JACQUES BOULENGER TOULET AU BAR ET A LA POSTE COLLECTION SAINT-GERMAIN-DES-PRÉS N° 15 PARIS LE DIVAN 37, Rue Bonaparte, 37 1935 ^ * f < :#f F* 1 ^ DU MÊME AUTEUR Roman Les Romans de la Table Ronde : I. L'Histoire de Merlin l'Enchan¬ teur. Les Enfances de Lancelot. — II. Les Amours de Lanceloi du Lac. Gale haut, sire des Iles lointaines. — III. Le Chevalier à la Charrette. Le Château aventureux. — IV. Le Saint-Graal. La mort d'Artus (Pion). Miroir à deux faces (N. R. F.), En escadrille (N. R. F.). Les Soirs de l'Archipel (N. R. F.). Voyages Corfou, l'île de Nausicaa (N. R. F.). Au fil du Nil (N. R. F.). Histoire Les Protestants à Nîmes au temps de l'Édit de Nantes, thèse (épuisé). Le Grand Siècle (Hachette). L'ameublement français au grand siècle (épuisé). De la Walse au Tango (épuisé). Histoires vraies (épuisé). La vie de Saint Louis (N. R. F.). Dans la vieille rue Saint-Honoré (F. Didot). Les Tuileries sous le Second Empire (Calmann-Lévy). Sous Louis-Philippe : Les Dandys (Calmann-Lévy). Sous Louis-Philippe : Le Boulevard (Calmann-Lévy). Nostradamus (Editions Excelsior). Histoire littéraire Ondine Valmore (épuisé). Au pays de Gérard de Nerval (Champion) L'affaire Shakespeare (Champion). Rabelais à travers les âges (Le Divan). Candidature au Stendhal-Club (Le Divan). Marceline Desbordes-Valmore, sa vie et son secret (Pion). Critique et essais ...Mais l'art est difficile! 3 vol. (Pion). Monsieur ou le professeur de snobisme (Le Divan). Les soirées du Grammaire-Club, en collaboration avec André Thérive (Pion) Renan et ses critiques (épuisé). Entretien avec Frédéric Lefèvre (Le Divan). Le touriste littéraire (Editions de la Nouvelle Revue Critique). Sport Animaux de sport et de combat, en collaboration avec Emile Henriot (P. Laffitte). Traductions Arrien : Traité de la chasse, en collaboration avec J. Plattard (Cham¬ pion). Paris romantique. Voyage en France de Mrs. Trollope (Fayard). Les voyages aventureux de F. Mendez Pinto, 1537-1558 (Pion). Voyage dans les Prairies du Far West, 1832, par Washington Irving (Pion). Les aventures du capitan Alonso de Contreras, 1582-1663 ? (Pion) Editions Pantagruel, Edition de Lyon, 1533, publ. en collaboration avec P. Babeau et H. Patry (Champion). Comptes de Louise de Savoie et de Marguerite d'Angouléme, publ. en collaboration avec Àbel Lefranc (Champion). L'Isle sonante par M. François Rabelais, publ. en collaboration avec Abel Lefranc (Champion). Œuvres de François Rabelais, édition critique en collaboration avec Abel Lefranc, H. Clouzot, P. Dorveaux et L. Sainéan (Champion). Les Propos Rustiques de Noël du Fail (Bossard). Œuvres de Rabelais (E. Hazan). Voyages de F. Le Vaillant dans l'intérieur de l'Afrique, 1781-1785, 2 vol. (Pion). Le voyage de René Caille à Tombouctou et à Travers l'Afrique, 1824-1828 (Pion). Mémoires du comte de Forbin, chef d'escadre, 1656-1710 (Pion). Voyages et aventures de François Léguât en deux îles désertes (Pion). JACQUES BOULENGER TOULET AU BAR ET A LA POSTE COLLECTION SAINT-GERMAIN-DES-PRÉS N° 15 PARIS LE DIVAN 37, Rue Bonaparte, 37 1935 IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVBAQE : 7 exemplaires sur papier d'Arches numérotés de I à VII ; et 750 exemplaires sur Alfa numérotés de 1 à 750. I Architecture « 1900 ». — Le Bain de Cuir. — Lettre de politesse. — Louis de La Salle. — Les milieux intellectuels avant la guerre. — Que le monde intellectuel n'est pas a gauche. — Ecrivains « rive gauche » et « rive droite ». une petite « vie inimitable ». fleurs fanées. La Salle et ses dégoûts. — De l'antipathie pour le peuple en général. — virulence de La Salle. — Son roman a clé. — Ses vers. Il y a environ trente-cinq ans, à ce qu'il me semble, la loi permit aux maisons de Paris mille fantaisies qui leur avaient été jusque-là interdites. Elles qui,jusque-là, avaient toujours porté sagement la façade plate se mirent à bomber, à se creuser, à se gondoler, à se tordre à qui mieux mieux ; tout s'y recourba, y ondula, s'y releva en bosse ; celle-ci laissa saillir un ventre de Mauresque ; celle-là des balcons char¬ nus en guise d'appas ; l'une ressembla à un vil¬ lage indien échelonné sur les terrasses d'une falaise de l'Amérique centrale ; l'autre, grâce à ses vérandas, à un haut-de-chausses à crevés du temps de François Ier ; une autre encore, à une collection de monuments funéraires super¬ posés. Elles avaient renoncé aux ordres, aux traditionnels ornements de l'École des beaux- arts, si banaux qu'on ne les voyait même plus ; elles les avaient remplacés par une profusion de sculptures pâteuses. 8 TOULET AU BAR ET A LA POSTE J'avoue que, dans l'ameublement en général, le style 1900 ne me semble pas plus haïssable que le style « tapissier » (drapés, pompons, franges, etc.) qui l'avait précédé ou que le style Louis-Philippe. Mais il faut avouer qu'il a été funeste dans la bâtisse, où l'architecte devait concilier ses goûts ambitieux avec l'économie de ses clients qui ne songeaient qu'à faire un placement d'argent. Un des plus fâcheux entre ces immeubles, non tant par sa laideur (il en est de bien pires) que par son importunité en un tel endroit, s'élève dans l'avenue des Champs-Elysées, entre la rue de Bassano et celle de Jean-Goujon. On y voit au rez-de-chaussée des sculptures d'une mollesse vraiment étonnante : jamais,à ma connaissance, un sculpteur n'est arrivé à imiter aussi bien, en pierre, les figures qu'un charcutier fait en saindoux. Cette maison abrite présentement une grande banque. Vers 1909, elle logeait l'Élysée- Palace Hôtel. Ce palace était affreux ; néanmoins, il n'a pas bien réussi. Mais il avait quelque chose de très bien : c'était son bar, en sous-sol. Si ma mémoire ne me trompe, on en recon¬ naît encore Centrée condamnée à quelques pas des Champs-Elysées, dans la rue de Bassano. On y descendait par un petit escalier. Il y régnait un de ces vastes comptoirs d'acajou que vous savez, parents riches et « arrivés » des zincs de nos marchands de vin. Ce comptoir était garni comme il se doit de nickels étincelants, et les chalumeaux y avaient si bon air qu'un commu¬ niste mondain en eût mangé ; enfin, il était accosté de plusieurs de ces tabourets hauts comme des tambours du xvne siècle, sur lesquels il fait si bon voir perchée une jeune femme. Mais l'originalité et l'agrément principal du LE BAIN DE CUIR 9 bar de l'Élysée-Palace, ce n'était rien de tout cela ; ce n'était pas même le talent de ses bar- men : c'était l'ampleur de son local et son con¬ fort. Çar il n'était pas logé, comme les neuf dixièmes des bars, dans une étroite pièce en courant d'air, ou dans un de ces rez-de-chaussées naguère habités bourgeoisement, où l'on est si mal pour boire, mais dans un sous-sol de pro¬ portions agréables. Un tapis rouge et moelleux y réjouissait le pied, et, en face du comptoir, des compartiments assez vastes étaient ménagés au moyen de cloisons basses en acajou, sauf erreur ; là-dedans, des canapés et des fauteuils de club en maroquin (de ces fauteuils dont nous sommes aujourd'hui excédés, mais qui en ce temps-là avaient encore leur charme) rendaient le séjour agréable. C'est à cause de tout cela que P.-J. Toulet avait surnommé le bar du Palace le « Bain de cuir ». Trottoir de V Elysée-Palace Dans la nuit en velours Où nos cœurs nous semblaient si lourds Et notre chair si lasse; Dôme d'étoiles, noble toit Sur nos âmes brisées, Taxautos (1) des Champs-Élysées, Soyez témoins; et toi, (1) On hésita un moment, lors de l'apparition des auto¬ mobiles à taximètre, si on les appellerait taxautos ou taxiautos. Finalement et conformément au génie du français qui aime les mots en deux syllabes (à l'oreille), comme cipal, bécane métro, auto, etc., on les nomme taxis. 2 10 TOULET AU BAR ET A LA POSTE Sous-sol dont les vapeurs vineuses Encensaient nos adieux, —• Tandis que lui perlaient aux yeux Ses larmes vénéneuses. Je crois bien que c'est au Bain de Cuir que j'ai connu P.-J., comme l'appelaient ses amis. J'étais encore jeune ; je venais de publier un livre sur Marceline Desbordes-Valmore ; c'était en 1909. Il me valut, en février 1910, la première lettre de Toulet qui me soit restée. Elle est fade, étant de politesse, mais elle me fait plaisir et d'ailleurs je suis chartiste : Cher Monsieur, J'avais mis votre Desbordes-Valmore de côté pour la lire à la campagne où je comptais aller cet été, et où je ne jus pas. Puis ma santé fut bien mauvaise, et mes tracas fort nombreux, en sorte que je ne l'ai lue que ces jours-ci. Le plaisir que j'y ai goûté me fait regretter en quelque sorte de n'avoir pas eu plus de patience; car on ne lit bien en vérité qu'aux champs, et tout le monde n'a pas la chance de demeurer chez le Grand Condé (1). La sympathie courtoise et subtile dont vous éclairez cette aimable femme m'a donné à regretter plus d'une fois que les comédiennes ou les poétesses de nos jours aient des formes plus agressives de vivre, au moins pour la plupart. Mais une chose m'ennuie, c'est de n'être pas aussi assuré que vous, malgré l'adresse de vos arguments, que ce fut Latouche qu'elle aima (2). Et de lui à (1) J'étais alors à Chantilly. (2) On sait que la question n'est plus douteuse aujourd'hui. LOUIS DE LA SALLE 11 son mari, il ne me semble pas qiïelle aurait eu la main bien heureuse. Cette malheureuse santé qui est la mienne m'a rendu plus négligent encore pour Monsieur votre frère qu'envers vous. Je ne l'ai pas remercié de son dernier roman (1), et j'en suis tout honteux. C'est vrai qu'on en a dit assez de bien un peu partout pour que ma louange ne fût pas très nécessaire au concert. Voulez-vous néanmoins être assez bon pour vous charger des excuses que je voudrais lui faire moi-même, s'il n'y avait vraiment un trop long temps de passé? Je vous en remercie d'avance, cher Monsieur, et vous prie de me croire sincèrement à vous. Toulet. La Salle m'a dit les vers qu'il vous a adressés à tous deux, et qui sont charmants. Il en a fait d'autres, depuis son retour, qui ne leur cèdent en rien; entre autres des traductions de l'Anthologie, qui d'ailleurs ne sont pas très grecques, mais françaises parfaitement, de langue et d'esprit. Pauvre Louis de La Salle, c'est presque un bonheur pour lui que d'être, il y a vingt ans, « mort pour la France », selon la formule si belle : comment se fût-il accommodé du temps pré¬ sent ? Ou bien il eût fallu qu'il changeât beau¬ coup, ou bien qu'il pérît d'asphyxie. Car notre époque est certes pleine de mérites : elle est dangereuse, elle est follement excitante, et je soutiendrais jusqu'au feu exclusivement que les huit ou dix années qui ont suivi la guerre sont de grandes années littéraires ; mais il faut avouer, (1) Les Doigts de fée, sans doute. 12 TOULET AU BAR ET A LA POSTE en revanche, que de nos jours le style de la vie est devenu d'une vulgarité et d'une bassesse quasi dégoûtantes : nous vivons du Georges Ohnet, du Ponson du Terrail, du Paul de Kock, comme dit quelque part Aldous Huxley. Et c'est là justement à quoi les Louis de La Salle n'auraient jamais pu se faire. Il se peut que le vaste et beau roman de M. Jules Romains passe aux yeux des historiens futurs pour un miroir des premières années du xxe siècle ; et pourtant ce miroir est bien défor¬ mant, lorsqu'il reflète les tendances politiques et sociales de Vintelligentzia en France (1). Il l'est premièrement à cause de la certitude implicitement affirmée partout que le monde intellectuel est toujours « à gauche », si l'on peut dire. Cette opinion est au reste devenue une sorte de lieu commun, qu'on n'examine jamais parce qu'il n'est pas d'ordinaire formulé en clair, mais qui est très généralement accepté. C'est ainsi que, lorsqu'un romancier présente des intellectuels, des « savants », des « phi¬ losophes », il ne lui viendra pour ainsi dire jamais à l'esprit, s'il a l'occasion de leur assigner une opinion ou du moins des tendances poli¬ tiques, de nous les montrer réactionnaires, ni à plus forte raison conservateurs. Il produirait ainsi une sorte de dissonance dans l'esprit du lecteur qui pourrait nuire à l'effet artistique. Bref, les choses se passent comme si les partis de droite n'étaient que des groupements d'inté¬ rêts, et comme si la gauche seule était un parti d'idées. De même on sait que les radicaux s'in- (1) Dans ce cas seulement. Et il va de soi que les restric¬ tions qu'on va lire ne portent en rien sur la valeur esthétique de l'ouvrage, mais seulement sur sa valeur historique. SUR LE MONDE INTELLECTUEL 13 titulent obstinément républicains, comme s'ils étaient seuls à l'être et comme si ceux qui s'at¬ taquent à eux s'attaquaient à la république. C'est là une manœuvre habile électoralement. Celle qui consiste à faire croire que le progrès et donc l'intellectualité sont nécessairement à gauche est du même genre et elle a beaucoup plus de portée. En réalité, pourtant, c'est exactement le con¬ traire qui est vrai. Car l'idéologie ne commence à gauche qu'avec le marxisme ; elle est d'ail¬ leurs purement matérialiste, c'est-à-dire aussi peu « idéaliste » (pour prendre le mot dans son sens dérivé, lequel en indique d'ailleurs la ten¬ dance naturelle) qu'une idéologie peut l'être. Et s'il existe un parti sans idées, c'est bien la gauche dans sa presque totalité, puisque seuls les communistes restent marxistes à cette heure (et encore) ! J'ajoute que, s'il y a un parti inté¬ ressé, c'est celui de gauche encore, son seul objectif étant une répartition nouvelle des biens matériels, obtenue par des moyens plus ou moins rapides, dans un temps plus ou moins bref. — Mais, dira-t-on, il en est de même à droite : l'idéologie ne commence qu'avec le royalisme d'Action française et, si l'on veut, le fascisme sorélien. — Il faut pourtant reconnaître que les droites et jusqu'aux opportunistes du centre droit, sont bien plus intellectualistes que les gauches. Dans leur politique, ces dernières considèrent autant qu'il se peut les cas particuliers et se réfèrent à l'individu, tandis que les droites regardent les groupes avant tout. Joignez que les gens de gauche prêchent la souveraineté des masses, de la quan- 14 TOULET AU BAR ET A LA POSTE tité, tandis que leurs adversaires veulent celle de la qualité. La foi en l'égalité des êtres humains, dogme de la démocratie, qui s'oppose à leur iné¬ galité admise par la droite, et jusqu'au fanatisme des gauches refusant toute justice, toute part de vérité aux doctrines adverses, jusqu'à leur manque de critique, tout fait d'elles un parti beaucoup moins « intellectuel » par ses tendances que la droite. Enfin, le dynamisme de l'idéologie marxiste s'avère à cette heure moins puissant en Europe que celui de l'idéologie machiavéliste-nietzs- chéenne-sorélienne-maurassienne. Il n'est en effet jusqu'à l'internationalisme marxiste des commu¬ nistes qui ne dégénère depuis longtemps et de plus en plus en nationalisme russe ; il ne paraît nulle¬ ment, en revanche, que le nationalisme italien, ou allemand, ou portugais, ou turc (etc.) ait tendance à dégénérer en internationalisme marxiste. Dans ces conditions il peut paraître que M. Jules Romains, en tant que peintre du monde intellec¬ tuel d'avant la guerre, n'accorde vraiment pas au nationalisme français une complaisance pro¬ portionnée à celle qu'il accorde, par exemple, au socialisme. J'ajoute que l'influence qu'il prête sur la vie morale de la France aux milieux universitaires (1), à la « rive gauche », comme nous disions, est fort exagérée. Les milieux littéraires qui étaient animés de l'esprit « rive droite » (France, Bar¬ rés, etc.) étant beaucoup plus renommés et dis- (1) Et particulièrement à l'École Normale. Il n'y a jamais eu, au point de vue intellectuel, d'esprit d'équipe à Normale, et pour cause, les intellectuels purs étant individualistes par définition. Les Normaliens n'ont jamais été qu'une collection d'isolés, unis par une vague camaraderie. Us ne s'entendent qu'en tant que professeurs, et touchant leurs intérêts matériels. RIVE GAUCHE ET RIVE DROITE 15 posant d'une publicité très supérieure, exerçaient sur les mœurs une influence infiniment plus grande : salons, Académie, boulevard, hommes de théâtre (je n'oublie pas l'excellent cocktail de Bataille et de Bernstein, avec un peu de Capus et autres, qui nous est présenté au tome VIII, mais ce qui manque ce sont les hommes de théâtre en tant que milieu; ce milieu jouait alors dans la vie littéraire un rôle beaucoup plus actif qu'aujourd'hui). Une partie de cette jeunesse littéraire « rive droite » s'amusait alors à un dandysme intel¬ lectuel et moral qui paraît aujourd'hui bien périmé, mais qui était en somme assez répandu et dont il faut tenir compte pour comprendre pleinement l'époque. On y goûtait un humanisme élégant, une culture artistique unie à un grand raffinement des mœurs, qui représentait un assez haut degré de civilisation, en somme. Le sou¬ venir de Jean de Tinan, de Pierre Louys régnait. On blaguait la « philophie », les « pppenseurs », les pédants ; on citait Horace et Catulle ; on se battait en duel ; on revenait toujours d'Italie ; on savait causer avec les femmes ; on inventait des plats ; on discutait sur des points de lan¬ gage ; on prétendait à n'ignorer pas plus la mode des chapeaux et des robes que les travaux de Victor Bérard sur YOdyssée. C'était une nou¬ velle « vie inimitable », — ô naïveté !... Mais les amateurs, les « connoisseurs », où sont-ils aujourd'hui ? Je confesse, pour ma part, que, quand je ren¬ trai chez moi, en 1919, toutes ces fleurs me parurent bien fanées ; et pourtant cette « élé¬ gance » de l'esprit et des manières avait été pour nous un excellent idéal moral. La réserve, 16 TOULET AU BAR ET A LA POSTE la tenue, les belles et bonnes façons d'un Louis de La Salle, par exemple, son goût raffiné, son honnêteté en tant qu'artiste, son scrupuleux amateurisme, toute sa vie patricienne, si parfai¬ tement débarrassée des minuscules bassesses, des infimes lâchetés qui en déparent tant d'autres, et pour couronner le tout sa belle et noble fin, forment de ce dandysme spirituel, dont je parlais plus haut, une excellente illustration. Il y avait d'ailleurs en lui une blessure intime dont il souffrait (1). Il avait la noire misanthropie d'Alceste : c'était un cœur tendre : II le faut avouer, je suis atrabilaire, Mes esprits animaux ne sont point indulgents. Toujours, quoi que je fasse à V approche des gens, Ils rebroussent le poil, frémissent de colère, Et tandis que je cherche à ne pas trop déplaire, On enverrait chercher, pour un peu, les agents. Atrabilaire? Cela ne se voyait guère. Certes, comme me le disait,un jour, le pauvre Chervet, on « n'avait pas envie d'aller lui mettre les doigts dans le nez » ; mais La Salle n'avait rien d'une « Terreur », ni du romantique foudroyé. C'était un homme de taille et d'embonpoint moyens ; sa figure régulière, au teint chaud et doré, était barrée par une longue moustache noire, à la mode du temps. Il était d'une courtoisie parfaite, naturellement ; mais ses prévenances pour ceux qu'il aimait étaient délicieuses, quoiqu'il fût au fond d'une grande violence, presque brutal même. Il appartenait à une ancienne famille créole et il y tenait beaucoup, car il avait le culte de « la (1) Il n'avait pas la garde de ses enfants. Il faut signaler sur Louis de La Salle une bonne étude de M. Pierre Lièvre dans ses Esquisses critiques, au Divan. LA SALLE ET SES DÉGOÛTS 17 tradition » ; c'était la mode en ce temps-là : était-elle si fâcheuse ? L'auteur de Dix-neuf cent la trouve ridicule en France : mais celui de Londres l'approuve (chez les Anglais). Paul Morand doit aujourd'hui la trouver bonne, je pense. Mais ce qui faisait vraiment horreur à Louis de La Salle, c'était la vulgarité. En outre, je dois dire qu'il n'avait pas plus de tendresse que P.-J. pour « les primaires » et même « les Universitaires ». Enfin, il n'était pas précisément démocrate et ne perdait pas une occasion de proclamer une anti¬ pathie pour « le peuple » assez puérile, avouons-le, mais qui, n'empêchant nullement qu'on professe le socialisme le plus avancé, a été assez généra¬ lement répandue chez les écrivains en tous temps, et notamment chez ceux de « gauche ». La diffé¬ rence avec ce qu'on voit aujourd'hui, c'est que La Salle ne se faisait pas plus prier pour la pro¬ clamer, cette antipathie, que son ami Toulet... Je ne puis m'empêcher de rire en songeant au scandale et aux ricanements haineux que déchaî¬ neraient des propos comme ceux que tenaient couramment Toulet, La Salle et une foule d'écri¬ vains, chez les neuf dixièmes des jeunes auteurs de notre temps. Le peuple, c'est notre Louis XIV, à cette heure : il lui faut toujours faire son petit compliment. La notion de muflerie tend à se perdre avec mille raffinements de politesse et de délicatesse dans les manières et les propos, que la muflerie consistait justement à ignorer. Il est donc pro¬ bable que, si je dis que La Salle n'aimait pas « les mufles », je n'éveillerai chez les trois quarts des jeunes gens que des idées vagues. Mais ce qui est étonnant, c'est l'amertume, la violence de ses 18 TOULET AU BAR ET A LA POSTE dégoûts (quels que soient ceux-ci). Son œuvre, presque entière, n'est que satire, et sanglante. Sors de mon encrier, poète ridicule, Insecte hermaphrodite, homme excrémentiel, Attends-tu que le fer de ma plume t'accule? Va retrouver dehors tes muses et ton miel. Et tout le monde reconnaissait alors le pédé¬ raste dont il parlait. Mais on croit entendre ses dures flèches vibrer dans la chair. Voici une épi- gramme qu'il appelle En famille; elle ne res¬ semble guère à celles de l'Anthologie. On croirait à le lire une vieille portière Inépuisable, et, dans un coin, Son fils, affreux enfant nourri de sa matière, Qui garde la loge au besoin. C'est bien rarement qu'il riait sans trop d'amertume de quoi que ce fût, ce virulent homme, comme il fait du poète dont il nous dit : Cet air content de soi, cet orgueil, ce triomphe, Voici pourquoi : C'est qu'il fit un sonnet avec rimes en omphe, En iroquois J'ai, de lui, de jolies lettres : elles ne sont pas tendres, elles le sont même si peu qu'il n'en est presque pas une que je pourrais imprimer d'un bout à l'autre. Il cite les deux célèbres vers de Marceline Desbordes-Valmore : J'irai, j'irai porter ma couronne effeuillée Au jardin de mon Père, où revit toute fleur... « Deux vers comme cela, dit-il, il n'y eut jamais de soupir plus doux. » Et il ajoute : « Vous UN ROMAN A CLÉ 19 pardonnerez à un vieil amoureux de votre Marce¬ line. Je l'aime, cette colombe aux petits pois, qui soudain s'envole et vous ravit le cœur. » Le mot est charmant. Il m'en rappelle un autre de M. Henri de Régnier, qui me disait un jour : « C'est une petite bourgeoise admirable : elle devait mettre ses lauriers dans le pot-au-feu. » Mais rares sont les mots de La Salle qui n'emportent pas le morceau. Ainsi, à propos de H. de Latouche, il s'écrie : « C'était un homme rare. Songez donc, un homme de lettres sans aucun talent ! L'espèce en est perdue. » Il appelle Henry Roujon : « les Larmes du gouvernement », etc., etc... En revanche, comme je lui avais cité, je ne sais plus à propos de quoi, les vers fameux de Properce : Ac veluti folia arentes liguere corollas, — Quae passim calathis strata natare vides, il m'écrit : ... Sa ravissante élégie, j'en ai traduit jadis les derniers vers: Pétales qui tombez des couronnes fanées, Qui flottez à travers les coupes du festin! Ainsi nous respirons l'amour, et nos journées Vont s'arrêter peut-être au retour du matin. Louis de La Salle a laissé un roman, le Réac¬ tionnaire, qui passe pour un roman à clé. Mais tous les romans, sans exception, sont à clé, car nous n'inventons rien : nous combinons nos souvenirs après les avoir fragmentés. C'est ce qu'on appelle inventer, autrement dit (car le langage est admirable) trouver. Les mauvais romans sont faits avec les souvenirs de nos lectures ; les bons avec nos souvenirs directs de la vie. Ces souvenirs sont mis en morceaux et 20 TOULET AU BAR ET A LA POSTE combinés de manière à former des figures nou¬ velles : un roman, c'est un puzzle. Lorsque l'auteur n'a pas fait les fragments assez petits, lorsque les morceaux de son puzzle sont trop grands, alors on appelle cela un roman à clé. D'ailleurs, je pourrais citer divers romans à clé complètement ignorés comme tels pour cette unique raison que les originaux, les personnes réelles qui y sont représentées, ne sont pas notables dans la société parisienne. Mais laissons cela : dans cinquante ans, personne ne se souciera plus de savoir si le Réactionnaire est à clé ou non. Et il se pourra fort bien qu'il ait quelques lec¬ teurs à ce moment-là. C'est un bon roman sur un beau sujet, un peu décousu, mais dont le début est un vrai chef-d'œuvre. En vers, Louis de La Salle a laissé trois recueils : le Joueur de Songes (que je ne connais pas), Impressions de voyage et autres et les Vaines Images. Ce sont des épigrammes virulentes dont j'ai cité quelques-unes : J'ai le plus grand dégoût du général André, Mais quand c'est Mercier, je frissonne... et des vers lyriques qui sentent un peu l'huile, mais dont la musique est excellente, comme ceux-ci qu'on m'accusera peut-être d'avoir de trop bonnes raisons de trouver agréables, mais que je copierai néanmoins sans pudeur (1) : (1) Ce sont ceux auxquels Toulet fait allusion dans le post-scriptum de la lettre qu'on a lue plus haut. DES VERS 21 Aux frères Boulenger Amis, gardiens jaloux d'un illustre bocage, Où par vous le poète est toujours accueilli, Vous deux qui travaillez sous un antique ombrage, Et respirez le jour au parc de Chantilly, Vous qui nous avez dit Brummell et sa manie Et Marceline en pleurs dans ses pauvres atours, Le fantôme léger de la jeune Sylvie Et le tendre roman des rapides amours, Il faut qu'en votre honneur une double couronne Comme au temps de Condé se dresse dans mes vers Et, parmi les présents dont Flore m1 environne, Je prends le lis de France avec des rameaux verts. Quelles charmantes récoltes on ferait dans beaucoup de ces petites œuvres si raffinées d'avant la guerre, qui n'ont pas beaucoup plus de vingt ans et qui déjà sont si loin de nous ! II Le bar de la Paix. — Jerry Shaw chez M. Choufleury. — Les habitués du jeudi : Jean-Louis Vaudoyer, Emile Henriot, Henri Cheryet, Edmond Jaloux, Sylvain Bonmariage, Eugène Marsan, François Fosca, Henri Farge, Jean Giraudoux, Furcy-Raynaud et quelques autres.