lre Année - N« 1 MAI 1036 SOMMAIRE L. justinard LES PROPOS DU CHLEUH: Àguedal, Sagesse et Poésie. Charles de Foucauld PAGES RETROUVEES: Lettre à Lyautey. Fernand Mazade A une femme aimée. Noël Vesper Leda. Innocent I LES PROPOS DE L'INNOCENT. Henri Pourrat L'artisan de campagne. Gabriel Audisio Chant d'Arian. Henri Bosco L'âne Culotte — I. Christian Funck-Brentano . Vingt-quatre heures aux Etats-Unis. CHRONIQUES LES LETTRES Hommages J. Bainville, P. de Nolhac, R. Kipling, par H. Bosco. — Maurice Le Glag Pages choisies Jules Borély : Ahmed et Zohra Chronique-éclair Sélections et commentaires . A, Huxley, Griaule, Vega, L. Pize, H. Pourrat, Marcelle Marty, par H. Bosco, Gui Mémoire. Chronique marocaine Petit tableau de la littérature européenne affectant le Maroc, par Boubeker. Les vengeances et les amitiés du lecteur LES ARTS La Musique A propos d'Enesco, par G. Jarmaty. Le spectateur parle La Peinture Les Expositions L'Architecture L'architecture moderne au Maroc, par Antoine Marchisio. S. A. L. A. Société des Amis des Lettres et des Arts B. P. 57, Rabat - Ch. Post. : S.A.L.A., N° 122.95 (Rabat) Sous le patronage du Résident général de France au Maroc, du Général commandant les troupes au Maroc, du Premier président de la Cour d'Appel de Rabat, du Directeur général de l'Instruction Publi¬ que au Maroc, Sous le patronage littéraire et artistique de Jac¬ ques Copeau, Georges Duhamel, Edy Legrand, Al¬ bert Marquet, Henry de Montherlant, Jules Romains, Jean Schlumberger, assure la venue au Maroc de conférenciers de la Métropole édite Agxjeoal, revue littéraire paraissant tous les deux mois. Aguedal ne publie, en dehors des Pages retrouvées et des Pages choisies, que de l'inédit. Aguedal sollicite, pour chacune de ses chroniques, la correspondance de ses abonnés. Les ouvrages pour comptes rendus, les services d'é¬ change et les manuscrits doivent être envoyés à la rédac¬ tion d!Aguedal, boîte postale 57, Rabat. Rédaction : Henri Bosco, Christian Funck-Brentano. LES CONFÉRENCES DE S. A. L. A. Le 21 avril à Rabat, le 23 avril à Casablanca : « LES MYSTERES DE L'EGYPTE PHARAONIQUE », le 24 avril à Rabat, le 27 avril à Casablanca : « LES MYSTERES DU PAYS DE SABA ». par le Docteur J. C. Mardrus. Le 6 mai à Casablanca, le 11 mai à Rabat : « AU PAYS DE MARIA CHAPDELAINE », par Mme Jean Britnhes-Delamare ». Ultérieurement : Georges Duhamel ; Jean-Richard Bloch ; Jean Gassou ; Luc Durtain. NOUS AIMONS LE MAROC, NOUS LUI GARDONS NOTRE CONFIANCE. C'est un magnifique pays. Il a été lancé sous l'im¬ pulsion de l'esprit. Depuis lors, les temps sont de¬ venus fort durs, et, naturellement, y prédominent les soucis matériels. N'est-ce pas une raison de plus pour tenter un effort qui contribue à maintenir intacte la part de l'esprit qui l'a créé ? L'on s'adresse à tous ceux, connus ou non, cita¬ dins ou blédards, Européens ou Indigènes, solidaires d'une même œuvre, attachés pareillement à sa pros¬ périté et à sa beauté, qui ont à cœur de conserver, d'enrichir ce patrimoine. CAR IL IMPORTE DE SAUVEGARDER, SURTOUT SUR CETTE TERRE D'AFRIQUE, LES POSITIONS DE L'ESPRIT. Il serait malfaisant de laisser écarter celui-ci des tâches matérielles, injuste de voir de purs matéria¬ listes en ceux qui travaillent pour nous tous. LE MAROC, OU MONTENT DES GENE¬ RATIONS NOUVELLES, SE DOIT DE PRENDRE CONSCIENCE DE SA VALEUR SPIRITUELLE, DE FAIRE CONNAITRE, EN CE DOMAINE, LE SON DE SA VOIX. C'est ce sentiment de défense spirituelle, d'amitié franco-marocaine, qui nous a inspiré l'idée d'entre¬ prendre une double tâche : Provoquer la venue, comme conférenciers, de re¬ présentants qualifiés de la culture française ; Fonder une revue qui serve de lien réel entre tous ceux qui partagent déjà notre ambition. Des CONFERENCIERS notables seront appelés, suivant un programme établi au début de l'année. Ils seront accueillis par un auditoire préparé. Une REVUE BI-MENSUELLE épaulera ce mouvement A G U E D A L Un de ses buts capitaux sera de maintenir entre les différentes villes du pays, entre les villes et le bled, qui souvent se connaissent mal encore, une liaison amicale. En symbole de cette liaison, une place sera réservée, dans chacune de ses chroniques aux correspondances des abonnés, tous invités à taire connaître, à confronter leur sentiment sur les spectacles auxquels ils auront assisté, les livres qu'ils auront lus, les expositions qu'ils auront visitées. CONDITIONS DE SOUSCRIPTION On peut soucrire : 1° Un abonnement de 40 frs., donnant droit annuellement aux six numéros de la revue Aguedal. 2° Un abonnement de 79 frs., donnant droit annuellement aux six numéros de la revue Aguedal et, pour une personne, à l'entrée aux cinq conférences. 3° Un abonnement de 100 frs., au minimum, dit « abonnement de Donateur », donnant droit (en plus des six numéros de la revue et des cinq conférences) à la participation à toutes les autres manifestations organisées par la S.A.L.A. Observation. — Les Donateurs et les souscripteurs à l'abonnement de 70 frs, pourront prendre, pour les membres de leur famille, un ou plusieurs abonnements supplémentaires de faveur, pour les cinq con¬ férences, au prix de 30 francs par personne. Abonnement pour l'étranger. — (les six numéros d'Aguedal seule¬ ment) : 50 francs. Nom Adresse ; _ Envoyer le bulletin au trésorier de la S.A.L.A., Chèques postaux : S.A.L.A. n° 122-95 à Rabat. « LES CAHIERS DE BARBARIE » Collection de poésie et de critique publiée par les soins d'Armand Guibert 46, rue de Naples - Tunis «LE FEU» Organe du régionalisme méditerranéen, directeur Joseph d'Arbaud Aix-en-Provence « LES CAHIERS DU SUD » Directeur : Jean Ballard 10, Cours du Vieux-Port - Marseille « SUD-MAGAZINE » 38, rue Vacon - Marseille « LE BULLETIN DES LETTRES » 10, rue du Président-Carnot, Lyon chez Lardanchet « PORZA» Cercle de coopération intellectuelle 14, rue de l'Assomption - Paris Propos du Ckl e uk Aguedal, sagesse et poésie D'autres ont rencontré chez le Berbère un naturel, une bonne grâce et un désintéressement qui n'étaient pas pour eux de vieil¬ les connaissances. Montherlant, Service inutile, p. 81. Le nom d'AGUEDAL, qu'on a choisi pour cette revue marocaine, est un petit mot berbère bien sonnant, connu surtout par ces grands parcs chérifiens dont celui de Marra¬ kech est un des beaux lieux du monde, et dont un autre est devenu un charmant quartier de Rabat. On veut dire en deux mots l'origine d'Aguedal. « Aguedal » vient d'une racine berbère « gdl » qui signifie gard r, protéger, réserver. Il y a un Imegdal à l'entrée des gorges de l'Oued Nfis. Il y a un Tisougdal à l'entrée d'une gorge de l'Anti- Atlas. Il y a un Agdal ou Merzgoum, au bord de l'Oued Massa. Il y a Sidi Megdoul, dans les sables de Mogador, qui a donné son nom à la ville. Dans le Sous, l'aguedal est un endroit réservé, pâturage, bosquet, enclos, par révérence pour un saint, auquel ce lieu 2 est consacré. C'est un peu le « sacellum » des Latins. On sait que les bergers de Virgile utilisaient quelquefois à des fins profanes ces quartiers réservés. Novtmus... et quo sacello. (Eg III). Les princes chérifiens de la dynastie actuelle ont eu cette idée de génie de « réserver » à proximité de leurs palais ces grands parcs, aux bassins reflétant les neiges de la montagne et recueillant ses eaux, qui sont, dans un pays brûlé par la soif, « une joie pour toujours ». On se propose de donner une page à chaque numéro de cette revue sous le titre : « Propos du Chleuh ». On n'y trouvera pas du tout, sous le masque d'un Chleuh, une critique des mœurs du temps, mais des extraits du folklore des Chleuh qui sont les Berbères du Sud-ouest marocain. Beaucoup seront étonnés d'apprendre qu'il y a là une réserve de spirituel, un aguedal de poésie et de sagesse. Il y aurait beaucoup à dire sur l'utilité actuelle de cet apport. Mais « où il y a beaucoup à dire, on ne dit rien ». C'était le propos familier d'un vieux seigneur, et c'était dans sa bouche, l'expression du mépris par le silence. Mais, de même que la musique emmène chacun où il veut aller, chacun peut donner à ces propos des Chleuh le commentaire qu'il lui plaît. « Complète avec ta raison », disent-ils souvent après quelque citation. En voici une autre, d'un autre seigneur de la montagne : « Il vaut mieux pour toi celui qui te donne un coup Que celui qui t'a juré : — Tu me le paieras ». Du même, deux vers sur la reconnaissance. : « Montre-moi comment rendre son bienfait, à celui à qui j'avais dit : 3 — Mon. remède est dans ton doigt — qui m'a dit : Voilà ma main coupe-là. » Voilà un conseil d'endurance et de fierté, tiré d'une chanson : « Si tu as le tibia cassé, continue à sauter dessus, Ne fais pas savoir à ton ennemi ce qui te fait mal ». Quand on souffre d'un mal, on en fait parfois confi¬ dence à un ami, mais on n'a pas la bassesse d'âme de l'in¬ voquer auprès des ennemis. Le propos qui suit est celui d'un soldat marocain et a . son cadre dans l'Aguedal de Marrakech. Un cavalier chleuh suit son officier. A un détour de la forêt d'oliviers, on arrive au grand bassin, où, pour admirer, on voudrait toujours trouver du silence. Or on tombe sur une bande de Juifs en goguette. Alors le Chleu'h, se tournant vers son officier, dit sim¬ plement : « On désespère du monde en voyant devant ce qui était par derrière ». C'est le propos du chacal, emporté par la rivière, et qui voit sa queue lui passer devant, emportée par le courant. Deux chansons pour terminer : L'œil noirci à l'antimoine et la blancheur de l'oreille Ont frappé le garçon comme un coup de fusil, La beauté seule a du prix. Ne parlez pas de l'argent. Pour l'œil, jour de la beauté a plus de douceur que le miel. La beauté, elle est ce lac où le cœur vient s'abreuver. Beauté, ton regard est plus fort qu'un coup de sabre. 4 Pourquoi les plumes d'autruche, éloignées des boucles du front ? Et vous, les sandales brodées des pieds teintés Et vous, théière de Fès, éloignée du thé ? 0 ma mère chérie, moi qui ai voyagé Pour trouver remède à mon foie, j'ai trouvé douleur à mon cœur. La tour de la folie chacun y est allé. J'y suis allé tant de fois, j'y vois les autres monter. Les épines de mon cœur, quel autre cœur viendra me les ôter ? Seigneur, mon petit seigneur, j'ai porté mon sacrifice A l'entrée du sanctuaire et j'ai invoqué. Comme tu n'étais pas là, j'ai sacrifié. Où tu trouveras du sang, c'est là que j'ai égorgé. S'il plaît à Dieu, qu'il me soit, pour une autre fois propice. L. JUSTINARD. a ges retrouvées JESUS CARI TAS Barbirey, par Pont-de-Pany Côte d'Or 25/8/13. Mon Général, Merci de tout cœur de votre lettre du 31 juillet ; merci de trouver le temps de m'écrire au milieu de tant de travaux. Avec quelle ardeur je désire que, par dévouement au bien public, vous restiez longtemps, très longtemps à la tête du Maroc, malgré les chicanes qu'on vous fait, ies entraves dont on vous lie, les difficultés qu'on vous crée ! Je le désire pour la France, pour sa sûreté, son honneur, sa grandeur. Je le désire pour le peuple marocain, son progrès moral, intellectuel, matériel. Je le désire pour toute notre Afrique du Nord, dont les Marocains prendront vite la tête et sur laquelle ils auront une influence décisive. Je comprends vos moments de tristesse à la pensée du bien que vous feriez si la France remplissait son devoir envers vous, et que vous ne pouvez faire parce qu'elle ne le remplit pas. Mais personne n'en ferait autant que vous en faites. Qui, plus que vous, veut le bien public? Qui, plus que vous, est capable de le procurer? Puisque nul ne veut ni ne peut mieux que vous, ni aussi bien que vous, il fqut rester, ■jr t, VTTIA4 cjyy' rt*. Viru^t Ckji&. l'a s KXvt-te. , f h f}.ff\i ne use ^ S'X ' p>0~UJL ô>~ p>£-f^- ppi a\ aJ-, t. LX fc-ùù?c-(us iL Pc rf cus- /jocruA. t OUoisL 7 Je vous envoie ci-joint copie d'une lettre d'un Polonais savant et distingué, M. Lutoslawski ; ii déplore que ses compatriotes émigrent en foule vers l'Amérique où ils se perdent ; il voudrait détourner ce courant d'émigration vers le Maroc, l'Algérie et la Tunisie. Il y a peut-être là une idée féconde qui, adoptée par quelques Français de tête et de cœur, produirait du bien. Raymond de Blic, chez qui je suis, vous envoie ses meilleures amitiés. Il me charge de vous dire que, s'il ne vous a pas écrit en diverses circonstances, c'est qu'il craignait d'abuser de votre temps qu'il sait précieux. .Vous savez que de tout mon cœur je vous suis affectionné et respectueusement dévoué dans le cœur de Jésus. Fr. Ch. de FOUCAULD. C'est au cours du second et dernier séjour fait en France, au cours de sa vie d'ermite, par le Père de Foucauld, que Lyautey lui écrivit. Nous n'essaierons pas de commenter l'émotion du lecteur : un jour d'amertume, ces confidences, cette confession, puis le réconfort, le sermon du saint. « Montrer à Berriau, qui m'en parlera ». On reconnaît l'écri¬ ture du lion. Il s'agissait évidemment de cette affaire de Polonais. Berriau, chef du service des Affaires Indigènes, passa la lettre, pour étude à un subordonné. Qu'en fit celui-ci ? On lit « classer ». L'embarras de l'archiviste se voit au crayon bleu : il désigna le dossier des « Divers ». Grâce à quoi l'inestimable autographe figure aujourd'hui au Trésor des Archives du Profectorat marocain. Son histoire ne s'arrête pas là : le fac-similé en fut communiqué, au moment du retour des cendres du Maréchal, à I' "Illustration". Mais cc grand journal ne le publia pas. AGUEDAL. une femme aimée Quel autre bonheur, oserait-il élire ? N'est-il pas l'égal du plus illustre roi, Le mortel qui parle et se meut et respire A côté de toi ? Moi, dès que j'entends ta voix claire et subtile El que sur le mien ton regard vient briller, Telle qu'un flambeau de résine, immobile, Je me sens brûler, Mon âme soudain se crispe cle délice ; Ma langue se pâme en des vœux dissolus. Un poison divin dans mes veines se glisse. Mes yeux ne voient plus. Sans noyer le feu dont je suis consumée, Sur mon flanc ruiselle une froide sueur. J'étouffe. Et le sol tournoie, ô mon aimée ! El Saplio se meurt. Fbenand MAZADE. « Tu t'avances, blancheur clans la nuit incertaine, Je ne puis que tenir tout mon cœur bondissant : Quelle rumeur en moi la fièvre de mon sang ! Et combien à te voir s'arrête mon haleine ! N'approche pas ! Qu'es-tu ? Quel signe ! Quel instant ! Quel plaisir !... Je ne sais si lu sais bien, humaines. Nos paroles, ou si des secrètes fontaines Tu reprends, sur l'azur conquis, le plus beau chaut ? Le cri dont, ô muet, tu fais à l'agonie Une double naissance, est-il cette harmonie Que tu veux délivrer de nos cœurs confondus ? Ah ! cygne ruisselant des oncles immortelles, Serre mes flancs gonflés, serre-les de tes ailes, Quels tourments donne un dieu ! Quels repos j'ai, perdus ! Noël VESPER. 