2mt Année - N» 4 Octobre 1937 SOMMAIRE L. justinard Max Jacob L. P Innocent VII Robert Ricard Christian Funck-Brentano . Jean Grenier Claude-Maurice Robert Marcelle Marty Marion Sénones LES PROPOS DU CHLEUH. Le cœur dans la roue du moulin. Poèmes. LES PROPOS DE L'INNOCENT. Pierre de Cénival. 19 mai 1937 La Nuit à la Médina. L'Ermite du Hoggar. Printemps d'oasis. L'Abandonnée, 1. CHRONIQUES LES LETTRES Chronique-éclair Sélections et commentaires .... Poètes, par A. Guibert ; Rainer-Maria Rilke, par G. Germain ; Anne Morrow- Lindbergh, Kennelh Grahame, par C. Funck-Brentano ; Louise Hervieu, Ro¬ land Lebel, par Gui Mémoire ; H. Fabu- reau, Mad. Bourdouxhe, par M. Levan- ti ; Edmond Arnaud, Camille Manclair, par R. Lebel. Chronique marocain* Memento. ERRATA Propos du C-^kleuk HISTOIRE D'HAMOU OU NAMIR Cette histoire est assez populaire chez les Chleuh pour qu'on y fasse souvent allusion dans les chansons. C'est, en résumé, l'histoire d'un bel enfant, amoureux d'une fée, qui, pour la suivre au ciel, abandonna ses parents et se perdit lui- même. Voici d'abord quelques fragments de chansons faisant allusion à cette histoire, puis tout ce qui a pu en être recueilli. O vie, mon histoire avec toi, c'est celle d'Où Namir, Séparé de ses parents et de ce qu'il aimait. Monde, il se perdit dans toi, jusqu'à en mourir. L'amour est chose cruelle. Qui dira qu'elle est légère, Qu'il ait à la supporter. C'est par l'amour qu'Ou Namir Au septième ciel fut ravi Et puis retomba sur la terre. Voilà le malheureux perdu. Bismillah, je suis pour toi, ô pauvre cœur de ma mère, Ainsi que Hamou ou Namir qui, sans souci de ses parents A son gré suivit son amour, s'exila pour lui, Monta au ciel avec lui et retomba sur la terre. 258 * ❖ ❖ On dit qu'Hamou Ou Namir était un joyeux garçon ; Pour étudier le Coran, allait un peu à l'école, Mais comme il avait les mains teintes de henné Le grondait le maître d'école et le battait. Ou Namir lui répondait combien de paroles : « O Monseigneur le Taleb, le reproche sur ta tête. Toujours des coups de bâton, je quitterai ton école. » Hamou Ou Namir était un jeune garçon, beau comme le dia- | mant. Si beau que les fées, amoureuses de sa beauté, venaient pendant la nuit, teindre ses mains avec du henné. Le matin, quand il arrivait à l'école, le maître le battait à cause de ses doigts teints au henné. « Achète au marché, dit-il un jour à sa mère, un grand pot et une bougie neuve, du henné et des petits pois. Mets dans le pot les pois, puis le henné. Fais fondre la bougie des¬ sus. Et puis, la nuit venue, que l'enfant plonge la main dans ce pot et fasse semblant de dormir ». Voici qu'au milieu de la nuit arrivent les fées. Bismillah, dit la première ,je veux piler le henné. Bismillah, dit la deuxième, je veux le faire chauffer. Bismillah, dit-la troisième, moi je veux tenir sa main. Bismillah, dit la quatrième, je mets le henné sur sa main. Bismillah, dit la cinquième, moi je le ferai sécher. Or, l'enfant se taisait, semblant dormir. Puis il retira sa main et emprisonna les fées. 259 La première dit : « Délivre-moi, Ou Namir. J'ai laissé ma mère aveugle, sans personne pour la servir », Il la délivra. La deuxième dit : « Délivre-moi, Ou Namir. J'ai laissé mon père infirme. C'est moi qui lui présente l'eau des ablu¬ tions pour la prière ». Il la délivra. « O Ou Namir, dit la troisième, ne me sépare pas de mon époux ». Il la délivra. « Ou Namir, dit la quatrième, délivre-moi. Tu ne peux pas remplir les conditions que j'impose ». « J'en ai, dit-il, le pouvoir, si Dieu me le donne. Dis-moi ces conditions ». « Il me faut, dit-elle, sept chambres fermées par une seu¬ le clef. — Que Dieu, dit-il, m'aide à les construire ». Il lança des ouvriers, fit sept chambres à une seule clef. Dans la septième il mit la fée. « Désormais, dit-il* à sa mère, prépare le repas pour deux ! ». Ainsi, ainsi, ainsi, jusqu'au jour où la fée devint grosse. La mère de l'enfant dit à la bergère : « Je ne sais pas ce que mon fils a caché dans cette cham¬ bre ». « Lalla, dit la bergère, je vais perdre les moutons et pous¬ ser des cris. — Mon Dieu, mon Dieu, cria-t-elle, où sont les brebis ? ». Le jeune homme s'en fut au bois pour chercher les mou¬ tons. La mère et la bergère s'en furent chercher la clef qu'il avait cachée chez les poules. « A celle d'entre vous, ô poules, capable de me montrer la clef des sept chambres, une mesure de maïs je donnerai ». 260 Une poule boîteuse la lui montra pour une mesure de maïs. La mère ouvrit toutes les portes. A la septième, elle ne put entrer à cause des rayons (que lançait la beauté) de cette jeune fille. « O ma tante, Dieu est le plus grand. Voici que tu nous as ravi la paix. Prenons cependant le repas ensemble ». Puis la mère sortit, ferma la porte. Et la poule boîteuse remit la clef à sa place. Voici que revient Ou Namir, ramenant les brebis perdues, et joyeux. Il ouvre la première porte. Il y trouve de la rosée. Dans la deuxième, de la boue. La troisième, des flaques d'eau. Il y avait, dans la quatrième, de l'eau jusqu'à la cheville. Dans la cinquième, au-dessus du genou. Dans la sixième, à la ceinture. Dans la septième, il y nageait. « O ma fille, Dieu est le plus grand. Mais qu'as-tu à pleurer, ainsi, que les chambres sont pleines d'eau ? « O mon ami, ta mère nous a ravi la paix. « Si je te laisse une bague, c'est que j'enfanterai un fils. « Si je te laisse un peigne, c'est que j'enfanterai une fille. « Obéissance au Dieu puissant ». Puis elle s'envole, s'en¬ vole, en lui laissant une bague. Il cessa depuis ce temps-là de manger et de boire. Le voilà chez un vieux taleb. « Achète un veau noir, lui dit le fqih. Va l'égorger au pied de cette haute falaise ». Or, au sommet de cette falaise, le roi des aigles était en train d'apprendre à lire à ses petits. 261 Ou Namir, ensorcelé, Ou Namir Egorge ton cheval pour le repas des aigles Afin d'atteindre ton désir. D'une très douce voix, au pied de la falaise, Ou Namir chantait sa chanson. Un aiglon l'entendit : « Mon père, tai¬ sez-vous, dit-il, j'entends un chant ». Le roi des aigles frappa celui qui avait parlé et il le pré¬ cipita du haut du rocher. Ou Namir le ramassa, le soigna, mit des dattes dans son giron. Puis il se remit à chanter. Ainsi, ainsi, ainsi, furent tous les aiglons, du haut du rocher par le roi leur père, précipités. Or le roi avait grand chagrin de la perte de ses petits. Voi¬ là qu'au pied de la falaise, auprès de ce beau jeune homme, il les retrouva tous vivants. « Le salut sur toi, créature. Dis-moi qui tu es ? ». « Je suis l'hôte de Dieu ». « Repose-toi. Sois le bienvenu. Et que Dieu accomplisse tous tes désirs à cause du bien que tu as fait à mes petits. —■ Je ne désire de toi nulle chose sinon que tu m'emportes au sep¬ tième ciel ». « Et que veux-tu faire au septième ciel ? ». Il lui raconta son histoire. « Au-dessus du puits où vont puiser les anges, je con¬ nais l'endroit, dit le roi des aigles. Je veux t'y porter. Amène ici ton cheval. Egorge-le. Prends sept tubes de roseau remplis de sang. Et prends sept languettes de viande, sans os ». Les aigles vinrent pour manger la chair du cheval. Mais le roi des aigles les mit en fuite. Puis il prit son vol, emportant sur son dos Ou Namir. 262 Les voilà au ciel qui est le plus près de nous. « Donne-moi, dit le roi des aigles, un tube de sang avec une languette de viande ». Il fit de même dans les six premiers cieux. Mais en arrivant au septième ciel, voilà que l'enfant lais¬ sa tomber la viande. Alors, pour la donner à l'oiseau, il cou¬ pa la chair de son bras, de cette partie du bras que les hom¬ mes ont plus mince que les femmes. « Quelle est cette viande, dit le roi des aigles, elle est sa¬ lée ? ». « Donne-moi l'aman, par Dieu qui sépara les cieux des terres ». «O enfant, si je ne t'avais fait une promesse par Dieu, je te précipiterais du haut du ciel ». Les voilà au septième ciel, près du puits où puisent les anges. Vint, pour puiser, une négresse qui portait un petit en¬ fant. Ou Namir reconnut son sang. Alors, dans la cruche de la négresse, il jeta sa bague en lui disant : « Quand la cruche sera presque vide, verse de l'eau à ta maîtresse ». Ainsi fit la négresse. La fée reconnut sa bague. « Qui l'a mise dans la cruche ? — C'est un jeune homme auprès du puits. — Qu'il approche. — Le voici ». Voilà, ô grande joie, les amants réunis. « Mais prends bien garde, dit la fée, si jamais tu veux regarder ce qu'il y a sous cette dalle, jamais plus tu ne me ver¬ ras ». Or, le jour de la fête de l'Aïd el Kebir, Ou Namir voulut voir ce qu'il y avait sous la dalle. 2.63 Il aperçut le monde. Il vit sa mère conduisant un mouton. Elle avait un couteau en main et cherchait, sans trouver per¬ sonne pour lui égorger ce mouton. La pauvre femme avait tant pleuré qu'elle était devenue aveugle, du chagrin de la perte de son fils. Alors, Monseigneur, il lança son couteau. Mais il n'ar¬ riva pas sur la terre... Alors, Monseigneur, il lança son manteau. Mais le man¬ teau n'arriva pas... Tous ses vêtements, il lança. Il resta nu... Alors, il sauta lui-même en disant : « Bismillah, il faut que j'aille égorger pour ma mère le mouton de l'Aïd el Ke~ bir ». Avant d'atteindre la terre, il n'était plus que du sang, du sel et de l'eau. Mais une goutte de son sang tomba sur les yeux de sa mère et lui fit retrouver la vue. L. JUSTINARD. cœur dans la roue du moulin Le chant de ma rivière Où est le pont du gué Comme voix de chapelles Et voix de sansonnets. Pour g conter ma peine J'y vais après souper Au fil de l'eau courante Ma peine et mon regret. Au chant de l'eau courante Je me suis endormi Alors j'ai vu une belle Ma belle m'a souri. « Pour qui sont donc, lui dis-je, Ces pierres de rubis Et ces fleurs de jardin Inconnues au pays F 265 -— Meunier, répondit-elle, C'est ton cœur que je tiens. Qu'il aille à la rivière Sous la roue du moulin. Qu'il aille à la rivière Sous la roue du moulin Que la roue le boulange Comme fait du pétrin. — Jetez-les donc, ma belle, Ces pierres et ces fleurs Les fleurs feront des larmes Des larmes et des pleurs. Quant aux rubis, ma belle, Il faudrait un fondeur ! Qu'ils sautent jusqu'au ciel Ce serait le meilleur. Morven le Gaélique alias Max Jacob oèmes C'est le printemps dans le jardin. Sa douceur m'enveloppe. Assez longtemps le vent d'Europe a soufflé le matin. Dans la campagne où tout est calme passe le vent du Sud qu embaume l'amandier. Sous les neiges de Février, au pied des monts pousse la palme. Deux villages d'argile dans les bois d'oliviers fument paisiblement, et de beaux nuages fragiles suivent cette chaleur que transporte le vent. 267 De ce cœur où, grande à la chair, Mais aux vertus débile, Tomba, l'âme, on tira l'argile Dont se pétrit l'enfer. Et cependant, dès qu'elle tombe, Ce que, d'un regard fou, Elle cherche, n'est-ce pas vous, Esprit de la colombe ? C'est un val solitaire, une calanque.... Cœur charnel, qu'avez-vous ?... La mer dans le calcaire est claire au fond des trous... Est-ce la terre qui vous manque ? A travers (c'était la Noël) Les orangers, les anges, L'Atlas, par delà les oranges, Bleuté de glace, au gel Craquant comme le verre, en calmes Ondes, étincelait, Sur la plaine, où Dieu ne voulait Qu'un seul bouquet de palmes. Et vous, plaisirs (mais de quelle arme N'avez-vous point usé ?) Vous perdrai-je ? et de vos baisers N'aurions-nous que les larmes ? Ah ! si j'étais (mais on s'attache A trop d'âme ici bas) Réveillé, Jeunesse, en tes bras. J'y mourrais à la tâche. ropos de 11 nnocent Si l'homme était né pour le bonheur, il n'aurait pas inventé la logique et il se passerait d'avoir raison. Inappréciable avantage qui lui aurait permis d'ignorer la Justice. Car on n'aime pas la Justice. On l'exige, on l'applique et de toutes façons on la subit. Et on subit les Justes. Car il y a les Justes. S'ils n'étaient qu'ennuyeux, passe encore ! Mais ils ont l'esprit faux et le raison¬ nement persuasif. * Il n'y avait qu'un Juste au Paradis terrestre, qui naturellement n'était pas heureux : le Serpent. Dieu en effet alors ne fut pas juste. Il fut bon : il créa le Jardin à quoi personne ne l'obligeait. Mais il fit mieux encore ; il y plaça une défense, une défense injuste, cela va de soi, car il n'en existe pas d'autre. Mais quelle faveur pour le Couple ! et quel Signe d'une consi¬ dération infinie (c'est le cas vraiment de le dire) ! Jamais Dieu ne fut plus charitable. Mal lui en prit, vous le savez. Et alors, pour la première fois sans doute, il se vit obligé d'être juste, et il chassa l'Homme et la Femme du Paradis Terrestre. Et P 270 eux, ils comprirent cela parfaitement. Si bien qu'ils s'imaginèrent alors que Dieu pratiquait la Justice, comme de pauvres bougres d'hommes, et ils le crurent mordicus jusqu'à la mésaventure de Caïn, le plus naïf des Justes. Pour avoir eu un sentiment exact de la Justice, ce Caïn tua tout bonnement son frère. Et il obligea Dieu (qui n'en avait aucune envie) à se montrer encore juste. Il en résulta bien des malheurs. Car Dieu, tout Dieu qu'il était, dut attendre, selon la Bible, quatre-vingt-seize générations d'hommes, qui font cinquante siècles, avant de pouvoir être bon. Et pour notre malheur il le fut désormais d'une étrange façon : il inventa la Grâce. Innocent VII. Plerre Je Cenival (1888 - 1937) Pierre de Cenival, directeur de la Section Historique du Maroc, est mort à Paris, presque subitement, le 19 mai der¬ nier. Il n'avait que quarante-huit ans. Sa disparition repré¬ sente une perte sans doute irréparable non seulement pour les études marocaines, mais aussi pour les études portugaises (1). On sait le but que s'était proposé le prédécesseur de Pierre de Cenival, M. de Castries, lorsque, vers le début de ce siècle, il avait fondé la Section Historique : il s'agissait de dresser l'inventaire des documents relatifs à l'histoire du Maroc qui se trouvaient conservés dans les archives et les bibliothèques d'Europe, d'en rassembler des copies aussi exactes que possi¬ ble, et de publier celles-ci avec les commentaires et les éclair¬ cissements qui s'imposaient. Cette publication, qui compte aujourd'hui dix-huit gros volumes, s'intitule : Les sources inédites de l'histoire du Maroc. Les documents y sont répartis d'après leur origine. Lorsque le comte de Castries mou¬ rut, en 1927, il avait achevé la publication des documents hollandais, presque terminé celle des pièces conservées en An¬ gleterre, et mené à peu près jusqu'à la moitié la publication des documents français. En outre, il avait rassemblé une im- (1) Allocution prononcée à Radio-Lisbonne le 28 mai 1937, reproduite du Bulletin des Etudes Portugaises de l'Institut français au Portugal, 272 portante documentation sur la période portugaise de l'histoire du Maroc. La tâche qui incombait immédiatement à Pierre de Cenival était donc l'achèvement des séries France et An¬ gleterre, et la publication des documents portugais. On comprendra que je me borne ici à la seconde partie de ce programme. M. de Castries, disparu après une longue vie, mais très brusquement, était mort sans avoir eu le temps de rassembler toute la documentation afférente à l'histoire luso-marocaine. A plus forte raison ne lui avait-il été possi¬ ble ni de contrôler la fidélité des copies qu'il avait entre les mains ni de préparer les commentaires sans lesquels ces textes souvent difficiles fussent demeurés d'une utilité médiocre. Pierre de Cenival fit plusieurs séjours au Portugal et s'imposa de longues séances dans les archives et les bibliothèques, à Lisbonne, à Coimbra et à Evora en particulier, pour com¬ pléter les recherches de son prédécesseur, collationner les do¬ cuments qu'il se proposait d'éditer, préparer les notes et les commentaires qu'il jugeait indispensables. Ce labeur ingrat lui fut grandement facilité par le dévouement de ses amis por¬ tugais, qui collaborèrent avec autant de persévérance que d'ab¬ négation à une œuvre dont ils comprenaient d'ailleurs tout l'intérêt national. Je me rappelle combien Pierre de Cenival était touché de tous ces concours qu'il avait ainsi trouvés, de son élection à l'Académie des Sciences de Lisbonne, et la re¬ connaissance qu'il en gardait. Mais je me rappelle aussi qu'un de ses grands regrets, c'était d'être forcé de passer de longues journées enfermé dans les bibliothèques, sans pouvoir jouir comme il le souhaitait du charme d'un pays qui l'avait im¬ médiatement séduit. Au cours de l'un de ses voyages, il eut la chance de mettre la main sur une chronique inédite de la place d'Agadir, qui fut occupée par les Portugais, comme on sait, de 1505 à 1541, et à laquelle ceux-ci donnaient le nom de Santa Cruz do cabo de Gué ou de Guer, du cap Guir ou Ghir qui est tout voisin. 