—Les DAMES. CuRNONSKY. Les « CLUBS SAND- wiciies ». toulet et ses nerfs. Un soir, au diner de l'echelle. sa conversation. — Dandysme intellectuel. — Départ pour le Bordelais. — Un dizain sur le coursing. — Une lettre sur les « bêtes sportives ». Vers 1910, Toulet cessa d'aller au Bain de Cuir et émigra au bar de la Paix, rue Auber, presque en face de la « location » de l'Opéra. Le bar, situé au rez-de-chaussée du Grand Hôtel, avait été installé dans quelques pièces qui n'avaient certes pas été construites pour cet usage. En entrant par la porte à tambour, on se trouvait dans une chambre en longueur, qui en commandait une autre, toutes les deux les moins faites pour abriter un bar : le contraire du Bain de Cuir. Elles étaient décorées dans le style « palace hôtel » de cette époque, ou « grand magasin », qui était tout ensemble et d'ailleurs assez vaguement Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, et dont la maison de Dufayel aux Champs-Elysées a longtemps offert un exemple excellent. (Elle est aujourd'hui démolie ; c'est LE BAR DE LA PAIX 23 dommage : il faudrait garder quelques immeubles- témoins de ce temps-là, comme on conserve des pierres-témoins en restaurant une ruine.) Leurs murs blancs étaient ornés de moulures et de pâtisseries en stuc, rehaussées elles-mêmes de filets d'or, et le tout voulait imiter des boiseries. Deux cheminées de marbre plutôt Louis XV-XVI, un peu Louis XIV néanmoins, mais surtout président Carnot, y portaient de considérables pendules et de vastes candélabres en bronze doré, « genre dix-huitième », comme on n'en voit plus qu'au bazar de l'Hôtel de Ville. Dans ce décor, le moins fait pour abriter un bar à l'anglaise, on avait installé des tables de café, des banquettes de velours rouge, des chaises du modèle le plus courant et un classique comptoir d'acajou avec ses seaux à glace, chalumeaux, shakers et ustensiles habituels. Derrière le barman (Fred, naturellement), se trouvait un panneau de miroirs sur lesquels des étagères appliquées portaient l'attirail ordi¬ naire : bouteilles de whisky, de gin, de porto, etc., le tout disposé sur de minimes serviettes en triangle. Pendant la guerre, en 1916, si je ne me trompe, on a refait le bar de la Paix. C'est bien dommage, car avec son comptoir moderne et américain, qui s'opposait d'une façon si amusante au décor de sous-préfecture que je viens de dire (Jerry Shaw chez M. Choufleury), il était comme un témoi¬ gnage du temps où l'anglais était encore pour nous une langue vraiment étrangère et qu'il y avait un mérite à savoir. Il a depuis lors perdu son ridicule, qui était savoureux, sans rien gagner en beauté, et son public de jadis n'est plus. Car vers minuit, surtout le jeudi, la plupart des 24 TOULET AU BAR ET A LA POSTE buveurs qu'on y voyait se connaissaient tout au moins de vue et si, à la sortie de l'Opéra, quelques ménages bourgeois venaient s'abreuver là de sherry gohlers, ils y semblaient des intrus. On y trouvait presque toujours Jean-Louis Vaudoyer, portant haut son beau visage à la longue moustache rousse et tombante, à la mèche en diagonale, vêtu d'amples vêtements de homes- pun marron où flottait son grand et mince corps, large de face et plat de profil comme une carte à jouer (« signes particuliers », comme disent les policiers : il n'avait jamais de poche à mou¬ choir ; il haussait les épaules en entrant dans tous les salons et les lieux publics et les tenait ainsi jusqu'à ce qu'il fût installé ; enfin, de sa vie il n'a mis sur sa tête un chapeau melon) ; Emile Henriot, qui suivait le style Vaudoyer et que j'aimais un peu comme un jeune frère ; Henri Chervet, secrétaire de la rédaction de la Grande Revue, puis du Gil Blas, avec son melon enfoncé jusqu'aux oreilles et sa canne à belle pomme, le plus loyal et le plus généreux des hommes, toujours prêt à se mettre en quatre pour ses amis (1) : nous nous sommes embrassés le jour où, chacun de notre côté, nous sommes (1) Par exemple, j'avais songé un instant en 1910 à redevenir bibliothécaire (ce n'est qu'un métier, et mieux vaut la liberté et les chroniques ; mais de tous les métiers, c'est le plus déli¬ cieux). Chervet de se dépenser aussitôt. Il me signala la biblio¬ thèque de la manufacture de Sèvres, alors vacante ; puis, celle du Louvre, mais le 19 août 1910 : « Rien à faire au Louvre, me dit-il, devant la nécessité de caser un secrétaire de Doumergue ; on a nommé deux secrétaires du Musée au lieu d'un seul, et pour regagner les fonds, on vient de supprimer par décret le poste de bibliothécaire. C'est un scandale. » N'oublions pas, en effet, que M. Doumergue a été un politicien radical, tout pareil aux autres. C'est ce qui explique que dernièrement il ait si bien gaspillé quelques heureuses chances de la France. LES HABITUÉS DU JEUDI 25 partis pour l'armée et nous ne nous sommes jamais revus, car il est mort pour la France en 1915. On y entendait la voix mystérieuse, transposée, la voix de clair de lune d'Edmond Jaloux dont le visage régulier, pâle et imperturbable portait à cette époque un binocle à monture « invisible ». Sylvain Bonmariage s'essayait là au dandysme un peu comme l'apprenti sorcier à la magie. Eugène Marsan, à l'œil et à l'esprit clair, inébran¬ lable dans sa foi en Maurras, s'y trouvait non loin du caustique André du Fresnois (disparu en 1915), qui collaborait à divers journaux d'opinions exactement contraires : cela l'amusait et nous aussi. L'intelligent et courtois François Fosca, dont la discrétion et la réserve un peu froides contrastaient de la façon la plus savou¬ reuse avec le physique amène, faisait de la pein¬ ture sous son vrai nom de Georges de Traz ; il disparaissait quelques mois chaque année, car il avait entrepris de décorer à lui seul une église suisse; elle est aujourd'hui achevée et son auteur mériterait bien de figurer dans les Miracles de Notre-Dame. Le blond et sociable Henri Farge, lui, se délassait de la peinture en enseignant les mathématiques (ce qui nous emplissait d'étonne- ment, car culture, pour nous, cela voulait dire lettres, art, histoire et à la rigueur métaphysique, mais rien autre), et il se délassait des mathéma¬ tiques en fabriquant du verre de Venise : il avait ressuscité le verre noir et le verre imitant la porcelaine, et révolutionné cette vieille industrie par la nouveauté et la beauté de ses modèles. Parfois, très rarement, apparaissait le maigre Jean Giraudoux, dont le monocle luisait comme une minuscule flaque d'eau; il s'exprimait d'une 3 26 TOULET AU BAR ET A LA POSTE voix toujours égale et douce en souriant avec amitié, et parlait dans le même style plein de trouvailles dont il écrivait ; d'ailleurs, le moins « gendelettres » des hommes et bien peu soucieux du sort de ses Provinciales. Furcy-Raynaud nous apportait son sourire mouillé, — « membre de l'Épatant », comme il s'intitulait avec une ironique gloriole (les cercleux nous faisaient rire) ; Toulet lui a dédié quelque chose, et il nous servait un peu de souffre-douleur. D'autres encore fréquentaient au bar, mais ils n'étaient pas mêlés à notre groupe : tel le brave Henry de Bruchard, que je connaissais par les milieux de duellistes et d'escrimeurs, journaliste boulevardier, fort peu soucieux de littérature, je crois ; tel ce Pereire aussi, toujours jouant avec son lorgnon à monture d'écaillé et prudemment défendu par un sourire d'ironie préventive ; ou tel ce Docteur mystérieux, buveur intrépide, invariablement assis en face du barman, rigolant devant une demi-douzaine de manhattans et dont aucun de nous ne sut jamais le nom. De temps en temps, sous l'égide de Jean-Louis, une volée de jeunes danseuses de l'Opéra venait s'abattre là après avoir trompé la surveillance de la gouvernante allemande, et deux ou trois autres dames, sans plus, particulièrement liées avec tel ou tel d'entre nous, y fréquentaient aussi. La femme qu'on appréciait en ce temps-là, c'était la « petite femme » du type de Nane, la femme enfant. Dans le monde du théâtre et du Boulevard, on se faisait gloire de citer les mots ingénus de son épouse, comme on cite des mots de bébé. Jamais les écrivains n'auront moins goûté les femmes intelligentes et cultivées. Ah! le féminisme n'était pas à la mode! Je me rap- LES HABITUÉS DU JEUDI 27 pelle qu'un soir, dans un groupe de jeunes gens que je connaissais vaguement, une jeune per¬ sonne grognonne faisait à l'un d'eux la plus vaine et la plus ennuyeuse scène de jalousie, tellement qu'il ne put s'empêcher de lui dire à la fin, exaspéré : « Oh ! m... ! » Aussitôt un sourire enchanté parut comme un arc-en-ciel sur la figure de la jeune femme : « Il m'a dit m... ! », répétait-elle avec ravissement. Je vois encore le rire à menues dents blanches de Louis de La Salle, quand on lui racontait quelque histoire de ce genre. Il se montrait au bar lorsqu'il était à Paris (car il s'en reve¬ nait toujours de Prague ou de Séville, j'ai oublié de le dire). Curnonsky, malheureusement, n'appa¬ raissait pas souvent, du moins le jeudi soir, et loin des yeux, loin du cur, comme chacun sait. J'ignore si Toulet et lui, qui avaient un moment habité ensemble, se voyaient encore beaucoup, quoiqu'ils ne fussent pas en froid le moins du monde. Il était chargé par la maison Michelin de rédiger chaque jour une historiette qui parais¬ sait illustrée dans les journaux et dont Bibendum, le personnage symbolisant les pneus de ce nom, était le héros. Ce Bibendum ! Pauvre Cur ! Tout ce monde, en somme, buvait bien : il est vrai que les cocktails étaient excellents. Je n'en dirai pas autant des « club sandwiches », faits de poulet froid et de laitue à la mayonnaise entre deux toasts chauds, qu'on envoyait chercher au café de la Paix mitoyen et allié (mais ils avaient le mérite de donner soif). Paul-Jean Toulet, qui ne sortait guère que la nuit, venait au bar de la Paix tous les jeudis après le dîner. On le savait, et ces soirs-là, entre onze heures et demie ou minuit, et deux heures 28 TOULET AU BAR ET A LA POSTE » du matin, l'établissement faisait recette. Sec et fin comme un Béarnais qu'il était (et il ne fallait pas lui demander s'il était Basque : on y eût été mal reçu, car il tenait beaucoup à son origine latine), Toulet avait grand air et une courtoisie vraiment exquise. Sa main maigre aux ongles bombés serrant un long verre étincelant, il s'asseyait à l'une de nos tables, les jambes croisées et pour ainsi dire enroulées l'une à l'autre, le buste toutefois penché en avant à la manière des hommes au ventre plat, inclinant vers le sol sa tête à la barbe pointue, qu'on aurait cru appartenir à un modèle de Velasquez, et lançant des mots cruels et savamment aiguisés, qu'il accompagnait d'un coup d'œil soudain et d'un dangereux et furtif sourire de biais. Il était si nerveux qu'un peu de muflerie, des figures antipathiques, voire trop froides, suffi¬ saient à le glacer. Que je l'ai vu souffrir à un dîner ! Quelques amis et moi, nous avions cou¬ tume de nous réunir une fois par mois dans un restaurant de la rue Royale et comme nous étions d'âge et de situations diverses, nous appelions cela le dîner de l'Échelle. Qui donc venait là ? Albert-Émile Sorel, Paul Acker, Funck-Brentano, Henry Bordeaux, Georges Claretie, Henriot, Yaudoyer, Chervet, Louis Madelin, Marcel Bou- teron, Roger Boutet de Monvel, André Rivoire, bien d'autres... Selon nos statuts non écrits, chacun avait le droit d'amener un invité. Un soir, je vins avec Toulet. Hélas ! j'ignorais qu'il fût brouillé avec Rivoire et Acker pour je ne sais quelle obscure histoire de femmes, et surtout pour ses épigrammes. Ce fut affreux. Ils s'étaient placés à la grande table, juste en face de lui et l'un à côté de l'autre. Fusillé par ces quatre-z-yeux, AU DINER DE L'ÉCHELLE 29 glacé par leur muette hostilité qui glissait jusqu'à lui sur la nappe blanche et gelée, le pauvre Toulet faisait bonne contenance et soutenait avec ses deux voisins, dont j'étais l'un et Chervet l'autre, une conversation nourrie, mais il était vert de souffrance : tous les névropathes comprendront cela. Enfin, le dîner cessa et, délivré, il put s'éloi¬ gner. Je crains que le souvenir de cette triste soirée ne lui soit resté longtemps. Il avait du trait ; il n'était pas du tout de ces terribles conteurs d'anecdotes, mais plutôt de la race des causeurs à pointes, sarcasmes et saillies. Pourtant, il n'avait rien non plus de ces assommants faiseurs de mots duBoulevard, qu'on voyait s'em¬ busquer dans une conversation, attendre en silence et soudain décocher leur javelot au détour d'une phrase, brisant tout l'entretien, après quoi ils se hâtaient de rire les premiers, avec éclat, pour entraîner les autres, attester leur succès et empê¬ cher qu'un camarade mal intentionné ne leur ménageât le « four » si pénible en pareil cas. Non. Toulet causait. Une conversation avec lui était vraiment un échange. « Quand ils se trouvaient ensemble et qu'ils avaient bien parlé de leurs divertissements, si le hasard les faisait tomber sur quelque point de science ou de belles-lettres, ils profitaient de l'occasion. » Voilà quelle était la conversation de Toulet, semblable à celle des amis à qui Poliphile lut l'Amour et Psyché. Et elle regardait autant le plaisir que les Muses. Ah ! les pédants n'avaient pas beau jeu avec lui, non plus ces pédants invertis, si l'on peut dire, — ceux que Renan nomme « à la cavalière », — les pédants de la légèreté, de la frivolité. Il n'admettait pas plus l'ignorance des modes que celle de Juvénal. Auprès de lui, il fallait savoir ; 30 TOULET AU BAR ET A LA POSTE il fallait en outre trouver tout naturel de savoir ; l'inculture et l'ignorance étaient aussi mal accueillies que la crasse et la négligence physique. Avouons-le : c'était un dandy, lui aussi — d'esprit s'entend, car il n'avait nulle recherche dans sa mise. Son érudition en toutes choses était inégale, mais délicieuse. Des femmes, de l'amour, il par¬ lait comme son héros M. du Paur, ou comme VAlmanach des trois impostures ; je n'ai jamais connu d'ironie plus atroce que celle de Toulet, ni d'esprit plus cruel, plus pittoresquement pessi¬ miste : il fallait qu'il eût le cœur le plus tendre et le plus blessé, pour inventer des traits si affreux. En art et en littérature, il énonçait les opinions les plus tranchées, les plus violentes et d'ailleurs les plus invariables avec un sourire inoubliable. De combien de pointes il a criblé son ennemi per¬ sonnel, Victor Hugo ! et Michelet ! et Flaubert ! et l'art italien ! Il faisait profession de n'estimer au monde que l'art français, et je me souviens de l'indignation où il fut un jour que j'avais soutenu contre lui qu'on peut découvrir quelque influence de l'Italie sur les miniatures des Heures du duc de Berry. Bien entendu, il justifiait sa xénophobie sans aucun paradoxe voyant, en citant des détails minutieux d'histoire qui étonnaient, et aussi comme un homme qui sait l'anglais, l'allemand, l'espagnol et l'italien. Enfin jamais personne n'eut dans ses manières et ses propos plus de raffi¬ nement et de verdeur délicieuse que Paul-Jean Toulet. S'il avait le goût partial, il l'avait exquis. C'était un homme tout stylisé. Et les femmes, jusqu'aux moins vertueuses, l'aimaient : il était si excitant pour l'imagination! Il se portait mal. En septembre 1912, il sentit UN DIZAIN SUR LE COURSING 31 qu'il lui fallait prendre garde, et il quitta Paris pour les pays du soleil d'où il ne devait plus revenir. Il ne s'en fut point dans son Béarn pourtant, dont il était si fier, mais dans le Borde¬ lais, au château de La Rafette, à Saint-Loubès, qui appartenait à sa sœur. C'est de là qu'il m'envoya peu après son départ un dizain qu'il a reproduit dans les Contrerimes avec de minimes variantes, et où il faisait allusion à l'un de ces coursings de lévriers qu'organisait une association que nous avions fondée, mon frère et moi, le Greyhound Club, et dont j'étais le secrétaire. Me suis-je amusé à ces belles réunions! D'Annunzio, qui était membre du club, n'en manquait pas une : il avait, en commun avec Mme de Goloubeff, tout un chenil de greyhounds et suivait avec passion leur entraînement et leur performances... Mais Toulet, lui, n'était pas précisément sportif ; le déplacement que je lui avais fait faire à la campagne pour assister à l'un de nos coursings lui parut semblable à une expédition polaire (1), bref voici ce qu'il m'envoya : Tant fis si Boulenger m'attrape, Je n'irai plus à Chantilly Pour y voir (2) un lièvre assailli Par deux chiens à la forte gueule, A moins de vous y voir encor (3), (1) Louis de La Salle, que j'avais également invité ce jour-là, m'écrivait de La Croix (dans le Var), le 27 octobre 1910 : « J'aurais aimé voir ce beau spectacle et M. Toulet en plein jour. Je me contente ici de tirer quelques perdreaux dans les vignes violettes et dorées... » (2) Je cite d'après l'autographe. L'édition des Contrerimes où cette pièce a paru donne : Pâmer sur. (3) Édition : Sauf à vous y trouver encor. 32 TOULET AU BAH ET A LA POSTE Fille de France au ciel d'accord. Telle — et le printemps nous présage — L'onde où tremble un pur paysage N'est si délicieux décor Que ses rêves sur son visage. Ces coursings (qui n'avaient aucun rapport, faut-il le dire ? avec les courses de lévriers sur piste derrière un simulacre de lièvre, qu'on voit à cette heure en France et en Angleterre) nous amusaient tellement que j'en fis un petit traité; il parut en octobre 1912, dans un livre sur les Animaux de sport et de combat écrit en collabo¬ ration par Emile Henriot et moi. J'en envoyai un exemplaire à Toulet qui répondit par ce billet : Cher ami, ce n'est pas half-and-half mais af-an-'af, ou 'aff-n-aff, les voyous anglais ne prononçant pas les h. Mais votre crime c'est d'être beaucoup la cause que M. de Miomandre (je crois), dans un article sur votre frère pense que snob signifie dandie, quand c'est proprement le contraire, comme vous savez. Mais votre ironie est un peu ténue, en sorte qu'une personne... distraite se trouve aisément du côté que c'est pas vrai. — Cf. Thacke- ray, et une chronique qu'écrivit dans le Gaulois, quand vous n'étiez pas né, Elémir Bourges sur le snobisme, qu'il appelle justement « fausse élégance ». Je voudrais vous voir écrire quelques mots contre cette confusion grandissante (1). Le livre des bêtes sportives est parfait, il me semble, et il a beaucoup d'œil. J'ai mangé du coq de combat à Manille. Ça ne m'avait pas paru plus dur que du taureau de corridas. Vous semblez (1) Allusions à quelque article dont je n'ai plus le moindre souvenir. SUR LES BÊTES SPORTIVES 33 manquer d'enthousiasme pour ce noble gibier, qui rappelle un peu le paon, ne pensez-vous pas? — TJne dame qui voulait savoir ce que c'est que les cuadrillas (animelles), la compagnie se trouva embarrassée et un vieux carliste en se tapant Vintérieur des cuisses: « Countesse, dit-il, c'est ça dou toro! » Les corridas ressortissent à M. Hen- riot (1), j'ai quelques querelles à lui chercher sur l'absence d'El Tate, entre autres. Toute cette game-fowlie dont vous me voyez agité vous prouvera que je vais un peu mieux, en cas que vous vous souveniez que j'étais malade quand je quittai Paris. — Vous êtes un ange de ne pas m'oublier pour vos livres. Il vous poussera d'autres ailes si vous me répondez, et me donnez des nouvelles du Rabelais en même temps que des vôtres. Excusez le crayon. Mon stylo est comme certain dossier: il a des fuites. Your truly Toulet. Château de la Rafette, à Saint-Loubès (Gironde). Les considérations culinaires de Toulet sur le coq de combat et le taureau de corrida me cho¬ quèrent. Je n'ai jamais eu de taureau privé, mais j'ai possédé des coqs de combat, — non point de ces gros coqs brillants et populaires qui s'escriment en Belgique, mais des coqs de la race anglaise, à l'œil féroce, sobrement mis et sans ornements comme il sied à des bretteurs, et dont les plumes de la queue se dressent comme l'épée de Lampourde sous son manteau. N'étant (1) Celui-ci avait, en effet, rédigé l'étude sur les corridas. 34 T0ULET AU BAR ET A LA POSTE pas seulement anthropophage, à plus forte raison n'ai-je point coutume de manger des animaux bien nés et de race pure, avec lesquels j'ai été en relations. Mais P.-J. était du Midi et vous savez qu'ils font cuire jusqu'aux rossignols. III 1912-1913. — Ses lettres. —• A propos d'édi¬ tions critiques. — Envoi du manuscrit de La princesse de Colchide. —• Corrections. — Une contrerime inédite. J'ai sous les yeux les charmantes lettres qu'il traçait pour moi de son écriture minuscule, et où, s'il effaçait par hasard quelque mot, il s'amu¬ sait à faire de sa rature un petit paysage. Tout lui était bon pour écrire : cartes postales (soigneu¬ sement hideuses), dos d'enveloppes, lettres de part, réclames, —• tout, sauf le papier à lettres ; et l'encre lui était insupportable, ou bien son stylo ne marchait pas : alors il se servait du crayon, dont il ne manquait pas de s'excuser : « Dites-moi que cela vous est égal », — à moins qu'il n'y trouvât quelque élégance : « J'avais cru longtemps qu'il était impossible d'écrire au crayon. Mais au contraire. Cela veut dire qu'on ne se monte pas le cou sur le soin qu'on a de vos lettres. Erudimini »... Hélas ! il ne datait jamais et je n'ai pas conservé toutes les enveloppes ; je crois bien, néanmoins, que le billet qu'on va lire est le plus ancien : Cher Ami, malade, malade. Impossible jacter beaucoup. Merci bons souhaits. Frangine àmézigue déclare Grand Siècle (1) œuvre remarquable. Per¬ sonne de bon sens, comme son frère. Travaillez-vous (1) Toulet était alors chez sa sœur dans le Bordelais. La première édition du Grand Siècle est de 1911. C'est ce qui me fait croire que ce billet non daté est le premier. 36 TOULET AU BAR ET A LA POSTE à Rabelais (1).? Reçu très beaux vers cTIIenriot. {Mais, si vous aviez à faire, comme je voudrais, une édition de Villon, ce n'est pas du tout comme pour Rabelais. La superstition des manuscrits anciens ne sert qu'à perpétuer des fautes de copiste, ou même celles du poète. Il y a des cas où les textes doivent être tripatouillés. Que serait Homère sans la commission nommée par les Pisistratides, pour ne rien dire d'Aristarque et autres réfections. Le respect de l'individualisme en art est une idée romantique, républicaine et basse.) Est-il vrai que vous n'alliez plus au bar de la Paix? La province, qui enfante le calembour, me l'a fait baptiser Barcelonnette. Je ne désespère pourtant pas de vous y revoir et vous aime toujours beaucoup. Toulet. Henri Martineau, ayant retrouvé mes lettres dans les papiers de P.-J., a bien voulu me les restituer. C'est ainsi que je sais que j'avais écrit à Toulet le 9 mai 1913, au château de La Rafette, chez sa sœur qui l'avait recueilli, une lettre à laquelle il répondait par ce qu'on vient de lire. Il y avait alors huit mois qu'il était parti ; je m'excusais d'avoir tant tardé. Je lui demandais si on ne le verrait pas, guéri, à la prochaine saison des ballets russes. J'ajoutais que je venais de faire la connaissance de Curnonsky qui nous avait conté de bonnes histoires sur le duc de (1) Il veut parler de l'édition critique des œuvres de Rabe¬ lais où je travaillais avec MM. Abel Lefranc, Henri Clouzot, le Dr Dorveaux, Jean Plattard et L. Sainéan. Le tome I parut en 1912 et le tome II en 1913 ; mais les tomes iii et IV ne devaient être prêts qu'en 1922 ; et le tome V qu'en 1931. Encore l'édition n'en est-elle présentement qu'au Tiers Livre. LETTRES 37 Montpensier et sur Willy. «Curnonsky n'est pas un juif polonais, ajoutais-je en plaisantant. Il a dans son accent je ne sais quoi de si purement bour¬ guignon qu'on a honte en l'écoutant de boire des cocktails : c'est quelque poudreuse bouteille française qu'il faudrait vider. Hélas ! nous n'en sifflâmes pas moins de ces compositions améri¬ caines : lorsqu'il commença, elles fleurissaient devant nous, avec quelles grâces, vous le savez ; peu après nous les vîmes sécher »... Il répondit à ces blagues avec sa courtoisie coutumière : 6 juin 1913. Saint-Loubès {Gironde). Cher ami, Si j'étais à Paris, vous ne m'écririez plus et j'y perdrais trop. Quoiqu'en dise Sailland de la Daguenière (1) {qui est Angevin, sac à vin), je me porte moins bien que le Pont Neuf, et j'ai la tête comme un grenier en dehors des vacances, quand il n'y vient pas d'enfants pour faire entrer un rayon de soleil, et remuer les vieilles choses. Il m'en reste toutefois assez pour obéir à vos désirs, qui, moins ils me sont compréhensibles, et plus ils me sont des ordres (2). Et en cas que ce fût pour le brûler que vous demandiez un manuscrit, je fis choix de la « Princesse de Colchide » dont une partie est inédite. Et dans cette partie — admirez l'irrésolution humaine — il y a un chapitre, le dernier (Leuce), où je tiens un peu. N'ayant pas les moyens de le faire recopier ici, et comme vous (1) C'est le vrai nom de Curnonsky, son intime ami, comme on sait. (2) Je l'avais prié de me faire don d'un de ses manuscrits. Il était alors quasi inconnu ; je tiens à le dire, afin qu'on ne m'accuse pas d'indiscrétion. 38 TOULET AU BAR ET A LA POSTE devez avoir quelque dactylographe, voulez-vous, un jour ou Vautre, m'en faire faire une reproduc¬ tion? (J'entends : du dernier chapitre.) Mais si cela vous ennuie, n'y pensez pas. Pensez que j'avais mal fait le paquet, et qu'une de mes cousines, qui était chargée de le refaire, l'était au même moment de préparer à la première communion le prolétariat encore inconscient de Saint-Louhès. Ensuite de quoi elle dut prendre le lit. Car toute peine mérite salaire; et vous aurez, ces jours-ci, celui de votre curiosité. Il m'est doux de penser que vous en recueillerez de plus négociables. Je suis honteux. (Je vous dirai le reste un autre jour. Ça ne va pas.) Ces derniers mots, quand on sait à quel point Toulet était malade dès lors, rendent assez émou¬ vante l'alacrité des phrases qui les précèdent : ce n'était pas un homme porté à la mollesse et aux gémissements... Mais parlons de ce manuscrit de la Princesse de Colchide dont il m'annonce l'envoi. Cette « fantaisie » avait paru en 1910 dans le Témoin. Elle devait être réimprimée du vivant de Toulet, en 1918, chez Emile-Paul, dans Comme une Fantaisie (1). En comparant à cette édition le manuscrit qui m'a été donné, je vois que Leuce (1) P.-J. Toulet : Comme une Fantaisie. Éditions du Divan, à Coulonges-sur-l'Autize, Et se trouve à Paris chez Georges Crès et C'e, au boulevart (sic) Saint-Germain, 116 ; MCM XVIII. Je donnerai p. 113-4 la dédicace en vers inscrite par Toulet sur mon exemplaire. Il y a mis également la note manuscrite suivante (p. 233) aux mots Hugues-le-Rouge : « I. Ou plutôt Le Roux : journaliste qui jouit, comme le mance- nillier, d'un redoutable pouvoir soporifique. Quant au dragon, il a résisté et jouit (sous le nom d'Émile Henriot) d'une bonne santé. » Émile Henriot s'était engagé pour la guerre dans un régiment de dragons. LA PRINCESSE DE COLCHIDE 39 est devenue Achillea, mais ce n'est que le titre ici qui a changé. Par ailleurs, quelques fragments sont tombés, que voici : Dialogues « Le plafond » Jason portait, ce jour-là, un casque de liège à pompon tricolore, comme il y en a un au musée de Saint-Malo ; et sur sa poitrine bleu-velue, Véclatant collier de la Toison d'or, — celui-là même qui, de- dignitaire en dignitaire, est échu depuis à M. Loubet. Doué, comme il était, d'une agréable voix de basse, moins souple pourtant que celle du chanteur Chaliapine : — 0 Médée, roucoula-t-il, pourquoi dans ces divins instants où nos cœurs ne sont plus que deux oiseaux enlacés... (— Il n'est pas très intelligent, songea la prin¬ cesse de Colchide ; mais il est bien gentil, tout de même.) — enlacés, pourquoi ne semblez-vous jamais vous souvenir de mon nom ? Je ne dis pas : mon nom patronymique, — mon nom de baptême, seulement. — « Jason », vous voulez dire? — Oui; « Jason. » —• Vous voudriez que je m'écrie : « Jason! Jason //» au moment que... enfin oui... on crie : « Maman! » — Je le voudrais, de toute mon âme. — Alors, mon cher, il vous faudra l'écrire en grosses lettres sur le plafond, qui est, dans ces moments-là, l'endroit où j'ai les yeux. Parce qu'autrement... 