D'EDGAR QUINET ET DE MICHELET (i828-1875) On vient de commémorer le cente¬ naire de la naissance d'Edgar Quinet; un député a proposé aussi de trans¬ porter ses cendres et celles de Michelet, au Panthéon. C'est le moment, sem- ble-t-il, d'évoquer leur amitié célèbre, aussi étroite que celle qui unit Ernest Renan et M. Berthelot. Les épisodes politiques en sont connus, beaucoup plus, à coup sûr, que son intimité char¬ mante, et c'est la raison pour laquelle on rapportera plutôt quelques épisodes de celle-ci, en manière d'hommage à ces illustres mémoires. A vrai dire, la besogne est singuliè¬ rement facilitée par les nombreux ou¬ vrages que M",e Edgar Quinet a con¬ sacrés à la mémoire de son mari comme: Mémoires d'exil (1868-1870), Avant l'exil, depuis l'exil. Mais il y en a peu d'aussi expressifs que le dernier paru : Cinquante ans d'amitié, Michelet- Quinet, 1825-1875; il n'y en a pas de plus ému, ni de plus émouvant. Leur première rencontre chez Cousin mérite d'être racontée pour sa saveur. Le philosophe, comme on sait, débordé de travail, à moins qu'il fût un peu pa¬ resseux ou peu enclin aux compila¬ tions utiles, mais ennuyeuses, avait la spécialité de confier ces travaux à ses disciples, puis de profiter de leurs ré¬ sultats pour ses propres ouvrages. Il est juste de reconnaître qu'il faisait va¬ loir ensuite ses collaborateurs béné¬ voles, et, d'ailleurs, aucun ne s'est plaint gravement de cette manière d'agir. « Une des choses dont je fus extrê¬ mement surpris, raconte Quinet, re¬ monte à mes premières entrevues avec Michelet. M. Cousin nous accabla l'un et l'autre de compliments, d'éloges; il nous interrogeait sur nos travaux et nos projets. Lorsque nous lui eûmes exposé notre plan d'avenir, tous deux lancés dans la philosophie de l'histoire, Michelet par Vico, moi par Ilerder, M. Cousin prit un air grave, et, avec sa solennité accoutumée, il nous fit un magnifique discours sur la beauté, la sainteté du sacrifice, la nécessité d'im¬ moler nos goûts, nos aspirations, l'avenir auquel nous nous croyions appelés. Selon M. Cousin, notre devoir nous commandait des travaux obscurs, laborieux, fastidieux ; il fallait nous y adonner, ensevelir dix années de notre jeunesse... Saisissant nos mains, il s'écria : (( Oui, mes jeunes amis, je ne .vois pas d'avenir plus beau que celui dont je vais vous tracer le plan. Vous, Quinet, vous allez entreprendre pen¬ dant dix ans une traduction des com¬ mentaires d'Olympiodore. Et vous, Michelet, je vous réserve saint Ber¬ nard. Voilà une mission digne de vous deux. Allez, mes amis, mettez-vous immédiatement à l'œuvre, et vous m'en remercierez un jour. « Sur l'escalier, tous deux s'entre- regardèrent, au comble de l'étonne- ment. les- 2-Ai-t A M O, l'autre; leurs joies, leurs peines et leurs travaux devinrent communs par l'in¬ térêt qu'ils y prenaient l'un et l'autre. La vie les sépare, d'ailleurs, assez vite, Quinet allant étudier en Allemagne, à l'Université de Heidelberg, puis voyageant en Grèce, en 1829, à la fin de la guerre de l'Indé¬ pendance, enfin re¬ venant en Allema¬ gne, et Michelet se décidant à faire son voyage d'Italie. Mais leurs lettres sont fré¬ quentes, et l'on peut dire que, si loin l'un de l'autre, ils sont cependant tout pro¬ ches par la pensée et les aspirations. A nul moment, cependant, cette ami¬ tié ne fut plus vivace ni plus tendre que pendant la durée de l'exil de Quinet, quand, après la sup¬ pression deson cours «au Collège de France, on lui intima l'ordre de quitter la terre natale. 