273 En 1934, il publia cette relation, qui est sans doute une des plus instructives dont nous disposions sur le Maroc portugais, et, comme il avait un sens profond de cette entr'aide mutuel¬ le qui est la base même de la vie scientifique, il tint à en faci¬ liter l'intelligence par une traduction française qui, sans sa¬ crifier l'élégance, réussissait à respecter d'une façon inespérée l'allure savoureuse de l'original. A la fin de la même année, si j'ai bonne mémoire, il donnait le premier tome de la série portugaise des Sources inédites — un gros volume de huit cents pages, riche en textes précieux, qu'il avait établis et an¬ notés avec une précision minutieuse et qu'il avait complétés par une série de notices dans lesquelles il s'efforçait de mettre au point les problèmes soulevés par les documents qu'il pré¬ sentait. A cet énorme travail, que l'on a justement cité en modèle, il faudrait ajouter encore une série d'articles de revue, en particulier une étude sur la cathédrale portugaise de Safi, parue dans Hespéris en 1929. L'énumération peut paraître courte. Il ne faut pas oublier que Pierre de Cenival n'a passé que dix ans à la tête de la Section Historique et, comme je l'indiquais tout à l'heure, qu'il ne lui a pas été possible de se consacrer uniquement à l'histoire portugaise : d'autres besognes sollicitaient son atten¬ tion. Il ne faut pas oublier surtout la qualité et la richesse vraiment exceptionnelles de cette œuvre : un recueil comme le premier volume « Portugal » des Sources inédites repré¬ sente une véritable somme et forme. l'aboutissement d'une multitude d'enquêtes. Sous un sourire que l'on aurait eu tort de croire sceptique, Pierre de Cenival dissimulait avec pudeur une passion ardente, celle du travail impeccable ; il y joignait la rare et difficile patience qui sait ne livrer au public que les œuvres venues à entière maturité. Toutefois, mieux encore que ce goût de la probité exacte et que cette maîtrise de son sujet qui tenait à la maîtrise qu'il avait de lui-même, un autre trait me semble caractériser son œuvre : lorsque l'on parle 274 d'elle, le mot d'élégance vient spontanément à la bouche. Des recherches comme celles auxquelles il se livrait évoquent par¬ fois des idées de pédantisme pesant, suffisant et renfrogné. Rien n'était plus étranger à Pierre de Cenival : la solidité de son érudition ne comportait aucune lourdeur. Sa science était claire et comme aérée, et elle finissait même par paraître lé¬ gère tant il la portait avec aisance. Tel était, évoqué hélas ! à grands traits, l'homme et le savant dont le Maroc, la France et j'espère que l'on me per¬ mettra d'ajouter le Portugal sont privés aujourd'hui. Le vide qu'il laisse sera difficile à combler. Mais il restera de lui, avec une œuvre aussi parfaite qu'il est permis à un homme, l'exem¬ ple d'une vie toute droite, marquée d'un désintéressement absolu, entièrement éloignée des intrigues et que les honneurs ne surent guère trouver, et le souvenir d'un labeur aussi probe qu'acharné, qui s'interrompit seulement devant la mort. Robert Ricard. ic) jMlai « Peu de vies ont été plus noblement remplies », écrivait Pierre de Cenival du Colonel de Castries qu'il remplaçait à la tête de la Section historique du Maroc. Les amis qu'il a quittés le 19 mai dernier lui adressent unanimement le même hommage. La noblesse de Pierre de Cenival était celle d'une conscience exigeante, sa simplicité, celle d'un goût parfait. Il avait certes beaucoup médité sur lui-même aux heures où nul de ses compagnons n'avait le loisir de le faire. Empê¬ ché par sa santé au début de la guerre, de servir à l'armée, il eut le destin de ceux qui, incapables de se manifester dans l'action, accomplissent par ce qu'ils sont eux-mêmes, leur chef d'œuvre. Son frère était dans l'aviation ; lui-même était, de¬ puis le plus jeune âge, chef de famille. On l'imagine, à Rome, pensant aux gestes des soldats. De ce temps date peut-être, en ce temps s'est approfondi certainement son besoin de mé¬ ditation. De ce temps date peut-être ce goût si vif des êtres d'action qui devait lui valoir les plus belles amitiés. Lui, sé¬ dentaire, participa plus tard à leurs vies ardentes par le par¬ tage ineffable de l'amitié ; il leur donna, échange de richesses, les subtilités, les discernements qui montaient de sa conscience. Il vivait alors à Rome, en ce milieu brillant, ouvert à toute valeur, qui s'amusait de qui ne plaisait pas, et dont le 276 chatoiement, les bizarreries mêmes enchantaient une intelli¬ gence toujours prête au sourire. « Les extrêmes me touchent » aurait-il pu répéter après un des écrivains qu'il admirait, mais ils ne faisaient que l'effleurer. Epris de l'humain, curieux comme un Montaigne, la vaste culture de cet érudit n'avait fait qu'élargir son âme. Mais il savait « jusqu'où on peut al¬ ler trop loin ». Ses vertus de prudence, un tact qui prenait forme tantôt de courtoisie parfaite, tantôt du goût le plus aiguisé, l'influence de ses origines et de son éducation provin¬ ciales, maintenaient sa balance en un juste équilibre. Auprès d'un maître admirable, dont il gardait le culte, l'abbé Du- chesne, il'avait été à l'école du bon sens caustique et avait ab ¬ sorbé le plus sûr antidote au snobisme. Comme celui du re¬ doutable prêtre breton, l'esprit de Pierre de Cenival s'échap¬ pait constamment sans qu'il le voulût, parait comme de fleurs une conversation élégante, précise, précieuse parfois, parmi des gestes soignés et confortables, et le rire montait en meme temps, de très loin. Il aimait la vie, qu'il regardait par la fenêtre. Il admirait les hommes dans leurs œuvres. Il connaissait ce qu'il aimait. Il aimait vivement les choses. L'intérieur qu'il s'était compo¬ sé ravissait. Du Maroc à la maison normande qui le rattachait à lui-même, on prenait une leçon de discernement, une leçon, qu'on aimait prendre, dans une ambiance de sensibilité. Un coffre parfois s'ouvrait sur des fragments fragiles, inutiles, à quoi la main de l'hôte rendait vie en les déployant. Et re¬ vivaient aussi, à côté, des élans de sentimentalités passées, dé¬ suètes, discrètes. L'attitude d'un esprit qui répugne au repos du médiocre, exige sans cesse l'excellent —avec quelque faiblesse pour le rare —- cette attitude dangereuse, il la maintint aisément. « Que la vie serait plaisante sans les plaisirs ! », répétait-il 277 souvent d'après un mot célèbre. Et il y avait un sacrifice à quoi cet homme si souvent dévoué n'aimait pas de consentir, et qui le martyrisait comiquement : celui de s'ennuyer. Sa pudeur était garante de sa discrétion. L'activité cons¬ tante de son intelligence, la sûreté de son jugement, compo¬ saient un trésor à la portée des siens. Il était pour eux une sécurité permanente. Ses confrères dans leurs travaux, ses amis dans leurs peines et leurs joies trouvaient en lui quelque chose comme le la que prend l'artiste accordant son violon. Dans le Maroc du Maréchal, parmi les familiers du Patron, qui brûlaient tous de cet incendie, Pierre de Cenival mettait une lumière qui doublait l'éclat des ivresses en leur donnant la conscience. La pratique et le culte de l'amitié remplirent sa vie et furent ses joies. De ceux que le masque de leurs fonctions re¬ couvrait, même les hissant très haut, il s'écartait placidement comme celui qui ne se trompe pas de chemin. Lui-même res¬ tait devant les honneurs timide, et les suspectait pour ce qu'ils ont, plus ou moins, de frelaté. Il laisse une œuvre digne de lui. Les lecteurs d'Hespens, où elle parut presque entièrement, savent que ce que donnait Pierre de Cenival était fini jusqu'au parfait ; les lecteurs des Sources inédites de l'histoire du Maroc savent qu'il n'était pas seulement un érudit irréprochable, mais un bel historien et un artiste. Ses travaux sont sûrs, complets, et de la plus juste élégance. D'éminents dons littéraires apparaissent, notam¬ ment, dans sa traduction de la Chronique de Santa Cruz de Cap de Gué. A l'œuvre monumentale entreprise par le Colonel de Cas- tries, il se donna entièrement. Entièrement, hélas ! Privé, par nécessité, des moyens qu'exige un tel travail, sans aide, sans dactylo même, sans crédits, dans la solitude, l'anxiété de l'a- 278 venir d'une œuvre à laquelle, par devoir, il vouait de tels dons, acharné à en maintenir la perfection et à satisfaire les maîtres du budget, il est tombé foudroyé sur sa table de travail. Ceux qui, devant son sourire, concluaient au scepticisme, ont médité sur cette mort. Il n'a pas eu la joie de connaître l'hommage qu'un gou¬ vernement étranger, celui du Portugal, rendait au même mo¬ ment, sous la forme d'une subvention, à son œuvre. Pierre de Cenival était un ami de notre groupement. C'est par lui qu' Aguedal a reçu quelques-unes des pages que nous sommes fiers d'avoir publiées : deux Psaumes de Patrice de La Tour du Pin. Deux ans auparavant, il avait, en héritier spirituel, édité l'œuvre posthume d'un authentique poète : les Vaisseaux solaires de François Berthault. Christian Funck-Brentano. 4 La Nuit à la Aiedma Il est des esprits qui vont droit à leur but — « hostinato rigore » — et Paul Valéry arrivant un jour qu'il pleuvait à Tunis se félicita, me dit celui qui l'accompagnait, que son premier contact avec le véritable Orient ne lui fût pas gâté par une magie de couleurs à quoi sa pensée voulut toujours rester étrangère. J'admire la pointe de ces intelligences que rien n'émousse. Je ne puis malgré tout les suivre : elles-mêmes savent bien (ne savent que trop) que le décor du monde lui est aussi essentiel que son âme prétendue ; leur sûr itinéraire ne les mène nulle part qu'à une simplification, comme ces opérations arithmétiques qui ne changent rien aux quantités mais les réduisent sans espoir de les annuler. Ainsi de cette marche au néant qu'est la poésie de l'intelligence. C'est un vaste filet jeté sur l'univers mais qui ramené dans la barque ne laisse à nos pieds qu'une mare d'eau. Quittant cette voie royale, les mystiques nous entraînent vers d'autres paysages qui sont peuplés de bonheur et non de promesse. Il suffit parfois de détourner la tête, nous disent-ils, il suffit de « l'écart » d'un cheval. Et nous aurions pu sans cela, nous pourrions passer tcute la vie à côté de ce que nous cherchons si infatigable¬ ment et à travers tant de déceptions. A Tunis, dans la ville arabe, la nuit, j'aspirais à ne plus voir clair, à ne plus marcher que d'une lampe à une autre ou à la lueur de la lune. Je m'égarais en effet. Mais au lieu d'atteindre à l'obs¬ curité, et de m'y engloutir, je finissais, par éprouver un étrange sen- 280 timent de plénitude et de lumière. J'avais beau avancer à tâtons dans ces ruelles où'les maisons blanches pressées les unes contre les autres composaient une foule de Mauresques le vendredi au cime¬ tière, j'allais de plus en plus sûrement, et les voiles tombaient l'un après l'autre devant mes pas. Par instants, au fond d'une impasse, j'entendais résonner un battoir ; mais non, c'était le timbre d'argent de la solitude, qui réveillait en moi des échos indéfiniment pro¬ longés. Lïla : la nuit. Les Arabes prononcent cette invocation avec recueillement : la nuit, une nuit. J'imagine un poète qui le long des murailles blanches de la vieille ville suivrait en aveugle ravi le fantôme, qui toujours recule, de son désir, et l'entendrait chu¬ choter à son oreille des mots indistincts dont le sens s'écoulerait aussitôt comme l'eau d'une fontaine. Douceur des cafés maures le soir dans l'ombre tiède : l'on y passe, accroupi sur les nattes, des heures liquides sans mémoire et sans désir. Le passé et l'a¬ venir n'ont plus de sens ; et la folie paraît être l'agitation des passants, de ceux qui émiettent leur vie dans une pantomime dont la signification aurait été oubliée et dont les gestes continueraient d'être répétés mécaniquement. Mais aujourd'hui ce n'est pas le charme de la nuit qui m'oc¬ cupe seul ; par delà son charme, la Nuit, dans ce qu'elle a d'éternel et d'incréé, introduit ce.lui qui ne recule pas devant la muraille qu'elle oppose à notre connaissance, dans un monde qui lui pa¬ raît d'abord inconnu ; il hésite, recule, habitué qu'il est à avancer sans arrêt ; il craint que son gain d'expérience ne sombre dans cette immensité où rien n'est fixe ni certain. Mais s'il surmonte cette peur et s'il s'enfonce résolument dans la Nuit, il trouvera bien mieux que cette mer de sérénité qui a bercé les poètes et où ils ont vu le lieu où pouvaient s'accorder les cœurs : « Tu aimé- ras ce que j'aime et ce qui m'aime : l'eau, les nuages, le silence et la nuit... » Non, ce n'est pas cela : tout ce que chantent les poètes arabes et persans, le bruit des fontaines, l'éclat des étoi¬ les, la fraîcheur des dalles et de l'eau ne nous concerne pas ce 281 soir ; toutes ces choses, si belles qu'elles soient, ne nous parais¬ sent plus que des symboles, et l'Orient ne nous les a jamais don¬ nées d'ailleurs que comme telles. La Nuit nous fait connaître l'Unité ; elle rassemble et confond les êtres que le jour délimite et sépare. La lumière, comme un soup¬ çon de jalousie, s'insinue à travers les choses et nous les fait croire étrangères l'une à l'autre. Mais, lorsque la nuit est tombée, elles ne sont plus qu'une, comme les passagers sur une barque menacée de naufrage. Et en même temps, elle nous révèle ce qui nous a été si longtemps caché et ce que nous cherchions désespérément : c'est par elle, qu'en errant par les ruelles de la Médina, l'on s'imagine ap¬ procher de quelque chose de plus grand que l'homme. Mais la nuit est-elle donc si nécessaire ? Tous ceux qui se sont aimés au point de concevoir qu'ils ne pourront jamais réaliser l'image exaltée qu'ils se faisaient d'eux-mêmes, ni en atteindre le reflet dans les autres, dans ce qui existe et dans ce qui n'existe pas, cet excès d'égoïsme les fait éclater et se répandre comme la grenade mûre. Ils se sont grisés de solitude et d'amour de soi jusqu'à trouver l'Absolu. Ils s'aiment peu, ceux qui croient qu'il leur suffit d'être ce qu'ils sont. Le vertige métaphysique prend l'homme et lui fait douter de sa condition d'homme. Rien ne compte plus de ce qu'il est. Il faut pas¬ ser par ces états de suprême dénuement pour savoir ce que c'est que le néant. Ensuite les uns parient pour l'absurde et se lancent dans la frénésie d'une action à laquelle ils ne croient pas ; ils rêvent d'une transformation impossible de l'homme ; au moins oublient-ils la mort pendant qu'ils essaient de changer de vie ; mais dans leurs moments de lucidité ils savent bien qu'ils n'ont échangé un néant que contre un autre, comme le joueur qui change les règles du jeu de hasard sans pouvoir s'arrêter de perdre. Les autres veulent tout de suite remplir leur vide, la plaie béante qu'ils portent à leur côté. Rien de ce que fait l'homme ne leur pa¬ raît digne d'un moment d'attention. Ils admirent que dans les mai¬ sons marocaines une pierre manque volontairement sur le toit pour marquer que toute oeuvre humaine est toujours limitée. 