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Ces pièces, les premières à nous parvenir de France non-occupée, ont été écrites par un écri¬ vain français qui n'a pas besoin d'être présenté au lecteur canadien. En nous les envoyant, René Schwob, qui n'avait pas jusqu'ici abordé le genre dramatique, nous écrit : ... "pendant que le destin du monde est en train de se jouer, il me semble impossible d'écrire rien d'autre que des paraphrases évan- géliques". Ces quelques mots suffisent à nous faire comprendre dans quel esprit les trois pièces que nous présentons au public ont été écrites. Ces mystères nous sont dédiés par René Schivob qui nous écrivait le 4 avril 1941, de Vence, Alpes Maritimes : "Je vous redis encore ma profonde joie de pouvoir être lu des Français du Canada et d'être l'un des premiers à paraître dans votre collection si Dieu permet à celle-ci de voir le jour". Les deux autres pièces, la Descente aux Enfers et La Pentecôte, seront publiées dans cette collec¬ tion, complétant ainsi les "Cinq mystères en forme de retable". Il est possible que les circonstances ne nous permettent pas de recevoir La Pentecôte avant la fin de la guerre. Robert CHARBONNEAU. OUVRAGE DU MEME AUTEUR LES CANTIQUES DE LA VIE. (Poèmes) MOI, JUIF, LIVRE POSTHUME. NI GREC, NI JUIF. LE PORTAIL ROYAL. (Chartres) CAPITALE DE LA PRIÈRE. (Lourdes) SOLITUDE DE JÉSUS-CHRIST. (La Terre Sainte) PROFONDEURS DE L'ESPAGNE. UNE MÉLODIE SILENCIEUSE. CHAGALL ET L'ÂME JUIVE. LE VRAI DRAME D'ANDRÉ GIDE. VIE DE SŒUR MARIE DE JÉSUS CRUCIFIÉ. 1 La Nuit de Noël 2 L'Adoration des Mages 3 Le Drame de la Passion DEUXIÈME VOLUME 4 La Descente aux Enfers 5 La Pentecôte Ce mystère a été joué dans l'église de Vence, le 24 décembre 1940. LA NUIT DE NOËL Mystère SCÈNE I La scène à Bethléem, sur la grande place. AUCASSIN, NICOLETTE AUCASSIN Enfin c'est curieux, not'femme, depuis c'ma- tin j'n'arrive pas à faire marcher l'Lustré. J'vou- lions aller porter les châtaignes à Jérusalem. Et voilà qu'à chaque pas y m'tire en arrière si ben qu'y m'a fallu r'brousser ch'min avec not' plein chargement. NICOLETTE Eh ben, moi-même, j'ai beau faire avec Poi- lourd. Depuis qu'vous êtes partis vous deux l'Lustré, c'est comme s'y lui manquait son frère. C'est drôle c'que ces deux animaux peuvent se plaire en commun. AUCASSIN Oh! puis ç'a n'a jamais été comme tantôt. Depuis not'retour, y n'ont cessé d'braire et d'meu- 16 CINQ MYSTÈRES gler. On dirait qu'ys attendent quelqu'un ou ben qu'y sont en peine. Mon avis, c'est qu'y a queq'- chose qui cloche au royaume des bêtes. NI COLETTE Puis, c'qu'y a d'cocasse, c'est l'mouvement des étoiles l'aut-nuit. T'as pas vu comme tout ça s'agitait dans la farine lactée? J'étais juste en train d'cueillir l'herbe pour les lapins et j'jurerais qu'j'ai vu comme un p'tit enfant qui s'dessinait su la lune. J'me suis frotté les yeux; quand j'ai r'gardé d'nouveau, y avait pus rien. C'est égal, si ç'avait été un nuage, ça n'aurait pas passé si vite. Et pis, y m'semble qu'après l'monde n'était pus comme avant. Y avait dans l'air queu'chose comme des chansons que j'pouvions pas m'em- pêcher d'écouter. J'avais beau m'dire que j'rê- vais. Tiens, mais t'entends pas en c'moment ? (On entend vaguement se formuler des Ho- sannahs). AUCASSIN Ma parole, on dirait qu'y flotte des bruits com¬ me des vagues sus l'sable. C'que c'est doux, hein, not'femme? NI COLETTE Oh! m'en parle pas, Aucassin, j'en ai le cœur chaviré. LA NUIT DE NOËL 17 AUCASSIN Mais enfin, nom d'un p'tit bonhomme, qu'est- ce qui peut bien se passer ce soir? Tout est pour¬ tant à sa place dans Bethléem et tout y a pour¬ tant comme changé d'visage. C'est tout d'même pas rapport aux pauv'bougres qu'on a fait entrer dans l'écurie. NICOLETTE Ah! à propos. J'oubliais d'te dire. Pendant qu't'étais parti, la p'tite m'a raconté son histoire. C'est des pauv'gens. Mais tu peux pas t'imagi- ner c'qu'elle est gentille et pieuse, et tout. Y a longtemps qu'j'avais pas rencontré une aussi bonne personne. AUCASSIN Lui non plus y n'a pas l'air d'un méchant gars, l'Joseph. NICOLETTE A c'qu'y disent, ils ont perdu en route tout leur argent. C'est des simples. Soi-disant qu'y viennent de Nazareth pour le dénombrement. AUCASSIN Et pourtant le proverbe le dit : Il n'en peut venir rien de bon (il rit de tout son cœur). Y faut ben sûr que quelqu'un s'trompe : si c'est pas l'proverbe, c'est nous. Il est vrai que récep¬ tion comme on dit. . . Comment qu'on dit déjà? afe 18 CINQ MYSTÈRES NI COLETTE L'éception confirme la règle. AUCASSIN C'est ça. L'éception comment qu'tu dis, avec la règle ? NI COLETTE Mais écoute donc not'bœuf, Aucassin. AUCASSIN C'est vrai. Il a l'air d'chanter. Et l'âne main¬ tenant, qui s'met à faire des gammes comme un mouton. NICOLETTE Oh! y a des sortilèges dans l'air que j'te dis, Aucassin. Y a des sortilèges. J'vais aller con¬ sulter la voyante d'Endor. Ça peut pas continuer comme ça. J'ai comme qui dirait l'impression que l'monde va changer. Ça me r'tourne les sens. SCÈNE II LE LUSTRÉ, POILOURD LE LUSTRÉ C'est pas pour dire, hein vieux? mais c'qu'y sont embêtants nos patrons avec leurs châtaignes LA NUIT DE NOËL 19 à transporter et leur espèce de sacré petit charre- ton à traîner. Y pourraient pas nous laisser tran¬ quilles une fois l'temps. On dirait qu'on n'est sur terre que pour la raboter. POILOURD A qui l'dis-tu, mon pauv'Lustré. Tu sais com¬ me j'suis bénin et pacifique. Eh ben j'en pouvais pus c'soir. J'ies ai envoyés coucher tous les deux. Y pensent qu'à gagner d'I'argent. Et puis ci, et puis ça. Enfin, y faut toujours être à leur dé¬ votion. Comme si le p'tit bébé qu'on attend n'a¬ vais pas besoin de ma langue et de tes oreilles et de tout pour être caressé. LE LUSTRÉ C'est vrai qu'y n'ont pas l'air d'y penser beau¬ coup. On dirait qu'y n'y voient pus les hommes. A force de travailler depuis leur fichue histoire au Paradis et d's'agiter et d'se haïr et d'se battre dans leur asile d'aliénés. Y n'comprennent plus goutte à c'qui s'fricotte dans le ciel et qu'c'est autre chose que leur petit commerce et leurs démêlés. POILOURD Quelle engeance et c'qu'y peuvent être gourdes à côté d'nous. C'est à s'demander pourquoi l'Bon Dieu continue à s'y intéresser. T'as entendu dire aussi qu'y voulait maintenant leur envoyer son Fils unique soi-disant pour les sauver. 20 CINQ MYSTÈRES LE LUSTRÉ J'suis pas grand clerc. J'suis que l'Lustré, comme y m'appellent. Mais j'm'étonnerais bien s'y n'y perdait pas son temps et son latin et puis tout, le pauv'Bon Dieu. POILOURD J'crois qu'c'est pour essayer d'ies remettre dans l'rail. Ils ne comprennent plus rien à rien. LE LUSTRÉ Probable. Sinon, j'vois pas pourquoi l'ciel s'dérangerait. Y s'dérange bien pas pour nous. C'est vrai qu'ys ont perdu l'fil et l'monde entier est comme une forêt pour eux. Y n'y trouvent pus leur route. A propos, qu'est-ce que tu penses, toi, du p'tit ménage qui est à côté? Y a long¬ temps qu'j'avais pas vu des créatures si sympa¬ thiques. POILOURD Oh! elle est gentille, la p'tite Marie, comme y l'appellent; c'que j'aimerais travailler pour des gens comme ça! LE LUSTRÉ Et moi donc! C'est pour le coup qu'j'irais tous les jours à Jérusalem et que j'te traînerais l'charreton et que j'te porterais des châtaignes. Tu trouves pas qu'elle a un peu des yeux comme nous? On dirait qu'y a pas place pour le mal LA NUIT DE NOËL 21 dans ces yeux-là. C'est pas elle qui nous donnerait des coups. Foin de Lustré ! J'suis ben sûr qu'elle prendrait sur elle la charge plutôt que d'nous blesser. Depuis que j'l'ai regardée y m'semble que j'ai quelque chose de neuf dans le cœur. poilourd Oui, à moi aussi. Il me semble qu'une lumière s'est mise à trembler. C'est pas dommage. SCÈNE III aucassin, nicolette, père tuvache, une paysanne : (On entend des cris : Aucassin, Ni- colette! Aucassin! Aucassin!) aucassin (à la fenêtre en chemise et en bonnet de nuit) Eh ben quoi ! c'est-y qu'on égorge quelqu'un ? Aucassin! Aucassin! Il a envie d'dormir Au¬ cassin. Et y s'fiche de vos histoires. Vous êtes dehors, restez-y. (Il referme la fenêtre). des voix Nicolette, Nicolette, y a des anges dans l'ciel. nicolette ( ouvre la fenêtre) Des anges? C'est bien, j'descends. (Grande rumeur sous la fenêtre. Une dizaine de paysans échangent leurs impressions). PÈRE TUVACHE On est v'nu t'chercher parce qu'on a vu des anges au-dessus d'ia maison. Toute la plaine en était embrasée. UNE PAYSANNE Oui, et les anges disaient comme ça qu'y fal¬ lait rassembler tous les bergers des environs, qu'ils avaient quelque chose à leur communiquer, que c'est eux qui d'vaient recevoir les premiers une bonne nouvelle. PÈRE TUVACHE Alors on est allé en bande dans tout l'village réveiller les gens. Mais c'est comme toujours, on a beau leur promettre des merveilles, ils aiment mieux dormir. UNE PAYSANNE Ils n'y croient plus aux merveilles. PÈRE TUVACHE Moi non plus j'n'y croirais pas si j'avais pas vu de mes yeux, c'qui s'appelle vu, des anges avec des ailes et des corps comme des libellules qui flottaient dans l'air et des voix qu'c-était tout pareil à un chant de rossignol. Et ça remuait et LA NUIT DE NOËL 23 ça s'agitait et c'était doux au cœur comme le sourire d'un p'tit. nicolette Allons bon, voilà le Père Tuvache qui fait d'ia poésie. père tuvache Eh! c'est qu'y a d'quoi! Mais dépêchons. Y s'attendent qu'on ramène les copains pour racon¬ ter leur histoire. Soi-disant qu'y disaient comme ça qu'c'était pas une nouvelle à garder pour nous. une paysanne Oui, c'est ça qu'y répétaient : Y a une bonne nouvelle pour tout l'monde. nicolette Et nos gens dans l'écurie qui sont arrivés cette nuit, est-ce qu'y faut les prévenir? une paysanne Pas la peine, y sont pas d'ici. nicolette Oui, mais les anges ont bien dit qu'c'était pour tout l'monde? une paysanne (haussant les épaules) Ceux du village qu'y voulaient dire. 24 CINQ MYSTÈRES PÈRE TUVACHE Allons, vite, vite, dépêchons. Nous leur ra¬ conterons ça au retour. Et puis la nouvelle est pour les bergers. C'est pas des bergers, ces gens-là. SCÈNE IV SATAN, AUCÀSSIN (Il apparaît alors à la place qu'ils ont quittée un homme vêtu de rouge, les pieds un peu four¬ chus, une petite queue au derrière et d'imper¬ ceptibles cornes sur le front). SATAN Qu'est-ce qu'ils peuvent bien aller faire à cette heure-ci dans la campagne, ces imbéciles? Et qu'est-ce qui me retient au village? J'ai beau appeler mes acolytes, personne ne vient. Le pire, c'est que je n'arrive pas à me rendre invisible, cette nuit. Ce serait pourtant le moment ou ja¬ mais d'aller mêler mon grain de sel à cette racaille. Je me sens tout paralysé. Etrange histoire. J'ai bien fait pourtant ce que j'ai pu pour les retenir. Cette fois c'est comme si quelque chose d'irrésis¬ tible les tirait loin de moi. Elle m'est pourtant avantageuse, la curiosité. Je n'arrive pas à com- LA NUIT DE NOËL 25 prendre pourquoi celle-ci me les enlève, à moi, leur grand frère. (Aucassin a fini par descendre et s'apprête à rejoindre la troupe qui s'éloigne). SATAN Pardon, Monsieur, qu'est-ce qu'il y a donc ce soir à Bethléem? Tout le monde paraît agité. Vous-même. . . AUCASSIN Comment, vous savez pas? Y a des anges qui viennent raconter les dernières nouvelles. SATAN Vous plaisantez! Des anges! J'en aurais déjà entendu parler. AUCASSIN Vous dites? SATAN Il ne faut pas trop croire ces histoires du ciel. Que ne raconte-t-on pas ! Vous n'avez pas en¬ tendu dire que le plus beau de tous en serait tombé un jour sous prétexte qu'il refusait de se soumettre. Sornettes que tout cela, bonnes à troubler l'esprit. La vérité, voyez-vous, c'est ce qu'on voit, ce qu'on touche. Voilà du solide pour un homme comme vous. 26 CINQ MYSTÈRES AUCASSIN Mais justement. Y paraît qu'les anges volent comme des libellules. On les entendrait parler. C'est pourquoi qu'j'y va. SATAN Méfiez-vous, mon bon Monsieur. Il y a des prestiges dans l'air. Moi, voyez-vous, je crains toujours ceux qui veulent m'arracher à mes pe¬ tites habitudes. Le Bon Dieu me les a données. Je m'y tiens. AUCASSIN Oh ! pour ça vous avez ben raison. Aussi j'vous fiche mon billet qu'y trouveront à qui parler s'y veulent me détourner des miennes, qui sont aussi ben celles de mes parents. Parce que comme vous dites, la terre, y a encore rien de meilleur. J'suis un peu pressé. Bonne nuit, Monsieur. SATAN En voilà un au moins qui ne sera pas pris de court. (Il fait de vains efforts pour aller dans la direction de la troupe. Il piétine sur place. Une trappe s'ouvre; il y est happé). LA NUIT DE NOËL 27 SCÈNE V DES VOIX (On entend des voix dans l'air accompagnées de bruits de harpe et de violons). La racine sèche a fleuri, Un petit enfant nous est né. Le monde a fini de pleurer, La promesse est accomplie. Venez bergers, venez bergères A la crèche où pour vous plaire Il s'est fait homme de misère Celui qui règne dans les deux. Et que la joie soit avec ceux Qui d'un cœur pur à deux genoux, Adoreront le scandale De cette amour sans égale Qui penche un Dieu sur nous. Gloire à Dieu au plus haut des deux Et que la paix soit avec vous. SCÈNE VI LES ANIMAUX, JOSEPH, LE SERPENT (Sur la place déserte apparaissent maintenant, surgissant de partout, toutes les sortes d'animaux. Au fond, Joseph émerge d'un souterrain. C'est un jeune homme en bourgeron. Il est au centre du cercle que font autour de lui toutes les bêtes). 28 CINQ MYSTÈRES JOSEPH Salut les enfants ! Alors, vous voilà rassemblés comme au temps de l'Arche. Savez-vous qu'il a déjà tendu sa petite menotte vers le bœuf et l'âne, l'Enfant Jésus. Il avait l'air de leur dire que c'était pour eux et pour les racheter aussi qu'il était venu. Et pour toi Goupil comme pour Ysen- grin. Aussi bien que pour le gros éléphant là-bas qui arrive en se dandinant avec une alouette sur la trompe. Soyez tous les bienvenus. On n'a pas grand'chose à vous offrir, mais le cœur y est. Et je ne vous dis pas non plus que votre pèleri¬ nage vous vaudra autant de faveurs que leur méchanceté en vaut aux hommes. Mais vous êtes trop sages pour en réclamer. Et ça me fait plaisir à moi de vous accueillir parce que je suis un peu comme vous et que moi non plus je n'ai rien d'autre à faire que de dire toujours oui. De vous voir là, arrivés de tous les coins du monde pour dire bonjour au petit Dieu, eh bien, c'est gentil, vous savez. Mais c'est bien mérité aussi. Il au¬ rait si bien pu se passer de venir le petit Jésus, s'il avait voulu! C'est une fameuse leçon qu'il nous donne. Qu'est-ce que tu en penses toi, Jac- quot l'orgueilleux avec ta soutane comme un ar¬ chevêque? Tu auras beau chercher, tu ne trou¬ veras rien sur lui d'aussi criard que ton plumage. Et savez-vous qu'il n'avait pas même l'air étonné quand il est arrivé à la lumière. Il devait telle¬ ment s'y attendre à ces rochers nus, à ce tas de fumier qui sentait mauvais, à toute cette sèche- LA NUIT DE NOËL 29 resse et cette pauvreté pareille aux corps et aux âmes et à toute la terre. (On entend coasser des grenouilles dans un coin). Qu'est-ce qui vous prend, les commères? LES GRENOUILLES Oh! bien nous, on dit qu'on voit bien pire. C'est pas pour dire! mais quand on est dans la mare aux grenouilles depuis des jours et des jours, on finit par en avoir un peu marre. On venait voir si des fois il ne pourrait pas nous en tirer. JOSEPH Mais mes pauvres filles, vous ne savez pas ce que vous voulez. Vous crèveriez si vous n'aviez pas justement ce petit peu de boue dont vous vous plaignez (elles font un petit cri de dénéga¬ tion). Eh! bien, essayez donc de vous prélasser sans cesse dans les fleurs ; elle ne durera pas longtemps votre belle vie. Ah ! voyez-vous, il n'y a encore rien de tel que d'accepter son destin com¬ me Dieu l'a fait. Cela ne veut pas dire bien en¬ tendu que s'il y a par hasard une petite mouche à avaler il faille toujours s'en priver. (On entend un bourdonnement de guêpes, de moustiques et d'abeilles). Allons bon! qu'est-ce que j'ai encore dit pour mécontenter ces honnêtes personnes. Je ne sais jamais m'en tirer, voyez-vous. Il faut me pardonner. Je ne suis qu'un pauvre Joseph. Et le monde est comme un marécage tantôt où je patauge et comme une forêt tantôt où je me 30 CINQ MYSTÈRES perds. Et souvent je me demande ce que le Bon Dieu a bien pu trouver en moi de remarquable pour me confier la garde de son Fils unique. Mais je bavarde, je bavarde, moi qui ai la répu¬ tation d'être silencieux. (Il change de ton) : Vous avez envie, je pense, de vous acquitter de votre petit message. Ne nous bousculons pas. Allons! chacun son tour! (Défilé des animaux) Parce que vous, vous êtes venus le voir et c'est très bien. Mais quand vous l'aurez vu cha¬ cun retournera chez soi : Jeannot à son terrier, Maltondu à sa caverne et Pinsonnet dans son nid. Moi, je serai toujours là, avec cette responsabili¬ té terrible qui ne cesse de peser sur moi. C'est quelque chose, vous savez, d'avoir à veiller sur le roi de la création. Il y a de quoi avoir peur quand on sait que le prince des ténèbres est tou¬ jours à l'affût. Il en a celui-là, dans son sac, des tours et des tours. (Ils se mettent en rang : la girafe, l'éléphant, la haleine, le rhinocéros et l'hippopotame en avant; puis le buffle, le renne, le cerf et l'antilope, puis tous les animaux de la création par grandeurs décroissantes jusqu'aux poissons, aux oiseaux, aux insectes de toutes les couleurs. Ils se sont dirigés vers l'entrée du souterrain. Tout ce monde défile avec beaucoup de déférence. Arrive enfin le dernier, après la fourmi, tout seul, le serpent). LA NUIT DE NOËL 31 le serpent (dressé, d'un ton équivoque) Je le sais, j'ai fait des bêtises dans ma jeu¬ nesse. Je suis venu pour me faire pardonner. Parce que c'est trop triste d'être seul dans le monde à faire figure du pur méchant. Je ne suis pas si méchant que ça. J'ai été circonvenu. Il est finaud, Béelzéboul. Il m'a raconté des histoi¬ res : il me disait que cela serait si amusant de se cacher en moi, qu'ensuite je pourrais changer de peau comme je voudrais et que je m'en sen¬ tirais tout ragaillardi. Cela m'a tenté, je l'avoue. Alors je l'ai laissé faire. Mais ce n'est pas moi qui ai parlé. Non! ce n'est pas moi qui ai raconté le boniment à la vieille. D'ailleurs, elle n'en pou¬ vait plus de curiosité ! Toute cette misérable his¬ toire il me semble qu'elle est d'hier. Je me revois encore : j'étais entortillé au pommier : c'était le plus bel arbre du jardin. J'étais doux comme une chenille, l'air innocent, les yeux baissés. Et c'est ce misérable qui était en moi qui me tenait les paupières pour que je ne fasse pas peur au ménage. Alors il a pris une voix mielleuse que je ne lui avais jamais entendue : "Ma p'tite dame, qu'il lui dit" — "Eh bien quoi!" dit l'autre. "Vous êtes bien gentille, et patati et patata". Et finalement il l'a si bien embobinée, il lui a si bien montré que ça n'avait pas tant d'importance que ça de faire une petite infraction au règlement que, v'ian ! la donzelle a arraché une pomme, elle a mordu dedans, elle l'a tendue à son mari et, tout d'un coup, avec un bruit terrible, tout s'est écrou- 32 CINQ MYSTÈRES lé autour de moi et je me suis senti vide, vide, à n'y pas croire! C'est comme si le ciel m'avait quitté. Et pourtant je n'étais pas un méchant bougre. C'était simplement histoire de rigoler. Alors, depuis, je n'arrive plus à me tenir debout (il retombe). Pour une chienne de vie, c'est une chienne de vie. Ah! petit Jésus, je n'ai pas mé¬ rité cela! Accorde-moi un tout petit signe d'ami¬ tié si tu es vraiment si puissant qu'on le dit. . . (On entend éclater le tonnerre derrière les rochers et des voix s'y croisent. On distingue ces paroles mêlées : "Arrière Satan! Vous êtes les fils du Malin —- le pied d'une femme t'écra¬ sera" — La nuit tombe). SCÈNE VII LOULOU, LA SAINTE VIERGE (On se trouve brusquement à l'intérieur de la grotte faiblement éclairée. Tout y est silencieux et doux. L'âne a mis ses oreilles sous la tête du petit Jésus en manière d'oreiller. Le bœuf souffle sur ses pieds pour les réchauffer. Il est entièrement nu dans une mangeoire pleine de paille. Un chien sommeille, tout recroquevillé. Une colombe s'est blottie au creux du coude de la Sainte Vierge. Après le tumulte effrayant, la LA NUIT DE NOËL 33 paix ruisselle de ce décor de pierres et d'ombres pourtant sans aménité. Long silence. Un petit enfant se présente). LOULOU Madame, c'est moi qui suis le petit Loulou, je ne pouvais plus dormir. J'ai senti quelque chose qui me disait qu'il fallait tout de suite me lever. Alors je suis parti parce que mes parents n'étaient pas là. Ils sont allés écouter des anges. Je n'avais pas besoin des anges des autres, moi, pour me parler. C'est le mien qui m'a prévenu. Oh! je le connais bien! Il ne me quitte jamais. Et je l'entendais me répéter : Loulou! Loulou! Il faut aller voir le petit Jésus. Le petit Jésus est tout nu. Il a froid. Il veut te voir. C'est pour toi qu'il est venu. Il faut lui porter quelque chose, Loulou. Il faut te lever. Dépêche-toi. Le petit Jésus est tout seul. Et puis tu seras bien content de le regarder sans personne pour t'en- nuyer. Alors j'ai plus pu résister. Je suis venu. Et en route j'ai cueilli cette petite violette pour vous la donner. Oh! elle est pas grosse, mais elle sent si bon, dites Madame? (La Sainte Vierge