11 résida d'a¬ bord en Belgique, puis en Suisse, où il trouva le calme né¬ cessaire à ses tra¬ vaux. 11 s'installa, le 28 octobre 1858, à Veytaux, petit village Olympiodore que vous allez consacrer situé au-dessus de Chillon, où il loua votre existence? la moitié d'une vieille maison meu- — Pour rien au monde !... blée; il y séjourna pendant douze ans. « Et nous fûmes quelque temps sans Mmc Quinet rappelle avec émotion le retourner chez M. Cousin. Il ne nous - séjour que firent Michelet et sa femme, en reparla plus; il avait trop d'esprit. à Veytaux, en 1861. Le héros de la de finesse pour insister quand il voyait fête fut le fameux sansonnet qui était à qui il avait affaire. )) le bon génie du foyer. M. d'Hausson- Depuis lors, aucun des deux amis ne ville, Laurent Pichat s'informaient de lit un acte important qu'il n'en avertît ses nouvelles dans chacune de leurs — Eh bien! dit Quinet à Michelet, que vous semble des conseils de M. Cousin? iotes-vous décidé à vous enterrer pendant dix ans dans les œuvres de saint Bernard? — Jamais de la vie ! et vous, est-ce à jet très, et Jules Janin lui consacra un article dans le Journal des Débats. C'était le compagnon inséparable cle Quinet, avec lequel il faisait la sieste, caché dans la poche de son gilet ou dans le creux de sa main. « Il remplis¬ sait la maison de ses chants variés, de ses discours; sa voix rau- que tenait des propos que chacun interpré- . tait à sa guise : A bas l'Empereur! criait-il en son jargon. » Est- il besoin de dire que le sansonnet fit fête à M"10 Michelet, la mère aux oiseaux, et que, dès son arrivée, il vint se percher sur sa tête? Les oiseaux reconnaissent, d'ins¬ tinct, leurs amis. Au témoignage de tous, ce mois de sep¬ tembre, passé en commun, fut déli¬ cieux ; que de char¬ mantes conversations se tinrent au verger, entre les deux amis, assis sur un banc, qui y est encore, et leurs femmes, qui préféraient le gazon ! «L'ombre de la mon¬ tagne, écrit Quinet, y entretient jusqu'à midi une fraîcheur délicieuse; le verger et la maison, situés à mi-côte, domi¬ nent le lac dans une incomparable exposition, protégés au nord par les pentes boisées du mont Souchaux, à l'est par les rochers et les bois de Chil- lon... L'oeil embrasse un horizon demi- circulaire ; le paysage, adouci par ficn- cadrement du feuillage, est à la fois plein de grâce et de grandeur. A gau¬ che, la Dent du Midi, avec ses neiges éblouissantes ; en face, les Alpes de Savoie, noires pyramides, impriment à la contrée un caractère de sévérité que tempèrent les vertes et riantes collines de Montreux, Clarens, et les contours harmonieux du lac découpé en golfes, en promontoires. Enfin la ligne bleue du Jura se dessine nettement au cou¬ chant, si le ciel promet de rester beau; elle se charge de nuées grises, si le temps se gâte, car c'est de France que nous viennent les orages. » A leurs pieds, ils voyaient le petit sentier qui mène au bois de Chillon, des vergers verdoyants, une belle allée de noyers qui grimpe à Veytaux, et des EDGAR QUI NET ET MICHE t. ET 298 vignes « descendant jusqu'au niveau du lac... lac de cristal bleu, d'or fondu ou de plomb, selon l'aspect du ciel;... de rares voiles latines, des barques de pêcheurs, des bateaux à vapeur glis¬ sent sur la lame étincelante ; les bran¬ ches de marronniers tamisent le miroi¬ tement du lac et la réverbération de feu des rochers ». Au nord-ouest, c'est Glion, le Righi vaudois, Caux, le ravin de la Veraye, la dent de Naye et le cône -vert du Chamosal. Jamais le style du philosophe n'a été plus ému ni.chatoyant que pour décrire ce déli¬ cieux coin de terre ; d'ailleurs, le lac Léman n'a-t-il pas toujours été pour les écrivains un excellent inspirateur, depuis Jean-Jacques Rousseau et ma¬ dame de Staël ? Georges Asaky, le beau-père de Quinet, le colonel Chanas et sa femme, d'autres encore furent réunis, ce mois de septembre, à la salle à manger de Veytaux. On portait des toasts à la France et à la République, dans la coupe d'exil en cristal sur laquelle étaient gravés les titres de tous les ouvrages de l'écrivain parus depuis 1851. Le soir, on reconduisait les amis jusqu'au bosquet de Julie. « Puis la veillée se prolongeait avec M. et M"10 Michelet, aux bords du lac, sous un ciel étincelant d'étoiles. Oui ! ce fut un mois délicieux ! )) s'écrie Edgar Quinet, et