bSHSp m m Pif à'rj$*!0$i 44'M -/'A'VVÏ^V-ÎT^ W»|Mi MWmifWm « r\ OT i| >i< 'j ' V- : . : j Smm - 1. Ç" ' ; /. S 11 Si: i I, § W " M » D an OSE A V LE n PARIS. 1931 LIBRAIRIE UKItfi SCKW9B PI. O .\ NI GREC » 1 ,ï I i ■ F Cet ouvra qe, le quarante-cinquième du ïïtG8e€V99 ll*Ort a été tiré dans cette collection ci : 60 exemplaires sur papier pur fil des papeteries Lafuma, a Voiron, dont 50 exemplaires numérotés de 1 a L, et 10 exem¬ plaires hors commerce, marques E. P.; et 1 250 exemplaires sur papier d'alfa, dont 1 100 numérotes de 1 à 1 100, et 150 hors commerce, marqués E. P. E. P. OUVRAGES DU MÊME AUTEUR : Les Cantiques de la vie (poèmes) (Epuisé). Moi, Juif {Le Boseuu d'or. Pi.o.n, éditeur). Profondeurs de l'Espagne (Cahiers verts. Grasset, éditeur). Une Mélodie silencieuse (Grasset, éditeur). Cliagall et l'âme juive (Corréa, éditeur). Le Portail royal (Grasset, éditeur). Vie de Sœur Marie de Jésus cruciiié {Légende dorée. Grasset, éditeur). A paraître ultérieurement : André Gide. Quinze jours à Villandry. .Naissance de Dieu. Italie. D'Extrême-Orient. Schémas. Ce volume a été déposé à la Bibliothèque Nationale en 1931. REKIÉ SC1IVIOB NI GREC \ I JUIF * 11 n'y a plus ni Juif ni Grec; il n'y a plus ni esclave ni homme libre; il n'y a plus ni homme ni femme : car vous n'êtes tous qu'une personne dans le Christ Jésus. » (GAL. 111; 28). LE ROSEAU D'OR LIBRAIRIE PLON LES PETITS-FILS DE PLON ET NOURRIT Imprimeurs-Editeurs-8, rue Garancière, Paris, 6" AUX SOLITAIRES DE P.-PR. ET AUX SŒURS DOMINICAINES DU COUVENT DE LA SAINTE-FAMILLE Tu es poussière et tu retourneras en poussière. (Gen. III; 19.) Tout homme qui vit n'est qu'un fantôme. (Ps. 38.) J'ai dit : « Vous êtes des dieux. » (Ps. 81.) Jésus leur répondit : « N'est-il pas écrit dans votre Loi : J'ai dit : «Vous êtes des dieux ? » (Jean X ; 34.) LE VILLAGE ET LE MONASTÈRE Nous ne sommes point sortis de ce paradis de délices où Dieu d'abord nous a placés, (Et le jardin seulement, comme son possesseur est blessé). (Claudel, Cantate à trois voix). 1 wmÊMËÊm «BEMjB LE VILLAGE ET LE MONASTÈRE Jeudi 12 décembre. Ce pays me rappelle à la fois la Castille, la Toscane et la France, étant sévère, harmonieux et doux. Jamais peut-être paysage ne m'aura tant touché. C'est comme une musique permanente que la lumière joue ; un instrument incroyablement pur qui ré¬ sonne au cristal de l'air, au murmure du profond ruis¬ seau, au jeu des cloches, aux fumées qui, parfois, s'étendent à travers la campagne, et même aux simples modulations des plus humbles fumées des maisons. Nul qui soit plus sensible à la mobilité des créatures dont le silencieux passage soulève, avec soi, sa musique. Et lorsque la lumière, en déclinant, fait de ce vaste espace un transparent saphir, si lucide qu'au loin les montagnes semblent diaphanes sur un ciel sans matière, quand rien ne pèse plus entre les bords de l'immense cuvette, il n'est plus de mot pour s'exprimer : l'esprit s'anéantit dans la perfection d'un équilibre impondérable. 4 NI GREC, NI JUIF Tout ce que je viens d'écrire est faux. Décidément rien n'est plus difficile à fixer que l'ac¬ cord d'une architecture spontanée. Comme toute la poésie française, celle de ce pays — en dépit de la Toscane et des Maures — est faite de nuances et de subtilités. Je voudrais arriver à faire vivre cette poésie de la simplicité. Mais cette ville, d'abord, qu'est-ce qui en fait la grandeur? Pyramide de vieilles murailles, bloc com¬ pact de maisons sans fenêtres, entassement de façades grises et noires que ceint un rempart sans brèche, qu'une tour carrée domine. Rien n'y cherche à plaire ; rien ne se donne à la beauté. C'est un vieux corps de pierres usagées qui traverse les siècles pour servir. Peut-être est-ce là précisément la raison de sa gran¬ deur : que rien n'y pose, ni ne s'y prend pour fin ; que chaque fragment n'a pour objet que d'accomplir un destin collectif. C'est du jeu réciproque et bien aisé des fonctions que l'harmonie de l'ensemble se dégage. La beauté d'une ville n'est pas dans l'élégance re¬ cherchée, mais dans l'unité de ses membres et dans la transparence où la profonde vie du groupe humain se laisse mystérieusement saisir. Jamais personne ne passe le long de ces vieilles ruelles ; personne ne semble jamais monter ces marches, larges comme des paliers. Sauf, parfois, une cornette volante, un charretier, une femme qui porte un fagot sur la tête. Et cela suffit pour qu'on sente cette forte¬ resse habitée. LE VILLAGE ET LE MONASTÈRE 5 Presque aucune apparence ; et tout pourtant secrè¬ tement s'anime. Puissance de l'impassibilité ! Nulle ville ne sut inscrire, comme celle-ci, le mouvement des siècles dans ses formes immobiles. A chaque instant, chaque pan de muraille, chaque pierre du rempart livre d'un seul coup tout le dérou¬ lement de sa captivité. Éloquence de cette silencieuse cité. Rien ne s'en est perdu. Voilà donc un des secrets de l'émotion que l'on sent s'y lever. Ce ne sont pas seulement les vivants que nous ima¬ ginons dans leur intimité d'autant plus émouvante que les aveugles façades la laissent plus avarement suinter. C'est une tradition sans brisure, pareille à ces remparts sans faille. Toute une lente histoire que chaque heure continue d'imprimer : l'irrésistible destin d'une humanité qui se perpétue, d'un groupe humain recroquevillé sur soi-même et qui, du haut de son pla¬ teau, surveille, pour la soumettre, une immense vallée. Me voici donc introduit dans cette existence obscure, dans la vie de ce petit monde perdurable et vermoulu. Admis à regarder. Combinant le secret engrenage de ces âmes lancées ensemble dans l'espace et le temps. Jeu serré. Sournoise mécanique. Une petite image de la terre dont rien ne filtre que l'écume d'un mys¬ tère inquiétant. Toutes les pièces du jeu immuable sont là jusqu'à la totale consommation de sa destinée. A travers l'obscur grimoire de ces vieilles murailles, s'agite une réalité indubitable, hallucinante et cachée. Samedi 14. Je veux noter cette sécheresse, ce matin, à la messe, tandis que j'essayais de « penser » au Christ, à ses mys¬ tères ; et, au contraire, cette abondance de grâces sen¬ sibles et aussitôt intellectuelles, quand je m'avisai que je n'étais pas là pour penser, mais pour aimer, quand je consentis (et sitôt que je consentis) à « perdre mon temps », à n'employer à rien d'autre cette heure qu'à m'anéantir dans l'amour. Il est vrai que celui qui cherche à perdre son âme la sauvera. Et cette méditation que je fais chaque matin, alors que je sais ne pouvoir travailler que le matin, dans le temps même où toutes les possibilités de mon travail semblent se gaspiller ainsi, est précisé¬ ment mon occupation la plus fructueuse et d'autant plus qu'il m'importerait davantage de l'utiliser pour moi-même, et que c'est un vrai sacrifice d'en faire l'abandon au Seigneur : le sacrifice du temps, le sacri¬ fice d'un temps qui m'est avarement compté. Il faudrait chaque matin, comme ce matin, me pré¬ parer à la Communion dès l'éveil, ne penser qu'à ce grand acte, chasser tous les fantômes qui attendent que mes yeux soient ouverts pour se précipiter et encombrer mon cœur. Le soir, même, avant de m'en- dormir, concentrer ma pensée sur cet acteincompréhen- siblement grand que j'ose entrevoir pour le matin 6 LE VILLAGE ET LE MONASTÈRE 7 suivant. Et, enfin, à la messe, me garder de chercher à rien « comprendre ». Aimer. Ainsi, tandis que toutes sortes de cogitations me détournaient de la Présence divine, à la seule répéti¬ tion des paroles : Adjutorium nostrum in nomine Domini qui fecit cœlum et terram, je ressentis des tor¬ rents de douceur. Non pas seulement le vide de l'es¬ prit, l'anéantissement du cœur. Non pas seulement le silence, mais l'immersion dans une parole de Dieu, l'identification de cette créature qui n'est plus qu'à peine moi, avec une totale absence de pensée, un amour qui dépasse toutes les catégories de la pensée. Être néant. Consentir à n'être plus qu'une énorme bouche aspirant Dieu. Le corps prosterné, la face au ciel, les mains offrant leurs paumes aux puissances invisibles. Et plus rien dans la tête, plus rien jusqu'au fond du cœur que cette conscience d'être une image indigne et comme un reflet longtemps abandonné à lui-même qui revient se chauffer et, en s'y perdant, se préciser au contact de Celui qui l'a fait. Secouer sa pesanteur, oublier qu'on est fait, se défaire dans un acte d'abandon volontaire, d'adhésion passionnée. N'être même plus une image, être une indignité qui ose regarder la Perfection absolue. Être l'indignité toute nue, sans aucun des accidents qui, dans le cours de sa vie, la dissimulent à soi-même, l'enrobent pour la dérober. Être en face de Dieu, prêt au sacrifice, nu comme le Christ qui vient d'être dépouillé de ses vêtements. La condition indispensable et suffisante pour se mettre en la présence de Dieu, c'est d'oublier la sienne 8 NI GREC, NI JUIF propre en anéantissant jusqu'à ses moindres désirs. Ah ! non. le bonheur n'est guère où ils croient le trouver, dans le désir, ni dans l'assouvissement du désir, mais dans le surhumain effort d'une humilité qui renonce à s'assouvir et jusqu'à désirer. Être l'indignité qui reçoit, être une réceptivité pure. La joie n'est pas d'agir, elle est de pâtir ; elle est de compatir. La joie est d'aimer ; et l'amour, qui est d'abord l'offrande sans retenue de soi, est le consente¬ ment à recevoir sans mesure. L'amour est précisé¬ ment l'aveu d'une faiblesse infinie qui sait ne sub¬ sister que par une grâce infinie ; le consentement à la grâce par l'aveu de sa propre, de sa totale inexistence sans la grâce. La grâce se mesure au degré de perfection de la conscience qu'a l'être vivant du néant propre de sa vie. Loin de tendre à aiguiser nos désirs, il nous faut tendre à aiguiser la conscience du néant de nos désirs, l'aiguiser jusqu'à se réduire à ce néant lui-même. Que la conscience la plus subtile que nous prenons ainsi de nous se réduise et se confonde en une plus intime et plus adhérente inconscience, en une plus confiante et plus irréductible ingénuité. Ainsi, le mystère de la grâce et celui de la créature semblent se rejoindre en celui du néant volontaire. Le véritable individu nie l'individu. La personne humaine ne s'élève qu'à proportion de son abaissement. Silence, solitude, effort passionné de l'amour, cons¬ cience plus précise des secrets les plus mystérieux de l'être, tout aboutit, en fin de compte, à l'irrésistible exigence d'un plus intégral anéantissement. le village et le monastère 9 La volonté ne s'exprime dans sa perfection que par le sacrifice de soi-même. N'être qu'une grelottante indignité sous le regard de Dieu. Dimanche. Ce soir, vêpres. Impression bien étrange. Dans cette chapelle où, depuis plus de quinze jours, j'assiste à la messe chaque matin, une nouvelle vision s'est brus¬ quement substituée à celle, invariable et un peu figée, que je ne songeais pas à rafraîchir, dont je ne soup¬ çonnais pas même qu'elle fût susceptible de changer. A voir ainsi toutes ces religieuses, le Père V... au coin de la Table sainte, le novice devant le Père péru¬ vien, celui-ci devant moi, toutes les petites frétil¬ lant sur leurs bancs, je m'avisai que je n'avais jus¬ qu'alors jamais réalisé la prodigieuse indisponibilité, la disponibilité exclusive et perpétuelle où tous ceux qui ont prononcé leurs vœux sont désormais réduits. Et que, comme Dieu ne cesse de s'offrir, eux non plus ne peuvent plus cesser de s'offrir à lui. Cette impression me fut surtout imposée par les grandes prosternations des religieuses devant l'autel. Les autres jours, comme absorbé, dès avant de pénétrer dans la chapelle, par la pensée du prochain sacrifice et, je dois bien me l'avouer, par le désir d'y porter ma sensibilité à son extrême pointe (moins pour en jouir que pour prendre une conscience plus adéquate de ma participation à l'office, comme si de me borner à le suivre ne suffisait point à m'y engager), je n'avais encore jamais prêté attention à la vie de 10 NI GREC, NI JUIF l'assistance, ni à celle de chacun de ses membres. Mais voilà que, n'ayant point emporté mon missel, étant, de plus, arrivé en avance, je me trouvai dans la chapelle lorsque ces gestes commencèrent ; non pas inoccupé — car déjà le soûci de me sentir incapable d'une réquisition permanente, pour le service de Dieu, m'inquiétait — mais, toutefois, moins disposé à suivre l'irrésistible pente où je glisse chaque matin; pour tout dire, assez attentif à ramener à l'idée de la présence de Dieu les gestes d'adoration tout en leur accordant plus d'attention qu'à la pensée même de cette adoration. Et les gestes se renouvelaient à chaque entrée de religieuse, imperturbables, d'autant plus solennels qu'on se trouvait dans un dimanche quelconque, sans fête particulière qui, en les justifiant, me les eût dis¬ simulés ; d'autant plus impressionnants que plus pareils entre eux, je veux dire d'autant plus person¬ nels et plus inquiétants que plus impersonnels et plus hiératiques. Quoi ! C'étaient donc là des êtres vivants qui, les autres jours, ne m'étaient apparus que masses noires, blanches et chantantes. Des êtres mobiles que jamais encore je n'avais remarqués ni entrant, ni marchant, ni sortant, ni se prosternant, ni doués enfin d'aucune réalité particulière. Les sœurs ! me disais-je. Et voici que ces sœurs non seulement s'animaient ; mais que, dans leurs gestes rares et uniformes, je sen¬ tais tout à coup se manifester la permanence de leur vocation, c'est-à-dire, tout à la fois, leur immutabilité d'où toute existence singulière est refoulée, et ce qu'une telle attitude, si définitive, implique et mani¬ feste de pathétique fidélité à soi. Tout ensemble, le LE VILLAGE ET LE MONASTÈRE 11 renoncement à la fantaisie, à cette simple liberté d'aller et de venir, à quoi, peut-être depuis mon retour à la santé, je me sens si vivement attaché qu'il ne me paraît plus concevable de jamais m'en priver volontairement, et aussi la réalisation de cette liberté plus haute qui consiste à rester, par le don une fois consenti, engagé jusqu'à la mort. Il ne s'agissait donc pas pour elles (je m'en avisai tout à coup) de venir, comme moi, chaque matin se recueillir et se rassembler, adorer Dieu puis reprendre le cours d'une anarchie plus ou moins déguisée ; mais d'être invariablement là, dans le service de Dieu plu¬ sieurs fois par jour; et de conserver, malgré la fré¬ quente répétition des mêmes offices et des mêmes gestes, une ingénuité constante de leur foi. Quelle différence je mesurais soudain entre cet état religieux et le mien qui, parce que je vis ici dans le silence, et que je ne cesse d'v penser à mon néant que pour désirer d'atténuer mon indignité, m'en avait paru jusqu'alors à peine différent. Tandis que c'est par un acte renouvelé de ma liberté — et même de ma fantaisie — que je me lève tôt chaque matin, tandis que c'est pour accomplir un besoin, il est vrai le plus profond de mon être, mais non par l'effet d'aucun renoncement à moi-même, que je communie si souvent, elles, elles sont là parce qu'elles ont, un jour pour tous leurs jours à venir, décidé ce renoncement à leur contingence. Un tel renoncement m'apparaissait enfin non plus cet acte simple auquel je le réduisais d'abord sans m'y attarder, automatiquement, le privant ainsi de tout son contenu vivant, de tout ce qu'il résume de sacri- 12 NI GREC, NI JUIF fices et de refus irrécusables, mais dans sa formidable réalité comme une rupture volontaire et définitive avec tout ce dont je me conçois volontiers séparé, mais non pas : retranché. Bien plus ! C'était cette perma¬ nence, dans la chapelle, aux pieds de l'Amour (dont je m'avisais pour m'en émerveiller), cette réquisition de toutes les forces pour le perpétuel service de l'Invi¬ sible, le renoncement au visible pour une pathétique fidélité à l'Invisible, voilà ce qui me frappait avec une force d'autant plus accablante que je me sens encore si profondément infidèle, si incurablement livré à ma fantaisie ; et, quoique cette fantaisie semble à présent orientée vers Dieu, si essentiellement incapable de prendre à jamais, même envers Lui, aucun engage¬ ment qui comporte avec soi la réduction d'une mobi¬ lité et d'une anarchie hors desquelles j'imagine étouffer. Obéir, ne plus tenir le moindre compte de ses goûts, n'être qu'une créature soumise à l'ordre pourtant choisi par elle, entièrement renoncée, parfaitement anéantie, ah ! comment pourrai-je jamais, sans la grâce de Dieu, sans un accroissement imprévisible de sa grâce, m'y élever, m'y réduire? Et cependant je ne puis empê¬ cher, au fond de moi, une sourde voix de me repro¬ cher mon avarice. Et je sais que ce n'est pas aimer que d'aimer avec tant de retenue, que de tant tenir encore à sa propre fantaisie. Et que, si Dieu est, il n'y a plus qu'à lui appartenir, s'en remettre à Lui sans rien conserver pour soi-même. Mais le moyen d'y parvenir? Ah ! non je ne crois plus, comme jadis, qu'il suffit de connaître le Bien pour s'y consacrer, de le vouloir pour le réaliser. LE VILLAGE ET LE MONASTÈRE 13 Jamais, autant que depuis que je suis chrétien, jamais, surtout, autant que depuis peu de mois, je ne sens la réalité du terrible combat que se livrent mes forces, et de la faiblesse infinie de mes désirs les plus authentiques. Incroyable puissance qui me lie à ce que je croyais m'être sans attraits. Impossibilité de rompre avec cela que, de moi et hors de moi, je méprise le plus : tous ces biens dont, parce que j'aspire à plus de pureté, je me flattais de ne plus dépendre : ma fantaisie, ma fausse liberté. Et cet épais égoïsme d'une sensibilité qui ne veut pas de maître. Mon Dieu, délivrez-moi de moi-même et de ma servi¬ tude. Donnez-moi votre grâce, je ne puis rien sans elle. Je vous aime et ne vous aime pas. Si vous ne me for¬ tifiez pas contre moi, je croirai que je mens quand je crois vous aimer. Délivrez-moi, mon Dieu, de mon irré¬ ductible médiocrité. Vous voyez que j'en souffre ; mais jamais je ne l'avais aussi exactement sondée. La voici devant vous. Elle ne parvient même plus à m'émouvoir ! Et je n'ai même pas une véritable envie de l'ébranler. Vous voyez où j'en suis ! A connaître que par moi je ne puis rien sur elle. Et qu'il n'y a pas la plus petite commune mesure entre cette avarice et la générosité de vos plus pauvres filles. Mais n'est-ce pas l'orgueil qui me pousse encore à vouloir en être délivré? Elle me gêne, Seigneur, dans l'estime de moi. Je porte l'amertume et comme l'adhérence du péché ; une secrète adhésion à ma profonde mort. Mon Dieu, je vous en supplie, donnez-moi de vous aimer. Donnez-moi de croire en vous substantiellement. Lundi 16. J'écris à L... pour l'exhorter à n'être plus qu'un assentiment passionné, lucide et passionné. Puisse, de cette nécessité, achever de me convaincre et surtout m'imprégner le livre que j'écris en ce mo¬ ment, qui s'écrit à travers moi. A relire les pages que j'écrivais l'autre jour il me semble ne pas m'être éclairé au point central de ma sordidité. Ce que je ressentais à cet office de vêpres, ce que, ce matin, de nouveau, à la messe, j'éprouvai, ce n'est pas, d'une part, le sacrifice consenti par les dominicaines et, de l'autre, l'impossibilité pour moi de renoncer au libre vent de ma fantaisie. Il s'agit de plus que la constatation d'un simple rapport où elles donnent tout et moi rien. De la cons¬ cience que je commence à prendre de n'être capable que de faire des expériences. Lors même que je crois m'abandonner avec la plus ardente ferveur aux touches de l'amour, je continue de m'épier, de suivre en moi les traces de ma propre émotion. Il n'y a rien de pareil chez ces religieuses. Elles ignorent ce regard tourné sur soi, cette inquiétude prolongée de savoir où leur cœur peut en être, ce 14 LE VILLAGE ET LE MONASTÈRE 15 souci tenace de faire sans cesse le point. Ce que me révéla si brusquement l'attention plus précise que dimanche, sans y songer, je fixai sur elles, c'est donc moins une différence de degrés dans l'ordre du sacri¬ fice, qu'une différence intrinsèque de nos natures. Dieu sait combien j'ai peu de goût pour ceux qui expérimentent leur vie. Et voilà que je suis forcé de m'avouer que, jusque dans l'amour, c'est de cette déviation que mon esprit est affligé. Et qu'il ne peut y avoir un véritable don de soi quand c'est encore de soi qu'on se préoccupe le moins du monde. Il s'agit donc moins de demander à Dieu une recrudescence d'amour qu'une réorientation de mon esprit. Quand, au pied du tabernacle, répétant lentement les paroles de la consécration, je sens le mouvement de mes lèvres attirer à soi tant de larmes, je jouis moins alors des grâces sensibles, quoi que j'en pense, et moins de la présence de Dieu, que d'une conscience encore narcissique de moi. Je m'émeus d'une hypo¬ crite admiration pour la réussite que je réalise. Je ne suis pas alors un homme qui sent ses profondes racines ni qui s'élargit dans l'espace. Je suis un regard qui se suit et que mouillent les pleurs d'une tendresse inavouée pour la victoire remportée sur tant de forces antagonistes. Ce n'est pas moi qui pleure. C'est cet œil qui me regarde. C'est dans le temps où je m'imagine que je m'abandonne que, peut-être, je suis le moins abandonné. Ces apparences d'une pseudo-sainteté à laquelle je me persuade en vain que je ne crois pas mais où je suis le premier à me prendre, ces illusions que me valent tant de manifestations sensibles, sont peut-être, plus qu'aucun autre mouvement de mon 16 NI GREC, NI JUIF esprit, les signes de mon orgueil et les marques sur moi du diable ricanant. Mon Dieu, vous m'avez converti par les larmes, voiis avez d'abord renversé tous les obstacles dont mon orgueil étouffait les besoins de mon cœur. Puis vous avez éclairé ma raison. Faites que ces larmes, par lesquelles je vous ai d'abord confessé, ne deviennent pas l'objet de mes désirs. Et que. si vous avez permis que m'émeuvent mes propres regards sur les pros¬ ternations que vous me faisiez accomplir, je cesse enfin de m'y complaire. Par un déracinement plus profond, déprenez-moi de la joie découverte par mon orgueil dans cette humiliation si nouvelle pour lui. Après m'avoir, par les seuls moyens qui conve¬ naient à ma faiblesse, débarrassé des sournois empê¬ chements que je m'opposais, débarrassez-moi de moi- même. De sorte qu'après m'avoir planté double devant vous, vous laissiez mon cœur se rectifier, lui épargnant enfin cette subtile fraude par où je me substitue à vous pour m'adorer. Faites aussi qu'en poussant si loin l'aveu de ma faiblesse je ne donne pas au diable des gages indirects. Et que, si ces occultes fluctuations, que j'ai tenté d'éclairer, cachent la moindre offrande, mais authen¬ tique, à Votre Majesté, elle grandisse et fructifie, car il ne faut pas non plus que ce soit par le mensonger détour de mes scrupules que Satan vous dérobe ce cœur et que, pour vouloir être trop sûr de vous appar¬ tenir, il risque encore plus de le faire s'échapper. Mon Dieu, non seulement je ne puis rien pour vous, mais vous voyez qu'à force de m'interroger je ne sais LE VILLAGE ET LE M OWASTÈRE 17 plus même ce qui se passe en moi, ni qui me joue, ni ce que c'est que de vous aimer. A moins que ce ne soient précisément ces pauvres efforts que je fais. Mardi. C'est une impression d'ordre et de bonté que donne cette aride terre. Une si mince couche sur de la roche. Et tant de fruits ! Elle donne tout ce qu'elle peut. Muet effort de sa bonne volonté. D'autant plus que la roche affleure en plus d'en¬ droits. De la roche même, une végétation s'épanouit. Partout ailleurs, ce sont rectangles verdoyants serrés les uns contre les autres, sur les pentes des col¬ lines et jusqu'au fond de la vallée. Toutes les sortes de verdure, côte à côte : orangers, oliviers, grandes cannes ondoyantes, boqueteaux de pins, carrelages d'artichauts, larges emplacements de vignes dépouil¬ lées. Puis une coupe soudaine montre la roche à nu. C'est comme un squelette à qui serait donné juste assez de chair pour produire ce qu'on en voit. Rien de caché : une exacte franchise. Plus que la bonté, une conscience pure qui ne laisse rien se perdre. Et, sur cette intégrale utilisation du sol, flotte peut-être plus de mystère que dans les terres épaisses et les climats humides. Il y a, dans la floraison de cette sévérité, une grâce si imprévue et tant de retenue que l'esprit est bien forcé d'en remarquer la ressemblance avec lui-même. Cette terre fait économie de ses moyens et semble les orienter en vue d'un plan plus strict que la beauté domine, mais qu'elle ne cherche pas. 2 18 IN I G 1( É G , IN I JUIF Telle est aussi sa grandeur, que l'harmonie des lignes n'est ordonnée que par la seule roche, que ces longs dévalements, ce n'est pas une fantaisie de ter¬ rains variés, mais l'unité de la pierre souterraine, je veux dire sa vie qui les dirige. Seuil du minéral et de la plante. Nous assistons ici au mystérieux passage de l'un à l'autre. C'est peut- être ainsi que la double notion de bonté et d'ordre se ramène à celle d'une harmonieuse utilisation, qui est l'abondance de l'ordre. Cette terre n'est pas harmo¬ nieuse parce que ses lignes sont équilibrées, mais parce que le plus y sort du moins ; et qu'un si merveil¬ leux engendrement exige, pour s'accomplir, une plus stricte obéissance à des lois plus essentielles. Ce que met en évidence la richesse d'un sol si pauvre, c'est moins le don de ce sol que la féconde économie des règles qu'il est contraint de suivre. Non, vraiment, il n'y a rien de commun entre l'ari¬ dité bien employée de cette terre et la mesquinerie des lotissements de la banlieue parisienne. Ici toute liberté est laissée à la terre, tandis que là-bas, l'habi¬ tant la pressure. Ce n'est pas le plus qui y sort du moins avec une abondance doublement merveilleuse, c'est au moins que se trouve réduit le plus par la rapacité mesquine des occupants. Et si tout y est également utilisé, ce n'est pas pour qu'apparaisse le point où la beauté naît de la plus exacte appropriation des formes à leurs fins naturelles — et comme de leur intensité plus adéquate — c'est pour nous révéler les ténèbres affreuses du fond de LE VILLAGE ET LE MONASTÈRE 19 l'homme, pour réaliser une concentration sinistre de ses larves. Mercredi. Et ce matin pourtant, tout disposé à me retenir, à ne pas me laisser entraîner dans l'enivrement de mon humilité, à ne pas lui permettre de m'offrir un aliment pour des joies si voluptueuses, il m'a fallu me rendre. Le seul nom de l'Amour venait à bout de mes résistances. Quelle part ai-je donc encore dans ce déclenche¬ ment mystérieux? N'exagéré-je pas mes scrupules? Le malin n'est-il pour rien dans cette mise en défiance peut-être excessive de moi, de lui. Il n'importe pas seulement d'éviter l'artifice, ni de tendre à moins expérimenter ma vie. Il me faut être simple. Mais comment parvenir à concilier cette simplicité, où tout mon être se rassemble en une offrande sans réserve, avec cette habitude de m'observer qui m'est devenue une seconde et plus forte nature? Comment être à la fois sans reflet, et mon propre miroir, ce miroir qu'il me semble désormais impossible de cesser d'être? Et comment, si la joie de m'humi- lier m'envahit, me protéger contre elle tout en m'humi- liant jusqu'au fond de mon âme? Comment n'être pas tel que je suis? En fin de compte, c'est là que je souhaiterais obscu¬ rément en venir : à n'être plus qu'un cœur sans résis¬ tance ; car, au moment que toute résistance m'aurait abandonné, je ne sentirais plus ce cœur ; Dieu 20 IN I G II K G , NI .1 G I F agirait alors sur lui sans que j'y aie la moindre part. Les retours que je suis forcé de faire sur moi-même n'ont pas d'autre raison que l'action que je continue d'exercer par moi-même. Et n'est-ce pas la sainteté seule qui peut me délivrer? Dont la simplicité du don de soi est l'aspect essentiel. Et comme il ne s'agit pas de désirer la sainteté pour elle-même, mais de servir Dieu et de l'aimer, s'agit-il davantage de désirer la simplicité ou pas plutôt de consentir à un entier abandon et même, si on le sent imparfait, de consentir à ce qu'il soit tel, puisqu'il est le meilleur de ce dont on est capable? Et que c'est encore une ruse de l'orgueil, que de croire qu'on peut se purifier tout d'un coup. La patience envers soi est aussi une vertu. Et si, en cours de route, on renonce à des grâces sensibles sous prétexte qu'elles sont illégitimes, est-on sûr de n'y pas renoncer pour cette seule raison qu'elles ne sont point dignes de celui qu'on rêvait d'être? Et c'est le signe d'un refus d'être ce que l'on est. Mais tandis qu'il est bon de se juger sans complai¬ sance, peut-être l'est-il moins de se détourner du peu qu'on est apte à donner. La simplicité pour un cœur aussi double consiste à s'humilier de sa duplicité, en évitant de trop se révolter contre elle. Ainsi, acceptant désormais d'être ce que je suis, je m'entraîne à m'en contenter. Si je refuse, déjà je cède à mon orgueil. Où que je me tourne, je ne trouve en moi que sources empoisonnées. Toute démarche de mon esprit est corrompue dès sa racine. LE VILLAGE ET LE MONASTERE 21 Mon Dieu, aidez-moi, je n'arrive pas à m'en dépê¬ trer. ...Qui donc me répond : « Il le suffirait d'obéir. » Les orangers en ce moment portent des fleurs et des roses de mai couvrent les rosiers. Une vieille femme me disait tout à l'heure que ce n'était pas naturel. Elle voulait dire que ce n'était pas normal. Mais c'est naturel puisque cela est. Il faut donc distinguer le normal du naturel. C'est ce qu'oublient trop ceux qui ont intérêt à confondre le naturel et l'anormal. Tout ce que la nature produit n'est pas, comme ils le prétendent, inévitablement bon. Il faut choisir. Ils ne choisissent pas. Ils finissent par choisir le pire. Mais leur erreur est d'abord le pro¬ duit d'un refus de penser, qu'ils justifient en le nom¬ mant une absence de prévention de leur pensée. Ils ont la superstition de la nature. Aussi ridicule qu'une autre. Ils en acceptent tout, les yeux fermés. Et jusqu'à ce qui, dans la nature, est contre elle. Dans le cas de ces roses de la fin de décembre, ils oublieraient qu'un temps si doux est redouté des paysans étant, en général, présage d'un tardif et mortel hiver. Il est vrai que c'est là considérer les choses du point de vue de leur utilité pratique. Mais tout de même, si la mort des orangers et des rosiers, que ce retard de l'hiver fait craindre pour le prin¬ temps, n'est pas un signe du mal quant à ces plantes mêmes, pourquoi préfèrent-ils la vie à leur propre mort? 22 NI GREC, NI JUIF Ils choisissent donc. Ils choisissent de vivre. Pour¬ quoi leur choix ne s'exerce-t-il pas sur les moyens de vivre? Ou pourquoi, du moins, disent-ils, puisque la mort leur est mauvaise, que tout est bon qui est na¬ turel. Il y a dans la nature des puissances de mort. L'erreur n'est pas de dire que toutes les fantaisies sont dignes au moins de pitié, puisqu'elles sont natu¬ relles ; c'est de dire qu'elles sont normales, parce que naturelles. C'est confondre l'acceptation de l'exis¬ tence d'une chose avec la glorification indistincte de son origine. Ils ont l'air de naturaliser la morale. Tout au con¬ traire, ils moralisent la nature. Ils confondent le domaine de la contingence avec celui de la liberté. Ce sont moralistes impénitents et qui se donnent le change pour se justifier tous leurs mouvements et tous leurs fruits. Leur grand amour pour ce qui est, c'est sur¬ tout une universelle complaisance pour ce qui est d'eux. Un esprit non prévenu n'est souvent qu'un esprit qui s'interdit de se filtrer. L'amour, le véritable, celui qui n'est pas un déguise¬ ment sentimental plus ou moins avoué de l'amour de soi, me semble de moins en moins ce que je le croyais être : fonction de notre indépendance. Et, tout au contraire, fonction de l'obéissance consentie pour s'échapper à soi. Le véritable amour est celui qui ne dépend plus de notre fantaisie ; celui pour lequel nous nous sommes à jamais engagés. Et quand bien même nos puissances sensibles, en ayant perdu le goût et la conscience, voudraient nous persuader que leur désaffection signifie LE VILLAGE ET LE MONASTERE 215 eus taisi :e de ent que nous ne sommes plus nous-mêmes intéressés à notre amour. Il n'est de véritable amour que la foi pure. L'émotion sensible ne manifeste rien de plus qu'un petit frisson de surface, l'assentiment de notre peau. Or, c'est lui seul que prennent pour guide ceux qui se croient le plus fidèles à la ferveur. Leurs plaisirs mo¬ mentanés leur sont le seul critérium accessible. Ils confondent le frémissement de leur corps et la dévo¬ tion de tout leur être à la vérité reconnue. Ils ne con¬ naissent plus d'autres vérités que successives et chan¬ geantes. Le sacrifice peut seul authentifier et mesurer l'amour. Et l'amour est d'autant plus faible que !e sacrifice est léger ou peu durable. L'amour emporte avec lui la mort à tout ce qui n'est pas lui. L'amour est plus fort que la mort. Heureux ceux qui consentent à mourir pour leur Dieu. L'amour de l'Amour, voilà en quoi la plénitude de l'homme se réalise. Il est impossible d'aimer si l'on ne s'efforce de mourir à soi. Le soi-disant « amour uni¬ versel » des panthéistes n'est que la multiformité dévorante de leur amour de soi. Vendredi. Ce matin, du moins, mes sévères désirs ont-ils été servis à souhait. Et je criai grâce. Non seulement pas une larme n'humecta mes cils, mais mon esprit se trouvait si stérile que je ne parvenais pas à me dis¬ suader qu'il y eût dans ma foi plus qu'une illusion de sensibilité. 