I OlSl HOMVM - SB^1 £ . 0P61 ivaanov m 4e et 5e Années - N° 3 Mai 1940 SOMMAIRE A NOS LECTEURS L. Justinard PROPOS DU CHLEUH. Armand GuibERT Milosz, Poëte et Prophète. michel LevaNTI Patrice de La Tour du Pin. Théophile Les anges. Armand Guibert Corbeille de poësie. Henri Bosco Jean Amrouche : « Chants berbères de Ka- bylie ». Henri Bosco Armand Guibert : « Oiseau privé ». nos AGUEDAL reparaît. C'est ici le premier numéro de guerre. Nous l'avons intentionnellement consacré à la Poésie. S'il est vrai que nous défendions, en France, quelques hautes valeurs, il n'en est pas de plus haute, à nos yeux, que la Poésie. Sauf Dieu, pour le croyant. La Poésie nous est devenue d'autant plus chère que le plus éminent de nos poètes, Patrice de La Tour du Pin, blessé, mais après un combat héroïque, a été pris par l'ennemi. Nous n'aimons guère penser qu'il demeure aux mains de ces hommes, de cet homme... « absentisque Ariovisti crudelitatem velut si coram adesset, horre- rent ». En d'autres temps on eût échangé le poète. Oublions l'Age d'or; cela est sage. Pour l'avenir nous tâcherons à maintenir en vie notre revue. L'éclipsé n'en doit être imputée qu'à l'exigence des événe¬ ments, à la dispersion des amis, aux travaux qui nous ont liés, tous, à des tâches urgentes. 2 On nous aura pardonné ce silence involontaire. Dix fascicules paraîtront en 1940. Leur tenue sera modeste ; leur contenu réduit. Rigueur des temps ; car, si nous n'avons jamais été riches, il se trouve que maintenant nous sommes pauvres. Les conférences nous aidaient ; mais il nous a été impossible d'en achever le cycle, l'an dernier. Nous espérons cependant le re¬ prendre. En attendant nous adressons une prière à nos amis : ils devi¬ nent laquelle. Si Aguedal doit vivre, c'est à eux seuls, sans doute, qu'il le devra. Et peut-être mérite-t-il de vivre encore.... Les abonnements à la Revue sont toujours reçus Chèques postaux, SALA, 122-95, Rabat, Maroc ABONNEZ-VOUS 3 Propos du Ckl euli Ces Propos du Chleuh, tirés d'un carnet de l'autre guerre avec les tirailleurs marocains, ravivent le regret qu'on a de ne plus faire celle-ci avec eux. A la première page de ce carnet, bien endommagé pour avoir été souvent fourré à la hâte dans la poche ou dans la sacoche, il y a deux vers, un vers latin et un vers chleuh. Le premier est le tendre vers de Virgile : « Utinam ex vobis unus vestrique, fuissem » L'autre est le vers chleuh, brutal : « Aggou Ibaroud arissouffough Ijtiouu » « La fumée de la poudre exorcise les jnouns » Il ne faut pas du tout s'étonner si, dans ce carnet, il y a des vers chleuh. Pendant cette guerre-là comme pendant cel¬ le-ci, — mais un peu plus tout de même —, on ne passait pas son temps à se battre. On avait des loisirs. Chacun les emploie à sa guise, sans avoir besoin d'un ministère pour les 4 régler. Dans une compagnie de tirailleurs marocains où il y avait une bonne proportion de Chleuh, ils occupaient sou¬ vent ces loisirs à chanter et à danser. Je revois une grange, au printemps de 1915, à Lépine, près de Châlons, où dansait le petit Aomar, un Soussi de ma compagnie, à la lueur de quelques bougies, devant un cercle silencieux et charmé de soldats et de Champenois qui fai¬ saient bon ménage ensemble. Il dansait avec une souplesse et une légèreté ravissantes. Semblant à peine toucher le sol de ses pieds nus, il semblait tenir à peine, au bout de ses deux bras allongés, la petite gui¬ tare qui rythmait sa danse, avec un gros clou battant sur un plat de campement. Un peu plus tard, en Argonne, Maurice Barrés me fit de¬ mander ce qu'il pouvait faire pour mes soldats marocains, que je lui avais tellement vantés, l'été précédent, à Constan- tinople. En ce temps-là, comme aujourd'hui, l'amitié des femmes tricotait pour les soldats. Grâce à Madame Lyautey, les tirailleurs étaient pourvus de djellabas, comblés de lainages qu'ils mettaient souvent les uns par-dessus les autres. Aussi, quand je dis aux miens qu'un taleb français demandait com¬ ment leur montrer son amitié, leur réponse fut celle-ci : « Bghina lguenbri ». « Nous voulons des mandolines ». Elles arrivèrent un peu plus tard, avec un billet charmant du grand Barrés, admirant ces soldats qui se battaient si bien et qui demandaient des violons. Ce qui suit fut écrit à Arles sur la première page du carnet. « En Arle où sont les Aliscamps » où nous étions pour quelques semaines à organiser un batail¬ lon de renfort pour le régiment Poeymirau, avec le comman¬ dant Canavy, qui devait être tué devant Arras, le 16 juin 1915. 5 « Les routes, les chemins, ni les biens du destin, Mon ami, je n'en veux pa-s s'ils me séparent de toi. « Puisque nos cœurs sont réunis, qu'importe entre nous les chemins ». Un cœur brisé par le chagrin, rien n'est salutaire, pour, lui Que d'être caressé jusqu'à être guéri Par une tendre main et des yeux amincis ». « O Marrakech, avoir tes clefs, ouvrir tes portes, Aller choisir dans tes marchés des ornements pour la- beauté ». « Dans mon pays, chez les Halia-, (1), tu viendras, mon frère, avec moi Partager les amandiers, l'un pour toi, l'autre pour moi Pas plus pour l'un que pour l'autre Et pour partager la> terre, un roseau pour aune ». — « Moi, je suis comme le poids au plateau de la balance, Un qui m'avantage un peu fait un grand bien et je, m'en souviens. « le suis allé, comme une abeille, en tout terrain, Me poser sur les fleurs qui n'ont pas leur pareille. Il n'est pas de. rocher qui ne porte ma trace Et pas de col autour duquel je n'aie tourné Mais, velours, (2) du lieu où tu es, mes pas m'ont toujours éloigné ». C'est tout ce qui fut noté en Arles sur le carnet. Au-des¬ sous en caractères arabes, il y a cette formule : « lia bqa rras la ta-dem ech chachiya » « Pourvu que la tête reste, la chachiya ne fait pas défaut ». Philosophie de soldat en guerre. Tant qu'on n'est pas mort, tout va bien. (1) Les Haha, tribus chleuh au Sud-Est de Mogador. (2> Velours, el moubber, terme de comparaison de douceur et de beauté. è Ils me l'ont dit dans ce village en lisière de la forêt de Vil- lers-Cotterets dont j'ai oublié le nom. Quelques-uns de mes anciens de Fès, apprenant que j'ai rejoint le régiment maro¬ cain, font irruption dans cette petite chambre... A la lueur d'un grand feu de bois, car c'est l'hiver, je sors de ma cantine les objets du culte : une théière de Fès, deux charmantes tas¬ ses à thé aux