OEUVRES COMPLÈTES DE EDGAR Ql IA ET HISTOIRE DE MES IDÉES 18 15 ET I 840 AVERTISSEMENT AU PAYS LA FRANCE ET LA SAINTE ALLIANCE EN PORTUGAL ŒUVRES DIVERSES X PARIS PAGNERRE, LIRRAIRE-ÉDITEUR RUE DE SEINE', 18 1858 OEUVRES COMPLÈTES DE EDGAR QUINET K-/ PARIS. ; WP. SIMON n.AÇON ET COMP., RUE n'EIÎFI1RTII. 1 \ OEUVRES COMPLÈTES DE EDGAR QIJINET HISTOIRE DE MES IDÉES 1815 ET 1840 AVERTISSEMENT AD PAYS LA FRANCE ET LA SAINTE-ALLIANCE EN PORTUGAL OEUVRES DIVERSES PARIS PAGNERRE, LIBRAIRE-EDITEUR RUE DE SEINE, 1 S Droits rie trarijiclion cl rie reproduction réservés. 18 5 8 lit PREFACE Ce volume renferme un ouvrage inédit, l'Histoire de mes idées. Il est destiné à tenir la place de ceux que je n'ai pu faire entrer ici Je me suis proposé de raconter sous une forme individuelle l'histoire morale de la génération à la- ' En voici les titres : L'Enseignement du Peuple- Paris, 1850. Un Discours prononcé au Collège de France le 6 mars 1848. La Croisade romaine. Paris, 1849. L'État de siège. Paris, 1851. La Révision. Paris, 1851. Lettre sur la situation religieuse et morale de l'Europe. Bruxelles, 1856. Introduction aux Œuvres de Marnix, ou la Révolution religieuse au dix-neuvième siècle. Bruxelles, 1857. Ces divers écrits politiques ou religieux formeraient un onzième volume que je ne désespère pas de placer un jour sous les yeux du public. Il faut y joindre la Traduction des Idées de llerder sur la philosophie de l'histoire, traduction qui m'a coûté plus de temps que je n'en eusse mis à une œuvre originale. Des engagements particuliers ne me permet¬ tent pas de réimprimer ces trois volumes sans le Consentement de l'édi¬ teur. \ IV PRÉFACE, quelle j'appartiens. Qu'on la blâme ou qu'on la loue, personne ne lui refuse d'avoir fait quelque chose. 11 s'agit non pas seulement de moi, mais des au¬ tres, c'est-à-dire de l'esprit qui a soufflé sur nous tous, au commencement de la vie. C'est ce qui me décide à laisser paraître ces pages que j'étais tenté d'ajourner après moi. Je n'ai pas dépassé les vingt premières années de ce siècle; elles suffisent pour montrer en quoi il se sépare du précédent. La plante est visible dans son germe. Et qui ne voudrait, s'il le pouvait, voir un monde dans l'embryon? Lecteur, je te donne ici ma vie dans ces ouvrages semblables d'esprit, différents par les sujets, par la forme, et réunis pour la première fois. C'est à toi de juger si de leur ensemble ressort pour toi une force morale, une lumière, une vie, une âme dont tu puisses profiter. Quant à moi, il serait trop tard aujourd'hui pour en parler. Je n'en dirai qu'une chose; c'est qu'ayant traité des sujets bien différents, à des époques plus diffé¬ rentes encore, je n'ai pas eu à rétracter une seule de mes idées. La vie qui a souvent changé ma fortune ne m'a point condamné à changer de pensée. J'ignore le PRÉFACE. v supplice d'être en désaccord avec soi-même. Le sen¬ timent de cette unité au milieu des convulsions de notre temps est le plus grand bien que j'aie reçu; et y a-t-il un seul jour où je n'en reçoive de considé¬ rables? Une pensée qui illumine l'existence, voilà le meil¬ leur don que les cieux puissent faire à l'homme. Qu'ils m'accordent ce bienfait pour mon lot, à la fin de ma vie, je les tiens quittes du reste. « Il y a, » a-t-on dit, « des pensées belles et fé- « coudes qui donnent éternellement naissance à une « lignée de pensées belles et fécondes comme elles. « Il y en a de stériles et de difformes qui stérilisent « la vie et enlaidissent la beauté. Il y a des pensées « printanières qui ont une vertu de régénération ; à « leur conlact, notre esprit refleurit et reprend la « vigueur du printemps de l'année. « Il y a des pensées douées d'une force prodigieuse « d'attraction. Celles-là rayonnent comme un foyer, « elles vous entraînent dans les cieux de l'intelli- « gence; elles vous ouvrent l'éternité sereine. Les «mots eux-mêmes sont quelquefois héroïques; ils « ont une puissance qui ressuscite les âmes enseve- « lies. » J'ai passé mes jours à entendre les hommes parler VI PRÉFACE. de leurs illusions, et n'en ai point éprouvé une senle. Déceptions, chimères, tromperies, qu'est-ce que cela? Je l'ignore. Aucun objet de la terre ne m'a menti. Chacun d'eux a été à l'épreuve tel qu'il m'avait promis d'être. Tous, même les plus chétifs, m'ont tenu exac¬ tement ce qu'ils m'avaient annoncé. Ceux qui m'ont blessé m'avaient averti d'avance. Les fleurs, les par¬ fums, le printemps, la jeunesse, la vie heureuse dans le pays natal, les biens désirés et obtenus, s'élaient- ils engagés à être éternels? Le monde m'a-t-il tendu une embûche? Non. Cent fois il m'avait averti de ce qu'il est, et je l'avais compris. Quelle plainte puis-je élever contre lui? Aucune. Il en a été de même des hommes. Aucune amitié ne m'a manqué de celles sur lesquelles je comptais véritablement, et la mauvaise fortune m'en a donné auxquelles je ne devais point m'attendre. Personne ne m'a trompé, personne ne m'a livré. J'ai trouvé à l'occasion les hommes aussi constants à eux-mêmes que les choses. Tous portent l'enseigne qui les fait reconnaître. Il n'y a de pièges que parce qu'on veut résolument être trompé. Où est la déception, si je suis justement à la place PRÉFACE. vu que je m'étais toujours assignée? Où est l'illusion, si tout ce que je craignais est arrivé? Où est l'aiguillon de la mort, si je l'ai tant de fois senti par avance? Ce que j'ai aimé, je l'ai trouvé chaque jour plus aimable. Chaque jour la justice m'a paru plus sainte, la liberté plus belle, la parole plus sacrée, l'art plus réel, la réalité plus artiste, la poésie plus vraie, la vérité plus poétique, la nature plus divine, le divin plus naturel. Ah! s'il me restait assez de temps pour aller au fond des choses que j'ignore, je sais bien que les con¬ tradictions qui m'étonnent encore finiraient par dis¬ paraître. Là où l'inquiétude me saisit, l'énigme se dénouerait d'elle-même. Je me reposerais dans la lumière. C'est plutôt éblouissement. que ténèbres, si nous avons tant de peine à discerner et atteindre le vrai. 11 faut accoutumer lentement nos yeux à sa splen¬ deur; voilà pourquoi le soir de la vie vaut mieux que le commencement. Presque toujours la destinée des ouvrages des exilés est d'être dispersés à tous les vents, et bientôt on a peine à en trouver quelques vestiges. Cette VIII PRÉFACE. amertume m'a été épargnée. Plusieurs personnes, en mon absence, se sont réunies pour veiller aux détails de cette édition. Je croyais avoir le temps de leur témoigner à loisir ma vive reconnaissance. La mort est arrivée plus vite que moi. Déjà il est trop tard pour m'acquitter envers Daniel Manin et Àry Scheffer. Que mes amis, Auguste Marie et Alfred Dumesnil, sans lesquels cette publication eût été impossible, me permettent de placer ici leur nom, à l'endroit où elle s'achève. Ces noms signifieront toujours Ab¬ négation et Dévouement. E. QDINET. Bruxelles,; 25 mni '1858. PRÉFACE DE LA DEUXIÈME ÉDITION La situation, quoique changée, n'ayant fait que confir¬ mer ce petit écrit, il n'a pas semblé inutile de le réim¬ primer, d'une part, parce qu'il convient surtout de re¬ dire ce que l'on croit être la vérité dans le moment où le pouvoir est le plus décidé à y fermer l'oreille ; de l'autre, parce qu'il s'agit d'un sujet indépendant des variations du gouvernement et de celles de l'opinion. Loin de mécon¬ naître ce qui manque à cet essai, je me propose au con¬ traire de le compléter par une suite d'opuscules du même genre, dans le cas où la sympathie des hommes qui l'ont accueilli ne m'abandonnerait pas dès le commencement. Arracher aux disputes des partis quelques articles im¬ muables de foi nationale, et, si la destinée achève de nous frapper par derrière, laisser au moins un testament que puissent accepter et exécuter ceux qui viendront après nous; voilà aujourd'hui ce qu'il reste à faire aux hommes de bonne volonté dont les mains sont liées par l'apathie, l'avarice ou la pusillanimité des autres. Qu'est-il arrivé depuis le court intervalle que je rap- 4 PRÉFACE. pelle? Nous sommes descendus un degré plus a vaut dans le faux. Nous touchons d'un peu plus près à l'abîme; on dirait qu'un grand suicide va se consommer. C'est un État qui, frappé à la tête, s'en va comme un homme égaré, de contradictions en contradictions, défiant la rai¬ son la plus saine de calculer d'avance sa marche, du lever au coucher du soleil. Aujourd'hui, je vous abandonne l'honneur, puisque, selon vous, il coûte Irop cher à sau¬ ver. Mais le bon sens, mais le droit sens, mais le sens commun, le plus ancien, le plus constant attribut de ce pays, faut-il aussi y renoncer? Écoutez. Une administration est renversée, une autre lui suc¬ cède. Qui, pensez-vous, va représenter au dedans cette politique, nouvelle? L'homme qui, hier, était au dehors le représentant de la politique qu'on vient de renverser. Une coalition semblable à cellede 1815 se forme contre laFranceen 1840. Qui, pensez-vous, va couvrirla France contre celte agression nouvelle? L'homme qui a été l'or¬ gane, le défenseur, l'ami de la coalition de 1815 ! Les cendres de Napoléon sont rendues à la France; elles approchent ; elles vont entrer dans le port. La terre tressaille. Qui, pensez-vous, va, au nom de tous, recevoir le premier et saluer ces dépouilles? L'homme qui était à Gand pendant que Napoléon était à Waterloo. Ah! si c'est là l'hospitalité que vous préparez à ces cendres, elles étaient mieux sur leur rocher; et fasse le ciel, si elles doivent toucher une France ou ennemie ou avilie, qu'elles soient, à cette heure, ensevelies dans l'Océan! Dans celte voie de mensonge, qui donc nous ramènera au vrai? Quel miracle social délivrera ce peuple investi au dedans et au dehors? Est-il encore un moyen légal, normal de nous sauver? S il existe, je vous supplie de l'employer sans retard; car je vois que la patience des PRÉFACE. 5 meilleurs commence à se lasser. Ils voudraient, pour beau¬ coup, ne perdre ni la modération des pensées, ni celle du langage; et, en écrivant ceci, je sens moi-même que ce qu'il y a de plus difficile au monde est de s'abstenir de braver ceux qui prétendent intimider. Il est vrai qu'un grand nombre d'hommes, qui d'abord avaient ressenti l'injure publique, se sont bientôt accou¬ tumés à la souffrir. Ils espèrent obtenir le repos dans la honte, et déjà ils trouvent cet oreiller moins dur qu'ils ne pensaient. Je les avertis que s'ils s'y endorment, c'est la guerre qui les réveillera, non pas la noble guerre des champs de bataille, mais l'affreuse guerre intestine, puisque, avant de mourir, comme ils le veulent, dans le ruisseau, il reste encore à la France à se déchirer de ses mains. II Sans parler davantage des ennemis du dedans, je dois une réponse à ceux du dehors; et comme je remarque que toutes les fois qu'il est question des traités de Vienne, les écrivains allemands se croient le plus immédiatement intéressés à les défendre, à cause de la frontière du Rhin, c'est à eux surtout que j'adresserai les réflexions sui¬ vantes. On vous tient, avec raison, pour l'un des peuples les plus loyaux de la terre ; à ce titre, je vous demanderai d'a¬ bord si tous, à la nouvelle des journées de 1830, vous n'avez pas cru qu'elles emportaient avec elles un change- 6 PRÉFACE. ment quelconque dans le droit public des invasions. Je l'ai vu de mes yeux, et je ne l'ai pas oublié : de l'Elbe au Danube, vous avez salué, plus haut que personne, la ré¬ surrection de notre pays; et telle élait alors votre sym¬ pathie pour nous, que. si, seulement, nous eussions se¬ coué nos chaînes, plusieurs d'entre vous nous auraient aidés à les rompre. N'est-ce pas là la vérité? La France ayant paru bientôt se résigner, la direction de vos esprits a dû naturellement changer. Plus nous nous sommes abstenus même de l'espérance, plus vous vous êtes rattachés aux conquêtes que vous avez faites sur nous; en sorte que nous avons laissé la politique, l'administra¬ tion, l'opinion du Nord regagner peu à peu, une seconde fois, sur nous, celte rive gauche que nous avons semblé céder. Yoilà le terrain que nous avons perdu depuis dix ans. Ce que vous appeliez une nécessité de notre for¬ tune, vous l'appelez aujourd'hui ambition, fumée, désir de conquête. Voyons si la justice, l'équité sont ici pour vous ou pour nous. Vous êtes d'un pays qui, depuis un siècle, non-seule¬ ment a conservé tout ce qu'il avait acquis, mais encore s'est accru de plusieurs provinces. Vous possédez le tiers delà Pologne, les Etals vénitiens, la Lombardie, la Dal- malie. La ligne du Danube vous assure votre agrandisse¬ ment du côté de l'orient. Nous, au contraire, montrez- nous, je vous prie, un coin de la carte où nous n'ayons été dépouillés de quelque partie importante de nous- mêmes. Du côté de la mer, où sont nos colonies, nos îles, nos comptoirs? ils appartiennent à vos alliés. Du côté delà terre, où sont nos places fortes? c'est vous qui les possédez. Vous ne savez que trop bien que notre frontière est, non pas affaiblie, mais enlevée, et quelle énorme blessure vous nous avez faite tous ensemble depuis la PRÉFACE. 7 Meuse jusqu'aux lignes de Wissembourg. Par Jà, notre flanc est ouvert. Le cœur de notre pays est, pour ainsi dire, mis à nu; et la Révolution de 1850 n'a plus pour respirer même les frontières de la Régence. Si donc c'est notre ruine que vous désirez ouverte¬ ment, vous avez raison de parler comme vous faites ; vous êtes des hommes conséquents avec eux-mêmes, et ce n'est pas la plume qui doit vous répondre. Oui, si vous voulez notre destruction certaine, vous avez raison de nous con¬ seiller de rester dans les conditions où nous sommes et où nous ne pouvons manquer d'étouffer. Mais si vous re¬ connaissez que vous aussi, vous êtes, dans l'ordre civil, les fils de notre révolution, qu'elle est en partie la con¬ séquence de votre réforme religieuse; qu'ainsi nous avons, vous et nous, le même dogme politique et social à sauver, le même principe, le môme intérêt, le même ennemi, vous devez désirer comme nous que la France ne meure pas, c'est-à-dire qu'elle ait dans sa constitution extérieure les conditions de la durée. Prenez garde d'obéir à des haines surannées; et par ostentation de la victoire n'allez pas oublier vos vrais in¬ térêts. Ceux qui depuis 1815 ne cessent de vous exciter contre nous sont des hommes d'honneur dont je connais un grand nombre, mais qui, abusés par leur souvenir, se trompent sur le nom de leur ennemi. Ils nous cher¬ chent où nous ne sommes plus, sur le trône du monde, nous faisant ainsi l'honneur et l'injure de confondre ce que nous sommes avec ce que nous avons été. Supposez, pour un moment, que la haine véri tablement impie de ces hommes atteigne leur but, et que la France dispa¬ raisse de la terre : combien croyez-vous qu'il se passerait de temps avant que vous ne vinssiez à rencontrer la Russie et à être plongés à votre tour dans le gouffre? Pour 8 PRÉFACE. moi, je pense que notre destruction entraînerait immé¬ diatement la vôtre ; car votre ennemi n'est plus parmi nous : il est dans le Nord. Le fleuve qui vous sépare de lui n'est plus le Rhin, c'est le Danube sur lequel il vous importe, en effet, de vous étendre et de vous enraciner. Grandissez, débordez avec lui; la Providence vous attire par lui en Orient, il vous rattache aux destinées futures de l'Asie et vous invite à ses dépouilles. C'est de ce côté qu'est votre pente. Le Rhin a votre passé, mais le Danube seul a votre avenir. Je sais combien ce nom du Rhin parle fortement à vos esprits, que c'est un fleuve allemand, que la patrie alle¬ mande tout entière semble attachée à sa rive, qu'il ré¬ veille en vous toutes les passions qui font que l'on tient à la terre, qu'il vous émeut d'autant plus qu'il n'appar¬ tient pour vous qu'au souvenir. Mais je sais aussi que le Rhin est un fleuve français; que toutes les fois que la France a été grande, elle s'est baignée dans ses eaux; que Louis X1Y, la République, sans parler de Charle- magne, l'ont mêlé à notre histoire; que nos lois, nos codes, sont naturalisés sur sa rive; que la Révolution y a planté sa borne ; que l'âge héroïque de notre démo¬ cratie se mariesur ses bords aux traditions de votre moyen âge. C'est assez dire que le Rhin est désormais tout en¬ semble allemand et français, qu'il n'est plus exclusive¬ ment à aucun de nous ; que, de nos deux peuples, celui qui prétend le posséder tout entier commet une iniquité au détriment de l'autre. Si donc vous voulez, ce qu'ont fait la nature et le temps, le Rhin sera entre nous le fleuve d'alliance dans lequel se mêleront, s'associeront le génie de la France et de l'Allemagne, celui de la réforma- tion religieuse et delà réformation politique, de Luther et de la Révolution, et il emportera pour jamais à la mer PRÉFACE. 9 les haines passées. Si vous le voulez, il peut devenir en¬ core un fleuve de sang où les fils de nos fils et leurs fils recommenceront éternellement les luttes de leurs pères. Et qui déjà se réjouit de cette bataille éternelle? Je vais vous le dire : la Russie, qui sur les ruines communes de nos deux races assoira le trône nouveau de la race slave. Considérez un moment combien la possession de la rive gauche du Rhin a de votre part un caractère hostile pour nous. En occupant ce bord vous ne pouvez vous empêcher de paraître menacer, car vous avez le pied sur noire seuil. Vous êtes chez nous. Vous pourriez pénétrer jusqu'à notre foyer sans rencontrer un seul obstacle, tant le piège a été bien ourdi. Au contraire, lorsque cette rive est à nous, notre position n'est encore, que défensive. Nous ne sommes pas debout à votre porte ; le fleuve reste entre nous; et il est si vrai que ces provinces n'entrent plus naturellement et nécessairement dans votre organi¬ sation nouvelle, que vous n'avez su comment les y ratta¬ cher, et qu'elles ne sont retombées sous votre influence que depuis qu'elles ont vu la France de 1850 déserter son rang de bataille. Hommes de bonne foi, quel lien trouvez-vous entre Saarlouis et Berlin, entre Landau et .Munich ? Je n'y en vois pas d'autre que celui du hasard et de la violence. Ne rediles donc plus que la possession d'une frontière est pour nous l'illusion d'une ambition factice, et ne pre¬ nez pas pour un caprice de conquête la nécessité de res¬ pirer et de vivre. Les hommes de nos jours peuvent s'en¬ dormir sciemment dans l'incurie; cette pensée ne lais¬ sera pas de se réveiller demain, car elle n'est pas de celles qui meurent avec chaque parti ; elle est au fond de tous, elle survit à tous, ou plutôt elle appartient à la conscience publique. Quand je pense, par combien de liens votre •10 PliÉFACE. pays et le nôtre sont désormais réunis, combien ils sont d'intelligence sur presque tout le reste, j'avoue que je suis près de regarder comme une guerre civile la guerre entre la France et l'Allemagne, j'ose ajouter qu'il n'est personne de ce côté du Rhin qui désire plus sincèrement que moi votre amitié; mais si pour l'obtenir il s'agit de laisser éternellement à vos princes, à vos rois absolus le pied sur notre gorge, et de leur abandonner pour jamais dans Landau, dans Luxembourg, dans Mayencè, les clefs de Paris, je suis d'avis, d'une part, que ce n'est pas là l'intérêt de votre peuple; de l'autre, que notre devoir est de nous y opposer jusqu'à notre dernier souffle. Vous- mêmes, si vous réfléchissez à ce qui précède, vous avouerez que l'équité est ici pour nous, puisque le Da¬ nube turc compensera pour vous, infailliblement et sur¬ abondamment, le Rhin français; que pour nous il n'est pas d'autre issue possible ; que cette possession est notre Orient; que pour vous elle n'est que le signe de votre victoire sur des principes que vous avez adoptés, c'est-à- dire survous-mêmes; que l'Europes'agrandissant delous côtés, la France ne peut pas seule décroître; qu'en un mot, il faut ou déclarer que nous sommes de trop dans le monde, ou bien, admettant la nécessité de notre existence, admettre les conditions qui nous permettent de vivre. Paris, 15 novembre 1840. 1815 ET 1840 Si les hommes qui observent attentivement ce pays s'accordent encore sur quelque chose, c'est pour recon¬ naître parmi nous plusieurs des signes qui marquent le dépérissement d'une société. Malgré cela, la France ne croit pas à la mort. Elle se rit de ses prophètes. Est-ce légèreté, imprévoyance ou instinct profond de l'avenir? voici le moment qui va en décider. Plut à Dieu que le mal fût tout entier dans les personnes ! La racine en se¬ rait plus facilement extirpée. Mais la question n'est pas celle d'un portefeuille. La question est, pour tout un peuple, d'être ou de n'être pas. Cependant on nous amuse par des paroles mielleuses. Au lieu de nous montrer notre plaie saignante et d'arracher de notre cœur le trait qui nous tue, ils vont répétant en chaque lieu qu'après tout les autres sociétés sont plus malades que la nôtre. Ils osent avancer que la terre ap¬ partient à des Etats vieillis qui tous inclinent à la mort. Comme si les Etats-Unis, la Russie, la Prusse, n'étaient pas nés d'hier, comme si toute la race slave, inconnue encore à elle-même, ne se levait pas aujourd'hui pour la première fois ! 11 ne faut pas que nous nous consolions de notre misère par des ruines artificielles; et ce qui me fe- il 1815 ET 1840. rait tout craindre serait qu'on n'osât plus mesurer tran¬ quillement la grandeur du danger. Il est une réflexion qui devrait nous réveiller de notre stupeur. La famille des peuples à laquelle nous appar¬ tenons étroitement par le sang et l'origine comprend l'Espagne, l'Italie, la France. De ces trois sœurs, les deux premières sont dans le tombeau. La France seule survit, qui, à son tour, commence à pâlir, pendant que la race slave et la germanique aspirent, de son vivant, à essayer sur leurs têtes la couronne de la civilisation. Je vois la Russie marcher à la conquête du Bosphore, l'An¬ gleterre cà celle de la Haute-Asie, la France, par l'Algérie, à la conquête du désert. N'y a-t-il rien dans tout cela qui vous donne à penser? Pour moi, ce qu'il m'est impossible de pardonner aux hommes qui ont régi ce pays depuis 1850 est de n'avoir pas vu que le danger n'était pas la fièvre de la liberté, mais l'affaissement de l'État. Ils ont été troublés par le bruit de la rue; ils n'ont plus vu l'Europe. L'émeute leur a caché le monde. Je remarque, d'un autre côté, que depuis dix ans la France devient la patrie des utopies. Plus la vie politique manque de réalité, plus on se jette dans les chimères. Le pays le plus sensé du monde se peuple de châteaux en Espagne. J'ajoute que le caractère de la plupart de ces doctrines nouvelles est l'absence de sentiments natio¬ naux. Au lieu de la France, toutes embrassent le genre humain. On dirait qu'ayant senti la patrie disparaître, elles deviennent cosmopolites par nécessité. Ah! je le vois bien; nous détournons avec horreur les yeux de notre blessure. Nous ne pouvons souffrir que l'on nous en parle, quoique le seul moyen de la guérir soit de la faire toucher du doigt. Cette blessure, la voici : 1815 HT 1840. 15 lu bataille de la Révolution française a duré trente ans; victorieux au commencement et pendant presque toute la durée de l'action, nous avons perdu la journée vers le dernier moment. Cette bataille séculaire ressemble à celle de Waterloo, heureuse, glorieuse jusqu'à la der¬ nière minute; mais c'est celte minute qui décide de tout. La Révolution a rendu son épée en 181.5; on a cru qu'elle allait la reprendre en 1830; il n'en a point été ainsi. Ce grand corps blessé ne s'est relevé que d'un ge¬ nou. Depuis vingt-cinq ans nous voilà courbés sous des fourches caudines, nous efforçant de faire bonne conte¬ nance, de dorer notre chaîne et de renverser le nom et la nature des choses. Car, jusqu'à ce jour, j'avais cru que l'impatience du joug est la vertu des vaincus, et que la débonnaireté ne sied bien qu'aux vainqueurs. Si la Révolution française a été vaincue en 1815, le droit public, fondé sur les'traités-de Vienne, est la mar¬ que légale, palpable, permanente, de cette défaite. Sou¬ mis aux traités écrits avec le sang de Waterloo., nous sommes encore légalement, pour le monde, les vaincus de Waterloo. Même celte prostration de l'Etat, loin de disparaître en '1850, a été, à quelques égards, augmentée par le consentement. En effet, pendant la Restauration, la France, garrottée par les invasions, et prisonnière de guerre, n'avait pas accepté la violence qui lui avait été faite; elle était accablée, non résignée. Son bras était vaincu, non pas son esprit. Mais, après 1850, lorsque le même droit public subsista, il parut que la France ad¬ mettait son asservissement, qu'elle confirmait sa chute et mettait elle-même volontairement le sceau à sa défaite. Ce qui, jusque-là, avait semblé violence, prit le nom de légalité, puisque, par cette libre adhésion, tout un peuple se faisait, en apparence, complice de sa ruine. u 1815 ET 1840. Joignez à cela que des traités ne sont pas une chose morte, qu'ils ont une vie propre, une influence continue, qu'agissant sans relâche, ils ont, à chaque moment ap¬ préciable, des conséquences qui deviennent des causes; qu'ils courbent insensiblement beaucoup d'esprits qui d'abord résistaient, que par là leur fardeau s'aggrave en durant. Le pays conservant dans sa plaie le fer de l'étran¬ ger, sans plus songer à l'arracher, le mal croît en si¬ lence ; la paix devient aussi funeste que la guerre. Les progrès heureux de l'industrie, de l'agriculture, font ou¬ blier que ces richesses recouvrent la mort; car l'habi¬ tude rend, pour un grand nombre, le joug moins sensi¬ ble. On est esclave du monde, et l'on rêve que l'on est libre, jusqu'au jour où, voulant essayer de se mouvoir, la chaîne vous retienne durement et vous rappelle la bles¬ sure et celui qui l'a faite. De là une double conséquence, une vie fausse au de¬ dans et au dehors. On a gagné le principe delà liberté intérieure; mais l'indépendance extérieure manque pour qu'on puisse l'exercer. Le même peuple est à la fois triomphant et brisé. On est libre, et l'on est enfermé dans un cercle de fer. On est libre, et l'on s'étonne de ne pouvoir marcher. On est libre, et l'on ne peut respirer. Gomme le gouvernement, dans ses relations avec les Etats voisins, rencontre partout cet héritage de la défaite, que cet obstacle l'entrave à chaque pas, on croit bientôt que lui seul a tout fait, et qu'il contient tout le mal. Vaine¬ ment on lui crie de porter la tête haute, sans penser que le pays traîne au pied le tronçon de sa chaîne; dans cette impuissance triomphante, peu à peu une sourde fureur s'empare des esprits; de la faiblesse de l'État naissent mille sectes qui se dévorent mutuellement. Beaucoup d'hommes, perdant l'antique respect pour leur pays, per- •1815 ET 1840. 15 dent en même temps le respect pour eux-mêmes. A me¬ sure que la fierté du citoyen ne les protège plus, ils s'af¬ faissent moralement et se dégradent de leurs propres mains. D'autres qui, plus énergiques, eussent été capa¬ bles de servir la fortune publique, ne trouvant à sa place qu'un fantôme, se rejettent avec frénésie dans la poursuite de la fortune privée, et se proclament insolemment rois de cette société morte. Comme on sent en toutes choses une force cachée qui pousse au déclin, les volontés usées se démettent devant elle, en sorte que la fatalité, déguisée sous d'autres noms, est le dogme qui régit tous les esprits; d'où il résulte que plus les cœurs sont faibles, plus on parle de la force des choses. En même temps, plus le mal s'aggrave, plus on y cherche de petits remèdes. Tout se déprave, ha situa¬ tion fausse du pays altère l'intelligence de chaque indi¬ vidu. L'esprit le plus vif, le plus judicieux se perd dans la subtilité des Byzantins. Je ne sais quoi de louche, de frauduleux se glisse dans les relations les plus simples; conscience, pensée, génie, deviennent une marchandise avariée dont on trafique impunément. On remarque que les écrivains montrent une corruption plus savante, plus audacieuse que celle des hommes vieillis sous le harnais; dans la crainte de passer pour rêveurs, ils se hâtent de se montrer pratiques en montrant tous leurs vices. Cha¬ que homme n'a plus alors qu'une seule affaire, qui est de ne proclamer aucun principe, de ne donner aucun otage à la vérité, de ne laisser en arrière aucune théorie qui puisse un jour se relever contre lui. Chacun efface la trace de ses pas et retourne en tous sens ses maximes, comme le voleur des bœufs sacrés qui faisait marcher ses troupeaux à reculons. Le mensonge entrant ainsi, de plus en plus, au cœur du pays, on voit un peuple entier qui 1G 1815 ET 1840. commence à chanceler et à défaillir, comme s'il avait été empoisonné au grand jour. A mesure que l'État, ainsi déprimé, va en s'affaissant, tous les individus sont subite¬ ment rapetisses. Au lieu de puiser la force dans la société, on s'atténue, on s'énerve à son souffle cadavéreux. Le pou¬ voir, loin de vous grandir, vous rabaisse; l'alliance, loin de vous fortifier, vous détruit; et pour dernière marque de dégénéralion sociale, il arrive que l'homme est d'autant plus faible, plus petit, plus méchant qu'il est moins seul. Cependant la liberté, dont on a rétabli le principe, continue d'obséder les intelligences qui la poursuivent vainement au milieu d'un tel ordre de choses; et, dans celte recherche de l'impossible, on achève de perdre de vue l'État. Bien plus, on se persuade que si l'on était li¬ bre, on.serait fort, et l'on ne voit pas, au contraire, qu'il faudrait être fort pour pouvoir être libre. Dans cette con¬ tradiction, ne sachant où trouver le remède d'un mal que l'on veut ignorer, on se borne à changer incessamment le visage et le nom de ceux qui gouvernent; et le pays roule ainsi dans une roue infernale, hors de laquelle il n'aperçoit point d'issue. Que devient alors le pouvoir'.' 11 voit le mal de plus près, et désespère de le guérir; sans lendemain, privé de la satisfaction que. donnent les grands desseins, il ne lui reste qu'à jouir hâtivement, et à se repaître de lui-même. De là le spectacle d'une poi¬ gnée d'hommes se disputant, les uns après les autres, dans le vide, l'autorité pour l'autorité; n'ayant d'autre système, d'autre projet arrêlé que de s'enivrer à leur tour à la même coupe; toujours prêts d'ailleurs à se dé¬ chaîner les uns contre les autres, ou à s'unir étroitement, selon le besoin ; ne colorant plus même d'aucune appa¬ rence les brigues, les ligues, les convoitises empoison¬ nées; mêlant du même air la flatterie et la calomnie; in- 1815 ET 1810. 17 dustrieux à ruiner le pays par la royauté, et la royauté par le pays ; surtout s'associant, à propos d'honnêtes gens, des cœurs loyaux qui deviennent les boucs émissaires qu'ils livrent à la dent de l'opinion abusée et inique à son insu. Au milieu de lout cela, imaginez le ministère le plus désintéressé, le plus intègre; que pourrait-il faire contre une situation semblable, supposé qu'il l'accepte? Bientôt il serait rejeté, comme tous les autres, dans les conséquences inexorables d'un événement accompli, c'est-à-dire d'un joug consenti. Obligé d'allier la liberté intérieure avec la servitude extérieure, il périrait, comme tous les autres, par la contradiction; car, sous cette né¬ cessité, le mensonge est partout. Mensonge au dehors : on assure l'étranger que le pays est résigné. Mensonge au dedans : on assure le pays qu'il est indépendant. Men¬ songe du peuple lui-même : il prend en haine la vérité qui l'irrite et embrasse la fiction qui l'endort. Si la situation est telle au dedans, elle est pire au dehors. Aussi longtemps que le peuple qui a subi la dé¬ faite n'entreprend rien de sérieux, ses vainqueurs con¬ sentent à lui laisser croire qu'il a tout regagné. On allonge sa chaîne, il pense que le temps l'a usée; mais le jour où il veut reparaître avec éclat et toucher aux grandes affaires, la dépendance où il est réduit, et qu'il a ac¬ ceptée, se fait rudement sentir. C'est là aujourd'hui ce qui arrive à la France. Elle a pu songer que les traités de 1815 étaient au moins à demi effacés tant qu'elle s'est occupée d'intérêts secondaires. Anvers, Ancône ont servi à lui faire illusion à cet égard. On l'a laissée caresser sa chimère quand rien de décisif n'était au fond de sa poli¬ tique; mais, dès qu'a éclaté l'affaire capitale, celle d'Orient, qui enveloppe et absorbe toutes les autres, les voiles sont tombés; l'affreuse réalité du droit public X. 2. •18 1815 ÈT 1840. l'onde par les invasions a reparu; les liens de 1815 ont été subitement rattachés; la chaîne du Titan était là, il n'a été besoin que de la resserrer. La France a été re¬ plongée dans cette solitude muette que la défaite a tracée autour d'elle. Comme si elle avait perdu une seconde fois la bataille, elle s'est trouvée de nouveau au lendemain de Waterloo. Que l'on analyse tant que l'on voudra la situation présente, toujours on trouvera d'un côté la France traitée comme la grande vaincue, de l'autre, l'Eu¬ rope infatuée de ses souvenirs, et tranchant en victo¬ rieuse les affaires du monde. Lorsque je réfléchis que depuis 1830 les hommes qui se sont succédé au gouvernement ont tous été déprimés plutôt que soutenus et relevés par le pouvoir, que tous ils ont montré la même politique, je ne peux croire à la ligue de tant d'hommes contre leur pays. Un seul homme d'honneur qui se fût trouvé parmi eux eût fait échouer leurs combinaisons, et assurément on en compte plusieurs qui méritent ce nom. Leur intérêt était de se glorifier avec le pays; et, de bonne foi, qu'eût perdu la couronne elle-même à l'éclat de la France? Pourquoi donc chacun d'eux, à peine parvenu au pouvoir, semble-t-il s'y perdre et s'y engloutir comme dans un sol ruiné? Evidemment parce que le pouvoir en lui-même est faible, parce que l'Etat est sourdement miné, parce que la France a ac¬ cepté des conditions auxquelles il lui est impossible, je ne dis pas de commander, mais de vivre. Non, tout le mal n'est pas dans le ministère ; non, il n'est pas tout dans la couronne, il n'est pas tout en Orient. Ne le cher¬ chez pas si loin : il est en grande partie en nous-mêmes, qui, voulant la splendeur de l'Etat, acceptant, conser¬ vant, consacrant toutes les obligations de la défaite, ne vivons que de contradictions, et prétendons concilier les 1815 ET 1840. 19 honneurs de la victoire avec les douceurs de la résigna- lion. Si je ne veux pas fermer les yeux à la lumière du jour, je ne puis m'empêcher de voir clairement qu'emportée par la nature môme du droit public auquel elle obéit, la France descend chaque jour un degré. De loin à loin elle s'arrête, comme frappée de stupeur. Elle remonte pré¬ cipitamment de quelques pas ; mais la force des faits ac¬ ceptés, consentis, l'entraîne; et, chaque année, le lien devient plus difficile à rompre, en sorte que lés amis de ce pays commencent à douter de ses destinées. Dans les pays étrangers, il arrive quelquefois que les peuples ne voient plus que son drapeau comme le pavillon d'un bâti¬ ment qui, ouvert dans ses œuvres vives, sombre en plein calme. Et si quelqu'un jette le cri de détresse, il devient importun et au pouvoir et à l'opinion qui sommeillent. Cependant, je le jure, ce chemin est celui de l'abîme. Il faut avoir le cœur d'en sortir ou cesser d'être. Car ils savent notre faible, et c'est par notre vanité qu'ils nous conduisent. Ils nous répètent que nous sommes les rois légitimes de la société moderne, qu'elle ne peut se passer de notre domination, que toutes nos fautes sont impuissantes à nous faire perdre la souveraineté du monde politique et civil. Ils flattent ce peuple par les paroles usées déjà au service de la vieille royauté; et ce peuple, aussi crédule que les dynasties tombées, se laisse prendre au même piège. Il s'admire dans son oisiveté. Si un jour il s'aperçoit qu'il déchoit, il s'en console bientôt en pen¬ sant de quelle hauteur il domine les autres sociétés; et sans crainte il se sent abaissé, certain que, quoi qu'il fasse^ elles lui serviront toujours de marche-pied. Or c'est là tin effroyable vertige et dont il faut nous hâter de sortir; car, si nous pensons pouvoir rester longtemps les rois fai- 20 1815 ET 1840. néants du monde moderne, et que personne ne nous en¬ lèvera cette couronne de l'opinion, détrompons-nous. Tout marche, tout s'élève, tout grandit, tout s'accroît autour de nous. Seuls, infatués de notre grandeur passée, nous nous remettons à nos pères du- soin de notre des¬ tinée, vivant de paroles pendant que les autres vivent d'actions. Ils ont déjà pour eux la richesse, l'industrie, les positions qu'ils ont prises sur nous, le nombre, la force matérielle. Que nous restera-t-il quand on nous aura ôté le cœur? Il ne sert de rien de traiter nos adversaires de bar¬ bares ou d'insensés; on ne fera prendre le change à per¬ sonne par ces injures. La Russie et l'Angleterre sont dans les voies de la civilisation, lorsqu'elles prétendent, cha¬ cune à sa manière, unir l'Europe à l'Orient. L'Angleterre en particulier, que l'on nous dépeint comme aliénée, consent à partager les dépouilles avec les Russes, cer¬ taine que leur tout refuser, c'est risquer de tout perdre. Rester neutre dans cette question, c'est rester neutre dans l'affaire de l'humanité même, et vieillir de plusieurs siècles en un moment. Gardons-nous de nommer ajour¬ nement, temporisation, désintéressement, ce qui par¬ tout ailleurs et dans toutes les langues s'appellera abdi¬ cation. Toute puissante qu'elle était, Venise est morte le jour où elle a été exclue par les Portugais du grand chemin que prenait la civilisation par le cap de Bonne- Espérance. Que deviendrait la France le jour où elle serait exclue du mouvement qui entraîne l'Occident à rejoindre l'Asie, et quel nom resterait à ce pays privé à la fois du Rhin et de la Méditerranée? Voilà le mal : il est profond ; c'est à vous de savoir si vous voulez le guérir, car ici la volonté est le premier re¬ mède. Je ne sais au reste si vous avez assez réfléchi sur ce 1815 ET 1840. 21 que peut désormais être la guerre pour ce pays, et il est dangereux seulement d'en parler, .si vous ne voulez la bien faire. Premièrement, il ne faut compter que sur nous- mêmes; secondement, nous ne pouvons reculer d'un pas sans périr. Songez, en effet, qq'après les doubles ' invasions, le jeu commence à devenir sérieux pour nous. Admettez parla pensée, aux conditions les plus modérées, la moindre lésion de territoire, dissimulée sous le nom de capitulation, je dis que la France n'est plus qu'un sé¬ jour de mort, semblable à la campagne de Rome et à tous ces déserts fleuris qui tiennent la place d'un empire tombé. Mettez donc la main sur le cœur : êtes-vous dé¬ cidés sérieusement, irrévocablement, à périr jusqu'au dernier plutôt qu'à endurer de nouveau la défaite? Ètes- vous d'humeur à faire de chacune de vos cités, s'il le faut, une Sarragosse française? Le mot de capitulation sera-t-il effacé de la langue aussi longtemps que le succès sera incertain de ce côté? Sentez-vous la terre frémir sous vos pas, et dans vos poitrines la force nécessaire pour décupler celle du pays? Saurez-vous- supporter, non pas l'ardeur du combat, mais la privation de vos biens et de vos jouissances accoutumées? Surtout les partis, les fac¬ tions nous feront-ils trêve un moment, et ce vieux mot de patrie, que personne n'ose plus prononcer, parlera- t-il au cœur des hommes? Dans ce cas, après avoir in¬ voqué votre droit, acceptez la guerre. Sauvez la France ! sauvez l'avenir ! sauvez tout ce qui périt ! Mais (ce qu'à Dieu ne plaise) si vous pensez que ces conditions n'existent pas, qu'est-il besoin de parler da¬ vantage? il n'est plus temps de se sentir mourir. De plus, ce ne sont pas tous les gouvernements qui peu¬ vent suffire à cette guerre ; et il est trop évident que le nôtre, ordonné pour la paix, serait contraint de se trans- 22 1815 ET 1840. former sous le feu. La Chambre des députés ne porte pas assurément dans son sein un comité de salut public, et celle des Cent Jours, pleine aussi de bonnes intentions, a démontré pour jamais qu'au moment du danger la dicta¬ ture inflexible est encore plus humaine, plus libérale, que ces molles assemblées toujours empressées à accommoder le différend, c'est-à-dire à faire accepter aux peuples, sous la forme d'une capitulation emmiellée, l'esclavage et la mort. Reste à savoir en qui se concentrerait la force, et qui saurait, qui pourrait tout usurper pour tout sauver. La Chambré élective n'a pas en elle les éléments d'une trans¬ formation semblable ; entre elle et la réforme il n'y a pas seulement une pétition, mais une révolution ; le péril venu, elle serait plus près du rôle du Corps législatif que de celui de la Convention ; la royauté arriverait donc avant elle à la dictature ; et même le danger serait que, poussée à bout, obligée de se jeter dans la guerre, menacée de pé¬ rir au dehors si elle l'accepte, au dedans si elle la refuse, elle rêvât pour un moment d'une renaissance de l'Empire, d'une armée sans les peuples, d'un Austerlitz sans un Na¬ poléon . Je suppose, ce qui est bien plus probable, que par une issue quelconque la paix soit maintenue; qu'arrivera-t-il ? D'abord, en exaltant inutilement les esprits, on aura mal¬ gré soi usé ce pays ; on aura dépensé en fausse monnaie les sentiments qui font la vie et le salut d'une nation. Ces mots de patrie, d'enthousiasme, d'héroïsme, que l'on aura subitement gonflés de vent, ne paraîtront plus qu'une déception à ceux qui les auront sérieusement écoutés. Beaucoup se repentiront de leur générosité comme d'une faiblesse d'esprit, et après avoir eu foi dans l'apparence, le danger survenant, ils seront sourds à la réalité. J'ad- 1815 ET 1840. 25 mets en outre que, dans la joie que causera le maintien de la paix, il soit facile d'amuser l'opinion. On démon¬ trera que la France n'a rien perdu, que l'honneur est sauf, que le nuage s'est dissipé, que tout étant rentré dans l'ordre, chacun peut retourner à ses intérêts privés. Com¬ bien de temps ce repos durera-t-il? le temps nécessaire pour que des faits portent leur conséquence. A la fin, les choses parleront plus haut que les hommes. La même cause subsistant, le mal nourrira le mal; et toujours dé¬ clinant, pendant que d'autres s'accroissent, ce pays se ré¬ veillera tôt ou tard par la violence de la chute. 11 se verra dans sa ruine, et ne pouvant plus douter de sa misère, il cherchera autour de lui sur quoi exercer sa colère, et, comme il l'a fait en 1850, où est l'impossibilité qu'il se venge de sa décadence sur son gouvernement, c'est-à-dire sur lui-même? Telle est la conséquence inévitable à la¬ quelle il est conduit, si rien ne suspend et n'arrête sa chute. Plus il aura été lent à croire à sa propre déchéance, plus elle le poussera au désespoir lorsqu'il la sentira fla¬ grante et qu'il la touchera de ses mains. Le gouvernement deviendra lui seul responsable de toutes les misères con¬ senties et endurées, de toutes les injures reçues. On croira s'abriter sous sa ruine. Abandonné, livré par ses propres amis, il expiera la corruption de quelques-uns et la fai¬ blesse de tous. Mais, ce changement arrivé, le çial serait-il moins grand? Chaque parti prend avantage du renversement de tous les autres. La bourgeoisie se réjouit de la chute de l'aristocratie, la démocratie de la chute de la bourgeoisie, sans s'apercevoirque l'État est presque toujours de moitié dans chacune de ces ruines; on s'accoutume à croire que l'on possède, dans une doctrine, le remède de tous les maux, et que tant que l'opinion à laquelle on appartient 24 •1815 ET 1840. n'est pas atteinte, la détresse et les défaites publiques ne doivent compter pour rien ; on ne voit pas que sous le nom de chaque parti, c'est toujours la France qui reçoit la blessure. Je reconnais que depuis un quart de siècle la royauté et le peuple s'accordent parfaitement sur un point : à savoir, qu'ils ne peuvent ni l'un ni l'autre fonder aucun établis¬ sement durable. Tous ceux qui touchent au gouvernement nous parlent de la faiblesse du pouvoir ; tous ceux qui appartiennent au peuple parlent des misères delà liberté. D'où vient çet accord constant des partis les plus opposés, si ce n'est d'une cause commune aux uns et aux autres, c'est-cà-dire du dépérissement de l'État ? Plus j'y pense, plus je reste persuadé que ni le despotisme, ni la liberté, ni le gouvernement, ni les partis, ne peuvent se fonder d'une manière assurée sur un Etat dont les bases ont été mutilées par la guerre, et que la paix n'a pas tenté de ré¬ parer. Chaque jour, je me convaincs que le pouvoir chan¬ cellera aussi longtemps que chancellera le pays, assis sur les traités-de 1815 ; qu'il n'est pire fondement que la dé¬ faite ; que surtout il faut désespérer de la liberté, si l'on ne peut recouvrer l'indépendance. L'État craque sur les bases menteuses que nos ennemis lui ont faites de leurs mains, et, au lieu de le secourir, nous nous rejetons les uns aux autres la cause de ce dépérissement général. Je vois autour de nous des pays où l'on est unanime dans des projets de conquête ; ils marchent, malgré leurs divisions apparentes, comme un seul homme, à l'accomplissement de leurs desseins sur le globe. Et nous, non-seulement nous nous interdisons, comme au vieillard de la fable, s toute vaste pensée, tous longs espoirs, tout projet d'ac¬ croissement, mais nous ne pouvons même nous réunir pour reconnaître le mal qui nous fait tous périr, si on le 1815 ET 1840. 25 laisse durer. Nous accusons des ministres, des partis, des factions, pour nous dispenser de voir la plaie à l'endroit où elle est. Aujourd'hui, nous la sentons en Orient, parce que c'est là qu'est le nœud des affaires ; demain, nous la sentirions ailleurs, si le foyer des événements pouvait se déplacer. Le droit public de 1815 pèse sur nous comme la fatalité, et nous nous amusons à discuter sur le bon ou le mauvais vouloir de quelques hommes, impuissants comme nous, parce qu'ils sont, comme nous, courbés sous le même joug de la défaite. Vous dites que la France a perdu sa politique, qu'elle ne sait où trouver sa voie. Je réponds que, par la nature des choses^ cette politique est tracée d'une manière tout aussi rigoureuse que celle de l'Angleterre et de la Russie. Ces deux derniers pays ne font pas un mouvement qui ne les rapproche de leur but, la conquête de Constantino- ple et des Indes. Pour la France, il ne s'agit pas tant de conquérir que de s'affranchir, non pas tant de s'accroître que de se réparer; elle ne doit pas faire un mouvement qui ne la mène à la délivrance du droit public des inva¬ sions. Tout ce qui est dans cette voie est bien, tout ce qui est contraire est mal. Royauté, république, juste-mi¬ lieu, démocratie, bourgeoisie, aristocratie, hommes de théorie, hommes de pratique, tous ont là-dessus le même intérêt; c'est le point où leur réconciliation est forcée, puisque chacun de nos partis ne sera rien qu'une ombre aussi longtemps qu'il n'y aura parmi nous qu'une ombre de France, et que nos débats intérieurs seront stériles et pour le monde et pour nous-mêmes, tant que, d'une ma¬ nière quelconque, par les négociations ou par la guerre, nous ne nous serons pas relevés du sépulcre de Water¬ loo. C'est ainsi que l'Allemagne est restée méconnaissable aussi longtemps qu'a duré le traité de Westphalie. 26 1815 ET 1840. Voilà la vérité élémentaire que rien ne peut ébranler, le delenda Ccirthayo que toute plume doit écrire, toute bouche répéter sans relâche. Voilà la véritable réforme qu'il faut pétitionner par l'épée, si la plume ne peut rien obtenir; car c'est la réforme de laquelle dépendent toutes les autres, et sans laquelle toutes les autres ne sont rien que chimère. Cherchez quel peut être le premier mot du catéchisme politique de tous les partis, vous n'en trou¬ verez pas d'autre ; en sorte qu'en l'absence de croyances plus vastes, celle-là, du moins, demeure enracinée et défie tous les sophismes. Je sais qu'il est dangereux, jus¬ qu'à la mort, de toucher à ces traités; mais je sais aussi que nous périssons immanquablement, si nous ne pou¬ vons en sortir; et je vois devant nous la vieillesse préma¬ turée qui s'avance. Car, pour porter haut le drapeau de la civilisation moderne, il faut un peuple qui, loin de chanceler à chaque pas, soit, au contraire, appuyé sur des bases inexpugnables. Il faut que les nations qui lui confient ce dépôt se reposent en sa force. Que l'immen¬ sité du danger relève donc les esprits, au lieu de les abat¬ tre. Si la Russie se déclare la protectrice de la Turquie expirante, que la France s'avoue la protectrice, non pas d'un coin de terre, mais des libertés naissantes du conti¬ nent, et qu'elle se persuade que son salut est attaché à son reste de vertu. Songez que l'enthousiasme tant de fois évoqué finira par s'éteindre, que l'occasion est grande, que c'est peut être la dernière; qu'après l'avoir perdue en 1830, si nous la perdons en 1840, ce pourrait bien ne pas être un ajournement, mais une démission. Cha¬ cune des difficultés que nous évitons ç,ans les résoudre s'amasse pour peser davantage sur ceux qui viendront après nous, et ce qui fait aujourd'hui notre repos fera plus tard leur désespoir. Oui, assurément, plus que ja- 1815 ET 1840, 27 mais, il est convenable, il est louable, il est nécessaire, il est urgent de lever des troupes, d'armer des vaisseaux, de fortifier les villes. Mais tout cela n'est rien si, en même temps, vous ne fortifiez, vous n'armez vos esprits, si vous n'entourez vos cœurs d'une muraille inaccesible à la crainte, si les volontés surtout ne se retrempent pas, ne s'inspirent pas, ne se roidissent pas dans le péril lui- même; puisque l'isolement auquel nous sommes réduits ne vient pas de la méchanceté de quelques hommes, mais de la situation que les événements nous ont faite, et que la volonté peut encore abolir. Songez que, plus notre fai¬ blesse se montre, plus elle augmente; qu'il est temps de se décider entre la renaissance et la ruine; qu'il est in¬ sensé de prétendre au protectorat de la civilisation, et de vouloir conserver les stigmates de la défaite; qu'enfin nous ne pouvons continuer d'être tout ensemble l'objet de l'espérance et de la pitié du monde. 0 France! pays de tant d'amour et de tant de haine, qu'arriverait-il si, la flatterie t'égarant à ton tour, tu ne voulais plus entendre que tes courtisans; si la vérité te devenant odieuse, ceux qui te pallient le danger étaient seuls écoutés; si ton nom n'était plus une protection, et ta force un refuge pour tous les faibles? Ce jour-là, il fau¬ drait croire les prophéties de mort qui annoncent la chute des sociétés modernes et la ruine de toute espé¬ rance. Septembre 1840. AVERTISSEMENT AU PAYS Enfin, il faut dire la vérité. Malheur, malheur à eux s'ils ne la disent pas ; et malheur à vous si vous n'êtes pas digne de l'entendre ! Lettre de Fènelon a Louis XIV AVERTISSEMENT AU PAYS L'honneur est-il perdu ou sauvé? Étrange question, déjà pleine de calamités, puisqu'on a pu la poser. Si la discussion qui vient à ce sujet d'émouvoir l'Europe ne doit pas se réduire à un vain cliquetis de mots, il est nécessaire de résumer les résultats de ce grand pugilat de parole. L'orateur peut ne voir que son adversaire, et dans cette lutte corps à corps, il est même inévitable qu'il s'occupe des personnes au moins autant que des choses; l'écrivain, retiré loin de la mêlée des partis, a pour mission d'expli¬ quer ces duels particuliers par une vue générale, de re¬ nouer le fil logique brisé par tant d'opinions aux prises, d'arracher la conclusion que toutes renferment sous des formes contradictoires, de placer ainsi désormais hors de leurs atteintes l'évidence qui a jailli de ce choc; en sorte que le devoir de l'un commence au moment où celui de l'autre finit. Que reste-t-il du spectacle que vient de donner la tri¬ bune? Une seule chose qui, il est vrai, a été mise hors de doute par chacun des orateurs. L'affaissement de l'Etat, 32 AVERTISSEMENT AU TAYS. son impuissance dans les petites comme dans les grandes affaires : voilà le fond, le résumé, la substance de tous leurs discours. Ils ont soulevé eux-mêmes la robe de César, et ils ont étalé aux yeux les blessures qu'ils lui ont faites. Seulement, loin de chercher la cause de cette chute extra¬ ordinaire, ils ont mieux aimé se braver, se défier, s'ac¬ cuser, se poignarder les uns les autres; et peut-être, en effet, fallait-il un courage moins lier pour se déchirer mu¬ tuellement, que pour faire entendre enfin la vérité toute nue, et pour montrer par quelle suite d'erreurs, de con¬ cessions, d'aberrations, ils ont tous été enveloppés, puis entraînés dans cet abîme de misère qui est tel que la pitié a désarmé pour un moment ce qu'ils ont chacun à leur tour provoqué de ressentiments et de colère. De cette conspiration de presque tous, pour ne rien dire de trop sincère, il est arrivé que les Chambres, dans leurs réponses à la couronne, n'ont pas prononcé une parole sur le prin¬ cipe de tant de faiblesse. On a implicitement avoué sa dé¬ faillance, Tous les pouvoirs de l'Etat se sont réunis pour constater légalement, officiellement, solennellement, les plaies de la France. Mais un remède à de si grands maux, en est-il un seul qui ait été proposé? Que suis-je pour mêler ma voix à ce débat? Bien, et c'est pour cela que j'attache quelque estime à mes paroles, puisque n'ayant rien à attendre de personne, ce que j'é¬ cris, je sens bien, que ma conscience seule me presse de l'écrire. Je ne me vante ni d'amour ni1 de haine pour la couronne. Les uns la flattent, les autres la menacent. Je voudrais seulement lui dire la vérité, car je vois que ceux auxquels il conviendrait le mieux de parler et d'écrire ont la langue liée par je ne sais quelle puissance; et je remarque que la vérité est plus difficile à faire entendre à un prince constitutionnel qu'à un roi absolu : tous ceux AVERTISSEMENT AU PAYS 33 qui approchent du premier ayant, par l'instabilité même de l'administration, l'espérance d'obtenir le pouvoir, ne sauraient consentir à déplaire, même un seul moment; au lieu que, sous le second, les rangs étant plus fixes, les ambitions moins éveillées, il est des hommes qui ne com¬ promettent rien, en disant tout ce qu'ils pensent. Je doute fort que parmi tant de ministres et de gens de cour, il se trouvât aujourd'hui un seul homme capable de dire en face à un roi constitutionnel ce que Fénelon écrivait à Louis XIV dans toute sa gloire ; «'Sire, le peuple'même « (il faut tout dire), qui a eu tant de confiance en vous, « commence à perdre l'amitié, la confiance et même le « respectl. » Assurément, si quelque chose est fait pour étonner, c'est de voir un grand pays regorger d'hommes et de ri¬ chesses, florissant par l'agriculture et par l'industrie, plein en quelque sorte de muscles et de bras, et qui, d'autre part, avec toutes les apparences de la prospérité et de la force, est incapable de se mouvoir. Qui l'empêche de paraître et d'agir? Comment accorder cette fécondité et cette stérilité., toutes les marques de la plénitude et tous les signes de l'affaissement? Comment un si grand déve¬ loppement de forces physiques et tant de productions ma¬ térielles ont-ils pour résultats l'anéantissement de l'in¬ fluence extérieure? Jamais la France n'a pu nourrir tant de bras : jamais elle n'a compté pour si peu de chose dans le monde. Pourquoi cela? Parce que si le corps de l'Etat est fort, l'âme qui régit tout cela est débile; parce que si la politique extérieure est ruineuse, c'est que la politique intérieure l'est au même degré; que l'une est la consé¬ quence de l'autre; qu'on ne peut blâmer ou approuver la 1 Fénelon, vol. III, p. 441. X. 7A AVERTISSEMENT AU PAYS. première sans blâmer ou approuver la seconde; qu'en un mot, si le pays ne se relève pas de 1815, c'est qu'en 1840 son plus grand mal est au dedans. En effet, vous avez tous les inconvénients de l'aristo¬ cratie et de la démocratie sans posséder aucun des avan¬ tages ni de l'une ni de l'autre. Vous avez de l'aristocratie les privilèges politiques avec le cortège de haines qu'ils entraînent à leur suite, l'envie des inférieurs, la dureté des maîtres, l'inquiétude perpétuelle d'être dépossédé d'où la peur de tout changement; et vous n'avez pas la, continuité dans les projets, la circonspection, la maturité, le grand sens, la connaissance unie à la patience, d'où naît la prospérité des États fondés sur une oligarchie. D'autre part, vous tenez delà démocratie les discordes, la mobilité, les incertitudes, l'amour de l'imprévu; et vous ne connaissez pas l'élan des esprits, l'enthousiasme con¬ tagieux, la fraternité, et ces sublimes ardeurs de courage qui fascinent le monde. C'est là une des causes de votre faiblesse, si ce n'est celle qui couvre toutes les autres. Les aristocraties de l'Europe vous estiment trop démocrates pour s'allier à vous, et les peuples trop aristocrates pour vous tendre la main. Voilà pourquoi vous êtes seuls dans le monde, n'ayant pour vous ni les princes qui vous haïssent, ni leurs sujets, qui, sans aller jusque-là, se con¬ tentent de vous soupçonner de les trahir. Aussi bien, qu'avez-vous fait? Si la bourgeoisie avait une mission dans le inonde, c'était assurément de devenir le guide, l'instituteur, ou plutôt l'organe, la tête du peu¬ ple; c'était là une mission sacrée pour laquelle elle avait reçu l'intelligence, la science, l'expérience des temps passés. La parole, la pensée lui avaient été données pour parler et penser au nom d'un peuplé tout entier. L'occa¬ sion était grande; il s'agissait de préparer, d'inaugurer AVERTISSEMENT AU PAYS. 35 l'avènement' de la démocratie dans le monde européen. Qui n'eût cru que la grandeur de cette œuvre allait agran¬ dir, relever tous les esprits ! Loin de là, à peine parvenue à posséder l'autorité, la bourgeoisie en est infatuée connue tous les pouvoirs qui l'ont précédée; même elle se laisse fasciner plus vite qu'un individu. Elle ne voit plus, elle n'entend plus la nation dont elle devait être la parole vi¬ vante. Elle se répète à son tour par mille bouches : L'État, c'est moi; elle fait pis qu'oublier le peuple, elle s'en sé¬ pare; d'où il arrive que la démocratie reste pour un mo¬ ment mutilée. D'un côté se trouvent les forces de l'intelli¬ gence, de l'expérience, de la science politique; de l'autre, le tronc pantelant de la démocratie, qui, privé de son chef naturel, et en quelque manière, décapité, cherche aujourd'hui à se reformer une tête. La bourgeoisie sans le peuple, c'est la tête sans le bras. Le peuple sans la bourgeoisie, c'est la force sans la lumière. Seconde cause du dépérissement de l'État. Dans ce partage violent de la démocratie, quelle a été l'occupation constante du gouvernement? 11 s'est placé entre les deux parties, comme un corps étranger, pour empêcher qu'elles ne puissent se réunir. C'est le pouvoir qui, le premier, constatant, réglant cette guerre des classes, a inventé pour cela un langage nouveau ; et si Ca¬ simir Périer a une place dans l'histoire, ce sera pour avoir rangé la France de 1830 en deux camps opposés : le pays légal et le pays illégal. De ce moment, chaque ministère n'a plus cessé d'élever, d'agrandir la barrière entre l'un et l'autre. Quand la bourgeoisie a essayé de se rapprocher du peuple, cela s'est appelé défection. Quand le peuple a essayé d'entrer dans la bourgeoisie, cela s'est appelé sédition. On a tracé un cercle fictif dans lequel a été renfermée la vie publique; hors de là rien n'existe et 36 AVERTISSEMENT AU PAYS. tout est mal. Jeunesse, vie, enthousiasme, espérance d'un ordre meilleur, tout cela, ils le nomment passions mau¬ vaises. Et en effet, comme ils relèguent la plus grande partie de la nation loin de toute vie politique, il résulte que dans cette sorte de bannissement les esprits s'exaltent, qu'ils convoitent l'impossible; que, repoussés de la so¬ ciété, un grand nombre rêvent de la détruire pour habi¬ ter au moins ses ruines. On croit dompter les passions qu'on éloigne : on ne fait que les corrompre et les eni¬ vrer dans le vide. Le désespoir dans lequel on se vante de les maintenir enfante les utopies que l'on veut étouffer; dans ces vagues régions, fermées à l'espérance, naissent les chimères, les projets destructeurs, les inimitiés irré¬ conciliables. On s'accoutume à vivre comme si l'on ap¬ partenait à deux peuples différents; et l'on voit peu à peu une société assiégée des vagues frayeurs, des trem¬ blements subits qui s'attachent à toute usurpation; pour se dérober, elle change incessamment de système et d'ad¬ ministration, comme. Cromwell changeait de place pour dormir dans son palais. Etes-vous las de ces vagues terreurs, rentrez dans la vérité, s'il en est temps encore. Depuis 1815, la France est en pleine retraite devant l'Europe. Cette retraite com¬ mence à se changer en une déroute. L'heure est venue de s'enraciner quelque part, de se rallier sur un sol assuré; et pour cela il faut chercher où sont la force et le fonde¬ ment de ce pays. Qui doue êtes-vous? il est bien temps de vous le deman¬ der. Si vous êtes une monarchie puissante, en qui se ré¬ sume tout le génie d'une contrée, levez-vous! Servez-vous ae cette autorité pour relever cet Etat qui s'affaisse. Com- mumquez-nous votre force surabondante; montrez ce que peut l'unité dans le pouvoir souverain. Jamais plus grande AVERTISSEMENT AU PAYS. occasion n'a paru de faire usage de ces trésors amassés d'énergie que l'autorité d'un seul renferme, dit-on, pour les moments suprêmes. Si vous êtes une aristocratie, j'y consens encore. Montrez-nous cette politique soutenue, ces fiers courages, ces âmes durement trempées, qu'aucun péril n'ébranle, qu'aucun piège ne déconcerte; resserrez, si vous le voulez, le cercle de votre institution pour la rendre plus efficace. Renouvelez-vous, raffermissez-vous par votre principe; et donnez-nous pour un moment le spectacle de l'une de ces fortes oligarchies, qui, aux prises avec le péril, par des miracles d'audace et de résolution inébranlable, sauvent silencieusement l'Etat, et intimident tout ensemble leur patrie et le monde. A ce prix, je sup¬ porterai de grand cœur l'insolence de quelques-uns.- Je leur pardonnerai l'infatuation, si, comme les lords an¬ glais ou les quatre cents rois de Venise, ils mè montrent la grandeur de l'Etat, produit de leurs travaux et de leur génie héroïque. Mais si vous avouez que vous êtes une so¬ ciété démocratique, c'est .mon droit, c'est celui de toute créature raisonnable d'exiger de vous que vous soyez con¬ séquents avec vous-mêmes, c'est-à-dire que vous soyez, dans les circonstances présentes, tout ce que comporte une société de ce genre. Je ne discute point, en ce mo¬ ment, sur la. valeur absolue d'une société semblable; je prétends seulement que, puisque d'après vous, l'Etat, est affaibli, il le faut fortifier conformément à son principe; et, de même que si vous étiez une monarchie encore in- tacle ou une aristocratie, je vous supplierais de rentrer dans la nature de votre gouvernement relâché, de même aujourd'hui je vous adjure de chercher la force où elle est, c'est-à-dire dans la nature de votre société, en un mot, dans l'organisation puissante de la démocratie, puisque c'est là le seul terrain qui vous appartienne, le seul qui 58 AVERTISSEMENT AU PAYS. vous reste, où vous puissiez vous placer pour relever la France et faire tête à l'Europe. Que si vous vous appelez conservateurs, je dirai qu'il est bien temps, en effet, de conserver ce pays. A quoi j'a¬ joute que s'il est des droits ébranlés, il convient de les protéger. Mais plus vous publiez par là votre faiblesse et le danger permanent que vous courez, plus aussi vous montrez que l'État ne peut fonder sa force et son appui principal sur des opinions, des situations, des sentiments, des systèmes qui ont besoin eux-mêmès d'être en tutelle. Ou la bourgeoisie se sent inexpugnable, et alors pourquoi ces vagues frayeurs, pourquoi ces précautions désespérées contre l'accroissement de la démocratie? ou elle se sent faible ; et dans ce dernier cas, qui est le seul véritable, comment faire rouler toute la politique de la France sur l'impuissance solennellement constatée d'une partie quel¬ conque de la nation? Tout autre cbose est de garantir les faibles, ou de faire de leur faiblesse le pivot de l'État. Que serait aujourd'hui ce pays, si, lorsque Richelieu eut reconnu l'affaissement de la noblesse de France, il eût em¬ ployé, consumé toutes les forces publiques à réparer, res¬ taurer l'aristocratie, et à se faire de ce fantôme, ainsi protégé et déguisé, un levier pour soulever l'État? Ce point aurait manqué sous l'effort. En même temps, toute la politique de Richelieu aurait croulé. Au lieu de cela, il s'aperçut, que la force véritable avait passé ailleurs, et c'est là qu'il chercha son point d'appui. Aujourd'hui, je vois, l'un après l'autre, tous nos hommes d'-Etat occupés, en hommes de partis, à réparer l'irréparable, et à se dé¬ fier de la force réelle, incapables de l'employer. Depuis dix ans, ils établissent leur levier sur le système intérieur qu'ils disent eux-mêmes le plus menacé, le plus affaibli, pour lequel ils demandent le plus d'efforts de conserva- AVERTISSEMENT AU PAYS.. 59 tion. Sous la pression de l'Europe ce levier a manqué. Ce système est tombé; toute la politique du dehors a croulé avec lui. L'État, perdant l'équilibre, a été à deux doigts de sa perte, et tout voisin de l'infamie. Quelle est, selon vous, la conséquence logique, nécessaire, inévitable de ces faits avoués par vous tous? Encore une fois, cette con¬ séquence à laquelle l'intelligence ne peut se refuser, quand même les lèvres la repoussent, la voici : la nécessité de changer de système, d'asseoir l'Etat sur une base plus large,.de puiser la force où elle est; et comme, amis ou ennemis, vous confessez tous que c'est la démocratie qui possède la force, cette nécessité aboutit à celle de revenir à ce principe, de l'avouer hautement, et de le mettre en pratique. Le point de fait le plus incontesté de la dernière discus¬ sion est sinon la rupture, du moins l'affaiblissement de l'alliance anglaise. Yous semble-t-il que ce fait n'ait au¬ cun sens? J'imagine, au contraire, que sa signification est profonde. Yous reconnaissez par là que marcher à la suite de l'Angleterre, c'est marcher à- votre ruine dans les af¬ faires extérieures; reconnaissez donc, parla même raison, que le torysme français vous mène à l'intérieur au même abîme. Vous renoncez à suivre l'Angleterre dans les choses du dehors; hâtez-vous de renoncer à l'imiter dans les choses du dedans. Ces deux faits sont corrélatifs; l'un en¬ traîne l'autre après lui : il faut ou les admettre, ou les rejeter tous deux ensemble. Je ne suis pas, en effet, de ceux qui pensent que tout le mal en France est dans la bourgeoisie, ou dans la démo¬ cratie. Je suis bien plutôt tenté de croire que le plus grand vice vient de leur séparation, et que les choses en sont à ce point qu'il n'est au pouvoir d'aucun parti de sauver le pays, et que le salut n'est, possible qu'en les cimentant, en 40 AVERTISSEMENT AU PAYS. les ralliant les uns aux autres dans le sein de leur prin¬ cipe commun. La bourgeoisie a été frappée de stérilité depuis que, reniant ses pères et ses frères, elle s'est déta¬ chée de sa racine. Telle n'était point la pensée du tiers état pendant toute la durée du moyen âge.- Relisez ses ca¬ hiers, ses doléances, ses avertissements. Combien il était loin alors de se séparer, en esprit, de ce peuple de France pour lequel il priait, conjurait, suppliait les oppresseurs communs; et que la parole grossière du moindre de ces orateurs à genoux avait plus de puissance que les discours magnifiques et sans écho de nos beaux harangueurs de tribune! De nos jours, à peine la bourgeoisie s'est distin¬ guée du corps de la nation qu'elle en a été punie par l'ef¬ froi. Dans cet isolement, tout l'inquiète et la consterne : une parole trop haute, un groupe d'hommes qui passent, le silence même la troublent et lui font présager sa chute. Elle n'ose ni reculer ni avancer, tant il lui semble que le sol menteur est près de s'écrouler sous ses pas. Tout lui semble piège, embûche; et, en effet, de quelque côté qu'elle se tourne, elle se sent atteinte aussitôt que mena¬ cée, puisque c'est elle-même qui se porte les plus grands çoups : état insupportable pour un individu, et presque incompréhensible pour un corps de nation, qui, désertant de plus en plus son principe, incapable de s'attacher à aucun autre, se sent entraîné vers l'abîrçie, sans pouvoir s'arrêter nulle part. Vous demandez pourquoi vous pé¬ rissez. Vous périssez parce que vous vous reniez, et que par là vous cessez de rien représenter dans le monde, si ce n'est le néant lui même. Faut-il chercher ailleurs une autre raison pour expliquer votre déchéance prématurée et cette extraordinaire incapacité dont vous vous sentez saisis? Tous vos ennemis représentent quelque chose, les uns la monarchie, les autres l'aristocratie. Vous seuls AVERTISSEMENT AU PAYS. 41 vous ne représentez plus rien en Europe. Vous n'avez plus de cause, parce que, encore une fois, vous vous re¬ niez vous-mêmes. Cela ne suflit-il pas? On connaît, le ch⬠timent des individus qui apostasient : mis au ban des nations, ils expirent dans le désert. Mais un peuple apos¬ tat, mais une société, une démocratie qui se renierait elle-même, c'est là ce que le monde n'a point encore vu. L'isolement, le bannissement hors de l'humanité même serait, sans doute, le supplice attaché à ce crime nouveau; on dirait que ce châtiment d'Ismaël a déjà commencé, et qu'il se forme autour de nous comme une grande ConspiJ ration pour laisser mourir dans le désert social ceux qui renient leurs pères. A un mal si profond, est-il encore un remède? Oui, il en est encore un, si vous savez, si vous osez l'accepter à temps; car, de tout ce qui précède, il résulte évidemment, invinciblement, que ceux qui demandent une réforme veulent une chose nécessaire au salut de l'Etat, que ceux qui la refusent se précipitent eux-mêmes au-devant d'in¬ surmontables dangers. Des hommes sincères ont pu dou¬ ter qu'elle fût opportune aussi longtemps qu'elle n'a été exigée qu'au nom de la liberté qu'ils pouvaient croire suffisamment garantie. Mais aujourd'hui, après l'affreuse lumière que les affaires extérieures ont fait jaillir dans toutes les intelligences, après l'enquête solennelle d'où sont ressorlies, avec une pleine évidence, la faiblesse, non de la liberté, mais de l'Etat, et l'incapacité des Chambres même à en chercher la cause; après que toutes les combinaisons ont été épuisées, les choses aussi ébran¬ lées que les personnes, et que l'abîme est demeuré ou¬ vert, je dis que la réforme est devenue une de ces nécessi¬ tés logiques que les événements déduisent eux-mêmes avec une force à laquelle les hommes sont incapables de 42 AVERTISSEMENT AI! PAYS. se soustraire. Elle est nécessaire pour rendre à ce pays le ressort démocratique qui lui manque, puisque, privé de cet appui, il vient de rester dans l'impuissance, livré impunément à toutes les insultes du monde. Pourquoi l'Europe a-t-elle, en quelque sorte, passé au travers de la France pour atteindre et extirper vos intérêts en Orient? Parce qu'elle pensait que vos affaires intérieures sont telles que tout ressort manque à l'Etat, et qu'ainsi l'ac¬ tion vous est interdite. Ce sont donc ces affaires qu'il faut relever par un moyen prompt, efficace, énergique; et pour être quelque chose au dehors il faut être et repré¬ senter quelque chose au dedans. Qui que vous soyez, je doute que vous renversiez ce principe. En second lieu, une réforme est nécessaire pour faire rentrer dans le corps delà nation la bourgeoisie qui, au¬ trement, tend de plus en plus à se détacher des intérêts généraux, c'est-à-dire à mourir socialement. Si son isole¬ ment croissant l'épouvante, qu'elle rompe la barrière po¬ litique qui s'élève entre elle et le peuple; qu'il n'y ait. plus deux Frances, l'une officielle, l'autre réelle. On se plaint de ce que les pauvres convoitent le bien des riches; et par ce principe que la richesse seule fait le citoyen, qui donc provoque à la convoitise? En s'associant à la trans¬ formation sociale qui se prépare, la bourgeoisie peut en¬ core la régler par l'intelligence et la faire entrer dans les voies modérées de la civilisation; au lieu qu'en tout refu¬ sant, le déchirement est inévitable, et les plus aveugles entrevoient déjà, dans cet avenir, une infernale lumière. La bourgeoisie a reproché à l'ancienne royauté d'avoir opposé une résistance implacable à l'esprit de son temps, et d'avoir amassé par là une révolution également impla¬ cable. Qu'elle se garde de tomber dans la même faute, ou, si elle veut imiter en tout les pouvoirs surannés, AVERTISSEMENT AU PAYS. 43 qu'au moins l'exemple de. leur chute F avertisse de la sienne. Enfin, la réforme est devenue le droit commun de la démocratie, puisque c'est le seul moyen désormais de remplir son devoir; et plus je vois maintenant son triom¬ phe assuré, plus aussi je prétends ne la point flatter. Si j'étais convaincu que toute sa pensée fût de briguer la bourgeoisie, ou seulement de bien vivre, d'avoir un pain meilleur, de s'engraisser à son tour pour s'endormir dans la même incurie, de ne plus jamais souffrir ni le froid, ni le travail, ni la faim, sans doute je compatirais à de tels souhaits, mais sans m'inquiéter ni m'effrayer beau¬ coup de l'avenir d'hommes qui sauraient si prudemment circonscrire la nature humaine à la nature physique; et, comme j'aurais plus d'une, fois souffert des mêmes maux, sans me plaindre, j'attendrais, je demanderais d'eux la même patience. Oui, si je pensais que la démocratie n'eût rien autre chose à faire qu'à augmenter et imiter la bour¬ geoisie, je serais volontiers d'avis qu'il est assez de bour¬ geois dans le monde, et je m'en tiendrais à ce que je vois. I! en est qui croient que le jour du repos commencera pour le peuple au jour de l'émancipation ; et moi, je crois, au contraire, que c'est alors que commencera pour lui le vrai travail, le dur labeur. En naissant à la vie po¬ litique et sociale, il naîtra à l'inquiétude, à la douleur, aux incommensurables soucis. Voilà à quoi il faut qu'il se prépare, non pas au miel de la terre promise. Non, non, ne croyez pas qu'il vous suffirait, pour régner à votre tour, de posséder un instant la richesse, d'être vêtus comme les rois, de vous enivrer à l'ancienne coupe, que vous auriez dérobée à leurs lèvres; ne croyez pas, si vos instincts ne s'élèvent, que la couronne s'abaissera sur vos fronts, ni que le monde descende pour subir patient- 44 AVERTISSEMENT AU PAYS. ment votre domination. Surtout n'espérez pas qu'il vous laisse dormir dans la paresse, sur l'oreiller des rois; au contraire, il vous faudra souffrir tous les maux de l'âme et du corps pour relever ce pays et résister à ses nom¬ breux ennemis ; il vous faudra labourer, sans relâche, dans un sol plus rude que celui de vos sillons, semer les pensées de vos cœurs pour faire germer l'épi glorieux que vos fils moissonneront. Supposé que vous ne veniez que pour vous-mêmes, vous seriez balayés plus promplement que tous les usurpateurs qui se sont un moment vantés d'être les guides du genre humain. Si vous ne sentez au¬ jourd'hui même, au milieu de vos haines, celte grandeur qui, disparue des choses, se retire; dit-on, au moment du péril, dans le cœur des peuples menacés, cette ma¬ gnanimité, compagne de la force et emblème delà sou¬ veraineté, et plus que cela, cet amour saint de la France qui, réunissant, embrassant, fomentant dans son vaste giron tout ce qui ailleurs est divisé, peut seul désormais, comme le miracle cle Jeanne d'Arc, la sauver et la res¬ susciter; si, pour tout instinct social, vous apportez le besoin de nous venger de ceux qui nous oppriment, il n'est plus d'avenir ni pour vous ni pour nous. Serfs de votre colère, de vos désirs, de voire haine, vous resterez serfs de tout ce que votre œil verra, et l'heure de l'éman¬ cipation n'arrivera jamais. Gardez-vous bien de ménager au monde la même déception que celle que vous repro¬ chez à la bourgeoisie d'avoir causée. Plutôt mille fois ne dussiez-vous jamais sortir du néant! Ou démettez-vous de l'espérance, ou préparez vos cœurs à la noblesse que vous reprochez à vos maîtres de ne pas posséder. C'est par des vertus patientes et des efforts prodigieux, de courage que les anciennes aristocraties se sont fondées et qu'elles ont payé l'obéisssance de nos pères. C'est au AVERTISSEMENT AU PAYS. 45 même prix que la démocratie doit gagner, aujourd'hui, sa place et son nom. Au lieu de compter si illusoirement sur le repos, sur la jouissance prématurée, et les vo¬ luptés d'un petit nombre, c'est-à-dire sur les satisfactions des pouvoirs vieillis, je voudrais donc bien plutôt qu'elle se préparât à la vérité, c'est-à-dire aux dures épreuves, aux fatigues, aux longues journées, à la faim, à la soif, à la mort rapide, à tout ce qui paye la victoire d'une bonne cause encore en litige. Royautés, oligarchies, toutes se sont établies par de grands services rendus au monde; et la démocratie prétendrait tout gagner sans rien faire, ou faisant tout à son profit ! Non, cela ne peut pas être, cela ne sera pas. Ou vous mériterez le trône de l'avenir, ou vous ne l'occuperez pas. Ou vous serez meilleurs que vos maîtres, ou vous ne les remplacerez pas. Quoi donc! êtes-vous las avant d'avoir rien l'ait? Voulez-vous, pour signe de votre jeunesse, l'inaction des vieillards, et êtes- vous si ambitieux de mourir avant de naître? Parmi les adversaires les plus dangereux de tout chan¬ gement, je me défie principalement de ceux qui préten¬ dent qu'une réforme politique est un leurre et qu'une réforme sociale mérite seule leur attention; ce qui revient à dire qu'il faut atteindre le but et rejeter le moyen, tout supporter si l'onne peut tout renverser, et, avec la pré¬ tention immodérée du changement, s'assoupir dans le quiétisme. Quelques-uns, mettant d'un côté la France et de l'autre le monde, se font je ne sais quel devoir d'im¬ moler leur pays à un fantôme qu'ils appellent humanité, comme si cette distinction existait ailleurs que dans leur esprit, comme si leur pays ne faisait pas, aussi bien que tous les autres, partie vivante du genre humain. 