l'on sent dans son exclamation tout le regret des belles journées écoulées en compagnie de ces grands hommes, si prévenants, si bons, si déférents l'un pour l'autre, et dont le ravissement était sans pareil de se revoir parmi des paysages aussi enchanteurs. M. et Mrae Michelet partirent pour le midi, où ils allaient passer l'hiver, et Quinet leur écrit : (( Chers amis, votre absence nous a laissés dans une grande solitude; je ne m'en étais pas aperçu auparavant. Pour nous remettre, nous sommes allés trois semaines à Genève... Combien je m'étais accoutumé à vous voir tous deux ! 11 me semblait que cela devait durer toujours. — Que font- ils? que disent-ils à ce moment? — Voilà ce que nous ne cessons de nous demander... Adieu, très chers amis que je ne puis séparer ! Ah ! croyez-vous que vous m'êtes bien présents ! Le san¬ sonnet se rappelle à tue-tête à la mère aux oiseaux. )) Le séjour à Veytaux avait été trop agréable pour qu'il ne se renouvelât pas souvent. Michelet et sa femme revinrent en juillet et s'installèrent à la pension Masson. Les deux écrivains passèrent leur temps en causeries au verger, devant le lac, et Michelet décla¬ mait les vers de Dante : « Guido, je voudrais que Lappo et toi nous fussions pris par enchante¬ ment et mis dans un vaisseau... que le bon enchanteur mît avec nous sa dame, puis Béatrice, et que là, parlant tou¬ jours d'amour... etc. » Ou bien il faisait de l'esprit, et du pire, par exemple à propos de l'aven¬ ture de l'historien Vaulabelle, quand il disait : (( Tant vaut l'homme, tant vaut la belle; » et, comme on riait : « Voilà ce qu'il faut contre les névralgies, de ces bonnes grosses bêtises. » Les deux dames — la petite sœur, Mme Michelet, qui s'appelait aussi Pic- Vert, cette année-là, et la grande sœur, Mmc Quinet,— excellentes marcheuses, faisaient de magnifiques excursions à Glion.au Pont de Pierre, et revenaient au crépuscule, chantant à tue-tête : Castilbelza, l'homme à la carabine... « J'ai passé ici des jours de bonheur, dit Mme Michelet en prenant congé de ses amis. Je n'ai jamais senti un tel épanouissement. » Nouvelle visite en 1867. M. et MmeMi¬ chelet descendent à Vevey pour coucher à l'Hôtel de la Clef, illustré par le pas¬ sage de Jean-Jacques Rousseau. Ils déclarèrent le lendemain que jamais ils n'avaient été aussi mal. A Veytaux, edgar q u1net et michelet on fêta par des fleurs, des vers, des toasts, les Mémoires d'un Enfant, que venait de faire paraître Mmc Michelet. Et Quinet, d'une voix forte : « Je bois à une chose immortelle, l'Histoire de France; le monument est achevé! » Au bout d'un mois, Michelet s'en fut s in¬ staller à Bex, pour y étudier la Mon¬ tagne. « Bex et Veytaux ! écrit Edgar Quinet, le 18 juin 1867, que de projets j'ai faits d'aller vous surprendre! J'ai craint de vous trouver envolés ! Pour¬ quoi ne venez-vous pas tous deux vous sécher de ces pluies perpétuelles sur votre terrasse de Masson-Matter et dans notre maison, qui vous attend toujours! » Il y eut bien, parfois, quelques petits froissements; mais, selon l'expression de Mmc Quinet, la cause en était le con¬ traste bien naturel entre l'atmosphère d'un salon de l'Empire libéral et le souffle âpre, l'air libre des Alpes, qui passait sur Veytaux. Mais rien ne put prévaloir contre l'immuable amitié, comme écrit Michelet, le 9 septembre 1868, ni contre ces sentiments (( que rien ne peut altérer en ce monde, ni dans les mondes ultérieurs ». Quinet ajoutait de son côté : (( Tous les jours quelqu'un nous quitte. Res¬ tons donc l'un à l'autre. Notre amitié est notre honneur. Nous devons à ce triste temps celui de donner l'exemple d'une telle amiti'é entière jusqu'à la fin. Quelle joie pour nos ennemis, s'ils pouvaient nous supposer séparés ! 