24 NI GREC, NI JUIF Je suis tel que, tout en mesurant exactement la faible preuve que me sont des témoignages sensibles, je me trouve désemparé sitôt qu'ils tardent à se pro¬ duire. Ainsi, je me moque de Gide, parce que, m'écri- vant qu'il n'éprouve, à l'égard de Dieu, qu'un « ne pas en sentir le besoin » il conclut aussitôt, de ce peu d'appé¬ tence, à l'inutilité pour lui de chercher Dieu. Mais je fais, à l'inverse, des raisonnements de même sorte. A quoi donc devais-je cet inquiétant silence? Peut-être au fait d'avoir lu hier les sarcasmes de Berl? Et quoique leur faiblesse et leur pauvreté m'en fussent apparues en même temps. Faiblesse vraiment pitoyable et qui ne trompe un moment que par l'effet d'une verve à la fois très amère et très judaïquement trépidante, mais d'une puérilité si superficielle que je suis stupéfait de penser que c'est la sorte d'arguments dont tout un petit monde s'impressionne. En étais-je moi-même impressionné? II ne me semble pas. Mais je suis aussi d'une inquiète instabi¬ lité, car, tout de même, si le baptême panse les bles¬ sures qu'un refus de deux mille ans nous fit, il ne nous épargne pas de les sentir aux changements de temps. Et, chaque fois qu'une autre pensée sollicite la mienne, c est comme si un autre climat l'invitait à une adap¬ tation nouvelle. Je sens en moi la persistance de cette maladive disposition à la velléité, si toutefois je suis enfin protégé contre elle. Et ce nouveau climat, que ma lecture établissait en moi, d'autant plus qu'il était demeuré plus longue¬ ment le mien, me forçait de me ressouvenir de mes propres traces et m'inclinait à y remettre mes propres pas. \, E VILLAGE ET LE MONASTÈRE 25 Que pouvais-je, que d'en souffrir? Et, tout en éva¬ luant les faibles motifs de m'y abandonner, y aban¬ donner sinon ma foi, la joie qui l'accompagne. Et c'est alors que je dus m'efforcer — comme il m'avait semblé l'autre jour qu'il importait de faire — à dissocier la foi de la joie que j'en ai. Et je mesurais une fois de plus combien j'étais attaché à cette émotion, combien il m'était difficile de ne pas rechercher dans ces voies détournées mon plaisir. Oui, certes ! ma foi était intacte, puisque j'avais la volonté de la maintenir telle. Et je ne cessais pas de croire en Dieu, puisque c'était à lui que je me repre¬ nais à demander de la joie, vers lui que je continuais de.me tourner pour l'y trouver et que si je me propo¬ sais, du fait de ma sécheresse, l'idée que peut-être je ne devais qu'à moi l'engendrement de cette joie, tout de même je n'envisageais plus pouvoir la tirer de rien d'autre que de la méditation des mystères. Et que c'est là sans doute un critérium assez sûr de l'engage¬ ment de ma pensée et de mon cœur, quand même cet engagement ne se présente plus dans la vive lumière de toutes les circonstances où je le contractai. La joie de la foi me manquait, mais non pas la cer¬ titude du néant de tout le reste ; ni la conviction que là seulement était le rocher d'où l'eau pure jaillit. Il faudrait, d'ailleurs, être capable d'aller plus loin encore ; et, au milieu de tentations non pas seulement sensibles mais spirituelles, par lesquelles avec le besoin de Dieu manquerait la conscience du néant de ce qui passe, résister encore et s'orienter vers le bien malgré soi. 26 NI GREC, NI JUIF Mon Dieu, je ne me sens pas de taille à lutter contre l'ange. Épargnez-moi, pour un temps du moins, et jusqu'à ce que mes faibles forces soient susceptibles d'affronter des luttes si terribles, l'occasion de mesurer la réalité substantielle de mon propre néant. Déjà la simple sécheresse me suffit. Je suis encore trop dépen¬ dant de moi, ma pensée est encore trop soudée à ma chair, pour que je puisse supporter plus qu'une tem¬ poraire oblitération de mes raisons de vous aimer. Mais du moins je connais aussi, par cette détresse où me met une simple volte-face intérieure, un simple changement d'éclairage, les indulgents motifs d'une grâce sensible si fréquente. Et ce matin, après la sécheresse de la communion (et de la méditation dont j'essayai en vain de la faire suivre ; où, du moins, je maintins, détendus mais dis¬ ponibles, comme un ressort qui est au bout de sa course, ma pensée muette et mon cœur vide), quand je m'avisai de regarder simplement le crucifix qui sur¬ monte le tabernacle, je sentis qu'un mystérieux chan¬ gement s'était accompli et que, tandis qu'un peu plus tôt le nom de l'amour n'évoquait pas en moi la notion de sa réalité, maintenant j'étais remis dans les che¬ mins où la lumière tombe comme les gouttes d'une rosée pénétrante et qui me vivifie. Où mes propres efforts n'avaient rien pu, un déclic imperceptible — (et par qui mis en train?) — venait donc soudain non pas seulement de me rendre cons¬ cient de la fécondité du silence intérieur mais de me restituer cette fécondité même ; me persuadant du même coup que son action ne dépendait ni de la con¬ naissance du besoin que j'en ai, ni de celle de son LE VILLAGE ET LE MONASTÈRE 27 mécanisme ni d'aucun effort pour la provoquer ; plutôt de ces mouvements subtils du fond du cœur que, puis¬ qu'ils échappent à notre volonté, il faut bien appeler : les touches de la grâce. Et ce n'est pas que la sensi¬ bilité n'y ait plus de part — si Dieu nous fit sensibles, pourquoi, pour agir sur nous, se priverait-il de son con¬ cours? Mais c'est une sensibilité qui ne dépend plus de nous, une convocation où notre nature participe sans se réduire aux désirs qu'elle en a. Il s'agit donc comme de l'appel d'une nature modi¬ fiée dont l'émouvant effort, prêt à retomber quand lui manque la grâce, la force néanmoins à se surmonter soi-même. Et elle cherche, avec des gémissements ineffables, ce soutien qui lui manque et sans qui sa pesanteur l'entraîne. Il y a, dans le désir qu'éprouve notre nature d'une joie qui l'aide à supporter le poids de sa faiblesse, sinon la marque de Dieu, la trace d'un obscur besoin et l'aveu d'une détresse qui s'éclaire. Peut-être, les grâces sensibles, qui ne prouvent pas Dieu mais ne suivent pas non plus le seul appel — même éperdu — de la nature, sont-elles l'effet d'une particulière sensibilité de la nature à la grâce, de la conscience un peu plus vive que prend un être du néant de soi et du besoin de ce néant de se remplir d'une lumière qui le cache à lui-même. Ainsi, les grâces sensibles dépendent-elles tout de même d'une plus particulière attention de l'âme à ses besoins et justement de ce regaid que je me plaignais l'autre jour de fixer sans cesse sur mes pensées les plus vagues. De ce point-là il semble qu'un tel regard, loin de devoir être évité, marque une disposition préalable — une préalable inclination à la lumière. C'est le 28 NI GREC, NI J 0 I F signe du désir — gratuitement accordé par Dieu—de recourir à Lui pour combler un vide intérieur dont on souffre : la marque de la grâce et le chemin qu'elle suit. Il ne me faut donc pas le fuir. Ce n'est pas ce regard qu'il faut fuir mais sa complaisance. Il n'importe pas non plus de déplorer l'attention à ce qui se passe au profond de mon cœur, mais l'erreur que ce serait de prendre cette attention pour fin. Là encore le péché c'est de prendre un moyen pour fin. D'oublier que notre unique fin, c'est l'amour. Cette pensée ne cessant pas de me rester présente, dois-je me plaindre, ou pas plutôt, tout au contraire, m'en réjouir et louer Dieu. Non ! Le pressentiment de mon néant ne se sépare pas de celui du remède accordé. C'est cette double inclination qui provoque mes larmes, et non la suffisance que je crains que ma propre vie m'inspire. S'il me faut donc, pour déchaîner ces grâces dont l'absence m'est si dure, avoir une cons¬ cience plus vive de moi, pourquoi m'en affecter? C'est à l'inexplicable concession de grâces sensibles, mais d'abord à cette grâce plus pure qu'est la possi¬ bilité d'un regard sur mon néant, que je dois la spon¬ tanéité avec laquelle ce regard est attiré sur ma pesanteur et sur la légèreté qui m'est au contraire conférée par la grâce. De cela je suis bien sûr et qu'il ne dépend de moi ni de la provoquer ni de la nourrir. Et que les jours où elle me manque, la vanité me gonfle. Reste donc que je crois différer des religieuses parce que je suppose que ce regard leur manque. Mais qu'en sais-je? Et si ce n'est pas lui qui les a poussées au couvent? La différence entre elles et moi, c'est tout au con- I, E VI L L AGE E T L E MONASTÈRE 29 traire peut-être qu'elles y sont plus constamment attentives que moi-même à mon propre regard. Tandis que je jugeais vaniteusement, d'après les apparences, que nous différions par cette attention perpétuelle à la grâce que je crois posséder et que je leur déniais, sans doute est-ce à la force plus impé¬ rieuse d'une telle attention, à son exercice plus net et plus constant qu'elles doivent d'avoir choisi l'état où je ne me sens pas capable d'accéder. Je suis plus qu'elles infidèle à la grâce, et cela signifie tout le contraire de ce que j'imaginais : et qu'elles se soumettent à la règle non pas pour échapper au vent de leur fantaisie, mais pour mieux prolonger un contact que mon instabilité seule me force chaque jour à reconquérir. Leur obéissance en somme n'est pas seulement la marque d'une victoire de leur volonté sur leur fan¬ taisie, mais aussi d'une présence permanente de Dieu ; d'une victoire où la grâce a plus de part encore que la nature. Implicitement c'est ce secours de la grâce que je leur refusais. Ma vanité veillait : je les réduisais — il est vrai pour les en admirer — à leur seule nature ; alors que l'habitude de l'obéissance traduit un accroisse¬ ment de grâce dont je n'ai pas d'idée. Ma sordidité n'est pas où je la croyais être. Mais de penser que nulle grâce ne puisse dépasser les grâces sensibles que je sens en moi quand elles ne témoignent au contraire que de ma correspondance insuffisante à la grâce de Dieu. Cette immense grâce me met à présent en lu¬ mière mon immense infidélité. :50 NI GREC, NI JUIF Samedi 21. Je ne crois tout de même pas que l'adéquate appro¬ priation des formes à leur fin naturelle suffise pour expliquer la beauté de ce paysage, f'en est un élé¬ ment et, sans doute, essentiel. Mais il suffit que je remarque ce qu'y ajoutent de légèreté quelques cyprès, des murs en ruine et jusqu'aux maisons clair¬ semées blotties dans l'encoignure des oliveraies pour m'assurer qu'un autre élément concourt à cette beauté. Toutes les formes artificielles que l'homme a cons¬ truites se mêlent intimement ici à l'équilibre naturel. Je retrouve cette idée du mouvement qui m'avait semblé si importante en pays basque. Le regard glisse dans cette pure lumière où tout s'éclaire également et n'y rencontre aucun obstacle qui ne serve à lui faire mieux saisir dans son unité tout l'ensemble. C'est comme un poème très abstrait que sa ponctuation, sans l'interrompre, précise. Peut-être parce qu'ici l'humain est à fleur de sol ; et que, si tant de travail s'est incorporé à la terre, c'est encore l'activité spiri¬ tuelle que la stricte harmonie de celle-ci nous offre. Ce poème abstrait que des formes simples com¬ posent est comme un accord très léger où non seule¬ ment la pierre et les végétaux mais l'homme colla¬ borent. Les constructions explicites, les ruines, les réser¬ voirs, les fermes, les maisons ne font qu'appuyer sans la rompre sur une harmonie où déjà les terrasses, les murs de soutènement, les rectangles cultivés, la taille I.E VILLAGE ET LE MONASTÈRE 31 des oliviers ont intégré une pensée élémentaire. La spiritualité d'un tel paysage, autant que de l'économie des moyens, résulte de l'humble soumis¬ sion de l'homme et de sa fidélité aux exigences du terrain, de son attentif attachement à une terre qui précisément réclamait sa minutie. Et les croupes nues des montagnes qui barrent au nord le fond du ciel, soulignent, elles aussi, le charme de l'accord qui s'est développé sur les coteaux de la vallée. Lundi. Dans quels scrupules ai-je failli m'égarer? Et lorsque, ce matin, arrivant à la chapelle las et sans aucune cogitation, je demandais à Dieu pleine licence pour me saouler de mon néant, je sais bien qu'il n'y avait pas la moindre part pour l'orgueil, mais cet assen¬ timent lucide et passionné que je préconisais l'autre jour et qui étendait en moi ses grandes ailes. Ce n'était plus seulement du bord de ma pensée que je réclamais le droit de cette créature à confesser sa nullité. Mon cœur même avait des lèvres pour gémir. Je n'étais plus seulement un œil qui me regardait vivre, qui jaugeait ma faiblesse et, souriant, consen¬ tait à son offrande ; j'étais, toutes forces rassemblées, un néant avide de satisfaire sa voracité. Et, sans doute, mon imagination conspirait avec des puissances plus secrètes à me représenter quasi physiquement l'infinitude de mon néant, mais je sentais par-dessus tout l'action directe de l'amour et comme d'être renversé au vent violent qu'il soûle- 32 Ml GIIEC, NI JUIF vait. Non ! ce n'était plus le moins du monde cette redoutable complaisance à la volupté spirituelle où — peut-être à tort — je croyais que toutes grâces se réduisaient en moi. Mais le souffle victorieux d'un amour où, sans réserve et sans crainte, je m'abandon¬ nais et je me consumais. Comme à de rares autres fois, c'était une insensible sensation de tourbillon où je ne songeais même plus à me laisser emporter tant ma fragilité s'y fondait. Et si faible était mon poids, que je ne le discernais plus de toutes les créatures également indistinctes entraînées et fondues dans une unanime abnéga¬ tion. Sans m'y attacher, j'avais ainsi la sourde impres¬ sion de quelque passage vertigineux, d'une giration sans fin dans l'ardente unité, d'un retour, à la fois effacé et distinct, dans une impondérable et fabuleuse lumière. De sorte que, tout à la fois, ce néant — le mien, ma véridique possession, — m'était présent et m'échap¬ pait, se soustrayait à mon analyse et tout de même ne cessait pas de se représenter. C'était moi, mais si réduit à sa plus essentielle res¬ semblance avec toutes les créatures, à ce souterrain amour, à cette flamme qui brûle inégalement toute vie mais en qui toutes se réduisent enfin avec une par¬ faite égalité — moi, marqué pour l'éternité, mais si dépouillé de moi-même, si exclusivement concentré en ma ferveur éternelle, si ressemblant, si fondu, si différent, si involontaire, que tout à la fois j'étais un néant et le reflet de Dieu, celui qu'en moi je poursuis et parfois pense atteindre dans la frénétique exalta- LE village ET LE MONASTÈRE 33 tion de mon ivresse : une inextinguible flamme dans le brasier infini de l'amour. Sauvé enfin ! distinct et mêlé, parole silencieuse, mobilité immobile, hors du temps, miroir vivant, joie insensible, une bouche ouverte et qui aspire et qui respire Dieu dans le torrent d'un feu qui n'a plus rien à consumer, restitué à sa circulation éternelle, étin¬ celle qui ne cesse de jaillir au sein du permanent foyer. Et je sais bien quelle part doit avoir à cette percep¬ tion où n'entre nulle extase, à cette préhension de ma nature la plus cachée, une imagination si peu vive cependant que je crois toujours en manquer, que je suis persuadé de n'en avoir pas un atome étranger à mon amour. Je sais que tout cela se passe en moi, non par l'effet d'aucun ravissement à moi-même ; mais non plus par l'effet d'une puissance intérieure susceptible de combiner, en un jeu pathétique, des éléments de la réalité. Bien plutôt cette consomption souterraine (à laquelle j'assistais — à la fois acteur qui n'agit pas et specta¬ teur qui ne songe pas à regarder — dans un état si fluide que ces distinctions ne jouent plus), cette intégration de mon regard à mon être, cette résorp¬ tion de moi-même en sa plus amoureuse identité, cette conscience poussée jusqu'aux limites de l'être, cette confusion de ma propre absence et de mon ineffable réalité, ce maintien de ma personne dans la dissolu¬ tion du corps, cette restitution de ma chair à sa pureté incandescente, cette unité de toutes voix dans la splendeur brûlante du silence, tout cela m'était offert comme une réponse à la question qui m'avait harcelé 3 34 NI GREC, NI JUIF toute la journée d'hier, qui m'obsédait jusque dans les détails les plus mesquins de mes repas : de savoir comment je pouvais distinguer mon vrai désir, de l'artifice ; et pourquoi il suffisait que je lise certains ouvrages pour devenir étranger aux préoccupations qui m'avaient semblé les plus impérieuses. (De sorte que je doutais si j'existais vraiment en dehors du dépôt que laissent en moi mes lectures, mes regards, des paroles reçues ; et s'il était vraiment licite de dire « moi » quand j'ai l'impression de n'être qu'un carre¬ four où viennent se confronter des influences exté¬ rieures, enfin s'il m'était accordé davantage de dire « moi » que de dire « à moi » ou « le mien », expres¬ sions qui me sont étrangères, qui me l'étaient surtout du temps que, loin de Dieu, je manquais du sens le plus élémentaire de toute propriété.) (Loin de Dieu ! car à mon insu n'est-ce pas le sens de Dieu et l'ef¬ fort pour me dégager de moi-même qui me valurent sinon une pleine conscience des éléments de ma per¬ sonne, du moins la conscience d'un commencement de propriété personnelle, tant il est vrai que le sens reli¬ gieux, en se développant, tout à la fois détache l'être du monde créé et lui impose la notion de la hiérarchie des choses et de leur dépendance mutuelle, en somme de leur réalité.) Eh bien ! c'est à cette interrogation sur ma propre réalité, à cette énigme soudain dressée devant moi avec une insistance qu'elle met rarement, que je crois que cette conception de ce matin répondait, peut- être sous l'effet de ma conversation d'hier avec une paysanne. Celle-ci m'avant assuré que, quand on était mort, c'était pour de bon et que la meilleure LE VILLAGE El LE MONASTÈRE 35 preuve en était tant et tant de morts depuis la créa¬ tion du monde, j'avais cru ne pas m'arrêter à des objections si simplistes ni à la faiblesse d'un cer¬ veau mesurant l'action de Dieu à ses propres res¬ sources d'imagination et qui, parce qu'il se sent sub¬ mergé sous le nombre des créatures, est incapable de concevoir que Dieu puisse s'en tirer avec elles. Toute¬ fois j'avais senti, quoique venant d'un esprit très in¬ culte, que c'était là exactement la sorte de difficultés que des esprits beaucoup plus cultivés s'opposent, comme un obstacle insurmontable à croire en Dieu, trahissant ainsi leur naïve conviction que Dieu ne peut pas être, car, s'il était, il aurait à s'occuper de chacun comme un fonctionnaire préposé aux contri¬ butions et qui est chargé d'envoyer une feuille à chaque ressortissant, — ce qui leur semble justement inconcevable. Et je m'irritais en secret de ce que nul incrédule ne sache s'élever à la pensée d'un Dieu qui, loin d'être enfermé en soi, soit si présent en tous les points de sa Création que non seulement II n'ait pas à oublier de s'occuper du sort de chacun mais y par¬ ticipe inévitablement ; à la manière d'un moteur à qui rien de l'organisme qu'il anime n'échappe, — un Dieu si présent que le moindre péché de chaque créature l'offense. En définitive, les gens incultes et les autres me sem¬ blaient identiques par une suffisance dont je souffrais de sentir l'attachement au plus spontané de leur instinct le plus injustifié, et qui consiste à concevoir Dieu comme un homme, immense sans doute, mais irrémédiablement extérieur à sa Création et, pour tout dire, irrémédiablement humain. 36 NI GREC, NI JUIF Oui, c'est à toutes ces exaspérations à peine cons¬ cientes que j'ai eu, ce matin, sous forme de rêve, une réponse sensible, et si mon imagination ne m'a certes pas donné une vision de la Réalité surnaturelle, peut- être m'a-t-elle éclairé sur moi-même en me faisant approcher ce secret, vers lequel je tends sans cesse et dont je ne peux espérer trouver le mot que par les analogies qui m'assouvissent avec le plus de plénitude. Est-ce bien de Tolède et du Greco que j'écrivais naguère : « Tolède et le Greco se réduisent à un seul désir : n'être plus que des flammes »? Ou bien ne les ai-je tant aimés que parce que j'y retrouvais en effet — sans savoir encore que je le portais aussi en moi — le seul objet de mes pensées et de ma vie? Quoi qu'il en soit, cette imagination que la grâce m'accorde est le moyen par lequel j'accède au seuil de mon désir le plus authentique et de ma plus véridique exigence. Par elle je me délivre de ce poids que m'est mon indé¬ cision si constante sur le véritable besoin de mon être. Je sais, par elle, discerner ce qui, en moi, n'est qu'accidentel de ce qui m'est fondamental, car elle seule parvient à concentrer, dans une réponse unique, l'assouvissement de toutes mes facultés, et à me donner l'impression de la certitude, je veux dire d'une intime et parfaite cohésion de tout ce que je désire, de tout ce que je pense et de tout ce que je sens. Comme si, brûlant toutes les étapes de ma vie, je fusse mis dans la présence soudaine du seul objet qu'à travers tant de détours je poursuis — comme si j'anticipais fabu¬ leusement sur la croissance finale de mon esprit — comme si s'accomplît, dans une brusque chaleur, la plénitude de sa maturation. le village et le monastère 37 Vision imaginaire sans doute mais tout ensemble don de la grâce. Et ce qui marque bien que c'est là l'objet de mon plus vrai désir, c'est que je ne connais, ni n'ai jamais connu aucune activité, aucune volupté, ni aucune pensée où se soient à ce point rassemblées toutes mes interrogations dans une unité si parfaite, c'est que jamais mon esprit ne s'exerça avec une telle acuité, une passion si vive et qui, loin de s'affaiblir à se prolonger, trouvait son approfondissement dans sa continuité. C'est aussi pourquoi cette existence que je mène, si réduite à ma propre combustion, m'enivre. Entre le peu de temps que ma fatigue m'accorde pour adorer Dieu et noter les mouvements de mon âme, et la fièvre dont, pendant ces moments, je me sens tout rongé, mon être brûle et je jouis de me sentir ainsi brûler. Ce n'est donc pas seulement un besoin de ma pensée que la vision des flammes du ciel, qui brûlent et qui ne brûlent pas, exprime et réalise. C'est mon besoin le plus autonome, celui auquel je m'iden¬ tifie quand — loin du monde — ayant réussi à éteindre les bruits, je suis seul en face de moi dans la vague mais indubitable illumination de l'amour. Et c'est un besoin auquel je suis tellement incorporé que je ne puis plus hésiter entre la certitude de m'user ainsi et la prudence d'avoir à m'épargner. Ce n'est pas un besoin littéraire qui m'anime. J'adhère du plus profond de mon être à la joie de ma consomma¬ tion, je m'y incorpore minutieusement. Il y a vrai¬ ment au fond de moi une réalité qui m'appelle avec des silences irrésistibles. Je suis poussé par le vent de l'amour à tout détruire sur mes chemins. Je ne sens rien devant moi qui puisse m'arrêter. 38 NI GREC, NI JUIF Et je sais que ce n'est pas à devenir une flamme qu'ainsi je risque d'aboutir, mais un corps malade. Et je ne puis cependant m'arrêter de me poursuivre. Ma faiblesse, cet anéantissemnt entre deux draps, dans la prison d'une chambre, dans l'affreuse dépen¬ dance d'une âme charitable pour me soigner, pour faire à ma place les efforts dont je ne suis plus capable, cet anéantissement, ce ralentissement de ma vie, l'hor¬ reur que c'est, que je connais dans le plus monotone détail, rien ne me paraît pouvoir être mis en balance avec cet appel éperdu de l'amour, cette austère décan¬ tation qui s'acharne après moi et me force à me fuir. Je ne suis conforme à moi que lorsque je me veux conforme à Dieu. Mercredi 25. Seigneur, il n'y a pas de jour où vous ne veniez frapper à la porte de mon cœur. Aujourd'hui même, ce Noël où je me croyais livré à la sécheresse, aujourd'hui encore vous êtes venu quand je ne vous attendais plus, après que je vous eusse offert le riche don de ce que je possédais : une déprimante lassitude ; quand l'office était dit, que tout était achevé, et que cette journée d'actions de grâce depuis si longtemps attendue avait déjà rejoint toutes celles du passé. Nous sommes là, Seigneur, à ces confins indécis qui ne cessent de se déplacer imperceptiblement — entre les jours dont nous sommes impatients et ceux sur qui nous n'avons plus de prise — dans la permanente impuissance de rien retenir, dans l'étourdissant em- LE VILLAGE ET LE MONASTÈRE 39 portement de notre destinée ; immobiles sur des rivages qui nous fuient ; et comme suspendus, pieds et poings liés, le cœur étonné, dans l'étrange aventure d'une étoile qui glisse sous nos pieds. Vous êtes notre immuable lumière, et sans vous que deviendrais-je? Je me rappelle ce dévorant appétit où je me réduisais naguère, ce goût qui rongeait tout mon être de précipiter mon incessante mort. Mainte¬ nant j'ai vieilli et mesure ce qui me reste à vivre. J'ai peur de mal employer cette fumée qui me cons¬ truit. J'ai peur de ne pas en faire les plus beaux chants pour vous louer. Je vous adore et je vous glorifie. Vous êtes ce qui ne vieillit pas et je connais en moi une puissance qui vous ressemble et qui, pas plus que vous, ne passe. Elle me regarde fuir. Elle me sollicite de ne pas anti¬ ciper encore, de ne pas consentir. Elle me regarde, Seigneur. Elle attend que je la délivre. Son silence me regarde et me supplie. La laisserai-je m'implorer de la sorte? C'est vous, Seigneur, que je connais en moi et dont mon appétit de ce qui meurt m'écarte. Vous êtes en moi, Seigneur, et vous ne me lâchez pas. Et sitôt que ma vue se dissipe, que je me reprends à désirer de vivre, je sens sur moi votre insistance acca¬ blante et muette. Vous m'appelez, mon Dieu ! Vos gémissements sont ineffables. Et je ne suis pas capable cependant de rompre avec mon propre entraînement. Aujourd'hui encore, je les regardais, ces religieuses, que j'avais cru toutes semblables entre elles. Chacun de leurs visages m'apparaissait différent. Et celle qui chante, du haut de la tribune, a une voix si douce que 40 NI G BEC, NI JUIF c'est comme un miel qui tombe. Et cette autre était distraite derrière ses grosses lunettes. Et cette vieille, les mains invisibles sous le scapulaire — ses larges paupières abaissées qui ne se relevaient pas quand elle-même, pour répondre les psaumes, avait à se lever — elle ne remuait que les lèvres. Chacune a sa vie propre (comme chaque brebis que nous rencontrons son irremplaçable caractère). Et voici qu'elles sont là comme aucune créature de la terre n'est susceptible d'y être, côte à côte, se supportant, s'aimant pour vous,réduites à ce rôle qu'elles ont à jamais assumé: de répéter chaque jour d'identiques paroles pour vous louer. Je m'en souviens aussi : il y a peu de mois je ne comprenais guère cette indéfinie répétition de vocables. Mais, depuis que vous m'avez donné d'y songer autre¬ ment que du dehors, quoique à de rares fois, je sens enfin qu'un cœur qui vous aime ne se lasse pas de vous le dire. Je sais que ma seule médiocrité, la pauvre réserve de mon amour, le manque de rebondissement dont il souffre, son irrégularité, ma seule avarice enfin, m'a privé de recourir au seul moyen de vous le dire et qui est précisément cette litanie indéfinie, ce retour sempiternel de mots qui vous implorent et qui vous louent. Oui, je le sais parce que j'ai mieux à présent vécu ma propre déficience, elle seule m'empêchait de voir, derrière la monotonie des paroles, le feu per¬ manent de l'amour —d'autant plus vif et brûlant que les paroles sont plus identiques à elles-mêmes — que l'âme a moins besoin de les choisir et de les renou¬ veler. Je sais, mon Dieu, que, certains jours, je ne me lasserais pas de vous dire que je vous aime. Et si LE VILLAGE ET LE MONASTERE 41 d'autres fois, plus souvent, l'écorce des mots mono¬ tones m'arrête, c'est que, par derrière, ce feu ne brûle plus. Je vous en supplie, Seigneur, jetez-y tout ce que vous trouverez de périssable dans mon cœur et toute cette pauvre chair dont la faiblesse est si forte et dont il m'est si difficile de comprimer l'appétit. Jetez-y tout ce dont vous pourriez nourrir une ardeur plus pure et plus durable. Mais puisque maintenant vous m'avez permis, en m'amenant jusqu'ici, de participer à une chrétienté qui vous glorifie, maintenant que je présume ce que ce peut être de vous immoler, dans un sacrifice sans défaut, tout ce qui s'oppose en moi au triomphe de votre gloire, ne tardez pas, achevez votre travail. Que puis-je, moi, pour vous aider? Émondez, Seigneur. Massacrez ce corps rebelle. Consumez-le ; et qu'à travers lui votre lumière appa¬ raisse. Que vous seul, Seigneur, à travers mes ténèbres m'éclairiez ! Vous le voyez : je veux encore précipiter ma mort. Mais ce n'est plus pour me saouler de moi. Si je ne puis parvenir, tout de même je n'aspire plus qu'à me dissoudre en vous. Ah ! n'être plus qu'une poussière imperceptible au vent de votre amour. Seigneur, vous êtes mon Christ. Ne vous lassez pas de frapper. Jeudi. Malgré ce travail urgent qui m'attend et mon impa¬ tience de terminer l'histoire de la petite Arabe, je me sens obligé de tout interrompre pour essayer d'élu¬ cider une vague impression qui m'obsède. Tant il 42 NI GREC, NI JUIF est vrai que toutes mes écritures et jusqu'à celles auxquelles je tiens le plus, n'ont jamais d'autre objet que de me faire avancer jusqu'au fond de moi-même. Non ! je ne suis pas comme ces heureux producteurs dont les œuvres sont les pommes. Rien ne mûrit en moi et rien ne s'en détache qui soit fruit pur de mon excès de vie. Je ne parle pas pour parler. Mes fruits sont ces lumières tantôt orientées sur le monde, tantôt sur moi, mais qui toutes se ressemblent en ce que leur seul objet est de me déceler l'analogie du monde et de moi. Le mot « Weltanschaùùng » n'a pas de sens, si ce n'est précisément celui-ci : que certains esprits ont une faculté de synthèse grâce à laquelle leurs impres¬ sions les plus diverses se ramènent à la construction d'un seul univers ; mais par la faute de laquelle aussi ils doivent de ne jamais être absolument satisfaits. Tout les inquiète et les tient en éveil. Ils ne peuvent s'opposer à cette exigence en eux de tout ce qui les frappe et qui tend toujours à une harmonie plus com¬ plète. Rien ne s'offre à eux qui ne les force à quelque nouvelle digestion. Ils ne peuvent rien voir, entendre ou sentir, que leur démon ne les réduise à en pénétrer la structure pour y chercher l'ordre commun. Devins égarés ; chiromanciens pour qui tout est combinaison de lignes où l'esprit s'amuse à se dissi¬ muler. Ce sont des prospecteurs insatiables — les navi¬ gateurs de leurs propres ténèbres. Leur ivresse des choses n'est pas l'indice de leur affection (ce sont des esprits sans attache) — elle ne manifeste que le vertige qui les prend quand ils se penchent sur les appa¬ rences. Ils ont l'air de se saoûler du monde ; et le le village et le monastère m monde ne leur est rien : une défroque sur de plus pas¬ sionnants mystères. Ils ont l'air de ne pas tenir à eux : ils ne tiennent pas à leur bonheur ; mais un lien plus serré les empêche de jamais se déprendre de soi. Ils suivent, d'un œil qui ne se lasse pas, les convulsions d'un monde en formation qui se tortille au fond de leur nuit souter¬ raine. On croit qu'ils se regardent vivre ! Ils en épient les déplacements les plus fugitifs. Et ce n'est pas complaisance ; c'est leur passion — comme distincte d'eux-mêmes — qui se nourrit à leurs dépens ; c'est l'inéluctable exigence de ce monde qui tend à ne jamais finir de se construire, agrégeant à soi le dépôt hasardeux de tous les moments de leur vie. Ces navigateurs insatiables sont les témoins et la proie d'une architecture qui s'édifie. De quel profit peut donc être, à cette occulte éla¬ boration, le spectacle d'une hallucinante simplicité qui me force à tout interrompre pour se contempler, non pas tel qu'il est mais tel que je le ressens ; non pas intégral mais réduit à ses facteurs verbaux — comme s'il eût besoin pour se saisir moins d'être que d'être en peu de lignes rassemblé ; et comme s'il lui impor¬ tait moins de se dérouler dans l'espace et le temps que de devenir une fonction de l'esprit. Ou plutôt enfin comme si mon esprit exigeait de repenser le monde, et qu'il ne lui suffît point de s'en émerveiller. De ma fenêtre, S... —qui est une pyramide de murs au sommet d'un piton — présente comme une étrave de bateau. Ce sont quelques façades agglomérées sur la perspective d'un seul plan sans le moindre inters- NI GREC, NI JUIF tice apparent. Et bientôt, à droite et à gauche, cette coque de pierre tourne court et fuit. Mais le chemin qui longe les remparts et les remparts massifs et nus entourant le village présentent, au pied des quelques façades que j'aperçois — serrées les unes contre les autres et toujours aveugles — un dévalement et une brèche. De sorte que, sans voir le chemin qui est en contre-bas, je discerne, dans toute la netteté de leurs silhouettes fugitives, les gens qui passent sur le chemin pendant qu'ils traversent le bref espace de a brèche. Je les distingue même avant qu'ils n'y arrivent, se rapetissant progressivement entre le moment où ils débouchent d'une rue invisible et surélevée dans la faille du rempart. Tandis que la sortie opposée est plus impitoyable : ils s'y font avaler d'un seul coup. Or, presque toujours, ces promeneurs sans visage — victimes insoucieuses — vont seuls. Mais, pendant les quelques secondes qu'ils se profilent sur la façade (qui est comme un décor d'autant plus trompeur que les volets de ses fenêtres sont toujours clos et que la pierre dont elle se compose est plus patinée — un décor vertical et nu — sans le moindre ornement : du lichen et de la crasse aux modulations sans écho — derrière les deux mâchoires de la brèche pareilles à des portants), pendant les quelques pas que font ces bustes sur ce fond d'une poésie si prenante qui a l'air de n'être là que pour vieillir, une soudaine, intense et affolante impression de drame s'empare de moi et me reprend à chaque fois ; dont je recom¬ mence d'être le jouet involontaire comme si c'était, chaque fois, la première fois que l'illusion se produisit. Et si je m'efforce de comprendre ce qui dans un j, E VILLAGE ET L E M OKASTKRE 45 si spectacle aussi élémentaire peut produire un effet si violent et si irrésistible, auquel il m'est impossible de m'accoutumer, je suis forcé de me dire que c'est parce que à cette distance les individus se réduisent à leur apparence extérieure, à leur détail le plus visible : la sœur trotte-menue à sa cornette — le gros cultiva¬ teur à sa veste grise —cette femme, au fagot qu'elle porte sur la tête. Si bien que ce ne sont plus des individus que je vois, mais des figurants énormes, aux gestes rares et stylisés, dont, parfois, un bras se lève et tombe, une tête tourne. Ils surgissent comme des apparitions. Fantômes de la solitude lâchés par le néant, happés par le néant. L'être défini par le contour de son volume -— sans plus rien de secret, ni de mobile, ni de concerté ; un instant saisi dans toute sa fugace netteté ; sans bavure ; fabuleusement dépouillé -— une pièce aux personnages fragmentaires et immotivés ; une terre sans plus rien de simultané, où l'on se bornerait à vivre sans vibrer, à passer les uns après les autres, à exister sans insister : un monde réduit à quelques fermes sans ombre. Et lorsque, par hasard, dans cet étroit espace, deux d'entre elles se rencontrent, alors le drame se fait encore plus imminent, car, ou elles s'arrêtent comme des poupées géantes et semblent, par un sorti¬ lège incompréhensible, se regarder — si bien que le sortilège s'installe entre elles et devient comme tan¬ gible — ou elles passent sans s'arrêter ; et alors surgit leur plus affolante solitude, un destin plus inconcevable de ce que, si proches, si pareilles, elles se soient pourtant croisées sans se voir. 46 NI GREC, NI JUIF C'est un monde de fourmis mais individualisées et grandies jusqu'à la taille humaine, un univers actif, inconscient, mécanique. Tant il est vrai que tous nos rapports sont du cœur et que le seul amour les fasse humains. Ce bref espace sans arbre, sans air, sans chemin apparent, de pierres contre des pierres, d'un portant de théâtre sur un fond de décor, ce plateau dénudé : c'est l'univers sans amour. Et le silence qui y règne : la tragédie des cœurs ensevelis dans l'illusion de leur forme nue. Un monde figé de tremblement de terre, une planète de prisonniers muets, isolés, privés d'espérance et de souvenir. Rien ne me passionne autant que de confronter par la pensée ce désert hanté de mannequins et la ruche bruyante des psalmodies antiphonaires — le silence des formes vides et le murmure ininterrompu des orantes ; la mort, où de grands corps détachés passent et s'engloutissent, l'amoureuse oblation des flammes qui s'entremêlent. Nous avons besoin du monde entier pour nous répondre. sées m L'EGLISE ET LE MONDE itl Je mourrai sans avoir pu com¬ prendre le monstrueux aveugle¬ ment des hommes qui supposent une importance quelconque à ce qui n'est pas leurs âmes. (Léon Bloy cité dans Flammes de L. Daudet.) lai L'ÉGLISE ET LE MONDE Chemin de Croix. Tragédie de l'Amour aux prises avec la liberté humaine. Première station. — La liberté, donnée à l'homme et déviée de Dieu par le péché originel, exige le sacrifice de l'Amour pour être redressée. Jésus est devant les forces du Passé qui le con¬ damnent. Deuxième station. — L'instrument du salut est la souffrance. Jésus accepte, en se chargeant de sa Croix, tout le développement futur de sa souf¬ france. Troisième station. — Jésus tombe aussitôt. Il est réduit à ses forces humaines. C'est la créature qui a entrepris son propre sacrifice. Abandon du Père. Quatrième station. — En face de la souffrance infinie de la créature divine, la suprême souffrance de la créature finie qui compatit. Celle-ci se porte à l'extrême possible de l'amour humain. Cinquième station. — Jésus a besoin d'un homme 49 4 50 NI GREC, NI JUIF qui, peut-être, n'est pas chrétien, ni Juif, pour l'aider. Jésus affirme sa faiblesse sans pareille. Sixième station. — Jésus multiplie les preuves de sa faiblesse. En tant qu'homme de douleurs, il est l'image de Dieu. Comme lui dépendant de la liberté (qu'il a donnée aux) des hommes. Septième station. — La faiblesse de Dieu dépasse tous les secours humains. Abandon du Verbe. Ainsi Dieu est-il à ce point l'Amour, qu'il est aussi, forcément, en face de la liberté qu'il a créée, la plénitude de la faiblesse. Huitième station. — L'Amour est si débordant qu'il plaint d'abord celles qui engendrent une pos¬ térité à ses bourreaux ; car elle portera le poids de leurs fautes. Ici il contemple le déroulement des temps. Neuvième station. — La troisième personne divine avoue sa faiblesse et abandonne à son tour Jésus- Christ. Dixième station. — Dépouillement de tout le tem¬ porel. Jésus n'est plus qu'un être grelottant : l'Amour nu au centre du monde. Onzième station. — Mystère de la charité. L'amour s'identifie à la souffrance. Le juste s'élève comme une tour qui joint la terre à Dieu. Mais les hommes se sauvent dans le temps même qu'ils se perdent. Leur crime engendre leur salut du simple aveu que ce crime est mortel pour Dieu. Douzième station. — Mystère de la mort transfor¬ mante. La souffrance ne suffit pas. Il faut le total anéantissement dans l'abandon infini. Abandon à Dieu. Abandon de Dieu. Voilà le redressement de la L'ÉGLISE ET LE MONDE 51 liberté. La faiblesse de l'homme rejoint volontaire¬ ment celle de Dieu. Treizième station. — Symbole de l'Eucharistie. L'amour humain retrouve son Dieu, méconnaissable. La créature, réduite à soi, confesse son impuissance et son néant. Quatorzième station. — Mystère de la foi dans la nuit des sens et de l'esprit. Mystère de l'espérance triomphant de toute apparence temporelle. Volonté humaine. Tout le mystère du Calvaire se déroule entre l'acte de la liberté mauvaise (condamnation à mort) et l'acte de la volonté bonne (foi en Jésus dans le sépulcre). L'effet rédempteur de la Passion est de permettre ce redressement de la liberté par la Grâce dans l'esprit humilié et le cœur contrit. Remarquer la puissance qu'implique l'offre que Satan fait au Christ — lors des trois tentations •— de lui donner l'empire du monde. Serait-ce donc qu'il le possède de droit divin? Il est l'ange à qui la terre fut remise dès les ori¬ gines les plus lointaines : l'ange de la terre. Et cet engagement de Dieu à son égard, cette remise une fois faite par Dieu interdit à Dieu de reprendre sa Parole. Dieu, prisonnier de sa Création, engagé jusqu'à ne pouvoir le moins du monde enfreindre ses décisions originelles, jusqu'à ne pouvoir déposséder ses anges de leurs attributs, voilà l'étonnante remarque qu'une méditation plus approfondie de l'Évangile force à faire. 