AGUEDAL 3me Année - N° 6 Décembre 1938 SOMMAIRE l. justinard Jules Tobdjman ... Septimus Lemanicus R.M.F Innocent XII Michel Levanti François Bonjean . Armand Guibert ... Mouloud Mammeri . LES PROPOS DU CHLEUH. Avec sa fièvre — Solitude. Sophie, sonnet juif. Tentatès — Soledad. Le Noël de l'Innocent. Hommage à Francis James. Confidences d'une Fille de la Nuit. Djerba, l'île des Cynophages. La société berbère. II. CHRONIQUES LES LETTRES Chronique éclair Sélections et commentaires .... A. de Richaud, par Michel Levanti ; J. Green, P. Souffron, J. Delamain, par ««. Henri Bosco ; Diderot, par Jacques Braud ; Géographie humaine, par M. Lelong. Chronique marocaine Pages choisies : Marrakech, par Frédé¬ ric Sieburg ; J. Dresch et J. de Lé- piney, par J. Balay ; Les Amis de Fès, par P>. Le Tourneau. LES ARTS Aux Amis de la Musique, par Igitur. Brindeau, par Michel Levanti. Cocktail, par Mary Brentome, La Musique La Peinture Le Cinéma *ropos du Ckl euk S?' les pilotes sont nombreux, pas de salut pour le notoire (1) On n'éclaire pas l'aveugle ,on le tire par la main. La Loi ne dit pas. que la main doit, se séparer du bâton Car la chienne, a des petits qui ne sont pas peu nombreux. Les petits apologues suivants sont tous à l'éloge de la modération. Ils sont tirés de l'histoire ou de la légende de Sidi Ahmed ou Moussa (2) : « Il avait coutume de dire à ses visiteurs : — Ne montez pas un animal trop mou ni une bête trop rétive (3) ». « Un jour, un Bédouin lui baisait la main avec exagéra¬ tion. -— O Bédouin, lui dit-il, il est ordonné par la Loi de retirer sa main du plat quand on n'est pas encore rassasié. De même est ordonnée la modération dans l'amitié. Car elle est la nourriture des coeurs comme les mets sont la nourriture des corps. Et l'excès dans chacune des deux est blâmable » (4). « Un homme, en sautant sur son âne, ayant pris trop peu son élan, recommença en Invoquant Monseigneur Ahmed ou Moussa. Cette fois, il outrepassa. Alors, il dit : — Il ne faut ni trop ni trop peu (5), Monseigneur Ahmed ou Mous¬ sa ». (1) En chleuh, le navire : tanaout■ Cf. avec Je grec. (2) Sidi Ahmed ou Moussa, de Tazeroualt, le grand saint du Sous au XVI" siècle (v. Notes sur l'histoire clu Sous au XVI" siècle, Archives Marocaines, t. XXIX), (3) Tiré du Nozhet el Hadi, histoire des Saadiens, trad. Houdas. (4) D'un manuscrit inédit, Faouaid, du Tamanarti, cadi de Taroudant au XVIT siècle. (5) En chleuh : Addagh pilla dagh oula bla degh< 446 « Un homme allait au marché. Chacun le chargeait d'une commission. Il répondait à tous : — Ouakha, c'est entendu. Quelqu'un lui dit : — Tu ne pourras jamais rapporter tout cela. Ce sera trop lourd pour ton âne. Il répondit : — Ce ne sera pas trop lourd du tout, parce que je ne rapporterai rien du tout ». Histoire du lézard et du caméléon Le lézard a la fuite agile, il va vite en faisant grand bruit. Le caméléon, au contraire, « chemine avec un pas tardif et lent comme la taupe » (1). Le lézard a dit au caméléon : — Donne-moi ta fille. Le caméléon a dit : — Non, car nous ne sommes pas de valeur égale. — En quoi ne nous valons-nous pas ? — C'est que, dit le caméléon, moi je chemine avec lenteur. — As-tu peur de nous lancer à travers le monde ? a dit le lézard. — Pourvu que je n'y sois pas lancé dit le caméléon, peut bien s'y lancer qui voudra. Le lézard s'en alla à travers la broussaillle et il s'émerveillait du grand bruit qu'il faisait. Il rencontra un puits et tomba dedans. :— Pourvu que je n'y sois pas lancé, dit le caméléon, peut bien s'y lancer qui voudra. La morale de tous ces petits apologues, c'est le « Rien de trop » le Ne quid ntmts de Térence l'Africain. Cette ci¬ tation, trouvée dans un livre de Saint-Augustin (2), autre Africain, ayant donné le désir de connaître un peu mieux l'histoire de Térence, on a trouvé cette histoire si belle, et, en cherchant à la replacer dans son temps, on a trouvé de si (1) Léon l'Africain, au livre IX. Des Poissons (!). (2) De la Doctrine chrétienne, Paris, 1.701, 1. 39. 447 belles images de politique indigène, qu'on s'est amusé à les recopier. A la première page d'une traduction de Térence par Ma¬ dame Dacier ( 1 ), il y a une gravure avec cette légende : « Térence, esclave, présenté par Thalie, ofre ses comédies à la République Romaine qui lui donne la liberté, figurée par le bonnet... » Térence a une charmante figure, les che¬ veux bouclés. Un genou en terre, et de ses deux mains enchaînées, il tend son livre à la République. Puis la traduction de la Vie de Térence par Suétone, dont voici quelques passages : « Térence naquit à Carthage. Il fut l'esclave de Teren- tius Lucanus, sénateur romain qui, à cause de son esprit (2 ), non seulement le fit élever avec beaucoup de soin, mais l'af¬ franchit. Quelques auteurs ont cru qu'il avait été pris en guerre... « Ce poète était fort aimé et fort estimé des premiers de Rome. Il vivait surtout très familièrement avec Scipion l'Afri¬ cain et avec Laelius... Il se trouva tout d'un coup réduit à une extrême pauvreté qui l'obligea à fuir le commerce des hom¬ mes et à se retirer au fond de la Grèce. Il mourut à Stymphale, ville d'Arcadie... Il nous reste de lui six comédies... C'est un bruit assez public que Scipion et Laelius lui aidaient à composer. Il l'a augmenté lui-même en ne s'en défendant que fort légèrement, comme il a fait dans le Prologue des Adel- phes... « On dit qu'il était de taille médiocre, fort menu et d'un teint fort brun ». On sait qu'il est mort à 35 ans (191-156 av. J.-C.). (1) Les Comédies de Térence, avec la traduction et les Remarques de Ma¬ dame Dacier, 3 vol. Amsterdam et Leipzig, chez Arkstoe et Markus, MDCC'XLII. (2) iII y a dans le texte ob ingenium et formam. 448 C'est au début du II siècle avant notre ère, après la deuxième guerre punique. Les Romains n'ont pas encore de « province » en Afrique. Mais le premier Scipion y a déjà gagné son surnom. Ils y ont fait du recrutement indigène. Scipion comme Annibal ; des Berbères (1 ) dans les deux camps. Ils y ont fait de la politique indigène, de la politique de lefs, soutenant successivement l'un contre l'autre Syphax et Masinissa. Nous connaissons cela. C'est ce qu'a fait Lyautey dans le sud marocain, au début du Protectorat, et même un peu plus tard, quand Marrakech prise par Mangin, et Lyautey ne voulant pas encore engager la France au delà de l'Atlas, il y engagea les grands caïds dans la lutte contre El Hiba. Agissant sur eux, comme sur tous ceux qui en valaient la peine, par la séduction personnelle, par le désir de plaire, par le rayonnement. « Observant le précepte que lui avait donné Polybius, dit Plutarque de Scipion Emilien, l'ami de Térence, il met- toit peine de ne se jamais retirer de la place qu'il ne se fust rendu de nouveau quelqu'un de ceux qu'il rencontroit, com¬ ment que ce fust, "familier et amy (2 ). De qui est ce trait, de Lyautey ou de Scipion ? Il y a une charmante page de Tite-Live qu'on dirait aussi signée Lyautey. C'est en Espagne, après une victoire de Sci¬ pion sur Asdrubal : (1) Nous savons que le terme de Berbères, pour désigner les autochtones de l'Afrique du Nord, n'est pas antérieur à la conquête arabe. Nous l'employons parce qu'il est à présent le plus clair pour désigner ces autochtones qu'on a appelés Lybiens, Gétules, Numides, Mazyces, etc. — ce dernier terme étant celui qui se rapproche le plus du nom qu'ils se donnent actuellement au Maroc, les hnazighen. • (2) Plutarque, Œuvres momies. Apophtegmes ries Romains, 449 « Tandis que, sur l'ordre du Général, le questeur vendait les Africains, il se trouva parmi eux un jeune enfant d'une beauté remarquable et apprenant qu'il était de race royale, il l'envoya à Scipion. Le Romain lui demanda qui il était, quel était son pays, et comment, dans un âge si tendre, il prenait déjà part aux combats. L'enfant répondit qu'il était Numide, qu'on l'appelait Massiva. Orphelin, élevé à la cour de son aïeul Gala, roi de Numidie, il était passé en Espa¬ gne avec son oncle Masinissa, lorsque ce prince était venu avec sa cavalerie au secours des Carchaginois. Jusqu'alors, Masinissa l'avait empêché, à cause de son âge, de se trouver à aucune bataille. Mais le jour où l'on avait combattu avec les Romains, il s'était procuré des armes, un cheval, et s'était élancé dans la mêlée. Son cheval s'était abattu et l'avait ren¬ versé à terre. Alors, il avait été pris par les Romains. « Scipion fait mettre à part le jeune Numide et termine sur son tribunal les affaires qui réclamaient sa présence. De retour dans sa tente il fait appeler le jeune captif et lui de¬ mande s'il voudrait retourner auprès de Masinissa. L'enfant s'écria, en pleurant de joie, qu'il le voudrait bien. Alors Scb pion lui donna un anneau d'or, une tunique à frange de pour¬ pre, une saie espagnole, une fibule d'or, un cheval richement équipé et le laissa partir sous la garde de plusieurs cavaliers qui avaient ordre de l'escorter jusqu'où il le désirerait (1) », Le texte suivant, qui est de Cicéron, au début du Songe de Scipion, nous fait assister à une entrevue entre le jeune Sci¬ pion et le vieux Masinissa : « Quand j'arrivai en Afrique — c'est Scipion qui parle -— tribun de la quatrième légion, comme vous le savez, mon premier soin fut de me rendre auprès du roi Masinissa. qu'une (1) Tite-Live, trad. Fëssonneaux. 450 étroite amitié, fondée sur de justes raisons, unissait à ma fa¬ mille. Dès qu'il m'aperçut, ce vieillard, mêlant ses larmes aux miennes, m'embrassa et, bientôt, les yeux levés au ciel : « Gr⬠ces te soient rendues, souverain soleil, et à vous tous, dieux célestes : avant de quitter cette vie, je vois dans mes Etats, dans c»e palais, Publius Cornélius Scipion, dont le nom seul ranime ma vieillesse. Tant le souvenir du vertueux et invin¬ cible héros qui l'a porté est toujours présent à ma mémoire ». Je m'informai ensuite des affaires de son royaume. Il me parla de la République, et le jour tout entier se passa en de longs entretiens. Après un banquet d'une magnificence royale, la conversation se prolongea fort avant dans la nuit. Car le vieillard ne parlait que de l'Africain, dont il se rappelait tou¬ tes les actions et jusqu'aux moindres paroles (1). » C'était en 149 av. J.-C., au début de la troisième guerre punique. L'année précédente, le même jeune Scipion. en mis¬ sion en Afrique, voyant, d'une hauteur, le vieux Masinissa infliger une défaite aux Carthaginois, « jouissait de la ba¬ taille, dit-il lui-même, comme Jupiter du haut de l'Ida ». Ces images de contact à la façon des Scipion pourraient être d'hier. Et ce jeune prince numide qui fuit la maison paternelle pour faire la guerre, c'est le vieux caïd Mtouggi, racontant ses fugues de jeunesse et, empoignant la main de son auditeur pour faire toucher sur sa tête la cicatrice d'une balle reçue en fraude. S tikourda, « en fraude », disait-il. En fraude pour se battre comme les Chleuh viennent en France en fraude, pour travailler. Une autre image de politique indigène : la mission de Caton en Afrique, un peu avant la troisième guerre punique, pour arbitrer un conflit entre Carthage et l'agellid Masinissa. (1) Cicéron. Du Gouvernement: Le songe de Scipion. 45] Caton le Juste n'arbitra rien du tout. Et cela nous vaut cette page de Plutarque, traduite d'une manière si savoureuse par Amyot : « Quand donques il (Caton) fut sur les lieux, il trouva la ville de Carthage non point affligée, faillie de cueur ni appauvrie, comme pensoient les Romains, ains pleine de jeu¬ nesse, opulente en biens et abondante de toutes sortes d'armes et munitions de guerre, de manière que pour ceste opulence, elle en avoit la teste droitte et le cueur élevé, et si ne projetoit rien de petit. « Si pensa qu'il n'estoit pas temps pour les Romains de s'embesogner des differens entre les Carthaginois et Masi- hissa... Et si tost qu'il fust de retour à Rome, il ne faillit pas de remontrer vifvement au sénat que déjà, ilz (les Car¬ thaginois) s'essayoient et s'exercitoient en ceste guerre contre les Numides pour puis après la faire à bon escient aux Ro¬ mains, et que la paix qu'ils avoient avec eux n'estoit qu'une surseance d'armes et un délai de guerre, pour laquelle re- nouveller ils n'attendoient que quelque occasion opportune. « Et dit-on, qu'oultre ces remonstrances, il avoit expres¬ sément apporté dedans le reply de sa longue robbe des figues d'Afrique lesquelles il jetta emmy le sénat en secouant sa robbe. Et comme les sénateurs s'emerveillassent de veoir de si belles, si grosses et si fresches figues : « La terre qui les porte, leur dit-il, n'est distante de Rome que de trois journées de navigation». Mais encore est plus violent ce qui s'en racompte oultre cela : c'est que, delors en avant, jamais il ne disoit son avis au sénat, de quelque matière que ce fust dont on délibérast, qu'il n'ajouxtast toujours ce refrain d'ad- vantage : « Et me semble aussi qu'il est besoing que Car¬ thage soit du tout ruinée. ». 452 Après avoir admiré ces vieux textes, essayons d'imaginer un peu cette vie magnifique de Térence. Nous ne savons pas même son nom. Nous ne le connaîtrons jamais que sous le nom de son maître, le sénateur. Publius Terentius Afer, Térence l'Africain. Anonyme comme une tombe d'Afrique. Nous savons seulement que c'était un Berbère. Ce n'est pas une supposition. On lit à son sujet dans le beau livre de Frédéric Plessis sur la poésie latine (p. 73) : « Carthagine natus, né à Carthage, ce qui est possible, mais douteux, à cause de son cognomen. Il se nomme P. Terentius Afer. Il n'y a pas d'exemple que les Romains aient jamais appelé Afti les Carthaginois. Afri. ce sont ceux que les Grecs appelaient Lybiens. Le cognomen, pour marquer une origine carthagi¬ noise, eût été Pcenulus ». Térence était donc un petit esclave berbère, peut-être noir, certainement très brun, colore fusco. dit Suétone. En ce temps- là le Soudan n'avait pas encore déteint sur l'Afrique du Nord. Peut-être un esclave pris en guerre, comme disent certains. Un sujet de Syphax ou de Masinissa. Pourquoi pas ? Quelle petite chose facile que la prise et la vente d'un petit esclave et son passage à Carthage ou à Rome. Le voilà à Rome où, tout jeune, affranchi par son maître, il reçoit l'éducation la plus soignée. Il n'y eut jamais exemple plus éclatant de la facilité d'adaptation des Berbères — disons les Chleuh pour notre plaisir — que celui de ce Berbère hellénisé et romanisé qui va devenir le prince de la comédie chez lçs Latins. Un événement de sa vie va être d'une importance capitale pour son œuvre. On le lui reprochera assez. C'est son entrée, comme familier, dans le cercle le plus élégant et le plus cul¬ tivé de Rome, celui de Scipion Emilien et des jeunes officiers qui entourent le jeune général. « Térence, Scipion et leurs 453 amis sont des jeunes gens. Ils n'ont pas vingt cinq ans. Polybe, qui en a quarante, fait parmi eux figure d'ancêtre (1) ». On pense à l'entourage de Lyautey à Aïn Sefra, quand un de ses officiers traçait de lui ce portrait à la manière de Saint-Simon, portrait qui fut prophétique et que M. André Maurois a reproduit dans son livre. Ce cercle de Scipion n'est-il pas un bel exemple de poli¬ tique de contact ? Il y a là, autour du jeune général, Tibé- rius le Gracque, « qui partageait sa tente en Afrique, le plus vaillant de sa personne entre les jeunes hommes de son temps, tellement que ce fut lui le premier qui monta sur la muraille des ennemis, ainsi comme dit Fanius, affirmant y avoir monté quant et luy et l'avoir secondé en cest acte de prouesse : au moyen de quoy, estant présent, il estoit fort aimé de tout le camp, et, absent, fort désiré et regretté de tout le monde (2) ». Il y a Polybe le Grec, le maître en hellénisme et en science militaire de ces jeunes officiers. Il y a Laelius le Sage. Et Térence le poète, notre Africain. On devait, dans ce cercle, parler de l'Afrique, qui fut toujours séductrice des jeunes hommes, et où ceux-ci cueil¬ laient de la gloire. Et ces Romains, « qui prenaient fièrement et gaiement leur bien partout où ils le trouvaient », devaient faire avec le jeune affranchi des échanges splendides, auxquels celui-ci est certainement redevable en partie de la politesse et de la perfection de son œuvre. Polybe, l'ancêtre de quarante ans, s'est même fait donner par Scipion, au temps de la prise de Carthage, la mission (1) A- Grenier, Le Génie Romain, Albin Michel, 1925, p. "208. (2) Plutarque, Vie de Tib et C■ Gracchus. 454 d'explorer les côtes de la Maurétanie. Si bien qu'il est le seul à nous avoir transmis (1), par Pline, comme un beau titre d'ancienneté, le nom de deux tribus Chleuh du Sous, les Massa (ahl Mast) et les Ida Oultit leurs voisins. Suétone dit que Térence était recherché de Scipion et Laelius à cause de sa beauté, et que leur amitié était suspecte. « Racontars de Suétone », dit Frédéric Plessis. Polybe, après avoir raconté d'une façon charmante com¬ ment Scipion était devenu son élève, dit qu'il était d'une grande sagesse. « Une aventure assez singulière resserra notre amitié, dit Polybe. Un jour que Fabius allait au Forum et que nous nous promenions, Scipion et moi, d'un autre côté, ce jeune Romain, d'une manière douce et tendre et rougissant tant soit peu, se plaignit de ce que, mangeant avec lui et son frère, j'adressais toujours la parole à son frère et jamais à lui. — Je sais bien, me dit-il, que cette indifférence vient de la pensée où vous êtes, comme tous nos citoyens, que je suis un jeune homme inappliqué, parce qu'on ne me voit- pas m'attacher aux exercices du Forum et m'appliquer au talent de la parole. Mais comment le ferais-je ? On me dit que ce n'est pas un orateur, mais un général d'armée que l'on attend de la maison des Scipion. Votre indifférence m'afflige. « Surpris de ce discours d'un jeune homme de dix-huit ans-: — Au nom des dieux, Scipion, si j'adresse ordinaire- (1) « Sunt gentes Selatitos et Masates », Pline, 1, 9. Le. Maroc chez les auteurs ancien s. Textes et trad. par R. Roget. 455 ment la parole à votre lrère, ce n'est pas faute d'estime pour vous. C'est qu'il est votre aîné... J'admire que vous reconnaissiez que la nonchalance ne sied pas à un Scipion... Je m'offre de tout cœur à votre service. Pour le métier de la guerre, j'ose me flatter que je puis plus que personne vous être de quelque utilité ». Depuis ce temps-là, son plus grand plaisir fut d'être avec moi ». Revenons à Térence. Le résultat de son contact avec ces jeunes Romains fut merveilleux : six comédies qui sont parmi les chefs-d'œuvres de la poésie latine, et dont Maurras a écrit : (1) « Par la main sacrée de Térence, la coupe athé¬ nienne fut versée aux Romains, pleine et pure ». Ce n'est pas un petit éloge. Ainsi détour imprévu il y a un Berbère au nombre de ceux par lesquels « la Grèce conquise a conquis son vain¬ queur ». Histoire admirable de cet Africain. Une vie brève qui part de la nuit, connaît la gloire éclatante et de brillantes amitiés, puis retombe dans la nuit en laissant une œuvre immortelle. On y trouve ce grand vers par lequel Térence est peut-être le plus connu : « Je suis un homme et rien de ce qui est humain n'est considéré par moi comme étranger». Saint-Augustin écrit quelque part que, quand on récitait ce vers sur le théâtre de Rome, tout le peuple faisait de grandes acclamations. (1) Les Vergers sur la mer : Que nous reste-t-il de la Grèce ? Flamma¬ rion, 1937. 456 Les images de politique indigène qu'on a voulu voir dans ces anciens textes sont des images de contact, d'un contact où il y avait de la gentillesse, de la politesse, de la sympathie. Cela ne veut pas dire de la faiblesse. Scipion n'y allait pas de main morte quand, selon le vœu de Caton, il détruisit Carthage et Numance. Aguedal a publié le mois passé quelques extraits des Commentaires de César, d'une cruelle actualité. Mais ce n'est pas seulement au mois de septembre 1938 qu'ils auraient été à méditer. On a plaisir et profit à relire les vieux textes. Colonel Justinard. Décembre 1938. 45.7 AVEC SA FIEVRE Avec sa fièvre entre ses dents et son cœur qui n'est plus le sien c'est un homme debout sur l'horizon semé d'épaves Il s'écoute descendre lentement au dedans de soi comme un nageur dans les eaux profondes d'un fleuve Il invente les visages entrevus au fil des saisons et tel visage qui laisse un trou bleu dans sa vie De tout l'élan de sa pensée il se projette dans le ciel et rouvre d'anciennes paupières pour boire à même leur secret Sur ses épaules polies au frottement des peines rudes il porte — besace vide — sa jeunesse dépeuplée Jules Tord.iman. 458 SOLITUDE Les pierres de la solitude et cette voix sauvage qui se lève soudain pour effrayer les hommes Les misères durcies et les vieux souvenirs ont mis à nu leurs ossements dans les cimetières du cœur Les images détruites et les dieux morts faute de sang et cette, nuit sans âge debout contre le ciel Et moi qui guette sur la mer sans étoiles la minute ou refluent les âmes en naufrage Jules Tordjman. 