B.U. NICE-LETTRES LES TERRASSES DE LOURMARIN — II R. LAURENT-VIBERT LE SOPHISME DE LA COMPÉTENCE LYON IMPRIMERIE DES « TERRVSSES » Rue Davout, 3 1922 LE SOPHISME DE LA COMPÉTENCE * R. LAURENT-VIBERT LE SOPHISME DE LA COMPÉTENCE LYON IMPRIMERIE DES « TERRA.SSES » Rue Davout, 3 1922 6(*i —*2^ % LE SOPHISME DE LA COMPÉTENCE JVrmand Du Plessis, cardinal de Richelieu, organisateur de l'Etat français, était homme d'Eglise, et, à ses moments de loisir, poète; Colhert, réformateur de la Ma¬ rine et protecteur efficace du commerce d'ou¬ tre-mer était commis; Louis IX et Louis XIV, qui, tout de même, virent clair, droit et juste dans l'économie du royaume, étaient, si je puis dire, des hommes sans spécialité — et Napoléon, qui fut, après tout, un civil assez remarquable, sortait d'une école militaire. Par quelle inexplicable légèreté, des hommes graves appartenant, comme on dit, aux rangs de l'opposition, firent-ils avant la guerre, et font-ils encore au régime démocratique le reproche de livrer les ministères à des « incompétences». C'était un des rares points où il fût dans la bonne et saine tradition. Bien entendu, il y eut maintes erreurs d'application, parce que, j'en conviens, « l'incompétence » ne suffit pas pour bien gouverner. Tout cela a l'air de paradoxes pour la simple raison que les mots 11e sont pas clairement définis. On appelle présentement en France compé¬ tences en matière gouvernementale, des mi¬ nistres qui, dans la vie privée, exercent ou exerçaient un métier dépendant du ministère dont ils ont la charge. Ainsi, le ministère du commerce est occupé par une « compé¬ tence », lorsque Son Excellence a vendu pen¬ dant vingt ans du drap, des cuirs ou des bou - gies.— Le Garde des Sceaux est compétent s'il est magistrat. Le ministre de la marine, s'il est passé par le Borda. Ainsi des autres. Pour la plupart des Français, un ministère forme le suprême échelon des hiérarchies professionnelles, le couronnement d'une carrière privée : état d'âme de boutiquier, de petit commis ou de militaire. Une fonc¬ tion supérieure ne leur paraît accessible qu'à ceux qui ont patiemment gravi, comme on dit, tous les échelons. Habitude d'esprit née au Café du Commerce, où le capitaine d'habillement fait le stratège et où le retraité de l'enregistrement se croit archonte. — Preuve certaine, douloureuse parce qu'il n'y a pas de préjugé plus répandu, de l'affaiblissement de la notion de l'Etat, de son rôle et de sa grandeur. L'Etat no serait il, dans sa mission la plus haute, qu'une prime à l'activité privée et inté¬ ressée d'un particulier, qui sut habilement ou honorablement réussir? Mais, pour l'ins¬ tant, gardons-nous de toute éloquence. Raisonnons. Ce sophisme est né de l'erreur sur le rôle vrai d'un ministre. Entrons dans son cabinet. Parcourons les sections de l'Administration centrale, visitons par la pensée les mille ou dix mille bureaux qui couvrent les provinces. C'est un monde, un monde organisé, et, reconnaissons-le, remarquablement organisé. Mais je ne vois aucun rapport, j'entends aucun rap¬ port fondamental, entre cet organisme — 9 — d'Etat et une entreprise privée si grande qu'elle soit.— J'excepte, bien entendu, les Postes et Télégraphes, les Chemins de fer, les monopoles, qui ne sont que des industries comme les autres, exploitées, et nécessai¬ rement mal exploitées par l'Etat. Je ne parle que des administrations qui sont, par nature, administrations d'Etat : finances, ponts et chaussées, magistrature, instruc¬ tion publique, défense nationale. Voyons : une industrie privée est fondée, avant tout, sur le bénéfice. Toute affaire qui n'a pas un rendement financier certain et immédiat doit être rigoureusement écartée. Tout cède à cet argument suprême. L'Administration d'Etat, au contraire, ne peut avoir qu'un but : l'intérêt général et ia grandeur du pays. 11 faut ménager les deniers de l'Etat, c'est trop clair, mais laisser tomber les routes en fondrières sous prétexte que c'est autant d'économisé, affaiblir la défense na¬ tionale pour mettre, comme on dit, de l'argent de côté, dire, et laisser croire, que l'Etat est une vaste maison de commerce, c'est une erreur ridicule. Concevez-vous une industrie où la question d'argent ne soit pas