40 TOULET AU BAR ET A LA POSTE — Autrement? haleta l'Explorateur. — ... Je ne me le rappellerai jamais. * * * « Le Paradis » Nadie avait envie de bâiller; et, comme devant quelqu'un qui vous ennuie, ses yeux étaient devenus étroits, — ces yeux qui semblaient d'ordinaire dévorer autour d'eux, comme fait un soir d'été, la couleur et la substance même des choses. — Quoi! disait-elle à Jason, je n'ai jamais admiré que deux hommes : Bupalos et vous. — Ne me comparez pas à cette espèce, Madame, je vous prie. Et sait-on même de qui c'est né. — Tandis que vous... je sais, je sais... Déesse par-ci, Satyre par-là! Sans compter votre tante Anaxibie qui est plus laide que les trois Grâces de Raphaël ensemble; — et si mafflue, avec cela, qu'on ne sait jamais de quel côté on la regarde. — Ma mère, reprit Jason imperturbable, fut la divine Amphinomé, attentive aux étables. Je suis en outre le neveu propre de ce Pelléas dont l'éloge... — Ah, plutôt, que ne le fûtes-vous à Mélisande, et capable de chanter comme elle cette musique de Paradis ! — Le Paradis, expliqua Jason, est une certaine invention de ces Troyens de Persans... — Je vous en prie: ne le faites pas! — Que je ne fasse pas quoi? demanda le Prince au ventre bleu. — Je croyais que vous alliez dire: ces propre- à-rien. Jason haussa les épaules, comme ont accoutumé les gens de faire, qui ne comprennent pas, et reprit : LA PRINCESSE DE COLCHIDE 41 — Le Paradis, ce n'est qu'un chemin de marbre entre deux chemins d'eau; — c'est des cyprès où pendent les roses; Chiraz qui rit dans l'or; et la Princesse de Sérandib, que tour à tour dérobent ou trahissent ses voiles couleur de fuchsia ; et c'est encore, sous la lune, Boulboul... le Paradis, jardin de merveilles, où je vis naguère une couleuvre bleue qui vous ressemblait, tant elle rampait avec gloire. — Et plutôt que ne songiez-vous, dit-elle, à M. Colbert? ■— Tandis que le Ciel, reprit Jason, c'est un plus inquiétant mystère, et que les Sémites nous ont dévoilé; j'aime mieux le Ciel. — Ah çà, vous êtes donc Juif? — Je suis d'origine phénicienne. — Non, pseudole! dit Médée. Alors vendez-moi pour deux sous de nougat, voulez-vous, — et m'embrassez, au lieu de dire des bêtises, avec votre Sérendib. Surtout ne m'embrassez pas sentencieu¬ sement. Je ne suis pas un thème anglais, diedda! (juron colchidien intraduisible). On dirait toujours que vous allez me traduire. Telle, et du soleil pleins les cheveux, parlait la fille d'Aétès, en feignant de tirer son bas, pour en faire admirer les coins d'or. « Médée aux enfants » C'était une scène de ménage. Les filles avaient fui, l'épouvante aux pieds, à voir Jason jeter leur maî¬ tresse sur un sofa pour l'y battre plus à l'aise, et déjà mettre au jour, du milieu de ses tuniques en fleurs, les secrets d'une chair étincelante. Seul un enfant oublié hurlait au biberon dans son berceau; 4 42 TOULET AU BAR ET A LA POSTE tandis que l'Explorateur répétait d'une voix sourde : — Fille des dieux..., fille! je te frapperai jus¬ qu'à ce que tu cries: « Encore! » Mais cette princesse incomparable gardait sous les coups un silence profond ; et, lorsque lui-même enfin eut assouvi son bras, elle se remit debout avec un air candide, tira sur ses jupes phrygiennes, et, soudain suspendue aux épaules du héros, suppliante, pliante, toute pleine de frissons: — Encore..., fit-elle d'une voix plus douce que la brise qui passe, au soleil levant, sur un jardin hanté d'abeilles. Jason s'aperçut alors qu'elle pleurait. On eût dit une de ces pluies d'été qui tombent tout droit tant elles sont lourdes et que traverse un rayon de soleil. On eût dit aussi qu'une secrète joie brillait à travers ces larmes. Cependant Poulo, prince royal de Colchide, continuait de hurler dans son berceau; tandis que sa petite sœur Philaristabrotodème, intéressante enfant d'un lustre environ, piaulait en sympathie, derrière la porte de cèdre. Ils criaient. Ils criaient l'un et l'autre comme des enfants de pauvres; ils criaient comme ces éléphants en bas âge dont l'oiseau Rock se joue, et qu'il emporte, — tandis que leurs parents en vain barrissent, — à travers le ciel lumineux. En un mot, et sans tant de métaphores, ils criaient, — quoi! — Ah, dit Médée, d'une voix affamée, quand donc seront-ils assez grands pour que je les fouette... La princesse n'attendit pas si tard pour les traiter à sa guise. Ils ne laissaient point pour cela de l'adorer et d'eux-mêmes venir respirer encore cette épouvante enchanteresse qu'elle répandait autour de soi, comme ces arbres dont on prétend que l'ombre en est funeste. Il y avait des jours qu'une mystérieuse férocité semblait la déchaîner LA PRINCESSE DE COLCHIDE 43 contre eux et que leur père les lui devait tirer des mains, déchirés à demi. Cest alors que cette descen¬ dante des Furies lui sifflait ses pires injures. Cest alors qu'il lui semblait, tandis qu'une espèce d'éclair livide passait sur ce beau visage, que ce fût Mégère elle-même, Vépouvantable aïeule, qui lui insultait à travers ses yeux. On voit que Médée ne manquait pas d'une espèce de sens de la famille. Et un jour que Jason, qui lui aussi avait ses crises, la traitait de fille pour la millième fois: — Cest vrai, répondit-elle avec douceur, que j'ai beaucoup aimé mon pauvre père. Le dernier des trois morceaux qu'on vient de lire (je ne prétends pas qu'ils soient sublimes et Toulet non plus puisqu'il les a éliminés lors¬ qu'il a fait éditer son livre), l'auteur l'a réduit plus tard à une courte note de l'Almanach des Trois Impostures, que je vais donner ici d'après le manuscrit de 1914 de cet ouvrage, que j'ai sous les yeux : Charilée ne veut pas d'enfants. Cela fait mal. pense-t-elle, et gâte la chair comme la morphine ; ou, comme l'opium, la rend molle. Pourtant, aux heures de mélancolie, il lui vient des regrets de n'en avoir aucun sous la main. — Que j'aurais plaisir à les fouetter, dit-elle, une flamme dans les yeux. Charilée n'aura pas d'enfants. Car au lit sa peur se réveille. Elle-même implore qu'on la trompe, ou plutôt la Nature. Et comme l'a dit M. de Quatre- fages : « Un lapin, ce n'est pas ce qui peut féconder une poule. » Ce qui dans la dernière rédaction, c'est-à-dire 44 TOULET AU BAR ET A LA POSTE dans l'édition publiée en 1922, est devenu, tout ayant été resserré à la Toulet : Médée ne veut point faire d'enfants. Cela est douloureux, dit-on, et gâte les chairs. Pourtant aux heures de mélancolie, elle regrette de n'en avoir pas: — Que j'aurais aimé à les fouetter, rêve-t-elle, et qu'ils crient pardon. Mais ce n'est qu'un rêve, Médée. Au lit, où votre peur se réveille, vous-même exigez qu'on vous trompe, ou plutôt la nature. Et, comme a dit M. de Quatrefages, « un lapin, ce n'est pas ce qui peut féconder une poule ». Ce qu'il y a de plus intéressant, à mon goût, dans le manuscrit de la Princesse de Colchide, ce sont les vers suivants, que Toulet trouvait faibles (la deuxième strophe est pourtant excel¬ lente), puisqu'il ne les a pas repris dans Comme une fantaisie, où ils ont été remplacés par l'admi¬ rable petit poème qui forme présentement le numéro XL des Contrerimes : « L'immortelle et l'œillet de mer », etc. Les voici : L'Ile Bourbon Nous jetâmes l'ancre, Madame, Devant l'île Bourbon, A l'heure où la nuit sent si bon Qu'elle vous troublait l'âme. 0 monts! 0 barques balancées, Brillantes (1) sur les eaux, Voix lointaines, plaintes d'oiseaux Étran gement lancées... (1) Brillantes est en surcharge; on lit au-dessous : Qui brillaient UNE CONTRE RIME 45 Au retour, je vous vis descendre L'écumeux barachois Dans les bras d'un nègre de choix, — Virgile ou Alexandre. IV 1913-1914. — Antiquaires. — Les Contrerimes doivent paraitre en octobre. La cho¬ régraphie de Nijinsky. — Le théâtre Astruc et la première du Sacre du Prin¬ temps. Le CHATEAU de La RaFETTE. Billet. Je reviens maintenant à la suite de la lettre du 6 juin 1913, que le pauvre P.-J. avait laissée en suspens parce qu'il se sentait mal. Il la reprend quelques jours plus tard : 12 juin [1913]. Je sors d'un long évanouissement, dont le début de cette lettre vous avait, je pense, donné l'avant goût. Entre temps vous avez dû recevoir mon paquet. Quand vous retrouverez quelque brouillon très embrouillé de vous, réservez-le moi, je vous prie. S'il était du Grand Siècle, je l'aimerais encore mieux (1). Et là-dessus, tenez-vous bien, j'ai une demi-douzaine de choses à vous demander: une paille. 1° Je n'ose pas écrire à Mme ***, parce qu'il me faut lui parler d'affaires, et que ça serait assez goujat comme début, après un silence de plusieurs mois, dont c'est ma santé du reste qui est coupable. (1) Touiet se souciait fort peu de mes brouillons ; mais telle était sa politesse. ANTIQUAIRES 47 Mais peut-être pourrez-vous me donner le tuyau dont j'ai besoin, au sujet d'antiquaires qu'elle connaissait, Baumann et Chevalier. J'avais écrit fort expressément à ce dernier de ne plus vendre divers objets qu'il avait à moi. TJne dame est passée chez eux de ma part. Il n'y avait plus que le Baumann, et d'argent ou de bibelots, pas de nouvelles. Je ne voudrais pas faire le méchant sans l'aveu de Mm& ***, mais il y a plusieurs mois que cela dure. Dites m'en votre avis, je vous prie. D'autre part, à propos d'une collection d'armes, elle m'avait promis d'en parler à l'occasion à Seymour de Ricci (1). Je me demande si vous vous êtes jamais occupé d'une affaire dans ce goût. Je m'imagine que la gommission est d'un tiers auquel cas j'aurais plaisir à toucher 15 pour mon pauvre moi. Resterait 18. — L'affaire paraît assez grosse. On m'avait parlé d'un million. Quand la vérité nous ramènerait à deux ou trois cents, et que mes autres chiffres même seraient prétentieux, il en resterait encore une épingle à cravate si celle-là vous tente. Je vous enverrai le catalogue et des photos. 2° En fait de nouveauté, j'ai un petit recueil de vers qui est pour octobre, dit-on (2). L'éditeur étant (1) M. Seymour de Ricci était déjà fort grand antiquaire et bibliographe, et il avait commencé sa curieuse collection de catalogues de ventes. (2) Premier état des Conirerimes. Mais l'espoir de Toulet devait être déçu. L' « éditeur » avait été déniché par Francis Carco. Il s'appelait Aurélien Coulanges et tenait à Marseille un commerce de reconnaissances du Mont-de-Piété. Il palpait, soupesait d'une main grassouillette les manuscrits qu'on lui proposait. Ceux de Toulet, de Jean Pellerin et de Jean-Marc Bernard durent lui paraître peu agréables au toucher, car il les refusa tous trois. Le pauvre homme n'avait pas la main heureuse. Voir Fr. Carco : Amitié avec Toulet, p. 22 et suiv. 48 TOULET AU BAR ET A LA POSTE un peu rapiat d'exemplaires personnels, je voudrais que vous me disiez un journal où vous le faire envoyer; et savoir si c'est au Temps qu'il faut l'adresser à Henriot. L'éditeur (je ne me rappelle jamais son nom, il est à Marseille, ou à Nice), paraît désirer qu'on en parle. Tout ça, c'est des drôles de gens. Parlez-en donc je vous prie, pour faire plaisir à cet homme. Mais vous n'êtes pas obligé de le lire. 3° (qui est important) : Je ne sais pas si le même Henriot, ou vous, êtes très bouquineurs. J'ai peur que non. Mais enfin, si vous rencontrez d'occasion des Gazettes des Beaux-Arts, années complètes ou n0B dépareillés, vous pourriez donner mon adresse au marchand. Je crois qu'une bonne année (c'est-à-dire depuis 90) et complète vaut dans les 15 à 20 fr. J'ai cherché à savoir, sans résultat, quel était l'homme giflé du Bar de la Paix (1). Et j'aimerais à savoir aussi votre avis sur la chorégraphie éginé- tique de Nijinsky. C'est une chose que pour ma part j'avais défendue aux ires de Z'Après-Midi, mais plutôt pour le principe que pour la réussite. N'y ayant sans doute pas de raison pour que la danse ne balance pas comme les autres arts de la synthèse à l'analyse, ou, comme s'expriment nos critiques d'art (Henriot excepté), de la stylisation au réalisme — je ne me rappelle pas ce que vous en disiez les uns ou les autres, et je ne sais pas non plus s'il est vrai que Debussy se soit fâché à propos de Jeux. Je compte bien le lui demander, mais il n'est pas sûr qu'il me renseigne. — Que devient votre Rabelais? Il y a dans Bordeaux un libraire (1) C'était moi le gifleur. Ma victime inconnue m'avait répondu par un mot touchant (mais moins que ma gifle) : « Ce n'est pas gentil, ça ! ® LA CHORÉGRAPHIE DE NIJINSKY 49 assez fou pour me faire crédit. Si donc il en a paru, dites-le moi nûment, sans vous mettre en peine de me les envoyer. Your friend Toulet Toulet avait en effet goûté la chorégraphie très hardie de l'Après-Midi d'un faune par Nijinsky. Dans ma lettre, je lui avais raconté les premières représentations du Sacre du Prin¬ temps, où j'avais assisté comme à toutes celles des ballets russes à Paris, entre l'année 1911 et juillet 1914 ; je ne crois pas en avoir manqué plus de deux. C'était dans le théâtre nouvellement bâti avenue Montaigne par M. Astruc, dont le vestibule et l'escalier paraissent médiocres, mais dont la façade et la salle, avec son incomparable plafond de Maurice Denis, sont d'une grande beauté (1). On ne saurait imaginer les sottises qu'on entendait dire à ce moment sur ce style d'architecture alors tout neuf. « C'est munichois », cette appréciation (d'ailleurs inexacte) tenait lieu de tout. On savait pourtant que les créateurs du monument s'appelaient Bourdelle, Lebasque, Bagués, Maurice Denis, et ce n'étaient pas là des noms « munichois », mais les connaisseurs sont rares de tout temps et, à cette époque, on n'avait pas encore le snobisme du nouveau, de l'inédit, du « jeune » ; on avait plutôt celui de la « tradition ». (Snobisme, tu es navrant, mais ne t'insultons pas trop : que feraient, sans toi, quatre-vingt-dix-huit hommes sur cent? Com- (1) Le théâtre Astruc a fait faillite en 1913. Depuis lors, nous l'avons connu cinéma, puis music-hall, et que sais-je ? Jamais il n'a réussi. Or, c'est la plus belle salle de Paris. 50 TOULET AU BAR ET A LA POSTE ment, sans ton catéchisme, sauraient-ils quoi penser, quoi faire, quoi aimer?) Le Sacre du Printemps se joua sous des siffle¬ ments affreux. « Les gueules des gens qui sifflent obligent à applaudir outrageusement, avais-je écrit à Toulet. On se traite réciproquement de crétin et d'idiot, après quoi on se vante d'avoir lancé à son voisin un mot cruel. Malgré tout, il y a des mots drôles, telle cette exhortation que j'ai entendue de mes oreilles, lancée par je ne sais quel compositeur de musique ; elle s'adres¬ sait aux rutilantes femelles des loges, femmes de nos grands bourgeois, qui témoignaient leur indignation avec excès : « Taisez-vous ! A la porte, les grues du xvie ! » Le 29 octobre, nouveau billet de P.-J. : Un petit mot, mon cher ami, pour vous faire un grand remerciement de ce Rabelais qui fait mes délices. C'est dommage qu'il y faille tant de temps (1). Je suis hébété par une espèce de rechute. Ça fait que je n'écris à personne. Mais je pense à eux (ic'est une syllepse et moi votre ami). Toulet. Ces lignes sont tracées sur une carte postale représentant le château de la Rafette, à Saint- Loubès (Gironde). C'est un gentil manoir dans le goût du xvine (il est difficile de juger de son ancienneté sur cette image), flanqué d'une tou¬ relle au toit aigu : maison noble. « Saint-Loubès — nul ne l'ignore — est une assez médiocre bour¬ gade, et ce qu'elle a de mieux, ce sont ses vins (1) J'ai parlé plus haut de cette édition critique de Rabelais. LA RAFETTE 51 et son cimetière. Celui-ci compose un riant paysage, placé comme il est, parmi les vignobles, sur une pente, au pied d'un haut clocher pointu qui est comme dardé vers le ciel (1). » Le pauvre P.-J. devait faire là un long séjour avant d'aller s'établir au pays de sa femme, à Guéthary. C'est de la Rafette encore qu'il m'écrivit le 9 mars 1914 : \9 mars 1914.\ Mon cher ami, excusez-moi de vous dire bonjour au crayon: j'ai de plus en plus la phobie des en¬ criers, et je n'ai plus de stylo. Je voudrais que vous me disiez que ça vous est égal. Je ne sais si c'est vous, ou moi, qui n'a pas écrit à l'autre depuis longtemps, et il me semble que c'est l'autre. Mais vous avez dû entendre parler de moi par Mme *** ou Ilenriot, et de donner de ses nouvelles à chaque personne d'un même groupe, ça ne les rend pas (c'est les nouvelles que je veux dire) plus intéressantes. Ça n'est pas la même chose pour vous autres. — Je suis content que vous par¬ liez de Sylvie (2) ; et il faut bien que ce soit vous. Car de toucher à Nerval n'est pas le privilège de tout le monde. — Je ne vous ai pas lu encore : j'ai un peu de besoigne ces jours-ci, et les hoMts et bas que je traverse ne me laissent aucun loisir, dès que je vais un peu mieux. Avez-vous gardé ce manus¬ crit de la Princesse de Colchide ? —Il y aie dernier tableau (Leuce) dont je vous disais que je pourrais avoir besoin si je n'en trouvais pas d'autre brouil- (1) Vie Parisienne, 24 mars 1906, cité par H. Martineau: La vie de P.-J. Toulet, p. 86, l'ouvrage le plus utile qu'on ait jusqu'ici écrit sur P.-J. (2) Celle de Gérard de Nerval. Dans une revue. 52 TOULET AU BAR ET A LA POSTE Ion, ce qui est le cas. Quand vous y penserez, et si votre mépris ne Va pas déchiré, envoyez-le-moi, ou me le faites copier, je vous prie. Sincèrement vôtre, Toulet. Ce n'est pas pour ça que je vous écrivais. V 1914. — Nouveau projet d'édition des Con- trerimes et des Trois Impostures. —• La Revue critique des Idées et des Livres. — A propos de Sylvie et de Gérard. — « Style alerte et phrases courtes ». —- Envoi du manuscrit des Trois Impostures.—Commissions diverses . Arrivons maintenant à ce projet d'édition des deux chefs-d'œuvre de Toulet en 1914, que la guerre empêcha si malencontreusement. La lettre que voici, et que le cachet de la poste date du 14 mars 1914, est écrite au dos d'une carte d'invitation ainsi conçue : Rachilde (Mme Alfred Vallette) vous prie de vous souvenir qu'elle sera chez elle, 26, rue de Condé, le mardi 6 novembre et tous les mardis suivants, de 5 à 7 heures. Elle continue au verso d'une carte- prospectus, où l'on lit : Nouvelle Edition Nouvelle Les Marches de Provence Collection des Cinq J.-A. COULANGES ET Cie Littérature Editeurs Poèmes Paris Art Siège social: 24, rue de VEtrieu, 24. Marseille Ce Coulanges, c'est le marchand de reconnais¬ sances du Mont-de-Piété découvert par Francis 54 TOULET AU BAR ET A LA POSTE Carco et dont Toulet avait pu croire un moment qu'il publierait ses livres. O amîce siulli. — comme dis ait le Pois chiche — amici sunt, je suis pris d'un nouveau tic : c'est de répondre du tac au tac à ceux qui m'écrivent, et qui, s'ils font de même, mes derniers jours seront bien occupés; mais non pas, si je le puis, à vous donner de mes nouvelles, n'y ayant nulle grâce à faire cadeau de ses chiens quand ils ont le rouge. Contentez-vous de savoir que mes forces diminuent et que je me deviens plus lourd — comme disait la femme enceinte — de mois en mois. Peut-être qu'avec le beau temps, cela ira mieux, mais je crains que cela n'aille plus jamais jusqu'à Paris. Ce n'est pas ça qui peut empêcher M.X*** d'écrire. Mais qu'est-ce qui pourrait? C'est comme le canon déchaîné de 93 (1) (encore un joli roman, plein de sagesse, et de naturel). Mes éditeurs sont un, et il attend que je sois mort pour m'envoyer les épreuves. Alors, il me faudra sortir du tombeau. Mais j'emprunterai un porte-voix à Pelletan (2) et je ferai de belles peurs à ses coupables typo. Je leur taperai sur l'épaule : ils se retourneront, sans rien voir. Et j'ajouterai, avec un beau creux : « En ita¬ lique 10, qu'on vous dit, gaufre! » (3). Est-ce qu'on ne sent pas dans cette lettre la joie de Toulet ? Enfin, les Contrerimes, et du même coup les Trois impostures, avaient trouvé (1) Quatre-vingt-treize, de Victor Hugo. (2) Illustre par sa déplorable administration de la marine, dont il avait été ministre. (3) Le poète n'est pas sorti du tombeau pour corriger ses épreuves et c'est dommage, car il s'y trouve quelques fautes de ponctuation. projet d'édition 55 un éditeur, et plus connaisseur que le sieur Cou- langes : c'était le DT Henri Martineau. Alors médecin à Coulonges-sur-l'Autize, H. Martineau faisait paraître à ses frais, depuis de longues années déjà, le Divan qui dure encore et qui est sans doute à cette heure la doyenne de nos petites revues littéraires. Il a, depuis la guerre, abandonné la médecine qu'il avait longtemps exercée, pour s'adonner à l'édition et à la librairie, et tout le monde connaît son zèle pour Beyle, ses recherches infinies et la vaste édition qu'il a procurée de l'œuvre stendhalienne, et qui est actuellement de beaucoup la plus complète de toutes celles que nous possédons; joignez que, quant à l'appa¬ reil critique, seule l'édition Arbelet-Champion la surpasse. Mais un autre honneur pour Henri Martineau, c'est d'avoir su reconnaître immé¬ diatement la grande valeur des Contrerimes et de VAlmanach des Trois Impostures, et au point de vouloir les publier à titre privé, encore qu'il ne disposât pas pour cela de moyens immenses, je crois. Pour ma part, je ne connaissais de Toulet, à cette époque encore, que ses romans et j'ignorais ses deux chefs-d'œuvre, hormis ce que j'en avais pu voir çà et là dans quelque revue, comme celle dont il va parler dans cette même lettre que nous continuons à lire : J'ai une espèce de satire qui doit passer dans cette Revue critique que vous honorez et dont j'ai donné le brouillon à votre jeune ami (1) qui partage vos goûts pour cette sorte de papier sale. (Une correspondance, je comprends. )Mais ils se plaignent, dans cette même Revue, que j'aie dit du mal des gens. Et ça m'ennuie de leur expliquer que c'est une des (1) Émile Henriot. 56 TOULET AU BAR ET A LA POSTE règles du genre. Ils me prendraient pour un cuistre, ce qui m'offenserait, parce que c'est vrai. Mais je ne puis pourtant pas en faire une cantate : « Muses de la Moselle, Et vous nymphes du Tage, Célébrons Poincarré (1). Tel, après un long stage, L'hydrogène des deux Féconde l'oasis... » Je ne sais comment, brouillant les choses, je m'étais imaginé après vous avoir écrit que vous parliez de la Sylvie de Chantilly (2). J'étais très content d'avoir fait une gaffe. Cela m'arrive rare¬ ment, ce qui est le propre d'un esprit médiocre, et qui vous rend haïssable comme tous les gens qui ont raison, et qui « mettent » l'orthographe. Tandis que les gaffeurs, on les plaint, on les aime comme ces gens très myopes, qui, le temps de dire « Prenez garde », cassent pour cinquante louis de cristaux. Tout cela, bien entendu, à condition que ce soit les autres qui écopent du dégât. Pour aujourd'hui vous n'avez écopé que du répépiement d'un malade dont les restes seront toujours ceux de votre ami. Toulet. Ça (3) m'ennuie d'aller chercher Sylvie. Mais je n'avais pas remarqué {ni vous non plus, il me semble qu'il (4) confondît le cardinal de Lorraine et celui de Bourbon. N'était les armes où vous ne vous seriez pas trompé, j'aurais cru que vous aviez fait un lapsus de copie. (1) Toulet écorchait volontiers les noms propres ; c'est une des puériles règles du dandysme : on ignore ces faquins... (2) Il m'avait écrit dans la lettre précédente qu'il n'avait pas eu le loisir de lire encore une étude sur la Sylvie de Gérard de Nerval que je publiais à cette époque dans la Revue critique. La « Sylvie de Chantilly » est celle qu'a chantée Théophile et en souvenir de laquelle on a baptisé Maison de Sylvie un pavillon du parc de Chantilly. (3) Ce post-scriptum se trouve au dos de l'enveloppe. (4) Gérard de Nerval. A PROPOS DE SYLVIE 57 Qu'est-ce que c'est que des altérions (1).? et des fers de lance qui sont des fleurs de lys? Des demi- fleurs de lys (2)? (Ah! vous n'aimez pas mes restaurateurs, bourgeois que vous êtes!) Les d'Esté n'avaient pas d'alérion, mais une aigle de sable, et pas d'argent, — ou si je rêve. Ah! ça doit être joli un bosquet à l'italienne avec Ugo Oietti (3), avec une cravate bleu mystique et une petite queue retroussée en haut des reins, ■— et gambadant. Il ne faut point dire du mal d'Henriot, même légère (comme disait le Monsieur Herculéen à Jeanne Bloch (4). Il m'a fait faire une affaire de Gazette des Beaux-Arts très bath (5). C'est plaisamment que Toulet me recomman¬ dait de ne pas médire d'Henriot, faut-il le noter ici ? J'avais écrit dans ma lettre du 12 mars, à laquelle notre ami répondait (je l'ai sous les yeux, grâce à Henri Martineau, comme je l'ai raconté) : Je ne sais pas si Henriot en a, lui (de vos nou¬ velles). Ce garçon a chu dans la taciturnité; il ne consent plus à parler qu'aux libraires, et de préfé¬ rence les plus pouilleux, chez qui il fréquente sans cesse — pour marchander (dit-il) des bouquins; mais il n'en achète jamais qu'à des prix excessifs, je vous assure, car il n'a pas passé par l'Ecole des Chartes. Moi aussi, j'en achète à des prix excessifs, mais au moins je le sais. D'ailleurs je ne paie pas. (1) Une faute d'impression, simplement. (2) C'est Gérard, non moi, qui disait que « c'est la même chose ». (Voir : Au pays de Gérard de Nerval, p. 96.) (3) Ojetti. J'ai déjà dit que Toulet voulait qu'on écrivît jusqu'aux noms propres des étrangers à la française. (4) Actrice célèbre par sa grosseur. (5) Toulet réclamera dans presque toutes ses lettres et à tout le monde des Gazettes des Beaux-Arts. Il dut souffrir beaucoup d'être privé d'oeuvres d'art et de musées, dans ses dernières années. 5 58 TOULET AU BAR ET A LA POSTE La lettre suivante est du 17 avril 1914 (toujours d'après le cachet de la poste). Le Divan avait publié quelques fragments des Trois Impostures ; j'avais été frappé par la beauté de cette prose cadencée sur un rythme plus subtil que celui des vers, et j'avais prié chaleureusement Toulet de pousser la publication du livre. Il me répondit le 17 avril en m'offrant son manuscrit : [17 avril 14.] Mais, Jaqueboule, ou Jack Bowl — et de savoir lequel de ces deux mots enfanta Vautre semble d'autant moins clair que l'un et Vautre viennent de naître ensemble, ce qui me laisse le droit d'opi¬ ner pour le français, car je ne suis en étymologie, non plus qu'en aucune histoire, gallophobe, ni ne crois que le français vienne de l'anglais, les deux tiers de cet idiome, s'il faut en croire Chambers, Smith et même Johnson, il me semble, datant de la conquête et de ces Français (parmi lesquels il y avait un Tolet) que ce goitreux d'A. Thierry appelle Northmans, comme s'il était plausible que Tancrède fût un parent de Biors- terne Biorçonne ou que les Morins parlassent le suédois, n'y ayant jamais eu à sçavoir ce patois, depuis l'écolier limousin, et qui encore le parlait secrètement, à sçavoir, dis-je, le danois, norse, scande ou ostro gothique, que le sergent Belle jambe, plus connu sous le nom de Bernadotte qu'il a fait honnir, et dont le père, avocat distingué, était mon cousin, mais heureusement par alliance et qui me fait d'autant plus rougir que c'était à travers une famille de marchands drapiers, sorte de gens qui me dégoûtent comme tous ceux qui vendent des choses dans des salles vitrées, avec des sourires STYLE ALERTE ET PHRASES COURTES 59 qui ne le sont pas moins, pour ne rien dire de leurs façons de s'exprimer qui sont diffuses, entor¬ tillées, chargées d'incidentes, telles enfin qu'on en trouve l'exemple dans Pasquier, ou la Démono- manie de Bodin — lectures indigestes à tout homme qui préfère, comme moi, se servir d'un style alerte, et de phrases courtes, — oui, Jaqueboule, dirai-je, comment fûtes-vous si mauvais archiviste que d'aller lire ce manuscrit : outre que ce n'est que rébus et amphigouris. Vous auriez bien pu attendre, au moins, d'avoir les autres textes sur cartes de visite, etc. — car vous n'y échapperez pas — attendre comme j'ai fait pour votre Sylvie, qui m'est arrivée ce matin. Je lui ai fait une belle chemise avec son enveloppe, car je tiens beaucoup aux enveloppes d'envoi—sans compter que, pour celle-ci, les paléo¬ graphes de l'avenir pourront s'exercer sur la diffé¬ rence d'écriture de la dédicace et de l'adresse (1). Quand la lirai-je maintenant ? Car les livres que je reçois forment deux séries. Je n'ai pas besoin de m'expliquer sur l'une; mais les autres, ceux que j'aime déjà, je les mets de côté pour les lire quand le temps et mon humeur y seront harmoniques. Comme celui-ci s'accorde à des jours chauds, il n'attendra pas longtemps, à moins que je ne continue à être plus mal, qui fut l'occupation des derniers. Le diantre soit de ma santé. Je commence à en avoir mar. Etes-vous bien avec les Champions? J'ai envie des Stendhaux, et plus encore maintenant des Nervals (2). Je les trouve chers; et Clouard (3), à (1) La première écriture était la mienne, la seconde devait être celle de ma gouvernante. (2) Il s'agit de l'édition de Stendhal publiée par Paul Arbelet chez Champion, et de celle de Gérard de Nerval que projetait cette librairie et où je devais faire quelque chose, je ne sais plus quoi au juste. (3) Henri Clouard faisait alors d'une façon remarquable la critique des livres à la Revue critique. 