. ' f* : - . ' ŒUVRES COMPLÈTES DE EDGAR QUINET LA CRÉATION TOME II 8 ■m v» TROISIEME EDITION PARIS LIBRAIRIE GERMER-BAILLIÈRE ET Cie 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN. i_ii -fT/pL" TT l*fË ■ * A m JÊmÊ® . AT R ,• \ts:î . ŒUVRES COMPLÈTES DE EDGAR OUINET OUVRAGES DE EDGAR QUINET Œuvres complètes, 15 vol. grand in-8°, à 6 francs. —23 vol. format in-18, à 3 fr. 30. — Librairie Germer-Baillière et O. Tome I. — Génie des Religions, 8° édit. ; Origine des Dieux, 3e édit. Tome II. — Les Jésuites, 10e édit. ; l'Ultramontanisme, S0 édit.; Philo¬ sophie de l'histoire de l'Humanité, 48 édit.; Essai sur les Œuvres de Herder, 4e édit. Tome III. — Le Christianisme et la Révolution française, 4° édit.; Examen de la vie de Jésus, 4e édit.; Philosophie de l'Histoire de France, 4e édit. Tome IV. — Les Révolutions d'Italie, 3e édit. Tome V. — Marnix de Sainte-Aldegonde ; Fondation de la République des Provinces-Unies, 4e édit. ; La Grèce moderne, 3e édit. Tome VI. — Les Roumains, 3» édit.; Allemagne et Italie, 3e édit, Mélanges, 3" édit. j Tome VU. — Ahasvérus, 4e édit. Tome VIII. — Prométhée, 3e édit.; Les Esclaves,3e édit. Tome IX. — Mes vacances en Espagne, 3e édit.; Histoire de la Poésie. 3e édit.; Epopées françaises inédites du douzième siècle, 3e édit. Tome X. — Histoire de mes idées, 1 vol. 3° édit., augmentée de docu¬ ments inédits. Tome XI. — Enseignement du peuple, 3e édit. ; la Révolution religieuse au dix-neuvième siècle, 38 édit.; la Croisade romaine, 6e édit.; l'Etat de siège, 4e édit.; la Mort de la conscience humaine; le Ré¬ veil d'un grand peuple; le Panthéon; Rome et Pologne. Tome XII. ) Tome XIII. La Révolution, 3 vol., 8° édit. Tome XIV. ) Tome XV. — Histoire de la Campagne de 1815, 1 vol., 3e édit. Tome XVI. — Napoléon, poëme. (Epuisé.) Tome XVIli j Merl'n l'Enchanteur, 2 vol., S.8 édit. Tome XX^ j C°rresPon(lance : Lettres à sa mère, 2 vol. Tome llîi. ! La CréatioD< 2 voL> 36 échL Tome XXIII.—L'Esprit nouveau, 1 vol., 4" édit. Tome XXIV. — Le Siège de Paris et la Défense nationale, 1 vol. in-18 1871. (En 1881.) Tome XXV. — La République. Conditions de la régénération de la France 1 vol. in-18. (En 1881.) Tome XXVI. — Le Livre de l'Exilé. (En 1881.) Vie et mort du Génie grec, 1 vol. in-8°. — Dentu, éditeur, 1877. Idées sur la philosophie de l'histoire de l'Humanité, par Herder; traduit par Edgar (Juinet, 3 vol. in-8°, 2e édit. —Levrault, éditeur, 1827. OUVRAGES DE Mme EDGAR QUINET. Mémoires d'Exil (Bruxelles-Oberland). 1 vol. in-18, 3 fr. 50, 28 édit. - Librairie Lacroix, 1868. Mémoires d'Exil (L'Amnistie, Suisse orientale, Bords du Léman). 1 fortvoi. in-18, 3 fr. 50, 28 édit., 1870. — Arcades de l'Odéon. Paris. Journal du Siège. 1 vol. in-18, 3 fr. 50, 2e édit. — Dentu, édit., 1871 Sentiers de France. 1 vol. in-18, 3 fr. 50. — Dentu, éditeur, 1875. Clicliy. — Impr. Paul Dupont, 12, rue du Bac-d'Asnières. OEUVRES COMPLÈTES C\ 0 , Expérimenta and observations, p. 287. « Les notes dans l'oiseau ne sont pas plus innées que le LIVRE NEUVIÈME 58 d'oiseau n'est inné, mais que le ramage propre aux diverses espèces d'oiseaux, et ses variétés, ont eu à peu près la même origine que les lan¬ gues (1) des différents peuples et leurs dialectes divers. Suivons cette lueur, voyons où elle conduit. Que de découvertes singulières se dévoileraient à qui porterait son attention sur cette philologie comparée dont retentissent les forêts au retour de la saison nouvelle ! Chants, hymnes, mélodies, nous en jouissons sans nous demander s'ils ont eu la même puissance dès la première heure du monde. Comment est né le chant de chaque espèce ? Il est certain que chaque couvée l'ap¬ prend de ses parents. Le petit oiseau, dans les premiers jours de sa vie, n'est, pour ainsi dire, qu'oreille. Les sons qu'il entend autour de lui s'impriment alors dans sa mémoire. Il en forme ses voix. Il écoute le gazouillement de son père et de sa mère ; plus tard il le répète. S'il ne l'avait jamais langagede l'homme, et dépendent entièrement du maître qui l'élève. J'ai élevé un jeune iinot avec une vengoline, et le linot a pris le chant de son instituteur africain, sans aucun mélange du chant du linot. » Ibid. (1) « Les différences dans le chant des oiseaux de la même espèce ne peuvent mieux être comparées qu'aux variétés des dialectes provinciaux. Barington, vice-pres. j> R. S. Experiments and observations on the sinqinq of Birds. Transactions plnlosoph. T- LXIII, p. 280. • 11 LA CRÉATION' entendu, le saurait-il? Privé de son père ou de sa mère, il prend la langue de son instituteur, C'est par des oiseaux soustraits à l'éducation de leurs parents, que de nouvelles notes entrent dans le vocabulaire de l'espèce. Au-dessus de ces va¬ riétés, que nos oreilles ont peine à saisir, domine le chant de l'espèce, qui, en dépit des petits dia¬ lectes, reste à peu près fixe, comme une langue formée, nationale, dont les racines et la gram¬ maire ne changent plus. Mais les parents, d'où ont-ils appris cette mé¬ lodie première et non telle autre ? Leur a-t-elle été révélée comme la parole au premier homme dans l'Éden? Le problème du langage serait-il donc aussi complexe pour le rossignol que pour l'homme. Peut-être (1). Si un oiseau est pris au nid et élevé par un oi¬ seau étranger, il prend le ramage de l'étranger (2). Certains langages d'oiseaux se marient plus aisément que d'autres : le chardonneret prend volontiers le chant du roitelet, le bouvreuil de la fauvette, le bruant du pinson, le linot du canari. (1) Cf. Aristole. Hist. des animaux, Liv. IV, c. 9. (2) « On peut demander comment il arrive que certaines notes sont particulières à certaines espèces. Ma réponse est que l'ori¬ gine des notes des oiseaux est aussi difficile à expliquer que celles des différents langages des peuples. Barington. » Expe- rimants and observations ou tlie sinçjing of Birds. Transactim philusoph. T. LXIII, p. 287. livre neuvième Même en liberté, pareils mélanges s'accomplissent. Une oreille délicate découvrirait facilement des dialectes divers dans le chant spécifique de chaque famille de passereaux. Quelle étude charmante de retrouver la note originale de chaque genre, modifiée par la note imitée ! On peut croire que la richesse étonnante des motifs, des modulations est le résultat d'une longue éducation de chaque espèce par elle-même et par les autres. Avec le don d'imitation qui est le génie de l'oiseau, le plus habile accroît son chant de chaque note qui le frappe, dans le réper¬ toire de sa famille ou d'une famille étrangère. Naturellement, les espèces les plus rapprochées sont celles dont les langues se mêlent et s'enri¬ chissent les unes par les autres. Si la langue du chardonneret se mêle à celle du roitelet, ou celle du linot à celle du serin, c'est par la même raison que les dialectes rapprochés dans les langues hu¬ maines se mêlent, l'un à l'autre, l'ionique àl'attique l'osque à l'ombrien, le pisan au toscan. L'espèce qui est capable de réunir le plus grand nombre de ces dialectes divers d'oiseaux est la plus riche parmi les oiseaux chanteurs. Un naturaliste anglais du xviii0 siècle (nul n'a mieux étudié cette question), Barington (1), vice- i'l) Expcrimenls and observations on the singing uf Birds. ■1773, p. 280, 286, 287. Barington. « La perte du parent mâle, 56 LA CRÉATION président de la Société royale de Londres, pensait que le rossignol a été, à l'origine des temps, le premier instituteur des oiseaux chanteurs, et qu'ils se sont tous formés à ses leçons. C'est de lui qu'ils auraient reçu leur première langue d'oi¬ seau. Je croirais bien plutôt, qu'étant le plus parfait, le rossignol a paru le dernier dans l'échelle ; car c'est lui qui rassemble dans son chant le plus grand nombre de notes et de motifs partagés entre toutes les espèces voisines. Non que son œuvre soit un plagiat. Au contraire, il lutte d'émulation avec chaque espèce pour porter plus loin la va¬ riété, la puissance, le nombre de ses mélodies. Il ne chante qu'après la fin du jour, comme s'il voulait laisser à ses rivaux le temps d'épuiser leur art. La nuit venue, il reprend leurs notes inachevées; il semble d'abord converser tout bas avec lui- même; puis il part, il se donne carrière, il résume toute l'harmonie du jour. Vous diriez qu'il a mé¬ dité sur ces accents divers pour en tirer comme d'une ébauche une œuvre incomparable, dans la- à l'époque critique pour l'instruction, a, sans doute, produit les ; variétés que j'ai observées dans le chant de chaque espèce, | Dans ce cas, le petit a entendu le chant de quelque autre oi- j seau. Ou peut-être a-l-il inventé quelques notes de son propre mouvement, lesquelles se sont perpétuées de génération en génération, jusqu'à ce que des accidents semblables aient pro- j duit d'autres changements. » LIVRE NEUVIÈME ' 57 quelle l'imitation ne se sent jamais, et qui ne se souvient que pour créer. Pourquoi le rossignol est-il le premier ? parce qu'il a enrichi sa langue propre de toutes les voix de la nature qui ont résonné autour de lui. Il est l'Homère qui a fondu dans sa langue tous les dia¬ lectes de la grande race des oiseaux chanteurs. C'est par cette émulation que le ramage se dé¬ veloppe; et nous pouvons, à notre gré, en rappro¬ chant des oiseaux de contrées différentes, intro¬ duire les notes de l'Asie, de l'Afrique, de l'Amé¬ rique dans nos bois. Ceci explique une chose ex¬ traordinaire, remarquée par les naturalistes : dans les espaces déserts où les êtres vivants sont séparés les uns des autres par de grands inter¬ valles, tels que l'intérieur de l'Afrique ou de l'A¬ mérique, vous ne rencontrez que des oiseaux à la voix rauque, sans presqu'aucun vestige de chant. L'art périt, ou plutôt il n'a pu naître, faute d'ému¬ lation et de cette sorte de concours permanent que la nature établit entre ces petits êtres passionnés, dans tous les lieux où les migrations les rassem¬ blent (1). Le moqueur d'Amérique est célèbre par l'art d'imiter et de fondre tous les sons qu'il entend dans les savanes et les forêts; ce qui lui donne (1) C'est le résultat de l'expérience que j'ai faite. Barington. Luc. cit. 58 LA. CRÉATION une inépuisable richesse de phrases, et le fait appeler par les sauvages, « l'oiseau aux quatre cents langues, » et par les naturalistes, « le poly¬ glotte. » Le rossignol d'Amérique réunit ainsi dans sa langue tous les dialectes inconnus qui retentissent dans les forêts vierges du Nouveau- Monde. Comparez, par une belle nuit de printemps, le chant du rossignol à la description qu'en faisait Pline, il y a dix-huit siècles. Suivez dans le texte les notes exactement marquées de ce concert. Vous en reconnaîtrez les moindres nuances trans¬ crites sur ces tablettes antiques : longs soupirs, modulations, explosions , interruptions, silence, reprises; plein, grave, aigu, fréquent, étendu, puis encore vibrant, haut, moyen, bas ; plenus, gravis, acutus, creber, exlentus; ubi visum est, vi- brans, summns, médius, imus (1). Ne l'entendez- vous pas? La musique du rossignol, en passant par cette majestueuse langue romaine, s'enfle du grand écho de Home; elle nous arrive du fond des siècles, printanière, intarissable, triomphante des ruines. Mais ce chant, si fidèlement transcrit par Pline l'Ancien, a-t-il toujours été le même? Des l'ori¬ gine, ses périodes, ses rhythmes, sos cadences (1) Pline. Hist. nal. L, X. G. ■'&. LIVRE NEUVIÈME 59 étaient-ils achevés? Il est permis d'en douter. Peut-être y a-t-il eu un temps où ce chant se bornait à sa note première, fondamentale, ithys ! ithys ! telle que les Grecs nous l'ont transmise dans une légende mélodieuse. Parmi les dialectes de l'espèce du rossignol, il en est de très-inférieurs aux autres (1). Il s'est trouvé de ces maîtres chanteurs qui, par une circonstance quelconque, frappés d'un son nouveau, ont introduit une note nouvelle dans la mélodie des ancêtres et l'ont transmise ainsi perfectionnée à leur postérité. Il peut arriver encore qu'un autre rossignol s'approprie de nouveaux sons, qu'il enrichisse sa mémoire de phrases, de tours qui n'existent pas aujourd'hui, que nous n'entendions pas; mais qu'une postérité lointaine entendra au milieu des nuits profondes qui enveloppent l'avenir. Ges sons nouveaux, inconnus, impossibles à pressentir, éveilleront, dans le cœur de l'homme, des nuances de sentiments mélodieux qu'il ne connaît pas en¬ core (2). Ici que d'observations naissent en foule ! Tout (1) « Dans le chant du rossignol, j'ai observé seize préludes différents et autant de finales. Les autres oiseaux n'ont que quatre ou cinq changements ; le chant dure quelquefois vingt secondes. » Barington. Transact. philosoph. Loc. cit. (2) ce On sent combien, dans la suite des générations, ce même chant peut être encore perfectionné ou modifié diversement par d'autres hasards semblables. » Buffon et Montbeillard. llist. nat. Oiseaux. T. IX, p. 129. 60 LA CRÉATION est nouveau et inexploré dans ce sujet. Si les mé¬ lodies des espèces voisines se mêlent comme les dialectes, les voix des espèces trop éloignées ne peuvent presque rien s'emprunter l'une à l'autre, Les chardonnerets, les bruants, les bouvreuils, si bons imitateurs des petites phrases des roitelets, des pinsons ou des serins, n'empruntent pas une syllabe au vocabulaire des oiseaux carnassiers ou des oiseaux de nuit. La distance est trop grande pour être franchie. La grammaire de chacun reste immuable. C'est ainsi que des langues humaines trop opposées ne peuvent se mêler l'une à l'autre, le cafre à l'anglais du Cap, l'araucan à l'espagnol, l'indien des pampas au portugais de Camoëns. Faisons un pas de plus. Voici une merveille à laquelle nous ne prêtons plus d'attention, parce que l'habitude nous empêche d'y réfléchir. Cha¬ que année, au printemps, nous assistons, sans} prendre garde, à l'origine, à la formation, à l'éclo- sion d'une multitude de langues, qui nous font, pour ainsi dire, toucher du doigt l'origine de nos propres langues humaines. Comment cela? Ecoutez. Tant qu'a duré l'hiver, chaque espèce d'oiseau est sinon muette, du moins réduite, pour toute expression, à une syllabe qui est comme le radi¬ cal de toute sa langue (1). Ce monosyllabe, cri (1) Buffon. Hist. nul. Oiseaux. T. V, p. 3*J0. LIVRE NEUVIÈME 61 bref, strident, suffit, par la différence d'accent et de tonalité, à exprimer toutes les affections d'une existence appauvrie qui se resserre sous le froid de l'hiver. Le besoin, la douleur, la misère, l'in¬ quiétude, la faim, n'ont pas besoin d'un clavier I plus riche ; c'est là une analogie frappante avec ces peuplades errantes de l'Afrique et de l'Amé¬ rique qui ont, à leur manière, une de ces langues d'oiseaux (1), formées au plus de quelques racines monosyllabiques, lesquelles, diversifiées par l'ac¬ cent, hautes, graves, ou moyennes, suffisent aux 'i conditions d'une vie abaissée au degré le plus 'i infime de l'humanité. Saison d'hiver pour l'homme; il ne rompt le 3 silence que lorsque le besoin, la douleur, la stu- 3e peur lui arrachent un monosyllabe. Taciturne le a' moment d'après, qui croirait que de cette bouche ï muette sortiront un jour, à flots pressés, les idio- clo- mes d'Homère, de Virgile ou de Dante? L'oiseau Mit, aussi se tait ; et dans ce croassement d'hiver, nos comment soupçonner jamais les mélodies de la itez. fauvette et du rossignol qui éclôront avec la fleur, eau dans la saison nouvelle? oule Cependant le printemps est venu ; le miracle adi- s'accomplit. Quel est-il? Ces mêmes tribus d'oi- ® seaux indigentes, égoïstes, dont l'âme s'était re- (1) Voyez sur les peuples à langues d'oiseaux, Max Miillei'. Science du langage. T. II. 62 LA CRÉATION tirée, sont Lout à coup comblées de tous les biens de la terre, soleil, chaleur, lumière, richesse, sé¬ curité, abondance, allégresse. Des siècles de siè¬ cles les séparent de la saison de mort. Un sen¬ timent surtout les a transformées, l'amour. Et alors, qu'arrive-t-il ? Entendez. Tous ces muets commencent à bégayer et à parler. Tous ces go¬ siers se délient ; la merveille du langage s'ac¬ complit sous mille formes. Il s'essayent d'abord et l'instrument semble rouillé. Les voix sont encore à demi enfermées dans le bourgeon comme la fleur. Un oiseau pré¬ lude, un autre tente de le surpasser. Enfin, après bien des- essais, ils ont retrouvé le chant oublié, nouveau, ravissant, où l'âme renaît en toutes choses. Il y a aussi des saisons pour les peuples où l'âme a disparu ; mais qu'elle est lente à renaître! Au lieu du cri monosyllabique qui semblait appartenir à la nature morte, voici des voix qui se répondent, des phrases prolongées, des caden¬ ces soutenues, véritables langues agglutinantes, composées, où éclate chacune des nuances d'une âme qui s'éveille, langueur, désir, joie, tendresse, surtout extase de la lumière ; tout cela né aux premiers instincts de l'amour et de la famille. Comme le chant n'a pas éclaté soudainement au printemps , il ne cesse pas non plus tout à coup en hiver, mais par degrés. Les voix baissent LIVRE NEUVIEME 68 de ton ; les pauses deviennent plus fréquentes et plus longues : le vocabulaire s'altère. Aux grandes voix de l'été succède le petit ramage de l'automne. Enfin, de ce chant diminué, timide, i] ne reste plus qu'un murmure; et, comme si la vie se resserrait encore, il n'y a plus en hiver qu'une note brève, rare, qui achève même de dis¬ paraître. Mais cette note renferme, dans sa racine, le germe du chant nouveau, qui recommencera à bourgeonner et à s'épanouir dans la saison nou¬ velle. Ainsi les langues d'oiseaux meurent et re¬ naissent chaque année ; vous pouvez en suivre la décadence et la restauration dans un cercle éternel : chant du printemps, chant d'été, chant d'automne. Autant de période différentes d'une même langue, qui se forme, se développe, s'étend, puis se décolore, s'altère, se décompose, s'éteint et meurt pour renaître. Diminuez, tant que vous le voudrez, les ana¬ logies entre ce peLit monde inférieur et le monde de l'homme. Comptez, amplifiez les différences, les incompatibilités. Je le veux bien. Après tout, il restera toujours assez de ressemblance entre ce langage embryonnaire et le langage de l'homme, pour que les analogies nous conduisent à des vé¬ rités dont on cherche vainement à pénétrer le mystère par un autre chemin. 64 LA CRÉATION Donnez, en effet, à ce germe imperceptible de l'instinct du langage, les proportions humaines, père, mère, enfants, famille; que le nid devienne la hutte ; surtout que le grand rayon d'une reli¬ gion réchauffe, pénètre ces premières couvéesj humaines. Il se fera bien alors un autre miracle que celui qui s'accomplit, sous nos yeux, chaque printemps. Les monosyllabes se lieront aux monosyllabes. Ce n'est pas seulement le chant, c'est la parole qui naîtra, après le long silence de l'âge de pierre, saison d'hiver de l'humanité. La même extase de la lumière qui n'avait en¬ fanté qu'un ramage d'oiseau, enfantera les hymnes des Védas. LIVRE NEUVIÈME 65 CHAPITRE II COMMENT SE FORMENT LES VARIÉTÉS ET LES DIALECTES DANS LES CHANTS OU LES LANGUES D'OISEAUX ) Je n'exagérerai pas ce que l'homme a emprunté aux cris des animaux. Je sais que ces imitations semblent aujourd'hui stériles, comme si les langues cultivées avaient répugné à puiser dans cette source et à imiter les voix des êtres inférieurs. 11 est cer¬ tain, je le reconnais, que les sons, les bruits de la nature, les rugissements des carnassiers, les mu¬ gissements des ruminants et même les chants des oiseaux, quand ils ont été reproduits dans les langues humaines, n'y ont pas enfanté ces riches familles de mots que d'autres causes, moins faciles à montrer, y ont fait entrer. Cependant, là aussi, il ne faudrait pas trop nier. Après avoir si longtemps tout accordé à l'onoma¬ topée, il ne faudrait pas lui tout refuser aujour¬ d'hui ; les plus habiles pourraient y être trompés. J'en veux citer un exemple. Je lisais un jour le grand ouvrage de M. Adol¬ phe Pictet, « la Paléontologie linguistique, » et je 4. 66 LA GHÉATÎÔN ne me lassais pas d'admirer comment il pénètre, avec une clef magique, le secret des origines les plus lointaines. Un étourneau des plus avisés, qui faisait alors notre unique société, était posé sur ma main ; il s'était à demi endormi, pendant que! je suivais dans le livre les savantes étymologies de son nom : étourneau, en latin, sturnus; en alle¬ mand, star. J'étais ramené au zend, au sanscrit; et, sur la foi de mon guide, je né faisais aucune: difficulté d'admettre que la première origine dut nom avait été tirée de la ressemblance du plumage avec les couleurs marquetées, irisées des étoiles. « En védique, stara, en latin, Stella, sans doute de st, sternere, ce qui est étendu, répandu à la voûte du ciel; l'étourneau serait ainsi nommé de ces taches étoilées. » En lisant ces lignes, je trouvais moi-même de nouvelles ressemblances entre le reflet des étoiles et la gorge de notre sansonnet, rayée de violet, d'or, d'azur et d'orangé. Pour mieux l'examiner,: je fis un mouvement; l'oiseau assoupi se réveilla, et me jeta dans l'oreille son cri str, str, sir. H le répéta si haut et avec tant d'obstination que je fus bien obligé de reconnaître que ce str avait été la racine de son nom chez tous les peuples indo¬ européens. Les premiers Aryens n'avaient fait évi¬ demment qu'accepter le nom qu'il s'était donné lui-même. LIVRE NEUVIÈME (57 Outre le cri strident qui marquait l'accent de sa race, notre sansonnet avait les chants de la fau¬ vette, du canari, du rossignol. Il ne confondait pas ces diverses mélodies, mais il les faisait succéder l'une à l'autre en longues phrases distinctes qu'il coupait par des soupirs et des silences. Gomment s'expliquer cette variété d'idiomes ? Par l'éducation, par la tradition. La première fois que je l'entendis, je crus entendre tout un concert d'une multitude d'oiseaux différents qui se ré¬ pondaient l'un à l'autre dans un bosquet. Sans doute, il avait vécu, dans son enfance, en compa¬ gnie d'un rossignol, d'un canari, d'une fauvette, et il avait appris en bas âge les dialectes de ses com¬ pagnons de captivité. Il parlait ainsi trois ou quatre langues d'oiseau, à peu près comme l'enfant qui, élevé au milieu de personnes d'origines différentes, parle, sans les mêler, les langues de chacune d'elles. Bientôt, avec sa faculté merveilleuse d'imita¬ tion, notre sansonnet joignit à ses mélodies le long gémissement d'une porte qui grinçait sur ses gonds. On ouvrit un chemin de fer sous nos fenêtres; l'oi¬ seau écouta d'abord en silence ; puis, un matin, il ajouta à ses notes le sifflet éclatant de la locomo¬ tive qui vingt fois par jour retentissait clans le voi¬ sinage. Un étranger qui ne l'eût pas observé eût certainement cru que cette longue note tenue ap- 68 LA CRÉATION partenait à son chant naturel. Ainsi, son olavie s'augmentait de sons nouveaux qu'il n'avait jamai- entendus auparavant. Cette observation, jointe à unemultitude d'autres me fit penser que le chant des oiseaux emprunts aux bruits de la nature une partie de ses trésors: par où s'expliquent les consonnances de ces vois avec le monde environnant. Ne retrouverait-on pas le frémissement du feui lage des taillis dans le chamaillis des petits gra¬ nivores, les soupirs du vent dans les soupirs à rossignol, le clapotement des rivages dans le na¬ sillement des oiseaux aquatiques, le coassement de la grenouille dans le râle d'eau, le siffiemen du roseau dans le bouvreuil, le cri de la tempétfj dans la frégate, le murmure des vastes foret; sonores dans le roucoulement des tourterelles ? N'y a-t-il aucun rapport entre le piaulement à l'épervier et le piaulement des poussins qu'il passt sa journée à épier? Où les oiseaux de nuit ont-il; pris les sons tremblés, frissonnants, qui sem¬ blent la répercussion d'un écho souterrain dan; des ruines? Le hou-hou du chat-huant n'est-il pas l'échl des longs hurlements éclatants des louveteaux qui l'on entend aussi à la tombée du iour? Où 1 chouette a-t-elle trouvé son effrayant éclat de rire' * ; Où la mésange charbonnière a-t-elle pris I' LIVRE NEUVIEME 69 grincement métallique de sa lime de serrurier? Il y a dans les Alpes un corbeau, le coracias huppé, qu'on appelle le sonneur parce qu'il imite la sonnerie des clochettes des troupeaux, sur les hauts pâturages où il se tient en été. Le chant véritable de l'alouette est un chant de lumière. Elle monte dans un rayon vers la source de feu. Avec cela, cette même alouette, vivant dans le chaume en compagnie de la sauterelle, en em¬ prunte la note stridente ; elle l'imite si bien que les naturalistes en font un de ses caractères spé¬ cifiques. Ils l'appellent la locustelle. Ainsi tous les accents de la nature morte ou animée ont leur écho et leur consonnance dans la nature vivante. Et qui sait si parmi ces voix, ces cris qui nous étonnent aujourd'hui, il n'y a pas le dernier retentissement d'une époque paléontolo- gique dont to.ut vestige vivant a disparu? Peut-être tel cri d'oiseau qui nous est insupportable est-il l'écho, l'imitation traditionnelle d'un bruit qui s'est éteint avec une certaine époque du monde. Non-seulement les mélodies, ou plutôt les langues des oiseaux se perfectionnent, s'embel¬ lissent par l'émulation des espèces et des races proches parentes, mais aussi elles s'altèrent par la fréquentation des familles à la voix rauque ou criarde. L'homme qui parle le mieux, s'il est jeté dans une société de gens qui parlent mal, prend 70 LA CRÉATION de mauvaises locutions dont il a peine ensuite à se corriger. Cela arrive aussi journellement aux meilleurs des oiseaux chanteurs. Buffon raconte qu'il entreprit d'extirper et d'étouffer par la va¬ peur du soufre et du charbon les moineaux de son jardin de Montbard, parce qu'ils corrompaient, de leur patois grossier et de leur vilain lui-tui, le chant correct de ses linottes, de ses tarins et de ses canaris (1). Pourquoi les grandes espèces d'oiseaux ne chantent-elles pas ? la raison principale tient, sans doute, à leur organisation même. Beaucouf de causes aussi tiennent à leur genre de vie. Ils sont trop occupés des dures nécessités de cher¬ cher leur nourriture. Toujours en quête de proie, la grande tribu des carnassiers ne peut faire entendre que le cri de la faim ou celui de leurs victimes, Les peuples chasseurs aussi ne chantent pas. Toujours à 1# piste du gibier, ils chassent ou ils dorment. De même de la tribu des pêcheurs. Lutter avec la mer, poursuivre la proie'sous les flots est Mute leur vie. Voyez le héron, les grands échassiers: ils se tiennent immobiles, tout le jour, au bord de; (1) «Je m'étais aperçu que non-seulement ils troublaient 1' cliant de mes oiseaux par leur vilaine voix, mais que mfîméi force de répéter leur désagréable tui-tui, ils altéraient le olianl des serins, des tarins, des linottes, etc. » Buffon. Ilisl. «s'il Oiseaux. T. VI, p. 21G, LIVRE NEUVIÈME 71 l'eau, de peur d'effaroucher la proie ; ils se gar¬ deraient bien de pousser un cri. Tout au plus se permettent-ils, de loin en loin, un claquement du bec. Pour le chant, il faut du loisir, et il n'est donné qu'aux peuples agriculteurs. Les grani¬ vores, qui trouvent leur grenier rempli, peuvent développer leur chant. Surtout les insectivores, dont la nourriture est partout assurée, ont le loisir de devenir artistes. Mais l'aigle, l'hirondelle de mer, la frégate, les oiseaux de nuit, comment son¬ geraient-ils à chanter ? Un cri lamentable, perçant, peut-être imité de ceux qu'ils égorgent, voilà leur langue. 72 la création CHAPITRE III Les langues de l'âge de pierre. — que les pre¬ miers éléments de la philologie comparée oki! été découverts par les naturalistes. Dans l'antiquité fossile qui vient de se découvrit à nous et qui effraie l'imagination, lorsque Thommt vivait avec le mammouth, depuis l'Angleterre jus¬ qu'aux Pyrénées, il avait déjà un instinct des aris du dessin : témoin les gravures et les sculptures antédiluviennes que l'on découvre chaque jour- Son burin était une pointe de silex, et il sculptai! des bois de renne ou des fragments de calcaire- Quel était le principal objet de cet art de l'homms fossile ? C'étaient surtout les animaux qu'il ren¬ contrait. Vous reconnaîtrez aisément dans ces dessins 1( mammouth, en marche, à la vaste crinière, ou lt renne couché qui fait effort pour se lever. Mais quel était le vrai caractère de ce premier art? 1- réalité. L'homme s'applique uniquement à repro¬ duire l'image exacte de l'animal. Comme les Yo- * I LIVRE -NEUVIÈME 73 weys de nos jours imitent clans leur danse la marche de l'aigle, de même l'artiste de l'âge fos¬ sile copie scrupuleusement ce qu'il a sous les yeux ; il se rapproche, autant qu'il le peut, des êtres mys¬ térieux ou gigantesques en qui il voit ses conduc¬ teurs ou ses maîtres : car c'est d'eux qu'il apprend, d'abord, à choisir sa nourriture. D'ailleurs, nulle trace de système, comme dans les plus anciens dessins égyptiens. Les traditions religieuses n'ont pas eu encore le temps de voiler la nature ; elle est toute neuve devant l'homme tout neuf. De là une vérité, une réalité, une fidé¬ lité qui perce à travers les essais antédiluviens de cette gravure fossile, imitation nue de la nature vivante, à laquelle l'homme n'a pas encore ajouté ses symboles et son âme. Ces figures, si recon- naissables, sont, dans l'art, ce que les imitations des cris des animaux sont dans les premières for¬ mations des langues humaines. Ce sont les ono¬ matopées du dessin. Dans l'Amérique du Nord, chez les Illinois, des tertres entiers (1) ont été taillés, sculptés en forme de carnassiers ou de reptiles gigantesques. Etranges cités, où chaque demeure était faite à l'image d'une bête de six à sept cents pieds de (1) John Lubbock. L'homme avant l'histoire. Trad. par M. Barbier, p. 224, 225. LA CRÉATION. II. 5 74 LA CRÉATION long, buffle, élan, ours, oiseau, serpent, lézard, p tortue, grenouille. L'homme, craignant tout, se dissimulait et se cachait dans l'animal. Le sauvage p de l'Illinois pouvait dire : — Mes ancêtres hahi- h taient le serpent, j'habite l'ours ; mes fils habite- c ront la tortue. ti Comment remplirons-nous les siècles incom- 1' mensurables qui se découvrent à nous dans l'his- te toire de l'homme fossile ? Quels étaient son lan- se gage, sa grammaire, son vocabulaire, à l'époque cl où il était le compagnon de YElephas primiijt■ s' nius ? Il nous faut une réponse à cette question; qi et comment en trouver le premier élément ? En pl remontant du connu à l'inconnu. Il est vrai que, dans les langues policées, les tu voix imitées de la nature sont en petit nombre ve Mais n'est-ce pas qu'elles sont les derniers débris ca oblitérés d'une époque où l'homme nouveau vent, le dans le monde imitait encore, comme l'enfant de tout ce qui le frappait dans les sons inarticulés de les la nature vivante? Bégaiements, vagissementsde ces l'humanité naissante, ces premières imitations oui eu été étouffées plus tard, sous la parole développée blf dans les âges de bronze et de fer. Mais il reste qu assez de ces vestiges pour montrer que ce fut 1s pai un des éléments du langage dans l'âge de pierre J'en crois ici volontiers le poète Lucrèce. Le; hommes, avant de parler en vers, ont commencé LIVRE NEUVIÈME 75 ard, par imiter « les voix liquides des oiseaux (1). » i, se Que sont les langues des sauvages, sinon une vage perpétuelle onomatopée ? Les linguistes qui nient îabi- la puissance d'imitation dans les langues n'ont .bite- certainement pas jeté les yeux sur les nomencla¬ tures des oiseaux. Car les sons imitatifs du cri de corn- l'espèce ont le plus souvent formé le nom dans ,'his- toutes les langues humaines. Et aujourd'hui, le lan- seul moyen qu'aient les naturalistes d'éviter le oquî chaos est de laisser à chaque oiseau le nom qu'il niije- s'est donné à lui-mcme par son cri spécifique, le- lion; quel a passé dans l'idiome des indigènes. Puen de ? En plus évident pour l'Amérique. Parcourez seulement d'un regard les nomencla- q le; tures des ornithologistes du Nouveau-Monde. Vous fibre, verrez clairement que, dans les langues améri- ébrii caines, qui se forment aujourd'hui sous nos yeux, veffl le nom des oiseaux est presque toujours dérivé ifanl, de leur cri; et ce qui se passe de nos jours dans és di les tribus américaines, polynésiennes, s'est passé ttsdi certainement aussi à l'origine des langues indo- isobI: européennes. Les noms ne sont restés si sem- ppée, blables, de peuple en peuple, de siècle en siècle, reste que parce que la prononciation a été maintenue fut lé par l'exemple et la voix de l'animal lui-même, ierre. (1) At liquidas avium voces imilariep ore Le; Antè fuit multô quàm lœvia carmina cantu Concelebrare homines possent, auresque juvare. qellC Lucret. De Rer. Nal. Lib. V, v. 1378. 76 LA CRÉATION On demande toujours : comment l'homme a-t-il pu s'abaisser jusqu'à l'adoration des bètes? El moi, je demande : comment ne les eût-il pas ado¬ rées, ayant appris d'elles les éléments de tant dt choses ? Car il a appris des granivores l'usage des céréales encore barbares ; et de nos jours même,: il observe le singe dans les forêts pour savoir et qu'il mange et s'en nourrir comme lui. Les premiers mots de chaque langue ont été des cris de passion instinctive. Dans l'oiseau, les ra¬ cines ou les monosyllables qui expriment la peur! sont sourds; ceux de la colère, brefs ; de l'angoissa aigus, répétés, perçants ; de la douleur, traînant coupés de silences; du plaisir ou de la joie, miel¬ leux, cadencés, rhythmés. La langue grecquees la mélodie mielleuse d'une âme sereine au pria- temps de l'humanité. Que l'on ne dise pas que les mots imités da voix de la nature sont restés stériles, qu'ils n'or pas produit de famille. Eh ! quelle famille non) breuse de mots le mugissement du bœuf n'a-t-i pas donnée au grec ! certains vers d'Homère t: retentissent; ils beuglent. La huppe a donc Tto-TcmÇco, la chouette, àloluÇw, ululare, la pej drix, TpttL (1), la grue, congruere (2) ; et poi (1) Aristote. Hist. des anim. IV, p. 10. (2) Feslus. Congruere, quasi ut grues convenêre. T. I, p-1 Buffon. Hist. nat. T. XIII, p. 428. LIVRE NEUVIÈME 77 s'en tenir à ces exemples, on voit que ces mots, peu à peu détournés" de leur significa¬ tion première, ont été étendus à des objets et même à des idées auxquels d'abord ils ne s'appli¬ quaient point. Vous cherchez où les premiers hommes ont pris les racines de leur langue, les dâ, mâ, âr, des langues aryennes. Ils en ont pris quelques-unes là où les oiseaux ont pris le monosyllabe qui fait le fond de leur langage (1), le hibou, son hou-hou, le rouge-gorge, son tiriti, le corbeau, son krà, l'oiseau-mouche son screb ; et ces premières ra¬ cines ont exprimé comme dans le langage em¬ bryonnaire de la nature, non pas un objet parti¬ culier, mais un mouvement passionné, désir, crainte, colère, joie. Ici une chose me frappe. Je voudrais montrer ce qu'elle a cle neuf et de fécond. Personne n'a remarqué encore que Buffon, par la seule analogie des voix et des chants d'oiseaux, I I (1) Que d'erreurs bizarres, pour avoir méconnu ce premier élément ! Ceci conduirait à réformer une partie des étymologies des noms d'oiseaux dans nos lexiques grecs, si l'on veut les placer au niveau des sciences naturelles. Exemples : iicoty, ÊTtOTtoç, ne vient pas de la combinaison privée de sens de deux mots Eiu ôij;, mais du cri de la huppe ; yspavo; ne vient pas de yepatôç 1 (vieillard), mais du cri de la grue; éXwpioç ne vient pas de ÉXeîv^ j m de oûpéw (prendre), mais du cri du courlis; oXoXuywv, grive ou chouette, ou graisset, dit le lexique. Qui a entendu le hou- : lou-Iou de la chouette n'hésitera pas. 78 LA CRÉATION a été conduit, dans ses nomenclatures (1), à des rapprochements qui touchaient à la grande décou¬ verte de l'unité originelle des langues indo-euro¬ péennes. Combien de fois il s'étonne de trouver une si grande ressemblance entre des langues que tout le monde croyait alors si séparées ! En observant le cri des oiseaux, et en le com¬ parant avec leur nom, il arrive prématurément à cette philologie comparée que les philologues de¬ vaient ignorer encore plus d'un demi-siècle après lui. Tel de ses chapitres confine à la grammaire de Bopp. La grue, la huppe (2), l'étourneau, le corbeau, lui enseignent des parentés intimes entre le grec, le latin, l'allemand, le polonais, le russe, le lithuanien, le celtique, parentés qui ne devaient éclater que par la découverte du sanscrit et du zend. La philologie des forêts lui révèle ainsi, avant tous les autres, ce que, plus tard, les philologues et les lexicographes croiront découvrir les pre¬ miers, par la grammaire comparée des dialectes aryens. Et combien d'erreurs d'étymologie corri¬ gées, combien de faits importants de l'histoire du langage humain, aperçus et déjà découverts au (1) On sait qu'il a remis tous ses papiers, nomenclatures, extraits, observations, à Montbeillard. (2) Buffon montre très-bien que le nom de la huppe ne vient pas de la touffe de plumes que l'oiseau porte sur sa tête, mais de son cri pou-pou, (upupa, ënoip). Ilist. nat. T. XII, p. 116. LIVRE NEUVIÈME 79 moyen de la seule comparaison des veix du règne animal ! Telle page de Y Histoire des animaux, d'Àristote, embarrassait les naturalistes ; ils ne savaient à quel animal la rapporter.il a fallu que le courlis (1) de nos jours prononçât lui-même son nom pour qu'on le reconnût dans le texte grec. C'est l'oiseau qui est devenu le vrai commentateur du philoso¬ phe et du naturaliste (2). Avez-vous vu les Yoweys de montagnes Ro¬ cheuses ! Dans leur danse de l'aigle, ils imitaient ses sauts brusques, sa marche pesante et boiteuse. Puis, après un long silence ils lançaient du fond de leur poitrine, la note aiguë, le cri lamentable du grand carnassier; vous aviez aussitôt l'impres¬ sion de l'horreur des forêts vierges. Des voyageurs racontent qu'en entendant les langues monosyllabiques de la Cochinchine, ils croyaient entendre des chants d'oiseaux (3). Eten¬ dez cette observation à l'antiquité. Que pouvaient (1) « La courte description qu'Aristote fait du courlis n'aurait pas suffi, sans son nom Elôrios, pour le reconnaître et le distinguer des autres oiseaux. » Buffon. Iiist. nat. Oiseaux. T. XV, p. 30. (2) Buffon, ordinairement exact dans ses citations, s'est trompé en attribuant à Aristote le passage qu'il donne en latin sur éXuptoç. Du moins, je l'ai cherché vainement dans le I1EPI ZQQN IITOPIAX. Mais on voit l'équivalent de ce pas¬ sage dans Athénée, VIII, p. 332, et cette légère erreur n'altère en rien la vérité de l'observation sur le nom grec du courlis. (3) Max Muller. Science of the langvage, T. II. 80 LA CRÉATION être les langues des époques personnifiées par Hermès-ibis, par Osiris-épervier, ou par les Cen¬ taures? Le glapissement et le hennissement en faisaient, sans doute, une partie. Que de choses nous restent à apprendre dans l'adoration des Égyptiens pour certains oiseaux de grande espèce ! Il est difficile de regarder les oiseaux comme des êtres divins, et de ne pas les imiter. A force de vénérer les ibis, qui sait tout ce que la race égyptienne leur a emprunté? Je ne serais pas étonné que l'on découvrit un jour, dans les débris de la langue égyptienne, quelques échos, quelques racines détournées des voix et des claquements des ibis et des grands échassiers du Nil. Étendons ces vues. Il y a des oiseaux divins à l'origine de tous les peuples; et, comme on imite tout ce que l'on adore, il faut s'attendre à découvrir, au moins dans quelques racines, un accent, un cri, un vestige phonétique, une note imitée des oiseaux de l'Inde dans le védique, de ceux de la Perse dans le zend, des oiseaux d'eau dans le chinois, des ibis et des râles dans l'égyptien, du pic-vert dans l'étrusque, de l'alouette dans le gaulois, de l'aigle de Jupiter dans le grec primitif, de l'oiseau moqueur dans l'aztèque, du condor dans l'araucan de Chili. Ne doutez pas que la chouette clePallas-Athéné, LIVRE NEUVIÈME 81 nichée sous l'égide, n'ait donné quelque note à la langue d'Athènes. Quand la parole est épuisée et qu'elle manque à la douleur, les choeurs d'Eschyle finissent par des cris qui n'ont plus rien d'humain : l'animal sacré achève ce que l'homme ne peut dire. Gassandre glapit, comme la huppe : OtOTTOTOTOÏ Q TZO'KOX (1). Échos des glapissements nocturnes et des hurle¬ ments funèbres dans l'horreur des bois peuplés de dryopes. (1 ) Eschyle. Agamemnon. Se. XIV. '82 LA CRÉATION CHAPITRE IV •CE QUE LES MYTHOLOGIES DOIVENT A LA LANGUE DES OISEAUX. — EXPLICATION D'UNE PARTIE DES MÉTA¬ MORPHOSES. Buffon rapporte qu'une nuit clans sa vieille tour de Montbard, il fut réveillé en sursaut par quel¬ qu'un qui l'appelait, à haute voix, à la fenêtre. Son domestique entendit le même appel; il se leva et répondit : Que me voulez-vous? je ne m'appelle pas Esme, mais Pierre. Tout bien examiné, il se trouva que le visiteur nocturne était une chouette. Rassuré, le grand naturaliste se rendormit. Au lieu du xvnf siècle, supposez les temps de la Grèce primitive ; au lieu de l'auteur de l'His¬ toire naturelle, imaginez un rhapsode de l'époque homérique. C'est Pallas-Athéné que l'on eût en¬ tendue parler grec par la voix de la chouette. Et au lieu d'un nom seulement, c'est tout un dis¬ cours que la déesse eût prononcé ; plus tard, il eût été rapporté en vers hexamètres dans une LIVRE NEUVIÈME 83 des rhapsodies de l'Iliade ou de l'Odyssée. Ne nous étonnons donc plus de tout ce que les langues humaines doivent au langage des oiseaux. Je pourrais citer des milliers de cas où c'est l'oiseau lui-même qui s'est donné son nom. Il en est dont la parole est grave et ressemble naturellement à la parole humaine. Que devaient penser les peuples de l'âge de pierre ou de bronze, quand cette voix était celle d'un animal sacré ? Ils devaient la répéter, y attacher un sens, la traduire dans leur langue ; et, pour peu qu'il y eût de ressemblance entre le son articulé de l'oi¬ seau et quelques mots de leur idiome, ils ne pouvaient manquer de confondre les deux voca¬ bulaires, de les interpréter l'un par l'autre ; d'où naissaient des légendes, des histoires fabuleuses et, enfin, des poèmes entiers. En voici un exemple : la huppe jette son cri : poiii, pou! Il se trouve qu'en grec ce monosyllabe a le sens de où adverbe de lieu. Il n'en faut pas davantage pour que des hommes imaginent l'his¬ toire d'un roi Térée, qui, changé en huppe, cherche partout son fils, et demande à tous les échos : où? où ? De même la longue note tenue, par laquelle le rossignol prélude à son chant, itys ! itys ! res¬ semble à une terminaison grecque. L'imagination 84 LA CRÉATION hellénique achève la ressemblance. Ne voyez-vous pas déjà en esprit cette femme changée en rossignol qui appelle partout Itys? Les clemi-dieux eux-mêmes étaient dupes de ces méprises. La pie contrefait les vagisèements des enfants. Delà, une longue histoire d'Hercule (1) errant, qui accourt à la voix de son nouveau-né dans une forêt d'Arcadie. J'ai, moi aussi, entendu les cris de cet enfant d'Hercule, et suivi ce lar- moyeur sous les vieux chênes de Lycossure et de Phigalée. Quelques mythologues se sont trompés en pre¬ nant dans la métamorphose de Térée l'épervier pour la huppe. Là aussi, c'est l'oiseau denosjours qui a redressé par son commentaire vivant la mé¬ prise des érudits. Restaurer le langage vrai des oiseaux, rétablir leur prononciation exacte, c'est là une philologie délicate qui conduit à des résultats certains ; elle ne s'applique pas seulement aux langues mortes, mais aux nôtres. Par exemple, que de méprises populaires dans le nom de vanneau, appelé le Dix- huit à cause de son cri faussement dénaturé ! Quelle science des vents et des orages se pourrait attri¬ buer au ventou de Gayenne ! Voilà un augure qui (1) Pausanias, Arcad. G. 12. 6 cHpaxX-?jç èpxrjv ôSov xauT7]v £7UY]/Coucre xyjç xtcrcr,; %vX évop.icrs yàp Tuatôoç sTvca, xal ovx opviGoç, tov xXauGpiôv. LIVRE NEUVIÈME 85 tiendrait uniquement à ce que le cri naturel ouan- tou a été défiguré (1). Vous apercevez déjà la vraie cause d'un grand nombre des métamorphoses dans les religions antiques. Cette cause qui a échappé aux plus savants mythologues est facile à découvrir, par ce que j'ai dit précédemment. Jugez-en. Voici, au milieu du silence delà soli¬ tude, un oiseau qui a fait entendre son cri. Chose singulière, il se trouve que ce monosyllabe résonne à l'oreille de l'homme comme un mot de sa langue ! il reconnaît la ressemblance du son ; naturelle¬ ment, il y attache le sens accoutumé. Mais de là, quelles conséquences il en tire aussitôt ! Quoi! l'oiseau a parlé! il a prononcé un mot. Sans doute il y a attaché la pensée que cette parole signifie dans la langue humaine. C'est un mot grec. L'oiseau parle donc grec quand il lui plaît? Comment cela peut-il être ? Une seule réponse se présente, et la voici : Avant d'être oiseau, il aura été homme ; et l'explication morale ne tarde pas à s'ajouter à un fait chimérique, qui déjà passe pour certain. Première pensée qui s'offre. Si l'homme a été changé en oiseau, c'est qu'il a commis quelque crime. La métamorphose a été pour lui un châti¬ ment. (1) Buffon. Hisl. nat. Oiseaux. T. XIII, p. 76. 86 LA CRÉATION Mais sous ces formes nouvelles il a gardé, avec son ancien esprit, son ancienne langue. La passion, la douleur qui étaient concentrées dans son âme, au moment où il a quitté la forme humaine, sur¬ vivent et se perpétuent dans le mot qu'il répète incessamment en voltigeant, ou en planant au haut des airs. De sa langue natale il n'a gardé qu'un mot, et ce mot renferme toute son existence anté¬ rieure. Vous vous expliquez maintenant un principe de mythologie qui se retrouve au fond de toutes les religions des peuples en commerce intime avec la nature. Vous pouvez dire pourquoi, sur un seul cri d'oiseau, ont été bâties tant de fictions et de contes de fées. La langue grecque fournissait un grand nombre de parentés de ce genre avec la langue ani¬ male. Autant de ressemblances de cette sorte, autant de légendes mythologiques et poétiques. Si de telles consonnances se sont trouvées dans le grec, combien aussi dans l'égyptien, dans le zend ou le sanscrit! Que d'inventions, de fables inexplicables, dont le secret nous serait révélé, si nous pouvions saisir les consonnances qui se sont rencontrées au berceau des religions, entre cer¬ taines voix des ibis, des éperviers, des pics, et les langues des Pharaons, des Perses, des Indous, des Étrusques ! La féerie est presque entièrement fon¬ dée sur des méprises de ce genre. LIVRE NEUVIÈME 87 Même de nos jours, où nous sommes si loin des hymnes des Yédas et des contes de fées, il reste encore des rudiments d'une mythologie embryon¬ naire, toujours prête à renaître jusque dans notre société moderne. Les paysans croient entendre le pic-vert jeter à certains jours un mot plaintif et traîné, plieu, plieu (1). En fallait-il davantage pour croire pendant des siècles que le pic-vert annonce la pluie, par ce cri répété? De là, on lui a attribué, dans nos campagnes, une connaissance anticipée des bons et des mau¬ vais jours et toute une science de l'avenir que le scepticisme de notre temps n'a pu réussir encore à extirper. Donnez au paysan français l'imagination des Grecs, l'instinct augurai des Étrusques, le natura¬ lisme des Égyptiens et des Indous ; et voyez ce que le cri seul du pic-vert, interprété par le sacerdoce, eût pu produire de légendes, de contes, de méta¬ morphoses et même de conceptions théologi¬ ques (2) ! (1) Buffon. Hist. nat., Oiseaux. T. XIII, p. 14. (2) Les naturalistes n'avaient pas hésité à reconnaître le crâ du corbeau, dans le sanscrit kara-va, le grec borax, leorôné, l'allemand kralie, le latin cor-vus, l'anglais crow, le français cro-asser. Do même ils retrouvaient le cri de réclame de la grue dans le grec géra-nos, le latin grus, l'allemand krane, l'an¬ glais crâne, le gallois grâne. Nul doute, à cet égard, pour Buffon et ses collaborateurs. Un savant orientaliste, M. Max Huiler, pense, au contraire, que ces mots n'ont aucun rapport 88 LA CRÉATION avec la voix de l'oiseau qu'ils rappellent à l'esprit. Selon lui, tous ces noms du corbeau seraient dérivés d'une racine abs¬ traite ni résonner, qui s'applique au rossignol aussi bien qu'au corbeau. Quant à ceux de la grue, ils dériveraient d'une racine gâr, « crier, louer j>, laquelle s'appliquerait aussi bien au coq qu'à la grue. Quel est le chasseur qui, en apprenant que le nom sanscrit de la perdrix est titiri, ne reconnaîtra pas le son d'appel qu'il a entendu tant de fois, le soir, dans le chaume ! Tous les argu¬ ments des grammairiens iiidous ne le convaincront jamais que- ce mot vient de la racine verbale lar, « sauter. » Grave affaire de mettre ainsi en lutte le système philologique et l'observation de la nature. A M. Max Muller opposons ici Buffon et Monlbeillard : « En comparant, disent-ils, dans la nomenclature du corbeau, les noms qu'on a donnés à cet oi¬ seau, dans les idiomes modernes, on remarquera que ces noms dérivent tous visiblement de ceux qu'il avait dans les anciennes langues, en se rapprochant plus ou moins de son cri. » Hist. nat. Oiseaux. T. V, p. 16. LIVRE NEUVIÈME 89 CHAPITRE V RAPPORTS DE L'ANATOMIE COMPARÉE ET DE LA PHILO¬ LOGIE COMPARÉE.— COMMENT L'UNE DE CES SCIENCES CONDUIT A L'AUTRE. La découverte des anciennes langues mortes de l'Asie,1'le sanscrit et le zend, révèle chaque jour de nouvelles parentés entre des langues que personne ne songeait à rapprocher. Autant d'anneaux qui rattachent à un même ancêtre la famille dispersée des idiomes. Le perse, le grec, le latin, l'allemand, le celtique, le lithuanien, qui semblaient si étran¬ gers les uns aux autres, se trouvent tout à coup proches alliés, issus d'une même descendance, fondus dans un même moule commun à tous ; et ce moule antérieur, dont personne ne soupçonnait l'existence, il y a un siècle, exhumé sans altéra¬ tion, sert à rétablir les titres et la filiation de tout un embranchement de l'espèce humaine. Il n'en est pas autrement des êtres organisés. La découverte du monde fossile est pour eux ce que le sanscrit et le zend sont pour l'histoire des langues. Gela est si vrai, que l'un des plus savants 90 la création hommes de nos jours (1) a pu intituler un ouvrage d'étymologie : Paléontologie linguistique. Les animaux actuels, les plus différents les uns des autres, se trouvent subitement rapprochés par des intermédiaires qui n'existaient plus depuis les temps géologiques. La vaste langue de la nature est ainsi rétablie ; les formes perdues, tombées en* désuétude et qu'elle- même semblait avoir oubliées, reparaissent au jour ; et le texte de ce grand discours, brisé, inter¬ rompu, dont le sens échappait aux esprits les plus pénétrants, commence à être restauré sous nos yeux. Chaque être organisé, végétal ou animal, forme une lettre de ce discours. La plupart de ces paroles vivantes ont été englouties ou détruites par le temps. Mais à mesure que l'on en retrouve des fragments, les lacunes entre les mots se com¬ blent, la phrase interrompue s'achève, le sens entier reparaît. C'est ainsi que par la découverte d'espèces obli¬ térées ou éteintes, on voit tout à coup diminuer l'espace, en apparence infranchissable, qui sépare aujourd'hui le cheval du tapir, le tatou du pares¬ seux, le batracien du saurien, le pachyderme du ruminant, l'éléphant du phoque, le reptile du didel- phe mammifère ; et ces transitions entre des êtres (1) Adolphe Pictet. LIVRE NEUVIÈME 91 si dissemblables causent la même surprise que le rapprochement subit et incontestable, entre le patois breton de France et l'aryen de Bactres, entre l'allemand de Luther et le zend de Zoroastre, entre le français de Corneille et l'idiome védique de l'Himalaya. 