52 NI GREC, NI JUIF Non point deux Principes opposés ; mais l'opposition du Créateur et de quelques-unes de ses créatures, la soumission du Créateur à tous les pouvoirs que sa sa¬ gesse conféra à ses créatures. Du moins sa soumission dans une mesure secrète et qu'il est impossible de dé¬ terminer ; mais sa soumission inéluctable et qui jus¬ tifie d'une nouvelle manière l'Incarnation de son Verbe. Jésus livré au diable, voilà une relation divine à laquelle je ne songeais guère. Mais qui, une fois qu'on a pris conscience de sa nécessité, fait mieux mesurer la valeur infinie du sacrifice de Jésus, et la con¬ quête qu'il lui fallut faire pour vaincre un Prince auquel sa nature humaine le livrait — le prodige d'une telle victoire que d'abord sa divinité semble rendre inévitable, mais qu'au contraire sa divinité — à mieux en comprendre l'essence — peut-être lui eût interdit de remporter. C'est l'humanité seule du Christ qui pouvait être victorieuse. Et cela explique jusqu'à cette épou¬ vantable dernière parole sur la Croix : « Pourquoi m'avez-vous abandonné. » L'humanité devait vaincre l'ange. Samedi 28. Hier, visite de l'abbé M... Homme certainement très saint. Et devant son intelligence tellement enjouée que, jadis, il n'y a pas beaucoup d'années, j'eusse douté qu'elle pût s'allier à la foi (je savais peu, alors, en quoi pouvait consister cette foi ; et c'est ainsi tou¬ jours que nous jugeons les êtres!) je mesurais par où L'ÉGLISE ET LE MONDE 53 «te ra sa sainteté, très certaine, différait de celle du Père V... ou du Père 0..., pourquoi elle m'étonnait et me décon¬ certait. Et c'était, je crois, à cause de l'absence des dons de la maladie. Non pas de l'humilité : ce prêtre en surabonde. Non ! ce que la maladie apporte à qui sait en user, c'est un dépaysement à sa propre chair que l'humilité même ignore. Je songe à la phrase de Jean Barois où Martin du Gard affirme par son héros que ses dernières volontés doivent être celles qu'il prévoit étant en pleine santé ; de sorte qu'il ne soit tenu aucun compte des changements que la maladie ou la vieillesse pour¬ raient lui suggérer. Comme si la vieillesse et la ma¬ ladie n'étaient pas des états naturels — ou que, étant des affaiblissements du corps, ils dussent en¬ traîner nécessairement quelque obnubilation de l'es¬ prit ! Peu de sophismes m'auront autant frappé que celui-là sous l'apparence d'une parfaite sagesse. Et longtemps je le tins pour ce dont il avait l'air, n'en comprenant enfin la profonde ineptie que le jour où je découvris tout ce que m'avait valu la maladie ; et que l'être humain n'est pas un simple muscle que l'idéal serait de mettre, dans un bocal, à l'abri, mais qu'il a besoin, pour s'éclairer, de toutes les contin¬ gences de sa vie et, d'abord, de ces accidents qui semblent évitables — dont on croit qu'il s'en faut de peu qu'on en puisse être épargné, — qui, tout au contraire, sont merveilleuses provocations de notre sort. 54 NI GREC, NI JUIF Et ceux qui s'en défient ne s'avisent pas que leur défiance procède moins de leur lucidité que d'un orgueil spontané dont l'appétit les trompe, sous l'apparence d'une judicieuse mise en garde contre soi. Quand ils croient se mettre en garde contre eux, ils s'y livrent davantage. Quand ils croient être perspi¬ caces, c'est alors qu'ils sont le plus prisonniers de leurs instincts les plus immédiats. Niant, sans s'en apercevoir au nom de la nature, un état naturel, et qui, loin de nous empêcher de découvrir notre plus vrai désir, nous met en sa présence dans notre âme plus dé¬ nudée. Ils croient rejeter toute métaphysique, alors qu'une vigilante et puérile métaphysique seule les guide à leur insu pour les contraindre à refuser, par antici¬ pation, l'enseignement éventuel des accidents de leur croissance. J'étais, moi aussi, prisonnier de ces nuages quand je m'interdisais l'expérience religieuse tout le temps que durerait ma maladie par peur d'influer sur mon juge¬ ment et de n'être pas assez indépendant dans le cours de l'expérience. Je redoutais que pût agir sur moi le sournois désir de trouver Dieu par besoin ; d'avoir besoin de lui, soit pour obtenir ma guérison, soit comme d'une compensation à la santé, ou comme d'une béquille pour me conforter. L'orgueil de mon esprit ne voulait reconnaître dans l'appel de mon âme que le déguisement de mes exi¬ gences de malade. J'étais pareil à eux. Et il me fallut attendre de pouvoir croire en ma guérison pour ne pas craindre que dans mon recours à Dieu intervînt, le moins du monde, ma lâcheté. J'allai Ht | Pe, mtrt eus ; del perte ■f qo bip: mps ion j let iri donc à lui comme au seul objet d'une débordante allé¬ gresse. Sans gratitude toutefois pour ma guérison, car mon allégresse était celle d'une âme qui, ayant jusqu'alors douté de soi, découvre tout à coup, après une longue poursuite, son essentielle raison d'être. Mais déjà la maladie m'avait incliné à quelque détachement. Et c'est cela qui risque de manquer à certains dont la santé n'a jamais fléchi. Ils ne doutent pas d'eux. Ils y sont installés ; sans cesse occupés — sinon du monde — des objets de leur esprit propre ; suspendant à ceux-ci les motifs de leur activité. Si intérieurs qu'ils soient, leur raison d'être persiste à demeurer hors d'eux. Au contraire, les malades ont plus de facilité pour subir une mystérieuse attraction. Forcés à reconnaître en eux la présence occulte de l'Indubitable, les appa¬ rences de l'égoïsme leur sont aussi plus aisément épar¬ gnées. C'est à la Sainte Trinité qu'ils sont presque forcément orientés en eux ; et, tournés vers elle, ils se trouvent d'eux-mêmes expulsés. Tant il est vrai que quelque chose en nous doit être anéanti aux confins du monde et de nous-mêmes. Il semble qu'il devrait suffire d'être occupé du Christ pour parvenir à cette dépossession ; et pour¬ tant il n'en est rien. Notre activité, si ardente soit- elle, ne suffit pas ; il faut y ajouter cette passivité qui ne dépend de nous que dans la mesure où nous adhé¬ rons à la volonté éternelle. Et je m'assure que nous ne sommes pour rien dans une telle adhésion et que c'est pur bienfait de la 56 NI GREC, NI JUIF grâce si, à chaque heure de chacun de nos jours, notre vœu le plus intime où toutes nos forces confluent est de ne vouloir rien qui diffère des célestes décrets. Le danger de la santé, c'est qu'elle tend à nous dévier imperceptiblement ; et quand ce serait pour la gloire de Dieu, à la chercher dans nos chemins. La constante disponibilité au bon plaisir divin, cette attention prêtée aux touches de sa grâce, si elles ont dépendu, dans leur commencement, des dispositions de la bonne volonté, si notre volonté les développe, c'est notre organisme total qui doit s'y adapter ; et c'est à ce que sa prédestination par la grâce en a fait, et sans doute aussi à sa correspondance à la grâce, mais d'abord à l'action de la grâce et à son plus ou moins de force que nous devons d'être ainsi entrain s à nous y ré¬ duire. Une vie solitaire, le silence et surtout ce merveil¬ leux assouplissement d'un corps qui connaît ses limites, d'une raison qui confesse son maître, d'une lucidité qui apprend à discerner l'insensible motif de ses variations et de sa contingence, une attention repliée sur son secret le plus intime, dans l'activité d'une conscience de plus en plus précise et passionnée des forces qui se jouent entre elles, et du mystérieux et décisif appoint de soi-même : telles sont sans doute les prérogatives, pour beaucoup, de la souf¬ france. Et c'est par elles qu'au lieu de se prendre à soi, l'âme, penchée sur soi et qui y assiste à la prodigieuse dispute des puissances surnaturelles, accepte de ne plus différer de sa collaboration permanente, en dehors de toute impulsion individuelle, dans l'enivrement L'EGLISE ET LE MONDE 57 d'une intimité de mieux en mieux accordée à son objet. Voilà ce que la vigueur risque de ne pas donner. Quand même elle ne distrait pas nos forces en une attention qui est une dissipation, néanmoins elle nous livre normalement au plus accidentel de nous-même et nous empêche de résister à ce qui de nous passe et nous entraîne. Une surprenante, une prodigieuse différence marque maintenant pour moi, et au premier coup d'œil, l'âme la plus sainte que sa débilité n'a jamais faite prison¬ nière et celles qui doivent à la leur de laisser transpa¬ raître, sans le vouloir, le spectacle qui se déroule en elles. Goethe a tort : on acquiert tout dans la solitude mais d'abord le caractère ; si l'on appelle ainsi la capacité de subir, sans en être affecté, toutes les dérisions de son sort et l'acharnement de la nature entière. Ce que doivent à la maladie ceux qui savent en mener l'existence, c'est d'être à l'abri de ses coups et, que leur fortune soit bonne ou que leur chance fléchisse, d'être aussi absent de ce qui les accable que de ce qui les favorise, transportant avec eux et laissant, à travers leur peu de geste et leurs tendres regards, se dessiner le plus important univers que rien de ce qui passe ne peut plus affecter. Plus que les autres, présents en eux et absents d eux, ils sont les spectateurs insoucieux du mirage, désormais incapables de prêter le concours de leurs forces muettes à un autre débat qu'à celui qui se joue dans le fond de leur cœur. 58 NI GREC, NI JUIF Dimanche 29. Lettre à M. C... Monsieur, je reçois de M. A... (que je n'ai pas l'hon¬ neur de connaître) une très aimable lettre si pleine pour vous d'affectueuse douleur, que je m'en vou¬ drais de n'y pas répondre et de ne pas vous aider dans la faible mesure de mes moyens. Je sais le peu d'action de nos paroles ; et que, plus qu'une argumentation directe, telle que peut être une correspondance, l'exemple d'une expérience comme celle que j'ai faite (et le complet bouleversement qui s'en est suivi) peut aider d'autres âmes à ad¬ mettre ce qu'on voudrait leur faire comprendre pour en avoir soi-même éprouvé la profonde, l'unique vérité. C'est la raison qui m'a fait publier le journal de ma conversion. Je me serais donc abstenu de vous envoyer ce mot, si, aux inquiétudes de M. A... ne se joignait la frater¬ nité qui nous unit en Israël. Ce m'est en effet toujours la plus grande douleur de penser que, tandis que l'Esprit n'avait choisi Israël que pour garder sur la terre une race pure afin que le Verbe pût s'y incarner, Israël précisément depuis le refus de l'In¬ carnation est devenu, par l'effet d'un effroyable châtiment dont la grandeur mesure celle de l'élection et de la faute, le plus incapable de comprendre cette Incarnation. Je n'espère pas avoir, en vous envoyant cette lettre, plus de succès qu'auprès de ceux qui me sont le plus l'église et le monde 59 chers. Mais il faut bien tout de même que je l'envoie pour vous assurer qu'à l'opposé de ce que pensent les Juifs ce n'est guère dans l'Église, quand on en a saisi le mystère, qu'on est tenté d'oublier cette émi- nente dignité d'Israël, ni de perdre la fierté d'être de la race du Christ. Cette communauté de race avec le Christ justifie seule notre fierté ; mais la justifie au point que l'on s'explique que, lorsqu'il ne s'accompagne pas de cette conscience, l'orgueil juif puisse être si odieux et si démesuré, si proche d'une vanité sans fond. Je n'espère pas vous convaincre avec ces faibles mots que notre amour, toujours insuffisant, ne par¬ vient pas à faire de chair. L'expérience (et la foi) témoignent que cette Eucharistie est le corps et le sang de notre Premier-né. Et sans doute ne peut-on réaliser une telle expérience que si l'on croit préala¬ blement. Mais du moins celle que Dieu me permit de faire, sans la foi, devrait-elle servir à en éclairer d'autres. Ce qui me semble importer avant tout, c'est de confesser que, par les seuls moyens de notre raison livrée à soi, nous sommes incapables de rien com¬ prendre ; si bien que tous nos raisonnements, toutes nos hypothèses et toutes nos théories ne sont que déguisements de nos goûts, c'est-à-dire justification de ce qui ne compte pas en présence de la vérité objective. Encore une fois rien ne nous vient de Dieu qu'en récompense de cette disposition qui n'a rien de commun avec ce qu'on nomme en général humilité. L'humilité, devant Dieu, c'est l'aveu que toutes nos opinions ne sont que des goûts contingents et que 60 NI GREC, NI JUIF l'Esprit a une tradition à laquelle il faut tout sacrifier. Que vous dirai-je encore? Qu'il faut être dans l'Église pour s'apercevoir que, si lui manque un certain ésoté- risme, elle a tout de même une doctrine cachée, en ce sens que tout le révélé chrétien n'est qu'un résumé mais réel de ce qu'une vie mystique nous apprend peu à peu à découvrir et, ce qui est si admirable, à vivre. Alors que tout le reste, je veux dire ce qui semble l'ésotérisme des autres religions n'est qu'une philosophie, une construction de l'esprit. Un chrétien — et surtout un Juif chrétien — pos¬ sède enfin, pour la vivre, cette doctrine que rien d'humain ne parvient à nous proposer. Mais, encore une fois, il faut la vivre et pour cela s'y initier en en faisant partie ! On ne l'imagine pas, du dehors. La parole du Christ : « Il y a beaucoup de demeures dans la maison du Père », est la révélation mystérieuse de tous les plans sur lesquels on peut vivre quand on est chrétien, selon le degré de lumière qui vous est accordé. Et, s'il est vrai qu' « à ceux à qui il a été peu donné il sera peu demandé », il est bien vrai et il est urgent de ne cesser de se dire qu'à ceux à qui il a été beaucoup donné il sera beaucoup demandé. Quand on vit la vie eucharistique — vie de symbole, mais de symbole réel — les paroles du Christ prennent, pour certains, une étrange résonance. Et il faut que ce soit bien vrai, sinon vous pensez que je ne serais pas ici pour vous presser d'accepter notre héritage. Et puis, d'un simple point de vue logique, quelle difficulté y a-t-il à admettre que, si nous sommes capables de nous réaliser par la parole et l'écriture, Dieu, qui est le Tout-Puissant, puisse (!) incarner L'ÉGLISE ET LE MONDE 61 sa Parole, son Verbe en un être qui, distinct en tant qu'homme est pourtant lui-même? Le miracle d'une parole distincte de celui qui la prononce et qui est pourtant lui, n'est, sur un plan infiniment éloigné, pas différent. Et, sinon l'orgueil de l'homme (qui se croit humble parce qu'il n'admet pas que Dieu ait pu s'incarner pour le sauver, et c'est bel et bien l'or¬ gueil de ne pas convenir que Dieu puisse faire ce qu'il ne nous est pas aisé de comprendre), à part cet orgueil, je vous avoue que je ne vois rien qui s'oppose à notre foi complète en l'Incarnation. Je vous parle de tout cela en connaissance de cause, car c'est ce dogme que je compris le plus difficile¬ ment ; et il fallut mes communions pour me convertir sur ce point. Il est vrai qu'il est impossible de conseiller de telles communions ; et moi-même n'en évitai le sacri¬ lège que par un ensemble de circonstances grâce aux¬ quelles je me crus en droit d'être baptisé puis de com¬ munier sans foi en la Présence réelle, ni même en la Divinité du Christ. Inclinez donc votre esprit, abjurez votre orgueil, c'est tout ce qu'il faut faire ; et vous connaîtrez bientôt la plénitude de la joie, après cette admirable et détestable inquiétude qui est le lot de tous les Juifs bien nés quand ils courent encore après leur raison d'être. Voilà, Monsieur, ce que tout ce qu'il y a en moi de sollicitude et de fraternité à l'égard d'un Juif pareil à celui que j'étais, m'oblige de vous dire. J'espère que vous voudrez bien n'y pas voir d'indiscrétion mais le témoignage d'un amour qui ne souffre que de ne pas être assez brûlant pour vous convaincre. Je ne vous 62 NI GREC, NI JUIF dis pas que je vous écrirai encore, parce que je suis souffrant de nouveau et que tout mon peu de temps est pris par mon travail ; mais croyez, je vous prie, à ma pensée la plus affectueuse devant ce grand Dieu à qui tout Juif appartient plus qu'aucune âme de ce monde ; et qui ne nous lâche pas que nous ne l'ayons confessé. Pardonnez mon insistance. Comme dit David, « le zèle de votre maison me dévore ». Vous savez aussi bien que moi ce qu'est le zèle d'un Juif et qu'il est fort te¬ nace. P.-S. — N'oubliez pas que le Christ est né au milieu des temps et de l'espace — pour sauver tous les hommes — tous les justes déjà morts avant lui et tous ceux qui ne le connaissent pas. Ce qu'il nous apporte, à nous qui le connaissons, c'est une pléni¬ tude d'amour qu'on n'a pas en dehors de lui. Il est le Verbe éternel par qui tout a été fait. Et saint Jean insiste là-dessus dans cet Évangile qui est l'Évangile mystique par excellence, tant il est vrai que, s'il n'y a pas d'ésotérisme chrétien, il y a pourtant des paliers successifs auxquels on accède selon ses moyens, ses efforts — et cette initiation qui s'appelle la grâce. Moi aussi je croyais que le christianisme était fait pour les simples ! Mais à présent aucun ésotérisme ne me paraît plus comparable à celui-là, à cette soi- disant absence de celui-là, que Jean nous permet d'entrevoir et de vivre. Dieu est Amour. Il est l'Amour vivant qui vit de se donner. Rien n'est plus conforme à sa nature que L'ÉGLISE ET LE MONDE 63 le sacrifice perpétuel qu'il fait de soi pour le salut de ceux qui, ne pouvant rien sans lui, peuvent tout contre lui, de ceux que leur admirable liberté risque à chaque instant de perdre. Il est l'Amour inextin¬ guible. Le péché offense l'amour parce qu'il est le refus ou, du moins, l'oubli de l'amour. Il faut vivre pour l'amour. Nous ne pouvons nous réaliser que dans l'amour. Toute dégradation de l'amour blesse l'Amour. Dieu est l'Amour brûlant. Il est ce brasier éternel sur qui nos péchés tombent comme une eau pour l'éteindre. Jésus est ce brasier fait homme ; nos péchés le e tuent. L'Amour est une Personne et vit d'une vie per- i sonnelle. Ce qui rend difficile de croire à la réalité substan¬ tielle des mystères de la religion, c'est que l'esprit, livré à soi, conçoit Dieu comme un être abstrait et | non en tant qu'Amour vivant. Il suffit de penser à ce que peut être le pur Amour, brûlant et vivant, i pour comprendre que rien ne lui soit étranger, et sur- : tout pas le cœur humain. i II est littéralement intéressé à* toutes nos démarches, : à toutes nos pensées et à l'esprit de tous nos actes. Il est partout présent mais d'abord en notre âme. Il est la Réalité subsistante grâce à qui tout sub¬ siste. Sans cet amour ardent nulle forme ne pourrait i subsister. Toute vie est incarnation de l'amour. 64 NI GREC, NI JUIF Ce que Dieu aime en nous, c'est notre âme libre' c'est notre liberté. Il lui plaît que nous puissions choisir. Nous sommes les seuls êtres au monde sus¬ ceptibles de choisir. C'est par là que nous sommes irréductiblement différents des bêtes à qui tout, par ailleurs, toute notre chair et son développement, nous identifie. Il ne manque à la Toute-Puissance pour être la Toute Bonté que d'être moins que rien. Elle s'en¬ chaîne alors elle-même et se rend dépendante de ses créatures ; aussi bien des hommes par qui Elle se laisse crucifier, que du démon même à qui on la voit accorder de si grands pouvoirs. Il semble ainsi que la Toute-Puissance s'accroisse encore d'être enchaînée par le Néant qu'elle-même anima. La liberté ne se conçoit que par rapport au contin¬ gent. Nous ne sommes libres que dans la mesure où, nous soustrayant à notre inertie, nous nous mettons volontairement sous la dépendance de l'Amour. Et il nous faut alors renouveler indéfiniment l'engage¬ ment à notre liberté. La liberté est une lutte. C'est la lutte de l'Amour contre toutes les forces de pesanteur. Un être est d'autant moins libre qu'il s'abandonne à sa pesanteur. Dieu est la liberté même. Il consent à n'être même plus dépendant de sa Toute-Puis¬ sance. La liberté est la force de s'anéantir dans l'Amour. L'ÉGLISE ET LE MONDE 65 Lundi. Les degrés de l'initiation chrétienne ne sont pas ceux d'une initiation de doctrine. Ce sont ceux qu'on découvre — la doctrine uniforme étant admise •—lors¬ qu'il s'agit de la vivre. L'ésotérisme chrétien est au delà de l'initiation — dans la vie même. C'est la hau¬ teur, la largeur et la profondeur du Christ, si diffé¬ rentes selon la capacité des âmes et la révélation que la grâce leur fait. Je me scandalisai, hier, quand, après m'avoir dé¬ taillé toutes les grâces qu'il reçut et m'avoir dit sa certitude de la vérité catholique, L... me confia que « sa foi n'était pas assurée ». Suis-je pourtant si différent lorsque j'hésite devant un complet sacrifice? Ce qui me fait hésiter, n'est-ce pas la faiblesse en moi de l'amour? Ainsi, cet amour ne l'emportant pas encore sur tout le reste, je dépends de tout ce reste. Je puis encore être repris par lui. Il faut donc couper tous les ponts derrière moi, faire des actes qui m'engagent à jamais à ce que j'ai connu être la vérité objective et le mot de ma propre vie. Il faut ne plus risquer de dépendre de sa fantaisie, ne plus laisser à la sensibilité aucune part dans les décisions essentielles. Il faut vouloir être libre, être soi à jamais contre les séductions cachées à chaque pierre de l'avenir. La foi mal assurée, c'est celle d'un esprit toujours prêt à sa facilité. C'est une lâcheté qui consent à soi et se 5 66 NI GREC, NI JUIF livre à l'avance. C'est l'âme qui se vautre dans une complaisance de pourceau à l'égard de sa propre inconsistance. Mardi. Cap d'Antibes. Ce que j'écrivais, il y a quelques jours, de ce secret univers que rien de ce qui passe ne peut plus affecter, me revient en mémoire. Il me semble m'être insuffi¬ samment élucidé la différence entre cette mise à l'abri du moins individuel de soi-même, et l'erreur de Martin du Gard et de tant d'autres qui, se prenant au sérieux, croient devoir se mettre à l'abri du vieillir par superstitieux respect de leur raison. Ce que je pense, c'est tout au contraire que, jusqu'à ce qu'on soit assez perdu en Dieu pour y réaliser sa propre unité, tout ce qui passe doit être accueilli par nous comme messagers impérieux. Il ne s'agit donc point de se mettre à l'abri de la vie, mais de tout en élaborer pour quelque musique plus serrée. Il nous faut composer notre miel du suc de toutes les plantes, de manière que cette unité, en laquelle nous joignons enfin notre paix, soit le plus essentiel agrégat de nos diversités contradictoires. Ne rien laisser perdre de ce qui passe, c'est à quoi nous devons tendre afin que, distillé dans notre véridique intimité, nous en fassions notre arôme pur. Ne rien laisser perdre pour ne plus être affecté par rien, tel est sans doute notre double aspect. J'y songe devant cette immense et plane nappe glauque qui, aux environs du rivage, se soulève en bouillonnements d'écume. Et tout l'horizon s'empn- L'ÉGLISE ET LE MONDE 67 sonne le long d'une ondulation régulière où bois, villes, rochers, toute une humanité se blottit, produi¬ sant, dans le même instant, les états les plus divers de la vie de ce monde. Hors le péché, j'accepte que tout se précipite avec l'ingénuité d'une source intarissable, dans la vive uniformité de mon amour, aux profondeurs les plus chantantes de mon cœur. Je veux n'être pas affecté par les choses pour dis¬ siper mais pour réunir. J'accepte la vie pour apprendre d'elle à mourir. Et toute la richesse de l'univers pour approfondir mon néant. Samedi 18. Promenade solitaire sur le chemin froid de Tour- rettes. C'est comme le prélude au crépuscule sans nuages d'un beau jour. Et sur les cimes des chênes qui couvrent le moutonnement opposé à celui le long duquel ce chemin court, la lumière du soleil s'étend encore. Mais déjà les espaliers couverts de pins plongent tout mon chemin et la vallée dans l'ombre. A part une pioche lointaine dont le bruit, peu après qu'elle a frappé la terre, me parvient comme un pigeon, détaché, isolé, net au centre d'un silence uni¬ versel, à part deux voix qui, par instant, semblent s'échanger à travers l'espace vide, nul bruit, nul mur¬ mure d'oiseau, aucun frémissement dans l'air. Pas une branche qui bouge. Pourtant j'ai passé, tout à l'heure, auprès d'une mai¬ son dont la cheminée projetait son ombre bleue sur des draps qui séchaient. Et tout le fond de ce dévalement. 68 NI GREC, NI JUIF des cultures l'occupent. Ce ne sont partout que terrasses pour soutenir le peu de terre que la roche tolère' signes partout du travail et de la présence de l'homme Et, tout de même, un tel silence se développe que j'ai oublié d'avoir entendu son pareil quand je croyais passer ma vie au cœur du silence, à S.... Ici, tout est décanté. Le soleil même ne nous abuse plus. Et voici que ce silence — après tant de bruits qui me parlaient du monde et m'arrachaient à moi — me reparle de Dieu. Dieu ne craint que le bruit de la voix et l'enchantement déroutant de la vie ; non qu'il soit l'hypocrite comblement de notre insuffisance ! Il est la voix de ce qui ne passe plus. Et l'éphémère immo¬ bilité de cette création par surprise me le livre. Il est cette surabondante réserve que la contem¬ plation d'un assez vaste univers nous permet de saisir lorsque notre attention n'y préfère plus aucun détail. Quand tout semble figé dans une immense expectative et que les tressaillements de la lumière ont fini d'en¬ traîner et de faire rejaillir, comme dans les bonds d'une rivière, l'ivresse qu'ont les créatures à mourir. Dans l'immobilité des heures sans soleil, silencieuse, toute la terre semble être prosternée. Dimanche, De ces cinq jours de Marseille je n'ai rapporté qu'un fardeau d'ordure et d'ennui. Et je l'ai déposé ce matin devant le tabernacle comme ma plus authen¬ tique offrande. De quoi suis-je capable, loin du Christ? De quelle L'ÉGLISE et le monde 69 horreur me remplissent à présent les soubresauts de mes plus involontaires désirs. Je les ai tous retrouvés. Et, d'abord, ma salacité que je croyais engloutie au plus profond de mon refus ; ma vanité dont l'ineptie balance seule la tenace obsession ; et, plus sinistre peut- être que les autres, ma dureté à l'égard de ceux que Dieu me commande d'aimer comme moi-même — ma vertigineuse absence de miséricorde, mon inlassable disposition à juger et à condamner. Par-dessus tout cela, durant ces cinq jours où je n'avais que mon fardeau à tramer, le silence de Dieu, son ensevelissement mystérieux d'où je n'avais pas même envie de le voir ressusciter. La solitude retrou- : vée, mais comme d'un corps sans âme et qui n'aurait plus été capable d'autre connaissance que de son inertie, d'autre espérance que de son terme le plus proche. Il faut de nouveau t'humilier, bloc de boue. Beauté de la règle, quand elle parvient à exhausser l'âme, à la conformer à sa perfection. Lundi 20. Depuis Noël je n'ai pu y revenir, mon travail sur la petite Arabe me prenait tout mon temps. Et il faut qu'il y ait quelque chose de bien changé en moi pour que j'aie pu résister à l'envie de noter ce que le cours des jours me suggérait ; pour me concentrer dans une étude où tout mon effort devait être de m'empêcher d'intervenir. Mais aussi quel profit imprévu j'en ai 70 NI G II E C , NI JUIF tiré ! Et pourquoi ne me réjouirais-je pas en passant de ce profit surnaturel? Ceux qui reprochent à la religion d'être calquée sur la vie oublient que c'est peut-être la vie qui ]a singe. De sorte que, lorsqu'on parle des récompenses et des punitions de l'au-delà, ils ne voient qu'un marchandage répugnant ; alors que les marchandages humains ne sont au contraire que figures minuscules et caricatures de cet immense jeu qui se livre en nous entre le diable et Dieu. Mais, sans doute, sera-t-il tou¬ jours impossible de trouver, entre les incrédules mal dis¬ posés et les croyants, aucun point de contact, puisque tous leurs raisonnements, comme tous les nôtres, tiennent implicitement pour acquis ce qu'il s'agirait de démontrer ; bien qu'il soit vrai que, tandis que nous reconnaissons pour indémontrables nos mystères, ils se flattent eux de ne rien poser qui ne soit clair, sans s'apercevoir que précisément leur négation a priori de notre fondement — négation dont toutes leurs raisons sont tirées — est au moins aussi obscure que notre affirmation. Mais ils font, sans le savoir, une métaphysique à l'envers. Toutefois n'est-ce pas au profit que m'a valu mon travail que j'en voulais venir, ni à l'aveuglement de ces soi-disant « rationalistes », ni enfin à ma propre transformation que la joie, avec laquelle je travaillai en m'efîorçant de ne pas intervenir personnellement dans mon travail, mesurait ; mais à cette admirable liturgie catholique à laquelle plus on s'attache et plus on se prend. J'y songeai pendant la messe de Noël et combien, auprès de ces grandes cérémonies religieuses, toutes L'ÉGLISE ET LE MONDE 71 les fêtes civiles sont mesquines et contrefaites. C'est comme s'il était de la nature des fêtes d'être religieuses. Et cela m'explique que toujours, avant même que mon esprit fût réorienté et centré en Dieu, toujours m'avait étonné, m'avait consterné la maigreur des fêtes tant familiales que nationales. Toujours il m'avait semblé que l'essentiel y manquait, ou plutôt — car je ne soupçonnais pas de quel ordre était l'ab¬ sence dont j'y souffrais — en même temps que je les tenais pour l'expression des joies humaines, je m'affli¬ geais, jusqu'au désespoir, à la fois de me sentir si peu fait pour elles et elles-mêmes si chétives et si peu conformes au désir que j'en éprouvais. Je me rappelle avec quelle sombre délectation je me reconnaissais dans le pauvre docteur Faust, tout au début de son histoire, quand, se promenant dans une fête paysanne, il se lamente d'y être isolé, accusant sa propre culture de l'avoir à jamais séparé des plai¬ sirs populaires. Moi aussi, j'aimais les foires et les danses en plein vent et les chants de ceux que j'enviais d'être simples. Et je me lamentais de n'avoir plus avec tout cela qu'un contact étranger, de ne pouvoir plus prendre part à nulle réjouissance, doutant si les réalités de mon esprit valussent cette perte de toute spontanéité. Mais, bientôt, réfléchissant sur le peu que je perdais et sur l'illusion qui m'entraînait, je me mettais à mépriser ce pourquoi je sentais que je n'étais plus fait. Et tout aussitôt ces fêtes me semblaient se réduire à un sensuel entraînement d'où la réalité des joies à laquelle j'aspirais comme à une hypothétique possibilité était totalement absente. Tout ensemble, 72 NI GREC, NI JUIF j'enviais les joies qui me manquaient et je ne pouvais m'empêcher de les réduire elles-mêmes à leurs quelques sinistres éléments. Quant aux consécrations officielles