3m" Année - N° 4 Septembre 1938 ARMAND GUIBERT A COMPOSE CE NUMERO CONSACRÉ A LA POÉSIE POESIE p '• Armand Guibert Préambule. Gabriel Audisio Un enfant- nous montre le che- L'AFRIQUE LE MAROC. n L. Justinard La poésie chleuh. Jules B0RÉl\ Stances. Henri Bosco Odes. Madeleine Fontenilles Solitude. Prière. Gabriel Germain Chant sur le porche de la nuit. — Michel Levanti Au soir de la vie. La main. Ainsi je vais. Alphonse Métériié Poème du rossignol. L'ALGERIE. Lucienne Barrucand Du sentiment poétique en Al¬ gérie. Edmond Brua •*•••• Le mur. Rose Celli Trois proses. Jean Grenier Les pèlerins d'Emmaiis. Avec désespoir... LA TUNISIE. Jean Amrouche Sans visage. Armand Guibert Fragments d' « Oiseau privé ». René Laporte L'étouffement. L'EGYPTE. Paul Souffron Arsène Yergath LE SÉNÉGAL. René Guillot L'idole. MADAGASCAR. Armand Guibert Notre frère Rabearivelo. Pays clair. Découverte d'une île. LA FRANCE Pierre Bonnf.T-Dupeyron Triptyque du Prince Sauvage. Jean Cayrol Pour un enfant mort. Philippe Chabaneix Amour. Max Jacob Couleur de l'aube. Le sens du miracle. Roger Lannes Poème. Patrice de La Tour nu Pin Fragment de la Genèse. Camille Schuwer Poèmes. Jules Supervielle L'air. Noël Vesper Deux poèmes. Armand Guibert Les Psaumes de P. de La Tour du Pin. ESPAGNE Tomàs Garciîs (Catalogne) Cinq poèmes. Federico Garcia Lorca (Andalousie) Romance somnambule. MALtE Georges Pisani Pars mea. PREAMBULE Il en va des amateurs de poèmes comme des collection¬ neurs de papillons : aucun ne porte avec soi son trésor, tous le chérissent dans le secret, ce pourquoi leur nombre est sup¬ posé décroissant. Contenue, discrète au point de se manifes¬ ter à contre-coeur, leur passion tient de la manie, mais aussi de l'amour le plus haut : son zèle, qui veut du silence, re¬ doute la profanation et ne s'exerce qu'au bénéfice du petit nombre. D'autres époques ont pu sembler lui être plus favo¬ rables : aucune autant que la nôtre, malgré sa confusion ou peut-être à cause d'elle, n'a su en réalité donner à l'homme le sens salutaire de l'exigence. La poésie n'a rien perdu à dé¬ serter les salons et à dépouiller le ton déclamatoire : la voici retournée à ses origines et sauvegardée dans les temples de chair de ceux qui ne redoutent ni l'obscurité ni la solitude. D'un certain état de fait, on voit s'alarmer les esprits cha¬ grins : il n'est publié des ouvrages de poésie qu'un nombre infime d'exemplaires, le plus souvent chez d'obscurs éditeurs, ce qui marque aussi bien un défaut de confiance chez le poète que la faible audience à laquelle il peut prétendre. On nous va répétant qu'Hugo soulevait un peuple avec ses premiers vers, et que les éditions de Lamartine se succédaient à un rythme 244 précipité. Sans aouce — mais quelqu'un a-t-il mis en lumière cette élémentaire constatation : depuis vingt ans, la langue poétique s'est modifiée plus qu'elle ne l'avait fait en trois siè¬ cles, et mieux que jamais se distingue de l'idiome utilitaire de la prose ? Pour avoir osé rompre quelques vertèbres au vers fran¬ çais traditionnel, nos poètes devraient-ils encourir la défini¬ tive désaffection de ce qu'il faut bien appeler « le public » ? D'abord, un public s'éduque ; de plus, il se renouvelle avec l'époque —- mais il se trouve que les foulées de l'expression nouvelle sont trop longues pour que les suiveurs puissent sur elles accorder leur marche. Combien de temps faudra-t-il pour que soit atténué ce prétendu divorce, en réalité ce simple malentendu ? Mais simplement le temps de marquer le pas, celui d'une génération : celle qui atteint aujourd'hui ses vingt ans bénéficie déjà des expériences, des travaux, voire du dérè¬ glement qui ont jalonné la course de celle qui l'a précédée im¬ médiatement. Le tout constitue une somme d'acquisitions qu'il serait vain de récuser, le temps ayant suffi à les incor¬ porer à une tradition dont les moments sont discontinus, alors que l'ensemble se présente sous le jour de l'unité. Beaucoup s'étonnent de l'excédent des commentaires sur les textes, et en veulent conclure à la stérilité de l'époque. Quand sera-t-il donc clair que les novateurs ont besoin de truchements pour toucher plus vite la masse mal préparée à les entendre ? Leur rôle est souvent ingrat, au même titre que celui du donneur de sang dont le nom reste obscur, et l'héroïsme professionnel. Les négliger serait injuste, car ils excitent dans les esprits des facultés en sommeil, et les ache¬ minent à leur insu vers un état de réceptivité immédiate. N'ayons pas le mauvais orgueil de croire que l'homme seul puisse détenir le pouvoir des clefs. Ces réflexions sommaires sont encore trop longues au seuil du florilège de poèmes que nous proposons aux lecteurs 245 d'Aguedal : mais peut-être n'était-il pas inutile de dissiper par avance les préventions possibles. Notre dessein a été non pas de présenter un tableau complet de la poésie française, ou même nord-africaine, mais de grouper hors de tout dogma¬ tisme quelques textes représentatifs de poètes divers. On n'a pas voulu composer ce recueil en fonction de telle ou telle tendance, on n'a pas seulement cherché à lui inspirer une ri¬ goureuse unité d'inspiration et de ton : disons-nous bien que l'unité elle-même est multiple, et se manifeste sous forme de groupes, ou de familles : au lecteur de s'y reconnaître. On eût toutefois aimé entendre ici une note dominante plus propre¬ ment africaine ou, si l'on veut, méditerranéenne. Parmi les textes qui nous ont été soumis, ceux qui pouvaient sur ce point répondre à notre attente sont précisément ceux qui ont été exclus, en raison même de leur facilité : peut-être y avait- il quelques plaques de cette « couleur locale » que nous te¬ nons pour parfaitement méprisable, mais les auteurs avaient eu le tort d'y faire insuffisante la part de l'ombre. Nous par- donnera-t-on de croire que c'est, en art, l'indispensable com¬ plément de la lumière ? Peut-être les pages qui suivent laisseront-elles dans les es¬ prits l'image d'une certaine confusion, avec le souvenir de quelques noms singuliers ? Si cela était, ce ne serait pas peu : en faut-il davantage pour justifier la production d'une épo¬ que, et pour sauver ce qui doit être sauvé ? Le siècle n'est pas figé, il est en mouvement, il n'a fourni que le tiers de sa course : qu'attendre de lui, sinon des points lumineux d'émergence au-dessus de la monotonie des êtres et des jours ? . Le défaut de ce florilège — et de tous — est bien évi¬ dent : il sacrifie à ce goût du découpage que les Italiens ap¬ pellent « frammentismo » et par là ne rejoint que trop bien l'instinct de nos contemporains, le plus souvent enclins à se satisfaire d'un fragile pollen de poésie. Quelques êtres d'ex¬ ception, il est vrai, s'insurgent là-contre et poursuivent de 246 tout leur vouloir l'achèvement d'une œuvre organique, et ca¬ librée sur la seule étendue de leur vie mortelle. De ceux-là aussi on trouvera quelques représentants isolés, avec des pa¬ ges qu'il faudra essayer de situer en esprit dans leur contexte idéal. Peut-être sont-ils la véritable avant-garde, eux qui ayant pris la mesure de leur personne et de l'œuvre à bâtir, reviennent comme leurs grands devanciers des âges classiques, mais avec des moyens renouvelés et assouplis, vers le « Car¬ men » de longue haleine dont le secret semblait perdu. Encore un mot : chez eux comme chez les autres, c'est hasard pur si les préoccupations sociales, dont on nous a tant dit que la littérature était pénétrée, ne sont pas seulement ef¬ fleurées. On n'a rien fait pour les éliminer : le vrai est qu'el¬ les ne se sont pas présentées, ce qui semblerait prouver qu'au¬ jourd'hui comme dans le passé, c'est l'approfondissement de la conscience individuelle qui reste la grande affaire du poète attentif à ses voix. Ne nous en plaignons pas, nous qui sen¬ tons plus pressant que jamais le besoin de secrets reposoirs sur la route de démence où le commun des hommes est engagé. Armand Guibert. • Tunis, 1938. u n enfant nous montre le ckemin On lit dans le journal d'un père, à propos d'un enfant de quatre mois : « En rentrant du bal, nous l'avons réveillé. Il souriait. Pour la pre¬ mière fois vraiment je me suis senti heureux, ému, à la pensée que ce petit être vient de moi, est à moi. Je me suis penché sur lui comme sur une fontaine d'aurore, pour y chercher un reflet d'innocence et de pureté. Ah ! Les psychanalystes peuvent bien jeter la sonde dans je ne sais quels abîmes de ces créatures ! Ils n'empêcheront pas l'homme éternellement d'y supplier l'apparition du visage de la pureté. L'inconscient, alors, peu lui chaut. C'est dans l'âme qu'est la bassesse, la conscience de notre indi¬ gnité. Après les plaisirs frelatés, je rends grâces au sourire d'un enfant qui n'est pas encore envahi par cette ombre. Je lui rends grâces de la même manière que je salue l'heure du matin, de la même manière que le Coran dit : « je cherche un refuge dès l'aube du jour contre le malheur de la nuit ténébreuse ». Le même journal paternel, illuminé par cette puérile fraîcheur, con- lient de nombreuses notes qui voudraient suggérer qu'en matière de poésie l'innocence de l'enfant nous peut offrir aussi un refuge à la fois et un exemple. Quelques unes de ces notes y ont été cueillies comme un frêle bouquet. Elles ne valent que par l'exactitude et la sincérité. Est-il besoin cjue j'affirme, en les livrant au public, que je m'en porte garant ? Le 248 moindre « coup de pouce » serait indigne de la pureté qui nous émeut, trahirait la confiance d'une jeune âme qui s'est livrée sans détour. L'excès de candeur me paraît moins redoutable. Et le scrupule me pousse à sou¬ ligner qu'il s'agit moins ici de l'Enfant que d'un enfant parmi les autres. Cette poésie de l'enfant, je la vois commencer par une sorte d'animisme et d'anthropomorphisme. Il parle à l'objet comme à un être : « Attends, pain » dit-il à la miche, et il applique à ses animaux de peluche les gestes qu'on fait habituellement sur lui. C'est un enfant de quelques mois, mais nous savons que cette tour¬ nure d'esprit dure longtemps chez tous. Quatre et cinq années plus tard, le même journal note des traits de même nature, avec les images, souvent savoureuses, qu'ils entraînent. L'enfant dira : — Je ris, parce que je regarde le beurre qui est tout nu. — Elle est trop froide, l'eau que je bois : j'ai peur qu'elle me désha¬ bille. •— Je déshabille l'artichaut : j'enlève sa veste, sa culotte, sa chemise. — J'aime beaucoup ce jardin : je voudrais qu'il ait une bouche et vies joues pour l'embrasser. — Cela ne lui fait pas mal, au muguet, que je lui serre la patte ? — La fourchette va avoir froid aux mains, la fourchette met ses gants. Mais ici, la comparaison intervient pour soutenir l'image, car les gants, ce sont les macaronis que l'enfant enfile aux branches de la four¬ chette. Et c'est précisément l'absence de comparaison formulée qui nous touche dans les inventions poétiques du langage enfantin. La vraie poésie de l'enfant se montre en effet par un système d'identi¬ fications immédiates. (Les ouvrages de la poésie moderne, qui en font grand usage, ne le poussent pas plus loin). L'interprétation poétique de l'univers se fait chez lui par des symboles directement exprimés. Pour celui dont je parle, on notait ainsi, environ le douzième mois, le symbole de l'oiseau. Le mot lui-même n'était évidemment qu'à peine syllabé : c'était le balbutiement commun aux êtres de cet âge. L'oiseau, pour lui, 249 ne correspondait ni à une forme ni à des sons, mais à une matière, ce qu'on pourrait appeler « la matière plume ». Et tout ce qui semble être fait de plume devient alors oiseau. Que ce soient de vraies plumes qui vol¬ tigent dans une chambre, des duvets flottants comme ceux que fait une vieille poussière, de simples brins de laine tombés d'un ouvrage de femme, ou même les balais de crin suspendus au plafond du bazar, l'enfant dresse le doigt et proclame la présence des oiseaux. Il suffirait qu'un poète parlât d'oiseaux de la même manière, sans que nous eussions la « référence » qu'on donne ici, pour nous mettre devant un des mystères de l'imagination créatrice... Autre exemple d'identification : des bulles qui flottent sur un bol de lait sont baptisées bateaux. On pense d'abord à la seule image compara¬ tive. Non. Car la bulle n'a pas perdu sa matière de bulle en revêtant l'être du bateau. L'enfant dit le plus naturellement du monde qu'il a bu des bateaux. Le langage commence ici à la fois ses jeux, ses duperies, ses miracles. Les macaronis, à cause d'un certain bruit qu'ils font quand on les aspire, deviennent des violons, et l'enfant dira : « J'ai fini de man¬ ger des violons ». L'enfant ne donne pas la référence : imaginons que nous lisions une phrase analogue, imprimée de même... Il arrive aussi que l'enfant traverse une période que l'on pourrait appeler l'ère mythologique : celle des illuminations, des visions et des airs inspirés. L'enfant qui parle ici n'a guère que trois ans d'âge, c'est-à- dire qu'il en est encore à la phasie la plus puérile. Il a connu trois gar¬ çonnets qui sont les fils d'un ami de ses parents (et il importe peu à l'af¬ faire qu'ils soient devenus les enfants d'un Immortel...). Il ne les a vus qu'une fois, leur a peu parlé ; il ne semble pas qu'il en ait été fort impressionné. Pourtant il apparaît bientôt que le souvenir qu'il garde d'eux est vif. Ils sont vite devenus une entité (comme les quatre fils Aymon, les Muses, les Sergents de La Rochelle...), ils sont devenus un mythe : Les Trois Garçons. Un soir, pointant son doigt à la fenêtre, l'enfant s'écrie : — Tu vois, là-haut, dans le ciel, les Trois Garçons ? Il les voyait, vraiment. 