Ire Année N° 2 LE BEAU NAVIRE REVUE DE LA POÉSIE 10 Décembre 1934 POÈMES DE HENRY CÉARD - FERNAND FLEURET MAX JACOB - ROBERT HOUDELOT LE «BAUDELAIRE» de M. VALÉRY par MAURICE CHAPELAN Ce numéro : 2 fi*. 50 LE BEAU \AVIHE REVUE DE LA POÉSIE Paraît dix fois l'an Le Rédacteur en chef : MAURICE CHAPELAN et les Secrétaires de la Rédaction : ROBERT HOUDELOT et LUCIEN BASTARD reçoivent le Ier et le y Samedi de 4 h. à 6 h. au Siège de la Revue : 19, Rue Bellier-Dedouvre, PARIS (XIII ABONNEMENT ANNUEL FRANCE : 20 francs. ÉTRANGER ; 3Q francs. ÉDITION DE LUXE sur Hollande Van Gelder tirée à 21 exemplaires numérotés vendus par abonnement : 8Q francs. Les signataires sont seuls responsables de leurs articles. Les manuscrits ne sont pas rendus. LE BEAU NAVIRE ne publie que de l'inédit. Reproduction et traduction interdites pour tous pays. — POÈMES 17 - SUR LA VICTOIRE DE SAMOTHRACE A l'avant d'un navire au vent de la Gloire emportée, Lorsque tu l'aperçois, sans tête, sur son piédestal, O passant curieux qui veux connaître quel brutal S'est rué sur cette statue et l'a décapitée, Va, demande à Scopas! — Sur un cap il l'avait sculptée Pour célébrer les Grecs vainqueurs dans un combat naval; Mais le visage, qu'il créa joyeux et triomphal, Soudain s'est affligé devant la mer ensanglantée. Quand ses regards de pierre, au loin, contemplèrent les [eaux Roulant tous les enfants d'Hellas morts avec leurs vaisseaux, La statue a pleuré si fort qu'en haut du promontoire, Scopas lui fracassa la tête à grands coups de maillet Afin qu'on ne vit pas le flot de larmes qui coulait, Qui coulait, jour et nuit, des yeux tristes de la Victoire. Henry Céard. - 18 LE BEAU NAVIRE A MES AMIS DE 1914 Mesdames et Messieurs, il est dit que Jean Bart, Devant paraître en Cour se fit faire un tabar, Une veste, un gilet, et même une culotte, Qui, pour n'avoir pas l'air trop à la matelotte, Etaient tout brodés d'or, l'endroit comme l'envers. Ainsi, bien qu'il fût raide, il marchait de travers Et se sentait blessé par cette garniture, Plus que le point coupé contraire à sa nature. Peut-être que, malgré la brosse et le savon, Il embaumait toujours la poudre et le goudron. L'exemple peut servir : Jean court encor la poste, Et rit de ces héros qui sont dans l'Arioste. Quel discours Du Dézert vous aurait-il brodé, Lui qui vous plut jadis si mal raccommodé, Au temps où pour vingt sols on buvait quatre verres Et que l'on trouvait bon le métier des galères? Non, Messieurs mes Amis, vous ne l'attendiez pas! Dites que nous marchons toujours du même pas Nonchalant, vers la Mort ou la Gloire, il n'importe; — POÈMES 19 — Que midi comme il vient chacun trouve à sa porte, Et que rien aujourd'hui ne saurait nous forcer A déguiser nos voix, ni même à les fausser, Mais que rien n'est si doux, dussions-nous être bêtes, De chanter la Sirène entre gens « bien honnêtes »... O, bons Galériens, nous avons vent debout, L'eau saumâtre, non plus, n'est pas de notre goût. Il fait noir. Il se peut que sur nous il crachine, Mais en fermant les yeux l'on voit Vénus marine!... Fernand Fleuret. (alias Louvigné du Désert.) — 20 LE BEAU NAVIRE ACTUALITÉS ÉTERNELLES I. — Crucifixion Le mot « fragile » convient à cette machine à gros clous dans la chair de Dieu -— délicates choses d'épines qui lui entrent dans les yeux. — Ce qui reborde la plaie c'est le sang neuf, le pus gonflé — On ne voit rien de par terre le chirurgien doit voler — fièvre et brûlure au fer vif que je le sente en figures monarque sur ce fil en bois Vous, entre ciels et verdure, Déchire-toi, lumière d'éclipsé formidable P. P. C. du Dieu à ses créatures! Le ciel est analgésique Sur l'étable de l'univers qui mugit à tous les vents — POÈMES 21 - le ciel est convalescent. Les astronomes, les chiens souffrent d'un flux électrique Du nouvel esprit chétien c'est l'horrible accouchement dans le linge et dans les piques. II. — Prière Obtenir la Pénétration ! Ouvrez-vous ! Quand, en forme de rivages et d'huîtres, tout le ciel prendra-t-il l'inté¬ rieur de