lui caresse le front). LOULOU C'est-y vrai qu'il a froid le petit Jésus? Mais pourquoi qu'il n'a pas un petit lit comme tous les bébés? Mon frère Popaul en a bien un avec des 34 CINQ MYSTÈRES dentelles tout autour. Pourquoi est-ce qu'il n'a pas de lit le petit Jésus? Vous êtes des pauvres? (La Sainte Vierge lui fait un petit signe de la tête). LOULOU Mais il va mourir le petit Jésus s'il reste comme ça! Il est plus mal logé que nos lapins. Pour¬ quoi que vous le laissez comme ça Madame? Je vais aller vous chercher mon petit lit : il fait si bon sous mon édredon. MARIE Ne t'inquiète pas mon petit; il n'a pas besoin de couvertures. Tu vois comme il sourit depuis que tu es là. Il n'est pas bien à son aise, mais il faut que ce soit ainsi. Sois tranquille! ce n'est pas le froid qui le fera mourir. Ah! vois-tu, il n'a pas de plus grand plaisir que de te sentir près de lui. LOULOU Mais je ne lui dis rien et il ne me connaît pas. Pourquoi qu'il est content de me voir? MARIE Et toi mon petit, tu n'es pas content d'être ici ? LOULOU Oh! si Madame. LA NUIT DE NOËL 35 MARIE Eh bien! il est comme toi, comme cette petite violette que ton amour a parfumée. Il n'y a rien qui ait une si bonne odeur sur toute la terre que le cœur d'un petit enfant. (Loulou tourne son béret entre ses mains; on sent qu'il voudrait quelque chose et qu'il n'ose pas le dire). MARIE Tu voudrais l'embrasser? LOULOU Oh! oui Madame! (il l'embrasse sur le bout des pieds et aussitôt il éclate en sanglots). MARIE Allons mon petit, pourquoi pleures-tu? Tu vois comme il s'est laissé faire le petit Jésus. Eh bien, il faut te laisser faire aussi. Il faut être docile, doux comme lui. Tu vois comme il se confie à moi. Il faut te confier à moi aussi. LOULOU Mais vous n'êtes pas toujours là, Madame ? Alors comment que je ferai quand je ne vous verrai plus? 36 CINQ MYSTÈRES MARIE Tu penseras au petit Jésus et tu feras pour lui tout ce que tu auras à faire. Et comme cela nous ne nous quitterons plus. LOULOU Mais je ne sais pas votre nom, Madame ? MARIE Eh bien! quand tu voudras m'appeler, tu di¬ ras : "Viens à moi, maman du petit Jésus". Et tu verras comme ton cœur se sentira léger. Le petit Jésus n'est jamais loin de ceux qui l'aiment. Et lui aussi, tu sais, va avoir besoin de toi. Si tu ne l'aides pas un peu en pensant souvent à lui, il sera bien triste. Il ne faut pas le laisser seul. Les parents ont tant à faire, ils oublient trop souvent que le ciel a besoin d'eux. C'est affaire aux enfants d'y penser. C'est promis? LOULOU Oh oui, Madame! Alors, vous serez ma Ma¬ man du ciel? MARIE Et toi, mon petit enfant. Maintenant rentre vite te coucher, Loulou. Les grandes personnes vont venir. LA NUIT DE NOËL 37 SCÈNE VIII AUCASSIN, NICOLETTE (La scène est le chemin qui remonte de la plaine vers Bethléem. On entend un grand brou¬ haha. Puis les premiers bergers arrivent suivis des autres. Tous discutent). AUCASSIN Ça, pour une histoire! Et dire que c'est nous qu'on les loge ! C'est pas Dieu possible ! NICOLETTE J'te l'disais bien, Aucassin, qu'j'avais senti queq'chose de pas ordinaire. AUCASSIN Oh ! toi, tu sens toujours tout à l'avance. Laisse- moi donc tranquille. Si j'avais su ça j'ieur aurais pas offert l'écurie. Ça va en faire un foin main¬ tenant avec le gouverneur et la police et le té- trarque et toute la province. Et not'affaire l'aut'- jour du viau qu'on a vendu et qu'on avait pas l'droit, ça va v'nir su l'tapis maintenant. J'te l'dis, c'est des embêtements à n'en plus finir. On a toujours tort de rendre service quand on con¬ naît pas les gens. 38 CINQ MYSTÈRES NI COLETTE C'est p't'être tout d'même pas une si mauvaise affaire que ça d'ête ben avec le Bon Dieu si c'est lui qui les envoie. AUCASSIN Bien avec le Bon Dieu! Bien avec le Bon Dieu! Veux-tu que j'te dise? Eh ben! tu m'fais marrer avec ton Bon Dieu. C'est avec la police qu'il faut être bien. NI COLETTE Enfin c'est plus temps de tergiverser. Le viau est ben vendu, il est vendu. Et y a pas moyen d'mettre dehors un nouveau-né. AUCASSIN Mettre dehors! mettre dehors! en attendant c'est moi que l'Joseph a mis d'dans. Y n'a l'air de rien l'gars! C'est l'plus rusé que j'te dis avec ses airs de Sainte Nitouche! On dirait qu'il a des grâces Spéciales comme on dit, pour protéger sa p'tite famille. Y a pas moyen d'iui résister. Il a fallu que j'dise oui tout d'go, sans réfléchir. NICOLETTE Hé! mon pauv'Aucassin, y faut s'consoler. S'ys ont pu déranger les anges pour nous pré¬ venir, p'têt ben qu'y nous les enverront pour ar¬ ranger nos démêlés. Allons plutôt voir un peu comment qu'ça s'goupille. LA NUIT DE NOËL 39 SCÈNE IX LE BRUN, LA BLONDE (Les logeurs et les logeuses qui ont refusé d'accueillir la Sainte Famille discutent ensemble) LE BRUN Moi, voyez-vous, ils ne me faisaient pas bonne impression ces gens-là. LA BLONDE Oh! moi je n'ai pas eu à chercher, la maison était pleine. J'aurais pu donner une des cham¬ bres d'amis. Mais on ne sait jamais à qui l'on a affaire. Il y a tant de pouilleux sur les chemins. LE BRUN Ah! c'est une histoire dont on n'a pas fini de parler. Et vous verrez quand on la racontera plus tard, il y aura encore des gens qui ne com¬ prendront pas que nous ayons pu les mettre à la porte. J'aurais bien voulu les y voir à ma place, les gens, en face d'une espèce de petit gars en bourgeron bleu. On n'a pas idée de ça de se promener sur les routes en bourgeron bleu. Avec une femme encore! une femme enceinte! Et qui me dit à moi qu'ils sont mariés? /.a maison est une maison bourgeoise. La clientèle n'y viendrait 40 CINQ MYSTÈRES plus si j'y tolérais le scandale. Et puis, surtout des gens de Nazareth. LA BLONDE Ah! à qui le dites-vous! Nazareth! Je vous demande un peu! Moi je suis de Safed. Voilà une ville convenable et bien fréquentée. Les fem¬ mes y sont comme il faut et bien pensantes. Pas une qui bougerait le petit doigt sans consulter son confesseur. Ce n'est pas les femmes de Safed qu'on verrait rouler sur les grands chemins. Pour ce qui est des hommes. . . LE BRUN Là, ma chère, permettez! Pour ce qui est des hommes, j'espère que vous n'avez pas la pré¬ tention de nous parler de Safed. Ma famille, depuis 500 ans est fixée à Abougosch. C'est la plus vieille famille d'Abougosch, et ce n'est pas à Abougosch que l'on verrait. . . (le reste se perd dans un murmure). (Compères et commères s'éloignent en se dis¬ putant. Deux paysannes les remplacent. Elles parlent tout en marchant très vite). LA NUIT DE NOËL 41 SCÈNE X SUZANNE, JEANNETTE SUZANNE Ah! Jeannette, j'en suis encore toute boule¬ versée. Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté qu'ils disaient, les anges. Est-ce que tu crois que nous sommes vraiment de bonne vo¬ lonté toutes les deux? JEANNETTE Que veux-tu, ma pauvre Suzanne, c'est comme dit l'Ecriture : "Nul n'a le droit de se croire juste devant Dieu". SUZANNE N'empêche! c'est une fameuse grâce d'avoir le Messie dans nos murs. JEANNETTE C'est à n'y pas croire. Et pourtant les aver¬ tissements n'ont pas manqué : tous les prophètes l'ont dit qu'il naîtrait ici. SUZANNE Tu te rappelles ce que ton père nous lisait tou¬ jours : "Et toi Bethléem, tu ne seras pas appelée la plus petite des villes de Juda". Tu te rappelles cette fameuse phrase qu'on ne comprenait pas? 42 CINQ MYSTÈRES On la comprend à présent : si le Messie devait être Nazaréen et malgré cela venir au monde à Bethléem, c'était donc grâce à ce dénombrement. Et moi qui en disais tant de mal. Ah! ton père a bien de la chance d'avoir de l'instruction! et toi aussi tu as bien de la chance d'être la fille du vieillard Siméon. Tu as beau t'occuper du pou¬ lailler et du jardin, au moins tu n'es pas prise au dépourvu. JEANNETTE Oh! tu sais, c'est toujours la même chose. Ce qu'on attendait n'arrive jamais comme on l'at¬ tendait. Et alors on se trouve aussi déconcerté que si l'on n'avait rien attendu du tout. SUZANNE C'est ton père qui va être content ! lui qui passe sa vie au Temple en suppliant Dieu de lui en¬ voyer le petit Messie pour qu'il le touche avant de mourir. JEANNETTE Oh oui ! depuis des années c'est là son unique espérance. Je vais vite le prévenir. Je te rejoins aussitôt. LA NUIT DE NOËL 43 SCÈNE XI PREMIÈRE, DEUXIÈME, TROISIÈME ET QUA¬ TRIÈME PAYSANNES, PREMIER, DEUXIÈME ET TROSIÈME PAYSANS. (Un groupe de paysans très recueillis monte de la,plaine. On sent que la bonne nouvelle a été reçue dans leurs cœurs gravement. Ce sont les parents des Saints Innocents). PREMIÈRE PAYSANNE Alors, le voilà né, notre petit enfant! DEUXIÈME PAYSANNE Il est plus à nous que les nôtres. TROISIÈME PAYSANNE Dieu soit loué! J'aime mon Jeannot et mon gros Simon; eh bien! je crois que s'il le fallait, je les donnerais tous deux pour le petit Jésus. PREMIÈRE PAYSANNE Tout de même! Mais pourquoi penser à des choses pareilles? Le Bon Dieu est bon. S'il nous envoie son Fils, c'est pas pour nous prendre les nôtres ! 44 CINQ MYSTÈRES TROISIÈME PAYSANNE Rappelle-toi l'histoire du petit d'Abraham. Il s'en est fallu de guère. QUATRIÈME PAYSANNE C'est bien vrai. Il y a toujours des drames dans l'histoire sainte. C'est comme s'il y avait un sort sur tous ces grands personnages. Pas un qui puisse finir dans son lit. DEUXIÈME PAYSANNE Mais quelle drôle d'idée vous avez de mettre tout de suite de la peine sur notre joie. PREMIÈRE PAYSANNE Tu as raison! il faut toujours que Rachel et Marthe pensent au pire. On a des petits enfants. Pourquoi qu'ils ne deviendraient pas eux aussi de grands beaux gars? Moi, je donnerai de l'instruction au mien : il chantera à la Synagogue. DEUXIÈME PAYSANNE Et moi, je voudrais que le mien soit un jour Grand-Prêtre. Alors il parlera de notre aventure d'aujourd'hui à tout le monde. Il dira : "Ma mère y était et tout le temps que j'étais petit elle me racontait cette histoire et comment qu'elle était dans les champs en train de soigner une mule quand les anges lui ont fait entendre leur chanson". Parce que c'est vrai que je suis la LA NUIT DE NOËL 45 première qui ait entendu la chanson des anges, qu'une fois dans ma vie le ciel s'est mis à chan¬ ter pour moi. Tiens! mais je l'entends encore (on entend un chant très léger "Gloire à Dieu au plus haut des deux") Vous entendez! Main¬ tenant, ça ne/fait plus rien, mais au premier abord je suis tombée le visage contre terre, je deman¬ dais grâce, je ne savais plus où me fourrer. C'est alors qu'est passé Sylvain. Il se faisait tard. Il revenait sur son cheval, la tête ballante. Il s'est arrêté tout d'un coup. Lui aussi entendait la même chose. J'étais donc pas folle! je me suis redressée et alors j'ai vu de mes yeux, ce qui s'appelle vu, que ce qui chantait, c'était comme qui dirait de petits chérubins : les uns avaient de grandes robes roses, les autres de grandes robes bleues; et tout cela brillait et scintillait. C'était comme des cascades de couleurs qui s'entrecroi¬ saient sur nos têtes ; et leurs petits visages étaient comme des fleurs, des fleurs qui auraient été des étincelles. C'est à ce moment-là que nous avons entendu, nous deux, Sylvain f et1 iuyi, qu'il fallait aller quérir les autres parce que c'était une grande nuit pour toute la terre qu'ils disaient et qu'il ne fallait pas laisser dormir les gens de bonne volonté dans des heures pareilles. Allez vite chercher vos amis, qu'ils disaient ; et amenez aussi vos ennemis parce qu'il ne faut pas qu'il y ait encore des en¬ nemis un soir comme celui-là. Nous ne savions pas où aller pour voir l'enfant. Bien sûr que ce doit être un grand prince, que nous nous disions, et jamais on ne pourra l'approcher. Et voilà que 46 CINQ MYSTÈRES c'est dans une étable qu'ils nous disent de nous rendre. C'était tellement suffocant, hein Sylvain, qu'on n'en revenait pas. Alors on est allé frapper partout en disant que le Bon Dieu était descendu sur la terre, que le Messie était là; mais qu'il fallait d'abord descendre dans la plaine avant de remonter le voir parce qu'il fallait d'abord lais¬ ser parler les anges. Et comme1 on était impatient en remontant, hein Sylvain! Il raconterait tout cela, mon petit gars; et les bonnes gens l'écou- teraient avec des yeux ronds. Et ils en auraient de la vénération pour cette vieille bête à qui le ciel s'est donné la peine de parler. Mais main¬ tenant, c'est pas tout ça, il faut y aller près de ce petit. Nous sommes là à jacasser. Il doit claquer de froid dans son souterrain. PREMIÈRE PAYSANNE A moins qu'il y ait des bêtes pour le réchauffer; sinon je ne lui donne pas huit jours. Une écurie! c'est pas un endroit pour un nouveau-né. QUATRIÈME PAYSANNE Que le Bon Dieu ait déguisé son Fils en petit misérable, c'est à n'y rien comprendre. DEUXIÈME PAYSANNE Ce serait trop facile s'il avait des habits de roi ! PREMIER PAYSAN Alors les gars, on y va? LA NUIT DE NOËL 47 deuxième paysan Bien sûr! mais qu'est-ce qu'on peut bien lui porter pour lui plaire? troisième paysan Et pour nous faire bien voir. première paysanne Moi, en tout cas, j'vas lui présenter mon gosse. toutes Moi aussi, moi aussi. deuxième paysan Eh bien! les femmes offriront les innocents et nous autres, on va chercher de quoi les adorner tous les trois. (Tous s'éloignent). troisième paysanne (s'en va la dernièrej Mon Dieu! ayez pitié! Ah! c'est comme si je voyais déjà tous ces pauvres petits massacrés! 48 CINQ MYSTÈRES SCÈNE XII MARIE, JOSEPH (La scène est de nouveau dans la grotte. Marie est à genoux. Elle est seule. Elle porte Jésus dans ses bras. Elle appuie ses lèvres sur sa petite main). MARIE Mon pauvre petit, tu es tout glacé ! Et c'est toi le roi de la création! Toutes les bêtes ont défilé devant toi. Et nous n'avons à t'offrir que ce creux de rocher où l'eau ruisselle. Mon petit enfant qui ne parle pas, mon petit Jésus plus misérable qu'un mendiant, allège ma peine, souris- moi. Les anges ont annoncé la bonne nouvelle à Bethléem, les paysans sont dans la joie; et moi je suis là toute démunie, moins capable qu'une bête de secourir ses petits. (Un silence) Pourquoi Dieu a-t-il voulu m'éprouver de la sorte? Nous serions à Nazareth, tu aurais chaud dans ton petit lit. Il a fallu nous mettre en route malgré nous pour que tu viennes au monde dans ce bourg du Pain, comme s'il fallait pour toi le faire mentir à son nom. Comme elle est dure cette ville de David, plus cruelle pour toi que pour aucun enfant. (Un long silence, elle pleure). Mon Dieu! Mon Dieu! pourquoi m'avez-vous délaissée au seuil de cette petite vie dont l'abandon me déchire? Vous savez bien qu'un petit enfant c'est fragile ; et c'est martyre pour une mère d'être comme moi, sans LA NUIT DE NOËL 49 force et sans recours à côté de son nouveau-né. Mon Dieu! je suis votre triste servante, la plus humiliée, torturée mais toute confiante! Mon Dieu, ayez pitié de votre Fils que tant de douleurs attendent! Ayez pitié de lui dans /es premiers moment de sa venue parmi nous! Ayez pitié de lui. Si ce n'est pas pour moi que ce soit pour tous ces braves gens qui vont venir et à qui il faut que mon visage sourie. Vous avez fait de moi la mère des douleurs. Et je l'ai accepté dans la terrible clarté où vous m'avez montré le déroulement des jours et des nuits de mon Fils. Mais je n'en puis déjà plus, Seigneur! Ayez pitié de ce petit enfant maintenant qu'il ne dépend que de moi et que sa souffrance n'a encore d'autre cause que ma propre faiblesse, mon impuissance et ma misère ! (Un long silence. Joseph rentre. Il a un peu de bois. Il a trouvé une peau de mouton, il couvre le petit enfant et allume un feu de bois près de lui). JOSEPH Ah ! cela n'a pas été sans peine ; on se demande avec quoi les gens peuvent se chauffer ici. C'est un malheureux qui traînait son fagot qui a bien voulu me le donner. Il m'a dit qu'il s'appelait Simon et qu'il était de Cyrène. Quand il a vu ma peine il n'a pas pu y résister. Et pourtant c'est un Cyrénéen. Qu'est-ce que tu en dis, Marie? Il faut un étranger pour nous secourir. JOSEPH Tout de même! c'est pénible de devoir quel¬ que chose à un étranger. Mais il n'y a pas à dire! Les habitants d'ici sont durs à la douleur des autres. MARIE Ah! mon pauvre Joseph! n'y pensons pas trop. Ceux qui font le mal ne savent pas ce qu'ils font. Et ceux qui font le bien, c'est Dieu qui le leur inspire. Ainsi les hommes ne sont jamais bien responsables de leurs actions. Tout ce que Dieu nous demande maintenant, vois-tu, c'est d'aimer sa Grandeur à travers toutes les misères du mon¬ de. D'ailleurs, est-ce qu'il n'a pas toujours choisi des pécheurs pour le servir! Notre meilleure prière, vois-tu, c'est d'être des serviteurs inutiles et de l'accepter en souriant. (La joie s'est enfin emparé du cœur et du visage de Marie. Elle a posé l'enfant dans la crèche; elle est perdue dans son adoration. Joseph, de l'autre côté, le regarde aussi. Un long mo¬ ment, puis les bergers arrivent. Il y a tout juste place pour deux ou trois). MARIE Eh bien! Les étrangers sont comme les juifs. Nous serons tous sauvés. LA NUIT DE NOËL 51 SCÈNE XIII UN VIEUX BERGER, LA SAINTE VIERGE, LUCAS, LE PAYSAN, JEAN, GRÉGOIRE. UN VIEUX BERGER Bonsoir à la compagnie. Je suis chargé par les autres d'apporter les offrandes au petit Jésus. Oh! ce n'est pas qu'ils ne veulent pas venir! non pas! mais ils se gênent; comme ils ne peu¬ vent pas faire de grands cadeaux, ça leur fait honte. Alors moi j'ai accepté de me mettre à leur place, parce que, tout de même, on peut pas déposer les choses aux pieds des gens sans dire un mot. Vous savez, on est bien content à Beth¬ léem! Alors, c'est ce petiot qui doit être un jour notre grand roi. C'est donc lui que tous les pro¬ phètes séchaient d'impatience à attendre. Eh bien! c'est le Grand-Prêtre qui va être content! Les anges nous ont dit comme ça que vous ne vouliez voir que des bergers, des gens qui ont des bêtes, qui vivent sur la terre, qui l'aiment et ses fleurs et ses fruits. Alors, on a rien dit aux autres, on a pensé que le mieux serait encore de se charger chacun de quelque chose de la campagne. Comme ça, qu'on s'est dit, les anges seront satisfaits. Et si les parents du petit, com¬ me c'est probable, sont de braves gens, eh bien, ils ne nous en voudront pas de leur faire des cadeaux de paysans. On peut pas vous donner 52 CINQ MYSTÈRES des choses du printemps au jour d'aujourd'hui. Mais il y a Lucas qui a recueilli dans son bois tous les rameaux qu'il trouvait. Et regardez voir la drôle d'affaire : toutes les brindilles se sont mises en forme de croix. C'est à n'y rien com¬ prendre. Et puis, vous savez, on n'a plus envie de chercher à comprendre, nous autres. Il y a des choses si curieuses tous les jours. N'empê¬ che! on en était ébahi d'avoir à ramasser toutes ces croix. Lucas disait que c'était un présage. Mais vous pleurez, petite dame! MARIE Oh ! ce n'est rien. Je suis si contente que vous soyez venu. Il est là, votre ami Lucas ? LE PAYSAN C'tst celui-là. LUCAS Bien le bonjour, Madame. MARIE Grand merci, Lucas. Surtout, il ne faut pas avoir honte de votre offrande. On en a tant besoin, de bois (elle sourit). Avec le vôtre, vous verrez, nous réchaufferons toute la terre. Ah! si Dieu a voulu qu'un grand roi se cache ici peut- être était-ce pour vous donner à tous l'occasion de le secourir. Dieu ne fait rien en vain. Et rien n'est insignifiant à ses yeux. Il aime tant LA NUIT DE NOËL 53 à faire travailler les hommes avec lui. Si mon petit Jésus était né dans un grand château, est-ce que vous auriez songé à lui porter des brindilles? Je vous promets, Lucas : il l'aimera jusqu'à son dernier jour, ce bois que vous avez ramassé. Mais voyez donc comme il tend déjà ses petits bras. Il a l'air heureux que la terre ait fait fleurir des croix pour lui. LUCAS Vous êtes bien bonne, Madame. Mais il y a ma femme qui voudrait aussi vous présenter son petit. Nous l'avons appelé Simon rapport au grand-père. Il est têtu et buté; alors, tous ses petits camarades l'ont surnommé Pierre. Nous voudrions bien que notre petit Simon-Pierre tou¬ che le pied du petit Jésus. Cela serait un fameux souvenir pour quand il sera grand. MARIE (prend l'enfant par la main; celui-ci résiste. Elle le fait s'agenouiller près de la crèche, puis le rend à sa mère tout transformé). Vous pouvez partir tranquilles, mes amis, le petit Jésus n'oubliera plus le petit Pierre. 