92 Là CRÉATION CHAPITRE VI SI LA SCIENCE DU LANGAGE APPARTIENT AUX SCIENCES NATURELLES OU AUX SCIENCES HISTORIQUES ET MORALES. Vous demandez si la science du langage appar- ' tient aux sciences naturelles ou aux sciences histo¬ riques. Évidemment aux unes et aux autres, puis¬ qu'elle en fait le lien. Ne la confinez pas dans le monde physique ou dans le monde social. Elle les parcourt tous deux, elle les éclaire, elle les explique l'un par l'autre. La même loi régit le verbe de la nature et le verbe de l'homme. Ouvrages de la nature, les langues sont aussi les ouvrages d'art de l'esprit humain : statues faites avec des mots. Si vous niez le premier de ces caractères, vous êtes bientôt réduit à ne voir dans les langues qu'un produit de conventions artifi¬ cielles, ce qui en ôte toute idée de lois. Si, au con¬ traire, vous ne voyez dans les langues qu'une branche des sciences naturelles, si vous en retirez la pensée d'art, vous tombez dans l'autre extrême. LIVRE NEUVIÈME 93 A force de vouloir tout ramener dans les idiomes aux lois de la nature inorganique, vous perdez de vue celles de la nature humaine. Vous identifiez le principe du développement des idiomes avec celui des formations géologiques ou des lois mathé¬ matiques des sons. Après cela, que devient la pensée de l'homme? elle disparaît ; on en vient à nier qu'il soit pour quelque chose dans son langage. C'est la nature irréfléchie qui parle à sa place. De là, que d'erreurs palpables ! Que d'éléments méconnus dans l'histoire et la succession des lan¬ gues ! Il faut nier l'influence des individus et celle du génie sur les révolutions de la parole humaine. Ce n'est plus Homère ou Démosthènes qui agit sur le grec, ni Dante sur l'italien, ni Shakespeare sur l'anglais, ni Pascal sur le français. C'est une force aveugle que l'on ne définit pas et qui ne se voit nulle part. On ira jusqu'à dire qu'une langue ne peut ni se réparer, ni se corriger, ni s'épurer, quoique nous voyions de nos jours le grec moderne et le roumain se retremper dans leurs origines, se dépouiller des éléments étrangers dont ils s'étaient embar¬ rassés. Or, ce travail de renouvellement, quelle langue ne l'a fait à son tour ? Le persan de Fer- dousi, l'italien de Dante, le français de Pascal, sont des langues qui, remises au creuset, en sont 94 LA CRÉATION sorties incomparablement plus belles et plus pures qu'elles n'étaient auparavant. Disons donc que les langues sont le lien de la nature et de l'art, ou plutôt le passage d'un monde à l'autre. Elles plongent dans les lois du règne inorganique, mais elle s'élèvent jusqu'aux lois les plus intimes du monde moral. Elles parcourent ainsi toute l'échelle des êtres, tirant de chaque chose un son particulier qui en est comme la révé¬ lation intime. Elles donnent une voix à chaque degré de l'or¬ ganisation ; mais cette voix sort de la poitrine humaine. Si les langues sont un écho des choses, elles le sont bien plus encore des esprits et des volontés : c'est donc par les lois constitutives des langues que nous pouvons le mieux entrer dans le secret rapport de l'homme et de l'uni¬ vers. Une langue qui est la parole d'une race d'hom¬ mes est aussi la parole d'une époque du monde. Qui nous dira quelle était la grammaire de l'âge de pierre ? Nous saurions par elle le secret de la nature à cette époque. Nous aurions un écho du monde paléontologique des mammouths et des ours de caverne. Telle forme de langue répond à l'époque de l'apparition du pin, telle autre au chêne, telle autre au hêtre. Que de sons, que de voix d'animaux perdus, que d'inflexions imitées LIVRE NEUVIÈME 95 cle races éteintes, nous resteraient dans les débris de ces langues premières ! Quand je lis Pindare, je vois dans le fond du tableau une Grèce anté-historique, pleine de monstres. J'entends aboyer au loin le chien ter¬ rible de Géryon ; je vois passer les chevaux avides de chair humaine et les dragons plus grands que des vaisseaux. D'où viennent ces populations co¬ lossales ? elles ne sont pas nées dans le cerveau du poète. Je crois y retrouver je ne sais quel souvenir d'un monde antérieur (1) dans les ima¬ ginations grecques. Sur ce fond monstrueux se détachent les fêtes olympiques, isthmiques, néméennes, chars d'i¬ voire, chevaux aux tresses dorées, athlètes, jeux, acclamations, danses, musique, odes. Et à travers cette poussière ne cessent de retentir les bruits, les rugissements les échos du monde tertiaire, sous les mètres et les hymnes delà lyre thébaine. Les deux Grèces se répondent l'une à l'autre à travers les temps diluviens. Voilà des accords qu'il eût été impossible de sentir dans la langue de Pindare, avant les découvertes de nos jours. En même temps que les géologues commencent à fouiller le sol tertiaire de la Grèce, une œuvre (1) Gaudry. Animaux fossiles et Géologie del'Attique. Animaux fossiles de PiJcermi o. 4. 96 LA CRÉATION analogue s'accomplit sur la langue. Par delà l'idiome d'Homère, on reconstruit la langue grec¬ que anté-historique, dont on saisit l'embryon à travers le sanscrit, le zend, l'aryen. Chaque jour les étymologies se découvrent et vont plonger dans un lointain plus reculé. Déjà on entend la parole des Pélasges, des Héraclides ou plutôt des Hellènes de l'âge de pierre engloutis sous le vol¬ can de Santorin. Le moment approche où pourra s'exécuter le plan que j'entrevois d'une histoire de la langue grecque sans aucun intervalle, depuis l'époque des demi-dieux jusqu'à la révolution actuelle du grec moderne. Heureuse postérité qui verra en pleine lumière ce que nous apercevons à travers des voiles ! A mesure que les antiquités reculent et que la pers¬ pective s'étend, Homère qui était, pour nos pères, le premier terme du passé, devient pour nous presque un moderne (1). (1) V. Fr. Bopp, Adolphe Pictet, Georg. Curtius, Th. Benfey, LIVRE NEUVIÈME 87 CHAPITRE VIL CRÉATION SIMULTANÉE DE L'ANATOMIE COMPARÉE ET DE LA PHILOLOGIE COMPARÉE Laplupart des idées qui ont été 'démontrées sur l'unité d'organisation et de structure dans la grande famille des langues indo-européennes se réflé¬ chissent et se vérifient dans l'unité de type des verté¬ brés. La philologie eût pu servir de guide à l'histoire et réciproquement. Aussi, c'est presque en même temps que se sont produites les vérités correspon¬ dantes sur l'unité de structure dans les langues d'origine aryenne et dans les êtres organisés supé¬ rieurs, entre lesquels on n'apercevait auparavant aucune parenté. L'anatomie de Geoffroy Saint- Hilaire aurait pu s'éclairer de la grammaire com¬ parée de Bopp, et Bopp des découvertes de Geof¬ froy Saint-Hilaire. Quand je suis les dernières discussions sur les êtres organisés entre Cuvier et Geoffroy Saint- Hilaire, je m'aperçois que ce sont les mêmes dé¬ bats qui s'agitaient alors, sur la formation des ii. G 98 LA CRÉATION langues entre Frédéric Schlegel et Bopp (1). Même fond d'idées, mêmes objections, mêmes ré¬ ponses; et pourtant les uns n'avaient aucune con¬ naissance des autres. Ici les espèces animales surgissant du premier coup, spontanées et demeu¬ rant immuables, étaient opposées a l'idée du déve¬ loppement sur un type uniforme. Là, les langues considérées comme achevées et fixes dès le pre¬ mier jour, par un miracle analogue, étaient op¬ posées à l'idée du développement des idiomes, depuis la première ébauche de la parole jusqu'au système accompli des langues indo-eu¬ ropéennes. Ainsi la grammaire comparée et l'anatomie comparée naissaient ensemble ; elles produisaient, à l'envi, sans se connaître, des vérités ana¬ logues. Gomme la découverte delà langue zend a donné une dernière lumière, pour résoudre l'énigme de la filiation des langues, il semble aussi que l'on soit dans l'attente de quelque grand fait, de (1) Etienne Geoffroy Saint-Hilaire. Principes de philosophie zoologique. 1830. Passim. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire. Vie, travaux et doctrine scien¬ tifique. P. 380. François Bopp. Grammaire comparée. 1816, 1833, 1853. Voir la traduction de M. Michel Bréal et ses remarquables introduc¬ tions au premier et au second volume. Max Muller. Science du langage. T. I. LIVRE NEUVIÈME 99 quelque grande découverte dans le monde fossile, qui éclaire subitement tout ce qui reste obscur dans le problème de la fdiation des êtres or¬ ganisés (1). (4) En 1860, j'avais exposé à plusieurs naturalistes, et parti¬ culièrement à l'illustre auteur de la Paléontologie, M. Pietet de la Rive, les premiers résultats de mes vues sur les rapports de la formation des langues et de la formation des espèces. Lors- qu'en 1864, j'appris que Charles Lyell avait été conduit, de son côté, à des vues de ce genre, une pareille coïncidence ne me découragea pas. Au contraire, elle me sembla une confirmation éclatante de la vérité, puisque nous arrivions aux mêmes con¬ séquences par des chemins, en apparence, si opposés. 100 LA CRÉATION CHAPITRE VIII : COMMENT LES LANGUES MEURENT ET RENAISSENT Comment une langue vivante dans la bouche de tout un peuple peut-elle cesser d'être parlée? Comment devient-elle quelquefois, en peu d'an¬ nées, une langue morte et sacrée, pétrifiée dans les livres, ainsi que les genres éteints dans les couches des rochers ? Cela arrive de diverses manières. Premièrement, le peuple entier peut être arraché à son pays et transporté de force au milieu d'un peuple étranger: témoin l'Hébreu. Sa vieille langue, jusque-là presque immuable, était encore entière. La nation qui la parlait est transportée en Chaldée, à Babylone. Que passa- t-il alors ? La première génération des exilés, non contente de garder sa langue, s'efforce de la ra¬ mener à la pureté première. Mais pour les enfants des exilés, c'est autre chose. Pour eux la langue de leurs pères n'est déjà plus qu'un idiome artificiel qu'ilfaut entretenir par l'étude. Il devient presque inintelligible à la troisième génération. Celle-ci ne LIVRE NEUVIÈME 101 parle plus que la langue de la contrée étrangère où elle est reléguée. Les lettrés, les prêtres gardent seuls l'intelligence de l'idiome des ancêtres. De ce moment, c'est une langue sacrée ; elle n'est plus parlée par personne. Les Juifs oublièrent d'autant mieux l'ancien hébreu, qu'il avait plus de parenté avec le chai- déende Babylone et deNinive. Ils glissèrent, sans s'en apercevoir, dans cet idiome étranger. De l'hébreu au chaldéen (!) le passage se fit sans résistance. Une langue ne combattit pas l'autre. Spectacle incroyable qui se vit un jour. Le peuple hébreu revenant de l'exil avait oublié sa langue ; il avait dans la bouche l'idiome de ses vainqueurs; mais il rapportait en triomphe sa lan¬ gue nationale morte dans les cassolettes de cèdre qui contenaient les livres sacrés. Quand la langue du vainqueur appartient à une autre race que celle du vaincu, la première ne peut réussir à s'imposer dans sa forme régulière. Voici alors ce qui arrive. L'invasion détruit les classes supérieures, qui (1) Voyez sur le mélange des dialectes dans la Palestine, la Grammaire hébraïque d'Ewald, p. 20. « Par le mélange des peu¬ ples en Palestine se liront des mélanges corrompus de langues, « unreinere sprachmischungen. » Lehrbuch der Hebraische'n sprache. 1844. Le chaldéen, dit Gesenius, a fréquemment une couleur hébraïque, le samaritain est fortement mêlé de formes hébraïques. ii. 6. 102 LA CRÉATION conservaient la langue dans sa pureté acquise par l'art et par la tradition. Cette langue ne s'écrit plus ; elle ne donne plus la règle à laquelle se conformaient tous les hommes qui exerçaient quelque autorité religieuse ou politique. Dans le silence des hautes classes disparues, la parole reste aux classes inférieures ; celles-ci, n'ayant plus aucun type de langage traditionnel et cultivé, suivent leurs dialectes et leurs patois. Le grand travail de l'art sur la langue a cessé ; reste seulement l'œuvre de la nature. Tant que la langue classique était parlée, c'était un type qui, en se greffant sur tel ou tel patois, le relevait, se l'appropriait, s'en enrichissait et aug¬ mentait la langue nationale. Ce type une fois oublié, les patois demeurent seuls. Toute l'œuvre de la culture dans la parole se trouve détruite. 11 reste des rejetons sauvages, capables, sans doute, d'être ramenés par la culture à des formes supé¬ rieures, mais qui d'abord ne présentent qu'une apparence stérile. La nature fournit, de nouveau, le premier tond des langues nouvelles dans les anciens pa¬ tois. Mais l'œuvre d'une civilisation nouvelle est nécessaire pour élever ces produits de la nature à la dignité de l'art ; car il faut redire ici que l'on ne résoudra aucune des questions les plus pro¬ fondes du langage, si l'on n'y découvre ces deux LIVRE NEUVIÈME 103 éléments, la nature qui fournit la matière, l'artqui en fait un ouvrage de l'esprit. Tout le dévelop¬ pement de la parole humaine est compris entre ces deux termes. Voyez l'Orient : par l'invasion des Mantchoux dans l'Inde, il y eut un temps où la langue cul¬ tivée cessa d'être en communication avec les dia¬ lectes inférieurs. Ceux-ci cessèrent alors d'être absorbés par la langue littéraire. Ils furent aban¬ donnés à eux-mêmes, et se produisirent sous la forme des idiomes modernes de l'Inde, prâcri, pâli, indoustani. De même, dans notre Occident, après les in¬ vasions des barbares, le latin écrit, n'étant plus parlé, cessa de se mêler aux dialectes inférieurs. Il ne les attira plus à lui ; il ne les fit plus entrer dans'son œuvre de culture, et dans la circulation de la langue romaine. Il ne s'enrichit plus de leur substance. Voyez, dès lors, ce qui s'en¬ suivit. Les dialectes inférieurs ne s'écoulant plus dans le latin, formèrent par eux-mêmes leur propre lit. lisse firent une existence particulière; ils n'étaient que nature, ils devinrent art, culture, civilisa¬ tion ; ils étaient d'abord sans nom, comme une végétation vague qui appartient à tout le monde et ne relève de personne. En s'élevant à l'art, ils reçoivent un nom propre ; ils s'ap- 104 LA. CRÉATION pellent l'italien, le français, l'espagnol, le por¬ tugais, le roumain. Dans l'antiquité, les patois helléniques et ita¬ liens allaient tous aboutir par de secrets canaux aux deux langues souveraines, le grec et le latin. Les dialectes populaires s'écoulaient dans ces deux vastes langues, comme en une mer où ils perdaient leurs caractères, leurs individualités, leurs noms. Mais lorsque ces deux grands réservoirs eurent disparu, les patois helléniques, comme les patois italiens, ombriens, osques, se firent eux-mêmes leur voie; ils se creusèrent leur bassin, au lieu d'aller se confondre et s'engloutir dans les deux langues maîtresses de l'antiquité. Au reste, une langue n'est pas tout entière dans la grammaire et le vocabulaire ; elle a des sons particuliers, originaux ; elle en a aussi d'emprun¬ tés. Chaque langue morte retentit comme un écho prolongé, par certains sons qu'elle engendre dans la langue qui lui succède. Quand même celle-ci ne lui devrait aucun de ses mots, elle lui devrait certains accents qui continuent de vibrer. Comme une note d'un instrument éveille, provoque, en¬ gendre des notes concordantes, harmoniques, dans un instrument tout différent ; de même une langue ancienne fait résonner des notes congénères dans la langue qui la remplace. C'est ainsi que le gau¬ lois retentit dans le français, le breton de Galles • LIVRE NEUVIÈME 105 dans l'anglais, l'arabe dans l'espagnol, le dace dans le roumain (1). Voilà pourquoi un idiome ne peut jamais être isolé entièrement des idiomes précédents de la même race d'hommes. Le langage humain est un clavier où chaque race frappe une note ; et cette note a ses retentissements, ses analogues, ses vi¬ brations continues dans les idiomes de la même race et de la même région. Certaines prononcia¬ tions qui vous étonnent dans l'anglais, le roumain, ne peuvent s'expliquer que par le retentissement d'une langue morte dans une bouche moderne. Une race d'hommes ne laisse quelquefois après elle qu'un accent, un son, une vibration de l'air; la postérité qui recueille cet écho ne sait pas même d'où il lui vient. Les grandes invasions du ive et du ve siècle ont frappé l'humanité à la tête. Elles ont réussi à dé¬ truire la langue des hautes classes, le grec et le latin. Mais c'est une chose à peine croyable, que leur impuissance contre les patois. Le grand orage a passé au-dessus de ces humbles idiomes sans pouvoir les extirper. C'est en étudiant les langues néo-latines, françaises, italiennes, portugaises, espagnoles, roumaines, que l'on touche du doigt ce phénomène étrange. Car le premier mouvement (!) V. sur la langue roumaine, les Roumains, dans mes œu¬ vres complètes, T. VI, p. 33, 50. 106 LA CRÉATION est de croire que ces langues ont subi, dès l'ori¬ gine, le joug des langues conquérantes, qu'elles se sont laissé dénaturer par l'ascendant des vain¬ queurs, qu'au moins elles ont plié sous le faix des idiomes germaniques, et qu'elles ont cédé, comme tout le reste, à l'invasion des races nouvelles qui changeaient la face de la terre. Or, c'est le contraire qui est arrivé. Les pierres, l'airain, les remparts, les temples, les dieux, tout a cédé, tout s'est courbé sous le marteau d'Attila, tout, excepté ces idiomes populaires, ces patois qui, plus humbles que l'herbe, inconnus, insai¬ sissables, ont continué de germer dans la bruyère, sous les pas des tribus barbares. Voilà de quels imperceptibles ancêtres devaient sortir les langues de la civilisation moderne. Ce qui les a sauvés, c'est d'avoir été si faibles; ils échappaient par leur petitesse. Où les saisir? Ils n'avaient pas été déposés dans des livres. Ils ne pouvaient pas même être étouf¬ fés dans la bouche des rhéteurs. L'éloquence ne s'en servait pas ; les orateurs ne les connaissaient pas : on les méprisait trop pour vouloir les culti¬ ver ou les extirper. Invisibles, innommés, ils ont rempli, dans l'humanité moderne, le rôle de ces germes organiques, œufs d'infusoires, de proto¬ zoaires, qui échappent à toutes les destructions et même aux incendies, pour éclore après des an- LIVRE NEUVIÈME 107 nées, sous un autre soleil, et recommencer la vie interrompue du monde végétal et animal. Au premier moment du réveil, que devinrent ces germes de langues, ces protozoaires de la pa¬ role humaine, qui ont survécu à l'anéantissement de l'ancien monde et se sont dérobés à l'univer¬ sel cataclysme ? Se sont-ils laissé pénétrer par les langues des envahisseurs? Ont-ils reçu d'elles de nouveaux principes d'éclosion et de vie ? Nullement : ils se sont renfermés en eux-mêmes, ils ont cherché et trouvé en eux seuls la matière et la substance de leur développement futur. Ils n'ont point emprunté aux idiomes germaniques les éléments de leur structure nouvelle; mais sans changer la matière de l'ancienne langue latine, ils l'ont disposée autrement. Par où l'on voit qu'avec une substance toujours la même, la nature peut arriver aux effets les plus divers. Il nous est donné de surprendre ici son secret. Combien peu il a fallu pour renouveler le système du langage et produire des espèces vraiment nou¬ velles ! Le français, l'italien, l'espagnol, le portu¬ gais, le roumain, n'ont pas eu besoin de changer le fond de la langue mère d'où ils sont sortis. Quelques verbes auxiliaires disposés autrement, ont suffi à donner un être nouveau à l'idiome an¬ tique. Ces.langues ont paru créées tout d'une pièce ; elles n'ont fait que transformer les éléments 108 LA CRÉATION anciens, sans y rien ajouter; tout a semblé nou¬ veau. C'est ainsi qu'un organe modifié, moins que cela, une autre forme de dent ou de défense, a suffi pour changer les quadrupèdes tertiaires en quadrupèdes de l'époque actuelle. Voulons-nous résumer ce qui précède, et en déduire une loi générale de la parole et de la vie, il faut dire : Les langues une fois séparées de leur souche commune se mêlent plus difficilement à mesure qu'elles s'éloignent davantage de l'ancêtre com¬ mun. Il vient un moment où elles sont si bien sé¬ parées que le mélange est impossible. Parvenues à cette époque, leur développement s'accomplit par leur propre génie. Elles ne reçoivent pas une ma¬ tière nouvelle ; mais, elles disposent autrement l'ancien fond ; et des changements faibles à l'ori¬ gine, qui semblent d'abord n'être qu'une exception, une monstruosité, un solécisme, un barbarisme, finissant par devenir la règle, produisent à la lon¬ gue, non-seulement une variété, mais une espèce toute nouvelle du langage. Appliquez ces vérités à la nature ; vous pouvez en induire que les espèces nouvelles ne sont pas sorties en général du mélange d'anciennes espèces fixes. De tels mélanges n'ont pu se produire qu'entre des variétés encore voisines de la souche ; et, par exemple, comme le chaldéen a agi sur LIVRE NEUVIÈME 109 l'hébreu, de même le chien et le renard ont pu agir l'un sur l'autre. Mais presque toujours l'espèce a agi sur elle- même; et en voyant comment les dialectes néo¬ romains sont sortis du latin, le romaïquedu grec, l'indoustani du sanscrit, nous pouvons pressentir comment l'éléphant actuel est sorti de l'elephas priscus, le rhinocéros du paléothère, le cheval de l'hipparion, l'ours moderne de l'ours de caverne, et, en général, les espèces analogues des espèces qui les ont précédées dans les époques antérieures du globe. L'italien, par exemple, a toute la matière du latin, comme l'ammonite, déroulée à la fin de l'é¬ poque secondaire, a toute la matière de l'ammo¬ nite primitive repliée sur elle-même. Seule¬ ment le syphon disposé un peu autrement. Et voilà un être nouveau qui marque une ère nou¬ velle du monde géologique ; de même l'italien, qui est un latin déroulé, marque une révolution du genre humain. LA CRÉATION. II. ilO LA CRÉATION CHAPITRE IX APPLICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE NATURELLE A LA SCIENCE DES LANGUES ET RÉCIPROQUEMENT. — QU'EST-CE QUE L'ESPÈCE EN PHILOLOGIE '? — QUE LA VIE ET LA PAROLE ONT LES MÊMES LOIS. La grammaire, par sa persistance, représente la permanence de l'espèce ; elle semble résister au temps, aux invasions. Ce frêle édifice des dé¬ clinaisons, des conjugaisons, voilà l'esprit que les révolutions ne peuvent vaincre. Il reste debout en dépit de ce qui l'entoure. On voit des populations changer de mœurs, de lois, perdre jusqu'à leur nom. Elles ont même adopté les mots delà langue de leurs maîtres. Que leur reste-t-il? Une seule chose : l'essence de leur grammaire, comme la protestation invincible de l'esprit. Touslesmots de leur langue sont changés; le souffle qui groupe ces mots est resté ce qu'il était ; c'est l'âme des ancêtres qui survit et sou¬ lève les feuilles mortes autour du tronc dépouillé. On a donc bien fait de prendre la grammaire pour caractère principal dans la classification des langues supérieures. Mais déjà, il devient évident LIVRE NEUVIÈME 111 que ce caractère seul ne suffit pas. Il entraine à des systèmes qui ne sont plus d'accord avec la nature ; il finit par la mutiler. C'est le même défaut que dans la première classification de Linné, aboutissant à mettre dans la même famille la chauve-souris et l'homme. Un grand nombre de révolutions du langage échappent à cette méthode. Au caractère, il est vrai, fondamental de la grammaire, ajoutons quelques autres, et nous nous ouvrirons de grandes vues. Si la grammaire représente dans les langues la structure interne et comme le squelette de l'or¬ ganisation, que dirons-nous des mots ? Les mots sont aux langues ce que la forme extérieure est au type intérieur, la chair au squelette, le plumage aux oiseaux, le poil aux mammifères, la robe aux quadrupèdes, la fourrure aux carnassiers, la peau aux reptiles. Une langue peut changer de peau comme le serpent, de plumage comme l'oiseau, de ramure comme le cerf, de sabots comme le cheval, d'é- cailles comme le poisson, et rester au fond dans son essence la même langue. Tels genres de poissons fossiles n'ont pu être classés que par les écailles ; de même telles langues mortes ne sont caractérisées que par le vocabulaire. La grammaire ne suffirait pas pour en montrer les alliances et les parentés. 112 LA CRÉATION On ne peut appliquer aux mollusques, aux zoophytes fossiles, la classification fondée sur la structure intime et les organes des sens. Il faut chercher d'autres caractères, et où les trouver ? Dans la figure de la coquille. De même, quant aux langues vivantes inférieures, leur appliquerez-vous les règles faites pour les langues cultivées ? non évidemment. Là aussi les moyens de classification ne sont plus dans la grammaire et dans la structure interne. Vous voilà obligés de les chercher à l'exté¬ rieur, dans les mots, le vocabulaire, la pronon¬ ciation. Puisque la même langue peut traverser des phases absolument différentes, dans le cours de son existence, se composer d'abord de monosyllabes, puis les grouper entre eux, les associer, changer même d'esprit, synthétique à son commencement, analytique à sa fin, que devient la doctrine de la fixité absolue de la grammaire ? Elle fait place au principe de l'embryogénie appliqué au langage. Le chinois marque le premier degré dans l'embryon de la parole, le touranien le second ; le sanscrit et le sémitique marquent le développement complet. Période monosyllabique dans le chinois, composée dans le touranien, à flexions dans le sanscrit et le sémitique ; autant de phases ou de rudiments dans l'éclosion du germe de la parole humaine. Livre neuvième 113 Remarquez que le nom de langues aggluti¬ nantes, pour celles qui soudent entre eux leurs monosyllabes, ne répond à rien dans la nature. Le vrai nom serait celui des langues agrégées; il rappellerait les cellules des animalcules, qui s'agrègent les unes aux autres dans la construction des bryozoaires et des coraux. Les langues à flexions ont été précédées par les langues polysyllabiques, celles-ci par le monosyl- labisme, de même que les mammifères ont été précédés par les reptiles, les reptiles par les pois¬ sons, les poissons par les mollusques. Les philologues qui admettent, comme une for¬ mation spontanée, les langues synthétiques, telles que le sanscrit, font la même erreur que les naturalistes, lorsqu'ils admettent comme une pro¬ duction spontanée sans ancêtres ni précédents, les grands mammifères fossiles trouvés dans les carrières de Montmartre. Vous voyez aujourd'hui les constructions sa¬ vantes du sanscrit; vous en concluez que ce fut là le commencement du langage, que partout la synthèse, la complexité, une forme plus savante, plus riche, plus chargée de flexions ont marqué les débuts de la parole humaine. Erreur. Creusez plus profond. Avant l'apparition du sanscrit, quelle longue préparation, quel bé¬ gaiement pendant les âges de pierre et de bronze ! 11! LA CRÉATION Sous les grands mammifères ont. réapparu les organisations antérieures, sauriens, mollusques, trilobites. Quels sont les trilobites dans les couches de l'esprit humain? A quelle profondeur sont enfouies les ébauches de l'organisation du langage?- Pourra-t-on jamais saisir ce premier vestige? Enseignez-moi la grammaire de l'âge de pierre. Les langues monosyllabiques et polysyllabiques sont-elles entre elles comme les plantes mono- cotylédonées et les plantes dicotylédonées ? S'il en est ainsi, le chinois serait aux langues européennes ce que le palmier est au chêne. On a découvert que le même chêne produit sur le même rameau (1) plusieurs variétés de feuilles, entières ou dentelées, obtuses ou aiguës. C'est ainsi que la même race humaine, la même nation a produit des idiomes différents. Le grec, le latin, le celtique, le germanique, le slave, diversement découpés, se sont développés sur le même rameau de l'arbre primitif du genre humain; ils mur¬ murent chacun, dans un accent différent, au souffle delà même aurore. Vous dites que l'indoustani et l'anglais sont une (1) Alphonse de Candolle. Étude sur l'espèce, à l'occasion d'une révision de la i'amille des Cupulifères, p. 34. « Les va¬ riations nombreuses sur le même rameau, dans les chênes et les châtaigniers, indiquent une disposition à produire de nou¬ velles formes, et c'est un indice assez important de l'avenir et du passé. » LIVRE NEUVIÈME 115 seule et même langue, parce qu'ils ont la même grammaire. Je puis aussi bien dire que la structure interne du zèbre et du cheval, du bouc et du bélier, du loup et du chien, du rhinocéros et du tapir, étant analogue, chacun n'est que la figure modifiée de l'autre (1). Qu'est-ce donc que l'espèce en philologie ? Une langue fixée, qui, aussi loin que nous pouvons remonter dans l'histoire, ne change pas sa struc¬ ture fondamentale. Cette notion ne peut-elle pas éclairer le problème encore si vague de l'espèce en histoire naturelle ? Le sanscrit, le sémitique, sont pour nous des espèces fixes. Qu'est-ce à dire ? Cela signifie seulement que nous n'en voyons pas les origines. Pourtant nous sommes certains que ces langues n'ont pas été, dès le premier jour, ce qu'elles sont devenues. Nous savons qu'elles ont passé à travers des phases diverses, auxquelles nous donnons des noms différents. Elles ont changé, ce qui ne nous empêche pas de les appeler fixes, depuis le temps où leur changement nous échappe. La même apparence d'immutabilité peut nous tromper dans les êtres organisés; leur période première nous échappe ; nous croyons que la langue de la nature a toujours été ce qu'elle est aujour- (1) Murray. Mammals, p. 107. 116 LA CRÉATION d'hui, parce que les rudiments de cette parole se dérobent à nous. Pourquoi dire que la grammaire ne change pas? Parce que vous limitez votre observation au temps où celte grammaire reste, en effet, plus ou moins la même dans ses principes fondamentaux. Mais remontez plus loin dans le passé. Vous atteignez à un temps où le sanscrit était fondé sur des prin¬ cipes essentiellement différents. Au lieu d'avoir des flexions il était sans flexions; il appartenait dès lors au système du chinois. Direz-vous que du système chinois à la langue védique il n'y a pas eu de transformation? Vous ne le pouvez. Il est donc vrai que le système de classification, par la grammaire seule, sans le vocabulaire, aboutit à nier la nature, je veux dire le réel. Il n'y a rien d'immuable sous le soleil, pas même la grammaire. Les langues humaines ont commencé par être des monosyllabes rigides, sans flexions ; puis, elles ont acquis, en s'unissant, la puissance de se fléchir, de changer leurs terminaisons, de se mouvoir, de s'articuler, pour former la parole accomplie de Valmiki, d'Homère, de Virgile et de Dante. Appliquez cette découverte à la science de la vie, que trouvez-vous ? Tous les tissus des plantes et des animaux sont sortis de la cellule première, organique, de même que toutes les langues sont sorties du monosyllabe ; d'où il résulte que le LIVRE NEUVIÈME 117 monosyllabe est la cellule primitive de la parole, et la cellule, le monosyllabe de la langue de la nature vivante. Je m'explique. La vie a commencé comme la parole. Elle s'est montrée d'abord en des êtres qui ne se composaient que d'un globule, sans articu¬ lation, premières racines de la langue de la nature. Elles étaient, dans le règne animal, ce que les racines monosyllabiques sont dans l'histoire et la genèse de la parole humaine. Puis ces monosyllabes vivants se sont agrégés l'un à l'autre, tels que les bryozoaires qui se grou¬ pent entre eux sans se pénétrer. Ce fut une nouvelle forme de la langue de la nature, zoophy- tes, rayonnés, polypes animaux à coquilles. En chinois, chaque mot composé peut être divisé et former de chaque syllabe un mot qui a un sens propre. Ainsi du polype. Coupez- le en pièces ; chaque fragment est un polype. Les langues chinoises et touraniennes sont les polypiers et les bancs de corail de la parole humaine. Toutes les langues indo-européennes avaient à l'origine même visage, même organisation in¬ terne. Pareilles au dedans et au dehors, elles étaient sœurs. Comment donc est-il arrivé que la graiftmaire teutonique soit devenue une variété des grammaires sanscrites, zencles, grecques, la¬ tines ? Comment la grammaire anglaise, semblable IL 7. . 118 La création encore à celle des Angles et des Jutes, forme- t-elle pourtant un groupe si visiblement séparé de la grammaire des peuples helléniques et latins ? Comment, en un mot, deux langues jumelles dans le berceau sont-elles devenues si différentes l'une de l'autre dans les temps historiques? Évidemment, parce que la grammaire n'est pas aussi immuable qu'on le suppose ; parce que le changement s'introduit au dedans comme au de¬ hors, dans la structure interne comme dans la forme extérieure; parce que le temps, les lieux, ont agi sur la structure de la parole, parce que l'esprit en se modifiant a modifié le lan¬ gage. Les révolutions dans la grammaire ne se font pas brusquement ; c'est un changement insensible dont nous ne pouvons marquer la date précise ; en quoi elles diffèrent des révolutions dans le voca¬ bulaire. Celles-ci sont subites et violentes. Dans les premières, faction du temps ne se fait sentir qu'après un long intervalle ; dans les secondes, le changement est soudain ; la cause se montre d'elle- même. Comment différents mammifères sont-ils sortis d'une souche commune ? Nous ne savons. Com- © ment le tapir, le rhinocéros, le cheval, confondus , d'abord dans une même famille, celle des paléo- thérides, lui ont-ils succédé, pour devenir ses re- LIVRE NEUVIÈME 119 présentants, au commencement de l'époque ter¬ tiaire ? Nous ne pouvons le dire. De même, comment, à quel moment, le sanscrit, le zend, le grec, le latin, le celtique , le teuto- nique, se sont-ils séparés de ces premières ma¬ melles qui les abreuvaient dans la langue des Aryens ? Nous ne le savons pas davantage. Con¬ fondus à l'origine dans une même souche, les voilà si bien séparés que la science seule peut re¬ connaître leurs parentés et leurs analogies. La langue teutonique est parente du zend ou du latin, comme le cheval est parent du tapir ou du zèbre. Nous ne trouvons plus aujourd'hui la langue aryenne, dans laquelle étaient enveloppées les espèces et les variétés de langues indo-euro¬ péennes ; de même, nous ne pouvons retrouver, avec certitude, l'ancêtre commun des ruminants et des pachydermes. Dans la première souche aryenne étaient con¬ fondues, dans un même ancêtre, tout un embran¬ chement de langues parentes qui, s'éloignant l'une de l'autre, se séparent, se deviennent étran¬ gères, si bien qu'à la fin, il a fallu une illumination de la science pour retrouver leur parenté et leur commune origine. Cette loi qui vient de se révéler, dans la for¬ mation des langues, ne jetle-t-elle pas une lu¬ mière inattendue sur la formation et le dévelop- 120 LA CRÉATION pement des espèces végétales et animales? N'ai¬ dent-elles pas à concevoir comment d'un même type ont pu sortir tant de formes différentes? Nous surprenons ici le développement de la vie dans la parole; saisissons cette clef; elle nous servira à marquer le développement de la vie à travers les trois règnes. LIVRE NEUVIÈME CHAPITRE X LA GÉNÉRATION DES LANGUES. — EMBRYOGÉNIE DE LA PAROLE HUMAINE. Appliquez à l'histoire des langues quelques-unes des vues précédentes ; de grandes lueurs peuvent en sortir. Les langues mères sont dans le monde civil ce que les espèces sont dans la nature organisée. Que s'ensuit-il ? une vérité importante. Quand les langues sont alliées de près l'une à l'autre, elles peuvent produire ensemble, par leur mélange, des variétés et des sous-races d'idiomes. Au con¬ traire, à mesure qu'elles s'éloignent de leur sou¬ che et qu'elles perdent toute ressemblance de fa¬ mille avec le type commun, elles perdent en même temps la faculté de produire, en se mariant, des langues durables. En vain elles sont rapprochées, superposées, liées ensemble par la violence, par la conquête, par la religion ou la politique dans un même état et un même peuple. Le mélange ne se fait pas. Les langues forcées de vivre ensemble répugnent 122 LA CRÉATION l'une à l'autre; elles se restent mutuellement étrangères, elles se repoussent, elles semblent se haïr. Nulle union, huile alliance. Elles ne peuvent donc produire /tucun idiome nouveau formé de leur propre substance. Le rapprochement entre elles est put ; ou si, par hasard, il s'ensuit quel¬ que a^ociation, elle est informe et barbare, sur- t stérile. Elle ne peut enfanter tout au plus qu'un patois, un jargon qui lui-même ne peut se reproduire dans aucune forme durable et cultivée. Il est dans le système des langues ce que les monstruosités sont dans les flores et les faunes. C'est dans les temps où un peuple est endormi ou esclave que sa langue se couvre de mots étran¬ gers, d'une origine différente. Mais ces mots ne s'implantent pas véritablement dans le tissu du langage national. Ils n'y adhèrent qu'à la surface. Cet alliage de mots d'une autre langue est comme une maladie ; tant qu'elle dure, la langue est im¬ puissante à exprimer le vrai génie d'un peuple. Ainsi l'allemand sous le français, au xvnh siècle, le persan sous l'arabe, le turc de Constantinople sous les idiomes sémitiques, le' roumain sous le slave, le grec moderne sous le turc et l'albanais. Les idiomes nationaux étouffent dans une union impossible ; recouverts d'éléments étrangers, ils ne produisent rien, il ne font que dépérir. Mais supposez un premier réveil. La langue LIVRE NEUVIÈME 123 nationale rejette aussitôt comme une rouille les éléments qui lui étaient incompatibles, ils étouf¬ faient l'esprit de la race. Dès que la race se re¬ trouve, elle repousse cet alliage. Nous en avons aujourd'hui sous nos yeux deux exemples frap¬ pants. J'ai déjà montré ailleurs comment la langue roumaine (!) répudie avec passion les mots slaves dont elle s'était recouverte pendant les temps d'esclavage. De même, le grec moderne à l'égard des mots turcs. Si jamais, par impossible, la Tur¬ quie renaissait, elle rejetterait elle-même les mots sémitiques, arabes, dont s'est chargée sa langue tartare, si bien que les Turcs d'Anatolie, assure- t-on, ne la comprennent plus. J'en dis autant de la Perse qui s'est embarrassée, sous la conquête mahométane, de mots arabes dont elle est à demi étouffée. Si ces idées sont vraies (et elles ne sont que le résultat de l'expérience et de l'observation), on peut en déduire le moyen déjuger du degré d'an¬ tiquité d'une langue. En effet, dans une même famille de langues, celle qui résistera le plus à tout mélange, qui repoussera le mieux toute al¬ liance avec ses soeurs, qui ne se pliera à aucun autre tempérament, celle-là sera à coup sûr la plus éloignée du type commun, celle qui s'en sera (1) Voyez dans mes œuvres complètes. T. VI, p. 35, 55. Les Roumains. 124 LA CRÉATION le plus tôt séparée, pour se faire une existence à part, et prendre un caractère, un génie dis¬ tinct; c'est donc elle aussi qui sera la plus vieille. Les anciens nous parlent d'une multitude de langues qui se formaient en essaim, sous leurs yeux. Que de dialectes seulement chez les Grecs! Autant de peuplades, autant d'idiomes divers. Les langues, étant encore alliées de près, for¬ maient comme des espèces voisines qui pouvaient s'unir d'une manière féconde, et enfanter entre elles des rejetons eux-mêmes féconds. A mesure qu'elles ont vécu davantage, et qu'elles se sont plus éloignées les unes des autres, le ca¬ ractère de chacune d'elles s'est plus prononcé ; ce qui n'était chez elles que variété est devenu espèce. Dès lors, la production de langues nouvelles, dans une même famille, a diminué. Les idiomes étran¬ gers les uns aux autres sont devenus des espèces fixes, incapables de s'unir à d'autres espèces que la leur. Dans le monde grec et romain, cette créa¬ tion d'idiomes était déjà moins riche, elle l'est de¬ venue moins encore au moyen âge. Depuis les temps modernes, elle semble avoir cessé. Au seuil de l'histoire humaine, apparaissent trois familles de langues : les africaines, les sé¬ mitiques, les aryennes ; ces familles semblent aussi séparées que certaines zones végétales et animales, ou que les pachydermes et les rumi- LIVRE NEUVIÈME 125 nants, ou les mammifères didelphes et mono- delphes. Nulle alliance entre elles, nulle transition vi¬ sible de l'une à l'autre. Chacune de ces familles a produit une longue lignée qui est restée sans rapport de ressemblance , sans lien avec celle des deux autres ; soit qu'elles n'aient jamais été unies entre elles à l'origine ; soit qu'elles aient déjà perdu l'empreinte d'un type commun, lors¬ qu'elles se présentent à nous pour la première fois. L'hippopotame 'du Nil, le lion de Bactres, l'élé¬ phant de Java sont complets et achevés en eux- mêmes, dès que nous les rencontrons au seuil de la nature actuelle ; de même les trois groupes des langues mères au sein de l'histoire civile. Et comme on n'a jamais vu le lion s'unir au rhinocéros, ni l'hippopotame à l'éléphant, on n'a pas vu davantage le sémitique s'unir à l'arien, ni l'arien au chinois ou au groupe africain. Ainsi, dès le premier jour de l'histoire, les es¬ pèces clans les langues semblent aussi délimitées que les espèces dans la nature vivante! L'appari¬ tion cle ces langues cause une première surprise aussi grande que l'apparition des mammifères gi¬ gantesques de l'époque tertiaire. D'où .sortent-elles ? Le monosyllabe, ai-je dit, s'est joint au monosyllabe, dans le premier tissu 1 26 LA CRÉATION de la parole, comme la cellule à la cellule, dans le tissu des végétaux et des animaux. Après cela, y a-t-il eu des langues inférieures, presque muettes, sans articulation, à la manière des premiers êtres organisés dans les forêts carbonifères ? Puis, des langues rampantes à la manière des reptiles? Puis tout d'un coup, l'aile a-t-elle paru? Les plumes ont- elles poussé à l'âme ! Y a-t-il eu des langues ailées qui ont pris soudainement leur vol par-dessus la nature rampante ? Puis des langues à la mamelle intarissable, à la charpente osseuse, flexible, à la manière des grands vertébrés? Le sanscrit et le zend semblent être les paléothériums et les ano- plothériums de l'histoire civile. L'embryon de la parole aura-t-il parcouru obscurément et lentement toutes les phases de la nature vivante, jusqu'à ce qu'il ait atteint la mer¬ veille achevée de la parole cultivée dans le sémi¬ tique et surtout dans l'indo-européen? Cette lente progression ne paraît guère probable. C'est ici que l'esprit a dû devancer la nature muette. Il n'a pu suivre pas à pas la marche lente et patiente des flores et des faunes successives. Une fois délié, il a dû se hâter et s'élever promptement au langage cultivé des temps historiques. Je crois voir l'hé¬ breu s'élancer par bonds, du désert, comme le cheval de Juda, le sanscrit, s'ouvrir à grands pas son chemin en secouant les arbres à fleurs de la LIVRE NEUVIÈME . '127 forêt, comme l'éléphant du Pendjab et du Bengale. Dans quel isolement vit l'hébreu! Voilà bien une langue du désert. Quelle nudité ! quelle pau¬ vreté ! Peu d'adjectifs et'de conjonctions. Quel¬ quefois, la même voix pour le présent et pour le futur : le dénûment et la rudesse du rocher d'Oreb. Mais cette nudité fait sa sublimité. Sans conjonctions, cette langue ne peut se répandre en vaines périodes : pauvre d'épithètes, elle est d'a¬ vance garantie de la déclamation. 11 fallait une âme peu commune pour tirer un son puissant d'un pareil instrument. Les inspirés pouvaient seuls faire jaillir de ce rocher brut une eau lim¬ pide. J'ai peine à me représenter un sentiment vul¬ gaire dans cet idiome. Ou sublime ou nul. C'est un arc de fer : il faut une âme de fer pour le cour¬ ber et lancer le trait au but. Le grec et le latin n'ont pas produit une lignée commune à l'un et à l'autre. Là où le grec a été enveloppé par le monde romain, par exemple, en Sicile, il a disparu ; il n'a pas transigé, il a été étouffé. Ainsi les deux langues de l'antiquité clas¬ sique n'ont pu se soumettre l'une à l'autre. Où l'une d'elles a survécu, dans les langues modernes, elle est restée maîtresse. Dans leur décadence, chacune est encore souveraine. Si le grec et le latin avaient pu produire, de 128 „ la création leur mélange, une variété commune à l'un et à l'autre, c'eût été en Sicile. Pourquoi donc le grec dorien n'a-t-il laissé là que des vestiges si faibles? C'est qu'il a rencontré, en arrivant, une ancienne couche de langue italique, l'osque, qui devait bientôt se réveiller au contact de la civilisation romaine. Après la prise de Syracuse par les Ro¬ mains, le grec commença à déchoir, puis il dispa¬ rut. La vieille langue sicilienne, osque, italique, s'unit naturellement au latin et parut ne faire qu'un seul tout avec lui. Le latin, en s'unissant à l'osque, à l'ombrien, et à tous les dialectes italiques, a augmenté, re¬ nouvelé successivement l'héritage de la langue des bergers du Palatin. Réduit à lui-même, sans alliance, le dialecte de ces bergers n'eût jamais enfanté la langue souveraine qui devait comman¬ der au monde. Les dialectes grecs et les dialectes italiques étaient des frères jumeaux; ils ont pu, en s'as- sociant, enrichir le latin littéraire, avec lequel ils avaient une souche commune dans le vieux dia¬ lecte éolien; en sorte que les formes, les tours, la prosodie, les mètres même ont pu être naturelle¬ ment transportés des uns aux autres. Mais, lorsque le latin se répandit dans l'Occi¬ dent, voici quelle chose extraordinaire arriva. Il semble que la langue celtique, gauloise qui rem- LIVRE NEUVIÈME 1 29 plissait les Gaules, eût dû naturellement s'appa¬ rier avec le latin, se combiner avec lui dans l'i¬ diome nouveau des peuples gallo-romains. C'était la langue de toute une race d'hommes déjà culti¬ vés. La grande masse de la population, composée de Celtes, devait donc, ce semble, être représentée en une immense proportion dans la formation de la langue nouvelle, d'où -devait sortir le français. Comparez le peuple conquis au peuple vain¬ queur, vous vous attendrez à voir surgir une langue celtique. Cela fait, examinez la part du gaulois et celle du romain dans la langue fran¬ çaise. Vous verrez que la première est sans au¬ cune proportion avec les éléments celtiques au milieu desquels s'est formé le français. Comment donc la langue de nos ancêtres a-t-elle été extirpée de notre langue ? Comment résoudre le problème étrange d'une population innombrable qui survit et ne transmet à sa postérité presque aucun des éléments constitutifs de son langage? Laissons là les raisons que l'on en donne or¬ dinairement; elles sont sans valeur; il en faut chercher une véritable; et je ne puis en trouver une plus profonde que la loi exposée • précédem¬ ment et qui s'applique ici d'elle-même. Si le gau¬ lois n'a pas survécu dans le français, ce n'est pas qu'il ait été extirpé par la violence de l'adminis¬ tration romaine. Car aucune violence ne peut ar- 130 LA CRÉATION rocher la langue de tout un peuple. Non. Ce qui s'est passé là est arrivé en vertu d'une loi géné¬ rale, et non pas seulement par un caprice de conquérant. La langue gauloise a disparu, comme une espèce fossile, ou plutôt comme, de nos jours, le clronte, le bouquetin et l'aurochs, parce qu'elle n'a pu se combiner avec le latin , se renouveler avec lui, de manière à produire avec lui une va¬ riété nouvelle d'idiomes. La langue du vaincu n'ayant pu épouser la langue du vainqueur est restée à l'écart et stérile. Celle du vainqueur a seule continué de régner jusqu'à ce que l'autre se soit éteinte ; et la raison pour laquelle le latin et le gaulois n'ont pu se mé¬ langer, c'est que ces deux langues étaient trop différentes, trop éloignées de leur type commun, au point de ne pouvoir se reconnaître comme pa¬ rentes et alliées. La différence du bélier et de la chèvre qui ne peuvent produire ensemble, n'est pas plus grande en soi que celle qui se vit entre l'idiome gaulois et le latin. De ces deux langues, la plus contraire à toute alliance, la plus récalcitrante, fut certainement le gaulois ; car le latin qui a pu se mêler aux langues teutoniques dans l'anglais, n'a pu s'associer à la langue gauloise. C'est elle qui s'est le mieux soustraite à toute union, qui a vécu le plus à l'é- LIVRE NEUVIÈME 131 cart, qui a le plus répugné à reconnaître clans le latin un membre de sa famille. J'en conclus que le celtique, en Occident, est le premier idiome qui se soit détaché du rameau primitif des langues aryennes, le premier qui se soit répandu en masse clans notre Europe, puis- qu'à l'époque romaine, il était déjà incompatible avec tous ses congénères : grecs, latins ou ger¬ maniques (1). Même phénomène et plus significatif encore en Espagne. En voyant la langue arabe si longtemps maîtresse du territoire presque entier, retenant pendant six siècles tant de provinces, qui n'eût cru que l'arabe aurait la force de se mélanger avec le castillan, pour produire un idiome nou¬ veau, demi-latin, demi-mauresque? C'est le con¬ traire qui a eu lieu. Les deux langues se sont repoussées par une mutuelle antipathie. Elles n'ont rien pu entre¬ prendre l'une sur l'autre. L'arabe, en se retirant, n'a rien emporté de l'espagnol ; l'espagnol, en de¬ meurant, n'a rien gardé de l'arabe. Car, ce ne sont pas quelques inflexions gutturales, quelques (1) M. Bunsen arrive, par une autre voie, à la même conclu¬ sion : « Le celtique, reste de la première période du système linguistique des Aryas, présuppose l'antériorité des langues touraniennes. » V. Dieu dans l'histoire. Tr. de Dietz, p. 00. Golt in dcr GeSchichte. T. I, p. 42. Le texte allemand est moins développé ici que la traduction. 