ALFRED WESTPEAL Lettres inédites d'Edgar Quinet LETTRE-PRÉFACE de M. Gabriel MONOD JHembre de l'Institut PARIS P. V. STOCK, Editeur PLACE DU PALAIS-ROYAL Lettres inédites d'Edgar Qninet au Docteur Lortet ReV K ê s - 5 2. Le Docteur LORTET ( 1792-1868) && w w w w w w ^ A M. Alfred WESTPHAL Cher Monsieur el ami, J'ai lu avec intérêt et émotion votre notice sur la Dv Lortet, le représentant le plus ori¬ ginal de celte école lyonnaise qui, jusqu'à nos jours, a produit des types admirables de médecins démocrates, dévoués avec un désintéressement absolu au service des pauvres, aux idées de progrès social en même-temps qu'à la science. Les précieuses lettres inédites de Ouinet, que vous tirez de l'oubli, complètent, fixent des traits impor¬ tants de la figure de Lortet, en nous rappe¬ lant que ce grand médecin, ce grand natu¬ raliste, était en même temps profondément versé dans la philosophie allemande, et qu'il a été un des premiers en France à recon¬ naître et à signaler la nouveauté féconde du système géographique de Karl Ritter. VI PRÉFACE Ces lettres de Quincl nous apportent aussi bien des renseignements curieux pour sa biographie, en particulier sur son vogage en Grèce de 1829, sur ses relations avec Cousin, et sur ses sentiments politiques. Quinel eut le mérite• d'avoir eu avec Creuzer, dès le début de 1828, la première idée de l'envoi en Grèce d'une Commission d'antiquités ana¬ logue à la fameuse Commission d'Egypte. Ses instances auprès de Gérando, Cousin, Guigniault, Chateaubriand, Benjamin-Cons¬ tant, furent couronnées de succès, mais ce ne fut pas sans peine qu'il arriva à se faire désigner comme membre de l'expédition. Il faut reconnaître, d'ailleurs, qu'il n'était nul¬ lement préparé à faire œuvre d'archéologue, et que son voyage fut la course rapide d'un touriste poète et philosophe à travers la Morée, l'Atlique et les Cyclades, plutôt que l'exploration méthodique d'un êrudit. Il s'em¬ barque le 10 février à Toulon, arrive le 2 mars à Navarin, quitte Modon le 13 mars pour repartir deux mois après, le 13 mai, pour la France, après avoir vu Messine, Phi- galie, Mégalopolis, Sparte, Tripolilza, Tégée, PBÊFACE VII Mycène, Tyrinthe, Argos, Sicy&ne, Corinlhe, Egine, Athènes, Syra et les Cijclad.es. Il rap¬ porta de celle course éperdue et enchante¬ resse un livre délicieux, bien qu'un peu nébuleux, sur la Grèce moderne et ses rap¬ ports avec l'Antiquité, mais une récolle épi- graphique bien maigre, une dizaine d'ins¬ criptions d'une ou deux lignes, dont presque aucune n'était inédile. Mme Ouinet se fait d'étranges illusions, quand elle dit dans Cin¬ quante ans d'amitiés (p. 32), que Pierre Lortet, à qui sont adressées les lettres qu'on va lire, appartenait à une ancienne famille de la bourgeoisie lyonnaise. Clémence Lortet, sa mère, femme éminente par la science et par le caractère, avait été pour son fils l'amie la plus tendre et la plus vigilante, le guide le plus ferme et le plus sûr. Michelet a donné d'elle ce portrait (1) : « Tout le monde connaît à Lyon mou bon et savant ami, le Dr Lortet, le plus riche cœur de la terre pour l'énergie dans le bien. Sa mère, au fond, en est cause. Tel il est, tel elle le fit. Cette dame est restée en légende pour la science et la charité. « Femme d'un industriel, vivant en plein monde ouvrier, dans les convulsions de (1) La Femme, p. 421. XVI NOTICE Lyon, elle se hasarda pour tous, sauvant tantôt des royalistes et tanlôtdes jacobins (1)' forçant intrépidement la porte des autorités et leur arrachant des grâces. On sait l'épui¬ sement terrible qui suivit ces agitations. Vers 1800, il semblait que le monde défaillît. Mme Lortet, elle-même, quel que fût son grand courage, sur tant de ruines, faiblit. Elle avait trente ans. Le très habile Gilibert, qu'elle consulta, lui dit : « Vous n'avez rien du tout. Demain, avec votre enfant, vous irez aux portes de Lyon me cueillir telle et telle plante. Rien de plus. » Elle ne pouvait pas marcher, le fit à grand-peine. Le surlende¬ main, autres plantes, qu'il l'envoya cueillir à un quart de lieue. Chaque jour, il augmen¬ tait. Avant un an, la malade devenue bota (f) Son antique demeura de Pilala était garnie de souterrains et de chambres secrètes. Toxite jeune encore — elle avait vingt-deux ans — elle s'en ser¬ vit pour sauver les royalistes proscrits par la Ter¬ reur ; plus tard, pendant la réaction qui ensan¬ glanta la ville livrée à la fameuse bande des « Assommeurs de Lyon » elle y cachait les répu¬ blicains. NOTICE ' XVII nisle, avec son garçon de douze ans, taisait ses huit lieues par jour (1). « Elle apprit le latin pour lire les botanistes et pour enseigner son fils. Pour lui encore, elle suivait des cours de chimie, d'astro¬ nomie, de physique. Elle le prépara ainsi aux études médicales, l'envoya étudier à Paris, en Allemagne. Elle en fut bien récom¬ pensée. D'un même cœur, le fils et la mère, à toutes les batailles de Lyon, pansèrent, cachèrent et sauvèrent des blessés de tous les partis. Elle fut en tout associée à la générosité aventureuse du jeune docteur. Si elle n'eut vécu avec lui, et dans un grand centre médical, elle aurait étendu de ce côté ses études, et les aurait moins circonscrites dans la botanique. Elle fut l'herboriste des pauvres, elle en aurait été le médecin. » Médeciu des pauvres, c'est son fils qui le tut. On le connaissait bien sous ce nom dans la petite ville d'Oullins, aux portes de Lyon, (1) De cel entraînement Lortel avait gardé un tel goût pour la marche, qu'il fit par la suite presque tous ses voyages à pied, y compris son voyage de noce ! XVIII cù il passa les vingt dernières années de sa vie... Lortet avait rencontré Quinet à Lyon, au retour de Paris où il avait fait ses études de médecine. Bien que séparés par une diffé¬ rence d'âge de près de onze ans — Lortet était né le 4 juin 1792, Quinet le 17 février 1803 — ils se lièrent d'une étroite amitié qui ne devait finir qu'avec la vie. Cette amiiié fut resserrée encore par un séjour de près de trois ans que, désireux d'étudier d'une manière approfondie la littérature et la phi¬ losophie allemandes, ils firent ensemble à l'Université d'Heidelberg, et dont ils conser¬ vèrent, l'un et l'autre, comme on le verra dans les lettres de Quinet, un souvenir ineffaçable. «y; C'est au cours de ce séjour que Lortet se maria. Sur son mariage, un ami me communique cette anecdote qui répond à merveille au tempérament de son héros : a Le Dr Lortet fut séduit, dans le village de X..., par la beauté d'une jeune Allemande. Il résolut de l'épouser. Mais, avant de se dé- NOTICE XIX clarer, désireux de la voir de plus près et de l'étudier librement, il inventa un stratagème pour pénétrer dans l'intimité de sa famille. « Il se fit jardinier et, comme tel, se pré¬ senta chez le père. Agréé, il se mit avec ar¬ deur à l'ouvrage, et comme il était adroit et bon horticulteur, les fleurs semblaient éclore sous ses doigts. Son maître se félicitait de posséder un jardinier aussi capable. Le jour vint cependant, où sa déci¬ sion étant prise, le jardinier se présenta devant lui pour demander la main de sa fille. « Le père eut un sourire indulgent pour ce Français un peu ton, et méditait une ré¬ ponse prudente, quand le jardinier, exhi¬ bant ses papiers et ses diplômes, donna lui- •-y- même des détails sur sa situation, sa famille et ses projets. Stupéfaction du maître qui, retenant sa première réponse, rentra en lui même pour en méditer une seconde et revenir de sa surprise. « Quelques jours après, le temps de prendre des renseignements à Lyon, le père donna sa réponse, la jeune fille aussi, et le Dr Lortet était fiancé. » XX NOTICE Rentré à Lyon avec sa jeune femme, Lortet. ne tarda pas à prendre une place importante dans la vie de la grande cité. Déjà, au moment où les Grecs luttaient pour leur indépendance, il avait pris l'initia¬ tive d'un comité de secours, organisé toute une campagne en leur faveur. Il y appor¬ tait un touchant enthousiasme. On en ju¬ gera par ces extraits de Y Indépendant de Lyon où il rend compte d'un concert qu'il avait organisé le 7 mai 1826 : (( C'est dans une religieuse émotion, les yeux encore mouillés de larmes, que je prends la plume pour essayer de retracer cette soirée, une des plus belles de ma vie...» Chateaubriand, de passage à Lyon, avait promis d'assister au concert. Il arrive, on •sjt lui fait une ovation. Il y répond en ces termes : « Messieurs, le hasard m'a conduit dans vos murs. Je n'attendais pas moins de vous ; Lyon se connaît en dévouement. Les Grecs ne pouvaient manquer de trouver des amis dans le pays qui s'est distingué par les plus nobles sacrifices, dans les temps les plus difficiles de la monarchie. » NOTICE XXI Ce discours parait se ressentir un peu des fatigues du voyage. Toutefois, l'enthou¬ siasme aidant, le compte rendu sa termine ainsi : « Je n'ai pas besoin de dire que de nou¬ veaux transports ont éclaté à ce témoignage si honorable, sorti de la bouche d'un homme qui, certes, se connaît en nobles sacrifices et en généreux dévouements. « A la suite d'une romance délicieuse, Mme Mauviel a chanté avec une expression indicible