54 CINQ MYSTÈRES SCÈNE XIV MARIE, LE VIEUX PAYSAN, GRÉGOIRE, JEAN : (un troisième paysan arrive) ' LE VIEUX PAYSAN C'est Grégoire, Madame, un berger des envi¬ rons. Il a un joli troupeau et il m'a dit comme ça qu'il voulait choisir son plus tendre agneau pour vous l'offrir. Maintenant que vous avez du bois, vous pourrez l'égorger. Bien sûr, c'est pas le petit Jésus qui le mangera; mais on a pensé que ce serait peut-être bienvenu pour vous aussi. MARIE Merci à vous, Grégoire. Mais non, nous ne le tuerons pas, nous l'apporterons tout vivant au Temple. Il vaut tellement mieux consacrer cette petite bête que de la garder pour nous. C'est si fragile, si gentil. Vous ne croyez pas qu'il faut le présenter à l'autel en même temps que le petit enfant ? Dieu fera le choix qu'il voudra. Il pren¬ dra l'un pour l'autre ou bien II les prendra tous les deux. Il y a si longtemps que le peuple de Dieu y pense à ce sacrifice de l'agneau. C'est Moïse le premier qui nous a ordonné de le faire. Qui sait? peut-être mon enfant va-t-il se con¬ fondre avec cette petite bête qui bêle. Le sang a une grande vertu et nous ne comprenons pas toujours à quel point il est précieux ce sang des LA NUIT DE NOËL 55 bêtes. S'il faut un jour à Dieu une victime plus digne, il n'oubliera pas ceux qui lui ont offert leurs agneaux. Et vous, Grégoire, vous aurez pris part à ce grand festin de l'attente qui se déroule sans trêve sur la pierre de l'autel. Vous aussi, sans le vouloir, vous aurez eu votre rôle dans le grand drame qui se joue entre le ciel et la terre. Et ce petit bonhomme, c'est votre enfant? Comment se nomme-t-il? GRÉGOIRE Il s'appelle Jean, Madame. jl\ est doux/ Il passe ' son temps à caresser ses lapins et ses colombes. Il a fallu que nous l'emmenions quand il a su que nous venions vous porter notre agneau. Et tout le temps en chemin il répétait : "Ah! comme je l'aime, mon petit Jésus", pas Jean ? JEAN Oh oui, que je l'aime! Je voudrais mettre ma tête sur son petit cœur. (Marie l'élève jusqu'à la crèche et le penche sur l'enfant). MARIE Vous avez de la chance, mes amis, d'avoir un enfant si doux. Surtout ne le détournez pas de sa douceur. Peut-être recevra-t-il un jour d'au¬ tres confidences dans son cœur! Et toi, ma fille, comment t'appelles-tu? SCÈNE XV LES MÊMES, MADELEINE. MARIE J'aime mieux cette farine que rien de ce qu'on en pouvait faire. Elle est si blanche, si douce au toucher, tous les grains sont fondus; et vous MADELEINE Madeleine, Madame (elle fait une petite ré¬ vérence ). GREGOIRE C'est l'enfant de notre voisine. Comme elle est malade, elle nous a chargés de vous présenter sa petite. Elle est un peu coquette. MARIE C'est une gentille petite, c'est une petite folle (elle l'embrasse). Va ma petite Madeleine, et garde toujours ta belle confiance. LE VIEUX PAYSAN Tous les bergers qui sont là, dehors, ont ras¬ semblé ce qu'ils ont pu trouver de leur farine. Ils disent comme ça, qu'ils auraient mieux aimé vous offrir du pain et des gâteaux mais le four est éteint et le pain est dur. Quant aux gâteaux. . . LA NUIT DE NOËL 57 h! y êtes comme elle, mes amis, tous rassemblés au point qu'on ne peut plus vous discerner dans l'ombre. C'est cela l'amour qu'il faut que vous ayez les uns pour les autres et aussi pour ce petit enfant qui vient pour Vous sauver. Nous som¬ me si divisés d'habitude. Est-ce qu'on fait rien de bon avec ce qui reste séparé? Si le petit Jésus est votre roi, c'est pour que vous restiez comme vous êtes à présent devant sa crèche, tous animés de la même joie légère et décidée. Ah! c'est un beau produit de la terre, la farine, ce qu'elle produit de plus nourrissant. C'est comme la charité entre toutes les vertus/ y eelle dont on ne-peut pqc oc pasacr. A quoi ser- Jr £x. / virait de rien faire sans l'intention de réunir? ^ Si un jour les amis du Bon Dieu doivent être plus nombreux que le sable des plages, eh! bien, soyez sûrs que c'est parce que vous vous serez d'abord nourris d'un amour bien serré. Il ne faut pas que vous soyiez venus cette nuit par hasard, ni par curiosité, mais pour marquer qu'un temps nouveau a commencé sur la terre. Et cette farine bien douce, bien s£H>é'e, elle est l'image de Jo l'amour. Non! non! ne regrettez pas de nous l'avoir apportée; nous la cuirons sous la cendre et nous la mangerons en mémoire de vous. Ainsi resterons-nous longtemps unis jusqu'à ce qu'un froment plus pur soit moulu pour nous. Mais il me semble que vous apportez aussi de votre vin. Vous nous comblez, /es amis. Et de dons qui passent aux yeux de cet enfant, l'or la myrrhe et l'encens que les sages du monde V 58 CINQ MYSTÈRES s'apprêtent à lui offrir. Ah ! voyez-vous, tout : i u' j le bois, le vin, la farine et cet agneau^ ce sont là des offrandes dont Dieu ne peut pas se passer. Ce sont les reflets de votre terre. Et cette terre-là, mon petit Jésus est venu pour la sauver. Mes enfants, ne doutez jamais de lui, quoi qu'il ad¬ vienne. LE VIEUX PAYSAN Madame, il y a encore un berger qui voudrait vous voir. Il n'est pas d'ici, mais comme il passait, il a insisté pour qu'on le reçoive. Il est avec son garçon. MARIE Ne les laissez pas attendre. Puisqu'ils passent par là c'est que Dieu l'a permis. LE VIEUX PAYSAN Ah! mais, voyez-vous, il parle fort. Et puis le garçon a l'air méchant. J'ai peur d'un scandale. MARIE Que voulez-vous, mon ami, il faut que le scan¬ dale arrive. Dites-leur d'entrer. LA NUIT DE NOËL 59 SCÈNE XVI le paysan et son fils, la sainte vierge, loulou. (Entrent un paysan et son fils déjà grand, l'air sournois). le paysan On passait par là. Alors on a eu la curiosité de voir ce qui était arrivé. Les gens ont beau dire que c'est le roi d'Israël qui est né, mois je crois que si le ciel nous envoyait un vrai roi, il l'abri¬ terait mieux qu'un ours ou qu'un scorpion. C'est pas fait pour des rois une étable dans un rocher. marie Qui êtes-vous, mon ami, pour parler si fort? Vous êtes pourtant étranger au village. le paysan On m'appelle l'Iscariote et le petit, c'est Judas, un bougre pas commode à qui on n'en fait pas accroire. marie Soyez accueillis quand même, mes amis, oui, même si vous doutez du secret du roi. l'iscariote Comment voulez-vous qu'on y croie? Toutes les apparences sont contre. 60 CINQ MYSTÈRES marie Vous voyez pourtant la foi de ces braves gens. D'où croyez-vous qu'ils la tirent? l'iscariote Des histoires qu'on leur a racontées. C'est des simples. On ne nous la fait pas à nous, hein Judas? judas (avec une joie haineuse) Je voudrais tout de même l'embrasser (il em¬ brasse Jésus qui se met à gémir — l'iscariote rit). marie Mon Jésus, te faut-il donc souffrir et pleurer d'un baiser ? Allez, mon pauvre Judas. De vous non plus le ciel ni la terre ne peuvent se passer. (La Vierge sanglote un instant, le visage dans les mains. Quand elle se reprend le petit Loulou est devant elle). loulou Vous avez de la peine, Madame. Je veux vous consoler. Je pouvais pas rester loin du petit Jésus. Je vous avais obéi, vous savez, j'étais près de me coucher, mais j'ai pas pu m'empêcher de revenir quand j'ai vu arriver toutes les voi¬ sines avec leurs bébés. LA NUIT DE NOËL 61 l SCÈNE XVII (A ce moment paraissent les parents des inno¬ cents; il y a sept couples qui viennent s'incliner en silence devant la crèche. Les hommes déposent leurs offrandes : une peau de mouton, un hochet qui est une vertèbre de bœuf, une bassine de bois, une aiguière de bois, une petite chaise, une cor¬ beille d'osier, des pots de terre pleins de beurre, de miel et d'huile. Les paysans ont des corne¬ muses et des tambourins. Ils entrent et sortent à mesure). LE VIEUX PAYSAN, LA SAINTE VIERGE, LE VIEUX PAYSAN Ce sont les jeunes époux du bourg. A quelques jours près ils viennent tous d'avoir un enfant. Alors, ils se sont dit, comme ça, qu'il valait encore mieux risquer de leur faire prendre froid à ces petits, par c'te nuit glacée, plutôt que de ne pas les sortir tous ensemble pour vous les montrer. Ils ont idée qu'ils ressembleront mieux au petit Jésus s'il les a vus à son passage. Si c'étaient pas pour vous déplaire, les hommes voudraient vous chanter une chanson. MARIE Merci, mes amis, cela n'est pas croyable, mais les chansons de la terre touchent Dieu au plus profond de son cœur. C'est comme s'il ne pou- 62 CINQ MYSTÈRES vait jamais s'en priver bien longtemps. Et les noces qui ont lieu entre la terre et lui ont éter¬ nellement besoin de gestes et de sons. Allez, mes amis, et soyez sûrs que le petit Jésus vous entend. (Les hommes, trois par trois, entrent et sortent en dansant. Ils s'accompagnent de leurs chants et de leurs cornemuses. A mesure que la fête se déroule la crèche s'éclaire; elle finit par répandre un éclat aveuglant). MARIE Vous voyez comme vous avez fait plaisir au petit enfant. LE VIEUX PAYSAN C'est vrai, dans le feu de l'action ça se remar¬ quait pas. Mais comme il brille maintenant notre petit Jésus, la mangeoire lui fait comme une auréole. MARIE Vous l'avez dit, mon ami : Dieu aime telle¬ ment les hommes qu'il ne peut pas s'empêcher de faire paraître sa joie quand les simples mou¬ vements d'une vraie ferveur l'entourent. Aimez- le, mon petit Jésus ; c'est le plus beau cadeau de l'Eternel. (Tous sortent sauf le paysan). LA NUIT DE NOËL 63 SCÈNE XVIII la sainte vierge, aucassin, nicolettë, lé vieux paysan. (Entrent Aucassin et Nicolette). aucassin (gêné) Eh bien, vous savez, Madame, j'ai fini par comprendre. marie Quoi donc, mon bon Aucassin? aucassin Eh bien, qu'il y avait profit tout de même à vous avoir logés. marie (riant) En avez-vous jamais douté? aucassin Eh bien, oui! On est pas très malin, nous autres, on a toujours vécu loin du monde, on est un peu des sauvages. N'empêche! maintenant j'ai compris que le petit Jésus, c'était lui que nous attendions pour être sauvés. marie Et qu'est-ce qui te l'a fait comprendre? 64 CINQ MYSTÈRES AUCASSIN Ah ben! c'est un peu Nicolette. Elle m'a dit que c'était pas convenable de regretter un bien¬ fait, et surtout de regretter un bienfait parce qu'on peut y avoir des désavantages. Alors je me suis fait honte et soudain la chose est devenue claire pour moi. J'ai tout compris. Voyez-vous, il suffisait de me quitter des yeux et d'oublier mes intérêts une minute. MARIE Bien sûr, Aucassin, c'est cela même. AUCASSIN Alors on voulu venir vous remercier d'avoir eu votre enfant chez nous et puis on a voulu aussi vous demander pardon de vous loger si mal. MARIE Mais tu ne nous a pas si mal logés, mon bon Aucassin. Crois-tu que ce n'est pas doux pour ce petit enfant d'avoir eu vos deux bêtes près I'&m}<\M de lui. Elles ont été si fidèles et si dp&ceS. Les hommes mettent toujours plus de temps que les bêtes pour comprendre les choses. Nous sommes bien heureux de les avoir eues tout de suite près de nous. Tu verras qu'un jour nous serons tous ensemble dans le Paradis et ce jour-là, le Lustré et Poilourd seront à l'honneur. Allons ! mon bon LA NUIT DE NOËL 65 Aucassin, ne te fais plus de soucis : il n'arrive jamais que ce que le Bon Dieu a permis. (Aucassin et Nicolette s'agenouillent devant la crèche. Ils sont en extase. Ils s'élèvent légère¬ ment au-dessus du sol). le vieux paysan (sans amertume). Il n'y a donc que les repentis pour avoir toutes les faveurs! (Au loin un murmure dans le ciel : "Gloire à Dieu et paix aux hommes sur la terre", puis les cloches se mettent à sonner). L'ADORATION DES MAGES ft ï it $ L'ADORATION DES MAGES Mystère 1er ACTE Siméon est venu reconduire la Sainte Famille à la porte de Jérusalem. Joseph marche en avant portant le petit Jésus dans ses bras. SIMÉON Maintenant la douleur ne vous quittera plus. MARIE Mais croyez-vous, grand-père, qu'il soit possible de connaître jamais un jour plus atroce que celui où mon petit enfant est né? Pensez que je n'ai trouvé, pour le coucher, qu'une mangeoire dans une étable! Et moi, j'étais tout juste bonne à le regarder souffrir. SIMÉON Vous connaîtrez des jours plus durs encore, Marie. Et ils suivront de près ceux où vous l'au¬ rez cru le plus à l'abri du mal. 70 CINQ MYSTÈRES MARIE Que la volonté de mon Seigneur se fasse ! Mais pourtant que ce calice s'éloigne de nous, s'il est possible. Je suis encore une si petite fille. SIMÉON C'est vrai Marie, vous êtes une enfant. Vous rappelez-vous quand je vous tenais sur mes ge¬ noux ? Qui eut jamais cru alors que c'était vous que Dieu avait choisie ! Il n'y a pas si longtemps de cela pourtant. Vous étiez rieuse comme ma petite Jeannette, plus joueuse qu'elle, et plaisante. Mais quand quelqu'un souffrait, aussitôt vous quittiez tout pour le consoler. Je n'ai jamais vu personne d'aussi attentif que vous à la douleur des autres. Je l'ai souvent dit à Jeannette. Mais de là à penser que vous alliez nous donner notre Sauveur ! MARIE Ah! grand-père Siméon, quelle foi il nous faut pour croire que nous ne rêvons pas. SIMÉON Il y a des temps comme cela dans la vie du mon¬ de. Le plus grandiose éclate tout à coup et les gens n'en discernent rien. C'est alors que la parole d'Isaïe se vérifie. On a vraiment des yeux pour ne pas voir. L'ADORATION DES MAGES 71 MARIE C'est vrai! nous ne sommes jamais prêts pour accueillir les grandes choses. Aussi le mieux, je crois, pour que les gens n'en rient pas, c'est de conserver toujours les confidences du ciel dans le secret de son cœur. SIMÉON Vous avez raison, Marie. Et ce grand événe¬ ment qui a pris forme en vous, il ne le faut révéler à personne. Si Dieu le veut, il saura bien le faire entendre, comme à moi ce matin, quand vous êtes arrivée tenant dans vos bras ce petit enfant transi et que Joseph, auprès de vous, portait ses deux colombes. Quelle fièvre m'a saisi? Soudain j'ai tout compris ! et que je n'avais vécu que dans l'attente de ce jour. Ah! que tout est merveilleux! J'avais donc besoin de votre jeunesse pour rece¬ voir mon congé de la part du Seigneur! Mais vous, vous aviez besoin de ma vieille voix pour entrer pleinement dans votre rôle. C'est une gran¬ de grâce, voyez-vous, que notre rencontre à la lisière de ces deux mondes qui se séparent : le vieillard que je suis attendait que votre enfant fut né pour partir. Mais qu'allez-vous faire à présent ? C'est maintenant qu'il vous faut prendre garde ; Hérode est cruel, il est vigilant. Comptez- vous demeurer à Bethléem? MARIE Juste le temps d'un adieu. Sitôt après nous re¬ tournerons chez nous. J'ai si grande hâte de voir 72 CINQ MYSTÈRES enfin mon petit oiseau dans un lit. Si Dieu veut, nous serons à Nazareth avant la fin de ce mois. SIMÉON Dieu vous exauce, pauvre Marie! (La Sainte Famille prend alors la route de Beth¬ léem. Siméon, assis sur une pierre, les regarde partir). SIMÉON Maintenant, Seigneur, vous pouvez me renvoyer en paix. Vous m'avez montré la gloire d'Israël, la lumière des gentils. Et je sais que ce jour ne passera pas que la terre entière n'ait déposé le tribut de sa sagesse devant vous. Je ne tiens plus à rien. Et toute ma vie se déroule enfin sous mes yeux comme un livre qu'il me fallut écrire ligne par ligne. Pourtant tous ses mots me sem¬ blent étrangers. Et ces gestes inutiles, est-ce de moi vraiment qu'ils sont nés ? A travers ma pro¬ pre trame, la seule apparence qui demeure c'est cette clarté fragile qui ne m'appartient pas. C'est elle qui m'a mené jusqu'ici où elle vient de me quitter, m'ayant à peine touché. Elle seule a donné son vrai sens à ma vie. Il me fallait donc tra¬ verser ces jours et ces années comme un tunnel dans la montagne, comme cette épaisseur des va¬ gues où j'aimais tant, dans ma jeunesse, à me plonger. Il m'a fallu égrener une à une tant d'heures inutiles, pour cette seule minute où le soleil m'éblouit. En somme, je vivais comme tous les hommes d'ici, avec cette espérance au L'ADORATION DES MAGES 73 fond de mon cœur : une espérance vague dans un cœur obscur. Etranges êtres que nous sommes! Et notre secret le plus profond, peu s'en faut qu'il ne nous échappe jusqu'à la mort. Je n'eusse pas été au Temple aA matin, ma vie ne se fut pas <&- accomplie! Et combien d'autres qui, eux aussi, attendent, à leur insu, cette clarté salutaire, l'igno¬ reront toujours. Mon Dieu! vous m'avez choisi pour saluer au seuil de sa vie celui en qui vous avez mis toutes vos complaisances; vous m'avez choisi pour prophétiser à Marie toutes les dou¬ leurs qui l'attendent ! Car, quand il s'agit de vous, mon Dieu, le deuil et la joie ne se séparent pas; et l'univers où votre grâce nous entraîne est plein de matins sombres et de nuits éclatantes. Je suis un vieillard, Seigneur ! et c'est moi que vous avez choisi quand vous avez résolu qu'un homme ac¬ cueillerait à son dernier jour votre enfant dans le Temple. Pourquoi moi, Seigneur? Pourquoi m'avez-vous fait cette grâce tardive? Pourquoi mes mains, avant de se refroidir, ont-elles pu toucher leur Sauveur? Votre faveur m'emplit d'une allégresse qui m'accable; et l'inconcevable contradiction de tout ce qui vient à nous du fond de votre amour me stupéfie, Seigneur, et me trou¬ ble encore plus que votre grâce ne m'apaise. Vous êtes un Dieu doux et terrible. Et rien de ce que vous faites n'est à notre mesure : ainsi cette petite fille que vous avez choisie entre toutes pour lui confier vos plus tendres secrets, il lui faudra éprouver toutes les agonies. Tandis que 74 CINQ MYSTÈRES moi, Seigneur, vous m'avez fait pareil à votre peuple d'Israël. Vous avez attendu cette ultime minute pour me faire saluer, d'une parole qui devait être dite, la mère et l'enfant que je ne dois plus revoir. Et c'est ainsi, l'ayant maintenu à l'abri des impuretés et de l'idolâtrie, que vous livrez votre peuple à son aveuglement quand éclate le soleil qui est pourtant né de lui. Votre amour, mon Dieu, est un amour effrayant. Dans ce jeu de cache-cache que vous jouez avec vos créatures, daignez du moins permettre à ce vieillard qui vous a tant aimé, laissez-le vous supplier, Seigneur! i pour ce peuple que vous êtes sur le point d'aban¬ donner. Afin qu'ayant été sa gloire vous soyez aussi un jour sa lumière, et qu'avant que la nuit ne tombe sur cette terre de misère, vous le laissiez entrer, à son tour, dans la douceur et dans la plénitude de votre Rédemption. (Simêon s'affaisse dans un soupir. Quelques ins¬ tants après arrive un nègre, à cheval, suivi de son écuyer. Ils mettent pied à terre sans avoir aperçu le vieillard). GASPARD Enfin nous y voilà, Ahmed. Je croyais que nous n'arriverions pas. Cette course m'a tué. AHMED Vous disiez tellement que vous étiez pressé, L prince Gaspard. Je me suis évertué à faire^rotter mon cheval pour rattraper le temps perdu. L'ADORATION DES MAGES 75 GASPARD Ce sont toutes ces aventures qui nous ont retar¬ dées. Tout allait si bien jusqu'à Jaffa. Il a falji qu'un mauvais génie s'acharne contre nous dès que nous avons foulé la terre de Palestine. AHMED Il est vrai qu'à peine débarqués, tout nous de¬ vint contraire. Vous rappelez-vous, prince Gas- , pard, cette vieille folle qui i-atait mise au travers ia^Jcùlr <<*- de ntfffé route? Vous avez été bien bon de parle-/ /h menter avec elle. j&-sai#°sûr qt/^lle était à la y £/ solde de l'enfer. ■ GASPARD Allons, allons! calme-toi, Ahmed, et va plutôt interroger ce vieillard là-bas, à l'angle de la porte. Tu le vois sur sa pierre! Qu'il est beau avec son étole blanche! Comme son visage rayonne! Va donc un peu lui demander notre chemin. (L'écuyer va secouer Simêon. Il se penche sur lui et crie à Gaspard : "Prince Gaspard, cette fois, je crois que c'est un vrai mort!" Gaspard s'ap¬ proche et se met à genoux près du vieillard) GASPARD Son front est comme un lac dans la montagne et ses paupières sont pareilles à deux nuages légers sur le soleil. Ah ! bien souvent, Ahmed, un visage identique m'est apparu comme un reflet dans l'eau ; 76 CINQ MYSTÈRES et c'était toujours lorsque cette étoile qui nous a menés jusqu'ici se mettait à briller. Quel mal¬ heur qu'il soit mort avant notre arrivée! j'aurais tant aimé l'entendre; il aurait eu bien des choses à nous dire. Mais déjà, c'est comme si je ne m'appartenais plus. AHMED C'est vrai, prince Gaspard, vous avez l'air tout changé. GASPARD Tu te souviens, Ahmed, des palais d'Ajnara, et comme j'aimais les fêtes dans la nuit et les chan¬ sons près des fontaines. J'étais un prince heureux! jusqu'au jour où s'alluma dans mon cœur la pe¬ tite étoile qui ne s'est plus effacée. Et alors nous sommes partis, allant droit devant nous comme des égarés qu'un désir imprécis guidait avec une rectitude tranquille et sûre. Et tout cela pourquoi ? Pour aboutir à quoi? A ce vieillard mort à la porte du Temple qui tout à la fois nous accueille et semble nous en interdire l'entrée. Que le Dieu qui nous a traînés jusqu'ici use donc d'un langage singulier! c'est le hasard des rencontres qui lui sert d'alphabet pour nous parler. Ah! nos exis¬ tences ne sont pas si solitaires que notre courte vue les imagine. Crois-moi, Ahmed! ce vieillard m'attendait à l'autre bout du monde pour me charger de son message muet. Et me voici plein tout à coup d'une ferveur nouvelle, prêt à me L'ADORATION DES MAGES 77 décharger de toutes mes richesses pour son héri¬ tage inconnu. AHMED C'est donc lui que vous poursuiviez dans votre rêve? GASPARD Non, ce n'est pas lui encore. Et d'ailleurs, ce que tu appelles mon rêve n'était pas un rêve. Tout se déchire tout à coup devant moi. Et cette vie qui s'achève dessine à mes yeux ma véritable vie : elle est ma réalité cachée, ma plus profonde joie. Qu'ai-je donc fait jusqu'à présent, Ahmed, sur cette terre? Tout m'était facile et mes serviteurs venaient pour mon plaisir répandre mes trésors à mes pieds. C'est pour moi que je vivais, et dans cet isolement j'ai failli périr. Nos richesses nous égarent! ce vieillard était sûrement un pauvre : il meurt plus heureux que je ne le fus jamais. Je hais maintenant jusqu'aux palais de mon père et ces jardins de jasmins où tous les pays de l'Asie envoyaient leurs danseurs pour récréer mes yeux. Comme j'étais empêtré dans mes propres biens ! Nous sommes à présent sur une terre d'exil, et c'est ici qu'enfin je me sens vivre. AHMED Pourtant vous m'assuriez souvent qu'il vous semblait impossible de vous imaginer ailleurs qu' en vos palais. Vous rappelez-vous le jour où l'on vous amena cette belle esclave de Samarcande. 