R. LAURENT-VIBERT CE QUE 'AI VU EN ORIENT MÉSOPOTAMIE PALESTINE - SYRIE ÉGYPTE - TURQUIE NOTES DE VOYAGE 1923-1924 PARIS LES ÉDITIONS G. CRÈS ET CIE 1924 CE QUE J'AI VU EN ORIENT LES ÉDITIONS G. CRÈS ET CIE ONT PUBLIÉ DU MÊME AUTEUR Routiers, Pèlerins et Corsaires aux Échelles du Levant (Collection Voyages); i vol. . 7 fr. 50 ; V- ■ ' : " ' ■ Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays, y compris la Suède et la Norvège. . Copyright by LES ÉDITIONS G. CRÈS ET CIE. 1924 J 'ai parcouru deux fois, au printemps de 19 2 3 et à celui de 19 2 4, les pays lourds d'his¬ toire et bruissant de tumulte, de la Médi¬ terranée orientale. Au deuxième voyage, j'ai ajouté la rapide vision de la Mésopota¬ mie à celle de l'Egypte, de la Palestine, de la Syrie et de la Turquie. A aucun degré, ce petit livre ne peut s'appeler une enquête. Ce n'est qu'un tour d'horizon, d'un horizon obscurci de rancunes, de haines, de confu¬ sion, cle désordre, de déraison, à peine tra¬ versé çà et là de quelques rayons" de sa- 2 2 gesse èt d'espérance. Les Alliés victorieux ont réussi, — ce qui est admirable, — à compliquer la question d'Orient: elle est présentement inextricable, si l'on entend la résoudre sans parti-pris. Pour moi, j'ai pris parti. Je suis Français, ce qui implique, dans cette affaire, des droits incontestables et des devoirs précis. J'examine, je juge, je résous, suivant les intérêts de mon pays. Ah ! la bonne règle, droite, solide, et qui ne trompe personne, et qui rassure tout le monde! Croyez-vous que les Anglais ou les Italiens ou les Orientaux aiment à discuter avec,ces «citoyens de l'univers», qui se proclamant vierges de tout nationalisme, en profitent pour distribuer-gravement, et de haut, des prix de vertu aux nations, blâment leur propre patrie, approuvent d'ordinaire les puissants, gourmandent résolument les faibles, mettent à toute sauce des principes bien abstraits à l'aide desquels o,n peut tout détruire ou tout étayer, tremblent de peur s'il faut choisir, et trahissant leur pays 3 sans servir l'adversaire, préparent par la confusion des idées, les conflits, malenten¬ dus, guerres, incendies, massacres. Je suis Français, rien que Français. Quelle bonne chance, dans cet Orient, où la France a tou¬ jours projeté la lumière éblouissante de son génie! Dieu me garde de vouloir être plus intelligent que Richelieu, Colbert, VergerÉes ou le général Brune, ce général de l'Indivisible, qui le 12 Ventôse an XI recommandait à nos consuls de ne pas perdre de vue le protectorat français des catholiques d'Orient. Croyez vous que cela doive nous empêcher de comprendre les autres nations et de nous entendre avec elles? Parler clair, net et fort, avec le ton de courtoisie qui se doit entre grands peu¬ ples, vaut mieux que psalmodier, tremula voce, des principes solennels si larges et si lâches, que tout passe au travers, petites injustices ou grandes infamies. Donc je supplie de ne pas me lire : 4 ..V i° les Français qui croient que les ques¬ tions internationales doivent se régler dé¬ sormais par l'application pure et simple, en toute occasion et dans tous les cas, de principes abstraits; et qui estiment en conséquence que les droits acquis, au cours de l'histoire, par l'effort et la pa¬ tience des nations, ne doivent jamais entrer en ligne de compte; 2° les Français qui, oubliant que leur pays est un Empire de ioo millions d'habitants, considèrent que la France, devenue puissance de second ordre, n'a plus les moyens d'avoir une politique mondiale. Par contre je m'adresse aux Français, robustes d'esprit et de caractère, qui ne passent pas leur vie à geindre ni à crain¬ dre. Et je m'adresse aussi à vous, natio¬ nalistes d'Italie, que j'ai vu défiler à Milan chantant: « Giomnezza, Giovinezza ! » et que j'ai retrouvés, à Rhodes, Latins civilisa¬ teurs, — et à vous, solides et souriants Bri¬ tanniques d'Empire, mes bons "amis, vous 5 que j'ai rencontrés sur la route des Indes, «notre » route des Indes (car nous avons aus¬ si nos Indes, Français, mes compatriotes), cette route où il y a vraiment place pour deux; vous dont j'aime la courtoisie, la net¬ teté des idées, le courage, cette ardeur fleg¬ matique. Ce livre d'un nationaliste français ne saurait vous déplaire. Vous y entendrez parfois comme un cliquetis d'épées. Vous n'êtes pas hommes à vous effrayer. « La paix est à l'ombre des sabres », dit le pro¬ verbe arabe et vous savez bien qu'il ne s'édifie rien de grand à l'ombre de la peur. En moins d'une année, de mars 1923 à janvier 1924, le changement d'aspect de cet ardent et beau pays est, à la lettre, in¬ croyable. J'avais débarqué, l'an dernier, en pleine loi martiale anglaise. Zagloul pacha encore en exil. Les murs du Caire étaient couverts de petites affiches officiel¬ les, en anglais et en arabe, offrant des ré¬ compenses de 10.000 livres égyptiennes (750.000 francs) à qui dénoncerait les au-1 teurs des derniers attentats contre les of¬ ficiers britanniques. L'on fouillait les pas- IO sants en pleine rue, devant les cafés ; les perquisitions chez les particuliers étaient quotidiennes. A chaque karakol (poste de police) des tommies blonds et rouges, fermes sur leurs jambes écartées, le fusil à bout de bras, regardaient placidement de leurs yeux bleus du Lancashire une foule silencieuse, hostile. Parfois, l'ébranlement d'une auto-mitrailleuse. Les étudiants d'El- Azar, souples et fins dans leurs gandou- rahs claires, cahiers sous le bras, échan¬ geaient le long des vieilles rues, sous le regard des inoucharabiés, des propos pas¬ sionnés et furtifs. Amirable solidarité! Ja¬ mais les Anglais n'obtinrent la moindre dénonciation. Le IVafd (organisation ré¬ volutionnaire et communale), clix fois dis¬ sous, ses membres frappés d'exil, fut dix- fois reconstitué. Tous s'unirent. Sur les drapeaux de l'opposition anti-anglaise, la Croix et le Croissant fraternisèrent. On y vit même un beau jour le bouclier juif de Salomon, l'étoile à six pointes, qui (pru- dence, sagesse, dédain?) n'y resta pas long¬ temps. Les prêtres coptes allèrent aux mosquées, les oulémas aux églises, prier sur les cadavres de l'insurrection. Aujourd'hui, en janvier 1924, c'est le triomphe. Zagloul, premier ministre du roi Fuad, ne circule de ministère en ministère que sous les acclamations, sa voiture, fer¬ mée, disparaissant sous les corps, hissés les uns sur les autres, de ses fidèles. Il n'y a plus d'Anglais aux karakols, il n'y en a même plus à la porte de la Citadelle. Ce sont , des soldats égyptiens qui regardent paresseusement, du sommet des escaliers, la place, la grande place arabe des Mille et une Nuits, toute humiliée par un pitoya¬ ble square, et, par delà, les murailles hautes comme des falaises de la mosquée de Sultan Hassan. Des voitures passent, chargées d'étudiants qui .agitent des dra¬ peaux, nouveaux drapeaux verts de l'indé¬ pendance. Tout est au réveil de l'Egypte. La joie est universelle, les espérances infi- nies. Il y a bien, de temps en temps, le passage brusque d'une automobile mili¬ taire anglaise, hérissée de fusils, avec des officiers à casquette d'état-major ; et il'y a toujours, près du Nil, dans les jardins, la lourde Résidence anglaise, sa magnifique tenue, ses fauteuils profonds, timbrés en or au monogramme de Georges V, Impe- rator Rex. Que s'est-il donc passé? quelles sont ces apparentes contradictions ? comment dé¬ mêler tant d'énigmes? La situation paraît simple à ne l'exposer que dans ses termes juridiques. Le per¬ cement du canal de Suez ayant dérivé sur Port-Saïd et la Mer Rouge tout le trafic d'Europe aux Indes, les Anglais considé¬ rant qu'il était pour eux d'un intérêt vital d'avoir la main sur le canal, profitèrent, avec une suite remarquable dans les idées, des troubles d'Egypte qui leur donnèrent occasion d'intervenir, puis de l'extraordi- naire défaillance française qui leur permit d'acquérir les actions du Khédive, donc la majorité dans la société du canal. Occu¬ pation de fait, contrôle financier : leur but était atteint. On ne saurait trop insister sur l'incroyable carence du gouvernement français, qui commit une faute pire que celle des ministres de Louis XV quand ils abandonnèrent les Indes et le Canada. La tradition constante de la Monarchie, de¬ puis Saint Louis jusqu'à Louis XVI, fut que l'Egypte était la clef de la maîtrise sur toutes les Echelles du Levant. Les instruc¬ tions de Colbert au marquis de Nointel, quand celui-ci partit en 1670 pour la plus fastueuse des ambassades, et la plus fé¬ conde, puisque les Capitulations furent alors solennellement renouvelées, sont d'un accent de vérité et d'une grandeur, qui, après plus de deux siècles, entraîne et éblouit. La Mer Rouge était alors fermée aux Européens. Colbert aurait voulu, pour la France, le monopole du commerce dans 14 cette mer et le droit d'établir, à travers l'isthme de Suez, un transbordement de marchandises. Deux compagnies de navi¬ gation jumelles, l'une au Levant, l'autre aux Indes orientales, auraient échangé par dessus la bande étroite de désert, plate, nue sous le soleil et sous le ciel, leurs cargaisons et leurs Courriers. Ferdi¬ nand de Lesseps -a réalisé, en somme, sous une forme moderne, les idées du plus grand commis dé la Royauté. Napoléon, qui suivit si souvent les gran¬ des routes royales, avait déjà repris une tradition séculaire en la mêlant de grands rêves où passait l'image d'Alexandre. Je me souviens d'un coucher de soleil, au Ra- messeum, dans la grande plaine de Thè- bes, à l'heure où les ombres des colosses de Memnon s'allongent indéfiniment sur les blés et les orges blondes, dans le grin¬ cement des norias. Les huppes familières et charmantes jouaient au .devant de nos pas comme sur la route de Médine, devant 15 la mule de Mahomet. Le soir était plein de chants d'oiseaux, de cris d'enfants, du bruit paisible des bêtes revenant à l'étable, sous le vol de milliers d'hirondelles. Le temple funéraire de Ramsès II, éclairé par un couchant splendide et pacifique, parais¬ sait en pierre précieuse sous le bleu, at¬ tendri de vert, du ciel. Les hautes figures, gainées, impassibles, serrant sur leur large poitrine le sceptre et le fouet sacré, palpi¬ taient dans la lumière, jaillies du sol, deve¬ nues vivantes, tutélaires; écroulée dans les aulnes, où fuient des oiseaux d'or vert, la tête colossale du Roi repose sur la vieille terre sacrée. Près de l'oreille, j'aperçus une inscription aux caractères carrés, nets, brefs, impérieux. Je m'approchai et je lus: CAPITAINE DUVILLIERS AN VII Ah ! dans ce pays où toutes les pierres nous appellent, de quel cœur je salue, fra¬ ternellement mêlées, toutes les ombres i6 françaises. Admirable continuité ! Le capi¬ taine Duvilliers, que je vois, (que vous voyez, n'est-ce pas ?) avec ses buffleteries blanches, son bicorne à panache, son haus¬ se-col et son regard vif, est plus proche, quoique sans-culotte, du sire dejoinville, que les politiciens de la IIIe République qui laissèrent son inscription tomber aux mains anglaises. L'Angleterre a joué son jeu ; elle a gagné, c'est notre faute. Rien n'est n'est plus irritant que les jérémiades après une partie bêtement perdue. Les Anglais n'a¬ vaient pas, n'ont pas la charge de sauvegar¬ der nos intérêts. Quand le comprendrons- nous ? Les Anglais sont donc en Egypte, mais ils y sont à leur manière, qui n'est pas la nôtre. C'est là un point de fait, cause la plupart des erreurs de l'opinion française. Nous voyons l'Angleterre en Egypte com¬ me la France en Algérie. Non pas. La po¬ litique de l'Angleterre est fort simple. Elle i7 veut tenir solidement le canal et les abords du canal et pour cela empêcher, par la force, que l'Egypte ne devienne elle-même une force indépendante. Pour le reste, elle ne s'en soucie. Elle a renoncé à exercer une influence intellectuelle et morale. Elle n'a créé aucune concurrence aux écoles françaises qui sont florissantes. Tout au plus exige-t-elle la connaissance de la lan¬ gue anglaise pour les emplois d'Etat. En¬ core le journal officiel de l'Egypte est-il publié en français. Alexandrie a moins d'enseignes de magasin en anglais que Paris. Tout est en français et en arabe. Au Caire même, les inscriptions anglaises ne se montrent qu'au centre de la ville, près des grands hôtels. Sans doute l'exploi¬ tation systématique et merveilleusement habile de la belle découverte du tombeau de Tout-ankh-Amon a porté quelque attein¬ te, dans le domaine de l'égyptologie na¬ guère monopole de la science française, au prestige de notre Institut du Caire. La près- se française, par cette ignorance impertur¬ bable dont, chaque jour, elle nous admi¬ nistre les preuves, a prêté complaisamment son appui à cette propagande britannique. Encore une fois, tant pis pour nous ! Les objets découverts au tombeau constituent certainement l'ensemble le plus complet de mobilier funéraire que nous possédions, mais l'époque n'en est pas belle et pure. C'est déjà le poncif du Moyen Empire. Les salles, merveilleuses de suggestion et de mystère, du Musée du Caire, offrent au long de ses vitrines mille pièces, décou¬ vertes par les Français, plus émouvantes et plus parfaites. Pourquoi aucun journal de Paris ne l'a-t-il dit? On sourit au bord du Nil, au nom de Tout-ankh-Amon, alors qu'on bée sur les bords de la Seine. Et je serais peut-être violemment indigné, s'il n'y avait tout de même dans les vitrines des nouvelles trouvailles, une statuette de bois, couleur d'ocre, veloutée comme un pastel, aux lèvres sanglantes et sensuelles, r9 aux grands yeux noirs, des yeux de Prince, d'initié, de psycopompe, des yeux mortels. Leur maléfice a-t-il atteint, au-delà de Lord Carnavon, l'Empire britannique. L'ar¬ rivée au pouvoir de l'exilé, du proscrit, le retrait apparent des forces anglaises, le triomphe nationaliste en un mot, est-il un danger pour la domination anglaise en Egypte? En toute sincérité, je ne le crois pas. Sur ce point encore, l'Angleterre joue son jeu. Pas plus-que.pour les écoles, l'Angleterre ne se soucie de la possession de la terre, cette belle terre noire, où mûrissent par an deux ou trois cultures et-'qui,"forte ou blonde, ou dorée ou pourpre, retrouve en hiver sa teinte sombre, entre le désert et les montagnes couleur de feu. Divisée en grandes propriétés, elle appartient à de riches Egyptiens qui les louent à des fer¬ miers, qui eux-mêmes les sôus-louent aux fellahs. L'Angleterre est donc disposée à aban- donner tout ce qui, dans les administra¬ tions n'intéresse que la population ; c'est en resserrant ou en relâchant son autorité sur les questions secondaires, qu'elle sou¬ met l'opinion égyptienne à ce régime de douche écossaise, très propre à lasser et à user une population d'esprit oriental chez qui succèdent aux -espérances grandioses, les prompts découragements. Le retour de Zagloul pacha, son accession au pouvoir, laisse intacte la solide réalité de l'occupation anglaise qui me paraît se résumer en deux points : Le premier est de maintenir désarmée la population, qui d'ailleurs n'est pas guer¬ rière. Trop de sang africain est mêlé au sang arabe. Sans doute les troupes égyp¬ tiennes ont fait très bonne contenance dans les guerres de Soudan, mais que vau¬ draient-elles contre les troupe^ occidenta¬ les? D'ailleurs, la question ne se pose pré¬ sentement pas, d'un conflit armé entre l'ar¬ mée du roi Fuad et le corps britannique 2 I d'occupation. Depuis 1882, les Anglais ont réduit l'armée égyptienne à sa plus simple expression : quelques milliers d'hommes sans munitions. Et comment, même sous un régime nationaliste, accroîtrait-elle ses forces ? La contrebande par mer est impos¬ sible. L'Angleterre tient les ports, contrôle la douane. A Alexandrie, les douaniers sous l'œil de quelques fonctionnaires britan¬ niques, ne se soucient à la visite de vos ba¬ gages, que des armes que vous pourriez in¬ troduire. J'ai dû subir, pendant dix minu¬ tes, l'examen de toutes les gaines de cuir de mes flacons à parfumerie, où l'œil du policier croyait discerner des étuis àrévol- ver. La contrebande des armes ne pourrait donc se faire que par le désert libyque ou l'arabique : elle suffirait à peine si elle était bien organisée, ce dont je doute, à alimen¬ ter un bref soulèvemnet voué à l'échec le plus rigoureux. Si les Anglais paraissent avoir évacué le Caire, ils ont maintenu un assez grand o nombre de nationaux dans la police. Aux carrefours, l'on voit pour régler le mou¬ vement des voitures, sous le tarbouch écarlate, des figures roses et des che¬ veux roux; les side-cars des patrouilles sont montés par un policier britannique et un policier égyptien : singulier attelage, où le guidon est arabe et la carabine anglaise. Et puis, du côté du canal, il y *a les avions, et les postes bien défendus. A mon sens, l'Angleterre peut continuer à avoir la cer¬ titude que tout .mouvement sera réprimé par les armes modernes et mécaniques, dont la puissance irrésistible (ne l'oublions jamais) est le fait nouveau, absolument nou¬ veau dans l'histoire. Qu'importe si au Caire la foule tout entière acclame Xagloul, en haine des Anglais : une foule soulevée et sans armes n'est qu'un pâle troupeau de¬ vant les autos blindées. Les grandes mani¬ festations d'El-Azar en 1921 ont été cal¬ mées par quatre mitrailleuses aux coins dé la grande place, devant le portail de mar- bre, qui découvre les parvis et l'entrée des salles à colonnades, pleins d'ombre, de science psalmodiée et mystique, où, sur le sol. silencieux, natté, bruissant sous les pieds nus, les docteurs expliquent la Loi, une Loi terrible contre les Infidèles. Mais que faire, quand ceux-ci ont la force? Le deuxième point où les Anglais ne dé¬ vient pas, est la garde du Soudan, c'est-à- dire la maîtrise des sources du Nil, c'est-à- dire encore, la possibilité d'assoiffer et de ruiner cet étrange pays de cinq kilomè¬ tres de large sur mille de long, où il ne pleut jamais, et qui ne vit que du fleuve nourri¬ cier. Père et mère et Dieu tout ensemble, le Nil du sud et celui du nord, du lotus de la Haute Egypte au papyrus de la Basse Egypte, nourrit depuis des millénaires les tiges lourdes de suc des terres inondées, et désaltère les générations innombrables, toutes pareilles de siècle en siècle, des ser¬ viteurs de la glèbe. Tant que les Anglais seront inflexibles ,24 sur ces deux questions, ils tiendront l'Egypte aussi solidement que jamais. A moins d'une catastrophe mondiale, qui n'est certes pas à désirer, rien n'est changé au fond même de la situation. Les atten¬ tats isolés, de 1919 à 1923, eussent-ils été dix fois, cent fois plus nombreux, ne doi¬ vent pas faire illusion. Un général anglais disait l'an dernier : « Nous quitterons peut- être quelque jour Londres, mais jamais le Caire : Never Cairo ». Malgré les appa¬ rences, les Anglais n'ont pas quitté Cairo. Mais, direz-vous, si les Anglais ont ainsi la force, pourquoi ont-ils consenti à l'arrivée au pouvoir de l'un de leurs pires ennemis? N'est-ce point, quand même, un échec? L'Egypte ne va-t-elle pas « se re¬ trouver », se refaire, préparer une indé¬ pendance complète? N'y a-t-il pas là une de ces fissures que les diplomates se plai¬ sent à découvrir dans le bloc britannique? Je crois, en effet, que les Anglais au¬ raient préféré ne pas voir Zagloul au pou- 25 voir; mais j'ai l'impression qu'à leurs yeux cela n'a pas d'importance. Bien plus, que cela fait partie d'un plan, dont les grandes lignes sont concertées et les détails lais¬ sés aux exigences des événements. Les Anglais, malgré le réalisme de leur poli¬ tique d'Empire, sont tout de même obligés de faire quelques concessions de forme aux principes wilsoniens, et parmi ceux- ci au droit des populations de disposer d'eux-mêmes; or, vraiment, s'il est, dans le monde, une nation ayant pour réclamer son indépendance, tous les droits, écrits et non écrits, c'est bien la nation égyptienne. Un passé magnifique, un des plus beaux de l'humanité (les nationalistes, d'ailleurs, l'invoquent beaucoup moins qu'ils ne le devraient); un précédent moderne d'indé¬ pendance avec Méhémet-Ali, sous lequel l'Egypte, sans protectorat européen, fit belle figure dans le monde, donc la ca¬ pacité, démontrée à se gouverner eux-mê¬ mes ; les textes les plus précis où l'An- 2 6 gleterre s'engage à évacuer l'Egypte, la pacification rétablie; une élite cultivée et intelligente; je le répète, l'Egypte a tout, sauf la force. L'Angleterre est bien obligée de tenir compte de tout cela. La transformation du khédiviat en royauté a été un 'de ces gestes, destinés à calmer les impatiences des Wilsoniens, qui se nourrissent si volontiers de viande creuse. Mais pour la Grande Bretagne, indépendance ne peut avoir d'autre sens que liberté de V'administration. On me ra¬ contait l'enquête, menée par une déléga¬ tion du parti travailliste anglais, venue il y a deux ans pour témoigner aux natio¬ nalistes égytiens la sympathie de la démo¬ cratie anglaise. « En somme de quoi vous plaignez-vous? dirent-ils aux chefs du mouvement national. —- Mais nous nous plaignons de ce que les Anglais occupent l'Egypte et nous vous demandons, tout simplement, de vous en aller. — La ques¬ tion n'est pas là, répondirent nos démo- mm 27 crates, nous vous demandons : de quoi vous plaignez-vous? Etes-vous brutalisés? nos fonctionnaires sont-ils tyranniques ? etc. ». Le droit à l'humour, qui est, comme on sait, un des droits imprescriptibles de la vieille Angleterre, n'est pas, comme on le voit, abandonné par le Laboiir party. Donc, tout de même, il faut bien cons¬ truire, en avant de la succursale égyp¬ tienne de l'Empire britannique, une bonne façade aux fausses fenêtres, présentable pour la société des Nations. Et puis, les attentats sont quand même un peu trop fréquents : il faut donc desserrer la corde. Rappelons Zagloul pacha ! C'est un vieil homme, usé par la. prison, une idole moins redoutable en plein jour que vue de loin, dans l'ombre des prisons de Malte, par les imaginations égyp¬ tiennes. L'Angleterre va se donner, à bon compte, figure de grande puissance libérale. Son génie n'est-il pas de profiter de toutes les circonstances? Ce nouveau 28 gouvernement, si totalement nationaliste, ce parlement où ont été élus 9O°/0 au moins de députés zagloulistes, ne fournirait-il pas l'occasion de substituer au régime de fait, qui suffirait évidemment au common sense anglais, mais qui inquiète l'Europe, un bon régime de droit? Dans l'ivresse de la liberté, cette nouvelle équipe de poli¬ ticiens qui va goûter les joies du pouvoir pourrait peut-être accepter, sanctionner un traité, un libre traité avec l'Angleterre, où celle-ci aurait l'occupation du Canal et du Soudan, le soin de la défense nationale et de lapolitique étrangère, et où les Egyptiens auraient tout le reste. Personne au monde n 'aurait plus rien à voir dans la question égyptienne qui serait enfin tranchée sur le mode démocratique. Comme, seule, la réalité, matter offact, importe aux Anglais, pourquoi ne pas faire cette concession sans périls à l'idéologie latine? Vous pensez bien que rien de cela n'a échappé à la clairvoyance de beaucoup 29 d'Egyptiens. Zagloul pacha, dans son discours inaugural de premier ministre, ne manque pas de marquer fortement qu'aucune des revendications dont le Wafd, dont il reste président, avait mises dans son programme n'est abandonné par lui, en particulier l'indépendance du Soudan. Quelle que soit la véhémence du ton, ce sont des mots que le vent du Sud emporte. Les Anglais acceptent les propos les plus violents contre leur occupation. Comme dans un combat de boxe, présentement ils « encaissent », mais en même temps, il se- , ramassent. Un certain nombre de nationalistes pen¬ sent même qu'il est fort imprudent, dans un pays où l'opinion publique est si déli¬ cate et si sensible, de tenter l'expérience d'un gouvernement dit « national » mais qui, n'ayant pas et ne pouvant avoir une pleine souveraineté et les moyens d'actions d'un état indépendant, ne peut manquer de décevoir. Malgré toutes les précautions 3° oratoires, ils voient clans l'essai de Zagloul une concession, qui loin de renforcer la situation, juridiquement si forte, du natio¬ nalisme égyptien, l'entame au contraire en exaltant à l'excès toute la population. Celle- ci s'apercevra au bout d'un temps plus ou moins long qu'elle n'a pas obtenu tout ce qu'elle- rêvait, et retombera dans une apathie permettant toutes les compro¬ missions, tous les abandons, définitifs cette fois. Cette inquiétude s'aggrave de la loi promulguée le 22 juillet 1923, loi qu'on ignore généralement en France et qui me paraît donner la clef de tout. Par une dé¬ férence, qui semble au premier abord inouïe, à l'égard du nationalisme égyptien, il a été décidé que « tous fonctionnaires, employés ou agents ressortissant d'une puissance étrangère capitulaire et ne ren¬ trant pas parmi les anciens sujets de l'Em¬ pire ottoman » seraient licenciés dans un délai de quatre ans. Les administrations % ■ 3i égyptiennes vont donc être complètement vidées de tous les éléments anglais, fran¬ çais, italiens, qui, pour beaucoup de ser¬ vices, occupaient les postes principaux. Pour éviter les réclamations, on a établi, pour les fonctionnaires licenciés, des indem¬ nités considérables, qui atteignent pour, des postes de moyenne importance 2.000 ou 3.000 livres égyptiennes c'est-à-dire 160.000 francs ou 240.000 francs, plus une pension. C'est pour beaucoup, qui peu¬ vent trouver un emploi dans les affaires, une fortune en capital, et un revenu ma¬ gnifique. On conçoit que les consuls n'aient- pas eu à intervenir. Mais que vont devenir, dans ces conditions, les adminis¬ trations d'Etat? Les Egyptiens sont persua¬ dés qu'ils ont la culture suffisante pour suppléer à tous les concours européens. J'en suis moins sûr. Rien n'est plus diffi¬ cile que les affaires de l'Etat, et rien ne remplace l'expérience des siècles. Rien ne s'improvise moins. Les écoles techniques, 32 dont les Anglais se sont beaucoup plus occupés que des écoles primaires ou se¬ condaires, et où ils ont introduit largement les sports et la culture physique, ne for¬ ment plus que des contremaîtres médiocres. On est en droit de se demander si les An¬ glais n'ont pas prévu ces conséquences lorsqu'on lit, parmi les pièces annexes de la loi, cette phrase de Lord Allenby, Haut- Commissaire britannique, dans sa lettre (en français naturellement) au ministre des affaires étrangères de l'Egypte. «Je conhr- me la déclaration de votre Excellence que cette loi, ensemble avec les clauses conte¬ nues dans les présentes notes, constitue l'expression d'un arrangement entre nos deux gouvernements, et je prends acte de l'assurance que me donne votre Excel¬ lence que le gouvernement les maintiendra en vigueur jusqu'à ce qu 'elles auront pro¬ duit tous, leurs effets ». Je ne conçois rien à cette lettre, si elle n'est pas d'une suprê¬ me habileté. 33 Je résume ainsi la situation : l'Angle¬ terre, sous la pression des événements d'Egypte, et pour satisfaire l'opinion pu¬ blique mondiale, s'est décidée à laisser se faire en Egypte une expérience de gouver¬ nement nationaliste. Dès lors, elle veut que cette expérience se fasse intégralement. Elle se retire, l'arme au pied, attentive et forte, le long du Canal et du Soudan ; elle maintient la population égyptienne parfai¬ tement désarmée; elle vide les administra¬ tions des éléments occidentaux et organisa¬ teurs, et elle observe, prête à intervenir, s'il y a faute, faiblesse, insuffisance ou ca¬ rence du nouveau gouvernement. Et si l'expérience réussit, que risque l'Angleter¬ re au point de vue particulier de la posses¬ sion effective du Canal et du Soudan, qui seule importe ? Méthode de fer de Lord Cromer, méthode de velours de 1924, c'est la même politique, uniquement soucieuse de ses fins. Les Britanniques d'Empire sont patients. 3 34 Je le dis tout net. Nous n'avons pas à nous mêler de cette affaire. Nous n'avons pas à redresser les torts « dans tout cet univers », et du point de vue de l'intérêt fran¬ çais, la situation présente nous est très fa¬ vorable. L'Egypte est un des pays de l'O¬ rient où se maintient le plus parfaitement notre prestige, notre influence intellectuelle et morale, et où nous trouvons pour le dé¬ veloppement de notre commerce, même l'établissement de nos Nationaux, le plus de facilité, le champ le plus ouvert et le plus vaste. Il nous serait, vis-à-vis des Anglais, d'un jeu très déloyal de fournir par-exemple des mitrailleuses aux nationalistes, mais il estfair play debénéficier de tout ce que perd l'Angleterre dans des domaines dont elle ne se soucie pas et qui sont nôtres par toutes nos traditions. Il faut tout de même, selon le style que lui même aurait employé, satis¬ faire les mânes du capitaine Duvilliers. 