L'amitié qu-i- la lia à Marcel Proust fut vive. Les lettres qu'il lui écrit témoignent d'une brûlante admiration. Par ailleurs, il n'est rien de plus proustien que cette correspondance : une sorte de longue caresse spi¬ rituelle et maladive, une voix câline, subtile, quelquefois agaçante. Et une. tenace gentillesse. Elle dura trente-trois ans. Je ne sais rien de plus mélan¬ colique que le son de ces voix qui furent charmantes. Elles nous arrivent d'ailleurs ; elles parlent d'une autre planète. Amours, inimitiés, engoue¬ ments, phobies, grâces, colères, mots d'esprit, esthétiques, vues sur le monde, costumes, figures, ah ! combien cela date, et qu'il est suranné ce paysage spirituel d'où l'on sent que la vie s'échappe. , Mais quelle intelligence ! Aussi que de subtilité, et quels excès d'auto¬ critique, que de retours, de parenthèses, de caquets psychologiques, et combien peu de force ! Partout le pas de la mort. Une bouche vivante alarme le Départ... Ni foi terrestre, ni ouverture sur le ciel. Des adieux déchirants. Là s'ex¬ prime le meilleur (ou du moins le plus haut) d'une époque marquée par d'affreux monuments (jamais on n'a bâti si laid). Mais de là se détache parfois un goût, et même un génie de l'humain, que nous n'avons plus. Entre le désir et le geste, le sentiment et l'aveu, la pensée et le mot, les distances étaient immenses. On les parcourait intelli¬ gemment en explorant tout le pays. Ainsi prenait-on connaissance du relief de la terre, et de l'orographie des âmes. Aux lieux terrestres ou spirituels de ces pèlerinages, les sanctuaires les plus fréquentés étaient encore ceux du souvenir. Il n'en fut jamais de plus nobles. ' Henri Bosco. Joseph Conrad. — Rescousse (Gallimard). — tJn beau Conrad. L'ac¬ tion se dégage peu à peu du chaos de la matière dramatique. Les situations ne sont pas clairement prises ; on ne les décrit pas ; on ne les analyse point ; leurs contours se dessinent d'eux-mêmes, avec lenteur. On les voit apparaî¬ tre montant du fond des mers ou sortant du sein des,forêts, comme de grands 60 paysages d'âmes encore engagés dans les grands paysages naturels. Chez Conrad, il semble, en effet, que tout soit paysage. Les êtres y flottent d'abord comme des vapeurs indécises qui peu à peu se condensent d'elles- mêmes. C'est une sorte d'émanation. De là, cette imprégnation de rêve qui pénètre les caractères même les plus saillants. Tout baigne dans cet air vaporeux et spirituel où les plus rudes figures s'idéalisent. Les pires aven¬ turiers, les plus odieux grotesques même (si vivants, si vrais par ailleurs), se dessinent sur des lointains grands et nobles. Grandeur et noblesse gra¬ tuites, purement posées devant nous. Il n'est rien de plus amer, de plus stoïque aussi, que ces lents poèmes, où passent tant d'hommes et tant de femmes tourmentés par l'esprit de la Terre. Henri Bosco. Xavier de Magallon. — Odes et Poèmes (Les Editions Nationales). — Xavier de Magallon est emporté avec impétuosité par le Souffle dans un monde où se ruent de toutes parts la lumière et le vent : Le brasier de l'autel qui fume Dévore la sève du vent... Pindarique, éloquent, à l'occasion gnomique, il sillonne d'un trait l'es¬ pace, le ciel, la mer ; il développe les grands thèmes en amples périodes ; il bâtit les strophes puissantes, ces strophes en colonnades que construisait si bien le vieux Malherbe : Nous ferons, nous, dont la jeunesse But le lait de tes seins puissants Qu'à jamais ton charme renaisse Au vent des hymnes verdissants : Blondes collines apparues Au détour dé toutes les rues, Douceur d'enchantements secrets 61 Que font revivre en nous, lointaine», Les voix de tes vives fontaines, L'ombre de tes platanes frais. Ainsi parle-t-il à la ville d'Aix. Si parfois tel poème manque un peu d'intimité et de tendresse (ce poète est un chèvre-pied bondissant qui jaillit volontiers de lui-même), il est des strophes, inspirées par l'amitié, où bat le sang d'un cœur charmant et généreux. Je pense à celles où résonne le nom si fraternel de Fernand Mazade. Ces poèmes très familiers nous ra¬ vissent. ...Les mets que nous entremêlons De quelles figues ! quels melons ! Sans peine tu les imagines Aux lieux (loin desquels tu te perds) Où les yeux noirs, bruns, bleus, verts, pers, Ont la douceur des aubergines... Echos des jeux poétiques et amicaux de la Pléiade, ce ne sont point voix surannés, archaïques pastiches. C'est l'ami qui parle à l'ami, et d'uni, bouche fraîche. Mots bien vivants, phrase saine, accents forts et surtout souffle de jeunesse, esprit de vie. Henri Bosco. Albert Turin. — Chants de la mer et d'ailleurs. Poèmes. — Il y a ,entre M. Albert Turin et M. Paul Claudel, un désaccord. M. Paul Claudel a écrit à M. Albert Turin. Il lui a dit qu'il trouvait ses vers fort mauvais. M. Albert Turin, qui est Breton, a passé outre. Il a chanté la mer, les matelots, les navires, et il a publié la lettre de M. Claudel. Elle est dure. En dépit d'elle, M. Albert Turin nous offre un