250 De même qu'il voyait, parfaitement dissociée de lui, cette partie de son corps (la plus intime) qu'on lui demandait de laisser soigner. Impos¬ sible, signifiait-il, avec tous les accents de la sincérité et du regret. Pour¬ quoi ? — Il n'y en a plus, dit-il. Il est parti, parti. Oh ! Il est dans l'esca¬ lier, il prend l'ascenseur. Tu vois ? Il est dans la rue, l'automobile va l'écraser, etc... Rien ne permet d'affirmer qu'on soit sur le plan du jeu. Plus d'un, à ma connaissance, se refuse à admettre que l'enfant « joue •» jamais et ne voit chez lui qu'attitude magique ou religieuse. Mais s'il y a jeu, c'est le moment où le jeu confine à la croyance. Le poète aussi joue. Fasse le partage qui pourra ! Autre mythe. Pendant des jours entiers l'enfant a fait intervenir dans tous ses propos, tous ses actes (il a un peu plus de quatre ans) un perro¬ quet. Il le consulte, l'interpelle, le met en cause. Il le rend responsable de divers méfaits et le transforme, si l'on ose dire, en bouc émissaire : « Le perroquet a dit ceci ou cela... Qu'a dit le perroquet ?... C'est le perro¬ quet qui a renversé la soupe, etc... » Nul n'a jamais pu savoir d'où venait cet animal. Mais nous savons bien que nous avons tous, plus ou moins, de semblables « totems » familiers à nos rêves poétiques : des cygnes, des sirènes, des dauphins, des sangliers... Dans le demi-sommeil, avant la nuit, il peut se faire que les visions exprimées prennent un accent prophétique ou sibyllin. On a entendu l'en¬ fant dire : — La chèvre a une plume dans la bouche, elle aura mal aux dents. Ou bien : — Le marchand de poisson a mis un champignon sur sa tête. Rien ne permet aux tiers d'opérer le raccord entre les éléments du discours. Et les tiers (les parents en l'espèce) vivent pourtant très près de l'enfant, ignorent fort peu de chose de son existence, 251 On a le droit de se demander si les pythies n'impressionnaient pas leurs auditeurs de la même manière. Car l'enfant est, à de certains moments, la proie d'un véritable délire lyrique, une espèce de réthorique éjaculatoire et incompréhensible, un cérémonial de la parole qui prétend n'être dé¬ rangé par aucun témoin, quelque chose comme un « onanisme verbal ». Alors on regarde sur le rayon de la bibliothèque certains titres qui nous sont chers ! Tout ne reste pas hermétique. Cette imagination qui déborde entraîne aussi le flot des fictions qu'on peut traduire. Mais la fiction est maintenant volontairement consentie, finalement tenue pour réelle : encore les con¬ fins du jeu et de la croyance. L'histoire et l'aventure sont prises dans le mouvement de la fable, aussi bien le chevalier Bayard que les animaux fantastiques : — Alors on fait une grande barrière devant la maison pour ne pas que les lions viennent casser les pots de fleurs avec leurs pattes... Non seulement les histoires, mais aussi des interprétations légendaires des phénomènes naturels. Ainsi, de la nécessité, au bain de mer, d avoir du soleil pour se sécher, on aboutit à cette « explication » de la pluie : — Pour sécher il faut du soleil. Le soleil met son gros feu près du linge. Il prend l'eau. Il la met dans une petite boîte. Et quand le jardinier ne le voit pas, il la jette dans les arbres. Nous pensions aux livres des poètes, ne faudrait-il pas maintenant se tourner vers les explorateurs de la mentalité primitive ? Amour de la fiction, ce goût ne tarde pas à se transformer en besoin. A l'âge où il faut qu'on leur dise des contes ou des histoires, si l'on en dit une qui soit par trop réaliste, l'enfant n'hésite pas à interrompre vive¬ ment : — Pas des choses vraies, crie-t-il ! A ce domaine de la fiction volontaire poussée jusqu'à la conviction (il s'agit toujours d'un enfant qui n'a pas terminé sa quatrième année) je 252 iattache l'épisode suivant, où l'acceptation de la fable entraîne un « pos¬ sible » poétique qui se trouverait dans la vérité la plus réelle de la situ¬ ation. L'enfant, qui ignore tout de l'art musical, s'est mis au piano. Il en lire, au petit bonheur, des sons et des accords. Il joue de préférence sur le haut du clavier : « Là où c'est joli », dit-il, le grave étant pour lui, selon les cas, « l'orage » ou bien « le garde ». Peu importe d'ailleurs. Ce plai¬ sir ne lui suffisant pas, l'enfant, poussé par le mimétisme, réclame une partition. On met sur le pupitre, faute de mieux et sans dessein, un album de modes qui contient des dessins en couleurs. Alors l'enfant, très grave¬ ment, déchiffre les images en même temps que ses doigts frappent les louches, et il dit : Je joue les petites filles vertes... Je joue la dame en rose qui gronde le bébé bleu... Quelques instants plus tard, un adulte qui avait assisté à cet épisode, ne put s'empêcher d'égrener deux ou trois arpèges de Couperin, de Debussy. Pensera-t-on qu'il était un peu rêveur ? En parlant d'abord de poésie, je ne pensais pas qu'à la poésie « for¬ mulée », mais bien aussi, on l'a vu, à ce qui fait le climat de la poésie. Il va sans dire que le langage de l'enfant peut abonder aussi en expres¬ sions, en images, en phrases qui sont plus que de la « matière de poésie », mais déjà des éléments possibles du poème tel que la littérature contem¬ poraine le conçoit. J'en énumèrerai quelques unes qui ont du moins le mérite d'avoir été quasiment sténographiées. L'enfant est dans un train, il regarde un paysage de Normandie, il dit : — Les vaches sont assises sur la salade. Un rais de lumière traverse le tapis de la chambre, cjuelcju'uri l'eq- jambe, et l'enfant dit : — Tu traverses ma rivière de lampe, 253 Il voit des nuages poussés dans le ciel par le vent : — Le ciel s'en va- Devant un feu d'artifice : — Je vois des arbres en lumière avec des violettes rouges. En plein hiver : — Tiens ! Il y a une mouche, c'est le printemps. Au printemps, par contre, écartant les branches d'un buisson pour se frayer un passage, l'enfant dit : — J'ouvre les portes de fleurs. Et d'une fleur qui lui plaît, en levant les bras : — Elle est jolie... jusqu'au ciel. Je ne voudrais même point passer sous silence certaines tournures du vocabulaire qui pourraient retenir l'attention de nos écrivains « rus¬ tiques », comme Le Pointu, pour désigner un clocher, ou : « Je fais s'en aller de maigrir », pour dire qu'on mange de bon appétit. Et pas même de purs « pataquès » dont un James Joyce apprécierait peut-être les ver¬ tus rafraîchissantes, tels que : les étuiles du toit et les étoiles d'araignée, ou bien « Je potager et le jruyer », ou encore le ferticicat de ravicelle qui voulait dire le certificat de varicelle... On ne verra peut-être dans ce petit recueil qu'une brève anthologie de « mots d'enfant », exaltée par ce genre de sensibilité qu'on reproche souvent aux gens qui ont commerce avec les « tout petits ». D'autres, plus exigeants, pourront estimer qu'il fallait aller plus loin. Je me suis tenu à des faits d'expérience, vrais et fidèlement rapportés. Ceux qui voudront conclure, dans un sens ou dans l'autre, je me per¬ mettrai de les renvoyer à deux ou trois autres mots, aussi exactement transcrits qu'apparemment contradictoires, du même enfant. Il avait un peu plus de six ans et lisait la Poèmeraie (un des excel- 254 lents recueils de poésies pour enfants qu'a établis Armand Got) dont il avait plusieurs fois montré qu'il savait apprécier le contenu. On lui de¬ mande : — Tu aimes toujours les poèmes ? • — Oui, répond-il. — Pourquoi ? — Tu comprends... ça m'apprend si bien à faire les majuscules- Mais à la même époque il montrait le livre à une femme, fort peu lettrée, qui prend soin de lui, et il lui expliquait : — Tu sais ce que c'est qu'un poème ? C'est comme une petite aven¬ ture : on raconte tout ce qui vous passe par la tête. Et comme il regardait une aquarelle de Dufy et qu'on lui demandait s'il la trouvait jolie, il répondit : — Oui... mais on ne comprend pas très bien ce que c'est... C'est de la poésie. Gabriel Audisio. L'AFRIQUE LE MAROC LA POESIE CHLEUH Dans ce numéro consacré à la poésie, il convient peut-être de dire quel¬ ques mots de la poésie des Chleuh. Elle a un nom : Amarg, dont le sens est très vaste. Amarg, c'est la poésie, les chansons ; c'est l'amour, qui en est le thème fréquent ; c'est le chagrin et le regret qui vont souvent avec l'amour. « Ainsi nos aïeux du XIIe siècle, qui furent les maîtres de Dante, appe¬ laient-ils amour leur douce langue ; amour, le poésie ; amour, les délicats problèmes de la Gaie-Science ». (Maurras, Préface au « Chemin de Para¬ dis »). Les Chleuh croient qu'on devient poète, bab n oumarg, grâce à l'ins¬ piration qu'on va « boire » en quelque lieu sacré. L'aspirant poète y fait un sacrifice et s'endort. Si son sacrifice est agréé, il boit pendant son som¬ meil la « science du ventre », c'est-à-dire celle qu'on n'apprend pas dans les livres, la science infuse. Ainsi les Grecs allaient boire l'inspiration « dessus les rives herbues de la fontaine au cheval ». Le poète le plus célèbre chez les Chleuh est Sidi Hammou qui vivait dans le Tifnout du Grand-Atlas au début du xixe siècle. Il avait bu au tombeau du Moulai Brahim de Kik, au sud de Marrakech. Le chanteur, qui redit ses vers, commence ainsi : Dieu donne merci à Sidi Hammou, Le gentil poète, il chantait ainsi. 256 Ou dit les chants dans les séances qu'on appelle ahouach, à l'occa¬ sion d'une fête : mariage, imposition du nom le septième jour après la naissance, visite collective de félicitations. Ou simplement quand les gens d'un village ont envie de s'amuser, passé le temps des labours ou celui des moissons. Ecoutons ce que dit un Baqili d'Ouijjan : « Nous autres, nous faisons l'âoud, différent de l'ajmak des monta¬ gnards, qui comprend beaucoup de chants. Notre âoud comprend surtout des danses montrées par un raïs et répétées ensuite par tout le monde. Les fem¬ mes sont à l'écart. Elles entourent l'asaïs (1) comme une bague. On se ras¬ semble à la fin de l'après-midi, à la fraîche « tazdouit ». On allume un feu. On bat du tambourin. Les gens arrivent. Il se forme un rang d'hom¬ mes qui, ayant déposé burnous et fusil, ne gardent que la jellaba, le tur¬ ban et le poignard. Le raïs module ce qu'on appelle un tit, un ou deux vers qui sont répétés ensuite par tous les danseurs. Voilà deux tit de chez nous : Nous vous faisons fête, étrangers, comme lesf anges ont fêté La Nativité du Prophète. Frange du front, tu es posée sur les dourx, yeux Comme le brouillard est posé sur le seuil (2) des Ait Ahmed. Chez les Goundafa de l'oued Nfis, à Tinmel, les danseurs se font vis- à-vis, un rang d'hommes et un rang de femmes. Autour de ces deux rangs, s'agite un moniteur de la danse et du chant qu'on appelle siyas. Ce maître •le ballet montre les figures que répète après lui toute la procession, tout en se déplaçant à petits pas presque invisibles. Il marque aussi les temps d'arrêt, car on ne peut danser toute la nuit. Alors commencent les chants par ce tit, ce refrain ou plutôt cette attaque que le moniteur module une (1) La place des jeux. (2) Il y a toujours un peu de brouillard au-dessus du seuil des vallées, au débouché de la montagne. 257 première fois et que tout le monde répète ensuite, les danseurs et les as¬ sistants. Ils le répètent, ce lit, indéfiniment, en le variant à peine, en ma¬ nière de fugue, bercés par le rythme et par les mots, et savourant l'allu¬ sion que chacun pense à sa guise et qu'il pense être partagée par quelque autre dans l'assemblée. Ces doublets sont peut-être ce qu'il y a de plus charmant dans la poé¬ sie des Chleuh. En voici quelques-uns entendus à Tininel : Au jeu d'ahouach, il n'est mérite ni péché. Mon père, on n'y fait rien que divertir les cœurs. L'espoir a plus de vigueur que les mules- de Syrie. On n'est jamais fatigué pour aller chez un ami. Un ami, un ami, si on ne le voit pas„ Dites, ce n'est pa,s un péché de l'envoyer chercher ? Pour Dieu, donnez-nous congé, maître de la, fête. L'étoile du matin se lève et c'est le jour. Dieu partagera les destins Pour que chacun puisse aller avec ce qu'il aime. L'avant-dernier doublet est un chant de fin d'aouach, à la fin de la nuit, quand le jour va paraître et que la fête va se disperser. Quant au dernier, il faut les avoir entendus répéter sans se lasser le joli chant consolant en appuyant de toute leur force sur la suite bondissante de •yllabes brèves qu'est ce vers qui fait une loi de l'amour. Kouian da inna ira addides imoun. Chacun, qu'avec ce qu'il aime, il aille avec lui. 258 Bismillah (1), vers toi, mon canal, je fais de nouveau mon¬ ter l'eau. Toi, mon cœur, pour te contenter, c'est des amis que je t'amè¬ ne. Bismillah, flambeau dans ma main pour courir la forêt des mots. Bismillah, c'est le mot que dit le cavalier Quand, pour monter sur son cheval, il met le pied dans rétrier. Bismillah, piste, sur toi, je te lance, mon cheval. Que Moulai Abdelqader incline vers moi Le désir de mon ami ; qu'il n'aille pas vers un autre. Ainsi qu'une sourcè cachée, invisible dans la rigole, Ainsi est l'amitié de ceux qui sont d'accord. Les cœurs qui ne sont pas d'accord Ont beau rester ensemble à en être lassés, Ils ne font que se tourmenter et seront toujours séparés. Dieu maudisse comme un Juif un qui n'est pas prêt A donner pour son ami tout son bien A exposer son bras, sa tête, A être brisé par le plomb, pour ce qu'il aime. L'associé du Cheikh, il n'a pas de fatigue' à cultiver son champ. Pour Dieu, vous autres, mes pieds, si nous sommes associés Par les veines, par les os, par le sang. Portez-moi vers mon ami pour voir s'il me pleure aussi. Vous, chemins du Gharb et de Marrakech (2), (1) Bismillah : Au nom de Dieu, par quoi commencent souvent les chants : Ab Jove principium, Musae. (2) Le Gharb : le nord du Maroc. 259 Cet ami du cœur que vous m'avez pris. Si voyager, pour la femme, était convenable. A moi, l'outre aux provisions, et en route pour le Gharb. Si ce n'est pas pour la beauté, Cœur, pourquoi peux-tu bien pleurer ? La beauté, quand l'œil s'y repaît, Surpasse le miel en douceur. La beauté, c'est ce lac où s'abreuve le cœur. Votre regard, beauté, plus fort qu'un coup de sabre, A frappé ma tête. On dirait que je ne l'ai plus sur mon corps. Le coup porté par la beauté, cruel au cœur qu'elle a frappé. Et le soupir de la gazelle est plus cruel. Pierre à feu, que ton étincelle. Ne parlez pas de l'argent. La beauté seule a du prix. Même un qui bâtit sur la terre un paradis, Sans la vue de la beauté, mieux pour lui la mort. Celui à qui tu fis don, Dieu, de la beauté, C'est celui-là qui par toi fut favorisé, Mais les biens du monde, ils sont chez Moïse et Aaron (1). Pauvre amour, noyé dans l'eau. Les poissons l'ont emporté, dans la source (2) dispersé. Dieu fit dix parts de la beauté. Le savon, le henné, la soie, en voilà trois. La charrue, les troupeaux, les ruches, en voilà six. (1) Mouchi et Aroun, les Juifs. (2) La source où les femmes vont laver. 2.60 Le soleil, quand, sur la hauteur, il apparaît, en voilà sept. Le croissant, quand il est comme un poignard chrétien, en voilà huit. Les livres et les chevaux font aller à dix. Et le prophète Mohammed, l'Envoyé, à lui tout le reste. Dieu fit trois parts de la beauté. Une part fut pour le soleil quand il paraît sur la hauteur. Une autre part fut pour la lune, à son lever sur la colline. Mais pour qui la troisième part ? Pour la. petite Raqiya, la reine des jeunes filles. Un qui a la beauté, qui possède la science et qui monte à che¬ val. Peut se croire au paradis avant de descendre en terre. La beauté. Dieu la fait connaître. Elle a des signes : Des yeux ronds comme des grêlons au mois d'avril. Un col comme une lame au sortir du fourreau. Il n'est pour moi de plaisir et de désir satisfait Que si des hommes sont nombreux autour de moi Avec la bouilloire debout et l'eau qui chante. Païenne de théière au milieu du plateau, Les verres comme les tolbas, étudiants de la medersa. Insensé qui met son espoir, ô mon père, à monter les selles. Mon pays, je t'ai quitté. Que le méchant se réjouisse. Qu'on plante aux lieux où je fus la vigne et le basilic Ou le poivre des chrétiens au feuillage amer. 261 Pour Dieu, toi qui vas au pays, dis à mon père et à ma mère : « Votre fils est mort, il n'a pas percé des trous (1), volé des bœufs. » C'est les yeux noirs, les cheveux traînant jusqu'à terre, Qui m'ont tué. Mais la mort ne m'a pas emporté. Vous qui m'avez fait passer dans une forêt, Je vous ferai passer dans le fourré (2) où est le lion qui tout dévore. La maison où manque la mère, Il y fait nuit même si la lampe l'éclairé. Le chagrin n'est pas comme le tonnerre Que chacun entend. Le chagrin, il broie les os de ceux qu'il tient, tout doucement. Le berger du troupeau, qui pleure quand il meurt ? Si ce n'est le petit chevreau pour lequel il eut cent bontés. Dis-moi celui de qui les pleurs ne font pas de peine à ton cœur ? Est-ce l'écolier qui a oublié tout ce qu'il savait ? Ou le marchand qui a perdu tout son argent ? Ou, traversé d'une balle, un adolescent ? Où donc est-il celui qui dit que l'amour ne fait-pas souffrir ? Je voudrais que le sien fût sur une falaise De sable qui tombe en poussière. (1) Dans les murs, comme les voleurs. (2) Je vous rendrai la pareille. 