35 Mais ili est une: question qui dépasse singulièrement les limites du nationalisme égyptien, et: qui nous intéresse au premier chef comme puissance protectrice de mil¬ lions de Musulmans. Le mouvement égyp¬ tien est-il purement nationaliste, au sens occidental du mot, ou est-il à.base d'Islam? Je m'explique. Entre le sentiment national d'un Français, celui d'un Italien ou celui d'un Belge, s'il y a des. différences qui tiennent à. certaines habitudes d'e penser ou de vivre, 1e. fond est commun, même identique: Notre conception, générale de l'homme en société, et, lâchons le mot, notre métaphysique, est la. même. Non seulement nous employons les mêmes- vocables, mais nous pensons dans, le même, ordre, dans le: même système. L'Egypte est terre d'Islam, c'est-à-dire-qu'il y domine une conception-très différente de l'univers. Le monde aux yeux du croyant, se divise 36 en Fidèles et Infidèles; la vie civile y est réglée par la loi religieuse. La nationalité égyptienne elle-même, noyée au temps des premiers Khalifes dans l'Empire arabe, retrouvée sous les Khalifes fatimites, a été unie pendant des siècles, par un lien de vassalité plus ou moins lâche, mais unie tout de même, à l'Empire de Constantino- ple. Or, la population y est constituée par des éléments divers, ayant des. mœurs distinctes. Mettons à part les Juifs. Les Musulmans, en très grande majorité, et les Coptes chrétiens forment encore des com¬ munautés tout à fait séparées. Et voici que, tout à coup, nous apprenons que Fidèles et Infidèles s'unissent, s'embrassent. Les Musulmans ne songent plus à leur qualité de Conquérants et de Purs. Les Coptes, qui se considèrent comme la vieille race au¬ tochtone, acceptent d'un cœur confiant la collaboration de leurs anciens seigneurs et maîtres, au risque, si les Anglais protec¬ teurs des minorités s'en allaient, de retom- } fci._ . < 37 ber entièrement sous une domination dont ils ont senti, jadis, la rigueur. Il y a de quoi étonner. Les Musulmans cachent-ils de secrets desseins de conquête isla¬ mique ? Les Coptes sont-ils dupes ou contraints ? Que cet Orient est donc complexe! Les hommes les plus compétents, les plus expérimentés diffèrent d'opinion, avec véhé¬ mence, et sur ce point je m'en vais vous rapporter l'essentiel de deux entretiens. Je les trouve pleins de sens. Le premier est avec un Copte notable, un des chefs du nationalisme, cultivé, de grand bon sens. La scène se passe dans un grand café du Caire. Les fez, innom¬ brables, forment des groupes qui se dé¬ nouent, se reforment, s'éparpillent, se concentrent, se heurtent, s'agglomèrent, se disjoignent, parmi les conversations, toutes politiques, et la fumée des cigarettes. « Alors, lui dis-je, vous vous entendez avec les Musulmans, malgré la différence de re- 38 ligion ? — Comment pouvez-vous, me dit- il, me poser une semblable question ? Mais il n'y a plus aucune différence, aucune, en¬ tendez-vous, entre Musulmans et Coptes. Nous ne sommes plus qu'Egyptiens. Un Musulman serait offensé, s'il vous entendait. Nous ignorons même, dans les relations fraternelles que nous entretenons, quelle ; est notre religion. Mettez-vous bien dans j l'esprit que cette question n'existe plus pour nous. — Alors, lui répondis-je, le j plus naïvement que je pus, puisque vous : vous fréquentez sans vous enquérir de vos religions réciproques, il doit y avoir de ■ fréquents mariages entre Coptes et Musul¬ mans ». Mon interlocuteur devint grave, son visage perdit ce sourire un peu figé, atavique, oriental, et c'est d'un ton glacé qu'il me répondit : « Pas un ! » et brusque¬ ment, il quitta la place. Le lendemain, je dînais avec trois Musul- - mans notables, grands voyageurs, d'une ; culture, très étendue, d'une politesse 39 exquise, dont l'un est pour moi un véritable ami, dans le grand hall de l'Hôtel Conti¬ nental. C'était jour de bal. Notre table, quatre hommes en veston dont trois en tarbouch, faisait une tache étrange dans l'uniformité des smokings et des épaules nues, alternées. Trois cents conversations anglaises, à très haute voix, font un bruit très particulier de volière : les inflexions des Anglais bien élevés sont identiques ; dans la cage haute, dorée, d'un hôtel inter¬ national, c'est vraiment la même espèce d'hommes et de femmes, bien lavés, aux mêmes pensées, aux mêmes mœurs. Un seul sentiment : « Nous sommes Britanni¬ ques» . Une seule préoccupation : « Soyons, joyeusement, des gentlemen ». La person¬ nalité disparaît. Comme elle ressortait, vive, ardente, sur les trois visages qui m'entou¬ raient, visages bruns, où les diverses races d'Orient avaient mis leur marque : la Cau¬ casie guerrière, qui tend les yeux, aplatit les pommettes, l'Arabie dévorée de soleil et 40 de vent, qui noircit la peau et met dans le regard je ne sais quelle brûlante cruauté, le Delta amolli par l'eau bienfaisante et l'ombre des palmiers, tout en douceur un peu lassée. Autant que les visages, les paroles de ces trois hommes, où passaient les plus grands rêves historiques et parfois les plus vagues, créaient dans cette atmo¬ sphère absurde, où d'un bout à l'autre de la grande salle l'on ne causait, suivant les rites de la correction britannique, que du temps, de sport, de voyages, de rien au monde — une sorte d'oasis passionné. Les idées s'échangeaient toutes chargées de songes: Iran ou Touran? Les Turcs Seldjoucides ou les Osmanli avaient-ils droit au Khalifat? Quelle force de conquête ou d'apostolat se cache au Nedjd, sous les grandes tentes ? Un peu plus tard dans la soirée, réfugiés tous quatre sur un grand divan, nous étions frôlés, assiégés, enve¬ loppés, par les couples, se dandinant, se heurtant, dans ce même bruit de volière, 4i aggravé dejazz-band. Un clergyman mer¬ veilleusement sain, dans son habit noir à gilet montant, reconduit ganté de blanc, le front moite, une jeune Anglaise, Un peu rouge, en evening dress, que j'ai vue le matin au breakfast, culotte et redingote de tussor, bottes vernies, chapeau de cow- boy, cravache au bras. Les colonels en brique rouge boivent du whisky and soda. L'Empire britannique se repose dans sa sérénité. Nous devons élever la voix : « Permettez- moi, Messieurs, d'insister sur ce point qui me paraît capital. Il n'y a pas, vous me le répétez vous aussi, de mariage entre Coptes et Musulmans; comment vou¬ lez-vous que, nous Occidentaux, nous croyions à l'unité morale parfaite de l'Egypte ? Les mariages mixtes sont la pierre de touche de l'unité nationale. — Pardon, me dit l'un, niais chez vous, en France, jamais un Catholique n'épouse une Juive ou une Protestante! (notez que 42 celui qui me parle est un homme qui a beaucoup voyagé et croit connaître notre pays). — Vous plaisantez, m'écriai-je, les mariages mixtes sont en France très fré¬ quents. S'ils peuvent n'être pas désirés par les familles, jamais, vous entendez, jamais, nous n'avons l'impression d'une déchéance ou d'une impureté. J'ai assisté à de tels mariages, et j'ai vu des pères de familles, très catholiques, très pratiquants, embrasser très cordialement leurs belles-filles ou leurs gendres juifs». Mon interlocuteur tom¬ bait des nues. L'un reprit : « Mais les Musulmans peuvent parfaitement épouser des filles coptes, c'est le contraire qui est inconcevable. — Voilà, leur dis-je, un sen¬ timent qui froisse profondément les. idées occidentales. — Mais comment ? continua- t-il, rien n'est plus clair, ni plus simple, ni plus légitime et je vais vous l'expliquer. La religion musulmane est une religion plus vaste, plus complète que la vôtre, puisque nous croyons, comme vous, au 43 caractère prophétique d'Abraham, de .Moïse et aussi de Jésus ; nous englobons tout l'essentiel du christianisme, nous y ajoutons une autre révélation à laquelle vous ne croyez pas, celle de Mahomet; donc vous êtes pour ainsi dire à l'intérieur de notre religion. Dès lors, qu'un Musul¬ man épouse une Chrétienne, cela n'a aucune importance. Vous m'accordez, n'est-ce pas, -que l'ho.mme est le chef naturel du mé¬ nage. Dans ces conditions le mari dont la religion est plus vaste que celle de la femme, offre à celle-ci toute garantie. La Chrétienne ne court aucun risque de voir attaquer sa croyance. Au contraire, il serait absurde qu'une Musulmane tombât sous l'autorité d'un Chrétien, qui aurait une naturelle tendance à lui imposer une religion restreinte, à elle dont la foi serait plus large que celle de son mari. Vous voyez bien que cela est impossible; 'd'ail¬ leurs le Koran...» . Et de citer telle sourate, puis telle autre, dans un arabe, qu'hélas je 44 ne comprenais pas, mais sonore, timbré, guttural, magnifique à entendre dans cet hôtel, si Continental. Vous supposez bien que je ne m'attar¬ dai pas à discuter. Je partis sur de nou¬ veaux frais : « Mais ces Coptes, quels sen¬ timents avez-vous pour eux? •— Union parfaite, je vous assure, sans restriction. Ce sont pour nous des frères, dans notre lutte contre l'Angleterre. — Mais, dites- moi, je vous prie, ces Coptes, pouvez-vous distinguer leur race, à première vue, sans connaître leur nom? Pour moi, je vous l'avoue, cela m'est impossible.— Pour nous également, dit l'un, c'est impossible, et parfois nous faisons des confusions. —Que dis-tu là? repartit un autre. Si certaines confusions sont parfois possibles, d'une fa¬ çon générale le 'Copte est parfaitement reconnaissable ». Il baissa la voix. « En somme, c'est un dégénéré, il n'a pas l'al¬ lure nerveuse, l'air dégagé et fort de l'Arabe. C'est une sorte de Juif pour nous. 45 — Evidemment, repartit l'autre, évidem¬ ment ». Ah ! le bel orgueil du Musulman ! comment y renoncerait-il? C'est l'âme même de la race, l'âme d'acier flexible et pur, qui permit aux Arabes l'épopée de la Conquête. Comment perdrait-il, sans tout perdre, cette exalta¬ tion des qualités viriles, cette réserve hautaine dont, loin des femmes, loin des Impurs, seul devant Dieu, s'enveloppe le Vrai Croyant, comme du pan de son man¬ teau de laine? Jamais, jamais l'expérience ne m'a trahi. Le Musulman le plus policé, le plus occidentalisé, pour peu que vous fassiez appel à son orgueil, reparaît sou¬ dain, sous le veston taillé à Paris ou à Londres, avec la même attitude morale qu'il a au désert, devant l'horizon, au milieu de la tribu, la même flamme dans les yeux, la même dureté dans la voix, ce que je ne sais quoi d'implacable et de lointain — loin, loin, à des jour- 46 nées de marche, dans la direction de la Kaaba... Ces deux conversations, on m'entend bien, ne sont que deux expériences choisies. J'ai entendu bien d'autres propos. Et voici, très exactement mon opinion. Il est certain que les chefs du mouvement nationaliste croient n'être que nationalis¬ tes. Ils ont, entre eux, la. plus'totale sincé¬ rité, et il est également certain que si le peuple tout entier était de leur culture et de leurs sentiments, on pourrait considérer le nationalisme égyptien comme n'importe quel nationalisme occidental. Mais je crois que ces sentiments, que nous appellerons civiques, sont 1e. fait d'une/élite: et d'une élite très peu nombreuse. Si le nationalisme triomphait complètement, comme les Mu¬ sulmans sont l'énorme majorité, ils au¬ raient à coup sûr l'autorité la plus forte; les dirigeants actuels seraient débordés ; les éléments de second plan, entrant en scène, imposeraient à leurs chefs 47 une direction qui ne serait plus, seule,-, ment patriotique, mais religieuse, islami¬ que. Les chefs, suivant la règle de toute démocratie, suivraient leurs troupes, d'au¬ tant plus volontiers que les atavismes, ac¬ tuellement submergés, reprendraient le dessus. Nous assisterions en Egypte non seulement à une soumission totale de l'élé¬ ment copte, mais à une crise de xénophobie analogue à celle que nous constatons pré¬ sentement en Turquie. Nous serions jetés à la mer (quand je dis nous, j'entends les Occidentaux), et cela, je l'avoue, ne me pa¬ raît nullement souhaitable. L'union des Coptes et des Musulmans s'est faite contre les Anglais. L'obstacle détruit, le vieil an¬ tagonisme renaîtrait. Il me semble difficile que certains Coptes, et notamment ceux des campagnes, ne voient pas ces perspec¬ tives, mais comme les Coptes sont dans les villages en faible minorité, comment refu¬ seraient-ils de s'associer au mouvement nationaliste? 48 Donc, à ce point dé vue encore, nous n avons aucun intérêt à l'élimination pure et simple de l'Angleterre, puisque en tout état de cause nous ne pouvons songer à nous mettre à sa place. Contentons-nous, dans cette Egypte, que notre faiblesse nous a fait perdre, d'exercer le rôle d'éducateur, de civilisateur et de bon commerçant. Ce faisant, nous sauvegardons tout l'avenir. EN TERRE SIONISTE J 'étais parti en automobile, de Jérusa¬ lem, avec une lettre écrite en néo-hébreu par un des membres les plus influents du co¬ mité exécutif sioniste. « Avant d'arriver à Nazareth, m'avait-on dit, quand vous au¬ rez à l'horizon le Tabor, vous verrez sur la droite, après avoir traversé- le chemin de fer, un village en construction. C'est Bal- fouria. Vous ne visiterez pas une colonie sioniste en pleine activité, du moins vous assisterez à la naissance d'une nouvelle cité juive, et peut-être cela vous inté 52 ressera-t-il davantage. Au moins, vous ne ferez la connaissance que d'apôtres convaincus de notre cause. Le directeur de la construction est le docteur '***. C'est un homme parfait ». Larti dès l'aube, j'avais laissé derrière moi, dans le gris pâle que dorait davan¬ tage à chaque minute le soleil d'un beau jour de printemps, la ligne sévère des remparts de Jérusalem; et d'un dernier re¬ gard, que j'aurais voulu rendre souverai¬ nement compréhensif, j'avais embrassé, de toute l'âme, la figure divine de la Cité, l'une des plus sublimes qui rayônnent sur notre vieux monde: le dôme bleu et les faïences claires et les minarets du Haram- ech-Cherif, le dôme sombre et surbaissé du Sépulcre et toutes les tours et tous les clochers, et tout le souffle surnaturel qui anime les pierres et le ciel, tandis que mon auto grimpait en troisième vitesse la route de Naplouse, au flanc du mont des Oliviers, de l'autre côté de la vallée de Josaphat. 53 J'arrivai en vue de Tabor vers midi, par une chaleur accablante. Dans cette plaine sans un arbre, en bas-fond, le soleil se condense au point que la lumière, comme solidifiée, vibre sur les blés, en tourbillons brillants qui s'élèvent de la terre, légers, transparents, mobiles : rideau brûlant et tremblant qui dérobe les lignes, fait onduler les herbes, les fleurs, les épis naissants, la cime des montagnes, enve¬ loppe toutes choses, et toute la pen¬ sée, et toute la vie dans une sorte de rythme aveuglant, scandé par le chant des grillons et le battement du sang aux tem¬ pes. On ne peut ouvrir entre ses paupières qu'une ligne mince comme la prunelle d'un chat pour recueillir le minimum du monde extérieur, et dans son entendement une ligne plus mince encore. Au passage à niveau, dans l'ombre bleu indigo d'un petit café, j'interroge un Arabe : « Ouen Balfouria?» Il m'indique, sur la hauteur, quelques maisons. Par un chemin de terre, nous 54 montons à travers les hautes herbes plei¬ nes de coquelicots et de bleuets. Le chant des grillons devient assourdissant, tandis que s'ajoute à la chaleur, le parfum lourd, fécond, des plantes écrasées, de la sève exaltée par le soleil. Des cailles brusques, pesantes, bourdonnantes, fuient droit de¬ vant nos roues et disparaissent dans la lu¬ mière éblouissante ; au-dessus de nous des alouettes montent en s'égosillant et disparaissent aussi dans le ciel. Le feu dévore tous les êtres. Quelques maisons, le silence; des- machines agricoles du Mas¬ sachusetts sommeillent sous les hangars. J'appelle et je vois apparaître deux petites filles, rouquines, si blanches de teint que les taches de rousseur n'arrivent pas à les colorer. Ah ! aucune timidité ! Le français, l'anglais échouent. Il faut parler allemand : « Wo ist Balfouria? —.Hier ist die alte Balfouria, aber die neue ist da... ». Elles me montrent la plaine d'où je viens. Sans hésiter, avec hardiesse, une pointe 55 même d'effronterie (exactement, mais très exactement, les groupes d'enfants qui jouent autour de la Place des Vosges, ou ceux de White-Chapel...) elles grimpent à côté du chauffeur. Je redescends la pente, et me voici bientôt, en effet, dans un village en construction ; des maisons ouvrières sera- ble-t-il,espacées; des tentes; quelques bara¬ ques. J e montre ma lettre, et j'entre dans une de ces baraques, recouverte de tôle on¬ dulée, la seule qui ait une sorte de véran¬ da. Une jeune femme m'accueille. C'est la femme du Docteur, une Israélite russe de Riga'. Quels yeux doux et bons, et quelle simplicité ! Je suis ici chez des ascètes. .Les deux petits lits de fer, le poêle dans un coin, un baquet à lessive et au-dessus des têtes, sur la tôle, l'effrayante ondée, brûlante et continue. Puissance de l'idéalisme! Je ne sais quoi de spirituel règne dans ce logis mi¬ sérable qui serait celui d'un manœuvre tra¬ vaillant à la construction d'une ligne de che¬ min de fer, si à quelques détails insignifiants. 56 une brosse élégante, une photographie, un livre d'intellectuel (un livre ressemble très vite à son possesseur), un brin de dentelle ici ou là, et non pas à cela, vraiment, mais à rien et à tout, on ne discernait la noblesse des pensées, qui s'échangent ici. Je suis intimidé, vraiment. Le Docteur — 6 évidemment un peu nor¬ dique, très Solness le Constructeur, — m'aborde d'un tel ton, d'une telle franchise, que je n'hésite pas à quitter l'a¬ bri un peu étouffant de sa maison, mais sombre du moins, pour me replonger dans la zone implacable qui m'absorbe dès le seuil franchi. Les paroles bien qu'hésitan¬ tes de mon guide, qui cherche un français oublié, sont si passionnantes que je regar¬ de, sans plus penser à ce soleil. Ce groupe d'hommes et de femmes, rassemblés sous la vaste tente et qui mangent silencieuse¬ ment dans des gamelles, sont des Halouzim, des pionniers. Venus tous de l'Europe centrale et orientale, tous des intellectuels, 57 étudiants en droit et médecine, en lettres, en sciences, ils font, de leurs mains, la dure besogne de manier les moellons, les bri¬ ques, les tuiles, les poutres, Ils construi¬ sent la cité de Dieu, la cité d'Israël, compo¬ sant, dans le mouvement de leur âme et de leur vie, les impulsions mystiques d'un mes¬ sianisme millénaire et celles d'une croyance laïque au Progrès. Ils vivent là, sous le so¬ leil d'Iahvé, qui ne leur est guère clément, travaillant pour leurs frères, plus incultes, plus grossiers, qui entendent, en arrivant en Judée, trouver la maison prête. Les meilleurs donnent l'exemple du sacrifice ; et sans doute ce sacrifice paraît absurde, car vouloir fonder une société nouvelle en faisant maçons des médecins, et gâcheurs de plâtre des avocats ne paraît pas une di¬ vision du travail raisonnable. Une socié¬ té qui s'édifie ainsi semble le comble de la déraison. Mais qui peut mesurer la valeur d'un sacrifice ? Par ce premier contact avec e Sionisme, apprenons à le respecter, mais 58 que notre intelligence se garde. Le grain de folie aperçue ici, aux pieds brûlants du Tabor, nous empêchera de trop nous prê¬ ter aux entraînements du cœur. Quel est donc ce Sionisme, dont il me semble bien qu'on a parlé, un peu partout, à tort et à travers, en mêlant, dans la plus dangereuse des confusions, la morale, la re¬ ligion et la politique? On sait que, par la déclaration Bal four, les Anglais, sans doute à la suite d'engage¬ ments pris, au moment des emprunts de guerre, vis-à-vis des financiers juifs interna¬ tionaux, avaient promis aux juifs d'organi¬ ser en Palestine un «Jewish National Ho¬ me ». Ces mots, intraduisibles en français, et surtout en français juridique, sont l'ex¬ pression d'un extrême désordre d'idées. Quand il a fallu passer à la pratique, voici ce qui s'est, en fait, produit. Les Anglais ayant l'arrière-pensée du « National Ho- 59 me », c'est-à-dire l'organisation en puissance d'gtat d'une minorité faible et méprisée dans un. pays violemment hostile, n'a pu, comme en Egypte, laisser aux populations une part légitime de self-governrnent. Il a fallu faire de l'administration directe. Sous l'autorité du Haut Commissaire bri¬ tannique (un israëlite : Sir Herbert Sa¬ muel) qui fait figure de Chef d'Etat, il y a donc une série très développée de Minis¬ tères, de Départments (Education, Travel, Immigration, Trade, etc.) qui occupent tous les immeubles modernes de Jérusa¬ lem. Les Ministères, dirigés par les An¬ glais, admettent, comme fonctionnaires, des Palestiniens; et naturellement les Juifs, d'ailleurs, instruits et de caractère intrigant, ont pris les meilleures places, reléguant au second plan les Chrétiens et les Arabes. Mais tout de même les Juifs n'occupent que des positions subalternes, et l'administration de la Palestine est, d'esprit et de fait, anglaise. 6o En face de cette situation, qui ne réali¬ sait pas leurs espérances de souveraineté politique, les Juifs, obéissant aussi à leurs habitudes séculaires, ont constitué sous l'autorité d'une Commission exécutive sio¬ niste, un Gouvernement propre, ou plutôt une « Communauté» juive, dont l'esprit est le même que celui des communautés juives dans l'ancien Empire turc, mais ils ont perfectionné, systématisé, et laïcisé les or¬ ganes de direction qui existent, depuis la Diaspora, dans ces grandes communautés. Les Juifs de Palestine forment donc un Etat dans l'Etat, avec des chefs, un petit Parle¬ ment, et des Ministères (éducation, immi¬ gration, commerce) qui doublent exacte¬ ment les Départements anglais, avec la pensée de se substituer à eux. D'autre part il fallait songer à donner à ces Juifs un statut légal international. La Palestine, pays soumis au mandat britan¬ nique, n'existe pas comme nation. Les Anglais ont donc imaginé un « Palestinian 61 Provisorial Citizenship » (droit de cité palestinien provisoire). Les Juifs de Pales¬ tine, surtout les immigrés, sont munis d'un papier dont le recto est en anglais et le verso en hébreu ; l'en-tête porte ces mots « Palestinian Provisorial Citizenship » ; suit le signalement du porteur et sur une ligne se lit: « Nationality Renounced » (nationalité renoricée). Or le droit interna¬ tional n'a pas prévu cette situation singu¬ lière d'un homme qui peut ainsi renoncer à une nationalité sans en adopter une autre. Citizenship constitue un souvenir du monde antique, mais ne saurait conférer un droit légal dans le monde moderne. De fait, les Juifs de Palestine rie peuvent se servir à l'étranger de ce certificat sans valeur. Il se trouve donc que la politique pro¬ juive du Gouvernement anglais qui a mé¬ contenté les minorités chrétiennes de tous le pays, et exaspéré l'hostilité des Arabes, n'est pas parvenue à satisfaire les Juifs eux-mêmes qui rêvaient et rêvent encore 6 2 . non pas d'un foyer libre dans un pays indépendant sous le protectorat anglais, mais d'une souveraineté politique: «Nous ne voulons, me disait un Israélite de la Commission exécutive sioniste, porter at¬ teinte à aucun des droits des Chrétiens et des Musulmans. Ils seront libres comme nous, au même titre que nous. — Mais, lui ai-je dit, quelle que soit la forme de l'Etat palestinien futur, il y aura un Prési¬ dent de République, un Comité, un Roi, ce qu'il vous plaira,, mais enfin, une forme visible de souveraineté politique. Admet- trez-vous que ce Président, ce Roi, ce Comité, soit Chrétien ou Musulman ? — Ah, non, il sera Juif naturellement ». Les Juifs désirent d'autant plus vive- . ment que la situation se règle au plus tôt, qu'il semble bien que le temps ne travaille pas pour eux. Malgré les conditions excep¬ tionnellement favorables à une immigra¬ tion juive en Palestine, en raison du désor¬ dre, de la misère et de l'insécurité en 6 3 Europe orientale, 40.000 Juifs, en tout, sont venus en Palestine depuis quatre ans, et de ces 40.000 Juifs, aucun n'appar¬ tient à l'élite. Beaucoup, plus ou moins imprégnés de bolchevisme, paraissent même indésirables. Le Département an¬ glais de l'immigration opère une sélection de 3 à 5 pour 100, sélection qui paraît rigoureuse aux Juifs désireux avant tout d'avoir le nombre, et trop modeste aux autres habitants de la Palestine, effrayés de voir dans les rues de Jérusalem des types de bolchevistes, hommes à cas¬ quettes et femmes en cheveux, affectant de n'avoir aucune religion, n'hésitant pas à entrer au Haram-ech-Cherif, au risque de marcher sur le Saint des Saints, et tout prêts à former un élément de discorde. En admettant, ce qui est conforme aux hypo¬ thèses des plus optimistes des Sionistes eux-mêmes, une immigration régulière de 10.000 Juifs par an, il faudrait 30 ou 40 ans pour obtenir l'égalité de nombre avec 64 les non-juifs, et la Palestine ne peut attendre. En fait, s'il est impossible de nier que les Juifs aient fait, surtout dans la région de Jaffa, un effort sérieux avec des résul tafs certains, même remarquables, la ten¬ tative de fonder un véritable état sioniste' paraît vouée à un échec. Sans doute, il ne peut être question d'entraver le dévelop¬ pement des colonies juives; au contraire, elles doivent être encouragées, dévelop¬ pées, non seulement par humanité, mais aussi comme un moyen d'assainissement des populations de l'Europe orientale. On peut même admirer le dévouement et la flamme de certains apôtres du Sionisme, mais, en fait, la Palestine, depuis la des¬ truction du Temple, n'est plus juive. Elle est musulmane en majorité, et aussi chré¬ tienne. Les colonies juives ne se soutien¬ nent que par l'apport d'argent étranger. La terre n'est pas assez riche pour qu'on 65 puisse y faire de l'argent, et elle ne saurait rémunérer un capital. Les colons ne vivent que parce que le sol ne leur coûte rien. D'autre part, comment transformer une population essentiellement instable et com¬ merçante, en un peuple de cultivateurs? Un fait symptomatique est que les Juifs récemment immigrés ne veulent pas, nous l'avons vu, construire eux-mêmes leurs villages. Sans doute, après la vie d'insé¬ curité qu'ils ont menée en Europe la tranquillité des champs leur apparaît com¬ me bienfaisante. Mais certains s'en lassent vite et s'en retournent. « Comment, leur disait-on un jour à Jaffa, vous retournez en Ukraine où vous risquez d'être massacrés? — Sans doute, mais là- bas, nous ne sommes massacrés qu'une fois. Ici, nous travaillons dix heures par jour pour gagner dix piastres. Nous som¬ mes massacrés tous les jours. Nous préfé¬ rons gagner de l'argent et n'être massacrés qu'une fois ». Malgré des exemples remar- 66 quables de familles rurales juives installées en Palestine depuis plusieurs générations, il est à craindre que les fils clés immigrés actuels, dès qu'ils auront quelques moyens, ne louent leurs terres aux Arabes et n'ail¬ lent s'établir en ville. Quoi qu'il en soit, et en admettant même que toutes les colonies juives réussissent parfaitement, comment concevoir qu'une minorité, et une minorité constituée d'éléments venus de tous les, points du monde/ait la souveraineté poli¬ tique en Palestine? L'Angleterre est dans une impasse, et prise entre de solennelles promesses et les faits. Or la fermentation des milieux ara¬ bes est ici autrement forte et autrement redoutable qu'en Egypte. En effet, si la Palestine ne possède qu'une majorité musulmane, elle est conti- guë à la Transjordanie, pays exclusive¬ ment et profondément arabe. Sans doute, la coupure désertique du Jourdain et de la Mer Morte les sépare fortement, mais la 67 Traiisjordanie, dont l'arrière pays est en relations contantes avec ce réservoir de forces islamiques que sont l'Irak . et le Hedjaz, n'en constitue pas moins sur les flancs de la Palestine une menace perpé¬ tuelle et grave. Cette menace est d'autant plus réelle que les. Anglais n'exercent en Transjor- danie qu'une autorité très faible. Ils ont fait de la Transjordanie un royaume indé¬ pendant sous l'autorité de l'Emir Abdal¬ lah fils de l'Emir Hussein,, roi du Hedjaz. Contrairement à ce que l'on pense, ce royaume est réellement indépendant : à Amman, capitale de ce royaume, il n'y avait d'Anglais, en mai 1923, que le Haut Commissaire, Principal British Représen¬ tative, un des hommes les plus remarqua¬ bles par l'intelligence et la volonté que j'aie jamais rencontrés, un colonel anglais, chef de la police et un très petit nombre d'hom¬ mes. L'Angleterre n'a la haute main que sur la politique générale et sur l'organisa- 68 tion de l'armée; mais cette armée elle-mê¬ me, et tous les services, sont entre les mains d'Arabes nommés par l'Emir. Le directeur des douanes de Damas, venu à Amman pour traiter une question de tarif entre la Syrie et la Transjordanie, a pu négocier et obtenir une décision, sans que soit consultée officiellement l'autorité anglaise, et c'est encore au sëul émir Abdallah, que fut soumis, en 1924 pour la ratification dé¬ finitive, cet accord douanier. Or, en Transjordanie, tous les Arabes sont armés et bien armés. L'Angleterre en Palestine ne peut les ignorer, d'autant que ce sont eux qui viennent à Jérusalem assis¬ ter aux fêtes musulmanes et manifester : contre les Juifs. La question risque de s'envenimer par le fait que les financiers juifs européens ont des vues sur la Trans¬ jordanie, pays infiniment plus riche que la Judée et même que la Galilée, avec des plaines étendues et fertiles, des eaux cou¬ rantes bordées de lauriers-roses, des villes I I 6g bien groupées et florissantes. Déjà des achats de terres, plus ou moins clandestins, ont été -opérés. Si, en Palestine, la pré¬ sence des colonies juives est tolérée par les Arabes, non sans difficultés, ni sans émeutes localisées, en Transjordanie elles seraient immédiatement balayées, à moins d'une puissante occupation anglaise. On voit donc les deux points faibles de la politique de l'Angleterre vis-à-vis du Sionisme : impasse en Palestine; en Trans¬ jordanie, incertitude menaçante. Quelques Anglais, parmi les plus clair¬ voyants et les plus résolus, ont très bien vu ces difficultés et ces périls. La Pales¬ tine dépend, au point de vue administra¬ tif, du Colonial Office de Londres. C'est là que se forment, que mûrissent, qu'essai¬ ment ces Britanniques d'Empire, forts d'une expérience séculaire, instruits des secrets que nos Alliés n'ont pas la folie d'étaler au plein vent des réunions publi¬ ques, et qui montent une garde attentive 7° autour des grands intérêts nationaux. Ces coloniaux ont compris dans quelle aventure les mène, en Orient, la politique sioniste, et d'une année à l'autre, de 1923 à 1924, j'ai pu constater qué le Comité exécutif sioniste avait dû momentanément reculer et que l'administration était de plus en plus anglaise. Sir Herbert Samuel, israélite, est encore le garant de la politique Balfour, mais si l'on vend aux souks, dans ces' souks en ogive, si mystérieux, si farouches, si français, hélas ! de style et d'allure, le portrait du Haut Commissaire tissé sur les descentes de lit, la haute demeure de pierre, construite par les Allemands et où il réside, domine bien, de fait et morale¬ ment, la Cité tout entière. Et sans doute, l'habileté du Colonial Office aurait déjà éliminé les prétentions politiques du Sio¬ nisme, si, en face, ne s'était . dressé le Foreign Office, -qui, lui, tient aux engage¬ ments pris jadis, accorde plus d'attention aux Juifs de Fleet Street qu'aux Bédouins 71 du désert, et qui maintient la fiction du « Provisorial palestinian citizenship ». Le nouveau gouvernement travailliste anglais, plus habitué aux querelles intérieures qu'aux problèmes mondiaux ne paraît pas devoir être l'arbitre de ce conflit entre les grandes administrations britanniques. La question reste entière; mais à mon sens, tôt ou tard elle se réglera suivant le bon sens, qui, mal¬ gré le vent de folie de notre vieux monde, ne perdra jamais tous ses droits. Ce bon sens exige deux choses : d'abord, ainsi quei je l'ai déjà indiqué, il faut protéger, protéger efficacement, totale¬ ment, les colonies juives. Nous devons abriter, où qu'elle se trouve, la flamme de l'idéalisme. La France se doit à elle-même de regarder avec bienveillance ces abris, sur une terre prédestinée, d'une race vénérable, dont, ici, les membres ont vrai¬ ment souffert. Mais accorder aux Israélites immigrés la possession politique du sol serait injustice 72 et folie. Injustice, car enfin, s'il s'agit de droits historiques, pourquoi fixer à 71 après J. C. la date à partir de laquelle aucune occupation n'a plus de valeur? Les Juifs ont été les conquérants de cette terre, dont ils furent à leur tour chassés. Pourquoi les Philistins, pourquoi les Amalécites, pour¬ quoi les Romains, pourquoi les Babylo- : niens, pourquoi les Egyptiens, pourquoi surtout les Français, pourquoi tous les peuples qui la possédèrent tour à tour, ne la revendiqueraient-ils pas? Les Juifs n'ont pas su reconquérir la terre de leurs ancêtres. Nous n'avons pas à la reconquérir pour eux. Le droit d'un peu¬ ple se fonde, et sefon de uniquement, sur le sacrifice qu'il est prêt à faire de son sang pour protéger son sol. Les Israélites ne l'ont pas fait dans le passé; ils sont résolus à ne pas le faire dans le présent. Nous n'avons pas à nous substituer à eux dans leurs devoirs, puisqu'eux-mêmes ne s'en soucient pas. 73 Ce sont ces idées, simples et droites comme une épée, qui forment le fond, jus¬ tifié, de la résistance des Arabes à une domination politique juive. Je n'hésite pas à le dire. Ils ont raison. Tout autre vue se¬ rait simple désordre d'esprit. L'erreur de jugement confinerait ici à la folie. A JÉRUSALEM J'ai voulu liquider la question du sio¬ nisme avant d'aborder le point vif du pro¬ blème palestinien, qui est le mandat anglais lui-même. Déclaration Bal-four, National Home, tout cela c'est la façade, une de ces façades aux fausses fenêtres que nous allons retrouver partout en Orient, avec quelques différences de construction, mais toutes de même style, hélas! Derrière ces murailles, en plâtre et en torchis, que les Alliés élevèrent en grande hâte et en mauvais maçons de novembre 1918 à fin 1919, pénétrons enfin dans la réalité. 