du plaisir, aux jours fériés, à la mascarade du mardi gras et à celle, plus lugubre encore, du 1er janvier, je sais que je ne me mens pas en m'assurant qu'elles m'apparaissaient comme une espèce d'assassinat, la parodie meurtrière et, pour tout dire (quoique je ne pusse alors employer un tel terme, mais, après coup, maintenant, c'est le seul qui me paraisse lui convenir), une espèce de dia¬ bolique corruption, oui, le sacrilège d'une vérité que j'ignorais, un sacrilège, dans le temps même où j'étais foncièrement incapable d'imaginer qu'il y eût au monde rien de sacré. Mon esprit, quoique la réalité lui parût un peu frêle, finit cependant par se persuader et s'accommoder d'avoir tort en face d'elle, par se résigner à étouffer ses besoins ou, du moins, à les prendre pour ce qu'ils n'étaient pas : les fantômes d'une toute gratuite, illu¬ soire et enfantine imagination. Il eut, depuis lors, sa revanche. Et quelle liberté hasardeusement acquise mais enfin, avec une imprévisible plénitude, adoptée! Car voilà le miracle : que rien de spontané ne me soit plus interdit, que je sache qu'il est une réalité dont l'exactitude avec laquelle elle remplit mon attente me marque la consistance indubitable ; que je con¬ naisse le mode et le lieu par qui la joie humaine, en manifestant son exigence naturelle, se justifiant, acquérant toute sa densité, cesse d'être le peu enviable privilège de quelques simples pour redevenir le bien substantiel et commun de tous les membres — quels L'ÉGLISE ET LE MONDE 73 qu'ils soient — de cette communauté humaine enfin découverte, conquise et possédée. C'est là ce que la nuit de Noël, cette année, m'ap¬ porta ; et les gens qui n'étaient pas venus à la messe de minuit, mais se bornaient, dans les rues, à chanter, et dans les restaurants à manger et à boire, loin de le contredire, le confirmaient. Oui, mon Dieu, vous m'avez pleinement rassasié des viandes et du vin dont ils cherchent vainement ailleurs la subsistance équivalente. Et ils ont tout, l'apparence et la forme. Mais cette consécration de leurs plaisirs leur manque, par quoi leur manque, du même coup, le fondement de leurs plaisirs. Parce qu'ils ne savent plus à qui adresser leur ferveur, elle retombe, sans qu'ils puissent s'en sentir apaisés. Et ils quittent leurs tables et leurs chansons après s'être hypocritement efforcés de croire qu'ils ont passé de bonnes heures. Pour ne plus savoir que chercher hors de la réalité l'objet de leur allégresse, leurs plaisirs fondent sous leurs mains et tout ce qui leur en reste n'est qu'un souvenir décevant ; tant il est vrai que nous sommes peu faits pour nous dédier nos chants et notre nourriture superflue, tant il est vrai que les dons que nous nous offrons ont besoin, pour profiter à notre corps même, d'être consacrés à quelque autre. Et c'est ce que savent bien ceux qui ne vivent que pour faire plaisir à l'objet humain de leur amour. Mais ils ne le savent pas au point où je le sais, dont l'amour n'a plus d'objet humain et dont toute l'acti¬ vité voudrait se tendre à glorifier son Créateur. Les paysans de Faust ont plus raison que Faust. La joie d'être une créature animée sous le ciel du prin- 74 NI GREC, NI JUIF temps, la joie d'aller le long des rivières et de chanter et de danser et de rire sans compter pour célébrer la résurrection du Sauveur, les met au cœur de la réalité les rétablit dans leur ordre, dans l'humble acceptation de leur fondamental accord. Comme le Christ ressuscite avec le printemps, j] naît dans la nuit la plus longue, au seuil des jours qui recommencent de grandir. Et cette merveilleuse conformité du divin et de l'humain, ils ont beau crier que le divin s'y calque sur l'humain qu'il symbolise, ils oublient que la loi la plus simple gouverne l'uni¬ vers ; et que l'analogie du divin et de l'humain, loin d'être une fabrication de notre esprit, est conforme à toutes les similitudes que nous sommes parvenus à découvrir entre les ordres les plus apparemment opposés de la création tout entière. Ce n'est point Dieu que nous avons fait à notre image, c'est à la ressemblance de Dieu que nous fûmes créés. Et quelle raison de s'étonner si Dieu s'est abaissé à se faire minutieuse¬ ment humain, à réaliser, dans un seul corps, la pléni¬ tude des deux abîmes? Et voilà ce qui soutient et oriente nos joies, que, dans quelque religion que ce soit, l'homme ne s'adresse pas les chants de ses réjouissances ; mais à celui dont tout provient et à qui tout retourne. Et, tout spéciale¬ ment, dans ce christianisme adorable où la plénitude de l'humain nous est proposée comme modèle. C'est notre image la plus sublime que nous révérons dans nos fêtes, notre image mais non point l'exiguïté de nous-mêmes. Et tous nos chants sont légitimes et substantiels, s'ils ne se forment pas simplement pour s'élever, mais pour se dédier. Nous sommes pris alors L'ÉGLISE ET LE MONDE 75 dans une étreinte telle que la force que nous louons et vers qui montent nos louanges est celle même qui nous crée et nous soutient. De sorte enfin qu'en s'adres- sant à l'objet de son amour, du même coup l'homme célèbre sa propre création et cette base, qui est Dieu, sur laquelle il repose. En louant son Créateur, il loue du même coup sa propre vie ; en chantant la gloire de Dieu, tout à la fois il le remercie de sa propre exis¬ tence. Il exulte d'un céleste amour et il exulte d'être. Sa joie circule au cœur du monde et de lui-même comme cette eau que les nuages prennent à la terre pour la lui rendre. Il n'y a rien de semblable dans les fêtes profanes, que l'incompréhensible isolement d'un jour dans le cycle indéfini des jours. Et ils ont réussi cette gageure, de rendre mécanique jusqu'à leur joie; se réjouissant à date fixe sans qu'il y ait au choix de ces dates d'autre raison que l'aveugle emportement du temps. La merveille, dans la liturgie, c'est qu'elle rassemble en une unité où l'on peut éprouver le faible pressenti¬ ment de l'unité universelle, le mystère de Dieu, le déroulement de la vie de la terre et l'intime et tou¬ chante communion de notre exigeant, de notre pauvre cœur. Je comprends que des gens soient arrêtés au seuil de l'Église par sa trop grande perfection et, s'ils oublient de quelle misère se compose l'humanité de ses membres, qu'ils redoutent de trouver en sa liturgie une réponse trop adéquate aux besoins de l'esprit. Mais ceux-là sont aussi ceux que l'indignité des prêtres rebute. Ils sont ceux à qui tout est motif de suspecter la vérité. Ils hésiteraient encore au seuil de l'Église si, au lieu 76 NI GREC, NI JUIF d'y trouver une déroutante conformité aux exigences humaines, ils y trouvaient une non moins déroutante discordance. Tout leur sert à se justifier leur absten¬ tion, car ils ne cherchent qu'à se confirmer dans leur médiocrité prudente. Ce n'est pas leur raison qui inspire leurs jugements, c'est l'avarice de leur petit cœur. Ils souriront comme des sages à l'aveu de ces joies ; ils y souscriront pour nous-mêmes, tant il leur semble que notre faiblesse en ait besoin ; ils avoueront comprendre notre position ; quant à eux, ils ont assez d'héroïsme pour s'en tenir à leurs peu conséquents plaisirs. Faust, au moins, se désolait. Ils ne se désolent même plus ! Leur esprit a la largeur du contingent qui le remplit de ses apports successifs. Mais il n'y a pas dans l'Église que les offices des fêtes suprêmes et, quoique la source vive ne cesse d'y couler, le jeu des grandes eaux marque seulement quelques étapes sur son chemin. Chaque jour, main¬ tenant, est une fête pour moi. Chaque jour est fête pour tout chrétien qui vit sa foi. Quand même aucun saint n'y serait célébré, l'offrande du Saint Sacrifice est le type de la joie la plus profonde et la plus humaine. Et j'ai aussi découvert cette merveille, que chaque jour, à chaque heure, sans répit, sur toute la. surface de la terre, l'homme offre à son Créateur une louange indéfinie. Si bien qu'à n'importe quel moment de sa vie quotidienne il est toujours possible à un chrétien de s'unir à une fête que, successivement, ses frères de toutes les races, sous toutes les latitudes célèbrent en un cortège ininterrompu d'actions de grâces et de louanges. Et, comme si cette union à travers l'espace ne suffisait pas encore, la liturgie offre simultanément L'église ET LE MONDE 77 il à tous la célébration des fêtes de ceux qui sont comme les humaines racines de son histoire, et qui, dans quelque ordre que ce soit, contribuèrent à l'établir, à l'entretenir et à la fortifier. L'Église, à qui l'on re¬ proche ses promesses surnaturelles et à qui l'on fait grief d'être fondée sur l'invisible, me semble, tout au contraire, avoir grandi comme un arbre. Ce corps mystique est un organisme véritable et, quoique dépassant infiniment l'homme, soumis à des lois de croissance et de maturation qui sont justement celles à qui toute vie individuelle sur la terre est soumise. C'est un être qui présente, en les dépassant, tous les caractères d'une personne dont le corps embrasserait toute la terre et qui, loin de vieillir, ne cesserait de s'accroître au cours du temps qui la développe. De sorte enfin qu'il n'est pas très étonnant que l'homme — quelles que soient ses facultés — y trouve son accom¬ plissement, car il y est intéressé comme le sont, à l'harmonie d'un corps, le moindre et le plus parfait de ses membres. Le facteur de la joie religieuse pour chacun de nous, c'est que chacun est pris dans l'engrenage d'une archi¬ tecture universelle où la joie totale n'est peut-être pas seulement la somme des joies élémentaires qui la composent, puisqu'elle est la joie du Christ dans tous les actes de sa vie naturelle et mystique, mais où la joie élémentaire résulte de la conscience d'une parti¬ cipation intime à la joie totale; ce qui jamais ne se produit dans aucune autre société, car rien de temporel n'est un acte d'amour pur. Il faut donc vraiment avouer que la joie est la conscience d'une participation active à un acte d'amour qui nous dépasse et qu'une ■B 78 NI GREC, NI JUIF fête est la consécration plus positive de tous les membres d'une communauté à la célébration d'un mystère spirituel. On conçoit évidemment qu'une telle célébration serait possible sans culte, sans liturgie et sans révéla¬ tion. Mais il se trouve qu'elle n'oblige jamais que par le culte, la liturgie et la révélation. Comme s'il ne suffisait pas que le mystère fût spirituel, mais encore qu'il dût être l'effet d'une révélation au moins impli- cite et surnaturelle. Tant il est vrai que l'homme, bien plus qu'un animal social, est un animal métaphysique et, même, fondamentalement religieux. Le plaisir de l'homme est à la fleur de sa chair, sa joie à la racine de son esprit. Et le social ne tient ni de l'une ni de l'autre. Pour ne pas cesser d'habiter dans la joie — et qui ne voudrait y consentir —- il faut donc rompre d'avec la chair, d'avec tout le temporel. Avec une trop rigou¬ reuse évidence je vois, une fois de plus, devant moi cette conclusion se dresser. Mercredi 22. Vu hier, à T..., M... dont, pour travailler en paix, j'avais retardé depuis deux mois de faire connais¬ sance. Les voisinages sont dangereux pour qui aime la monotonie du silence. Enfin, l'autre jour, je reçus de lui trois lignes d'une telle détresse que je ne pou¬ vais plus retarder de le voir. Je l'ai d'abord attendu au pied de l'escalier de sa L'ÉGLISE ET LE MONDE 79 IS pension le long duquel quatre jarres de terre s'éche¬ lonnent jusqu'au premier palier où une fontaine, vue d'en bas, semble un bidet suspendu. Une odeur infecte de renfermé et de graillon dès l'entrée vous accueille. Dès l'entrée on a l'impression d'une espèce de bordel honteux, inavoué, dont cette odeur concentrée s'échap¬ perait comme un témoignage incompressible. Cela sent la chair, la viande marinée et le linge sale. Tout à coup, du premier étage, je vis surgir une enfant toute brune, jambes nues, un balai en main. Et quand elle remontait l'escalier ce n'étaient plus seulement ses jambes que je voyais nues, mais ses \ cuisses et la naissance de ses petites fesses. Cette pauvre souillon au visage adorable, à la peau couleur de terre cuite ne se déridait pas. Et comme une grosse femme, dès le matin vêtue de satin rose, lui passait à travers la rampe un plumeau et lui commandait sans douceur, je la vis s'emparer du plumeau par les plumes et le traîner comme le pesant instrument de son mar¬ tyre. A partir de ce moment le bordel m'apparut tragique ; et la figure de la petite suppliciée montant et descendant, tantôt avec une caisse d'ordures sur l'épaule, tantôt pour rincer le seau où les tuberculeux de la maison avaient accumulé la veille leurs crachats, dénonçait, à chaque passage, un peu plus d'horreur dans le drame continu de ce secret théâtre. Je n'avais rien d'autre à faire, en attendant que M... fût prêt pour aller déjeuner, qu'à regarder la malheureuse accomplir sa besogne d'un cœur déchiré. Elle avait au plus quatorze ans, déjà consacrée au malheur. Enfin M... arriva. Et ses yeux, aux paupières qui ne s'abaissent plus, laissaient brûler le reste d'un feu 80 NI GREC, NI JUIF où l'on sentait que sa nuit sans sommeil avait dû se consumer dans une détresse hallucinée et solitaire. Bientôt était établie — et ce n'était pas compliqué — une atmosphère de drame autour de lui. Quelques mots y avaient suffi, avec le geste répété de s'arracher les yeux, et un ton qui trahissait une résignation éperdue à l'inéluctabilité du drame malgré la perma¬ nente conscience de son horreur. Je crois que ce qui acheva de le précipiter dans le délire éveillé où, à partir de ce moment, il ne cessa plus de se débattre, ce fut une remarque que je fis comme malgré moi, comme poussé malgré moi à ne la faire — en dépit du peu de consistance qu'en la faisant je lui trouvais — que pour le déchaîner; ou comme si, peut-être, son délire encore contenu et dont je ne soupçonnais rien eût silencieusement mais irré¬ sistiblement exigé que je lui proposasse ce prétexte, pour exploser, goûtant une fois de plus, à se réaliser, le sombre enchantement de son ivresse. Il s'agissait d'un écriteau au pied d'une maison à vendre et du nom du propriétaire qui, par une seule lettre, différait du sien. Je fis remarquer qu'il s'en fallait d'une lettre que cette maison ne lui appartînt. Par l'effet de quel mystérieux pressentiment avais-je touché au point le plus sensible de sa détresse? A partir de ce moment, avec une invention intarissable, il ne cessa plus pendant deux heures de rêver à haute voix. Et l'essence de tous ses rêves se ramenait tou¬ jours plus ou moins visiblement, mais irrésistiblement, à la fantaisie de l'écriteau, à ce peu dont il s'en fallait toujours pour qu'une chose fût différente de soi — fût le. contraire de soi — à cet ordre universellement L'ÉGLISE ET LE MONDE SI établi qu'un simple effort de volonté réussirait à bouleverser, à cette existence qu'un imperceptible coup d'épaules semble capable d'anéantir — à cette raison d'être des choses si peu apparente qu'elle se ramène au jeu magique de quelques mots. Oui ! c'est à cette démence que je le sentais en proie, à cette séduisante folie où il n'y a plus moyen de résister dès lors qu'on s'y trouve engagé et qui consiste à identi¬ fier les choses à leurs noms, de sorte que d'un simple jeu d'écritures toute la création semble dépendre ; et tout à la fois à nier l'ordre établi puisque tout autre est susceptible de s'y substituer indifféremment et par l'évocation du seul désir. Jusqu'au moment de nous quitter c'est à cela qu'il revenait sans cesse. Et sa verve inépuisable avait d'autant moins de motifs de se refuser de s'éblouir, qu'en s'éblouissant elle se persuadait de me séduire. Et je sentais dans ce jeu s'agiter à son insu une coquet¬ terie féminine à laquelle lui-même ne résistait plus. J'étais à la fois charmé de cette fièvre et épouvanté de ce qui allait venir, car il me semblait être à ce point le jouet de ses imaginations que l'arbitraire, dont il accusait la réalité d'être viciée, avait fini par devenir sa règle ; si bien que, pour n'avoir pas con¬ senti à l'ordre du monde, il succombait lui-même à son propre désordre. Je savais que tout cela pouvait ne provenir que de la désintoxication où, seul, il s'est héroïquement résolu ; mais loin d'atténuer l'effroi que me valait ce spectacle, la connaissance de ses causes l'accroissait encore, tant il me suffit peu de dénouer une intrigue, quand elle est organique, pour cesser de m'y passionner, tant, au 6 82 NI GREC, NI JUIF contraire, le fait de pousser jusqu'à ses engrenages les plus secrets, au lieu de réduire précise en moi la gran¬ deur tragique d'un phénomène de la vie. Pas même ne parvenait à me refroidir la sensation nette du plaisir qu'il éprouvait à aiguiller sa propre déroute, je veux dire la part d'artifice (si tant est que cet appesantissement parce que volontaire et concerté puisse être artificiel), la part de bluff qu'il mêlait à son irrésistible entraînement. Ce bluff même n'était bluff que par l'action de cette force désormais indépendante de son imagination et de sa volonté. Et aucun effort personnel n'aurait pu y changer un iota. |De sorte enfin qu'en croyant se laisser aller à bluffer, il adoptait simplement une obligation développée en lui de l'intérieur, et à laquelle plus rien de lui n'échap¬ pait, pas même son désir, en apparence le plus concerté, de m'éblouir. Du moins mesurais-je l'authenticité de ses paroles à la cohésion qui ne trompe pas, et où, quoiqu'elle fût la cohérence de l'incohérent, rien de gratuit n'avait l'air de se mêler. Toute sa maladie étant de douter de la réalité objec¬ tive et nécessaire de ce qui est, il me semblait, en effet, que nul ne fût capable, comme lui, de convaincre de i cette réalité puisqu'il lui est impossible de dévier d'un seul pas de la sienné. Ainsi son propre cas me sem¬ blait le dépasser de loin ; et je m'en persuadai en lisant ensuite quelques pages de lui. La plupart des jeunes écrivains d'aujourd'hui sont ainsi : Proies, dans le cours de leurs jours, d'une tra¬ gique instabilité par suite d'un silence effrayant de L'ÉGLISE ET LE MONDE 83 leur âme (tragiques du moins par ce silence qui les condamne à l'absence d'eux-mêmes), ils ne parviennent à rien créer de vivant. Le tragique qui, dans leur vie, résulte de leur inexistence, ne passe pas en effet dans F leurs œuvres. Car, si cette inexistence engendre des délires où le corps que nous voyons se débat furieuse¬ ment contre sa propre négation, comment pourrait- elle produire des œuvres, quand la vue du corps vivant nous y manquant, rien n'y demeure que l'affirmation verbale d'une négation peu convaincante, c'est-à-dire : rien. L'œuvre de ces êtres sans âme c'est l'inanité absolue. Voilà par où ils diffèrent d'un Rimbaud et par quoi on peut établir la présence permanente et harcelante de l'âme chez Rimbaud. Ils sont pareils à ces peintres qui ne reproduisent sur leurs toiles que des apparences sans y rien insérer de vivant. M... me disait ceci et, n'ayant pas encore lu ses pages, je ne trouvais en effet rien à lui répondre, tant le drame qu'il m'offrait m'aveuglait sur son drame plus intime : « Je me désintoxique et je ne sais même pas pourquoi. » Je le sais à présent et je puis lui répondre, c'est que quelque chose en lui exige d'être (pour être d'abord et peut-être pour créer), qui, dans son état, souffre d'être étouffé sous les délires d'une imagination que la drogue, au lieu de l'âme, nourrit. Il ne se désintoxique que parce qu'une force, dont il ne connaît que de vagues affleurements, exige du fond de lui de s'épa¬ nouir. Il est en ce moment un théâtre où toutes les possibilités imaginaires fleurissent ; alors que l'être vivant n'est et ne crée que par la subordination de ses forces et le consentement à sa propre unité. 84 NI GREC, NI JUIF D'ailleurs, cette impression est si justifiée que je vois bien maintenant ce que j'aurais dû lui répondre quand, me reprochant de ne pas savoir ce qu'est un matin et un soir, et un être vivant et une bique crevée, et une carafe, et le charme d'une mauvaise odeur, il m'assurait que lui, au contraire, comprenait ces choses et qu'en somme il était beaucoup plus vivant — il était beaucoup plus que moi. Car c'est à ce point-là que le diable le joue ; lui fai¬ sant prendre pour l'amour des choses la connaissance de leur exiguïté spécifique ; le privant à ce point de lui-même et de son âme, qu'il le fait s'identifier à l'apparence des choses et prendre pour amour cette identification qui est l'effet d'une désubstantiation totale. C'est toujours l'histoire des inversions du diable qui, ne sachant rien inventer, se borne, pour posséder les êtres, à les réduire à l'opposé de leur nature et à leur dissimuler la réalité de ce qu'ils font sous des apparences trait pour trait opposées. Ce qui marque l'effet du diable, c'est l'absence de joie dans cette pauvre vie. J'ai rarement eu la sensation d'un être plus possédé que M..., c'est-à-dire tout ensemble disposant moins de soi, et croyant davantage en disposer ; plus dé¬ taché de tous les êtres et plus persuadé de les aimer; plus ivre de jouir et plus dénué de joie ; plus réduit à séduire et moins susceptible d'être aimé, plus seul, mais non pas comme un trappiste qui a répudié le monde, comme une bête que le monde a vidé. C'est cela qu'il appelle « comprendre une carafe et le matin et la nuit et un vieux chien et une prostituée », c'est là sa déconcertante illusion : il croit aimer les choses L'ÉGLISE ET LE MONDE 85 dans leur substance quand il n'est sensible qu'à leur diversité. Il est le jouet des apparences auxquelles l'opium lui fait croire qu'il réussit à s'incorporer. Tout se passe dans sa substance grise. Il n'est plus un être vivant. Il est une sensualité ambulante et fermée, un cerveau qui ne jouit que de ses rêves, impuissant à vivre, incapable de créer plus que des fumées et qui a perdu jusqu'au sens de sa propre réalité. Toute cette nuit son souvenir est revenu m'obséder. Au milieu de mon sommeil je le plaignais ; je me répé¬ tais « le pauvre type », et je cherchais en vain comment l'aider. Je voulais lui conseiller de faire une invoca¬ tion hypothétique : « Si vous êtes, mon Dieu... » ; mais je sais que son orgueil ne s'y pliera pas. Car c'est là encore la marque de Satan, qu'il s'entretient dans son état et redoute d'en sortir, convaincu d'y puiser les éléments d'une création incomparable ; certain que rien n'est, au monde, que l'effet du désir, et pas très loin d'adopter le cri que le diable poussait par la bouche de sœur Marie au temps de sa possession : « C'est moi qui me suis créé. » Si absurde et si incom¬ patible avec ce que nous voyons être, il le croit. Et qu'il suffit de vouloir être stigmatisé pour le devenir. Il ne croit plus à l'existence de la volonté libre. Il ne croit qu'à la toute-puissance de l'imagination, qui est précisément la caricature de la volonté, comme toute pensée du diable se borne à être la contrefaçon des vérités de Dieu. Je le vois à cet instant où toute la vie dépend, non, comme il lui semble, du délire gratuit de l'imagination, mais du choix de la volonté libre. Près de tout perdre, gâchant le trésor de ses dons par une complaisance 86 NI GREC, NI JUIF à soi incroyablement lâche et qui doit être l'effet de l'avilissement dû à la drogue dont jamais, comme dans son cas, je n'avais vu le diable se servir. Mon Dieu, je vous implore ponr ce pauvre corps involontaire. Sauvez-le de lui-même qui a si peu de résistance et si peu d'être. Je vous en prie, mon Dieu, faites-lui connaître l'amour, car s'il s'abandonne à son imagination c'est qu'il la prend pour vous. Je vous en supplie, mon Dieu, délivrez cette pauvre âme. La création semble s'avancer dans le temps comme un danseur sur la corde cependant que le plan di¬ vin se développe avec une irrésistible nécessité. Et je me demande comment je puis être si sensible à la contingence des choses (de sorte que la magie de la voix humaine, le poids décisif d'une parole ne cessent de me hanter), et accepter pourtant que tout se conclue par l'action de cette légèreté. Mais ne s'agit-il pas là du secret même de la litur- % gie qui nous oblige de croire que l'énonciation de i quelques mots transforme l'hostie au corps du Christ? «t L'Église, comme de toutes choses, fait usage de ;] cette créature invisible pour agir substantiellement ; sur toute la Création visible. Elle aussi connaît l'ac¬ tion et la fragilité des mots. Mais, tandis que sa magie 3 engendre l'amour, la caricature qu'en fait le diable, dans l'imagination soumise, enferme l'homme en lui, 1/ É G L I S E ET LE MONDE 87 coupe entre la Création et lui tous les ponts. La différence est que, d'un côté, l'amour résulte de la connaissance et de la bonne utilisation de cette hallucinante simultanéité des contraires ; tandis que de l'autre c'est l'amour de soi, le désespoir et la haine. La parole du Christ se vérifie universellement : « Qui veut sauver son âme la perdra. » M... me demandait aussi si la religion ne tarirait pas ses forces de création. Et je ne lui répondis pas par la phrase fameuse et assez affreuse : « Convertis- toi et tu verras ce que deviendra ta littérature. » Mais que j'étais sûr que la foi seule pourrait le sau¬ ver en rétablissant son cœur dans la circulation de l'amour. Il est, au contraire, persuadé que la foi en pli lui interdisant de tout accueillir le dessécherait. C'est qu'il ne distingue plus la richesse de l'amour, de l'ab¬ sence de choix dans les jouissances ; et il ne sait pas qu'autant celle-ci flétrit vite l'esprit, autant l'autre permet à l'âme d'établir le climat propre à sa floraison. Comment faire sentir cela à qui demeure au dehors? Et surtout comment faire valoir un tel argument, quand il est bien clair que le meilleur de la foi et le plus réjouissant et le plus exaltant, c'est le silence ; que, si l'on écrit encore, c'est que, dans la solitude et le silence sans Trappe, on a besoin de projeter hors de soi sa pensée ; mais que cette projection, loin d'être encore un but, n'est plus qu'une nécessité provisoire, un pis-aller de délivrance. Voici donc ma grande découverte de ce matin : que le diable agit par l'imagination ! L'imagination 88 NI GREC, NI JUIF désaxée est son domaine propre. L'imagination désaxée singe la volonté libre et la tue. Ce qui rectifie l'imagi- nation c'est l'humilité, la charité et l'obéissance. Sans ces vertus sœur Marie eût été un suppôt de Satan. Toute la difficulté est de convertir l'imagination pervertie avec assez d'amour pour qu'elle accomplisse ce redressement cardinal. Mais le plus irréductible obstacle — on dirait le seul, s'il n'y avait l'appétit des sens — c'est l'orgueil de l'esprit ; car il se gorge lui-même du sang de ses fantômes. Aussi les protège-t-il contre ce qui risque¬ rait, en se les subordonnant, de les lui dérober : c'est l'imaginaire qui le nourrit. Jeudi 23, Vous dites, Seigneur, de chercher et qu'on vous trouvera. Et il est vrai que l'âme de bonne volonté vous découvre aisément. Le difficile n'est pas de vous trouver, c'est de vous chercher ; c'est d'avoir envie de vous chercher ; c'est d'avoir l'idée, loin de vous et dans une entière ignorance de votre magnanimité, que vous êtes le seul qui donne la joie. Et si une âme ne sait pas qui vous êtes, comment faire pour le lui révéler, comment lui donner envie de crier pour que vous répondiez? La plus grande grâce que vous m'ayez faite, Seigneur, ce n'est pas tant celle, si incroyable cependant, de m'avoir bouleversé de fond en comble. C'est bien plutôt de m'avoir accordé assez de curiosité pour vous chercher, de patience pour vous attendre et d'attention pour vous discerner. Et sans doute que vous êtes au fond de toutes les L'ÉGLISE ET LE MONDE 89 âmes ; et ce n'est pas ce privilège qui leur manque de vous posséder — car si elles ne vous possédaient pas elles succomberaient aussitôt. Toutefois vous leur donnez — et c'est par un décret de votre volonté mys¬ térieuse et adorable (mais c'est aussi en fonction de ce que chacun de leurs instants les a déterminés peu à peu à devenir ; c'est donc à proportion d'une bonne volonté qu'ils sont trop légers pour apercevoir et trop orgueilleux pour apprécier) — vous leur avez accordé une inégale envie de vous connaître et de vous posséder. Ils sont libres de vous rechercher et ils ne vous recherchent pas. Ils peuvent vous appeler et ils se perdent à leur propre poursuite. Puis s'étonnent ensuite et se scandalisent si d'autres ont plus qu'eux de facilité pour s'abandonner à la joie ; et ils vous re¬ prochent enfin de ne pas la leur avoir départie égale¬ ment ou d'être une illusion pour ceux qui s'imaginent de vous contempler. Ils incriminent la grâce. Ils la trouvent injuste ou fallacieuse. Ils appellent de ce nom une sorte d'arbitraire sur laquelle leurs efforts n'au¬ raient aucune prise. Mais je sais, mon Dieu, que vous êtes la toute Miséricorde et que votre amour est prêt à inonder le cœur qui vous préfère et jusqu'à celui qui se dispose à vous poursuivre. Votre grâce est ailleurs. Elle joue à la bascule avec l'amour de soi, elle est ce qui rend l'âme attentive à sa véritable nature, ou, si l'on veut, elle est d'abord une grâce d'attention. Et vous laissez à chaque être assez de faiblesse et d'an¬ nées d'abandon pour qu'il s'en serve à vous chercher. Votre grâce ne cesse de s'offrir et, repoussée, de se représenter, comme si elle avait toute honte bue. Ils disent qu'ils vous ont appelé mais que vous 90 NI GREC, NI JDIF avez négligé de leur répondre. Ils vous cherchaient sans abandonner rien de ce qui vous empêchait d'in. tervenir. Votre grâce, mon Dieu, et celle spécialement que vous me fîteSj c'est une lumière pour se découvrir' puis une inclination pour se tenir à l'abri du plU8 séduisant de soi-même : ces faciles entraînements et ces charmes imaginaires que votre Évangile pourtant nous ordonne inlassablement de tuer. La grandeur de votre grâce dépend de votre bon plaisir. Mais l'amour de vous et cette joie qu'il tire après soi, votre grâce tout de même, dépendent aussi de notre attitude à l'égard des appels de notre vérité. Votre grâce, c'est une disposition particulière pour vous surprendre qui êtes présent dans tous les cœurs, notre support et notre flamme. Vous brûlez en nous et nous détournons nos regards de cet incendie. Vous nous soutenez et nous nous assurons de n'être aidés que de nos propres forces. Avant de nous permettre de vous chercher, c'est vous-même qui nous appelez; mais nos oreilles sont faites pour d'autres bruits. Il ne s'agit donc pas pour ceux qui vous aiment et que le zèle de votre gloire dévore, de parler de vous à ceux qui ne soupçonnent pas en eux votre indubi¬ table présence ; il faut les incliner à vous entendre, les convoquer à faire silence, les préparer, mais par quel moyen, non tant à recevoir votre grâce qu'à se dé¬ prendre d'eux. Mon Dieu, je reste en face de ces âmes exclues d'elles-mêmes, étrangères à leur propre secret, comme devant l'enceinte impénétrable derrière laquelle se dissimule une ville magnifique et inhabitée. Vous y êtes caché et nul ne vous voit. C'est vous qui entre- L'ÉGLISE ET LE MONDE 91 tenez la somptuosité des jardins et des palais ; et votre présence n'est pas même, alentour, soupçonnée. Mon Dieu, donnez-moi de frapper cette muraille pour qu'un rayon de votre splendeur la traverse et arrête, ne fût-ce qu'un instant, le promeneur égaré qui, si près de vous, ne vous distingue pas. Mon Dieu, donnez-moi assez d'amour pour faire s'effondrer la défense de cette inébranlable roche. Vendredi. Arrivée d'une dame très sèche, avec plusieurs domes¬ tiques. J'avais tout de suite flairé qu'elle devait aller à la messe chaque matin. Hier, elle vint s'installer sur la terrasse. Et là sans aucune discrétion — s'y comportant, aussi bien que dans les couloirs, comme chez soi — elle se mit à bavarder avec sa femme de chambre. Et voilà que tout à coup, exaspéré par le bruit de sa voix, ayant décidé de lui laisser la place, je m'exhumai de ma chaise longue. Mais déjà elle avait commandé à la pauvre fille de se précipiter pour ramasser rtion ombrelle qu'il me suffisait d'étendre le bras pour ressaisir. Je me sentis blessé de ce qu'elle pût disposer ainsi de cette malheureuse, de ce qu'elle en eût disposé pour moi. C'est que je n'arrive pas encore à comprendre que ces imperfectibles dévotes, par tant de messes accu¬ mulées, n'aient pas été converties ; qu'elles aient beau lire l'office d'un bout à l'autre de l'année sans songer à prendre au sérieux les commandements du Christ. 