l'essentiel ? J'y insiste. Il y a là une diffé¬ rence foncière de nature, de nature intrin¬ sèque. La France n'a conquis sa place dans le monde qu'à coup de banqueroutes. Ban¬ queroute sous Philippe le Bel, qui forgea le noyau d'airain de l'Etat français, mais qui falsifia les monnaies royales ; banque¬ route sous François Ier, qui fit entrer notre pays dans le mouvement génial de la Renais¬ sance ; banqueroute sous Louis XIV, qui, non seulement retranchait les quartiers des porteurs de rentes, mais faisait appel — ah ! qu'il soit à jamais loué — aux trésors des cathédrales et des particuliers. Nous y avons gagné l'Alsace el Versailles. Banqueroute sous la Révolution, qui n'eut que ce moyen pour sauvegarder les frontières. Entendez- moi bien, il ne suffit pas de faire banque¬ route pour être un grand prince. Mais ceux qui représentent l'Etat, s'ils ont la cer¬ titude qu'à ce prix la France est sauvée ou agrandie, ne doivent pas plus hésiter qu'un général devant la mort d'un bataillon, d'autant plus, comme dit la Sagesse, que « plaie d'argent n'est pas mortelle ». Je reprends. Dans l'Etat, donc, il faut distinguer : i° Les Administrations, qui ne sont que des industries ordinaires, usurpées par l'Etat. Il peut, pour ce faire, invoquer deux raisons : accroître les ressources du budget par un monopole (allumettes ou 12 — tabac). Argument de fait qui ne vaut que si, à l'examen, le consommateur ne paye pas davantage, en achetant cher des pro¬ duits médiocres, qu'en ayant ses contribu¬ tions accrues d'autant. L'Etat peut aussi prendre en mains certaines industries, notamment les postes ou les transports, parce que l'intérêt général exige que ces moyens d'échange ne soient pas livrés aux lois implacables de l'offre et de la demande, Ce ne sont là, pour le dire en passant, que de simples questions de fait. Y introduire, comme on le fait, à droite et à gauche, des questions de principes, c'est hypocrisie pure. Nous voulons, par exemple, par inté¬ rêt général, que les chemins de fer ne nous égorgent pas par des tarifs déraisonnables. Comment faire pour cela? Voilà le pro¬ blème. Je me moque des rêveries ou des indignations sur l'étatisme ; je ne veux point être égorgé par l'Etat devenu indus¬ triel, plutôt que par les Compagnies, mais je réclame que l'Etat surveille ces mono¬ poles qui peuvent, s'ils veulent, paralyser les affaires. A lui de prendre les meilleurs moyens. Je n'ai pas à m'en occuper. 2° Les Administrations proprement d'Etat. Celles-ci sont, seront et ont raison d'être dirigées par les Bureaux, seuls qualifiés et compétents. 3" Le Ministre. Nous voici au point vif de la discussion. Que croit-on qu'il puisse faire? Surveiller dans son détail le fonctionnement de l'énorme machine? Songez qu'un directeur de ministère, qui a sous son autorité le tiers ou le quart de l'organisme, a mis vingt ans pour le con¬ naître. Songez aussi qu'un ministre ne — i4 — dispose que de sa matinée. L'après-midi, il défend, à la Chambre et au Sénat, les actes, qu'il vient d'apprendre après coup, d'une Administration qu'il ignore. Il plaide non- coupable, inlassablement. Et changer cela est impossible, et ce n'est pas désirable. Tout de même, ce contrôle parlementaire, ces questions, ces interpellations tiennent tout le monde en baleine. Pour qui a passé dans un ministère, il n'y a pas de doute. Quelle torpeur envahirait les bureaux sans cette menace constante ! Alors, le rôle du ministre, me direz-vous, devient nul. — Il est immense, décisif, car il lui reste deux fonctions qu'il n'a pas à déléguer à quiconque : le choix des direc¬ teurs — l'arbitrage des grandes questions. Ce choix des grands fonctionnaires est limité, évidemment, par le droit acquis des gens en place et par les usages, mais tout de — i5 — même, à chaque mise à la retraite, il y a une désignation à faire. Et puis il y a mille moyens de limiter les attributions d'un directeur, jugé insuffisant et dont on veut respecter les droits légitimes, et d'acci'oître, au contraire, le champ d'activité d'un directeur remarquable. Or, apprécier la valeur d'un homme, qui prétendra que ce n'est pas aisé, au bout d'un temps assez court de contact perma¬ nent? La clarté d'esprit, la rapidité de déci¬ sion, la