un couplet en l'honneur de M. de Chateaubriand. Dans ce couplet improvisé par un poète lyonnais, on demande la lyre du chantre de Cymodocée pour que rien ne manque au concert. Se levant alors et s'ap- prochant de Mme Mauviel, M. de Chateau¬ briand lui a dit : « Madame, vous me deman¬ dez ma lyre, malheureusement je n'en ai pas. C'est à moi de vous prier de me prêter la vôtre pour dignement vous remercier... » « M. de Chateaubriand s'est rendu à pied à l'hôtel de Provence; plus de centcinquante personnes le suivaient dans un profond si¬ lence. Arrivé à l'hôtel, il a remercié ce XXII NOTICE brillant cortège d'une voix émue, et la foule s'est séparée au cri de : Vive Chateaubriand. Ce cri est gravé dans le cœur de tous les amis des Hellènes. » En 1834 Lortet, qui avait profondément subi à Heidelberg l'influence du célèbre Dr Jahn, professeur de philosophie et de gymnastique, prend à tâche d'introduire dans les écoles la pratique des exercices phy¬ siques. Il commence par l'école des Sourds- muets, où son initiative est couronnée d'un plein succès. Fort de ces résultats, il par¬ vient à introduire sa méthode dans les éta¬ blissements privés, puis dans les établis¬ sements publics, et au bout de quelques années les écoles et les lycées de Lyon, les premiers en France, avaient introduit la gymnastique dans leur programme d'ensei¬ gnement. A l'appel du général Grammont, il fut le fondateur à Lyon de la Société protectrice des animaux. Un de ses collègues le rap¬ pelait sur sa tombe, en ces mots pleins de candeur : « Il obtint un beau résultat en faisant disparaître de nos mœurs et de notre NOTICE XXIII époque les actes de basse brutalité qui se commettaient impunément sous nos yeux, car, pour lui, l'animal étant une créature de Dieu aussi bien que l'homme, celui-ci n'avait pas le droit de le malmener. Ainsi dispa¬ raissent de plus en plus ces actes qui sou¬ levaient l'indignation publique; ils attirent maintenant sur leurs auteurs les rigueurs de la loi et de ses agents. Son but a été non seulement atteint, mais il dépasse les espé¬ rances, et nous avons entendu le Dr Lorlet, quelques jours avant sa mort, se féliciter de ce résultat. » Indépendamment de son activité sociale, dont ces quelques traits suffisent A donner un aperçu, le Dr Lortet, homme de science avant tout, consacrait à ses recherches la meilleure partie de son temps. Collaborateur choisi par Ampère, lorsque l'illustre savant vint faire à l'Ecole vétérinaire de Lyon ses premiers essais sur l'électro-magné- tisme dans un laboratoire plus que rudi- mentaire — le seul qui existât alors à Lyon — il fut frappé de l'insuffisance des moyens dont disposait la science, et prit à lâche de XXIV NOTICE faire doter sa ville natale d'un enseignement plus complet, sur un amphithéâtre plus digne d'elle. Il y réussit. Ses efforts persé¬ vérants aboutirent à la création de la Faculté des sciences. Entre temps, il communiquait régulièrement aux sociétés savantes, les résultats de ses recherches et de ses travaux, sur les sujets les plus divers. L'étendue etla variété de ses connaissances est surprenante. Médecin, il publie de nombreux travaux sur les sujets spéciaux à son art. Philosophe, en dehors de ses écrits de morale sociale, il traduit Kant et Fichte et aussi le Persan Arabchah. Géographe, ami de Charles Ritter, et l'un des premiers à se rendre compte de la révolution profonde produite par la mé¬ thode du savant allemand, il n'hésite pas à l'adopter, et donne sa très remarquable « Géographie physique du Rhône ». Géologue et météorologiste, il provoque par ses recherches pratiques sur le régime des eaux, la création d'une commission hydrométrique dont on lui confie la direc- tion, et qui rendit au pays en diverses cir¬ constances des services éminents. Publiciste enfin, il collabore régulière¬ ment au Censeur et à l'Indépendant. On ferait de ses articles un recueil de « mélanges » du plus curieux intérêt, qui montrerait cette prodigieuse activité, étendue à tous les domaines, depuis des études sur les calen¬ driers coptes, ou des discours sur les clas¬ siques elles romantiques,jusqu'à de farou¬ ches réquisitoires contre les Jésuites, que le bon docteur détestait cordialement. Il était de son temps. Le libéralisme de 48 n'excluait pas ces haines vigoureuses. Lortet, au surplus, cachait sous des dehors brusques et impétueux le cœur le plus tendre et le plus chaud. Ce grand homme maigre, osseux, aux sourcils embroussaillés, pouvait avoir l'aspect terrible. Il était d'une dou¬ ceur féminine, d'une exquise sensibilité. Les pauvres gens ne s'y trompaient pas, eux qu'il soignait pour l'amour de Dieu, oubliant fré¬ quemment, sous ses ordonnances, ce qu'il fallait pour acheter les remèdes. Dans le vieux quartier de la Croix-Rousse, où il habitait, 2 XXVI NOTICE il était l'idole des ouvriers et il exerçait sur eux une action profonde. Républicain de tradition et de tempérament, propagandiste infatigable, il les conquit à la République. Il fut, toute sa vie, étroitement mêlé à la vie politique de la grande cité lyonnaise. C'est lui qui, en 1847, fut l'un des principaux organisateurs dans le Rhône de la iameuse campagne des Banquets rétormistes, qui eût un si grand retentissement sur la poli¬ tique générale de la fin du règne. Au ban¬ quet de Lyon, pour lequel Quinet, empêché de venir, lui avait adressé la belle lettre qu'on lira plus loin, Lortet prononça, à propos de Réforme de l'Instruction pu¬ blique, un discours véhément contre la Congrégation, et qui, d'ailleurs, comme on va voir par quelques extraits, cesse à peine d'être de pleine actualité : t Si tant d'institutions viciées ou surannées ne sont pas améliorées, que nous importent quelques évolutions ministérielles? que nous importent quelques corrections élec¬ torales? que nous importe que des lavages NOTICE XXVII réitérés fassent disparaître les tâches des pots-de-vin, que les prévaricateurs savou¬ rent dans la prison ou dans l'exil les béné¬ fices du vol ? Toutes ces demi-mesures seront de vains palliatifs, tant qu'un foyer central de corruption répandra ces miasmes sur la France, tant que son levain y entre¬ tiendra une fermentation putride (Profonde sensation.) « Le peuple réclame pour ses administra¬ teurs et pour ses fonctionnaires la jouissance pleine et entière de leur liberté morale. L'obéissance absolue tait des muets ; eh bien, les muets des sérails sont les êtres les plus fourbes et les plus corruptibles 1 « La nation a-t-elle perdu la couronne des vertus civiques qui paraît son front? Elle redemande le droit de s'estimer. Un man¬ teau diapré d'or ne peut cacher â ses yeux ses plaies et ses membres paralysés. Elle redemande sa place dans la famille euro¬ péenne. Les peuples voisins la plaignent, il est vrai, sans la mépriser; mais ce n'est point assez ; elle veut mériter leur respect, XXVIII NOTICE leur estime, leurs sympathies. Comme na¬ tion, enfin, elle veut vivre et avoir sa place au soleil. « Un prêtre orgueilleux de sa mission civilisatrice pouvait dire aux Franks encore barbares, aux Franks nos ancêtres : Sicambre, courbe la iêle, adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré. Mais aujourd'hui la France ne pourrait, sans répugnance, sentir son gouvernement plier sous un pouvoir occulte, exotique partout, étranger à toute patrie. Sa présence l'inquiète, l'oppresse comme le passage d'une nuée chargée d'orages. Elle est réduite au marasme par le développement monstrueux des excrois¬ sances monastiques de toutes les formes. Ces productions parasites pouvaient s'enra¬ ciner dans la glèbe du serf, mais doivent disparaître du sol de la patrie cultivé par des familles libres. (Une explosion d'applau¬ dissements accueille ce passage.) « Les citoyens français ne veulent plus voir la moitié de leurs enfants abêtis, au profit de ce pouvoir occulte, par l'espion- NOTICE XXIX nage, par la férule, par les miracles. Il enchaîne la science pour la posséder. Il travestit l'histoire afin de ternir les gloires de la nation. Il enseigne le mensonge, il veut interdire la faculté de penser, il veut interdire l'usage de la raison. Il a des ba¬ lances de plomb pour le juste et l'injuste, il les évalue comme le titre de l'or. Eh bien ! nous ne pouvons tolérer plus longtemps cette infraction à la loi divine, cette insulte à la loi morale promulguée par le libéra¬ teur de l'homme. La nation française veut que son gouver¬ nement dirige l'éducation et l'instruction de ses enfants, qu'il ne l'offre pas au rabais comme la construction d'un viaduc dont la chute compromet tout au plus la vie de quelques hommes, tandis qu'une éducation vicieuse, anti-nationale, compromet l'exis¬ tence même du peuplé ! » (Une longue agitation succède à ce magni¬ fique discours qui a constamment électrisé l'Assemblée et a provoqué de nombreux et d'unanimes applaudissements). XXX NOTICE L'année suivante, en 1848, le Comité pro¬ visoire le désigna pour commander en chet toutes les gardes nationales du Rhône. La proclamation affichée à cette occasion est d'une rare saveur ; elle est toute une époque Citoyens, Gardes Nationaux ! Le brave citoyen Lortet