92 NI GREC, NI JUIF Je sais que je ne suis pas un saint et qu'avec les grâces que j'ai reçues c'est à peu près incompréhen¬ sible que je sois encore si facilement ignoble. Mais du moins je n'ai pas le courage de me regarder sans dé¬ goût. Ce n'est pas ma vertu qui me fait déplorer que ]es autres en manquent. Et je ne reproche pas à ces fausses chrétiennes l'imperfection de la leur, mais leur suffi¬ sance dans l'absence de sainteté, l'insondable escro¬ querie par laquelle elles concilient la pratique des lèvres avec l'aridité du cœur. Car qui trompent-elles? Et poussent-elles l'inconscience jusqu'à se croire accor¬ dées à l'Église parce qu'elles contribuent au denier du culte? Ou est-ce à force d'hypocrisie qu'elles misent sur la terre et le ciel en s'efforçant d'oublier qu'ils sont incompatibles? Mais plutôt elles vont à la pratique des sacrements pour ne se priver d'aucune assurance sur la vie. Il me semble qu'aucun péché n'est mortel à ce point. Plus encore que l'indignité de certains prêtres qui ont assumé un ministère dont ils ne doutaient pas qu'ils fussent dignes et dont ils sont obligés d'avouer, avec t. une humilité implicite et touchante, qu'il a fini par j écraser leurs pauvres épaules de pécheurs. Elle, elle va chaque jour à la messe, tout en dépla¬ çant avec soi ses domestiques et ses chiens. Plus âpre que la permanente comédie d'un monde renégat me parut cette caricature de la dévotion. Et que l'avertissement solennel du Christ, que nul ne l'aime qui d'abord ne se déteste, importe si peu à ces étranges disciples qu'ils ne se passent pas de se faire servir, je veux dire de se rendre et de se faire rendre L'ÉGLISE ET LE MONDE 93 un culte qui démarque celui qui n'est dû qu'à Dieu. L'horrible de ces dévotes, c'est qu'on peut croire que lorsqu'elles sont devant l'autel, c'est elles encore qu'elles adorent. Loin de s'anéantir, elles réduisent le Seigneur à leur usage, si bien qu'au lieu de croire qu'il s'est offert pour les sauver du monde, elles ne s'en servent que pour se rendre plus aisée leur vie dans le monde. Telle est la maléfique vertu de l'argent : la moindre concession que nous lui consentons nous y engage jusqu'au cœur. Samedi 25. L'insinuation diabolique à des gens comme M... les réduit à être ce qu'ils ne sont pas, afin de les dé¬ tourner d'être ce qu'ils sont. Pas seulement à leur volonté, jusqu'à leur amour Satan substitue l'imagina¬ tion. Amour et volonté deviennent imaginaires si bien qu'ils rêvent leur vie au lieu de la construire. D'où résulte qu'ils ne la subordonnent jamais à son Prin¬ cipe. Acceptant tout ils croient tout aimer, quand, au contraire, ils n'aiment que les images qu'ils se forgent Sur des gens comme ma fausse dévote, il a d'autres moyens d'action. Il leur donne l'exclusif amour de leur bien-être. Tout à l'inverse et pour arriver au même but, il les enferme en eux par l'avarice. Il en fait leurs propres dieux. La voie de la vérité est également éloignée de ces erreurs opposées : elle mène l'âme à l'amour des êtres en la faisant s'anéantir. La seule abnégation délivre la fécondité. L'âme connaît la hiérarchie des créatures 94 NI GREC, NI JUIF pour les aimer. Elle n'aime plus pour soi, ni pour les images que les créatures lui suggèrent. Elle aime Dieu et, en Dieu, tout ce qui est sorti de Dieu. Au lieu de se déifier en se refermant, elle se déifie par partici¬ pation à l'incréé. Elle devient toutes choses en se réduisant à son essence, par Jésus-Christ, Verbe éternel par qui toutes choses furent créées. Lundi 27. Je lis le livre d'Andrée Viollis sur la Russie II me semble que les Soviets ont réduit la liberté des Russes, non pas pour les faire plus sensibles aux besoins des autres hommes, pour substituer à leur amour l'effrayante caricature d'une fraternité administrative et obliga¬ toire. En réduisant leur liberté matérielle ils n'ont pas, comme l'Eglise par ses commandements, accru la libre disposition de leur âme, leur liberté spirituelle : Ils ont étranglé leur amour. Et c'est une preuve de plus, et d'un tragique sai¬ sissant que, hors de l'Église, toute contrainte tourne à l'emprisonnement de l'âme, n'aboutit qu'à la dépos¬ séder de soi, n'est qu'une démoniaque contrefaçon de la vérité. L'âme ne se sent vivre et ne vit que par la grâce. Hors d'elle, l'âme reste dans une inertie dont je puis témoigner. Mon baptême m'a réveillé d'une torpeur où je ne cessais de souffrir d'un manque indéfinissable, mais où je ne parvenais pas à toucher une lumière que je cherchais, que j'ignorais et à qui, l'ayant trouvée, je dus de m'éveiller enfin et de vivre. J'ai si bien passé L'ÉGLISE ET LE MONDE 95 là faitP par ce double état que je comprends le doute où sont tant de jeunes gens qui ont perdu le secret de leurs s chemins, qu'aucun chemin ne soit tracé en eux vers aucun but. Mais si la vie de l'âme ne se développe qu'aux pieds de Dieu, une âme est pourtant en cha- ? cun de nous si impérieuse qu'elle ne laisse aucune paix à celui qui la refuse. L'inquiétude de notre temps qui a refusé Dieu, ne vient pas de la difficulté des relations sociales. Elle I vient de ce que Dieu exige de se contempler dans son image et du trouble de cette image qui a besoin, pour 1 se réaliser, de s'éclairer de la lumière de Dieu. Les Russes ont tout inversé. Niant l'âme, ils ont donné aux hommes, en leur imposant d'inéluctables I contraintes, l'illusion de se sauver selon qu'il est écrit, I en se perdant. Et, si étrangers qu'ils y soient désor¬ mais mais si altérés des paroles de la vérité éternelle, tous les hommes inquiets se sont précipités sur ce reflet opposé. Ils croient, à présent, que leur anéan- ftissement va leur procurer la justice à laquelle ils aspirent. La religion communiste, c'est le royaume de Dieu [dans le monde. Et si, pas plus que la bourgeoisie ; égoïste, l'idéal communiste ne nous apporte la joie, I c'est qu'il poursuit comme elle, quoique à l'extrême opposé, la réalisation temporelle de l'amour. Ils loublient également que les destinées de l'homme ne peuvent s'accomplir ici-bas, et que l'homme n'est pas our cette seule terre. En Russie, l'homme, tout en se niant, a pris pour fin exclusive la société qu'il a cons¬ truite. Loin d'être en opposition avec les socialistes ou les radicaux ou les libéraux, le communisme est leur 96 NI GREC, NI JUIF aboutissement dans une violence qui a enfin balayé toute hypocrisie. Et il anticipe avec une résolution plus lucide et plus irrésistible à ce que tous cher¬ chaient dans la timidité de leurs diverses nuits. En fait la seule tradition opposée au bolchevisme, c'est l'Église catholique, parce qu'elle sanctifie l'humilité et que toute l'histoire de l'homme depuis le premier pé- ché se résout dans le conflit de l'orgueil et de l'hu milité. L'impatience du prince des ténèbres semble être déchaînée. Et comment l'Occident en viendrait-i ià bout? Il ne lui est contraire qu'en apparence. Ici et là ce sont les mêmes forces qui jouent. Et sans doute Dieu, selon qu'il fut prédit, succombera d'abord. La parole divine est tellement vraie : Celui qui veut perdre son âme..., que même le diable est obligé d'y recourir et d'avoir l'air d'en proposer aux hommes la réalisation pour les attirer dans son piège. Lui aussi leur propose de perdre leur âme, il les maintient dans la misère comme Dieu les oblige à la pauvreté. Mais parce que cette misère et cet anéantissement ne sont ordonnés qu'au temporel et au matériel, ils préci¬ pitent les hommes non pas à la joie mais aux der¬ nières assises du désespoir. Par quelque face qu'on le regarde le diable est vrai¬ ment, point par point, le singe de Dieu. Et l'homme est tellement désorienté, mais il sent aussi un tel besoin de Dieu, qu'il donne dans tous les panneaux où il en voit l'image renversée. La photographie, qui renverse l'objet dans la chambre noire, oflre sans doute une assez vive idée du diable et de son jeu. Le mal n'est rien de positif. Le malin est celui qui propose le con¬ traire du bien ; minutieusement homologue au bien. Et cela sans doute parce que le diable et l'homme étant faits à l'image de Dieu, il leur a suffi de se substituer à Dieu pour pécher — de substituer, pour se perdre, à la Réalité, son image. Le bien seul existe. Le mal même ne parvient qu'à en témoigner. Ainsi notre ombre sur la terre ne témoigne-t-elle que de notre réalité. Et quand nous jouissons du mal, c'est encore du bien, mais dégradé, que nous jouissons. A part le diable, qui mène tout, on pourrait presque dire qu'il n'y a pas de volonté foncièrement mauvaise. Il y a une terrible, une inson¬ dable ignorance du bien, un aveuglement universel auquel fait un contrepoids, peut-être suffisant pour que le monde dure, la clairvoyance des saints et les dons de leur sagesse. Les pécheurs surtout sont menés, les plus dociles étant ceux qui, croyant le plus à leur lucidité, ne refusent l'obscurité de la lumière de Dieu que pour s'ensevelir dans l'ironique lumière des ténèbres du diable. Le monde est la proie des contraires. La misère est l'image diabolique de la pauvreté, la richesse celle de la profusion céleste. La terre même, depuis le péché, c'est presque l'enfer. On n'y peut vivre qu'en se refu¬ sant. Étrange renversement des choses. Nous sommes dans un monde d'images corrompues. Notre corps est notre chambre noire. En vérité « nous ne sommes pas au monde » et tout, en nous, est littéralement à l'envers. La volonté nous redresse, mais l'imagination désordonnée nous perd. Elle accélère la débandade 7 ! 08 INI GREC, NI JUIF surnaturelle. Elle nous emporte au fil de l'eau. II n'y a de salut pour nous qu'à remonter notre courant. Le péché n'est pas un mythe. Et c'est pourquo[ toutes ces théories qui étudient l'homme en partant de son fond le plus bas n'ont pas tort : elles ont incom- plètement raison ; nous reposons sur du fumier, mais notre nature, telle qu'ils l'aperçoivent, n'est pas telle que Dieu nous l'a donnée. Connaissant le monde du péché ils oublient qu'il est le moindre. Et parce qu'ils ne voient pas l'autre, ils ont tort de le nier. Tous deux ne se comprennent que par la corrélation de leurs diversités. Il ne suffi, rait pas à un clairvoyant psychologue de borner son étude à l'activité du diable. Le diable même, dans son horrible manège, est obligé de servir Dieu. Le diable est comme notre image dans une glace. 11 ne suffit pas de s'y regarder pour se connaître. Mardi 28. Les Russes délivrés de ce qui toujours les excéda: une conscience personnelle et la fatigue de vouloir, semblent menés à l'extrême d'une abnégation qui est leur vœu le plus cher. Lénine a réalisé ce prodigieux miracle : l'égalité de tout un peuple dans l'ascétisme obligatoire. Être, avant d'être un prolétaire, un bourgeois, un intellectuel ou un commerçant. Guéhenno se trompe autant que ses adversaires. Le christianisme dépasse la notion de classe ; il res- L'ÉGLISE ET LE MONDE 99 titue l'homme en deçà de ses accidents tempo¬ rels. Ecce homo : celui qui a tout refusé du monde et que le monde vomit. Samedi, 1er février. Dès mon arrivée à Marseille, à peine débarqué sur le quai de la gare, je fus frappé du spectacle d'un jeune enseigne qui embrassait en pleurant sa mère en deuil. Accueilli par cette manifestation inattendue de tristesse et d'amour, je sentis se réveiller brusque¬ ment en moi le souvenir d'une vie dont il me semblait, à lavoir ainsi se ranimer, que jusqu'au moindre soupçon s'en était effacé de ma mémoire. Oui, tout un monde oublié se remettait à surnager mon cœur. Je sentais intensément une douceur que j'avais, sans ' presque m'en apercevoir, écartée de moi et qui, tout à coup, me semblait beaucoup plus vraie que tout ce dont je me nourrissais. Une vraie faiblesse me prit où rien de sentimental n'intervenait ; mais plutôt la conscience incroyable¬ ment vive d'un autre monde non tant découvert que retrouvé, et surtout retrouvé avec une fraîcheur où j'avais, quelques années, souhaité moi-même vivre. Tout en même temps m'était restituée ma jeu¬ nesse — moins ce qu'elle fut que ce qu'elle avait désiré d'être — et la vivante preuve de sa réalisation permanente au cours de ce temps où moi-même n'y songeais plus. Afflux soudain de mes années enterrées lv® et soudain rappel de leur incomplète douceur, tout se u;i mêlait pour me rendre plus vive l'impression par 100 NI GREC, NI JUIF laquelle venaient de m'accueillir ce fils en pleurs et cette vieille mère. Il s'y ajoutait aussi le regret de ne pas entourer ma vieille mère à moi, d'une suffisante tendresse, de ne pas profiter du peu de temps qu'il nous reste, peut être, à vivre, pour la nourrir de cette plénitude d'affection qui comblerait sa vie. Oui, le scrupule se mêlait à mes souvenirs et à l'émotion du spectacle fugitif que je venais d'apercevoir, pour me reprocher de laisser fuir ma vie sans remplir chacun de ses instants au moins d'une pensée d'amour pour un être vivant. Il me semblait soudain que mon aride réserve pour Dieu, ce déroulement de mes jours hors de toute présence visible et de la joie humaine était, sinon une piperie, pour moi une trop sévère entreprise (ou, du moins, incomplète de ce que nul autre n'y pût partager mon bonheur). Tout d'un coup m'était jeté au visage l'in¬ dubitable tendresse des rapports humains et que rien ne vaut la douceur de faire un cœur moins triste. Je ne sais discerner dans quelle proportion se mê¬ laient en moi le besoin de servir et d'aimer d'autres âmes et celui de retrouver un contact affectueux ou simplement charnel, dont, depuis déjà tant d'années, ma chair reste à l'écart et se trouve comme sevrée. Tous ces sentiments se mêlaient pour raviver le feu éteint de ce qu'il faut bien que j'appelle : mon émo¬ tion de la vie, quoique ce mot de « vie » soit plein d'in¬ certitude et que je sache à peine ce que j'enferme en lui. Ils me valaient, en tout cas, l'émotion quasi physique du temps qui fuit et de mon propre vieillis¬ sement ; ils m'offraient le spectacle d'un temps em¬ portant avec lui tous les biens vainement proposés, 1/ÉGLISE ET LE MONDE 101 11 follement, repoussés et dont j'avais l'irréfutable cer¬ titude qu'ils ne se représenteraient jamais plus. 1 A mon émotion religieuse, à la plénitude du Christ en moi, se substituait la brusque sensation de mon exis¬ tence irréversible et de mon imprudente abstention à m'y désaltérer ; de ma négligence vraiment injustifiée ; (et qui soudain me paraissait inconséquence), des ! | plus simples amours et de la tendresse fragile de ce qui 8 : passe. i Je ne songeais plus que ces gens fussent exclus d'eux-mêmes, étrangers à leurs propres secrets. Je ' songeais seulement que j'étais étranger aux leurs, tend° descendre Qui, d'un flot régulier, déroule mon tombeau. Aierrs je vois rôder la cohorte furtice <- t-t-ff De tous ceux que je fus. Elle rit de son roi. Et, cenant se glisser entre mon cœur et moi, Me détache et déjà m'emporte à la dérice. 223 Samedi. Comme des pattes d'oiseaux sur l'ardoise d'un toit j'ai entendu ce matin les pas des petites orphelines quand elles entrèrent dans la chapelle. Et, lorsque l'office fut achevé, le même foisonnement de petits pieds reproduisit en sens inverse le même bruit. Entre ces deux moments la messe avait tenu. Et tous petits enfants avaient fait au moins effort pour louer Dieu. Mais moi, hier, sur le bord de cette rivière pleine d'un autre murmure, qu'ai-je fait que de penser à moi et à cette adolescence envolée que rejoignait déjà, sans que rien pût rien sur lui, ce jour même où je regrettais la fuite de mes jours? Je songe aussi à cette religieuse qui tendait à R... un bouquet qu'elle venait de composer pour la cha¬ pelle. Et elle lui demanda s'il avait une odeur aussi délicieuse qu'elle l'imaginait, ajoutant avec simplicité qu'elle ne pouvait le sentir, par crainte d'en avoir trop de joie. Quand donc me privé-je de rien? Ni je ne songe à faire pénitence, ni la pensée de ma mort jamais ne me visite. D'ailleurs, je n'ai pas de souvenir — si ce n'est, de temps à autre, quand une occasion m'y invite ; et alors ce sont précaires souvenirs de moi- même que mordent les regrets. Oui, je songe alors à ijt ii1 y ijii f» m les :»( il ili|D I i 224 ITINÉRAIRES 225 cette progressive chute ; et à ce que chacun de mes âges successifs eut d'unique et d'irréparable. Je me lamente sur la douceur éteinte de mon jeune passé. Encore cette lamentation n'est-elle pas si fréquente que je ne puisse considérer ma vie comme une simple succession de jours présents. Ainsi les regrets qu'en¬ gendrent mes rares retours ne sont-ils accompagnés d'aucune anticipation ; et ni ma permanente mort de la pensée de ma définitive mort : je n'y songe pas, je n'y crois pas. L'autre jour j'étais me promener au cimetière. Quelques tombes étaient fleuries de giroflées toutes fraîches et certains rectangles de terre venaient à peine d'être ratissés. A chaque pas que je faisais je lisais à livre ouvert dans la fidélité de quelques vivants à quelques morts. Un petit troupeau émergeait, au pied de la butte, d'une prairie que des oliviers dissimulaient ; et deux femmes étaient en train d'arranger des bouquets. Mais moi, Seigneur, à qui suis-je fidèle et sur la tombe de mon père ai-je jamais porté aucune fleur? J'ai beau me dire que cette sorte de culte pour les morts ne me touche guère et que le souvenir de mon père est autrement vivace en moi que si, à des jours fixes, j'allais m'efîorcer sur sa tombe de me le repré¬ senter ; il y a peut-être autre chose encore dans cette sécheresse de mon cœur et dans le fait que je sur¬ prenais, avec une soudaine intensité, d'avoir encore si peu songé que moi aussi j'habiterais un jour sous h terre. Je ne pense pas aux morts. Et je n'ai donné à nul être la vie. Je mourrai sans avoir donné la vie à 15 226 NI GREC, NI JUIF aucun être; et je n'aurai même pas comme les bêtes qui paissent accompli pour d'autres mon destin. Je suis seul au milieu de ma vie et nul ne me doit aucune joie. Sans doute, par mon travail, aurai-je fait un peu de bien et rien ne m'aura été si doux que d'entendre quelques-uns me le dire. Mais quel est encore ce bien impersonnel? et si je le fais est-ce pour réjouir aucune f âme ou pas plutôt pour m'accomplir? Les moutons ne pensent pas à la laine qu'ils donnent l1 ni les chèvres au lait que le berger leur prend. Mais | c'est précisément d'être au-dessous de ces bêtes, en il leur étant pareil, que je souffre à présent. Par moi, la vie ne se sera pas accrue ; et nul ne se i tournera vers moi, quand je mourrai, pour dire qu'il doit à cet homme sa joie. Qu'est-ce donc que ce i pauvre bien qu'un livre peut faire? Je traverse cette aride existence dans un éloignement i des êtres qui a tout de même quelque chose d'affreux. Jamais sur aucune tête je ne penche mes lèvres et je ne suis même pas pareil à ces religieuses qui, si i elles vivent pour leur Dieu, ne se privent pas de cette • vivante charité que leur Dieu leur commande et qui les nourrit à force de se répandre. Je ne donne rien. Je vis pour Dieu sur moi. Je vis u sur moi. Et les seules tendresses auxquelles je me serai ; abandonné, ce sont celles des petits enfants ren- j; contrés par hasard, auprès de qui, quelques instants, i, je me suis attardé. J'aurai aimé la vie ; et nul n'est plus ardent à se 1 réjouir du soleil ou de la neige et des bonds des col- t lines et du silence des lacs sur les cimes désertes. Mais j ITINÉRAIRES 227 avec qui m'en suis-je jamais réjoui? Et ne suffit-il pas de la présence de qui que ce soit pour faire, encore à présent, se dissiper ma joie? Je ne me plains pas, Seigneur. Ce n'est pas de cela que je me plains ; et si vous avez vos desseins pour me maintenir dans une solitude si farouche, qu'il me soit fait selon votre plaisir. Mais vous nous avez ordonné de nous aimer, et je n'aime personne. Et je ne laisse personne m'aimer. Je me le répète, Seigneur, pour bien le réaliser dans mon cœur, et non pas comme une notion quelconque, mais comme un fait aussi véri¬ table qu'un cœur vivant ou que le chant d'un rossignol : quand je serai sous quatre pieds de terre personne au monde ne viendra répandre aucune pensée sur moi. On n'y viendra pas plus que je ne serai moi- même allé sur aucune tombe. Seul dans la vie, je demeurerai tel dans la mort. Et pour m'être si peu soucié d'être un homme parmi les hommes, pour avoir si méticuleusement chassé de mon cœur le peu d'in¬ térêt que je pouvais porter aux choses humaines les plus quotidiennes, je demeurerai privé de la simpli¬ cité des choses humaines. Je ne sais plus ce que c'est, mon Dieu, qu'un contact humain. Et je n'entends pas ces impurs contacts où ma jeunesse essaya vainement de se brûler, mais ce plus simple contact d'un corps vivant qui s'adresserait directement à moi pour un peu de bien que j'aurais su lui faire. Ma vie, Seigneur, est anonyme; et je m'en étonne d'autant plus qu'il me semble que pénètre jusqu'au fond de mon cœur, à travers toute la chair vivante, l'émotion que je porte aux choses vives. Je me promène seul et je regarde le monde. Je me réjouis 228 NI GREC, NI JUIF de le voir si beau. Et, quand quelque souffrance éclate j'y participe. Comme cet autre après-midi dans le car qui me ramenait d'Antibes, où j'étais inséré entre un pauvre vieux dont une moitié du corps ne pouvait plus bouger, (un ouvrier qui n'avait sûrement pas d'ar¬ gent pour se soigner) — et une femme qui pleurait en silence. Mais bientôt j'allais les quitter et que faisais-je ; pour eux? Je suis toujours, malgré moi, à l'écart des pauvres H gens qui souffrent. Et, quoique cette souffrance ne ; me soit jamais étrangère, je ne fais rien pour la sou- f lager. Je ne fais jamais rien pour soulager personne. ï Et mon ardente vie se consume sur soi. Si encore je la dépensais pour vous, Seigneur. Si je ; la réduisais dans son indépendance ou dans sa joie! Mais il n'en va même pas ainsi. Je vous le disais d'abord : je ne suis occupé que de moi. Et j'ai beau me dire que le sens de l'individu me manque, tout de même celui | du mien ne me manque pas : il m'absorbe au point que la pénitence volontaire m'est inconcevable ; et que ce n'est tout de même pas l'ignorance de mon individu, si elle me détourne de penser à ma mort, qui me détourne de me mortifier. M'avouerai-je ma honte? Et à quel point me gêne, en face de ces religieuses à qui, si l'engendrement d'aucune existence ne leur fut donné, l'entretien de tant de petites âmes aura du moins été remis, à quel point m'est douloureuse la pensée de ne servir à rien, que comme ça, en l'air. Peut-être y a-t-il là faiblesse de mon cœur, égoïste besoin de voir vivre devant moi l'objet de ma solli¬ citude? Mais convenez, Seigneur, que c'est aussi un ITINÉRAIRES 229 égoïsme capable de me déchirer, celui que je ressens quand je me connais incapable d'aucun don. S'il n'y avait de ma dureté d'autre facteur que cette étrange ignorance dont je relève la trace jusque dans ma première jeunesse, comment supporterais-je de faire si peu pénitence alors qu'en théorie je sais, à n'en pouvoir douter, que rien ne nous est accordé que pour vous être remis en détail. Je ne vous rends rien, Seigneur. De vous aussi je ne prends que la joie que vous m'offrez. Je ne vous donne rien, je ne songe à rien vous donner. C'est comme si mes jours ne m'étaient alloués que pour les voir brûler. Et dans une si étroite joie qu'il me semble toujours que j'ai les bras refermés sur mon bien pour mieux l'empêcher de s'échapper. Oui, voilà comme je me représente à moi-même : un être sans visage, debout entre le ciel et la terre ; embrassant, avec une fièvre continue, l'objet anonyme de sa sauvage joie. Je vous serre contre ma poitrine, mon Dieu, vous et toute votre création. Et tout ce que je vous donne, moi qui ne vous donne rien, c'est le seul témoignage de ma joie. Je ne possède rien sur terre, et rien ne me serait plus odieux que d'être possédé par l'éventuel objet de ma possession. Mais vous, vous me dévorez ; et si j'ai les bras si étroitement refermés sur vous, c'est que vous me possédez au point de m'interdire de m'en apercevoir. Ce brûlant égoïsme que je me reprochais et cet oubli jusque de la réalité de la mort de mon corps, est-ce donc à rien d'autre que ma joie que je les dois ; et si je me consume ainsi sans rien apporter d'autre que cette véridique preuve de votre grâce en moi, qu'y puis-je? 230 ]N I GREC, NI JUIF Voici que je me suis lamenté de ma solitude, Seigneur Et déjà je sais que, tout à l'heure, elle disparaîtra du champ de mon regard, et rien ne me restera que cet inlassable aiguillon dont vous percez le flanc de ceux que vous aimez. Ma solitude même, il me faut faire effort pour la réaliser. A elle non plus je n'ai jamais cru. Je suis seul ; je mourrai seul. Mais cette pensée ne me poursuivra pas au delà de ce moment où la vue des tombes entrete¬ nues me suggère celle de la mienne à l'abandon. Même de ne servir à rien, est-ce que déjà j'y songe encore? Hélas ! cette grande forme habitée que je suis, la voici déjà plus occupée d'être ravie que de se désoler. Il reste, Seigneur, que je voudrais, pour vous louer mieux, plus minutieusement me détruire. Il est vrai que cela, du moins, je le veux. Qui le veut quand j'écris : je le veux? A travers moi je ne sais quelle pensée me commande et s'inscrit, Mais je suis à ce point ignorant de l'expansion future de ma joie, que plus m'importe encore de chanter celle qui m'occupe à présent, que de me détruire pour lui laisser ma place. Non, Seigneur ! je ne crois pas que je me mente, ni que j'entretienne illusion de votre présence et de m'y résorber pour me détourner de m'anéantir. Tout ce que vous voulez, vous savez bien avec quelle ferveur je l'adopte. Mais quant à vouloir par moi-même, vous savez aussi que j'en suis inca¬ pable. Et si nul n'est plus faible que moi, en présence des sollicitations du monde, nul n'est plus faible devant votre volonté. Je vous demandais, Seigneur, l'autre matin, de me ITINÉRAIRES 231 permettre d'inexister. N'est-ce pas à cela —- depuis longtemps —que vous m'avez réduit sans m'en aviser. J'inexiste, Seigneur, et, puisque telle fut votre volonté, ' soyez-en loué du fond d'un cœur qui n'appartient qu'à vous. Vous m'avez dressé sur la terre comme une forme [ vide pour mieux me remplir et m'habiter. Soyez loué, mon Dieu, et ne me permettez plus de faire sur moi- même aucun retour, que pour mieux témoigner de votre réalité exclusive. Et faites au moins que ma vie vous soit à chaque instant rendue dans son intégrité. 11 mars minuit. Je me rappelle quelle fut mon inquiétude toutes ! les années qui précédèrent mon baptême. Qui sait si le souci de ma dureté ne précède à présent quelque transformation analogue à laquelle je tends sans la connaître? Et sans doute ne découvrirai-je le be¬ soin que j'en eus, qu'après qu'elle se sera accomplie et par la disparition même de cette dureté ; comme la disparition de mon inquiétude sut assez me rensei¬ gner sur l'harmonie de mon âme et du baptême reçu, sur l'appel désespéré qui exigeait celui-ci. Pour arriver à la plénitude de son harmonie il faut tourner le dos au monde; je le disais aussi à E..., et que j'étais persuadé que le plus malheureux des ouvriers chrétiens était plus heureux que le plus riche des ouvriers sans Dieu. Ce n'est pas l'assouvissement de nos désirs qui peut jamais nous valoir le bonheur, c'est la contemplation de l'amour infini. Tous nos 232 NI GREC, NI JUIF appétits sont liés à ce besoin d'infini qui exige, par la p foi ou la révolte, d'être réalisé. Mais la révolte le I1 réalise sans nous satisfaire, tandis que la foi nous vaut f la sérénité. Les responsables de la présente détresse 5! du peuple, ce n'est pas le peuple, ce sont ses mauvais P maîtres, ceux de droite et ceux de gauche. Voulant délivrer l'homme, ils l'ont amoindri jusqu'à n'en f faire qu'une outre de chair. Ils lui ont interdit de £(1 regarder en lui. Leur liberté est le pire des esclavages : il® l'esclavage de ceux qui ont perdu leur raison d'être, j# Entre les positivistes et les communistes, entre les l®1 bourgeois et les révolutionnaires, il n'y a qu'une difïé- sr» rence de degrés. Les communistes ne sont que de plus p rigoureux logiciens ; car, puisque l'intelligence humaine I ' doit se borner à la terre, mieux vaut faire la guerre à I ceux qui l'en détournent que de les tolérer. Et d'ail- lit leurs les bourgeois ne les tolèrent que dans la mesure pi où ils servent leurs intérêts. Ils ont, tout autant que atis les communistes, chassé Dieu de leurs laboratoires, ai Entre les uns et les autres il n'y a que l'épaisseur ne du portefeuille. Je vois bien qu'il serait plus prudent de se faire k communiste. Ainsi, du moins, est-on sûr de mettre L sa vie à l'abri des dangers. Mais ce qui m'importe y maintenant, ce n'est pas de me mettre à l'abri, c'est a, de dénoncer le mal et non pas seulement dans ses y fruits, dans ses présentes racines. C'est, pour ceux qui L. l'ont faite, d'éclairer le plus possible la discrimination L d'un mal qui emporte l'humanité à des guerres sans L fin et d'un bien auquel plus personne ne songe, mais L qui est. Notre vie importe peu, à partir du moment j( où la folie du monde nous devient évidente. Et sans ITINÉRAIRES 233 doute y a-t-il là plus d'amour, même si l'on est dur et solitaire, que dans toutes les sentimentalités patrio¬ tiques, pacifistes ou prolétariennes, qui donnent, à ceux qui s'y laissent aller, la fallacieuse impression d'une bonté qui n'est pas la bonté puisqu'elle est l'erreur. Il n'y a d'amour que dans la vérité et dans le sacrifice qu'on lui fait de soi-même. Ce n'est pas par amour de l'ordre que le Christ nous ordonne de lé respecter, puisqu'en même temps il le relègue à un plan tout à fait secondaire. C'est par amour de l'homme, dont le premier devoir est de cher¬ cher son âme et de respecter celle de ses semblables, toutes choses que la révolte rend impossibles. L'im¬ portant pour tout homme c'est de trouver sa paix. C'est d'être homme plus pleinement. Pour nous délivrer des « préjugés », c'est-à-dire pour nous imposer les leurs, pour nous délivrer de « l'obscu¬ rantisme », pour nous soumettre aux lumières de notre raison, ils nous ont décapités. Nous ne sommes plus que des animaux désespérés. Ne pourrait-on pas définir les Juifs : la race qui ne se prosterne pas ou, plutôt, la race qui se prosterne une minute par an. Et n'est-ce pas à cause de cette dureté qui la maintient droite, qu'il lui faut subir tant de per¬ sécutions? Dieu ne peut supporter les hommes dont le front ne touche pas chaque jour la poussière. Pour moi, je songe à ce temps où je ne connaissais d'autre sta¬ tion qu'assise, debout ou allongée. Je songe à moi avec épouvante. Voilà l'orgueil : de ne jamais adorer, la face contre terre. De ne pas confesser, à toutes les heures du jour, son indignité de regarder le soleil et 234 NI GREC, NI JUIF d'infliger à la terre le poids de sa suffisante personne De se prendre pour fin de sa propre activité ou de sa pensée même. L'orgueil, ce n'est pas de connaître sa valeur c'est d'oublier qu'en face de Dieu elle n'est que paille Il est vrai, je ne cesse de m'occuper de moi ; mais c'est pour arriver à consacrer à Dieu un être moins impur. Rompre les dernières amarres qui m'attachent encore. Ne laisser dans l'ombre aucune raison de m'évader. Mon Dieu, je me déteste. Me détester dans le détail. Les Juifs devraient être les prêtres du monde. Ils en sont les courtiers. Intermédiaires entre Dieu et les hommes, ils ne sont plus intermédiaires qu'entre les hommes. Créés pour les choses les plus sacrées, ils sont ravalés aux plus basses. Toutefois l'erreur de la religion juive n'est pas prouvée par la dégradation des Juifs. Elle l'est par l'impossibilité où sont réduits les meilleurs d'y trouver les moyens de se sur¬ monter. De même, ce qui prouve la vérité catholique, en dépit de l'indignité même de certains de ses prêtres, c'est que ceux qui veulent s'y sanctifier le peuvent. 12 mars, 5 heures du matin. Ce qui me fait tant horreur dans la sentimentalité, c'est qu'elle accorde à l'homme ce qui n'est dû qu à ITINÉRAIRES 235 Dieu, ou, quand elle s'adresse à Dieu, qu'elle le traite comme on traite des hommes. La sentimentalité mini¬ mise l'amour. C'est l'amour réduit à quelques frémis¬ sements égoïstes, le contraire du sacrifice qui, pour moi, mesure exclusivement la grandeur de l'amour. Ce qui m'éloignait de C..., alors qu'elle avait la foi et que je ne l'avais pas, c'est que déjà j'entrevoyais la foi comme un don total; et que, déjà, je suppor¬ tais moins l'idée d'un amour étriqué à la mesure humaine que d'une complète absence d'amour. Dans ce temps où j'ignorais Dieu j'aspirais déjà à une plénitude parfaite à laquelle la sentimentalité m'ap- paraissait spontanément opposée. Ce qui m'irrite, ce n'est pas la bêtise ; le rire suffit à la faire oublier. C'est la sentimentalité qui fait de l'homme un dieu ou en tout cas de la mesure humaine la seule concevable. Il y a une autre mesure ; mais qui échappe à ceux qui ont besoin du sensible pour aimer. La sentimentalité, c'est l'amour qui trouve sa plénitude dans le visible, à qui l'invisible ne parle pas. Ce que décèle la sentimentalité, c'est la complète obnubilation du sens de l'éternité. Le sentimental est enfermé dans le passager. Il s'en satisfait comme si c'était l'éternel. Ainsi, tout à la fois, il minimise l'amour et grossit, à la manière d'une caricature, l'objet humain de ses amours. C'est l'être qui n'a pas conscience de la hié¬ rarchie de l'univers et qui, parce qu'il aime n'importe qui, croit qu'il aime. Il n'aime rien en vérité. Il aime d'être aimé et, jusque de Dieu, recherche l'attention qu'il exige qu'on lui prête. Tous ses mouvements sont 23G NI GREC, NI JUIF ainsi commandés par l'inconscient besoin de se faire valoir. Ce qui explique que la sentimentalité soit le privilège des faibles. Elle est la compensation dont ils ont besoin pour oublier leur faiblesse et douter moins de soi. Elle est l'état de ceux en qui le monde entier ne vibre pas. C'est une hypocrisie qui leur sert à se dissimuler un vide bien plus réel que l'amour dont ils entretiennent les seules apparences. Les sen¬ timentaux sont des gens en qui l'illusion a remplacé la véritable connaissance de soi. Avant de tromper les autres sur eux-mêmes ils ne cessent pas de se piper. Ce qui importe, ce n'est pas de ramener notre amour de Dieu à la mesure des hommes. C'est, tout au con¬ traire, d'accroître notre amour des hommes en nous efforçant de ne voir ceux-ci qu'en Dieu. Et c'est là ce que certainement je pressentais dans le temps où, ignorant Dieu et les hommes (et moi-même tâchant à devenir sentimental), j'étais déjà pourtant dans une sourde hostilité à l'égard de certains féminins déborde¬ ments de foi qui trahissaient à mes yeux — je ne savais pourquoi — une inauthenticité foncière qui m'éloignait beaucoup plus de la foi que n'y fût par¬ venue l'incrédulité. Aujourd'hui encore, c'est le crité¬ rium de mes rapports avec les autres. Et cela ne signifie pas que le sentimental ne soit pas autant capable de sacrifice que celui qui aime de la manière que j'imagine ; quelquefois il en est plus capable encore. Mais son sacrifice est accompli pour des besoins immédiats, faisant de l'objet pour lequel il est offert une réalité suffisante. J'avais tort de penser que le sacrifice seul marquait ITINÉRAIRES 237 i'amour, de la manière que je le conçois. Ce qui le marque bien plutôt, c'est une connaissance qui empêche de mêler les valeurs et de faire, de tel être pour lequel le sentimental est susceptible de se sacri¬ fier, cet objet suréminent qu'il devient pour lui, de « sorte que rien d'autre ne compte que le plaisir qu'il lui procure et surtout celui qu'il éprouve à le lui pro¬ curer. Il y a autre chose encore, et c'est cela que je nomme l'amour : la notion du néant de soi à l'égard de Dieu. ;i Voilà éventuellement, malgré tous les sacrifices dont ils sont capables, de quoi les sentimentaux sont inca¬ pables. Le plaisir des autres, leur propre plaisir, toute leur passion s'y confine. C'est la sensualité sans sexe ou, du moins, sans sexua¬ lité avouée. Celui qui aime la vérité et qui aime les hommes pour elle, il ne cherche pas à leur plaire pour se faire plaisir à lui-même. Il se consacre à les éclairer. C'est là sacri¬ fice véritable et le seul signe de l'amour. Pour le sentimental il n'y a pas une vérité. Il y en a autant que d'hommes. Il veut dire autant que d'in¬ dividus à qui il lui importe de plaire. Rien n'est plus |j fréquent aujourd'hui que ces sentimentaux. Et la plupart sans s'en douter. Ce ne sont pas les hommes que j'aime, ni de leur I plaire. C'est Dieu que j'aime, et les hommes en lui. II Je ne connais d'amour que spirituel. Et mes préfé- il rences, la simplicité des êtres les détermine. A moins :j que ce ne soit leur docilité à chercher la lumière ; ou | encore la possession qu'ils en ont. I De toutes façons, leur seule humilité m'attire. I 238 NI GREC, NI JUIF S Jeudi 13, I ii Ce qui me détourne peut-être de jamais penser à ■' ma mort, c'est que je ne cesse de penser au moment 1 où mon état actuel sera remplacé par le suivant. Le sentiment de ma mobilité me prive de la perception ^ d'une quelconque immobilité future. La mort ne ■ m'évoque rien de plus qu'un nouvel aspect du conti- 5 nuel passage qu'est ma vie. « Sans doute y penserais-je s'il n'y avait plus moyen M d'envisager la fin, ni le remplacement par un autre, de mon état présent. Si j'étais mis dans telle situation p1 qui ne dût plus changer et que je perdisse ainsi cette è impatience avec laquelle j'aspire au moment où je ff sais que ce que je possède — fût-ce avec joie —dis¬ paraîtra pour céder la place à un plus attrayant ; inconnu qui, d'ailleurs, ne tire son attrait que d'être B encore irréalisé. ii Ce qui me détourne de penser à ma mort, c'est le à goût exclusif que j'ai de l'inconnu immédiat, ma ten- r« sion vers lui. Je me réduis à l'attente où j'en suis, :it à sa palpitante anticipation. fi C'est aussi pourquoi au moindre malaise physique je fil suis désemparé. Je me crois perdu. Je n'ai pas le sens à de mon corps : ni celui de sa réalité, quand je n'en -o souffre pas ; ni, quand j'en souffre, celui de sa résis- le tance. Mais lorsque enfin je me crois perdu ce n'est :lj pas l'idée d'immobilité cadavérique qui s'impose à L moi; c'est le miroitement auquel je m'attarde d'un inconnu auquel je ne songe pas. C'était lui du moins h ITINÉRAIRES 239 jusqu'il y a peu de temps. A présent c'est l'éventua¬ lité d'un nouveau progrès de l'esprit. Je suis vraiment la proie de ma curiosité spirituelle. Je m'identifie à elle minutieusement. Je suis le curieux que tout changement sollicite, que toute variation étonne et, au moins un instant, ébranle jusqu'au fond de lui. La joie que j'ai maintenant de ma stabilité n'est due qu'à l'inexplorable immensité de ce qui la produit. J'ai trouvé le cadre où peut s'accomplir mon forage avec une continuité à laquelle j'aspirais vainement. Au lieu des velléités superficielles et désordonnées de jadis, je plonge au fond de moi et j'en tire sans cesse des formes imprévues. Je suis le fil d'un labyrinthe indéfini. Et ma perte m'y favorise. Distinguer entre le sentimental généreux et le sentimental avare, etc. Ainsi les combinaisons d'un nombre assez restreint d'humeurs se traduisent par une variété infinie de nuances ; et les esprits, en appa¬ rence les plus opposés, ne sont souvent opposés que par des traits secondaires tandis que l'essentiel de leurs caractères reste le même. Inversement, pour les esprits en apparence les plus semblables. D'où diffi¬ culté d'interpréter le motif réel d'aucun acte. En soi- même la discrimination est déjà délicate et l'on ne dent jamais un compte suffisant de tous les facteurs qui entrent en jeu dans l'élaboration du moindre geste. Je rêve d'une dosologie — comme ils disent — d'une symptomatologie, d'une homéopathie des sen- 240 NI GREC, NI JUIF - —- \ timents. En mettant tout sur le même plan, le bien M et le mal, le oui et le non, les gens ont perdu le sens ''f des nuances. En même temps qu'ils privaient Dieu de ;F1 toute réalité vivante, l'homme de sa liberté, l'uni- ' vers de sa hiérarchie, ils se sont si bien habitués à ■' vivre dans la monotonie qu'ils ne s'aperçoivent même ^ plus qu'on y crève d'ennui. Mais comment leur dé- ■' montrer qu'on ne trouve pas la joie en la recherchant; 1 plutôt en cherchant la souffrance. De même qu'on ne I devient vraiment libre qu'en se réduisant à servir; et vraiment amoureux qu'en tuant en soi le désir. La parole du Christ, qui livre d'un coup toutes ces ï vérités agissantes, est lettre morte à ces faux sages 11 qui ne sont hélas même pas de vrais fous. Ils ont fi pris la matière pour le réel, l'abstrait pour le spirituel, f le visible pour l'unique concret, sans savoir que la matière, le visible et l'abstrait prennent leur densité i et leur authentique animation par l'esprit qui n'est accordé qu'à ceux dont le cœur est droit. , Je crois que le critère de la pensée bourgeoise est là, j c'est assez dire que lui appartiennent à des titres divers les Berl et autres Benda qui, tout en se jugeant 11 opposés entre eux et sans commune mesure avec l'igno- ; minie dont ils procèdent, ne sont révolutionnaires ou j ] spirituels qu'en apparence. Pour des esprits non pré- | venus ils en sont les suites immédiates. t ] La générosité spirituelle est la marque de ceux qui , sont du Christ. Et le monde ne la connaît pas. L , Je lisais l'autre jour un article où un socialiste com- a| parait, avec mépris, le prêtre à un sorcier, alors que [i ITINÉRAIRES 241 lui-même n'a de foi qu'en l'efficacité des discours, de l'Université et du Parlement. Quand on suit leurs absurdes raisons avec un peu d'attention, on croit rêver. Transformant le monde avec des mots ils ne supportent pas que Dieu, qui fait germer le blé, puisse transformer celui-ci en son corps. Ainsi ceux qui abusent de la parole, ils ne croient plus au Verbe. 