78 Cette réalité est que l'Angleterre, depuis le milieu de la guerre, plus exactement depuis la tentative de Djemal-Pacha sur le canal de Suez, s'est sentie menacée au Nord alors qu'elle se croyait à l'abri derrière les 200 kilomètres de désert qui séparent les rives du canal des premiers contreforts des montagnes palestiniennes. J'ai eu l'occasion, à l'armée d'Orient, d'ob¬ server attentivement le brusque change¬ ment de la politique anglaise, à cette date même. Jusqu'en 1917, de toute évidence, la_ Grande Bretagne se désinté¬ resse de l'Orient balkanique, de l'Asie mi¬ neure, des îles de la mer Egée. La marche des armées germano-turques, qui purent franchir le désert, arriver jusqu'au canal et même le faire dépasser à quelques élé¬ ments de pointe, a brusquement mis les Anglais en face de ce fait évident : la route des Indes n'était pas sûre, si elle n'avait pas une zone de protection au Nord. A partir de ce moment, avec cette unanimité 79 dans les vues, cette discipline dans l'effort que l'on constate chez nos voisins dès qu'un fait, certain, palpable, donne à leur politique une orientation nouvelle, on les vit s'intéresser à tous les points de l'Orient que les nécessités de la guerre nous avaient fait occuper. Successivement Thasos, Mitylène reçurent des garnisons anglaises de renfort: on y installa des pos¬ tes de télégraphie sans fil, de défense sous- marine. En Grèce, un travail de main-mise sur les organismes d'Etat et sur le com¬ merce fut entrepris avec une grande' habi¬ leté, (qui ne fut pas toujours couronnée de succès).'On sait comment, à Constantinople après la victoire, ils s'installèrent et rédui¬ sirent nos représentants à un rôle de se¬ cond plan. Comme en France on ignore la géographie, l'on se borna à s'indigner ou, plus stupidement, à se moquer de John Bull, envahissant pour envahir. L'on ne vit pas assez que l'axe de la politique anglaise passait toujours par Malte et le 8o canal de Suez, et que nos Alliés prenaient position un peu partout, et hâtivement, dans l'Asie antérieure et sur les détroits, pour obtenir, ensuite, s'étant dès l'abord royalement et largement servis, la sécurité au nord du canal. Suivant une méthode qui a le mérite de la simplicité et l'appro¬ bation de l'expérience, ils mettaient la main sur le maximum, pour obtenir ensuite le nécessaire. A ce jeu, on fait figure de grande modération, puisqu'on semble faire des concessions qui, en réalité, n'en sont pas. C'est ainsi qu'après avoir laissé croire au monde que jamais ils n'abandonneraient Constantinople, ils ont été les premiers à accepter l'évacuation. De la même ma¬ nière, après avoir obtenu, sans retard, l'essentiel des avantages que leur donnait le traité de Versailles, ils peuvent mainte¬ nant faire les généreux vis-à-vis des Alle¬ mands en leur abandonnant ce qui peu leur chaut. Une telle politique, admirable¬ ment claire et d'autant plus aisée à prévoir 81 que l'Angleterre la pratique avec succès depuis le xvne siècle, comportait pour nous des défenses et des parades, de style français, c'est-à-dire fait de réalisme et d'habile loyauté, comme notre histoire en offre cent exemples. Mais il suffit qu'on agite devant nos yeux le chiffon rouge des principes wilsoniens : droit de l'Allemagne à son unité, fantôme depaix universelle, etc., pour que nous nous hypnotisions sur eux, comme un taureau devant la capa du ma¬ tador. Depuis 1919,'que de banderilles nous ont été plantées par les uns et par les autres au vif de notre chair, et je discerne, dissi¬ mulée sous ces plis couleur de sang, fré¬ missante, menaçante, l'épée nue de l'Alle¬ magne. D'autres heureusement, beaucoup d'autres la discernent aussi. L'Angleterre, hélas, la voit moins nettement, parce que, ayant obtenu ce qu'elle voulait, elle a une tendance, naturelle chez les peuples com¬ me chez les individus, à l'optimisme. 82 Une de ces satisfactions a été l'occupa¬ tion de la Palestine. Elle n'y avait évidem¬ ment aucun droit, sinon le droit de la force. On sait comment, par une hypocrisie dont nous aurons, hélas ! longtemps à subir les conséquences, on a imaginé le système des mandats. Puisqu'il était entendu qu'on ne pouvait laisser subsister l'Empire Ottoman (si commode pourtant, et qu'il eût été si aisé de dominer en fait en lui laissant l'em¬ barras de l'administration directe de ces Orientaux insaisissables et tout l'odieux des sévérités nécessaires), mais enfin puis¬ qu'il paraît que c'était impossible, nous ne pouvions tout de même .pas, nous Fran¬ çais, qui depuis des siècles avons fait dans cet Orient un effort si continu qu'on a pu l'appeler une colonie sans drapeau, laisser l'Angleterre s'installer où elle aurait voulu. Mais, dès lors, comment ne pas violer le sacro-saint principe, du droit des nations à disposer d'elles-mêmes? On a donc imaginé 83 que les populations comprises entre le Tauras au Nord, et la mer Rouge et le golfe Persique au Sud, réclamaient leur indépendance, mais que ces populations étant mineures, pour ainsi dire, sans édu¬ cation politique, l'Angleterre pour la Pa¬ lestine, laTransjordanieet la Mésopotamie du sud, la France pour la Syrie et le nord de la Mésopotamie, leur donneraient cette formation nécessaire, apparemment par pure générosité de cœur, et puis s'en iraient, comme elles étaient venues,' ayant semé la liberté sur ces terres, jadis esclaves. On reste confondu devant l'ignorance effarante et la sottise et l'infériorité d'esprit clés Français qui n'ont pas compris que toute cette parade était destinée à masquer une opération politique, simple comme un tour de gobelet. La France sur le terrain solide des droits acquis était inexpugnable. Seule, absolument seule, parmi les nations occidentales, la France, depuis cinq siè¬ cles avait répandu, dans cet Orient que 84 l'Europe déclarait sans maître, le plus clair de son génie : de Constantinople à Bassorah, d'innombrables écoles formaient à notre culture des générations et des générations ; œuvres d'assistance sous tou¬ tes les formes, (hôpitaux, orphelinats, dis¬ pensaires) ; aides financières (la France, à elle seule, représente encore 65 pour 100 dans les emprunts consentis à l'Empire ottoman. Toutes les autres nations réunies, y compris l'Empire ottoman lui-même, n'ont que 35 pour 100 des créances). En somme, depuis les Croisades, qui furent presque exclusivement françaises et qui ont couvert le sol de monuments français, et surtout depuis les premières capitulations de François Ier, c'est la France qui, par une collaboration merveilleusement adaptée aux circonstances et à des peuples si divers, a été en Orient la grande nation civilisatrice et en même temps le lien, le pont, comme le truchement de cette Asie mystérieuse et redoutable. C'est la France qui a, la 85 première, établie des rapports commerciaux et intellectuels avec les Etats du Grand Seigneur, c'est elle, elle seule, qui a créé à nouveau, par son génie propre, cette paix méditerranéenne, perdue depuis la chute de l'Empire romain. C'est à la France, et disons-le parce que c'est vrai, c'est à ce mélange de générosité, de désintéresse¬ ment, de fierté nationale et de réalisme qui caractérise la politique de notre monarchie, c'est à elle seule que l'Europe a dû cet inestimable bienfait. D'ailleurs, avant 1789, les nations qui ont essayé de s'introduire en Orient, n'ont jamais nié notre incontes¬ table prééminence. Donc, après la guerre de 1918, si nous étions restés sur le terrain solide des droits positifs, personne n'aurait pu nous contes¬ ter, pour le règlement des affaires d'Orient, une primauté que les Turcs eux-mêmes ne nous contestaient pas. Comment l'Europe aurait-elle pu se refuser à diminuer notre situation ? Mais, sottement « avec ce mépris 86 wilsonien de l'histoire» comme a dit si for¬ tement mon grand et cher ami, M. Gabriel Bonvalot, la France a accepté de venir, au côté des nations anglo-saxonnes qui jamais n'avaient pu s'implanter en Orient, se pla¬ cer sur les terres incertaines des droits abstraits des peuples, de n'importe quels peuples au monde. Plus rien n'existe, sinon de beaux principes a priori. Cinq siècles de travail, de sacrifices, est-ce que cela existe pour les jacobins de France? Il n'est de vrai que les Droits de l'homme. On nous donne à garder le Liban et un morceau de Syrie. L'Angleterre s'installe en Palestine. On a le cœur serré quand on songe qu'il ne s'est pas trouvé un Français pour dire alors le mot de Mussolini, quand les An¬ glais contestèrent à l'Italie le droit d'occu- per le Dodécanèse : « Est-ce que je vous parle de Gibraltar ? » Car enfin, c'est insensé! quel réseau de mensonge pèse donc sur notre vieux mon¬ de, quelle atmosphère d'hypocrisie, étouf- ■ 87 fante, humiliante pour la dignité des grands peuples, empoisonne les esprits pour que la,Société des Nations puisse, sans rire, examiner chaque année les rap¬ ports des puissances dites mandataires ? L'Angleterre, en Palestine, y est venue, elle y reste pour défendre ce qu'elle esti¬ me les intérêts de l'Empire, et non pour le progrès moral et civique des Palesti¬ niens dont elle se moque profondément. Elle a raison, ce n'est pas sa mission dans le monde. Quand se résoudra-t-on à parler un langage qui ne soit pas une dérision per¬ pétuelle ? Rien n'est plus dangereux, dans un univers dominé par l'opinion publique, que le mensonge politique érigé en systè¬ me. Je comprends parfaitement l'Angle¬ terre, nous disant : « La liberté de la route des Indes est pour moi néccessité vitale. Il me faut la sécurité au Nord. Etudions en¬ semble les moyens de me la donner ». Mais cette comédie qui ne trompe que des dupes françaises, pauvres esprits qui y voient, 88 grands Dieux ! les moyens d'assurer la paix du monde, me paraît le comble de cette bêtise pleine de morgue, nourrie de ots sonores et creux, à base de peur. Et le pis de tout est que si dans une dis cussion entre Français inébranlables sur les droits acquis, et Anglais invoquant les nécessités inéluctables de leur commerce, il eût été possible de s'entendre, puisque nous ne prétendons pas aux mêmes choses, l'absurde position du problème nous a fait tout perdre, et nous nous trouvons main¬ tenant, en Palestine, devant une situation tellement douloureuse qu'il faut presque que je m'excuse, si,loyalement, j'en expose tous les traits. On ne dira jamais à quel point Jérusalem est une ville française, une ville française du xme siècle. Pour qui est familiarisé, si peu que ce soit, avec cette admirable architecture, si forte, si merveilleusement 8g équilibrée, avec ce sens du rêve et du mys¬ tère — que fit fleurir, dans l'Ile de France, en Normandie, sur toute les terres de la monarchie capétienne et au-delà, cette paix française, à base d'ordre, de foi triom¬ phante et fleurie, d'idéal chevaleresque et chrétien, — une promenade dans Jérusalem offre une incomparable qualité d'émotion. Eh quoi ! sur cette colline cent fois sacrée, où retentit la colère de Jéhovah, et où res¬ plendit le sourire de Jésus, ce qu'un Fran¬ çais, en 1924, trouve pour l'accueillir c!est l'ombre fraternelle des rues étroites aux voûtes ogivales, aux fenêtres trilobées, avec ce je ne sais quoi de farouche et de civilisé, cet ordre guerrier, cet air de hau¬ teur et de courtoisie. Sans doute il y a quelque mélancolie à ne pas rencontrer plus souvent la grande Ombre errante, j'entends l'image réelle, historique, humai¬ nement vivante du Christ. La Jérusalem d'Hérode et de Pilate se dérobe entière¬ ment. A peine, du haut des Murailles, 9° quand on regarde le Cédron, entrevoit-on parmi les très vieilles tombes juives, blan¬ ches et bleues, parmi les herbes et les fleurs, comme le frisson rapide et bref de la robe du Sauveur. A Béthanie, dont le nom a l'accent pur, merveilleusement ca¬ dencé, d'une parole divine, parmi les hum¬ bles maisons aux coupoles blanches, sous les porches de pierre grise, j'ai vu distinc¬ tement, au seuil de la maison de Lazare, Ses mains levées pour bénir et Son visage resplendissant. Dans la Ville Sainte, on n'aperçoit Jésus qu'à travers l'adoration de la Croisade. Si la grande terrasse du Temple de Salomon est restée profondé¬ ment musulmane, tout le reste de la Cité est encore habité, mystérieusement, par les rudes Chevaliers, compagnons de Gode- froy et de Baudouin. Le parvis du Saint-Sé¬ pulcre, la façade où les scènes du Nouveau Testament, en un haut-relief maladroit mais inspiré, sous-tend l'arc, décoré de feuillage, des portes monumentales, le 9i style des guirlandes, la proportion des pleins et des vides, cet art si populaire et si noble à la fois, tout cela est de chez nous, à un point qui met aux yeux les larmes des plus chers souvenirs, intensé¬ ment et brusquement rappelés. Au mo¬ ment même de pénétrer dans l'église, vos pas rencontrent, comme au cloître de Saint-Trophine, une dalle funéraire, usée sous le pas des pèlerins, un écu y dessine cette forme simple qu'ont nos armoiries. C'est la tombe de Philippe d'Aubigny qui obtint la grâce- suprême de reposer, gar¬ dien de la porte, à quelques mètres du Sépulcre Délivré. Aucun nom : rien que le bel écu français. Cette sublime humilité l'a sauvé sans doute d'une profanation. Le Saint-Sépulcre est tellement terre française qu'au début du xixe siècle, quand notre politique d'abandon permit aux Russes de revendiquer la garde du Tombeau, ils se hâtèrent d'enlever et de faire disparaître les dalles funéraires de Godefroy de Bouil- 92 Ion et de Baudouin de Flandre, qui, sous la chapelle de Golgotha, gardaient à la France le sanctuaire, et affirmaient, par leur présence, notre primauté dans le sacri¬ fice et notre droit à l'honneur. A l'intérieur de l'Eglise, tout ce que les Orthodoxes n'ont pu dissimuler sous les icônes, les plaques d'or et d'argent, les chaires, les boiseries peintes, respire l'ardeur de la conquête franque et cette nostalgie de la lointaine patrie qui ne conçut, pour célébrer la gloire de Dieu, que les formes inventées par les maîtres d'œu- vre des cathédrales et les bons artisans de France. Toute la tradition évangélique a pris, à Jérusalem, transposée parles imagi¬ nations des Croisés, la couleur et les formes qu'elle revêt aux porches, aux jubés, aux vitraux de nos églises : une sorte d'ana¬ chronisme nous fait voir, dans ces rues sombres, traversées d'arceaux, encombrés de contrefotrs ,aux escaliers imprévus, non pas cet Evangile restaurédansle style 93 de Genève, où Jésus et ses Apôtres se cos¬ tument en Bédouins romantiques et pren¬ nent des poses de tableaux vivants, mais un Evangile gravé sur bois par un imagier, où les' soldats de Pilate ont un heaume, un nasal et une cotte de mailles et où les Juifs, qui réclament Barrabas, ont précisé¬ ment les traits et les costumes de ceux que l'on voit encore sangloter et psalmo¬ dier aux Murs des Lamentations. Un Français, né catholique, et fils de bonne mère, que sa croyance soit vive ou défaillante lorsqu'il entre dans la petite chapelle, où brûlent les quarante-trois lampes, au-dessus de la grande dalle fen¬ due du Sépulcre, dalle émouvante de sim¬ plicité, usée de larmes, de baisers, de prières, de foi, d'amour, éprouve cette cer¬ titude, que, plus que tout autre'au monde, par le sacrifice de ses ancêtres, il a le droit de s'approcher de cet incomparable autel. Il a fallu l'invraisemblable ignorance de 94 notre époque, bien plus, son inconcevable mépris de notre histoire nationale pour que nous oubliions ces choses, qui pourtant n'avaient cessé d'être présentes à l'esprit de tous les Français, depuis les Croisades jusqu'au début du xixe siècle. Quand on songe que pour certains de nos hommes politiques, et non des moindres, la protec¬ tion des Lieux Saints apparaît comme une « histoire de curés », on croit rêver. A^ous n'empêcherez pas, vous ne pouvez empê¬ cher que la civilisation européenne, née de la civilisation helléno-latine, ne soit aussi chrétienne, disons même (que mes. amis Protestants me pardonnent), catho¬ lique; vous n'empêcherez pas non plus que la Palestine et le Saint-Sépulcre ne soient le centre spirituel du christianisme, et par conséquent que la puissance européenne qui sera la première, en dignité, en auto¬ rité, dans ce centre de rayonnement, n'ap¬ paraisse à tous comme revêtue d'une sorte de suzeraineté morale et ne fasse figure de 93 maîtresse de chœur. Quand les rois de France, aidés en cela par un admirable instinct populaire, comprirent qu'à l'émi- nente dignité de successeurs de l'Empire Romain, dignité qu'ils ont toujours, et à. bon droit, revendiquée, il fallait ajouter celle de conquérant du Saint Tombeau, que faisaient-ils sinon préparer pour la; France une double couronne, temporelle et spirituelle, symbolisant, dans s'a dualité, la civilisation nouvelle? Celle-ci n'unissait- elle pas, après l'extrême confusion des idées et des institutions du ve au xe siècle, l'ordre latin et la loi du Christ. Après' l'échec des Croisades, si l'on peut employer le mot échec , pour ces grands mouvements et ces mélanges de peuples et d'idées qui créèrent plus de liens qu'ils n'en dénouèrent et affinèrent singulièrement la culture occidentale, di¬ sons mieux, après leur échec militairéj l'ad¬ mirable politique française d'entente avec le Sultan fut, non pas comme on l'a dit et 90 écrit, opposé à l'esprit des croisades, mais bien au contraire sa continuation. Puisqu'il était impossible de conquérir par les armes la Palestine, que du moins la France ob¬ tienne la protection des Lieux Saints, et que le pavillon fleurdelysé, s'il né pou¬ vait, hélas! flotter en maître sur la Terre Sainte délivrée, soit l'abri, le seul abri de toute la Chrétienté ! François Ier, Henri IV, Louis XIV furent les dignes fils de Saint Louis. Cette tradition fut si forte, si cer¬ taine que jamais nos rois, qui eurent par ailleurs des hésitations ou des défaillances ou des différences de conception, n'ont varié sur ce point. Louis XV, qu'on accuse si souvent de négligence criminelle, quand il envoya en 173 1 le vieux Duguay-Trouin, couvert de gloire et d'années, et en 1766, le comte de Bauffremont, prince de Liste- nois, tous deux à la tête d'une escadre pour montrer nos couleurs à toutes les Echelles du Levant, savait bien ce qu'il faisait. Il ordonna que partout les navires français 97 exigeassent l'honneur de coups de canon plus nombreux que ceux accordés à n'im¬ porte quelle autre puissance. Notre situa¬ tion dans le Levant, née uniquement de nos droits aux Lieux Saints, nés eux-mêmes de la croisade, était pour toute l'Europe le symbole visible, éclatant de notre préé¬ minence sur les autres peuples chrétiens : « Henry le Grand, Empereur de France, Médiateur des peuples de la créance de Jésus » , disent les capitulations signées par Savary de Brèves en 1604. Méditons ces mots : empereur de France, médiateur des peuples de la créance de Jésus. Le secret de la monarchie française, que les rois se passèrent comme une consigne sa¬ crée, tient dans ces quelques mots. « Le Roy est Empereur en son royaume», disent les vieux adages recueillis par Gilles Cor- rozet, dans son Thrésor des histoires de France, c'est-à-dire que, bien qu'hérédi¬ taire, la fonction de « roy en France » est celle d'empereur romain, une fonction d'Etat qui ne comporte pas propriété, et qu'en conséquence le roi de France ne peut, comme un seigneur féodal quelconque, faire hommage de ses droits, les aliéner, au profit de qui que ce soit au monde. Souverain, il y a quelque chose qui lui est supérieur : l'Etat, c'est-à-dire la France elle-même, inaliénable et sacrée. —■ Et il est médiateur des peuples chrétiens, c'est- à-dire que l'unité du monde romain, de¬ venu la Chrétienté, cette unité qui fut bri¬ sée, définitivement hélas! à partir du ve siècle, reparaît, sous la forme souve¬ raine de l'arbitrage, remis entre les mains du roi de France, devenu détenteur par un privilège dont nul ne lui a contesté le prin¬ cipe, d'une sorte de droit de justice in¬ ternational. Maints princes souverains y firent appel, au cours des siècles. Média¬ teur! Quelle appellation magnifique. Quelle suzeraineté ! sous sa forme la plus haute, le droit! La tourmente révolutionnaire balaya ce prodigieux privilège, avec les 99 autres; mais lorsque les armées de la Ré¬ publique prétendirent imposer à toutes les nations «la liberté ou la mort », elles repre¬ naient, s'en sans douter, sous une forme nouvelle, la tradition qui faisait du peu¬ ple français le chef moral de l'Europe. Au lieu de se borner, comme l'avaient fait nos rois en toute sagesse et raison, au rôle de médiateur, la première République s'engagea par la force logique des événe¬ ments dans la voie funeste de la conquête politique. L'Europe avait toléré la préémi¬ nence de la Couronne française. Elle ne put souffrir la domination pure et simple de la Révolution et de l'Empire napoléo¬ nien. Nous déchaînâmes partout les natio¬ nalismes, que nous avions nous-mêmes sus¬ cités, et quand, en 1815, la France se retrouva dans ses frontières, elle avait perdu sa situation morale, sa suzeraineté en Europe. Sans doute Louis XVIII, sou¬ verain humilié, ramené en France sur les pas de l'ennemi, reçut assis, le chapeau sur 100 la tête, les Empereurs d'Autriche et de Russie debout et le chapeau à la main; il ne faisait alors pas autre chose qu'affirmer que les droits du Roi de France ne se prescrivent pas, et que personne au monde n'a le droit de rester couvert devant lui. La Monarchie de Juillet, le Second Em¬ pire, la Troisième République oublièrent, ou ne purent faire respecter, les débris du merveilleux héritage. Une seule survivance nous restait, posi¬ tive, éclatante : notre situation en Orient. Là encore, leconsul de France recevait l'en¬ cens aux offices, avait le droit de préséance, exerçait un rôle d'arbitre, représentait la Grande Puissance. Parcelle d'pr, infiniment précieuse, qu'il eût fallu préserver avec un soin pieux, avec un inflexible entêtement. On ne veut voir dans les Capitulations que quelques privilèges obtenus de la faiblesse des Turcs. Quelle méconnaissance des faits! les Capitulations furent signées alors que l'Empire Ottoman était au comble de 101 sa puissance et qu'il faisait trembler l'Eu¬ rope. Les Capitulations n'étaient pas un traité comme les autres, révocables com¬ me les autres, c'était la reconnaissance par toute l'Asie musulmane de notre situation de Prince des Princes chrétiens. Voilà ce qui nous restait en i g 14, de nos lettres de noblesse, témoignage, histori¬ que et clair, de la mission sacrée de notre pays : continuer et faire rayonner la civi¬ lisation helléno-latine. Les premiers, nous avions su l'adapter, dès l'aube de la mo¬ narchie capétienne, aux besoins nouveaux de l'Europe chrétienne, alors que l'Italie était morcelée, que l'Angleterre m'existait pas, que l'Allemagne était encore informe. Les Capitulations donnaient, en plein xxe siècle, un sens actuel au Gesta Deiper Francos de nos vieilles chroniques. Elles étaient le lien entre le plus beau des passés et un avenir tout chargé de promesses, et c'est au moment où la France victorieuse, en 1918, après avoir répandu le plus pur, 102 le pltis noble sang pour une cause, qui, comme toutes les causes françaises, devint une cause européenne, c'est à ce moment prestigieux où, sous l'arc de triomphe, deux maréchaux de France marchant en tête de toutes les armées alliées donnaient à la vic¬ toire tout son sens, restituaient à la Fran¬ ce, sous le soleil de la plus belle journée que nous vivrons j amais, par leur place, — la première, dans ce cortège de drapeaux inclinés, —- son rôle de médiatrice, c'est à ce moment que par une aberration qu'on a peine à concevoir, nous avons abandonné entre les mains des Anglais, de l'autre cô¬ té de cette Méditerranée qui est nôtre, parce que nous aussi nous sommes fils de la Louve, — une prééminence que nul ne nous contestait. Nos chefs politiques, à défaut d'une connaissance historique, dont l'ignorance est, dans leur situation, un crime contre la patrie, à défaut d'avoir médité la longue politique, sous l'ancien Régime, de l'An- 103 gleterre, de l'Espagne, de Venise, qui met¬ taient à vouloir détruire nos droits particu¬ liers et nos privilèges en Orient le même acharnement que la Monarchie à les défen¬ dre, à défaut de cette large vue du passé qui manquera toujours à une démocratie, nos pitoyables chefs ne pouvaient-ils, tout de même, tirer quelques leçons des faits contemporains? Pourquoi les Russes, dès le début du xixe siècle, avaient-ils mis tant de hâte à nous chasser de la nef centrale du Saint Sépulcre, et à revendiquer la protec¬ tion des Lieux Saints? Pourquoi l'Allema¬ gne s'était-elle entêtée à prendre pied à Jé¬ rusalem? pourquoi ce voyage fastueux de Guillaume II, ces églises, ces hôpitaux sur le mont des Oliviers? Pourquoi cette hâte, pendant la guerre, à déclarer nulles les Capitulations, sinon parce que Rus¬ sie et Allemagne savaient bien qu'il y avait là une des clefs de la grandeur de la France. Lorsque le général Allenby, à pied, entra dans Jérusalem par la porte de 104 Jaffa, il put légitimement penser que, pour peu que le gouvernement de la République s'y prêtât, il mettait fin à ce qui restait de la vieille suzeraineté de la France, cette suzeraineté, qui en 1180 pliait les genoux de Henry duc de Normandie et Roi d'An¬ gleterre devant le Roi Philippe-Auguste. Ce sont ces réflexions qui me déchiraient le cœur pendant mes lentes promenades dans la Ville Sainte. Les souks, sous les arcs des Croisés, continuaient comme au temps de Baudouin et de Bohémond leur trafic paisible de légumes, cle pâtisseries au miel, de harnais, dé sandales, d'encens; le long des rues montantes, les Bédouins du désert, le regard assuré, portant le b⬠ton en crosse des compagnons d'Ismaël, fai¬ saient leurs emplettes, avec lenteur et ma¬ jesté. J'avais à quelques instants l'illusion que la bannière d'un prince de mon sang flottait encore sur la tour de David; j'avais parfois, plus modestement, l'idée que i°5 j'étais encore dans la Palestine qu'avaient connue le marquis de Villeneuve ou mê¬ me Chateaubriand, et qu'à un tournant de rue, j'allais rencontrer, faisant écarter la foule et trottant avec des cris, les Kawas de Monsieur le Consul de France. Hélas! sous le, Ivalpak noir kémaliste, les po¬ liciers palestiniens que je rencontre, ont sur l'épaule : « Palestine Police » ; des cava¬ liers Hindous, près de la porte de Jaffa, at¬ tendent, la lance au poing, dans une petite rue latérale, commandés par un officier en khaki, au visage honnête et droit, mais- qui n'est pas de mon pays; et le consulat français, misérable à côté des résidences anglaises, ne recèle plus que le fantôme de notre force. J'ai ici, sur une terre arro¬ sée pendant des siècles de sang français, d'un sang qui fut aussi bien celui des demi- brigades de la République Une et Indivi¬ sible que celui des Chevaliers, sur cette terre, but lointain, noble rêve de tous les aïeux de ma race, j'ai l'impression, l'im- io6 pression nette, écrasante, infiniment dou¬ loureuse d'une défaite. Cette situation est-elle acceptable ? je réponds, à aussi haute voix que possible : Non ! et je prétends que nos revendica¬ tions, présentées sur un certain ton et de certaine manière, ne sont pas, à leur tour, inacceptables pour les Anglais, j'entends les Anglais d'Empire qui, seuls dans leur pays, peuvent comprendre ce qu'est la force de certaines traditions et le danger qu'il y a à vouloir les anéantir. Une société s'est fondée à Paris : l'Asso¬ ciation des Amis de la Palestine, pour maintenir notre droit, imprescriptible mal¬ gré toutes les conventions possibles, parce que, selon la saine doctrine, personne en France n'avait le pouvoir d'aliéner un droit de cette sorte. Il faut que des mil¬ liers de Français y adhèrent. Mais toute protestation, même fondée, même néces¬ saire ne suffit pas. La politique est une science positive et voici, sur ce point 107 comme je concevrais le langage à tenir à l'Angleterre les yeux dans les yeux : « Nous ne poursuivons pas en Palestine le même dessein. Que voulez-vous ? proté¬ ger militairement le nord du Canal, c'est- à-dire la route des Indes. Vous estimez pour cela que la maîtrise militaire de la Palestine vous est indispensable. Nous vous l'avons accordée : gardez-la. Nous, nous voulons tout autre chose : conserver notre situation prépondérante de puissance morale. Nous ne demandons rien de plus que ce que nous possédions en 1914, mais rien de moins. Pouvez-vous tolérer, vous, nos Alliés, que nous puissions avoir, victo¬ rieux, une position inférieure et humiliée? Nous vous demandons en conséquence, le maintien intégral de tous nos droits et privilèges pour nos établissements et écoles ; nous les avons encore, mais," en somme, à titre précaire. En outre, nous avions, aux Lieux Saints, la protection des Chrétiens et particulièrement des Latins. io8 Nous vous demandons ce même droit, avec le privilège pour le Consul de France d'être le premier aux cérémonies chré¬ tiennes, privilège qu'il a encore exercé en 1923, mais que vous lui avez refusé en 1924 et d'être aussi l'arbitre entre les diverses confessions, rôle qu'il a pu dans quelques cas continuer à jouer. Nous vous deman¬ dons, la reconnaissance formelle et solen¬ nelle de cette situation privilégiée et nous acceptons dès lors de nous associer cordiale¬ ment, de toutes manières, à vos efforts pour donner à ce pays la force et la prospérité. Ne serait-il pas d'un magnifique exemple et d'un esprit singulièrement pratique que les deux grandes nations occidentales, s'unissant sans arrière pensée, apportant à l'effort commun l'un sa puissance d'éduca¬ tion et de civilisation qui ne va pas sans prestige moral, l'autre ses forces maté¬ rielles et son esprit de réalisation, donnent au berceau vénérable de la foi chrétienne une grandeur nouvelle? Convenez-en, mes ioç amis, vous êtes en Palestine dans une situation difficile. Votre politique sioniste est sans issue; la prospérité de la Palestine ne se conçoit pas sans une entente avec la Syrie, où nous sommes. La liaison écono¬ mique que vous avez essayé d'établir entré la Judée et l'Egypte ne donne pas des résultats positifs. La ligne de chemin de fer entre le Caire et Jérusalem est à la merci d'un parti d'Arabes et constitue un fil bien léger. Votre monnaie égyptienne, monnaie de pays riche, est trop lourde pour cette terre légère, peu féconde, pauvre. Vous êtes obligés d'écraser d'impôts ce pays, pour payer une administration dont vous n'entendez, à aucun degré, faire les frais. Une entente avec nous, qui redonne¬ rait à la Palestine par son -union avec la Syrie, son équilibre économique, vous per¬ mettrait, par une puissance accrue de toute notre alliance, de résoudre vos diffi¬ cultés politiques et de simplifier votre ad¬ ministration. L'idéalisme latin peut s'allier I IO croyez-moi, à des vues très claires et très positives. Ce n'est pas un mauvais marché que la France vous propose. Quand, aux "avantages réels et concrets s'ajoute une grande idée, pourquoi un noble peuple comme la vieille Angleterre, hésiterait-il? Voici, si vous voulez, les mains de la vieille France ! ». Mais qui tiendra un tel langage ? J 'ai sous les yeux le texte élaboré par la «Société des Nations», à Londres, le 24 juillet 1922, et mis en vigueur le 29 septembre 1923, sous le titre Mandat pour la Syrie ou le Liban. Nous sommes en Syrie, comme chacun sait, depuis 1919 ; nous y avons dépensé des milliards, perdu des hommes, fait un énorme effort d'orga¬ nisation et d'ordre. Par le jeu des fictions européennes, il fallait une fausse façade internationale à cette solide construction française. La voici sous la forme de ces vingt articles. Il faut que vous les lisiez. 