courageux volumes de poèmes dont les meilleurs sont des chansons de mer, gaillardes, rudes et bien timbrées. Celui qui fit le tour du monde, Franchissant les trois caps de sang A le droit de cracher au vent... •62 Ailleurs passe un souvenir clé Rimbaud : A la barre attaché j'ai redressé ma nave. Et file sous le vent au cœur des astres roux. Ce souvenir aurait dû attendrir M. Paul Claudel dont la sévérité nous paraît excéssive. M. Turin ne manque ni de verve, ni, à l'occasion, de tendresse. Il a écrit, en particulier, de touchants poèmes à là Vierge. Henri Bosco. Louis Aragon. — Les Cloches de Bâle (Denoël et Steele). —- Ce roman passionnant d'autant qu'il est conventionnel, débute comme la plus atten¬ due des satires et s'interrompt sur le carillon de Bâle, qu'on ne savait alors préluder à l'incendie du monde... La suite existe dans les Beaux quartiers, que je me suis refusé la facilité de lire, parce que, de toute œuvre d'art, j'aime le point d'orgue, d'où l'imagination continue en fantaisie la partie poétique de l'œuvre., C'est pourtant bien à cette facilité que s'est adressé Aragon, tout comme nombre d'auteurs qu'il aurait qualifiés de « distingués », sans oublier les guillemets condamnateurs. Ceux-là démolissaient leur classe sociale, du temps que c'était jeu, et peu efficace : que prenaient-elles alors, la magis¬ trature et la finance ! Les Cloches de Bâle sont d'un ton plus anodin en¬ core : c'est la police qui y est malmenée et l'on ne peut prétendre que ce soit très risqué. Quant à l'armée (sauf un colonel d'un comique très admis), elle est hissée à une, hauteur qui eût surpris même un jeune bourgeois dans les années 20. k ' ' . ■ ■ ■ .. • :.k Parmi les personnages « purs » du livre, l'inattendu est Jean Thiébaut, l'officier, plus inattendu que Bonnot, celui de la Bande, de l'auto grise, dont l'écrivain s'indigne qu'un millier d'hommes aient été mobilisés pour l'abattre, économisant la demi-douzaine qu'il eût failli, autrement lui sacrifier. A ce 63 pétard sursauterons-nous ? Le propos avait été tenu, à l'époque, par un aussi grand bourgeois qu'un bâtonnier au barreau de Paris. • Ce qui nous intéresse dans une œuvre, c'est le rapport auteur-livre, lui- même en coefficient avec l'époque. J'entends bien qu'on peut donnèr lin coup de pied à son œuvre et la recommencer par l'autre bout, mais en cela même le rapport peut rester constant, et je ne vois pas, cette fois, la réussite. Il reste, vous le supposez bien, nombre de pages, où Louis Aragon ne peut se retenir d'être Aragon : le moulage en une seule coulée de cette Catherine, et la sonnaille du tocsin final..., mais on attend cette fois quelque chose, une absence, ces trous, qui démasquent le génie. Connaîtrait-on les mon¬ tagnes sans les vallées ? Quelques faux j>rétextes à satire ou ridicule, juste ce qu'en prend Berns- tein pour bâtir un scénario ? qui n'a sacrifié d'un côté ou de l'autre, à la convention sociale ? Rien qui atteigne, par exemple, à l'inoubliable erreur de Proust — qui m'enchante — affirmant qu'une nuit de gothas en 18, il vit le geste de la bombe jetée par-dessus bord... Seul, le génie peut survivre à une balourdise pareille. Que dis-je : elle l'affirme. Etonnante perfection, chez Aragon. Elle détonne. On cherche. Non-con¬ formisme inné qui, en un temps où les plus caducs évoluent, le fait virer de bord, juste pour une chiquenaude au nez des poursuivants ? ou plus en¬ core, renoncement et discipline, que nous devons admirer, les regrettant. Car nulle littérature ne doit plus exister sans but politique, c'est Aragon qui l'a déclaré ; or, la politique, c'est la propagande, le reniement des éblouissants concerts surréalistes, la recherche du public, la facilité : ce livre peut plaire à tout le monde. Seulement, là, le rapport nous est faussé. On est trompé sur le nom d'Aragon, et, bien que nullement militariste ni anti (si je puis savoir ce que ces mots signifient exactement), j'en viens à regretter le premier et plus franc Aragon, celui qui, en conclusion à son Traité du style, et tout-à-fait hors de propos, vouait l'armée française « dans sa totalité », à quelque chose que je ne saurais évoquer. Jacques Balay. 64 Les Cahiers du. Contadour, revue trimestrielle, II. — Beaucoup de Giono (tant mieux), et deux poèmes de Lucien Jacques, l'un adressé au Pape (très mauvais pour le Pape), l'autre qui s'intitule : Tais-toi, Curé (très mauvais également pour le curé). Des photos (bien) et l'Esquisse d'un journal du Contadour. Pas drôle du tout. Ce qui l'est, c'est le Règlement intérieur du Contadour. Déjà !... « Ne sont admis au Contadour que les gens sincères et dépouillés de tout intérêt personnel. Jean Giono n'y reçoit absolument per¬ sonne pour aucun motif : curieux, photographes, amateurs de dédicaces et d'autographes, journalistes ne peuvent être admis au Contadour. Si ces derniers insistent, il y aura au Contadour de bonnes corvées pour les em- bêteurs !... » Eugénie Barboche, ma fille, te voilà avertie !... Eugénie Barboche. Mathieu Varille. — Arnulfe le Faon. (Lyon, Pierre Masson). -— C'est un beau livre. Imagé par Jean Chièze, imprimé par Marius Audin, dédié à Béraud, écrit par Mathieu Varille, un livre lyonnais. Gravures puissantes, aux noirs vigoureux, caractères plastiques, mise en page admirable (Audin fecit), — le monument est ample, clair, robuste. Il contient une histoire du bon vieux temps, celle d'Arnulfe le Templier ; fantaisie de lettré, en des mots et des formes du vieux langage. Le récit a du ton, de l'intérêt. On y évoque galères vénitiennes, aventuriers, Doges, sbires, espions, trésors en¬ sevelis, amours contrastées, alchimies, poisons, meurtres, avec esprit. Et l'on y sent surtout le goût de l'Orient et de la mer. Il faut louer Mathieu Varille d'avoir ce goût. L'expression qu'il en offre est pittoresque, et c'est fort bien, ce qui est mieux encore, c'est l'émotion qu'il en reçoit et que nous parta¬ geons. Il connaît l'Orient, aime la mer, fréquente habilement les vieux tex¬ tes, se plaît au beau langage et il sait conter. Forme et fond, matière et texte, forment bloc. Un beau livre. Henri Bosco. 65 Georges Marchand. — Français d'abord. (Ed. du Moghreb). — Dans un style dru et franc, M. Georges Marchand se révolte à l'idée d'une France qui serait dépouillée de ses traditions intellectuelles et morales. Jusqu'à hier, une culture, fondée sur le grec, le latin, le français, n'a cessé de vivifier les qualités de notre peuple. Elle est en train de sombrer. Causes : le sur¬ menage et l'excès des sciences dans l'enseignement. Point de loisirs : mau¬ vais travail (car on ne travaille bien qu'à loisir). Trop de sciences. Ren¬ dons aux lettres leur prééminence. Réduisons le plus possible ce qui est technique, utilitaire, spécialisé. Honorons ce qui est général, culturel, na¬ tional. Ne méprisons plus la mémoire. Réformons. Maintien jaloux et pro¬ pagation de l'esprit français, prééminence du français, de tous les langa¬ ges le plus pénétrant, le plus universel, le plus humain. Etre français, c'est être humain, par excellence. Telles sont les idées pour lesquelles bataille gaillardement M. Marchand. Nous les aimons. Henri Rosco. Daniel Marquis-Sébie. — deux africains. (Jean Crès). — M. Marquis- Sébie, disciple de Bourdelle, a été conduit en Afrique par l'art et l'imagina¬ tion. Il y est resté une quinzaine d'années, entre Soudan et Dahomey, s'at- tachant à remplir consciencieusement la mission du Blanc en pays colonisé. De retour en France, par la parole et par la plume, il a continué à servir la cause coloniale, et le livre qu'il publie aujourd'hui poursuit la même noble tâche. On peut appliquer à l'auteur la phrase qu'il fait dire à l'un des person¬ nages de son livre : « Ce gaillard-là, avec ses tendances à ne tout voir qu'à travers le prisme de l'art, finira par découvrir un jour des lys dans un champ de manioc ». Mais cela n'empêche pas Marquis-Sébie, de parler savamment de l'Afrique et de la voir sous son aspect réel, au fil des souvenirs qu'il raconte avec charme et lucidité. J'ajouterai que cet artiste sait aussi fort bien manier la plume et qu'il excelle à rapporter un dialogue autant qu'à décrire un paysage. Quelques inexpériences typographiques ne font rien à l'affaire. 66 Il a donné vie à certaines heures d'Afrique où les vieux broussards re¬ trouveront un peu d'eux-mêmes. Il s'est empli les yeux de cette image afri¬ caine pour la recréer par la pensée, comme une chose à laquelle son âme s'est attachée. Mais ce n'est pas un « roman », en dépit du sous-titre ; ce ne sont que les pages d'un passé revécu par l'auteur. Et c'est bien mieux ainsi. Roland Lebel. Maurice Maeterlinck. — L'Ombre des Ailes. (Fasquelle). — Le titre est beau, le livre est grand. C'est du vrai Maëterlinck : du parfait, de l'ex¬ cellent, parfois du pire. Car la langue y est maîtresse : c'est le triomphe du verbe. Quand il est juste, les pensées sont profondes, les images exquises. Mais, que le mot, par hasard, soit insuffisant ou discutable, tout s'écroule. Gérard de Champeaux. Luc Durtain. — Le globe sous le bras. (Flammarion). — Encore un livre planétaire. Bien au-dessous de Huxley ; très inférieur à Keyserling ; fort à côté de Paul Morand. L'on nous apporte un globe tout rapetissé : évidemment à l'échelle des voyages rapides et de la T.S.F. « Jadis, l'empereur assis sur son trône était seul à tendre le globe : une boule dorée, ceinte de bandes mystiques (?) et surmonté de la croix. Aujour¬ d'hui, c'est l'Humanité qui porte la Terre, comme une ménagère ses prévi¬ sions, dans un filet tissu de latitudes et de longitudes ». Eh bien, je crains que la ménagère n'ait mal fait son marché ou que le filet aux mailles trop lâches n'ait laissé passer ce qu'il aurait pu y avoir de substantiel et de nourrissant ou de savoureux et d'agréable dans des acquisi¬ tions qui se sont échelonnées tout autour du globe. Il ne reste qu'un reportage étendu, un journalisme superficiel, et parfois un film documentaire de pro¬ pagande benoîtement tendancieux. Gérard de Champeaux. 