mes côtes? Si je Vous aimais, si je vous aimais, je deviendrais un Prisme. Max Jacob. - 22 LE BEAU NAVIRE — PRIERE POUR UN JEUNE PRETRE VIVANT Ce jeune homme, mon Dieu, qui passe, ce jeune homme Grave, et pourtant joyeux, doux et timide comme Une vierge que rien encore ne troubla, j'ignore son mérite et j'ignore s'il a La persuasion divine de l'Apôtre, Mais, chose que jamais je n'admis pour un autre, j'incline devant lui mon indomptable orgueil Malgré moi, malgré tout, et je lui fais accueil Simplement, au plus beau de mon âme, et j'envie La certitude immense et forte de sa vie. Et bien que mon cœur las ne sache plus les mots, Les humbles mots, mouillés de pleurs ou de sanglots, Qui viennent à vos pieds en mourante prière, Je trouve encore un cri de désespoir, ô Père, Un dernier cri pour vous supplier de laisser Ce prêtre parmi nous, malgré votre colère — POÈMES - 23 - De l'homme fourbe et dur qui ne sait qu'offenser... Si l'amour et la foi, la grâce et le génie Ont vu rompre déjà leur divine harmonie, Si l'antique beauté n'est plus qu'un souvenir, Si nous ne savons plus ni vivre, ni mourir, Et si nous attendons les temps de l'Evangile Lâchement, tristement, avec l'espoir fragile Que peut-être, ô mon Dieu, Vous nous épargnerez Parce que vous aurez les dix justes sacrés, Laissez-nous ce jeune homme et qu'un jour il réponde Avec toute sa foi tranquille qui l'inonde, Avec tout son amour, lorsque Jésus viendra Glorieux et vengeur, lorsque résonnera La stridente trompette aux quatre coins du monde Et que lui seul, parmi notre terreur profonde Incarnera l'espoir des suprêmes pardons, Laissez-nous ce jeune homme, et lorsque nous tendons Notre bouche fiévreusement au fruit infâme Qu'est la chair affolante et triste de la femme, Qu'il passe simplement comme il passe aujourd'hui, Noble, doux et pensif, et nos regards sur lui S'attacheront, sans plus quitter sa robe noire, Et nous nous sentirons soudain heureux de croire Que tout n'est pas perdu, puisqu'il est parmi nous Pour nous aimer et nous dire que ses genoux - 24 LE BEAU NAVIRE — Quotidiennement s'useront sur la pierre Dans la même inlassable et fervente prière Afin que nos péchés n'irritent pas le ciel Et n'en viennent à nous attirer le cruel Châtiment qui tomba sur Gomorrhe et Sodome... Mon Dieu, je voudrais être ainsi que ce jeune homme, Avoir le droit d'absoudre et le droit de bénir, Et je voudrais qu'il pût un jour m'appartenir De mener mon troupeau vers la droite du Père... — Hélas! Sans Vous trouver je Vous aurai cherché, Et j'aurai, pour tromper ma honte et ma misère, Mordu plus âprement au pain noir du péché... Robert Houdelot. — BAUDELAIRE & VALÉRY 25 - LE « BAUDELAIRE » DE M. VALERY En 1926, M. Valéry écrivait une Introduction aux Fleurs du Mal publiées dans la collection Prose et Vers, chez Payot. Cette étude célèbre fait partie du recueil Variétés II, sous le titre Situation de Baudelaire. Bien qu'elle date de plus de huit ans, elle ne cesse point d'être actuelle, et je m'étonne qu'on n'en ait jamais donné, du moins à ma connaissance, une appréciation exacte, car elle mérite qu'on l'étudié de près pour plusieurs rai¬ sons. Si Baudelaire a été l'objet d'un nombre considérable d'articles, d'essais et d'ouvrages, il y en a peu qui valent d'être retenus. Parmi un fatras où les fantaisies les plus absurdes se mêlent aux ténèbres d'une certaine critique universitaire, un petit faisceau de rayons éclairent la physionomie du poète, et la plupart ont été projetés par des artistes. Bourget, Barrés, Léon Daudet, Gide, Valéry et, plus récemment, Suarès : voilà quelques-uns de ceux qui ont su voir, et faire voir, un aspect du génie. Mais un critique qui n'est pas que cela et qui écoute battre son cœur au contact de la beauté, ou vibrer les pointes les plus fines de son intelligence; en d'autres termes, un critique qui se laisse émouvoir jusqu'en cette partie secrète de soi-même où le créateur sommeille, tend à tirer à soi son modèle, à lui imposer sa forme, ou — ce qui revient au même — à se mirer en lui complaisamment. Imaginez, en outre, qu'il ait l'amour de la - 26 LE BEAU NAVIRE — rigueur et le goût très vif des mille jeux d'un esprit se renvoyant à l'infini sa propre image — ô Narcisse! — vous pressentirez la relativité de ses jugements et j'aurai nommé M. Valéry. Toutefois, avant d'examiner les déformations que cet excellent poète a fait subir à un grand poète, je rends hommage à une étude qui nous propose, en vingt-six pages écrites dans la per¬ fection, plusieurs aperçus ingénieux ou profonds sur le classi¬ cisme, le romantisme, l'art de Victor Hugo et la poétique d'Edgar Poe. Elle contient également sur Baudelaire quelques remarques très pertinentes. M. Valéry a bien marqué ce qu'il appelle lui- même son importance, c'est-à-dire le retentissement inouï de son œuvre non seulement chez nous, mais aussi — et voilà, certes, qui est notable de la part d'un poète français — en Europe et dans le monde. Il a bien saisi encore quelle force ce lui fut de porter en soi un critique et quel charme émane de ses vers, quels miracles ils sont. Mais le lecteur qui se ferait une opinion de Baudelaire à travers M. Valéry en emporterait une image inexacte. Il en découvrirait l'importance, soit, mais sa gran¬ deur lui échapperait; il prendrait l'idée d'un artiste dont l'ori¬ ginalité n'est que de seconde main et dont les plus beaux poèmes ne sont guère que la combinaison d'une influence outre-océane avec la volonté déterminée froidement de s'opposer à ses con¬ temporains. C'est cette double erreur fondamentale, à la fois psychologique et historique que je voudrais expliquer et recti¬ fier, ainsi que la conclusion étonnante à laquelle elle entraîna son auteur. Page X, M. Valéry se place dans la situation d'un jeune homme qui arrive en 1840 à l'âge d'écrire, et il nous dit : « Il est nourri de ceux que son instinct lui commande impé¬ rieusement d'abolir... Il s'agit de se distinguer à tout prix d'un — BAUDELAIRE & VALÉRY 27 - ensemble de grands poètes exceptionnellement réunis par quelque hasard, dans la même époque, tous en pleine vigueur. Le problème de Baudelaire pouvait donc, — devait donc, — se poser ainsi : « être un grand poète, mais n'être ni Lamar¬ tine, ni Hugo, ni Musset. » C'est diminuer singulièrement Baudelaire, et de deux choses l'une : ou M. Valéry fait une confusion fâcheuse, ou il dénie à l'auteur des Fleurs du Mal toute espèce de génie. Je m'explique. 11 existe, en art, deux sortes d'originalités : l'une factice, l'autre profonde; l'une que l'on revêt, comme un habit d'arlequin dont chaque pièce serait taillée dans le manteau des autres, l'autre qui jaillit du fond de l'être; l'une que l'on a poursuivie, l'autre qui s'est imposée à soi. Ou bien : il y a ceux qui atteignent l'ori¬ ginalité par exhaussement et ceux qui, la possédant, la domi¬ nent. Qui ne voit que la seconde seule est la vraie et qu'elle est le propre même du génie? Cependant, M. Valéry invoque le témoignage du poète lui- même : « Baudelaire écrit dans son projet de préface aux Fleurs du Mal : « Des poètes illustres s'étaient partagés depuis long¬ temps les provinces les plus fleuries du domaine poétique, etc. Je ferai donc autre chose... » Témoignage sans valeur. Baudelaire écrivit cela au moment qu'il préparait la seconde édition des Fleurs du Mal, en 1861. Dans sa pensée, cette préface, à quoi d'ailleurs il renonça, devait dissiper le « malentendu » qui avait causé sa condamnation et le venger, par l'ironie, de ceux qui persistaient à le méconnaître. Au reste, dans la phrase qui nous occupe, il ne fait que repren¬ dre l'idée des « Petits moyens de défense » que lui avait envoyés Sainte-Beuve avant le procès de 1857. - 28 LE BEAU NAVIRE — M. Valéry nous présente de la sorte, non point Baudelaire, mais le masque qu'il s'était posé sur le visage et qui trompa ses contemporains : celui d'un artiste volontaire et froid. N'avait- il pas ajouté, à la suite de la phrase citée par M. Valéry : « Il m'a paru plaisant, et d'autant plus agréable que