15 mars. Le crépuscule est l'heure où toutes formes perdent leur densité. Il n'en reste plus rien que ce qui compose leur mutuel accord. Elles s'individualisent jusqu'à l'essence. Alors s'élève, comme un muet appel avant que soit accompli le passage à ce qui n'est plus, un adieu déchirant. Un troupeau de brebis passe dans la nuit qui tombe. Le berger à pas lents le conduit. Le chien, sans aboyer, tourne tout autour. Et les bêtes s'écoulent sans bruit. Il me semble voir sur le chemin se dérouler la séré¬ nité d'un beau jour accompli. Rien ne demeure des longues heures de pâture : ni regret, ni souvenir. Ces bêtes suivent le rythme du temps qui les porte. Elles vivent dans un présent qui se continue. Le troupeau est passé. Les oiseaux ont fini de chanter. Je n'entends plus que le cri d'un grillon voisin et le roulement lointain des grenouilles. Tout s'enveloppe dans un voile indistinct. 16 242 NI GREC, NI JUIF Seules flottent encore les ondes parfumées de forêt humide. La terre entière se glisse dans la nuit. Lundi 17. '» » Il n'y a plus moyen, mon Dieu, de vivre sans vous. Et depuis tant de jours où je m'acharne en vain à voir clair en moi, je ne parviens qu'à me dessécher. Plus rien ne résonne dans ce trou sourd de ma poitrine. Et jusque des choses dont la beauté me saute aux yeux, l'émotion ne me touche plus. Dans les spectacles de l'univers où je sais que tout mon être est toujours prêt à bondir, il y a, comme en vous, une espèce de refus de m'accueillir et, sur place, l'étrange fuite d'une tendresse proche qu'il ne m'est plus possible de res- ji saisir. Les mots mêmes sont devenus inertes. Une fis¬ sure est creusée entre la vie et moi ; une profonde faille impossible à combler. Mais tant m'échappe toute ardeur, et celle même de me désoler, que mon déses- | poir n'est encore que la conscience de ce qu'il devrait s être. Ainsi, l'autre soir, quand, revenant en voiture à travers la campagne, dans le crépuscule qui se pen¬ chait sur nous, je voyais toute forme s'alléger et rosir, perdre sa densité et, avant d'abandonner à la ténèbre jusqu'au souvenir d'avoir été, s'individualiser d'abord :■]> jusqu'à se réduire au fondamental accord de soi- fo même et de toutes les formes d'alentour, alors que je comprenais soudain que la plus émouvante beauté de la nature est moins dans la plénitude des heures tranquilles que dans l'imperceptible passage où s'ef- L ITINÉRAIRES 243 facent les différences pour se tendre les liens d'un plus universel amour, même alors vous me fuyiez, Seigneur, Et cette ressemblance avec toutes les créatures de la terre, que nous vaut la sensible connaissance de notre faiblesse dans une charité qui est, en nous, comme l'air autour des formes — quand la lumière se vaporise et devient nuit, ou que la nuit cède la place au jour ; quand le printemps commence de toucher la terre en bondissant de place en place, ou que l'extrême automne achève de se dépouiller — j'avais beau me répéter que seul l'amour de vous nous faisait ressem¬ bler à ces éphémères instants de votre Création, cette unité et cette communion dans la périlleuse pureté de notre plus fragile accord m'échappaient ; et j'allais, à travers l'irréelle douceur de cette fin d'un beau jour, devisant, discourant, comme si, entre mon cœuret moi, l'épaisseur de mon regard tourné sur moi se fût glissé, et, m'imposant son opacité, m'empêchât de me fondre en silencieuses actions de grâce. Voilà, Seigneur, à quel point j'en suis ! Qu'il me faut ramener à vous tout ce qui dans la nature rafraîchit nos corps et nous désaltère, et faire de vous, Seigneur, la source de tous les instants de nos vies ; et non pas seulement reconnaître la réalité de votre abondance et que vous êtes l'Amour, mais ne vivre que pour témoi¬ gner de votre présence dans les plus insaisissables tendresses de l'univers. Vous êtes ici, Seigneur, vous êtes là, vous êtes mon amour agissant et vivant qui ne cesse de se donner et ne cesse de nourrir. Et, le matin, quand déjà l'éper- vier dessine ses grands cercles dans l'air et que le bourdon noir obsède la jacinthe de son gros ronflement, 244 NI GREC, NI JUIF quand, dans la fraîcheur qui ne leur oppose encore nul obstacle, les parfums s'entre croisent avec une irrésis¬ tible douceur, le matin, mon Dieu, à travers ces bois où toutes les créatures sont depuis longtemps dans leur activité, quand je me rends à votre Sacrifice, je confesse que je suis une créature dans l'innombrable fourmillement des créatures que votre profusion fait vivre; et j'en ai, mon Dieu, une indéniable allégresse. Mais, tous ces derniers temps, ce monde, qui s'offrait à moi dans son adorable effusion, je le traversais sans l'aimer, tant mon attention concentrée sur moi-même me privait de vous apercevoir jusque dans la moins douteuse mobilité de vos créatures. Et, quand j'arri¬ vais devant vous, il ne me semblait plus être dans votre présence. Mon Dieu, je sens qu'il ne me faut rien abandonner de ce minutieux amour de toutes choses ; et que c'est vous louer encore que d'aimer ce qui vous glorifie. Ainsi cette pénitence, où je pressens qu'il me faut vivre, ce n'est point dans le retranchement de l'uni¬ vers qu'il me faut l'accomplir, ni dans un refus pareil à celui que s'infligeait la religieuse de respirer la fraîche douceur du bouquet qu'elle venait de composer pour vous. Ma pénitence, il faut que je la trouve ailleurs. Et non point dans la privation de ce qui vous loue, mais dans la privation de ce qui me prive de vous. La voici, Seigneur, cette pénitence que vous exigez. Et si j'avais peur de devoir appauvrir la riche musique que je ne puis douter que vous ayez mise en moi, je suis prêt à vous l'abandonner ; mais je ne crois pas, Seigneur, que ce soit déjà ce que vous désirez. Ni que |i« je vous adore dans la parfaite nudité d'une âme qui ITINÉKAIRES 245 se réduit à son principe. Mais plutôt en multipliant les occasions de vous louer, me forçant à la constante attention de fuir ce qui ne me parle pas de vous. J'entrevois, Seigneur, la louange que vous exigez. Loin de ces créatures à la séduction desquelles je ne sais résister, loin de ces distractions qui ne m'amusent guère mais où je me fais un ridicule devoir de m'aban- donner, dans le refus enfin opposé à un monde qui me tient encore, et non pas à un univers qui vous glorifie. Mon Dieu, j'entrevois ce que vous désirez de moi. Donnez-moi donc la force de l'accomplir et, puisque le monde ne m'offre que des occasions haïssables, donnez-moi d'exercer ma vigilance à ne pas cesser de le fuir ; de sorte que je n'aie pas à me persuader que je ne souffre point des défauts qu'il me reproche, mais qu'au contraire je me réjouisse de ce qu'il trouve à les condamner en moi, sachant que son esprit ne peut comprendre la tendresse que cette apparente insensibilité signifie. Voici ma pénitence, Seigneur, pour la durée de ce Carême. Elle n'est point d'aller contre des goûts qui m'éloignent du monde, mais de les porter à leurs extrêmes. Elle n'est point de me priver des grâces de votre univers, mais de me forcer à une plus incessante recherche de vous à travers ces grâces que vous m'offrez. Il me faut fuir Satan, mon Dieu, et Satan n'est point dans la floraison admirable de votre Création. Il est prince du monde ; mais d'abord de ce monde qui est le monde ; et il ne l'est de l'univers que dans la mesure où le monde le corrompt. 246 NI GREC, NI JUIF Peut-être, un jour, exigerez-vous de moi un plU8 complet sacrifice et ne me permettrez-vous plus même à travers les formes, de vous suivre. Alors, il me faudra ne vous rechercher que dans la contemplation de votre réalité insensible. Pour l'instant, Seigneur, je ne puis me passer de vous sentir tressaillant comme un jeune chevreau, vraiment comme la vie de ma vie. Ce que vous m'interdisez, Seigneur, quoique toute ma nature me porte à me l'interdire, c'est de m'ins- taller comme ils sont installés, c'est de me faire avec eux illusion sur notre fragilité. Ce n'est pas la joie que vous interdisez, mais cette désubstantiation de la joie qui consiste à se distraire et à vous oublier dans les distractions. Il nous faut bien nous anéantir ; mais non point dans notre vertu de créature vivante, dans notre illusion de pantins qui se rassemblent pour se forcer de rire. C'est d'être possédé par les êtres ou les choses qui, en nous, vous offense. Ce n'est point que nous les aimions. Et, si je regarde ces dernières semaines où tel, à qui je me reprochais de ne point consacrer tous mes instants, souffrit de ma dureté, ce n'est déjà plus ma dureté que je me reproche, car, dans ces rapports que vous aviez permis que l'occa¬ sion établît entre nous, peu eût importé à votre gloire en lui que je lui consacrasse plus de temps. Tandis qu'il ne cherchait, quand il croyait vous chercher, que le plaisir, assez commun, de donner à un autre le plai¬ sir de sa société. Ce sont ces illusions que vous nous ordonnez de fuir. Vous ne voulez point, Seigneur, que le trouble s'empare de nos cœurs, mais la paix. Et le seul trouble résulte de ces rencontres où un être exige de l'autre, fût-ce pour des motifs dont la no- ITINÉRAIRES 247 blesse semble éclater, le sacrifice de votre continuelle présence. Je le vois, enfin ! et que je vous ai trahi en croyant vous servir, car je n'avais pas à tenter de lutter contre l'établissement de votre jalousie, ni à tenter de réduire la part que je vous faisais. Mais cette âme étrangère, je l'aurais mieux servie en me refusant à des distrac¬ tions inutiles qui m'arrachaient à ma solitude. Oui, je sais maintenant que l'ordre de ma pénitence et celui de la grâce s'accordent à celui de ma nature ; et qu'il importe, par-dessus tout, que je m'interdise de plaire, quand même le monde ne serait capable de déchiffrer dans ce refus qu'un égoïsme qui n'y est pas. Ma pénitence n'est pas de me refuser au chant ado¬ rable de la vie, elle est de me refuser à ceux que leur mouvement le plus spontané et, en apparence, le plus pur porte à prendre ce qu'ils aiment et à le posséder. Vous nous interdisez de tolérer toute forme, auprès de nous, qui ne nous parle pas de vous. Et, dans cette incomplète solitude où vous me forcez de vivre, de ne pas rejeter tout ce qui risquerait de l'entamer. Quoi qu'ils pensent de cette soi-disant dureté, vous m'ordonnez donc de la rendre plus inhumaine encore. Je vous loue, mon Dieu, de me parler ainsi, non pas avec des mots mais par l'entremise de la réalité. Ainsi me permettez-vous de tirer de tout ce qui m'arrive, grâce à cette attention que vous aiguisez en moi, la leçon la plus essentielle, et la plus profitable expérience. Et, loin de me forcer de contredire ma nature, pour me livrer à vous plus pleinement, vous m'obligez de la porter jusqu'au point où sa perfection peut le mieux accueillir votre grâce. Vous ne m'ordonnez donc pas 248 NI GREC, NI JUIF de me combattre dans mon essence, mais dans l'acci¬ dent qui trouble cette essence et dans la trop cons¬ tante lâcheté avec laquelle, pour séduire, je consens encore à la troubler. Soyez loué, mon Dieu. Vous êtes un Dieu vivant, et vous ne permettez pas qu'une trompeuse innocence donne longtemps le change à celui qui veut, pour vous, humilier son esprit et rectifier son cœur. Vous êtes un grand Dieu. Et le plus séduisant prestige est bientôt obligé, devant vous, de se trahir et de céder. Vous êtes celui qui délivre du mensonge et retranche du monde. Je vous adore, mon Dieu. J'ai retrouvé votre présence. Premier point : abandonner tout livre qui ne me parle pas de Dieu, quelle que soit la curiosité qui me porte vers les autres. Deuxième point : me faire à l'idée que la douceur humaine n'est plus pour moi. Troisième point : veiller sur mes regards pour ne jamais oublier de rechercher l'Esprit dans les créa¬ tures et de ne les aimer qu'en lui. Mes trois vœux, en attendant mieux ! Ne rien lire qui ne me parle de Dieu. Veiller sur mes regards. Ne rien désirer pour m'y attacher. La joie est une plante qui exige beaucoup de vigi¬ lance. ITINÉRAIRES 249 Samedi 22. Non, Seigneur, je le vois bien : il n'y a décidément rien à faire. Et si j'ai raison de croire que j'appartiens à ma solitude, que je ne peux, ni ne dois en sortir, — pas plus que je ne vois ce qui pourrait m'y décider, car nul attachement au monde ne me vaut votre recherche passionnée, — et que ce n'est pas pour prendre mes aises que je refuse toute douceur, cepen¬ dant il n'y a pas moyen de me dissimuler que je suis dur et que ma dureté est incrustée où je ne songe pas assez à la défaire : dans cette infraction à votre esprit, qui est douceur ; et dans cette promptitude de mon regard à déceler, dans l'œil d'autrui, la paille que vous nous commandez de n'y pas voir. Je ne suis pas de votre esprit, Seigneur. Il me manque cette mansuétude et cette bénignité que je devrais nourrir pourtant plus que quiconque, puisque je sais mieux d'où je viens, où je retombe quand votre main me lâche, et enfin combien il est difficile, à celui que vous ne favorisez pas de grâces très attentives, de discerner son âme dans le tumulte que fait autour de lui le monde. L'autre matin, Seigneur, j'étais tout fondu dans l'amour de vous et dans celui de vos saints. Et saint Joseph, dont c'était la fête, m'offrait précisément un modèle parfait, lui qui n'a rien dit, Seigneur, alors que toutes choses dépendaient de lui ; et d'abord votre propre subsistance. Voilà longtemps déjà que je songe à ce père adoptif 250 NI GREC, NI JUIF _ i qui sacrifia pour vous toute sa vie sans vous opposer î la moindre parole. Et, docilement, il suivait toutes les directions que vous lui suggériez quand plus qU'un | autre il pouvait mettre sa volonté en travers de la " vôtre. Car si, pour nous, c'est devenu bien simple, — ? tout de même il avait toutes les raisons, lui, de se défier de cette petite fiancée qu'il voyait enceinte ; et il lui fallut une fameuse absence de défiance, une fameuse 1 humilité de l'esprit et une rectitude du cœur à peine f imaginable pour tout accepter comme un don de vous E et comme l'expression charnelle des desseins de votre '' Providence. Nous acceptons, mon Dieu, tout ce qui nous arrive. Et si ce n'est pas sans regimber, pourtant de tout ce !l qui nous arrive rien ne contredit l'ordre habituel de ; l'univers. Et le miracle même, quand il se produit — W comme ce fut le cas en plein milieu de ma vie — il est als attendu; il est désiré; enfin il est dans un certain 111 accord qui aurait pu ne pas être mais qui comble H tellement notre attente que nous n'avons pas de ;:i raisons d'en douter. Et il faut beaucoup d'orgueil, H Seigneur, pour ne pas croire que vous puissiez orienter nos vies avec un peu plus d'imprévu encore que n'en h comporte déjà le courant de votre fantaisie. Mais une r incarnation céleste, l'engendrement par une vierge, si il faut, pour y croire (au moment où elle se produit, F à côté de nous, non plus tard, quand on a la preuve par la suite des faits, la confirmation multipliée du " mystère accompli; mais sur le moment même, lors- M qu'on voit l'irréalisable se réaliser et l'invisible prendre -1 corps), il faut convenir qu'on a besoin alors d'une fameuse dose de foi et d'une de ces confiances dont les Ja ITINÉRAIRES 251 esprits forts ont beau jeu de se moquer. Et c'est de cette acceptation enfantine et miraculeuse du mi¬ racle, avec cette docilité au surnaturel, ce merveilleux silence que votre Joseph accueillit l'apparence d'une si grave atteinte à sa dignité. Mais il n'avait pas de dignité, Seigneur, il n'avait qu'un immense désir d'être conforme à votre volonté —• et cette foi où tout ce qui n'était que de lui ne cessait de se renier et de s'anéantir. Pendant cette messe surprenante, insérée au milieu du Carême comme un cri irrépressible, avec ce Gloria qu'on n'avait plus entendu depuis deux semaines et qui, tout à coup, éclate comme un chant de trompette que tout le deuil de la terre ne parvient plus à étouffer, dans la joie imprévue de cette messe admirable je vous ai rendu grâces, mon Dieu, dans vos anges et dans vos saints ; et j'ai vu lentement de derrière mes yeux clos, comme d'une immense prairie, la personne de Joseph grandir pareille à une fleur blanche, une énorme fleur immaculée. Et vos autres grands saints lui répon¬ daient au cours des âges, comme d'autres fleurs magni¬ fiques et pures. Et toute la terre n'avait d'autre occu¬ pation que de les produire. Si bien que toutes vos créatures étaient comme ce plancton qui flotte dans la mer pour former et pour nourrir les coquillages et les poissons. Mais il ne s'agissait plus de coquillages ni de crustacés. Et Joseph se dressait dans l'immense blancheur de son adorante dévotion, pour affirmer que toute la Création n'avait d'autre objet et d'autre fin que de former ceux qui vous glorifient par le sacrifice volontaire et permanent de la vie que vous leur avez donnée. 252 NI GBEC, NI JUIF Mon Dieu, comme cette image était belle ; et je fondais en pleurs en songeant que vous m'aviez permis d'avoir une confirmation, quoique sensible, d'une si urgente précision, un témoignage si vivant de tout ce que de toutes mes forces je crois dans la profondeur la plus nue de mon âme. Et je sais que je n'oublierai pas plus l'image de cette prairie de l'univers où, d'une multitude de pous¬ sières, ces grandes fleurs naissaient, que cette étrange audition qu'il y a près de deux ans vous m'avez donnée lorsque, dans la petite église de Merlimont, je m'efforçais à faire oraison. Mais je doutais non seu¬ lement de la réalité des saints, de la réalité véri- dique de notre propre immortalité. Je ne savais pas comment m'y prendre pour m'orienter vers vous, pour me tenir dans votre présence. Et, tandis qu'il m'importait peu, quant à moi, que notre mort char¬ nelle fût une mort définitive (mais je faisais un effort désespéré pour réduire cette croyance spontanée aux dogmes auxquels j'adhérais de toute ma volonté), vous me donnâtes comme une audition des âmes qui vous louent, comme un concert de toutes les louanges de toutes vos créatures. Et les espaces infinis me sem¬ blèrent peuplés de chants ; si bien que, non pas ma foi qui était entière, mais l'orgueil de mon esprit et l'entraînement de mes sens durent céder devant une manifestation également sensible et dont la puissance de conviction l'emportait de loin sur celle des objec- ito tions que malgré moi je me faisais. C'était alors, jji Seigneur, un concert de tous les justes de tous les j ( temps et de tous les peuples. Et je compris ce que jus- jtK qu'alors je me bornais à accepter comme article de ma J]e ITINÉRAIRES 253 foi, que rien sur la terre n'a de but que de louer, par sa vie ou par sa volonté, Celui de qui toute vie et toute volonté procèdent. Et ce fut alors comme une circu¬ lation adorable. Aujourd'hui, j'ai vu, de ce foisonnement innom¬ brable, les plus hautes figures se détacher et, du con¬ cert œcuménique des créatures minuscules, la flo¬ raison de vos saints les plus purs. Ce n'est pas la foi qui me manque, car je sais que je ne sais rien et que, de moi-même, je ne puis rien savoir. Mais vous prenez la peine de conforter et de justifier, par des images inoubliables et par le langage des êtres et des choses, cette joie que vous voulez, pour moi, si complète, que rien ne lui manque — ni un facteur de beauté naturelle, ni l'élément le plus sensible et le plus per¬ suasif. Vous m'accablez d'indubitables preuves qui se lèvent en moi, lorsque j'en ai besoin, pour asseoir plus solidement une foi qui pourtant de nulle part ne défaille. Vous m'accablez des preuves de ma joie, comme si vous ne vouliez pas que manque une seule raison de me réjouir dans l'abandon où j'essaie, du fond de mon cœur, de me livrer à vous sans rien réserver pour moi. Vous êtes, pour qui vous loue et tâche de faire attention à vous, d'une prodigalité ini¬ maginable. Et le fabuleux gaspillage de tous les germes de la nature en donne à peine l'idée. Vous êtes comme un torrent qui déborde soudain sur toutes les terres qui l'environnent. Et puis, comme il rentre dans son lit et n'est plus bientôt qu'un fidèle filet d'eau, vous êtes, après nous avoir rassasiés de toutes les manifestations de votre puissance, le plus faible chant et le plus pauvre agneau. Mais on sait 254 NI GREC, NI JUIF trop ce que vous fûtes pour douter de vous quand vous vous dérobez. Vous nous accablez, Seigneur, successivement de votre force et de votre fragilité. Et vous êtes toujours cette liberté, cette imprévisible et toute puissante grâce sans laquelle nous nous effondrons dans le dé¬ sordre d'une vanité aveugle et ridicule. Mais, même au moment de nous abandonner, avec cette espèce de souriante ironie que vous mettez parfois à nous laisser aller suivant notre propre force, alors, surtout, il n'y a plus moyen de douter que l'on vous doive tout. D'où vient donc, mon Dieu, que je recherche en moi les éléments de mon activité, comme si je pou¬ vais tirer de ce néant rien de plus qu'une permanente raison de choir et de déchoir et qu'une aveugle excuse à toutes défaillances? Vous êtes la pierre d'angle et le ciment qui tient en place l'édifice que nous sommes. Vous êtes cet impondérable Verbe sans qui toute la construction de la créature n'est qu'une matière prête à crouler. Vous êtes cette indispensable parole sans qui tout ce qu'il y a d'être dans l'orgueil et la concu¬ piscence s'effondrerait aussitôt. Vous êtes celui qui nous reproche notre trahison et qui pourtant nous accorde le délai et les moyens de la poursuivre encore. Mais, puisque je sais que je ne tire rien que de vous, pourquoi m'obstiné-je à croire que je puisse me ré¬ former sans»vous? Et que cet esprit de dénigrement que je promène partout et qui vous offense, j'en puisse venir à bout, en l'affrontant, et non pas en dévelop¬ pant mon amour pour vous. Mon Dieu, que cette supplication monte encore vers vous comme l'offrande du soir. Faites, Seigneur, ITINÉRAIRES 255 qu'au lieu de m'acharner en vain à me vouloir meil¬ leur pour vous mieux honorer, je ne m'efforce qu'à vous aimer avec une plus minutieuse attention, avec une docilité plus soumise ; et que je cesse de croire que je puisse venir à bout d'aucune de mes faiblesses et de mes infidélités en tâchant à les vaincre par le seul effort — où, peut-être, l'orgueil encore se dissi¬ mule — de me vouloir parfait comme vous êtes par¬ fait, mais par un plus complet abandon à votre volonté, une confiance moins discuteuse, une dis¬ ponibilité plus souple, une plus surnaturelle confi¬ dence. Et, sans me dispenser de l'effort que vous exigez que notre volonté accomplisse, le remettre avec un plus enfantin, avec un plus fidèle abandon à votre grâce puissante et bienveillante, à la mysté¬ rieuse impulsion de votre Providence inlassable et vivante. Faites-moi me poursuivre dans ma plus sub¬ tile intimité; et que je sacrifie enfin ce résistant orgueil qui ne cesse de se déguiser pour me donner le change. Je voudrais, mon Dieu, n'attendre plus rien que de vous. Le christianisme n'est pas une religion : c'est la per¬ fection de l'homme. C'est le secret de porter à leur perfection toutes les vertus de l'homme. Le moyen pour l'homme de se déifier. L'art de délivrer nos puissances d'aimer. La plénitude du Christ, c'est la plénitude de l'homme. Tout homme est donc au moins un chrétien virtuel. Le saint est l'homme qui réalise Dieu en lui. 256 NI GREC, NI JGIF Dimanche 23, Teatro dei Piccoli. Numéro de cirque : fiction pure ; personnages comme vivants, sans plus aucune dépendance au vraisem¬ blable. Opéra-comique : imitation exacte des acteurs ; dis¬ crétion dans la caricature. Parfaite liberté des gestes qui ne mettent en relief que leur propre exagération. La convention est tellement insistante, qu'elle devient absence de convention. Illusion d'une délivrance des gestes et du corps; les corps ne posent plus même sur le sol. Ils ébauchent et développent en l'air les gestes de la terre. Absence de pesanteur : les membres font des mou¬ vements qui n'ont plus qu'une valeur allusive. Beauté très voisine des ralentis : le geste pris comme une écriture. Ces marionnettes nous restituent exclusivement le pantin enfermé dans tout acteur de cirque, de théâtre et de café-concert. Mais cette liberté est ici sans motifs. Le geste, dépouillé de tout contenu spirituel, n'est plus qu'un tissu de mouvements inégaux ; l'ordre que ITINÉRAIRES 257 chaque personnage, par sa simple contexture, repré¬ sente, sert ainsi à inscrire le désordre. Utilisation des corps délivrés de toute loi autre que celle de leur inévitable unité ; en vue d'un simple déroulement de rythmes. Et l'on éprouve, à travers ces petits corps sans densité, par une analogie fla¬ grante, l'impression de la fièvre des corps que plus rien n'alourdit. C'est la réalisation parfaite des efforts de toutes les sortes d'acrobaties. Chaque personnage est identifié à ses gestes les plus conventionnels qui deviennent l'image de la liberté ou sa caricature. Je regarde la salle. Je remarque que tous les gens dits : mûrs, sont surtout ceux qui n'ont pas eu le temps de rester jeunes, absorbés qu'ils étaient dans leurs occupations temporelles. La jeunesse pour durer a besoin de loisirs. Désinvolture. Personnages se prenant au sérieux ; de l'exagération et de l'irréelle répétition des gestes résulte une prodigieuse réalité, celle du cinéma : l'irréalité du réel ; à moins que ce ne soit la réalité de l'irréel. J'étais tout près de la scène. Je vais au fond : l'effet tombe. Ces marionnettes n'agissent donc que par leurs nuances les plus imperceptibles. Ce n'est pas 17 258 NI GHEC, NI JUIF leur masse, ni leur mouvement qui fait rire ; c'est lem minutieuse attention à vivre dans la conformité à leurs modèles humains. Elles livrent, en en faisant la caricature, le ridicule de l'automate en qui 8e réduit celui qui joue sa vie et se regarde vivre au lieu de vivre : le maniaque qu'est tout homme satisfait de soi. C'est par la répétition inlassable et comme déli¬ rante des tics les plus conventionnels des acteurs et des hommes que ce théâtre atteint à toute sa gran¬ deur. Lundi. U Inondation, film de Delluc. Schématique, malgré le découpage parfois éton nant. Ce découpage n'est pas celui qui convient à un J drame psychologique. Je songe à la Chair et k » Diable si inférieur à ce film et tellement plus ciné- M graphique : c'est que l'histoire y est surtout exposée t en gros plans. us Ce qui concerne l'âme ne souffre pas le langage p» habituel des membres, des gestes, des paysages et lt des corps. La concentration est exigée. Seules les in réactions des visages suggèrent le drame qui dépasse & les individus. Si les individus sont peints en corps, le drame dis- m paraît derrière eux. C'est pourquoi il n'est possible :to de réussir un film psychologique qu'en en faisant : [ l'histoire d'une force invisible et constamment pré- i t sente, au delà d'yeux et de bouches qui souf- «a frent. j® ITINÉRAIRES 259 Mardi 24. Ce que les gens —et surtout les femmes —appellent amitié, c'est l'amitié sentimentale qui consiste à sou¬ vent se voir quand on est voisin ; et à beaucoup s'écrire quand on est éloigné. Ils ne comprennent absolument rien à l'amitié spirituelle. Ils l'appellent absence d'amitié, égoïsme, orgueil. Ils ne voient pas que les seuls éléments de leurs amitiés sont précisé¬ ment l'égoïsme et la vanité. Et quel moyen de le leur faire comprendre? Ils en sont au stade des serments étemels et s'étonnent, chaque fois que ça craque, que ça ait pu craquer. Et ce serait folie d'essayer de s'entendre avec eux. De la meilleure foi du monde ils sont certains d'être les plus aimants. II n'y a même pas moyen de discuter. Et si on leur dit qu'on les aime mieux en priant pour eux qu'en perdant avec eux son temps en bavardages, ils vous regardent avec ahurissement et comme un hypocrite. Je disais qu'ils en étaient au stade des serments. Ils en sont à celui de la vue, de l'ouïe et du tou¬ cher. Il faut, quand on tend soi-même à la spiri¬ tualité, les avertir qu'ils n'ont rien à attendre dans le sens où ils cherchent. S'en rapprocher ; les laisser approcher ; croire qu'on pourra s'entendre, ne risque de provoquer bientôt qu'une hostilité mutuelle. Et comme il n'y a aucune raison pour qu'il en puisse jamais aller différemment, il faut se garder d'eux et les préserver de soi-même. Entre ce que le monde appelle amour et ce que l'on appelle 260 NI GREC, NI JUIF ——a * amour en Dieu il n'y a de commun que le nom_ t Mais quand une sentimentale approche d'un spiri- « tuel et se met à l'aimer, alors elle fait jouer, avec une ! inconsciente et grossière habileté, le chantage : « s; U tu me quittes je ne chercherai plus Dieu et tu porteras !( de mon incrédulité le poids. » N'ayant ni la moindre (W idée d'être pour rien dans les influences que je pui8 Je exercer, ni le moindre goût à sacrifier la recherche J de Dieu pour la provoquer sentimentalement chez f«d autrui, ce genre d'argument est de ceux qui abou- p tissent le plus sûrement en moi à l'opposé du but que »s la sentimentale se fixe en l'employant. j Il me répugne doublement qu'on tienne à moi quand on me fait comprendre, même sans le vouloir, 1 qu'on ne cherchait Dieu que pour me plaire. Le sacri- jol lège se mêle au sentimentalisme. Et je retrouve, avec jil plénitude, ce qui m'a toujours répugné chez la femme u'i amoureuse : cette âpre volonté de mettre, comme {le disait Cézanne, le grappin sur l'homme. Cette âpre loi énergie à marquer son empreinte sur l'esprit qu'elle as a visé. La revanche de la faiblesse par la flétrissure * de la force. La victoire du sentiment sur l'esprit, vie- te toire que la ruse permet seule de remporter. Ces #fe femmes se mentent à soi-même quand elles parlent df d'aimer. «ut, D'autres s'attendrissent sur elles-mêmes avec une complaisance qui n'est due qu'à Dieu. Et elles atf nomment amour cet obscène attendrissement. Si, de j(t plus, elles sont malheureuses, ceux qui se refusent L à les suivre, elles les jugent durs et sans pitié : ils 3i( ne sont pas « du Christ »!... !|Im On est scandalisé de l'importance exclusive qu'elles y ITINÉRAIRES 261 * 1 confèrent à leurs moindres chagrins. Oubliant la vraie souffrance humaine dont la leur est une contrefaçon, !t le christianisme, pour elles, c'est cette écœurante : fadeur qui soulevait, à juste titre, le cœur de Nietzsche ti et de Rimbaud. Si elles s'installent dans l'Église, '"f c'est pour y trouver un dérivatif à leur mélancolie. !