67 Louis Bertrand- — Sur les routes du Sud. (Fayard). — Ce volume est le quatrième de la série intitulée Une Destinée, où l'auteur raconte ses souve¬ nirs à peine romancés. Il commence au moment où le jeune professeur quitte Bourg-en-Bresse pour venir enseigner à Alger, et se termine à l'heure où, ayant publié son premier volume, Louis Bertrand, sûr de sa vocation, lâche l'Université pour la littérature. C'est dire qu'il traite une partie essentielle de la vie de cet écrivain, non pas tant pour la résolution finale prise par le romancier que pour l'orientation de son esprit au contact fécondant de l'Afrique. C'est à ce litre que le livre nous intéresse particulièrement ici. Si peut-être, au début, il cherche en Algérie la satisfaction d'un goût ro¬ mantique, Louis Bertrand a vite l'intuition d'autre chose : il sent qu'il va secouer là-bas la poussière de ses bouquins, et il comprend que l'Afrique, en entrant dans sa vie, va y apporter un changement capital. Rabelais disait déjà : « Affrique apporte toujours quelque chose de nouveau », phrase que Flaubert aimait à citer, et que Louis Bertrand, son disciple, se répétera souvent. 11 se débarrasse très tôt des premiers étonnements naïfs. Et ce n'est pas en badaud qu'il part à la découverte de l'Afrique (Afrique du Nord, Ajrica, au sens où l'entendaient les Anciens). La couleur, le pittoresque attirent sa curiosité ; cependant, il ne voit pas seulement dans Alger un « conserva¬ toire de la couleur locale », mais aussi un résumé de la latinité méditerra¬ néenne. C'est là qu'il a la révélation du « sang des races » dans tout son éclat et son bouillonnement. Les indigènes ne l'intéressent que médiocre¬ ment, juste à titre de figurants dans le décor. Ce point de vue, sans doute un peu étroit, s'explique par le fait que l'auteur rattache ses sensations d'exo¬ tisme à des souvenirs du vieux passé latin ; et il entre plus en communica¬ tion avec les actuels Latins d'Afrique, avec « l'homme méditerranéen », qu'avec l'élément arabe. Le moment, d'ailleurs, était bien choisi : en 1891, il assiste à la nais¬ sance d'un peuple. Dans le creuset algérien se fondent les Espagnols, les Maltais, les Mahonnais et aussi les Français, les Français majorés, les .colons de l'Empire- C'est cette œuvre des nouveaux Latins d'Afrique et c'est ce peuple neuf, actif et passionné, que Louis Bertrand veut exalter et défendre. 68 Ses premiers romans sortiront de là. Et voici, d'un seul coup, renversée la perspective des Fromentin et des Loti. Un voyage à Médéa, puis la rencontre d'un ancien roulier, qui lui parle de la route de Laghouat lui font ressentir la fascination du Sud. Un jour il part avec un convoi de chariots vers les « profondeurs vermeilles », goûtant la liberté et la solitude des larges espaces que Chateaubriand, au début du siècle, faisait chercher à René dans les savanes de l'Amérique. Une autre fois, il retournera dans le Sud « faire la route » avec les rou- liers ; et les types qu'il rencontrera lui serviront bientôt à sculpter son Rafaël. Mais n'oublions pas que l'écrivain a mûri pendant plus de six ans son roman : Le sang des races. (>■ Dans le même temps, parallèlement pour ainsi dire, Louis Bertrand fait une autre découverte : celle de l'Afrique des ruines, encore insoup¬ çonnée, celle des arcs de triomphe romains et des basiliques chrétiennes. Et cette piste de ruines n'est pas moins révélatrice que la route du Sud. Notre auteur n'oublie pas qu'avant de se couvrir de mosquées et de marabouts, l'Afrique maurétanienne fut couverte de chapiteaux et de chapelles. Au mi¬ lieu de ces souvenirs, de ces témoins, il ne se sent plus le « Roumi » égaré en pays d'Islam. Mais il faut s'entendre là-dessus : Louis Bertrand n'a jamais soutenu que l'Afrique fût un pays de race latine, romanisé et chris¬ tianisé. C'est avant tout pour lui le pays de la mêlée des races, et par là il rejoint le Flaubert de Salammbô. Ce qui ne l'empêche pas d'admirer, comme Châteaubriand à Rome, « le soleil parmi des ruines et des chefs- d'œuvre » ; et la citation figure intentionnellement en tête du livre. Ce volume apparaît donc comme une illustration en marge de l'œuvre africaine de l'écrivain, je serais même tenté de dire en marge de son œuvré méditerranéenne ; car des pages sur Marseille et des pages sur l'Espagne font également pressentir l'auteur de L'Invasion et de L'Infante. Il reste cependant que cet ouvrage nous fait surtout pénétrer dans la pensée afri¬ caine de Louis Bertrand et assister à l'obscure chimie d'où sortiront plus tard Le sang des races, Pépète le bien-aimé, La Cina, Saint-Augustin, San- guis Martyrum, pour ne citer que quelques titres. A cet égard, sa lecture ne peut pas nous laisser indifférents. Roland Lebel, 69 Ckronique marocaine Les temps du Maréchal renaissent-ils ? A Paris, une centaine de per¬ sonnes, venues de l'élite (il y avait là Jean Schlumberger, Laprade, le