78 CINQ MYSTÈRES GASPARD Oh! c'était une joie fallacieuse comme les autres et qui n'avait point de rapport avec ma joie d'au¬ jourd'hui. Qu'y a-t-il de commun entre ce que j'éprouvais dans les bras d'une esclave qui fré¬ missait sous moi comme une bête et cette route infinie qui des paupières de ce vieillard monte et m'entraîne vers le ciel d'un amour où je ne m'appartiens plus? Non! non! crois-moi, Ahmed, tous les plaisirs que j'ai goûtés jusqu'à présent, je m'efforçais de m'y prendre mais tous me lais¬ saient dans la bouche cette amertume des fruits qui n'ont pas bien mûri. Je suis délivré de mes propres mensonges. La petite étoile maintenant est comme un incendie dans mon cœur et tout mon passé n'y est que cendres. AHMED Mais nos dieux, prince Gaspard ? GASPARD Que nous étaient nos dieux, Ahmed ? Des figures de nous-mêmes, des figures de bois et d'or. Celui qui a rempli d'amour le cœur de ce vieillard, c'est celui-là qui est le vrai Dieu et sa clarté qui brillait en moi est venue à bout de ma mollesse, de mes doutes et de leur vanité. AHMED Vous avez peut-être raison, prince Gaspard. L'ADORATION DES MAGES 79 Mais de là à dire, qu'il ne faille plus retourner vers ceux qui pleuraient tant en nous voyant partir. . . GASPARD Bien sûr ! il nous faudra y retourner encore. Ce que je veux dire, Ahmed, c'est que nous sommes ici au but de notre course, mais au seuil de nous- mêmes et qu'un soleil nouveau se lève devant nous. Maintenant, Ahmed, il est temps de songer à ce vieillard. Si heureux qu'ils paraissent, la coutume des hommes n'est nulle part de laisser les morts sans sépulture. Va donc chercher un peu d'aide pour que nous puissions recouvrir son corps. (Ahmed s'éloigne. Au bout de quelques instants arrive Melchior. C'est un homme dans la force de l'âge, d'un teint un peu jaune. Il s'adresse à Gaspard qui a pris la main du mort dans la sienne) MELCHIOR Que faites-vous, Seigneur, auprès d'un corps impur? Il n'y faut pas toucher. Mais peut-être arrivez-vous d'un pays où nos coutumes n'ont pas cours? GASPARD C'est au hasard de ma promenade que j'ai croisé ce mort plus vivant qu'un vivant sur ma route. MELCHIOR Tiens! mais c'est le vieillard Siméon. 80 CINQ MYSTÈRES GASPARD Vous connaissez cet homme ? (A ce moment arrive Ahmed qui, aidé de deux portefaix, soulève le corps et l'emporte) ± je vous régnez aussi. J'ai été roi d'une province de Chine. Mais d'a¬ bord, Seigneur, pardonnez-moi de vous avoir rap¬ pelé aux prescriptions des gens de ce pays. Je vis parmi eux pour l'amour de leur livre. Ce livre dont ils ont la garde est un livre divin : c'est la voie de la vérité et de la vie. Je l'ai récemment dé¬ couvert et, pour lui, j'ai tout délaissé : couronne, honneurs, soucis. Maintenant, je mets mes soins à ce qu'autour de moi ces coutumes s'établissent. Ah! que l'adoration du vrai Dieu l'emporte enfin sur les idoles! Mais sans doute ces propos vous étonnent : il faut me les pardonner. Tout cela est si vif en moi; il me semble parfois que je n'ai plus qu'une pensée dans la tête et le cœur et que ma seule mission c'est de la crier sur les toits. GASPARD Et les armes brodées MELCHIOR GASPARD Non, vous ne m'étonnez point. Voyez plutôt combien notre rencontre est étrange : vos paroles sont le précis écho de ces lèvres inertes. La seule L'ADORATION DES MAGES 81 vue de ce cadavre, en quelques instants, vient de bouleverser toute ma vie. En vérité, ce mort m'est devenu soudain plus proche que le plus cher de mes amis. MELCHIOR Tout cela, en effet, est bien stupéfiant; car enfin nous sommes tous deux étrangers à ce pays, et voici que c'est pour nous y rencontrer que nous sommes partis des deux extrémités du monde. Il n'est pas jusqu'à la présence de ce vieillard qui ne m'intrigue encore. Je l'ai souvent croisé sur le parvis des Gentils : il passait pour un juste. Or, je l'ai entendu, ce matin même, saluer avec une gravité solennelle une pauvre femme venue pré¬ senter son enfant au Seigneur. Et il prophétisait, si peu de temps avant de mourir, que cet enfant serait le sauveur de tous les peuples. Je me de¬ mande encore ce qu'il voulait dire. GASPARD Ah ! n'en doutez pas : c'est cet enfant que je cher¬ chais aussi. Du fond du Soudan, son étoile m'a guidé; elle était devant moi quand j'ai buté sur le vieillard. Dieu a de bien mystérieuses façons de faire renseigner les vivants par les morts. MELCHIOR Ainsi mes songes ne m'auraient pas trompé ! Et cet enfant serait le Messie que nous attendons! Ah ! sachez,. Seigneur, qu'une étoile pareille à celle dont vous parlez ne cesse de revenir dans mes 82 CINQ MYSTÈRES nuits et toujours pour briller sur une pauvre mai¬ son. Quand elle a commencé de luire, j'étais en¬ core en Chine; l'insistance avec laquelle elle me poursuivait m'a mené jusqu'ici. Elle finissait par me faire douter de tout et de moi-même. Si pe¬ tite, elle emplit de sa clarté tout mon ciel, cepen¬ dant qu'au milieu de mon sommeil je me sens parfois ravi dans l'extase d'une incroyable adora¬ tion. Que tout cela fut le présage d'un grand événement, je n'en pouvais douter. Mais de la naissance de l'Emmanuel !... Allons, Seigneur, allons vers Bethléem. Les prophètes ont tous an¬ noncé que le Sauveur devait y naître. Et si vrai¬ ment nous trouvons dans la maison de mes songes l'enfant que notre étoile annonce, nous nous livre¬ rons entièrement à lui. Ne faisons pas attendre ce Dieu qui nous appelle. (Ils s'éloignent ensemble) — (La place est vide. Hérode, peu d'instants après, arrive seul). HÉRODE Un roi ! un roi des Juifs ! Ce vieillard radotait. Je n'y crois pas beaucoup à ces présages d'orien¬ taux. N'empêche qu'elle est étrange, sa petite étoile. Il disait qu'elle l'avait guidé des confins de l'Arménie, pendant deux ans, pour finir par se poser ici. Si encore ç'avait été pour me désigner! Mais non. A peine informé, le voilà qui repart avec sa caravane : un cortège qui tenait de la procession funéraire et des défilés de Satrape. Y aurait-il quelque part un complot contre Rome? L'ADORATION DES MAGES 83 Le roi des Juifs! Par la grâce d'Antoine c'est moi qui le suis. Je ne me laisserai pas déposséder. {Rêveur) Si ce n'est par celui qui compose dans mon cœur le rôle que je joue; je suis sous son souffle comme un fleuve qui roule. Ah! parfois toute cette histoire me paraît près de se terminer ; je me vois en arrêt au bord de mon tombeau, poussé par je ne sais qui. Impatient d'en finir. . . Non! non! Je me cabrerai contre toi, mort de moi-même. Tu peux te passer de mon consente¬ ment pour m'entraîner : mais tu as besoin de moi pour anticiper sur ma fin. Je suis roi, je le de¬ meurerai jusqu'à mon dernier jour et ma lassitude ne sera jamais qu'une étrangère dans mon cœur. Dieu! quelles pensées ne vais-je pas chercher là! Il y a des instants où la démence m'habite. C'est ce vieillard aussi qui est venu m'arracher à mon cours. Pourquoi a-t-il surgi, comme cela un beau matin, pour me troubler avec sa voix tranquille? J'avais fini par oublier les dangers qui m'assiègent ; la haine des uns, la jalousie des autres, ma propre faiblesse et les flatteries de tous; je n'avais plus qu'à me laisser vivre. Et voilà que tout est remis en question. Tout est donc toujours remis en question? Il n'y a donc pas de soir où je puisse m'endormir apaisé ? Le monde autour de moi est comme une forêt pleine de bêtes qui me guettent. Ah! j'en ai parfois mon plein de cette horrible vie! Un enfant! je tremble maintenant à cause d'un enfant! Que ne suis-je un paysan dans quel¬ que chaumière ignorée! Mais foin de tout cela. 84 CINQ MYSTÈRES Je me dois à ma gloire. Et puis quoi ! mon rival n'est qu'un nouveau-né. Je n'y crois guère à ce nouveau-né. Il s'agit bien d'y croire ! Fut-ce une illusion, tout ce qui se dresse contre moi doit périr. Il périra comme les autres, cet adversaire dérisoire — s'il existe! Je les ferai tous égorger, plutôt que de risquer de le voir s'échapper. Je suis venu à bout de toutes les révoltes ; ce n'est pas mainte¬ nant que je vais, par pitié, jouer mon royaume. La pitié! Je dois transmettre à mon fils un terri¬ toire intact, ma solide couronne ; c'est là mon seul devoir et je le remplirai. Un nouveau-né! cette pensée revient à la charge ; elle bat mon cœur d'un trouble singulier. Que peut bien être cet enfant pour me valoir une telle angoisse ? Heureusement, je n'ai rien laissé paraître devant mon roi de comédie. Ne m'a-t-il pas raconté qu'il en avait assez du pouvoir et qu'il avait remis avant de partir le soin de son gouvernement à d'autres! Le fou! Comme si l'on pouvait choisir! Quand on est embarqué, plus moyen de carguer les voiles. Non! non! vieux lâche! il faut aller jusqu'au bout. Il doit être aux pieds de son nouveau-né, à pré¬ sent, l'imbécile. Quand reviendra-t-il me prévenir ? Combien d'heures va-t-il passer en génuflexions, ce beau pèlerin du néant ? Le temps que tous ses dromadaires défilent! Et pendant ce temps, l'an¬ xiété ronge mon cœur. J'aurais pu l'escorter, il est vrai ; j'aurais abrégé mon supplice en allant moi-même enlever l'enfant. Mais j'y risquais ma renommée. Après tout, j'ai pris le parti le plus L'ADORATION DES MAGES 85 sage : mon astrologue débrouille le chemin pour moi; quand il repassera par ici, je n'aurai plus qu'à suivre ses indications. Bien sûr! c'est pour m'avertir qu'un bon génie a posé la petite étoile sur mon palais. Sois patiente, mon âme ! c'est par cette route-ci que ta joie va bientôt revenir. (Il s'assied sur la pierre où Siméon vient de mourir et il regarde vers Bethléem tandis que le ri¬ deau tombe). Ile ACTE La scène est devant le tombeau de Rachel qui est une plate-forme devant une chambre où les pè¬ lerins déposent leurs offrandes. Le tout surmonté d'une coupole blanche. On aperçoit, à peu de dis¬ tance, la route d'Hébron et, dans une autre direc¬ tion, à 1500 mètres, Bethléem. MARIE Arrêtons-nous ici, Joseph! Je redoute tellement Bethléem à présent. JOSEPH Pourtant, Marie, tu me pressais tout le temps que nous étions à Jérusalem. MARIE Ce sont les paroles du vieillard qui ont fait lever en moi cette angoisse. Crois-tu que nous arrivions jamais à Nazareth? 86 CINQ MYSTÈRES JOSEPH A la grâce de Dieu, Marie! nous n'avons pas perdu notre temps. MARIE Certes! Mais ne sens-tu pas comme le monde autour de nous s'est mis brusquement en alerte? Il me semble que le prince des ténèbres se rue déjà sur sa proie. Par instants, je me dis que la misère de la grotte ne fut qu'un jeu auprès de ce qui attend encore mon pauvre petit. Mettons- nous en prière, veux-tu ? Demandons à Dieu d'être pitoyable à lui-même. JOSEPH Tu ne crains pas que trop de pèlerins ne passent ici? C'est le tombeau de Rachel. MARIE Notre halte y sera douce, et s'il vient des pèle¬ rins, leur cœur saura bien s'unir au nôtre. Mais dé¬ jà le jour baisse; les gens ne se risquent guère si tard dans cette solitude. Nous, ce n'est pas la même chose : nous n'avons pas de maison; nous serons ici mieux qu'ailleurs. Le regard de Dieu doit souvent se tourner vers ce lieu. J'ose à peine y songer. . . Pense donc! Elle est enterrée là, celle qui est morte en donnant la vie à l'enfant de la douleur. Ne crois-tu pas que c'est prier que d'y songer ici ? Ah ! souvent mon cœur s'at- L'ADORATION DES MAGES 87 tache à cette antique aïeule que Jacob dut aller chercher au loin et qu'il ramena dans la terre promise juste pour l'y voir mourir. La mère de Joseph et de Benjamin! L'un qui devait sauver notre peuple et l'autre offert en otage pour un crime qu'il n'avait pas commis. Ils étaient comme la double figure du Sauveur dont nous avons be¬ soin. Oui, vois-tu, je porte toujours ces grands mystères dans mon cœur; aussi tu imagines ce que c'est pour moi de songer sur sa tombe à celle qui fut comblée de tant de souffrances et de joies. Toi, qui veilles avec moi sur ce petit enfant qui ne nous appartient pas, est-ce que tu ne trouves pas aussi une étrange douceur dans cette maison de la morte où, maintenant que notre petit Jésus est consacré, nous pouvons enfin faire halte avec lui ? Le dernier de cette longue chaîne de patriar¬ ches et de rois derrière nous, et le premier-né de cette nouvelle histoire où toute la terre vient d^ Rentrer. Je suis une pauvre servante et tu es un charpentier et c'est à cause de notre petit enfant que cette longue histoire s'est déroulée; c'est à la lumière de sa réalité qu'elle s'éclaire ici, et d'un jour singulier. Avant que Dieu m'eût fait la grâce de jeter son regard sur mon indignité, bien sou¬ vent, j'ai repassé ces merveilles dans mon cœur. Tout m'en paraissait incroyable, jusqu'au jour de l'Annonce, plus incroyable encore. Ah ! Joseph, ce tombeau de Rachel répond au puits de Jacob, là-bas, tu t'en souviens, où nous nous sommes arrêtés en venant de Nazareth. C'est comme si 88 CINQ MYSTÈRES Dieu se fut choisi quelques lieux dans sa terre pour y laisser le souvenir de ses bienfaits : là-bas, l'échelle du ciel; ici, le prix du sang et la pro¬ messe du salut ; et à quelques pas devant ce tom¬ beau, le chemin de l'enfer; l'Egypte devant nous. . . (avec plus de gravité). Il faudra peut- être un jour que mon fils aussi y descende! Mais regarde donc, dans ce grand nuage de poussière, tu vois, comme un troupeau qui court? JOSEPH On dirait des cavaliers. Que peuvent-ils faire si tard sur cette route? Peut-être des Egyptiens qui rentrent par Hébron. MARIE Ah ! que tout cela ne soit pas déjà un noir présa¬ ge! Mon Dieu! je vous remets votre petit enfant. Faites que ces guerriers ne lui veuillent point de mal. (On entend alors une voix dans le ciel : "Les rois de Tharsis et des Iles lui offriront des pré¬ sents; ils lui apporteront leurs dons d'Arabie et de Saba; ils viendront de Saba avec de l'or et de l'encens; tu verras défiler les dromadaires de Ma- dian et d'Epha; et les rois de la terre viendront pour l'adorer". A ce moment, dans la nuit qui tombe, une étoile vient éclairer le tombeau de Rachel. La sainte Vierge, portant l'enfant, s'est cachée dans la chambre, tandis que Joseph, assis dans un angle, regarde les cortèges venir. Gaspard L'ADORATION DES MAGES 89 et Melchior parviennent les premiers aux abords du tombeau). MELCHIOR Il n'y a pas de doute : cette tombe est la petite bâtisse qui m'obsède. Après tout, cela ne serait pas étonnant : toutes les tombes, dans ce pays, se ressemblent plus ou moins. Mais l'étoile s'y est posée comme dans mes rêves de chaque nuit. Ce n'est pourtant pas ce petit paysan, prince Gas¬ pard, que vous êtes venu adorer ? Et il est seul ici. GASPARD C'est étrange en effet. Et voici que la paix s'éta¬ blit dans mon cœur, plus douce encore qu'aux pieds de Siméon. Quelle est donc cette tombe? MELCHIOR C'est un lieu vénéré des juifs. Us y viennent très nombreux en pélérinages continuels. On dit même qu'il se mêle souvent à eux des Bédouins adora¬ teurs d'idoles et des Philistins qui ne savent même plus ce qu'ils viennent faire. C'est une vieille tradition à laquelle les peuples les plus éloignés sont fidèles. GASPARD Quel mort y repose ? MELCHIOR Une femme d'Orient. Elle mourut dans ces lieux en donnant le jour à un fils qui fut nommé l'en- 90 CINQ MYSTÈRES fant de la douleur. Ce nom fut changé ensuite en celui de Benjamin : le fils de la droite. Ces noms de la vieille alliance ne sont pas sans prix : ils éclairent les desseins de Dieu et ses rapports avec son peuple. Ainsi cette femme était l'épouse préférée de celui qui prit le nom d'Israël parce qu'il avait osé lutter contre Dieu sous la forme d'un ange. Et le nom d'Israël est resté attaché à tout le peuple. GASPARD Cette tombe serait donc au cœur de la vérité ? MELCHIOR Exactement! Mais enfin ce n'est qu'une tombe et sur un cadavre que les vers ont rongé. GASPARD Ce que vous dites est bien mystérieux, prince Melchior. Ce lieu serait donc le lieu de rassem¬ blement des peuples les plus divers? MELCHIOR Oui, sans distinction de race ni de nation. Le plus singulier, voyez-vous, c'est que ce rassemble¬ ment se fasse autour du nom même du peuple méprisé. Car enfin, ce tombeau est celui de la femme dont l'enfant sauva son peuple de la ser¬ vitude étrangère. Ils étaient alors en Egypte. L'ADORATION DES MAGES 91 Mais nous avons bien le temps d'en reparler, prince Gaspard. Ce petit paysan pourrait peut- être nous renseigner. Si nous l'interrogions? (Il fait signe à Joseph d'approcher). melchior Dis-moi, mon garçon, est-ce que tu n'as pas en¬ tendu parler, par hasard, d'un petit enfant qui serait né par ici? joseph Ici ? Non Seigneur. D'ailleurs, je ne suis qu'un passant et j'ignore tout de ce pays. Je viens de Nazareth, en Galilée. gaspard Ainsi tu n'as rien entendu dire au sujet d'un enfant qui doit devenir le roi des Juifs? joseph (se trouble) Le roi des Juifs? Mais vous n'êtes pas juifs, Seigneur? et les peuples étrangers méprisent tous les juifs. gaspard Oui ! Mais celui-là n'est pas comme les autres. Ainsi, tu n'as vraiment rien entendu dire au sujet de cet enfant? 92 CINQ MYSTÈRES joseph Vous voulez parler sans doute de celui que les bergers ont adoré il y a un peu plus d'un mois à Bethléem ? gaspard Mais où est-il à présent ? Nous voulons le voir, nous aussi. Ah! si tu sais quelque chose de lui, dis-le nous. Sur mon honneur, tu pourras me demander tout ce qu'il te plaira : je te l'accorderai. Mais donne-nous une indication bien précise. Songe que je viens de l'autre extrémité du monde pour l'adorer. L'étoile par laquelle Dieu le dé¬ signa au cœur de ce prince s'est posée sur cette tombe. Au nom de ton Dieu, qui est le nôtre à présent, ce que tu sais, dis-le nous. Ne sommes- nous pas frères en lui? joseph (très doucement) Venez, adorons-le. (Il se recule un instant, ouvre la porte de la chambre intérieure et montre l'enfant de sa main ouverte. Gaspard tombe prosterné, le front contre terre. Melchior, à genoux, regarde sans parler le petit Jésus que la sainte Vierge a déposé dans un berceau choisi parmi les offrandes dans le fond de la chambre) gaspard Dieu caché qui me livre d'un coup toute l'étendue de ma joie! Dieu bon! qui attendait cette heure L'ADORATION DES MAGES 93 pour me toucher! je crois en toi, Père, Créateur adorable! Et en toi aussi, petit enfant, dans le silence et l'abandon où tu te dissimules. Ma gran¬ deur empruntée, mes richesses, tout me pèse, tout me fait honte devant ta nudité. Tu es mon Sei¬ gneur, fils de l'exil. Et c'est par toi que tout fut proféré. Tu es le Verbe et je t'adore dans ton humanité. Et vous, qui tremblez pour la vie de votre fils, laissez-moi baiser vos pieds nus. Que tous les peuples louent par mes lèvres la mère de mon Sauveur ! (Il baise les pieds de la Vierge). Maintenant j'étendrai devant vous ce manteau, signe de ma puissance. Je suis un pécheur devant votre petit enfant; je ne suis qu'un mendiant aux pieds de sa grandeur. Qu'ai-je besoin de tout ce que je possède quand la Toute-Puissance vient parmi nous dans l'abjection! MARIE Vous êtes le premier, Monsieur, à adorer mon enfant. Soyez donc le bienvenu, puisque c'est par vous que les Ecritures s'accomplissent. Mais comment rendrai-je grâces au Seigneur de ce qu'il m'a permis de vous accueillir? Je ne suis qu'une petite ignorante et le choix de Jahweh ne se justifie en moi par aucune vertu. C'est la poussière des chemins que vous venez de baiser sur mes pieds. Quant à mon fils, c'est vrai ! tout est à lui et dépend de son cœur; aussi quand je le regarde, il me semble que ma foi est moindre que la vôtre. Par instants, je doute d'être sa mère. 94 CINQ MYSTÈRES C'est un grand mystère, voyez-vous, que le Sei¬ gneur vous ait livré d'un seul coup les secrets de sa Royauté. Un étranger en sait plus à présent que les plus doctes en Israël. MELCHIOR Et moi aussi, je crois que votre enfant est la Sa¬ gesse incréée. Mais voilà qu'il m'a fallu cet étran¬ ger pour me révéler sa lumière. Pourtant j'at¬ tendais sa venue à quelques lieues d'ici et dans la même espérance que tout le peuple. Ainsi, c'est bien de vous que Siméon, ce matin, prophétisait tant de merveilles? MARIE Oui, le Seigneur s'est penché sur mon indignité et il a éprouvé comme un vertige à s'y plonger. GASPARD Vous êtes heureuse, Marie, d'avoir été choisie. Car il n'y a plus de salut désormais pour les hommes hors de la voie de votre Fils. Et il n'a pas besoin de parler : il lui suffit d'être. Il n'a même pas besoin de nous regarder! la simple touche de sa grâce invisible l'imprime dans nos cœurs. C'est maintenant le règne de la Pauvreté et le salut par sa douleur. MARIE Hélas ! toutes les détresses l'attendent. Et moi je suis une pauvre mère qui craint à chaque instant L'ADORATION DES MAGES 95 que les voleurs ne l'emportent. La création s'étend devant lui comme un désert. GASPARD Il est vrai ! tout doit se passer comme s'il avait pris notre chair en vain! la lumière du monde brillera et nul ne la verra ; la chaleur du ciel rayon¬ nera et le monde continuera de grelotter. Ce n'est plus la gloire désormais, ni la richesse, qui est le sceau de la grandeur et de la vérité, mais l'échec apparent et d'être humilié dans son esprit et dans sa chair. Ainsi, toutes les offrandes que je comptais lui faire n'ont plus de sens : ni l'or que mes chevaux transportent, ni les joyaux sertis pour un roi de ce monde. Quand je songe aux soins que je mettais à ce que rien ne s'en perde, je ne me comprends plus. Et pourtant, je voudrais