10 P rop os de 1 Xnnocent « Pour connaître les hommes il vaut mieux commencer par les aimer ». Propos d'innocent, direz-vous. En effet. Car aussitôt ils vous attaquent, ils essaient de vous égorger. Ils se découvrent. Que de temps de gagné !... On peut, dès lors, sans les haïr, s'en défendre quelquefois avec succès. Sans les haïr, dis-je, car le point capital est moins de les haïr que de les mépriser. Mépris implique connaissance ; la haine est aveugle. Par surcroît le mépris nous procure quel¬ que plaisir, la haine aucun. D'autant qu'il se peut accom¬ pagner, par cas, de quelque amour, vous le savez, ou à tout le moins d'indulgence. Il n'est pas désagréable d'éprouver au vif ce dernier sentiment. Il nous donne de nos mérites, une opinion flatteuse- Toutefois, peut-être, ne serait-il pas expédient, à la longue, d'en rester dupe, et de se persuader que, si à nos yeux nos semblables ne valent pas lourds, aux leurs, nous valons, nous, notre poids d'or. Qu'ils pèsent peu, notre malignité nous en apportera toujours mille preuves. Il est vrai que nous pouvons compter sur la leur pour rabaisser notre suffisance. Mais les croirons-nous ? On en peut douter. Nous les haïrons sans doute et tout sera perdu car nous ne pourrons plus les connaître. Il n'en sortirait pas grand mal s'ils devenaient inoffensifs, mais alors ils renonceraient au plus vif plaisir de la vie. Ils seraient bons ». INNOCENT I, 11 L artisan Je campagne Le vieux potier relance son tour, d'un balancement de jambe ; et tête basse, "soufflant dans ses joues, il creuse la motte jaune qui tourne entre ses doigts ; il élève l'argile, la renfle, la ramène, fait fuir les bourrelets sous son pouce, donne enfin au pot sa forme même. C'est fait : il n'a plus qu'à le décoller du plateau, au fil de fer, comme on tranche un coin de beurre, à le poser tout mol et tremblant sur la planche. fl y en a qui savent faire, après six mois d'apprentissage, ceux qui ont la main à ça. D'autres qui, en deux ans, y arrivent à peine. Et d'autres qui n'y arriveraient pas de toute leur vie... Il trempe ses doigts dans une terrine d'eau, les essuie à son tablier de serpillière jaunie. Je regarde ces doigts roses, usés, limés par le frottement, ces mains teintées de jaune et semées, comme le tablier, de grumeaux d'argile. Quelle belle chose c'est de voir ondoyer et monter le bloc de terre grasse, ces mains conduire le pot, lui donner exactement la forme, l'épaisseur et la capacité qu'elles veulent. Le potier connaît sa terre et sa clientèle : il sait ce qu'on attend de sa poterie, et la fait précisément à tel usage. Ces grands vases rouges et verts, qui tiennent leurs huit litres, il les nomme des « biches ». Il explique pourquoi ils sont si précieux aux femmes des fermes : La crème y monte si vite, le lait s'y conserve si bien, aéré juste comme il le faut... Et tout en prenant un autre pain de terre qu'il applique au milieu de son tour, clignant de son petit œil bleu avec un singulier mélange de fierté et de détachement : « A ma mort, dit-il, il y aura trois départements bien embêtés ». Il est le seul potier de bien loin à la ronde. Dans sa jeunesse, 12 ils étaient six ou huit ici, tous du même nom... Et de ses deux fils, l'un s'est fait employé de banque, l'autre gérant d'une coopérative d'épicerie. Tout en tournant un nouveau pot, soufflant encore dans ses joues, il sourit d'aise. La pensée de ces trois départements bien embêtés — il use d'un mot autrement énergique — lui fait envi¬ sager la mort sans aucune mélancolie. Ha ! ils n'ont pas voulu de potier? Eh bien ils sauront ce que c'était qu'un potier ! Quand les femmes des fermes n'auront plus ses biches où mettre leur lait, elles sauront. Il se sent le dernier tenant d'un très vieil art, le dernier déten¬ teur de longs secrets, de quelque chose de plus qu'une technique, même d'une finesse. Il n'y aura plus que des pots expédiés on ne sait d'où, faits d'on ne sait quelle terre, et qu'on fera servir à tout, tellement quellement. Quelle pitié ! Ils verront bien... Et lui rit, tout réchauffé de fierté, vengé par avance. Cette fierté est assez noble, qui vient d'un sens fin et poussé des choses naturelles. Il sait, ce vieil homme, qu'après lui, dans toute une région, une certaine connaissance sera perdue, un certain domaine sera clos. Rien à faire. Ses garçons mêmes n'ont pas voulu comprendre ce qu'est l'art d'un potier. Et pourtant, il est sûr de ce qu'il sait, de ce qu'il est, sûr et certain qu'une certaine valeur disparaîtra avec lui. Il rit en clignant son petit oeil bleu. Rien à faire ? Est-ce vrai que les arts régionaux soient chose du passé, et déjà aussi condamnés que les tabatières, les diligences et les neiges d'antan ? Si l'on comprenait mieux leur importance, il faudrait bien qu'on les sauvât.'Il ne se pourrait pas qu'on les laissât mourir. Tout bien comprendre, ce serait voir leurs conditions, ce qu'ils sont et pourquoi ils méritent d'être, voir comment ils peuvent continuer d'être en France, en Syrie, en Tunisie, au Maroc, dans ce sixième continent qu'est la Méditerranée, comme parle Audisio. Et les faire revivre, à la fin des fins, même et surtout au temps de l'universelle civilisation mécanique. Henri POURRAT. 13 Ckant d A non Les historiens nous disent (Hérodote et quelques Anciens) que Poséidon fut un dieu d'origine libyque. Peu m'importe s'ils se trompent. L'hellénisme de Poséidon n'est pas en cause, mais la preuve de la vitalité de ce dieu marin dans nos régions berbères. Les Libyens eurent un Neptune dieu des eaux, qui n'était pas d'im¬ portation romaine. Les Carthaginois avaient un Triton et un Poséidon. Ce dieu, que nous appelons Neptune (crainte d'on ne sait quel pédantisme, ou servilité à la tradition latine?) c'est le vrai dieu de cette rive africaine. La Tunisie appartient à Neptune, roi des mers. La mer com¬ mande, nourrit, explique toute la Tunisie, même en ses parages d'aspect continental. Car nous vivons sur plus d'une idée qu'il faudrait bien décaper. Les pêcheurs de Tunisie, nous les imaginons facilement presque tous italiens ? C'est faux. Et les indigènes détes¬ tant la mer ? C'est faux. Les pêcheurs de Tunisie sont presque tous indigènes, et presque toutes indigènes les embarcations. Les Berbères aiment la mer, ils pratiquent la pêche avec plaisir et ardeur, même au large. Sauf à Tunis et à Sousse, leur nombre écrase de sa majorité (les sept dixièmes) celui de toutes les autres races (1). Une fois le filet bien en mains, quelle joie de le traîner partout à loisir ; de le relever après chaque calaison, plein de proies fraîches, d'en regarder les palpitations et d'y lire leurs secrets ! (t) Aux statistiques les plus récentes: sur 3.608 embarcations, 2.656 sont indigènes et 820 italiennes. Sur 1 3.077 hommes d'équipages, 9.607 sont tunisiens et 2.835 italiens. La proportion est encore plus forte, en faveur des Indigènes, pour la pêche en mer décomptée séparément (car il y a de nombreuses pêcheries fixes en Tunisie). Quant aux Français, on les compte sur les doigts des mains. 14 La mer partout vivante parmi les hommes, qui sont des man¬ geurs de poutargue comme les Marseillais du temps jadis quand ils partaient aux antipodes. La mer présente parmi les races : même le Juif, avec sa petite culotte bouffante et sa calotte rouge, si semblable à un pêcheur de l'archipel. La mer des Maltais qui ont vu mourir Dragut, battu pavillon chevaleresque et contristé Bona¬ parte ; salut au citoyen Agius, descendant de ces héros, qui m'a fait prendre les virages à 90 sur la route de Téboursouk ! La mer des Italiens qui viennent ici faire les salaisons d'allaches (ils ont le bon sel et le tour de main) et les envoient jusqu'à Trieste ; saiut au professeur Mostacci-Occhipinti, « moustaches les yeux peints », 6 vase étrusque ! La mer des Grecs friands de poulpes péchés dans des gargoulettes : en leur nom je salue la boutique d'Ampélas, le cabinet du docteur Caravokyros, le cargo Kythéra en relâche, port d'attache : le Pirée. Je salue les sirènes, toutes les autres sirènes de Sfax, de Gabès et de Porto-Farina qui me font signe aux étraves des barques, et les sirènes de chair (y compris les hôtesses de Houmt-Souk) qui sourient aux voyageurs. Et je salue tous les navires sur toutes les images, et parmi les images, la plus suave de toutes : à Sousse, dans le café oriental. C'est une charmante et maladroite peinture d'un artiste indigène qui rétablit d'un seul coup le climat d'aventure des premiers navigateurs : devant un rivage aux palmiers clairsemés, une petite nef à pleine voile prend le vent à côté d'un phare tout de guingois sur son récif. L'illustrateur arabe, modestement, a retrouvé d'emblée le style antique, celui des mosaïquistes. Et je suis bien sûr qu'il n'a pas eu besoin d'aller au musée (sagement confidentiel) chercher son inspiration, et je mets en fait que les gargottes phéniciennes avaient déjà de pareils ornements, et que les cafés maures nous les conserveront longtemps. Pour corser l'affaire, dirai-je encore que j'ai vu la Tunisie entière couverte d'affiches qui représentaient, comme une merveille des mille et une nuits, le S/S " Sinaïa " affrété pour le prochain pèlerinage à la Mecque ? 15 La peste des musées ! Ou plutôt, vivent les musées ! Car désor¬ mais, par tous les signes accumulés autour de moi, les musées ne sont plus des nécropoles. Les mosaïques se sont mises à vivre au chant d'Arion qui les enchante sur celle qui est le plus près de mon cœur : elle montre le poète à cheval sur un poisson. Mosaïques africaines qui attestent la vérité de ce pays et le rattachent à ses origines par la vraie voie, la voie de la mer : les poissons et la pêche, les tritons et les néréïdes, les sirènes, les déités marines et les bambins nageurs, les musiciens de l'eau qui soufflent dans des coquillages sont leur thème favori. Cela jusqu'au plus lointain des terres, jusqu'au plateau le plus rural de l'Algérie, à Djemila, dans la maison de l'Asinus Nica où triomphe Amphitrite. Cela jusque dans les profondeurs du sol : aux catacombes d'Hadrumète. Ah ! que Rome s'éloigne ! Ce n'est pas Rome, c'est l'éternelle Méditerranée, la toujours poissonneuse, qui a rejeté sur les dessins ds mosaïstes toutes ses espèces à nageoires : les congres et les dauphins, les anges et les vieilles, la roussette, la coryphène, les saupes et les sargues, l'émissole et la pastenargue. Et avec les pois¬ sons, les vieux engins pour les prendre : gangave et tartarone, nasses et pélamidières, thcnaires, rissoles et la foène à six brins. Eternité de la mer et jeunesse éternelle de la Méditerranée. Rien n'a changé depuis les temps antiques, et bien au-delà de Rome. L'huile d'olive, l'huile de Sfax, l'huile des premiers âges de l'humanité, le carburant original (et peut-être demain le lubrifiant mondial) s'en va vers les Amériques dans des drums au lieu des jarres, mais si les barils de fer sont aux quais du port moderne, les amphores pansues sont encore là, elles aussi, que les mahonnes de Djerba déchargent à la darse. La terre tournée aux mains des potiers de Guellala , millénaire, est plus jeune que les fûts métalliques, et elle s'entasse à Bab Djebli, au marché sous les remparts, comme au temps de Hannon le Carthaginois. C'est encore la Méditerranée de toujours et de partout qui multiplie ici les types des embarcations : la saccolève grecque, 16 cette goélette aux couleurs crues, les farellas des Maltais, les corallines, les tartares, les paranzelles des Italiens, les petits karèbes des Kerkenniens et les barques de Sicile avec leur haut matereau viking, et les puissantes loudes des insulaires de Djerba qui ressemblent aux croiseurs d'Ulysse. Et c'est la Méditerranée orientale des vieilles religions, des sortilèges et des magies les plus reculés, qui répand le signe rituel du poisson en tous lieux. Je l'ai vu... Où ne l'ai-je pas vu ? Sur la porte des prostituées, sur les honnêtes maisons arabes, dans une synagogue où il est franchement prophylactique, au fond des cata¬ combes d'Hadrumète où il signifie Jésus Christ fils de Dieu sauveur, à la proue des barques, sur les brancards et les roues des arabats, et même suspendu au pare-brise des taxis européens où il joue les porte-chance. A Sousse, à Sfax, à Tunis, à Djerba, jusqu'à la très terrienne Kairouan. Je l'ai vu dans les cafés maures où il n'est plus qu'ornement, et dans les poissonneries où il reprend une valeur d'enseigne. Je l'ai vu dans de pauvres gargottes, à Gabès, en pleine oasis, et chez des marchands de beignets arabes; presque toujours avec la même forme, mais sous toutes les couleurs : l'écarlate, la pourpre, le sang, le bleu de mer, l'ocre, l'aubergine et le vert des pastèques. Je l'ai vu peint, sculpté, dessiné, modelé, excisé, badi¬ geonné, en carton, en fer blanc, et même en paillettes de bazar. Je l'ai vu (oserai-je le dire avec un grain de sel ?) multiplié, offert à tout chaland sous son aspect le plus officiel en marque d'allu¬ mettes par la Régie beylicale. Mais je l'ai vu aussi dans une église : la mosaïque du dauphin enroulé à l'ancre cruciforme. C'était Noël. Le poisson trônait au-dessus d'une crèche avec des rois mages, rejoignant alors sa plus lointaine tradition, celle de la mer et de l'adoration, non seulement des bergers, mais encore des pêcheurs, comme on voit en plusieurs églises des rivages méditerranéens, et surtout en Provence, et nommément à Marseille, du côté de la Tourette. Et la chance enfin, la chance que prodigue ce talisman pisci- $> 17 forme, m'accorde avec mon chant d'accorder le Zodiaque : j'écris ceci à la fin de l'hiver, au moment où le soleil entre dans le Signe des poissons... Figures de mon être, cher peuple des eaux salées, me direz-vous si je préfère redevenir le dauphin qui porte le poète, ou celui qui porte à Amphitrite toute nue les doux messages de Neptune, ou bien le naufragé lyrique qui prit la bête pour navire ? Laissez-moi, laissez que je sois les deux ensemble, et permets, Arion, chevau¬ chant un dauphin sur la mer et jouant de la lyre, que je me trouve et retrouve en toi, tel qu'en moi-même il faudra bien qu'enfin l'éternité me change ! Gabriel AUDISIO. 