| Elles ne soupçonnent pas ce que ce peut être de lS- dépasser sa souffrance et de consentir, par amour de i l'ordre universel qui est l'Amour, à faire taire ses « besoins les plus individualisés. Elles ne connaissent !f de sacrifices que ceux qui leur permettent de mieux jouir des élus — trop humains — de leurs cœurs. t A quoi bon argumenter avec les gens? Aucune ® parole ne porte ; c'est la sainteté qui convertit. Le 5 meilleur moyen que nous ayons d'aider les autres, * ce n'est pas en vivant de leur vie ni en nous efforçant de leur faire comprendre ce que nous entendons par ' la foi et par Dieu. C'est de réaliser Dieu en nous. : Nous porter à notre perfection, voilà notre seule voie pour aider les autres. Les âmes sont impénétrables à leurs paroles mu¬ tuelles. Bien mieux, se livrant à peine à travers leurs ? paroles elles ne réussissent qu'à s'aigrir réciproque¬ ment. Par contre, elles commencent à s'étonner quand elles voient une autre âme vivre. C'est le com¬ mencement de leur salut que de découvrir cette réa- ; lité et sa joie authentique. * Le seul moyen que nous ayons de redresser l'erreur, c est donc de la chasser de nous et de nous identifier le plus étroitement à la vérité. Cela choque notre très f actuel besoin d'agitation, de croire que l'activité véri- 262 NI GREC, NI JUIF table et la plus universellement salutaire, ce soit la contemplation. Il y a là de quoi faire s'esclaffer les gens sérieux. Et, tout de même, il est indubitable que le fait, pour un individu, de se surmonter, lui vaut une puissance fécondante qui s'étend autour de lui selon de merveilleuses progressions ; tandis que toutes les éloquences du monde n'aboutissent qu'aux oreilles de ceux qui les écoutent. C'est cela que je sens toujours lorsque je doute de l'efficacité de la parole. Je ne crois à la parole que si elle est l'expression d'une unité vivante réalisée par un individu. Toute autre pourrait aussi bien être dif¬ férente de ce qu'elle est ou ne pas être. Celle, au con¬ traire, qui procède d'une âme perpétuellement informée par Dieu a en elle une puissance dynamique infinie. Elle n'a même pas besoin de se formuler. Le silence déjà l'exprime. Si la plupart, quoique s'agitant, n'agissent point, certains, sans bouger, transforment le monde autour d'eux et leur influence, par ondes successives, se pro¬ page au loin. C'est par là qu'on commence de comprendre la réalité de la prière. Il me semble être encore sur le seuil entre-bâillé d'un monde obscur où l'on pénètre pieds nus et quand les yeux sont déjà purs. M'y enfoncerai-je jamais? A partir d'une certaine profondeur on s'aperçoit que le monde est à l'envers et parle un langage qui est le reflet inversé du langage. Et sans doute est-ce là ce qui lui vaut son absence' d'efficacité dans le bien, sa toute-puissante faculté de négation désorganisa- ITINÉRAIRES 263 trice et de destruction de la joie. Il faut donc convenir que toute parole est puissante. Qu'il y a en toute parole une charge explosive. Mais que, selon qu'elle procède de l'âme en voie de perfection ou de l'âme veule que son détenteur néglige et n'entend pas, elle engendre la joie ou la détresse — la foi ou la lâcheté — l'amour spirituel ou le désir insatiable de la senti¬ mentalité. Avec quelle prudence nous faut-il donc traiter cette sublime puissance, alors que nous en disposons (comme d'ailleurs des énergies les plus riches de la terre) avec une si périlleuse insouciance que par elle nous brouillons tout. Mais cela revient toujours à ce que je me disais : qu'il faut, pour rectifier autrui, d'abord se posséder soi-même ; et que l'on n'y parvient qu'à force de se retrancher du périssable et de l'accidentel. Le silence dans le Christ est une forêt fourmillante. C'est l'Océan où toute la nature vient puiser. Mère féconde et source de l'amour. Quoi d'étonnant si ceux qui ne connaissent pas l'éloquence rectifiante du silence, rient de la prière comme d'une trop facile échappatoire? Ils demeurent sur le plan où je me trouvais naguère quand je doutais, en raison de l'exi¬ guïté du corps humain, que l'homme fût doué devant Dieu de l'éminente dignité que la religion lui recon¬ naît. Comme siun brin d'herbe n'était pas aussi admi¬ rable qu'une étoile, ainsi que, naguère, Maritain me le faisait remarquer. La grosseur des choses est sans rapport, ni à l'ordre de leur grandeur, ni à l'intérêt que Dieu leur porte. Et, de même qu'un brin d'herbe exige du Créateur pas plus d'effort mais autant d'amour qu'une étoile, 2«4- IN I G R E C , IN I J U I F les mondes infinis que notre esprit comporte nous éclairent sur le spécial amour de Dieu pour nous, bien mieux que ne peuvent nous dissuader d'y croire notre animalité physiologique et la contingence de notre corps. La prière d'une paysanne qui marmotte avec beaucoup de ferveur les Ave de son chapelet est sans doute très proche de Dieu. Nous sommes toujours trop portés à confondre le monde de la qualité et celui de la quantité sur qui l'autre s'appuie mais auquel il ne se réduit pas. La force spirituelle et morale contenue dans notre petite chair est incommensurable avec elle. Il faut nous y résoudre : notre humanité nous dé¬ passe infiniment. Et nous sommes tenus par notre grandeur à tout ce qu'elle exige. Pas seulement à des devoirs les uns envers les autres ; réduits à eux, nous n'engendrons bientôt que rivalité et que haine : il nous faut pratiquer effectivement notre subordination. Notre grandeur, qui est vraie, nous force à nous soumettre. Nous sommes préposés à nos paroles. Nous sommes les gardiens de notre verbe. Et si tout nous sollicite au désordre et à l'anarchie, c'est que nous nous interrogeons avec une vigilance imparfaite. Nous avons laissé s'obscurcir toute cette partie de nous sans laquelle nous ne serions pas. Il nous faut re¬ trouver notre sens pour restituer aux mots dont nous sommes chargés leur efficacité et leur éclat. Nous sommes les seules créatures que le mauvais usage de la liberté ait jetées dans l'inquiétude et l'illusion. Mais nous sommes aussi les seules à qui il soit donné d'adorer Dieu librement dans leurs corps et par leurs voix. ITINÉRAIRES 265 La rectification de la nature, voilà donc à quoi j il nous faut nous employer. Nous sommes dans la dualité. Et le réel et l'apparent s'y contredi¬ sent. Il importe donc au plus haut point de choisir. En l'absence de la suprême révélation, les Hindous déjà, qui détiennent l'une des voies royales de l'âme, avaient su choisir. Mais l'infidélité du monde euro¬ péen a plongé celui-ci dans une nuit dont les païens n'approchent pas. Il suffit d'écouter, avec un peu d'attention, parler la plupart des Occidentaux. On est épouvanté de les découvrir à l'extérieur d'eux- mêmes, à l'extérieur de leur réalité qu'ils ignorent. Leurs existences tournent dans un vide effroyable et leurs paroles sont creuses. Tout en dépréciant la vie, ils ont pris la vie pour fin. Ils se sont peu à peu réduits à leurs sens. Leurs paroles s'échappent d'eux comme des vents. Nous avons trop oublié que nous sommes jetés dans un univers où la faiblesse est la plus forte, où rien de grand ne peut se faire que par le consente¬ ment à la faiblesse et son exercice multiplié. L'apparence de la faiblesse nous arrête et nous trompe. Elle dissimule les plus formidables puis- I sances. La faiblesse qui se croit forte est impotente et vaine. La faiblesse qui, se sachant telle, consent à son effa¬ cement, s'exalte d'autant. Dieu n'y résiste pas. Il s'y engouffre. Il la déborde. Il l'inonde, jusque dans ses souffrances, des grâces de la lumière et de l'indubi¬ table joie. Il faut donc, sinon prêcher la faiblesse, la confesser et la vivre. 266 NI GREC, NI JUIF Paroles de faiblesse, silence. Yoix adorable de la prière dans la solitude intérieure. Dieu veille. Il suffirait donc de se taire... Le royaume de Dieu n'est ni à ceux qui possèdent la terre, ni à ceux qui pleurent de ne pas la posséder assez. Il est à ceux qui n'ont le sens d'aucune appro¬ priation naturelle. S'il s'agit là d'une compensation, ce n'est pas au sens où les hommes l'entendent. La souffrance n'est pas bonne seulement parce qu'elle est la souffrance. Elle l'est aussi parce qu'elle nous sépare du monde. Elle met entre lui et nous un infranchissable précipice. Jeudi 27. Arrivée a Avignon. Musée Calvet. Objet de la peinture : extraire la poésie de la chose représentée. Tangence de la poésie de l'objet et de celle de l'auteur. Je découvre la grandeur de Chassériau dans sa Nymphe endormie. Le premier devoir d'un artiste, c'est évidemment d'être un bon technicien. C'est même son seul devoir, à condition que cette perfection technique soit vrai¬ ment une perfection, c'est-à-dire ne s'arrête pas à soi. Un peintre n'est un technicien parfait que si sa tech¬ nique exprime immédiatement le spirituel. Si elle est l'affleurement sans défaut de l'amour dont il doit être possédé. Vendredi. Aiguesmortes. Étonnante découverte : sur la bande de terrain à demi mêlé d'eau, des enfants s'amusent à la balle et crient, un cheval passe au milieu d'eux. Trois vieil¬ lards chauffent leur dos au soleil. Et, sous un ciel absolument intact, sous cette douce chaleur qui dore plus qu'elle ne brûle, le long mur jaune et massif, le rempart rectiligne et pesant se détend. A la limite du ciel et du marais, les grandes pyra- 267 268 IS I G II E C , NI JUIF mides de sel ; avec les grues qui se détachent auprès d'elles, légères sur l'unique élément où le sol, le ciel et l'eau se mêlent. Grau du Roi. A peine débarqué, le souvenir de Chioggia me revient. Et pourtant le Grau du Roi est aussi silen¬ cieux que Chioggia est bruyante alors que, d'abord j'avais cru trouver dans le silence de ce lieu la raison de sa beauté. Mais Chioggia et le Grau sont également des lieux où la terre vient mourir, où toutes limites s'effacent. Cette ambiguïté dans la précision de la lumière les rapproche, plus que la différence du bruit au silence ne les sépare. La même paix s'y dégage. Le silence n'est donc pas ce qui l'engendre mais, dans la lumière verticale et crue, dans la douceur de sa pureté, cette absence de contrastes, cette intime contiguïté où les plans les plus nets se rencontrent et se fondent. Les éléments entrent ici en fusion, sans rien aban¬ donner d'eux-mêmes. Sérénité du bord imprécis de ces eaux. Seuls les voiliers, encore attachés au rivage, évoquent l'idée d'une forme animale. Grands oiseaux qui se balancent au milieu d'un univers indéfini. Arles, Saint-Trophime. Lassitude? Changement de point de vue? Ma curio- ITINÉRAIRES 269 sité des choses a baissé. Je ne me sens plus, pour elles, un intérêt si passionné. C'est comme si, ayant en moi mieux que la beauté, je ne pusse plus me prendre à la beauté. Étrange impression d'être désormais à l'extérieur des raisons de me plaire au spectacle du moins d'une belle œuvre plastique. A l'extérieur? ou tellement à l'intérieur que la beauté ne m'apparaît plus qu'un élé¬ ment superflu? Je ne parviens plus à chercher la beauté pour elle-même. Une plus importante sollicitation me détourne de regarder pour regarder, d'entendre pour entendre. Je commence à comprendre la remarque de Claudel, qu'il n'allait jamais nulle part sans une raison vitale. La curiosité des choses, bien qu'elle me tienne encore, puisque c'est à elle que je dois d'être aujourd'hui sur les chemins, que c'est à elle aussi que je dois de sentir tant d'obstacles à la possibilité d'une réclusion définitive, tout de même n'est plus vitale pour moi. Et j'avais beau me proposer, hier, de véri¬ fier, spécialement à Arles, l'hypothèse que je faisais : de l'art comme révélateur de toutes les poésies con¬ tenues en puissance dans les êtres vivants — devant ces belles formes de la nef je me sens désemparé. Que m'importe encore d'interroger les formes, maintenant que je connais un plus substantiel amour caché dans mes entrailles et qui exige de moi le perpétuel effort de me détruire assez pour lui donner audience. J'étais venu ici découvrir la beauté, remettre mes pas dans mes pas et, tout en ranimant mes souvenirs, ranimer celui que je fus lorsque je vins ici pour la pre¬ mière fois. Mais je m'aperçois, par cette rencontre avec mes souvenirs effacés, que rien, ni mon propre sou- 270 NI GREC, NI JUIF venir, ni la mélancolie possible de le ressusciter, ni l'ivresse attendue, ne me touche au milieu de ces beautés. Je n'aime plus tant, mon Dieu, les œuvres des hommes, dont ma jeunesse s'enchanta, que le mobile V spectacle des grands personnages élémentaires entre S* qui vous faites se jouer le jeu incessant de la terre. Mais surtout je perçois le sourd appel d'une joie plus El complète, l'annonce d'une grandeur si haute que lu toutes les grandeurs humaines ne m'en sont plus qu'approximations dérisoires ; l'avertissement d'une El silencieuse plénitude qui me met en garde contre toutes j ) paroles et toute réalisation matérielle. Je rêve d'une u permanente possession par la joie auprès de quoi ces h{ grandeurs qui se proposent à moi disparaissent. J'en a rêve? j'ai la certitude de sa proximité. Et que mon Ji être est fait pour elle. Je J'écris cela dans la nef de Saint-Trophime. Je lève les yeux. Les énormes piliers blancs ne me prennent plus jusqu'à l'âme. J'ai besoin désormais, pour sentir monter du fond de moi cette joie que, jadis, ignorant encore sa future altitude, je m'imaginais, follement, éprouver par l'entremise des formes créées, j'ai besoin Pi pour la sentir monter et grandir du fond d'un esprit I qui ne se distingue plus du cœur, du fond d'un être i si uni qu'il se réduit à sa joie, la communion au Corps m de mon Seigneur et cet effondrement de toutes mes i] forces dans l'Incréé qui le submerge. Je Tandis que, naguère, les joies de mes sens se trans- il mettaient à mon cœur et me proposaient leur falla- U cieux enivrement, plus rien d'extérieur à présent ne 4 ITINÉRAIRES 271 5! i< me pénètre. Auprès de cette souterraine invasion de a moi-même, rien ne me vaut plus qu'une satisfaction dont je mesure en même temps la précarité ; rien ne i me comble plus ni ne m'émerveille. La grandeur des beautés les plus hautes, je la trouve figée, mesquine et * dérisoire. tt'i i En parcourant les nefs de l'église, je me le répétais : (i la beauté ne m'intéresse plus. Il est vrai que tant de ' tableaux, de sculptures ont cessé de me parler. Et pourtant, me voici dans le cloître : la participa¬ tion du soleil qui brûle toute la cour, l'effritement des - statues qui doivent, à cette apparence de mourir, une vie plus touchante, tout cela me saisit de nouveau fi avec une force imprévue. » J'aime donc encore certaines formes de la beauté? Celles, sans doute, qui prennent une part active à la louange de Dieu. Oui, je crois que c'est là le point : je ne supporte plus la beauté qui se propose à soi- même sa fin, quand même elle aurait été d'abord con¬ sacrée. Il me faut la réalité présente de cette consécra¬ tion et de supputer encore, à travers elle, la présente réalité et le sacrifice de celui qui l'édifia. Peut-être le sentais-je mieux dans la petite cha¬ pelle des Alyscamps aux colonnes énormes et noires que dans Saint-Trophime, comme si la vétusté des premières, ce qui y adhère encore de puissance et de temps, me parlât seule avec éloquence. Je me confirme dans cette impression en tournant tout autour du cloître. Les vieilles statues du douzième siècle me touchent plus que tout. La notion de beauté, |l telle que je me la formulais autrefois, ne vaut plus. 272 NI GKEC, NI JUIF Et je n'aime plus, comme naguère, jusqu'aux blocs les moins dégrossis par des mains primitives ; parmi les formes créées je n'aime plus qu'eux. Toute œuvre trop parfaite me rebute. Non, ce n'est plus la perfec¬ tion dans la beauté que je recherche, c'est uniquement l'effort sensible de l'âme aux prises avec la matière. L'exclusive connaissance de la matière, la technique réaliste trop sûre, donnent aux œuvres, même les plus humbles, une apparence vaniteuse qui me paralyse bien plus que leur perfection ne m'exalte. Je n'aime plus qu'un art élémentaire, les formes d'un esprit encore enraciné dans la terre. Ma conception de la vie se complète ainsi peu à peu dans une unité qui est celle de moi-même. Architecture, plastique, poésie, j'ai besoin, pour m'y plaire, de sentir y vibrer, bien plus qu'une intelli¬ gence qui se connaisse, un esprit qui se sente encore aux prises avec ses éléments organiques. Si, du plus loin de ma jeunesse, l'érudition me fai¬ sait horreur et si je croyais étendre cette horreur à te toute connaissance, c'est que j'ignorais encore l'effort de l'intelligence consacrée. Ce qui, tout à l'heure, te dans la nef de Saint-Trophime, m'empêchait de si m'abandonner à la majesté des piliers et des voûtes, c'était la trop sensible présence, derrière une restaura¬ tion pourtant respectueuse, de ceux qui imposèrent à ces pierres la vaniteuse marque d'eux-mêmes. Jusque dans l'art, je n'aime plus que l'effort de l'homme pour s'effacer et mourir, pour laisser parler, à travers lui, la matière et la forme. Une trop sûre connaissance de sa force entraîne avec soi trop de complaisance. Et c'est ce que je hais ; cela qui me ITINÉRAIRES 273 rend à présent les musées si détestables : la beauté s'y dissimule sous la vanité de la présentation. C'est cela qui me rend le tourisme odieux. Je hais la curiosité et le dilettantisme. Je n'aime plus que l'amour dans l'au¬ thenticité de ses efforts les plus puérils et les plus trébuchants. Je me rappelle Paul Adam méprisant les efforts de Cézanne, parce qu'ils sont gauches. Taine incapable de comprendre la grandeur des Vierges byzantines. Ces hommes cherchaient dans les œuvres humaines la perfection du métier humain, le témoignage le plus haut de la force de l'homme ; quand je ne demande plus aux œuvres que de me livrer la trace d'une bonne volonté vivante, l'humble effort pour s'exprimer avec le plus d'involontaire poésie, un amour qui se méprise et s'offre dans sa fragilité. Je n'aime la beauté que périssable. Je ne la goûte que dans la mesure où elle trahit une émotion de mourir, l'humble grandeur de celui qui, se sachant pécheur et mortel, s'est fait le plus humble et le plus effacé. La première condition de la beauté, c'est donc que les formes ne soient, d'aucune manière, éloquentes. Pas d'éloquence sinon celle qui, se connaissant telle, s'amuse de soi. Ainsi le Bernin. Mais pas d'inconscience dans l'éloquence ; dé¬ faut pourtant général entre l'archaïsme et l'art baroque. Consentir à son propre mystère ; et, si l'on pousse plus loin l'analyse, que ce ne soit que pour reculer 18 274 NI GREC, NI JUIF l'explication. Mais ne jamais croire qu'on l'a trouvée ni qu'on la livre. L'ennemie de toute grandeur, c'est la satisfaction qu'on y prend. Bienheureux ceux qui pleurent. Et pourtant, et pourtant la façade de Mansart est belle. Alors? Il y a donc à la beauté un autre élément que la simplicité pure. Ne serait-ce pas la perfection de l'ordre, qui signifie également la soumission de l'homme, son humilité acceptée? Ce qui est architec- turalement beau devient insupportable en sculpture d'où, précisément, cet élément mathématique a disparu. Tout de même, l'ordre mathématique n'est-il pas une contrefaçon — réussie — de l'ordre vivant? L'air ahuri convient assez à la beauté. La vraie régularité, c'est la répétition des formes mais avec d'innombrables variations presque imperceptibles. La nuance est la vie de la forme. Viollet-le-Duc l'ou¬ blie. Tout restaurateur la supprime. Michel-Ange n'est grand que dans la mesure où il tremble. Michel-Ange sans tremblement, c'est Daniel de Volterra. Joie, dans le musée lapidaire plein de pierres cas¬ sées, de trouver la gardienne entourée de ses fleurs. Des jacinthes, des giroflées, des narcisses, des boutons d'or, elle cultive tout cela sur ses tombeaux ; et ces quelques taches de couleur mettent la vie où était ITINÉRAIRES 275 la mort. Tel est le plaisir de cette simple bonne femme, qu'elle entretient sous ses yeux l'éclat du printemps qui lui manque. Dehors, le Rhône coule à pleins bords. Fleuve mobile et compact. Rivière élastique dans le circuit que sa large majesté déroule. Un soleil harcelant. Au loin, des arbres aux branches dépouillées. Sur l'autre bord, une avenue de platanes émondés, étêtés, nus ; une petite ville de pierre grille sa blancheur sous le ciel. D'une vieille rue, un phono nasillard se met tout à coup à chanter. L'eau, de la couleur des pierres du parapet, poursuit sa reptation silencieuse. Quelques formes noires errent le long du quai. Midi. Le pays crépite. On dirait que le printemps vient d'éclater. Abbaye de Montmajour. Arche étonnante ; seule sur le ciel entre deux monu ments ruinés. Grandeur de cette ruine, comme du pan inachevé de la cathédrale de Sienne. Audace irréelle et absurde : c'est elle qui me touche. Des agneaux pleuraient dans la bergerie. Les Baux. Pays tel que je l'avais rêvé : une ville identifiée a 276 NI GREC, NI JUIF sa roche. L'écroulement des murs a fait disparaître ce qu'avait de trop humain la ville. Il ne reste plus que l'incorporation des fondements et ce qui, des maisons, était creusé dans la pierre. Du chemin de ronde, que des pans de mur mira¬ culeusement préservés bordent de place en place par les larges fissures on plonge sur la plaine. On découvre tout un vallonnement d'Alpilles roses du pied desquelles l'immense pays, à perte de vue s'étend. Ce n'est plus qu'un dialogue de terre et de ciel. Comme, ici, celui du souvenir des hommes avec la pierre. Par endroits, à travers un mur léger dressé à pie l'entre-bâillement d'une fenêtre inutile. Impression de drame si le soleil n'animait tout cela en blancheurs joyeuses et bavardes. On assiste à la lente transformation des pierres ravinées, des blocs dégringolés, en éléments d'habita¬ tions et en façades régulières. Impression surtout de fragilité. On se sent à chaque pas menacé. On marche sur le vide. En même temps, il semble que ce soit pour avoir voulu utiliser indû¬ ment la construction naturelle, que l'homme en ait été chassé. Comme s'il ne fût pas permis d'achever humainement le travail de la roche. Victoire élémentaire sur la présomption de l'esprit. Solitude de l'homme ; il ne peut rien imposer que de mobile et de fugace. Sa grandeur n'est point dans la pérennité de son audace, elle est dans la concentration humble et consacrée. Le soleil baisse ; l'ombre de l'immense rocher des¬ sine ses créneaux sur la plaine. Je regarde un point ITINÉRAIRES 277 lit* tout à l'heure éclairé : le temps d'écrire une ligne, il est déjà dans l'ombre. Le vent exquis que rien ne manifeste que son souffle, que rien n'accroche ni ne trahit, le vent délicieux rafraîchit mon visage tandis que ma nuque est encore brûlée par le soleil. A si peu de distance de la terre je suis seul ici, mystérieusement introduit dans le colloque que le vent anime. Champs immenses d'oliviers sur la plaine : ce sont les modulations de la glèbe. Au loin tout un village se serre et se chauffe. On découvre la communion humaine sitôt qu'on la domine un peu. Les ruines que j'aime : celles qu'on n'entretient pas ; celles qui n'ont plus de formes ni de nom. Paix du soir. Nous traversons des espèces de gorges que l'ombre a déjà envahies. A vivre depuis ce matin dans la lumière, j'avais oublié cette douceur. La voici de nouveau. L'auto s'arrête au bord d'un bois de pins qui est en contre-bas de la route. Le regard y plonge. Je voudrais me perdre dans son obscurité. M'étendre nu sur de la mousse. Les Antique■; au soleil couchant. Par eux-mêmes ces monuments ne seraient rien. Mais, isolés au milieu de l'immense campagne, tout roses sous le ciel délicat, ils se dressent dans le soir comme des souvenirs pétrifiés : une présence humaine émouvante et pathétique. 278 NI GREC, NI JUIF Le vent souffle dans les oliviers et dans les pins. Auprès de ces concrétions immobiles, l'es¬ prit se laisse bercer par les branches qui bou¬ gent. Un peu plus loin, éclairés par le jour qui décline les cyprès deviennent une tremblante lumière sur un fond de ciel rose. Quelques trilles d'oiseaux. Le crépuscule, au milieu de l'odeur des pins et sous le vent qui souffle dans les branches, achève de s'insinuer. Retour à travers la campagne crépusculaire. Pro¬ gressive immersion de la terre. Les montagnes de¬ viennent plus violettes, les cyprès plus noirs, les s saules plus verts et plus tendres les trop rares filets d'eau. Toute la campagne est parsemée de barrages de js cyprès contre l'impalpable courant. jjj Nous traversons Saint-Rémy. Le soir tombe. Poésie 1 de cette fin de journée ; poésie de la fragilité. De la jt souple voiture qui nous emporte, la fugacité de toutes g choses s'accuse. Telle est la poésie qu'engendre l'exa- ij gération de la vitesse, de sentir, jusqu'à son extrême, [ la précarité de toutes formes vivantes. Et cela devient Ju tout à fait sensible quand, traversant la Du- rance, nous voyons sur l'autre pont un rapide glisser. | Nous traversons Maillane, et nous y faisons balte parce qu'un homme y vécut qui donna parole à son peuple. | Immense Christ sur la place. ITINÉRAIRES 279 Graveson. Une Vierge de mauvais goût, mais enfin une statue de la Vierge nous accueille. Comment me lasserais-je de noter les plus fugi¬ tives douceurs de cette soirée, la tendresse de cette fin de jour au début du printemps? J'étais dans la voiture, le visage penché au dehors, recevant à plein, sur mes lèvres sèches, le vent frais où s'annonçait la nuit. Les montagnes avaient cessé d'être violettes. Toute forme, après s'être exaltée dans sa douceur, finissait pas se fondre dans l'unifor¬ mité de l'ombre presque dense qui tombait. Des vieilles bavardaient sur le pas de leurs portes. Des charrettes rentraient. Sur certaines, pleines de fagots, de jeunes ouvriers nonchalants, allongés, fumaient, laissant leur cheval trotter à petits pas. Un homme, dans son jardin, achevait un matelas. Dans un champ, un paysan bêchait. Des enfants nous faisaient signe. Toute la terre s'apprêtait au repos. Et, longeant un mur, je vis, par trois fois, de l'autre côté, un ballon léger s'envoler sur le ciel rose et re¬ tomber, seul dans l'air vibrant, seule forme mobile mystérieusement suspendue. Nous rentrâmes ainsi d'un long trait régulier, sans plus nous arrêter, comme on boit un breuvage rafraîchis¬ sant quand on a bien soif et que le temps vous presse. Un cycliste courait par derrière, aussi vite que nous. Je me retournais et nous nous souriions. Ah! je ne me lasserais pas de noter les impercep¬ tibles détails qui remplissent la fin d'un beau jour. Et toute cette minuscule vie des villages que les champs 280 NI GREC, NI JUIF bordent et qui ne connaissent point le tapage des cités. Des champs les bordent. La nuit sera silencieuse et douce autour d'eux. En attendant, chacun prolonge sa journée ou se délasse avant la réunion du soir. Mon Dieu, que cette existence, telle du moins qu'elle apparaît d'une rapide voiture qui court sur la route sait me toucher au plus intime de mon cœur. Je sais qu'il y a des drames. Il y a surtout beaucoup de médiocrité. Et tout de même, pour celui qui, le soir, le traverse sans s'y attarder, un village n'est plus qu'un spectacle paisible et enchanté et qui remplit son cœur. Poésie de l'adieu et de la fuite des choses. Je subis l'adorable entraînement du jour Et, sans lui résister, m'abandonne à :on cours. Samedi 29. Visite au Palais des Papes. Je sors toujours ahuri de ces visites à des monuments désaffectés dont on admire qu'ils aient servi. Horreur de ne servir à rien. Je me le disais autre¬ fois à propos de moi-même. On ne les conserve pas quoiqu'ils ne servent plus à rien. On les conserve parce qu'ils ne servent plus à rien, bien qu'ils soient encore susceptibles de servir : c'est l'utilisation des restes en vue de la beauté. L'ido¬ lâtrie de l'œuvre humaine. Je la déteste. Le cadavre monté en épingle. Le gardien rassemble les tickets d'entrée ; un mutilé présente le sien. « Vous êtes mutilé », lui dit ITINÉRAIRES 281 le gardien avec un fort accent. « Ah ! pauvre mutilé. Eh bien, gardez votre ticket en souvenir. » Et pourtant il devrait savoir, puisqu'il fait faire, depuis vingt ou trente ans et chaque jour cinq ou six fois cette visite, que tout cela n'est pas bien sérieux. Mais non ! il est le premier pipé. Dimanche 30. Curieuse histoire et produite par un tel enchaîne¬ ment de faits si minutieusement emboîtés et si impré¬ visibles que je suis bien obligé d'en attendre quelque conclusion. Je la note déjà pour mémoire. Arrivé à B..., je demandai à la gare le nom d'un hôtel où descendre. J'oubliai de spécifier qu'il devait être assez proche d'une église. Celui où l'on m'envoya se trouvait être si voisin d'une chapelle d Carmélites qu'il m'était impossible de n'y pas aller. Messe vendredi matin; mais je fus fort déçu de la précipitation du prêtre. Il n'attendait même pas que les réponses fussent achevées et avalait les signes de croix plutôt que de les faire. Je ne me sentais que trop porté à le juger et à le condamner. Tandis que, de l'autre côté de la grille et par opposition, la lenteur des chants me paraissait vraiment excessive. Enfin j'avais l'esprit si décalé que je ne m'étonnais qu'à moitié d'avoir le cœur si sec : je pensais que le peu d'onction du prêtre en était cause. J'y retournai ce matin ; seul homme dans l'assem¬ blée de fidèles. Au moment de partir, une tourière vint me demander si je n'étais pas l'ami annoncé par le Père J... (or c'était là précisément un reli- 282 NI GREC, NI J U 1 F gieux qui s'était beaucoup intéressé à Moi, Juif) Un instant désemparé, ne parvenant pas à com¬ prendre comment ma venue à B... pouvait être connue alors que je n'en avais parlé à personne, je ne m'avisai qu'au bout d'un peu de temps qu'il était impossible que je fusse celui-là; d'autant que, jus¬ qu'au moment où j'y pénétrai, je n'avais même pas soupçonné l'existence de ce Carmel. Enfin la tourière me dit qu'elle était chargée par la mère prieure de m'offrir à déjeuner. N'ayant aucun rapport avec celui qu'elles attendaient, je déclinai l'invitation. Elle insista tant que, pour ne pas lui faire de peine, je finis par me rendre. Après le café au lait j'appelai les tourières pour les remercier. Nous bavardâmes un instant. Soudain je m'avisai d'avoir pour ami le Père B... Il se trouvait que l'une d'elles l'avait soigné avant sa profession. Du Père B... nous arrivâmes à parler de sœur Marie de Jésus Crucifié. Les tou¬ rières me dirent que leur mère s'y intéressait, que d'ailleurs elle écrivait dans telle revue de spiritualité où elle ne signait pas, finalement qu'elle était la Mère T... (la seule Carmélite vivante dont j'eusse jus¬ qu'alors entendu et fort abondamment parler) : celle même dont mon ami le Père B... m'avait autrefois, sans imaginer les échos que je recueillerais un jour de la mention qu'il m'en faisait, raconté l'étonnante histoire. C'est en effet aux prières de cette religieuse qu'il attribuait les invraisemblables bouleversements de sa vie intérieure, et il les lui attribuait avec d'autant plus de probabilité que, par une de ces coïncidences à ce point précises et fécondes qu'il faut bien y voir le dessein de Dieu, étant allé après sa ITINÉRAIRES 283 conversion, par hasard, au Carmel de P... et ayant passé là sa carte, la tourière, surprise, lui dit que la Mère T..., qu'il ne connaissait pas, et qui allait le recevoir, priait pour lui depuis dix ans ! C'est peu après qu'il se fit Carme. L'histoire de ma propre rencontre avec cette Mère T..., si elle n'a pas jusqu'à présent abouti à tant de con¬ séquence, ressemble du moins à l'histoire de cette autre rencontre par sa brusquerie inopinée, par une même étonnante, une même foudroyante fantaisie des événements. Je l'attendis donc devant la clôture. Parlant ainsi pour la première fois ; et avec l'impression encore à peine réalisée d'une de ces conjonctions voulues de toute éternité pour des motifs dont l'énorme préci¬ sion, en dépit de leur gratuité apparente, vous écrase. Une voix douce s'éleva tout à coup sans que rien eût bougé. J'étais en présence de la Mère. Déjà je suis bien obligé de tirer un premier ensei¬ gnement de cette aventure ; et de m'avouer que, si j'avais le cœur sec et l'esprit prompt à juger, la faute n'en était qu'à moi-même, et que je suis trop enclin à faire porter aux autres la responsabilité de distractions qui ne sont dues qu'à mon irrégularité à appeler et à épier la grâce. Oui ! j'ai besoin, pour être noyé dans l'amour, de ne pas m'écarter d'une disci¬ pline continuelle, de me refuser à tout ce qui risque de la rompre. Hors de là, je suis aussitôt repris par mes faiblesses au point de retomber dans le goût du péché si bien que, si même je fais effort pour m'en 284 NI G II E C , NI JUIF tirer, toute la joie qui, d'habitude, accompagne ma prière me fait défaut ; et je demeure comme hors de moi, incapable de sentir résonner la parole ni la pré- sence de Dieu. Depuis mardi, que j'ai quitté S..., la fréquence des tentations, la complaisance de mes regards, la dureté des jugements que je porte sur autrui, le lâche abandon à ma sensualité qui se fortifie de mes con¬ sentements jusqu'à me submerger, voilà où je recon¬ nais les ennemis de mon Dieu et de ma joie, hostiles au point que je ne discerne plus, dans l'être que je suis, celui que, si récemment, j'étais ; et que, si je me force encore à faire des gestes pieux, c'est par un reste d'entraînement qui s'affaiblit, bien plus que par aucune motion intérieure. Je sais — à n'en pas douter — que celui que je suis ainsi devenu existe moins que celui qui se rendait presque chaque jour à la chapelle du petit couvent, le cœur débordant d'amour, et l'esprit, de lumière. Que faire, sinon mettre plus de vigilance dans tous les gestes de ma vie? Sans la grâce qui peut tout, je retombe au plus bas de moi-même ; et cette grâce ne vient que pour couronner en moi le constant effort à me saisir et à me consacrer. Si je désire la joie, il me faut donc être impitoyable à mon plaisir. Si j'ai besoin de me livrer à Dieu, il me faut me refuser au monde ; et, tant que je serai malade, m'imposer cette discipline de refus et d'exclusions. C'est pour cela qu'aujourd'hui j'ai demandé à la Mère de me mêler à ses prières. C'est cela que j'espère comme premier effet de son efficace intercession. ITINÉRAIRES 285 Il faut mourir au monde. Je mesurais aussi cette nécessité, quoique d'une ma¬ nière inverse, me promenant hier à travers cette Char¬ treuse en ruines de Villeneuve qui, entre tous les mo numents dont ma jeunesse s'est nourrie, m'avait laissé un de mes plus inoubliables souvenirs. Je l'ai retrouvée, émouvante dans son silence ; d'autant plus émouvante que moins pareille à aucune autre et vraiment tou¬ jours à l'abandon, sauf en de rares endroits dont quelques malheureux ont fait leur gîte. Ruines à la fois mortes et vivantes, si différentes de ces ves¬ tiges auxquels trop de piété s'attache et dont on ne maintient qu'à force d'artifices l'apparence vidée. Qu'y trouvai-je cependant? Et au Palais des Papes, dont l'extérieur est d'une sévérité si propre à me toucher, à ces grands murs nus et presque sans fenêtres qui, hier, sous le soleil couchant, m'appa- rurent vivants aussi et comme un grand corps de pierre inséré dans le jeu des forces de la terre? Ni à ces ruines, ni à ce sublime palais, ni au Couronnement de la Vierge auprès duquel, depuis ma première visite, je rêvais tant de retourner, à rien d'humain je ne sais plus me prendre. Et si je m'efforce encore à visiter ces lieux, c'est par un reste de croyance en la néces¬ sité d'un tel effort. Oui, je suis encore — dans cette phase de ma vie si étrangère à celle qui la précéda — mené par toutes sortes de mobiles qui agissaient alors sur moi et auxquels, si j'avais raison à ce moment d'en subir l'impulsion, je n'ai plus maintenant que d'innom¬ brables raisons de m'opposer. Le meilleur de moi est devenu le pire ; et, tandis 286 NI GKEC, NI J nI F que je me développais en lui obéissant — à présent mon esprit s'étiole à s'y soumettre. Il me faut redresser toutes mes pensées, réformer tous mes actes, m'opposer à l'entraînement de mes longues habitudes. Et je prie Dieu de me délivrer enfin de ce reste de foi à d'anciennes idoles, de cette soumission à des idoles envers qui je ne garde qu'une espèce d'automatique dévotion. Elles ont cessé de me nourrir. Si j'y reste attaché, c'est malgré moi, et comme à la cause de mes plaisirs effacés. Il me faut enfin m'en convaincre : ce monde, auquel j'appartenais, je n'en tire plus aucune subsistance. Loin de regretter de n'y être plus sensible, il me faut m'en arracher. Pour qui s'est approché de Dieu, les œuvres humaines sont contrefaçons de sa miséricorde. Voilà ce qu'il me faut me répéter pour me faire à une con¬ ception si nouvelle pour moi. C'est aussi pour cela que, depuis que je prie dans les églises, leur beauté m'est indifférente. Ce n'est plus la perfection plastique que j'y cherche ; et je donnerais tout Michel-Ange pour cette atmosphère de recueil¬ lement qui me rend la petite chapelle à S... si chère. Il me faut prendre substantiellement conscience de cette complète transformation des perspectives de mon esprit. Ne plus tarder d'en accepter toutes les conséquences. Il me faut faire l'intégral abandon de qui je fus. Une fois de plus comme un benêt qui n'a qu'à se laisser faire. Mais l'histoire de Sœur Marie, n'est-ce pas du cie ITINÉRAIRES 287 aussi qu'elle m'est tombée? Le dernier à qui il sem¬ blait qu'on dût s'adresser pour l'écrire. Ne plus rien opposer à cette action de la grâce. Me faire gloire enfin de ce dont les autres se dé¬ fendent : consentir à être toujours manœuvré. Plus j'y reviens, plus je m'étonne de la fréquente insistance des imperceptibles impulsions de la grâce. Je les remarque pour y obéir sans en comprendre d'abord la nécessité. Et, de même, toutes sortes d'obs¬ tacles en apparence indépendants de moi, se révèlent, après coup, comme mes résistances naturelles à la grâce. Ne pas opposer d'obstacle ; ouvrir la bouche et se laisser faire. Une plénitude qui ne soit pas l'intégralité des incli¬ nations, mais la perfection des meilleures ; qualitative et non numérique. Prendre parti contre moi. Aller jusqu'au bout quoi qu'il m'en puisse coûter. ■ mmmgÊBgam ■■■■■ l\VE\TIO\ DE LA CROIX Les étendards du Roi s'avancent; Yoici que brille le mystère de la Croix. (Liturgie de la fête de l'Invention de la Sainte-Croix). 