répandre aux pieds du Fils de Dieu, comme un tombereau de choses vaines, tout cela que le monde prend encore au sérieux. Car mon unique trésor est ce petit enfant et je ne puis plus rien sans lui. (Il s'adresse à son écuyer) Donnez-moi d'abord les lingots. (Ahmed et un serviteur apportent une lourde barre. Ils lui présenteront ensuite les autres offrandes). Voici ce qui fait rêver les jeunes et les vieux. Je l'offre à mon petit Dieu comme un serviteur inutile. Tu l'as créé pour l'ornement de la terre et nous l'avons pris pour fin de nos pensées. Nous sommes même assez fous pour lui sacrifier nos vies. Son usage insensé l'a corrompu comme mon cœur. Qu'il témoigne donc à tes 96 CINQ MYSTÈRES pieds de mon amour par la dérision que tu me permets d'en faire. Et voici les perles de mes habiles plongeurs : elles me rappellent trop d'im¬ puretés pour que j'y puisse songer avec tendresse. Mais que la peine de ceux qui allèrent les cher¬ cher pour mon plaisir et les remords de ma chair égarée jouent devant toi dans leur orient! Elles viennent du fond des mers : que tout l'océan avec toutes les créatures sous-marines roulent, par el¬ les, sous tes pieds! Voici des manteaux d'écarlate. Je portais au prince que je cherchais des robes pour le vêtir, des fourrures où s'allonger. Et pendant ce temps tu naissais dans une étable et c'est dans une tombe qu'il me fallait te découvrir ! Que tous ces dons, du moins, soient l'offrande du pays que j'aimais. Ils y ont si longtemps tra¬ vaillé, mes frères aveugles, à ces parures que je voulais dignes des châteaux où ma folie t'ima¬ ginait. Qu'ils demeurent donc dans cette chambre funéraire où tu pris refuge contre moi ! Et main¬ tenant, que je ne suis plus que le pauvre Gaspard qui doit bientôt partir, laisse-moi Seigneur, avant de m'éloigner, me prosterner une dernière fois afin que mon front soit marqué de la cendre de cette tombe et que jamais plus ne l'habitent la démence de ma jeunesse ni les illusions de la va¬ nité. Tu m'as guéri de moi-même, Seigneur! Ne cesse plus de me donner ta joie. (Un long silence. Gaspard s'en va, nu-tête et sans manteau, un bâton à la main. Il fait signe L'ADORATION DES MAGES 97 à ses gens de ne pas le suivre et disparaît dans la nuit). MARIE Qui donc, parmi nous, sur un simple regard, a- bandonnerait ainsi tout ce qu'il possède? Ah! Jo¬ seph! Il y a plus de foi en lui que dans tout Israël ! JOSEPH Que veux-tu, Marie! Les nôtres n'ont plus de cœur que pour la terre. Sauf Siméon et la pro- phétesse Anne, crois-tu qu'ils y pensent, au Tem¬ ple, à notre petit? Tu dis toujours que le désert l'entoure; ne crois-tu pas qu'il s'étend aussi ter¬ rible et nu autour d'Israël? MELCHIOR Il est vrai ! Le Seigneur a l'air de vouloir tout ensemble priver son Fils de la présence des siens et ceux-ci de la douceur de son Fils. Un même destin est en train de les faire se manquer tous les deux. Et c'est un étranger comme ce prince, et moi-même, un étranger aussi, qui goûtons seuls à la plénitude de vos biens. Mon cœur en est tout interdit! JOSEPH Vous avez vu comme la joie du Seigneur s'est emparée de lui à mesure qu'il entrait dans notre pauvreté ? Les bergers, l'autre nuit, n'avaient point d'effort à faire, eux, pour l'admettre : ils 98 CINQ MYSTÈRE» vivent toujours comme cela. Mais lui ! un prin¬ ce ! Et qui venait de l'autre bout du monde croyant saluer un prince comme lui! Il n'a pas eu l'air étonné que ce fût un pauvre, quand je n'ai pas encore cessé, moi, d'en être confondu. MARIE Que veux-tu, Joseph, le Seigneur répand ses grâces comme il lui plaît. Nous sommes dans l'ombre de ses mystères comme en ce moment dans cette tombe et l'avenir qui s'y prépare n'en sort jamais tel que nous l'aurions fait. MELCHIOR Ah! depuis que je suis arrivé dans votre pays, tout me stupéfie. Sans cesse je discute avec les Pharisiens. Si vous saviez comme tout est de¬ venu opaque entre leurs mains. C'est un guer¬ rier à présent, qu'ils attendent en fait de Messie : un guerrier triomphant ! La gloire du monde les é- blouit jusqu'à les aveugler. Et moi qui étais venu à Jérusalem pour les entendre! Par bonheur, Dieu a maintenu dans mon cœur l'espérance de l'agneau comme une vision d'enfant. Mais j'avais beau le leur dire, ils me raillaient. Et le voici souriant devant moi, cet agneau blême et résigné. Bien qu'étranger, laissez-moi l'adorer, Marie! J'ai passé si longtemps à modeler mon cœur sur la foi de vos Pères et dans la même attente. Oh! je ne lui apporte ni de l'or ni rien d<^précieux, car ce n'est pas un roi de ce monde que je m'ap- L'ADORATION DES MAGES 99 prêtais à saluer. Et nous n'étions pas nombreux, certes, dans tout Jérusalem, à imaginer la Sa¬ gesse dans l'abandon où les Ecritures l'annon¬ çaient. Mais de là à penser que j'allais le trouver dans la chambre d'une morte !... Mon Christ dans la chambre d'une morte! C'est vraiment comme si notre surprise amusait Dieu jusqu'au dernier instant ! Elle est donc arrivée cette nuit entre toutes les nuits, souhaitée depuis le com¬ mencement du monde! Et les étoiles sont toutes à leur place! hormis celle qui brille sur cette maison. — Quelles offrandes lui présenterai-je donc? J'ai laissé derrière moi toutes les défro¬ ques de mon cœur. Ce que je puis mettre à ses pieds, c'est la science des paroles et de mes lentes pensées. J'en ai tant pratiqué de vanités et d'arts : celui des sorciers ; celui des astrolo¬ gues ; j'en ai tant accompagné de navigateurs et de géomètres! Je crois que j'ai pris part à tous les rêves des hommes! Et c'est, comme je des¬ cendais un jour en barque une vallée solitaire et glacée, que l'image de cette maison m'est apparue surmontée de son étoile. Je suis parti alors pour un but inconnu, scrutant le ciel, palpant la terre, suivant au fil de l'eau le dessin des rivières. J'ai tout tenté depuis pour comprendre l'énigme qui m'attirait toujours au-delà de moi-même; et c'est à Jérusalem qu'elle a fini par se livrer, l'étoile qui brillait, comme dans ma vision, entre les mots du livre. Encore me fallut-il croiser comme par hasard aux pieds d'un mort cet étranger qui vient 100 CINQ MYSTÈRES de partir pour que mon espérance s'achève en adoration. Je ferai seulement brûler ici quelques grains d'encens : je les ai pris jadis sur un autel de mon pays et jamais, depuis, ils ne m'ont plus quitté. Qu'ils brûlent en souvenir des dieux qui préparèrent en moi la venue du vrai Dieu et pour que, de la terre entière, afflue à travers eux, aux pieds du Pauvre et de l'abandonné, l'hom¬ mage des idoles auxquelles les hommes sacrifient. Que toutes les vieilles superstitions, les cultes menteurs, les légendes, les idolâtries, tout ce qui m'a nourri dans mon aveuglement, se consume en fragiles fumées devant celui qui n'a plus faim et soif que du sacrifice de nos cœurs! Et voici que ma vie agitée prend fin cette nuit aux pieds de cet enfant que j'ai tant attendu. Je resterai donc ici comme un mendiant, dans l'espérance qu'il y viendra encore. Je serai le gardien de ces lieux où la lumière m'est apparue; j'y serai com¬ me un prêtre ignoré dont les passants se mo¬ queront. Et leurs offrandes et leurs prières mon¬ teront à travers mon amour bafoué vers le Désiré de toutes les nations, celui qu'ils pressentent et que moi j'ai connu. (A ce moment il allume quelques grains d'encens et Marie, jusqu'alors debout dans un coin de la chambre et qui serrait Jésus dans ses bras, à me¬ sure que la fumée monte, élève l'enfant et le tend devant elle dans une nouvelle Présentation, tandis que Melchior, prosterné à ses pieds, immobile et silencieux, l'adore. L'ADORATION DES MAGES 101 Pendant cette scène la porte s'ouvre. Sans être remarqué, un vieillard entre et se prosterne aussi¬ tôt. Une ombre si épaisse l'entoure, ses pas sont si légers, que nid d'abord ne le remarque. Mais bientôt un grand coup de vent s'engouffre par la porte qui bat avec fracas). MARIE Ah ! on a ouvert la porte. On vient me prendre mon enfant. BALTHAZAR Ne craignez rien, Madame. Je viens l'adorer avec vous. J'ai tout quitté, voyez-vous, pour trouver celui que vous portez dans vos bras : ma couronne, mes terres, ma famille, j'ai tout aban¬ donné pour la couronne de ronces des voyageurs malheureux et pour me faire accueillir par vous comme un voleur. MARIE Il faut me pardonner! J'ai si grand peur pour lui. Si vous saviez quels dangers le guettent! Vous n'êtes pas fâché au moins, Monsieur? Je vois bien que vous ne lui voulez pas de mal. BALTHAZAR Comme Dieu sait bien guider les pas de ceux qu'il aime! Un peu plus, je passais sans m'ar- rêter devant cette chambre. Sans la fumée de l'encens, je retournais en ville. C'est l'odeur qui 102 CINQ MYSTÈRES m'a surpris; je suis entré. Ah! depuis trop long¬ temps je me suis mis en route. Je reviens à présent de Bethléem où je vous ai cherchés. Partout en vain ! La lumière qui m'avait conduit à Jérusalem ne brillait plus devant moi. Je n'avaij( pour me guider, que les indications d'Hérode : elles m'ont bien mal servi, puisque j'ai dû revenir sur mes pas pour découvrir l'Amour dans le silence de la nuit. C'est donc sur un parfum qu'il sera venu à moi, le Sauveur des hommes. MARIE Ah ! vous le savez aussi ? Et vous êtes un étran¬ ger pourtant, comme ce roi que vous voyez là, com¬ me celui qui nous a quittés tout à l'heure. Ainsi ce sont trois étrangers qui auront remplacé son peuple aux pieds de mon enfant. Qu'il vous soit donc présenté comme ce matin au Temple et que cette journée ne se termine pas sans que nous l'adorions tous ensemble. C'est un jour rude et doux! BALTHAZAR Je vois autour de vous bien des dons précieux, Madame. Il faut me pardonner à votre tour. J'a¬ vais emporté tant d'offrandes aussi; ma route, derrière moi, en est toute semée : les voleurs les ramasseront. Mes dromadaires et mes chevaux sont morts; mes compagnons m'ont abandonné. Us ne croyaient plus en moi, mes amis ! Ah ! nous étions tous si exténués ! Peut-être, après tout, ma L'ADORATION DES MAGES 103 vieillesse a-t-elle trop exigé de leurs cœurs! Et maintenant, je suis tout seul sur le petit d'une ânesse comme on dit que le Christ entrera dans son dernier jour. Pourquoi son Annonciateur serait-il mieux partagé que lui? Tout ce que j'ai réussi à sauver du désastre c'est cette poignée de myrrhe. J'avais toujours cru que je mour¬ rais en route; je n'ai jamais voulu la confier à d'autres; je la gardais pour ma sépulture. Mais vous me dites que tant de périls entourent votre enfant. Il est Dieu, sans doute, mais c'est un homme aussi. Et parce qu'il est l'Amour, que peut-il faire que de souffrir, que de mourir pour nous? Il mourra un jour et son corps retour¬ nera à la terre. Ah! ne m'en veuillez pas si je vous dis mes tristes pensées : j'y pense depuis si longtemps à cet Amour que vous nous pré¬ sentez. Et c'est toujours à sa mort que je pense : une mort désolée. Il faudra bien l'ensevelir. Gardez cette pincée de myrrhe pour l'embaumer. Quant à mon corps à moi, il ne compte plus guère! L'étoile de Jacob a lui sur les Gentils et j'ai vu la lumière d'Israël embraser la terre. . . Où que je meure désormais, qu'importe! Lais¬ sez-moi répandre devant l'Amour meurtri cette résine qui a figuré pour moi le parfum du salut jusqu'à ce qu'il vint. Maintenant, je vais vous quitter. Je vais retourner sur mon chemin, sans espoir d'ailleurs de revoir mon pays. Je n'en ai point de regret. A quoi bon retrouver encore les siens quand on sait quels liens nous joignent à ceux qui pleurent sur toute la terre! Je con- 104 CINQ MYSTÈRES solerai les affligés que je rencontrerai en leur racontant mon histoire. Qu'ai-je à faire d'une monture encore ? Vous aussi, vous allez quitter ces lieux : vous en aurez plus grand besoin que moi. Prenez-la. Votre enfant ne pourra vivre ici. Pour moi, j'irai à petits pas le long des chemins en attendant de rendre mon âme à Dieu quand il voudra la rappeler. Sa miséricorde m'a comblé d'amour. (Il s'affaisse à ce moment et brusquement se met à parler dans la terreur d'une vision qui l'obsède). Ah! Fuyez! Fuyez! Hérode est sur vos traces. Il est près d'arriver. Il lance déjà ses cavaliers à votre poursuite. Il n'épargne personne. Allez-vous-en ! la mort est proche. Le temps pour ses chevaux de bondir et vous êtes ses prisonniers! Fuyez! Fuyez! N'attendez plus! Et c'est moi, mon Dieu! qui l'aurai ren¬ seigné ! JOSEPH Ah ! je sens dans mon cœur la même épouvante. Un ange du Seigneur me souffle de t'emmener Marie. Il ne faut plus tarder. Tous les nouveaux- nés de Bethléem vont être massacrés. Entends- tu, déjà, ces cavaliers qui passent? Ne conti¬ nuons pas notre route. Ils vont massacrer les innocents. BALTHAZAR Mon Dieu! Mon Dieu! je remets mon esprit entre vos mains. Ayez pitié de votre Christ! L'ADORATION DES MAGES 105 (Il meurt dans un murmure. Son visage rayonne). MELCHIOR Ne vous inquiétez pas. J'ensevelirai le corps de ce bienheureux. Et pour échapper à Hérode, en attendant de revenir, je vous suivrai sur la route d'Egypte. Fuyez droit devant vous. Je vous re¬ trouverai par delà les limites d'Israël. (La sainte Famille sort de la tombe. La sainte Vierge s'assied sur l'âne avec l'enfant. Ils s'en¬ foncent dans la nuit. On entend alors dans l'air un chant triste : "Une voix a été entendue à Rama; des lamentations et des larmes amères. C'est Rachel, hélas! Elle pleure ses enfants"). LE DRAME DE LA PASSION 11 fi I ' . 1 ^-v S'-: ' 1 . ■ ' •; ; y «■ Et le reste on s'en fout. un autre Vous me devez une potiche, la petite mère : j'ai mis dans le mille. 126 CINQ MYSTÈRES la marchande Tu m'as pas regardé, eh! feignant. T'as des yeux qui louchent. un clown (sur un tréteau) Entrez par ici, Messieurs dames. Vous allez voir le spectacle le plus extraordinaire. Un hom¬ me qui mange de la terre et un chien qui crache du feu. Vous avez beau dire, si nous arrivions tous à manger de la terre comme Paoli, c'est alors qu'on serait heureux. Il n'y aurait plus de ques¬ tion sociale. Il n'y aurait plus qu'à se baisser pour en prendre. Quant au petit chien qui crache du feu, je vous le recommande également. Si vous aviez des cabots comme ça, vous n'auriez plus de difficultés pour allumer vos cigarettes. Messieurs dames, entrez, c'est dix sous. Et si vous n'êtes pas content, on vous rembourse à la sortie. Mais pour ça, on est bien tranquille. Il y a également dans sa caisse le tamanoir four¬ milier, qui a un groin comme j'voudrais bien en avoir, vu que ça serait plus facile pour trouver des truffes. Egalement la femme-pingoin et l'enfant-loup. Et si à présent on vous invite à aller voir le rabbi de Galilée, vous pouvez les envoyez paître, c'est le cas de le dire. Notre baraque est une baraque ousqu'on ne se soucie pas d'avoir des emmerdements avec les Romains, avec le Grand-Prêtre et tout le pataquès. Ici, il n'y a pas besoin de se décarcasser pour tuer le temps. Il se tue tout seul. Entrez, Messieurs dames, en- LE DRAME DE LA PASSION 127 trez! Vous allez voir les secrets de la nature dévoilés dans son intégrité. Et tous les monstres de la terre, c'est de la petite bière auprès de nous ! UN SOLDAT ROMAIN C'est-y qu'on entre pour voir la femme au groin ? UN AUTRE Moi, je m'en fous, pourvu qu'on y échappe un peu, à ces sales juifs. LE PREMIER Ah, t'as raison de l'dire : c'est un peuple perdu. Et qui ne s'occupe qu'à gagner de l'argent sur not'dos. C'est pas comme nous. On est les purs. LE DEUXIÈME C'est comme tu dis, il faudrait que toute la terre soye à nous. Alors c'est ce jour-là qu'on rigolerait ! LE PREMIER Et qu'on leur en ferait voir, à ces couillons. Ils en sont encore à attendre leur Messie pour nous casser les pieds. LE DEUXIÈME Nous, on a l'empereur. Ça nous suffit. 128 CINQ MYSTÈRES le premier (à tue-tête) Vive César ! Vive l'empereur ! Tous les soldats qui sont sur la place se mettent à crier : Vive l'empereur! Vive l'empereur! un juif Mais il me semble que cela se gâte. un autre Il serait peut-être temps de déguerpir. un troisième Dis donc aux autres de nous suivre. C'est pas le moment de se faire arrêter. On voit alors les juifs se parler entre eux à voix basse, tandis que les romains continuent de pousser leurs acclamations. Les juifs disparais¬ sent un à un prudemment. Tout à coup du milieu de la foule s'élève une voix qui clame : "Vive Jésus! Il est mon roi!" Les soldats arrêtent le délinquant. C'est un fou qui se met à divaguer. le fou J'ai embrassé le bon Dieu. Je l'ai pris sur mes genoux. T'es rien bath, que j'iui ai dit. Et toi, Jeannot, t'es mon petit homme, qu'il m'a répondu. On s'entend. (Il cligne de l'œil). On s'entend à demi-mot. Vive Jésus! Vous êtes tous des bons à rien. Vous n'avez pas honte de le lâcher? Ah! LE DRAME DE LA PASSION 129 c'est pas moi qu'on trouverait en défaillance. Tout ce que j'ai vu sur le journal, je l'dis. Et c'est pas des blagues! Je dois être ministre de la Vérité. On est comme ça chez nous. (On emmène le fou, qui crie encore : "Tu est mon roi". Le clown recommence son boniment.) LE CLOWN Entrez, Messieurs dames. Et vous laissez pas impressionner, parce que des fous, il y en aura toujours parmi nous. Il y en a bien un aujour¬ d'hui qui se dit le roi des Juifs. Comme s'il n'y avait pas mieux à faire que de faire le roi! On est en république en Palestine. Nom de Dieu! ousqu'on est mieux qu'en République? Surtout quand l'empereur est un bath zig, qu'il est un peu loin et qu'il nous fout la paix. (Des rires dans la foule). Vous voyez bien, Messieurs dames, vous êtes de mon avis. Alors entrez, c'est dix sous. Et on rembourse à la sortie. Venez tous. Venez voir l'homme qui mange de la terre (toute la foule envahit la boutique. On entend une voix se détacher de la rumeur enthousiaste : "Ah! si seulement on pouvait en bouffer, de la terre!") Deux juifs arrivent, les mains derrière le dos, voûtés, avec des cheveux en papillotes. Sous de vastes chapeaux, ils ont des lévites sales, souvent leurs mains s'agitent pour discuter. 130 CINQ MYSTÈRES mardoch|!e Moi, je vous dis que le danger est grand. Et qu'il est temps d'y remédier. Imaginez-vous, Za- bulon, qu'un homme entre dans votre échoppe. zabulon Apprenez, Mardochjfe, que ma boutique n'est pas une échoppe. mardoch|(e Peu importe. zabulon Cela importe, au contraire, beaucoup. mardoch^e Ah ! vous n'allez pas recommencer vos his¬ toires. zabulon Ce ne sont pas des histoires. Un honnête com¬ merçant comme moi tient à cœur de défendre l'honneur de sa maison. mardochee Mais, encore une fois, il ne s'agit pas de votre maison, il s'agit de cet imposteur. Je vous le répète, le danger est grand. D'un jour à l'autre il peut soulever tout le peuple contre nous. LE DRAME DE LA PASSION 131 ZABULON Vous croyez? MARDOCH^E Il faut que tous les gens bien de Jérusalem s'entendent sans délai et mettent un terme à cette propagande insensée. ZABULON Cela concerne le Sanhédrin. Caïphe a des in¬ térêts dans toutes les affaires. MARDOCH^E Sans doute. Mais il a fallu que cette espèce d'empêcheur de danser en rond se mette à chasser les marchands du Temple pour qu'on commence en haut lieu à s'émouvoir. Us sont d'une len¬ teur! Ah! voyez-vous, Zabulon, c'est un homme comme moi qu'il faudrait pour Grand-Prêtre dans des circonstances pareilles. ZABULON Vous croyez vraiment que c'est si sérieux que cela? MARDOCH^E Mais, mon pauvre ami, réfléchissez un instant. Il est en train de faire un Syndicat de tous les mécontents. Savez-vous ce qu'il leur a dit, à ses collègues, ces jours-ci ? Eh bien, il leur a promis 132 CINQ MYSTÈRES que les premiers seraient des derniers, et vice versa. Vous vous rendez compte de la gravité de ces propos. Autant dire aux bonnes gens : Vous allez prendre l'argent où il se trouve. Et ceux qui en ont n'en auront plus, et vice versa. C'est comme qui dirait, mon cher, une révolution. zabulon Mais c'est très grave ce que vous dites là. De qui le tenez-vous? mardoch^e D'un homme de toute confiance. C'est le cou¬ sin de la belle-sœur d'un type de sa suite, et qui se nomme lui-même "le patron des causes per¬ dues" ! Mais ce n'est pas tout, cela. Il faut parer au coup. zabulon Un instant, mon cher Mardochqe ! Est-ce que ce ne serait pas aussi ce louche personnage qui aurait dit un jour qu'il faut haïr son père et sa mère? mardoch|e Je crois, mon cher, que vous ne vous trompez pas. zabulon Mais alors, c'est tout l'ordre établi qui serait menacé ! LE DRAME DE LA PASSION 133 MARDOCHpE Voilà une heure que je m'époumone à vous le dire. Les deux juifs passent. Arrivent Caiphe et Judas. JUDAS Excellence, il me manque deux deniers. CAÏPHE Que voulez-vous que j'y fasse? Vous avez compté la somme âevant moi. JUDAS Excellence, je soupçonne votre sacristain... CAÏPHE Ah! trêve de balivernes! Vous ne vous rendez pas compte de ce qui se trame dans l'ombre. Ce n'est plus une question de semaines ni de jours. C'est une question d'heures. Il faut me le livrer au plus tôt. ; JUDAS Je crois, Excellence, que vous vous méprenez sur ce pauvre homme. CAÏPHE Vous ne parliez pas ainsi quand il était ques¬ tion de votre salaire. 