262 Je voudrais que le sien fût en haut d'une côte Alors que ses genoux sont mous comme de l'eau ; Dans l'aile d'une sauterelle qui fuit la terre Ou dans un poisson d'or qui plonge dans la mer. Il n'est pas d'autre Dieu qu'Allah. Le destin est comme la mort Et que soit patient celui à qui Dieu envoie Un destin qui ne lui plaît pas. Mes yeux, je vais vous ouvrir, Mais faites-moi le serment De ne m'apporter nul tourment Qui te ferait, mon cœur, mourir. Une fois j'étais malade, à en mourir, mon ami Regardant de sa terrasse, Ijjo, mon frère, m'a dit : « Tes membres, comment vont-ils ? As-tu trouvé le repos ? » A l'instant mon cœur guérit. Toi, mon foie, aussi. Les yeux d'Ijjo sont plus beaux que dix tasses couleur de paon. Les yeux peints d'Ijjo sont plus beaux que les troupeaux, Que les champs où coulent les eaux. Ijjo toute parfumée de henné, en quel lieu l'as-tu trouvé ? Ton père a-t-il acheté un verger dont il t'a donné la clef ? L'espoir que j'avais en toi, mon ami, était pareil A celui qu'on met dans la pluie qui vient du ciel Mais j'ai vu que de moi tu n'avais pas souci. Même à celui qui est beau comme le soleil, Il n'est pas mal d'avoir des soins pour son ami. 263 L'orgueil ne convient à personne et même à cheval sur de l'or. J'ai vu le maître du troupeau où ce n'était que des brebis. Le pauvre n'ayant plus rien, pas même une cordelette Autour de sa tête. O mon frère, l'orgueilleux, son barrage est démoli. J'ai vu le maître du palmier monter aux entailles de l'arbre. Il est tombé dans le roncier avant d'arriver jusqu'aux palmes. Qu'on voudrait être un oiseau, ou le soleil, ou le vent, Pour aller voir aux pays du Levant si les dattes sont mûres. Le monde passe. Un qui dit non, qu'il aille donc au cimetière Voir au-dessus des tombeaux tous ceux qu'a mangés la terre. C'est la joie des éperons et celle des tresses Et un peu des yeux noircis Qui font envoler du cœur les soucis. Femmes, le généreux, c'est lui qu'il faut pleurer Quand il descend sous terre Mais le chien, s'il meurt, à pleurer sur lui, qu'il n'ait que sa mère. Le généreux, sa bonté paraît à des signes. En tout lieu qu'on le rencontre, il vous donne le salut. Mais voyez le mauvais grain, il ne vous dit jamais rien. Le chien, je ne compte pas qu'il me donne de son bien Son bien, je n'en ai pas besoin. Le chien vous fabrique une clef de fer Qu'il suspend par une corde à son col Et qu'il fait voir à son cœur. Vous dire la bienvenue, il ne sait pas, Monseigneur.- 264 Un qui cherche refuge auprès d'un noble sang, il est content. Auprès d'un mauvais sang on est dans le tourment. Citerne, de ton eau pourquoi être économe ? Dieu donnera la pluie et tu seras remplie. Le nigaud meurt de soif à côté du ruisseau Croit-il le dessécher s'il y mettait la bouche ? Les femmes, pour celle de vous qui voudra nous faire un you-you, Je demande à Dieu dans son paradis cinq petits enfants : Deux tolbas lisant les livres savants, Un laboureur, un marchand et un savetier, Faisant des sandales brodées Pour les pieds de celle qui a les yeux noircis. Homme, fais pénitence à Dieu Tu n'es rien que dans un âzib (1) Fais la prière afin qu'Iblis Ne trouve pas ce qu'il désire. Prends garde. A la prière, il n'y a pas d'excuse. On a beau vendre ses champs, sa maison et tous ses biens, Ils n'auront pas pour Dieu le prix d'une prière. L'aire à battre est dans le ciel, le champ est sur la terre, Ce que fauchent les ouvriers monte au ciel, pour être vanne. Par Dieu, verre de cristal, quand tu es rempli de thé Et versé par un ami, tu n'as pas de prix. (1) Azib : lieu où on mène les troupeaux au paturage d'été, c'est à dire une demeure de passage, provisoire. Le pauvre chasseur ne fait que pleurer. Il voudrait chasser les petits mouflons. Pourquoi quitter, lune, les cieux, Et vous, plumes d'autruche, les fronts, Bois parfumé, les pavillons, Toi, verre de thé, la beauté ? Et toi, poulain, le cavalier ? En résumé, le convoiteux ne sera jamais satisfait. Il a beau bâtir une zaouïa, élever cent tours, Cent esclaves, cent négresses ou cent poulains gris, Ou dans le Haouz (1) cent mille brebis, Dès qu'il voit un nouveau cheval, il tourne autour. Le convoiteux, en haut d'un col, court vers un autre, Alors qu'il bat dans l'aire, il achète du grain, Le convoiteux, fût-il un roi, n'est jamais satisfait de rien L. JUSTINARD. (1) La plaine de Marrakech. 266 J. BORELY. STANCES Si je n'avais passé le temps de ma jeunesse Insoucieusement, emportant à mes doigts, Comme un trophée offert à Vénus la déesse, Et la rose, et l'œillet, et le myrte des bois, J'eusse pu, tel un autre, élever ma fortune, Accumuler des biens, pourvoir au lendemain, Et tous tracas bannis de misère importune. Jouir de cette vie, une coupe à la main. Mais, mes jours ont coulé comme une onde naïve, Qui, courant sous les fleurs, se croit riche soudain Dans son cristal miré, de tout l'or de sa rive, Et se retrouve pauvre au sortir du jardin. Henri BOSCO. ODES I Ils sont morts dans le sud mes pères les barcassiers et les pirates. Quel âpre cimetière abrite leurs dures têtes ? Se dresse-t-il dans les Egates ou sur les îles Eoliennes le cyprès qui couvre ces tombes inconsolables ? Vieilles gens, que travaille encore le sel des mers au vent d'Afrique, sont-ce vos sourdes mélopées qui me tourmentent ? Qu'attendez-vous, pêcheurs d'éponge, vieux loups séchés dans les salines ? Croyez-vous qu'indigne je puisse chanter vos Ombres ? En vain mon impuissance appelle les maîtres-mots de la tendresse. Je n'étends sur vos rudes tombes qu'une main tiède. Et cependant un sang tenace noircit ces veines déjà sombres et quand s'attroupent les tempêtes au fond des syrtes. J'entends en moi le cri sauvage des matelots de Lampédouse qui hissent leurs barques de chêne avant l'orage. II Flamme d'hiver, Mère des hommes, profondes vos béatitudes... La Terre monte dans les Signes d'ombre et de neige. La bise souffle et tu t'appuies contre la, porte de ton âme. Sur toute l'étendue des tombes immémorables que d'Ombres qui s'évanouissent tandis que le Vieillard écoute le grand rassemblement d'automne qui se disperse. Vieil Hiver, Aquilon vorace, ah ! qu'as-tu fait de nos tendresses Sous quelle étoile de décembre verrons-nous l'Ange ? J'ai soufflé dans le cor des neiges mes désespoirs et mes prières. Le Génie du Vent a-t-il prise sur nos orages ? Solitude devant la flamme, mon Sang, quelle mélancolie ! L'Esprit qui hante les ténèbres peut-il entendre dans toute l'étendue du monde cette oraison d'une seule âme ? O Christ campé dans les étoiles brise la porte ! Ecoute-moi la tête basse les morts jamais ne t'abandonnent si pieusement tu allumes les lampes d'âme. Ce sont de petites veilleuses où brûlent dans les sanctuaires tous les cœurs fidèles qu'une Ombre hante et console. Porte ton cœur parmi ces lampes, fais oraison, brûle ta plainte, et remets ton obole à l'Ange pour les ténèbres. 270 Madeleine FONTENILLES. SOLITUDE J'avance, seule, nul ne peut me tendre la main. J'avance. Pas une épaule où j'aie pu calmer ma peine. D'aussi loin que je me souvienne ma douleur sauvage a été mon unique bien. Seule. Plus seule encore ce soir où ma douleur est plus grande, Plus seule dans le désert immense de ma douleur, Plus seule pendant que tu dors, toi, mon compagnon, à mes côtés. Tu es plongé dans un sommeil profond contre mon flanc qui veille. Je m'éloigne doucement car aucun réconfort ne peut me venir de ta chaleur fraternelle. Je ne puis ni apaiser ni bercer ma détresse au rythme étranger de ton souffle. Ma douleur est là, elle attendait ce moment de silence, elle attendait que ta lampe s'éteigne. Maintenant elle est venue. Elle pénètre mon corps immobile, attentif à ne pas tres¬ saillir. Elle va se nourrir de tous les bruits de la nuit. 271 Oh ! comme elle la connaît cette cloche qui sonne !... Je serrerai les dents et je vaincrai mon cri, De crainte de t'éveiller et qu'il ne m'arrive de toi Une de ces paroles qui viennent de si loin, Et qu'à leur lenteur à me parvenir, je ne connaisse l'es¬ pace qui me sépare de toi... J'irai seule, les yeux grands ouverts au plus profond de la nuit. Et une à une toutes mes blessures s'ouvriront, Et toutes mes plaies saigneront. Puis l'aube viendra et je fermerai mes paupières sur l'épouvante de mes yeux qui craignent le jour. Et toi, compagnon, toi qui m'aimes autant qu'on peut aimer sur la terre, Tu te pencheras sur moi et tu me diras : « Comme tu as bien dormi ». 272 PRIERE Mon Dieu, il faut que j'apprenne à vous dire merci, Moi qui, jusqu'à présent, n'ai su que courber la tête Et n'ai connu que la patience sous vos coups. Mon Dieu, il faut que j'apprenne à vous dire merci, Pour m'avoir faite ce que je suis, si faible, si séparée, si incertaine, Pour m'avoir retiré votre main dans la forêt inextricable Et ne m'avoir pas pardonné le moindre de mes faux pas. Mon Dieu, il faut que j'apprenne à vous dire merci, Pour m'avoir refusé cet œil unique qui permet à tant de vos créatures de suivre la route étroite avec certitude et de ne connaître, de tous les chemins que vous avez tracés, que cette voie lisse et droite qui mène à vous, Pour m'avoir découvert, à moi la plus trébuchante, tous vos détours et tous vos méandres Montré vos plaines et vos sources • Et tous les gouffres Pour m'avoir livré toutes vos richesses interdites Sans me donner la force de résister à leur appel, Et pour m'avoir punie d'y avoir goûté et encore punie et encore punie, Pour avoir fait trembler ma chair sous l'épouvante des plus affreux tourments Et fait saigner mon cœur, Pour avoir endeuillé tous mes printemps Et m'avoir roulée dans toutes vos tempêtes, Moi que vous avez faite sensible au moindre vent, 273 Et ne m'avoir permis de haleter un peu que pour me faire souffrir plus encore. Mon Dieu Il faut que j'apprenne déjà à vous dire merci, Pour l'instant tardif où mes yeux que vous avez brûlés dès l'aube et rendus incapables de contempler votre lumière, Se seront fermés à la pâle clarté de la terre Et ouverts sur l'immesurable nuit. ! Quand, quelles que soient les affres acérées que vous ré¬ serviez à mon agonie, Mon Dieu, Je le sais, Vous ne m'aurez pas encore pardonné de m'avoir faite ce que je suis, Quand vous m'aurez condamnée, Quand vous m'aurez damnée, Et que dans l'horreur de vos flammes, éternellement res- suscitée, Mon Dieu, : Vous me torturerez encore, ; Faites, faites que je ne désespère pas de vous. Que de mon cœur monte toujours une action de grâce, Et que, ma passion soulevant le juste poids de votre main terrible, Je respire Et je connaisse enfin votre miséricorde. 274. Gabriel GERMAIN. CHANT SUR LE PORCHE DE LA NUIT T I Ouvre les Portes Scellées, Ange de la Nuit spirituelle, O souffle taciturne qui m'a suivi tout autour du rempart ! * * * Me voici de nouveau. Je suis parti avant l'aurore, chassé du sommeil et de la terre. Sais-tu les nuits sèches, où l'on veut sortir de son être, comme d'une couche ou d'une tombe ? Sais-tu combien j'en ai comptées, toutes mornes et closes, et dont l'aube emportait mon épave ? Me voici, me voici, chassé du sommeil, et de la terre, et de l'esprit. * & ❖ Je suis étranger au pays des hommes et jusqu'au grain de leur sol, Jusqu'à l'herbe, qui est pourtant la pleine joie et la pure saveur. J'attends la saison calcinée, la mort des chaumes, les monts incandescents, Quand de l'Aragon jusqu'au Souss je puis palper les vertèbres du globe 275 — Et la lune d'août, dévorante, sur les pâturages de pierres. Je vais parmi les soucis des hommes comme je marche sur les sables. J'entre, muet, dans les touffes des foules, plus seul que dans les bois des monts. Quand je traverse le tissu des regards, je ne sais pas si je le brise. Peut-être ai-je perdu mon corps et suis-je seul à ne pas le savoir ? Si je regarde le cœur des maisons serrer les enfants près des lampes, Je ne vois rien autour de leurs têtes, qui soit une âme pour mon âme. Voici que la beauté n'est plus qu'une ombre de montagne. Les ailes de la musique s'éteignent dans mes abîmes. Les couleurs s'effeuillent des lignes et roulent dans les solitudes. Je suis comme le mort, s'il revient: je connais, j'entends, J'effleure les rues familières et les faces aimées ; Mais rien que je puisse emporter ou qui éveille mon désir. * * Ouvre les Portes Scellées, Ange de la Nuit spirituelle ! Ne tarde plus ! J'ai le droit d'entrer. T'ai-je bien dit que je suis mort ? 276 .2 iîSit: II Ouvriras-tu, Ombre plus invisible que le vent de la Nuit? Je sors de la captivité ; j'exige mon royaume, Celui que je possédais, tout enfant, les mains tendues, Et les yeux large ouverts sur les campagnes impalpables. Je me roulais sur les plages de fleurs, immortelles et mou¬ vantes, Et le parfum de chacune vibrait comme les étoiles de l'hi¬ ver. Je jouais avec l'écume des nuages, qui n'a pas d'amertume, Et que les vols de la lumière font resplendir au feu de leur pensée. J'étais là, comme le fou dans ses trésors ou le sage dans sa joie, Possédé d'une connaissance muette et l'âme pleine de ras¬ sasiement. C'était la demeure de mon âme, l'aliment de ma vie. Je n'ai pas convoité les fruits sans joie des vergers hu¬ mains. Dont les sucs endorment le regard et rongent la parole. Des meurtrières de l'exil, j'écoutais, à l'entrée des ténèbres, Isolé, au-dessus de la ville, dans l'atmosphère de mon âme. Comme dans la nacelle bien close d'une autre planète lancée. 277 Rien n'entrait là, ni frôlement de pluie, ni bruissement des rues, Ni les mornes hennissements des trains d'ombre et de vanité ; Rien, seulement la nuit de brouillard et de lueurs, celle des hommes. Et pourtant, parce qu'elle touchait à la vraie Nuit, de là-bas Une angoisse et un délice passaient jusque dans mon souffle. * :jî O Gardien, voici que les portes ont frémi et que ton front s'est incliné. Déjà l'approche du mystère est un vent de sel et d'écume. Déjà le cœur étouffé se réchauffe et se met à bruire. Sais-je — si tu m'ouvrais l'Océan — jusqu'où s'élargi¬ raient les voiles de mon être ? La Nuit, c'est le cœur de l'esprit, ainsi que le centre de l'œil. Et comme le jaillissement de la vision fleurit de ce point d'ombre, Le flot de la connaissance pure sourd de l'abîme sans forme. 278 Michel LEVANTI. AU SOIR DE LA VIE Les vieux guettent la mort au coin des cheminées Ils chauffent leur oubli, quand leurs gestes défunts S'ébauchent en gerçant les peaux parcheminées. Chaque aube et chaque soir redoutés comme fin Ce sont leurs jeunes yeux qui toujours les regardent. Pas un mot sans ombre où chercher se rafraîchir Rien qui n'ait écho dans les secrets qu'ils gardent. Toujours dans le passé sans jamais réfléchir C'est le destin des vieux qui ne sont plus personne En attendant au coin du feu de mourir des enfants. 279 LA MAIN à Max Jacob La main de religion que j'implore C'est celle-là qui caresse l'énigme Et la crispe à regret dans mes prières. Ce n est pas la main pour donner ou prendre : Elle entoure un miracle dont elle est Et elle se laisse deviner. Mais c'est assez qu'elle existe en secret C'est un sceau — et je ne le connais.pas. AINSI JE VAIS Je cherche la cadence Des mouvements inaperçus Cette musique de la danse Et qu'on n'entendrait plus. Je vais marcher au pas De ces muscles habitués Jusqu'à ce qu'enfin je sois las De me laisser tuer. J'ai traversé la rue En lâchant la main de ma mère On a jeté de la poussière Sur ma peau d'enfant nue. Pour un peu de beauté Que l'on s'en va chercher tout seul Si l'on risque de traverser On vous clôt tous les seuils. 281 A. METERIE. POEME DU ROSSIGNOL Pour MILOSZ humblement (.En mémoire, 1913) Malgré ce temps interminable — ô courte vie, cette attente éternelle au bord des eaux d'Ennui, cette patrie obscure et sans fin poursuivie, et ce désert peuplé d'un rêve aux yeux de nuit, bien que tu sois toujours ce monstre d'innocence à qui firent les dieux ce sort intemporel, ô Cœur dépossédé de tout sauf de l'Absence, remonte de l'abîme en ton ciel naturel ! Bien que tu sois ce fol que rien ne désaltère, cet affamé d'un miel qui n'est pas d'ici-bas, ce somnambule inapte aux choses de la terre, peu fait pour ses plaisirs, peu fait pour ses combats, ô rossignol barbu, vieux poète, pauvre homme, ta musique ou ta plainte ont cessé : vois le Jour ! Ces temps mortels, noyés d'amertume et de somme, que t'en arrache enfin cette Aube ivre d'amour ! Et qu'importe un destin que je suis seul à croire, seul à pleurer, seul à bénir — ô jours perdus ! La rumeur des matins chante dans ma mémoire, tous les printemps passés, ils vont m'être rendus ! Voici dans le brouillard chanter la digitale, la neige est fiancée au blond soleil de mai ; la cloche parle au vent dans la forêt natale, les anges du Bonheur rient au lac bien-aimé. 282 Et moi, je me souviens sous l'azur implacable de ce ciel étranger où baigne tout l'exil, je me souviens, comme d'un conte inexplicable, d'une enfance enchantée aux jardins de grésil. Je pense à trop de Morts, plus vivants que la terre, et dont j'égrénerai les doux noms un par un, comme on effeuille, au pied du cyprès solitaire, le chapelet sans fin des songes, noir parfum. Je me souviens, de tout, ô Jeunesse, ô voyages, toits d'un jour, ô maisons d'ailleurs et de jadis, chemins de paradis tout fleuris de nuages, sentier là-bas, sentier de lilas où mon fils... Je revois tout... O temps retrouvé, que m'importe ces peines d'aujourd'hui, ces choses et ces gens, ces jours mornes, ces voix, et les pas à ma porte de la vieille Tristesse aux chagrins exigeants ! Trésor caché ! Temps retrouvé, bouquet d'étoiles, gerbe aux chastes secrets de jeunesse et de feu, ombres de mes amours qui défaites vos voiles, pour dans votre sourire embaumer notre adieu, le cœur du rossignol vaut mieux que sa romance, et c'est quand il s'est tu qu'on sait qu'il a chanté : — pareil à l'oiseau mort qui s'allonge en silence sur la carte du Ciel dont son vol fut hanté, je pose mes deux mains vides, ô Nuit immense, sur le sombre Pays de la Félicité. O mémoire ! O fidélité !