•• - 4 S:« ; • •'•"•>,- V AGUEDAL • &r;: "-•-fe- ' fer- > âï ■■ 1939 2 i.i 15 MARCHI SI© RHADIDJA m 201 Henry de Montherlant nous fait l'honneur de ré¬ server aux lecteurs d'Aguedal la primeur d'un chapi¬ tre de son prochain roman. Rhadidja est-elle un type de Marocaine, une exception dans le Maroc, une en¬ fant pure dé Montherlant ? Nos lecteurs en jugeront. Il nous est permis de dire que l'écrivain souhaite et attend leurs réactions. « Les Lépreuses » paraîtront en juillet. Nos prochains numéros sont à lo composition au moment où ces pages nous parviennent. C'est pourquoi nous leur donnons une présentation excep¬ tionnelle. N. de la R. C'était une fille de seize ans et demi, qui en paraissait dix-neuf ou vingt. Son teint était clair, ses yeux légèrement bridés, son nez petit et un peu gonflé, sa bouche charnue : un visage aux traits réguliers et purs, plutôt d'Indo-Chinoise que de Marocaine. Elle avait posé sur la table le foulard rouge et vert qui couvrait ses cheveux ; ceux-ci étaient ch⬠tains, très fins et soyeux : tout à fait des cheveux de Fran¬ çaise. Bien qu'ils échangeassent peu de paroles, Costals pro¬ longeait cette attente du plaisir. Pour rien au monde il n'eût manqué à cette politesse, de même que Rhadidja ne manquait jamais, quand elle s'était rhabillée au sortir du lit, de se ras- (1) Ces pages sont détachées du quatrième et dernier volume du cy¬ cle des Jeunes Filles, Les Lépreuses, qui paraîtra prochainement. 202 seoir. D'ailleurs c'était une des raisons pour quoi il l'aimait, de n'être pas obligé à une conversation sublime avec elle. Il croyait dur comme fer que presque toute conversation est vaine. Et surtout une conversation sublime. Il avait connu Rhadidja il y avait quatre ans, à Casablan¬ ca, où elle vivait alors chez un de ses oncles. Elle s'était assi¬ se à côté de Costals sur un banc du parc Lyautey. D'abord il n'avait pas songé à la désirer, mais elle se cura une dent, avec une épingle de nourrice : il vit sa langue, et alors ce fut fait. Blanche de peau et maigrichonne, il l'avait défi¬ nie : « l'aile de poulet dans un restaurant à dix francs ». Son teint pâle, ses traits hiératiques évoquaient l'Asie, le sourire fin des « êtres de sagesse ». Il l'avait prise : elle était vierge. Par la suite, mise en goût, elle se donna en long et en large — c'est du moins le bruit qui revint à Costals, — pourvu que l'homme fût un Européen. Mademoiselle avait profes¬ sé devant Costals des opinions peu conformistes, à savoir qu'elle n'aimait pas les Arabes, qu'elle ne respectait pas ses parents, et qu'elle ne croyait pas en Dieu ; il avait pensé d'abord que ce n'était là (sans parler de l'« atmosphère Ca¬ sa ») qu'une façon de faire sa cour à un Français, mais les on-dit confirmèrent la dissidence de Rhadidja : par exemple, elle se plaisait, disait-on, à faire l'amour pendant les heu¬ res défendues du Ramadan. D'ailleurs ne se départant ja¬ mais, dans ses exploits, d'une discrétion et d'une bonne tenue qui en pareils cas sont chose musulmane. Avec Costals toujours réservée, tenant sa place, parfaitement bien élevée, si on peut le dire de quelqu'un qui n'a pas été élevé du tout ; pleine lune de calme, de dignité et de lenteur. Sans conteste peu arabe, par discrétion, sa douceur, son im¬ mobilité (pas de gestes), sa ponctualité, sans parler de sa physionomie : étrange parmi les siens. Souvent c'est la stu¬ pidité d'une femme qui lui donne un air hiératique ; elle : intelligente, d'une intelligence toutefois sans brillant ; ayant 203 appris seule à parler le français, qu'elle parlait très bien, à le lire, et même peu à peu à l'écrire de façon suffisante pour se faire comprendre. De famille plus que modeste, et cour¬ tisane, elle n'avait ni les réactions, ni la grossièreté qu'on eût pu attendre de sa condition. Elle n'avait pas non plus, inu¬ tile de la dire, le comportement d'un Arabe cultivé. Elle était d'une région entre les deux, d'un no man's land analogue à celui que devaient occuper (selon Costals) les demi-dieux grecs et les génies hindous. Sa puberté étant accomplie quand elle s'était donnée pour la première fois, il avait été épargné à Costals d'assister au changement, à la crise qu'il aurait sans doute vus chez elle si elle avait été Européenne. Egalité et permanence, comme chez les créatures semi-divines. Et leur sécurité. Le slogan de Rhadidja était : calme et sécurité. Et son honnêteté absolue. Et son remarquable désinté¬ ressement. Depuis