60 TOULET AU BAR ET A LA POSTE qui j'en avais parlé, me répondit que je pourrais avoir une réduction, mais qu'il fallait écrire moi- même, cérémonie qui me paraît un peu disgusting. Qu'en pensez-vous? Je voudrais (ce n'est point par goût) payer le moins possible, et n'être pas obligé de souscrire. La 2e condition n'est pas sine qua non. Adieu mon cher ami. Voulez-vous les cartes de visite-manuscrit? Où êtes-vous gavé quant au Toulet? J'avais cru longtemps qu'il était impoli d'écrire au crayon. Mais au contraire. Cela veut dire qu'on ne se monte pas le cou sur le soin qu'on a de vos lettres. Erudimini (1). T. J'acceptai naturellement avec joie l'offre de manuscrit des Trois Impostures ; mais ce que je reçus en avril 1914, ce ne fut nullement le brouil¬ lon sur des cartes de visite que m'avait annoncé l'auteur ; ce fut la copie dactylographiée qu'il en avait fait faire en vue de l'impression que projetait Henri Martineau, et qui d'ailleurs se trouvait déjà couverte de tant de ratures et corrections que je suppose qu'il avait dû en faire taper une autre qu'il gardait pour lui. 1. Cette lettre est, en effet, tracée au crayon-encre sur une feuille de bloc-notes. VI Quelques variantes exquises. — Style pur. — Défaite de l'écrivain. —• Beautés de tour. — Fragments inédits des Trois Impostures. — Pour la bonne bouche. Or, la guerre empêcha l'édition de VAlmanach des Trois Impostures, et Toulet continua jusqu'à sa mort de polir son ouvrage, si bien que le texte de la première édition publiée en 1922 est fort différent de celui du manuscrit qui m'appartient. Comme certaines des pensées, certains des frag¬ ments dont se compose VAlmanach avaient paru dès 1898 à la suite du roman de Monsieur du Paur, et d'autres plus tard à droite et à gauche, notam¬ ment dans la Vie Parisienne (ces fragments-là ont été recueillis en 1927 dans une plaquette qu'on a intitulée le Carnet de M. du Paur), nous avons ainsi quatre rédactions, dont la troisième, représentée par le manuscrit, porte des correc¬ tions intéressantes... Nul doute que, dans une cinquantaine d'années, quelque docteur ne fasse une savante et méthodique étude de tout cela ; mais on m'en dispensera. Je voudrais seulement signaler pour les amateurs d'art littéraire et les connaisseurs (s'il en reste) quelques morceaux inédits et diverses variantes curieuses ou char¬ mantes. Je lis dans le Carnet de M. du Paur ce fragment : Telle vie ardente et cachée, qu'assaisonne une seule femme, ne fait-elle point souvenir de ces nuits océaniennes d'où émerge parfois, comme une 62 TOULET AU BAR ET A LA POSTE corbeille sur du lait, on ne sait quelle île, peut-être sans nom, parfumée tout entière à la même fleur? « Parfumée à la même fleur » était bien ; mais assaisonnée n'était pas fameux, et l'image d'une corbeille sur du lait non plus. Alors, comme le sentiment qui avait dicté à Toulet la strophe de prose qu'on vient de lire restait puissant en lui, il refit celle-ci jusqu'à tant que son oreille et tout son être intime en fussent satisfaits, et elle prit, en 1914, une forme plus elliptique, plus musicale aussi : elle devint cette phrase obscure et merveilleuse de rythme et de poésie. Voyageur qui de loin respires, en un couchant d'Océanie, le parfum de cette île et son mystère, et ses bocages, où plane un lumineux oiseau... Telle une vie ardente et cachée qu'un seul amour traverse. Toute phrase qui vise à la beauté, bref toute phrase d'une œuvre d'art véritable, est un com¬ promis entre le sens intellectuel, l'image et la musique. Les doses des trois éléments peuvent varier à l'infini, mais un minimum du premier est nécessaire et ici il était réduit autant que possible. D'ailleurs, l'équilibre qu'avait trouvé notre auteur était si exquis qu'il ne pouvait plus être amélioré. C'est un des seuls morceaux du genre « style pur », auquel le poète n'ait plus touché après 1914 : on le trouve exactement semblable dans l'édition à ce qu'il est dans le manuscrit. En voici un autre, très elliptique aussi, moins beau sans doute, mais pourtant bien agréable. Ces pliantes branches qui trempent dans Veau, QUELQUES VARIANTES 63 que le courant sans cesse entraîne, et qu'il lui faut qu'il abandonne, si elles se donnent, n'est-ce point ainsi? Premières corrections sur le manuscrit même (je ne les aime guère) : si elles se donnent est rem¬ placé par : quand les femmes se donnent ; et l'auteur termine ainsi : n'est-ce point ainsi — qu'elles se gardent? Mais il se reprendra et voici la forme définitive qu'a le fragment dans l'édition : Ces pliantes branches, dans l'eau, qu'elle entraîne en vain, qu'il lui faut qu'elle abandonne; et toi non plus, que l'amour ne t'arrête... Autre chose. Toulet devait avoir le sentiment plus ou moins subconscient d'une « liquidité » féminine, pour ainsi parler, et les psychanalystes pourraient, je crois, expliquer quelque chose de cela. Et aussi du besoin qu'il éprouvait, par « élégance » (voir ce que nous avons dit ci-dessus de son dandysme moral), de dépriser même ce qu'il aimait (ou surtout cela) : la femme n'est qu'une poussière sans importance, n'est-ce pas ? Un jour d'été qu'il faisait une pluie d'orage, je suppose, l'impression que lui donna la vue des grosses gouttes sur la poussière établit en lui, par une concordance mystérieuse, un rapport entre ces deux sentiments latents, et il écrivit : Les femmes, avec leurs larmes, leur humide ardeur, et Artémis, ce n'est qu'une poussière battue de pluie. Mais c'est là une phrase bien peu chargée d'images et de musicalité, pour un Toulet. Plus tard, en la relisant, il retrouva en lui la mysté¬ rieuse déflagration de sentiments qui la lui avait fait écrire. Il la reprit et arriva à ceci (qui sera 64 TOULET AU BAR ET A LA POSTE corrigé immédiatement et que je ne donne que pour montrer un état fugitif et en partie irréfléchi de l'œuvre) : Les femmes, ô Artémis, ces larmes sur leurs joues, leur suint (sic), leur humide ardeur, ce n'est que poussière mouillée, peut-être, et ce parfum battu de pluie dont la terre semble s'ouvrir aux feux de l'orage. Il efface sur-le-champ leur suint (mot d'attente, en quelque sorte), remplace sur leurs joues par aux joues, fait quelques autres minimes change¬ ments et parvient finalement à ce qui suit : Les femmes, ô Artémis : tant de larmes, d'humide ardeur; ce n'est que poussière où il a plu, et ce parfum dont la terre, alors, semble s'offrir aux feux de l'orage. Sans doute cela ne lui plaît pas beaucoup (à nous non plus). Et dans l'édition de 1922, on lira ceci qui est mieux, mais qui n'est malgré tout qu'une défaite et où il a dû renoncer à exprimer parfaitement ce rapport de sentiments qui pour¬ tant tenait en lui, je crois, à quelque chose de profond : Amour : tant de larmes et de nuées ; amours, vapeurs de femme, ondée qui poche la poussière; amour, parfum dont la terre en folie semble s'offrir aux feux de l'orage. Regardons-le maintenant travailler dans un goût plus austère, dans un style moins sensuel. Je voudrais trouver des améliorations qui tinssent exclusivement au tour, sans aucune addition d'images ni de sens... Ah ! voici une maxime énoncée à la fin du roman de Monsieur du Paur. QUELQUES VARIANTES 65 Son cynisme pittoresque la rend déjà amusante, mais n'importe qui aurait bien pu la formuler comme elle est. Vous allez, sous peu, voir Toulet y mettre sa marque : Un ami est comme un ballon : s'il monte, il t'étouffe ; s'il tombe, il te meurtrit. Je n'ai pas retrouvé la maxime dans le Carnet de M. du Paur. Mais en 1914, dans le manuscrit, c'est devenu : Un grand homme, et qui t'aime, c'est une espèce d'aréostat. S'il va trop haut, tu étouffes. S'il tombe, ce n'est qu'en te cassant les reins. C'est déjà bien amélioré, et par le travail du style seul la phrase a pris un tour plus mouve¬ menté, plus attachant. D'ailleurs, elle est aussitôt, et sur le manuscrit même, corrigée comme il suit : Un grand homme qui t'aime, c'est une espèce de montgolfière. S'il va trop haut, tu étouffes. Ou bien il tombe et se casse tes reins. Ce qui est encore mieux. Mais, dans l'édition définitive, tout ayant été resserré au maximum, nous lisons : L'amitié d'un grand homme, c'est une montgol¬ fière. Sublime, il t'étouffe. Ou bien tombe et te casse les reins. Les observations qui précèdent ne sauraient qu'édifier sur la conscience scrupuleuse de l'ar¬ tiste qui se corrige et s'améliore ainsi jusqu'à la fin; et je pourrais continuer,car les variantes du manuscrit avec les autres textes sont très 66 TOULET AU BAR ET A LA POSTE nombreuses ; mais je préfère donner quelques fragments inédits (autant du moins que j'ai pu m'assurer qu'ils le sont). Je me suis demandé préalablement si ce ne serait point desservir mon auteur, qui les a rejetés, puisqu'ils ne sont point compris dans le texte imprimé. Mais ce petit livre ne s'adresse qu'à des lecteurs déjà conquis et dessert-on un peintre en montrant les esquisses de son tableau ? Je ne citerai d'ailleurs pas ce qui me semblera vraiment faible et mauvais. Je réimprime d'abord ceci, qui n'était pas numéroté (on sait que tous les fragments et maximes des Trois Impostures le sont), et qui devait se trouver seul sur une page blanche, comme une sorte de préface ou d'épigraphe des¬ tinée à expliquer le dessin général du livre : On parle d'amour, de l'amour de Dieu, de l'amitié. Et l'art aussi est un autre prestige : pour ne rien dire de la nature à qui l'on doit des sites bien connus. Mais tout cela ce n'est que nous, hors de nous-mêmes. Dans le manuscrit l'ouvrage est intitulé : Le Livre des Trois Impostures (et non pas Alma- nach), et ses trois parties : Feminoe nec non Natura rerum (remplacé par : Feminoe). — Ars, amicique (remplacé par : Amicitias puis par : ... et amicitias). — Seipse et Deus (rem¬ placé par : Seipse et Dei, puis par : De seipse et Diis, puis par : Necnon DU). Voici une pensée raturée au crayon, quoiqu'elle soit bien dans la manière de P.-J. : Ah! si les femmes, au moins, devenaient bonnes, quand elles cessent d'être belles. FRAGMENTS INÉDITS 67 J'ai idée qu'il avait dû la trouver trop banale. Mais celles-ci, s'il les a barrées, c'est qu'elles ne lui plaisaient point; et elles paraissent faibles, en effet, auprès de ces durs cristaux à mille pointes que sont celles qu'il a gardées pour son livre : Nane (1) que Von surnomma ainsi, non -pour la beauté de sa gorge, mais autrefois, en souvenir de sa profession, n'en a pas moins fait son chemin dans le monde (2). Et aujourd'hui elle peut oser, causer ou (3) poser tout comme la mieux née de nos caillettes. Bonichon (4) est restée plus près de ses origines. Elastique, verte et drue, il semble (5) qu'elle fut modelée par quelque (6) potier de Tanagre aux environs du Lapin Agile; et elle garde aussi de Montmartre une façon, qui a bien son charme, de ne comprendre pas. — C'est un homme de lettres, lui dit-on de quelqu'un qui passe. — Ah! fit-elle. Et moi qui en avais justement cinq à écrire. Les femmes jettent leurs trésors à ce qu'elles aiment (7). Quittes d'ailleurs à les reprendre. Encore n'est-ce jamais ceux dont nous avons faim. Et c'est ainsi qu'à son peuple, en un temps (1) Je donne le texte corrigé. On voit sous la surcharge au crayon que Toulet avait d'abord écrit à l'encre : Bonichon. (2) Première version : mais à cause de son premier état, dans la vie, n'en a pas moins fait depuis lors un brillant chemin. Ce sont les premières versions que je donne dans les notes qui suivent. (3) Et. (4) La Choute. (5) Il semble, à la voir nue, qu'elle... (6) Un. (7) A nos pieds. 68 TOULET AU BAR ET A LA POSTE de disette, le roi Caribou Chachouchinah jetait, par les fenêtres, des corindons. Ces amours ouvertes à tous, comme des pianos d'hôtel, c'est à peine si l'on ôte son chapeau pour y tapoter (1) une rengaine, du bout des doigts. Au seuil de l'amour la femme ne sait déjà plus si c'est bonjour qu'il faut dire, ou bonsoir. Elles n'ont pas de mémoire ; c'est vrai : elles ne se souviennent que du lendemain. XJne femme qui tombe, — comme un ivrogne — et qui se relève, ce n'est que pour tomber, tomber encore, d'un amant à un autre amant, un peu plus vite (2), un peu plus bas. A peine on citerait cette duègne de lettres qui n'en eut qu'un seul (3), à ce qu'il semble, et de qui (4) ses amis prétendent que « c'était presque toujours le même ». Certes les femmes aiment à servir. Quel dommage que ce soit à si peu de chose. En dot, comme en blason, l'argent figure la blancheur. Milady Dennius (5) passe pour avoir commis, en outre (6) d'un enfant, maint enfantillage (7). C'est vrai qu'elle ne devint honnête homme (8) que sur le tard, et ne s'y put jamais bien faire. Ayant choisi (9) un amant, elle prit un époux ; (t) Jouer. (2) Ces quatre mots en surcharge. (3) Ce mot en surcharge. (4) Première version : duquel. (5) Tout comme Chariclée, Lybussa. . (6) En dehors d'... (7) Bien des enfantillages. (8) Jaune. t9) Toutefois, ayant pris. FRAGMENTS INÉDITS 69 car on prend ce qu'on peut, assurent les pêcheurs de perles. Abandonnés l'un et Vautre, non sans qu'elle en retâtât par intermittences, Milady (1) se donna d'autres plaisirs. Et tout cela n'allait pas sans menteries ; dont quelqu'un —• « dans le genre » (2) de Bossuet — lui reprochant les varia¬ tions, elle répondit avec superbe: — Que les hommes sont donc des brutes, mon cher, et vous, de prendre à mensonge ce qui n'est que les courbes de ma franchise. ■—- Ah, lui répondit cet insolent, que j'aime mieux les vôtres, Madame, tout court (3). De vieillir a ceci de bon que, tous les jours (4), on est quitte un peu plus d'aimer. A cause que, des gens qu'on aime, les uns meurent ; et les autres de moins en moins se soucient de harasser notre tendresse. Voici (5) peu de jours qu'un capitaine d'infan¬ terie a tué l'oncle de sa femme, à cause que ce vieillard lui refusait quelque (6) argent, et qu'une dame Lévy le fut de son fils aux. mêmes causes (7). Dans l'absolu, c'est le Juif qui a raison. Car n'est-ce pas le moins (8), qu'on puisse ôter la lumière à qui vous la donna (9).? Mais, tout d'abord, cela répugne un peu; c'est contre l'usage. On ne fera jamais rien de ces gens-là. (1) Lybussa. (2) Dans le genre, sans guillemets. (3) Sans rien de plus. (4) Ans. (5) Il y a. (6) Tout. (7) Pour les mêmes raisons. (8) La moindre des choses. (9) Donna, surtout s'ils ne veulent rien vous donner par là-dessus. 70 TOULET AU BAR ET A LA POSTE Les provinciaux vous parlent sans cesse des hors-d'œuvre de la Brasserie Mondiale « après lesquels », assurent-ils, « on n'a plus faim ». Ni avant non plus, peut-être. Et on les entend, là-dessus, qui soupirent, avec un air de pâmer: — Ah! il n'y a encore que Paris... (1). C'est un laid chemin, que l'ennui, d'aller au Diable; et passe, à nous tromper, qu'il se fasse Go g ou Magog. Mais quoi, démagogue (2).? Grand pitié de se confier dans les femmes. Et dans les hommes, plus grande, peut-être, encore. Mais ce n'est que soi, après tout, que l'on risque (3). La vérité dans l'œuvre d'art, c'est un certain rapport entre les parties (4), et non pas d'elles (5) à la nature. S'il vous chante, soyez hachach. Cela ne coûte, à Paris, que d'y connaître un pharmacien (6) et, deux ou trois fois, de rêver qu'on meurt. Mais ne (1) Ce fragment-là n'est pas de la force des autres, mais la Brasserie Universelle, au coin de la rue de l'Opéra et de celle des Petits-Champs, j'y ai dîné avec Toulet. Elle était célèbre à cause de la masse des hors-d'œuvre qu'on y servait à pleines terrines et à pleins raviers ; moyennant 1 fr. 25, on en prenait « à volonté » et ce n'est que par pudeur qu'on se croyait obligé de commander au moins un autre plat. Naturellement, Toulet ne mangeait qu'à peine ; mais cette variété de menus mets l'amusait. Je me suis toujours demandé comment cette brasserie pouvait faire ses affaires. La cuisine y était d'ailleurs bien médiocre. (2) La première rédaction montrera comment Toulet s'amuse à donner des tours compliqués à ses maximes pour piquer mieux la curiosité ; la voici : C'est un laid chemin que l'ennui, pour aller au Diable; et passe, pour nous tromper, qu'il se fasse..., etc. (3) Qu'on y confie. (4) Les choses. (5) De ces choses. Que d'indignation une remarque si sensée susciterait chez nos esthètes belphégoriens 1 (6) Certain cuistre. Et l'on sent que Toulet savait lequel. POUR LA BONNE BOUCHE 71 fumez pas, croyez un sage. Car il y a les Affres, comme disent ces gens d'Indochine, ces honnêtes gens... Un soir, un jour, du milieu de votre opium, — dont le nom (1) évoque, au reflet d'un fleuve, mille temples penchants et des vaches blanches, — vous sentirez poindre une appréhension, un doute qui grossit comme le faucon dans les nues; un peu d'effroi... beaucoup d'effroi. Vous vous retournez — il le faut — et pour voir la Terreur couchée là sur la pourpre des pavots, avec votre pipe qui lui tremble aux mains, avec ses yeux crevés qui saignent — et qui vous regardent... Il est divers autres fragments que je suppose inédits, comme ceux qu'on vient de lire. Mais je crois que l'auteur a bien fait de ne pas les publier. Ceux qu'on vient de lire, même, il faut reconnaître qu'ils ne sont pas encore du Toulet de derrière les fagots. Citons-en donc de l'excellent, pour la bonne bouche. Les femmes le savent bien, que les hommes ne sont pas si bêtes qu'on croit, — qu'ils le sont davantage. Tuer une femme, c'est qu'on l'adore. Elle aime mieux d'être aimée, tout simplement ; et qu'on se tue. Le nez de Cléopâtre plus long, voilà la face du monde changée. Et la sienne, donc (2)/ (1) De ce parfum qui. (2) J'ai démarqué, sans le savoir, ce fragment dans Au fil du Nil; je croyais avoir inventé ce trait; mais ce n'était sans doute qu'une réminiscence. 72 TOULET AU BAR ET A LA POSTE Battre les femmes avec une fleur, eh! pourquoi faire? Ça ne leur ferait pas du tout mal (1). Amante ou ami, donne-leur un chien. Tu ne seras trahi qu'à moitié (2). La fièvre, à ce que Von dit, nous délivre des puces, et l'infortune de nos amis. Il y a des femmes qui plus elles vieillissent et plus elles deviennent tendres. Il y a aussi les faisans. L'Almanach tel que Martineau l'a édité n'est fait que de joyaux de ce genre. (1) Le manuscrit ajoute : « A moins qu'elle n'ait bien des épines. » (2) Cf. ce texte extrait du manuscrit : On trouve au théâtre un roi qui dit à son chapelain: — Je voudrais — ne fût-ce qu'une fois —• que l'on m'aimât en vérité, sans calcul, ni trahison, ni mensonge. Et le prêtre lui répond : — Sire, prenez un chien. Cela a dû paraître un peu mou : Toulet a taillé. VII Le numéro spécial du Divan. — Une étude sur Toulet. Juste à la veille de la guerre, en juillet 1914 (Toulet n'a jamais eu de chance), le Divan de Henri Martineau lui consacra un numéro spécial, destiné, je suppose, à lancer l'édition. En raison des événements qu'on sait, le numéro passa à peu près inaperçu et l'édition ne parut pas. Y collaborèrent (je cite le sommaire) : Toulet lui- même, publiant des poésies et des fragments inédits des Trois Impostures ; moi, Jean-Louis Vaudoyer, Edmond Jaloux, Henry de Bruchard, Eugène Marsan, Henri Clouard, Emile Henriot, Jean-Marc Bernard, François Fosca, Francis Eon, Jean Pellerin, Henri Martineau et P. de la Blan- chetai. Or, mon étude sur P.-J. était de la plus entière franchise, naturellement ; j'y disais ce que je pensais, à savoir que Toulet était entre tous « écrivain de race » (expliquant pourquoi et comment), mais qu'il n'était pas romancier pour un sou, et qu'en somme ce qu'il avait fait de mieux, c'était ce qu'il n'avait pas encore publié et que je connaissais, soit pour en avoir lu le manuscrit (les Trois Impostures) ou pour l'avoir trouvé çà et là, dans des revues, comme divers poèmes des Contrerimes. Cela ne dut pas lui pa¬ raître, en somme, bien agréable. 6 74 TOULET AU BAR ET A LA POSTE Voici cet article (1) : On voit des gens qui disent si une pièce est bien ou mal faite, et pourquoi — ah! que Von en voit ! — même il est des critiques qui sauraient examiner la construction d'un roman (du moins, je le pense), mais ils ne daignent; et il en est davantage qui s'entendent aux vers et dissertent volontiers de la grâce d'un rejet et de la coupe d'une strophe; mais qui donc examine le style en prose? Essayez d'énoncer quelque vérité élémentaire,comme : la syntaxe de Flaubert est pauvre, impure, mala¬ droite, son vocabulaire sans tradition, en un mot sa « langue » fort laide ; dites que Maupassant écrit le français comme un calicot, ou que la correction académique et tendue de la phrase de Fromentin est la plus fade chose qui soit, tout le monde criera au blasphème. Pourtant il n'est point défendu de constater que Delacroix n'a jamais su « dessiner », ce qui ne l'empêche pas d'être un grand peintre... Pourquoi ne s'occupe-t-on jamais de la technique des œuvres littéraires? Le critique ne regarde guère à la construction d'ensemble d'un roman, ni à l'agencement des épisodes, mais moins encore au style, et c'est dommage. N'y faudrait-il pas distin¬ guer la « langue », et les images, et tout ce qui diver¬ sement contribue à la beauté de la forme? étudier tour à tour la qualité des métaphores, la souplesse du rythme, la chute d'une période, la composition d'un paragraphe? Si telle description de Flaubert, par exemple, est très bien bâtie, et toute faite des meilleurs traits, en est-il moins vrai que la matière première, la langue en demeure médiocre et sans (1) Il a reparu fort retouché dans... Mais l'art est difficile ! (Pion, éd.). Première série, p. 154-1G3. Je le donne ici dans son texte de 1914. UNE ÉTUDE SUR TOULET 75 race? Pourquoi, encore un coup, ne pas examiner la prose comme on fait la versification des poètes? Théophile Gautier et Mérimée « écrivent bien » déclarera-t-on, ou : Balzac et Stendhal « écrivent mal », et ces jugements sommaires contentent. Dieu sait pourtant si les riches couleurs et la langue trop molle de Gautier ressemblent à la prose pure, nerveuse, dépouillée de Mérimée, et si les pré¬ tentieuses, les ridicules et indigestes « tartines » de l'auteur de la Cousine Bette, de la Femme abandonnée, d'Eugénie Grandet, de la Vieille Fille et d'une dizaine de romans admirables ont quelque rapport avec le style courant et insoucieux de notre Stendhal ! Dire qu'il y a des qualités diverses dans la facture de nos meilleurs auteurs en prose, c'est un lieu commun; mais on l'énonce: on ne le justifie pas (1). C'est ainsi que je voudrais dire d'abord de Toulet qu'il est un « écrivain de race »; mais la « race », dans le style, il n'est pas facile de faire sentir ce que c'est, il n'est même pas facile de dire ce que cela n'est pas... Ce n'est pas seulement l'art inné de construire un paragraphe de manière à mettre en valeur les traits qu'on veut, d'ordonner une description par exemple : encore un coup, voyez plutôt Flaubert qui s'entend assez bien à cela, Vappellerez-vous un « écrivain de race », ce lourd styliste? Ce n'est pas non plus la faculté d'inventer des images et de dépeindre où brille un Gautier, pourtant bien peu soigné, à l'ordinaire, et raffiné dans ses dessous. Ce n'est pas même l'art de faire chanter la prose; il en est bien des façons, depuis la banale période académique, le (1) J'ai examiné plus tard ces diverses questions, du moins pour la plupart, dans... Mais l'art est difficile ! 76 TOULET AU BAR ET A LA POSTE balancement monotone de la phrase de Mignet ou de Villemain jusqu'aux symphonies d'un Bossuet, d'un Chateaubriand, d'un Barrés, que sais-je? — mais voici un musicien, je ne dis pas le plus grand, mais incontestablement le plus savant, le plus compliqué et savoureux des stylistes minores, Jules Tellier : avez-vous l'impression qu'il soit essentiellement un « écrivain de race », que ce soit cette épithète qui lui convienne singulièrement? Non vraiment, car si son art est le plus raffiné du monde, sa « langue » n'est pas toujours aussi pure et française qu'il faudrait. Et je crois bien que la a race », c'est cette beauté propre de la « langue », matière première du « style ». La prose de Courier, celle de Nodier, de Musset, de Vigny (dans Stello surtout), de Mérimée, etc., — je cite à dessein des écrivains modernes et divers, et sans vouloir les égaler naturellement, — voilà le français le plus racé, le plus « né » qui soit, où chaque mot apparaît si vieux et pourtant si vivant ! — les mots sont des gourdes de souvenir, disait Baudelaire, —• où les moindres locutions, l'agencement des propositions, la coupe des phrases, le choix des couleurs, tout a un air de « chez nous »; où le rythme intérieur, l'accent le plus intime, tout est purement, uniquement, inimitablement français; où même, s'il y a des incorrections, ce seront, si je puis dire, de « bonnes fautes »,. et faites en quelque sorte dans le sens de notre langue. Eh bien, P.-J. Toulet est de cette lignée-là : sans doute existe-t-il à cette heure des écrivains plus somptueux, plus richement harmo¬ nieux, plus abondants d'images, mais qui fleurent mieux le parfum de « chez nous », qui sachent écrire un français plus français, je n'en vois vraiment pas beaucoup. UNE ÉTUDE SUR TOULET 77 Hélas ! il faut le dire : ce Toulet n'est pas sérieux. Si la première qualité du romancier est de créer des types et de styliser la réalité, il ne paraît point qu'il se soit beaucoup essayé à cela. Cet homme public, cette grue de M. du Paur est parodique; le Mariage de don Quichotte est une fantaisie littéraire en marge de Cervantes ; les héros des Tendres Ménages ont tout juste autant de réalité qu'il en sied aux interlocuteurs d'un dialogue de Fontenelle ou, si vous voulez, d'un roman dialogué ; enfin, je ne vois guère que notre amie Nane qui soit bien vivante, et elle a des sœurs dans nos romans modernes, cadettes le plus souvent et nées après elle, moins charmantes aussi ; mais elle n'est qu'un petit animal sans conscience, muni de vices et de littérature, et je ne crois pas exagérer en disant qu'elle n'est pas d'un intérêt aussi grand que Madame Bovary, par exemple. D'ailleurs, Toulet n'a pas la manière du roman¬ cier et ne se soucie sans doute point de l'avoir. Je veux dire qu'il écrit plutôt sur le ton d'un chroniqueur ou d'un épistolier qui, supposant connu du lecteur le genre de scène ou de spectacle qu'il évoque, s'efforce plus de faire paraître son esprit à ce propos que de dépeindre ou de conter, et qui, s'il veut faire cela, choisit moins les scènes et les traits propres à mettre en lumière les carac¬ tères de ses personnages, que les traits et les scènes rares et spirituels en eux-mêmes, bien que peu significatifs quant à son sujet. Que si, par exemple, Mariolles désire embrasser les seins de Sylvère, c'est bien naturel; mais n'est-ce point aussi parce que Toulet s'amuse à écrire: — Vous y tenez beaucoup, à votre corsage ? demande Mariolles. 