_ Le Matin des âmes commence... Marrakech 1938. (« Proella L'ALGERIE Du sentiment poétique en Algérie Quand la prosodie classique régnait sans partage, était réputé poète tout écrivain s'exprimant en vers, c'est-à-dire observant des règles rigoureuse¬ ment acceptées. La chose était commode. Mais les raisons profondes qui commandèrent la très savante organisa¬ tion du mètre et de la rime ayant peu à peu cessé d'être identifiées, les formes établies apparurent comme un pur formalisme et leur respect comme une superstition. C'est pourquoi il est devenu si difficile de s'entendre sur l'acception et le contenu du mot Poésie ; l'essentiel échappe aux définitions. Invoquer une soi-disant décadence ou de prétendus progrès n'offre guère Je sens. Le procès pour la forme recouvre quelque chose d'autrement sérieux et de bien plus naturel. A intervalles, selon un rythme analogue aux grandes mutations sociales, le génie poétique d'un peuple absorbe les éléments qu'il n'avait pas encore utilisés ; il les assimile, se les incorpore, les fixe pour un temps relative¬ ment durable qu'on appelle période d'état, ou grande époque. Et puis, tout recommence, l'histoire de l'homme n'étant pas de tout repos. Actuellement, en pleine phase d'instabilité, 1 on doit se garder des appa¬ rences, et quelles frontières partageront sans injustice le vers régulier, le vers blanc, le vers libre, le poème en prose, la prose poétique. Tout sert. 284 L'examen se complique en Algérie du bouillonnement d un « terrain de mélange ». Qu'est-ce qui est algérien ? Qu'on pose la question à une vingtaine de personnes et il en faut au moins autant pour confronter les origines, les religions, les aptitudes, les habitudes de vivre sédentaires ou saisonnières, on sera troublé par la diver¬ sité des climats sensibles qui tout au moins virtuellement influencent l'ex¬ pression poétique. Et encore faut-il compter les passions politiques, bien que nombre d in¬ tellectuels et d'artistes cherchent à se libérer de leur pression et à main¬ tenir à l'écart l'enquête des idées et des formes. C'est un des sujets de Poésie d'abord, la belle, parfois déchirante étude d'Armand Guibert qui ne dissimule pas qu'en l'occurence, toute conclusion entraîne des contradictions. Une telle libération est-elle possible ? Surtout, est-elle souhaitable ? Ne tendrait-elle pas à faire de la Poésie un système clos incompatible avec « la fonction du vrai poète qui est de s'affirmer, et, ce faisant, d'affirmer le monde ». — Un système menacé d'inanition ? Ne suffirait-il pas que l'on cessât de croire à la vérité objective des opi¬ nions politiques, quelles qu'elles soient, et de chicaner sur leur seule valeur morale ? Que les partis soient pleins de suggestion fautives, de mensonges patents, de ruses sordides, c'est exact sans doute, mais exact d'un seul point de vue. Par ailleurs, que de ressources d'énergie ! Au surplus, truelles impuretés ne s'assainissent pas dans le courant sa¬ lutaire de l'art et du lyrisme ? Une particularité algérienne à ne pas négliger concerne la dispropor¬ tion inconnue dans la Métropole entre hommes instruits et illettrés. Sous le gouvernement de Poésie, « l'indigène en haillons » — que le suffrage universel ignore — n'est pas seulement un hémistiche. C'est par la littérature seule, romanesque ou poétique qu'il est représenté et qu il le 285 testera tant qu'il s'obstinera dans cette conviction, à laquelle il n'est pas prêt à renoncer que : « La maison de l'Arabe et l'épouse sans faute ont la même pu¬ deur... » (1 ). Mais à vouloir trop déterminer les quantités et les qualités qui entrent dans la composition de la société algérienne, on risquerait de systématiser une situation gonflée de possibilités, grâce justement au vague et à l'impré¬ cision où elle baigne encore. La bigarrure, le nombre algérien, l'X chargé de coefficients passés et futurs intègre dans la somme que représente l'Afri¬ que du Nord, ont été suffisamment indiqués, d'une langue tout ensemble incisive et somptueuse, par Gabriel Audisio dans l'œuvre intitulée Jeu¬ nesse de la Méditerranée. Encore que Gabriel Audisio « ne donne pas sa manière de voir les- cho- si. ; pour une méthode », cette manière a entraîné déjà des adhésions. Elle esi à consulter dans bien des cas de conscience. Elle n'est pas nouvelle ; loin de là ; et la considérer comme telle serait mal la comprendre puisque c'est d'un retour à une tradition authentique, persistante dans les faits, qu'elle tire sa vertu persuasive. .indépendamment de la polémique soutenue, elle impose la certitude que l'expression littéraire est autre chose, en réalité, que symbole extérieur ou ;eu Je dilettantes. Au surplus Gabriel Audisio est bien plus poète que théoricien. Un poète rare, un créateur de rythmes, d'images et de timbres , d'une diction abso¬ lument musicale. Alliage impondérable, la matière de ses vers offre une transparence et une irisation qui la mettent tout à fait à part. Il va de soi qu'on ne peut isoler que théoriquement et en laissant de côté la compétition des talents, les éléments concourant à l'expression poé¬ tique d'une société. Les noms que je citerai, en manière d'en-têtes et pour (1) Maurice Heine, L'Islam sous la cendre, recueil de sonnets. Paris 1918. 286 personnifier les choses en représentent beaucoup d'autres. Et ce serait un véritable abus que d'attribuer une succession de temps à des valeurs per¬ manentes. Tout au plus voit-on les dosages changer au gré des circons¬ tances. Ainsi l'orientalisme, ou ce qu'il est convenu d'appeler ainsi, garde tou- ies ses capacités, bien qu'il attire apparemment moins nos jeunes auteurs que durant la période gravitant autour de la figure d'Isabelle Eberhardt. Isabelle Eberhardt ressentit profondément le décor et pressentit étroi¬ tement l'âme de l'Islam. Elle ne composa pas de vers ; mais outre les mo¬ dèles descriptifs, ses textes contiennent la fuite intérieure, le goût d'indé¬ pendance et de vie ancienne qui caractérisent les tendances des poètes orien¬ talistes Avec elle, rappelons le charmant Edmond Eazy, berrichon, d'un raffi¬ nement de culture à la des Esseintes, avec plus d'amitié et dont l'orienta¬ lisme, la turquerie furent très intellectualisés. « C'est dans ses poèmes, sur¬ tout dans ceux qu'il composa à El Biar vers 1902, qu'il faudrait chercher le meilleur d'Edmond Eazy ». (1) Rappelons Victor Barrucand, poitevin, qui associa ses deux inclinations majeures, la Poésie et l'Algérie, dans le titre de ce recueil de vers, où le mûrissement de la pensée et la sérénité d'harmonie demeurent inaltérables : D'un Pays plus beau. Rappelons Gaston de Vulpillières, à demi-slave et bon arabisant qui vécut en ascète, durant vingt ans, sauf le temps de guerre, au centre d'un des plus beaux panoramas du Sud. Sa cellule de moine, une pièce unique en toub rangée avec un ordre émouvant, reposait sur une plateforme ossifiée comme un coin de Lambèse, car il collectionnait les antiquités romaines, ramassées pièce à pièce dans les sables. Il exprima en proses et en vers un peu désunis les aspirations de son esprit mélancolique, sans lourdeur et resté tendre et crédule. Dans la gorge d'El-Kantara un après-midi de mai, illuminé de lau- (1) Cf. Pierre Quillard dans le Mercure de France, 16 novembre 1910. 287 riers-roses, il nous dit, à mon mari et à moi, en frissonnant comme à l'évocation d'une ombre malfaisante : — C'est le froid qui est le plus dur à supporter. » L'hiver suivant, il succombait à une congestion pulmonaire. En 1910, Fazy s'était éteint loin de l'Algérie et de la Turquie qu'il avait aimées, le cœur soudain arrêté, un cœur dont ses intimes ont su qu'il se ravageait de nostalgie. Et Isabelle Eberhardt. la catastrophe d'Aïn-Sefra ! Il y a trente-trois ans : le temps qu'une génération s'écoule... Ce n'est pas que l'Islam soit mortel. S'il l'était, comment tant et tant de pauvres en vivraient-ils, n'ayant vraiment que cela pour vivre ? Mais ceux qui ne sont pas nés musulmans ne se rendent jamais assez simplement à l'acquiescement de l'Islam. Ils manquent d'abandon. Nous autres Euro¬ péens, nous ne savons pas nous abandonner sans engager notre santé. L'Islam est une voie droite, unie ; elle demande un souffle égal, non pas le goût du pittoresque, ni de l'éclat, encore moins celui de l'individua¬ lisme. On s'y trompe ; on s'égare aux traverses. Dans le même temps, à peu près, en fonction symétrique si l'on veut, et en réaction contre un orientalisme assez mal déterminé, le thème de la latinité, d'une latinité altérée et systématisée en mode romain, fut non pas introduit, car la chose vient de loin, mais en quelque sorte codifié par Louis Bertrand qui par ailleurs donna d'excellentes descriptions de la rue et de la route algériennes. Phénomène de compensation, cette offensive latine, sans doute, et aussi suite de vieilles rencontres. L'Algérie est une terre de parcours. Si disposé qu'on soit d'accueillir largement le facteur poétique sous une forme ou une autre, il reste difficile d'admettre Louis Bertrand au nombre des poètes. Pourtant, ce serait du parti-pris que de passer sous silence l'ac¬ tion de sa profession de foi extrémiste sur la poétique algérienne. Sa matière prosaïque, scolaire, inspira nos meilleurs versificateurs. Au point qu'on pourrait presque établir une relation de cause à effet entre la 288 carrure de la cadence, le brio verbal et l'idée d'Empire. Ce qui prouverait une fois de plus la correspondance des formes, des rythmes et des rapports sociaux. Toutefois, il n'y a pas d'absolu. De nombreux intimistes usent du mètre classique pour exprimer de délicates préoccupations d'âme et de senti inents. Œuvres touchantes, hantées par le souvenir des provinces françaises, faiblement ouvertes à l'Islam et à Rome et parfois curieusement indiffé¬ rentes au paysage algérien. La forme, pleine de réminiscence, s'associe ici à une fidélité qui s'oppose à l'irrémédiable loi de changement. La Méditerranée, personne ne l'a inventée. Elle a de multiples aspects qui portent aux batailles de l'esprit — et, en disant cela, je n'oublie pas que les faits de l'esprit traînent leur ombre sur la terre matérielle — mais son nom conserve la propriété qui lui est particulière d'évoquer les temps les plus heureux de la cordialité et de l'élégance sociales. Le pittoresque, le mouvement spécifiquement méditerranéens — ou reçu comme tel — les allures du petit peuple, l'anecdote picaresque sur fond de mer ou de ruelle, les profils de danse, les chants de guitare ont donc hanté de tout temps la poétique algérienne, autant que les scènes de la vie musul¬ mane, la flûte de roseau et les souvenirs historiques. Jean Pomier, Albert Tustes, grands techniciens et grands producteurs, qui disposent d'une forte palette et d'un verbe irréprochable, le premier avec des moyens rythmiques très étendus et assouplis, le second avec plus d'in¬ transigeance formelle, ont assurément traité la totalité des motifs poétiques. Cependant la Méditerranée n'est pas que joie de vivre. On sait mieux, et peut-être le saurons-nous de mieux en mieux, l'arrière-fond triste de ses vieilles races riveraines, leur - indolence désillusionnée, et ce désenchante¬ ment aussi bien napolitain que languedocien ou andalou qui rend également légers, tour à tour, soit le repliement, soit l'action désespérée. A une époque où l'on ne s'en inquiétait guère, ces dessous furent saisis dans une œuvre singulière, de grande beauté, Christobal le Poète de John- 289 Antoine Nau qui avant la guerre séjourna à Alger où il fit, comme on dit, les « chiens écrasés » pour le compte d'un quotidien. Ensuite, il s'installa en Corse, puis en Bretagne où il mourut. Nulle formule éclatante, nul convenu, aucun exotisme ; mais des décors souffreteux, terrains vagues, jar¬ dins étiolés : des effets pauvres, insolites alors. Rien de plus algérien pour¬ tant que ce roman qui échappe aux rapprochements locaux, qui s'apparente plutôt à la littérature russe ou anglaise et qui est un chef-d'œuvre. Les poèmes de Nau sont de même ton. Dans une pièce intitulée Belcourt (1), il voit Alger « blafarde et beige » ; il rejette l'illustration voluptueuse ou guerrière et le cortège des vieux siècles ; et il pense « que tout cela n'est vrai que sur les images ». On doit reconnaître en John-Antoine Nau le précurseur génial et soli¬ taire d'aspirations et de compréhensions qui commencent à se faire jour. Il s'en faut pourtant que la poétique algérienne soit nettement localisée. Et comment opérer un classement véridique entre les auteurs mêlés au va-et-vient des influences européennes qui se sont inspirés de l'Algérie sans y être nés — Montherlant, Jean Grenier, par exemple — et ceux qui en sont originaires, mais qui l'ont quittée et qui participent du courant pari¬ sien, donc mondial ? Voici le modeste et grand Sadia Lévy, oranais d'une culture et d'un esprit universels, poète parfait et de cette classe princière qui s'enferme en une tour d'ivoire pour mieux comprendre l'humanité belle, douloureuse, voluptueuse et passagère. Voici Rose Celli, de sang corse, née à Philippeville, résidant à Paris. Sa sensibilité est l'une des plus vraies, son talent, l'un des plus originaux de notre époque, et ses proses sont pures effusions poétiques. François Bon- jean a vu en elle un des rares écrivains français comparables à Rainer- Maria Rilke, cependant que l'élégie amoureuse intitulée Ombre, où « la Jouleur dédaignée ne s'allège point par la souffrance » (2) rappelle étran- (1) John-Antoine Nau, En suivant les Goélands, poèmes. Crès, 1914. (2) My danho sym compasyon. Com dolor nunca se mengua. Duarte de Brito, trad. Boret. 