134 CINQ MYSTÈRES JUDAS Salaire est dur, Excellence, c'est un dédomma¬ gement aux immenses ennuis que va me procurer notre entreprise. C'est d'ailleurs une charité bien ordonnée, car j'ai l'intention. . . CAÏPHE Peu m'importe. Quand pensez-vous me le li¬ vrer? JUDAS Mais ce soir même, si votre Excellence y tient. Il fait donc bien peur à votre Excellence, ce Jésus? CAÏPHE Peur! Peur! Surveillez un peu votre langue. Un Grand-Prêtre n'a jamais peur. Le Seigneur — béni soit-il — est toujours avec lui. Et ce qui arrive, c'est ce que le Seigneur — béni soit-il — a permis. Mais je suis chargé de veiller aux intérêts de la communauté, et vous savez que mes administrés ne plaisantent pas sur ce point-là. JUDAS Si j'avais un conseil à donner à Votre Excel¬ lence, ce serait d'éviter surtout que l'affaire ne s'ébruite. CAÏPHE Et comment cela, mon cher Judas? Tout Jé¬ rusalem a déjà pris fait et cause pour ce révolté. LE DRAME DE LA PASSION 135 Où qu'on aille, on n'entend murmurer que ces mots : le roi — le roi des juifs — le fils de David. Je vous demande un peu : une petit charpentier qui s'est mis dans la tête de prêcher la venue d'on ne sait quel royaume où les publicains et les filles perdues tiendraient le haut du pavé. Et c'est nous, la bonne société de Jérusalem, les hauts fonction¬ naires, les pharisiens, les prêtres du Seigneur — béni soit-il — qui serions dépossédés, qui sait? obligés de cirer les souliers de ces messieurs! Ah! Judas! c'est maintenant qu'il faut que les hommes comme nous, les juifs de la vieille tra¬ dition, surmontent leurs préjugés et pour le salut du peuple s'unissent aux gentils. Il faut tirer de ce loqueteux une vengeance qui décourage ceux qui auraient envie de l'imiter. Voyez-vous, Judas, je me demande si nous n'avons pas témoigné trop de patience à son égard. Depuis le temps que cela dure. Trois ans bientôt. Le malheureux! il a fini sans doute par s'imaginer que notre bonté n'était que de la bêtise! Ah! je vous le dis, Judas, il est temps d'y mettre un terme. JUDAS Excellence, je suis à vos ordres. CAÏPHE Eh bien, il faut absolument trouver le moyen de dresser le peuple contre lui. Si la foule veut sa tête, Pilate ne pourra plus nous la refuser. Le difficile, voyez-vous, c'est que l'opinion à son 136 CINQ MYSTÈRES sujet soit ce soir exactement à l'opposé de ce qu'elle est ce matin. Et Dieu sait si elle en est enthousiaste, ce matin, l'opinion. JUDAS C'est un vrai tour de passe-passe que votre Excellence désire. CAÏPHE Passe-passe ou pas, il faut réussir, sinon de¬ main toute la Judée s'enflamme. Et alors, bonsoir le sacerdoce et le Sanhédrin. C'est la ruine de Jérusalem. Le Seigneur — béni soit-il — menacé jusque dans son sanctuaire. Ah! Judas, il est absolument nécessaire que cet homme périsse pour le salut d'Israël. JUDAS Excellence, je ne vous le fais pas dire. Vous me donnez donc carte blanche? CAÏPHE Vous le connaissez. Vous avez vécu avec lui. Nul mieux que vous n'est au courant de ses habitudes, de ses faiblesses : jouez-en. Mais tout doit être propre, bien réglé! Et surtout, que je n'aie pas à intervenir. LE DRAME DE LA PASSION 137 judas Donnez-moi quelques sbires pour l'arrêter, Ex¬ cellence, et quatre hommes un peu fins pour mo¬ duler l'opinion. Pour le reste, j'en réponds. caïphe Accordé! Mais faites vite. L'ordre, la justice, lia rqligion, tout dépend de vos soins. Allez, Judas! le Seigneur — béni soit-il — vous sait gré de mettre votre habileté à son service. judas (seul) Faites vite! Faites vite! Et tout cela pour mes 28 deniers. Si je ne craignais pas d'être accusé de manquer de ressources, je l'enverrais promener avec ses beaux projets. Le pleutre! Je le déteste aussi. Mais il ne s'agit pas d'établir à présent des degrés dans mes inimitiés. Il faut aboutir. Et mettre le roi de la Suavité dans l'impossibilité de s'en sortir, (haineux), si ce n'est par un de ces fameux miracles qu'on est un peu fatigué à la fin de le voir toujours accomplir en faveur des autres. Qu'il se sauve donc lui-même s'il est l'oint du Seigneur! Moi, dans toute cette affaire, je suis le justicier — le justicier. (Il s'en va, la tête basse, en répétant ce mot comme un siffle¬ ment. La musique de la foire pendant ces der¬ nières minutes s'est peu à peu rapprochée. Elle finit par envahir tout l'espace pendant que le ri¬ deau s'abaisse). §f®illll% F ;;c - ■:' -: Q0. - pX "■ , - ' W. fSvWi :-i% Ile ACTE Le rideau se relève : Même scène. Il fait nuit. françois Eh bien, il s'en passe des choses depuis ce matin qu'on s'est quitté. simon (interrogatif) ? françois Jésus arrêté. La police sur les dents. Un fourbi de tous les diables. Tout juste si la fête n'est pas supprimée. simon Jésus arrêté? françois Comme je te le dis, mon vieux. simon Il n'avait pourtant rien fait de mal, le pauv'- gars! 142 CINQ MYSTÈRES FRANÇOIS A ce qu'il paraît que les prêtres ont eu peur que ça fasse du gâchis avec les Romains; parce que le peuple en pince pour lui. SIMON Alors il faut renoncer à notre roi ? Rapport à ce salaud de Caïphe! Sans doute qu'il a peur pour ses sous, il a tout son argent à Rome, à ce qu'on dit. FRANÇOIS Ah ! puis, ils le détestent tous depuis qu'il a chas¬ sé les vendeurs. Ce qu'ils ne lui pardonnent pas, c'est d'être du côté des pauvres. N'empêche! Ça en aurait fait un fameux de roi, s'il avait tenu le coup. Les choses auraient pris une autre tour¬ nure qu'avec ces curés de malheur qui s'entendent pour nous plumer. SIMON Mais tu crois qu'il n'y a plus d'espoir? FRANÇOIS Ils l'ont arrêté de l'autre côté du Cédron. Il était en train de prier avec ses amis. Et lui, quand il prie, c'est pas des simagrés. Il ne se met pas debout au coin des rues avec les mains jointes et des yeux de carpe, comme Roboam ou comme Nephtali, pour qu'on le regarde et qu'on se dise : Ah! ce qu'il prie bien, le bougre! LE DRAME DE LA PASSION 143 Lui, non. Il s'en allait toujours comme ça loin de la ville, dans des cavernes au besoin, ou bien sur des montagnes quand il n'y a personne. La nuit surtout. C'est curieux ce qu'il aime de s'en aller seul dans la nuit. Je te dirai que je tiens tout ça d'un de ses frères qui est ami de la fa¬ mille — tu connais, peut-être? Jacques, le fils de Zébédée. Eh bien, il nous raconte souvent les promenades qu'ils font ensemble, ce que dit le Maître, comme ils l'appellent. C'est toujours des choses à portée des simples. Et pourtant, quand on y pense, on n'arrive pas à en trouver le fond. Ainsi, imagine un peu ce qu'il leur a raconté cet après-midi. Il a pris un peu de pain, c'est comme je te dis. Et puis il a prié. Et il leur a donné ça à manger : "C'est mon corps" qu'il leur a dit. Il faut avoir la foi chevillée pour croire une histoire pareille. Eh bien, ils y croient tous. Jacques me disait qu'à peine la bouchée de pain avalée, ils s'étaient sentis tout changés, com¬ me si quelque chose s'était mis à flamber dans leur cœur. Ça n'a pas duré longtemps, qu'il me disait, mais jamais, leur vie durant, ils n'avaient éprouvé rien de pareil. Et ils étaient tous d'accord là- dessus. Ils avaient envie tout d'un coup de donner tout : leur temps, leur existence, enfin tout, quoi ! pour faire savoir ça aux autres. Que c'était quelque chose de si extraordinaire qu'ils le re¬ gardaient avec des yeux ronds quand il s'est mis là-dessus à leur laver les pieds. Ah! alors ça, ç'a dépassé la mesure. Ils se rebiffaient. Et lui qui insistait, qui insistait. Il fallait absolument 144 CINQ MYSTÈRES que ça se passe comme ça. Il disait que sinon ils n'entreraient pas avec lui dans le Royaume. Tu t'imagines des choses pareilles, toi, Simon? Je suis votre serviteur, qu'il disait. Je suis venu pour vous laver les pieds. Et il faut que vous vous aidiez la même chose parce que c'est ça que je suis venu vous dire. Et il leur racontait des histoires comme on n'en a jamais entendues. Je veux absolument que vous vous aimiez, qu'il leur disait. "Peut-être que nous ne nous verrons plus". C'était comme s'il avait eu l'idée qu'on allait l'arrêter et qu'il était obligé de leur faire toutes ses recommandations d'un coup. Judas, lui, il avait foutu le camp avant la fin. C'est Jésus qui lui avait dit de s'en aller. Hein! c'est à n'y pas croire : il savait bien que c'était lui qui allait le livrer. Et de fait, le soir, comme j'te disais, il était en train de bien prier dans le petit jardin aux oliviers quand tout d'un coup arrivent les Romains. Et alors — je te le donne en mille — sais-tu ce qu'il a fait, Judas? Eh bien, il est allé l'embrasser pour que les sbires ne se trompent pas. Mais l'autre s'est pas rebiffé — même qu'il l'aurait encore appelé : mon ami. Non, mais tu te rends compte. Ce salaud qui arrive en biais, les soldats tapis dans l'ombre qui sautent sur Jésus. Et lui, comme si de rien n'était, qui l'ap¬ pelle : mon ami. C'est moi qui te l'aurais étran¬ glé si j'avais été à sa place. Eh bien, non! "mon ami" qu'il lui dit poliment. . . Et même à ce que Jacques racontait, il avait l'air d'avoir pitié comme si l'autre ne l'avait pas fait exprès. T'a- LE DRAME DE LA PASSION 145 voueras que c'est un comble, quand même, des histoires comme ça. J'en viens à me demander s'il aurait fait un bon roi. Je me dis qu'il était peut-être trop tendre. SIMON Ah! mon vieux, je suis un peu de ton avis. C'était peut-être tout de même pas un homme bien équilibré. Parce qu'au fond, hein! œil pour œil, dent pour dent. Il n'y a pas d'autre loi. FRANÇOIS C'est vrai comme deux et deux. Et pour lui ça ne l'était pas. Même qu'il leur aurait dit un jour : si on vous donne un soufflet sur une joue, demandez en un pour l'autre. Ah ! on se sent tout drôle quand on y pense. Moi, vois-tu, je suis partagé. J'aurais aimé l'avoir pour roi : il fait des trucs formidables. Et puis en même temps je me dis : il est trop doux, ça ferait pas un bon roi. Les Romains, il faut qu'on leur parle d'un autre ton. Mon pauvre vieux, je crois qu'il va falloir encore y renoncer pour cette fois, à notre roi. SIMON C'est-il donc que Dieu nous a abandonnés pour toujours ? Il aurait tout de même bien pu nous envoyer quelqu'un de plus costaud que ce cinglé. FRANÇOIS Et tout de même, je ne peux pas me faire à l'idée que c'est fini. Il y a des fois, vois-tu, où JUDAS Vous m'avez bien compris ? Toi, tu t'attelles au clown. Tu lui fais comprendre que si Jésus est délivré, finie la foire. Toi, tu excites le type qui arrive là-bas avec François. C'est un simple. Tu lui dis que Jésus a voulu se foutffi de lui et des gars de la campagne. Tu ne le lâches pas jusqu'à ce qu'il soit chauffé à bloc et qu'il entraîne ses copains, qui sont nombreux sur la place. Alors vous gueulez tant que ça peut. Toi, tu connais Mardoch^e. Tu le persuades d'aller relancer chez eux tous ses amis. Tu lui fais comprendre qu'on j'ai beau me dire, c'est plus fort que moi. Alors je me demande si c'est pas quand même à sa suite qu'il faudrait s'orienter. SIMON Malheureux, tu y penses encore! (Contrefaisant le Christ) "Mon ami! mon ami!" c'est pas un homme, ce type-là. Mais regarde donc les gens. Ils sortent en foule. C'est-il qu'ils vont à la Pis¬ cine ? Ou bien est-ce qu'il y a le feu à l'Antonia ? FRANÇOIS Allons-y, toujours. Pour ce qu'on a encore à faire après un coup comme celui-là! La scène est un peu plus loin devant le prétoire de Pilate. Grande foule. Judas complote dans un coin avec quatre policiers en civil. LE DRAME DE LA PASSION 147 a besoin d'eux pour la bagarre, que c'est le moment de délivrer Jérusalem. Et que d'ailleurs c'est sans danger. Quant à toi, je te charge des soldats. A vous quatre, vous pouvez retourner la foule. Dites n'importe quoi, pourvu que ça porte. Compris ? Pourboire à proportion du vacarme. (Ils acquies¬ cent. Chacun s'en va rejoindre le poste assigné par Judas, qui se frotte les mains en ricanant) PREMIER POLICIER (L'air innocent, au clown) Il fait frais ce soir. DEUXIÈME POLICIER (même air, à Simon) Pardon, Monsieur, vous ne pourriez pas me dire l'heure qu'il est ? TROISIÈME POLICIER (même air, à MardochÇe) Tiens! Monsieur Mardoch^e. Comme on se trouve! QUATRIÈME POLICIER (à un soldat dans un groupe, même air) Il me semble, Monsieur, que j'ai déjà eu l'avantage. . . Ces quatre interpellations sont prononcées à la suite les unes des autres sans que les réponses soient perçues; elles suffisent pour que les con¬ versations s'engagent; celles-ci se perdent dans le brouhaha. Au bout de quelques minutes, la voix du clown domine. 148 CINQ MYSTÈRES le clown, (criant) On en a marre, du Jésus. simon, (criant) Le Jésus, il s'est foutu de nous, les gars ! (On voit Mardochée lever les bras au ciel et quitter la scène avec un air de conspirateur). le soldat (entrepris par le policier) Attention, ceux de la 12e. Il y a du vilain qui se prépare. un autre soldat du groupe Les juifs trament un guet-apens. un troisième Attention! les gars de la 13e. Les types du rabbi veulent nous refaire. plusieurs voix A bas le rabbi! On en a marre! La rumeur s'amplifie. Les mots "A bas le rabbi! A bas Jésus! On en a marre!" se propagent de plus en plus. le clown (prenant la parole) Vous me connaissez, les amis. Vous savez que chez nous on a toujours rigolé. Eh bien, c'est plus le moment. Le roi des fous a été arrêté, mais je peux vous donner un tuyau sérieux : il a des par- LE DRAME DE LA PASSION 149 tisans dans la foule. Ils attendent le moment pour nous sauter dessus. Et alors, même si le coup rate, finies les réjouissances. Pilate ne plaisante pas. C'est un fait. Tout le monde sera bouclé. Rap¬ pelez-vous la baraque où c'est que vous avez pris du bon temps. Parce que vous en avez pris du bon temps dans la baraque, hein, les enfants ? la foule Ah! pour ça! Ce qu'on a pu rigoler! Vive la femme-pingouin! Le Jésus, on va lui en foutre sur la gueule! La foule s'excite de plus en plus. le clown (continuant) J'ai pas de raison/spéciale de prendre la parole, £. sauf que j'ai plus l'habitude qu'un autre, vu que je fais le tréteau. Si je vous cause, là, c'est que ça va barder et que je suis un frère. Je vous cause pour que vous lâchiez le type, parce que sans ça, ça va faire du vilain, que je vous dis. simon (élevant la voix) Il a raison, le clown. Le type qu'on a arrêté est un salaud. Il s'est foutu de nous. Oui, il s'est foutu de nous, le Jésus. Et on se fout pas de nous comme ça, hein ! les gars de la campagne. Moi j'suis des vôtres. Et je peux pas blairer qu'on vienne nous raconter des histoires pour nous faire marcher. On est des types conscients. On va i ! H Il; di H ii¥ i n ! iv i ii « 1% ! Wi r M- K 150 CINQ MYSTÈRES leur'z'y montrer qu'on est aussi des types orga¬ nisés. Rassemblement au pied de l'Antonia. Il y a un type très bien qui va nous dire ce qu'il faut faire. Pendant les discours, on a vu revenir Mardochje suivi d'une troupe de juifs en lévites et en grands chapeaux avec des barbes et des papillotes. Tout le groupe finit par faire un cercle qui n'en finit plus de discutailler à grand renfort de gestes et de balancements. Mais le groupe se dissout brus¬ quement aux premières paroles du soldat romain. LE SOLDAT Camarades! Nous ne voulons plus de juifs à Jérusalem. Cela a assez duré, cette invasion, il faut que cela cesse. Nous les chasserons parce que nous sommes les plus forts. C'est intolérable pour des Romains d'avoir toujours cette vermine dans les pieds. Ils nous les cassent, les pieds, avec leur Messie. C'est toujours des rengaines pour emmerder l'autorité. Nous aussi, on en a marre. Chœur de tous les soldats dispersés dans la foule : "On en a marre! A bas les juifs! Mort aux juifs! La Palestine aux Romains!" A ce moment, Pilate se présente au seuil du prétoire. C'est un gros homme, l'air bonace, et qui a surtout envie d'éviter les histoires. A ! A PILATE Que se passe-t-il, mes amis ? h LE DRAME DE LA PASSION 1S1 la foule A bas Jésus! Vive l'empereur! pilate Mes amis, votre loyalisme vous honore. J'en tiendrai le plus grand compte. Mais il ne s'agit pas à présent de juger à la légère. Un homme nous a été remis. Vous le connaissez: c'est ce Jésus qui est entré l'autre jour en tri¬ omphateur dans Jérusalem. quatrième policier (a,UX soldats) Protestons en choeur! des voix Une honte! Un scandale! pilate Un peu de silence, mes amis. Vous le savez. Nous n'avons jamais pris cet homme très au sé¬ rieux. Nous aurions pu l'arrêter bien des fois. Nous avons toujours pensé que c'était un rêveur. premier policier (à la cantonade) Pilate veut voir si on est vraiment pour Rome. Faut tous gueuler. des voix C'est l'ennemi de Rome! C'est un traître! 152 CINQ MYSTÈRES pilate Pour éviter des .troubles pendant vos fêtes et parce que nous avons grand souci de vos plai¬ sirs, d'accord avec les autorités religieuses, nous nous sommes saisis de sa personne. A présent nous l'interrogeons. Je puis vous rassurer plei¬ nement. C'est un homme inoffensif, tout à fait inoffensif. Et comme nous l'avions toujours pen¬ sé, une espèce de rêveur. Il est persuadé pour l'instant qu'il est roi. Un roi de ce genre n'est pas très redoutable. deuxième policier (à la cantonade) Pilate veut nous éprouver. Ne nous y laissons pas prendre. Faut gueuler. des voix Un imposteur Punissez-le! Nous n'avons d'autre roi que César ! pilate (riant) Ce sont là de ces faiblesses d'esprit dont il suffit de rire. Rions-en donc ensemble! Voulez- vous que je vous le délivre? Vous le traiterez com¬ me un fou. troisième policier Attention, Mardoch|e. Pilate joue la comédie. Gueulons tous. (En chœur) Non! Non! qu'il meure ! A bas les traîtres ! LE DRAME DE LA PASSION 153 pilate (haussant la voix) Il me semble que vous prenez bien au sérieux cette misérable histoire. Quelle mouche vous a donc piqués tout à coup ? Ne vous souvient-il plus de la manière dont vous l'avez accueilli avant hier ? C'était à croire que toute l'histoire d'Israël aboutissait à ce triomphe que vous lui ménagiez. Vos pères n'en ont jamais fait autant pour David ni pour Salomon. Et ils étaient de vrais rois. Ain¬ si vous l'avez reçu comme on reçoit l'envoyé de l'empereur, et maintenant vous voulez qu'on le mette à mort ? toute la foule Oui ! Oui ! Qu'on le crucifie ! Cela a assez duré. Que la fête continue! pilate (devenant tout à fait sérieux) Je ne vous comprends pas. Vous ne savez donc pas ce que vous désirez? Tantôt la gloire d'un homme. Tantôt sa mort. Vous êtes un peuple ^ étrange, instable, fiévreux/ j/ruel/comme des hyè- - nés ! Et en même temps plus craintifs que des pou¬ les. On dirait que vous avez mis une aveugle ran¬ cune à présent à l'assouvissement de votre féro¬ cité. Que vous a-t-il donc fait ? Ou plutôt, si ce qu'on dit est vrai, il vous a fait du bien! Vous en souvenez-vous ? Vous êtes donc sans entrailles pour exiger la mort d'un homme de chez vous, d'un misérable qui ne vaut même pas le prix d'une corde 154 CINQ MYSTÈRES pour le pendre. C'est un pauvre innocent, et vous vous ruez sur lui comme des fauves. J'en ai honte pour vous. Je vous le dis encore, des augures m'ont prévenu qu'il fallait laisser cet homme en paix. Sa souffrance ne portera pas bonheur à ses bourreaux. Prenez donc garde, juifs, aux ma¬ lédictions du ciel. la foule (unanime) Que son sang retombe sur nous! Et sur nos enfants ! Jusqu'à la dernière génération ! A bas le faux roi! Vive César! Dieu protège l'Empereur! pilate Comme elle est sans motifs, votre haine est donc sans rémission? Juifs, je vous le demande une dernière fois : puisque la coutume est de vous délivrer pour Pâque un délinquant, voulez-vous Barabas ou Jésus? la foule (délirante) Barabas! Barabas! A bas le roi des Juifs! A mort Jésus! Pilate disparaît. Le tumulte dans la foule est à son comble. A ce moment, par la fenêtre d'une arche enjambant la place et qui joint le premier étage du prétoire au sommet du mur d'en face, une silhouette apparaît, immobile, couverte d'un manteau rouge, une couronne d'épines sur la tête, un roseau pour sceptre entre les doigts. Une lam- LE DRAME DE LA PASSION 155 pe éclaire faiblement cette vision de la détresse impassible et saignante. PILATE (à côté de lui, désignant de l'index Jésus à la foule qui trépigne et qui hurle) Juifs! voici l'hom¬ me. Voulez-vous encore qu'on le tue ? TOUS Oui! Oui! que son sang nous couvre. Cruci¬ fiez-le! Nous le détestons! PILATE Je vous le livre donc. Voici votre victime. La foule crache, tend les poings, jette des pierres dans les vitres qui se brisent. La lampe touchée s'éteint. L'apparition s'efface brusquement, sans un geste, sans un mot, dans la ténèbre épaissie. Puis cette foule agitée s'écoule en grand tumulte dans toutes les directions. La place se vide peu à peu. Il ne reste plus enfin dans un coin que Pierre, Jean et un paralytique guéri par Jésus. LE PARALYTIQUE Mais que leur a-t-il donc fait ? Il m'a guéri, moi. Oui ! même que c'était à deux pas d'ici. Ce matin-là, je m'étais senti plus forcé de prier que de coutume. A peine j'avais fini : il était là. Ah! jamais je ne l'oublierai. Et ses yeux qui se po¬ saient sur moi. Et maintenant, voilà que son corps 156 CINQ MYSTÈRES n'est qu'une plaie! Et je suis debout, tandis qu'il défaille. Pourquoi donc se sont-ils mis à le haïr ainsi ? Il n'a pourtant jamais fait que du bien. JEAN Ils l'ignorent eux-mêmes, mon pauvre homme. Ils ne savent ce qu'ils font. PIERRE Personne ne sait plus ce qu'il fait. JEAN Mais il sait bien, lui, que nous sommes tous des aveugles et des lâches. PIERRE Ah ! c'est à douter de tout ! Les bêtes sont moins ingrates. JEAN Mais, Pierre, tu sais bien qu'il a désiré souffrir toutes nos angoisses. PIERRE Je le sais ; mais c'est comme si on était contraint à faire toujours ce qu'on réprouve. (On entend éclater des rires) JEAN Tu entends les rires dans le prétoire ? Le voici de nouveau aux prises avec les soldats. Ne l'a- LE DRAME DE LA PASSION 157 vaient-ils pas déjà assez bafoué ? On dirait qu'ils veulent se venger sur lui de toutes les avanies qu'on a pu leur faire. Tantôt un des leurs est venu vers moi. Il n'a pas voulu prendre part à cette mascarade parce que le Maître a guéri sa fille autrefois. Il m'a raconté en gémissant tout ce qu'ils lui font subir. Les misérables ! Ils prennent leur revanche des grandeurs devant lesquelles ils vivent à plat ventre. Ils crachent sur toutes les dignités dont ils l'ont recouvert. Et quand ils l'ont nommé leur roi au jeu de la marelle, c'était pour pouvoir souffleter à plaisir sa tête couronnée. Us trépinent de joie d'avoir le droit de déverser leurs rancunes sur lui. Quant à lui, mépris, haines, cruautés, il endosse tout sans un geste pour se dé¬ fendre, sans un cri pour protester. Les soudards d'un côté, lui de l'autre, c'est une belle image de l'empire romain. PIERRE Mais moi, Jean, sais-tu ce que j'ai fait ? JEAN Ecoute ces cris. On dirait des fauves déchaînés. Si nous nous rapprochions un peu, peut-être pour¬ rions-nous l'apercevoir ? PIERRE Jean, je ne t'ai pas dit encore que cette nuit même. .. 