132 LA CRÉATION mots parsemés dans l'idiome de Castille qui pou- vent être regardés comme une marque propor¬ tionnée à la longue cohabitation de la langue arabe et de la langue romaine. Toutes deux ont fini par se séparer, sans s'être, pour ainsi dire, touchées. Et cette grande expé¬ rience ressemble à celles par lesquelles les natu¬ ralistes parquent dans la même enceinte le chien et la louve, le loup et le renard, le cheval et le zèbre, sans réussir à les apparier et à en tirer aucun produit durable. On peut même dire que la différence spécifique est bien plus grande entre l'arabe et la langue romane, qu'entre le cheval et le zèbre, ou entre le chien et la louve ; car il ne s'agit plus, comme entre le celtique et le latin, de deux éléments dérivés d'une même souche antérieure. Il s'agit de deux familles de langues entièrement séparées l'une de l'autre, le sémitique et le latin, qui n'ont entre eux aucun ancêtre commun, aussi loin du moins qu'il est possible à l'histoire de remonter dans le passé. Le chameau du désert et le taureau d'Andalousie forment des espèces moins éloignées l'une de l'autre que les langues romanes et les langues sémitiques. Voilà pourquoi la cohabitation, pendant six siècles, de l'arabe et du roman à Tolède, à Gor- doue, à Séville, à Grenade, à Malte, n'a enfanté LIVRE NEUVIÈME 1 33 aucun genre nouveau de langage, tandis que moins d'un siècle a suffi ailleurs entre des langues de même race, telles que l'hébreu et le chaldéen, pour accomplir cette gestation de la parole hu¬ maine. Par une raison semblable, le basque greffé sur le castillan, ou le castillan sur le basque, est resté stérile; d'où il arrive que le basque ne pouvant se régénérer par aucune alliance, disparait de nos jours comme le bouquetin des Pyrénées. Cependant, direz-vous, des langues absolument différentes de type et d'origine sont parvenues à se mêler sur les rivages de la Méditerranée. Cela est vrai ; on voit tous les jours, dans les ports de Constantinople et de Sicile, les matelots échanger entre eux des mots arabes, turcs, romans. Mais, de cette union prétendue, que sort-il? La langue franke, c'est-à-dire un jargon plutôt qu'une langue, où aucune grammaire ne peut s'établir, une pous¬ sière de mots, une monstruosité incapable de se reproduire et de se perpétuer dans une forme fixe. Cette monstruosité est dans les langues ce que le métis est dans les organisations vivantes, l'hy¬ bride à la plante, le mulet au cheval. Voulez-vous assister à l'apparition véritable d'une nouvelle variété de langue? Vous le pouvez. L'Angleterre a donné ce spectacle aux mo¬ dernes. Dans le xi° siècle, les conquérants nor- II, s 134 LA CRÉATION mands emportent de France leur langue romane avec eux; elle s'unit à l'anglo-saxon et dès le siècle suivant la gestation a eu lieu. Elle n'a pas duré cent années. Le produit est, non pas, il est vrai, une langue toute nouvelle, mais une variété éclatante sur l'ancien tronc des idiomes teuto- niques. La langue anglaise, en effet, rassemble les traits de ses deux parents, la race germanique et la race latine. Dans cette alliance ne s'est mon¬ trée aucune des antipathies que j'ai remarquées précédemment, soit dans le celtique, soit dans l'arabe. A peine mis en présence, l'idiome roman se greffe sur l'anglo-saxon. Leurs éléments, loin de se repousser, s'attirent et se fondent dans une nouvelle organisation de la parole. Pourquoi ? Par les raisons dites plus haut. L'an¬ glo-saxon, comme toutes les langues germaniques au xie siècle, était plus près qu'aujourd'hui de la souche première des langues indo-européennes. Il pouvait donc encore s'unir à certaines de ces langues et enfanter avec elles. Mais cette Création a été la dernière. Depuis ce moment, l'homme n'a plus vu s'accomplir cette merveille d'une formation de variétés nouvelles, dans les langues fixes et cultivées. Non pas que les occasions aient manqué au français, à l'aile- LIVRE NEUVIÈME 135 mand, à l'italien, à l'anglais, à l'espagnol, au por¬ tugais, de se combiner entre eux; mais, sans doute, parce que ces mêmes langues, plus vieilles aujour¬ d'hui de sept siècles, plus délimitées à mesure qu'elles ont été écrites, ont acquis une sorte de- permanence à la manière des espèces fixes de végétaux et d'animaux que la nature ni l'art ne peuvent rapprocher et transformer de nos jours. Quelle démonstration plus éclatante de ces idées . que l'exemple du continent américain? Ces im¬ menses contrées qui forment, à elles seules, un monde, sont partagées entre deux langues cul¬ tivées, l'anglais et l'espagnol. Deux langues écrites pour un univers. Et à travers cette immensité où elles ont tant d'occa¬ sions de se rencontrer, de se toucher, aucun mélange, aucune formation nouvelle. La plus forte chasse l'autre, à mesure qu'elle s'étend. Mais elles ne tentent pas même de s'unir, non plus que le cheval ne s'unit au tapir, quoiqu'à l'origine, ils aient pu avoir un ancêtre commun, dans le terrain tertiaire. Mais si cela a été, ils l'ont oublié ; et il en est de même aujourd'hui de l'anglais des Yankees et du néo-latin des Pampas. Tant il est vrai que la puissance de création de nouvelles langues se perd et disparaît, du moins chez les peuples indo-européens. Leurs langues restent en face l'une de l'autre, plus ou moins 136 LA CRÉATION fixes, comme les espèces végétales et animales, dans la période actuelle. Si les écrivains entre¬ prennent par hasard de les mêler, ces unions ne servent qu'à les altérer ou les détruire. Il y a, en effet, des langues antipathiques les unes aux autres. Essayez de mêler l'allemand au français, qu'arrive-t-il ? La plus forte de ces lan¬ gues extirpera la plus délicate ; et comme la lan¬ gue allemande est une langue mère, qu'elle est plus près de ses origines et, par conséquent, plus robuste, c'est elle qui décomposera celle qui n'est que dérivée. Dans ce mélange forcé, l'allemand tuera infailliblement le français. Voilà une expé¬ rience qui se fait tous les jours sous la plume de ceux des écrivains qui n'en ont pas consience. En dehors des langues cultivées et fixées qui sont aujourd'hui la parole de la civilisation, je vois des essaims de langues inférieures, encore informes et naissantes, se combiner entre elles, changer, se partager, se multiplier l'une par l'autre. Telles sont les langues américaines, afri¬ caines, polynésiennes, touraniennes. Elles flottent dans une mobilité perpétuelle. Qui les a comprises hier, ne les comprend plus aujourd'hui. Pourquoi? Parce qu'elles se modifient incessamment l'une par l'autre, parce qu'elles font perpétuellement des incursions l'une dans l'autre, se pillant, comme un butin, leurs formes, leurs tours, leurs mots; et LIVRE NEUVIÈME '137 la raison de ces révolutions continuelles, c'est que ces langues appartiennent encore à une même époque de formation où rien n'est fixe. Dès lors elles peuvent s'enlever réciproquement ce qui leur manque. Essaims bourdonnants, germes de la parole qui tourbillonnent dans un rayon de soleil. Ces germes embryonnaires se fixeront à leur tour ; et qui sait quelles langues cultivées naîtront un jour de cette poussière féconde de la parole humaine ? Quand elles régneront sur la terre, le français, l'alle¬ mand, le slave, l'anglais, l'italien, l'espagnol se¬ ront alors, peut-être, pour la postérité, ce que le zend et le sanscrit, le grec et le latin sont aujour¬ d'hui pour nous: langues mortes où l'on cherche à déchiffrer quelle fut l'existence antérieure du genre humain. U. 138 LA CRÉATION CHAPITRE XI APPLICATION A L'ART D'ÉCRIRE De ce qui précède, je pourrais tirer une théorie de l'art d'écrire, si c'était mon sujet. Il y a des genres de poésie qui ont péri tout entiers et qui ne nous sont plus connus que dans leurs analogues. Certaines formes grecques ne sont plus appréciables que par les productions romaines. Ârchiloque, Ménandre, Sapho, dont il ne reste que des fragments, sont représentés par leurs analogues, Horace, Térence, Catulle. La comédie latine a perdu, avec le choeur, les ailes de la comédie grecque. La première repré¬ sente la seconde comme certains genres vivants, diminués détaillé, privés d'ailes ou de cuirasses, représentent les genres fossiles perdus. Éléments nouveaux de la grande critique. Vous voulez empêcher la dégénérescence d'une langue. Que faut-il faire? La nature nous l'ap¬ prend. Par le croisement des races voisines d'ani¬ maux et de végétaux, de la même famille, se LIVRE NEUVIÈME 139 conserve la richesse du type. C'est aussi par le mélange des divers dialectes congénères, et des diverses époques d'un même idiome, qu'une langue se régénère et se perpétue. Exemples : l'ionique et l'attique clans Homère, l'ombrien et l'osque dans Virgile, le vieux français et le nou¬ veau dans la Fontaine, le parler de Louis XIV et le latin de la Vulgate dans Bossuet, la lan¬ gue de Bossuet et du sire de Joinville dans Chateaubriand, le toscan et le milanais dans Manzoni. Qui voudrait aujourd'hui se calquer sur la lan¬ gue de Racine ou de Fénélon, sans en sortir, n'aurait bientôt plus qu'une ombre d'idiome. Il ne retiendrait pas la vraie langue du xvif siècle, et la vie du xixc lui échapperait. Que lui resterait-il? Le parler académique, c'est-à-dire une langue qui, n'acceptant plus de mélange avec la langue populaire, n'admettant plus que celle des livres, aime mieux s'effacer que de se renouveler. La vie n'est possible dans la nature que par les différences spéciales de formes, de tempérament, d'organisation, de types. C'est là le style de la nature vivante. Chaque chose à son style, et il ne peut être confondu avec celui d'une autre. J'en dis autant des œuvres humaines. Appli¬ quez le même style à tous les genres (c'est la dis- 140 LA CRÉATION position de notre époque), poëmes, sermons, his¬ toire, romans; le style disparait. On voit par là comment, il peut s'effacer de toute une littérature. Un jeune artiste, à ses débuts, avait achevé une ébauche où tous les dieux, morts ou vivants, étaient mêlés indistinctement dans la même foule ; il montra cette ébauche à un grand peintre qui était, en même temps, naïvement croyant. — Prenez garde, dit le maître, en détournant les yeux (c'était Overbeck); votre tableau me donne envie de pleurer. Mais le vrai Dieu vous punira par la confusion. Quand un peuple perd son existence politique, il est en grand péril de perdre sa langue. Elle fait place aux dialectes inférieurs et aux patois. L'Italie moderne a couru de nos jours ce danger. Je me souviens qu'en 1832 Manzoni me disait, qu'en l'absence de toute vie publique, il sentait la langue italienne lui échapper. Il ne savait où la saisir. C'était la principale raison pour laquelle il avait écrit les Fiancés dans le dialecte milanais. LIVRE NEUVIÈME 141 CHAPITRE XII LANGUES MORTES, LANGUES FOSSILES. -— APPLICATION RE LA PALÉONTOLOGIE A LA FORMATION PES LANGUES NÉO-LATINES (I). Si l'on eût interrogé Hésiode ou Hérodote sur la langue grecque, ils auraient répondu qu'elle ne pouvait mourir, étant la langue des dieux. Qu'est-ce qu'une langue morte ? Celle qui ne peut plus se prêter à l'esprit nouveau dans la bouche des vivants. Quand la vieille langue est si éloignée de la vulgaire qu'elles ne peuvent plus s'unir, se combiner entre elles pour enfanter la parole nouvelle, c'est le moment où achève de périr la vieille langue. Elle se sépare de celle qui a vie ; elle n'entre plus dans le mouvement libre et spontané de la parole humaine ; elle se pétrifie. » Pendant que la langue mère reste ainsi im¬ muable, ses rejetons continuent de se développer, %(1) Voyez dans mes œuvres complètes. Les Révolutions iVIta¬ lie, Education des peuples du midi de VEurope, p. 76. Genèse du monde moderne. Influence de la femme sur la formation des langues vulgaires, p. 91. 142 la création de changer, de s'accroître, c'est-à-dire de s'é¬ loigner de plus en plus de la souche commune. Et si vous voulez chercher les intermédiaires entre la forme primitive et la forme dérivée, ils vous échappent ; vous n'en trouvez plus de trace. Où est l'intermédiaire entre le sanscrit et l'in- doustani ? où est l'intermédiaire entre le latin lit¬ téral et les langues novo-latines ? il n'existe pas. La loi de succession des espèces organisées se retrouve ainsi, à peu près identique, dans la suc¬ cession des langues. L'indoustani est peut-être avec le sanscrit, le grec moderne avec le grec ancien, l'italien avec le latin dans le même rapport que le cheval actuel (equus caballus) avec le cheval tertiaire, ou nos pachydermes avec l'anthracothérium, ou l'éléphant de nos jours avec le mastodonte, ou notre chêne actuel avec le chêne vert de l'époque miocène, ou notre hêtre avec le hêtre de Deu- calion. C'est à tort que nous nous figurons une pro¬ gression indéfinie de l'ancien vers le nouveau. Il se peut qu'à un certain moment l'ancien soit resté immuable, comme une langue morte, et que le nouveau seul se soit développé. Les cas des déclinaisons, les désinences dès conjugaisons se sont atrophiés dans les langues nouvelles, comme des organes s'atrophient dans LIVRE NEUVIÈME 143 certaines espèces animales. Par exemple, les doigts triongulés du cheval tertiaire ont disparu dans le pied du cheval actuel, sans doute par la même'loi qui a fait que les flexions du grec et du latin ont disparu dans le grec moderne et dans l'italien. Le latin est devenu une langue morte ou fos¬ sile au milieu des cinq ou six espèces de langues novo-latines, le grec ancien au milieu des dia¬ lectes romaïques, le sanscrit au milieu des lan¬ gues de l'Inde moderne, de la même manière que le mastodonte est devenu fossile au milieu des sept espèces d'éléphants, l'hipparion au milieu des cinq espèces de chevaux. Les nouvelles langues se sont montrées pendant un certain temps à côté des anciennes (1) ; ce .n'est pas une fusion insensible de l'une dans l'autre, comme le suppose la loi du progrès continu. Si je voulais traduire les résultats de l'his¬ toire comparée des langues dans l'histoire de la nature, je dirais : l'hipparion tertiaire n'est pas devenu par degrés insensibles le cheval tel que nous le connaissons. Mais, à un moment donné, l'espèce du cheval s'est détachée de l'ancêtre commun, l'hipparion. Peu à peu, elle s'est dis- (1) Les nouvelles especos se montrent u côté des anciennes, comme des monnaies nouvellement frappées à côté des an¬ ciennes, Heur, die. Urscliweitz, Cf. Annuario filosofico, p. 111. 144 LA CRÉATION tinguée au point cle se séparer entièrement de la souche restée immuable, comme la langue rus¬ tique, toujours mobile, s'est détachée delà langue écrite. Alors la dislance a été si grande entre l'an¬ cêtre commun et sa postérité, que le premier est resté incapable de se retremper dans des races plus vivaces et plus jeunes. Isolé au milieu de sa postérité à laquelle il devint de plus en plus étran¬ ger, l'hipparion est resté, au milieu des espèces nouvelles de chevaux, ce que le latin est devenu au milieu de l'italien, de l'espagnol, du proven¬ çal, du français, du roumain, une espèce de plus en plus rare. Elle a fini par périr, il n'en reste que le fossile. Si l'on avait été guidé par des analogies de ce genre, on ne serait jamais tombé dans l'erreur de croire que le latin littéral, cultivé, de dégénéra¬ tion en dégénération, a fini par aboutir à l'italien moderne. Nous aurions vu, au contraire, qu'à un * certain moment des temps modernes, le laiin était devenu une espèce éteinte, fossile, d'où la vie populaire s'était retirée. Dès lors, personne n'aurait imaginé que le . latin avait eu une époque où il avait perdu les cas de ses déclinaissons. Sur ce fait imaginaire, nous n' aurions pas bâti un système imaginaire ; nous n'aurions pas cherché dans le moyen âge, le point de jonction entre le latin antique et l'italien mo- LIVRE NEUVIÈME 145 derne. Nous aurions compris que la séparation s'était faite dès la haute antiquité, et qu'il n'y avait pas eu de fusion ni de transformation suc¬ cessive de l'ancien dans le nouveau. Ceci n'au¬ rait pas été seulement vrai du latin, nous y au¬ rions vu la loi générale des rapports entre une langue morte et la nouvelle qui en dérive. Apres avoir tiré une si grande lumière de la succession des êtres organisés, peut-être aurions- nous pu réciproquement éclairer l'histoire natu¬ relle par l'histoire des langues. Les formes inter¬ médiaires n'existent pas, ne se retrouvent pas, entre les langues antiques et les modernes. Nous savons seulement que celles-ci, une fois détachées de l'ancienne souche, se sont développées par leur force propre. Est-il bien étonnant dès lors que les intermédiaires nous échappent entre les an¬ ciennes espèces animales et les nouvelles ? Ne pouvons-nous pas concevoir que le cheval, une fois séparé de l'hipparion, l'intervalle entre eux a continuellement grandi ; que l'un est resté im¬ muable, que l'autre a passé de variété en variété ; que la distance a fini par être telle, que nulle association, nul rapport, excepté celui de l'origine, n'existait plus entre eux ? Il ne faut donc pas croire que l'ancienne souche, par une transformation constante et insensible, se soit fondue dans l'es¬ pèce nouvelle. La distance peut n'avoir été par- LA CRÉATION, n. qui ont conservé l'.s finale jusqu'après le xne siècle. Il y avait déjà un germe de langue vulgaire ita¬ lienne, sous Ennius, Nsevius , avant qu'il n'y eût une province ou une terre gallo-romaine, et à plus forte raison avant qu'il n'y eût une Bour¬ gogne , un Berry, une Normandie ou un pays Wallon (1). Quand je vis pour la première fois l'Italie, ce qui me frappa, ce fut sa précocité dans l'archi¬ tecture, la sculpture, la peinture, dès le. xi8 siècle. Les arts avaient eu une première floraison, une renaissance anticipée dans les années que nous tenons pour les plus barbares. Il me semblait que tout s'y était mûri plus tôt sous un soleil plus clément. Que de communes et de républiques s'épa¬ nouissaient déjà d'Amalfi à Pise , quand les té¬ nèbres étaient partout ailleurs ! Quel commerce, quelle industrie sur tout le littoral de Venise ! Comment imaginer, au milieu de cette précocité universelle, que la langue ne fût pas sortie de son premier germe, qu'elle n'existât pas même (1) « 11 y a dans lUtalien un grand nombre de mots qui ne viennent pas du latin, ei dont plusieurs doivent être aussi an¬ ciens et plus anciens que lui. » Fauriel. Littérature provençale. T. I, p. 194. LIVRE NEUVIÈME 153 sous la forme de dialecte ; et que le latin roman s'épanouît en Gaule avant même de poindre en Italie? L'auteur du système que je réfute ici (1), s'est trompé sur les époques et les couches des langues romanes ; il n'a pas vu qu'il était dupe d'un renversement accidentel; il a placé au-dessus ce qui doit être au-dessous. J'ai dit, plus haut, qu'il y a de ces renversements qui font ainsi illusion sur l'âge des couches du globe, surtout dans les Alpes. L'important est de les replacer dans leur position et leur âge véritables. Ce doit être le tra¬ vail actuel de la critique en histoire comme en géologie. On suppose une approximation constante du latin de la décadence vers l'italien moderne. On va jusqu'à imaginer un latin qui aurait perdu tous les cas de ses déclinaisons et Fondit : voilà la lan¬ gue italienne. Mais, ce latin merveilleux, sans déclinaison, où est-il ? nulle part. Pour appuyer un système chimérique, on le fait précéder d'une fiction. Ce qui m'étonne au contraire dans l'his¬ toire du latin, c'est plutôt son immutabilité, au milieu de l'écroulement du vieux monde. (1) « Dans ce développement, c'est la langue d'oc et la langue d'oïl qui ont l'antécédence, contre l'opinion vulgaire, qui attri¬ buait l'antécédenco à l'italien. » Littré. Ilist. de la langue fran¬ çaise. T. I. p. 38. n. 9. 154 LA. CRÉATION Pourquoi l'italien a-t-il atteint son âge mûr dès le xnie siècle ? Parce qu'il a été enraciné dans l'antiquité ; sa formation datant de loin, il est naturel qu'il ait eu, le premier, sa floraison et sa maturité. Pourquoi, au contraire, le français n'a-t-il été fixé qu'au xvii° siècle ? Parce qu'il est venu plus tard que l'italien. Venu après lui, il n'a pu fleurir et mûrir qu'après lui. Ces époques différentes s'expliquent d'elles- mêmes; c'est le mouvement de la vie. Mais, chan¬ gez tout cela ; déplacez les saisons pour chaque peuple ; vous détruisez la physiologie des langues aussi bien que la succession naturelle des temps. Vous refaites le chaos. Il a fallu même une raison particulière pour retarder jusqu'au xme siècle l'éclosion littéraire de la langue italienne. Cette raison qui a échappé aux critiques est celle-ci : Les Italiens vivaient dans l'attente de la restauration de l'empire Romain. Il s'ensuivait que la langue romaine seule leur paraissait digne d'être écrite ; ils ne pouvaient con¬ sentir à prendre au sérieux leurs langues popu¬ laires, vulgaires, qui étaient pour eux la marque de leur abaissement. Mais ce dédain n'empêchait pas les dialectes vulgaires d'exister ; l'idée ne venait encore à per¬ sonne qu'un grand sujet pût être traité dans ces LIVRE NEUVIÈME 155 patois ; on aurait cru faire injure à la majesté de la langue latine. C'est pour cela que Dante lui- même avait commencé son poème en vers latins ; il céda pourtant à l'inspiration et redescendit à la langue vulgaire. Son exemple ne suffit pas à en¬ traîner la victoire de la langue vivante sur la lan¬ gue morte. Pétrarque, après lui, croyait encore que l'italien n'était fait que pour l'amusement des amoureux. Il dédaignait ses sonnets; la gloire sérieuse, durable, il croyait l'atteindre dans son poème latin ; c'était pour lui l'avant-coureur de cette restauration du monde romain, que l'on trouve au fond du cœur de tous les Italiens de la première partie du moyen âge, chroniqueurs, juristes, poètes, docteurs (1). Assurément les communes italiennes du xi" et du xne siècle ne pouvaient produire la langue cul¬ tivée, la poésie aristocratique des cours féodales de Provence et de France (2). Mais l'existence d'une langue ne se montre-t-elle que par les poèmes féodaux d'Arthus et de Charlemagne ou par les chants des troubadours ? Il n'y avait pas d'épopées de ce genre dans les républiques nais- (1) Voyez Révolutions d'Italie, p. 54, 137. (2) En 1831, j'ai montré que la littérature française remonte, non pas au xve siècle, mais au xne. Celte idée, qui fut alors vivement combattue, est entrée dans le domaine public. Voir Mon Rapport sur les Epopées françaises inédites du xii» siècle. 1831. Œuvres complètes. T. IV, p. 405. 156 la création santés d'Amalfi, de Pise, de Venise. Rien de plus certain. Il y avait une autre forme vivante de la parole, dans ces petites sociétés, où les chefs des com¬ munes, les consuls, les principaux des partis entraînaient le peuple après eux. Tout ne se fai¬ sait pas seulement par l'autorité ; il fallait une parole rude, populaire pour entraîner le peuple, manier les partis, former des ligues. C'étaient, non des discours écrits, mais des invectives, des appels aux armes, qui retentis¬ saient comme les cloches du tocsin sur la place publique, sans laisser qu'une trace effacée dans les traductions des chroniqueurs. Or, cette éloquence de la rue, ces appels d'un peuple de matelots, de campagnards, d'ouvriers, d'artisans, de mar¬ chands de tous genres, ne se produisaient pas dans la langue savante, écrite des clercs et des docteurs. Ces passions, pour éclater, se servaient de la langue de tous, c'est-à-dire des patois, des dialectes. Quand frà Giovanni da Vicenza rassemblait autour de lui, en 1233, quatre cent mille hommes, sur les bords de l'Àdige, et qu'il les adjurait de faire la paix, se fîgure-t-on qu'il opérait ces mira¬ cles sans parler une langue vivante ? Dans la langue de Dante, les cris de la rue semblent encore retentir spontanés et effrénés. LIVRE NEUVIÈME 157 J'entends l'écho des lointaines clameurs de la foule qui domine le Gapo ou le Podestà. Il y a surtout, au commencement du poëme, des tron¬ çons de vieille langue que Dante vient de ramas¬ ser sur la place publique, encore tout fumants des anciennes guerres civiles, et qu'il brandit dans l'Enfer (1). Ne dites donc pas que la langue vulgaire n'exis¬ tait pas en Italie. Au contraire, chaque province avait la sienne ; et ces dialectes modernes plon¬ geaient dans les dialectes antiques. Lorsqu'il se trouva un homme, Dante, qui osa renoncer au dédain de la parole vivante, mettre sa foi dans ces humbles dialectes, épouser la langue vulgaire, qu'arriva-t-il ? Il découvrit une richesse infinie dans cette mine jusque-là méprisée où s'était déposée, successivement et en secret, l'âme des générations éteintes (2). Dès qu'il eut touché ces cordes, une harmonie prodigieuse en sortit, celle de toute une race d'hommes. Car ce n'est pas seulement l'Italie du moyen âge qui se mit à vibrer, mais l'Italie de toutes les époques, celle des bergers du Latium, celle desSabins, celle des bucoliques de Mantoue, (1) Quel Mosca Liemberti Che disse : lasso 1 Capo ha cosa fatta. (2) Voyez, dans mon histoire des Réoolutions d'Italie, «Dante, expression de la conscience et des instincts du peuple italien. » Œuvres complètes. T. IV, p. 91. '158 LA CREATION puis celle cles césars après celle des consuls. De chaque partie de l'Italie, de chaque moment de son passé sortit une voix, un accent, un écho pour former la parole dantesque. Le premier monument, en date de l'Italie moderne, fut ainsi le plus com¬ plet et le plus riche ; chose impossible s'il n'eut été formé de tous les éléments du passé. Au seul point de vue de la langue, pourquoi la parole de Dante a-t-elle cles accents si profonds? Parce qu'elle réveille d'échos en échos les cordes les plus anciennes, parce que des couches pro¬ fondes de vieux dialectes résonnent avec elle, parce que les bergers du Palatin s'y joignent aux consuls et les consuls aux pôriestà, parce que c'est l'accord de l'Italie antique et de l'Italie moderne clans une même voix et une même personne. Comment le seul accent de cette parole ne cau¬ serait-il pas une émotion extraordinaire à l'Italien même le moins lettré ? Il y sent l'écho prolongé de tout ce qui a vécu en Italie (1). (4) La langue de Dante, comme celle d'Homère, est un fleuve qui a déjà reçu tous ses affluents; elle descend de loin et coule à pleins bords. C'est l'opposé de notre français du moyen âge qui est encore enfermé dans un lit étroit, il devra s'enrichir des affluents du xvic siècle et du xvne. Ceci me fait comprendre pourquoi c'est une idée fausse de vouloir traduire Homère dans notre langue d'oïl. C'est faire combattre un enfant nu contre un héros tout armé. Laissez l'enfant grandir ; il aura besoin de toutes les forces de l'homme fait, pour lutter avec ses aînés. LIVRE NEUVIÈME 159 Les patois, qui sont des dialectes, passent in¬ sensiblement de l'un à l'autre. L'italien se mêle au provençal, le provençal au catalan, le catalan à l'espagnol; et de l'autre côté de la Loire, le bourguignon touche au normand, le normand au wallon, qui est le plus extrême rameau de la famille romane, Entre ces diverses zones de lan¬ gage, il y a encore des dialectes intermédiaires qui complètent le clavier. Si l'on prend les deux extrémités de la chaîne, par exemple, le florentin et le wallon, on a peine à trouver le lien, tant il y a d'intervalle entre eux. Mais que l'on remonte à l'ancêtre chez qui ils sont renfermés, à la langue latine, tout s'éclaire subitement. En est-il autrement des familles végétales ou animales? Les chaînons intermédiaires nous échap¬ pent, parce que nous ne pouvons remonter à l'an¬ cêtre commun, végétal ou animal, dans lequel ils ont eu leur souche. LIVRE DIXIÈME PRINCIPES D'UNE SCIENCE NOUVELLE PARALLÉLISME DES RÈGNES DE LA NATURE ET DE L'HUMANITÉ CHAPITRE PREMIER QUELLES SONT LES LOIS DE L'J-IISTOIRE UNIVERSELLE QUI PEUVENT S'APPLIQUER A L'HISTOIRE DU MONDE FOSSILE ET RÉCIPROQUEMENT? EN QUOI u'iIISTO- RIEN ET LE NATURALISTE SE RESSEMBLENT. UNITÉ DE COMPOSITION? La science comparée des lois de l'histoire civile et des lois de l'histoire naturelle est tout entière à créer. J'entre ici dans une forêt vierge, et de toutes parts s'ouvrent devant moi de vastes es¬ paces où je ne trouve aucun guide. Personne ne m'a précédé dans cette forêt sacrée. Elle est pleine de mystères et de promesses. Osons y faire 16:2 LA CRÉATION les premiers pas et y tracer au moins quelques sentiers. J'ai trop souvent vu l'homme misérablement abaissé prendre plaisir à son abaissement. Cu¬ rieuse prétention après cela, de vouloir être traité comme un archange aux ailes diaphanes, qui ne touche pas la nature du bout du pied. Bel archange, je t'ai vu trop souvent le cœur dans la boue ; souffre que je m'en souvienne quel¬ quefois. Quand l'âme humaine s'abaisse au point de tarir, il faut profiter de cet abaissement pour faire des observations qui seraient impossibles en d'au¬ tres temps, et dont vous n'auriez pas même l'idée. L'âme, en se retirant, laisse voir un fond jus¬ qu'ici inaperçu. Profitons-en pour montrer les liens de parenté de la nature et de l'homme. Quand les eaux des grands lacs ont baissé, c'est alors qu'on a découvert les témoins de l'âge de pierre et de bronzedansles constructions lacustres. Essayons quelque chose de semblable. L'histoire étant le génie de notre époque, c'est par ses méthodes appliquées pour la première fois à la nature que l'on a le plus de chances de ré¬ soudre la question de notre siècle. Là se trouvent la clef et l'outil des paléontologistes pour sonder le problème de la succession des flores et des faunes. LIVRE DIXIÈME 163 Mais comment appliquer les méthodes histo¬ riques au développement, à la grandeur, à la dé¬ cadence, à la disparition des diverses espèces de végétaux et d'animaux fossiles?La philosophie de l'histoire fournit une multitude de clefs. Evidem¬ ment toutes ne sont pas applicables à tous les cas. Il faut les essayer, les discerner et s'arrêter à celles qui aident à ouvrir le mystère. Je n'ai point à faire ici le dénombrement com¬ plet de toutes les lois générales qui président h l'histoire. C'est l'esprit d'une méthode nouvelle que j'indique ; il suffira donc d'un certain nombre de principes pour me faire comprendre. Je choisis les plus simples. Je remarque, en premier lieu, que toutes les lois élémentaires de la paléontologie se retrouvent et peuvent se vérifier sur de vastes proportions dans l'histoire des sociétés humaines. Les mots changent, le principe reste le même dans la nature fossile et dans le monde de l'humanité. Premier exemple. Voyez ce que le naturaliste appelle « unité de composition, concordance des caractères ; » ces deux principes, au moyen des¬ quels il résout tant de difficultés, ne sont point par¬ ticuliers à sa science. Je les retrouve identiques chez tout historien qui mérite ce nom. En effet, l'historien ne rencontre aussi, comme le paléontologiste, que des débris, des fragments 164 LA CRÉATION d'un grand corps ; lui aussi, il restitue ce corps en son entier. Gomment cela ? Au moyen de règles qui n'ont pas toujours été exposées théoriquement, mais qui ont été appliquées instinctivement dès qu'on a cherché à établir la filiation des temps. Or, ces rèo-les des historiens ne sont rien autre chose que les deux ou trois lois fondamentales que les naturalistes ont exprimées en formules. Sous combien de formes tronquées se présente le passé du monde civil! Que de sociétés, que d'époques qui n'ont laissé d'elles qu'un fragment! C'est avec ce fragment mutilé, érodé, qu'il faut recomposer le tout. De grands empires n'ont laissé qu'une vertèbre, une dent. C'est un temple, un tombeau, une mosaïque barbare, une brique ci¬ selée ; et voilà tout l'empire d'Assyrie, tout le royaume de Trébizonde. Il n'arrive jamais que l'historien ait affaire à un corps complet, à moins qu'il ne s'agisse de la so¬ ciété contemporaine ; et encore là, il ne possède qu'un commencement, un embryon. Le plus sou¬ vent il n'a sous les yeux qu'un monument mutilé. Tantôt il ne reste que les idées, et c'est par elles qu'il faut découvrir quels ont été les événements; ou bien, c'est le contraire. Les faits ont survécu, il faut en déduire les idées ; ou encore, les faits et les idées ont disparu ; reste seulement un tron¬ çon de dieu antique ; il s'agit de reconstruire avec LIVRE DIXIÈME 165 ce tronçon la nation entière dans son tempérament et son humeur. Les dieux étant donnés, j'ai cherché (1) à en dé¬ duire les hommes et les institutions. Le contraire peut également êire tenté : les institutions étant posées et les hommes connus, en déduire les dieux. C'est souvent avec un tronçon de loi que Montesquieu a découvert une société perdue. Yoilà quelques exemples des cas nombreux où l'historien se trouve dans la situation du natura¬ liste en face du monde fossile. Je ne finirais pas si je voulais les énumérer tous. Pour refaire le tout avec une partie, comment s'y prend l'historien? Il part de l'idée souvent in¬ consciente que les éléments d'un siècle, d'une so¬ ciété concourent à un même but, que le même esprit doit se retrouver dans chaque individu. Ce qui permet à l'historien de saisir le général dans le particulier, leparticulierdansle général, l'homme dans le temple, le temple dans l'homme ; et, quand il a atteint à cette vue, le moindre détail lui re¬ présente l'ensemble. Ou encore, il obéit à cette pensée, qu'une cer¬ taine unité de type est au fond de tous les chan¬ gements d'époques ; et il cherche à retrouver l'homme identique à lui-même, avec un fond sem- (I) Le Génie des JielUjions, 5° édition. 1808. 166 LA CRÉATION blable, en dépit des changements apparents de forme, dans l'esprit et les mœurs des nations. Voilà les premières idées sur lesquelles s'est fondée la philosophie de l'histoire. C'est à elles que se sont conformés tous les penseurs qui ont fait leur science des diverses périodes de l'hu¬ manité. Mais, véritablement, que sont ces idées, sinon les lois d'unité de composition, de concordance des caractères, telles que les ont formulées, en termes spéciaux, les naturalistes de nos jours? Ces lois, sans avoir été promulguées méthodique¬ ment, agissaient dans les grands esprits. Plus ils y étaient.conformes, plus ils montraient de divi¬ nation dans l'art et la science de l'histoire. Avant que Cuvier eût établi le principe de la subordination des caractères, ce principe dirigeait instinctivement les historiens de l'art et de l'hu¬ manité . Winckelmann et Herder savaient déjà qu'il suffisait d'un bras ou d'un torse pour déter¬ miner à quel dieu ce reste appartenait. Avant que Geoffroy Saint-Hilaire eût énoncé la loi de l'unité du type d'organisation, Voltaire avait déjà retrouvé le même fond humain, et comme le même cœur, les mêmes nerfs, les mêmes vertèbres, la même ossature dans les époques humaines les plus différentes. Par où l'on voit que les lois du monde fossile LIVRE DIXIÈME 167 ont été d'abord appliquées par les historiens à l'histoire du monde civil. La question capitale qui s'ensuit est de savoir si la réciproque est vraie. En un mot, les lois qui gouvernent l'histoire humaine peuvent-elles s'appliquer en certains points à l'histoire du monde fossile (1) ? Je n'aperçois guère de question plus nouvelle et plus importante. Il est urgent de la poser. Car le naturaliste peut avoir à gagner quelque chose à s'emparer de certains principes fondamentaux ' de l'histoire civile ; ne fût-ce . que pour vérifier si ces principes, traduits dans d'autres règnes, ne s'y retrouvent pas, altérés, changés, à l'état rudi- mentaire, embryonnaire dans la succession des populations fossiles des diverses couches du globe. (i) F.-G. Pictel. iPaléontologie. Distribution des fossiles. T. I, ch. v. ch. vi. 13. 39, 76. 168 LA CRÉATION CHAPITRE II LOI D'ATAVISME. — RETOUR AUX ANCÊTRES. ARCHAÏSME DANS LA NATURE. Qu'lL n'y A PAS DE LIGNE DROITE DANS L'HISTOIRE. J'ai dit que l'application des lois générales de l'histoire de l'humanité à l'histoire naturelle, ne peut pas consister seulement à transporter ces lois, du règne de l'humanité dans les règnes in¬ férieurs de la nature, mais à les essayer , à les vérifier aux divers étages de la Création, jusqu'à ce qu'on se soit assuré, si elles se reproduisent, oui ou non, dans les époques crépusculaires de la vie organisée . J'ajoute que cette voie suivie avec le tact, sans lequel rien n'est possible, eût con¬ duit à des découvertes certaines ; elle peut encore aider à faire celles qui sont aujourd'hui l'objet de la plus impatiente curiosité de l'esprit humain. Arrêtons-nous à quelques exemples. L'historien savait, il y a longtemps, qu'un peuple qui s'est renouvelé par une révolution, retombe temporairement après deux ou trois générations dans l'ancienne forme modifiée des ancêtres. C'est LIVKE DIXIÈME 169 ce qui clans la langue cles choses humaines s'ap¬ pelle réaction, restauration. Transportez cette loi avec mesure dans l'histoire naturelle ; vous avez la loi de l'atavisme, en vertu de laquelle un être organisé, tout à coup transformé, revient dans sa descendance au type originel. Découverte qui date seulement de notre siècle. Elle eût pu être faite beaucoup plus tôt, si le naturaliste l'eût empruntée à la science historique où elle existait, pour l'ap¬ pliquer à l'histoire naturelle à laquelle elle man¬ quait encore. Autre exemple. La philosophie de l'histoire avait depuis longtemps reconnu que dans l'anti¬ quité orientale et même dans le moyen âge, jus¬ qu'à nos jours, le progrès s'était accompli par la tète de l'humanité, je veux dire par les castes su¬ périeures ; l'initiative du progrès partait des villes plutôt que des campagnes. Les castes infimes de l'Indej de l'Egypte restaient à peu près immuables, rebelles à tous les changements, sans rien acqué¬ rir de nouveau en intelligence et en expérience. Un fellah d'Egypte était sous les Ptolémées ce qu'il avait été sous les Pharaons ; et cela, il l'est encore aujourd'hui ; de même les Soudras de l'Inde étaient au temps de l'époque grecque ou romaine ce qu'ils étaient à l'époque première des lois de Manou. Les choses ne changeaient que pour les conditions supérieures ; il n'en était n. 10 170 LA CRÉATION guère autrement' au moyen âge. Avant les révo¬ lutions modernes, la plèbe, le serf restaient, de père en fils, ce qu'ils avaient été antérieurement ; le changement des idées et des formes passait par-dessus leur tête et ne se montrait que dans l'ordre élevé de la noblesse ou de la bourgeoisie des villes. Appliquez, en la modifiant, cette découverte des historiens à la nature organisée; vous avez la loi du progrès telle qu'elle s'est révélée seule¬ ment de nos jours aux naturalistes, je veux dire, le développement des formes manifesté surtout dans les ordres supérieurs des êtres (1), vertébrés et mammifères, qui sont comme les castes élevées delà nature, et au contraire, les classes infé¬ rieures, la plèbe de la création, zoophvtes, mol¬ lusques, retenus presque immuables dans leur première forme, ou du moins, sans progrès ap¬ parent , souvent même inférieurs à ce qu'ils étaient à l'origine des choses. Le mollusque de l'époque jurassique était égal, sinon supérieur aux mollusques de notre temps. Nous avons vu de même les castes inférieures de (I) « Comme si l'appareil compliqué (l'une Organisation su¬ périeure no pouvait pas se perpétuer longtemps sans modifica¬ tions profondes, ou plutôt comme si la vie animale tendait plus rapidement à se diversifier dans les ordres supérieurs du règne animal, que dans ses clielons inférieurs, » Agassiz. Recherches sur les puissoiis fossiles. T. I, p. 25. LIVRE DIXIÈME 171 l'Inde, être sous le premier roi, égales ou supé¬ rieures à ce qu'elles ont été, mille ans plus tard. Le naturaliste, en s'aidant de la philosophie de l'histoire, aurait donc pu arriver par cette voie à l'idée fondamentale et toute récente que la nature fossile grandit par la tête, qu'elle se refait inces- sament une tête plus nouvelle et plus forte. Dans les choses humaines, la durée n'est pas toujours le signe de la supériorité d'une race ou d'une civilisation. La cité grecque a moins vécu longtemps que la Chine ; Rome moins longtemps que l'âge de pierre." On peut dire aussi que les espèces les plus élevées dans la nature ont passé plus vite que les plus infimes. Le mégathérium a vécu moins longtemps que le mollusque, le dino- thérium moins longtemps que l'insecte (1). Ne croyez donc pas que tout consiste à végéter, l'im¬ portant est d'être. La nature a fait le vœu d'A¬ chille : Vivre pleinement et mourir tôt, Il y a des époques de rétrogradation et d'ar¬ chaïsme dans la nature ; elle semble alors revenir sur ses pas. Les belles ammonites sont remplacées par des mollusques qui en semblent la décadence. Il y a aussi, dans l'histoire, des temps de bar¬ barie où des formes sociales plus achevées dis- (I) La vitesse de changement est d'autant plus grande que l'organisation est plus élevée. Lyell. Ancienneté de l'homme. T. I, p. 468. 172 LA CRÉATION paraissent pour faire place à des formes plus grossières. Malgré cette décadence apparente, la société humaine sort de ces âges de barbarie, avec des avantages, des acquisitions, des développe¬ ments et des membres inconnus jusque-là. Telle la nature fossile. Elle aussi a ses retours, ses obscurcissements, ses décadences de classes et d'espèces, ses ruines d'ordres entiers ; sorte de moyen âge, d'où elle surgit plus puissante, plus armée qu'à aucune époque précédente. Malgré l'immutabilité ou la rétrogradation de la plèbe organisée, attachée à la glèbe de l'Océan, tout s'élève. Au règne des ammonites, succède le règne des-poissons, à celui-ci le règne des reptiles, aux reptiles les mammifères. Tout gravite vers l'esprit ; une même loi explique les divers degrés de la police de l'univers vivant. Il n'y a pas de ligne droite dans l'histoire. Tel peuple l'emporte sur tel autre par un caractère et il est inférieur dans tout le reste. Les Romains portent plus loin que les Grecs le génie de la guerre et de l'administration, inférieurs d'ailleurs par l'art et la poésie. L'homme semble ainsi, à la fois, avancer et reculer. Vous auriez pu en con¬ clure que la nature aussi n'avance pas en ligne droite, ou, comme parlent aujourd'hui les natu¬ ralistes, que la série linéaire n'existe pas dans le développement des êtres organisés. LIVRE DIXIÈME 173 Les plus grands par un côté sont quelquefois les plus petits par un autre, tout ensemble em¬ bryons et adultes. Qui l'emporte du mollusque ou de l'insecte? cela revient à savoir si Rome vaut mieux qu'A¬ thènes ou Athènes que Rome. Deux rameaux, qui s'élèvent parallèlement et ont chacun leur supériorité. Les uns l'emportent par les viscères et par la circulation, les autres par les organes des sens. Les uns secrétent davantage, les autres respirent mieux. Ainsi,des deux embranchements sociaux, Athènes et Piome, sur le tronc de l'espèce humaine; l'un a plus de cœur, l'autre a plus de cerveau; coquillages ou insectes du monde civil, nous ne savons encore lequel il faut placer le plus haut dans l'échelle des formes sociales. II. 40.. 174 la création CHAPITRE III ,comment la veritable notion du progrès a été rétablie par l'histoire naturelle, — les his¬ toriens corrigés par les naturalistes. que tout n'est pas progrès dans les etres organi¬ ses, ni dans l'histoire universelle. — la nature s'est trouvée moins fataliste que l'i-iomme. Beaucoup de gens emportés au delà du vrai, exagérant à l'excès une première lueur de vérité, en viennent à croire que tout est progrès dans l'histoire. Aucune notion n'étant mieux entrée dans l'esprit des hommes de nos jours, il n'en est point qu'il soit plus nécessaire de vérifier et de ramener à ses véritables bornes. C'est ici que les sciences historiques et les sciences naturelles ont besoin de se corriger l'une l'autre. Écoutons ce que nous dit, sur ce point, l'expérience de la nature. Dans les systèmes historiques dont je parle, tout événement, tout fait réel, en dépit de la somme de violence qu'il apporte dans le monde, est une amélioration. Une fois sur ce chemin, LIVRE DIXIÈME 175 l'esprit humain se travaille si bien qu'il finit par voir la lumière dans les ténèbres, le bien dans le mal ; d'où la conséquence que l'homme n'a rien de mieux à faire qu'à accepter tout ce qui arrive, comme un degré supérieur au degré précédent. A ce point de vue, il n'y a plus d'autre objet à considérer que la chronologie. Ce qui est aujour¬ d'hui est bien, ce qui sera demain sera meilleur. Ce qui est d'hier est mal. Voilà l'idée dans sa forme la plus simple. A-t-elle été confirmée par l'histoire naturelle? Il s'est trouvé des naturalistes qui, éblouis d'a¬ bord par l'idée du progrès importée dans la science, ont imaginé un système de la nature analogue à celui que je viens de rappeler. Ils voyaient dans, chaque génération d'êtres un pro¬ grès sur les générations précédentes. Les faunes actuelles l'emportaient en tout, suivant eux, sur les faunes antérieures : prêts à croire que les mol¬ lusques d'aujourd'hui sont nécessairement supé¬ rieurs aux mollusques des premiers âges du monde et que les vers de terre qui rampent à nos pieds ont acquis des vertus qui manquaient à leurs ancêtres. En un mol, ils admettaient que chaque espèce est un progrès sur l'espèce qui précède, que les animaux imparfaits d'une époque se sont perfec¬ tionnés de jour en jour, par une suite continue, 176 LA CRÉATION où ne se trouve ni chute, ni revers, ni point d'ar¬ rêt. Idée semblable à celle des historiens, des poli¬ tiques, des moralistes qui admettaient, de leur côté, une progression universelle, aveugle, inces¬ sante de chaque époque d'un peuple, c'est-à-dire de chaque type humain, à tous les moments de son existence. Or, qu'est-il arrivé de cette émulation des his¬ toriens et des naturalistes vers une même concep¬ tion dont le siècle était possédé? Le voici : La nature s'est trouvée à la fin moins aveugle, moins fataliste que l'histoire humaine, telle qu'on l'avait imaginée. Il a été démontré que la nature ne marche pas d'un pas toujours égal au progrès par une ligne droite, continue ; que le même genre n'est pas toujours en progrès ; qu'il décline sou¬ vent; que les générations d'une espèce ne l'em¬ portent pas nécessairement sur les' générations des espèces analogues dans les temps antérieurs ; que le présent ne vaut pas toujours mieux que le passé pour chaque classe d'êtres. Gomment alors, le progrès a-t-il apparu? En des termes fort différents de ce que l'on avait sup¬ posé. Quand la nature a tiré tout ce qu'elle a pu d'un genre, d'une espèce, elle les laisse dans une immu¬ tabilité qui ressemble à un déclin. La puissance de développement et de progression se montre LIVRE DIXIÈME 177 dans une autre série d'êtres qui forme ce qu'on a appelé un autre embranchement sur l'ancien tronc. Il y a des classes d'êtres d'où la puissance de renouvellement semble se retirer, tandis que d'autres s'élancent dans la vie et renferment en eux un incommensurable avenir. Voilà ce que la nature nous enseigne; et si nous transportons ces vérités dans le règne humain, nous trouvons que le progrès n'y est pas ce mouvement mathéma¬ tique, aveugle, sans choix, cette ligne droite, con¬ tinue que :nous nous représentons ; mais, que là aussi, il faut un travail incessant de la créature sur elle-même et sur son espèce. Si ce travail s'arrête, le mouvement et la vie passent à d'autres genres, c'est-à-dire à d'autres peuples, à d'autres races. La notion de la vie allait se faussant dans nos systèmes; elle est redressée par l'expérience des âges géologiques. Exemple saisissant où l'histo¬ rien, le politique, le moraliste sont corrigés par le naturaliste. Nous allions nous engloutir dans un fatalisme sans vie. Le spectacle de la nature nous en retire, puisque nous la voyons agir avec plus d'indépendance que nous n'en accordions aux actions humaines. Dans le monde physique, ce que vous nommez sélection, est chose bien voisine de choix; c'en est au moins le germe. Le libre arbitre rentre ainsi dans le domaine de l'homme et de la philo- 178 LA CRÉATION sophie, par le chemin qui y semblait le plus con¬ traire. Les trois règnes conspirent à rendre à l'homme la dignité, la liberté qu'il avait abdiquées dans ses systèmes. Il est donc bien vrai que la science de la nature s'est lassée plus vite que le moraliste de cette géométrie morte que l'on voulait appliquer aux sciences de la vie humaine. La nature s'est trouvée à la fin plus noble, plus libre que l'homme, tel que nous l'imaginions. Hâtons-nous de rentrer dans la classe des êtres animés. Nos systèmes nous en avaient bannis pour nous reléguer au loin dans la nature morte. Quelle morale le spectacle des mondes pétrifiés inspirera-t-il aux hommes? En voyant la vie monter par ces degrés de siècle en siècle, se fie¬ ront-ils seulement au temps du soin de travailler à leur place? Mais le temps, par lui-même, est oisif; il ne fait rien. Se pétrifieront-ils dans leur cœur et leur esprit, à l'exemple des créatures infé¬ rieures? En cela, ils se tromperaient. Car, ces créatures ont fait, à leur moment, œu¬ vres d'êtres vivants. Elles ont lutté, elles ont aspiré à un ordre meilleur. Si les hommes s'en¬ gourdissaient avant l'heure, ils perdraient l'occa¬ sion de vivre. Pétrifiés avant d'avoir vécu, ils ne laisseraient rien après eux, pas même une pous¬ sière meilleure. LIVRE DIXIÈME •179 CHAPITRE IV LA LOI LES DOUZE TABLES Il y a donc une sagesse, une table de la loi, gravée sur la pierre des âges géologiques? Oui; ces tables de la loi sont écrites en lettres de cent coudées dans le rocher ; elles se résument dans les maximes suivantes qui, à vrai dire, se rédui¬ sent à une seule. Homme, peuple, genre humain, tu te crois emporté, même endormi, vers un ordre meilleur sans que tu aies besoin de t'en mêler. Sur cette assurance, tu t'endors du sommeil de la pierre, certain d'aborder les îles Fortunées à ton réveil. Mais cette infatuation est réfutée par le cri uni¬ versel des êtres. Ouvre les yeux. Tous te rappel¬ lent à la nécessité d'agir, de lutter, de grandir comme eux. Leçon donnée par le plus petit au plus grand, avertissement de l'infusoire au roi do la création, Tu ne peux rester roi un seul jour qu'à la condi¬ tion de te couronner de tes œuvres. 180 LA CRÉATION Ne rien faire et progresser, cela n'est donné ni à l'homme, ni au coquillage. Les âges de décadence sont ceux où les hommes, se prenant chacun pour centre unique, ne parti¬ cipent plus de la vie les uns des autres. Ne te fais pas une île déserte dont tu serais le seul habitant ; celui qui ne grandit pas, déchoit, et celui qui diminue, périt. Être parvenu à un certain degré n'est pas une rai¬ son de croire que la déchéance n'est plus possible. Les peuples qui descendent à un état inférieur y adaptent leurs habitudes et leur être entier. Tu voles aujourd'hui au sommet des êtres; prends garde de ramper demain. Ne crois pas que tout peuple, quoi qu'il fasse, est toujours en progrès. Gela n'est pas plus vrai des nations que des colonies de polypes. La leçon de dignité te revient par le ver de terre. De quelque nom que tu me nommes, Isis, Gybèle, Nature, Création, je ne me repose à aucun moment de la durée dans une quiétude inerte. Imite-moi. Tout, chez moi, est activité, mouvement, vie, ascension. Chaque espèce lutte contre un obstacle, et ce travail est la condition de son progrès. N'espère pas, toi, seul, avancer sans te mou¬ voir. LIVRE DIXIÈME 181 CHAPITRE Y PREMIÈRE APPLICATION DES LOIS SOCIALES A LA DÉCOUVERTE DES LOIS DE LA NATURE. LA DIVISION DU TRAVAIL. L'idée de la division du travail a été empruntée de la philosophie sociale et appliquée avec succès à l'histoire naturelle. On a montré que cette idée se confirme à la fois dans l'organisation des sociétés et dans l'organisation des végétaux et des animaux. Ce seul point de vue a conduit à une foule de vérités. Les économistes et les historiens avaient mon¬ tré que plus le travail est divisé, plus l'organisa¬ tion économique est parfaite. Les naturalistes, appliquant à la nature cette découverte de l'ordre social, ont établi qu'à mesure que le travail phy¬ siologique (1) est plus divisé dans un être, c'esL-à- dire, à mesure que chaque fonction a pour instru¬ ment un organe spécial, l'organisation est plus (I) H. Milne Edwards. Eléments de zoologie, p. 267. 1858. LA CRÉATION. II. 11 182 LA CRÉATION parfaite, la créature plus élevée ; ce qui a donné une base solide à la notion du progrès dans l'échelle des êtres. Dans les sociétés premières, dans la cité en son germe, le même personnage exerce toutes les fonctions à la fois : prêtre et médecin, augure et ingénieur, musicien et poète, forgeron et armu¬ rier, roi et berger. Ce n'est que plus tard, dans une forme plus élevée, que les fonctions se par¬ tagent, que le travail de la vie sociale se distribue entre des agents divers, et que chacun a son emploi particulier. Le poète et le prêtre étaient surtout le même homme. Combien aujourd'hui séparés et diffé¬ rents ! Qui pourrait reconnaître leur première parenté ? Quelle anatomie morale ne faut-il pas pour retrouver les analogies, les ressemblances de ces deux pièces aujourd'hui si distinctes de l'économie humaine ! Appliquez cette idée à la physiologie. Vous obtenez ce résultat, que, dans les organismes inférieurs, le même organe sert à plusieurs fonc¬ tions ; le poumon se confond avec le cœur, les pattes avec les mâchoires. Le même instrument sécrète, se meut, digère, respire, se reproduit. Les créatures s'élèvent à mesure que les fonc¬ tions se partagent et que le travail de la vie se divise entre des organes différents. LIVRE DIXIÈME 183 Application inattendue des lois du monde civil à l'histoire naturelle. Mais que de pas restent à faire dans cette voie où l'on est à peine entré ! Poursuivons. Une forme nouvelle de l'organisation végétale ou animale, n'est-elle pas dans la nature ce qu'est dans la société une machine nouvelle ? Oui, assu¬ rément. N'est-il pas vrai que l'avènement d'une organisation supérieure, d'un végétal plus puis¬ sant, d'un quadrupède mieux conformé, fait dis¬ paraître une foule d'êtres inférieurs ? Exemple : les grands mammifères remplacent les grands reptiles; tel quadrupède, telle plante, introduits dans une île, refoulent, puis extirpent les anciennes espèces indigènes. C'est ainsi et par une cause analogue que, dans les sociétés humaines, des machines supé¬ rieures font disparaître les inférieures et avec elles tout un monde grossier d'industrie élémen¬ taire. Le poisson osseux remplace le poisson car¬ tilagineux, le monodelphe succède au didelphe, comme le bateau à vapeur succède au vaisseau à voile, ou le tissage mécanique à la navette antique du tisserand, ou la machine à vapeur à la machine de Marly. 