profondeur des vues, la volonté droite et opiniâtre, ce sont toutes vertus presque immédiatement discernables. Notez que la question de compétence ne se pose pas. Les directeurs le sont nécessairement. Mais leur besogne n'est utile au pays que s'ils ont intelligence et caractère. Toute la tâche du ministre est de les juger, d'une vue acérée, de les bien assurer dans leurs — i6 — fonctions, puis, les ayant reconnus aptes, de leur donner confiance, en leur prouvant en toute occasion qu'ils n'ont rien à craindre des politiciens, s'ils font correctement leur tâche. Car tout est là. Si l'Administration n'avait pas le sentiment (qu'elle a tant de bonnes raisons d'avoir), que les services professionnels pèsent peu auprès des ser¬ vices électoraux, et qu'elle n'est, pour la plupart des politiciens, qu'un moyen de séduction ou d'intimidation pour l'électeur, la moitié des reproches qu'on lui adresse disparaîtrait. Le ministre, placé entre ses fonctionnaires et le Parlement, doit les cou¬ vrir, en donnant à ce mot son sens mili¬ taire, rude besogne, qui exige du courage, de la bonne humeur et de la diplomatie. Besogne tellement utile qu'il suffit qu'un ministre en esquisse le geste pour que son Administration, soulagée, respire et tra- vaille. — Dans cette tâche, je ne vois pas l'ombre de la fameuse « compétence ». Autre point, plus important, l'essentiel. Le ministre est un arbitre. Quel est le Fran¬ çais assez mal informé pour croire qu'un ministre a des idées précises ou des projets définis quand il arrive au pouvoir ? Com¬ ment en aurait-il ? Même s'il avait, avant son élévation, étudié une question, dès qu'il a franchi la barricade, qu'il est « dans la maison », les réalités s'imposent à lui, et il lui faut en grande hâte modifier ses idées. Et puis, ne croyez pas que les « réformes », comme l'on dit depuis la Restauration, ne soient pas constamment à l'ordre du jour des bureaux. Tous les directeurs et même sous-directeurs et même chefs de bureaux ont un programme com¬ plet de refonte totale ou de modifications partielles. Mais il n'y en a point de sem- blables, et on peut dire que toutes les pos¬ sibilités sont épuisées par le goût des Fran¬ çais pour les réformes intégrales (la table rase est tout à fait de chez nous) et par la passion de l'individualisme. Donc, un mi¬ nistre, qui veut faire quoi que ce soit, n'a que l'embarras du choix, mais il a cet embarras, qui n'est pas mince. Le voilà entouré de ses chefs de service, respectueux, un peu narquois en face de ce chef, qui, hier, n'était qu'un parlementaire quémandeur de menus services adminis¬ tratifs, aujourd'hui le maître, demain rendu au néant, si je puis ainsi parler. Tout de même, il est le maître. Une importante question est sur le tapis. Il faut que la question soit importante pour qu'elle soit ainsi débattue. Le nombre d'affaires mi¬ nimes (nomination de petits fonctionnaires, autorisations, réponses aux questions des services provinciaux), se chiffre quotidien¬ nement, dans chaque ministère, par cen¬ taines, sinon par milliers. Le ministre est sage de signer sans lire tous ces feuillets ou tous ces diplômes. Un coup d'œil pendant la minute nécessaire au geste matériel de la signature suffit à un esprit prompt, dans la plupart des cas, pour discerner et au besoin arrêter la grosse affaire qu'un fonc¬ tionnaire voudrait faire passer par surprise. Gela se produit parfois, souvent, c'est en¬ tendu : gouverner est un art d'approxima¬ tion, non de précision. Donc, voici un débat qui s'engage au conseil privé du ministre, sur une réforme ou une création. Chacun donne son idée; il ne dépend que du ministre que cette idée soit donnée en toute franchise. Napo¬ léon y parvenait au Conseil d'Etat. Il ne dépend pas de lui qu'elle soit donnée avec — 20 — parti-pris, rancune, étroitesse d'esprit. Mais il dépend de lui de discerner ces partis-pris. Eh bien, l'une des raisons capitales d'er¬ reur, dans ces conseils, est le préjugé profes¬ sionnel. Nous y voilà. La compétence, qui est ici compétence réelle, — c'est un ingé¬ nieur qui parle de travaux publics, un amiral de navires de guerre, — cette compétence, indispensable pour l'élaboration des pro¬ jets, a sa contre partie, son revers. Tout