290 gement les chants funèbres provençaux, les Cancioneros castillans ou les Sandades portugais des XVe et XVIe siècles. Arnould-Grémilly, également né à Philippeville, vieux celte réfractaire, éloquent, dont la virtuosité inspirée rappelle que des races sagaces et fortes revigorèrent la pensée romaine appauvrie. Et ce doux oublié, Henri Halden, de vieille noblesse alsacienne, formé au lycée d'Alger et qui mourut adolescent à Saint-Germain-en-Laye, laissant quelques poèmes d'un courage tout ensemble ironique, fervent et désabusé et de la plus élégante diction. Une ère poétique différenciée débute-t-elle en Algérie ? Il est permis de le croire. Si nos jeunes poètes cherchaient à se distinguer de leurs aînés seule¬ ment par le modernisme extérieur, par un refus assez fier des procédés d'imitation et de la solennité académique, le fait ne tiendrait guère au fond des choses. Le débat offre plus d'importance. A une poétique fixée en de nombreuses œuvres très bien faites, colorées, imagées, mais, sauf exceptions, conçue en mode colonial et c'est là son trait distinctif, son trait limitatif, même quand les auteurs obéirent à leur insu à cette conception — nos jeunes poètes tendent à bien plus simple, à une littérature indépendante du vasselage administratif, indifférente aux hiérarchies sociales, à la prospérité maté¬ rielle, aux questions de race et de religon. Individualistes comme il est naturel de l'être quand on est jeune et quand on est poète, ils aspirent de surcroît, admettons que ce soit encore confusément et sans méthode, à retrouver la communauté de conscience du Midi de l'Europe durant les siècles antéclassiques, à exprimer sobrement la sociabilité propre aux Etats méditerranéens, en ce lieu où le vieil Orient et le non moins vieil Occident se joignent, également savants, et qui pour¬ raient être également florissants. Les colonnes d'Hercule ont peut-être d'autres symboles. Elles ont sûrement celui-là. 291 Les matériaux poétiques, ou, si l'oit préfère, les ressources territoriales restant les mêmes, nos jeunes auteurs ambitionnent de les reprendre inti¬ mement, de façon délicate, réfléchie, mais fraternelle, et non plus comme de brillants ou d'étonnants spectacles. A cet idéal d'une fédération intellectuelle caractérisée par l'absence de système, coopèrent des talents personnels, tranchés. Edmond Brua, frère de Rose Celli, comme elle secrètement influencé par une sûbtile musique et pour qui les souvenirs d'enfance sont la patrie de l'imagination. Avec un naturel admirable, ses deux recueils de vers actuellement publiés, Faubourg de l'Espérance et Le Cœur à l'école, traduisent les fêtes ingénues de la mélancolie. Paradoxalement Edmond Brua possède aussi le sens très rare du fabliau comique. Max Pol Fouchet tire d'une lyre printanière une poésie artistique qui semble sortir aussi spontanément que celle de Charles d'Or¬ léans de la poésie populaire. Et le gracieux Fréminville et tant d'autres qui apportent les premiers brins d'herbes d'une moisson d'avenir. Si les recherches de formes inédites poursuivies un peu partout — qu'on les déplore ou qu'on les exalte, on doit le reconnaître — avaient besoin d'un précédent historique qui les justifiât, on le découvrirait dans le pro¬ digieux mécanisme poétique des troubadours, et dans leur fonction précise, laquelle était de trouver, d'inventer des raffinements rythmiques, des entre¬ lacements d'assonances, et de saisir les nuances de plus en plus fines de l'aperception. Etouffé par l'autocratie classique, ce merveilleux système qui créa les langues de Ronsard, de Calderon, de Pétrarque, tend à revivre. N'est-ce pas chose encourageante pour les poètes méditerranéens ? A la formule baptismale des Muses Je ferme avec mystère, ne peut-on ajouter J'ouvre avec mystère ? Lucienne Barrucand 292 Edmond BRUA. LE MUR La ville a pu changer. Peut-être est-elle morte ou n'a-t-elle pas existé. Peut-être n'est-il rien derrière cette porte que le rêve d'un soir d'été. Une porte très basse, une seule ouverture dans un mur qui n'a pas de fin. Un secret pour tourner la clef dans la serrure et pour entrer dans le jardin. Peut-être était-ce un rêve ou le rêve d'un rêve, cette recherche et ce détour, ces glycines du mur, ce vent qui les soulève et ce grand mystère d'amour. Mais toi, lune d'été, qui sais tous mes manèges et qui dénombres tous mes pas, inonde mon chemin des plus bleus sortilèges pour que je ne m'éveille pas. Car si ce n'est qu'un rêve il est mon aventure, mon seul voyage sous le ciel et comme un somnambule au bord d'une toiture je côtoie un danger mortel. 293 * La ville, tous les soirs, se couvrait de lumières qu'un homme allumait en courant. Celles des bas quartiers scintillaient les premières, tous les soirs, chacune à son rang. La maison de l'enfance était sur la montagne mais ses décombres sont en moi. Ce n'est pas là, lune d'été, que m'accompagne ta clarté du milieu du mois. J'aimais que la maison restât longtemps dans l'ombre, grand cœur à son mal endormi, tandis qu'au creux du val où palpitait le nombre, chaque feu m'était un ami. Je savais que bientôt serait dans notre zone l'homme qui court comme un voleur et que le réverbère avec sa tflamme jaune monterait la garde au malheur. .* Lune d'été, c'est toi qui m'ouvris ce mystère, un soir que ta clarté coulait de ton cœur à mon cœur, de mon cœur à la terré, plus douce qu'un ruisseau de lait. Ce soir-là, si la mort eût poussé notre porte et qu'elle eût crié sur le seuil, j'étais l'enfant maudit que son désir emporte loin des miroirs voilés de deuil. 294 Combien de temps, par le dédale des ruelles, ai-je couru, le cœur battant, avant de découvrir ces allées irréelles où s'arrêtait le cœur du temps ? • • • Mais que me reste-t-il de cette ardente course ? Un éclair, parfois, dans l'oubli. En vain, mon cœur voudrait remonter vers sa source, vers le mystère enseveli. J'ai revu tous les lieux du passé qui me hante, j'ai déchiffré les plans secrets. Des enfants m'ont guidé jusqu'à la nuit tombante sans savoir pourquoi je pleurais. Est-ce vous, prisonnière à jamais clandestine, que je cherche encore, en rêvant, quand le mur m'apparaît, quand l'odeur de glycine sanglote et tourne dans le vent ? Prisonnier loin de vous, j'attends ma délivrance de n'être plus cet inconnu, de savoir qui j'étais dans ces temps d'espérance et ce que je suis devenu. 295 Rose CELLI. / MILIANA A Personne au carrefour. Le vent passe. Il traverse le lieu vide. Il s'arrête. Personne. Le petit cafetier maure est parti. Tourbillon de feuilles. Le fourneau de faïence bleue est tiède encore. Odeur du vent ! Odeur du vent ! Nourriture amère ! POISSON DE LA MER ORIENTALE Sept nageoires d'argents. Festons égaux. Une queue bro¬ dée. La tête royale aux ouïes bleues. Aussi ventre d'azur. Dressé le pourpre épi de bataille, il va, dans les belles eaux fleuries, pour toute onduleuse joie de profondeur. Na¬ cre, aux violets perdus loin, de la mer inventive et verte et neuve, 296 GIROFLEES Parfum rond, issu du centre de miel. Un trésor dru d'abeilles brunes, paresseuses. Mille petites bouches d'or pres¬ sées sur un gâteau de soleil, contentes du plaisir des fleurs... Et moi de vous, et moi de vous, sœurs d'enfance, musiciennes, barques d'odeurs pour l'immobile voyage, corde enchantée à lier le cœur et le tirer vers l'arche marine du Nord. Entre les collines bienheureuses, l'ardeur d'après-midi comble le ciel. Ecoute : elles rêvent, les captives dormantes de l'été. Une poule parle à tendre gorge enrouée dans la cha¬ leur... Ton désir sombre au noir azur, gouffre où le bel ange Avenir appelait, appelait, avec la voix d'un irrémédiable passé. 297 Jean GRENIER. LES PELERINS D'EMMAUS Comme une lettre impatiemment attendue et qu'on n'ou¬ vre pas — parce que l'espoir a tué le désir — ma vie demeure jetée sur la place en proie à quelques curiosités — sauf la mienne. Les événements ne me concernent plus. Les seules choses que j'attende sont celles qui ne peuvent m'arriver. Ainsi avec un ami j'attendais à la terrasse d'un café la sortie du funiculaire — qui toutes les cinq minutes dégor¬ geait son monde — pour voir si ma vie allait changer. Seul un miracle pouvait faire s'évanouir mon indiffé¬ rence. Tous les jours, la pluie à fines gouttes va inutilement grossir la mer, tous les jours mes actions retombent dans la même neutralité. Une surprise, si j'y suis docile, peut me révéler à moi- même — ma vérité, mon bonheur, ma justice et ma loi. Les questions demeurent sans réponse, les problèmes sans solution. Attendons que vienne celui qui éclaircira les mystères et fera de leur nuit sa clatté, 298 AVEC DESESPOIR... Avec désespoir, tandis qu'on me parle, je songe aux roses qui se fanent dans le jardin au jet d'eau qui coule et peut-être se tarira au ciel qui n'aura jamais plus la couleur de cette minute à une rencontre que je n'ai jamais faite, mais que j'au¬ rais pu faire à ce moment-là... Il me semble que si nous avions respiré ensemble les odeurs du printemps, si nous avions ensemble écouté les eaux et vu se déplier l'éventail du ciel, nous nous serions mieux en¬ tendus. Il me semble que si nous nous étions séparés en si¬ lence, nous nous serions mieux compris. LA TUNISIE Jean AMROUCHE. SANS VISAGE A Patrice de La Tour du Pin I « Tu voulais écouter sous la terre le chant nocturne des sèves dormantes... Des veines bleues sillonnent l'argile tiède et moite comme un sein gonflé dans le soleil, qui s'élève puis s'assoupit au rythme large de la mer. L'odeur fauve d'un ventre d'ombre verse l'ivresse au cœur des bêtes qui marchent en dansant l'éclosion des amours. Entends l'obscur concert étouffé tout l'hiver : Il va gonfler les jours, les nuits et les bourgeons brunissants des filles-fleurs aux yeux humides î C'est la montée du lait dans la terre féminine ivre-folle de printemps. Le cœur du monde en cataractes va déchaîner les eaux sauvages ! » « Dors, noyé dans la paix végétale dormeur aux tempes palpitantes, pesante image abandonnée sur là plage, oubliée par quelle marée ? » — Dans mon sommeil entre les eaux du songe ai-je franchi le Cap-fantôme, loin des golfes frangés de rêves, des îles de corail où les palmes enchantent les poissons aux yeux d'or de mélopées lontaines ? Creusant mon courant, ma dérive au vif de la chair du sommeil, vais-je aborder l'Ile des Germes, aux antipodes de la mort, vêtu d'or pur, ruisselant d'aube au secret de la vierge-nuit ? — «Tu crois doubler le Cap-fantôme, mais tu n'as pas quitté la rive. Tu vis étouffé dans ton cœur, trop près de la source du sang pour respirer sa voix solaire — -C Un glas résonne en ton silence, 'j Le rayonnant concert des sèves réveillées, la danse ivre de rut des bêtes débridées, le halètement sourd des bouches confondues ? La fièvre bat contre tes tempes, beau dormeur ! II Un horizon de plumes évanouies sur la joue fuyante des mers ! Est-ce le vent, est-ce une main ? Pétales d'une rose nocturne épanouie au soleil sombre du rêve ; Linceuls sans poids gonflés dans le silence, ils s'évaporent dans l'espace qui a perdu ses dimensions. Et la musique du vide s'éveille au delà des mots murmurés. « Vers ta lumière, ombre du rêve cherche ce corps gorgé de sang. Son profil est gravé dans l'ombre, La forme creuse de l'absence, Dans l'or impalpable du songe ! » — Venez vers moi, dans ma lumière, Fermez les yeux, séchez vos larmes, Eteignez en vous les prières. Venez en moi, cherchons ensemble. Est-ce le vent, est-ce une main ? Qui nous fait signe à l'horizon De mille oiseaux évanouis Sur la joue mouvante des mers ? L'empreinte creuse en l'air absent, Le sillage d'une voix morte Il y a longtemps — qui se souvient L'écho même l'a oubliée... Laissez mourir les mots de chair. Il faut savoir trop de secrets Pour briser cette douleur d'homme. Car tout ceci est votre drame Qu'il joue tout seul dans la nuit. Il a perdu toutes ses larmes. — « La voix morte il y a si longtemps Je l'entends aux lèvres des fleurs ; Je la vois dans le lait des plantes, Dans les gemmes de sang doré Le long du tronc des amandiers. Entends-la chanter dans le vent Qui la porte des monts aux plaines. La nuit elle abandonne la terre Pour s'unir au chœur des étoiles ! » —Frères charnels, votre pitié Vient trop tard pour me consoler. 303 J'ai vu l'Enfant danser un soir Au croisement de routes perdues. Je m'étais égaré dans la nuit Parce que la lune était si pure... (Je crois bien l'avoir appelé — Mon cœur a-t-il parlé sans moi ? — Mais je ne savais pas son vrai nom) — Ses pas avaient formé des dessins sur le sable, Pareils à des jeux d'anges en liberté. Un enfant bleu de ciel sur la nuit bleu sombre Si beau que mes yeux ont perdu son image... — Je crois bien qu'il a fui vers la mer. Et la mer, ses courants et ses houles, Et son écume et le spasme long des marées, La mer, elle est en nous bien plus qu'en elle-même. Est-ce le vent, est-ce une main ? Ebauches d'un Poème - Fragments 304 Armand GUIBERT. FRAGMENT D' « OISEAU PRIVE » (poëme en cours) Heureux les cœurs accordés au rythme du monde, les bien-formés selon sa loi, qu'ils irriguent d'une rosée de sang aussi pure que le lait des mères un complexe réseau d'artères et de veines creusé sur de faciles pentes... Mais les autres, les indociles, les cœurs violents sous les mailles de chair, ceux qu'on croit faux, ceux qu'on méprise de parfois battre à contre-sens, ceux dont la sève et la vigueur s'usent toujours sur les roches de marbre et sur les terres calcinées ? Préservez-les, Seigneur, de la superbe. tant ils se sentent forts de leur débilité... Dans le flot primitif où les eaux se divisent, un peu plus bas, si peu plus bas, tout près encor de la source-mère, si près de la matrice impolluée qu'il suffirait d'un remous de la terre pour souder leurs veines parentes, la racine torse de l'Arbre-Vie plonge au sein de l'humus ses vipères nouées et fait dévier a jamais les courants. A l'un, enflé des aîluvions sans nombre qu'aucun obstacle n'arrêtera est promise la paix des longs fleuves herbeux avec la houle des marées océanes. Mais l'autre, d'un feu souterrain tari avant la pleine course, à travers roches et sables il roule ses diamants maudits : ceux qui voudraient boire à son onde, il les fuit sous les buissons épineux, comme il effraie par ses méandres ceux qu'il voudrait de son cristal désaltérer. Ah quelle eau saurait sans mensonge préserver sa vertu lustrale au terme d'une course folle, ah quelle eau, quel ciel, quel ange ? 306 PREMIER AVATAR La voix d'un célébrant adossé aux portes du naos : O Toi très-grand dans Abydos, O Toi, vivant né d'une Femme, Oiseau par ton pouvoir sur les génies de l'air, Tu es l'Horus seigneur du ciel, Beau de terreur et brillant de bravoure, Semeur de crainte et maître de magie, Qui lèves haut tes ailes redoutables, O toi très-grand dans Abydos Et sur les berges de limon ! Chaque jour dans le fleuve à l'heure où les génisses Couchent dans les roseaux tout murmurants de voix La masse exaspérée de leurs flancs inféconds, Tu t'engloutis tel un vaisseau sans équipage, Bel Œil du Ciel au globe empourpré d'or En souvenir du Premier de ta race Dont le corps démembré reçut quatorze sépultures De la première cataracte aux Bouches du Delta — Lui que le peuple aux yeux d'amande brune Appelait l'Etre Bon et le Juste-de-Voix : Son sexe a pu nourrir les congres de la vase, Tu es de sa vigueur le réceptacle élu Et le pampre qui croît aux vignes riveraines Par tes soins cultivées est moins vif mille fois Que le sang de rubis qui coule dans tes veines. 307 Oiseau-Dieu que protège Anubis à tête de chacal, Enfant qui tiens un doigt sur tes lèvres mi-closes, Etre double et secret, à toi-même inconnu, Nous scellons dans nos tombeaux ton effigie de cire verte, Avec, pour le repos de tes nuits souterraines, Quelques chétives poignées de blé tendre. A ta rare vertu nous avons dressé des temples Et ton signe s'éploie sur le chef de nos Rois, Mais c'est en vain que monte la fumée des sacrifices, En vain que le cœur des taureaux d'où la graisse ruisselle Exhale vers toi ses plus animales odeurs... Tu nous fuis chaque soir vers l'Occident sans rives, O Roi du Jour que l'ombre attire dans ses rêts : Nous pressentons déjà, nous ton peuple éploré La trahison qu'à ton insu tu prémédites, Indigne fils de Celle dont le. nom est Fidélité Qui sut au cœur du cèdre et de Byblos ravir Son frère auguste et son époux selon la chair Tu nous fuis, Epervier de ta liberté ivre D'un vol si fier que la voûte constellée Le peut seule arrêter avec ses légions d'astres. Et désormais les hommes de la mer Invoqueront aux lueurs de presqu'aube La virginale Etoile Matutine Avec son sourire d'enfant divin Où seuls les fils du Fleuve inconsolés Reconnaîtront Horus le fier à l'œil de flamme. (Fragment rf'Oiseau privé, poème en cours). 