184 LA CRÉATION CHAPITRE VI COMMENT LES LOIS DE L'ÉCONOMIE SOCIALE PEUVENT SERVIR A DÉCOUVRIR LES LOIS DE LA NATURE VIVANTE. MALTI-IUS ET. DARWIN. Un économiste, Malthus, a fait scandale, il y a soixante-dix ans, en établissant cette loi : « La population humaine se tient au niveau des moyens de subsistance. » Ce qui revenait à dire que là où la nourriture ou l'espace manque, l'homme diminue et disparaît. Il est retranché des vivants ; et ce retranchement tombe sur le plus faible ou le plus misérable. Si le convive se présente au banquet de la vie quand toutes les places sont prises, qu'il se retire. Il n'a plus qu'à mourir. Publiée en 1798, cette loi fut d'abord repoussée comme un outrage ; examinée de plus près, il fallut lui reconnaître une grande part de vé¬ rité (1). (1) Fr. Bastiat. Œuvres complètes revues par M. Paillotet. John Stuart Mill. Principles of political economy. Vol. I, p. 192, 448. LIVRE DIXIÈME 185 En 1859 , vint un naturaliste, Darwin , qui s'avisa de prendre cette loi, des mains de Malthus, pour la porter de l'économie politique dans l'his¬ toire naturelle. Et que vit-on, alors ? Un simple axiome de la science économique, appliqué au règne organique, ce fut toute une révolution dans la science de la nature : vues, observations, expé¬ riences nouvelles sur la production et l'extinction des espèces. A proprement parler, le grand ou¬ vrage cle Darwin est la vérification continuelle d'une loi de l'ordre social étendue à tout le do¬ maine de la nature vivante. Combien cette vérité d'ordre humain a-t-elle jeté aussitôt de lumières sur les ordres inférieurs ! Elle avait étonné et révolté dans l'homme ; elle s'est imposée, presque sans résistance, à la na¬ ture, quand on a vu chaque genre, chaque espèce se presser à son tour à ce banquet de la vie univer¬ selle, où les places aussi sont comptées. Le ver de terre, l'insecte, le mammifère, tous ont porté témoignage que la loi qui les régit est celle qui gouverne les sociétés humaines, en quête de moyens d'existence. La coupe de la vie s'est remplie ou vidée par le même principe, qu'il s'a¬ gisse d'un royaume, d'une tribu, d'un homme ou d'un brin d'herbe. A ce principe, emprunté à Malthus, s'est ajouté cet autre, qui est le fond de l'économie politique , 186 LA CRÉATION la production de la richesse par la concur¬ rence. Gomment ce second principe d'ordre social s'est-il traduit dans l'histoire naturelle ? Je vais le dire. Ce qui, dans les choses humaines, s'était ap¬ pelé suivant les temps : fatalité du plus faible, destin, nécessité du pauvre, Némésis, érigé en loi pour tout ce qui respire sur la terre, s'est appelé lutte pour l'existence, combat de la vie, concur¬ rence vitale. La grande bataille qui se livre chez les hommes, entre les industries, les conditions, les professions, les négoces, les métiers, se poursuit dans la nature entière entre les classes, les ordres, les genres, les espaces, les variétés, les races. Production des richesses par l'homme, production des êtres organisés par la nature : même loi à des degrés différents de la vie universelle. Je rencontre ainsi, tout ensemble, Adam Smith etMalthus dans la conception de Darwin. Sa force, c'est que toute la science économique de l'Angle¬ terre circule, végète, vit, par lui, dans les règnes organiques et devient comme l'âme de la nature. En a-t-il conscience ? Oui, certainement. Lui-même, il le déclare (1). (1) En parlant de la progression géométrique d'accroissement des espèces, « c'est, dit-il, une généralisation de la loi de Mal- thus, appliquée au règne organique tout entier. » LIVRE DIXIÈME 187 Comme l'indigent s'évanouit devant le riche, de même les espèces indigentes ou négligées s'é¬ teignent devant une espèce plus forte ou mieux armée. La lutte qui est presque toute la vie hu¬ maine, du petit au grand, du capable à l'incapable, du misérable au puissant, se retrouve identique sur le théâtre de la vie universelle, du végétal au végétal, de l'animal à l'animal, du graminée à l'arbre, de l'herbivore au carnassier ; et ce com¬ bat de la vie ne se livre pas seulement entre les différents genres. La concurrence est plus ardente encore dans le sein de chaque espèce. Si le potier porte envie au potier, de même le brin d'herbe au brin d'herbe, l'hirondelle à l'hirondelle. Le sé¬ nevé fait concurrence au sénevé. La petite blatte d'Asie chasse devant elle sa grande congénère d Europe. Ainsi, chaque être dispute à tous les autres sa part d'air , de lumière, de sève, de vie ; les essences les plus faibles disparaissent devant les plus fortes. Et de là que s'ensuit-il? Un résultat semblable dans les sociétés humaines et dans la nature universelle. Le métier faisant concurrence au métier, c'est le meilleur qui l'emporte, d'où le progrès et la vie de l'industrie. La race humaine inférieure est sup¬ plantée par la supérieure , le noir par le blanc, le sémite par l'aryen. Loi de la civilisation en général. 188 LA CRÉATION De même l'insecte faisant concurrence à l'in¬ secte, le chêne au chêne, le quadrupède au qua¬ drupède, c'est le meilleur, le mieux armé, le plus habile qui survit ; d'où le progrès et la force d'as¬ cension dans les formes organisées ; en sorte que la vie de l'industrie et la vie de l'univers organi¬ que, obéissent à la même loi. Le principe de l'une est le principe de l'autre. La bataille de la vie s'étend à tout ce qui végète ou respire ; et la loi qui préside à la formation de la richesse, préside aussi à la formation des espè¬ ces végétales ou animales. Si la navette cède au métier, la pirogue au bateau à- voile, celui-ci au bateau à vapeur, ou le canal au chemin de fer, c'est par la même raison que les êtres organisés d'une époque cè¬ dent la place à ceux de la période suivante , les mollusques aux reptiles, les reptiles aux mam¬ mifères , les didelphes aux monodelphes, les qua¬ drupèdes du monde tertiaire aux quadrupèdes actuels. Je dois pourtant montrer en quoi la loi de Mal- thus, qui est de droit strict pour la nature, a besoin d'être corrigée quand il s'agit de l'homme. Il n'y a place ici que pour un certain nombre de créa¬ tures humaines tant que l'état du monde reste le même. Fort bien. Rien de plus vrai. Mais j'ajoute que l'homme, par son travail, peut changer le LIVRE DIXIÈME 189 monde, augmenter les choses, créer, pour ainsi dire, un ordre nouveau. Voilà ce qui le distingue des populations végétales ou animales. Les lys ne filent pas, ils ne tissent pas, ils ne labourent pas ; c'est aussi pourquoi il n'y a place que pour un nombre déterminé de lys dans la même terre inculte. S'ils la cultivaient, ils pour¬ raient y être en plus grand nombre ; c'est Injuste¬ ment le lot de l'homme. Les populations végétales et animales engrais¬ sent la terre de leurs débris ; c'est là tout ce qu'elles savent faire. Elles ajoutent peu aux ri¬ chesses acquises. Il s'ensuit que, pour elles, le trésor commun n'augmente plus; d'où la consé¬ quence, qu'il n'y a de place que pour un certain nombre d'espèces, de genres, de familles, de types. S'il en paraît un nouveau, il est nécessaire que de plus anciens périssent. Loi de destruction et de renaissance, que les poètes ont entrevue sous la figure de Saturne qui dévore ses enfants. Hommes, nous protestons contre la dure loi de la bataille de la vie, où le plus faible laisse infail¬ liblement la place au plus fort, où le vaincu a toujours tort, où le progrès se forme de l'extinc¬ tion de l'inférieur par le supérieur. Dans le reste de la nature, cette loi est subie sans murmure. Mais ce qui est la règle de l'univers, commence à nous peser. Nous voudrions échapper à ce droit n. . 190 LA CRÉATION divin du plus fort qui est la grande charte des corps organisés. Et n'est-ce pas déjà nous en af¬ franchir que de nous en indigner? Même en la subissant, nous aspirons à un ordre nouveau, in¬ connu, où il n'y aura ni inférieur ni supérieur. C'est, sous un autre nom, la lutte ancienne de l'équité contre le droit strict. Beaucoup de gens étaient tentés de ne voir que caprice arbitraire dans l'économie politique ; ils refusaient de lui donner le nom de science. Mais, quand ses propositions les plus importantes se répètent, se vérifient, se confirment dans l'ordon¬ nance de la vie universelle, évidemment l'écono¬ mie politique acquiert ainsi une dignité et une valeur qui pouvaient échapper aux économistes eux-mêmes. C'est en Angleterre, que le principe de la libre concurrence, devenu la vie même de l'industrie, a accompli ses plus éclatantes merveilles dans la production de la richesse. C'est aussi en Angle¬ terre, que ce même principe de la concurrence devait s'établir et s'inaugurer, comme loi souve¬ raine, dans la science de l'histoire naturelle. Cela est si vrai, que l'auteur de Y Origine des espèces conclut que si l'on met en oubli un seul moment la concurrence vitale, il faut renoncer à toute ex¬ plication de la nature vivante. Ainsi, l'ouvrage qui de nos jours a fait une révo- LIVRE DIXIÈME 191 lution dans la science est celui qui a transporté une loi particulière (1) du monde civil dans le monde végétal et animal. Une seule des vérités acquises de l'ordre social a produit d'étonnantes lumières dès qu'elle a été mise en contact avec l'ordre universel. Il a suffi de toucher une des cordes du monde social, pour faire retentir une multitude de vérités consonnantes, cachées dans le grand tout des règnes organisés. Que serait-ce si, au lieu d'une seule loi particulière, toutes les lois connues et attestées dans un domaine étaient ainsi essayées et juxtaposées sur l'autre? Quelles dé¬ couvertes ne s'ensuivraient pas? Poursuivons donc notre route commencée. En y entrant, nous y sommes confirmés par la plus éclatante des expériences de nos jours. (1) V. Charles Lyell. LAncienneté de l'homme. Trad. par M. Chapet, p. 434. 192 LA CRÉATION CHAPITRE VII SI LES LOIS DE L'I-IISTOIRE NATURELLE PEUVENT SERVIR A DÉCOUVRIR LES LOIS DE L'ÉCONOMIE POLI¬ TIQUE ET SOCIALE.— THÉORIE DES MACHINES INDUS¬ TRIELLES COMPARÉES AUX ÊTRES ORGANISÉS. —• QU'EST-CE QUE LE CAPITAL ET LE REVENU DE LA NATURE ? J'ai montré comment l'économie politique peut aider à révéler les lois de l'histoire naturelle. Cher¬ chons maintenant si les lois de l'histoire naturelle peuvent faire la lumière dans les problèmes du monde social. Quand je vois l'économie politique tourner sur elle-même, depuis trente ans, sans pouvoir s'a¬ chever ni trouver de réponse positive aux ques¬ tions principales de notre temps, je m'aperçois qu'une foule de gens commencent à douter de ses principes ; et, dans cet embarras, je suis porté à penser qu'il serait important de lui découvrir un point d'appui, et comme une clef nouvelle dans une science plus avancée ou plus complète. Dans cette voie, un point m'éclaire. Certain que la question qui renferme toutes les autres, est celle LIVRE DIXIÈME 193 de l'amélioration de la condition humaine, je veux savoir si l'histoire naturelle a quelque chose à m'apprendre à cet égard ; et, traduisant le pro¬ blème dans la langue des naturalistes, je me de¬ mande ce qui suit : Quand la nature veut améliorer la condition d'un genre végétal ou animal, que fait-elle? La réponse est certaine. La nature multiplie autour de l'espèce naissante ou rare encore, toutes les pro¬ ductions qui lui conviennent. Exemple. Quand l'abeille était encore dans un état barbare ou in¬ digent, et qu'il s'agit de la multiplier, de la ré¬ pandre, de lui assurer une condition meilleure, un maximum de culture et de bien-être, que fit la nature ? Nous l'avons vu précédemment. La nature mul¬ tiplia les fleurs. Elle répandit à profusion des pro¬ duits nouveaux ; elle se créa une industrie nou¬ velle dans la végétation nouvelle. Il s'ensuivit que l'espèce abeille, jusque-là négligée, misérable, se répandit en même temps, à travers le monde floral. Elle acquit ce qu'elle pouvait acquérir en popula¬ tion. Elle remplit le creux des vieux arbres de l'âge tertiaire ; dès lors, elle fut tout ce qu'elle pouvait être. Aujourd'hui elle est l'avant-courrière de l'homme. Traduisez cela dans la langue du monde écono¬ mique : vous obtenez ce premier résultat, que pour 194 LA CRÉATION élever la condition humaine d'un degré, il s'a¬ git de multiplier les produits qui lui convien¬ nent (1), de créer, à l'exemple de la nature, un monde nouveau, de le répandre au loin, si bien qu'aucun individu ne soit au dépourvu ; et que chacun trouve autour de soi une matière suffisante pour en tirer son miel et se bâtir sa ruche. D'où ressort le bienfait des machines perfec¬ tionnées qui sont à la main-d'œuvre ce que sont au végétal ou à l'animal un système plus complet d'organes, une feuille plus résistante, une graine plus facile à transporter, une antenne plus longue ou plus mobile, une trompe plus flexible et plus puissante. Chacune de ces acquisitions aboutit à améliorer la condition de l'espèce. Toute la théorie de la multiplication des pro¬ duits et des avantages des machines découle ainsi des lois mêmes de la nature organisée. Quand un individu, un groupe végétal ou ani¬ mal acquiert une faculté nouvelle, un organe meilleur, feuille ou racine, antenne, écaille, œil, dent ou défense, beaucoup de ses congénères ont à souffrir de cette supériorité ; l'espèce entière en profite. De même, toutes les fois que l'homme s'élève à un art, à une industrie, ou à une machine (1) Ceci éclaire les questions encore controversées de l'épar¬ gne, de la production. Voir John Stuart Mill. Principles of po- litical Economy. Vol. I, p. 87. LIVRE DIXIÈME '195 plus complète, beaucoup de métiers, de profes¬ sions, d'individus souffrent de l'innovation. Le genre humain y gagne et s'élève d'un degré. Par là se corrige la loi de Malthus et cesse le scandale qu'elle a causé au monde. Si les places au banquet de la vie sont en effet occupées, il appartient à l'homme d'en créer de nouvelles ; il élargit l'espace. Gomment cela? En se donnant de nouveaux membres et des organes inconnus de bois , de fer ou d'airain. Gomme la nature ouvre ses anciennes créations à des genres nou¬ veaux, de même l'homme fait apparaître des pro¬ duits que la veille ignorait, aliments d'une so¬ ciété nouvelle où l'air et la vie ne manqueront à personne. Ne dites donc plus qu'il est trop tard pour en¬ trer et que les places sont prises. Dites, au con¬ traire, que la table va toujours grandissant avec le nombre des convives. Au reste, l'homme n'est pas seul à thésauriser dans le monde ; la nature aussi thésaurise. Et de quelle manière ? La voici : elle accumule ses épargnes, je veux dire tout ce qui est un profit pour elle, de générations en générations ; et, de cette somme d'avantages accumulés, elle se forme un trésor, un total vivant qui se trouve être une race ou une espèce nouvelle. La nature, direz-vous, a-t-elle donc, elle aussi, 196 LA CRÉATION un capital? Oui. J'appelle de ce nom le produit du long travail de la vie, depuis la première aube du monde organique jusqu'à nos jours. Ces types, ces ordres, ces genres, ces espèces de végétaux et d'animaux qui sont l'ouvrage des générations, à travers la lutte et la concurrence des êtres, voilà ce qui constitue aujourd'hui la richesse des flores et des faunes, ou plutôt de la nature vivante. C'est là son trésor ; chaque année, au retour de la bonne saison, le trésor engendre des fruits nouveaux, dans les êtres qui naissent des anciens: moissons, floraisons, couvées, germinaisons, par- turitions. Le produit du printemps est, pour ainsi dire, le revenu de la nature organique. S'il lui manquait un jour, si le trésor accumulé cessait de produire son revenu, la plante sa graine, l'arbre son fruit, l'animal son petit, en un mot, si tous les individus actuellement vivants étaient stériles, qu'arrive¬ rait-il ? La nature serait obligée de vivre de son fonds ; mais ce fonds s'épuiserait bientôt. Les êtres ne se renouvelleraient plus. Au terme de leur existence, ils périraient avec leurs ordres, leurs genres, leurs espèces. C'est-à-dire que la nature serait ruinée. Tout le travail de la vie serait à recommencer, depuis le premier infusoire ; et qui sait si la nature aurait la force de refaire sur ce globe son ouvrage aboli, LIVRE DIXIÈME 197 et de réparer les organisations perdues? Voilà comment nous pouvons nous représenter les pla¬ nètes où la vie dépensée ne se répare plus. On voit par là que, dans la nature, c'est une nécessité pour le travail accumulé de produire quelque chose ; sans quoi le fonds même dispa¬ raîtrait, et l'espèce avec l'individu. En est-il autrement dans les choses humaines ? On ne peut le croire. Il me suffit d'avoir ouvert ces vues. Ne les sui¬ vons pas plus loin, en ce moment. Ce serait mettre un livre dans un livre. Je reviens. 198 la création CHAPITRE VIII solution d'un problème d'histoire naturelle par l'histoire universelle. Avant de passer outre, vérifions sur un cas par¬ ticulier les lois générales établies précédemment. Je choisis un des faits les plus étranges et, jus¬ qu'ici, les plus obscurs dans le développement des êtres organisés. On sait qu'à un certain moment de l'époque secondaire, marqué parles dépôts ju¬ rassiques du lias (1), la forme de la queue des poissons a changé presque subitement dans toute l'étendue des mers et des fleuves d'eau douce. Jusque-là, elle se terminait en deux lobes inégaux, dont l'un l'emportait de beaucoup sur l'autre. A la date du lias, c'est-à-dire aux commencements de (1) L'étude des fossiles montre : 1° que tous les poissons antérieurs au lias ont eu une queue hétérocerque ; 2° que de¬ puis le lias, tous les poissons osseux ont une queue liomocerque. F.-J. Pictet. Paléontologie. T. II, p. 29. Agassiz. Recherches sur les poissons fossiles. T. I, p. 102. T. II. n. 177. LIVRE DIXIÈME 199 l'Océan jurassique, cette inégalité cesse. Les deux parties terminales de la queue prennent la même longueur symétrique. Elles forment les deux cor¬ nes de ce croissant régulier que nous retrouvons aujourd'hui dans les habitants de nos mers et de nos rivières actuelles. Cette révolution singulière s'est promptement étendue à tout le monde des poissons. Assurément, voilà une étrange merveille. Quand j'en eus connaissance, j'en cherchai aussitôt la raison clans les traités d'histoire naturelle. Je ne doutais pas que l'explication ne me fût donnée dès les premières pages ; tant s'en faut. Ma surprise fut grande de voir que le problème, loin d'être ré¬ solu, n'était encore posé nulle part (1). Dès lors, je fus réduit à chercher moi-même cette solution. Il se passa des années où j'aurais volontiers demandé aux savants : Pourquoi la figure des poissons a-t-elle changé subitement dans le fond des mers anciennes ? Qui a fait ce prodige ? Vous qui savez tout, dites-moi quelle en est la cause naturelle. Pourquoi la queue est- (1) Recherches sur les poissons fossiles, Louis Agassiz. T. II, p. 180. « Chercher à indiquer les causes d'un pareil état de choses, ce serait prétendre pénétrer les motifs du Créateur. » Ces paroles et l'autorité de M. Agassiz m'ôteraient la pensée de scruter le problème, si l'objection ne s'appliquait pas, avec la même force, à la recherche des causes de tous les phéno¬ mènes de la nature. 200 LA CRÉATION elle devenue homocerque au lieu d'hétérocerque, comme à un signal donné, à travers tous les océans, dès l'époque du lias ? Ne trouvant point de réponse, je m'avisai d'un moyen qui m'avait quelquefois aidé en des cas semblables. Je transportai la question dans un autre domaine. Je me demandai quelle est la cause de la déviation des types dans l'histoire universelle. Ici la réponse vient d'elle-même. Les principes que j'avais établis me montrèrent que, dans le monde civil, souvent un type se modifie par la survenance et la rencontre d'un autre type. Assurément, qui eût vu la Grèce dans son em¬ bryon, ou même à l'époque des républiques, n'eût pu deviner qu'elle irait, à la fin, aboutir à la forme de Byzance. De même, qui eût vu le type de Rome à ses commencements sur le Palatin, n'eût pu imaginer qu'elle devait aboutir à la forme des césars et encore moins des papes. Gomment donc s'est produit le changement du type historique ? Par la réaction des autres États qui ont obligé les premiers de se modifier. Les Orientaux ont réagi sur la Grèce, comme les Barbares sur Piome. Je me dis aussi que l'architecture romaine-a été modifiée dans sa forme par la rencontre du LIVRE DIXIÈME 201 type arabe, comme auparavant la figure du temple de Thésée, a été altérée par les coupoles d'Asie. D'où je tirai ce principe général, que si un type vient à changer, cela peut arriver par la réaction d'un autre type qui commence à paraître. Ce résultat fut, pour moi, la lumière. Armé de cette observation, je revins au pro¬ blème particulier des changements dans l'orga¬ nisation des poissons. Persuadé que le résultat que je venais d'obtenir contenait une vérité non spéciale, mais universelle, j'en fis l'application à la nature. Dès lors, le problème, comme une équation transformée, se présenta à moi de la manière suivante : Tant que les poissons furent les rois de la nature vivante dans l'époque primaire, ils ne ren¬ contraient aucun être plus puissant qu'eux au fond des océans. Que s'ensuit-il ? une consé¬ quence évidente. Il importait peu qu'ils fussent organisés et armés pour se dérober par la fuite, puisqu'ils étaient les maîtres souverains des océans primaires. Brouter en paix, comme dans une prairie, les colonies immobiles des mollus¬ ques, sans avoir besoin de les poursuivre, c'était leur genre de vie. Il est conforme à leur figure. Un organe incomplet de mouvement, une queue, une nageoire cuirassée d'écaillés, inégale, ébau¬ chée, hélérocerque, échancrée, j'allais dire boi- 202 LA CRÉATION teuse, ou plutôt une moitié de gouvernail et de rame informe suffisait à leur navigation tranquille, paresseuse où ils n'avaient à craindre que leurs égaux. Explication du type Hétérocerque. Mais attendez. Voici qu'à l'époque secon¬ daire (1) se développe et grandit l'ordre des rep¬ tiles gigantesques, ichthyosaures, plésiosaures, crocodiliens (2). Tous armés de mâchoires invin¬ cibles, ils envahissent la création. Surtout l'ich- thyosaure, ce terrible dévorateur admirablement organisé pour nager (3), occupe les mers ; il en¬ gloutit à la fois des tribus entières. Les conditions de vie changent aussitôt. Ima¬ ginez quel trouble cet avènement de reptiles car¬ nassiers apporta dans le monde des poissons (4). Celui-ci eût péri entièrement, espèce, famille, classe, si une prompte révolution ne se fût ac¬ complie dans sa forme. (1) Les Sauriens ont pris un très grand développement dans la partie jurassique de l'époque secondaire, et ont eu alors des formes remarquables, une taille souvent gigantesque et un dé¬ veloppement numérique considérable. F.-J. PicLol. Paléontologie T. I, p. 164. (2) Les crocodiliens ont apparu avec l'époque jurassique. On en trouve de nombreux débris dans le lias. Ibid., p. 476. (3) « La plupart ont été trouvés dans le lias, ibid., p. 533. (4) et Les poissons, avec leur caudale asymétrique, ne pou¬ vaient exécuter des mouvements aussi précis que les poissons symétriques de l'époque suivante; et leurs mouvements pro¬ gressifs devaient encore être vacillants. » Agassiz. Rechercha sur les poissons fossiles. T. Il, p. 180. LIVRE DIXIÈME 203 Or, quelle pouvait être cette révolution orga¬ nique ? Pour échapper à ces gueules dévorantes de reptiles sauriens qui s'ouvraient de tous côtés dans l'abîme, que pouvait le monde des poissons? Une seule chose : fuir, s'esquiver, se dérober. Mais, pour cela, il fallait que le principal organe du mouvement, la queue, jusque-là impropre à diriger et hâter la course, par ses extrémités inégales, devînt une vraie rame pleine, dont les coups, répétés latéralement en sens contraires, pussent faire, en un clin d'œil, avancer, tourner, virer, chavirer, plonger le poisson qui n'avait à opposer que la vitesse, l'agilité à la rapacité de ses maîtres nouveaux, reptiles, sauriens de tous genres. C'est là justement le changement qui se fit ; et cette modification générale dans la queue des poissons coïncide avec l'apparition des grands reptiles. Ceux-ci, ai-je dit, se montrent à l'époque du lias. C'est aussi à l'époque du lias que les poissons changent leur queue (1), qui d'hétéro- cerque devient homocerque ; trait' commun à toute la population nouvelle des poissons jusqu'à nos jours. (1) Cette loi est si bien établie qu'elle sert de base à la dis¬ tribution géographique des poissons. Voyez F.-J. Pietet. Pa¬ léontologie, T. II, p. 154 et p. 196. « Depuis le lias, tous les genres ont pris une queue homocerque... etc. » 204 LA CRÉATION La relation entre les deux faits de la même époque est telle que je crois avoir établi jusqu'à l'évidence, que l'un est la cause de l'autre. Le nouveau type a été, par son apparition, la cause déterminante du changement de l'ancien. Un dominateur nouveau a forcé son prédécesseur de subir sa loi, en se modifiant ; ce qui rentre dans le principe posé plus haut. Pieste à dire comment une telle révolution a pu s'accomplir; c'est ici que la loi de Darwin s'applique d'elle-même. Devant la poursuite des grands reptiles, quels sont ceux des poissons qui échappèrent à la destruction ? Ceux qui eurent, dans la confor¬ mation particulière de leur nageoire caudale, plus de facilité à se dérober. Agilité, vélocité étaient devenues la première condition de leur vie. Cette condition n'était remplie que par ceux dont la queue se rapprochait plus ou moins de la conformation en deux lobes égaux ; caractère, qui, d'abord rare ou presque individuel, finit par devenir général dans l'ordre des poissons. Ceux qui gardèrent l'ancienne structure, ne laissèrent que des successeurs de moins en moins nom¬ breux. Il est aisé désormais d'en prévoir l'extinc¬ tion complète. Si ce que je viens de dire est vrai, j'en conclus qu'une première vue tirée de l'histoire civile, uni- LIVRE DIXIÈME 205- verselle, sur la modification des types les uns par les autres, a éclairé un des problèmes les plus étranges et les plus obscurs des révolutions dans l'organisation animale. Les applications de ce même principe se pré¬ sentent en foule. Je n'en citerai qu'une seule. Qui eût vu les premiers quadrupèdes didelphes, l'opossum, le sarigue, le kanguroo n'eût pu devi¬ ner qu'ils aboutiraient, dans la suite des temps, à la gazelle ou au cheval. Mais, à mesure qu'ap¬ parurent les quadrupèdes carnassiers, le besoin de les éviter rendit les herbivores plus rapides. Ceux qui étaient le plus désarmés durent se confier dans la course. Où abondaient les car¬ nassiers, comme en Arabie, en Afrique, abon¬ dèrent les animaux coureurs, antilopes, chevaux, coueggas. II. 12 206 LA CRÉATION CHAPITRE IX VÉRITÉS DE L'I-IISTOIRE UNIVERSELLE QUI s'iMPOSENT A L'i-IISTOIRE NATURELLE. — QUE LES FLORES ET LES FAUNES S'ENCHAINENT COMME LES EMPIRES. QUE LE FIL DE LA VIE ORGANIQUE N'A JAMAIS ÉTÉ BRISÉ. Quand je vois les formes sociales, les Etats, les nations paraître et disparaître, sans que rien puisse prolonger leur existence au delà d'un certain terme, j'ai peine à ne pas comparer cette nécessité à la force qui entraîne les ordres, les genres, les espèces à périr après une certaine époque. Qui pousse à cette destruction les Assy¬ riens comme les ichthyosaures, les Romains comme les dinothériums ? Pourquoi la nature, non plus que l'histoire, n'a-t-elle pu se fixer à aucune époque, à aucun étage ? Pourquoi rien n'a-t-il arrêté le torrent des êtres ? Pourquoi cette solitude et ce vaste silence des forêts carbonifères ont-ils été troublés ? Pour¬ quoi cette destruction et ce rajeunissement per¬ pétuels ? A qui appartiennent ces traces de pas sur le sable des océans antédiluviens ? LIVRE DIXIÈME 207 On dit que les espèces restent fixes et perpé¬ tuelles. Oui, celles qui sont sous nos yeux. Mais pourquoi celles qui ont précédé se sont-elles pré¬ cipitées vers d'autres formes? Je pense que la même force qui entraine les empires à changer, entraîne aussi la nature vivante à se renouveler. Qui saurait le secret de chaque âge de l'huma¬ nité, serait bien près de savoir le secret du monde géologique. Dans les sociétés humaines, comptez les ma¬ nières différentes de disparaître du monde. Il y a des Etats qui périssent en une nuit, comme les villes de la Grèce, sans que personne sache à quel moment ; il en est d'autres qui s'éteignent peu à peu; il en est, tels que les Chinois, qui sur¬ vivent à tous les cataclysmes de l'histoire. Ils restent semblables à eux-mêmes, quand tout l'u¬ nivers a changé autour d'eux. On aurait pu soup¬ çonner par là qu'il y a aussi des ordres entiers de vertébrés qui ont traversé, sans altération, toutes les époques et tous les anciens océans jus¬ qu'à nos jours. La civilisation n'a jamais péri tout entière. Au milieu des plus grands anéantissements, il est resté des peuplades, des débris d'idiomes et de dieux, des autels, des monastères, par lesquels a continué la vie antérieure du genre humain. D e même, dans le monde organisé, il est resté, au 208 LA CRÉATION milieu de chaque cataclysme, des genres, des espèces, des tribus, des groupes de végétaux et d'animaux qui ont passé d'une période dans une autre ; en sorte que le fil de la vie organique n'a jamais été entièrement brisé ni dans la nature, ni dans l'histoire. La loi qui enchaîne l'une à l'autre les civilisa¬ tions dans le monde social, est une induction du lien qui a dû exister entre les diverses formations successives d'êtres organisés. Les flores et les faunes s'enchaînent comme les empires. S'il est toujours resté quelque vestige des civi¬ lisations antérieures, si grâce à ce reste survivant d'un ancien monde social, le nouveau a recom¬ mencé, j'en induis que dans l'histoire naturelle, les êtres organisés n'ont jamais péri jusqu'au der¬ nier. Dans chaque cataclysme, des familles vi¬ vantes ont échappé. La population végétale ou animale n'a pas disparu tout entière. Mais dans chaque époque nouvelle, sont restés des débris de l'époque antérieure. La création n'a donc pas recommencé ab ovo, à chaque âge géologique et historique. Dans le cataclysme du monde romain était resté le germe d'une Rome nouvelle : dans la chute et la destruction de la Grèce, quelques peuplades grecques; dans la ruine deNinive et de Babylone, LIVRE DIXIÈME 209 quelques traditions assyriennes et chaldéennes; dans l'extirpation de l'Égypte, quelques moines coptes; dans l'anéantissement de Jérusalem, le livre des juifs ; dans l'effacement de la Perse, quelques prêtres parsis et le Zend-Avesta. Pareil¬ lement, à l'époque de la craie, il est resté une partie de la population du lias, dans le lias une partie de la population triasique, et ainsi de suite dans toutes les couches d'êtres qui ont apparu l'un après l'autre. Le travail de la nature vivante n'a pas été perdu et englouti à chaque étage. L'arche de Noé pleine des germes du monde antérieur n'appartient pas seulement au dernier diluvium ; elle a surnagé dans chaque cataclysme. Les mondes Assyriens, Egyptiens, Grecs, Ro¬ mains, Byzantins, moyen âge ont passé; ils ne se reverront plus. De là, vous eussiez pu conclure d'avance que les espèces fossiles une fois dispa¬ rues ne reparaissent jamais. Tous les efforts réunis des hommes ne pourraient refaire pour un j our Babylone, Jérusalem, Athènes, Rome. Les formes sociales, une fois brisées, ne se retrouvent plus dans aucune combinaison des siècles de siècles. De là, vous eussiez pu lire d'a¬ vance, sans attendre les découvertes dues au hasard des fouilles, cette loi fondamentale de la paléontologie, que les genres éteints de végétaux il. ia. 210 LA CRÉATION et d'animaux ne se recomposent plus dans la série des êtres organisés. La nature ne retourne pas en arrière ; elle ne refait pas ce qu'elle a détruit, elle ne revient pas au moule qu'elle a brisé. Dans le nombre infini des combinaisons que l'avenir renferme, vous ne reverrez pas deux fois la même humanité, ni la même flore, ni la même faune. Cette loi a été révélée tardivement de nos jours par les fossiles dus le plus souvent au hasard. Les inductions tirées de l'histoire civile eussent pu y conduire par une voie directe. LIVRE DIXIÈME. 211 CHAPITRE X AUTRES LOIS DE LA VIE HISTORIQUE. COMMENT ELLES PEUVENT PASSER DANS L'HISTOIRE NATU¬ RELLE. Quand une forme de la vie humaine décroît sur un point, une autre forme s'élève et la rem¬ place. A mesure que la Perse et l'Egypte ont di¬ minué, la Grèce s'est levée. Quand la Grèce a baissé, R.ome a grandi. Rome tombée, Ryzance prend sa place. A mesure que Rvzance s'éteint, les peuples modernes surgissent. Je veux qu'ici vous tiriez vous-même la conclu¬ sion. Ne voyez-vous pas de cette vérité historique naître cette vérité d'un autre ordre : qu'à mesure que les grands mollusques ont diminué dans le terrain secondaire, les reptiles ont commencé à paraître ; que, les grands reptiles disparus, les mammifères ont surgi; en un mot, qu'à mesure qu'une faune décroît, une autre s'élève ? Comme si la même vie passait d'un empire à l'autre, d'un genre à l'autre. Comme si toujours ce qui se perd sur un point était aussitôt transmis 212 LA CRÉATION à un autre point ; et que la force une fois acquise, dans une société, ou dans un genre végétal ou animal, ne pût s'anéantir, mais seulement se transformer, se communiquer, c'est-à-dire, se perpétuer en changeant d'apparence. Chaque forme de la société est lentement pré¬ parée par une société analogue qui la précède ; de même le règne des reptiles et des mammifères est lentement élaboré par les innombrables succes¬ sions d'êtres qui les ont précédés : travail obstiné, incessant, presque éternel des rayonnés,-des mol¬ lusques, des poissons à cordes dorsales, cartila¬ gineuses. Que de fois on entend le naturaliste répéter en visitant les anciens terrains : « Les oiseaux et les mammifères manquent encore. » Quand paraîtront-ils? Le premier être qui annonce les géants est un petit insectivore perdu dans l'époque du trias. Voilà jusqu'à présent le précurseur des colosses. Nouvelle confirmation de l'idée que le plus grand est né du plus petit. La grandeur de certains vertébrés 'de l'époque tertiaire nous a causé un étonnement dont nous avons eu peine à revenir. Mais les naturalistes ont raison de ne pas attacher une importance exces¬ sive aux dimensions des êtres organisés. Combien de fois n'arrive-t-il pas que les deux extrêmes de petitesse et de grandeur se rencontrent dans une LIVRE DIXIÈME 213 même espèce! Nous voyons aujourd'hui l'épagneul de la grosseur du poing et le dogue de la taille de l'ours être parents l'un de l'autre. Cela aide à concevoir que dans les époques géologiques, de petits reptiles ou mammifères aient pu avoir pour proches parents des colosses, et les uns et les autres n'être qu'une variété d'une seule espèce, ou du moins les représentants d'espèces voisines. C'est ainsi que, dans l'histoire, le petit ressemble au grand. Le moindre des états de l'ancienne Italie, le plus chélif municipe avait en soi une or¬ ganisation analogue à la grande république latine. Albe ressemblait à Rome, le royaume d'Evandre à celui des Tarquins. Chaque nôme d'Egypte était pareil à l'immense Thèbes, le moindre satrape d'Asie au grand roi, le moindre khan à Attila. Ils appartenaient au même genre ou au même ordre. Toute la différence était du petit au grand, comme de l'insectivore aumégathérium, des batra¬ ciens au labyrintliodon. Plus une société est antique, moins elle res¬ semble à la nôtre. Rien de moins analogue à notre humanité que Thèbes et Memphis, avec leurs castes de prêtres, de guerriers, de fellahs. Voilà encore un des fondements de l'histoire civile qui aurait pu être transporté tout entier dans l'histoire naturelle ; car les formes des débris fossiles ressemblent d'autant moins aux formes de 214 LA CRÉATION l'animal de nos jours qu'elles sont plus anciennes. Les pyramides d'Egypte, perdues dans le désert, n'attestent pas un monde plus différent du nôtre que les ammonites et les trilobites ne diffèrent des mollusques et des crustacés de nos mers ac¬ tuelles. Ici, vous n'avez besoin de modifier en rien les données de l'histoire. Traduisez-les dans la langue du paléontologiste ; vous obtenez le principe fondamental, que plus les faunes sont anciennes, plus elles diffèrent des faunes ac¬ tuelles. LIVRE DIXIÈME 215 CHAPITRE XI MEMBRES ATROPHIÉS DANS LES PEUPLES ; DES ORGANES RUDIMENTAIRES DANS LA CIVILISATION ET DANS LE RÈGNE ORGANIQUE. — DES MONSTRES DANS L'ART ET DANS LA NATURE. QUELLE EST LEUR SIGNIFI¬ CATION. LE BALANCEMENT DES ORGANES. Les naturalistes ont établi (1) que lorsque, dans une partie du corps, un membre n'est pas maintenu clans son activité ordinaire, ce membre s'oblitère ; quelquefois il n'en reste qu'un vestige. Cela se confirme par l'histoire humaine. Tel peuple perd telle partie de lui-même, au point de devenir méconnaissable. Les Hébreux, à un cer¬ tain moment, ont perdu la faculté de prophétiser; bientôt même ils ont perdu leur langue. Les voyants étaient, pour ainsi dire, les yeux toujours ouverts du peuple d'Israël. A un moment donné, ces yeux se ferment pour ne plus se rouvrir. Les voyants disparus, les peuples deviennent aveugles, comme certaines classes d'animaux qui, relégués (1) Cf. Lamarrck. Philosophie zoologique. T. I, p. 471. 216 LA CRÉATION dans les cavernes noires, perdent la faculté vi¬ suelle et ne conservent de leurs yeux qu'un or¬ gane rudimentaire. Après les prophètes et les voyants, que reste-t-il? Les rabbins du moyen âge. C'est l'organe de la vision atrophié par une nuit de mille ans. Nul ne reconnaîtrait les Grecs anciens dans les Byzantins. Ils ont perdu ce qui était l'essence même de leurs ancêtres, l'art; et il a fallu peu de temps pour cela. Qui a vu les mosaïques barbares de la Rome du moyen âge ne s'explique pas comment la fa¬ culté ou l'organe du beau a été si promptement oblitéré dans une même race d'hommes. C'est là aussi un membre dont il ne reste qu'un appendice rudimentaire. Je ne serais pas embarrassé pour montrer des peuples chez lesquels la liberté, faute d'usage, est devenue comme l'aile, pour les pingouins et le manchot, un membre atrophié ; il ne leur reste qu'un aileron dont ils ne veulent et ne peuvent plus se servir. Les descendants des peuples des Incas ont perdu toute industrie, comme le castor qui ne sait plus se servir de sa truelle. Dans un peuple, ce qui s'atrophie d'abord, c'est la pensée, puis l'art, puis l'industrie, enfin la force militaire qui, plus grossière, se maintient LIVRE DIXIÈME 217 plus longtemps. Autant de membres qui s'oblitè¬ rent et disparaissent, faute d'exercice. Au lieu d'un peuple, s'agit-il d'une caste, d'une classe, d'une condition, le signe du déclin est le même. Les premières parties qui s'atrophient sont aussi les plus hautes. L'âme périt bien longtemps avant l'esprit ; vous diriez que, dans l'homme, ce sont les ailes qui s'engourdissent les premières ; reste un corps pesant qu'aucune pensée ailée ne peut plus soulever. Les frégates, par une habitude constante du vol, à travers l'Océan, ne se posant jamais pour nager, il en est résulté que leurs pieds palmés se sont modifiés, échancrés, et qu'elles ne peuvent plus se soutenir à la surface de la mer. Il y a aussi des peuples (quelques républiques de Grèce, toutes celles d'Italie au moyen âge) qui, vivant dans un orage perpétuel, ont perdu l'usage de leurs pieds, je veux dire la faculté de se reposer, de s'asseoir et de marcher au lieu d'être emportés à tous les caprices des vents. A quoi bon tel membre atrophié, rudimentaire? se demandent les naturalistes. Que sert-il dans le plan de la création? Quelques-uns n'y voient qu'une symétrie, et ils se perdent dans cet in¬ connu. Consultons le monde historique ; voyons si, dans cette extrémité, il n'a rien à nous ap¬ prendre. LA CRÉATION. II. 13 218 LA CRÉATION Je suppose que nous ayons devant nous les mo¬ numents dont je parlais tout à l'heure, les mo¬ saïques barbares de Rome au moyen âge. La plupart sont placées en dehors de toutes les con¬ ditions possibles de l'art et de la vie. Ce sont des monstres ou plutôt des formes atrophiées. Vous pourriez demander aussi : D'où viennent-elles? A quoi bon? Qu'ont-elles à faire dans le plan et l'ordonnance du monde civil? A ces questions, je réponds : ces formes sont les restes monstrueux de la Rome et de la Grèce antique. C'est un membre oblitéré par le défaut d'exercice. Cette tête, cette main, ce pied, c'est la trace dégénérée de l'ancienne création de Phi¬ dias et d'Apelle. Peut-être aussi, ces figures atro¬ phiées sont-elles les rudiments d'autres formes à venir ; peut-être cette organisation barbare, ces formes en dehors du plan connu de l'art, sont- elles un premier organe naissant du monde em¬ bryonnaire de Michel-Ange et de Raphaël. Appliquez ceci à l'étude des rudiments d'or¬ ganes dans le monde végétal; voici quelle lueur apparaît. Ces rudiments peuvent contenir tout ensemble la dernière trace des organisations pa- léontologiques et la première aube d'organisations en travail. Telle serait la solution du mystère qui frappe encore d'étonnement le naturaliste LIVRE DIXIÈME 219 La loi zoologique du balancement des organes est celle en vertu de laquelle un être qui se dé¬ veloppe sur un point, reste imparfait dans un autre. Cette loi n'a été formulée par Geoffroy Saint-Hilaire qu'au commencement de ce siècle. N'aurait-elle pas pu être fournie depuis longtemps au naturaliste par l'historien? Celui-ci ne voyait-il pas l'Orient, grand par la religion, petit par l'industrie ; la Grèce, grande par les arts, faible par les armes ; l'État romain, puissant par ses organes de préhension, par ses membres, et, pour ainsi dire, par ses mâchoires, par ses dents carnassières, par ses ongles, par ses serres, et imparfait dans les organes intérieurs qui révèlent la poésie, la philosophie ?. Généralisons davantage. La race arabe, pour¬ vue d'organes si accomplis, si extraordinaires pour voir le divin, ne semble-t-elle pas, dans ses temps de splendeur, privée de main pour saisir et garder sa proie et occuper le réelï Je ne finirais pas si je voulais montrer comment, dans le monde civil, une faculté maîtresse, un organe dominant, sont souvent rachetés par un autre organe atro¬ phié, dans une autre partie de l'économie poli¬ tique et sociale. LIVRE ONZIÈME PRINCIPES D'UNE SCIENCE NOUVELLE. PARALLÉLISME DES RÈGNES DE LA NATURE ET DE L'HUMANITÉ. CHAPITRE PREMIER PRÉAMBULE Il m'arrive ici une chose que je dois dire avant de passer outre. L'étude continue de la nature, depuis dix ans, produit en moi un effet que je n'attendais pas; mon respect s'en augmente pour l'esprit, la li¬ berté, la personne, la vie de l'âme. À mesure que j'avance dans ces cercles qui s'engendrent les uns les autres, je vois poindre la pensée. C'est vers elle que gravitent tous les êtres. Respectons donc la pensée, fruit des éter¬ nités accumulées. 222 LA CRÉATION Je vois le travail incessant de siècle en siècle, pour faire jaillir une intelligence libre. Tous les temps, tous les mondes y mettent la main. Autant de degrés pour monter jusqu'au sanctuaire de l'esprit. Je me retourne ici, et je vois comme dans la fête des Panathénées, au flanc de la mon¬ tagne sacrée, la procession innombrable des êtres, s'élever, s'efforcer pour atteindre le sommet qu'habite la sagesse. Un petit nombre seul y parvient; les autres s'arrêtent au pied de la mon¬ tagne ou à mi-côte, fatigués ou impuissants. Ceux-là ne toucheront pas le pan de la robe de Pallas-Àtliéné. Du moins, la grande Égide les couvrira tous de son ombre divine. En approchant du terme de cet ouvrage, je suis comme un voyageur, qui craint d'arriver. Je sens que la borne que je suis obligé de poser, ne marque rien que la borne de mon être. Je m'ar¬ rête, non que le chemin soit achevé, mais parce que la force ou la durée me manque pour con¬ tinuer dans cette voie qui va à l'infini. D'autres viendront, après moi, qui porteront plus loin cette limite. A leur tour, ils éprouveront combien les jours de l'homme sont dispropor¬ tionnés avec l'inépuisable secret de la nature. De nouveaux faits seront révélés. Mais, de la courbe infinie qui nous emporte, nous connaissons aujourd'hui assez de points, pour nous reposer avec LIVRE ONZIÈME 223 sécurité, dans la possession des lumières ac¬ quises. J'aurais pu faire appel à l'imagination. J'ai craint d'attacher à mes épaules les ailes d'Icare, et d'être précipité des cimes célestes au premier rayon du soleil. J'ai replié ces ailes qui s'offraient à moi ; je n'ai voulu d'autre appui à travers les immensités que les faits reconnus et attestés par l'expérience. Il me semble que j'en suis déjà récompensé par la sérénité que cet ordre d'idées a mêlée à mes jours, qui, sans cela, eussent été souvent trop pesants pour ce que je pouvais porter. 0 longs jours passés dans la conversation avec les sommets solitaires ! Que ne pouvez-vous revenir ! Je comprendrais mieux aujourd'hui l'im¬ passible silence des monts olympiens. J'en jouirais mieux. L'intimité serait plus entière entre leurs pensées et les miennes. Je saurais mieux aujour¬ d'hui quel souvenir est caché dans les rides des rochers, et ce que veulent dire le bruissement des forêts, le vagissement des lacs, la grande voix des mers. Toi, que Linné appelle reine du ciel, Nature, pardonne-moi. Autrefois, je passais auprès de toi, et je ne te voyais pas, même quand mes yeux et mes oreilles croyaient être pleins de toi. Ils n'étaient remplis que de mes propres pensées. 224 LA CRÉATION Je ne voyais que mes visions ; je n'entendais que le bruit de mon cœur. Lui seul me parlait, quand je croyais le mieux prêter mon attention à ta voix. Ta voix? Elle était trop calme,trop imperturbable, à mon gré ; elle ne pouvait surmonter le tumulte qui se faisait dans mon âme. Téméraire, je voulais t'associer à mes misères; je m'indignais follement si tu restais impassible à mes clameurs, à mon deuil ou à ma joie. Si j'avais une conversation avec les choses, avec les forêts ou les monts, c'est moi, moi seul qui parlais. Quoique j'eusse alors, par mes ami¬ tiés (1), la plus belle occasion de m'instruire de ce que tu es réellement, je n'en profitai pas; l'heure n'était pas venue. Elle n'arriva pour moi que lorsque la force m'eût séparé de l'homme. Même alors, il me fallut attendre que les années eussent mis dans mon âme un commencement de paix, et que je fisse silence à moi-même, pour me prêter enfin tout entier à ton langage, à tes pensées, à tes vérités. On m'a reproché autrefois dans ma jeunesse d'avoir sacrifié à une muse trop impatiente du (1) Je pense ici à mon intimité avec les deux Geoffroy Saint- Hilaire. LIVRE ONZIÈME 225 joug. Si cela est, il me semble convenable, dans un autre âge, de me faire absoudre par la plus austère des muses et des déesses. Achevons donc, comme nous avons commencé, sans artifice. Le chemin devient ici plus ardu; mais il s'agit de moissonner ce que nous avons semé dans les livres précédents. Soyons attentifs et avançons. II. iS. 226 LA CRÉATION CHAPITRE II LES ORIGINES DE LA VIE Ne cherchons plus ici l'origine de la vie dans nos creusets; nous nous consumerions sans l'y trouver. Cessons nos évocations. L'homoncule n'apparaîtra pas dans la fumée de nos alambics. Nous avons vu la première apparition des êtres organisés reculer devant nous à l'extrémité des temps, à mesure que nous nous sommes rappro¬ chés des commencements du globe. Que pouvons-nous en conclure, sinon que la vie est contemporaine des premiers âges du globe lui-même? Elle n'a pas surgi à telle époque, à telle couche de terrain ; mais elle appartient à l'univers; elle est de nature cosmique. Semée dans les espaces du monde, recueillie dans les flancs des nébuleuses, elle a voyagé avec elles de cieux en cieux. Contemporaine de la matière, quand notre globe n'existait pas encore, elle existait déjà. Elle a précédé notre terre et elle lui survivra. Le jour où la terre détachée de la masse cos- LIVRE ONZIÈME 227 mique emporta avec elle les substances qui la composent, suspendues dans son atmosphère, ce jour-là elle emporta aussi les embryons des êtres à venir. Dès que le noyau central s'est refroidi, la vie a commencé à pleuvoir avec les eaux primitives, et elle a formé de ses débris la première couche stratifiée au fond des mers. Dans le terrain qui précède tous les autres et que l'on appelait azoïque, parce qu'on le croyait privé de tout vestige d'organisation, le vivant se montre déjà avec YEozoon. Sitôt que le calcaire apparaît, une poussière vivante remplit tout. D'où vient-elle, sinon des fleuves nébuleux qui parcourent l'espace ? Elle nageait dans la subs¬ tance liquide d'où la planète devait émerger, après avoir dépouillé et brisé son anneau. Dans l'ample sein des nébuleuses, sont étagés, à des températures différentes, les gaz des métaux, des minéraux, qui se solidifieront à mesure que s'étendra le refroidissement. A la partie la plus éloignée du foyer, flottent, en essaim, les semences des êtres qui se développeront à leur tour quand un sol se sera formé pour les recevoir. Les comètes sèment-elles après elles, dans les cieux qu'elles traversent, les germes qu'elles enveloppent de leurs voiles lumineux? Les anneaux de Saturne, encore liquides, renferment-ils dans 228 LA CRÉATION leurs océans les infusoires saturniens qui doivent se déposer un jour, en poussière siliceuse, sur le noyau de la planète, quand le cercle quil'entoure se confondra avec elle ? Peut-être les mômes germes de vie qui nageaient dans les couches supérieures de la première nébu¬ leuse ont été abandonnés à tous les corps célestes dans lesquels elle s'est condensée ; et ces germes semblables ont pris des formes appropriées à chaque planète. Ainsi la source des êtres serait la même dans tout le système solaire; ils auraient pris des figures différentes suivant l'âge et les conditions de la planète où ils résident. La mer miroitante de Vénus nourrirait des habitants contemporains de ceux de la mer poissonneuse d'Homère. L'or¬ ganisation serait plus avancée sur la terre que dans Mars, à peine éclose dans Jupiter et dans Saturne, qui n'ont pas encore atteint l'âge de la silice et du calcaire. Puisqu'il est démontré que nos métaux et nos minéraux ne sont pas particuliers à la terre, mais qu'ils appartiennent aux autres planètes et au soleil, on peut croire que les animalcules imper¬ ceptibles qui fourmillent dans notre atmosphère, se retrouvent aussi dans les atmosphères des autres corps célestes de notre système. En un mot, la terre, qui ne s'est pas donné la LIVRE ONZIÈME 229 lumière, ne s'est pas donné davantage la vie organique. Lumière et vie lui sont venues d'un foyer plus éloigné et plus puissant. La vie n'est pas limitée à un point de l'espace ou de la durée. Elle nous renvoie à un ancêtre plus éloigné, celui-ci à un plus ancien. Nous ne pouvons la saisir ici dans une génération spontanée ; elle échappe à nos dates ; elle précède nos commence¬ ments. Ce n'es t pas une planète seule qui l'a produite ; un tel effort n'appartient pas à un corps céleste en particulier. Pour enfanter le premier vivant, il a fallu autre chose qu'un astre détaché, morcelé dans un coin limité de la nature. Il a fallu l'effort delà nature entière, je veux dire de toute la masse nébuleuse ou plutôt de l'univers. Le premier vivant < a son premier ancêtre dans l'infini. 