158 CINQ MYSTÈRES JEAN Ah ! Pierre, ne nous occupons pas de cette nuit. Et prions avec lui parce que, tu peux en être sûr, tout ce qu'il fait à présent, c'est de prier son Père pour les péchés du monde. PIERRE Jean! Jean! j'ai péché cette nuit. JEAN Nous ne cessons de pécher, mon pauvre Pierre. Mais regarde donc là-bas dans l'ouverture de la porte, près du brasier qui fume. PIERRE Ah ! c'est le même brasier que cette nuit. JEAN Tu l'aperçois aussi. Notre rabbi! Voilà donc à quel point il en est. Ils le frappent avec des la¬ nières : on entend les coups jusqu'ici. Et main¬ tenant . . . Mais que lui font-ils maintenant ? Ah ! Us enfoncent leurs doigts dans ses yeux, ils lui pincent les oreilles avec des crochets de fer. Et ce soldat par terre qui l'implore; il jette un seau d'ordures sur lui. PIERRE J'ai fait bien pire! LE DRAME DE LA PASSION 15.9 JEAN (Tout absorbé par le spectacle qu'il aperçoit) N'est-ce pas, nous n'aurions pas cru cela pos¬ sible ? Et pourtant est-ce qu'il n'avait pas tout prévu ? Mais tu vas voir, il va faire éclater Sa royauté. Et alors les Romains tomberont à ses genoux. Cela en fera un bruit quand les légions d'anges viendront voler autour de lui! Mais re¬ garde donc ce qu'ils font à présent ! Ils lui donnent des coups sur le visage. Tu vois cette grande traî¬ née rouge qui lui barre le front! Viens! Ah! je n'en puis plus. Allons-nous-en. Et nous qui avions tant espéré sa royauté! Mon Dieu! Ne nous abandonnez pas! Accordez-nous enfin un signe dont il n'y ait plus moyen de douter! (Ils s'éloi¬ gnent un peu) LE PARALYTIQUE Mai comment expliquez-vous que lui qui pouvait guérir et sauver les autres, il reste inerte entre leurs mains ? JEAN C'est à n'y rien comprendre. A moins qu'il veuille éprouver notre foi. Tant qu'il ne sera pas en croix, nous pouvons encore espérer. . . Mais le plus terrible, c'est de ne rien pouvoir pour le soulager. PIERRE Le soulager! Ah! Jean, plains-moi plutôt! PIERRE Ecoute. Cette nuit, je l'ai renié. Tout s'est passé exactement comme il l'avait prédit. PIERRE Non, non, je l'ai renié posément, devant trois personnes différentes. A trois reprises j'ai eu honte d'avouer qu'il était mon ami. La servante du Grand-prêtre m'avait reconnu pour un des siens. J'ai juré que je le voyais pour la première fois. Je ne sais pas quel démon m'a pris. J'avais honte de lui. Moi, Pierre, j'ai eu honte de lui! (Il éclate en sanglots) JEAN C'est vrai, c'est à croire que nous sommes de¬ venus fous, mon pauvre frère ! Mais ne nous est-il pas arrivé à tous la même chose hier soir ? A peine Judas l'eut-il saisi, est-ce que nous ne l'avons pas tous abandonné ? Il fallait que nous en arri¬ vions là pour mieux mesurer sa patience avec nous. Maintenant encore, est-ce que nous ne som¬ mes pas déjà tentés de ne plus croire en lui ? JEAN Mais qu'as-tu donc à te lamenter sur toi ? JEAN Nous l'avons tous renié, mon pauvre Pierre, puisqu'aucun de nous ne souffre avec lui. LE DRAME DE LA PASSION 161 Parce qu'il souffre dans son corps. Il l'avait an¬ noncé cependant. Non, non, ce n'est pas nous qui le renions. C'est cette chair misérable qui re¬ chigne toujours aux appels du cœur. Ah! vois-tu, Pierre, le péché nous divise! Il nous déchirera jusqu'à la mort. Arrive à ce moment la Sainte Vierge LA SAINTE VIERGE Vous êtes là, mes amis ? Que lui font-ils en¬ durer à présent ? JEAN Après la torture des nôtres, celle des Romains. LA SAINTE VIERGE Elle est moins dure que celle des Juifs. Il a tant aimé son peuple! JEAN Ah ! c'était bien étrange ! On ne savait plus dans la foule qui exigeait le plus âprement sa mort. Toutes les haines étaient réunies. Oui! Il récon¬ ciliait tout le monde. Personne ne lui pardonnait d'être juste. LA SAINTE VIERGE Il avait prévu tout cela. 162 CINQ MYSTÈRES PIERRE N'empêche! on est désemparé! Tout va si vite à présent ! LA SAINTE VIERGE Ah! mes enfants. Nous l'avons mal écouté quand il était au milieu de nous. Croyez-vous que personne ait jamais pénétré ses paroles ? JEAN Elles étaient trop lourdes pour nos cœurs. Par¬ fois je pressentais leur plénitude. Mais presque aussitôt, cette impression s'effaçait. Maintenant que faire ? Que croire ? Toutes nos espérances sont déçues. LA SAINTE VIERGE Ah! Jean, il faut surmonter ton désespoir. Si tu savais comme j'ai souffert, moi aussi. Je n'ai pas cessé de pleurer depuis sa naissance. Et pour¬ tant je n'ai jamais douté de lui. PIERRE Faites donc de nous tout ce qu'il vous plaira ! LA SAINTE VIERGE Que peux-tu pour moi, mon pauvre Pierre ? Tout est très bien ainsi. Il fallait que la longue peine de notre peuple aboutisse à mon cœur et au sien. LE DRAME DE LA PASSION 163 pierre Mais vous n'entendez pas ces blasphèmes ? (On entend à ce moment des cris dans le prétoire : "Par Jupiter! tu es un imposteur! Beau roi des Juifs! Adore donc Mithra! Adore-le!") Après l'avoir écorché dans sa chair, ils veulent main¬ tenant lui faire renier Dieu. la sainte vierge Ne vous inquiétez pas. Ce calice aussi devait lui être offert. Il faut que tout ait passé par son cœur. Mais approchons-nous, mes amis. Je vou¬ drais le voir une dernière fois. (La Sainte Vierge s'approche du prétoire. Elle pousse un grand cri, elle tombe à la renverse) pierre Marie! Marie! la sainte vierge (se ranimant) Pardonnez-moi, mes amis. Je me croyais plus forte. (Ils l'asseoient sur une pierre) Ce n'est rien. Je vais mieux. Mais, voyez-vous, j'ai été saisie de sa ressemblance. Oui ! avec un supplicié dont je porte en moi l'image depuis ma jeunesse. Ah! je n'aurais pas cru tout de même qu'il des¬ cendrait aussi bas. jean Il n'a plus apparence humaine. Et c'est sur cette loque saignante qu'ils s'acharnent encore. Et comment le lui dire ? Il ne nous entend plus ! LA SAINTE VIERGE PIERRE Ils font peser sur lui leur mépris du peuple juif. De ce peuple qui l'a trahi ! LA SAINTE VIERGE Oui, c'est un grand mystère ! Mais lui n'était ve¬ nu qu'en vue de cette heure-ci. Pour assumer tout le ciel et toute la terre. C'est maintenant, mes en¬ fants, qu'il faut l'aimer à en mourir. PIERRE A dix pas, nous ne pouvons plus rien pour lui. LA SAINTE VIERGE C'est aujourd'hui que tout recommence dans un ordre nouveau. Et tout ce que nous n'avions pas compris, sa Passion l'éclairé. Elle durera jus¬ qu'à la fin des temps. Il ne faut plus dormir dé¬ sormais, comme vous le faisiez quand il suait du sang, comme tu dormais, Pierre, lors de ton triple reniement. Plus que jamais il a faim de notre amour. PIERRE LE DRAME DE LA PASSION 165 PIERRE Mais nous ne serons jamais assez forts pour affronter un tel martyre ? LA SAINTE VIERGE Ce n'est pas de force que nous aurons besoin. PIERRE Mais pour l'arracher à la mort ? JEAN Ah! Pierre, je ne cesse d'y penser depuis que Marie est là. Il nous faut refuser toutes les appa¬ rences. Notre amour pour lui ne sera pur que lorsque nous nous réjouirons d'être humiliés à sa suite. C'est à Marie, vois-tu, qu'il nous faut res¬ sembler pour lui plaire. PIERRE Mais comment l'arracher à la mort ? JEAN Même s'il meurt, il nous faut croire en lui. Tu sais comme il nous aimait! La seule réponse que nous puissions encore lui offrir, c'est de croire en lui comme s'il avait réussi. LA SAINTE VIERGE C'est cela, Jean. Et vous verrez. L'amour finira bien par l'emporter sur la mort. Mais à quoi bon JUDAS Peut-être Votre Excellence en vit-elle ? moi, qui me borne à le regarder vivre. . . un hoquet de dégoût) demeurer encore ici ? Allons, mes enfants. Allons nous délivrer de nous-mêmes dans la prière. Arrivent Caiphe et Judas. CA1PHE Je vous le répète : il faut organiser cette mas¬ carade jusqu'à la Croix. C'est très beau d'avoir forcé Pilate à le condamner. Mais il ne faut pas qu'en chemin ses partisans l'acclament. JUDAS Il n'a plus de partisans. CAÏPHE J'aimerais vous croire. Mais ce matin encore tout le peuple était pour lui. JUDAS Le peuple est un enfant. Avec quelques for¬ mules creuses, on en vient à bout. CAÏPHE Quel mépris pour ce pauvre peuple, Judas. J'ose dire que j'en ai, malgré ma grande dignité, plus de respect que vous. LE DRAME DE LA PASSION 167 CAÏPHE Allons ! allons ! Judas, on est pessimiste aujourd' hui. Vous voyez pourtant que tout nous réussit. JUDAS Oui! mais trop facilement, c'en est écœurant. Quelques mensonges bien placés, il a pris feu tout de suite. CAÏPHE Des mensonges ? Mais j'espère bien, mon ami, que vous n'avez pas recouru à de tels artifices. Sans doute l'intérêt du peuple, celui du Seigneur — béni soit-il — exigeaient l'un et l'autre la con¬ damnation de ce dangereux imposteur. Mais fût- ce en face du pire des bandits, nous n'avons pas le droit de travestir la vérité. JUDAS Eh bien, moi, je l'ai travestie, votre vérité. Oh! vous pouvez vous boucher les oreilles. Je voulais en avoir le cœur net. Et c'est pour me convaincre qu'il n'était pas celui qu'il disait être, que j'ai dé¬ chaîné la foule contre lui. Allez ! la bonne société n'a plus à redouter ses paradoxes. Elle peut dor¬ mir tranquille, la bonne société. Mais je le dis à Votre Excellence, pour continuer cette jolie be¬ sogne, je n'ai plus de goût. Pierre l'a renié. Il n'est ni plus ni moins coupable que moi. La honte, ce serait de le piétiner, maintenant qu'il est à terre. Je m'y refuse! J'ai voulu être le justicier, 168 CINQ MYSTÈRES je l'ai été. Je l'ai convaincu d'impuissance. Je suis satisfait. Pour ce qui est de votre carnaval, adressez-vous à d'autres. Cette comédie, pour moi, a assez duré. Il n'est pas celui qu'on attendait. Je le répète à Votre Excellence : cela me suffit. C'est mon tour, maintenant, d'avoir pitié de lui. Quant aux deniers que votre Excellence m'a remis, ils me brûlent les doigts. (Il jette avec insolence la bourse à Caiphe) Je n'en ai plus envie. CAÏPHE Judas, vous ne savez pas que j'ai pouvoir de vous livrer au gouverneur. JUDAS Faites de moi ce que bon vous semble. Mais peut-être la renommée de Votre Excellence exi¬ gerait-elle un peu de silence. CAÏPHE Je ne crains rien de la vérité. Ce que vous avez fait, Judas, vous avez cru devoir le faire. Moi, je ne vous avais demandé que de faciliter l'œuvre du Seigneur — béni soit-il — en dénonçant un malfaiteur. JUDAS Soit. Vous l'avez, votre malfaiteur. Je pré¬ tends, moi, que c'est un fort pauvre homme. LE DRAME DE LA PASSION 169 caïphe Je suis généreux, Judas; je comprends vos scru¬ pules. Je ne serais même pas éloigné de les ad¬ mirer s'il ne s'agissait que de moi. Du moins je vous pardonne. Vous avez outrepassé mes désirs. Mais je suis sûr que c'était en toute bonne foi. Quant à ces deniers que vous voulez bien offrir au temple, on en achètera une prairie pour y en¬ terrer les nécessiteux. Le besoin justement s'en faisait sentir. Ainsi votre argent ne cessera pas d'être utile à la communauté. Le bien de tous, voyez-vous, c'est là mon seul souci. Allons ! bon¬ soir, Judas, que le Seigneur — béni soit-il — vous remette dans sa sainte paix. Je vais prier pour vous, mon bon ami. (Cdiphe disparaît) judas (seul) Je l'emporte donc sur lui aussi! Ah! je n'ai pas mal travaillé ce soir. En la travestissant comme il dit, moi, au moins, je l'ai servi, la vérité. On sait enfin à quoi s'en tenir. Le rabbi était un rê¬ veur et le Grand-Prêtre est un coquin. Mais puis¬ qu'il n'a pas été capable de se délivrer du péril où je l'ai mis, je n'ai plus à m'occuper de lui ! M'occu- per de lui. . . (Il rêve un instant) Ce qui est curieux, c'est que je n'arrive plus à me débarrasser de son image ! Dans l'embrasure de cette fenêtre... Comme il était lamentable! Et la petite lampe qui l'éclairait par en-dessous. Bien joué! Et les gens qui trépignaient! Us ne sentaient donc pas 170 CINQ M YSTÈRES ce qui se passait ? Ils ne sentent jamais rien, les gens. Cela avait pourtant une espèce de grandeur. Je lui parlais de comédie tout à l'heure. Où avais- je la tête ? Tragédie. . . Mais alors, j'ai joué mon rôle dans cette tragédie! Au fond, je ne l'ai ja¬ mais détesté. Il m'agaçait. Oui, c'est cela. J'ai toujours peur qu'on m'humilie. Et alors, au mo¬ ment décisif, je me retire. Je me retire toujours. Je laisse les autres se débrouiller : Jésus, Caïphe, chaque fois je me suis dérobé à temps. Mais ai-je si bien fait que cela de me dérober ? Il est vrai : je suis habile. (Il rêve) Habile! oui, habile! Peut- être trop. Je ne me laisse jamais aller. Voilà le vrai : c'est à être dupe que je ne consens pas. J'ai la terreur d'être dupé. Et la vie passe sur moi sans m'entamer. Je mourrai dans mon coin. (Long silence) Est-ce donc que personne ne m'aime ? (En écho) Personne ne m'aime! Mais moi, est-ce que j'aime quelqu'un ? Le justicier! C'est très beau, d'être le justicier. Tout le monde me doit d'y voir clair. La belle affaire ! Qu'est-ce qu'ils en font, de la clarté ? Ah! il y a quelque chose en moi qui n'arrive jamais à se mettre en train. J'ai toujours l'impression que tout se joue à la surface des êtres. Je n'entre pas dans leur cœur. Je n'arrive même pas à entrer dans le mien. Ainsi tout le temps que j'étais avec le rabbi, je l'écoutais parler. Ce que j'éprouvais ? de la dé¬ fiance, comme toujours. Je n'arrive jamais à me convaincre qu'on pense vraiment ce que l'on dit. Je suis si capable moi-même de penser n'importe LE DRAME DE LA PASSION 171 quoi. Je suis comme un théâtre. Je me regarde faire. Ah! je crois que c'est le plus grand crime de notre peuple de croire toujours qu'on veut le tromper. Quand Jésus me demandait de l'aimer, je me demandais, moi, quelle idée de derrière la tête il pouvait bien avoir ? Je flaire toujours des arrière-pensées. J'en ai tant, moi-même. On di¬ rait que le diable m'interdit de m'abandonner. C'est pour cela que je l'ai livré. Je mourais de rage à voir ses intentions m'échapper. En somme, j'avais envie de soulever le rideau. J'ai toujours envie de voir ce qui se passe derrière le rideau. Je suis servi, la baudruche est dégonflée. Oui, mais voilà ! Elle s'est mise à coller à moi, la baudruche. Ce n'est plus un sac à pensée, c'est un visage de supplicié. Et sur quel corps! Us sont là! Contre moi. Ils m'attirent. Ils m'entourent. Je n'arrive plus à m'en débarrasser. Et il aurait voulu que j'aille déchaîner la mascarade! L'imbécile! Il s'agit bien de mascarade! Je suis penché sur mon cœur. Et c'est ce visage d'innocent livré par moi, saignant, bafoué, qui me répond comme ma propre image. Quand je me regarde, c'est lui que je vois. J'avais beau jeu de lui rire au nez tout à l'heure. Je n'ai guère envie de rire. Le justicier en a assez de son rôle. Il n'arrive plus à se désengluer, le justicier. Un beau justicier ! Sa victime l'entraîne. Et à quoi ? Ah ! tu voudrais que je t'aime ? Mais tu vois bien que ce n'est pas possible. Je n'aime personne. Je ne m'aime pas moi-même. Pourquoi le ciel ne m'a-t-il pas mis un peu d'amour au cœur, 172 CINQ MYSTÈRES au lieu de cette défiance qui me sèche sur pied. Je me défie de tout, de tous. Ah ! c'en est trop pour moi. Je suis seul au monde. Horriblement seul. (Il pleure) A ce moment, on entend dans le lointain, accom¬ pagnée d'une guitare, la chanson : (."Et le reste, on s'en fout." . "Il y a l'amour KI "Et puis /l'amour / / ~ LE ^RIDEAU TOMBE Ille ACTE Le rideau se relève. C'est le petit jour dans les ruelles étroites et en contrebas de Jérusalem. La foule est déjà très épaisse. Les gens le long de la scène ont grimpé sur les murs de sorte que la perspective des rues est entièrement bouchée et que le Christ avec son cortège de soldats reste invi¬ sible aux spectateurs. On entend un grand remous. Une voix crie : Il est tombé jean (essayant de fendre la foule) Laissez-moi passer ! laissez-moi passer ! le clown (près de lui) Toi, tu vas commencer par nous fout'la paix, si tu tiens à ta peau. Parce qu'on en a assez, tu vois, d'être emmerdé par des types comme toi. Oh ! on sait à quoi s'en tenir. Vous étiez toujours en¬ semble. Alors, tu comprends, maintenant, faut la boucler. On en a marre. T'as compris ? (Il lui tourne le dos et se remet à hurler avec la foule ) La toile de fond se déplace lentement de manière à donner l'illusion que la foide avance avec le Christ. Dans le coin à droite : Jacques. Dans le coin à gauche : Judas. La foule les sépare. Ils 176 CINQ MYSTÈRES ne peuvent se voir. Ils restent là comme deux récitants immobiles tandis que tout l'entre-deux ne cesse de bouger. François (arrivant du côté de Jacques) Eh bien, que se passe-t-il ? C'est-il que la Pâque est déjà commencée ? jacques Triste Pâque! mon pauvre François. Pour célébrer la fuite d'Egypte, ils tuent un agneau. Parce que vois-tu, c'était un véritable agneau, cet homme-là. Il n'avait que des paroles d'amour à la bouche. françois C'est de Jésus que tu parles ? On le mène au supplice ? Moi, mon avis, c'est qu'il ne l'a pas volé. Il paraîtrait qu'il n'aurait même pas ouvert la bouche pour se défendre. On en a assez, nous autres, d'attendre. Attendre quoi ? C'est beau, le ciel! Mais pour l'instant, on est sur terre. Faut s'en occuper. Et puis, il a déçu trop de monde. On était tous prêts à se soulever. Il ne nous a jamais rien demandé. C'est-il qu'il se défiait de nous ? jacques Non, mon pauvre François. Mais jusqu'à la dernière minute, nous croyions tous qu'il allait réussir. Il a pensé qu'il valait mieux s'offrir en sacrifice. Nous ne savons pas quand cette idée l'a LE DRAME DE LA PASSION 177 pris. Cela nous a déçus comme tout le monde. Il nous avait tant parlé de son Royaume. On croyait déjà y régner avec lui. Ma mère, un jour. . . Mais à quoi bon ? Tout cela est bien fini. Il ne nous reste plus, à présent, qu'à pleurer. Car un ami comme lui. . . A ce moment on entend, de la foule s'élever des cris : "Faut pas l'aider! "Qu'il la porte tout seul! "Le ciel l'aidera bien, le fils de Dieu!" Un immense éclat de rire gagne toute la foule. Les gens qui ne voient rien s'exclament : Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce qu'il y a ? une voix Il n'arrive plus à se relever. Dans un groupe on entend ce dialogue : un homme Et dire qu'il nous a fait tous courir quand il arrivait de Bethphagé sur son ânon. une femme Même qu'il était assez beau à regarder. Mais je me disais en moi-même qu'il était découragé. 