78 TOULET AU BAR ET A LA POSTE Et il semble vouloir en embrasser les raisons, ce qui constitue comme on sait une opération de l'entendement. Aussi bien Vauteur lui-même apparaît sans cesse dans ses livres : non qu'il s'y mette en scène, mais on l'y sent qui se moque, qui plaisante, qui nous avertit de ne point prendre au sérieux ses héros ni leur histoire, à la façon d'un Français qui conte une anecdote dans une lettre privée. Je sais bien qu'il y a d'autres genres de romans que celui du roman impersonnel, « objectif » (trouvez- moi un autre mot?) ; mais, dans ceux-là, si Vauteur intervient, c'est pour expliquer l'action ou y prendre part, pour « dégager la morale », bref pour dire des choses utiles à « l'histoire »; — au lieu que Toulet se rappelle sans cesse à nous par des remarques ou des plaisanteries savoureuses, mais qui sont en dehors du récit. Exemple : dans le chapitre le plus charmant de Nane, où l'on voit cette ravissante enfant venir chez la marquise d'Iscamps pour « faire une scène », et s'en aller, modeste et attendrie, après avoir bu de la grenache en compagnie de la douairière, tout à coup l'auteur interrompt le récit et ouvre une parenthèse pour citer une perle de Paul Féval. Mais c'est le ton même du livre, encore un coup, cette ironie que l'auteur exerce, non seulement contre ses person¬ nages, mais contre lui-même et son lecteur, cette impression qu'il nous donne de railler jusqu'à son propre art de conter, ce désir qu'il fait paraître qu'on ne le soupçonne pas d'avoir écrit sérieuse¬ ment, même ses plaisanteries, — c'est tout cela qui est d'une extrême saveur, mais qui n'est pas du tout d'un romancier. Enfin il ne semble pas que Toulet ait laborieu- UNE ÉTUDE SUR TOULET 79 sement médité ses romans, qu'il en ait longue¬ ment inventé les personnages, agencé les scènes, amené les péripéties et préparé les dénouements. Les sujets sont peu de chose ; les expositions, non point maladroites — Toulet maladroit! — mais négligentes ; les développements parfois peu « nécessaires »; etc. Et, pour tout dire, on sent que tout cela a été avant tout un passe-temps pour Vauteur; que celui-ci même n'est pas fâché que nous nous en apercevions ; et aussi qu'il est beaucoup trop spirituel pour prendre au sérieux la confection d'un roman (ce qui d'ailleurs, pour un peu, deviendrait encore une théorie). Or, vous entendez bien que je n'insinue pas que les romans de Toulet soient œuvre d'amateur, alors que rien au contraire n'est plus raffiné qu'une telle littéra¬ ture. Je voudrais seulement, dire que l'auteur en est le plus sensible aux ridicules et le moins « gende- lettre » des hommes; qu'il abhorre qu'on paraisse rien faire avec un sérieux trop épais, même des livres; et qu'au reste il sent probablement que c'est en procédant de cette façon, qu'il donnera, si j'ose dire, son maximum et produira ses meil¬ leurs fruits. Quoi qu'il en soit, ce qui compte pour lui, ce n'est pas tant la qualité de l'étoffe que la bro¬ derie. Je le regretterais davantage si celle-ci n'était pas la plus délicieuse du monde. Mais sur cette légère trame que sont les sujets de ses romans, il a tissé des fleurs ravissantes. Quelle cueillette j'en ferais si j'avais la place de l'étaler ici ! Voyez, parmi tant de croquis « jetés », celui du danseur espagnol, « vieillard au teint de cuivre », qui fait vis-à-vis à la danseuse Perdicion et « tout contre elle danse d'un air blasphématoire en agitant des castagnettes. Quelle sombre folie l'agite ; 80 TOULET AU BAR ET A LA POSTE tandis qu'il bave de sa bouche sans dents, ses mains dressées et retentissantes semblent attester au plafond d'invisibles et cruels fétiches »... Vou¬ lez-vous des lettres? Cherchez au chap. VI des Tendres Ménages ; on n'a jamais fait mieux dans le genre. De l'esprit? Pour cela, il n'y a qu'à feuilleter : à chaque page vous trouverez divers traits qui seraient les plus ravissants du monde, ne fussent ceux de la page suivante. Mais je me reprocherais de ne pas vous citer l'épigraphe du chapitre II de Mon amie Nane : At tuba, terribili sonitu, taratantara dixit. (Ennius, Annal.) C'étaient des cris dont on demeurait étonné ; un airain aigre, retentissant, qui, dans la nuit, faisait : Hoû hoû hoû hoû. A quoi l'on me permettra d'ajouter l'épigraphe du chapitre I : Quse est ista quae progreditur ut luna ? (Cantic. Cantic.) Quelle est cette jeune personne qui s'avance vers nous et dont les traits n'annoncent pas une vive intelligence ? Si l'on me disait que le plus savoureux des livres de Toulet sera le prochain volume où il recueillera ses vers, je n'en serais pas fort étonné, car je me rappellerais cette pièce-ci sur je ne sais quelle ville de l'Indochine: Pourquoi, dis-je, ville aux eaux lentes, Tant de Messieurs en blanc Ont-ils neigé du ciel tremblant Sur tes berges sanglantes ? UNE ÉTUDE SUR TOULET 81 Et seul où l'œil se récréât, Brillait au toit d'un bouge Le violet, dans tout ce rouge, D'un bougainvillea... ... Tels aujourd'hui, double amulette, Talisman sombre et frais, Mon regard vous boit à longs traits, Beaux yeux de violette (1). Pourtant j'imagine que Toulet n'a jamais rien écrit de plus délicieux que Z'Almanach des Trois Impostures (2) (dont je n'aime pourtant pas beau¬ coup le titre brutal). Un premier essai en avait paru à la fin de M. du Paur, et le Divan en a publié deux morceaux. L'auteur ne s'y est point embar¬ rassé de ce qui l'intéresse le moins au monde: une fiction romanesque ; c'est un recueil de pensées et de fragments... Hélas ! à cette heure, il n'est de salut que pour les romanciers, et l'on voit les auteurs les moins doués de la faculté spéciale d'imaginer des per¬ sonnages et des milieux, s'ingénier à faire revivre selon les formules connues des héros découpés dans les livres qu'ils ont lus, — sinon leur mère ou leur maîtresse Tel qui ferait à merveille des lettres, des dialogues, des narrations, des chroniques, des mémoires, etc. — bref de ces ouvrages qui ont fait la gloire de notre littérature classique, — se croit déshonoré s'il ne met pas debout une fiction en 350 pages. Pourtant le (1) Ce petit poème, je l'avais trouvé dans le manuscrit de la Princesse de Colchide dont j'ai parlé plus haut. (2) A cette époque, les Contrerimes n'ayant pas encore paru, je ne connaissais les vers de Toulet que pour en avoir lu quelques-uns çà et là, dans des revues. 82 TOULET AU BAR ET A LA POSTE don d'inventer des personnages qui soient « vrais » et pourtant stylisés, typiques, de les faire vivre, cela est rare, et, si cela manque, tout l'art du monde, même la sensibilité la plus ravissante, même le don de conter (qui est un don spécial), tout cela ne sert de rien pour un roman. C'est un métier de faire un livre, comme une pendule ; mais avant d'écrire un roman, il faut en avoir créé et animé en soi les héros; et cette faculté-là est telle¬ ment importante chez le romancier, elle domine tellement les autres dons de l'artiste, qu'on voit que la plupart des grands romanciers ne sont pas des grands artistes, qu'ils manquent même assez souvent de toute apparence de tact et de goût, voire qu'ils sont parfois des écrivains fort médiocres, et que les œuvres les plus pures et les plus belles ne sont presque jamais des romans : en sorte qu'on peut se demander si c'est tellement admirable, les qualités du romancier... Quoi qu'il en soit, on découvre beaucoup de talent dans presque tous les romans qui paraissent, je le veux bien, et l'on y cueillerait les fleurs les plus charmantes ; mais il n'en est pas moins vrai que l'auteur n'ayant presque jamais une imagination de roman¬ cier, son livre ne vaut pas grand'chose. Que ne fait-il d'autres œuvres de prose, des pensées, par exemple? Au moins il n'y a pas là de remplis¬ sage, et c'est bien agréable. Les Trois Impostures de P.-J. Toulet ne sont pas précisément des pensées à la manière de Vauve- nargues. Je veux dire qu'elles paraissent moins le fruit d'un patient effort de réflexion intellec¬ tuelle de l'écrivain sur soi-même, que les accords que rend une sensibilité touchée. Sensibilité bien vive : leur amertume même et leur cruauté en sont la preuve, car ce n'est point cette ironie féroce UNE ÉTUDE SUR TOULET 83 que fait naître dans un cœur ordinaire le spectacle de la bassesse et de la laideur du monde; la force même dont Toulet en rit, et l'énergie avec laquelle il s'applique à s'en amuser, montrent qu'il a souf¬ fert de cette découverte davantage qu'il n'est cou¬ tume (1)... Quoi qu'il en soit, on n'a point l'impres¬ sion qu'il ait tâché pour atteindre au plus profond de lui-même les vérités qu'il énonce; je croirais plutôt qu'elles ont jailli de sa sensibilité blessée en quelque sorte comme des idées de poèmes baude- lairiens. Il les a pincées par les ailes, longuement et soigneusement parées, et piquées dans sa vitrine. Sous la forme rare et merveilleuse qu'elles ont, elles paraissent moins les fleurs de la réflexion que de l'émotion et de l'art. Car je ne sais pas s'il existe rien d'aussi savou- reusement cruel et savamment atroce que certaines d'entre elles: c'est un bouquet d'orchidées noires comme on n'en avait pas vu depuis Baudelaire; et encore!... Je ne veux point réimprimer dans cette revue ce qu'on y a déjà lu; aussi bien la dédicace (inédite) suffit à indiquer le ton: Je dédie ce mauvais livre à ma bonne amie, et à sa mère. Admirez la virgule. — Et encore ce simple récit : (1) La «pensée» que je vais citer, extraite du manuscrit des Trois Impostures, fera comprendre sans doute une des raisons de ia douleur de Toulet. Comment n'eût-il pas souffert d'être à ce point méconnu ? Les lecteurs posthumes ne songent guère à ces choses-là. « Mais il a sa place dans notre admira¬ tion, se disent-ils. De quoi se plaint-il ? » Il ne la sait pas, votre admiration, et durant toute sa vie, il n'a jamais eu un public qui l'applaudît ; ce n'est pas là un mince chagrin. Voici le fragment ; il est peut-être inédit ? L'insuccès nous vaut la solitude, et au pauvre qu'il ne sera, comme les genêts de la lande, visité plus que de l'orage ou de l'aurore. De telles maximes, si belles et si nobles, serrent le cœur. 84 TOULET AU BAR ET A LA POSTE Floryse glissa étroitement sa chair hors de ce peu de linge qui la dérobait encore, et pressant son ami de ses bras frais : — Je sais bien, dit-elle, que vous avez couché avec maman. Mais, tout de même je ne crois pas que je suis votre fille. — Hélas ! répondit-il avec autant de sensi¬ bilité que de politesse. Cest ici qu'il faut répéter encore qu'on n'a jamais mieux connu et ressenti la beauté de notre langue française que P.-J. Toulet. Ce rythme intime et mystérieux de chaque mot, qui en est la vie même, qui est en chaque mot comme le battement du cœur en nous, cette musique muette que les bons écrivains savent entendre, que les mauvais méconnaissent au contraire, si bien qu'ils n'assemblent que des mots morts, des cadavres de mots, ah! Toulet l'écoute, lui! Voyageur qui de loin respires, en un couchant d'Océanie, le parfum de cette île et son mystère, et ses bocages, où plane un lumineux oiseau... Telle une vie ardente et cachée qu'un seul amour traverse. C'est en lisant une telle phrase, — dont le sens se dégage non point tant peut-être de la signifi¬ cation des mots que de leur musique, où les mots sont des notes plus encore que des images, — qu'on songe à ce que Jules Tellier disait de sa propre prose : qu'il la cadençait sur un rythme plus subtil que celui des vers. — Voulez-vous d'autres rythmes? Tout le monde a eu de ces amis malplaisants à vivre, mais dont on est sûr, que l'on met « à UNE ÉTUDE SUR TOULET 85 gauche » contre le malheur. Tels ces objets de nécessaire dont on n'use que pris au dépourvu. Et tout de suite ils vous cassent dans la main. Ou bien cette note qui nous fait voir d'un éclair le modèle, comme ces haïkai japonais dont M. P.-L. Couchoud publiait, il y a huit ans, dans les Lettres, un si agréable choix (1): Bonichon amoureuse : une rose au potager. Et, pour finir, une phrase, belle et savante, enroulée comme un coquillage délicat autour du sens qu'elle cache sous ses ellipses et qu'il faut atteindre : Tel endroit qui offenserait nos yeux, mais pour un peu de brume, — si elle se dissipe et en découvre la laideur, peut-être songe-t-on que d'aimer, non plus, ce n'est que mensonge. Voilà la culture et l'art de Toulet. Je prie que l'on ne prenne pas ces mots en mauvaise part, comme il est coutume que l'on fasse aujourd'hui. Et même je voudrais que ce fussent eux que l'on trouvât célébrés dans ce numéro du Divan. Certes, il serait agréable de parler d'une vie où je ne connais pas un acte sans élégance. Mais en hono¬ rant l'écrivain Paul-Jean Toulet, on honore, parmi les auteurs, l'un de ceux qui savent le mieux notre langue à cette heure ; et il m'a toujours paru qu'une des meilleures manières d'aimer la France, c'est de s'appliquer à goûter passionnément le pur français. (1) Us ont été depuis lors recueillis en un volume. VIII Un auteur sans petitesse. — Une lettre (( élégante ». <( ecrivain de race. » Défense de Nane. Voilà... Eh bien, je ne sais pas si, à la place de Toulet, vous auriez beaucoup aimé cet article, mais ce que mon expérience d'ex-critique me permet de vous affirmer, c'est qu'aujourd'hui neuf auteurs sur dix ne l'aimeraient pas, mais pas du tout. Je me suis fait jadis des ennemis solides pour moins que cela. Et d'abord, à la place de Toulet, j'aurais été ennuyé qu'on ne citât de mes vers que cette petite pièce empruntée à la Princesse de Col- chide... Je me hâte de dire pour me disculper en tant que critique, que les autres poèmes des Contrerimes n'étaient pas encore rassemblés, que je ne les connaissais guère et qu'au reste ils étaient bien loin sans doute d'être tous écrits. Néanmoins, quand on est l'auteur de tant de merveilles (1), est-il agréable de voir que celles mêmes qui ont paru çà et là ne sont pas plus célèbres ? En outre, on a pu constater que j'étais plein de restrictions sur la valeur des romans de Toulet, c'est-à-dire sur presque toute son œuvre alors publiée, et que ce que je préférais, c'étaient les Trois Impostures qui n'avaient pas encore paru. Etant donné que j'ignorais, et pour cause, les Contrerimes, je crois encore que je n'avais pas (1) Voir ci-dessous le chapitre XIII. UN AUTEUR SANS PETITESSE 87 tort. Mais la plupart des écrivains goûtent peu qu'on les admire avec des réserves, surtout quand celles-ci correspondent à des reproches qu'ils s'adressent plus ou moins obscurément à eux- mêmes. D'aucuns vont même (le croirait-on ?) jusqu'à éprouver contre leurs critiques un certain ressentiment. Mais Toulet était incapable de la moindre vulgarité. Souffrant comme il était, et quand tant d'autres, bien portants, moins ner¬ veux et plus gâtés par le sort, auraient cru pou¬ voir se montrer un peu fâchés, voici la lettre qu'il m'écrivit et que je reçus (je l'ai écrit dessus) le 7 juillet 1914. Je la cite avec la plus sincère admiration : D'abord, Boulenger, quoi que vous en disiez, je suis sérieux, très sérieux — plus sérieux que Jean XXII qui fut pape en Avignon — et je le deviens tous les jours davantage, à mesure que stupide. Mais il ne s'agit pas de cela. (Du reste, on pourrait être un sot, et fort heureux, pour peu qu'on le naisse. Au lieu que de le devenir, et de s'en apercevoir, c'est lancinant. Vous connaissez l'histoire de ce chien à qui l'on avait jeté un sort, et qui rapetissait un peu, chaque jour. Cette histoire est la mienne. Alors, je fais des marques sur la muraille. C'est-à-dire que je tâche de me rappeler les douze grands dieux ou les trente-trois premiers rois de France, ou encore les peintres de l'école de Bologne, chéris du seul Vaudoyer. Et tous les jours, il en manque un. Quand c'est un Carrache, vous vous doutez bien que je me console. Mais c'est ennuyeux quand c'est une déesse : il n'y en a déjà pas tant. Et je demeure inconsolable, s'il m'arrive d'égarer Louis je ne sais combien, dit le Lion, qui s'en fut à Londres se faire couronner roi d'Angleterre.) 88 TOULET AU BAR ET A LA POSTE Pour en revenir à « écrivain de race » qui m'a fait sortir de ma torpeur, je me demande en effet à quoi on les reconnaît. Prenons que nous le sommes tous deux et une vingtaine de gens en vie ou un peu plus : car ce doit être la même proportion que des pianistes de grande marque aux compositeurs, fussent-ils secondaires. Il y en a beaucoup plus: comme aussi beaucoup plus d'écrivains que d'in¬ venteurs, ou de penseurs. Champfleury, à tout prendre, qui écrivait comme un cochon ou comme Paul de Koc (1), m'importe plus qu'Aloysius Ber¬ trand ou Claude de Vigenère, — de même que, dans le Pays de Sylvie (j'aime mieux l'appeler comme ça), je suis plus sensible au labyrinthe logique où la pensée est conduite qu'au charme des phrases. Faites un retour sur vous-même, et vous apercevrez qu'aucun discours, fût-il de Bossuet ou de Baudelaire (que vous avez omis), ne vous donnera le sentiment de l'inaccessible, du : je ne serais pas fichu d'en faire autant, comme l'éclair d'une intuition perçante (ce que Taine appelait si lourdement : le foudroiement de , etc.), telle qu'on la rencontre dans La Rochefoucault (La mort ni le soleil... L'amour sincère et les fantômes, etc., etc.), ou bien les moyens insaisissables de Balzac pour donner à ses bonnes gens la présence réelle (la tringle du rideau dans la Cousine Bette est un de ses trucs les plus perceptibles). Pour en revenir à- nos moutons, je pense qu'un écrivain de race, c'est un peu comme un cheval de race, affaire d'ostéologie, et que cela se reconnaît au moindre tendon. Je veux dire que vos notes sur (1) On aura déjà remarqué que Toulet s'amusait, selon la meilleure tradition, à franciser les noms propres et les mots étrangers. Lui qui écrivait Yankie, il n'aurait certes pas dit Coblentz pour Coblence, ni Hindenburg pour Hindenbourg. UNE LETTRE ÉLÉGANTE 89 Rabelais, dont il n'y a pas beaucoup, sans compter celles que je discuterais peut-être, — vous y êtes tout aussi écrivain que dans une longue page. Au lieu qu'un bon écrivain, il lui en faut plus pour se montrer. C'est un homme qui n'applique à la valeur réciproque des mots que l'addition et la sous¬ traction (comme un Yankie à ses raisonnements) et qui en ignore les réactions mutuelles (réaction étant pris au sens chimique, pas chevalin). Et je pense aussi que, pour écrire de race, il faut l'être un peu. Mais la figure des gens est en cela une cause d'erreur, et nous serons faussement portés à croire que Maurras, par exemple, et Baragnon ne soient pas des écrivains de race, parce qu'elle est chez eux esthétiquement cachée. Que vous êtes gentil d'avoir dit du mal de Flau¬ bert et surtout de ce cuistre gracieux de Fromentin. M. Gaubert, publiciste, s'écriait un jour au café Vachette (après mon départ) : « il m'agace, ce Toulet! Il m'agace! » Cette opinion ne manque pas de justice. Mais appliquée à Fromentin, c'est Thémis même, — non plus que la vôtre sur l'ir¬ réalité de mes personnages. Mais cela est dû au caprice plus qu'à l'abstraction. Il m'a semblé par¬ fois qu'ils participaient de la vie factice des comé¬ diens et des marionnettes. Si j'avais eu du talent, ils auraient ressemblé à des bonshommes du grand Watteau. Y ours Toulet. J'ai un remords, et je rouvre ma lettre pour défendre mon amie Nane. Je la crois plus impor¬ tante qu'Emma Bovary. C'est l'extrême inégalité des œuvres qui vous égare. Que Flaubert applique 7 90 TOULET AU BAR ET A LA POSTE à Nane cette espèce de génie obstiné à méditer et à observer, que ce soit un livre et non pas une babiole, vous verrez qu'elle est un type plus général qu'une bourgeoise rendue romanesque par ses lec¬ tures. Je ne parle pas du travail de Flaubert, parce que ça ne vaut pas les quinze ans d'expérience que j'avais de courre la jupe, et surtout cette jupe- là. Du reste, Nane eût été mieux dessinée si elle ne l'avait été pour la Vie parisienne où l'on ne pouvait guère employer les noirs. (Zut pour ce stylo !) C'est justement ce que je reproche à Flaubert avec bien d'autres choses : que ses personnages sont toujours exceptionnels. Mais pensez-vous qu'il y ait beaucoup de gens aujourd'hui qui reprochent à Delacroix de ne pas savoir dessiner ? Nous avons au moins acquis cette notion depuis cinquante ans que le dessin n'est pas nécessairement statique. Est-ce que Madame *** m'a banni de ses correspondants? Si je n'écris pas, moi, c'est que je suis malade. Je ne me sens pas bien ces jours-ci. Je voudrais que cela m'excusât un peu auprès des personnes à qui je dois des lettres, dont vous connaissez quelques-unes. C'est ainsi que Toulet dominait son œuvre. Et telle était son « élégance » — mettons sa noblesse. IX La guerre, 1914-1915. — Son désir de s'en¬ gager, son anti-défaitisme. quelques petites choses a prendre. — xénophobie. — Cadeau de Noël. — Il faut « dépecer l'Allemagne » et prendre la frontière du Rhin pour ne pas recommencer « dans vingt ans ». défaut d'imagination. A propos d'une blessure. -— Confusion d'adresses.— Il voudrait servir en Orient. Tous mes amis au front. nos alliés vont « nous rouler comme un chapeau d'Auvergnat au jour de la paix ». La guerre déclarée, P.-J. ne pensa plus qu'à s'engager. Or, il avait quarante-sept ans et il était malade. Quand il se sentait trop mal, il renonçait avec désespoir à partir ; mais il espérait de nouveau sitôt qu'il se sentait mieux. Et il se faisait d'étranges idées sur le pouvoir d'un caporal, voire d'un sous-lieutenant d'infanterie, car il me priait de le recommander, comme on verra. En 1915, il ne se flattait plus que d'être envoyé « en Syrie ou en Allemagne », et utilisé comme non combattant « dans un état-major, ou dans les cuisines, ou comme pianiste ». A la fin, il intriguait pour être expédié « en Turquie ». Pauvre Toulet ! Du moins, il ne doutait pas un instant que la France ne dût être victorieuse. Et il se promettait de « mourir de colère » si nous n'annexions pas la rive gauche du Rhin et la vallée de la Ruhr, 92 TOULET AU BAR ET A LA POSTE sans compter les Rembrandt du musée de Cassel et diverses autres petites choses. En 1917, il ne renoncera à la Ruhr que moyennant la Syrie, la Cilicie et la Palestine, sans compter la Rhéna¬ nie, bien entendu. « Les idioties nuageuses de Wilson Ier » l'exaspéraient littéralement... Qu'aurait -il dit s'il eût connu la politique de Briand et son mol optimisme ? Mais il mourut avant, et ce ne fut pas « de colère », hélas !... Le 10 octobre 1914, il m'écrivit cette lettre, une des seules qui soient datées et que je reçus à Boesinghe, non loin d'Ypres, en Belgique : J'espérais, mon cher ami, que vous me donneriez de vos nouvelles, mais il n'en est rien, les miennes sont mauvaises, et l'espoir de pouvoir servir à quelque chose s'évanouit avec la chaleur, d'autant qu'on ne parle plus delà classe 87 qui fut la mienne. Du reste mes rhumatismes sont revenus, comme l'hiver, et en si grand nombre que je me fais l'effet de la cathédrale de Reims. Enfin, au printemps, on verra. J'avais cru comprendre que vous étiez en Nor¬ mandie, du côté de Fiers ; ce qui vaut mieux sans doute que de celui de Cailhavé (1). Et que vous ragiez de rester là. Peut-être, depuis, vous a-t-on mis plus au chaud. Je me rappelle le temps où je faisais partie, avec La Salle (qui l'est comme officier de réserve, je crois) de prendre la ville de Heidelberg et d'y violer un grand nombre de femmes, pour leur apprendre que le château de l'Electeur Chose ne fut point brûlé par des Français, mais par un nommé T'Serclaes, Belge d'ailleurs (mon Dieu, que j'en ai ma claque d'entendre traiter les (1) A. de Cailhavet, le collaborateur de Robert de Fiers. LA GUERRE 93 Belges d'héroïques), et qui, sous le surnom de comte de Tilly, commandait les Autruscos et autres chiens, comme disaient nos Pères, au retour d'Aus- terlitz en Moravie. C'est une très jolie ville : je vous prie de la prendre pour moi, et de me remplacer auprès de nos voisines d'outre Rhin, bientôt et définitivement j'espère : d'outre Rhin. Si nous ne gardons pas toute la Rive Gauche, et la vallée de la Ruhr (à cause de la houille) et les quarante Rembrandt de Cassel avec ceux de Brunswick, et l'enseigne de Gersaint, et les marbres d'Egine, et quelques autres petites choses comme le Grand Duché de Bade et le petit cheval d'Altoeting, oui, je sens que je mourrai de colère. J'ai reçu des nouvelles de Mme*** et d'Henriot, mais voilà deux mois. Je pense que vous en avez de plus fraîches. J'ai mon neveu sous les drapeaux, mais au Dépôt encore, dont il est fort impatient et à la réflexion, c'est le seul parent de sang que j'aie en France, avec son frère, qui a dix ans, et qui, lorsqu'il sera de la classe, ce sera peut-être fini. J'ai eu un mot de Fred, notre barman. Nulles nouvelles d'ailleurs. Bruchard est engagé, — mais où diable est-ce? Je ne sais rien non plus de votre frère. — Sur quoi, au revoir, mon vieux, et croyez- moi votre ami fidèle Toulet 18 Oct. 1914. Voilà comme ça se passe avec les Héroïques. Ils plaquent leur port (1), à la différence des Wallons, sans le défendre, et nous demandent asile. On leur dit : Gy, et ils remercient — l'Angleterre. On (1) Anvers. 94 T0ULET AU BAR ET A LA POSTE ravage votre ville de Senlis et tout de suite les Canadiens font une souscription — pour les Belges. Décidément les sauvages avaient raison : Acca nada. A propos de Senlis, aviez-vous bien lu dans les Débats Varticle d'un M. Dupuy (1) ? et qui ne paraissait avoir rien compris à un livre délicieux qu'on a fait sur le pays de Sylvie. Je crois qu'il s'était trompé, et qu'il avait lu le Guide Joanne. T. P.-J., comme on voit, n'aimait pas les Belges. Il avait fait sur eux ce distique peu indulgent : Soit qu'il avance ou qu'il recule, Le Belge est toujours ridicule. Mais les Canadiens ne l'enchantaient pas davan¬ tage, ni les Italiens, comme on verra plus loin, ni les Anglais. Au juste, c'étaient les étrangers, quels qu'ils fussent, qu'il n'aimait pas : il était xéno¬ phobe comme un Chinois. En décembre, la bataille d'Ypres était finie, mais nous nagions dans les inondations, à travers l'eau et la boue. A Reninghe, le vaguemestre me remit un jour un petit paquet. Il contenait un cadeau de Noël, un carnet couvert de cuir rouge, où j'ai noté ce que je faisais en ce temps-là, et sur les premières pages duquel était tracé au crayon le billet qu'on va lire : Mon cher ami, Je vous envoie un carnet, en cas que vous en soyez dépourvu. Il y a un bon crayon dans le (1) Ernest Dupuy avait écrit dans ce journal un article sur Au pays de Gérard de Nerval. la guerre 95 fourreau, avec un cache-pointe. Il vous faudra les en retirer en empruntant au Père Ubu le petit bout de bois pour enfoncer dans les oreilles. J'ai gratté la petite étiquette pour que vous le croyiez d'un grand prix. Mais à vrai dire ils ne me coûtent rien, car ils me sont fournis par une dame qui ne les paie pas bien cher. Ne pensez pas pourtant que son mari soit dans la papeterie, — ou qu'elle se livre à des manœuvres galantes pour assouvir les caprices de son minchorro. C'est moi, le minchorro, ou ce le fut. Mais malade pour le moment, ce qui m'empêche de vous écrire, ni à personne. Aussi demeuré-je sans nouvelles de vous, ni de qui que ce soit. Je voudrais savoir comment vous supportez le froid, les Pruscos, les Flamands et l'humidité ! Dites-le, quand vous aurez un moment, à votre ami Toulet et qui vous souhaite d'avance la bonne année. M. Jean Aicard nous enseigne que Noël veut dire victoire. De quoi se mêlent les faiseurs de mirlitons ! Je venais d'être nommé sous-lieutenant, c'est- à-dire qu'on m'avait cousu un galon rond, en or, sur ma capote de caporal et que, faute de sabre et de revolver, je portais encore mon fusil ; mais j'avais définitivement posé mon sac (ô délivrance !). P.