230 la création CHAPITRE III L'ORIGINE DES FORMES. — COMMENT DES GÉNÉRATIONS SUCCESSIVES D'INDIVIDUS PEUVENT TRAVAILLER SUR UN PLAN GÉNÉRAL QU'ELLES NE CONNAISSENT PAS. — UNE CITÉ DE BRYOZOAIRES. IMAGE DE LA PRE¬ MIÈRE CITÉ HUMAINE. Voici, aux derniers confins de la nature vivante, des figures régulières, géométriques, triangles, losanges, quinconces, puis des fleurs et des arbres de pierre. Qui a construit au fond des mers ces fi¬ gures symétriques que l'on dirait dessinées avec le compas du géomètre ? Ce sont d'imperceptibles ouvriers aveugles, mousses vivantes bryozoaires, qui, à cette frontière entre l'animal et la plante, se sont bâti ce que les naturalistes appellent des colonies ou plutôt des cités. La merveille est que chacun de ces ouvriers de Tinfiniment petit est lié à son voisin, qu'il se cons¬ truit de sa substance sa cellule de pierre, et que l'ensemble de ces cités ouvrières compose une fi¬ gure d'une régularité géométrique. D'où vient cette symétrie? Imaginez une cité LIVRE ONZIÈME 231 humaine dans laquelle chaque homme emprisonné entre ses quatre murs se bâtirait sa maison, sans pouvoir en sortir ni regarder les autres. Soyez vous-même, par hypothèse, le législateur de ces cités; donnez-leur pour condition que la réunion de ces maisons doit former une ville régulière, à divisions symétriques, et tous les quartiers com¬ poser entre eux une image achevée. Ce sera, à votre choix, un arbre avec ses rameaux alternants, ou, si vous aimez mieux, une fleur avec sa corolle et ses lobes correctement découpés, ou une étoile avec ses rayons. Comment entendez-vous que ce plan ou cette législation que vous aurez conçus puissent être exécutés de génération en génération, par des êtres qui ne se voient, ni ne s'entendent, ni ne se connaissent. Vous aurez donné, il semble, une constitution impossible à vos sujets; ils n'auront rien de mieux à faire que de renoncer à cette figure, à ce plan primitif que vous prétendiez leur imposer; ces im¬ perceptibles se révolteront, à bon droit, contre la manie de réglementer leurs cellules et leurs quar¬ tiers. Cependant l'impossible se fait. Les mollusques bryozoaires brodent régulièrement le pan de la robe de l'aima parens. Mais qui leur a donné le patron de cette broderie ! Qui a marqué pour eux le point de cette dentelle ? C'est peu de dire que 232 LA CRÉATION la nature enfant a tracé ces premiers dessins, ara¬ besques vivantes, et qu'à ce premier degré de la vie, elle laisse voir son secret. Je demande encore d'où vient le plan de ces colonies aveugles. Toute une géométrie élémen¬ taire, linéaire, est inscrite par ces animalcules au fond des Océans. D'où vient la régularité de ces dentelles dont chaque artisan ne fait qu'un point? Gomment la multitude de ces travaux individuels, isolés qui s'ignorent réciproquement peuvent-ils aboutir au triangle, au cercle, au polygone? Encore, s'il n'y avait qu'une seule génération d'ouvriers, et s'ils étaient libres de leur mouve¬ ment, comme dans la ruche d'abeilles, on pour¬ rait comprendre l'unité de plan. Mais dans une colonie innombrable, dans une cité éternelle, comment les générations poursuivent-elles le tra¬ vail interrompu, la figure commencée par les gé¬ nérations précédentes, de manière à ce que le plan primitif du monument s'achève ? Ces points, ces angles, ces formes qui se répon¬ dent et alternent à intervalles égaux, c'est sans doute la loi aveugle de la répétition qui, dans les organisations plus avancées, forme l'alternance des membres, et dans l'art humain deviendra la symétrie architecturale, et plus haut la loi du mètre et du rhythme. Je ne crois pas que l'on puisse étudier attenti- LIVRE ONZIÈME 23?! vement les formes mesurées de ces édifices de bryozoaires, sans y voir, comme en germe, une géométrie animée, une architecture naissante. Dans ces premières profondeurs, la nature s'essaie aux proportions qui deviendront plus tard sa règle en toutes choses , nous touchons ici l'origine des formes. Ces êtres imperceptibles, qui, sans s'aperce¬ voir, séparés les uns des autres, unis seulement par le test, travaillent, enchaînés, à un plan gé¬ néral qu'ils ne connaissent pas, m'aident à com¬ prendre comment dans chaque cité humaine, chaque génération, liée par le pied, emprisonnée dans sa cellule, sans rien voir au delà de cet ho¬ rizon, travaille aveuglément et obscurément à construire je ne sais quelle figure régulière, dont elle ne verra jamais l'ensemble et dont elle n'oc¬ cupe qu'un point souvent imperceptible. Ce plan del'histoire universelle n'est pas un arbre, une fleur, un cercle, un triangle, un quinconce, une étoile. Qu'est-il donc ? il est, voilà ce qu'il y a de certain ; il réalise une géométrie sublime qu'aperçoivent des yeux plus perçants que les nôtres. Comme chaque espèce de bryozoaire construit une certaine figure qui lui est particulière, on peut dire aussi que chaque peuple construit, dans son histoire, une forme qui lui est propre. Suivant que les yeux de notre esprit sont plus 234 LA. CREATION ou moins ouverts, nous apercevons une partie plus ou moins grande du plan sur lequel nous travaillons tous. Mais pour le voir dans son en¬ semble, il faudrait que le genre humain eût ter¬ miné sa tâche, c'est-à-dire qu'il eût cessé d'être. Je pourrais encore ajouter que ces colonies rampan tes sont une première image de la première ■cité humaine où l'individu est emprisonné et in¬ crusté dans le tout. LIVRE ONZIÈME 235 CHAPITRE IV LES ÉPOQUES DES COQUILLES COMPARÉES AUX ÉPOQUES DES ARCHITECTURES HUMAINES. — QUE LA SUCCES¬ SION DES MÊMES ORDRES D'ARCHITECTURE EÛT PU RÉVÉLER D'AVANCE LA PERMANENCE DES MÊMES TYPES D'ORGANISATION DANS LA MÊME CONTRÉE. Singulière question. A quel moment ont com¬ mencé les formes des architectures égyptiennes, grecques, byzantines, gothiques ? Où est l'inter¬ médiaire qui conduit l'une à l'autre ? Dès qu'elles se montrent à nous, elles apparais¬ sent complètes par grandes masses; l'égyptienne dans les temples de Thèbes, la grecque dans celui de Thésée, le byzantin dans Sainte-Sophie, le gothique dans Notre-Dame. Où sont les ébauches, les tâtonnements? Vous ne les trouvez nulle part. Il faut les supposer puisqu'ils ne tombent pas sous les yeux. D'où sortent épanouies les coupoles de Byzance? D'où vient à un autre moment l'ogive des cathédrales? Elle sort des profondeurs de l'Orient, dites-vous. C'est là qu'il faut chercher le premier type. 236 LA CRÉATION Je le veux bien. Mais les preuves directes de cette descendance vous échappent le plus souvent. Ne vous étonnez pas que le dessin architectural de la nature dans la construction sucessive des êtres organisés se dérobe à vos yeux. Nous ne pouvons rattacher, par un lien certain, ce qui date d'hier, ce qui a été fait par nos mains. Nous ne saurions montrer comment l'ordre by¬ zantin est né de l'ordre transformé de Ninive ou de Babylone, ni comment l'ogive gothique a été engendrée par l'ogive persane ou arabe. Peut- être les intermédiaires d'abord informes, mal faits pour durer, se sont écroulés sans laisser de vestige ; nous voilà réduits à des conjectures sur la filiation et la transformation de ces organismes de granit ou de marbre. Ne pensez pas qu'il en soit autrement de ces prodigieuses constructions de la nature, édifiées dans la chair et dans le sang du règne animal, à travers les intervalles des époques géologiques. Trop de ces constructions se sont écroulées en poussière. Si nous ne pouvons rattacher les unes aux autres les œuvres de nos mains, le Byzantin à l'Oriental, le Gothique au Persan, Sainte-Sophie à Ninive, Notre-Dame de Paris à la Mecque, quoique le lien existe réellement et que la dé¬ monstration seule nous manque , comment ne serions-nous pas embarrassés de rattacher les LIVRE ONZIÈME 237 faunes et les flores successives les unes aux au¬ tres,-les poissons osseuxaux poissons cartilagineux, les ruminants aux pachydermes, les mammifères aux sauriens? Nous avons perdu le sens de nos propres œuvres ; nous y sommes égarés. La grande merveille que nous ayons peine à retrou¬ ver le fil dans les œuvres de la nature ! Nous ne pouvons dire pourquoi, à tel moment, toutes les formes sociales changent, pourquoi le plein cintre disparait, pourquoi la voûte aiguë le remplace, pourquoi l'ogive se montre partout subitement au xnie siècle; et nous nous étonnons encore de ne pas savoir pourquoi et comment, dans les abîmes de l'époque tertiaire, tous les poissons, à une certaine date, prennent subitement des écailles d'une autre sorte ; pourquoi ces écailles , imbriquées en forme de toit, succèdent aux plaques osseuses en forme de pavé ! Où le gothique a-t-il régné ? En France, en Espagne, en Angleterre, en Allemagne , là où il n'avait pas à lutter contre un type antérieur. Je l'ai cherché vainement dans tout le Péloponnèse. Il a été nul en Grèce, presque nul dans l'Italie méridionale où l'ancien type a repoussé le nou¬ veau. Transportez cette loi dans le monde des êtres organisés fossiles. Il s'ensuit que, dans une même contrée, les espèces ont beau changer ; l'ancien 238 LA CRÉATION type subsiste. Cette loi aurait pu se lire dans l'architecture longtemps avant de se montrer dans les fossiles. Quand une architecture originale a paru, dans une certaine contrée, elle continue d'y subsister et de dominer tout en se transformant de siècle en siècle. En Asie, les formes de Ninive et de Ctésiphon se retrouvent encore dans Bagdad et Bassora. Persépolis revit dans Ispahan. Où est l'analogue de l'ogive assyrienne ? dans l'ogive mauresque. Des colonnettes de Clialdée?' dans les colonnettes arabes. Des revêtements en faïence émaillée des palais de Ninus? dans ceux des harems des Califes. De même en Occident, l'architecture à colonnes isolées de la Grèce et de Rome reparait dans le byzantin. Le dôme du Panthéon d'Agrippa se retrouve dans les églises romaines du moyen âge. Après quinze siècles, il se déploie au haut des airs, dans le dôme de Saint-Pierre de Michel-Ange. L'architecture étrusque, avec ses lourdes masses cyclopéennes, revit dans celle de Florence. De tout cela, vous auriez pu conclure que lors¬ qu'un type d'organisation a paru dans le monde organisé, il continue de subsister dans la même région à travers les variations d'espèces et de familles. C'est ainsi que les types des espèces étein- LIVRE ONZIÈME 239' tes se retrouvent clans leurs descendants, au même lieu : en Amérique, le mégathérium et les édentés du monde tertiaire, dans le tatou, le paresseux de nos jours ; en Australie, les didelphes, dans le kanguroo et le sarigue; au Brésil, le smilodon dans le jaguar (1). Tant la parenté est étroite entre les morts et les vivants d'un même continent ! Gomme l'architecture humaine exprime tout l'esprit d'une société, de même la coquille d'un mollusque traduit plus ou moins exactement les caractères de l'animal qui en a fait son habitation. Les peuples qui ne nous ont laissé que des débris d'architecture peuvent être jugés par ces restes, comme si c'était une partie d'eux-mêmes. Il en est ainsi des coquillages fossiles. Nous retrouvons les habitudes de l'animal dans la coquille vide qui a été un jour sa demeure. Nous rétablissons les Égyptiens par leurs hypogées, les Troglodytes par leurs cavernes (2). Dans le coquillage, il est des parties qui sem¬ blent n'être qu'un ornement. Il est dans son plus grand éclat, au moment du plein développement de l'espèce; il décline avec elle. L'art diminue pour (1) Charles Lyell. Manuel de Géologie, Irad. par M. Hugard. T. II, p. 263. Murray, Mammals, p. 89. (21 Sven Nilsson. Habitants primitifs de la Scandinavie. Age de la pierre, p. 161. 240 LA CRÉATION l'homme, comme pour le mollusque, dans les temps de décadence. En effet, dans les tribus et les races des co¬ quilles, on remarque des époques de grandeur et de chute. Les Ammonites ont eu, comme R.ome, leur temps de grandeur et de décadence, après les¬ quelles elles ont disparu, ne laissant que leur en¬ ceinte enroulée, comme la muraille circulaire d'une ville privée d'habitants. Par degré, les formes de la coquille changent; les spirales, les cloisons se modifient insensible¬ ment. L'architecture des Ammonites varie, elle se dentèle davantage ; puis elle finit par réunir un mélange de formes anciennes et de formes nou¬ velles ; sorte de construction byzantine composée d'antique et de moyen âge. En un mot, les Ammo¬ nites ont eu leurs périodes et leurs ordres divers d'architecture clans l'époque triasique, liasique, jurassique, crétacée, comme les Hellènes ont eu leurs ordres différents, dans les époques homéri¬ ques, classiques, alexandrines, byzantines. Après le règne classique des Ammonites, vient une époque où les anciennes formes régulières se décomposent en une foule de formes déréglées et barbares. Aux enroulements circulaires se suc¬ cèdent des constructions coniques , elliptiques, arquées, ogivales, turriculées qui s'éloignent de plus en plus du plein cintre. LIVRE ONZIÈME 241 Les belles et calmes nervures disparaissent ; une époque chaotique commence, véritable moyen âge des Ammonites. C'est ce que les naturalistes appellent le dévergondage (1) des formes des cé¬ phalopodes ; une multitude de coquilles irréguliè¬ res , tourmentées, capricieuses, remplacent les voûtes à arcades de l'époque secondaire, comme la variété fantasque du chapiteau gothique succède à la belle unité du chapiteau grec. D'où il semble résulter que la même loi de suc¬ cession dans l'engendrement des lignes et des formes parcourt toute la nature et se réalise dans les époques des mollusques comme dans celles des empires. Non assurément que les sociétés hu¬ maines modèlent leur art sur celui du plus infé¬ rieur des êtres, et que Phidias prenne conseil du Nautile, mais parce que la même pensée circule à travers les mondes et s'incarne dans le plus petit, comme dans le plus grand, dans la coquille du céphalopode, comme dans le temple d'Osiris, ou de Jupiter Olympien. Gela est si vrai que certains naturalistes ne peu¬ vent décrire les coquilles sans se servir, à chaque moment, de comparaisons tirées de l'architecture civile. En entrant dans cette idée, ne pourrait-on pas, au lieu des dénominations absolument arbi- (1) D'Orbigny, Piotet. II. 14 242 LA CRÉATION traires des coquilles, établir des rapports avec l'histoire du développement des formes dans l'architecture, et s'en servir pour marquer la différence des familles, suivant la progression zoologique, au lieu de dénominations fantasques, tirées, par exemple, de la guerre ? Ne vaudrait-il pas mieux dire, en faisant allu¬ sion aux formes de plus en plus complexes du chapiteau : ammonites, doriques, ioniques, corin¬ thiennes, gothiques, etc.? Le mollusque se trou¬ verait classé selon son apparition historique dans l'ordre des temps. LIVRE ONZIÈME 243 CHAPITRE V LES LACUNES DANS LA NATURE ET DANS L'HISTOIRE C'est ici que la mort perd son aiguillon. L'homme se sent d'accord avec l'universelle vie. Regarde- t-il le passé, il voit tout le passé qui le prépare et l'annonce. Regarde-t-il l'avenir, il voit tout l'a¬ venir qui le continue et le porte en avant. Entre ces deux rives, un point est à franchir, un moment, moins que cela, un atome noir dans la durée. Voilà l'homme abandonné et seul pour un instant, privé de l'univers ; qui le soutiendra, qui le portera d'un bord à l'autre ? La même puissance d'ascension, qui l'a tiré des cercles de vie antérieure, l'abandonnera-t-elle à cette heure ? Ou plutôt le grand élan qu'il a pris dans les âges antérieurs ne lui fera-t-il pas fran¬ chir le point ténébreux, imperceptible, qu'on ap¬ pelle la mort, et qui disparaît au milieu de l'iné¬ puisable vie dans laquelle il sommeille ? Mort, cesse donc ici tes épouvantes. Ce siècle qui nous a émancipés de tant de choses, a surtout à nous émanciper de la peur de mourir. 244 LA CRÉATION Ce qui a été l'œuvre patiente des éternités ne peut périr en un clin d'œil. La nature n'a pas préparé de si loin, enfanté, par un si long travail, le divin ouvrage de l'esprit, pour le détruire, en un instant, sans en conserver aucun vestige. La nature, dites-vous, est prodigue. Oui, sans doute ; mais elle est aussi économe. Ce qu'elle a fait patiemment, entant de siècles, elle ne le défera pas en un instant. Je me confie dans les éternités, en qui tout se confie. Vous vous plaignez que la chaîne des êtres organisés soit si souvent rompue dans le monde fossile. Les mêmes vides se retrouvent dans l'his¬ toire. Les variétés transitoires ont disparu. Quels peuples ont laissé des traces encore vi¬ sibles? Ceux qui ont supplanté, exterminé les autres. Mais, pour un peuple dont la mémoire survit, essayez de compter ceux qui n'ont rien laissé d'eux-mêmes. Où est leur langue ? où sont leurs tombeaux? Entre le monde oriental et le monde gréco- romain, je ne trouve que variétés transitoires, sociétés rudimentaires, nations ébauchées dont le nom même nous échappe. Nous ne saisissons que les cimes élevées de l'histoire ; le reste est caché pour nous dans l'ombre impénétrable. Heureux, quand de toute une race d'hommes, il nous reste LIVRE ONZIÈME 245 un crâne que nous restaurons en imagination. Mais les sociétés de transition qui formaient le lien entre l'Asie et la Grèce ou Piome, quel monu¬ ment dépose pour elles ? Nous sommes réduits à les supposer. Les premiers livres d'Hérodote sont pleins de ces ténèbres. Peu s'en est fallu que le monde celtique ne nous ait laissé aucun témoignage de son existence. Quelques patois qui se perdent chaque jour, voilà tout ce qui nous en reste. Car on ne croit plus à ses tombeaux. Et la société ibère, où la chercher? Dans le basque, dit-on ; mais le basque nous échappe ; il périt sous nos yeux. Ainsi les vastes anneaux qui liaient entre elles les époques de l'espèce humaine sont rompus. Nous ne connaissons, dans cette mer du passé, que certains points qui surnagent ; le reste a été enseveli pour toujours; il n'en est pas autrement des espèces organisées dont quelques-unes seule¬ ment ont laissé des vestiges. Chaque société qui s'est immortalisée dans l'histoire recouvre et suppose une multitude de sociétés antérieures moins fortes, dont elle a dé¬ voré, non-seulement l'existence, mais le souvenir. Elle s'est emparée des vies moins résistantes qui l'entouraient, et les a fait passer dans sa propre substance. Cherchez , sous ces noms éclatants , Perse , n. 14. 246 LA. CRÉATION Egypte, Grèce, Rome ; vous serez obligé de sup- > poser des multitudes de petits États transitoires que l'histoire ne connaît pas et qui ont servi à ali¬ menter les vastes organisations sociales dont le souvenir a survécu. Les Doriens se sont abîmés ! dans le grand nom de Sparte, les Minyens dans celui de Thèbes, les Osques, les Ombriens dans j celui de Rome, comme les premiers carnassiers, les premiers grands chats de caverne, ont été se perdre dans les lions du monde actuel. Dès qu'elle se montre, Carthage apparaît toute formée et adulte dans l'histoire. Ses commence¬ ments et son enfance se dérobent encore. Bactres, Persépolis, Memphis, Jérusalem, Athènes nous semblent se succéder l'une à l'autre, dans l'ordre des temps ; en réalité, nombre de formes intermédiaires se sont éteintes sans nous laisser un seul monument. Ces grands États seuls figurent dans l'histoire, comme le paléothérium, le mégathérium, le mastodonte, le dynothérium, se dressent pour nous, à l'extrémité des temps dans les âges géologiques. Les populations intermé¬ diaires qui les rattachaient à leurs ancêtres ont disparu. LIVRE ONZIÈME 247 CHAPITRE VI COMMENT LES TYPES CHANGENT DANS L'HISTOIRE UNIVERSELLE Un type nouveau dans les sociétés humaines, c'est une ère nouvelle. L'origine, les commencements de ces types, la manière dont ils s'introduisent dans le monde, tout cela conduit à une science nouvelle de l'homme et de la nature. Que sont les changements de ci¬ vilisation? Ils sont pour l'homme ce que les chan¬ gements de flore et de faune sont pour le monde végétal et animal. Mais comment le genre humain passe-t-il d'une ère à une autre ère, c'est-à-dire d'une faune his¬ torique à une autre faune, du monde antique au monde moderne, du paganisme au christianisme? Ce n'est pas l'empire assyrien, ou égyptien, ou romain qui, changeant brusquement de moeurs, de tempérament, s'il a été reptile, se met tout à coup à se dresser sur ses pieds, à se faire mammi¬ fère ou à prendre des ailes. Non; c'est dans quelque région inconnue, un 248 I.A CRÉATION type négligé, perdu, dont le développement a été jusque-là impossible ; c'est une peuplade oubliée, égarée aux confins de l'histoire ; c'est l'impercep¬ tible nation juive; c'est une peuplade germaine, c'est une tribu arabe qui apporte une forme impré¬ vue, un moule nouveau dans lequel se fondent les antiques organisations sociales. Il en sort la nou¬ velle faune humaine. Gela me conduit à penser que, dans la nature, il se passe quelque chose de semblable, que les grands reptiles, par exemple, ne changent pas leur mode de progression, mais qu'un type jusque-là invisible, celui des mammifères du trias, trouve un monde qui lui répond dans une nouvelle dis¬ tribution des terres et des eaux. Ce type se déve¬ loppe, il envahit les autres ; l'ordre des mammi¬ fères s'ajoute à ceux qui ont précédé. Voilà une ère nouvelle dans la nature vivante. Ce sont les petits, les invisibles qui ont édifié les principales couches du globe. Ne peut-on pas dire aussi que ce qui fait le fond des choses hu¬ maines, je veux dire les langues, les religions, les croyances, les légendes, les traditions, a été bâti par une foule invisible, par des artisans inconnus et innombrables qui restent ensevelis dans l'œuvre de tous ? Sur ce premier fond fourni par les petits, se dé¬ tachent plus tard de grands noms, des individus LIVRE ONZIÈME 249 auxquels on est tenté de tout attribuer. En les re¬ gardant de plus près, on reconnaît que leur action a été faible en comparaison de celle de la masse anonyme. Nul individu n'a créé une langue. Les petites causes qui se répètent, à chaque moment de la du¬ rée dans les choses humaines, sont comme les rhi- zopodes,les bryozoaires, lesradiaires qui, sans se lasser, travaillent nuit et jour dans les abîmes. Les infiniments petits ont bâti les fondements de l'histoire, comme les fondements du globe. Quand une espèce animale ou végétale va dis¬ paraître, le premier indice est celui-ci : La région qu'elle occupait sur la terre devient de jour en jour plus étroite. Elle se retire de la plus grande partie des lieux qu'elle [habitait. A la fin elle se confine, comme en une île, dans un point où elle achève de périr. C'est là ce que l'on voit dans l'humanité, quand un type social, caste, aristocratie, noblesse, ap¬ proche de sa fin. Les races qui le représentent en¬ core semblent se retirer de l'espace qu'elles rem¬ plissaient autrefois. La surface ou l'aire qu'elles occupaient dans les choses humaines diminue à vue d'œil ; elles se font, comme une île, au milieu des intérêts et des passions de leur temps. Cette île décroit; elles y végètent encore, séparées de tous les affluents de la vie universelle où se re- 250 LA CRÉATION trempent les peuples dont elles sont séparées. A la fin, le sol même semble manquer ; la caste dis¬ paraît avec lui. Il est rare que de petits États, s'ils ne sont con¬ fédérés, produisent de grands hommes dans l'ordre moral, politique et littéraire. Chaque individu est trop occupé à se circonscrire, à borner son hori¬ zon, à se détacher de tout intérêt pour les peuples étrangers, à n'avoir rien cle commun avec l'huma¬ nité en général. Avec l'horizon, l'âme se rétrécit, le cœur s'atrophie. On conserve les petites vertus ou les petits savoir-faire, qui s'adaptent à une ville, à un district. Mais cette âme qui déborde par¬ dessus les montagnes, qui va puiser des forces, des énergies inconnues dans la communication in¬ time avec le genre humain, cette âme-là, qui est le grand homme, ne peut se dilater et se former au milieu des petits partis d'une petite ville, en restant neutre entre le bien et le mal, dans toutes les grandes affaires humaines. Les grands quadrupèdes à sang chaud n'ont jamais été découverts dans une île trop éloignée des continents. LIVRE ONZIÈME 251 CHAPITRE VII LES ESPÈCES PROPHÉTIQUES. — LES PROPHÈTES DE LA NATURE.— APPLICATION A LA CRITIQUE LITTERAIRE ET PHILOSOPHIQUE. Il y a dans l'humanité des individus qui sortent des proportions ordinaires; ils s'élèvent au-dessus de leur espèce et produisent une humanité nou¬ velle dans la postérité. Après eux, tout diffère, hommes et choses. Qui nous dit que quelque événement de ce genre ne s'est pas passé dans la succession des êtres organisés? Pourquoi certains individus, par un génie ou une vertu particulière, n'auraient-ils pas laissé après eux une révolution ou végétale ou animale? Pourquoi n'y aurait-il pas eu des pro¬ phètes (1), des Moïse ou des Mahomet, des Ly- curgue, des Solon, parmi les brins d'herbe? Us auraient changé la face de leur espèce. C'est déjà beaucoup que d'en finir avec cette vue fausse, que la nature ne se soucie pas des indivi- (I) V. mon ouvrage La Révolution. T. I, p. 47. 252 LA CRÉATION dus, quand il devient si manifeste que c'est par les individus que les races se réparent. Un pas de plus, et il sera évident que c'est par eux qu'elles se produisent. Comment mie force nouvelle commence-t-elle à se manifester dans la nature ? La masse des individus ne change pas brusque¬ ment à la fois. La révolution se produit d'abord dans un seul être ou dans quelques-uns. Tel végé¬ tal ou tel animal apparaît comme un précurseur isolé, il semble condamné à périr. Tout le contre¬ dit dans ce qui l'environne. Cependant d'autres êtres semblables à lui nais- sent.de lui. Ce groupe devient foule, elle règne. L'époque de sa domination est celle où les indivi¬ dus qui la composent, sont le plus nombreux. Le temps arrive où cette population nouvelle, marquée du sceau des précurseurs, vient elle- même à diminuer ; commencement de sa déca¬ dence. Toujours plus rare, elle se réduit à la fin à quelques individus. Ils disparaissent et l'espèce s'éteint avec eux, finissant comme elle a com¬ mencé , par quelques exemplaires d'un même type. Ainsi les révolutions de la vie vont du petit nombre au plus grand, pour retomber du plus grand nombre au plus petit. LIVRE ONZIÈME 253 Chaque espèce, avant de se répandre dans le monde, a devant elle un avant-coureur ou plutôt une espèce prophétique qui l'annonce et la prépare. L'hipparion est le précurseur du che¬ val, le xyphodon de la gazelle, l'amphicyon du chien, le mastodonte et le dinothérium de l'éléphant. C'est ainsi que, dans l'histoire civile, des caractères, d'abord isolés, finissent par faire souche. Ils étonnent, quand on les rencontre pour la première fois. On ne sait où les clas¬ ser ; ils apportent avec eux la guerre et tout se tourne contre eux. Saint Jean-Baptiste est le précurseur des chrétiens, Jean Huss des protestants, Jean-Jacques Rousseau des révo¬ lutionnaires. Ils ne sont qu'un individu, ou un groupe avant de devenir un peuple, une classe, un monde. Ici la ressemblance est telle entre la nature et l'histoire, que l'une est l'interprète naïve de l'autre. Exemple : la nature aurait montré combien il est faux qu'Homère ait commencé par être un per¬ sonnage collectif. Il n'est pas vrai, comme le croyait Yico, que toute la masse de la race hellé- lénique ait inventé l'Iliade et l'Odyssée. Au con¬ traire, c'est un' individu qui a ouvert le chemin, fourni le type. Après lui ont paru d'autres rhap¬ sodes, nés de lui, qui ont formé la famille, le LA CRÉATION. II. 15 254 LA CRÉATION genre, l'espèce dont Homère est resté l'ancêtre commun, le précurseur (1). Voilà ce que la nature eût enseigné à la critique littéraire. D'autre part, l'histoire civile eût depuis longtemps redressé l'histoire naturelle, en lui en¬ seignant à chercher les antécédents de chaque flore, de chaque faune ; elle eût fait pressentir que le travail de la nature entière est une approxima¬ tion constante vers le monde actuel. Pour chaque forme vivante, on eût cherché la forme antérieure qui la contient et l'annonce. L'histoire civile avait d'avance révélé toutes les lois de succession que le hasard des fouilles nous découvre aujourd'hui, par les espèces pro¬ phétiques végétales et animales. Le papillon, aussi, a eu ses précurseurs et ses prophètes. Le plus souvent, les précurseurs passent sans laisser de mémoire dans l'histoire civile ; ne vous étonnez plus s'ils passent de même sans laisser de vestige et pas même un ossement dans l'histoire de la nature. (1) C'est la conclusion à laquelle j'étais arrivé, en 1836, dans mon examen de la critique moderne sur Homère. Voyez, dans mes Œuvres complètes, l'Histoire de la poésie, l'Epopée grecque T. IX, . 269 et p. 281. LIVRE ONZIÈME 255 CHAPITRE VIII si l'histoire confirme ou réfute la doctrine de l'embryogénie. — l'humanité, un embryon qui croit toujours. Les naturalistes entrevoient que l'embryon des mammifères, avant de parvenir à son état com¬ plet, parcourt l'échelle inférieure. On découvre des analogies entre les systèmes nerveux du ver de terre, de l'insecte, et de l'homme embryon¬ naire (1). Après cela, le poisson se montre en lui, puis le reptile, enfin paraît le mammifère. Cette loi, les savants la pressentent, ils la possèdent à demi, ils la cherchent encore. Rien ne serait donc plus important que de voir s'il ne s'en trouve pas une analogue, dans une autre sphère, surtout dans ce que nous pouvons appeler le règne humain. Comment y parvenir? (1) Certaines parties du système nerveux offrent des exemples de la persistance de l'état qui s'observe chez les animaux infé¬ rieurs. Les formes permanentes chez les invertébrés s'observent aussi chez les vertébrés, où elles sont temporaires, et s'obser¬ vent dans la période embryonnaire. Claude Bernard. Leçons sur la Physiologie et la Pathologie du système nerveux, p. 514. 256 LA CRÉATION Je l'ai cherché longtemps en vain. L'idée véri¬ table m'échappait par sa simplicité même. Je crois enfin la saisir. La voici telle qu'elle se présente à moi. Je considère le tout de l'histoire universelle, comme un embryon qui, passant par diverses formes, se développe d'époque en époque dans le sein du genre humain. Tel peuple s'arrête à telle période de l'embryon, et marque ainsi une époque du monde civil ; en sorte que toutes les époques coexistent en même temps sur la terre ; d'où la variété des nations, des États, des popula¬ tions, des langues même qui répondent à la va¬ riété des espèces dans les êtres organisés. Voilà pourquoi l'histoire des origines des peu¬ ples est si importante. Tout est là. En effet, la moindre modification qui affecte le jeune embryon s'étend à toute l'organisation de l'adulte. Entre des peuples semblables à leurs commencements, une imperceptible différence dans l'embryon en produit d'immenses à l'âge de la maturité. Voyez ce petit hameau de bergers sur le mont Palatin ; vous ne le distinguez pas des villages du reste de l'Italie. Pourtant, approchez. Examinez de près cet empire à l'état de larve. Il est clos d'un fossé plus profond qu'ailleurs ; franchissez-le. Telle circonstance insignifiante, tel genre de vie, tel caractère individuel, ce troupeau mieux gardé, LIVRE ONZIÈME 257 ce taureau plus farouche, ce chien plus vigilant, ce soc cle charrue mieux aiguisé, ce sillon mieux tracé, ces ruches d'abeilles plus nombreuses et plus riches, cette cabane plus haute, cette mois¬ sonneuse plus grave, ce laboureur plus fier, voilà les traits qui annoncent la majesté future de Rome et la maîtresse du monde. Telle langue monosyllabique, par exemple, celle de la Chine, s'est arrêtée à l'époque anté¬ rieure aux Aryens; elle marque aujourd'hui le premier moment de la société humaine. Telle population, munie encore de haches de silex, re¬ présente l'âge de la pierre. La plupart des popula¬ tions de l'intérieur de l'Afrique, armées encore d'épieux et de boucliers, sont demeurées au point d'arrêt de la période cle Méléagre ou d'Her¬ cule clans le crépuscle mythologique. Les Sénégaliens qui élèvent de petits temples aux vipères sacrées et aux flamants, sont restés au point de départ du peuple des Pharaons. Avec le culte des serpents et des ibis, ils ont gardé le premier trait de l'Afrique. Les Arabes nomades n'ont pu dépasser le monde patriarcal d'Abraham dont ils sont les ana¬ logues et les représentants. Lorsque Cook abordait dans les îles de l'Océanie, que trouvait-il? L'époque encore vivante des Phéaciens de l'Odyssée à Otahiti, et les Leslrigons 258 LA CRÉATION d'Ulysse dans les mornes de la Terre de Feu. Fer- nand Gortès, en arrivant au Mexique, y retrouva l'âge vivant d'Agamemnon dans Montézuma, et l'État embryonnaire d'Argos et de Mycènes dans Mexico. Qu'est-ce en soi que l'islamisme moderne? L'époque de Moïse que les musulmans n'ont pu dépasser et qu'ils éternisent. Toute une race d'hommes éblouis encore par le buisson ardent de l'Horeb. Cette illumination, réfléchie par le Coran, les a empêchés longtemps de rien voir, de rien en¬ tendre de ce qui se passe autour d'eux dans le monde nouveau. Que font les Anglais dans l'Inde? Ils retrouvent l'embryon de l'humanité dans sa première forme de caste, telle qu'elle existait à l'époque védique. Chaque période du passé a laissé ainsi son re¬ présentant vivant dans la société humaine. La Russie de nos jours, c'est l'Europe du xve siècle, modelée sur le type du khan mongol. Hier encore l'aristocratie de Berne s'était ar¬ rêtée dans les formes de la vieille aristocratie du Latium. Niebuhr retrouvait dans Berne un ana¬ logue de la Rome des décemvirs. L'époque des clans se retrouvait dernièrement comme une espèce demi-perdue chez les Circas- siens, les Albanais, les Écossais. Quant au moyen âge, en combien de formes ne LIVRE ONZIÈME 259 s'était-il pas perpétué jusqu'à nos jours? Il vivait encore en Espagne et même en France au siècle dernier. Ce qui fait l'intérêt historique de la papauté, c'est qu'elle conserve encore vivant, comme dans une arche de Noé, le type social le plus éloigné de nous, la théocratie, qui sans cela existerait à peine dans la mémoire des hommes. Il est donc vrai que la diversité des sociétés humaines n'est pas autre chose que la diversité des époques dans la vie de cet embryon qui croît toujours, sans s'arrêter jamais, et dont le genre humain est en travail. Le poisson reste poisson parce qu'il n'a pu dépasser cette ère de la vie universelle et se faire reptile. Thèbes est restée Thèbes parce qu'elle n'a pu se faire Athènes ou Rome. Au fond, le principe est identique. Ce qui forme l'espèce est ce que les natura¬ listes appellent le point d'arrêt dans le dévelop¬ pement du germe embryonnaire. Je retrouve la même loi dans le monde civil, sous d'autres noms. Là aussi, les organisations ne sont pas autre chose qu'une certaine période de la vie et comme un certain témoin qui se fixe sur la route du temps. De là tous les efforts que font les sociétés pour arrêter le temps et l'empêcher de couler. Elles voudraient se ressembler toujours, parce qu'elles 260 la création sentent qu'en changeant, elles s'échappent à elles-mêmes. Comme chaque espèce voudrait rester fixe, il y a aussi, clans chaque société , une .force de durée qui résiste aux transformations. Quand il faut céder et changer, il sort des sociétés un cri de détresse. On en a vu rester pendant des milliers d'années en proie à des souffrances into¬ lérables plutôt que de se détacher de cette forme du temps qu'elles représentaient. Qui n'eût cru au temps d'Hérodote que l'Egypte était une espèce fixe et immuable ? Mieux examinée, on a vu que l'Égypte même a eu ses variations; elle a changé d'humeur. Tel dieu qu'elle avait commencé par adorer, elle a fini par le maudire. Elle avait élevé des statues à Typhon, dans la dix-huitième dynastie ; elle les a brisées dans la vingtième. De son dieu préféré, elle a fait un mauvais démon. L'apparente immobilité de ses temples nous abusait. En les connaissant mieux, nous décou¬ vrons des changements, des révolutions qui nous avaient échappé. Éternité métamorphique comme le rocher lui-même. Concluons que la loi entrevue par les natura¬ listes trouvé sa confirmation dans le monde civil. Le parallélisme entre le développement du germe dans l'individu et le développement de l'univers organisé peut se suivre en traits LIVRE ONZIÈME 261 frappants sur le front des peuples et des États. L'histoire aussi n'est rien autre chose que le spectacle de ces formes organisées qui s'arrêtent, se fixent et se pétrifient, l'une après l'autre, sur le chemin du temps. II. '15. 362 LA CRÉATION CHAPITRE IX lois d'alternance et de régression. un principe nouveau de critique historique. Une loi d'alternance (1) fait que deux végé¬ tations différentes se succèdent alternativement dans le même lieu. Telle prairie produit tour à tour d'elle-même des légumineuses et des grami¬ nées; tel arbre qui couvrait la terre et régnait sans partage cède à un autre d'une autre espèce qui lui cédera plus tard. Il y a des forêts qui, à certains intervalles, changent entièrement leur essence (2); composées de chênes, elles se peu¬ plent de hêtres ; réciproquement , les hêtres font place aux chênes. Quelque chose de semblable se passe chez les peuples qui sont en proie à des esprits divers. (!) Alphonse de Candolle. Géographie botanique. « Ce sont des espèces de haute futaie qui succèdent naturellement, sans cause apparente, les unes aux autres. Toutes les plantes so¬ ciales sont probablement soumises à cette loi. » P. 472, 473 et 1066. (2) Cf. Lubbock, tr. par E. Barbier. L'homme avant l'histoire, p. 234, 235. LIVRE ONZIÈME 263 L'un succède à l'autre, à certains intervalles, sans qu'on puisse en dire la raison. Dans la forêt de l'histoire grecque, l'esprit ionien et l'esprit dorien ; à Rome, le génie du Latium et le génie de l'Italie, se remplacent alternativement l'un l'autre, comme le hêtre et le chêne. En Angleterre, au xvie siècle, l'esprit saxon supplante l'esprit normand; en France, l'esprit gaulois supplante le latin. Plus tard, il arrive le contraire. Au xvnc siècle, le latin extirpe, en France, le gaulois ; en Angleterre, l'anglo- saxon. Ainsi des esprits alternent dans le même peuple, comme les essences de végétation ou les espèces de plantes sociales dans la même forêt. Les naturalistes n'ont pas encore trouvé la vraie cause de ces révolutions végétales (1). C'est peut- être aux historiens des révolutions civiles à la découvrir. Examinons. Telle nation renferme , dans son passé le plus lointain, des germes qui sont restés enfouis, des (1) ce Los espèces qui abondent et qui excluent les autres dans certaines localités et à certaines époques, deviennent rares, soit par le changement de quelque cause, soit par la ro¬ tation naturelle, dont le principe n'est pas certain, mais dont les effets sont évidents. » Al. de Candolle. Geog. Dotan., p. 472. 264 la création semences d'un âge antérieur qui n'ont pu éclore en leur temps. Une autre époque arrive; les ger¬ mes ensevelis sortent de terre ; ils s'épanouissent sous un souffle inattendu. D'autres fois les germes nouveaux viennent d'un peuple voisin qui fleurit et jette au loin ses semences. Une nation change alors d'essence parce qu'elle reçoit du dehors une essence étran¬ gère. N'est-ce pas l'équivalent de la succession et de l'alternance des générations dans les plantes sociales (1)? Les graines des bois résineux, ou des chênes, ou des hêtres, ont longtemps dormi sous la terre. Le jour vient où elles s'épanouissent et dominent à leur tour, soit qu'elles sortent du sol natal, soit qu'elles aient été apportées d'une contrée voisine. La même forêt se couronne ainsi de feuillages tout différents. Quelquefois elle retourne à la vé¬ gétation primordiale en revenant du chêne au sapin (2). J'ai vu aussi la même nation se cou¬ ronner tour à tour de générations humaines, non- (1) « SI une alternance naturelle se manifeste, après plusieurs siècles, pour certaines espèces, et sur une étendue un peu con¬ sidérable dans certains pays, elle devient une loi géologique. » Al. de Candolle. Géog. Botan., p. 473. (2) M. Al. de Candolle cite le docteur Unger, sur les alter¬ nances séculaires des arbres forestiers en Allemagne et dans le nord-ouest de l'Europe, Géog. Botan., p. 1066. LIVRE ONZIÈME 265 seulement différentes, mais ennemies ; autres ra¬ cines, autres fruits, autre essence ; quelques-unes retournaient jusqu'aux ombrages qu'elles avaient quittés depuis des siècles. 11 y a des peuples qui semblent appartenir à des règnes absolument différents, dans leur en¬ fance ou dans leur maturité. Vous diriez qu'ils changent d'espèce ou plutôt qu'ils passent d'un règne à l'autre. Voici un être étrange qui tapisse le fond des plus anciens océans. C'est le crinoïde. Est-ce une plante, est-ce un animal? Tout fait penser que c'est une plante, car elle a une racine; elle est attachée, enracinée au rocher silurien par une longue tige. Au sommet de cette tige, elle s'ouvre en un large calice cupuliforme à cinq pé¬ tales. C'est donc une fleur. Oui, en effet, c'en est une en forme de lys dans son premier âge. Elle s'épanouit comme dans son Eden, au fond des tièdes mers du monde naissant. Mais devenue adulte, la fleur se fait animal; elle se détache de sa tige et s'en va libre¬ ment où il lui plaît. Voilà la vie libre'entrée dans le monde ; le règne animal a succédé au règne végétal. La Grèce, dans son premier âge, liée à l'Orient comme par un pédoncule , et la Grèce adulte sont deux êtres presque aussi différents que le cri- 266 LA CRÉATION noïde attaché à sa tige et le crinoïde devenu libre et capable de se mouvoir. De là, que d'écrivains se sont mépris sur la nature des Grecs primitifs et en ont fait des Orientaux, des Égyptiens ! Héro¬ dote lui-même s'y trompait, comme les natura¬ listes qui, voyant le calice lié au rocher, l'ont pris pour une plante. De même que cette plante s'est mise à mar¬ cher, les dieux, les statues de l'époque de Dédale, jusque-là immobiles, les pieds pédonculés, sortent de leur gaine. Eux aussi sont libres, détachés de leur tige. C'est la différence d'avec les dieux indiens qui restent plantes. La- loi de régression vers le type primitif ou l'ancêtre commun se retrouve dans l'histoire hu¬ maine. Témoin les Français qui rappellent si souvent les Gaulois. Par combien de traits les Anglais remontent aux Anglo-Saxons, les Alle¬ mands de nos jours aux Germains ! Cela est vrai aussi des individus. Virgile, dans les Géorgiques, redevient le berger du Palatin. L'intervalle qui les sépare semble disparaître. Ne retrouvez-vous pas, à cer¬ taines pages, dans Bossuet, le druide, dans Byron, le pirate Scandinave des Eddas ? La beauté an¬ tique ne reparaît-elle pas à l'improviste dans Raphaël, la Vénus ne ressuscite-t-elle pas dans la Madone? Souvent dans le Christianisme vous LIVRE ONZIÈME 267 croyez revoir le Paganisme ; dans les Médicis, les Mécènes ; dans les Papes, les Aruspices. A cha¬ cun de ces moments, le fleuve humain remonte à sa source. Ce serait lâ tout un principe nouveau de critique littéraire et historique. 268 LA CRÉATION CHAPITRE X LA LOI DE SÉLECTION APPLIQUEE A L'HISTOIRE UNIVER¬ SELLE. QUE SONT LES PEUPLES ÉLUS. — BOS- SUET ET DARWIN. Dans un peuple se trouve un individu supérieur aux autres. Il arme sa nation d'un instrument, d'une pensée, quelquefois d'un mot qui manque aux nations voisines ; et voilà que la première les supplante, les absorbe, leur prend jusqu'à leur nom. D'une végétation luxuriante de tribus, une seule subsiste ; les autres disparaissent sans rien laisser dans la mémoire des hommes. N'est-ce pas là toute l'histoire des Romains? N'a-t-on pas vu une tribu de bergers du Palatin prendre tout à coup la place de celles qui l'entou¬ raient en Italie, les étouffer de son ombre, leur ôter jusqu'à leur langage, compter seule pour quelque chose dans l'univers ? Cette histoire est aussi celle des Arabes. Une multitude innombrable de tribus étaient semblables entre elles dans le désert. Le palmier n'était pas plus semblable au palmier. Vous n'auriez pu les LIVRE ONZIÈME 269 distinguer l'une de l'autre. Et voici soudain que l'une de ces tribus obscures se trouve armée d'une vertu particulière ; elle absorbe toutes les autres, elle les entraîne après soi. Elle rayonne de la Mecque sur le monde. Et pour ce changement qu'a-t-il fallu ? un homme ; un caractère parti¬ culier qui devient celui delà tribu, puis de la race. Tout s'abaisse devant elle, les choses, les hommes, les dieux. Qu'est-ce que cela, sinon la loi d'élection que Darwin vient de jeter avec tant de puissance dans la science de la nature ? Cette loi ne se montrait- elle pas dans l'histoire? N'était-elle pas, à vrai dire, le fond des événements? La lutte des peuples entre eux depuis l'origine des choses, qu'est-ce, sinon cette lutte pour l'existence, qui devient au¬ jourd'hui l'explication de tant de mystères dans les règnes végétal et animal ? Les petits États n'ont-ils pas lutté contre les grands, et ceux-ci entre eux, Jérusalem contre Babylone, l'Abyssinie contre l'Égypte, la Grèce contre la Perse, la Sabine contre Rome, comme les variétés de la même espèce, jusqu'à ce que la moins douée ait été absorbée ou supplantée par l'espèce supérieure ? La découverte d'un métal nouveau, le cuivre, le bronze, le fer, puis l'arc, l'épée, la phalange, la légion marquent autant d'époques diverses par 270 LA CRÉATION la supériorité d'un peuple sur un autre. La courte épée romaine, les longues flèches des Parthes, sont des supériorités analogues à celles du bec, des mandibules ou de la mâchoire, dans l'insecte, l'oiseau ou l'alligator. On juge par là à qui appar¬ tient le monde. Quand Bossuet montre ce petit peuple élu qui sort de sa tente, s'arme d'une pensée divine, s'élève, grandit par ses chutes et lègue au monde une vie nouvelle, que fait-il, sinon appliquer instinctive¬ ment la loi d'élection naturelle, dont le sens était, en apparence, si différent dans sa bouche? Jéru¬ salem était une variété de cette grande famille d'Etats orientaux marqués du type de la théocratie. Cette variété se trouve posséder une vertu qui manque aux autres : aussitôt le monde antique paraît converger vers Jérusalem. Même dans ses ruines, elle triomphe. Ainsi, lutte pour l'existence, loi d'élection natu¬ relle, ces principes éclatent dans l'histoire uni¬ verselle à chaque ligne. Quand cette loi était si visiblement écrite sur le front des empires (1), l'étonnant est qu'on ait tardé si longtemps à la reconnaître dans les règnes inférieurs. On aurait pu la rencontrer jusque dans l'histoire (1) C'est faute d'avoir observé l'histoire, que des naturalistes ont pu dire que l'homme a échappé à la sélection naturelle, Cf. Lubbock, L'Homme avant l'histoire, p. 491. Wallaoe, Revue anthropologique. Mai, 1864. LIVRE ONZIÈME 271 des langues. Les mots luttent entre eux pour se supplanter les uns les autres. Les plus robustes ou les plus faciles étouffent les plus faibles ou les plus maladroits; c'est pour cela que des familles de mots vieillissent et disparaissent dans une langue. Encore un exemple. Considérez la croissance de Byzance. Qu'était-elle dans l'antiquité ? La moindre des cités grecques, un fort, un village crénelé, rien de plus. Personne n'avait songé à elle tant qu'avait duré l'éclat des républiques hel¬ léniques. Elle était la plus obscure et la plus dénuée. Cependant, à un certain moment, un avantage auquel on ne songeait pas la distingue des autres; c'est sa position sur deux mers qui en fait le lien de deux mondes. Cet avantage est pour elle un organe nouveau qui lui permet d'étendre ses bras, comme des tentacules, au loin en Europe et en Asie. Supériorité incontestée sur ses rivales ; celles- ci ne peuvent soutenir la concurrence, elles lui cèdent de toutes parts. Athènes, Sparte, Thèbes, Messène, disparaissent comme une forme de végé¬ tation qui cède à une autre forme. Dans la disparition des petits États grecs, nous surprenons ici une véritable extinction d'espèces dans la faune et la flore historique. A leur place, reste une ville monstre, Byzance, organisme nou- 272 LA CRÉATION veau, mégalosaurien éclos d'un lézard, mammifère énorme né d'un imperceptible insectivore, géant sorti du nain, souche mère des grandes monarchies modernes. LIVRE DOUZIÈME L'ESPRIT DE CRÉATION DANS L'HOMME. CONCILIATION DE L'ORDRE MORAL ET DE L'ORDRE PHYSIQUE. CHAPITRE PREMIER COMMENT SE FORME UNE SCIENCE NOUVELLE Deux idées préconçues ont longtemps arrêté l'esprit humain, l'une que la nature vivante a commencé par des formes colossales, l'autre, que les organisations n'ont pas changé depuis les ori¬ gines du monde fossile au moins pour les êtres les plus élevés. Ces deux vues qui ont troublé les plus grands esprits, se sont trouvées fausses. Mais lors même que l'expérience parlait, les plus hautes intelligences refusaient de la croire; et, comme il arrive, les vieux systèmes duraient encore long¬ temps après que les faits les avaient réfutés. 274 LA CRÉATION Le premier pas fut de considérer les fossiles, comme un monceau de médailles frustes qu'il s'a¬ gissait de restaurer. Cuvier retouva l'effigie com¬ plète, il rendit à chacun son empreinte et son type. Miracle du génie qui suffit d'abord à la curiosité humaine. Second progrès. Les médailles ainsi restaurées, voici la question qui se présente. Elles n'ont pas été frappées toutes en même temps ; au con¬ traire, elles portent l'empreinte d'époques es¬ sentiellement différentes. D'où il suit qu'elles peuvent servir à dater les périodes géologiques, comme les médailles ordinaires les périodes de l'histoire civile. Dans ce qui semblait un chaos de pierre, voilà le moyen trouvé d'établir une chronologie, de recon¬ naître à l'effigie la jeunesse ou la vieillesse du monde. De ce moment, la critique historique est entrée dans la science des géologues. L'Art de vérifier les Dates n'a plus été seulement le privi¬ lège des annales humaines ; il est devenu le fond de l'histoire des révolutions du globe. De même que de nos jours on travaille à retrou¬ ver la succession des dynasties égyptiennes, as¬ syriennes, perses, on retrouve aussi, par un pro¬ cédé analogue, au moyen d'une inscription végétale ou animale, les dynasties perdues des époques siluriennes, permiennes ou jurassiques. On dé- LIVRE DOUZIÈME 275 chiffre les lignes principales de la Genèse nou¬ velle; c'est à quoi travaille heureusement l'esprit de nos jours. Voyez comment se forme sous vos yeux une science nouvelle. Ce spectacle en lui-même est peut-être aussi intéressant que l'objet dont elle s'occupe. Quelles nouvelles étranges se renvoient aujour¬ d'hui les savants d'un bout du monde à l'autre ! et quelles inductions inattendues ils en tirent ! On vient de découvrir un scarabée de bois dans l'époque du lias : preuve que les îles de l'époque secondaire étaient déjà couvertes de forêts. Voici une aile de mouche ou de fourmi ; elle a été trouvée dans un dépôt d'oolithe inférieure ; il y avait donc déjà un continent formé. Dans le carbonifère, un insecte d'eau douce, une libellule a été signalée. Témoin qu'un fleuve d'eau douce aboutissait à l'estuaire voisin. Au milieu de la Suisse, à Olten, on annonce la découverte d'une feuille de cycadée sur un banc de corail. Concluez que la terre ferme s'exhaus¬ sait déjà au-dessus de la mer helvétique, et que la Suisse se couronnait cles arbres du Chili. D'Amérique, d'Angleterre, du Wurtemberg, la nouvelle se confirme que les fouilles ont mis au jour les dents d'un petit mammifère de la famille des rongeurs, dans le jurassique inférieur ; la 276 LA CRÉATION nouvelle est grave. Elle atteste que l'ordre des mammifères existait à cet âge reculé du monde. Un papillon nocturne s'est montré, en Bavière, à Solenhofen, dans l'oolithe. C'est le premier qui ait paru dans la création. Il y avait donc alors des plantes florales dont ce papillon buvait le nectar? mais quelles fleurs ? Nous surprenons ici l'esprit liumain à la re¬ cherche d'un monde nouveau. Le fait le plus petit a pour lui une importance énorme. Laissez-le s'é¬ lancer. Sur l'aile d'une libellule, il va d'inductions en inductions qui enveloppent peu à peu l'univers. Cela ressemble au journal de Christophe Colomb, sur la caravelle amirale, naviguant à la recherche de l'Amérique. Une herbe flottante (1), une mousse, un tronc d'arbre qui vient battre la proue de la Pinta, un oiseau qui rase au loin l'océan inconnu ; qu'est- ce que cela? Rien, les messagers d'un monde (2). (1) V. mon histoire des Révolutions d'Italie. Le Nouveau Monde, p. 344. (2) V. Oswald Heer. Die Urwelt der Schweitz, p. 464. Dans cet ouvrage capital, les détails les plus minutieux s'ac¬ cordent avec les vues les plus hautes. M. Heer ne croit pas que l'imagination soit inconciliable avec la science. Tout au contraire, il s'en fait un instrument de précision. Au milieu de ses chapitres d'entomologie fossile, éclatent des odes en vers, dont je traduis seulement les strophes suivantes : * Si nous nous penchons sur le gouffre et si nous regardons dans l'ancien royaume des ombres, nous voyons, au lieu de spectres, se dresser des êtres qui ressemblent à ceux d'aujour¬ d'hui. Ce ne sont plus les épouvantements de Pluton, ni les LIVRE DOUZIÈME 277 Voyons maintenant ce que ce monde nous ap¬ prend sur nous-mêmes. sphinx, ni les harpies, ni les chimères qui vomissaient les flammes dans la fournaise et sur les tisons de l'enfer. « Non ! A travers les espaces tranquilles où l'on se repré¬ sente l'orcus, nous voyons des millions d'êtres rêver, plongés dans l'éternel sommeil. Jadis, ils ont joui du monde sous la tente bleue du ciel. « Maintenant, scellés dans le rocher, ils habitent le noir monde souterrain. » 16 278 LA CRÉATION CHAPITRE II NOUVELLE CONCEPTION DE L'ÀRT, FONDÉE SUR LA CONCEPTION NOUVELLE DE LA NATURE. Qu'est-ce que l'art ? songez à ce que ce mot contient. Entre tous les êtres que la terre renferme, j'en rencontre un, l'homme, qui se fait à lui-même une image sculpturale des créatures qui frappent ses regards. Chose étrange, ces images ne sont pas la repro¬ duction simple des formes existantes. Il ajoute, il retranche, il corrige, il refait ce qui est Quoi donc! est-ce que la nature ne lui semble pas achevée? est-ce qu'il conçoit quelque chose de supérieur ? Orgueil, démence, génie, quel nom donnerai-jeà cet instinct ? Refaire les créatures les plus accomplies ! Est-ce donc qu'il veut continuer le travail cle la nature? Oui, c'est là justement ce qu'if veut. 11 entre¬ prend de continuer à lui seul cet édifice de vie dont les fondements sont cachés clans les entrailles du globe et les étages successifs des etres infé¬ rieurs. Est-ce que la force qui a fait surgir les LIVRE DOUZIÈME 279 flores et les faunes successives s'est concentrée dans son sein? Apparemment; elle le tourmente, et que fait-il ? il prend les œuvres de la nature comme des ébauches, et il ose les achever. Sans doute, il ne peut donner l'être à de nou¬ velles créatures vivantes, inconnues. Mais il les pétrit dans l'argile, il les taille dans la pierre, il les évoque sur la toile. Quelle étrange fureur le possède ! il voudrait, dans sa vie rapide, s'ap¬ proprier d'avance l'œuvre mystérieuse et la forme des siècles à venir. Sous les êtres actuels, il pressent des êtres plus élevés, plus complets, que l'avenir porte dans ses flancs ; ne pouvant leur donner la vie, il en trace du moins la figure élémentaire, prophétique, telle qu'elle est déposée en germe, au fond de son esprit. Que sont la Vénus de Milo, le Jupiter de Phi¬ dias, les fresques de Michel-Ange et de Raphaël, sinon un grand élan de l'esprit humain, au devant d'êtres qui n'existent pas encore, qui peut-être n'existeront jamais et qui pourtant sont dans le développement des mondes organisés? L'homme est impatient d'entrer dans le plan des formes fu¬ tures. Il en prend d'avance possession par l'art. Qui a le plus de génie se rapproche le plus de la réali¬ sation du développement possible des êtres, par de là les organisations actuelles. Si la progression 280 LA CRÉATION cles êtres devait un jour continuer, si la nature voulait ajouter quelques traits aux types actuels, le changement se ferait dans le sens des orga¬ nisations entrevues par Phidias, Michel-Ange et Raphaël. Concluons donc que l'art est le pressentiment des formes supérieures qui dorment encore dans le sein des choses actuelles. Je veux comparer les oeuvres fossiles de la na¬ ture et des sculptures de l'art humain. Les unes et les autres sont de pierre. Mais les premières ont eu leur vie réelle ; les secondes ont toujours été ce qu'elles sont aujourd'hui, inanimées. La ressemblance entre elles, c'est qu'elles repré¬ sentent toutes des formes étrangères au monde actuel, les unes au-dessous, les autres au-dessus des types que nous connaissons. Qu'est-ce à dire, encore une fois, sinon que l'homme par l'art, cherche, à son insu, à se placer d'avance dans le plan des oeuvres futures de la nature, à le pénétrer, à le pressentir, le réaliser? Et il essaie cela non-seulement par la sculpture et la peinture, mais aussi par la parole et la musique. Il sent qu'il n'est pas le dernier mot des choses ; il tente de presser le dénoûment, de déchirer le rideau. Tout son art n'est que la vision d'une créa¬ ture qui perce d'avance les mystères des êtres encore enveloppés dans les êtres actuels. LIVRE DOUZIÈME 281 Chaque forme sociale, comme chaque être, con¬ tient en soi le principe d'une forme plus haute, d'un être plus achevé qui y est renfermé ainsi qu'un âge géologique dans l'âge qui le précède. Phidias, Michel-Ange, Raphaël, vous font voir, en idée, ce que contient le développement possible du type humain dans la progression de la nature et de l'homme. De cette nouvelle conception, je pourrais tirer toute une théorie nouvelle des arts. Si l'artiste s'en tient à reproduire les formes actuelles, sans aucune modification, il ne se place pas dans le plan vivant de la nature; son œuvre est morte, Si, au contraire, il imagine des formes capri¬ cieuses, sans rapport avec le réel, c'est pis en¬ core. Comme la nature ne modifie son œuvre que par des transitions insensibles, le véritable artiste est celui qui, tout en restant homme, vous transporte clans un règne humain supérieur. Vous êtes encore sur la terre, déjà il vous fait toucher le dieu. Un autre ordre naîtra, et vous le voyez dans la pierre ou sur la toile, avant qu'il soit. Voilà le prodige de l'art. II. 10. 