couleurs d'arc-en-ciel, un minuscule brûle-par¬ fums. Dieu sait par quel miracle ces fragiles objets dans leur petite boîte ont pu tenir le coup. Mais Dieu sait aussi combien ils étaient précieux. C'était du ravitaillement en atmosphère marocaine qu'on ne sortait qu'aux grandes occasions, de l'air du pays. Joie de se retrouver dans cette tempête. « Iferha ousgoun■ Nsanin koullou jlanin » « Joie dans la bergerie. Toutes les égarées Sont rentrées pour la nuit ». Les récits qu'ils me font, de leur combats sous Meaux, à Chaudun, à Crouy. Ils me disent les morts... le petit Bouj- maa cavalier des Haha, des galopades par les jardins d'Aïn el Khemis, pour arriver à Fès avant la fermeture des portes... Ainsi, à toutes les rencontres de la guerre, la joie de se revoir était assombrie par l'évocation des morts. La joie reprenait le dessus. Là, prend tout son sens leur mot fataliste et opti¬ miste. « Pourvu que la tête reste, on se passe de chachiya ». Un récit impayable de leur séjour à Bordeaux, après leur débarquement. Il y avait foule autour des petits tentes de leur campe¬ ment. Bonne fortune qu'un pareil spectacle pour les réfugiés de Paris. Cela remontait leur moral, à ces gens, de voir ces Marocains qui venaient se battre pour la France. 7 Ici, je laisse la parole au conteur Lhaoussin le Guedmioui: « Il y avait des belles « mazmazils » (demoiselles) qui venaient nous voir. Il y en avait une qui disait : « Ils ont des mains ». Une autre qui disait : « Ils ont des dents ». Une autre : « Ils ont des yeux ». Alors, moi qui comprends le français, j'ai dit : « Mais oui, mademoiselle, nous ne sommes pas des ch-chameaux. Le fou rire qui nous a pris dans cette petite chambre, au récit mimé de Lhaoussin. C'était tellement vécu. On voyait si bien les compagnes de ceux qui allaient sauver la France à Bordeaux, s'extasiant à la vue de ces beaux mâles : « Voyez donc, ma chère, ces beaux yeux. Et ces mains fines. Et ces dents blanches ». Et la charmante riposte du petit tirailleur marocain. Et, pour terminer, ces deux vers qui se passent de com¬ mentaire : « Toi qui es en haut de la tour, ne crois pas que tu fais la guerre Descends donc un peu sur la terre et viens donc ramasser les morts ■». — « Quand celui-ci a vu qu'on ramassait les morts. Il s'est mis du sang sur les mains en disant : Moi, j'ai fait la guerre ». L. JUSTINARD. 8 Mil osZy Poëte et Propkète Que signifie la mort pour celui qui depuis des années s'en¬ vironnait d'absence ? Il avait beaucoup aimé les hommes, « d'un vieil amour usé par la solitude, la pitié, et la colère », puis il s'était détaché d'eux, avait pris de la hauteur, et ne considérait plus la confusion universelle qu'à la façon de l'oiseau migrateur au-dessus des vagues de la mer. L'absolu était son royaume : et cependant, combien n'avait-il été attaché à ceux de ce monde ! Ses lointains an¬ cêtres avaient régné sur la Lusace. Héritier, à la mort de son père, d'un immense domaine en Russie blanche, il l'avait perdu au lendemain de la Révolution soviétique, qui confis¬ qua tous ses biens. Il était engagé dès lors sur le chemin de la dépossession : sans doute représenta-t-il officiellement son pays, la Lithuanie ressuscitée par les diplomates, auprès du gouvernement de la République Française, mais son cabinet de la Légation était tapissé d'icônes saintes, sous l'invocation desquelles s'élaboraient ses plus secrètes pensées. Il échappait à ses visiteurs, à ses correspondants ; ce n'était plus un hom¬ me de la terre qui s'exprimait, mais un contemporain du roi David, qui avait pénétré tous les secrets de la Gnose, un Mage qui se retirait le soir dans une mansarde, du type de ces habitations que la Bible appelle « chambre haute ». Par¬ mi les nobles dames qui se complaisaient à l'entourer de leur babil, combien y en avait-il à se douter que ce grand sei- 9 gneur rompu à toutes les manières du monde était un Pro¬ phète détenteur de terribles secrets ? Il ne l'avait pas toujours été. Sans doute quelqu'un de ses rares intimes nous donnera-t-il un jour la relation de sa vie. De son propre aveu les premières années en furent vouées à la dissipation. Elevé entre des parents singuliers dans un manoir nordique cerné par les neiges et les loups, il avait découvert avec ivresse une Europe sans rapport aucun avec son « Orient froid », une Afrique dispensatrice de troubles enchantements. Un de ses poèmes a fixé le souvenir des gor¬ ges du Rummel, sur lesquelles il a médité, et je retrouve dans une de ses lettres l'évocation d'un passé ignoré de tous. Après avoir parlé des « mendiants aux yeux malades », il pour¬ suit : « Il y en avait beaucoup autrefois (1911) du côté de Bab Souika, où je passais mes soirées dans une maison de danses qui peut-être existe encore, en conversations avec tout ce que la capitale contenait de parasites et de débauchés, car, partout où j'allais dans ma jeunesse, j'attirais aussitôt des nuées de phalènes et d'autres enfants de la nuit. Attrac¬ tion magnétique de la lumière par laquelle nous voyons la lumière... » Il faudra étudier, plus tard, l'exotisme de Milosz, un exotisme très particulier, par la couleur, le son, la forme. Ce¬ lui qui considère la terre comme un lieu de passage s'émer¬ veille de chaque scène, et en tout lieu décèle une part d'éter¬ nel dans la mesure même où il se sent étranger. Le dépayse¬ ment pour lui est partout, puisqu'à nul décor il n'adhère ; voici l'Egypte fabuleuse avec Karomama, et aussitôt après les îles brumeuses du Septentrion : Tous les morts sont ivres de pluie vieille et sale Au cimetière étrange de. Lofoten L'horloge du dégel tictaque lointaine Au cœur des cercueils pauvres de Lofoten. 