18 Chaque année, nous arrivions à Péirouré pour la rentrée des classes. Les vignes rouges couvraient encore la campagne. Mais vers le 15 octobre, la pluie descendait des collines et, au premier coup de vent, toutes les feuilles partaient des arbres. Averses et rafales se succédaient, et pendant quatre longs mois, le mauvais temps régnait sur le pays. Si l'automne nous donnait encore quelque belle journée, on n'en sentait pas moins tomber la chaleur du soleil qui commençait à se rapprocher de l'horizon ; et peu à peu l'au¬ tomne cédait les plus belles parties du ciel à la bise. Dès les premies jours de décembre, l'hiver s'était installé sur la montagne. Des fenêtres de la petite école tournée vers le nord, on voyait les premières neiges passer les crêtes. Déjà, on avait allumé les poêles, et les classes sentaient la laine et le cuir humide. Déjà sans doute, sur les hauteurs, les bêtes libres, en quête de terriers plus chauds, avaient changé de quartiers. Toutes les cheminées fumaient sur le village, et l'on déchargeait à grand fracas des charretées de sar¬ ments devant la porte du boulanger. Depuis longtemps, l'église était devenue froide et, sauf le dimanche, on n'y rencontrait plus guère, en dehors des offices, de ces fidèles furtifs qui aiment à confier en passant une petite prière à leur saint de prédilection. Pourtant on s'y réunissait en nombre imposant, à l'occasion d'une fête singulière célébrée, entre la Saint-Ambroise et la Saint- Honorat, à l'instigation de quelques familles du pays. On envoyait le plus jeune garçon de la maison chez le curé du village, avec un bel écu d'argent dans la main, pour lui demander de dire en son nom la première messe des neiges. C'était, s'il m'en souvient, Un office en l'honneur de la Vierge que l'on célébrait un peu avant la m 19 Noël, vers onze heures du matin. L'autel, illuminé par une multitude de beaux cierges de cire, étincelait dans un nuage d'encens ; le vieux curé, l'abbé Chichambre, faisait rondement un prêche rus¬ tique ; la notairesse tenait l'harmonium ; les communiantes, le nez en l'air, la bouche grande ouverte, envoyaient vers Dieu des can¬ tiques, et une fillette habillée de blanc distribuait de petits pains chauds à la porte de l'église. Je me suis souvent demandé pour quelle raison on avait institué cet office. J'imagine que l'on voulait ainsi honorer l'hiver, quelques jours avant la naissance de Dieu, et marquer le début de la dure saison par un mouvement de tendresse. L'abbé Chichambre, qui avait une belle voix de basse, chantait à pleins poumons : Que Notre-Dame nous protège, Afin qu'à la dure saison, Nous puissions, devant nos maisons, Trouver des sources dans la neige... Et comme la Nativité n'était pas loin, tout le monde reprenait en chœur : Voici Noël dans les planètes ! Loups à la montagne et vents à la mer... A travers ton ombre, ô Tempête, Nous pendrons l'Etoile au front de l'hiver. Ce brave abbé Chichambre !... Il avait un don, et qui était de voir le Paradis. Il le voyait réellement ; il le voyait, comme vous et moi nous voyons en ce moment le troupeau de M. Barjavel traverser la route en dessous du lavoir, ou le mulet de Martingot arrêté devant le portail du maréchal-ferrant. Seulement, son paradis, ce n'était pas un paradis de cathédrale, c'était un paradis pour petite paroisse. Un joli paradis humain, tiède, bien clos, un de ces paradis de campagne qui groupent trois cyprès autour d'un puits. Tendrement il nous le montrait, de loin, derrière une masse de platanes avec ses dix maisons et le bout d'un clocher trapu ; et l'on se disait qu'il y ferait bon vivre. C'était un paradis 20 orienté au sud, vers la chaleur ; un paradis modeste, au milieu d'un hectare d'arbres fruitiers ; un paradis blotti au pied d'une haute falaise couronnée de figuiers sauvages, dans un creux, à l'abri de la pluie et du vent ; un paradis parfumé de plantes médicinales, comme la bourrache, la sauge et l'arnica ; un paradis sur lequel veillait un vieux saint un peu somnolent, à barbe blanche, un vieux saint assis devant la porte, sur une chaise de paille ; un paradis que visitait, chaque année, tout seul, et monté sur son âne, le Dieu de la Fête des Palmes. Il s'y entretenait familièrement de l'état du ciel, du produit des jardins et du vin des dernières vendanges, avec les habitants venus à sa rencontre, cependant que, laissé en liberté, son âne broutait sur le bord du chemin, la gentiane bleue et la tige sucrée de la douce-amère. Naturellement, nous l'admirions, ce paradis. On nous avait bien raconté aussi, à la veillée, que dans d'autres quartiers du ciel, plus distingués sans doute, on pouvait assister à de merveilleux concerts donnés par des anges musiciens qui, les joues gonflées de vent, soufflaient dans le hautbois ou la trompe marine. Mais (cela est affreux à dire) personne n'en avait cure et, à l'espoir de rencontrer un jour là-haut ces personnages mélodieux et anonymes, nous préférions tous le plaisir d'y retrouver, peut-être, quelque coin connu, tel le vieux puits du maçon Fenouillet ombragé d'un beau chêne-vert sous lequel on allait jouer aux billes, ou la petite bergerie de Nicolas Pintastre si jolie à flanc de colline avec son cadran solaire peint en bleu au-dessus de la porte. Et tout cela par la faute de l'abbé Chichambre. Car il parlait trop bien, l'abbé Chichambre. Il avait l'éloquence du cœur. Elle l'emportait tout à coup si loin que jamais il ne finissait son prêche sans vous recommander, non seulement la charité chrétienne envers les hommes, mais encore (ce qui est rare à la campagne) un peu de bonté pour les bêtes. — Mes enfants, nous disait-il, vous pensez bien que ce n'est pas simplement pour se donner un divertissement agréable que Saint 21 François d'Assise a parlé aux pinsons et aux bergeronnettes. Si le Paradis est un jardin, il y pousse des arbres ; et s'il y pousse des arbres, comment voulez-vous qu'il n'y vienne pas des oiseaux ? Alors est-ce que vous vous voyez là-haut en train de dénicher des roitelets à la barbe des anges ? Quel affreux scandale ! Saint Pierre aurait tôt fait de vous lancer, la tête en bas, les pieds en l'air, dans le trou le plus noir du Purgatoire. S'il en est ainsi, pourquoi donc voulez-vous qu'un crime, qui au ciel paraîtrait abominable, devienne un péché gros comme le doigt, sous prétexte que vous habitez à Peïrouré sous les platanes ? Il n'y avait rien à répondre à cette question éloquente. C'est pourquoi, sans désemparer l'abbé concluait d'une voix forte : — Et maintenant que j'ai parlé, j'espère qu'on ne verra plus Antoine Toquelot faire omelette avec des œufs de rossignol à l'or¬ meau de la Bastidone ni Claudius Saurivère taquiner le canari de Madame Calboutier, comme il le fait toutes les fois qu'il passe sous sa fenêtre, rue de la Vieille Citerne. L'abbé se taisait. Nous cependant, nous n'avions garde de bouger, car nous savions qu'on allait entendre autre chose. L'abbé ayant repris haleine, tiré son grand mouchoir à carreaux, reniflé, soufflé, replié lentement l'étoffe, prenait son temps pour réfléchir, puis finissait par dire : — Hé bien P qu'est-ce ce que vous attendez là avec vos grandes oreilles ? J'ai parlé, il me semble... Allons, ouste !... Prenez la porte !... Comme personne ne bronchait encore, il nous regardait un moment, hochait la tête, puis ajoutait sur un ton confidentiel : — Et maintenant, si vous voulez faire plaisir à votre vieux curé qui somme toute vous aime bien, soyez bons pour l'Ane Culotte. 1 (A suivre) Henri Bosco. 22 Vmgt-cjuatre heures aux Etats-Unis La statue de la Liberté paraît minuscule auprès de Manhattan. Elle dominait, à sa naissance, le paysage immense de l'Hudson. Le quai de la Compagnie Transatlantique est au bout de la 50° rue. Le taxi vous mène droit au cœur de New-York, au coin, si l'on veut, de la rue Royale et du Faubourg Saint-Honoré. C'est ici la 5° avenue et la masse de Radio-city : bloc de cinq buildings lançant au ciel une flèche immaculée. Le dimanche, les rues sont vides. Mais l'horloge des feux verts ou rouges, livre et clôt alternativement l'accès de l'est à l'ouest, du nord au sud. Aucun véhicule n'est en vue, mais le taxi attend ses trois minutes. Un piéton traverse, que les regards vraiment américains suivent désapprobateurs. L'on s'imaginait, d'après les photos, écrasé dans une fourmilière, péné¬ trer comme au sein d'une Fès gigantesque. Au contraire, sous le ciel d'azur, un vent sec, comme de haute montagne, venu des côtes du Maroc, caresse les voies spacieuses, et les blancs gratte- ciel vous arrachent de terre, comme faisaient, au temps de leur candeur, les piliers de nos cathédrales. 5° Avenue, Park Avenue, 50", 51e, 52" rues, sur vos marches de pierre, un peu de mon cœur est resté. Le masque plat du numérotage n'altère pas de ces êtres le visage réel. Point ne sont unis Saint Lazare et les maisons de rendez-vous, Malesherbes et Félix Potin. Rarement ai-je vu de plus fins étalages, d'un goût peu craintif des couleurs, à peine moins sûr que le nôtre. La maison française présente en vitrine une petite "Normandie", les Anglais ripostent par cet écriteau : « la "Queen Mary" sera si grande que sa maquette ne tiendra pas ici ». 23 Cette "Normandie", d'abord ils la nommèrent la dette flottante. Mais, en loyaux garçons et sportifs, quand ils apprirent que tous les records tombaient : grandeur, beauté, vitesse, cherté surtout, ils applaudirent. New-York n'avait pas connu pareille journée depuis le retour de Lindbergh. La police de la cité, pour assurer le service d'ordre, reçut des renforts de Chicago. Un orchestre siégeait da"ns l'avion qui faisait connaître par T.S.F. la marche du navire. Quand celui-ci passa aux pieds de la Liberté, éclata la Marseillaise. L'hymne, tombé du ciel, amplifié en haut des buildings, fit résonner la Babel blanche. «Vous avez construit le premier vaisseau à l'é¬ chelle de notre ville. Nous ne vous en eussions pas crus capables ». Voilà un compliment, et nous le prîmes comme tel. On y a la danse de Saint-Guy parmi les ors, les laques et les plantes rares. Les plans de Paris et de New-York y sont affichés, celui du bateau serait plus utile. Dans la chapelle, le chemin de croix pivote et rentre en ses armoires quand le temple se fait synagogue. Le "Champlain" était chargé de giris blondes, souples, saines, adorablement soignées, jouant, riant dansant, surprises dès le second jour que ce Monsieur qui les admirait ne les abordât point : «"Mais, je suis peut-être redoutable ». De chastes regards sur des corps chargés de sex appeal disaient franchement qu'on n'en croyait rien. Elles se tenaient fort mal, mais comme des chats toujours gracieux. Leur reine était admirable, quelle harmonie, quelle démar¬ che, quelle coiffure, sur son visage la lumière non seulement du teint, mais de la grâce et de la vivacité, et ces robes chaque jour renouvelées qui, chaque jour, trempent la femme dans l'eau d'un nouveau baptême. Dans le fumoir, après dîner, je prends régulière¬ ment un siège d'où je vois s'animer la beauté. Mes regards ne doivent déplaire ni gêner plus que d'autres. Ses compagnons sont gais, l'un tire brusquement sa chevelure d'or, l'autre souffle une cendre grise sur ses paupières de bronze. Je laisse voir ma surprise, et elle rougit tout de même de cet étonnement. 24 Une gare est l'image la plus affreuse de la tristesse. Crasse, déchirement des sifflets, troupeaux des partants et des abandonnés, yeux rouges de larmes, mouchoirs gris de charbon, retardataires plus lourds que leur valise. Là-bas, ce qui est sale ou triste fait horreur. Dans les gares donc on supprime les trains. Un salon de màrbre où les besoins standards du voyageur sont si bien repérés, que tout naturellement il défile devant les guichets dans l'ordre où il a besoin d'eux. Premièrement, des fleurs pour celle à qui l'on veut cesser de penser, dernièrement ce qu'on a oublié chez soi, rasoir, mouchoirs ou gants. Puis s'ouvre la porte d'une armoire dans laquelle est rangé le train. La station, œuvre d'un Français, barre la perspective de Park Avenue. De là s'ouvre un de ces paysages auxquels on s'attache comme à une figure. L'artère si grande, si large, si haute, se perd sur un horizon bleu d'irréel. Ainsi, dans la ville de pierre ou de ciment, sans un arbre, sans une bête, les voies immenses sont des perspectives sur l'immensité de l'azur. Au départ, quand la "Nor¬ mandie" glissera le long de la cité, rayée d'air, d'horizon, le cœur sera gros de regrets. Radio-City domine huit millions d'êtres, qui semblent vous crier qu'ils monteront plus haut demain. Le couchant vient, rapide, et d'un rose presque rouge. Les paupières baissées, les cils ne laissent filtrer aucune précision, une caresse lumineuse, la même qu'à Marrakech. Dîner au Marine Roof, à Brooklyn. La ville, noircie d'encre, disparaît. Le ciel se perce, s'inonde d'étoiles plus brillantes que celles de la Voie Lactée. « Broadway, Broadway, fleur écarlate », du sommet de l'Empire Building, c'est un embrasement, l'incendie du plaisir. Malheur à qui trouve vulgaire la joie ! On est joyeux ici, enfant. Comment 25 mesurer cette foule ? Deux cinémas côte à côte, l'un affreux, le Roxy, l'autre fort beau, le music-hall Rockfeller, avalent, dégorgent à eux deux, dix mille spectateurs. Dans le hall d'entrée, une foule disciplinée attend que des sièges se libèrent. Elle accède au dernier rang, tout le long du spectacle ne cessera de progresser à mesure que des vides se créeront, jusqu'aux premiers fauteuils si possible. Sans désordre et sans bruit. L'épouse et le mari se séparent, l'hôte et ses invités, la petite femme est bien déshéritée si l'inconnu n'est pas aussi gentil que son amant. Au music-hall de Radio-City, le joueur d'orgue est si fameux que sa niche est inondée de lumière. Dans cette multitude, les spectateurs notables sont découverts, signalés, applaudis. L'écran est immense, mais l'appareil de projec¬ tion si bon que les meilleures places sont les plus rapprochées. Surtout, entre deux films, l'orchestre surgit de la cave, et sur la scène s'éploie la danse. Danse au cinéma, au music-hall, au res¬ taurant, au cabaret, au burlesque, dans les boîtes de taxi-girls. Sur le trottoir, chacun vous bouscule sans s'excuser : vous en feriez autant, bien sûr, si vous alliez aussi danser ou voir danser. Tous les raffinements de la danse, la satirique, l'ironique, la volontaire¬ ment maladroite. La danse, mais par dessus tout, ce jeu de la semelle et du talon qui fixe le regard, éteint la voix, suspend le cœur de tout Américain. Au cotton-club de Harlem, chaque specta¬ teur, figé devant un essaim de négresses roses, exprimait une telle compétence qu'il rappelait Pierre de Nolhac penché sur un Frago- nard. Ailleurs, 6.000 enthousiastes acclament un grand garçon qui scande de ses pieds un poème de Debussy. Le remplace un nègre bancal : il part d'un mouvement endiablé et de plus haut, de toujours plus haut, retombe violemment sur sa jambe de bois. A chaque secousse nous éprouvons une souffrance. Mais alentour on trépigne, on le rappelle, et il finit par s'écrier: « Ah! que je regrette de n'avoir pas fait couper mes deux jambes ». Ainsi que l'écrit Jean Cocteau, Barnum a révélé l'Amérique non seulement à l'Europe, mais à elle-même. 26 Dîner au Paradise. Au coude-à-coude à de petites tables, elles- mêmes serrées sur dix rangées autour de la piste, de fraîches femmes et des hommes moins frais boivent, rient, fument et mangent. Le bercement d'une romance vient d'une de ces voix blondes et rauques comme en ont les femmes de là-bas. Les hauts parleurs transmettent doucement la musique, de tous les coins de la salle. Elle flotte au-dessus des têtes, imprègne sans les étouffer les rires et les propos. Sur la piste, chaque troupe de girls apparaît un peu plus dévêtue. Pourtant l'air demeure tiède, de cette foule et des modestes stars, des fards, des « cotys », du fromage, des crevettes, des Cleveland, ne monte nulle odeur entêtante. C'est « l'air conditioned ». La mode est au tempérage de l'air. « Faites tempérer votre voiture. » « Prenez tel train, l'air y est tempéré. » En effet, ceux qui sortent du wagon sont aussi nets que ceux qui montent. Leur sommeil n'a pas connu l'étouffement d'une mauvaise chaleur. Radio-city entière, des milliers de bureaux, est ainsi tempérée ; en conséquence, il y est interdit d'ouvrir jamais une fenêtre ; les thermomètres