-J. instruit de cette heureuse nouvelle m'écrivit le 16 novembre : Cher ami, je suis très fier de votre avancement — sinon surpris. J'espère au mois de mars que vous serez colonel, et, mes rhumatismes s'étant tus, que vous vous occuperez de me faire réclamer par un bureau d'État-Major. J'aimerais, moi aussi, qu'une bombe vînt poudrer mes dépêches. Sérieuse- 96 TOULET AU BAR ET A LA POSTE ment, informez-vous, quand vous aurez un peu de loisir, si cela est possible. Vous avez le temps. Mais je ne voudrais pas m'engager pour aller à la Rochelle, si bien faites qu'y soient les filles. Le principe des nationalités, prêché par ces bons Italo-Roumains, me met dans des états dangereux pour la vaisselle. Il n'y en a pas d'autre que de donner à la France sa figure géographique et dépecer l'Allemagne. Risquer de perdre encore dans vingt ans un demi-million des nôtres, est-ce un meilleur principe? Les gens qui ne veulent pas le Rhin et la Ruhr ont des âmes de boue. Ah! il me tarde que vous soyez maréchal de France! D'abord c'est très honorable. T. Son ambition pour la France n'était pas mince, comme on voit : il ne comptait pour elle sur rien de moins que la paix et la frontière du Rhin. Mais ce qui me frappa, c'est l'impossibilité où il était d'imaginer la vie des soldats. On a souvent parlé, soit de l'admiration presque blessante des gens de l'arrière, soit de leur égoïsme inhumain. Il vaudrait mieux parler de leur défaut d'imagi¬ nation : ils ne se représentaient pas les choses, ils ne se mettaient pas à la place des autres. Je crois qu'il y a dans le monde moins de dureté de cœur qu'on ne pense. Ce qu'il y a, c'est une merveilleuse impossibilité d'imaginer. Si Toulet eût été plus romancier, s'il eût eu une imagination plus vive encore des êtres humains, il n'eût pas admis une seconde les récits des journaux de cette époque, et il n'eût point parlé de bombes à poudrer les dépêches, ni d'entrer dans un État-Major; et il n'eût point supposé un seul instant qu'un pauvre sous-lieutenant à titre A PROPOS D'UNE BLESSURE 97 provisoire pût le « faire réclamer par un bureau d'État-Major ». D'ailleurs nous qui (et avec quelque raison) considérions comme embusqués, non seulement ceux qui vivaient avec le colonel à la dernière ligne du régiment, mais presque ceux-là mêmes qui vivaient dans les solides abris des chefs de bataillons, derrière la première ligne des tranchées, je laisse à penser si nous considé¬ rions comme des combattants les gens des États- Majors, fussent-ils de brigade, bien logés dans des maisons à l'ordinaire, et fort abrités du canon même. La lettre suivante, écrite au crayon sur deux vieilles cartes postales, Toulet l'a datée par extraordinaire. Èlle est du 3 mars 1915. Il me l'avait envoyée rue Ordener, alors que j'habitais rue Oudinot. Elle lui fut retournée et il me la réexpédia aussitôt après en avoir corrigé l'adresse. Cher ami, j'apprends que vous avez été blessé, mais non pas grièvement, au bras (1). Est-ce le droit, est-ce le gauche? Faut-il vous féliciter, ou au contraire? J'espère en tout cas que vous en aurez de l'avancement. C'est par Henriot que je sais cela, et de Niort aujourd'hui que nous vient (2), etc... Ce pauvre homme est tout caracolant, et cela me rend un peu mélancolique, d'autant plus que, tout en me sentant fort, je viens de passer deux mois abominables. C'est ennuyeux de devenir imbécile, après avoir été barbé le long d'un demi-siècle sous prétexte (1) C'était la troisième fois. J'avais déjà eu diverses touches, mais qui ne m'avaient pas paru mériter l'évacuation. (2) Henriot, engagé volontaire et qui avait dû intriguer autant, pour être accepté, que d'autres pour rester civils, était encore au Dépôt de Niort, qu'il ne devait pas tarder à quitter. 98 TOULET AU BAR ET A LA POSTE qu'on était « intelligent ». Ce gâtisme postcoce, comme eût dit cet humoriste qui aurait fait bâiller un coffre-fort..., vous savez bien — Alphonse je ne sais pas quoi, on l'appelait (1), — ce gâtisme, donc {et je vous prie de le dire à Madame *** aussitôt que vous la verrez), m'a empêché de répondre encore à la lettre charmante qu'elle m'a écrite. Tout ça ne m'échauffe pas à m'engager, sans compter les gens qui me disent : Soignez-vous donc, vous ferez mieux. Il y a une scène comme ça dans le Barbier. Je continue à ne pas décolérer contre les gens qui ne veulent pas prendre et surtout garder la Rive Gauche — et à être prodigieusement dégoûté des Belges. Voulez-vous me dire un peu où vous en êtes. Paris vous a-t-il refait? J'entends : du froid et de la boue. N'avez-vous pas envie d'aller guerroyer en Asie Mineure? Il doit y avoir par là quelques- uns de ces patelins bénis où le soleil luit pour tout le monde. Et ce n'est pas Saint-Loubès que je veux dire. De tout cœur Toulet. L'embêtant, en Syrie, c'est que cette nuisance de Walter Scott a vagi quelque chose là-dessus. Et c'était un type dans le genre de*** dont le père, il est vrai, y allait bien. Au verso d'une des cartes où cette lettre est écrite, représentant la place de l'Hôtel-de-Ville en Avignon, une flèche tracée au crayon signale un café et Toulet note : Beware, à éviter. Dans le ciel, il a inscrit ce commentaire : (1) Alphonse Allais. CONFUSION D'ADRESSES 99 Se méfier du café que j'ai marqué d'une croix. J'y fus cramponné voilà quinze ans par un raseur dangereux : de ceux que Moréas appelait un vieux Cul. Ne s'étant pas engagé, vu son âge et le sang de Provence, il y est, sans doute, encore. Au moins l'y ai-je laissé. Rafette, 3 mars XV. Et au dos de la première enveloppe (celle qui porte l'adresse fautive et qu'il m'avait envoyée avec les deux cartes), on lit encore : La rue Ordener me paraît aussi loin de l'Yser que de la République des lettres. On va voir dans la lettre qui suit, que la rue Ordener est devenue pour lui, non rue Oudinot, mais rue d'Offémont. Si j'étais Freud, je soup¬ çonnerais dans cette confusion obstinée des choses bien curieuses. Cher ami, j'ai peur de m'être mis en retard pour vous répondre. Je me demande si vous avez reçu une première carte après qu'on m'a dit que vous aviez été blessé. Je vous l'avais adressée rue d'Offémont. Votre portrait est très bien ou, du moins, vous dans votre portrait : le visage un peu fatigué à la mâchoire, mais d'ailleurs plein d'une sérénité militaire. Et votre uniforme est char¬ mant (1). Je vais un peu mieux. Je m'occupe de me faire envoyer en Syrie, ou en Allemagne, dans un État-Major, ou dans les cuisines, ou comme pianiste. Naturellement, avec ma chance, ça ne réussira pas. Et pendant le lustre ou deux qui me (1) Certes, si les taches et les trous sont charmants. Je lui avais envoyé une photo en carte postale. 100 TOULET AU BAR ET A LA POSTE reste à vivre, il y aura des gens qui me diront: « Où étiez-vous, Monsieur, en 1915. En pantoufles ? » Alors je leur enverrai mes témoins. Et ils arrange¬ ront Vaffaire. Je connais le coup : on me Va fait onze fois. A propos de cuisines, les Italiens me dégoûtent autant que les Belges. Ils ont pillé celles du roi, à Fornoue, que M. Sainéan, votre ami, appelle Fornova. Et puis ils ont fait peindre un tableau par Mantègne, que Napoléon a mis au Louvre. Voilà, et je vous serre la main. Toulet. A la carte où sont écrites les lignes qu'on vient de lire, P.-J. avait joint une coupure de journal. C'est un cliché d'annonce : on y voit un homme accablé qui s'écrie, accoudé à une table bien servie : Je suis trop patraque, je n'ai pas d'appétit. Au-dessous de l'image, Toulet a écrit : Toleti imago ad vivum, id est si vivere se nuncu- pari potest tôt mortes numerare. Et autour : Naturellement, au moment où je cherchais votre adresse dans mon carnet, et que je ne la trouvais pas, et que je pestais contre tous les B., boulgres, bossus, boches et autres berensons, — la voiture est partie pour la grand'messe avec le courrier. Autre lettre.Elle doit être du début d'avril 1915; mon congé de convalescence était hni depuis quelques semaines. Cher ami, Mme *** venait de me donner votre adresse, lorsque je tombai malade de fièvre et autres LETTRES 101 maux. Cela va mieux et, pour changer (Vair, je vais passer deux ou trois mois dans les Landes, chez des parents, et dans le Pays basque. Je n'ai pas encore trouvé la stabilité nécessaire pour m'engager dans les Secrétariats, et la chose est encore remise à la fin de l'hiver. Je voudrais aller en Turquie, et suis en train de me renseigner sur le moyen. Mais vous, mon cher ami, où en êtes- vous? Dans la fournaise? Il paraît que vous vous faisiez beaucoup de mauvais sang à l'intérieur. J'ai peur que vous n'ayez, depuis quelques jours, trop d'occasions de vous rattraper. Du reste les choses me paraissent, sur notre front, aller de façon assez satisfaisante, à condition toutefois que nos pertes ne soient pas trop graves, choses qu'il nous est difficile de savoir. Écrivez-moi un peu, je vous en prie. Voilà trop longtemps que je n'ai vu de votre écriture. Si vous voulez user de ma nouvelle adresse, c'est à Baigts (par Montfort-en-Chalosse), Landes. Mais la Rafette reste mon domicile, et c'est toujours une adresse suffisante. Un Henriot aux dernières nouvelles heureux comm,e tout, sauf qu'on ne se battait pas encore. Il est joyeux comme une épée au soleil, ce garçon. C'est réconfortant que mes amis aient de la vertu, et aussi que vous l'ayez si riante. Adieu, mon cher Jacques. Toulet. Laissons la vertu. Mais quant au rire, je dois dire que j'ai vu tous mes vrais amis de ce temps-là partir pour la guerre (sauf un seul peut-être), non seulement sans rechigner, mais au besoin après avoir fait des pieds et des mains pour cela. Je dis tous. Dieu sait pourtant si nous étions 102 TOULET AU BAR ET A LA POSTE peu excités par les passions publiques, nous qui ne nous occupions pas de politique le moins du monde. Mais l'instinct de conservation nationale nous était aussi naturel que l'instinct de conser¬ vation individuelle, et j'avoue que c'est avec une véritable stupéfaction que j'ai vu depuis que, dans des générations plus jeunes, élevées par des maîtres d'une autre inspiration que celle qui avait jadis animé les nôtres, le patriotisme était un sentiment qu'à tout le moins on exami¬ nait. A nous autres, d'ailleurs, il nous eût semblé follement « inélégant » de prendre par trop au tragique le danger de perdre la vie (j'ai dit que notre milieu ne touchait en rien à celui des juifs du théâtre et du Boulevard). A défaut de passion nationale, la platitude qu'il fallait avoir pour s'embusquer, c'est-à-dire pour renoncer à voir les choses prodigieuses qui se passaient à deux pas, à cause d'un risque qu'il y avait à courir, nous eût paru littéralement dégoûtante. Autre lettre, de décembre 1915 : Monclar-Avignon ( Vaucluse), 5, rue de Provence. Cher ami, je voudrais bien avoir de vos nouvelles. Mais vous ne m'avez point répondu de Nancy (1), et ni Mme ***, ni le dragon H. ne m'ont écrit depuis longtemps, — ce qui du reste est ma faute. Tout cela n'est pas une raison pour que je reste dans l'ignorance de votre rétablissement. Je pense qu'il n'a pas tardé à être plus sérieux que le mien, qui n'a pas résisté à l'hiver. Aussi ai-je traîné mon flapisme en Avignon, où l'on m'invitait, et, depuis quelques jours, cela va un (1) J'étais de nouveau à l'hôpital. UN CHAPEAU D'AUVERGNAT 103 peu mieux. Pourvu que ça dure, comme disait le couvreur en tombant du toit. Je ne sais si vous connaissez Avignon, qui est une belle ville (1). J'en jouirais mieux, si je com¬ prenais quelque chose à cette guerre. Nos diplo¬ mates m'effraient ; nos parlementaires plus encore. Et vous, que pensez-vous de ces gens? Que tout cela est confus et long. Pour si persuadé que je sois de la victoire à la fin, nous avons le temps de faire bien des sottises. Et nos alliés donc. Outre qu'ils ne manqueront pas d'abuser de notre désin¬ téressement pour nous rouler comme un chapeau d'Auvergnat au jour de la paix. Au revoir, mon cher Jacques; il me tarde de vous revoir. Toulet. Il me tardait, certes, à moi aussi ! Mais je ne devais plus jamais le rencontrer... Ce ne fut que le 9 janvier que je répondis et, si je le dis, c'est parce que je voudrais citer un mot que je rapportais dans ma lettre. Les journaux avaient publié des photos du mariage de deux jeunes filles avec des soldats aveugles. « Je suis soigné à l'hôpital par une vieille religieuse pleine de spontanéité, écrivais-je à Toulet. Hier, elle m'a révélé avec impudeur sa conception de la volupté dans l'amour : « Voilà ce que j'aurais « fait, moi aussi, me dit-elle, si... J'aurais voulu « épouser un aveugle..., si je n'avais pas été en « religion, naturellement », ajouta-t-elle en bais¬ sant les yeux. » Pauvre sœur Camille ! voilà son idée du mariage : n'est-ce pas charmant ? » (1) La Provence n'était pas encore à la mode. Je connais¬ sais Avignon très bien. X 1916-1917. — Mauvaise santé et silence. — Blessure de juillet 1917. — « 165.000 pri¬ sonniers allemands ». une nouvelle rêvue. — Au pays de Gérard de Nerval. — Lazare Sainéan. — Félicitations. — Projet de traduction d'As you like it. — Gémier et Debussy. Je n'ai pas de lettres de P.-J. qui soient de 1916 ou des premiers mois de 1917 : je les aurai perdues, — à moins que peut-être ce billet non daté n'ait été écrit cette année-là. Cher Jacques, je vais de mal en pis et le temps passe sans que je trouve une heure favorable, où vous écrire. Alors je vous envoie un petit bonjour, en attendant de pouvoir être plus prolixe. Sinon, je risquerai de mourir sans que vous ayez revu mon crayon. Si vous écrivez à Henriot, voulez-vous m'excuser auprès de lui de mon silence, et lui en donner les raisons. Et voulez-vous m'excuser aussi auprès de vous-même. Je pense regagner le Bordelais vers le 25 — du moins si j'en ai les forces. Good Bye. Si vous m'écrivez un mot, d'ici le 22 ou le 23: Hyères ( Var), 10, avenue des Iles-d'Or. Toulet. Mais la lettre qui vient maintenant est du 8 août 1917. Elle est datée par le timbre de la poste et adressée au Sous-lieutenant pilote Jacques LA GUERRE 105 Boulenger, car j'étais devenu aviateur, et à l'Hôpital auxiliaire n° 12, à Vaclelaincourt près Souilly, car c'était au temps de ma cinquième et dernière blessure, celle qui a terminé pour moi les hostilités. Guéthary (B.-P.). Mon cher Jacques, j'apprends à l'instant votre blessure; et j'admire qu'elle ne soit pas accom¬ pagnée d'un accident (1). Tâchez de refaire le plus tôt possible ce sang que vous avez si bien versé, et non pas, il faut croire, sans quelques compensations futures parmi lesquelles un long congé ne sera pas à dédaigner. J'ai regret de ne pas être à Paris pour en prendre ma part. Mon Dieu, que nous trouverons notre vieux Paris changé, le jour où nous nous y retrouverons ! Il y aura tellement d'étrangers qu'il faudra augmenter la Ville d'un étage. J'opine pour qu'il soit souterrain et pour qu'on mette un écriteau sur le Bar de la Paix, où sera écrit : Ici on parle français. Adieu, je vous récrirai. Mais ne faites pas la cour aux infirmières. Lorsque cette lettre arriva à Yadelaincourt, j'avais été évacué à l'intérieur. Elle me suivit lentement, et c'est pourquoi Toulet s'étonna quelques jours plus tard, le 17 août, que je ne lui eusse point répondu. Guéthary. Deux mots, cher ami, pour vous demander de vos nouvelles. Mme *** ne m'en a plus donné (1) Elle l'avait été, mais bénin. J'avais été blessé dans le ciel et mon avion ayant perdu une roue, d'ailleurs à moitié évanoui moi - même, j'avais loupé mon atterrissage. J'ai raconté à peu près tout cela dans En Escadrille. 8 106 TOULET AU BAR ET A LA POSTE depuis qu'elle m'annonça votre blessure et j'es¬ père que vous avez reçu mon bout de lettre. Je ne suis pas moi-même au mieux de ma forme: excusez mon laconisme. Mais de quoi parler? Il n'y a qu'un souci, il n'y a qu'un sujet, et tout le monde est là-dessus d'une même ignorance. — Je sais au moins qu'entre deux aoûts 1916-17, les Boches ont laissé dans la France seule cent soixante- cinq mille prisonniers. On s'explique mal devant ce chiffre que le cachou se vende de plus en plus cher. — On fonde une nouvelle revue à Paris, où il y aura Claudel, Noailles, etc. Vous le savez sans doute. De temps en temps je me plonge dans votre admirable Rabelais — et je songe au Pays de Sylvie que je vais relire aux premiers froids. C'est si agréable, dans son lit, quand le mauvais temps chante, de reprendre un livre qu'on aime, et où l'on goûte à la fois, comme dans le vôtre, la poésie et la familiarité (1). Ici, le commentaire, c'est comme si l'œuvre même se continuait. Au lieu qu'ils sont presque toujours visiblement écrits d'une autre encre. — C'est assez souvent aussi le cas de votre Rabelais. — Il y a surtout un Monsieur dont le nom évoque la paresse (2), qui « s'occupe » de linguistique. Ça lui réussit comme de faire tenir un œuf sur son petit doigt. Il a donné en 1914 des consultations sur l'argot. Ah!... mon âme, il est vrai, depuis ce temps ne tremble ni ne s'étonne. Mais je le soupçonne de croire que le javanais des couvents est une corruption des idiomes dravidiens, (1) On est condamné, quand on publie les lettres d'un ami, soit à remplacer certains passages par des points, ce qui mécontente les lecteurs enclins à croire qu'on ôte le plus « amusant », soit à laisser passer des compliments, ce qui ne mécontente à l'ordinaire que les camarades. La seconde solu¬ tion est à tous égards la plus agréable. (2) Lazare. LAZARE SAINÉAN 107 lesquels, comme vous savez, sont agglutinants. Mais lui, c'est déglutinasse et Lucienne en sait là-dessus plus long que lui (1). Si je vous parle des douceurs de la lecture, c'est que vous aurez, je pense, un congé assez long pour les goûter. Ah, si vous veniez par ici, on vous trouverait une combinaise pas trop chère. Et la mer est belle. A vous de cœur. Toulet. Mais, pendant la guerre, je ne sais pas beaucoup de soldats qui fussent assez seuls pour avoir envie d'aller passer leurs congés de convales¬ cence auprès d'un ami mâle... Du 15 septembre 1917 : Mon cher Jacques, j'ai gagné un accès de fièvre, hier, et je tremble, malgré la chaleur, comme un simple Eitel-Frédéric. Pardonnez-moi de ne vous écrire qu'un mot pour vous exprimer le plaisir que j'ai de vous savoir décoré. Je ne sais où j'ai la tête, mais je croyais la chose faite depuis longtemps. Cela tient que je ne distingue pas, moi (comme vous autres dreyfusards), la Justice de la Vérité. (1) Il est vrai que le livre de Lazare Sainéan sur l'argot de la guerre est sans valeur, ayant été fait au moyen de toutes les publications, quelles qu'elles fussent, où l'argot des tran¬ chées était recueilli et souvent entièrement imaginé. Mais ce n'est là qu'une part infime de l'œuvre de ce savant et Toulet va un peu fort. Sainéan était myope jusqu'à n'y pas voir à 6 pas. Il avait quitté avec sa famille la Roumanie où il avait subi je ne sais quelle persécution à titre de juif. C'était un brave et honnête homme, d'un désintéressement parfait, le type même du lexicographe qui ne voit dans la vie que des boîtes de fiche, un personnage pour Jules Verne. Et il devint presque aveugle, incapable de lire 1 Sa fille est actrice à la Comédie française, et excellente, ce qui est charmant, quand on l'a connu. Lucienne était une petite fille de nos amies. 108 TOULET AU BAR ET A LA POSTE Etes-vous revenu de jouer au Huron dans les rues de Paris? Ou si vous arrêtez toutes les jolies femmes dans la rue? Ys. Toulet. La lettre suivante me parvint en décembre 1917 : Cher ami, merci des nouvelles que vous me donnez. Je vous trouve d'assez bonne humeur, ce qui me donne confiance pour votre santé. Je voudrais pouvoir en dire autant de Debussy, qui doit faire pour Gémier la musique d'accompagnement d'une pièce que je suis chargé de tirer de Shaekspire (1) (As you like it). Et naturellement il ne la fait pas. J'ai peur que ma mauvaise étoile n'aille lui jeter son influence. C'est la première fois que P.-J. parle de sa malchance, car il n'était pas porté à se plaindre ni d'ailleurs à nulle autre vulgarité. Mais après tant de déceptions chez les éditeurs, dans les journaux, partout, on conçoit quel espoir c'était pour lui que cette collaboration avec son illustre ami Debussy. Vieux projet, d'ailleurs, qui avait reparu à l'improviste, qui l'avait ravi et qu'il craignait de voir échouer. Ontrouvedans leur correspondance publiée (2) que, le 7 juin précédent, Debussy avait renou¬ velé à Toulet la proposition de traduire la comédie célèbre. « Ayant vu Gémier — qui protège Shakespeare, — avant une représentation de (1) S'il y avait un nom que Toulet aimait à franciser, c'était celui-là. (2) Au Divan, en 1929, en 1 vol. in-16, p. 103 et sq. AS Y0U LIRE IT 109 Shylock, je lui ai parlé de ma vieille passion pour As you lïke it, et qu'au cas où il aurait des projets là-dessus, je retenais l'honneur d'en écrire la musique de scène... La figure de Gémier prend le masque de la Comédie et dit : C'est entendu. Ici intervient — courte scène — l'ac¬ tif G. M*** auquel Gémier confiant (!) raconte cette histoire. M*** lui insinue immédiatement l'idée de lui confier la traduction ; débarque chez moi un bon matin, le « chose » enfariné ! Alors, doucement, je raconte à M*** le passé de Comme il vous plaira. Ce qui revient à dire : Toulet et Comme il vous plaira sont depuis longtemps réunis dans ma pensée. Jamais je ne ferais l'un sans l'autre. Le M*** s'enfuit, ni honteux ni confus, mais paraît comprendre... » Comme on pouvait s'y attendre, Toulet répon¬ dit au musicien, et par courrier, qu'il allait s'atteler avec joie à la traduction. Il demandait seulement si Debussy n'aurait pas conservé « un texte de son ancien travail ». Il craignait aussi que Gémier ne considérât comme une espèce de sacrilège « de déplacer une virgule » ; mais se voyant déjà joué dans toute l'Europe, il songeait à introduire dans sa traduction « un traquenard quelconque qui empêche, quand on jouera la pièce à l'étranger, de remplacer ma version par une autre, ou par le texte anglais. Dans ce dernier cas, le public n'y perdrait pas, mais en revanche, ce pauvre Toulet, à qui je m'intéresse bien plus, ses droits d'auteur... ». O éternelle peau de l'ours ! Debussy le rassura. Gémier demandait surtout à développer « ses dons de metteur en scène, de remueur de foules » ; quant au reste, il s'en « foutait ». Et de la musique notamment. « Gémier est un peu l'élève d'Antoine qui se foutait pas 110 TOULET AU BAR ET A LA POSTE mal de ces choses-là. « Ça coûte cher et personne « n'y fait attention », disait cet aimable comédien.» Gémier trouvera bien le moyen de faire bouger des masses de figurants dans Comme il vous plaira : « au besoin, il fera manœuvrer les ouvreuses ; ou les gens du parterre iront rem¬ placer ceux du troisième étage et vice-versa »... Toulet est donc libre. Seulement, comme Debussy compte donner beaucoup de place à « l'élément vocal », il recommande au lyrisme de son collabo¬ rateur les chansons qui fleurissent le texte. Bon ! Voilà Toulet parti. Au début de novembre, il travaille sérieusement. « Au 2e acte, il faut se débarrasser du vieux duc et de sa suite. Alors, je les fais partir pour la chasse (je ne puis pas les envoyer au cinéma) et on chante un autre chœur de chasse, court. Mais vous pourriez faire une belle fanfare, dont on entendrait les cors qui s'éloignent... » Et le 11 janvier suivant : « Mon idée de chœurs de chasse décroissants continue à charmer ma modestie»... Hélas! il se porte mal, Debussy également ; puis Gémier ne tient plus à monter la pièce, faute d'argent, j'imagine, et en décembre P.-J. s'inquiète vivement, comme on a pu voir par la lettre qu'il m'envoyait alors. Finalement nous n'avons pas Comme il vous plaira adapté par Toulet et mis en musique par Debussy, et c'est bien grand dommage. Car pourvu que P.-J. y eût donné cours librement à sa fantaisie, comme elle eût été charmante, sa traduction d'As you like it ! Et comme il eût été passionnant de connaître ce qu'eût fait Debussy de ces thèmes légers !... Mais résignons- nous. XI Comme une fantaisie. — Caillaux et Malvy. — Au chevalier Jacques Boulenger, aviateur. — Projet d'une Académie de grammaire. — Des archers gascons calomniés. — Héroï¬ sme dans le goût. Un cas de conscience grammatical. — trouver une collabo¬ ration. — Nuances de style et autres. Je reprends la lettre de décembre 1917 que j'ai interrompue pour parler du projet d'adaptation d'As you like it: Je ne parviens pas à avoir votre adresse stable. Je confie ces quelques mots à Henriot. Ça m'en¬ nuierait de recopier les choses insignifiantes que je lui écris. Il pourra vous les communiquer, s'il n'a pas mieux. Faut-il vous envoyer un exemplaire de Comme une Fantaisie ? (ce machin de moi qui va paraître). Il vous arrive de partager la manie d'Henriot, ou à lui la vôtre (1). Grande folie que d'acheter du Toulet en papier cher et prétentieux. Mais plus grande que vous en eussiez deux, l'un pour la semaine, l'autre pour les dimanches. Trouvez-vous vraiment les textes Caillaux vigou¬ reux ? Il me semblait y découvrir de la filandre. Avez-vous renoncé vraiment à prendre les airs (2).? Pour moi, je ne m'en plaindrais pas, et vous (1) La bibliophilie. Je ne l'ai plus depuis longtemps, n'en ayant d'ailleurs jamais été gravement atteint. (2) Je ne le pouvais plus : j'étais désormais « inapte » à l'aviation et d'ailleurs au service actif pour longtemps. 112 TOULET AU BAR ET A LA POSTE êtes bien dans cette Maison (1). J'ai perdu assez d'amis. Merci. Je ne me plains que de cela dans cette guerre et de n'y. avoir pu prendre part. F a-t-il vraiment un détachement français (Pié- pape) avec Allenby? (qui n'en souffle mot). Vous devez savoir ça. Et que nous ne prenions pas nos précautions en Syrie, ni en Afrique Orientale, ça me rend malade littéralement. Affectueusement à vous. Toulet. Où a été votre frère pour être si mal en point (2)? Travaillez-vous un peu dans le civil (3) ? Ce n'est pas ma binette récente que vous voyez là. Je m'en doutais un peu : ce que représentait la carte postale sur laquelle il m'écrivait, c'était une jeune et belle négresse Ebrié, vêtue essentiel¬ lement d'un cache-sexe. Quelques jours plus tard, pressé, je crois, d'avoir une réponse au sujet de Comme une Fan¬ taisie, P.-J. m'adressait cette épître que j'ai reçue le 1er janvier 1918 (je l'ai noté dessus) : Mon cher Jack-Bool, je vous écris un petit mot pour vous souhaiter une bonne année : je n'ai plus d'inquiétudes maintenant pour vous, car j'espère que vous ne monterez plus dans ces sales instru¬ it) La Maison de la Presse, où j'ai appartenu durant quelques mois à ce moment. J'y étais chargé du petit résumé qu'on communiquait aux journaux. (2) A peine arrivé au front, mon frère était tombé malade et avait dû être évacué. II continuait à se porter fort mal. Il avait eu les pieds gelés en arrivant aux tranchées de Lor¬ raine et sa santé y avait beaucoup souffert. (3) Je n'étais pas civil le moins du monde. UNE DÉDICACE 113 ments avant la fin de la guerre. Etes-vous dévoré de 'politique? Moi, je prends mon parti qu'on ne nous donne pas Caillaux à manger, ni même cette ordure de Malvy, du moment qu'ils ne seront jamais plus en état de mal faire (1). Toutefois un bon poteau — un de ceux qu'on a pris à la frontière d'Alsace — ne m'aurait pas paru de trop. Je vous fais envoyer un Comme une Fantaisie, à moins que votre vieille manie ne vous ait fait retenir un exemplaire de luxe. Mais je vous souhaite de n'en avoir rien fait. J'avais pourtant souscrit à l'un des trente exem¬ plaires de l'ouvrage sur papier d'Arches (2) et, le lui ayant envoyé, il me le retourna après y avoir inscrit la dédicace qui suit : Au Chevalier (3) Jacques Boulenger, Aviateur Les poètes, gens précieux Et bons à tout, sauf à se taire, Qui croient, d'un verbe audacieux, Moissonner l'azur spacieux... Leur poids les attache à la terre. (1) On le croyait à cette époque. (2) Le prospectus suivant avait annoncé l'édition : « Les circonstances ne nous ont point permis encor d'éditer les vers et les pensées de M. P.-J. Toulet dont nous annoncions l'appa¬ rition prochaine dès juillet 1914. Nous espérons néanmoins pouvoir réaliser bientôt ce projet. En attendant, c'est le 25 novembre 1917 que paraîtra aux éditions du Divan : Comme une fantaisie, par P.-J. Toulet, 1 vol. in-18. Prix : 4 francs, envoi recommandé contre la somme de 4 fr. 50 adressée à M. le Directeur du Divan à Goulonges-sur-l'Autize (Deux- Sèvres). Quelques exemplaires seront tirés sur papier d'Arches et réservés aux premiers souscripteurs au prix de 20 francs l'exemplaire. » Voir ci-dessus, p. 38, note. (3) De la Légion d'honneur. Je Tétais depuis août 1917. 