282 Il vaut mieux le reconnaître que le nier : l'homme ne se suffit pas à lui-même. Il vaut mieux le reconnaître pour aller plus loin et chercher ailleurs le plein qui correspond à ce vide. Ainsi j'ai parfois cru saisir au cours de mes promenades nocturnes un pan du manteau du Prophète : « Abraham, dit-il, quand la nuit l'eût environné de ses ombres, vit une étoile et s'écria : Voici mon maître. Mais l'étoile disparut. Il dit alors : Je n'aime point ceux qui disparaissent. - Il vit la lune se lever et il dit : Voici mon maître. Et lorsqu'elle se coucha, il s'é¬ cria : Si mon véritable Seigneur ne m'avait dirigé, je me serais en¬ core égaré. - Il vit le soleil se lever, et il dit : Celui-ci est mon maître celui-ci est bien plus grand. Mais lorsque le soleil se coucha, il s'écria : 0 mon peuple ! Je suis innocent du culte idolâtre que vous professez ». Telle est la fuite de Mahomet. Il tourne le dos à la lumière, à ce qui éclate aux yeux de tous pour se tourner vers ia nuit et y trou¬ ver sa plus profonde raison d'être. Dans cette nuit où les hommes se perdent, il marche d'un pas sûr vers une lumière nouvelle qu'il est d'abord seul à voir mais qu'il finira par rendre perceptible à tout un peuple - chose étrange que tous les grands hommes aient dû vivre d'abord dans l'exil et dans ia solitude avant d'imposer leurs rêves et leurs révélations. Voilà comment apparaît cette étrange réalité : pareille à un rais de lumière passant sous une porte et qu'on n'aperçoit pas de jour, mais qui rayonne et qui éclate lorsque sont éteintes les lumières de la ville, les lumières du ciel, et surtout les feux toujours brûlants de nos désirs. Alors il semble, à ces heures-là, que l'homme soit réduit à l'état de fantôme vivant et s'agitant dans un chœur de fan¬ tômes et qu'une seule présence compte puisque tout est absent. Jean Grenier. (de « Santa-Cruz », Edmond Chariot éditeur, Alger) JL/a vie au désert de Charles de Ioucauld L Ermite au Hoggar Loin qu'ils soient les « grands seigneurs » vantés par la Croisière Noire et les journalistes en mission, victimes, les uns et les autres, du « mirage oriental » ou bluffeurs profession¬ nels ; loin qu'ils aient su garder « la pureté du sang berbère », dont les louait Duveyrier, les Touareg, comme tous les sahariens, sont un déchet d'humanité, et les corsaires et les négriers du Sahara Central. (1) Cela, le Père le savait. Il connaissait les meurtres, commis par les Touareg en 1876 et 1881 sur les personnes de six Pères Blancs, qu'ils avaient pourtant juré d'introduire dans leur pays. Il con¬ naissait le massacre de la mission Flatters au point d'eau de Tadjmout. Il connaissait l'assassinat, sur la route de Ra- damès, de son camarade de Saint-Cyr, Antoine de Vallom- brosa, devenu Marquis de Mores, et celui du Lieutenant Pal- lat, à l'ouest d'In-Salah, et celui de Camille Douls, de Paul Crampel et de Collot, et celui de von Bary, et d'Alexandri- ne Tinne... J'en passe, car ils sont trop. En 1860, Duveyrier écrivait : « Jusqu'à ce jour, aucun des voyageurs européens qui ont exploré l'intérieur de l'A- (1) Entendez qu'ils le furent, entendez qu'ils l'étaient au temps du Père d'e Foucauld, car aujourd'hui l'ordre français règne de Figuig à Tombouctou. 284 frique, n'a été victime d'un acte de brutalité ou de fanatisme, ni sur le territoire touareg, ni de la main d'un Targui ». Depuis, quelle hécatombe ! Paraphrasant Kipling, on pourrait dire du Sud, comme de toute l'Algérie : Si le sang est le prix de notre primauté, Seigneur, nous l'avons bien payée ! A propos des instincts esclavagistes des hommes voilés, je reciterai Duveyrier, le premier responsable de toutes nos déceptions. « Chez les Touareg de l'Ahaggar, il n'y a que des tribus nobles et des tribus serves... Inutile d'ajouter que les serfs sont beaucoup plus nombreux que les nobles. Si, chez les Azdjer, quatre serfs sont nécessaires pour nourrir un noble, il en faut au moins huit chez les Ahaggar... Presque tous les Touareg, nobles et riches, ont des esclaves du Soudan, amenés par les caravanes, et aujourd'hui vendus à vil prix dans le pays. Quelques serfs en possèdent aussi ». Quant à ces serfs, qui s'offrent eux-mêmes des esclaves, voici pour eux : « Quels que soient son intelligence ,son instruction (?), sa fortune, son courage, l'imtad (le serf) ne peut pas s'affran¬ chir. Il ne peut ni se racheter, ni fuir, car son maître a sur lui un droit imprescriptible ». Voilà les nobles Touareg que ce même Duveyrier, et tous ceux qui l'ont plagié, prétendent nous faire admirer ! Tout cela l'Ermite le savait. Il savait que le Preux de la légende était un Reître. Il n'ignorait pas non plus que le miel des paroles et l'emphase des attitudes n'étaient que feinte et politique. Le 3 juillet 1904, au cours d'une tournée d'amitié effectuée avec Laperrine, il écrivait ceci : « Les indigènes nous reçoivent bien ; ce n'est pas sincère : ils cèdent à la né¬ cessité ». Et il ajoutait ce commentaire qui révèle l'acuité de son esprit critique : « Combien de temps leur faudra-t-il 285 pour avoir les sentiments qu'ils simulent ? Peut-être ne les auront-ils jamais ? ». Et l'émerveillement, c'est cela : le Père a beau être déçu dans ses espérances d'apôtre ; il a beau connaître la turpitude de la faune humaine qui l'entoure ; il a beau écrire : « Au fond, c'est à peu près la société des Apaches : les hommes vivant de pillage, les femmes applaudissant et vivant libre¬ ment ». Et encore : « L'état des gens qui m'entourent est à faire pleurer... Tout y est mensonge, duplicité, ruse, convoi¬ tise de toute espèce, violence, avec quelle ignorance et quelle barbarie ! » Quand même il espère, quand même il persévère, quand même il croit possible la salvation de ces barbares ! C'est que, croyant en Dieu, le Père croit au miracle : « En face de tant de misères morales, on voit bien que les moyens humains sont impuissants ; mais la grâce de Dieu peut tout. Ce qui nous est impossible est possible à Dieu ; prions-le d'envoyer son ange ôter la pierre du tombeau ». Elélas ! Dieu reste sourd aux supplications de l'Apôtre : nul ange ne vint rouler la lourde dalle du sépulcre, et au¬ jourd'hui comme hier, les Touareg sont des barbares, de grands barbares à l'agonie. L'ERMITE ERRANT Au Hoggar — on disait alors l'Ahaggar — le Père avait deux ermitages : entendez deux cabanes de terre et de roseaux. L'un à Tamanrasset et l'autre à Askrem, à 60 kilomètres au nord-ouest du premier et à 2.800 mètres d'altitude, au sommet du massif basaltique de l'Atakor, la Koudia des Ara¬ bes — « le plus haut point du globe, assurément, où jamais un ermite ait vécu ». (1) (1) René Bazin. 286 Lui qui, en Palestine, avait rêvé d'acquérir la Montagne des Béatitudes afin d'y vivre seul, le voilà sur un Thabor con¬ sidérablement plus haut. A proximité du Tropique du Cancer et du grand Tanez- rouft, à 1.500 mètres d'altitude, Tamanrasset ne possède pas de palmiers. Mais « de belles eaux de source coulent dans les ruisseaux, belles et bonnes comme dans les Vosges. Il y a des poules et des œufs, il y a des légumes, du blé et de l'orge, du beurre ; on trouve des gens qui, pour quelques sous, appor¬ tent du bois, font cuire le pain, aident à n'importe quel tra¬ vail ; de plus, la vue est belle, les couchers de soleil sur les montagnes sont admirables ». Cette description, qui est de l'Ermite lui-même, confir¬ me ce que nous savions déjà par Duveyrier : « L'eau et l'air y sont si fortifiants que la quantité de nourriture nécessaire pour nourrir trois hommes dans la plaine suffit pour en ras¬ sasier cinq dans le Hoggar ». A 1.300 mètres plus haut, véritable château-fort et ch⬠teau-d'eau du pays, l'Askrem est plus sévère, plus grandiose, plus solennel. Ici, encore, je laisse parler l'Ermite : « Je suis absolument seul au haut d'un mont qui domine presque tous les autres et est le nœud orographique du pays : la vue est merveilleuse, le regard embrasse le massif de l'Ahag- gar qui va descendant vers le nord et vers le sud jusqu'aux immenses plaines désertes. Dans les plans rapprochés, c'est l'enchevêtrement le plus étrange de pics, d'aiguilles rocheu¬ ses, de roches à formes fantastiques amoncelées... Le climat est délicieux : minimum de la nuit en Juillet et Août, de 12 à 14 degrés ; maximum, de 20 à 25 degrés, de jour ». Et plus loin il conclut : « Un décor de nuit de Sabbat. C'est merveil¬ leusement beau ». Cette exclamation, qui n'est'd'ailleurs pas unique dans la correspondance du Père, est un témoignage précieux.-Elle at- 287 teste que la contemplation intérieure ne cillait pas ses yeux à la splendeur cosmique, ce que Bossuet appelle « le charme victorieux du monde », et Léonard de Vinci « la belleza del mondo » ; elle atteste que lui aussi, tout comme Saint Augus¬ tin, a jusqu'au bout cédé à « la concupiscence des yeux ». Mais pour sensible qu'il fût à la beauté de la Création, ce qui est encore, n'est-ce pas ? adorer le Créateur, et bien qu'il aimât « extrêmement » sa solitude aérienne, ce n'est pas pour la joie de ses yeux ni pour le charme de l'isolement que le Père de Foucauld va se jucher si haut, bien moins pour fuir la chaleur estivale, comme on l'a dit. C'est pour suivre ses Touareg, j'allais écrire ses ouailles, dans leurs déplace¬ ments de pasteurs transhumants. Il veut être au milieu de « ses frères ombrageux » — « car on ne fait du bien qu'une fois qu'on connaît et qu'on est connu ». Il a beau répéter : « Je suis moine et non missionnaire, fait pour le silence et non pour la parole » ; proclamer que l'a clôture « est la chose la plus sainte après l'église, et la plus nécessaire aux moines », il ne résiste pas « à l'appel d'une porte ouverte » : il quitte la clôture, et, unissant l'action à la contemplation, il devient moine-missionnaire. Non qu'il ait la bougeotte, non qu'il mérite en rien l'é- pithète de « gyrovage » appliquée par Saint Benoît aux moi¬ nes errabonds de son temps, mais par nécessité, pour les be¬ soins urgents de son apostolat, qui s'étend sur une « parois¬ se » plusieurs fois grande comme la France. « Ces voyages qui dissipent ne sont pas bons pour l'⬠me », écrit-il. Mais il faut faire le premier pas, « Plus je voyagerai, plus je verrai d'indigènes, plus aussi je serai con¬ nu d'eux, et j'espère entrer en possession de leur amitié et de leur confiance ». Toutes ses pensées, toutes ses démarches ont le même objectif : « exercer une action plus directe sur les âmes ». 288 « Cette vie nomade a l'avantage de me faire voir beau¬ coup d'âmes et de me faire connaître le pays. Je vis au jour le jour, tâchant uniquement de faire, à tout instant que don¬ ne Dieu, sa volonté ». Or, la volonté de Dieu, pour l'instant, c'est qu'il ap¬ privoise ses Touareg en se faisant tout à tous. Et le Père de répondre ce qu'il répondra toujours : Fiat voluntas tua, dût-il vivre pour cela « jusqu'au jugement dernier et aller jusqu'au bout du monde ». A propos de l'Askrem, on rapporte ce qui suit, que je veux rapporter pour son parfum de Fioretti et de Légende Dorée : U Abankor où l'Ermite allait puiser son eau était d'un débit si faible que lorsqu'une antilope avait bu avant lui, le Père devait attendre que le plein se refît. D'autre part, cette aiguade était si éloignée, qu'il fallait presque un jour de footing pour l'atteindre parmi les éboulements et les laves volcaniques. Enfin, le nègre Paul, esclave racheté à Beni- Abbès et amené à Tamanrasset, étant insensible aux charmes de cette solitude dantesque, le Père dut renoncer à l'ermitage de l'Askrem — sa « maison de campagne », comme il aimait de dire ; — dans laquelle il ne fit que trois brefs sé¬ jours en douze ans. Ce détail nous explique qu'il y ait moins d'anachorètes que de cénobites dans le monde : l'homme, ennemi de l'hom¬ me, ne peut vivre sans l'homme. Claude-Maurice Robert. _l rmtemps d oasis Comme je souriais au paresseux glissement des nuages et aux dattiers dont les palmes, à grands gestes égaux, partageaient la joie de ce jour léger entre tous les jardins, une femme qui passait près de moi, s'arrêta, et, gaîment, me demanda de la suivre jus qu'à sa maison. Une femme ? non, une enfant. Toute petite sur le chemin bariolé d'ombres et de lumières, embarrassée par un voile dont elle n'avait pas encore l'habitude et qu'elle tenait en paquet contre elle, elle bavardait. Je ne saisissais aucune de ses paroles étouffées sous des rires liquides et sous son haïck, mais l'allégresse paraissant descendue sur la terre, cela m'importait peu. J'entrais derrière cette fillette dans une cour étroite et me trou¬ vais en face d'un mur de terre rouge flambant au soleil, où s'ou¬ vraient, en trous noirs, deux portes basses. Bientôt une femme, dra¬ pée d'étoffes sombres, attirée par les appels joyeux de l'enfant et les aboiements d'un chien qui s'enrouait à hurler sa rage de vivre enchaîné, surgit de la maison et, dans la pleine lumière, s'avança. Elle me salua avec une méfiance enveloppée de politesse mais, dès qu'elle m'entendit répondre en arabe, elle prit ma main et m'en¬ traîna dans une pièce sombre où je ne distinguais d'abord, à travers les fils tendus d'un métier à tisser, que la lumière d'un rire et d'un regard, l'éclat d'un foulard vert, puis habituée à l'obscurité, je découvris une jeune ouvrière qui, les mains aux genoux, le buste en avant m'offrait toute sa curiosité, en signe de bienvenue. La cordialité des femmes augmenta parce que je sus m'asseoir par terre. J'admirai le tapis commencé, je bus du café trop sucré sous les yeux de l'enfant attentive à suivre tous mes gestes, et satis¬ faite et fière que j'eusse l'air à l'aise dans sa maison. Nous