en chavireraient dans tout le bâtiment. Aussi bien, les plans du prochain gratte-ciel ne comportent pas de fenêtre. Le plus haut luxe, comme chez nous, consiste à meubler son existence d'ennuis : posséder, pour soi seul, le bord de la mer, placer, comme M. Morgan, deux détectives à sa porte. Avoir une cuisinière : c'est du luxe ; une nurse pour l'enfant : simplement une petite aisance ; une automobile, la radio : être en mesure de satisfaire un besoin essentiel. Quant au frigidaire, il est fourni dans les plus modestes appartement, au même titre que la baignoire et le tout-à-l'égout. Religion du confort, de l'hygiène, culte du corps humain. Dans ce pays, cela n'ennuie personne d'être propre. Goût de l'eau glacée : partout elle s'offre, dans les trains, les biblio¬ thèques, les antichambres des immeubles. Au cœur de New-York, 27 elle est savoureuse comme celle de la source chez Narcisse. Pine- appel juice, joie du réveil ! Je ne veux point parler du reste du menu. Cependant, Washington, où les squares sont peuplés d'écu¬ reuils et les parterres devant les maisons meublés de balancelles, m'a fait connaître le crabe frit succulent. Cela fait-il une civilisation ? Peut-être. Le type le plus accompli qu'ait à ce jour produit l'espèce humaine, est certainement le coiffeur américain. Supérieur au peintre, au sculpteur, qui asser¬ vissent des matières mortes, cet artiste-artisan a charge de modeler la plus belle des matières vivantes : la femme... Car, en cela comme pour le reste, les hommes n'intéressent personne. Certes, si je voulais dire ce qu'est un « fine massage », l'Aguedal n'y suffirait pas. En trois quarts d'heure, par les pores du visage, l'on s'imbibe d'aisance, de fraîcheur, d'allégresse, de repos, de souplesse, de contentement de soi. La Diane plus haut louée m'avait averti des bonheurs qu'of¬ friraient à mon regard la dactylo du douanier et la serveuse de l'automatique. Mais le choc me fut donné au cinéma. « Top Hat » était projeté. J'attendais avec curiosité les danses de Fred Astaire, quand l'écran se para de Ginger Rogers. Elle avait sur la tête quel¬ que chose de jamais vu et qui rappelait en même temps tout ce qui, dans les arts, m'avait le plus séduit. Un chef-d'œuvre qu'il n'importe pas moins d'avoir vu que la Victoire de Samothrace, sur l'escalier du Louvre. Le dessin le plus subtil de Léonard, la couleur (on sentait la couleur) la plus savante de Vermeer, l'architecture des Vénitiens du XVIIIe siècle, tout cela fait vie, mouvant comme la houle ou la flamme. Et, rythme, dessin, couleur, architecture, harmonisés au sujet donné, le déhanchement le plus typique d'une Américaine 100 %. Certes ce n'est qu'un art fugitif : la coiffure ne survit pas à une nuit, même de repos. Pays enfantin, pays féminin, les Etats- Unis n'ont pas encore construit, ne semblent pas vouloir encore bâtir pour la durée. Leurs chefs-d'œuvre ont pour fin dernière, 28 non pas même d'être aujourd'hui, mais d'avoir été déjà, sacrifiés à demain. Nos perceptions, trop lentes, n'arrêtent pas ce qui passe, nous jugeons d'une civilisation sur ce qu'elle a laissé d'immobile. Hugo von Hoffrnannstahl, entendant à Chella le cri d'un oiseau, disait : « S'il savait fixer cela, ce serait un grand artiste ». Cepen¬ dant, l'art le plus subtil, le plus généreux à coup sûr, n'est-il pas celui qui meurt de s'accomplir, le pas du danseur, un parfum ? Sous cet amour du renouvellement, aux Etats-Unis, tout est lent. Les trains n'avancent pas, le métro stationne interminable¬ ment, les enfants qui sillonnent New-York sur leurs patins à roulettes ne se cassent pas de jambes, la foule procède paisiblement et les propos sont monotones. Le jeu national n'est pas le rugby foudroyant, mais le base-bail. On assure que le sol des Etats-Unis fait à ses natifs des colonnes vertébrales toute droites. Ce qui explique le mécanisme. En U.S.A., l'homme n'est pas fait pour se courber. Ses œuvres ne sont pas fruits de son union avec la glèbe, comme celles des Florentins ou des Français. Il prétend créer le monde sans, contre la nature. Nous sommes entrés, a écrit Keyserling, je crois, dans l'ère géolo¬ gique de l'homme. D'où naît, entre ces hommes, une égalité d'aristocrates. J'entends parler tout aussi bien des Noirs. L'on cherche à Harlem un'i quartier qui rappellerait la zone rouge. On trouve cfuelque chose comme le boulevard Voltaire. Dans leurs rapports avec vous, le cireur de bottes, le Noir du wagon-lit, ont une mission à remplir, vous y sentent leurs obligés et le rappellent quand il le faut. D'où vient encore cet amour du truqué. Si ce toit paraît fait d'ardoises, c'est parce qu'il est en bois. Et dix mille inventions, concours Lépine ouvert en permanence, cherchent à supprimer un mouvement de la main humaine. La petite femme prend égal plaisir à tripoter sa machine à calculer qu'à se faire les lèvres. Elle adore, dans un cas et dans l'autre, le même dieu. L'image de la 29 France en retour sera donnée, ô Giraudoux, par le douanier, qui couvre sa page de chiffres pour établir le montant d'un droit à percevoir. Au cinéma, il y a deux tarifs : à l'orchestre, on ne fume pas. Comme il s'agit le plus souvent de rendre la monnaie sur un dollar, ou cinquante centimes, une machine a été chargée de faire les quatre gestes automatiquement. C'est elle qui est rapide sous les yeux lents des hommes aux réactions paisibles. Cependant, cinq choses vont vite : l'ascenseur, l'avion, le jazz, le cinéma, la mort. Au coin de Broadway et du Central Park, une devanture m'arrête : un salon, deux canapés, un vase multicolore, une statue de femme nue nouant son torse sur de longues jambes, des amours nus aux angles du plafond. Un parloir de bordeiP Un de ses « funeral homes » qu'a décrits Marc Chadourne. L'auto y mène le mort aussitôt pour qu'il y reçoive ses dernières visites, avant d'être oublié. Pourtant, j'ai vu, dans des foyers américains, des portraits de disparus : ceux de la guerre. La plus jolie histoire américaine vient de San Francisco. Pour ceux qui savent la lire, elle est pleine de grâce. Un Français avait acquis un terrain dont le sol était chaud, sans doute volcanique. Pour en tirer de l'argent, il creusa, comme conseille La Fontcine. Puis, par la presse, et par affiches, et T. S. F., fit annoncer qu'il fournissait aux morts, pour un dollar de plus que ses collègues, une tiédeur éternelle. La fortune vint. Par dessus tout, tant et tant de gentillesse. Je serais un misé¬ rable si je ne disais comment je fus introduit à Wellesley. Autour de Boston,- un paysage de Devonshire, des rivières faites pour la barque et qui semblent se promener parce qu'elles aiment la nature, 30 des étangs, de grands bois, à l'automne le hêtre pourpre, le chêne américain, ne rouillent pas, mais perdent leur sang. Wellesley, collège de girls. Un vaste parc, des collines, des pelouses, des arbres somptueux, des bungalows, des pavillons pour le travail, couverts de lierre. Les jeunes filles ne peuvent y mener leurs autos. Elles vont de leur chambre à leur étude, à leur cercle, ou au tennis, en bicyclettes, rasant le sol, en hirondelles. J'emporte une vision envieuse. A New-York, la gérante d'une des quarante branches de la Bibliothèque publique m'annonce par téléphone à son directeur. L.'accueil habituel immédiat : « How do you do? l'm glad to see you ». Je visite la maison, cherche au fichier les noms de mes amis : Hoffherr, Cénival, Bousser, ils y sont tous. De ceux qui me touchent de plus près j'apprends qu'ils ont écrit des choses que j'ignore totalement. Je me rappelle qu'on m'a demandé un jour une biblio¬ graphie des parcs nationaux. On l'apporte : elle est déjà imprimée. Je constate par moi-même que la communication d'un ouvrage s'accomplit en cinq minutes et demie. Et retourne vers le directeur dans cet état de légèreté dont s'accompagne, en U.S.A., toute démarche. Conversation quelconque : « Où êtes-vous allé ?... Où irez-vous ?... — Si j'avais une introduction pour Wellesley collège...» Un mot sur un carton et je repars pour le Massachusetts. A l'Enoch Pratt library de Baltimore, dans le "children's corner", un rayon est garni de livres sur Jeanne d'Arc. La décoration de la salle est fournie par les gosses des écoles, qui ont élu, cette fois, pour thème, l'intrigue d'un des contes de Perrault. Les petits arri¬ vent et s'amusent aux poissons du bassin, dont la margelle est à bonne hauteur pour qu'ils trempent leurs doigts. On ne les contraint pas. Seulement une fillette va aux livres. Elle est ronde, avec des lunettes et des taches de rousseur. Tous repartent, emportant de ce que nous nommons affreusement une bibliothèque un souvenir aimable. 31 Si l'Enoch Pratt library est la plus belle, la bibliothèque de Wellesley est la plus délicieuse. Les magasins de livres au centre. Les salles de lecture les encerclent : un parterre non pas de trois, mais de cent Grâces, et par de larges baies, les tapisseries d'un étang, d'une pelouse dorée, de grands arbres qui pleurent sous le soleil qui rit. Une vieille dame, joyeuse de la vie qu'elle a eue, m'a montré les lettres de Robert Browning à Elisabeth, dans leurs enve¬ loppes mêmes, dans les coffrets mêmes où l'amoureuse les plaça une à une. Puis une girl me conduit à la directrice du département français. Une jeune femme qui apprend que j'existe parce qu'on lui dit : « Voici un Monsieur du Maroc ». « Qu'est-ce qui vous inté¬ resse ? — Les girls, mais il est midi et si vous me permettez... — Mais pas le moins du monde ». Et je m'attable, coq sans prestige chez les colombes. Il y a le grand étang où l'on nage ou patine, l'embarcadère où tout boy doit tenir un propos d'amour à la girl qui l'y conduit pour la troisième fois, le ponton où les anciennes élèves tiennent à célébrer leur mariage. Il y a le théâtre de verdure où ces demoiselles, une fois par an, jouent en grec une tragédie d'Euripide, modelant, moulant elles-mêmes des masques antiques d'un tragique sans horreur. Il y a la maison française, seule de son genre, construite, garnie aux frais des élèves. Pas un meuble, pas un objet qui n'ait été choisi en France, ramené de France, par l'une d'elles. Petit folklore ironique, amical. Ce qui les amusa : sur la porte, «Chien méchant», «Sonnez fort», le chien étant un chat de Perse et la sonnette un bouton électrique. A l'intérieur, des articles de Paris et les photos de nos églises. Comme si le domaine n'était pas assez grand, les parcs privés qui l'entourent (entre les jardins, les maisons, jamais un mur, là-bas) sont ouverts aux jeunes filles à condition qu'elles s'y promènent sans chien, sans boy, sans bécane, sans boissons. Dans leurs chambres, elles ne peuvent rece¬ voir, mais je regarde par la porte entr'ouverte. On leur fournit les murs, le lit, la table. Elles ajoutent la photo d'un boy, un phono, la radio, un rideau de cretonne, un divan, des coussins. Ces chambres « 32 sont fraîches, simples, plaisantes, et plusieurs fort jolies (je n'ai pas connu aux Etats-Unis un intérieur de mauvais goût, mais n'ai pas fréquenté les riches) . En adieu, une quinzaine de girls m'offrent le chocolat. Je les supplie de ne pas trop bien apprendre le français, de conserver surtout le chant léger de leur accent. Mais elles aiment qu'on soit sérieux ; très intimidées, elles bafouillent, et je n'y comprends rien, elles rougissent. Un souffle sur un parterre de roses colore chaque fleur, tour à tour, par teintes dégradées, de la nacre à la pourpre. A la gare, j'eus une lueur de joie : le train s'ébranlant, j'allais devoir retourner au collège, y dîner. Mais je comptais sans la gentillesse américaine : le train s'est arrêté pour moi. Wellesley n'est plus qu'un tenace parfum. A Boston, m'atten¬ dait un très charmant ménage franco-américain. Franco-Américain. Ne nous attardons pas sur une pensée pénible. L'Amérique est une amoureuse que nous avons ratée. La sensibilité de ce peuple adolescent est moins ankylosée que la nôtre. Il n'est pas question des motifs, politiques, financiers, de l'entrée en guerre des Etats-Unis, mais des mobiles sentimentaux qui poussèrent une foule vers la sauvegarde d'un passé qu'elle aime presque autant que nous-mêmes. Le Général Passaga s'est-il rendu compte de ce qu'il a fait en épinglant une croix française au drapeau du 3010 d'infanterie ? J'ai vu la tristesse et la surprise peintes sur les visages Bostoniens à qui j'avouais n'avoir jamais ouï parler du Général Passaga. Le cimetière d'Arlington, vallonné, garni d'arbres et de grandes pelouses, domine Washington et le paysage du Potomak, surpassé en douce grandeur seulement par celui de la Loire. Où qu il meure, a le droit d'être ramené là aux frais du pays, tout ancien com¬ battant. Des tombes fraîches et ceux qui y reposent avaient bien leur caveau familial, mais aux Etats-Unis, on semble appartenir, plus qu'à sa famille, à sa fraternité. Une haute stèpe découpe sur 33 l'horizon, en ces caractères admirables qu'ont maintenus les typo¬ graphes anglais, l'inscription : « Ici repose en une paix glorieuse, un combattant américain dont le nom n'est connu que de Dieu ». « Roberta » est un film américain dont l'action se déroule à Paris. Des Yankees fraîchement débarqués y prennent un de nos ascenseurs. L'animal démarre lentement, toussotte, stope entre deux étages. La salle part d'un fou rire, bon enfant, tant elle retrouve sa vision de la France. Ce pays, si riche de possibilités et d'élans, ce pays qui va être, nous le chargeons d'espoir, d'amour, comme un enfant. Christian FUNCK-BRENTANO. 