est nommé votre commandant ; c'est sous les ordres de ce digne chef que vous veillerez à la sûreté publique. La ville de Lyon, en vous confiant le maintien de l'ordre, vous confie aussi le soin de son honneur. La France vous regarde. Si nous pas¬ sons avec calme et dignité l'épreuve diffi¬ cile et glorieuse que nous impose la Liberté, notre cité grandit à jamais dans l'estime du monde, et la République nous comptera au rang de ses plus illustres enfants. Pour le comité : Le maire provisoire, LAFOREST. Peu après le Dr Lortet tut élu Représen- NOTICE XXXI tant du Peuple à l'Assemblée Nationale. Suivant sa coutume, il fit le voyage à pied. Mais à peine arrivé à Paris, fatigué de la vie publique et malgré les objurgations de Qui- net, il donna sa démission et revint à Lyon. Il se retira à Oullins, dans sa petite pro¬ priété de la Cadicre, pour y continuer dans le calme ses œuvres philanthropiques et ses travaux personnels. « Agé alors de 60 ans », m'écrit un de ceux qui l'ont le mieux connu, « il était d'une rare vigueur, très actif, maintenant sa verte vieillesse par les exercices physi¬ ques. Sa belle tête était couronnée de longs cheveux blancs bouclés sur les épaules; ses yeux d'un gris bleuâtre laissaient échapper, lorsqu'il s'animait, des éclairs de tendresse pour les malheureux, qui venaient chercher forces et consolations auprès de lui, mais aussi des flammes de colère, lorsqu'il pen¬ sait au triste sort de nos libertés perdues, aux défaillances d'un certain nombre de ses amis, aux infâmes persécutions du coup d'Etat, dont son amiQuinet avait subi toutes les violences. XXXII NOTICE « Ses vêtements de bure — il n'en portait jamais d'autres — étaient en harmonie avec la simplicité de sa vie, qui était d'un as¬ cète, ne pensant jamais à lui-même, mais sachant toujours répandre sur ceux qui l'entouraient les trésors de sa bonté, de sa vaste intelligence, de son cœur si généreux ». Les individualités si fortement trempées, de traits si accusés, laissent aussi, par le côté anecdotique de leur vie, une trace profonde. Mon père, qui l'avait beaucoup connu et beaucoup aimé, enchantait notre enfance avec les savoureuses histoires du « Père Lortet », trop familières pour être rap¬ portées ici, mais qui évoquaient cette figure de vieux lutteur dans un relief saisissant. Aucun de ceux qui l'ont approché n'ont pu l'oublier, et si l'histoire n'a pas gardé son nom, il n'en reste pas moins qu'il fut, pen¬ dant près de cinquante ans, l'une des-figures les plus généreuses, les plus originales et les plus populaires du vieux Lyon. Il mourut à Oullins, en 1868. Le journal qui donne le détail des funé¬ railles raconte qu'elles faillirent être trou- NOTICE XXXIII blées par un incident provoqué par le curé. « Les gens du village, qui ne veulent pas laisser à des mains salariées le soin dé porter leur bienfaiteur à sa demeure der¬ nière, vont chercher à l'église le brancard communal qui y est déposé. Mais le curé ne l'entend pas ainsi ; il veut empêcher de le prendre. « M. le curé prétend qu'il ne doit servir qu'aux catholiques, et que pour les proles¬ tants et les noyés on doit se servir d'un autre brancard, qui n'est pas encore fait, il est vrai. L'heure pressait, il fallut passer par-dessus les protestations de M. le curé et s'emparer de l'engin, bon gré, mal gré ». Au cimetière, le professeur Fournet, après avoir énuméré tous les services rendus par cet homme de bien, termine ainsi son orai- sonfunèbre: « Un tel homme devait nécessairement être doublé du philosophe, et la philosophie de M. Lortet était empreinte d'un profond sen¬ timent religieux, qu'il devait à son éducation première, tant sous le toit maternel que XXXIV NOTICE dans les universités allemandes où s'était passé une partie de sa jeunesse. « Quant à sa vie politique, elle appartient à l'histoire des partis qui se sont succédés en France. Toutefois après les troubles de Lyon, dès que le calme se rétablit, le docteur Lortetse retira dans sa campagne d'Oullins, où notre digne maréchal de Gastellane res¬ pecta le repos de celui dont la vie n'avait été qu'une suite de bienfaits et de services rendus. Là, encore, de vieux amis allaient puiser des conseils à cette source d'imagi¬ nation vive, de mémoire prodigieuse et de savoir profond. « Mais la mort ne toise pas l'homme à son mérite : M. Lortet est mort à Ouliins au milieu de ses enfants, qui l'entouraient de leur affection et de leurs soins, rendant ainsi à l'Etre suprême la belle âme dont il • avait fait ici-bas un si noble usage ». Il laissait trois enfants : Leberecht, le peintre lyonnais, bien connu; Clémentine, qui fut son Antigone ; Louis, le seul survi¬ vant des trois, le savant éminent qui est aujourd'hui Doyen honoraire de la Faculté 21 Avril 1307. A. W. Je liens à remercier ici très vivement, en même temps que M. Lortet qui m'a donné ces lettres, M. Gabriel Monod qui a bien voulu m'encourager à les publier, et M. le Professeur Roger qui, man¬ dataire de la Société Edgar Quinel, a gracieuse¬ ment autorisé cette publication. de Médecine de Lyon, et à la bienveillante amitié de qui je dois les lettres d'Edgar Quinet. La volumineuse correspondance d'où elles sont extraites n'existe malheureusement plus, soit qu'elle ait été saisie au cours des nombreuses perquisitions de la police impé¬ riale chez le Dr Lortet, soit que lui-même les ait détruites pour ne pas risquer de compro¬ mettre son ami. J'aurais voulu publier en regard les réponses du Dr Lortet. Il m'a été malheureu¬ sement impossible de les retrouver. NOTICE Lettres inédites d'Edgar Quinet Lettres inédites d'Edgar Quinet * au Docteur Lortet Heidelberg, 16 septembre 1828. Judengasse n° 228 Mon très cher ami, Votre lettre de Strasbourg m'a fait un bien grand plaisir. Je vous suis du fond de nos montagnes dans votre retour en France, et je m'unis de toute mon âme à tout le bien que vous pourrez y faire. Je vois que nos compatriotes de Lyon veulent se donner une sorte d'enseigne¬ ment libre et complet. Voilà une belle occasion pour vos projets. S'il y avait dans l'avenir quelque chose à y faire de i LETTRES INÉDITES D'EDGAR Q1JIXKT mon côté, vous me le diriez. Je n'ai plus reçu de nouvelles de la Grèce. Il paraît que l'hiver se passera ainsi. J'aurai ainsi le temps d'achever les discours dont je m'occupe. Après Michelet(l), j'ai vu arri¬ ver un des écrivains du Globe, qui n'a passé au reste que deux jours en Alle¬ magne, M. Lerminier. J'ai compris par lui combien le génie intime de ce pays est mal connu, ou du moins imparfaitement, sur¬ tout dans les éléments épiques et histo¬ riques. Je viens de lire un journal nou¬ veau d'opposition de votre ami M. Fries, d'Iéna. C'est un pamphlet déchainé contre toutes les idées nouvelles de l'Allemagne, qui vont néanmoins leur chemin. Il est cependant intéressant pour la connaissance des partis, et comme le cri de Holà des anciennistes, qui veulent rester aux premiers jours de Kant. Chez nous, il serait encore (1) Miclielet avait séjourné à Heidelberg du 21 août au 4 septembre. LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUINET 5 à l'avant-garde. Massmann, que j'ai revu, m'est très précieux pour la comparaison des chroniqueurs de l'Allemagne et de la France ; on n'a pas assez vu combien, dans les mêmes époques du moyen-âge, les uns sont plus poètes, plus fantasques, et les autres plus historiens, plus co¬ pistes. Etes-vous déjà arrivé ? vous voyez que î'ai perdu votre adresse. Présentez tous mes respects à votre femme et embrassez pour moi ce pauvre Lebrecht. Adieu. Aimez moi comme je vous aime. N'ou¬ bliez pas Eug. Brun, que j'aurais tant envie de revoir. Croyez-vous que j'ai encore trois livres à vous? Disposez de moi ici comme de vous. Votre Ed. Quinet. Tout le monde a quitté l'Université à cause des vacances; j'ai aussi fait quel¬ ques petits voyages. (i I.ETTnES IN'I-IHTKS D'EDGAR Ql.lXKT Heidelberg, 27 octobre 1828. Il faut avouer, mon cher ami, que vous nous tenez bien rigueur, si vous êtes arrivé aussi heureusement que je l'es¬ père. Vous oubliez que vous avez laissé au delà du Rhin quelqu'un de votre pays, qui pense souvent à vous et ne trouve que trop d'occasions de vous regretter. Déci¬ dez-vous donc à m'écrire; car, que j'aille vous trouver, rien n'est moins probable, du moins avant longtemps 1 Me voilà toujours plongé dans les anti¬ quités d'Allemagne que j'aurais tant aimé poursuivre avec vous. J'ai lu le nouvel ouvrage de F. Schlegel, Philoso¬ phie de la vie. Ce titre m'en avait fait trop exiger. Il est certain que, s'il n'a pas la dialectique de Jacobi, dont il em¬ brasse et peut-être exagère le système, il intéresse par les inductions histo¬ riques, par son intelligence des traditions et de l'art. Il ne frappe du reste par aucun grand caractère d'originalité, et ^ ^ LETTRES INËDITES D'EDGAR JjjUINET 7 ajoutera peu à sa renommée. Telle me semble être la destinée des artistes et des poètes qui se rapportent à une philo¬ sophie déjà dépassée. Il faut qu'ils devancent la philosophie et non pas qu'ils entreprennent de la ramener en arrière, — pardon de tout ce pédantisme. Connaissez-vous l'histoire