spécialiste, qui a suivi son chemin entre les murs étroits du « métier », à moins d'un rare génie, a contracté peu à peu, au cours d'une expérience qui s'est acquise ici, puis là, au contact de tels hommes, avec tels succès ou tels échecs, des préjugés et des partis-pris dont rien ne le fait démordre. No¬ tez que ces spécialistes le sont d'ordinaire plus encore que leur titre ne l'indique. Cet ingé¬ nieur se sera fait, durant vingt ans, l'apôtre du ciment armé ou de l'électrifîcation des lignes, cet amiral n'aura vécu que de sous- marins. Ajoutez les amertumes des talents qui se jugent toujours incompris, des ran¬ cœurs que laissent, vraies ou supposées, les inévitables injustices. C'est entre ces con¬ ceptions opposées, ces esprits dressés les uns contre les autres que le ministre aura à juger. Nous dira-t-on qu'il sera meilleur juge s'il est un de ceux mêmes entre les¬ quels il doit prendre parti ? Le seul énoncé condamne l'idée. Un amiral à la Marine n'aura que le souci de faire triompher, enfin, les conceptions aiguisées patiem¬ ment — voilà des années, songez-y — dans les débokes d'un commandement à la mer ou d'une préfecture maritime. Cet in¬ génieur, devenu — j'allais écrire promu — ministre des travaux publics, installera au pouvoir une coterie de camarades et inau- gurera « son » système. Un arbitre (le mi¬ nistre n'est que cela, l'ai-je démontré ?) doit être autre. 11 faut, pour jouer ce rôle, d'humbles et robustes qualités, dont la maîtresse soit le bon sens. Ah ! quelle pré¬ cieuse, précise, solide balance. Du talent, tout le monde en a ; du brillant, ou de l'entregent, ce ministre serait-il en place sans ces persuasives qualités ? Mais le juge- mentdroit et simple ! Rien n'est plus plai¬ sant que de suivre, dans les documents les plus sûrs parce que les plus modestement écrits, Bonaparte ou Louis XIV, dans leurs conseils. Aucune spécialité, mais le mot juste qui met les gens et les choses à leur place, qui discerne sous les théories expo¬ sées, le sens averti du technicien ou, au con¬ traire, les préjugés du spécialiste. Mon Dieu, plus modestement, l'homme, d'un peu de goût, qui fait construire, agit-il autrement? Est-il maçon, menuisier, peintre? Il écoute, pèse, décide. C'est qu'il a quelque chose que les autres n'ont pas, la vue générale de ce qu'il veut faire, l'accord qu'il veut réaliser entre cet édifice où les techniciens ne voient que l'œuvre de métier, et le plan intérieur de sa vie. Le ministre ne fait pas autre chose, mais sur un plan supérieur. C'est lui, et lui seul qui peut, qui doit avoir la préoccupation de l'intérêt français, dont les réunions en Conseil des Ministres ont pour but de lui révéler les modalités changeantes. Un mi¬ nistre des travaux publics qui ne veut rien comprendre des finances ou mcme de la justice est un mauvais ministre. Il faut qu'il perçoive, avec cette intuition que possède un esprit formé aux idées générales, le sens des destinées françaises. Je pose en principe qu'un spécialiste qui a consacré — 1\ — la plus belle partie de sa vie à une idée technique et qui, soudain, est maître de la réaliser, aura une telle fièvre et une telle impatience qu'il ne verra plus rien sur l'horizon. Voici un commerçant. Ses affaires ne peuvent prospérer qu'à la condition que la France ait un régime économique fondé sur le libre-échange. Dix ans, vingt ans, ce commerçant a défendu celte théorie dans sa chambre de commerce, dans son syn¬ dicat, par des rapports, des conférences. Faisons-le ministre. Vous voudriez qu'il abandonnât brusquement ce qui fut son rêve le plus cher ! Allons donc. Il n'est plus libre, fût-il le plus honnête homme du monde. S'il change de parti, je m'en méfie, c'est un petit caractère. Et ici nous touchons au point le plus grave. Ce commerçant, devenu ministre, n'est pas nécessairement retiré dos affaires. Il peut être encore un chef d'industrie. D'une décision il va donner à ses affaires une formidable extension, ou les paralyser gravement. Vous croyez que cette pensée n'influera pas sur son acte! Vous admettez que le geste de Brutus, sacrifiant son fils à l'Idée (légende d'ailleurs controuvée), est un geste à exiger journellement des mi¬ nistres de la République! Vous plaisantez. L'esprit