3e sup¬ pose qu'en vertu de ce principe, chaque nation voulût ainsi s'atténuer, s'effacer, s'humilier, au lieu de se déve- 46 AVERTISSEMENT AU PAYS. lopper selon toute l'énergie de ses forces naturelles, que deviendrait la véritable humanité, qui n'est rien autre chose que le résultat de l'émulation de tous? elle s'atté¬ nuerait dans la même proportion, et le sublime de cette théorie serait atteint, lorsque tous les peuples se retirant, s'abaissant, fuyant l'un devant l'autre, cette humanité dont ils parlent ne serait plus qu'un grand néant, en¬ gendré par la peur et le sophisme. D'autres enfin com¬ mencent à soupçonner que l'honneur ou la honte, la prospérité ou la décadence d'un peuple pourraient bien n'être que des paroles vides, et qu'en tout cas la fortune privée se concilie sans peine avec la ruine de la fortune publique. 11 ne faut pas leur laisser ce refuge. S'il est vrai, comme ils le disent, que la France change de tem¬ pérament, que de militaire elle devienne industrielle, ce nouveau développement de son esprit ne peut s'accor¬ der qu'avec le développement naturel de sa force publi¬ que; et ce n'est pas, je pense, en disparaissant de la terre qu'elle prétend s'enrichir. Que l'on me montre un seul peuple commerçant, qui n'ait su se faire respecter de ses voisins et dont l'industrie ne soit tombée en même temps que la politique. Parmi nous, ce rapport est frappant. Notre politique, en se resserrant, rapetisse le commerce; le commerce, en se restreignant, rapetisse la politique; dans ce cercle vicieux où la misère publique et privée s'engendrent mutuellement, sans protection, sans colo¬ nies, sans crédit, exclu de la terre et de la mer, il arri¬ verait un moment où il ne resterait d'issue qu'à cet esprit banqueroutier, qui, au moment où les autres peuples prendraient possession de tous les débouchés du globe, se dévorerait lui-même dans des jeux désespérés, lesquels sont à la vraie industrie ce que les utopies et les complots sont à la vraie politique. AVERTISSEMENT AU PAYS. 47 Déjà, eu effet, la plupart des issues vous sont fermées; tous les alliés qui vous couvraient ayant été âbatlus les uns après les autres, le premier coup que l'Europe frappera ne peut manquer de vous atteindre directement vous- mêmes ; et il n'y aura pas de sophisme au monde qui vous empêche de sentir et d'avouer la blessure. Que prétendez- vous faire lorsque ce moment viendra? car il arrivera, rien ne peut désormais l'arrêter. Vous rejeter encore les uns aux autres la cause de nos maux? Mais quelle pa¬ tience tiendrait à ce spectacle deux fois présenté sous le même règne? Colporter votre alliance d'un peuple à un autre, du couchant au levant? Mais qui est assez aveugle pour ne pas voir que, tant que nous ne sommes rien par nous-mêmes, cette alliance ne sera acceptée de notre part que comme une sujétion absolue? Dire encore : Nous ne sommes pas prêts? 0 les plus insensés des hommes, si vous n'êtes les plus criminels! La Providence vous accor¬ derait encore un siècle de répit, que, si vous continuiez d'agir comme vous faites contrairement à votre principe, vous arriveriez les mains vides au soir de la bataille. Déjà vous ne pouvez creuser un fossé autour de Paris sans que, d'une part, la France demande si c'est pour défendre ou pour accabler la ville, et que, de l'autre, l'Europe réclame son droit de libre entrée. Ce que l'on aurait cru hier impossible, une question qui, par sa nature, n'en est une que pour les géomètres, n'est plus que la matière d'une intrigue byzantine: Voilà où vous en êtes au¬ jourd'hui. Demain, le temps, au lieu de vous être ulile, profitera contre vous, car plus votre situation intérieure est fausse, plus elle engendrera, en durant, de faiblesses et de faussetés au dehors. Les rois ont intérêt à vous frapper; les peuples ne voient plus quel intérêt ils ont à vous défendre. Jusqu'à quand faudrait-il répéter cette 48 AVERTISSEMENT AU PAYS. vérité triviale?'Jusqu'à . ce .qu'elle ait pénétré dans vos esprits et qu'elle vous ait obliges de changer de système et de conduite. Souvenez-vous de l'exemple déjà cité de cette femme qui, apportant à un roi de Rome le livre des destins, en demanda un grand prix qui lui l'ut con¬ testé. Elle livra aux flammes trois volumes, et demanda le même prix pour ceux qui restaient. : il lui fut refusé. Elle en brûla trois autres, exigeant pour ceux qu'elle avait conservés un plus .grand prix que pour tous les autres ensemble. On fut forcé de le lui accorder. Cette femme qui porte dans ses mains l'avenir des peuples vous a déjà apparu deux fois, en 1850 'et en 1840 ; deux fois vous avez refusé. Prenez garde qu'à la troisième vous rte soyez obligés de payer chèrement chaque jour de retard; ou bien (car c'est là votre dernier refuge), si vous avez le courage de dire que la France admet elle-même son abaissement, qu'elle abdique volontairement-sans se plain¬ dre, cette réponse ramènera encore une fois là consé¬ quence que vous craignez le plus et que chaque mot fait éclater, à savoir, que l'on ne peut user de formes trop solennelles pour reconnaître et constater une volonté semblable, et que puisqu'il s'agit du suicide d'un peu¬ ple, c'est le moment ou jamais de consulter ce peuple tout entier sur cette étrange manie de périr dont vous le pré¬ tendez infatué. La question qui s'agite aujourd'hui entre la démocratie "française et les aristocraties européennes a déjà été dé¬ battue dans un autre ordre de civilisation, entre Athènes et Sparte. Quelle fut alors la pensée constante des hom¬ mes d'Etat athéniens? Ils associèrent, ils attachèrent à leur cause tous les peuples qui avaient avec le leur une conformité naturelle d'institutions, de goût, de lois, d'es¬ prit public; ils rangèrent en bataille autour d'Athènes AVERTISSEMENT AU I'AYS. 49 les démocraties contre les aristocraties, qui, de leur côté, s'étaient coalisées autour de Sparte. C'est là tout le sujet de Thucydide. Je vois bien que les chefs des aris¬ tocraties modernes agissent dans le même esprit que les anciens. Ils ont fait, comme eux, un faisceau ; ils se sont alliés, comme eux; tandis que, de notre côté, nos hom¬ mes d'Etat ont conduit au dernier abandon ceux que l'on a longtemps appelés les Athéniens modernes ; et, seuls dans le présent, ils sont encore, pour ainsi parler, plus seuls dans le passé. Grande nouvelle! disent-ils. Laquelle? Nous avons un ami dans le monde. Voilà assurément quelque chose de nouveau; et cet ami, quel est il? lia Russie, qui nous bafouait hier; la Russie, qui, aujourd'hui, en ce mo¬ ment même, entretient, nourrit, solde contre nous toutes les haines publiques et privées de l'autre côté du'Rhin; la Russie, la seule puissance de terre qui prétende nous enlever la suprématie du continent, vient de nous sou¬ rire. Nous allons nous jeter dans ses bras, grossir son cortège, et changeant, non de système, mais de dépen¬ dance, nous faire son agent, en attendant qu'elle de¬ vienne le nôtre : car nous venons de découvrir que notre unique rivale sur terre a pour intérêt de nous agrandir; que le pouvoir absolu a la même cause que la démocra¬ tie, le meurtrier de la Pologne le même but que son pro¬ tecteur, l'ennemi de la révolution le même esprit que ses ministres. S'il reste là quelque contradiction faite pour étonner les simples, elle disparaît devant notre profon¬ deur. En effet, ceux qui sont tombés dans le piège de l'Angleterre doivent se précipiter dans le piège de la Russie. Cela est conséquent : d'une servitude courant à l'autre, il faut qu'ils aboutissent à un traité moscovite du 15 juillet. X. 4 50 AVERTISSEMENT AU PAYS. Non, non, le mal est devenu trop grand pour parler du bout des lèvres, et la fiction ne liera pas toujours la vé¬ rité. Vous croyez avoir acquis le repos ; tout au contraire, depuis que la faiblesse intérieure a été publiquement éta¬ lée, l'Europe se persuade que nous nous abandonnons nous-mêmes; et il n'est aujourd'hui prince ou peuple portant bât qui ne croie l'occasion bonne pour donner le coup de pied au lion devenu vieux, en sorte que la guerre n'a jamais paru si redoutable que depuis que vous avez acheté la paix. Que faut-il donc faire? Je l'ai dit, et puisqu'en de pa¬ reilles matières on ne peut être trop précis, je le redirai encore : faire tout le contraire de ce que l'on fait depuis dix ans, travailler à unir les classes, ne plus s'interposer entre elles pour les mieux diviser, dominer les factions, ne plus être soi-même une faction, surtout 11e pas garder un jour de plus l'espoir de se faire craindre au dedans en craignant tout au dehors. Secondement, je demande à la bourgeoisie de revenir à son principe, et d'oser par la réforme le confesser, le déployer en face de l'Europe; à la démocratie, je demande de ne pas imiter ceux qu'elle blâme, en convoitant l'autorité pour tout renverser à son profit. Voilà ce qu'il me semble nécessaire de dire et de faire aujourd'hui. Mais si, comme on ne manquera pas de le répéter, tout cela est insensé, s'il est chiméri¬ que d'espérer qu'en présence d'un danger presque égal, la royauté, la bourgeoisie, la démocratie se fassent les unes aux autres les moindres concessions, si personne ne veut rien céder de son système, de ses colères, de ses ven¬ geances, de son intérêt, si, en présence de l'Europe enne¬ mie, tout ralliement demeure impossible, je ne dis pas encore que je désespère de la fortune de la France, je dis eulement qu'au lieu de tant songer à bien vivre, il se-. AVERTISSEMENT AU PAYS. 51 l'ait temps pour beaucoup d'entre nous de songer à bien mourir. Le cercueil que nous avons vu passer hier, et que tant d'hommes vont visiter chaque jour, renferme à ce sujet la vérité toujours vivante que la mort rend plus visible; car si l'on demande pourquoi, sous le règne de celui qu'il con¬ tient, la France a été puissante, ce n'est pas seulement parce que Napoléon a été grand, mais surtout parce qu'il n'y avait pas dans la bataille deux Frances, l'une offi¬ cielle, l'autre réelle, mais que tout était vérité, et qu'il n'y avait point de fiction sous la mitraille. Voilà pourquoi la France a rempli le monde de sa puissance; et c'est parce qu'elle est officiellement partagée, qu'elle le remplit au¬ jourd'hui de la renommée de sa faiblesse. 11 n'y avait, que je sache, ni bourgeois, ni prolétaires, ni France légale ou illégale à Arcole, à Marengo, à Austerlilz. Il y avait des hommes qui, tous, ont gagné pour eux-mêmes et pour leurs descendants le droit de cité. C'est là que la démocra¬ tie française a reçu son baptême ; elle ne périra que si elle apostasie. Bourgeois et prolétaires, vous êtes, quoi que vous en disiez, frères par l'origine et par trente années de batailles, soutenues ensemble pour la même cause. L'Europe connaît votre sang aux uns et aux autres, elle ne le distingue pas; si vous voulez vous séparer, commen¬ cez par retrancher du passé ces longues journées où vous portiez le môme nom ; effacez du souvenir des hommes ce sang versé ensemble dans le même sillon, oubliez vos blessures reçues du même coup. Alors, vous pourrez dire que vous appartenez à deux camps opposés; que vos in¬ térêts ont toujours été distincts, vos causes ennemies, et qu'il faut, pour votre bien, vous rabaisser, vous annuler, vous immoler mutuellement, et le monde vous croira. Mais tant que la mémoire d'une seule de ces journées sub- 52 AVERTISSEMENT AU PAYS. sistera, l'Europe entière s'obstinera à vous appeler du même nom, à vous attribuer la même cause, à vous haïr, à vous aimer, à vous combattre ensemble; et tous vos efforts pour vous partager ne servirontqu'à vousdétruire, sans que vous puissiez espérer que le monde consente à partager ce que le péril commun, suivi de tant de gloire, a si longtemps réuni. Voulez-vous donc redevenir dans la paix ce que vous étiez dans la guerre? consentez à être ce que la nature vous a faits, le peuple de la démocratie par excellence. Le remède est simple, mais il n'en est pas d'autre. Je ne prétends pas que par là vous obtiendrez immédiate¬ ment la félicité que je ne vois nulle part dans les choses humaines. La terre ne se changera pas pour vous en un Ëden; vous n'effacerez ni la douleur ni la mort; les uns n'obtiendront pas en un moment un repos sans mélange ; quant aux autres, il ne leur suffira pas de convoiter l'or des riches pour le posséder; au contraire, vous aurez les inconvénients nombreux des sociétés démocratiques ; mais, du moins, vous en recueillerez les avantages; vous représenterez quelque chose de grand dans le monde, et celte grandeur relèvera vos pensées et vos actions. Quoi qu'il arrive de vos destinées, au lieu de cet affreux mé¬ pris que vous vous rejetez à pleines mains les uns aux au¬ tres, vous aurez pour vous cette estime qui s'attache à des hommes qui, ayant adopté une cause, la défendent jusqu'au bout, dédaignant de paraître autre chose que ce qu'ils sont en effet. Paris, 25 décembre 1840. LA FRANCE ET LA SAINTE ALLIANCE EN PORTUGAL LA FRANCE ET LA SAINTE ALLIANCE EN PORTUGAL — Vous êtes un ancien libéral? — Est-ce vous qui le demandez? — Écoulez-moi ! — Je ne puis. — Je m'attache à vos pas. Écoutez ! ce n'est pas moi_ qui vous parle. — Eh ! qui donc? — C'est un peuple qui crie. N'avez-vous pas entendu au loin, comme moi, cet appel à la conscience de tous les ■peuples civilisés et de la France en particulier? Ce cri a traversé les mers, les montagnes. Au lieu de s'affaiblir par la distance, il se fortifie. — Quoi ! celte vieille affaire de Portugal ! Ce peuple est enterré ; c'est un fait accompli. — L'iniquité est toute vive. 11 s'agit d'une nation qu'on étouffe! — Mangeons et buvons; demain nous mourrons. 56 LA FRANCE ET LA SAINTE ALLIANCE — C'est vous qui autorisez l'attentat et qui "le con¬ sommez! — Allons donc! est-ce là une affaire pour un homme politique? — Vous aidez les meurtriers. — Bah ! — Vous qui saviez, sous la Restauration, tant de nobles paroles, justice, liberté, vous que j'ai vu à l'enterrement du général Foy porterie deuil des peuples, ne sentez-vous aucun remords quand un peuple ami tend les mains vers vous et que vous le rejetez dans le servage? — Quelle plaisanterie! Nous connaissons parfaitement ce vocabulaire; nous en avons fait grand usage quand les nobles nous opprimaient. Aujourd'hui nous avons pris leurs places ; de grâce, laissons là notre rhétorique. — Non, il n'est pas possible qu'un attentat aussi mons¬ trueux, commis en plein soleil, ne vous dise rien. Vous ne voulez pas sans doute vous renier, abolir le droit de votre révolution ! — Mon Dieu t que ces phrases sont usées ! et se peut-il qu'il y ait dans le monde une population assez niaise pour nous demander d'agir selon nos maximes de tribune? Ou n'est pas plus sot que ce peuple-là. — Vous vous calomniez ; vous qui avant 1830... — Finissons cette comédie. — L'indignation m'oblige de parler. — Je ne vous comprends pas. — Votre intérêt... — Voilà du moins un langage que j'entends. Conti¬ nuez. — La plus simple probité, le serment, l'honneur — Vous vous perdez dans la métaphysique. — L'affaire d'Oporto vous touche plus que vous ne EN PORTUGAL. 57 pensez ; le Portugal n'est pas si loin que vous le croyez de votre comptoir et de votre coffre-fort. — Que voulez-vous dire? voilà qui change la question. Auriez-vous des documents secrets ? Je vous assure, mon cher monsieur, que je suis tout oreilles. Parlez, parlez à votre aise ; je vous écoute, vous dis-je. — Il y avait dans le monde un peuple qu'on appelait le Portugal, et qui faible en apparence, avait consommé les plus grandes entreprises, changé le chemin du commerce, inauguré l'histoire du monde moderne, avec l'époque de l'industrie, par la découverte du cap de Bonne-Espérance et la conquête des extrémités de la terre. Nul, avec moins de ressources, ne rendit jamais de plus grands services au genre humain. Il avait ouvert le premier les portes de l'Orient et de l'Occident. Dans le temps que l'Angleterre et la France ne connaissaient que leurs côtes, il découvrait, il augmentait l'immensité ; roi des océans, ses Hottes, sans rivales, dominaient sur des mondes dont personne ne connaissait les limites. Après avoir livré le globe entier à l'humanité moderne, ce peuple créateur, fatigué de gloire, d'héroïsme, de génie, avait perdu sa route. Echoué dans le port, il languissait depuis deux siècles avec la certitude que le jour du salut se lèverait pour lui. La Révolution de 1830 avait été le signal de sa résur¬ rection ; il avait salué la voile de bon secours ; depuis ce moment, le peuple naufragé faisait effort pour se relever. Au prix du meilleur de son sang, nous l'avions vu frater¬ niser avec la France de 1830, repousser, à notre exemple, une vieille dynastie, ressaisir sa souveraineté, reconquérir le trône pour l'octroyer à dona Maria, laquelle n'avait pas manqué de se confondre en serments de fidélité et de re¬ connaissance éternelle. Confiant dans l'étoile de la France, il la suivait de loin et croyait suivre sa propre destinée. SS LA FRANCE ET LA SAINTE ALLIANCE Remarquez avant tout que ce renouvellement ne se bor¬ nait pas à la surface des choses. Le Portugal ne se con¬ tentait pas d'une imitation stérile, comme on le pense ; la renaissance politique se fondait sur la renaissance de l'es¬ prit portugais lui-même. Dans ce pays qui depuis deux siècles avait cessé de penser, une vie inattendue éclatait en des œuvres inspirées par l'amour et la tradition du pays. De nombreux écrivains surgissaient, qui tous pui¬ saient leur génie dans le même sentiment de la patrie ré¬ parée. Unè ombre d'indépendance avait suffi pour rendre l'essor aux âmes ; la civilisation morte se redressait. Qui le croirait, si ce n'était notoire? les quinze dernières an¬ nées ont produit plus d'œuvres originales que les deux derniers siècles; et, suivant l'expression d'un homme dont personne ne niera ici l'autorité l, il ne s'était pas vu dans l'esprit public un mouvement aussi profond, un élan aussi sincère, une espérance aussi vive, une émotion aussi vraie, une inspiration aussi indigène, depuis l'époque des Lusiades. Qui avait produit ce miracle ? La piété envers la terre natale, envers ce pays jadis si puissant, aujourd'hui si misérable, mais qui du moins, dans sa misère, croyait encore s'appartenir à lui-même. C'était la même ardeur qui s'était montrée chez nous en 1827 et 1828, avec un esprit de patriotisme plus ombrageux. Ils se hâtaient de penser, d'écrire, comme si la patrie, à qui tout cela se rapportait, eût dû bientôt leur être arrachée, On interpré¬ tait avec angoisses les chroniques de la gloire portugaise; on composait ce qui avait toujours -manqué, un théâtre exclusivement national. J'ai vu moi-même sur les lieux ce travail des esprits. Sans qu'il fût besoin d'être grand pro- ' M. Almeida-Garrett. EN PORTDGAE, 59 phète, j'ai annoncé1 que cette conspiration de tous les cœurs, de toutes les intelligences, ne manquerait pas d'é¬ clater; qu'une si ferme volonté de renaître se marquerait prochainement par des actes publics ; que cette littéra¬ ture n'était pas une oeuvre d'académie, mais un cri d'es¬ pérance, qu'elle s'accordait trop bien avec les instincts de la foule pour ne pas concourir à ranimer ce peuple, à moins qu'il ne se trouvât à point nommé quelque grand meurtrier pour l'assassiner au préalable. J'ai dit cela quand aucun événement extérieur ne me confirmait, et qu'aux yeux de l'Europe cette terre paraissait morte. Mais il suffisait de la regarder de près pour s'apercevoir que tout le monde était dans le secret de ce qui s'y préparait. Si jamais mouvement a été national, c'est celui qui s'ac¬ complissait alors en plein soleil. L'écrivain conspirait dans ses livres, le député sur son banc, le peuple au fond des provinces. Quand l'accord est ainsi établi entre l'in¬ telligence du petit nombre et la conscience de tous, il n'est pas malaisé de deviner les suites. Joignez à cela que le Portugal, dans ce nouvel essor, n'avait rien de commun avec l'Espagne. Si l'on étudie ces deux peuples, on voit que la renaissance de l'un et de l'autre s'accomplissait sans qu'aucun d'eux cédât rien de sa nationalité. Tous deux avaient les yeux attachés sur la France, et tous deux semblaient s'ignorer mutuellement. Lisbonne et Madrid, séparés par toute l'histoire, le sont -aujourd'hui plus que jamais. Le Portugal, plus faible, montrait un esprit plus ombrageux ; en sorte que le plus misérable des peuples de l'Europe était en même temps celui qui avait le mieux gardé au fond du cœur la religion de la patrie. L'ombre de l'étranger, surtout de l'Espagnol, 4 Mes vacances en Espagne. 1846. 60 LA FRANGE ET LA SAINTE ALLIANCE lui était insupportable. Le respect de soi-même et de la terre natale, tel était le principe de tout ce que l'on pou¬ vait attendre de la régénération portugaise. Tant que cette religion était conservée, le germe de l'avenir restait; ôtez-la, tout disparaît; c'est un peuple auquel vous arra¬ chez le cœur. S'il y avait un devoir pour les gouvernements des grandes puissances qui se disent gardiennes de la civilisa¬ tion, c'était assurément de préserver, de respecter, de sauver, dans son principe, cette société inoffensive, qui ne se défendait que par sa gloire passée. Elle ne comptait que quelques millions d'hommes ; mais le principe qui la faisait subsister était aussi grand que le monde moderne. Tous les amis de l'humanité se réjouissaient de voir cette nation sortir de l'abîme, appuyée sur la seule mémoire de ses grands hommes. Car enfin que vous demandait-elle? Implorait-elle votre secours, comme la Grèce de 1825? Non; elle ne vous demandait que de lui laisser sa place à sou glorieux soleil. Elle avait embrassé votre cause; et pour cela aviez-vous peur qu'elle ne vous demandât de l'assister de votre sang, de votre argent? Non; elle ne voulait que subsister modestement ët librement dans l'al¬ liance de la Révolution de 1830. Mais cela même vous ne l'avez pas permis ; vous avez ravi à ce pays l'unique force sur laquelle il s'appuyait, la nationalité. Triomphez à votre aise; l'espoir de tant d'hommes de cœur qui tra¬ vaillaient à se refaire une patrie n'a désormais plus de sens. Ce n'est plus là une société vivante, qui a en soi son principe d'action ; vous en avez fait un peuple serf que chacun peut fouler à son gré; vous avez poignardé Lazare au sortir du sépulcre. Mais non! dites-vous; c'était un petit peuple, c'était un enfant incapable de se conduire... Ah! je vous en- EN PORTUGAL. 61 tends; vous êtes le bourreau de Séjau : c'est vous qui vio¬ lez l'enfant pour avoir le droit de le tuer. En récompense,de cette glorieuse action, l'avez-vous du moins acquis, ce pays, ce fief que vous venez de dé¬ grader de sa volonté? Raclietez-vous l'action par le gain? Oh! la grande politique! CeLte terre sur laquelle ils exer¬ cent le droit de conquête, ils la donnent à l'Angleterre. Ils partagent les opprobres; elle seule a le profit. Autant le peuple portugais aspirait à renaître, autant le gouvernement de dona Maria s'obstinait à empêcher celte résurrection. 11 est si beau de trôner sur un peuple mort! quelle paix souveraine! quel calme majestueux! On regrettait le tranquille Défunt de l'ancien régime ; et l'on ne désespérait pas de faire rentrer dans son suaire le peuple qui y était resté sagement enseveli deux siècles. De là cette situation étrange d'un pays, où toute marque de vie est considérée comme une rébellion. La nation veut revivre; la reine trouve plus légitime de régir un cadavre. Comment accorder ces deux volontés ? C'est le fond de ce chaos de révoltes, de parjures, de réconcilia¬ tions menteuses, de faux serments, où l'œil le plus clair¬ voyant s'égare. Il faut que je l'avoue à la honte du midi de l'Europe; cette malheureuse partie du globe ne comprend rien en¬ core à l'art de conduire doucement un peuple à la servi¬ tude, en conservant les formes et les bienséances d'une charte jurée. Malgré les exemples donnés de haut à cet égard, son éducation profile lentement. A quoi bon op¬ primer, si vous m'ôtez le plaisir de m'en vanter? Traîner sur la claie le royaume d'Inez de Castro, voilà ce que j'appelle régner. Imaginez, si vous le pouvez, une tyrannie fantasque, convulsive comme une crise de nerfs. J'ai vu de mes yeux 62 U FRANCE ET U SAINTE ALLIANCE les députés qui gênaient la discussion, appréhendés au corps, arrachés de leurs hancs et transportés sur les pontons d'une frégate amarrée dans le Tage pour cet usage parlementaire. Nous apprenions, sans nul autre avertissement, que la constitution était suspendue, tous les droits anéantis, parce que Sa Majesté la reine avait passé une mauvaise nuit, et qu'il est d'usage immémorial en ce pays-là que, si les rois ont la migraine, les peuples soient mis au carcan. Plus de tribunaux ni de jugements; seulement, au coin des rues, une belle affiche portant que chaque suspect serait immédiatement passé par les armes, entendons-nous bien, sans instruction ni autre délibéré, sern culpa formada. On se frottait les yeux; on croyait rêver. Puis, quand il était sûr que le songe était une vérité, chacun se retirait dans sa province, où il pou¬ vait. Il arriva enfin que toute la nation fut déclarée sus¬ pecte. C'était en 1846. Ce jour-là un premier soulève¬ ment éclate; il se propage en un clin d'œil de l'extrémité du pays jusqu'aux portes de Lisbonne. Nul moyen de s'y méprendre. Ce n'est pas une émeute, c'est la voix d'un peuple indigné: il est en armes; il demande justice, ré¬ paration. Le danger presse; Cabrai, le ministre des vio¬ lences, s'enfuit sur un brick anglais. Quant à la reine, cet ange d'innocence s'éclaire subitement depuis que la force n'est plus de son côté. Quoi donc! elle ignorait parfaitement que le Portugal ne dormît pas sur les roses; elle croyait qu'un ministère de rapines, d'oppression, de concussion, de parjures était l'âge d'or d'un pays, qu'il n'y a au monde rien de plus doux pour un peuple que de vivre sans lois, sans garanties, d'être rongé jusqu'à la moelle par l'impôt, et finalement passé par les armes sans jugement. Tout ce qu'elle avait fait à cet égard, elle EN PORTUGAL. 63 l'avait médité, ordonnancé, exécuté par un excès de bonté ângéliquè. Mais puisque ce peuple avait l'insigne manie de ne pas se délecter à l'ombre de la potence, puisqu'il était assez bizarre pour ne trouver nulle satisfaction ni dans les cachots ni sur les pontons, nulle volupté dans la famine, nulle sécurité dans la privation de tous les droits, nul orgueil dans la condition de la brute, dona Maria da Gloria, après un long délibéré, se conformant, par pure délicatesse d'âme, à une si incroyable fantaisie, consen¬ tait à se priver de son ministre évadé. Elle en nommait un autre qui avait non sa confiance, mais celle du pays, le duc de Palmella. De plus, elle promettait, foi de sou¬ veraine, de convoquer les cortès pour le mois prochain; après quoi elle demandait, ce qui était de toute justice, que les provinces révoltées se reposassent entièrement sur elle du soin de la félicité publique. Surtout que ses regards ne soient pas affligés davantage par le spectacle d'hommes armés pour la défense des lois. Son cœur ma¬ ternel ne pouvait, en vérité, supporter un tel spectacle. Que chacun rentre donc paisiblement chez soi, couvre son feu, surtout ait grand soin de se défaire de toutes armes offensives ou défensives. Des larmes scellent le serment. Le peuple est attendri; il se retire, le front courbé, pleurant de son côté sur la bonté de sa reine, idole de son adoration. Sitôt que le pays se fut lui-même désarmé, que les juntes se furent coupé les ongles et les griffes, qu'il ne resta plus un seul homme debout, la reine, dans la nuit la plus noire d'octobre 1846, convoque son nouveau mi¬ nistère. L'heure indue, les apprêts sinistres, tout est de fâcheux augure. Le ministre Palmella arrive à demi éveillé avec ses collègues. Sans autre préambule oratoire, Sa Majesté leur dit net : Messieurs, donnez votre démis- sîon, sinon vous ne sortirez pas de ce palais. Le sens est G4 LA FRANCE ET LA SAINTE ALLIANCE clair, le ton décidé, le commentaire se fait de lui-même. Vous ne sortirez pas de ce palais, c'est-à-dire j'ai autour de moi des gens apostés; faites ce que je commande, ou ce palais deviendra pour vous la tour de Nesle. Vous, gé¬ néral Bomfim, qui me couvrez de votre popularité, con¬ voquez à l'instant les troupes dans les ténèbres, afin de prêter l'appui libéral de la constitution à la restauration de l'absolutisme; car, vous en conviendrez, c'est ainsi que doit s'interpréter le serment que j'ai prêté l'autre jour à toutes les libertés du Portugal; j'ai dit. — On rap¬ porte que le général Bomfim, voyant le guet-agens, porta la main sur son épée. Il est arrêté, le duc de Palmella exilé. Le Portugal, libre la veille, endormi sur la foi des serments, se réveille avant le jour les fers aux pieds et aux mains. Encore une fois le régime de Turquie restauré pour le bonheur de ce peuple tant aimé. Plus de consti¬ tution, plus de cortès, plus de lois, plus de droits; l'âge d'or des cachots et de la potence en permanence. La féli¬ cité publique est de nouveau portée à son comble. Si la France a bien fait de s'insurger en 1830, le Por¬ tugal a fait mieux cent mille fois de s'insurger en 1846; car il n'est personne qui prétende comparer les ordon¬ nances de Charles X à la folle tyrannie de dona Maria qui avait déjà reçu deux fois son pardon de son peuple; sans compter que Charles X, roi de droit divin, sacré par l'é¬ tranger, ne devait rien à la liberté, et que dona Maria, reine par le droit des révolutions, lui devait tout au con¬ traire. Ou chaque révolution est criminelle, illégitime en soi (et il faut appeler l'étranger pour écraser 1830), ou le mouvement qui fit courir le Portugal aux armes par¬ tait non-seulement d'un droit, mais d'un devoir, hors duquel il n'y avait plus ni honneur, ni conscience, ni vie. Si quelque chose démontre que cette nation est un corps EN PORTUGAL. ' 05 vivant, non un corps mort que chacun peut écraser du pied, c'est précisément qu'ayant senti l'injure, elle s'est soulevée pour la châtier ou pour y mettre un terme. Supposez que le parjure se fût consommé tranquillement, que la violence se fût établie sans contestation, que la charte portugaise eût été déchirée sans que personne eût touché une épée, j'entends aussitôt répéter que ce peuple a perdu la conscience, qu'on l'a revêtu d'une constitution empruntée dont il ne prend nul souci, qu'il ne veut rien que se chauffer à son soleil, que le sentiment du droit est évanoui chez lui, qu'il ne reste là qu'un simulacre de nation, que la servitude est devenue sa condition et son refuge. On se fût armé contre lui de son indifférence comme on s'arme contre lui de son indignation. Deux choses sont à considérer ici : la première, que l'insurrection a été nationale; la seconde, qu'elle n'a pas été cruelle. La reine avait de son côté une armée orga¬ nisée et toutes les ressources de finances que le Portugal, endossé par l'Espagne et. par la France, peut encore ren¬ fermer. Sans troupes, sans armes, l'insurrection en haillons paraissait devoir céder dès le premier jour. Pour¬ quoi, au contraire, allait-elle l'emporter? Parce que cette guerre avait pris un caractère unique jusqu'à ce jour dans les dissensions de la Péninsule. Si vous ne voulez pas vous aveugler par l'esprit de parti, vous êtes contraints de reconnaître qu'avant cette insurrection, les guerres civiles y étaient, comme dans l'Amérique du Sud, des révoltes de soldats; ce qui y manquait, c'était le peuple. Les violences de don'a Maria ont eu cet avantage d'éveiller la résistance et la vie politique dans le cœur des popula¬ tions; aussi quelque chose de tout nouveau s'est" montré. Combien de fois les troupes de la reine n'ont-elles pas vaincu sans que ses affaires y aient rien gagné? Entre les x. 5 6,0 LA FRANCE ET LA SAINTE ALLIANCE armées, un nouveau combattant avait surgi, le peuple portugais, non pas réuni par masse dans les grandes villes, mais embusqué derrière le rocher, lé bois, le taillis, le ravin, et qui, interceptant les convois, offrait sur chaque point un refuge à ses amis, un danger à ses ennemis. Les barricades n'étaient pas, comme chez nous, dans la capi¬ tale; chaque chaumière avait sa barricade. De là les succès de la reine ne garantissaient que Lisbonne; les échecs de la junte ne compromettaient qu'Oporto. Chose plus importante que tout le reste, et qui n'a pas été assez considérée à l'honneur du Portugal ! l'insurrec¬ tion avait été clémente. Au lieu des représailles sangui¬ naires que tous les partis, en Espagne, ont exercées l'un après l'autre, la guerre n'est pas sortie des règles suivies par les nations policées. Où sont, chez le peuple insurgé, les supplices, les tortures, les massacres, les égorgements, les prisonniers'fusillés par milliers? Votre humanité ne vous a pas empêchés de supporter tout cela pendant huit ans, quand la meilleure partie de ces crimes se commet¬ taient sous la bannière de la légitimité ; mais dès qu'il ne reste plus en champ clos qu'un peuple qui lutte pour son droit dans une guerre régulière, sans excès, sans barba¬ rie, avec moins de violence que vous n'en montrez en Afrique ou dans l'Inde, votre sensibilité nerveuse vous presse d'écraser, pour son bien, cette nation que son existence embarrasse. En effet, le cercle de l'insurrection s'accroissant cha¬ que jour, et la reine assiégée, bloquée dans sa capitale par la colère et le bon droit de son royaume tout entier, le dénoûment était prévu d'avance; il ne pouvait tarder. La jonction de Das An tas avec Sa da Bandeira avait pour résultat la victoire des lois. Un gouvernement inique était obligé de donner des garanties sérieuses à l'avenir du EN PORTUGAL. G1 peuple portugais; joué, trompé, toujours prêt à l'être, dans sa superstition monarcliique, il ne voulait punir la royauté qu'en l'obligeant à tenir ses serments. Le sang versé trouvait sa récompense. La révolution fait un effort décisif; elle concentre ses meilleures troupes sur une corvette et quelques bâtiments de transport. Un cri d'en¬ thousiasme salue le départ des soldats; la petite Hotte cingle avec assurance. Dirai-je le reste? les flottes de la France de Juillet, celles de l'Angleterre, de l'Espagne ré¬ volutionnaire, apostées avec l'injonction de saisir, couler bas, massacrer au besoin la flotte de la révolution du Portugal, la petite armée entourée, sans provocation, sans déclaration, saisie, garrottée à l'improviste, jetée pieds et poings liés dans les cachots de Saint-Julien, sous le balcon du château de la reine! « C'est une tache éter¬ nelle au nom anglais! » s'écrie un orateur de Lon¬ dres... Eh! que me fait cette souillure nouvelle? suis-je chargé, moi, de la conscience de L'Angleterre? Mais la France ! mais mon pays tremper dans ces opprobres! Peut-être faut-il regretter que Das Antas ne se soit pas laissé massacrer, lui et. ses quatre mille hommes. 11 eût été beau de voir la France de Juillet égorgeter humble¬ ment et au second rang le peu de malheureux que l'or¬ gueil anglais eût bien voulu abandonner à son couteau- poignard. Et certes cette gloire nous était bien due ; car enfin la logique' le voulait. Ces misérables n'élaient-ils pas accusés et convaincus d'avoir imité notre exemple de 1830, embrassé, fortifié notre cause, relevé notre dra¬ peau, fraternisé avec notre principe, combattu pour le droit de la France? En vérité, c'est faiblesse de nous contenter de pontons et de cachots pour de pareils scélé¬ rats. Si le sang eût été répandu par nos mains, comme nous nous y étions engagés par la convention du 22 mai, es LA FRANCE ET LA SAINTE ALLIANCE peut-être que ces chairs meurtries, ce carnage, ces ponts de nos vaisseaux rougis par l'assassinat, eussent du moins chatouillé en nous la conscience pétrifiée; peut-être que nous eussions reconnu, discerné le crime,.et que l'homme moral se serait à ta fin réveillé sous le mercenaire. La France légale, endormie comme Macbeth, aurait peut- être voulu laver ses mains ; au lieu que cette ignominie sans carnage, ce pays ami, livré simplement à la servi¬ tude, cette mort morale, cet assassinat d'une nationa¬ lité, ce meurtre d'un peuple frère, ce rôle de Caïn sans victime saignante, cette impiété, cette trahison, celte l⬠cheté, ce déshonneur, sont pour nous autant de choses abstraites, trop subtiles désormais, que nos yeux ne voient plus, que notre conscience hébétée ne comprend plus, ne réprouve plus. Les Anglais ont fait paraître une minute de stupéfaction et presque de remords; ils ont demandé, dans la chambre des communes, quelle ga¬ rantie reste à ce peuple prisonnier. La parole de dona Maria, a reparti le ministre. A ces mots, un immense rire s'est répandu dans tout le parlement : ou la justice de Dieu n'est qu'un mot, ou ce rire infernal aura un jour sa récompense. Avez-vous remarqué, en tout ceci, le rôle étrange des tribunes constitutionnelles? Si quelque chose pouvait montrer comment les institutions de la liberté dégénèrent volontiers en amusements de servitude, quand l'opinion est asservie, l'expérience serait complète. Cette tribune française, occupée sous la Restauration par cinq ou six hommes, mais alors si fière, si sonore, qui signalait de si loin l'ennemi, qu'est-eile devenue? Je vous prie d'y songer. Tant que les événements sont en suspens, que le crime se prépare, c'est-à-dire aussi longtemps que la pa¬ role peut servir à quelque chose, pas une syllabe n'est EN PORTUGAL. 69 prononcée. Mais à peine l'iniquité est accomplie, irrépa¬ rable, soudain le miracle s'opère, la langue se délie ; les muets parlent; bien plus, personne ne redoute que cet emploi-du discours pour le discours, sans but, sans effi¬ cacité possible, ne dégrade jusqu'à la risée l'institution de la parole publique. 11 y avait, en ce temps-là, un tribunal qui siégeait de¬ vant une multitude, et ses arrêts étaient sans appel. Du haut de son siège, un juge aperçut par hasard un homme qui se préparait à tuer son voisin ; car, l'ayant renversé, il lui mettait déjà le couteau sous la gorge, et la vic¬ time criait. ■— Que faites-vous? dit le juge. Expliquez- moi clairement votre intention. — 0 le meilleur des ju¬ ges ! répliqua le meurtrier, il est encore trop tôt. Je n'ai fait que commencer; laissez-moi dépêcher cet homme, après quoi je vous donnerai toutes les pièces du procès. — C'est trop juste, mon ami, dit le juge; continuez et achevez ; mais lorsque vous aurez fini, vous me trouverez sur ce banc, d'où je serai charmé de vous adresser un discours improvisé. Plusieurs jours se passèrent, après lesquels le meurtrier se présenta devant le tribunal ; il tenait dans ses mains diverses liasses de papier, et entre autres, sur un parchemin sanglant, un excellent procès- verbal constatant qu'il avait donné à son voisin trente- cinq coups mortels dans la poitrine, et seulement sept ou huit dans la gorge. — Maintenant je puis parler, je l'es¬ père, dit le juge. —A votre aise, dit le meurtrier, vous et vos collègues. Le juge, s'inclinant, commença sur-le- champ un admirable discours. Mais le meurtrier, assure- t-on, parla mieux encore ; si bien que les dames disaient en l'écoutant : Mon Dieu, que cet inculpé a la parole facile et le ton agréable! Vous m'avouerez que c'e^t la plus grande des injustices, depuis 1850, qu'un pareil ta- 70 LA FRANCE ET LA SAINTE ALLIANCE lent ne soit pas de l'Académie. — J'en serai, dit le meur¬ trier ; et il sortit aussitôt pour se porter candidat. On le nomma d'emblée, parce que sa cause étant très-mau¬ vaise, il avait eu besoin de beaucoup de style pour la faire valoir. Pendant ce temps, la veuve et les enfants du mort l'enterraient de leurs mains à grand'peine dans une fosse empruntée. Ils étaient très-pauvres, ils avaient fort peu de rhétorique. Personne ne songeait plus à eux. Aujourd'hui que les pièces du procès sont publiées, rendons à chacun ce qui lui est dû. Dès l'origine, le gouvernement anglais a montré, affecté un grand éloi- gnement pour le meurtre proposé. Recommencer, sans se déguiser, l'infamie de Parga semblait d'abord difficile. Puis il se souvient qu'il est né d'une révolution ; il com¬ mence par établir fort clairement que « les questions dont le Portugal est agité sont toutes domestiques dans leur portée, et que des puissances étrangères ne peuvent s'y immiscer; » d'où la conséquence parfaitement logique qu'il faut s'immiscer sans un jour de retard dans les af¬ faires du Portugal. Ce raisonnement, comme vous voyez, est irréfutable. Les principes libéraux une fois posés, le masque d'hypocrisie une fois scellé et noué sur le visage, il ne reste plus qu'à se ruer sur la révolution quand elle passera dans un endroit écarté. D'ailleurs, on n'a pas oublié de préparer l'excuse. Tant que l'Angleterre est res¬ tée seule, sa conscience vierge lui a parlé. Mais que ne peut sur un cœur pur la mauvaise compagnie? la France pressait ; elle convoitait le meurtre pour elle seule. Cette fille d'une révolution était naturellement impatiente d'as¬ sassiner sa sœur. De bonne foi, pouvait-on lui laisser l'oc¬ casion d'exécuter ce glorieux coup de main ? Personne ne le pensera. S'il y a, comme on ne le nie pas, quelque ap¬ parence de brigandage, l'Angleterre est plus qu'excusée EN PORTUGAL. 71 par une foule de circonstances atténuantes, à savoir, qu'elle eût désiré, si on l'eût laissée faire, ne pas violer à la fois les lois humaines et divines; que longtemps elle a résisté au serpent tentateur; que la coupable, l'Eve cor¬ rompue qui doit être livrée sans pitié au verdict et à la malédiction du inonde, c'est la France, la France qui, sans un moment d'incertitude ni de pudeur, a conçu, préparé, organisé le crime à trois! La pure Albion n'a fait que prêter la main. Rien, en effet, de plus délibéré que le parti pris, dès le commencement, par le gouvernement de Juillet. A peine la révolution du Portugal éclate, l'impatience de l'étouffer se montre sans ambage. Plus calme, le ministère anglais affecte d'examiner la question de droit; il feint d'être arrêté par des considérations préliminaires de dignité, de légalité, de droit des gens... Au contraire, dès le pre¬ mier mot prononcé par la France, on n'entrevoit que la force. Un incroyable dialogue s'établit alors en plein jour des deux côtés du détroit, à là face de l'univers. — J'ai des scrupules, dit l'Angleterre; ce coup-là me répugne. — Comment! des scrupules quand il s'agit d'écraser une révolution ! réplique en France le gouvernement né de la dernière révolution. La force! la force! l'interven¬ tion armée ! il n'y a que cela, vous dis-je! — Pourtant la convention de 1854 n'a plus aucune va¬ leur légale. — Nous la lui rendrons. — Allons au fond des choses; nous nous entendrons mieux. Que voulez-vous? Gouvernement fils de la liberté, vous voulez étouffer la liberté en Portugal comme ailleurs; cela se comprend, 72 LA F1ÎANCE ET LA SAINTE ALLIANCE — Et vous vous contenteriez de posséder le pays en fief, de lui tirer des veines sa dernière parcelle d'or? — Peut-être. — Livrez-moi l'âme de ce peuple. — Je n'y tiens pas. Livrez-moi son corps. — Il est à vous, et donnons-nous la main. — Mais que dirons-nous au monde, qui est curieux ? — Grand embarras, sur ma foi! n'avons-nous pas les Chambres? — Encore faudra-t-il dire quelque chose. — Réfléchissons ! Si nous disions que c'est là un mouve¬ ment légitimiste, et que nous venons secourir la révo¬ lution? —Non! le mensonge est trop grossier, vraiment. Puis, vous me mettriez moi-même en contradiction avec ma dépêche du 5 avril, où je déclare et prouve positivement le contraire. — Eh bien, parlons d'humanité. — C'est le meilleur moyen ; l'effet sera excellent pour nous auprès des sociétés bibliques, et pour vous auprès de la ligue des évêques. Gomment arranger cela? — Voyons! si nous disions, par exemple, que la charité chrétienne nous inspire? — J'aime assez ce commencement, quoiqu'il soit pillé de la sainte alliance. — Que nous voulons panser les plaies de ce petit peu¬ ple, à coups de canon? — A merveille ; l'expression est riche. — Croyez-vous que ce langage ne serait pas parle¬ mentaire? — Eh ! sans doute. — Évangélique? — Assurément ! EN PORTUGAL. 73 — Que nous voulons tuer cette nation pour la débar¬ rasser de la guerre? — Prenez garde. Ceci est trop fort. Si aveugle que vous supposiez chez vous le pays légal, je tremble qu'il ne voie trop à nu l'imposture. Car, enfin, il est plus clair que le jour, que nous nous pressons d'intervenir et d'arriver, précisément parce que la guerre va finir, que l'absolu¬ tisme de la reine est aux abois, que la liberté et les lois vont remporter la victoire, et que nous voulons empê¬ cher cet affreux dénoûment. J'ai eu même l'indiscrétion de dire et de publier tout cela fort au long dans ma dé¬ pêche du 45 mai à Palmerston. — C'est fâcheux. Disons donc le pour et le contre, le blanc et le noir; brouillons tout ; faussons tout ; enténé- brons la lumière du jour. Commençons nos discours dans une opinion, et terminons-les dans une autre; bra¬ vons, insultons, renversons à la fois le bon sens humain et la justice divine, puisqu'il est si difficile de maintenir le premier quand on a répudié la seconde, et qu'après tout, nous avons la majorité. — Voilà vraiment qui est bien parlé, vous êtes un grand orateur. Courons à notre embuscade. — J'y suis déjà. — Avez-vous amorcé? — Avez-vous votre poignard? —■ Ah ! je les vois sortir de la rade. Pauvres innocents! ils ne se doutent de rien. Au moins, vous prenez sur vous la moitié de l'assassinat et de la colcre du ciel?... — Eh! oui. Il y a concert. — Je crains le remords. — Souvenez-vous que ce sont d'infâmes amis de la li¬ berté. — Allons! plus de scrupules. 74 LA FRANCE ET LA SAINTE ALLIANCE — Bien ! Je vous laisse, comme à mon supérieur, la place d'honneur. Vous êtes le plus près, courez sur eux sans avertir; frappez hardiment; il n'y a pas le moindre danger. — T ne ! tue! mort! mort! rendez-vous, corps et biens! — Holà! sont-ce des pirates? — C'est la vieille Angleterre ! — Nous n'avons point d'or, messieurs ! — Rendez-vous ou vous êtes morts ! A la mer la charte, la révolution et la liberté du monde ! — Victoire! victoire! Te Deurh laudcimus! Je demande pardon à mon lecteur de le faire descen¬ dre à ce langage de forbans. Mais si une chose doit le frapper dans cette affaire, c'est le mépris insultant de la conscience humaine. Le plus fort rejette la coulpe sur le plus complaisant. L'Angleterre affuble la France de son crime; la France en affuble l'Espagne. Que voulez-vous? cette Espagne, puissante, redoutée au dehors, tranquille au dedans, avait une surabondance de vie et voulait se déchaîner sur le monde. Ses innombrables armées, nour¬ ries depuis des siècles par un trésor intarissable, me¬ naçaient d'envahir la terre. Dans leur amour de l'ordre, la France et l'Angleterre auraient bien voulu brider la nouvelle flotte invincible; mais que pouvaient l'une et l'autre, ces deux petites nations, en' face de la monarchie colossale d'Isabelle II? Des représentations! les eût-on écoutées? Isabelle II s'étant décidée à conquérir l'univers, en commençant par le royaume des Hespérides, il ne res¬ tait visiblement qu'à se mettre à sa suite et à marauder sur ses traces. Où donc sont-elles ces représentations laites à ce ter¬ rible cabinet de Madrid? qui jamais en a ouï parler? et ne lisons-nous pas tout l'opposé dans les dépêches? Suffit- EN PORTUGAL, 75 il que deux grandes puissances proclament chacune le contraire de la vérité pour que nous devenions soudai¬ nement aveugles des yeux du corps comme des yeux de l'esprit? J'ai bien peur que dans ce moment, ce petit peuple que vous foulez, comme l'insecte, ne soit, aux yeux de la Providence, aussi précieux dans sa cause, aussi noble en son droit, que les magnifiques nations qui en¬ graissent, chez elles, si complaisamment l'imposture. Du moins c'était l'intérêt de la France. En effet, il pou¬ vait y avoir un intérêt pour tout le monde, excepté pour la France. Que le peuple portugais soit frappé de mort, je comprends que l'Espagne hérite du cadavre; je le conçois mieux encore de l'Angleterre. Pour que le Portu¬ gal soit une préfecture anglaise, une seconde Irlande, il faut empêcher qu'il ne se forme là un esprit national, un cœur de peuple. Faites-en un butin sans volonté, une marchandise tarée, avariée, marquée de l'empreinte de Londres. Tout cela est évident, comme il l'est également que l'intérêt matériel, positif de la France voulait préci¬ sément le contraire, c'est-à-dire que le royaume de Ma¬ nuel conservât une nationalité indépendante, une volonté, une vie propre. Notre intérêt, c'était de ne pas réduire la patrie des Vasco de Gaina, des Magellan, des Albuquer- que, des Jean de Castro, des Camoëns, à n'être plus qu'une école de mousses pour la marine anglaise. Mais nous seuls avons été magnanimes dans celte occasion ; notre but a été tout moral, il faut le reconnaître : la li¬ berté étouffée, la servitude imposée, sans nul profit gros¬ sier ni dans le présent ni dans l'avenir, excepté pour nos ennemis. Que l'on regarde à nos mains, elles sont pures. Nous n'avons fait que porter et rapporter l'injustice et l'oppression, sans nul autre butin. Vous dites que la France n'a pas seulement des intérêts révolutionnaires ; 76 LA FRANCE ET LA SAINTE ALLIANCE et moi, je demande si elle n'a plus que des intérêts contre- révolutionnaires. Suffit-il d'étouffer dans le monde, un droit, une conscience, pour que notre peuple ait du pain? On s'est beaucoup moqué du don-quichottisme de la li¬ berté; parlez-moi du don-quichottisme de la servitude. Rien de plus respectable pour un homme sérieux. Eh bien, s'il faut absolument tout vous dire, la vio¬ lence que nous faisons au Portugal est dans l'intérêt du Portugal. Le voilà donc enfin lâché le grand mot delà grande politique; utilité, avantages, glorification de l'in¬ vasion. Je les remercie de l'avoir prononcé, car je l'atten¬ dais. Il y a ici deux choses, l'intérêt de la reine, l'intérêt du peuple. Je commence humblement par ce qui touche la première. D'abord, je supplie que l'on me montre où sera l'ex¬ cellence de la situation de la reine; car, de moi-même, c'est ce que je ne saurais discerner. Il me semblait que la restauration d'un trône par la main de l'étranger n'avait pas été suivie, en France, du dénoûment le plus heureux pour le pouvoir restauré; je pensais que l'ombre deâ baïonnettes alliées n'avait pas très-efficacement pro¬ tégé le sommeil du monarque. Voyez si mon imagination est déréglée ! J'allais jusqu'à croire que, grâce à ce sou¬ venir des invasions, la branche aînée avait fini par tom¬ ber. Je reconnais que ce n'était là qu'un songe. Rien n'est changé; je me réveille. L'amour des Portugais pour dona Maria, demi-assise sur son trône tremblant, reprendra évidemment tout son charme, dès qu'ils contempleront, mèche allumée, bra¬ quées en permanence par les Anglais, les Français, les Espagnols, sur les golfes, les rivages, les îlots, les grèves, les anses de la terre natale, et avant tout, sur les quais, sur les places d'Oporto, de Lisbonne, deux ou trois mille EN PORTUGAL 77 pièces de canons, prêtes à saccager, écharper, foudroyer charitablement la population à la moindre apparence de refroidissement dans les cœurs. Déjà, au milieu des ter¬ rés, voilà le général espagnol Melendez Vigo, qui entre au pas de charge dans le pays conquis. Lisez sa procla¬ mation; elle est de la bonne école, du manifeste de Bruns¬ wick. Ou je connais mal la nation portugaise et son exé¬ cration pour le joug espagnol, ou cette franche, loyale prise de possession doit mettre le comble à sa reconnais¬ sance. Ouvrir à l'ennemi les portes de son pays, est-il rien de plus honorable, de plus hospitalier de la part d'un souverain? Le monde appelait cela, autrefois, le plus grand des crimes, et le punissait de mort. Nous en fai¬ sons la première des vertus constitutionnelles. Je sentais confusément que quelque chose nous avait manqué en 1850. Longtemps, je l'ai cherché, sans pou¬ voir me l'expliquer; enfin, la lumière se fait dans mon intelligence; ce bien, dont nous avons été privés, se ré¬ vèle à moi. Pour la première fois, je le comprends, je le vois distinctement. Si notre Révolution de 1850 laisse tant de choses à désirer, c'est qu'il nous a manqué un million environ de Cosaques, Russes, Calmouks, Alle¬ mands, Prussiens, Autrichiens, Anglais, qui de la butte Montmartre, des hauteurs de Chaillot, de la plaine de Gre¬ nelle, aient pris la peine de former une ronde autour de Paris, et de nous réconcilier, après les trois jours, le couteau sous la gorge, avec la branche aînée. Comme les petites mésintelligences se seraient promplement dissi¬ pées! Quels embrassements romanesques! la Providence a été dure pour'nous; l'ennemi a manqué à nos barrica¬ des. Yoilà évidemment le vice originel de notre Révo¬ lution de 1850; et toute ma peur est qu'il ne faille la refaire. 75 LA FRANCE ET LA SAINTE ALLIANCE Ce bonheur, dont nous n'avons pas joui, nous voulons du moins le faire connaître à nos frères les .Portugais. Gardez-vous donc d'imiter la malice des Autrichiens, des Russes, des Anglais, qui ont vidé trop tôt notre territoire. Poussez la charité jusqu'au bout. Pour que la félicité ne se lasse pas, il faut que l'invasion étrangère ne se lasse pas davantage. Plantez, enracinez vos baïonnettes dans les esprits! Écrasez-moi ce peuple sous votre amour. Si¬ non, pendant que vous imitez la coalition de 03 et celle de, 1815, vous pourriez obliger le Portugal de se souvenir un peu de Louis XYI et beaucoup de Charles X. Reste à examiner l'avantage du peuple lui-même. Ici tout devient sérieux, et j'ai lu, je l'avoue, avec épouvante les paroles du gouvernement français ; car M. le ministre des affaires étrangères, en avançant qu'il viole le Portu¬ gal par humanité, a trouvé pour étayer cette doctrine la force qui appartient à un homme toutes les fois que ses paroles s'accordent, avec ses actions. L'homme qui a pu dire dans une chambre française, sans que la tribune se soit écroulée, que la patrie était à Gand quand la France était à Waterloo ; celui qui a appelé, servi l'invasion de douze cent mille ennemis contre son pays, et qui, après trente ans, met encore là son orgueil, celui-là est parfai¬ tement en droit de penser que le remède aux maux qui affligent un petit peuple est dans l'invasion de son terri¬ toire par trois ou quatre puissances. Il a raison de le dire, puisque la tribune le tolère ; de le pratiquer, puisque le pays légal met le gouvernement dans ses mains. Comme sa doctrine et sa vie ont montré que, selon lui, ce fut la félicité de la France d'être en proie à l'étranger, il doit être naturellement tenté d'appliquer ce souverain remède du fer étranger à toute plaie qui saigne au cœur d'un peuple. Quelle que soit mon exécration pour ces maximes, EN PORTUGAL. 79 je finis par comprendre la sécurité de conscience de ceux qui les appliquent aujourd'hui, après les avoir professées toute leur vie. La conduite du gouvernement de Juillet est ici parfaitement d'accord avec le Moniteur de Gand; il satisfait la logique. Impossible de le reprendre sur ce point. Aussi, ne sais-je ce que je dois admirer le plus, de l'in- l'atuation du pouvoir, ou du sommeil de l'opinion. Une nationalité est étouffée, prisonnière de guerre, sans que personne détourne la tête; à peine si cette considération est effleurée; de quoi se plaindre? On fera régner l'ordre dans Lisbonne ! Un peuple de plus ou de moins en Europe, est-ce là une affaire, bon Dieu ! Nationalité! Qu'est-ce que cela? rêverie d'hommes exaltés, verbiage de révolution¬ naires. A-t-on besoin de rien de pareil pour jouer honnê¬ tement à la rente, trafiquer modérément, agioter modes¬ tement sur une terre paisible, toute grouillante de bonis, de dividendes, de subventions, d'actions et de coupons? Le Portugal ne sera-t-il pas maître de faire tout cela, comme nous-mêmes, mieux que nous, en pleine assu¬ rance, au bord du Tage? et n'est-ce pas la vie, sage, entière, régulière? On ne fait que tuer l'Etat. Cela im- porte-t-il à quelqu'un? On se borne à anéantir la pa¬ trie. Aucun intérêt en souffre-t-il? On n'abolit que l'indé¬ pendance. Cela gêne-t-il la liberté? Le pis est qu'ils sont parfaitement sincères, et je ne leur ferai jamais comprendre qu'ils nuisent à personne au monde dès qu'ils se contentent d'abolir la patrie. Dans le fond, ils traitent le Portugal comme ils traitent la France elle-même, abolissant ouvertement chez l'un ce qu'ils dé¬ gradent sourdement chez l'autre. Des deux côtés, ils cru¬ cifient la parole jurée. N'est-ce pas là une politique vrai¬ ment chrétienne? 80 Là FRANCE ET LA SAINTE ALLIANCE Portugais de tous les partis, vous qui aviez la simpli¬ cité de croire que la patrie est bonne à quelque chose et vaut au moins le sang versé pour la défendre, que la terre natale est puissante tant que le cœur des hommes peut battre d'orgueil en y pensant, vous tous qui disiez que le mot de patrie vous était cher, parce qu'elle est le refuge, le foyer, le berceau, le tombeau inviolé; parce que la ty¬ rannie même y est douce au prix de la liberté imposée; parce que le rocher y est plus fécond que la graisse de la terre envahie ; parce que, tant qu'elle s'appartient en sou¬ veraine, l'avenir lui reste; apprenez de nous que ce mot sacré jusqu'à ce jour, n'a plus de sens, qu'il signifie la honte aussi bien que l'honneur, le servage aussi bien que l'indépendance ; que là où est la bourse, là est la patrie entière, immaculée sous le pied et le bon plaisir de l'é¬ tranger. Apprenez cela de nous ! et pour prix de ces en- ' seignements, puisse le châtiment ne pas tomber trop tôt sur ceux qui vous les donnent! Je croyais que pour légitimer un emploi aussi mons¬ trueux de la force (puisqu'il va à supprimer une nationa¬ lité), d fallait du moins observer certaines règles du droit des gens : par exemple, que le pays lui-même vous ap¬ pelât, et si ce pays est constitutionnel, que tous les pouvoirs de l'Etat se réunissent dans le même vœu ; je croyais qu'une entreprise aussi extraordinaire, et qui sus¬ pend la vie d'un peuple, devait être entourée au moins des garanties' sans lesquelles la moindre des lois, des ordonnances sur l'objet le plus infime, n'a ni sanction, ni valeur. On compare ce qui se fait en Portugal à l'intervention réclamée par l'Espagne en 1855. Cette comparaison est encore une embûche; car, enfin, dans le dernier cas, la couronne et les deux chambres étaient au moins d'accord EN PORTUGAL, SI pour appeler contre la légitimité le secours d'un peuple voisin. Les règles du droit étaient observées; un gouver¬ nement régulier s'était prononcé ; on pouvait dire consli- tutionnellement que l'Espagne avait parlé ; l'étranger pou¬ vait s'appeler allié. Dans l'affaire du Portugal, montrez- moi rien de semblable. Où sont les chambres qui ont appuyé la couronne? où est l'accord des trois pouvoirs? où sont les cortès? où est le gouvernement régulier? où est la délibération? où est le pays? Je ne vois rien qu'une femme en colère, embarrassée dans sa propre tyrannie, et qui vous convie à violer tout ensemble, et le peuple qui lui a donné la couronne, et le droit des gens, et le droit constitutionnel, seul fondement de votre autorité. Intervention forcée, invasion, quel que soit le mot que vous veuillez garder, la chose est-elle un bien? Ils l'affir¬ ment. Est-ce l'avis delà France? ou l'un de ces rares mo¬ ments dans lesquels le divorce éclate entre une nation et ceux qui la régissent? S'il est un pays qui ne puisse s'a¬ buser dans cette affaire, c'est le nôtre; et la Providence lui a donné une telle leçon, que je défie les sophistes les plus pervers d'égarer sa conscience à cet égard, quand même ils l'auraient déjà gorgée d'or. N'y a-t-il ici personne qui ait conservé la notion de pa¬ trie? personne qui se souvienne d'avoir fait pour son compte l'expérience de la doctrine de l'invasion? personne qui se souvienne d'avoir vu sous son toit l'étranger lui apporter une charte bénigne à la pointe du sabre? Dieu merci, la mémoire de cet enseignement n'est pas encore tout à fait éteinte ; elle vit dans quelques çœurs; et ceux-là savent s'il est doux d'être dépossédé de soi-même ! Ils sa¬ vent que, fût-il le meilleur, le gouvernement organisé par . l'ennemi porte avec soi un sceau ineffaçable de malheur et de honte, en sorte que ses concessions sont des injures, X. 6 82 LA FRANCE ET LA SAINTE ALLIANCE ses bienfaits des fléaux. Une nation liée à un gouverne¬ ment imposé, " c'est le supplice que l'on vous racontait hier de cet esclave auquel on a suspendu sur la poitrine une tête de bœuf. Il faut qu'il s'en sépare ou qu'il voie lui-même sa chair vive se putréfier et tomber avec cette chair morte. Le gouvernement établi, restauré par l'é¬ tranger, c'est la mort du droit; c'est la mort du génie, c'est la mort de la pensée, c'est la mort de l'âme d'un peuple. Voilà ce que savent en France les pierres du che¬ min. Voilà ce que les pavés de la rue crient sous le char des rois. Tirez vous-même la conséquence de vos aveux. Oserez- vous dire encore une fois que l'humanité vous pousse à faire pour un peuple ami ce qui a été pour vous le com¬ ble des maux? L'oserez-.vous? Mais ce serait en même temps le comble de l'hypocrisie ! Direz-vous que vous im¬ posez aux Portugais un gouvernement tout exprès, pour qu'ils s'en délivrent à votre exemple? Mais ce serait le comble de l'effronterie ! Voyez donc ce que vous faites, Vous placez la conscience publique dans cette monstrueuse extrémité, que si ce peuple se résigne à vos violences, d'a¬ près vous-mêmes, il faut qu'il meure; et s'il écoute votre exemple, il faut qu'il chasse le gouvernement que vous lui infligez. C'est-à-dire, que s'il ne vous imite pas, il périt; et s'il vous imite, il vous démasque ; s'il suit, votre exem¬ ple, il vous accable. Que faut-il donc qu'il écoute? Votre expérience? elle crie contre vos actions. Vos actions? elles crient contre vos principes. Vos principes? ils crient contre vos œuvres ; ou plutôt, vos actions renversent vos actions, comme vos principes renversent vos principes, Et nous sommes arrivés à ce fond d'apostasies, d'impossi¬ bilités, d'absurdités morales que la parole humaine se refuse à exprimer, et qui, se détruisant les unes les au- EN PORTUGAL. 83 très, ne laissent après elles que la tache cynique de tant de mensonges évanouis. L'inlervenlion forcée, c'est un crime de la part des gou¬ vernements. Qui a dit cela? Votre premier conseiller, Ca¬ simir Périer. Pourquoi donc, de voire propre aveu, com¬ mettez-vous des crimes; et si vous en commettez, pour¬ quoi resleraient-ils impunis ? Du .milieu de ces embûches, il y a du moins une consé¬ quence qui éclate. La voici : Hier, disiez-vous, les puis¬ sances absolulistes déchiraient dans Cracovie les traités de 1815; aujourd'hui le gouvernement de 1850 abolit la sanction de 1850. Les barricades condamnent les barri¬ cades, elles se renversent elles-mcmes. Oporlo achève Cra¬ covie. 1815 et 1850 sont dans la même poussière. C'est la sainte alliance qui livre la sainte alliance ; ce sont les rois constitutionnels qui livrent le droit constitutionnel; chacun se dépouille de ses mains, soit infaluation, soit qu'une volonté surhumaine ait décidé que les tempêtes seront préparées par ceux qui veulent surtout les pré¬ venir. Vous pensiez que dans les trois journées la France, . restée souveraine, avait pu instituer son gouvernement comme elle l'avait voulu. Détrompez-vous. Le droit ab¬ sent de la France était tout entier retiré chez l'empereur de Russie, l'empereur d'Autriche, le roi de Prusse. Eux seuls auraient dû se charger de nos affaires; car, dans le tumulte de juillet, la liberté manquait à nos esprits, l'au¬ torité à nos consciences, incapables également de rien dé¬ truire et de rien fonder. L'intervention que les princes du dehors ont alors ajournée reste suspendue sur nos têtes; ils sont toujours maîtres de briser l'usurpation, puisque, ainsi que nous venons de le prouver à Oporto et à Lis¬ bonne, tout peuple en révolution est destitué de volonté; 84 LA FRANCE ET LA SAINTE ALLIANCE il tombe eu vasselage. Frappé d'interdiction, la main des monarques étrangers est nécessaire pour rétablir chez lui la souveraineté. Jusque-là, ses institutions, ses établisse¬ ments, sont nuls de soi. Privé de ses droits, comment au¬ rait-il pu en déléguer aucun? Ce qu'il a fait, quiconque a la force est autorisé à le défaire. Interprétez, torturez, comme vous le voudrez, ce que vous venez d'accomplir, je vous délie d'en faire sortir autre chose que ces deux mots, qui déjà ont éclaté : Usurpateurs, cédez la place! Il est vrai que, dans ce suicide, les puissances consti¬ tutionnelles sont pleines de libéralité. Songent-elles à ré¬ tablir l'absolutisme? pas le moins du monde. Première¬ ment, elles promettent une amnistie ; on consentira à ne pas couper la tête à ceux qui ont défendu les lois. Secon¬ dement, ce n'est pas la tyrannie toute pure que les ar¬ mées alliées de la France, de l'Angleterre, de l'Espagne, veulent rétablir; elles donneront une Charte comme en 1815... La sainte alliance parlait-elle mieux, et un plus doux langage? N'avons-nous pas eu aussi, aux beaux jours de la Bédoyère et de Ney, notre amnistie débonnaire? et pour cela l'invasion changeait-elle de drapeau? Welling¬ ton et Blucher devenaient-ils nos frères, parce qu'eux aussi nous apportaient, à la pointe de la Baïonnette, le pardon trop indulgent de nos fautes? Non, non, vous ne ferez prendre le change à personne. S'il vous plaît de vous dégrader du titre que vous tenez des peuples, vous n'irez pas jusqu'à dénaturer cette langue que nous parlons. 11 ne s'agit pas de la félicité que vous portez avec vous, ni des chartes dont vous bourrez vos canons; il s'agit du droit d'après lequel vous renversez, vous, rois et reines des barricades, les barricades portugaises. Et ce droit est celui de l'invasion, ce droit est celui de la sainte alliance, UN POItTUGAL. - S5 ce droit est celui de la restauration, ce droit est celui de la contre-révolution, ce droit est celui qui renverse et abolit tous vos droits. Que reste-t-il donc? la force. Oui, la force et rien autre chose; l'Europe politique fait le vide sous ses pas. La personne morale des peuples n'a plus de garanties; et ce sont les pouvoirs conserva¬ teurs qui ruinant eux-mêmes le vieux système des natio¬ nalités, inaugurent pour nouveau droit des gens un com¬ munisme vandale où chacun vient par la justice du plus fort régner chez le plus faible, s'attribuer sa souveraineté, sa volonté, sa loi, sans avoir besoin pour cela d'autre rai¬ son à donner, sinon que le moment est propice. Vienne donc la force dans sa nudité! son règne est préparé, de quelque côté qu'elle parte, des peuples ou des rois. Sainte alliance, congrès de Vienne, droit divin, droit des gens, droit des révolutions, toutes choses également mortes et ensevelies; nul n'est plus obligé qu'autant qu'il veut bien l'être. L'absolutisme du Nord ne peut rien nous opposer si nous sortons de l'enceinte des traités ; nous ne pouvons rien lui opposer s'il lui plaît de déborder : chacun est désarmé de son droit. Et c'est là qu'est le crime! S'il est égal pour tous, les vrais périls sont pour nous. Défendue par les flots, l'An¬ gleterre, quoi qu'elle fasse, subsisterait peut-être, hors de tout principe, sans autre amitié qu'avec les tempêtes du ciel. La France, sans frontières, mutilée par la défaite, n est plus couverte que par la justice. Et c'est pourquoi je crie du fond du cœur, parce que mon pays, plus qu'aucun autre, a besoin du droit pour se sauver. Prenez-lui tout le reste, le pain, le sang, la parole! Que ses libertés ne soient qu'une illusion! Il y consentira peut-être. Niais ne lui ôtez pas la conscience! ne lui enlevez pas la justice, 8g la france et la sainte alliance sa dernière citadelle! Le dépouiller du droit, c'est bien pis que l'asservir, c'est le livrer. Jusqu'ici, la France de 1850 s'était contentée de renier les peuples qui se ralliaient à sa cause. Nous entrons dans une nouvelle époque. Que personne ne nous accuse plus d'inertie, nous courons à l'action. Non-seulement nous ne protégeons plus nos amis, c'est nous qui nous chargeons d'aller les étouffer. La Pologne était trop loin pour que nous pussions l'aider; le Portugal est assez près pour que nous allions l'accabler. La Suisse libre est sous oqs pieds; nous n'aurons qu'un pas à faire, avec l'Autriche, pour lui écraser la tête. Trop longtemps nous avons été les con¬ templateurs muets des hautes-œuvres de la sainte alliance; nous voilà, dieu merci, ses valets de bourreaux. A cela il ne suffit pas de répondre que sans doute c'est une chose fâcheuse, regrettable, même blâmable, mais qu'enfin la faute est au gouvernement, et que la nation s'en lave les mains. Le monde nous crie qu'il est trop commode de se décharger ainsi de la mort d'un peuple; que chaque nation est responsable envers toutes les autres des œuvres de son gouvernement; que,s'il est justement soupçonné, il faut l'accuser, coupable, le condamner, sinon partager avec lui la coulpe. J'affirme, de plus, que dans une si flagrante iniquité tout le monde est coupable, moi qui écris ces lignes, comme vous qui les lisez. Oui, notre indifférence, notre lassitude, notre complaisance, notre tiédeur, ont l'ait la moitié du mal. Si la conscience publique eût été debout, le meurtre n'eût pas été si aisé¬ ment consommé; ou la crainte des suites eût empêché d'y mettre la main, ou le châtiment l'eût racheté. Quelle que soit au reste l'opinion que l'on professe, il est impossible de ne pas voir ici un signe avant-coureur. Jamais société n'a été bouleversée que les chefs de l'ordre EN PORTUGAL. 