primitive de la Suède par Geijer? C'est à mon avis un vrai chef-d'œuvre, indispensable pour l'étude des migrations et des origines germaniques, quoiqu'elle ne touche que les races du Nord. J'ai voulu vous l'in¬ diquer, à tout propos. Je vous donne mes nouvelles. Que n'êtes-vous ici ! Je passerais mon temps le plus heureux à vous parler des mille trésors d'idées et de faits que chaque jour je rencontre dans ce bon et noble pays. Ils veulent me rappeler à Paris. Qu'irai-je y faire et quelle vie peut-être plus pleine et plus satisfaite que de la nourrir ainsi dans la solitude du gain de 8 LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUINET tout un peuple ! Tout jeune que je suis et quoique j'aie des désirs comme un autre, cette abondance de pensée, ce mouvement de l'intelligence me saisit si fort qu'il me semble que j'ai trouvé le terme de mes vœux, sachant de reste que la terre donne peu de bien réel et n'ayant que la crainte de quitter l'Alle¬ magne avant de la connaître. Je ne demande donc au Ciel que de me laisser encore où je suis, sauf le voyage en Grèce qui est plus incertain que tout le reste. Voilà, cher ami, l'état à la fois triste et doux où je me trouve. Quelque¬ fois il me semble, à un certain mouve¬ ment de jeunesse que je pourrais peut- être être bon à quelque chose dans une réforme de l'instruction. Mais comme disent les saints Pères, c'est une pensée d'orgueil que j'aime mieux retenir, tant qu'elle ne mènera à rien. Encore une fois, parlez-moi de vous, des vôtres, et longuement, Berger veut LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUINET 9 donc commencer son journal (l)puisqu'il me demande un article? En serez-vous? Ce fragment de lettre de Lyon que j'ai lu dans le Morgenblatt est-il de vous ? je l'approuve fort. Adieu, vous savez si je vous prie de disposer de moi. Je vous embrasse du fond de l'âme. Votre Quinet J'ai encore à vous le 4e volume de l'Emile et le Fragment d'Oken. Heidelberg, 3 décembre 1828. Mon cher ami, Winter n'est point malade, il est à Cassel et vos lettres qui avaient été re¬ tenues ici lui ont enfin été envoyées. Combien je vous remercie de votre bon souvenir ! Depuis votre départ, j e vis tout à fait solitaire. Je suis tellement plongé (1) La " Nouvelle Revue Germanique ". 3- 10 LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUINET dans mes études que je sors à peine, mes travaux avancent assez rapidement. Me voici peu à peu engagé dans une histoire des traditions épiques dont nous ne savons presque rien en France. Je vous avoue que l'Allemagne m'est toujours aussi nouvelle, je pourrais dire aussi inépuisable que le premier jour. Cousin m'écrit que je serai de l'expédition de la Morée. D'une autre part, je vois les nomi¬ nations remises aux Académies, qui sû¬ rement ne penseront pas à moi. J'écris pourtant au ministre, et peut-être vous reverrai-je par cette occasion plus tôt que je n'espérais. Du reste, je prends sur tout cela mon parti; quoi qu'il arrive, je ferai de mon mieux pour être utile à la revue de Berger, si tant est qu'elle pa¬ raisse. Mais, m'étant engagé dans les origines, les migrations et l'époque épique, le sujet s'est trouvé tellement abondant, que je ne sais plus m'arrêter. Dites, mon cher ami, la vérité à nos T.KTTHKS INKMTKS D'KWÎAn QUINET 11 compatriotes. J'attends beaucoup de vos franches et vertes admonitions, et n'écri¬ vez rien sans que je le sache dans ma retraite. On m'écrit de Paris que je finirai par être nommé professeur; mais tout cela est bien incertain, et le meilleur est de chercher, comme je fais, sa société et sa joie dans l'étude. J'ai vu il y a quelques jours un jeune docteur que Jalm vous adressait. Il a été bien triste de ne trouver que moi et retourne à Munich. L'école de Berlin con tinue de s'agiter et de se recruter. Grimm vient de publier un ouvrage qu'on dit d'une grande importance historique, sur les Antiquités du Droit Allemand. — Est-il vrai que la géographie de Ritter se traduit à Strasbourg, ou l'ont-ils aban¬ donnée? Je ne désire depuis longtemps de la France que l'Histoire des Gaulois de Thierry. Je ne sais s'il aura approfondi la question des religions druidiques. Tout continue d'être paisible dans 12 LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUINET notre vallée, comme vous l'avez vue. La sérénité de M. Creuzer est pour moi un véritable bienfait. On dit qu'Allmann a une vocation pour Halle; ceux qui vous ont connu se rappellent à vous et vous traitent de compatriote. Pour moi, je n'ai plus remis les pieds dans cette maison du bord du Neckar, où j'allais si souvent. Voici enfin de longs mois que je n'ai monté dans notre pauvre philosophenweg. Je pense que si l'affaire de la Grèce me ramenait à Lyon, je commencerais par aller chercher des nouvelles de la mère de votre femme à Darsmtadt. Adieu, mon cher ami, pensez quel¬ quefois à moi. Comment va Lebrecht? Présentez més respects à votre femme qui, j'espère, s'accoutume mieux que nous à la France, et recevez mes amitiés les plus vives et les plus sincères. Votre Quinet. Brun ne m'écrit plus; je ne sais de qnoi il aura été mécontent; dites-lui tout lettres inédites d'edgar quinet t3 ce que je voudrais lui dire. Je me réjouis de recevoir de vos nouvelles. Heidelberg, mardi, décembre 1828. Je viens, à mon grand étonnement, mon cher ami, de recevoir la nouvelle assurée que M. Vietly et moi nous avons été nommés tous deux, par l'Académie, pour la mission en Morée. Le jour seul du départ est encore incertain. Veuillez de¬ mander à M. Vietty, qui est sur les lieux, si la commission emporte avec elle quel¬ ques livres communs, du fond du minis¬ tre. Je voudrais bien aussi que nous puis¬ sions faire tous deux le voyage par terre jusqu'à l'extrémité du golfe Adriatique. Donnez-moi vos commissions, car je puis partir d'un jour à l'autre. Voici les noms des membres tels que je les copie dans la lettre semi officielle de M. Hase. Archi- 11 LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUINET lecture et peinture: Ravoisier, Poiret, Viettij ; archéologie pratique : Dubois, dessinateur, le fils d'Amaury Duval; nu¬ mismate: Cadalvere; histoire philologie : Quinet ; naturaliste : Bory de Saint- Vincent, Pector, Virlet, Biberon, Des- preaux (1). Adieu, mon cher et excellent ami, vous voyez que je pense constamment à vous ; nous nous reverrons bientôt. Donnez ma nouvelle à votre femme, que je salue de tout mon cœur, et à ce sujet laites danser Lebrecht sur vos genoux. Adieu. Votre E. Quinet. Veuillez prévenir mon ami Brun, s. vous pouvez. Que ne venez-vous avec nous ! (1) Les architectes et les naturalistes furent les seuls qui travaillèrent vraiment. Blouet, dont Quinet ne parle pas, et Virlet, furent ceux qui recueillirent presque toutes les inscriptions. LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUINET 15 Toulon, lundi 9 février 1829. Adieu, mon bien cher Lortet. C'est demain mardi que nous mettons à la voile. Nous allons déjeuner à bord. Nous passons par le détroit de Messine. Nous voici au complet, réunis au nombre de dix-huit. J'ai acheté de Winter pour quatre- vingt-sept florins de livres que je devais vous payer. Mais mes dépenses de Paris m'ayant fort arriéré, je vous prie de souffrir que, par mes parents ou par moi, vous soyez payé au plus tard à mon retour. Savez-vous que vos lettres, pour nous parvenir, doivent être affranchies jus¬ qu'à Toulon ? Ecrivez-nous souvent. Nous sommes bien portants, pleins d'union et d'ardeur, moi surtout très joyeux d'avoir trouvé Vietty. Mes tendres adieux à Brun, mes respects à votre femme. Un adieu du bord de la mer, envoyé à Leberecht, me portera bonheur. 16 LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUINET Et vous, mon cher ami, je vous attends avec vos lettres à Navarin. C'est du monastère du Mont-Ithome que je vous répondrai. Vous savez que notre frégate est la « Cybèle », de 45 canons. Je vous embrasse mille fois. Votre Edg. Quinet. M. Degirando m'a écrit une lettre à laquelle je tiens beaucoup et qu'il a envoyée à sa mère à Lyon. Veuillez la faire demander et me l'envoyer en Morée. Vous trouverez facilement moyen d'avoir l'adresse de Mme Degirando par M. Bre- din. Le domestique et les paquets sont arrivés. 27 février, à bord de la Cybèle, par le détroit de Messine. Nous voici, mon cher ami, en face de Messine, Un coup de canon de notre LETTRES INÉDITES d'EDGAR QUINET 17 bord vient d'avertir un pilote de Sicile. Notre navigation a été douce, mais lente. Nous avons aperçu la campagne de Rome, de Naples, Capri, Ischia, le vol¬ can de Stromboli, et enfin le détroit où nous sommes. Nous n'avons eu que deux jours de mal de mer. Du reste, tout commence sous d'heureux auspices. Vietty et moi, nous sommes d'anciens amis, qui n'avons rien de caché. Nous parlons de vous et nous vous regrettons. Adieu, je monte sur le pont, pour voir Cliarybde et Scylla qui, d'ailleurs, ont cessé leurs aboiements. Arrivés à Mes¬ sine, nous nous dirigeons, Vietty, un peintre et moi, sur Sparte, d'où je vous écrirai. Adieu, mon très cher ami, pour tou¬ jours. Votre Edg. Quinet. Mille choses à votre femme et à tous nos amis de France et d'Allemagne. 