la tâche était plus difficile, d'extraire la beauté du Mal. Ce livre, essen¬ tiellement inutile et absolument innocent, n'a pas été fait dans un autre but que de me divertir et d'exercer mon goût passionné de l'obstacle. » Ce que M. Valéry a résumé hardiment par « ... Je ferai donc autre chose... »! Il n'y a pas aujourd'hui un lecteur fervent de Baudelaire qui ne sache que cela était, et n'était seulement qu'une attitude. Et s'il faut un texte pour l'affirmer, qu'on relise une fois de plus ce fragment de lettre à Ancelle, du 18 février 1866 : « Faut-il vous dire à vous, qui ne l'avez pas plus deviné que les autres, que dans ce livre atroce j'ai mis tout mon cœur, toute ma tendresse, toute ma religion (travestie), toute ma haine? 11 est vrai que j'écrirai le contraire, que je jurerai mes grands dieux que c'est un livre d'art pur, de singerie, de jonglerie, et je mentirai comme un arracheur de dents. » L'accent de la sincérité pénètre, on ne s'y trompe pas. Donc, sinon dans leur forme et leur art, du moins dans leurs thèmes et dans ce quelque chose d'irréductible qui est le secret du génie, — et que M. Valéry, homme rigoureux, me pardon¬ nera de désigner aussi vaguement, puisqu'il a consenti d'écrire à propos du prestige baudelairien les mots charme et miracle, — Baudelaire a subi ses poèmes. 11 est dans les Fleurs du Mal comme Pascal dans les Pensées, Laclos dans Les Liaisons Dan¬ gereuses, Benjamin Constant dans Adolphe; être double, acteur — BAUDELAIRE & VALÉRY 29 - et témoin, qui dissèque le cœur des hommes à travers le cœur , d'un homme : le sien. Mais pourquoi, je vous prie, cette déformation du modèle? Parce que, pour étudier Baudelaire, M. Valéry ne se soumet pas à son objet, au contraire, il l'assujettit; il lui prête ses pro¬ pres préoccupations, il lui fait une raison d'Etat de ce qui aurait été la sienne en 1840, et qui le fut, en effet, environ 1890. Deuxième erreur, plus lourde, plus injuste à l'égard de l'au¬ teur des Fleurs du Mal, M. Valéry écrit page IX : « Il était né sensuel et précis; il était d'une sensibilité dont l'exigence le conduisait aux recherches les plus délicates de la forme; mais ces dons n'eussent fait de lui qu'un émule de Gau¬ tier, sans doute, ou un excellent artiste du Parnasse, s'il n'eût, par la curiosité de son esprit, mérité la chance de découvrir dans les ouvrages d'Edgar Poe un nouveau monde intellectuel... Son talent en est transformé; sa destinée en est magnifiquement changée. » Eh bien, non! Je répondrai par des dates et par des témoi¬ gnages, l'un de ces derniers pris dans Baudelaire lui-même. En décembre 1858, il écrit, dans une lettre à M. Armand Fraisse, rédacteur du Salut Public de Lyon : « En 1846 ou 1847, j'eus connaissance de quelques fragments d'Edgar Poe : j'éprouvai une commotion singulière... Et alors, je trouvai, croyez-moi si vous voulez, des poèmes, et des nou¬ velles, dont j'avais eu la pensée, mais vague et confuse, mal V ordonnée, et que Poe avait su combiner et mener à la perfec¬ tion. » Retenez cette date : 1846 ou 1847. Or, d'après Prarond, une quinzaine de poèmes qui devaient prendre place dans l'édition de 1857 étaient achevés avant la fin de 1843. Et Asselineau - 30 LE BEAU NAVIRE — raconte que Baudelaire, en 1850, lui « montra chez lui, dans un logement proche du boulevard Poissonnière, le manuscrit de ses poèmes magnifiquement copié par un calligraphe, et qui formait deux volumes in-40 cartonnés et dorés. C'est ce manus¬ crit qui a servi pour l'impression des Fleurs du Mal ». On est obligé de conclure, avec M. Jacques Crépet, que « Les Fleurs du Mal de 1857, pour leur pluralité, ont été écrites entre 1840 et 1850. » Ajouterai-je que l'édition de 1857, qui compte cent poèmes, comprend ces pièces sans rivales où frémit le meil¬ leur Baudelaire, et qui se nomment : Bénédiction, Une Cha¬ rogne, Le Balcon, Le Flambeau vivant, Le Beau Navire, Cau¬ serie, les deux Crépuscules, les deux Femmes Damnées, etc...? Au vrai, tout Baudelaire. Ces cent poèmes eussent suffi à