282 LA CRÉATION CHAPITRE III PREMIÈRE ALVÉOLE DE L'ART HUMAIN. DU RHYTHME DANS LA NATURE ET DANS L'HOMME. MUSIQUE. —POÉSIE. — LE DIEU DANS L'HOMME. Que fait le musicien de génie? Toute son œuvre est d'abord renfermée, comme en un point vivant, dans un germe animé, dans un groupe de sons, une mélodie qu'il appelle un motif. Sans s'expli¬ quer où il l'a trouvé, il s'en saisit. Il le fait d'a¬ bord apparaître dans sa simplicité originale ; puis il le déroule, il le renouvelle sans le changer, en le faisant passer par tous les timbres, cordes, bois, métal, voix humaine; en sorte que, sur un même type, il crée une foule de formes diverses. Il en remplit l'oreille, il en tire tout un monde d'harmonie ; et c'est seulement quand ce type a achevé de produire ses formes, qu'un homme tel que Mozart, Beethoven, passe à un autre .motif pour le dérouler de même en une succession de formes mélodiques qui s'engendrent les unes les autres. N'est-ce pas là aussi la marche de la nature LIVRE DOUZIÈME 283 créatrice ? Ne passe-t-elle pas aussi, de motif en motif, tirant de chacun d'eux tout ce qu'il ren¬ ferme de vie, de formes, d'accords organiques? Ne déroule-t-elle pas ses œuvres, comme un monde harmonieux où chaque note est un être vivant qui en appelle, en suscite une série indé¬ finie ? Avec le même type ou le même motif, qu'elle répète sur des timbres différents, qu'elle confie à des instruments différents, minéral, végétal, ani¬ mal, homme, ne produit-elle pas des variétés iné¬ puisables d'êtres, déformés, de mouvements, d'or¬ ganes ? La succession des êtres n'est-elle pas ce que les modulations sont dans l'œuvre du compo¬ siteur? La nature module les êtres, comme le musicien module les sons. Assurément, le musicien qui vient de produire une œuvre immortelle, ne se doute pas qu'il a obéi au même esprit de création que la nature en déroulant les âges successifs du monde organisé. Il croit n'avoir obéi qu'à un instinct particulier. Pourtant, quand il fait, avec quelques notes, une œuvre multiple, inépuisable impérissable, je ne doute pas qu'il a suivi la même méthode que la nature créatrice dans la succession harmonieuse des êtres. Où a-t-il trouvé cette loi? il ne sait; elle est là, dit-il, en se frappant le front. Non, il se 284 LA CRÉATION trompe. Elle est le principe des choses vivantes. Elle donne son rhythme non pas seulement au musicien, mais à tout l'univers vivant : voilà l'harmonie des sphères qu'entendait Pythagore. Si vous pouviez interroger les plus grands poètes, sur l'origine de leurs poèmes, ils ré¬ pondraient que le premier élément fut un point initial imperceptible, un nom, moins encore. On verrait dans quelle étroite alvéole, dans quelle in¬ visible cellule a été renfermée d'abord la création immense, qui fut plus tard l'Iliade, l'Odyssée, la Comédie divine, Hamlet ou Faust. « Lois éternelles d'où les nôtres sont dérivées, » dit Bossuet. Et quelles sont ces lois éternelles? Ne sont-ce pas celles qui ont présidé au déve¬ loppement de la vie, avant que nous fussions? Elles nous ont précédés, elles nous régissent, elles nous survivront. On les cherchait dans les nues ; les voici écrites dans le livre de vie, qui vient de s'ouvrir à nous dans les entrailles du globe. Génie, création, invention du poète, quand pour les expliquer, vous avez constaté les mi¬ lieux, les circonstances, les ancêtres, les ali¬ ments bons ou mauvais (1), vous n'avez rien fait encore ; il ne manque plus que cette mer- (1) L'exemple de Buokle est navrant. Il a voulu déduire de l'économie politique toute l'histoire humaine; à la fin de son LIVRE DOUZIÈME 285 veille d'une personne qui s'appelle Homère, Dante, Shakespeare. ouvrage, il reconnaît que cela est impossible et que son travail est vain. Quel accent de désespoir! Il en est mort. Histoire de la civilisation en Angleterre. Voyez les dernières pages. 286 LA CRÉATION CHAPITRE IV COMMENT L'HOMME, PAR L'ART, CHANGE L'ANIMAL. Tout être nouveau, en apparaissant sur la terre, a changé les conditions des êtres déjà existants. Quand les polypiers et les mollusques ont apparu, les spongiaires se mirent à ronger leurs coquilles et leurs constructions. De là, que de nouveaux genres de vie chez les invi¬ sibles ! Le premier quadrupède carnassier qui se montra et chercha une proie, jeta l'épouvante chez les herbivores. Il les obligea de chercher leur salut dans la fuite et de se faire des pieds plus rapides. Peut-être le reptile fut-il cause que le premier oiseau déploya ses ailes pour lui échapper. Passons à l'homme. Comptez les changements qu'il a imposés aux animaux domestiques dont il a fait ses compagnons. Il les a maniés comme l'argile, il a allongé ou raccourci à son gré leurs corps et leurs membres, il les a peints d'autres couleurs. Il ôte ou rend des cornes au bœuf, au LIVRE DOUZIÈME 287 bélier ; il donne au chameau deux bosses et des pieds palmés à son chien en le faisant vivre dans l'eau; il fait des monstres de grandeur ou de petitesse ; il accroît ou diminue le bec, l'aile, les vertèbres du pigeon ; il fait au ramier une queue d'hirondelle (1). Caprices, dites-vous ! Heureusement, ils ne sauraient durer. Dites mieux : l'homme fait des êtres de fan¬ taisie; et ces êtres subsistent de génération en génération, comme s'ils avaient reçu le sceau de l'éternité. Il ne grave pas seulement sur le marbre et l'airain, ses goûts, ses idées, ses vo¬ lontés ; il les grave aussi dans la chair et le sang des êtres vivants ; et ses fantaisies se changent en lois. La nature s'y soumet ; car elles se propagent de l'individu à la race entière, selon le bon plaisir de l'homme. Même ses manies les plus futiles, ses modes, presque ses ridicules, s'impriment héré¬ ditairement sur les animaux qu'il façonne à son image, tel que le pigeon à jabot, le coq huppé. Demi-dieu qui crée, non pas, il est vrai, des ordres ou des genres, mais assurément des races, peut- être des commencements d'espèces. Quant aux animaux auxquels il a déclaré (1) Charles Darwin. De la variation des animaux et des plantes. Trad. par Moulinié. T. I, p. 163. 288 LA CRÉATION la guerre, ils les proscrit en des régions chaque jour plus étroites. Déjà (1) on prévoit le temps où toutes les bêtes de proie, toutes les plantes véné¬ neuses auront disparu devant lui. L'Eden que l'on cherche dans le passé s'ouvre dans l'avenir. (1) Lubbock. L'Homme avant l'histoire, p. 495. LIVRE DOUZIÈME 289 CHAPITRE V CONFIRMATION DES VÉRITÉS MORALES ET PHILOSO¬ PHIQUES. — MOYEN DE JUGER DES DÉCOUVERTES PAR LEUR PARALLÉLISME AVEC LES RÈGNES DE LA NATURE. Si Descartes, Leibnitz avaient eu quelque connaissance de ces âges successifs de la nature vivante, assurément leurs vues en eussent été profondément modifiées. Ils auraient fait en¬ trer ces époques dans leurs systèmes. En voyant le monde se continuer sous leurs yeux, étage par étage, ils auraient eux-mêmes construit, sur un plan analogue, l'édifice de leurs philo¬ sophas. Que n'eussent pas enseigné les travaux pa¬ tients, presque éternels des imperceptibles, les bryozoaires, les foraminifères, les nummulites, à l'auteur des Méditations ou à celui de la Théo- dicée ! Ces points vivants qui engendrent perpé¬ tuellement des lignes et des surfaces continen¬ tales eussent ajoutéune géométrie vivante aux mathématiques abstraites. LA CRÉATION, II. 17 290 LA CRÉATION Il a manqué à Spinoza, à Pascal, de voir à l'œuvre l'infîniment petit clans la cellule du rhizo- pode, de l'infusoire. Ce ciron que Pascal a aperçu ou plutôt deviné aux confins du néant n'eût pas été pour lui seulement un raccourci d'atome ; il eût pu en raconter les histoires et les actions. Car il eût vu cet invisible élever, mieux que les titans, Ossa sur CEta, construire sans se lasser les blocs des pyramides d'Egypte, bâtir de sa substance les degrés de l'Himalaya, où s'assiéront plus tard, dès leur naissance, les grands dieux védiques de Ca¬ chemire et du Bengale. Leibnitz pressentait que clans l'univers la partie représente le tout. Quelle confirmation lui eût of¬ fert le monde, s'il eût pu, comme nous, voir l'ar¬ chitecture successive des continents se réfléchir dans la constitution des êtres organisés ! Sans doute, l'apparition d'une espèce nouvelle n'eût été pour lui que le sceau du monde s'imprimant à une certaine époque sur la nature vivante. Ce qu'il y a de vrai dans sa philosophie, eût été ainsi dé¬ montré par l'avènement des êtres qui portent en eux l'empreinte d'un certain état de l'univers. Il n'eût pu expliquer comment cette empreinte a été tirée; mais il aurait vu les espèces se succéder conformément à l'image changeante du monde. L'idée de l'harmonie à laquelle il s'était élevé par l'abstraction aurait nris un corps à ses yeux. LIVRE DOUZIÈME 291 Le reptile aurait été conforme à la nature insu¬ laire, le mammifère à la nature continentale ; l'homme aurait apparu comme l'expression vi¬ vante du monde entier. Ce qui n'était qu'une for¬ mule, un pressentiment, serait devenu une vérité na¬ turelle. Leibnitz l'eût suivie dans le détail ; et avec cette pensée tombée dans son esprit : « Que la partie représente le tout, » il eût pu reconstruire la nature entière depuis ses premiers âges, et retrouver dans le mollusque, dans le reptile, le mammifère et dans l'homme, la figure du tout changeant que nous appelons aujourd'hui l'his¬ toire de la terre. Il y a ainsi des pensées qui naissent dans l'es¬ prit des grands hommes et sont comme des pierres d'attente pour un édifice à venir. Elles manquent de soutien et l'on ne sait à quoi elles répondent ; elles semblent jetées témérairement, suspendues dans le vide. Mais que des faits nouveaux se révèlent au jour, tout ce qu'il y a de vrai dans ces pensées se manifeste en même temps ; l'édifice de l'esprit humain qui n'était que suspendu, interrompu, s'achève. Les grandes voûtes hardies qui pen¬ chaient sur l'abîme, rencontrent inopinément des colonnes d'airain qui surgissent de terre pour les soutenir et les éterniser. Je ne puis ici faire comparaître toutes les 292 LA CRÉATION grandes idées qui ont surgi dans l'esprit humain et rechercher comment elles se concilient avec cette histoire de la nature nouvellement décou¬ verte. Il me suffit d'avoir indiqué cette voie. Je suis convaincu qu'en y entrant davantage, on trouverait d'étonnants rapports entre ce qu'il y a de solide dans les conceptions des grands hommes et le secret du monde souterrain qui vient de se révéler au jour. C'est là une pierre de touche à laquelle il ferait beau soumettre les constructions des diverses philosophies qui se sont succédé dans le monde. L'idée de la progression et du développement des-choses serait entrée dans l'esprit humain, par la voie des sciences naturelles, sans attendre que Condorcet la tirât du spectacle et de l'expé¬ rience des choses humaines. LIVRE DOUZIÈME 293 CHAPITRE VI DE L INFINIMENT PETIT DANS L HOMME ET DANS LA NATURE L'homme est plein cle sentiments obscurs dont il n'a pas conscience. Mille fois j'en ai fait sur moi l'expérience décisive. Ma volonté avait chassé de mon esprit telle pensée, tel regret, tel souve¬ nir, au point de ne plus leur permettre aucun accès dans mon intérieur. Elle pouvait donc se croire maîtresse absolue du champ de bataille et se vanter de la victoire ; car il ne restait aucun vestige de lutte ni même de douleur. Les pensées que j'avais condamnées, les noms que j'avais effacés, les émotions que j'avais voulu proscrire, ne m'importunaient plus; il s'était fait un silence, un calme profond en moi-même. Ma volonté avait fermé la porte à tout un cortège d'im¬ pressions, de sentiments; ils avaient obéi, ils s'étaient retirés en silence. Par exemple, lorsque je résolus de ne pas ren¬ trer en France, à la première réquisition de l'amnistie, cette décision se prit sans combat. Je 294 LA CRÉATION renvoyai, je congédiai toutes les images atten¬ drissantes, qui sont renfermées dans l'idée de patrie ; et comme mon âme était parfaitement calme, je pus croire et je crus, en effet, que cette décision ne m'avait rien coûté. Car je ne ressen¬ tais aucune ombre de douleur qui ne fût étouffée sur-le-champ au premier ordre de la volonté. Il ne me serait donc resté que l'impression de sa toute-puissance, si pendant mon sommeil, la nature n'eût repris une sorte de revanche. Non pas qu'elle se permît les songes qui vont visiter la patrie absente ou perdue. Même les rêves cé¬ dèrent au commandement intérieur; ils n'osèrent désobéir, ils se dissipèrent. Une seule chose me fut impossible: ce fut d'em¬ pêcher que, pendant le sommeil, le cœur ne restât meurtri, sans que j'eusse ressenti aucune douleur; et cette blessure, dont je ne m'apercevais qu'au réveil, me prouvait que les pensées, les images, les regrets que j'avais crus anéantis, survivaient quelque part, et continuaient, à mon insu, leur travail dans une partie cachée de mon être qui m'échappait à moi-même. Par cette expérience et par d'autres du même genre, j'ai fini par reconnaître, avec certitude, que nous n'avons conscience que d'une partie de notre être moral. Nous régnons sur quelques points vi¬ sibles, sur quelques dehors plus apparents, sur LIVRE DOUZIÈME 295 quelques plages avancées de notre monde inté¬ rieur. Mais notre empire s'arrête à ces frontières ; il n'atteint pas les parties obscures et inconnues de nous-mêmes. Les pensées que nons reléguons ne nous obéis¬ sent qu'en apparence. Refoulées, elles se réfugient plus loin, dans le for intime de notre être; pour¬ suivies jusque-là, elles se retirent plus loin encore, dans je ne sais quelles fibres, où elles régnent sur nous malgré nous, à notre insu. Elles nous de¬ viennent imperceptibles comme les vibrations qui nous échappent par leur ténuité. Insaisissables, elles travaillent sans relâche et composent la trame de notre existence. Surtout, elles se dérobent à notre volonté ; elles nous régissent et nous ne pen¬ sons jamais à elles, tout occupés de l'apparent, du superficiel, en nous et hors de nous. Mystères qui nous enveloppent encore, je ne dis pas dans le ciel ou sur la terre, mais dans la moelle de nos os, dans nos fibres, dans nos nerfs. Il n'est pas besoin pour rencontrer l'inconnu de nous perdre dans la région des astres. Ici tout près de nous, en nous est l'insaisissable. Dans la physiologie, chaque nerf a son his¬ toire. On explique ainsi la volonté, c'est-à-dire, ce qu'il y a de plus actuel, par un état précédent, une sensation antérieure qui persiste comme sou¬ venir; il n'est pas distinct et je ne sais où il est 296 LA CRÉATION enfoui. Est-ce qu'il agit sans être perçu? Peut- être. La vie, en ce qu'elle a de plus spontané, ne serait donc qu'une série de réminiscences qui s'engendrent et se perpétuent l'une l'autre, vibra¬ tions d'une corde qui s'enchaînent dans une suite continue? Mais, véritablement, ne suis-je qu'une réminiscence sans objet, un écho sans voix ! Par delà ces échos qui remontent à l'infini, je discerne, j'entends clairement une voix qui est la mienne. Tout l'infini ne peut l'étouffer. De la même manière que le monde est fait, en grande partie, d'êtres imperceptibles qui cons¬ truisent les continents, pareillement l'homme est tout rempli de perceptions obscures, de sentiments inconscients qui sont le fond de son être et aux¬ quels il ne songe jamais. Aujourd'hui encore, il est comme un continent, un monde dont on n'a reconnu que les grèves, les falaises, quelques paysages côtiers et les promon¬ toires escarpés. Mais l'intérieur de ce monde, et dans cet intérieur, les formations successives, les dépôts séculaires, l'ouvrage accumulé des agents imperceptibles, voilà une terra incognita. J'ai tenté, dans cet inconnu, un voyage de décou¬ vertes. LIVRE DOUZIÈME 297 CHAPITRE VII LA LOI DU MÉLANGE DES RACES DANS L'HISTOIRE UNIVERSELLE. C'est une loi de la vie nouvellement aperçue, que les races des plantes et des animaux gagnent à être mêlées, croisées avec des races, des souches, des lignages différents. La plante gagne en gran¬ deur, l'oiseau en beauté, le mammifère en puis¬ sance, tous en fécondité. Au lieu que le même végétal, le même animal, s'ils ne s'allient à aucune des variétés de leur espèce, et seulement à des parents rapprochés, tendent l'un et l'autre à dimi¬ nuer, à se détériorer, sinon à s'éteindre. Ceci donne de grandes lumières sur les choses humaines ; car il est certain que les peuples qui ne se sont point mélangés, ont pu avoir une époque de floraison brillante. Mais cette époque a été courte. Ceux-là seulement ont parcouru une vaste carrière, à travers des temps différents, qui se sont mélangés à d'autres peuples de même race, soit par la guerre, soit par la paix, soit par la fu¬ sion de deux cités en une seule, soit au moins par 298 LA CRÉATION l'alliance intime de populations diverses dans une même fédération. Par là se découvre une des causes de la sta¬ gnation des anciens empires orientaux. Les races ne s'y mélangeaient pas ; elles étaient superposées les unes aux autres, sans s'unir. Gela formait le monde des castes, où aucune race ni variété ne prêtait sa vie aux autres : toutes restant indéfini¬ ment étrangères ; nulle fusion, nul mariage, cha¬ cune ayant sa loi, sa langue, presque ses dieux. Les temps se suivaient sans amener aucun chan¬ gement apparent. L'Afrique entière versait en vain ses peuples dans l'Egypte, l'Asie dans l'Inde. Stérilité qui ressemblait à la mort. Le premier mélange des races se fît en Grèce ; aussi est-ce en Grèce que le mouvement de la vie semble commencer. Les Spartiates qui se tinrent le plus à l'écart, qui se mêlèrent le moins au reste de la famille hellénique eurent une époque splen- dide ; ce ne fut qu'un moment. Une fois le déclin commencé, on a peine à les reconnaître. L'isole¬ ment continuant pour eux, la décadence fut irré¬ vocable. Alexandre achève de détruire la Grèce que nous aimons. Mais il en allie les restes aux barbares de Macédoine et d'Orient. La plante dépouillée rever¬ dit; elle pousse de nouvelles branches, sinon aussi belles, du moins plus riches, plus opulentes, LIVRE DOUZIÈME 299 plus spacieuses que les précédentes, statura portentosa, ambitus vastissimus : ces caractères donnés par le naturaliste aux plantes croisées, sont aussi ceux qui spécifient le mieux l'ancienne Grèce de Thémistocle, croisée ou mariée par Alexandre avec la Grèce de Macédoine, d'Egypte et de Phrygie. Alliance d'où naquit, à la place du beau, le colossal. Gomment le monde romain a-t-il pu s'étendre et se perpétuer? Par une loi analogue. D'abord les patriciens et les plébéiens vivaient en face les uns des autres comme deux races ou deux variétés végétales ou animales. Gela compose les premiers temps de Rome. Plus tard, la vieille souche du Palatin se croise avec la race sabine. Les plébéiens, en obtenant le mariage avec les patriciens, sui¬ vent la loi même de la vie. Nouvelle époque pour Rome. Enfin, les races diverses de l'Italie entière finissent par être admises et par épouser la Rome ancienne et moyenne. La plante romaine qui s'a~ languissait reçoit une dernière forme. Elle ombrage le monde. Ambitus vastissimus. Quand des races humaines, trop éloignées, sont réunies et mariées forcément par la volonté, le caprice d'un conquérant et d'un maître, qu'arrive- t-il ? Précisément ce qui se passe, lorsque la fantaisie d'un horticulteur ou d'un éleveur unit des espèces végétales ou animales trou éloignées 300 LA CRÉATION l'une de l'autre. Il en résulte des hybrides qui, le plus souvent, ne peuvent se reproduire et dis¬ paraissent. Cambyse, Attila, Tamerlan, Gengis-Khan, en contraignant des races absolument étrangères, de s'épouser sous le glaive, qu'ont-ils fait? De grands empires hybrides qui se sont trouvés incapables de se propager et de durer au delà de deux géné¬ rations. J'en dis autant de l'empire de Gharlemagne, et à plus forte raison, de celui de Napoléon. Marier ensemble les Saxons et les Italiens, Moscou et Cadix, Hambourg et Rome, c'était sortir des con¬ ditions et des lois de la vie. L'empire hybride dura moins que l'empereur. N'oublions pas les Arabes de Mahomet. Ils parurent un moment marier l'une à l'autre toutes les races humaines de l'Indus à l'Euphrate, au Nil, au Guadalquivir, au Rhône. Mais ces épousailles des races sous le cimeterre ne produisirent qu'un empire hybride ; il tomba d'autant plus prompte- ment en Occident que l'union entre les races arabes et latines y fut toujours impossible. Aujourd'hui, ce qui achève la décadence des Arabes, c'est qu'ils ne peuvent et ne veulent s'allier à aucun des rameaux florissants des races humaines. Sans sortir d'une même espèce, vous parvenez quelquefois à former une plante monstrueuse, une LIVRE DOUZIÈME 301 fleur double que la nature ne produirait pas. Plus composée, elle ne vit qu'à force d'art, déguisant sa pauvreté réelle et ses infirmités, sous la magni¬ ficence et le luxe, d'ailleurs sans âme et sans parfum. Le Bas-Empire est une production de ce genre, sa beauté n'est que luxe et stérilité. Société double, il lui manque aussi le parfum qui s'exhale des sociétés premières. Ceci explique bien des choses autrement in¬ concevables, par exemple, pourquoi des races humaines qui ne se sont alliées à aucune autre, telles que la race juive, sont tombées prématurément dans la décrépitude ; pourquoi, après son contact avec ses congénères de Chaldée, à Babylone et à Ninive, cette même race juive, presque disparue, a eu une époque de renaissance et d'épanouisse¬ ment, où elle a reverdi ; pourquoi, n'ayant plus été mélangée depuis ce temps-là, elle a recommencé à s'éteindre, sans trouver une seule occasion de se réparer et de revivre. Ce n'est pas, comme onle répète, le seul dogme de la fatalité qui fait la ruine des Turcs d'Europe et d'Asie. La vraie cause est celle-ci : ils se sont séparés de leur souche native, éparse dans les steppes ; et il ne leur a servi de rien de tenir sous leur joug des races étrangères, la grecque et la latine, puisqu'ils n'ont pu s'unir à elles. C'est la même situation qui amène le dépérissement d'un 302 LA CRÉATION groupe végétal ou animal, lorsqu'il est séparé de ses congénères et que l'individu ne peut plus se retremper dans la race, ni la race dans l'es¬ pèce. Ce sujet m'entraînerait trop loin. Il faut me borner ici aux conséquences qui nous tiennent de plus près. Abrégeons : Première conséquence : ce que j'aperçois d'abord, c'est une lumière qui peut éclairer les peuples de nos jours sur un des points les plus importants de leur destinée. Tous sont entraînés à se rattacher étroitement à leur nationalité. Rien de mieux, assurément ; mais qu'ils y prennent garde ! Sous couleur de nationalité, il ne faudrait pas arracher de son sein toutes les variétés de race que le temps a rassemblées. On stériliserait l'arbre de vie au lieu de l'émonder. Où se rencontrent plusieurs variétés de races humaines, il n'est pas bon de les assujettir à une seule qui finit par étouffer les autres. D'où il suit que la confédération qui laisse subsister chaque variété est la forme sociale par excellence, telle qu'elle résulte aujourd'hui de l'universelle expé¬ rience des lois de la vie dans la nature et dans l'homme. C'est une richesse et non une pauvreté pour une nation, de contenir des variétés de l'espèce humaine, quand le temps les a mariées l'une avec LIVRE DOUZIÈME 303 l'autre. Ce serait désobéir aux lois de la vie que de vouloir séparer ce qu'il a uni. Qui doute que la race allemande par l'Alsace, l'armoricaine par la Bretagne, l'ibère par les Pyrénées, sans parler de la race latine par la Provence et par le Nord, ne soient toutes néces¬ saires à la richesse comme à la fécondité de cette fleur composée qu'on appelle la France? Qui doute que, si l'on séparait ces groupes divers sous pré¬ texte de les affranchir, ils ne seraient stérilisés et la plante-mère condamnée au dépérissement ? Toutes ensemble se fécondent l'une l'autre ; isolées, elles ne retrouveraient pas l'ancienne vigueur pre¬ mière ; elles décroîtraient. Ainsi s'éclaire la question aujourd'hui si obscure des nationalités. Ne tranchez pas dans le vif jusqu'à ôter la vie. Expérience. — Voulez-vous assister à une ex¬ périence (1) gigantesque où ces problèmes se décident pour tout un monde ? Regardez l'Amé¬ rique. La nature elle-même y travaille, sous vos yeux, à former un nouveau monde civil. Gomment s'y prend-elle ? Des points principaux du vieux monde arrivent des migrations annuelles et comme des représen- (1) J'ai montré une autre face de cette expérience dans mon ouvrage, La Révolution. T. III, p. 409. 304 LA. CRÉATION tants des variétés principales de l'espèce humaine. Les races allemandes, anglo-saxonnes y sont surtout en foule ; la race galiique y arrive par les Irlandais ; la race latine y est semée dans les anciennes colonies françaises. Ces souches diffé¬ rentes ne sont point étouffées par une seule. Au contraire, elles subsistent au moyen de la confédé¬ ration ; en sorte que, suivant la loi de vie que nous avons reconnue, les races épousent les races, les variétés épousent les variétés; d'où résultent une force d'accroissement, une fécondité sociale qui étonnent le monde. Comme personne n'agit en vertu d'un plan réfléchi, il semble que ce soit la nature seule qui fasse tout dans cet édifice d'un nouvel ordre social. En le construisant sous nos yeux, sur des fonde¬ ments gigantesques, en rassemblant, groupant ces cent millions d'hommes (chose inconnue jusqu'ici), elle nous montre ses propres lois, celles de la distribution . des êtres organisés, appliquées à l'origine, à la formation, à l'extension d'une grande société humaine. LIVRE DOUZIÈME 305 CHAPITRE VIII EXPLICATION D'UN VERS D'HOMÈRE PAR LA PALÉONTOLOGIE J'arrive à une vérité cruelle, odieuse, qu'il faudrait cacher sous la terre, si vous n'êtes décidé à en tirer les conséquences qu'elle renferme. Vous m'annoncez votre dernière découverte; tous les savants vous confirment. Je ne puis en douter; vous avez trouvé que la capacité matérielle du crâne humain diminue, de classe en classe, à mesure qu'augmentent l'ignorance, l'inertie de l'esprit,la captivité de l'intelligence, la misère. Le Français du moyen âge avait la tête physiquement plus étroite que le Français moderne. La même inégalité de cerveau se montrent dans les cime¬ tières des pauvres et dans les cimetières des riches (1). Voilà le dernier mot de la science. Tirez, je (1) L'ensemble des observations de Broca présente le résultat remarquable, que le crâne de la population parisienne a évi¬ demment augmenté de capacité dans le cours des siècles. Vogt. Leçons sur l'homme. 3" leçon, p. 113. 1865, Do Ferry. Discours de réception, p. 19, 1867. 306 LA CRÉATION vous prie, vous-même, la conséquence qu'elle porte avec elle. Il s'ensuit qu'imposer aux peuples l'inertie de l'intelligence, ou, ce qui revient au même, leur ôter la liberté, ce n'est pas seulement attenter à leur vie morale, à leur droit (chose sans doute peu importante !); c'est encore dégrader en eux les organes physiques des facultés qu'il ne leur est plus permis d'exercer. Ce n'est pas seulement étouffer l'âme; c'est ravaler le corps, mutiler le cerveau, rétrécir le crâne, faire reculer la nature humaine dans la série des êtres organisés. Réciproquement, les peuples qui s'abandonnent à un maître, ne livrent pas seulement leur esprit; ils livrent bien réellement leurs corps ; ils subissent le rapetissement du crâne, la dégénération des' lobes cérébraux. Us sont en toute vérité diminués de la tête, diminuti capitis, comme le disait de l'esclave le droit romain, par une singulière intui¬ tion de la vérité physiologique. J'ai moi-même montré ailleurs que le moyen âge italien avait eu un pressentiment de ce genre, quand il distinguait les hommes en deux classes, le peuple gras, le peuple maigre ; l'un qui déve¬ loppait ses organes, l'autre qui les laissait atro¬ phier. Qui eût pu mesurer la capacité crânienne des R.omains avant et après le césarisme, eût certai- LIVRE DOUZIÈME 307 nement trouvé une diminution des arcades fron¬ tales. Voilà pourquoi les peuples se ressemblent si peu à eux-mêmes avant ou après la servitude ; pour¬ quoi les mêmes paroles ne produisent plus du tout sur eux les mêmes effets ; pourquoi ils deviennent insensibles à ce qui les passionnait, ennemis de ce qu'ils aimaient, tiers de ce qu'ils méprisaient. On a beau essayer de leur parler la langue du juste ; elle n'entre plus dans leurs oreilles, et pourquoi? Je l'ai dit : ce n'est pas seulement leur âme qui a changé ; ce sont leurs organes. La tête, en se dé¬ formant, est devenue trop étroite pour donner accès à ces grandes divinités, justice, vérité, rai¬ son. Elles ne pourraient entrer qu'en pliant les genoux et s.e ravalant jusqu'à terre. Mais, chose étonnante, faite pour rendre l'es¬ poir aux désespérés ! Ces mêmes populations dont l'apathie et la misère servile ont aplati le cerveau, si elles sont jetées, par hasard, dans la liberté, y recouvrent leurs organes. La capacité frontale se retrouve après deux ou trois générations. C'est ce qui se voit dans les Irlandais deFlews, qu'un dernier instinct de salut a poussés à émigrer dans les États-Unis. Ils étaient arrivés, diminués de la tête, presque retombés dans le type austra¬ lien. Après deux générations, sur un sol libre, mieux, nourris sans doute et d'un meilleur pain, 308 LA CRÉATION mais aussi d'idées nouvelles, enveloppés, peut- être, malgré eux, de l'âme d'un grand [peuple, recueillis, comme les petits du sarigue,dans le sein de l'Amérique, ils y reçoivent une seconde nais¬ sance. Ils semblaient être retournés à l'âge de pierre ; ils redeviennent l'homme moderne. Et qui a fait ce prodige? La liberté. Ainsi, la question du despotisme a changé. La science impartiale a démontré deux choses : la première, qu'asservir un peuple, c'est le tuer ma¬ tériellement; la seconde, que consentir à être as¬ servi, c'est le suicide du corps et de l'âme. Ho¬ mère avait eu le pressentiment de cette vérité d'histoire naturelle, dans ces vers souvent cités : « Jupiter, à l'œil perçant, ôte la moitié de leur raison aux hommes qu'il fait esclaves (1). » La physiologie et l'anatomie ont confirmé le poète. Le despotisme n'est pas seulement la folie d'un maître, c'est le meurtre en grand. La servilité n'est pas seulement l'abaissement moral. C'est la mutilation physique de la race. Voyez donc combien les choses changent d'as- (1) Littéralement, « aux hommes qu'il a condamnés au jour- esclave. » yàp tè voou à7rapxîpsTai eOpuoita Zeùç 'AvSpwv, ouç àv S'è y.axà ûûumov 9;p.ap ë).Y)(Ti. Cf. Plat. De Lcg. vi, p. 301. LIVRE DOUZIÈME 309 pect. C'est la pensée active qui, dans le crâne hu¬ main, se creuse sa coupole. Lorsque la pensée dis¬ parait, le crâne s'abaisse ; il revient au type si¬ mien. La coupole s'effondre, le Dieu s'en va ; reste la bête au fond de l'antre. Quand on disait à l'homme que le despotisme extirpe l'âme, il en prenait cavalièrement son parti. Peut-être changera-t-il d'avis, quand il saura que le despotisme endommage en lui la boîte osseuse. 310 LA CRÉATION CHAPITRE IX QUELLE MORALE SE DÉDUIT DE LA CONNAISSANCE NOUVELLE DES LOIS DE LA NATURE. APERÇU D'UN NOUVEAU MONDE MORAL. — ORIGINE DU MAL. PEINTURE DE L'AME CRIMINELLE. LE MAL DANS L'INDIVIDU, DANS L'ESPÈCE. L'homme pourrait-il vivre sans art, sans poésie, sans morale, sans justice, sans conscience, sans raison? Pourquoi non? Il l'a pu, je l'ai vu ; et ce fut un grand bien pour moi. Autrement, j'eusse pu, comme tant d'autres, me mettre à l'adorer. J'ai vu un temps où la conscience humaine, était sinon morte, au moins ensevelie. J'ai cher¬ ché où et comment, dans cet évanouissement de l'âme, il serait encore possible d'orienter l'homme sur le plan universel de la nature ; car j'étais per¬ suadé que ce plan devait s'accorder avec les lois de l'esprit. Ne trouvant plus aucune lueur dans le cœur de l'homme, j'ai dû chercher dans les pierres cette âme que je ne découvrais plus en lui. Je me suis épris des rochers, à mesure que j'ai LIVRE DOUZIÈME 311 trouvé l'homme plus dur.Voilà l'origine de ce livre. Grand art, grande poésie, morale, justice, con¬ science, sont-ce là des espèces qui s'éteignent comme le dronte, le bouquetin des Alpes, l'aurochs de Lithuanie?Déjà les plus hautes cimes morales ont disparu (1); viendra-t-il un jour où toute élé¬ vation disparaîtra à son tour ? Il y a des change¬ ments qui sont, non pas une suspension de vie, mais un changement de tempérament dans l'es¬ pèce humaine. De tout ce que j'ai senti, éprouvé dans ma vie, ce qui m'a le plus étonné a été de voir avec quelle facilité les honnêtes gens acceptent les crimes con¬ sommés, dès qu'ils espèrent en profiter. Ils affec¬ tent d'abord de n'en rien savoir et ils les nient; bientôt ils leur trouvent tant d'excuses, tant de bons côtés, tant de louables intentions, qu'ils en font une vertu. S'ils finissent par les blâmer d'un air distrait, c'est qu'ils ont cessé d'en tirer avantage. Voilà ce que j'ai vu sur d'immenses proportions qui comprenaient l'espèce humaine, presque en¬ tière. Qu'est-ce donc que la conscience humaine? Je le sais maintenant. La conscience est plus fragile que nous ne pensions. Elle peut disparaître, pour (1) Écrit en 1867. 312 LA. CRÉATION un temps, d'un peuple, même de l'espèce humaine presque entière et ne survivre que dans quelques rares individus oubliés, ensevelis vivants. Elle n'est pas ce fait indomptable, cette colonne d'ai¬ rain que l'on imaginait. Bien souvent, c'est un roseau, moins encore si le vent se déchaîne. De là, cet échafaudage de religions, de systèmes, de codes ; coïitreforts amassés pour soutenir ce brin d'herbe ; bien souvent ils l'écrasent. En tout cas, c'est une plante cultivée; si la cul¬ ture manque, l'homme retourne à l'état sauvage; il produit des fruits barbares, empoisonnés pour celui qui s'en contente. L'animal aussi a sa conscience. Si un chien a dérobé, si un cheval ou un bœuf a manqué à sa tâche accoutumée, et si vous les châtiez, ils ac¬ ceptent le châtiment; ils reconnaissent la vertu du fouet et de l'aiguillon ; c'est la justice établie entre eux et vous. Les frappez-vous sans cause, ils se révoltent. Dans cette échelle des êtres qui remplissent et mesurent les époques du monde, chacun d'eux reste conforme à lui-même. Chacun tient sa place dans le temps, sans usurper ni déroger. Le moin¬ dre bryozoaire, perdu dans l'abîme,a son caractère auquel il reste lidèle. C'est pour cela que chaque être peut être pris pour le représentant, non-seule¬ ment de son espèce,mais de l'univers contemporain. LIVRE DOUZIÈME 313 L'homme seul a la faculté de retourner en ar¬ rière, de tomber au-dessous de lui-même, de re¬ descendre les degrés qu'il avait franchis. Par là, il confond l'ordre universel, il dément le plan qui se découvre dans tout le reste. Il cesse d'être homme pour redevenir brute. Ce désordre, n'est- ce pas ce que nous appelons le mal ? Quand l'espèce humaine déroge, on peut dire qu'elle fait rebrousser la nature, qu'elle rentre dans le passé, qu'elle revient à certaines époques du monde, que le monde a dépassées. Le livre si bien ordonné des âges successifs où chaque date était exactement marquée par l'avènement des faunes et des flores est subitement brouillé par l'homme ; il en mêle les pages toutes les fois que sa conscience se trouble. De l'œuvre la plus ré¬ glée il fait un chaos. Chaque crime est un ana¬ chronisme sanglant. Supposez qu'à un certain jour, les espèces ac¬ tuelles se dénaturent, qu'elles tentent de rentrer dans les moules brisés, qu'au lieu de monter dans l'échelle de vie, elles essayent de descendre, que l'oiseau se mette à ramper, que le mammi¬ fère, las d'allaiter, prenne les mœurs de l'ovipare, que le quadrupède, dégoûté de la marche, renonce à ses pieds et aspire à se clouer immobile au rocher, ce serait la confusion dans la vie universelle. Chaque être entrerait en révolte ii. 18 '314 LA CRÉATION contre lui-même. Voilà le mal dans la nature. Mais l'homme seul est capable de ce genre de désobéissance. Lui seul peut, à certains moments, renoncer à son espèce pour se ravaler dans les es¬ pèces inférieures. Ceci nous fait toucher du doigt aujourd'hui, mieux qu'on ne le pouvait hier, com¬ ment le mal est un désordre dans le plan universel des êtres. Si les anciens moralistes eussent connu ces se¬ crets de la terre, s'il eussent vu les populations des différents âges du globe, se pousser l'une l'autre vers la condition actuelle, assurément ils en auraient tiré quelque, règle pour retenir l'homme à son rang et l'orienter au milieu du monde. Ils lui auraient dit: vois comme tous les êtres t'ont préparé, prophétisé, d'âge en âge. Reste àla place qui t'a élé assignée par le travail de la vie universelle depuis l'origine des choses. Le moindre coquillage a son caractère que le monde n'a pu briser ni entamer. Aie donc aussi le lien : fais que toi aussi, tu puisses fournir ta médaille, sans la laisser altérer ou fausser au contact des choses. Voici de fragiles animalcules qui ont su rester eux-mêmes à travers des millions de siècles, et résister sans fiée ir au poids des Alpes. Garde donc aussi, toi, ton caractère humain ; porte-le en LIVRE DOUZIÈME 315 toutes choses, comme cette ammonite ou cette be- lemnite est demeurée fidèle à elle-même et à son espèce. Les siècles des siècles n'ont pu lui ôter son empreinte ; et toi, tu laisses la tienne s'effacer au moindre souffle qui passe. Quand tu fais le mal, que fais-tu ? Sache-le, tu rentres dans les âges du monde où la conscience n'existait pas encore. Effort monstrueux, de ramener la nature vers des âges où elle ne veut pas rentrer. Les plus imperceptibles des êtres te résistent en cela. Chacun, sans déchoir, reste à son rang de bataille,, continue son œuvre, se plaît à son travail, s'élève vers la lumière. Même cet insecte laborieux que je viens de rencontrer ne se laisse pas convertir à retourner en arrière. Il veut laisser sa forme en¬ tière, telle qu'il l'a reçue, à sa postérité. Nul ne se renie ici-bas que toi-même. N'espère pas faire rebrousser le monde vers le temps où la conscience manquait au monde. L'homme, à l'origine de son histoire, n'est pas tombé d'un état supérieur ; c'est le contraire qui est vrai. Quand il déchoit, il retourne à l'état an¬ térieur d'où il s'était élevé. Il sort de l'humanité ; il rentre dans l'animalité du monde tertiaire, par une sorte de régression, vers des ancêtres sans postérité. La vieille nature gronde toujours au fond de la 316 la création nature humaine; si l'homme ne fait effort pour se tenir à son rang, il retourne parmi les êtres in¬ férieurs qui l'ont précédé, et du milieu desquels il a surgi. Déchéance, mésalliance avec un monde dont la nature vivante ne veut plus. Il retombe dans ces cercles souterrains du passé, bons en leurs temps, exécrables dans le nôtre, s'ils ten¬ taient de renaître. L'homme criminel essaye de les ramener. Il veut faire reculer le flot des choses. Sa chute n'est pas chose antique, elle est ac¬ tuelle, spontanée, volontaire. Par le crime, il se précipite du haut de la chaîne des êtres, au-des¬ sous du ver de terre. Toute la nature travaille obscurément à s'élever jusqu'à la conscience de l'homme de bien, faîte et couronnement de l'univers. Lors donc que l'homme se sépare de la conscience, il se précipite du som¬ met des êtres. Voilà la chute. S'il rentre dans la classe des êtres sans mé¬ moire, s'il prend l'âme de l'hydre ou du chat de caverne, il sort des conditions de l'univers actuel; il en renverse la loi ; il fait le mal. Ainsi l'homme criminel offense tous les êtres; il découronne l'univers, il décapite l'œuvre des siècles ; la terre en gémit. Quelle avidité de proie, quelle cruauté ! Quelles embuscades tendues de tous côtés ! Quels plis et quels replis pour étouffer le plus faible ! LIVRE DOUZIÈME 317 De qui parlez-vous ? est-ce de'l'homme ou de l'animal ? De l'homme. Tout cela eût été bien, dans le temps où ré¬ gnaient les reptiles. Cette âme de colère eût été à sa place. On eût dit: Cette gueule endentée et sanglante, voilà le chef-d'œuvre de la nature. Mais, aujourd'hui, dans le cœur de l'homme, cela s'appelle crime, péché, chute. Et quelle chute, que de tomber en un clin d'œil, de la culture ac¬ tuelle, dans la région morale des reptiles grouillant de l'époque secondaire ! « Tu portes au dedans de toi le sanglier d'Éry- manthe, l'ours de caverne, le lion de Némée. Dompte-les (1). » J'ai fait quelquefois un effort d'imagination pour me placer, en esprit, dans la situation d'un crimi¬ nel vulgaire qui va accomplir son crime. Je n'y ai jamais réussi et je suis persuadé que celui qui prétend y avoir réussi se vante. Il y a dans l'âme criminelle, un désordre, un bouleversement, un vertige, un retour furieux vers un état perdu de la nature. Ni logique ni imagination ne suffisent à rétablir pour nous un moment semblable. Point de grand crime, sans un instant de folie. Ce n'est qu'un point si vous voulez. Mais ce point existe. Le criminel, aveuglé par son crime, a sa (1) Cf. Epiolète. ii. 18. 318 LA CRÉATION logique, son monde à part, qui ne sont ni notre logique ni notre monde ; il reprend des instincts qui sortent des conditions de notre existence actuelle. Il s'enfuit dans le passé, et croit s'y cacher. Mais le soleil qui nous éclaire le poursuit et le dénonce. Toute la nature actuelle s'écroule sous ses pas. Peu de gens savent être de leur temps. Il y a toujours quelque partie de nous-mêmes engagée et empêtrée dans les âges antérieurs. Tel vit au milieu de nous qui n'a pas dépassé le moyen âge. J'en connais qui datent des Mérovingiens. Aveu¬ glément criminels, quelques-uns sont demeurés au degré des sauvages ; il ne leur manque, pour en être tout à fait, que des dieux cannibales. Dans le petit nombre qui sont de leur époque, combien peu le sont en toutes choses ! Après cela, montrez-moi ceux qui restent à la hauteur de cette année, de ce jour, de ce moment qui lui-même, pendant que je parle, est déjà suranné. Le mal, n'est pas la rébellion contre un âge d'or dont on ne trouve aucune trace dans la réalité. Chute primitive, fausse légende. La vérité au contraire, est que l'homme a peine à rester dans le rang où il est placé. Mille choses le sollicitent à déchoir de cette noblesse légitime ou usurpée, à revenir à son point de départ, à se perdre dans la plèbe des êtres aveugles ou muets d'où il a été tiré. LIVRE DOUZIÈME 319 Ce n'est pas un roi de droit divin, à qui appar¬ tient La royauté, sans travail, sans science, sans vertu. C'est un roi qui ne l'est que par sa volonté, sa pensée, son art, son effort quotidien. Là où ce tra¬ vail s'arrête, l'homme recule dans la plèbe de l'univers ; le moindre des êtres, un ver de terre lui ôte la couronne. Oter la liberté à l'homme, c'est donc le ramener à la bête, le refouler dans les âges antérieurs, où l'air de la justice lui manque pour respirer. Quel crime, pensez-vous ! Oui, il n'y en a pas de plus grand ! Eh ! que direz-vous si au lieu d'un homme, je parle d'un peuple entier? (1) (1) Hésiode : « Aux animaux, les Dieux ont assigné la loi du plus fort; à l'homme, ils ont prescrit la justice. » 320 LA CRÉATION CHAPITRE X QUE L'HOMME EST UN COMMENCEMENT. — L'HOMME DANS LE PLAN DE L'UNIVERS. — QUE L'AME VRAIE EST SUR LE CHEMIN DE TOUTES LES VERITES. Qu'est-ce donc que l'homme? Un commence¬ ment, une ébauche ; il n'a que des commence¬ ments de vérité, de sagesse, de raison. Il n'est qu'à l'aube, à l'époque Écocène de la justice. Même vieux et mourant, c'est encore un embryon. Dieu, qui aujourd'hui te voiles la face, ne laisse pas avorter la justice. Nous voyons toutes choses comme un frag¬ ment. Notre intelligence n'atteint qu'un moment de la durée. Qu'est-ce que notre vie? Une perpé¬ tuelle attente. Notre science même la plus sûre est intermittente et fiévreuse. A chaque pas, nous sen¬ tons qu'elle n'est qu'au début. Rien d'achevé. Nous-mêmes, que sommes -nous ? Un fragment de nous-mêmes. De nos sciences la plus féconde en douleurs est la politique. Pourquoi? Parce qu'elle est la plus fragmentaire. Morcellement, déchirement plutôt LIVRE DOUZIÈME 321 que science. Nous ne saisissons par elle que des embryons d'événements, des germes imprégnés d'avenir, des membres séparés d'un corps que nous ne voyons nulle part. Qu'arrivera-t-il demain? Nous ne le savons, nous qui prétendons à l'éternité. 0 misère ! Le livre à demi entr'ouvert du monde fossile est un ancien testament qui demande une nou¬ velle exégèse. Croit-on vraiment que ce soit une idée digne de la majesté de Dieu que de le faire intervenir pour chaque apparition successive d'or¬ ganisations; par exemple pour le mammifère in¬ sectivore que l'on vient de découvrir dans le trias ? N'est-il pas plus conforme à la grandeur divine que chaque être naisse en vertu d'une loi, sans avoir besoin pour apparaître d'un miracle parti¬ culier à chaque règne, à chaque couche du globe, que dis-je, à chaque coquille nouvelle ? L'homme que l'on veut me faire adorer, est une créature encore si incomplète qu'il ne peut porter plus d'une idée à la fois. Hier, tout entier à l'es¬ prit, il ne voyait pas la nature. Aujourd'hui, tout entier à la nature, il ne voit plus l'esprit. De grands hommes, et avant tous les autres Aristote, ont seuls suffi à embrasser ces deux mondes. Les au¬ tres se débarrassent de la moitié du fardeau en la niant. Le matérialisme actuel est une hardie amputa- 322 LA CRÉATION tion d'une portion de la nature humaine pour en sauver quelque chose. Oui, coupez, amputez, re¬ tranchez ; je ne m'en plains pas. Le cadavre est là sur les dalles. Peut-être le cœur se retrouvera-t-il et il finira par crier. J'ai vu toute la nature graviter vers l'esprit, c'est-à-dire vers la liberté morale. Nier à l'homme qu'il est libre, ou ce qui revient au même lui af¬ firmer qu'il l'est à l'égal du mollusque ou de l'a¬ rachnide, ou du reptile qui ne peuvent faire autre chose que ce qu'ils ont fait, c'est fermer les yeux à la marche des êtres ; c'est contredire l'uni¬ vers. J'ai fait des choses qui m'étaient absolument insupportables. Je me suis abstenu d'autres qui dépendaient de moi et que je désirais de toute la force de mon cœur. Pourquoi ai-je agi ainsi? Parce que j'ai commandé à la vieille nature qui continuait de ramper en moi, et elle n'a osé désobéir. Elle a exécuté, en esclave, en frémissant, avec horreur, ce qui lui a été ordonné. Un seul souvenir de ce genre réfute pour moi à.jamais tous les docteurs de l'esprit-serf, évangélistes ou matérialistes. Non la moralité n'est pas seulement un don. Elle s'acquiert par l'effort; elle s'affermit par la volonté ; elle grandit par la même loi qui fait que tout être lutte, combat, résiste dans la nature et LIVRE DOUZIÈME 323 dans l'homme. Qui s'excepte de cette loi se met en dehors de la nature et de l'humanité. Il tombe dans le sophisme, et le sophisme est le commence¬ ment du mal. Un peuple entier peut-il faire du crime la vertu, et de l'iniquité, le droit ? Il peut, en s'identifiant au crime, s'avilir, mais non le légitimer. Le peuple romain a eu beau applaudir aux crimes de ses Césars, il n'a pu les absoudre; il n'a réussi qu'à se déshonorer, sans trouver ni merci, ni miséricorde devant la postérité. Au lieu d'un peuple, mettez en compte l'espèce humaine. Qu'elle s'évertue tant qu'elle voudra à ce jeu. Qu'elle essaye de piper les dés, de fausser les cartes; qu'elle se vante de son nombre et de sa toute - puissance à étouffer le bien, à glorifier le mal. Je me ris de sa toute-puissance. Le nombre ne fait rien, ne peut rien, dans cette affaire. L'espèce humaine, innombrable et flétrie, ne sera qu'un zéro au prix de la conscience d'un homme de bien. Qu'est-ce en soi que la guerre? Le retour au temps où l'humanité n'existait pas encore, le règne de la dent du serpent, de la griffe, de l'écaillé, de la mâchoire endentée. L'homme dis¬ paraît. Il se revêt d'une cuirasse comme d'un système d'écaillés rugueuses ; il s'arme de l'épée comme d'une griffe de lion ou de tigre. Le voilà 324 LA CRÉATION redevenu lion, tigre, ours de caverne , serpent typhon. Le reconnaissez-vous? Toutes les lois humaines suspendues, la parole faussée, c'est, dites-vous, l'état de guerre. Dites plutôt : c'est l'état de la vieille nature. Si elle se prolongeait, que deviendrait l'homme ? Il n'en resterait que l'ébauche, le carnassier. De la connaissance nouvelle de la nature, il y a donc une morale qui se déduit d'elle-même. La voici : Aidons en nous l'homme nouveau à paraî¬ tre. Nous sentons (1) les ailes intérieures qui battent au dedans. Aidons cet être nouveau à sortir de sa chrysalide, à rompre son enveloppe , à prendre son essor. Dépouillons les écailles, les griffes du monde tertiaire. Le dernier mot de la sagesse antique était de vivre selon le plan de la nature (2). Or, le dessein caché que les anciens ignoraient, vient de se dévoiler à nous. L'homme peut donc désormais s'adapter sciemment à l'ordonnance de l'uni¬ vers, et achever en lui l'édifice sur le plan (1) Voyez les œuvres posthumes d'un sage qui m'a soutenu de sou amitié pendant les plus mauvais jours et dont je ressens la perte plus vive à mesure que la solitude devient plus grande. Quelquun l'a nommé un Vauvenargues plus âgé. Je voudrais y ajouter quelque chose d'Epictète. V. Simples pages et pensées diverses, par Théophile Dufour. (2) Consentire naturse. Secundùm naturam vivere, id est, vir- tute adhibità, frui prœmiis à naturâ datis. Gic. defin. bon. Lib. II, il. LIVRE DOUZIÈME 825 de l'architecte. Principe nouveau d'éducation. Ne dis pas que la vie est triste. Elle est heu¬ reuse, tant que tu peux faire un progrès sur toi- même , et tu le peux jusques à ta dernière heure. « Vois, examine de près, comme tous les êtres « se transforment les uns dans les autres. Exerce « à cela constamment ta pensée. Rien n'agrandit « davantage l'esprit (1). » Qui dit cela? qui fait de cette transformation des êtres, un des fondements de la morale? Est-ce un homme de nos jours? C'est Marc-Aurèle. Par delà dix-huit siècles, il a entrevu le prin¬ cipe de la science de notre temps. En effet, une âme qui se tient droite au point le plus élevé de la nature humaine, se trouve dans le plan de la nature universelle; elle rencontre les vérités sur lesquelles repose le monde. Avant que l'expérience les lui arrache, la nature confie d'avance ses secrets à la conscience du grand homme de bien; l'âme vraie est sur le chemin de toutes les vérités. (1) Iïtoç elç à»/]),a Ttàvua [xzxaGoùlzi... Ovoév yàp ovrco (j.SYa).oçpo <™vv]ç 7toiY]Tr/c6v. Marc. Anton. Lib. X, n, p. 59. LA CRÉATION. II. 19 326 LA CRÉATION CHAPITRE XI UNE PROPHÉTIE DE LA SCIENCE Les géologues qui se sont le mieux renfermés dans l'observation, laissent échapper des paroles qui sont pour moi un sujet de surprise toujours croissante. Si la poésie osait ouvrir de pareilles perspectives, on l'accuserait de s'être enivrée à la coupe des Ménades. Mais non. Les savants les plus circonspects nous jettent en pâture ces mots étranges : que la création n'est pas finie (1), qu'elle ne s'arrêtera pas à l'homme, qu'elle enfantera de nouvelles flores, de nouvelles faunes, un monde (1) te La création est-elle finie parce que l'homme est arrivé? L'induction, d'une part, et de l'autre un regard jeté sur le passé, pourraient nous faire entrevoir que la création n'est pas finie. » V. D'Archiac. Introduction à l'élude de la paléontologie stratigraphique. T. II, p. 467. ot Alors probablement, au moyen d'un de ces phénomènes biologiques dont Dieu seul a le secret, il arrivera sur la terre une nouvelle faune et une nouvelle flore. » Alphonse Favre. Recherches géologiques. T. III, p. 531. LIVRE DOUZIÈME 327 supérieur à l'humanité. Et sur cela, ils ferment leur livre et prennent congé de nous, comme s'il s'agissait de la proposition la plus simple du monde. Pour nous, il en est autrement. Nous les avions pris pour guides, et ils nous ont conduits de ro¬ chers en rochers, d'observations en observations, au bord d'un précipice où le monde actuel dispa¬ raît. Pourquoi nous laissent-ils errants et désarmés, en face de cet inconnu où le plus ferme esprit a peine à se défendre du vertige? Pressons leur texte et voyons ce qu'il renferme. Étrange. prophétie que les naturalistes nous jettent en se jouant ! Y ont-ils bien pensé? Savent- ils qu'elle surpasse toutes les prophéties des Isaïe et des Ézéchiel? Dans celles-ci il s'agissait pres¬ que toujours de pauvres empires, Egypte, Médie, Babylonie, condamnés à périr. Maintenant ce n'est pas d'un empire qu'il s'agit, c'est du genre humain lui-même. Sa disparition est annoncée; on lui marque ses jours. L'heure viendra où il ne sera plus, et pourtant la terre sera encore habitée. Ce dernier point est celui qui nous pèse le plus. L'homme savait, en effet, qu'il n'est pas im¬ mortel ; mais jusqu'ici, il s'était persuadé que, s'il devait périr, tout ce qui a vie périrait avec lui. 1\ 328 LA CRÉATION se figurait qu'il avait si bien pris possession de la terre, qu'elle ne pouvait désormais appartenir qu'à lui. L'idée d'avoir des successeurs n'était jamais entrée dans son esprit. Si jamais il venait à man¬ quer au monde, le vide qu'il laisserait ne pour¬ rait se combler; tant il croyait avoir rempli de lui la terre et le ciel. Toujours l'homme s'était représenté qu'il est devenu nécessaire à l'univers, en sorte, que lui disparu, l'univers aussi disparaîtra à son tour. Il s'était même imaginé qu'à l'origine des choses, sa chute seule a entraîné la chute de la nature en¬ tière; tout s'était obscurci avec lui. Que serait-ce donc de l'anéantissement de son espèce? sans doute, l'anéantissement de toute chose animée. Son dernier jour devait être un jour d'horreur pour l'univers. Sans lui, plus de vie, plus de progrès, une terre vide et désolée, orpheline, qui porterait à jamais le deuil de l'homme disparu, le globe, de¬ venu un sépulcre; partout le silence, le froid des continents déserts. Pour pleurer à jamais une si grande perte que celle de l'homme, il fallait le pleur éternel de la terre et des cieux. Voilà comment ce demi-dieu se consolait de la mort par la mort de tout ce qui a vie aujourd'hui dans le monde. Quelle fleur oserait encore se LIVRE DOUZIÈME 329 montrer et s'épanouir, quel oiseau chanter, quand le monde serait dans un tel veuvage ? Les étoiles même devaient tomber de la voûte du firma¬ ment. Tout au contraire, il faut maintenant nous accoutumer à cette nouvelle, que l'homme passera, comme ont passé les ammonites et les roseaux primaires, et que d'autres vies plus complètes, sans doute meilleures que la sienne, s'épanouiront à sa place. De tout le bruit qu'a fait le genre humain, que restera-t-il ? Ce qui reste aujourd'hui du murmure des insectes dans la forêt carbonifère. Eh quoi ! est-il possible qu'un être supérieur à l'homme surgisse un jour, pour le dominer, comme l'homme domine maintenant les animaux? Cet être supérieur refoulera-t-il dans les bois, dans les îles, l'espèce humaine, comme nous refoulons à ce moment le bison ou le bouquetin ? Est-ce ainsi qu'elle est destinée à périr? L'orgueil de l'homme est aussi sa puissance; il sait aujourd'hui qu'il est le roi de la nature, et cela l'aide à rester à la hauteur de son person¬ nage. Mais, si tout à coup cette royauté absolue lui était disputée au coin de quelque rocher, s'il venait à rencontrer son maître, je crains bien qu'il ne perdît du même coup, ses facultés acquises. 