pro¬ fesseur Rivet, Pierre de Lanux, Félix de Voguë, etc.), se sont réunies pour parler, puis entendre parler du Maroc. Ils étaient conviés par Porza, le 5 mars dernier. Porza est une association internationale, un foyer d'esprit qui, plus opiniâtrement en notre époque d'excommunications, poursuit sa mission d'accueillir dans la vieille capitale, d'où qu'ils viennent, ceux qui, dans l'ordre de la création artistique ou intellectuelle, apportent quelque chose de personnel, en franchise et en liberté. Porza s'occupait cette fois du Maroc, dont les interprètes étaient choisis avec goût et compétence. Robert Montagne parla des Jeunes Marocains et de nous, René Hoffherr de l'évalua¬ tion des standards de niveau de vie indigènes, Pierre de Cénival des fovers de l'art hispano-arabe. La soirée était présidée, sous le signe de Lyautey, par M. Pierre Viénot, dont le frère a fondé la section français de Porza. Ce jeune chef a rappelé à ceux dont la science vit du Maroc leurs responsabilités en¬ vers ce pays. Ceux qui s'efforcent de resserrer ici les liens spirituels France- Maroc saluent affectueusement ces amis. * * * Roland Lebel. — Les Voyageurs français au Maroc (Larose) sont le type du livre utile, qui nous incite parfois à la lecture, mais le plus sou¬ vent nous l'épargne. Ce choix de voyageurs, ces analyses de leurs récits ont retenu près de 300 noms. Sur ce nombre, combien en est-il que M. Lebel nous engage chaleureusement à fréquenter ? Je n'ose le dire. Pourtant notre critique, qui a du cœur, est bienveillant le plus possible et toujours galant. 70 Sans qu'il y paraisse trop, les narrateurs sont répartis par lui en trois grou¬ pes : ceux dont la connaissance importe, et qu'il désigne, ceux qu'il importe d'ignorer et sur lesquels il passe, ceux enfin, pour qui surtout le livre est fait, qui ayant quelque chose à dire n'ont pas su le bien faire. Ceux-là, M. Lebel les remplace. Il extrait de leurs aventures ce qui risque de plaire et brièvement le narre. Cette formule ingénieuse rendra bien des services. Cette bibliographie est elle-même un voyage varié. Pour ne prendre qu'un exem¬ ple, sans elle Charles Didier serait complètement disparu, ce qui me peine¬ rait légèrement. Comme ce livre pourrait s'intituler: « Ce que les voyageurs ont tour à tour vu du Maroc », il est une sorte de guide historique agréablement présenté. Pendant qu'il le rédigeait, son auteur fut appelé à prendre la parole devant l'association des professeurs de français de New-York. Il leur rap¬ pela discrètement que leur tâche était d'apprendre aux Yankees non seule¬ ment le français, mais la France, et traita dans son entretien de « l'œuvre intellectuelle et littéraire de la France en Afrique du Nord ». M. Lebel est de ces gens dont la malice est redoutable, car elle demeure toujours cour¬ toise. Se donnant tantôt au Lycée Gouraud, tantôt à l'Université Columbia, il sait trop bien quelle figure, avilie, embellie, le plus souvent absurde, pren¬ nent, aux yeux du public le plus cultivé, les pays étrangers. Il a souffert de constater avec quelles lunettes sottement romantiques on aime voir notre Afrique du Nord. Il s'en irrite en homme d'études soucieux d'exactitude, en amoureux aussi de nos domaines africains. Contre l'exotisme de pacotille, la littérature de tourisme vulgaire et facile, en somme contre le manque de probité et de talent, il s'élève avec esprit et fermeté. Ces pages, publiées par la Frencli Review de mai 1936, seront d'un bon et salutaire enseignement- Emile A. Boubeker. Philéas Fogg. — Le Maroc vu de Paris (Larose). — Disons plutôt : le Maroc expliqué, pour Paris. Non pas ce qui est, mais ce qui devrait être. Ce n'est pas absolument la même chose. 71 Cette imprécision du titre nous surprend chez un auteur qui n'a, par ail¬ leurs, de brumeux que son pseudonyme. Le style est celui d'un rapport : net et clair, concis et précis. La docu¬ mentation est personnelle et sérieuse. Gérard de Ciiampeaux. Vincent Berger. -— L'Appel du Sud (Interpresse, Casablanca). — Ce livre, où l'on respire au long des pages l'âpre poésie de l'Atlas Marocain, s'ouvre par contraste sur l'un des épisodes les plus durs de la guerre, aux confins de la Somme, dans un groupe de chars d'assaut, où de précieuses amitiés se scellent, devant le danger commun, dans la souffrance et dans le sang. Transposée dans le temps et dans l'espace, cette amitié se retrouve dix ans plus tard sur les chemins de la montagne berbère, au milieu d'autres luttes et d'autres souffrances pour la conquête des gisements miniers et des conces¬ sions, avec le stimulant de la recherche, les aventures de la prospection, l'effort constant pour se dompter soi-même et déjouer les embuscades que vous tendent à la fois le climat dissolvant, la fourberie des gens et les dé¬ faillances trop humaines. Et cette vie de renoncement et d'exaltation se développera tantôt dans le cadre grandiose, farouche même, de l'Atlas, tantôt dans le décor plus aima¬ bles du