1S T.F.TTliKS INÉDITES D'EDGAK QTJINET Dans le port de Navarin, à bord de la Cybèle, jeudi 5 mars 1829. Après une traversée de vingt-trois jours, nous voici dans le port de Navarin, tous en bonne santé. Hier, je suis des cendu à terre. Les Grecs en haillons sont encore beaux comme les statues d'Olym- pie. La misère est grande, mais moins que je ne croyais. On trouve ici de tout avec de l'argent. Il n'y a presque plus de malades le spectacle de l'activité française sur cette côte vous étonnerait. Je vais à Modon ; de là, je reviens pour marcher en une journée sur le monas¬ tère du Mont Vourcano. Salut à tous mes amis. Votre Edg. Quinet. Vietty, que j'aime de tout mon cœur, est tort bien. Les malades sont fort diminués et pres¬ que comme dans une garnison ordinaire. lettres inédites d'e.dgak quinet 19 Modon, 12 mars 1829. Je suis au moment de partir pour Messène, mon très cher Lortet. J'y suis accompagné par deux commandants d'artillerie et par un membre de notre Commission. Vietty promet de venir nous rejoindre. Notre voyage commence sous les plus heureux auspices. Dites dans vos journaux que la sécurité des voyages est pleine et entière, que les au¬ torités grecques nous secondent de tout leur pouvoir, que nous tenons d'elles des invitations pressantes, adressées offi¬ ciellement aux démogérontes pour nous recevoir et nous loger au besoin chez eux. Cherchez avec moi à détruire une foule de préjugés contre l'inhospitalité de ce peuple. Nos soldats qui vivent très unis avec lui sont plus justes que nos philosophes. Les Grecs nous aiment. On disait qu'ils (1) Le Commandant du génie Vivier et le Com¬ mandant d'artillerie Hennocque. 20 LETTRES INÉDITES D'EDGAR QKINET nous haïssaient. Un commencement d'or¬ dre s'établit. Quelques-uns se mettent à labourer. Il est admirable qu'avec cette population aux abois on compte à peine un meurtre depuis deux ou trois ans dans le pays. J'ai déjà rencontré des hommes qui n'ont jamais quitté la Grèce et dont le dévouement, la pureté antique feraient votre étonnement. Je suis heu¬ reux de voir que ce peuple, ou trop exalté, ou trop abaissé, mérite au tond tout ce que la France a fait pour lui. Adieu, je vous aime et vous embrasse. Edg. Quinet. Nous nous portons tous bien et l'on compte aujourd'hui moins de malades que dans une garnison ordinaire. Veuillez surtout signaler l'hospitalité que nous avons reçue du Préfet de la Haute-Messénie, M. Mavros. Mavromati, 16 mars 1829. Je vous écris, mon cher Lortet, de LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUINET 21 l'emplacement de Messène où je suis ar¬ rivé, seul des nôtres, dans la compagnie de deux commandants d'artillerie. On voit encore les murs d'Epaminondas blanchir à travers les oliviers, et de su¬ perbes débris d'un temple et d'un théâtre sont entassés dans des champs de blé. La campagne est d'une solitude douce et champêtre. Ma maison est une chaumière couverte en roseau, mais où j'ai trouvé d'excellents hôtes. Je me porte bien, j'attends Vietty, mais qui ne veut pas se décider à se séparer de la bande. Adieu. Edg. Quinet. Je suis ici pour plusieurs jours. Egine, 24 août 1829. Mon cher Lortet, je l'ai vue, j'ai vu Athène s ! C'est le 21 août que j'ai pénétré dans le irée avec ma barque grecque, de là je 22 lettres inédites d'edgar quinet me suis acheminé dans la ville. J'ai la satisfaction de vous apprendre que les antiquités n'ont presque pas souffert, il m'a été pourtant impossible de m'intro- duire dans la citadelle. Je suis resté deux jours à reconnaître l'état des choses, qui est vraiment meilleur qu'on ne pouvait jamais l'espérer. Au bout de ce temps, force a été de venir se réfugier pour la nuit dans un îlot près de Salamine, puis ici, où je suis en sûreté autant qu'auprès de vous. Ma santé est parfaite. Je vous aime et vous embrasse. Votre Edg. Quinet. Charolles, 9 octobre 1829. Mon cher ami, voici mon histoire. Vous savez qu'aussitôt après mon arrivée à Navarin, je me suis mis seul en che¬ min pour échapper aux vexations et aux retards des chefs. J'ai recueilli des notes lettres inédites d'edgar quinet 23 sur la Messénie, l'Arcadie, la Laconie, l'Argolide, la Corinthie, dans Egines, Athènes et l'Archipel. Tout allait bien, lorsque j'ai été pris d'une fièvre inflam¬ matoire (1). Un consul m'a embarqué sur un brick pour Malte où je voulais aller me rétablir. J'ai touché à Malte et n'ai pas pu obtenir des Anglais d'y être admis, parceque le bâtiment sur lequel j'étais venu, ayant une autre destination, était resté au large par un gros temps et que les officiers de la santé ne l'avaient pas visité. J'étais arrivé à la tombée de la nuit sur mon petit canot. Quoique j'ai dit, et malgré le triste état où j'étais, il a fallu aller retrouver mon bâtiment en pleine mer et continuer avec lui jusqu'à Marseille où je suis entré presque sans connaissance. Dès que ma santé a été un peu remise, j'ai écrit aux gens de l'Ins¬ titut de me renvoyer pour remplacer trois (1) Voir Correspondance de Quinet avec sa Mère, lettres CLXX à CLXXIl. LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUINET de mes compagnons qui ont été obligés de revenir en France pour des causes à peu près semblables; mais je demandais de retourner, soustrait à toute dépen¬ dance, et partout où les limites de la Grèce s'étendent. On m'a répondu d'at¬ tendre, de bien me remettre et de rédiger mon rapport. C'est ce je fais. J'écris pour l'Institut un rapport officiel (1) où je transcris mes inscriptions et mes noies statistiques. A côté de cela, j'écris mon propre journal de manière à pouvoir être lu de tout le monde et dont la rédac¬ tion m'appartiendra. J'en ai pour un bon volume; à mon retour prochain à Lyon, j'en emporterai une partie pour que nous le relisions ensemble. Mes conclusions sont que la Grèce offre une tendance singulière à une civilisation rapide et que je vous remercie encore une fois de m'avoir poussé de ce côté-là. (1) Ce rapport n'a jamais été fait. LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUINET 25 Du reste, dans lhsolement où je vis ici, je n'ai rien su de ce que les journaux ont dit de mon retour. Il est imman¬ quable qu'il y ait des inexactitudes. J'ai été charmé de Vietty et désolé de voyager sans lui. Je vais partir la semaine prochaine pour Trévoux, où je serai chez ma tante Mme Destaillade. Quelle joie vous me feriez d'y venir un jour ! Mais je vous écrirai avant. Vous comptez bien qu'une de mes premières affaires sera d'aller vous trouver à Lyon; nous parlerons de Fichte. Que devient la Revue Germanique dont j'ai reçu un numéro en Grèce ? Et mes amis de Strasbourg, en savez-vous quelque chose? Mon cher Lortet, ne nous retrouverons-nous jamais ensemble sur le pont du Neckar ? Je ne sais pourquoi ce temps et ce pays me deviennent tou¬ jours plus précieux. Je suis décidé à y faire un voyage cet hiver, aussitôt que j'aurai terminé mes deux rédactions. 26 LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUINET Il y a de quoi se désespérer de ma né - gligence avec l'excellent Blot, qui est cause que je ne lui ai pas encore répondu ; j'ai toujours cru partir et le revoir inces¬ samment. Vous ne me dites rien de Madame votre mère, de votre femme et de votre enfant. J'espère que tous sont bien portants. Je ne sais si vous avez reçu les lettres que je vous écrivais de Grèce. Vous y aurez vu qu'au milieu de tant d'objets nouveaux, ma pensée se re¬ portait souvent vers vous. Adieu, au revoir. Votre E. Quinet. Comment se porte Brun, si vous l'avez vu ? ^ Paris, 7 février 1830. Rue St-Thomas du Louvre, hôtel de Genève. M. de Corcelle sort d'ici, mon très cher ami, et je suis enchanté de sa connais- LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUINET 27 sance. Je vois qu'ils font à notre excellent Vietty les mêmes misères qu'à moi. Bien m'en a pris de ne pouvoir débarquer à Malte. L'Institut, à qui je fais des lectures de mémoire et le ministre même sont pourtant tous pour nous ; on me doit, comme à Vietty, et j'ai l'assurance offi¬ cielle d'être payé. J'en profiterai pour vous rembourser ce que je vous dois. Sa- vez-vous bien qu'il est question de me renvoyer avec M. Micliaud, des Croisades, dans le Levant, par Constantinople, l'Asie Mineure et la Judée? La chose se décidera d'ici à un mois. Je vous en préviendrai. Mais cette fois je ne voudrais plus de chef. Celui de ma section n'a rien fait ; je n'ai reçu de l'Institut que de bonnes et satisfaisantes paroles. Tout le monde m'a rendu justice. Ma section n'a pas écrit un mot. Je donnerai mes inscriptions, et je publierai, j'espère bientôt, un volume d'observations qui me sont propres et m'appartiennent, c'est chose convenue. -1$ T.KTTRKS iXRiiriTS D'i'.nGAr, Ql-'IXKT Je vais faire pour Vietty tout ce que je pourrai au ministère, pour qui j'ai des lettres. Dites-lui, s'il en a besoin, de compter sur moi en tout et pour tout. Vous savez ce que je pense de lui. Combien je suis affligé, mon cher ami, de vous savoir malade I Le mouvement du corps et de l'esprit vous sauverait. Si je ne vais pas à Jérusalem, je pars dans deux mois, mon livre