114 Ils ont été insérés dans le Rapport sur la situation de la Syrie et du Liban (juillet 1Ç22 - juillet IÇ23), Paris, Imprimerie Nationale, 1923. Tout s'y passe comme si la France, parfaitement absente de la Syrie jusqu'au 24 juillet 1922, attendait dans la pièce à côté que la Société des Nations lui proposât le mandat sur la Syrie et le Liban. Aucune allusion à l'œuvre anté¬ rieure de la France dans ce pays. Quand on parle des Missions religieuses à l'art. 10, 011 se garde d'indiquer qu'elles sont fran¬ çaises. Rien, vous entendez, rien sur les droits acquis. L'histoire est totalement, intégralement niée. Il y aurait à la place des mots Gouvernement de la République française, Gouvernement de la République du Honduras, qu'il n'y aurait pas une ligne, une syllabe à changer dans cet étonnant papier. Vous croyez être, mes chers compatriotes, les membres d'un grand pays, ayant derrière lui un passé magni¬ fique, et ayant par suite droit de parler n5 Haut, Quelle erreur ! c'estia Bolivie, le Nica¬ ragua e.t autres puissances, que je respecte certes, mais enfin qui n'ont rien à faire chez nous et dont certaines n'existaient pas il y a deux siècles, qui nous donnent grave¬ ment le droit de continuer en Syrie l'œuvre de Raymond de Toulouse et de Louis XIV ! Ce serait bouffon, si ce n'était infiniment triste, car ce mandat, par son incertitude, ouvre la porte à toutes les espérances des ennemis delà France et à toutes les décep¬ tions de ses amis. D'abord, sans en préciser la date, ce texte suppose une fin au mandat. A l'ar¬ ticle Ier il prévoit dans un délai de trois ans à partir de la mise en vigueur, donc, pour le 2-9 septembre 1926 (c'est. demain) un statut organique. Alors,-, devrons-nous nous en aller le.29 septembre 1926? l'article ig, prévoit, expressément la'fin du mandat et la puissance mandataire sera remplacée, en ce qui concerne les obligations financières, par toute l'influence du Conseil de la So- I It> ciété des Nations. Donc, dans son esprit, quoique le plus vaguement du monde, cet acte international envisage notre départ comme une certitude. Dès lors, de deux choses l'une : ou les rédacteurs de cet acte n'ont pas pensé un mot de ce qu'ils ont écrit et sont persuadés que, sous une forme ou sous une autre, la France continuera à être, en Syrie-et au Liban, la grande puissance protectrice, ou mieux tutélaire. Et alors, pourquoi cette hypocrisie ? Ou bien, ils ont pensé vraiment qu'au bout de trois ans, la France, comme un « homme de la classe » retournerait dans ses foyers, et alors c'est la mettre, très exactement, dans l'impossibilité matérielle et morale d'accomplir son mandat. Car, bo nés gens, quand vous écrivez que ce fa¬ meux statut organique devra « tenir compte d sdroits, intérêts et vœux de toutes les po¬ pulations habitant ledit territoire», vous prouvez que vous, Chine, vous, Nicaragua, ii7 vous, Etats-Unis (et comments'en étonner?) vous n'avez aucune idée, mais aucune, de ce qu'est l'Orient. L'Orient est un pays où races et religions diffèrent de village en village, bien plus partagent chaque village, où des haines violentes, de solides rancu¬ nes, établies sur le souvenir d'innombra¬ bles meurtres, viols et rapines, agitent des esprits d'une extrême subtilité mise au service de ces passions. Chacune de ces populations considère que son droit, et son intérêt, est de dominer sur toutes les autres, de ne pas payer d'impôts (que les autres paieront) et de ne pas faire de service militaire. Pour mettre un peu d'ordre dans ce désordre, il n'y a qu'un système. Eta¬ blir un régime aussi équitable que possible, et l'imposer. Cela vous choque, gens de Genève? Allons ! je vous en prie. Est-ce que, dans nos pays, nous ne subissons pas nous aussi les lois de la nécessité. Service militaire, impôts formidables, croyez-vous que tout cela soit une joie légère pour les I iS Français ? Et no as devrions traiter, avec les doigts prudents du manieur d'or, les moindres revendications du dernier village de l'Anti-Liban, alors que: ce sont nos sol¬ dats, nos bons soldats de l'Anjou, de Pro¬ vence, du Perche, cl Algérie ou nos magnb fiques auxiliaires noirs du Sénégal qui per¬ mettent à tout cet Orient d'être en paix! Le vieux monde, vraiment marche sur la tête. Mais il faut mesurer l'extrême danger des formules juridiques du mandat. Si nous devons nous en aller un jour, qui viendra ? Les Syriens ne sont fondés qu'à suppo¬ ser trois éventualités: ou bien les Turcs au Nord, le lendemain de notre départ, se formeront en colonnes et envahiront tran¬ quillement la Syrie et. le Mont Liban ; ou bien c'est l'Angleterre qui sous une forme ou sous une autre,, remplacera la France ; ou bien les Syriens resteront indépendants. Mais cette dernière hypothèse leur apparaît comme bien invraisemblable, puisqu'ils sont, tout à fait résolus à ne pas constituer ii9 une armée pour défendre leur territoire. Or, jusqu'à l'heure où j'écris, on n'a pas encore trouvé un autre moyen pour un peuple de sauvegarder son indépendance nationale. Je fais cette constatation avec infiniment de mélancolie et de regret, mais je n'y puis rien. Enfin, même en maintenant cette der¬ nière hypothèse, dans les trois cas envisa¬ gés, qui ne voit que les Syriens, en bons orientaux qui savent toujours ménager l'avenir, ne doivent pas, dans leur intérêt personnel, apporter à la France un con¬ cours sans réserve ? Ceux qui se seront dé¬ clarés, nettement, ouvertement pour le man¬ dat français, qui auront, de toute leur pen¬ sée, de toute leur bonne volonté, aidé le HaubCommissaire à établir le fameux sta¬ tut dont l'application, en bonne logique, doit nous mettre dehors, en un mot, tous ceux qui se seront compromis avec la France, courront, n'en doutez pas, les plus grands dangers.. Si les Turcs reviennent, 120 ils seront pendus, à de grandes potences établies en série, dans la cour du Grand Séraï, devant le magnifique et pacifique décor des rives couvertes de maisons blanches et riantes, en cascades aimables vers la mer d'un bleu si calme ; et ils pour ront d'un dernier regard embrasser le véné¬ rable mont Liban, couvert de neige, comme un vieillard qui en a bien vu d'autres. Si les Anglais reviennent, ils ne seront pas pendus, mais écartés des affaires publiques, et gênés dans leur commerce; et si, par un miracle, la Syrie restait indépendante, la crise de xéphonobie certaine qui saisirait alors la population, les balayerait par les voies diverses de l'assassinat, du pillage ou de l'exil. Voilà la vérité toute brutale, toute sim¬ ple, et que les Orientaux qui me liront vont admirablement comprendre. J'entends d'autres voix, dont certaines amies, je dis¬ tingue des gestes : « Chut, chut, taisez- vous ! est-ce que l'on dit ces choses-là? 121 Nous avons un bon mensonge, conforta¬ ble, rassurant. Laissez-nous faire. Et puis, nous avons signé le papier de Genève ». —- Hé, je ne l'ai point signé pour ma part ! Aurais-je, citoyen d'une République dé¬ mocratique, perdu le droit de « remon¬ trances » qu'avaient mes pères vis-à-vis d'une monarchie que vous prétendez avoir été absolue, droit de remontrances, dont ils usaient, allez, à tout propos, avec une verdeur, une netteté et une audace dans les idées que vous êtes bien loin d'avoir. Croyez-en un bouquiniste qui adore cher¬ cher avec délices, les innombrables libel¬ les, mal imprimés souvent, mais d'un suc de si haut goût : « Humbles remonstrances au Roy ». Nos maîtres souffriront-ils mes « Humbles remonstrances à Messieurs du Parlement sur les affaires présentes au Levant... ». Georges Crès, mon très cher éditeur, et Marius Audin, maître-impri¬ meur et vieil ami, les composeront en aussi bons et beaux caractères que Claude I >2 Barbin, au Palais, mais je les associe à beaucoup d'irrespect. Qu'ils me pardon¬ nent ! Naturellement, je suis d'avis que la France doit respecter sa signature, mais est-il interdit à de bons Français de pré¬ parer l'avenir ou de le prévoir. Le mandat absurde qui ne nous a donné que des de¬ voirs et pas un droit ne serai t pas très gênant pour beaucoup d'articles. Car, « instituer un système judiciaire assurant, tant aux in¬ digènes qu'aux étrangers, la garantie com¬ plète de leurs droits », (art. 6) « garantir à toute personne la plus complète liberté de commerce » (art. 8), « prendre toutes les mesures propres à assurer le développe¬ ment des ressources naturelles desdits ter¬ ritoires » (art. 11.), nous en avons plus l'ha¬ bitude que vous, Messieurs du Guatemala, et nous le faisons en Algérie, en Russie, au Maroc, en Indo-Chine, et ailleurs, sans avoir besoin qu'on nous le dise; « développer l'instruction publique donnée au moyen 123 des langues indigènes...» (art. 8 2° §) c'est nous, Messieurs des Etats-Unis, qui avons eu les premiers dans le monde cette idée qu'un homme d'une couleur légèrement différente de la nôtre pouvait avoir, soit comme créature cle Dieu, soit comme ci¬ toyen, les mêmes droits que nous, et vous êtes tout à fait désignés, ô nos chers alliés anglo-saxons pour nous rappeler grave¬ ment cette doctrine! J'ai vu dans les petites gares en tôle ondulée et en ciment du dé¬ sert de Mésopotamie, des vespasiennes improvisées, côte à côte, en plein bled (et quel bled, grand Dieu, en boue jaune, hori¬ zontale, infinie, circulaire) : sur l'une « For british officers», sur l'autre «For Indian officers». Notez bien, je ne critique pas. Cela est entièrement vos affaires. Je veux trop violemment que vous respectiez les nôtres, pour me mêler des vôtres. Mais, pour Dieu, pas de leçons de morale, je vous en conjure ! Nos indigènes, partout, je ne dirai pas nous aiment, mais- nous accep- I 124 tent, défendent par milliers notre sol et le leur. Cela, c'est notre beau secret. Je ne désire, de votre part, que plus de discré¬ tion. Donc, somme toute, il n'y a rien que d'acceptable dans tout cela. Je n'entre pas dans le détail de la traite d'esclaves, du trafic des stupéfiants, de la protection des antiquités, du combat contre les maladies « y compris celles des animaux et des plan¬ tes » La sollicitude du Conseil de la So¬ ciété des Nations, est infinie, Et sa bonté s'étend à toute la nature Je laisse de côté la protection littéraire et artistique. En gros, il n'y rien que nous, ne puissions accepter, et, après tout, si¬ gnons, s'il faut signer, et signons avec un sourire. Mais ce qui est tout à fait intolé¬ rable, c'est cette perspective d'un départ qui arrête toute initiative et compromet tous nos efforts. 1^5 Et c'est cette idée du départ possible, prochain, qui a pesé sur toute l'organisa¬ tion de Syrie. A mon retour de mon pre¬ mier voyage en mai 1923, je formulais ainsi mes impressions et je crois utile de les transcrire ici telles quelles. Elles me serviront comme point de départ pour mesurer le terrain parcouru depuis un an, et formuler quelques perspectives d'ave¬ nir. « Le vaste pays placé sous le mandat de la France, comporte trois parties géogra- phiquement distinctes : la bande de terre qui, est limitée : à l'ouest par la mer, — au sud par la frontière palestino-syrienne, à la hauteur du lac de Tibériade, — au nord par la frontière turco-syrienne, — à l'est parla longue dépression du lac de Tibé¬ riade, du Jourdain et de l'Oronte, dépres¬ sion sensiblement parallèle à la mer. C'est un rectangle allongé au bord de la mer, région très montagneuse et pauvre, mais commerçante. Puis une autre bande de I 26 terre, parallèle à la première qui comprend l'Hauran, la région de Damas et celle d'Alep, régions de plaines riches et "belles ) enfin le désert jusqu'à l'Euphrate. « Il semble que dans l'organisation de ce vaste pays, on ait été guidé par la poli¬ tique et non par le bon sens ou l'intérêt économique. On a continué une sorte de province indépendante des autres le Grand Liban, comprenant Beyrouth et Tripoli, se composant de la partie sud de la bande' côtière. Cela pour donner satisfaction à la population chrétienne de ce pays et la séparer des Arabes. Puis, de tout le reste, on a constitué une Confédération Arabe avec trois provinces : les Alaouites, petite province dont Latakieh est le chef-lieu ; la province cle Damas, à qui on a donné la partie Sud du désert, et la province d'Alep à qui ressortissent à la fois le port d'Ale- xandrette et la partie septentrionale du dé¬ sert. Le Haut Commissaire a l'autorité su¬ prême, qu'il exerce pour chaque province 127 par un délégué. Donc, 4 délégués ; celui du Grand Liban est appelé partout « Gou¬ verneur du Grand Liban ». « Dans le Grand Liban un Conseil consul¬ tatif avec des Députés et un Président. Dans la Confédération syrienne, un Conseil consultatif dont le Président prend le titre de Président de la Confédération Syrienne. Il y a donc un embryon d'autonomie, que complète l'organisation d'une police et d'une armée syriennes. Mais contraire¬ ment à ce qui se passe dans la zone anglaise, des fonctionnaires français, à titre de conseillers, dirigent avec plus ou moins d'autorité le.s services dans chaque pro¬ vince. C'est en somme une organisation de protectorat, où le souverain indigène est remplacé par des assemblées. « On voit, au premier coup d'œil, les défauts du système. Partager en deux par¬ ties d'importances inégales, ce grand pays, opposer ainsi un Grand Liban, à majorité chrétienne, à une Confédération arabe net. tement musulmane, et beaucoup plus importante à tous points de vue, c'est prê¬ ter l'autorité de la France au maintien d'une hostilité qu'il est de notre intérêt de dominer, mais non pas de consacrer. Nous donnons aux Chrétiens du Liban l'impres¬ sion que nous sommes dans le reste de la Syrie, au service des Musulmans ; et à Damas et à Alep, on nous méprise d'avoir au Grand Liban assujetti l'organisation française aux désirs séparatistes des Chré¬ tiens. Ce respect apparent des religions locales, ou plutôt cette habileté trop visi¬ ble consistant à diviser pour régner, n'est interprétée partout que comrrie une preuve de faiblesse. Nous ne cessons de parler de la nationalité syrienne, nous essayons de la faire naître. Il semble bien que ce soit très difficile, mais du moins ce n'est pas à nous de l'entraver, et du premier coup, nous brisons l'unité qui est aussi indispensable aux indigènes qu'à nous, si nous voulons constituer sur ce point du monde méditer- 129 ranéen, la forteresse de notre influence et de notre rayonnement. « Voilà une première faute. La seconde, qui d'ailleurs procède du même esprit que la première, a été de vouloir faire de la politique en nous appuyant tantôt sur l'un, tantôt sur l'autre. La France ne doit pas avoir besoin d'appui. C'est sur elle que l'on doit s'appuyer. Tandis que par la constitu¬ tion du Grand Liban, par exemple, on sem¬ blait donner aux chrétiens une place d'hon¬ neur dont ils se souciaient au fond fort peu, le général Gouraud a entrepris une politi¬ que dite musulmane. Lorsque peu de jours après son arrivée, il est allé à la Mosquée, offrant deux chandeliers d'argent et pro¬ nonçant un discours où il parlait de l'amour de la France pour l'Islam, ce geste eut deux résultats différents : le menu peuple disait le soir même : « Gouraud va se faire musulman » et l'élite pensait : « Pour qu'un chrétien parle ainsi, il faut - qu'il ait peur ». Quand comprendra-t-on en France 13° que pour un Musulman il n'y a qu'une façon d'aimer l'Islam, se faire musulman. Mais cette sorte de sympathie nuancée de condescendance, à base d'esthétique ou de politique, lui apparaît comme une ironie insultante ou comme une perfidie révélant la crainte. Un vrai musulman ne connaît pas l'éclectisme. Il se soumet à la force chrétienne, si elle est irrésistible, il la tolère si elle est protectrice, il la méprise et la combat si elle se fait habile. En pays d'Orient, la rouerie diplomatique est une faute : un Oriental sera toujours plus habile qu'un chrétien. Nous avons depuis Fran¬ çois Ier en Syrie et en Orient, une situa¬ tion très nette : protecteur des chrétiens dans un Grand Empire, dont nous accueil¬ lons l'amitié née de notre force. Le mandat, en nous donnant un rôle supérieur, fait de la France Varbitre entre les diverses par¬ ties de la Syrie. Chrétiens et Musulmans doivent avoir également l'oreille de la France, mais notre mandat serait absurde i3i s'il ne consistait avant tout à fondre, par une administration soucieuse de tous les intérêts, les divers éléments de ce pays en une unité qui n'est pas dans la nature des- choses ni des gens, mais que nous pourrons assurer, en reprenant notre antique rôle de justicier. Personne n'attend de nous dans ce pays, ni chrétiens, ni musulmans, des paroles d'amitié : on veut une autorité qui gouverne, même avec fermeté, même avec dureté. J'ai recueilli la même note sur toutes les lèvres, sans exception. Chefs- Bédouins du désert, Députés et même Présidents des Conseils Consultatifs* Chrétiens ou Musulmans, Commerçants,. Juifs ou Arméniens, l'homme de la rue comme le Levantin intellectuel, tous n'ont qu'un mot : « (Souveniez, Gouvernez », Djemal Pacha, qui a fait pendre beaucoup de Syriens, mais qui a percé des avenues à Damas et à Beyrouth, conserve des admi¬ rateurs, même parmi les Chrétiens. J'ai en¬ tendu dire : « Sans doute il était terrible,. 132 mais il a fait le Boulevard. Sans lui, jamais ce travail n'aurait été fait ». Et naturelle¬ ment, notre inaction administrative ne jus¬ tifie que trop ce sentiment général. «De fait, on ne voit nulle part le résultat de l'occupation française. Sans doute, nous avons assuré la sécurité, mais ce bienfait quoique capital, ne frappe pas les yeux. Or, dans tous les domaines, l'aspect de la Syrie est celui d'un pays à administration orientale. Les chemins de fer sont à ce point défectueux qu'entre Beyrouth et Damas par exemple, personne ne prend le train. Les transports sont assurés par des automobiles dont les services sont orga¬ nisés par des Syriens. Alors que de Kan- tara à Jérusalem, circulent des trains rapi¬ des avec wagons de luxe, dans la Syrie française, de.Samak à Damas, et de Damas à Alep, les trains sont d'une lenteur déses¬ pérante avec des arrêts injustifiés intermi¬ nables. Quelles que pussent être les diffi¬ cultés de telles améliorations, il fallait les 133 résoudre. Rien n'aurait plus frappé les Syriens et les Arabes que quelques trains modernes. De même, la voirie : Beyrouth a des rues invraisemblables de malpro¬ preté. Les réverbères en pleine ville offrent l'aspect minable qu'ils ont dans les ban¬ lieues abandonnées. L'avenue commencée impérieusement par Djemal Pacha en est au même point qu'il l'a laissée, avec ses maisons à demi démolies et remplies de débris et d'ordures. L'absence de toute vespasienne couvre les bas de murs d'urate desséché. Pas de bonne police urbaine : les cochers, sans aucun tarif, vous promènent d'un point à l'autre de la ville, pour une course qu'ils feignent de ne pas compren¬ dre. En somme, Beyrouth, sauf le drapeau qui flotte sur le Haut Commissariat, les soldats dans les rues, et les détails très français de l'uniforme de la gendarmerie locale, est restée entièrement une ville turque, avec cet air d'abandon, qui n'offre ici aucun pittoresque,, mais qui est, j'en ai 134 acquis la certitude, une des causes essen¬ tielles de la dépréciation visible de l'auto¬ rité française. « On aurait admis que certaines villes secondaires restassent en l'état, mais Bey¬ routh aurait dû prendre, au bout de trois ans, une netteté et un air de prospérité qui auraient conquis tout le monde. Les Italiens l'ont fait — admirablement — à Rhodes. L'Oriental est un homme qui a des côtés de vieillard subtil et des côtés d'enfant. Autant il est impossible de le surprendre et de le séduire par une habi¬ leté diplomatique qu'il possède en naissant cent fois plus que n'importe quel Français, autant il est facile de lui en imposer par les formes extérieures du progrès matériel moderne, des armées impeccables, le faste militaire, l'ordre, les inventions mécani¬ ques, les constructions. On a négligé com¬ plètement cela et je revois les sourires -orientaux de ceux, et ils étaient nombreux, qui me montraient sur les billets de banque *35 syriens émis par nous, l'indication de la maison anglaise qui les avait imprimés à Londres. « Nous sommes arrivés dans un pays où les institutions privées, surtout celles des ordres religieux, avaient donné une idée magnifique de la France. Du moment que des particuliers avaient réussi à réaliser des écoles considérables, des universités, droit' et médecine, des sociétés industrielles, que ne devait-on pas attendre de l'Etat français, avec toute sa puissance politique et des capitaux considérables ? Or l'Etat a cent fois moins fait que ces particuliers? Et pourtant nous avions en Syrie des points de départ admirables; nous n'arrivions pas dans un pays neuf. Là encore, la politique a tout gâté. Pour ne pas avoir l'air de favoriser les Jésuites au dépens de la Mission laïque française et réciproquement, on a voulu, pour nous en tenir à l'enseignement, agir sans les uns et sans les autres, et l'on n'a rien fait, et pourtant c'était tellement facile 136 que l'on a peine à concevoir cette carence. En somme, il manquait en Syrie : un grand établissement d'enseignement secondaire à Alep, une Faculté de Lettres et de Scien¬ ces, un enseignement agricole et un ensei¬ gnement technique. Il eût suffi d'opérer un partage, accompagné de subventions entre les organisations existantes. Le Lycée français de Beyrouth aurait pu par exemple essaimer à Alep et se charger de l'ensei¬ gnement technique. L'enseignement agri¬ cole aurait pu être organisé par les Jésuites qui possèdent un domaine où il y avait déjà beaucoup de fait. Une Univer¬ sité de la métropole aurait pu être char¬ gée de la constitution d'une Faculté de Sciences et de Lettres. Au lieu de cela, le néant. « Il y aurait autant à dire sur diffusion de nos livres ; les bibliothèques de Syrie sont lamentables, et pourtant les acheteurs et les acheteurs éclairés ne manquent pas. La presse française de Syrie rappelle les jour- 137 naux les plus médiocres des anciens pays- turcs. « En un mot, on a fait de la politique^ on a ni gouverné, ni administré. « Je me garderai de me faire l'écho, je ne dirai pas de potins, mais de vérités cer¬ taines, sur le gaspillage des crédits de Syrie en appointements exagérés ou inutiles, ou. en dépenses somptuaires excessives. Cela ne serait rien, si en fait, les plus grosses sommes n'étaient allées à ceux que l'on voulait conquérir par l'argent. Cette tacti¬ que peut être bonne dans un pays occupé par un ennemi, ou même un allié trop en¬ treprenant, mais quand on dispose de la force armée, qu'on est le maître, la corrup¬ tion, utile dans certains cas très limités (par exemple dans les régions frontières étendues et difficiles à tenir), est une poli¬ tique qui n'amène que le mépris public lorsqu'elle est pratiquée sous l'œil des gendarmes. Et je me souviens d'un mot d'un vieux journaliste taré, à qui l'on rap- portait que certains confrères touchaient aux fonds secrets : « Ils nous paient quand ils ont des juges d'instruction! Et on ap¬ pelle cela des gouvernants ». En Syrie, être acheté périodiquement par la France constitue une carrière Etre condamné à mort par elle n'est pas loin d'en constituer une également, puisque le Président ac¬ tuel de la Confédération syrienne est un condamné à mort de nos conseils de guerre, qui ne peut se promener autre¬ ment et recevoir l'hommage de nos soldats que parce qu'il a dans sa poche sa suspen¬ sion de peine. Il est difficile après cela de compter sur le respect des populations civiles. « En se bornant donc aux choses certai¬ nes, et en négligeant comme insignifiantes toutes les questions de personnes, dont les Syriens n'ont que trop tendance à vous entretenir (pour eux la France a remplacé le vali turc par un gouverneur que l'on continue à considérer comme un vali turc)- 139 ■on peut dire que notre occupation en Syrie a eu dans le pays même, un résultat politique et administratif médiocre. Notre influence intellectuelle et morale n'est pas en hausse, au contraire; Chrétiens et Mu¬ sulmans nous dénigrent à l'envi et nous n'avons rien réalisé dans le domaine pra¬ tique. Mais je m'empresse de dire que, malgré le temps perdu, il suffirait d'une politique de réalisation pour que, en un temps extrêmement court, la situation fût totalement renversée. Un gouvernement fort, du travail et de l'administration pu¬ blique : en moins de quinze jours, la popu¬ lation, versatile comme toutes les popula¬ tions orientales, nous suivrait avec enthou¬ siasme. Ce qui le prouve, c'est que dans les provinces où l'administration a été bonne, il y a de la part de la population, un attachement qu'elle prouve en toute occasion. Donc, il y a eu du temps et de l'argent perdus. Mais il n'y a rien de perdu. Et il 140 n'y a rien de perdu parce qu'un côté de notre occupation a été parfaitement réussi, le côté militaire, probablement parce que cette occupation a été conduite par des militaires. La sécurité est parfaite, les inci¬ dents d'une extrême rareté. J'ai vu de près la façon dont nous opérons au désert. Pal- myre est l'un des centres de notre surveil¬ lance. Là, trois ou quatre officiers français, que 250 kilomètres de pays désertique sé¬ parent de Damas, avec une compagnie méhariste où il y a quelques sous-officiers français, tiennent à force de courage, d'ini¬ tiative et d'habileté un immense territoire. Ils connaissent par des hommes à eux, la formation et la marche des rezzous, et à trois jours du désert, avec une poignée d'hommes, les arrêtent et maintiennent la paix. Les Bédouins sédentaires ont pour nous un respect qui témoigne de l'idée qu'ils font de notre force. Les grands Chefs nomades reconnaissent notre autorité. Il n'y a pas de spectacle plus réconfortant I4I que le drapeau français qui claque allè¬ grement près des ruines immenses de la Cité aux hautes nécropoles de pierre, en face du désert dont les mirages s'allongent vers l'Euphrate. Nous tenons merveilleu¬ sement les marches de l'Empire. C'est un résultat dont l'importance ne saurait être exagérée et qui doit rendre indulgent pour les erreurs réparables d'une politique que les circonstances rendaient confuses et dif¬ ficiles ». Après un an, qu'ai-je à rectifier ou à amender dans ce jugement, qui a été sou¬ mis à l'appréciation de quelques uns de mes grands amis de Syrie ? D'abord, ce que je prévoyais sur le revi¬ rement de l'opinion s'est produit en grande partie. L'arrivée du général Weygand qui, par un concours de circonstances utilisées avec autorité, a pu dès le premier jour manifester ses intentions par l'exécution rapide et publique de quelques bandits de 142 grand chemin ; puis sa politique très ferme- d'épuration des diverses administrations, son prestige de grand chef militaire, tout cela a produit un effet considérable. «C'est Dieu qui nous l'a donné, me disaient les Libanais. Il a fait pendre douze personnes, dès son arrivée». Disons-le, quoique cette affirmation soit assez mélancolique, sans doute les pendus étaient des brigands avé¬ rés. Ils eussent été innocents, que c'eût été tout de même. Ne croyez pas que je veuille dire qu'il- faille pendre au hasard. La justice, rendons-la et rendons-la exacte¬ ment. C'est l'honneur traditionnel, sacré, de la France. La Révolution en gravant sur ses monnaies le faisceau, du licteur ro¬ main, a continué la tradition monarchique qui mettait sur les sceaux de France le roi assis avec la main de justice. Le plus mo¬ deste lieutenant français perdu dans la. brousse rend donc la justice, tout naturelle¬ ment, par droit héréditaire. Soyons justes, mais ne nous faisons pas d'illusion : la H3 justice, sans la force, n'est, pour l'Orient, que paroles ailées, et c'est la seconde qui donne du respect pour la première. J'ai été témoin du prestige qu'exerce le général Weygand jusqu'au fond de la Mé¬ sopotamie et que les Anglais reconnais¬ sent avec une loyauté à laquelle je suis heureux de rendre hommage. Quand j'ai quitté Mossoul pour rejoindre, par le dé¬ sert, le long de cet étrange Djebel Sindjar, Deïr-ez-Zohr sur l'Euphrate, je devais tra¬ verser, sur une Ford, avec un chauffeur Irakien, une zone occupée par des tribus habituées à faire payer aux passants un fort péage, disons mieux, une sorte de rançon, la Khouwa, qui s'élève à 5 livres . anglaises (à ce moment cela faisait 500 francs). L'inspecteur anglais des ser¬ vices administratifs de Mossoul, avec une courtoisie charmante, me remit, pour les chefs de tribus plusieurs lettres, sem¬ blables. En voici une : ®44 CABINET DE L'INSPECTEUR MES SERVICES ADMINISTRATIFS Le 2 7 février 1924 DU LIWA DE MOSSOUL N° I3I7 Au Cheikh Dhâm el Hady, Après t'avoir oftert les saluts, Considérant notre amitié personnelle, je viens par la présente lettre te présenter M. Laurent- Vibert, de nationalité française. Il est'notre ami et l'ami du général Weygand, le Haut-Com¬ missaire en Syrie. Je te prie de faire tous tes efforts pour lui procurer les facilités nécessai¬ res, pour lui prêter aide et secours, et empê¬ cher tes hommes de prélever la Khouwa. Si tu lui assures la .sécurité et qu'il puisse arriver tranquillement, à sa destination, ton acte sera enregistré comme un bon souvenir chez nous et chez les Français. Puisses-tu durer dans le bonheur ! L'inspecteur, Lloyd. Quel honnête langage, et comme il réconforte! Devant le chef arabe, il n'y a 145 plus que des Européens, qui s'entraident, qui reconnaissent les supériorités, qui font un front unique, et paisible, et confiant. La lumière franche et fine des yeux du major Lloyd, je la revois tandis que j'écris et, comme je préfère ce regard fier de bon joueur, hardi à l'attaque et à la défense quand il s'agit des intérêts britanniques, aux yeux prêchi-prêcha de tant d'autres, qui ne sont pas, hélas, tous anglais ! Je n'ai pas rencontré le cheikh Dham El Hady, ni le cheikh Agil, ni d'autre. Rien de vivant dans l'immense étendue grise, teintée de vert, rayée de mirages, que les alouettes innombrables et les hardes de gazelles. Donc la situation en Syrie est infiniment améliorée grâce au Chef, mais il se heurte lui-même, perpétuellement, aux limites de Mandat. J'ai critiqué les divisions en Etats; elle est en effet absurde si nous restons en Syrie; l'on m'a fait observer que si nous partions, il fallait bien assurer au Grand i+6 Liban une indépendance à laquelle toute son histoire lui donne droit. L'on m'a dit aussi que les revendications de l'unité syrienne était le cheval de bataille des en- ne'mis du mandat français, et que, la majo¬ rité de la Syrie étant musulmane, l'unité voudrait dire écrasement des minorités. Toutes ces observations sont vraies, incon¬ testables, et je suis prêt à toutes les amen¬ des honorables sur mes opinions de naguère, si l'on envisage notre départ comme pro¬ chain. Mais, je le répète, discuter cette ques¬ tion en faisant abstraction de l'avenir, me paraît entièrement vain. Rien n'est pareil, aucune organisation ne peut être conçue de la même façon, dans l'hypothèse d'une tutelle française garantie pour une longue période et dans celle d'un départ dans trois ans. Ce serait folie de la, part du Haut-Commissariat de pousser des capita¬ listes ou des industriels français ou étran¬ gers dans la voie des grandes entreprises, avec une pareille menace suspendue sur 147 leurs têtes. Le provisoire est, ici, absurde et dangereux. Nous y usons la magni¬ fique supériorité du chef, la capacité remar¬ quable de certains administrateurs, la bonne volonté des Syriens,, le sang de nos hommes. Il faut chercher et trouver (ce n'est pas mon métier) un moyen de stabi¬ liser notre situation en Syrie. Ce n'ést pas une chose désirable en soi, c'est une nécessité. Qu'attend-on ? Et d'ailleurs pourrions-nous quitter la Syrie ? Puisque les habitants ne veulent pas, et ne peuvent pas constituer avant long¬ temps une armée nationale, peut-on conce¬ voir la France abandonnant ces populations, qui, bien qu'on les ait dotées de drapeaux innombrables (un par état), merveilleuse¬ ment combinés de formes et de couleurs, sont en fait et en droit sous les plis, plus simples et plus nets, du drapeau français? Imagine-t-on la figure de la France, à l'an¬ nonce de l'entrée victorieuse — et immé- diate —- des Turcs à Alep, à Damas et à 148 Beyrouth? Alors puisqu'il nous faut, de toute nécessité, protéger militairement la Syrie, et pour cela y rester, le raisonne¬ ment à tenir aux Syriens, comme aux Al¬ liés, comme à la Société des Nations, com¬ me à quiconque au monde, est le suivant : « Vous voulez qu'une nation syrienne se constitue. Nous le voulons aussi. Mais il n'y a pas de nation sans force militaire pour la défendre. Or, les Syriens veulent bien avoir les avantages de l'indépendance, mais ne veulent pas en supporter la charge militaire, et c'est nous, avec les corps vi¬ vants de nos soldats, qui la supportons. Ce sacrifice doit avoir, en contre-partie, un droit. Ce droit, c'est l'autorité, et cette autorité prend ici la forme de l'arbitrage. La Syrie est un pays où se trouve une élite cultivée, infiniment respectable, ca¬ pable de s'administrer elle-même. Mais les Musulmans, comme les Chrétiens, qui ont un^ droit égal à la liberté et à l'expansion, le veulent chacun pour soi, et pour soi 149 seul. C'est sous notre impartialité que cette liberté et cette expansion sont possibles, non autrement. Nous prenons à cet égard les engagements les plus formels, ce qui n'est jamais vain quand il s'agit d'un pays qui s'est mis en guerre pour le simple res¬ pect de sa signature. — Puis cet engage¬ ment pris, laissez-nous nous entendre direc¬ tement avec la Syrie et le Liban, et vous verrez que cette situation nouvelle, fondée sur l'exacte balance des droits et des de¬ voirs, au lieu d'être ce monstre sans raison du Mandat, donnera à ce canton privilégié de l'Orient, la paix, cette paix, qui, ici com¬ me partout au monde, n'existe qu'à l'om¬ bre des sabres ». LA ROUTE FRANÇAISE DES INDES Nous reviendrons en Syrie. Je vous parlerai à nouveau de Palmyre, de nos méharistes, de l'œuvre qu'il font. Je veux aussi voir avec vous la frontière nord de Syrie, mais tout cela se lie à d'autres problèmes, et il nous faut, pour les com¬ prendre, aller d'abord en Mésopotamie, ou plutôt en Irak, puisque tel est le nom officiel du nouvel Etat où règne le roi Faïçal. Sans bruit dans le vaste monde, presque à l'insu des journaux, il s'est passé un fait extraordinaire dont l'avenir nous révélera toute la portée. Une nouvelle route des 154 Indes, depuis un an, a été créée, pratiquée. L'immense désert, qui n'était jadis fran¬ chissable qu'aux lentes caravanes, à tra¬ vers mille difficultés ou dangers, est deve¬ nu tout simplement un seuil, que les auto¬ mobiles passent avec rapidité, et qui