34 CHRONIQUES Les Lettr es H ommages Jacques Bainville. — De Jacques Bainville, il existe un très beau por¬ trait, qu'a gravé Pierre Girieud. Ce n'est celui ni d'un sceptique, ni d'un insensible. Le profil est net mais humain, le relief accusé juste autant qu'il le faut. La bouche reste bonne, compréhensive ; les tempes fermes, le front pur impriment à l'esprit la mesure et la force. Le nez est beau, vivant, domi¬ nateur. Cette magnifique tête humaine vit, comprend, souffre même, mais ne s'abandonne pas. Elle exprime, dans son dessin, une puissance conte¬ nue. L'âme n'y flotte pas : elle s'y tient. C'est un site élevé de respect, et de sympathie, un haut-lieu de l'intelligence. Mais il n'en émane nul mépris. Pour élevé que soit le regard, il ne tombe pas de haut sur les hommes : il vise loin, il plane. Cet homme a tout vu, tout compris et tout dit aux hommes. Ils ne l'ont point écouté. Il ne s'est pas lassé de tout leur redire. Est-ce une marque de sécheresse ? Jamais cœur sans doute ne fut plus sensible à la pitié humaine, non point à Ce fade attendrissement qui se répand avec incontinence devant la moindre peine. Il fut sans doute touché du tragique des grands aveugle¬ ments collectifs qui dépassent la simple sottise, car ils portent la marque de quelque inévitable Fatalité. Il avait trop de lumières pour ignorer ce qu'ont d'inévitable ces grands enchaînements de l'histoire ; mais il ne croyait pas 35 inutile de s'y opposer. Il ne fit pas autre chose, sa vie durant. Les esprits courts s'y sont trompés ! La parole était calme, le ton uni, et l'intelligence si pure que la figure qui parlait en prenait un air de détachement. En fait, un esprit qui nourrissait sa passion, se cachait derrière ce verbe serein. Et sa passion, ce fut la vérité, utile, bienfaisante. Il a vécu pour la Cité. Pierre de Nolhac. — Il était Auvergnat, et Romain en diable, érudit et poète. Il a aimé la Loire, il a chanté Hélène de Surgères et son vieil amoureux ; il a hanté les rives du Tibre, fouillé le Vatican, conversé avec Pétrarque, évoqué l'ombre de la Pompadour, ressuscité Versailles. C'élail une bonne lampe allumée au dessus des soucis de la Latinité. Rome l'avait marqué pour la vie ; surtout celle des Papes ; les quatre cents églises, la place d'Espagne, les marchés aux fleurs, les fontaines, les jardins... Mormoravan con voci roche e lente le fontane invisibili tra i pini... Cet amour, l'ennemi de César, le contempteur de Rome, Camille Jul- lian, un autre Auvergnat, ne le lui pardonnait pas. Ces deux Gallo-Romains polémiquèrent de longues années, au nom des Celtes et des Latins. Aucun ne céda. Entre temps, Pierre de Nolhac, qui avait sur son adversaire l'avan¬ tage d'être poète, l'accablait d'épitres rimées. Cet érudit écrivait bien. Le cas est plus fréquent qu'on ne pense. Il n'est plus. L'humanisme a perdu l'un de ses maîtres. Au moment où il est en péril, cette mort contriste ceux qui conservent encore le regret de ces temps de haute culture où l'on pou¬ vait consacrer ses veilles aux amours de Pétrarque et de Ronsard sans crain¬ dre de se livrer, ce faisant, à des jeux futiles. Ces temps firent de nobles âmes. Pierre de Nolhac en fut une. Rudyard Kipling. — Rudyard Kipling est mort. Il a dit un jour : « Je suis le poète d'une tribu ». La tribu était grande, plus qu'il ne le pensait ; il a chanté pour la tribu des hommes. Dans sa langue, pour son pays, et s'adressant à lui avec une ferveur un peu sauvage, il a su trouver cependant l'accent humain qui se fait entendre en d'autres langues, à travers d'autres pays, qui porte au-delà de l'intention immédiate : « Prends de la terre an- 36 glaise juste autant — que tes mains en peuvent saisir. — En la prenant, murmure une prière pour tous ceux qu'elle recouvre. — Non pour les grands ni ceux qu on a loués — mais pour tous les simples dont nul ne sait les nombres — dont la vie et la mort — ne furent ni célébrées, ni lamen¬ tées. — Mets cette terre contre ton cœur — et ton mal te quittera. » Quand l'amour du sol natal atteint à cette noblesse lyrique, il est sen¬ sible même à ceux qui sont nés ailleurs. C'est le dialogue éternel de l'homme et de la Terre-Mère. Cet Anglais, si farouchement Anglais a eu le sens et le respect d'autres patries. Il a chanté la nôtre : « Mais tout le temps, ma Sœur, dit-il à la France, nous avons été grands. Nous sommes payés pour savoir ce que vaut notre cœur... Le fer et le sang ne déferont pas une pareille union. » Que pourrions-nous lui offrir, nous, en échange de cette évocation et de ce souhait ? Mais n a-t-il pas lui-même composé le chant qu'on devrait graver sur sa stèle : « La pierre que j'ai taillée s'éclaire à la pourpre dont flambe le vitrail. — Près de mon œuvre, avant la nuit, — 0 Toi, qui juges l'artisan, je viens prier. — Si quelque chose est bien dans ce que j'ai façonné — ta main, Maître, l'a décidé, la Tienne... — La profondeur, le rêve de mon désir — Les amers sentiers où j'errais — Tu les sus, toi qui fis le feu, tu les con¬ nais, toi qui fis la Terre. — Dans le Temple redouté, encore une fois une pierre a pris sa place. » Henri Bosco. Maurice Le Glay. — Nous pensons ne pouvoir mieux faire, pour ho¬ norer la mémoire de celui qui nous a quittés, que d'extraire une page de ses papiers personnels. Il s'agit du saint du Tadla, Moulay Bouazza. Cette page est datée de 1915. 37 NOTICE SUCCINCTE SUR LE SAINT « MOULAY BOUAZZA » ET SON TOMBEAU ...Il servit d'abord chez d'avares maîtres, qui lui donnèrent pour tout salaire, un pain chaque jour ; l'on raconte qu'il faisait l'aumône de l'un d'eux à un dévot personnage des environs et qu'un second étant venu se join¬ dre au premier, Moulay Bouazza lui donna son autre pain et se mit à se nourrir d'herbe des champs ; il faut croire que la bénédiction divine l'avait déjà touché, puisque cette herbe constitua pour lui, une nourriture am¬ plement suffisante ; tellement qu'il résolut de ne plus manger autre chose. Cet épisode décide sans doute de son existence ; dès lors, il se voua à la dévotion et aux mortifications de toutes sortes. Il reste d'abord quinze ans dans ces centres complètement inhabités, avec pour tous compagnons les bêtes sauvages, puis se fixe vingt ans dans une montagne des environs de Demnat où on ne lui connaissait d'autre nom que celui de Bou Djer- tilla-cad : l'homme à la natte, à cause de la natte, qui constituait son seul vêtement. De là, il rejoint Sidi Bou Chib, célèbre saint dans le Doukhala pour se livrer sous ce maître réputé, aux pieuses retraites et aux mystiques nécessaires pour arriver à la sainteté. Il passe ainsi dix-huit ans dans les Soucahil (mot très vague désignant les collines peuplées situées entre la mer et la haute montagne) dans un pays où on ne l'appelait que Bou Lek- kout. Le Lekkout est une plante qui pousse dans le fumier, que les ani¬ maux eux-mêmes refusent et dont cependant Moulay Bouazza faisait sa seule nourriture. Parvenu à la sainteté, connu partout pour sa piété, Moulay Bouazza vint se fixer à Tria. Les pèlerins affluent, les miracles se multiplient, sa renommée s'étend. Les Sultans eux-mêmes ne dédaignent pas de le faire venir à Fès, où le Saint ne se montre d'ailleurs pas toujours accommodant et quelques-uns même se soucient d'avoir avec lui de bonnes relations ; tel Abdel Moumen, qui, paraît-il, lui demanda d'intercéder en sa faveur auprès de Dieu pour avoir un enfant dont la renommée resterait à jamais dans l'histoire et Dieu gratifia Abdel Moumen de Abou Zagoul el Mançour.- 38 ...Moulay Bouazza tout grand saint qu'il fût et suivant en cela l'exem¬ ple du vénéré prophète, se maria successivement avec Oum El Azz et Mi- mouna, les deux sœurs, qui moururent toutes deux, paraît-il, à Médine. Leur mari les en avait d'ailleurs charitablement averties. Cela n'empêche pas que Lalla Mimouna, la plus célèbre, ne soit enterrée sur le plateau qui domine Moulay Bouazza. C'est elle qui donna au saint ses trois enfants, dont le plus célèbre, Ali ben Abou Bouazza, eut la succession spirituelle de son père après sa mort... Nous avons dit que Moulay Bouazza serait mort en l'an 572 de l'ère mu¬ sulmane. Il fut enterré là où il avait si longtemps prôné et trôné, et un vil¬ lage ne tarda pas à s'élever autour de son tombeau, une légende aussi... ...Moulay Bouazza opérait des cures miraculeuses, avait un don extraor¬ dinaire de divination, conversait à distance avec certains des meilleurs de ses amis. C'est l'histoire de la pierre sur laquelle il était assis, qui le transporte à l'oued, au moment de la prière, pour faire ses ablutions ; son aventure avec Abdelkader ben Djilali qui de loin l'empêchait d'arroser son jardin. Il en est une que l'on trouve dans la bouche de tous les indigènes : un groupe de Berbères avait partagé au sort une vache et refusé à Moulay Bouazza de lui en donner une part. Le saint leur demande de replacer dans la peau les morceaux, et tout à coup à son injonction, la vache se leva et s'enfuit. L'en¬ droit où elle s'arrêta fut nommé « la grande vache » et celui où elle avait été, égorgée « la petite vache » ; tous deux sont près de Moulay Bouazza. Maurice Le Glay. 39 Pâges ckoisies AHMED ET ZOHRA ...Vers midi, quelques amies de Zohra arrivent à la maison pour l'aider dans sa toilette et lui « mettre le henné ». Au moment des fêtes et les jours de deuil toutes les femmes musulmanes de ce pays, n'importe leur âge ou leur condition, s'imprègnent le dessous des pieds et des mains avec du henné de couleur rougeâtre, parce que cette plante, « qui a son arbre au paradis », purifie des souillures de la vie. Mais, les jours de noce, toutes les coquettes se font aussi des dessins aux pieds et aux mains avec ce henné. Après déjeuner, je descends dans notre cour et, venant avec Ahmed, je m'approche de la chambre, basse et sans fenêtres, où Zohra se tient avec ses amies. La porte est voilée d'un rideau de mousseline qui suffit à les cacher. Nous tendons l'oreille... Ce serait à croire qu'il n'y a personne. Soudain, partent brusquement des éclats de rire. On voit, du dedans, à travers le voile ; elles nous ont aperçus. Zohra m'invite à entrer. Ahmed pousse le rideau. Dans cette chambrette blanchie à la chaux, c'est comme un bouquet de femmes en robes de drap vert, rose, bleu, violet et orange. Zohra, engoncée d'un caftane tout neuf aux plis compassés, assise sur un divan jambes et bras nus, se tient renversée, le dos appuyé au mur, les mains et les pieds en l'air, deux coussins sous les jarrets et deux sous les coudes. Bonne position pour ne pas courir le risque, tant que l'apprêt n'est pas sec, de gâter en les frottant les dessins dont on va la décorer. Aïcha, la professionnelle, assise à sa droite, lui fait une main. Mina penchée à sa gauche, les paupières attentives regarde naître et se former le décor. 40 A côté se tient Tahra, la sœur de Mina, (deux filles d'Aïcha) occupée à raccommoder un voile de la patiente. Assise au dedans du seuil, à portée d'un plat, une autre amie de Zohra, nommée Fatima — que l'on retient à dîner — pèle des pommes de terre, précieusement, de.ses jolis doigts menus. Comme elle habite à Salé, elle a dû venir en emmenant ses bébés. Elle a couché à ses pieds son Hamidou de six mois ; son Mohammed de cinq ans, se tient accroupi contre elle, sage¬ ment, les mains appuyées dans le creux de sa jellaba. Dans la cour, Yamna lave le pavé. Il fait chaud dans cette chambre ; ces femmes, habillées de plusieurs robes mises l'une dessus l'autre, brillent de sueur. La magnifique dondon qui travaille à une main a déjà fini le décor des pieds. Ils sont clayonnés de trait symétriques où je crois voir 1 origine des bas ajourés. Dessous, c'est une semelle de pâte verdâtre venant jusqu'aux on¬ gles. Dessus, ce sont des bandes horizontales entrecroisées de losanges piqués d'un point au milieu. Le long des chevilles montent, de chaque côté, des tiges échelonnées coupées de tigelles : la disposition d'une feuille de fougère. La matrone opère, tenant d'une main de la pâte de henné dans une boîte en fer blanc, de l'autre un pinceau de poils carré emmanché d'un bout de bois : l'outil dont se servent, dans les ateliers de Fès et de Marrakech, ceux qui décorent des plats. Un mauvais pinceau, qu'elle conduit lentement du bout de ses doigts, l'auriculaire écarté en l'air par coquetterie. J'avise son bras, sortant du flot de sa manche pliée sous l'aisselle. Il est si volumineux, qu'au bout, par comparaison sa main semble une me¬ notte. On reste confus de l'ampleur royale de son postérieur. Quelle majesté ! Sa poitrine a l'opulence des courges. Son visage est bourbonien. De grands yeux de bovidé cernés de khôl sous les cils. Un gros nez gourmand. J'avoue que le plus sucré des sourires frise cette chair. 41 Elle porte deux colliers ; l'un fait de boules dorées, l'autre de fleurons de couleur grisâtre dans l'imitation de l'ambre. Au-dessous de ces colliers palpite une collerette en soie plissée, bordée d'un liseré rose — mode européenne. Mina ressemble à sa mère, en jeune, et ce charmant patapouf, quand elle se lève et marche, ne pèse pas une plume. Son gros cul dont l'étoffe suit la fente vous prend un peu trop la vue, mais son visage est l'aurore sur une nappe de pommes, de pêches et de raisin noir ; rose et doré, arrondi ; les yeux, de feu ou de fleur ; des tire-bouchons de cheveux soyeux tournant à ses joues. Sûr que Fatima est d'un autre sang. Son visage clair et légèrement ha¬ vane fait rêver en plein midi à la pâleur de la lune. Un mince visage taillé en amande, surmonté de deux longs yeux doux comme velours. Je dis deux, car on le sent quand mollement ils vous touchent. Sur ses joues pendent les franges d'un foulard de tête couleur de lilas. Elle est pâle et ne dit rien. Un sourire de Joconde vient seulement expri¬ mer, quand elle lève sa vue sur l'une de ses compagnes, la nuance d'une pensée dédaigneuse. Et je vois ses doigts menus continuellement écarter de son esprit dans leur mouvement agile l'amertume d'un mystérieux souci. Nous savons que son mari n'habite pas avec elle ; l'infortune l'a conduit à Khémisset où il tient boutique d'épicerie. Hamidou, nu dans sa robette de coton brochée de brins de persil, ses jam- bettes aussi roses que ses joues, met ses petons à sa bouche et nous montre par-dessous, ce qu'il a de plus mignon. Au bout de deux heures, quand le décor est fini, Yamma (douze ans), les bras nus jusqu'à l'épaule, les jambes nues jusqu'à la cuisse, apporte — un peu lourd pour elle et le soutenant des deux bras entre ses genoux — un brasier de terre au-dessus duquel Zohra étend ses pieds et ses mains pour faire sécher la pâte. Cette pâte, une fois sèche, s'en va d'elle-même en lais¬ sant sur la peau une empreinte brune. 42 Après quoi Mina, prenant un bout de coton, humecte l'ingrédient avec du jus de raisin versé dans un petit verre. Je demeure là, rêveur, à causer avec ces femmes. Zohra, qui est à jeûn depuis le matin, demande à manger. Yamna court à la cuisine, revient en apportant une écuelle de couscous et lui donne la becquée. ...Maintenant, les pieds et les mains enveloppés de. chiffons, Zohra se soulève et sort de la chambre. Jules Borély. {Ahmed et Zohra, Sorlot, édit.). 43 Clironique - Eclair LES LIVRES J. Debu-Bridel. — Les jeunes ménages (Gallimard). —« Je ferai ce que vous voudrez, mais j'ai l'impression que nous laisserons ternir notre amour ». François Barberousse. — L'Homme sec (Gallimard). — « Après tant d'autres, j'ai écrit des pages paysannes ». Du moment qu'il le savait... H. Bordeaux. — Henry de Bournazel (Pion). — Il voulait l'embaumer, pe réussit qu'à l'empailler. J. de Lacretelle. — Les Hauts-Ponts (N.R.F.). — Plus de lumière que de chaleur. M. Yourcenar. — La Mort conduit l'attelage (Grasset). — Un supplé¬ ment aux « Vies imaginaires », de Schwob. Luc Dietrich. — Le Bonheur des Tristes (Denoël et Steele). — On prend son bonheur où on le trouve. Julien Green. — Minuit (Grasset). — L'heure du crime. LES CONFERENCES L'on n'ira pas dire que le public marocain manque d'éclectisme. Deux conférences ont eu grand succès cette année : celle de Léon Poirier sur Foucauld, et celle d'Odette Pannetier, sur les Potins de Paris. Elle est étonnante, Mlle Pannetier : s'étant aperçue, à Oujda, qu'elle avait oublié le texte de sa conférence, elle se le fit télégraphier. ECHOS X... se plaint d'avoir été mal placé dans le cortège qui suivait les cen dres du Maréchal. X... est, en général, assez bien placé dans l'existence. Mais répond Z..., ce n'est pas lui qu'on honorait ce jour-là, c'était le Maréchal. 