459 SOPHIE (sonnet juif) A la merci d'une aubépine Et d'un soir soufflant son parfum, Accueillant le signe opportun O fille de la Palestine ! De ces douceurs que tu devines, Tirant vers toi tout un chacun, Pour contenter ton cœur à jeun Dans ton exclusive poitrine. La lune s'est laissé couler Le long de ton vivant visage Qui transparut tout dévoilé Tel que celui, d'avant notre âge, D'une de ton cher parentage Qui pleurait son peuple exilé. Septimus Lemanicus. fer- 460 TENTATES ù Christian Funck-Brcntano Pensez à revenir bientôt Chevalier des noires nuées, Rentrez au bercail vos troupeaux. 11 y va de nos destinées, Que diriez-vous, bel endormi, Cœur ravisseur, source de joie, Si vous retrouviez l'ennemi Debout au milieu de vos voies ?- J'irai sans tarder aux remparts, J'appellerai toutes les foules, J'assemblerai le peuple épars. Je saurai susciter les houles. Je sonnerai le grand tocsin Je soufflerai les belles haines, Je renverserai le destin Ou bien je mourrai à la peine ! SOLEDAD Vivre sans toi, ma vie, et je n'existe plus, Se nourrir d'un fantôme au lieu d'une présence Et repaître son cœur d'une seule souffrance Alors que mon bonheur, je l'avais méconnu. La mer, deux fois franchie, et beaucoup de tribus M'ont divisé d'un bien, toute ma jouissance, Mais, quelle était en moi cette noire Puissance Que je n'ai su veiller quand il l'aurait fallu ? Je dormais, je vivais dans l'heure monotone. Je ne résistais pas à l'appel inconnu. Rien ne m'était celé que ma propre fortune. Et parmi les pays, les steppes et les dunes Que ta voix émouvait, comment n'ai-je entrevu Qu'un jour, tout alentour, il n'y aurait personne Algecitas R. M. F. 462 ^Noël de 1 Innocent Il faut que je te raconte — tout chaud — une merveilleuse lé¬ gende de Noël. Depuis 1 5 jours, nous avons un temps splendide, un calme ma¬ gnifique : des nuits de gel entre 12 et 15° au-dessous de 0 ; ceci te situe la beauté silencieuse de nos nuits d'hiver. Pendant la nuit de Noël, les S. ne sont pos allés à la messe de minuit ; mais leur T.S.F. leur donna une audition d'une force et d'une pureté inusitées de la messe de minuit de la cathédrale de Stras¬ bourg : orgues, plainchant, et surtout paraît-il violons et violoncelles dans des conditions — je le répète — de force et d'audition parfaites. Or, tout dormait au petit hameau de St-Pierre qui entoure les ruines de la vieille église de St-Pierre l'Estrier. Et voilà qu'une fille un peu idiote entend dans la nuit « des voix » .! Elle éveille sa voi¬ sine et de proche en proche, voilà tout le hameau de St-Pierre qui se lève et sur sa porte entend dans la nuit une messe de Noël ma¬ gnifique. . . N'étaient-ce pas les vieux moines du pays qui chantaient Noël dans leur tombe P.. . Au matin tout fut conté au Curé. Notre excellent Abbé Char- let n'est pas ennemi du merveilleux. Il se rappela de vieilles légen- 463 des locales du XIIe siècle contant que les moines se levaient du tom- beau parfois pour chanter matines. En se souvenant que — précisément pendant de belles nuits d'hiver de la Grande Guerre —, certains bombardements du front n'étaient pas perçus à 150 kilomètres, mais étaient entendus —- « comme si on.y était » — à 300 kilomètres, il est clair que l'au¬ dition de l'Abbatial (1 ), qui n'était peut-être pas perçue à 200 m., fut entendue à St-Pierre « comme si on y était » ; d'autant plus qu'il y avait des violons — célestes — comme on n'en avait jamais entendus. Il est question d'élever une chapelle au lieu de la vieille église de St-Pierre l'Estrier. Il est bien entendu aussi avec les S. de ne rien dire de l'audition de la messe de Strasbourg, — car cela ne ferait qu'embrouiller la question. « Et nunc erudimini » ! Innocent XII. (i) L'Abbatial est l'habitation des S-, et se trouve à 5 ou 600 mètres de Saint-Pierre l'Estrier. 464 Hommage à Francis Janimes Mon Dieu, faites que le jour de ma mort soit beau- et pur. Qu'il soit d'une grande paix, ce jour où mes scrupules Littéraires ou autres, et l'ironie de la vie, quitteront, Peut-être, la grande fatigue de mon front. Et que mes filles se disent à mon, lit de mort : Nous ne savons ce qui est au-defà du tombeau, Mais notre père meurt comme coule de l'eau Dans, la belle clarté d'une forêt d'automne... (Prière pour que le jour de ma mort soit beau et pur.) (1) La Toussaint de cette année a été ce jour car Dieu a entendu la prière du poète, coipme un souvenir sorti de notre futur. Le jour, l'heure ont été marqués d'une offrande sacrée : la fille cadette de Francis Jammes pre¬ nait le voile. Cette coïncidence précieuse entre sa prière et la réalité scelle la vie et l'œuvre de ce poète, Francis Jammes connaissait « les Choses » (comme il dit) jusqu'à sentir, plus que leur poids, leur forme et leur couleur, leur joie et leur douleur, en étant sûr qu'il ne leur prêtait pas une signification étrangère. Ainsi le symbole n'a plus de trajectoire à parcourir pour entrer dans le poème : il est dans le poète, et pour cette raison précisément, il ne faut pas le confondre avec un détail. Au-dessus des symbolistes, Francis Jam¬ mes est dans le symbole. (1) Quatorze Prières- Mercure de France. 465 C'est cette nature littéraire qu'il faut d'abord préciser pour rendre à Francis Jammes la compréhension qu'on lui doit. Sa poésie n'est pas née d'un premier contact avec « les choses / mais au contraire, de leur con¬ naissance intime et prolongée qui leui restitue leur signification dura¬ ble.. Ceci le poète le savait et l'a exprimé : ...La simplicité qui s'ignore n'est que la sauvagerie. Ce qu'il ne savait pas, c'était le secret de son charme, qui, dès qu'il l'eut connu, aurait disparu parce que c'est une force qui n'a de pouvoir que lorsqu'on ne fait que la subir. Jammes avait la nostalgie des îles où son grand-pèré a passé sa vie, médecin de la marine ; la nostalgie des guitares ; la nostalgie des amours qui couvrent la vie des jeunes filles ; Jammes avait beaucoup de nostal¬ gie... sûrement. Mais à sentir tant d'appels impossibles il ne s'est pas ha¬ bitué à rester dans le désir de partir ; tous ses rêves sont devenus des sou¬ venirs dont on ne sait s'ils sortent de l'avenir ou du passé. Ces souvenirs sont : Guadalupe de Alcaraz, Clara d'Ellebeuse, Al- maïde d'Etremont, Pomme d'Anis. La dédicacé à Clara d'Ellebeuse ex¬ prime secret par secret, cette magie de Jammes dont il subit le mystère : Au fond du vieux jardin plein de tulipes, ô mémoire pure qui con¬ soles ma vie, cruelle, repose. Je ne t'ai jamais trahie et tu ne m'as jamais trompé. Tu es morte avant que je fusse né, parce qu'au ciel il y a d'admirables roses. O mon enfant, ô mon amie, j'évoque en ce moment le jour où, par une blanche tombée d'automne, tu tiens un petit arrosoir sur des. buis que tu arroses. Assiste-moi toujours. Lorsque je suis broyé, quand je traîne, sous les ormeaux de la petite ville, aux heures bleues de l'angélus nocturne, mon doute et mon orgueil, pose ta main sur mon, front qui bourdonne, ta blan¬ che main... pose... Francis Jammes est ainsi entouré d'êtres que la mémoire et la vision font sortir de la nostalgie. Et c'est un besoin pour le poète de ne se sentir 466 les aimer que comme une fièvre, aux yeux brillants, précise en son batte¬ ment, et pourtant irrepérable. C'est là qu'est né, comme une fleur grise, dafis le silence, mon pur et vrai premier amour. Il y eut assez cl'ombre et de brume autour de lui pour voiler le lis trop violent qui, naguère m'était apparu dans la demeure du vieux marin, sous la couleur de Dominica. (1 ). C'est nous qui soulignons. C'est pour cette raison que son voyage en Algérie fut un échec. Le meilleur pour Francis Jammes, c'était un voyage fait par ses nerfs sur des routes possibles, dont la réalité l'a fait marcher jusqu'à cette Toussaint 1938, où Dieu lui a dit que c'était vrai. Oui, c'était vrai, Francis Jammes ! Quand je vois des jeunes filles, avec des boucles comme des fruits ronds ef beaux comme des grenades qui se¬ raient des pêches, je vous dis merci de me les avoir montrées. Il y en a : Vous sa,vep qu'elles vont, d'on ne sait quoi, causer le long des tremblements de pluie des églantiers. Puissent-elles se souvenir du « vieux botaniste » qui les aimait ! Dans un sanatorium, j'ai vu, ornant l'entrée, deux statuettes : Virgile, Dante ; dans la salle à manger, un plat en cuivre portrait de Goethe ; sur les murs, cadeaux grandioses d'un oncle de Chine à la directrice, douze tableaux chinois paisibles et musiciens : c'était vous, Jammes ! Vous m'y avez tenu compagnie pendant que l'angélus froid se perdait en éclats de verre sur le gel du soir. JeanJacques Rousseau vous est aussi reconnaissant, à vous, qui mar¬ chiez à pied comme lui, cueillant les mêmes fleurs. Dans la limpidité de l'amour éternel vous verrez des ânes roses et les lièvres vous reconnaîtront semblable à la vie ; semblable à la mort ; sem¬ blable, à vous-même ; semblable à votre Pa,radis. Casablanca, novembre 1938. Michel Levante (1) L'amour, les Muses et la Chasse (Pion). 467 Confidences dune Fille de la Ffuit Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux ! Le malheur, pour entrer dans ma vie, a choisi le vingt septième jour de Ramadan et s'est servi d'une rose. Tandis que cette rose achevait de s'épanouir dans le Jardin de la Fontaine, maman, pour la première fois, me coiffait avec l'espèce de rondelle en or que nous appelons taaba. Nos voisines m'entouraient, disant : « Celle qui com¬ mence à se coiffer comme sa mère est la moitié d'une femme ! » Aïcha la négresse, inconsolable de ses courts frisons de laine, ne faisait que répéter : « Comme tes cheveux sont fins, comme ils sont lisses ! » Cela avec un regard qui, je le voyais bien, indisposait maman ! En ce vingt septième jour de Ramadan, les enfants, vêtus de neuf des pieds à la tête, vont faire des visites. Les filles de plus de sept ans sortent fardées, couvertes de bijoux, habillées tout à fait comme des femmes, sauf qu'elles ne sont pas voilées. Les passants les examinent et parfois les suivent. Les jours suivants, il peut arriver que les parents reçoivent des demandes en mariage. Le fiancé verse une certaine somme. 468 avec laquelle on commence à travailler au trousseau, et les noces se feront quelques années plus tard. Instruite de ces choses, je passais mon temps, chez la maallima, à tirer sur mes cheveux de crainte qu'ils ne fussent pas assez longs le jour de la fête ! Quand maman m'eut passé, par dessus mon qouftan tourterelle, une faradjia de soie rose transparente, et que j'eus chaussé de mignonnes babouches brodées, ce fut un crépite¬ ment de louanges. Ayant achevé d'habiller ma petite sœur, maman me dit : — Va jusque chez ta maallima, qu'elle voit comme vous êtes belles toutes les deux ! Je pris Khadidja par la main et sortis avec dignité. A peine dans la rue, voilà que le Chitan m'empêcha de descendre du côté de la maallima ! Je tournai à droite, remontant la pente qui conduisait je ne savais trop où. Dieu sait pourtant quels fruits je cueillais ainsi à l'arbre de la désobéissance ! Ma maallima était la femme de Moulay El Kébir l'âlim. Mes parents avaient tenu à m'envoyer toute petite recueillir ma part des bénédictions qui pleuvaient sur la maison de cet illustre chérif. Nous étions une quinzaine à faire cercle autour de Lalla Kan'za. Celle-ci, me trouvant sans doute trop vivante, avait d'abord voulu, comme nous disons, m' « écra¬ ser ». Bien plus qu'à coudre j'apprenais à ne pas bouger, à ne pas souffler mot. C'est pourquoi je n'avais pu, un jour de fête, prendre le chemin de ma prison ! Khadidja avait une faradjia et des babouches vertes, bro¬ chées d'or comme les miennes. A dire vrai, je rencontrais à tout moment des filles de mon âge beaucoup plus richement habillées, ruisselantes d'or, de rubis. Je me sentais honteuse de n'avoir pas un seul bijou. Aussi faisais-je glisser exprès mon capuchon, pour qu'on vît du moins briller le taaba au dessus de mes cheveux noirs. Quand un passant bien mis 469 venait à ma rencontre, je baissais les yeux, mais juste au dernier moment et je me sentais alors comme noyée dans une honte agréable, riche de je ne savais trop quoi. A la porte de Bou Jeloud je vis deux hommes âgés se parler en me souriant; —- Regarde celle-là ! Belle avec la lumière de Dieu sur la figure ! On dirait une fille du temps d'Ad ! — Bien simplement mise, fit l'autre, mais le khol semble n'avoir été fait que pour ses yeux ! —- Dommage, reprit le premier, que mon garçon ne soit pas plus grand ! Je la suivrais et je demanderais qu'on la lui garde ! Que pouvaient bien être ces gens du temps d'Ad ? Je n'eus pas le temps d'y rêver : Si Driss, le mari de la négresse venait à moi : — Tu n'as pas honte, Malika, de faire le vingt septième jour, grande comme te voilà ? Assez, assez ! Ce sera ton dernier vingt sept ! Je baissai la tête, Il crut m'avoir attristée. —- Non, non, fit-il en me caressant le front, j'ai dit çà pour rire ! Il voulut me mettre dix sous dans la main, mais je tins mes doigts serrés et je m'éloignai, pensant : -— Il a raison ! Finie l'enfance ! Ah ! tant mieux ! Je ne sais comment nous finîmes par nous trouver à l'entrée d'un jardin immense. Serrant la menotte de Khadidja, je m'avançai hardiment au cœur de ce paradis. Un oued vorace, aux eaux d'un gris doux, écumait, galopait, prison¬ nier de hautes berges de menthe. Si je levais la tête, je voyais le ciel s'insinuer entre les feuillages des arbres de l'allée comme un autre oued à l'eau immobile, d'un bleu si pur qu'on se sentait honteux de son poids, captif sur la terrç k 470 Soudain j'aperçus, juste à hauteur de mes yeux, une grosse rose, dont la beauté me fascina. Encore maintenant je revois sa coupleur, et pourtant c'est en vain que j'ai es¬ sayé maintes fois de retrouver ce rouge-là dans les bouquets et les plates-bandes. Du bleu semblait tapi dans sa pro¬ fondeur. Khadidja avança la main ; je venais d'avoir la même idée. A peine étais-je en possession de mon trésor que j'entendis une voix terrible. — Eh ! la voleuse, arrive ici ! L'homme se trouvait assez loin. Si grande que fût ma frayeur, le désir de garder ma rose l'emporta. Entraînant Khadidja, je me mis à courir vers la sortie. — Attends, je vais t'apprendre à voler les roses du Sul¬ tan, grondait l'homme dans notre dos. Je partis à fond de train jusqu'à la rue. Le jardinier renonça à nous y poursuivre. Cette victoime me causa une joie immense. Je contemplais la rose, je la respirais en me disant : « J'ai gagné cette fleur ! » La façon dont Khadidja se dandinait finit par attirer mon attention. Ouili ! Ouili ! Elle n'avait plus qu'une babouche ! — Et l'autre ? criai-je. Elle tendit la main en pleurant dans la direction d'où nous venions. J'inspectai la rue : rien. C'était sans doute pour ça que le jardinier s'était arrêté : il avait dû ramassfer la babouche, sûr qu'on n'oserait pas la lui réclamer ! Qu'allait dire maman ? Surtout si elle venait à savoir que je n'étais pas allée chez la maallima ! Juste comme je pensais à celle-ci, je vis venir, enveloppé d'un burnous im¬ maculé, sa serviette d'étudiant sous le bras, le plus jeune des fils de Moulay El Kébir, Sidi Abdallah. La prudence me commandait de faire mon possible pour ne pas attirer son attention. Eq même temps, je souhaitais le contraire. Certes 471 je me serais sentie fière d'être vue en train de lui parler ! Je pris le parti de regarder d'un autre côté et d'augmenter la distance entre nous en obliquant vers le rempart. Mais la façon dont je tenais ma rose, le soin avec lequel je conser¬ vais la blanche image dans le coin de mon œil, appelaient le vent ! Je n'échappai pas à son regard. Tout de suite il traversa le trottoir, très large à cet endroit. — Mali.ka ! Pourquoi n'es-tu pas venue comme les au¬ tres dire bonjour à ta maallima ? Elle t'a attendue jusqu'à maintenant ! Je baissai les yeux. — Maman m'a envoyée faire une commission, seigneur cbérif ! Sa djellaba sentait l'eau de rose et le santal. Je voyais qu'il m'examinait. — Tu es belle, Malika ! Il avait dit ça sans sourire, pas du tout à la façon des compliments qu'on adresse à une enfant. — La jolie rose ! reprit-il. — Tu la veux ? — Mais oui, avec plaisir ! Il la respira longuement en me regardant. Je repris le chemin de la maison en me répétant machi¬ nalement : —■ Oh ! Cette babouche, cette babouche ! ❖ ❖ ❖ Quand nous fûmes arrivées, je dis à Khadidja de mon¬ ter la première. — Enfin, te voilà ! jria maman. Et où êtes-vous allées ? 472 J'entendis que Khadidja racontait toute l'histoire. — Tu as perdu ta babouche neuve ! Ouili ! Ouili ! Où est Malika ? — En bas devant la porte ! — Malika ! Malika ! Arrive ici ! Elle paraissait si irritée que je perdis la tête. J'ai toujours été ainsi : dès qu'on hausse la voix, je n'ai qu'une envié, m'effacer, me dissoudre, quitter ce monde de l'obligation et de la limite ! Je courus vers un petit fondouk et me cachai dans le coffre au son. Maman entra, bouscula les ânes, fit deux ou trois fois le tour, vint regarder dans le coffre sans m'y découvrir. — C'est ta faute, Khadidja, cria-t-elle en remontant l'escalier. Pourquoi es-tu allée là-bas avec cet âfrite de Ma¬ lika ? — Non, maman, pas moi ! Malika ! Malika !... De nouveau aux aguets, j'entendis le bruit des soufflets, puis celui de la fuite de Khadidja. Maman la rejoignit sur notre petit balcon, de crainte d'accident, car c'était un balcon auquel on avait oublié de mettre une balustrade. Je compris que sa frayeur avait achevé de l'irriter. Les coups s'abat¬ taient, Khadidja hurlait et ma grande sœur Marra criait : — Laisse-la ! Assez maman, assez ! Il y eut un bruit de chute. Marra, bousculant maman, l'avait fait trébucher ! J'entendis sur le ton de l'épouvante « Maman, maman ! » Je me précipitai et n'eus que le temps d'entrevoir quelque chose de terrifiant : Marra retenant par sa robe maman déjà presque dans le vide ! Soudain l'étoffe se déchira, elles tombèrent toutes deux ! Je ne me souviens pas de ce que je fis, mais je revois maman en bas, avec une blessure au nez et son mollet qui 473 faisait cvtvec, crvtec. D'une voix réduite à un souffle elle répétait : — Dieu ! Dieu ! Dieu ! Encore maintenant, je ne puis raconter ça sans pleurer, et j'ai bien de la peine à continuer... Hélas ! Que Dieu m'absolve ! La maison s'était remplie d'inconnus. On mit maman sur une couverture, on la porta en haut sur un matelas. Je montai derrière elle, puis redescendis chercher ma sœur. Cel¬ le-ci, plus blanche que farine, ne semblait pas respirer. Le bec d'une bouilloire lui avait traversé la lèvre. L'un des hom¬ mes se mit à la tâter, disant : — Elle est peut-être morte, celle-là ! Je me frappai les cuisses, gémissant : — Ma sœur est morte ! L'homme lui serra bien fort les épaules et elle soupira à son tour, mais une seule fois : -— Dieu ! Au milieu de l'escalier je lui soulevai les cheveux pour voir si elle avait les yeux ouverts. On la mit sur un matelas à côté de maman. Papa n'était pas à Lès. Quelqu'un avait couru à cheval jusqu'à notre douar. Soudain j'entendis des pas précipités dans l'escalier. Papa entra le premier avec une ligure noire. Je lui enserrai les jambes en sanglotant. Ma tante Fadila, ma tante Drissia, mon cousin Omar et ses frè¬ res étaient venus aussi, en compagnie d'hommes que je ne connaissais pas. Le plus âgé de ces hommes vint examiner maman. r—: Jambe cassée... A qui s'adresser ? Chacun se mit à citer des noms. L'homme à barbe grise dit : 474 -— Nous avons au douar Lâlla Mina qui est une fille de Sidi Abdelk'ader Jilali ! (1). Mon père et les autres approuvèrent. On décida de partir 1e lendemain à l'aube, pour éviter la chaleur. On mettrait sur le dos d'une jument deux paniers garnis de crin, maman dans l'un, Marra dans l'autre, et pour compenser la diffé¬ rence de poids, Khadidja à côté de Marra. Les hommes par¬ tirent. Seules mes tantes restèrent dans la chambre. Celle qui était la sœur de maman, tante Fadila, n'arrêta pas de pleurer toute l'après-midi. Le lendemain on n'eut pas besoin de me réveiller. Ma¬ man et Marra furent descendues dans des couvertures. Ma¬ man geignait doucement. La jument les emporta tout de suite. J'aidai à descendre théière, plateau, brasero, pains de sucre, thé, farine; bougies et j'enveloppai un gros paquet de menthe dans des feuilles de maïs, pour qu'elle se conservât bien fraîche. Conduit par l'un de nos cousins, le cheval char¬ gé de ce bagage s'enfonça dans la rue obscure. Je restai en¬ core un moment pour remettre de l'ordre. Puis on étendit un grand tapis sur le dos du cheval de papa. Celui-ci me hissa devant lui et nous remontâmes à notre tour la rue du Tala. La force du cheval m'épouvantait ; quand il secouait la tête, je me cramponnais à la crinière en poussant des cifis. Devant la médersa de Bou Inania quelque chose me tomba sur le front. Ça me fit chaud, puis froid. Papa tou¬ cha, leva la tête. (1) C'est-à-dire, qui appartient à la tariqa — ou confrérie — des Jilala. 