constitue le pont le plus aisé et le plus rapide entre les Echelles du Levant et la Mésopotamie, et par delà, sans aucune .so¬ lution de continuité, la Perse, le golfe Per- sique, les Indes, tout l'Extrême-Orient. Désormais en 9 jours vous pouvez aller de Paris à Bagdad. C'est une conquête dont 011 ne saurait exagérer l'importance. Beyrouth est désormais le port, sur la Méditerranée, de toute la Mésopotamie. La vieille cité phénicienne, qui, jadis, ac¬ crochée aux flancs du Liban protecteur, accueillait les navires de l'Occident, a main¬ tenant, Janus pacifique, double visage. Ce résultat, magnifique, qui, à lui seul, cons¬ tituerait pour notre occupation la plus légitime des justifications et le plus bel honneur, a été obtenu en moins d'un an. En mai 1923, il n'y avait eu que des tra¬ versées hasardeuses et isolées du désert, dont la première fut accomplie par M. Mai¬ gret, consul général de France à Bagdad. Quelques . automobiles anglaises firent le trajet allègrement. Là haut, dans le nord, veillaient les méharistes rouges. Le Haut-Commissariat français suscita, protégea,favorisa de toutes manières, deux sociétés qui organisèrent, à raison d'un départ par semaine dans les deux sens, le transport des voyageurs, du courrier postal et de certaines marchandises de luxe. Bar une largeur d'esprit que nos Alliés ont été les premiers à reconnaître, le Haut-Commissariat n'a pas voulu savoir si ces compagnies étaient dirigées par des Anglais ou des protégés anglais : il s'agissait là d'une entreprise servant à relier, dans les vues de la pacification et de la civilisation, des pays placés sous mandat français et anglais. Toute aide a été donnée 156 aux premiers qui se sont proposés et qui ont consenti à courir les risques d'un pareil service. De plus, les services ont leur point de départ en Palestine. Donc l'un, le plus rapide, part de Haïfïfa, et va à Beyrouth, puis Damas. De Damas il court directement à Bagdad, par une voie qui est à peu près rectiligne, orientée exactement ouest-est, sans passer par aucun village ni même de' point d'eau : 700 kilomètres en tout, dont 650 de plein désert, sans aucun ravitaillement pos¬ sible. L'Euphrate est traversée à Lutful- lah, et après la traversée du désert qui sé¬ pare les deux fleuves, c'est l'arrivée à Bagdad. De Damas à Bagdad, la course, sans aucun arrêt pour la nuit, comporte de 24 à 26 heures. L'autre ligne, dont les points de départ sont aussi Haïffa, Beyrouth et Damas, est plus longue, mais plus pittoresque. L'on va la première nuit coucher à Palmyre. Le second jour mène de Palmyre à Hitt 157 sur l'Euphrate; le troisième jour, à Bag¬ dad, par la route le long de l'Euphrate : trajet qui peut plaire davantage au tou¬ riste et qui ramasse aussi des passagers le long du trajet. J'ai suivi le premier de ces deux parcours. Bien que rien au monde ne soit supérieur, ni même comparable à la marche lente, rythmée, pleine de rêve, de grandeur, d'une caravane au désert, je conviens que la machine, c'est-à-dire la pensée humaine matérialisée et agissante, quand elle domine ainsi les forces les plus implacables, avec cette allégresse, cette aisance, cette préci¬ sion mathématique, cet éclat net, poli, cassant, du métal devenu serviteur, a quel¬ que chose de tellement étrange, de si pas¬ sionné, de si décisif que j'incline volontiers et respectueusement une pensée, trop exclusivement nourrie peut-être des nostal¬ gies virgiliennes, devant cette victorieuse algèbre. Et puis la traversée du désert, cette rapidité continue, cette odeur d'es- 158 sence, de caoutchouc, de toile et d'huile, ce bourdonnement lourd, sûr de lui-même, de nos deux, voitures puissantes, longues, débordantes de sacs et de paquets comme tin invraisemblable facteur de jour de l'an tout cela participe du rêve. Le départ de Damas, le matin, à l'aube. La ville levantine a encore tous .ses volets clos. Une blancheur indistincte vers la Dervicherie. Dans la solitude tranquille des rues, le silence. Les boîtes des. petits cireurs de souliers attendent dans l'encoi¬ gnure du portail de l'hôtel. Un vieil Amé¬ ricain blanc, robuste, cordial, sans aucune, complication, attend comme moi les auto¬ mobiles. Le bruit du Barahda traverse le silence sans le troubler. Les deux voi¬ tures, conduites par trois chauffeurs (pour qu'ils puissent se relayer et conduire sans arrêt) viennent se ranger devant lés hô¬ tels. Le long des marchepieds, des ré¬ servoirs qui ont la longueur même , de la voiture se remplissent d'essence.. On charge. i59 sur une des autos tous les bagages et le courrier. Dans l'autre, l'Américain et moi. Nous avons devant nous une autre réserve d'essence, le réservoir d'eau, la caisse aux conserves. Le trajet est de vingt-quatre heures, mais on prévoit, en ravitaillement de toute nature, plus de cinq jours de vivres et de combustibles. Nous partons tandis que le soleil se lève. Les petits cafés s'ouvrent, le rôtisseur allume ses feux, le marchand de légumes installe ses pois chiches, ses salades, ses tomates, en belles piles, aux couleurs alternées comme dans un tableau du Titien. Les jardins de Damas. De chaque côté de la route, sous les oliviers, l'ombre est bleue, les oiseaux chantent, les ânes trot¬ tinant, conduisent les cultivateurs à leurs champs, puis la végétation s'abaisse, le ciel grandit, le désert nous ouvre silen¬ cieusement ses bras. • C'est une journés merveilleuse, cristal¬ line, un ciel d'un bleu délicat, une lumière i6o frémissante, tendre, fraîche. Pendant un temps nous longeons une haute montagne, couleur de rose et d'or, puis des ondula¬ tions légères, puis rien. L'immensité, comme la mer, sur tout le pourtour de l'horizon. Désert pierreux, roux, avec des herbes courtes et sèches qui parfois s'é¬ paississent un peu. Dans cette étendue sans borne, nous fi¬ lons dans nos autos surchargées, à toute vitesse, le long d'une piste marquée seu¬ lement par la trace des roues aux voyages précédents et par des bidons jetés au ha¬ sard à droite et à gauche, sans que rien, rien, pendant des heures et des heures vienne changer la forme du paysage. Seu¬ lement tous les mirages. Des lacs se for¬ ment au lointain où frémissent des lignes d'arbres, les lacs deviennent rivières d'ar¬ gent, puis s'évanouissent. A l'horizon, entre ciel et terre, des promontoires suspen¬ dus se forment et défont, des étangs mys¬ térieux s'effilent. Sur des mottes de terre, 161 quelques blocs de pierre: c'est un château féodal qui s'écroule dès qu'on approche. Un vol d'oiseaux, blancs sur le ciel, devien¬ nent noirs sur le sol. Ils arrivent, se posent. Ce sont des pierres de quartz noir. La beauté infinie et monotone et fière et mé¬ ditative de cette solitude prend le cœur et l'exalte au delà du rêve. A notre droite, à une vitesse folle, un troupeau de gazelles fend l'air et la terre d'un filet de poussière fine. Notre auto coupe la colonne. Une gazelle, détachée, fuit devant nous. Nos chauffeurs se don¬ nent le jeu cruel de forcer la petite bête. Elle tient dix minutes avec un prodigieux courage, faisant des crochets, si légère sur ses membres fins qu'elle semble ailée comme une déesse de métamorphose. Pour¬ quoi s'anime-t-on à cette poursuite miséra¬ ble ? Ses compagnes ont disparu depuis longtemps comme dévorées par le vide. Seule, elle lutte, sans savoir, sans compren¬ dre, et brusquement sans raison apparente, I I elle renonce. [Dans un mouvement ado¬ rable, elle se couche, résignée, sous l'im¬ mense ciel qui protège sa race depuis des millénaires. Elle ploie ses jarrets fins comme des aiguilles d'acier, et tout son petit corps fauve taché de blanc s'étend sur les- graviers et sur l'herbe rude. Elle pose sa tête avec précaution, et quand nos chauffeurs qui voudraient l'avoir vivante se précipitent, ses grands yeux ne sont plus que ceux d'un humble animal désespéré. On lui donne à boire, on la masse. Vains efforts d'une vaine pitié. Elle est morte quelques instants après, sur les sacs de dépêches. Nous déjeunons, hâtivement, au centre de cet horizon si parfaitement circulaire. Je comprends la pensée de Pascal. Le centre est partout, la circonférence nulle part. Le soleil, très haut, enveloppe d'une pous¬ sière lumineuse toutes choses. Une hiron¬ delle, la seule que nous ayons rencontrée depuis le matin, égarée sans doute, tour- 163 noie sans fin autour des automobiles, pas¬ sant sur nos têtes ou entre nous, à nous toucher. Il y a dans ses mouvements fami¬ liers et vifs quelque chose de civilisé, de confiant, de fraternel. Le ciel est d'une incroyable netteté. La solitude est absolue. Nous repartons. Le soir descend avec une lenteur émou¬ vante. Nous n'avons rencontré que quel¬ ques troupeaux de gazelles fuyant vers le Nord, des vols de perdrix des sables par milliers, quelques outardes blanches; trois cigognes sont passées, haut dans te ciel, 1e col tendu, tes pattes ramassées, calmes, battant l'air de leurs ailes rayées de blanc et de noir. A 300 kilomètres de Damas, dans une sorte de vallée sèche, où les pluies légères de printemps ont verdi 1e sol, quelques chameaux, très espacés, pais¬ sent librement. Ils doivent appartenir à la tribu de Nourri-Challam dont j'ai vu l'an dernier, entre Kariatein et Palmyre tes chameaux par dizaine de milliers, couvrir 164 en tous sens des kilomètres et des kilo¬ mètres. Un grand arabe du Nedjd, le visage d'un bronze noir, enveloppé jusqu'aux yeux dans un grand foulard rouge, vient au galop nous reconnaître. Nous échan¬ geons quelques mots. C'est la seule ren¬ contre humaine que nous ferons entre Damas et l'Euphrate. Le soir descend, la lune monte, une paix infinie tombe du ciel. Nous roulons, du même rythme ronflant, sans arrêt. La nuit vient. Les phares trouent l'obscurité dense. Au-delà, une vague clarté lunaire. Arrêt rapide pour clîner, et faire du thé. Je m'éloigne à quelques centaines de mètres. Le désert m'accueille d'un souffle irrésistible. Dans l'immensité bleue, rien que le silence, les lumières crues de nos phares, et la flamme vibrante, sifflante de la lampe à chalumeau dont les chauffeurs se servent, à défaut de bois, pour la bouil¬ loire de cuivre, dont aucun Anglais jamais ne se sépare. Nous repartons. Du fond des voitures, on ne distingue rien, sinon la piste uniforme, les traces sur le sol, la zone claire de nos lumières. Le sommeil est brusque, heurté, sans grâce. Chateaubriand, dans la calèche que grignotait la pluie fine du Tyrol, pou-" vait rêver à Cynthie. Dans ce bourdonne¬ ment et ce chaos, les songes ont je ne sais quelle couleur de guerre et de tumulte. Les yeux fermés, les sens mi-clos, ces rebondissements, ces heurts, ce fracas continu des bidons d'essence, le grince¬ ment monotone d'un écrou mal serré, le son lourd, mou, avec le crépitement léger et claquant des pneus qui se décollent sans cesse de la route, toute cette sym¬ phonie discordante sert de basse continue à des successions rapides, de formes, de voix qui s'ajustent, à tout instant 'et avec tant de précision, à tous les sons, à tous les mouvements que l'auto communique à tout le corps, que la sensation ne s'abolit jamais que l'on est, en effet, en auto, la 166 nuit, et que l'on roule, que l'on roule. Ainsi l'on dort, l'on rêve, le temps s'écoule, et, avec tout cela on croit que l'on ne dort pas, que l'on ne rêve pas, que le temps ne s'écoule pas. C'est en regardant sa mon¬ tre que l'on est bien forcé de constater que l'on a dormi. L'arrêt nous réveille. Il est d'eux heures du matin. Les autos vont stopper deux heures. On éteint toute lumière. Les deux autos, à.côté l'une de l'autre, forment deux masses indistinctes, fraternelles, qui dor¬ ment profondément dans le silence. Nous sommes à 300 kilomètres de tout point habité, perdus. Nous repartons dans le froid plus vif de la nuit. Une odeur acre flotte sous les ca¬ potes des voitures. Le vent glacé la chasse. Nous roulons. L'obscurité est dense, mais après deux heures, il y a dans l'air je ne sais quel frémissement qui annonce la fin de la nuit. Une blancheur indistincte, qui atténue mystérieusement la lueur de nos x 6 7 phares, découvre un paysage monotone où se dessinent pourtant des ondulations. La blancheur s'accroît lentement et tout à coup, sans transition, des arbres, une pal¬ meraie, un village, un cimetière, un poste entouré de fil de fer barbelé. ,Nous stoppons. Dans l'aube frémissante, je regarde. Où suis-je? Voici un oasis,, avec des palmiers souples, nombreux, les palmiers d'Asie, et vers l'Est, j'en découvre, en files indéfinies. Tout est différent de ce que j'ai quitté hier mâtin. Ce village, en boue grise, sort sans transition de la terre grise dont il est fait. Ces coupoles sont petites, hum¬ bles, tassées sous les arbres magnifiques. Devant moi le cimetière est d'une pâleur presque bleue. Les tombes sont ogivales, sans stèles à la tête et au pied, différentes de cet Islam familier que je viens de parcourir. Une pyramide en terre mar¬ que le centre du cimetière. Rien ne mar¬ que mieux la personnalité des tribus et des i68 races que la façon dont sont enterrés les morts. Ici, je ne sais plus. Je me sens aux confins d'un monde que je ne connais pas : la mystérieuse Asie. Comme pour répon¬ dre à un désir secret de conjuration, l'Arabe qui nous sert de guide, s'éloigne seul, et debout devant le soleil invisible, mais dont les rayons dépassent la ligne des collines pour s'élever, verticaux, vers le Zénith, fait la première de ses cinq prières. Du village monte brusquement une sorte d'appel, puis, rythmé, le gloussement d'innombrables dindons. Il y a des repri¬ ses régulières, des chœurs si véhéments, qu'ils submergent tous les autres bruits qui s'éveillent. Dans l'aube magnifique et sereine, une sorte d'humour étrange, pres¬ que un rire, se mêle à la splendeur grandis¬ sante de la lumière. Un drapeau irakien décoloré pend en haut de sa hampe, au-dessus du poste, dont émergent • pieds nus, carabine à 169 l'épaule, quelques grands gaillards impas¬ sibles. Nous repartons. Une sorte de talus mar¬ que le bord d'un fleuve. Nous avançons; l'Euphrate. Un grand fleuve jaune, dans une plaine infiniment plate, déroule sa grandeur souveraine. Un pont de bateaux nous permet de le franchir et voici de nouveau le désert, plus triste que l'autre, tout en boue sèche et grise, mais des caravanes y circulent, la piste est large, très indiquée. Des poteaux télégraphiques. Nous allons vers une ville. Sur notre gauche, sort de la plaine une grande tour écroulée. Ce sont les formes familières à qui a feuilleté les albums de Layart. On distingue les plans des terras¬ ses. L'antique Babylonie a encore ici une sentinelle, et tout de suite après, dans l'étendue jaune, apparaît le front d'une palmeraie qui se perd au Nord, qui se perd au Sud, et qui cache le Tigre. Par dessus les feuillages miraculeusement verts, 170 d'un vertd'émeraude, une grande coupole, des minarets. C'est Kasmein, la mosquée sainte des Chiites, le grand sanctuaire de l'orthodoxie stricte, redoutable; Mais les palmiers s'ouvrent, des mai¬ sons, des maisons : Bagdad. Je regarde de toute mon âme. Un grand détour dans des cultures, puis le fleuve apparaît, et la ville sur le fleuve. Je suis ébloui. La ville basse, rose, dominée par ses coupoles, baigne toute dans le fleuve, par ses terrasses de terre grise. Vers le Sud, la palmeraie s'effile, s'effile jusqu'à se mêler avec l'eau et avec le ciel. Tous est noyé dans une lumière merveilleusement nacrée. La forme des maisons, toutes les lignes, tout cet éclat transparent, toutes ces teintes, tout est changeant, instable, d'une délicatesse fré¬ missante. Un mystère enveloppe cette na¬ ture nouvelle. Sur le Pont, aux costumes de Syrie qui me sont familiers se mêlent des types que je ne reconnais pas, des 171 voiles éclatants, les hauts turbans imma¬ culés des Hindous. Et sans doute ce n'est pas encore l'Inde, mais c'est le pont vers l'Inde. Le Levant fait place à l'Orient. EN MÉSOPOTAMIE La Mésopotamie du Sud est géogra- phiquement d'une extrême simplicité d'as¬ pect. Deux fleuves, le Tigre et l'Euphrate; le long des bords, des palmiers, à peu près uniquement, bande verte, intensément verte en ces jours de printemps où les orges et les blés naissent, frais et clairs, à l'ombre des palmes; bande tantôt réduite à une ligne d'arbres, tantôt s'élargissant lorsque quelques canaux, près d'un village, ou d'une ville, irriguent des cultures. Ces deux fleuves près de Bassorah se réunissent pour former, masse puissante d'eau couleur 17 6 d'ocre jaune, le Chatt El Arab. Les pal¬ miers, sous un ciel plus chaud se pressent davantage. En dehors de ces zones étroites, rien. Rien qu'une terre absolument plate, une sorte de boue séchée, ou de sable fin sans aucune herbe. Et comme les montagnes de Perse sont trop loin pour qu'on les puisse apercevoir, l'horizon semble celui d'une pleine mer, parfaitement immobile, figée, morte. Aucune transition : un jardin déli¬ cieux, dont l'ombre est d'émeraude trans¬ parente avec le murmure indéfini des canaux, le vol des oiseaux dans l'ombre hachée de rais de soleil que crée les feuilles des palmiers, un jardin qu'on agran¬ dit à volonté en creusant-un nouveau canal, — et tout à côté, le désert, absolu, impla¬ cable. La Mésopotamie du sud n'est donc que deux rubans verts extrêmement étroits, posés sur une immensité vide. Au Nord, c'est-à-dire entre Bagdad et Mossoul, l'aspect change, les montagnes 177 se rapprochent; l'horizon s'élève, dessine des formes de plus en plus abruptes à mesure que l'on remonte les fleuves; les pluies plus fréquentes du printemps per¬ mettent quelques cultures à une distance plus considérable des eaux nourricières. Les palmiers disparaissent pour faire place à des arbres de nos climats. L'aspect tro¬ pical du Sud cède peu à peu, à la physio¬ nomie forte, rude, sévère de nos pays de montagne. J'imaginais Mossoul, — par le miracle de son nom, — comme une ville de soie dans des jardins pleins de roses. Pas le moins du monde. Mossoul, citadelle septentrionale, aggrippée au bord du Tigre, a succédé à Ninive, ville de conqué¬ rants farouches ; elle dresse ses coupoles en forme de bonnets montagnards, ses mina¬ rets et ses portes de marbre gris et noir, en face de sa grande ancêtre, qui, de l'autre côté du fleuve, dans l'écroulement formi¬ dable et indistinct de ses remparts, garde, blottie peut-être sur le grand palais d'As- 178 sour-Bani Pal, sa mosquée miraculeuse, tombeau du prophète Jonas. Les Anglais, pendant la guerre, tout en marchant lentement vers le Nord, ont établi une ligne de chemin de fer depuis Bassorah jusqu'à Bagdad, puis de Bagdad à Iver- gach ; la ligne s'arrête à 2 50 kilomètres de Mossoul, distance vite franchie en automo¬ bile. Ainsi ce grand pays possède mainte¬ nant une sorte de grande voie de vie et de circulation, une artère de plus de 1.000 kilo¬ mètres de long. Dans les wagons de guerre anglais, en assez médiocre état, mais très agréables, parce qu'ils ne sont pas à cou¬ loirs et qu'on a tout-à-fait à soi sa cabine et son cabinet de toilette, on roule indéfi¬ niment à une vitesse réduite à cause de la voie, dans ce grand paysage désolé. Pen¬ dant trente heures de Bagdad à Bassorah, c'est l'uniformité absolue, très favorable à de très lentes rêveries. Les gares en ciment, en tôles ondulées, avec leurs réser¬ voirs pleins d'eau pour les machines et 179 leurs « canteens » fermées par des planches, ont cet aspect nu, brûlé, inhospitalier, sans le plus léger soupçon d'art ou de goût qu'of¬ frent de notre temps, toutes les improvi¬ sations coloniales. Dans ces trente heures, il n'y a que quelques rares minutes, où les portières du compartiment découpent autre chose que le ciel d'un bleu lourd, l'étendue jaune rayée de fils télégraphiques, et de mille en mille, la plaque bleue administra¬ tive, avec un numéro croissant ou décrois¬ sant suivant le sens de la marche. Quelques rares minutes : la traversée d'un petit af¬ fluent de l'Euphrate. Le train stoppe dans un oasis incroyable de fraîcheur. Le site de Babylone : de vagues décombres en monts incertains, écroulés, et par delà la ville immense où mourut Alexandre, les palmiers et les saules de l'Euphrate où les filles de. Sion suspendaient leurs lyres. Le train traverse l'Euphrate, puis après de longues heures, à une station qui a le nom étrange de Ur-Junction, on distingue à 18o quelque distance de la voie un haut mon¬ ticule aux formes régulières. C'est Ur, la patrie d'Abraham. C'est de ce point qu'il conduisit sa tribu sur la Terre de Chanaan. J'ai sous les yeux le berceau désolé, silen¬ cieux, du peuple juif. Ici a commencé le grand exode, la dispersion, la diaspora qui dure encore, ce mystérieux destin d'une race qui sut se garder intacte, et qui réduite à n'avoir plus de terre, à la fois prédestinée et maudite, domine encore une grande partie de l'univers par les reli¬ gions issues d'elle, le Christianisme et l'Islam. « Quelle étrange chose, me disait au Caire un des amis arabes, de pure race caucasienne. Nous voici tous deux, vous Aryen, moi Iranien, tous deux de race blan¬ che et noble, et nos deux religions sont des religions sémitiques ». Certes, il y a là un des plus grands mystères du monde et de l'histoire. Souhaitons à nos amis anglais, qui sous la direction de la femme supé¬ rieure qu'est Miss Gertrude Bell, ouvrent i S r les tombes aux squelettes couchés sur le flanc, des contemporains d'Abraham, de porter quelque lumière sur l'origine du peuple élu. En remontant vers Mossoul, en passant de la Mésopotamie chaude et basse à la ré¬ gion montagneuse, on comprend mieux ce traité de 1916, dont nous avons si légère¬ ment abandonné le bénéfice. Celui qui vou¬ dra se rendre compte du détail de cet aban¬ don n'a qu'à lire la très remarquable bro¬ chure, d'une netteté, d'une franchise, d'un ton à enchanter tout Français, que lui a consacrée M. Gontaut-Biron. J'en résume les traits essentiels en ce qui concerne la Mésopotamie. En 1916, en prévision des problèmes que poserait l'après-guerre, il y eut entre la France et l'Angleterre une entente, aux termes de laquelle l'Angleterre contrôlerait, sous une forme ou sous une autre la Mésopotamie du Sud, et la France celle du Nord. Cet accord était, à mon avis, tout à fait équitable. France et An- 102 gleterre avait chacune un accès direct cor¬ respondant à leur zone d'influence, vers la Perse et l'Asie centrale. Le partage s'ap¬ pliquait à deux pays géographiquement distincts. Au point de vue des pétroles, puisqu'enfin il en faut bien parler, la maî¬ trise de l'Angleterre sur le Chatt El Arab lui assurait la sécurité des gisements de /'Anglo-Persian OU Cy et nous avions, nous, non pas, comme on l'a trop écrit, les pétroles de Mossoul, mais la possibilité d'avoir la haute main sur les puits qui sont encore à percer et les usines qui sont à construire. Par une aberration qu'explique seule l'ignorance, nous avons rétrocédé, à la paix, la région de Mossoul à l'Angleterre et nous avons consenti au tracé d'une frontière absurde qui s'enfonce, en coin, entre les Turcs et les Anglais, jusqu'à ne plus former qu'une sorte de pointe effilée que nos officiers appellent le bec de canard. Mesurons la portée de pareils abandons. Posséder,.en toute certitude, bien garantie par un traité inattaquable, le droit de con¬ trôle sur une terre riche en ressources, et qui nous donne sans peine, la possibilité de parler haut et claire dans toutes les ques¬ tions d'Asie, avoir sur les flancs de notre empir.e méditerranéen une marche avec des frontières naturelles, un accès sûr vers ce grand pays ami de la France, qu'est la Perse, réaliser en somme le rêve qui hanta tous les empereurs de Rome, les plus grands, les plus lucides, Trajan, Marc-Au- rel, Julien, posséder ce front de l'Euphrate et du Tigre, auxquels ils se heurtèrent en vain, et abandonner tout cela d'un mot, sans raison valable ! Qu'avons-nous obtenu en échange? Rien. Là encore, les Anglais ont joué supé¬ rieurement leur partie. Tant pis pour nous! Je le dis tout de suite : pour la Mésopota¬ mie, je ne tiendrai pas le même langage que pour la Palestine. En Palestine, il s'a- 184 gissait de droits sacrés, inaliénables. En Mésopotamie, le gouvernement français était dans le domaine des conventions nées de la guerre, et uniquement de la guerre. Il a trahi, sans aucun doute possible, les intérêts du pays, mais cela c'est affaire toute intérieure. La France a signé, elle doit loyalement respecter sa signature. Certes nous ne devons pas détourner notre regard de la faute commise. Il faut au con¬ traire l'approfondir, la méditer. Rien n'est plus fécond que l'examen des erreurs. Mais gardons le secret de ces mélancolies. C'est en toute loyauté, sans l'ombre d'une arrière pensée, que j'accepte l'autorité an¬ glaise en Irak. Je ne prends qu'une pré¬ caution. Elle va sans dire, mais, suivant le mot de Talleyrand, cela ira mieux encore en la disant. Il s'agit de nos écoles et établissements religieux en Mésopotamie. Car, apprenez- le, si vous l'ignorez, comme je l'ignorais, Français, mes frères, nous avons dans cet i85 immense pays tout juste une cinquantaine de Français et de Françaises; Sœurs domi¬ nicaines, Carmes, Dominicains, et ces cin¬ quante Français, seuls, absoluments seuls, (nos nationaux sont en nombre infime) re¬ présentent la grandeur et la bonté de notre pays. A Mossoul, à Bassorah, à Bagdad surtout, des écoles fonctionnent, assidû¬ ment suivies par l'élite de la société musul¬ mane et chrétienne. Il n'est que juste de dire que l'Alliance Israélite Universelle, de son côté, a créé des écoles, où le français est la langue principale, et que cela est ad¬ mirable et excellent. Mais l'enseignement de nos religieux ajoute à la connaissance brute du français cet air de chez nous, le goût de notre culture, la louange discrète et charmante de notre gloire. Je quitte à Bagdad New Street, la rue principale, défoncée, encombrée, laide en somme, et j'entre dans'une petite rue, si étroite, si tortueuse entre ses maisons à balcons clos. A l'entrée, un écriteau : 186 « French sisters ». Me voici dans une école silencieuse sous le soleil. Des balcons où s'ouvrent les portes des classes, descendent des voix jeunes, en cadence. C'est l'atmos¬ phère paisible, active, bourdonnante, d'un vol d'abeilles sur des fleurs de printemps. Je visite toutes les classes, l'ouvroir.Dansla classe des toutes petites, dont tous les re¬ gards noirs, ardents, se fixant sur moi, mu¬ sulmanes et chrétiennes s'unissent frater¬ nellement dans un chœur, où chante le nom de la France. Quelle émotion, irrésistible et douce! Comment ne pas s'y prêter? Je touche ici le point le plus exquis, le plus noble de l'âme française, cette puissance d'expansion, de conquête toute spirituelle, qui confond les étrangers. « Je ne m'expli¬ que pas, me dit avec une simplicité mer¬ veilleuse la Mère Supérieure, à qui je ne puis offrir ici qu'un témoignage d'infini res¬ pect, je ne m'explique pas pourquoi nous réussissons, alors que les autres pays n'y parviennent pas? — Cela me paraît bien i87 simple, ma mère. Ces enfants se donnent à vous parce que vous vous donnez à eux. Les autres pays voudraient recevoir, en donnant le moins possible. Vous ne calcu¬ lez pas, voilà tout. — C'est bien possible, me répondit cette femme admirable ». L'histoire de l'orphelinat de Bagdad est typique. Il faudrait parler de toutes nos œuvres, mais je dois me limiter, hélas! Pendant la guerre, les sœurs dominicai¬ nes de Bagdad ont eu une attitude si cou¬ rageuse et si fière que les Turcs et les Al¬ lemands n'ont osé les chasser. « Vous voulez que nous nous en allions, leur disait la Supérieure, nous n'en ferons rien. Nous sommes ici pour le service de Dieu et pour la France. Mais, laissez-moi vous le dire, vous êtes bien peu raisonnables. Incapa¬ bles, comme vous êtes, d'organiser vos hô¬ pitaux, que nous en chargez vous? ce serait du travail de moins pour vous, et pour nous, nous ne regardons pas la na¬ tionalité des malheureux ». Un Oriental i S 8 comprend un tel langage, et ce sont elles, chacune à la tête d'un hôpital, qui ont créé le service de santé turc. Ce sont des mains françaises qui ont soigné les blessés musulmans, sauvé les prisonniers anglais (que les Turcs s'apprêtaient à laisser mou¬ rir), recueilli les orphelins, pour la plupart arméniens, d'Anatolie, lamentables épaves des exodes et des massacres. Le gouvernement arabe et le gouverne¬ ment britannique ont su reconnaître ces bienfaits. Le premier leur a donné un très beau terrain, sur une large avenue, prome¬ nade du dimanche chrétien et du vendredi musulman, au bord du Idgre ; le second, une somme importante. Les Sœurs ont im¬ médiatement commencé la construction d'un orphelinat, qui par sa situation magni¬ fique et son importance, peut donner s'il est achevé l'image la plus belle et la plus haute de la France. Mais l'argent manque; les Affaires étrangères sur les instances de notre consul général, M. Maigret, un de 189 nos meilleurs représentants à l'étranger, ont accordé une subvention ; elle est insuffi¬ sante. Laisserons-nous sans appui ces femmes d'élite qui apprennent aux enfants de Bagdad ce qu'est le sourire de la France? Ce simple fait montre à quel point le gouvernement anglais est loyal. C'est un Anglais, un officiel, qui bénévolement, prête à nos Sœurs dans la construction de leur orphelinat le secours de ses conseils techni¬ ques. Je n'ai pas recueilli la moindre plainte. Demander aux Anglais par conséquent (et c'est la précaution dont je parlais) de maintenir intégralement le droit à la vie de nos œuvres d'éducation et d'assistance, n'est qu'un acte de pure forme. Mais les ententes claires font les bons amis. Cela dit, quelle est la situation des An¬ glais dans ce pays? Question capitale, dont dépend pour une grande part notre politique orientale. Tout d'abord les Anglais ont-ils en Mé- igo sopotamie ce que les diplomates appellent des intérêts spéciaux? Cette demande ap¬ pelle, en réponse, un : oui, catégorique. Le Chatt El Arab doit rester, en toute justice, sous le contrôle anglais. Il doit le rester pour deux raisons : c'est d'abord une porte vers l'Inde, porte magnifique, in¬ contestable, quand on l'a regardée des rives de Bassorah. Les Anglais peuvent invoquer ces « droits acquis » que nous revendi¬ quons, en ce qui nous concerne, pour d'autres points de l'Orient. Voici plus d'un siècle qu'à Bassorah les Anglais, par l'or¬ ganisation d'un consulat de première impor¬ tance, les services nombreux de navi¬ gation, l'aide financière apportée au déve¬ loppement économique de la région, ont mérité la prééminence. Rien n'est plus saisissant, aux abords de cette ville basse, divisée par des canaux en quartiers que relient des ponts, sorte de Venise dans les palmes, que de voir le cours immense, lent, royal de ce fleuve, née de deux fleu- i 91 ves. Du bungalow de l'accueillante maison de notre agent consulaire, d'une antique famille attachée depuis de très nombreuses années à notre pays, et où l'hospitalité, la bonne grâce, l'accueil le plus délicat sont de tradition, j'ai vu, mouillés au milieu du courant, en files, les grands cargos britan¬ niques qui chargeaient le grain de l'Irak. Les barques légères, effilées, à la proue et à la poupe recourbées, sorte de gondoles, moins hautes sur l'eau mais aussi rapides que les vénitiennes, glissent,- aux gestes des pagayeurs, le long des coques noires et rouges. Les radeaux soutenus, comme au temps de Sennachérib, par des outres gonflées d'air, suivent le courant, d'un mouvement précis, sans heurt. Les pal¬ miers sont si près des flots, qu'ils sem¬ blent s'y baigner et que l'on ne sait si le Chatt El Arab, au delà du rideau d'arbres, ne s'insinue pas sous les feuil¬ lages, comme une mer. YJ Union Jack qui flotte aux mâts est ici bien à sa place. 