avions 290 du temps devant nous, le maître du logis n'était pas là : c'était le mari de la tisseuse, celui de la femme plus âgée qui m'avait ac¬ cueillie était mort depuis un mois. « C'était mon beau-père, précisa la travailleuse, et Yamina est sa fille ». L'enfant et sa mère répétèrent : « Il est mort ». C'était net, coupant, cela tombait comme une pierre. La vie n'avait pas changé : la jeune femme tissait des tapis que lui ache¬ taient des marchands juifs, l'autre faisait la cuisine et Yamina s'était voilée. Elle arrivait à l'âge du mariage, il devenait conve¬ nable et prudent de la cacher aux yeux qui auraient pu la convoiter. On m'offrit, après le café, des dattes sèches sur un plat d'alfa, et une tasse de lait que je dus boire, sans l'aimer, jusqu'à la der¬ nière goutte parce que c'est défier le sort que d'en laisser. L'enfant ne tenait plus en place, elle me proposa de me mon¬ trer le jardin de sa famille, et aussi contentes l'une que l'autre, d'avoir retrouvé la lumière, nous marchions bientôt d'un pas alerte, le long des murs roux qui serpentent à travers l'oasis, sous l'ample bénédiction des palmes, et dans la voix de Yamina, dans le bruis¬ sement des ruisseaux qui apportaient la vie à toute la végétation qui nous entourait, la joie du matin chantait. Un moment plus tard, adossée au tronc d'un vieil arbre, je contemplai le jardin que ma jeune amie m'avait tant vanté : un carré d'orge, un plant de fèves, trois rangs d'oignons, un peu de persil, de la coriandre, tout cela entre quelques arbres fruitiers qui avaient poussé dans tous les sens, et dominé par une dizaine de dattiers, maigres et distants. Yamina loquace me parlait des abricots nombreux, des grenades énormes, des coings lourds que son frère récoltait et ses yeux émerveillés sollicitaient mon étonnement. J'énumérai, pour essayer mon vocabulaire tous les noms de fruits que je connais¬ sais, et chaque fois, Yamina triomphait : « Nous en avons ! » 291 Elle avait laissé tomber son voile dans la séguia sèche, et sa robe remontée sous sa ceinture, elle était redevenue une petite fille agile. Elle courut vers le fond du jardin et m'en apporta des fèves veloutées et fraîches, des citrons attiédis par le soleil, comme vivants, de la menthe pour embaumer mes doigts. Assise tout contre moi, elle regarda de tous côtés à la recherche de ce qu'elle pourrait me donner, et parce qu'elle ne découvrit rien dans son jardin, ni fleur, ni fruit, elle se sentit soudain, moins riche qu'elle n'avait cru, alors, elle m'offrit des promesses. « Reviens plus tard et tu mangeras de tous les fruits ! » Il n'y avait pas d'autre bruit, dans cette oasis, que les rires et la voix d'une enfant. Les palmes, répandaient dans le silence sur les arbres lourds d'espérances l'exaltation du printemps. Je dis à Yamina en lui montrant des fleurs de fèves semblables à des yeux attentifs : « Elles nous regardent ! » et elle sauta, preste, jusqu'à elles « Tu en veux ! » triomphant que son jardin pût satisfaire un de mes désirs. « Non, laisse-les ! Reviens vite et danse ! Tu dois savoir dan¬ ser ! — Je ne sais pas, je le jure, je ne sais pas ! » Ses yeux étincelaient de malice. « Tu sais danser, j'affirmai. Danse ! Personne d'autre que moi ne te verra. Danse Yamina ! Mon plaisir sera grand. — Je ne sais pas, elle détourna la tête et la voix plus molle, acheva, et puis il n'y a pas de musique. — Les palmes dansent dans le silence et toi tu peux chanter ! » Yamina fit retomber sa robe sur ses pieds poussiéreux, reprit son voile qu'elle ramena, en un geste de défense sur le bas de son visage, et les yeux à terre, elle murmura une complainte que je 292 rythmai du battement de mes mains. Ses pieds étroits glissèrent à pas menus sur le sable du chemin, son corps ondula un peu sous les plis de sa robe. « Voilà ! J'ai dansé ! ». Ses yeux déjà rieurs cherchaient dans les miens les reflets de mon plaisir. Je souris. Une enfant ! Je n'avais pas d'argent, elle aurait été si contente de pouvoir acheter des bonbons ! Des roses à ma ceinture : je les lui tendis. Elle les reçut dans ses paumes jointes en coupe, et, penchée sur elles, les regarda avec un orgueil étonné, puis les glissant sous son foulard, près d'une de ses oreilles, elle prit mes mains avec tant de ferveur que la joie du matin en parut plus parfaite. Yamina parlait. Les sourires, en flammes courtes dansaient dans ses yeux, ses doigts, de gestes légers, les soulignaient. Elle secouait la tête et la haussait, à l'encontre d'une joie nouvelle peut- être, et je crus qu'elle allait de nouveau danser, non la danse des autres, mais la sienne, la danse de sa joie, de sa jeunesse, dans son jardin, ce domaine qu'elle eût voulu m'offrir parce qu'elle se sentait comblée de richesses, parce que son cœur était trop petit pour que la joie n'en débordât pas sur tout ce qui l'entourait. Elle parlait et riait, et je la regardais, émerveillée par un tel jaillisse¬ ment de vie, et comme j'eus peur de ne voir, subitement, devant moi qu'une petite fille pauvre et timide, dépouillée de l'ivresse qui la transfigurait, je m'éloignai brusquement : « Adieu Yamina ! — Qu'il accroisse ton bien et te ramène sur mon chemin ! » Sa voix résonna d'un espoir. Tant de joie pour deux fleurs ! Tant de joie ! Tant de lumière ! Tant de beauté ! Les palmes s'épanouissaient en plein ciel, et j'eus la chance de ne rencontrer personne qui pût ternir l'éclat du souvenir que j'emportais. Marcelle Marty. L Aband onnee Un jour de sa petite enfance, alors que sa tribu, au cours d'un déplacement, levait le camp après la halte méridienne, Mariam était tombée du vieux chameau galeux sur lequel on l'avait juchée dans un entassement de ballots et de loques. Dans le brouhaha du départ, les captifs préposés au chargement des bêtes ne s'étaient aperçus de rien. Quant à la mère, fort occu¬ pée et de son nourrisson, et de ses bavardages avec les autres fem¬ mes, elle n'avait constaté le malheur qu'en barraquant pour l'étape du soir. Elle avait alors alerté le campement par des cris... aussi per¬ çants qu'inutiles, car seul un fou ou un adolescent présomptueux eût pu prétendre devancer les chacals auprès du petit être sans défense. Du reste, grâce à Dieu, cet enfant n'était, après tout, qu'une fille. Sa perte ne valait vraiment pas tant d'histoires. Mais Moulana avait ses vues, sans doute, sur cette fille : Il per¬ mit qu'un berger vint, juste ce jour-là, abreuver ses troupeaux au puits où la tribu avait passé les heures chaudes. Il découvrit l'en¬ fant dormant, à poings fermés, la tête sous un épineux, car, douée déjà de ce merveilleux instinct de conservation du nomade, elle avait fui le soleil meurtrier en se traînant à quatre pattes jusque là. Il la prit sur son dos, et, guidé par les traces que la caravone avait imprimées dans le sable, il rapporta la pêtite à sa mère. Depuis ce jour, personne n'appela plus Mariam par son nom. Elle fut désormais, Zéréga, l'Abandonnée. 294 Et Zéréga grandit, vêtue d'une perle rouge retenue au cou par un lien de cuir. Comme toutes les petites filles maures, elle errait, du matin au soir, à travers le campement, quelque gosse chassieux à cali¬ fourchon sur la hanche, mangeant lorsqu'elle avait faim, à la cale¬ basse de l'un ou à celle de l'autre, dormant là où le sommeil la prenait, et épiant, entre temps, les abords de la tente-où-il-se- passe-quelque-chose. Séances de maquillage ou de coiffure propi¬ ces aux confidences, scènes de ménage, discussions autour d'une vente, d'une dot, chansons des griots, travaux des forgerons, racon¬ tars du voyageur qui passe... au battement monotone du pilon à mil, la vie du désert est riche d'imprévu pour qui sait regarder et entendre. A l'heure où le disque affaibli du soleil se fond dans l'horizon cendreux, le vieux marabout libérait les garçons auxquels il faisait rabâcher le Qoran depuis l'aube. Alors, dans le silence soudain, une rumeur, jusque-là indistincte, sorte de plainte eux mille voix, s'enflait, se multipliait, emplissait tout l'espace, et la cohue affo¬ lée des troupeaux dévalant, en trombe, la dernière dune, se ruait sur le campement. C'était une confusion indescriptible autour des tentes. A grands coups de gueule et de bâton, les bergers tentaient de rassembler leurs bêtes qui galopaient, de-ci, de-là, en quête de leurs petits ; des captives passaient, leurs grandes calebasses de bois noir sur la tête, et portaient aux femmes le lait frais tiré ; les maî¬ tres examinaient soigneusement leur cheptel, s'enquéraient des naissances, de l'état des puits, des pâturages, discutaient entre eux des prochaines transhumances vers d'autres régions. Pour les gosses, c'était la grande affaire de la journée : tandis que, dans les enclos de branches épineuses, les plus jeunes déliaient les nouveaux-nés plaintifs, les autres se jetaient à corps perdu dans la mêlée, joyeux de déployer la force de leurs robustes pe¬ tits corps bronzés. Puis, assoiffés, ils se rapprochaient des tentes, 295 et à quatre pattes, comme des chats, iis lampaient les dernières gorgées de lait oubliées au fond des calebasses. . Un soir que Zéréga, arc-boutée aux cornes d'un bélier rétif, es¬ sayait de le mâter, un vieux colosse noir l'empoigna par un bras el la traîna jusqu'à la tente loqueteuse où les- attendait son épouse, une calebasse de lait entre les genoux. La petite comprit : Souilem et Mabrouka étaient les affran¬ chis chargés d'engraisser les fillettes de la tribu. Son père avait sans doute résolu de la marier et, désireux d'en tirer une forte dot, il s'inquiétait de parfaire sa beauté. Elle avait, le griot l'avait dit maintes fois, des yeux de velours semblables à ceux des gazelles et, entre ses lèvres, ses dents supé¬ rieures, libérées des canines, s'étalaient gracieusement en éventail; mais ses bras, ses flancs, ses hanches gardaient encore une gracilité enfantine peu faite pour attirer les prétendants. On allait donc la soumettre à un régime pénible et douloureux, mais qui lui vau¬ drait, s'il plaisait à Dieu, une obésité appétissante. Allah soit glorifié qui a voulu que la souffrance soit, pour la femme, à l'origine de toute joie ! Et elle avala d'un trait tout le contenu de la calebasse. Puis, elle s'endormit comme une masse, abimée de reconnais¬ sance pour son père, Cheikh-Abdallahi-ould-Yacoub, dont la gé¬ nérosité égalait la richesse. Au milieu de la nuit, on l'éveilla pour une seconde ration. Do¬ cile, elle se mit en devoir de l'avaler, mais son estomac douloureux refusait l'écœurante boisson et ce n'est qu'à force d'encourage¬ ments, de compliments, voire de menaces, qu'on la décida à aller jusqu'au bout. Cette fois le sommeil de l'enfant fut pénible, agité, et, lors¬ que, à l'aube, on lui apporta une troisième calebasse, la seule vue du lait lui souleva le cœur. Alors, les affranchis eurent recours, aux grands moyens : pinçant les bras, les flancs de la fillette, 296 écrasant ses orteils entre deux bâtons, ils versaient le lait dans sa bouche lorsqu'elle l'ouvrait dans un cri de douleur. Chaque nuit, les mêmes scènes se reproduisaient. Zéréga af¬ faiblie, malade, empêtrée d'une longue robe la couvrant jus¬ qu'aux pieds, n'avait même pas la force de s'intéresser aux choses de la tribu. Affalée sous sa tente, elle guettait anxieusement la course du soleil dont le déclin ramenait, en même temps que les troupeaux, la reprise de son supplice. Et, pour comble de malheur, les efforts combinés des bourreaux et de leur obéissante victime restaient vains : Zéréga n'engrais¬ sait pas ! Découragés, ses parents, qui voyaient avec désolation tant de (ait dépensé en pure perte, décidèrent d'arrêter les frais. Et la pe¬ tite se consola facilement de sa disgrâce en reprenant la libre existence de jadis. $ * * Vers cette époque, une tournée administrative vint recenser les bêtes du campement, et Mokhtar, le frère aîné de Zéréga, fut chargé de guider les Français jusqu'aux pâturages où paissaient les troupeaux. e C'était un garçon violent, vindicatif, supportant mal l'ingéren¬ ce des Français dans ses affaires. L'agent comptable ayant voulu enregistrer au compte de ses parents des chameaux de mnéha, des bêtes qu'une tribu amie leur avait laissées en fermage, Mokhtar lui tint tête avec une telle insolence qu'on l'arrêta et qu'on l'em¬ mena au chef-lieu. Cheikh-Abdallahi fut très contrarié de cette histoire qui ris¬ quait de compromettre les bons effets de sa récente soumission, aussi dépêcha-t-il au Commandant de Cercle deux notables char¬ gés d'arranger les choses. 297 Ils furent reçus avec égards, mais on refusa catégoriquement de libérer le jeune homme, condamné, pour l'exemple, à quelques mois de prison. * * ❖ Cette déplorable affaire qui fit, pendant longtemps, les frais de toutes les palabres, chagrina beaucoup Zéréga. Ce grand frère au visage farouche sous la chevelure indomptée, intrépide au combat, adroit à la chasse, écouté des hommes, ca¬ jolé par les femmes, était son idole ; aussi était-elle folle de rage contre les Nazaréens qui avaient osé porter la main sur lui. Or, voici qu'un beau jour, un officier du Peloton Méhariste voisin se présenta au campement à la tête de quelques goumiers. Personne ne douta qu'il ne fût envoyé par l'Administration dans le but de sonder les sentiments de la tribu, aussi le reçut-on avec un enthousiasme de commande et de grandes protestations de dévouement. Les notables, réunis sous la tente du chef, lui offrirent leur thé le meilleur abondamment sucré, tandis que le mouton le plus gras du troupeau était, en un tourne-main, égorgé, dépiauté, dépecé, et enfoui sous un gros tas de braises incandescentes. Lorsque l'odeur de la viande rôtie se répandit dans l'air, tous les parasites du campement, esclaves, griots, médecin, artisans, s'agglomérèrent en mur épais autour des convives. Et, derrière eux, se postèrent les enfants, mains nouées aux genoux, fesses pointées à trois pouces du sol, attendant (s'il plaisait à Dieu !) un os, un bout de graisse crue, ou les feuilles saturées de sucre restées au fond de la théière. Seule, Zéréga resta dignement à l'écart. Le Français finit par remarquer cette jolie fillette qui le fixait d'un air furibond et il la fit amener sous la tente. Mais ni ses com- 298 pliments, ni ses taquineries n'arrivèrent à la dérider. Alors, il lui offrit ces bibelots sans valeur auxquels résistent peu de vertus sa¬ hariennes : perles de verre pour les cheveux, petits miroirs à deux sous, flacons de parfum guère plus grands qu'un dé à coudre... Mais elle resta butée, maussade, et refusa fièrement ses cadeaux. Le griot, témoin de cette scène, sentit son cerveau inventif fer¬ menter. Attirant Cheikh-Abdallahi à l'écart, il lui exposa le magni¬ fique projet qui venait de germer dans sa tête : « Moulana (Son saint nom soit béni !) n'a pas permis que ta fille Mariam devînt l'une de ces plantureuses créatures qui font l'orgueil d'un père et la satisfaction d'un époux. Que Sa volonté s'accomplisse, car ses desseins sont insondables ! Pourtant, ô Ab- dallahi, permets une question à ton serviteur : qu'en vas-tu faire à présent ? Le guerrier valeureux, le