308 René LAPORTE. L'ETOUFFEMENT Le voyageur déçu remonte à sa source Là se dressent des paysages calcinés ils ont brûlé debout comme dorment les chevaux et si on les touchait du doigt ils tomberaient en cendres Le voyageur aurait tort de se croire sauvé par son visage des premiers jours cette emphase du sommeil dont les femmes conservent la forme moulée même dans leurs mains à tout venant Après tant de débauches mentales est-ce l'ordre et la paix promis aux hommes de son âge Le temps est passé des veilleurs de nuit et des assassinats excusables voici venu ô statues parlantes le triste règne de la mémoire Faut-il ressembler aux vieux vaisseaux à l'ancre au fond des ports 309 qu'on voit se désagréger lentement comme un troupeau frap¬ pé de haut mal et qui raclent la marée du bout de leurs étraves rongées Les voyageurs ont aussi des mains fanatiques mais périssables. L'homme revenu de tout s'entoure de dentelles atroces les plaies se devinent à travers les vêtements ornés de ses pen¬ sées et à l'orée de son silence il piétine encore les promesses pourries de ce qu'il a imprudemment provoqué au hasard des songes. Voyageur des sécheresses voyageur aux regards lustrés ta belle maison de larmes repousse les vivants Entre puisque c'est fini mais n'oublie pas que les morts sont comme les feuilles d'un orage fané quand il a plu. L'EGYPTE Paul SQUFFRON. PAYS CLAIR Un pays clair surgi du sol Et se brisant dans l'air limpide D'un pur élan soudain figé, Mais le silence est plein de vols Et le monde fait dans le vide Un geste immense de rochers. Tout est droit sous le grand soleil, Il n'est plus d'ombre sur la terre Pour apporter un peu d'oubli. Yeux grand ouverts dans le sommeil, L'éblouissement du mystère Passe les songes de la nuit. Une pensée qu'on voit bondir, Un être de lumière vive Danse sur les plateaux du ciel, Flamme invisible qui fait fuir 311 Des volées d'odeurs et de grives Dans un grésillement de miel. Faisant vibrer sur son passage L'épaisseur bleue qu'il a fendue, Il laisse encore au ciel trop lourd Les éclats d'or de son sillage, Sitôt passé, sitôt perdu. On sent'battre le cœur du jour Dans la profondeur de la terre, Le roc trembler sonore et dur Sous le long éblouissement, Et la musique de la pierre Rayonner à travers l'azur. .O puissance de la clarté Qui réveille des diamants Et peuple un grand pays désert De sa tragique intensité. Port-Saïd. 312 Arsène YERGATH. DECOUVERTE D'UNE ILE J'ai retrouvé la vie Et sa vive blessure Elle abritait l'Enfance J'ai revu dans le songe La route qui menait Vers la tour de silence Les arbres dans le vent Et sur les yeux du temps La longue chevelure Des heures de soleil * * * La nuit dénombre ses diamants Quels sombres joyaux tu m'apportes Autour de tes poignets captifs Les arbres secouent leur feuillage Telle chevelure plus lourde Qu'un rêve chargé d'épouvante Tu n'éveilles la maison veuve Pour donner au silence aveugle Une étrange fête nocturne 313 # ❖ Aux parois de l'âme La nuit tisse sa légende Apparaît un visage d'enfant Ombre. éclaboussée d'or Un autre visage d'enfant Ombre d'eau sans rides Un autre visage éploré Rêve peuplé De têtes d'enfants L'âme regarde sourire et pleurer- Mais douce et vigilante Entend marcher sur le toit Et les dalles du sommeil L'aube porteuse de clés L'âme s'ouvre alors aux songes S'ouvrent les volières d'azur Et les sources attendries Depuis combien de printemps ❖ * ❖ Silence aux paroles sans amour Silence aux appels sans mémoire La pensée incline sa balance Sous le poids d'une ombre vigilante Le désir ouvre ses plus purs voiles Au regard de l'âme blessée Silence aux soucis qui reviennent Silence aux mensonges des sirènes Ecoutons battre nos cœurs saisis Entre les ciels détruits des berceaux LE SENEGAL René GUILLOT. L'IDOLE Quand les Dieux asservis viennent manger l'offrande Sortant des bois plaintifs, des mares, Portant devant, comme des gueux, Des mains de boue... Quand tous les Dieux, le ventre plein, la bouche grasse, Ont embrassé la femme folle Et châtré l'Oiseau Bleu, pour rire, Tordu en serpent la racine, Défoncé les tambours de peau, Edenté la vieille, et battu Le fou lié à son tronc d'arbre... Le soir du lait caillé, L'Idole Essuie leur bave, sur son ventre, De ses mains de bois, Et crache de son sexe horrible Sur les dieux repus Qui aiment la pâtée des hommes, Et s'en engraissent, Et s'en barbouillent, 315 Avant d'aller frapper aux portes De l'amour peureux Que se font les gueux, Quand dehors, les Dieux, Comme des chiens, jappent... Et l'Idole engrosse la nuit, Seule, Avec sa main qui châtie Un sexe en bois dur Que des hommes ont fait Avec leurs couteaux. Personne ne sait comment elle ordonne A la solitaire ardeur de son corps... Quel amour ils ont mêlé à leur peur, Lâches aux tristes mains et aux chairs bandées, Qui pour leur tourment, dans leur solitude, Dans la honte d'être et de mesurer La peur à l'amour, l'espoir à la crainte, Ont abattu l'Arbre et taillé la Branche, Et coupé dans le pauvre bois Le bois impuissant et cruel, L'emblème épuisant, Le membre qui veille Dans la nuit des Dieux gras, par l'homme abandonnés... Car l'homme dort... MADAGASCAR ^Notre frère Rabearivelo L'éloignement dans l'espace est déjà une préfiguration de la mort, el dans cette voix d'outre-océan se pouvait dès longtemps percevoir un gra¬ ve accent d'outre-vie. Ce fils de l'Emyrne ayant eu le privilège de ne ja¬ mais quitter son île, il semblait que les liens qui l'unissaient à nous eussent quelque chose d'immatériel et de désespérément pur : notre amitié avait le caractère intègre d'une communion sous les plus impalpables espèces. Tout n'est pas défait aujourd'hui d'un commerce qui avant toute chose avait engagé l'esprit : misère autrefois, consolation maintenant... La naissance de toute source est un mystère, et celle-ci l'était double¬ ment, qui surgissait avec une limpidité racinienne des grès rouges du vieux pays d'Imerina. Le premier à Madagascar, Jean-Joseph Reaberivelo s'était efforcé de marier deux traditions, de faire chanter à l'unisson deux langues dissemblables, et par son vouloir il avait réussi à les enrichir toutes deux. Tenant d'une civilisation patriarcale venu à une culture étrangère, il avait entre elles cherché son équilibre et sa vraie voie : fallait-il trans¬ crire dans la langue du « pays froid -» les pensées et les images du trésor ancestral, ou bien épouser servilement les formes d'un humanisme em¬ prunté ? On comprend qu'il ait été séduit à ses débuts par l'exemple de Moréas, qu'il a suivi dans son goût pour l'orfèvré et jusque dans sa dilection pour les poètes mineurs du XVIe siècle français, Pierre Camo était à ses côtés. Mentor qui le guidait à travers les sylves du Symbole : avec 317 quelle ardeur le jeune néophyte ne devait-il mettre ses pas sur les traces de ceux.qui jamais ne pactisèrent avec le médiocre et le vulgaire ! De sa race d'où sont issus les rois de la Grande Ile, il tenait un sens inné de la hau¬ teur et de la plus claire aristocratie de pensée. Avec cela, comme il sied à une âme bien née, il était tout près du peuple, dont il transcrivait, à l'instar d un autre jeune mort d'Andalousie que nous pleurons avec lui. les lé¬ gendes et les chansons. On imagine le drame intellectuel dont le poète dut être le théâtre : comment eût-il pu, descendant d'un peuple féodal et hautain, donner une entière adhésion au démocratisme niveleur du pays d'Occident qui lui pro¬ posait de lyriques modèles ? Il devait aller d'instinct aux époques du passé où le sens des hiérarchies était intact, et où l'instruction indistinctement répandue n'avait pas propagé le mal de l'uniformité. D'entre tous les Français du siècle, Barrés devait être le plus près de son cœur, Barrés de qui lui convenait à merveille la leçon obstinée : la terre natale ne cessa jamais de lui inspirer une véritable passion, et la Mort ne lui fut pas un objet d'épouvante, parce qu'en elle il voyait une fontaine de vie et de re¬ nouvellement. Comme l'héliotrope vers le soleil, il était depuis ses premiers essais poétiques tourné vers cette mort familière dont la pensée maintenait le contact entre lui et la longue lignée de ses aïeux : « Nulle mort n'est d'ailleurs le terme de la vie : En sa métamorphose est rénové le sang... » La religion chrétienne (dont il s'était détaché lentement) lui avait appris le dogme de la communion des saints, mais elle avait trouvé un terrain préparé chez ce fils du peuple hova qui ne met rien au-dessus du culte des ancêtres. Ces derniers lui ont transmis leur conseil par l'intermédiaire d'une terre qui est la suprême puissance adorée : la terre opulente de l'Ime- rina, hérissée de montagnes, sillonnée de rivières, chevelue de forêts ; d'où le ton primitif et sacré de cette poésie qui toujours à quelque degré relève de l'incantation. Je sais tel poème de Presque-Songes qui rappelle ces riddles chères aux Anglo- Saxons des premiers âges, et qu'on trouve à l'origine de toutes les littératures, alors que tel autre, suggérant une croyance positive à l'astrologie, implique toute la théorie védique de la réincarnation. 318 De Haute Futaie on sent monter une sorte d'horreur sacrée, celle du Centaure de Guérin, celle qui étreignait le cœur des premiers hommes alors qu'ils cheminaient sous le couvert des profondes forêts. « Je me suis souvenu », dit le poète Qu'était toujours amarrée avec les lianes de la nuit La vieille pirogue des fables Qui tous les jours faisait passer mon enfance Des rives du soir aux rives du matin, Du cap de la lune au cap du soleil ! ! !... et il poursuit, interrogateur du silence qu'exhale la ramée sous laquelle nuit et jour sont confondus : Mais que puis-je voir dans ta nuit sans couleur, dans ta nuit plus éternelle que la mort des veitueux et que la vie des misérables, ô grotte de feuilles dont une issue se trouve peut-être au bord des mers et l'autre dans l'abîme de l'horizon, ô toi qui es pareille à un arc-en-ciel reliant deux continents ? Lui aussi, Jean-Joseph Reaberivelo, et cela malgré l'espagnolisme très conscient qui lui avait fait adopter la grande parole cruelle et désabusée : todo es nafla, il était semblable à un arc-en-ciel reliant deux continents, à un nœud de forces écartelées entre deux mondes... Dans son recueil Volu¬ mes, tout orné de fleurs de l'amitié, de la jeunesse, et du plaisir, il s'écriait 1" ^ dej a : Qui donc me donnera de pouvoir fiancer L'esprit de mes aïeux à ma langue adoptive ? Là fut son ambition, là fut aussi le signe tragique de sa destinée : ce bel arbre bruissant d'oiseaux plongeait ses racines dans l'humus africain, alors que sa sève gardait le souvenir de l'Inde où il avait puisé sa lointaine origine, et que son chef feuillu recevait comme l'haleine des vents tous les appels de l'Europe enfiévrée. Comment gagner l'unité, et ne pas se con- 319 sumer dans cette quête épuisante ? Multiple était le parentage du poète qui ne voulait rien renoncer : ni le sang, ni les affinités intellectuelles. Lieu de rencontre où confluaient la pensée des morts et celle des vivants, pouvait-il, isolé dans l'espace, ne confondre en une même dilection les êtres animés et ceux dont il évoquait dans ses rêves les fantômes : Keats, Chopin, Laforgue, Gauguin ? Tels étaient son pouvoir d'accueil et sa curiosité intel¬ lectuelle qu'il suppliait depuis des mois un ami lointain de traduire à son intention l'œuvre de Rupert Broo'ke, dont il voulait enrichir le dialecte hova : désir frustré, regret qu'il a peut-être, hélas, emporté dans sa nuit. La nuit... Elle hantait aussi ce fils indonésien de Léopardi, qui eût pu reprendre à son compte l'amer blasphème : « Le jour de la naissance est un jour de malheur ». Dans le recueil qui avait vu le jour parmi nous, il avait voulu qu'en accord avec le titre inoubliable : Traduit de la Nuit, les illustrations évoquassent la profondeur nocturne de la voûte australe, l'énigmatique Croix-du-Sud, et tous les astres accordés à sa révolution. Après l'auteur d'Hérodiade à qui la Provence et Tournon avaient proposé l'énigme de la lumière et de l'ombre jumelles, il retrouvait grâce à la clef du parler de ses aïeux le tour même et le secret des préoccupations mallarméennes. Il était le Veilleur qui prend sa garde alors que toute chair cède au sommeil, l'Espion qui dérobe aux choses incomprises le maître- mot de leur assemblage providentiel. Encore que foncièrement terrien, il était parcouru comme d'un rythme de marée océane, si bien que tous les éléments conspiraient à lui fournir les signes d'une mystérieuse algèbre personnelle. * * * On a prétendu de l'homme qu'il avait de l'orgueil, et le laissait pa¬ raître : qu'il vivait de romantisme, et qu'il en est mort. Non point ainsi : disons plutôt quil vivait son romantisme, ce qui le replace dans son naturel, et qu'il avait, en vrai poète, trop de candeur pour feindre une humilité qu'il éprouvait au seul commerce des plus grands. Une simple phrase ignorée, et perdue dans une lettre hâtive, suffit à faire justice de cette 320 vue sommaire : « Je ne puis faire plus, m'écrivait-il il y a trois ans, que méditer et lire. Je refais surtout mes classiques. Quelle fraîcheur toujours égale, et comme nous sommes petits auprès d'eux ! Nous ? cela dit en remontant jusqu'au romantisme. Il fait bon aller, de temps en temps, boire à la source... » Voilà qui lui donnait le droit de relever la tête au milieu du troupeau, et de se répéter à satiété cette strophe d'un poète qu'il admirait : J'ai parfois recherché l'inimitié : je l'aime Presque autant que l'amour de ceux que je chéris, Mais ne déméritant d'aucun ni de moi-même, Je n'ai pas acheté de triomphe à vil prix. Nul parmi mes combats ne fut livré sans peine : Ceux que je détestais n'ignoraient pas ma haine : Ceux que je méprisais savaient bien mon mépris. Ceci n'est pas une hagiographie : il est des morts qui veulent la vérité intégrale et qui ne s'en trouvent pas diminués. Celui-ci avait été abreuvé d'outrages — et d'abord par les siens. Emportés par les jeux absurdes et féroces de la politique, ses compatriotes lui reprochaient âprement sa « dé¬ sertion », et s'ingéniaient à lui faire sentir avec cruauté ce que sa position avait d'instable. Déraciné sur sa propre terre, l'était-il vraiment ? et ne l'eût-il pas été sur toute autre ? Le poison qu'il a bu à son heure dernière n'a fait que parachever l'œuvre de cet autre, non moins insidieux : le manque d'amour et parfois la rudesse de certains Français indignes qui l'entouraient. Nous qui ne sommes pas racistes, nous frémissons de honte à la pensée que cet être de ferveur, qui vivait dans le commerce de ces Ombres qui furent Tristan l'Hermite, Maynard, Laforgue, à qui notre Gide et notre Valéry ne dédaignaient pas d'écrire longuement, ce poète qui a laissé après lui des stances aussi achevées que celles de Ronsard à la Fontaine Bellerie. était exposé chaque jour à subir les rebuffades d'un marchand ou d'un commis d'administration sans génie, pour cette unique raison qu'il .n'avait pas la peau blanche ! Un journaliste qui lui demandait l'autre année, à propos de ses maîtres d'Europe : « Est-ce que cette race qui vous est si 321 chère vous rend son amour ? », ne lui avait tiré qu'une réponse évasive et grosse de chagrin. Dédaigneux d' « arriver », il ne se plaignait jamais du sort, et « Dignité » était sa devise : on sait de reste que ce mot, avec celui d' « honneur » que tenta naguère de réhabiliter Montherlant, suffit à faire le vide autour de qui le profère. Il vivait ainsi dans la gêne, au milieu d'une famille qui lui donnait de constants soucis : la perte d'un enfant cher avait prématurément ridé son front, et il organisait de plus en plus farouchement sa solitude, malgré le succès récent de sa féerique Imaitsoanala, fille d'oiseaji ». Quelques hom¬ mes dispersés sur les deux hémisphères s'ingéniaient à trouver à son silence des raisons — vainement, car en esprit il avait rompu ses attaches avec le monde, jusqu'à ce qu'il cessât de lui appartenir en vérité. * * * Un jour de l'été dernier, arrivant dans Athènes toute