330 LA CRÉATION Car il n'est pas de ces rois qui survivent à leur détrônement. Après avoir été le souverain du globe, comment se le figurer l'animal domestique de son successeur? Un tel mécompte l'accablerait; la honte, la stupeur feraient le reste ; son âme le quitterait. Comme il ne pourrait accepter le se¬ cond rôle, ni soutenir le premier, il sortirait de la scène. Admettons, sur la terre, ce successeur de l'homme, cet héritier triomphant, tel que l'annon¬ cent les géologues. Serait-il possible qu'il n'ad¬ mirât pas, comme nous, nos arts, nos poèmes, la Vénus de Milo, Homère, Raphaël? Au moins il respecterait notre géométrie. Oui, sans doute, mais peut-être comme nous respectons et admi¬ rons les hexagones de l'abeille et le nid de l'oiseau. Quel beau banc de polypiers, dirait-il! il s'agirait du Parthénon. Quel beau chant d'oiseau ! ce serait l'Iliade. Dans le pressentiment de l'immortalité, n'y a-t-il pas quelque chose qui répond aux avertis¬ sements de la science? Par delà la mort et le tombeau, nous appelons un monde meilleur, des vies plus élevées, des formes plus belles, des êtres plus achevés ; c'est là une croyance que l'on n'ar¬ rachera pas du cœur de l'homme. Je ne voudrais pas borner cette croyance à n'être que la vision LIVRE DOUZIÈME 331 anticipée des développements de la vie, à travers les âges futurs géologiques ; il est certain que, dans cet instinct d'un monde meilleur, se trouve la loi qui est aujourd'hui révélée, publiée, manifestée par la science de la nature. FIN DU TOME SECOND ET DERNIER. NOTES La Création paraît aujourd'hui pour la première fois dans une édition populaire. Publiée en janvier 1870, six mois avant la déclaration de la guerre, cette œuvre reçut de la part de nos ennemis un hommage des plus rares. Pendant qu'ils assiégeaient Paris, les Allemands tradui¬ saient La Création. Après l'héroïque résistance, les portes de la ville étant Couvertes, Edgar Quinet reçut un matin par la poste un exemplaire de la version allemande; imprimée à Leipzig et précédée d'une préface par M. le professeur Bernhard de Cotta. Cette traduction est ornée d'un très beau portrait d'Edgar Quinet. Le Siècle (17 octobre 1871) écrivait à cette occasion les lignes suivantes: Les Allemands ont envahi notre territoire et battu nos armées, ils nous ont pris notre matériel de guerre, ils ont ravagé nos plus belles provinces, ils ont porté en tous lieux la ruine et la désolation, ils nous ont infligé une paix onéreuse ; mais ils ne nous ont pas tout pris. La France a un domaine intellectuel que nul n'a envahi et dont l'Allemagne elle-même est tributaire. Voici qu'elle nous emprunte un des plus beaux livres qui soient éclos dans ce domaine inviolé. Un des plus savants naturalistes de l'Allemagne, M. Bernhard de Cotta, professeur à l'école des mines de Freiberg, traduit la Création d'Edgar Quinet, et il fait précéder cette traduction de quelques pages dont nous donnons plus bas la traduction. On verra, en les lisant, que de l'aveu même des Allemands, notre décadence n'est pas aussi profonde, aussi complète que nous le croyons nous-mêmes. La France est encore assez riche pour donner ses idées au monde. n. 19. 334 LA CRÉATION Voici la préface de M. le professeur Bernhardde Cotta: « Au milieu d'une guerre sanglante, avant que les bles¬ sures soient pansées, que les douleurs soient apaisées, il peut paraître hasardeux de présenter et de recommander aux lecteurs allemands le travail intellectuel d'un penseur français. Nous nous y décidons néanmoins, dans la con¬ fiance que la recherche scientifique de la vérité domine de haut les luttes qui naissent des hostilités, politiques, reli¬ gieuses ou nationales. « Nous nous y décidons, dans la conviction que les dé¬ couvertes scientifiques forment le lien le plus étroit, le plus intime, et le plus sûr gage d'apaisement entre les nations. « Les sciences naturelles reconnaissent, il est vrai, la lutte éternelle, universelle pour l'existence, comme un fait dont le résultat est le développement ou plutôt le per¬ fectionnement de ce qui est. Dans cette lutte, le plus fort se maintient et s'épanouit aux dépens du moins fort. Mais la science ne reconnaît pas ce que l'on se plait à nommer, dans-un langage fanatique et insensé, une inimitié héré¬ ditaire entre des nations qui, dans leur intérêt réciproque, peuvent subsister l'une à côté de l'autre. «■ Nous, Allemands, quoique vainqueurs, nous serons, je l'espère, assez justes pour reconnaître que les Fran¬ çais, par leurs travaux et leurs recherches dans le do¬ maine des vérités scientifiques, ont été nos fidèles alliés et que nous avons beaucoup appris d'eux, comme eux de nous. « Si, dans l'émotion du temps présent, l'ouvrage que nous traduisons risque, à cause de son origine, de ne pas être accueilli partout avec la cordiale sympathie qui lui est due, ce sera peut-être pour plusieurs lecteurs une im¬ pression favorable de savoir que l'auteur, victime de la politique fatale du véritable instigateur de notre guerre sanglante, a écrit tout son livre en exil. « En parlant de l'auteur, je dois d'abord faier remarquer que son ouvrage n'est pas et ne doit pas être un manuel de sciences naturelles. « Edgar Quinet était déjà depuis longtemps glorieuse- NOTES 335 ment connu comme historien, lorsque, dans son âge mûr, il commença à remonter le cours de l'histoire de la terre fort au-delà de toutes les origines humaines, c'est-à-dire à approfondir la géologie. « Dans ces circonstances, une chose faite pour étonner, c'est de voir avec quelle plénitude il a embrassé et dominé ce nouvel objet de ses études, e t comme il a su le rattacher intimement à ses travaux historiques. « Le mérite propre, la haute signification de ce livre ne consiste pas, en général, dans les détails spéciaux, mais dans l'extrême richesse d'idées, dans la manière capti¬ vante et poétique de concevoir et d'embrasser son sujet. Par intervalle, l'ardente imagination de l'auteur s'est donné peut-être trop libre carrière, et cependant non seulement l'homme du monde, mais aussi le naturaliste de profession, trouvera presque à chaque page des idées nouvelles, fécondes, puissantes et souvent inspira¬ trices. t Puisse donc cette histoire du développement de la terre, que l'auteur a nommée la Création, trouver par la traduction allemande des lecteurs sympathiques et être dignement appréciée. Ce sera la preuve que nous, Alle¬ mands, nous ne portons pas les discordes momentanées de deux nations dans le domaine scientifique, qui doit rester absolument neutre. « On verra aussi par là que, d'une frontière à l'autre, nous tendons cordialement la main au penseur avec la plus haute estime, comme je le fais en achevant ces lignes. « BERNHARD DE COTTA, cc professeur à l'école des mines de Freiberg. « Freiberg (Saxe), janvier 1871. » La presse française mit un grand élan dans ses comptes rendus de la Création. Il nous serait impossible de réunir ici les innombrables et très beaux articles parus avant la guerre, avant la chute de l'Empire. 336 LA CRÉATION Le défaut d'espace nous oblige à limiter nos citations ; quelques-unes marquent avec une extrême hardiesse de langage le réveil de l'opinion ; en même temps c'est déjà le cri de l'esprit laïque : Avenir National. — (Ie'février 1870.) — Les coups d'Etat seraient trop heureux s'ils anéantissaient tout ce qu'ils comptent détruire. Un pouvoir qui s'établit par la force et contre le droit trouve devant lui des adversaires qui ne sont prêts à lui céder sur rien ; il les saisit, les violente, les déporto à la frontière et leur dit : Vous étiez populaires; je brise la communication entre le peuple et vous. Le travail était la loi de votre existence ; il en fai¬ sait la régularité, l'harmonie, le bien matériel : je romps vos habitudes de travailleurs. Vous aspiriez par tout votre être les idées, les sentiments, les passions de votre pays ; vous vivrez sur la terre étrangère. » Ces calculs du dominateur triomphant paraissent aussi sûrs que faciles; ils peuvent être pourtant suivis d'effets qui tournent à sa confusion. Ces proscrits, reçus au de¬ hors avec défiance, trouvent néanmoins au bout de peu de temps respect et sympathie. Trop imprégnés de l'esprit national pour en perdre jamais l'inspiration, ils s'assimi¬ lent, sans se métamorphoser, le meilleur de la substance intellectuelle des peuples étrangers. L'activité morale leur restitue enfin toutes les ressources que l'on croyait tarir, et donne même par surcroit à leur intelligence ce je ne sais quoi d'achevé qui se trouve rarement au sein du bonheur paisible. L'indolence est souvent la suite d'une vie sans troubles, tandis que les crises violentes peuvent faire surgir par leurs déchirements même une grandeur nouvelle de talent. Combien de fois l'exil, trompant l'espérance du pres¬ cripteur, est-il ainsi devenu cause qu'un homme éminent, tout à coup isolé de son milieu habituel, a pris une ample possession de lui-même, et dans l'agrandissement de sa personnalité, a donné une impulsion inattendue à l'art et à la science ! C'est à l'exil de Dante que nous devons la Divine Comédie. Sans la révocation de l'édit de Nantes, NOTES 337 Bayle n'eût été certainement qu'un profond puits d'éru¬ dition. Sans son exil en Angleterre, Voltaire serait peut- être resté le roi des beaux esprits frondeurs. La liste serait longue de ces infortunes heureuses, même pour notre temps, qui s'est enrichi des Châtiments, immortels arrêts de la justice ; et des histoires savantes, équitables, vengeresses qui ont nom Waterloo et Guerre d'Alle¬ magne en 1813. Un des plus puissants parmis les illustres travailleurs que le coup d'État arracha brusquement à leur tâche, c'est assurément M. Edgar Quinet. On eût pu croire que, frappé d'un coup si rude, il n'essaierait pas de renouer les fils brisés entre ses mains, et que c'en était fait de ses pa¬ tientes investigations à travers le monde moral et l'hu¬ manité historique. Comme on se serait trouvé loin de compte! L'unité de cette savante existence de penseur n'en a été aucunement troublée; elle a donné autant de fruits que jadis, et d'aussi savoureux. Esprit cosmopolite et français tout ensemble, M. Quinet, dans l'exil, a sacrifié plus assidûment au génie de cette France qu'il ne pou¬ vait plus aimer et adorer que de loin; en même temps il recueillait avec une diligence de plus en plus émue et curieuse toutes les nouveautés de la science. Avec le se¬ cours de sa méthode personnelle, il donnait une forme spéciale aux idées qui arrivaient vers lui : toutes se su¬ bordonnaient au système de sa pensée. De là cette richesse infinie et neuve des livres si variés qu'il a produits ; de là cette largeur de vues qui commande le respect, même aux rares endroits où l'on ose croire que la contempla¬ tion des grands espaces lumineux n'a pas été sans quel¬ que mirage. Accessible comme il l'est à toutes les manifestations de la pensée scientifique, il ne les eût certes pas ignorées sans l'exil; mais l'exil, par ses tristesses mêmes, le ren¬ dait pour ainsi dire plus attentif au courant des idées : la douleur de l'âme, dans les natures élevées, n'écrase pas sa sensibilité intellectuelle, elle l'aiguise, plutôt, comme on voit nos sens acquérir un degré supérieur de finesse et de pénétration, au milieu d'une forêt où la route 338 LA CRÉATION est incertaine et l'isolement plein de soucis. Ajoutez que M. Quinet, dans cette crise de sa vie, avait pour témoin de ses travaux, pour vaillant appui de son courage, une compagne digne de le comprendre et de partager sa foi. L'histoire n'a pas été la seule application des hautes facultés de M. Quinet ; elle est cependant la base de tous ses travaux. Poète et philosophe, il a toujours voulu que le fait humain servît de support et de moyen d'épreuve pour son imagination comme pour sa raison. C'est d'histoire encore que nous entretiennent ces deux volumes intitulés la Création, qui, aux yeux de bien des juges, paraîtront la plus grandiose et la plus saisissante des œuvres de ce maître-artiste. Là, c'est du monde naissant, des premiers êtres de la nature, de l'homme primitif, des origines des langues et des civilisations qu'il a voulu nous entretenir. Coordonnant les modernes tra¬ vaux des sciences naturelles, de la linguistique et de l'an¬ thropologie, il a mis plus que de l'ordre dans cet amas de découvertes ; il y a répandu toute les lumières de son es¬ prit, toute la beauté de son style calme et splendide, louie cette audace puissante et passionnée de l'induction, qui fait ordinairement la force de ses conceptions philoso¬ phiques. Il ne m'appartient pas de me prononcer sur la valeur des détails, ni même sur celle des formules générales, dans un sujet aussi éloigné de mes études habituelles : peut-être même, malgré mon ignorance, oserai-je con¬ tester la justesse de certaines parties enveloppées d'une demi-teinte de mysticisme. Mais ce qui commande de soi- même une respectueuse surprise et une profonde admira¬ tion, c'est l'art suprêmeaveclequeU'auteurasuanimerd'un souffle magique et vivant les scènes étranges, qui sem¬ blaient si mornes, des époques primitives. On s'attache à ces tableaux comme à d'inépuisables sujets de médita¬ tion. Même après avoir lu les pages les plus célèbres des grands naturalistes, même quand on se souvient des Ta¬ bleaux de la nature et du Cosmos, de Humboldt, on se plaît à suivre M. Quinet dans les évocations qu'il pré¬ sente de ces temps plus anciens que toutes les lé- NOTES 339 gendes, antérieurs à toute chronologie. En associant avec une continuelle abondance d'aperçus qui séduisent, le développement de noire planète avec les progrès de la race humaine,M. Quinet explique l'homme par la nature, et la nature par l'homme; il ramène ainsi à l'unité plu¬ sieurs sortes d'études que l'on avait coutume de consi¬ dérer comme nécessairement divergentes; il compose ainsi une nouvelle introduction à la Philosophie de l'His¬ toire. Rendre populaires des découvertes qui méritent de sor¬ tir du cercle limité où les savants vivent entre eux, c'est déjà faire un noble emploi des facultés de l'écrivain ; mais s'associer à ces découvertes en leur donnant le lien et la clarté, n'est-ce pas une de ces entreprises où de grands esprits seuls réussiront ? Je ne dirai pas que M- Quinet couronne sa vie par unteltravail; non, il en aura d'autres œuvres encore à placer sans doute un jour à côté de celle-ci. Mais on n'imagine pas qu'il puisse la dé¬ passer. C'est une de ces productions sereines, majestueuses qui sont comme les temples de la science et de la pensée. Avec des livres du genre de la Création, une haute litté¬ rature que l'on dit vieillissante, reprend sur les âmes le même pouvoir que les anciens subissaient en lisant les poèmes philosophiques de Xénophane ou de Lucrèce. ETIENNE ARAGO. Opinion Nationale. —(12 février 1870.) — Le philosophe a ce grand avantage sur les hommes d'imagination et de sentiment, aussi bien que sur les écrivains spéciaux, de ne jamais se sentir dépaysé, quel que soit le sujet vers lequel le portent ses études. Pourvu que son intelligence rencontre des rapports à établir, des règles à constater, des lois à formuler, il est dans son élément et se trouve toujours chez lui. — Ces réflexions se sont présentées tout naturellement âmon esprit en lisant le récent ouvrage de M.Edgar Quinet, la Création. Jusqu'en 1860, M. Quinet ne s'est opcupé des sciences naturelles que très indireç-» 340 LA CRÉATION tement. Sans parler de l'action politique à laquelle il a donné, sous le coup de circonstances écrasantes, de trop peu nombreuses années, l'histoire et ce qu'il est permis d'appeler la métaphysique sociale, avaient été les matières favorites de son activité intellectuelle. Des événements, qu'il rappelle avec une mâle et discrète sobriété dans la préface de la Création, l'ayant conduit en Suisse sur les bords du lac de Genève, il fut tenté d'étudier dans leur composition intime ces Alpes, qu'il voyait de sa fenêtre, ce Jura, au pied duquel il avait planté sa tente. La curiosité le gagnant, il se sentit aussi amené à s'enquérir de leur mode de formation. Ni les guides ni les renseignements ne lui manquaient. Il avait sous la main les ouvrages des Pictet, des Gandolle, des Favre, des Agassiz, et, ce qui vaut encore mieux, il pouvait s'a¬ dresser directement à quelques-uns de ces savants distin¬ gués. Un homme de lettres qui n'eût pas été doublé d'un penseur aurait-il, même en s'aidant de ressources si abondantes et si variées, poussé bien loin des recherches qui, au début surtout, sont passablement arides? J'ose en douter. Il fallait, pour les mener à fond et les féconder, l'esprit généralisateur du philosophe qui subordonne les détails à l'ensemble et devant lequel le l'ait le plus insi¬ gnifiant en apparence ouvre des perspectives infinies. C'est en effet l'esprit philosophique, la manière d'in- terpréterlesnotions fourniespar l'observation et lascience qui donne à la Création une extrême valeur et en fait un monument dont l'aspect est aussi grandiose que l'ordon¬ nance intérieure est irréprochable. Il y a dans ces pages splendides, les plus belles peut-être qu'ait jamais écrites M. Quinet, la grande allure de Buffon et quelque chose aussi de celle de Montesquieu. La Création n'est rien moins que l'esprit des lois naturelles. On pense bien que cet ouvrage sera de ma part l'objet d'une étude attentive. La critique n'a pas tous les jours de ces morceaux de roi, et lorsqu'elle en rencontre, elle est trop heureuse d'en faire profiter ses lecteurs, en s'y arrê¬ tant elle-même avec autant de déférence que d'intérêt. Ces deux sentiments n'enlèveront rien à la franchise de mon NOTES 341 appréciation. Tout en acceptant comme vraies et salutaires la plupart des idées émises par M. Quinet, je ne m'engage pas aussi avant que lui sur quelques points. J'aurai no¬ tamment à faire mes réserves en ce qui touche l'emploi légitime sans doute, mais peut-être trop complaisamment renouvelé, de la méthode analogique. C'est le propre des ouvrages qui font penser d'appeler la discussion en quel¬ ques-unes de leurs parties, et les objections qu'on propose sont encore un hommage qu'on leur rend. Je pourrais insister sur la beauté du style, mais j'aime mieux pour toute démonstration signaler aux esprits sé¬ rieux et délicats le magnifique chapitre intitulé : Les leçons du Centaure. On ne saurait pousser plus loin la perfection de la forme. Depuis Jjucrèce, la philosophie n'avait point parlé un langage si noblement poétique. JULES LEVALLOIS. L'Illustration. —(12 février 1870.) — Il est peu d'esprits capables de* renouvellement ; les habitudes contractées par le cerveau durant les années où la pensée se fixe sont presque aussi ineffaçables que le pli d'une page dans un livre longtemps fermé. Aussi est-ce avec une certaine appréhension que nous ouvrions la Création de M. Edgar Quinet; le titre même semblait nous menacer de peintures grandioses et vagues et de solennités ap ocalvptiques. Combien nous sommes heureux de pouvoir déclarer que nos craintes n'ont pas été justifiées ! L'ombre d'Ahasvérus s'est évanouie; les nuages d'une intelligence naturellement mystique se sont évaporés devant la lumière des vérités scientifiques. Par un effort dont on ne saurait assez louer l'énergie et la franchise, le philosophe de 1830 s'est fait le contemporain de nos naturalistes modernes. Il a, de¬ puis dix ans, étudié les Darwin, les Lyell, les Lartet ; il s'est fait philologue avec Bopp, Pictet, Max Mùller, et sor¬ tant des hypothèses systématiques de Hegel, non moins que des imaginations platoniciennes, il modèle sa concep¬ tion de l'univers et de l'homme sur la réalité des choses. 342 LA CRÉATION Peut-être ne s'est-il pas délivré encore d'une maladie vieille comme le monde et que l'on nomme l'admiration. La science a pour maxime première le mot d'Horace : nil mirari ; elle constate et ne chante pas. Mais ce serait trop demander à un homme d'une génération artiste et enthou¬ siaste que le sacrifice de la prose poétique, de l'antithèse émue et delà riche prosopopée. Nous y perdrions, d'ail¬ leurs une foule d'images charmantes et ces chocs de mots et d'idées d'où jaillissent des étincelles. Une seule objec¬ tion resterait peut-être contre la méthode de M. Quinet, et nous la formulerons brièvement parce qu'elle ne peut se développer dans une revue purement esthétique. C'est en effet une objection doctrinale. Tout en rejetant la phi¬ losophie ancienne, M. Quinet en garde précieusement l'idée de cause; il lient à expliquer le pourquoides choses, et il ne voit pas qu'il en expose seulement la manière d'être. Mais il est une loi qu'il a partout observée avec fidélité, et dont il tire parfois des déductions neuves : c'est la con¬ cordance constante et nécessaire des milieux avec les êtres qui s'y sont manifestés. Il montre ainsi très claire¬ ment comment toutes les périodes de la faune terrestre correspondent à des époques géologiques déterminées ; comment les formes vivantes ont changé avec les condi¬ tions de leur existence ; comment elles on t graduellement disparu à mesure que leur organisme devenait inutile et sans objet ; comment celles qui ont survécu se sont réfu¬ giées, cantonnées dans leur élément propre, ou bien, tout au moins dépaysées dans certaines régions qui ne sont plus faites pour eux, conservent en dépérissant les ins¬ tincts transmis par leurs ancêtres. Ainsi les crustacés et les lourds reptiles sont nés et se plaisent encore sur les îles basses du monde secondaire, sur les plages et dans les sinuosités des rochers humides ; ainsi le monde des insectes cuirassés d'élitres et armés de mandibules puis¬ santes a végété et bourdonné sous les broussailles inex¬ tricables des grandes fougères et des cryptogames géants dont ils rongeaient le dur feuillage sans fleurs et sans parfums, dont ils perforaient les racines pour y trouver NOTES 343 des demeures. Ainsi les petits quadrupèdes édentés, mar¬ supiaux rongeurs, ont pullulé sur les îlots émergés, tan¬ dis que les bêtes énormes dont nous recueillons les osse¬ ments ont apparu sur les vastes continents après la retraite des mers primitives; et tandis que les unes pa¬ taugeaient dans les marécages, tandis que les autres cou¬ raient daas les plaines, les singes agiles, les gibbons et les orangs sautaient de branches en branches, suspendus par leurs longs bras au-dessus du sol limoneux ; les hy¬ ménoptères, déployant leurs ailes sans défense, butinaient le suc des premières fleurs, et l'homme se révélait, de- . bout au pied des montagnes dont l'ombre le forçait à le¬ ver les yeux vers le ciel. Chacun de ces étages de la vie ouvre au savant poète des perspectives grandioses ou gracieuses, que sa plume a saisies dans leur fraîcheur native. Il a vu l'abeille s'é¬ lever, de ses pauvres cachettes cloisonnées dans le bois et la terre, à la construction de ses palais de cire ; il a vu les ailes, colorées du suc des fleurs, pousser au dos des papillons. Le vaste dinothère et le mammouth chevelu, et les ours, ces grands chats, ces hyènes, auxquels l'homme d'Engis et de Néanderthal disputait leurs cavernes, revi¬ vent dans ses peintures. C'est l'intuition appuyée sur la certitude. L'homme tient la plus grande place dans ces études ; rien de plus juste, puisque, sans l'homme, l'univers serait sans témoin et sans juge. Nous ne pou¬ vons résumer, en ce peu de lignes, toute la vie de l'hu¬ manité, animale, morale, les crânes étroits ou bas et pro¬ gnathes des cavernes, les dessinateurs du mammouth et du renne, la petite race lacustre et les vigoureux pasteurs de l'Asie, inventeurs du foyer, c'est-à-dire de la famille et des religions, des cités et de la science, enfin tout ce dé¬ veloppement de l'activité cérébrale qui a modelé nos têtes, ce mélange de tradition subie et d'efforts collectifs et per¬ sonnels, ces rechutes et ces renaissances, vaste mouve¬ ment progressif où les êtres et les races qui se laissent dépasser périssent, victimes de la concurrence vitale. M. Quinet parcourt le cycle entier, appliquant aux âges et aux races cette loi du parallélisme qui est son guide, 344 LA CRÉATION expliquant les anomalies et les infériorités par les circons¬ tances dominantes dont la marque n'a pu être effacée par le temps; il s'avance jusqu'aux limites suprêmes, jusqu'à la fin probable de l'humanité, que des âges nouveaux, des révolutions géologiques peut-être déjà commencées, remplaceront par quelque type inconnu, forme passagère elle-même dans l'œuvre sans fin de la nature infatigable. Nous aurions voulu nous étendre sur un sujet que nous aimons et que nos études nous ont rendu familier. Les langues et leur origine, problème dont la solution sera due à notre siècle (grande gloire et trop peu appréciée] ont exercé la sagacité hardie de M. Edgar Quinet ; il remonte des idiomes à flexion, aryens et sémitiques, aux langues agglutinantes ou simplement agrégées, puis au mo¬ no syllabisme chinois, qui n'admet ni mots variables ni grammaire. Ces trois degrés le conduisent plus haut, dans l'obscurité de ,1'âge de pierre, et par delà. Il nous fait assister aux premières variations du cri, aux onoma¬ topées .que l'homme, essentiellement imitateur, modelait sur les voix animales, sur le souffle du vent ou le fracas du tonnerre. La parole naît du monosyllabe, comme la vie de la cellule darwinienne. Le langage, d'abord chanté, comme celui des oiseaux, modère peu à peu des accents inutilisés par la diversité croissante des vocables et la fixation de leurs sens. M. Qoinet donne à l'onomatopée une telle importance qu'il essaie, un peu légèrement, d'y rapporter un certain nombre de racines aryennes. Or une telle origine est probable, mais difficile à constater, tant les changements de forme, l'extension des sons, la diffé¬ rence des gosiers ont dû altérer le cri imitatif. Les hypo¬ thèses de M. Quinet sont donc fort hasardées; mais il suf¬ fit qu'elles partent des résultats scientifiques reconnus et constatés; leur base les rend inoffensives, et le style de l'auteur fort séduisantes. Disons adieu, à regret, à ce beau livre qui est une avance faite aux générations nouvelles par un de leurs plus glorieux aînés. ANDRÉ LEFÈVRE. NOTES 345 Le Siècle.— (21 février 1870.)— Tout despotisme estaveu- gle, tout arbitraire est inintelligent. Que l'adulation et la sottise humaines grandissent outre mesure un César quel¬ conque, ce César n'en sera pas pour cela plus clairvoyant, il n'en creusera pas moins l'abîme où il doit s'engloutir un jour. Quel homme se crut jamais plus sûr de sa puissance et de l'avenir de sa dynastie que ce César en perruque qui entra, le fouet à la main, dans l'enceinte du parlement, disant orgueilleusement: «L'Etat, c'est moi! » Pendant qu'il parlait ainsi, la Bastille tremblait déjà sur sa base et menaçait ruine. 11 révoquait l'édit de Nantes et proscri¬ vait par milliers des familles protestantes, sans se douter qu'il préparait des points d'appui et des échos à la révolu¬ tion qui devait renverser son trône. De nos jours n'avons-nous pas vu un autre César jeter la France dans les plus dures épreuves et les plus san¬ glantes humiliations qu'une nation puisse subir ? Plus récemment encore, le neveu de celui-ci ne s'est-il pas cru arrivé au faîte de la toute-puissance le jour où, violant son serment, il égorgea la république et proscrivit tous les hommes qui pouvaient lui porter ombrage"? On croit s'excuser en disant que l'on a sauvé la société; on croit que l'on va dormir en paix parce que Ton a effacé les traces du sang versé, parce que les idéologues et les énergumènes sont là-bas , bien loin, à Gayenne ou à Lambessa, en Belgique ou en Angleterre, et il arrive au contraire que, du fond de l'exil, des voix vengeresses s'é¬ lèvent et que la France attentive les écoute avec admira¬ tion. César a atteint un tout autre but que celui qu'il visait. Victor Hugo nous envoie de Jersey la Légende des siè¬ cles et les Châtiments, l'œuvre la plus forte, la plus belle peut-être de toutes celles que son génie a produites. Char- ras écrit son histoire de la campagne de 1813 et son Wa¬ terloo ; Edgar Quinet nous donne l'histoire de Marnix de Sainte-Aldegonde et son magnifique commentaire de la Révolution; Marc Dufraisse, nous rappelle les vrais prin¬ cipes en matière de droit de paix et de guerre; Louis Blanc termine son monument historique; Ledru-Rollin 346 LA CRÉATION nous initie à la connaissance du droit anglais ; Esquiros nous fait pénétrer dans l'intimité de la vie et des mœurs anglaises; Bancel nous envoie son beau livre sur l'élo¬ quence; tous sont apôtres, tous, les yeux fixés sur la France, veulent être dignes d'elle, tous glorifient et propagent les principes de la Révolution, tous hâtent la venue du règne de justice et de liberté. Le pouvoir personnel se doutait-il qu'il accomplissait une œuvre si libérale ? Yoici qu'aujourd'hui un des proscrits les plus illustres, Edgar Quinet, à qui nous devons déjà tant de remarqua¬ bles travaux, nous envoie du fond de sa solitude le livre le plus extraordinaire, le plus intéressant, le plus émou¬ vant qu'il nous ait été donné de lire jusqu'ici. C'est le poème de la science, c'est la Genèse nouvelle, c'est l'élo¬ quent résumé et la synthèse de toutes les découvertes que notre siècle a vues éclore. C'est mieux que cela encore,et nous dirons tout à l'heure pourquoi. La première lecture de ce grand ouvrage nous avait laissé dans un tel émerveillement que nous nous sommes défié de notre propre sentiment ; nous en redoutions l'exagération. Mais ce sentiment a résisté à une seconde lecture plus calme et plus réfléchie ; nous avons mieux compris alors ce que l'auteur nous écrivait au sujet de cette œuvre nouvelle, et nous ne croyons pouvoir mieux faire que de placer sous les yeux de nos lecteurs un pas¬ sage de sa lettre : « Cet ouvrage, nous dit Edgar Quinet, est ce que j'ai fait de plus important. Je le confie âmes amis qui, comme vous, jugent sérieusement les choses sérieuses. Ce n'est pas seulement la synthèse de tout ce que j'ai publié jus¬ qu'à ce jour. J'y établis les rapports des sciences natu¬ relles avec les sciences historiques et morales, les lan¬ gues, les arts, les lettres, l'économie sociale. C'est une sorte de cosmos, non plus seulement physique, mais in¬ tellectuel, la conciliation de l'ordre matériel et de l'ordre moral. J'y ai travaillé pendant dix ans. » Dix ans bien remplis ! Mais vous vous trompez, mon cher maître, ce n'est pas une période de dix années, c'est NOTES 347 votre vie entière que vous avez consacrée à cette œuvre capitale ; vous y avez mis toute votre âme, tout votre cœur; vous y avez déployé toutes les ressources de votre esprit puissant, toutes les richesses d'une vive imagina¬ tion que vous dirigez et qui ne vous entraîne jamais au- delà des limites que vous lui avez vous-même tracées. Poète, penseur, savant, moraliste, philosophe, artiste, économiste, écrivain de premier ordre, Edgar Quinet s'est révélé ici plus réellement fort, plus complet qu'il ne nous était apparu encore, et l'on sait pourtant de quelle vigueur et de quelle originalité tous ses précédents ouvrages sont empreints. Mais aussi quel vaste et beau, sujet ! quelle immense épopée ! Nous voudrions pouvoir en donner le sque¬ lette. On sait qu'au dix-huitième siècle les idées de Galilée et de Newton, transportées dans un autre ordre défaits que celui où ces grands hommes les avaient enfermées, éclai¬ rèrent une foule de questions qui semblaient ne devoir ja¬ mais rien emprunter aux sciences astronomiques. Il en sera, il en est déjà de même pourles grandesdécouvertes géologiques et pour les vérités que, de notre temps, les zoologistes ont proclamées; elles ont un inévitable reten¬ tissement dans tous les domaines de la pensée. Le but principal que s'est proposé M. Edgar Quinet a été de découvrir ces points de communication entre le do¬ maine des sciences naturelles et celui des sciences histo¬ riques, morales, littéraires. Ce qu'il a déployé, dans cette recherche, d'aperçus féconds, de vues ingénieuses, de force et de souplesse d'esprit, ceux-là seuls qui se don¬ neront la joie de lire le livre pourront s'en faire une idée. Cette grande unité, que de Maistre avait entrevue et an¬ noncée dans l'ordre politique et social, est apparue au gé¬ nie d'Edgar Quinet bien autrement vaste et complète ; elle embrasse toutes les manifestations delà pensée humaine ; la loi est une, et elle s'applique aussi bien aux trans¬ formations des sphères qu'à la destinée des cirons. Nous comprenons qu'en apercevant du haut des soin- 348 LA CRÉATION mets de la science c cette unité qui met la paix en toutes choses, M. Edgar Quinet ait éenti pénétrer en lui un calme profond et une sérénité imperturbable. « Je m'aperçus, dit-il, que je m'étais fait une armure. » Cette armure pré¬ cieuse, nous pouvons tous la forger à notre usage et à notre taille, et nous écrier avec lui : « Ici est le seuil de la cité universelle, qu'il ne dépend de personne de m'en- lever. Entrons-y sans défiance. C'est quand tout m'a été arraché que les grands espoirs ont commencé pour moi. » Cet apaisement, cette sérénité que l'étude et la con¬ templation de la vérité ont apportés dans l'âme du pros¬ crit se communiquent à ses lecteurs ; on franchit sans défiance avec lui, « le seuil de la cité universelle, » et on voudrait pouvoir y entraîner le monde entier avec soi, afin que la paix fût immédiatement en toutes choses. On entre dans ce beau livre de la Création par un ma¬ gnifique péristyle : les Alpes ! D'où viennent ces géants ? de quelle éternité sont-ils les contemporains ? quels ouvriers ont construit ces pi¬ liers, ces voûtes, ces arceaux, ces sommets gigantes¬ ques ? Ces ouvriers, qui construisirent la chaîne du Jura long¬ temps avant celles des Alpes,— car les Alpes sont jeu¬ nes, — ces ouvriers infatigables sont à l'œuvre encore aujourd'hui ; ils fious construisent au fond de l'Océan de nouveaux continents et d'autres chaînes de montagnes; ce sont des infiniment petits, des bryozoaires impercepti¬ bles. C'est du haut de ces cimes alpestres que nous nous élançons, à la suite de M. Edgar Quinet, vers les origi¬ nes de notre planète, remontant d'âge en âge le courant des siècles, recueillant à chaque pas des observations pré¬ cieuses, des analogies, des inductions, des applications qui équivalent à un véritable enseignement universel. Car c'est là une des originalités de ce livre ; non seule¬ ment il fait penser, mais il apprend à penser juste; il met dans nos mains une méthode générale, à l'aide de laquelle nous pouvons rectifier nos idées, compléter nos connais- NOTES 349 sances dans toutes les directions de l'intelligence : art, histoire, philologie, science sociale, sciences naturelles, etc., etc. On ne rend pas compte d'un travail si complexe et si vaste, tout au plus peut-on en indiquer les lignes principales, et l'on s'estime heureux si l'on inspire le dé¬ sir de le lire. C'est là, à vrai dire, que se borne notre ambition, car nous chercherions en vain dans cette œuvre si vigou¬ reuse un point sur lequel notre critique pût s'arrêter. Nous trouvons à chaque page l'affirmation de nos principes ; leur vérité, qui n'a plus besoin pour nous d'être démon¬ trée, se dégage plus éclatante encore des profondeurs de la science. C'est par la liberté que s'explique le progrès des sociétés humaines, non point ce progrès ininterrompu, inévitable, fatal pour ainsi dire, qu'avait préconisé une école historique célèbre, mais le progrès proportionnel aux efforts des individus et des races, le progrès lent ou rapide suivant que le libre arbitre humain y tend avec plus ou moins de vigueur, suivant que la résistance au » despotisme est plus ou moins énergique. La servitude ne rapetisse pas seulement les hommes au moral, elle les déprime aussi physiquement. On a mesuré les crânes des esclaves et ceux des hommes libres. Le crâne de l'esclave se rapproche de celui du singe. Ravir à un peuple sa liberté, c'est faire reculer la nature humaine dans la série des êtres organisés. La science a mis en évidence complète cette vérité qui avait de tout temps été pressentie, car le vieil Homère l'avait exprimée dans un vers dont nous ne comprenons bien toute la portée qu'au¬ jourd'hui : « Jupiter ôte la moitié de leur raison aux hommes qu'il fait esclaves. » Malheur donc aux peuples qui se laissent ravir leur li¬ berté, car ils se laissent mutiler à la fois dans leur esprit et dans leur chair, dans leur présent et dans leur avenir. Le dogme de la chute est toujours vrai pour eux, et n'en voyons-nous pas tous les jours l'application? Ne voyons- nous pas sous nos yeux mourir des races entières que l'i¬ gnorance, la superstition, la tyrannie ont étiolées? Ne n. 20 350 LA CRÉATION voyons-nous pas s'affaiblir çà et là les lueurs de la cons¬ cience humaine ? La science, interprétée, commentée par un esprit aussi synthétique, aussi puissant que celui de M. Edgar Quinet, nous apprend que le premier, le plus impérieux devoir de l'être humain est de résister à toute oppression inique ; telle est la première condition du développement des in¬ dividus, des races et des sociétés. Nous avons pour mission de nous créer une atmosphère de justice et de liberté où nos âmes puissent respirer, de même que nous devons assainir l'atmosphère où nos poumons puisent la vie. Tout ce que la science a entassé de découvertes nous crie cette vérité, et c'est par là que les sciences donnent la main à la politique. Sans liberté, sans droit, sans justice, il n'y a pas d'hu¬ manité. Nous disions tout à l'heure que la science nous avait donné le sens profond d'un vers d'Homère ; elle nous explique aussi celte belle parole d'Hésiode : « Aux animaux les dieux ont assigné la loi du plus fort, à l'homme ils ont prescrit la justice. » Le bel ouvrage de M. Edgar Quinet, qui popularise ces vérités immortelles sous une forme tour à tour simple et élevée, toujours claire, toujours saisissante, cet ouvrage, disons-nous, ne pouvait venir plus à propos. À cette heure troublée où la conscience nationale sort de son long som¬ meil et cherche sa voie traditionnelle, ce grand enseigne¬ ment basé sur la science trouvera parmi nous de nom¬ breux échos. Nous voudrions surtout recommander aux femmes la lecture du livre d'Edgar Quinet. Il me semble que, en l'écrivant, l'auteur a dû penser qu'il serait lu au foyer des familles. Il y a là un souffle de simplicité et de grandeur dont les mères seront frappées. Que de choses utiles et char¬ mantes elles y apprendront ! Nous en avons voulu faire l'expérience, nous avons lu en famille un admirable cha¬ pitre sur le langage des oiseaux, un autre sur la cohabi¬ tation des premiers hommes et des ours de caverne. Ce fut une joie et une révélation. Le succès delà première édition est déjà co Plet. Nous NOTES 351 demandons maintenant une édition populaire qui mette le nouveau livre de M. Edgar Quinet à la portée d'un plus grand nombre de lecteurs. LOUIS JOURDAN. Journal de Genève. —(3 mars 1870.) — Arrêtons-nous un instant à ce titre : La Création. Il en vaut bien la peine. Pour le grand nombre, la création c'est l'origine mira¬ culeuse du monde, qui est censé avoir pris naissance il y a tantôt six mille ans avec tout ce qui vit à sa surface, les plantes, les animaux et l'homme. Mais à côté de cette con¬ ception légendaire, il y a les résultats de la science qui nous enseignent que l'apparition de l'homme a été précédée de périodes très longues pendant lesquelles la terre a été habitée par des populations d'animaux et de plantes non moins nombreuses et non moins variées que celles qui nous entourent. Il est inutile de dire que c'est à cette der¬ nière doctrine que se rattache M. Quinet. 11 serait intéressant de rechercher pourquoi les révéla¬ tions de la science moderne n'ont pas eu le privilège de captiver davantage les esprits. Il y a cependant là de quoi séduire toutes les intelligences quelque peu compréhen- sives, d'autant plus qu'il n'est pas besoin de formules sa¬ vantes pour se les approprier, comme c'est le cas de certaines lois cosmiques. Ici, il s'agit au contraire de vé¬ ritables événements mêlés de catastrophes colossales dont la succession et l'enchaînement forment uiïe histoire des plus saisissantes. Ce n'est pas que la création légendaire n'ait aussi son intérêt. Il y a quelque chose d'intime, de saisissant dans l'idée que l'origine de toutes choses remonte à une épo¬ que qui n'est pas très éloignée, si peu éloignée en effet qu'on peut l'atteindre en comptant au bout des doigts les générations des patriarches qui se sont succédé jusqu'à l'ère historique. On se sent moins à l'aise lorsqu'il s'agit d'entasser des centaines de mille ans pour arriver à l'ap- 352 LA CRÉATION parition de l'homme, et des millions d'années pour ren¬ contrer le premier mammifère ou le premier oiseau, et bien plus encore pour atteindre le premier poisson ou le premier mollusque. Il est à regretter aussi que jusqu'ici les données de la science moderne n'aient guère été introduites que sous la forme sévère et quelquefois sèche des enquêtes scienti¬ fiques? Tandis que les récits légendaires ont alternative¬ ment exercé la verve des poètes et des compositeurs, la palette ou le ciseau des artistes les plus éminents, rien de pareil n'a été tenté jusqu'ici en faveur de la vérité scien¬ tifique, et voilà pourquoi elle n'a pas encore pénétré dans la moelle et le sang des populations. Mais, les maîtres de la parole et de la pensée aidant, elle y pénétrera, nous en avons la conviction. Ou nous nous trompons fort, ou le livre de M. Quinet est destiné sinon à frayer, du moins à élargir la voie, en réunissant dans une grande synthèse ce qui n'a jusqu'ici été offert au public que sous la forme de tableaux détachés, savoir le développement parallèle de la nature et de l'humanité, selon des lois immuables. Si un poète comme Milton, au lieu de s'arrêter au Paradis terrestre, avait eu l'occasion de parcourir de son coup d'œil inspiré toute cette succession de périodes de l'his¬ toire de la terre avec leur cortège d'animaux gigantesques et de plantes bizarres qui n'ont plus d'analogues que dans les humbles cryptogames ou gymnotspermes de nos sa¬ vanes, peut-être en aurait-il tracé [un tableau en traits immortels qui se seraient gravés dans l'âme de tous ses contemporains, et les ichthyosaures de l'époque jurassique ou les poissons à l'armure émaillée de l'âge de la houille seraient aujourd'hui aussi populaires que ses dragons et ses léviathans, tout en étant plus vrais parce qu'ils seraient copiés sur la nature. C'est une tâche pareille (un tableau de la création dans son ensemble), que M. Quinet semble s'être imposée dans son ouvrage sur la création. Habitant au bord du Léman dont les eaux calmes devaient lui adoucir les amertumes de l'exil, il ne pouvait pas ne pas subir aussi l'ascendant de ces montagnes également chères au paysagiste et au NOTES 358 géologue, dont les replis mystérieux sollicitent la curio¬ sité de tout œil attentif. Il n'est pas besoin, en effet, d'être naturaliste de profession pour comprendre que, dans ces puissantes masses souvent plissées comme une étoffe, il y autre chose qu'un amas ou une éruption de matière inerte. Il y a les nécropoles du passé ramenées à la sur¬ face par la grande crise qui a formé les Alpes. Il n'était que légitime qu'après s'être approprié aussi consciencieu¬ sement qu'il l'a fait, les résultats de la science moderne, après avoir étudié la géologie alpine avec M. Alph. Favre, la paléontologie avec M. Pictet de la Rive, la botanique avec M. Alph. de Candolle, les époques préhistoriques avec M.Forel, M. Quinetait voulu résumer à sa manière l'histoire de ces périodes immenses que son œil de philosophe avait sondées, non plus seulement avec le flambeau chatoyant de l'imagination, mais avec la lampe tranquille de la science positive. Il fallait du courage pour entreprendre uneœuvre pareille devant laquelle bien d'autres ont reculé, mais qui est bien digne de couronner une vie aussi active que celle de l'auteur A' Ahasvérus et de l'Histoire de la Révolution. Et pourquoi ne pas le dire ? Après avoir parcouru le premier volume de la Création, nous avons ressenti comme un écho de l'enthousiasme que nous éprouvions jadis, lorsque du haut de quelque grand pic des Alpes, nous voyions les lignes de l'architecture alpine se dessiner au milieu du chaos apparent des détails, et les accidents isolés se coordonner dans le plan général du soulèvement. Il n'est pas nécessaire d'ajouter que M. Quinet n'est pas partisan de la théorie des créations multiples, ou en d'autres termes, de l'intervention répétée de la force créa¬ trice dans la série des âges. Cette théorie qui naquit sous la pression de découvertes paléontologiques trop multi¬ pliées (que l'on craignait de ne pouvoir coordonner d'une manière satisfaisante à travers tous les âges géologiques) est aujourd'hui abandonnée. Point n'est besoin en effet d'imaginer un anéantisse¬ ment complet de la vie animale et végétale à la fin de chaque formation. Pour M. Quinet comme pour la grande 354 LA CRÉATION ■ majorité des géologues, la série est, au contraire, conti¬ nue dès la première apparition de la vie, et c'est par des transformations lentes et successives que, sous l'influence de conditions et de milieux changeants, les êtres se sont diversifiés en se multipliant. M. Quinet aura-t-il réussi à résumer dans une épopée vivante ces évolutions multiples de la vie terrestre depuis les humbles invertébrés de l'époque silurienne, voire même depuis les protozoaires de la formation laurentienne jus¬ qu'à l'homme, le roi de la création actuelle? Nous le dési¬ rons. Mais c'est au public à répondre pur l'accueil qu'il fera à ce livre remarquable. Jugeant de notre point de vue de spécialiste, nous aurions peut-être préféré un ton plus calme, moins de coloris, moins de mouvement dans les tableaux, parce que nous estimons que la majesté de la nature réside surtout dans le calme de ses opérations. Mais nous savons aussi que le public ne peut se con¬ tenter de courtes diagnoses. Le simple contour qui, avec la formule dentaire, suffira au naturaliste pour recon¬ naître un tapir ou un mastodonte ne saurait plaire à la foule. Il lui faut l'allure, l'attitude, la lumière propre, le milieu sympathique, toutes choses dont M. Quinet possède le secret. Il ne nous en coûte pas non plus de confesser qu'il peut arriver que le philosophe guidé par son sens intime arrive quelquefois à des résultats plus justes que le na¬ turaliste, surtout lorsque celui-ci apporte une réserve excessive dans l'interprétation de faits acquis, mais trop isolés. C'est ce dont nous avons rencontré un exemple remar¬ quable dans l'ouvrage que nous analysons. Il a été admis jusqu'ici par la plupart des naturalistes, et celui qui écrit ces lignes est du nombre, que la race humaine ne remontait pas au-delà de l'époque glaciaire, et comme les plus anciens débris de l'homme ou de son industrie se trouvent enfouis avec des ossements d'ani¬ maux qui attestent un climat plus froid que celui de nos jours, on avait rapporté sa première apparition à l'époque du retrait des grands glaciers. NOTES 355 C'est contre cette supposition que M. Quinet s'élève avec toute l'ardeur d'une conviction basée sur des considéra¬ tions d'un ordre plus général. « Ici, dit-il, m'attendait une des contradictions qui de- « vaient m'embarrasser le plus dans mes recherches sur i l'origine de l'homme. Quand a-t-il paru pour la pre- « mière fois ? A quel moment de la vie universelle place- « rais-je son berceau? Quelles furent les heureuses dis- « positions de tout ce qui l'entourait sur la terre et dans « le ciel, à l'heure où il surgit du milieu des êtres infé- « rieurs ? « Sans doute la nature entière sourit ce jour-là de son « plus doux sourire au nouveau-né. Ce fut une heure de <• fête; et j'y voyais concourir tout ce que la terre enfor- « mait alors de parfums et de vie. Quel oiseau refuse- « rait son hymne de bienvenue à ce préféré de la nature ? « Quelle fleur sa corolle ? Quel insecte son bruissement ? « Quel rayon de soleil sa chaleur et sa magnificence ? « Oui, assurément, c'est dans une heure de plénitude et « de jeunesse que l'homme a été enfanté et qu'il s'est « montré à la lumière du monde. « Voilà ce que je répétais avec les premières mytho- « logies, avec les poètes, avec le bon sens du genre hu- « main, auquel je croyais, cette fois, pouvoir me confier « sans crainte. Mais quelle fut ma surprise, et pour « mieux dire, ma confusion, quand, m'étant tourné vers « les savants, je vis qu'ils rejetaient comme une fable « l'idée de cet épanouissement du monde, à l'époque de « l'apparition de l'espèce humaine ? « Pour eux, au contraire, ils faisaient coïncider cette t première rencontre de l'homme avec ce qu'ils appellent « l'époque glaciaire, époque de mort pour notre héinis- « phère boréal où toute vie était ensevelie sous un immense t linceul de glace. « Et c'est ce moment d'évanouissement, c'est ce grand « sépulcre que l'on dit être le berceau de l'homme ! 