11 y a dans ce moment une lueur de renais¬ sance et de réveil en France. C'est donc le moment de nous rapprocher et non pas de nous éloigner... Rien ne me sé¬ parera de vous, entendez bien cela. Je croirais me séparerd'une bonne portion de moi-même. » Le 6 décembre 1869, Michelet écri¬ vait à Mme Quinet : « Nos sentiments pour Veytaux, n'en doutez pas, sont invariables. » Ainsi en fut-il jusqu'à ce que la mort de Michelet, le 10 février 1874, et celle de Quinet, le 27 mars 1875, dénouèrent ce que n'avaient pu ni les intrigues, ni l'éloignement, ni la vieil¬ lesse. et qui mériterait d'être glorifié en un monument cle marbre, où les deux amis seraient figurés se tenant par la main, comme ils firent sur les routes de la vie. Georges Riat. -t TRAITÉS DE CIVILITÉ « Je ne nie pas que la Civilité ne soit la plus humble section delà philosophie ; mais,, tels sont les jugements cl es mortels, elle suffit aujourd'hui à concilier la bien¬ veillance, et à faire valoir des qualités plus sérieuses. » Ainsi parle Erasme dans la préface de son livre intitulé De civilitate morum puerilium, ouvrage qui, selon toutevrai- semblance, est le premier recueil des principes du savoir-vivre. Cette « humble section de la philo¬ sophie » nous paraît d'autant plus inté¬ ressante à étudier, qu'elle est de nos jours de moins en moinscultivée : notre société égalitaire a relégué de longue date au magasin des accessoires — comme objets encombrants et suspects — ces exquis procédés de délicatesse érigés en préceptes formels dans les codes d'urbanité d'autrefois. Du reste, l'orgueilleuse Angleterre, probable¬ ment jalouse d'un mérite que tous les peuples reconnaissent éminemment français, a su implanter en Europe, sous le nom de chic britannique, un laisser-aller général. Celan'empêche pas la vieillepolitesse cl'antan, qui semble entrée définiti¬ vement dans le domaine de la légende, d'avoir, malgré tout, des origines pré¬ cises— à notre avis, on ne saurait mieux les retrouver, ces origines, que dans les traités de « civilité puérile et honnête » en usage dans les siècles derniers. Il est vrai que ces opuscules ne renfer¬ ment pas uniquement des conseils de distinction raffinée : ils contiennent aussi toutes les règles élémentaires de la bienséance, énoncées même gauloi¬ sement, suivant le style de l'époque; ce qui fait de ces petits manuels de véri¬ tables chefs-d'œuvre de prose savou¬ reuse et naïve. On ne doit pas oublier, en effet, que ces traités, étaient destinés à l'éducation des enfants, et que l'en¬ seignement de la Civililé fit, jusqu'en 1820, partie des programmes scolaires. Ainsi que nous le disions en com¬ mençant, l'auteur de l'Eloge de la folie, ce philosophe caustique et original, fut le premier écrivain qui eut l'idée de réunir en un volume une série de maximes dictant au jeune garçon la façon de se comporter vis-à-vis de ses camarades et vis-à-vis de lui-même. Avant Erasme, ces préceptes étaient épars dans quelques ouvrages dont le plus répandu, celui qu'on mettait entre les mains des écoliers, était le Disticha de moribus ad filium, de Caton ; le Traité de la jeunesse, de Plutarque, avait aussi une certaine vogue : il pa¬ raît, d'ailleurs, avoir inspiré légère¬ ment Erasme. Cependant, ce n'est pas la lecture de ces livres ni le désir de les imiter qui engagea le philosophe à écrire le sien. Ce fut plutôt la gros¬ sièreté de ses contemporains qui, cho¬ quant sa nature fine et sensible, le décida à tenter la conversion des mœurs de son époque. Déjà, dans ses Colloques, il avait pris à tâche de corriger ces allures incon- LES ANCIENS TRAITÉS DE CIVILITÉ venantes en les ridiculisant. Le cha¬ pitre des auberges nous montre, de façon fort réaliste, toute la vulgarité des gens qu'on était sujet à rencontrer en voyage. Ils sont sales, désagréables à voir : ils crachent partout. Arrivés à l'hôtel, ils font Sécher, au feu, des vêtements mouillés, et toute la salle en est em- puantée; il y en a qui nettoient leurs bottes à table. Le couvert est mis : une nappe de toile grossière, tellement usagée qu'elle ressemble à la voile des navires fatigués