fini, pour Heidel- berg. Venez-y! D'ailleurs,j'ai une grande proposition à vous faire de la part de M. Cousin, à qui j'ai beaucoup parlé de vous, comme vous pensez bien. Seriez- vous homme à traduire une partie d'un traité de Kant sur la Géographie, physique ? Il s'agit de publier quelques-unes de ses bases philosophiques, et je ne connais que vous qui puissiez faire ceci, en con¬ naissance de cause. Cousin,je crois,vous donnerait pour cela la moitié de son âme. Voyez si dans vos temps de loisirs, et à la longue, vous y consentiriez. LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUIN'ET 29 Ne parlez pas de l'affaire du Levant avant qu'elle ne soit décidée. Mon livre sur la Grèce ne sera qu'un tableau, et bien rapide. Vietty fera la statue de marbre, c'est son métier. Après cette relation, je m'aventure de nouveau dans mes travaux commencés en Alle¬ magne. En voilà jusqu'à l'été. Le Globe me presse d'écrire pour lui. Je ne m'en soucie guère. On me promet une chaire sous un autre ministère. Nous verrons. Mes nouvelles connaissances sont sur¬ tout Sainte-Beuve, Lerminier, le baron d'Ekstein, Yitet, etc... Ah! mon cher ami, comme notre vieille amitié des bords du Neckar est mal remplacée par cette vaine agitation ! Est-il possible que nous ne nous retrouvions jamais à de¬ meure dans le même coin? Parlez-moi de vous et des vôtres. Vous savez si par¬ tout vous avez en moi un ami qui vous regrette, et qui sait que vous valez mieux que le pays qui vous entoure. Ceci entre 4- 30 LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUINET nous. Mes tendres amitiés à Blot, à qui j'ai une foule de choses à dire au premier jour. — Ce n'est absolument que pour vous qu'il faut garder la nouvelle du Voyage des Croisades. Je vous prie de n'en parler à qui que ce soit. Leben sie recht 1 Ed. Quinet. 16 février 1830. Mon cher ami, Votre lettre me fait le plus grand plai¬ sir, et vous allez combler de joie Cousin avec qui j'ai beaucoup parlé de vous hier soir. Nous pensons absolument comme vous sur ce qu'il y a de suranné dans la Géographie physique de Kant (1). Voici donc ce que nous avons imaginé, sauf à vous à le redresser. Traduire en (1) Il s'agit d'un Précis de Géographie physique en 7 volumes (non en 6 comme dit Quinet) publié à Hambourg par J.-J.-W. Vollmar, d'après des notes recueillies dans les cours de Kant. LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUINET 31 entier un petit traité Metaphysiche an- fangsgrunde der naturlichen ivissenschaf- ten, au plus de 100 pages, excellent et où se trouve le germe de la philosophie de la nature de Schelling. Y joindre ce qu'il vous plaira d'extraire de toute la géographie physique, en 6 volumes (c'est la seule bonne édition). Et faire de tout cela un volume, aussi achevé que possible, dont vos notes, dont l'idée est parfaite, seraient le complément (*). Vous avez non seulement le champ mais le temps libre. Vous choisirez naturelle¬ ment ce qui marque le mieux l'influence du génie de Kant sur l'histoire de la science. Quand vous serez décidé, et il me semble que vous l'êtes, écrivez à Cousin qui vous en saura un gré infini. C'est une entreprise de vraie philosophie et à laquelle vous êtes bien digne de faire entrer votre nom, rien ne vous convient mieux, surtout à cause de ces notes et de la direction actuelle de vos travaux. Votre 32 LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUINET livre paraîtra avec un ensemble de pu¬ blications analogues qui lui donneront sa vraie place. Pour moi, je suis en¬ chanté que votre santé et votre volonté s'accordent ; et il me semble que cet ouvrage sera un excellent centre à vos leçons de Zurich. Je vais tâcher de vous envoyer YAnfang, si Cousin l'a. Je m'oc¬ cuperai aussi sans tarder de la traduc¬ tion italienne ; il faudra absolument avoir la géographie physique, ainsi donc, vorwserts. Si vous pouviez paraître dans un an ! Les Croisades languissent ; si jamais elles se font, j'aurai revu l'Allemagne auparavant. Comptez que Yietty serait prévenu. Je suis tout entier à finir mon voyage. Vos conseils à propos du Globe me vont à merveille, j'en ferai bien mon profit. Ce m'est une désolation, que vous ne veniez pas à Heidelberg. Je vous écris à la hâte, mais sans tarder d'une heure. Si vous avez le LETTRES INÉDITES^ D'EDGAR QtriXKT 3:? temps, écrivez-moi de longues lettres. Vous savez tout ce que j'ai à dire à votre femme et à votre entant. Je vous regrette et vous embrasse. Gardez-moi le secret de mes Croisades. Quinet. (*) Si vous préfériez, un traité de mo¬ rale! Mais ce ne serait pas employer toutes vos ressources. Connaissez-vous le petit écrit de mon ami le Dr Edwards sur le type physiolo¬ gique des races humaines dans leur rapport avec l'histoire. Il me le donnera, je vous l'enverrai. Sunt hona. 8, rue Saint-Germain-des-Prés, Paris. 3 mars 1830. Mon cher ami, tous ces jours-ci j'ai voulu vous écrire. M. Dugas Montbel poursuit pour moi au ministère le remboursement d'une 34 LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUINET créance que les bureaux ne peuvent pas s'empêcher de reconnaître. Je croyais chaque jour recevoir mon argent et vous envoyer là-dessus ce qui vous revient. Mais l'affaire traîne, et peut-être elle manquera. Dans ce cas, je partirai incessamment pour mon pays, et de là, j'irai à Lyon vous payer moi- même ma dette. Au plus tard j'y serai vers le mois de mai. Il peut se faire en¬ core que d'ici quelques jours les miséra¬ bles se décident à me rembourser ce qu'ils me doivent. Alors, je ne prendrai pas une heure pour vous l'écrire. Croyez- bien mon cher ami, que je suis désolé de tout ceci et que je me maudis de l'em¬ barras où je vous ai peut-être mis. Je vois souvent F. de Corcelle, avec qui je parle beaucoup de vous. C'est par lui que j'ai de vos nouvelles. Tout a l'air mort ici. Mais cette cendre couvre bien des charbons et il faudra tôt ou tard que l'incendie éclate. Je suis bien dérangé LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUINET 35 pour travailler comme j'en aurais envie, et j'ai grande hâte de m'en aller à la campagne. Je m'amuse à écrire sous forme d'imagination mes souvenirs de voyage en Angleterre, en Allemagne, en Italie. C'est l'occasion de dire tout ce qui m'a jamais passé par la tête. Je me réjouis fort de vous voir, ce qui ne peut pas tarder plus d'un ou deux mois, Adieu. Gardez-moi toujours votre amitié. C'est une des choses du monde qui me sont le plus nécessaires. Votre Ed. Quinet. 10 mai 1331. Paris, rue de Verneuil, 21 Mon cher ami, sans préambule voici la proposition que j'ai à vous faire. Les travaux que nous avions commencés à Heidelberg, et que les événements ont interrompus, peuvent maintenant se poursuivre. J'ai pensé à la traduction 36 LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUINET de Fichte, ouvrage révolutionnaire s'il en fut par le principe, et qu'il est déci¬ dément important de faire connaître. J'en ai parlé à Pithois de la maison Levrault, et voici ce dont nous sommes convenus si vous y consentez. Nous publierons ensemble votre traduction avec votre nom, cela va sans dire. Je la ferai précéder d'une grande introduction sur la philosophie allemande et sur le caractère particulier de Fichte que j'ai depuis longtemps préparée. Par ce moyen notre publication sera aussi complète qu'il est en nous. Qu'en pensez-vous? Si vous y consentez, envoyez-moi sur le champ votre traduction, par la diligence ou par une autre voie également sûre et rapide. Je la reverrai ici et je corrigerai les épreuves. Il serait important d'y ajouter les discours sur la guerre légi¬ time, si vous les avez traduits ou de les traduire s'ils ne le sont point. — Ne met¬ tez point de négligence à cette affaire. LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUINET 37 Elle nous réunirait de nouveau et ne l'avez-vous pas souvent désiré comme moi. — Francisque de Corcelle vous a écrit de notre journal. Nous avons déjà ici près de la moitié de nos actions et l'affaire paraît décidément s'arranger. Lerminiez, un de nos collaborateurs, met une très grande importance à notre Fichte et soutiendrait vivement notre publication dans notre journal. Allons- donc! Courage, docteur en toutes choses 1 Dépêchez-nous la métaphysique pour laquelle vous avez failli maintes fois m'arracher les cheveux si j'ai bonne mémoire. Je vais faire une introduction que j'ai depuis des siècles dans la tête. Vous verrez quelle œuvre nous ferons à nous deux. Mais peut-être êtes-vous dégénéré au point de ne plus estimer que la charge en douze temps dans votre compagnie. Ah! serait-ce ainsi que vous seriez monté autrefois pour tomber au¬ jourd'hui dans le Non-être, le Non-mio, :iS l.KTTHK.S iXÉlHTKS D'iaiGAH QK1NKT et l'absolue négation. Non, la chose est impossible. — Sérieusement pensez-y, faites le paquet et envoyez-moi la chose par le plus prompt messager. — Ne me parlez pas de Cousin. C'est un lâche et un infâme à qui nous allons faire une guerre légitime dans notre journal. Voyez donc aussi pour nos actions. Je pense que Francisque vous a tout expliqué. Adieu, aimez-moi et pensez à moi quand vous