riche marabout qui, seul; seraient dignes de devenir ton gendre ne voudront pas l'acceptei pour épouse. Te faudra-t-il donc la nourrir pendant deux, trois années peut-être, pour finir par la marier à un mendiant ? Laisse, ô chef vénéré, laisse ton humble griot te suggérer une solution plus honorable : tu connais les Nazaréens P Tu as pu remarquer qu'ils ont, sur les femmes, des idées singulières et qu'une belle corpulen¬ ce n'est pas nécessaire pour éveiller leurs désirs. Ainsi, ce Fran¬ çais qui campe aujourd'hui parmi nous, a été séduit par la grâce de ta fille. Pourquoi ne la lui cèderais-tu pas ? Il est riche, aucune dot ne lui semblera trop élevée pour l'honneur de devenir ton gen¬ dre. Si, au contraire, tu le repousses, ne se vengera-t-il pas de ton refus ? Souviens-toi que ton fils Mokhtar est encore aux mains des Chrétiens ! » Ces paroles pleines de sagesse ébranlèrent fortement l'esprit du vieillard, et la tentation de se débarrasser avantageusement d'un encombrant laissé-pour-compte l'emporta sur la honte d'ac¬ cepter pour gendre un Infidèle. La cause étant gagnée de ce côté, le griot s'attaqua au Fran¬ çais : 299 « Béni soit le Très-Haut qui t'a conduit, en ce jour, sous nos tentes, ô étranger ! Moi, humble griot, et tous ceux de la tribu, nous aurions voulu faire pour toi de belles choses. Mais que peu¬ vent de misérables pasteurs pour un chef fortuné ? Tous nos pau¬ vres biens sont à toi, tu peux les prendre, mais, hélas ! un seul me paraît digne de fixer ton choix : cette fille vierge parée de toutes les grâces sur qui tu as arrêté tes regards. Qu'elle soit ton épouse, si tel est ton désir, et notre Cheikh, son père, pour qui elle est un trésor sans prix, te la cédera avec joie s'il sait, ainsi, combler tes vœux ». L'officier commença par rire de cette proposition saugrenue, car Zéréga était à peine sortie de l'enfance. Mais, à la réflexion, il s'avisa qu'il pourrait être utile d'avoir, au peloton, un gage de cette tribu, assez suspecte, en somme. Et puis, la conquête de ce petit être farouche, si différent des femmes indigènes qu'il avait con¬ nues jusqu'alors, n'était pas pour lui déplaire. Il chargea donc le griot d'ouvrir les négociations. La journée se passa en marchandages où, comme de juste, l'in¬ termédiaire trouvait son intérêt. Enfin, moyennant un chameau et trois chamelles pleines, plus 15 pièces de guinée à la mère de l'en¬ fant, quelques pains de sucre aux oncles, aux tantes, à la nourrice, le sous-lieutenant Le Gall du 3e Groupe Nomade obtint la main de Mariam-ment-Abdallahi. On imagine la colère de Zéréga lorsqu'on lui apprit la décision de son père, et qu'il fallut la préparer, sur l'heure, pour les noces ' Souilem eut bien du mérite à la raser par tout le corps entre ses deux petits couteaux ébréchés, et Mabrouka à emprisonner ses 300 mains dans les cataplasmes de henné, à farder ses yeux d'antimoine, à tresser les mèches noires et drues (bien beurrées au préalable) qui auréolaient son front ! Mais, lorsqu'elle se vit revêtue de la parure ancestrale des fian¬ cées, une sorte de pudeur orgueilleuse sécha soudain les yeux de la ? fillette, et sa colère d'enfant se mua en un morne désespoir de fem¬ me. , • i :M vvv'r C'est une fiancée murée dans une passivité dédaigneuse que Le Gall reçut sous sa tente, cette nuit-là ; une petite épouse toute raidie de haine qu'il emporta, le lendemain, au trot de son méhari. ❖ * * La gentillesse attendrie de Le Gall ne parvenait pas à apprivoi¬ ser Zéréga, qu'un espoir de maternité (bien rassurant, pourtant, sur l'opinion d'Allah à l'endroit de son mariage) vint rendre plus ombrageuse encore. Pourtant, sous la grande tente de laine brune, toute pareille à celle d'Abdallahi, où l'officier vivait à la mode indigène, sa nouvelle existence ressemblait singulièrement à l'ancienne : mêmes repas de méchoui, de riz ou de bouillie de mil, même lit fait d'un tapis de peaux de chèvres, mêmes vêtements de percale flottants... Oui..., mais le regard bleu qui se posait si tendrement sur elle venait, à tout moment, lui rappeler sa honte. Auprès de ce mari d'une autre religion, d'une autre race, elle se sentait rejetée par les siens. A présent, elle était réellement Zéréga, l'Abandonnée. * * * * En effet, la mésalliance de la fille du chef avait été jugée sévè¬ rement par la tribu ; et, si le vieillard avait pu conserver, malgré tout, son prestige, c'est bien au dévouement (plus ou moins inté¬ ressé) de son griot qu'il l'avait dû. 301 Rusé, patient, adroit, celui-ci était parvenu à convaincre les gens du campement que, si Abdallahi s'était résigné à donner sa fille au Nazaréen, il l'avait fait pour leur épargner, à eux tous, ses amis, ses frères, les représailles dont l'officier les menaçait. Ces raisons, et la considération qu'entraîne fatalement la ri¬ chesse (Allah bénit-il les troupeaux de ceux qui ont quitté Sa Voie P) finirent par apaiser les plus hostiles. Et, conformément à la morale du désert, c'est contre le faible que leur désapprobation se retourna, contre cette Zéréga qui, telle une tributaire ou une fille de basse classe, avait déshonoré les siens en épousant un Infidèle. Aussi, lorsque, parfois, quelqu'un de la tribu passait au peloton, la fillette, humiliée, devinait son mépris sous ses compliments et ses propos flatteurs. ❖ * On avait vite appris la nouvelle, au chef-lieu, et tous, Français et Maures, en faisaient des gorges chaudes. Seul, Mokhtar l'ignorait encore. On le tenait enfermé dans un cachot, car les autorités, soucieuses d'éviter de nouveaux frotte¬ ments avec sa tribu, le dispensaient des travaux auxquels sont soumis les prisonniers des postes, et qui sont aussi pénibles à la paresse d'un guerrier maure qu'à son orgueil. Le jour de sa libération, comme le jeune homme, tout vibrant de haine et de rancune, s'apprêtait à reprendre la brousse, il fut inter¬ pellé, à sa sortie de poste, par des partisans groupés autour d'une bouilloire. L'odeur du thé, cet « alcool du Maure » dont il était privé depuis près d'une année, fit fléchir son antipathie contre ces faux- frères à la solde des conquérants, et il consentit à s'asseoir un ins- 302 tant parmi eux. On le chargea de commissions pour les campe¬ ments qu'il rencontrerait (s'il plaisait à Dieu !) sur sa route, on lui conta de menus faits, amplifiés, embellis, assaisonnés d'inépuisables commentaires. Et, dans la griserie des deux paradis artificiels de ceux de sa race, le thé, la palabre, Mokhtar renaissait délicieuse¬ ment à la vie, lorsque l'un des guerriers lui demanda, d'un air iro¬ nique, s'il ne comptait pas, à présent, s'enrôler comme goumier sous les ordres de son beau-frère. D'abord abasourdi, le jeune homme entra dans une rage folle quand on l'eut mis au courant des faits. Il leva son poignard sur l'insolent. Mais les autres parvinrent à le maîtriser et le remirent aux mains d'une patrouille qui le réintégra dans sa cellule. Toute la nuit, Mokhtar, la cervelle en fièvre, rumina les moyens de s'évader pour courir chez les siens afin d'apprendre d'eux la vé¬ rité. Car il ne pouvait croire que son père eût permis cette infamie, ni que sa sœur s'y fût prêtée. Mais, si les choses étaient telles qu'on les lui avait dites, alors, tant pis pour ceux par qui la honte était entrée dans sa tribu. A l'aube, quand le tirailleur de garde vint apporter la pitance du prisonnier, il fut assailli par un forcené qui s'enfuit à toutes jambes, après lui avoir lancé son poing en pleine figure. Le Commandant du Cercle, prévenu, n'ordonna pas de poursuites, trop heureux d'être débarrassé enfin de cette bouche inutile. A La nouvelle du retour de Mokhtar l'avait précédé chez les siens. Aussi, parvenu au faîte d'une haute dune située à quelque distance du campement, fût-il accueilli par les saives joyeuses, d'une troupe de guerriers et d'affranchis qui se précipita à sa rencontre. 303 Arrêtant le beau méhari couleur de sable, prélevé, au passage, dans un troupeau de tributaires, il attendit,, grave, impassible, l'hommage de ses sujets. Ceux-ci s'empressaient autour de lui dans un bourdonnement de salutations déférentes. Tous voulaient l'accoler, toucher sa main, et on les voyait ensuite passer religieusement leurs paumes sur leurs visages recueillis. Le vieux marabout s'avança le dernier, louant Allah d'avoir heureusement ramené le fils bien-aimé de leur maître, et il rappela les exploits des aïeux que lui, Mokhtar, saurait encore surpasser. A ces mots, dans l'orgueilleux visage, brilla un éclair, qu'aussitôt le voile des paupières éteignit... Et l'on se mit en marche vers le campement. Alors, une voix aiguë domina le tumulte : la griote, petite masse bleu-sombre ac¬ crochée à la croupe d'un chameau, chantait la jeune gloire du fils d'Abdallahi, de celui qui, à l'heure voulue par Dieu, serait le Cheikh. Pendant ce temps, le Cheikh en exercice n'était pas sans appré¬ hension : qu'allait penser Mokhtar du mariage de sa sœur ? Il décida de s'en remettre au griot du soin de lui expliquer l'af¬ faire, et ordonna une réception d'une générosité... désarmante, dont les fastes excluraient toute possibilité de tête-à-tête. Déjà, le tam-tam grondait. Et, à son appel, les captives demi- nues, parées de perles d'ambre, se rassemblaient alentour, tandis qu'on égorgeait un chameau gras pour le festin et que l'affranchi de confiance entassait, sur le plateau de cuivre, verres, bouilloire, pains de sucre et la peau d'agneau gonflée de thé vert. Soudain, un souffle de délire passa sur le campement, les cris et les youyou fusèrent, suraigus, le battement du tambour se fit assourdissant et Mokhtar, suivi de son escorte, parut. Longuement, tendrement, Abdallahi le serra sur sa poitrine, 304 glorifiant Dieu de le lui avoir rendu. Puis il le fit asseoir sous sa tente et le thé sirupeux coula dans les verres. * Alors, des ombres gracieuses se glissèrent jusqu'au jeune chef, ses cousines, sa sœur de lait, les seules femmes avec ses propres sœurs, admises à paraître en sa compagnie devant son père. Elles se pressaient câlinement tout contre lui, avec des rires légers et des roucoulements de tourterelles amoureuses. Lui, caressait de ses yeux graves leurs jolis visages enchâssés dans les voiles couleur de nuit, et il les nommait tout bas, émerveillé de les retrouver si belles : Aïcha, Zeïnabou, Aya, Lalia, Khadijatou, Fatimatou..., mais il ne découvrait pas sa préférée, sa hardie petite sœur Zéréga. Prévoyant des questions gênantes, Cheikh-Abdallahi prétexta la fatigue et s'éclipsa. Tout le jour, Mokhtar attendit l'occasion d'une conversation intime, mais, conformément aux ordres du chef, fantasia, courses, concours de tir, repas, concerts se succédèrent jusqu'au milieu de la nuit. Quand tout le camp fut enfin endormi, il prit à part le griot et le somma de lui apprendre la vérité. La vérité ? Allez donc demander la vérité à un poète, et à un poète maure, par-dessus le marché ! Ahmed retraça avec une élo¬ quence convaincante le drame imaginé par lui, et depuis si souvent raconté qu'il avait fini par y croire : les terribles menaces du Lieu¬ tenant, la révolte de la petite, la résistance du Cheikh, puis sa sou¬ mission afin de sauver sa tribu. Mokhtar, hors de lui, jura de venger l'affront fait aux siens en purgeant le pays de ces Infidèles sans scrupules dont, depuis trop longtemps, Allah tolérait l'audace et l'insolence. Et, dès l'aube, entraînant avec lui une petite troupe de jeunes gens, il quitta le campement paternel. 305 Vers le temps des couches de Zéréga, le peloton dut partir en transhumance. Le Gall aurait voulu confier la petite à des parents qui cam¬ paient, en ce moment, non loin d'eux, mais elle refusa avec obstina¬ tion. La nuit du départ, elle grimpa si alertement sous son bassour pour prendre, avec les autres femmes, la suite de la caravane que l'officier fut un peu rassuré. Au reste, il avait d'autres soucis en tête : en dépit des ordres donnés, les détachements partis la veille en éclaireurs n'avaient pas encore reparu. Avaient-ils déserté ? Ne s'étaient-ils pas égarés parmi les dunes ? Un furieux vent de sable avait soufflé sans arrêt jusqu'au soir. Auraient-ils été surpris par un parti de dissidents ? Cette région déserte était propice aux embuscades... En tout état de cause, il donna des ordres sévères afin que sous aucun prétexte, nul ne s'éloignât du gros de la colonne. Pourtant ,1a nuit se passa sans incident. Mais, un peu avant l'aube, alors que l'on cherchait un coin pro¬ pice pour y établir le bivouac, un bruit de cris, de coups, de galo¬ pade fit dresser l'oreille au lieutenant : les femmes, jusqu'alors à la traine, à l'arrière, accouraient aux côtés des guerriers. Le Gall connaissait, par expérience, ce mystérieux instinct qui avertit la Saharienne de l'approche du danger. Immédiatement il ordonna la halte. Chacun s'employa à décharger les bêtes et à organiser le camp, tandis que des tirailleurs couraient prendre la garde sur les éminen- ces environnant la vaste cuvette dans laquelle on s'était arrêté. 306 Soudain, l'une des sentinelles postées vers l'Est s'affaissa en gémissant. Un sous-officier escalada le tertre au haut duquel l'hom- ma était tombé. Il épaula, mais une décharge devança la sienne, et il s'abattit à son tour en hurlant : « Aux armes ! Ah ! les salauds ! » En un instant, chacun fut à son poste : les goumiers, derrière leurs chameaux barraqués, firent front sous la protection des deux mitrailleuses, les tirailleurs se terrèrent dans le sable sur les trois autres côtés du carré. Au centre, les femmes abritaient de leur mieux marmaille et troupeaux parmi les bagages. Déjà ,on distinguait, à la crête des dunes, un remous de têtes casquées de bonnets de coton, et, nus sous leurs courtes tuniques, les ennemis se mirent à dévaler les pentes en utilisant le moindre ac¬ cident de terrain. En un instant, ils s'approchèrent à moins de 300 mètres, et là, à l'abri des arbustes, des plis de dune, ils ouvrirent un feu meur¬ trier . Plusieurs hommes tombèrent et aussi une femme qui apportait des cartouches aux combattants. Un cri jaillit du goum, en même temps qu'une furieuse déchar¬ ge peu efficace cependant, car, dans l'aube naissante, les dissidents, couleur de sable et de broussaille, se confondaient avec le terrain. Le lieutenant eut vite repéré un homme dont le turban relevé jusqu'aux yeux, dissimulait le visage, et qui semblait être le chef du razzi (un jeune chef, à en juger par son allant, et surtout par son inutile témérité). Il ne pouvait tenir en place et courait cons¬ tamment de l'un à l'autre de ses hommes, essayant de les entraîner en avant. Le Gall, très bon tireur, l'avait plusieurs fois mis en joue, mais 307 le maudit garçon semblait invulnérable, disparaissant entre les du¬ nes alors que l'on croyait l'avoir touché pour reparaître, tout aussi¬ tôt, en un autre point de l'attaque. Longtemps, on tirailla de part et d'autre, faisant grande débau¬ che de munitions, mais sans qu'aucun des deux camps prît réelle¬ ment l'avantage. Tout-à-coup, le soleil émergeant du faîte d'un monticule vint taper juste dans les yeux des goumiers..., les cartouches s'épuisaient, et, pour comble de malchance, la mitrailleuse de l'aile gauche s'enraya. Le Gall ni le sergent ne purent parvenir à la remettre en marche... L'affaire tournait mal pour le peloton, et d'autant plus que le chef ennemi, à la tête de quelques partisans, mettait à profit la panne de la mitrailleuse pour essayer de déborder l'angle du carré. Le lieutenant décida d'en finir. Il parvint à grouper ses meilleurs méharistes; qui, de bouts de chiffons, avaient lié la bouche de leurs chameaux, sans donner l'éveil à l'adversaire, et, à leur tête, il s'élança sur lui. Avant que le chef et sa suite fussent revenus de leur surprise, ils étaient coupés de leur base et encerclés. Ils se défendirent avec vaillance, mais les goumiers, qui avaient l'avantage de pouvoir s'abriter derrière leurs chameaux, les exter¬ minèrent jusqu'au dernier. Le Gall abattit lui-même le guerrier voilé dont le turban, en se dénouant, découvrit le beau visage en¬ core imberbe, et l'on put reconnaître alors Mokhtar-ould-Abdallahi, le frère aîné de Zéréga. Craignant que le gros de la troupe, revenu de son désarroi, ne les attaquât à son tour, Le Gall ramena tout son monde. 