475 — Tu n'as pas honte, criâ-t-ïl. Cracher sur la figure de ma fille ! Une voix qui avait l'air de venir du ciel grommela je ne sais quoi. — Qui a parlé, papa ? Qui a craché ? Un âfrite, peut- être ? —- Non, c'est le muezzin ! Cadeau du fqih, en vérité ! Nous franchîmes la grande porte de Bab Mahrouk. J'aperçus la campagne encore sombre sous le ciel clair. Loin devant nous, notre convoi commençait à obliquer vers la montagne. Un homme multipliait les coups de bâton à son âne pour nous dépasser. — Qu'a-t-il à être si pressé celui-là ? demandai-je. Papa avait toujours à mon service une explication pleine d'imprévu. — C'est toujours ainsi sur cette terre, ma fille ! Les gens montés sur des ânes veulent aller plus vite que les gens montés sur des chevaux. Ecoute une histoire... L'ânier venait d'arriver à notre hauteur. —- Sidi, cria-t-il soudain, j'ai oublié au fondouk un tapis de la même couleur que le tien ! C'est ce qui vient de m'y faire penser. S'il te plaît, garde mon âne pendant que je cours le chercher ! Papa dit qu'il ne pouvait pas s'arrêter. — Ça ne fait rien ! Marchez, je vous rattraperai ! Il nous passa la corde. J'aurais bien voulu monter sur l'âne. Papa refusa. De la main gauche, il devait tenir les rênes et me soutenir ; de la droite, tirer très fort sur la corde, le bourriquot ne nous suivant qu'à contre-cceur. 4.76 — Vraiment, fit-il, nous recevons de bonne heure deux jolis cadeaux : toi un crachat, et moi ce chien fils de chien qui me casse le bras ! — Raconte-moi l'histoire ! — Ah oui ! Le plus pauvre des hommes avait réussi à s'acheter un âne. Le voilà galopant de marché en marché pour se faire admirer. Ses amis disaient poliment: « Félici¬ tations pour l'âne ! » Mais lui ne daignait pas tourner la tête. Un type plus fin que les autres cria : « Félicitations pour le cheval ! » Alors le cavalier sourit, remercie... — Papa, papa ! interrompis-je, arrête, je t'en prie... Je demandai à satisfaire un petit besoin. Il descendit, bien embarrassé pour ne pas lâcher les rênes et la corde en me mettant à terre. Je m'éloignai un peu. Flélas ! Impossible de dénouer le cordon du séroual ! Papa laisse les bêtes, vient à moi, se penche... En se relevant, il voit l'âne qui trotte vers les champs, et le cheval qui prend au galop la route du douar ! — Matin de Dieu ! Matin de Dieu ! crie-t-il. Et le voilà prenant sa course derrière l'âne. Le vent lui arrache son turban. Sans s'arrêter pour le ramasser il crie de plus belle : — Matin de Dieu ! Chien, fils de chien ! — Papa, ton turban ! Il ne m'écoute pas, continue à courir. C'était la première fois que je me trouvais seule au milieu des champs ; j'avais très peur. Un bruit dans un buisson de doum m'obligea à regarder par terre. Ouili ! Une bête horrible s'avançait vers moi en sautillant ! Je me mis à pleurer, j'appelai... Heu¬ reusement papa avait rattrapé le fuyard. Il monta dessus, accourut vers moi. — Ce n'est rien, ça s'appelle un crapaud ! 477 J'étais devenue blanche. Pour me consoler, il me mit sur l'âne. Le cheval, par chance, avait repris le pas. — Reste sur l'âne, je reviens tout de suite ! — Non, j'ai peur de la bête qui saute ! — Elle est loin maintenant. Attends... Il court, il court, appelle le cheval : — Messaoud... Messaoud ! Il réussit à prendre les rênes, l'enfourche, revient au ga¬ lop vers moi, qui tenais mes jambes relevées par peur des bêtes dégoûtantes. Et nous reprîmes notre route dans les mêmes conditions qu'au début. Papa tirait avec furie sur la corde en criant : — Viendras-tu, âne de cet ânier du Chitan ! Un moment après nous entendîmes appeler derrière nous. L'homme accourait, tout essouflé, son tapis sur l'épaule. Ses remerciements rallumèrent la colère de papa. — Fiche-moi le camp ! Que je ne te voie plus ! Matin de Dieu ! Nous n'étions qu'à une faible distance du convoi quand nous croisâmes un homme qui sautait de pierre en pierre plu¬ tôt qu'il ne marchait, ses babouches à la main. — C'est ta femme, oncle Driss, s'informa-t-il, la morte que l'on emmène ? La bénédiction sur ta tête ! Je me mis à pleurer et protestai de toute mes forces. Papa aussi pleurait. Sans répondre, il pressa le cheval et nous nous trouvâmes bientôt à côté de maman. Je voulus absolument descendre pour la toucher. Quand elle sentit ma main contre sa joue elle ouvrit les yeux, et je m'exclamai : — Tu vois, papa, qu'elle n'est pas morte ! 478 Le chemin traversait un désert de vergers d'oliviers. Nous nous élevions tellement que je pensais atteindre bientôt les abords du ciel ! Des pâqueretttes, par myriades, perçaient Le gazon fin. Le silence de ces espaces avait quelque chose d'an¬ goissant. C'était sûr cette même montagne de la Chèvre, m'expliqua papa, que nos aïeux oudaïas avaient tenu en échec le sultan en personne. Celui-ci, pour avoir la vie sauve, avait dû accepter de boire dans la babouche de notre grand cheikh ! On n'avait pu venir à bout des terribles Oudaïas qu'en employant la ruse. Leurs chefs avaient été empoison¬ nés par des gâteaux au miel. Depuis, les Oudaïas étaient les meilleurs soutiens du Sultan ! Ils avaient reçu de bonnes terres makhzen. Toutefois, on les avait distribuées, ces ter¬ res, de façon à couper la masse en tronçons, ceux-là à Rabat, à Marrakech, ceux-ci autour de Fès. Notre douar, perché sur l'échiné de la Chèvre, c'étaient les yeux et la force du makhzen surveillant l'orgueilleuse Fès et aussi les tribus voi¬ sines. Pour un Oudii, les Ouled Jamaï, les Cherarga : autant de chiens, fils de chiens ! Papa me dit aussi que son père avait été le cheikh du douar. Nous avions toujours notre maison là-haut, mais elle était louée. C'est pourquoi nous serions les hôtes de tan¬ te Drissia. Celle-ci, divorcée depuis longtemps, vivait avec ses fils. L'aîné, Omar, avait pris à ferme ce qui nous restait de terre. J'étais surprise de l'intérêt que papa semblait prendre à ces choses. Le bled et ses habitants ne m'inspiraient que mé¬ fiance. Du reste, ainsi que mes sœurs, n'étais-je pas née à Fès ? Je savais que maman avait voulu venir y vivre à la suite d'événements affreux survenus dans ce même douar d'où elle était descendue meurtrie, où on la remontait à de¬ mi-morte... 479 Le dernier raidillon ne pouvant être gravi par la jument, on alla chercher les civières qui servent pour les morts. Ma¬ man fut descendue avec précaution. Tante Fadila lui sou¬ tenait la tête, mes cousins la tenaient par les bras, papa lui couvrait les jambes. Des tapis pliés en quatre formaient ma¬ telas. Je me rappelle qu'elle demanda : — Et Malika ? — Je suis là, maman ! J'arrangeai ses cheveux sous le foulard, je lui caressai le front et les yeux. Huit hommes commencèrent à monter les civières, et tout le monde suivit, les uns à pied, les autres à cheval. Les gens se pressaient autour de nous. — Pauvre Zohra ! Quoi ! Marra aussi ! Pauvres, pau¬ vres... Mes tantes s'étaient remises à pleurer, et tout le monde avec elles. Je dis à papa : — Ils sont fous de pleurer ! Maman n'est pas morte ! Regarde ses yeux ! — C'est que nos cousins ne sont pas contents de voir ta mère étendue comme une morte ! fit papa. Sur quoi je me mis à pleurer aussi... Chacun vint me consoler. — Ce n'est rien... Ta maman sera bientôt guérie ! Mon chagrin ne m'empêchait pas d'ouvrir de grands yeux où devait se peindre plus de déception que de curiosité. Quoi ! C'était là ce douar, berceau des miens, dont on m'avait tant parlé ! Sur une éminence pelée, battue des vents, cette poi¬ gnée d'enclos d'épines, dont chacun dessinait sur le sol noi¬ râtre le même rond que la cicatrice d'un furoncle ! Le toit minable des huttes de roseaux pointait seul au-dessus de ces épines. Et ces hommes aux djellabas couleur de terre, aux 480 visages brûlés, ces femmes encore plus négligées, fardées de poussière, étaient nos cousins ! Quand l'une d'elles venait à Fès, je ne me doutais pas que les chemises, les robes, les foulards dont je me moquais étaient au retour soigneuse¬ ment remis dans le coffre comme autant de trésors, jusqu'à la prochaine occasion ! Le parler campagnard me choquait aussi. Chaque fois que l'une de ces femmes ouvrait la bouche pour appeler quelqu'un, c'était avec une telle force que je me croyais au bord d'une catastrophe ! Les syllabes, bizarrement pro¬ longées, n'avaient, pour ainsi dire, plus visage humain. Et bientôt arrivaient de loin des sons non moins farouches où je ne reconnaissais aucune des formules en usage à la ville ! Les civières pénétrèrent l'une après l'autre dans l'un des enclos. Il fallut franchir l'ouverture avec précaution pour éviter un peuple d'épines pointées en tous sens, comme au-i tarit de crocs. Deux huttes encadraient à droite et à gauche une petite bâtisse en pierre dans laquelle on nous fit entrer. L'intérieur, formé d'une seule pièce blanchie à la chaux, me parut propre, et plus spacieux que je ne le pensais. C'était la chambre de mon cousin Omar et de sa femme. On plaça contre le mur, en équerre, les deux matelas que nous avions apportés. Tante Drissia occupait avec son second fils, gar¬ çon d'une douzaine d'années, et les enfants d'Omar, lia hutte de gauche. Celle de droite servait de cuisine. Un peu calmée, je courus à papa, criant : — J'ai faim, j'ai faim ! La femme d'Omar m'apporta un morceau de pain. Mais ce pain ne ressemblait guère à celui que l'on faisait chez nous. Et puis comment porter à ma bouche ce que les doigts de Fatima avaient serré ? Je jetai le pain par terre -— faute grave, je le savais — avec une moue de dégoût, disant : 481- — Non ! Non ! Il est noir ! Je veux du pain comme celui de mon pays ! On avait fait cercle autour de moi. Même mon cousin Omar, espèce de colosse au visage immobile, me regardait avec un intérêt non dissimulé. — Ton pays, c'est ici ! me dit tante Drissia. Mange le pain de ton pays, ma fille ! Fatima sortit à reculons en me couvant des yeux. Tante Fadila me faisait des clignements complices. L'accueil fait à mon impertinence me le confirmait : j'étais dans le juste et dans le vrai ! Depuis des années, chez maman, chez la maallima, on m'apprenait à être propre, douce, silencieuse, à ne faire rien qu'avec soin et patience... Pouvais-je, sous pré¬ texte de sauver la face, souscrire au laisser-aller, à la rudesse de ma propre famille ? Bien au contraire, seule une intran¬ sigeance de tous les instants, semblable à celle de la maalli¬ ma, m'empêcherait de redevenir moi-même une créature pro¬ che de l'animal ! Fatima revint avec des œufs durs. J'étais ravie ; cassant moi-même les coquilles, je mettrais sous ma dent du blanc immaculé en ce royaume du louche ! * ❖ ❖ Je me revois assise entre maman et Marra à la nuit tom¬ bante, écoutant les yeux baissés des propos peu faits pour m'inciter à la modestie ; à des lieues à la ronde, s'il fallait en croire tante Drissia et ses amies, on parlait de mon visage et même de mes pieds ! On disait que je serais, comme ma mère, la plus belle du pays ! J'écoutais avec plaisir, sachant déjà faire la part de la politesse dans les compliments. 482 — Peut-être, en effet, me disais-je, ne suis-je pas trop vilaine ! Et je me hâtais d'ajouter, afin de n'irriter ni les dje- noun, ni les anges : — Dieu soit loué ! Dieu soit loué ! Fatima ne se décidait à quitter le cercle, chaque fois qu'elle devait le faire, qu'après deux ou trois remarques de tante Drissia. — Allons, ma fille, va moudre le grain ! Tu sais qu'Omar n'aime pas que tu te mettes en retard ! J'acceptai d'aller à l'eau avec elle. Le puits était à une centaine de mètres en contrebas. Les yeux des femmes qui s'y trouvaient brillèrent en m'apercevant. Toutes vinrent pal¬ per ma robe, se récriant sur la finesse du tissu, l'éclat des broderies. J'éclatai de rire : — Mais c'est une très vieille robe ! Personne ne voulait me croire. On ne connaissait pas, dans mon douar, de lavage capable de redonner leur jeu¬ nesse aux étoffes. Ce qui avait été porté une fois apparte¬ nait pour toujours aux innombrables ennemis de la blan¬ cheur ! Je remontai derrière Fatima le sentier semblable à un escalier. Le poids de la cruche retenue sur l'épaule par une corde ne paraissait pas l'incommoder. J'étais frappée de l'ai¬ sance de sa démarche. Quand nous fîmes halte à -mi-côte, je mouillai un coin de sa chemise et lui frottai la joue : sa peau avait sous la crasse la blancheur très légèrement safra- née'des Djeblias. — N'as-tu pas honte, dis-je, avec une peau pareille, de rester aussi sale ? Elle eut un geste signifiant : « Qu'est-ce que çà peut faire ? » 483 — Ce que le bon Dieu a fait beau, dis-je, répétant une phrase de la maallima, 1' « abd » n'a pas le droit de le rendre" laid ! — Ici, nous sommes toutes tes esclaves, me répondit- elle en rechargeant sa cruche. Je venais de reprendre ma place auprès de maman quand des sons bizarres me firent sauter sur mes pieds. — Mmeû, mmeû, mmeû... bâ, bâ, bâ... D'autres semblaient leur répondre, faibles, plaintifs : — Mé... mé... mé... Les cris se rapprochaient. Comme on me regardait en souriant, je commençai à faire, moi aussi : — Mmeû ! Bâ ! Mé, mé, mé... — Viens voir, me dit Fatima. ! — Oui, si tu me promets de ne pas me toucher avec tes mains sales ! Du seuil de l'enclos, je vis la terre couverte de bêtes, les. unes rousses, énormes, de vraies montagnes, les autres noires, blanches, qui n'arrivaient pas au poitrail des pre¬ mières, quelques unes encore plus petites. Toutes montaient vers nous d'un mouvement irrésistible. Toutes parlaient. Et il y avait au-dessus de cette mer comme une petite forêt aux branches torses ! Un gros soleil rouge enflammait les échines et faisait d'or la poussière soulevée par la masse. — Je n'ai rien vu de pareil dans mon pays ! déclarai- Je-, Soudain,, voilà qu'un certain nombre de ces bêtes eurent l'air de vouloir pénétrer dans notre enclos ! Battant en re¬ traite, je m'écriai : — Papa, viens vite ! Des bêtes grosses, grosses, qui re¬ muent la bouche pour tout manger, avec des arbres sur la 484 tête et par derrière un serpent qui bouge tout le temps ! Leurs pieds ne ressemblent pas à des pieds, ce sont deux cho¬ ses pointues qui vont en s'écartant ! — Elles vont rentrer toutes seules à leur place dans l'étable, me dit-il, et se laisser attacher à cette corde. On devine que je posai encore cent questions. Pourquoi les agneaux avaient-ils le museau pris dans un filet ? Com¬ ment reconnaissaient-ils leur mère ? Papa me répondit d'a¬ bord avec patience. Puis il me conduisit vers la hutte d'où partaient les appels de Fatima. — Viens Malika ! Viens voir ! Viens, viens, viens... J'aperçus d'abord à travers la fumée, me souriant de la bouche et des yeux, son visage de lune, bizarrement rougi par la flamme. Au centre de la pièce, un chaudron de cuivre semblait se dandiner sur les quatre pierres du foyer. Accrou¬ pie devant un large plat à deux anses, elle versa de l'eau chaude dans la farine et commença à pétrir. J'épiais ses ges¬ tes et examinais cet intérieur du même œil dégoûté. La forme du tas de doum indiquait qu'on lançait du seuil la récolte de la journée, sans le moindre souci d'arrangement. Le mou¬ lin à grains reposait de travers sur une botte de roseaux. Deux poules énormes circulaient de ci, de là, cherchant où dormir, et en attendant menaçaient de leur fiente la jarre au beurre couchée par terre. Sans le feu et la bougie il aurait fait nuit noire, car les murs n'étaient percés que d'étroites ouvertures calculées pour laisser juste passer la volaille. Fa¬ tima, toutes les fois qu'elle remettait du doum au feu, re¬ tournait à sa pâte sans se soucier des brindilles collées à ses doigts. — Vraiment, fis-je, ici vous ne faites pas le pain pro> prement ! File éclata de rire, 485 — Y a-t-il plus propre que le feu, Malika ? Le pain, ce fils de l'eau, ne passe-t-il pas ensuite sur les langues de la flamme ? —- Et pourquoi mettre ta bougie sur une bouteille ? Dans mon pays on a des bougeoirs brillants comme de l'or ! Elle ne répondit rien, trop occupée à renifler. — Ne finiras-tu pas d'avaler ce qui coule de ton nez et de tes yeux ? — Chez nous, Malika, dès que le feu brille, tous les nez font de la musique, tous les yeux deviennent des sour¬ ces ! Ne sens-tu pas comme cette fumée est parfumée ? Le doum, c'est notre santal, petite sultane. Il fallait en convenir : cette fumée sentait bon. Je n'en répliquai pas moins : — Si j'avais été élevée avec toi, je trouverais peut-être ce parfum délicieux ! Quand je pense que serais aussi mal¬ propre que vous autres, je remercie le bon Dieu d'avoir fait de moi une Fassia ! — Que veux-tu, ma jolie, à Fès ne vivent que des riches ! — Ce n'est pas vrai ! Mon père est pauvre. Dis plutôt qu'il y a des pauvres propres et des pauvres sales ! Les yeux commençaient à me cuire. Et voilà qu'à mon tour, je me surpris à renifler ! Fatima éclata de rire. — Tu vois ! Toi aussi ! Renifle, Malika ! Pleure, Ma¬ lika ! Renifle et pleure, te voilà tout de même redevenue une fille de ton pays ! La grosse voix d'Omar retentit à la porte. — Pas encore prêt ce pain ? Vite, vite i Tout le mon¬ de a faim ! Fatima se dépêcha d'écarter les pierres brûlantes pour y poser le plat à la place du chaudrop. Reniflant de plus belle, 486 elle ramassa par terre des bouts de roseau dont elle se servit pour décoller la pâte du fond. Dans sa hâte, elle retourna le pain avec tant de force que le plat se fendit en quatre. Je me mis à rire : — Voilà ton pain dans le feu ! — Tais-toi, tais-toi ! Si tu ne dis rien, tu auras un œuf ! — Donne-le tout de suite, alors ! — Ce n'est pas ce qui manque ! Elle me prit par la main, me conduisit vers une grosse poule immobile sur le rebord d'une des fenêtres et me fit voir un œuf sous son aile. Vite elle ramassa les morceaux du plat, les cacha dans un panier qu'elle pendit au plafond, reprit de la farine, la mélangea avec de l'eau dans un autre plat. 'A ce moment Omar apparut dans l'embrasure. Il se plia presqu'en deux pour passer sous la porte et, en se redressant, se cogna la tête au panier. — Qu'est-ce ? Un plat cassé ? C'est ça que j'ai senti une odeur de brûlé ! - Je te dis fais vite. Alors tu esquintes tout ! — C'est toi avec ton dépêche-toi, marmotta Fatima... — Puisque c'est ma faute, tiens ! Il lui donna une gifle et sortit comme si de rien n'était. Fatima tout en pleurant se remit à frapper la pâte. — Pourquoi, dis-je, laisses-tu couler dans le plat ta sa¬ live et la moitié de l'eau de tes yeux ? Fais le pain propre¬ ment ou je vais me plaindre à mon cousin ! — Chut ! Chut ! fit-elle, déjà souriante. Si tu fais ça, tu n'auras pas l'œuf ! 487 Un appel longuement modulé vrilla l'espace. Cela devait venir de l'extrémité du douar. — Ahahahah Fatima ! L'interpellée avait mis ses mains en cornet. — Ouiiiii cria-t-elle. — Ahaaaaaah ! Fatima ! Pourrais-tu me donner du feu ? — Ouiiiii ! Viens ! Une vieille pliée en deux entra un moment après, un paquet de doum à la main. Elle prit de la braise avec ses doigts aussi tranquillement que si c'eût été de la terre, la mit au milieu de son doum et s'en fut en soufflant dessus. — A Fès, observai-je, on se sert de pincettes ! — Nos mains n'ont pas peur du feu, Malika ! Elle sortit chercher quelque chose. J'en profitai pour aller vers la poule. Celle-ci ne crut pas devoir me traiter comme une personne de la famille. —- Krrrou, krrrou, krrrou, fit-elle, dardant sur moi une tête de serpent en colère. -— Voyons, fis-je, en avançant doucement la main, pourquoi me fais-tu krrrou, krrrou ? N'as-tu pas entendu la femme de mon cousin me promettre un œuf ? Déjà je tenais ma réponse : un fameux coup de bec ! — Tout de même, dis-je en pleurant, pourquoi m'a- t-elle piqué comme ça ? Voilà que je saigne ! Je pris un bâton, mais elle ne m'attendit pas, et je dé¬ couvris avec ravissement une vingtaine d'œufs bien rangés les uns contre les autres! Alors, par une inspiration du Chi- tan, je donnai un coup de mon bâton sur l'œuf le plus pro¬ che. O surprise ! Voilà que je vois une petite tête de poule ! 