d'un long voyage. C'est un vieux barbare qui passe les plats : il transpire tellement que sa sueur tombe dans le plat qu'il apporte, ce qui cependant n'empêche pas les convives de se ruer à l'assaut des meil¬ leurs morceaux sans se préoccuper de son voisin. Les tinsse grattent la tête, d'autres épongent leurs fronts ruisselants. - Impossible d'ouvrir la fenêtre de la salle, sans que vingt voix crient : « Fermez! » On comprend, d'après cette peinture, qu'Erasme ait conçu l'idée de façonner un peu ses semblables en leur indi¬ quant la manière de se bien tenir. L'ouvrage qu'il entreprit dans ce but, à la fin de sa vie, parut en 1530. Il con¬ tient sept chapitres, une conclusion et une préface dont nous avons cité un passage en commençant : dans cette préface, Erasme s'excuse de traiter un sujet aussi modeste. C'est en somme une éducation complète qu'il veut faire : il enseigne, par exemple, la ma¬ nière de se moucher. Il n'est pas convenable de souffler bruyam¬ ment par les narines, ce qui dénote un tempé¬ rament bilieux; il est ridicule de faire passer sa voix par le nez : c'est bon pour les joueurs de cornemuse ou les éléphants. Ce sont aussi les conseils suivants, sur la propreté : Il faut avoir soin de se tenir les dents propres : les blanchir à l'aide de poudres est efféminé; les frotter de sel ou d'alun est nui¬ sible aux gencives. S'il reste quelque chose entre les dents, il ne faut point l'enlever avec la pointe d'un cou¬ teau, ni avec les ongles comme le font les chiens et les chats, ni à l'aide de la serviette : sers-toi d'un brin de lentisque, d'une plume, ou d'un de ces petits os qu'on retire de la patte des coqs et des poules. Puis il indique les règles à suivre quand il arrive de bâiller ou d'éternuer. Si le bâillement te prend et que tu ne puisses ni te détourner, ni te retirer, couvre-toi la bouche de ton mouchoir ou avec la paume de la main, puis fais le signe de la croix. S'il arrive d'éternuer en présence de quelqu'un, il faut te détourner un peu; quand l'accès est passé, il faut faire le signe de la croix, puis soulever son chapeau pour rendre leur poli¬ tesse aux personnes qui ont salué ou qui ont dû le faire : c'est chose religieuse de saluer ceux qui éternuent. Il n'appartient qu'aux sots d'éternuer bruyamment pour faire parade de leur vigueur. On remarquera, en passant, cette abondance de signes de croix; un pareil usage semble être plutôt une supersti¬ tion qu'une pratique religieuse. On sait, en effet, que chez les anciens, l'éternuement était en quelque sorte un oracle perpétuel qui les avertissait, en certaines occasions, du parti qu'ils devaient prendre, du bien ou du mal qui devait leur arriver. Si par exemple, un amoureux écrivant à l'objet de sa flamme, venait à éternuer, il prenait cet incident pour une réponse et jugeait par là que la personne aimée répon¬ drait à ses voetix. On tirait aussi de semblables induc¬ tions des éternuements simples, de ceux qui se faisaient à droite et à gau¬ che. Mais l'idée d'invoquer la protec¬ tion de Dieu serait venue simplement d'une épidémie qui aurait sévi au vc siècle, et le malade en mourant aurait éternué plusieurs fois de suite. Erasme parle aussi, d'une façon gé¬ nérale, de la tenue qu'on doit avoir à tablé, et des formalités à observer avant de s'y mettre. Ne t'asseois pas à table, dit-il, sans t'être lavé les mains; nettoie avec soin tes ongles, de peur qu'il n'y reste quelque ordure et qu'on ne te surnomme : aux doigts sales. Si par hasard tu te trouves trop serré, il est à propos de relâcher ta ceinture ce qui serait peu convenable, une fois assis. 302 LES ANCIENS TRAITÉS DE CIVILITÉ L'auteur de la . Civilité tient égale¬ ment beaucoup à la gaîté des convives pendant les repas, gaîté qu'il avait déjà recommandée en ces termes dans les Colloques : Recevez vos convives d'un air gracieux, par¬ lez-leur avec gaîté ; ayez soin que vous accom¬ modez vos paroles à l'âge et aux inclinations de chacun. 