vêtue d'impalpable lumière blonde, deux frères qu'il aimait trouvèrent sous un pli venu de son île cette phrase d'ultime adieu écrite de sa main : « Il ne faut pas trop en vouloir à un pauvre homme que la vie a vaincu et qui, lorsque vous par¬ viendra ce mot posthume, appartiendra déjà depuis près d'un mois à la terre, aux herbes ». Il sembla aux deux hommes muets qu'un voile de nuit s'éten¬ dait soudain sur la ville. Le reste importe peu. Le 24 juin, par un jour chaud de l'hiver austral, Jean-Joseph Reaberivelo, chrétien qui s'était privé par son suicide d'une sépulture en terre consacrée, rejoignait sa place prédestinée dans le tom¬ beau ancestral d'Ambatofotsy. Ses enfants déposèrent en offrande des vio¬ lettes et des branches d'amontana, les femmes poussèrent l'immémoriale plainte funèbre, et la vie poursuivit son cours aveugle au pays des Vazaha. .322 Celui qui reposait avait décrit dans son dernier poème le lieu désert de son sommeil : Tout ici est solitude tout ici est vaste orgueil et tout y est renoncement à tout ce qui n'est pas silence à tout ce qui n'est pas oubli dans la désolation des roches. La pauvre cigale ayant éprouvé la misère de sa destinée avait refusé de lutter contre les fourmis trop industrieuses. Etouffé par son propre chant d'angoisse et d'amour, notre ami hova a rejoint sous la terre ceux dont il était faux qu'il se fût détaché. Nous qui restons, nous avons le remords de l'avoir peut-être insuffisamment réchauffé de notre tendresse, de ne pas lui avoir assez marqué notre accueil, notre admiration, et notre fraternité de cœur. Son testament poétique est désormais gravé en nous, avec son espoir tenace et sa soif illimitée de communion : Il y aura, un jour, un jeune poète qui réalisera ton vœu impossible pour avoir connu tes livres rares comme les fleurs souterraines, tes livres écrits pour cent amis, et non pour un, et non pour mille. Sur le golfe d'ombre où il te relira à la seule lueur de ton oœur où rebattra le tien, il ne te croira pas, dans les houles pacifiques dont s'empliront toujours les abysses sans soleil, ni dans le sable, ni dans la terre rouge, 323 ni sous les rochers dévorés de lichens qui s'étendront derrière lui jusqu'au pays des vivants aveugles et sourds depuis la Genèse. Il lèvera la tête et sera sûr que c'est dans l'azur parmi les étoiles et les vents, que ton tombeau aura été érigé. Maintenant qu'il est incorporé à la Nature Première, sa mission véri¬ table commence, dont il avait une conscience aiguë : Demain, plus tard, ma voix sera moins périssable Pour s'être éperdument aux tombeaux affûtée, Et, s'étant du sang vif de mes morts suscitée, Pour avoir su puiser sa cadence et sa grâce Dans le fonds poétique éternel de ma race. Son rôle d'intercesseur muet sera sans doute plus souterrain encore que sa vie, mais les meilleurs parmi ses frères sont déjà touchés par le rayonnement de son œuvre et de sa foi : je pense à l'un des nôtres, fils de l'Afrique française, double honneur de ceux qui l'ont engendré et de ceux qui ont façonné son génie. Puisqu'à tout sacrifice il faut une hostie, souhaitons du moins que celle-ci ne soit pas vaine : puisse le nom de Jean-Joseph Reaberivelo, éclairant les esprits dogmatiques et mollissant les cœurs durs, leur révéler que toute inimitié se fond en harmonie pour qui sait entendre dans le message du poème l'annonciation de l'Amour. (Tunis) Armand Guibert. LA FRANCE Pierre BONNET-DUPEYRON. TRIPTYQUE DU PRINCE SAUVAGE I Tout un pays de souvenirs couverts de neige dort dans mon cœur. Les chansons ont gelé. Les rayons de soleil sont restés pris dans les glaçons des branches. C'est un royaume de froid dormant, un orchestre du silence, un sommeil de cris et de rires pris sous la neige. Et les bêtes n'y passent plus. Quelqu'un, pourtant, y est caché. Je sais qu'il y dort entre terre et neige, et qu'il y respire au rythme du vent. Quelqu'un... Mais qui ? tant de gonflements sous la sourde blancheur, — des pierres mortes, des souches, et un corps vivant parmi tout cela... Où bat le cœur de mon bois d'ombre ? Où, le Maître endormi qui tient dans ses mains immobiles l'enchantement de la neige et des arbres ? J'ai recouvert mes traces et marché jusqu'au soir. Je n'avais pas trouvé l'Ami d'entre terre et neige. 325 II Mon Petit Prince Sauvage s'est réveillé, bleu du ciel sur les collines vertes, s'est réveillé avec les arbres et la sève. Jetez des branches sur les chemins. Il m'a dit : Viens. Nous irons dans un pays clair. Je le connais, il est au bout de mon enfance. Mais j'en ai perdu la route et le Nom. Ah ! brûlez toutes les feuilles mortes. Il poursuivait, tout près de moi, âme contre âme : Viens. Tu sais les chemins et les noms oubliés. Comprends-tu qu'il s'agit de mon silence et de ta Joie ? Oh ! les fleurs de giboulée entre les branches ! Il disait encore : Il faudra m'obéir. Je te tiendrai la main quand il fera sombre. (Et quand nos veines se toucheront, tu sentiras bien que j'ai un cœur...) Cueillez des houx sauvages et noirs, et lavez le seuil des maisons ! Mon Petit Prince Sauvage était debout, comme une épée frémissante et tendue, — et ses cheveux pleins de tempête... Lavez les seuils et les fenêtres pour le passage de mon Prince. 326 Je lui pris le front dans mes mains, et je vis comme une Forme qui me ressemblait, aux profondeurs des yeux plus liquides qu'un firmament. Nous partîmes un soir, quand il restait juste une paupière d'or à l'horizon. III Je lisais. J'étais prisonnier dans le clair jardin de ma lampe, et la nuit était par-delà, vent dans les branches comme une houle, froissements de bêtes dans les feuilles. Moi, j'étais seul dans le rond tiède où palpitaient les mots et les rêves en un tendre vol soyeux. Il vint, et tout à coup il était à côté de moi, faiblement éclairé, avec le reflet du papier sur son visage. Il me parut que la ténèbre, tout autour, s'était ouverte comme une fleur, et que l'essaim ivre l'emplissait de chuchotements. Il était là, sans un geste, les yeux baissés. Il n'écoutait ni le vent ni les bêtes, ni le ramage de l'ombre dans la chambre ; mais seulement, comme deux chants d'oiseaux qui se ré¬ pondent, le double choc du cœur monotone entre mes côtes, Février 1937. 327 Jean CAYROL POUR UN ENFANT MORT A Jean Carrive Quand les pas de l'enfant auront trouvé la neige, les pistes éblouies dans les landes du Gel où de fiévreux soleils fuient comme des banquises dans un ciel aux lourdes eaux, où les horreurs d'un beau temps mutilé se réveillent dans l'écorce, les laines et le choix de ses morts, nous lui reparlerons de Dieu qui n'est pas là, comme une mère qui vient de perdre son enfant et toute agenouillée pleure dans l'ombre sans bras. Il sera dévoré de froid et ses genoux découverts trembleront et ses yeux de loup luiront en vain aux abois. Nous lui dirons : « Venez, vous n'êtes pas de ces contrées où les momies de la nuit lèvent leurs dures paupières, où la route si blanche toute griffée par le vent n'a jamais vu passer le grand Christ Ecarlate dans l'effroi des vieux chiens et la grêle des chants et les adorateurs tout pliés dans leurs palmes et le soleil du désert qui brûle dans la rumeur çles villes mortes.,. 328 Enfant du Froid, pâles joues du soir qui revient, cœur attardé si frais comme un lac de montagne dont les noirs sapins montent autour de vos reins ; venez, il n'est pas là le Dieu aux mains glacées et dont seulement furent flamboyantes les Epines comme un grand feu de joie pour le dernier matin. Tout est enseveli comme une terre marine, foudroyée dans le silence de ses palais éteints. II Quand les pas, de l'enfant auront perdu la neige, ce pays de cristal où naissent les mille sauterelles du rêve, ces rennes d'or fondus sous le premier soleil, quand l'enfant rappelant sa faim de crépuscule bercera dans ses bras le Jardin demi-nu, les plantes retrouvées, tous pétales battant, et la maison d'étoiles plus lointaine que jamais et la route plus longue et le vent de la joie claquant dans les flammes sereines des nuées, il reviendra vers nous. Ses pas ne seront jamais perdus pour les passants de l'aurore ils brilleront après nous tels des lunes dans nos nuits, vous les retrouverez comme les écueils de la mort afin que nul ne perde un désert inouï hésitant dans ses jeunes sables, la proie de ses rosées, „.le grand palais volant aux portes arrachées... 329 Enfant penché avec tous ses visages d'eau et ses étés tu nous diras : « Venez, le silence est de Dieu et dans les plis fermés de ses vagues et de ses blés nous le retrouverons dans une pose d'astre les mains encore captives de la terre, les cheveux ruisselants sur son corps abîmé par la rouille de la nuit ; Venez, j'imite enfin sa Voix qui n'a plus à se taire car les lacs sont profonds pour y chercher nos rois entends déjà jouer les flûtes du mystère... Les printemps des tribus qui s'ouvrent presqu'à nous dans le sommeil perdu par les germes de l'aube vous sauveront, enfants d'escales et de boue ». 330 Philippe CHABANEIX. AMOUR Aux lumières du cœur, c'est là que s'illumine Notre désir le plus férocement charnel, Tu le sais, tu le sais, ô cruelle et câline Amante dont les pleurs ont l'âpre goût du sel, Et dont la passion à la douleur pareille Se déchaîne et soudain triomphe en gémissant, Et soudain semble morte et soudain se réveille, Et toujours sans merci me brûle jusqu'au sang. 3 H Max JACOB COULEUR DE L'AUBE Eveillez-vous ! Sortez des brouillards de l'aurore Corbeaux, qui secouez les draps noirs du sommeil. De la ténèbre vaine atteignez les bosphores retardés par le rêve alourdi des tunnels. Votre appel coléreux est le cri de la terre. Elle espérait le jour vous dites : « Aujourd'hui ! » Les nuages d'argent reconnaissent les pierres : c'est la Pâque éternelle du jour avec la nuit. Sur le coteau crayeux s'ouvrit une paupière : les restes d'un déluge, ô corbeau de Noé ? La fenêtre de l'Homme et son regard noyé ! Et lés bœufs condamnés à supporter naguère les temples des dieux morts, l'étable du Vivant, s'approchèrent de l'ombre et de l'onde plus claire et burent l'eau courante en lui montrant les dents. Puis la terre eut un cri comme on arrache un ongle : de l'ombre s'apeuraient des triangles d'oiseaux : la terre préparait ses diurnes hécatombes : la naissance et la mort sortirent des roseaux. Immobile et muet comme un bastion de guerre je suis percé des jours au cadran des saisons. Tous les matins pour moi sont des aubes d'hiver et la mort s'est déjà courbée sur ma maison, 332 LE SENS DU MIRACLE Ah ! si je pouvais bien ressentir Ton Miracle ton Devenir Car ce n'est pas assez, magie du Tabernacle ton Elixir. Nous sommes ce qu'il a décidé, Lui plus grand que Ciel et Soleil : or par un détour il mêle, à notre folle avoine l'aplanissante Unicité. A l'oreille il dit ses mystères et nous induit à la beauté. Mais si je pouvais ressentir le miracle ! De ciel en terre ? Ourdi par quel détour ? Comme de tête en mon cœur plein d'amour ? ou de l'Enfer regrimper à rebours ? De ciel en terre ? L'Esprit dans la coulisse puis tout d'un coup un enfant Paraclet. De ciel en terre ? Le sang dans le calice ? L'Eternité ! Je me brandis comme à des funérailles non pas l'âme curieuse à Ton Treillis par l'intrépide orgueil de Tes pinacles. Oh ! douez-moi du sens candide du miracle. Il nous invita sur sa terre pères et fils il nous fait l'aimer. A l'oreille il dit ses mystères et nous induit à la beauté. Mais ciel en terre ! De terre en tabernacle ? 333 Roger LANNES. POEME à Nina Negri Du brasier d'un sang précoce sort la bête casquée de lait alors que s'enchevêtre à l'écorce traître à des corps oubliés un nombre d'organes habitués à des ténèbres de chair pleine. Elle s'avance et vous reconnaît le dessein d'empêcher ses ailes de venir à bout de l'air muet. Et se recompose l'obstacle qu'à l'éclair de la journée bâtit un être où se défait l'ordre des membres menacés. 334 Patrice de LA TOUR DU PIN. FRAGMENT de LA GENESE Voici que l'homme s'est penché sur sa Genèse.. La terre était toujours entre ses bornes, triste, La chair dormante, et les ravins de chair endormis Les abîmes du fond de la chair semblaient vides, A l'orient montait le même jour de nuit ; * L'homme s'agenouillait au rebord de soi-même. Au-dessous s'étendaient ces couches nébulaires Que les brises du ciel n'ont jamais caressées... S'il était seulement un silence à parfaire. La patience au cœur des morts à dépasser. Le plaisir à jouer dans la vision suprême ! A projeter sa voix au milieu de ces brumes, A méditer le heurt qui marquerait le fond... Pas un instant n'a tressailli, pas une écume N'est apparue : solitude des créations ! 335 Si l'on pouvait briser le temps pour l'éphémère, Contenir un passé dans son prolongement... Alors, comme il avait incliné ses paupières Pour être calme au moins dans son recueillement, Pour ne rien figurer d'irréel dans l'espace, Au moins pour ne pas jouer au vertige du vide, Ne pas se prendre au cher envoûtement du vide, Comme il forçait ses yeux à sonder d'autres nuits, Je ne sais plus par quel hasard, dans quelle angoisse, Vaguement sensuel sur le pourtour du cœur, Il sentit son silence remonter en lui... Il n'avait pas trouvé de néant intérieur ! Mais un abîme vierge, indistinct aux bordures, Et tressaillant, malgré le froid, de volupté, A l'origine des contemplations obscures. Qui reviendrait de là, d'autre que mon silence ? Qui pourrait prendre chair pour faire palpiter Avec le sang, la nébuleuse transparente Dans son mystère passionnel — mais qui respire Du même rythme que mon corps, mais qui gravite A l'extrême portée des tendresses vivantes ? Genèse ! Genèse ! entr'ouvrir ma Genèse ! Je me déserterai pour jouir enfin de moi. Dans le lever du jour, les mondes apparaissent 336 Possibles à créer ; mais un seul à ma voix Va surgir, et plus tard, les autres invisibles Traverseront le ciel de l'âme sans dévier. Je chante les lueurs, le trembler des lueurs Qui auraient pu devenir mes étoiles ; je chante Le frôlement glacial de ces rumeurs mouvantes Parmi la nuit qui les fait frissonner ; c'est l'heure Immobile d'avant le prélude, le plaisir Retardé, pour qu'il déborde de tout l'homme ; — Un mâle suspendu sur son éternité, Retenant une force connue de personne, Et n'ayant pas à recouvrir sa nudité, Contenu sur lui-même au bord d'une falaise Devant le gouffre encor dormant de ses désirs... Le cri d'amour divin qui va tout déchaîner... — Et c'est la nuit du Seul, c'est la nuit de Genèse ! Quelle folie de se hâter dans une telle nuit ! Un monde attend de naître et mon regard l'aimante- Pourquoi déjà jeter mon chant dans la descente, Puisqu'il n'est pas d'autre orient à l'infini ? Comme il tremble, comme il bat d'impatience ! — Un long tressaillement de première marée A ridé l'ombre et s'évanouit. — Plus lentement, Mes remous de surface, mes vagues, mes vagues ! 337 Comme il monte et décroît et se perd en conscience ! L'heure est enfin venue de m'abîmer en lui... — Et c'est la nuit du Seul, c'est la grande descente Vers une nuit de Poésie ! Des lueurs brèves Surgissent où je passe ; une traînée mouvante M'effleure et s'engloutit sans bruit dans le lointain ; Les rumeurs... il en naît de partout qui s'élèvent, Des formes blanches croisent dans le demi-jour Et s'étreignent ; d'autres plus sourdement s'appellent : Des couples rôdent, lumineux... et c'est l'amour A cette distance de l'homme qui ruisselle, Comme s'il faisait chair encor sur ses confins... — Car c'est la nuit du Seul, la nuit originelle D'amour ! Mon cri résonne jusqu'aux bords extrêmes, Passant de voix en voix vers son écho divin : La nuit d'amour dans la Genèse de soi-même ! 