8 488 Sans tenir compte des cot cot cot de la poule je voulus voir s'il y avait aussi une tête dans le second œuf, puis dans le troisième, et je les cassai tous l'un après d'autre, en me disant: — Mais alors, quand je mange des œufs, peut-être qu'il naît des petites poules dans mon ventre ! C'est pour ça que parfois j'entends mon ventre qui chante ! Les cot cot cot de plus en plus furieux firent que Fatima revint en courant. Elle s'arrêta court, claqua ses cuisses. — Ouili, Ouili ! Qu'est-ce que tu m'as fait là ! — Ecoute, dis-je, pas la peine que tu me grondes : je ne veux plus l'œuf, parce qu'il en sortirait une petite poule dans mon ventre, et que je l'entendrais chanter tout le temps ! Elle m'enleva de force dans ses bras et me conduisit ainsi dans la chambre de maman, où elle raconta l'histoire avec volubilité. Je m'écriai : — Elle aussi a fait des sottises ! Attends papa, je vais te dire... Papa, au lieu de m'écouter, prit une corde et commença à me battre. Mes cousins, accourus au bruit, intercédèrent pour moi. Fatiguée, je passai des larmes au sommeil sans m'en ren¬ dre compte. François Bonjean. 489 Dj erba 1 Ile des Cynopkage^ ...J'envie ceux qui l'ont abordée après une vraie navigation, les barcassiers venus du nord pour charger des gargoulettes, ou en¬ core les passagers de l'arche biblique qu'on voit une fois la semaine arriver de Sfax avec sa cargaison d'Arabes hiératiques, de volailles, de caisses, et de Juives en pantalon bouffant. Je ne l'ai pas vue de loin naître sur la mer. Subite fut son apparition ; on eût dit un cli¬ ché stéréoscopique, qu'une autre vue aussitôt allait remplacer. De¬ puis Médenine lo route se dévidait au milieu de la steppe ; à peine si en un lieu des ruines en désordre rappelaient que la vie autrefois avait existé dans ce désert sans eau. Au haut d'une butte, la voiture s'engagea dans un chemin encaissé, et comme taillé à la hache dans les terres rouges. Au bas de la pente le plus tranquille des lacs. On parle ailleurs de Mer Adriatique, Ionienne ou Tyrrhénée, appella¬ tions changeantes de la multiple Méditerranée ; j'étais ici en pré¬ sence de la mer de Bou Grara, la plus modeste mais celle dont le nom s'insère le plus naturellement dans le chant des poètes. In¬ sectes noirs, des barques de pêche étaient disséminées sans ordre sur l'eau polie comme un miroir. Le bras de mer n'était agité d'au¬ cun souffle : un grand fossé creusé entre l'île et la côte. Cette île même, ne me semblait-elle alors immergée autant qu'émergée ? Sur toute la face offerte à mon regard, je ne distin¬ guais malgré la faible distance, à peine plus d'un mille, que la for- 490 me grêle de palmiers innombrables et la pellicule sans épaisseur de la terre qui les portait. Tout ce que je voyais de l'île, et tout ce que j'en devinais par-delà les extrêmes bords visibles, c'était une feuille de nénuphar flottant sur l'eau d'un lac, et qui d'un instant à l'autre allait peut-être disparaître, engloutie dans un remous subit.. . Vint ensuite non pas l'émerveillement, mais la crainte : n'al¬ lait-il falloir faire un effort pour s'éprendre d'une terre aussi pla¬ te ? Je ne devais le savoir que plus tard, au moment de reprendre la vedette, et dans le tumulte des villes où des images de blancheur me poursuivaient. Lorsqu'on débarque à Adjim, on se sent déjà investi par le pouvoir de l'île, et on ne songe pas à se rebeller. Une flotiIle croise tout près du rivage : des Maltais pèchent à la lunette, des Arabes semblent ne jouir que de la lumière et de l'air. Les em¬ barcations au repos en eau peu profonde sont réduites au sque¬ lette, les autres caracolent, échangeant comme des saluts de cour¬ toisie les claqqements de leurs voiles couleur d'abricot mûr. C'est ici que l'été la pêche au mérou attire insulaires et étrangers : dès que dans l'eau transparente le poisson est signalé, l'Arabe a tôt fait d'ôter son unique vêtement et de plonger, nu comme une sta¬ tue vivante, jusqu'à sa proie. Au loin, le continent déroule la ligne de ses falaises rouges avec une monotonie qui serre le cœur. Il faut l'oublier, lui tourner le dos, prendre la pesante « postale » (il y a des autobus, hélas) qui attend le bon vouloir du voyageur, et traverser l'île du sud au nord. Djerba paie la rançon de sa plati¬ tude et de son opulence : des routes d'asphalte la sillonnent. Un trajet de vingt-deux kilomètres sépare Adjim d'Houmt-Souk, la ca¬ pitale : à la surprise du nouveau venu, la route sinue entre les champs et les olivettes sans que jamais un village soit visible. Le nouveau venu a probablement oublié l'observation des géographes anciens, unanimes à noter la dispersion de l'habitat sur ce sol voué à l'agriculture. Une maison blanche, toujours en retrait de la route, apparaît de loin en loin au milieu des vergers : l'aboi des chiens signale des présences mais nul visage indiscret ne se montre sur le 491 seuil. Le Djerbien est peu curieux, c'est la forme sous laquelle survit sa xénophobie d'antan. Parlant des insulaires, le chérif El Edrisi, à qui nous devons une Géographie Universelle, écrivait en 1 1 54 : « Si un voyageur étran¬ ger s'avise de tirer de l'eau de leurs puits pour boire, et qu'ils s'en aperçoivent, ils le maltraitent, le chassent du pays et mettent le puits à sec ». C'est ainsi que furent repoussés au XVI II" siècle les équipages du comte de Sandwich. Je doute que cette pratique soit poursuivie ; l'eau est devenue dans les années de sécheresse un liqui¬ de trop précieux pour que l'on comble par perversité pure les citernes. Et puis la civilisation en marche a appris aux hommes, parmi les vertus sociales, celle d'hypocrisie, qui se pare parfois du nom de to¬ lérance. On nous dit que les Djerbiens du temps jadis refusaient, avec l'eau, le droit d'aborder à leur rivage : c'est qu'ils avaient, avec des âmes de possédants, l'instinct jaloux d'un peuple conserva¬ teur. Ils l'ont gardé, voilé peut-être, mais intact. Je ne vois que les Britanniques pour être aussi particularistes, pour vivre séparés de leurs voisins, à la campagne, dans leurs jardins. Longtemps l'île a été divisée non pas en villages, mais en « houmt », mot qui à l'origine voulait dire « cinquième » (on pense d'instinct aux « ses- tieri » de Venise). Si Houmt-Souk, le quartier du marché, a prédomi¬ né, c'est qu'il a bien fallu se grouper pour tenir tête à l'envahisseur, et organiser la défense : les insulaires ont dû subir mille vexations avant de jouir en paix de leur « splendide isolement ». Quant aux communautés juives, je ne les cite que pour opposer leurs blocs ser¬ rés à le dispersion des demeures arabes : ils proclament la ténacité de la race qui en tout lieu éprouve le besoin de se sentir les coudes. Houmt-Souk, est-ce bien une capitale ? Partout ailleurs, on en douterait : tout y est si paisible, agreste, et silencieux. Les champs poussent une pointe jusqu'aux abords du centre. De ma fenêtre je voyais, de l'autre côté du chemin, une petite mosquée autour de la¬ quelle le bétail broutait tout le long du jour. A deux pas de la poste, 492 criblées de taches de soleil, des Bédouines aux tatouages indigo com¬ me leurs robes, lavaient le linge sous la retombée d'un bouquet d'eucalyptus. Là où les rues ont droit à ce nom, il suffit de passer à cheval pour voir, tant les maisons sont basses, l'enfilade des ter¬ rasses où sèche le bois d'olivier, et plus loin la campagne avec ses hautes palmes. La nature enserre la ville blanche et bleue, l'aère, et la pénètre : l'air paraît si léger à Djerba, et si pur le ciel, que le rythme de la vie s'en trouve facilité. En plein hiver, j'y ai connu des journées fleuries de séductions printanières. Le sable, qui feutre les pas des bêtes et .des gens, était d'une blondeur de moisson mûre, et les citronniers en fleur attiraient déjà les abeilles. Qu'on ne me dise pas surtout que c'est le pays de la mesure : ce serait un bien mince éloge. La pluie s'étant mise à tomber, ce furent des trombes qui s'abattirent, des cataractes qui transformèrent les rues en rivières et les places en lacs. Dans mon appartement l'eau ruis¬ selait, et trouvait sa pente naturelle, comme une habituée, sur le dallage incliné. Ce fut un jour mémorable, et les « éperons verts » d'honneur furent décernés aux étrangers de passage. Le lendemain la terre était parsemée d'une tendre verdure, et elle exhalait encore cette odeur presque animale qu'on sent trop rarement sur le con¬ tinent. L'île entière n'était qu'un jardin tout ondoyé de fraîcheur. La tradition des érudits et le cachet de la poste locale identi¬ fient Djerba de façon indiscutable comme la patrie des Lotophages « ce peuple qui n'a pour tout mets, qu'une fleur ». Les trois hom¬ mes de l'équipage d'Ulysse qui goûtèrent à la fleur faillirent perdre la mémoire de leur mission, et il fallut de force les ramener sur le vaisseau. Des flots d'encre ont coulé, des fronts se sont ridés dans la tentative d'élucider cette belle légende, comme si les légendes cé¬ daient leur secret aux hommes trop austères que ne visite pas l'es¬ prit d'Ariel. N'a-t-on précisément essayé de localiser l'île de la Tempête shakespearienne ? On noircirait des pages à seulement énumérer les interprétations des quelques versets homériques auxquels Djerba doit sa glpire. Le lotos, affirment les uns, est un fruit fabuleux de l'âge d'or dont tou- 493 te trace est perdue (gageons qu'on le reconstituera à l'aide d'un pépin retrouvé à la manière de Cuvier qui bâtissait le squelette à partir d'un seul os). D'autres, qui soupçonnent les poètes de s'ex- primer par analogies, ont proposé tour à tour la datte, la caroube, la jujube, la figue de Barbarie. Tout cela est fort ingénieux, mais inutile infiniment, et sans plausibilité. Victor Bérard lui-même, si volontiers catégorique, avance avec circonspection une. hypothèse assez vraisemblable. Les navigateurs antiques, dit-il en substance, distinguaient les peuples étrangers suivant leur nourriture de base. L'île sablonneuse de la Petite Syrte était réputée pour l'abondance et la variété de ses fruits : le poète ne pouvait-il les désigner tous d'un mot unique, emprunté à la langue noble ou à quelque dia¬ lecte étranger P II a pu, reprenant une plaisanterie chère aux ma¬ telots de son temps, jouer sur les mots lotos et léthé, ce dernier dési¬ gnant le fleuve d'oubli. Les grands esprits n'ont jamais reculé de¬ vant le calembour, .et l'Evangile nous en a transmis un qui est de taille : « Tu es Pierre, et sur cette pierre j'édifierai mon Eglise ». Arrêtons-nous, faute de mieux, à l'appellation « mangeurs de fruits » : celle d'«ichtyophages » avait dû paraître insuffisamment distinctive. Et cependant, j'ai vu partout briller des ventres de pois¬ sons, et jusque sur la pauvre place de Cédouikech où les créatures encore vivantes frétillaient dans la poussière. Partout à Djerba j'ai senti flotter autour des maisons ce puissant fumet que dégagent sur la braise poisson et piments mêlés d'herbes aromatiques : le même qu'à Tanger et au Pirée, le même qu'à Calafat sur le Danube et à Varna sur la Mer Noire : parenté des peuples de l'Orient et de la Mer. Manger des fruits est d'une saine hygiène : le poisson par ail¬ leurs assure au cerveau la clarté, à l'ossature un riche apport de phosphore, aux facultés génésiques une vertu peu commune. Les Djerbiens ignorent le paludisme ; ils sont fort bons calculateurs, leur thorax large est bien connu des médecins militaires, on les dit enfin fort gaillards au déduit. Mais cette tendance à l'empâtement que beaucoup d'entre eux manifestent très tôt, ne leur viendrait- 494 elle d'une coutume alimentaire qui leur est propre ? Ils mangent., , du chien, et ces prétendus lotophages sont à la lettre, sans que le doute soit permis, des cynophages. Ils en donnent, sous forme de ragoût relevé de poivrons, à leurs fiancées et à leurs jeunes épou¬ ses, pour que leurs formes soient étoffées et rebondies : la maigreur féminine n'a jamais exercé que peu d'attrait sur le cœur d'un sémite. On ne les voit jamais tuer de chien, encore moins le manger, en présence d'un homme qui n'est pas de leur race ; parle-t-on devant eux de cette coutume, ils l'attribuent avec des sourires entendus à leurs voisins de Gabès. Ils n'en est pas moins vrai que dans l'île les chiens pullulent, et que dans la multitude les holocaustes pas¬ sent inaperçus : j'aime à croire que j'en ai mangé sans m'en aper¬ cevoir. Je ne trouve rien d'inavouable dans ces festins de gourmets dont tout le monde parle à mots couverts. Ils ont pour eux une antiquité vénérable. Justin nous apprend que les Phéniciens fixés à Carthage avaient adopté la coutume des sacrifices humains et la nourriture de viande canine. Leurs descendants n'ont conservé que la plus anodine des deux pratiques ; j'en connais bien un qui a mangé une côtelette d'homme, mais c'était au cours d'un repas de carabins, après une opération chirurgicale. Des fumeurs de kif m'ont dit n'ap¬ précier pleinement leur pipe qu'après un ragoût de chien fortement épicé. En voici assez, semble-t-il, pour que l'administration des Postes insulaires, unissant dans un souci de vérité le pittoresque et l'authentique, substitue à son présent timbre humide la mention plus, véridique : « Visitez Djerba, l'île des Cynophages ». Visite pleine d'enseignement pour celui qui ne se contente pas d'enregistrer la couleur changeante des couchers de soleil. Il peut aller plus avant, jusqu'à l'étude de la race et de la religion ; bien que ce ne soit pas ici mon propos, il me faut dire un mot et de l'une et de l'autre. Les Djerbiens, qui se mélangent peu avec les étran-' gers, même lorsqu'il émigrent, appartiennent à la race berbère, et c'est un dialecte berbère, à l'exclusion de l'arabe, qui est parlé dans la plus grande partie de l'île Se réclamer d'une race pure me pa- * 495 raît follement arbitraire ; celle-ci a subi depuis des siècles force brassages insidieux et massifs, mais la communauté de langue suf¬ fit à indiquer une origine commune. Des millénaires de non-résis¬ tance au milieu, d'abandon à l'euphorie d'un climat désespérément doux, ont réduit chez les êtres la tonicité des muscles, et atrophié leurs facultés énergétiques : encore une parenté, dont ils ne son¬ gent guère, ce me semble, à faire état. Prédestinés comme ils l'étaient à l'immobilité de la vie contem¬ plative, les Djerbiens sont insulaires jusque dans les formes de leur vie religieuse. Ils ne suivent pas la sunna, ou tradition du Prophète. Descendants spirituels de ces Douze Mille qui renièrent Ali, gendre de Mahomet, parce qu'il transigeait avec son rival au lieu de le combattre, ils pratiquent le kharedjisme, dont on a dit souvent qu'il est le protestantisme de l'Islam. L'approximation est boiteuse : il n'existe en réalité entre l'orthodoxie et le schisme aucune différen¬ ce profonde de dogme. La relation serait plutôt celle du puritanisme vis-à-vis des sectes protestantes. Les Kharedjites sont rigoristes dans l'observance du rituel, et leur plus grand souci est de respecter la iettre ae la loi. Puristes, fanatiques de la forme, les wahabites, qui sont à Djerba les extrémistes de cette tendance ont toujours peur de transgresser la règle, et leur zèle les porte à des excès incompréhen¬ sibles gux autres musulmans ; c'est ainsi qu'ils commencent le jeûne de Ramadan un jour avant les orthodoxes, et qu'ils le prolongent de vingt-quatre heures'. Ils craignent d'avaler leur salive, ce qui serait péché ; d'où l'origine, et l'excuse, de tant de nobles crachats. On dit même — mais là je m'efface derrière la tradition — qu'ils ô.tent leur culotte avant de faire leur prière, pour apparaître plus purs devant la divinité. Je ne vois dans tous ces traits que forma¬ lisme — mais peut-être la spiritualité leur est-elle donnée par sur¬ croît ? Comme les Mozabites, leurs frères de schisme, les Djerbiens sont des commerçants-nés : ils ont l'esprit pondéré comme le corps. Tous les épiciers de Tunis sont originaires de l'île ; qui ne les a vus, l'air absent et le visage pâle, debout jusqu'au milieu de la nuit devant 496 leurs boîtes de conserves ? Des années durant, ils attendent le jour où ils retrouveront leur « rnenzel » sous les palmes, et la femme, ou les femmes qu'ils ont laissées au pays. De temps à autre ils envoient leur commis, un garçon déjà lunaire comme son maître, porter à la banque un sac de toile tintinnabulant de monnaies. Ils se rencon¬ trent le vendredi à la mosquée du Souk-el-Leffa, échangent des nou¬ velles de l'île ou de leurs frères devenus gros marchands à Beyrouth au Caire, à Alexandrie. L'aisance leur crée des devoirs, et l'esprit d'entr'aide qui les cimente. On chercherait en vain dans la capitale de la Régence un mendiant, ou un chômeur djerbien. Dès qu'un in¬ digent est signalé, la communauté organise une collecte, et le rapa¬ trie sans tarder : le trait est digne des quakers anglo-saxons. Là-bas, dans l'île calme, l'esprit de négoce trouve encore à s'exer¬ cer dans sa ligne traditionnelle. A Midoun, sur une place publique qui était plutôt une clairière entre deux vergers odorants, j'ai vu un magasin semblable à la caverne d'Ali Baba ; une épicerie disait-on, mais on y pouvait chercher des meubles, et des objets divers allant de l'humble paquet de bougies à la motocyclette du dernier modèle. Assez parlé de la caste épicière, qui a donné à l'île d'insignes personnages. On a peine à reconnaître en ses membres, tous placi¬ des, tous nantis, les fils de ceux qui se soulevèrent contre les Romains, contre les Byzantins, contre Roger de Sicile, contre les Catalans, contre les Turcs, enfin contre les Espagnols. Avec l'habitude de la défaite, ils ont pris celle de la résignation. Il est dans l'île de Meninx une autre aristocratie, celle des artisans ; les tisserands d'abord. Leurs ateliers, très bas, ont des façades et des toits en arête vive qui forment un contraste inattendu avec les coupoles partout ré¬ pandues autour d'eux. Le cadre de l'industrie demeure familial : les femmes filent la laine, les hommes la tissent ensuite sur leurs mé¬ tiers archaïques. Ainsi faisaient-ils avant l'occupation romaine ; ils continuent sans changement au siècle de l'avion. Laconiques, agiles de la main et du pied, ils tissent la trame de leur propre vie, jus¬ qu'au jour où la Parque donne au fil le dernier coup de ciseaux. De- 497 vant leurs portes, on voit des vapeurs s'élever de chaudrons pleins de matières colorantes. Au temps d'Hérodote et à celui de Pline leur pourpre était déjà vantée ; elle conserve sa réputation, et leurs lai¬ nages bariolés, immuables dans leur disposition longitudinale, font la joie de l'œil et du toucher. A Guellala, vers le sud, demeurent les potiers. Sur une éminence la route un instant serpente, et l'on est délivré d'une oppression : on voit enfin la mer, et l'on échappe à la platitude ! Ces terres rou¬ ges, torturées, presque nues, fissurées de crevasses ce sont les Alpes Djerbiennes, qui s'élèvent à quarante mètres d'altitude. Comme des termites, les potiers les forent et les désagrègent : beaucoup de gé¬ nérations's'useront encore à ce jeu, et les terres seront toujours iné¬ puisées. Plus avares de paroles que les tisserands, plus retirés du monde, les potiers de Guellala façonnent leur glaise d'un pouce in¬ telligent, écoutent les touristes, et font tourner entre leurs doigts hu¬ mides la belle matière vivante qui prend forme et devient exposée à la mort. Tout près d'eux, qui vivent sous la terre, resplendit la mer de Bou Grara où ne passe nul navire. Par contre, on y voit cingler mainte voile latine, et la circulation des barques y est aussi active que celle des cargos dans le Pas de Calais. Ces barques sont pour la plupart du type « kamaki » : effi¬ lées, légères, homériques. On sait que les eaux de Djerba sont riches en éponges. Les Grecs ont eu longtemps le monopole de cette pêche, qui décline sensiblement depuis quelques années. J'ai trouvé fermée leur église blanche et bloue, abandonnée parmi les roseaux. Ceux qui restaient m'ont dit que l'industrie allemande'de l'éponge artificielle leur avait porté un coup mortel. Peut-être, mais ils ont tué de leurs propres mains la poule aux œufs d'or. Ils ont imaginé d'accélérer le rendement en péchant à la gangave, sorte de filet dont les crocs mé¬ talliques arrachent mais en même temps détruisent les fonds spongi- fères. On étudie cette année la mise en service de bateaux garde- pêche d'un modèle identique à celui des gangaviers ; il est question de saisir les chaînes dépassant une certaine dimension, de délimiter 498 fes zones de pêche et d'y imposer un roulement bi-annuel. Puissent les policiers de la mer inspirer aux Grecs et aux Maltais assez de crainte pour qu'ils reprennent l'habitude ancienne : ia plongée, le scaphandre, et la cueillette à la main, comme d'une fleur vivante. * He * Formant deux îlots dans l'île, deux nappes d'huile dans un lac de montagne, les communautés juives de Djerba poursuivent au milieu des races mêlées une vie autonome, ô comble de l'insularité ! Ces Juifs sont-ils venus directement de Jérusalem après la destruction du Temple ? Leurs colonies djerbiennes sont devenues elles-mêmes des centres d'attraction, et leurs frères lointains affluent chaque année du Maroc, de Tripolitaine, d'Europe Centrale, porter leurs offrandes et prier dans la synagogue de la