11 se plaint aussi des personnes trop familières ou qui n'ont jamais que leurs propres histoires à raconter. Il y a des gens vraiment insupportables: quand chacun est prêt à se mettre à table, ils demandent qu'on leur apporte papier et encre pour écrire ou qu'o.n leur baille le pot de chambre. Ceux-là Taillent aussi grandement qui n'ont autres choses en bouche que leurs femmes et leurs enfants, disant : « Mon petit me fit tant rire hier; vous n'avez jamais vu si gentil enfant, etc. » Il dit enfin : En essuyant tes mains, chasse de ton esprit toute idée chagrine, dans un repas : 11 ne faut « ni paraître triste, ni attrister personne ». Le manuel d'Ei'asme, dont l'influence fut profonde sur les mœurs du temps et s'exerça pendant de longues années encore après la disparition de l'auteur, est certainement, de tous les Traités de Civilité, le plus connu aujourd'hui : c'est pour ainsi dire un des seuls dont la réputation soit parvenue jusqu'à nous. Il en est d'autres, cependant qui, s'ils ne furent aussi célèbres, jouirent malgré tout d'un certain renom à leur époque. De ce nombre est, par exemple, la Galathée, de délia Casa, traduite par Jean de Tournes et qui date de 1598. Entre autres choses, on y recom¬ mande au lecteur de ne pas trop consi¬ dérer la civilité comme une question d'ordre absolument inférieur. Ne pense pas que les choses susdictes te sem¬ blent estre de peu d'importance, d'autant que les légères playes, si elles sont en grand nom¬ bre, ne laissent pas de mener à la mort. Le livre contient aussi plusieurs en¬ seignements de ce genre : 11 n'est pas honneste à un gentilhomme bien appris de se préparer devant un chacun pour aller à ses nécessités naturelles, et, ayant mis lin à icelles, il n'est pas bienséant de se revestir en presence d'autruy. Encore ne trouvé-je pas bon que, revenant d'icelles, il se lave les mains en présence d'une honneste compagnie, pour ce que la raison pour laquelle il se lave représente quelque chose de maussade à l'imagination de ceux qui levoyent. Pour la mesme raison aussi, quand on vient à rencontrer parchemin quelque chose de mau¬ vais goût (comme il advint souvent), il n'est pas honneste de. se tourner devers la compagnie et luy montrer ceste ordure. Encore moins doit-on présenter à autruy choses puantes, ce que quelques-uns ont accoustumé de faire avec grande importunité, se l'approchant eux-mêmes du nez et disant : « Hé, sentez un peu, je vous prie, comme ceci pue! » Il y en a encore d'auslres qui, en toussissant ou esternuant font si grand bruit qu'ils estour- dissent ceux qui sont à l'cntour d'eux; et y en a aussi qui, usans de peu de discrétion en sem¬ blables choses, crachent au visage de ceux qui sont à l'étour. Austres encor se trouvent qui, en baaillant. hurlent ou .braillent comme un asne. Au commencement clu xvne siècle, parut également un opuscule fort cu¬ rieux, édité en 1628 chez « Sébastien Chappelet au Chappelet » ainsi que le mentionne la suscription en tête de l'ouvrage. Il est imprimé en double texte, latin et français, et s'intitule : Bienséance de la conversation entre les hommes. • Il n'est pas défendu de supposer, malgré le manque absolu de preuves à cet égard, qu'il ait pu servir à l'éduca¬ tion du personnage héroïco-burlesque poétisé par M. Rostand : le petit livre date, en effet, de l'enfance de Cyrano de Bergerac. Peut-être l'auteur spadassin y a-t-il puisé ces façons suprêmement galantes qui lui permirent de rester toujours comme il faut au milieu de ses extra¬ vagances, et de tuer son monde... à la dernière mode. Le manuel contient dix chapitres indiqués comme suit à la Table. hsi- LES ANCIENS TRAITES DE CIVILITÉ Du service divin. Enseignements généraux.et meslez touchant la civilité entre les hommes. Des premiers devoirs et cérémonies en con¬ versation. De la façon de qualifier les personnes à qui on parle, les cidviser dire le mot. Des habits et