87 social n'aient eux-mêmes commence par se livrer eux- mêmes. Toutes les fois que pareille chose est arrivée, il est sans exemple que la terre n'ait fini par trembler; et c'est sans doute la volonté de la Providence que le monde ne se repose pas, puisqu'en pleine paix, sans y être pro¬ voqués, les pouvoirs établis viennent de toutes parts dé¬ chirer les traités, les conventions, les actes, les litres, les origines, les serments sur lesquels se fonde la meilleure partie de leur autorité. Au seizième siècle, l'Italie officielle nia le droit; elle ne tarda pas à s'abîmer. Aujourd'hui, l'Europe officielle dé¬ clare de même la guerre à la conscience humaine, avec cette différence que les gouvernements italiens s'envelop¬ paient de ténèbres, et que de nos jours c'est peu de mal faire, si on ne l'affiche à tous les bouts du monde. Je com¬ prends la doctrine de la force toute nue, quand elle se couvre du silence de Venise, de Saint-Pétersbourg, de Vienne ; mais cette doctrine étalée à la lumière des gou¬ vernements constitutionnels, ces documents pleins de pièges, livrés aux regards, à l'examen du monde, sur les tribunes de trois puissances; cette immense publicité dans l'immense dépravation, ce défi tout ensemble à la terre et au ciel, n'est-ce pas là trop oser? Ou la conscience hu¬ maine périra, ou celte négation éclatante du droit finira par ouvrir un abîme inconnu.v Pour moi, qu'ai-je voulu par ce qui précède? Constater cette époque nouvelle et mémorable où le droit n'existe plus pour personne. Tel a été mon but; je l'ai atteint et je m'arrête. Car de parler à l'esprit de ceux qui disposent aujour¬ d'hui du pouvoir et des affaires, je ne suis ni assez simple, ni assez vain pour l'espérer. Je sais qu'il est des temps où les oreilles et les cœurs se ferment, où toute vérité est une 88 LA FRANCK ET LA SAINTE ALLIANCE EN PORTUGAL. rêverie bonne au plus pour les enfants, où toute parole est inutile à ceux qui oppriment comme à ceux qui sont opprimés. L'iniquité s'amoncelle en silence, sans rien craindre. Ce sont les temps où la Providence se réserve d'agir seule, sourdement, au fond des choses, quand les âmes s'en sont retirées. Les hommes ne vous écoutent plus; ils ont trop à faire. Mais la justice continue de tra¬ vailler en secret et de préparer ses représailles; car tout l'or du monde n'a pas encore acheté, en sa source, cette conscience souveraine, qui renaît éternellement de la mort de toutes les consciences. Son œuvre ne se lasse pas dans la lassitude des hommes; aucun fait n'est jamais accompli pour elle, et l'iniquité consommée n'est que le commen¬ cement de sa justice. Pauvres gens! que leur serviront, à la fin, tant d'efforts pour tout corrompre? ils n'ont pas encore acheté la Providence. Paris, 1847. HISTOIRE DE MES IDÉES HISTOIRE DE MES IDÉES PREMIERE PARTIE I Qu'ai-je voulu faire? qu'ai-je fait? quoi! est-ce bien là une vie d homme! si rapide, si éphémère! Où sont tant de poëmes imaginés, tant d'ouvrages conçus, tant de beaux plans qui n'ont pas laissé de trace ? Voilà mon obole, lecteur! Telle qu'elle est, je te la donne. Reçois-la du même cœur que je te l'envoie. Je crois voir aujourd'hui d'un œil impartial les œuvres sorties de mon cœur. Ah ! combien elles m'ont coûté de puériles inquiétudes, déplus vaines attentes, lorsque je «2 HISTOIRE DU MES IDÉES. les ai publiées pour la première fois! Et maintenant je les regarde de sang-froid, comme si elles m'étaient étrangères. La plupart de ceux qui m'ont encouragé dans mes commencements ne sont plus. Ceux qui accueillaient ces ouvrages avec amitié, ou comme une espérance, sont morts ou ils ont changé. Le temps du jugement est venu pour nous tous; temps de glace, de silence, où il reste peu de choses à espérer. On se sent dégagé de la crainte par l'indifférence du monde. Dans cet intervalle, j'ai appris une chose dont je vou¬ drais te convaincre. Le plus grand bonheur de l'homme, le seul qui résiste à l'épreuve, c'est de donner un gage à ses convictions. Tout le reste est éphémère. Les mots les plus éloquents sont écrits sur le sable, quand ils ne sont pas soutenus par la vie. Ce que j'ai dit dans ces volumes, je veux le réali¬ ser dans les jours qui me restent, car il m'a toujours semblé que c'est anticiper sur la mort et sur la disso¬ lution que (je parler dans un sens et d'agir dans un autre. Occupé chaque jour à ma tâche, j'ai vécu comme ceux qui sont courbés sur leur ouvrage. Ils n'ont pas le temps de s'informer de ce que les autres en pensent. Ils vont, ils continuent jusqu'à ce que l'ouvrage tombe de leurs mains. Malheur à eux si à ce moment ils s'arrêtent pour demander l'opinion du monde! C'est alors que leur séré¬ nité se perd pour toujours. Leur récompense était leur œuvre, le développement moral de leur être dans toute sa plénitude. N'ont-ils pas joui par avance de la profon¬ deur des cieux? Qu'ont-ils besoin d'une autre récom¬ pense? Si quelque chose mérite de subsister dans ces ou¬ vrages, j'ai gagné ma journée. C'est à eux maintenant, HISTOIRE DE MES IDÉES. 93 11011 à moi, de plaider leur cause. C'est leur affaire; qu'ils s'en acquittent avec honneur. Sinon, il est juste que tout périsse d'un seul coup. Et quelle bonne consolation que la justice 1 Que puis-je attendre de ma vie d'écrivain, qui ne m'ait été déjà pleinement accordé? J'ai profité des jours, des années qui m'ont été donnés pour vivre dans la fami¬ liarité des grands esprits de tous les temps. Ces bons génies qui ont illustré le monde ne m'ont point dédaigné. Sans me demander mes titres, qui j'étais, d'où je venais, ils m'ont admis dans leur compagnie. Ils m'ont ouvert leurs volumes; ils m'ont laissé lire dans leurs pensées, dans leurs secrets; ils m'ont laissé m'a- breuver de leur douce science ; j'ai oublié dans cette oc¬ cupation les mauvais jours qui s'étendaient sur moi. Bien plus, j'ai osé marcher sur leurs traces, et ils ne m'ont point repoussé. Voyant leur indulgence, j'ai imité d'abord en balbutiant et plus tard avec un peu plus d'as¬ surance leurs audaces. J'ai osé moi aussi vivre de leur vie, de ,cette vie ailée, magnifique, toute-puissante par laquelle ils disposent en souverains de la réalité.. Comme eux j'ai osé faire profession de penser. J'ai joui de l'inti¬ mité des choses. J'ai conversé avec les idées, embrassé le possible; car dans ces moments, je m'oubliais moi- même, et en suivant le beau cortège des intelligences qui m'ont précédé, j'ai joui comme elles de l'univers moral dont elles m'avaient ouvert l'entrée. Le monde ne m'a pas souri, mais elles ont'eu pitié d'une si grande soif de vérité, de lumière, de beauté; elles m'ont jugé sur mon amour et non sur ma puissance. Voilà comment j'ai vécu, et quand les temps d'isole¬ ment sont venus pour moi, quand, relégué parmi des étrangers, tout ce que j'aimais parmi les choses, les lieux, 94 . HISTOIRE DE MES IDÉES. les hommes, les souvenirs, a disparu à la fois, je ne me suis point trouvé seul. Les mêmes compagnons immortels qui avaient embelli pour moi les beaux jours ont tempéré les mauvais. Puissances vraiment hospitalières qui ne re¬ fusent jamais leur foyer à celui qui les implore avec sin¬ cérité ! Je les ai retrouvées les mêmes par delà les fron¬ tières! 11 est donc vrai que ces invisibles sont plus fortes que toutes les dominations du monde. Quel silence s'est fait autour de moi ! Il est plus grand que je n'eusse jamais imaginé. A peine un voyageur fran¬ chit, le seuil de ma maison en une année. Si ma pensée arrive encore aux oreilles de quelques hommes, c'est ce que j'ignore entièrement. Les voilà donc arrivés ces jours décolorés, nus, sans écho, sans lumière, tels que je les avais pressentis depuis si longtemps! Mais je serais in¬ grat si je disais que ces jours-là,sont stériles pour moi. Au contraire, une. joie intérieure, secrète, inexplicable, inconnue me possède. A n'envisager que moi, ces temps sont assurément les meilleurs, les plus remplis, les plus heureux de ma vie. Si j'en veux trouver la raison, je vois d'abord que je n'ai point cherché le bruit, la fumée dans les lettres; mais les ayant cultivées pour elles seules, elles m'en ré¬ compensent aujourd'hui par la douce compagnie qu'elles me font. Voilà une première explication. Il yen a d'au¬ tres, et celles-ci me touchent de plus près. Ce silence en effet, cette nuit profonde qui m'enve¬ loppe, il dépend de moi d'en tirer avantage. Et déjà que ne leur dois-je pas? En premier lieu, l'affranchissement de toutes les vaines occupations dans lesquelles se con¬ sume la vie! Plus de simulacres d'affections ! Plus d'ami¬ tiés de hasard, ou trompeuses, ou éphémères. Celles-là se sont envolées au premier souffle, plus légères que la HISTOIRE DE MES IDÉES. 95 poussière dans le van du vanneur! Les seules affections solides, éternelles sont demeurées au fond, et la fortyjpe a fait ainsi pour moi le choix que peut-être je n'eu'çse jamais su faire. Que d'aimables sourires je ne reverrai plusl Mais pour ceux-là comme ils ont été fugitifs! Si je revoyais la France, que de tombeaux, hélas! je retrouve¬ rais! Que déplacés vides déjà! Je ne pourrais faire un pas* sans me sentir le cœur saigner. Où sont ceux qui étaient pour moi ma vie même? Je les chercherais en toute chose et je ne les trouverais plus. Mes amis me reconnaîtraient-ils, tant l'homme change en peu d'années! La fortune a bien fait ce qu'elle a fait, et je l'en re¬ mercie. D'ailleurs comptons ce qui me reste. Le silence, ai-je dit. Ajoutons-y la paix, la sérénité, la joie de la con¬ science, tout ce que l'on dit être le privilège d'une mort bienheureuse. J'en jouis dès à présent. Irais-je volontairement changer tous ces biens contre une vie informe qui n'aurait que l'apparence? N'alten- dant plus rien de personne, je jouis d'une indépendance que je ne connus jamais. D'ici je vois à travers une mort anticipée, tout ce que j'ai quitté. J'aperçois comme sur une autre rive lointaine des hommes, des choses aux¬ quelles je ne puis plus me mêler autrement que par la pensée. Dans cet éloignement tout, prend sa place légi¬ time. On m'a affranchi des petites choses. Les grandes seules se montrent et apparaissent encore par leurs cimes. Je suis libre. Ce que jamais je n'eusse pu gagner parla philosophie, je le dois à la nécessité. Quelle meilleure occasion attendrai-je pour jeter un i'egard sur ce peu de jours troublés que j'ai parcourus si vite? Ne dois-je pas à ceux qui m'ont suivi jusqu'à ce mo¬ ment de leur dire au moins en traits généraux comment 90 HISTOIRE HE MES IDÉES. j'y suis arrivé, par quelles différentes époques j'ai passé (c?1r l'insecte lui-même a les siennes)? Quelle sorte'd'édu- cation j'ai reçue des choses, des événements, comment s'est formée en moi cette pensée telle quelle qui me tient lieu du monde à mesure qu'il m'échappe? Et si cela n'in¬ téresse personne, si nous sommes devenus tellement étran¬ gers les uns aux autres, que la formation, l'éducation d'une âme soit chose parfaitement indifférente à tobtes les autres, au moins cela m'intéresse, moi! 11 me plaît détourner la tête en arrière et de regarder en face les temps d'orage, aujourd'hui que je suis arrivé dans ce beau port de l'exil, où toute ma vie, je le reconnais à présent, me poussait voiles déployées. Et si par hasard (ce qu'à Dieu ne plaise !) je m'aban¬ donnais à mon tour, si moi-même, enseveli vivant, je ne m'intéressais plus à moi, tu les lirais ces pages, Toi à qui je les adresse, parce qu'elles ne renferment pas un mot qui ne soit la vérité; Toi à qui je dois de vivre, toi qui m'as donné dans l'adversité mes meilleurs jours, ceux que je voudrais éternels I II Line crainte m'a longtemps arrêté," celle du reproche banal d'amour-propre, à quiconque parle de soi. Je n'ai passé outre qu'après avoir mis ma conscience en règle sur ce point, et voici une des réflexions qui m'y ont le mieux servi. Tous les jours on analyse, on étudie dans leurs commencements les créatures les plus inlimes, un in- HISTOIRE L)E MES IDÉES. 97 secte, une fourmi, un ciron. Ne veut-on pas savoir com¬ ment ils sont éclos, sous quel souffle créateur leurs mem¬ bres engourdis se sont développés? Comment leurs instincts se sont produits au monde? Pourquoi ne ferions-nous pas nous-mêmes, sans une forfanterie trop insigne, ce que nous faisons pour le moindre vermisseau? Bel orgueil, en vérité, de se chercher si près de terre, non pour publier sa propre apologie, mais pour se rendre compte de son existence, pour se découvrir soi-même dans sa nudité d'âme et d'esprit et dans son impercepti¬ ble origine ! Je voudrais que tout homme qui s'est communiqué au public entreprît un travail analogue sur lui-même. De toutes ses œuvres, j'en suis convaincu, ce serait la plus utile aux autres. Quelle importance n'aurait pas pour l'éducation un certain nombre de ces simples histoires, dans lesquelles chacun montrerait avec sincérité, et s'il se peut avec ingénuité, sous quelle forme le monde s'est révélé à lui dans le paradis de ses premiers jours (et cha¬ que homme a eu le sien), par quels côtés la création lui a apparu d'abord, pourquoi telle petite cause, a produit chez lui de grands effets, comment l'histoire humaine s'est trouvée réfléchie et enveloppée dans son horizon de ver de terre! Peut-être est-ce le seul moyen de s'élever plus tard à des conclusions qui ne soient ni imaginaires, ni systématiques. Car enfin qui nous apprendra ce que les choses, les hommes, la nature, la vie, ont été pour nous à l'origine, si nous ne voulons pas le dire nous-mêmes? Autant que possible nous interrogeons chaque être autour de nous quand il arrive à la lumière. D'où sort-il? Par quel chemin s'est-il introduit jusqu'à nous? Presque tous sont muets et nous n'en tirons aucune ré¬ ponse. Ah! si un insecte pouvait parler et nous dire : X. 7 98 HISTOIRE DE MES IDÉES. « Voilà par quels efforts je me suis débarrassé des langes et du linceul où j'étais renfermé. Voici ce que j'ai appris dans mon càge heureux de chrysalide ; puis voici de quelle manière le monde, la vaste capacité des cieux et vous- mêmes, m'êtes apparus, sitôt que j'ai commencé à ouvrir mes mille yeux et à ramper sur la terre! » Prendrions- nous cet aveu pour un triomphe de vanité? Ce serait la nature des choses qui parlerait sous l'herbe. Insensé qui refuserait de l'entendre. Et nous, ne répondrons-nous rien à qui nous inter¬ roge? Mais qu'avons-nous à répondre si nous ne pou¬ vons nous expliquer nous-mêmes? Or cette explication est dans les premiers événements qui nous ont fait ce que nous sommes. Je puis sentir, il est vrai, du plaisir à revenir sur mes premiers commencements, puisque je ressaisis une partie des jours qui m'échappent ; mais je ne puis sentir en conscience aucun orgueil de me voir si chélif dans ma faiblesse, dans mon ignorance première; et comme je suis certain de ce que je viens de dire, je m'enhardis à continuer. III Quelle règle suivrai-jë en recueillant mes souvenirs? La réponse1 que J. J. Rousseau a faite à une question semblable a été pour moi une triste découverte. Quelle 1 Quulrièmë promenade. HISTOIRE DE MES IDÉES. 99 n'a pas été ma surprise lorsque je l'ai vu appliquer son génie à rechercher en combien de cas il lui a été permis de déguiser la vérité dans ses récits! Et les cas où il ad¬ met ces déguisements comme licites sont si nombreux, que l'on ne sait plus quelle place il laisse à la réalité. Il admet que l'on peut sans mentir donner comme vrai ce qui ne l'est pas dans tous les cas qui suivent : Pour broder les circonstances ; Pour les exagérer, les amplifier, les outrer; Pour remplir par des faits controuvés les lacunes des souvenirs ; Pour prêter à la vérité des ornements étrangers ; Pour dire les choses oubliées comme il semble qu'elles ont dû être. Les raisons qu'il allègue contre un reste de scrupule sont : le plaisir d'écrire, le délire de l'imagination, ou ce qui s'appellerait plus exactement le besoin de produire de l'effet. Quant à la théorie dont il couvre ces motifs, elle se réduit à dire qu'il y a deux sortes de vérités, les utiles et les indifférentes. Le devoir qui engage envers les premières n'engage nullement envers les secondes. Déguiser celles-ci n'est point mensonge, mais fiction, d'où la possibilité de rester vrai tout en débitant une foule de faits controuvés que l'on donne pour des réalités. Où s'arrêter dans cette permission effrayante de mettre le faux à la place du vrai ? Sacrilîer la vérilé à l'effet; que peut-il sortir de ce principe nouveau porté dans la so¬ ciété, dans la vie? Je me le suis souvent demandé, au point de vue général. Il s'agit pour moi aujourd'hui de faire à cette singulière question une réponse pratique. Userai-je de la permission de mcler le vrai et le faux, si bien qu'il n'y ait plus ni vérité, ni mensonge? M'auto- e HISTOIRE DE MES IDÉES. ri sera i-je d'un grand exemple pour inventer des détails, l'aire des additions, broderies circonstances? Je ne ferai rien de cela parce que ce mélange me déconcerte et me glace d'avance. A peine si je conçois qu'on y puisse trou¬ ver le moindre contentement. Je m'attachais aux choses que vous me racontiez en nie les présentant comme véritables. Depuis que je sais qu'une partie est controuvée, je m'occupe de discerner le vrai du faux sans pouvoir trouver la limite de l'un et de l'autre! Je crains d'être dupe. Je sens même que je le suis infailliblement. Cela m'ôte toute sécurité et la moitié au moins de mon plaisir. Qui me dit que la broderie ne l'emporte pas sur le fond? Dans une histoire privée je tiens aux circonstances autant qu'aux événements eux-mêmes. Ce sont elles qui donnent à ces faits leur caractère, leur esprit. Quand j'apprends que ces circonstances sont de pure invention, je ne sais plus à quoi me prendre. 11 me semble que la vie et la nature même s'exhalent en rhétorique. Je rie parle pas de la conscience si évidemment blessée par cette facilité ouverte au mensonge. Qui vous garantit, en effet, que ces vérités que vous me déguisez me sont indifférentes? Y en a-t-il de telles dans le monde? Vous vous croyez en droit de me mentir, parce que cela, pen¬ sez-vous, ne me nuit en rien. Qui vous l'assure? N'est-ce pas me nuire que m'introduire dans un monde faux où je ne puis m'armer d'aucune défiance? Quand vous écrivez un roman et que vous me le pré¬ sentez comme tel, je le lis dans l'esprit où vous l'avez conçu. J'ai sous les yeux une fiction ; je le sais et ne puis en être dupe que si je veux bien l'être; il n'en est pas ainsi quand vous écrivez l'histoire de votre vie; si vous y mêlez des faits controuvés que vous me donnez pour vé- HISTOIRE DE MES IDÉES. 101 ritables, vous me faites un tort réel. Je vous suis avec confiance, les yeux fermés, et vous abusez de cette con¬ fiance pour me tromper. Vous aveuglez, vous altérez mon intelligence, en l'asservissant à des choses dont je n'ai aucun moyen de reconnaître la fausseté. Vous m'as- servissez à vous-même. Je deviens votre jouet. Vous faussez en moi l'esprit, l'imagination, la raison. C'est le plus grand mal que vous me puissiez faire. Les seuls livres dangereux pour moi sont ceux où l'on me donne comme réel ce qui ne l'est pas. Telle est la réponse que j'ai trouvée en moi en com¬ mençant ce récit. Je l'écrirai donc sans aucun ornement étranger, sans broder aucune circonstance, à bien plus forte raison sans en inventer une seule. Dans ces condi¬ tions, ce que nous appelons l'art est-il possible? Nous avons contracté un tel besoin de faux, que nous voulons être trompés, même dans les choses qui n'ont de valeur que par la véracité. Est-il possible d'intéresser par un récit qui ne contienne que la vérité exacte sans aucune invention de détail? Je l'ignore. Et qu'importe? Je puis bien en faire l'essai, puisque je n'écris plus guère au¬ jourd'hui que pour moi-même. En quoi la fiction même la plus belle pourrait-elle me plaire dans un pareil sujet? Ne vaudrait-il pas cent fois mieux se donner carrière dans un roman, un drame, un poëme? Si je reviens à ce passé, c'est pour revivre de ma propre vie. Veux-je donc me tromper moi-même pour le plaisir de me tromper? Non, je veux me donner le plaisir de la vérité. Tout ce qu'on va lire sera d'une exactitude scrupuleuse. J'en écarterai même la forme du dialogue, car il est trop difficile de se souvenir de chaque parole après tant d'années, et je veux qu'ici les paroles soient aussi sincères que les choses. 102 HISTOIRE DE MES IDÉES. IV Je suis né à Bourg en Bresse 1 le '17 février 1805. Un ma¬ gnifique jardin, celui deFenille, plein des arbres les plus rares, s'étendait sous nos fenêtres ; il m'apparaît aujour¬ d'hui comme un Eden. J'étais si chétif, en venant aumonde, surtout si pâle, qu'il ne semblait pas que je pusse vivre. Ma mère, quoique calviniste, me laissa baptiser dans le catholicisme, seul culte pratiqué dans le pays. L'igno- , rance'de nos provinces, qui confondaient les juifs et les protestants, lui avait été intolérable. Mon premier chagrin date de ma deuxième année. Ma bon,ne Marguerite se fiança. Je l'adorais. Mes cris, mon désespoir ne purent la retenir, ni même obtenir un sur¬ sis. Elle se maria et me quitta. Je faillis en mourir. On crut que peu de jours calmeraient mon désespoir, et rien ne fut épargné pour me distraire. Les jours, les mois, se passèrent; ma désolation ne faisait qu'augmenter. Le mal en vint au point que ma mère ne pardonna jamais à mon infidèle de ne s'être pas laissé fléchir par une si belle pas¬ sion. Quoiqu'elle l'aimât beaucoup, elle ne voulut la revoir de sa vie; après quelques années nous faisions en¬ core de grands détours pour éviter de passer à sa porte. Mon père était alors commissaire des guerres à l'ar¬ mée du Rhin. Il fut décidé que nous irions lui faire visite. 1 Des biographes allemands, qui ont bien voulu s'occuper de moi, me font naître à Strasbourg,, sur la ressemblance du nom; le reste à l'ave¬ nant. HISTOIRE DE MES IDÉES. 105 ,l'étais dans ma troisième année. Nous partîmes pour ce long voyage avec la fidèle Madeleine. Fidèle, ai-je dit; en effet, cette constance dure encore.après cinquante ans. Dans les premiers jours de mon exil à Bruxelles, je lus reçu par une dame inconnue. « Votre plus vieille amie, me dit-elle, en entrant. Ne la connaissez-vous pas'.' Je suis Madeleine. » Ce nom me ramena en un clin d'œil à ce passé d'un demi-siècle. Pendant que j'écris, elle est ici près de moi, mon témoin pour ces jours éloignés, et mon guide, là où ma mémoire hésite. Nous passâmes tout le printemps de 1806 à Paris. Chaque matin, ma mère me conduisait du quartier des Tuileries au Jardin des Plantes, sous le grand cèdre; nous y restions une partie du jour. Aucun souvenir ne me reste de cette première vue de Paris. Mais j'ai le senti¬ ment assez distinct du voyage, lorsque blotti au fond de la voiture, tout â moi-même, je jouais avec un affreux poupart rembourré de son, en carriek à galons d'argent, dont notre vieux tailleur boiteux m'avait l'ait présent au départ et que je mettais cent fois au-dessus de tout ce qui s'offrait à mes yeux. Nous traversâmes Bruxelles où je de¬ vais être confiné un demi-siècle après. Mes souvenirs se réveillent à Cologne. Nous y finies notre entrée par une pluie battante, el le timon de la voiture se brisa dans le faubourg. Ma mère et moi nous nous mîmes à la recherche d'un abri; tout était encombré parjenesais quel synode ecclésiastique; nous errions!, sans pouvoir nous faire comprendre. Ayant perdu mes deux souliers dans la pluie, je marchais pieds nus sur le pavé, avec de l'eau à mi-jambe. Ma mère était au déses¬ poir, ma bonne humeur dans cet ouragan la soutint. En¬ fin le domestique se retrouva et nous eûmes un gîte. Wésel était la ville où se trouvait mon père. Nous y 104 HISTOIRE DE MES IDÉES. arrivâmes, je ne sais comment. Ce que je me rappelle fort bien, c'est la vie toute nouvelle que j'y menais, très à mon gré. Nous habitions un palais du prince de Prusse, et dans ce palais, on ne voyait que des soldats traînant des sabres. C'étaient des cavaliers revenus d'Austerlitz, qui me prirent en grande estime, aussi ne pouvait-on plus me séparer d'eux. Je mangeais avec eux leur soupe, à la gamelle ; quand ils allaient au fourrage, j'y allais avec eux, à mon rang. Gar j'avais deux grands moutons bridés, harnachés, qui me servaient de chevaux. Pour chacun d'eux, on me distribuait deux bottes de foin, deux bottes de paille, que je liais et accommodais avec le plus grand soin en travers de mes montures. Après quoi, les tenant par la bride, au son de la trompette, je revenais avec le régiment; je faisais la litière, je garnissais le r⬠telier, j'étrillais les bêtes, puis je rentrais le plus tard que possible. Combien de temps dura cette vie, c'est ce qui m'é¬ chappe entièrement. Cependant elle finit à mon grand regret et à celui de notre vieille portière, bonne Allemande, dont je vois encore les larmes, au moment'où nous par¬ tîmes. Nous revînmes par le Rhin dont les grandes eaux me frappèrent, par Strasbourg et par Colmar, où nous nous arrêtâmes quelques semaines chez le général Pu- tliod. Nous rentrâmes à Bourg au commencementde 1807. Sans attendre le printemps, nous allâmes nous établir à la campagne, dans notre rustique, inaccessible, incompa¬ rable Certines. HISTOIRE DE MES IDÉES. 105 V Certines était assurément alors un des points les plus retirés, les plus cachés qui fussent en France, et peut-être en Europe. J'imagine que l'Irlande seule ou l'Ecosse ren¬ ferme de ces sortes de déserts. Au couchant, de vastes forêts de chênes, où nous nous perdions quelquefois des jours entiers, de grands étangs qui me semblaient des lacs, enveloppés d'ombre; au levant, à trois quarts de lieue au plus, un rideau de montagnes qui me parais¬ saient inaccessibles, le Hevermont, premier gradin du Jura et des Alpes; entre les forêts et la montagne, des bruyères, des taillis, des vernets, des verchères, des sa¬ vanes, de petits pâturages, de vastes plaines de blé; un horizon de paix, de silence éternel; un air, celui des maremmes, plein de. langueur; au-dessus de cet océan de genêts, de bruyère et de seigle, sur un monticule, notre maison ombragée de cerisiers dont les branches tendaient leurs fruits jusque dans l'intérieur des chambres et prin¬ cipalement dans la mienne. La maison, très-vieille, ap¬ partenait à ma famille depuis le seizième siècle. Mon père y avait ajouté deux pavillons aux toits d'ardoise, à colonnes et à plein cintre, qui égayaient le fond triste, gothique du corps de logis. Au milieu des acacias, des peupliers, des pommiers, des noyers, cette maison était cachée comme un nid. Deux fermes en dépendaient, et comme le sol avait peu de valeur, on s'était donné le 106 HISTOIRE HE MES IDÉES. plaisir d'accroître l'héritage d'une grande étendue de terrain, dont une partie même était en friche. A Wésel, j'avais vu les vainqueurs d'Austerlitz. A Cer- tines, quel changement de vie ! Et comme je m'y accoutu¬ mai vile ! Ma joie suprême était d'aller au soleil levant moissonner avec les moissonneurs dans les vastes étangs changes en terre de blé ou d'avoine, au milieu des grands bois. On craignait popr moi l'ardeur du soleil et la fièvre presque inévitable dans nos maremmes. On crut d'abord agir très-sagement de ne pas me réveiller à l'heure où partaient les moissonneurs. Quand je vis qu'ils étaient partis, que le travail se faisait sans moi, que le mal était irréparable, j'en éprouvai une telle désolation, je devins si pâle, je fus si mortellement, si profondément anéanti, que ma mère jugea que mal pour mal, il valait encore mieux affronter la fièvre, et elle lit bien. Depuis ce jour-là, je menai exactement la vie d'un paysan. Avec ma petite faucille, je moissonnais dans mon sillon; on ne me permettait pas d'emporter ce que j'avais moissonné. Je ne devais regarder comme mien que ce que j'avais glané. Mais de ces glanures, je faisais des gerbes qui m'appartenaient. Je dressais moi-même mon aire; je battais mon blé. Je l'enfermais dans un sac; je l'en¬ voyais au moulin. Et quel moment, lorsque je recevais en retour une blanche farine! Je la pétrissais en gâteaux, et je les faisais cuire dans un petit four que j'avais con¬ struit avec de belles briques sur une moitié de cerceau, pour dessiner èt soutenir la voûte. Dans cette liberté des champs, il y avait autre chose qu'un amusement. Je faisais un travail véritable, exté¬ nuant même, qui me rendait sacré le travail d'autrui. Combien je respectais le sillon couvert d'épis de seigle, les prés rares, jonchés de fleurs, et à plus forte raison le HISTOIRE DE J1ES IDÉES. 107 bouvier qui le soir ramenait sa charrue! Car ma mère ne perdait pas une occasion de m'inculquer le respect de la nature humaine, dans le laboureur, dans le moisson¬ neur, le semeur, le faucheur, auquel j'étais si loin de pouvoir atteindre! Quelquefois même le résultat dépas¬ sait de beaucoup son intention. En voici un exemple. J'avais pour compagnon inséparable un pélit paysan, nommé Gustin, plus âgé que moi de trois ou quatre ans et beaucoup plus fort. Malgré cette différence d'âge et de force, Gnstiu se soumettait à toutes mes volontés, comme s'il eût été né pour m'obéir. Cette habitude de comman¬ der sans raison me dénaturait. J'ordonnais pour le seul plaisir d'être obéi. Ma mère résolut de mettre fin à ce despotisme en herbe. Elle nous fit comparaître tous les deux devant elle, pour donner à Gustin une leçon de fierté, et à moi d'équité. Après m-'avoir réprimandé sur ma manie de faire perpétuellement le maître, elle nous dit gravement que Gustin n'était pas né pour obéir à mes fantaisies; il était mon égal, mon ami, non mon serviteur; elle entendait bien que nous changerions entièrement, de conduite à l'avenir. Le barbare ne la comprit que trop; le lendemain, comme nous étions au bois, et qu'il se sentit fatigué, il ôta ses sabots et m'ordonna de m'en charger. J'avais quatre ans; j'obéis. Nous arrivâmes ainsi devant ma mère, moi portant humblement les deux sabots de Gustin (et ils n'étaient pas légers), Gustin, tout fier de me voir essoufflé.et rendu sous le faix ; et pourtant c'était le plus honnête, le plus doux garçon du village. Ainsi cette première leçon d'égalité n'avait fait que déplacer le ty¬ ran; combien de fois de grands événements m'ont forcé de me la rappeler ! Sitôt que je fus assez grand, ma première ambition fut 108 HISTOIRE DE MES IDÉES. de garder les bœufs, en compagnie des carats dans les verchères, puis bientôt les chevaux dont j'appris à nouer et dénouer les entraves de fer. Pendant ces,longues heu¬ res nous apprenions à distinguer de loin, au vol, à leur manière de se poser dans les haies les roitelets, les mc- , sanges, les rouges-gorges, les tia-tia, nos compagnons ordinaires; et nous nous trompions rarement. Cela m'est toujours resté. Nous distinguions aussi le sifflement des couleuvres, très-nombreuses, d'avec le chant des cigales. Cette vie de pasteur dura, je pense, deux ans; après quoi j'aspirai ouvertement au labourage. J'y parvins à la fin. Mon père, toujours en quête d'inventions, avait intro¬ duit et acclimaté des buffles dans ses fermes. Mais leurs figures rébarbatives, leurs anneaux de fer dans les narines, me repoussaient. Je me consacrai de préférence aux bœufs. J'avais les miens qui me connaissaient, Bise et Froment, le premier tout blanc, un peu paresseux il est vrai, le second, roux, maigre de l'échiné, en revanche rude tra¬ vailleur. Je les avais choisis parmi les plus robustes; et quel orgueil de se faire obéir de ces grands animaux, qui au moindre geste, suivaient mes pas dès que j'appuyais ma longue gaule sur le joug ! Ils ne pouvaient faire un pas sans moi. Je les menais ainsi à l'abreuvoir, au tombereau, à la crèche, surtout à la charrue. Car c'est là que je pouvais le plus facilement et le plus longtemps régler mon pas sur le leur, et mar¬ cher à côté d'eux, fièrement, sans courir. Et quelle pa¬ tience ils me montraient! Quoique j'abusasse assurément de leur douceur, jamais elle ne se démentit un seul in¬ stant. Aussi en étaient-ils bien récompensés au bout de chaque sillon. J'allais cueillir des trèfles verts qu'ils man¬ geaient dans ma main, en me regardant de cet œil pro¬ fond, 011 je croyais voir tout l'amour qu'ils avaient pour HISTOIRE DE MES JDÉES. 109 un si bon maître. Combien de fois j'ai conduit ainsi le labourage jusqu'à la dînée! car tout mon plaisir eût été gâté si mes bœufs eussent obéi à d'autres qu'à moi .Tout au plus permeltais-je au bouvier de les appeler par leur nom, de loin à loin! Je m'étais réservé à moi seul le droit de l'aiguillon. Au retour de la charrue, ma mère m'attendait sur la galerie pour me faire réciter le personnage d'Éliacin. Elle jouait elle-même celui d'Athalie avec un sérieux ter¬ rible : Comment vous nommez-vous? J'étais forcé de baisser les yeux pour répondre : J'ai nom Eliacin. Autant le labourage me trouvait infatigable, autant je montrais peu de zèle pour les travaux où mon père m'en¬ traînait dans les courtes apparitions qu'il faisait parmi nous! Avec le goût du progrès qu'il portait en toute chose, il avait entrepris au milieu de nos marais l'œuvre d'Hercule contre l'hydre de Lerne. Notre hydre à nous, c'était le marais des Léchères, qui occupait tout le plat pays. Nous allions dès le lever du soleil combattre le fléau. Mais là rien n'excitait, n'éveillait mon imagination. 11 s'agissait dans ces longues savanes qui couvrent, dit- on, un lac souterrain, d'arpenter le sol, traîner la chaîne, porter le pied du niveau d'eau, lever, baisser le point de mire. Ce travail était assurément moins fatigant que celui du labourage, et pourtant il m'accablait parce qu'il n'é¬ tait pas entièrement libre. Je ne savais à quoi le rattacher. L'utilité de ce dessèchement de nos maremmes était trop loin de moi. Je ne voyais là qu'une corvée dont je reve- 110 HISTOIRE DE MES IDÉES. nais harassé. Outre que l'air fade et douceâtre des né¬ nuphars de nos marécages m'alanguissait le cœur sous un soleil ardent. Dès que je me sentais libre, je courais à l'étable. Je me reposais sur la crèche, à côté des grands bœufs ruminants, harassés comme moi. Je retrouvais en un instant à leur souffle l'indépendance, la force, la santé. Dans leur compagnie, je contractais quelque chose de leur humeur, la douceur, la patience. Elles ne m'ont manqué absolument que depuis le temps où j'ai cessé de vivre avec eux. Plus les lieux étaient incultes, plus ils me plaisaient. J'aurais été désolé que nos landes, nos bruyères eussent été converties soudainement en riches champs de blé. On respirait en tout, je ne sais quelle douce sauvagerie primitive qui m'enchantait. On n'.entendait jamais que le bruit des chaînes de fer des chevaux dans le fond des taillis. Ma mère elle-même cédait à ce charme. Mal¬ gré le souvenir des grands pacages de la Suisse, où elle avait été élevée, et quoiqu'elle eût un certain dédain pour nos misères, elle avouait que dans aucun lieu de la terre on ne trouvait un tel silence, joint à une paix si profonde. Ses inquiétudes, ses angoisses en étaient apaisées comme par un baume invisible. Peut-être ce baume qui calmait toute chose était la mort qui nous en¬ veloppait jusque dans l'haleine des plantes de nos marais. >Tous n'y pensions guère, ni elle ni moi, et nous en avions la douceur, sans en soupçonner le danger. Une terre riche, féconde, où tout eût été à souhait, nous eût laissés insensibles; au contraire, nous étions at¬ tendris sur la misère de nos champs de cailloux. Quand en été les troupeaux revenaient sans pouvoir trouver une goutte d'eau dans le pays, et qu'ils tombaient épuisés sur la terre épuisée comme eux, nous nous sentions languir HISTOIRE DE 51ES IDÉES. 111 aussi. A la première goutte de pluie, nous renaissions. Après la moisson venait la saison de la tîèvre. Elle s'abattait sur chaque chaumière. Je n'imaginais pas qu'une seule créature pût y échapper; la première fois que je vis un papillon se traîner sur la terre, en faisant trem¬ bler ses ailes, je poussai des cris, je crus qu'il avait la fièvre. Nous allions dans cette saison cueillir de la centau¬ rée dans les bois, des pensées dans les sillons. Nous dis¬ tribuions nos élixirs. Moi-même, je ne tardais pas à être atteint du fléau. Mais, l'accès passé, nous ne faisions qu'en rire. C'était là un mal auquel nous ne donnions pas ce nom, tant il était fréquent et inévitable. Les habitants y opposaient une patience, une égalité d'âme qui me ga¬ gnaient moi-même. Dans cette profonde retraite, jamais un visiteur, ex¬ cepté le bon père Piçhon, vieux trappiste qui avait pres¬ que oublié la parole dans un silence de soixante et dix ans. La Révolution l'avait émancipé, malgré lui, de son cou¬ vent, et il ne pouvait s'accoutumer à la liberté. Fidèle image du catholicisme de ce temps-là qui commençait à sortir de dessous terre, le père l'ichon, chauve, courbé en deux, allait, la besace sur le dos, faire la quête de porte en porte; il bêchait son jardin, il labourait de ses mains son petit champ, ce qui le rendait méprisable aux yeux des paysans. Ma mère, quoique non catholique, as¬ sistait le dimanche à sa messe, à ses prêches, et m'y con¬ duisait avec elle. Cette pauvreté lui plaisait comme un souvenir de l'Église primitive. En la voyant entrer dans une église qui n'était pas la sienne, encourager ce bon ermite que l'assistance intimidait, et qui osait à peine ou¬ vrir la bouche, je n'étais certainement pas frappé de cette conduite comme d'une chose singulière. Il me semblait tout naturel que les amis de Dieu se réunissent dans la m HISTOIRE 1)E MES IDÉES. même .église. Sans le savoir, je prenais là une leçon de charité, de tolérance, qui s'est inculquée bien profondé¬ ment en moi. Quelle bonne église que celle du père Pichon, pauvre, nue, humble, bègue, ouverte à tous, comme au temps de l'Évangile! Quand j'ai vu plus tard l'intolérance, j'en ai été scandalisé comme d'un schisme. Et cependant, il avait aussi son intolérance qui lui revenait par intervalles, jusqu'à dire dans ses sermons, en balbutiant : « Mes cliers frères, tous ceux qui savent lire sont damnés. » Mais il était au fond si humble, si désarmé, si inoffensif, que ses anathèmes nous faisaient sourire; il s'en apercevait : nous n'en étions pas moins les meilleurs amis du monde. Ce serait ici l'occasion de rechercher comment, d'où m'est venue l'idée de Dieu. Quelque effort que je fasse, je ne puis remonter à ce moment précis. Il m'échappe. Je ne puis retrouver un seul instant de mon existence où cette idée, du moins ce nom m'ait été incoilnu. Mais si je devais assigner l'époque où il m'est devenu réelle¬ ment familier, je la placerais dans le doux printemps de Cerlines, lorsque, au milieu des fleurs, des abeilles, des demoiselles diaprées voltigeant sur les roseaux, à l'ombre des tilleuls et des saules, je répondais dans le personnage d'Éliacin : Chaque jour je l'implore, Lui seul est Dieu, madame, el le vôtre n'est rien' J'entends tous les jours répéter que la religion natu¬ relle ne peut être une religion vivante, qu'elle laisse sans appui la nature humaine. Au moins devrais-je dire que j'ai vu à celaune exception bien réelle; car ma mère, qui m'enseigna seule ses croyances, ne me parla jamais d'au- HISTOIRE DE MES IDÉES. 115 cun dogme particulier à une Eglise. Je reçus d'elle, je ne sais comment, l'idée d'un Père tout-puissant qui nous voyait à toute heure, qui veillait sur nous. 11 fallait le prier pour en obtenir la sagesse, et nous le priions en¬ semble, partout où l'occasion se présentait, dans les champs, dans les bois, dans le jardin, dans le verger, ja¬ mais à des moments fixés d'avance. L'éloquence qu'elle mettait dans ces prières, toutes conçues au moment même, était surprenante, lorsqu'à « voix basse, partout où l'émotion la saisissait, mais le plus souvent le soir, avant qu'on eût apporté la lumière, elle s'élevait en esprit vers le Père commun. Je n'entendis ja¬ mais deux fois la même prière. Chaque jour, chaque soir, la prière changeait, suivant le besoin, les fautes de la journée, les tristesses, les angoisses présentes; car elle m'initiait à toutes ses peines, à toutes ses anxiétés sur l'a¬ venir, et dans ces moments choisis, je comprenais ses chagrins, comme je les comprendrais aujourd'hui. Ces prières étaient des conversations en face de Dieu, sur ce qui nous louchait, elle et moi, de plus près. C'était notre vie de chaque jour exposée, dévoilée devant le grand té¬ moin. La lumière de ces entretiens célestes était si grande, qu'elle m'enveloppait réellement comme d'une révélation. D'ailleurs jamais un mot d'un rituel quelconque. Jamais une formule officielle d'aucune Église; tout venant de source, de l'effusion d'une âme inspirée. Moi, catholique, je me trouvais ainsi engagé dans une conversation perpé- pétuelle avec Dieu et je n'avais jamais entendu parler d'ange, ni d'Église, à peine du Christ. Comment cela s'accordait-il avec l'Église du père Piclion? Je l'ai déjà fait pressentir. Ma, mère trouvait en lui l'innocence de cœur d'un ermite des légendes. Il trouvait en elle le res- u X. s 114 illSTOU'.K DE MES IDÉES. pect que lui refusaient les paysans, et il la donnait en exemple à ses ouailles, comme je l'entendis un jour : « Mes paroissiens, leur dit-il, vous ne trouvez pas mes sermons bien faits. Prenez exemple de madame Quinet! Elle a beaucoup plus d'esprit que vous, sa religion ne l'oblige pas de les entendre, et pourtant elle n'en manque pas un seul. » C'était là vraiment le prêtre à la croix de bois, au ca¬ lice de bois. Mais nous seuls, dans le pays, l'aimions et le respections à cause de cette humilité. Pour tous les au¬ tres, elle était un scandale et devint une occasion de mépris. Quelle comparaison pouvais-je faire entre les entretiens lout divins auxquels j'assistais chaque jour et ce que je voyais et entendais dans la chapelle du père Pichon? Dès que la petite sonnerie argentine de sa clochette se faisait entendre le dimanche, j'arrivais bien préparé; les entre¬ tiens de ma mère me suivaient jusqu'au seuil; l'aspect vénérable de quelques vieux paysans à genoux hors de l'église gothique, sous le ciel, au bord des haies d'aubé¬ pines, m'imposait. Mais cette impression diminuait à mesure que j'avançais dans l'intérieur. Blotti derrière l'autel, avec les anciens de la fabrique, je ne voyais pas même les cérémonies, je ne voyais que le menu détail des cierges, du pain bénit, des burettes. D'abord j'écoutais avec un grand étonnement les chants latins dans la bouche de nos laboureurs. Je ne comprenais rien, je ne sentais rien, excepté dans les moments de silence complet qui me frappaient par le mystère! Mais combien les heures ma¬ chinales qui suivaient me paraissaient pesantes! Car les messes du père Pichon étaient interminables, à cause de sa difficulté de lire, de prononcer. J'attendais avec impa¬ tience le moment de sortir de ma cachette pour revoir les ,HISTOIRE DE MES IDEES. 115 champs, les bois. L'église était certainement l'endroit on j'étais le moins occupé de Dieu, le moins ])rès de lui. VI Où m'arrêterais-je si je ne suivais ici que mon adora¬ tion pour ces lieux? Je ne m'arrêterais pas. Je raconte¬ rais l'histoire de chaque chaumière, de chaque champ, de chaque arbre. Car je les connais tous, comme ils me con¬ naissent moi-même. Si la terre entière devait se flétrir, il me semble toujours que ce coin serait épargné, et qu'il garderait son innocence première. La plus grande impression, la plus forte que j'aie reçue des choses en ma vie, a été de revoir ces lieux en 1859, après cinq ans d'absence. Je savais que la maison et les champs avaient été vendus, qu'ils appartenaient à des maîtres étrangers, mais je n'avais voulu rien savoir de plus. Me trouvant dans.le voisinage, je me hasardai à les revoir. Je pris une voiture et me lis conduire à Certines. A un quart de lieue de la maison, je mets pied à terre, je traverse le petit bois qui me cachait la vue. Je m'avance sur la lisière du taillis, de manière à découvrir en plein cette maison chérie. Je lève les yeux. Je vois une pelouse verte, unie, mais pas un seul pan de mur, pas un arbre même. Je crois m'être trompé. Je m'oriente. Mais non, voilà bien la planche jetée sur le ruisseau. Je la traverse, voilà dé l'autre côté le chemin herbu qui monte vers le jardin. Je le suis. Mais le jardin a disparu comme la mai¬ son elle-même! A la place de tout cela, un tas de pierres J1G HISTOIRE DE MES IDÉES, roulées. Je m'assieds sur ce tas de pierres. Une paysanne sortie d'une maison voisine s'approche de moi; elle m'a¬ vait reconnu. Nous pleurâmes tous deux ensemble. De ce jour-là je me sentis déraciné sur la terre. J'appartenais à l'orage; il pouvait me prendre et m'emporter où il vou¬ drait. Ah! que la fortune a bien fait de m'arracher à temps de ces fortes racines! Qu'elle a bien fait de m'ôter peu à peu ce qui m'était le plus cher, puisqu'elle voulait m'ôter mon pays même! Que deviendrais-je aujourd'hui si j'avais laissé derrière moi tous ces enchantements attachés aux lieux, aux choses, aux arbres même qui faisaient comme une partie de mon cœur? Je me retournerais vers eux, je les appellerais; ils m'attireraient par un charme invin¬ cible: je voudrais les revoir encore une fois, car je les re¬ vois souvent en songe; et Dieu sait où s'arrêterait ce mal du pays qui va, dit-on, quelquefois jusqu'au délire. Mais heureusement, les choses que j'aimais le mieux ne sont plus; elles ont été toutes effacées de la terre, pour que je n'eusse pas à les regretter. Celui qui a abattu de son mar¬ teau ma maison paternelle m'a affranchi. Je puis trouver partout un tas de pierres roulées pour m'y asseoir et y pleurer. Chaque année, l'hiver nous ramenait à la ville. Mon père ne pouvant guère supporter le bruit des enfants, je fus mis en pension chez un professeur de mathématiques, très-savant homme qui consentit à me prendre, quoiqu'il n'eût pas d'autre élève. Etant seul chez lui, je fus traité comme un enfant de sa famille et cent fois mieux. Car mon maître, exigeant pour les siens, dur même, montra pour moi une douceur inaltérable. Jamais un châtiment, ni même un reproche. Ma seule peine était l'excessive sévérité que l'on témoignait au fils de la maison, Jules, HISTOIRE DE MES IDÉES. 117 que le père voulait pousser dans les mathématiques. La conscription fut une délivrance pour cet honnête garçon qui eut ma première amitié. Nous lui fîmes la conduite sur la grande roule du pont d'Ain. L'année suivante nous apprîmes sa mort. Il avait été tué à Iéna. C'est la pre¬ mière mort dont j'entendis parler et qui me toucha. Jus¬ que-là l'idée de la mort n'avait jamais approché de moi. J'y croyais à peine. Elle nous laissa un assez long sursis, avant que j'entendisse de nouveau parler d'elle. Je restai longtemps avant d'clre bien convaincu que, moi aussi, je dusse mourir un jour. I^a méthode qu'employa avec moi mon mathématicien mérite assurément que je la signale ici. 11 m'apprit à la fois à lire et à écrire, tantôt sur le sable dans le jardin, tantôt à la craie sur son grand tableau noir, sans que je visse jamais ni livre, ni papier, ni plume, ni encre. Jésus ainsi écrire longtemps avant de savoir lire, et cela jetait ma mère dans de singulières alarmes; car elle ne se lassait pas de demander à mon maître s'il croyait sincèrement que je pusse apprendre à lire. A quoi il répondait, ce me semble avec beaucoup déraison, que l'on avait vu nom¬ bre de gens ne pas savoir lire, mais qu'on n'en avait pas encore vu, qui, sachant écrire, n'aient pas fini par ap¬ prendre à lire. A peine avais-je débrouillé mes lettres, il me jeta dans le latin, mais tout cela en se jouant, au milieu des gâteaux cachés sous les arbres de Souvent. Il s'ensuivit que je savais écrire avec toutes sortes de choses couramment, excepté avec une plume. Aussi me trouvant dans les ven¬ danges à Jasseron, à l'âge de cinq ans, chez M. R. et n'osant me confier aux grandes demoiselles de la maison, je m'adressai au cocher Virieu; je lui demandai des allu¬ mettes de chanvre. A son grand élonnement, je taillai 118 HISTOIRE DE MES IDÉES. ces allumettes avec sou couteau et j'écrivis sous ses yeux, dans l'écurie, à ma mère une lettre très-lisible qu'il porta le lendemain à la ville et qui fit certainement quelque honneur à ma méthode. Béni soit la mémoire du savant homme qui m'épargna tous les soucis, toutes les larmes qui accompagnent ordinairement la première instruction des enfants! Une me fit pleurer qu'une seule fois en sa vie, mais à me désespérer, et ce fut par l'obligation de le quitter. Qui jamais eût pensé qu'un homme si sage, si savant, si vraiment philosophe, était fou? Malheureusement, il l'é¬ tait par accès, sans que rien l'eût trahi jusque-là au de¬ hors. Mais ce moment arriva. Comme il faisait visite à ma mère, sa frénésie le saisit. 11 s'élance, lève sa canne sur elle; il allait la frapper, lorsqu'un ami qui se trouvait en tiers l'arrête, le désarme et le ramène tout écumant chez lui. Le lendemain, les excuses arrivèrent, les aveux, le désespoir. Par bonheur, le secret était en bonnes mains,, quand un seul mot eût perdu ce digne homme qui a mar¬ qué depuis dans l'enseignement et même dans la science. Il fut décidé que le terrible secret serait gardé; il l'a été si bien, si religieusement, que je ne l'ai appris que de longues années après; et alors il était.sans danger. Car nion maître, retourné dans son pays, y était, mort, et sa famille éteinte. Au moment où l'éclat se fit, ma mère voulut que je ne perdisse rien de mon respect pour l'homme vénérable au¬ quel je devais les premiers éléments. Plutôt que de le ra¬ baisser à mes yeux, elle aima mieux me désespérer. On me retira de chez lui, mais injustice magnanime! on me ' lit croire qu'il ne voulait plus de moi, que je ne répon¬ dais pas suffisamment à sa boulé. Bref, jedevais me croire congédié, et je le crus. iriSÏOlHli DE MES ILUSIiS. M9 Cette nouvelle fut terrible pour moi. Le désespoir que j'éprouvai de quitter ce bon maître fait son éloge plus que tout ce que je pourrais dire. Je cherchais quelle faute j'avais commise envers lui, envers sa digne femme, en¬ vers la bonne Amélie, sa fille; je me sentais déchiré de remords sans savoir quelle était ma faute. Au moment où je reçus la fatale nouvelle, je conjuguais à haute voix sur l'escalier le verbe gaudeo, je me réjouis. Cette conjugai¬ son est devenue une date dans ma vie. Je n'entendrai jamais prononcer ce mot sans que toute cette histoire me revienne dans le moindre détail. Plus tard, quand le secret me fut révélé, le verbe gaudeo resta toujours entre nous une expression d'ironie, que nous appliquions aux plus tristes fatalités de la vie. Le premier usage que je lis de mon savoir fut de lire les contes de fées. Je les recevais un à un dans de petits vo¬ lumes bleus, bariolés, et j'avais tout le temps nécessaire pour m'approprier le fond de l'une de ces histoires, avant, de passer à une autre. Si je croyais réellement à l'exis¬ tence de tous les petits êtres enchantés qui peuplent le monde des fées, c'est ce que je ne puis dire. Mais je croyais du moins à la magie, et assez pour tenter très-sé¬ rieusement de l'exercer pour mon compte. Je croyais à la vertu des belles pierres brillantes. En voyant les veines de nos cailloux de granit étinceler au soleil, je pensais avoir le secret de ces métamorphoses que j'admirais tant dans mes contes de fées. Quoique nous eussions toujours de beaux jardins, ceux de Fenille, un vrai Jardin des Plantes, ceux de Meillonnaz, je semais sur le bord de nos fenêtres des jardins en terrasse que je plantais réguliè¬ rement de brins d'herbe et de jasmin en guise d'arbres; il me semblait que ces brins d'herbe allaient, au contact de mes pierres enchantées, se métamorphoser en magni- 120 HISTOIRE DE MES IDÉES. fiques bosquets, tels que ceux du prince Charmant. Je voyais déjà cette métamorphose s'opérer. Il n'y manquait que l'oiseau bleu, le sansonnet, et les petites fées, qui ne voulurent jamais apparaître. Une autre lecture de ce temps-là fut celle des Petits Orphelins du hameau. Il m'en reste une grande impres¬ sion de pitié et môme de terreur. Je ne pouvais entrer dans les ruines du vieux château de Montmort, sans voir la terrible châtelaine errer dans les décombres à la pour¬ suite des deux petits infortunés avec lesquels je m'étais entièrement identifié. J'aurais pris ces vieilles ruines en horreur, si je n'y avais trouvé un jour dès lambeaux de tapisserie où était figurée la vie de don Quichotte et de Sancho Pança. Vil Jamais peut-être enfant ne fut entouré de personnes d'un caractère plus opposé. Ma grand'mère appartenait à une famille du parlement du Dauphiné, Prost de Uoyer. Très-jalousée, très-persécutée par sa mère, elle avait été enfouie jusqu'à trente ans au couvent. Elle y avait rongé son frein jusqu'à son mariage avec mon grand-père, Phi¬ libert Quinet, maire de Bourg, que je n'ai pas connu. De ce long souvenir du couvent, elle avait gardé une sévérité implacable. J'ai vu mon père interdit devant elle, à plus de cinquante ans. Je pourrais citer des exemples de son système d'éducation, qui sembleraient incroyables aux hommes de nos jours ; qu'il me suffise de dire que deux fois par semaine elle faisait venir chez elle un garde de HISTOIRE DE MES IDÉES. ICI ville pour fouetter les trois enfants. S'ils étaient sans re¬ proche, le châtiment comptait pour les fautes à venir. A trois ans encore, au moindre pleur, elle enfermait mon père dans un tiroir de commode. A dix-lmit, elle fit arracher un matin toutes les fleurs qu'il cultivait avec pas¬ sion. En revanche, il scia la nuit, par le pied, tous les arbres fruitiers du jardin. Après quoi, il ne restait plus qu'à s'enrôler. C'était le temps des volontaires de 92. Il s'enrôla dans le bataillon de l'Ain et partit. Le mariage de mon père ne fit que suspendre la brouillerie. Dans sa vi¬ site de noce,ma mère voyant de loin un tableau du Christ suspendu au mur, demanda quel en était le sujet, car elle avait la vue basse : « C'est un Dieu, madame, que vous ne connaissez pas, » répondit une voix inflexible. Ma mère se tint pour offensée et n'y retourna plus. Le jour de ma naissance, on me porta chez cette terrible personne. Elle jeta un regard complaisant sur moi, et il lui échappa de dire : « Il aura de l'esprit. » C'est sur ce frêle, incer¬ tain présage que la réconciliation se fit. Aussi y resta-t-il toujours beaucoup de froideur et d'instabilité. Telle que je viens de la dépeindre, l'air imposant, les traits grands, beaux, fiers, cette redoutable grahd'mère, impassible comme un parlement assemblé, avait une sen¬ sibilité exquise pour la beauté, à ce point qu'elle ne pou¬ vait conserver à son service une personne qui n'eût au moins les traits réguliers et corrects. C'était chez elle la première condition de tout engagement. Elle aimait avec passion les tableaux, les gravures, dont ses appartements étaient remplis. Surtout elle avait une véritable idolâtrie pour la beauté dans la parole. Elle a été certainement une des premières de nos provinces à s'engouer du Génie du christianisme. Elle ne pouvait citer une certaine phrase descriptive sur le cri cle la hulotte sans fondre en larmes. 122 lllSTOliîK ill-; MES IDÉES. Dans sa. vieillesse, la terreur île l'enfer attrista ses der¬ niers jours. La rigidité qu'elle avait eue pour les autres, elle l'exerça contre elle-même. I)e cette première éducation, mon père garda la sévé¬ rité, non dans ses actions, qui ne furent jamais rigou¬ reuses, mais dans ses regards, dans son attitude, dans ses paroles, par lesquels il tint ses enfants toujours à une grande distance de lui. N'ayant point connu les caresses, il ne les lit point connaître aux autres. Quoiqu'il eût em¬ brassé toutes les idées nouvelles, il était resté l'homme d'un autre siècle, par l'austérité qu'il portait dans l'édu¬ cation. Encore n'avait-il retenu des anciens temps que le côté négatif, l'aversion de toute familiarité, mais non la rigueur des peines. Je ne craignais pas avec lui le châti¬ ment, car il ne me punissait guère; mais je redoutais sa froideur. Ses grands yeux bleus errants sur moi m'inter¬ disaient sans qu'il parlât. Sa moquerie me glaçait; je res¬ tais muet, immobile, sans savoir que craindre, mais avec la quasi-certitude de déplaire, et cette certitude me ren¬ dait désagréable pour lui seul, tant j'étais paralysé par son regard. Si j'eusse pu rompre cette glace et m'élancer vers lui, assurément il m'eût bien reçu, non par des démons¬ trations équivalentes, qui n'étaient pas dans sa nature, mais avec une bonté réelle. Et celte idée ne me vint ja¬ mais. Elle ne pouvait me venir ; car lui présent, je ne pen¬ sais pas, je ne sentais pas : j'étais tout à la crainte de dé¬ plaire. Comme il avait heureusement l'esprit élevé, péné¬ trant, il comprenait tout cela, sans en rien dire, et ne me jugeait pas sur ce que j'étais avec lui. Vif, impatient comme tous les hommes de ce temps-là, qui ne pouvaient souffrir ni obstacle ni retardement à leur volonté, mais humain, juste, droit, il n'exigeait de moi que ce qu'il me donnait lui-même. HISTOlISji UK MICS MES. l'Jô Voyant qu'il n'avait pas ce qu'il fallait pour m'appri- . voiser, il résolut très-sagement de ne se mêler en rien de ma première éducation ; il s'en remit entièrement à la sa¬ gesse de ma mère, pour laquelle il avait une déférence qui allait jusqu'à l'admiration. 11 fallait que cette admiration fut bien profonde, puisque avec un naturel de salpêtre, il lui montrait en toute chose une déférence, une douceur, une égalité d'humeur qui né se sont pas démenties un seul instant jusqu'au dernier jour de sa vie. Aussi est-il vrai qu'il avait rencontré en elle une per¬ sonne bien raye, et j'ose dire admirable. En même temps qu'elle avait l'esprit du dix-huitième siècle dans toute sa fleur de malice, de gaieté, elle avait la raison la plus so¬ lide; au milieu de cette malice enjouée, des retours de mélancolie sans bornes, un enthousiasme sacré pour tout ce qu'il y a de grand, de lier sur la terre. Son père, M. Rozat, du midi de la France, l'avait associée tout en¬ fant à sa vie voyageuse de secrétaire d'ambassade, qui dut la mûrir de bonne heure. Quoique Française de naissance, de race, de cœur, d'esprit, de manières, autant qu'on peut l'être, elle était calviniste. Élevée à Céligny, près de Ge¬ nève, et à Versailles, elle réunissait dans un mélange unique la solidité des principes génevois avec le naturel élégant, la hardiesse d'idées, la curiosité inquiète de,l'an¬ cienne société française, dont elle avait entrevu, enfant, les derniers restes. Les évêques de Versailles s'étaient amusés à vouloir la convertir au milieu des fêtes. Ils ne s'attendaient guère à trouver dans cette petite fille de dix ans un controversiste achevé. Sa théologie de Genève, qu'elle maniait avec une imperturbable dextérité, divertit les princes de l'Église, .mais ne leur laissa rien gagner sur elle. Le temps le plus heureux de sa vie, le plus calme, le oins regretté, disait-elle, avait été l'année de la Terreur, 124 HISTOIRE DE MES IDÉES. lorsqu'à douze ans, en pension à Versailles, seule, au milieu de ses études chéries, elle apprenait le dessin qu'elle aimait passionnément. La Terreur passa auprès d'elle sans qu'elle s'en aperçût. Revenue en Suisse avec son père, alors maire de Versoix, elle connut madame de Staël au château de Cran. L'admiration qu'elle éprouva dès lors pour la personne, pour les écrits, pour les vues nouvelles de madame de Staël, se joignit à tous les con¬ trastes qui se réunissaient déjà en elle. Au reste, sa figure ressemblait à son esprit : de grands yeux noirs, vifs, pro¬ fonds, qui jetaient des éclairs, un beau front encadré de longs cheveux noirs bouclés, des traits charmants, la grâce même. Telle était celle à qui mon éducation fut re¬ mise. Que cette éducation n'ait pas produit de meilleurs fruits et surtout plus brillants en de pareilles mains, c'est ce qui m'étonne chaque jour davantage. J'avais aussi près de moi unë sœur de mon père. Chez elle les mêmes causes avaient produit des résultats entiè¬ rement différents. Le souvenir de ce qu'elle avait souffert étant enfant l'indignait contre toute sévérité et même contre toutejustice. Elle se faisait un devoir de conscience rigoureux, absolu, de gâter quiconque entrait dans la vie, et moi plus que tout autre. Elle m'eût laissé mettre le feu à sa maison plutôt que de me contrarier. Son grand, son unique souci était d'être l'exacte contre-partie de sa mère, à quoi elle réussissait merveilleusement. Elle se vantait que l'on eût dépensé pour son éducalion quatorze livres et demi, et elle sentait bien que c'était là une de ses mille grâces. Car c'est peut-être la seule personne dont l'esprit original, vraiment prime-sautier, ne dût absolument rien à la culture. Charmante, belle même dans sa jeunesse, et ayant trouvé à cause de cela grâce devant sa mère; grande, svelle, l'air d'une biche effarée, quoiqu'elle eût vu le I1IST0IUE DE 11 ES IDÉES. 12j inonde, il n'avait eu aucune prise sur elle. Elle avait tous les instincts de la vie première : l'horreur de tous les jougs, le goût de toutes les révoltes, l'exécration du convenu, l'adoration de la campagne, des landes incultes, des mai¬ sonnettes dans les bois (et elle en avait toujours de char¬ mantes), de la liberté des champs, de la solitude des fo¬ rêts. Elle aimait tous les animaux, principalement les plus laids, parce qu'ils étaient les plus disgraciés, les plus injustement traités par la nature. Elle apprivoisait pour moi jusqu'à, des crapauds, qui la suivaient, en jetant leur cri mélancolique, dans son salon de Certines, où elle me ménagea un soir celle surprise, à mon grand effroi d'a¬ bord, puis bientôt à ma grande joie. Sa vie semblait être de m'cpargner tous les maux qu'elle avait endurés, de me faire tous les plaisirs qui lui avaient manqué. Avec ma grand'mère, j'étais dans la stupeur, avec mon père dans la crainte et la réserve, avec ma mère dans une joie parfaite qui ne me laissait rien désirer. Quant à ma tante, elle voulait être mon jouet et elle l'était. C'est elle que j'attelais, à ma charrue ; je lui mettais le joug, je la pressais de l'aiguillon. C'est elle qui creu¬ sait mon sillon dans le jardin, et quand au bout du sillon, elle se retournait et me demandait . « M'aimes-tu? » je lui répondais : « II faut bien aimer tout le monde. » Elle était heureuse de celte réponse et la trouvait adorable. Il ne me manquait plus qu'un être plus faible que moi, à aimer et à protéger. La naissance de ma sœur me sur¬ prit comme un miracle. D'où venait-elle? qui l'avait ap¬ portée? Et une fois sur cette pente, je ne m'arrêtais pas. Comment se font les enfants? Où sont-ils avant devenir au monde? Comme je ne me lassais pas de répéter ces questions et que je ne laissais de repos à personne, une servante me fit une réponse qui eut le mérite de satisfaire IllSïomii DE MES IDÉES. complètement ma curiosité éveillée sur l'origine des êtres. D'après celte genèse, les enfants étaient faits avec de la farine de pur froment bien détrempée; on n'en prenait que la fleur. On les faisait chauffer doucement sur un pe¬ tit feu de cendre. Ceux qui étaient trop roussis devenaient noirs comme l'encre, c'étaient les nègres. Mais c'est ce que l'on évitait en les retournant de temps en temps sur le côté ; il fallait beaucoup de patience pour éviter qu'ils ne fussent bridés. Moyennant quoi, ils se mettaient tout d'un coup à se lever et à appeler en criant. Il n'y avait plus alors qu'à les baptiser. Cette explication, qui satisfit pleinement ma raison, ne vaut-elle pas bien le limon de Prométhée, les pierres de Deucalion ou la côte d'Adam'.' La cérémonie du baptême est restée gravée dans mon souvenir. Je me vois encore marcher en tête du cortège avec trois enfants, nés dans la même année que moi. Nous traversâmes la ville portant chacun un grand cierge, et les cloches sonnaient. Ceux qui étaient à ce cortège vivent encore, mais combien séparés par le hasard, par les choses, par le vent du siècle! N'est-ce pas comme, s'ils vivaient sur des planètes différentes? Le moindre souffle qui s'élève de terre suffit pour disperser lésâmes humaines à tous les bouts de l'horizon. A peine se sont-elles entrevues'face à face, elles se quittent sans même qu'il y ait d'adieu, et elles ne se retrouvent plus! HISTOIRE HE MES IDEES. 127 VIII Le premier nom que je connus l'ut celui de Voltaire, et voici comment je l'appris. Je demandais quelle était la personne qui avait le plus d'esprit au monde. Ma încre me répondit : « C'est un vieux monsieur qui s'appelle M. de Voltaire. » Sur cela, je restai persuadé que. ce monsieur demeurait dans la même ville que nous. Je le cherchais des yeux, quand nous sortions, aux fenêtres, sur le seuil des portes. J'étais un peu blessé qu'il ne nous fil pas de visite. Mais je mettais cette négligence sur le compte de son grand âge. Peut-être avait-il la goutte, peut-être était-il infirme comme ma grand'mère. Je con¬ nus ainsi le nom de Voltait'e sousl'Empire, fort longtemps avant de connaître celui de Napoléon. Le hasard ne fut pour rien dans celle différence. Elle eut une cause toute morale; et pourquoi ne la dirais-je pas, tout incroyable qu'elle paraisse? Mon père haïssait le maître du monde d'une haine qui n'a peut-être jamais été égalée. 11 ne pouvait l'entendre nommer sans frémir, sans pâlir d'indignation, de colère et même de mépris. Car il est le seul homme que j'aie vu mépriser celui que tout le monde admirait. Non-seulement mon père ne pouvait entendre parler de lui, il ne pouvait se résigner à le voir; et il donna de cette répugnance invincible un exemple assez rare pour mériter d'être cité. 11 était commissaire des guerres, c'est-à-dire un roseau dans la main de Napoléon. Voici l'2S HISTOIRE DE MES IDÉES. comment il entendait avancer dans les bonnes grâces de celui sous qui la terre tremblait. La visite de l'Empereur au milieu de toute sa gloire, dans le temps où il marchait sur la tête des bommes,.est annoncée à notre ville. Tout ce qui respire est convoqué à la préfecture. On attend dès l'aube du jour. L'Empereur arriveenfin.il entre: « Le commissaire des guerres ! » demande-l-il de sa voix la plus claire. Et il promène ses regards autour de lui. Les rangs s'ouvrent, on appelle. Point de réponse. Le commissaire des guerres est allé à la campagne, à Cerlines, chasser au filet. 11 n'a point cru nécessaire de se déranger pour cette occasion. Que l'on jugé si malgré tous ses ta¬ lents incontestables (car il était au premier rang) un tel homme était appelé à faire grande fortune sous un tel maître. Mon père appartenait à celte sorte d'hommes, rares déjà sous le Consulat, presque introuvables sous l'Empire et qui me semblent entièrement disparus. Ils tenaient des temps prodigieux qu'ils avaient traversés une croyance absolue à la puissance de la volonté. Pour eux rien d'im¬ possible, ou même de difficile. Toute hésitation devant l'impossible les irritait, comme une désobéissance ou un démenti. Quand celte énergie prenait sa source dans l'âme, elle lui communiquait une fierté indomptable. A ce petit nombre, l'apparition d'un maître causa une aver¬ sion que ne diminua aucune victoire, aucun triomphe de la force. Jusqu'à la dernière heure, mon père du fond de son obscurité lutta contre le vainqueur, de puissance à puissance, d'âme à âme. Car il le délestait, comme une âme libre peut détester le Destin. 11 exécrait tout en lui, la voix, le geste, le regard. Il ne lui accordait ni génie, ni talent, ni figure, à peine la face automatique du soldat. Plus la fortune courtisait le grand homme, plus mon père HISTOIRE DE MES IDÉES. 129 se retirait de lui. Il ne fut désarmé dans cette haine im¬ placable que par les défaites. Alors il se tut. Les désastres consommés, il alla même jusqu'à le défendre. On n'èn- tendit plus un mot de. blâme sortir de sa bouche. La pitié fut plus forte que la haine. Peut-être aussi que le combat de l'orgueil avait cessé. Chez ma mère, l'aversion était la même, quoiqu'elle prît sa source dans le seul sentiment de la liberté perdue. L'orgueil n'y fut pour rien. De cet accord de mes parents, s'ensuivit quelque chose de singulier. Soit prudence, soit scrupule de m'apprendre trop tôt à haïr, ils gardèrent devant moi le silence le plus complet sur l'Empereur. Voilà comment j'ignorai si longtemps son nom, que je fus obligé de découvrir moi-même ; et de ce côté il y a dans ces années un grand vide pour moi. Mais dans cette ignorance, ma liberté fut respectée, et il ne me manquait plus que d'entendre parler de Napoléon pour devenir bonapartiste dans une maison où on l'était si peu. Quelle idée pouvait se faire un enfant des énormes événements qui se passaient alors dans le monde? Tout grands qu'ils fussent, le bruit m'en arrivait à peine. Voici je crois la première impression durable que j'en reçus. Un homme en deuil monte lentement, mystérieusement les escaliers. A sa suite, on me conduit dans'une salle où était étendu sur des cordes un uniforme d'officier troué d'un balle. Cet uniforme teint de sang était celui d'un de mes oncles, tué en Espagne au siège de Girone. Ma mère, qui maudissait cette guerre, retint encore sa haine, et ne lit servir en rien ce spectacle à ses passions. Quant à tous les autres, ils parlaient peu des événements, si ce n'est pour applaudir. 130 HISTOIRE. DE MES IDÉES. IX J'atteignis ainsi ma septième année à la campagne, et j'ai pour m'en assurer une date morale qui ne peut nie tromper. Dans un de ces entretiens que ma mère avait avec Dieu, en ma présence, elle m'avait averti qu'à partir de ma septième année j'étais responsable de mes actions. Désormais toutes mes fautes retomberaient sur moi. Grâce à cet avertissement, je me tins sur mes gardes. Pendant quelques jours je fus en effet sans reproches. Mais enfin je m'en attirai un, je ne sais lequel, et le sen- timentdema chute, qui me parut irrévocable, m'exaspéra-. J'aggravai ma faute par le dépit de l'avoir commise, car je n'y voyais aucun remède. J'entrai en révolte pour la première fois. Le remords ne se lit pas attendre. Ce fut un désespoir sans bornes, que personne ne pouvait apaiser. J'errais le jour entier sur la galerie extérieure ; quand les paysans passaient et s'approchaient, je criais d'une voix lamentable, en m'arrachant les cbeveux : Je suis damné! je suis damné ! Les paysans ouvraient de grands yeux; mes tantes, ma mère, les gens de la maison cherchaient en vain à me rassurer, A tout je répondais : Je suis damné ! Que ne fallut-il pas pour apaiser ce cri d'une con¬ science qui s'éveillait pour la première fois! J'eus besoin de beaucoup de temps pour comprendre qu'une faute commise peut être effacée. Il m'avait été bien plus facile HISTOIRE DE MES IDÉES. 