Graïba. C'est, en rase campagne, un édifice plat et sans architecture ; des fenêtres en verre blanc laissent entrer un jour trop cru dans une salle encombrée de bancs, de pupi¬ tres, de cierges et de lustres. Chacun prie pour son compte à haute voix, des enfants circulent comme dans un champ de foire, des vieil¬ lards aux robes vertes d'usure déchiffrent des grimoires vénérables. Il en est un que. l'on voit rarement, et auquel les Purs seuls peuvent toucher : le manuscrit primitif de la Loi, qui fut apporté au temps de l'exil du pays des aïeux. On sort, et l'on trouve plus de divin dans l'air que dans le bruit et l'étouffement du temple. De l'autre côté du chemin s'étend un bâtiment sans fantaisie, dont les fenêtres s'ouvrent sur l'intérieur. Ces alvéoles sont les cellules où les pèlerins s'empilent avec leurs pa¬ quets de hardes, confondant leurs barbes fluviales et habitées. Il semble que dans cette lamaserie djerbienne hygiène et piété soient des qualités incompatibles. A dix minutes de marche, tout somnole dans le village de Hara- Srira. Les maisons blanches et bleues y sont d'un cubisme abstrait 499 que ne relève la fioriture d'aucun arbre. Des juives pleines de di¬ gnité, le front ceint d'un diadème lourd de sequins, dandinent leurs belles formes dans les rues où flotte une odeur de poisson pourri. Moulés dans leur boléro bleu, les hommes au visage broussailleux pro¬ phètes obscurs qui s'appellent Moïse, Abraham, Mardochée, Haba- kuk, vous regardent sans vous voir, comme si vous étiez un corps gazeux ; ils ont atteint à cette forme de la contemplation qui con¬ fine à la catalepsie. Sur ces scènes de torpeur et d'étrangeté le soleil jette son éclat, ce miracle chaque jour renouvelé. Grâce à lui rien n'est tout à fait sordide, ni repoussant. Mais le soir, quand le village est livré à l'om¬ bre et aux chats rôdeurs ? On y doit avoir le cœur saisi, au milieu des maisons aveugles cernées par les champs que les hommes ne travail¬ lent pas. Rares sont ceux qui en ont fait l'expérience, car la com¬ munauté se ferme comme la poterne d'un château-fort. Au coucher du soleil, le buraliste arabe cadenasse sa boutique, enfourche sa bi¬ cyclette, et quitte jusqu'au lendemain le village que son déport res¬ titue à la pureté. Il traversera Hara-Kebira, plus vaste et moins se¬ crète aussi, parce que plus voisine de la capitale, et il saluera com¬ me un compagnon silencieux cet énorme olivier noueux qui empiète sur le chemin, tel une frontière dressée entre deux mondes. * ** La nuit, le phare de Taguerness lève vers les étoiles sa tête haute de soixante-quatre mètres, et balaie la mer d'un bras long de vingt milles. Il ne signale pas d'écueils comme la plupart des feux, mais les sèches de sable qui abondent dans ces eaux. Par elles l'île est à de¬ mi continentale, et cela même vers le large : aucun bateau d'impor¬ tance ne peut toucher à Houmt-Souk, ils escalent à plusieurs milles 500 en mer, et des barques menues transbordent la marchandise. Au sud- est, depuis le silencieux finistère d'EI Kantara on aperçoit de façon sensible le cordon ombilical qui rattache Djerba à la terre maternelle. Le terme arabe est la transcription d'un mot latin Pons Zita : c'est ici que les Romains avaient édifié une chaussée de maçonnerie en tra¬ vers du chenal. Après deux mille ans les soubassements demeurent, et servent de support à une ligne de poteaux télégraphiques. Les barques jointes, rudimentairement adaptées au transport des voitu¬ res, suivent son tracé irrégulier jusqu'à El Kantara-Continent. C'est l'ancienne route des armées, celle qui porta les légions d'un peuple conquérant mais ami de la terre ferme.. . Un peu à l'est se trouve un gué qui fut longtemps utilisé des Arabes : complètement immergé, mais marqué par les ruines de deux fortins, il correspond à des fonds moyens de soixante centimètres. Trek el Djmel, le nom l'indique, servait de piste aux chameaux dont l'eau atteignait à peine le poi¬ trail. La belle image surréaliste : Djerba, bijou en forme de molaire, attachée à la gorge de l'Afrique par une chaîne de poteaux télégra¬ phiques et par une pendeloque de chameaux vivants.. . * %* Avant de quitter l'île qu'un géographe appela par erreur Zoto- phac (vive les erreurs harmonieuses), errons sans but dans la cam¬ pagne : non pas en auto, ou même à bicyclette, comme le font les naturels, si vains de leurs fixe-chaussettes. Des femmes voilées de bleu circulent d'un pas leste, faisant tinter leur collier au nom roma¬ nesque, (mahboub, le bien aimé (1). Leur peplos à l'antique est (1) Un hameau de l'île porte également le nom de Mahboubinç, les Bien- aimées. 501 agrafé sur l'épaule par une fibule d'argent : et sur leur tête, posé droit comme une tour, on voit encore, tressé de fibres de palmier, le pétase des I les de la Très-Verte. Si Malte, par le nombre de ses églises et de ses couvents, mérite le titre d'Ile Sonnante, celle-ci est par contre l'île des blanches mos¬ quées. Les plus riches sont surmontées d'un minaret ottoman : d'au¬ tres, rustiques et basses, sont riches de leur seule simplicité : la gracilité de leurs formes et la blancheur de leurs murs. Plus d'une seule au milieu des champs, semble faite pour le repos de l'œil et pour une élévation passagère du voyageur. * * * Le seul homme vivant à qui je porte un sentiment d'envie, M. Aubert de la Rue, a pu écrire un chapitre sur les îles-nécropoles. Un jour, à bord de la « Santa Teresa di Gallura » qui s'acharnait contre les courants des Bouches de Bonifacio, j'ai salué les désertiques La- vezzi, où dorment les six cents naufragés de la « Sémillante ». Un mien ami, poète passionné de navigation, s'est rendu en pèlerinage à Cabrera des Baléares, où moururent de faim des milliers de soldats de Napoléon, faits prisonniers et abandonnés à leur sort. Pour moi, je n'ai pu me recueillir que devant l'emplacement de la Tour des Crânes, à Djerba. En l'an 1 560, une flotte de 30.000 hommes fut équipée par Phi¬ lippe Il dans le but d'aller forcer Dragut dans son repaire de Tripoli (on sait que le corsaire devait périr sous les murailles de Malte cinq ans plus tard). Le duc de Medina-Cœli, vice-roi de Sicile, qui avait pris la tête de l'expédition, voulut s'assurer un établissement à Djer¬ ba, et obtint sans trop de peine la capitulation du cheikh. Espagnols{ 502 Italiens, et soldats de la Religion édifièrent des bastions sur toutes les faces de l'île, mais Dragut, assisté de la flotte turque, effectua un débarquement et mit le siège devant le Château de l'ouest. Galiotes et brigantines furent mises en déroute, avec la galère capit.ane qui battait pavillon pontifical. La garnison du fort résista vaillamment sous les ordres de don Alvar de Sande, galant homme mais piètre stratège : après trois mois, lorsqu'il n'y eut plus de bois pour distiller l'eau de mer, et lorsque les derniers chevaux eurent été mangés, il fallut capituler. Ce fut une tuérie sans rémission : tous les occupants du fort, in¬ capables de résistance, furent passés par le sabre. Bien que vraisem¬ blablement inhumés, leurs corps furent ensuite repris à la terre lors¬ que la putréfaction eut fait son œuvre. On fit avec les ossements une monstrueuse bouillie liée de chaux, et pendant trois siècles se dressa sur la côte septentrionale de Djerba une pyramide de trente pieds fai¬ te de tibias et de crânes. Ne croyons pas que les Barbaresques aient eu l'exclusivité du macabre : les Suisses vainqueurs du Téméraire à Morat avaient plongé dans la chaux huit mille cadavres d'ennemis, qu'ils groupèrent ensuite en un ossuaire. A Rome, dans les cryptes du Couvent des Capucins, à Evora, dans une chapelle de l'Eglise Saint-François, on peut admirer les marqueteries d'ossements dont les murs sont incrustés. Il est vrai que c'est par souci d'art, alors qu'ici c'était une démonstration exemplaire. Les navires se détournaient avec horreur de la pyramide des Trépassés ; à sa vue, les enfants de l'île renflammaient une haine séculaire. Et Dragut l'invincible, qui avait peut-être perdu un être cher dans le massacre, ne venait-il, Hamlet habité d'une authentique folie, chercher le regard de son Yorick parmi les orbites vides ? En 1 848. des personnages consulaires à qui faisait défaut le sens shakespearien de la destinée obtinrent que fût abattue la Tour des Crânes, que le temps avait respectée. Lorsqu'on tria les débris pour 503 les porter au cimetièrè on trouva, parmi les restes de Chrétiens et de Musulmans confondus, des mâchoires de chevaux et une longue che¬ velure de femme. Du siège de Numance à celui de l'Alcazar, ah que l'Histoire est monotone.. . Là où fut un témoignage de l'inhumanité des hommes, rien ne demeure, qu'une stèle, et le souvenir d'un méchant poëme de Sca- lesi. Nous nous méfions aujourd'hui des entraînements romantiques, même après la mort, surtout après la mort, qui permet de tout ou¬ blier. J'aimerais que rien ne fût nié de ce qui a été, pour la seule et accablante raison que cela a été l'injuste avec l'équitable, le mons¬ trueux avec le beau. De l'un comme de l'autre nous portons le pou¬ voir en nous, et n'aimons pas que cela soit rappelé:ainsi nous don¬ nons-nous l'illusion de réinventer la vie. La table rase est plus facile que la vérité, cette femme qui sortant d'un puits bourbeux a besoin d'être décrassée :pourquoi la table rase laisse l'esprit insatisfait. Djer- ba peut m'enchanter par la paix de ses jardins et la pureté de son ciel : il manque à sa vérité la Tour des Crânes. Armand Guibert. 504 La Société Berbère II Tyrannie de la famille et de la tribu Consentement et zèle de l'individu Manque de spécialisation, absence totale de hiérarchie sociale, cette image ressemblerait plutôt à celle du troupeau qu'à celle d'hommes égaux et libres et jaloux de leur liberté. Peut-être la vigueur avec laquelle les Berbères ont de tout temps combattu pour sauvegarder leur vie de citoyens libres et égaux ferait-elle penser le contraire. Mais ils ne mènent nullement la vie de la cité antique, ils mènent celle de la ruche : tout pour le groupe, fin suprême devant quoi l'in¬ dividu ne compte pas. Tout Berbère se doit corps et âme aux deux groupements dont dépend toute sa vie politique : sa famille d'abord, sa tribu ensuite. Devant le membre de la famille, l'individu ne compte pas, sa volonté s'efface de¬ vant « ce qui convient » à l'idéal traditionnel des siens, et il sera réputé « homme de bien » non seulement quand il aura servi cet idéal bon gré mal gré, mais quand il l'aura fait sien et qu'il aura donné sa vie pour lui. Cela s'explique par les lois de la vendetta kabyle : le meurtre d'un homme amène automatiquement celui du meurtrier ou d'un de ses parents, le meurtre est une atteinte à l'honneur de tous les 50,5 parents de la victime, même les plus éloignés. Un bon ka¬ byle doit venger son gendre ou un cousin obscur, voire un individu n'ayant de commun avec lui que le sof. De deux familles se combattant, la plus forte est naturellement celle qui dispose du plus grand nombre de mâles, puisqu'elle peut exterminer ses adversaires et laisser des mâles survivre pour l'empêcher de s'éteindre. De pareils drames sont tou¬ jours pendants en Kabylie, chaque famille ne considère les siens que comme des chiffres, des unités inertes. La loi du nombre, cette prédilection que les Berbères semblent avoir pour le signe égal, cette frénésie du chiffre, dominent tout. La tribu à son tour ne considère les siens que comme les unités d'un tout, car les guerres entre tribus sont également des vendettas. Elles ne se font presque jamais pour occuper un territoire ; à l'époque précédant immédiatement l'occu¬ pation française, tout au moins, toutes les tribus avaient un domaine stable depuis longtemps délimité. Les guerres (comme tout, en Kabylie) se font pour rétablir la balance de l'honneur. Que telle tribu s'estime déshonorée en la personne de l'un des siens, elle se lève toute entière pour échanger des coups de feu avec la tribu soi-disant fau¬ tive. De part et d'autre on reste généralement sur les posi¬ tions prises dès le début jusqu'à ce que, lassé de part et d'autre, on se retire ; nul ne peut alors s'attribuer une vic¬ toire visible et manifeste. C'est pourquoi est réputé vain¬ queur le camp qui compte le moins de morts. La balance étant rompue, la tribu dite vaincue n'aura de cesse qu'elle n'ait rétabli l'équilibre en supprimant chez l'ennemi autant de vies humaines que celui-ci lui en a pris. Toujours et sans cesse la hantise du signe égal. On ne peut concevoir, malgré les apparences, combien est grande la pression du groupe sur l'individu. Celui-ci se doit à sa famille d'abord, puis à son sof, à son village, et puis à sa tribu, dernièrement à lui même. L'idéal auquel 506 tendent tous les hommes « bons et beaux » est de sacrifier leur désir à celui de la communauté. Tout au plus l'indi¬ vidu peut-il, au cours des délibérations, essayer d'influer sur la décision : il s'y conformera complètement. Il se doit au groupe, le groupe se doit à lui. Que dans un marché où fréquentent nombre de confédérations, un homme d'une tri¬ bu ait été molesté par l'enfant d'une autre, toute sa tribu, loin de voir là une affaire personnelle, se lèvera même sans qu'on l'appelle. Les individualités les plus marquantes, les plus réellement fortes, ont toujours senti peser sur elles ce poids du groupe. L'individu, si puissante que soit sa per¬ sonnalité, ne peut rien faire en Kabylie s'il n'a derrière lui un groupe prêt à le défendre contre tous. La poésie garde encore des échos de cet écrasement par le groupe des puis¬ santes individualités : un chef de famille d'une éloquence consommée est presque isolé par ceux de son village, ses propriétés passent pour ainsi dire au domaine public, il n'est jusqu'à un nègre, nouveau venu, qui n'ose l'insulter sans même garder la mesure comme font, par égard pour sa va¬ leur, ses ennemis kabyles ; la seule solution en pareil cas est d'habitude l'exil volontaire ; un Oujaoud préféra lutter; il parvint à constituer un parti puissant et, au chef de ses adversaires lança, quand il se crut assez fort, ces vers : — Va dire au pèlerin de la, famille des « fils du vieillard » : Que ce que Lu désires arrive ! — Si tu veux la paix Qu'avons-nous à tirer du désordre ? — Si tu veux la guerre Soixante-quinze guerriers me suivront. — J'ai juré, fait un serment inébranlable Car je sais ce qu'il y a dans, mon cœur. — Avec du sel l'on fera des galettes, Que. l'on trempera, dans du goudron (en guise d'huile) Avant qu'il n'y ait avec toi de réconciliation, Et les boeufs seront auparavant tondus (comme des moutons). 507 On ne peut être ni plus affirmatif ni plus exaspéré. Cet- accaparement de l'individu par le groupe s'explique par le manque de pouvoirs organisés dans la société kabyle. Malgré les oumena, les tamen, la djemaa, c'est au fond l'individu ou le groupe tout entier qui se fait à soi-même justice. Il n'est pas de pouvoir pour défendre les droits de tous indis¬ tinctement, pas d'autorité pour imposer des devoirs. Pour ne pas subir d'injustice, chacun doit défendre lui-même ses droits. L'égoïsme aidant, il arrive très vite que les trop puissants ne se bornent pas à défendre simplement leurs droits, mais qu'ils exercent sur les autres des droits illicites, qu'ils deviennent oppresseurs. Il est bien difficile de garder la juste mesure dans un procès où l'on est à la fois juge et partie : c'est justement parce que chacun défend ses droits que la vie est si âpre en Kabylie ; c'est également parce que chacun s'impose à soi-même des devoirs que ceux-ci sont si rigides, si impératifs, en général si respectés." Chacun en Kabylie n'obéit qu'au devoir qu'il a consenti, singulière li¬ berté ; mais en même temps les circonstances font que, dans les faits, le Kabyle est astreint à consentir certains devoirs, entre autre celui d'un total dévouement au groupe. Cette coercition des circonstances n'est d'ailleurs sentie que par les individualités vraiment exceptionnelles. Dans la plupart des cas, le kabyle est convaincu que c'est de propos délibéré, li¬ brement, qu'il a choisi son idéal de dévouement au groupe ; et il est certain que cette coercition ne fut éprouvée comme vraiment impérieuse qu'à l'époque où se forma cet idéal et pour quelques rares individualités. Une fois cet idéal formé, on en parle toujours comme s'il était beau en soi, et les cir¬ constances sont nombreuses pour montrer qu'il est en tout cas le seul pratique et admissible. C'est souvent ainsi que se forment les idéaux sociaux ; des conditions purement ma¬ térielles imposent à un moment donné un certain mode de vie, une certaine conception du devoir, à un moment donné 508 la société prend conscience de ce qu'est cette vie, on en parle comme de quelque chose de bon ; et comme nous avons toujours tendance à universaliser nos penchants ou nos con¬ ceptions, lorsque notre idéal ne cadre plus avec la réalité, parce que les circonstances qui l'ont fait naître ont changé, nous lui devenons infidèle, peu à peu nous l'oublions, au besoin nous en trouvons un autre plus en rapport avec la vie présente, et que nous proclamons à son tour universel et absolu. Le sof, juxtaposition d'individus Il est très difficile à l'individu sur qui pèsent ces prin¬ cipes rigides, de s'en débarrasser. L'éducation familiale les lui a inculqués dès l'enfance, sans discussion. Il est très vite amené à les vivre et à les appliquer, ce qui l'empêche de ja¬ mais examiner leur valeur effective. Très jeune la vie du sof et de la tribu l'accapare, et le jeu des alliances, avec l'alterna¬ tive des succès et des revers, est un jeu trop passionnant. Trop occupé à vivre ces principes, il songe d'autant moins à les analyser que l'existence politique du hameau-cité pé¬ nètre chacun de ses actes, remplit pour lui la vie quotidienne. Cependant il y a toujours en l'homme un égoïsme qui se cabre contre la pression du groupe. Du conflit de cet égoïs¬ me et de la société, est né un individualisme berbère très particulier : du moment que l'individu ne peut penser et vivre comme il l'entend, il trouve un dérivatif à sa person¬ nalité en entretenant dans le groupe une atmosphère d'anar¬ chie et de troubles qui alimente ses passions. La seule raison d'être d'un sof est l'atmosphère enivrante de passions, de vie dangereuse qu'il favorise, tout ce qui nourrit l'anar¬ chie désastreuse et pourtant chère aux cœurs berbères parce qu'elle permet de vivre sans frein, pleinement, et que le Ber- 509 bère dans 1 agitation se sent dans son élément. Au fond, d ailleurs, ce que le Berbère aime retrouver dans cette divi¬ sion indéfinie de sa société en unités de plus en plus petites, c est, à travers le groupe, son individualisme effréné dont jamais il ne peut se départir et qui ne voit confusément dans 1 union avec les siens que le moyen de mieux asseoir, de renforcer son égoïsme débordant. Ce culte de l'individu vient sans conteste du manque de grands idéaux intellec¬ tuels, de principes universels, de religion vraiment assimi¬ lée. L'on vit de certitudes autant que d'aliments. Mais quand on ne peut croire en nul principe supra-humain, on croit en soi-même, on admet volontiers qu'en dehors de soi rien n'existe, du moins rien qui soit digne d'être ; on se consi¬ dère comme un absolu et l'on en devient d'autant plus im¬ pénétrable à autrui. C'est ainsi qu'à travers les siècles les Berbères n'ont jamais changé, mais qu'ils n'ont aussi rien appris. Ils se contentent de durer, de s'agiter sans cesse des mêmes jeux, de repasser par les mêmes ornières. Quiconque croit en soi tend toujours à faire triompher ce « soi» sur les autres, et le Berbère, pour ce faire, multiplie les alliances qui lui permettront de mieux s'affirmer, de « se poser en s'opposant». Voilà pourquoi un village, une tribu, une confédération et un sof plus que tout sont des mises en commun -d'individualismes. Le groupe se forme en Kabylie par des juxtapositions volontaires de personnes, ce qui lui donne une remarquable fragilité et une absence totale de cohésion. Voilà pourquoi les grandes confédérations ber¬ bères, les grands empires se sont toujours écroulés avec une vitesse que rien n'égale, sinon la rapidité de leur constitution. Il n'y a pas cette interpénétration, cette unité interne qui rendent si solide un grand pays parce qu'elles sont fonction de deux facteurs principaux, qui n'existent ni l'un ni l'autre chez les Berbères, les conditions économiques et un idéal com¬ mun. 510 Nous avons montré l'absence de cet idéal. Quant aux facteurs économiques, il faut dire que l'économie inter¬ vient très peu dans la vie berbère ; elle y est restée à un stade inférieur : chaque gens tire de ses champs tout sa sub¬ sistance et n'a quasi rien à devoir à personne, l'inégalité ma¬ térielle est