Maroc Fortuné, avec le repos des fontaines, le calme des fins de journées odorantes et la fraîcheur pacificatrice des jardins intérieurs, peu¬ plés de silence et d'oubli. Le héros du livre, François Farret, a tenté de partager sa vie entre l'at¬ tirance irrésistible de la montagne pour son esprit de savant doublé d'une sensibilité de poète, et l'autre attirance, celle d'une passion féminine, où il meurtrira son cœur et connaîtra la souffrance ténébrante du doute. Sa na¬ ture vigoureuse, durcie au contact des réalités quotidienne, ne se libérera que dans un sursaut de violence instinctive, jaillie du vieux fond de barba- 72 rie qui parfois remonte à la surface, même chez les êtres les mieux policés. Puis c'est l'effondrement. Son amertune, une fois apaisée, trouvera dans l'existence primitive et aventureuse des pays du Sud une raison d'exaltation nouvelle qui lui donnera la force de repartir, solitaire, vers son destin. M. Vincent Berger, — a qui nous devons un volume de vers devenu in¬ trouvable — excelle dans la peinture de l'effort, de la vigueur nécessaire, de l'énergie vitale. La scène liminaire de l'agonie dans le char d'assaut, véritable fragment d'épopée, est à mettre en parallèle avec la lutte titanes- que contre les éléments déchaînés, en pleine tempête de neige, sous la bour¬ rasque dans les défilés du Grand-Atlas. L'auteur y apporte une note person¬ nelle qui ne trompe pas. La sobriété de l'intrigue et les tonalités multiples des descriptions exté¬ rieures où le Maroc participe à l'action comme un personnage de la Tragé¬ die antique, donnent une étrange saveur à ce livre, qui est dédié « à tous les Français du Maroc qui ont travaillé, qui ont souffert..., et qui n'ont pas réussi ». L'édition originale doit au talent de M. Théophile-Jean Delaye, des des¬ sins et des lavis d'inspiration marocaine qui sont d'une heureuse venue. Pierson Saint-Max. MEMENTO •Wladimir d'Ormesson : Le Maréchal Lyautey et Paris (« Le Temps », 20 février). — François de Hérain : Lyautey dessinateur (« Illustration », 27 février). — Maroc catholique de Noël, consacré à Foucauld. — Félix de Chazournes : Le détachement de VAhansal (« Revue de Paris », 1" jan¬ vier). — Ch. Sallefranque : Première apparition de Fès (« Le Maroc du Nord au Sud », novembre). — M. E. Coindreau et L. F. H. Lowe : An 73 alternative french composition book (New-York). — M. Nossek : Le Miel marocain (« Feuille d'avis de Vevey », 14 octobre). — Comtesse de Ciiam- brun : Shadows like myself (Londres). — Henri Ardei. : Colette Bryce au Maroc (Pion). — R. Pradeaux : L'Eglise de Port-Lyautey (« Technique des Travaux», octobre) et Une villa moderne à Rabat (« Chantiers », octo¬ bre). — Piscine municipale de Casablanca (« Réalisations », novembre). — Pierre Féline : Le plaisir musical chez l'Européen et chez l'Arabe (« Mer¬ cure de France », 15 février). — Vice-Amiral Usborne : The conquest oj Morocco (Londres). — Bulletin économique, de janvier : Logements et loyers des travailleurs indigènes à Rabat-Salé, par Baron, Huot et Paye ; Molybdène marocain et marché mondial du molybdène, par J. Bondon ; L'évolution des corporations depuis notre installation au Maroc, par A. Mas- sonaud. — B. Clarjean : Pétrole colonial et défense nationale (« Afrique Française », novembre). — L. Migaux Note sur l'état actuel des recher-, ches de pétrole au Maroc (Imprimerie Officielle). — « Bulletin de l'Ami¬ cale du Corps du Contrôle civil », de mai : Les méthodes statistiques appli¬ quées à l'économie indigène, par René Hoffherr, et Les questions essen¬ tielles du droit minier marocain, par P. MauchaussÉ. — J. Ray : Sur les côtes du Sous. Pêche maritime et coopérative indigène (« Afrique fran¬ çaise », décembre ). — P. Rouveroux et F. Murât : L'évolution du crédit agricole mutuel en Afrique du Nord (« Afrique française », octobre et novembre »). — Actes du II" Congrès de la Fédération des Sociétés Savan¬ tes de l'Afrique du Nord (« Revue Africaine»). — G. Bouthoul : Le pro¬ blème de la monnaie et des transferts aux colonies (« Annales du Droit et des Sciences sociales », t. IV). — Decroux : Essai sur la nationalité maro¬ caine (Melle). — A. ménard : Questions de droit international privé dans la zone spéciale de Tanger (« Revue Critique de Droit international », juil¬ let-novembre). — G. Surdon : Institutions et Coutumes des Berbères du Maghreb (Tanger). — E. Laoust : L'habitation chez les transhumants du Maroc central (Collection « Hespéris »). — Jeanne Jouin : Les thèmes décoratifs des broderies marocaines (Collection « Hespéris ») et Le costume de la femme israélite au Maroc (« Journal de la Société des Africanistes », t. VI). — Robert Ricard : Le Maroc septentrional au xv- siècle d'après les chroniques portugaises (« Hespéris », t. XXIII ). — E. Rosenthal : Traces 74 of arab influence in Portugal (« Islamic Culture », janvier 1936). -— Max L. Wagner : Restos de laùnidad en el Norte de Africa (Coïmbre). —- Général Messimy : Souvenirs de l'année 1911 (« Revue de Paris », 1" mars). — G.