11 « serait donc né dans la décrépitude et dans la mort, en- « veloppé de langes de neige et de frimas? « Interrogons-nous. Portops-pous en nous-mêmes le 356 LA CRÉATION « sceau éternel de ce monde glaciaire ? Est-ce bien là notre « fond originel ? Ne sommes-nous que les fils de l'hiver « et de l'enfer de glace ? Est-ce là tout notre être ? « N'avons-nous en nous-mêmes, enfouis au plus pro- « fond de notre esprit, aucune réminiscence, aucun re- « jaillissement, aucune parcelle d'un rayon de soleil et « d'amour? « J'ai froid en faisant cette question, n Eh bien, cette fois le philosophe a eu raison contre le naturaliste. Il y a quelque temps déjà que l'on avait si¬ gnalé des traces de l'homme, entre autres des silex taillés dans les terrains tertiaires des environs de Chartres. Il est vrai que c'était dans le pliocène, le plus récent des étages tertiaires. Mais voilà qu'un savant géologue, qui est en même temps ecclésiastique, M. l'abbé Bourgeois, vient d'en découvrir dans le miocène inférieur, en même temps que M. Whitney, l'éminent directeur du bureau géologiquedeCalifornie, annonce ladécouverte d'un crâne humain dans les terrains tertiaires du nouveau continent. Or, qui dit tertiaire, et surtout tertiaire moyen, indique par là une des conditions climatériques bien différentes de celles de nos jours, et à plus forte raison de celle de l'époque glaciaire. Si ces découvertes se confirment, ce seraitbien comme l'exige M. Quinet, à l'ombre des palmiers ou, pour nous servir de son langage, « sous un ciel hos¬ pitalier, sur une terre amoureuse, » que l'homme aurait fait son apparition. M. Quinet a-t-il été aussi heureux dans toutes ses gé¬ néralisations ? Nous n'oserions l'affirmer. Cependant, nous ne pouvons nous dispenser d'admirer la sagacité avec laquelle il expose et développe les relations qu'il entrevoit entre la forme et l'étendue des terres et le ca¬ ractère de leurs habitants. Comme aussi cette autre thèse que les changements de civilisation sont pour l'homme ce que les changements de flore et de faune sont pour la nature. Le second volume de la Création, à part quelques cha¬ pitres fort intéressants sur les cités lacustres et sur l'in¬ fluence qu'a dû exercer la découverte du feu, est consa- NOTES 357 cré essentiellement à la genèse des langues. C'est unsujet qui nous est trop étranger pour que nous puissions avoir la prétention d'en faire la critique. Nous ne croyons ce¬ pendant pas nous tromper en pensant que les synthèses souvent brillantes et originales que l'auteur développe ne.sont pas de nature à captiver le lecteur au mêmedegré que celles qui se rapportent à l'histoire naturelle. Gela s'explique dans une certaine mesure par le fait que les lois de la pensée et du langage n'ayant pas la fixité des lois de la nature, on ne s'y sent pas sur un terrain parfai¬ tement solide. A certafns égards, cette seconde partie nous paraît être à la première ce que le second livre de Faust est au pre¬ mier. Elle est savante, philosophique, mystique quelque¬ fois, mais je crains bien qu'elle n'ait besoin çà et là de commentaires pour être bien comprise ; cela n'empêche pas qu'elle ne renferme de ces aperçus lumineux qui marquent leur place dans la littérature. La discussion sur le rôle des patois est de ce nombre, ainsi que tout le cha¬ pitre sur la mort et la renaissance des langues. Mentionnons encore dans ce même second volume un chapitre remarquable sur l'atavisme et l'archaïsme dans la nature, un autre sur les origines de la vie, etc. Est-il besoin d'ajouter que toutes ces questions sont traitées avec cette hauteur de vues et cette hardiesse de conception qui n'appartiennent qu'à ceux qui sont à la fois maîtres dans la science de la nature, dans celle de l'humanité et dans la dialectique. E. nESOR. L'Émancipation de Neufchâtel. — (13 mars 1870.) — « Voilà un livre qui ne peut manquer d'exciter l'atten¬ tion. Ce n'est pas un manuel d'histoire naturelle; ce 'n'est pas un exposé des théories cosmogoniques. C'est mieux que cela, c'est un monument élevé à l'esprit de notre siècle avec les matériaux fournis par la science moderne. 358 LA CRÉATION Le sujet, pour n'être pas légendaire, n'en est pas moins attrayant et grandiose. La géologie, on le sait, n'a pas sondé les entrailles de la terre sans arriver à quelques résultats sur les événe¬ ments qui se sont succédé à sa surface. Ce sont ces résultats que M. Quinet a essayé de résumer en un vaste et brillant tableau. Tâche considérable pour laquelle il ne suffit pas d'une grande puissance de] conception et de généralisation; elle exige en outre des connaissances variées dans les différentes branches de l'histoire naturelle. Ce n'est pas la première fois que nous voyons de grands écrivains, de grands philosophes, après avoir brillé dans la littérature et dans les sciences morales, reporter leur activité sur les phénomènes naturels, comme s'ils avaient senti que sur ce terrain plus solide ils réussiraient mieux à déployer toutes les ressources de leur vaste intelligence. Ainsi fit Goethe, ainsi fit Schelling. Il n'est pas nécessaire de dire que la création envisagée à ce point de vue est bien différente de la création telle qu'elle est enseignée dans les écoles et les catéchismes. Non pas que nous contestions que la création légendaire n'ait aussi ses charmes,'comme beaucoup d'autres légendes cosmogoniques. Par cela môme qu'elle s'enferme dans un cadre restreint et se mesure en quelque sorte à la por¬ tée des opérations humaines, elle revêt un certain cachet d'intimité bien fait pour captiver les imaginations soit des peuples, soit des individus, à l'état d'enfance. Que tous ceux qui sont nés et ont passé leur enfance au milieu de la candeur des campagnes, loin des sophismes et des sub¬ tilités des villes, disent s'ils n'ont pas écouté avec délices leur grand-père ou leur grand'mère faire la description du paradis terrestre, de ce beau jardin avec ses quatre rivières, son arbre de la science couvert de magnifiques pommes, et Dieu lui-même se promenant au milieu de ces grandes pelouses et s'y comportant comme un simple mortel, pétrissant l'argile de ses mains pour en façonner le premier homme, puis lui soufflant la vie dans les narines pour en faire Adam, le père de l'humanité. Il y a longtemps pourtant qu'à côté de cette création, la NOTES 359 science en a entrevu une autre bien plus vaste et plus riche. Nous savons aujourd'hui que bien avant que l'homme parût, la terre avait été habitée, qu'elle avait vu non seulement des générations, mais des ensembles d'animaux et de plantes, des faunes et des flores se suc¬ céder à sa surface, y jouer les uns un rôle humble, les autres un rôle prépondérant et de transformations en transformations, s'approcher de plus en plus des faunes et des flores actuelles, à mesure que la terre aussi chan¬ geait d'aspect, que les régions se diversifiaient, que des montagnes surgissaient et que des climats variés s'éche¬ lonnaient sous les différentes latitudes. La création, telle que nous la révèle la science, n'a pas encore trouvé son Milton. Pourquoi ? L'auteur a dû se poser cette question ; il y répond. Jusqu'ici en effet l'homme, souverain de la création actuelle, était réputé étranger à ce monde antérieur et inférieur. La « cité souterraine » dont M. Quinet parle si bien était séparée de notre monde, de la période actuelle par une sorte d'abîme, que l'on avait intérêt, de certains côtés, à maintenir béant. Cependant la vérité a fini par y projeter quelques rayons. 11 a été reconnu que l'homme n'est pas le contemporain exclusif des animaux actuels, mais qu'il a vécu en même temps que le mammouth et l'ours des cavernes. Bien plus, il aurait, d'après des décou¬ vertes toutes récentes, déjà existé à l'époque miocène, alors que la faune était entièrement différente et qu'un climat subtropical régnait dans nos contrées. Il aurait chassé l'anthracothérium et aurait taillé ses flèches de silex, à l'ombre des palmiers alors en pleine végétation dans les régions qui devaient un jour devenir la France et la Suisse. Du moment que l'origine de l'homme se trouvait ainsi reculer dans les périodes géologiques, celles-ci devaient revêtir un intérêt tout nouveau aux yeux du philosophe. Il valait la peine de s'assurer dans quelles conditions et dans quel entourage s'était passée la jeunesse ou plutôt la première enfance de l'humanité, non plus clans un coin 360 LA CRÉATION de la Mésopotamie,il y a quelques mille ans,mais sur des continents façonnés tout autrement que de nos jours et à une époque que séparent de nous des milliers de siècles. Les plages qu'ont parcourues ces hommes tertiaires et quaternaires, les fruits qu'ils ont pu recueillir, les enne¬ mis qu'ils avaient à combattre, tout cela devait stimuler la curiosité du philosophe non moins que du naturaliste. Il n'était que légitime que celui qui s'était exercé avec tant de succès à rechercher les lois du développement des sociétés, poussât ses enquêtes au-delà des limites de la civilisation. De cette étude devait résulter une nouvelle et plus grande synthèse que M. Quinet résume dans cet axiome : « que les changements de civilisation sont pour l'homme ce que les changements de faune et de flore sont pour le monde animal et végétal. Jusqu'ici, dit-il, les paléontolo¬ gistes ne s'occupaient pas d'histoire ; les historiens ne s'occupaient pas de paléontologie. J'ai vu ce vide, j'ai essayé non de le combler, mais de le montrer et de le diminuer. » Encore quelques ouvrages comme celui-ci et le vide sera réellement comblé et la création apparaîtra à toutes les intelligences que le dogme n'a pas obscurcies ou faussées, comme un grand et magnifique tout qui est allé en se développant et se perfectionnant à travers tous les âges géologiques, depuis l'humble bryozoaire des temps paléozoïques jusqu'au roi de la création actuelle. Il est possible que les lecteurs de VEmancipation, après avoir admiré cette magnifique conception du monde, se demandent néanmoins si c'est là le seul but de l'existence et s'il n'y a pas dans la création autre chose encore qu'une vaste architecture composée d'une série d'étages, dont nous ne serions que des éléments, les corniches ou les moellons; si par hasard nous ne sommes pas autorisés à y chercher quelque garantie en faveur de notre propre avenir.Ici encore l'auteur s'est chargé de la réponse, et il la donne dans les termes suivants : « Le livre de la création qu'il est donné à chacun de feuilleter désormais, page par page, a beau être interrom- NOTES 361 pu par des vides ; il en sort une force d'ascension vers le mieux que ne peut contrebalancer toute l'inertie de la nature morte... « Lorsque je vois cette lente progression, depuis le trilobite, premiertémoin effaré du monde naissant,jusqu'à la race humaine, et tous les degrés vivants de l'univer¬ selle vie s'étager l'un sur l'autre, et tous ces yeux ouverts, ces pupilles d'un pied de diamètre qui cherchent la lumière, toutes ces formes qui se haussent l'une sur l'au¬ tre, tous ces êtres qui rampent, nagent, marchent, courent, bondissent, volent au-devant de l'esprit, comment puis-je croire que cette ascension soit arrêtée à moi, que ce tra¬ vail infini ne s'étende pas au-delà de l'horizon que j'em¬ brasse. « Quand je refais, en idée, ce voyage infini, de gradins en gradins, dans le puits de l'Eternel, je ne peux me con¬ tenter de ce que je suis. Moi aussi je demande des ailes. Je conçois des séries futures et inconnues de formes et d'êtres qui me dépasseront en force et en lumière, autant que je dépasse le premier-né des anciens océans. « Alors je m'explique ce prodige d'orgueil et d'humilité qui est. tout l'homme. Orgueil en face des êtres antérieurs qui gravitent obscurément vers lui ; humilité en face des êtres supérieurs dont il porte en lui la substance, et don il sent intérieurement le battement d'ailes incessant, depuis l'époque de Platon. « La religion, comme la poésie, n'est souvent que la conscience de ces deux mondes. Gomme l'homme a aujour¬ d'hui la perception obscure des organisations précédentes qui grondent dans son sein, de même les êtres supérieurs, dont le monde est éternellement en travail, auront la per¬ ception distincte des conditions de vie antérieure, dans une conscienee plus claire et moins troublée par le bruit du chaos. « C'est là ce que veut dire cette foi à l'éternel Vivant, que rien ne peut tarir, cri de toute créature; aspiration de toute vie à une vie plus haute et plus complète. » E. DESOR. LA CRÉATION. II. 21 362 LA CRÉATION Le Démocrate du Midi. — (18 mars 1870.) — L'annonce d'un livre nouveau de M. Edgar Quinet est toujours un événement dans le monde des idées. Parmi les penseurs dont les travaux ont produit le mouvement intellectuel que nous appelons l'esprit moderne, il est un de ceux qui en ont le plus grossi les sources. Son nom est depuis longtemps populaire ; mieux même que populaire. Il y a déjà bien près de quarante ans que son talent d'écrivain l'avait placé parmi les grands prosateurs de ce siècle ; les travaux qu'il a produits depuis, l'ont mis au premier rang des maîtres de notre langue, et ses dernières œuvres ont leur place immor¬ telle parmi les chefs-d'œuvre de l'esprit humain. Celles-ci ne sont pas nées, comme leurs devancières, au milieu des émotions de la chaire et dans le bruit des applaudissements ; elles ne sont pas sorties pour ainsi dire toutes chaudes des effervescences d'une génération éprise d'art, de science, de liberté ; bouillonnante de passion et d'espérance. Elles ne sont pas sorties non plus des veilles laborieuses et sereines que protègent les génies du foyer. Elles sont nées sous l'œil de pé¬ nates étrangers, elles sont fdles de l'exil. L'exil, quoiqu'on dise, est terrible. Il ne peut, il est vrai, ni courber les âmes fortes ni corrompre les con¬ sciences pures et viriles ; il rend au contraire leur voix plus puissante et leur vertu plus haute. Mais s'il fait ainsi porter des fruits divins à ces grands cœurs déra¬ cinés, c'est en les noyant dans la tristesse. M. Quinet a refusé de rentrer ; il a bien fait. Le devoir a des sommets, des pics sacrés qui touchent les cieux ; peu les gravissent ; moins encore peuvent s'y tenir. Il est bon cependant que quelques-uns aient eu ce courage et cette constance , pendant qu'une ère de servitude, à leurs pieds, dans les sueurs du peuple et dans la boue des âmes, stratifiait les gloires impériales ! D'autres, dont le cœur est aussi haut, la conscience aussi lumineuse, l'œuvre aussi grande, sont restés ou NOTES 363 sont rentrés. Mais qu'ont-ils trouvé ? Le désert. Qu'ont- ils voulu? L'exil à l'intérieur. L'exemple, les œuvres, les noms couronnés de gloire de tous ces héros du devoir et du travail émergent main¬ tenant de ce règne, comme autrefois, aux âges géné- siaques, les îles de corail émergeaient de la mer juras¬ sique. La géologie a retrouvé les vestiges et les formes hor¬ ribles des reptiles qui désolèrent cette époque du monde primitif. Les géologues futurs retrouveront les grands sauriens de la nôtre et la génération de mollusques dont ils ont fait leur proie. Tous les cataclysmes ont leur musée. Toutes les sciences sont implacables. — Les dates sont faites avec des monstres. -— Voici un feuillet de la terre liasique : vous y trouvez l'empreinte du caïman fossile, l'an¬ cêtre du crocodile du Nil et du g-avial du Gange. Voici un feuillet de Suétone,vous y trouvez l'empreinte de Tibère, de Néron, de Caligula, césars monstrueux qui, eux aussi, sont des ancêtres. La terre et l'histoire se durcissent en¬ semble. Nous assistons maintenant à une stratification vengeresse. Saluons les astres de ce monde nouveau qui sort du limon. Oui, nous sommes devant une aurore ; on sent palpiter confusément dans le sol le germe de choses neuves ; plus de vie circule dans l'atmosphère ; les âmes en sont agitées et pénétrées. La France est de nouveau en mar¬ che vers la justice. La liberté est sa fille ; elle va re¬ naître ; l'exil va finir ; finir pour nos proscrits et finir aussi, sans doute, pour notre histoire. Il y a 18 ans que M. Quinet le subit. Il habite depuis dix ans Veytaux, joli village , au bord du Léman, en terre libre et en pays do langue française indispensable à son oreille. C'est là qu'il a écrit ses derniers grands ouvrages : Merlin l'Enchanteur; la Révolution; la Créa¬ tion. Ils sont la trilogie de son épreuve. Ils marquent trois grandes étapes de sa pensée endolorie, mais tou¬ jours sereine; de son âme meurtrie, mais toujours in¬ vincible. 364 LA CRÉATION Dans le premier il se plonge dans la légende... Celle « de l'âme humaine. » Trop près encore de l'orage qui l'a déraciné, son esprit ne peut reprendre terre dans les régions de l'histoire, de la philosophie, de la critique religieuse, théâtre de ses anciennes études. Il se confie au génie des fables et pénètre avec lui dans les régions de l'imagination, non pour y bercer sa douleur de proscrit, mais pour y chercher des routes nouvelles. Il entre avec Merlin dans le pays enchanté des traditions populaires et s'enfonce avec lui dans son poème mélancolique, comme Dante pénétra sur les pas de Vir¬ gile, dans sa vision de l'Enfer... Il va dans ce pays des légendes non pour errer sans but parmi des ombres, mais pour rajeunir la poésie nationale en la retrempant à ses sources. Voilà l'ouvrage. Puisse-t-il, dit l'auteur, dans sa préface, « lui qui m'a donné la force de vivre, communiquer la môme paix à d'autres que moi. » N'y a-t-il pas dans cet accent douloureux comme un lointain écho du cri de Prométhée !... L'exilé partout est triste. Le second a pour titre : La Pxévolution. Le monde entier connaît ce livre. Ici la pensée grondante du poète a dit adieu aux légendes qui l'ont apaisé ; il est rentré dans l'histoire. Il a déposé sur le seuil le rameau du magicien; il est au milieu des réalités tragiques. Il les a saisies et tixécs dans la lumière définitive ; il leur a mis au front le sceau de la vérité. Cette histoire est close. Dans ce livre, c'est plus qu'un historien qui parle, c'est la postérité. Le troisième est celui qui vient de paraître : la Créa¬ tion. Après la légende, l'histoire; après l'histoire, la na¬ ture. Mais en se réfugiant ainsi dans le sein des sciences na¬ turelles, l'esprit de l'auteur est-il réellement sorti de l'his¬ toire? Non, il s'y est au contraire plongé de nouveau, mais par une autre entrée. Etabli cette fois sur le terrain de l'histoire naturelle NOTES 365 eomme en un dernier refuge, il n'a pu y demeurer long¬ temps confiné. Il en a cherché l'issue. C'est au pôle que sont cachées les passes inconnues; tentation éternelle des grands chercheurs. Il y est allé à la découverte de celle qui doit faire communiquer deux mondes: la science de la vie et la science de l'esprit: l'histoire de la nature et l'histoire des sociétés. Arrivé à leurs confins, il a été saisi d'étonnement de les trouver si rapprochées, bientôt même, sous ses yeux éblouis, il les a vues se confondre en une seule terre ferme. L'ouvrage de M. Quinet a été écrit pour faire connaître cette communication restée inaperçue jusqu'ici. — « Ex¬ pliquer la nature par l'histoire, l'histoire par la nature : toutes deux s'harmonisant dans un même tissu. » Voilà le but de ce livre intitulé la Création... C'est une belle lecture : surtout une belle lecture de fa¬ mille. — Nous venons d'en faire l'épreuve, à la place môme où j'écris, dans nos dernières veillées de février. L'attention, l'émotion étaient extrêmes. C'était un ravis¬ sement, surtout pour les dames ; une seule crainte le troublait, celle qui trouble tous les grands plaisirs de l'âme : la crainte de les voir finir. Si cette lecture a tant de charmes dans la famille, quel attrait n'aurait-elle pas dans le temple! Ceci nous fait songer avec tristesse à un autre ouvrage de M. Quinet où il traite la question religieuse. Il y pré¬ sente avec la force et l'éclat habituels de son talent plu¬ sieurs issues pour sortir du catholicisme. —La révolution française a avorté pour n'en avoir su trouver aucune. — Qui peut dire, en effet, à quelles hautes destinées nous aurait conduit le génie de notre race une fois séparé de l'esprit de Rome, et jeté, libre, dans le courant de la Ré¬ forme ou de la philosophie pure. Qui peut dire quelle élévation de sentiments et d'idées, quelles harmonies morales auraient suscitées des lec¬ tures comme celles de la Création, faites par des ar¬ tistes, des savants, des sages vénérés, devant des foules d'âmes libres? 366 LA CRÉATION Qui peut dire quels rajeunissements inattendus, quels courants d'enthousiasme, quelles électricités célestes au¬ raient engendré ces grands prônes dû temple libre, de la religion directe ? Il faut descendre de ce rêve, mais pour peu de temps; déjà il s'incline lui-même vers les réalités. L'aventure dans laquelle est engagé maintenant le ca¬ tholicisme précipite sa ruine sous nos yeux. C'est par des œuvres comme La Création que seront suscitées les grandes émotions d'où naîtra un milieu nouveau pour les cœurs. En même temps un grand changement s'opère sur le théâtre des idées; c'est la Philosophie critique qui le pro¬ duit. Sous les clartés d'une logique et d'une science im¬ peccable, elle disperse et dissout toutes les vapeurs du panthéisme, demeuré seui depuis longtemps en posses¬ sion de la scène. Voilà vraiment les œuvres fortes, les bibles fécondes, la moelle même du progrès. Que la jeune génération s'en nourrisse, et bientôt elle pourra inaugurer l'ère des fêtes religieuses nouvelles, les Olympiades de l'Art et de la Justice. S'il est vrai que nous nous trouvons à un moment où tous les mysticismes sont énervés, où toutes les formes de l'erreur ont été épuisées, où tous les degrés de la ser¬ vitude ont été parcourus, que pouvons-nous attendre, si¬ non de remonter ! c. POUJADE. Le National. — (3 avril 1810.) — M. Quinet, dans le livre magnifique qu'il vient de publier, ne se borne pas à constater l'unité de développement dans la formation ma¬ térielle des êtres, il nous montre, de plus, la société hu¬ maine régie dans son évolution vers son propre idéal par la loi qui détermine progressivement la conscience dans la vie. C'est là surtout que nous aimons à le suivre. Par l'homme qu'il a étudié toute sa vie et qu'il connaît à NOTES 367 fond, il éclaire les obscurités des premiers âges. A l'aide de l'histoire, mieux comprise et envisagée désormais à un point de vue plus vaste et plus élevé, il parvient à combler les lacunes de la Genèse, qui s'écrit au jour le jour dans nos laboratoires et dans les entrailles de la terre. Il peut bien se faire que parfois il force un peu l'analogie, mais c'est là le privilège du poète et du phi¬ losophe. Ce dernier surtout voit toujours au-delà de la science positive; il établit des hypothèses, il articule des peut-être qui souvent ouvrent au savant des voies encore inexplorées. La science purement expérimentale perd de sa précision quand elle cherche elle-même à construire sa synthèse, et le philosophe risque de généraliser à faux quand, perdant de vue l'ensemble, il s'absorbe trop dans l'observation des détails. M. Quinet a évité ce dernier in¬ convénient : il sait assez pour être à même de conclure exactement, et en même temps, il a soin de garder, sur les problèmes spéciaux qui ne sont pas de son ressort, une réserve qui laisse plus de liberté à ses conclusions. Ce livre, qui déjà est entre les mains de tous les hommes sérieux, est un événement et une bonne fortune dans ce moment de mesquines discussions, de révolu- lions impuissantes, d'épuisement intellectuel où nous sommes réduits, cent ans après Voltaire et après Rous¬ seau, à discuter sur les inconvénients de l'infaillibilité du pape, et où une pareille question peut être sérieuse¬ ment discutée. Cette œuvre splendide, où les qualités de style de M. Quinet ont grandi en s'épurant, est appelée à un suc¬ cès durable : plus d'un savant y puisera une force nou¬ velle contre l'aridité de ses recherches, et plus d'un phi¬ losophe y apprendra que désormais l'âme humaine ne doit pas être étudiée sur elle-même par une observation réflexe, mais que, pour en comprendre la grandeur et la haute destinée, il faut la chercher aussi dans ce globe qu'elle anime, dans ces êtres morts et vivants où elle semble éparse avant de devenir en nous la raison qui compare et la conscience qui décide. JOSEPH DOUCET. 368 LA CRÉATION 1? États-Unis d'Europe. —(Mai 1870.) — C'est au lendemain du Plébiscite qu'il faut aborder cette œuvre magistrale et sereine. Là, du moins, on retrouve les grands horizons, l'ordre, la paix, les lois de la nature et son éternelle har¬ monie. Etes-vous écœuré par les fiévreuses actualités de notre Bas-Empire? ouvrez ce livre, il vous sauvera de la désespérance, il vous rendra le sens des grandes choses et du vaste avenir. Ce livre est un des actes les plus virils de notre temps et une des plus belles productions dont nous ayons le droit d'être fiers, nous autres républicains. C'est la meil¬ leure réponse à ces banalités fausses qu'on ne cesse de jeter à la face de nos chers et nobles proscrits. L'exil ai¬ grit, l'exil fausse l'esprit, l'exil énerve, on dirait presque que l'exil fait radoter. —Voici comment Edgar Quinet se venge et nous venge de ces calomnies. Voici le fruit de ces longues méditations et de ces loisirs, de ces recueil¬ lements mélancoliques de l'exil. Dites .si c'est l'œuvre d'un esprit qui s'épuise ! Qui eût osé le prévoir, il y a vingt ou trente ans, que l'illustre professeur du collège de France, — tour à tour historien, philosophe, poète, publiciste et, on l'a vu trop tard, véritable prophète politique, nous réservait, — après une carrière si remplie déjà, à l'âge où plus que personne il lui appartiendrait de se reposer et de dire avec fierté: J'ai vécu, une si étonnante et magnifique surprise, une si éclatante preuve de la fécondité, de la souplesse et de la profondeur de son génie! Ils sont bien rares de nos jours, même parmi les plus grands esprits, oeux qui seraient capables d'une si merveilleuse diversité ! Au fond, si différente que soit de toutes ses études pré¬ cédentes l'œuvre nouvelle d'Edgar Quinet, elle est pour¬ tant animée du môme souffle intérieur, inspirée par le même et ardent amour de l'humanité, et dictée, si on peut le dire, par le même génie de la philosophie de l'histoire. Des hommes compétents ont rendu témoignage à la valeur de son livre comme tableau grandiose, vivant, hardi de l'histoire géologique du globe. Tout en fai¬ sant leurs réserves sur toutes les divinations, sur toutes NOTES 369 les poétiques témérités d'une œuvre qui est moins un cours de science positive que l'imposante ébauche d'une philosophie de la nature, des savants, des spécialistes ont dit leur surprise en face de cette vaste synthèse qui fait revivre par un prodigieux effort d'intuition tout ce monde antéhistorique que la science recompose laborieu¬ sement pièce à pièce. Mais ce n'est pas par ce côté que nous frappe surtout le grand travail de M. Quinet. Et lui-même sans doute est moins fier de s'être assimilé avec tant d'originalité la science des Geoffroy Saint-Hi- laire, des Candolle et des Darwin, que d'avoir entrevu une méthode nouvelle, une méthode propre à éclairer les unes par les autres les sciences morales par les sciences naturelles. Analyser ici cette méthode, ce serait tenter l'impossible. Tout au plus pouvons-nous en indiquer le principe par quelques exemples. Partant de ce fait que l'humanité, pas plus qu'aucune autre espèce, n'est un produit soudain et miraculeux d'un caprice créateur, M. Quinet croit qu'on finira par démêler sous l'inextricable complication des phénomènes de la vie universelle un parallélisme des règnes de la nature et de l'humanité, par conséquent aussi un parallélisme des lois qui les régissent. Ainsi, chaque changement de civilisation est pour l'humanité l'analogue d'un changement de faune et de flore dans la nature : l'une des deux révolutions se fait comme l'autre par des causes naturelles, tantôt lentes, tantôt brusques, mais scientifiquement déterminables. C'est dans cet esprit que M. Quinet transporte toutes les principales lois darwi¬ niennes, du domaine delà nature dans celui de l'histoire et de la politique. On ne peut, s'empêcher d'être frappé de certaines analogies que ce procédé met singulièrement en lumière. Il y a des chapitres entiers qui font l'effet d'une véritable révélation de nouvelles Harmonies de la nature! Qu'il s'y trouve encore beaucoup de raccorde¬ ments artificiels, de trop ingénieux rapprochements, M. Quinet le sait mieux que personne. Il ne veut que mettre sur la voie d'une science nouvelle, d'une appli¬ cation des méthodes naturelles à l'histoire civile; et il H. 21. 370 LA CRÉATION réussit souvent à faire pressentir que la chose se fera tôt ou tard, et donnera à la politique et à l'économie so¬ ciale par exemple, un jour ou l'autre, des bases beau¬ coup plus fermes, des règles beaucoup plus précises. Nous regrettons de ne pouvoir insister assez sur cette partie capitale de l'entreprise de M. Quinet. Mais nous ne pouvons finir sans relever l'application de cette loi du parallélisme à l'étude du problème moral, et sans citer une page où l'on retrouvera jusque dans les obser¬ vations du naturaliste les douloureuses expériences du citoyen. Le mal chez l'homme, suivant M. Quinet, c'est le re¬ tour de l'animalité, c'est, pourrait-on dire, un phénomène d'atavisme. L'homme, par le mal, revient à la brute, qu'il ne dépouille jamais irrévocablement. « Qu'est-ce, par « exemple, que la guerre? — Le retour au temps où l'hu- « manité n'existait pas encore, au règne de la dent du « serpent, de la griffe, de l'écaillé, de la mâchoire en- « dentée. L'homme disparaît. 11 se revêt d'une cuirasse « comme d'un système d'écaillés rugeuses, il s'arme de « l'épôe comme d'une griffe de lion ou de tigre. Le voilà « redevenu lion, tigre, ours de caverne. Le reconnaissez- « vous ? Toutes les lois humaines suspendues : c'est, « dites-vous, l'état de guerre. Dites plutôt : c'est l'état de « la vieille nature. S'il se prolongeait, que deviendrait « l'homme? Il n'en resterait que l'ébauche, le carnassier. « De la connaissance nouvelle de la nature, il y a donc « une morale qui se déduit d'elle-même. La voici : c Aidons en nous l'homme nouveau à paraître. Ai- " dons-le à sortir de sa chrysalide, à rompre son enve- « loppe, à prendre son essor. Dépouillons les écailles, les « griffes du monde tertiaire. — La vieille nature gronde « toujours au fond de la nature humaine: si l'homme ne s fait effort pour se tenirà son rang, il retourne parmi les « êtres inférieurs du milieu desquels il a surgi. Il y a « donc une table de la loi gravée sur la pierre des âges « géologiques ? Oui, et en voici la première maxime : « Homme, peuple, genre humain, lu te crois emporté sans « avoir besoin de t'en mêler vers un ordre meilleur. NOTES 371 Ouvre les yeux, tous les êtres te rappellent à la néces¬ sité d'agir, de lutter, de grandir. Ne rien faire et pro¬ gresser, cela n'est donné ni à l'homme ni au coquil¬ lage. Le temps, à lui seul, ne fait rien. La déchéance est toujours possible, et le progrès ne se fait qu'au prix de la lutte incessante. Les naturalistes établissent qu'un organe qui n'est pas maintenu en activité s'oblitère, s'atrophie, quelquefois il n'en reste qu'un vestige. Je ne serais pas embarrassé pour montrer des peuples chez lesquels la liberté, faute d'-usage, est devenue comme l'aile pour les pingouins, un membre atrophié, il ne leur reste qu'un aileron dont il ne peuvent et ne veu¬ lent plus se servir. — De tout ce que j'ai senti, éprouvé dans ma vie, ce qui m'a le plus étonné, a été de voir avec quelle facilité les honnêtes gens acceptent les crimes consommés, dès qu'ils espèrent en profiter. Ils affec¬ tent d'abord de n'en rien savoir et ils les nient, bientôt ils leur trouvent tant d'excuses ou tant de bons côtés qu'ils en font une vertu. S'ils finissent par les blâmer d'un air distrait, c'est qu'ils ont cessé d'en tirer avan¬ tage. Voilà ce que j'ai vu sur d'immenses proportions. Qu'est-ce donc que la conscience humaine? Je le sais maintenant. La conscience est plus fragile que nous ne pensions. Elle peut disparaître pour un temps d'un peuple, même de l'espèce humaine presque entière et ne survivre que dans quelques rares individus. Elle n'est pas ce fait indomptable, cette colonne d'airain que l'on imaginait bien souvent, c'est un roseau, moins encore si le vent se déchaîne. De là cet échafaudage de religion, de systèmes, de codes ; contreforts amassés pour soutenir ce brin d'herbe; bien souvent ils l'écra¬ sent. En tout cas, c'est une plante cultivée. Si la cul¬ ture manque, l'homme retourne à l'état sauvage, il pro¬ duit des fruits barbares, empoisonnés pour qui s'en contente. » p. BUISSON. 372 LA CRÉATION La Cloche. — (12 juin 1870.)— Tout entier dans les re¬ cherches spéciales, dans les découvertes partielles, dans les améliorations consécutives, notre siècle n'a pas le temps de faire le résumé de sa science et de dresser le bilan de ses conquêtes. Bravant les reproches de sécheresse et d'exclusivisme dont l'avenir fera justice, chaque science se contente de déblayer son propre terrain, de le creuser et transformer sans empiéter sur le domaine des autres. Mais malgré cela le fil conducteur ne s'est pas égaré et jamais la soli¬ darité de tout l'univers n'a été plus sentie et mieux af¬ firmée. Chaque fois, quand un esprit supérieur, assez vaste pour embrasser l'entité des choses, assez profond pour la comprendre et assez éloquent pour l'exprimer, essaye de nous en retracer l'immense tableau, nous sommes éblouis, consternés, saisis d'une sainte terreur. C'est seu¬ lement à la vue de cet ensemble, en mesurant le che¬ min parcouru et en constatant les lacunes qu'on y découvre encore, c'est alors seulement que nous commençons à nous faire une idée approximative de notre œuvre, de sa valeur et de son but. Spectacle d'une grandeur sans égale! De ces hauteurs sublimes où nous entraîne la large synthèse de la nature et de la société humaine, qu'elles nous apparaissent mesquines, triviales, misérables ces luttes quotidiennes, cette guerre acharnée entre person¬ nalités, ce tournoi lilliputien auquel on nous fait assister sans trêve ni merci. Mais en même temps cette synthèse nous apporte un apaisement serein ; on comprend mieux qu'auparavant tous les rouages de la grande machine, tous les infiniment petits, et on les laisse tranquillement coopérer au but commun, sans leur demander plus qu'ils ne peuvent donner. A chaque jour et à chaque homme sa peine ! Ce sont en partie les sentiments que fait naître le grand ouvrage que nous apporte Edgar Quinet. Ceux qui ont suivi l'illustre écrivain dans toutes ses excursions à tra¬ vers l'histoire, la philosophie, les arts, ceux qui so sont NOTES 373 accoutumés de longue date à aimer en lui non seulement le profond penseur, mais encore le plus noble des hommes, tous ceux qui se sont réchauffés tant de fois au rythme mélodieux de ses vers et plus encore aux élans sublimes de sa prose enchanteresse, tous ceux-là ne s'étonneront pas d'apprendre qu'à la longue série de ses chefs-d'œuvre le maître vient d'ajouter un nouvel anneau. Mais c'est le sujet qu'il a traité cette fois et qui n'entrait jusqu'ici dans le vaste cycle de ses études, c'est cela surtout qui est à même de nous surprendre au premier abord. Au premier abord seulement : car, plus on se rend compte du génie particulier de l'auteur, plus facilement on s'explique l'étape à laquelle il est arrivé aujourd'hui. Lui qui avait autrefois dans son Génie des religions opposé l'immuabilité fatale de la nature à l'esprit variable et progressif de l'humanité, devait approfondir un jour la nature elle-même, et y constater à son tour et les longues transformations et les lois qui la régissent. Mais il ne lui suffisait pas de constater ces lois ; il a voulu unir le monde de la matière au monde de l'esprit, établir ;,,les liens qui les unissent, expliquer la nature par l'histoire, et l'histoire par la nature . Pour atteindre un but pareil il a fallu déraciner les vieux préjugés, fortifier et mettre au grand jour les vagues pressentiments qui bourdonnent dans l'âme hu¬ maine. Il a fallu embrasser tous les détails sans s'y perdre jamais, être spécialiste clans les généralités et universel dans les atomes. De longues et pénibles recherches pré¬ paratoires étaient indispensables : ce n'est que par ce Propylée qu'on a pu arriver à la genèse nouvelle. Mais rien de cela ne découragea cet esprit aussi merveilleux qu'infatigable. Per aspera ad astra : telle doit être sa devise. Involontairement on se rappelle Gœthe, qui lui aussi, après avoir atteint le dernier degré de la perfection dans la poésie et la littérature, a étonné un jour le monde sa¬ vant par un ouvrage d'histoire naturelle, qui, aujourd'hui encore, après un demi-siècle de découvertes et de progrès reste inébranlable comme un roc de granit. 374 LA CRÉATION On ne raconte pas un ouvrage comme la Création. Il faut le lire pour comprendre l'impression profonde qu'il laisse dans l'âme de tout lecteur attentif. L'auteur commence sa symphonie par les premières journées du monde, englouties dans les ténèbres et dans la mer, quand les montagnes, prosternées dans ses fonds, ne se sont pas encore élevées, quand les cryptogames po¬ sent, les premiers, leur pied sur la terre encore indécise et insaisissable. Son récit toujours clair', limpide, compré¬ hensible, nous mène par le dédale mystérieux de myriades de siècles, nous fait assister pour ainsi dire à l'affermis¬ sement de la terre et à la transformation des êtres infini¬ ment petits de la première heure en des êtres gigantesques et colossals, pouvant surmonter les dangers et les diffi¬ cultés innombrables de cette nature bizarre et accidentée. En passant par toute la filière de l'époque tertiaire et quaternaire et en décrivant toutes les révolutions dans les espèces, il nous conduit jusqu'au dernier mot que la créa¬ tion a dit jusqu'ici à l'homme. Il montre toutes ses diffé¬ rences et "toutes ses ressemblances avec la race simienne et conclut à l'existence d'un type intermédiaire, à jamais disparu dans les ébauches consécutives auxquelles la nature s'est livrée avant d'avoir produit le type final. La partie consacrée au langage des oiseaux, servant de modèle à celui des hommes, n'est pas la moins curieuse; et la lutte pour l'existence de Darwin, la loi d'élection naturelle fournissent à l'auteur des exemples d'une clarté pénétrante pour la formation de la société humaine. La dernière partie de l'ouvrage, celle justement qui traite de l'homme et de la société, fera naître sans doute de vives controverses. Rien d'étonnant que l'auteur soit ici moins affirmatif et plus vague. Les matériaux ne sont encore suffisamment préparés et il n'a pas voulu cons¬ truire son édifice sur le sable mouvant des hypothèses. C'est justement dans la coordination de cette partie à la première que gît non seulement l'originalité incontes¬ table de l'auteur, mais c'est elle encore qui a écarté de lui, jusqu'à l'apparence même du panthéisme, de ce dan¬ ger si menaçant pour touslesespritsquis'adonnentexclu- NOTES 375 sivement à la philosophie de la nature. Au contraire, rien de plus spiritualiste que la doctrine de Quinet qui dé¬ montre à tout moment que la nature gravite vers l'esprit, que c'est lui seul qui la résume entièrement, que c'est lui seul qui a une histoire et qui mérite de l'avoir. Je n'ai pas besoin de relever ici le style de Quinet, ce style imagé, coloré et empreint en même temps d'une majestueuse simplicité ; ni cette poésie qui se dégage comme un parfum subtil de chacune de ses pages: qui est-ce qui ne reconnaît pas ces qualités chez l'auteur de Merlin l'Enchanteur. La grandeur du sujet n'a pu que lui donner ici un essor nouveau; et effectivement jamais son génie n'a brillé d'un plus vif éclat. Un mot, un vœu pour finir. Cet ouvrage si grand par sa conception et si simple dans l'exposition ne produira pas sur les masses l'in¬ fluence qu'il mérite, s'il n'est réduit aux proportions plus petites. Dégagé des mots techniques et de tout le bagage scientifique, ce livre, devenu élémentaire, pourrait se faire une place importante dans la bibliothèque populaire. Les plus simples môme y trouveraient une source féconde d'enseignements, et aucun autre ouvrage ne pourrait rendre de plus grands services à la sainte cause de l'in¬ struction générale. Les préjugés les plus enracinés et les voiles les plus épais ne pourront résister à l'éblouis¬ sante clarté qui jaillit de cet ouvrage. THÉOPHILE GUÉRIN. s TABLE DU TOME SECOND LIVRE HUITIÈME. les propylées de l'histoire. Chapitre I. — Premier refuge de l'homme. — Commont de chasseur, il est devenu pasteur. — Comparaison des castors cabanes et des lacustres Chap. II. ■— Tableau de la vie lacustre. — Premier som¬ meil tranquille de l'homme. — Construction d'un village. — Pourquoi la cité lacustre ne grandit pas. — Embryon de l'histoire du peuple suisse Chap. III. — Les trois âges dans la cité lacustre. —• L'U¬ lysse hyperboréen. — Pourquoi les lacustres sont restés inconnus des anciens. — Sacrifices humains dans l'âge de fer. — Comment l'homme peut devenir plus indus¬ trieux et plus cruel. — Parti que les anciens poètes au¬ raient tiré des lacustres. — La vierge contemporaine de l'ours des cavernes et Iphigénie en Tauride Chap. IV. — Découverte du feu. — Premier effet de cette découverte sur l'esprit de l'homme. — Comment le pre¬ mier foyer est devenu le principe des religions et des civilisations. — L'histoire humaine vue dans son em¬ bryon. — Premier chant des bergers pour évoquer le feu. — Naissance du monde civil 378 TABLE DU TOME SECOND Pages Chap. V. — Embryon des religions. — Comment le prin¬ cipe des cultes est né du premier foyer. — Nativité du Dieu. — Sacrifices. — Oblation. — L'Enfant divin. — Le Dieu pasteur. — L'Oint. — Le Sauveur. — Le Média¬ teur. — Incarnation. — Dieu triple. — Que les divinités grecques sont un reflet du premier foyer. — Comment Agni Rigdu-Véda est devenu Apollon pasteur 30 Chap. VI. — Premier moment d'éclat de la société hu¬ maine. — Pourquoi cette première forme de religion est plus près de nous que la religion des Grecs et des Ro¬ mains. — Le monument le plus ancien de la parole. — Les hymnes de l'Himalaya expliqués par les Alpes. . . 37 LIVRE NEUVIÈME. paléontologie des langues. — les lois de la vie et de la parole. Chapitre I. — Le langage des oiseaux 49 Chap. II. — Comment se forment les variétés et les dia¬ lectes dans les chants- ou les langues d'oiseaux .... 65 Chap. III. — Les langues de l'âge de pierre. — Que les premiers éléments de la philologie comparée ont été dé¬ couverts par les naturalistes 72 Chap. IV. — Ce que les mythologies doiventàlalanguedes oiseaux. — Explication d'une partie des métamorphoses. 82 Chap. V. — Rapports de l'anatomie comparée et de la phi¬ lologie comparée. — Comment l'une de ces sciences con¬ duit à l'autre 89 Ciiap. VI. — Si la science du langage appartient aux sciences naturelles ou aux sciences historiques et mo¬ rales 92 Chap. VII. — Création simultanée de l'anatomie comparée et de la philologie comparée 97 Ciiap. VIII. — Comment les langues meurent et renaissent. 100 Ciiap. IX. — Application des lois de l'histoire naturelle à la science des langues et réciproquement. — Qu'est-ce TABLE DU TOME SECOND 379 Pages. que l'espèce en philologie? — Que la vie et la parole ont les mêmes lois 110 Chap. X. — La génération des langues. — Embryogénie de la parole humaine 121 Chap. XI. — Application à l'art d'écrire 138 Ciiap. XII. — Langues mortes. — Langues fossiles. — Application de la paléontologie à la formation des lan¬ gues néo-latines 141 LIVRE DIXIÈME. principes d'une science nouvelle. parallélisme des règnes de la nature et de l'humanité. Chapitre I. — Quelles sont les lois de l'histoire univer¬ selle qui peuvent s'appliquer à l'histoire du monde fos¬ sile et réciproquement. En quoi l'historien et le natu¬ raliste se ressemblent. — Unité de composition .... 161 Chap. II. — Loi d'atavisme. — Retour aux ancêtres. — Archaïsme dans la nature. — Qu'il n'y a pas de ligne droite dons l'histoire - 168 Chap. III. — Comment la véritable notion du progrès a été rétablie par l'histoire naturelle. — Les historiens corri¬ gés par les naturalistes. — Que tout n'est pas progrès dans les êtres organisés, ni dans l'histoire universelle. — La nature s'est trouvée moins fataliste que l'homme. 174 Ciiap. IV. — La Loi des douze tables 175) Chap. V. — Première application des lois sociales à la dé¬ couverte des lois de la nature. — La division du travail. 181 Ciiap. VI. — Comment les lois do l'économie sociale peu¬ vent servir à découvrir les lois de la nature vivante. — Malthus et Darwin 184 Ciiap. VII. — Si les lois de l'histoire naturelle peuvent servir à découvrir les lois ' de l'économie politique et sociale. — Théorie des machines industrielles, comparées .aux êtres organisés. — Qu'est-ce que le capital et le revenu de la nature? . » 192 380 TABLE DU TOME SECOND Pages. Chap. VIII. — Solution d'un problème d'histoire naturelle par l'histoire universelle 198 Chap. IX. — Vérités de l'histoire universelle qui s'imposent à l'histoire naturelle. — Que les flores et les faunes s'enchaînent comme les empires. — Que le fil de la vie organique n'a jamais été brisé 206 Chap. X. — Autres lois de la vie historique. — Comment elles peuvent passer dans l'histoire naturelle 211 Chap. XI. — Membres atrophiés dans les peuples. — Des organes rudimentaires dans la civilisation et dans le règne organique. — Des monstres dans l'art et dans la nature. — Quelle est leur signification? — Le balance¬ ment des organes 215 LIVRE ONZIÈME. principes d'une science nouvelle. parallélisme des règnes de la nature et de l'humanité. Chapitre I. — Préambule 221 Chap. II. — Les origines de la vie 226 Chap. III. — L'origine des formes. — Comment des géné¬ rations successives d'individus peuvent travailler sur un plan général qu'elles ne connaissent pas. — Une cité de bryozoaires. — Image de la première cité humaine. . . 230 Chap. IV. — Les époques dés coquilles comparées aux époques des architectures humaines. —Que la succession des mêmes ordres d'architecture eût pu révéler d'avance la permanence des mêmes types d'organisation dans la même contrée 235 Ciiap. V. — Les lacunes dans la nature et dans l'histoire. 243 Chap. VI. — Comment les types changent dans l'histoire universelle 247 Ciiap. VII. — Les espèces prophétiques, — Les prophètes de la nature. — Application à la critique littéraire et philosophique 251 TABLE DU TOME SECOND 381 Pages. Chap. VIII. — Si l'histoire confirme ou réfute la doctrine de l'embryogénie. — L'humanité, un embryon qui croît toujours 255 Chap. IX. — Loi d'alternance et de régression. — Un prin¬ cipe nouveau de critique historique 262 Chap. X. — La loi de sélection appliquée à l'histoire uni¬ verselle. — Que sont les peuples élus? — Bossuet et Darwin 26S LIVRE DOUZIÈME. l esprit de creation dans l homme. — conciliation Chapitre I. — Comment se forme une science nouvelle . 273 Chap. II. — Nouvelle conception de l'art, fondée sur la con¬ ception nouvelle de la nature 278 Chap. III. — Première alvéole de l'art humain. — Du rhythme dans la nature et dans l'homme. — Musique. — Poésie. — Le Dieu dans l'homme 282 Chap. IV. — Comment l'homme, par l'art, change l'animal. 286 Ciiap. V. — Confirmation des vérités morales et philoso¬ phiques. — Moyen de juger des découvertes par leur parallélisme avec les règnes de la nature 289 Chap. VI. — De l'infmiment petit dans l'homme et dans la nature. . 293 Chap. VII. —■ Loi du mélange des races dans l'histoire uni¬ verselle 297 Chap. VIII. — Explication d'un vers d'Homère par la pa¬ léontologie 305 Chap. IX. — Quelle morale se déduit de la connaissance nouvelle des lois de la nature. — Aperçu d'un nouveau monde moral. — Origine du mal. — Peinture de l'âme criminelle. — Le mal dans l'individu, dans l'espèce . . 310 Chap. X.— Que l'homme est un commencement. — L'homme 382 TABLE DU TOME SECOND Pages. dans le plan de l'univers. — Que l'âme vraie est sur le chemin de toutes les vérités §20. Chap. XI. — Une prophétie de la science ......... 326 Notes. Compte-Rendus de la Création §33 fin de la table du tome second. vi ' 1 Clicliy. — Imp. Paul Dupont, 12, rue du Bac-d'Asnières. — 1003, 10-9. SOUSCRIPTION NATIONALE A L'ÉDITIOS! DES ŒUVRES COMPLÈTES D'EDGAR QUINET Les admirateurs du graud penseur et du grand écrivain que la France a perdu l'année dernière, ceux qui regrettent dans Edgar Quiuet lo patriote inébranlable comme l'é.oquent et profond philosophe, jugeront tous, comme nous, que le pays qu'il a tant honoré doit un monument à sa mémoire, et que le monument la plus digne de lui serait la publication intégrale de ses œuvres. Kous proposons donc à ceux de nos concitoyens qui partagent les senti¬ ments que nous avons voués à ce mort illustre, l'ouverture d'une souscrip¬ tion pour aider à préparer et à commencer cette œuvre vraiment nationale Cette souscription serait fixée à 20 francs. Il nous a paru qu'il conviendrait d'inaugurer la série des œuvres d'Edgar Quinet par la publication de sa correspondance inédite, qui ne saurait man- | quer d'offrir de précieux documents à l'histoire contemporaine. Les personnes qui enverront une souscription de 20 francs auront droit à recevoir deux volumes de Lettres inédiles, et quatre volumes des OEuvres complètes. Edmond ABOUT, Publiciste; BABDOUX, Député; RATAILLARI), Publiciste; Louis BLANC, Député; H. ilRISSO-N, Député ; CÀKSOT, Sénateur; CASTA- GNAP.Y, Conseiller municipal; A. cr.ÉMIEUX, Sénateur; A. DOSIESNIL, Publiciste; .1.FERRY, Député; GERMER-BAlLLIÈRE, Conseiller municipal; HARANT, Conseiller municipal; A. MARIE; II. MARTIN, Sénateur; LAURENT-PICHAT, Sénateur; Iï. LEFÈVRE, Conseiller municipal; P. MEURICË, Publiciste; E. IWÏLLAUD, Député ;-E. NOËL, Publiciste; E. PELLETAN, Sénateur; A. PRÈAULT; DMIOBIN, Sénateur; SPDLLF.R, Député; TIERSOT, Député rVACQUERIE, Publiciste ; E. VALENTIN, Séna¬ teur ; Victor HUGO, Sénatour; VIOLLET-LE-DUC, Conseiller municipal. Adresser les souscrivlions à la librairie Germer-Baillière cl Cie. ŒUVRES COMPLÈTES M EDGAR QUINET "Vingt-six votâmes in-fi 8 : CHAQUE VOLUME SÉPARÉMENT : 3 FR. 50. Philosophie. — Génie des Religions. Origine des dieux. Les Jésuites. L'Ultramonanisme. introduction à la philosophie de l'histoire. Essai sur Herder. — Examen dé la vie ds Jésus. Le Christianisme et la Révolution française. Philosophie de l'histoire de France. La Création. L'Esprit Nouveau. Vie et mort du Génie grec. Histoire : Les Pvévolutions d'Italie. Marnix. Fondation de la République des Provinces-Unies. Les Roumains. La Révolution. Histoire de la campagne de 1815. Voyages. — Critique littéraire. La Grèce moderne. Allemagne et Italie. Mes vacances en Espagne. Histoire de la Poésie. Epopées françaises. Mélanges. Politique et Religion : Enseignement du Peuple. La Révolution religieuse au xixe siècle. Situation morale et politique. La Croisade romaine. La Sainte-Alliance en Portugal. Pologne et Rome. Etat de siège. Le Panthéon. Le siège de Paris et la Défense Nationale. La République. Le Livre de l'Exilé. OEuvres diverses. Poèmes: Prométhée. Napoléon. LesJJEsclaves. Ahasvérus. Merlin l'Enchan¬ teur. Autobiographie : Histoire de mes Idées. Correspondance. " N Soc. an d'imp.—PAUL DUPONT, Directeur. 41, rue Jean-Jacques-Rousseau, Paris. (Cl/