pratiquement inexistante. Le groupe est fondé sur le sentiment et la défense de l'individu ; ce ne sont jamais des nécessités vitales qui provoquent sa naissance ou lui font sa nature, c'est la libre volonté humaine et le besoin pour chacun de préserver sa vie en l'alliant librement à d'autres. De là vient d'ailleurs l'extrême instabilité de la vie berbère : rien de plus changeant que la volonté humaine, même quand par un effort constant on essaie de faire sans cesse prédo¬ miner le raisonnable sur l'impulsif. Au contraire, des condi¬ tions de vie identiques ou complémentaires sont un facteur important de cohésion par l'harmonieux équilibre des égoïs- mes contradictoires qui naissent nécessairement. Le sof, jux¬ taposition d'individualismes, ne peut guère former qu'un faisceau de passions, d'ambitions, de ressentiments et on ne peut imaginer à quel point les passions inspirent le sof, com¬ me tout, du reste, en Kabylie. C'est pourquoi les chefs des sofs sont avant tout des psychologues consommés, des maî¬ tres orateurs. Il en est qui atteignent une virtuosité vrai¬ ment remarquable et sont capables par le seul effet du dis¬ cours de faire s'entretuer des milliers d'hommes. Beaucoup d'entre eux font de la politique en véritables artistes. Dé¬ nués de scrupules, ils se plaisent à mener les hommes par leurs passions, à ce jeu palpitant souvent se prennent eux- mêmes, en font leur vie, ne peuvent plus s'en passer. Tel grand orateur qui, tout jeune, encore imberbe, a réuni tou¬ tes les tribus kabyles pour déclancher l'insurrection de 1871, puis domina l'assemblée par son éloquence passionnée'et sa connaissance du cœur humain, survivant à l'insurrection, 511 voit monter, au moment où il commence à vieillir, une gé¬ nération qui se soucie peu de la cité, et n'en a du reste guère le moyen, n'étant plus autonome. Ses talents n'ont plus de pouvoirs. Les gens ne l'écoutent plus. Mener les kabyles était devenu pourtant une condition essentielle de sa vie. Il ne s'en guérit pas : — Oh ! l'histoire qui s'est passée la dernière fois. ! Des hommes nous ont joué. — Ils m'ont laissé tout projeter Puis se sont mis à rire, à se moquer. — Si j'avais des fils Et des frères de ceux qui sont zélés -— Il m'auraient roué de coups de bâton Comme un tambour ils m'auraient ligoté — Ma langue m'a attiré cette mésaventure J'invoque, Dieu pour qu'il la coupe — Car quand je dis : « Voilà la direction de La Mecque » On prie dans le sens opposé. Ces orateurs sont d'ailleurs rarement des meneurs de foules. Tout, en Kabylie, se ressent du caractère individua¬ liste de la race. Tout y est agissement individuel, jamais mouvement de foule. Quand les individus sont ensemble, ce qu'ils mettent en commun le plus souvent, ce sont leurs sentiments, leurs passions les moins raisonnées, parce que ce sont les plus contagieuses et les plus agissantes. Il suffit de savoir flatter ou remuer ces sentiments grossiers pour mener une multitude. Mais on peut difficilement prendre par les entrailles un individu : pour le convaincre il faut une fine psychologie et une connaissance approfondie de l'homme. Un chef anonyme est obligé en Kabylie, pour s'imposer à tous, de commencer par s'imposer à chacun en parti¬ culier. La moindre décision, en ce pays éperduement 512 démocratique, exige l'assentiment unanime, ce qui rend le plus souvent .les assemblées kabyles d'une remarquable inefficacité. Tous ont le droit de donner leur avis sur un projet quelconque, et l'on ne passe jamais à l'affaire suivante qu'une fois la question de principe approuvée par tous et clairement définie. Rien de plus favorable à la formation de l'esprit critique, au respect de la dignité de l'homme qui ne ne fait que ce qu'il a librement consenti ; mais rien de tel non plus pour ne rien accomplir de grand, la majorité des assemblées étant toujours formée par d'honnêtes médiocrités ; le plus souvent rien de tel pour ne rien entreprendre du tout. Ainsi, la politique en Kabylie n'est jamais question vitale, c'est uniquement un jeu de sentiments, d'ambitions, et quand par hasard elle met en cause des vies humaines, c'est uniquement par le fait des passions. C'est ainsi que dans un village, les rapports entre les deux partis étant de¬ venus intenables, un des deux chefs du premier sof parvint, par l'argent et les balles, à exiler tout le parti adverse, qui s'en fut résider pendant onze ans à l'étranger. L'autre chef du sof vainqueur, trouvant que c'était malgré tout pour le village une calamité que d'avoir perdu la moitié de ses ha¬ bitants, au bout de onze ans rappela son adversaire. Son collègue, de rage, changea de sof et désormais fit cause com¬ mune, contre ses parents et amis, avec ceux mêmes qu'il avait bannis. Mouloud Mammeri. CA suivre). CHRONIQUES Les Lettr¬ es Ckromque - Eclair LES LIVRES Ernest Hemingway. — Mort dans l'après-midi, trad. de René Daumal (N.R.'F.). — Pour qui aime les taureaux ou les courses de taureaux (il paraît que c'est la même chose), un chef-d'œuvre. Blaise Cendrars. — La vie dangereuse (Grasset). — Tout Cendrars est déjà dans le titre et le reste ne déçoit pas. Martha Gellhorn. — Détresse américaine, trad. de Denise Geneix (Sor- lot). — Un Zola qui ne serait pas gendelettre, plus pitoyable donc et plus pur. 514 William Faulkner. — Le bruit et la fureur, trad. de M. E. Coindreau (N.R.F.). — De la musique américaine et de la meilleure. Et le prix Nobel de littérature vient d'être décerné pour la troisième fois depuis la guerre, à un auteur américain. Mais nos chansonniers conti¬ nueront à parler des Etats-Unis comme d'un pays sans culture. Paul Vaillant-Couturier. — Enfance (Ed. sociales internationales). Souvenirs surprenants de précision aussi lourds d'objets de méditation que l'enfance même. — Celle-ci n'a jamais été mieux peinte comme une entrée dans la vie, cette « série de tabourets de cirque sur lequels il faut sauter ». — « A un franciscain téméraire à qui Sa Sainteté faisait le grand honneur d'offrir une prise de tabac et qui la refusait en disant : — Merci, Saint Père, je n'ai pas ce vice. — Si c'était oune vice, répondit le Pape Pie .IX, tou l'aurais. » Denis de Rougemont. — Journal d'Allemagne (N.R.F.). — Ce n'est pas un voyage gai mais il faut le faire avec ce guide pénétrant. Georges Suarez. — Briand t. I et II (Pion). —• Une sorte de grand Nomade. Le seul avec Clemenceau de nos hommes d'Etat ne sortant pas de la çlasse dirigeante. Sans commentaires, Docteur René Biot. — Le corps et l'âme (Pion, Coll. Présences). - Puisque l'homme, avant d'être pensant, sentant, agissant, est simple¬ ment (?!) vivant, l'on ne saurait trop lui conseiller les livres qui parlent de sa biologie. Surtout lorsque, comme ici, il s'agit de synthèse et non de dis¬ persion dans les détails; Eue Baussort. — Essai d'initiation à la, révolution anticapitaliste (Ed. de la Terre wallonne). — Un titre incendiaire mais au fond beaucoup de sagesse et de science, 515 Raymond Postal. — Présence de Lyautey (Ed. Alsatia). — En effet, le lecteur s'imagine être reçu lui-même par le Maréchal. Détails , sur le projet Gillouin de nommer Lyautey Haut Commissaire en Alsace. Melvin M. Knight. — Marrocco as a french économie venture (New- York). — Rarement le Maroc fut étudié plus sérieusement que par cet Amé¬ ricain. René Janon. —Les salopards (Tanger). — Portraits vrais. Jeanne Lavergne. — Les heures mauves (Rabat, Moncho). — Géné¬ reux et sympathique, les beaux sentiments dont parla André Gide. Henri Terrasse. — A travers Rabat (Office chérifien du tourisme). — Ce n'est qu'un tout petit guide, mais trois photos étonnamment belles, et un texte bon et simple. André Maurois. — Conseils à un jeune Français partant pour l'An¬ gleterre (Grasset). — Ce titre amène la pensée vers Vauvenargues. Lisons de même Maurois. Un peuple sentimental, capricieux, religieux. Si c'était tout, il serait digne d'être aimé. Henri Duqijaire. — Dans Tolède avec Barrés et le Gréco (Ed. de l'Em¬ pire français). — Gréco vu sous le fer et le feu. Excellentes conditions. H. Bories. — Avenir de l'Afrique du Nord (Sirey). — Un petit récit par de bien intelligentes photos. jbvui. Morand. — L'heure qu'il est (Grasset). — L'heure trop exacte. 516 LES REVUES Dans la Nouvelle Revue française, Jean Schlumberger, julien Benda, ont cette lucidité courageuse digne de la conscience française. — En décem¬ bre, Gide sur Jaminés, admirable. — Poëmes d'Apollinaire, évidemment fort beaux. Regains publient une gerbe d'hommages qui met à la place qu'il mérite Jules Supervieille. Hugo von Hoffmannstahl admirait l'incessante floraison, en France, de ces jeunes revues qui entretiennent le culte des lettres. En 1938, année dure, Sont écloses sous la direction de Jean Le Louët les Nouvelles Lettres. C'est une œuvre de qualité. Kierkegaard, Milosz, y sont célébrés. En oc¬ tobre, un long poëme bleuté de Jacques Méril. Excellente « histoire sans tendresse » d'Henri Louis-Mill. Les cahiers poétiques de Cobymbe consacrent un fascicule fort instructif à la « poésie nord-africaine ». Les poètes de l'Algérie, de la Tunisie et du Maroc sont présentés par MM. Marc Brimont, Yves Châtelain, Louis De- lau, qui du reste omet un nom, le sien mêmé. Métérié chante la mémoire de Pierre de Cénival, L'exposition des arts de l'Iran inspire à la terriblement somptueuse Verve un numéro qui recueille un texte précieux de Mardrus, « Balkis de Saba ». Nous y retrouvons les pages que l'enchanteur était venu lire au Maroc. Il y a des gens qui gardent confiance. Le Trait. d'Union qui « lutte contre toutes les causes d'erreur » a fondé une section à Tanger. M. Demar- quette vient d'y parler de « l'extase et la communion spirituelle chez les S'oiifis », car « le Destin de l'homme est de devenir semblable à un Dieu >>. 517 Sous le titre « La Panthère du loyer », le magnifique National géogra¬ phie magazine de New-Yonk, dédie aux chats un article presque digne d'eux 21 photos en couleurs et 22 en noir de ces divinités. Sur trois colonnes, en première page des Nouvelles Littéraires-, M. Bor¬ deaux répond à une question qui nous torturait : c'est en Syrie, dit-il, qu'il a découvert la vocation littéraire de sa fille. C'est le titre même, cela ne s'invente pas. Il est stupéfiant que M. Bordeaux ait attendu jusqu'à ce jour pour écrire Le Gouffre. Arts et Métiers graphiques présentent comme ils savent le faire, un sonnet de Degas. Et, de Gabriel Audisio : « Les peintures murales dans les cafés maures ». Micromegas a le secret des informations littéraires ingénieuses et in¬ téressantes. Il consacre ainsi le 10 novembre au centenaire de la Chartreuse de Parme, un fort bon numéro. Revue hebdomadaire, 3 décembre. Excellentes réflexions de Balay : % Marocains et Berbères ». M. Roussy de Sales raconte l'épouvante qui s'empara féériquement de l'Amérique devant la transmission radiophonique d'une imagination de Wells. Primauté de la poésie (Europe, Nouvelle, 19 novembre). Dans le Figaro, forte campagne de Duhamel, pour la culture, 518 Sélections et Commentaires SELECTIONS Jean Giono. — Le Poids du ciel (NRF). Julien Green. — Journal (Pion). Martha Gellhorn. — Détresse américaine (Sorlot). Alain. — Propos sur la religion (Rieder). Elizabeth Goudge. — L'Arche, dans la tempête (Pion). Georges Bernanos. — Les grands cimetières sous la lune (Pion). Charles Deulin. — Contes d'un buveur de, bière (réédité chez Marne). LIVRES D'ENFANTS Geneviève Fauconnier. — Trois petits enfants bleus, ill. par Edy Legrand (Delagrave). Madeleine Ley. — La nuit de la, Saint-Sylvain, ill. par Edy Legrand (Calmànii-Lévy). Marcelle Vérité. — Petits contes, de chez nous, ill. par Jeanne Heb- belynck (Desclée de Brouwer). Marcel Aymè. — Le mauvais jars (NRF). André Demaison. — Bêtes sur la terre et dans le ciel, ill. par Mariette Lydis (Calmann-Lévy). Lewis Carroll. — Alice au pays des merveilles ill. par Pécoud (Dela¬ grave). Rabelais. — Gargantua, ill. par Samivel (Delagrave). Goupil, texte et images de Samivel (Delagrave). Munro Leaf. — The story of Ferdinand, ill. de Robert Lawson (Lon¬ dres, Hamish Hamilton). Lauren Ford. — The little book about God. (New-York, Doubleday Dorai»), 519 COMMENTAIRES André de Richaud. — La Barette rouge (Grasset). — La psychana¬ lyse est pour M. André de Richaud ce que la mythologie germanique a été pour Wagner. Le musicien s'est servi des légendes pour avoir une trame sur quoi tisser les thèmes de l'amour, de la haine, de la mort, de l'orgueil, du feu, etc... Cette trame constitue une explication impérieuse pour ceux qui veulent (et ils ont raison) comprendre une suite. Mais ce qui a de l'importance, ce n'est pas tant l'amoureux que l'amour, le mort que la mort, et l'incendie que la flamme. De même pour M. André de Richaud, le crime est le geste avec lequel se confond le criminel : c'est un tourbillon dans lequel entre l'assassin, un tourbillon plus rapide que lui qui le colle à sa courbe. M. André de Richaud en citant au début de La Barelte Rouge cette phrase de Paracelse prévient le lecteur : « Le rêveur et la- personne dont, il rêve ne sont qu'un, comme dans la tentation le tentateur et le tenté ne sont qu'un ». Le critique a le devoir de ne pas oublier cet avertissement. Et M. André de Richaud a raison d'insister, car son livre crée un ordre nouveau où la psychologie des personnage est devancée par le déroule¬ ment de leur vie ; les réflexions et les résolutions des personnages sont toujours en retard sur leurs gestes (qui sont, quelquefois pourtant des actes sans qu'ils le sachent). Il faut reconnaître que c'est là une nouveauté, mais aussi un progrès pour le roman psychologique : au lieu que ce soit le personnage qui prépare l'action, c'est celle-ci qui est en avance sur le personnage ; on n'est pas habitué à ce genre, mais il est, sans doute, moins près du procédé que le genre habituel. C'est tout* simple et réel : une odeur d'homme fait rougir une vierge, avant qu'elle ait le temps d'ouvrir la fe¬ nêtre. C'est ainsi que dans la première partie de La Ba/ette rouge : Le crime de Siffrein, le criminel est en retard sur son crime. Quand il le commet, ce n'est plus qu'un geste qui règle les comptes avec la mémoire. Dans la mémoire de Siffrein, il y a : la douleur, la mort, l'amour. La douleur, c'est « un V de feu que son père, lui avait jadis imprimé au fer rouge sur le ventre » parce qu'il avait volé un morceau de fromage 520 de gruyère chez une épivière. « Ce V fatal toujours étincelle dans l'om¬ bre comme un symbole » et « saigne et le brûle jusqu'au plus profond de lui-même ». La mort c'est son propre cercueil d'enfant que son père lui porta à son lit d'agonisant, le croyant mort ; il le reçut « comme un paquet d( pourriture en pleine figure » et « une peur physique permanente l'avait envahi une fois pour toutes... une peur qui paralysait ses geptes, limitait sa pensée et pourrait le conduire aux pires extrémités le jour où il vou¬ drait la rejeter hors de lui ». L'amour, c'est la vue d'une femme déshabillée par le fouet d'un ivro¬ gne sadique. Les psychologues sont conduits au crime de Siffrein qui monte comme le mercure dans le tube, éclate, alors que déjà quelque part on avait en¬ tendu ce bruit. Et les poètes sont éblouis par tous ces signes, éclairs dont la lumière mouille déjà comme l'orage. Dans la deuxième partie : « Esther ». une maison, La Barette rouge domine une femme que l'auteur présente largement. C'est à la porte de cette Esther qu'un soir d'Hiver, Siffrein vient frap¬ per, souffrant dans sa mémoire, de l'instinct qui lui est poussé et le dépasse comme un furoncle monstrueux mûr de rêves. La femme et l'homme s'af¬ frontent comme deux maladies qui se battent dans le même sang, et c'est la mort qui gagne, puissante de l'avance qu'elle a prise dans le mystère de La Barette rouge et le passé de Siffrein. Ces quatre saisons sont éclairées par la lumière de Provence, cette tra¬ gédie blanche comme une mariée qui étrangle la noce. Malgré l'abondance qu'on lui devine, M. André de Richaud est sobre comme un oiseau qui vole haut, sans un coup d'aile inutile. Tout le monde sait déjà comment il écrit. Nous avons reconnu dans La Barette rouge, une réussite puissante qui prend une place haute dans l'année littéraire, dans le temps. Michej. Levanti, 521 Julien Green. — Journal (1928-1934) (Pion). — « Penser, perdre le fil... » a écrit M. Paul Valéry, peut-être avec délice. Pour ne pas le per¬ dre on rédige un Journal. Chaque soir, on se place devant une feuille de papier blanc et on note. On note les événements du jour, les sentiments, les idées ; non pas tous ; car on oublie, on fait un choix, et on présente. C'est dire que fatalement on est incomplet, arbitraire et trompeur. Aussi commence-t-on toujours par une profession de foi sincère ; on sera franc, exact. Mais on ne peut pas l'être ; on ne peut que nourrir de bonnes in¬ tentions... « Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain Juge. Je dirai hautement : Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus. J'ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n'ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon ; et s'il m'est arrivé d'employer quelque ornement indifférent, ce n'a jamais été que pour remplir un vide occasionné par un défaut de mémoire. J'ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l'être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus ; mé¬ prisable et vil quand je l'ai été ; bon, généreux, sublime quand je l'ai été j'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu toi-même, Etre éternel i>. Ce n'est pas M. Julien Green qui parlerait de la sorte. Car il ne se soucie pas d'en appeler à l'Eternel de sa sincérité. Il désire tout simple¬ ment ne pas perdre le fil. Il tient à conserver à l'abri (c'est-à-dire en dehors de soi) ce qui, dans son intérieur, incline naturellement à disparaître : « Cet incompréhensible désir d'immobiliser le passé qui fait qu'on tient un journal », écrit-il. Ce désir, Aristote l'explique : « L'être tend à persé¬ vérer dans son être ». Bonne raison, à quoi M. Julien Green ajoute un excellent prétexte : « Ce journal m'aidera à voir plus clair en moi-même ». Il devient dès lors un memento personnel, un aide-mémoire pour l'âme. Instrument merveilleux qui détraque le temps ; car, feuilleté vingt ans plus tard il remet ce passé lointain dans la violence du présent. On lit : « J'ai déjeuné ce matin, 20 avril, au bord de l'eau avec mon père ». Le père est mort... Tout à coup, on le voit, il est là, on lui touche l'épaule... Quand on veut ébaucher une géographie de son âme, un tel guide est indispensable. Il indique les lieux hauts de la mémoire, ceux qui, comme 522 les pics pour les images, attirent et condensent les souvenirs. Par leur évocation fréquente, par un commerce quotidien avec des figures inté¬ rieures, on acquiert une modeste connaissance de cette étendue obscure où se situent tant bien que mal, les quelques positions caractéristiques de notre moi. Puisqu'il faut cohabiter avec soi-même il n'est que sage d'es¬ sayer de connaître un peu cet étranger. M. Julien Green qui habite beau¬ coup en soi, a voulu tirer de ce tête-à-tête avec un Inconnu personnel, une connaissance plus claire des dispositions morales du Génie voilé. Il est donc naturel que ces soliloques étranges prennent le ton grave et soumis de la confidence. On se parle de près ; on descend très loin. Plus la voix s'approche de l'âme, plus la confidence est intime. Rien de plus émouvant. Rien, semble-t-il, qui soit moins propice à être divulgué. Sous quelle impulsion, par quelle démarche peut-on en arriver à cé¬ der le plus vrai de soi-même à la curiosité du public ? « C'est ma vie en¬ tière que je compte mettre en ces pages, avec une franchise et une exacti¬ tude absolues... Que deviendra ce livre ? Je n'en sais rien, mais ce sera pour moi une satisfaction de savoir qu'il existe ». Ces lignes sont écrites en 1928, quand l'auteur entreprend le journal. Dix ans plus tard, il le publie. « J'ai choisi les passages avec le souci d'intéresser un lecteur que je ne connaîtrai sans doute jamais... » On cherche dans ce choix une con¬ fidence majeure : celle qui nous dirait pourquoi l'auteur nous a livré ses secrets profonds. Mais les a-t-il livrés ?... Rien n'est moins sûr. Toutefois, le journal est passionnant. Une figure morale de l'homme s'en dégage, de l'auteur aussi. « Trop d'efforts, trop de tumultes, trop de désirs », lui dit quelque part le dieu Bodhisatlva. Excès de passion et de tristesse, désarroi reli¬ gieux, goût de la peur, hantises, revenants, angoisses nerveuses, phobie de la mort « qui m'attire, écrit-il, me fascine et m'épouvante », voilà l'homme tel qu'il se peint lui-même. Il avoue : « Mon dernier roman est le plus extravagant de tous ceux que j'ai écrits jusqu'à ce jour, mais si je ne mettais pas cette folie dans mes livres, qui sait si elle ne s'installera pas dans ma vie ? Ce sont peut-être mes livres qui m'ont permis de con¬ server un semblant d'équilibre ». 