10 Ailleurs, grince quelque serrure rouillée au fond du vieux pays lithuanien, où se consume au milieu des neiges un frè¬ re aîné de Malte Lauridds Brigge. Nous le retrouvons, mûri mais non desséché, dans le petit jardin de Saint Julien le Pauvre, où plus d'un adolescent déjà a recherché son arbre ; face à quelque terrain vague assiégé par la folle ortie ; sur quelque montagne non située, une sorte de lieu de l'esprit où la chair consent à se laisser oublier — et c'est le temps de la vie où affluent les plus déchirants souvenirs de l'en¬ fance, où celui qui a épuisé les séductions multiples de la terre, les tentations, les délices, les douleurs, découvre le che¬ min de son éternelle patrie. Il s'est donné sans épouse un fils appelé Lémuel — une projection de lui-même, un confident, un démon familier dont le langage se libère et s'allège de toute chaîne : Et il vint un moment où je sentis CECI : Une. soudaine immensité Inexprimable, différente, séparée, M'aspira dans un univers où le OUI n'avait plus de sens. Pays fermé à nos vivants et à nos morts : Tout était pénétré d'une autre éternité. D'une autre nécessité, d'un autre Dieu... Voici déchirée la nuée de l'in-connaissance : l'expression va tendre à une algèbre métaphysique, le vers s'élargir jus¬ qu'aux dimensions du verset, de la strophe, du psaume en prose rythmée, après quoi il n'est plus que le silence. Au cœur de la Grande Guerre, Milosz livrait à un monde inat¬ tentif son Epître à S t orge où il exposait quelques mois avant Einstein la théorie de la relativité : un écrit austère, portant la griffe d'un esprit éperdu de rigueur et de volonté. Lors¬ qu'un éditeur bien résolu à se ruiner aura republié Ars Ma- 11 gna et les Arcanes, les aveugles eux-mêmes seront éblouis par le flamboiement d'une pensée qui ne voulait accepter d'autre guide que le recueil des Saintes Ecritures. Tenait-il d'une mère juive ce respect de l'Ancien Testa¬ ment ? Il en fit, des années durant, son exclusive étude, appre¬ nant l'hébreu pour se livrer à une interprétation cryptogra¬ phique des textes. A ce commerce de la grandeur il dut de restituer à leur dignité première les vocables les plus usés du langage courant : entre autres, le mot Amour, qu'il char¬ geait d'une exigence, d'une puissance, d'une signification de tous inconnue — et il retrouvait les grandes Lois qui régis¬ sent les sphères : « Le rythme est l'expression terrestre la plus haute de ce que nous appelons pensée, c'est-à-dire de la constatation et de l'amour du mouvement... » Quelques élus avaient pu lire, dans des éditions confi¬ dentielles, le résultat de ses observations linguistiques sur les origines du peuple juif, son déchiffrement de l'Apocalypse de Saint Jean, et le bruit se répandit, dans un cercle chaque jour grandissant, de ses entrevisions prophétiques. Son infi¬ nie courtoisie le cédait parfois à quelque éclat de fureur lors¬ qu'il mettait le monde en garde contre l'imminente catastro¬ phe : la destruction des pays matérialistes, la guerre univer¬ selle, la vie sauve assurée aux 144.000 élus de la Promesse, et le règne de mille ans qui allait s'ouvrir pour eux. Toutes ses lettres des dernières années étaient pleines d'allusions à l'accomplissement des Prophéties : on y pouvait lire une sorte de jubilation solaire, et nuancée de quelque attendris¬ sement, parfois à l'adresse de quelques-uns, jamais du grand nombre. Quelques jeunes hommes, dispersés dans le monde, en Lrance en Belgique, dans son pays natal, en Argentine, en Afrique du Nord, découvraient alors pour leur propre comp¬ te, avec le retard dont s'accommode fort bien la vraie gloire, ce poète qu'Apollinaire avait déjà salué comme un maître 12 — ce poète qui depuis des années n'osait plus s'exprimer qu'en prose. L'un d'eux le pressa, de toute sa ferveur, de prendre encore la plume et de faire entendre une dernière fois son chant ; et il eut la joie de se voir promettre « un poème inédit à l'Etoile du Berger — poème dont je porte depuis longtemps tout fait dans le plus secret de mes silen¬ ces et que je ne pourrai jeter sur le papier qu'après avoir sur¬ monté la terreur que m'inspire cette Artizarra ibérique, Etoile spirituelle du Paradis, devenue Aschtaroth physique chez les polythéistes cananéens et Aiéleth-haschachar chez les Juifs, pour reprendre enfin son aspect véritable dans l'Apoca¬ lypse et les litanies catholiques » : — Poème qui trouva peu après son expression, et qui, par sa disposition typographi¬ que, par son absence de ponctuation, par l'étrangeté de ses noms, rappelle, non pas les facéties surréalistes d'une saison, mais les « mizmor » d'exaltation de la Bible éternelle ; un texte qui suffit à répandre sur une époque de sécheresse méca¬ nicienne une ondée de poésie sacrée. Ce poète, ce prophète, ce grand humaniste qui avait tra¬ duit en français les plus beaux textes lyriques du Nord, ce diplomate au front sévère, cet inventeur d'une langue per¬ sonnelle, sourde, passionnée, ce donateur qui avait assoupli les formes d'expression du peuple le plus logicien de la terre, avait fini par reporter sur les créatures de la Nature Première l'amour qu'il refusait à la plupart des humains. Les brebis et les crapauds, qui fourmillent dans les vieux « daïnos » lithuaniens, étaient pour lui des compagnons d'élection ; et plus qu'eux tous les Oiseaux — non pas les bêtes de rapi¬ ne, les fascinantes bêtes de haut-vol dont les instincts multi¬ plient ceux de l'homme, mais ces oiseaux familiers qui font tui-tui, comme se plaisait à dire Debussy : les merles, les fau¬ vettes, les siteîles. A Fontainebleau il avait fait installer pour eux des mangeoires dans la forêt. Il était leur père nour¬ ricier, écrivait sur leurs mœurs des relations attendries, et 13 Jean de Bosschère nous a conservé l'image de ce diplomate franciscain dont les épaules étaient couvertes de vivants emplumés, et le regard plein de lumière. Francis de Mioman- dre, qui l'a connu, aimé, et admiré, lui adressait naguère un poème où il chantait : Une espèce de battement d'ailes au plus profond de toi, Qui tout à coup t'a soulevé Et porté là-haut dans les branches,, Là où demeurant tes camarades célestes, Ces êtres d'air et de feu qui jour et nuit chantent Mozart. C'est au milieu de ces frères chanteurs que la mort l'a trouvé, dans la maison qu'il venait de se faire construire à la lisière de la forêt pour être environné de leurs chants. Un autre concert devait le toucher à son heure dernière : l'hom¬ mage collectif des « Cahiers blancs », où plus de vingt poè¬ tes groupés proclamaient sa hauteur, et le caractère unique de son message. Maintenant qu'il n'est plus, des yeux impies le découvrent, et l'auréole de la gloire, la toujours tardive, nimbe son nom et ses écrits. J'en sais quelques-uns qui ne peuvent le pleurer, tant il leur apparaît couronné d'éternité : ceux-là qui voyaient en lui de son vivant, selon la parole de Jean Amrouche, « un de ceux pour qui il nous a été donné d'entrevoir la grandeur du destin de l'homme ». Armand Guibert. 