44 Sélections et commentaires SELECTIONS Le Comité de lecture a remarqué : Patrice de la Tour-du-Pin : L'Enfer, Edition des Mirages à Tunis. Jean Schlumberger : Histoire de quatre Potiers, Gallimard. Rober Garric : Le Message de Lyautey. Bardèche et Brasillach : Histoire du Cinéma, Denoël et Steele. COMMENTAIRES Aldous Huxley. — M. Aidons Huxley est né en 1894. Il est maigre. Un nez crochu, un front énorme, des yeux perçants, une chevelure hérissée, des lunettes. C'est un homme d'esprit. Son grand-père, Thomas Henry Huxley, physiologiste illustre d'Angleterre, l'un des apôtres du transformisme, s'était efforcé, sa vie durant, d'établir de solides affinités entre l'homme et les grands singes anthropoïdes. Il engendra un helléniste. Cet helléniste fut remarquable. A son tour, l'helléniste engendra, et son fils fut un roman¬ cier. Ce romancier n'est autre qu'Aldous Huxley. Le Tour du monde d'un sceptique, Croisière d'hiver, dénotent un esprit aigu, sec, ami du jeu gratuit, précis, soucieux d'humour. Contrepoint, Le meilleur des mondes ne démentent pas cette impres¬ sion. Après le Feu d'artifice, dernier ouvrage (trois longues nouvelles) offre les mêmes qualités, marque les mêmes limites. Huxley excelle dans le portrait. Le livre en contient quelques-uns de remarquables, Fanning, par exemple, type accompli de l'homme de let¬ tres. Il s'agit, bien entendu, de celui qui a réussi. Spirituel, fuyant, douillet, 45 fat, égoïste, adoré, un peu ridicule, beau, léger, intelligent, menteur, naïf, rusé, séduisant en diable, horripilant, plus libidineux que sensuel, on le voit, on le touche, on l'entend, on le connaît. Il finit mal. Ces gens-là finissent toujours mal. Il se laisse adorer par une toute petite jeune fille. Dans un moment d'égarement, oubliant son âge et sa chère santé, il aime à son tour. On l'abandonne. Peut-être vaut-il mieux qu'il en soit ainsi pour la tranquillité de ses vieux jours. Dans une autre nouvelle, Huxley nous peint, en pied, les Claxton. Il faut connaître les Claxton, ils en valent la peine. Les Claxton, ce sont de petits bourgeois anglais cossus (70.000 frs de rente) et végétariens. Il est hors de doute que, pour Aldous Huxley, il n'est pas louable de ne man¬ ger que des légumes. Les Claxton en mangent beaucoup. Cette nourriture leur inspire de dangereuses prétentions. Les Claxton, mari et femme (elle, fille de brasseurs) aspirent à mener une vie purement spirituelle : Boud¬ dha, Jésus, la Beauté, la Bonté, l'Idéal. On se prépare à la Vie supérieure. Tous les renoncements qu'elle implique (viande, voyages, plaisirs défen¬ dus) justifient une hypocrite avarice. Ce livre nous enseigne qu'Aldous Huxley n'aime pas l'hypocrite ava¬ rice de ces compatriotes. Présentement, il vit en France. Littérature abyssine. — Peut-être ne faut-il accorder aux gens de lettres qu'une réticente confiance. Les plus graves, les plus savants abu¬ sent quelquefois de notre crédulité. D'aucun se plaisent à ces tromperies par goût de la mystification, tel Mérimée inventant le théâtre de Clara Gazul. A ceux-là on peut pardonner, ne serait-ce que pour la raison qu'ils ont du génie. Mais ne doit-on pas se montrer plus sévère pour les autres, ceux qui ne sont point incités à ces abus de confiance spirituelle par les mouvements d'une fantaisie littéraire, sans autre conséquence que d'amu¬ ser la galerie aux dépens de la critique, souvent naïve ? Parmi ces écri¬ vains d'esprit rassis, dont la réputation, l'œuvre, le caractère, attirent notre estime, si, par hasard, il s'en découvre un qui démente cette excellente opi¬ nion que nous avons de lui, peut-être sommes-nous excusables d'en mani¬ fester quelque mécontentement, ou à tout le moins de marquer le coup. 46 Il est certain que M. Griaule, ethnographe notoire, et qui doit sa noto¬ riété à des travaux scientifiques fort estimés, offre toutes les qualités qui attirent la confiance. Nous lisons quelque part qu'il ne la mériterait pas et cela paraît peu croyable. Peut-être vous souvenez-vous des Flambeurs d'hommes. Ce récit de voyage eut du succès et un prix littéraire. Il se déroule chez les Abyssins. M. Griaule aime les Abyssins. îl les connaît, il habita chez eux. On ne peut ignorer cela ni son amour. Depuis six mois il le proclame. Cependant dans son livre, quelquefois, il ne les avait guère ménagés. Le seul titre le prouve. Les Flambeurs d'hommes, ce sont en effet les Abyssins. Le surnom affreux ; c'est M. Griaule qui l'a trouvé. Il nous explique pourquoi il le leur donne à juste raison. Il raconte en effet quhl a vu, de ses yeux, dans la province de Gondar, le supplice d'un régicide, qui du reste avait manqué sa victime. Selon la loi amharique — et selon M. Griaule — on avait enveloppé ce malheureux de mousselines enduites de miel et on l'avait brûlé à petit feu. La mort du régicide est décrite tout au long, avec un grand luxe de détails horrifiques. Le spectacle donne la nausée. Les Italiens ayant voulu faire état de ce té¬ moignage, M. Griaule dut avouer l'imposture. Le récit avait été inventé. M. Griaule n'a jamais assisté à cette exécution. Il y aurait à cela trois mo¬ tifs : « la loi n'est pas applicable dans le cas qu'il rapporte, ce genre de supplice n'a pas eu lieu depuis longtemps, enfin, jamais un Européen n'y serait admis ». Voilà M. Griaule bien empêtré et, selon toute apparence, de fort mé¬ chante humeur. Il y a de quoi. Henri Bosco. Henri Heine, vu par Vega (Perrin). — « Ils m'ont baisé de leurs lè¬ vres menteuses », écrivit Henri Heine à la fin de sa vie. Vega s'efforce de ne pas mentir, tâche malaisée pour le biographe d'un poète, d'un romanti¬ que, qui s'est tant dit lui-même. Elle n'a point voulu se laisser éblouir pat son admiration pour l'artiste : elle s'est réservé d'écrire véridiquement, mi¬ nutieusement parfois l'existence de Heine, lui donnant à chaque page la 47 parole. Et son livre contient à la fois la chose la plus passionnante qui soit, l'histoire d'un homme, et le visage même du génie. « Il ne sut jamais ni pardonner, ni oublier ». Quel commentaire, sous la plume d'une femme, à une vie d'amour ! Car c'est un livre de femme, un livre de pitié et de rai¬ son, de femme agacée qu'en amour ce soient ses sœurs qui souffrent et les hommes qui se plaignent, instruite de l'extrême médiocrité des objets qui enflamment les grands cœurs. Plein d'esprit, le sombre humour juif, per¬ sonnel, heurtant, déplaisant, mais d'un ton admirable, Henri Heine, à ses débuts, quand il était seul à se sentir, ignoré, contraint, inconnu, méconnu eût-il dit déjà, est odieux d'exigences et de sarcasmes. Plus tard, la sou- france, la pauvreté, la solitude, le verront admirable. C'est là une destinée de grand homme. Ce sont les plus impérieux que les souffrances ou l'échec portent au comble de la douceur. Et Vega éprouve alors des sentiments de mère. Gui Mémoire. Louis Pize : Le Vivarais (de Gigord). — Le poète sensible et bucolique de ce pays cependant âpre, offre au lecteur, dans une prose chargée de poé¬ sie, des aspects de ce ciel, de ces eaux, de cette terre. Le ciel, qu'un vent travaille souvent avec fureur, est traversé par le grand mouvement des nua¬ ges, les eaux jaillissent de la roche vive, et apportent l'odeur des nappes souterraines, la terre livre peu d'elle-même, car c'est une terre à secrets où la forme des montagnes, la couleur des bois, le groupement des habitations humaines obéissent à des lois particulières. Territoire où survit la magie montagnarde, et où les oratoires, les champs de repos, les ermitages décèlent un sous-sol religieux. Le printemps y est doux et bien fleuri là où coule le fleuve ; l'hiver dur et pourtant magnifique sur les plateaux. On y passe de la Géorgique des jardins à la Bucolique des neiges. Henri Pourrat : Au fort de l'Auvergne (Arthaud). — D'Henri Pourrat la veine auvergnate s'épanche, une fois de plus, en l'honneur de la terre na¬ tale. Dans la moindre phrase, on sent l'amour : « La campagne est devant 48 nous, prairiale, bocagère, jaspée de soleil. L'aubépine jette ses bras chenus vers l'herbe longue, où la verveine balance dans un faible parfum. Là-bas faites de la chair bleue du jour se lèvent les montagnes qui sont encore ce pays et qui sont déjà la nue. » Henri Pourrat a conclu l'alliance entre l'homme et la terre. Il se tient à mi-chemin entre la nature et l'art. Il sait les choses naturelles, il les approprie à ses rêves. Le monde n'est pour lui ni un spectacle, ni un support commode. Le monde est une offrande reli¬ gieuse. Il dit devant un paysage de Limagne : « Notre-Dame-des-Epines qui êtes aussi Notre-Dame-des-Fontaines, donnez-nous de comprendre la mon¬ tagne. » Il a un souci moral des choses de la terre. Voyager avec lui, en cette Auvergne si vieille, si fraîche cependant, et encore si mystérieuse, c'est voir au-delà des monuments éphémères des hommes, au-delà même de l'apparence des formes naturelles. C'est parcourir les étapes de l'âme, sui¬ vre l'itinéraire de l'esprit. Ni les couleurs, ni les détails précis ne manquent, mais ils se disposent sur une géographie sentimentale et religieuse de l'Au¬ vergne. Des présences cachées animent ce tableau. Nous sommes au pays des fées, et des pèlerinages. Et de beaux poèmes en prose traversent tout ce livre comme de grands nuages d'avril, avec lenteur. Marcelle Marty : Zina (Nouvelle Société d'Edition). — Mme Marty a l'esprit précis, aigu et le goût du détail qui porte. Elle peint une jeune Arabe, Zina, qui se dépayse. En fait, Zina expatrie son corps, pas son âme. Son âme, c'est la mécanique souple, fine, insensible qui anime un petit animal charmant. Doux à toucher, cet animal, mais peu troublé par la ca¬ resse. Zina n'est guère sensuelle ; aussi est-elle tourmentée par l'insatisfac¬ tion. C'est là le grand mobile du départ. Partir, c'est vivre. Zina part, et partout où elle passe, elle se prête. Elle ne saurait se donner. De là, peut- être un je ne sais quoi de sec et de court dans son aventure. Le panorama extérieur y est, par contre, vif et plaisant. Les scènes amusantes, les traits de caractère, les rencontres cocasses, les réflexions drôles et subtiles sont le meilleur du livre, et il en compte beaucoup. Ça et là, on sent qu'il y court je ne sais quoi d'indulgent, parfois même de tendre, en somme un esprit d'amitié contenue, qui attache le lecteur au récit. Henri Bosco. 49 Cnronique Marocaine Petit tableau Je la littérature européenne affectant le JVtaroc Georges Hardy, dans son Ame marocaine d'après la littérature française et dans son anthologie, analyse et fait brièvement connaître une grande part de la littérature descriptive ou d'imagination. Roland-Lebel, de son côté, donne une liste fort étendue des auteurs. Plus de noms qu'on ne penserait ; je ne dis pas plus d'intérêt. Pour quelques grands écrivains, le Maroc fut un point sur la carte, d'où partirent leurs imaginations. Son double amour, pour Shakespeare et le Maroc, fit voir à Madame de Chambrun un Marocain en Othello. Plus évi¬ dentes sont les inspirations des prédécesseurs du grand Anglais : Marlowe, qui écrivit Tamburlaine the Great, George Peele, qui mit à la scène la ba¬ taille d'El-Ksar. Le désastre portugais inspira Camoëns au cours de son épo¬ pée. Des œuvres immenses de Calderon et de Lope de Vega, le Maroc n'est pas complètement absent. Daniel Defoë ne fait se perdre en Barbarie Robin- son que pour mieux brouiller sa trace. Shelley chante The witch of Atlas. Dans le Veloce d'Alexandre Dumas, le pays d'Hercule est assurément in¬ venté. Pour l'art de Prosper Mérimée, le document est un excitant. Mais le génie peut tout : Voltaire dans Candide et Paul Claudel dans Le Soulier de Satin, furent, sans s'en soucier, des chroniqueurs véridiques.Quant à Voiture, puis à Mark Twain, ils ont au moins passé, l'un à Ceuta, l'autre à Tanger. Des vieux auteurs oubliés, l'on se contentera de dire que Paris et Lon¬ dres ont bien ri, quand Moulay Ismaïl eût sollicité la main de la prin¬ cesse de Conti : le chérif en fut à la mode une saison. L'habitude de deman¬ der au Maroc un prétexe d'opéra-bouffe ne se perdit pas complètement, puisqu'en 1804, un sieur Hapdé fit représenter Arlequin à Maroc. Maurice Souriau a attribué à Bernardin de Saint-Pierre, la paternité d'un drame resté inédit jusqu'en 1905 : Empsael et Zoraïde, ou les Blancs esclaves des Noirs à Maroc. Citons encore un titre aussi étrange que Le Geomyler, faisons à 50 Cadahalso trop d'honneur en rapprochant des lettres persanes ses Carias Marruecas, et renvovons aux bibliographies. Le Maroc littéraire se trouvera surtout, jusqu'au XIXe siècle, dans les œu¬ vres de certains chroniqueurs, qui, pour ne l'avoir point cherché, n'en furent que plus charmants écrivains. Nul visiteur de la Fès actuelle ne lira, sans s'y passionner, Léon l'Africain (qui nous excusera de le placer chez les Eu¬ ropéens). Le sieur Mouette, enfermé dans son petit livre, nous reste un pri¬ sonnier délicieux. Voilà les deux grands noms cités. Leur captivité aura pourtant donné d'heureux loisirs à d'autres infortunés, parmi lesquels Co- ehelet ou M. de Brisson. Les souvenirs de Lemprière ont conservé assez d at¬ traits pour être réédités. Enfin, son plaisir arrêtera le flâneur, le long des Sources médites de l'histoire du Maroc, à quelques lettres admirables des serviteurs des Rois de France, aux récits, que fait pour Pontchartrain le con¬ sul Estelle, des audiences de Moulay Ismaïl, comme aux coins les plus sa¬ voureux de l'excellente traduction, par Pierre de Cénival, d'une chronique portugaise de Santa Cruz du Cap de Gué. Ce qu'il y a de plus agréable, mais qui l'est extrêmement, pour qui n'a pas besoin de s'instruire, dans les vieux exemplaires du père Dan, de Flost, de Windus, de Keatinge, d'Ali Bey, de Jackson, de Graberg di Hemso, ce sont les gravures. Le XIXe siècle n'a pas créé le tourisme, mais il l'a baptisé. L'âme de Char¬ les Didier, non menée par la Revue des Deux-Mondes à l'immortalité, ne doit pas se sentir oubliée. J. Taylor et Amélia Perrier parèrent le Maroc du meilleur don qu'aient fait à la civilisation les Anglais : l'humour. Les vieux récits d'Yriarte, d'Erckmann, de Montbard, de Macnab, de Drummond Hay, de Samuel Pepys, de sir Arthur de Capell Brooke, qui consacre un chapitre aux mérites du couscouss, gardent le parfum des vieilles chambres rarement ouvertes. Edmondo de Amicis, qui eut un nom, voulut se faire une gloire du Maroc. Un consul d'Angleterre, sous le pseudonyme de Sarcelle, envoyait à Londres, autour des années 1880, la chronique mondaine de Mogador. Mais ne tardons plus à honorer les maîtres : Loti ne fut nulle part plus grand descriptif qu'au Maroc, Delacroix révèle encore le pays à ceux qui y sont nés, Isabelle Eberhardt fut une inspirée, Lyautey scellait déjà de sa griffe 51 son premier séjour à Rabat, Eugène Aubin, grand nom pour nous en vérité, survivra au charme de la civilisation qui le vit passer, Henry de Monther¬ lant hésite au seuil du Maroc et ne montre que par éclairs ce qu'il en a senti, dans Saint-Saturnin, Jean Schlumberger reçoit de ce pays un rayon de lu¬ mière. Dès le début du XXe siècle, ce coin de la terre se vulgarisa. Grâce à un héros et à quelques hommes libres. Destinée aux savants, la prose