523 Ces livres, il les conçoit, les compose et les écrit avec peine, lente- ment. C'est de flâneries, dit-il, que naissent tous les livres ». Mais il tra¬ vaille chaque jour. Malgré tout il arrive difficilement au total de 25 ou 30 lignes, et il en biffe parfois une douzaine. Il est bourrelé de scrupules : « On a presque toujours raison de couper ». Il n'apparaît pas comme un écrivain spontané, de premier jet, mais comme une intelligence sérieuse, à la pensée lente et aiguë, que sollicitent tous les problèmes du métier et qui ne livre à l'écriture rien qui ne soit pensé, et bien voulu. Mais avant d'en passer par là, il se fait en lui un travail obscur il se produit un dé¬ gagement progressif de la matière poétique. Les mots forment une sorte de courant qu'il faut sans cesse remonter. « Le véritable écrivain en est tou¬ jours à son premier livre ». Julien Green nous fait une confidence charmante : « Je ne désire ni l'argent, ni les louanges, mais je veux, jusqu'au bout, pouvoir écrire mes livres aussi lentement qu'il me plaira ». Henri Bosco. Paul Souffron. — Le charme provençal {Ed. des lies de Lérins ). Ce que chante Paul Souffron, ce sont les êtres, les choses, le pays qui lu¬ rent chers à notre enfance. Il a le sens de la fontaine, le génie des eaux légères. Il sait ce que vaut un lavoir dans un pays sec. Il connaît les vieux toits dont la tuile est douce aux greniers merveilleux que quelquefois han¬ tent les enfants. Il aime le cloître, l'ermite, le berger, et il « fait le pèle¬ rinage de Notre-Dame-de-Lumière. Il parle simplement (quelle fraîcheur !). Point de ces raccourcis voulus, de ces paroxysmes, de ces trous fumants d'où montent les colonnes vaporeuses du sublime. Mais un langage clair, discret, de beaux mots qui sentent l'eau, le feu. la terre, liés par une mu¬ sique discrète et pénétrante. Je ne sais quelle virgilienne pudeur fait de ces effusions une suite de petites bucoliques confidentielles. Le charme exhalé par ces mots unis avec tendresse vient sans doute de quelque accord bien pur entre l'objet du chant (ce pays si beau) et le chanteur. Ce,si de ce- ca,lme que tout- part. Ma vie, et l'eau de la fontaine... 524 On devine qu'un goût inné de l'Amitié porte ce poète à la fréquen¬ tation des âmes mêmes. Derrière les petits tableaux qu'il peint si lumineux, soupirent quelquefois des êtres très légers, qui sont comme le peuple caché de l'idylle. De cette poésie l'intimité attire, attache. Point de cris déchi¬ rants ; à peine une note de sensualité ; mais un sens pieux de la terre natale, et je ne sais quelle gravité familière qu'oïl ne trouve si pure qu'en¬ tre Lauris et Lourmarin. Là subsistent quelques secrets favorables à l'éclosion d'une poésie cal¬ me et en quelque sorte familiale, où se projettent cependant les Ombres de ces dieux familiers, protecteurs d'une des plus antiques races de la Terre. Ces dieux, Souffron, qui sont les vôtres, qui sont les miens. Henri Bosco. Jacques Dekamain. — Portraits d'oiseaux (Stock). — Quel est cet oiseau ? Comment vit-il ? » C est pour répondre à ces deux questions que M. Jacques Delamain présente trente-deux portraits d'oiseaux : depuis le vanneau huppé jusqu'à la tourterelle des bois, en passant par la sittelle torchepot et le bruant zizi. Trente-deux portraits d'oiseaux, c'est peu, si l'on songe que le nombre d'espèces signalées en France s'élève à quatre cents environ. Et cependant qui de nous, profanes, serait capable de distinguer trente-deux oiseaux différents ? M. Delamain connaît les oiseaux. Il les peint bien. Il est exact, sim¬ ple, il omet le détail oiseux, trace la silhouette, donne les couleurs, cher¬ che le trait, fait voir. Sur la vie de l'oiseau, ses migrations, sa nourriture, sa ponté, ses mœurs, il livre le détail qu'on n'oublie pas. Ses oiseaux vivenl. On les voit dans leurs évolutions : « A la nuit tombante, les vanneaux se rapprochent de terre et font miroiter leurs dessous argentés sur le fond des prairies ». Notations sobres qui décèlent une poésie contenue, issue d'un grand et patient amour pour les bêtes volantes. S'il les aime, à l'occasion cependant M. Delamain les raille : « La femelle (celle du pinson), cause d'un chant si véhément, est vêtue d'une robe sévère, brun cendré, avec une tache verdâtre sur le croupion ; chez 525 elle, l'épaulette qui fait l'orgueil de son compagnon, s'est amincie en sim¬ ple barre blanche sur l'aile, et la belle teinte rosée de la poitrine est ab¬ sente remplacée par du gris. Mais elle a beaucoup de vertus domestiques ». Il émane de ces portraits, à la fois exacts et charmants, un plaisir sin¬ gulier, vif. La lecture que l'on en fait vous détache du livre. On part à travers champs, au milieu des arbres, et l'on se plaît parmi les nids. Rien de fade. Une vie aiguë, aux cris stridents et mille petits cœurs chauds, lancés entre ciel et terre... Henri Bosco. Diderot. — Lettres à Sophie Volland (Gallimard). — Diderot atta¬ chait un grand prix aux lettres qu'il écrivàit à Sophie Volland. Elle comp¬ tait quarante ans quand il la rencontra. Elle portait lunettes et avait « la menotte sèche ». Instruite, philosophe, elle logeait, comme on l'a dit « l'âme de l'aigle dans une maison de gaze ». Cela signifie, sans doute, qu'elle négligeait les avantages de son sexe. Diderot l'aima avec exaltation. Il lui écrivit beaucoup. Elle ne conservait pas toutes ses lettres : elle en détruisit de trois à quatre cents. Les autres ont fait l'objet de plusieurs pu¬ blications toutes plus ou moins mutilées. Pour la première fois, M. André Babelon publie, d'après les originaux, cette correspondance en en¬ tier (187 lettres, en 2 volumes). C'est, écrit l'éditeur, un monument où il a tout exprimé de lui-même. Mêlé intimement à la passion, embrasé par elle, le désir à la fois de se répandre et de se retrouver : tel est le sens profond de ces lettres ». Peut-être. Toutefois, ces lettres nous ont paru lourdes, compactes, et pour tout dire souvent assez vulgaires. Beaucoup de gens, de choses, de faits, de potins, qui nous laissent indifférents. Point d'esprit. Des réflexions courtes : « Les saints en viennent à se féliciter des tribulations que Dieu leur envoie. Je vous conseille de laisser prendre à votre âme une teinte de ce fanatisme ». Dans l'expression de l'amour, pas un cri, pas un abandon ; mais des phrases où une grosse tendresse gonfle et s'empêtre. Un amour, en somme, ennuyeux. Jacques Braud. K.Bs 526 Géographie humaine (N.R.F.). -— De cette collection extrêmement intéressante, nous avons lu deux volumes : La Méditerranée, par M. Char¬ les Parain, La Civilisation de la Vigne, par M. Armand Perrin. La qua¬ lité éminente de cette collection est de présenter des ouvrages clairement conçus, bien divisés ; de consultation facile, de lecture agréable ; illus¬ trés de photographies intelligentes ; et typographiquement parfaits. On les prend, on les quitte, mais on y revient toujours. Ils ont le grand mé¬ rite de se tenir entre la science pure et la vulgarisation banale. Ils ne re¬ butent pas, cependant ils instruisent. De nombreuses citations y mettent de la vie. Ce qu'il faut de chiffres pour frapper l'esprit, marquer la mé¬ moire. Par exemple : saviez-vous que la Méditerranée, d'une si grande importance historique, n'est qu'un petit « continent liquide » de 2.446.000 kilomètres carrés (Atlantique 78.600.000, Pacifique 152.440.000j. alors que l'U.R.S.S. en compte 21.267.000 ; et le Canada plus de 9.000.000. Saviez-vous que, du point de vue de la surface cultivée, « la grappe l'em¬ porte sur l'épi ? » — Et ceci d'actualité : « A différentes reprises depuis le Moyen-Age des interventions royales ont essayé d'imposer la destruc¬ tion des vignobles, tant parce que ces derniers produisaient un mauvais vin que parce qu'ils étaient plantés sur des terres propres au labourage. Par crainte de la famine on faisait la guerre à la viticulture. En 1731, Louis XV dans un arrêt du Conseil d'Etat ordonna que « à commencer du jour de la publication, il ne sera fait aucune plantation de vignes dans les provinces et généralités du royaume et celles qui auront été deux ans sans être cultivées ne pourront être rétablies sans une permission expresse de Sa Majesté à peine de 3.000 livres d'amende ». Economie dirigée déjà... M. Lelong. ronicjue marocaine Pages choisies UNE FLEUR'JETEE PAR DESSUS LA MURAILLE Le jardin de la Mamounia est une intimité de fleurs, de fruits et de hauts sommets, Déjà mûrissent grenades et citrons, mais les bougainvil- liers éclatent encore de mille couleurs. Sur l'épaisseur des frondaisons se profilent les noirs cyprès et les plumeaux élégants des palmiers. Ce jardin est comme une prison foisonnante, un labyrinthe feuillu. Le clair mur¬ mure de la fontaine enrichit l'ombre de sa fraîcheur, les voix d'oiseaux qui balbutient tombent de haut, du plus profond oubli. Le reflet seul du monde pénètre en cet enchantement. Au-dessus des couronnes sombres des arbres, çà et là luisent une terrasse, un éclat de métal. Dans la lumière du soir, s'embrase le minaret d'une mosquée, brun clair comme une croûte de bon pain, avec sa décoration de faïence dans le style oriental. Mais, où est le ciel, pour donner à cet horticole splendeur l'arrière-plan suave de l'infini ? Nulle part ne s'ouvre, bleu, léger, le lointain. L'horizon est fermé. Noir et raide comme un mur d'orage, se dresse à la limite du monde l'Atlas, recouvrant ses barrières infranchissables d'une neige blanche bril¬ lante, comme si lui-même s'effrayait de sa propre rudesse. 11 y a un bonheur des jardins on l'éprouve doublement en Afrique du Nord. Je ne l'ai'nulle part plus fort senti qu'à Marrakech. Ce bonheur 528 s'appelle : pas plus loin. C'est la plénitude du désir, la mort de tout souci. Les ambitions, non accessibles encore, s'évanouissent. Le regard ne fouille plus fiévreusement l'horizon, il lui suffit de se lever au peu de ciel qui s'encastre entre l'arête d'un pic et celle d'une terrasse. Dans l'ombre, le soleil, l'éclat filtré par le feuillage, glisse de petites taches ; on s'apaise, presque captif et pourtant les pensées connaissent la plus grande liberté, la liberté vers les hauteurs. Marrakech est pleine de jardins, Marrakech est un grand jardin, ou, pour mieux dire, une oasis. Ses fondateurs, venus du Sahara il y a neuf cents ans, ayant franchi l'Atlas, garnirent la plaine de palmiers, ces pal¬ miers qui, dans la perfection du repos, sont une halte ombreuse et signa¬ lent, en joyeux messagers, la présence de l'eau. C'étaient des cavaliers aux visages voilés, peut-être un simple rezzou, une bande de pillards égarés loin des sources du pays, là-bas, dans l'infini désert de la Mauritanie. Main¬ tenant l'Atlas était franchi et dans la vallée du Tensift les lances fichées au sol. Ainsi naquit le camp des chevaliers du désert, Marrakech, capitale du sud marocain. De tout temps, une vie ardente est issue du désert, et le rêve de cette vie, c'est l'eau que l'on recueille sans peine, la source, le jar¬ din de palmiers, l'oasis. Marrakech est une fleur du Sahara, une fleur jetée par dessus la muraille de l'Atlas et qui maintenant remplit de son parfum la plaine. La plaine aux violentes couleurs se couvre aujourd'hui d'un treillis d'oliviers gris-argent, mais où la ville commence, ce flot méditerra¬ néen cède soudain à l'arbre du Sahara, le palmier, qui longe de sa cou¬ lée étroite mais infinie, le cours de l'eau. Frontière du monde clair, utile et défini de la mer classique et de l'infinité indomptable et chaotique du désert. Olivier et palmier — ces deux éléments essentiels du pays d'Afri¬ que du Nord, — se justaposent en lisière de la ville et se déploient sur l'arrière-plan gigantesque d'un monde alpestre et frais de neige. FAMINE, ESPERANCE Cette ville, il ne suffit pas de la voir, il faut la respirer ; c'est pour¬ quoi l'Almoravide n'a pas tardé à mettre bas les voiles mystérieux de son visage. Bientôt Marrakech fut grande, presque sans transition une capitale sortit d'un camp de cavaliers. Un siècle après sa fondation, elle avait 529 atteint son plus haut éclat et sa superficie d'aujourd'hui. L'énorme cein¬ ture de ses murs fortifiés, d'un brun doux est très vieille, elle ne vacille pas, elle n'est pas trop étroite pour la ville restée pareille à elle-même au milieu de la plaine, jonction des Islams citadin de l'Espagne et nomade du Sahara. C'est la forme africaine des beautés andalouses. Lorsque ses maî¬ tres ont régné sur Séville- le même esprit a pénétré la ville d'Espagne et l'africaine. La Giralda répond à la mosquée Koutoubia, que le voyageur montant du Sud voit dès les cols de l'Atlas, verticale sur la plaine rigide. Un arc invisible bondit de là, par dessus terres et montagnes et Méditerra¬ née, jusqu'en Andalousie et touche terre sur cette partie d'Europe dont l'Islam eut besoin pour être créateur. Et le centre de gravité du Maroc, eut beau se déplacer vers Fès, la ville de Marrakech garda son visage d'incom¬ parable composé des mondes andalou et saharien. Grouillants et agités, mais nullement comprimés toutefois, 200.000 ha¬ bitants remplissent la belle enceinte. Peut-être sont-ils plus encore, car leur va-et-vient, au rythme des saisons, des sécheresses et des famines du bled, bouscule les statistiques. A part Casablanca, nulle place n'est, autant que Marrakech, le lieu des meurt-de-faim. Des montagnes, les Chleuh viennent dans « leur » ville, chercher ce pain que la terre africaine leur refuse si souvent ; des hauts plateaux, des oasis aux confins du désert, montent les nomades dont les troupeaux sont morts dans les pâturages em¬ brasés. Tout cela se rue sur Marrakech, plein de confiance superstitieuse, et vient mendier aux portiques des riches, à l'entrée des infirmeries, ou bien encore grouille épuisé sur la place Jama el Fna. Une pièce de haillons tout peuplés de vermine couvre des corps misérables et trop faibles, même pour chasser les mouches. Ils sont tantôt plus, tantôt moins, mais tou¬ jours trop nombreux. L'an passé, qui fut particulièrement sec, le service de santé procéda dans la seule ville de Marrakech à plus de 150.000 vaccinations obliga¬ toires pour maîtriser le typhus déchaîné. A tour de rôle chaque quartier fut isolé par la troupe, et tout être humain traîné devant le médecin malgré sa résistance et ses appels farouches à Allah. Enorme travail, bientôt après renouvelé à Casabanca — et qui souvent encore sera recommencé. Car, depuis l'entière pacification du pays, en 1934, l'administration flan- 530 çaise est responsable de centaines de milliers d'êtres, dans l'Anti-Àtlas et au-delà, dont jusqu'à ce jour la misère était tout simplement ignorée. Au¬ jourd'hui, les passages de l'Atlas sont libres et sûrs, cette misère compose un des éléments du tout marocain, et, partant, est une charge pour l'ad¬ ministration. Le général Noguès estimait l'an dernier — en 1938 la ré¬ colte est sensiblement meilleure — « à 500.000 le nombre des indigènes qui n'ont nul moyen de subsistance jusqu'à la récolte de 1.938, à 900.000 ceux dont les ressources sont insuffisantes ». Noguès est un homme assez courageux pour dire ce qui est. Véritablement, il faut un cœur trempé pour se représenter que plus du quart de la population d'un pays dépend de l'administration pour son pain. Plus de 46 millions de crédits supplé¬ mentaires et 2 millions 1/2 d'offrandes spontanées de la population eu¬ ropéenne furent employés l'an dernier à panser ces détresses. PETALES DE ROSES, ROGNONS... Mais nulle plainte terrestre ne peut ravir à la capitale du Sud maro¬ cain la joie de sa propre vie. Sur ceux-mêmes qui gisent à bout de for¬ ces dans la poussière des rues, tombe un peu de l'éclat de ces jardins, de ces palais, de ces fondouks, de ces bazars craquant de marchandises. De tout le pays affuent les campagnards pour vendre leurs produits et pour acheter avec leurs gains, non seulement les objets courants, mais encore des futilités, des bijoux, des jouets. Ce ne sont pas lés installations des commerçants qui font l'ampleur de ce marché, car Marrakech ne possède pas de négoce traditionnel comme Fès par exemple, c'est le mouvement de ceux qui viennent de loin et chaque jour emplissent ces souks infinis de marchandises. C'est le consommateur qui a fait cette ville ce qu'elle est, point du tout — comme à Fès — le fournisseur. Jour après jour, arrivent, s'en vont, les caravanes, les camions, les files d'ânes, les porteurs. Les hommes, les bêtes, les voitures remplissent sans trêve la place, se pressent dans les ruelles, entre les échoppes et dans les entrepôts. Impassiblement des lettrés sur leurs mules parcourent la foule, des petits ânes aux charge¬ ments de bois indescriptibles, se fraient passage, des chameaux à l'œil mé¬ prisant font cadeau de leurs crottes, des aveugles tâtonnent du bout de leur bâton, des porteurs hurlent leurs avertissements, des cyclistes zigzaguent 531 autour de boules de pain qui sont offertes sur le sol, des voleurs fuient, des porteurs d'eau, chargés d'une outre en peau de bélier, qui suinte, agi¬ tent leurs clochettes, les pieds traînent, les vêtements flottent dans la pous¬ sière — et par terre, des hommes sont assis, concentrés : ils prient, ou même, se tiennent par la main, absorbés, se disent des secrets, comme dans la silencieuse pénombre d'une retraite fraîche. Nul mortel ne peut être plus sobre qu'un Chleuh de la montagne, qu'un Bédouin de la vallée de la Dahoura, qu'un Harratin noir d'une lointaine oasis, qu'un de ces marcheurs ou de ces cavaliers qui de loin viennent satistaire leurs désirs dans les soulks de Marrakech. Vraiment il ne leur en faut pas plus qu'une poignée de dattes ou de gruau, de tèmps en temps une gorgée d'eau, un burnous contre le vent et les froids, deux mètres de tissu léger pour tresser leur turban. Et cependant il y a ici, prêtes pour eux, une profusion, une variété inimaginables de choses. Et nulle part comme en cette ville, je n'ai jamais vu de boutiques si exclusivement réser¬ vées à une seule marchandise. Pourquoi ceux-là ne vendent-ils, des bêtes abattues, que la rate ? Pourquoi ces autres n'offrent-ils que des minus¬ cules coussins de tête à l'usage des femmes pour porter des fardeaux, ou que des cordeaux multicolores pour le cou des chameaux, ou que des pois grillés, ou que des couvercles de pots ? En trente minutes, entre 7 et 3 heures du matin sans chercher, voici ce que j'ai vu, marchandises, com¬ merçants, professions : des morceaux de nattes, des fibres pour les nat¬ tes, des dattes, des noix, des peaux de bêtes, des selles, des bottes, des cein¬ tures, du poivre rouge, des face-à-main, des burnous, des tapis de prière, des poignards d'argent, des étriers de cuivre, des moulins à main pour le grain, des pots pour cuire le couscouss à la vapeur, des pétales de roses, des fleurs d'oeillets, des feuilles de grenadier, des peaux de serpent, du lait sûri dans des récipients de cuir, du fard, de l'encre, des cuillers de bois, des chapeaux de paille, des colliers de chien, des fouets, des pantou¬ fles, des fleurs artificielles, de la cire d'abeille, du pain de maïs, des pots de miel, des gongs, des brûle-parfums, des chasse-mouches, des chaînettes de fer, du fil d'argent, du parfum, des marchands d'épices juchés sur un trône de noix de muscade, des rôtisseurs de viande avec leurs branlantes aiguilles à rôtir chargées de rognon, des teinturiers avec leurs couvertures 532 bariolées, des apothicaires offrant comme amulettes en guise de médi¬ cament ou d'aspirine des oiseaux étouffés, des écrivains publics aux ma¬ gnifiques barbes blanches assis dans des niches minuscules et lorgnant avec dédain les nomades qui passent, des médecins qui ornent de ventouses le thorax musclé d'un patient, des forgerons au fond de leur antre noir martelant des pointes de lances, des orfèvres juifs, des nègres avec de la limonade ou avec du charbon, des ciseleurs qu'on entend plus qu'on ne les voit et dont les coups de marteau légers sont la musique du souk, enfin et partout le babil des écoles coraniques où des bambins au crâne orné d'une seule tresse ânonnent devant le maître les versets du livre sain. LA FLEUR SE FERME Clair, sombre, clair, éblouissant soleil, ombres noires comme jais, taches de lumière, nids d'ombre, volutes de poussière, blanches draperies, crânes étroitement tressés et là-dessus le toit d'un clayonnage lâche, ou de planches fendillées, ou de pièces mal jointes. La lumière se perce une voie, crée l'enchantement d'obliques faisceaux de poussière dan¬ sante, tachète les burnous, fouille l'ombre, mouchète les visages avec des gouttes éparpillées de clartés embrasées. C'est un tumulte de cris, de silhouettes, de couleurs, de lumière, sans jamais trouble ni colères... In¬ dolents sont les gestes du client, plus encore ceux du boutiquier ; il y a beaucoup de sourires, beaucoup de politesses, et d'interminables histoires. « A Marrakech, même les esclaves et les ânes vivent tranquilles », me disait un vieux Chleuh qui méprisait mon agitation et me conseillait, pour occu¬ per dignement mon après-midi, de me faire tondre le crâne bien ras. Mais ces journées défilent vite. Sur la place Jama el 'Fna je regarde ceux qui d'un pinceau patient ornent des vases d'argile, je contemple les cha¬ meaux tranquilles, je suis témoin d'une consultation d'avoué, accroupi sur une natte de paille, démêlant un litige de famille, je vois la foule, heure par heure, dans les souks fluctuer çà et là, et finalement au jour tombant le mar- 533 ohé se transformer en foire. Aux marchands et aux artisans succèdent lente¬ ment conteurs, et charmeurs de serpents, et tirelaines, et filous, et faiseurs de tours, et bouffons, autour de qui la foule, ni méfiante, ni captivée, de tous côtés fait des cercles pressés. Bientôt, sur la grande place, il n'y a plus que des groupes ronds de blancs burnous, d'où montent des appels impérieux, la monotone voix d'un récitant, le nasillement d'une flûte. Ici et là, un cavalier au chapeau pointu, de sa selle décorée, sur son petit cheval ber¬ bère, par dessus les têtes regarde, tenant ainsi la bonne place. Le soleil à présent est bas ; et doucement il illumine les murailles brunes croûte de pain. Tranquillement se dessinent les palmiers attendant les souffles de la nuit. L'ombre s'allonge et les voix s'amortissent. Le minaret de la Kou- toubia seul encore est dans la lumière. Lentement Marrakech la fleur se ferme. Fleur du désert jetée par dessus la muraille de l'Atlas. (iGazette, de Francfort, 30 juin 1938). Frédéric Sieburg. < Trad. de Ch. Funck-Brentano. 