sa gloire, et son influence sur notre littérature n'eut pas été moindre qu'elle a été. La justice exige qu'on écrive que Baudelaire n'a pas subi — sinon quantitativement, comme le vin s'ajoute au vin, et non qualitativement — l'influence de Poe, mais qu'il s'est reconnu dans Poe. 11 n'y a pas eu précession et découverte, mais simul¬ tanéité et reconnaissance. Cette fois à nouveau, si M. Valéry s'est égaré, c'est en songeant à soi-même. 11 semble bien qu'il ait résolu le problème Baude¬ laire-Poe comme les historiens littéraires de l'avenir résoudront le problème Mallarmé-Valéry. Mais si Mallarmé, conséquence de Baudelaire, fut le principe de l'auteur de La Jeune Parque, prenons garde d'oublier que les conséquences d'un principe ne le dépassent jamais. J'y reviendrai plus loin. Quant à Poe, le service que lui a rendu Baudelaire est ines¬ timable, ce que M. Valéry a suffisamment marqué. Non seu¬ lement il l'a révélé à la France, mais à l'Angleterre et aux Etats- — BAUDELAIRE & VALÉRY 31 - Unis eux-mêmes. Il a revêtu les idées de l'Américain du rayon¬ nement de sa forme créatrice et, pour tout dire, la pensée de Poe est plus belle et plus grande dans son habit à la française. J'en arrive à la conclusion de M. Valéry, plus étonnante, je crois, que le fond même de son essai : « Mais la plus grande gloire de Baudelaire, comme je l'ai fait pressentir dès le début de cette étude, est sans doute d'avoir engendré quelques très grands poètes. » Et de citer Verlaine, Mallarmé, Rimbaud. Que cela soit la plus grande gloire de Baudelaire, cela veut dire, si j'entends bien, qu'ils l'ont dépassé. Je laisserai de côté Verlaine et Rimbaud pour n'examiner que le seul Mallarmé, celui des trois que préfère M. Valéry. N'écrit-il pas : « Quant à Stéphane Mallarmé, dont les premiers vers pour¬ raient se confondre aux plus beaux et aux plus denses des Fleurs du Mal... ». Il est vrai que les premiers poèmes de Mallarmé ont un accent baudelairien; on est frappé par la communauté des thèmes et des expressions; quelques-uns même semblent être des pastiches. Parlant des hommes de lettres malheureux, Baudelaire dit qu'ils sont résignés Et tettent la douleur comme une bonne louve. Mallarmé s'empare du premier hémistiche et refait le second : Ils tettent la Douleur comme ils tétaient le rêve. Comparez la musique haletante et chaude des syllabes comme une bonne louve, au té-té-le-ré de Mallarmé. Peignent-ils le spleen, au renouveau, qui les accable, l'un écrit : Le printemps adorable a perdu son odeur. - 32 LE BEAU NAVIRE — Et l'autre : Le printemps maladif a chassé tristement L'hiver. Que l'on veuille bien comparer encore certaines strophes du Poison à certaines autres du Guignon, et surtout Le Léthé au sonnet Angoisse, et l'on verra si ce dernier n'a pas l'air d'être un pastiche, très inférieur au modèle, tout gonflé, adroitement certes, de ce qui n'est pas le meilleur Baudelaire. Cela, bien entendu, n'enlève rien à la puissance poétique d'Hérodiade, de L'Après-Midi d'un Faune, du Tombeau d'Ed¬ gar Poe, etc..., ces pièces admirables où le second Mallarmé s'égale peut-être à Baudelaire, mais ne le dépasse point, demeurant, en tout cas, moins important. Je laisse à d'autres le soin d'établir dans quelle mesure l'éclosion de M. Valéry peut ajouter à sa gloire. Ma conclusion? Il faut laisser et maintenir Baudelaire à sa vraie place, qui est très haute. Cette tâche ne paraît pas inutile lorsqu'on sait que le Ier novembre M. Randolp Hughes a publié dans Le Mercure de France un Baudelaire et Balzac, dont le moins qu'on puisse dire est qu'il est l'œuvre d'un homme à la fois très prétentieux et parfaitement mal élevé. Mais d'autres que moi se préparent à répondre à ce gentleman sur le ton voulu. Maurice Chapelan. Gérant M. CHAPELAN Imp. J. CHAFFIOTTE, 71, Rue Bobillot. Paris-13' LES EDITIONS DE LA REVUE LE BEAU NAVIRE se chargent de publier à des prix avantageux et sous une forme très soignée les ouvrages de vers qui auront été retenus par son comité de lecture. ' • V- ^ :