1Ç2 Par quelle sortilège, (la monnaie indienne en roupies et en annas, peut-être?) je ne cesse de penser que je suis ici dans une terre de Rudyard Kipling. On ne dira jamais assez en Angleterre combien l'ad¬ mirable écrivain, — que nous sommes en France très nombreux non pas seulement à admirer, mais à profondément aimer, — aura contribué à nous faire admettre la grandeur et accepter la légitimité de l'Em¬ pire britannique. Comment ne pas se fier • à cet artiste, si raisonnable et si puissant qui, mieux que tout autre Européen, et mieux que beaucoup de Français mêmes, a compris jusque dans les nuances les plus fines l'âme de notre pays? Rien n'a été écrit sur la guerre en France de plus émouvant que les lettres parues sous ce titre Les yeux de L Asie et où un cavalier hindou raconte à sa mère, aux Indes, sa vie" aux cantonnements français. C'est à lui, le maître qu'hélas, je ne connais pas, et c'est aussi aux Britanniques d'Empire 193 que j'ai rencontrés et en qui j'ai reconnu la source même de l'ardeur qui court dans les livres de Kipling, c'est à vous, Miss Gertrude Bell, à vous, cher Mr Philby, à vous, sir Henry Dobbs, sir A. T. Wilson, à vous major Lloyd et major Bovill, c'est à vous que je dois d'ajouter beaucoup d'amitié à mes jugements, — même quand ils sont sévères. Vous aimez assez la sin¬ cérité totale pour sourire à mon ironie, accepter ma critique, et si nous ne sommes pas du même avis sur beaucoup de points (ce qui est fort probable), nous savons bien, vous et moi, que nos discussions si pas¬ sionnées qu'elles puissent être, ne doivent pas porter atteinte à la cordialité. Quel est le général anglais qui avait coutume de dire : « L'Empire britannique, est, après la Providence, une des institutions les plus propres à assurer la paix du monde ». Je vous le déclare tout net, je suis tout à fait de son avis, et voilà, je pense, une excel¬ lente base de conversation. 13 194 Une autre justification de la présence des Anglais en Mésopotamie est constituée par l'importance de leurs, installations, sur le Chatt El Arab, pour l'exploitation des pétroles de Perse. Tout est en territoire persan ; puits et usines, mais le débouché se trouve sur une rive du fleuve. En face, le territoire irakien. Je n'ai pas visité les puits, à 250 kilomètres du fleuve et relié à lui par des pipes-lines de 2 50 kilomètres, mais seulement l'usine d'Abadan, où se raffine l'huile précieuse. C'est un des spec¬ tacles les plus étranges de ce monde, un roman de Wells réalisé. Du désert, surgit, brusquement, couverte d'une nappe de fumée lourde, noyée dans une odeur âcre, une usine aux cent cheminées, aux réser¬ voirs énormes, de couleur différente sui¬ vant les produits emmagasinés : essence pour auto, pétrole lampant, huile lourde pour lamarine, produits lubrifiants. Sur le sol crevassé, teinté curieusement par les décompositions chimiques, un énorme intes- 195 ' tin de tuyaux qui s'entrecroisent et se su¬ perposent couvre le sol, conduisant d'un point à un autre, pour les opérations suc¬ cessives, le liquide venu, en torrent clos, dés montagnes. C'est le pétrole lui-même qui chauffe les fours, crée la force motrice. Des turbines géantes, nettes, s'alignent sous les hangars. Hélâs! je ne connais rien à tout ce travail dont je sens seulement la puissance. Un village indigène de Per¬ sans, d'Irakiens et d'Hindous, de 20.000 personnes est installé au sud de l'usine. Au nord, ce sont les contremaîtres anglais, stricts, rasés. Le directeur général, l'an¬ cien Haut Commissaire en Mésopotamie, Sir A. T. Wilson, mène tout, avec une au¬ torité créatrice. Sur le bord du fleuve, des wharfs où abou¬ tissent les canalisations, servent à charger les 60 cargos spéciaux de la Compagnie, sans cesse en va-et-vient par le monde. Je mesure mieux encore la grandeur de l'entreprise, quand dans le moto-boat que 196 j'ai loué à Bassorah, je m'éloigne de la ville nouvelle, poussée d'un coup dans le golfe Persique. C'est vraiment un des points extrêmes de notre vieux monde. Le Chatt El Arab est immense, avec des bras indistincts. Le clapotis des vagues grises, dans l'étendue limoneuse, rejoint le ciel gris où un soleil très pâle modèle à peine des nuages à la dérive, sous le vent. Les palmiers ne sont plus qu'une ligne sans consistance mangée en bas par les flots trou¬ bles, mangée en haut par le ciel ! Où est la mer? adroite, à gauche, très loin dans le sud ? ou derrière cette île qui semble flot¬ tante? O11 ne sait plus. Les éléments se confondent comme au début du monde, et dans ce paysage préhistorique, on aperçoit longtemps, lorsque déjà claquent au vent frais les tentes du moto-boat, la nappe mo¬ bile, colorée de flammes, des fumées de l'Anglo-Persian. Malgré ses droits et malgré tout le tra- 197 vail déjà accompli, l'Angleterre rencontra de graves difficultés, on sait qu'elle a fait entrer l'Irak dans le système arabe de la fa¬ mille Hussein. Hussein, le père, Grand Chérif de la Mecque, descendant de Ma¬ homet, est roi du Hedjaz ; Faïçal, roi de- Mésopotamie ; Abdallah, émir de Trans- jordanie. Faïçal est Majesté, Abdallah n'est qu'Altesse. — .Ce système qui a son point de liaison avec l'Angleterre en Egyp¬ te dans un bureau qui concentre les inté¬ rêts de toute la famille, a causé aux Anglais un certain nombre de déceptions. Il est hors de doute que Faïçal, dans son palais vague¬ ment octogone, ne jouit pas en Irak d'une véritable autorité. Nos alliés ne mettent au¬ cune discrétion à dissimuler qu'il n'est qu'un homme entre leurs mains. Comment les Arabes accepteraient-ils son pouvoir? Ils l'acceptent d'autant moins que son droit à exercer l'autorité lui est contestée, en doctrine et en fait, par un personnagè tout-puissant, Ibn Séoucl, chef de la secte i g8 des Wahabites, dans le Hedjaz. Confrérie musulmane de stricte observance, elle a l'influence des Purs. Indépendant du roi Hussein, Ibn Seoud démontre par des in¬ cursions fréquentes et hardies en Irak et .en Transjordanie, la faiblesse profonde de l'Emir et des deux Rois. Si l'autorité de Faïçal est défaillante, comment y'suppléer? L'administration di¬ recte anglaise, nette, avouée, est bien diffi¬ cile pour ne pas dire impossible. Les An¬ glais ont aussi le mandat de la Société des Nations et doivent rendre compte, tout comme nous. Il faut une façade. Quand j'étais en Mésopotamie, les élections bat¬ taient leur plein. Le suffrage universel est partout absurde. En Irak, c'est une plaisan¬ terie. J'ai vu des députés fraîchement élus, je dois à la vérité de reconnaître qu'ils n'en étaient pas plus fiers. Les Anglais tentent la même opération qu'en Egypte, mais avec moins d'apparence rie raison. Une fois le parlement Irakien réuni, il s'agira de lui i99 faire voter librement un traité anglo-irakien dont les termes sont connus, substituant un régime stable de protectorat au régime incertain du mandat. Le principe me paraît la sagesse même, mais le procédé est vrai¬ ment un chef-d'œuvre d'humour. Aux der¬ nières nouvelles, on annonce des troubles, des meurtres politiques au sujet de ce traité. Je me délie des agences et des renseigne¬ ments qui viennent de pays arabe. Mais Je nombre ou la gravité des attentats ne si¬ gnifie pas grand'chose. Les Anglais souf¬ frent, au point de vue politique, du même mal que nous en Syrie: le manque de clarté dans leur situation légale. Cette obs¬ curité permet toutes les intrigues, toutes les espérances, avouables ou inavouables. Une autre difficulté est née de l'im¬ puissance où se sont trouvés les Anglais à développer économiquement ce magnifique pays. Il peut offrir de quoi nourrir des millions de familles. Il suffit de reconsti¬ tuer l'irrigation qui existait dans l'antiquité, i 200 par des procédés beaucoup plus modernes et expéditifs. L'élément indigène en est incapable; les Anglais ont essayé d'intro¬ duire en Irak des Hindous. Cette tentative a échoué devant l'hostilité de l'a popula¬ tion et aussi devant la difficulté qu'ont les paysans de l'Inde à se dépayser; les Hin¬ dous ont dû regagner leur pays. Mais tout cela ne serait rien sans le fait beaucoup plus grave de l'insuffisance des forces militaires anglaises dans ce vaste pays. Nous touchons là un des points les plus délicats de la politique britannique. On sait que l'Angleterre, qui pendant la guerre aVait établi le service militaire obli¬ gatoire est revenue, la paix signée, au sys¬ tème d'autrefois. J'ai vu, dès 1919, dans les gares de Londres les affiches, aussi alléchante que possible sur la vie du sol¬ dat anglais (It is THE life), qui pous¬ saient les jeunes hommes à s'engager. Les luttes civiles en Irlande ont tari, dans une grande mesure, la source abondante en quantité et en qualité où s'alimentait le recrutement britannique. Les Dominions n'entendent pas, non plus, se soumettre au régime, en effet épuisant, du service mili¬ taire universel. Pour les troupes indigènes, les Anglais supportent les conséquences d'une politique qui n'ajamaisvisé al'assimi- lation. Si nous avons un grand Empire sans marine de guerre, ils en ont un, immense, sans armée nationale. Ceci est, pour l'ins¬ tant, plus grave que cela. J'en avais eu l'an dernier l'impression très nette en Transjor- danie; je l'ai eue cette année, plus forte encore, en Irak. On sait combien l'expédi¬ tion anglaise en Mésopotamie a été meur¬ trière, on sait moins que la guérilla, /les, guet-apens, ont coûté, même après la paix, beaucoup d'hommes à nos Alliés. C'est un effort qu'ils ne pouvaient indéfiniment soutenir. Présentement, l'Irak n'est tenu que par des troupes peu nombreuses, et, comme partout ailleurs dans l'Empire, par des escadrilles d'avions. C'est insuffisant. 202 La sécurité n'est pas parfaite. Quelques jours avant mon arrivée, deux officiers an¬ glais revenant du tennis ont été assassinés, tout près de Bagdad, la nuit tombante. Lorsque, en compagnie du consul de France, je revins, certain soir, de Baby- lone, en auto, le poste de police irakien, à 5 kilomètres de Bagdad et en vue des lu¬ mières de la ville, nous arrêta vers 7 heu¬ res du soir, avec des gestes et des cris. Dan§ la lumière de nos phares, quelques motocyclistes de l'année anglaise, arrêtés, et une auto avec deux Anglais et trois Ira¬ kiens. « Vous ne pouvez aller plus loin, la route n'est pas sûre. Il y a des brigands ». Nous prîmes la tête de la colonne. D'ail¬ leurs, pour une raison que je n'ai pas sue, au bout de quelques instants, personne ne nous suivait plus. Nous recueillîmes, en route, un autre motocycliste militaire égaré parmi les pistes très mal tracées, et je dois dire que nous rentrâmes en ville sans le moindre incident. 2 03 Il n'y a .pas lieu, d'ailleurs, d'exagérer cette insécurité, dont je'n'eus jamais, pour mon compte, à souffrir. Ce qui est plus gra¬ ve, c'est la question de la frontière nord turco-anglaise. Cette frontière, telle que l'ont établie les traités de 1916 est géographiquement naturelle et militairement suffisante. Elle couvre Mossoul. Mais elle s'appuie à l'est sur le massif du Kurdistan, où habite une population farouche et indépendante, peu disposée à reconnaître quelque autorité que ce soit. Les Turcs n'en étaient jamais venus à bout. Les Kurdes ont trouvé en la personne du Cheik Mahmoud un chef énergique, qui après avoir eu maille à par¬ tir avec les Anglais, après avoir été même leur prisonnier, s'est campé avec obstina¬ tion à Suleïmanié, sa capitale, bien résolu à ne pas tolérer dans son pays la présence des Anglais, et résolu aussi à ne pas accep¬ ter de leurs mains son autorité, ce qui ferait de lui leur vassal. Les Anglais ne pouvant 204 organiser une colonne, se bornent à envoyer de temps à autre des avions lâcher sur Suleïmanié quelques obus, dont Mahmoud ne se soucie, et' par un trait que je trouve assez plaisant, envoient en même temps au Kurdistan des émissaires pour que les élections au parlement irakien se passent suivant les règles les plus démocratiques, et que les actes dudit parlement ne puis¬ sent être frappés de nullité comme ne repré¬ sentant pas la volonté de l'Irak tout entier. Tout cela, c'est un jeu. La réalité, c'est l'insurrection en permanence et victorieuse dans l'angle nord-est de la frontière. Une menace singulièrement plus grave est la menace turque. Au traité de Lau¬ sanne, les Turcs, comme de juste, reven¬ diquèrent la région de Môssoul. Lord Curzon refusa net. La question faillit rom¬ pre les pourparlers. Un beau matin, plus de difficultés. Les Turcs et les Anglais se déclarèrent d'accord pour éluder le pro- une entente 205 particulière. Le traité de Lausanne put être parachevé et signé. Que cachait cette mise en scène? Je n'en sais rien. Cachait- elle une entente secrète pour accorder aux Turcs une rectification de frontière en leur faveur? C'est ce qu'on crut en Mésopota¬ mie, et tous s'inquiétèrent. Que l'on don¬ nât Mossoul aux Turcs, ou qu'on rappro¬ chât la frontière très près de cette ville, le résultat était le même. C'était briser au profit des Kémalistes l'unité de la Méso¬ potamie. Entre Mossoul et Bagdad, la plaine est unie, sans obstacles sérieux. Les Turcs n'ont qu'à descendre en colonne, pour s'emparer de tout l'Irak. En outre, quelle menace pour les populations chré¬ tiennes qui sont nombreuses dans le vilajlt de Mossoul et qui ont tout à craindre du retour victorieux des musulmans ! Nos écoles, qui n'ont même pas la protection d'un consul français de carrière, mais celle d'un agent consulaire local, hésitent à reconstruire leurs bâtiments détruits pen- 20Ô dant la guerre. Les hommes du Colonial- Office se rendent parfaitement compte de cette situation, mais quels sont les engage¬ ments pris par les gens du Foreign- Office ? Autre hypothèse : les Anglais, par une per¬ fidie que j'ai peine à croire, a-t-elle autorisé les Turcs à prendre une compensation sur les territoires du mandat français, en s'en- gageant à laisser faire? Ce sont bruits qui circulent. Mais je le répète, je n'y crois pas. Plus, qu'une perfidie, ce serait une telle maladresse, plus encore une telle folie, que les Britanniques n'y ont pu songer. Folie et ingratitude,- car ils savent bien que c'est nous, avec notre armée au nord de la Syrie, qui protégeons seufi,no£ deux territoires, et que si nous n'avions pas nos troupes métro¬ politaines et africaines solidement postées le long d'une frontière qui va de la Mé¬ diterranée au Tigre, le mince réseau de forces anglaises ne tiendrait pas, ne pourrait tenir. De là, à mon sens, chez les Anglais de 207 bonne foi que j'ai rencontrés en Irak, un désir certain de cordiale entente avec nous. L'un des points essentiels de cette en¬ tente devrait être, entre Syrie, Irak et Perse,, les barrières douanières et adminis¬ tratives abaissées dans un but commun d'échanges faciles et de prospérité. Les mille difficultés créées à l'arrivée des mar¬ chandises françaises à destination de l'Irak ou de la Perse, difficultés où il me plaît de ne voir que le zèle maladroit de fonction¬ naires à courte vue, doivent cesser, et cesser totalement. La route nouvelle d'ac¬ cès aux Indes, par le désert, doit être une artère de civilisation et non un prétexte à chicane. On parle dans, le monde entier, et notamment en Angleterre, de la néces¬ sité de rouvrir les grands marchés du monde. Cela ne peut se faire qu'avec la liberté des échanges et un traitement égal pour les grandes nations économi¬ ques. Voici un point où la Grande-Bre¬ tagne peut donner la preuve de sa sincérité, 208 je dirais même de son bon sens. Nous n'avons, en aucune manière, imposé à la Syrie le monopole des marchandises fran¬ çaises. Que l'Angleterre, en Irak et en Perse, ne poursuivent pas une politique d'accaparement, donc d'isolement, qui pourrait lui être néfaste, sinon mortelle. Il n'est pas indifférent aux Britanniques cle Mésopotamie d'être protégés par les armées françaises de Syrie. C'est un mar¬ ché où la France donne plus qu'elle ne reçoit : mais il n'est pas dans son génie de marchander. LA FRONTIÈRE NORD DE SYRIE «4 êlk$ fàGtïîS acMastasiasraélissrias sas ^Nous touchons ici au point le plus délicat et le plus douloureux pour nous de la question d'Orient. Si les fautes commi¬ ses, ici et là, sont peut-être réparables, celle-là est d'une gravité que l'on ne sau¬ rait exagérer. Voici les faits, d'une dou¬ loureuse brutalité. Malgré notre abandon d,e la région de Mossoul, ce qui nous res¬ tait des accords de 1916 rendait quand même notre frontière acceptable. La Cili- cie, petit coin de terre qui géographique- ment fait partie de la Syrie au même titre que le Roussillon fait partie de la France, 2 I 2 nous restait, adossée à la barrière formida¬ ble-du Taurus. Cette frontière, aussi nette, aussi certaine que les Pyrénées et les Al¬ pes se poursuit au nord de la région d'Alep, et va rejoindre, vers Diarbékir, les massifs arméniens où naissent le Tigre et l'Eu- phrate. Rien n'est plus favorable à la paix que les frontières naturelles. Il n'y a même pas de paix sans elles. Nous les avions, juridiquement, par la force des traités, et militairement, par la force de nos armes et le sacrifice de nos soldats ; nous en tenions l'essentiel, après des luttes diffi¬ ciles, mais qui, finalement, nous assuraient le terrain et la sécurité. C'est à ce moment que sacrifiant à un fantôme d'amitié tur¬ que, dont nous savons maintenant ce que vaut l'aune, et aussi à un fantôme de paix qui est à mille lieues d'être rétablie, leur sacrifiant les intérêts les plus clairs de la France, tout son honneur, la vie même de , nos soldats désormais sans rempart devant leurs lignes, notre plénipoten- 213 tiaire, M. Franklin-Bouillon, a signé à An¬ gora l'accord du 20 octobre 1921, qui, reporté sur la carte, laisse une impression de stupeur. D'abord nous abandonnons la Cilicie, où des milliers de soldats français avaient acquis, par leur sang, notre droit à y res¬ ter. Nous abandonnons à elle-même, sans combat, une terre riche, fertile, un grenier à céréales et à coton, qui de tout temps a servi à maintenir l'équilibre économique de la Syrie, et nous parvenons ainsi, par un véritable paradoxe, à nuire également à la France, — à la Syrie dont elle est tu¬ trice, — et la Cilicie elle-même. Sous le régime turc, malgré mille promesses ja¬ mais tenues, celle-ci se dépeuple. Nous avons dû recueillir dans la plaine maré¬ cageuse et malsaine, qui s'étend entre Alexandrette et la montagne, les réfugiés arméniens de Cilicie qui s'étaient confiés à la protection de notre drapeau et qui, dans les chaleurs de l'été et les inon- dations de l'hiver, meurent lentement aux portes du petit cimetière français émou¬ vant de simplicité. C'est là que reposent nos soldats, morts, inutilement hélas, pour que ne se reproduise pas cette honte : une population à qui nous avions. promis la protection de la France et que nous lais¬ sons agoniser après n'avoir rien fait pour sauvegarder sa vie. Tandis que je parcou¬ rais ce champ de misère, je pensais à cet étendard de France qui seul avait droit jadis de flotter sur les mers du Levant. Notre drapeau, par l'horreur de Ta politi¬ que et des affaires mêlées, n'a pas su, après la guerre où a coulé le plus pur du sang français, couvrir une poignée de malheu¬ reux. Jamais je n'ai ressenti comme Fran¬ çais, pareille humiliation. Alexandrette, le port d'Alexandrette, au fond d'une racle admirable, a vu d'un trait déplumé, disparaître ses possibilités d'ave¬ nir. Alexandrette, dont le nom seul rap¬ pelle le coup d'œil de génie du grand 215 Macédonien qui avait bien discerné son incomparable situation, est le port naturel de toute la Mésopotamie supérieure. Des routes faciles le relient à l'Euphrate. C'est avec Beyrouth, point de départ de la nou¬ velle voie du désert, une des têtes de lignes de ce réseau de chemins asiatiques, chemins éternels, nécessaires, qui com¬ mandent la politique mondiale et hors des¬ quels il n'y a pas d'avenir économique. On a commis la folie de laisser aux Turcs plus de la moitié de la rade. Le port d'Alexandrétte est mis sous le feu des canons ennemis et même de la mousque- terie. Comment, clans ces conditions, envi¬ sager les .travaux d'aménagement néces¬ saires. Les wharfs de bois pourrissent. Tout est arrêté. Du quai misérable l'on découvre les lignes du golfe qui dessinent le havre le plus accueillant, le - plus aisé. A l'œil nu, on distingue les positions tur¬ ques, sans qu'il y ait entre elles et la ville ouverte le moindre obstacle. Imaginez- 2 I 6 vous qu'à Bordeaux, les Anglais tienner la rive septentrionale de la Gironde. Au nord d'Alep, autre folie. Nous avon cédé aux Turcs les sources qui alimenten- la ville. J'étais en Syrie, l'an dernier, au moment où les Kémalistes massaient contre nous des troupes en Cilicie. La population d'Alep était très inquiète, et l'autorité française cherchait 4es expédients pour parer au danger d'un détournement, d'un barrage ou d'un empoisonnement des rivières. On sait que ces questions d'eau sont, en Orient, questions de vie ou de mort. Par une dérision inconcevable, nous avons accepté, par dessus le marché, l'art. 12 de l'accord d'Angora : « La ville d'Alep pourra également faire, à ses frais, une prise d'eau sur l'Euphrate, en terri¬ toire turc, pour faire face aux besoins de la région » . Et cela continue. La frontière jusqu'à l'Euphrate est constituée par la ligne de chemin de fer. Le talus sud du ballast est 217 français, le talus nord est turc. Les trains peuvent servir aux deux pays. Mesure-t-on le caractère insensé d'un tel arrangement? une frontière constituée par un ouvrage d'art. Les difficultés sont continuelles, inquiétantes, infiniment dangereuses. Quand un tirailleur français se trompe de portière et descend au nord, il est immé¬ diatement arrêté par les gendarmes turcs. Cela n'est que piqûre d'épingle, mais l'on conçoit le péril d'une ligne aussi arti¬ ficielle, en une plaine sans obstacles, et où, d'un côté les Turcs s'appuient à leur pays et disposent de toutes leurs ressources, avec les admirables camps retranchés de Cilicie et du Taurus, qzie nous leur avons nous-mêmes donnés, et d'un autre côté les Français, formés en corps expéditionnaire, et qui sont, comme on dit, en l'air. Et quelles facilités pour tous les pro¬ cédés de petite guerre, énervante, épuisante où excellent les Orientaux! Les tribus nomades, au nord de la ligne, toujours 2 I S prêtes, par tradition et par éducation mil¬ lénaire, au pillage, sont, en toute tranquil¬ lité, dressés par les officiers réguliers turcs, formées en bandes auxquels on donne les bonnes méthodes enseignées naguère par l'état-major allemand; les «rezzous» fran¬ chissent la ligne de chemin fer, font un coup de main, sur un convoi, une colonne, une patrouille, et reprennent, traversant en un temps de galop la ligne de chemin de fer, la région où les accueillent les officiers turcs, qui font ensuite, à notre réclamation, la mine la plus désolée. Ce ne sont pas des hypothèses. C'est la réalité de tous les jours. Tous ceux qui ont des amis ou des parents là-bas, le savent. Je ne veux pas raconter des faits particuliers, trop douloureux vrai¬ ment pour notre honneur. Et puis, à quoi bon ? Il se trouverait sans doute dés Fran¬ çais tellement timorés, que ce leur serait un prétexte à suggérer, à .soutenir, l'aban¬ don total de la Syrie. Comme diraient les Arabes, nc/us sommes un peuple de 2 19 lions conduits par les moutons et les cha¬ cals. Avons-nous du moins tiré de l'accord d'Angora, les maigres avantages matériels qui y étaient contenus ? J'ai appris dans ma jeunesse à lire les textes. Dans la lettre d'envoi de l'accord d'A ogora, écrite par Joussouf Kemal Bey à M. Franklin-Bouil¬ lon, et qui commence ainsi. « Excellence, je me plais à espérer que l'accord conclu, etc... » je relève cette phrase. « Le gouvernement de la Grande Assemblée, désireux d'autre part de favoriser les inté¬ rêts matériels entre les deux pays, me charge de vous déclarer qu'il est disposé à accorder la concession des mines de fer, de chrome et d'argent se trouvant dans la vallée de Harchite pour une durée de quatre-vingt-dix-neuf ans à un groupe fran¬ çais, qui devra procéder, dans un délai de cinq ans à partir delà signature du présent accord, à l'exploitation de cette concession par une société constituée conformément 220 aux lois turques avec participation des capitaux turcs jusqu'à concurrence de 50 pour 100 ». Ainsi, dans un accord solennel, destiné à « réaliser une paix définitive et durable », on insère une convention relative à des in¬ térêts, qui sont, de toute évidence, des intérêts' privés. Voilà la compensation à tant de concessions. On voudrait savoir quel est ce groupe français bénéficiaire de tels abandons? A-t-il eu du moins pleine satisfaction ? Ces mines sont-elles riches d'avenir? Si la France a été sacrifiée, on aurait plaisir à savoir que du moins certains Français ne l'ont pas été. Mais comment savoir ces choses? Les antichambres muet¬ tes des empereurs byzantins sont rempla¬ cées de nos jours par les salles « sourdes et grises » des grandes banques et des parlements. Le peuple n'en sait pas da¬ vantage. Il n'a qu'à payer et à se faire tuer. J'ai eu le grand honneur de vivre quel- 22 1 que jours avec nos méharistes de la Syrie, partageant leurs tentes, dans cette frater¬ nité militaire et guerrière, qui est l'une des joies les plus profondes et les plus salubres que l'on puisse avoir en ce monde. Ce livre leur est dédié. Ils sont avec leurs ca¬ marades de toutes armes, sur la terre d'Asie, l'honneur de notre pays. On ne parle jamais d'eux dans notre presse si prompte à accueillir tous les récits mal¬ propres de crimes ou de vilenies et tant de sottises dangereuses. Qui a su, hors le général en chef qui les a magnifiquement récompensés, qu'un ma¬ tin, de grand matin, un capitaine et un lieu¬ tenant (je ne les nommerai pas, car jamais ils ne me lè pardonneraient), apprenant qu'un rezzou était massé à un jour de dé¬ sert, ont bondi, (le capitaine en pyjama), dans la « Ford » de la compagnie, réquisi¬ tionné une auto civile, collé deux mitrail¬ leuses dans l'une et dans l'autre, et tous deux, seuls, avec deux tirailleurs, se sont 2 2 2 lancés, à toute vitesse, dans le désert, ont surpris le rezzou, ouvert le feu d'abord avec les mitrailleuses, (qui se sont enrayées naturellement), puis avec leurs « pétoirs», ont démoli 13 chameaux, blessé ou tué plusieurs hommes que les autres ont enle¬ vés, et fait des prisonniers. Rapidité dans l'attaque, présence simul¬ tanée sur tous les points : les 7 pelotons, des 2 compagnies méharistes de S3me sont constamment dans le bled. Tous les deux' mois, quelques jours de repos à Ralmyre ou à Deïr-Ez-zohr —- c'est tout. Instructions sévères : toute tribu ou frac¬ tion de tribu se déplaçant en armes doit prévenir la compagnie en indiquant son itinéraire. L'ordre règne, sauf, comme je l'ai dit, , sur la frontière nord, où nous n'avons pas affaire à des tribus allant razzier d'autres tribus, mais à des guet-apens organisés par les réguliers turcs. A part cette zone où l'instabilité est due à notre politique, la 223 paix est complète. J'ai traversé deux fois le désert syrien. Je n'ai pas eu le moindre incident, même pas la moindre menace d'incident. Et avec quels éléments obtenons-nous cela ! Les pelotons méharistes, commandés par un officier ou parfois un sous-officier comprennent un cadre de trois, quatre ou cinq Français, et quelques tirailleurs algé¬ riens, qui, en toute circonstance, se sont montrés superbes de fidélité et de cou¬ rage, soit une vingtaine d'hommes au maximum sur une centaine. Le reste est constitué par des volontaires venus de toutes les tribus bédouines surtout du Nedjd. La force'française, la discipline forte et souriante de nos officiers, font en peu de jours de ces éléments disparates, une troupe de haute allure. Devant le champ de ruines de Palmyre, où les feux du soleil couchant allument, comme des torches., les colonnes innombrables des temples et des portiques, dans cette étendue d'une 224 mélancolie et d'une beauté si poignantes, où par delà la ville morte le désert étend à l'infini les mirages et les reflets de ses salines, le cœur est soulevé d'une inexpri¬ mable émotion quand apparaissent, drapés de rouge, voilés de blanc, sur les chameaux gris et lents, les méharistes de France. Ils défilent derrière les colonnades, réappa¬ raissent dans le cadre d'une porte monu¬ mentale. Balancés à la cadence de leurs bêtes souples et puissantes, ils frappent sur cette cadence redoublée leurs mains brunes l'une dans l'autre, en chantant ces mélopées arabes qui ne finissent jamais, images sonores du désert et de la vie mo¬ notone. Un officier, au regard clair, les précède. Voici, ô Français, les Auxiliaires de l'Empire. Ceux qui accompagnèrent Trajan n'étaient pas autres. Après quinze siècles, ces Bédouins, dont la race est éternelle, ont retrouvé leurs chefs naturels d'Occi¬ dent. Sous leurs ordres, ils ont repris, en 225 chantant, les pistes traditionnelles que les barbares ont semées des ruines immenses de l'Empire romain. Que de fois, la nuit, tandis que j'entendais, par delà la toile fragile de la tente, « gargouiller » les cha¬ meaux et que pesait sur nous le silence, je rêvais que j'étais couché parmi les trou¬ pes de cette xvie légion qui près de Damas, quand le cours du Barada eut détruit la route qui longeait le fleuve, la recons¬ truisit sur les hauteurs, interciso monte. Que de bonté nous mêlons à notre force ! Nos docteurs soignent les Arabes comme ils font de nos soldats, en se don¬ nant eux-mêmes. vJ'en connais un qui ajourna une permission parce que la petite fille du mufti était malade de la fièvre typhoïde. Ce n'est pas lui qui m'a raconté l'histoire. J'ai goûté, dans ces quinze jours, toutes les joies du monde : un paysage sublime, l'exaltation de ma patrie. Rentré dans mon pays, où tant de Français, et même de bons Français, doutent d'eux- 15 226 mêmes et n'osent pas, n'osent rien, n'ont le courage ni de la vérité ni de l'action, que ces chers amis du bled me laissent, en serrant leurs mains, leur exprimer ma gratitude et mon respect. Si ce livre peut émouvoir, chez quelques lecteurs, une fibre française, c'est à eux, à eux seuls qu'il le devra. L < a situation en Turquie des Européens et des minorités chrétiennes est tellement invraisemblable, elle a été voilée d'une fa¬ çon si systématique par la presse française que, pour en donner une idée claire, je ne vois pas d'autre moyen que de raconter des faits précis, ceux dont en 1923 et en 1924, j'ai été témoin ou que j'ai pu contrôler. En Asie-Mineure, la haine de tous les Turcs, depuis Moustapha Kemal jusqu'au dernier des harnais, contre tous les chré¬ tiens quels qu'ils soient, est d'une violence inexprimable. Vis-à-vis des Arméniens et des Grecs, qui habitaient le pays, la politi¬ que est d'une extrême simplicité : dispari¬ tion ou extermination. Je ne parle que de ce que j'ai vu. A Mersine, à Adalia, à Smyrne, il n'y a plus de Chrétiens, à part le personnel des consulats et quelques sujets européens. Les quartiers grecs de Mersine et d'Adalia sont déserts, complè¬ tement pillés, en ruine déjà. Les Turcs n'entretiennent aucune de ces maisons dont certaines sont bien construites, et lais¬ sent la végétation tout envahir. Dans quel¬ ques mois, rien ne subsistera plus. Dans la région de Smyrne, tous les villages grecs ont été brûlés de fond en comble et toute la population massacrée ou forcée de s'exiler. Le long des côtes charmantes du golfe, parmi les champs que personne ne laboure plus et les vignes que les mauvaises her¬ bes étouffent, il n'y a plus que des murs écroulés et la mort. A Smyrne même, le massacre, que les autorités consulaires ont 231 été impuissantes à enrayer, a fait des mil¬ liers de victimes dans des conditions d'a¬ trocité inouïe. La ville, promise depuis de longues semaines comme objectif de pilla¬ ge aux soldats de Moustapha Kemal, leur a été livrée sans que les généraux ou les officiers fissent le moindre effort pour en¬ rayer ou canaliser ce débordement de pas¬ sion et de haine. Le Consul de France a vu sous ses yeux, noyer des dizaines de Chré¬ tiens, que l'on achevait dans l'eau à coups de pierre, sous l'œil même des chefs. La nuit les projecteurs de nos navires éclai¬ raient la foule mourante de faim et de soif, qui s'écrasait sur les quais et d'où s'éle¬ vaient des hurlements. Cette foule habituée depuis des siècles à notre protection, regardait nos canons muets qui eussent en quelques instants rétabli l'ordre. L'incen¬ die provoqué par les foyers très nombreux allumés sur des points très différents de la ville par les Arméniens au désespoir, les pillards turcs soucieux de dissimuler leurs 232 meurtres, les soldats grecs pris de panique, semble avoir été un fait spontané, qui ne fut prévu ou concerté ni par les uns ni par les autres; le fait subsiste que les Turcs ne firent rien pour limiter le désastre