humain — et particulièrement le français — fournit sans peine d'excel¬ lents arguments de raison à l'intérêt per¬ sonnel quand il est en jeu. Alors, c'est bien simple : confier un ministère à une « compétence », dont les affaires dépendent de ce ministère, équivaut tout simplement, dans la plupart des cas, à mettre la puis¬ sance de l'Etat au service d'une industrie privée. Et cela c'est le pire. Un ministre concussionnaire, qui, sur les fonds secrets ou les frais de représentation, arrondit sa petite fortune, n'appauvrit guère l'Etat. Un autre, qui place avantageusement sa famille, n'est pas à redouter (Colbert l'a fait), à condition qu'il borne ses faiblesses à son entourage immédiat. Mais l'homme qui, à la tête d'un département ministériel, ou un haut fonctionnaire agissant comme ministre lorsque celui-ci est inexistant, ne voit que le succès financier des entreprises qui lui fournissent luxe, vie belle, influence ou domination et qui, froidement, habile¬ ment, répandant, par les fonctions d'avo¬ cats-conseil ou les actions d'apport, la cor¬ ruption systématiqne dans le monde parle¬ mentaire, se sert de l'autorité de l'Etat pour obtenir commandes, mesures de douane, concessions, crédits des banques, facilités diplomatiques, et qui est nécessai¬ rement obligé, pour cette fin, de céder, — 27 — céder perpétuellement sur l'intérêt général ou national en échange des facilités qu'il doit obtenir de tous, qui avilit l'Etat, au point de faire servir le prestige de l'histoire et des morts aux plus basses combinaisons (car, toute affaire privée, vis-à-vis à la France, est sur un plan inférieur), cet homme est simplement, dans l'acception la plus claire du mot, un traître à la patrie. Il n'y a pas à hésiter sur le mot : traître, traître, trois fois traître. Ainsi, le sophisme de la compétence aboutit fatalement à la mise en coupe réglée de l'Etat par la puissance financière. Tyran¬ nie plus lourde que les autres, car elle est de l'ordre le plus bas. Le despotisme poli¬ tique peut parfois avoir la grandeur de la France pour excuse et pour couleur la gloire. La pesante tyrannie cléricale peut s'éclairer d'un sombre rayon mystique. — 28 — L'oppression financière n'est que cynisme, calculs médiocres, sans art, sans beauté. J'ajoute que la finance étant par nature et par essence internationale, ce ne sont même pas de purs Français qui sont les maîtres, et que les mots d'ordre, rigoureux, impi¬ toyables, et suivis même par l'opinion, puisque toute la presse (j'admets des excep¬ tions, si peu nombreuses !) est tributaire des puissances d'argent, viennent de je ne sais quels points mystérieux du monde où s'élaborent, pour le plus grand profit de conseils d'administration anonymes, nos pitoyables destinées. Je me demande, en méditant ce qui s'est passé depuis la guerre, si l'image que je viens de tracer, si pauvrement à mon gré, est assez sombre. Je n'hésite pas à l'écrire. J'aime mieux, au pouvoir, les avocats et les médecins, que les gens d'affaires, les prétendues « compé¬ tences ». Mais, c'est trop clair, une telle opinion n'est qu'un pis-aller, une solution désespérée. Je préfère l'être inofl'ensif aux espèces dangereuses, mais l'inoff'ensif ne peut suffire à l'homme d'Etat. Gouverner est une technique propre. Ce n'eslpas l'aboutissement naturel d'une com¬ pétence ou d'une habileté privée, c'est une science, ou plutôt un art, qui a ses règles spéciales, ne ressemblant que par l'appa¬ rence aux autres arts de la vie pratique. Saisir, promptement, les idées de gouver¬ nement dans leur ensemble et leur cor¬ rélation avec toutes les autres idées; avoir en vue dans l'examen de tout projet cette réalité si difficile à définir qu'est l'intérêt général, puisqu'il ne peut se satisfaire qu'en froissant certains intérêts privés et parfois même l'ensemble des intérêts privés ; ne jamais concevoir aucune réforme sans avoir la vision intérieure du passé de la France, et d'un avenir qui dépasse la durée même de notre vie ; faire le compte exact des retentissements finan¬ ciers, en sachant ménager mais parfois utiliser avec largesse les deniers publics; connaître ou plutôt percevoir par l'intime ce qu'est l'esprit public, cette moyenne mystérieuse d'opinion, parfois