114 TOULET AU BAR ET A LA POSTE Mais les fils de Bellérophon De la nue écartant les voiles, On doute à cet éclair que font Leurs ailes dans le ciel profond, Si c'est pour cueillir des étoiles. Toulet. Guéthary, 29 janvier. Je continue de copier la lettre : Connaissez-vous un petit bouquiniste que vous mettriez en rapport avec moi pour les livres que je cherche — vieux ou neufs? Avec les librairies de Bayonne il faut attendre un Baudelaire sept ou huit semaines. Vous ai-je parlé de mon projet d'Académie (ou plutôt: Cle) de grammaire? Au moins n'en aurai- je parlé qu'à vous, et j'attends votre réponse pour en chercher d'autres. On peut en parler en rêvant à l'Après- Guerre. Ça ne ferait pas double emploi avec l'Académie, qui s'est toujours refusée à faire une grammaire. C'est ça que nous ferions, et comme besogne plus immédiate un Bulletin pour excom¬ munier des expressions insensées comme « faire confiance » et autres termes du patois singe : emprise, tractation, ruée, etc. L'important, c'est de trouver un président et vice-président décoratifs : France, Bar¬ rés... Il ne faudrait pas être, je pense, plus de douze à dix-neuf, les Belges du Brabant et de la Flandre exclus. Je réclame pour moi le poste de Secrétaire Perpétuel, qui, j'espère, sera payé. Aussi faut-il aussi un milliardaire. Répondez-moi là- dessus, pas à la blague (1). (1) Suivent deux lignes en partie détruites par une déchi¬ rure. On distingue : « Giraudoux a écrit vouloir à ce que ». DES GASCONS CALOMNIÉS 115 Cette première partie de lettre reçue le 1er janvier 1918 est écrite au dos d'une reproduction du portrait de Baldesare Castiglione par Raphaël, coupée dans quelque revue. Autour du portrait même, la fine écriture de la lettre continue et fait comme un cadre : Ce Castiglione imbécile, étant arrivé à un état de déliquescence répugnant, a écrit dans ses Mémoires que les Français (des archers gascons) avaient détruit le cheval du Vinci à Milan. Et avec une imbécillité non moins remarquable tous les historiens ont répété cette calembredaine, sans remarquer que ce vieillard, écrivant la chose soixante ans après, sans y avoir été, en est le seul témoi¬ gnage. Or, en dehors de la difficulté de détruire à coups de flèche une terre cuite qui résiste depuis soixante ans au grand air, à la fin de la domination française à Milan, le marquis de Mantoue demanda cette statue. Et le cardinal d'Amboise la lui refusa parce que le roi y tenait fort. « Zèle inconsidéré », ajoute M. Giuseppe Campari. La statue n'était donc pas détruite à ce moment — et, dans le peu de temps qui a suivi, on ne Va sans doute pas laissée servir de cible. — Mais ce qui est sûr, c'est que ces Italiens si artistes Vont laissée dans la suite se désagréger au grand air, — comme ils ont laissé se perdre les cartons d'Anghiari, les statues de Sabbionetta et la moitié des Michel Ange, sans oublier quod fecerunt Barberini. Car Toulet n'était pas plus ami des Italiens que des Belges (hormis les Wallons) ou des Anglais. Je lui répondis en le remerciant de la dédicace charmante qu'il avait mise à mon exemplaire de Comme une Fantaisie et que j'ai citée ci-dessus, et en le félicitant de ce livre : il faut savoir cela 116 TOULET AU BAR ET A LA POSTE pour entendre les premières lignes de sa réplique (28 février)... Au fond, il était si modeste et si bien né, qu'il dominait son œuvre et la jugeait : je ne sais pas si l'on pourrait citer beaucoup d'auteurs capables d'en faire autant. A part Mon amie Nane (pour laquelle j'avais sûrement été trop sévère en 1914), je parierais qu'il n'aimait vraiment avec tendresse que les Trois Impostures et les Contrerimes, — lui aussi. Il y a là une sorte d'héroïsme dans le goût qui me semble purement admirable. Mon cher Jacques, depuis Voltaire on n'a pas manié le mensonge avec tant de grâce et d'éclat. Néanmoins, si vous vouliez bien ne pas vous moquer de moi, j'aimerais autant. Je n'ai pas besoin de vous apprendre qu'à part les Ombres Chinoises, C. U. F. (1) est un livre inepte, le dernier conte en particulier, qui est brillant d'idiotie (2). La Princesse de C. (3) donne plutôt l'impression de la folie agitée. Rien de tout cela n'ayant rapport à la bibliomanie, clites-moi si je vous ai envoyé un brouillon du Cortège au papillon. Sinon, je pourrai le faire (4). Mais ne pourriez-vous pas, de votre côté, me donner une part de manuscrit —• brouillon si possible — du Pays de Sylvie (5). Vous savez que j'ai un goût immodéré pour ce livre. (1) Comme une fantaisie. (2) C'étrange Royaume. Il exagère I (3) Colchide. J'en avais le manuscrit : voir plus haut. (4) Je n'ai jamais eu ce brouillon. Je le regrette, car P.-J. goûtait particulièrement le Cortège. (5) C'est Au Pays de Gérard de Nerval dont Toulet parlait avec tant d'indulgence depuis longtemps, et qu'il s'obstinait à appeler ainsi. J'aurais bien voulu prendre ce titre, et j'y avais songé ; mais c'était celui d'un recueil de nouvelles de mon Irère. Il y avait longtemps que j'avais déchiré tous mes brouillons et manuscrits. UNE ACADÉMIE DE GRAMMAIRE 117 Je voudrais que vous me répondiez (et Henriot à qui j'enverrai le même questionnaire) (1). Quant à Giraudoux, il est encore moins grammairien qu'Henriot, quoiqu'il écrive de la façon la plus séduisante. Vous voyez que je pense à notre Com¬ pagnie de Grammaire. Il y a Valéry qui en pour¬ rait être — et aussi, peut-être, un critique dont j'ai oublié le nom, qui était chargé des vers dans le Divan. Peut-être Lafargue, ou Laforgue, ou Guérin (2)? Et puis votre frère. Connaissez-vous un nommé René Philipon qui a été aux Chartes? Il faudrait aussi un aloysomillionnaire. Voici donc le questionnaire, qui m'a inspiré, je le crains, les pires sottises (3). Avez-vous un petit bouquiniste pas bête avec qui vous pourriez me mettre en rapport? J'en cherche aussi un pas intelligent qui ait des romans d'aven¬ ture et des romans anglais. Et un qui cherche des livres de voyage. Mais le premier des deux pourrait servir. Pourriez-vous savoir si le Tour du Monde (Hachette) a repris sa publication. On ne peut rien savoir à Bayonne. Votre ami Toulet. Combien de fois m'avait-il demandé un libraire ou des renseignements du genre de ceux-là, et devait-il m'en demander encore ! Pauvre Toulet ! Enseveli dans sa province, il était comme affamé de livres : on l'imagine, qui rêve dans son lit de musées, d'œuvres d'art, de voyages de tout (1) Le questionnaire ckfgrammaire dont il va être question ci-dessous. (2) Marc Lafargue. (3) Toulet l'a écrit sur une feuille à part; je vais le donner après avoir transcrit cette lettre. 118 TOULET AU BAR ET A LA POSTE ce dont sa santé et son exil le privent, et cette faim de photos, de reproductions, de fac similés, d'ersatz (dit-on ersatzen?) est assez émouvante. Hélas ! en 1918, en revenant de la guerre, je n'aurais pu fréquenter le moindre bouquiniste ; les travaux de philologie et d'histoire que j'avais aimés jusque-là me semblaient répandre une odeur de poussière insoutenable, et la seule vue de ma bibliothèque me donnait des vapeurs. Moi aussi, je donnais dans le grand godant de ce temps : l'idolâtrie de « la Vie». Cela ne me dura guère, mais en descendant du front, on se croyait naïvement devenu homme d'action et c'est leur grande erreur que de ne pas voir que la vraie « vie » n'est que dans l'esprit et, par conséquent, dans ses œuvres. Voici le questionnaire : Règle : Quand une phrase est composée d'une pro¬ position dont le régime est une locution génitive, le second terme de celle-ci comporte un article possessif. Ou, moins confusément: Règle: Dans une proposition dont le régime est lui-même une proposition, et génitive, le second terme de ce génitif entraîne l'article possessif, — toutefois que ce second terme se rapporte au sujet général de la proposition. Ex. : « Le Rhône dont je redoute la fougue de ses eaux. » Et non pas: Ex.: « Le Rhône dont je redoute la fougue des eaux. » Mais je crains que ce ne soit contraire à l'usage, qui est plutôt de dire : « Le Rhône en qui je redoute la fougue de ses eaux. » Autre Ex. : « La dame dont on admire la beauté de ses cheveux. » UN CAS DE CONSCIENCE 119 De répondre par Vusage, ce n'est qu'une solution d'élégance, et qui ne suffit pas absolument. Pour que la question se pose, il faut, comme je l'ai dit plus haut, que le dernier terme (si ça s'appelle comme ça) se rapporte au sujet général. Si je dis, par exemple : « La dame dont j'ai appris la beauté de la vertu », il n'y a pas de difficulté. Mais, s'il s'agit de la vertu de la dame, ne dois-je pas écrire (à moins d'esquiver la question) : « La dame dont j'ai appris la beauté de sa vertu. » Actuellement les journalistes écrivent: Ex. : « La dame dont les enfants ont hérité la fortune. » Ce qui vaut à peu près ce vers d'un Hollandais du xyme siècle: Ex. : « Du pauvre qui languit rire de la souf¬ france. 11 Mais si j'écris: Ex. : « La dame dont le fils ne vaut pas le père. » — Quel père? Les journalistes et les députés disent couram¬ ment : Ex. : « La dame dont les servantes n'obéissent pas aux ordres. » C'est d'ailleurs une autre question. Quoi qu'il en soit, je voudrais des éclaircissements, des distinctions et une règle. Je regrette d'avoir tant bafouillé, mais j'y ai réfléchi un paquet de fois, sans résultat. Ce projet d'académie ou compagnie de Gram¬ maire m'avait amusé, et je lui proposai, mi-ironi- quement mi-sérieusement, de publier des Soirées de l'Académie ou Club de Grammaire : on n'y donnerait que des études sur a en position dans le dialecte berrichon, sur le jargon parlementaire, 120 TOTJLET AU BAR ET A LA POSTE sur l'art de dire « Je vous aime » dans un roman décent, ou des conférences à l'usage des ignorants sur l'emploi de rien moins que et rien de moins que, ce qui serait évidemment passionnant (1). Et quant à la question que posait Toulet avec un si grand luxe de détails, j'étais d'avis qu'il était aussi mauvais d'écrire : « le Rhône dont je redoute la fougue de ses eaux » que « le Rhône dont je redoute la fougue des eaux », et qu'il fallait dire : « les eaux du Rhône dont je redoute la fougue »... Défaite qu'il n'accepta d'ailleurs point, car le 10 avril 1918, il mit cette carte à la poste de Guéthary : Cher ami, Ne vous croyez pas quitte de la question du génitif porte à faux. Mais aujourd'hui je ne veux que vous souhaiter un petit bonjour, me trouvant mieux après deux ou trois semaines de secousses sanitaires et d'atrophie morale. Voulez-voué dire à Henriot que je voudrais son adresse présente. Je lui avais écrit plusieurs fois au Cap Ferrât. Si vous voyez M me *** remerciez-la bien de ma part (2). Vous avez tort de prendre cette question de grammaire à la blague. Et notre académie, est-ce que vous y pensez? Vous devriez trouver un journal où nous écririons à semaine ou à mi-semaine passée. Il y a le Oui où je suis censé écrire, mais ils me font beaucoup (1) André Thérive et moi, nous avons réalisé ce projet en 1925, en publiant les Soirées du Grammaire-Club, et pour nous prouver que la plaisanterie est de nos jours rarement entendue, il y a des critiques bien sérieux qui nous ont fait observer que Grammaire-Club n'était pas français 1 (2) Mais je n'avais pas l'adresse d'Henriot et je ne voyais plus Mme ***. NUANCES DE STYLE 121 droguer. En dehors d'une nouvelle, je crois que rien autre de moi n'y a paru. Et de Guéthary encore, le 2 mai : Mon cher ami, J'ai quelque peine à écrire, — non que je sois bien mal, mais un peu dégoûté. Vous devriez un peu me donner de vos nouvelles, et d'Henriot, ainsi que son adresse dont l'ignorance m'empêche de lui donner signe de vie. Comment écririez-vous : — L'averse battit le feuillage un moment, décrut, s'évapora ; et, de nouveau, tout ne fut qu'un éclatant silence. ou bien: — L'averse sonore battit le feuillage un..., etc. Votre ami Toulet à Guéthary (B.-P.). Je ne puis m'empêcher de rire en songeant ici à la figure scandalisée que ferait aujourd'hui, en lisant cette question, tel jeune écrivain de ma connaissance, qui publiait innocemment, l'autre jour, dans sa chronique littéraire d'un journal cette hypothèse charmante : « Si l'on sup¬ primait seulement les ornements des phrases d'Anatole France... » Il y a toujours eu des écrivains, et même d'un certain talent, critiques ou romanciers, qui n'avaient pas le plus léger sentiment esthétique. Mais jamais ils n'ont été aussi nombreux qu'à présent. Aussi visent-ils au génie exclusivement. XII 1919-1920. — Si l'on reprend le Bon Ton... — « Les idioties nuageuses de Wilson 1er ». — Dunoyer de Segonzac. — Dans trois mois les Contrerimes. ■—- Le syndicat Sha¬ kespeare. — Collaboration difficile a l'Opinion. — La Jeune fille verte. — Questions de boutique. — Les Contes de Béhanzigue ? — « Clément de Suisanski ». — La Revue critique. — Rapports avec l'Opinion. — Abel Hermant a-t-il fait un article ? — Je réponds peu. —- Encore le Polonais. — Le Calepin de M. du Paur. — Le dernier billet. Je fus assez négligent pour ne point répondre et, dans les premiers jours de mars 1919, je reçus ce mot : Mon cher Jaqueboule, vous rendez-vous compte depuis combien de temps vous ne m''avez pas donné de vos nouvelles, et que vous ne m'avez même pas souhaité la bonne année. En tout cas je vous la souhaite, moi, pour les dix mois qui lui restent. Si Von reprend ce journal de modes qui fut interrompu par la guerre (Le Bon Ton) (1), pensez à moi. D'ailleurs n'importe quelle feuille ferait mon affaire. Je n'ai plus de rapports avec (1) J'y ai publié de rares papiers payés 100 francs l'un et j'avais proposé à Toulet de m'entremettre en sa faveur auprès de Vogel, qui la dirigeait. Mais Vogel ni personne ne tenait à publier du Toulet, et c'est un des scandales de notre temps. DUNOYER DE SEGONZAC 123 'personne, et pourtant il me serait bien utile de gagner quelques sous. Je suis disposé à travailler. A part deux petits accès de grippe, ma santé devient plus tolérable. Si nous sauvons notre épingle, à propos de la Syrie, Cilicie, Rive Gauche et Palestine, je serai tout à fait bien. Mais jusqu'ici les idioties nuageuses de Wilson Ier m'ont exaspéré les nerfs. Enfin, à l'occasion, ne m'oubliez pas. — Non plus chez vos bouquinistes, pour me faire envoyer leurs catalogues. Il y a une dame que j'avais excitée sur le Grand Siècle et qui l'a trouvé épuisé. Pourriez-vous me donner un mot pour votre éditeur, qui en a bien quelques exemplaires de réserve ( 1 ) ? Adieu, je suis toujours votre ami, et voudrais que vous me demandiez quatre ou cinq jours d'hospitalité. Toulet. Pourriez-vous me procurer l'adresse de Dunoyer de Segonzac, le peintre. Il n'y a aucun annuaire ici. Je pense qu'il exposait au Salon d'automne. Il a beaucoup de talent et je voudrais qu'il illustrât une adaptation que j'ai faite de Comme il vous plaira et que Gémier n'a malheureusement pas persisté à monter (2). Que devient le Rabelais? J'en suis toujours au second volume et vous savez combien votre recension m'avait enchanté. Par exemple, il y a autour de vous quelques scoliastes et glossotaratateurs qui (1) Hélas 1 il n'y en avait pas : le Grand Siècle est resté épuisé chez Hachette, durant toute la guerre, et cela m'a lait perdre des droits d'auteur qui m'auraient alors été bien nécessaires. L'ouvrage a repris, heureusement, et il est à cette heure à son 35e mille ou un peu plus. (2) Nous en avons parlé plus haut. 124 TOULET AU BAR ET A LA POSTE possèdent cette puissante candeur dont l'œil de Junon regardant passer un train ou le dialogue de nos députés socialistes reflète l'étincelle. J'ai un volume de vers, les Contrerimes, qu'Émile- Paul va donner dans les trois mois. Si vous avez l'occasion de l'annoncer ou d'en prédire un mot... Ys Toulet. Non, Émile-Paul ne devait pas donner les Contrerimes « dans les trois mois ». L'ouvrage, s'il en faut croire sa note finale, a été, selon la formule, « achevé d'imprimer » par H. Baguenier- Désormeaux et Cie, le 31 décembre 1920 seu¬ lement. C'est encore grâce au zèle d'Henri Martineau, à qui l'on peut dire que nous devons Toulet, que les Contrerimes ont trouvé un édi¬ teur, de même au reste que 1 'Almanach des Trois Impostures. Et d'ailleurs le livre porte cette marque : Aux Éditions du Divan et chez Émile- Paul frères, libraires, sur la place Beauvau à Paris, et la date de 1921. C'est-à-dire que le pau¬ vre Toulet ne vit pas sortir des presses son chef- d'œuvre, non plus que les Trois Impostures : il fallait que sa malchance persistât jusqu'au bout. Guéthary, 7 octobre XIX. Mon cher Jacques, voilà longtemps que nous ne nous sommes pas écrit, et je ne vous ai même pas remercié de votre Shakspeare (sic) qui m'a fourni une bonne lecture, mais qui l'eût fait mieux encore si nous avions été assez voisins pour en discuter ensemble. Ecrite au dos d'un prospectus annonçant une Exposition des œuvres de Jean Serrière du 26 mai L' « OPINION » 125 au 16 juin 1919 galerie A.-A. Hébrard, 8, rue Royale, dont ces lignes n'occupent qu'une minime partie, la lettre s'interrompt brusquement. Elle continue sur une carte-postale comme il suit : 25 octobre XIX. Mon cher ami, j'avais commencé, voilà près d'un mois, à vous écrire. Mais je m'en suis tenu aux premières lignes, ma santé étant alors très mauvaise. Elle l'est, à présent, un peu moins, sans être, de loin, l'idéal — et je suis surtout d'un vide de cerveau qui m'empêche de rien faire. Je n'en accepte pas moins votre offre pour /'Opinion, et vais vous envoyer quelque chose de déjà fini. J'ai reconnu sans m'étonner votre amitié ordinaire en vous voyant penser à moi. Comme ce que vous recevrez n'avait pas été spécialement fait pour /'Opinion, si quelques corrections suffisent à le rendre possible, renvoyez-le moi avec quelques indications. J'étais, en effet, devenu rédacteur en chef de l'Opinion et l'un de mes premiers soins avait été d'écrire à Toulet pour lui demander sa collabo¬ ration. Hélas ! elle ne devait pas être aussi facile que j'aurais voulu ! L'Opinion n'était pas un journal purement littéraire et les abonnés s'accommodaient mal, non pas tant des hardiesses morales, que du ton même de Toulet... Mais je continue de copier sa lettre. La fin, comme le début, en est relative à une brochure où j'avais réuni sous ce titre : l'Affaire Shakespeare, deux articles de la Revue de Paris consacrés aux hypo¬ thèses relatives à l'auteur du théâtre shakespea¬ rien, et principalement au livre de M. Abel Lefranc. 126 TOULET AU BAR ET A LA POSTE Sans accepter entièrement la thèse de M. Le- franc, qui veut que William Stanley, lord Derby, soit l'auteur unique de toutes les pièces, je n'en admettais pas moins qu'elles ne sont pas l'œuvre du seul Shakespeare. Je n'ai point changé d'avis : pour moi, il reste établi qu'elles ont été faites en collaboration. Auteur, acteur et metteur^en scène, Shakespeare a dû adapter des ouvrages de lord Derby. Mais jusqu'à quel point étaient-ils poussés, ces ouvrages? était-ce des scénarios ou des pièces presque parfaites ? et qui sait si d'autres encore n'y avaient pas mis la main ? et quelle part ont prise les auteurs, respectivement, à Hamlet, par exemple, ou à As you like it? C'est ce que nous ne saurons jamais. On était bien loin de se faire de l'art du théâtre l'idée qu'on s'en forme aujour¬ d'hui : Shakespeare lui-même ne paraît avoir accordé aucune importance aux pièces publiées sous son nom et, pour bien comprendre comment elles ont dû être faites, il faut songer à ces féeries, ces « revues » à grand spectacle qui, de nos jours, se créent en grande partie sur la scène même, qu'on corrige, qu'on arrange, qu'on met au point sur les planches et auxquels finalement une foule de gens ont mis un peu la main. De là les versions si différentes qui ont existé des pièces shakespeariennes, que chacun ne se faisait pas trop scrupule d'accommoder à sa guise... Laissons cela qui nous mènerait loin. Toulet me disait : Je projetais de vous écrire assez longuement au sujet de votre Shakespeare où l'érudition pèse si peu. Mais... ( Voir plus haut) (1). En revanche je (1) Ce qu'il m'a dit plus d'une fois de sa mauvaise santé. le syndicat shakespeare 127 ne crois pas beaucoup à celle du Cygne de l'Avon (Prononcez Rutland (1) et orthographiez Sidney). (Au fait est-ce Sidney, ou Thomas Hardy?) — Où prenez-vous, par exemple, qu'il savait le blason? Parce qu'il dit gules (nous le disons bien) ou sable? C'est encore de l'anglais courant. D'autre part, les noms des héros de Love's Labours lost se rapportent à la cour de France, et non à la petite cour de Pau. Les Biron, par exemple, étaient au service du roi et pas d'un aussi mince seigneur que S. M. très -fidèle le roi de Navarre (de Navarre française, qui tient dans un arrondissement). Par contre, ses notions de géographie (française et italienne) et d'histoire sont bien celles d'un seigneur doublé d'un scholar, fort inégales par conséquent à celles que pouvait avoir l'ami de notre compa¬ triote le barbier. Mais le français qu'il avait pu apprendre dans cette boutique est bien celui qu'on trouve dans ce théâtre : rudimentaire avec des calembours obscènes : tel le dialogue d'Henri V et de Catherine. Et vous voudriez me faire croire que c'est là du français de gentilhomme lettré. Vous voyez-vous menant ces discours avec une grande dame anglaise? Toulet. Toulet ignore les faits et les documents. Ah ! il a bien raison !... Mais parlons d'autre chose (1) Non, ne prononcez pas Rutland. L'hypothèse Rutland est presque purement gratuite et son auteur n'avance pas une seule raison soutenable. Ce qui justifierait presque le préjugé contre les journalistes, c'est cette habitude qu'ils ont de renvoyer dos à dos les adversaires dans des controverses parfaitement accessibles et où leur seule paresse les empêche d'étudier et peser les arguments. Leur « ironie élégante », en pareil cas, vaut son pesant d'or. Je ne dis pas cela pour Toulet, naturellement : si quelqu'un, en pareil cas, savait se prononcer, c'est bien lui ! 128 TOULET AU BAR ET A LA POSTE et, par exemple, de sa collaboration irrégulière à l'Opinion. Mon cher Jacques, me voilà enfin remis et tout prêt à travailler pour vous, si vous n'avez pas disposé de la place que votre amitié me réservait. Je ne sais malheureusement pas très bien ce qui conviendrait. Cela est du 22 novembre 1919. Le 26 il me dit qu'il va mieux, quoiqu'il soit « resté très bête », et qu'il m'envoie « deux filets », où je pourrai retrancher ce qui me plaira. Et il ajoute : On devrait bien me confier la critique étrangère. Je lis les quatre langues voisines et il ne me manque que d'avoir lu les gazettes étrangères. Hélas ! comment lui faire venir dans son Guéthary ces amas de revues et de journaux qu'il aurait fallu qu'il reçût ? Il y eût fallu un employé spécial !... Je passai la demande sous silence : répondre à un ami exilé qu'on ne peut lui accorder ce qu'il demande parce qu'il est exilé, justement, ce n'est pas agréable... La lettre continuait ainsi : Vous recevrez la Jeune fille verte, mais sans dédicace. S'il y a retard, réclamez-la. C'est tout près des fonds secrets, qu'on va toucher, comme vous savez, par une petite porte du ci-devant hôtel Beauveau, à droite, rue des Feuille... quelque chose. Non, je ne savais pas. Lui non plus ! Et il n'y a pas de rue « des Feuille... je ne sais quoi », alentour de l'hôtel Beauveau et de la librairie Émile-Paul, qui éditait en 1920 la Jeune fille verte, dernier volume de lui que Toulet ait vu paraître. rapports avec l' « opinion » 129 Le 19 janvier 1920, comme je lui avais renvoyé un article en le priant de le retaper, il me répondit qu'il n'en avait guère le moyen et qu'au reste il ne se sentait pas très bien : « alors je vous ai fait une petite olle, en vous priant de raturer ce que vous voudrez ». Mais on n'aime pas beaucoup à l'ordinaire se charger de « raturer », c'est-à-dire de refaire (en plus mal) les articles de ses collaborateurs pour les mettre au ton du journal. Le loisir d'ailleurs en manque un peu. Il est probable que le petit ragoût que m'adres¬ sait P.-J. n'était pas fort publiable dans l'Opinion car le « 29 janvier XX » je reçus la lettre suivante, qui est un peu sèche : Cher ami, Vous pouvez émonder ce morceau, s. v. v. — et si vous n'en voulez pas, renvoyez-le moi. Voulez-vous me faire payer le Ier février et, s'il y a lieu, les autres Ier du mois. Je n'ai plus reçu un seul n° de /'Opinion depuis mon début. Ça m'ennuie beaucoup. A propos quelle peut donc être la sainte gaufre qui avait découvert en me lisant que je confondais les deux saints Pierre? On devrait bien l'envoyer alalaïc (comme disent les Tyroliens) (1) pour apprendre à déchiffrer la lettre imprimée. Votre ami Toulet. Je ne sais plus du tout qui était cette sainte gaufre, ni même à quoi P.-J. fait allusion : il n'y aurait qu'à chercher dans la collection de (1) A l'école laïque. 130 TOULET AU BAR ET A LA POSTE VOpinion, mais je ne l'ai pas, et il faut bien laisser quelque chose à faire aux érudits futurs, n'est-ce pas ? Suit une lettre du 10 février 1920 où il réclame à nouveau le service de YOpinion et une date de paiement mensuelle, et il ajoute : J'ai été volé par 5 {cinq) journaux l'année dernière, entre autres par le Gaulois, où X*** avait insisté pour que j'écrive, et ne m'a pas fait payer un sou. Donnez-moi, please, et le plus tôt possible le plaisir du changement. Vous recevrez un petit livre de moi publié à Genève — je n'en ai pas beaucoup à envoyer. Soyez assez gentil pour faire vous-même la note voulue ou pour la faire faire en prêtant le volume. Vous prendrez ceci pour une dédicace. J'ai lu quelque chose de charmant {Au vent du jour) dans la Place de Grève, que je suppose être de votre frère. Si je suis dans le vrai, faites-lui en, je vous prie, mes compliments. Votre ami Toulet. La Place de Grève était un journal d'échos, autant qu'il m'en souvient, qui, dirigé par M. Xavier de Courville, était comme une émana¬ tion de la Revue critique. Mon frère n'était pas l'auteur de cet Au vent du jour. Quant au « petit livre » que m'annonçait Toulet, je ne l'ai jamais reçu. Je suppose qu'il doit s'agir des Contes de Béhanzigue, ornés de dessins par Georges de Traz, qui parurent, non du tout à Genève, mais dans la collection « Maîtres et jeunes d'aujour¬ d'hui », aux Éditions A. Crès et Cie, à Paris en QUELQUES DEMANDES 131 1920 (1). Le post-scriptum de la lettre était ainsi conçu : Il y a un sculpteur de talent, et polonais, Clément de Suisanski, qui a exposé au Salon d'automne. Est-il trop tard pour que Vaudoyer (2 ) en dise un mot? En tout cas, qu'il veuille bien ne pas oublier ce nom, et qu'environ mai ou juin, ce même Sui¬ sanski doit faire une exposition chez Brunner, rue Royale. Il ne perdra pas son temps en y allant, et il me fera plaisir, s'il est de mon avis, d'en parler ici et là. Ci-jointes pour lui mes amitiés. Il s'agit d'un sculpteur, polonais en effet, que P.-J. voyait volontiers à Guéthary. Le nom en était Georges-Clément de Swiecinski, Toulet le francisait d'autorité. Jean-Louis Vaudoyer sut découvrir les œuvres de Suisanski et en parla, si j'ai bonne mémoire... Toulet mort, ce Polonais fit un moulage de son visage et l'envoya à tout le monde sauf à moi, ce qui me chagrina. 13 février XX. Guéthary (B.-P.). Mon cher Jackbool, ça vous donnerait-il beau¬ coup de tracas de m'envoyer les numéros où il y a quelque chose de moi, et même le dernier, ainsi que le prochain, doubles, que je les puisse envoyer à mon père, que ça distraira en son Ile de France (3). (1) Voir la bibliographie à la fin de la Vie de P.