14 Patrice Je La Tour Ju Pin Les Anges (Monomotapa, Tunis). Savez-vous ce que sont les anges ? Je ne peux pas atten¬ dre de réponse. Je n'ai le temps que d'écouter Patrice de La Tour du Pin. Les anges, alors, c'est de l'inexprimé ; ne com¬ pliquons rien disons donc tout de suite que c'est de l'inexpri¬ mable : Des lueurs, mais pas toujours ; furtives, Mais pas toujours ; veiller ce qui sourd A Varrière-gorge, et que les sens décrivent Dans leur langage familier ; mais pas toujours... Les Anges ne sont-ils alors qu'un beau prétexte, sous lequel se cachent les instants près du vide où l'on ne sait plus dans quel sens tournent le temps et le hasard ? Peut- être pas : Il y a des éternités de passage... Car où sont les frontières par le haut Et par le bas ? Les vagues les dépassent, Et bien, des reflets sur. les vagues, tantôt De moi, tantôt des autres ; c'est un espace Variable, selon le. cœur des eaux... 15 Pourtant : Il faudrait être plus précis ; c'est trop facile De le décrire par l'étrange ou par la peur. Ne faut-il pas partir de la seule chaleur, Chair à chair, et non de choses trop subtiles. J'allais protester, mais : Ils sont trop nombreux les points obscurs et denses, Les fosse.s, les tombes, où l'on pressent Un autre fond ; comme deux existences Peuvent battre en nous, en même temps. J'allais protester car il y a des « secondes de noces d'an¬ ges » même pour la brute quand il hésite pour trouver avec la main sa tête de décapité parce qu'il ne sait plus vers où elle penche. Patrice de La Tour du Pin a fait, dans ce recueil, la re¬ connaissance de ces secondes où l'on est au bord du ciel, en restant à bord de la terre. Ce sont des instants, près de la patience sourde du vide, pour lesquels il a trouvé la musique parfaite qui ne choque pas le silence qui les étouffe. Michel Levanti. 16 A propos des Anges Depuis l'aube des temps les Anges ont tenté les hommes (Genè¬ se XIX). Les hommes savent en effet qu'il y a des anges sensibles; et plusieurs se sont demandé si l'ange qu'ils croisaient par hasard sur leur route n'était pas de leur race. Pour grands que soient les anges, on sait qu'ils ont été tentés, eux aussi, et qu'une fois au moins il s'en est trouvé parmi eux qui n'étaient pas invulnérables (Genèse VI). Mais il y avait eu bien pis encore. L'aventure de Luci¬ fer est présente à tous les esprits (Isaïe, XIV, 12, 15 - Luc, X, 1 8 - Apocal. XII, 9 etc. ). 'L'angélophilie des hommes et l'étrange sensibilité de quel¬ ques malheureux anges a contribué à créer des confusions morales qui ont tourmenté les Pères de l'Eglise. C'est pourquoi l'Eglise a jugé sagement qu'il était de son devoir de définir la nature et la1 fonction des anges. Une abondante littérature a fleuri, illustrée par des noms vénérables : Saint Paul (Ep. aux Ephésiens, I, 21 - aux Col., Il, 34 - aux Thessal., IV, 16), Denys l'Aréopagite (De coelest hierarchia), Grégoire I (Hom., Il, 34), Pierre Lombard (Sent., Il, 9), Albert le Grand (De intell, et intellig.), Saint Tho¬ mas d'Aquin (Summa, P. I, qu. VII, 1-18, etc.). A ces noms, il faut joindre celui d'un illustre laïc, Dante (Convito, passim, Divine Comédie, Parad. XXVIII, XXIX). En effet, Dante, se fondant sur l'autorité des Pères et des théologiens susnommés, nous enseigne ce que, suivant la plus sûre orthodoxie, il faut penser des anges ; 17 et il nous les montre, à leur place, remplissant leur office, dans le ciel : « In quealo miro ed angelico templo Che solo amore e luce ha per confine... » Nous y voyons les neuf cohortes angéliques occupées à faire tourner les neuf cercles célestes concentriques à ce point de feu, centre de l'Univers, où se cache la Divinité : « illud fulgentissimum spéculum in quo cuncti angeli repraesentantur pulcherrimi, atque avidissimi speculantur » (De vulg. eloq. 1, 2). Dante a repensé et reconstruit magnifiquement la philosophie chrétienne. Il a vu l'Univers ordonné de telle sorte qu'entre Dieu Créateur et ses créatures terrestres, il existe ce qu'il appelle des « Intelligences » séparées. Ces « Intelligences », en donnant l'im¬ pulsion aux ciels étoilés, dont Dieu leur a confié le gouvernement, rendent effective Sa Pensée dans la création. Ces « Intelligences » font passer à l'acte la virtualité intérieure qui a été accordée, seu¬ lement en puissance, à chaque chose créée (Albert le Grand, De intellectu et intelligibili, III, 9 - Saint Thomas, Summa, qu. LXXIX, art. V et X - Dante, Convivio, I, 5 et 7). La plus grande vertu de l'homme, c'est la vertu de l'intellect par quoi il se sent tout près de Dieu. Mais ici intervient, chez les laïcs ,une conception originale, par où se joignent théologie et poésie, conception qui idéalise l'Amour terrestre et transfigure la femme. Car l'être qui peut faire passer, de la puissance à l'acte, cette vertu de l'intellect qui habite l'hom¬ me, c'est la femm,e, l'ange sous forme corporelle, la « beata bea- trix ». Saint Thomas d'Aquin lui-même est favorable à cette idéa¬ lisation (Summa, I, qu. Ll, art. Il concl.). L'aspiration fervente de l'homme, intelligence possible, vers la femme, intelligence sépa¬ rée, c'est justement ce qui dorénavant sera appelé Amour. De cet ArTiour tout le monde n'est pas capable. Seul peut le concevoir qui est « noble » : celui dont l'âme est parfaitement disposée à rece¬ voir la grâce de l'ange. 18 Désormais ia femme sera exaltée pour ses qualités spirituelles et pour sa puissance admirable de purification sur l'esprit de l'Amant. Dante l'élèvera même plus haut. Si dans la « Vita nuo- va » Béatrice est encore la femme « angélisée », dans la Divine Comédie, elle devient la Foi elle-même et la Science des choses di¬ vines. Le Poète s'écrie en la voyant : 0 isplendor di viva luce eterna ! « 0 splendeur de la vivante lumière éternelle ! » Nous voilà loin de ces conceptions romantiques où il semble que l'ange soit inséparable d'un démon. D'après ces conceptions, tout ange porte en lui un démon possible. Il n'est, à tout prendre, qu'un être humain éblouissant et qui transcende l'homme, mais en qui subsistent pourtant les germes des pires faiblesses humaines. Par ailleurs les démons conservent comme un souvenir de l'ange. Parfois même ils en ont encore la beauté ; mais ils sont noirs. Ce reflet des ténèbres offre un attrait de plus à cet angélisme de l'om¬ bre, et donne aux êtres du péché un charme, en quelque sorte sexuel, qui enrichit la saveur du mal. Ici Satan est beau ; il a gardé les traits, le port, le magnétisme de Lucifer. On dirait quelquefois qu'il joue au Satanisme. Malheureusement il se plaint ; c'est un démon sentimental, Les vrais anges ne se plaignent pas. Ils ne sont pas sentimentaux : ils aiment. Dante les appelle : « amours ». Et Saint Thomas d'Aquin enseigne : « Angélus beatus nullo modo pec- care potest ». « L'ange qui jouit de la béatitude ne saurait pêcher d'aucune manière ». Et comment pêcherait-il si Dieu est justement- cette béatitude ? Théophile. 