308 Mais l'ennemi, privé, à présent, de son chef, ramassa en hâte ses morts et ses blessés et retourna vers ses chameaux restés à quel¬ que distance à l'arrière. Des éclaireurs, partis aux nouvelles, rapportèrent que les dis¬ sidents se retiraient ; alors, on se précipita vers les outres, et l'on s'occupa' des blessés. Le Gall, atteint lui-même de quelques égratignures, pansa de son mieux tout le monde et fit enterrer les morts. Quand il put enfin songer à lui, il chercha des yeux Zéréga. Il lui tardait de consoler, de calmer la petite dont la mort de son frère avait dû aviver encore l'hostilité. Mais il ne parvenait pas à la dé¬ couvrir. Une jeune fille vint vers lui et, le prenant par la main, le con¬ duisit à un réduit ménagé entre les bagages. Sa femme y était éten¬ due, pâle, immobile, comme sans vie. Le cœur serré, il s'approcha... Zéréga ouvrit les yeux, et, pour la première fois, lui sourit. Puis, elle écarta doucement ses voiles, et l'officier put voir un tout petit enfant blotti contre elle, un petit garçon au crâne doré d'un fin duvet blond. * ❖ ❖ Impossible de s'attarder dans ce coin dangereux, dénué d'eau et de pâturages. Cette nuit même, il faudrait reprendre la route. Le Gall ne savait que faire de la maman et du bébé. A qui les confier ? La sécheresse avait chassé les nomades vers des régions moins arides... 309 Un sous-officier indigène, consulté, trancha tout net la ques¬ tion : que le lieutenant garde sa tête en repos, son épouse voyage¬ rait, comme toutes les femmes nomades dans son cas, étendue sous son bassour. Dès lors, pendant la lente transhumance du peloton, l'insensi¬ ble petite Zéréga se prit à guetter avidement un mot, un regard de son mari lorsqu'il passait le long de la caravane, et son cœur bat¬ tait douloureusement quand elle le voyait s'éloigner parmi les éten¬ dues perfides. Car ce maître étranger imposé par son père, et qu'elle avait méprisé, jusque là, avait déployé sous ses yeux un courage di¬ gne de celui des Croyants. Aussi, la balle qui avait abattu Mokhtar avait vaincu, du même coup, son orgueil de fille de race guerrière, et c'est avec fierté qu'elle pressait sur son cœur le petit métis qu'il lui avait donné. Lorsqu'on atteignit enfin les pâturages auprès desquels le pelo¬ ton devait camper, Zéréga voulut s'occuper elle-même de l'aména¬ gement de leur tente, et elle y déploya une sollicitude, un zèle, qui surprirent agréablement Le Gall. * * * Six ans passèrent. Le Peloton erra au Nord, au Sud, à l'Est, à l'Ouest, au caprice des pluies qui, en quelques jours font verdir le sable, rendent la vie aux mares et aux oueds asséchés. 310 Il campa au cœur de mornes étendues pierreuses, luisantes com¬ me un métal, encerclées de mirages obsédants ; entre des dunes roses dont un vent incessant échevelait les crêtes ; au pied de sévè¬ res falaises dénudées aux défilés desquelles s'embusquait l'ennemi. Il châtia des pillards, poursuivit des rezzou, connut de mornes périodes inactives au bout desquelles on apprenait, brusquement, une nouvelle victoire de nos armes, l'établissement d'un nouveau poste vers le Nord, souvent aussi, une revanche cruelle des dissi¬ dents... Et, Zéréga fut, pour Le Gall, une courageuse compagne de route et de combat, aux heures sombres ; et, durant ces trêves si démorali¬ santes pour un soldat, l'épouse ingénieuse qui sait donner du prix aux journées monotones. Marion Sénones. (A suivre) CHRONIQUES Les Lettr¬ es Ckronique - Eclair LES LIVRES Robert Françis : Un an de vacances (Gallimard). — Un roman poli¬ cier honteux de lui-même. Des passages réussis, enfantés par une imagina¬ tion assez basse. Selma Lagerlof : Morbacka (Stock). — Souvenirs choisis. Guirlande de souvenirs tout simples mis en contes par le grand écrivain. Pouchkine : Doubrowsky (Pion). — Du sur-Mérimée. Jean Alazard : Catalogue du Musée National des Beaux-Arts de la Ville d'Alger. Jean Alazard a formé le plus beau musée d'art contemporain qui soit. Son catalogue aussi est un modèle. Alexis Tolstoï : Pierre le Grand (Gallimard). — La littérature russe conserve lg monopole du récit historique. Sinclair Lewis : Impossible ici (Gallimard). — « Il vivait avec l'idée inconsciente que son corps et sa dignité étaient sacrés ». C'est l'honneur d'une littérature qu'un romancier au talent plein de vie aborde un tel sujet. 312 Georges Hardy : La politique coloniale et le partage de la terre aux xixa et XXe siècles (Albin Michel). La terre coupée comme un potiron par des convives qui se mangent entre eux. De courageux raccourcis. Henry Malherbe : La passion de la Malibran (A. Michel). — « Il l'accablait de sarcasmes. Elle ne répondait pas. Elle pleurait silencieuse¬ ment. Comme elle craignait que son père ne s'en aperçût, elle se plaçait derrière lui et continuait de chanter. Elle s'habitua ainsi à conduire, sans aucune altération, le son de sa voix, tandis que son visage était inondé de larmes ». LES REVUES Aguedal a été signalé avec sympathie par de nombreuses publications (journaux ou revues). Citons : Le Journal des Débats, La Vie, Le Mercure de France (2 fois), L'Echo du Maroc, Le Bulletin Economique du Maroc, La Vigie Marocaine, La Presse Marocaine, L'Automobile-Club d'Auvergne, Algérie, Le Salut Public. Dans Yggdrasill du, 25 octobre, Geneviève Bianquis présente et traduit des poèmes de Hoffmannsthal. Mesu, res du 15 octobre : « Sur les champs de bataille... », poème mys¬ tique d'Omar Ibn al Faridh, traduit par Emile Dermenghem et notre ami Abdelmalek Faraj. L'architecture d'aujourd'hui consacre son numéro de mai-juin à Paris, celui de septembre à l'architecture en Palestine. Le numéro 4-5 de Cahiers d'Art, à propos de Guernica, l'un des clous de l'Exposition, est consacré à Picasso. 313 Revue hebdomadaire du 10 octobre : « Antithèse sur l'Amérique », de notre ami Jacques Balay. La Nouvelle Revue Française (Juillet-novembre). Belle « Prière à l'Inconnu », de Supervielle. — Maurois nous donne « L'idée d'un conte ». Elle est pénible. — Giraudoux pour louer Charles- Louis Philippe, écrit un article étincelant : « La littérature française, dit- il, ne comporte aucun naturel, et le style français, le plus naturel, mettons celui de Voltaire, est justement celui qui pousse notre esprit et notre lan¬ gue au pire artifice ». A Giraudoux même, M. Petitjean consacre une étude excellente. Louons M. Chuzeville d'avoir traduit un vieux poème italien de Iacopo da Lentino. Le rédacteur du Bulletin a bien de l'esprit (un peu sec, mais qui porte). Nous apprenons ainsi que Goering a signé un décret sur l'humanisation des abattoirs et que 40.000 Japonais ont pris part au dernier grand concours de poésie. La Ville de Nimes a reçu en dépôt le taureau désaffecté du Trocadéro (mais ce taureau n'en est pas un. C'est un bœuf). Le Pain blanc (Septembre). — De Julien Lanoë, intéressantes notes sur « L'impossible poésie ». Thèses : il n'y a pas forcément antinomie entre la simplicité et le mystère. La poésie est anti-intellectuelle, anti-sen¬ timentale, anti-artistique. Les nouvelles lettres françaises. — C'est le N° 2. Il existe des œuvres récentes qui n'ont pu être rattachées par la critique à aucune tendance jus¬ qu'ici connue. Cette revue ambitionne d'en avertir le public qui l'ignore ou qui en est désorienté. Noble ambition. Mais il y a mieux. Il y a l'émou¬ vante poésie du roman : « Argelès », de Roger Lannes. Le Banquet (Tunis). — Beaux poèmes de notre ami Gabriel Germain, L'Age nouveau. (Paris). — Une nouvelle revue. Extrait du manifeste: « une trentaine d'écrivains et d'artistes ont décidé de donner le jour à cette publication afin de vérifier si l'intellectualité était vraiment lasse d'elle- même... » 314 M. Henri Engelmann conclut les notes qu'il rapporte de Nuremberg (Etudes, 20 octobre) en nous faisant entendre cette conversation avec un prêtre allemand : « Mon enfant de chœur reçoit des pierres chaque ma¬ tin en se rendant à l'église. — Et quel âge a ce garçon ? — Onze ans et quelques mois. — Et... que veut-il faire plus tard ? —II voudrait se faire prêtre ». Le Goéland (Bretagne). — Très beau poème de Michel Levanti. — Cu¬ rieuses notes sur le mariage d'Edgar Poë. — Belles chansons de F. Fleu¬ ret. — Souvenir à notre ami Pierre de Cenival. — De temps à autre, Max Jacob s'adresse au Goéland. Il lui parle ainsi du Serpent. Qui mieux que lui le saurait faire ? Pour finir : « Petite requête à M. le Ministre de l'Edu¬ cation Nationale pour attirer sa haute bienveillance sur le sort réservé aux poètes ». En somme : revue jeune, vivante, digne d'amitié. Les Cahiers du Sud. — Magnifique numéro sur le Romantisme allemand. Près de 450 pages. Vues générales, philosophes, poètes, textes romantiques, tout serait à signaler. Nous comptons y revenir plus longuement. Notons déjà : Camille Schuwer : « La part de Fichte dans l'Esthétique Romanti¬ que ». — Gottfried Bohnenblust : « Clemens Brentano » et de très beaux textes. Gringoire publie le 2 juillet « Le Déserteur », de M. Jean Bommart qui prend décidément la vedette parmi les romanciers d'aventure. Dans ce conte inspiré par l'affaire du Rif, il doit y avoir des choses vraies. « A mes sœurs de la campagne », poème de Marie-France dans Le Petii Echo d'août-septembre : Je me repose, lasse, dans l'herbe fleurie Et, sans penser, je regarde la vache. M. Charles Morgan, répond au Rédacteur des Nouvelles littéraires qui le questionne sur ses opinions politiques : « Le rôle d'un écrivain est de donner à ses lecteurs l'envie d'avoir des idées, non pas de chercher à lui imposer les siennes ». ^Sélections et commentaires SELECTIONS Charles Morgan. — Sparkenbroke (Stock). Joseph Conrad. — Un paria des îles (N.R.F.). Jean Schlamberger.— Essais et dialogues (N.R.F.). Robert Brasillach. — Comme le temps passe (Pion). Henri Pourrat. — Le secret des compagnons (N.R.F.). COMMENTAIRES Poètes Si l'on en juge d'après l'ensemble des recueils de vers qui voient le jour, on pourrait croire que la poésie du temps présent tend à s'incorporer au domaine des sciences : comme une branche de quelque physique en pleine évolution, aux lois encore incertaines et mouvantes. L'esprit de recherche la caractérise, mais c'est là sa seule unité : l'objet de cette recherche diffère d'une œuvre à l'autre, plus encore que le véhicule toujours changeant de l'expression. N'en doutons pas, cette volonté permanente finira bien par rap¬ peler quelque jour aux hommes oublieux la primauté de l'art des vers, avec son éminente dignité. Les esprits partisans, qui font bon marché des tentatives adverses, ont tôt fait de mettre au compte d'une mode littéraire des élans de plus en plus nombreux qui portent les poètes vers les formes collectives et sociales de l'inquiétude. Tout valait mieux que le narcissisme ultra-romantique de l'im¬ médiate après-guerre ! la poésie nouvelle est une réaction contre l'anarchie 316 et l'affadissement, et l'on y applaudirait volontiers si les œuvres qu'on nous propose ne restaient si sensiblement inférieures au dessein explicite ou avoué de leurs auteurs. Voici, entre vingt illustrations possibles, le nouveau recueil de M. A.-C. Ayguesparse : La Mer à boire (Editions Soutes). C'est une longue coulée d'images et de cris, une vocifération lyrique qui s'enfle de son propre volume, véritable avalanche de mots lancés contre les bar¬ rières du vieux monde. M. Ayguesparse ne s'inquiète guère de règles pro¬ sodiques : sa phrase relève plutôt du discours lié, parfaitement logique et sans mystère aucun. Cette forme serait condamnée par sa facilité, si elle n'avait pour elle la continuité et l'ampleur du mouvement. On pense aux poèmes-pour-réunion-publique de M. Aragon (depuis que ce dernier tire vanité d'écrire comme tout le monde), mais il y a ici, au lieu des scories intentionnelles dont l'œuvre de notre rhéteur néo-conformiste est émaillée, de radieuses images qui sauvent ces pages de la platitude : « une rose de chair à la ceinture des locomotives », « un ruisseau du ciel sous les brai¬ ses des chaudières », et vingt autres trouvailles qui éclatent comme d'étran¬ ges fleurs de feu. A côté de cela, par contre, que de folle ivraie et d'herbe grise ! Je vois bien que le courant charrie avec le reste les phrases ternes et banales, mais leur apport pollue ce flot de poésie qui finit par s'étaler misérablement en la morte-eau de telle strophe faussement inspirée : « trois cent mille dollars à qui tuera le rire de la révolution, trois cent mille dollars à qui arrêtera ces rires dans la gorge du ciel à qui empêchera le' matin de se lever le sang de bondir dans l'aorte et la vie de faire un pas en avant. » Avec la meilleure volonté du monde, je ne trouve que platitude dans ces truismes, qui me rappellent la vaporeuse formule de Robert Honnert sur « le sens des forces rayonnantes de l'univers. » Ne joue pas les Cassan- 317 dre qui veut ; et le prophétisme est tout autre chose que ces vaticinations déréglées de cabinet. La même veine « humanitaire » est exploitée par le poète roumain Ila- rie Voronca dans ses deux derniers ouvrages : La Joie est pour Vhomme (aux Cahiers du Sud), et Pater Noster (éditions simultanées à l'Avant-Pos- te, et chez Corréa) ; seulement l'amour des créatures n'emprunte pas chez lui un visage de haine. Le titre des poèmes, avec ce qu'il a parfois de can¬ deur didactique, donne assez bien l'esprit et le ton de cette poésie : « Vous êtes tous mes amis », « Bonheur égal pour tous », etc... On sent à la base de tout ceci honnêteté, foi, et bonne volonté. Egalement, une copieuse dose de littérature, sensible aux maniérismes du style : phrases invertébrées, saccades trop savamment exploitées, débauche de vocatifs. Le messianisme du premier livre est encore confus, et l'expression ne s'en dégage pas assez de la mollesse, sauf dans cette « Halte nocturne », dédiée à Monny de Boul- ly, qui évoque de façon intérieure et rêveuse une heure de féerie nordique ; et puis, çà et là, des strophes d'une simplesse aimable et vraiment francis¬ caine : Portons notre présence af fectueuse. Partageons avec tous La bonne nouvelle de la joie. Et l'infortuné, le vieillard, Ls porteur aux épaules brisées, la blanchisseuse aux mains mangées de [lépreuse, Tous, tous seront saisis du vertige indéfini de l'espoir. Plût au Ciel que tous les évangélistes modernes employassent un aussi humain langage... Pater Noster est l'œuvre d'un poète en progrès, malgré le dessein d'édification trop nettement affiché, malgré la sacrilège parodie de l'Orai¬ son dominicale qui lui donne son titre. On aurait beau jeu à contester la propriété de certaines images : El vous tous qui menez une vie résignée Vous pouvez être comme les deux branches d'un compas Qui, unies, donnent naissance à la perfection du cercle. 