-J. Toulet, par Henri Martineau. (2) Qui faisait la critique d'art à l'Opinion. (3) Toulet était d'origine mi-béarnaise, mi-créole, et il avait, comme dit M. Martineau (p. 12), « une goutte de sang normand » (on a vu dans une des lettres reproduites ci-dessus qu'il se réclamait d'un compagnon de Guillaume le Conquérant nommé Tolet et la femme de son trisaïeul était « une Corday de la lignée de Corneille »). Son père habitait l'île Maurice et il était venu en France avec sa femme tout exprès pour que 132 TOULET AU BAR ET A LA POSTE Et d'autre fart, si je dispose de mes exemplaires, je m'embrouillerai dans ma copie (1). N'envoyez plus mes morceaux à Marsan (2), je vous prie. Sa revue, je commence à en avoir mar. Voilà trois mois qu'ils font poireauter Chose — or Chose, c'est moi — et plus de façon que la revue d'Edmonde ; ils payent du reste mercurielle- ment. Encore n'en ai-je jamais rien su. Car depuis qu'ils ont commencé d'assouvir leurs rédacteurs — un tas d'enfants de concierges qui, parce qu'ils se sont camouflés en royalistes, se prennent pour des gentilshommes (3) — à un gros sou la ligne, ils n'en ont pas publié une de moi. Quand vous êtes dans la baie de Manille, sur la mer éblouissante et déserte, si vous jetez par-dessus bord une chèvre morte de maladie, une boîte à jeu de croquet, un espion boche, ou n'importe quelle ordure, trois secondes après, vous avez deux cents requins, devant vous, qui se battent. Dites-moi, est-ce que vous prendriez des articles de beaux-arts à la hebdomadaire Opinion ? Et il me semble que personne n'y fait de suite la critique étrangère. Je la ferais bien, littéraire ou artistique, dans les quatre langues (anglais, boche, italiote Paul-Jean naquît à Pau. Celui-ci a parlé, plus d'une fois, de ces îles où il avait passé trois années, de décembre 1885 au 23 octobre 1888 ; il avait 18 ans en y arrivant. (1) Je m'embrouille dangereusement quand je ne sais pas ce qui paraît, de mes papiers, m'avait-il écrit le 10 février. (2) Eugène Marsan était alors rédacteur en chef de la Revue critique des idées et des livres. Je lui envoyais de Toulet ce qui était trop long pour l'Opinion ou ne pouvait convenir. (3) Inutile de dire que rien de tout cela ne concernait Marsan le moins du monde, qui s'occupait uniquement de faire la revue et y réussissait fort bien ; l'administration ne le regar¬ dait pas. La Revue critique était d'ailleurs une excellente revue, et je n'ai qu'à me louer, quant à moi, des rapports que j'ai eus avec elle. Il faut se garder de prendre au tragique les accès de verve de Toulet. QUELQUES DEMANDES 133 ou hespagnol), si on me fournissait les revues qu'on pourrait avoir par échange — et aussi qu'il y eût une solde régulière. En fait, c'est un gros travail. Adieu, mon cher ami. Je crois que je vous ai souhaité une demi-douzaine de fois la bonne année {ne vous fatiguez pas, j. v. p., à me le rendre). Cela suffit sans doute à votre bonheur (1). Je suis invité en Alsace et à Fontainebleau. Ça fait que j'irai peut-être à Paris. Ys Toulet. Et en post-scriptum une fois de plus l'éternelle question (pauvre P.-J., devait-il se sentir dépourvu de manne intellectuelle, dans son Guéthary !) Est-ce que vous recevez des catalogues de bouqui¬ nistes? Et pourriez-vous m'en faire envoyer par ces sombres brutes. Je leur achète toujours de leur marchandise, et ils ne peuvent pas s'habituer à m'envoyer des prospectus de leurs voleries. Les questions de collaboration continuent : 26 février XX. Mon cher ami, Léon Barthou m'engueule, mais d'une façon obscure où j'ai cru démêler que c'était à propos de Z'Opinion. Il a bien raison et je continue à être aussi mécontent que possible de ce que je vous ai (1) J'avais tort, mais Toulet ne se rendait pas très bien compte, évidemment, du nombre de lettres que j'avais à dicter ou écrire chaque jour. 134 TOULET AU BAR ET A LA POSTE envoyé jusqu'ici. Tâchez d'avoir un peu de patience : je finirai bien par trouver l'unisson. Il n'avait pas tort d'être mécontent, car ce qu'il m'envoyait eût peut-être convenu à la Vie parisienne, où il avait collaboré longtemps, mais ne pouvait passer dans l'Opinion, sinon bien rarement... Je résume la fin de sa lettre, car ces questions de boutique sont lassantes. Il s'étonne de ne trouver que deux articles de lui et réclame un compte détaillé de ses honoraires. « Je ne suis pas à Paris, que diable, et je ne puis me renseigner en rien sur cette plage illettrée, non plus que je n'y puis exciter un peu mon cerveau. Soyez gentil, expliquez-moi comment je suis payé et ce qui a passé de moi avant mon règlement de comptes. Marsan est charmant pour moi ; mais je savais bien qu'il ne pourrait pas faire passer mon encre dans cette revue de gardiens de phare. » Eugène Marsan, en effet, ne faisait pas tout ce qu'il voulait à la Revue critique. Ce billet est tracé au-dedans d'une enveloppe, sur la partie interne, au verso de l'adresse, qu'on peut utiliser pour écrire et qu'il a découpé. De même le suivant : Cher Jackbool, une réponse, S. V. P. Il me faut le double des 5 morceaux de moi qui ont paru. Voulez-vous me les faire adresser, gratis ou non, en me disant à qui il faudra m'adresser à l'avenir et ce qu'il faudra payer. Je voudrais vous éviter désormais ces petites corvées. Les revues n'aiment pas beaucoup, en général, faire des services réguliers, l'affranchissement étant une de leurs grosses dépenses, je me faisais ABEL HERMANT 135 un peu tirer l'oreille pour le faire inscrire sur la liste de service. Cette menace de « payer » était destinée à me piquer. Il m'écrit un peu plus tard en me remerciant d'un article sur lui « trop flatteur » : Ça vaut mieux que des coups de pied dans le haut des ïambes. J'aimerais à payer les numéros désormais, dont je tiens nécessité, Pour parler à l'instar des pays de piécettes. Mais quoi! c'est cher, /'Opinion : un franc, Pour la morlingue d'un ascète. Combien la paye Millerand? Faudra-t-il qu'à Biarritz je fasse la poussette, Ou comme Hély de Talleyrand Que je fouille dans mes chaussettes, Quand il n'avait échauguette Ou pignon sur rue ? Devrai-je refiler à quelque antique grue Son pognon? Ah! qu'au moins, pour sauver la face, On me les donne à demi-place; Et tâchez que je puisse m'adresser directement à l'administration sans vous raser. Ys. Paul-Jean. J'avais demandé à M. Abel Hermant, que je voyais alors assez souvent et qui faisait la cri¬ tique des livres au Figaro, de parler de la Jeune fille verte. Ce qu'ayant annoncé à P.-J., il m'écrivit le 24 mars 1920 : Cher ami, j'ai reconnu votre vieille amitié aux soins que vous avez pris envers Hermant. Mais y a-t-il eu quelque anicroche? Je n'ai pas su qu'il 136 TOULET AU BAR ET A LA POSTE ait rien paru de lui. En cas que oui, j'espère que vous aurez mis le Figaro de côté, et me l'enverrez. Car on ne peut se procurer aucun journal dans ce désert. Et il opportunerait que je le remerciasse — j'ai dit : ciasse. —■ Merci mille fois pour le paquet d'Opinions que vous m'avez fait tenir. Est-ce que mon Rubens Escurial passe? — Je voudrais vous envoyer des réflexions et nouvelles à la main sous forme de notes, sur les choses qui se passent ou qui ont passé. Vous pourriez vous en servir comme justification et bouche-trou soit en n'en prenant qu'une partie, soit en vous servant, comme allongement de ce que vous auriez aupara¬ vant délaissé. — Je regrette qu'on ait parlé de mon Polonais, si ça doit empêcher que Vaudoyer le fasse de son exposition. Ys Toulet, à Guéthary (B.-P.). Puis, à la fin d'avril ou dans les premiers jours de mai : ( la lettre n'est pas datée et l'en¬ veloppe est perdue : donc point de cachet postal). Monsieur, Je vous prie de considérer cette lettre comme équivalente à l'envoi de deux témoins. Votre conduite inqualifiable me laissant le choix des armes, et vu la distance, nous nous battrons au téléphone de façon que deux volts et quelques ampères soient échangés sans résultat. Vous m'avouerez que vous auriez bien pu profiter de votre timbre de cinq sous— que je soupçonne d'ailleurs d'être payé par M. Chauveau-Lagarde — pour me ren¬ seigner sur cet article d'Abel Hermant (1). Pensez- (1) Il n'avait pas paru et ne parut jamais. Quant à M. Chau¬ veau-Lagarde, l'Opinion logeait alors dans sa rue. LE CARNET DE M. DU PAUR 137 vous que je puisse le faire dans ce trou et que Guéthary soit quelque chose dans le goût de Bécon- les-Bruyères? Je suppose que Varticle n'a point passé, pour une raison qu'il me serait doux de connaître, et que de là vient la démission de Fiers et Capus, en attendant celle de ce ministre punique dont le nom commence comme une maladie humaine {l'oïdium, — mal de gorge — hé, hé. Mon Dieu que ce Paul-Jean a donc d'esprit). Mais me voyez-vous remerciant Hermant sur la foi des traités. Toujours est-il que je suis un peu handicapé —■ étant réduit à la Petite Gironde — pour traiter d'actualités, outre que j'ai été malade tout le mois dernier, sans être tout à fait remis encore. Tout ce que je pourrais faire, c'est des séries de réflexions sur les événements, de nouvelles à la main, etc. Vous en prendriez ce qui vous serait utile pour assurer la justification du numéro — et vous garde¬ riez le reste, bout à bout avec ce que j'aurais envoyé depuis, pour boucher les trous futurs. Si cela vous agréait, j'aimerais à y mettre un titre continu: « le Carnet de M. du Paur » par exemple. Vous pouvez me répondre tout de suite là-dessus, étant obligé de le faire pour Hermant, à qui, si par cas son article avait passé, il faudrait que j'écrive — j'aimerais bien que ce genre de nouvelles à la main vous plût, étant d'accord avec mon tempé¬ rament, ma santé, et mon éloignement. Vous savez, l'ayant dit vous-même, que c'est ce que je fais le mieux. Il y aurait cette différence avec les Trois Impostures que j'y ai évité l'actualité, et les mouve¬ ments sociaux, coloniaux, politiques, qu'il me fau¬ drait rechercher dans cet aléatoire Carnet de M. du Paur. Adieu, mon vieux Jackbool, Toulet. o 138 TOULET AU BAR ET A LA POSTE J'espère que Vaudoyer reparlera de mon Polonais Clément de Svienski, à propos de son exposition, je lui en serais reconnaissant. Le petit morceau qu'il a fait était très bien. Il faudrait un pendant, mieux up to date. J'acceptai très volontiers le nouveau Carnet ou Calepin de M. du Paur ; c'était peut-être la seule forme dont Toulet pourrait s'accommoder de l'Opinion, quoique je me méfiasse passablement de son économique et même de sa politique. Et en mai il m'écrivait, après avoir réclamé une explication sur la manière dont ses « cacographies» étaient payées : Ces choses-là que j'ai écrites sont exécrables, même Façons de parler, petit travail grammatical. Ma foi, si je ne sais plus parler de grammaire, c'est à désespérer. Enfin, le 7 juillet, il m'envoya cette carte : qui est le dernier mot que j'aie eu de lui : 7 juillet, Guéthary. Je viens, cher ami, de passer les deux semaines les plus cruellement atteintes que j'aie subies depuis bien longtemps. Mais vous connaissez le refrain, à part que, cette fois-ci le couplet me semble plus grave —et si je vous en importune encore, c'est pour m'excuser de ne vous avoir ni répondu, ni rien envoyé du Carnet de M. du Paur. (Calepin vaudrait peut-être mieux: ça a un petit air vieillot.) Votre indication sied tout à fait bien à mon genre de beauté et j'espère qu'après un certain temps d'ac¬ commodation vous n'aurez pas trop à jeter au panier des Opinions de ce vieillard. L'ennui c'est que, LE DERNIER BILLET 139 pour le moment, je suis forcé par ma faiblesse cérébrale de vivre sur mon passé et j'y trouve plus d'art plastique que de littérature. C'est que la littérature m'ennuie depuis bien des lunes. Adieu, Toulet. Deux mois après, presque jour pour jour, le 6 septembre 1920, P.-J. devait mourir dans ce Guéthary qu'il n'avait plus quitté « à l'âge de 53 ans, muni des sacrements de l'Eglise ». J'appris son décès par une dépêche que m'adressèrent Francis de Miomandre et Henri Farge, puis par la lettre de part. Je fus empêché par mon métier de quitter Paris et il ne me fut pas donné de l'accompagner au, cimetière. XIII Malchance de Toulet. — De la douleur d'Être méconnu. OÙ étaient les con¬ naisseurs ? —Merveilles des Contrerimes. — Que jamais on n'a fait chanter plus gen¬ timent le langage. latinismes. Argot. — Epigramme. — La vitrine aux bibelots. Oii ne lui a fait qu'après sa mort le succès que méritait ce grand artiste. Et il y a une bonne raison pour cela : c'est que les deux livres qui le sacrent grand artiste justement, prêts pour¬ tant depuis près de dix ans, les Contrerimes et les Trois Impostures, n'ont paru qu'en 1921 et en 1922, grâce une fois de plus à Henri Marti- neau, que les amis de Toulet et au reste ceux de la littérature française en général ne sauraient jamais assez remercier, car il se peut fort bien que, sans lui, ces deux chefs-d'œuvre se fussent trouvés perdus. Et voulez-vous maintenant songer un peu, pour le plaindre et aussi pour admirer davantage son caractère, à la malchance de P.-J. Toulet ? N'oubliez pas qu'il est l'auteur de deux très beauxlivres, dont l'un au moins, les Contrerimes, est sûrement frappé pour l'éternité, dont l'autre a des chances de l'être, et qu'il ne peut pas ne s'en rendre point compte. Eh bien, il ne réussit même pas à les publier ! Tout lui claque dans la main (comme ces « amis » dont il parle, que l'on met de côté, pour ainsi dire, contre le mal- MALCHANCE DE TOULET 141 heur et qui vous manquent au moment qu'on a besoin d'eux). Le numéro spécial que lui avait consacré le Divan et qui aurait sûrement attiré l'attention sur lui, paraît à la veille même de la guerre et se noie, naturellement. La guerre empêche l'édition de ses Trois impostures, qui ne sorti¬ ront que huit ans plus tard. Lui trouve-t-on un éditeur de poésie : c'est un homme assez curieusement doué pour refuser justement deux des plus charmants poètes de l'époque, et Toulet. Doit-il adapter Comme il vous plaira pour son ami Debussy ? L'affaire échoue, naturellement. Et tout est ainsi pour lui, car il y a sûrement bien des échecs injustes que je ne connais pas... Or, ce n'est pas un petit malheur que d'être méconnu (laissons de côté les airs de bravoure insincères), non, ce n'est pas un petit malheur! Nous croyons tous l'être un peu bien sûr : il y a toujours quelqu'un qui réussit mieux que nous et que nous croyons qui nous est inférieur, qui du moins ne nous est pas supérieur ; ou encore le succès, même modéré, que nous espérions se détourne de nous ou bien ne nous vient plus. Mais tous les écrivains ne sont pas si aveugles : croyez-vous qu'ils se trouvent du génie ? On se juge, bien sûr. Avec indulgence, certes, mais enfin on se juge. C'est ce que faisait Toulet comme les autres... Eh bien,il devait alors se dire qu'il était le poète des Contrerimes, et qu'il ne trou¬ vait pas même d'éditeur, pas même de collabo¬ ration ou à peine ; bref qu'il était complètement inconnu, sans aucune « situation », et non seule¬ ment frustré de la réputation qu'il aurait dû avoir, mais incapable de gagner un sou, quoique pauvre. Son cas était un cas maximum. Il a certainement été très malheureux : mettez-vous 142 TOULET AU BAR ET A LA POSTE un peu à sa place par l'imagination, et vous le plaindrez. Sa santé physique n'a pas dû être amé¬ liorée par son état moral : si le public avait été plus juste pour ses livres, je ne puis m'empê- cher de croire qu'il serait mort moins jeune. Et malgré tout cela, maintenant que vous connaissez ses lettres, dites-moi celle où il laisse passer de l'amertume ! Evidemment, il n'aurait jamais eu qu'un succès d'estime, celui dont il jouit à présent qu'il est mort. Ce sont d'autres qualités que les siennes qu'il faut pour plaire au grand public. Il manquait de l'une des principales qui est de se prendre très au sérieux. Oh ! il avait beaucoup trop de goût pour affecter quoi que ce fût, et notamment un faux détachement de son art, et ce n'est pas lui qui eût tenté de dissimuler sous un sourire de supériorité son amour de la littérature et son espoir d'avoir approché de la beauté quelquefois. Seulement, comme il était l'ironie même, il ne pouvait s'empêcher, lorsqu'il écrivait un roman, de blaguer ses personnages, son sujet, ses lecteurs et lui-même, et le public n'aime pas cela. Il aime que l'auteur le respecte et se respecte : ce qui est doublement ridicule quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent. Mais c'est ainsi. Tous les romanciers à succès (je parle de ceux qui ont obtenu un succès de public spontané) sont sérieux comme des papes, je veux dire qu'ils racontent leur histoire avec un air d'y croire imperturbable¬ ment, et ce n'était pas le cas de notre Toulet. Il faut une certaine naïveté, une certaine fraî¬ cheur, pour être un très grand romancier. D'ail¬ leurs, Toulet usait d'une langue très savante, pleine d'ellipses et de tours rares exquis, dont il fallait être un peu humaniste pour bien sentir MERVEILLES DES <( CONTRE RIMES » 143 toutes les délices. Hélas! il est peu d'huma¬ nistes ! C'est pourquoi Toulet ne pouvait s'adres¬ ser qu'à un public restreint (et qui serait plus restreint que jamais en ce moment où quatre lecteurs sur cinq, même écrivains eux-mêmes, sont à peu près insensibles aux cadences du lan¬ gage). Encore, et même des connaisseurs, pou¬ vait-on trouver ses romans un peu légers dans la main. Mais les Contrerimes et VAlmanach des Trois Impostures, comment leur résister ? (1). Ces Contrerimes, on n'y trouve que des poèmes fort brefs, mais tous parfaits, tous exquis. Ils se divisent en trois parties : d'abord les « contre¬ rimes » à proprement parler, qui sont généra¬ lement en vers alternés de six à huit pieds sur le modèle de cette merveille : Toute allégresse a son défaut Et se brise elle-même. Si vous voulez que je vous aime, Ne riez pas trop haut. C'est à voix basse qu'on enchante Sous la cendre d'hiver Ce cœur, pareil au feu couvert Qui se consume et chante. Ou encore de cette autre : L'immortelle et l'œillet de mer Qui pousse dans le sable, La pervenche trop périssable, Ou ce fenouil amer Qui craquait sous la dent des chèvres, Ne vous en souvient-il? Ni de la brise au sel subtil Qui nous brûlait aux lèvres? 1. J'ai parlé des Trois Impostures au chapitre VI. 144 TOULET AU BAR ET A LA POSTE Puis viennent, en octosyllabes, les Dizains et les Chansons. Parmi les premiers il faut donner à titre d'exemple : L'un vainqueur ou l'autre battu, Ces beaux soldats qui vous ont faite Gardaient jusque dans la défaite Le sourire de leur vertu. Vous, pour avoir rendu les armes, Je vous trouve fondue en larmes Et qui m'insultez entre tant. Que si l'on doit toute sa vie Déplorer l'éclair d'un instant, Mieux vaut coucher sur son envie. Et parmi les Chansons ceci, peut-être : Dans Arle où sont les Aliscans, Quand l'ombre est rouge, sous les roses, Et clair le temps, Prends garde à la douceur des choses. Lorsque tu sens battre sans cause Ton cœur trop lourd, Et que se taisent les colombes: Parle tout bas, si c'est d'amour, Au bord des tombes. Enfin, ce sont les Copies, suite de quatrains alternant avec des distiques, en alexandrins : Ici repose Henry de Bruchard; si la cendre Dormait, d'un si beau feu. Trahi dans son propos, France, il tomba le jour qu'il ne te put défendre, Comme un fer suspendu, qu'outrage le repos. Jardin qu'un dieu sans doute a posé sur les eaux, Maurice, où la mer chante, et dorment les oiseaux. MERVEILLES DES « CONTRERIMES » 145 Jamais, depuis Moréas ou Mallarmé, on n'avait vu poète plus sensible à la cadence et à l'har¬ monie du français que notre Toulet, ou qui fît plus exclusivement ses vers pour l'oreille (comme s'il était au reste quelque autre manière de faire des vers que celle-là !). Ce n'est pas qu'à la rime il sacrifie la raison ; ce n'est pas qu'il considère les mots comme de simples notes de musique, à la façon de Mallarmé, ou que, tel Moréas, il estime que le thème du poète, c'est exclusive¬ ment le lieu commun. Mais bien souvent ses poèmes sont presque sans sujet et, s'il a quelque argument, c'est si peu de chose qu'autant dire que ce n'est rien. Ah ! il ne donne pas grande importance, à l'« inspiration » au sens romantique du mot, ce Toulet, il n'est pas orateur et dis¬ cursif pour un sou ! Le rythme et la rime, pour lui, c'est tout. Mais jamais on n'a fait chanter plus gentiment le langage. Ses plaisanteries mêmes, dans les Contrerimes, reposent sur le son ; ce sont des traits d'esprit comme en pourrait faire un musicien au moyen de son instrument : Deux vrais amis vivaient au Monomotapa ... Jusqu'au jour où Vun vint voir Vautre, et le tapa. Ou bien : J'ai connu dans Séville une enfant brune et tendre. Nous n'eûmes aucun mal, hélas ! à nous entendre. Ou encore : Les trois princes Pou, Lou et You, Ornement de la Chine, Voyagent. Deux vont à machine Mais Y ou, c'est en youyou (etc). 146 TOULET AU BAR ET A LA POSTE Certes, Toulet ne prétend pas toucher de la grande lyre ; il se contente de ses pipeaux, mais la chanson est ravissante : Tandis qu'à l'argile au front vert Dessus ton front haussée, Perlait le fleur d'une eau glacée, Les dailleurs, à couvert: « Enfant, riait leur voix lointaine, Voilà temps que tu bois. Si Monsieur Paul est dans le bois, Avise à la fontaine. « Mais avise aussi de briser Ta cruche en tournant vite. Ah! que dirait ta mère. Evite Son bras. Prends le baiser. » ... Le temps était couleur de pêche. Sur le Saleys qui dort Un oiseau d'émeraude et d'or Fila comme une flèche. Et la langue de Toulet! Il use de la syntaxe avec une extrême liberté, mais, jusque dans ses familiarités les plus extrêmes, s'il force un peu la grammaire, c'est d'une manière à ne point lui déplaire : il la tire vers le latin et ses fautes sont en quelque sorte de bonnes fautes, et faites dans le sens naturel de la langue. Il est elliptique jusqu'à l'obscurité, mais aimez-vous les auteurs redondants ? Ces moires dont Zépyhre incline la prairie, Ou si quelque déesse invisible a passé, Ainsi courait Camille. Ainsi passa Marie: Sur l'herbe et dans mon âme, ô méandre effacé. LATINISMES 147 Quelle différence avec cette syntaxe arbitraire qu'employait un Mallarmé ! Lui, il n'oublie jamais le latin : La nuit fut; ni, rentrés chez moi, Tes fureurs plus de mise. Il admet les tournures les plus familières auprès des plus rares, et il a bien trop de goût pour exclure même l'argot ; dans plusieurs de ses pièces, on respire quelque parfum de Villon, comme dans cette épigramme que je donne tout d'abord sous sa forme parfaite : Industrieux fils de Dédale Qui ressuscitez dans Paris — Pourquoi, fy entrave que dale (1) — Tant de singes en vains péris, Et de quoi sert que Dieu les tue Si vous nous fichez (2) leur statue? — Il faut vivre, se faire un nom... — Eh! qui de savoir s,évertue, Par la racine ou non, Comment vous mangez la laitue? Mais peut-être sera-t-on curieux de connaître la première version de ce dizain (j'en ai le manus¬ crit sous les yeux) : Industrieux fils de Dédale Qui ressuscitez dans Paris Tant de singes en vain péris, Pourquoi, fy entrave que dale, A quand le tour de leur guenon? (1) Je n'y comprends rien. Tout le monde entendait cet argot. (2) Le mot est pris à la fois au sens propre et au sens argotique. 148 TOULET AU BAR ET A LA POSTE Mais (1 ) de quoi sert que Dieu les tue, Si Von nous fiche leur statue? — Il faut vivre, se faire un nom... — Qui diantre à savoir s'évertue (2). Puechs ! si vous vivez (3), ou non ? Mon Dieu, j'entends bien que notre Paul-Jean Toulet n'aura jamais qu'un public étroit : ce sont là jeux de lettrés les plus raffinés et exquis. Ainsi les épigrammes de l'Anthologie ; — et ceci n'en est-ce point une ? Etranger, je sens bon. Cueille-moi sans remords : Les violettes sont le sourire des morts. On aimerait que ce distique fût gravé sur la tombe du poète qui l'a écrit. Rangeons les vers de Toulet, poeta minor, à côté de ses proses, dans la vitrine où l'on dispose pour la postérité les minuscules et précieux bibe¬ lots de nacre, de cristal, d'émail, d'ivoire et d'or. (1) Correction : Et. (2) Correction : Le diantre! Et qui donc... (3) Première correction : que vous viviez. Deuxième : à vous nourrir. Troisième : pour qu'ils mangent ou non. Les deux derniers vers sont ainsi refaits au crayon, au haut de la page : Puechs, faut-il qu'on s'évertue — Le diantre, à vous — nourrir — ou non (au-dessous cette autre version : j'aime mieux non). Enfin, les deux derniers vers sont refaits une fois encore au verso et y prennent cette forme : « Le diantre! Et qui donc s'évertue — Que les Puechs vivent ou non » (au-dessus de : que, l'auteur a écrit : si). TABLE DES MATIÈRES I. — Architecture « 1900 ». — Le Bain de Cuir. — Lettre de politesse. — Louis de La Salle. ■— Les milieux intellectuels avant la guerre. — Que le monde intellectuel n'est pas à gauche. — Ecrivains « rive gauche » et irive droite ».—• Une petite «vie inimitable». — Fleurs fanées. — La Salle et ses dégoûts. — De Vantipathie pour le peuple en général. — Virulence de La Salle. — Son roman à clé. — Ses vers 7 II. — Le bar de la Paix. — Jerry Shaw chez M.Choufleury. — Les habitués du jeudi : Jean-Louis Vaudoyer, Emile Henriot, Henri Chervet, Edmond Jaloux, Eugène Marsan, François Fosca, Henri Farge, Jean Girau¬ doux et quelques autres. — Les dames. — Cur- nonsky. — Les « clubs sandwiches ». — Toulet et ses nerfs. — Un soir, au dîner de l'Echelle. •—• Sa conversation. — Dandysme intellectuel. —■ Départ pour le Bordelais. — Un dizain sur le coursing. — Une lettre sur les « bêtes sportives » 22 III. — 1912-1913. — Ses lettres. — A propos d'éditions critiques. —\ Envoi du ma¬ nuscrit de la Princesse de Colchide.— Corrections. — Une contrerime inédite.. . 35 IV. — 1913-1914. — Antiquaires. — 150 TOULET AU BAR ET A LA POSTE Les Conteeeimes doivent paraître en octobre.—La chorégraphie de Nijinsky. — Le théâtre Astruc et la première du Sacre du Printemps. — Le château de la Rafette. — Billet 46 V. — 1914. — Nouveau projet d'édition des Contrerimes et des Trois Impostures. — La Revue critique des Idées et des Livres. — A propos de Sylvie et de Gérard de Nerval. — « Style alerte et phrases courtes ». — Envoi du manuscrit des Trois Impos¬ tures. — Commissions diverses 53 VI. ■— Quelques variantes exquises. — Style pur. — Défaite de l'écrivain. — Beautés de tour. — Fragments inédits des Trois Impostures. ■— Pour la bonne bouche.. . 61 VII. ■— Le numéro spécial du Divan. — Une étude sur Toulet 73 VIII. — Un auteur sans petitesse. — Une lettre « élégante ». — « Ecrivain de race ». — Défense de Nane 86 IX. — La guerre, 1914-1915. •— Son désir de s'engager, son antidéfaitisme. — Quelques petites choses à prendre. — Xéno¬ phobie. — Cadeau de Noël. ■— Il faut « dépecer l'Allemagne » et prendre la fron¬ tière du Rhin pour ne pas recommencer « dans vingt ans ». — Défaut d'imagination. — A propos d'une blessure. — Confusion d'adresses. — Il voudrait servir en Orient. — Tous mes amis au front. — Nos alliés vont « nous rouler comme un chapeau d'Au¬ vergnat au jôur de la paix » 91 X. — 1916-1917. — Mauvaise santé et TABLE DES MATIÈRES 151 silence. — Blessure de juillet 1917. — « 165.000 prisonniers allemands ». —- Une nouvelle revue. — Au pays de Gérard de Nerval. — Lazare Sainéan. —■ Félici¬ tations. — Projet de traduction d'As you like it. — Gémier et Debussy 104 XI. — 1918. — Comme une fantaisie. — Caillaux et Malvy. — Au chevalier Jac¬ ques Boulenger, aviateur. — Projet d'une Académie de Grammaire. — Des ar¬ chers gascons calomniés. — Héroïsme dans le goût. — Un cas de conscience grammatical. — Trouver une collaboration. —• Nuances de style et autres 111 XII. — 1919-1920. — Si l'on reprend le Bon Ton... —■ « Les Idioties nuageuses de Wilson leI ». —• Dunoyer de Segonzac. — Dans trois mois les Contrerimes. •— Le syndicat Shakespeare. — Collaboration difficile à l' Opinion. —- La Jeune fille verte. — Questions de boutique. — Les Contes de Béhanzigue ? — « Clément de Suisanski ». — La Revue critique. —• Rapports avec Z'Opinion. — Abel Her- mant a-t-il fait un article? — Je réponds peu. — Encore le Polonais. — Le Calepin de M. du Paur. — Le dernier billet. ... 122 XIII. — Malchance de Toulet. — De la douleur d'être méconnu. — Où étaient les connaisseurs ? ■— Merveilles des Contre- rimes. — Que jamais on n'a fait chanter plus gentiment le langage. —■ Latinismes. -—■ Argot. — Epigramme. — La vitrine aux bibelots 140 ACHEVÉ D'IMPIUMER LE NEUF OCTOBRE MIL NEUF CENT TRENTE-CINQ SUR LES PRESSES DE L'IMPRIMERIE ÀLENÇONNAISB (ANCIENNES MAISONS POULET-MALASSIS, RENAUT- DE BROISE ET G. 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