19 XJne corbeille Je poésie Lorsqu'un auteur de notre siècle intitule un recueil de poè¬ mes : « Mirages et Reflets », il s'expose avec une intrépide candeur au risque de n'être pas lu. C'est le cas de M. Victor Germains, qui publie une plaquette pavée de bonnes inten¬ tions (Librairie Chanth). M. Valmy-Baysse a beau s'éten¬ dre dans sa préface sur les qualités de cœur du poète, on vou¬ drait juger le texte sur des raisons autres que de pur senti¬ ment. Constatant que l'édition a été mise dans le commerce, je ne puis une fois de plus que féliciter M. Germains de son courage. M. Charles Moisse, qui nous adresse de Belgique (au Thyr- se) sa « Présence des Hommes », a dû lire le Milosz de la période symboliste. Il tend, à travers une expression souvent, confuse, à la vaticination. Lorsque son rêve sera nettement incarné, et plus ferme sa phrase, il pourra prétendre à l'auto¬ rité, et à l'encerclement des cœurs : Nous, les poètes, les fils de ceux qui nouaient — la guirlande au cou des statues, il nous faut aujourd'hui descendre dans les rues pour apporter à tous le fraternel message. Avec M. Albert Flad, trop belle est la mariée : la forme de ses « Vespérales » (Ed. du Trident) est d'une perfection 20 glacée qui ne surprend pas sous la plume d'un membre de son école. Je ne voudrais pas donner à croire que je juge un auteur sur le pavillon qui le recouvre — mais que dire de ces conciles de poésie où textes et auteurs paraissent interchangea¬ bles ? Ceux-ci se réclament avec mainte noble vocalise du « classicisme » et de la « tradition » : imaginent-ils seule¬ ment que la tradition puisse s'accroître d'apports nouveaux, et intégrer jusqu'aux éléments révolutionnaires ? On n'est pas classique volontairement ; on le devient lorsque les siè¬ cles vous ont filtré, et c'est l'exceptionnel d'un jour qui est salué comme la norme du lendemain. Voici quatre poètes qui par une significative coïncidence se réclament de la terre (peut-être devons-nous au surréalisme de savoir que le monde intérieur a son lieu ici-bas) ; tout d'abord, M. Henry Dalby, auteur de « Pleine Terre » (à la Jeune Parque). Il flotte dans ce livre des bouffées d'odeurs végétales, et la lumière des jours d'été y vibre intensément. Aucune grandiloquente proclamation à l'adresse du genre hu¬ main, mais des paroles profondes qui impliquent un grand sens de l'amitié — avec le choix à sa source ; de loin en loin, on sent percer l'aveu d'un orgueil fécond, et nécessaire. M. Pierre van der Meulen donne pour titre à sa « sympho¬ nie » : « Sens de la Terre » (Librairie du Divan). Ses souve¬ nirs de lectures pourraient étouffer sa personnalité, s'il ne tentait de s'ajouter à la légende au lieu de l'ajouter à soi. L'al¬ titude l'attire, et non pas métaphoriquement ; sans avoir le bonheur et le naturel d'un Charles-Louis Baudouin, il expri¬ me l'ivresse de la montée, celle des glaciers neigeux, et le silen¬ ce que domine un homme plein de sang. Ses rappels de l'anti¬ que sont bien moins directs que ses évocations de haute mon¬ tagne, et fleurent la science de cabinet. J'aurais aimé aimer « Etoile de Terre », de M. Jean Vagne, au si beau titre (Les Presse du Hibou). L'auteur s'y abandon- 21 ne par malheur au courant d'une facile cacographie. Nous voici bien revenus des « flamboyantes collisions de mots ra¬ res » chères à Lautréamont : nous exigeons de nouveau qu'un poème soit écrit, et non plus seulement ébauché. Si l'émotion première est incommunicable, à quoi bon la figurer par des termes sans liaison, dont la « gratuité » touche à l'évanes- cence ? Il ne suffit pas de belles images juxtaposées pour faire une fresque, et lorsqu'on ne peut s'empêcher de sous-tendre son poème de procédés, il faudrait doter l'arsenal de son voca¬ bulaire de termes moins fatigués que ceux-ci, qui faisaient figure de nouveautés vers 1926 : Rôle, mort, pôle meurtri, chanson blessée rire tapi dans les prisons d'angoisse les feuilles ouvrent des bruits de voix nous ne jouerons plus avec le feu avec la peur. Apparentés aux précédents sont les poèmes que M. Lucien Becker a réunis dans « Passage de la Terre » (aux Cahiers du Sud) ; il y a le même tourbillonnement désaxé, le même désarroi d'une pensée devenue folle (d'une folie dirigée mais non orientée), avec en plus de fraîches fleurs écloses sous un véritable bombardement d'étoiles — encore... : « Il y a un bourdon désorienté dans le rideau la lumière tête nue sommeille sur le lit défait, un enfant se roule avec les poules dans la poussière. J'ignore ce que peut être le Taquouari: un dieu, un fleuve, un steppe, une montagne... mais je me laisse bercer par les syllabes de ces trois mots : « Palmiers du Toquouari », le nouveau livre que Géo Libbrecht publie à Bruxelles (Cahiers du Journal des Poètes). L'exotisme, souvent odieux, ne pèse ici ni ne pose ; il fait corps avec l'essence du poème et sa tex- 22 ture de chair, sans doute parce que les images d'une lointaine et presque fabuleuse contrée sont décantées dans le souvenir, accordées à la musique du vers, et féériques comme ces boules de verre où tout un paysage est prisonnier : Palmiers du Taquouari, n'êtes-vous pas un songe, et se peut-il, là-bas, que vienne encor le soir, la forme de mon corps nouer, comme autrefois, mes rêves d'aventure avec le chant du monde ? M. Emmanuel Lochac, de qui les « Monostiches » avaient suscité un certain mouvement d'intérêt, les fait suivre (à « Marsyas », Aigues-Vives) d'un « Tribut à Mélusine » d'une tout autre ampleur. Non qu'il nous apparaisse avec la tête épique : son génie est dans la continence et dans la sug¬ gestion. Seulement les suites qu'il nous livre pourraient bien constituer l'armature d'un grand poème lié. S'il s'est arrêté à ce découpage de fragments, presque toujours écrits en fonc¬ tion du dernier vers (héritage insidieux du Parnasse) on sent qu'il suffirait d'un souffle plus