pouvez. Je ne vous dirai pas combien je vous regrette. — Que pensez- vous de cette entreprise d'un journal d'idée et de principe? Métaphysicien, cela doit vous faire plaisir. Répondez- moi sans tarder. Votre Edg. Quinet Mille amitiés, à votre femme et à votre Mère. Comment vont vos enfants ? Je vous recommande en toute occasion Paul Blot un excellent homme et un de mes meilleurs amis. LETTRE S INÉDITE H l)'KI)(iAR QI.'iNKT 39 Bade, 8 juin 1835 Je me repends, mon cher ami, de ne vous avoir pas dit sur le champ toute la part que j'ai prise à la perte cruelle que vous avez faite. Croyez que personne ne se représente plus vivement que moi le vide que votre mère laisse dans votre maison. Ce sont là de ces pertes irrépa¬ rables ; et s'il fallait en supporter beau¬ coup de ce genre il vaudrait mieux ne pas naître. Quand nous reverrons-nous ? C'est une chose bien absurde, lorsqu'on est fait pour s'entendre, que de passer ainsi la vie, séparés comme dans deux planètes. Ces montagnes-ci me plaisent encore comme au premier jour. Mais l'esprit de l'Allemagne actuelle est est terriblement baissé. Ils sont ici une trentaine d'écri¬ vains, occupés à remuer dans les jour¬ naux toutes les petites passions de cette pauvre Teutonie ; les haines nationales, les jalousies, les rivalités; pour attaquer 40 I.KTTUKS INÉDITES D'EDGAR QUIXET la France, ils commencent par prendre ses vices ! C'est cette misérable tendance qu'il faudrait combattre. Je m'attirerai bien des haines, mais je le ferai certai¬ nement. Vous voyez ce que devient la France ! Quelle plate et laide servitude ! Et dans nos amis, avouez-le, la fibre égoïste n'est pas légère. fAu reste, c'est l'histoire de l'Europe. Toutes ces prétendues natio¬ nalités sont mortes. Le courage et le cœur ont succombé à cette grande lutte de ces quarante dernières années. Nous sommes au lendemain du champ de bataille. Il n'y a que des corps morts étendus sur la terre. On appelle cela des peuples, en attendant. Mais un jour viendra la résur¬ rection générale ; et il sortira de cet odieux tombeau une société nouvelle. Mais pour nous, notre vie se consume, et le dernier effort de notre héroïsme doit être, à ce qu'il parait, de conserver et de propager l'espérance. Quant à moi, quoi- I.KTTKES INÉDITES U'EDCAR QCI.NKT -1 | que ces questions d'aujourd'hui n'en va¬ lent guère la peine, jen'ai jamais été plus disposé à me livrer corps et biens pour la Cause des idées, dès que l'occasion m'en sera présentée. — Pourtant, je suis parfaitement heureux; mais j'éprouve ce dont je m'étais toujours douté, que le bonheur vrai fortifie au lieu d'affaiblir ; et c'est lorsque la vie est la plus belle que l'on est le plus disposé à la sacrifier. Vous ai-je dit que je viens d'achever un ouvrage qui m'a coûté beaucoup de temps et de travail ? Cet ouvrage m'atti¬ rera force injures et déplaisirs. Mon parti est pris là-dessus. Je le corrige et le re¬ corrige quand même; sans cela je serais déjà parti. Votre article de Ritter m'a intéressé au plus haut degré. Je désire infiniment que vous en prépariez d'autres ; voilà la vraie et grande géographie! Ah! que je vou¬ drais causer avec vous là-dessus, en rô¬ dant sur ces sommets de montagne que 42 lettres inédites d'edgar quinet je vois de ma fenêtre. Car je demeure maintenant au village de Lichtenthal. Adieu, mon cher et très cher ami. Mille respects et souvenirs à votre femme. Et vous, répondez-moi une ligne, et dites- moi que notre amitié ne finira pas. Votre Edg. Quinet Adressez toujours à Bade. Ma femme veut que je vous exprime en son nom particulier ses sentiments d'amitié pour vous et pour sa compa¬ triote. Voilà qui est bien entendu ! Bade, 16 février 1836, Maison Schiller. Mon cher ami, je suis désolé de ces re¬ tards . En partant de Bonn, j'avais recom¬ mandé que la première chose que l'on fît fût de vous payer. Je vois que cette recommandation a été négligée. Voici un mandat de 91 francs que je vous envoie LETTRES INÉDITES D'EDGAR 0UINET ^^/t3 dans celte lettre, et qui est payable à vue sur le Trésor. Vous vous trompez assu¬ rément mon cher ami, en faisant monter à 191 francs, je crois, la somme que je devais à Winter. Je crois me souvenir parfaitement qu'elle ne s'élevait pas à 100 francs et en effet je n'ai pris chez lui que 8 volumes et quatre ou cinq petites cartes lithographiées avec deux portraits et quatre estampes de Heidel- berg, aussi lithographiées. Il est impossi¬ ble que tout cela pût s'élever à 191 francs; on peut facilement retrouver le compte; j'ai toujours eu dans la tête le chiffre de 81 francs ou de 91 francs. Mais je jure¬ rais que cela n'allait pas à 100 francs. Recherchez le compte de Winter et vous verrez que je ne me trompe pas; cepen¬ dant, s'il en était autrement, vous me le diriez. Excusez-moi, mon cher ami, sur cet abominable retard. Croyez que j'en suis plus affligé que vous. 44 lettres inédites d'edgar quinet Vous me demandez ce que je fais. Vous saurez d'abord que je suis'marié, comme vous, à une Allemande, de la famille Mori de Grunstadt, que vous connaissez, je crois. Je suis venu passer l'hiver à Bade, où je finis un ouvrage assez long que je publierai à Paris ce printemps. Quand nous retrouverons-nous, comme nous étions à Heidelberg ! Que je vous regrette ici ! Quelles belles promenades nous ferions, et quelles bonnes leçons de géologie vous me donneriez? N'y a-l-il donc plus moyen de se retrouver ? Adieu; croyez que personne ne vous est plus attaché que moi. Votre Ed. Quinet. Bade, 31 mars 183G. Vous aviez bien raison, mon cher ami. Le chiffre de 91 m'était toujours resté dans l'esprit et j'avais oublié qu'il s'agis¬ sait de florins. Votre lettre m'a fait grand plaisir. Comment pouvez-vous poursuivre tran¬ quillement votre géographie au milieu de cette lamentable ville de Lyon ! Cela me parait bien difficile. Savez-vous que rien n'est plus pitoyable que la France vue à une certaine distance du petit mur¬ mure des partis? Ce qu'il y a de plus dé¬ solant c'est la corruption qui ressort de tout cela. A-t-elle réellement pénétré partout? J'ai toujours pensé qu'une des choses qui avait contribué plus que tout autre à ce délabrement a été l'invasion, et ces fourches caudines de quinze ans de la Restauration. Ce pauvre peuple ne peut plus s'habituer à relever la tête ; le bœuf a été trop longtemps sous le joug. Il y a des questions énormes dans celle de l'invasion et l'on n'a pas osé encore en approcher. Je vais pourtant le tenter sommairement. L'ouvrage dont je m'occupe avance beaucoup; et je n'ai jamais été placé 5- 46 lettres inédites d'edgar quinet dans une si douce position pour travail¬ ler. Je vois avec peine ma tâche arriver à sa fin. Après cela viennent les ennuis impitoyables de la publication, et Dieu merci, la critique s'est tellement ravalée que son éloge ne peut plus, en aucune manière, être une récompense ni son blâme une condamnation. On n'est donc soutenu par aucune espérance, dans ce triste colloque avec le public. Et pour¬ tant, il faut marcher. Adieu, mon cher ami. Voilà ma femme qui veut remercier la vôtre de sa bonne amitié (1) et assurément si elle ne l'a pas fait plus tôt la faute en est à ma pa¬ resse. Quand nous reverrons-nous? C'est toujours par où je finis. Votre Ed. Quinet. (1) Le verso de la page contient une lettre en allemand, sans intérêt, de Mm' Quinet à Lorlet. LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUINET 47 Dans quelques jours nous irons, j'es¬ père, à Strasbourg, pour une semaine au plus. Je compte bien trouver là votre morceau de Ritter. Envoyez-en donc souvent ; il y a longtemps que vous n'écrivez plus. Heidelberg, 4 mai 1836, Mon cher ami, J'écris chez moi pour que l'on vous envoie vos 100 fr., car mon voyage de Paris, selon l'ordinaire, m'a ruiné. Je vends dans mon pays une propriété que j'ai là en commun avec ma sœur. Il y a longtemps que vous auriez été payé si cette vente, sur laquelle je comptais, eût eu lieu. Elle me mettra à mon aise quand elle sera faite. Mais, en attendant, vous devez juger que ce misérable mé¬ tier de plume ne m'enrichit pas puisque 48 LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUINET je suis encore en arrière avec vous. Excusez-moi si vous le pouvez. Je ne puis assez vous dire combien cet abo¬ minable et ridicule relard me désole. M. Léonhard, que j'ai vu ces jours-ci, me dit que vous vous disposez à venir habiter à Heidelberg. Quelle bonne nou¬ velle, si elle est vraie ! Ne manquez pas de me la confirmer, si elle est vraie, vous me trouverez certainement encore. Etes-vous dégoûté de la France? Ce pays-ci a pour lui le repos, l'étude, l'absence de bruit politique. Car, pour des passions, il a bien aussi les siennes, qui ne valent guère mieux que les nôtres, mais elles ne font pas tant de bruit et c'est un avantage suffisant. Il me semble que c'est une excellente idée de votre part que cette traduction avec des notes. Qu'il me tarde que vous soyiez ici pour causer un peu plus lon¬ guement avec vous ! Adieu, mon cher ami. Croyez que LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUINET 4-9 personne ne vous est plus attaché que moi, et ne désire plus impatiemment vous revoir. Votre Edg. Quinet. (Sans date) (1) Mon cher ami, Ce billet vous sera remis par M. Char¬ les Didier dont vous connaissez le nom et que je n'ai pas besoin de vous recom¬ mander. Il est au moment de publier un journal quotidien auquel je m'intéresse beaucoup; si vous pouvez l'aider d'une manière quelconque dans ce projet libé¬ ral, vous m'obligeriez personnellement. Dans tous les cas, c'est un ami que je présente à un ami. Si je n'ai pas répondu sur-le-champ à (1) Cette lettre, qui fait allusion à la levée des boucliers des Jésuites contre les cours du Collège de France ne peut être postérieure à 1S43 et pour¬ rait être de 1842. 