quatre ans, Rhadidja prenait l'argent que Costals lui fourrait dans la main, sans jamais y jeter un regard. Il lui eût donné cent sous, qu'elle n'eût pas réclamé, il en était sûr. Jamais de service demandé, jamais d'argent demandé, pas même une demande d'« avance». Jamais ce regard insupportable de la courtisane européenne, jeté au portefeuille de l'homme, chaque fois qu'il l'ouvre. Même, une fois : « Vous dépensez trop d'argent pour moi ». (Par exemple, elle ne remerciait pas. Ou plutôt elle remerciait s'il lui avait tendu un crayon ou une épingle. Mais ne re¬ merciait pas si c'était une jolie somme). Telle était Rhadidja. Ni pose, ni colle de pâte, ni christianisme, ni cupidité. Et cela durait depuis quatre ans. De quelle nature était leur lien ? Un homme à qui une femme a dit une fois : « Ça me fait drôlement du bien », le voilà fou. Notre plaisir est le plaisir de l'autre. Rhadidja n'avait jamais dit une telle pa- 204 rôle à Costals, ni équivalent à la noix de coco de cette pa¬ role («Tu aimes comme personne ne sait aimer», etc.). Non plus qu'elle ne faisait jamais la moindre allusion à ses relations avec lui, ni à ses relations avec quiconque. Mais qu'elle aimât le plaisir, son visage le criait, et ses fameux séismes (1). Son visage s'allumait instantanément, quand on entrait en elle, comme, dans les cabines téléphoniques de certains cafés, l'électricité s'allume automatiquement quand vous ouvrez la porte. Costals faisait deux mille kilomètres pour voir son visage dans ce moment-là. L'écrivain, nous le savons, ne tenait pas à ce qu'on l'ai¬ mât, et même préférait qu'on ne l'aimât pas, parce que ce non- amour laissait son cœur, son esprit et son temps libres. Avec Rhadidja il était servi. Apathique dans tout ce qui n'était pas le plaisir. Costals pensait qu'elle n'avait pour lui aucun sen¬ timent. Peut-être une sympathie de reconnaissance, très su¬ perficielle, — et encore ! Et nulle feinte de tendresse. Il le trouvait bon, ayant horreur qu'on le pelotât. (Petit, quand une fillette voulait l'embrasser : « Eh bien, alors allez-y ! Mais vite, et sans appuyer... » ; et il avait pris en grippe sa grand'mère, parce qu'elle l'embrassait trop) . Rhadidja était un catalyseur ; il réagissait, cela lui suffisait (sans oublier qu'elle aussi elle réagissait dans le plaisir). De son apathie, d'ailleurs étendue à tout, il était seulement confondu, car à un tel degré elle lui semblait presque inhumaine. C'était pour lui comme s'il avait ramassé une pierre sur le sol, l'avait dor¬ lotée, fleurie, recouverte quand il faisait froid, mise dans un courant d'air quand il faisait chaud, lavée, enduite de par¬ fum. Rhadidja, hors de l'étreinte, était cette pierre. Et c'était peut-être ce qu'il y avait d'inhumain en elle, et d'hinumain (1) Cf. Le démon du bien p. 140. 205 chez lui à avoir de l'attachement pour elle, dans de telles conditions, c'était peut-être cela qui maintenait en vie cet attachement. Chacun a ses voies. De l'attachement. Dès le second jour, de la confiance (elle vagabondait seule dans l'appartement, tous tiroirs ou¬ verts) . Dès le troisième jour, de l'estime. Puis de la sympa¬ thie. Puis quelque chose entre l'attachement et l'affection, où il s'était stabilisé. Pas d'amour, bien entendu, et pas la moindre jalousie pour ses nombreux usagers. Pouvait-elle le faire souffrir ? Oui, mais de la seule crainte qu'il ne lui arrivât quelque mal, à elle. C'était là le seul tremblement sur cette chose calme qu'était son affection, comme le trem¬ blotement de la mer par calme plat. Il ne l'aimait pas, mais elle était la préférence de son cœur et de sa moelle. De son cerveau aussi. Elle donnait à Costals ce qu'il de¬ mandait aux femmes : leur plaisir à eux deux, enrobé d'in¬ différence et d'absence. C'est pourquoi il y avait dans leur liaison quelque chose de pur, qu'il est presque impossible d'obtenir avec une Européenne. Ce n'est pas l'acte sexuel qui est impur et vulgaire, c'est tout ce qu'on met autour. Il y a moins de bêtise dans la braguette de l'homme, que dans son cerveau et dans son cœur. Henry de Montherlant. mm AGUEDAL parait six fois par an par les soins de iienri bosco, c. funck-brentano armand guibert (tunis) jean grenier, rené janon (alger) et pour le compte de la SOCIETE DES AMIS DES LETTRES ET DES ARTS au maroc Rabat, 14, avenue de Marrakech Abonnement : Pour un an : 40 frs (Etranger : 50 frs). Chèques Postaux : Sala, 122-95, à Rabat Ce numéro : 5 l'r.