ambitieux pour qu'une gran¬ de composition prît forme d'elle-même. Tout est là : nous ne voulons plus avoir ce souffle, nous sacrifions trop volon¬ tiers aux amables cadences du ton mineur. Peu m'importent les essais rythmiques auxquels M. Lochac semble attacher du prix : ils doivent être à ce point fondus dans la coulée du vers que le lecteur ne doit se poser aucune question à leur propos. Après le doux et féroce Toulet, il joue d'un archer savant, tel un ménestrel amoureux de sa viole, mais sans ja¬ mais prendre conscience de ce que son jeu devrait être un jeu mortel, et non pas un simple exercice. Tout n'est pas clair .dans le poème de M. Théo Léger, « Ornement de la Mort Intérieure » (chez Corréa), mais il semble que ce soit par excès de lumière. Celle qui brilla un 23 soit à Emmaiis devait avoir cette même vertu de rejeter dans l'inexistence tout ce qui l'environnait : il faut à nos communs climats des ombres plus dégradées. En un long monologue- haché d'apostrophes et d'éclats de passion, l'auteur interroge et confesse les démons obscurs de son être profond : si sa voix affecte volontiers la forme du discours, elle traduit des im¬ pressions enregistrées immédiatement par « cet œil intérieur qui est le trésor de la solitude » dont Coleridge parle quelque part. Elle fait monter de l'abîme des hymnes à la nuit que n'alourdit rien de charnel, et dans l'aveu même de sa tristesse il reste une certitude métaphysique grâce à laquelle elle se situe à l'opposé du désespoir. Ilarie Voronca, poète roumain de langue française, est un écrivain abondant dont on aimerait pouvoir goûter sans ré¬ serves la facilité. Le voici qui augmente son œuvre de deux livres publiés coup sur coup : « Le Marchand de quatre sai¬ sons » (Cahiers du Journal des Poètes) et « L'Apprenti Fan¬ tôme » (Les Presses du Hibou). Son allure est toujours non¬ chalante et libre, à l'instar du Danube dans la traversée de son pays. Rien d'étonnant à ce qu'on perde de vue les berges dans le flot continu des images et des phrases. Les poètes d'au¬ trefois soutenaient leur inspiration, et l'attention du lecteur, grâce aux cadres précis de leur forme; ici la mémoire trouve difficilement une aspérité où s'accrocher. Vive la liberté dans l'expression, mais à condition qu'elle implique des difficultés vaincues. Dans l'œuvre de Voronca les éléments me parais¬ sent trop soigneusement liés, et par là dangereusement voisins du prosaïsme. J'y goûte toutefois avec un plaisir certain le sens de la vie généreuse, la curiosité toujours en éveil, et cette ardeur qui nous vaut de loin en loin un aveu émouvant : « Comme d'une eau j'ai soif d'une face de chair » Ce mystère de bon aloi, tout de resserrement et d'inté¬ riorité que je réclamais à Voronca, je le trouve entre les feuil- 24 lets de « Saint-Jean du Désert », de Léon Gabriel Gros (Les Cahiers du journal des Poètes). Gros, comme tous les grands serviteurs de la poésie, a négligé longtemps son œuvre per¬ sonnelle, qu'il nous doit, à laquelle il se doit. Plus pur, et d'expression plus parfaite que « Raisons de Vivre », ce der¬ nier recueil nous montre combien peuvent mûrir en un seul homme les acquisitions du cœur, de l'étude, de la mémoire, et du temps. Tout mêlé à l'agitation de ses semblables, il a pris conscience de son rôle annonciateur, et le désert humain s'est peuplé de sa voix. Entre la faute originelle et la volupté qui est en avant, il y a place pour l'amour de tout ce qui chante, et de toutes les créatures bonnes (il en est si peu qui ne le soient pas...) S'étant connu consubstantiel à Dieu, il est ha¬ bité d'une flamboyante certitude et ne répudie rien de sa na¬ ture d'homme. Crois-moi, tu es de. mon levain, Tu es le ferment de ma cuve Né méditerranéen, Gros a incorporé à son poème la subs¬ tance de l'Orient où il a vécu, son faste et ses couleurs, sa sécheresse et sa mysticité. Le poème qu'il nous livre s'élève tout naturellement, et par les voies les plus simples, à ce biblisme véritable dont ne nous connaissons guère que des contrefaçons. On y sent vivre sur un grand rythme un être en marche vers sa vérité, qui est aussi celle de beaucoup d'autres. Sa vérité... Qui la connaît d'emblée ? Thérèse d'Avila a écrit là-dessus des paroles que je me garderai de paraphra¬ ser. Un autre poète a parcouru avant de « consentir au mon¬ de » une voie semée de traverses : le Belge Charles Plisnier, que ses succès de romancier n'ont pas détourné du langage primordial des cœurs inquiets. Son dernier livre, « Sacre » (éditions simultanées chez Corréa et dans les Cahiers des Poè¬ tes Catholiques) est le journal poétique d'une montée vers 25 la Joie ; il témoigne d'une vie profuse qui pour atteindre aux cimes de la certitude n'a pas reculé devant les épreuves d'une véritable crucifixion. Les années ont appris au poète la dignité du silence, et son enseignement : à partir de lui seul est possible la dernière ascèse, en lui seul se recompose la pureté : « Seigneur, on m'a dépossédé de mon enfance. » Il faut la regagner, et avec elle le sens du sacré : ainsi la courbe hu¬ maine se trouve achevée sans aucune mutilation : « l'appétit de la terre et du monde » lui-même reste sauf, et le sens de la révolte qui est le pain des forts. Peut-être changent-ils de direction et de nom, mais non d'essence. Dans la même lignée spirituelle que les deux précédents, mais d'un accent tout distinct voici un important poème de Georges Cattaui : « Parousie » (chez Corréa). L'auteur, Juif d'Egypte, est depuis plusieurs années fixé en Angleterre: si je mentionne ces détails, c'est qu'ils ne me paraissent pas indifférents. N'ouvrent-ils une claire perspective sur cette vue prophétique du monde, sur cette faim d'éternel que cha¬ que page proclame ? Les terres traditionnelles de la Bible ont nourri de leurs sucs une poésie toute pénétrée de divin, et parfaitement incompréhensible à ceux pour qui les textes sacrés demeurent lettre morte. Peu importe ici l'orthodoxie du dogme, très éclectique si l'on en croit les épigraphes empruntés tour à tour à Isâie et à Mahomet, ou telle pièce écrite devant le sanctuaire de la Vierge à la Salette. Ce qui compte, ce qui émeut, c'est l'Espé¬ rance aux ailes ouvertes comme une voile qui prend le vent de mer : un vent venu du fond des siècles, où triomphe et gémit la voix, des ancêtres, la voix de la race toujours inassou¬ vie. « Caravane