50 LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUINET votre lettre, il faut vous en prendre à mon cours qui ne me laisse rien faire de ce que je désire. De tout ce que les journaux d'Outre-Rhin ont pu lancer contre moi, une seule chose m'a étonné, et m'a sem¬ blé de mauvaise guerre. On a cherché à nous brouiller, Cela n'est pas bien, et encore à l'heure qu'il est, je ne comprends rien à cette tactique. Au reste, on a voulu aussi me brouiller avec les parents de ma femme. Je vous remercie de votre article sur le Rhône et des extraits de la Revue du Lyonnais. J'ai lu tout ce que j'ai trouvé de vous avec beaucoup de plaisir et de profit. Avez-vous reçu mon discours d'ouverture? Que dites-vous de cette invasion des jésuites 9 Que va devenir cette nouvelle plaie d'Egypte? Si la guerre s'engage, si ceux qui sont provoqués se réveillent, ce sera une bonne occasion d'en finir. Je pense que nous en avons pour cinq ans LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUINET 51 d'hypocrisie croissante. Après quoi, on verra si la France s'en va irrévocable¬ ment sur la pente de l'Italie et de l'Espa¬ gne. C'est alors que les Teutons auront beau jeu. Mais les choses pourraient bien tourner tout différemment, et c'est là ce que j'espère. Dans ce combat, le nou¬ veau journal de M. Didier pourra être une bonne redoute. M. Boullier vient de me remettre votre traduction de Kant que je n'avais pas reçue (1). Je n'ai pas pu encore la lire. Je vous remercie et de la chose et du souve¬ nir. Adieu. Ma femme compte sur votre amitié. Vous savez que son père est mort cet hiver. Vous l'avez connu, et vous ap¬ préciez cette perte. — Embrassez pour moi vos enfants et croyez-moi pour toujours votre ami. E. Quinet. (1) La Religion dans les limites de la Raison, traduction de P. Lortet, 18b2. 52 LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUINET Ce jeudi (Paris, 1845). Mon cher ami, merci de vos journaux et de votre souvenir. Je ne sais si vous connaissez la conduite nouvelle du mi¬ nistère à mon égard. On veut me desti¬ tuer, voilà qui est certain. L'affaire a été discutée dans le Conseil des minis¬ tres ; on a essayé d'obtenir que l'assem¬ blée des professeurs du Collège de France fasse une déclaration collective contre moi. Ce premier moyen a manqué ; on y reviendra peut-être ; en attendant, on compte obtenir de la Chambre des Pairs un jugement de blâme contre nous à l'occasion de la pétition des Marseillais qui demandent la suppression de nos cours. Dans ces circonstances plus chau¬ des que jamais, je désire fort que vous disiez, le plus tôtpossible, dans le Censeur, quelque chose de mes leçons que je vous envoie ainsi qu'à Rittiez. Cela n'empê¬ chera pas les coups de tête ; mais cela aidera à montrer les choses sous le vrai LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUINET 53 jour. On ne peut pas tolérer que nous relevions le sens moral. C'est là une œuvre séditieuse ; et, en effet, ils ont raison. Ne perdez pas de temps pour celte dé¬ monstration dans le Censeur, je vous en prie. Si vous ne pouvez la faire vous-même en ce moment, confiez-la à une personne sûre. Mais il est important que quelque chose soit dit et que le public soit éclairé. Ma femme se rappelle à votre souvenir et embrasse vos enfants. Votre ami, E. Quinet. Paris, 18 août 1847. Vos deux lettres, mon cher ami, me sont parvenues en leur temps, et vous me pardonnerez de n'y avoir pas encore répon¬ du. Quoique ma vie eut déjà été éprou¬ vée, je ne savais réellement pas ce que c'est qu'un vrai malheur. Je le sais dé¬ sormais; vingt ans n'auraient pas fait sur 54 LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUINET moi un plus grand changement que ces derniers mois. Ma femme était en Alle¬ magne ; elle est revenue, il y a quelques semaines. J'aurais désiré aller vous voir ; mes soucis habituels du Collège de France m'ont ramené ici ; je fais effort pour tra¬ vailler. J'imprime un volume sur la Renaissance et la décadence de l'Italie. Je voudrais montrer cette ruine comme un exemple à la France ; car nous sommes sur le chemin de la décadence, si nous continuons. Malheureusement pour moi, j'ai une grande peine à m'intéresser à ce que je fais, et à ce qui me concerne. J'ai reçu un coup de massue à.la tête (1). Gardez-moi votre vieille et solide ami¬ tié. Jamais je n'en eus plus besoin. Ma femme est très sensible à votre souvenir et à celui de votre fille. Je vous remercie de ce que vous me dites de vos enfants qui sont déjà à peu près des hom- (1) Quinet fait allusion à la mort de sa mère, survenue eu février 18i7. LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUINET 55 mes ; embrassez-les cependant pour moi. Vous me parlez de M. de Corcelle ; je ne sais plus rien de lui. Adieu, voilà près de vingt ans que nous sommes amis, vous et moi ! Je sais bien que cela ne changera jamais. Votre E. Quinet. Michelet vous adresse ses amitiés. Seineport (Seine-et-Marne), 7 novembre 1847. Mon cher ami, Veuillez témoigner à la commission toute ma reconnaissance pour sa patrio¬ tique invitation. Malgré la distance, les affaires que j'ai dans ce mois-ci, sur les bras, et un volume que je publie sur la politique de l'Italie, je neveux pas renon¬ cer à cette fête. Marquez-moi le jour sans retard, et s'il est possible que j'arrive, je serai des vôtres. Dans tous les cas, j'en suis de cœur et d'âme. 56 LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUINET Jamais il ne fut plus nécessaire de réveiller la France, s'il n'est pas trop tard. Ils travaillent à l'empoisonner sans relâche. Tenez pour certain que le gou¬ vernement n'est pas une réaction, une contre-révolution, mais une trahison per¬ manente. Avilir, dégrader la conscience publique, étouffer le pays dans la boue, voilà l'esprit du Règne. Et il faut avouer que la France marche à l'opprobre avec une rare patience. Voir ainsi le meurtre de son pays, et n'avoir à y opposer que des paroles, cela est triste. Nous deman¬ dons la Réforme; elle est indispensable; mais on n'obtiendra rien; et peut-être, en effet, n'y a-t-il plus de remède que dans l'excès du mal. Ce gouvernement en s'en- veloppant du drapeau tricolore fait encore illusion à beaucoup de gens ; il est, au fond, plus ennemi de la France, que ne l'était le gouvernement de la branche aînée. Je ne sais, pas comment on peut améliorer le mensonge, le vice, la trahi- LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUINET 57 son ; et il lui est désormais impossible d'être autre chose que cela. La famille des Bourbons est un poignard que l'étran¬ ger en 1814 a laissé dans le cœur de la France ; changez le manche comme il vous plaira, dorez la lame si vous voulez, le poignard reste poignard. J'espère que vous ne porterez pas le fameux toast d'introduction. N'est-il pas tant soit peu absurde de faire la guerre à un Système, et de commencer par porter la santé de ce Système? Depuis cinq mois j'habite la campagne, Seineport, un village près de Melun. J'ai résumé mes anciens cours au Collège de France sur l'Italie ; j'y ai ajouté beau¬ coup, et il en est résulté un ouvrage sur les Causes de la décadence de la Nationalité italienne. Hélas! que de symptômes semblables sont déjà parmi nous! Mais nous sommes encore maîtres de revivre si nous ne devenons pas com¬ plices de nos Médicis. 58 LETTRES INÉDITES D'EDGAR QUINET Ma femme a fait cet hiver un voyage dans sa famille; elle est revenue en mars. Nous nous sommes souvent entretenus de vous et de vos enfants dans notre solitude. Adieu, mon cher ami, croyez que je vous suis bien sincèrement atta¬ ché et pour toujours. E. Quinet. Seineport, 19 novembre 1847. Messieurs (1), Vous m'avez fait l'honneur de vous souvenir de moi. Comme témoignage de ma reconnaissance, je vous dois l'expres¬ sion sincère de ma pensée. S'il m'eût été possible de me trouver à Lyon au jour fixé pour votre banquet patriotique, j'aurais désiré porter un toast : « Àu réveil de la conscience publique ! Au réveil de la France ! » car c'est pendant son sommeil qu'elle est retombée en ser¬ ti) Cette lettre, adressée au Dr Lorlet, devait être lue par lui au banquet réformiste de Lyon, auquel Quinet avait été invité. lettres inédites d'edgar quinet 59 vitude. Je n'admets point la distinction ordinaire par laquelle on se console de la ruine, en disant que le gouvernement est seul coupable, et que la nation n'est pour rien dans la chute. Je crois, au contraire, qu'une nation qui n'es