131 et [dus naturel d'accepter du premier coup l'éternité des peines. Après cet événement, celui qui marqua pour moi celte année fut une maladie qui faillit m'emporter. C'était une lièvre typhoïde qui fit mourir neuf ou dix enfants du voi¬ sinage, et quelques-uns dans notre maison même. Je vis passer sous nos fenêtres l'enterrement de l'un d'eux sans faire aucun retour sur ce qui m'attendait. Pendant un sommeil mortel dans lequel j'étais plongé depuis plu¬ sieurs jours, un de mes camarades s'approcha de mon lit; il se contenta de dire en me voyant : « 11 n'en a pas pour longtemps ! » Je sortis pourtant de cette léthargie, et j'en sortis sauvé, grâce aux soins prodigieux qui m'en¬ tourèrent. Quels accents de joie saluèrent ce réveil ! Je les entends encore! C'est à cette joie que je compris d'où je sortais. Je vois encore ma mère et la bonne Babel montées debout sur des chaises chanter à lue-tête : Au point du jour ! Que n'espérait-on pas alors et de moi, et des choses et de cette aube qui recommençait à luire! A peine sorti de mon lit, on me montra la comète de 1811. Elle était alors dans tout son éclat et me sem¬ blait briller pour moi. Ce temps de convalescence m'ap- paraît aujourd'hui comme un des plus doux de ma vie. C'était comme une naissance nouvelle dont j'aurais eu conscience. Et comme je jouissais d'aimer et d'être aimé ! Je ne voyais pas une créature, pas une chose qui ne sem¬ blât se réjouir de ce que j'étais resté avec elle dans le monde. Même ma grand'mère si austère, si redoutable pour nous autres enfants, que je n'avais jamais vue se dé¬ rider, sourit en ce jour d'un sourire étrange. Elle fut charmante, si ce mot peut convenir à une personne qui nous terrifia toujours par sa seule présence. Nous allions quitter ma ville natale et le pays où 152 HISTOIRE DE MES IDÉES. j'avais vécu jusque-là. Je me faisais mille tableaux plus ravissants les uns que les autres du pays inconnu où nous allions nous établir. Dans la faiblesse où j'étais réduit, il n'était plus question pour moi d'écoles ou de collèges, que j'avais à peine entrevus. Que de motifs de bonheur! C'est dans l'automne de 1811 que nous par¬ tîmes de Bourg pour la petite ville de Cbarolles. Aujourd'hui, après un demi-siècle, après tout ce que j'ai vu, senti, enduré, me plaindrai-je d'avoir été sauvé? Regretterai-je qu'on m'ait fait sortir de ce sommeil lé¬ thargique, commencement de la mort? Non, je ne mau¬ dirai pas la vie, parce qjue dans ces premières années, j'avais déjà pris goût à la justice. On m'avait appris à l'aimer; elle m'a tenu compagnie dans les bons et dans les mauvais jours, et m'a empêché de connaître l'ennui, le vide, passion de ceux dont elle n'a jamais rassasié le cœur. DEUXIEME PARTIE I Combien le moindre changement de lieux laisse de traces profondes dans la mémoire, dans la vie d'un en¬ fant! Ce départ fut pour moi, non pas seulement une date, mais une ère universelle dans laquelle le monde prit une autre forme. Il est certain que les lieux que nous allions habiter différaient beaucoup de ceux que nous quittions. Depuis ma naissance, j'avais eu devant les yeux un rideau de montagnes qui avaient excité en moi le désir continu de voir ce qui était au delà. Ce rideau était tombé; un autre l'avait remplacé; après celui-là un troisième; premier sentiment de l'inaccessible! Au lieu de nos plaines, des monticules, des ravins, de vastes prai¬ ries en pente; puis j'avais au bout du jardin une eau cou¬ rante et profonde, moi qui n'avais vu que des ruisseaux stagnants. Je me sentis transporté dans une autre pla¬ nète. En même temps que je jouissais avec délices de la 154 HISTOIRE DE MES IDÉES. nouveauté des objets, j'avais peine à me retrouver moi- même. Au milieu de cet universel changement, les hom¬ mes ne me semblaient guère moins différents que les choses. Au lieu des paysans, au milieu desquels j'avais surtout vécu, ce n'étaient plus que soldats qui allaient rejoindre leurs corps. Nous en avions toujours deux ou trois à loger; et c'est d'eux, je pense, que je reçus mes premières idées de la vie publique. Au moins est-il sûr qu'ils me parlè¬ rent les premiers des armées étrangères. En écoulant ces soldats, je ne doutais pas qu'à la première rencontre ils ne missent en poudre l'ennemi. A chaque nouvelle qu'ils me donnaient, je me hâtais, de la porter à mes parents, bien étonné de les voir réduire à leur juste valeur ces prises de quelques caissons, où je mettais le salut de la France. Car, dès ce temps, ce nom de France avait toute sa magie pour moi. J'en dus la première impression sai¬ sissante à ces soldais isolés, dont chacun me semblait un Turenne; or, j'avais d'autant plus sur le cœur l'histoire de ce grand homme, que l'ayant méritée en prix et l'ayant, tirée au sort, je la manquai, ce dont je ne me suis pas encore consolé. 11 nous vint un caporal de l'île de Cabréra, où il avait été prisonnier de guerre des Espagnols. Que sa terrible histoire m'a coûté de larmes et d'insomnies ! Par bon¬ heur, il ne se lassait pas plus de la raconter que moi de l'entendre. Pendant qu'il nettoyait sa giberne ou qu'il m'apprenait l'exercice, il revenait à cette île nue, déserte, où il avait été jeté lui et ses compagnons. A peine avait-il fini : « Encore une l'ois! » lui di- sais-je. Alors il laissait sa giberne, et prenant sa pipe, il re¬ commençait son récit. HISTOIRE DE MES IDÉES. 155 C'était d'abord un rocher effroyable perdu entre le ciel et l'eau, et au milieu de la mer, sous un ciel brûlant, pas une goutte d'eau à boire. Une fois par semaine une barque leur apportait quel¬ ques racines, un peu d'eau; et c'est pour cette misérable nourriture qu'ils comptaient les jours et les heures. ■Avant le lever du soleil, ils attendaient muets, assis sur le rivage, que la barque reparût. Souvent le jour passait sans qu'elle se montrât, et la faim rendait les nuits plus cruelles encore que les jours. Enfin la barque manqua tout à fait, et quelles scènes suivirent alors ! Tous les couteaux jetés dans la mer. de peur qu'ils ne se tuassent les uns les autres et ne se man¬ geassent entre eux. Une seule hache gardée au sommet d'un rocher, pour dépecer le biscuit de mer, s'ils devaient en recevoir jamais. « Et vous n'êtes pas mort ! » m'écriais-je. Et je touchais son sac, ses cartouches; tout ce petit mobilier plein d'odeur de poudre me semblait autant de reliques. Le caporal s'interrompait alors pour me découvrir son bras; il me montrait les tatouages dont il s'était marqué F avant-bras dans l'oisiveté de l'île. C'étaient des dessins bleus, violets, de fleurs étranges, d'arbres, de barques, au milieu desquels un aigle couronné prenait hardiment son vol. Comment ne pas être tatoué? Rien ne me semblait plus beau que de porter ainsi un aigle violacé dans ses propres veines. Je voulus en avoir un. Le caporal de Cabrera sa¬ vait tatouer. Il nous manquait du vermillon, nous en trouvâmes, nous nous mîmes à l'œuvre. Je supportai assez bien les innombrables piqûres d'épingle qu'il me fallut endurer. Mais la lenteur de l'opération, qu'il faut incessamment recommencer, me rebuta. Puis d'autres 156 HISTOIRE DE MES IDÉES. objets se présentèrent. Je n'eus ainsi dans les veines qu'une ébauche d'aigle tatoué, que les années ont môme fait entièrement disparaître. 11 Au milieu de ces conversations soldatesques (et il ne m'est jamais arrivé d'entendre de la bouche de ces hom¬ mes un mot qui pût ternir l'imagination d'un enfant1, apparaissait 1111 personnage que je ne pouvais m'expliquer, (l'était 1111 conventionnel de la Montagne, d'un grand et charmant esprit, compagnon de Saint-Jusl dans sa mission aux lignes de Wissembourg, Baudot, qui avait découvert Hoche et agrandi la France jusqu'au Rhin. OEil d'aigle, bouche souriante, grand habit noir, bas de soie, il venait chaque jour passer deux heures chez mes parents. Jamais il ne parlait de la Révolution. C'était Là aussi un sujet in¬ terdit, soit qu'il craignît de ne pas être compris, soit que lui-même fût importuné de ses souvenirs. Je l'entendis pourtant dire un mot qui me frappa : « D'autres hommes ont la fièvre pendant vingt-quatre heures! Moi, ma¬ dame, je l'ai eue pendant dix ans. » Quelle pouvait être cette fièvre? Ce mystère m'attirait. Car le silence profond gardé sur les plus grands événements par ceux même qui les avaient faits était alors un des traits delà France. Si j'interrogeais, on me répondait tout bas par le mot de Terreur. Je supposais alors des histoires effroyables; mais en rencontrant le lendemain sur l'escalier celle même figure si gracieuse, si souriante, charmante, la HISTOIRE I)E MES IDEES. 1.17 plus aimable peut-être que j'aie vue, je ne savais plus que penser. Jusque-là je ne connaissais guère que de nom les collè¬ ges. Celui de la petite ville que nous habitions servait de magasin de fourrage, dans les temps de passage de trou¬ pes; il ne nous était ouvert que lorsque le foin manquait. Dans ces moments de disette, nous avions pour maître un vieux capitaine de dragons,'homme de cœur, éloquent même. J'avais pour le latin un éloignement qui touchait à l'horreur; il se trouva qu'il avait le mêmesentimént que moi. Quand il y avait classe, chose rare! le temps se passait'à revoir les manœuvres de cavalerie, qu'il figurait très-bien avec nos rudiments en colonnes par pelotons, ou déployés en bataille sur la table. 11 nous enseignait aussi comment dans la rude campagne de 1799, son che¬ val se trouvant épuisé, il lui avait rendu la vigueur né¬ cessaire. en l'abreuvant du vin des ennemis. Enfin le mo¬ ment arriva où cet enseignement même ne fut plus possible. Les provisions de foin, d'avoine, d'orge ayant été refaites au commencement de 1812, encombrèrent le vieux couvent qui nous servait de collège ; nous y gagn⬠mes la liberté. On me chercha pourtant quelque instituteur. Il y avait justement dans notre petite ville un bon vieux prêtre, d'abord assermenté, puis délié de ses vœux, puis marié, ce qui causait une horreur indicible même aux esprits forts dé la Révolution. Il avait ouvert une petite école; bientôt il fut forcé de la fermer, et on le laissait très-cha¬ ritablement mourir de faim, comme. Granville, lui et sa vieille femme. Ma mère entreprit de vaincre ce préjugé et cette inhumanité. Elle crut que son exemple entraîne¬ rait quelque autre à l'imiter. Elle m'envoya bravement et avec une certaine solennité chez ce vieillard, qui, mal- 138 HISTOIRE LIE MES IDÉES. heureusement, se trouva aussi bègue que le père Pichon et de plus un peu sourd, mais le meilleur homme du monde. Il ne put guère être question entre nous de latin, car il ne connaissait de Virgile que l'Enéide travestie de Scarron, dont il me fit goûter quelques morceaux : Et; l'ombre d'un cocher, qui brossait l'ombre d'un cheval. Mais il fut convenu qu'il m'enseignerait le dessin. En effet, dès le premier jour, il m'apprit, qu'il existait deux grands hommes italiens nommés Raphaël et Michel-Ange. Raphaël savait faire un rond dans la perfection et d'un Irait de plume. Pour Michel-Ange, son art consistait à atteindre du premier coup le centre de ce rond. En con¬ séquence, pour imiter ces deux grands hommes, nos leçons se passèrent à tracer à la craie des ronds sur un tableau ad hoc, et à en attaquer vivement le centre; ce que nous faisions comme dans un jeu d'escrime, jusqu'à en perdre haleine. Le curieux de tout cela, c'est que nous gardâmes ma mère et moi le secret le plus profond sur ce singulier système d'éducation, dont je sentais pourtant les côtés faibles. Aussi ce qu'elle avait tant désiré arriva. L'exemple qu'elle donnait finit par être imité. En me voyant si ré¬ gulier, si assidu dans cette école, on jugea qu'elle était profitable; comme elle était d'un prix accessible elle fut bientôt suivie. Deux fils d'un général, dont l'un, je crois, s'est fait un nom dans la guerre d'Afrique et dans les lettres, vinrent bientôt illustrer notre école. De ce jour-là le pauvre ménage fut sauvé, eL certainement cela ne nous fit aucun mal. Car de quoi s'agissait-il dans le fond ? De nous garder entre quatre murs, de nous préserver deux ou trois heures par jour contre l'influence de plus en plus iUSTOIlU; DE MES IDÉES. ■159 envahissante dés soldats errants, des théâtres ambulants, des prisonniers de guerre et des chanteurs publics. Pour apprivoiser l'humeur sauvage qu'un tel genre de vie ne pouvait manquer de développer, on me fit appren¬ dre la musique. Mon maître était un de ces types de la vieille France, qu'on ne reverra plus. Quand j'ai lu le Neveu de Rameau de Diderot, il m'a toujours semblé le reconnaître. Bègue aussi, je le répète à regret, comme mon maître de dessin et comme le père Pichon, le visage bistre, rond, sillonné avant l'âge, ancien choriste, la musique était le moindre de ses soucis. Mon maîlre de musique était avant tout mécanicien, inventeur de machines hydrauliques. On lui avait volé vingt fois des secrets de machines par lesquels il devait soulever le monde. Grand politique du reste, c'est par lui que j'en¬ tendis pour la première fois les mots encore inconnus à mon oreille de Bourbons, de droits féodaux, de dîmes, de corvée. Grand patriote aussi, il m'apprit le premier la Marseillaise, que tout le monde avait oubliée dans le pays. Je me souviens que pendant que les Autrichiens défilaient sous nos fenêtres il la raclait impitoyablement et héroïquement de manière à étouffer le bruit des pas et des armes. Au reste, plein d'une sorte de génie désor¬ donné quand il parlait de son art, ce qui arrivait rare¬ ment. 11 y portait des vues extrêmes, comme en tout. Il avait imaginé d'appliquer le syslème-jde la conscription aux belles voix. 11 se proposait de les enrégimenter de force, au nom de l'État, et d'imposer ainsi despolique- ment l'harmonie par grandes masses à la France récalci¬ trante. Quand l'Odéon a été brûlé, il est resté persuadé que l'incendie avait eu pour auteurs les ennemis de son système, qui allait, disait-il, triompher. 11 en est mort de douleur. Dans cette tête un peu extravagante, il y avait 140 HISTOIRE DE MES IDÉES. un mouvement universel, qui eût dû m'exciter à penser, si le temps en fût venu. III Au milieu de ces étranges figures et de cette éducation en plein air que les circonstances rendaient inévitables, se trouvait pourtant chaque jour une heure ou deux qui tranchaient pourmoi avec toutes les autres. C'étaientcelles que je passais seul et recueilli avec ma mère. Il me sem¬ blait que je devenais une autre personne, dès que j'avais passé ce seuil chéri, et il y avait en cela quelque chose de vrai. Car sans nous entretenir de cette vie rude et fan¬ tasque, ma mère me traitait d'égal à égal, dès que la porte était, fermée. Chose singulière, tout le fracas de mes habitudes désordonnées cessait aussitôt; malgré mon ignorance absolue et le vandalisme dans lequel j'étais tombé depuis notre départ de la campagne, j'étais capa¬ ble de la suivre dans les entretiens où elle, m'attirait à mon insu. Nous faisions alors des lectures fort au-dessus de mon âge. Pour commencer, nous lûmes Hanilet et Macbeth, qui, sans que je puisse dire comment, se trouvè¬ rent fort bien à ma portée. A sept ans, j'avais déjà versé toutes les larmes de mes yeux pour Amélie Nlansfield. Nous finîmes par les Caractères de La Bruyère, Racine, Corneille, tout le théâtre de Voltaire. Je ne connus que tard J. J. Rousseau et par moi-même. Car ma mère, qui me fit connaître de si bonne heure Voltaire et qui l'aimait comme la lumière, se défiait de l'esprit, retors de Rous- HISTOIRE DE MES IDÉES. 141 sçîiu et craignait sa sentimentalité. Il en fut de même de Chateaubriand; l'esprit net, sensé, lumineux de ma mère ne goûtait qu'à demi la romanesque et fantasque théologie du Génie du christianisme. Tous les conlroversistes passionnés, sans en excepter Bossuet, faisaient sur elle l'impression de beaux diseurs et de têtes faibles; quoiqu'ils fussent dans sa bibliothè¬ que, elle ne me les montra pas. Au contraire, madame de Staël, qu'elle avait connue dans sa jeunesse, était son idole. L'exil de cette femme illustre était pour elle un deuil profond, une douleur personnelle qu'elle ne pouvait exhaler nulle part. Car il était alors de bon goût de ricaner dès que ce nom odieux au maître était prononcé. C'était donc à moi seul qu'elle exprimait sa peine comme un secret, et je la partageais, ou plutôt je la de¬ vinais, et c'est, je pense, de ce moment que je commençai à devenir capable de souffrir pour une cause morale. Mon âme naissait dans ces courtes heures d'entretien; je m'en apercevais au mal que me faisait le récit des ridicules que l'on voulait attacher aux paroles et aux idées de ma¬ dame de Staël. Certes, je ne comprenais qu'à nioitié ce langage, mais il faisait sur moi comme l'impression d'une harpe; sans pouvoir dire pourquoi, j'étais ému, je sentais comme des écailles tomber de mes yeux. Mais ces moments de lumière où la pensée s'éveillait duraient juste le temps que je passais avec ma mère. Plus tard, nous essayâmes de lire ensemble les Con¬ sidérations sur la Révolution française, dès qu'elles paru¬ rent. Nous fûmes bientôt forcés d'y rénoncer ; à mon ex¬ trême confusion, ce livre était pour moi lettre close. Non pas que je ne pusse atteindre aux sentiments et même quelquefois aux idées dont il est rempli, mais ce sont les 142 HISTOIRE 1JE MES IDÉES, mots eux-mêmes qui me manquaient. Le dictionnaire de la langue de la liberté n'existait pas pour moi. Quoique l'on fût alors si peu éloigné du temps de la Révolution, l'idiome en avait été perdu. Au moins ne se transmettait- il pas à ceux qui comme moi n'avaient pas été contem¬ porains des événements. Je ne savais ce que c'étaient que girondins, constitu¬ tionnels, montagnards, jacobins, encore moins chartes, garanties individuelles, constitutions. C'était là pour moi une langue morte qui ne m'était guère moins étrangère que le grec ou le latin. Un seul mot avait remplacé tous les autres, la Terreur, mot que personne ne me définis¬ sait. Nous lûmes ainsi arrêtés court dans notre lecture; il m'eût fallu un dictionnaire pour chaque ligne, tant la langue de la Révolution avait proinptement cessé d'être une langue vivante. Nous n'avions pas songé à cette difficulté; elle se trouva insurmontable. Et cela me donne à penser que, grâce aux interruptions fréquen¬ tes de la liberté en France, chaque génération est pour ainsi dire obligée d'en rapprendre comme moi la langue, péniblement et dans les livres, non dans la conversa¬ tion. Je ne comprenais aisément que la langue du despo¬ tisme; car elle est simple, peu de mots la composent, je l'avais toujours entendu parler. C'était celle du peuple, des soldats, de tout le monde. Celle de la liberté était pour moi un hiéroglyphe, un idiome lettré, savante res¬ tauration d'une langue morte. Elle m'attirait, et me déses¬ pérait en m'humiliant, parce que je ne pouvais la com¬ prendre. Ces heures-là étaient de rapides échappées sur un monde inconnu; après quoi, je retombais bien vite dans la vie barbare que la force des choses établissait autour HISTOIRE DE MES IDÉES. 1,13 de nous. Ma mère elle-même 11e pouvait pas toujours s'y soustraire. Une après-midi du printemps de 18112, elle allait en grande toilette à une réunion de fête et m'avait pris avec elle. Comme toujours, quand nous étions en¬ semble, nous avions peine à modérer notre joie; la beauté, l'éclat du jour, l'augmentaient encore; tout à coup au détour de la rue, débouche en plein soleil une longue co¬ lonne, de spectres qui marchent à la lile, hâves, affamés, presque nus, défaillants, mourants à chaque pas. C'étaient des prisonniers de guerre espagnols qui traînaient après eux tous les maux de la guerre. Quelques-uns de ces mo¬ ribonds /approchent de nous en tendant leurs mains et arrêtent sur nous leurs yeux sanglants. A la vue de ces misérables, ma mère fut saisie comme d'un remords de se voir si belle; elle leur jeta sa bourse et rentra chez elle; elle quitta bien vite en pleurant ses habits de fête, qui lui faisaient horreur depuis qu'elle avait vu de telles calamités. Ce spectacle me poursuivit longtemps. Il s'y ajouta le lendemain une sorte de lièvre jaune que cette malheureuse bande avait répandue par¬ tout où elle avait passé. Notre petite ville en resta comme pestiféréependantle printemps, l'été et l'automne de 1812. Chaque matin j'allais voir les cadavres que l'on entassait tout vêtus par monceaux dans un vaste chariot, à la porte de l'hôpital. Et je n'éprouvais aucun saisissement à cette vue : l'imagination dormait encore. Ce premier aspect de la mort me fut ainsi presque indifférent, soit que je trou¬ vasse le nombre des cadavres au-dessous de ce que le bruit public annonçait, soit peut-être que je ne visse là avec mes compagnons que des ennemis. Mais certes, je me calomnie par cette dernière parole. Car, parmi les prisonniers (le général Mina cl ait, je crois, du nombre), il y avait un enfant de mon âge que j'aimais tendrement. La 144 HISTOIRE DE MES IDÉES. pensée de sa captivité, de sa vie errante et misérable, des dangers qu'il avait traverses, des guerres lointaines, en¬ trait pour beaucoup dans cette affection. D'ailleurs j'avais appris en secret à respecter ce peuple. Souvent, quand nous étions seuls, ma mère répétait devant moi : « On pourra vaincre l'Espagne, non pas les Espagnols. » Cette parole me transportait comme les maximes de notre Cor¬ neille. C'est à elle que je dus ma première notion du droit d'aulrui, mon premier sentiment de respect pour une na¬ tionalité étrangère. Ainsi ie fond de cette éducation était une grande ru¬ desse, qui nous sauvait de toute corruption. Sous cette cuirasse grossière, il y avait une âme qui naissait; elle échappait deux heures par jour à l'exemple général. Elle s'essayait alors à comprendre, à sentir, à s'adoucir, à s'é¬ lever même. Mais c'était là comme un secret entre nous.; combien nous nous serions gardés de le divulguer! Le reste du temps était donné aux batailles à coups de pierres, à l'assaut de quelques masures, à l'endurcissement, à l'ap¬ prentissage des blessures, rapportant chaque jour quel¬ que horion, jusqu'à être retenu au lit des mois entiers à la suite de quelque fait glorieux que je veux bien passer ici sous silence. Et n'était-ce pas là le genre de vie auquel nous étions tous destinés? N'était-ce pas chose très-sage de nos parents, et des miens en particulier, de nous y pré¬ parer et de nous y abandonner d'avance? HISTOIRE DE MES IDÉES. 145 IV D'ailleurs est-ce bien la rudesse que nous avons à craindre dans nos mœurs nouvelles? N'est-ce pas plutôt la mollesse de l'âme qui se glisse partout sous cette ap¬ parence? Il n'est pas si facile que l'on pense de garantir un enfant contre la surprise des sentiments prématurés. Même au milieu de ma vie sauvage, j'en fis l'épreuve à dix ans. Dans le temps que nous achevions le théâtre de Racine, il nous arriva une troupe d'acteurs ambulants, quoique notre petite ville fût très-écartée du monde. Ils jouaient surtout la tragédie. Le théâtre étant fort dénué, nous prê¬ tions les fauteuils, les arrosoirs, les ustensiles nécessaires pour les palais et les jardins en terrasse des rois de Grèce et de Ninive. Cela me valut mes entrées à moi et à mes compagnons, sur une planche à l'angle de l'avant-scène. Je vis représenter ainsi pour la première fois lphigénie, et lphigénie fut ma première idole. Sans m'arrêter à la pièce, que je connaissais, aux décorations, aux costumes, je concentrai uniquement mon attention sur la personne qui jouait la fille d'Agamemnon. Dès q'u'elle parut, je n'appartins plus qu'à elle. Ses longs regards baissés sous son voile d'or, qui traînait jusqu'à ses pieds, sa pâleur, ses soupirs, son accent, tout me donna l'idée d'une per¬ sonne accomplie. C'est elle que je vis, non pas son rôle, ou plutôt je ne distinguai pas l'une de l'autre. A peine s'il me resta le moindre intérêt pour Achille, malgré sop x. 10 146 HISTOIRE DE MES IDÉES. beau casque à aigrette, et quoiqu'il fût très-vaillamment représenté par le directeur de la troupe, M. Leclerc. De quel nom appeler ce que cette inconnue m'inspirait? C'é¬ tait d'abord une admiration muette qui s'étendait à tout ce qui l'environnait de près ou de loin. Mais c'était une admiration pleine de trouble, de stupeur, de saisissement, comme à la vue d'une déesse. A peine elle arrivait, j'étais à la lettre anéanti devant Ie§ perfections- d'une créature si céleste. Quand elle quittait la scène, j'étais consterné, et en même temps soulagé d'un grand poids. Je respirais. Mais avec quelle angoisse j'attendais son retour! Combien j'aurais voulu la consoler dans l'intervalle, la suivre au pied de l'autel! J'épiais le bruit de ses pas sur les plan¬ ches tremblantes ! Et au milieu de ses infortunes, je crai¬ gnais pour moi presque autant que pour elle, sans savoir que craindre, tant je ne faisais qu'une âme avec elle! J'avais peur, par-dessus tout, de la rencontrer hors du théâtre. Car il m'était impossible de comprendre ce que je deviendrais en sa présence; et je ne doutais pas qu'elle ne fût partout la même. Heureusement je ne ren¬ contrai pas une seule fois ma déesse. Je m'en ouvris fran¬ chement à ma confidente ordinaire, qui, loin de contra¬ rier une passion si magnifique, la trouva la plus légitime et la mieux autorisée du monde. Mais que dis-je? Ce n'était pas la première que la Beauté m'eût inspirée. Une danseuse de corde que j'avais vue à Trévoux faire des tours périlleux d'amazone,"à cheval, avait précédé de beaucoup Iphigénie sans lui céder en rien, hormis qu'elle était un peu hâlée peut-être. Mais ses traits de bronze n'en restaient que mieux gravés. Avant la bohémienne, une autre apparition s'était levée pour moi au malin de la vie, parmi des œillets de Perse dans le jardin des abeilles à Certines. El au milieu de ces HISTOIRE DE MES IDÉES. 147 figures, il n'y a pas une enfant, mais toujours des per¬ sonnes achevées dans la fleur, sinon dans la maturité de l'âge. Chacune de ces apparitions me renvoie à une appa¬ rition plus lointaine. Je vois ainsi comme une procession de ces enchanteresses se tenir par la main, jusqu'au mo¬ ment où mes yeux s'ouvrent à la lumière du monde; ce qui devrait en conscience m'obliger de croire avec Platon que l'âme s'éveille dans l'Éternel Amour. V Cependant les événements qui changeaient la lace du monde devaient finir par arriver jusqu'à nous. C'est par hasard qu'un enfant de mon âge m'avait raconté l'in¬ cendie de Moscou, comme nous revenions juchés sur un char qui ramenait de la forêt une charge de bois et de feuillée. L'almanach de la foire ne m'avait pas laissé igno¬ rer le nom de Leipzig et la mort de Poniatowski.' Mais les événements se passaient si loin, si loin, qu'ils étaient l'a- •buleux. Je les apercevais à travers de grossières gravures sur bois; j'en étais oppressé comme de l'histoire de M011- lézuma dans les Incas. L'année 1814 arriva brusquement et me réveilla en sursaut de cette mythologie populaire. Pour la première fois, je sentis, je touchai les choses. Je vis les armes, les hommes, les blessures. Tout ce que j'ai vu, entendu à partir de ce moment m'est demeuré gravé dans le moindre détail. Un matin de cet hiver de 1814, nous allions, selon 148 HISTOIRE DE MES IDÉES. notre coutume, à la rencontre du messager, sur la route de Percy. Ce messager était un idiot dont l'intelligence n'avait, gardé qu'une case pour le sentiment de la patrie. Ordinairement il tenait à la,main une branche de chêne qu'il agitait de loin, en signe de victoire. Son grand cha¬ peau à corne était à demi couvert par une immense co¬ carde tricolore enrubannée, mêlée de pâquerettes. Ce jour-là, il ne tenait point de branche à la main; quand nous fûmes près de lui, nous vîmes qu'il n'avait pas une seule fleur à son chapeau. — Mauvaises nouvelles! nous cria-t-il, les Kaiserlicks ne sont pas loin ! Et il continua son chemin à la manière des idiots en trébuchant à chaque pas. Nous crûmes d'abord que c'était un de ses accès de folie ordinaires. Mais nous fûmes ébranlés par ce que nous vîmes à notre retour. Mon père fondait des balles et il partait en éclaireur avec sa carabine. Sur la petite place de l'église étaient réunis, alignés sur deux rangs, une trentaine de bourgeois et d'ouvriers armés de fusils de chasse. Notre maîlre d'école brandissait une vieille épée, en serre-file. Hélas ! c'était là chez nous l'arrière-bandela France ! Le capitaine passa devant les rangs et distribua à chacun deux cartouches qu'il prit dans un bahut à pé¬ trir le pain. « Vous pouvez tenir tête à trente cavaliers, ». dit-il froidement. « A deux millions! » répondit une voix; la petite armée s'ébranla en silence. Au premier rang, je reconnus le père Grenouille dans son magnifique habit de garde française. Le père Gre¬ nouille était un vieux soldat de Louis XVI, que ses soixante-quinze ans avaient forcé de se retirer du ser¬ vice. Réduit à la dernière misère, il habitait le quartier des pauvres, le Calvaire où j'allais quelquefois le HISTOIRE DE MES IDÉES. 149 trouver dans sa cabane. Il venait presque chaque jour dans notre maison comme manœuvre. Je ne l'avais jamais vu que courbé en deux, scier, fendre du bois d'une main tremblante, dans le jardin. Mais ce jour-là, il s'était redressé de toute sa hauteur; et le père Grenouille avait au moins six pieds, l'air noble, le visage tranquille comme sa conscience, les yeux d'une douceur singulière. Il por¬ tait en pleine poitrine, au bout d'un large ruban, sa croix d'honneur que je n'avais jamais aperçue. Au lieu de trem¬ bler, il marchait d'un pas ferme, imposant. Aussi, quand il passa près de moi, je le saluai, mais je n'osai lui dire comme je faisais les autres jours : « Adieu, père Gre¬ nouille! » 11 ne devait revenir que la tête fendue d'un coup de sabre, et même alors il n'eut pas en mourant la joie du soldat. Lorsqu'on le vit reparaître, mes compagnons se moquèrent de sa vieillesse, de sa tête branlante, enve¬ loppée de charpie et de haillons. Pour prix de son acte sublime, il ne recueillit que la risée. Je le vis et j'en fus consterné. Pour lui, calme comme toujours, placide, muet, impassible, il semblait ne s'apercevoir ni de la moquerie, ni de la blessure mortelle. Je devais ce sou¬ venir à cette grande figure stoïque du Pauvre qui m'est toujours restée présente sur les ruines de la France. Pendant que cette petite troupe s'éloignait, il nous vint un renfort, auquel nous n'avions pas pensé; toute une armée d'enfants, les vétérans âgés de quinze ans, en beaux uniformes, shakos à gances, chevrons aux bras, cara¬ bines à notre taille, débouchent dans notre ville. Quel moment ! Cette armée était la fameuse bande des parti¬ sans de M. le duc de Damas. Celte fois notre enthousiasme n'eut plus de bornes. Nous faillîmes en perdre la raison. A la tête de la petite armée s'avançait, sur un beau che- 150 HISTOIRE DE MES IDÉES. -val noir, le chef fumant tranquillement sa pipe dans ce moment de crise. Le vieux capitaine Dèr, espèce de soldat d'Ànnibâl, af¬ filié je ne sais comment à ces bandes, vint voir mon père, qu'il avait connu dans le bataillon de l'Ain, et cela m'a¬ cheva. Dès lors notre projet de nous enrôler sous le dra¬ peau du capitaine Dèr fut arrêté. Mais nous trouverait-il à onze ans la taille requise, l'âge voulu? Oserions-nous seulement lui en parler et soutenir son regard sévère? Car rien n'était plus terrible, il faut l'avouer, que le regard du capitaine Dèr. Quelle inquiétude! et quelle nuit passée dans une attente mortelle! Le jour se leva, il ne nous ap¬ porta aucune consolation ; bien au contraire; pour moi qui perdais visiblement l'esprit, je me réveillai consigné dans ma chambre. Je voulus sortir. 0 douleur! Elle était étroitement fermée. On m'y laissa deux jours en tête à tête avec les neuf volumes du Voyage en Grèce du jeune Anacbarsis, auquel on ajouta pour surcroît d'ironie les planches et les cartes .géographiques. Après ces deux jours de earcere duro, je pus enfin sortir. Mais où était l'ar¬ mée? Elle avait disparu emportant avec elle tous mes rêves de gloire et mon bâton de maréchal. Je ne sais ce qui serait arrivé de ces regrets, si je n'eusse gardé une certaine rancune à nos héros de ce qu'ils nous avaient si promptement abandonnés. Au moins, s'ils eussent marché au-devant de l'ennemi! Mais non, ils étaient partis dans une direction opposée; j'avais peine à leur pardonner leur retraite. Dans ma mauvaise humeur, je l'appelais une fuite. Ils furent remplacés par une centaine de Piémontais au cœur tout français, seule troupe qui nous séparât encore de l'ennemi. J'eus le spectacle d'une alerte. Les soldats faisaient tranquillement la soupe dans le collège et je les HISTOIRE DE MES IDÉES. 151 regardais. A un coup de baguette de tambour, suivi de ce cri : L'ennemi! marmites, chaudrons, cuillers, assiettes, couteaux, volent pêle-mêle. Les fusils sont pris aux fais¬ ceaux, les bretelles des sacs rattachées, les rangs formés, les hommes lancés à la course au-devant de l'ennemi, et tout cela en moins de temps que je n'en mets à le dire. L'é¬ lan, l'alacrité de ces hommes à courir au danger, est un des spectacles de ce temps qui sont le mieux restés dans ma mémoire. Je les suivis à toutes jambes. J'arrivai jus¬ qu'à l'endroit de la route où était formé un petit peloton en avant-poste, avec une védetle à trente pas dans un champ, sur la gauche; j'entendis les paroles du lieute¬ nant; il s'adressa d'abord à nous brusquement : « En¬ fants, retirez-vous 1 » Ensuite à ses soldats : « Tant qu'il me restera une cartouche, vous n'avez rien à craindre! » Il se fait un grand silence; une vingtaine de cavaliers au¬ trichiens se montrent tout à coup, en face, au haut d'une butte, sur la route. Le lieutenant commande posément, d'une voix brève. Le petit peloton fait feu. Les cavaliers ennemis ripostent de leurs carabines, et, tournant bride, au grand trot, ils disparaissent. Encore une fois, je crus tout sauvé et la France déli¬ vrée! Nous allions criant victoire, quand je vis les Pié- montais redescendre et nous quitter à leur tour. Même notre lieutenant passa le sabre dans le fourreau. Alors, mais alors seulement je commençai à croire ce que nous avait annoncé le messager. Est-ce que je sentais ce qu'il y avait de solennel en de pareilles heures, même dans la plus chétive bourgade, telle que la nôtre? Je sentais au moins que rien de sem¬ blable ne s'était passé depuis que j'étais au monde. Il me semblait aussi que j'assistais à un tremblement de terre et que> la dernière journée du monde approchait. L'an- 152 HISTOIRE DE MES IDÉES. goisse, la curiosité, la stupeur, me ramenaient perpé¬ tuellement sur cette grande roule déserte, où se décidait notre sort. J'avais atteint le haut d'une montée. Je regarde. Je vois une longue, interminable file de cavaliers jusqu'au bout de l'horizon. Ils étaient couverts de manteaux blancs, car il pleuvait. Ils venaient lentement, en silence, les deux rangs écartés, aux deux bords de la route. Comme ils n'avaient rien de menaçant, j'attendis qu'ils fussent tout près pour rentrer à la ville et annoncer leur arrivée à ma mère. La plupart des femmes avaient fui. Ma mère était au- dessus de ces terreurs vulgaires; elle était demeurée; nous nous mîmes tous deux à la fenêtre. A mesure que les cavaliers (c'étaient des dragons de la Tour) passèrent sous nos fenêtres, je sentis un brisement de cœur, tel que je n'en avais jamais connu. Ma mère pleurait; et Dieu sait que dans ces larmes il n'y avait aucune crainte ni pour moi, ni pour elle, ni aucun retour personnel, mais le deuil de la France, le sentiment profond de sa chute, le pur et immortel culte de l'indépendance et de la gloire, en face de ces sabres nus qui ne menaçaient que la pa¬ trie. Jamais plus nobles larmes ne furent versées qu'à cette heure-là. Car ma mère, ai-je dit, haïssait mortelle¬ ment l'Empereur; et maintenant elle pleurait sur lui aussi bien que sur la France. Voilà donc à quoi avaient abouti tant de victoires! tant d'efforts prodigieux! Qui eût cru que jamais on eût vu ce jour-là ! Et que pouvait-il annoncer? Le bruit des pas des chevaux résonnait, au milieu du silence des hommes, comme sur une tombe. Un officier allemand qui vit ces pleurs en fut étonné; il avoua plus tard qu'il les avait attribués à un sentiment personnel, à la perte d'un fils ou d'un frère. HISTOIRE DE MES IDÉES. 153 Chez le plus grand nombre, en effet, la stupeur em¬ pêchait toute démonstration, même de deuil. Quelques- uns, très-rares dans nos provinces, sentirent, dit-on, une joie odieuse. Mais pour ceux-là, ils osèrent encore moins la montrer. Depuis ce moment, on a cessé en France d'avoir la vie légère. Auparavant, même dans le plus grand péril, on gardait une certaine sérénité. Elle s'est perdue et ne se retrouvera pas. VI Quatre cavaliers vinrent avec leurs chevaux s'installer chez nous. Leurs uniforjnes, leurs armes, tout me pa¬ raissait hideux. Au reste, ces premiers venus se mon¬ trèrent bonnes gens. Ils voulaient évidemment se rendre agréables; ils ne se sentaient point en sûreté et parais¬ saient eux-mêmes étonnés de se trouver parmi nous. J'avais une ménagerie complète- d'animaux ; je tremblais pour elle. Ils respectèrent tout, mes lapins, mon écu¬ reuil, mon corbeau, ma perdrix, jusqu'à mon bel épervier qui, sans se laisser effaroucher par ces hôtes, voletait de-( vant moi et se dérangeait à peine au bruit des éperons des cavaliers. Ces hommes qui étaient Hongrois, me parlèrent latin. Je fus très-étonné de les comprendre. Je n'imaginais pas qu'on pût comprendre le latin, encore moins le parler. A peine étais-je bien convaincu que les anciens en eussent été capables. Cependant, par curiosité, peut-être aussi par 154 HISTOIRE DE MES IDÉES. nécessité, je m'enhardis à prononcer quelques mots ; de¬ puis cet instant ma langue se trouva déliée. Ce que je n'eusse jamais osé devant mes camarades, ou devant mon maître, je le faisais hardiment et couramment avec ces barbares. Car ils étaient tels à mes yeux. Puis, je me ren¬ dais vraiment utile; et ce sentiment me donnait l'audace qui m'eût manqué. On ne pouvait plus s'entendre sans moi à l'écurie, au fenil, à la buanderie, à la cuisine. Les domestiques n'osaient guère approcher, la peur leur ôtant la raison, et il ne fallait pas songer à mon père pour servir de truchement. Il était absent dans ces pre¬ miers jours. Quand il revint, l'horreur qu'il éprouvait pour ces étrangers, jointe à son impatience naturelle, ne lui eût certes pas permis de leur adresser familièrement la parole. Il n'eut d'autre commerce avec eux que de s'en faire servir comme de ses propres domestiques, à quoi ils se prêtèrent avec une douceur incroyable. Car il n'allait plus à la pêche, son grand plaisir, sa seule distraction dans ces temps, sans que deux ou trois de ces barbares ne lui portassent en silence, derrière lui, son lourd éper- vier, son sac à appât et sa filière à poissons. Il com¬ mandait d'un geste; eux obéissaient, sans qu'il daignât échanger avec eux une parole pendant des journées en¬ tières. Pour moi, -mon rôle d'interprète faillit être interrompu tragiquement. Un soir que je servais d'intermédiaire en¬ tre un soldat et un marchand de pipes, le soldat se crut lésé. Comme nous nous retirions, il me jeta ces mots, que je n'ai point oubliés : Te verberabo. Ces mots me remplirent, non de crainte, mais de honte. La pensée d'être frappé par un de ces étrangers me rappela toute la distance qui nous séparait. Je me sentais comme flétri de cette seule menace. Aussi refusai-je de prononcer un HISTOIRE DE MES IDÉES. 155 mot de plus devant de pareils hôtes. En vain ils des¬ cendirent aux prières et même à la flatterie, répétant, ce qui était vrai, que je parlais bien mieux latin que mon maître. Je ne me laissai pas fléchir. Tout était changé depuis ce fatal Verberabo. Une autre circonstance vint l'aggraver encore. Un ca¬ valier de notre voisinage fut dénoncé par un habitant pour une peccadille et condamné au supplice du bâton. Notre jardin fut choisi pour le lieu de l'exécution. Elle nous l'emplit d'horreur. Les cris de ce malheureux per¬ çaient les airs. Nous nous étions enfuis dans la cham¬ bre la plus reculée; mais les gémissements arrivaient jusque-là; nul moyen d'y échapper. Par bonheur, mop père se trouva absent à cette heure-là; il eût éclaté sans mesure. Pour nous, ce fut un de nos jours de deuil. Le sentiment de la dignité humaine était si vif, ■si impétueux dans nos cœurs! car ce qui nous dés¬ espérait à ce point, ce n'étaient pas seulement les cris de cet homme; c'était l'abjection du châtiment. Nous la faisions retomber sur tous ces étrangers. Je ne voyais plus sans borreur passer les sous-officiers, traînant avec leurs sabres leurs bâtons de coudrier. J'associais l'idée de ce vil supplice à tout ce qu'amenaient après elle les armées étrangères. Les Bourbons, lorsque j'entendis en¬ fin parler d'eux, ne gagnèrent rien à ce rapprochement, Où était notre hôte de l'île de Cabrera'.' où étaient nos soldats français? Ce ne sont pas eux qui eussent enduré cette infamie. Que devenaient-ils? Vivaient-ils encore? Étaient-ils blessés? Les reverrions-nous jamais? Avec quelle ardeur notre pensée allait au-devant d'eux! Car Paris n'était pas encore rendu et nous ne désespérions pas de les voir reparaître. Pour nous consoler, nous des¬ sinions au lavis les uniformes de tous les corps français 156 HISTOIRE DE MES IDÉES. que nous savions exactement, religieusement par cœur, infanterie, cavalerie, artillerie; nous les affichions sur les murailles, en face de l'ennemi. Ces petits ouvrages, qui absorbaient nos jours, auraient dû me donner le goût du dessin, si j'y avais eu la moindre aptitude. Mais je ne voyais dans ce travail que le ressouvenir de mes héros. Les soldats étrangers arrivant chaque jour à flots eurent bientôt envahi le jardin, les escaliers, les corridors. Nous cherchâmes un refuge. Je trouvai le mien dans le bateau qui était amarré au fond du jardin. J'en pris possession; j'y passai ma vie. Quoique la rivière fût partout très- profonde et encaissée en forme de canal, on ne m'inter¬ dit jamais de m'y aventurer seul ou avec mes compa¬ gnons; et c'était là encore l'effet d'une des maximes de ma mère, qu'un enfant doit apprendre à tout braver dès ses premières années. Le conventionnel détournait la tête en frémissant quand il nous voyait nous embarquer ainsi par tous les temps. J'avais au reste acquis une habi¬ leté rare à diriger mon bateau. Je plongeais au fond de l'eau de lourdes nasses lestées de pierre, garnies d'un pain d'amorce, et je les en retirais le lendemain toutes foisonnantes de brèmes plates comme la main, de per¬ ches au dos hérissé, de tanches dorées, et dans les bons jours de barbots goulus et de grosses anguilles. Je ten¬ dais des lignes dormantes, mais j'aimais surtout navi¬ guer pour le plaisir de naviguer. Quand j'avais poussé au large et perdu le fond, ce qui arrivait dès le premier coup de rame, j'éprouvais un ravissement d'indépendance sauvage, dont je ne pouvais me rassasier. La rivière, où nous ne rencontrions jamais une autre barque, devenait notre domaine. Plus de regards sur nous, plus de té¬ moins! Et nous allions loin à l'aventure,! Nous nous en¬ gouffrions en pleines ténèbres, sous un quartier bâti sur HISTOIRE DE MES IDÉES. 157 pilotis. Nous n'avions pas moins entrepris que de re¬ monter à la source du fleuve, de descendre à son em¬ bouchure. Et de là, où ne nous conduirait pas l'amour de l'inconnu ! Je lisais justement alors le capitaine Cook. Nous irions donc compléter ses découvertes, si malheu¬ reusement interrompues par sa mort. Au milieu de ce ravissement, je me trouvai un beau jour au fond de la rivière, avec le fils du conventionnel. La maladresse d'un compagnon, qui voulut amarrer brusquement la barque, en fut cause. Nous avions été renversés par-dessus bord, la tête la première. Nous de¬ vions cent fois périr. Par le plus grand hasard du monde, nous eûmes pied, nous fûmes sauvés, et c'était pourtant un des endroits les plus dangereux. Nous revînmes à la nuit close, sans tirer nloire de notre aventure. Elle s'é- J D bruita, et nous dûmes suspendre pour une saison nus voyages de long cours. Ce temps fut mis à profit pour des occupations moins sereines. Depuis que tout était en paix dans l'Europe, je ne sais quelle fureur de guerroyer s'était, emparée de nous. La guerre déclarée entre les deux quartiers de la ville, chaque malin nous montions à l'assaut d'une ancienne léproserie, et ce n'était pas là un simple amusement. Ar¬ més de pierres, de mottes de terre, de frondes, de peiv ches. nous nous élancions les uns contre les autres et nous frappions avec une inconcevable rage. Près de là étaient nos feux, nos bivacs. Dans les moments de trêve, on s'enfonçait dans les bois, et en écorçant les arbres, nous nous faisions des armures complètes, cuirasses et bras¬ sards, d'écoree'de peupliers. Ainsi caparaçonné, chacun revenait avec une fureur nouvelle à l'assaut des poternes et des vieilles tours inexpugnables. Nous ne manquions guère d'être précipités sous une grêle de pierres, et pour 138 HISTOIRE DE MES IDÉES. retraite nous n'avions qu'une ruelle sans issue. Nous y étions poursuivis à outrance par le vainqueur qui profi¬ tait inhumainement de l'avantage des lieux. Qu'est-ce qui nous poussait à cette folle guerre? Comme elle se passait sous les yeux des bivaes autrichiens, nous étions soutenus par les regards, par les cris des soldats. Et il me semble que dans cette sorte de fureur il y avait un certain désir de montrer à ces barbares de quoi nous serions capables un jour contre eux. Les menues bles¬ sures ordinaires étaient les yeux pochés, les bras démis, le corps ankylosê. J'avais ri la lettre un chirurgien atta¬ ché à nia personne, et il n'était pas médiocrement oc¬ cupé. Un soir, je rentrai, tenant mon bras gauche dans ma main droite. Mon chirurgien le crut d'abord cassé, il n'était, que démis. C'était un coup de perche, qui en guise de lance m'avait étendu sur le pavé, où j'étais resté à demi assommé à la grande stupéfaction de mon vain¬ queur. Il eut la générosité de me rendre mes armes et de m'accompagner jusqu'à mon logis. J'y fus retenu plus d'un mois. Outre que je portais avec orgueil mon bras en écharpe, je revins forcément à quelques arts de la paix. J'appris par exemple, date importante! à faire des bagues, d'abord en crins, puis en cheveux ; pour cela, j'avais un manuscrit où était marquée la composition de chaque lettre. Je m'adon¬ nai tout entier à cet art, avec un engouement, une passion que le succès eût dû récompenser. Je fis des ba¬ gues pour toutes les belles qui vinrent me visiter, pour toutes celles même qui s'intéressèrent à ma blessure ; mais je distinguai la devise des premières par un cœur ailé, percé de flèches, malgré la difficulté de l'œuvre où je faillis échouer. J'augmentai aussi la masse de mes connaissances par HISTOIRE DE MES IDÉES. 159 la lecture des Quatre Fils d'Aymon qui me donnèrent mes premières notions du moyen âge et de la chevalerie. De plus, j'appris, vers ce temps-là, d'un chanteur public la complainte du Juif errant que je ne devais plus oublier. Telles furent mes principales acquisitions intellec¬ tuelles dans le courant de ce printemps de '1814. Cepen¬ dant, tant que dura ma convalescence, mes compagnons restèrent l'un après l'autre en faction à ma porte. De loin à loin, j'apparaissais, après quoi je me retirais sous ma tente. Pendant que nous imitions ainsi puérilement et folle¬ ment les jeux de la guerre, tout était joie et fêle autour de nous parmi lès soldats ennemis. Ils attachaient des branches de chêne à leurs shakos. Ils enduisaient de beurre leurs moustaches. A ces apprêts, nous reconnûmes que les Barbares avaient reçu quelques bonnes nouvelles. Cette nouvelle était la prise de Paris, qu'ils se préparaient à fêter. Ce jour-là, nous nous tînmes enfermés sans mettre le visage à la fenêtre. Quand je cherche pourquoi ce printemps de 1814 a été pour moi une époque de si grande barbarie, je ne puis y voir d'autre raison, sinon que j'étais séparé de ma lumière. Celle par qui m'arrivait toute saine lueur, était absente. Ma mère était allée à Paris, voir de ses yeux le grand changement qui se faisait alors en toutes choses. Je lui écrivais des lettres à fendre les rochers; elles roulaient toutes sur le même sujet. Il s'agissait toujours d'acheter à vil prix un certain fusil de rencontre; occasion unique, magnifique, qui ne se retrouverait jamais, si nous la lais¬ sions échapper. Ce malheureux fusil, que je ne pus même avoir, absorbait toutes mes facultés. Il m'était le som¬ meil; j'en perdais la faim et la soif. Ma mère n'osa jamais montrer une seule de mes lettres à sa soeur, à cause du 160 HISTOIRE DE MES IDÉES. surprenant vandalisme qu'elles attestaient, une dame de Paris n'eût jamais pu s'en rendre compte. Car la douleur poignante que me causait ce fusil était mêlée à la doûleuT plus cruelle encore de l'absence; et toutes deux formaient un ensemble déchirant, que j'avais véritable¬ ment peine à supporter. A nous juger par nos œuvres, ma sœur et moi, per¬ sonne n'eût mis en doute que si l'un de nous devait écrire, c'était elle. Du matin au soir, elle écrivait sans relâche. C'étaient des lettres pressantes à sa poupée, des conseils à cette jeune amie sur sa prochaine entrée dans le monde, un journal exact de ses moindres actions et même de ses pensées les plus cachées, les plus in times; des fables pour se mettre à sa portée, au besoin des réprimandes, plus sou¬ vent des contes pour la distraire d'une grande mélancolie qui lui était survenue, des instructions morales, des en¬ tretiens théologiques, des sermons pendant le carême, tout cela entremêlé d'avertissements sur la toilette, dans le goût de lord Chesterfield, en un mot, un système en¬ tier d'éducation, qui devait faire de cette petite personne taciturne un modèle d'amabilité, dès qu'elle serait moins timide; car il ne lui manquait, en vérité, que d'oser ou¬ vrir la bouche pour être sûre de'plaire. Où ma sœur avait-elle pris le modèle et l'idée de cette éducation? Dans celle qu'elle recevait elle-même. Car ma mère fit pour elle ce qui ne put être fait pour moi. Ma mère rédigeait un journal de toutes les actions de sa fdle. C'était l'histoire jour par jour des progrès de ma sœur et aussi de ses fautes enfantines. L'élûge et le blâme étaient distribués, suivant l'occasion, avec une impartialité sai¬ sissante. Chaque dimanche ma mère lisait avec recueille¬ ment ce journal à ma sœur, qui entendait ainsi, comme dans une bouche étrangère, le récit de sa vie. Combien HISTOIRE DE MES IDÉES. 161 un pareil moyen doit être puissant sur une âme novice! Car le-ton du reproche ou de l'encouragement n'a plus rien de personnel. La louange a plus de prix et le blâme n'a rien d'amer. Nulle gronderie, nul emportement; la justice seule parle, et ses arrêts sont comme les tables de la loi ! L'enfant sent sur lui ce regard attaché, qui le suit à chaque heure, veillant et dormant, sans qu'il puisse y échapper. Quel bon apprentissage ce doit être de la jus¬ tice et de la vérité! Ma mère revint de Paris, non pas royaliste, mais assez émue de ce qu'elle avait entendu et vu des Bourbons. Elle m'apprenait les noms de ces princes si longtemps expa¬ triés, qui m'étaient plus inconnus que ceux de la cour de Golconde. Elle me parlait surtout de la dignité imposante de Louis XVIII. Pour moi, je ne connaissais et ne voulais connaître que le roi Cotillon. Sur ce seul nom, je m'étais formé un portrait et une histoire fabuleuse de ce nouveau roi. Il était habillé en femme et filait une quenouille. Je tenais à cette légende de mon invention avec la force obs¬ tinée que le peuple met dans toutes ses légendes ; il était trop tard pour m'en faire revenir. Cependant ma fidélité fut mise à une rude épreuve, du¬ rant un voyage que nous fîmes presque aussitôt après dans ma ville natale. Nous y arrivâmes précisément le jour où le comte d'Artois y faisait son entrée. Je fus ébahi de voir que des hommes s'attelaient à sa voiture, à la place des chevaux. Cet ébahissement devint de l'indignation, de la fureur, de la rage, de l'imprécation, quand de toutes parts éclatèrent à mes oreilles les cris frénétiques de : Vive d'Artois! Et les chapeaux étaient garnis de cette cocarde blanche qui, sans que je susse pourquoi, m'était si odieuse. Tout le monde n'était donc pas bonapartiste à ma manière ! Ceux qui l'étaient hier avaient donc cessé de x il 162 HISTOIRE 1)E MES IDÉES. l'être? Quel bouleversement dans ma pauvre cervelle! Au premier moment je ne songeais, pour me venger, qu'à renier ma terre natale, puisqu'elle se reniait elle-même. J'en fus bientôt détourné par un spectacle qui ne me per¬ mit plus de songer à autre chose. Au plus fort de ma fièvre, on me montra dans le cor¬ tège le maréchal Ney; de ce moment, je n'eus plus d'yeux et d'oreilles que pour lui. Je ne songeais pas même à me demander pourquoi il était là. Je le contemplai, j'étais ébloui, cela me suffisait. Et il me semble que cette suc¬ cession rapide dans les sentiments d'un enfant peut ex¬ pliquer beaucoup de choses obscures dans les sentiments d'une foule, ou même d'un peuple. Je voyais le maréchal Ney et j'oubliais tout le reste. Je le vois encore, marcher lentement sur un des côtés de la route, grand, la taille superbe, la tête droite, point rodomont, ce qui contra¬ riait un peu l'idée que je me faisais de tous mes héros, mais calme, serein,- souriant même. Il rencontra des en¬ fants; peut-être le firent-ils penser aux siens. Car il s'arrêta pour les caresser de la main, sous le menton. Combien je les enviais I mais l'éblouissement me tenait immobile; je n'osais approcher. Je n'ai revu le maréchal Ney qu'une seule fois, et dans sa tombe, lorsque le caveau fut rouvert, après trente ans, pour recevoir les restes de l'un de ses fils. Je dus m'approcher pour prononcer un dernier adieu, sur l'invitation de sa famille. Je vis alors .cette bière du ma¬ réchal, grande, massive, déjà rongée par les années et placée en biais, comme si elle avait été déposée à la hâte et en secret pendant la nuit. HISTOIRE. DE MES IDÉES. 163 VII Le temps n'était pas loin où ma persévérance allait recevoir sa récompense. On était en mars. Les violettes étaient déjà écloses, et j'en avais line quantité des plus belles dans mon jardin, je n'entendais plus personne ra¬ conter d'histoires de batailles. Le père Grenouille était mort et oublie. Mon maître de collège n'osait plus se souvenir du capitaine de dragons; les garni sa ires autri¬ chiens eux-mêmes étaient partis; avec eux avait,disparu cette exaltation que leur présence entretenait parmi nous. Que faire après une pareille ardeur? Rentrer simplement, obscurément dans le collège, dont les salles, vides enfin de fourrage, venaient d'être rouvertes? Pouvait-on v songer? Etait-ce là une fin pour une semblable Odyssée? Cette seule idée me glaçait d'effroi. Nous avions bien ajouté les masques à. tous nos autres divertissements, et nous nous y étions jetés avec notre fu¬ reur ordinaire. Nous allions le soir passer la tête à travers les carreaux de papier dans les fenêtres des boutiques, et nous jouissions de la figure ébahie de celui qui recevait une visite si inattendue. Chose plus bizarre! Nous allions chercher dans les forêts des carcasses de chevaux dévorés par les loups et blanchis par les années. Nous nous atte¬ lions par des cordes deux ou trois à l'un de ces grands squelettes ; la nuit arrivée, nous traînions dans la ville notre proie au seuil de quelque royaliste noté qui avait provoqué notre ressentiment. Le malin, nous nous 164 HISTOIRE DE MES IDÉES. tenions en embuscade. Et quels fous rires lorsque nous voyions notre homme ouvrir Sa porte en bonnet de nuit et reculer d'horreur à la vue de l'immense squelette ! Car j'avais soin pour ma part de dresser et de suspendre les miens par des ficelles en forme de Rossinante, devant ce que je me figurais être le castel de don Quichotte. Tels étaient nos jeux favoris à nous autres enfants de l'Em¬ pire. Nous en avions d'autres moins effroyables; par exem¬ ple, nous allions chaque soir d'hiver, déguisés et mas¬ qués, à un bal d'enfants, dans une pension de demoiselles, que gouvernait une vieille religieuse, la personne la plus tolérante et la meilleure que j'aie connue. Que de bagues de crins, que de devises charmantes, que de coeurs pei- cés de flèches, enchaînés, furent distribués dans ces bals où m'apparut plus d'une Béatrix de Portinari de douze ans. Car il faut avouer que ces petites figures étaient ra¬ vissantes et quelques-unes étaient déjà des beautés accom¬ plies. Biais cela aussi finit. Comme nous sonnions un soir à la porte (j'étais déguisé en bailli), la bonne religieuse ouvrit; ce fut pour nous congédier presque aussitôt, après nous avoir appris que le carême avait commencé ce jour-là même. C'était le mercredi des cendres; nous l'avions ou¬ blié. L'absence fut cruelle à plus d'un cœur. Il est vrai que je n'avais pour ces belles auéune préférence. Toutes me semblaient également adorables ; il n'en fut pas ainsi de mes compagnons. Plusieurs d'entre eux avaient fait un choix. Tour attendrir ces inhumaines, n'osant parler, ou ne le pouvant, ils entreprirent d'écrire. Grave affaire pour des gens aussi illettrés que nous l'étions tous. Après d'inutiles essais, ils s'adressèrent à moi; à mon grand HISTOIRE DE MES IDÉES. 165 étonnement, ils me prièrent de leur composer leurs lettres. Je me demande encore pourquoi ils s'en fièrent à mon génie plutôt qu'au leur. Quoiqu'il en soit, j'écrivis, et même j'écrivis avec un plaisir étrange pour moi. Quelle n'était pas ma surprise de prendre une plume sans ennui, chose qui ne m'était jamais arrivée ! Le plaisir que je trou¬ vais à composer ces lettres venait surtout de ce que j'étais complètement étranger aux sentiments que j'exprimais. Je pouvais ainsi me donner ample carrière. Tout ce que m'avait inspiré la fille d'Agamemnon trouvait là un em¬ ploi naturel. Comme je n'avais aucun secret pour ma mère, je ne manquais pas de lui porter ces belles pièces d'éloquence et de lui demander son avis impartial, qu'elle ne me marchandait pas. Quant à nos amoureux, très- satisfaits de ma prose, y trouvant l'exacte peinture de leur passion, ils se contentaient de recopier mes lettres, d'une belle écriture moulée sur papier encadré d'or. Tels furent mes premiers travaux littéraires. Je puis leur donner ce nom, puisque l'invention en fit heureusement tous les frais. Ce petit commerce de lettres remplit assez bien le com¬ mencement de 1815, mais il cessa faute d'aliments. 11 était rare que mes lamentations nous valussent une ré¬ ponse. Je ne devais m'inspirer que de mon propre fond; il n'était point épuisé. Mais sur ces entrefaites, nos gens se lassèrent d'aimer et je dus cesser d'écrire. 1:66 HISTOIRE DE MES IDÉES. VIII Tout nous ayant ainsi manqué à la fois, nos pauvres imaginations' ne savaient plus à quoi se prendre. Un grand bruit vint nous sauver. Il y avait réunion chez mon père; on'jouait au boslon. Un voyageur arrive de Bourg .-«Vous savez, dit-il, la nouvelle? l'Empereur est revenu de l'île d'Elbe. » A ces mots la -femme du sous-préfet se trouve mal ; on cherche du vinaigre, de l'éthèr. Il n'en fallut pas tant pour que le bruit descendît jusqu'à nous. Dieu sait s'il nous trouva préparés. Il me semble qu'auparavant la légende de l'Empire avait été pour moi impersonnelle! Je la voyais au loin dans les armées, dans les bivacs, dans la foule en uniforme. Je crois que dé ce jour-là seulement elle prit à mes yeux un corps véritable et s'appela Napoléon. Car c'est bien à lui que je commençai dès lors à m'intéresser, et non plus seulement à la France armée. De ce moment il se détacha pour moi comme une figure distincte au milieu de ce grand pêle-mêle de fourgons, de canons renversés que j'avais vus dessinés dans les almanacbs boiteux et qui composaient pour moi toute l'histoire. De cet instant, je ne vis que lui ; cette impression fut nouvelle pour moi. Il était débarqué, cela était certain. Mais pourrait-il traverser la France? Quoi ! presque seul ! Que de dangers à chaque pas, mon Dieu! Ah! s'il devait au moins passer dans notre bourgade! comme il y serait reçu ! Car je sen¬ tais bien qu'en cela j'avais le même cœur que la foule. Chaque matin l'inquiétude, l'espérance, l'angoisse aug- HISTOIRE DE MES IDÉES. 167 mentaient. Était-il au moins sauvé? Tant de bruits con¬ tradictoires étaient répandus dans le même moment! Tantôt vaincu, tantôt vainqueur! le plus souvent pri¬ sonnier! On parlait même d'une cage de fer. Qu'une pauvre âme d'enfant ait pu survivre à ces chocs, à ces épouvantes, à ces transports pendant douze jours, voilà ce qui m'étonne encore ! Il y avait dans notre voisinage un vieux serrurier, le père Tillier, dont le fils était grenadier de la garde à l'île d'Elbe. La boulique de ce serrurier devint pour moi un lieu sacré. J'avais toujours quelque ferraille à y faire raccommoder, attendant là les nouvelles; mais il n'en vint aucune et le grenadier ne parut pas. Un soir, un régiment entre dans la ville. Nous étions à table. L'un des commandants de ce régiment frappe à la porte, monte, se présente avec son billet de logement à la main. Mon père le fait asseoir à côté de lui. L'officier refuse de manger, il n'a ni faim, ni soif. Il paraît au dés¬ espoir; bientôt il rompt le silence ; et se voyant accueilli comme il l'était, il s'ouvre devant nous. 11 raconte qu'il est inconsolable, car il est partagé entre son affection et son honneur. Lui, vieux soldat, illustré l'année précé¬ dente à la défense du fort de Iluningue, il a prêté ser¬ ment au roi, et il est résolu à tenir ce serment. Mais quelle situation ! Le voilà, arrivé au moment de la crise, à l'endroit où se croisent les deux routes de Bourgogne et du Bourbonnais. Il veut entraîner son bataillon loin de la première que suit l'Empereur ; il le veut, il va le ten¬ ter. Mais réussira-t-il ? Ce doute le désespère. Aussi bien le voisinage des aigles a fasciné les soldats. Demain, s'ils obéissent encore, ils se raviseront, ils feront voile face une heure après. Abandonné, méconnu, pas un n'écou¬ tera sa voix. 108 HISTOIRE DE MES IDÉES. Et des larmes inondaient son visage martial. Je ne perdais pas un mot de ses paroles, et quoique je fusse certainement troublé du désespoir que montrait ce brave officier, j'étais au fond ivre de joie à la pensée que ce beau régiment irait donc grossir l'armée de mon héros de l'île d'Elbe, pour lequel je tremblais déjà de¬ puis tant de jours. Le lendemain, par un brillant soleil de mars, le régi¬ ment se réunit de bonne heure; il obéit, il va rejoindre les Bourbons. C'en est fait, il est parti dans la direction de Moulins qui l'éloigné le plus de l'Empereur. Tout rem¬ pli de ce que nous avait dit le commandant, je cours à sa suite dans la campagne. Malgré les fâcheuses appa¬ rences, j'avais déjà attaché à ma casquette une petite co¬ carde tricolore, que j'avais eu soin cependant de cacher aux yeux de mes parents sous un bouquet de violettes. Au détour d'un long mur, je vois une troupe revenir au pas de course. Quels sont ces hommes? point de colonel, point d'officiers. C'étaient nos gens de la veille. Ils s'é¬ taient arrêtés sur le grand chemin et avaient refusé de faire un pas de plus, hors de la direction de l'Empereur. Les officiers avaient commandé, prié, supplié, le tout en vain. Ils avaient alors continué seuls de s'éloigner. Mais les soldats revenaient en bon ordre et c'était un ser¬ gent-major qui commandait le régiment. Dès qu'il m'aperçoit : « Petit, donne-moi ta cocarde! » Je ne me fis pas prier. Pour ma récompense, j'eus l'hon¬ neur insigne de faire ma rentrée dans la ville à côté du sergent, en tète des troupes. Ma bonne fortune voulut que nous ne passâmes pas sous les fenêtres de mon père. Au reste, qu'avais-je à craindre? Je ne voyais rien, je n'entendais rien. Je ne sentais plus la terre sous mes pieds. Le régiment portait ma cocarde. Yoilà le plus HISTOIRE DE 5IES IDÉES. , 109 grand honneur et le seul que m'ait valu mon bona¬ partisme. IX Une de nos Béatrix nous fit. ce jour-là même en échange de quelque bague de crin un drapeau tricolore bordé de magnifiques franges d'or. Sans attendre davantage, nous parcourons les villages voisins, étendard déployé, à tra¬ vers les prés, les bois, les landes. Quand nous appro¬ chions d'un village, nous entonnions à grands cris : II faut partir, Agnès l'ordonne. Adieu plaisir, adieu repos ! Premier chant de Béranger qui soit arrivé jusqu'à nous, bien entendu, sans que nous connussions le nom de l'au¬ teur. Ma surprise était grande de ne pas voir les paysans quitter la charrue et les bergers leurs troupeaux pour marcher à notre suite. Car nous mettions dans ce chant une ardeur qui eût dû entraîner les montagnes. Quand nous venions à ces mots : Anglais, que le nom de ma belle . Dans vos rangs porte la terreur ! nos voix épouvantaient les échos. Plus tard quand nous vîmes rangé dans le pré le ba¬ taillon de garde nationale qui partait pour Béfort, nous 170 HISTOIRE DE MES IDÉES. le regardâmes avec orgueil. Nos chansons n'avaient-elles pas servi à en grossir les rangs? Ainsi errant et chantant à travers les bois et les prés, je fis une rencontre qui fut pour moi un terrible augure. Dans un petit taillis sur un sol émaillé de violettes et de primevères, je trouvai un cadavre. C'était celui d'un sol¬ dat. Il avait au flanc droit un large trou fait par une balle. Le sang déjà figé avait laissé une longue trace sur la terre. Il avait la bouche toute grande ouverte et les deux bras étendus, tatoués de fleurs et d'aigles. Personne n'était au¬ près du mort. J'appris plus tard qu'il venait d'être tué comme il essayait de déserter à la faveur de ce taillis. Quoi donc ! un vieux soldat déserter à pareil moment! Cette image me poursuivait partout. Au milieu de la nuit j'étais réveillé par la vue de ce soldat. 11 m'appa- râissajt rongé de feu, la bouche ouverte pour crier au secours. Alors je me levais sur mon séant, j'aurais voulu crier moi-même. Mais la honte d'avoir peur d'un reve¬ nant, la crainte des railleries de mon père me, retenaient cloué sur mon lit. Une sueur froide me glaçait. Je restais moi aussi la bouche ouverte comme le spectre. Une nuit cependant je ne pus résister, tant l'apparition fut obstinée et cruelle. Je couchais à un premier étage dans un corps de logis séparé du reste de la maison. Le soldat mort paraît. Je sors à tâtons de ,mon lit, de ma chambre, le spectre sort avec moi. Je descends, dans les ténèbres les escaliers; en me retournant pour mettre la main sur la rampe, je le revois avec l'affreuse blessure saignante. Je sens l'haleine de feu sur mon épaulé. Je parcours l'étroit corridor dans toute sa longueur, et le soldat marche après moi. J'ouvre la porte d'en bas, il entre; je la ferme, je le revois en face. J'approche du lit d'un domestique : « Le soldat! » dis je d'une voix étouffée. IHSTOIUi; D15 MES IDÉES. 171 El il s'avance au bord du lit. Enfin une autre voix que la mienne se fit entendre. Même alors il s'obstina quel¬ ques moments encore avant de disparaître. Cette vision, la seule que j'aie eue de ma vie, avait une réalité, une force persistante que j'essayerais en vain de peindre avec des mots. Ce n'est pas que je crusse aux revenants. Je.n'y avais jamais cru. Ce n'était pas non plus seulement une vaine imagination, c'était une véri¬ table obsession dans laquelle tous mes sens étaient com¬ plices. Le lendemain on eut la magnanimité de ne pas me railler. Personne, pas même mon père, ne me parla du spectre. A la fin, il cessa de me tourmenter. En relisant pour la dixième fois vers ce temps-là, la vision de Mac¬ beth, celle de ïïamlet, je ne pouvais m'empêcher de me dire : Moi aussi j'ai eu la mienne ! X Déplus eu plus abandonné à toutes les imaginations populaires, vivant de légendes, en faisant moi-même au besoin, que nous importaient l'Acte additionnel dont nous ne soupçonnions pas l'existence, les chambres dont je crois nous ne connaissions pas même le nom? Tout cela nous était étranger, comme s'il se fût agi de la Chine. Moi qui me rappelle la moindre circonstance, le moindre objet de ce temps-là, un cuirassier qui passe au trot une lettre à la main, le reflet du soleil sur sa cuirasse; une clarinette et un violon qui jouent un air des Visitandines 172 HISTOIRE DE MES IDÉES. en tète d'un attroupement, un prisonnier qui chante une tyrolienne sur mon bateau, l'écho qui répond derrière une touffe d'arbres, j'ai beau chercher dans mes souve¬ nirs; l'élection de l'assemblée, des Cent-Jours n'y a laissé aucune trace. Le nom, les paroles d'aucun représentant n'arrivèrent jusqu'à nous, dans notre profonde nuit. Je fais une exception pour la nomination du maire de notre village qui fut une fête, une lueur. La liberté pour nous,, comme pour la foule, c'étaient les beaux uniformes, c'é¬ taient les beaux grenadiers dont quelques-uns recommen¬ çaient à passer et dont nous nous étions remis à colorier les images. C'était loin de nous, dans une région inacces¬ sible l'Empereur sur son cheval blanc! Je veux bien que la France fût au fond de nos cœurs, et certainement elle y était, mais voilée et enfouie sous notre idolâtrie toute païenne pour un seul. Combien j'étais alors fortement engagé dans la légende ! Que ne fallait-il pas pour m'en délier! Est-ce à moi de m'étonner si les masses ont tant de peine à s'en défaire? S'il m'arrivait jamais de me sentir porté à trop de sévé¬ rité pour les idolâtries du peuple, ne devrais-je pas me souvenir que je les ai toutes partagées? Et pourtant j'avais près de moi le remède à ces superstitions dans la sagesse, dans l'esprit de liberté de mes parents qui n'ont pas pu m'en préserver. Il m'a fallu éprouver par moi-même ce qu'il y a de pesant dans le joug d'une renommée qu'on n'examine plus. Encore après cela, que d'études, que de labeurs soutenus, que de loisirs, employés à ma seule li¬ bération avant que d'échapper au servage d'un grand homme et d'oser lui demander compte de ma servitude passée ! HISTOIRE DE MES IDÉES. 175 XI Jusque-là, je n'avais jamais lu un journal; à peine si j'en avais vu par hasard. Tous les matins un capitaine en retraite, monté en pleine rue sur un bairc de pierre, fai¬ sait lecture devant le peuple assemblé et silencieux de ce que l'on appelait les papiers. Ce mot seul, qui sentait le grimoire, m'eût éloigné de ces assemblées taciturnes. Je n'acceptais pour valables que les nouvelles qui m'arri- vaient toutes vivantes, de bouche en bouche, transformées et élevées ù mon niveau par les imaginations de chacun. C'est ainsi que j'appris le récit de la bataille de Waterloo; je l'ai entendu bien des fois, en des pays différents, dans la bouche des paysans, des manouvriers, et toujours le même. Quelle n'a pas été ma surprise il y a quelques jours, lorsqu'à quarante-deux ans, et deux cents lieues d'intervalle, j'ai entendu ce même récit, tel que je l'en¬ tendis pour la première fois d'un homme du faubourg du Calvaire : « L'aide de camp de l'Empereur est monté sur une colline et il a dit : Sire ! je vois une armée innombrable de Prussiens ! « Napoléon monte à son tour et il regarde avec sa lu¬ nette. « — Non, dit-il, vous vous trompez; ce sont nos gens, c'est Grouchy, Vous avez peur ! vous vous trompez. 174 ' HISTOIRE DE MES IDÉES. « — Sire, ilil l'aide de camp. Je vous le dis, c'est une armée de Prussiens. « — Alors, dit l'Empereur, nous sommes perdus, nous sommes trahis ! » Voilà aussi la première impression que nous reçûmes de la bataille. C'est celle qui a persisté jusqu'à nos jours, la trahison ! Peu à peu quelques détails historiques se mêlèrent à notre légende. Notre maître d'école insistait sur la ma¬ nœuvre de la cavalerie qui, disait-il, avait tout perdu par son trop de courage, chose qu'il avait éprouvée par lui- même plus de vingt fois en. sa vie. Mon pcre était con¬ sterné, ma mère aussi, et je ne l'étais pas moins qu'eux. Dans la région légendaire où je vivais, les événements qui suivirent rtous échappèrent; la bataille seule lit im¬ pression sur nous. Waterloo nous apparut en réalité par les premiers sol¬ dats débandés qui arrivèrent dans notre bourgade. Ces uniformes mêlés, ces cavaliers, ces lanciers à pied, con¬ fondus avec les fantassins, tous, un bâton blanc à la main, pour rentrer dans leur village, ces soldats, déjà redevenus à moitié laboureurs, étaient jusqu'à l'idée de l'espé¬ rance. Avec quelle anxiété nous les interrogions ! Mais nous ne tirions jamais d'eux que la même réponse : la trahison! Comme ma mère pressait de questions deux soldats qui logeaient chez nous, voici la réponsèque j'entendis : « Le soir, le maréchal Ney est venu devant le régiment. « Allons, mes enfants, retournons à l'ennemi !... » Je n'ajouterai pas ce qui suivit. La panique durait en¬ core à deux cents lieues du champ de bataille! 11 ne restait plus qu'à attendre de nouveau les hôtes HISTOIRE DE MES IDÉES. 175 étrangers de l'année dernière. Ils revinrent, et je me trouvai encore au même endroit de la route pour les apercevoir de loin. Plusieurs de ceux que nous avions vus l'année précédente reparurent, mais ce n'étaient plus les mêmes hommes. Ils ne craignaient plus rien et ne pen¬ saient plus à se faire tolérer. Les étrangers se montrèrent plus farouches, nous nous tînmes plus à l'écart. J'y per¬ dis à peu près tout mon latin rustique. D'ailleurs nous fûmes bientôt submergés par le déluge, d'hommes qui passèrent, sur nous. Pendant que tous nos voisins se croyaient mieux ga¬ rantis etpeut-êlre plus honorés s'ils avaient des officiers pour garnisaires, mon père et ma mère avaient demandé comme une grâce qu'on leur envoyât seulement de simples soldats. Ils pensaient qu'ils pourraient échapper ainsi plus facilement à toute communication avec les étrangers, et s'épargner le supplice de les voir de trop près. La dé¬ pense se trouva plus grande, parce que notre maison ne désemplissait plus de barbares. Nous en avions quelque¬ fois jusqu'à trente à la fois. Mon père avait abandonné les trois quarts de son logement à ce qu'il nommait ses hordes de goujats; il se réserva pour lui et pour nous cinq pièces, dont aucun d'eux ne dut approcher, con¬ vention qui fut strictement observée. Pendant tout le temps que dura l'invasion, pas un seul étranger ne parut à la table de mon père, ni ne se permit de s'asseoir à son foyer. Si celte règle eût été enfreinte, je ne sais ce qu'il eût fait, mais il ne l'eût pas enduré patiemment. 176 HISTOIRE DU MES IDÉES. XII Dans ce pêle-mêle, une cliose eût dû me donner dès lors le goût passionné de l'étude. C'était de voir au milieu du fracas de ces traîneurs de sabre mon père s'asseoir chaque matin tranquillement à sa table de travail. Re¬ tranché derrière un paravent, il formait autour de lui comme une enceinte sacrée, ouverte seulement àuxmédi- tationsles plushautes,les plus profondes, que les hourras de la foule étaient incapables de troubler. Il avait em¬ brassé un travail colossal, trop colossal peut-être, dont la première partie seule a été publiée, sur la théorie du magnétisme terrestre, qu'il identifiait dès ce temps-là avec le principe de l'électricité. Non content de tracer les lois générales de ce grand sujet tout neuf encore, il avait entrepris de calculer les tables de l'inclinaison et de la déclinaison pour toute la surface de la terre. Ces calculs gigantesques qui eussent exigé le calme de la retraite et toute une classe de l'Institut, il les poursuivait dès l'aube du jour, sans se laisser distraire un moment par tout ce tumulte de vandales qui remplissait sa de¬ meure. C'est au milieu de ces hordes qu'il entassait ses formules, ses équations, ses chiffres. A peine s'il s'inter¬ rompait un instant quand les tambours tyroliens, les trompettes hongroises venaient s'exercer à sa porte. Il se levait, il les congédiait d'un signe de tête, et revenait aussitôt à la courbe de l'équateur magnétique1. 