perdue, Errants au regard terne, « Hommes qu'hallucinait la soif, quelle citerne « Vous étanclie ? Affamés, quel pain vous rassasie ? » 26 Lorsque l'insatisfaction n'est pas une fin en soi, elle a la puissance d'un levier vivant — et elle s'exprime ici avec tout le jaillissement d'une force métaphysique : « J'irai, perpétuant ma quête et mon refus « De royaume en royaume au milieu des repus. « Exilé, mendiant, aveugle, sans couronne « N'ayant que mon Espérance pour Antigone... » Je ne puis m'arrêter à l'expression, tantôt nerveuse, et tantôt houleuse comme une rumeur de foule dans un tem¬ ple. Plus encore que par les mots, elle vaut par une exigence interne qui l'informe : on comprend à l'entendre à quel point le poème peut se faire chair, et présence. Les poèmes inspirés par le souvenir d'une mère passionnément chérie ajoutent au recueil la note d'une tendresse qui jusqu'à ce point ne s'était exprimée que sur le plan du cosmos : ils vaudront à Georges Cattaui, en plus de leur admiration, l'amitié de quelques hommes. Un mot pour finir de deux traductions récentes. Pour la première fois les « Elégies Romaines » de Gœthe paraissent intégralement en français (Editions de « Présence », à Ge¬ nève) . M. J. P. Samson, à qui nous devons cette version, a rendu en un mètre voisin de l'original l'intense joie de vivre et le paganisme sans réticence qui faisaient du jeune voyageur un Grec de grande époque plutôt qu'un dur Ro¬ main. De son côté, Mathilde Pomès nous donne un excellent choix des poèmes de Miguel de Unamuno (Cahiers du Jour¬ nal des Poètes, Bruxelles). Peut-être le recteur de Salaman- que fut-il plus poète dans sa prose que dans ses vers, mais sa conception du tragique, et du combat qu'est toute vie, creuse en eau-forte chacun de ses écrits. Ce choix est précédé d'une étude de Mathilde Pomès, toute pénétrée de lumière, d'intelligence, et de cœur. Armand Guibert. 27 Jean (dhanls berbères de Kabyhe (Monomotapa, Tunis) Les « Chants berbères de Kabylie » constituent une sorte de poésie privée et familiale, celle des Amrouche. Un monde clos, une tribu. Trois Amrouche possèdent le secret : la mère, le fils, la fille. La mère les a reçus de la tradition; elle les livre à ses enfants; le fils les a recueillis de sa bouche; la fille les chante. En vain les oiseaux me visitent, Tu les charges en vain de messages. Voici deux jours survint ta lettre : Depuis deux jours mes larmes coulent. Mère, de l'exil je souffre : Le Seigneur nous a séparés. A mrouche 28 Ecoutez ce beau chant d'exil; si les Amrouche souffrent, c'est qu'ils se sentent exilés. Ils appartiennent à une vieille race humaine, particulièrement proche de la terre; ils éprouvent le sentiment que leur vie n'est pas détachée de la vie du monde : ils sont poètes. Or, tout poète est en exil. Le poète s'expatrie de lui-même pour « jouer à l'homme », ieu qu'impose la Nécessité; et cependant, en fait, il n'est pas sorti de l'enfance. Entre l'enfance et l'âge de raison (raison signifie : compte) il erre, tourmenté par l'appel d'une innocence intérieure. Le passé vit dans le présent, et l'avenir n'est qu'un regret. En lui rien ne passe, tout dure. Il existe comme les bêtes, les plantes. Un lien logique ne réunit pas ses paroles. Il use du silence et de l'image. Il dispose son chant en allusions, graves ou souriantes, qui toutes se rapportent à quelque bien perdu : Mère, ô ma mère très douce, Mon esprit est tordu comme une treille. Quand je me suis éveillé à moi-même La foule s'était dispersée, Et j'ai connu la solitude. Derrière les montagnes le soleil est tombé, Vers le passé les ponts sont coupés. La brièveté de ces chants en fait la valeur. Ils enferment dans un petit volume une énergie très condensée. De là leur pouvoir 29 d'évocation. Ce sont de vraies formules magiques; des paroles de la Toute-Puissance où s'est concentrée une millénaire véhémence d'âme. La prière de l'aube est pénible, Mais ô mon cœur ne l'oublie pas. (Il n'est pas d'autre Dieu qu'Allah.) Les amis de Dieu sont déjà levés Les corps purs de toute souillure. (Il n'est pas d'autre Dieu qu'Allah.) Et toi dont l'étoile est voilée, Oui s'est chargé de ta prière? (Il n'est pas d'autre Dieu qu'Allah.) Même pour la danse, la joie, le tour est grave, le ton sérieux. Car cette poésie ne perd jamais de vue qu'un sentiment vif, natu¬ rel, un geste gracieux ou utile, soutenus de musique, s'accordent aux lois de la vie, traduisent un besoin du monde. On tisse, on berce, on tourne la meule. Mais on ne saurait tisser, bercer, tour¬ ner, sans rythmes dans ses mouvements; sans pencher tantôt au temps faible et descendre vers l'ombre, et tantôt monter au temps fort, en s'élevant à la lumière. Alternances universelles. Un chant 30 naît de ces aspirations naturelles, un chant que viendront peupler des images, les grandes images simples de la vie, thèmes essen¬ tiels : la Mère, l'exil, la mort, Dieu. « La poésie kabyle est un don héréditaire. De père en fils, de mère en fille, le don de création se transmet. Le poëte est celui qui a le don d'asefroo, c'est-à-dire de rendre clair, intelligible, ce qui ne l'est pas. Il voit au fond des âmes obscures, élucide ce qui les angoisse, et le leur restitue dans la forme parfaite du poëme. » Ainsi parle Jean Amrouche. Six proses précèdent les chants : Les poëtes, l'esprit d'enfance, les œuvres, la voix qui chante. Très belles pages d'où se détachent celles qu'il consacre à sa mère : « C'est une voix blanche et presque sans timbre, infiniment fragile et proche de la brisure. Elle est un peu chevrotante, et, chaque jour, plus inclinée vers le silence, son tremblement s'accentue avec les années. Jamais rien n'éclate, pas le moindre accent, pas le moindre effort vers l'expression intérieure... » Et plus loin : « Si j'ai si longuement parlé de ma mère, ce n'est pas seulement par l'effet d'une tendresse privée, mais parce que ces chants lui appartiennent. Sans elle ils auraient disparu. Arra¬ chée à son pays natal depuis quarante ans, tous les jours, comme autrefois sa mère de qui elle les tient pour la plupart, c'est sur les ailes du chant que, dans la solitude, elle lance ses messages aux morts et aux vivants. » Ces messages, nous les avons entendus par la voix, plus vigou¬ reuse, de sa fille, Marie-Louise Amrouche. Car le don de chanter a été transmis. Pour beaux que soient ces brefs poëmes à la lecture, on doit