289 19 INTENTION DE LA CROIX Mercredi 2 avril. Retour à S... Si vite déshabitué des lieux que j'ai quittés, je retrouve celui-ci sans plus de plaisir que je n'en eus à découvrir les autres. Mais, ce matin, retourné à la messe dans ma petite chapelle. Voilà donc pour quel lieu je suis fait. Hors de cet office pieusement célébré, pieusement écouté par l'as¬ semblée des religieuses et des petites orphelines, plus que jamais je puis me le dire : Rien ne m'est rien. Mais cet office, du moins, si rien d'autre ne me satisfait, fût-ce partiellement, me comble avec plénitude. C'est ici que je me trouve et si délivré de moi que je m'y identifie à ma joie. J'ai besoin de ce recueillement autour de moi pour me recueillir et de la dévotion du célébrant pour n'être pas distrait de mon recueil¬ lement. Les prêtres négligents, quand même leur foi serait profonde, ne savent pas quel mal ils font par un regard curieux qu'ils jettent sur l'assemblée au lieu de le retenir pour l'accomplissement de leur office, par une désinvolture dont l'habitude les dé¬ tourne même de se rendre compte et qui, si elle porte à l'ironie les esprits mal prévenus, paralyse aussi 291 292 NI GREC, NI JUIF l'abandon des âmes les plus prêtes à se donner. J'a; rarement vu, autant que dans le Midi, tant de négli¬ gence de la part des prêtres et, il me faut en convenir je ne la supporte plus. Je sais ce qu'il y a de puérile¬ ment humain à m'arrêter aux gestes des prêtres- mais, tout de même, un fait comme celui auquel j'assistai, la seule fois que je me rendis à l'église de... pour assister à la messe, quand le curé, trop absorbé sans doute dans la pensée des touristes auxquels il avait hâte de montrer son Trésor, prononça le Pater au lieu de la Préface, quoique dans un tel fait Dieu trouve pleine mesure d'humiliation, il me déroute au point de m'arracher à mon recueille¬ ment. A B..., il en fut à peu près de même; et je n'ou¬ blierai pas de sitôt cette précipitation avec laquelle le prêtre recouvrait la voix de la religieuse avant que celle-ci eût achevé ses réponses. Ici, rien de pareil. La dévotion avec laquelle les prêtres prononcent les paroles du sacrifice, le silence qui règne dans l'église, tout y favorise naturellement la méditation. Et celle-ci, n'ayant aucun effort à faire pour se maintenir, s'élève à tire d'aile au-dessus de la terre, plonge dans le mystère sacré, s'y enfonce, s'y rue, s'y engloutit et, oubliant jusqu'à l'acte qu'elle constitue, s'anéantit enfin dans l'amour. Les prêtres, pour y être trop habitués, ne savent pas non plus combien leur médiocrité offense Dieu ni combien leur simplicité la plus naturelle aide les fidèles à le glorifier. Enfin, de retour dans ma petite chapelle, je me retrouvai tel, presque défunt, que huit jours plus tôt INVENTION DE LA CROIX 293 il ne me souvenait plus qu'à peine d'avoir été, mais si vite repris dans la marée de ma prière qu'il n'y avait plus moyen de douter, quoique là même je ne me reconnusse qu'à peine, que là seulement j'arri¬ vais à mes sommets de ferveur et d'amour. Plus rien ne m'est rien que d'établir autour de moi cette atmos¬ phère où, comme un apprenti nageur, je m'abandonne à ma joie. Plus rien, ni les villes inconnues, malgré ce ; désir qui me reprend encore, au départ de l'un ou de l'autre, de partir pour partir ; ni la curiosité des êtres inconnus, car je sais à quelles tentations me livre ma faiblesse sitôt qu'à moi-même je me livre. Et si, pour parvenir à la plénitude de ma joie, j'ai un si fort besoin d'être matériellement obligé de me concen¬ trer, par quel démon me laissé-je convaincre quand, sous un futile prétexte, je romps mes liens. Dans ce cœur, mon Dieu, où tant de pensées fugi¬ tives se succèdent et grandissent jusqu'à me faire croire à leurs réalités successives, à travers tous ces pays que je viens de voir, toutes ces tentations qui, naguère encore, étaient plaisirs, mais qui ne sont plus aujourd'hui que les douloureux témoignages de ma i fragilité, les vivantes preuves de la présence en moi s, du démon que je hais, partout, Seigneur, et jusque dans le péché que pour ma plus grande humiliation vous avez toléré que je commette encore, jusque dans ce plaisir qui tourne comme un lait qui surit et, : à peine accompli, me charge de son poids amer, m'occupe de son insolite présence, m'arrache à la pensée de votre amour, partout, Seigneur, où j'ai porté ces derniers jours mes pas, où que se soient levés mes impurs regards, et jusque dans le fond de 294 NI GREC, NI JUIF mes obscènes désirs, c'est cette image qui m'a pour¬ suivi, que, tout au début de mon arrivée ici, par une de ces grâces dont vous accablez ma faiblesse, vous char¬ geâtes le Père d'évoquer devant moi. Et depuis si longtemps et malgré toutes les distractions de ces derniers jours elle ne m'a pas quitté. Je revois encore ce jeune prêtre, dont il me contait l'histoire parce au'on venait de lui en apprendre la mort. Je le revois, tel qu'il dut être : debout devant l'autel après son oblation, quand tous les prêtres et toutes les reli¬ gieuses et toutes les petites orphelines défilèrent devant lui et baisèrent ses mains jointes. Mon Dieu, je me scandalisai jadis, dans la cathé¬ drale de Florence, à voir de vieilles femmes baiser, malgré lui, les mains du prédicateur qui venait d'abandonner la chaire. Je me suis scandalisé ne voyant dans ce geste que ce qu'alors j'y pouvais voir : le signe d'une idolâtrie que, sans connaître Dieu, déjà je dé¬ testais. Mais, maintenant que je vous aime et que je sais ce que c'est que de vous servir (car je sais, moi, ce que c'est que de vous trahir), quelle est ma joie de penser que des hommes vous dédient toutes leurs occupations et toutes les minutes de leur vie, que du moins quelques-uns sont tels et que, si même ils en sont indignes, le sacerdoce, au-dessus d'eux, existe, et qu'ils le manifestent en dépit de ce qu'ils peuvent devenir. Oui, Seigneur, rien ne m'est plus doux à présent que de penser à cet hommage que rendait votre peuple chrétien en baisant ces mains qui venaient de vous être consacrées. Car cette oblation, d'abord, signifiait que rien de ce corps n'appartenait plus au possesseur de ce corps et que, de ces mains consa- INVENTION DE LA CROIX 295 5 mil i h--" » mi' crées, il n'avait plus le droit de faire pour son plaisir ' aucun usage. Voici mes mains, Seigneur. Vous savez comme elles ! sont impures et promptes à vous trahir. Et ce ne 5 sont pas les remords qui m'épargnent ; mais, dans l'usage que j'en fais, ma trahison ne m'apparaît 11 que lorsqu'il est trop tard pour la priver de sa réa- ; lité. Et la confession, sans doute, efface l'offense qu'elle constitua, mais elle ne peut plus l'empêcher d'avoir été et de marquer encore, quoique d'un signe pâli, une minute à jamais ineffaçable de ma vie. Voici mes regards, Seigneur ; et vous savez com¬ bien de fois par jour, quand les occasions s'en pré¬ sentent, je les porte où vous m'interdisez de les porter. Et je sais qu'aussitôt, comme par un déclen¬ chement automatique, à ce furtif plaisir l'amertume 2 de perdre votre présence aussitôt correspond. Mais cela ne m'empêche guère, à peine rétabli le contact avec votre miséricorde, de recommencer de vous être infidèle en les portant encore où mon faux plaisir les convie. Voici mes lèvres, Seigneur. Il est vrai que depuis quelque temps elles sont moins inconstantes, mais c'est que vous les avez mises à l'abri des séductions. Et si, désormais, la pensée de leur impur usage me fait horreur, je ne jurerais tout de même pas que dans un instant le démon ne me dérobe de nouveau cette horreur et qu'il ne fasse luire le charme oublié qui, jadis, faisait sauter mon sang et me transportait avec une sauvage frénésie. Voici tout mon corps, Seigneur, dont je suis res- • ponsable, au point que le moindre manquement qu'il 296 NI GREC, NI JUIF commet désarçonne mon âme. Il est malade, Sei¬ gneur, et indigne de vous servir dans l'activité d'une perpétuelle contemplation. Votre serviteur est malade mon Dieu, et ce n'est pas une suffisante humiliation que cet obstacle à vous être consacré m'impose. Il faut encore qu'à la maladie j'ajoute le péché. Mon Dieu, délivrez-moi de ce qui m'empêche de toujours vous aimer. Il est vrai, mon Dieu, que voici ma voix. Et elle, du moins, je sais qu'il lui est désormais impossible de proférer des paroles qui vous offenseraient. Hélas ! je m'engage déjà au delà de mes forces et, si l'impu¬ reté ne prend plus son dans ma gorge, n'est-ce par contre de cette langue que naissent tant de mots mal¬ veillants qui m'accablent encore? C'est de là que s'élèvent tant de jugements téméraires, tant de con¬ damnations contraires à votre douceur. Et rien ne me sert pour les réprimer, ni la connaissance que j'ai de ma faiblesse, ni l'horreur de ma lâcheté. Mon Dieu, où que mon attention se porte, sur quelque partie de mon corps, je trouve, plus qu'il n'en faut, d'amour-propre pour vous offenser. Je suis un corps qui s'aime jusque dans les apparences de se haïr. Mon Dieu, je me déteste et je voudrais me fuir. Mais je suis attaché à mon corps et, quoique rien ne me soit plus rien, je sais qu'à la moindre défaillance je m'engage moi-même, en dépit de vos avertissements et de cette juste crainte que je ne puis nourrir de ma damnation, dans les plus répugnantes horreurs où le simple amour de vous devrait suffire à m'empêcher de retomber. Mon Dieu, je pèche beaucoup par pensées et par INVENTION DE LA CROIX 297 omissions, par actions et par paroles ; je suis si faci¬ lement la proie du pire de moi-même qu'il faut, pour me sauver, que vous me sauviez malgré moi. Que puis-je, Seigneur, que de vous invoquer et que de dire : Seigneur ! Seigneur ! comme vous reprochiez aux pharisiens de faire. Je suis un pharisien, mon Dieu, et je suis devant vous et je ne sais que faire. Et si même j'étais guéri aurais-je le courage de couper les amarres qui m'accrochent au monde? Et, quoique jusqu'à la plénitude de ma joie en dépende, aurais-je la force, mon Dieu, de m'engager à jamais dans une voie qui exclut toutes les autres et qui exige une per¬ fection si constante? Et quand même je sais qu'elle seule me sollicite et que les autres ne me sont rien, me donnerez-vous la grâce d'une telle préférence? Mon Dieu, il n'y a rien à faire à présent que d'as¬ pirer à vous être consacré. Quand le moment viendra, peut-être m'en donnerez-vous la force. En attendant donnez-moi l'espérance pour que je puisse au moins me supporter. 298 INI GREC, N I JUIF CHEMIN DE CROIX Vendredi. Première station. Il faut à la fois un amour infini de Dieu en Jésus- Christ pour l'homme, et le plus grand amour possible de son humanité pour Dieu ; sans quoi ni Dieu ne serait apaisé — ni l'homme rédimé. Deuxième station. J'avais tort de croire qu'il fallait que Jésus fût privé de Dieu. La torture qu'on lui infligeait, il fallait que Dieu même fût présent pour la subir. Il fallait que Dieu fût chargé de la croix dont Sa toute-puissance s'imposait de souffrir. Troisième station. Dieu, qui pourrait nous anéantir, supporte plutôt de souffrir ; tant il est vrai qu'il est l'Amour. Il est présent dans les tortures du Christ pour leur donner leur valeur infinie. L'Amour n'abandonne pas Jésus. S'il ne lui rend pas jusqu'à la fin sa présence sensible il est tout de même là pour souffrir. Le Christ homme souffre sans recevoir secours du Christ Dieu. L'Infini se réduit au néant ; et l'homme élève son néant en une oblation d'une valeur infinie. Quatrième station. La créature compatit à la souffrance du Christ par la seule contemplation de son mystère. Sanctification de la souffrance humaine par la communion spirituelle. Cinquième station. Sanctification de la souffrance humaine par la par- INVENTION DE LA CROIX 299 ticipation matérielle à l'Amour souffrant. Tout homme, peut-être, sera sauvé qui a eu un vrai mouvement de compassion pour la misère. Ici, il y a la charité de Simon, charité même forcée. Il y a surtout la charité du Christ qui bénit Simon pour un simple geste qu'il a fait. Dieu nous revaut nos actes au centuple. Inconcevable communication de l'Amour. Sixième station. L'Amour laisse sa trace entre les mains des hommes. Il prévoit leur incrédulité. Septième station. Progressif délaissement de Dieu par Dieu. Huitième station. L'Amour s'effraie non de mourir mais des consé¬ quences de Sa mort pour ceux qui l'ont condamné. L'Amour reste l'Amour non pas seulement jusqu'à consentir à son oblation, mais jusqu'à s'affliger de ce que cette oblation comporte de dangers pour ceux qui le haïssent. Il épuise en quelque sorte toutes ses raisons et toutes ses possibilités de souffrir. Ses souffrances maté¬ rielles et apparentes sont les moindres. Neuvième station. Jésus s'abandonne lui-même. Le Christ Dieu livre le Christ homme à l'infini de ses souffrances et le prive de la consolation de son secours. A partir de maintenant Jésus n'est plus qu'une plaie vivante. On ne peut concevoir à quel point il a pu se réduire en souffrance, la devenir. La chair et l'âme humaines assument alors un sacri¬ fice égal au péché originel quand elles se privèrent 300 NI GREC, NI JUIF volontairement de l'union divine. Notre nature se redresse par une réparation égale au crime. Dixième station. Le second Adam retrouve la nudité du premier avant la chute. La rédemption commence avant la crucifixion. L'homme rentre au sein du Père par le dépouillement absolu que la souffrance a rendu pos¬ sible. Tout ce que Jésus souffre désormais est de sur¬ croît. Il l'endure par un excès d'amour qui le porte à s'humilier jusqu'au point de faire douter de lui. Onzième et douzième stations. Maintenant Jésus est incarné dans le bois de la Croix. Il n'est déjà plus que la matière rédimée et rédemptrice Sa souffrance ni son humiliation n'étaient plus susceptibles de s'accroître. Il fallait seulement pour que tout fût accompli qu'il s'anéantît jusqu'à incorporer sa souffrance à l'instrument de sa Passion. La Ré¬ demption qui était gagnée par le second Adam, tête du genre humain, s'applique individuellement à toute créa¬ ture qui lui correspond par l'acquiescement à la Croix. Dieu s'identifiant au bois qu'il a créé, lui communi quant sa vertu. Transformant en lui ce bois comme il a transformé le cep et le chaume, le pain et le vin. La nature est redressée. Le crime devant les hommes cesse, par la foi, d'être péché, et le larron est rédimé pour un simple mouvement de son cœur. Dans le silence de Dieu l'homme a réintégré son ordre, par un sacrifice que celui d'Abel, d'Abraham et de Melchisédec préfigure. Le cœur de l'homme n'est plus distinct de son offrande ; son corps est un bois qu'il brûle en l'honneur de la majesté divine. INVENTION DE LA CROIX 301 Les principes mâle et femelle dans leur double virginité sont réordonnés l'un à l'autre grâce à l'adop¬ tion de Jean par Marie. Mais pourquoi ce fiel de la fin, sinon pour marquer que le besoin sensible le plus élémentaire doit s'ou¬ blier lui-même et consentir à ne trouver aucun apai¬ sement sensible. Tout est donc rendu à son essence. La soif même n'est plus apaisée que par Dieu. La nature que par la grâce. Tout est consommé. Treizième et quatorzième stations. Passer pour mort aux yeux de tous. Ce corps, qui se donnera en nourriture après sa Résurrection, déjà permet aux hommes de le contem¬ pler dans sa mort. Mort, il s'offre à ceux qui l'aiment pour fortifier leur foi. Le mystère de la Passion est achevé. Celui de la volonté de foi commence. La liberté mauvaise a été poussée jusqu'à un tel extrême que le Bien suprême en a jailli. Il importe maintenant d'adhérer au Bien librement. La foi triomphe sur les certitudes sensibles grâce • à l'espérance nourrie de charité. Silence où la vie éternelle s'accomplit. Samedi. Je mesure le chemin parcouru depuis mon arrivée. Je me rappelle avoir dit alors au Père qu'il m'était impossible de prononcer certaines formules de prières toutes faites, celle, en particulier, où le récitant 302 NI GREC, NI JUIF demande de mourir plutôt que de recommencer à pécher. Et voilà que c'est devenu précisément le plus vrai de mes besoins et de ma pensée. Je demande maintenant à Dieu de me faire plutôt mourir que de me laisser retomber encore dans les horreurs de l'amour-propre. Tel est le chemin parcouru : un progrès dans le désir de ma purification, si loin que je sois du but qu'il faut que l'âme atteigne pour être sauvée. Donc surtout un progrès dans la délicatesse avec laquelle cette âme aspire à la seule gloire de Dieu. Si incapable encore de mourir à moi-même comme je le voudrais, du moins, je n'aspire plus qu'à cela. C'est comme si je m'étais livré à un piétinement cir¬ culaire autour du sommet de mon âme pour y décou¬ vrir quelque faille qui me permît de disparaître à mes propres regards, par où m'engloutir dans la ténèbre de Dieu seul. Et forcé peut-être de prolonger ce tête- à-tête avec moi pour pousser jusqu'à l'extrême le dégoût que je m'inspire. Incapable encore de m'anéantir, mais résolu à tout pour y arriver. J'ai pris une conscience minutieuse de mon écœurante noirceur, d'une pesanteur digne de me désespérer si ne s'y opposait le solide contrepoids d'un optimisme à retardement ; l'ordre inéluctable de croire à la miséricorde — même pour moi — à la patience invraisemblable du Seigneur. Non pas encore capable du renoncement d'une parfaite mort à moi, mais le cœur soulevé quand je me mets à me regarder vivre. Je me fais véritablement horreur dans toutes les démarches de mon esprit, dans toute la lâcheté de mon corps involontaire et de mes sens imperfectibles. INVENTION DE LA CROIX 303 Dimanche. Quand je repartirai sur la vague élastique, Laissant, derrière moi, le printemps dans les champs, Les hameaux familiers et les cris des enfants Et que je m'en irai sous l'immense portique Du ciel illuminé, que dirai-je à mon cœur Pour lui dissimuler le désir et la peur De voir se ranimer ses anciennes musiques? Ne m'abandonnez plus, dans mes prochaines courses Aux charmes incertains. Je vous aime, Seigneur, Mais je suis faible encor. Laissez donc, à la source De votre charité, venir baigner mon cœur, Pour que, si je retourne à ces magiques lieux Dont le printemps sans doute est moins doux que le nôtre Mais où les souvenirs sont si délicieux Qu'ils risquent d'effacer jusqu'aux traces des vôtres, Maintenant dans ce cœur sa vigilante foi, Réponde à leurs appels la folie de la Croix. ★ it ★ Samedi in Albis. Éprouver de la joie à tout sacrifier pour Dieu. Me mortifier pour tous les péchés que j'ai commis; pour en éviter le retour. Me priver d'abord des petites choses pour parvenir à résister à l'exigence de mes désirs les plus impurs. Ne pas attendre qu'ils s'éveillent. Les prévenir dans les plus imperceptibles mouvements de ma chair. M'interdire tout ce qui n'est que plaisir sensible. Tendre à ne rien faire que pour glorifier Dieu. Ne rien faire pour moi. Être sans complaisance à l'égard de mes goûts. La complaisance à l'égard des plaisirs permis entraîne à celle des plaisirs défendus. Faire des exercices de piété pénibles. Gymnastique de la volonté par l'habitude de me contrecarrer. Concevoir enfin et réaliser une vie de péni¬ tence. 304 ! INVENTION DE LA CROIX 305 Que la joie me vienne de l'oblation minutieuse à Dieu et non pas de l'assouvissement de mes goûts. Me rappeler l'entrevue de ce matin avec le Père. Ses conseils de lutter contre moi-même. Que je n'ai pu aller à la messe à cause de telle faiblesse que j'eus. Que rien ne m'importe autant que la communion et l'oraison. Que tout ce qui m'en éloigne soit prohibé une fois pour toutes. Perfection nécessaire si je veux pouvoir agir sur les âmes et les mener à Dieu. Condition indispensable à l'apostolat. Surtout veiller sur mes regards. Eviter les occasions. Prier en marchant. Marcher les yeux bas. Ne pas croire qu'on commence par la mystique. Il faut commencer par l'ascèse. Je suis encore en pleine sensibilité. Il faut absolu¬ ment en sortir. Au plus vite. Toujours tout offrir à Dieu. Ne rien me réserver. Ne pas chercher la perfection pour elle-même. La chercher pour éviter d'offenser Dieu. Tâcher d'orienter toutes mes oraisons dans la médi¬ tation des nécessités de la vie de pénitence. 20 306 NI GREC, NI JUIF Communier pour accroître en moi l'esprit de péni¬ tence. Ne pas m'accorder de répit. Ne jamais interrompre ce combat. Grimper sans cesse. Il ne doit plus y avoir de halte. Être enfin vraiment mon propre ennemi. Savoir que je n'en ai pas de plus dangereux. Toute concession que je lui fais est autant de dérobé à l'efficacité de ma vie. Prendre goût à me combattre dans mes goûts. N'avoir plus d'autres plaisirs que celui-là. Ne pas laisser un seul repas sans me priver de ce qui me tente. Être vigilant à me contrarier toujours. Me réformer par la racine. Travail minutieux où nul détail n'est insignifiant. Il n'y a pas de détail. Réorienter mon esprit de manière à considérer toujours et spontanément toute inclination sensible comme nécessairement mauvaise, comme instinctive manifestation d'une nature viciée exigeante et qui tend à se substituer à Dieu. Faire un émondage incessant pour m'arracher à ce qui m'entraîne inévitablement. Mes désirs en apparence les plus innocents me portent insensiblement à l'assouvissement des désirs t INVENTION DE LA CROIX 307 les plus graves. Rien en moi n'est innocent. Tout me porte au mal. Tout est germe du pire. Ne jamais me relâcher dans une discipline que j'aurai choisie ou qui m'aura été imposée par mon directeur, quand même je n'en verrai plus le sens. Qu'elle reste un moyen mnémotechnique. Ne jamais me ménager. Être généreux. Je commence à comprendre dans leur plénitude les dernières lignes de Moi, Juif. La foi exige la perfec¬ tion de la volonté. Elle est son fruit. Qu'il n'y ait plus de hiatus entre mes paroles et mes actes. Félix culpa. — Dieu m'a donc découvert la nécessité de la pénitence non par la dialectique mais par le fait. Une nouvelle vie se dévoile devant moi. Tout ce que j'avais obscurément mûri pendant le Carême vient enfin de fructifier. Je piétinais depuis trois ans sur le même palier. C'est aujourd'hui ma pâque. Ne jamais aller jusqu'à la satisfaction du goût quand il est intéressé dans l'assouvissement nécessaire d'un besoin. Réciter une dizaine de chapelet les bras en croix cinq fois par jour. 308 NI GREC, NI JUIF Veiller et prier. Cultiver ce qui m'est le moins attirant. Me défaire de cet absurde préjugé qui consiste à croire que le désir le plus spontané est le meilleur. M'efïorcer de ne jamais obéir à mon premier mou¬ vement. C'est toute l'orientation de ma pensée qu'il faut changer. Une seconde conversion à accomplir. Ma chair est sourdement dressée contre Dieu. Il faut ne pas cesser de la mortifier. La forcer à se taire. Avoir enfin l'esprit de pénitence. Le porter dans les moindres démarches de ma vie. Un soleil imprévu inonde les paroles de la Vierge dont, jusqu'à présent, je n'avais su pénétrer le sens. Nous devons expier pour nous-mêmes et pour tous ceux qui sont un seul membre avec nous dans le corps du Christ. Quels détours j'ai dû suivre pour parvenir à l'ur¬ gente nécessité de ces mots si simples, à les pénétrer, à m'en pénétrer. INVENTION DE LA CROIX 309 29 avril. Ne pas désirer la joie, même surnaturelle. Ni rien faire pour la trouver. Être vigilant et prier (ce que, sauf les vrais catho¬ liques, nul Gentil n'est capable de |comprendre). Vivre en état d'expiation (et c'est lettre morte pour les Juifs qui, pourtant, vivent dans cet état, mais à leur insu et malgré eux). Avoir une permanente conscience de son indi¬ gnité. C'est donc cela que tout mon journal de cet hiver préparait. Je gesticulais incompréhensiblement pour donner une forme à mes besoins les plus cachés. Je les réalisais par anticipation dans des mots qui, dépassant ma pensée, traduisaient cependant mes inconscients désirs. Obscurément, sans la soupçonner, je n'aspirais qu'à la lumière où brillent maintenant pour moi les dou¬ loureuses, les pressantes exhortations de la Salette et de Lourdes : Pénitence, pénitence, pénitence. « Nous ne voyageons pas pour voir, mais pour ne pas voir. » (Saint Jean de la Croix). 310 NI GREC, NI JUIF 30 avril. L'ascèse librement consentie est le seul témoignage que nous puissions donner à Dieu de notre amour, de l'authenticité de notre amour. L'amour se mesure au sacrifice qu'on est capable de faire pour son objet. Il n'y a pas de plus grande preuve d'amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime. Il faut absolu¬ ment donner sa vie à chaque instant ; être constam¬ ment disponible. Le brusque soleil projeté sur ce monde autour de l'obscurité duquel je me bornais jusqu'alors à rôder, je crois qu'il fut la conséquence d'une préalable aug¬ mentation de la ténèbre. A la remarque que venait de me faire le Père qu'il ne croyait pas, en effet, que, sur le point de la mortification, je fisse un suffisant effort, je m'étais d'abord cabré, remettant soudain tout en question — ne comprenant plus pourquoi il m'importait d'en faire — à quoi cette recherche de la perfection pouvait bien correspondre. C'est à la suite d'une méditation devant la Croix, à Notre- Dame, à Nice, que la nécessité de ma poursuite s'imposa avec une force accrue et que je pris la dé¬ cision de l'accentuer encore. Mais, aussitôt après, dans le car qui me ramenait, l'ironique tentation emportait sans lutte mon consentement à ce que je venais précisément de décider que j'abandonnais à jamais. Une telle épouvante suivit cette faiblesse et la INVENTION DE LA CROIX 311 conscience de lui être encore livré, d'en être, à chaque instant, malgré moi, menacé, qu'une réaction plus violente, après que je me fusse confessé, me plongea dans l'horreur de ma vie. Et mes résolutions de samedi, attirant mon attention sur l'importance capi¬ tale des germes du mal, me projetèrent en plein dans l'urgence et la vérité d'une vie minutieusement ascé¬ tique, alors qu'à peine j'achevais de découvrir que c'était précisément à une telle minutie que se tendaient mes plus obscurs désirs. Comme si la tentation n'eût eu d'autre raison que de me révéler à moi-même, de mettre au dépouillement d'une chrysalide dont je ne m'étais pas aperçu que je fusse encore couvert, le dernier trait, le plus infime mais le plus décisif, car sans lui toute ma lente élaboration fût demeurée vaine. Et l'analogie était trop frappante entre la façon dont venait de s'accomplir cette maturité et celle dont, il y a trois ans, presque jour pour jour, la pre¬ mière s'était produite, pour que je ne dusse convenir qu'elle était, comme l'autre, le providentiel achève¬ ment de tant de convergents efforts dont le mot jus¬ qu'alors m'avait échappé, le couronnement inévitable, imprévisible et merveilleux, d'une espèce de marche à tâtons dans la nuit, et, au moment même où je doutais d'elle, le don gratuit, l'espièglerie de la grâce. 1er mai. Toute la force de nos vices est dans l'amour de soi. Ce n'est pas eux, c'est lui qu'il nous faut dépister ; le 312 NI GREC, NI JUIF traquer dans ses plus innocentes manifestations, car c'est là qu'il prend cette périlleuse, cette irrésistible élasticité contre laquelle il n'y a plus rien à faire. Arracher la racine. Vigilate. Ce ne sont pas seulement les dernières phrases de Moi, Juif qui, soudain, s'éclairent, mais aussi la parole du Christ notée au début de mon journal et que, bien qu'elle eût contribué pour beaucoup à ma conversion, jusqu'à présent je n'avais interprétée qu'à demi : Celui qui ne hait pas son père et sa mère et même sa propre âme ne peut me suivre. J'avais cru y trouver une simple exhortation à se libérer de toute entrave. Et c'est cela en effet. Mais, si c'est un appel à la liberté, c'est au nom de la péni¬ tence. Il ne s'agit pas de rien haïr, mais de tout quitter, — sans cesser de rien aimer — se séparer de tout ce que l'on aime. Être au monde comme n'y étant pas. La grande loi chrétienne qui m'apparaît à présent, c'est la loi de la vie, et c'est de tout couper. Dont, peut-être, la circoncision fut le signe prélimi¬ naire. Dont le baptême symbolise la vivifiante réalité. Pour grandir dans quelque ordre que ce soit jusqu'à la plénitude de sa propre nature, il faut tout couper en soi et hors de soi. Et il ne s'agit point d'ajouter un seul pouce à sa taille, mais de parvenir à sa taille à quoi toutes nos obligations sensuelles, sentimentales et intellectuelles nous empêchent d'atteindre. Le chrétien, et c'est pour quoi tout homme a la vocation chrétienne, n'est rien d'autre que l'homme à sa pléni¬ tude. Et cette plénitude, c'est le fruit de la pénitence. INVENTION DE LA CROIX 313 Notre déification en dépend dans ce surnaturel équi¬ libre où nulle de nos pensées n'est indifférente, dans ce jeu prodigieux où notre temps et notre éternité se balancent selon d'étroites relations, dans ce fabu¬ leux marché où notre âme joue son destin et dont la réalité symbolique dépasse à ce point toute réalité terrestre, que toutes nos transactions sur la terre n'en sont que des reflets et des caricatures. Tout donner pour tout recevoir. Saint Jean de la Croix nous avertit, que je retrouve ici comme il me guettait au début de Moi, Juif; et je ne pouvais alors profiter que de ses plus clairs avertissements. Mais maintenant j'entrevois l'urgence de ses paroles les plus sévères. Aimer Dieu de tout son cœur. Et tout le reste comme n'étant pas. Foncer tête basse dans sa propre mort à force de pénitence. Ne plus seulement savoir que je suis mon ennemi ; me traiter comme tel. Résilier ma vie. 8 mai. Fête de l'apparition de saint Michel. Pour un cœur attentif tout est attention de la grâce. Dernière messe à la petite chapelle où j'ai passé tant d'heures si fructueuses. 314 ni grec, ni juif Dernière attention : l'Évangile se trouvait être celui où se lit le commandement qui m'intriguait si fort et que j e ne commençai de comprendre que lorsque se révéla à moi la nécessité de la pénitence, son éton¬ nante et pourtant jusqu'alors indéchiffrable évidence : Si ton œil te scandalise, arrache-le et jette-le loin de toi. Ainsi retentira ce dernier avertissement d'autant plus que plus solennel dans son ultime profération. Arracher mon regard avant qu'il ne soit corrompu. Garder pure la source de mes larmes. Et aussi : Etre pareils à de petits enfants. Ce qui ne signifie pas, comme certains affectent de le croire, qu'il faut devenir incapable d'admettre, par exemple, le mys¬ tère de la Sainte Trinité, parce qu'il est inassimilable aux enfants ; ni, comme d'autres l'ont écrit, que Jésus s'est trompé parce que rien n'est plus impur qu'un enfant ; mais qu'il faut faire son esprit aussi humble que le leur qui se laisse guider, acceptant tous les enseignements qu'on lui donne et apprenant avec humilité à voir et à penser. Il faut redevenir docile comme un esprit d'enfant. Pour cela, être vigilant et prier. Chasteté. Pauvreté. Obéissance. INVENTION DE LA CROIX 315 10 mai. Passage par Paris. Je trouve un cinéma installé dans la chapelle de ma paroisse ; face à l'autel. On y joue, ce soir, ces Dames aux chapeaux verts... Fuir. Se sacrifier. S'ensevelir. Être oublié de tous. TABLE DES MATIÈRES Pages. Le village et le monastère 1 L'église et le monde 47 Le rovaume de dieu et la terre 145 Itinéraires 221 Invention de la croix 289 3)7 Cet ouvrage a été achevé d'imprimer sur les presses de la LIBRAIRIE PLON le 26 juin i 931. PARIS TYPOGRAPHIE PLON Ku« fjaraoelère, 8 ■■'tyxt&b. • v;< "■ . 1 ^