parures du corps. Du marcher soit à part soy, soit en com¬ pagnie. Des devis et propos. Des comportements en table. Du service de table. Du coucher. Addition touchant les services et honneursde table. L'énumération de maximes est pré¬ cédée d'une lettre de salutations ainsi conçue : A la très noble et très florissante jeunesse du collège des pensionnaires de la Compagnie de Jésus à la Flèche. Les pensionnaires du Collège dé la même compagnie au Pont-à-Mousson. Honneur et salut. Dans le chapitre traitant la (( civilité entre les hommes », se trouvent entre autres ces principaux conseils. Ne monstre point à ton compagnon chose qui puisse lui faire'bondir le coeur. Ne chante point entre tes dents si tu n'es tout seul. Ne sonne le tambour avec les doigts ou avec les pieds. En'baaillant ne faut point hurler. Quand tu te moucheras, ne sonne trompette du nez. Escoutant ton régent ou bien le prédicateur, ne frétille point en toy-même, ne te pouvant tenir en ta peau, faisant de l'entendre et du suf¬ fisant au mespris des autres. En présence d'une honneste compagnie l'on ne doit tourner le dos au feu, ni s'approcher plus que les autres, car l'un et l'autre sent sa prééminence. Ne bransle la teste ni les jambes, n'esraille les yeux en tête, ne hausse un sourcil par-des¬ sus l'autre, ne tords la bouche. Ne tue puce ou autre sale bestiole en pré¬ sence d'autrui. Ne t'ageance à tout bout de champ le rabas, ou le bas de chausse. Garde-toi d'être flatteur, car un tel homme monstre d'avoir peu d'opinion du jugement de celuy qu'il flatte, le tenant pour simplart. Le visage ne soit comme d'un homme fan¬ tasque ou bizarre, sévère estonné,mélancolique, 303 chagrin, inconstant de façon que l'on y puisse remarquer quelqu'affection desreiglée. Le passage traitant la conversation renferme aussi quelques bons ensei¬ gnements. On lit ceci par exemple : Si quelqu'un vient pour te parler tandis que lu es assis, lève-toi debout pour n'être point familier, bien qu'au reste il fut ton égal ou encore ton inférieur. Quelques conseils aussi pour la ma¬ nière de se tenir dans la rue. Ne te panccde, regardant tout à l'entour de toy si es bien attifé. Ne sors de la chambre avec la plume sur l'oreille ny à la bouche. Ne t'enjolive de fleurs ou autres telles galan¬ teries sur l'oreille. Ne marche nyen dansant, ny trop courbé, ny en sautilant, nyen t'entrebaillant des talons. Le chapitre de la table renferme des maximes très précises. D'ailleurs, tous les manuels de bienséance insistent sur la façon de se tenir à table et n'ont pas tort. N'est-ce pas d'après la manière de manger qu'on peut juger plus sûre¬ ment qu'ailleurs de la distinction ou de la vulgarité des gens. Estant assis à table, garde-toi de cracher, tousser, de te moucher. Ne romps le pain, avec les mains mais avec le couteau, si ce n'estait un pain fort petit et tout frais. Ne fais la soupe au vin si n'es le maistre de la maison. Ne monstre d'avoir pris grand plaisir à. la viande. Ne souffle sur les viandes, mais si elles sont- chaudes, attends qu'elles se refroidissent. Ne graisse ton pain tout à rétour avec les doigts, mais le voulant couper, torche tes mains auparavant. Si tu trempes en sauce ton pain ou ta chair, ne les trempe derechef après y avoir mordu. Ne porte le morceau en bouche, tenant le couteau en main, à la manière des villageois. Ne jette les yeux sur l'assiette des autres. En heuvant, ne regarde ,çà et là. Sorti que tu seras de table, ne porte le cure- dent en bouche ou sur l'oreille. Ne te fasches en table quoiqu'il advienne. Voici aussi quelques avis sur les ser¬ vices et honneurs de la table, le choix des morceaux. ||||f 55? " |jj ; ' j * ' LES ANCIENS TRAITÉS DE CIVILITÉ 304 L'on porte les cure-dents dans un beau plat, finalement sur un linge de belle et line toillc; se met le plat bassin et se donne l'eau à laver; s'il n'y en a qu'un de-singulière prééminence, avec une serviette particulière, et