1 La préface seule de ce grand ouvrage a été publiée sous le titre : Mil- HISTOIRE DE MES IDÉES. ■177 Qui n'eût pensé qu'une telle ardeur de découvertes, jointe à un esprit original et pénétrant, n'eût lini par lui assurer un nom dans les sciences? Cependant il n'en fut rien, tant les circonstances furent accablantes pour lui. Ses travaux, soutenus pendant quarante années d'une persévérance sans égale, devaient rester ensevelis. Tout ce qu'il devait en retirer, c'est de confirmer par son exemple cette vérité éclatante : que des homnies doués des facultés les plus rares, les plus énergiques, meurent ignorés, faute d'une circonstance favorable pour les pro¬ duire au jour. Isolés, ils s'embarrassent en des chemins où personne ne les suit. Ils font des découvertes, mais comme elles ne viennent pas à la lumière, ils laissent le temps à d'autres hommes de les faire à leur tour et n'en retirent aucun honneur. Leur nom arrive toujours trop tôt ou trop tard pour la renommée. En revanche, com¬ bien de sots parviennent à un facile triomphe ! Le talent, le génie môme ne sont que des promesses. Il y faut join¬ dre l'étoile ; où elle manque, tout manque. Mon père eut pourtant une joie, une seule, dans cette recherche infatigable de la vérité. Il avait annoncé d'a¬ vance formellement à la Société de géographie de Paris, et à son président, M. le contre-amiral de Piossel, que l'inclinaison actuelle doit être de zéro à l'équateur vers longitude cinq à six degrés à l'orient de Paris. Il deman¬ dait que des observations fussent faites à ce sujet dans le golfe de Guinée. Ce qu'il avait deviné théoriquement, seul, sans nul secours, du fond de sa bourgade, fut con¬ firmé à la lettre dans le voyage de découvertes de l'amiral i moires sur les Variations magnétiques et atmosphériques du globe ter¬ restre, avec un prospect us des tables de la déclinaison et de l'inclinaison de l'aiguille aimantée sur toute la terre, présenté au bureau des Eongi- ludcs, par Jérôme Quinet. Bourg, l'âge 46. X. '12 J 78 HISTOIRE DE MES IDÉES. Jjuperrey. Le capitaine Sabine trouva à l'île portugaise de Saint-Thomas zéro d'inclinaison, à cinq degrés environ de longitude orientale. Quel bruit n'eût pas fait d'une découverte pareille un savant en crédit! Et qui jamais entendit parler de celle-là 4? Quand je le voyais, sa table embarrassée jusqu'aux bords de ses immenses calculs, j'éprouvais un certain étonnement de ce que l'amour de la science pût rem¬ plir ainsi des jours entiers. Par malheur, cette admiration stérile n'allait pas plus loin. Ma mère lui demanda un jour en quoi consistait la félicité éternelle des justes après leur mort? « Dans la connaissance des secrets de l'uni¬ vers,» répondit-il. Cette réponse m'est restée. Mais je n' en tirai aucun fruit. Le voisinage et l'exemple de cet esprit supérieur furent perdus pour moi, au moins en ce qui touche l'élude. Son extrême sévérité me faisait associer je ne sais quelle idée terrifiante à ces sublimes mathéma¬ tiques, auxquelles je devais prendre quelque goût, mais beaucoup plus tard. Tandis que dans-là chambre de mon père, je ne voyais que chiffres entassés, aiguilles à aimant, machines élec¬ triques, tables de logarithmes, que j'osais à peine regarder du coin de l'œil, tant cela me paraissait ressembler à des grimoires de nécromancie, à deux pas de là, dans la chambre de ma mère, j'étais sûr de trouver dès mon entrée quelque beau livre qui m'attendait pour me trans¬ porter dans un monde enchanté : la Jérusalem délivrée, puis YArioste, sans compter 1Iamlet et Macbeth, que je ne quittai plus, jusqu'au jour où on me les confisqua au collège comme un livre plein d'exemples dangereux pour un enfant bien né. 1 Voy. Mémoires sur les Variations magnétiques, etc., par Jérôme Quinet, p. 46. HISTOIRE DE MES IDÉES. 179 XI SI Avec l'exemple que,je recevais de tels parents, comment devenais-je de plus en plus un fervent disciple de la force' et du hasard? Ce n'était point un désir puéril de contradiction, .l'ai¬ mais la fierlédemon père. Je ne trouvais rien à répondre aux plaintes de ma mère contre la dureté du maître. Mais excepté eux, personne ne prononçait jamais devant moi le mot de liberté; personne ne semblait la regretter, ou même s'apercevoir de son absence. On désirait que la guerre finît, sans le dire même. Mais ces plaintes étranges sur l'oppression de l'âme, sur l'étouflèment de la pensée, je ne les entendais jamais ailleurs que clans la chambre de ma mère. Je ne doutais pas que ces plaintes ne fussent fondées, mais je me serais gardé de les répe¬ ter à d'autres, certain qu'elles eussent provoqué la ri¬ sée. Surtout je ne faisais aucun effort pour me détacher de mon héros. Ce n'est, pas que je connusse l'histoire de sa vie. Assu¬ rément, je n'eusse pu dire pourquoi je l'avais choisi de préférence à tant d'autres. La légende de Montebello sur son brancard, voilà tout ce que je savais avec quelque certitude de l'histoire de mon temps. Le reste réapparaissait au milieu d'une confusion de caissons et d'affûts abandonnés dans la plaine. La,pensée •180 HISTOIRE DE MES IDÉES. que mon héros avait sauvé la Révolution n'entrait pas davantage dans ma préférence pour lui. Cette idée n'était pas arrivée jusqu'à moi. Je ne l'entendis jamais expri¬ mer par personne. Qu'est-ce donc qui m'attirait invinciblement vers ce nom? J'étais ébloui sans savoir par quelle, lumière. Je me sentais enveloppé d'une splendeur avec laquelle ma raison de onze ans ne pouvait se mesurer, et il me semble que le peuple, dont je partageais toutes les im¬ pressions, n'aurait pu lui-même donner une autre expli¬ cation de son éblouissement. Il avait comme moi une imagination d'enfant et une raison d'enfant. Comme moi, il était subjugué "par une puissance qui lui était trop su¬ périeure. Dans le fond, nous adorions les uns et les au¬ tres la force aveugle, sans l'appeler par ce nom. Elle était à elle-même sa raison, son droit; nous ne lui de¬ mandions pas autre chose. Mes parents jugèrent qu'il serait impossible de me dis¬ puter à cet entraînement des masses qui avait la force d'un élément ; ils n'entreprirent pas une lutte ouverte. Mais sous mon idolâtrie, ils semèrent l'amour ardent de la liberté, de la dignité humaine, se confiant à l'avenir du soin de m'éclairer sur ce qu'il fallait conserver ou re¬ jeter. Au risque d'anticiper çà et là de quelques années, je dois insister sur ce point. De l'éducation opposée que je recevais de mes parents et de la foule au milieu de laquelle je vivais, il résultait insensiblement deux directions en moi, et j'avais la plus grande peine du monde à les concilier. J'adorais ce que tout le monde adorait; en même temps j'avais la plus grande aversion pour les tendances d'esprit cachées sous mes idolâtries. C'est de quoi je m'aperçus dès que je m'avisai de réfléchir. Toutes les pensées qu'on exprimait HISTOIRE DE MES IDÉES. IS1 devant moi me blessaient, ou plutôt, j'étais oppressé par cette haine de la pensée que je trouvais partout et qui n'était qu'une imitation ou un excès d'empressement à obéir. Ma pauvre intelligence encore brute Taisait effort pour s'éveiller; elle ne rencontrait que le vide autour d'elle, .l'étais dans la situation d'un homme qui naîtrait dans un désert, où il ne trouverait pas une goutte d'eau. Je souf¬ frais de cette aridité, sans savoir pourquoi je souffrais. Ce qui m'étonnait le plus, c'est que des choses claires pour moi n'existaient pas pour d'autres, ou leur étaient inintelligibles. J'entendais des gens que je mettais avec raison à cent piques au-dessus de moi répéter à toute oc¬ casion et d'un air sardonique : Je ne comprends pas. Ces quatre mots composaient le fond de la langue d'alors; ils les répétaient à propos des sentiments qui m'étaient le plus naturels, le plus familiers, qui étaient pour moi comme la respiration. Ils les redisaient surtout impertur¬ bablement à propos des livres que j'apprenais à connaître et que j'aimais le mieux : Madame de Staël ! — Je ne comprends pas. — ïïamlet ! — Je ne comprends pas. — Macbeth! — Je ne comprends pas. Il en fut de même, sans exception aucune, de tous les ouvrages qui m'ouvrirent peu à peu les yeux à la lu¬ mière. Celle réponse uniforme, générale chez ceux que j'étais le plus accoutumé à respecter, me consternait. Car j'ad¬ mettais bien que ce qui me semblait admirable pût pa¬ raître pitoyable à d'autres. J'avais une trop juste idée de mon ignorance pour ne pas me défier de moi-même. Mais plus je m'en défiais, moins j'admettais qu'il fût pos¬ sible que les autres n'entendissent pas du premier coup ce que moi j'entendais avec mon intelligence, que je sen¬ tais si sourde et si grossière. Mon humilité se refusait ah- -J82 HISTOIRE DE MES IDÉES. solument à cette pensée. Quand donc je surprenais dans la bouche des autres ces mots sacramentels : Je ne com¬ prends pas, je ne pouvais y voir qu'une certaine malice orgueilleuse qui desséchait ma raison naissante. Si l'on m'eût dit : Ce que vous prenez pour beau est laid, pour vrai est faux, pour grand est petit, j'aurais profité de ces avertissements; du moins je me serais incliné avec dou¬ leur devant cet arrêt. Mais la prétention de ne pas com¬ prendre ce que moi je comprenais me désorientait en¬ tièrement, elle me jetait dans un vrai désespoir. Je n'o¬ sais plus me fier à l'évidence. Que me restait-il alors à faire? À chercher les lieux les • plus déserts; et j'avais trouvé à trois lieues de la ville une colline enveloppée de sapins, surmontée d'une ruine, qu'on appelle la Corne d'Arthus. Je portais mes livres les plus chéris dans cette ruine. Je les lisais à haute voix, avec des larmes de rage, de confusion et de surprise. Je prenais à témoin les rochers, les bois qui m'entouraient, les éperviers qui passaient sur ma tête; je me disais :« Ils comprennent eux, comme moi, si les hommes ne veu¬ lent pas comprendre! » Combien de temps il m'a fallu pour reconnaître que s'il y avait de la malice dans cette prétention de ne pas en¬ tendre, il y avait aussi quelque sincérité! Les esprits les plus cultivés avaient été retenus dans un tel vide, qu'ils avaient réellement perdu la trace des idées vivantes; la langue même en était oubliée, comme celle de la liberté. Ils ne pouvaient y revenir. C'était même une souffrance intolérable pour eux que le voisinage de pensées aux¬ quelles ils ne pouvaienCplus s'élever. Dans un trop long servage, l'âme avait perdu ses ailes et maintenant elle s'en vengeait par le ricanement. Mon éducation avait fait de moi un barbare, je l'avoue. HISTOIRE DE MES IDÉES. 185 Mais si j'avais la rudesse du barbare, j'avais quelques- unes de ses qualités : l'intelligence ouverte à tout çe qu'il y avait de fier, de hardi, d'entier, et je pourrais dire de primitif dans la pensée des autres. Aussi étais-je en¬ traîné par une force irrésistible vers les grands poètes abrupts. Ce qu'il y avait de plus inculte chez eux était ce qui m'attirait le plus. Mais ces grands hommes, c'était là aussi un secret à garder; et qu'y avait-il alors de plus ridicule au monde après madame de Staël que Shakspeare, Goethe, Schiller, quand ces noms arrivèrent par hasard jusqu'à nous? ' C'est peut-être à cette barbarie prolongée que je dois de n'avoir jamais été dupe des grands pastiches d'Os- sian, dont tout le monde se disait engoué sur la foi de Napoléon; car c'était son poëte. Un de mes camarades s'appelait Oscar. Je n'eus pas de repos que je n'eusse lu les plaintes d'Ossian sur Oscar. Elles ne répondirent pas à cette nature première que j'avais conservée en moi. Fingal, Malvina, Carril me laissèrent froid; il me semblait toujours que j'étais beaucoup plus capable de vraie sau¬ vagerie qu'ils ne l'étaient eux-mêmes. L'eclosion de l'intelligence était ainsi une vraie dou¬ leur en ce temps-là. L'ironie est en effet une puissance terrible lorsqu'elle est dirigée contre un enfant, et c'était l'arme de presque tout le monde contre toute idée nou¬ velle, tout sentiment ingénu, contre tout l'univers moral, condamné sous le nom d'idéologie. De mon côté, il y avait aussi des choses claires pour les autres et qui m'étaient absolument incompréhensi¬ bles. Quand sous les oppressions, les iniquités, les dra¬ peaux divers, j'enlendais des ouvriers, des artisans dire : « Après tout, je suis pour celui qui me paye. » Ou encore : m HISTOIRE DE MES IDÉES. « Qu'importe à celui qui ne se mêle pas de ce qui ne le regarde pas ! » Quand j'entendais ces paroles qui ont si souvent frappé mes oreilles, je ne pouvais non plus les croire sincères. Je croyais toujours que ceux qui parlaient ainsi voulaient railler ou dissimuler. Quelles épreuves il m'a fallu avant d'admettre que des paroles d'esclaves fussent possibles, même en plein esclavage! XIV Pour achever de mater nos passions soldatesques, on avait pris pour règle de me faire apprendre tout ce qui pouvait être enseigné d'utile ou d'agréable dans notre bourgade. Si l'on avait voulu seulement m'apprivoiser par la musique, le but se trouva bien dépassé. Le violon, dès que je l'entendis, fut pour moi la pre¬ mière révélation d'un monde de poésie. C'est par ce che¬ min, je crois, et par les contes de fées que je me sentis introduit dans les régions vraiment imaginaires. Je trouvais dans les sons tantôt fluets, tantôt graves qui sortaient de ce petit corps si frêle, je ne sais quelle impression de magie; ils me faisaient penser aux voix de la fée Morgane et de l'oiseau bleu couleur du temps, car j'étais attiré bien moins par ce que j'entendais que par ce que je me figurais. Aussi dès la première leçon me sentis-je comme ensorcelé; je ne quittais plus guère mon violon, au grand désespoir de mes voisins. Le jour ne me suffisant pas, je voulus y employer la HISTOIRE DE MES IDÉES. 185 nuit. A peine élais-je au lit, je me mettais sur mon séant et je m'armais de mon redoutable archet, jusqu'à ce que le sommeil fût plus fort que moi. Mon sommeil était plein de sons magiques. Eveillé avant le jour, je me dressais sur mon lit, et là, debout, en chemise, de peur de perdre un instant, je commençais aussitôt mes mélodieux accords. La fascination qu'exerçait sur moi cet instrument, dont je me servais d'une manière barbare, comme tout le reste, amena un incident qui m'oblige en¬ core de rire toutes les fois que je me le rappelle, Un jour de septembre, le soleil était à peine levé; tout le monde endormi. J'étais debout, selon ma coutume, sur mon lit, et je m'escrimais à de furieux arpèges. Un hussard croate, réveillé par ce terrible Orphée, s'élance dans ma chambre; sans me laisser le temps de résister, il s'empare de mon violon. Mais avant que j'eusse pu m'indigner, quel étonnement! quels ravissements, grand Dieu! quels chants! quels accords! quelles mélodies inouïes! C'était bien la féerie que je m'étais représentée. Je restai immobile, pétrifié, les bras tendus. Cependant le hussard,, grand violoniste, se promenait de long en large, tout à son inspiration, sans faire attention à mon altitude. Mais voilà que le tableau se complique. Ma mère, réveillée dans une chambre voisine par ces sons ravis¬ sants, s'interroge, s'étonne; elle en croit à peine ses oreilles. Ce changement incroyable, surhumain, com¬ ment a-t-il pu se faire en une nuit? Quel prodige d'en haut s'est accompli en moi? Car on ne peut en douter plus longtemps, c'est bien de ma chambre, c'est de mon violon que partent ces accents émus, vibrants, enchan¬ teurs, au lieu du charivari ordinaire. Sans se consulter davantage, sans prendre le temps de se vêtir, ma mère sort de son lit; elle accourt sur la 186 HISTOIRE DE MES IDÉES. pointe du pied pour vérifier le miracle; une servante, ébahie comme elle, la suit. Elles ouvrent la porte et re¬ gardent. Je les vois et je frémis. Par bonheur, le soldat tournait alors le dos en marchant vers la muraille op¬ posée. Elles le virent sans ctie vues, et n'eurent que le temps de fuir. Bientôt le hussard s'interrompit et me ren¬ dit le violon, comme il l'avait pris, sans prononcer un mot. Quels lires immodérés quand nous nous retrou¬ vâmes! Et nous en jouissions d'autant mieux qu'ils écla¬ taient à la barbe de l'ennemi. Ah! que ces jours sont loin! que d'années m'en séparent! Du fond de quel abîme je les aperçois et qu'ils me semblent pourtant être d'hier! Au resle, ces moments de joie complète devenaient de plus en plus rares. Dans les invasions précédentes, je ne sais quelle espérance, quelle gaieté intrépide avaient sur¬ nagé au milieu du déluge. Il me semble que c'est à partir de cette seconde invasion que la France s'est sentie at¬ teinte et qu'elle a changé de tempérament. Pour ce qui me regarde, ce fut un changement à peu près complet dans ma manière d'être et de vivre. Une tristesse pro¬ fonde s'étendit autour de nous. Je m'en sentis enveloppé pendant de longues années. Comment anrais-je pu y échapper? Je voyais subite¬ ment renié et maudit tout ce que j'avais idolâtré jusque- là. Du jour au lendemain, ce que j'avais tenu pour sacré se trouva être un objet d'horreur. Il me fallut d'abord enterrer ma cocarde, puis mon drapeau bonapartiste. Je m'étais fait dessiner un aigle dans le jardin. Je l'avais semé de fleurs; la tête était marquée par des résédas, le corps par des basilics, les ailes étendues par des violettes. 11 fallut arracher l'aigle brin à brin; à quoi je ne pus me résigner. Ce qui me confondait, c'est qu'en une nuit, ce qui avait HISTOIRE DE MES IDÉES. 187 été honneur, vertu, devint subitement crime, infamie. Et la condamnation ne s'arrêtait pas aux choses; elle frap¬ pait ceux que j'aimais le plus. D'abord mon maître d'é¬ cole, le capitaine de dragons était proscrit. C'est par lui que j'appris pour la première fois ce mot. Pins des gen¬ darmes vinrent chercher le conventionnel dans notre maison. Jls fouillèrent jusque dans mon lit. On le trouva dans un grenier à foin, d'où il fut jeté en prison. Je sa¬ vais que là il jouait aux cartes avec le bourreau, voulant, comme il nous le faisait dire, se le rendre d'avance favo¬ rable, clans le cas où il aurait affaire à lui. Un peu après, on l'exila à Bruxelles, où je suis venu prendre sa place. Tous mes héros, s'ils rentraient au village, n'étaient plus que des brigands. Quelle éducation je reçus en peu de semaines de ce changement inconcevable pour moi! Les visages mêmes étaient autres, et ce qui ajoutait à ma consternation, c'é¬ tait le silence. On n'osait plus se servir des mots qui avaient caché pour nous l'espérance dans l'année précé¬ dente, le père la violette, 1 e petit caporal. Tout me sem¬ blait métamorphosé, tout l'était en effet, les choses, les hommes, la langue même. Or, je trouvais simple que les choses fussent différentes, mais je ne pouvais concevoir que les pensées, les paroles et même les visages chan¬ geassent en même temps. L'impression de cette versatilité fut si grande, qu'elle s'est attachée à moi, dans tout le reste de ma vie. 11 en est résulté que dans les courts moments que j'eusse voulu voir durer, je sentais la fragilité des choses, je sentais sur¬ tout celle des hommes. Le passé m'était la force de jouir du présent; chose singulière, mais parfaitement vraie, je n'ai été délivré de cette cruelle attente, dans laquelle j'ai passé ma vie, je n'ai connu, goûté la vraie sérénité d'es- 188 HISTOIRE DE MES IDÉES. prit, le vrai contentement, que depuis le jour où, n'ayant plus rien à sauver, je me suis trouvé au fond de l'abîme. Au milieu de ces derniers jours de l'automne de 1815, précurseurs de tant d'autres qui devaient leur ressem¬ bler, un souvenir, un seul, me revient encore avec plaisir. C'était dans les plus beaux jours de la Terreur blancbe. L'ordre vint d'illuminer pour célébrer la chute de Napo¬ léon et le retour de la légitimité. Personne ne manqua à l'injonction formelle. Toute la bourgade fut éclairée comme en plein jour. Je sortais à cette heure-là de mon bateau, à la nuit tombante. J'entre dans la rue, l'aviron à la main. Je lève les yeux, je vois toutes les maisons étin- celer, sans excepter la nôtre. Sa façade soutenait digne¬ ment la comparaison avec celle de nos voisins. Me préci¬ piter sur les escaliers, ouvrir les fenêtres, éteindre les lumières, fut l'affaire d'un instant; et je ne me contente pas de souffler sur les lampions, je les disperse, je les foule . aux pieds. La nuit profonde se fait aussitôt sur notre toit et tranche avec la clarté resplendissante du reste de la rue. Le scandale fut grand', surtout l'étonnement. Car beau¬ coup de ceux qui s'indignaient tout haut m'approuvaient au fond du cœur. A ce moment, le procureur du roi, fai¬ sant sa ronde, s'extasiait sur l'enthousiasme des habi¬ tants. Soudain il avise cette longue masse noire qui reste obstinément plongée dans les ténèbres. Un mot d'un passant l'instruit de l'histoire. Il court dans une réunion, chez le sous-préfet, où il savait que mon père devait être. 11 le trouve jouant tranquillement au reversis : « Savez- vous ce que votre fils vient de faire?... » Qu'on imagine, si on le peut, ce qui suivit ce début. Les plus indignés tremblèrent sur le châtiment qui m'était réservé. HISTOIRE DE MES IDÉES. 18!J J'attendis patiemment mon sort, et même je m'en¬ dormis. Pour mon père, il ne me dit mot de cette aven¬ ture, ni ce soir-là, ni le lendemain, ni le surlendemain, ni jamais. J'appris un peu plus tard, par ma mère, qu'il en avait été ravi au Pond du cœur et ne cessait d'en faire avec elle des gorges chaudes. Hélas! malgré tout, celte aventure fut la dernière. Avec elle finit pour moi la vie bienheureuse de l'enfant. Dans l'éducation que j'avais reçue jusque-là, mes pa¬ rents avaient été dirigés par une idée très-raisonnable. Ils avaient sagement pensé que cette éducation était la meilleure préparation à la vie que devait nous faire l'Em¬ pire. S'il eût duré, nous étions, sauf l'esprit d'indépen¬ dance qu'ils n'avaient pu s'empêcher de faire naître en moi, tout armés pour ce qui nous attendait. N'étions-nous pas destinés, en effet, à mourir préma¬ turément au coin de quelque bois, dm ne mort sanglante et ignorée? Ne fallait-il pas avant tout nous aguerrir, nous tremper de fer? Et d'ailleurs pourquoi tourmenter par de vaines études des enfants qui auraient à peine quelques années de jeunesse, et qui n'arriveraient certainement pas à la virilité? Ne fallait-il pas au moins leur laisser respirer l'air libre à pleins poumons, puisque cela devait durer si peu? Ma mère s'expliquait clairement avec moi là-dessus, comme sur toute chose, avec un singulier mé¬ lange de force, de résignation, de liberté d'esprit et d'a¬ mertume. Aujourd'hui, comme alors, ces motifs me pa¬ raissent sans réplique. Mais quand pour tous les esprits clairvoyants Napoléon eut fini son rôle, mes parents songèrent qu'un si grand changement dans la vie publique devait en amener un tout semblable dans l'éducation et dans la vie privée. Ils pensèrent qu'il était temps de mettre fin à la vie d'enfant ■190 HISTOIRE DE MES IDÉES. de troupe et au commerce incessant avec les soldats et les prisonniers de guerre. Dès lors, le nom de collège fut sérieusement prononcé. Il fut décidé que pour commen¬ cer on m'enverrait à celui de ma ville natale. Cette résolution fut pour moi un coup de tonnerre, tant j'y étais peu préparé. Elle fut exécutée à la lettre dans cette même fatale année de 1815; et certes, si je plaignais mon héros de la captivité qu'il allait endurer désormais au milieu de l'Océan, je ne trouvais pas la mienne moins intolérable, ,1e me voyais prisonnier comme lui, en même temps que lui; mais je ne pouvais comme lui maîtriser mon désespoir. Je lis mes adieux, non-seule¬ ment à mes compagnons, mais à toutes les choses que j'aimais. Je distribuai aux plus dignes ma pie, mes la¬ pins, mon corbeau éclopé; quant à mon épervier, qui avait survécu à tous les bouleversements d'empires, et que j'avais toujours laissé en liberté, il s'était envolé peu de jours auparavant avec un cri sauvage, après avoir plané sur ma tête, m'avertissant par là que nos beaux jours étaient fi n is po u r j a m ai s. Dang quel monde allais-je entrer? Quel qu'il fût, il m'était odieux d'avance. Un jeune oiseau de proie enlevé nouvellement aux forêts et porté à la ville dans une cage d'osier ne tombe pas dans un désespoir plus morne. Mais au moins cet enfant des forêts, dès qu'il se voit cap¬ tif, a la fierté de se laisser mourir de faim. « TROISIÈME PARTIE Quand la porte du collège se referma sur moi, je lus frappé de stupeur, et le temps ne fit qu'augmenter ce sai¬ sissement du prisonnier. Devant moi s'ouvrent des années stérilesj vides d'événements, vides surtout de bonheur, où pour l'incertaine perspective de quelques notions ébauchées, je perdis ce que j'acquérais chaque jour dans le commerce vivant des choses. Mes parents demeurant à deux journées de là, je cessai entièrement de les voir. Je ne sortais jamais en ville, ou si cela arrivait, c'était pour un moment, et ce moment ne servait qu'à ranimer l'effroi de la captivité. L'éducation cessa brusquement. Une instruction maus¬ sade, forcée, dut en tenir lieu. En pensant à ces insipides années, l'ennui, la nostalgie s'appesantissent de nouveau sur moi. Le même voile terne qui couvrit toutes mes fa¬ cultés et en arrêta court le développement s'étend à mes 192 HISTOIRE DE MES IDÉES. yeux. Aucun homme, aucun objet ne m'apparaît à travers cette uniformité douloureuse. Je ne sais par où commen¬ cer, par où finir. Tout se perd dans le même sentiment de vide et de détresse. Il faut que je soulève ce voile de plomb pour retrouver quelques vestiges de moi-même. Et que l'on ne pense pas que ces infortunes de l'ado¬ lescence ne laissent aucune trace dans la vie. Elles du¬ rent encore pour moi. Le souvenir de ces années, non pas seulement perdues, mais étouffées, me poursuit; elles m'oppressent en songe comme une calamité prématurée. J'ai peine en y pensant à me défendre d'un sentiment de révolte. Que de fois-je les ai reprochées avec amertume à mes parents, comme s'ils eussent pu agir autrement qu'ils n'ont fait ! Ma première peine, celle dont j'avais conscience, était de me sentir prisonnier. Celle-là pesait sur chaque heure, sur chaque chose, et il en fut ainsi tant que dura ma ré¬ clusion. Au lieu de l'épanouissement continuel dans le¬ quel j'avais vécu, c'était une gène inexprimable en face de mes maîtres, de mes camarades, et de moi-même. Car je ne me reconnaissais plus. Sitôt que l'heure des études était passée, j'allais au haut d'un vieux rempart qui ser¬ vait de clôture, et d'où l'on apercevait la campagne. Là je regardais tristement au loin du côté de mes forêts. Je comptais les pierres d'un mur dégradé, par lequel on eût pu tenter une évasion. Mon seul plaisir était d'imaginer quelque belle fuite. La crainte de l'affliction que je cause¬ rais m'empêcha de mettre aucun decesprojets à exécution. Lorsque nous sortions de notre prison, on nous con¬ duisait assez loin hors de la ville. Mais le sentiment de ma captivité me suivait jusque dans le fond des bois, et j'étais incapable de prendre aucun plaisir aux choses mêmes que j'aimais par-dessus tout. Je traînais dans nos plaines HISTOIRE DE MES IDÉES. 193 de Bresse la langueur qui m'accablait. Il arrivait souvent que nous allions sur la route de Certines, dont nous n'é¬ tions plus éloignés que d'une heure. J'eusse été désolé qu'on eût poursuivi jusqu'à cet endroit chéri. Je ne vou¬ lais pas que ces lieux me vissent dans ma servitude; ils m'auraient trouvé si changé! Quand nous rencontrions des paysans qui allaient au village, je me détournais d'eux pour ne pas les voir. Je n'aurais su ni comment les aborder, ni comment les quitter. Ces jours, ces heures n'existaient pas pour moi. Je voulais n'avoir aucun té¬ moin qui .pût me les rappeler. Le regret de la liberté n'eût peut-être pas suffi à me plonger dans un état qui me remplissait à la fois de douleur et de bonté. La captivité explique la douleur; mais la honte, d'où venait-elle? Je pense qu'elle avait pour cause l'inter¬ ruption subite de tout progrès du côté de l'âme et de l'esprit. J'avais été arraché à mes sources de vie, à celles où j'avais puisé un instinct prématuré des gran¬ des choses. Je n'avais plus autour de moi les instruc¬ tions morales de ma famille, surtout de ma mère, ni le contre-coup des émotions du peuple. La maison pa¬ ternelle, le foyer, la vie publique, tout m'avait manqué à la fois. Et en revanche, quelle compensation avais-je trouvée? Des études machinales qui pi'hébétaient, aux¬ quelles mon sourd désespoir m'empêchait de prendre le moindre intérêt. Jamais une parole de confiance, d'inti¬ mité (moi qui n'avais été conduit que par ce» mobiles) ; jamais une de ces voix de l'âme qui m'avaient initié à tant de choses et à un langage que je ne devais plus en¬ tendre. Pas même de livres, car j'en manquais abso¬ lument et j'étais brusquement tombé des pièces de Shakspeare à Estelle et Némorin de Florian. Dépaysé, désorienté, précipité des nues, exclu des beaux cieux de X. 45 194 HISTOIRE DE MES IDÉES. la légende, abîmé, , perdu dans toutes les sécheresses et aridités d'une classe, je m'étais odieux à moi-même. J'essayais bien par moments de retrouver ces beaux élans que j'avais connus. Mais pour cela j'aurais eu be¬ soin de l'aile maternelle. J'étais incapable par moi-même de me relever jusque-là, encore moins de m'y soutenir. Après quelques tentatives, dont je sentais l'impuissance, je me résignai à suivre le chemin banal, mais je le suivais mal, parce que je me sentais déchu. Je prenais une défiance exagérée de moi-même. Le souvenir de ma vie libre me revenait encore mal à propos; et je n'étais qu'un mauvais esclave, tout en me faisant un devoir ri¬ goureux d'être un esclave accompli. Que les hommes faits sourient à leur aise de ce sup¬ plice d'un adolescent. Ces tourments n'en ont pas moins été réels, et que ne puis-je en les racontant les épargner à d'autres! 0 prémices de la vie! belles fleurs de l'ado¬ lescence ! premiers fruits du printemps ! que vous avez été amers pour moi! et que je me réjouis dans mon cœur de ne plus avoir à vous cueillir ! Loin que mes compagnons de captivité fussent une con¬ solation pour moi, j'eus presque autant de peine à m'ac- eoulumer à eux qu'aux choses mêmes. Nous étions partis de chemins si différents pour arriver aux mêmes points ! Nous avions si peu d'idées communes entre nous! Ils étaient si bien faits à cette discipline qui m'était si nou¬ velle ! Aucune de mes histoires ne les intéressait. Com¬ bien cette première rencontre avec la société réglée me fut difficile (et sans doute par ma faute)! mon âge aug¬ mentait encore ces différences. Grâce à la méthode de mon premier maître qui m'avait l'ait commencer le latin dès qu'il m'apprit à lire, j'étais arrivé sans m'en apercevoir à la fin de mes études. J'ache- HISTOIRE DE MES IDÉES. 195 vais ma rhétorique à treize ans, et mes compagnons avaient dix-huit à dix-neuf ans, différence immense à cet âge. C'étaient presque des hommes. De quelle ressource pouvais-je être pour eux avec mes légendes de l'île Ca- bréra? Je leur paraissais un vrai Vandale, et d'antre part, la préoccupation constante de leurs parures, des modes nouvelles, des chaînettes d'argent et d'acier, m'éton¬ nait presque autant, moi qui ne songeais qu'à m'é- vader et à me perdre à tout jamais dans le grand bois de Certines ! Le premier contact avec la société de mes semblables ne m'inspira ainsi qu'un sentiment profond d'isolement. En voyant combien ce qui m'intéressait par-dessus toute chose était indifférent aux autres, je pris le parti de n'en jamais parler. J'appris à cette école combien le monde intérieur, dans lequel nous vivons et que nous croyons le centre de vie, excite peu la curiosité des autres, à moins qu'ils n'y retrouvent leurs propres souvenirs et une image d'eux-mêmes. Je me taisais; ou s'il fallait par¬ ler, les mots sortaient à peine de mes lèvres. Tout ce qui s'était éveillé prématurément en moi, au souffle de la vie libre, fut refoulé, enseveli au plus profond de mon être. Je me sentis appauvri par mon isolement. Dans l'état de trouble, de stérilité, de timidité, de marasme, où je tom¬ bais de plus en plus, il eût fallu pour me sauver une per¬ sonne qui me comprît sans que j'eusse besoin de parler; surtout il eût fallu qu'elle me tînt une compagnie perpé¬ tuelle, sans que j'eusse l'embarras de solliciter jamais sa présence. Mais où rencontrer un être pareil? 11 existait cependant pour mon salut; je devais le rencontrer, et nous devînmes sur-le-champ inséparables. 196 HISTOIRE DE MES IDÉES. II Parmi les sentiments bizarres que faisait naître une vie de contrainte, le plus étrange était la froideur que l'on devait afficher devant ses camarades pour sa propre fa¬ mille. C'eût été le comble du ridicule que d'embrasser devant témoins ses parents avec effusion. Il fallait leur marquer sinon un détachement complet, au moins une souveraine indifférence; tant la sécheresse de l'âme était une condition de ces temps ! Nous craignions la visite des nôtres bien plus que nous ne la désirions ; nous sa¬ vions que nos gestes, nos embrassements étaient épiés avec malice. El malheur à celui qui eût pleuré de joie à la vue de son père, de sa mère, de ses sœurs, de ses frères après une longue absence : il se fût difficilement relevé de ce moment de faiblesse. La crainte du ridicule tarissait d'avance toutes nos joies. Aussi recevions-nous peu de visites, même de nos plus proches parents. Mais quand l'un d'eux franchissait cette enceinte de moquerie, dont nous nous entourions, c'était là un événement qui ne pou¬ vait manquer d'être fertile en conséquences. La mère d'un de nos camarades vint le voir; elle était accompagnée de sa fille. Comme il n'y avait pas de par¬ loir, je vis de loin, non pas leurs caresses (ils n'auraient osé s'embrasser), mais leurs sourires. Je vis surtout la jeune fille et je ne l'oubliai plus. Elle avait les cheveux d'un blond doré, les yeux bleu-de-ciel, l'air de visage an- HISTOIRE DE MES IDÉES. v 197 gélique. Elle portait une petite coiffe rustique, que j'eusse, mieux aimé ne pas lui voir; mais je me souvins d'une estampe de la Jardinière de Raphaël, que mademoiselle G... rappelait trait pour Irait; et je trouvai bientôt mille raisons pour me raccommoder avec cette coiffure cham¬ pêtre à laquelle, il est vrai, elle donnait une élégance charmante. J'entendis, ou je crus entendre le son de sa voix, une voix argentine, cristalline, la voix du prin¬ temps lui-même, qui m'atteignit au cœur. Elle était avec les siens au fond^d'un corridor. J'eus à peine le temps d'arrêter sur elle mes yeux en passant; je ne la revis plus jamais que de loin dans le jardin dont j'étais séparé par une cloison en palissade; mais ce moment suffit pour gra¬ ver en moi une image qui ne devait plus s'effacer. Et comment ne la bénirais-je pas, puisque dès ce mo¬ ment je cessai d'être seul. Partout je me sentais dans la compagnie et sous la protection de cet être charmant. Elle avait sur moi l'action bienfaisante du premier rayon de l'aube. Je savais le nom du lieu qu'elle habitait. Il n'était pas loin de Certittes. Mais je n'osai jamais demander son nom de baptême et je ne l'ai jamais bien su. Et qu'importe? En avais-je besoin? Lui faisais-je avec moins d'expansion mes confidences les plus intimes? M'adressais-je à elle du fond de mes tristesses avec moins de piété? A quoi bon l'appeler? Ne venait-elle pas sans que j'eusse besoin de prononcer son nom? Tout cela, bien entendu, sans pa¬ roles, sans témoignage humain, mais seulement dans le repli le plus caché du cœur. J'aurais pu la voir de plus près, lui parler peut-être; l'occasion se présenta même de faire visite à ses frères à la campagne. Je* m'en gardai bien, ainsi que de tout ce 198 HISTOIRE DE MES IDÉES. qui aurait pu amener le moindre changement dans une relation où tout était enchantement, délices. Je sentais combien mon édifice était fragile. Je retenais pour ainsi dire mon souffle, de peur de dissiper cette première fleur de bonheur. Il me suffisait de savoir qu'une personne aussi angéli- que existait avec moi dans le monde. La terre en était tout embaumée. Je ne souffrais point de son absence, car elle ne me quittait pas. Elle m'était et me restait toute présente. Je ne formais aucun projet. Je n'avais aucune crainte du lendemain. Je ne pensais pas même qu'elle pût se marier, être promise peut-être! Sa douce, radieuse compagnie île pouvait pas m'être enlevée. Tout cela, direz-vous, était chimérique. Nullement. Je n'ai jamais su m'alimenter de chimères en l'air, me com¬ plaire de mes seules inventions comme de réalités. Il me fallait au moins un point vivant, une apparition réelle, un son de voix. Où tout cela manquait, je sentais le vide et ne faisais rien pour le combler. Je pouvais sur un regard bâtir un édifice de félicité, mais il me fallait au moins ce regard, cette promesse, cette assurance de la vie. S'éprendre de ses pures fantaisies comme d'un amour réel, je n'ai jamais compris qu'un cœur vivant put se contenter à ce pfix ! Au reste, aimer me suffisait. Je n'avais point encore l'ambition d'être aimé. Le premieç de ces sentiments rem¬ plissait mon cœur. Comment aurais-je été capable de supporter le second sans en être accablé? Voir de loin blanchir dans les bois la maisonnette de mademoiselle G..., eût été le comble de mes vœux. Celte joie suprême ne me fut pas donnée; j'y perdis peu de chose, tant j'em¬ ployais bien les heures à imaginer cette demeure in¬ connue. Et je n'en faisais pas une chaumière, mais une HISTOIRE DE MES IDÉES. 199 maison de tous poinls assortie à celle de Cerlines ; même j'y ajoutai quelque vignoble, un bouquet de sapins, un pont élancé sur le ruisseau, un chemin sablé pour aller jusqu'au bois. Car c'était là justement les améliora¬ tions que nous avions projetées. Je trouvai encore ce grand avantage d'élever, de placer cette demeure de la félicité dans tous les lieux qui me plaisaient. A partir de ce moment, je fis une différence réfléchie entre les paysages. Ils me parurent d'autant plus beaux, qu'ils étaient plus retirés, plus ombragés de chênes et que je pouvais mieux y cacher le trésor de mon cœur. Avant ce temps, la nature ne me donnait que l'impres¬ sion de la liberté des champs >: aller, venir, courir, se perdre, se retrouver dans la forêt, c'était la vraie beauté. Depuis ce jour, je pris plaisir au chant du rossi¬ gnol, aux premières feuilles du printemps qui appro¬ chait. Je sentis une âme non plus seulement en moi, mais dans les choses; je ne voyais plus sans ravissement un buisson d'aubépine en fleur. Du milieu de ces touffes ar¬ gentées se levait et m'apparaissait mademoiselle G..., comme elle m'avait apparu une fois, en réalité, dans le jardin. Pour la première fois aussi je fis attention à l'église de Brou, à ses marguerites de pierre, à ses lacs entremêlés, à ses devises, à ses murailles tout imprégnées d'amour. Je regardais avec curiosité autour des tombeaux dans le chœur les figures charmantes des pleureuses sous leurs capuchons de marbre; là aussi je trouvais des ressem¬ blances qui me remplissaient de surprise et de joie. Comment finirent de si belles amours? Elles ne pou¬ vaient augmenter; elles ne devaient pas finir; elles m'ac¬ compagnèrent dans les deux premières années d'un ap- 200 HISTOIRE DE MES IDÉES. prentissage douloureux de la vie; elles semèrent sous mes pas des fleurs mêlées de larmes. Aujourd'hui quand je me représente notre doux, ineffable printemps de Cer- tines, avec son parfum de mauve et de seigles en fleur, je vois encore errante au fond de quelque taillis, comme le bon génie du lieu, cette figure bocagère qui sourit et qui passe. III Ce même printemps de 1816 devait donner l'essor cbez moi à des sentiments bien différents. A l'approche de Pâques mon confesseur me recommanda de communier le dimanche suivant. Je lui répondis que. je n'avais point encore fait ma première communion, ce qui l'étonna beaucoup, puisque je touchais à la fin de mes études. Ma mère, contrairement à l'usage reçu en France, avait éloigné ce moment. Elle voulait que j'apportasse à un acte si grave une pleine connaissance; si elle eût pu retarder encore cette heure solennelle, assurément elle l'eut fait. On jugea au contraire qu'étant dans ma trei¬ zième année, il n'y avait plus un moment à perdre. Je fus envoyé au catéchisme. Je gagnai à cela que mon instruction religieuse allât très-vite. On m'épargna tous les déboires d'une trop lente préparation. A peine eus-je paru au catéchisme, on se déclara satisfait. C'est le seul succès véritable que j'aie eu dans ces années de collège, et je le dus à mon directeur. C'était un missionnaire provençal, le premier homme éloquent que j'aie entendu. Il vit du premier HISTOIRE DE MES IDÉES. 201 coup combien mon cœur était isolé, avide d'amour infini. Il m'en nourrit, il m'en combla. Il m'épargna toutes les épines.de la théologie, il éloigna toutes les aspérités, tous les sophismes. Pour la première fois, on était content de moi. J'avais des ailes. 11 eût pu m'embarrasser, me terrifier dès le premier pas en mettant aux prises son église et celle de ma mère; il n'en fit rien. Point de discussions, ni de chicanes. Il resta sur les hauteurs, me parla le langage auquel j'avais été accoutumé. De ce cœur resserré, concentré, il n'eut pas de peine à tirer les eaux vives, jaillissantes qui s'y étaient amassées depuis que je ne conversais plus qu'avec moi-même. Touché de celte âme si novice, et déjà ouverte en secret à tant de choses, éclairé, pénétrant, il ne fit avec moi qu'une seule faute qui eût pu être grave, mais qui ne doit point lui être imputée. Il m'adressa dans la confession des questions que je ne compris pas. Je lui dis que je n'avais pas compris. Il répéta ses mêmes questions, et moi ma même réponse. Sur quoi il témoi¬ gna une surprise qui eût bien dû me surprendre moi- même. Heureusement je n'y attachai pas ma pensée. Il fit une chose non moins dangereuse. Non content de marquer son étonnement, il institua de sa pleine autorité un prix qui n'était point en usage et qu'il créa pour moi. Je ne pouvais guère attribuer cet honneur à mes réponses au catéchisme, vu qu'elles avaient été satisfai¬ santes, rien de plus. Ayant d'ailleurs affaire à des com¬ mençants de cinquième ou de sixième, il n'y avait rien de très-méritoire à ce que j'eusse eu quelque avantage sur eux. Ces réflexions pouvaient me mener loin; aucune d'elles ne me vint en ce temps-là. D'ailleurs, pensais-je à ce qui se passait sur la terre? 202 HISTOIRE DE MES IDÉES. Je nageais en pleine félicité. Bla seule peine était l'absence de ma mère. Car il m'en coûtait d'entrer loin d'elle dans le ciel vivant qui s'ouvrait devant moi. Elle m'envoyait des instructions, des prières qu'elle composait jour par jour. Et c'était avec sa pensée luthérienne, calviniste, libre, philosophique, que je m'avançais dans cet itiné¬ raire au-devant d'une église qui la condamnait. Que n'ai-je gardé ces instructions, ces prières pour en enri¬ chir ce récit ! elles pourraient aujourd'hui servir à d'au ¬ tres qu'à moi. Autant qu'il m'en souvient, elle me de¬ mandait grâce pour les infirmités de l'Église catholique; elle m'adjurait de voir les vérités éternelles à travers le voile terrestre et la rouille des temps qui les avait cou¬ vertes. Elle me suppliait déjuger avec une certaine gran¬ deur les petitesses du culte et de n'en pas faire retomber la coulpe sur la religion elle-même. Ainsi je marchais au-devant des mystères, appuyé d'un côté sur une mère protestante, de l'autre sur un mission¬ naire catholique. C'est peut-être la première fois et la seule que la réconciliation entre les deux Églises s'opéra pleinement, non pas en théorie, mais dans la pratique fervente d'un enfant; et le principal honneur en revient assurément à celle dont la pensée, planant au-dessus de tous les rites, m'emportait vers Dieu même. Mon directeur aussi y eut sa part, puisqu'il n'ignorait pas quels enseignements je recevais de ce côté, et qu'il n'y fil pas obstacle. D'un mot, il eût pu porter le trouble, l'horreur dans mon âme. Il ne lui fallait que cette parole pour me précipiter du haut de l'échelle de Jacob, où je montais avec tant de confiance dans la nue. S'il m'eût dit au moment de ma plus grande ferveur : « Le moment est venu de se décider, votre mère est damnée! Choisissez entre l'église maternelle et mon église ! » Je n'eusse ja- HISTOIRE DE MES IDÉES. ' 203 mais fait ce choix, ou plutôt il était l'ait d'avance, et non pas au profit de celui qui l'eût provoqué. Mais par quels déchirements il m'eût fallu passer ! Quel bouleversement ! quel renversement de tout mon être! peut-être n'aurais-je pu sortir de ce chaos affreux qu'en renonçant à toute croyance; et indubitablement, la première que j'aurais rejetée aurait été celle de l'enfer. IV Enfin il arriva, le jour redoutable. La communion devait se faire dans l'église où j'avais été baptisé, Notre-Dame de Saint-Nicolas de Bourg. Loin d'éprouver la moindre anxiété, je ne sentais que paix, sécurité profonde. Je mêlais, sans y établir aucune diffé¬ rence, mes prières protestantes et mes prières catholi¬ ques. Seulement je récitais les premières que je savais par cœur, et je lisais les secondes. Je m'appliquais à tenir dans mon cœur la juste balance entre les deux Eglises; mais je crois que j'étais surtout rempli de celle que je ne voyais pas, d'abord parce qu'elle était absente et que je craignais de l'oublier, ensuite parce que je savais qu'elle avait été persécutée, qu'elle était encore méprisée dans nos pays, et que son sang avait été versé le dernier. Une épreuve restail encore. Mon directeur monta en chaire; toute mon âme fit silence pour l'écouter. Il dé¬ pendait de lui de me plonger de la béatitude dans le désespoir. 11 fut tel que je l'avais vu dans le confessionnal et cent 204 I1ISTOII1E DE MES IDÉES. fois plus émouvant. Je pouvais croire qu'il parlait pour moi seul, tant ma situation particulière fut ménagée et protégée! Pas une seule parole contre les hérétiques! C'est la première fois que je fus touché par un discours public. Pour celui-là, il me prit jusque dans l'intime moelle de mes'os. Lorsqu'il fallut nous lever et faire le tour de l'église^ je me soutenais à peine; les larmes cé¬ lestes m'aveuglaient. D'où vient qu'un état aussi angélique ne s'est pas sou¬ tenu? Le dimanche suivant, je communiai encore, mais avec moins d'extase peut-être. Puis les semaines, les mois se suivirent. Bientôt il ne me resta que le souvenir de ma béatitude passée. D'où vint cette tiédeur après cette fer¬ veur qui dut faire illusion à mon directeur lui-même? Il partit. Je ne le revis plus. Ceux qui le remplacèrent ne tentèrent pas même de ranimer le brasier éteint. . Fût-ce ma faute à moi seul? fût-ce la faute de l'Eglise qui ne sut pas garder une âme qui s'était si pleinement livrée? Est-ce que les deux Eglises que j'avais embrassées à la fois se nuisaient l'une à l'autre? Est-ce que cette con¬ ciliation que j'avais crue achevée dans mon âme de treize ans n'était qu'apparente? Est-ce que la force me manqua pour soutenir à moi seul une entreprise où tant de génies se sont consumés en vain? Ce qu'il y a de certain, c'est qu'après avoir connu les délices de la vie bienheureuse, je retombai peu à peu en quelques mois sur la terre, comme si j'avais fait un rêve sacré; il m'en restait une vague impression qu'aucune cérémonie ne ranimait plus. L'odeur de l'encens avait imprégné le vase, mais l'en¬ cens avait cessé de brûler. Je ne discutais pas, je ne cher¬ chais pas à ébranler en moi mon édifice religieux. Tant s'en faut. Il s'affaissait de lui-même presqu'à mon insu; et cette destruction lente, invisible, irréparable, ne HISTOIRE DE MES IDÉES. 205 fui jamais pour moi une cause de douleur. Je n'ai jamais compris que l'on put souffrir de n'avoir plus ce qu'on appelle une illusion. La vérité m'a toujours paru le seul bien désirable. Dès qu'une cbose ne me semblait plus vraie, il m'était impossible d'en regretter la possession, quoi qu'il pût arriver. Plus tard, j'ai lu, ce que je n'avais point fait encore, les Ecritures, les Pères, Y Imitation de Jésus-Christ. Mon imagination en fut subjuguée. Si je continue un jour ce récit, on verra combien je m'attachai à ces témoins, avec quelle sincérité je me plaçai sous leur garde; mais je ne confondis jamais ces émotions toutes littéraires et d'i¬ magination avec l'émotion des mystères et de la foi. J'avais eu mon jour d'alliance réelle avec l'Eglise. J'avais senti un moment mon cœur dans le tabernacle. Cela m'a servi tout le reste de ma vie à faire la différence entre la Rhéto¬ rique et la Religion, entre l'Art et la Foi. Je ne me suis pas cru converti lorsque je n'étais qu'ému. Jamais la fan¬ taisie ne m'a abusé sur la réalité. J'ai lu, moi aussi, le Génie du Christianisme. J'ai vu plus tard les merveilles des cathédrales gothiques de France, d'Allemagne, d'Es¬ pagne, l'Athènes de saint Paul, les prodiges de Raphaël et de Michel-Ange, surtout de Giotto, Rome, Saint-Pierre, la chapelle Sixtine, le pape bénissant la ville et le monde; j'ai été comme un autre ravi, ébloui. Mais je savais que cet éblouissement était un effet, poétique. 11 n'y avait rien dans tout cela qui ressemblât de loin à ce qui s'était passé dans, l'église de Notre-Dame de Bourg. Ce moment est unique. 11 n'est pas revenu; il ne reviendra pas. 11 devait tà la fois éclipser fous les autres et les éclairer de leur véritable lumière. " - ' " ' ' - - ■ •. : 'n- - -h ' '■'■, r ■" : ' . -i- " :;=7;'VT-ïJ ' .''■Soi'Su: . J «fil:'., : :.v■:rnv l-.V) W?\'îÇ;. . ' '-hï us:SsS-SU:( ,7-:7 . ii-ï'- ■ . . ■•" .! ' S:.". i'I '■ . : : V "'■■ i'rr, ■ r " î^â UiiiV.: i fllfjf '' UK . ' ' . . : - . ■ . 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Dans ce changement de tempérament de toute une nation, c'est une douleur poignante pour chaque individu que la nécessité de donner brusquement une autre direc¬ tion à son esprit, de refouler, de détruire toute son édu¬ cation passée et de se créer, pour ainsi dire, en quelques mois une autre nature. C'est, à peu près, comme si les hommes changeaient en un moment non pas seulement de climat, mais d'atmosphère; ils auraient peine à respi¬ rer. Voilà ce que nous éprouvions dans le cataclysme subit de 1815. Même les biens incontestables qui se trou- 208 HISTOIRE DE MES IDÉES. vèrent mêlés à ce déluge de maux nous indignèrent; ils étaient trop nouveaux pour que nous pussions eu sentir autre chose que l'amertume. Ainsi l'étude, qui devait être pour moi plus tard ma vie même, commença par m'être odieuse; et il en fut ainsi tant que j'obéis à des maîtres. Pendant les deux an¬ nées que je passai au collège de Bourg, je n'ouvris pas un seul livre classique sans répugnance. Ne recevant plus d'autres livres, je perdis peu à peu le désir d'en recevoir, et il me semble que ce fut un bonheur pour moi d'avoir si mal retenu ce qu'on nous enseignait. Car une seule chose s'était maintenue dans les collèges délabrés de l'Em¬ pire, la rhétorique. Elle avait survécu à tous les régimes, à tous les changements d'opinion et de gouvernements, comme une plante vivace qui naît naturellement du vieux sol gaulois; nul orage ne peut l'en extirper. Nous ne savions ni grec, ni latin, ni français; mais nous composions des discours, des déclamations, des am¬ plifications, des narrations, comme, au temps de Sénèqùe. Dans ces discours, il fallait toujours une prosopopée à la Fabricius, dans les narrations toujours 1111 combat, de générosité, toujours un père qui dispute à son fils le droit de mourir à sa place dans un naufrage, un incendie, ou sur un échafaud. Nous avions le choix entre ces trois manières de terminer la vie de nos héros, ainsi que la liberté de mettre dans leur bouche les paroles suprêmes. Je choisissais en général le naufrage, parce que la ha¬ rangue devait être plus courte. Etant interrompue par la tempête, deux lignes suffisaient dans ce cas. Mais tout cela avec un médiocre succès; et en somme je sortis du collège à peu près comme j'y étais entré, n'ayant rien ap¬ pris, mais n'ayant aussi rien à oublier. II1ST0IIÎE DE MES IDÉES. '209 * (I Je n'eus pas besoin d'aller fort loin pour voir l'abus sanglant de ce don d'amplifications. Les cours prévôlales ■épouvantaient alors nos provinces. Un des premiers usages que je fis de ma liberté fut de suivre la foule aux au¬ diences de ce terrible tribunal. On jugeait Rrillat-Sava- rin; c'était l'homme le plus populaire de notre pays. Je le vis calme et presque souriant sur la sellette; il était là sous l'inculpation d'une conspiration bonapartiste. J'en¬ tendis le réquisitoire du ministère public qui l'accusait formellement d'avoir tramé l'assassinat de tous les nobles et de tous les riches propriétaires du département. Une si extravagante inculpation eût dû ouvrir tous les yeux. Elle fut admise sans contradiction. Dans la même journée j'entendis l'accusation et la sentence de mort qui fut exé¬ cutée le surlendemain. Que ce moment terrible m'est resté présent ! Comme il réveilla mon bonapartisme un peu assoupi! et que cette première tache de sang de la Restauration a été ineffaçable dans mon souvenir! Jus¬ que-là, je n'avais aucun parti pris contre elle; je sentis ce jour-là un commencement de haine. Je me hâtai de retourner dans les forêts de Certines. Un paysan des Ripes sort tout effaré de sa cabane; il re¬ garde longtemps autour de lui, et me demande à voix basse des nouvelles. « Condamné à mort! » lui dis je. Le paysan pousse un soupir et va se cacher au fond de sa X. 14 210 HISTOIRE DE MES IDÉES. chaumière. Ce soupir dans ce lieu désert, entre les étangs et la forêt fut la seule protestation que j'entendis pendanl la terreur blanche. On eût pu croire <^ue le peuple n'en ressentait aucune impression. L'événement a montré cependant qu'elle était profonde et d'autant plus redou¬ table, qu'elle n'éclatait par aucun signe. Je venais d'ex¬ pliquer Tacite pendant toute l'année; ce paysan tremblant dans une pareille solitude me le fit comprendre pour la première fois. Au milieu de ces circonstances nouvelles, que devenait en moi la légende de Napoléon? Si je veux analyser à cet égard mes sentiments, voici ce que je trouve. Celte lé¬ gende subit comme tout le reste une grande éclipse dans les premières années qui suivirent 1815. La poussière soulevée de terre couvrit pour un moment cette mémoire Les images, les portraits de Napoléon étant proscrits comme sa personne, ainsi que tous les symboles qui pou¬ vaient le rappeler, aigles, drapeaux, uniformes, nous ne savions où le chercher. Quoique nous fussions ses con¬ temporains, sa figure nous était bien moins connue qu'elle ne l'est aujourd'hui. Tant de calamités privées nous en¬ touraient, qu'il disparut un moment à nos yeux dans l'immensité du désastre. Il était défendu de parler de lui: à force de se taire, on se surprenait à oublier. Tant qu'il vivait, l'imagination, déconcertée par sa chute, manquait de point d'appui pour prendre un nouveau vol. L'Océan, fidèle gardien, amortissait tous les bruits. Puis l'exil a cette vertu singulière, éminente : dès qu'il se prolonge, il semble éternel; il tait promptement oublier l'exilé, ayant tous les avantages de la mort comme châtiment, sans le retentissement incommode qu'excite le supplice. Notre monde d'Europe prenait ainsi peu à peu l'habi¬ tude de vivre sans parler de Napoléon, sans même penser HISTOIRE DE MES IDÉES. 211 à lui. Les proscriptions, les menaces, la peur, l'éloigue- ment, puis des spectacles nouveaux et l'inconstance hu¬ maine se réunissaient pour produire ce silence. Il dur sept ans. Il fallut la rumeur et bientôt le retentissement soudain, imprévu, longtemps révoqué en doute, de la mort pour rendre à Napoléon l'empire posthume des imaginations et des esprits. Pendant sept années, l'exil l'avait fait descendre chaque jour dans le silence, dans l'ombre, presque dans l'oubli. La mort le remontra sou¬ dainement à toute la terre, et lui rendit en un moment, pour toujours, son royaume de bruit. J'avais fait comme tout le monde; j'avais enfoui bien avant dans mon souvenir le nom, l'image du héros. Il était là, mais en secret, et sans que j'en eusse pour ainsi dire conscience. Lorsque son nom était prononcé, c'était presque toujours par ses ennemis. Ses écrits ne pouvaient le défendre; ils n'étaient pas encore réunis en corps d'histoire, et les adversaires profitaient avec un art in¬ signe de ce moment où il n'était permis à personne de porter témoignage de la renommée. Je démêlais assez bien ce que la passion et la haine dictaient aux écrivains de l'ancien régime; jusqué-là, je ne me laissai pas ébranler. Le pamphlet de M. de Cha¬ teaubriand ne fit aucune impression sur moi. Il n'en fut pas ainsi des paroles de madame de Staël; elles se gra¬ vèrent profondément dans ma conscience, car j'y trouvais l'accent de la dignité humaine offensée, ce même accent auquel j'avais été accoutumé dès mes premières années. D'ailleurs, tous ceux qui avaient contre l'Empire un grief quelconque le faisaient valoir avec empressement; et ce côté nouveau, jusque-là dissimulé de la figure de Napo¬ léon, éclatait de tous côtés par de justes représailles. La révélation de la servitude eût dû m'étonner moins qu'un 212 ' HISTOIRE DE MES IDÉES. autre; pourtant elle fut pour moi comme une chose nou¬ velle. D'abord, je ne voulus rien céder de mon héros. Ce qu'il avait fait, il avait dû le faire; je niais, je m'obsti¬ nais; tout ce que l'on racontait n'était qu'inventions de chouans. Cependant, même en me débattant, je. recevais l'impression des choses. Pour la première fois, je sentis un violent combat intérieur, lorsque, pressé par des au¬ torités que ma raison reconnaissait,'je dus me poser cette question : comment concilier ma religion pour Napoléon avec ce ferment d'idées libérales qui m'arrivaieut de tous côtés, et que j'étais bien décidé à ne pas abandonner? Cette première difficulté qui s'offrait à moi au commen¬ cement de la vie était trop grave pour que je pusse la résoudre seul. Elle jeta un grand trouble dans mon es¬ prit. Je ne sais comment j'en serais sorti, si le travail qui se faisais alors chez un grand nombre, la tendance de ce temps-là et les ressources de mon âge, ne m'y eussent aidé. Entre Napoléon et la liberté, je ne fis pas positive¬ ment mon choix; je ne sacrifiai pas l'un à l'autre (je ne croyais pas encore ce sacrifice nécessaire); mais le senti¬ ment de la liberté et toutes les idées qui s'y rapportaient prenant peu à peu le dessus, chaque jour j'y pensais da¬ vantage, et moins à Napoléon. Sa figure de plus en plus voilée s'effaçait, disparaissait de mon esprit. Si l'on m'eût, parlé de sa captivité, ma religion se se¬ rait réveillée en sursaut; mais aucune nouvelle ne venant de ce côté, mon imagination n'allait pas au-devant et ne trouvait plus d'aliment. Sans que j'eusse besoin de renier mon héros, il s'éloignait; il semblait disparaître pour lais¬ ser place à tout un monde d'idées qui ne pouvaient se rencontrer avec lui. C'est dans cet intervalle de 1815 à 1821, pendant qu'il était comme absent du monde, HISTOIRE DE MES IDÉES. 213 que germèrent librement en moi les premières semen¬ ces qui jamais n'eussent pu croître à son ombre. Lorsqu'en 1821, éclata, aux quatre vents la formidable nouvelle de la mort de Napoléon, il lit de nouveau irrup¬ tion dans mon esprit, iU'obséda; il se dressa pour ainsi dire debout dans mon âme comme dans celle de tous les hommes de ce temps-là. Mais il était trop tard pour la remplir et y reprendre sa place souveraine. Celte place était prise par d'autres fantômes que le sien. Il m'avait laissé deux ou trois années de répit; j'en avais profité; ces années m'avaient suffi pour échapper à l'autocratie de son génie. 11 revint hanter mon intelligence, non plus comme mon Empereur et. mon maître absolu, mais comme un spectre que la mort a presque entièrement changé. Car je voyais en lui un être tout différent de celui que le monde avait connu. Celte idéologie qu'il avait tant maudite, il devait désormais la servir, puisqu'il n'était plus qu'une idée. En outre, ses compagnons revenaient l'un après l'autre et témoignaient de sa conversion aux idées qu'il avait foulées aux pieds, tant qu'il avait été le maître. Il avait fini par être conquis lui-même par ces'notions de liberté et de justice. Quelle plus grande démonstration de leur vérité, de leur puissance ! Il avait voulu les écra¬ ser; il avait fini par s'y soumettre. N'est-ce pas montrer qu'elles sont invincibles? Ainsi, nous revendiquions la gloire non comme l'ap¬ pui, mais comme l'ornement de la liberté. Quel hom¬ mage que celui du maître du monde à l'avenir souverain, que nous sentions tous en nous! Voilà comment j'accom¬ modais ce qui m'avait paru inconciliable, mon culte pour Napoléon avec ma soif de liberté. Ce n'est pas nous qui allions à Napoléon, c'est Napoléon qui revenait à 214 HISTOIRE DE MES IDÉES. nous! Fallait-il le rejeter? Quel mal pouvait nous faire une grande mémoire convertie à nos propres espérances? Il était bien entendu, en effet., que la conciliation s'opé¬ rait dans les nues^ avec une ombre morte, un fantôme, non pas avec un monarque évadé du tombeau. Par malbeur, je ne tardai pas à m'apercevoir que je ne suivais plus ici la voie du peuple. Dans ces différents efforts, j'avais quitté le vrai terrain de la légende; pour la première fois, je me séparais de l'esprit des masses. Après toutes ces combinaisons d'intelligence par les¬ quelles j'avais passé, je revins auprès des premiers com¬ pagnons de mon enfance, les ouvriers, les paysans de Certines ; il me sembla alors avoir fait un long voyage d'idées dans le pays des chimères, auquel ils étaient restés étrangers. Sitôt que je voulus, comme autrefois, ouvrir la bouche sur notre commune religion bonapar¬ tiste, je vis que nous étions séparés par des abîmes; voici en quoi consistait la différence. Je n'envisageais plus Napoléon qu'au point de vue de l'histoire; c'était un passé sur lequel s'exerçaient mes ré¬ flexions. Pour mes compagnons de charrue, c'était tout autre chose; ils n'avaient éprouvé aucun de mes embar¬ ras. Comme ils n'avaient embrassé aucune idée nouvelle, ils étaient demeurés inflexiblement attachés à l'ancienne. Jamais la liberté n'avait fait obstacle dans leur esprit à Napoléon; ils ne s'étaient pas ingéniés à les concilier. Ce qui n'était plus pour moi que l'histoire était resté pour eux la vie même. Ils n'avaient pas toujours pensé à Napo¬ léon, cela est vrai ; mais ils n'avaient pas pensé à autre chose. Ils n'avaient pas laissé une autre idée occuper leur esprit. Tant qu'il vécut, ils l'attendirent; mort, ils l'at¬ tendaient encore. Quelle fatale découverte pour moi ! Je compris que je HISTOIRE DE MES IDÉES. 215 marchais seul. Quelque chose s'était brisé entre le peuple dont je faisais partie et moi. J'entrai dans la jeunesse en rompant avec les masses cette communauté primitive de sentiments populaires qui avait fait la force de mes pre¬ mières années. Était-ce la faute des masses? était-ce la mienne? Et qu'importe? il est certain qu'il avait fallu se séparer pour avancer. Combien de fois faudra-t-il rompre ainsi avec ses pro¬ pres racines? Je sentis que la voie serait douloureuse. J'ai insisté sur cette histoire intérieure, parce qu'il me semble que beaucoup de nos contemporains y retrouve¬ ront la leur. Je ne comprends guère le plaisir de répéter à satiété : « Voyez! admirez! je suis seul de mon es¬ pèce! » Au contraire, mon vrai bonheur, ma force est de re¬ trouver en moi à chaque pas la bonne vieille nature hu¬ maine. 111 Si la plupart des hommes passent insensiblement d'une saison de la vie à une autre, sans avoir conscience de ce changement, au moment qu'il s'accomplit, je l'ignore. Pour moi, ce travail de la vie s'est fait par violentes se¬ cousses. Tel jour, telle heure, je me suis trouvé autre que je n'élais; je pourrais dire l'instant où, cessant d'être en¬ fant, j'ai commencé d'être homme. Ce fut la première fois où je fis un acte de volonté contre moi-même, où je sentis par une décision virile que je pouvais être maître de mou 216 HISTOIRE DE MES IDÉES. cœur. A celte heure-là, je passai d'un âge à un aulre: j'en eus la conscience nette et distincte, comme si je m'étais repétri de mes mains. Avant d'entrer dans ces intimités, je m'interroge en¬ core une fois; je me demande s'il est bon, s'il est conve¬ nable de donner son secret, comme je le fais dans ces pages. Je me réponds sans doute avec trop de complai¬ sance que cette appréhension serait naturelle, si je com¬ posais de ces souvenirs un livre destiné à affronter le grand jour; mais relégué à la fin de mes œuvres, il me semble que je parle chez moi, incognito, porte close, sans avoir à craindre aucune indiscrétion. Cette réflexion que j'abandonne à la bonne foi de celui qui me lira me rend la sécurité qui peut-être allait me manquer ici. Parmi les nombreuses personnes que je connus, dès que je fus en liberté, se trouvait une famille alliée assez étroitement à une maison souveraine. La nécessité des temps avait borné cette famille à une condition médiocre, assez semblable à celle de mes parents. Si jamais ces nou¬ veaux amis avaient nourri quelque grande ambition, ils avaient dû y renoncer. Au moment dont je parle, ils étaient heureux de l'obscurité parcimonieuse dans la¬ quelle ils vivaient. Mon père et ma mcre étant dans une quasi-intimité avec eux, j'allais les voir. Le chef de la maison entrait à peine dans l'âge mûr; il avait pris sous sa garde ses sœurs orphelines. Fin, pé¬ nétrant, bon observateur des hommes qu'il connaissait bien, supérieur de beaucoup à tout ce qui l'entourait, son grand, son unique bonheur était de lire Homère et Dioyène Laërte dans l'original, chose rare, unique peut- être alors dans nos provinces, qui ne pouvait manquer de me frapper chez un homme du monde. Je trouvai avec lui ses deux sœurs en deuil, l'une de IIISTOIliE DE MES IDÉES. 217 seize ans, l'autre de dix-huit. Elles étaient à table. A mon arrivée elles enlevèrent un immense pain de seigle qu'elles avaient peine à porter; je m'avançai pour les y aider. Mes yeux rencontrèrent la plus jeune; elle m'étonna comme un spectacle dont je n'avais aucune idée. C'était une personne régulièrement belle, d'une beauté de slalue antique, le profil tout romain, les yeux immo¬ biles, étincelants, sous une forêt de cils, le front un peu bas, chargé de cheveux noirs d'ébène dont les tresses étaient nouées en masses sculpturales, une tête d'Agrip- pine faite pour le diadème; plutôt grande que petite, un cou de cygne, une taille fière, mais le teint mat et qui paraissait étranger. Son nom, tout romain comme elle, voulait dire Beauté. En outre, son costume de deuil lui donnait je ne sais quel air de sœur grise. Elle parla peu. Ce silence même ajouta pour moi à la stupéfaction que me causa sa présence. Elle m'inspira une sorte d'effroi, comme si j'eusse vu se mouvoir une statue, avec laquelle je ne me serais senti aucun point de ressemblance. Dès que je fus seul, je sentis avec une netteté parfaite deux choses, premièrement qu'elle était maîtresse de mon cœur, de mes yeux, de ma mémoire, comme per¬ sonne ne l'avait jamais été; deuxièmement, qu'il fallait m'arracber à celle obsession et me retrouver moi-même. Car cet hôte, froid, inconnu hier encore, que je trouvais partout en moi, et qui m'était bien plus présent que moi- même, me causa dès le commencement une peine insup¬ portable. Ce n'était plus la vision complaisante de made¬ moiselle G. que je gouvernais à mon gré, au milieu des aubépines et des gencls en fleurs. C'était, une force dont je me sentais opprimé, écrasé. En même temps que je lui fus soumis, je me résolus de lui échapper. Cruelle, funeste expérience pour une âme novice, de 218 HISTOIRE DE MES IDÉES. s'apercevoir pour la première fois qu'elle n'est plus maîtresse chez elle; qu'une autre, et bien pis encore, que la pensée d'une autre l'investit et la possède; que la' soli¬ tude primitive est détruite sans retour; qu'un personnage étranger s'est glissé dans les premières ombres matinales ! Cette première douleur n'eut rien de vague; elle fut per¬ çante, cuisante. Je m'éveillai à la vie morale par un cri de l'âme. Bientôt après en aimant, je sentis l'intolérable douleur de ne pas être aimé. Car je ne songeai pas même à l'être ; je n'eus jamais l'idée que cela fût seulement possible. Quoique je fusse dès lors tel que j'ai été plus tard, je sentais trop ce qui me manquait par les années. De plus, je voyais avec un discernement auquel l'âge n'a rien ajouté combien peu de ressemblance morale il y avait en¬ tre nous, que ce n'était pas celle que je devais aimer li¬ brement, volontairement , qu'ainsi le mal dont je souffrais n'était qu'une folie; cette folie pouvait aisément devenir ridicule. Elle l'était presque à mes yeux. Je voyais tout cela ; je me le disais cent fois le jour, bien mieux que n'eût pu faire le plus sage Mentor. Pour conclure, il eût fallu m'interdire la vue de la per¬ sonne que j'aimais. Celte idée ne me vint pas. Je con¬ naissais trop peu le moyen d'échapper à un sentiment si nouveau ; peut-être aussi eût-ce été trop exiger des forces de mon âge. Je profitai donc de toutes les occasions que j'avais de voir celle que j'étais déterminé à fuir. Elles étaient nombreuses, presque de chaque jour ; et en vérité mon mal n'en fut point augmenté; il fut dès le premier jour tout ce qu'il fut dans la suite, sans s'accroître ni diminuer; et le moyen qu'il en fût autrement, avec le parti que j'avais pris de me vaincre, en même temps que de me livrer? HISTOIRE DE MES IDÉES. 219 Dès que le jour paraissait, je montais sur une hauteur d'où j'apercevais de loin la maison à travers les arbres. Je suivais des yeux les oiseaux qui allaient se poser à l'angle du toit ou dans le verger. Enfin moi-même je prenais mon vol. Après «voir composé mon visage,.après avoir pris toutes les résolutions les plus stoïques, je m'a¬ vançais gravement à pas lents vers cette demeure redou¬ tée. Au moment de franchir le seuil, j'hésitais. Je retour¬ nais sur mes pas. Tout mon cœur se soulevait. Je m'éloignais, je fuyais dans la campagne jusqu'à ce que j'eusse retrouvé le calme que j'avais cru me donner. Alors je revenais; sans me consulter, je franchissais le verger, la cour, le jardin. J'arrivais devant celle qui était pour moi un objet de crainte, bien plus que de désir, à demi mort au dedans, mais sans que rien trahît au dehors l'état par lequel je venais de passer. Durant de longues heures d'entretiens frivoles ou sérieux, je me donnais la triste joie de l'enfant de Sparte, qui, sans crier, se laissait déchirer par le renard ; moi aussi je me sentais déchirer Mais ni mon visage, ni mes paroles n'en témoignaient rien; et cela dura trois ans, sans qu'aucun étranger ait jamais pu dire, dans cet intervalle, qu'il me soit échappé un mot, un geste, un regard, un soupir qui ait révélé mon secret. Moi seul je le possède, (.'elle qui en fut l'objet ne s'en est jamais doutée. Combien celte première vision des choses belles fut accablante, écrasante pour moi, sans nulle proportion avec mes forces, c'est ce qu'il m'est impossible de dire. Cette jeune âme que je portais en moi depuis quinze ans, avec qui j'avais si bien accoutumé de vivre, je ne la trouvais plus, mais à sa place une inconnue qui con¬ duisait mes yeux, ma pensée, là où j'étais déterminé à ne pas les diriger. Que cette sujétion me fut nouvelle ! 220 HISTOIRE DE MES IDÉES. Que mon silence me coûtait cher! que de cris étouffés, dès que j'étais renfermé seul dans ma chambre! Une fois ils-percèrent les murs; ils furent entendus de toute la maison, mais sans qu'on en soupçonnât la cause. Cela fut rejeté sur le compte des nerfs; et il ne manqua pas de personnes charitables pour m'apporter des gouttes d'hoffmann. Un seul point me restait, la volonté inébranlable de m'affranchir, à tout prix. J'ouvris un siège en règle contre moi-même. Je portai la cognée à l'arbre nais¬ sant; je frappai avec un acharnement étrange; mais quelle prise pouvais-je avoir contre la tyrannie de la beauté? par où l'attaquer? Je sentis alors douloureusement à mes dépens combien l'idolâtrie de la beaulé est une chose accablante quand elle règne seule! Je voyais la beauté pure; sans chercher rien autre chose, j'en étais ébloui. Je me trouvais ensor¬ celé par cette magie, avec une sourde indignation contre moi-même, de ce que, sans le consentement de mon cœur, ou plutôt malgré son désaveu formel, j'étais retenu dans ce cercle d'esclavage. Et comment m'y soustraire? Si je m'étais épris des sen¬ timents de la personne qui me maîtrisait ainsi, ou seule¬ ment s'ils élaient entrés pour une grande part dans cette surprise de mon cœur, j'aurais pu me dire que je me faisais illusion, qu'elle n'était point telle que je l'imagi¬ nais, que je me forgeais un fantôme sans réalité. Mais non! Cette manière de me défendre m'était impossible. Je savais par un pressentiment sûr que si je devais jamais trouver un cœur semblable au mien, ce n'était pas en elle qu'il fallait le chercher. Ce que j'aimais en elle, ce n'était ni sa pensée, ni son âme, que je ne connaissais pas. Ce que j'aimais, c'était la HISTOIRE DE MES IDÉES. 