178 CINQ MYSTÈRES l'homme C'est vrai. On aurait dit qu'il avait envie de pleurer. Il regardait tout ce monde. Il n'avait pas l'air d'y être. Un nouveau remous. Cette fois ce sont des pro¬ testations violentes : "C'est pas du jeu, "Laisse-le faire, eh! Simon. "Rentre à Cyrène. "T'est pas chez toi ici. "Jusqu'au bout. Et seul. Il s'est foutu du mon¬ de. On s'fout pas du peuple comme ça. "Qu'il bouffe des pierres! "Qu'il en crève! "On veut sa peau. "Oui! Oui! on veut sa peau." une voix (domine) Ah! il s'est relevé. La foule redevient houleuse mais sans qu'aucun bruit s'en échappe. judas (dans son coin) Et c'est à moi que tout cela est dû. Je ne l'au¬ rais pas embrassé, il s'échappait encore. Et l'é¬ nigme aurait encore duré. (Un temps) Ce qui est fait est fait. L'horrible, c'est ce visage qui me fixe sans broncher. Et les cris de la foule ne sont pas pour me guérir. Elle est sans pitié, cette foule. Réparer mon crime ? Mon crime ? Une vie LE DRAME DE LA PASSION 179 d'homme ne compte guère. Ah! si seulement je pouvais me délivrer . . . De moi-même. Les cris reprennent dans la foule : Ecartez-la! C'est une folle! A ce moment s'échappe de la foule, Véronique, tendant à bout de bras le voile où vient de s'im¬ primer le visage du Christ. Elle vient dans la direction de Judas, qui ne la voit pas. Elle parle à la cantonade. Avec exaltation. véronique Regardez! Mais regardez donc ce qui vient de se produire. Je voulais essuyer son visage. Par pitié pure, je vous l'assure. Je ne l'avais/vu jus- que là. Il était lamentable. Moi, je me tenais à deux pas de lui. Je n'ai pas pu résister. Au ris¬ que de me faire écharper par les soldats. Heu¬ reusement ils ne regardaient pas. Et à peine mon voile l'avait touché, voyez, mais voyez donc ce qui s'est produit. (Elle tourne vers Judas son voile où le visage saignant, tuméfié mais calme et plein de majesté apparaît en pleine lu¬ mière ) judas (criant) C'est lui! C'est lui! Je suis damné! (Il s'échap¬ pe de la scène en poussant des hurlements de ter¬ reur comme une bête traquée. Un immense éclat de rire secoue encore la foule : 180 CINQ MYSTÈRES "Il est encore tombé. "Cette fois, c'est la fin. Il ne se relèvera pas !" une voix (comptant lentement) Un. Deux. Trois. une autre voix Il a son compte. Il est dans les choux, le frère. On est vengé. On est vengé. Puis brusquement une voix s'élève plus forte : "Il s'est encore relevé. des voix Par exemple! C'est pas possible. Il remet ça. Attention! voilà sa mère. Elle peut toujours cou¬ rir. (Un silence) une voix Il ne l'a pas regardée. (La foule rît) On entend les soldats crier. un soldat Ecartez-vous, femmes de Jérusalem. Laissez le condamné suivre son chemin. Alors on entend dans un silence total s'élever, comme une lamentation, la voix du Christ : "Ne pleurez pas sur moi, femmes de Jérusalem. Pleurez sur vos enfants." LE DRAME DE LA PASSION 181 des voix Voilà qu'il nous menace. C'est trop fort. Il fait le fanfaron ! Cela a assez duré. Prophète de malheur! Il faut en finir, en finir! Toute la foule hurle : A mort ! A mort ! Ses oreilles aux chiens. A mort! Qu'on le jette aux pourceaux ! Sur la toile de fond se projette alors la sil¬ houette d'une colline. La foule : Le Golgotha! C'est pas trop tôt! Je le clouerai sur sa croix. Moi, je lui percerai le cœur. La foule trépigne. une voix (très grave) Il est tombé pour la troisième fois. la foule Qu'on le relève. On va l'aider. C'est ça, on va l'aider. A coups de maillets. A coups de lances. Ça le fera aller jusqu'au bout. Qu'on le dépouille. Le sang colle sa tunique. Il n'y a qu'à arracher la peau avec. Vous en faites pas, c'est le fils de Dieu. Un spasme de rire s'empare de la foule qui répète : C'est le roi des Juifs. C'est le fils de Dieu ! Le rideau tombe. Il se relève lentement au bout d'un instant. 182 CINQ MYSTÈRES Les soldats sont occupés à dresser la croix. Quand le rideau est entièrement levé, la croix se trouve plantée sur une petite éminence dans un coin de la scène. On n'aperçoit du Christ que les jambes et les pieds éclairés par des torches. Le reste du corps est dans la ténèbre. Quatre soldats jouent aux dés et devisent à quelques pas de là. UN SOLDAT C'est curieux. Il est midi. On se croirait dans un four. DEUXIÈME SOLDAT Le soleil s'était levé pourtant! On dirait qu'il a fait demi-tour. TROISIÈME SOLDAT On a beau dire ! il se passe quelque chose de pas ordinaire. QUATRIÈME SOLDAT C'est peut-être parce que ma femme va accou¬ cher. PREMIER SOLDAT Abruti! Tu crois que le ciel s'occupe d'un cen¬ turion de 3e zone. QUATRIÈME SOLDAT Il s'occupe d'un chacun, le ciel. C'est peut-être un futur empereur que ma femme est en train de mettre au monde. LE DRAME DE LA PASSION 183 DEUXIÈME SOLDAT Et si c'était à cause du type qu'on vient d'ac¬ crocher ? TROISIÈME SOLDAT Ça se pourrait bien aussi. Moi, il m'a fendu le cœur tout le long du chemin. DEUXIÈME SOLDAT Tu as remarqué les deux autres. Il n'y a pas à dire. Ils n'étaient pas pareils ^ lui. 7 ^ PREMIER SOLDAT Un des deux surtout avait l'air d'une gouape. L'autre encore. . . TROISIÈME SOLDAT N'empêche! le mieux des trois, c'est encore ce pauv'bougre. Surtout qu'il n'a rien fait de mal. On entend à ce moment, comme une plainte dé¬ chirante, les mots "J'ai soif" tomber du haut de la croix d'une bouche invisible. PREMIER SOLDAT C'est not'type. T'entends ce qu'il dit ? QUATRIÈME SOLDAT Si qu'on lui tendait une éponge avec du vinai¬ gre ? On va bien voir sa grimace. 184 CINQ MYSTÈRES deuxième soldat Fais comme tu veux. Moi j'aimerais mieux lui donner de l'eau-de-vie. troisième soldat Vas-y toujours. Ça le désaltérera un peu. Le 4e soldat s'éloigne vers la croix. premier soldat Moi, on m'ôtera pas de l'idée qu'on fait quelque chose de pas beau en ce moment. le quatrième soldat (revenant précipitamment) Ah ! les gars, vous ne savez pas ce que je viens de voir. Je lui tendais l'éponge, alors tout son corps s'est éclairé. C'était comme un incendie. Et tout autour il y avait des légions d'anges et qui volaient et qui volaient et qui pleuraient. C'était à n'y pas croire. Et ils chantaient comme c'est pas permis de chanter. premier soldat T'es pas dingo, eh! Pompilius. quatrième soldat C'est comme je vous le dis. Finalement, vous savez, j'crois pas que c'est rapport à mon gosse si le soleil s'est caché. Ecoutez-moi, les gars, on vient de tuer un juste. Ça va nous porter tort. LE DRAME DE LA PASSION 185 DEUXIÈME SOLDAT Fous-nous la paix avec ton Juif. On va tirer au sort ses vêtements. (Comme il agite le cornet à dés, il est pris d'un tremblement violent qui l'em¬ pêche de le verser) Par Jupiter! je crois tout de même que tu as raison. Il y a quelque chose qui est pas dans l'ordre aux environs de par ici. Ils tombent tous les quatres assoupis. A ce moment arrive la Sainte Vierge entre Madeleine et Jean. LA SAINTE VIERGE Tu l'as entendu, Jean ? Maintenant tu es mon fils. JEAN Mère, nous ne nous quitterons plus. LA SAINTE VIERGE Aurons-nous assez de tous les jours de notre vie pour parler de lui ? JEAN Hélas! Tout est donc accompli! S'il avait dû se sauver, c'est vrai, il n'aurait pas attendu son dernier soupir. LA SAINTE VIERGE Hélas! Jean, peut-être fallait-il qu'il répande toutes les gouttes de son sang. 186 CINQ MYSTÈRES MADELEINE Moi, je sais qu'il ressuscitera. Il a dit qu'il relèverait le Temple en trois jours. Quel temple est pareil à son corps ? C'est la lumière du monde. Comment la lumière s'éteindrait-elle pour toujours. Sitôt la Pâque passée, je courrai à son tombeau. Et vous me verrez ! Je le ramènerai vivant parmi nous. LA SAINTE VIERGE Tu es heureuse, Madeleine. Ta foi est plus forte que notre détresse. JEAN Moi aussi, je crois qu'il ressuscitera. Mais comment y penser à présent ? Tout est sombre en moi comme partout ce matin. Ah ! comme il a dû souffrir. Qu'il doit souffrir encore! LA SAINTE VIERGE Bien plus que nous ne pouvons l'imaginer, mes enfants. Il a revécu, croyez-moi, tous les crimes des hommes. Pas un, depuis celui de Caïn, n'est resté impuni dans sa chair. MADELEINE Nous les avons commis. Et il les a pris sur lui. LA SAINTE VIERGE Il ne pouvait offrir de plus beau sacrifice au Pè¬ re. Notre misère, ainsi, n'a cessé de monter comme un encens de son cœur vers le ciel. LE DRAME DE LA PASSION 187 JEAN Et maintenant il n'est déjà presque plus parmi nous. LA SAINTE VIERGE Il n'y a jamais été tout à fait. Mon plus cher souvenir, c'est peut-être celui du jour où, étant tout petit, nous l'avions perdu. C'était au retour d'un pèlerinage à Jérusalem. Nous nous aper¬ çûmes soudain qu'il ne jouait pas avec les autres enfants. Et quand nous arrivâmes au Temple, c'est au milieu des docteurs que nous le décou¬ vrîmes. Il discutait avec eux depuis deux jours. Je me suis appliquée depuis à lui ressembler un peu dans son arrachement singulier. Mais nous sommes toujours restés bien loin de compte. Sa présence n'a jamais été qu'un regard de Dieu sur nos misères. Mes enfants, si nous nous mettions à prier ? Tous trois se mettent à genoux. Ils murmurent ensemble très lentement, le front contre terre : "Notre Père qui êtes aux deux." On n'entend pas le reste jusqu'à ce que la voix de Marie s'élève. LA SAINTE VIERGE Ah ! délivrez-nous de tous les maux, mon Dieu, car vous êtes la Miséricorde infinie et vous nous avez donné la grâce de connaître et d'entendre notre Rédempteur. Faites que nous ne cessions plus d'être occupés de lui, pour vous rendre à travers sa souffrance un témoignage moins in- 188 CINQ MYSTÈRES digne de l'amour que vous avez mis vous-même dans nos cœurs. Les soldats se réveillent. UN SBIRE DU SANHÉDRIN Vous aurez bientôt fini de geindre. Si c'est pour ressusciter un mort que vous pleurez, vous perdez votre temps. Eh ! là ! levez-vous ! Ce n'est pas le moment de se prosterner. On ne vient pas pour adorer, au Golgotha. DE QUATRIÈME SOLDAT Laisse-les, va! Il se passe des choses pas ordi¬ naires par ici. LE SBIRE Non, mais tu serais Galiléen, par hasard. LE QUATRIÈME SOLDAT Galiléen ? Connais pas. Je sais seulement que j'ai fait un drôle de rêve. LE SBIRE Dis toujours. LE SOLDAT Sur le trône de l'empereur j'ai vu un pauvre à moitié nu couvert de plaies. Et le cocasse, c'est qu'il ressemblait comme deux gouttes d'eau au type qu'on a crucifié ce matin. LE DRAME DE LA PASSION 189 LES TROIS AUTRES SOLDATS J'ai fait le même rêve. Moi aussi. Moi aussi. Vous êtes des piqués. Il n'y a que des scélérats sur les croix. Bonsoir. Pendant ce temps, le groupe de la Sainte Vierge, de Jean et de Madeleine s'est éloigné. Des Juifs les ont remplacés qui marmonnent entre eux, les mains croisées sur des dos voûtés ou en se caressant les barbes. Mais, tu distingues, toi, ce qu'il y a sur la croix du faux rabbi ? Moi, je n'y vois goutte. ZABULON Jésus de Nazareth, roi des Juifs; écrit dans les trois langues. MARDOCH^E C'est un peu fort. Un roi comme ça! ZABULON Pilate a voulu se fiche de nous. Crois-moi ! Ça ne lui portera pas bonheur. MARDOCH^E Non! mais tu imagines ça! Un titre pareil sur la croix d'un scélérat. Ecoute voir. Ce n'est pas lui qui crie ? LE SBIRE MARDOCHÉE 190 CINQ MYSTÈRES zabulon Si ! C'est sa voix. (On entend à ce moment une plainte déchirante : "Eli, Eli, lamma sabac- thani ?") zabulon Il appelle Elie. mardoch^e On va bien voir si Elie lui répond. S'il lui répond, moi, je crois en lui. (Il éclate de rire) zabulon (riant aussi) Moi de même. (Ils attendent) Quelques instants de silence. zabulon Rien. mardoch^e (l'air fin) C'était à craindre. zabulon On ne pourra plus dire que nous ne sommes pas de bonne foi. mardoch^e Ni patients. Maintenant nous sommes quittes. Ils s'éloignent en discutant et rentrent au milieu des curieux qui fourmillent dans la partie de la LE DRAME DE LA PASSION 191 scène opposée à la croix. Jacques, François et Simon s'en détachent. JACQUES Cette fois, c'est sans rémission. Il est suspendu comme un cadavre entre le ciel et la terre. Et les vautours le flairent déjà. FRANÇOIS On a peut-être été un peu fort quand même. Il nous a déçus, c'est vrai, mais après tout, il n'avait pas fait de mal. SIMON A propos, savez-vous ce qui est arrivé à Judas. JACQUES ET FRANÇOIS ? ? SIMON Il s'est pendu. JACQUES Pendu ? SIMON Le Grand-Prêtre lui aurait fait des reproches. Comme je vous le dis. JACQUES De qui le tiens-tu ? 192 CINQ MYSTÈRES simon D'un ami de Caïphe. A ce qu'il paraît qu'ils auraient eu une discussion. Caïphe lui aurait reproché de s'être mal conduit. On m'a même ré¬ pété les mots qu'il lui a dits : "Judas, qu'il lui aurait dit, c'est pas bien ce que tu as fait là, on n'embrasse pas un ami pour le trahir". Alors à ce qu'il paraît que Judas est tombé à la renverse. Même que le Grand-Prêtre aurait été obligé de le soigner lui-même. Ah! il a été chic, le Grand- Prêtre, il l'a pris dans ses bras, il l'a ramené chez lui. Tout ça se passait comme qui dirait devant le prétoire pendant qu'on réclamait Barabbas. C'est aussitôt après que Judas se serait pendu. jacques Et où ça ? simon Dans le jardin de Gethsémani. jacques (bouleversé) Mes amis, laissez-moi, voulez-vous. Je n'en puis plus. J'ai besoin d'être seul. (Les deux autres s'éloignent. Il va vers la croix du Christ toujours baignée dans l'ombre. Il n'y a même plus de torche à ses pieds.) LE DRAME DE LA PASSION 193 JACQUES Judas l'a trahi. Et moi ? Est-ce que je n'ai pas laissé aux doigts des soldats qui voulaient m'arrêter le drap dont je m'étais couvert. Est-ce que je ne me suis pas enfui nu dans la nuit plu¬ tôt que de partager son sort. Ah! comme nous tenons à notre chair. Lui avais-je assez dit pour¬ tant que je l'aimais. Je me croyais capable de mourir pour lui. Trois ans qu'il a perdus avec nous! Et quand s'est-il jamais lassé de nous re¬ prendre, de nous conseiller, de nous livrer ses secrets, ceux de la souffrance, ceux de la joie ? Trois ans à courir les chemins avec lui, à nous remplir de sa parole. Et tout cela pourquoi ? Pour aboutir à quoi ? A cette nuit où nous l'avons laissé seul, en proie aux Romains, à la haine des Juifs, sans secours, sans soutien. Nous sommes des jouets dans la main du démon. (Un silence) Parle-moi une dernière fois, mon grand frère. Tes bras sont écartés comme pour saisir toute la terre. Tes pauvres pieds sont déchirés. Je touche ton corps. C'est une plaie qui saigne. Fallait-il donc en arriver là ? Je te regarde à présent. Je te distingue à peine. Tu n'es plus qu'une forme inerte dans la nuit. Ainsi je n'ai pas su résister au désarroi de ton arrestation. Tu sais bien pourtant que je t'aimais. Tu sais bien que toute ma lâcheté, ce n'est tout de même pas moi. Et te voilà cloué comme un scélérat entre deux vrais assassins. Il y a cependant quelque chose de changé. Je sais maintenant que je ne t'avais jamais aimé. Non! 194 CINQ MYSTÈRES je ne t'ai jamais aimé comme à présent. C'est maintenant que je te reconnais pour mon roi. A ce moment on entend un murmure dans l'air: "Tout est consommé." Alors la foudre éclate. Tous les curieux s'é¬ loignent. Jacques restej seul au pied de la croix. Un soldat enfonce sa lance dans le cœur de Jésus. Et le rideau tombe au milieu des éclairs, sur ces mots qu'il prononce en sourdine : "Nous avons tué un juste". Le rideau se relève. L'obscurité est encore pro¬ fonde. Joseph d'Arimathie, Jean, Pierre et Jac¬ ques soulèvent le Christ qu'ils emportent à quel¬ ques pas de la croix. Le fou prête la main aux apôtres pour l'ensevelissement dans le sépidcre. Celui-ci est un creux de rocher où il y a tout juste place pour un corps. L'ouverture est fermée par une grande pierre mobile. La Sainte Vierge est là. Elle s'appuie au bras de Madeleine. Le groupe s'arrête devant la tombe. LA SAINTE VIERGE Ainsi, comme tu es né, tu retournes à la terre. MADELEINE Ton cœur a tenu toute la vie. Il est envahi maintenant par toute la mort. LE DRAME DE LA PASSION 195 LA SAINTE VIERGE Te voici livré aux vers, Fils de l'Esprit. Mais les vers n'ont pas de prise sur toi. MADELEINE Ton corps était semblable au nôtre. Et voici que tu ne nous es plus semblable en rien. Tu erres déjà au milieu des âmes immortelles. Et cette masse inerte que nous emportons n'est qu'une épave. LA SAINTE VIERGE Ta dépouille est plus pesante que le petit enfant vivant que je portais dans mes bras. Mais elle ne dépend plus comme lui de ce monde qui nous environne. MADELEINE Toute ton humanité s'est déroulée entre deux creux de roche : celle où tu vis le jour et celle-ci qui va se refermer sur ta vie d'homme. LA SAINTE VIERGE Tu es venu parmi nous pour souffrir et la me¬ sure est comble. Le Père est apaisé par ta douleur. Et les hommes sont sauvés de ce que tu as rem¬ placé par la pureté du tien l'impureté de leur sang. 196 CINQ MYSTÈRES MADELEINE Tu as tout transformé à ton passage. Mon cœur était pourri : ton regard y a planté les fleurs imprévues de l'amour. LA SAINTE VIERGE Et moi qui étais ta mère, je ne suis plus que ta servante et ta fille. MADELEINE Tu es venu au milieu de nous. Et seule, la lumière de nos fautes nous a permis de te recon¬ naître. LA SAINTE VIERGE La lumière de nos fautes et de notre misère. Ceux qui ne se sont pas sentis nus devant toi n'ont pas pu te distinguer. MADELEINE Ils ne pouvaient te voir, ceux qui croyaient en eux. Tu ne t'es jamais livré qu'à la puérilité des plus pauvres prières. LA SAINTE VIERGE Et il fallait que toutes nos blessures vinssent percer ton cœur. LE DRAME DE LA PASSION 197 MADELEINE Tu étais le frère de tous les enfants, et tu t'es laissé piétiner par tous les hommes. LA SAINTE VIERGE Tu étais la lumière et la vie. Tu es devenu moins que la fange. MADELEINE Tu nous as tout demandé, et nous ne t'avons rien donné. LA SAINTE VIERGE Tu nous as tout donné, et nous n'avons rien pris. MADELEINE Nous n'avons rien deviné des secrets qui tor¬ turaient ton cœur. LA SAINTE VIERGE Et quand tu nous suppliais de veiller, nous nous sommes endormis. MADELEINE Il est trop tard à présent pour veiller avec toi. LA SAINTE VIERGE C'est pour cela que tu as laissé ce simulacre dans nos mains. 198 CINQ MYSTÈRES MADELEINE Mai? que nous pleurions pendant qu'il en est temps encore. LA SAINTE VIERGE Puisque nous n'avons pas su t'écouter quand tu allais le long des chemins. MADELEINE Il est trop tard pour veiller. Mais il n'est point trop tard pour t'attendre encore. LA SAINTE VIERGE Il est toujours temps d'espérer. Car tu es Dieu, mon Fils. Et tu nous a promis d'être avec ceux qui s'assembleraient en ton nom. MADELEINE Nous sommes plus de deux ici à te supplier de nous entendre. LA SAINTE VIERGE Tu vois qui t'invoque : celui qui t'a renié, celui qui n'avait pas compris et Jean qui t'aban¬ donna. MADELEINE Tu sais de quelle boue tu m'as retirée. LA SAINTE VIERGE Et qui suis-je, moi, pour que le Seigneur m'ait regardée ? Une pauvre fille, moins qu'une ber¬ gère, quelqu'un qui ne savait même pas lire. MADELEINE Sommes-nous assez misérables pour t'obliger de revenir ? LE FOU Et moi qu'on ne voit même pas, tellement je suis petit et ridicule. LA SAINTE VIERGE Voici ce qui reste au pied de ta croix, de tous ceux qui t'avaient salué comme un grand roi. MADELEINE Tu es le roi de nos ignominies. LA SAINTE VIERGE Tu es le fils de ma misère. MADELEINE Tu es notre boue qui s'illumine. LA SAINTE VIERGE Tu es l'incendie qui nous éclaire. 200 CINQ MYSTÈRES MADELEINE Tu es le mendiant et le boiteux. LA SAINTE VIERGE Tu es tous ceux à qui nous avons refusé l'au¬ mône d'un verre d'eau. LE FOU Et tu me ressembles dans l'extraordinaire so¬ litude où les hommes me relèguent. MADELEINE Tu es tout le ciel et tu es toute la terre. LA SAINTE VIERGE Et maintenant tu es toute la mort aussi. MADELEINE Tu es toute la nature. Et tu as perdu tout ton sang. LA SAINTE VIERGE Tu pouvais te sauver, et tu ne l'as pas voulu. MADELEINE Tu pouvais régner, et tu ne l'as pas voulu. LA SAINTE VIERGE Tu as préféré les crachats et l'indignité. LE DRAME DE LA PASSION 201 MADELEINE Et d'être méconnu plutôt qu'estimé. LA SAINTE VIERGE Et de déplaire jusqu'à la tombe. MADELEINE Tu ne voulais pas que l'amour fût détourné pour toi. LA SAINTE VIERGE Cet amour que tu étais venu répandre et semer pour le Père. MADELEINE Ils ressuscitera d'entre les morts, Celui qui a refusé les douceurs de la terre. LA SAINTE VIERGE Il sera notre intercesseur, Celui qui s'est fait notre prisonnier. MADELEINE Toutes les grandeurs du monde seront renver¬ sées par lui. LE FOU Et les derniers seront les premiers. 202 CINQ MYSTÈRES S JOSEPH Nous allons maintenant l'ensevelir, mes amis. Nous imprégnerons d'aromates son linceul. •JOSEPH Et ainsi, à la fin des jours, quelqu'un viendra le découvrir. PIERRE Et son Eglise conservera sa forme pour les temps où il n'y aura plus de Foi sur la terre. JOSKP&— Elle possédera le corps du Fils de l'Homme. PIERRE Nous sommes son Eglise et nous pleurons sur nos crimes et sur lui. JEAN Nous sommes son corps vivant. Et l'Enfer n'en viendra pas à bout. JO ROSEES" Nous sommes son corps et c'est nous que nous ensevelissons. PIERRE Pour atterrir à son éternité, nous traverserons tous les siècles. LE DRAME DE LA PASSION 203 JOSEPH Embarquons-nous à présent avec lui, mes frères. Mourons, nous aussi, à cette terre qui fut pour lui dure et rebelle. LA SAINTE VIERGE Nous mourrons à la terre, mais sans cesser de vivre pour elle. PIERRE C'est moi qui prendrai le parti des pécheurs quand il faudra devant le ciel plaider pour leur misère. LA SAINTE VIERGE C'est cela, Pierre. Tu auras patience à les défendre comme il en eut pour nous supporter près de lui. PIERRE Et nous leur remettrons tout ce que lui-même nous a remis. JACQUES Le jour avance! Avant les vêpres du Sabbat, son corps doit être enseveli. JOSEPH Poussons la pierre. Enfermons-le dessous. 204 CINQ MYSTÈRES JACQUES Et que les prières des morts l'accompagnent! Notre frère silencieux plus humble Mon enfant et mon Dieu! Chacun à tour de rôle jette une pelletée de terre sur la tombe. Le rideau descend lentement tandis qu'ils récitent ensemble en hébreu les prières des morts. JOSEPH d'entre nous. / LE FOU Captif de nos misères. MADELEINE Et sacrifié pour tous. LA SAINTE VIERGE ] i: 1 » ■i 1 i i I I b f f i Cet ouvrage a été achevé d'imprimer sur les presses de L'Imprimerie du Sacré-Coeur, à Laprairie, le 26 mai 1941, pour les Editions de L'arbre Enregistrée. LE SERPENT D'AIRAIN I RENE SCHWOB CINQ MYSTERES BS FORME DE RETABLE Exemplaire sur papier vergé, numéroté : $1.50 EDITIONS DE L'ARBRE 340, avenue Kensington, Westmount, Montréal i'arbre MONTREAL i ; i§§ *-'v -. ■■■;•?.:«; ■ .pp JfïSKp -.v ■ ■">;' U- - ■■ ■ . , ? , s, , w ...,-,' rSÈyPf'^T--', •J-.-3 • - ■ J-<"; ' ,y.r:y- . .-• . -r-.:'.••■ ' 'i ■ '"'V H IfipiSli S WQÈ WÈzmzî - : W- tf,'< -.y" '. • - , ' : ■ i . : ' ■ \ yyy y : yypyyypyyy sys ;yyy ;y. ' f•** p-'p-p'- v; ,:>S pï^-P-P * - ïyy : - - Wim pyyyyyyyyy.yyyy'-yyy ? yyyyyy -,.. —...• ■ .'.'v ■'■■■• :■■■ ■ ' ■ : . ■ ■ '• : • : _• .••••••• -yyy •....-. • ■ 1 S "■ ' >•'• - ' ■■ P: ■ P P-P.-'V-P';: :s>: - £ m . ' ;_y. •; mm * . ■■ ■ - ' . . , .. « . •' y ':oVy -v-; ;yy-;y#: ■WK «5?5iJ - - - ' ' ■ : - . 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