318 Les deux branches remplissant des fonctions distinctes et non interchan¬ geables, la comparaison porte à faux, qui met en relief la nécessité d'une hiérarchie alors qu'elle voudrait évoquer je ne sais quel magma sentimen¬ tal. Ces réserves faites, il faut louer l'allure bellement oratoire — avec des repos confidentiels de la voix — de cette composition ambitieuse et sou¬ vent efficace. S'il y a un vigoureux accent panique dans lé poème princi¬ pal du recueil, on est frappé au contraire par l'intériorité secrète et grave des pièces réuniés sous le titre Ebauches d'un poème. Le Milosz de la première période avait de semblables retours sur sa jeunesse tourmentée ; quant aux dernières strophes, où l'auteur confesse avec pudeur sa tristesse, elles nous re¬ mettent en mémoire cette tragique opposition de l'art et de la vie à propos de laquelle Montherlant naguère s'interrogeait. Tous les poètes ne se croient pas élus pour sauver le monde : ainsi M. Ar¬ sène Yergath, qui publie aux Editions Sagesse (dans la collection où M. Ga¬ briel Audisio vient de nous donner Trois chants de 14. Juillet), une nostalgi¬ que Sonate à Haigouche. Autour de notre maison à Amassia Les arbres veillent Mille candélabres s'allument dans le feuillage Est-ce pour la fête de ta beauté... Et le Catulle égyptien, dont les années ne fêlent pas l'âme de cristal pur, poursuit sa cantilène à la mémoire d'une morte inoubliée. Un autre drame personnel, mais d'ordre métaphysique, est situé au cœur même du poème de M. Hubert Dubois : La neige et les blés (Cahiers du Journal des Poètes) d'où M. Robert Poulet prévoit dans une préface délirante qu'il « naîtra peut-être un lyrisme nouveau dans lequel l'art et l'homme, l'am¬ broisie et le foutre, la beauté et la vérité, fêteraient leur réconciliation ineffa¬ ble. » C'est beaucoup dire : mais le poème justifie à coup sûr les plus intenses espoirs. Il y circule un souffle haletant de braise et d'enfer, un vent d'apoca¬ lypse par à-coups traversé de voix d'anges. Il faudrait éloigner de cette œuvre touffue des excroissances qui s'opposent à la montée de la sève : aillleurs 319 aussi, rétablir des traditions et des ponts rompus : tant de fièvre, et de mys¬ tique folie, sont si difficilement respirables ! On aimera dès l'abord le ton de certains vers gnomiques : Ami, vois-le : il n'est que de perdre les hommes TJn jour, pour se trouver homme à son tour : et comme Il nous faut les avoir hais, pour les aimer... Telle est la hauteur de ce poème souvent frénétique où l'on trouve des oasis d'apaisement et d'humilité. Car c'est là le servir encor, ce Dieu des hommes Que d'accepter ce corps de faiblesse après lui... La chair partout présente est aussi tout amalgamée à l'appétit de Dieu : la foi y revêt des formes tangibles — on voudrait dire provocantes. En toute conscience, est-il bien sûr qu'une telle œuvre ne soit pas, à un plus haut degré que les précédentes, un acte de présence à la misère et à la grandeur de l'homme ? Armand Guibert. Rainer-Maria Rilke. — Lettres à un jeune poète, suivies de réflexions sur la vie créatrice par Bernard Grasset. (Grasset). « Lettres à un jeune poète ». On imagine facilement quelques réponses au jouvenceau. Lamartine, sur un papier bleu tendre : « Je vous ai lu, Monsieur, j'ai pleuré. » Viennet authentique : « Jeune homme, il y a la fable — où j'excelle. » Encore était-ce poli pu naïf. Mais il y a les autres : « Vous ne sauriez réussir sans vous abonner à ma revue. ». Lisons maintenant Rainer-Maria Rilke. « Au fond, et précisément pour l'essentiel, nous sommes indiciblement seuls. » « Nous savons peu de cho- 320 ses, mais qu'il faille nous tenir au difficile, c'est là une certitude qui ne doit pas nous quitter. Il est bon d'être seul parce que la solitude est dif¬ ficile. » Les leçons de l'ascèse poétique sont ici rendues dans leur nudité d'Idées pures. « Confessez-vous à vous-même : mourriez-vous s'il vous était défen¬ du d'écrire ? » Si l'on est contraint de répondre oui, on doit accepter ce destin « avec son poids et sa grandeur, sans, jamais exiger une récompen¬ se qui pourrait venir du dehors. Car le créateur doit être tout un univers pour lui-même, tout trouver en lui-même. » Il ne s'agit ni d'un idéalisme, au sens qu'a le mot depuis Kant, où le poète .créerait son univers, ni d'un appel romantique à la Nature. Ce sont les premiers pas d'une « vie poétique », expression qu'il faut entendre, par rapport à l'œuvre poétique, comme la « vie mystique » en face du traité de vie intérieure. La maturation de l'âme humaine l'ouvrira aux réalités que l'homme aveuglé n'est pas capable de voir. « Le temps ici, n'est pas une mesure Un a.n ne compte pas : dix ans ne sont rien. Etre artiste, c'est ne pas compter. » C'est aussi se séparer. « Si tout ce qui est proche vous semble loin, c'est que cet espace touche les étoiles... Soyez bon envers ceux qui restent en arrière..." Aimez en eux la vie sous une forme étrangère. » L'inspiration de Rilke me paraît alors rejoindre l'Extrême-Orient plu¬ tôt que l'esprit d'Assise. C'est dans l'amour universel, mais dans un amour qui est l'appréhension intuitive de l'ordre cosmique, eue se formera le vrai savoir de l'âme, celui qui apporte, pour parler le langage bouddhique, la « délivrance ». Retournée « parmi les enfants secrets », elle apprend que « les grandes personnes ne sont rien », surtout les hommes, car « la femme qu'habite une vie plus spontanée, plus féconde, plus confiante, est sans doute plus mûre, plus près de l'humain que l'homme. » La peur de tout inexplicable limite étrangement la portée de la vie. Un acte de courage mystique peut seul conduire à la lumière. « Cette vie que l'on appelle imaginaire, ce monde prétendu « surnaturel », la mort, toutes 321 ces choses nous sont au fond consubstantielles, mais elles ont été chassées de la vie par une défense quotidienne, au point que les sens qui auraient pu les saisir se sont atrophiés. » D'où cette parole merveilleuse : « Toutes les choses terrifiantes ne sont peut-être que des choses sans secours, qui attendent que nous les secourions. » Jointes aux Elégies de Duino, ces Lettres seront accueillies comme un don pour l'âme par toute une famille d'esprits. Elles recèlent de ces véri¬ tés dernières qui, à la façon du radium, guérissent ceux qui en reçoivent le rayonnement et brûlent ceux qui les ont touchées. Gabriel Germain. Anne Morrow-Lindbergh. — Le Monde vu de haut. D'Amérique en Chine par le cercle polaire (Pion). — North to the Orient est le titre an¬ glais de ce livre, car les Etats-Unis nomment Orient ce qui pour eux est l'Occident. Us marquent ainsi la communauté de nos cultures. Anne Lindbergh enlève son lecteur en un voyage de fraîcheur et d'al¬ lègre jeunesse. Elle ignorait tout de la T.S.F. quand son mari, qui s'apprê¬ tait à reconnaître l'itinéraire d'une route aérienne vers la Chine par le rivage septentrional de l'Alaska, lui apprit qu'elle aurait, seule, charge de la ra¬ dio, charge de sa tendresse et de sa gloire. Ses timidités, son apprentissage, ses appréhensions, puis les beautés et les travaux du vol audacieux, ses admirations et ses peurs, sont dits avec un talent fait de gentillesse et de poésie, qui nous conquièrent l'une et l'autre. « Gentillesse », mot qui fut si souvent appliqué à ce qui vint de France, constamment il le faut donner aujourd'hui à ce qui nous vient d'Amérique. Rien n'est plus difficile, dit-on, que de choisir un compagnon de route. Madame Lindbergh nous fournit ce personnage rêvé : vaillante, spirituelle, sensible, ne moquant qu'elle-même, et sachant voir. Escales d'avion ! coup sur coup nous piquons en quelque sorte des parcelles du monde, nous en¬ levons au passage un fragment des vies et des paysages inconnus. Ces im¬ pressions sont particulièrement vives au cours du voyage qui nous est au- 322 jourd'hui conté et qui raccourcit en quelques heures des trajets de plusieurs mois. Leur force, et l'illusion d'intimité qu'elle donne, Anne Lindbergh nous les communique. Ignorait-elle — sa simplicité le laisse croire — qu'elle possède ces dons de l'écrivain : propriété des ternies et pureté de la forme ? Bien d'autres qu'elle ont conté ou chanté l'épopée qui se déroule sous nos yeux dans les airs, et dont son compatriote Wilbur Wright fut l'un des premiers à nous donner le frisson. Nul n'a mieux senti, ni peut-être aussi bien écrit la poésie des nouvelles images qui s'offrent à l'homme volant, et que nous sommes encore mal préparés à reconnaître. Anne Lindbergh, à l'issue d'un exploit exceptionnel, se donne comme tâche de révéler de la beauté. Il est malaisé de choisir quelques lignes dans un récit dont la déli¬ catesse s'interdit les morceaux de bravoure et prend le ton d'une corres¬ pondance ravissante. Voici pourtant la peinture d'un paysage commun : « En regardant d'en haut, ce matin-là, je sentais que le calme reposait sur le monde comme une lumière ; les chutes d'eau semblaient congelées ; les sommets des arbres ne bougeaient pas ; le fleuve frissonnait à peine, comme un serpent remuant doucement sous sa peau miroitante... Tout était calme : les champs, les maisons et les arbres ; le peu de mouvement qu'il y avait prenait une grâce lente : les voitures rampantes, la peau ridée et moirée de la rivière, et les oiseaux, emportés comme des pétales dans l'air... « C'était comme ces films au ralenti, qui saisissent le moment où se dé¬ ploie la beauté — un cheval au sommet d'un saut — qu'on ne peut voir dans la réalité, tant ce moment est fugitif. « Si le vol, comme le seau à fond de verre du magicien, peut vous donner cette vision, cet œil lucide qui traverse les vagues bousculées de la surface pour descendre jusqu'aux mondes tranquilles, il demeurera toujours une féerie... » Ces pages modestes sont la conclusion du raid. Je ne sais pas quelle femme est Madame Lindbergh, mais, consciemment ou non, elle a fait naî¬ tre en moi l'image d'une jeune femme exquise. Et ce ne fut pas mon moin- dre plaisir. Christian Funck-Brentanû. 323 Kenneth Grahame. — Au Royaume des Enfants. I. L'âge d'or, traduit par Léo Lack (Mercure de France). — Ce livre est un bouquet de ce que l'Angleterre a de plus délicieux : ses enfants, sa campagne, ses contes, ses fleurs communes soignées comme des fleurs de musée, la grâce de son ac¬ cueil, son humour. L'humour anglais consiste à dire sans ménagement, en termes propres, une vérité. La vérité de Kenneth Grahame, c'est que, dans la vie de l'homme comme dans l'histoire de l'humanité l'âge d'or est le pre¬ mier qu'on ait connu, l'état que Dieu nous réservait, partant non seulement l'âge heureux, mais l'âge de la raison. Notre auteur, au cours de son exis¬ tence de banquier, voyant l'homme et ses bagnes, a gardé toutes fraîches les visions de ses jeux d'enfant, dans leur inépuisable richesse. Si intacts sont ces souvenirs qu'on penserait lire un ouvrage d'observation. Mais nul ne s'y trompera. Un ton d'émotion et de conviction nous l'assure : dans l'ombre de cette mémoire rien ne s'est flétri, les couleurs n'ont point passé, ce cœur n'a cessé d'entendre et d'écouter les musiques du paradis perdu. L'âge et la réflexion ont permis à Kenneth Grahame de parer ces poésies de son art, un art très sûr dissimulé sous une apparence d'abandon. Une suite de tableaux ressuscite la merveille d'une société d'enfants dans leur sérieux, la force de conviction qui gonfle leurs désirs, leurs impatiences, leurs scrupules, leur infatigable pouvoir de création, leurs soudains besoins de solitude dans les magies de leur imagination, leur certitude de posséder tout l'univers. Ces dons, l'âge mûr les anémie, qui voit une vertu dans son désabuse- ment. Le paradis ne tente même plus les « grandes personnes », volontai¬ res exilées, les « Olympiens », comme dit Kenneth Grahame, peut-être lui aussi tenté de les trouver « guindés et décolorés », « aux gestes lents et restreints », « étrangement anémiques ». Leur renoncement remplit les gos¬ ses de surprise et bientôt de dégoût. Au sommet de l'humanité ceux qui ont maintenu à leur rang les plaisirs les plus hauts c'est-à-dire les plus gra¬ tuits, le Sage « autour duquel commence déjà à se former la croûte de la légende..., au regard lointain comme s'il était habitué à un autre plan de vision et ne pouvait revenir instantanément aux choses terrestres », et 324 l'Artiste « à qui tout semble naturel », l'enfant, avec une surprise tendre, les reconnaît pour siens, et se donne. Il y a autant de choses en ce livre que dans une prairie au printemps. Ce sont des pages enchantées, fort bien traduites par Léo Lack. Christian Funck-Brentano. Louise Hervieu. — Sangs (Denoël et Steele). — Il se répète qu'en nos jours, où l'esprit comme la conscience sont hantés par Les préoccupations les plus lourdes, les plus urgentes peut-être, la littérature française perd pied. Les romanciers français s'attardent à parfaire, en une forme accomplie, des mièvreries, dit-on, pendant que les Anglais, les Allemands, les Amé¬ ricains, plus rudes, osent aborder les grands problèmes de l'heure. Comme si le Saint-Saturnin de Schlumberger, VAugustin de Malègue n'étaient pas livres aussi graves que ceux de Morgan et de Pearl Buck, comme si les œu¬ vres lyriques de La Tour du Pin, d'Amrouche, de F. Berthault ne mon¬ taient pas jusqu'à Dieu. Et voici que ce roman de Louise Hervieu est le ro¬ man de la fatalité. Lorsque nous contemplons les vies que nous avons pu voir couler au¬ tour de nous, elles nous donnent bien souvent l'image de torrents. Au cours de l'existence, chaque être, enraciné dans sa famille, empêtré de ses senti¬ ments, ligoté par ses actes mêmes, se heurte à des barrières qui le meurtris¬ sent, à ses semblables dont l'amour aussi bien que la haine le mutilent. De ces blessures, l'enfant dès sa naissance porte déjà les cicatrices. Le sang que ses veines reçoivent est lourd de maléfices, et les luttes qu'engen¬ drent les disputes ou les accords de ses parents lui font des plaies nou¬ velles. C'est un aussi sombre tableau que peint Louise Hervieu. Pour que la noirceur s'en détache en un "relief plus saisissant, elle le place sur un fonds immaculé, le bonheur et la sagesse des origines, vertu et bonté des ancêtres : de leurs dévouements fut construit l'édifice familial, si bien pro- 325 tégé. si bien clos que le mal ne pourra pas s'en échapper, qu'il y poussera, en se terrant, de plus longues et plus fortes racines. La conclusion du livre est d'une noirceur absolue : la malédiction n'est plus rémissible, ac¬ cumulée sur la tête la plus chétive, frappant du même coup l'aïeul respon¬ sable, incapable de réparer. De si fortes couleurs ne se voient que dans la vie. Nul artiste ne les fabriquerait, si violentes, mais sans grandeur. Elles furent, sans aucun doute, données à Louise Hervieu avec le souffle, avec ses dons. / — Dans son livre, ces tragédies vivent avec intensité. Il conte l'histoire de deux générations. Le drame joue, comme une tempête, avec un chapelet d'ignorants, sous les yeux de celui qui sait et se tait, victime de soi-même, jusqu'à la dernière sacrifiée, si désespéré de la grâce, que l'écrivain ne trouve plus personne à qui la confier, sauf son lecteur. Louise Hervieu n'est par le premier peintre qui donne l'exemple d'un éminent don littéraire. Sa manière demeure celle de l'art qui l'avait déjà fait connaître. Elle observe intensément, des yeux de la mémoire, ses mo¬ dèles, les dessine, puis creuse, comme un graveur de son burin, leurs traits, leurs rides, descend ainsi jusqu'au secret intime qui reste enveloppé d'om¬ bre. Louise Hervieu nous doit une édition de son roman illustrée par elle- même. Gui Mémoire. Roland Lebel. -— Scènes de la vie new-yorkaise (Peyronnet). — M. Roland Lebel est chargé par l'Université Columbia d'apprendre la France à ses girls. Il s'acquitte fort bien de sa tâche, si l'on en juge par la façon dont il nous apprend l'Amérique. Sa description s'inscrit à côté de celle qu'à publiée Paul Morand. Celui-ci, très brillamment, nous promène dans les rues de New-York, sans omettre de signaler les plus utiles adresses. Il connaît bien les choses. M. Roland Lebel nous introduit chez les gens. Grâce à lui, nous vivons quelques instants la vie de la plus grande, d'une des plus belles et non de la moins importante ville du monde. 