221 beauté, la beauté seule, telle qu'elle m'était apparue pour la première l'ois. Pouvais-je nie dire qu'elle n'était pas belle? Voilà ce qu'il aurait fallu pour me délivrer. Je l'es¬ sayai d'abord. Je contestai le témoignage de mes yeux; je me démontrai que celte figure, que je prenais pour celle de l'éternelle beauté, n'était rien de cela. J'em¬ ployai contre moi-même une autre arme qui me servit un peu mieux, l'ironie. Je détruisis de cette manière plu¬ sieurs fois pièce à pièce mon idole. Je me crus sauvé. Mais, au premier regard, tout ce long travail de destruc¬ tion était lui-même détruit. A la première rencontre, il ne reslait que l'évidence de la beauté vraie, invincible, indiscutable, qui m'enveloppait, m'hébétait de ses rayons; je me voyais de nouveau avec désespoir plus impuissant que jamais contre cette domination. Retiré à la campagne, c'est là que je m'aperçus com¬ bien le mal que je croyais vaincu, à mesure que je le nourrissais, était devenu profond. J'en pus juger à l'im¬ pression que fit sur moi la nature; non que je la revisse avec plaisir; ce fut tout l'opposé. C'est sur elle que je fis retomber d'abord le mécontentement qui me rongeait. Pour la première fois, notre pauvre Cerlines me parut indigent. Ingrat que j'étais ! je n'en goûtais plus, je n'en comprenais plus la douceur, la placidité. Car je ne voyais pas dans cet agreste, rustique horizon, un seul endroit où je pusse placer la figure toute sculpturale de celle qui avait détruit ma paix. Ce n'était pas au milieu de nos taillis, sur le bord de nos étangs plaintifs, parmi les joncs et les fougères, que je pouvais dresser cette statue ro¬ maine. Dès lors je travaillai à gâter dans mon esprit le paysage qui ne m'offrait aucune relation avec la pensée dont j'étais obsédé. Le silence de nos bois me semblait horrible et pire encore la plaine jaunie, dépouillée de ses 2-22 HISTOIRE DE MES IDÉES. moissons. Une tristesse maladive s'en exhalait avec les miasmes des marais. Alors j'aspirais avec une ardeur in¬ dicible à d'autres horizons ; j'étais pris du mal du pays pour toutes les contrées que je ne connaissais pas et d'a¬ bord pour l'horizon romain, ou pour celui de la Grèce. Car c'est là, sans doute, que se trouvait une terre digne d'Elle, là-bas, au loin, au bord de la mer bleue. Une fois sur ce chemin, je travaillai de mon mieux à refaire, à corriger la création. De plus en plus brouillé avec nos landes bocagères, que je méprisais, parce que je ne les comprenais plus, je m'en éloignai autant que je pouvais. Je n'allai pas d'abord jusqu'à Rome et Athènes. Mais, armé d'un fusil, je franchis pour la première fois l'horizon de nos montagnes. Je visitai les ruines de notre Revermont, la Tour de Saint-André, Rignat, le vieux ch⬠teau deJasseron, qui me parut, depuis ce jour-là, ressem¬ bler à une tombe sur la colline. Je poussai jusqu'à la rivière d'Ain, jusqu'à notre orageux voisin, le Rhône. Je vis avec surprise qu'à quelques pas de notre demeure se trouvaient des sites âpres, sauvages, tels que j'en avais imaginés. Mais à peine y avais-je touché, j'aurais voulu m'engager plus avant dans le désert. Cette première vue de la nature alpestre ne faisait qu'irriter en moi le désir tout-nouveau de changer de lieu, d'émigrer. Où? je n'au¬ rais pu le dire. Le soir venu, il fallait sortir de ces solitudes. Je redes¬ cendais la montagne, je rentrais dans notre douce retraite devenue pour moi une prison. Je respirais en toutes choses une fièvre mille fois plus maligne que celle de nos marais. Mille idées funestes fermentaient dans mon âme. J'en rap¬ porterai une seule ; que ce soit là mon châtiment. Comme je revenais dans la tiède vapeur de nos étangs, la mélancolie des lieux, des choses, m'opprimait ce soir-là HISTOIRE DE MES IDÉES. 225 plus qu'à l'ordinaire. Un gardeur de chevaux fît enten¬ dre, dans l'avenue de Montmort, le chant du bouvier. La longue note tenue, tremblante de ce chant né dans nos plaines et fait pour elles, me navra de son lent accent de détresse. Le sentiment que je portais en moi en silence était trop fort pour mon âge. Je pliais sous le faix. Je m'arrêtai; j'armai mon fusil ; j'en mis le canon dans ma bouche, et je me précipitai à la course pendant une cinquantaine de pas. Ce mouvement fut irréfléchi. Mais, en y pensant plus tard, j'ai trouvé qu'il y avait au fond ce sentiment obscur : si le fusil part pendant ma course, c'est qu'il est décidé en haut que je ne dois pas être un homme. Au contraire, si le fusil ne part pas, c'est la preuve que je réussirai à me vaincre. J'extirperai de mon cœur l'image qui m'accable, je serai et ferai quelque chose. Une vive douleur est attachée à la croissance physique. Il y a aussi dans la croissance morale de cuisants aiguil¬ lons. Pour ceux-ci je les ai ressentis dans toute leur force. Chaque homme a son moment de chaos. Le mien fut pro¬ fond, à cette heure-là. Je ne suis plus jamais tombé si bas. Au sortir de cete nuit fiévreuse, j'aperçus un com mencement de lumière. Depuis ce moment, elle a été sou¬ vent obscurcie, mais elle ne m'a jamais abandonné. IV Chaque année, pendant l'automne, nous nous trou¬ vions réunis, ma mère, ma sœur et moi. Jusque-là, ces 22* HISTOIRE DE MES IDÉES. temps avaient été des époques de félicité sans mélange, car il n'y avait pas alors sur la terre trois êtres plus inti¬ mement unis que nous l'étions. On me tenait compte de petits progrès insensibles. Rien de plus charmant que l'association d'un (ils, d'une sœur et d'une mère. Ce qui n'a pas de valeur pour l'un en a une grande pour l'autre. Si ma mère était peu frappée, et avec raison, des pro¬ grès de mon intelligence, au contraire, ma sœur, qui sortait comme moi de l'enfance, sentait le moindre chan¬ gement qui s'opérait en moi. Elle prétendait que j'étais comme le jeune cerf, qui ajoute chaque année un nou¬ veau rameau à son bois; c'est elle qui faisait toujours la découverte de ces prétendues acquisitions, que nulle autre qu'elle n'apercevait. Mais, comme elle s'obstinait et qu'elle assurait que j'avais gagné quelque chose, que le temps n'avait pas été perdu, nous finissions, ma mère et. moi, par la croire et nous en rapporter aveuglément à elle. Si j'étais un ignorant pour ma mère, j'étais presque un savant pour ma sœur; l'équilibre se trouvait ainsi rétabli. Au milieu de cette paix, des anges, le changement vio¬ lent qui s'était fait en moi ne pouvait manquer d'être remarqué; il le fut et je ne m'en défendis pas. C'était bien assez de garder le secret au dehors. Je ne me con¬ traignis pas dans l'intimité de ces deux âmes, qui me semblaient être deux parties de moi-même. Je leur mon¬ trai mes révoltes, mes lassitudes; elles en furent conster¬ nées. L'intrusion d'une image étrangère dans notre pe¬ tite société à trois nous devint de jour en jour plus insupportable, et j'étais encore celui qui y était le plus opposé. Nous nous concertions pour faire à cette image une guerre implacable; chacun de nous eut soir rôle assigné dans cette lutte. Ma mère prit le rôle de l'ironie HISTOIRE DE MES IDÉES. 225 contre moi; celui de ma sœur était de trouver le dé¬ faut de la cuirasse dans mon idole, et elle .prétendit enfin savoir de bonne source que cette beauté accomplie ne dansait pas en mesure. Premier point pour ébranler la Déesse. Nous trouvâmes encore, en examinant de plus près, que ses beaux cheveux nattés à l'antique étaient peut-être un peu rudes. Je convenais dans mes bons mo¬ ments qu'elle avait le teint bronzé d'un beau vase étrus¬ que. Mais là s'arrêtait la critique. Tout le reste échap¬ pait à nos traits. En dépit de ces moqueries, l'inquiétude, le trouble, s'étaient glissés parmi nous. Comme nous revenions, par une chaude soirée de sep¬ tembre, de notre promenade dans les bois, où nous avions chacun épuisé nos moyens de défense, un oura¬ gan nous surprit. Le tonnerre tombait à chaque instant autour de nous; la nuit était noire. Un éclair nous enve¬ loppe : « Mourir ensemble ! » Ce cri nous échappe à tous trois en même temps; nous nous jetons dans les bras l'un de l'autre. Pour elles, ce cri sortait du ciel; mais moi, com¬ bien mon cœur était troublé! En ce moment la petite clochette du père Pichon commença à tinter. Je l'entends encore en écrivant ces lignes après quarante années. V C'est dans l'automne de 1817 que j'entrai au collège de Lyon : bâtiments noirs, voûtes ténébreuses, portes verrouillées et grillées, chapelles humides, hautes mu¬ railles qui cachaient le soleil. J'y passai trois ans. J'au- 220 HISTOIRE DE MES IDÉES. rais dû y mourir d'ennui ; et ce fut tout le contraire. C'est là que je retrouvai la solitude d'abord, et, qui l'eût cru? la liberté. Ce grand bien, je le dus à la musique. On s'ingénia à me trouver un réduit où je pusse prendre mes leçons. On finit par découvrir dans l'épaisseur d'un mur un coin étroit, obscur, méprisé de tout le monde, qui servait aux ouvriers pour y déposer leurs outils. Un abbé me demanda si je m'accommoderais de ce tau¬ dis. Je tremblais qu'il ne se ravisât; je l'assurai que c'était là justement l'endroit qu'il me fallait. Sur ma ré¬ ponse, il m'en donna la clef. Une fois possesseur de cette bienheureuse clef massive, je sentis que je pouvais m'iso- ler, qu'en un mot j'étais libre! De ce moment, en effet, je le fus, et n'ai plus cessé de l'être ! En examinant ce lieu de délices, je trouvai qu'il, était encombré de vieilles briques cassées; des toiles d'arai¬ gnées en tapissaient les murs obliques, lézardés. Ce jour n'entrait qu'à peine à travers une fenêtre basse, garnie d'un treillage de fer; encore les vitres en étaient obscur¬ cies par une poussière séculaire ; la vue s'ouvrait sous une voûte lugubre qui ne laissait jamais arriver un rayon de soleil. Je m'installai dans ce cachot comme dans un palais. Quand j'eus rangé les briques en tas, il me resta pour me mouvoir une niche de quatre ou cinq pieds car¬ rés, où j'avais toutes les peines du monde à me tenir debout. Un pupitre, un lutrin, qui devait me servir de table à écrire, une chaise de paille, qu'avais-je besoin de plus?-Et comment ne m'arrêterais-je pas avec com¬ plaisance à décrire ce réduit? Aucun endroit de la terre ne doit m'être plus précieux. C'est là, dans ce cachot, HISTOIRE DE MES IDÉES. 227 - que j'ouvris enfui les yeux à la lumière, (l'est là que je naquis à l'intelligence, à l'amour des beaux livres, des belles idées immortelles, de tout ce qui n'avait fait jus¬ que-là qu'effleurer ma vie, el qui devait y tenir désor¬ mais une si grande place. En regardant mieux à l'extrémité de la voûte, je vis, ou je crus voir le Rhône; j'en tressaillis de joie. 0 beau fleuve rapide, turbulent compagnon, si je suis réellement né à ton murmure, et si tout le reste m'oublie, sou¬ viens-toi de moi quand tu passes. Tu es ici mon témoin pour tout ce que j'ai fait, pensé, rêvé, aimé, souffert, espéré dans ce réduit, où nul n'entrait que moi! Toi seul m'as vu. toi seul m'as entendu! Aide-moi à retrouver fidèlement ces heures si hien ensevelies ! C'était un bien inexprimable que d'avoir trouvé pour me recueillir ces quelques pieds carrés. Mais il dépendait des maîtres auxquels j'étais soumis de rendre ce bien inu¬ tile et de retarder de trois ans encore ma première heure de vie intellectuelle. Si le directeur du collège, M. l'ahbé Rousseau, eût voulu me plier aux usages stricts et à la règle de la mai¬ son, combien n'aurait-il pas eu d'occasion de me dés¬ espérer! Heureusement l'abbé Rousseau n'y songea seu¬ lement pas. Savant et aimant la science pour elle-même, cet austère vieillard sentit que la passion de l'étude allait s'éveiller chez moi et qu'il n'avait qu'à me laisser faire. Grand, sec, taciturne, timide, la tête un peu courbée sous la méditation, la face jaune, il était, avec un visage sévère, la douceur, la mansuétude même. Pendant quel¬ ques jours il m'observa ; puis, voyant quel usage je fai¬ sais de ma retraite, il m'en laissa jouir à mon gré et cessa de m'observer. Homme de solitude, il comprit combien la solitude me serait bonne; il la fit autour de moi. Je m HltrOlRE DU MES IDÉES. pus donc nf enfermer à loisir dans mon fort; je pus m'y verrouiller, y passer une partie de la journée, sans avoir à rendre compte à personne de mes actions, ni de mes pensées. De ce jour, je vécus à peu près comme dans un grand couvent, où j'aurais occupé ma cellule. Pendant les trois années que j'y passai, quoique je fusse en violation pres¬ que perpétuelle de la règle, m'oubliant pendant les étu¬ des, et quelquefois pendant les offices, les repas et jusqu'à la nuit, je n'entendis jamais de l'abbé Rousseau, ni de personne, une parole de blâme. Une fois seulement, à la revue qu'il passait le dimanche, il se trouva que j'avais ciré un seul de mes souliers; encore n'en lit-il pas la re¬ marque; il se contenta de sourire et de soupirer en pas¬ sant. Je ne puis espérer que ce digne homme vive encore I En quelque lieu qu'il soit, je lui adresse ici, du fond de l'âme, ma fervente reconnaissance. Par la douceur qu'il répandit sur ma vie, par la liberté qu'il me laissa, au milieu d'une règle inflexible pour tous les autres, il me donna trois ans de sécurité, de paix, de silence, pendant lesquels mon intelligence put enfin s'éveiller et se prendre à quelque chose. Je ne pouvais naître à la vie spirituelle qu'en pleine liberté; tant que celle-ci me manqua, je ne fus rien. Dès qu'elle m'appartint, je m'éveillai. Si elle pouvait m'être retirée, je retomberais dans mon premier néant. Après une violente crise de l'âme, chaque homme est destiné à une grande surprise. En revenant après une interruption de travail même assez longue à sa profes¬ sion, à son emploi, à son métier, à son instrument, à son outil, il découvre que, sans étude, il y a fait des progrès dont il ne peut douter. Car le mécanisme même qui sem- I1IST01KE DE MES IDÉES. 22D hle ne pouvoir se passer d'une habitude soutenue lui est devenu incomparablement plus facile. Ses doigts, sa lan¬ gue se sont déliés. Ses yeux voient ce qu'ils ne voyaient pas; ses oreilles entendent ce qu'elles n'entendaient pas, comme s'il eût- agi, travaillé pendant son sommeil. C'est que la vie tout entière a monté d'un degré. L'esprit a franchi l'intervalle que les sens hébétés ne pouvaient mesurer sans vertige. L'âme a poussé le corps et l'a jeté en avant dans la mêlée. Le moment était venu pour moi d'éprouver tout ce que je viens de dire. Tant que les études classiques me furent enseignées, elles me parurent une servitude; j'y refusai obstinément mon esprit et ma mémoire. Dès que ces études cessèrent d'être obligées, je me passionnai pour elles; j'entrepris de me donner moi-même l'éducation et l'instruction que j'avais follement rejetées de mes maîtres. J'ouvris un livre latin qui se trouva sous ma main. C'étaient les Métamorphoses d'Ovide. Grande fut ma stu¬ péfaction d'en comprendre couramment plusieurs vers et surtout de les lire avec plaisir. Je renouvelai cette épreuve sur d'autres auteurs, par exemple, sur Pline l'Ancien; je le compris encore. Mon élonnement redoubla. Quel¬ ques mois auparavant, l'idée ne me fût pas seulement venue de tenter cette épreuve, et certainement elle n'eût pas réussi. Il me sembla que des entraves s'étaient rompues dans mon esprit. De vives lumières s'étaient allumées; un ri¬ deau s'était déchiré, je voyais ce que je n'avais jamais vu. Les mots même que je croyais ignorer, je les devinais. Je ne sais combien de sens nouveaux s'étaient subitement éveillés en moi. Me voilà embarqué dans la mer de l'antiquité latine, avec la volonté formelle de lire tout ce qu'avaient écrit les 230 HISTOIRE RE MES IDÉES. Romains, cherchant toujours si ce monde que je venais de découvrir n'allait pas m'échapper, et en prenant de plus en plus possession avec un plaisir mêlé de surprise. Comme je n'avais jusque-là jamais attaché mon attention aux œuvres de l'antiquité, j'y arrivai neuf, autant que l'enfant qui vient de naître. En même temps, je possédais tous les instruments nécessaires pour la saisir. L'antiquité ne m'apparut pas lentement, progressivement après un long effort, ainsi qu'il arrive par les voies ordinaires; je n'étais usé sur rien. Elle se leva, elle éclata, elle se dé¬ voila tout entière devant moi, en un moment, comme une journée splendide qui n'aurait pas d'aurore. La bonne fortune (car je n'avais aucun guide) voulut que, dans cette course furieuse, je suivisse néanmoins l'or¬ dre des temps. Et je ne me contentai pas du texte, je lus avec une ardeur presque aussi dévorante les com¬ mentaires dans mes belles éditions d'Elzevir, des Vario- rum que je tenais de mon grand-père. Texte et commen¬ taires, tout m'était bon, pourvu que je retrouvasse seu¬ lement un parfum, un écho de ce monde antique. Après avoir commencé par les fragments d'Ennius, par Piaule et Térence, Lucrèce, je descendis le torrent jusqu'à Clau- dien; mais je ne m'arrêtai pas à cette première déca¬ dence ; j'arrivai d'un bond jusqu'à Sidoine Apollinaire, Grégoire de Tours. Dans cette première faim insatiable, c'est à peine si je faisais un choix; l'aridité des Questions naturelles de Sénèque, loin de me rebuter, me ravit. Je me délectai de cette physique fabuleuse par laquelle je corrigeais celle de M. Biot. Je tombai malade assez sérieusement . Je ne voulus pas perdre une heure; un de mes camarades me lisait à mon chevet les plus beaux livres de l'Enéide! Ali! qu'il eût été doux de mourir au milieu des premiers enchantements 1IIST0JRE DE MES IDÉES. 251 des plaintes de Didon! Qui m'assure d'ailleurs que dans cette fureur d'antiquité, il n'y a avait pas au fond l'image de ma belle Romaine? Le bon abbé Rousseau nourrissait innocemment cette fièvre ! Toute sa bibliothèque y passa bientôt. Je ne vou¬ lais pas qu'une seule ligne de l'Antiquité romaine m'é¬ chappât, et je crois en effet que j'y réussis. Pour lui, avec sa mansuétude ordinaire, il se contentait de dire quand mon père l'interrogeait sur moi : « Je ne sais en vérité où peuvent le mener ces immenses lectures! » Après quoi il me prêtait ses éditions les meilleures, ses textes les plus complets, ce qu'il ne faisait pour personne; puis il recommençait doucement à branler la tête et à sou¬ pirer. Cette première curiosité aveugle un peu assouvie, je revins sur mes pas; je recommençai ce long voyage. Pour me conduire, je n'avais ni conseiller ni maître; mais je trouvai bien mieux que cela dans les incomparables mo¬ numents des Elzévirs que j'avais rapportés de la biblio¬ thèque de Certines. Je trouvai là rassemblés les commen¬ taires des Casaubon, des Scaliger, des Cujas, des Sigonius, des Erasme, des Jusle-Lipse. Si j'avais dû allêr chercher moi-même ces savants hommes, je me serais découragé avant de les avoir découverts. En les voyant réunis, je n'eus qu'à m'abandonner à eux; et sans que je m'en aperçusse, ils me conduisirent sur le chemin de la haute philologie, où je n'aurais plus eu besoin que de persévé¬ rance pour glaner moi aussi peut-être quelques épis après leur moisson. Cette grave compagnie ne me fut pas inutile. J'ap¬ pris de ces maîtres, chemin faisant, à ne laisser passer aucun mot sans le peser, l'examiner de près, sans cher¬ cher son histoire dans celle des mœurs, des usages, des •252 HISTOIRE DE JJES IDÉES. opinions, des lois. Ce fut pour moi la première révé¬ lation de l'histoire, que j'aperçus non dans les faits, qui me touchaient alors faiblement, mais dans les révolutions intimes de la langue. En même temps je lis un choix entre les auteurs qui me semblaient d'abord tous également divins. Je n'osais m'avouer que les poètes romains me laissaient un peu Iroid. Quand il fallut en convenir, c'est moi que j'accu¬ sai, non pas eux. Enfin je me décidai, et ce fut pour Ta¬ cite. J'en fis mon bréviaire, mon compagnon, mon homme. Je ne m'en séparai plus ni jour ni nuit. Qu'est-ce qui faisait de Tacite un livre unique, incom¬ parable pour moi? Ce n'était pas seulement ce qu'on a coutume d'y chercher, le secret de l'âme d'un tyran. Je découvris en lui quelque chose qui me regardait et me touchait de plus près : le récit de ce que j'avais vu moi- même, des catastrophes, des chutes d'empire ; des em¬ pereurs fugitifs, renversés, relevés, rejetés en quelques mois ; des aigles prises et quittées, des révolutions de sol¬ dats qui me remettaient en mémoire la cocarde que j'a¬ vais donnée au bataillon de 1815. Les Cent Jours repa¬ raissaient dans les vies rapides de Galba, d'Olhon ; surtout je retrouvais i'avant-garde des barbares que j'avais vus au bivac. Je les reconnaissais dans les mœurs des Germains, dans les guerres lointaines de Varus, de Germanicus. Ces langues inconnues, vandales qui avaient résonné à mes oreilles, ce tumulte d'armées, ces flots intarissables d'hommes blonds qui avaient passé sous nos fenêtres, j'avais la prétention de les retrouver presque les mêmes dans les descriptions de mon Tacite. Les Hérules, les Chérusques avaient défilé devant moi, et voilà que je les revoyais passer. Bientôt j'allai plus loin que l'historien. Par delà son horizon je découvrais la forêt de lances des HISTOIRE DE MES IDÉES. 2Ô3 Cosaques; je reconnaissais en vedettes perdues les pe¬ tits chevaux des Huns pour les avoir vu mener à l'a¬ breuvoir. Ainsi les grandes invasions de 1814-et de 1815 avaient laissé dans ma mémoire un fond d'impressions, d'images à travers lesquelles j'entrevoyais toutes choses. L'écroule¬ ment d'un monde avait été ma première éducation. Je m'intéressais dans le passé à tout ce qui pouvait me pré¬ senter quelque ressemblance avec ces immenses boule¬ versements d'hommes qui avaient d'abord frappé mes yeux. Grâce à cette analogie, l'histoire que je ne pouvais souffrir devenait une chose vivante, de morte qu'elle était auparavant. Le passé était à bien des égards le pré¬ sent qui m''agitait encore. Quand je lus dans Sidoine Apollinaire que les bar¬ bares de son temps enduisaient de beurre leurs mousta¬ ches, ce petit détail replaça vivement sous mes yeux ce que j'avais vu cent Ibis de nos garnisaires allemands, croates, russes; et il me semble que si mes contempo¬ rains faisaient un retour sur eux-mêmes, ils avoueraient que le sens historique des grandes masses humaines, caractère de notre époque, a été éveillé, suscité en eux par la même cause, par le même spectacle du déborde¬ ment des peuples hors de leur ancien lit. Voilà du moins pourquoi j'associai si vite,.par un rap¬ prochement autrement inexplicable, à ma passion pour Tacite, mon engouement pour Grégoire de Tours; il n'avait pu m'échappcr dans la pauvre bibliothèque de Certines qui se composait de quelques volumes. Avec lui l'invasion était non plus seulement une me¬ nace éloignée, mais un événement accompli. De tous côtés, faisaient halle, en masses profondes, ces mêmes hôtes étrangers que j'avais connus dans la maison paternelle. 254 HISTOIRE DE MES IDÉES. Moi aussi j'avais vu la fabrique de s nations enfanter peuples sur peuples pour nous engloutir. Moi aussi j'avais entendu en 1814 et. 1815 retentir le marteau d'Attila sur nos campagnes. J'avais vu, revu les Gotlis. les Visigoths; hier encore ils arrivaient la tête ombragée de rameaux verts, comme les forêts qui marchent dans le songe de Macbeth! Touvais-je oublier leurs chansons de guerre? N'osèrenl-ils pas mettre Je feu à l'un de nos pa¬ villons de Certines, qui en porta toujours la cicatrice? J'avais conversé avec les hommes chevelus de Mérovée, de Clodion, de Chilpéric, de Gontran; et, ce qui ajou¬ tait à l'illusion, je retrouvais, dans le latin de Grégoire de Tours, le latin barbare dont je m'étais servi avec eux. Tout cela fit que j'entrepris dès lors sur Grégoire de Tours un travail à l'exemple de mes grands commenta¬ teurs, et je possède encore cette ébauche. J'étais là sur le chemin des travaux modernes. Tendant plusieurs an¬ nées je m'y obstinai, ainsi qu'à l'étude des barbares, jusqu'à ce que je me visse tout à coup devancé de 1822 à 1821 par les beaux travaux qui ont commencé la re¬ nommée de M. Guizot et d'Augustin Thierry. Dès leur début je jugeai que la place était prise et bien prise; je dus me chercher une autre voie. Je n'aurais pas même parlé de cette première tentative si l'on n'y voyait, ce me semble, comment sans auxiliaires, sans l'impulsion de personne, dans le fond d'une province, le sentiment historique des époques primitives s'éveillait naturelle¬ ment, spontanément dans un esprit novice, par le sou¬ venir de la barbarie où nous avions tous été enveloppés; nous en sortions à peine. HISTOIRE DE MES IDÉES. 235 Combien celle antiquité, aperçue ainsi dans la solitude, nie fut salutaire ! Elle devenait peu à peu pour moi comme une religion! Je .goûtais dans toute sa sérénité la félicité des âmes élyséennes ; car, n'ayant point d'application à faire de ces premiers travaux, j'étais récompense de mon désintéressement par la conversation avec les anciens, par-dessus les temps. 0 prerfiier regard d'un adolescent sur le monde des esprits ! que vous l'emportez sur la pre¬ mière vision de l'univers! Je sentais la paix des choses mortes. Celle paix, bien mieux que l'haleine du Rhône, me rafraîchissait le cœUr. Ee sort m'a été propice en me donnant pour première hase le génie latin. Sans cela, mon chaos eût été plus lent encore à s'organiser. C'était peut-être l'esprit qui m'était naturellement le plus opposé. Mais il me fournit un lest puissant qui m'empêcha d'errer à tous les vents de là fantaisie, comme je n'y étais que trop enclin. Si j'eusse commencé, ainsi que je l'aurais dû, par les Grecs, je me serais, je crois, brûlé à cette vive flamme éthérée. 11 me fallait un peu de glace pour amortir ma première fièvre. Un tempérament d'un autre genre était celui que je trouvais à l'cglise. Nous allions chaque jour à la messe. Je portais avec moi une grande Bible latine et je la lisais pendant l'office: 11 eût suffi d'un simple signe d'un de nos 236 1IIST01UE DE MES IDÉES. directeurs pour mettre fin à ces à parte dans lesquels je m'absorbais au point de ne plus suivre les cérémonies. Or, cet in-folio très-apparent ne pouvait échapper aux yeux de personne. J'eus la liberté d'achever ma Bible, de la recommencer jusqu'à la dernière ligne. Après quoi je la remplaçai par les Confessions de saint Augustin, par l'Imitation de Jésus-Christ, qui m'alla droit au cœur, tant je m'appliquai comme ma propre "histoire tous les élans du solitaire vers sa cellule. A ces œuvres ascétiques je finis par mêler les Méditations et les Sermons de M. Necker, que ma mère, à mon départ, avait cachés dans mon bagage. Les offices ainsi remplis finissaient à mon gré tou¬ jours trop tôt. Je n'en sentais le poids que lorsque mon tour venait de servir la messe; car je ne pouvais plus ni lire, ni penser, ni rêver. La crainte de sonner à contre¬ temps ou de troubler la sainteté du moment et du lieu m'absorbait entièrement. Celte perpétuelle lecture de la Bible dans l'église au¬ rait dû, ce semble, ranimer mon ancienne ferveur. On le croyait peut-ctre. Les cérémonies auxquelles j'assistais eussent pu servir de commentaires pour me ramener à la foi. Je ne fis rien pour la chercher, ni pour la fuir. Elle ne revint pas; je n'en fus ni affligé, ni glorieux. Non que je restasse insensible aux beautés du culte. Mais ces beautés mêmes produisirent sur moi un effet opposé à celui qu'on aurait pu attendre. Ayant toujours sous les yeux le texte de l'Ancien et du Nouveau Testament, je regardais les cérémonies avec curiosité, pour voir quel rapport elles avaient avec ce texte. C'étaient pour moi comme des notes vivantes en regard des saints livres. Je m'accoutumais ainsi à mon insu à voir toutes les pom¬ pes et les mystères du culte par le côté historique. Je ne HISTOIRE DE MES IDÉES. 257 dogmatisais pas; je ne niais pas. Je m'expliquais chaque chose ; j'étais souvent attendri, jamais ébranlé. Une fois le sentiment de l'histoire éveillé dans mon es¬ prit, aucun des éblouissements du culte ne put m'attein- dre. Je n'eus plus une heure, un instant d'incertitude. Pendant que j'étais plongé dans mes lectures bibliques, j'entendais avec stupéfaction la prose monacale de l'E¬ glise. J'avais, tout ensemble, le sentiment de l'antiquité oriehtale, et celui d'un chant du moyen âge. Je comprenais la dissonance de ces temps; j'admirais comme elle était adoucie, au point de se changer en ac¬ cord par l'harmonie des siècles. Dans cette surprise de l'âme, il n'y avait nul retour à la foi. Dieu merci, je ne m'en fis point accroire sur ce sujet, non plus que sur au¬ cun autre. vu Ce collège, était-ce donc l'abbaye de Thélèmes? chacun y faisait-il ce qui lui plaisait? Tant s'en faut. J'ai dit que l'ordre y était extrême, la règle inflexible, excepté pour moi seul. Encore avais-je mes heures d'assujettissement. Mon étude nominale était la philosophie. On suivait celle des séminaires, connue sous le nom de Philosophie de Lyon. C'est un traité en latin, où sont réfutées toutes les idées des penseurs modernes. Notre maître, abbé disert du dix-huitième siècle, aima¬ ble, élégant, chantant bien, prêchant mal, eût été tenté, je crois, de sortir de cette voie. Mais aucune pensée phi- 238 HISTOIRE HE MES IDÉES. iosophique n'avait alors percé en France. Je me trouvai rejeté soudainement en pleine aridité de l'Empire, avec la nécessité de ne parler que latin. Belle et dernière occasion de faire montre de mon patois croate, hongrois, slavon ! Je ne m'en avisai pas. Au milieu de ce jargon dans lequel le maître était plus embarrassé que l'élève, quelle pensée pouvait surgir! Trop heureux quand on avait pu arriver à bon port d'une phrase commencée sur Condillac, orna- tissimo et amplissimo vivo! Maître et auditoire repre¬ naient alors péniblement haleine; et nul ne se sentait im¬ patient de la récidive. Ces heures étaient donc à peu près vides; si les autres eussent ressemblé à celle-là, je n'au¬ rais rien à en dire. Mais la philosophie se trouva pour moi dans les mathé¬ matiques. C'est à elles que mon père me destinait. Je devais m'y donner tout entier. Si j'eusse cherché mon maître entre mille, je n'eusse pu choisir mieux, non pour son extérieur, qui était celui de l'astronome tombé au fond du puits, mais pour sa candeur, pour son ingénuité et aussi pour sa science, qui était profonde. M. Chachuat (je veux garder le souvenir de cet homme qui me fit tant de bién) était de Gluny; il avait con¬ servé le costume de l'autre siècle : habit à rabat, long- jabot, culotte courte, cheveux en cadenetles qu'il fut le dernier homme de France à quitter; petit chapeau de merveilleux qu'il avait oublié de changer depuis le Direc¬ toire; avec cela, d'épais cheveux tombant sur le front, des sourcils hauts, arqués en hyperbole, de beaux grands yeux noirs toujours ouverts sur l'infini et qui semblaient composer toute sa figure; distrait comme Ménalque et plus que Ménalque. Mais cette distraction venait de la contemplation perpétuelle des vérités les plus sublimes. Il y avait chez lui de l'enfant et du Keppler, au moins par HISTOIRE DE MES IDÉES. 230 l'enthousiasme délirant pour les formules qui règlent l'u¬ nivers. M. Ghachuat avait deux grandes passions, l'une pour le calcul intégral, l'autre pour les contes de fées. 11 trouvait dans les infiniment petites créatures des contes de Perrault je ne sais quel rapport avec les quantités in¬ finitésimales; quel qu'il fût, ce rapport me convenait d'avance; je ne devais pas chicaner sur ce point. D'ail¬ leurs toujours sur le trépied, il "étouffait dans les mathé¬ matiques élémentaires; il brûlait d'exhaler quelque part cette ménade mathématique, cette Muse-Uranie qui l'in¬ spirait au point de le faire bredouiller en parlant. Il me trouva. Son enthousiasme me gagna pour ce que j'igno¬ rais complètement; dès le premier mot, je lui donnai l'occasion de me confier celte flamme vraiment sacrée qu'il n'osait montrer à personne; ce qu'on en apercevait malgré lui ne donnait déjà que trop de prise à la malice des écoliers. J'avais, entre mille autres, un préjugé qui m'était com¬ mun avec la plupart des hommes. A force d'entendre ré¬ péter que les mathématiques tarissent l'imagination, j'avais fini par le croire. Voyant déjà mon fonds si faible, me défiant à outrance de mes forces, je ne craignais rien tant que de les appauvrir encore. Je. l'avouai à mon maî¬ tre dès la première heure; je lui marquai toute ma répu¬ gnance à m'engager dans une science qui devait étouffer les voix confuses que je sentais s'éveiller. Cet aveu fil bondir M. Chachuat. 11 me démontra que lés hautes mathématiques ont leur imagination ample et même démesurée; pour le prouver, il eût pu citer son propre exemple; il ajouta que pour résoudre telle équa¬ tion qu'il me cita, il fallait une inspiration aussi sponta¬ née que pour composer une olympique de Pindare. J'en restai persuadé. Il fit mieux que de m'enseigner les ma- 240 HISTOIRE HE MES IDÉES. thématiques, ii me les fit aimer. C'est en effet la seule étude dans laquelle j'aie profité sous un maître. Pour la première fois je me donnai à un guide; ce tra¬ vail entrepris avec tant de répugnance fut celui qui m'a laissé les meilleures traces, les plus utiles. Rien de Ce qui pouvait parlera la fantaisie ne fut oublié. Les cent bœufs sacrifiés par Pythagore jouèrent naturellement un grand rôle dans notre géométrie. Pour m'altir.er plus loin, mon maître me montrait en perspective, dès les premiers pas, les cimes les plus hautes du calcul différentiel. Alléché par cet appât, entraîné vers ces grands inconnus, je mar¬ chais sans fatigue, à peu près comme un enfant que l'on trouve égaré dans les Alpes. On lui montre les cimes blanches de la Jungfrau ; il croit déjà y toucher de là main, et il ne fait pas attention aux cailloux de la route. Moi aussi, du fond de mon ignorance, je montais, je m'é¬ levais peu à peu ; les yeux attachés sur ces sublimes hau¬ teurs, je ne sentais' en rien l'aspérité des choses. Je crois que par cette méthode qui semblait faite pour moi, mon maître m'eût conduit où il eût voulu ; il m'eût fait entrer dans le sanctuaire, sans fatigue, sans effort, tant son en¬ thousiasme me portait aisément vers les régions éthérées où il habitait jour et nuit.' Le moment arriva néanmoins où je dus me séparer de lui pour entrer dans les mathématiques spéciales. De ses mains naïves, je passai entre les mains de M. Clerc : vi¬ sage austère, buste de philosophe grec, le front large et sillonné, tout chez lui marquait la règle, la correction, la méthode rigoureuse. M. Clerc était un des meilleurs pro¬ fesseurs et des plus savants hommes de France; il était de l'école des Laplace et des Lagrange. Je restai deux ans sous sa sévère discipline. Il ne s'agissait plus de la partie légendaire de la science. C'était le nerf des choses, sans s HISTOIRE DE MES IDÉES. 241 nulle complaisance pour la fantaisie de qui que ce fût. Malheur à celui qui restait attardé en chemin! Celui-là perdait le fil du labyrinthe et ne te retrouvait plus. Je ne me perdis pas, car j'ose dire que je sentais la" sublimité, la poésie inexprimable des mathématiques; les ailes du bon M. Chachuat me soutenaient encore de loin à loin. L'étrangeté de cette science m'étonnait; rien ne m'y avait préparé dans ma vie. Tout était également nouveau, inat¬ tendu, comme si j'eusse respiré sur une autre planète perdue aux confins de l'univers. Et je n'étais pas assez fantasque pour ne pas jouir de ces vérités inébranlables, les mêmes partout, les seules qui m'eussent donné jus¬ que-là le sentiment de la certitude. C'étaient à mes yeux comme des colonnes d'émeraude, fixes, immuables, qui se dressaient tout à coup au milieu du chaos de mon in¬ telligence en ferment. Je m'appuyais avec sécurité sur ces colonnes; le monde se raffermissait à mes yeux, et j'osais m'engager plus avant. J'aimais comme un Pythagoricien la pureté incorrup¬ tible de la géométrie. M. Clerc, intraitable sur les figures que nous devions tracer comme au burin, faisait de celle incorruptibilité un devoir. La langue de l'algèbre, mysté¬ rieuse et lumineuse, me saisissait. Ce que j'admirais sur¬ tout dans cet idiome, c'est qu'il ne, consent à exprimer, à articuler que des vérités générales, universelles, et qu'il dédaigne les vérités particulières. Je lui attribuais en cela une fierté que je refusais aux idiomes humains; à ce point de vue, l'algèbre me semblait la langue du Dieu de l'es¬ prit. Je comprenais assez bien aussi le genre de style propre à l'algèbre; j'étais frappé de l'art avec lequel les mathé¬ maticiens éloignent, rejettent, éliminent peu à peu tout ce qui est inutile pour arriver à exprimer l'absolu, avec x. 16 242 HISTOIRE DE MES IDÉES. le plus petit nombre possible de termes, tout en conser¬ vant dans l'arrangement de ces termes un choix, un pa¬ rallélisme, une symétrie qui semble être l'élégance et la beauté visible d'une idée éternelle. Cela me donnait l'idée d'un certain style bref, serré, radieux, et commençait à me corriger des longues phrases traînantes des Mémoires d'un homme de qualité, que je lisais vers ce même temps, par la même occasion. Si l'algèbre m'avait frappé, je fus ébloui par l'appli¬ cation de l'algèbre à la géométrie. Les sections coniques me jetèrent dans un véritable ébahissement, bien plus que les Mille et une Nuits. Les propriétés surprenantes de ces courbes me confondaient. J'avançais de prodige en prodige; quelques bribes que j'avais aperçues de Male- branche et même de Spinosa dans notre Philosophia Lugdunensis, venant à mon secours, il me semblait qu'au milieu de ces courbes sublimes je touchais à l'atelier de la Création. Tant que je comprenais, j'habitais, moi, pauvre étincelle, au loyer de Dieu même. L'idée, la pos¬ sibilité d'exprimer une ligne, une courbe par des termes algébriques, par une équation, me parut aussi belle que Ylliade. Quand je vis cette équation fonctionner et se ré¬ soudre, pour ainsi dire, toute seule, entre mes mains, et éclater en une infinité de vérités toutes également indu¬ bitables, également éternelles, également resplendis¬ santes, je crus avoir en ma possession le talisman qui m'ouvrait la porte de tous les mystères. Ainsi les mathématiques me donnaient le goût de la lumière; elles furent longtemps ma seule école de rhéto¬ rique. Dès ce moment j'aspirai, du fond de ma nuit, à la clarté, et n'ai plus cessé d'y aspirer, même dans les pre¬ miers temps où trop de tendances opposées etle bruit inté¬ rieur de mes jeunes années me laissaient en proie à une HISTOIRE DE MES IDÉES. 243 confusion qui me désespérait, car je voyais le chaos et ne pouvais en sortir. Je dois aussi en partie aux mathématiques mon aver¬ sion pour les paradoxes, et il est de fait que je ne m'en suis jamais permis un seul, tout en sachant parfaite¬ ment qu'ils sont le moyen le plus sûr, le plus facile de se faire écouter d'une société usée ou corrompue. Tant qu'il fallut avancer, gagner du pays, la curiosité me soutint dans ces sublimes études. Plus tard, lorsqu'il fallut revenir sur ses pas, quand la science ne fut plus le but, mais l'examen, je me sentis refroidi. Je tombai des nues sur la terre; d'autres idées aussi m'envahirent. Le jour passait dans ces travaux. La nuit, pour m'en délasser, j'allumais une petite lampe sourde; quand tout le monde dormait autour de moi, et que j'étais bien sur qu'aucun rayon de ma lampe ne pouvait me trahir, je revenais aux poètes. Sans sortir de mon lit, je me don¬ nai, dans le repos de ces nuits, l'italien qui me parut d'abord un jeu, mais que j'appris bien, avec méthode. Dans le profond silence de minuit à quatre heures du malin, je lus pour la première fois, dans l'original, Dante, Pétrarque, Arioste, le Tasse; j'entrevis Machiavel. Il m'est toujours resté depuis, en relisant ces grands hom¬ mes, l'impression matinale de ces moments pris au som¬ meil. La solennité des heures qui sonnaient aux horloges de la ville m'est restée présente. Quelquefois, vaincu par le sommeil, je me rendormais en balbutiant ces vers, qui brillaient à mes yeux comme la pourpre; ils faisaient pâlir mes Latins. Dès lors j'aimai l'Italie; je me jurai de ne pas mourir sans la voir, et n'ai plus cessé de m'occu- per d'elle. Ces heures nocturnes sont des plus douces de ma vie. Soit complaisance de mon bon génie, l'abbé Rousseau, soit oubli, je ne fus jamais surpris et ne fus 244 HISTOIRE DE MES IDÉES. interrompu qu'une fois, vers minuit, par un cri lugubre : Au feu ! Toute la maison se trouva bientôt sur pied. Mais j'avais soufflé ma lampe ; mes grands Italiens dormaient en sûreté sous mon chevet. VIII Où, comment, par quel moyen trouvais-je avec tout cela le temps de produire un déluge intarissable de vers de toute nuance? J'en couvrais mes papiers, mes lettres, mes livres; quand le papier me manquait, je les laissais déborder jusqu'à la marge de mes sections coniques et de mes équations, à l'extrême mécontentement, à l'indici¬ ble aversion de M. Clerc. Il éclata plusieurs fois, et tou¬ jours vivement. Quel était le sujet inépuisable de ces compositions? Je n'ai »uère besoin de le dire. D Ce n'était pourtant pas des vers d'amour dans l'accep¬ tion ordinaire de ce mot; mais des cris, des accents de douleur, une lutte ardente contre mes sentiments à me¬ sure qu'ils renaissaient, la volonté de les extirper, l'indi¬ gnation d'un combat à outrance si long, si opiniâtre, des chants de victoire, puis des aveux de rechute; et alors quelles imprécations contre moi-même, quelquefois aussi contre la personne dont le souvenir obstiné me poursui¬ vait, quoiqu'elle fût très-innocente de ce tumulte inté¬ rieur! Il est certain que ces premiers vers m'aidèrent beaucoup à me vaincre. Ma peine devenait supportable, quand je l'avais exprimée bien ou mal. J'apprenais ainsi ■i HISTOIRE DE MES IDÉES. ï'to qu'une pensée cuisante que l'on a enfermée clans un mètre se transforme en une certaine douceur. Au reste, ces vers disaient mal ce que je voulais dire ; j'étais es¬ clave dans ces rhythmes que je ne dominais pas; nou¬ velle source de mécontentement. A mesure que je composais cette quantité innombrable de vers, j'avais le bon sens de les brûler, non pas cepen¬ dant sans les avoir communiqués à mon Aristarque, ma mère. Ses critiques n'étaient ni aveugles ni découragean¬ tes; elles ne devenaient railleuses que lorsque je tombais dans une mélancolie trop noire ou dans l'imitation de mes Latins, ce qui était presque inévitable. Alors elle était sans pitié : « Je vois avec plaisir, m'écrivait-elle, que « malgré ta furieuse passion lu ne dédaignes pas trop, « chemin faisant, de faire main basse sur Properce et sur « Tihulle, et cela me rassure pleinement sur ton compte. » Cetle raillerie que je sentais méritée me perçai t; je me redressais sous l'aiguillon, cela aussi m'aidait à m'a- guerrir. J'avais d'ailleurs un autre grand sujet de poème, c'est celui qu'après quarante ans j'ai repris en prose dans ces pages. J'avais entrepris une chronique en vers de mes Souvenirs d'enfance. Je conduisis au terme cet ouvrage assurément plus bienfaisant pour moi que mes élégies grecques ou romaines. La nature me poussa à me rattacher à ces souvenirs, au moment où j'en avais le plus besoin ; Pour être encore heureux, soyons encore enfants! Tant je me sentais déjà séparé de l'enfance et même de l'adolescence! Je m'attachais à ce rivage, à mesure qu'il s'éloignait. Je m'avançais avec inquiétude vers l'avenir inconnu ; j'aurais voulu dès lors fixer mon cœur, mon 246 HISTOIRE DE MES IDÉES. imagination dans les jours déjà irréparablement écoulés. Je me sentais oppressé de ce grand soleil qui éclate avec la jeunesse; je cherchais à me replonger dans l'aube et la première rosée des premiers jours. Ce que j'avais éprouvé de la vie me remplissait d'effroi; je me retournais en ar¬ rière vers des temps sans mémoire. IX Plongé dans ces rêves, il eût été facile à mes camara¬ des de me troubler, de me persécuter même, comme il arrive ordinairement. Je le craignais, et j'eus grand tort. Quoique je me fusse fait une existence très à part, nul d'entre eux ne tâcha seulement de la déranger. C'est ce qui m'attache si fortement aujourd'hui à leur souvenir. Dans un si grand nombre de jeunes gens déjà tout for¬ més, il n'en est pas un seul dont le nom ne me rappelle quelque qualité aimable, sérieuse ou éclatante. Pour voisin de table, j'avais à droite mon compatriote de Bourg, Jayr, qui devait être l'un des derniers ministres de la monarchie de Lpuis-Philippe; pour vis-à-vis, le docteur Trousseau, qui ne l'était encore qu'en herbe, mais dont l'esprit était déjà presque mûr. Jules Janin était plus jeune que nous de deux ou trois ans. Ah! le bon compagnon! La jolie tête enfantine, es¬ piègle, épanouie! Les beaux cheveux noirs bouclés! Et quels francs rires de lutin dans nos corridors sombres! Les murs doivent s'en souvenir. Quelle joyeuse, gracieuse ignorance de soi-même ! Il jouait alors aux billes; il jouait HISTOIRE DE MES IDÉES. 247 surtout de la harpe, et -bien mieux que le roi David. Aussi faisions-nous de saints concerts dans l'église à l'é¬ lévation et au salut, Janin jouant de l'instrument du prophète, moi du violon; son maître, M. Bédard, de la basse; un autre, de l'alto. Notre maître de philosophie chantait des alléluia d'une voix claire et vibrante. Ces concerts dé séraphins nous donnaient, le jour où ils avaient lieu, de grands privilèges, tels que celui de man¬ ger à une table d'honneur, en compagnie de messieurs les chantres. Parmi tant d'amis, j'en avais deux principaux que la mort m'a ôtés. Le premier, Eugène Brun, avait de¬ vancé toute l'ccole romantique par son amour du bizarre, du fantasque. Son histoire est celle de beaucoup d'hom¬ mes de notre génération. Eugène Brun s'était vieilli vo¬ lontairement par la lecture assidue, continuelle d'un seul auteur, J. J. Rousseau; encore, dans cet auteur, ne goû¬ tait-il qu'un seul ouvrage et le pire: les Dialogues, où s'exhale la bile, la mélancolie maladive de l'auteur d'Emile. A quinze ans, mon ami Brun avait toute la sensibilité amère, toute la misanthropie incurable de J. J. Rousseau à soixante. Et ce qui y niellait le comble, c'était la langueur, la douceur angélique dont il recou¬ vrait ses jugements atrabilaires. Outre son originalité qui était véritable, cette seconde originalité acquise était devenue une maladie réelle; elle m'inspirait autant d'é- tonnement que de pitié. Car j'étais tout le contraire, prêt à me passionner pour tout ce que je voyais, autant que lui à tout critiquer dans les œuvres, non-seulement des hommes, mais du Créateur. J'éprouvai cruellement cette misantrophie dans un petit voyage à pied que nous fîmes ensemble, au sortir de notre coquille, pour visiter les Alpes. A peine fûmes-nous 24S HISTOIRE DE MES IDÉES. au pied de ces géants, et eûmes-nous aperçu leurs cimes, sa verve s'échauffa contre l'univers. Le ciel, la terre, l'eau, les rochers, tout était misérable. Quoi! élaient-ce là les Alpes! Quelle pitié, bon Dieu! Autant vaudraient des taupinières ! Disant cela, il corrigeait dans sa tête la forme des lieux, il rasait le mont Blanc, il ébréchait la Faucille, il extirpait la Dent de Jaman, il donnait en passant un coup d'épaule au pays de Gex qu'il noyait dans le lac de Ge¬ nève. Bref, il ne laissait pas pierre sur pierre de tout l'édifice du Jura et des Alpes, tant de Suisse que de Sa¬ voie. Je l'écoutais ébahi, d'autant plus qu'il parlait bien, avec conviction, et je l'aimais sincèrement. Nous passâmes à Ferney. Je courus au château de Voltaire, qui n'était qu'à une centaine de pas. Mon mé¬ prisant ami ne daigna pas se déranger. Il s'assit en m'at- tendant sur un tas de pierre et tourna le dos pour ne pas voir la demeure du contradicteur de Rousseau. 11 se réser¬ vait exclusivement pour la maisonnette de Jean-Jacques, que nous visitâmes en effet le lendemain; encore en criti- qua-t-il amèrement l'enseigne, l'ameublement, la distri¬ bution, qui ne répondaient nullement à l'idée qu'il s'en était faite. Mon premier ravissement des choses ne fut pas entamé par ce terrible compagnon; mais je pensai qu'un juge si intraitable m'était envoyé du ciel comme un excellent conseiller inaccessible à toute complaisance. Aussi fut-il le seul auquel je confiai le secret de mes œu¬ vres littéraires. Il les lut; il les traita comme il avait fait les Alpes, c'est-à-dire qu'il les mit en poudre. Et pouvais- je m'en plaindre? Aussi restâmes-nous jusqu'à la fin les meilleurs amis du inonde. S'il eût vécu, il eût certainement fait parler de lui. Le second de mes amis, Gelin, était un sage. Des che- HISTOIRE DE MES IDÉES. 24'J veux blonds, de grands yeux épanouis, parlaient, tout d'abord pour lui, car il était de son naturel fort taci¬ turne. Quelle âme droite, forte, tempérée! Si je ne l'a¬ vais connu, je n'aurais pu croire qu'une si grande égalité d'âme, un si parfait équilibre fussent possibles dans un âge si tendre! Toutes mes agitations se passaient sous ses yeux, et il n'en vit jamais rien, tant elles lui étaient alors étrangères. Il devint officier, et fut dans les guerres d'Algérie ce qu'il avait été au collège. Calme, imperturbable, il y avait peut-être en lui l'étoffe d'un Catinat. Malheureusement, des injustices le dégoûtèrent; il quitta le service et mou¬ rut peu de temps après, comme il avait vécu, avec pla¬ cidité, en prenant un bain de pied dans un ruisseau. X Le jour vint de l'examen pour l'École polytechnique. Je savais combien il était important pour mes parents que je ne me tirasse pas trop mal de cette épreuve; cette pensée suffisait pour me troubler. Que serais-je devenu si j'avais su que mon père se trouvait dans la salle? Par bonheur, je l'ignorais. L'examinateur était M. Ray- naud, dont je connaissais les ouvrages. J'aurais pu ré¬ pondre certainement mieux que je ne fis. L'honneur resta sauf, mais ce fut tout. Je fus jugé admissible et mon sort demeura incertain. Mon père eut la générosité de se montrer satisfait de ce résultat, vu mon âge. Comme en effet j'étais dans m'a dix-septième année, il 250 HISTOIliE DE MES IDÉES. n'y avait pas trop à se désespérer, si cette première, épreuve n'avait pas.été plus décisive. Il me restait trois ans encore pour la recommencer. Rassuré de ce côté-là, choyé même, je dis adieu au collège pour n'y plus rentrer. Dans ma première extase de liberté, je voulus arriver à pied à Certines. Un brouillard épais empêchait de voir à deux pas de dis¬ tance; je m'égarai. Je portais au bout d'un bâton deux objets dont je n'avais pas voulu me séparer, mon violon et ma Bible latine in-quarto. A chaque instant j'étais arrêté par quelque tronc d'arbre qui se dressait devant moi. Tout à coup un coin de mur se dessine dans le brouillard, c'était une des fermes voisines de la maison. J'y touchais au moment que je m'en ju¬ geais éloigné à plusieurs lieues. Ce moment de surprise, où tous les objets m'apparurent, est un des plus délicieux dont je me souvienne. J'entourai de mes bras les vieux arbres qui me reconnaissaient, tout changé que j'étais. De là je tirai cet augure, qu'égaré dans le monde intellec¬ tuel où je ne faisais qu'entrer, la confusion dans laquelle j'étais plongé aurait un terme; la brume immense se dis¬ siperait, j'apercevrais enfin le jour, vers lequel j'aspirais du fond de mes ténèbres. Quel retour! quel revoir! Il y en avait eu auparavant d'aussi charmants ; celui-ci fut le dernier de ce genre. Aucune ombre ne s'y mêlait, aucun souci de mon ave¬ nir; j'étais encore sous les ailes maternelles ; l'instant où je passais de l'adolescence à la jeunesse était regardé comme une dernière trêve qui nous était donnée. Nous sentions que cet, instant serait rapide, qu'il ne reviendrait pas. Nous résolûmes d'en jouir sans appréhension ni trouble d'aucune sorte. Les premières heures se passèrent à nous étonner les I HISTOIRE DE MES IDÉES. 251 uns des autres. Combien j'étais surpris de retrouver dans, ma sœur, au lieu de l'enfant que j'avais laissée, une grande, svelte, et pourquoi ne le dirais-je pas, une. char¬ mante jeune fille! De son côté, combien n'était-elle pas stupéfaite des changements qui s'étaient fails en moi, dans mon visage, dans ma voix, dans mon air ! Et nous avions l'un pour l'autre la prétention que tous ces chan¬ gements se fussent accomplis à notre avantage. Nous nous regardions des matinées entières pour nous recon¬ naître, pour nous retrouver, pour nous découvrir de nouvelles perfections. Nous lûmes ensemble Goldsmith, Walter Scott, Byron, Cooper, qui nous étaient nouveaux à tous deux. Je ne voyais pas entrer en scène une seule des jeunes héroïnes des lacs d'Ecosse, sans interrompre et sans m'écrier : « Oh ! pour celle-là, c'est toi ! » De son côté, ma sœur ne voyait pas dans ces mêmes livres un intéressant corsaire, un beau pirate, un aimable bra¬ connier, un noble banni, chef de clan, sans déclarer que je lui ressemblais trait pour trait. Je me défendais, elle insistait. Nous prenions ma mèrë pour arbitre. Ma mère laissait à son tour le vase de fleurs qu'elle dessinait. Elle jugeait en dernier ressort et presque toujours favorable¬ ment, nous mettant l'un et l'autre fort au-dessus de nos héros et de nos héroïnes, sûr moyen d'accorder le diffé¬ rend. Ainsi se passaient dans l'union la plus parfaite qui fût au monde ces derniers jours de paix, de quiétude qui ne devaient plus revenir. On m'interrogea sur mon ancienne passion; je déclarai fièrement que je l'avais vaincue. J'y avais réussi par de constants efforts contre moi-même. Cette victoire remportée obscurément me donnait quelque assurance ; sans vouloir me mettre à de trop rudes- épreuves, on consentit à me croire. Moi-même je ne- 252 HISTOIRE DE MES IDÉES. m'exposai pas à revoir celle que je craignais encore, et ne l'ai revue de ma vie. De ce moment, il fut convenu entre ma sœur et moi que, tout bien considéré, nous étions seuls faits l'un pour l'autre; nous passerions nos jours ensemble; tout autre attachement trop vif serait, après cette parole donnée, une véritable infidélité ; l'amitié était cent fois meilleure que l'amour, je venais d'en faire l'épreuve. Nous devînmes dès lors inséparables; nous goûtâmes tout ce que l'amitié la plus parfaite peut créer de joie ineffable entre un frère et une sœur, l'un entrant dans l'adolescence, l'autre prêt à en sortir. Ma sœur eût très-mal accueilli mes compositions, à cause du sujet qu'elle désapprouvait hautement... Je me gardai de les lui montrer, et en vérité nous avions bien mieux à faire ! Nous gravions l'un pour l'autre des de¬ vises éternelles sur l'écorce des arbres. Les siennes étaient presque toujours sensées, charmantes, par exem¬ ple celle-ci qu'elle grava sur un jeune platane : Puissé-je croître en sagesse, autant que ton feuillage ! Si je prenais un fusil et si j'allais faire la guerre à quel¬ que malheureuse volatile perchée dans le verger ou tapie dans les blés, ma sœur était toujours là, sortant à l'im- proviste d'une broussaille, d'une verchère ou d'un sillon; et par ses cris, ses gestes, elle faisait déguerpir l'oiseau et lui sauvait la vie longtemps avant que j'eusse pu appro¬ cher. Elle me faisait honte de mes sottes tueries; j'y re¬ nonçai bientôt. En revanche, elle était implacable pour les serpents, et nous en rencontrions souvent; il y avait surtout de beaux serpents d'eau qui fuyaient devant nous avec majesté, de- HISTOIRE DE MES IDÉES. 255 bout dans les ruisseaux, le corps bleu, flambant, dressé entre les deux rixes, la tête à aigrettes, sifflant à travers les fleurs blanches des nénufars. Quand j'avais à la fin abattu le monstre, on ne me marchandait pas l'éloge. Durant l'ardeur du jour, luttant avec les cigales, nous remplissions nos sombres futaies de nos duos de Grétry : — Entends-tu gronder le tonnerre ? Pendant ce temps, l'épervier planait sur nous et tout à coup partait d'un vol affairé. Le fléau des batteurs ac¬ compagnait nos conversations, nos chants, nos silences de son rhythme précipité qui marquait ces instants ra¬ pides. Nous suivions dans l'air la paille légère et nous ne demandions rien de plus. Se peut-il que ces heures n'aient laissé aucune trace dans ces lieux, que tout soit redevenu silence, que l'herbe ait poussé sur le seuil, sur l'escalier, sur le foyer, comme si des milliers d'années avaient passé sur nous? Pourtant moi je sens bien que je vis encore ! A certains jours, nous faisions de grandes chevauchées dans la montagne du P>evermont. Nous allions jusqu'à Neuville et à l'entrée du défilé deCerdon. Nous nous arrê¬ tions sur les cimes. De là, le paysage nous montrait à la fois ses deux faces opposées (car il en a deux), l'une pleine de doux reflels, de molles haleines, de petites prairies arcadiennes, l'autre, tournée au couchant, pleine d'om¬ bres sinistres, de marécages, de solitudes sauvages, de mystères insondables, perdus dans les déserts des Dombes; et ces deux faces de sérénité et de mélancolie qui alter¬ naient dans ces lieux se disputaient en moi, sans que je pusse les accorder. Au soleil couchant brillaient devant nous, à nos pieds, nos quinze cents étangs comme des HISTOIRE DE MES IDÉES. lacs d'or, frangés de pourpre dans les profondeurs noires des forêts de chênes centenaires. Nous nous figurions être dans les solitudes primitives, inhabitées des savanes d'Amérique; nous y allions comme nos héros, en quête d'aventures. Bientôt nous nous retrouvions face à face dans la plaine de la Cran ', avec les ruines du vieux ch⬠teau de Montmort. Le grand spectre de pierre surgis¬ sait tout à coup devant nous, pâle au milieu des pâles brumes du soir. Ce manoir aux trois quarts écroulé, l'un des plus anciens du pays, nous regardait de sa mine la plus renfrognée, la plus sournoisement indignée, où se peignaient toutes les menaces, tous les ennuis, toutes les rancunes de dix siècles de silence contre la jeunesse, contre le soleil, contre la vie renaissante. C'était là plus qu'il n'en fallait pour nous jeter le reste de la soirée en plein moyen âge; et Dieu sait dans quelles rêveries nous nous perdions l'un et l'autre! Quels pala¬ dins, quelles châtelaines de la cour de Savoie! Car les imaginations de tout le monde s'envolaient alors vers le moyen âge; les nôtres s'y précipitaient du même élan. Quelquefois, rarement, survenait un visiteur, un seul. Bon voisin, complaisant, bien pourvu de poules d'eau, homme de sens, un peu rouillé dans nos maremmes, il n'avait qu'une corde à son souvenir, mais il y revenait sans cesse. Quartier-maître de l'an III, il racontait inva¬ riablement, pour la vingtième, pour la centième fois, l'his¬ toire du bataillon de l'Ain, sa formation d'abord, puis son approvisionnement, son équipement, en dernier lieu ses vicissitudes. Mon père, que la distraction gagnait dès le premier point, répliquait à propos par une théorie sur la vis d'Archimède; il en avait tout justement fait con- 1 On parle connue d'une merveille celtique de la Cran de Provence. .Nous en avons ainsi une à Certifies.- HISTOIRE DE MES IDÉES. 255 struire une fort belle pour dessécher les Léchères. Quatre ailes de moulin à vent, qu'il y avait ajoutées de son chef, en faisaient la chose du monde la plus rare et la plus re¬ cherchée du pays. Ces agréables conférences terminaient la journée. Mais depuis longtemps nous avions disparu, ma sœur et moi, sitôt que l'approvisionnement du bataillon s'était trouvé à peu près assuré. C'était entre ma mère et nous le signal convenu. XI De mes excursions, je rapportai l'idée d'écrire un petit, ouvrage en prose sur nos ruines de Bresse. J'en rapportai surtout l'empreinte ineffaçable des lieux. Chaque jour ils pesaient davantage sur moi. Ils s'y imprimaient avec une puissance qui tenait à leur caractère étrange, extraordi¬ naire. Le plus bizarre, c'est que je luttai contre la fascination de cette nature pleine de vertige sitôt qu'elle m'apparut, comme j'avais lutté contre les premières visions de mon cœur. Mais que le succès fut différent! Nous avions repris, mon père et moi, l'œuvre désespérante, infernale du des¬ sèchement de nos marais. Ils furent plus forts que nous, si bien que nous ne pûmes même les entamer. Physique¬ ment, ils me vainquirent; moralement, ils me vainqui¬ rent encore. Moi qui devais tant accordera l'influence des choses inanimées sur l'homme, je ressentis cette influence autant que créature au monde peut l'éprouver. Elle me 250 HISTOIRE DE MES IDÉES. possédait, elle me tyrannisait. Ceci mérite que je m'y arrête un moment. Ma nourrice souvent cruelle, mon maître, mon pré¬ cepteur, ç'a été la nature inculte qui nous entourait dans un pays où les sépultures surpassent les naissances1 ! Encore aujourd'hui je me sens le fils de nos grands ho¬ rizons dépeuplés, de nos landes, de nos bruyères, de nos sillons de pierres de granit roulées dans la Grau, de nos maremmes inhabitées, de nos étangs solitaires, lacs boisés qu'aucun vent ne ride jamais et dont la sérénité est si trompeuse. Pour peu que je descende en moi, ce sont eux que je retrouve. C'est à eux que je dois l'instinct irréfléchi des choses primitives, et d'un certain monde un peu barbare dans sa nudité première. Si j'avais laissé son cours naturel à cet instinct, je n'aurais pu me détacher de la pensée de l'univers naissant; je me serais perdu dès l'enfance dans la contemplation de la dernière flaque d'eau du déluge. En récompense, de quelles ombres m'ont enveloppé ces lieux sauvages! Sitôt que je passais la lisière des Bombes et de la mauvaise Bresse, j'entrais dans un monde fan¬ tasque. Là étaient réalisées, édifiées les visions de la fiè¬ vre : de loin à loin la cabane en argile d'un paludier, abandonnée sur une plage; de vieux manoirs déserts sur un îlot, sans hôte, sans pont, sans barque pour y abor¬ der ; des églises égarées, seules dans un champ de hautes fougères presque arborescentes. Voilà ce qui restait d'une population disparue, que d'autres populations avaient tenté vainement de remplacer; celles-ci avaient péri à leur tour au même foyer de peste, sans laisser plus de traces. Je n'ai rien vu de semblable, excepté dans quelques-uns des 1 V. l'État de siège. HISTOIRE DE MES IDÉES. 257 eoins les plus perdus, les plus hagards de la campagne de Home et des marais Pontins, Car nous aussi, nous avons nos villes englouties, Villars, Saint-Nizier-le-Désert. Quand je passais dans ces solitudes, un cortège de voix mélancoliques, inarticulées, lamentables, sortait de terre à mon approche et s'attachait à moi! Comme ces voix ont retenti longtemps à mes oreilles! Comme elles ont couvert longtemps le bruit des hommes! Elles me suivaient à la ville, sans vouloir cesser leurs conversa¬ tions commencées dans les roseaux; il en est resté un écho dans Ahasvérus. Toute ma jeunesse a été embarrassée, enveloppée de cette influence d'une nature primitive qui n'était pas en¬ core domptée, réglée, asservie par l'homme. Elle agissait sur moi en souveraine. Ne sachant à qui se prendre, au l'ond de nos solitudes, c'est moi qu'elle obsédait de ses plaintes, de ses sanglots, de ses misères, de ses impéné¬ trables, contagieuses désolations. Elle me plongeait dans une atmosphère où les hommes ont peine à vivre, toute pleine d'aspirations sans but, d'espérances sans corps, d'êtres imaginaires qui ne sont plus possibles dans le milieu acLuel. Le mal nourrit le mal; je prenais insensiblement plai¬ sir à ces morsures invisibles, empoisonnées, et ne vou¬ lais en guérir qu'à demi. J'étais égaré dans un vague infini tracé autour de moi. Quel long circuit avant de revenir à un point précis, à un objet distinct! Quels efforts pour me régler, quand tout était déréglé autour de moi, quand' les choses ne m'offraient que l'image d'un monde où la main de l'homme ne se faisait presque pas sentir! Je méprisais l'art comme un artifice. Tout ce qui n'était pas inculte me semblait apprête. On m'accusait de vague, de germanisme. Que n'accusait-on aussi les lieux, X. 17 IlISTOJHIv 1)1- MliS IDÉES. les choses, les bruits indistincts, les plages sans bornes, les nuées, lilles voilées, vagabondes de nos lacs souter¬ rains? Voilà mes vrais complices. C'était beaucoup d'é¬ chapper au vertige. Ceux qui sont nés dans les villes, qui y ont reçu leur éducation, auront peine à comprendre ce que'je viens de dire. Ils ont, des le commencement, l'avantage de possé¬ der des éléments plus simples, plus humains qui se trouvent tout coordonnés en eux. Ils doivent donc mon¬ trer plus de précocité, et dans cette précocité un esprit plus net, plus précis, plus réglé que nous autres entants des provinces reculées, des landes désertes, qui avons à compter non pas seulement avec l'homme, mais avec la nature. Et quand celle-ci, au lieu d'être tempérée par la culture, est encore dans sa sauvage nudité, dans sa gran¬ deur démesurée, monstrueuse, c'est une difficulté de plus, attachée à l'éducation de nous-mêmes. Ajoutez-y l'influence maligne de l'air. Il attaquait le principe de vie, mais sourdement, doucement, d'un souffle emmiellé. On respirait le poison, comme le plus suave des parfums. Les uns souffraient dans leurs corps, d'autres n'étaient, atteints que de mélancolie. Je souffrais de ces deux genres de maux, et cent fois plus du second que du premier. Quand je visitai ces lieux pour la dernière fois, en 1851, presque tous mes compagnons d'âge étaient morts depuis longtemps. J'ai survécu pour raconter leur misère, leur mort prématurée1. Cette nature caressante et meurtrière ne me tuait, pas comme eux; elle s'en vengeait en m'enchantant et me désespérant à la' fois. Pour mes compagnons, c'était la 1 V. Y Etat île sie'f/e. IlISfOIKË DE MES IDÉES. 23«J mort ; pour moi, pis que la mort : les angoisses, les affres du cœur, les visions effrénées, les découragements sans cause, la langueur énervante qui suit la vision d'un mondé qu'on a cru posséder; le mirage d'un désert feuillu, stag¬ nant, sanglotant, où partout s'élève de terre une va¬ peur colorée, comme à travers un prisme, des derniers feux du jour. Quand ces brumes automnales, rampantes, nées de terre, surgissaient ainsi que des âmes dolentes, à travers les crevasses du ,sol, en dépouillant leurs robes à chaque buisson, et montaient lentement vers la lumière, comment ne pas s'élancer vers elles pour les saisir'.' Et quand à tous ces fantômes se joignaient ceux qui naissaient d'un coeur avide, d'une âme jeune, égarée dans ces marenimes, c'était trop en vérité. Il ne restait qu'à courber la tête et à laisser passer eu silence le doux fléau. Plus lard, ai-je dit, j'ai revu celte nature. Alors elle a été bonne pour moi, mielleuse même. Elle m'a souri. Elle est devenue ma confidente, dès qu'elle a vu que je survi¬ vais à ses.embrasséments homicides. XII Ma paix élait troublée surtout quand j'écoutais la \oix intérieure qui m'appelait vers les lettres ; car je me déliais de celte voix, je la regardais comme un démon tentateur qui voulait m'abuser. Ou si je m'y abandonnais, je sentais presque aussitôt mon impuissance. Je me voyais seul, sans guide, sans modèle que je voulusse suivre. Tout était ob- 200 HISTOIRE DE MES IDÉES. stacle. Je m'engageais à la fois dans plusieurs chemins et ne savais auquel m'arrêter. Won âge, ma faiblesse, mon ignorance, mon isole¬ ment étaient pour beaucoup dans cette douloureuse per¬ plexité. La situation de la France y était aussi pour quel¬ que chose. Si l'on veut comprendre le délaissement d'un pauvre esprit tel que le mien, à ce premier réveil, il faut se représenter qu'aucune des traces qui ont été impri¬ mées par notre génération sur le monde moral n'était alors visible. Cette génération qui devait renouveler tant d'idées, tant d'opinions, et la langue même, n'avait encore rien produit. Pas une des idées, des formes nouvelles, n'avait surgi avec éclat. Aucun des noms nouveaux que nous sommes accoutumés à prononcer depuis quarante ans n'était sorti de l'obscurité. Ceux qui devaient les illustrer dou¬ taient assurément d'eux-mêmes. Chaque année je passais plusieurs semaines à Ouilly chez des amis, sur le revers de la vallée de Saint-Point. Qui savait qu'il y eût de l'autre côté de la colline un grand poëte du nom de La¬ martine, caché sous ces arbres dont l'ombre arrivait jusqu'à moi? Lui-même se connaissait-il alors? De quelque côté que je voulusse tourner mes yeux, je trouvais à l'horizon un grand vide; je sentais ce vide dans la poésie, dans l'histoire, dans la philosophie, en toutes choses ; j'en souffrais parce que j'étais incapable de le combler, et je ne savais pas que d'autres esprits souffraient du même mal. Ils étaient occupés chacun du fond de son obscurité à remplir ces vastes lacunes et les déserts dont j'avais au moins la conscience. Dans ma première fièvre je tentai à la fois toutes les routes. Sur chacune d'elles, je rencontrais la même ari¬ dité, la même stérilité à travers tout le monde moral, HISTOIRE DE MES IDÉES. 261 sans qu'aucune œuvre eût marqué la direction à parcou¬ rir, sans qu'aucun homme eût dit encore avec force : « C'est ici le chemin. » J'étais donc douloureusement navré de ma propre im¬ puissance, et je puis le dire aussi, de l'impuissance de mon temps, puisque je ne voyais autour de moi ni un guide auquel je pusse me fier, ni même un compa¬ gnon dans la route où je tremblais et brûlais à la ibis de m'engager. J'avais le pressentiment qu'il s'agissait d'un renouvellement presque entier des choses de l'es¬ prit. Et comme je ne voyais personne y travailler, je me croyais seul. Cette solitude m'accablait dans le mo¬ ment même où tant d'oeuvres qui ne périront pas, en¬ core inconnues, se préparaient en silence et couvaient déjà sous la terre. Quoique cette souffrance allât souvent jusqu'au déses¬ poir, il n'y avait là pourtant rien qui ressemblât au spleen, à l'ennui de la vie, à tout ce que l'on a appelé le vague des passions, vers la fin du dernier siècle. C'é¬ tait, il me semble, à bien des égards, le contraire de la lassitude et de la satiété. C'était plutôt une aveugle im¬ patience de vivre, une attente fiévreuse, une ambition prématurée d'avenir, une sorte d'enivrement delà pensée renaissante, une soif effrénée de l'âme après le désert de l'Empire. Tout cela, joint à un désir consumant de pro¬ duire, de créer, de faire quelque chose, au milieu d'un monde vide encore. Ceux que j'ai interrogés plus tard sur ces années m'ont dit avoir éprouvé quelque chose de pareil. Chacun se croyait seul comme moi ; chacun pensait, rêvait comme dans une île déserte. La force renaissante du siècle les travaillait tous en même temps et ils éprou¬ vaient lès douleurs de la croissance morale qui percent 202 HISTOIRE DE MES IDÉES. jusqu'aux os. Que de plaintes furent alors exhalée»l Que de larmes sincères furent versées ! La nature aussi se plaint an moment de produire. . La génération dont je parle ne se connaissait pas; en¬ core; c'est pour cela qu'elle gémissait ; mais elle allait bientôt faire son œuvre,. Du moins les semences étaient jetées; elles commençaient à pousser. La France ressem¬ blait à la terre au sortir d'un long hiver dans les pre¬ miers jours de mars. Pas une feuille, pas une fleur. A peine une herbe courte qui perce les dernières neiges. Les oiseaux ne sont pas encore revenus; tout se tait; mais tout est dans l'attente de la saison nouvelle; le bon grain germe en silence dans, le sillon. Le laboureur a le sûr pressentiment que le blé va lever. Moi aussi, dans mon isolement, je sentais vers l'au¬ tomne de 1820, au milieu de la forêt de Seillon, sur le bord des étangs, en compagnie des hérons et des sarcelles, cette profonde végétation morale qui travaillait alors sour¬ dement, obscurément l'esprit français, d'une frontière à l'autre. Et cette végétation encore souterraine m'enivraiI de je ne. sais quel souille auquel je ne pouvais résister. J'ignorais tous les noms qui allaient surgir, je les ai¬ mais d'avance. J'avais un désir maladif de courir au-de¬ vant de ces esprits que j'appelais ; j'éprouvais toutes les impatiences d'un oiseau dans le moment de la migration. Non pas que je voulusse partir pour un pays étranger. Je voulais émigrer vers ce nouveau monde moral, vers ces idées entrevues qui me fuyaient à mesure que j'en ap¬ prochais. Je m'élançais, je retombais presque en même temps; les ailes me manquaient pour un si grand vol. Je me relevais pourtant; et l'idée que nous nous for¬ mions tous alors de la France me donnait un grand res¬ sort pour échapper à ce premier accablement. La France, 11istoi 1»r: nt: mt:s idées. éCv après ses deux chutes, ses deux invasions, navrée, percée au cœur, toute saignante, nous paraissait si belle, si noble, si fière dans ses calamités! Elle n'était pour rien dans ses opprobres; ils la rendaient cent Ibis plus tou¬ chante- à nos yeux. 11 n'y avait pas alors dans le monde entier un seul homme qui ne la crût faite pour la vérité, pour la liberté, pour tout ce qui honore le genre humain. Avec quelle tendresse de fils nous regardions, nous comp¬ tions ses plaies! Qui n'eût voulu les guérir au prix de sa vie? Qui n'eût voulu lui apporter, en hommage, son tra¬ vail, son œuvre, son livre, son ébauche, son obole d'idées, à défaut de tout cela une partie de son cœur? ha France allait renaître, je n'en pouvais douter. El qui nous empêchait de servir à cette renaissance? Pour¬ quoi, moi aussi, n'y porterais-je pas mon grain de sable? A peine cette idée m'avait-elle apparu, je me sentais trans¬ formé. Quelle force pour tout endurer! quel aiguillon! Dans ces instants, je me croyais et j'étais vraiment ca¬ pable de quelque chose. Je voyais comme accompli ce que je désirais avec tant de ferveur. Je me remettais à l'œuvré. Mais, hélas! Aussitôt deux esprits que je trouvais en moi m'embarrassaient et m'em¬ pêchaient d'avancer : le dix-lmitièmè siècle qui voulait continuer de vivre, avec lequel j'avais été élevé, nourri, et le dix-neuvième qui prétendait à naître. Auquel fallait-il obéir? Lequel écouter? C'étaient véritablement deux âmes qui prenaient pour lieu de leur lutte l'âme de chaque homme de ce temps-là. Je ne voulais renoncer ni à l'un ni à l'autre, et. j'étais trop neuf, trop désarmé encore pour essayer de les concilier. Que laisais-je alors? Je cédais tantôt à l'un, tantôt à l'autre, au risque de me disperser moi-même. Ce violent combat, que j'étais incapable de régler était une autre cause d'angoisse et de douleur 26i HISTOIRE DE AIES IDÉES. profonde; cela ressemblait an supplice de Brunehault. Pour nous diriger dans ce conflit de deux siècles qui nous enveloppaient à la fois, nous n'avions que deux figures, M. de Chateaubriand et M'"e de Staël. Mais avec eux le combat, loin de cesser, recommençait. Car ils étaient aussi dil'férenls. entre eux qu'on peut l'imaginer, l'un catholique, l'autre protestante, l'un tourné vers le moyen âge, l'autre vers les régions incertaines de l'ave¬ nir. En les voyant si opposés d'idées, de sentiments, d'es¬ pérances mêmes, on se sentait plus égaré, plus abandonné que jamais; le choix entre îles routes si diverses, loin d'être décidé par leur exemple, devenait, pour ainsi dire, impossible. Par une autre contradiction, la langue de M. de Cha¬ teaubriand était affranchie et sa pensée semblait ne pas l'être. Son coloris m'éblouissait sans m'éclairer et ses idées me repoussaient. Je ne les suivais qu'avec défiance, et ne leur donnais presque aucun accès dans mon esprit. Au contraire, le génie de Mme de Slacl était libre; c'est sa parole qui semblait enchaînée. A la clarté con¬ fuse de ses oracles, je me disais : « C'est de ce côté qu'il faut avancer! C'est là qu'est le siècle, la vie, c'est là que sont tous mes pressentiments. » J'attendais le lever de l'aube, mais je ne voyais rien qu'un vague crépus¬ cule que ne perçait jamais la pleine lumière du jour nou¬ veau. De ces deux figures, si je ramenais mes yeux sur ce qu'on appelait alors les masses, de ce côté l'incertitude, la nuit étaient complètes. Là, nul désir apparent, nul em¬ pressement pour d'autres idées que celles qu'on croyait posséder; au contraire, le doute, le ricanement, la moquerie, au moindre effort pour sortir des voies bat¬ tues; les vieux noms opposés comme une barrière invin- HISTOIRE DE MES IDÉES. 