-P. Gooch : Before tlie war. studies in diplomacy (Londres). — La, politique extérieure de l'Allemagne, t. XXVI et XXVII, 1" avmil- 2 décembre 1905 (Costes). — Remlinger et Bailly : Observations sur les cigognes marocaines (« Maroc Médical », 15 novembre). — Louis Nelt- ner : L'Atlas de Marrakech (« Revue de Géographie marocaine », juillet- octobre). — Henri Termier : Etudes géologiques .sur le Maroc central et le Moyen-Atlas septentrional (Service des Mines). — Burciielle : Les miné¬ raux oxydés du gisement de Bou Agzer (Rabat, brochure). — F. Blondel : L'emploi de l'avion pour les recherches géologiques et minières dans les pays neufs (« Génie civil », 19 décembre). — André Glory : Les mines de sel de Taoudéni (« La Nature », 15 janvier). — « Bulletin de l'Institut d'Hygiène du Maroc », de juillet-septembre, consacré au paludisme. 75 es JArts A rcliitecture A Marrakech, à la Bahia, l'esthète qui guidait nos pas pour la visite du Palais ne dissimulait point l'accablement qui lui venait de vivre dans l'ex¬ tase de ces décors rares, successifs cependant, inattendus quoique connus, toujours nouveaux. Du petit patio où il nous avait conduit, la perspective qui se révélait soudain était surprenante, si insensible que l'on fut à la grâce des effets. Elle traversait d'abord une pièce haute et sombre d'une ombre dorée d'où l'on entendait l'eau s'égqutter d'une vasque, puis, coupait une galerie peinte en bleue entourant le carré d'un jardin d'orangers, traversait de nouveau une chambre aérienne, transparente d'une lumière lavande, se continuait dans la verdure d'un jardin verger d'un vert sombre, piqué de fleurs d'aman¬ des où passaient des oiseaux, et se prolongeait enfin sous la treille d'une galerie de bois, précédant une pure porte blanche à petits carreaux, d'un pavillon qui, certainement, n'était destiné qu'à abriter les jeux d'une sul¬ tane enfant. C'était habile. Le décor irrésistiblement suscitait l'imagination, puis le silence, les gouttes d'eau, les odeurs, le chœur lointain des petits chants d'oiseaux, contribuaient au charme. 76 La visite devant se poursuivre, l'esthète évanescent devant ce spectacle si connu de lui cependant, mais toujours captivant, détachait à regret les tendres liens où le tenait ce charme épuisant, charme qu'il attribuait en grande partie à ses souvenirs brièvement évoqués : ...La Perse, ses miniatures, l'identique douceur de l'air, la similitude des végétaux et les soirs, les soirs voilés d'écharpes roses comme ici. Eh bien non ! il s'agissait pour nous de savoir comment c'était fait. Ni l'ambiance, ni les souvenirs ne suffisaient à l'expliquer. Ceux qui avaient fait cela possédaient certes le sentiment de cette poésie particulière des effets, mais la réussite de ce qui était composé de tant d'élé¬ ments divers de formes, d'atmosphères, d'essences, méritait une précise étude d'où seraient écartés les apports adventices séduisants par leur nature. L'utile leçon qu'on pouvait en tirer ! Et on analysait... i ...D'abord le pauvre étroit patio, blanc de chaux, puis aussitôt, la première salle, sa hauteur indéterminée, la vasque entourée de tapis (mais l'accessoire de ce détail était refusé)..., la première galerie qui s'élevait de chaque côté du jardin carré ; ...la deuxième, son niveau surélevé, les arcs des fenêtres qui se continuant jusqu'au pavement reflétaient dans les archivoltes un bleu lucide ! ...le rectangle qui était à l'origine de la galerie et qui ..paraissait dans ses rapports frère du nombre, d'or. Mais, étaient encore refusés, les végétaux, l'espoir des fruits, la musique des oiseaux ; et l'oeil s'arrêtait au quadrillage léger des carreaux de la porte de la Sultane puérile, qui, dans ce ravissant ensemble, établissait l'exacte et exquisse échelle. II fallait évidemment cet étroit et innocent module pour cette fin secrè¬ te ! Nul autre n'eut mieux convenu. Et l'on tirait son chapeau devant ces architectes maçons qui possédaient décidément une rare virtuosité pour fixer par degré les émotions et diriger la dernière jusqu'à ce tendre seuil... Pourquoi fallut-il que notre obstination, dans la recherche nous conduisit 77 à reviser, à contrôler notre impression et nous révéla, l'esthète inconscient aidant, que ce petit patio d'où s'ordonnait avec un si parfait bonheur la scène présentée, faisait partie des dépendances réservées à l'usage des domestiques, c'était en somme la souillante des vieux logis ; quelque chose comme la courette précédant l'office d'une cuisine fruste ; le décor certai¬ nement n'avait pas été fait pouf ces petits gens accoutumés aux humbles travaux du ménage. Nous apprîmes aussi que l'ouverture de la première chambre qui permettait à la perspective de se prolonger avait été créée après coup, pour le confort du service de la pièce et non pour un but qu'une sensibilité avait choisi. La deuxième pièce était surélevée pour permettre le passage d'un égoût... Et quand nôtre circuit nous conduisit dans la chambre de la femme en¬ fant, nous vîmes, sur un triste meuble que les ans n'avaient pas poli, une machine à écrire, outil de travail d'un officier de l'escorte d'un fastueux Seigneur, incomparable ordonnateur de mise en scène. Antoine Marchisio. 