326 M. Lebel a appris à aimer, m'oins sans cloute cette vie que ceux qui la mènent. Il parle d'eux avec une sympathie déclarée, de leur fraîcheur, de leur sensibilité. Il nous met en garde contre le sot préjugé qui le plus souvent empêche l'Européen de voir les Yankees ce qu'ils sont, « une nation de rê¬ veurs ». Quand il plaisante, il ne moque pas. Il sait prendre le ton qui plairait à ce peuple même, qui, autant que le nôtre, aime rire. Un parti-pris de sympathie, non de louange, car ce livre est honnête. Alerte et amusant comme New-York même, il marque, dans l'abondante littérature qu'ont inspirée les Etats-Unis, par son sérieux : avec méthode, avec simplicité, posément il cherche à faire comprendre. Il n'est pas seule¬ ment sincère, mais, croyons-nous, véridique. Ne nous y trompons pas du reste, c'est moins les New-Yorkais que les Français qu'il veut servir. Comme tant de nos compatriotes établis outre-mer, il sait quel tort nous a fait notre défaut de compréhension chez ce peuple confiant, aimant et beaucoup moins sûr de lui qu'on ne le croit. Gui Mémoire. H. Fabureau. — Paul Valéry (N.R.C.). — Il faut se méfier des gros livres critiques — 251 pages sur M. Paul Valéry, c'est sûrement un peu trop. En effet, dès le début, M. Fabureau exagère : une vingtaine de pages consacrées à la « jeunesse de Paul Valéry » qui ne sont pas à lire (histoires de concierges dans la littérature). Nous ne parlerons pas des cha¬ pitres sur les textes en prose jde M. Valéry : on y perçoit une volonté trop nette de briller par la verve et l'attaque qui rendent l'examen de M. Fabu¬ reau assez peu impersonnel pour que chacun l'agrée. C'est d'ailleurs le défaut constant de ce livre : ouvrir une fenêtre à chaque nouveau bruit pour apparaître soi-même et faire son petit discours. Mais n'allons pas nous prendre au même jeu et soulignons simplement ce qui ne nous satisfait point quand M. Fabureau parle de la poésie valé- ryenne : « Ce qui caractérise beaucoup mieux sa manière, c'est l'obscurisme qui, par l'abandon systématique du langage simple, prétend donner un sens 327 plus pur aux mots de la tribu. » — Voilà un jugement soigneusement voleur, digne de Rousseau : oet « obscurisme », glissé là, sans en avoir l'air, va épargner à M. Fabureau la peine de nous expliquer qu'il existe. Heureuse¬ ment le vol se dénonce immédiatement : « donner un sens plus pur aux mots de la tribu » n'apparaît pas à M. Fabureau comme une recherche sans pitié de la précision. D'ailleurs, s'il sait ce qu'est « ce sens plus pur », il le cache derrière un bavardage qui l'égaré. Il nous jette des axiomes aussi plaisants que celui-ci : « Tous les hommes gardent intacte la poésie qui sommeille en eux, comme l'amour dans le cœur de la vierge racornie par un demi- siècle de célibat. » Au secours, M. Freud ! Le chapitre « Querelle des Commentateurs » tourne à la plaidoirie cri¬ tiques contre poètes. « Mais Valéry a beau accrocher aux limites de ses domai¬ nes l'écriteau : « chasse gardée », nous ne nous sommes pas arrêtés pour si peu ». A votre aise, vous reviendrez bredouille ; vous avez mal lu ; l'écri¬ teau porte « chasse impossible ». Mais oui, il n'y a pas de gibier. Nous allons bien le voir. M. Fabureau dresse procès-verbal à Valéry : en racontant l'Adonis, en racontant un poème, Paul Valéry se serait rendu lui-même coupable des crimes qu'il condamne. « Voilà bien le modèle du commentaire insipide qui se contente d'indiquer le schéma logique ». Mais, c'est précisément le seul commentaire permis. Il n'y a pas délit : Valéry s'est promené dans le do¬ maine mais il n'a pas tiré ; pas si bête, il ne tuerait rien. Sans exagérer nous pourrions reprendre une dernière critique qui mon¬ trera que pour parler de poésie, il faut penser à bien des choses qu'on ou¬ blie. Citons : « On peut surprendre l'artiste en flagrant délit si l'on examine à la loupe la parenthèse : « ...au velours du souffle envolé l'or des lampes ». Cet ablatif absolu est le type même des fausses élégances. Il s'agit de tradui¬ re en style figuré : quand j'ai soufflé la lampe. Plusieurs images qui ne brillent point par la nouveauté se présentent à la pensée du laborieux ou¬ vrier du vers, la lumière de la lampe étincelle comme de l'or ; le souffle lent est doux comme le velours ; quand une flamme est éteinte on dirait qu'un lampyre lumineux s'est envolé. Pour rajeunir ces métaphores, il ne reste plus qu'à les condenser, en prenant soin de ne pas respecter la cohérence. Alors 328 on a un de ces vers ingénieux qui exercent l'esprit du lecteur et selon l'ha¬ bituel cliché, lui donne la joie de la découverte, l'exquise sensation de colla¬ borer avec l'auteur ». Bonne loupe ! Bon œil ! peut-être ! Mauvaise oreille, mauvais souffle ! Pour sûr ! Michel Levanti. Madeleine Bourdouxhe. -— La Femme de Gilles (N.R.F.). — Un roman qui s'ordonne autour d'une idée unique risque d'être monotone. Pourtant, dans le livre de Madeleine Bourdouxhe, Elisa est la femme de Gilles, et rien que cela, pendant 220 pages, et l'on n'est jamais ennuyé. C'est que l'idée n'est rien, et prise psychologiquement par le dedans, elle se rédui¬ rait au vieux postulat (noble ou ridicule ? ) : « elle l'a dans la peau ». Mais, jamais Madeleine Bourdouxhe ne discute cette idée, et c'est seulement son expression qui lui importe : aux signes vivants qui expriment l'unique tendance d'un cœur de femme, le livre doit sa souhaitable variété. L'intrigue est peu, en tous cas au service de la même idée : Gilles trompe sa femme avec sa belle-sœur, et c'est l'occasion de projeter la personnalité d'Elisa, femme de Gilles, et non femme tout court. C'est dans le choix des détails qui font ce livre que l'on reconnaît une poésie certaine : — forte (« il y en a chez qui le cœur se développe d'une façon démesurée. Pour Victorine, c'était le sexe qui prenait toute la place. Elle était née comme ça, elle n'en pouvait rien la pauvre femme. Mais tout de même, c'est bien dégoûtant d'être comme ça ») — sensuelle (« des jambes d'homme... Un torse d'homme... Des épaules d'homme... Elle se pla¬ qua contre lui tout entière. ») — mystérieusement sensible (« et derrière elle, il y avait un autre monde tout enchevêtré, inconnu et menaçant. Elle le sentait tel et elle était sûre de ne pas se tromper, et il ne fallait pas se retourner brusquement et lui faire face. ») — visuelle (« ...les gens qui restaient près des baraques croyaient que ceux qui s'éloignaient de la place 329 quittaieï__ __i fête, mais elle montait lentement avec eux, tout le long de la route. ») Voilà donc un livre risqué sur une idée trop seule, mais que le détail et l'expression sauvent du lieu commun choisi et de la monotonie. Il y faut du talent, oui ! Michel Levanti. Edmond Arnaud. — Mon cœu,r au gré des vents. — (Editions de « La Caravelle >> à Paris). — Au gré des vents, qui ont gardé des échos de Musset, de Samain et de Verlaine, que le poète capte au passage, Edmond Arnaud laisse chanter son cœur tout plein de souvenirs doux-amers. Des paysages d'Afrique du Nord, un peu flous, se mêlent à des évocations de Bretagne et d'ailleurs ; des rappels d'enfance et de jeunesse, des intimités dévoilées discrètement, conduisent sur le chemin de la vie, où il semble que l'auteur a cueilli mainte fleurette tendre, dont il fait un bouquet tout parfumé de grâce sentimentale. Rosemonde Gérard a préfacé ces poèmes, dont la forme régulière n'empêche pas les heureuses variations. Cependant, le lecteur difficile est prévenu : Tu veux des vers parfaits et je ne suis qu'un homme ! Mais l'homme ici, malgré ses imperfections, ne nous laisse pas indiffé¬ rents. Roland Lebel. Camille Mauclair. — L'architecture va-t-elle mourir ? (Ed. de la Nou¬ velle Revue critique). — Le livre reprend une série d'articles parus naguère dans le Figaro, et agrémentés de quelques commentaires inédits. Plutôt que de refondre les pages primitives, l'auteur a préféré, malgré certaines redi¬ tes, leur laisser l'accent et la verve de la polémique. Le recueil est dédié aux grands architectes de tous pays, qui bâtirent les temples, les cathédra- 330 les, les palais et les châteaux que nous admirons aujourd'hui, mais qui mé¬ ritèrent de voir leurs œuvres traitées de « triperie de vieux style, et charo¬ gnes vénérables » par les adeptes d'un nouveau panbétannisme interchan¬ geable conduisant tout droit à la termitière communiste. On comprend que ces pages aient valu à leur auteur force invectives, mais on admettra qu'elles lui attirent aussi force remerciements. Révolté par la laideur envahissante des bâtisses cubistes et nudistes, Camille Mauclair exprime d'abord sa répugnance. Il jette aussi un cri d'alarme. Car il constate d'inquiétantes analogies entre ces entreprises ar¬ chitecturales bolchévisantes et d'autres offensives sournoises contre les traditions régionales et contre la marque France. Sous le masque d'un nou¬ vel urbanisme, il décèle les traces d'une volonté qui tend à changer non seulement les habitudes de vie matérielle et familiale, mais encore à modi¬ fier la mentalité des individus. Bien entendu, il n'est pas question pour l'auteur de prôner le style 1900, et il sait parfaitement s'intéresser aux loyaux efforts des contemporains qui cherchent à donner à notre époque une physionomie architecturale neuve. Il ne confond nullement ces artistes sé¬ rieux avec les ravageurs précités. Et les lecteurs du Maroc verront avec plaisir qu'il cite élogieusement certains noms qui leur sont devenus fami¬ liers. Ils goûteront d'autre part un style qui a de l'élan, de la vigueur, et qui, par quelques néologismes hardis, s'adapte fort pertinemment à son sujet. Roland Lebel. ronique marocaine MEMENTO Patrick Heidsiek : La jeunesse religieuse et sociale de Lyauley (« Re¬ vue des Jeunes », 10 octobre). — Colonel Pariel : Lyautey à Ain Sefra (« Grands Lacs », 15 juillet). — Ph. de Cossé-Brissac : Pierre de Cenival (« Afrique 'Française », août-septembre). — François Costa de Beauregard, notes-souvenirs (Desclée de Brouwer). Armand Salacrou : Atlas-Hôtel («Petite Illustration », 24 juillet). — Joël Thézard : Le croissant d'or (Niort). — James Haldane : Missionary romance in Morocco (Londres). — José de Esaguy : Tanger sous la domi¬ nation portugaise (Tanger, Ed. Internationales). — Documents diplomati¬ ques français, 1905 (Imprimerie Nationale). — Augustin Bernard : Afri¬ que septentrionale, t. I (Géographie universelle Armand Colin). — Gruvel et Besnard : Atlas de poche des principaux produits marins rencontrés sur les marchés du Maroc (Ed. géographiques, maritimes et coloniales). — P. de cénival, Chr. Funck-Brentano, M. Bousser : Bibliographie maro- 332 caine 1923-1933 (Larose). — Pierre Damade : La vigne et le vin au Maroc (Domat-Montchrestien). — Report on économie and commercial conditions in Morocco, 1935-36 (H. M. stationery office). Roland Dorgelès : La kermesse sauvage sous les murs de Melcnès (« Journal », 1er août). — Gabriel Audisio : Isabelle Eberhardt (« Alg&- ria », juillet), Vers une synthèse méditerranéenne (« Cahiers du Sud », août). — E. de Ganay : La France d'outre-mer à Vile des Cygnes (« Architecture », 15 septembre). — Austin Chamberlain : In Morocco (« Sunday times ». 12 septembre). — Jean Sermaye : Barga l'Invincible (« Nouvelles littérai¬ res », juillet-août). — Robert Boutet : L'eau du mirage (« La Légion étrangère au Maroc », juillet). — Le voyage au Maroc (Numéro spécial de « Nord-Sud », 30 juillet). — E. Lévi-Provençal : Le Cid de l'Histoire (« Revue historique », juillet-septembre). — Bichr Fares : Des difficultés d'ordre linguistique, culturel et social que rencontre un écrivain arabe mo¬ derne (<< Revue des Etudes islamiques », 1936, cahier III). — J. Goulven : Vingt-cinq ans de Protectorat (« Renseignements coloniaux », juillet). — Robert Ricard : Les Portugais au Maroc (« Bulletin de l'Association Guil¬ laume Budé », juillet), Ibéro-Africana (« Hespéris », 1er et 2e trimestres). —H.-P.-J. Renaud : Notes critiques d'histoire des sciences chez les Mu¬ sulmans (« Hespéris », ler-2e trimestres). — H. Terrasse : La céramique hispano-maghrïbine du xiie siècle .(« .Hespéris », ler-2e trimestres). — Ch. Le Cœur : Les « mapalia » numides et leur survivance au Sahara (« Hes¬ péris », ler-2e trimestres). .— A. Ruiilmann : Une mention du Maroc dans la « Chanson des Nibelungen » (« Hespéris », ler-2e trimestres). — V. Lou- bignac : De la représentation en droit musulman (« Hespéris », ler-2e tri¬ mestres). —■ M. Vicaire et R. Le Tourneau : La fabrication du fil d'or à k Fès (« Hespéris », ler-2e trimestres). — G. Marcy : Introduction à un dé- / 333 chiffrement méthodique des inscriptions « tifinagh » du Sahara central l« Hespéris ». ler-2e trimestres). — j. CÉLÉRIER : La Méditerranée : les hommes et leurs travaux (« Hespéris », ler-2e trimestres). — M. El Fassi : Un nouvel exemplaire manuscrit d'un volume de V « lhata » d'Ibn al-Hatib (« Hespéris » ler-2e trimestres). — G. de Caqueray : Note pour l'histoire de Casablanca et de son port (« Renseignements coloniaux », août-septem¬ bre). — Général Boichut : La campagne du Rif (