265 cible aux noms nouveaux; nulle attente, nul pressenti¬ ment de quelque chose d'inconnu; la langue appauvrie par le silence; exténuée, devenue si timide, que toute pensée l'effarouchait. Si une révolution littéraire, philosophique se prépa¬ rait, il était évident qu'elle se ferait non par le vœu du plus grand nombre, mais par l'élan, la témérité de quel¬ ques esprits solitaires qui entreprendraient à leurs risques et périls de réveiller la foule assoupie. Mais qui osera commencer? Je cherchais au loin, j'écoutais, je m'écriais en moi-même avec angoisse : N'y a-t-il donc personne? L'étonnement, l'incrédulité des autres, l'inquiétude de ma mère étaient la seule réponse. Ces sentiments me ga¬ gnaient à mon tour. Qui! moi! écrire! Quelle folie! Y avais-je bien songé? Quand même je le pourrais, l'oserais-je? Savais-je seule¬ ment ce que c'est qu'un écrivain? En avais-je jamais vu de mes yeux? Courir à la piste d'idées qui n'étaient nulle part dans l'air, en faire sa vie, son occupation, embarquer sur cette planche sa destinée, n'était-ce pas la pins vaine, la plus insensée des entreprises, peut-être même la plus coupable, à en juger par l'effroi de tous les miens? Je me réveillais alors en' sursaut d'un beau songe. Toutes ces vives lumières de notre génération qui m'a¬ vaient apparu s'éteignaient subitement. Ces gloires pré¬ maturées que j'avais aperçues disparaissaient l'une après l'autre. Tout ce mouvement caché, enveloppé dans une âme solitaire et novice, faisait place à la réalité. De cette attente, de ce pressentiment, de cette fièvre d'espérances, il restait une campagne nue, dépouillée, les rafales de la bise, les lueurs des esprits follets sur de grandes mares plombées, et le gémissement éternel de nos forêts. HISTOIRE M MES IDÉES. XI II La nécessité de choisir un état me prenait alors à l'a gorge. Car le moment de l'aire ce choix ne pouvait plus être différé, ha chose eût été possible dans un pays d'uni¬ versités, où toute curiosité d'esprit trouve aisément sou objet. Là, on ose faire ouvertement profession de pen¬ ser. Parmi nous, il n'en est pas de même: Cela était plus difficile encore dans un temps où des exemples écla¬ tants n'avaient pas encore relevé, illustré l'enseignement. Cette carrière ne présentait guère alors dans nos pro¬ vinces une autre idée que celle du pédagogue et de s'a férule. Je pensais sur cela exactement comme ceux qui m'entouraient. A cette question fréquente dans nos provinces : « Que faites-vous de votre (ils? » je ne voulais pas condamner mon père à répondre : J'en fais un philologue; un homme de classe; je le destine au grec; à l'histoire, à la philosophie ; que sais-je? J'en fais un magister de village. Je savais que le moindre soldat de fortune chevronné, rentrant au village, y avait cent fois plus de crédit que le plus grand professeur, docteur, écrivain et paperassier du monde. Lors même que je me serais cru (ce qui n'était pas) l'aptitude nécessaire à une pareille carrière, je me serais bien gardé de donner ce cruel déboire à mes parents ou proches ou éloignés. C'est avec ma sœur que je. traitais l'âpre question du HISTOIRE DE MES IDÉES. 207 choix d'un état. Tout en ine sermonnant, elle donnait à ses conseils le seul tour qui pût me plaire dans une al¬ fa ire de ce genre. Elle ajoutait à l'expérience de ses Ireize années l'autorité des romans que nous avions lus ensem¬ ble. Dans une circonstance si critique, elle prétendait m'appliquer l'exemple de nos héros. Durant nos longs conciliabules sous les lilleuls du jardin, elle faisait com¬ paraître devant mes yeux tous les états, toutes les condi¬ tions. Que je daignasse seulement choisir. En vérité, il le fallait bien, si nous voulions sincèrement réaliser le projet de vivre et de mourir ensemble. Que je voulusse seulement considérer que le plus sage des hommes et le jdus paternel, le vicaire de Wakelield, avait lui-même exigé de chacun de ses (ils, qu'il eût un gagne-pain. Quel parti Robinson Crusoé n'avait-il pas tiré, de ses diverses professions, constructeur, armateur, architecte, ingé¬ nieur, géographe! Que je m'attache enfin à une seule de ces occupations, et l'on sera content. De là, nous passions aux détails. On m'accordait que l'état militaire avait perdu tout attrait depuis que la Restauration avait eu l'indignité de changer l'uniforme. Il n'y fallait plus penser. Mais on pouvait être marin. Plusieurs des héros de lord Byron l'avaient été, par exem¬ ple, Conrad. Seulement il y avait trop de tempêtes ; ou n'insistait pas sur cette profession. Restait la magistrature. YYalter Scott était greffier, ha médecine était une condition un peu triste, il est vrai, mais fort indépendante. L'auteur de Gulliver n'avait-il pas été docteur ou médecin, ce qui revenait au même? Ou pouvait donc être médecin, sans déroger, Dieu merci! Ou ingénieur? Et nous trouverions les renseignements les plus précieux à cet égard dans les Pionniers de Cooper dont on commençait à parler. -2G8 HISTOIRE DE MES IDÉES. Tom Jones n'avait-il pas été avocat? ou lui ou son père? C'était encore là une belle carrière qui s'ouvrait sous mes pas ; et nos coffres dans le grenier étaient rem¬ plis des vieux livres de droit de notre oncle Jérôme. Je marcherais sur ses traces. Pour l'agriculture, on ne sau¬ rait rue la conseiller, malgré tout le bien qu'on en disait dans la Chaumière indienne. L'air était trop insalubre dans nos campagnes après la moisson. Il faudrait donc laisser les blés sur pied! Négociant, on pouvait rêlre, mais en grand, connue dans Beppo de Venise. Quel avait été le gagne-pain de Grandisson, de Quentin Durward, du fiancé de Lammermoor, de Lara, de Man- fred? Voilà ce qu'il faudrait d'abord savoir, car c'est assu¬ rément la profession qui me conviendrait le mieux. Ne disait-on pas que le jeune Werther avait commencé par la diplomatie? Pourquoi ne serais-je pas diplomate à son exemple? J'avais appris à écouter et à me taire. Mon ita¬ lien d'Arioste que je savais si bien, et l'anglais en perspec¬ tive étaient des portes naturellement tout ouvertes pour les affaires étrangères. Par ce chemin nous arrivions à quelque consulat dans une île, sans doute dans celle de Paul et Virginie. Là, sous un bananier, dans un climat charmant, entourés de nos parents que nous y aurions conduits, nous vivrions ensemble jusqu'à ce qu'une ambassade ou au moins un titre de chargé d'affaires m'appelât en Grèce, en Italie, à Syracuse, dans tous les lieux où j'avais soif d'aller. Sans rien répondre j'avalais doucement cet amer calice du choix d'un état, quand il m'était ainsi présenté par ma sœur. Cependant ma mère qui était de nos délibérations me devinait ; elle nous interrompait. Elle voyait bien, di¬ sait-elle, « que j'avais en horreur toutes les professions qui pourraient me faire vivre. » HISTOIIiE DE MES IDÉES. 2CD Mon père décida pour nous tous. Il fut résolu que j'é¬ tais destiné à l'Ecole polytechnique; je partirais avec lui, sur-le-champ pour Paris, avec la perspective de subir un nouvel examen. Cette décision mit lin à nos délibérations, non pas à nos incertitudes. Nous partîmes en effet mon père et moi quelques jours après, en novembre 1820. Ma vie semblait fixée. Mais je devais bientôt apprendre à mes dépens une chose dont je ne me doutais pas : il n'y a d'irrévocable que le destin que nous nous faisons nous- mêmes. J'interromps à regret ce récit. J'aurais voulu le pro¬ longer jusqu'au jour de 1825 où, cessant d'être seul, j'ai rencontré dans M. Michelet l'ami et le compagnon que je cherchais. Il eût fallu pour cela toucher à des dé¬ tails contemporains et j'ai craint de ne plus être assez libre pour dire simplement la vérité. Ce petit livre qui ne serait rien sans elle, y eût sans doute perdu quelque chose. Si je dois continuer, j'attendrai que les années aient mis entre ces temps et nous, un plus grand éloigne- ment et versé encore un peu plus d'oubli autour de moi. Depuis mes premières années jusqu'aujourd'hui, j'ai soutenu les mêmes idées. J'ai adoré la France; j'ai rêvé pour elle la gloire de devenir l'idéal des peuples modernes *. Tant que la parole m'est restée, j'ai défendu la cause des peuples, des faibles, des nationalités qui demandaient 1 V. le Christianisme et la Iidvohition française -2711 insTOinii lit nies imités . à renaître J'ai péri avec elles, il est vrai. Mais je suis enseveli avec l'Italie, avec Venise, avec la Pologne, avec la Hongrie, avec les Roumains. C'est là un tombeau qui me plaît. Je ne le changerais pas contre les joies des vi¬ vants. Quand il sera question de patrie, quelques hommes de bonne volonté se souviendront de moi. J'ai eu dans ma vie une grande ambition et l'ai sur¬ tout montrée dans mon enseignement2. J'ai tenté do sauver la conscience humaine au milieu des embûches qui lui étaient tendues. Je n'ai rien épargné pour cela. Beaucoup de personnes, et je pourrais dire le monde entier (car il n'est pas un point du monde d'où ne me soit venue une blessure), m'affirment que j'ai été vaincu dans cette entreprise. Je n'en crois rien. Je ne sois où Pâme humaine s'est réfugiée, dans quel pays, chez quel peuple. Ce qu'il y a de certain, elle vit ou elle renaîtra. D'autres choses resteraient à dire qui se présentent en foule. Mais il est quelquefois convenable de mettre un sceau sur ses lèvres. C'est une science que je tiens do mon temps. ' V. Riuolulions (l'Italie, les Hoùmgins, le Portugal, elr. - V. les Jésuites, VUltramôutanisme, etc. ESSAI d'une CLASSIFICATION DES ARTS ESSAI d'une CLASSIFICATION DES ARTS L'art a pour but la représentation du beau, que l'on a justement appelé la splendeur du vrai. Dire qu'il est à lui-même sa propre fin, c'est dire que le moyen est fait pour le moyen. Cette dernière théorie est née d'une réac¬ tion contre le génie du dix-huitième siècle, qui ne cher¬ chait dans les arts que la démonstration des maximes politiques et religieuses sur lesquelles il fondait son em¬ pire. Ce fut là sans doute une manière de revendiquer la liberté de l'art. Mais cette émancipation n'était véritable¬ ment que négative, puisqu'elle se bornait à l'isoler des circonstances environnantes, et à lui créer par une sorte d'abstraction une royauté imaginaire. La véritable gran-. deur de l'art repose sur son alliance avec la beauté éter¬ nelle. Chaque partie de l'espace renferme un monde, et sous les circonstances les plus passagères se cache une pensée immuable. L'art a pour but d'atteindre l'immuable dans l'éphémère, l'éternité dans le temps, et d'exprimer l'in¬ fini par le fini, l'invisible par le visible. X. 18 274 ESSAI D'UNE CLASSIFICATION Toutes les formes extérieures sont le symbole d'une pensée qu'elles renferment. L'artiste, sans détruire le symbole extérieur, a pour mission de révéler la pensée qui y est contenue. C'est en cela qu'il diffère du philo¬ sophe, qui peut nier les formes pour ne s'occuper que des idées. L'artiste, au contraire, a deux mondes à régir, le réel et l'idéal. Il ne peut ni les détruire l'un par l'autre, ni les résoudre l'un dans l'autre. Il faut qu'il les laisse également subsister, et qu'il fasse sortir l'harmonie de leurs contradictions apparentes. L'art en soi existe indépendamment de l'homme. Avant l'apparition du genre humain, l'univers était un grand ouvrage d'art qui racontait la gloire de son auteur. La beauté avait déjà été réalisée dans la nature. Le premier lever du soleil au sortir du chaos, le premier murmure de la mer en touchant ses rivages, ce furent là les pre¬ miers poëmes ou se peignit l'Eternel. Quoique nul peuple ne fut encore dans le monde, l'idée d'art était déjà com¬ plète. L'ouvrage et l'ouvrier étaient en présence l'un de l'autre; la nature était la représentation de l'idéal su¬ prême. Si ces sortes de rapprochements n'étaient pas trop souvent arbitraires, on pourrait même dire qu'il existait déjà une sorte d'image anticipée de la division des arts. Dans ce sens, les formes des montagnes seraient l'architecture de la nature, les pics, sculptés par la fou¬ dre, sa statuaire, les ombres et la lumière sa peinture, le bruit des vents, des flots et de la création entière, son harmonie, et l'ensemble de tout cela, sa poésie. On a pendant longtemps fait reposer tout l'art humain sur le principe de l'imitation. Il serait facile de démontrer qu'aucun des arts en particulier ne copie un objet dé¬ terminé; quel que soit celui que l'art veuille représenter, il le change, il le modifie; en quelque manière il le crée DES ARTS. 275 une seconde fois. Ni l'architecture, ni la sculpture, ni la peinture ne copient servilement une partie du monde extérieur. Ils ne produisent pas davantage un homme en particulier. Quel est donc le butde leur imitation? L'idcal, le beau en soi, l'immuable; tous les arts imitent, en effet, mais ils imitent l'Eternel. Ni la nature ni l'art ne sont copiés l'un sur l'autre, mais l'un et l'autre dérivent d'un même original, qui est Dieu. L'idée par laquelle les peuples se sont représenté l'Être éternel est donc celle qui décide des règles et de la forme de leurs arts. Selon qu'ils auront plus ou moins appro¬ ché de cet idéal suprême, le développement entier de leur génie plastique sera modifié. Il en résulte qu'une histoire des arts suppose nécessairement une histoire des re¬ ligions. De là trois divisions principales : l'art oriental, l'art grec, l'art chrétien. 1° Dans l'origine, au sein d'un panthéisme matériel, les formes de la nature et des animaux ont seules été prises pour symboles de l'idéal. La figure de l'homme est pour ainsi dire absente des œuvres de l'Orient. Un seul art a pu s'y développer d'une manière complète, et c'est aussi celui qui est le plus impersonnel de tous, l'ar¬ chitecture. 2° Chez les Grecs, l'homme, s'adorant lui-même, est devenu par excellence le symbole du divin. La statuaire a été l'art dominant, et pour mieux dire l'invention par¬ ticulière des Hellènes. C'est celui qui répondait le mieux à la forme sous laquelle ils concevaient l'idéal suprême. L'art a été pour eux une apothéose de l'humanité. Les Romains, ayant dans le fond la même religion que les Grecs, ont. eu le même idéal, c'est-à-dire le même art. 27G ESSAI D'UNE CLASSIFICATION 5° A l'avénement du christianisme, la matière a cédé à l'esprit, l'humanité a abdiqué devant le Créateur. Le Dieu spirituel a vaincu. L'humanité ne règne plus sur le trône de Jupiter. La sensualité païenne est condamnée. Le crucifix est devenu l'emblcme de cet idéal nouveau, et un art moins sensuel, la peinture, a été par excellence celui des temps chrétiens. En Orient l'art ne se résume dans aucun nom. Dans la Grèce Phidias, chez les modernes Raphaël, marquent toute la différence de deux civilisations, de deux mondes, du paganisme et du christianisme. L'art réalise l'idéal de Dieu tel qu'il a été conçu par les peuples, ou imposé par la tradition. Mais en le réali¬ sant par des formes palpables, il l'altère et le transforme inévitablement. D'abord, il se contente de copier les types consacrés par le sacerdoce. Il fait, en quelque ma¬ nière, partie du culte. Nulle liberté, nulle invention dans le choix ni dans la forme des objets représentés; plus la foi est profonde, plus aussi l'artiste est asservi à la tradi¬ tion, ainsi qu'on peut le voir surtout par l'exemple de l'Inde. Cependant, peu à peu l'imagination se substitue à la coutume. Les formes se perfectionnent en acquérant plus de liberté. L'art se crée dans le sanctuaire même une croyance particulière. Il change, il innove à son gré. Il suit non plus la voie des ancêtres, mais une certaine idée, una certa idea, comme disait Raphaël. Il a conquis l'indépendance, en sorte que l'on peut établir connue une loi générale que l'art ne grandit qu'aux dépens de la tradition, et que, né du culte, il tend à son insu à dé¬ truire lui-même son berceau. Tout art incline à l'ido¬ lâtrie. A l'égard du rapport de l'art avec les institutions poli¬ tiques, on a souvent demandé comment il a pu fleurir DES ARTS. 277 sous le despotisme, qui semble devoir tarir toutes les sources de la vie. Premièrement, il peut arriver que ce prétendu despotisme ne soit rien en réalité que le déve¬ loppement le plus énergique des idées nationales, et que ce qui nous paraît servitude n'ait été qu'une paix consen¬ tie par les contemporains. Telles furent les époques de Périclès, d'Auguste, des Médicis, de Louis XIV. Secon¬ dement, il est des arts en quelque sorte muets, l'archi¬ tecture, la peinture, qui se sont développés même dans l'oligarchie de Venise. Troisièmement, enfin, loin que l'art soit l'allié naturel de la servitude, il porte en soi une liberté suprême. 11 brave les verrous; il chante dans les fers; quand tout est asservi, il garde seul son libre arbitre et il n'obéit qu'à ses propres lois. Il n'est pas même esclave des sens. Comment le serait-il des institu¬ tions humaines? Homère, Milton, séquestrés dans les té¬ nèbres comme dans un cachot, ont régné sur la nature visible. A proprement parler, toute vie humaine est un art. Chaque homme porte en soi un certain idéal ou plutôt une créature supérieure qu'il doit peu à peu révéler par ses œuvres. Chaque individu en naissant est appelé à choisir entre ses instincts et ses passions ce qu'il y a d'immortel et de divin, à rejeter au contraire ce qu'il y a de faux et de périssable en lui-même. Comme un sculp¬ teur fait sortir du rocher la statue qu'il aperçoit des yeux de sa pensée, ainsi nous devons dégager notre personne morale des liens du monde qui nous enveloppe de toutes parts. Les uns laissent l'ébauche à moitié achevée. Les plus sages, les plus purs ne quittent pas l'ouvrage avant que la statue soit détachée du bloc. Il y a du Phidias dans toute créature, morale. Le premier et le plus élémentaire des arts est l'arebi- 27$ ESSAI D'UNE CLASSIFICATION lecture. Ses rapports les plus immédiats sont avec la na¬ ture inorganique et végétale. Presque toujours la géologie a décidé des formes primitives de l'architecture. La forme pyramidale des monuments égyptiens a des relations avec- la nature granitique des terrains. Au contraire, les as¬ sises parallèles des temples grecs semblent être le pro¬ longement des couches calcaires des montagnes de la Grèce. L'architecture est à l'histoire du genre humain ce que les ossements fossiles sont pour l'histoire des époques de la nature. C'est en quelque manière le squelette du passé d'après lequel on peut reconstruire un moment donné de l'histoire civile. Les peuples qui ont la même architecture appartien¬ nent au même ordre de civilisation et ne composent véri¬ tablement qu'une même société. Chez les Grecs, l'ordre dorique, l'ordre ionique repré¬ sentaient la différence fondamentale des deux populations helléniques; en sorte qu'un temple marquait, par des formes mathématiques, le caractère de la nation et de l'État dans leurs rapports les plus généraux avec la na¬ ture. Dans l'architecture byzantine, ces différences de races doriennes, ioniennes ne sont plus observées. Le mélange de tous les ordres s'est opéré à l'image du mélange de tous les peuples dans la pensée chrétienne. Enfin, dans l'architecture gothique, les ordres épars, les colonnes diverses s'unissent et se pressent en faisceaux dans un même pilier. Dès ce moment aussi les peuples ne font plus qu'un même faisceau dans la main du même Dieu. La cathédrale gothique est dans l'architecture le type de l'unité des sociétés modernes. L'architecture s'accroît avec le temps, et semble l'œu- DES ARTS. '279 vre des générations plutôt que l'œuvre d'un seul homme : c'est la représentation dé l'histoire universelle. L'Italie, qui a produit le plus de sociétés différentes, est aussi le pays du monde où l'architecture est le plus complexe. On l'y trouve sous toutes les formes, excepté l'arabe. L'architecture gothique y a suivi surtout la trace des invasions gibelines. La sculpture a principalement pour objet la manifes¬ tation de l'homme. Pour qu'elle se développât, il fallait que l'homme commençât à se séparer de la nature. Au mo¬ ment de l'histoire où les castes se sont effacées, le héros s'est montré, et avec lui sa consécration par la statuaire. Après avoir successivement adoré tous les objets de la nature, l'homme finit par se connaître. Sa forme devient pour lui l'idéal de la beauté suprême. Le rapport de l'architecture à la sculpture est celui de l'Orient à la Grèce. La sculpture ne doit exprimer que les idées les plus générales, l'humanité plutôt que l'homme; de là elle dé¬ pouille ses sujets de tout ce qu'ils ont de périssable. Elle n'a pas pour but d'exprimer tel individu dans tel moment donné de sa vie, mais plutôt l'idée ou l'esprit de toute une vie. Elle prend l'homme nu, sans aucune circonstance passagère de l'espace ou de la durée. Elle le revêt du di¬ vin. En un mot, toute sculpture est une apothéose; art païen, c'est par le paganisme qu'il a atteint toute sa hau¬ teur : il conçoit l'homme au même point de vue que l'épopée. Au contraire, la peinture conserve toutes les circon¬ stances du temps et du lieu. Elle ne monlre pas nécessai¬ rement son objet dans l'éternité, dans l'immortalité, elle l'environne de tous les signes de la réalité, et ses person¬ nages sont conçus au même point de vue que les person- 280 ESSAI D'UNE CLASSIFICATION nages du drame. Ils ne sont point sur un piédestal supé¬ rieur aux atteintes de la durée"; ils sont plongés dans toutes les agitations de la vie terrestre. La peinture est celui de tous les arts où la personne, l'individualité hu¬ maine régnent le mieux sans partage. L'homme n'est point dépouillé des attributs de l'existence passagère. L'individualité conquise et consacrée par le christianisme a créé chez les modernes le règne de la peinture. Le plus spirilualiste des arts plastiques est la musique; le protestantisme, qui a exclu du culte tous les autres arts, a conservé et développé ce dernier. La musique a cela de commun avec l'architecture, qu'elle repose sur les lois mathématiques des sons, comme celle-ci sur les lois delà gravité. Si la peinture se compose de dessin et de couleur, la musique se compose de mélodie et d'harmo¬ nie. L'harmonie est de plus, jusqu'à un certain point, pour la musique ce que la perspective est pour les' arts du dessin. La musique vocale est l'expression des sentiments et des passions de l'homme. On pourrait dire que la mu¬ sique instrumentale est l'expression ou l'imitation de l'harmonie de la nature. Ces deux formes de la musique ont surtout été représentées par l'Italie et par l'Alle¬ magne. Enfin, au faîte des arts est la poésie, qui, jusqu'à un certain point, les résume tous ; car on peut dire qu'elle est à la fois architecture, sculpture, peinture et musique. Avec elle s'achève l'échelle de la beauté visible. Si l'on veut monter encore plus haut, on demande à l'art ce que la religion seule peut donner, et dans cette confusion se trouve l'abîme et avec lui le vertige. Toute poésie qui 'veut dépasser ses limites naturelles défaille dans le vide; et franchissant le dogme, elle tombe dans le mysticisme. Après le développement régulier de la poésie grecque, DES AliTS. 281 <] a lis Athènes, l;i ville de la beauté, vient le développe¬ ment extrême et anomal dans Alexandrie. La métaphysique est le commentaire du texte qui est fourni par la poésie. Le philosophe a pour mission d'ex¬ pliquer les inventions du poète, comme Joseph expliquait les songes du Pharaon d'Egypte. La poésie proprement dite est indépendante de la pa¬ role; dans son acception la plus haute, elle est l'accord du passé et de l'avenir, ou plutôt l'harmonie éternelle. Pour se réaliser, elle a besoin de l'alliance de la parole et de la musique, c'est-à-dire du rhythme. Chaque être vivant a une voix, un accent particulier dans la nature; de même toute pensée a un rhythme né¬ cessaire, qui ne peut être altéré sans qu'elle ne soit alté¬ rée elle-même. 11 y a des idées poétiques auxquelles on donne le rhythme de la prose; il y a des idées prosaïques auxquelles on donne le rhythme de la poésie. Voilà la première confusion des genres, d'où naît l'anéantisse¬ ment de l'art. Si toute pensée a un rhythme nécessaire que l'artiste doit découvrir, il s'ensuit que chaque genre de poésie doit avoir le sien; et c'est là en effet une loi universelle, à laquelle je ne connais qu'une exception. Cette exception se trouve dans la poésie française, et mérite d'être remarquée ici, puisqu'elle ne l'a pas été encore. Elle consiste en ce que la langue française, dans les ouvrages du siècle de Louis XIV, n'offre qu'un seul et même mètre pour l'épopée et pour le drame, je veux dire l'alexandrin. Ce point, qui paraît d'abord insignifiant et méprisable, entraîne de grandes conséquences, et cette confusion dans la forme rie manque pas d'en produire de très-considérables dans le fond. Que l'on se ligure un mo¬ ment Sophocle, au lieu de son vers iambique, si dégagé 1 2S2 ESSAI D'UNE CLASSIFICATION de mois, si bref, si dépouillé de vêtements et de matière, si beau de la seule nudité antique; qu'on se le figure, dis- je, composant ses drames, dans l'hexamètre magnifique, surabondant, intarissable d'Homère : toute l'économie du style de l'écrivain le plus parfait que l'imagination puisse concevoir sera aussitôt changée. Sorti du langage naturel des passions, le poëfe dramatique s'élèvera au langage des dieux, sans pouvoir dire comme le poêle épi¬ que que c'est la Muse qui chante et non pas l'homme qui parle. Cette langue des rois pasteurs, qui est celle de So¬ phocle, une fois abandonnée, le changement passera des mots aux sentiments, des sentiments aux personnages, puis a la composition entière, laquelle, jetég hors du ton véritable, ne pourra échapper à la déclamation. Or, ce changement se trouvera être l'ouvrage d'une circonstance aussi futile et aussi ridicule en apparence que la diffé¬ rence d'un pied déplus ou de moins dans le vers fonda¬ mental, sur lequel repose tout le système du poème. Or, en France, on ne peut nier que le drame ne soit écrit dans le mètre et le rhvthme de l'épopée. La vraie réforme con¬ sisterait donc, non pas à changer la nature de l'alexan¬ drin, mais à trouver dans la langue française le vers qui correspond à l'ïambe des Grecs, des Latins, des Italiens, des Anglais, des Allemands, et de tous les modernes en général; car ce vers existe assurément. La poésie est lyrique, ou épique, ou dramatique. Dans la forme primitive, la poésie, recueillie à sa source, c'est-à-dire en Dieu même, est, pour ainsi dire, hors des conditions du temps, de l'espace et de la person¬ nalité; elle, est lyrique. Elle chante l'Eternel à l'exclusion du temps, le Dieu sans la créature, l'Etre en soi plutôt que les êtres en particulier. De là les monumenls primi¬ tifs des peuples sont des hymnes, des dithyrambes; les DES ARTS. 285 Yédas des Indiens, les Izeds des Persans, les chants perdus- d'Orphée, les Eddas des Scandinaves, les Hymnes ecclé¬ siastiques des Chrétiens. Voilà la hase et la substance pre¬ mière de toute poésie exprimée par la parole humaine. La poésie lyrique, dans sa forme la plus pure, est le premier accent de l'humanité éveillée dans l'infini. L'imagination humaine ne s'occupe pas toujours de l'Éternel; à mesure que la première intuition de l'infini fait place à celle de la nature visible et du fini, la relation du créateur et de la créature, de l'idéal et du réel s'établit dans la pensée de l'homme; et de là deux genres de poésie, selon la manière dont cette relation est conçue. L'homme peut être frappé de l'harmonie qui existe entre l'univers et son auteur; il peut rattacher tous les objets de la nature et tous les événements de l'histoire à une même unité; il peut suivre les traces et la présence permanente du divin à travers tous les accidents de la Vie terrestre. En un mot, sous toutes les scènes de la nature et de l'histoire, il est libre de reconnaître la sagesse cé¬ leste et le plan d'une providence, quel que soit le nom qu'il lui donne : la poésie qui naît de ce système d'idées- s'appelle poésie épique. En second lieu, l'esprit peut n'être frappé que de la discorde qui est établie entre le créateur et la créature. L'homme, au lieu de vivre sous l'assistance immédiate de la divinité, sera représenté dans une lutte perpétuelle avec lui-même et la nature entière. Une querelle inces¬ sante sera établie entre la terre elle ciel; l'homme sera livré à lui-même, et la scène se passera dans les ténèbres de son cœur privé de la lumière céleste. Les dieux n'ap¬ paraîtront que vers le dénoûment, pour mieux marquer qu'ils étaient absents du reste de la pièce. Cette poésie sera la poésie dramatique. 284 ESSAI D'UNE CLASSIFICATION De ces considérations se déduisent naturellement les lois qui sont propres à chacun de ces genres de poèmes. Si l'épopée est le lien idéal du ciel et de la terre, il s'en¬ suit qu'elle ne peut exister sans manifester d'une manière sensible la présence du divin. Les scènes de l'épopée se passent en quelque sorte dans l'idée même de Dieu. De là la nécessité du merveilleux. 11 n'est point nécessaire, comme le pensait le dix-huitième siècle, que le divin se révèle sous une forme particulière. Il faut seulement que l'idée divine soit comme le lieu même des événements. L'harmonie du ciel et de la terre, de la divinité et de l'hu¬ manité, est la loi de ce genre de poésie. Si la divinité ab¬ sorbe tout comme dans la poésie orientale, l'épopée se résout dans l'ode ; si, au contraire, l'humanité domine trop exclusivement, l'épopée se résout dans le drame. Homère, chez les anciens, est le seul qui ait gardé cet équilibre nécessaire. Il suit également de ce qui précède que le héros de l'épopée est placé dans des conditions particulières. Il ne fait plus partie de l'histoire, mais il habite, en quelque sorte, par avance au sein de la divinité. 11 en résulte qu'il est un type plutôt qu'une personnalité. Il représente un siècle, une race d'hommes, d'autres fois, l'humanité tout entière; et le devoir du poëté est de faire parler en lui la voix de la Providence plutôt que celle d'une personnalité capricieuse et mobile. Comme je l'ai dit plus haut, l'é¬ popée conçoit ses héros au même point de vue que la sculpture. Le contraire a lieu dans le drame : l'humanité peut y paraître dans toute sa faiblesse. C'est elle qui fait le fond du sujet : elle montre ce qu'elle peut faire sans l'infini, sans l'immuable, sans Dieu. L'homme est livré à lui-même, seul avec son propre génie; il ne retrouve le Dieu qu'à la DliS ARTS. 285 dernière scène, avec la récompense ou le châtiment. Ce genre de poésie ne paraît chez les peuples qu'après que tous les autres s'y sont déjà développés. La poésie dramatique est la seule qui, chez les Indiens, ne fasse pas partie de la littérature sacrée. C'est qu'en effet, selon la nature même des choses, le drame est beau¬ coup moins religieux en soi que l'hymne ou l'épopée. La poésie lyrique, dans ses origines, appartient surtout aux époques sacerdotales et au génie de la théocratie. David, roi et prophète tout ensemble, restera à jamais le type de ce genre de poésie. La poésie épique, héroïque, appartient principalement au génie de l'aristocratie et des races militaires. Ce fut celle delà caste militaire des Indiens, de la féodalité, celle qui se rattache aux souvenirs d'Arthur et de Charle- magne, du Siegfried des Niebelungen, du Cid des roman¬ ceros. Au contraire, le drame a une analogie secrète avec le * O génie de la démocratie; il a partout grandi avec elle. Le théâtre grec s'est développé chez les Ioniens démocrates plutôt que chez les Doriens aristocrates. Chez les mo¬ dernes, il s'est développé non pas au sein de la race féo¬ dale, mais dans l'institution populaire par excellence, c'est-à-dire dans l'Église. L'épopée du moyen âge a été faite pour les barons; le drame pour le peuple. Ce sont là les genres primitifs de la poésie, tels qu'ils sont fondés par la nature même des choses. Ils se suc¬ cèdent partout dans le même ordre, en vertu d'une loi immuable, jusqu'au moment où ils se mêlent artificielle¬ ment les uns avec les autres. On peut ramener toute his¬ toire littéraire à ces points principaux. •>y: ; ■■■ J'rt&îS!;. r y 4 . M .■■ W j|> •; ' p ,1-, v' !" ' ti {*'• ' 'Ay ; /A ::'f "À; ■■■'' s. -V ', ; ■'Ai ,îl# ' îfâiié ?"Ay>'$V ' • .ôH'lV.yv' À, > 4 ; :'y< : ' y rn . "A '-■ : / - :;i y f. ' •'':.;V'À 4:' - > ' J . A - - 4 yrÀi» ,. AA ■■■ - A, •'■■• : : . ' <■,■•;./ ■ '■■■ ■ .4 ;. ..... ... ■ ; "-.JAf «Y .y H.■■.>■wVis.". ■jUf: '(- r AiiiÀ lySAîr Ai' - •'•■ ' ' ■ V ■ ' y. .'4, '■ • , .'-. A ;• , , '. • V'A>-:4.. .v'; .4 ■ A; -V-y. R .y..''"' ■ - àï'Va-.^ ^ A) ,4, ■ "..A ,'«» ,•. , ;'■' .. ..-.aV;. ■ i»ÎH •.< ' Aï:..4«:.;'À V.? À-ï AvA •Y'À'.1, H-4 / A '/y yy; ■. r '■? Ai' '■ A'A i'vi ,(îï :. r ii'■;'■'i; - U''. J .A :■'■'/■ ;i^V ■ •■' • ■'•'V;'4'' >*? i'4 ■">•■,; ■ ■ • ... ' ,kÇ-A.'- fc V ' ',4 VA,. '.■ LETTRE SUR KANT (LA. RELIGION DANS LES LIMITES DE LA RAISON) LETTRE SUR KANT Ce n'est pas à moi, monsieur, qu'il appartiendrait d'écrire un préambule à un traité de Kant, supposé que cette préparation fût nécessaire, et que le temps me per¬ mit de l'essayer. Quel serait mon droit, si ce n'est de vous avoir encouragé à traduire et peut-être aidé à publier ce monument de l'histoire de la Philosophie dans ses rapports avec la Religion? Heureusement, de tous les ouvrages de votre auteur, il n'en est pas dont la forme soit plus élémentaire ni le but plus visible. Peu de mots, puisque vous me contraignez de les écrire, devraient suf¬ fire pour en marquer le lien avec ce qui l'a précédé et suivi. Dans un examen sans doute trop rapide de la théolo¬ gie allemande, cet ouvrage m'avait paru marquer le point précis où les doctrines du dix-huitième siècle ont com¬ mencé à se transformer sous l'influence morale du pro¬ testantisme du Nord 1 ; un examen plus attentif m'a con¬ firmé dans cette idée. Le drame de la croyance et delà science, lequel a débuté d'une manière si saisissante dans notre Pascal, se dénoue ici paisiblement dans un égalmé- ' Sur la vie de Jésus-Christ, pur le docteur Strauss, 1859. X. Jtl 290 LETTRE SUR KANT. longe de scepticisme et d'idéalité. On y voit poindre sur¬ tout ce système d'interprétation figurée qui, s'élendant de plus en plus, semble aujourd'hui insinuer un esprit nouveau dans la lettre de la Révélation. Tandis que la France, sortie de l'enceinte de la tradition, niait ouverte¬ ment le christianisme par l'organe des encyclopédistes, l'Allemagne arrivait au même but, changeant, modi¬ fiant, transformant le dogme de manière à y substituer un théorème moral. Dans notre pays, la philosophie pro¬ cédait avec un esprit de révolution, elle luttait à décou¬ vert. De l'autre côté du Rhin, elle pénétrait, s'insinuait jusque dans le sanctuaire ; enfin elle s'assit sans tumulte à la place du prêtre. Le Dieu même s'était évanoui que rien encore ne semblait changé. En effet, lorsque aidé du double scepticisme de l'An¬ gleterre et de la France, Kant eut pénétré dans l'abîme avec plus de méthode que l'une et l'autre, et qu'il eut mis en doute tout ce que l'on avait cru incontestable, il aboutit par hasard à une découverte devant laquelle il s'arrêta : le sentiment moral qui était comme le génie intime de la race d'hommes à laquelle il appartenait, la conscience, la loi du devoir, divinité nouvelle qu'il ne peut se décider à détruire, et qu'il va ériger à la place de toutes les autres. Avec cette seule idée qu'il a laissée de¬ bout parmi tant de ruines, il relève, il reconstruit, il ré¬ forme le monde social et divin, à l'instant même où il semblait l'avoir aboli. Quelque jugement que l'on porte sur cette méthode et sur ces expériences héroïques dans lesquelles on pourrait bien finir par tout perdre, ce n'est pas assurément un petit spectacle de voir l'homme se dé¬ pouillant ainsi lui même de chaque vérité comme d'un leurre, accumulant toutes les chances contre lui, ne gar¬ dant qu'une seule et dernière certitude, non pas même LETTRE SUR ILANT. 2!)1 celle (le l'existence de la matière, mais l'assurance la plus dure, la plus pesante, la plus désintéressée, celle du devoir, puis mettant toute sa destinée sur cette dernière carte, et gagnant la partie sur cet enjeu. Si tel est en général le caractère de la philosophie de Kant, il ne paraît nulle part, je crois, plus visiblement (Jue dans son ouvrage sur la Religion. Car, dès les pre¬ miers mots du livre, vous mesurez tous les ravages du scepticisme, l'homme sans Dieu, aux prises avec lui- même, dans un combat sans but enlre le bien et le mal ; puis de cette lutte jaillit l'idée du devoir; puis à cette pensée, le Dieu éclate, la vie se rallume; le christianisme, qui n'était plus qu'une l'orme morte, se nourrit de cette lumière nouvelle ; il revit transliguré par l'éclat spirituel de la philosophie. Dans cette renaissance, la société des peuples devient elle-même l'Eglise universelle de ce ca¬ tholicisme réparé. Association, religion de la vertu, ré¬ publique morale, nouveau contrat social, qui pour sou¬ verain n'admet que la raison. Où est l'humanité, là est la cité de Dieu. Sur ce faîte de la philosophie de liant, on respire, en quelque sorte, l'orgueil d'une bonne conscience. Mais en se privant de tout autre appui que d'elle-même, l'âme humaine s'était d'avance condamnée à ne pouvoir de¬ meurer longtemps dans ce stoïcisme chrétien. Pour des¬ cendre précipitamment de ces hauteurs, il y avait deux voies : l'une, le panthéisme spiritualiste, qui érige la fa¬ talité à la place de la providence; l'autre, le panthéisme matérialiste, qui aboutit à la doctrine des intérêts. Épuisé par l'héroïsme d'un moment, l'homme moderne, se par¬ tageant, s'est précipité par ces deux chemins; c'est là qu'il s'agite aujourd'hui, divisé d'avec lui-même, mécon¬ tent de sa dernière épreuve, et n'osant affirmer, d'une •292 . LETTRE SUR KANT. manière délibérée, ni que ce soit une chute, ni que ce soit un avancement. Il est vrai que, par un étrange renversement, le Dieu de Kant, au lieu d'être le principe, la source de vie, n'é¬ tait au contraire que la conséquence, le corollaire et le terme des choses; que par là il détruisait l'idée de reli¬ gion, de révélation spontanée, pour ne laisser subsister effectivement que celle de philosophie; d'où l'impossi¬ bilité de conserver aux dogmes leur valeur métaphysi¬ que, leur place dans l'histoire, ni de saisir le lien des cultes au sein du culte éternel; mais au contraire souvent un appât jeté à l'indifférence pour convertir en maximes superficielles le plus pur, le plus mystérieux de la sub¬ stance des peuples. Le monde pouvait-il se contenter à jamais d'une doctrine qui sanctifiait l'avenir en anathé- matisant presque tout le passé? Quoi qu'il en soit, si la philosophie n'a pu rester sur cette pente trop roide, si l'homme en fondant tout sur sa vertu avait trop bien préjugé de lui-même, il est bon de reporter nos yeux vers cette cité morale, perdue avant d'avoir été bâtie. Peut-être un jour se relèvera-t-elle sur un autre fondement. Dans tous les cas, plus d'un cœur, n'en doutez pas, se retrempera dans l'austérité de ses lois; et chacun estimera qu'il est surtout convenable de proclamer la souveraineté du devoir, dans les temps où il n'es! rien qui ne prétende l'emporter sur elle. Paris, ce 18 août 1841 RÉPONSE UNE IMPUTATION DE LA JEUNESSE DES ÉCOLES (1846) REPONSE A UNE DÉPUTATJON DE IA JEUNESSE DES ÉCOLES Messieurs, Si l'on a pensé me ruiner moralement, votre présence m'aide à croire que l'on n'y a pas réussi. La démarche que vous faites en ce moment, jointe aux démonstrations de la presse, prouve de plus qu'il ne s'agit pas seulement de ma personne, mais d'une cause générale. J'ai toujours trouvé en vous, messieurs, non pas seu¬ lement des esprits sympathiques, mais, permettez-moi de le dire, de véritables amis. Les belles journées de ma vie, celles qui compteront pour moi, se sont passées au mi¬ lieu de vous. On a pu croire que la crainte d'être arraché à des succès que vous me rendiez si faciles m'entraîne¬ rait à une concession. La douleur d'être séparé de vous, je l'éprouve en cet instant, et pourtant il faut que j'y résiste, car si j'eusse fait un pas dans la voie qu'on m'ou- 29(3 RÉPONSE A UNE RÉPUTATION vrait, d'un côté je me brisais contre une contradiction, et de L'antre, on poussait mon auditoire à une effervescence que l'on n'eût pas manqué de transformer en désordres. Ma résolution était donc arrêtée par la nécessité même qu'on m'imposait; je ne pouvais, sans me manquer, dé¬ cider autrement. L'opinion en a jugé ainsi. Mieux cent fois ne vous revoir jamais que vous revoir avec la moitié de mes principes. Je ne pouvais consentir non plus à ce que l'on eût le droit de dire en Europe que le haut enseignement de France effaçait de ses programmes, sans protester, le mot institutions, et qu'une sommation aussi extraordi¬ naire était acceptée, bouche close. Sans parler de mon honneur, celui du Collège de France m'imposait la conduite que j'ai tenue. Eh! remarquez encore que l'on m'ôtait jusqu'à la possibilité de la modé¬ ration. Après le conflit elle eût paru faiblesse. Je ne sais si, comme on l'a dit, quelqu'un a voulu tendre un piège, mais, en l'admettant, il me semble que ce n'est pas moi qui y suis tombé. J'ai de mon côté, dans cette affaire, le bon sens et la logique ; on n'a jamais vu en France que l'on puisse blesser impunément l'un et l'autre. Joignons à cela, messieurs, le'calme et la mo¬ dération d'une bonne cause. Car, ayant pour nous, sans qu'il soit possible d'en douter, la justice et la raison, tout l'espoir de mes adversaires est que je leur aban¬ donne au moins l'apparence. L'enseignement, messieurs, n'est pas tout entier dans les paroles ; il faut aussi qu'il soit confirmé parles actions et par la vie. En vérité, je ne pense pas que rien de ce que j'eusse pu vous dire dans ma chaire eût été plus instructif que ce qui se passe depuis huit jours. J'avais deux genres d'adversaires, les uns religieux, les autres DE LA JEUNESSE DES ÉCOLES. 2&7 politiques. Je crois avoir prouvé aux premiers que, dans la religion, ils ne veulent pas du christianisme. Quant aux seconds, je les ai amenés à cet étrange aveu, qu'ils ne peuvent plus tolérer sur un programme le mot A'in- stitutions. Qu'importe au fond la cause d'une personne? Le germe est semé, le cri du réveil a été jeté. La génération nou¬ velle l'a entendu, elle ne s'endormira pas. Vous honore¬ rez notre pays, ét ce sera la récompense de mes efforts, si, en effet, ils en ont mérité une. Promettons-nous donc encore une fois ici de persévérer, quoi qu'il en advienne, dans l'alliance de la science et de la liberté. Quelles que soient les circonstances on nous soyons jetés, ne cédons jamais rien de la dignité de l'esprit, ni des droits de la vie morale. Ce doit être là le salut de chacun de nous en particulier, et de notre pays lui-même. Maintenant, messieurs, si ce doit être là ma dernière parole, je vous demande de la suivre. Retirez-vous en silence et en ordre, nos adversaires vous regardent. APPENDICE DERNIÈRES PAROLES LE 7 FÉVRIER 1847 ' DERNIÈRES PAROLES LE 15 MARS 1856 (fhagment) 1 Les deux discours qui suivent ayant été reproduits dernièrement dans une remarquable étude de M. Cbassin. les éditeurs ont cru devoir les placer ici. DERNIÈRES PAROLES LE 7 FÉVRIER 1847 Il est encore une grâce que je dois demander pour ma mère à Celui qui peut tout; c'est d'accorder à son fils la force nécessaire pour prononcer une dernière, une su-- prême parole. Privée pendant sa vie des consolations du culte réformé, qui fut le sien, elle a toujours redouté que les pieuses pa¬ roles de paix lui manquassent à ce moment, dans le sé¬ jour de l'immuable paix. Cette inquiétude était profonde chez elle. Le Dieu de vérité et de bonté qu'elle sentait partout présent dans le protestantisme, comme dans le catholicisme, ne veut pas que seule elle soit abandonnée ici au silence et aux détresses du sépulcre. Le deuil d'un fils, d'une fille, est aussi un sacerdoce. L'Eglise se re¬ trouve avec sa force et sa puissance entière, dans la bouche de quiconque parle ou crie avec un cœur brisé; en 1 absence du prêtre, le fds devient prêtre par la consé¬ cration de la douleur. Pour satisfaire à la soif de prière qui dévorait en secret 302 APPENDICE. celle que nous venons d'apporter ici, je lirai dans le livre qui est le Fondement de sa foi le psaume cm, le cha¬ pitre xx de l'Evangile selon saint Jean, le chapitre xv de l'Epilre de saint Paul aux Corinthiens. Celle liturgie de l'immortalité chrétienne, pour passer par des lèvres tremblantes, ne sera pas, je le sens, moins entendue du haut du trône éternel. Ce fut un des tourments de ce grand cœur de ne pas trouver autour de soi l'appui du culte dans lequel il a été nourri. Chaque dimanche, ma mère regrettait plus vive¬ ment le secours moral, les fêtes austères de son Église. Et pourtant, si c'est un culte que de prier en silence, loin des yeux des hommes, seule à seule avec le Christ et l'E¬ vangile ouvert; si c'est un culte aimé du Ciel que de se détacher de soi, ne vivre que dans autrui, s'occuper sans relâche des souffrances, des inquiétudes d'autrui, oublier les siennes, appeler à son secours le Tout-Puissant par une aspiration constante vers la source de la vérité et de la bonté; si ce sont là des occupations religieuses; si les bonnes actions sont des prières; si la vie ainsi faite est elle-même une cérémonie pieuse, console-toi! Non! tu n'as pas vécu ici privée de ton Église, mais ton Église in¬ visible t'a suivie, entourée à chaque pas. Exemple d'un christianisme vivant, tu as célébré chaque jour, dans ton sanctuaire domestique, le culte d'immolation personnelle qui plaît par-dëssus tous les autres au Dieu de l'Évan¬ gile. Par une force qui devient de plus en plus rare, elle a su concilier avec une foi inébranlable dans la foi chré¬ tienne tout ce que l'esprit cultivé peut comporter de liberté et de hardiesse. Elle s'élevait ainsi à une tolérance admirable, pleine de grandeur, et qui est tout le contraire de l'indifférence; car elle se sentait près de son Dieu dans APPENDICE. oO~> toutes les communions chrétiennes. Protestante, vous l'avez vue souvent prier avec vous dans les églises catho¬ liques; mais aucune puissance de la terre n'eût obtenu qu'elle changeât de religion. Elevée daus les austères doc¬ trines de Genève, elle avait toute la fermeté du culte ré¬ formé au seizième siècle, unie à la tendresse de cœur, à la puissance d'émotion de l'Eglise primitive. Nous avons trop senti, disait-elle tà son dernier jour. Et, en effet, ce qui la rendait unique à nos yeux, c'était cette charité sociale et privée, cette ardeur, cette fièvre dévorante de sympathie pour toutes les nobles causes, toutes les émotions désintéressées, tous les genres d'afflic¬ tions, d'infortunes publiques ou particulières. Elle nous montrait, à nous, sans le dire, comment une femme peut allier dans son cœur le zèle des choses générales avec le sentiment le plus vif, le plus fervent, le plus constant, pour les joies et les douleurs de la vie intérieure et domes¬ tique. Chose étrange! Elle avait le don de pleurer sur un peuple comme sur un enfant. Que de larmes je lui ai vu verser en silence sur la France, dans ses heures de dé¬ tresse, au lendemain de la défaite, à la veille des inva¬ sions! Ah! je les ai recueillies, ces saintes larmes, et puissent-elles ne pas tarir dans mon cœur! La récompense de sa vie, elle l'a trouvée dans sa mort. N'est-il pas vrai que pour tous ceux qui ont approché d'elle dans ses derniers jours, cette mort a été une révé¬ lation éclatante, palpable, de l'immortalité de. l'âme? Ceux qui étaient dans le secret de ses maux étaient ravis eu même temps que déchirés. Vit-on jamais une intelli¬ gence plus lucide, plus vigoureuse, plus pénétrante, plus entière, plus libre, sur les débris d'un corps qui déjà n'existait, plus? Triomphe sublime de la pensée! Il nous a 304 APPENDICE. été donné de voir, pendant plusieurs jours, une âme qui vivait et conversait paisiblement avec nous, quand les restes mortels que nous déposons ici étaient déjà éteints et comme ensevelis. Les hommes de l'art étaient saisis d'admiration au spectacle de cet héroïsme de l'esprit ; ils avouaient n'avoir jamais rien* rencontré de semblable. Un instant avant que ses lèvres se fermassent, c'étaient encore les mêmes paroles, tour à tour profondes et enjouées, qui avaient fait nos délices dans nos heureux jours. Tous ceux qui étaient autour d'elle tremblaient ; elle seule souriait, promenant avec une force infatigable son intelligence sympathique sur les affaires générales de ce temps, sur ses amis absents, sur tel ou tel d'entre vous qui m'écou- tez ; et c'était toujours cette même trempe acérée de l'es¬ prit avec cette même intelligence du cœur, cet éclat, cette grâce de l'âme, qui étaient si bien sa vie, qu'elle ne pou¬ vait les perdre qu'avec la vie. Quel spectacle tragique et religieux que cet esprit lumi¬ neux qui foulait la nature physique, opprimée, proster- ' née, désespérée, et la dédaignait jusqu'au milieu des ho¬ quets de la mort! Elle avait la sueur de l'agonie; quelqu'un le lui fit remarquer. Ah! dit-elle, en parlant de ce corps mortel que son intelligence debout ne pouvait parvenir à soulever : « C'est une sueur d'indignation ! » Est-ce que Dieu, qui l'aimait, a voulu la favoriser en lui cachant le calice? ou, ce qu'il y a de plus probable dans un tel cœur, feignait-elle de l'ignorer? c'est son secret. Dans tous les O O cas, cette agonie pleine de puissance, protégée, soutenue si visiblement par les esprits d'en haut, est l'agonie de la femme chrétienne, qui est agréable au Dieu chrétien; et c'est par cette mort que j'aime à célébrer sa vie. Vous qui avez suivi jusqu'ici ses dépouilles, vous savez ce que vous perdez en elle. Quelle charité vivante et sortie APPENDICE. 505 îles entrailles! Elle croyait n'avoir rien fait si sa main seule donnait et non son cœur. Le denier de la veuve n'était jamais séparé chez elle d'un trésor de compassion maternelle. Chez le pauvre, elle plaignait la tristesse, la nudité intérieure, autant que la nudité visible; et nul n'approchait d'elle sans qu'elle le revêtit d'une force morale. Dans le commerce de la vie, quel esprit fertile et ingé¬ nieux! quelle affabilité, d'autant plus charmante qu'on la savait armée au besoin d'une énergie virile! quel don unique de peindre par la parole! je n'apprendrai rien à ses amis en disant qu'elle eût atteint sans peine à la célé¬ brité que donne l'art d'écrire, si elle ne l'avait fuie autant que d'autres la recherchent. Vous, ses proches, ses amis, vous savez quel vide elle vous laisse; mais, ma sœur et moi, savons-nous ce que nous avons perdu? Est-il bien sûr que j'ai en ce moment conscience de tout ce qui me manque? ou plutôt ne suis-je pas destiné à l'apprendre douloureusement chaque jour davantage? qui le dira? qui le comprendra? où, dans quelle école, dans quel livre trouverai-je ce foyer de raison vivante, de droiture morale, auquel je revenais puiser sans cesse? Quel appui robuste dans tous les combats de l'âme? N'était-ce pas toi qui mettais dans mon cœur le zèle delà vérité et de la justice sociale? n'étais-tu pas ma secrète armure dans toutes les luttes de l'intelligence? 11'étais-tu pas mon conseil assuré, ma force, ma con¬ science, ma lumière? Oui, tu étais tout cela et plus que tout cela; et je serais indigne de loi, si je n'étais venu le confesser cà la face du ciel, devant la tombe ouverte. Dieu, comme je l'en ai prié en commençant, m'en a donné la force et je l'en remercie. Quand mon cœur se séchait pour le bien, où allais-je X 20 506 APPENDICE puiser la vie nouvelle? chez toi. Qui me nourrissait de sa pensée? toi. Qui me soutenait de sa force supérieure? toi. Tu étais ma lumière, et ma lumière s'est éteinte; et tu m'as laissé dans les ténèbres. Je me réveille d'un songe... il me semble que la vie est avec loi dans ce linceul et que la mort est avec moi. Vaines et impuissantes larmes! ce langage ne te plaît pas. Tu veux des paroles plus fortes, plus semblables à toi-même. J'essayerai de les dire : Nous qui sommes tes enfants, tes proches, tes amis, nous ne te faisons point d'adieu; car tu ne t'éloignes pas. Nous ne prenons pas congé de toi comme pour un voyage vulgaire; car tu ne nous quittes pas. Tu n'es plus enfermée dans ta maison vide; mais tu es présente dans nos cœurs avec ta mé¬ moire et l'enseignement de ta vie. Ton long veuvage, dont nous n'avons jamais pu te consoler, est fini. Tu as enfin quitté ton triste habit de deuil; car lu retrouves mon père avec lequel se sont écoulées les seules années que je t'aie vue regretter. Tu sors de l'enceinte de la ville où la moitié de les jours s'est passée, et tu entres dans la cité immortelle des âmes avec une couronne d'autant plus belle que personne ne t'a aidée à la conquérir, et que, fidèle et forte dans ta foi, tu n'as eu d'autre muraille pour t'appuyer que le Christ et sa parole solitaire. Pour nous qui venons de t'accompagner ici, nous ne dirons pas : Que la terre te soit légère ! mais nous di¬ rons : Que le ciel où tu es s'ouvre pour nous! En ren¬ trant dans nos demeures, nous te trouverons sur notre seuil, guérie des maux terrestres et réparée par l'Eter¬ nité; déjà tu nous envoies un pressentiment sacré de la paix que tu possèdes. Nous ne nourrirons pas en nous le désespoir, puisque tu nous l'as défendu en nous ensei¬ gnant à sourire au milieu de l'agonie. APPENDICE. 307 Assurément les fêtes de la terre sont tiniespour ta lille, ta belle-fille, ton fils, pour ta sœur absente qui ne te croit, pas même malade, pour tes proches; car ils ne reverronl rien de semblable à toi, quelle que soit la durée de leurs jours; les douleurs cuisantes ne seront plus rachetées par des éclairs dejoie. Tout s'attriste d'un deuil irréparable; ce qui était la fête a disparu. Et pourtant, il faut que le courage subsiste. Pour ache¬ ver la carrière, il reste, au lieu des espérances heureuses, le devoir nu, sans récompense, le sacrifice, l'immolation, des combats intérieurs à soutenir. Aide-nous, âme bénie, dans ce chemin sévère, dépouillé, nouveau pour nous. Soutiens-nous d'en haut, jusqu'à ce que, nos épreuves finies et notre jour arrivé, tu ouvres pour nous en sou¬ riant les portes splendides de l'éternité de vie, où lu es allée nous attendre. f /. • : * ' ' " * - 'N ' ' • ' • ■ " - -, ' ■ DERNIÈRES PAROLES LE \ 5 MARS 1856 (fragment) Au nom du Dieu de toute justice et de toute espé¬ rance, je dépose ici, dans la terre d'exil, les restes de mon cher bien-aimé beau-fils, Georges Mourouzi, mort à l'âge de seize ans et demi et quatorze jours. Je suis appelé à prononcer sur lui les paroles suprêmes. Puissé-jeen avoir la force jusqu'au bout ! Georges Mourouzi est né le 1er septembre 18ô9, à Jassy. Ses ancêtres ont régné sur les provinces danu¬ biennes et occupé le trône d'Etienne le Grand et de Mi¬ chel le Brave ; son aïeul paternel, le prince Alexandre XIV Mourouzi, régnait encore, à la fin du siècle dernier et au commencement de celui-ci, sur la Valachie en 179i2, sur la Moldavie en 1806. Dons un temps où le bien était im¬ possible, il a su se placer au rang des souverains réfor¬ mateurs ; il a laissé des quatorze années de son gouverne¬ ment un souvenir respecté dans l'histoire. Du côté ma¬ ternel, l'enfant que nous pleurons avait pour grand-père Georges Asaky, l'homme qui, plus qu'aucun autre, a cou- 510 APPENDICE. tribué avec gloire au réveil el préparé la renaissance de la nationalité roumaine. Pour enseigner à cet enfant chéri que l'homme n'est rien que ce qu'il se fait lui-même, et pour le dérober à de fastueuses séductions, sa mère l'amena en bas âge, en France, comme au foyer de la justice et'du bon droit. Cher Georges, cher enfant, tu l'as vu luire, ce flam¬ beau de liberté, d'humanité. Tu pn as rassasié tes pre¬ miers regards. Tu avais reçu comme une seconde nais¬ sance, dans ce berceau de toutes les espérances nouvelles. Combien ton intelligence rapide s'était vite élevée aux inspirations les plus pures de la France i Il te manquait une seule chose : l'épreuve précoce de l'adversité. Le'jour où je fus exilé, ce jour-là tu devins mon beau-fils Dans cette situation nouvelle, quel progrès ne faisait pas son esprit, sous la direction du maître vénéré qu'il adorait, et en qui il avait trouvé, ainsi que moi, un ami véritable ! Tant d'efforts héroïques de sa mère touchaient à leur terme. Déjà notre enfant entrevoyait le moment où il pourrait à son tour, sur les pas de son illustre grand- père, servir la Moldavie. Il l'avait quittée enfant; il allait la revoir au sortir de l'-Sdolescence. Il comptait bien vivre et mourir pour elle, surtout lui apporter les principes, les idées, les convictions qu'il avait reçues de nous. C'é¬ tait là sa pensée de chaque jour. Voilà l'espoir avec le¬ quel nous l'avons soutenu dans les souffrances qui ont fini par nous l'arracher. Dites, amis, vous qui avez épuisé pour nous les ressources de l'art, et vous qui l'avez assisté pieusement, jour et nuit, avec nous, dites si dans cet en¬ fant il n'y avait pas déjà un homme? Rendez-lui témoi¬ gnage. APPENDICE 511 Nous lui montrions, hélas ! au chevet de son lit cette Roumanie ressuscitée qui l'appelait. 11 souriait à ce nom. Il se sentait revivre. 0 miracle de la patrie absente, in¬ visible! combien de jours n'avons-nous pas prolongé sa vie par cette seule pensée ! Quand son pays renaissait, comment aurait-il cru queJui touchait à sa dernière heure? Tant de beaux projets formés pour cette patrie chérie se¬ raient-ils donc inutiles? Il sentait pour son pays un si grand, si inépuisable amour, qu'il n'a pu croire qu'il dis¬ paraîtrait de la terre sans avoir accompli quelque tâche généreuse. Avec un cœur tout français, nous avions fait de lui un patriote roumain, prêt à tous les dévouements. Son in¬ telligence précoce était allée au-devant de nos désirs. Que la Roumanie s'associe donc à notre deuil! elle a perdu, en ce jour, j'ose l'affirmer, une des fleurs de son prin¬ temps, dont elle devait s'orner bientôt. C'est au milieu de ces promesses de régénération na¬ tionale, si sacrées et si saintes dans la conscience d'un enfant, que nous l'avons vu disparaître à nos yeux moi- tels. Quoiqu'il eût vraiment deux patries dans le cœur, toutes deux lui ont manqué à la fois. Il ne devait revoir ni l'une ni l'autre. Je n'ai pu ni lui rendre la France à la¬ quelle il avait été voué, comme à sa sainte patronne, ni lui montrer, ainsi que j'espérais en avoir le temps et l'oc¬ casion, la Roumanie renaissante et sauvée. Je n'ai rien pu que lui assurer ici l'hospitalité de la mort. Biais que dis-je? il n'y a point de mort pour les amis de la justice éternelle. Ils habitent, dès cette vie, dans les choses immuables. Les coups qui les frappent ne servent qu'à faire retentir plus haut la vérité, qui ne peut et ne doit pas finir. Un enfant qui meurt, le cœur tout rempli et débordant de vastes et divines pensées, dont il n'a pu 312 APPENDICE. réaliser aucune, dont ses parents, ses amis seuls ont eu la demi-confidence, c'est là un enseignement dont les maîtres aussi peuvent profiter. Une pensée qui s'élançait, avec tant d'impétuosité vers le bien, vers la justice, ne sera pas arrêtée prématurément par cette tombe que l'on vient de creuser. Cette pensée a déjà»franchi la fosse, et elle croîtra, elle se développera au delà. C'était un germe su¬ blime dont la floraison est dans les cieux. Que de choses j'ai apprises au chevet de ce mourant! Quelle patience! quel courage! quelle douceur dans une âme si ardente! quel sourire au milieu des plus grandes douleurs, comme si le ciel s'ouvrait! Oh ! cher Georges, tu m'en as plus appris dans ces jours-là, en une heure, que je n'eusse pu faire pendant une longue vie. Cher enfant, tu m'as ap¬ pris à mourir. Ce que je croyais savoir, tu me l'as montré, tu me l'as fait voir de mes yeux ! C'est qu'il n'y a qu'une science, une grandeur, une chose digne de la pensée humaine : l'immortalité ! immortalité du droit, immortalité de la conscience, que rien ne peut ployer, ni lasser, ni exté¬ nuer, ni diminuer; immortalité de l'amour, de la dou¬ leur, de l'espérance. Tout ce qui n'est pas immortel est vain. Cher enfant, en ce moment le Dieu de justice, qui aime les purs, les innocents, les justes, te recueille en son sein. Il te donne, à cette heure, cette patrie immua¬ ble, invincible, toujours glorieuse, jamais défaillante, que tu as tant appelée et que je n'ai pu te donner ici-bas. Pardonne-moi de t'avoir associé à mes épreuves. Toi qui étais fait pour me survivre tant d'années, je dépose ici ta chère dépouille; pardonne-moi de t'ensevelir dans une terre étrangère. Si ma patrie m'est rendue, j'y rapporte¬ rai tes os. Envoie-nous, des régions que lu habites aujour- APPENDICE. 515 d'hui, la paix, ta sérénité; car nous en avons tous be¬ soin. Soutiens surtout de ton sourire céleste ton admirable mère qui te suit, et qui prête en ce moment l'oreille au bruit qui se fait autour de cette fosse. Sois et reste, à ja¬ mais, entre nous notre témoin devant l'Eternel. Et si ce n'est toi, qui donnera à tes vieux parents la force de supporter le coup qui va les frapper au bout de l'Europe? Hélas! à cet instant, à six cents lieues d'ici, ils se réjouissent à Jassy, des progrès, de la sagesse croissante de leur petit-fils. Ils bâtissent mille projets pour son heureux avenir. Et quelle nouvelle va les attein¬ dre, an milieu de ces joies! Soutiens-les d'en haut, ces vénérables vieillards ! Averlis-ies en secret; communique- leur la force et la paix que tu respires. Car tu habites maintenant parmi les esprits innocents enlevés à la terre, avant d'avoir reçu aucune souillure. Jeune homme, tu avais la pureté de l'ange. Ce que tu demanderas au ciel immaculé, le ciel le l'accordera. Pour vous, chers amis, qui avez accompagné jusqu'ici notre enfant, gardez-lui dans vos cœurs un souvenir pieux. 11 le mérite. Quoiqu'il n'eût que seize ans, il avait déjà les pensées d'un homme mûr. Puis il était des vôtres; il vous respectait, il vous aimait. , •'! r 4 ;■■■■.;•/• ;■ o'-~ 'y -:<\i .A- .. ï:'; ■■ .4^ . ; >'V:. r...;^'- .'..V:) v^'>■. v- •.X:.-.vv ;v?\ _-.ry.y .■ . j/As:?M, ;. ; :'-'v :sv J -v'-r'î; ■ ' ' A -".AA..A . A- 44 -44 ' - - 'Av.', À'V..- . a- , 4A: AAAL-V;A A. S4s:.A>AS-^SASA ■v, r. v ,v;o V.;; j g» 44.4431 -ft-1 , :Ï7r^£,^ 4,44 - ■-' "S 2; ftïSiilii c", r>v; - . — r NOTES / INTRODUCTION A I I PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE DE L'HUMANITÉ. (DEUXIÈME VOLUME.) Cette introduction, écrite à la fin de 1824, ne fut pas mon coup d'essai. Elle est bien plutôt la conclusion d'une période de travaux qui l'ont précédée et dont je n'ai pas publié une ligne. Avant de connaître un mot de la science allemande et de Yico, je m'étais engagé par instinct dans une voie analogue. Sans guide, sans conseiller, je me trouvai jeté, je. ne sais comment, dans la métaphysique de l'histoire. En 1825 j'écrivais, à ce point de vue, une Histoire de la Conscience humaine et de la Personnalité morale. Je montrais le développement de Y individu à tra¬ vers les temps. De là, je passai à un ouvrage plus étendu, que je con¬ duisis aussi à son terme, les Institutions politiques dans leurs rapports avec la Religion. Pour donner un corps à mes idées, je personnifiai les principales époques du monde chrétien dans un monument, ou un homme; je lis 518 NOTES. comparaître les Barbares, Vesprit des Chroniqueurs, Abei- lard, l'amour au moyen âge, Y Imitation de Jésus-Christ., le Mysticisme, Froissard, la folie de Charles VI, etc., etc. Plein d'une juste défiance en mes forces, je ne cherchai point à publier ces essais, ni les poèmes dont j'étais occupé depuis si longtemps. Mais je me dis : Faisons avant tout une œuvre modeste, qui soit certainement, nécessairement utile; traduisons, si nous ne devons pas créer. Et je me décidai pourHerder. Cette traduction ne fut ainsi qu'un accessoire au milieu de mes autres travaux. Il se présen¬ tait une difficulté. Je ne savais pas une syllabe d'allemand. Je dus l'apprendre seul. Je fis, refis et recommençai jus¬ qu'à trois fois ma traduction, depuis la première ligne jusqu'à la dernière. En même temps, j'écrivis un ouvrage sur Bossuet, que j'examinai sous ses différents aspects, av'ec les principes que je venais de me former sur la métaphysique de l'his¬ toire. Tous ces ouvrages dont je parle existent en manus¬ crits. Séparé de mes papiers qui sont restés en France, je n'ai rien pu en extraire. Mais peut-être me sera-t-il donné un jour d'en tirer quelques fragments, et ils mon¬ treront au moins, quelles lentes préparations je me suis imposées avant de m'adresser au public, et quel respect nous avions tous pour la sainte mission des lettres. LA PHILOSOPHIE DE L'HISTOIltE DE l'ItlM Ii. (TROISIÈME VOLUME») Pourquoi les auteurs des systèmes sur l'histoire «le France les abandonnent-ils, dès qu'il s'agit des événements auxquels ils ont été mêlés, ou dont ils ont été simplement spectateurs? Vous devriez croire que la paix la plus profonde règne entre les partisans de ces doctrines. Si tout est bien dans le passé, tout doit être bien dans le présent; dès lors, plus de luttes, plus d'antagonisme, mais l'équilibre le plus parfait. Chacun doit applaudir au triomphe de l'autre dans ses opinions, dans son parti, dans son système de gouvernement. Mais voilà, au contraire, que les optimistes deviennent les pessimistes les plus rigides dès que la fortune les re¬ jette. A les entendre, elle se trompe à chaque coup de dé, pour peu qu'ils perdent au jeu leurs espérances, leurs habitudes, ou seulement le plaisir de la domination. N'est-ce pas avouer que cette prétendue doctrine du Tout est bien dans l'histoire de France n'a d'autre valeur que celle d'un procédé littéraire? Forme nouvelle de la rhétorique, on la quitte, on la reprend, dès qu'on est soi- même en cause. J'ai dit que le système hébraïque de Bos- suet, sur lequel nos historiens se modèlent, reconnaît des déviations et des chutes dans le peuple de Dieu. Quen'au- rais-je pas eu à ajouter, si l'occasion l'eût permis? A cet égard, les livres d'Esdras et de Néhémie contiennent les plus beaux enseignements qui seront jamais donnés pour la résurrection des peuples et des nationalités. Le premier acte d'affranchissement, de régénération pour un peuple, est aujourd'hui comme alors, de confesser ses fautes et les iniquités de ses pères : Et stcterunt et confitebantur peccata sua et iniquitates patrum suorum (Esdras, lib. 11, c. îx). Cet aveu précède tout, même la reconstruction de la cité sainte. 3*20 Notes. LES RÉVOLUTIONS D'ITALIE. (quatrième volume.) Cet ouvrage a eu la bonne fortune de trouver pour com¬ mentateur un jurisconsulte éloquent. M. Dufraisse, aujour¬ d'hui professeur de droit à l'école fédérale de Zurich, a prêté à mon récit et à mes conclusions la netteté et la rigi¬ dité savante des formules du droit romain. 1IVKMV DE SAINTE-ALDECiONDE. FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE DES PROVINCES-UNIES. '(cinquième volume.) On lit dans les journaux belges de juin et juillet 1858 : « Dans la dernière séance du conseil'communal d'Ypres, le conseil a été informé qu'une pièce exirêmemént impor¬ tante a été découverte dans les archives. M. Edgar Quinet dans son ouvrage sur Philippe de Marnix, seigneur de Sainte-Aldegonde, avait avancé que le duc d'Alhe ordon¬ nait de percer d'un fer rouge la langue des hérétiques qu'il faisait supplicier, afin, était-il dit dans l'ordre écrit et signé de sa main, qu'ils soient mis dans l'impuissance de blasphémer. « On avait contesté ce faitliistoricjue. Une pièce authen¬ tique a été trouvée dans les archives d'Ypres, écrite et signée de la main du duc d'Albc, portant ordre de percer NOTES. 321 la langue d'un fer rouge à un hérétique qu'on devait exé¬ cuter. C'est l'ancien archiviste qui a fait cette découverte et l'a exposée flans une conférence du Cercle artistique de la ville d'Anvers. Une lettre de la part de la direction de cette société, remerciant l'administration d'avoir bien voulu autoriser la communication de celte pièce, est lue et prise pour notification. » LA GRÈCE MODERNE. (cinquième volume.) La première édition était précédée de ces lignes, écrites le lendemain de la Révolution de 1850, le 24 septembre : « L'auteur de cet ouvrage eut longtemps un autre pro¬ jet que son livre, et qui l'explique. Durant l'oppression qui vient de finir, peut-être à cause d'elle, il s'était sérieu¬ sement proposé de s'en aller refaire une partie du voyage qu'a fait le genre humain dans ses migrations, depuis les plateaux de l'Asie centrale jusqu'à l'embranchement du Caucase. Dans ce but il avait dirigé ses recherches sur les origines, et il comptait poursuivre sa marche à peu près dans le même ordre où se sont exécutés les uns après les autres les mouvements des peuples primitifs. Partout où se sont déposées dans l'antiquité de grandes masses de civilisation, il voulait les comparer à la figure des lieux, chercher s'il ne leur trouverait pas quelque ressemblance dans le type même de la contrée, et rassembler par là dans une seule description le caractère du monde physique et celui des races d'hommes. Au lieu d'un pittoresque d'op¬ position et de hasards, il se serait enquis s'il n'y en a pas ,\. 21 322 NOTES. un autre dans la sympathie intime de la nature et de l'his¬ toire. Ainsi, poussant devant lui cette grande unité, mon¬ tant de zones en zones dans les âges divers de l'humanité, il ne voulait pas moins, dans sa ferveur, que toucher ces empreintes de huit coudées que les chefs des races ont laissées de leurs pieds sur tous les sommets, depuis l'Hi¬ malaya jusqu'au Pinde; et il ne serait rentré dans ses foyers qu'après avoir ainsi vu de ses yeux le berceau de toutes les traditions épiques. Ce beau projet eut le sort qu'il mé¬ ritait, et l'auteur fut réduit à la Grèce. « Mais la Grèce est aussi un univers, c'est-à-dire, du so¬ leil et des mers, des rocs, des arbres, des montagnes, et puis avec l'histoire tout un monde qu'on ne voit pas, des bruits qu'on n'entend pas, des corps qu'on ne sent pas, et des pensées en foule qui germent, qui tarissent, qui croulent impalpables au fond des temps qui ne sont plus. D'abord, on peut séparer toutes ces choses. C'est au poëte de s'en aller à l'aventure, de ravins en ravins, ou d'une fleur à l'autre, et de cheminer au jour le jour d'un nom à un autre nom que le hasard amène. Cette marche est même inévitable pour quiconque explore un sol nouveau; mais quand la route est tracée et que l'on est presque le dernier à la suivre, il convient au contraire d'unir ce qu'ils ont séparé, de rassembler ce qu'ils ont éparpillé. Ces mon¬ tagnes, il faut les grouper en systèmes; ces ruisseaux, les suivre dans leurs bassins; ces plantes, les classer en es¬ pèces. De même ces peuples, il faut les faire rentrer dans leur lit, leurs idées les grouper en familles, leur vie en¬ tière la partager en zones, plus froides et plus ternes, à mesure qu'en montant ils approchent de leur tin. Au lieu d'une confusion d'objets épars, quand une fois on a mis de cette sorte en présence deux mondes divers, chacun faisant un tout complet à sa manière, il ne reste plus qu'à NOTES. 