78 Cinéma SUR NOS ECRANS Les Bas-fonds nous étaient signalés comme un film important, paré du Prix Delluc. D'après certains, ce prix a été décerné à M. Jean Renoir à pro¬ pos des Bas-Fonds, pour le récompenser du « Crime de M. Lange », que Rabat n'a pas encore reçu. Qui n a découvert, défini les « lois » du cinéma ? L'un constate qu'un film est toujours une œuvre nationale, qu'il prend, quels que soient le lieu de naissance et la formation du metteur en scène et de la star, à Hollywood couleur américaine, couleur française en France, etc. L'autre voit dans le ci¬ néma essentiellement un art d'évocation. S'il faut se méfier de telles défi¬ nitions appliquées à un art qui plus que tout autre a besoin de spontanéité, l'exemple des Bas'-Fonds semble donner îaison aux deux théoriciens. Sans doute la « Kermesse Héroïque », fort peu évocatrice, est-elle un bon film, parce qu'elle peint bien et n'est qu'invention. Les Bas-Fonds évoquent peu, n'inventent rien et peignent médicerement. Nos metteurs en scène sont entichés de sujets russes. La littérature russe offre des thèmes émouvants et humains, et des caractères flous bien faits pour le cinéma. Nous serions ravis de les connaître par l'écran français s'il n'existait pas de films soviétiques ; or ceux-ci sont parfois admirables. Ce n'est pas en les suivant sur leur voie que nous pouvons les égaler. L'aventure des Bas-Fonds se développe dans un asile de misérables. Dans l'œuvre de Gorki, les voix de la misère, ses visages, sa détresse, sa folie, sa 79 bonté, ses, espoirs, s'expriment en figures de bas-relief yiolemment sculptées mais comme ensevelies par la moitié du corps dans la frise où elles nais¬ sent. La manière de M. Renoir est trop précise, trop « explicative », pour atteindre à cet art-là. Dans son film, sur un décor trop composé, des acteurs produisent tour à tour, bien ou mal, des morceaux de bravoure. Rien ne leur manque : les joues de l'alcoolique sont creuses, le grabat de la mori¬ bonde sordide, le vieux moujik a une barbe blanche. Tout cela demeure sec. Qu'on se souvienne, par exemple des lunettes de la femme du pasteur, dans les « Temps modernes » et de tout ce que cet accessoire signifie- C'est peut- être qu'elles n'ont jamais existé. Les Bas-Fonds sont desservis par leurs interprètes, petites femmes et bon garçon imprégnés des vapeurs de la Seine. A Mlles Junies Astor et Jany Holt fut certainement expliquée la psychologie de leurs rôles de pauvres ani¬ maux asservis au destin. Je n'ose dire ce qu'elles y ont vu. J'espère pour elles qu'elles n'y ont rien vu du tout. Les spectateurs sont édifiés dès l'apparition de Mlle Astor, servante de bouge au sourcils finement tracés, aux paupières bien lisses. M. Jouvet, bien entendu excellent, domine le film. M. Gabin ne cherche pas à se contrefaire et a raison, il est charmant, mais fort loin de Gorki. Aux Variétés passaient en même temps deux vieux films américains. Un film policier, Mains coupables, mené magistralement, d'un bout à l'autre, par le maître du genre, Van Dyke, qui a choisi, comme il est préférable au cinéma, un sujet sans énigme. Les interprètes y trouvent chacun l'emploi qui leur convient : Lionel Barrymore, spécialiste des rôles en force, Madge Evans, ravissante et qui incarne les jeunes filles un peu sottes, Kay Francis. Mlle Kay Francis a la gloire de posséder, avec Madeleine Carroll, la plus belle démarche du cinéma. Surtout, c'est une actrice d'une vive intelligence, et qui joue avec ses yeux. Elle est habituellement chargée de sentiments — des sentiments de détresse — qu'elle n'a pas le droit de manifester. Elle est spécialiste de la « seconde dramatique ». Elle est fort belle et émouvante. 80 Imprudente jeunesse est visiblement une réplique au « Tourbillon de la Danse », un épisode de la guerre déclarée à Joan Crawford par Jean Har- low, qui affronte d'un coup son aînée dans tous ses domaines : danse, fausse psychologie, sentiments romantiques et vitalité trépidante. Le spec¬ tateur, qui est neutre et ne souhaite qu'admirer tour à tour ces deux êtres ahurissants, assiste stupéfait à un méli-mélo interminable de puériles inco¬ hérences. C'est au cinéma, ce qu'était à la littérature le roman à 13 sous. J'aimais bien le roman à treize sous, je me plais à ces rêves assez grossiers, mais imagés si joliment que la stupidité devient du féerique, où les inter¬ prètes, des stars aux figurants, sont surprenants d'adresse. Dans leur vie si factice, ils y croient peut-être, à ces rêves ; ils ont bien de la chance. Jean Harlow, qui depuis s'est montrée comédienne délicate, est rayonnante. De William Powell, on dit, comme d'habitude, que tout autre serait ridicule. Ciiistian Fdnck-Brentano.