338 Camille SCHUWER. PIEGE on voit bouger l'ombre autour de la lampe comme une souris la peur la dénonce ô cœur de chaleur ô machine folle qui fait tant de bruit vous ouvrez les yeux l'animal est pris. EPILOGUE la vie s'en allait aux champs par mille blessures au chevet les mains miracles déliaient le linge des sources que faire ville oubliée des rues des voix englouties et des cœurs dans le feu un chant d'oiseau sur les tuiles ou la dernière fumée un soir de la fin du monde ? DISPARITION à partir de la toiture l'ouvrier en cotte bleue travaille au mur du ciel j'ai vu son corps glorieux que la lumière allège d'en bas les autres l'appelaient il ne répondait plus. DISTANCE la musique en moi coule impair que ce soit le soleil seul le corps au fond du sommeil ou les cinq doigts de la main toujours aussi loin de l'amour. ELLE elle a mis ses cheveux au cou du monde les serpents les rivières se déroulent quand vient le soir son corps blanc les rejette avec les flammes et la gloire inutile pour voyager dormir debout comme les statues. ELLE voici que je retrouve la peur du jour et du réveil en avance craintive elle est la fée des lumières ses mains sont des abris des tamis à ténèbres elle ouvre ses yeux crie qu'elle n'a rien vu. ELLE elle veut s'ouvrir aux persiennes des regards avant de dormir elle voudrait être sincère comme au bout d'un jour de travail quand on se déshabille et que les fleurs du miroir éventent l'air sur ses joues elle voudrait enfin que la nuit l'appelle par son nom son âme. 342 Jules SUPERVIELLE. L'AIR (C est le Créateur qui parle) Et pour donner du prix aux choses J'ai voulu les entourer d'air, Pour l'hirondelle qui se pose Comme pour l'autre, sur la mer, Air qui ne peux pas disparaître, Tu auréoles le réel, Air qui préfères les fenêtres, Tu remplis la chambre et le ciel. Ah ! j'ai peine à te reconnaître Quand tu te fâches dans le vent Puisqu'il faut aussi des tempêtes Pour les besoins de l'océan, Air qui sais rester solitaire Puisqu'invisible comme moi Tu souffles au-dessus des lois, Nous faisons le tour de la terre Et comme moi, toujours battant, Jusqu'aux plus secrètes artères, Air qui ne manques qu'au mourant Et toi seul qui le désaltères — Plus que l'eau dans le dernier verre Quand je suis dans l'éloignement. Noël VESPER. LIED La belle conque est endormie Où Lourmarin s'ensevelit. Un berger parle à son amie, Le vent ne sait ce qu'il a dit. Mon âme est toute en accalmie, Quelqu'une dort dedans son lit. Ah ! que plus rien de cette nuit Ne s'évapore ou se délie... 344 ALCYONE Prends-moi bien sur ton cœur, je pleure, ô mon amante J'ai ce matin sans doute effarouché l'Amour. Je sentais au réveil mon âme si contente, Je comptais les bonheurs que je devrais au jour, Je les goûtais déjà ! Mais ils m'ont fui peut-être ! Peut-être il ne faut pas effrayer son bonheur ! J'ai tout fait s'envoler en ouvrant ma fenêtre, Et je reste, et je vois le ciel vide, ô stupeur ! Les Psaumes de Patrice de La T our du Pin ('Gallimard, éditeur) Par un miracle qui ne cesse d'alimenter en nous les sources de l'admi¬ ration, le plus jeune de nos poètes a su insuffler le ton sacré à la langue du peuple le plus logicien de la terre. Il nous donne aujourd'hui des PSAUMES qui ont leur place prédestinée dans cette Somme Poétique dont nous connaissons quelques livres dispersés. Gardons-nous d'y cher¬ cher les images profuses qui sont le fait du génie oriental : l'accent lui- même. s'il reste toujours exalté au-dessus du ton mineur, n'est pas par¬ couru de cet influx de spasme et de marée qui cadençait si fortement la diction de la poésie hébraïque, récitée par un chantre et reprise par un chœur. De plus le poète de la Somme, qui a connu toutes les tentations de l'âme, a su ne pas céder à celle du prophétisme ; les créatures auxquelles il prête une voix ne se donnent pas, à l'instar des poètes bibliques, pour des inspirés nommément désignés par Dieu. Il faut voir dans cette humilité le fait d'une âme élue mais située en deçà de l'Incarnation : « 3. — L'amitié divine se sfint à certains moments de silence — et je ne la décèle pas dans les tourmentes de vent. « 4. — Je la refuse en poésie pour ne pas in inspirer de péché en esprit — mon chant ne porte pas assez haut pour avoir été dicté. (Psaume XVIII) 346 Cette âme est capable de diversité, selon qu'elle s'incarne en la per¬ sonne de B. Gorphoncelet, de Th. Gorphoncelet ou de J. Cortinaire, mais sa recherche ne peut que tendre à l'unité, de même que David et Habakiik rendent le même témoignage par des voies singulières. Toujours maître de son jeu, le poète veut enserrer dans la suite de ses versets un univers de connaissance intérieure : gnomique souvent, et didac¬ tique avec lyrisme, il se garde sauf de l'inhumaine abstraction, car pour lui il n'est pas d'esprit qui soit affranchi de la chair, ni de chair que l'es¬ prit n'informe. L'attirance de la matière inspire à Jacques Cortinaire i'ermite qui s'était retiré dans une île par impatience de la règle, des paroles qui traduisent son écartèlement : « 1. — Je vous ai demandé d'être pur, mais m'avez-vous défendu l'amour. « 2. — L'amour m'est-il défendu qui pousse ver» la chair, dormirai-je toujours seul à perte de vie ? « 3. — Le désir des sens se trouve dans, mes dents, il cherche la posses¬ sion, mais la mort. Cet état de division est de la nature de l'homme, mais il faut la dé¬ liasser par une perpétuelle étude. Sans doute est-il des questions qui ne peuvent recevoir de réponse. « 1. — Pourquoi m'avoir donné ce sens qui ne me servira ja/nais ! je n'ai rien à engendrer. « 2. — Je suis tenu à l'écart de tout être' vivant, — mes désirs, naîtraient de partout. « 3. — Je suis tenu à vivre vierge pour mon Livre, — je ne peux résister. « 4. — J'avais cru me nourrir uniquement de l'esprit, Seigneur, dans cette île où je me suis réfugié. v 5. — Mais je suis, un mâle malgré tout — un mâle malade qui n'est pas impuissant... (Psaume VII 347 La grande affaire demeure fa quête de la sagesse et de la joie : l'or¬ gueil des créatures à leur commencement incline vers une voie spirituelle, celle qui conduit à l'amour divin. Il importe d'adorer plus que de connaître, et toute adoration se résoud spontanément en prière : « 1. — Voici que j'ai compris que la plus belle prière — ne devait pas être dite en mon nom, mais au nom de tous. « 2. — Peut-être ai-je été créé pour découvrir les mots et l'expression d'une prière, mais nous la, réciterons, en commun. «3. — Lorsqu'elle s'élève pour la première fois, ce n'est pas seulement moi qui la profère, mais toutes les créatures qui se présentent à votre grâce. *4. — Celles qui spnt des figures ou des dons d'amitié, et celles qui sont des figures de hasard, dans lesquelles les amitiés lointaines se reconnaîtront. .. .. (Psaume XIVI En plus d'un passage de ce -livre de ferveur la communion des hommes se trouve magnifiée noblement : implicite sous la phrase austère, le dogme chrétien est rendu palpitant de charité spirituelle : « 13. —.Car beaucoup m'ont, donné qui ne savent pas qu'ils m'ont donné et je leur laisse moins de plaisir et d'enthousiasme que je n'ai reçu d'eux. « 14. — Je vous rends tellement grâce, Seigneur, d'avoir voulu leur rencontre, même de ceux qui auraient pu me faire dévier. (Psaume Ll Si le psalmiste semble se prendre pour un centre de gravitation, et ramener à soi toute vie, c'est que le monde est figuré en lui, et qu'une vérité n'est viable que dans la mesure où elle est enracinée dans la per¬ sonne. Comment rendre tangible l'idée de la participation de tous à l'œu¬ vre d'un seul si l'on n'admet la notion préalable de la hiérarchie et des 348 échanges ? Depuis La Quête de Joie, on sent un immense progrès accom¬ pli en esprit et en vérité (telle est la qualité interne d'une telle œuvre qu'on ne la conçoit jamais en tant que monument littéraire). Le créateur humain éprouve la tristesse d'avoir formé des créatures en lesquelles il s'est multiplié : « Et j'ai peur que toute cette humanité ne trouble la véritable solitude de mon âme, ne vienne rider le fil de l'eau désertique de mon âme ». La véritable solitude, ce n'est pas celle où l'on se retire pour fuir le monde, mais celle où l'on se livre à l'étude de toutes les harmonies secrè¬ tes : elle achemine l'âme vers l'état de poésie, qui comporte son ascèse* ses errements, sa plénitude finale. La vie recluse veut une dure discipline, •sur laquelle des lumières partielles nous sont données: et nous croyons entendre, dans la confusion de notre intelligence, une Promesse monter, annoncer de futures naissances, une maternité souveraine, et le triomphe du Fils de l'Homme sur tout l'ordre du créé. Nous pardonnera-t-on d'évoquer, à propos de cet avènement divin, les témoignages conjugués du Roi David et de la Sibylle ? Patrice de La Tour du Pin, le poète rédempteur de toute une jeunesse perdue de maté¬ rialité, a transcrit dans ses Psaumes, inouis des paroles prononcées dans le secret par toutes les créatures de noblesse, d'amour, et de foi, qui s'agitent en lui. Elles éclairent ce que nous connaissons de ses autres ouvrages, et nous portent toujours plus haut, et toujours plus avant, au sein de ce monde prodigieux qui est le sien, et, grâce à lui, un peu le nôtre. Armand Guibf.rt. ESPAGNE Tomàs GARCES (Catalogne). I - LE CHASSEUR La vigne envie le vert des marronniers, la mer perd sa couleur sous le brouillard, l'or embrasé de la perdrix s'éteint, il y a dans l'air des tendresses mourantes. L'été s'en va. Mais le chasseur, d'un bref coup de fusil, dans sa fatigue, émiette le clair cristal du ciel en remplissant des fleurs du ciel le monde. II - CLAIRIERE Je suis un enfant qui rêve sous un vert drap transparent. Ici, le silence est un léger murmure sans pause. Oh prestige d'un ciel deviné seulement ! Solitude impossible. Aux arbres se balancent les voix des charbonniers. III - TOUT ETAIT ECRIT Il y avait, pour chaque étoile, dans le ciel, une poignée d'azur. Sans des peupliers et des trembles le vent ne serait pas venu. Tièdes chaînes de la vie ! Tout était écrit, tout vient quand on appelle ainsi pour ma bouche assoiffée d'un creux du temps j'ai tiré ton sourire. IV - HISTOIRE NATURELLE La mer est aux poissons qui l'habitent et à la lune qui la meut ; les toitures sont pour la pluie ; et pour le rêve du lézard ; les arbres livrent au lierre leur tronc, leurs branches aux oiseaux ; hommes et fourmis traversent les mêmes sentiers. 351 Mais l'air qui se fige, cristal invisible, dans le silence de midi, est seul et tout entier pour les cris des enfants. V - NOS REVES Nos rêves sont comme deux fleuves parallèles. Ils marchent lentement, et des tendres méandres sous les roseaux si verts font de vertes prairies où l'aube et le couchant laissent tomber leurs voiles. Ils se cherchent toujours, dans leur close beauté, oublieux de l'amour où leurs sources s'abreuvent. Ils s'en vont sans souci vers la mer sans rivages mais ils sont survolés par les mêmes oiseaux. [traduit du catalan) 352 Federico GARCIA LORCA (Andalousie). ROMANCE SOMNAMBULE Vert, c'est vert que je te veux. Vent vert et vertes ramures. Le navire sur la mer et le cheval dans la montagne. L'ombre jusqu'à la ceinture, à sa balustrade elle rêve, chair verte, cheveux verts, avec des yeux d'argent froid. Vert, c'est vert que je te veux. Sous la lune gitane, les choses sont là qui la regardent et elle ne peut les regarder. Vert, c'est vert que je te veux. De grandes étoiles de givre accompagnent le poisson d'ombre qui ouvre le chemin de l'aube. Le figuier frotte la brise de la râpe de ses branches, et la montagne, telle une fouine, hérisse ses âpres cactus. Mais qui donc viendra ? et par quel chemin 353 Elle reste à sa balustrade, chair verte, cheveux verts, rêvant à la mer amère. •— Compère, je veux changer mon cheval pour ta maison, ma monture pour ton miroir, et mon couteau pour ta mante. Compère, j'arrive perdant mon sang depuis le défilé de Cabra. — Si je le pouvais, petit gars, ce serait une affaire faite. Mais je ne suis plus moi-même, ma maison n'est plus ma maison. -— Compère, je veux mourir comme il se doit dans mon lit. Sur l'oreiller, si possible, et les draps de bonne toile. Ne vois-tu point ma blessure de la poitrine à la gorge ? -— Trois cents roses brunes / parsèment ton plastron blanc. Ton sang perle parfumé à l'entour de ta ceinture. Mais je ne suis plus moi-même, ma maison n'est plus ma maison. — Laisse-moi monter au moins jusqu'aux hautes balustrade ; laisse-moi monter ! laisse-moi jusqu'aux vertes balustrades. Balustrades de la lune, où retentissent les eaux. Voilà les deux compères qui montent vers les hautes balustrades. Laissant une trace de sang. Laissant une trace de larmes. Il tremblait sur les toitures des lanternons de fer-blanc. Mille tambourins de cristal frappaient le petit matin. Vert, c'est vert que je te veux, vent vert et vertes ramures. Les deux compères gravirent. Le vent immense laissait dans la bouche un goût étrange de fiel et de basilic. — Compère ! dis-moi, où est-elle, où est ton enfant amère ? — Combien de fois t'attendit-elle ! Combien de fois t'attendrait-elle, frais visage, noirs cheveux. à cette verte balustrade ! Sur la face de la citerne la gitane se balançait. Chair verte, cheveux verts, avec des yeux d'argent froid. Un glaçon de lune la soutient au-dessus de l'eau. La nuit se fit intime ainsi qu'une petite place. Des gardes civils soûls donnaient des coups sur la porte. Vert, c'est vert que je te veux. Vent vert et vertes ramures. Le navire sur la mer et le cheval dans la montagne. {Romancero Gitano) SURPRISE Il resta mort dans la rue un poignard dans la poitrine. Personne ne le connaissait. Comme tremblait la lanterne, Mère ! Comme tremblait la petite lanterne de la rue ! C'était l'aube. Personne ne put se pencher sur ses yeux ouverts à la dureté de l'air. Et il resta mort dans la rue, et un poignard dans la poitrine, et personne ne le connaissait. (Cante Jondo) MALTE Georges PISANI. PARS MEA A Armand Guibert, en souvenir de notre rencontre à Gozo Belle villa au bord de la mer, caressée chaque soir par le si tendre zéphir chargé du parfum des roses : qu'il est heu¬ reux, ton maître ! Il vit ici, loin du tumulte des hommes, ravi dans un rêve enchanté qui, le berçant dans son silence, lui fait oublier tous les soucis. Automobile rapide qui a fui à mes yeux comme un éclair, tu m'as laissé entrevoir, en passant près de moi, une jeune fille aimée contre son bien-aimé : toi seule peux dire au juste la joie qui attend ces deux cœurs, la joie qui en fera des paradis. Grand paquebot luxueux que la lumière embrase et fait étinceler, où vas-tu donc avec tous ces riches que tu portes ? Dans le temps qui sépare le lever du soleil de son coucher, ils se trouveront, sortis du calme et de l'indolence de leur lit, 358 dans les pays vastes et neufs où abondent les plaisirs. Ainsi vivent-ils sans souci : ils^ bâtissent leur vie de leurs mains et l'argent afflue dans leurs poches sans sueur et sans outils. Mais je n'envie pas cette opulence, Seigneur ; je ne te la demanderai jamais dans mes prières, j'en suis sûr, tant que tu me laisseras au cœur cette onde de musique et de chant que tu m'as donnée. Tant que, de temps en temps, je recevrai sa visite, même sous le joug de mon triste destin, de tous les hommes je serai le plus riche et le plus heureux. Reprends-moi donc, Seigneur, si cela te plaît, tous les autres dons que tu as faits à mon âme. Sèvre-moi de toute autre jouissance, pourvu que tu abandonnes à mon cœur la grâce de la poésie : elle est ma part et ma seule fortune ; je passerai ma vie à chanter, poète du pays qui m'a donné le jour. (Traduit du maltais par L. Ropa et Toni Said). ' ■ . ' ■ , ■ Kîvs- THIM • • " . ; ■ ' i®® - Sè? ' 1 ■ ■ . ■ AGUEDAL parait six fois par an par les soins de henri bosco, c. funck-brentano armand guibert (tunis) jean grenier, rené janon (alger) et pour le compte de la SOCIETE DES AMIS DES LETTRES ET DES ARTS au maroc Rabat, 14, avenue de Marrakech abonnement i Pour un an : 40 1rs. (Etranger : 50 frs). Chèques Postaux : Sala, 122-95, à Rabat, A G U £ D A L 14, Av» de Marrakech