de Fou- cauld, de Segonzac, de Doutté, de Gautier, est pour nous pleine d'attraits. Les récits des explorateurs Linarès, Chatinières, Thomas, celui, moins aven¬ tureux, d'Etienne Richet, sont encore près de nous. Les Prisonniers maro¬ cains, d'Hugues Le Roux, ne méritent pas l'oubli. Citons, parce que femmes, et pour être aussi bien galants envers nos voisins, lady Grove et Isabel Sa- vory, Mlle Genthe et Mme Anny Wothe. Enchantés du Maroc, les artistes ont servi à éblouir les gens d'affaires. Un magicien fit donner le chœur des écrivains. André Chevrillon, dont le Fès et le Marrakech témoignent de la sensibilité. Jérôme et Jean Tharaud, qui vé¬ curent agréablement à Rabat, entendirent à Marrakech de belles histoires et crurent comprendre Fès, Claude Farrère, qui trouva un bon titre, André De- maison, lui doivent une part de leur notoriété. Le Maroc, comme une femme les joyaux qui brillent sur son corps, montra d'abord ses villes. Pour les peindre, Pierre Champion exécuta les contrats qui le liaient à la librairie Laurens, mais Henri Gaillard l'avait trop bien devancé en parlant de ce qui lui avait peut-être donné son âme : Fès (sur le chemin de l'amour ne l'a pas suivi Louis Bertrand). Dans la bibliographie marocaine on relève encore le nom d'H. R. Lenormand et même celui de Victor Margueritte. Chaque kilomètre de route, à peine tracé, a fait naître un volume. Selon sa facilité, le lecteur retiendra tout ou peu de choses. On trouve des titres comme Peine de coeur sous le soleil marocain ou De Fès la cruelle à Tlem- cen la fleurie. Les descriptions d'Henriette Willette sont poignantes. Jean Viollis n'a pas été présomptueux en demeurant naturel à Fès, dont Gomez Carrillo parle en proche parent. Antoine de Saint-Exupéry a rapporté du Maroc les premiers témoignages de sa vie d'aviateur. Abel Bonnard nous rend envieux de la Chine. Grand Colonial de Paris, Pierre Mille, Emile Hen- 52 riot, grand curieux, n'ont pas négligé ce pays. Tout ce qui est Afrique du Nord est mien, dit Elissa Rhaïs. Alice La Mazière a des notations simples et justes. Les reportages de Pascale Saisset chez les Juifs, de Marcel Montarron chez les légionnaires et dans les mauvais lieux, sont excellents. Mais, à côté de l'excellent, il faut citer le plus typique : le lecteur des journaux de voya¬ ge d'Henri Amie et de Jules Peumery ne plaindra pas son temps. L'Angleterre est représentée par des voyageurs, Scott O'Connor, C.-P. Hawkes, George Goodchild, Arthur Train, John Horne et Ben Assher ; les Etats-Unis ont envoyé deux romancières, Edith Wharton, Madame de Cham- brun et Thomas Greenwood, David P. Barrows, Cunninghame Graham ; sont venus d'Allemagne, après Rudolf Zabel, les descriptions de Robert von Wat- tenwyl, les romans d'Ernst Penzeldt et de J. Knittel, les écrits de guerre d'A. Bartels, d'Autriche un de ses enfants les plus illustres, Hugo von Hoff- mannstahl. Ossendowski n'a pas trouvé au Moghreb l'occasion de ran¬ données assez improbables. La plupart des pays auront au moins une fiché au catalogue : celles de l'Espagnol A.-M. de Escamilla. du Catalan Ivan Tirant, de l'Italien A. Cipolla, du Suisse Léo Wehrli, du Hollandais H.-E. Enthoven, de la Tchèque Marie Majerova, du Polonais Leszek Gustowski, du Suédois Maths Holmstrôm, de sa compatriote Marika Stiernstedt, etc. La littérature de fiction ne s'est inspirée qu'assez maladroitement du Ma¬ roc. Aussi Gabriel Audisio a-t-il sagement choisi le thème du Maroc à Paris pour ses Trois hommes et un minaret. Michel Idrac a fixé le souvenir d'un lieu qui, pour certains, fit quelque temps la renommée de Fès : le Maroc- hôtel. Françoise Sourdori écrit : Le Marocain, son âne et sa ville. Mais qui a lu en 1708, Les deux Frères, de Le Noble, en 1840, La Thecla. de Charles Didier, en 1850, La Kaloolali, de W.-S. Mayo ? Et qui lira... ? La Légion Etrangère fournit une source inépuisable d'inspiration. Des étrangers tels que le prince Aage de Danemark et le commandant Pechkofl lui ont manifesté publiquement leur affection. Georges Manue lui doit ses meilleurs livres. Jean des Vallières l'a vue à travers un visage aimé. Quant à l'incessante production de ses bénéficiaires, Anglais ou Allemands, aux titres parfois romantiques : Red horizon, Cafard. March or die, Der Hôlle von Marokko entronnen, pièce en deux actes de Cari Siber, s'il en fallait 53 énumérer les auteurs, le lecteur penserait avoir à déchiffrer un poème sur¬ réaliste. Les derniers témoignages traduits en français sont, à notre connais¬ sance, ceux d'A.-R. Cooper et de G. Ward Price. La littérature populaire offre des titres, qui suffisent : Le Caïd noir, Le Caïd rouge, Le Maroc rouge, Le Maître du Simoun, Le Marabout des Atlantes, Perdu au Maroc, Un Drame là-bas, Un Drame au Maroc, Un Enlèvement au Maroc, Une Razzia au Maroc, L'Assaut du Ksar, Ahmed le baroudeur, La Capitane, Le Secret du Légionnaire, La Fille du Cheikh, L'Oasis de Feu, Dans les Sable en feu. Dans les romans policiers d'Edgar Wallace, de Boissyvon, d'A.-E.-W. Mason, la présence du Maroc est une énigme de plus. Peu de choses pour les enfants, bien que le nom de Jules Verne s'ins¬ crive à notre fronton et cru'aux temps dorés de Tanger, un recueil anglais aiL pris comme titre Tangerine. Jules Chancel leur a parlé de Lulu au Maroc, André Lichtenberger de Nane, R. Giffey de Luce et Lucas, Petit- huguenin des Frères ennemis, A. Jost du Ravin des vautours, Michel Dor- lys de la Minute opportune. Dans un charmant album publié aux introu¬ vables éditions de la Girafe, le Maroc est illustré par Dignimont, com¬ menté par Jean Ravennes. Au théâtre, plutôt que L'Insoumise, d'Henri Kistemaeckers, L'Occident, de Pierre Frondaie, Dans l'ombre du Harem, de Lucien Besnard, Le Dé¬ jeuner marocain, de Jules Romains, on ira voir L'Atlas-Hôtel, d'Armand Salacrou. Et nous applaudîmes à la montée en scène d'un Marocain d'adop¬ tion, Si Kaddour ben Ghabrit. Jean Le Seysux, en l'honneur du Maroc, voila les girls du Casino de Paris. Le bombardement de Mogador, qui fut pour une actrice la cloche de son baptême, valut au prince de Joinville,- une explosion de poésie civique: entre bien d'autres, certainement, Tanger et Mogador, de Charpentier, Tanger, Isly et Mogador, de Rousseau des Roches. Plus tard, on a chanté sur le trot¬ toir Les Légionnaires sont partis au Maroc, ou bien : Au pays des Rifains, Je pense à lui, à toi, ô ma jolie. Le rêve étant père de l'action, des noms de poètes sont liés à celui de Lyautey : Alfred Droin, lui déclame ses vers à Fès, Gustave Rouger lui 54 adresse en 1915 son ode « A ceux qui restent », ia lyre d'Alphonse Métérié, arrivé un peu tard, résonne de son nom. Mais nos poètes sont bien plus qu'une pléiade : Tristan Tzara, Rémy Beaurieux, Marie Barrère-Affre, Léon Berthaut, Henri Berton, Jules Carpen- tier, Julien-Albert Carré, Marcel Diamant-Berger, Robert Taure, Jacques Felze, Roger Lalli-er, Jeanne Lavergne, Claude Néré, François Onffroy, Ai¬ mée Reynaud, E. Roland-Michel, Léonce Rolland, Georges Rollon, William Treille. Le départ entre l'image et la littérature se fait de plus en plus malaisé¬ ment. Parmi les plus beaux recueils de photographies, plutôt que l'album de la collection Orbis Terrae, signalons celui des Horizons de France, les deux livres de Fernand Benoît : L'Afrique méditerranéenne et L'Empire de F es, et Le Maroc pittoresque, de Larribe et Bel, aujourd'hui introuvable. Car nous n'oserions négliger l'apport de ceux qui passent ou ont passé leur existence au Maroc. Perdicaris, toujours disponible pour de nouveaux enlèvements, romança l'histoire de Mohammed Benani, et sa biographie, pourrait être rééditée dans un journal de scouts. Mais surtout importe la collaboration au Times et à de grandes revues anglaises de Walter B. Har- ris, dont les livres doivent être placés après celui d'Aubin. Dans l'apport français, apparaissent d'abord ceux dont la main ne laisse l'épée que pour prendre la plume. Gens de guerre au Maroc, publié par la « Revue de Paris » en 1911, fut aussitôt si remarqué que l'auteur osa en pleine guerre parler encore du Maroc. Vint Maurice Le Glay, qui eût, soit le courage, soit l'habileté, certainement le talent, d'élever nos yeux vers la montagne. Le mot « Berbère » se mit à résonner farouche¬ ment. Le Glay eut même des élèves : René Euloge, François Berger. Paul Odinot introduisit dans la littérature marocaine des préoccupations mo¬ rales, livrant au public les conclusions d'expériences personnelles sur le contact des races. Egalement intimistes sont les Petites Esclaves. d'Alain Vizille, le roman posthume d'Alfred Réveillaud, et surtout les livres de Jules Borély. A son Ahmed et Zorha conviendrait le sous-titre « ou la dé¬ licatesse ». Aline de Lens relève plutôt de la littérature indiscrète, mais pour le plus vif de nos plaisirs. Neuve parut la tentative de Marcel Fra- 55 ger lorsqu'il nous révéla que Casablanca était déjà une grande personne dont il y avait beaucoup à dire. Certains aimeront s'exciter auprès de Rémy Beaurieux, sarcastique, s'émouvoir au romantisme de René Maur, d'autres se reposeront auprès de Tranchant de Lunel, fonctionnaire éna¬ mouré, dont l'art et la connaissance furent de goût. Sur le mode mineur, Alphonse Métérié préfère le côté des touristes. Les traductions du chleuh du colonel Justinard sont d'une étonnante beauté. Mohammed el Fassi a fourni à Emile Dermenghem la matière de ses contes fassis. A Casablanca, les Editions du Moghreb ont mis, en peu d'années, à leur actif, une série d'ouvrages : témoignages de première main, comme celui de Diego, satires comme celle de Vincent Berger, expérience journalistique comme celle de Robert Boutet. Nos journalistes méritent- ils du reste le mal que l'on dit d'eux ? Il y eut le polémiste Raymond Colrat, le lyrique Jean-Renaud, la collaboration à l'ancien France-Maroc d'un écrivain de classe, Rouquette, et des pages de René Seguy, dont l'une au moins, sur Fès, subsiste. De nos jours, Henri Duquaire a publié le journal des efforts faits par un Européen ouvert, sympathique et modéré¬ ment appliqué, pour découvrir le Maroc. Les articles de Georges Louis pour leur sérieux, les billets d'Isis pour leur esprit, ont valu à leurs auteurs une notoriété marocaine. L'école marocaine de peinture, dont Jean Alazard s'est fait l'historien, a ses maîtres, Delacroix, en tête bien entendu, Henri Regnault, Dehodencq, Louis Riou, Albert Marquet, Raoul Dufy, Edy Legrand, Echaguë. Certains de ces peintres ont laissé des témoignages écrits, le premier son journal et sa correspondance, le second sa correspondance. Quelques artistes anglais Elisa¬ beth Murray, A.-S. Forrest, J. Taylor, R.-E. Groves, se sont plus au Maroc, surtout à Tanger. Van Rvsselberghe a illustré le récit, par Edmond Picard de l'ambassade belge de 1889. Gustav Wolf est allé peindre à Tétuan. Les ma- roquinades de Cham furent populaires comme le sont de nos jours les des¬ sins d'Henri Avelot. Au jardin du bibliophile ont poussé le beau carnet de voyage d'Henri Le Riche et l'album de Jacques Majorelle sur les kasbas de l'Atlas. Un curieux livre de Jules Galand, Le Château vieux de Rabat est 56 devenu rare, de même qu'une brochure de Mac Orlan, éditée par l'Hépatrol, La Croix} F Ancre et la Grenade. Camille Josso a, pour les bibliophiles du Maroc, spirituellement dessiné en marge de Mouette. Et l'on nous informe que vont paraître l'album du Sud d'un fameux illustrateur, F.-L. Schmied, et VItinéraire au Maroc, souriant et familier de Mme Edon. Le cinéma gâta le Maroc, ou s'y gâta. Si les reportages, de documentai¬ res ou d'actualités, sont souvent remarquables, le spectateur assista impuis¬ sant aux inutiles bêtises de Baroud ou de Siroco. La première Atlantide fut tournée au Maroc. Dans Itto, Marie Epslein et Jean Benoît-Lévy font preuve d'une compréhension poétique des foules et de la nature. Il paraît que Mar¬ cel L'Herbier va produire de nouveaux Hommes nouveaux. Le Maroc ou plutôt, la Légion au Maroc, attira cependant de grands directeurs : inspiré de VAmy Jolly. de Benno Vigny, Morocco est un des films dont se vante Hollywood, mais Sternberg, disposant de Gary Cooper et des jambes de Mar- lène Diétrich, n'avait pas besoin de se documenter. Julien Duvivier, après les beaux tableaux des Cinq Gentlemen maudits, a fait, sur un thème de Pierre Mac Orlan, La Bandera et Jacques Feyder doit au Maroc son chef-d'œuvre. Le grand Jeu. Boubeker. MEMENTO. — Les études islamiques en Espagne, jrar Lucien Bouvat dans le « Journal Asiatique », 3e trimestre 1935. — Possessions espagnoles sur la côte occidentale d'Afrique, par Pierre de Cénival et F. de La Chapelle, Larose. — Pour découvrir l'âme du Maroc, par Henri Duquaire, Edit. du Sagittaire. — Les Souvenirs de Paul Guillemet dans la « Vigie Marocaine ». — L'enquête de Guyot, Paye et Le Tourneau, sur les corporations de Fès, dans le « Bulletin économique du Maroc » et « Hespéris ». — Au Maroc espagnol, par Paul de Laget, Le Manoir à Marseille. — La Prière de Lyauy- tey, par Henri Massis, dans la « Revue Universelle », 15 août 1935. — De quelques répercussions de l'économie européenne sur l'économie indigène, par Henri Mazoyer, dans la « Revue Africaine », 1er semestre 1935. — Le Maroc sans Lyautey, par René Séguy, dans « Je Suis Partout ». — Les pho¬ tographies prises au Maroc, par André Steiner, dans « Atlantis », Berlin, avril. — La pénétration militaire au Maroc, par le Capitaine Vallerie, La- cauzelle. — Casablanca et les Cliaoïiia en 1900, par le Docteur Weisgerber, 57 Vengeances et Amitiés du lecteur M. Baring : Le Solitaire de Dulwich (Stock). — « Enfin, un roman où l'héroïne est polie, sensible, belle, honnête et cependant malheureuse. Nous manquons de romanesque ; nous mourons de ne plus savoir en créer. Assez de souillons, de voyous, d'anormaux, d'êtres abjects ! Faisons enfin souf¬ frir des êtres qui en vaillent la peine. » Geneviève Tarcin, Tanger. Vicki Baum : Sait-on jamais ? (Stock). — « Ah ! il vaudrait mieux ne jamais savoir ». Pauline Barga, Marrakech. Camille Mauclair : Les douces beautés de la Tunisie (Grasset) — « M. Mauclair est un Monsieur qui date. Quand donc nous laissera-t-il tran¬ quilles en Afrique ? Ses douces beautés ou ses belles douceurs, au choix, qu'est-ce que cela peut nous faire ? Il a collé quelques milliers de mots sur nos pays, de peur de les voir comme ils sont. Alors, c'est devenu une espèce de grande affiche, à l'usage des agences de tourisme pour gens du monde. Il serait capable de peindre en rose ou en mauve la pompe à essence de Bidon-V ». Lieutenant K..., Sud Marocain. 