contraire à l'opinion exprimée; ne jamais laisser prendre trop d'empire sur ses décisions par le fait du jour, mais le juger cons¬ tamment avec un recul historique im¬ médiat; avoir une extrême simplicité de vue, négliger les détails en faisant de temps à autre un contrôle précis, un son¬ dage direct dans la réalité concrète de — 3i — l'administration; connaître l'Europe, le monde, pour mesurer les contre-coups de ses actes ; vivre familièrement avec ces hautes conceptions sans être victime de leur généralisation nécessaire, —qu'est tout cela sinon une « technique » profondément différente de toutes les autres ? Pour les qualités d'intelligence et de ca¬ ractère qu'elle exige, je me garderai bien de faire autre chose que de vous ren¬ voyer au chapitre VIII du Testament politique de Richelieu, intitulé : « Du Conseil du Prince ». On ne peut mieux dire, plus exactement, plus précisément. Je propose à vos réflexions ce beau texte, qui est sur¬ tout d'ordre moral. Mais, à notre époque, on peut de plus in¬ diquer avec exactitude le fond de connais¬ sances précises que doit avoir l'homme d'Etat : — 3a — Une vaste culture générale qui lui per¬ mette de tout juger avec promptitude et ai¬ sance.— Des notions précises de droit privé et international. — Une science historique très forte doublée de solides connaissances géographiques — et la pratique parlemen¬ taire. Ce dernier point serait inutile au ministre d'un roi absolu. Mais, dans ce cas, il lui faudrait une autre science, celle de se maintenir auprès du souverain. Au fond, mutatis mutandis, c'est la même chose. Une Ecole ne donne pas cela, même Y Ecole des sciences politiques, dont je me garderai de dire du mal : je la trouve excellente dans ses programmes et elle a formé des hommes éminents. Il faut plus qu'une Ecole. Il ne s'agit pas de donner des diplômes, mais de former une élite. Cette élite, sous l'ancienne France, se créait, avec un succès inégal, dans l'aristo- — 33 — cratie de naissance, à laquelle s'ajoutait, par le choix du prince, une aristocratie de commis et de magistrats. Napoléon, qui sentit très vivement la nécessité d'une telle élite, crut la constituer par le Conseil d'Etat qui, dans sa pensée, — voyez à ce sujet les admirables mémoires du Baron Fain, — devait être la grande Ecole des diplomates, ministres, mhsidominici, néces¬ saires à l'économie de l'Empire. La Restau ration, parmi les grands propriétaires fon¬ ciers, la Monarchie de Juillet et le Second Empire, dans la haute bourgeoisie et les « compétences » (nous y voilà), crurent trouver le personnel de gouvernement. La Troisième République perdit même la notion du problème. La démocratie, fondée sur le suffrage universel, devait amener nécessairement à cette idée que l'Elu était, par consécration populaire, bon - 34 - à tout, et particulièrement à gouverner. Outre l'erreur de principe, on a commis la confusion entre deux idées : l'aptitude à contrôler qui peut être, je l'admets, utile¬ ment exercée par un parlementaire intelli¬ gent sans technique spéciale, puisque le nombre des contrôleurs étant élevé, les inté¬ rêts particuliers peuvent se balancer, — et, d'autre part, l'aptitude à gouverner qui est, je crois l'avoir démontré, une technique distincte. La guerre et les événements qui ont suivi ont fait sentir confusément au peuple fran¬ çais que cette élite était nécessaire. Dégoûté des politiciens de profession (qui, malgré leur insuffisance, avaient quand même une sorte de technique gouvernementale) il s'est donné, sans l'avoir voulu et même sans le savoir, un nouveau maître, l'Or. Tyrannie nouvelle à combattre, à vaincre. — 35 — Comment, clans ces conditions nouvelles, peut se reconstituer cette élite? C'est un problème sur lecpiel nous reviendrons. Nous avons voulu, d'abord, préciser le péril. Beaucoup le comprennent; peu en parlent. En doctrine, nous vivons sur le mensonge. Quel homme politique dit ce qu'il pense ? Avilissement des chefs, d'où avilissement de l'esprit public. Le rôle que nous nous sommes donné est de pro¬ clamer, dans la lumière sereine de ces Terrasses, la vérité, ou plutôt —i car nous nous gardons de toute abstraction divi¬ nisée —, les vérités françaises. ) -■. r^;r • £Y v ; : ■ Kt: r< • ïfc -