et que le quartier turc resta intact. Je sais bien que les Grecs ont à leur compte des troubles semblables ou pires. Je n'examine pas en ce moment les respon¬ sabilités; je constate le fait que, en Asie- Mineure, les Turcs veulent simplement par l'élimination brutale de toutes les mi¬ norités chrétiennes, non pas obtenir l'indé¬ pendance politique qu'ils avaient avant la guerre, mais surtout enlever aux Occiden¬ taux tout motif d'intervention. Cette éli¬ mination est maintenant un fait accompli. A part les Juifs de Smyrne, qui sont restés en majorité, et les quelques Chrétiens, su¬ jets européens, il n'y a plus en Asie-Mineure que des Musulmans. Mais cette violence, sans précédent dans l'histoire de ces trois derniers siècles, s'est 233 manifestée également contre les Occiden¬ taux établis dans le pays et contre les Con¬ suls eux-mêmes. Je répète que je ne veux citer que des faits dont j'ai été acteur ou témoin, ou qui se sont passés pendant mon séjour. A Mersine, en 1923, tout débarquement de passagers européens, même au cours d'une escale, était interdite. Bien plus, personne n'était autorisé à aller à bord des vaisseaux en rade, même les Consuls, à l'exception du Consul de France qui a con¬ servé ce droit, mais à titre précaire. Je n'ai pu descendre à terre que parce qu'il est venu me chercher à bord ; encore avait-il dû demander auparavant l'autorisation du Gouverneur de la ville. Et cela, bien que le Haut Commissariat de Beyrouth l'eût avisé de mon arrivé par deux télégrammes successifs dont le second fut retardé de trois jours par les autorités turques. A Mersine même, la situation des Euro¬ péens était très inquiétante. Le Consul de 234 France ne pouvait télégraphier que par la T. S. F. du stationnaire français quand il était là, et il n'était pas toujours là. Le Consul fut obligé d'aller demander au destroyer américain, le 336, de câbler des télégrammes d'extrême urgence, notre sta¬ tionnaire étant attendu depuis trois jours et ne venant pas. Le télégraphe turc ne transmettait pas les télégrammes chiffrés et même les télégrammes en clair. Un télé¬ gramme envoyé par le Consul de Mersine à notre Consul général de Smyrne et an¬ nonçant mon arrivée, n'est jamais parvenu à destination. Un autre télégramme du Consul de Mersine à celui d'Adana n'est pas mieux arrivé. En fait, notre colonie et son Consul étaient complètement isolés du reste du monde. Nos écoles qui, même en 192 1 étaient extrêmement florissantes, étaient fermées comme ne s'étant pas conformées à la lé¬ gislation musulmane. Les salles d'étude étaient vides, ainsi que les dortoirs. Les re- / 235 ligieuses de Saint-Joseph de l'Apparition continuaient à faire la classe à une dizaine d'enfants (au lieu de 200), filles des Con¬ suls, et de quelques Européens, mais ces enfants étaient obligés de venir furtivement à l'école en cachant sous leurs tabliers leurs livres et leur cahiers. Le dispensaire gra¬ tuit organisé par les Sœurs fut boycotté. Les médicaments ont été grevés de droits formidables (5.000 fr. de droits pour un envoi de 3.000 fr.). Ces religieuses vi¬ vaient derrière leur porte constamment fermée à double tour. Il en était de même des Pères Capucins qui avaient dû fermer leur école. La visite des quelques Français qui formaient sur cette terre, violemment hostile, un îlot résolu à tout, fut poignante. D'autant plus poignante que lorsque j'y passai, Mersine était le lieu de débarque¬ ment et de concentration des troupes tur¬ ques, massées contre notre frontière syrienne. Sous les pavillons neutres, la contrebande de guerre, hommes et armes, 236 s'opérait sous nos yeux et sous les canons de nos vaisseaux. J'ai vu à Mersine un vapeur battant pavillon espagnol débar¬ quer 600 hommes ; un autre sous pavillon tchéco-slovaque, était plus mystérieux. A destination de Mersine également, les 500 ou 600 hommes que je vis à Smyrne, s'em¬ barquer sur le Kertch, paquebot russe des Soviets ; le drapeau rouge avec les P C l|) C P flottait en poupe et, au mât d'arti¬ mon, la flamme noire où la faucille et le mar¬ teau prennent des airs de fémurs croisés. Ces deux barbaries, celle d'Asie centrale que représentaient ces recrues turques, à visage brutal, et l'autre, la slave, plus savante et plus perverse, réunies contre la France en une éclatante complicité, pre¬ naient sur le quai de cette ville brûlée et dévastée, figure de symbole et de mort. Moustapha Kemal visita en 1923 Adana et Mersine. A Adana, notre Consul avait reçu des Affaires Etrangères l'ordre d'avoir une entrevue avec le Général. Il lui fit, par 237 deux fois, demander une audience. Mous- tapha Kemal ne répondit même pas. Notre Consul toutefois se rendit à la gare avec le personnel du Consulat: le Général affecta de ne pas le voir. Ce n'est qu'une fois en wagon, quand quelqu'un de sa suite lui eut indiqué la présence du Consul, que du bout des doigts, il toucha son kalpak. A Mersine, il fut reçu par les notabili¬ tés du pays, qui lui exprimaient leur joie de le voir dans la ville turque de Mersine : « Comment, a dit Kémal, ce n'est pas ici une ville turque. Je n'ai vu dans les rues que des inscriptions en langue étrangère. Commencez à turquifïer votre ville avant de la dire turque». Il faut noter que tout est français à Mersine. Le lendemain, l'écri- teau en verre et en marbre des Messageries Maritimes fut brisé à coups de pierre ; les inscriptions françaises disparurent, et au dispensaire gratuit des Sœurs l'écriteau au- dessus. de la porte fut maculé de bouse de vache. 238 A la Banque française de Syrie, la bande s'est heurtée à son Directeur, un Français résolu, qui a déclaré que le premier qui toucherait àl'écriteau aurait une balle dans la peau. L'écriteau n'a pas été touché. Depuis l'an dernier, la situation s'est encore aggravée à Mersine. Le Consul n'a pu garder auprès de lui sa femme ni ses enfants. La succursale de la Banque fraa- çaise de Syrie a dû fermer ses portes. Quant à nos écoles, comment même rester dans une telle situation? Nos Pères, nos Sœurs ont dû regagner la France, quitter la maison charmante que je revois, tandis que j'écris, toute pareille à une maison de la campagne française, avec son petit jar¬ din potager dont chaque bande est soignée avec tendresse, la statue de la Vierge sous les roses, la petite galerie de bois, où il y a des fleurs simples dans des pots de terre, et partout cette miraculeuse propreté. Que vont devenir ces humbles merveilles ? La poussière, — puis, le pillage. La France 239 est ici vaincue, vaincue sans raison, par notre lâcheté. A Adalia, en 1923, je n'avais pu descen¬ dre qu'avec la complicité du Commissaire qui affirma que j'appartenais au personnel du bord. A Smyrne, ce fut pis encore. Un billet que j'avais fait tenir au Consulat par l'agent du Lloyd Triestino, fut arraché par un policier turc des mains mêmes d'un matelot du croiseur Metz, au moment où sur le quai, il le remettait au quartier- maître du canot pour qu'il le portât au Consul général cfui se trouvait alors à bord du croiseur. Il a fallu employer la violence pour avoir mon billet et le Com¬ mandant du Metz, envoya une lettre très ferme au Gouverneur de Smyrne l'avisant que désormais les marins tireraient sur les policiers qui en useraient ainsi avec la cor¬ respondance du Consulat. Le croiseur donnait le soir de mon arri¬ vée une fête à bord. L'autorité turque avait exigé la liste des invités. Un officier 240 de police surveillait l'enseigne français en uniforme, pour que personne ne pût mon¬ ter en dehors des invités désignés. Des villageois ont tiré l'an dernier sur notre Consul et sur le premier Drogman. On manque couramment de respect à notre Consul, à son personnel, au Commandant même du croiseur stationnaire. D'ailleurs après, l'incendie, tant qu'il y eut un croi¬ seur français dans le port, ils n'eurent pas, pendant quinze jours, le droit de commu¬ niquer ; des policiers le long du quai fai¬ saient observer cette intolérable consigne. La poste française, limitée aux seules correspondances des Français, était en 1923 dans le Consulat même, les soldats turcs ayant envahi l'ancienne poste ; au¬ jourd'hui elle a été supprimée comme dans toute la Turquie. D'une année sur l'autre, la situation s'est singulièrement aggravée. Smyrne revient à un état de barbarie qu'elle n'a jamais connue, peut- on dire. Mais voici le fait nouveau qui 24X s'était produit peu de jours avant mon arrivée cette année et qui est fait pour surprendre bien des gens. Un beau matin, les autorités turques de Smyrne firent savoir aux consuls alliés que la valise diplomatique, constituant un pri¬ vilège contraire à l'indépendance et à la souveraineté de la Turquie, serait désor¬ mais ouverte par leurs soins et que le courrier en serait distribué par les postiers Turcs. Le Consul général de France vint à bord chercher la valise. Il en fut maté- ; t riellement empêché par les Turcs. Ainsi des autres consuls. Le fait révoltant signalé à Paris ne suscita même pas de réponse, encore moins de protestation officielle. Il faut dire que Londres ni Rome ne bou¬ gèrent. Qu'y a-t-il donc d'empoisonné dans le sang de l'Europe ? Je relis la lettre écrite par Louis XIV, fils aîné de l'Eglise, au pape Alexandre VII, à l'occasion de l'insulte faite par les gardes corses au Duc de Créqui, ambas- 16 2t\2 sadeur de France. «Saint Père, dit le Roi Très Chrétien, mon cousin le Duc de Créqui m'ayant donné avis de l'assassin qui a été commis en sa personne..-, je lui ai en même temps envoyé ordre de sortir de toutes les terres de l'Etat ecclésiastique afin que sa personne et notre dignité ne restent pas davantage exposées à des attentats dont on a point encore vu d'exemples jusques ici, non pas même chez les barbares, » et la lettre se termine par ces mots : «Je crois qu'il vaut mieux remettre à votre propre prudence les résolutions de cette affaire, sur lesquelles je réglerai les miennes, sou¬ haitant seulement que les vôtres soient telles qu'elles me puissent obliger à conti¬ nuer de prier Dieu qu'il véuille conserver Votre Sainteté au gouvernement de la Sainte Mère Eglise. Donné à St-Germain- en-Laye, le 30 août 1662. Louis ». Mesure-t-011 notre déchéance ? Une échauffourée de mercenaires inspirait à Louis XIV, vis-à-vis du souverain Pontife, 243 cet accent d'indignation magnifique et se¬ reine. Les affronts les plus éclatants, « des attentats dont on a point encore vu d'exemples jusques ici », n'inspirent au gouvernement que la peur, peur vis-à-vis des Turcs, peur vis-à-vis du Parlement dont on redoute la faiblesse et la lâcheté, si l'on manifeste quelque énergie. A Constantinople même, que sont les quelques traits de la défaillance française, constatés l'an dernier, avec la situation présente? Les Alliés en 1923 occupaient encore la ville. Le drapeau français flottait sur Stamboul. Les navires de guerre anglais, italiens, français mouil¬ laient dans le Bosphore. Sans doute, sous nos yeux, nous avions laissé s'établir un gouvernement Ivémaliste, par une incon¬ cevable hésitation. Sans doute encore, nous avions, laissé ce gouvernement insur¬ rectionnel organiser un régime de terreur qui, en un an et demi, avait chassé de la ville 416.000 non-musulmans (chiffre offi- 244 ciel des Turcs), surtout grecs, qui avaient préféré abandonner leurs biens s'élevant à i milliard i /a de francs plutôt que de vivre sous un régime de vexations et sous la menace du massacre. Ils ont fort bien agi. Que seraient-ils devenus, après l'éva¬ cuation ? Présentement c'est l'application systé¬ matique de ce qu'on appelait jadis Xavanie, et sous quelles formes humiliantes ! Nos écoles ont été soumises, même sous l'occupation interalliée, à tous les contrôles les plus inutiles, les plus oiseux, les plus onéreux. Notre délégué à l'enseignement français, près de l'Ambassade, s'est dé¬ pensé et se dépense encore sans compter pour combattre au nom des droits acquis de la France. A Paris même, on lui fait grief de son courage. Tant bien que mal, nos écoles avaient tenu bon, acceptant les pro¬ fesseurs turcs, sans capacité aucune (des officiers ou sous-officiers en retraite) que le Gouvernement leur imposait, acceptant de 245 les payer à un tarif fixé par le ministère turc, mais les Kémalistes ont eu, un beau jour, une idée très ingénieuse. Ils se sont déclarés laïques, et comme tels, ont exigé que les emblèmes religieux et les crucifix disparussent des écoles. Pour qui connaît les Orientaux, c'était une dérision. Dans un pays où la religion est la base même de la vie sociale, vouloir contraindre des Chrétiens à dissimuler honteusement leur - foi, c'était les placer dans l'alternative du départ ou de l'ignominie. Ils refusèrent et en référèrent au Pape. Sans attendre, les Turcs fermèrent d'abord les écoles de Smyrne, puis celles de Constantinople. Vingt mille enfants que formaient nos maî¬ tres sont dans la rue. Nous sommes ba¬ foués. « Les Français ont peur ! » Quelle revanche de l'Islam ! et, ajoutent à voix basse les Turcs, quels imbéciles ! On conçoit que les Anglais ou les Ita¬ liens voient d'un œil assez satisfait des me¬ sures qui, si elles les atteignent partielle- 246 ment (mais d'une manière insignifiante), vident la place de toutes les œuvres: fran¬ çaises. Quand les Turcs, pour leurs écoles, feront de nouveau appel à des Occidentaux (ce qui est certain), ce ne seront plus les Français qui auront l'influence, mais nos Alliés et plus probablement encore nos. ennemis. Voilà le résultat. Est-ce celui que nous voulions ? En face de ces faits, le Chef du Gouvernement français, sur une interpel¬ lation, s'excuse au Parlement de, n'avoir pas encore fait ratifier le traité de Lau¬ sanne. Les Turcs s'impatientent. Marins et soldats des Dardanelles, dont j'ai vu par un matin gris les tombes innombrables sur les hauteurs de Seddhul Bahr et les cercueils d'acier jetés à la côte,.est-ce pour cela que vous êtes morts à mille lieues de votre patrie ? Dans le domaine financier, sommes-nous mieux partagés. Je ne veux prendre qu'un 247 exemple, celui de la Dette Ottomane. On sait que pour garantir les intérêts et le remboursement des emprunts turcs, dont 65 °/0 furent souscrits en France, la Tur¬ quie consentit à l'organisation d'une admi¬ nistration européenne, à qui elle remit en gages certaines sources de revenus d'Etat (monopole du sel, timbre, soie, pêche). Ces gages sont gérés par la Dette qui, grâce à une organisation moderne, des écoles, des pêcheries, des usines etc., les fit à ce point fructifier que, outre les dividendes et le service d'amortissement, ils purent rappor¬ ter de l'argent au Trésor. Intérêt des por¬ teurs, intérêt des finances turcs, intérêt du pays doté d'établissements modèles : tout était sauvegardé. Or, — écoutez cela, petits rentiers de France — nous avons accepté que le Gou¬ vernement d'Angora saisisse dans son ter¬ ritoire tous les revenus de la Dette, et avec, ces revenus, il a acheté des munitions et des armes pour tuer nos soldats en Cilicie. 248 Nous avons accepté cela, bien entendu — et bien entendu, la France n'a rien su. C'est tellement inouï que je doute presque que mes lecteurs me croient, et j'ai sous les yeux, des textes, des notes officielles. Après ce premier triomphe, les Turcs affichent la prétention — et l'affichent sans l'ombre d'hypocrisie — de supprimer la Dette, et par la même occasion leurs det tes. Pourquoi nous payer, puisque nous re¬ cevons sans broncher toutes les nasardes ? Ce serait naïf de leur part. Aussi dès à pré¬ sent ont-ils tout simplement saisi non plus les revenus mais certains gages eux-mê¬ mes, modifié les lois concernant les gages de la Dette sans nous en informer. Ils sont intervenus dans le choix du personnel; ils ont rendu, par des réductions du budget de la Dette, la gestion impossible, bref ils nous poussent dehors, et quand je dis nous, je dis nous Français, parce que l'on comprend bien que les Anglais qui possèdent en tout 6 à 7 °/0 de la Dette où nous, nous entrons 249 pour 65 °/o> ont tout avantage à laisser détruire un organisme, français par sa di¬ rection, son personnel et son esprit, poui prendre ensuite la haute main sur l'orga¬ nisme de contrôle financier qui, nécessai¬ rement, se reformera quelque jour. Croyez-vous que le gouvernement fran¬ çais se soit préoccupé de cela ! Les petits porteurs ? chair de contribuable. Les fonc¬ tionnaires de la Dette ? poignée insigni¬ fiante d'électeurs. L'honneur de la France? vous voulez rire. Au traité de Lausanne, les plénipotentiaires turcs obtinrent que la déclaration spéciale qu'ils devaient faire pour confirmer le décret organisant la Dette ne fût pas mentionné au traité : ils n'ont d'ailleurs même pas signé cette déclaration. Il suffirait d'un geste, d'un mot forte¬ ment prononcé, pour sauvegarder nos droits. La Dette, n'est pas fermée, comme le sont nos écoles. Il est temps encore de dire ce mot, de faire ce geste. 250 L'on va me prendre pour un fougueux ennemi des Turcs. Quelle erreur ! J'en suis ennemi, parce qu'ils nous combattent. Qu'ils viennent à nous, voici ma main. La philie, la phobie sont, entre nations, des sen¬ timents que je ne comprends pas : je ne suis que profondément francophile. En ce qui concerne les Turcs, j'avoue que non seule¬ ment je ne les hais point, mais qu'il y a dans leur caractère beaucoup de traits qui me plaisent : une extrême politesse, un air de vieille civilisation, le courage, une sorte de sérénité, quelque raffinement, cette conception de l'ordre social fondée sur autre chose que l'argent, même cette len¬ teur à débattre toute affaire, et parfois, succédant à la haine, la candeur d'un regard d'enfant. J'ai subi, comme, un autre, plus qu'un autre, l'enchantement des rues étroi¬ tes, des petites maisons peintes en bleu, des hauts cyprès pleins de colombes. Les silences indéfinis où s'égouttent les fontai¬ nes. et cette odeur inoubliable: musc, en- 251 cens, café grillé, cuir tanné et pourriture, odeur vivante, odeur de mort et de nostal¬ gie. J'ai goûté tout cela, et les longs en¬ tretiens et les récits de guerre et de révo¬ lution. J'ai cru, moi aussi, au bon Turc. J'ai salué gaîment la victoire de Moustapha Kémal, avec un peu d'inquiétude. Puis j'ai compris qu'il fallait renoncer vis-à-vis du Turc à cette attitude romantique, char¬ mante et commode comme une gandourah, où depuis 1820 nous nous complaisions par paresse et par bonhomie, et qu'il était temps* grand temps pour la France, de redevenir — en Orient — royale. Je suis tout prêt, d'autre part, à ne garder aux- Turcs, s'ils s'amendent, au¬ cune rancune, même légère. L'Oriental ne doit pas être pesé à la même ba¬ lance que. l'Occidental. Il ne comprend qu'une chose : la force. Après, l'on peut s'entendre et devenir très bons amis. Mais il faut leur marquer, et marquer aussi aux Français,Tes deux points où les Turcs nous 2 52 trompent, et où il ne faut pas nous laisser « engéigner ». C'est d'abord la laïcité : mot, pour un Musulman, vide de sens. La Grande As¬ semblée d'Angora a élaboré un statut constitutionnel, dont les articles primor¬ diaux peuvent se résumer ainsi : Art. i. Le régime de la Turquie est une républi¬ que laïque. — Art. 11. L'Islam est la reli¬ gion de l'Etat. » Jamais, vous entendez, jamais un Musulman ne verra là une contra¬ diction. Laïque, cela veut dire que vis-à-vis des Européens la République Turque aura le droit comme puissance laïque d'exiger qu'aucune religion, aucune maison reli¬ gieuse européenne ne s'établisse en Tur¬ quie. — Mais en Turquie même on ne to¬ lérera aucune religion autre que l'Islam. Car apprenez, ô anticléricaux de France, que ces mêmes Turcs, qui se disent laïques pour fermer nos écoles, ne veulent plus que des Musulmans dans toutes les admi¬ nistrations. La laïcité, quelle bonne façade, 253 qui a tous les avantages ! Il s'agit de chasser les Français, dont le gouvernement est laï¬ que. Que pourra dire ce gouvernement? Et sur ce terrain, pourquoi les autres puis¬ sances n'accepteraient-elles pas un principe qui ne les gêne point? On nous exclue et on nous isole. C'est un chef-d'œuvre. Nos doctrinaires sont empêtrés comme des étourneaux dans un filet. Il leur faut trahir ou leur doctrine ou la France. Hélas! je crains qu'ils n'hésitent même pas. Mais me dira-t-on, et le Khalifat ? et la suppression des petites écoles religieuses ? qu'en faites-vous, ne sont-ce point gestes laïques au premier chef ? Ces faits sont très clairs, mais complexes comme tout ce qui est oriental: Que les chefs du mouvement nationaliste, pour la plupart francs-maçons, roulent dans leur esprit de vagues rengaines anticléricales, c'est possible, c'est même probable. Mais voici, pour le Khalifat, ce qui s'est passé. Le mouvement kémaliste, incontestable- 254 ment patriote et patriote de bon aloi, a eu- besoin pour triompher de surexciter l'ar¬ deur populaire, or, en pays musulman, il faut pour cela faire appel au sentiment re¬ ligieux. Le triomphe de Moustapha Kémal fut donc, en même temps qu'une victoire turque, un succès pour l'Islam tout entier, et tout l'Islam le comprit ainsi. Mais ce fut aussi le triomphe d'une bande, dans le sens fort et traditionnel du mot. Cette bande, il fallut la nourrir, la maintenir. Suivant la pente naturelle de l'âme turque, elle s'ins¬ talla comme en pays conquis, en Anatolie puis à Constantinople et en Thrace, et, . naturellement encore, elle commit des excès. Les chefs s'énervèrent. A Cons¬ tantinople, ville où tout de même l'in¬ fluence européenne est plus forte que partout ailleurs et où Pera et Galata débor¬ dent sur Stamboul, un parti se reformait, ayant son chef naturel en la personne du Sultan, homme calme, cultivé, mûri par une jeunesse menacée. Pour parer à ce 255 danger, d'autant plus grave que la per¬ sonne du Sultan est sacrée, les Kémalistes lui enlevèrent d'abord la qualité de sultan, lui laissant celle de khalife, de chef reli¬ gieux. C'était trop encore pour l'inquiétude des nationalistes. De plus, l'argent man¬ que et il y a, au Palais, les trésors et les bijoux des Osmanlis. Et puis qui sait? Le grand palais blanc de Dolma Bagtché, sur le Bosphore, peut tenter des convoi¬ tises de parvenus et de parvenues. Une nuit, on embarqua de force en quelques minutes le Khalife ; tout son sérail suivit. Il n'y a dans tout cela, qu'une opération purement politique où la doctrine n'a aucune part. On s'est en France beaucoup trop exa¬ géré l'affaire. Le Khalifat n'ést pas un des piliers de l'Islam. L'unité du Khalifat ne se maintint que sous les quatre premiers Khalifes. Depuis cette date que de divi¬ sions ! Les Chiites, qui se réclament d'Ali n'ont jamais renoncé à leur schisme. Om- 256 meyades, Abbassides, Fatimites, sultans de Grenade ou du Maroc, l'unité administra¬ tive de l'Islam fut toujours morcelée. Si les Turcs parvinrent à reconstituer un grand empire, du moins les Chiites et les Marocains restèrent en dehors de l'unité. De même, la suppression des medressés ne signifie pas grand chose puisqu'elles doivent être remplacées par une école su¬ périeure de théologie. De même encore, n'exagérons pas le fait que les femmes de Constantinople sont dévoilées, même habil¬ lées à l'Européenne. Relisez les Mille et une Nuits et vous connaîtrez la liberté des mœurs aux beaux jours de Bagdad et du Caire. L'apparence des mœurs peut chan¬ ger. Le fond demeure, immuable, voilé de mystère. Tout cela fait partie du vaste système qui permettra de nous éliminer. Même tac¬ tique aussi en ce qui concerne les droits acquis des puissances et particulièrement de la France. Nons ne répéterons pas ce 257 que nous avons écrit pour la Palestine. Du moment que l'Europe victorieuse se mo¬ quait de l'histoire, la dédaignait, rebâtis¬ sait suivant les principes wilsoniens, les Turcs auraient été bien sots de ne pas s'em¬ parer d'une telle doctrine. Ils ne s'en firent pas faute. Et voici, encore, nos étour- neaux dans les mailles. Que faire? me dira-t on. Critiquer ne suf¬ fit pas. Rien n'est plus vrai. Mais notre po¬ litique envers les Turcs est inconcevable et pratiquement impossible si nous n'avons pas un & politique orientale. C'est celle-ci, qu'en toute honnêteté, sans aucune réti¬ cence, je vais tenter de définir. 17 La leçon la plus claire, la plus certaine, et l'on me permettra de dire la plus incon¬ testable que j'ai retirée de ces deux voyages, c'est que nous ne pouvons avoir, qu'au¬ cune puissance européenne ne peut avoir en Orient, qu'une politique d'ensemble, qui enchaîne dans une même doctrine les pays qui vont de l'Egypte aux Balkans, et non une politique syrienne, une politique turque, une politique irakienne. Cette unité, cette interdépendance de tous les problèmes et par suite de leur solution, a deux causes. L'une toute historique : ces 2Ô2 pays ont fait partie naguère de l'Empire Ottoman. Les liens séculaires, entre peu¬ ples voisins, habitués à partager les mêmes destins, ne se brisent pas en un instant par la volonté de quelques hommes assis au¬ tour d'une table. Cette vérité, de bon sens et d'expérience, s'accroît ici d'un second fait. Ces divers pays sont, en immense ma¬ jorité, de religion musulmane; or la com¬ munauté de foi quand il s'agit d'Islam, n'a aucun rapport avec la solidarité un peu vague qui unit, en notre Occident, ce que l'on appelle des coreligionnaires. Il faut ici préciser. Il faut aussi distinguer, distin¬ guer étant encore, comme a dit Charles Maurras, le seul moyen que l'on ait trouvé pour ne pas confondre. La religion musulmane n'est pas seule¬ ment comme le christianisme, une pure doctrine de salut personnel, d'édification intime, surnaturelle : c'est bien cela, avec toutes les nuances de mysticisme que cer¬ tains docteurs, ou certaines sectes ont sin- '263 gulièrement affinées, mais c'est aussi une organisation civile et politique. Les Croyants ne sont pas seulement les adeptes d'une Révélation, mais forment une société d'hommes, ayant les uns vis-à-vis des au¬ tres des devoirs et des droits, dont le sta¬ tut familial, et tout ce que ce statut com¬ porte, est réglé par le même livre, le Koran ; son texte, inspiré par Dieu au plus grand de ses Prophètes, s'étend à la fois sur les consciences et sur les corps. Il sépare du reste du monde, en une famille merveilleu¬ sement unie sous la miséricorde d'Allah, le peuple privilégié, prédestiné, des Vrais Croyants. Au-delà des frontières de cette famille, s'agitent les autres peuples, les Infidèles vis-à-vis desquels on n'a aucun devoir comparable avec ceux qui sont de règle entre Musulmans. L'on n'est plus tenu à la vérité. Le mensonge, la tromperie n'a pas, ne peut avoir de sanction morale, puisqu'il s'agit d'hommes privés, soit par leur aveuglement soit par la malédiction 264 de Dieu, des lumières de la vraie foi. Alors que le Christianisme voit dans les peuples non-chrétiens des frères égarés, mais des frères tout de même, pour l'Islam tout Infi¬ dèle est intrinsèquement un ennemi. S'il se convertit on lui fait place, avec beaucoup de répugnance et de dédain, dans la mai¬ son musulmane ; mais pour les autres, ceux'qui restent non-musulmans, il n'y a, si l'on entre en contact avec eux que deux attitudes possibles. Ou bien on les soumettra par la force à l'autorité de l'Islam, et, s'ils se tiennent tranquilles, on leur doit la vie et la sécu¬ rité, mais bien entendu ce sont des sujets, n'ayant aucun droit à l'autorité politique. La tolérance, dont on fait preuve à leur égard en raison de la grandeur et de la miséricorde infinie de Dieu et des ordres du Prophète, n'est concevable que s'ils ne tentent rien pour se soulever contre leurs chefs. Et de fait, l'Orient Turc n'a connu les massacres systématiques que lorsque 265 les Européens eurent déterminé, par leur politique, les Chrétiens, sujets du Grand Seigneur,, à se révolter. Je ne dis pas, grands dieux! qu'ils n'aient pas fort bien agi. Je constate seulement, dans les faits, la logique implacable de la doctrine mu¬ sulmane. Deuxième attitude dans la lutte contre l'Infidèle : c'est ce dernier qui est le plus fort. Comme rien ne se passe sans la per¬ mission de Dieu, cette force de l'Infidèle est un signe de Sa volonté certaine. Il n'y a qu'à s'incliner devant Ses impéné¬ trables desseins, en attendant que Sa misé¬ ricorde permette une revanche, certaine, qui se produira, quand il Lui plaira, inch' Allah. Mais, en aucun cas, malgré toutes les di¬ visions politiques, malgré tous les démem¬ brements, malgré toutes les défaites, mal¬ gré tous les abaissements, ce qu'un musul¬ man ne doit jamais faire, c'est adultérer le sang d'une race, élue de Dieu pour servir 266 la vraie foi. Or la race, sa qualité, sa pureté, c'est l'homme qui la transmet, c'est l'homme et non la femme; donc un musul¬ man pourra épouser n'importe quelle femme, de n'importe quel peuple. Mais l'enfant né d'une telle union, s'il est homme, reçoit le Signe qu'il transmettra à son tour, en pouvant prendre épouse où il lui plaira ; si c'est une femme, elle devra rester, sous peine de mort, dans la famille des vrais croyants. Voilà le point essentiel de l'Islam, auprès duquel toutes les ques¬ tions de Khalifat, de voile, de représenta¬ tion des images, ne sont que jeux pour ali¬ menter la guerre ou fournir à la dialec¬ tique des casuistes. C'est le fait essentiel parce que, en tous pays, depuis les ori¬ gines du monde, ce. qui règle les mœurs, ce qui domine l'âme, ce qui forme la con¬ science des individus, c'est le statut fami¬ lial. Aucun raisonnement, aucune considéra¬ tion politique, ne prévaut contre ce fait : 2Ô7 pour un Musulman, un Infidèle quel qu'il soit est entaché — foncièrement, intrin¬ sèquement — d'impureté : impureté mo¬ rale, impureté physique. L'union d'une musulmane et d'un chrétien n'est pas seu¬ lement un crime, mais un acte répugnant. Le dernier des portefaix de Constanti- nople, pauvre, pouilleux, vêtu de loques, et qui, avec un regard trouble, vous ap¬ pelle « pacha », considérerait comme un déshonneur, une véritable abjection, de marier sa fille avec le fils aîné d'un lord héréditaire. Avant la guerre, à Constanti- nople en plein régime jeune-turc, maçon¬ nique et libre-penseur, un jardinier grec .qui avait épousé une femme turque, fut abattu, déchiqueté, mis en morceaux par la foule ainsi que sa femme, à l'issue de la cérémonie à l'église. Je vous ai rapporté plus haut mes conversations du Caire sur les mariages mixtes. Pas plus en Pales¬ tine, qu'en Syrie, ou en Turquie, un ma¬ riage entre une femme musulmane et un 268 Infidèle n'est concevable. Voit-on bien toute la portée d'un tel fait? Mais certains me disent : cet orgueil su¬ prême, cette hautaine réserve, qui * a sa beauté, certes, et sa grandeur, ces senti¬ ments ne sont-ils pas en baisse? Ne pou- vous-nous escompter à ce point de vue, une transformation de l'Islam, dont les réformes turques constitueraient les pre¬ mières manifestations? Ce serait, à mon sens, une dangereuse erreur. Partout, sur toute ma route, j'ai constaté — sous des formes diverses, parfois très contenues, parfois sourdement exprimées, parfois éclatantes,'le réveil de l'esprit musulman. L'erreur européenne vient de ce que l'on confond cet esprit, traditionnel et religieux, avec les conceptions politiques, qui n'ont rien à voir avec lui. Il y a un nationalisme égyptien, un nationalisme arabe, un na¬ tionalisme turc, qui participent plus ou moins de l'Islam, mais qui en sont, tout de même, très distincts. Aucun rapport 2Ôg également avec le panislamisme d'avant- guerre. Ce réveil de l'esprit musulman, que j'ai clairement aperçu, n'est'pas une doctrine précise, se formulant dans des re¬ vendications définies : le fait est que, par¬ tout où il y a des musulmans, qu'ils soient en majorité ou en minorité, ils ont le sen¬ timent de plus en plus conscient que l'Is¬ lam, dont ils acceptaient depuis des siè¬ cles la défaite en face de la toute-puis¬ sance européenne, est redevenu une force morale et matérielle devant laquelle les nations occidentales ont peur. La cause de ce nouvel état d'esprit est facile à déter¬ miner et c'est parce que cette cause est simple qu'elle a pu être saisie par tout le monde. Ce n'est pas tant la déception qui a suivi la conclusion de la paix. S'il est vrai que l'Egypte et les Arabes avaient pu, s'appuyant sur le programme wilso- nien, espérer une indépendance complète, cette espérance n'avait été caressée que par une minorité de * leaders » politiques _2.7° ou de chefs religieux. La masse musul¬ mane, accoutumée depuis le xvrie siècle, à voir, d'année en année, s'effriter l'auto¬ rité de l'Islam, aurait fini par accepter les nouvelles mutilations que les traités ont fait subir à l'ancien Empire Turc. La victoire de Moustapha Kemal, qui fut non seulement une Victoire contre les Grecs, mais aussi contre l'Angleterre, et qui fut suivie par une abdication complète des puissances européennes devant la force nouvelle de l'Asie musulmane, est devenue pour tout l'Islam un symbole de réveil. Pour la première fois, depuis le xvne siè¬ cle, où l'échec du siège cle Vienne marque la fin des victoires turques, l'Islam a cessé de reculer : bien plus, les Etats d'Europe ne dissimulent pas leurs craintes. Toutes les espérances s'offrent à nouveau devant les vrais croyants, et l'étendard du pro¬ phète va reprendre vers l'Est sa marche triomphale ! Sans doute, la réalité des faits est infiniment plus complexe, mais les 271 masses musulmanes voient « simple ». Il est impossible de rencontrer un Musulman dans les propos ou dans les yeux duquel on ne lise pas clairement cette pensée : « Maintenant nous sommes deux de jeu ». Il s'agit ici, nous le répétons, des senti¬ ments qui agitent les masses populaires : les chefs qui peuvent avoir des idées plus larges, mais qui ne sont que des individua¬ lités, ont bien à en tenir compte. Il faut, pour avoir une idée claire de la situation, ne pas considérer uniquement les opinions de ces chefs, comme nous sommes trop tentés de le faire. S'ils triomphaient, il faudrait bien qu'ils satisfissent aux senti¬ ments des foules qui les auraient suivis. Ce sont ces sentiments qui créent l'atmosphère où se développe notre politi¬ que. Il faut en avoir constamment la vision intérieure si l'on veut saisir la clef des évé¬ nements et définir les directions à suivre. C'en est fini de ce cher et vieil Orient où les choses parvenaient toujours à s'arran- Donc, le premier principe dont nous devons être pénétrés c'est que nous avons affaire à des populations avec les¬ quelles il nous est impossible de négocier comme nous ferions avec des Occidentaux. Ou bien, nous devons nous en aller, pure¬ ment et simplement, et c'en est fait de l'effort français de plusieurs siècles, — ou bien, prenons l'attitude et le langage de nations résolues à imposer, par tous les moyens, leurs décisions. C'est faute d'avoir clairement compris 272 ger, avec un petit café sur un tabouret entre les deux interlocuteurs. Tout cela n'est plus qu'une vieille estampe. Et c'est parce que les hommes d'Etat européens, surtout en France, conservaient dans l'es¬ prit cette image rassurante, alors que les dirigeants de l'Islam prenaient conscience de sa force nouvelle, que les erreurs, les malentendus et d'innombrables fautes gra¬ ves et vénielles ont compliqué la situation. 