aux autres avec la leur. Quand on meslè en un mésme repas, chair ou poisson, on le cuit au tard, et le temps de le servir est au déclin de la chair, entre le rosty et le dessert. On cosnaist un lourdaud à manger un œuf à la coque : voulant le manger, il faut avoir fait ses apprestes devant que le casser. Il se rompt par le bout menu : après ce s'os te le germe et une partie du blanc d'alenfour, destrempant le reste avec le jaune et un peu de sel à tout la pointe du couteau, puis on le prend tout ainsi avec les apprestes. Boire en mangeant un œuf est malséant et ressent sa gourmandise. Le meilleur endroit-des pigeonniers sont la cuisse et le ventre. De mes me en une teste de veau, le plus déli¬ cat sont les yeux, la langue et la cervelle. Pour les vol ai liés, ce proverbe « court assez que les cuisses des oiseaux qui volent sont les: meilleures ». Le poisson ne se coupe avec le couteau ; toute¬ fois la foye de brochet, la langue de carpe se partissent avec le couteau. Le livre se termine sur l'article dra¬ gées et la conclusion à laquelle cet article donne lieu n'est pas banale. Couronnons douceureusement l'œuvre avec les dragées; elles ne viennent sans apparat, mais portées honorablement en leur boéttc. Ce sont des richesses de par deçà, et vos tables ne se finissent guère plus honnestement par-delà que par nos dragées de Verdun. Elles ont, je ne sçay quoy parmy le doux air de leur sucre, canelles et anis, propre à vous haleincr une agréable bouffée de nos Canaries et vous esbaudir aimablement avec la ressouvenance de nos plus sincères affections en vostre endroit. Affections que nous allions à ce petit ouvrage pour vous témoisgner que, si bien nous finis¬ sons ici ces petits aclvis, ce n'est que pour mieux commencer tout devoir envers nous de loyale amitié. Louange à Dieu et à la Glo¬ rieuse Vierge. Nous avons cité les principaux Traités de Civilité, ceux qui exercèrent le plus d'influence. S'il yen a d'autres plus récents, il est à croire qu'ils lais¬ seront peu de traces de leur passage. Mentionnons toutefois parmi ces der¬ niers, le Manuel de Bienséance du Ré¬ vérend Frère J.-B. de la Salle, qui eut, de nos jours, une .certaine vogue. L'auteur ne fit, cependant, que re¬ prendre à son. compte les maximes d'Erasme, en les expurgeant et les ar¬ rangeant — on doit le dire'— de façon assez maladroite. Vers le commencement de ce siècle, cette branche de l'éducation disparut de l'enseignement secondaire. Est-ce un bien ou un mal? On ne peut, mal¬ gré tout, qu'approuver ces paroles d'Erasme, bon juge en la matière. Bien que le savoir-vivre, dit-il, soit inné chez tout esprit bien réglé, faute de préceptes formels, des hommes honnêtes et instruits en manquent parfois, ce qui est regrettable. Comme tous les genres un peu spé¬ ciaux, cette question de la civilité prê¬ tait à la satire et devait avoir ses dé¬ tracteurs. On lit à ce sujet dans les Tableaux de Paris de Mercier. L'usage du monde dépend beaucoup de l'habitude : l'habitude seule vous fait discerner mille convenances que toutes les belles leçons du savoir-vivre ne nous apprendront pas. Et ailleurs : La vraie civilité a banni ces impertinentes politesses, si chères_à nos aïeux. —etc.,-etc.. Mentionnons en terminant une locu¬ tion proverbiale en Angleterre : He is a Chesterjîeld, employée pour désigner un homme parfaitement élevé. Elle a son origine dans l'anecdote authen¬ tique suivante. Lord Chesterfield étant à l'agonie et des amis venant le voir, il n'oublia pas, sur le point de rendre le dernier soupir, d'offrir Une chaise à ses visiteurs. Cette anecdote nous a semblé de circonstance ici : n'est-ce pas là le comble de la bienséance? Elle montre, en tous cas, que les hommes d'autrefois savaient rester fidèles aux enseignements de leur en¬ fance, et, profondément imbus des doctrines du savoir-vivre, poussaient la correction et la logique jusqu'à sa¬ voir mourir... galamment. Louis Bonnefin.