58 Les Xa JViusique A PROPOS D'ENESCO La virtuosité souvent n'est qu'un don manuel. Possédé par ce don, le virtuose se doit d'obéir à l'appel du niouvement ; et sacrifiant aux presti¬ ges de la vitesse, il se consacre à la difficulté. Il tient du jongleur. Aussi bien pourrait-il faire miracle avec une douzaine de couteaux. Il éblouit. Le plaisir qu'il procure relève du scintillement, du jeu de lumières: c'est pres¬ que un plaisir visuel, ce n'est presque plus un plaisir musical. Le virtuose ne saurait donc s'attarder entre l'œuvre et le public. Ce n'est pas elle, en effet qu'il nous impose, mais lui. Il n'a plus le loisir d'être autre chose que lui-même. L'œuvre n'offre alors qu'un prétexte à faire valoir le don excep¬ tionnel. C'est pourquoi, chez tant de virtuoses, il y a une part d'indiscré¬ tion. Leur virtuosité fait écran entre nous et le musicien. Le contact devient impossible entre notre désir d'amitié musicale et ce groupement de signes magiques, ces clefs de survie, l'œuvre écrite, par où l'on accède à cette ami¬ tié. Or qu'attend notre désir ? Ces clefs, il demande qu'on les tourne, que le groupe de signes se dénoue et qu'en nous, à la place où jusqu'alors s'éiendait le silence, la musique apparaisse. En nous, non pas en lui. Nous ne réclamons pas un prestidigitateur ; nous voulons un évocateur, celui qui éveille les Ombres. Certes, il y a là quelque mystère, mais il faut placer le problème sur ce plan, sinon pas de musique véritable. Car, si la musique s'élève comme une construction de l'esprit, elle s'épanche aussi, et d'abord, comme une Art s 59 effusion de l'âme. Elle traduit une hantise de la survie, un besoin de l'éter- nisation qui est la noblesse de l'homme. Le musicien nous propose l'éter¬ nel, le virtuose ne nous livre que l'éphémère. Enesco n'est pas un virtuose: il laisse passer l'éternel. Je dis à dessein : il laisse, car son attitude dénote une étonnante passi¬ vité. Il ne joue pas, il sert : il sert la Musique. Il n'est plus qu'un lieu de passage, le rendez-vous humain des esprits de la mélodie. Ces esprits, il les attire, il les polarise, il les reçoit, il en est traversé, il les livre tels que l'homme peut les entendre, c'est-à-dire en accord magnétique avec ses nerfs, ses sentiments, son intelligence terrestres : il les rend humains. De là cette simplicité, ce naturel qui nous frappent. Mais il n'y a rien d'humain où n'entre un peu d'insistance. L'âme aime s'attarder, retenir, remonter la fuite des choses ; elle répugne à se dérouler trop vite elle-même ; sa fonction est de durer le plus longtemps possible. Or dans cette insistance il y a de l'amour. On ne se détache pas sans souffrir de ce qu'on aime. Enesco aime la musique. Il se livre à elle et, quand elle s'échappe de lui, son seul geste est d'attachement, d'insistance. Dès qu'il abandonne un son, c'est un adieu. Heureux de l'entendre arriver en lui, il souffre de le voir partir. Ce bon¬ heur et cette souffrance, voilà d'abord ce qu'il nous dit. De ce contact entre la parole divine et ce regret humain naît une vibration singulière que nous n'avons perçue que là. Sur chaque son, Enesco laisse la trace de son ravis¬ sement, de son amour et de son regret. Sur chaque son. Car je le vois surtout comme le génie même du son. Quand il apparaît sur la corde, à sa place attendue, sur un point banal,, presque officiel, le son prend contact avec cette merveille d'intelligence et de sensibilité qu'est le doigt de l'homme. A cette pointe à la fois douce, dure et vivante, aboutissent les puissances de la main. Il suffit alors d'une pous¬ sée légère ou d'une pesée lourde, d'une vibration délicate partie du poignet, pour effectuer une. prise sensible du son et l'amener ainsi, du symbole ano¬ nyme qu'il reste encore, jusqu'à la dignité de l'être. Alors il emplit sa forme idéale, il réalise sa nature ; il est devenu personnel, communicatif, émouvant. L'archet prend le son proposé et le tient suspendu au-dessus du silence ; il crée la durée musicale. Il la détache ou bien il la rend fluide. 60 C'est pourquoi l'instant de l'attaque est si pathétique. Du premier contact de l'archet à la corde dépend le courant de sympathie qui, à travers l'ins¬ trument, va unir les deux mains créatrices en mal de créatures sonores. C'est la rencontre du génie de la hauteur et du génie de la durée. Toute la fortune de la mélodie reste suspendue à Tétine Re de ce premier choc électrique. Le son sera-t-il conquis ? Car il ne se livre pas : on doit le vaincre Le son est un être rebelle qu'il faut déceler, poursuivre, attirer à soi, saisir, fixer et ensuite enchanter, dominer, séduire. Il faut s'en faire aimer. Rien n'est plus difficile. Chaque son a sa personnalité. Il se présente avec ses fatalités intérieures, son élan vital, ses limites, sa force vibrative, sa cou¬ leur et surtout ses affinités magnétiques. D'un côté, elles l'apparentent à d'autres sons qu'il attire à soi. De l'autre, elles le mettent en accord avec ces formes particulières de notre sensibilité qui errent, en deçà de nous, et qui semblent réglées uniquement sur les ondes de la musique. Ce sont ces doubles affinités que dégage miraculeusement Enesco. Car le son qu'il attire à soi se marie et se perd aux sons qui le précèdent et qui le suivent. De là, le tissu sans "outure de sa mélodie. Et l'émission qui vient de lui, en nous, détache du non-être les pures formes musicales. Ainsi nous n'avons plus conscience de l'entendre, lui, Enesco, qui joue à vingt mètres de nous, ni même d'entendre Schumann ou Beethoven, âmes désormais hors du temps et de l'espace, mais nous croyons nous entendre nous-mêmes. Il a dégagé de notre médiocrité la musique qui cependant gît au fond de chacun de nous. Il a créé, entre lui et les sensations que nous recevons de lui, des sortes de distances sidérales qui ont aboli la durée. Bientôt nous ne distin¬ guons plus le dessin de la mélodie et nous ne sommes plus sensibles qu'à des suites d'émotions esthétiques, auxquelles font écho, plus loin encore, de longs ébranlements moraux qui résonnent on ne sait où, hors des con¬ ventions de l'espace. Par son art, il a rendu possible le passage du son ma¬ tériel à l'émotion humaine dont le son n'est que le signe physique, la for¬ mule évocatoire. Nous vivons la musique pure ; nous sommes la musique. Cette musique, plus personne ne la joue ; elle se joue elle-même. D'autres inventeront des sites musicaux. Enesco n'aime que le ciel musi¬ cal, l'illimité sonore. Homme de la poussée intérieure, de l'effusion subie, 61 il se donne, il s'oublie. C'est seulement dans l'espace sans borne, où tout n'est que musique, où plus rien n'est, hors la musique, qu'il peut s'oublier tout entier et vivre enfin musicalement. Alors il atteint le sommet de son destin qui est de n'être que musique, et de nous rendre semblables à lui : de nous transmuer en musique. C'est le miracle du pur amour. Gabriel Jarmaty. LE PUBLIC PARLE « Le concert de violoncelle de Mlle Vuillaume était charmant. Un pro¬ gramme bien choisi, une artiste si agréable à voir et du talent. Mais les amateurs de musique n'étaient pas plus de trente à apporter de la sympa¬ thie à une artiste jeune et à un art qu'ils adorent quand un nom éclatant apparaît sur l'affiche. » Marie Touchard, Rabat. 62 La P einture LES EXPOSITIONS Mme Jalabert-Edon, expose du 30 avril au 6 mai, à Rabat, ses dessins d'Assa. Nous nous étions habitués à voir par elle la figure de Tisnit. Au con¬ tact du vrai Sud, son art a pris plus de grandeur poétique. La beauté de sa composition, la grâce de son dessin, sa compréhension affective des êtres et des paysages, l'avaient déjà placée fort haut dans notre estime. Pensant que les artistes et leurs clients auraient également plaisir et in¬ térêt, au Maroc, à voir la présentation d'œuvres de peintures remarquées par les amateurs français, S.A.L.A., inaugure la série de ses expositions en em¬ pruntant quelques toiles à des artistes de France. Une exposition de Gabriel Fournier, Portai, René Thomsen et Noël Vesper s'ouvrira en mai à Rabat, puis se transportera à la Galerie Derche, à Casablanca. Elle prendra la place des tableaux que le Maroc a inspirés au maître F.-L. Schmied. De Marrakech, René Martin viendra lui succéder. Quant à Jacques Majorelle, que l'on attendait à Rabat, l'on raconte que le succès de son exposition de Casa ne lui laisse pas de quoi garnir les murs de la Ma- mounia. 63 L -Architecture L'ARCHITECTURE MODERNE AU MAROC C'est un fait, que le Maroc a été le berceau d'une architecture nouvelle et que là s'est cristallisé dans la plus complète indépendance des influences étrangères ce qui universellement était dans l'air. Les architectes français du Maroc qui furent les artisans de cette réalisa¬ tion n'ignoraient pas les efforts des précurseurs isolés ; ils connaissaient l'œuvre considérable de Tony Garnier, celle d'Auguste Perret et les tenta¬ tives pleines d'intérêt de quelques architectes allemands. L'architecture qu'ils découvrirent au Maroc, celle des habitations et celle des Palais, leur révéla par sa conception des vérités qu'ils recherchaient d'instinct ; ils eurent la certitude qu'elle convenait admirablement au pays et aux conditions de vie des indigènes. Ils eurent aussi le sentiment que c'était à la suite de longues observations, du contrôle des faits, du mépris des formules qu'elle avait été créée, et avec quelle finesse dans le goût ! quelle dignité ! et quelle noblesse dans le con¬ fort ! Cette leçon ne devait pas être perdue pour des esprits que pénétrait de¬ puis longtemps le doute sur l'Enseignement que les écoles officielles leur avaient dispensé. L'ambiance aidant, et animée aussi par ce merveilleux encouragement tutélaire qu'elle recevait des chefs spirituels, la jeune équipe des architectes français fut mûre pour l'action d'une sorte de renaissance de l'architecture. Ce qu'elle a réalisé est un exemple de ce que peuvent des hommes de bonne volonté, servis par la profonde connaissance de leur art, la passion de la recherche, et agglomérés dans une fraternelle équipe. La qualité de l'œuvre (souhaitons qu'elle demeure et soit intégralement res¬ pectée) permet de la classer au premier rang de l'architecture contempo- 64 raine; par la clarté de sa conception elle est supérieurement humaine, par sa juvénile fraîcheur, sa gentillesse, se mesure, elle ajoute sans la déparer un rameau nouveau à l'architecture française. Par la suite, l'équipe dispersée, vinrent les indispensables bâtisseurs, pressés par intérêt, hâtifs par nécessité ; ce qu'ils réalisèrent fut médiocre, car ils s'attachèrent à reproduire, sans les contrôler, des formes et des décors empruntés à l'architecture indigène et bientôt la plastique des villes nou¬ velles au Maroc eut la même analogie et la même valeur que celle des colo¬ nies voisines. La réaction des Pouvoirs publics se traduisit par la création d'un servi¬ ce chargé du contrôle de l'esthétique de l'architecture. Ce contrôle exercé par une personnalité qui ne possédait pas la formation commune aux architectes mais dont l'esprit délicat, était sensible aux for¬ mes, aux couleurs, aux jeux des lumières eut la meilleure influence sur les destinées de l'architecture nouvelle. La voie choisie, avec quel rare bonheur dans l'intuition, prolongeait celle que les architectes du début avaient déterminée après de longues ré¬ flexions et de laborieuses recherches. A la suite de cette heureuse intervention, on peut dire qu'un charme nouveau vint parer les constructions, la couleur apportait sa finesse ou sa fraîcheur aux détails, l'ordre des proportions, le rapport des volumes n'étaient point sacrifiés aux brutalités de l'effet à obtenir ; une émultation nouvelle animait les architectes. Que cette leçon ait été jierceptible pour tous ? on ne saurait l'affirmer, et on en peut douter lorsqu'on examine quelques quartiers des plus grandes villes nouvelles et, aussi bien, quelques bâtiments officiels. Néanmoins, la meilleure architecture actuelle du Maroc mérite de rete¬ nir l'attention ; elle est à sa place, on a bien la sensation qu'elle y est née, qu'elle n'a pas été créée selon une mode passagère, qu'elle pourra dans le temps s'adapter à des nécessités nouvelles et qu'elle restera la digne et très , personnelle sœur cependant, de celle que les premiers architectes français eurent l'heureuse surprise de trouver à leur arrivée. Antoine Marchisio. Eliam JALABERT-E expose du 30 avril au 6 mai au Pavillon de la Mamounia (Rabat) ses dessins de Nomades Regueibat et Ait Oussa et du pays d'Assa en Mauritanie VI JULES BORELY Ahmed, et Zohra, Fernand Sorlot, éd., 15 fr. PATRICE DE LA-TOUR-DU-PIN La Quête de Joie - Paris, éd. de la Tortue L'Enfer - Tunis, éd. de Mirages, 46, rue de Naples BULLETIN ECONOMIQUE DU MAROC trimestriel édité par la Société d'Etudes Economiques et Statistiques - Recette postale de Rabat-Résidence Abonnement annuel : 50 fr. LA REVUE HEBDOMADAIRE Directeur : François Le Grix Paris, Plon-Nourrit VII Les Editions du Moghreb Rues de Tours et Georges-Merciê CASABLANCA Robert BOUTET : « La Dame de Bou-Laouane », roman marocain, . un v. 12 frs Robert BOUTET : « Caravanes d'acier » .... un v. 12 frs Vincent BERGER : « Les Fonctionnaires », fantai¬ sies marocaines. Illustrations de Renato Ferra- ciu un v. 12 frs Edition de luxe un v. 30 frs Anne du GHATEL : « Chansons d'Amour et de Jeu¬ nesse ». Illustrations de Jarny-Brindeau . . un v. 6 frs Marc de MAZIERES : « Promenades à Fès », avec 16 hors texte en héliogravure. Préface du Maré¬ chal Lyaut.ey un v. 15 frs Georges LOUIS : « Un Tour d'Horizon au Ma¬ roc » un v. 2 50 Henri RAINALDY : « Baxo », roman un v. 20 frs Charles DIEGO : « Sahara »; roman marocain un v. 15 frs Paul GIEURE : « Nour e! Aïn » roman marocain un v. 12 frs PIERSUIS : « Bourrasque bédouine », romain maro¬ cain un v. 15 frs Jean SERMAYE : « Barga, Maître de la Brousse », roman un v. 15 frs Pour paraître prochainement : René GUILLOT : « Ras e! Gua poste du sud » roman des Sables. Les ouvrages publiés par Les Editions du Moghreb sont en vente dans les principales librairies Maroc, Algérie, Tu¬ nisie, France. VIII LIME CONTRE L'ENLAIDISSEMENT DE LA FRANCE 18, rue Séguièr - Paris VI" 1° Maintenir intacte ta beauté créée 'par 'la nature et par les hommes ; 2° S'opposer à la réalisation de toute œuvre indigne de notre sol, à tout projet constituant un acte d'agression contre les traditions de l'Art français ; 3° Faire œuvre d'action en veillant à une saine con¬ ception des programmes imposés et en appuyant, hors de toute tendance et de toute doctrine, le choix des artistes capables de créer des œuvres nationales ; 4° Aider les pouvoirs publics à s'appuyer sur une opi¬ nion alertée et faire auprès dieux des démarches que doi¬ vent rendre efficaces l'autorité et le nombre de ceux qui se joindront à nous. Font, entre autres, partie du comité : Gaston Baty, Julien Gain, Gampinchi, Gte J. de Castellane, André Chamson, Colette, Raoul Dautiiy) Docteur Débat, Dr. Desmaret, Daniel Dreyfus, Henri Duvernois, Jean Fayard, Fels, Focillon, Louis Gillet, Jean Giraudoux, Grap¬ pe, Georges Guiffrey, Louis Jouvet, Lhote, Maurice Maeterlinck, Marquise de Maillé, Adrien Marquet, François Mauriac, André Maurois, Georges Monnet, Charles Peignot, Philippe de Rothschild, Jacques Rouché, A. de Saint-Exupéry, Dr. L. Pasteur Vallery-Ra- dot, Jean-Louis Vaudoyer, etc. On peut adhérer à la Ligue contre l'enlaidissement de la France : En tant que membre adhérent (5 fr. par an), actif (20 fr. par an), sociétaire (100 fr. par an), bienfai¬ teur (1.000 fr. par an). Le Gérant : A. Galiana Imp. Réunies - Casablanca