273 cette vérité, que nous avons eu, les uns et les autres, une politique si hésitante et si trou¬ ble. Alors que l'Angleterre s'installait en Palestine ou en Irak, alors que nous nous installions en Syrie, au même moment nous traitions avec les Turcs comme nous eus¬ sions fait avec l'Espagne. Nous faisions, à la face du monde, une différence capitale, inouïe, entre les Musulmans de l'Euphrate et ceux du Bosphore. Comment les pre¬ miers n'eussent-ils pas été humiliés et les autres fous d'orgueil? Comment ces émis¬ saires innombrables, membres de confréries religieuses ou adeptes de la franc-maçon¬ nerie, qui, à l'heure actuelle, sous les yéux des Puissances, vont et viennent du golfe Persique à Constantinople, de Bombay au Caire, de Damas à Angora, exaltant les les uns, rassurant les autres, informant et s'informant, n'auraient-ils pas fait ressortir que la condescendance des Alliés vis-à-vis des Turcs signifiait faiblesse, et autori¬ sait, pour les autres, toutes les espé- 18 274 rances? Croyez-vous que chaque année lorsque, autour de la Kaaba, se réunissent sous le même manteau du pèlerin, — rigoureusemementle même, — les milliers de musulmans du Pèlerinage et que s'é¬ changent les paroles fraternelles et les lar¬ mes mystiques, croyez-vous que la politi¬ que des Puissances européennes ne fasse pas l'objet, de commentaires, ne provo¬ que pas des ententes, des promesses, des serments ? Sans doute toute cette exaltation se détend au vent du désert et du lent retour, mais il en reste un tumulte d'orgueil et des semences de guerre. Cette unité profonde de l'Orient, com¬ ment la France, j'entends la France officielle, en aurait-elle la notion précise, alors qu'elle n'est pas outillée pour cela. Au lieu de posséder un organisme central pour l'Orient (comme ont les .Anglais au Colonial-Office en la personne du Secrétaire Oriental), au, lieu de multiplier les liaisons 275 entre les divers postes diplomatiques du Caire, de Jérusalem, de Syrie, de Constan- tinople, elle n'a que des hommes isolés, ne pouvant Communiquer que par l'intermé¬ diaire de Paris, parfois ne dépendant pas du même bureau. L'unité de l'Empire ottoman facilitait, jadis, l'unité de notre politique. Nous avons suivi docilement le morcellement qu'impo¬ saient les traités. Il serait grand temps de créer, par exemple sous la ferme d'une direction nouvelle au quai d'Orsay ayant à sa disposition des agents mobiles actifs, allant d'un point à un autre de l'Orient, cet organisme de contrôle, de fusion de tous les renseignements, de critique et de déci¬ sion, qui nous manque totalement. Je ne tiens pas du tout à la forme administrative que j'esquisse. Ce n'est qu'une indica¬ tion. De même en Orient, le centre de rayon¬ nement de la France n'est plus Constanti- nople, c'est maintenant la Syrie, où nous sommes, où nous avons nos organisations civiles et militaires, d'où nous pouvons, d'où nous devons repartir pour faire, une fois encore, la conquête morale ét intellec¬ tuelle du Levant. Notre Haut-Commissaire n'est pas un Résident de protectorat, c'est le grand Chargé d'Affaires, au plus noble sens du mot, de toutes les affaires fran¬ çaises dans les Marches asiatiques de notre Empire. Il faudrait qu'il fût tenu au cou¬ rant de tout ce qui se passe dans tout cet Orient par des hommes (et il n'en manque pas) capables-de voir juste. Pour¬ vu d'une large initiative, mais en liaison avec ce « secrétaire oriental » de Paris, seul qualifié pour harmoniser notre poli¬ tique d'Orient avec la politique générale, il deviendrait capable de l'action la plus haute et la plus féconde. Mais encore faudrait-il que cette poli¬ tique de réalisation fût clairement définie. Pour la concevoir il nous faut ramasser en traits, aussi clairs que succincts après 277 cette longue étude, quelle doit être notre attitude : i° Vis-à-vis des Arabes. 2° Vis-à-vis des Turcs. 3° Vis-à-vis des Anglais. LA FRANCE ET LES ARABES Si l'on ne veut pas se perdre dans la question arabe, il faut se borner à quelques points de fait, seuls capables de détermi¬ ner notre action. En dehors de l'Egypte qui suit un chemin solitaire, y a-t-il réel¬ lement une nation arabe comprenant la Palestine, la Syrie, la Transjordànie, l'Irak, le Hedjaz, ayant le sens de son passé et de son destin ? Le développement oratoire que vous fait, dans les mêmes termes, tout Arabe un peu cultivé, dès que vous en rencontrez un, soit à Paris, soit en Orient, s'il prouve une certaine communauté de 278 vues chez les chefs et même: un mot d'ordre bien transmis, n'apporte aucune certitude sur la question. Il est certain que si l'on peut parler jusqu'à un certain point d'une nation arabe, il ne s'agit pas, mais pas du tout, d'une nation.au sens occiden¬ tal du mot. La masse n'est que musulmane. Pour le Bédouin nomade et même pour ce Bédouin dit sédentaire, mais qui l'est si peu dans ses villages de boue grise et séchée, la religion est, plus encore que pour les autres Musulmans» l'essentiel, l'alpha et l'oméga de leur pensée. Mais cette pensée est souvent réduite aux plus humbles préoccupations, et les exigences impla¬ cables de la vie du désert absorbent les rêves politiques, comme fait, le sable d'une pluie de printemps. Qu'on ne nous dise donc pas qu'il y a une nation arabe que meut la haine du Turc : la vérité est que cette société arabe est féodale, et que ces chefs féodaux, qui ne peuvent d'ailleurs se souffrir entre eux,, ont vu, dans la grande 27g guerre, et même dans l'intervention des Européens en Arabie, le moyen de se rendre plus ou moins indépendants. A côté d'eux, les intellectuels du monde arabe, qui ont fait leurs études en Europe, et qui ont été tous, avant et pendant la guerre, plus ou moins condamnés ou exilés par les Turcs, avaient bâti, pour servir ces grands desseins, une théorie de saveur révolutionnaire sur la nationalité arabe qui s'appuie évidemment sur un cer¬ tain sentiment collectif de race, théorie que maintenant ils ressortent et procla¬ ment, puisqu'enfin il faut bien' « wilsoni- ser ». En réalité, cette idée de la grande Arabie a été fortifiée, exploitée par les Anglais, qui y ont vu, très habilement, la possibilité de créer la fausse façade, style Société des Nations, devant une occupa¬ tion qu'ils jugeaient nécessaire. La famille Hussein ne réussit nulle part, nous l'avons vu. La façade en plâtre s'effrite, et les 2 8o Anglais peuvent craindre qu'elle ne s'effondre sur eux. Dans la zone française de Syrie, il y a des catégories d'Arabes très différents, ceux des grandes villes, de Damas surtout, sédentaires ceux-là, de moralité souvent médiocre, très levantinisés, et les Arabes de la plaine et du désert, groupés en tri¬ bus et obéissant à des chefs. On peut dire très nettement que nous avons réussi auprès d'eux. A la réserve de la fron¬ tière nord de Syrie, la paix est com¬ plète. Nous avons en somme pratiqué au désert la politique du Maréchal Lyau- tey au Maroc avec les grands Caïds du sud, et nous avons obtenu des résul¬ tats sensiblement analogues. A part une certaine recrudescence de fanatisme mu¬ sulman qu'il y a lieu de surveiller, on peut dire que nous avons eu dans la région soumise à notre mandat un succès très supérieur à celui des Anglais. Il nous aurait suffi en somme, négligeant les dis- 2 8 I eussions plus ou moins académiques sur la nation arabe, de continuer, du seul point de vue français, ces méthodes éprouvées, si notre dissentiment chronique avec l'Angleterre, n'était venu brouiller les cartes et soulever des espérances. Certains chefs arabes n'ont pas perdu la vision grandiose du grand royaume indé¬ pendant que la guerre leur avait fait entre¬ voir. Maintenant ils ne l'espèrent plus que de la discorde des Puissances. Avec une habileté, tout de même un peu trop visible (les Arabes ne sont pas des Levantins) ils jouent en pays anglais la carte française, en pays français la carte anglaise. A Am¬ man, en Transjordanie, je fus reçu longue¬ ment en 1923, par l'Emir Abdallah, sous sa grande tente colorée. Après m'avoir fait dire par son interprète à quel point il était ami de la France, il se mit à me vanter son indépendance vis-à-vis des Anglais, puis à m'en dire du mal, évidem¬ ment pour m'en faire dire : «Je ne puis oublier et n'oublierai jamais, lui ai-je fait répondre, qu'il y a 800.000 cadavres anglais dans le sol de ma patrie ». La conversation continua. Après quelques instants, je vis l'interprète (un de ses minis¬ tres qui savait remarquablement le fran¬ çais) sourire et me dire: «Son Altesse me prie de vous dire que s'il y a 800.000 cadavres anglais dans le sol de votre patrie, ils y sont «pour l'Angleterre».— Dites à son Altesse, ai-je répondu, que lorsqu'on est attaqué par un ami déloyal et qu'un ami vous aide à le terrasser, on ne doit pas s'occuper des intentions, mais accueillir cette aide en toute fraternité d'armes». Cette petite passe n'interrom¬ pit nullement, bien au contraire, la cour¬ toisie extrême du dialogue. Cet empres¬ sement, et cette courtoisie vis-à-vis d'un simple Français de passage et sans carac¬ tère officiel, montre à quel point l'Emir Abdallah tient à se concilier l'opinion française. De même, l'Emir accorda immé- 283 diatèment, sans discussion, au directeur des douanes de Damas, la suppression d'une taxe de 20 °/0 que ses Ministres vou¬ laient établir sur les marchandises en provenance de Syrie. Il suffit que le fonc¬ tionnaire français lui dît : «Vousprétendez maintenir de bonnes relations avec la France et vous détruisez, en un geste, toute votre œuvre». Cet accord à été confirmé officiellement cette année même. J'ai vu, en février dernier, le Roi Faïçal à Bagdad. Sa courtoisie fut parfaite. Sans tomber dans la rouerie d'Abdallah, mieux renseigné peut-être, il ne m'infligea pas l'humiliation d'être pris pour un imbécile. Mais il ne manqua pas de déplorer les « malentendus » entre lui et la France : euphémisme charmant pour la plus écla¬ tante trahison et le" meurtre de nos soldats. De même lorsque Hussein, roi du Hecljaz, vint .à Amman, près de son fils Abdallah, pour tenir une sorte de cour et se poser en souverain pan-arabe, il fut 284 cruellement déçu de ce que le général Weygand n'envoyât pas auprès de lui de délégation officielle. Que ne nous aurait-il pas promis pour cette sorte de reconnais¬ sance diplomatique? Promesses qui eussent été aussi légères que sur les dunes l'em¬ preinte du pied des gazelles. Par contre, en Syrie, certains chefs arabes ont une tendanee à s'adresser au consul d'Angleterre de Damas ou d'Alep. Et les Anglais, jusqu'ici ont mené en Syrie une propagande antifrançaise qui autorisait les Arabes à s'appuyer sur eux pour nous faire pièce. Et puis, dans le désert, que signifient ces lignes en poin¬ tillé que tracent les plénipotentiaires sur les cartes à grande échelle? Les tribus suivant la saison, passent cette ligne pour conduire leurs troupeaux dans les pâtu¬ rages de printemps ou d'automne. De là l'extrême difficulté de réprimer le brigan¬ dage, dans la région ou passent ces absur¬ des frontières. Après un rezzou fait en ter- 285 ritoire français, on fait franchir aux cha¬ meaux ce tracé tout idéal et on rentre dans la zone anglaise. L'opération peut se faire, bien entendu, dans l'autre sens. Im¬ possible de poursuivre. 11 faut des récla¬ mations, des dépêches. Pendant ce temps la bande se disperse, s'incorpore à la tribu, devient insaisissable; C'est pour cela, par exemple que la route Damas- Bagdad, en territoire français presque jusqu'à l'Euphrate est sûre, tandis qu'entre Mossoul et Deïr Ez Zohr nous ne pouvons empêcher les lourds péages, qui pratique¬ ment font déserter une piste facile, et d'un grand intérêt économique. On voit que cette politique arabe de bascule, que les Anglais ont, à mon sens, beaucoup trop encouragée, leur est aussi néfaste qu'à nous-même. En résumé, il ne semble donc pas que l'heure ait sonné pour la France d'avoir une grande politique arabe, c'est-à-dire de prêter la main à la constitution d'une 2 86 grande nation qui, cela semble certain, serait immédiatement dressée contre elle- même et déchirée par l'anarchie. Les chefs féodaux ont besoin d'une puissance tierce qui soit un arbitre fort et qui assure à tous, l'ordre, la paix et la sécurité. LA FRANCE ET LES TURCS .Nous avons,, sur ce point, commis les pires fautes. Toute la France, ou presque a commis la même faute. Nous avons été égarés à la fois par le désir de voir donner une leçon aux Grecs deux fois traîtres, par celui de remporter sur les Anglais une vic¬ toire militaire en compensation de tant de défaites diplomatiques, et aussi par l'idée que la France et la Turquie, faites pour s'entendre, assureraient par leur étroit accord, la paix de l'Orient. Nous avons cru reprendre ainsi la politique tradition- 287 nelle de la France. On a oublié que l'ami¬ tié avec les Turcs avaient eu pour base, depuis les premières capitulations, la pro¬ tection des chrétiens, accompagnée de la démonstration de notre force et que jamais il n'y eut d'alliance, au sens diplomatique et moderne du mot, sur un pied d'égalité. Obligés de nous subir, les Turcs, par com¬ modité et aussi par un certain sens de courtoisie que nous avons en commun et par l'estime où ils nous tenaient pour nos vertus militaires, préféraient les formes de l'amitié. Mais vouloir substituer à cette politique très réaliste, une entente senti¬ mentale, les bras enlacés devant le photo¬ graphe, était simplement absurde. Dire à un pays à qui l'on vient d'enlever les trois quarts de son empire, que l'on a pour lui de l'amitié, et tout céder pour maintenir cette amitié, est tout simplement une déri¬ sion : les Turcs y ont vu — et ils ont eu raison d'y voir — la preuve de dissenti¬ ments profonds entre les Alliés qui les 2 88 avaient dépouillés, et l'expression du désir ardent de la paix à tout prix, donc de la crainte. Du moment qu'on leur cédait quelque chose, d'autres concessions étaient possibles. L'espérance esjt née d'une re¬ prise de tout ou partie des provinces per¬ dues de l'ancien Empire ottoman. Dans quelle mesure, l'entente avec les Bolchevistes a-t-elle pu fortifier cette es¬ pérance? C'est assez difficile à préciser et je n'ai pu sur ce point savoir la vérité. S'il est vrai que les principes du bol- chevisme sont en désaccord avec la légis¬ lation de l'Islam, il est certain qu'à beau¬ coup de Musulmans, le bolchevisme apparaît comme une revanche de l'Asie contre les Occidentaux. D'autre part, cer¬ tains côtés de l'Islam, surtout l'égalité entre les croyants, peut faire le pont entre les doctrines. Le fait est que la propagande bolchevique pénètre dans le monde musul¬ man, et certaines personnalités en Syrie qui, de leur propre aveu, n'avaient pas cru 289 cette collusion possible, en sont arrivées à la constater et à la craindre. Mais il ne semble pas que le succès en soit écla¬ tant. Beaucoup plus qu'une pénétration d'idées, il y a tout simplement alliance po¬ litique entre les chefs nationalistes et le gouvernement soviétique, alliance qui pa¬ raît très méfiante de part et d'autre, mais qui ne se traduit pas moins par une aide mutuelle; j'en ai été témoin l'an dernier à Smyrne. Les Soviets ont en Turquie des représentants réguliers. J'ai vu au Consu¬ lat russe de Mersine, les Délégués de Mos¬ cou jouer au tennis en flanelle et souliers blancs. Quoi qu'il en soit, si ces rapports entre Bolchevistes et Turcs ont besoin d'être très surveillés, il semble bien qu'il y ait en ce moment un sérieux refroidisse¬ ment. Les Russes ont-ils été maladroits? Les Turcs ont-ils senti le danger, d'être dépassés par le mouvement bolcheviste ou plutôt ont-ils compris que l'impérialisme 2QO russe était resté identique, sous une forme nouvelle, à celui des Tsars et que les ar¬ mées rouges comme celles d'Alexandre II, ne cessent d'avoir à leur horizon le dôme de Sainte-Sophie? Ce grand péril de l'en¬ tente entre toutes les forces conjurées de l'Asie, paraît moins menaçant. A l'intransigeance des Turcs, il n'y a pas de doute qu'il ne faille répondre par une extrême fermeté et non. seulement ne pas sembler craindre, mais ne pas craindre en réalité, le bruit des canons ni des épées. Méditons les exemples qui nous sont don¬ nés par l'Italie, à Constantinople. L'an dernier à une réclamation de cette puis¬ sance, motivée -par une vexation faite à un sujet italien, le Gouvernement turc avait ré¬ pondu par ces mots : « C'est une erreur ». A quelques jours de là, un matin, un obus parti d'un croiseur italien stationné au Bosphore, frappait le quai, désert à ce moment-là. Enorme explosion, violente émotion. La Sublime Porte demande des 2ÇI explications : « C'est une erreur » répon¬ dit l'Italien. Cette année les journaux nous ont tous rapporté que quelques torpilleurs italiens ayant mouillé dans le port de Constanti- nople, les Turcs leur intimèrent l'ordre de partir dans un délai très court. L'ambas¬ sadeur d'Italie fit savoir, de la part de son Gouvernement, que si l'on n'accordait pas aux torpilleurs le temps de séjour qu'ils demandaient, un cuirassé viendrait dans les eaux du Bosphore. L'autorisation fut immédiatement accordée. A tout esprit loyal et connaissant la situation, il semble impossible que la Tur¬ quie comprenne jamais qu'elle doit être raisonnable si elle ne sent pas matérielle¬ ment que les Alliés sont plus forts qu'elle, et résolus à frapper; et elle ne le sentira pas, s'il n'y a pas, sur un point, un com¬ mencement d'exécution. Sinon, ce seront indéfiniment des vexations systématiques, des avanies continuelles, et par la dispari- 2 Ç2 tion totale des minorités chrétiennes, seules commerçantes, non pas, comme on l'a dit le retour à la barbarie primitive (les Turcs ne s'étant jamais jusqu'ici passé des mino¬ rités non-musulmanes), mais la barbarisa- tion, sous une forme inédite et d'une bru¬ talité inouïe, d'une vaste région qui sera perdue pour notre influence et notre com¬ merce. Il faut donc une démonstration de force. Où la faire, comment la faire ? C'est une question d'heure propice. Mais rien de durable ne sera réglé en Orient, si, sur un motif précis et clair, (et les Turcs nous en fournissent chaque jour) insulte à un Am¬ bassadeur ou à un Consul, concentration de troupes, incident de frontière, les Alliés, promptement, avec une énergie et une vio¬ lence qui ne sauraient être exagérées, donnent un exemple accablant de leur irrésistible puissance. Nous avons commis la faute de soutenir militairement les Turcs contre les Grecs, tandis que l'An- 293 gleterre commettait la faute de soutenir les Grecs. Les Turcs ne nous ont su aucun gré de leurs victoires et se sont cru tout permis. Ne recommençons plus d'erreurs aussi funestes. Mais, pour la démonstration de force dont la nécessité s'impose, il est certain que si elle est possible par la France seule (et même dans notre état d'isolement il faudrait la faire), elle serait infiniment plus efficace si elle était interalliée. Donc là encore on en revient à la nécessité d'une entente avec l'Angleterre. LA FRANCE ET L'ANGLETERRE Nous touchons ici le fond même, le tuf si je puis dire de la question d'Orient. Si nous marchons d'accord avec l'Angleterre, tout devient, partout, aisé. Sinon, c'est la paix indéfiniment retardée, des troubles 294 sans fin, des morts inutiles. Cet accord est-il possible ? — Je répond nettement : oui. Et je répond oui sans faire appel en au¬ cune manière à des raisons de sentiment, à une solidarité d'après-guerre, à une ami¬ tié qui est moins profonde qu'on ne le dit mais plus réelle qu'on ne le croit. Je re¬ nonce à-tous ces arguments qui ne valent rien devant les intérêts vitaux des grandes puissances. En nous plaçant uniquement dans le domaine des faits, je dresse en bon commerçant, sans rechercher les res¬ ponsabilités le bilan de notre désaccord : Nous sommes, côte à côte, jetés hors de Turquie, nous pour avoir soutenu les Turcs, les Anglais pour avoir soutenu les Grecs. Nous avons dû consentir pour les pays placés sous notre mandat à un régime ab¬ surde, sans issue, qui nous condamne les uns et les autres à une politique sans net¬ teté, sans grandeur, sans résultats. 295 La France doit à elle seule subir le poids de la défense militaire de la frontière nord de nos possessions communes, depuis Alexandrette jusqu'à Djezireh. Ibn Omar sur le Tigre. L'Angleterre est dans une impasse sans issue en Palestine, sans force en Transjordanie, très menacée en Irak, et pour nous comme pour les Anglais, un échec serait gros de conséquences, étant donné les sujets musulmans que nous avons, nous, en Afrique du Nord, les Anglais dans l'Inde. Notre intérêt est donc identique pour un accord en Orient. Je ne crains même pas d'affirmer que, si, à la rigueur, nous, Français, pouvons agir seuls, l'Angleterre, sans force militaire effective, ne le peut pas. Si nous quittions la Syrie, nos Alliés sans couverture au Nord ne pourraient pas tenir une semaine contre une offensive tur¬ que, tandis que si les Anglais quittaient l'Irak, nous nous en apercevrions à peine. 2 gà C'est donc à nous qu'il appartient d'indi¬ quer les bases de l'accord possible. Quelle est la seule question qui nous sépare? La Palestine. Cette question me semble parfaitement soluble,j'en ai indiqué les traits. A la condition que l'Angleterre nous reconnaisse solennellement la situa¬ tion privilégiée que nous avions dans ce pays avant la guerre (droits et privilèges de nos écoles et établissements, preminence de notre consul, protectorat des Latins, arbitrage entre les communions chrétien¬ nes) nous ne voyons plus aucun inconvé¬ nient à ce qu'elle ait en Palestine la force militaire indispensable pour consti¬ tuer, au Nord, la garde du Canal de Suez. De notre côté, nous reconnaissons, loya¬ lement, son protectorat en Egypte et en Irak. Fort de cette entente, qu'il faudrait ouvertement manifester aux yeux des Ara¬ bes par des rencontres, des entrevues solennelles, imposantes ainsi qu'il convient 297 à deux grands peuples, il nous sera désor¬ mais possible non plus de subir, mais d'im¬ poser aux Turcs comme aux Arabes, com¬ me au monde, avec toute la modération que doivent avoir des nations habituées à commander, les conditions que je trouve indispensables à la paix de l'Orient et qui sont : i° Substitution en Palestine, en Syrie et en Irak, au régime du mandat, d'un régime stable aussi souple que l'on voudra, offrant toutes les garanties imaginables pour les Syriens et les Irakiens, mais qui nous donne à nous, puissances effectivement protectrices et protectrices par le rempart de nos soldats, une autorité légale et défi¬ nitive. 2° Constitution d'une union douanière, embrassant les pays actuellement soumis à nos deux mandats, et conclusion d'un accord avec la Perse. Egalité du régime douanier pour les marchandises en prove¬ nance de France et d'Angleterre. Ceseraif, 2L) 8 immédiatement, la prospérité économique pour tous les pays arabes, et cette prospé¬ rité est impossible sans cette union. 3° Vis-à-vis de la Turquie : Internationalisation des Détroits. Sécurité des minorités non-musulmanes sous la protection des Puissances. Rétablissement, sous une forme ou sous une autre, des garanties que doivent avoir, en pays musulman, les Européens, pour que la vie leur y soit possible; et par suite, rétablissements de nos droits en matière d'écoles et d'établissements. Rectification de la frontière' nord de Syrie, ou tout au moins, neutralisation absolue, avec contrôle européen, de la zone entre le Taurus et la frontière déterminée par l'accord d'Angora. Conclusion pratique et immédiate : ne ratifions pas le traité de Lausanne. L'ob¬ jection qu'il a été accepté par l'Angleterre et l'Italie n'est pas recevable. Outre que sans nous, il est inapplicable, et que nous 2Q9 avons en Turquie des intérêts spéciaux que les autres Puissances n'ont pas, des faits nouveaux se sont produits (arrêt de la valise diplomatique de Smyrne, ferme¬ ture des écoles, attaques contre la Dette Ottomane, organisation des troubles au Nord de la Syrie) qui montrent que la Tur¬ quie poursuit un dessein général auquel il nous faut couper court. Le refus de ra¬ tifier le traité, tel qu'il est, marquera, clai¬ rement, notre volonté de résister. Et en agissant ainsi, nous faisons non seulement œuvre de bons Français, mais œuvre de bons Européens. Car, au risque d'être téméraire, je veux dire toute ma pensée : ces accords pour l'Orient dont je viens d'esquisser les traits, ne doivent pas .être sans liaison avec l'en¬ semble de la politique européenne, et pour qu'ils puissent porter tous leurs fruits, il ne suffit pas qu'ils soient réglés par l'Angleterre et par nous, il faut qu'ils le soient aussi par l'Italie. 3°° Angleterre, France et Italie représen¬ tent, à l'heure actuelle, dans cette Europe bouleversée,, en proie à toutes les passions déchaînées et à toutes les folies, les seules grandes nations, où malgré bien des tra¬ verses, subsistent encore avec la force né¬ cessaire, lés éléments d'ordre et de raison qui puissent sauver le monde du désastre. Leur entente n'est pas seulement la sa¬ gesse, c'est la nécessité. Si les gouverne¬ ments de ces trois pays poussent l'aveugle¬ ment au point de ne pas comprendre que notre étroite union est l'unique chance de salut pour nos trois patries, une autre né¬ cessité, une autre fatalité, née de la coali¬ tion de toutes les haines et de toutes les rancunes, balayera notre vieux monde, et détruira partout la seule chose qui vaille la peine de vivre: la civilisation qui naquit il y a des millénaires sur les bords du Nil et de l'Euphrate, et qui par la Grèce, puis par Rome, est parvenue jusqu'à nous. Nous sommes — Angleterre, France, 30i Italie, — les trois principaux héritiers de l'Empire Romain. Devant le danger qui menace la Louve, faisons taire nos rancu¬ nes, même légitimes. Pour créer entre nos trois Etats un accord durable, il faut que nous prenions tous claire conscience des conditions essen¬ tielles de la vie nationale de chacun : pour la France, c'est la sécurité sur le Rhin ; pour l'Angleterre, c'est la liberté de ses routes commerciales ; pour l'Italie, c'est le problème de l'émigration, la possi¬ bilité de trouver dans le monde de la place pour ses fils de plus en plus nombreux, de plus en plus forts. En traversant les ruines assyriennes et babyloniennes, en voyant ce pays, aujourd'hui désert, mais qui peut nourrir des millions d'hommes, où il suffit de détourner un peu d'eau des grands fleuves pour tranformer le désert en jardin, ma pensée s'est reportée aux quais de Naples où j'ai vu s'embarquer, pour des pays qui maintenant se ferment brutale- 302 ment devant eux, des milliers d'Italiens en quête de travail, ardents, sobres, laborieux et j'ai pensé qu'il y aurait peut-être pour eux, sur ce point du monde, un rôle ma¬ gnifique à jouer en même temps qu'ils y trouveraient une terre indéfinie d'expan¬ sion. J'entends nos diplomates : « Quoi, vous voulez introduire les Italiens en Orient ! » Que sert-il de détourner les yeux de la réalité? C'est en ne voulant pas voir les problèmes qu'on les laisse aller jus¬ qu'au point où ils deviennent insolubles. L'Italie est une grande nation, forte, crois¬ sante, disciplinée; croyez-vous que vos silences ou vos mines effarouchées donne¬ ront du pain à des centaines de milliers d'hommes, qui, après tout, sont très près de nous, de notre sang, de notre race, de notre histoire. Tout Français, s'il est digne de son nom, aune dette de civilisation vis- à-vis de la patrie de Léonard et du Dante. Un accord sur ces bases, particulier pour l'Orient, pourrait être le point de départ 303 d'une série d'accords, qui assureraient, j'en ai la conviction, la paix du monde. Celle- ci ne sera jamais rétablie par la vertu ma¬ gique de principes abstraits, proclamés dans les congrès, les conférences ou les académies. La paix, ce n'est qu'un mot, le plus beau qui soit né sur les lèvres humaines et que l'Evangile, le soir de Noël, fait fleurir sur celles des Anges. Mais la paix, sans un autre mot pour la qualifier, n'est concevable que dans l'ordre surnaturel. Dans le domaine de l'histoire, la paix, contraire à l'imperfection de notre espèce, doit être imposée par les hommes de bonne volonté à ceux qui ne le sont pas. Il y eut, dans le passé, la «paix romaine». Nous aurons la « paix française » si, résolûment, pour l'obtenir, nous mettons notre force au service de la raison. GEORGIE Samsourr Trébizom Alexandrpi Elisabethpot Itchmiadzuj ri van ^Erzeroum Mouch hanpoub Seert» ®Diarbékir turis \ Lac \d'Ourmiah Ourmiaji Aïntab /«• cc& _ c 1 \p7^ ^V\ieST^ Ouria JDjerablous rfxandrofty Deraâ , xx ^7|.ç './gTRMsiSJORDANIE ièc^5ji Amman Kenbela Cliouster* - - - - rrincipaux chemins de ter. Limites d'Etals. 444.4444 Frontière de la Syrie sous mandat français. Limite de la zone d'influence française/Zone-B/eue et Zone A 'aux accords de 1916. W//M//////M///M^r ontière revendiquée à Lausanne par les Turcs. Echelle 0 50 100 200 300 JfOOKilom. Bassonah Maan •' LA FRANCE ET LA QUESTION DE MOSSOUL Carte .communiquée par M. de Gontaut-Biron. TABLE DES MATIÈRES J'ai parcouru deux fois. ..... i En Egypte 9 En terre sioniste . . . . . . . 51 A Jérusalem 7 7 En Syrie. ; 113 La route française des Indes . . . . 153 En Mésopotamie 175 La frontière nord de Syrie. . . . . 211 En Turquie . 229 La politique dè la France. 261 CE LIVRE TIRÉ A 3000 EXEMPLAIRES DONT ÔO SUR CHINE A ÉTÉ IMPRIMÉ PAR M. AUDIN ET CIE DE LYON 9