convenir que le chant reprend, prolonge, élargit leur beauté. Marie-Louise Amrouche les livre avec une passion or- 31 gueilleuse, un peu noire, des notes rauques, puis limpides, et une âpreté d'accent, une dramatique et close véhémence... C'est une fille brune, petite, aux yeux lourds et sauvages, au front têtu. En chantant elle baisse la tête et se tient en retrait. Elle chante de bas en haut. Elle arrache le chant de son âme et sa poitrine monte et descend. Par moments elle semble éperdue; la mélodie abandonne sa gorge; elle halète et souffre. Quand un bon jet de souffle jaillit et dépasse son cœur agressif et timide, le chant attaque, mord. Nul art, pas de fleurs, pas de feuilles, mais le chêne zéen dépouillé au tronc rude, qui sent l'odeur de la terre, le roc brûlé de soleil. Les aïeules de cette étrange fille devaient emporter les morts et charger les fusils dans les batailles... O toi, aigle à la tête bleue, Etends tes ailes dans les nuées... Henri Bosco. 32 A rmand Guibert Oiseau privé (Monomotapa, Tunis) Armand Guibert a un sentiment admirable de l'éminente di¬ gnité du poëte. Dès les premiers vers, Oiseau privé parle de haut: il plane. Car il a un message à livrer, et le ton annonciateur, le lan¬ gage de plein ciel, résonne. Un épervier ne saurait s'abandonner à l'effusion lyrique; ce n'est point là coutume d'oiseau sacré. Le paysage est nu, d'une pureté lumineuse; on voit le temple; on attend des révélations, peut-être un oracle. Le mystère n'est pas d'antres, de forêts ténébreuses, mais de magie verbale. Le mot juste, le ton requis, la coupe rituelle — et le dieu se forme dans l'âme. Le dieu, Eros. Car nous allons entendre, au sens littéral, un récit, celui de l'Amour, qui deviendra, par résonance, une allusion sonore aux dégagements progressifs de l'âme en quête de soi, de sa vérité, de sa force, de son devenir solaire. C'est une ascèse sug¬ gérée. Nous ne feuilletons point une collection d'odes ou d'élégies détachées, mais nous découvrons un poëme narratif et symbolique, 33 avec son soleil intérieur, son astre caché et ses gravitations lyriques. Ce monde clos tourne autour d'un secret passionnel. Derrière le masque éclatant du mot, l'arrière pensée se propose. Point de for¬ mule ; mais de constantes allusions. Le sens est épars, le mythe la¬ tent ; partout circule cette pensée brûlante. Toutefois son mouvement ne naît point d'orageux caprices de l'âme. Il tend vers un idéal de vie pleine, belle, orgueilleuse. Cette animation transpose l'idée au registre de la poésie. Une poésie prise vivement dans le mot, et qui n'en brise guère la coque étincelante. De là sur cette violence sauvage, ce déta¬ chement verbal qui imprime au poème une sorte de hauteur un peu dédaigneuse, une élégance qui ne se commet pas. Le chanteur n'est pas impassible; il brûle, il se consume; et l'on sent, tout autour de lui, comme une odeur de bûchers d'hérésie; mais il garde de la tenue. C'est un poëte noble. S'il vous accorde quelques confidences, il vous les livre, comme si vous étiez, non pas un homme, mais la Nuit, l'Absence, l'Espace. La voix arrive d'un sanctuaire privé, d'un « sacellum » où n'entre que l'Initié le plus sûr, et où le Célé¬ brant prononce des oraisons pures, non pas devant une image di¬ vine, mais devant le Divin lui-même, le Feu. Il ne prie pas une statue; il parle à une présence. La grandeur de l'objet attire le chant dans les mesures larges, inspire les coupes hautaines, et place cette musique sacrée dans une sorte d'étendue lyrique où toutes les sonorités ont de l'éclat. Pas une onde n'est étouffée; rien ne se perd; tout s'achève et prend place. C'est pourquoi le vers n'est jamais familier, confidentiel, jamais non plus fondu à l'écoulement musical d'une polyphonie chargée. Il se distingue. Il parvient à cette distinction par son des¬ sin très net, la vivacité de son éclat, pour ne pas dire de sa couleur. La lumière le dévore. Comme tous les vers forts il frappe et 34 marque quelque intolérance. Il vous retient; pour peu il vous arrê¬ terait. Mais il est entraîné cependant dans un mouvement lyrique dont le caractère le plus apparent est une scansion qui s'impose et qui prend, pousse, suspend, ranime, à travers des coupes impé¬ rieuses, le sentiment dompté, jusqu'au bout d'une mélodie sans défaillance. (Peut-être y faudrait-il, parfois, une défaillance.) C'est pourquoi cette musique ne passe pas, mais prend forme; en quelque sorte, s'édifie et reste. Elle ne dégage pas, en vous, l'émotion dès les premiers chocs; mais la bâtit peu à peu, à mesure qu'elle construit son propre édifice sonore. Même la musique est plastique. Partout l'intensité du groupe verbal impose une splen¬ deur formelle, une sculpture ferme, à cette architecture musicale. Immobile, sculpté sur le fronton des deux, Il est lui-même au centre des nuées flottantes, L'Insaisissable est ferme... Il l'est. L'oiseau qu'on chante ici est un rapace. Il a nettoyé le ciel. Nous ne sommes pas au pôle des anges, messagers sensuels, ten¬ dres, éperdus. Sois cruel, toi qui aimes fortement... La poésie d'Armand Guibert respire une cruauté forte, une dureté héroïque. C'est le sanctuaire dans la citadelle. On la sent entourée d'obstacles, les uns imposés au poëte, les autres élevés par lui. Quelquefois on a l'impression qu'elle ne parvient pas à se délivrer d'elle-même, qu'un lien intérieur la retient, dompte l'émo¬ tion. Fierté, horreur de la facilité, peut-être. 35 II faut être plus grand pour confondre les sphères Et par la dureté leur imposer sa loi... Sans doute. Mais par delà tant de dureté et tant de maîtrise affichées on peut soupçonner un autre drame : O Fauconnier sauvage et tendre, trop tendre sous le masque magistral... N'oublions pas que ce poëte aime les îles, de préférence les plus étroites : Une île solitaire et longue où dans le creux central sommeille un lac d'argent refroidi... La passion de l'isolement est signe d'insatisfaction. Laquelle? L'on ne saurait dire. Heureux tourment toutefois qui nous vaut une telle poésie. Henri Bosco. AGUEDAL parait six fois par an par les soins de henri bosco, c. funck-brentano armand guibert (tunis) jean grenier, rené janon (alcer) et pour le compte de la SOCIETE DES AMIS DES LETTRES ET DES ARTS au maroc Rabat. 14, avenue de Marrakech Abonnement : Pour un an : 40 frs {Etranger : 50 frs). Chèques Postaux : Sala, 122-95, à Rabat