534 LES LIVRES Jean Dresch et Jacques de Lépiney. — Le Massif du Toubkal, guide alpin (Office du Tourisme). — Tout beau livre vise à un sommet. Or celui- ci nous conduira par toute voie possible et, mieux, impossible, au Toubkal, sommet de l'Atlas, toit déclassé du monde. D'un livre d'alpinisme un critique concluait qu'on peut savoir esca¬ lader une montagne et non la décrire. De cela J. de Lépiney se garde, mais ses itinéraires alpins (il est également l'auteur du guide des Aiguilles de Chamonix) sont évocateurs d'aventures passionnantes dont la lecture ci¬ saille les nerfs au rappel de voltiges suspendues à des seules volontés avec tambours de migraines et misères de froids, qui finiraient si bien, n'était le ridicule d'une chute mortelle, l'abîme. « ...Délogés de leur bivouac (cote 3498) à vingt et une heures, ils parvinrent à cinq heures du matin, au prix de difficultés extraordinaires, au sommet de l'aiguille avant que le mau¬ vais temps se soit déclaré ». Plan, face N.-E. J'insinue pour qui ne le con¬ naît pas, qu'il existe entre Plan et Blaitières- une pointe de Lépiney, ail¬ leurs une aiguille Carmen, Carmen de L. De profil jeune, je crois, comme les Pyrénées, en tout cas érosif et non glaciaire comme les Alpes, l'Atlas ne peut s'offrir pareil livre d'or. Il n'en donne pas moins beau prétexte au sport le plus pur en raison de la solitude et, sinon du danger que tout alpiniste vrai nie,-du moins d'une reprise continuelle de soi-même, répudiant toute facilité. Parlant de cela, le guide du Toubkal n'apporte que des indications, des buts, sans être à mettre au nombre de ces commodités — mis à part le format qui est de la poche extérieure du riioksack — à quoi tend fâcheusement tout autre en¬ couragement au tourisme alpin, du refuge à l'hôtel, de la route au télé- férique. Que soit amélioré le sentier, pourtant très muletier, qui mène aux abris d'où l'on part pour le Toubkal, serait une initiative admissible éma¬ nant d'un syndicat d'hôteliers, non d'un club d'alpinistes section Haut- Atlas, où la longueur des approches et le hasard des bivouacs font le prix de l'ascension. La partie monographique du livre, due en majeure partie à M. Dresçh, est probablement ce qui a été écrit sur « les travaux et les jours » de la 535 montagne berbère de plus compréhensif, de plus exact et de plus attrayant, qualités qui font toutes défaut aux pâles racontars touristiques, comme à tant de studieux ouvrages inspirés par l'Ecole. Si, comme naturaliste cette fois, Lépiney a mis son savoir au niveau du public, il est regrettable que dans la partie géologique, Dresch, au contraire, se soit tenu hors de portée moyenne, et qu'il ne nous ait pas plutôt rendu de façon imagée et lumi¬ neuse, à la Giono, le drame cosmique de ces monts dont les spasmes figés en arcs synclinaux, nous révèlent comme une monstrueuse souffrance. La toponymie est encore en progrès sur les cartes précédentes des mêmes auteurs qui. avec Neltner, avaient déjà mené à bien un travail con¬ sidérable. Pléonasmes pourtant : les abris d'Isgoun nOuagouns. Le djebel Aguelzim des premières relations a toutefois disparu (mais l'Aguelzim, qui signifie quelque chose d'acéré n'est-il pas cette pointe qu'on voit, violet sur indigo, au zénith d'Arrund, plutôt que les bosses qui y font suite ?) ; par contre le plateau de l'Ouanoukrim est devenu plate/au du Tazarapht, féminin d'Azarar, pour « plaine », qui désigne communément les hauts plateaux berbères, (l'Azarar des Beni Warain). Et qui pourrait à ce propos me dire la tendance à féminiser du tachelhait ? mais Aguedal. ici, empiète sur Hespéris. Les croquis qui illustrent de façon claire les itinéraires d'escalade, d'après des photographies qui auraient insuffisamment délimité les plans d'arêtes, sont dus à la plume du capitaine Théophile-Jean Delaye, illus¬ trateur fécond de textes aussi bien médiocres. Ils retrouvent ici leur véri¬ table utilité sur laquelle s'était jusqu'à présent mépris ce remarquable officier géographe. Jacques Balay. 536 CHRONIQUE DES AMIS DE FES C'est un très agréable devoir pour eux de remercier tout d'aboid « Aguedal » pour son aimable hospitalité : cette chronique qui sera aussi régulière que possible, leur permettra en effet d'avoir l'audience et, sou- haitons-le, l'estime d'un vaste public lettré : ils s'en réjouissent et s'en félicitent, cela va sans dire. Peut-être en échange pourront-il parfois donner quelques renseignements intéressants, fournir quelques données nouvelles à ceux qui aiment Fès et sa région. Il me paraît que la meilleure façon d'inaugurer cette chronique con¬ siste à retracer brièvement l'histoire d'une société déjà vieille de six ans puisqu'elle fut fondée au mois d'octobre 1932. Tout le monde au Maroc connaît ses membres fondateurs, le Docteur Cristiani, MM. Ancey, Bon- jean, Odinot, Sallefranque, Vicaire, d'autres encore appartenant aussi bien au monde des affaires, qu'à celui des lettres, des arts, des profes¬ sions libérales. Tous communiaient dans un profond amour pour Fès et souhaitaient de la mieux connaître encore, en l'étudiant avec méthode, et aussi de la faire mieux connaître à ceux qui avaient le temps ou le goût d'en savoir plus que le touriste qui passe. Ainsi constituée, la nouvelle société semblait naître avec les meilleures fées autour de son berceau : but louable et désintéressé, fondateurs universellement connus et estimés, tout paraissait devoir lui réussir. Elle eut pourtant des débuts difficiles, car elle se heurta dès l'abord à l'incompréhension : incompréhension de l'administration qui n'accorda qu'avec bien du retard, et non sans s'être fait beaucoup prier, les autori- 537 sations nécessaires ; incompréhension des musulmans évolués qui voyaient dans cette société un organisme de conservation fanatique, décidé à em¬ pêcher farouchement toute évolution dans l'urbanisme ou l'architecture du vieux Fès. C'est dommage, car justement l'on comptait beaucoup sur les jeunes musulmans évolués pour favoriser une connaissance plus profonde et plus compréhensive de leur ville. Les débuts furent donc modestes, conv me l'exigeaient les circonstances, et en dépit des appuis certains qu'appor¬ taient à la société les nombreux membres d'honneur et membres corres pondants qui, de France, de Rabat ou d'ailleurs, avaient bien voulu ac¬ cepter de s'intéresser aux Amis de Fès. Les premières années virent l'orga¬ nisation de quelques conférences en chambre ou conférences-promenades d'un intérêt certain, mais trop peu nombreuses pour ceux qui avaient rêvé mieux. Peu à peu cependant, les préjugés tombèrent ; l'Administration constata que les Amis de Fès étaient en somme des gens paisibles et ne lui cau¬ saient aucun ennui ; les jeunes musulmans constatèrent que l'Association n'était peut-être pas d'esprit aussi rétrograde qu'ils l'avaient imaginé, et dans ces circonstances devenues favorables, les Amis de Fès eurent la chance d'avoir en la personne de M. Bressolette. un secrétaire-général aussi actif et intelligent que dévoué : ce fut brusquement une poussée foudroyante. Au cours de la saison 1937-38, quatorze manifestations furent orgatii- nées : causeries sur l'art et l'archéologie avec visite des lieux, causeries sur l'organisation économique et sociale de la Médina, excursions autour de Fès, avec conférences et diffas à Moulay Boucheta, au Kandar, à Moulay Yacoub, à Sidi Ahmed el Bernoussi. réception de la Casa Velasquez avec- chants et danses de chilkhates, bref, pour beaucoup, la révélation dé toutes sortes d'aspects de la vie musulmane, le voile levé sur le fameux mystère oriental qui faisait place à une réalité tout aussi passionnante. Mais ce n'était pas tout : les Amis de Fès savent qu'avant de vulgariser il faut tra¬ vailler, et des équipes de travail se sont constituées pour pousser leurs investigations aussi bien dans le domaine archéologique et historique, que dans le domaine économique et social le plus actuel. 538 Les premiers résultats de ces travaux ont pu faire l'objet de communi¬ cations présentées au Congrès des Sociétés Savantes de l'Afrique du Nord qui s'est tenu à Rabat en avril dernier ; d'autres seront obtenus peu à peu, car certains travaux entrepris sont de longue haleine. Cette activité sérieuse et féconde a plu aux musulmans évolués, et, d'eux- mêmes, plusieurs ont demandé à faire partie de l'association et à y tra¬ vailler ; on pense que cette collaboration a été accueillie avec la plus grande joie, et elle s'est révélée tout de suite d'une qualité exceptionnelle, puisqu'au cours de l'hiver 1938, trois anciens élèves du Collège Musul¬ man ont bien voulu prononcer des conférences aussi substantielles que bien présentées. Collaboration dans le travail, avec un but précis et sur lequel tout le monde est d'accord : on pourrait difficilement rêver mieux. , Et voici que commence une nouvelle saison pour les Amis de Eès. Peut-être sera-t-elle un peu moins riche en manifestations publiques, car il ne faut pas lasser l'attention du public, ou la bonne volonté des organi¬ sateurs. Mais elle sera certainement une année de travail fécond, en pro¬ fondeur, comme la précédente : les lecteurs d' « Aguedal » s'en rendront compte s'ils veulent bien suivre cette chronique que l'on cherchera à ren¬ dre aussi attrayante et variée que l'est l'activité même des « Amis de !Fès ». R. Le Tourneau. Les Arts La jM-iisique AUX AMIS DE LA MUSIQUE Les Amis de la Musique nous ont fait entendre, au cours de ces der¬ nières années, un certain nombre de musiciens de grande classe. Qu'il nous suffise de citer au hasard, parmi les programmes des années les plus récentes, les noms de Cortot, Robert Casadesus. Yves Nat. Nicolas Orloff, Francescati. Thibaud, Enesco, Merckel, Casais, Maréchal, Wanda Lan- dowska, Panzéra, Anspach, Elisabeth Schumann, sans parler de groupe¬ ments tels que le Trio Pasquier, le Quintette instrumental de Paris, ou tel grand quatuor d'archets. Us nous annoncent pour cet hiver, après le violoncelliste Pierre Four- nier, le groupe Ars Rediviva, le nouveau quatuor hongrois, Panzéra Mmes Malnory-Marseillac et Lina Falk, Roland Charmy et Jean Doyen. Ces artistes sont en majorité connus du public marocain qui a déjà eu l'occasion de les applaudir ; les autres, ceux qui ne sont pas encore venus en Afrique du Nord, ont une réputation qui rend toute présentation super¬ flue. Le premier de ces concerts nous a fourni l'occasion d'entendre à nouveau le violoncelliste Pierre Fournier, que les habitués ont été heureux de. re¬ trouver en possession d'un talent encore accru, d'un style toujours impec¬ cable et d'une technique plus éclatante que jamais. Programmé remar- 540 quablement équilibré, allant de F rancœur à Honnegger en passant par Bach, Schubert, Schumann et Tschaïkowsky. et particulièrement intéres¬ sant par la variété des écoles. La seconde séance nous a fait connaître l'excellent Ars. Rediviva. Di¬ rigé par Claude Crussard. son effort artistique présente, une frappante ana¬ logie avec celui que poursuit une très grande artiste dont aucun mélo¬ mane marocain n'a oublié le nom : Wanda Landowska. Comme elle, le groupe Ars. Rediviva. fait connaître des œuvres assez ignorées, ou même complètement inédites, qu'il va exhumer des poussières des bibliothèques. Et il a réussi, tout comme la célèbre claveciniste, à s'en assimiler l'esprit et le style particulier ; il donne à ses auditeurs un plaisir musical de la qua¬ lité la plus pure, auquel s'ajoute l'agrément que nous retirons de toute incursion dans un passé fugitivement ressuscité. C'est ainsi que nous en¬ tendîmes les Conversations galantes entre une, flûte, un violon, un violon¬ celle et la basse, de Guillemain, le musicien de Mme de Pompadour. et. de petites pièces telles que la Rame,au où l'auteur de Castor et Pollux s'est efforcé de dépeindre musicalement son épouse. Quel monde d'im¬ pressions et de souvenirs surgit à ces seules évocations. ÏGITUR. 541 La L emture A PROPOS DE L'EXPOSITION EDOUARD DE JARNY-BRINDEAU Je ne connaissais du peintre Brindeau qu'une reproduction du portrait qu'il fit en 1896 de Jean Rictus. Avoir connu Rictus était une raison suffisante pour m'intrigue* et elle tn'a conduit à la galerie Derche où le peintre expose. Après avoir regardé : les fleurs, les paysages et les portraits, heureusement présentés, j'ai com¬ pris que la raison de ma visite n'était point nécessaire. C'est en cherchant le souvenir de Rictus, que j'ai découvert le peintre authentique Edouard de Jarny-Brindeau. Devant cette œuvre, le critique se trouve déconcerté par Une absence complète de procédés bons ou mauvais, qui permettraient de dire sans vcir la signature : « C'est un Brindeau ! ». N'y aurait-il donc rien à dire ? Que ce soient des fleurs, un portrait, un paysage, on perçoit que Brindeau renouvelle sa manière pour chaque tableau. C'est sûrement, que, délaissant la facilité incluse dans les procédés, il cherche chaque fois à s'identifier au sujet. De sorte que, dans sa peinture, qui présente des résultats si dissemblables, on reconnaît une unité précieuse qui est l'honnêteté et la sincérité. Au lieu de rapporter les choses à lui, Brindeau plus .humblement 542 (j'allais dire plus magnifiquement) cherche à entrer en elles. Quand le critique a constaté cela, il a d'autant plus l'impression d'avoir dit beau¬ coup, qu'il le dit rarement. Qu'il nous soit permis maintenant de marquer quelques préférences. Dans le coin « Paysages », ceux de l'Ourika rendent la paix merveil¬ leuse de l'heure rose marocaine, douce, faite d'échanges de couleurs, comme des minutes précises mais que l'on n'entend pas. Dans les portraits l'identification au personnage fait que la valeur est surtout dans le sujet. Toutefois, je ne me compromettrai pas en disant seulement que certains portraits lointains condensent une atmosphère floue où Ton trouve les êtres, juste comme ils s'y perdent. Les fleurs sont peintes avec une joie physique évidente. On peut voir des zinias dont les teintes extrêmes sont comme des sons appuyés sur la plus fine corde avec le petit doigt, quand on a peur en tirant l'archet que la corde casse. Tant de joie à peindre aurait pu se passer de louanges ! M. L. 543 Le Cinéma COCKTAIL Les Dieux du Stade, de Léni Riefenstaiil. — Une technique magis¬ trale sans imagination ni goût. Voilà nos champions. Pensez-en ce que vous voudrez. Mais, en tout cas, il y en a trop. Blanche neige, de Walt Disney. — Shakespeare. Rue sans issue, de William Wyler. — Cette saison, les meilleurs films américains étaient des drames. D'abord celui-là. Une pauvre place de New-York et ses petits voyous, fouillée sobrement, fortement par Wyler. L'insoumise, de William Wyler. — Les Américains sont inimitables pour susciter, avec quelques colifichets, la poésie du passé. Aussi, quelques images très simplement cruelles, Bette Davis, dans un rôle d'égarée, assure son rang de « première star du monde ». La force des ténèbres, de Richard Thorpe. — Quand c'est ainsi que le théâtre passe à l'écran, à la bonne heure ! Deux femmes anxieuses de¬ vant un assassin, un artiste : Robert Montgomery. L'angoisse monte, sans arrêt. Pas d'accessoire, qu'un carton à chapeau avec une tête dedans. Fort beau. On lui a-, donné un fusil, de Van Dyke. — C'est quand 011 traite un su¬ jet grave qu'il faut faire preuve du plus de légèreté. Celui-ci serait péni¬ ble ou sot sans ce tact et cette loyauté. 544 Le quai des brumes de Marcel Carné. — Le Havre et toutes ses cras¬ ses. De la tristesse, du flou, du mystère, et de l'immoralité, ce qui est fort méritoire. La conjonction de Michel Simon et de Michèle Morgan rappelle celle de Marie. Dressler et de Greta Garbo du temps qu'elle était lumi¬ neuse. Prisons sans barreaux, de Léonide Moguy. — La première qualité des films français est d'être composés. Mais quand se sera-t-on mis dans la tête que. le cinéma ne prouve rien ? Corinne Luchaire apporte quelque chose, on ne sait comment, .quelque chose d'ambigu. Les gens du voyage, de Jacques Feyder. — On nous avait promis du cirque, on nous -donne de la police et -de l'amour. L'alibi, de Pierre Chenal. — Que c'est bête ! Jouvet, Stroheim, qu'ils joueraient bien s'ils nous agaçaient moins. Les prisonniers de Saint-Agil, de Christian Jaque. —; Un film fran¬ çais de gosses. Du cocasse adroitement mêlé à la vie. Des potaches tels que vous fûtes. Les. aventures de Tam Sawyej\ de Norman Tauroc. — Un film améri¬ cain de gosses. La couleur fait valoir les taches de rousseur (attribut améri¬ cain) de deux enfants gracieux. Vous ne Vemporterez pas ave.c vous, de Frank Capra. — Une fusée d'idées charmantes. Capra ferait de petits chefs-d'œuvre s'il ne forçait pas son talent. Pension d'artistes, de Gregory La Cava. — Un gentil conte simplement conté. Ginger Rogers dame le pion, comme comédienne, à Catherine Hep- burn, et il y a une petite Andréa Leeds qui ne dispose que de cinq minutes,, elles lui suffisent pour nous flanquer son image dans les yeux. 545 L'impossible M. Bébé, de Howard Hawks. — 11 ne faudrait tout de même pas aller plus loin dans l'idiotie. Mais on rit, cette fois encore. Cet âge ingrat, d'emile Ludwig. — Quatrième édition de Deanna Durbin et peut-être la meilleure. La Casbah, de John Cromwell. — Copie fidèle de Pépé le Moko. Drôle d'idée. La fin est meilleure, l'atmosphère naturellement moins bonne, Hedi Lamarr, l'ex-Hedi Kiessler, confirme les espoirs que l'on mettait en elle. L'incendie de Chicago, de Henry King. — Encore une bonne ambiance d'autrefois. L'incendie est le meilleur morceau de bravoure qu'ait donné le cinéma. Alice Brady de toute beauté dans un rôle de femme usée. David Copperfield, de Georges Cukor. — D'excellentes gravures, du Dickens lisible, quelques images de la ravissante Madge Evans sont pleines de beauté intérieure. Roméo et Juliette, de Georges Cukor. — Piété de Shakespeare sur les côtes du Pacifique. C'est presque émouvant. Femme marquée, de Lloyd Bacon. — Bette Davis, ce qu'elle touche de¬ vient vrai. Les sœurs. d'anatol Lit'vak. — La même et dans un joli film, avec l'étoile montante de cette année, Jane Bryan. Fausses nouvelles.. de René Clair. — René Clair sans Paris, un poète sans sa muse. Mary Brentome. P. S. — Le cirque Amar est revenu. C'est bien humiliant pour l'homme qu'il ne sache en général commander aux animaux que des sottises, AGUEDAL parait six fois par an par les soins de henri bosco, c. funck-brentano armand guibert (tunis) jean grenier, rené janon (alger) et pour le compte de la SOCIETE DES AMIS DES LETTRES ET DES ARTS au maroc Rabat, 14, avenue de Marrakech abonnement : Pour un an : 40 frs. (Etranger : 50 frs). Chèques Postaux : Sala, 122-95, à Rabat. AGUEDAL 14, Av. de Marrakech - RABAT - 21 m m. '. ...V.VVvU;î. S® iÉSfi§M; MX0 - v m I îfej fR^aate» .. Le gérant ; A. Galion a. •■ . ■' '-" -' -.:^v., IMPRIMERIES RÉUNIES CASABLANCA