525 chercher s'ils se sont indifférents tous deux, ou plutôt s'ils ne se conviennent pas l'un à l'autre, ainsi que l'âme à son corps. « G'està cette dernière vue que l'auteur s'est arrêté. Afin de la mettre dans tout son jour, il est vrai qu'il n'a point procédé avec des formes dogmatiques. Au contraire, il a cru, que pour mieux approcher de la représentation vraie d'un pays tout formé de poésie, il devait demeurer lui- même dans les termes où l'art reste possible, et il a con¬ servé la marche d'un voyage. Mais sous cette allure aban¬ donnée il cachait un ordre nécessaire. A mesure qu'il se perdait dans les vallées, il songeait à atteindre en esprit à quelque région plus reculée de l'histoire. Plus l'impres¬ sion de la nature physique s'accroissait sur ses pas, plus il pensait à pénétrer d'un degré plus avant dans un autre repli de l'antiquité. En outre, ces réflexions, il ne les amenait point de vive force; il les puisait là où elles avaient pris nécessairement un corps; il les recueillait avec des mousses et des herbes, en sorte que cet itinéraire devrait reproduire en quelque chose l'impression des idées ou des leurres d'un peuple qui de nouveau chaque matin se raniment, se pressent, se bercent sur le chemin avec les jours du voyageur, le roulis des barques vers les îles, et les pas des chevaux à l'approche des khans. « A la fin du volume ont été reléguées une suite de con¬ sidérations où ces aperçus saisis à la course et d'autres qui s'y rapportent sont résumés et développés avec plus de repos1. « Le temps du moins était propice. A travers les mouve¬ ments de notre révolution, pendant que le présent chan- 1 Dans l'expédition l'auteur était chargé des recherches de philologie. Ses travaux particuliers sur ce sujet ont été mis à la disposition du gou¬ vernement. 524 NOTES. geait de forme, la science du passé se renouvelait à pro¬ portion. La liberté moderne se mesurait avec les siècles qui ne sont plus. Plus d'idolâtrie, plus de faux semblants. Sans peur, on approchait, on jugeait, on expliquait ces colosses par les colosses de nos jours; si bien, que la Grèce ancienne redevenait pour nous sans comparaison plus nouvelle et plus originale que la Grèce moderne. Un peu avant que nos philhellènes s'armassent pour elle, d'autres hommes s'étaient insurgés à leur manière contre l'abâtardissement des traditions qui nous voilaient et p⬠lissaient l'antiquité. C'est Gœrres qui, avec la richesse de végétation d'une forêt du nouveau monde, où tout croit, où tout vit, où tout s'ébranle à la fois, dispersait son génie sur les chemins perdus de l'Orient, et s'y livrait si bien que de vouloir reconstruire parmi nous une cité asia¬ tique. C'est Creuzer qui élevait lentement un monument cyclopéen, nu, large, aux bases de granit, et qu'il dorait au sommet des gracieuses lueurs de l'anthologie. C'est Mùller qui mettait à débrouiller les commencements des races de Xuthus la sagacité et le sérieux que d'autres ont mis parmi nous à suivre les phases du long parlement et de la Convention. L'auteur a profité de ces lumières, et il le déclare avec d'autant plus d'empressement, qu'il espère que ces écrivains reconnaîtront eux-mêmes qu'il ne s'est fait l'esclave d'aucun d'eux, et que, bonnes ou mauvaises, c'est à lui de répondre de ces vues. «Enfin, ces faits lointains, dont on entendrait peut-être encore un reste de retentissement dans les faits actuels, si l'on prêtait l'oreille, ne lui ont point fait oublier les dé¬ tails de la révolution qui s'achève. Celte rencontre, tant souhaitée de la science, de l'art et des luttes de liberté sur un même sol, était une trop bonne fortune pour la laisser échapper. 11 s'est appliqué là aux détails individuels, n'y NOTES. 325 ayant plus que ce moyen désormais d'établir un jugement sur ce pays tant de Pois méconnu; et puis cette portion de vie réelle devait rejaillir sur les considérations d'une autre nature dont il les accompagnait. Sans doute, ce lent re¬ levé de décombres, ces journées de voyage à travers un champ decarnage, ontleurinévitablemonotonie. Mais dans des jours où tant de peuples font effort pour regagner avec leurs droits la part de dignité qui commençait à leur manquer, ce ne saurait être complètement inutile que de mesurer d'un coup tout ce qu'un peuple est en état de perdre et de donner sans regret pour une cause sembla¬ ble. Si notre civilisation nous pèse par quelques points, il faut montrer quel sujet de merveille elle est à des nations sorties à peine du seuil des époques primitives. A une société parvenue à son faîte et qui, si loin de ses origines, ne comprend plus comment elle a pu commencer, il est bon, pour savoir le chemin qu'elle a fait, de regarder en bas une société qui se débrouille à peine, et s'essaye déjà à se former à son image. D'ailleurs, quand les guerres de races et d'extermination disparaissent et s'enfoncent toujours plus dans le passé, et que celle-ci est peut-être la dernière que l'Europe contemple, il était nécessaire d'en constater avec soin les effets. Aujourd'hui, c'est avec la vitesse d'une intelligence sans corps que se décident nos guerres d'i¬ dées. En quelques jours une nation se renouvelle. Le voyageur qui a quitté son pays dans le deuil le retrouve dans la joie. Il s'en va pour ne plus voir dans sa ville la rougeur sur le front de chaque homme qui passe. Et voilà qu'en revenant, tout chagrin qu'il ait pu être au départ, mieux que des rayons d'or sur un golfe d'azur, mieux que les cimes empourprées du Taygète, mieux qu'une tour penchée sur le bord de l'Iri, ou qu'une femme en¬ dormie sous un bois d'orangers, mieux qu'une nuit en > 326 NOTES. mer, ou qu'au malin une avenue aux troncs de marbre, il aime nos fleuves embourbés et leur pâle soleil, le peu¬ ple dans ses carrefours, les tombes sur les places, et nos tours gothiques qui, comme les siècles passés de notre histoire, le saluent au retour du drapeau de Jemmapes. » AHASVÉRUS. (septième volume.) La princesse Marie d'Orléans a composé et exécuté d'après Ahasvérus deux bas-reliefs et un groupe, où revit tout entier le talent de l'auteur de la statue de Jeanne d'Arc. Le sujet des bas-reliefs est le départ d'Ahasvérus, les femmes ressuscitées; celui du groupe est la scène d'Ahasvérus et de Rachel, au jugement dernier. Le grand peintre que la France vient de perdre, Arv Scheffer, a composé aussi d'après Ahasvérus d'admirables dessins; quelques-uns ont été gravés, par exemple, celui où le maître a représenté Rachel au berceau du Christ. NAPOLÉON. Poëme. (huitième volume.) Un sort singulier était réservé à ce poëme. Comme je venais de l'achever, j'en perdis le manuscrit, en rase campagne, dans une course à cheval. Un paysan des en¬ virons de Rourg le retrouva par hasard sur une grande 527 NOTES. route. A peine imprimé, il fut brûlé jusqu'au dernier exemplaire, dans l'incendie de la rue du Pot-de-Fer. MRS TACANC.ES RM ESPAGNR. (NEUVIÈME VOLUME.) J'ai recueilli en Espagne, et surtout en Andalousie, un grand nombre d'inscriptions romaines inédites. Le temps et l'occasion m'ont manqué jusqu'ici pour les publier. NOTE DES ÉDITEURS On a suivi clans celte édition l'ordre chronologique et la nature des sujets. Comment faire autrement? L'esprit d'un écrivain peut embrasser, dans le même temps, des sujets très-différents, vers, prose, poésie, his¬ toire, politique, philosophie, qu'il n'est guère possible de réunir sous le même volume. Comment, par exemple, imprimer à côté l'un de l'autre le Génie des Religions avec 1815 et 1840, ou la Sirène avec les Jésuites, quoique ces ouvrages aient été composés à la même date? C'est une nécessité de classer des œuvres si diverses, suivant le ca¬ ractère et l'analogie des matières. Nous avons pris pour point de départ le Génie des Re- ligions, parce qu'il traite des sujets les plus anciens, et, autant que cela a été possible, nous nous sommes confor¬ més à cette règle. 11 nous reste à indiquer l'ordre dans lequel les ouvrages ont été publiés pour la première fois : Les Tablettes du Juif-Errant ont paru en 1825 Introduction à la Philosophie do l'Histoire de l'humanité; Essai sur les OEuvres de Ilerder, tirées des Idées sur la Philoso¬ phie de l'Histoire de l'humanité traduites de Herder. . . 1827 330 NOTE DES ÉDITEURS. La Grèce moderne et ses Rapports avec l'antiquité. . . . 1850 De la Nature et de la Mythologie 1850 De l'Avenir de la Religion. (Mélanges.) 1851 De la Philosophie dans ses rapports avec l'Histoire politique. (Allemagne et Italie.) 1851 Des Épopées françaises inédites du douzième siècle .... 1851 Controverse littéraire à ce sujet dans le National, le Temps, etc. 1851 Chants primitifs de la Bohème 1851 L'Allemagne et la Révolution. (Allemagneet Italie.). , . . 1852 La Poésie allemande. Le champ de bataille d'Arcole. (Alle¬ magne et Italie.) 1852 Ahasvérus. . '. 1855 Des Arts de la Renaissance et de l'église de Brou 1851 Napoléon .1855 Voyage d'un solitaire en Italie. (Allemagne et Italie.). . . . 1850 Odes. Le Combat du Poète. Le Siège de Constantihë, etc. Les Bords du Rhin 1850 De l'Histoire de la Poésie. 1856-1837 Prométhée . 1838 Unité du génie des modernes. (Allemagne et Italie.). . . . 1858 Examen de la Vie de Jésus . 1858 Allemagne et Italie 1858 Essai d'une classification des Arts. Thèse do philosophie, sou¬ tenue publiquement le 25 janvier 1859, à Strasbourg. •. . 1859 De Indicœ poesis antiquissimse natura et indole ; Cominentatio 1 itteraria. — Thèse soutenue publiquement le 25 janvier 1839, à Strasbourg 1839 Discours d'ouverture du cours de Lyon 1859 1815 et 1840 -, 1810 Le Génie des Religions 1811 Avertissement au Pays. 1811 Discours d'ouverture au Collège de France 1811 Les Jésuites. (Ont paru avec les leçons de M. Michelet.). . . 1815 Lettre à M. l'Archevêque de Paris 1815 La Sirène ' 1815 L'Ultramontanisme 1811 Le Christianisme et la Révolution française 1815 Mes Vacances en Espagne 1810 ( AOTË DES ÉDITEURS. 551 La France et la Sainte-Alliance en Portugal 1847 Discours de réouverture au cours du Collège de France. . . . 1848 Les Révolutions d'Italie (1er volume) 1848 Les Religions latines. Antiquités romaines. (Livre ajouté à la seconde édition du Génie des Religions.) 1849 La Croisade romaine 1849 L'État de siège 1850 L'Impôt sur le capital. (F. Révolutions d'Italie.) 1850 Les Révolutions d'Italie (2e volume) 1851 L'Enseignement du peuple 1851 La Révision 1851 Les Révolutions d'Italie (3e volume) 1852 Les Esclaves. Drame 1853 Marnix de Sainte-Aldegondc. Fondation de la République do Hollande 1854 Philosophie-de l'Histoire de France 1855 Les Roumains 1850 Lettre sur la situation religieuse et morale de l'Europe. . . 1857 Introduction aux OEujres de Marnix de Sainte-Àldegonde. La Révolution religieuse au dix-neuvième siècle 1857 Histoire de mes Idées . 1858 . ' i'ï ^ ■- . V. ' '.•v.-My-, -.«• t ' >i > i >j- ï. r;'/ v f» . i ' . . ïi-H-ï- . ; :;v. V'. yi-^V - ■<&>&*■ ; ,v ' '■ '• ' : •' ' 'Vf: 'iV; i. - ;'.« ' '«'> tel' ' ' " I A B L i; Préface (1858) 1 AVERTISSEMENTS POLITIQUES. Avertissement a la monarchie de 1850. (1815 et 1840.). .... 1 Avertissement au pays (1841) -0 AVERTISSEMENT AUX NATIONALITÉS. La Eiunce et la Sainte-Alliance en Portugal (1847) 55 HISTOIRE DE MES IDÉES. PREMIÈRE PARTIE. Qu'ai-je voulu Taire? 01 Comment s'élever à des conclusions qui ne soient pus imaginaires?. 97 Quelle règle suivre? Réponse de J. J. Rousseau à cette question. . 98 V a-t-il des vérités indifférentes? 100 Comment inculquer à l'enfant le respect de la nature humaine?. . . 107 Un souvenir de l'Église primitive 111 D'où m'est venue l'idée de Dieu? 112 Education religieuse 115 Certines. Le mal du pays 115 Méthode pour apprendre à la fois à lire et à écrire 117 Les contes de fées. La magie 119 L'éducation avant la Révolution française 120 Comment j'appris le nom de Voltaire avant celui de Napoléon. . ■ 127 Croyance absolue à la puissance de la volonté chez les hommes de la Révolution 128 554 TABLE. line claie morale. L'éternité des peines J50 Passion de la justice 132 DEUXIÈME PARTIE. Première idée de la patrie et de la vie publique 154 Un prisonnier de l'île de Cabrera 134 Un conventionnel 156 Le prêtre marié 157 L'éducation sous l'Empire 137 J'apprends à souffrir pour une cause morale 141 Comment la langue de la liberté s'était perdue 142 Première impression du théâtre 145 Que l'âme s'éveille dans l'éternel amour 147 L'épopée de l'Empire et l'invasion de 1814 dans une petite ville. . 148 Figure du Pauvr.e sur les ruines de la France 1411 Comment on a cessé en France d'avoir la vie légère 155 Retour à la barbarie. . 159 Un journal d'éducation .... 160 Le maréchal Ney.—Explication des sentiments d'une foule. . . 162 Les Cent-Jours dans une bourgade 166 Révolte d'un régiment. La cocarde tricolore 168 Une vision. Le revenant 170 Histoire de la légende. — Influence d'un grand homme sur un enfant 172 Waterloo. Seconde invasion. En quoi elle a différé de la première. 175 Méditations sur le système du monde au milieu des Cosaques. . . 176 Pourquoi certains hommes restent ignorés avec des facultés qui eus¬ sent pu les rendre immortels 177 Pourquoi je devenais un disciple de la force et'du hasard 179 Deux éducations opposées. Premier débrouillement de l'intelligence. 181 Comment les hommes perdent la capacité de comprendre 181 Le dix-neuvième siècle dupe d'Ossian. 185 Eveil de l'imagination par la musique 185 Impression de la terreur blanche de 1815. Premier sentiment de la fragilité des choses et des hommes 187 Influence de la chute de Napoléon sur la destinée privée de chaque homme 189 Révolution dans l'éducation 190 TROISIÈME PARTIE. Premier contact avec la société réglée 195 La Jardinière de Raphaël 197 Différence réfléchie entre les paysages 199 TABLÉ. 355 La première communion 200 Réconciliation de deux Eglises dans la pratique d'un entant.... 202 Délices de la vie bienheureuse. — Pourquoi cet état n'a pas duré. . 204 Différence entre l'art et la foi 205 QUATRIÈME PARTIE. Changement de tempérament de tout un peuple 208 Les cours prévôtales. Danger de la rhétorique dans les affaires d'État ! 209 Suite de l'histoire morale de la légende 211 Deux voies : celle du peuple, celle des esprits cultivés 215 Comment se marquent les différentes saisons de la vie 215 Première vision de la beauté. — Simple histoire. . 219 Premier regard sur le monde des esprits 227 Première révélation de l'histoire 23l L'antiquité et l'adolescence 251 Influence des invasions de 1814 et 1815 sur l'éducation intellectuelle des hommes de notre temps 255 Que la vue des barbares a donné à notre temps l'intelligence des épo¬ ques de barbarie 254 Lecture de la Bible dans l'église. Qu'en résulte-t-il? 258 Comment la forme historique devient la méthode du dix-neuvième siècle 237 La philosophie et la poésie des mathématiques 258 La Muse Uranie 259 Si les mathématiques tarissent l'imagination 259 Aversion pour les paradoxes. 245 Premières compositions en vers. Puissance du mètre pour rendre l'équilibre à l'âme 245 Amitiés 247 Derniers jours de quiétude 250 Lutte contre la nature environnante 25o Caractère des lieux. La mauvaise Bresse et les Dombes. Nos marais Pontins 256 Premiers essais en prose 259 Difficultés particulières à notre génération. — Son caractère. . . . 260 Tableau de la France avant sa renaissance littéraire et politique. . 265 Deux siècles aux prises. Le dix-huitième et le dix-neuvième. . . . 264 Isolement moral.' 265 Le choix d'un état 266 Préjugés contre l'enseignement et les lettres. 267 - 556 TABLE. LISSAI D'UNE CLASSIFICATION DES AIITS. . . . 271 LETTRE SUR KANT 287 RÉPONSE A UNE RÉPUTATION DE LA JEUNESSE DES ÉCOLES (1846) 295 APPENDICE. Dernières paroles. — Le 7 février 1847 SOI Dernières paroles. — Le 15 mars 1856. (Fragment.) 509 NOTES 315 Table générale 337 TABLE GÉNÉRALE PREMIER VOLUME. LE GÉNIE DES RELIGIONS (Paris, 1841). Troisième édition. A M. Alfred Dumesnil (1857) m Avertissement de la deuxième édition (1850) 5 Avertissement de la première édition (1841) 7 LIVRE PREMIER. DE LA RÉVÉLATION PAR t'ORGANE DE I.A -NATURE. I. La Genèse spirituelle. . 9 il. La terre considérée comme le premier temple 14 III. La filiation du genre humain 22 IV. L'institution religieuse de la société. 26 V. Les migrations des races humaines dans leurs rapports avec, l'histoire des religions 52 LIVRE II. DE LA TRADITION. 1. Gomment la tradition orientale a été perdue et retrouvée . 47 IL La renaissance orientale 55 III. Suite 65 540 TABLli GÉiNÉltALIi. IV. Comment ou a envisagé les religions de l'antiquité. . . . 74 V. Les révolutions religieuses dans leurs rapports avec les ré¬ volutions sociales. 82 VI. Les révolutions religieuses dans leurs rapports avec l'his¬ toire de l'art 80 LIVIÏE III. LUS RELIGIONS DE LA HAUTE ASIE. 1. La révélation par la lumière. .Des Védas, de la religion des patriarches. 107 11. La Genèse indienne. Delà révélation de l'infini par l'O¬ céan 125 lit. La religion indienne dans ses rapports avec la poésie épique 154 IV. Le panthéisme indien dans ses rapports avec l'institution de la famille et des castes 171 V. Le drame indien dans ses rapports avec la religion . . . 188 VI. La philosophie dans ses rapports avec la religion. Du boud¬ dhisme 100 VIL Les religions de la Chine 210 LIVRE IV. LES RELIGIONS DE L'ASIE OCCIDENTALE ET DE L'ÉGÏPTE. I. La religion de la Perse. La révélation par la parole . . 227 II. La religion de l'Egypte. La révélation par la vie organique. 245 III. Du principe des religions de Babylone et de la Phénicic. Du sentiment de l'infini dans l'amour païen 202 LIVRE V. jp.A RELIGION HÉBRAÏQUE. I. Jéhovah. La révélation de l'infini par le désert 270 TABLE GÉNÉRALIH. ,141 IL Les prophètes 278 III. Le principe rie la 'poésie hébraïque. Les Psaumes.. . . 280 IV. La philosophie hébraïque. Job 290 \ . Suite. Comparaison du scepticisme oriental et du scepti¬ cisme occidental ,io 0 VI. L'esclavage dans ses rapports avec les religions orientales. ,109 LIVRE VI. LES RELIGIONS GRECQUES. I. De l'aspect de la nature et des ruines II. Le divin dans l'humanité. Des religions grecques dans leurs rapports avec la poésie et les arts III. Suite. Le drame dans ses rapports avec les religions grecques IV. L'histoire V. La philosophie ■ LIVRE VII. LES RELIGIONS ROMAINES. I. La religion et la politique 559 II. Rome et le monde 571 III. Les Césars. La religion du droit. Fin de la cité antique. . 584 UNITÉ MORALE DES PEUPLES MODERNES (1839). Discours prononcé à Lyon 590 DE L'ORIGINE DES DIEUX (1829). Deuxième édition. I. Comment se forment les dieux . . 415 II. Comment les dieux se transforment en poésie . ... 420 510 522 550 55!) 550 542 TABLE GÉNÉRALE LES JÉSUITES (Paris, 1843). Huitième édition. Avertissement de la huitième édition (1857) m Introduction. — Situation générale. Conséquences de la suppres¬ sion de la religion d'Etat. Quels sont les vrais hérétiques. L'État plus chrétien que l'ultramontanisme. De la politique catholique vu Première leçon. — De la liberté de discussion en matière reli¬ gieuse 15 Deuxième leçon. — Origines du jésuitisme, Ignace de Loyola, les exercices spirituels 55 Troisième leçon.—Constitutions. Pharisaïsme chrétien.. . . 55 Quatrième leçon.— Des missions. L'Evangile déguisé. ... 71 Cinquième leçon. — Théories politiques. Ultramontanisme.. , 88 Sixième leçon. — Philosophie. Du jésuitisme dans l'ordre tem¬ porel. Conclusion 108 L'ULTRAMONTANISME ou L'ÉGLISE ROMAINE ET LA SOCIÉTÉ MODERNE (Paris, 1844). Troisième édition. A mes auditeurs 129 Première leçon.-- Du royaume catholique par excellence,, de l'Espagne 155 Explications préliminaires. Situation de l'Eglise espagnole. Etudes sur les lieux. Un peuple qui sert d'expérience à l'ultramontanisme. Philippe II et Napoléon. Pourquoi l'Eglise d'Espagne est-elle tom¬ bée? Que lui demandait le peuple? Enseignement pour le clergé français. Deux sociétés en présence, le moyen âge et le dix-neu¬ vième siècle. Mission sociale de la Péninsule; une nation dè prolé- TABLE GÉNÉRALE. 345 taires. La France responsable de la civilisation. Que serait une réac¬ tion néo-catholique dans le Midi? La France plus catholique que Home. Deuxième leçon. — Résultats politiques du catholicisme en Espagne. Double éducation de l'Espagne par le christia¬ nisme et par l'ultramontanisme '150 De l'interdit au moyen âge et de nos jours. Menace de l'Eglise. Les États modernes n'ont-ils de base religieuse que le catholicisme? Questions nouvelles ; du divin dans le monde moderne. Application faite à l'Espagne. Esprit d'égalité et de servitude. Quelle en est la cause? De la communion par le sang. Sanction religieuse donnée à la violence par l'inquisition. Ce que pourrait faire une âme royale. Symptômes de la vie nouvelle. Les cortès. Éloquence espagnole. Le vote. Cause de l'indifférence des peuples pour les questions politi¬ ques. Que faut-il faire? Nouveau mahométisme à combattre. Troisième leçon. — L'Église romaine et l'État. Le concile de Trente. V État peut-il êtpe athée? 165 Les conciles. Rapports de la constitution religieuse et de la con¬ stitution politique. Concile do Florence. Espérances trompées. Es¬ prit du concile de Trente. Idéal de l'ultramontanisme. L'Église autrefois démocratique devient une monarchie absolue. L'Europe se règle sur ce modèle. Qui a troublé cet ordre? L'État moderne est-il athée? Catholicisme et protestantisme; la France n'appartient exclu¬ sivement ni h l'un, ni à l'autre. Opinion de Leibnitz. Dans un dan¬ ger imminent quelle serait la bannière de la France? La médiatrice, entre le Midi et le Nord. Le concile perpétuellement assemblé. Quatrième leçon. — L'Église■. romaine et la science. Ga¬ lilée. '185 L'Église se dépeuple. Galilée. Génie d'intuition. Sa philosophie. Bacon. Képler. De l'enthousiasme dans les mathématiques. Pour¬ quoi l'observation était stérile dans le moyen âge. Galilée fait l'office du prêtre. Révolution que son système apportait dans le dogme. Égalité de la terre et du ciel. Divorce de l'Église et de la science. Le rigoureux examen. Torture morale. Quels sont les prophètes du monde moderne? L'Église abusée par les sens. Galilée plus chrétien que Rome. L'héroïsme de l'intelligence. De la science vraiment ca¬ tholique. 344 TABLE GÉNÉRALE. Cinquième leçon.— L'Église romaine et l'histoire. Vico. . . 208 Nécessité d'un enseignement plus religieux que l'enseignement ecclésiastique: rapports de Vico et de la papauté. Principes de la science nouvelle. La Providence complice du paganisme. Vico et, Bossuet. Philosophie de la révélation. Il n'y à pas d'histoire pro¬ fane. Quel est le but de l'histoire dans l'ultramontanisme? Le prêtre dépouillé deux fois dans un sièclede deux attributions sacrées. L'hu¬ manité et les sectes. Sixième leçon. — L'Église romaine et le droit. L'inquisi¬ tion 223 Inquisition. Sacro arsenale. Le droit romain comparé à l'inqui¬ sition romaine. Quel est le plus païen, de l'un ou de l'autre? M. de Maistre. Le bourreau. L'inquisition se retourne contre l'Église. Les saints tenus pour suspects. Tentatives désespérées pour échapper h l'Église italienne. Home et la France. Nouveaux solitaires. Rancé. 11 s'isole de l'Église comme les anciens anachorètes s'isolaient du monde. Signification de son ordre. Une prophétie de mort. Port- Royal. On essaye de tout remettre à Dieu, pour tout ôter à Rome. Le catholicisme se divise. Interrègne de l'Église. Où est la papauté nouvelle ? Septième leçon. — L'Église romaine et la philosophie. Dix- huitième siècle 245 L'Italie a son dix-huitième siècle deux cents ans avant le nôtre. Ce mouvement ne se communique pas. Pourquoi cela? Significa¬ tion nouvelle du dix-huitième siècle. Migration du monde moderne. Nécessité de rétablir le fil de la tradition française. Les philosophes du dix-huitième siècle ne sont-ils que sceptiques? Le royaume de l'esprit. Concessions faites par la philosophie aux invasions de 1814 et de 1815. Voltaire renié. Pourquoi? Voltaire instrument de Dieu contre son Église pécheresse; organe de l'esprit universel. Rous¬ seau. Son rapport avec le protestantisme. Quelles sont les œuvres de l'esprit nouveau? Huitième leçon. — L'Église romaine et les peuples 265 Contrat social entre la papauté et l'Italie. A quelle condition l'Italie a sacrifié sa nationalité. Politique conseillée par l'Eglise. Savonarole. Chiabrera. Filicaja. Mépris de l'Église romaine pour les nationalités. En quoi Rome méconnaît l'idéal de la politique sacrée. TABLE GÉNÉRALE. Son rôle dans l'époque contemporaine. Napoléon et le pape. Los congrès. Quel moyen de vaincre Rome sans la combattre? Neuvième leçon. — VÉglise romaine el l'Église, universelle.. 284 Faux idéal dans les lettres. Questions religieuses qui marquent le travail do l'avenir. Ce qu'il y a de vrai dans la réaction. Qu'est-ce que l'instinct de l'immortalité? De la cité universelle des esprits. Aspect nouveau du clergé dans toute l'Europe. Rome et l'humanité. La fortune de la race romane est-elle liée à celle de l'Eglise ro¬ maine? Toute nation chrétienne est immortelle. La Grèce. L'Italie. En quoi consiste le génie de la Révolution française. Un indice de l'avenir. Conclusion. Réponse à une députation de la jeunesse des écoles. . . 505 Réponse à 91. 1'Ârclievêque de Paris. . . 507 La Controverse nouvelle. Que deviennent les Écritures? (Paris i 1842). 528 Discours sur Geoffroy Saint-Hilaire 559 INTRODUCTION A IA PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE DE L'HU¬ MANITÉ (Strasbourg, 1827). Troisième édition. Avertissement (1857) 545 I. Comment l'histoire universelle peut devenir une science. Métaphysique de l'histoire de l'humanité 547 II. La science nouvelle. Vico et Herder. Les lois de la nature et les lois de l'histoire 554 III. Du fatalisme dans l'histoire, L'homme a-t-il eu besoin d'une révélation particulière? Réfutation du système de Herder sur la nécessité d'une révélation. Que l'histoire est le spectacle de la liberté, le triomphe de l'infini sur le fini. L'éducation du genre humain 5fi I IV. Que l'histoire de l'humanité est enveloppée et représentée dans l'histoire de chaque homme. Principe de la vie heu¬ reuse. Conséquences à tirer de l'histoire universelle en 7AF, TABLE GÉNÉRALE. r.c qui regarde la destination de chaque homme en par¬ ticulier 580 ESSAI SUR LES ŒUVRES DE HERDER (Strasbourg, 1827). Troisième édition. Avertissement (1857) 59;> I. Fragments sur la littérature allemande. Archives primitives de l'espèce humaine 505 II. Poésie hébraïque. Lettres sur Persépolis 405 III. Lettres sur l'étude de la théologie. Écrits chrétiens . . . 414 IV. Légendes. Voix des peuples dans les chants 421 V. Lettres sur les progrès de l'humanité 425 VI. Dialogues sur Dieu et l'âme 450 TABLE GENERALE. 347 TROISIÈME VOLUME, LE CHRISTIANISME ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE (Paris, 1845). Troisième édition. Avertissement de la troisième édition m A M. J. Miçheîet v Première leçon. — Introduction 9 Deux systèmes : un Dieu mort, un Dieu vivant. Principes de la critique littéraire. Rapport des littératures et des institutions reli¬ gieuses. Aperçu du sujet. Pourquoi la révolution d'Espagne est sté¬ rile. Accord de la servitude religieuse et de la servitude politique. Ecole des nouveaux guelfes en Italie; idéal de la liberté fondé sur la censure. Les deux papes du dix-neuvième siècle. Rome et la Russie. De la famine morale chez un peuple. Deuxième leçon. — De la tactique parlementaire en matière. de religion et de philosophie 24 Objections préliminaires. De la tactique en matière de philosophie et de religion. Un danger pour l'esprit français : les habitudes par¬ lementaires appliquées aux affaires de l'esprit. Conditions imposées à l'éclectisme par ses origines. Fausse capitulation qu'il propose entre la science et la foi. Il faut une religion pour le peuple : les privilégiés de la lumière, les prolétaires des ténèbres. La fin du monde moral. Quelque chose se meurt. L'idéal doctrinaire. Troisième leçon. — L'Église dans l'esprit de Jésus-Christ . . 42 Un christianisme avant le Christ. La Grèce baptisée par Platon. L'Église primitive dans l'esprit de Jésus-Christ. L'existence de Jésus- Christ niée par le docteur Strauss. Doux caractères de l'Évangile. Le nouveau Fiat lulk du monde moderne. Sentiment d'attente dans l'Évangile; aujourd'hui qu'attendons-nous? Première division entre TABLE GÉNÉRALE les apôtres. Comment elle se résout. Image de l'unité future. Église de saint Pierre. Eglise de saint Paul. Liturgie catholique. Pour¬ quoi s'est-elle arrêtée? Les funérailles d'un monde. La royauté de l'esprit; est-ce une royauté fainéante? Des blasons spirituels. Les Mémoires de Louis XVI. Le testament d'une époque. Quatrième leçon. — Le' christianisme sans Rome. .'.... 5? Le dogme chrétien se développe sans Rome. Première forme de la papauté; un droit de procédure. Principe des conciles; le vote dans la cité divine. Les Pères de l'Eglise ; comment ils ont entendu les rapports de l'Eglise et de la philosophie. Arianisme; Athanase. Contradiction entre l'Église primitive et l'Église moderne. La dé¬ claration des droits de Dieu, du clergé, de l'homme. Un catholi¬ cisme païen avant l'Evangile. L'Eglise, le lien entre la race romaine et la race germanique. Le christianisme légitime les barbares. L'é¬ poque la plus croyante est-elle la plus propre aux arts? L'Église dans la solitude; la société se renoue au désert. Cinquième leçon. — De la cité de Dieu et de la cité de l'homme 75 Rapport des dogmes chrétiens et des institutions sociales. Com- mentl'histoire universelle découle des dogmes. Qu'ils sont la cité des idées dans la philosophie de l'histoire. Les conciles, les assemblées constituantes du moyen âge. Pourquoi le christianisme est représenté par l'Église et les gouvernements comme une charte et une vérité d'outre-tombe. Du miracle dans le monde moderne. Que le Christ s'incarne depuis dix-huit cents ans dans le droit chrétien. Après la Passion du moyen âge, la résurrection dan.s l'ère de la Révolution française. L'Église était la pierre qui enfermait l'esprit dans le sé¬ pulcre. Pourquoi le dogme de la fraternité humaine s'est inscrit si tard dans le droit civil et politique. Saint Augustin le législateur du moyen âge. Une féodalité éternelle dans les cieux, type de la féoda¬ lité temporelle sur la terre. Des seigneurs suzerains du ciel, des serfs de l'enfer. L'organisation du moyen âge existait en idée avant d'être réalisée par les Barbares. De la cité , de Dieu, de la cité de l'homme. Qui marchera au-devant des nouveaux Barbares. IN'v a-t-il plus de peuple de Dieu? Sixième leçon. — Le Paye • '.10 Condition fondamentale de la papauté: tout pape doit être un TABLE GÉNÉRALE. 549 saint. Le saint—siégé remplit-il cette condition? L'inégalité d'esprit entre les Barbares et Rome, une des causes de la suprématie spiri¬ tuelle de la papauté. Que l'Église a changé de forme comme les gouvernements temporels. L'ambition de Grégoire VII n'est plus assez grande pour nos temps. Pourquoi? Il fait naître d'une fraude ou d'un crime tous les pouvoirs politiques. Sa vraie grandeur. Gré¬ goire VII un ancêtre de la Révolution française. Un terrorisme mo¬ ral, un 95 spirituel. Principe identique du saint-siége au onzième siècle et de la Convention ; que les empereurs et les rois sont les vassaux de l'esprit. Le droit d'anathème est inhérent à la constitu¬ tion du monde chrétien. Qui jette l'anathème dans le monde mo¬ derne? Septième leçon. — Le viahométiisme 108 Origines du mahométisme. Il commence le jour oii le christia¬ nisme s'arrête. L'unité de Dieu manifestée trois fois dans le désert. Le Coran et la Bible. Allah accomplit les menaces de Jéhovah. L'isla¬ misme expliqué par l'architecture arabe. La mosquée. L'Alhambra. Esprit de terreur. L'Orient antique épouvante l'Orient moderne. Le Coran, un monologue de Dieu. En quoi l'islamisme diffère du christianisme ; il se réalise instantanément dans les institutions po¬ litiques. La propriété. Les femmes. L'esclave. Quelle a été la mission de Mahomet. Pourquoi la société musulmane est immo¬ bile. Impuissance du catholicisme à terminer la guerre entre l'E¬ vangile et le Coran. La France et l'Algérie. Huitième leçon. — Le Coran cl l'Évangile 151 L'Église catholique adopte dans les croisades le principe do l'isla¬ misme, l'extermination. Que le Christ n'a pas combattu Mahomet. Comment on peut juger si une guerre se fait dans un esprit chrétien. Les guerres de la Révolution française comparées à celles des croisades. Lesquelles sont les plus chrétiennes? Le catholicisme et l'islamisme en Europe. Mission de l'Espagne ; elle épouse malgré elle, dans la religion, le génie arabe. Que conclure de l'impuissance du catholicisme à réconcilier l'Orient? Napoléon en Egypte. Où est le secret de la puissance future de l'Europe sur l'Asie? Neuvième leçon.— Les précurseurs de la réformalion. . . 146 Avertissements à l'Eglise. Le schisme grec ; la diplomatie intro¬ duite dans le dogme, La renaissance : une réconciliation de la 35U TABLE GÉNÉRALE Grèce et de l'Italie par l'intervention, non de l'Église, mais de l'art. Les Albigeois. Saint Dominique. L'inquisition espagnole, une pensée du Coran sous une forme chrétienne. La Réformation chez les poètes du Midi, chez les docteurs. Le Pape et le Concile se renversent l'un par l'autre. Une nouvelle autorité paraît : Jean Huss. L'Imi¬ tation de Jésus-Christ, le livre d'alliance entre les protestants et les catholiques. Il ouvre une ère nouvelle. Le Dieu et l'homme con¬ versent sans le prêtre. Dernière épreuve. Jeanne d'Arc; la puis¬ sance de l'âme s'appelle sorcellerie. Légitimité de la Réformation. Dixième leçon. — La réformation 165 Luther brise l'Église en la comparant à son idéal. Comment chez les réformateurs l'esprit de servitude et l'esprit de liberté se concilient. La Réforme n'est-elle que négative ? Première pierre de fondation du monde moderne. Un nouveau degré dans le monde, de l'âme. Causes de la tristesse du protestantisme. L'homme ne peut plus accuser que lui-même. La Réforme et la Révolution française. Condition actuelle du protestantisme. Si la Bible était enlevée à l'homme, serait-ce la fin des choses ? Onzième leçon. — VAmérique et la réformation 179 Le nouveau monde est donné à un nouvel esprit. Christophe Co¬ lomb missionnaire et novateur. Son hérésie plus vraie que l'ancienne orthodoxie. L'Église du moyen âge en- Amérique reste au-dessous de la religion et de l'idéal de Colomb. Lutte du catholicisme et de la Réforme dans- l'ancien monde et dans le nouveau. La mo¬ narchie espagnole; expression politique du catholicisme moderne. L'Escurial. Pourquoi l'Inquisition a été particulière à l'Espagne. Comment la Péninsule a compris l'association du Christ et de Mahomet dans la religion et dans la politique. Sainte Thérèse, l'accent des peuples du Midi. Au nord le protestantisme se défend par des institutions. La Révolution d'Angleterre; l'âme de la Ré¬ forme dans une société féodale. Où est l'idéal de la Constitution anglaise. Le principe du protestantisme achève de se réaliser dans la démocratie des États-Unis. Le catholicisme dans l'Amérique mé¬ ridionale. Principes de contradiction dans les républiques du Sud. De l'unité morale que cherchait Christophe Colomb. Douzième leçon. — L'Église gallicane et l'Église de l'avenir. '201 L'Église renverse l'Église. La France catholique, se délie du ca- TABLE GÉNÉRALE. 351 tholicisme. Politique sacrée de. Bossuet. La charte du pouvoir ab¬ solu. Quel est le signe d'un gouvernement légitime et chrétien? Une eucharistie sociale. Les libertés gallicanes et le futur Concile, une servitude dissimulée. La papauté donne au dix-huitième siècle le signal de toute négation. La huile Unigenitus. Le christianisme nié par le saint-siége. La guerre civile dans l'Eglise. Bossuet et Fénelon. Nécessité d'un autre idéal. La littérature française est-elle catholique? Comparée à la littérature espagnole. La philosophie légitimée par l'Église. Fausse passion de l'esprit chrétien au dix- huitième siècle. Treizième leçon.— L'Assemblée constituante et la Convention. 219 La révolution représentée par le catholicisme comme un enfer. Po.ëmes de Monti. Difficulté particulière à la France. Une révo¬ lution politique et sociale sans une révolution religieuse. Tentative vaine de la Constituante de concilier la démocratie et le catholi¬ cisme. Alliance naturelle, l'Église et la Vendée. Comment le tem¬ pérament du catholicisme reparait sous les formes révolutionnaires. Le culte de VÊlre suprême, une huile de la Convention. LaTerreur. Les armes de l'Église du moyen âge retournées contre elle. In¬ faillibilité que s'attribue la Convention. Spiritualisme de la Révo¬ lution : Fiehte et Saint-Just. Un peuple fait son testament. Ré¬ ponse de l'Église à la Convention : M. de Maistre. Quatorzième leçon. — Napoléon 259 Napoléon dans le plan de l'histoire universelle; il marque l'alliance de la France et de l'esprit de l'Europe méridionale. Influence de la Corse, de l'Italie, sur la destinée de Bonaparte. Son éducation par l'Italie et l'Egypte. Le Concordat, une fausse trêve. Qui faisait les miracles sous le Consulat? Le Génie du Christianisme, une hérésie. Le sacre. Napoléon se livre à l'idéal du catholicisme et du Midi. Retour au passé ; imitation de Charlemagne. D'où vient la stérilité des institutions de l'Empire. Comment la démocratie était repré¬ sentée dans l'Empereur. Caractère des proclamations. La sainte alliance ; les invasions. Waterloo. Quinzième leçon. — Idéal de la démocratie 257 Pourquoi le catholicisme n'est plus l'àme de la France. Résultats de la Révolution de 1850. Une grande secte. Nouvelles théories sociales comparées à celle de Càmpanella. Avenir de la démocratie. 355 TABLE GÉNÉRALE De l'éducation du peuple. Conscience du divin dans lTiouinie; source de 1a législation nouvelle. L'Etat remplace-t-il l'Eglise? Un sanc¬ tuaire au-dessus de l'Etat. La réforme de la Réforme. Que la Révo¬ lution a ramené la foi h l'impossible. Cause d'un divorce d'esprit entre les hommes et les femmes. Comment juger si une théorie est dans le plan de la Révolution française. Conclusion. Appendice. — Lettre à M. le directeur du journal des Déliais. .270 EXAMEN DE LA VIE DE JÉSUS (Paris, 1838). Troisième édition. Avertissement de la troisième édition (1857) 585 I. Théologie moderne. Histoire critique de l'Ancien Testament. 587 II. Histoire critique du Nouveau Testament 515 III. De la Mythologie chrétienne 555 IV. La personnalité du Christ. De l'existence de Jésus. . . . 555 V. Théodicée nouvelle. Comment s'accordent la philosophie et la religion positive . 541 PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE DE FRANCE (Paris, 1855). Deuxième édition. Avertissement de la deuxième édition (1857) 555 I. Des sophismes dans l'histoire. Les systèmes modernes sur l'histoire de France. Si la servitude est le chemin de la li¬ berté 557 II. Comment a été extirpée l'idée de droit dans l'histoire de France. Les Gaulois et les Romains. Les révolutions commu¬ nales du quatorzième siècle. Etienne Marcel. Les Maillotins. Formation de la monarchie moderne. Louis XI. Réfutation de Tacite. Si l'histoire de France est une exception dans l'his¬ toire do l'espèce humaine 56!) III. La Ligue. Le seizième siècle. Pourquoi la France a rejeté la Réforme 595 IV. Richelieu. Monarchie de Louis XIV. L'égalité est-elle possi¬ ble sans la liberté? 406 l'Ai!LU GÉNÉRALE ÛUATRIÉMË VOLUME. LES RÉVOLUTIONS D'ITALIE (Paris, 1848-1851). Deuxième édition. Avertissement de la deuxième édition (1857) 5 Avertissement de la première édition (1848) 11 Introduction (1848) 15 LIVRE PREMIER. Chapitre 1". — Constitution de l'Italie barbare 17 Fin du mondSwtique. L'Italie esclave. Ses révolutions sont des restaurations. PoTOq'uoi elle a une destinée unique entre les peuples chrétiens. Qui empêche la nation de se former? Renaissance barbare. Chapitre II. — Le saint empire romain 25 Un César féodal. Que renfermaient les luttes des Guelfes et des Gibelins'' Questio'n de la souveraineté. L'Italie au moyen âge in¬ féodée à l'Italie antique, n'a pas conscience du droit, et cherche son appui hors d'elle-même. Des républiques sans la souveraineté du peuple. Une nation vassale. Le droit nouveau ne se fonde pas. Quelle est la véritable origine de la féodalité? Chapitre III. — La papauté et les républiques 55 L'Italie prend le tempérament de l'Eglise. Un cosmopolitisme informe. Illusions communes à tous les partis. Restauration de la monarchie romaine universelle. Un droit chimérique. Contradiction entre le sainUsiége et la nationalité. TABLE GÉNÉRALE. ÔDO Chapitre IV. — 'Ligue lombarde 44 Efforts de l'Italie pour produire une nation. Pourquoi la victoire a été inutile. La liberté sans la nationalité. Loi des révolutions. La noblesse, la bourgeoisie, le peuple. L'hahtius V. — Éducation des peuples du midi de l'Europe en général 02 Principe de formation de leurs littératures. En quoi leur idéal diffère de l'idéal antique. Un paganisme chrétien. Rapports nouveaux de la religion et des arts. L'Église et le poëte ne parlent plus la même langue. Conséquences sociales de ce divorce. Instincts parti¬ culiers de l'Italie et de l'Espagne. Du génie national dans ses ori¬ gines populaires. Le midi de l'Europe dans la constitution du monde moderne. Chapitre VI. — Renaissance sociale par l'amour. . . . 70 Genèse du inonde moderne. La Provence. Mission des troubadours; médiateurs entre les classes. Union do la châtelaine et du serf. Mariage idéal de la noblesse et du peuple ; commencement de la société laïque. Influence de la femme sur la formation des langues vulgaires. Rapports de la Provence et de l'Itabe. Principe de la société et de la famille au moyen âge. Chapitre VIL — Dante 91 La Comédie divine, expression de la conscience et des instincts du peuple italien. Éducation par la mort, l'exil. Pressentiment d'un monde social qui se meurt. A quelle Église Dante appartient-il? La Comédie divine et les Autos de Calderon. Politique de Dante. Le droit du plus fort. Comment le moyen âge interprétait son poëme : une apocalypse de la société laïque. Chapitre VIII. — Une révolution morale. Pétrarque.. . . 127 Les partis politiques épuisés. Retraite de l'Église à Avignon. L'âge de puberté du cœur humain. Pétrarque marque l'unité du génie des modernes. Pourquoi sa passion est devenue une légende. Accord de l'amour de Pétrarque et de l'idéal du moyen âge. Du vague dans les passions au quatorzième siècle. L'homme pour la pre¬ mière fois séparé de l'Église et des partis politiques, se trouve seul dans l'humanité. Pétrarque précurseur de J. J. Rousseau. Nouvelle poétique. Les premiers poètes italiens font l'office de prophètes. 356 TABLE GÉNÉRALE. Idéal platonique de la nationalité italienne. Le roi de la Renais¬ sance. Chapitre IX. — L'art pour L'art. Boccace 1311 L'Italie est vaincue plus que le reste de la chrétienté dans les croisades. Le parti de l'Eglise commence à se railler lui-même. Le parti du saint Empire pouvait être le sujet d'un don Quichotte ita¬ lien. Le Décaméron de Boccace, première expression de la bour¬ geoisie italienne ; joie de l'homme qui vient d'échapper au terro¬ risme du moyen âge. Que l'art pour l'art a étouffé la tendance à la réforme religieuse et politique. Reproches à Boccace, l'ancêtre des indifférents. Incapacité de souffrir moralement, première cause de la décadence. Boccace amuse et enchaîne l'Italie. Le Décaméron et les Niebelungen. Chapitre X. — La bourgeoisie et la chevalerie 151 Chute du parti de l'Empire. L'esprit de la bourgeoisie ruine les traditions chevaleresques. Le saint empire romain démasqué par Pulci, Arioste. Ils raillent les nationalités. L'Italie met son génie à s'oublier elle-même. Le Roland furieux, image de l'esprit humain dans la Renaissance. Chapitre XI. — La bourgeoisie et le peuple 167 Pourquoi le règne de la bourgeoisie a duré en Italie. Organi¬ sation politique du travail. Guerres sociales entre le peuple gras et le peuple maigre. Impossibilité d'associer les classes. Une terreur de trois siècles. Comparaison de la bourgeoisie italienne au moyen âge et de la bourgeoisie au dix-neuvième siècle. Chapitre XII. Le principe des républiques italiennes.. . 184 La terreur. Chapitre XIII. — Une révolution sociale 195 Les Ciompi. Chapitre XIV. — Une révolution fiscale 221 L'impôt sur le capital dans la république de Florence. TABLE GÉNÉRALE. LIVRE H. Chapitre Ier. — Le cosmopolitisme 251 Révolution dans le tempérament du génie italien. La patrie ou le monde. Comment le chemin est frayé à l'invasion. L'italie dés¬ arme ; elle compte sur la souveraineté de l'esprit. Contraste entre la chute-politique de la nation et le progrès des arts. Un concile d'artistes. Chapitre II. — L'art de bien mourir. 240 Pressentiment de ruine. Savonarole comparé à Luther. Où cher¬ chait-il le salut? Il veut relever la cité du Juste. Réaction contre la Renaissance. La mort mystique d'un peuple. Le Christ roi de Flo¬ rence. Politique du désespoir. Le moment venu de tuer par la prière. Qu'il faut donner un autre héritier à Rome. Chapitre III. — Comment a péri la conscience du droit. . 250 Histoire de la conscience de l'Italie. Pourquoi les grands juris¬ consultes sont de l'époque barbare des onzième et douzième siècles. Leur science une intuition. Le droit romain la religion civile de l'Italie. Opposition entre l'idée du droit et l'idée de la religion na¬ tionale. La justice perd sa sanction. Chapitre IV. — Machiavel 256 Négation du droit. Sauver l'Italie en dépit de l'Église. Une po¬ litique sans Dieu. La religion de la force. Comment le remords a disparu. Différence du machiavélisme et du jésuitisme. L'art de réussir. Dégénération du machiavélisme. Guichardin, Chapitre V. — L'invasion 508 Le dernier jour de l'Italie. Pourquoi il n'y eut pas de résistance nationale. La grosse bourgeoisie appelle l'étranger. Le peuple. La secte des obstinés. Ferrucci. Capitulation de Florence. Premier mo¬ dèle des restaurations de dynasties. L'invasion de l'Italie en 1550 et les invasions de la France en '1814 et 1815. Les Médicis et les Bourbons. Comment on détruit un peuple par le système des res¬ taurations imposées. Chapitre VI. — Pourquoi l'Italie est le tombeau des Français. 525 La France monarchique incapable de comprendre l'Italie répu- 558 TABLE GÉNÉRALE. blicaine. Quelles espérances s'attachaient aux Français. Comment ils y répondent. Leur mission d'après Savonarole. Ils la rejettent. L'Italie leur est fermée pour trois siècles. Avertissement. Chapitre VII. — Le nouveau monde 552 Christophe Colomb représentant et missionnaire du cosmopoli¬ tisme italien. Comment l'idée du nouveau monde est née dans son esprit. Unité religieuse du globe. Le journal de bord. La nouvelle Genèse. Chapitre VIII. — La révolution dans les arts 348 La religion de l'artiste n'est plus celle du prêtre. Le peintre plus universel que l'Eglise. Léonard de Vinci le précurseur de la Re¬ naissance. Raphaël. Sa Bible guelfe. Caractère épique. Comment il conçoit l'Église universelle au-dessus des sectes. 11 réhabilite les hérésies. L'artiste au-dessus des lois. Son isolement social. Il survit à un peuple. Tyrannie de la beauté. Chapitre IX. Michel-Ange 565 Révolutions de sa vie intérieure. L'Italie dans ses œuvres. Le terrorisme dans l'art. LIVRE III. Chapitre 1". — La réforme en Italie 570 Un peuple muré dans le tombeau d'une religion. Les peuples la¬ tins serfs de Rome. L'Italie repousse le juste milieu en matière re¬ ligieuse comme en matière politique. Les protestants italiens sus¬ pects au protestantisme du Nord. Une seule Secte nationale, le soci- nianisme. Pourquoi les religions dirigées par les gens de lettres manquent de profondeur. Sarpi. Les martyrs. Le fer et le feu ont plus fait que la parole. Dernière époque des religions, la terreur. Si la force ne peut rien contre les idées. Caractère servile des re¬ ligions auxquelles manque la liberté religieuse. Comment les pré¬ jugés survivent aux croyances. Chapitre II. — Le concile de Trente 592 Réaction religieuse. Premier type des assemblées constitution- TABLE GÉNÉRALE. 559 nelles, fondement de l'autorité chez les modernes. Son manque de sérieux. Le livre de Sarpi, complément du Prince de Machiavel. Comment se rétablit une religion dans un temps corrompu. Pri¬ mauté de la papauté. L'Italie asservie sert à asservir le monde. Principe de l'absolutisme fondé en Dieu même. Chapitre III. — Réaction littéraire dans le midi de VEurope. 596 Nouvelle époque de la Renaissance. La réaction religieuse dans les lettres. L'Italie envahie impose ses arts et ses idées aux étran¬ gers. Tempéraments divers dans la famille des peuples du Midi. Analogies et différences du génie italien et du génie espagnol. L'es¬ prit catholique dans la littérature espagnole et portugaise. Des poètes hommes d'action. Michel Cervantes. Camoëns. Déclin ra¬ pide de l'Europe du midi. A quel signe se reconnaît l'intensité de la vie nationale. Du sommeil de l'esprit. Chapitre IV. — Réaction littéraire en Italie 415 De l'éducation en Italie. L'Emile du seizième siècle. Une ma¬ ladie morale. Le Tasse. Lutte du naturel poétique et du monde de convention. Le poëte de la réaction catholique. Quelle était sa croyance. Ne croit pas au christianisme. Atteint un but opposé à celui qu'il poursuit. L'Italie absente de son Iliade. A perdu l'accent de la douleur. Le Tasse et Palestrina: Les deux Jérusalem. L'homme moderne double. Contradiction morale où la raison se brise. Disso¬ lution sociale. Solitude d'cs intelligences. Le mal du Tasse, celui de toute une génération. Chapitre V. — Philosophie italienne 455 Comment se sont brouillées la foi et la philosophie. La lyre brisée de Marsile Ficin. Scepticisme involontaire. Pomponace. Isolement des penseurs. Quels monstres naissent dans les esprits. Le. dernier alchimiste, Cardan. Sentiment permanent de la mort sociale chez les philosophes. L'esprit italien en dehors du chris¬ tianisme. Vertige d'indépendance spirituelle. Giordano Bruno. Ega¬ lité de la terre et du ciel. L'Italien échappé au terrorisme de l'Église. Un panthéisme héroïque. Essai de réconciliation de la philosophie italienne et de la religion nationale; Campanella. La démocratie catholique. Conception du christianisme heureux dans un cachot. La Monarchie du Christ. Attente de la résurrection du monde civil. Dans l'esprit des réformateurs italiens, l'Italie a cessé TABLE GÉNÉRALE. d'exister. La cité du soleil. Pourquoi les utopies sont prises au sé¬ rieux dans les temps de dissolution ou de décadence des Etats. L'Italie ne comprend plus ses penseurs. Elle tue ou laisse tuer ses prophètes. Chapitre VI. — La mort sociale 45.9 Différents degrés dans la mort d'un peuple. Comment on finit par aimer l'esclavage. LIVRE IV. Chapitre I". — La Révolution française en Italie. . . . . 465 Le dix-huitième siècle oublie la nationalité. Les écrivains ita¬ liens ne représentent plus l'Italie. Comment la Révolution fran¬ çaise a été accueillie par les différentes classes. Effet de l'éducation des deux derniers siècles. Une caste sacerdotale à la place d'une nation. La liberté semble une hérésie. Une nation qui ne veut plus être sauvée. Elle défend ses oppresseurs contre ses libérateurs. Le peuple maudit les partisans du peuple. Les Pâques de Vérone. La révolution de Naples. La Vendée en Toscane et en Calabre. Alfieri. Comment il représente cette époque de l'esprit italien. In¬ capable de trouver sa place dans le monde moderne. Misanthropie universelle. Botta. Histoire de la Révolution. Philosophie du déses¬ poir. Chapitre II. — Napoléon et l'Italie 4.81 Son système impérial n'est pas dans les traditions françaises. Son idéal est italien. Avènement de l'empereur gibelin. Projet de mo¬ narchie universelle telle qu'elle avait été comprise par Dante et les jurisconsultes du moyen âge. Pourquoi la tutelle des Français devient insupportable. Service qu'ils rendent aux Italiens. Us leur apprennent à souffrir. Réveil de l'âme italienne dans la douleur. Union de toutes les classes contre les Français dans les derniers temps de l'Empire. Les Carbonari. Ils attendent une résurrec¬ tion. Chapitre III. —Les espérances de l'Italie 488 Comment, d'après les idées exposées dans cette histoire, on peut, juger la marche des choses à venir. Les révolutions contemporaines. TABLE GÉNÉRALE. 561 Les nouveaux Guelfes. Les Italiens abandonnent les traditions de leurs philosophes. Essai de régénération parle catholicisme. Pic IX. Un problème insoluble : fonder ht nationalité sur la papauté. Qu'il ne s'agit pas de réformer une nation, mais de la créer. Les théori¬ ciens libéraux de la théocratie. Deux issues. Où est le mal? Où est le remède?. hapitre IV. — Résurrection sociale 519 La république romaine. De la tyrannie de la conscience. Dans une époque corrompue peut-on ne tenir aucun compte des vices? Confirmation de tout ce qui précède. Conclusion. r>62 TABI.E GÉNÉRALE. CINQUIÈME VOLUME. FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE DES PROVINCES-UNIES. MARNIX: DE SAINTE - ALDEGONDE (Paris, 1854). Troisième édition. Avertissement de la troisième édition ('1857) 5 I MARNIX DE SAINTE-ALDEGONDE ET LES GUEUX DES PAYS-BAS. I. Marnix de Sainte-Aldegonde. Philippe II. Le prince d'O¬ range. Le comte d'Egmont. Le comte de Bornes. Le compromis des nobles 14 II. Hésitations du prince d'Orange au commencement de la ré¬ volution 2fi III. Le duc d'Albe. Le tribunal de sang. De quelle dureté de cœur les peuples sont capables quand la peur les a ap¬ privoisés r»r. IV. Campagne de 1568. La ruche romaine 58 V. Campagne de 1572. Assemblée de Dordrecht. Insurrection de la Hollande. Les gueux de mer. Bible de Marnix. Confédération des Pays-Bas 50 II POURQUOI LA RÉVOLUTION HOLLANDAISE A RÉUSSI. VI. Don Juan d'Autriche. Les vaincus, ayant la majorité dans les états généraux, proposent au vainqueur de TABLE GÉNÉRALE. , 565 s'en remettre au vote. Comment la révolution a échappé à ce piège. Je maintiendrai 68 VII. Que la tolérance eût perdu la Réforme. La liberté de conscience était une utopie au seizième siècle. "La Ré¬ forme est sommée, au nom de ses principes, de se laisser extirper par le catholicisme. Elle a réussi, parce qu'elle a osé profiter de sa victoire 77 VIII. Premier plan de l'union d'Utrecht. Défection de la no¬ blesse de Belgique. Ambassade de Marnix en Angle¬ terre et en Allemagne. Diète de Worms. ..... 85 IX. Alexandre Farnèse. Ambassade de Marnix en France. Le gouvernement des Pays-Bas offert au duc d'Anjou. 95 X. Marnix fondateur de l'Eglise batave. Un système d'édu¬ cation 99 XI. Mort du prince d'Orange. 101 XII. Le siège d'Anvers 109 III religion, politique et ap.t des gueux. XIII. Capitulation d'Anvers. Calomnies contre Marnix. . . . 125 XIV. Exil de Marnix. Duplessis-Mornay. Médailles de la Répu¬ blique. 152 XV. Le Tableau des différends de la religion 1-40 XVL Mort de Marnix 156 XVII. Principes de l'histoire de Hollande. Pourquoi les Nassau n'ont pu devenir des souverains absolus. Conditions du stathoudérat. Un peuple qui veut perdre la liberté et qui ne peut y réussir 160 XVIII. L'Art hollandais. Rembrandt. Rubens. . 164 LA GRÈCE MODERNE ET SES RAPPORTS AVEC L'ANTIQUITÉ (Strasbourg, 1830). Deuxième édition. Avertissement de la deuxième édition (1857) 177 Chapitre I. — Les côtes de la Morée. L'ile de Sphactérie. Na¬ varin. Modon 185 564 TABLE GÉNÉRALE. Chapitre II. — Messène. L'Ithôme 195 Chapitre III. — L'Arcadie. Mégalopolis. Un orage sur le mont Lycée. Le temple d'Apollon 220 Chapitre IV. — Lycossure. Harmonies de la nature et de l'art. Une nuit au pied du Taygète 257 Chapitre V. — Mistra. Sparte. Amyclée. Les Doriens et les croisés : . . . . 250 Chapitre VI. — Champ de bataille de Sellasie. La Flore la- cédémonienne. Harmonie des formes végétales et des so¬ ciétés humaines. Tripolitza. Tégée 270 Chapitre VII. —Mantinée. Le président Capo-d'Istria. Nikitas. Colocotroni. Caractère, social de la révolution grecque. . . 281 Chapitre VIII. — Argos. Tyrinthe. Mycènes 297 Chapitre IX. — Nappli. Némée. Corinthe. Sycione 518 Chapitre X. •— Hospitalité des monastères grecs. Epidaure. Égine. Les fêtes de Pâques. L'art éginétique 550 Chapitre XI. — Athènes pendant le dernier siège 548 Chapitre XII. — Les Cyclades. Le giaour. Syra. Les élections. TABLE GÉNÉRALE. 5(35 SIXIEME MEME. LES ROUMAINS (Paris, 1856). Deuxième édition. Réponse aux adresses des Roumains (1856) 5 RÉORGANISATION DES PROVINCES DANUBIENNES. 1. Une nationalité découverte 7 11. La colonne Trajane 16 III. Expédition de Trajan ... '21 IV. Établissement des colonies. . . 27 V. La langue roumaine 55 VI. Renaissance littéraire 51 VII. L'Histoire 61) VIII. Etienne le Grand et Michel le Brave 67 IX. Reconstitution. Système de défense militaire 77 X. Le Phanar ^5 XI. Autonomie et souveraineté 62 XII. La régénération morale. 67 XIII. État social. . ; >09 XIV. Organisation politique '15 XV. Conclusion • • ■ ''6 ALLEMAGNE ET ITALIE (Paris, 1838). Troisième édition. Avertissement de la troisième édition (1857) 155 ALLEMAGNE. I. L'Allemagne et la révolution (Paris, 1851) 155 II. Système politique de l'Allemagne Il-' 306 TABLE GÉNÉRALE. [11. Avertissejiient à la monarchie de 1830 158 IV. De la philosophie dans ses rapports avec l'histoire poli¬ tique 174 V. Des arts et de la littérature. Goethe 182 VI. Réveil de la nationalité allemande depuis 1813 et .1814. Koerner. Uhland 187 Vil. Goerres 194 VIII. Progrès dans le scepticisme. Les Schlegel. Tieck. Voss. . 201 IX. Henri Heine 215 X. Des préjugés qui séparent l'Allemagne de la France. . 218 XI. Des préjugés allemands 225 XII. Chute du spiritualisme. Théologie moderne. Religion de la matière 228 XIII. Fatalisme et indifférence. Illusions de l'industrie. . . . 237 XIV. Les bords du Rhin 240 XV. La Teutomahie 249 XVI. Réconciliation. Le cosmopolitisme littéraire. Unité du génie des modernes 200 ITALIE. I. Venise 291 II. Ferrare 505 III. Les Autrichiens en Lombardie. 505 IV. Florence 507 V. Rome 515 VI. Naples. Une éruption du Vésuve . 529 VII. La Grotte d'azur 554 VIII. Pœstum 540 IX. . . .• 542 MÉLANGES (Paris, 1838). Troisième édition. 1. Arts de la Renaissance et l'Église de Brou 551 II. Le champ de bataille d'Arcole 504 III. Le champ de bataille de Waterloo 509 IV. I.e siège de Constantine 590 TA BLE GÉNÉRALE. 36.7 V. De l'Avenir de la religion 394 VI. Une lecture des Mémoires de M. de Chateaubriand à 1"Ali— baye-aux-Bois 405 VIL Le Combat du poëte 455 368 TABLE GÉNÉRALE SEPTIÈME VOLUME. AHASVÉRUS (Paris, 1833). Troisième édition. Avertissement des éditeurs à la seconde édition (1845). ... 5 Etude sur le génie poétique, par M. Magnin 5 Prologue 61 Première journée. — La Création 67 Intermède de la première journée 125 Seconde journée. — La Passion 126 Intermède de la seconde journée. . 176 Troisième journée. —La Mort 177 Intermède de la troisième journée ' 280 Quatrième journée. — Le Jugement dernier 293 Épilogue 397 LES TABLETTES BU JUIF ERRANT (Paris, 1823). Deuxième édition. Avertissement de la deuxième édition (1857) 407 I. Le Juif errant 409 II. Les philosophes 415 III. La pythie 417 IV. Le monastère 425 V. Le vassal 455 TAtlLE GÉNÉRAL!'. 569 HUITIÈME VOLUME. PRQMÉTHÉE (Paris, 1838). Troisième édition. Avertissement (1857) v Avertissement de la première édition (1858). ....... vu Première partie. — Prométliée inventeur dii feu '25 Deuxième partie. — Prométliée enchaîné 51 Troisième partie.— l'rométhée délivré Utl NAPOLÉON (Paris, 2.83S). Troisième édition. Avertissement de la troisième édition (1857). 157 Avertissement de la première éditioiT (1855) 141 I. Le Berceau. 161. II. Madame Létitia 165 III. La Bohémienne 167 IV. Adieu 170 V. L'Étoile 17'2 VI. La République. 175 VIL Le Chant du pont d'Arcole 176 VIII. Le Chant des morts 181 IX. Venise 184 X. Le Message. . 190 XL La Réponse 195 XII. Les Pyramides 196 XIII. Le Pacha 199 XIV. Le Chamelier . 202 XV. L'Iman 204 XVI. La Plainte. 207 X. 24 370 TABLE GÉNÉRALE. XVII. Le désert 210 XVIII. Le premier consul 215 XIX. Le Saint-Bernard 218 XX. Le Te Deûrri 221 XXI. Le Couronnement 224 XXII. Le Bivac 227 XXIII. Austerlitz 250 XXIV. Le Lendemain 255 XXV. Montebello 255 XXVI. La Lettre.. 258 XXVII. Les Sœurs 241 XXVUI. Le Vertige 245 XXIX. L'Anathème. 249 XXX. La Fête 251 XXXI. Saragosse 255 XXXII. Moscou 259 XXXIII. La Bérésina 265 ' XXXIV. Le Voyageur 267 XXXV. Le Roi de Rome 269 XXXVI. Leipsick : 271 XXXVII. Poniatowski 276 XXXVIII. Cliamp-Aubort 278 XXXIX. L'Aiguillon 282 XL. Fontainebleau.. 285 XLI. L'Invasion 289 XLII. L'Ile d'Elbe 295 XLI II. Waterloo. Les Bergers 296 XLIV. L'Orage 299 XLV. Les Clairons . . 502 XLVI. Les Cavaliers . 504 XLVII. La Prière 506 XLVIII. Sainte-Hélène. . 507 XLIX. Longwood ... 511 L. Le Tombeau 516 Ll. Les Veuves . 518 LU. La Colonne 522 TABLE GÉNÉRALE. 571 LES ESCLAVES (Paris, 2853). Deuxième édition. Préface (1855) 529 Acte premier 54,7 Acte second. . 575 Acte troisième Acte quatrième. 417 Acte cinquième 44g LA SIRÈNE (1843). — LE RHIN (1841). La Sirène. Le Rhin.. 467 475 372 TA BLE OK.VlvllALË: NEUVIÈME VOLUME, MES VACANCES EN ESPAGNE (Paris, 1846). Deuxième édition. Avertissement de là deuxième édition (1857) . . 5 Prologue 5 I. Vaueluse 7 II. Lu Vieille-Gastille 10 III. Le Prado 10 IV. La Madone constitutionnelle 27 V. Les Taureaux et le fandango 31 VI. Un Professeur 42 VIL La Chevalerie des Amadisdans le gouvernement consti¬ tutionnel 45 VIII. Le premier ministre de l'innocente Nina.' 47 IX. Trois jours de l'histoire d'Espagne. Les orateurs poli¬ tiques. M. Olozaga 49 X. Suite. Cortina. Lopez. Martinez de la Rosa 62 XI. Une révolution sans idées révolutionnaires 70 XII. Une incantation 82 XIII. L'Escurial 83 XIV. Les Écrivains. Un pamphlétaire. Lara 95 XV. Les poètes. Zorrilla 110 XVI. Le théâtre espagnol 117 XVII. Esproncéda. Mission du poète en Espagne 151 XVIII. Tolède 159 XIX. Les Brigands. Debemos gracias a Dios 148 XX. Une Conversation en traversant la Manche ... '152 XXL Baïlen '150 XXII. L'Alhambra 163 XXIII. La Fête de Grenade 174 TABLE GÉNÉRALE. 575 XXIV. Un Voyagea vol d'oiseau 180 XXV. La Mosquée do Cordouc. Un nouveau chapitre du Coran. 206 XXVI. Un Prolétaire espagnol 211 XXVII. La Giralda et Murillo. Cadix 217 XXVIII. Cadix. L'État de siège 227 XXIX. Lisbonne. 254 XXX. Le Retour. Aux Espagnols 245 Épilogue 261 DE L'HISTOIRE DE LA POÉSIE (Paris, 1838). Troisième édition. Avertissement de la troisième édition (1857) 200 Chapitre I". — L'Épopée grecque. Homère a-t-il existé?. . . 271 Chapitre II. — Les Rhapsodes. Comment ont été composés les poëmes d'Homère. Si l'écriture était nécessaire 277 Chapitre III.—Influence des poëmes d'Homère sur la religion et l'unité sociale des Grecs 2.S4 Chapitre IV. — Qu'est devenue l'inspiration épique après Homère? Aristote. Les Modernes. 290 Chapitre V. — L'Épopée romaine. Traditionsnationalesdel'Italio ancienne. Système de Niebuhr 295 Chapitre VI. — Réfutation du système de Niebuhr. Hypothèse d'une épopée plébéienne. Le Chant populaire chez les Ro¬ mains 300 Chapitre VIT. — Pourquoi l'imitation a été la règle des Ro¬ mains 510 Chapitre VIII. — Caractères différents de la décadence chez les anciens et les modernes 519 Chapitre IX. — L'Épopée française. Les légendes, les chants de guerre. Traditions celtiques. Cycle d'Arthus 525 Chapitre X. — Épopées carlovingiennes. Différences de l'his¬ toire et de la tradition populaire. Caractère des Trouvères français . > 3o I Chapitre XL — Quel rang occupiînt dans l'art les poëmes che¬ valeresques. Comment ils étaient composés et publiés. Los Rhapsodes du moyen âge . . 544 Chapitre XII. — Les poëmes originaux et les versions élraii- 574 TAIU.E GÉNÉRALE gères. Unité de la poésie an moyen âge. Le Tristan français et le Tristan allemand 548 Chapitre XIII. — Que la grande époque de la poésie française remonte au douzième siècle 555 Chapitre XIV. — Pourquoi l'esprit français a rejeté les tradi¬ tions nationales 559 Chapitre XV. — L'épopée allemande. Iles traditions germani¬ ques. Les migrations. Les Eddas. Premiers éléments des poëines des Niebelungs 565 Chapitre XVI. — Théogonie des Barbares. Leurs traditions po¬ pulaires comparées aux traditions des Grecs. Les Contes de fées 576 Chapitre XVII. — Le christianisme est étranger aux Niebelungs. Caractère iconoclaste de ce poëtne. Opinions de la critique moderne 585 Chapitre XVIII. — Traditions épiques des Slaves. Chants popu¬ laires, héroïques des Bohèmes. . 587 DES ÉPOPÉES FRANÇAISES INÉDITES DU DOUZIÈME SIÈCLE (Paris, 1831). Deuxième édition. Avertissement de la deuxième édition (1857) 405 Des Epopées françaises inédites du douzième siècle. . . 409 TABLE GÉNÉRALE. 375 DIXIÈME VOLUME. Préface (1858) , AVERTISSEMENTS POLITIQUES. Avertissement a la monarchie de 1850. (4815 et 1840.) (Paris, 1840, troisième édition.) 1 Avertissement au pats. (Paris, 1841, troisième édition.). . , 29 AVERTISSEMENT AUX NATIONALITÉS. La France et la Sainte-Ai.liance en Portugal. (Paris, 1847, deuxième édition.) 55 HISTOIRE DE MES IDÉES (Paris, 1858). Première édition, PREMIÈRE PARTIE. Qu'ai-je voulu faire'' 91 Comment s'élever à des conclusions qui ne. soient pas imagi¬ naires? 97 Quelle règle suivre? Réponse de J. J. Rousseau à cette question. 98 Y a-t-il des vérités indifférentes? 100 Comment inculquer à l'enfant le respect de la nature humaine?. 107 Un souvenir de l'Eglise primitive 111 D'où m'est venue l'idée de Dieu? 112 Education religieuse 113 Certines. Le mal du pays 115 Méthode pour apprendre à la fois à lire et à écrire 117 Les contes de fées, La magie 119 L'éducation avant la Révolution française 120 Comment j'appris le nom de Voltaire avant celui de Napoléon. 127 57G . TABLE GÉNÉRALE. Croyance absolue à la puissance de la volonté chez les hommes de la Révolution 128 Une date morale. L'éternité des peines 150 Passion de la justice . 152 DEUXIÈME PARTIE. Première idée de la patrie et de la vie publique 154 Un prisonnier de Pile de Cabrera 154 Un conventionnel 156 Le prêtre marié. 157 L'éducation sous l'Empire 157 J'apprends à souffrir pour une cause morale. . 141 Comment la langue de la liberté s'était perdue 142 Première impression du théâtre 145 Que l'âme s'éveille dans l'éternel amour 147 L'épopée de l'Empire et l'invasion de 1814 dans une petite ville 148 Figure du Pauvre sur les ruines de la France 149 Comment on a cessé en France d'avoir la vie légère 15.5 Retour à la barbarie . . '159 Un journal d'éducation 160 Le maréchal Ney. — Explication des sentiments d'une foule. . 162 Les Cent-Jours dans une bourgade 166 Révolte d'un régiment. La cocarde tricolore '168 Une vision. Le revenant 170 Histoire de la légende. — Influence d'un grand homme sur un enfant. .... 172 Waterloo. Seconde invasion. En quoi elle a différé de la pre¬ mière. 175 Méditations sur le système du monde au milieu des Cosaques. 176 Pourquoi certains hommes restent ignorés avec des facultés qui eussent pu les rendre immortels 177 Pourquoi je devenais un disciple de la force et du hasard. . . 179 Deux éducations opposées. Premier déhrouillement de l'intelli¬ gence. 181 Comment les hommes perdent ,1a capacité de comprendre . . 181 Le dix-neuvième siècle dupe d'Ossian 185 table générale. 377 Éveil tle l'imagination par la musique .185 Impression de la terreur blanche de 1815. Premier sentiment de la fragilité des choses et des hommes 187 Influence de la chute de Napoléon sur la destinée privée de cha¬ que homme 189 Révolution dans l'éducation 190 TROISIÈME PARTIE. Premier contact avec la société réglée 195 La Jardinière de Rapnaël . 197 Différence réfléchie entre les paysages. , . . 199 La première communion tlOO Réconciliation de deux Églises dans la pratique d'un enfant. . 202 Délices de la vie bienheureuse. — Pourquoi cet état n'a pas duré 204 Différence entre l'art et la foi. 205 QUATRIÈME PARTIE. Changement de tempérament de tout un peuple 208 Les cours prévôtales. Danger du la rhétorique dans les affaires d'État 209 Suite de l'histoire morale de la légende. ........ 211 Deux voies : celle du peuple; celle dés esprits cultivés. ... 215 Comment se marquent les différentes saisons de la vie. ... 215 Première vision de la beauté. — Simple histoire 219 Premier regard sur le monde des esprits 227 Première révélation de l'histoire 251 L'antiquité et l'adolescence 251 Influencé des invasions de 1814 et 1815 sur l'éducation intel¬ lectuelle des hommes de notre temps 255 Que la vue des barbares a donné à notre temps l'intelligence des époques de barbarie 254 Lecture de la Bible dans l'église. Qu'en résulte-t-il? 256 Comment la l'orme historique devient la méthode du dix-neu¬ vième siècle 25/ 578 TABLE G1LNËBALE. La philosophie et la poésie des mathématiques '258 La Muse Uranje. . 25'J Si les mathématiques tarissent l'imagination 259 Aversion pour les paradoxes 245 Premières compositions en vers. Puissance du mètre pour ren¬ dre l'équilibre à l'âme 245 Amitiés 247 Derniers jours de quiétude. . . 250 Lutte contre la nature environnante 255 Caractère des lieux. La mauvaise Bresse et les Dombos. Nos marais Pontins 250 Premiers essais en prose 259 Difficultés particulières à notre génération. — Son caractère. . 200 Tableau de la France avant sa renaissance littéraire et politique. 265 Deux siècles aux prises. Le dix-huitième et le dix-neuvième. . 204 Isolement moral 265 Le choix d'un état 266 Préjugés contre l'enseignement et les lettres 267 Conclusion 269 ESSAI D'UNE CLASSIFICATION DES ARTS. . . 271 LETTRE SUR KANT 287 ■ , ft. ^ IOMAJ ■ tkJiJrv ' REPONSE A UNE DÉPUTATION DE LA JEUNESSE DES ÉCOLES (1840). ....... 295 APPENDICE. Dernières paroles. ■— Le 7 février '1847 501 Dernières paroles. — Le 15 mars 1856. (Fragment.). . . 509 Noies - 515 ERRATA DES DIX VOLUMES Tome II, page 411, lignes 25, 26, 27, 28, au lieu (le : Ce sont les traits de l'adolescence et presque de l'enfance; mais où est restée l'empreinte d'une douleur trop poignante pour cet âge? lisez: Ce sont les traits de l'adolescence et presque de l'enfance, mais où est restée l'empreinte d'une douleur trop poignante pour cet âge. Tome V, p. 138, ligne 28, au lieu de: Barneveldt et le fils de Maurice, — lisez : Barneveldt et le neveu de Maurice. — p. 225, ligne 25, au lieu de : ces ombres, lises : ses ombres. — p. 244, ligne 28, au lieu de : son cours qui se resserre, lisez: son cours se resserre. Tome VII, p. 416, ligne 20, au lieu de : chez qui, lisez : où. — p. 440, ligne 9, au lieu de : un chapeau, lisez : un château, Tome X, p. 129, lignes 20, 21, au lieu de: Tout grands qu'ils fussent, lisez : Tout grands qu'ils étaient., — p. 137, ligne 29, au lieu de : Granville, lisez: Graiuville. — p. 268, ligne 4, au lieu de : notre oncle, lisez : notre grand oncle. OEUVRES COMPLÈTES DE EDGAR QUINET PUBLIÉES EN DEUX FORMATS Édition iui-8, S© fr. —Édition in>l 8 (format anglais), 35 fr. Cette édition, revue par l'auteur, est publiée sous la surveillance de Mes- JiilcsMlCHÉET. Alfred DUMESNIL. . Armand LÉVY. Paul BATAILLARD. Eugène NOËL. BILBAO (du Chili). Henri MARTIN. Ary SCHEEFER. Auguste PRÉAHLT. CALAMATTA. J.DE ALBNCAR (deRio de Janeiro). M0NTANELL1. Paul MEURICE. CARNOT. GOLESCO (de Valachie). MARTIN (de Strasbourg). Charles KESTNER. Théophile DUFOUR. Augusle MARIE. RALLETO, ex-ministre Les œuvres de 51. Quinet forment dix volumes : PHILOSOPHIE RELIGIEUSE ET PHILOSOPHIE SOCIALE Ier Volume.. . Le Génie des Religions. — De l'Origine des Dieux. 11° Voulus... Les Jésuites. — L'Ultramonlanisme. — Introduction à la Philosophie de l'histoire de l'Humanité. — Essai sur les œuvres de Ilerder. IIP Voi.ume . Le Christianisme et la Révolution française.— Examen de.la Vie de Jésus-Christ, par Strauss. — Philosophie de l'histoire de France. HISTOIRE — LES NATIONALITÉS IV" Volume.. Les Révolutions d'Italie. Ve Volume. .. Marnix de Sainte-Aldegomie. — La Grèce moderne et ses rapports avec l'Antiquité. VI" Volume. . Les Roumains. — Allemagne et Italie. — SIélanges. POÈMES VIP Volume. Ahasvérus.— Les Tablettes du Juif errant. VIIIe Volume. Prométhée. — Napoléon. — Les Esclaves. VOYAGES — CRITIQUE LITTÉRAIRE — ŒUVRES DIVERSES IXe Volume. . Mes Vacances en Espagne. — De l'Histoire delà Poésie. - Des Épo¬ pées françaises inédites du X1P siècle. Xe Volume. .. Histoire de mes idées. — 1815 et IE40. — Avertissement an pays. — La France et la Sainte Alliance en Portugal. — Œuvré! diverses. EDGAR QUÎNET SA VIE ET SON ŒUVRE 4» I» A R CHAULES - LOESS CHASSE* un volume de 400 pages Édition iiï-18,• 3 fr. 50 ; pour les souscripteurs. 2 fr. 50. — Édition in-8,6 fr. ; pour les souscripteurs, 5 fr. l'AllI". - IMV. SI MO», BACON ET COMP., RUE IT'EliFIfltTU I. vfeïS| v : Vv> V - ■ - fessa ivfefe ' sr'>' I , i I ■ ' ■mu I®: S';, S:,:: -, < ' 1 . \fe' : . . /;;v S'fe-fe ^ fe - , s-ï-"ô .''■■■-■1 : - ' ' -rfe ' ^ -- 1 • ■ - , . :■■■ „»■ ~ ■ ■.. -, • - - . ' V,; " S V;fe-fe'<' * |S® I -2§ - * V / h ■ ■ -f , . • . - -■ . , / ' ^mÉMÊÊËÊÊÈs fe ■ ': S: V-fe :fe; : - ' V ' < fe\. -' V-î:V: -fe fefefelî ■<■■ ■■■'■■■, ' • ' ■ ' . . '.•■■■■' - ■ '■ v: - A " , ' V ^ V \ } - ' _ tf ' - /: • -S, . - '-s-' ~ ^ ; ■.--V —,- fefcfei