PIERRE CHAMPION LE MABOC ET eTEeP VILLES D'A ET TANGER, EEZ.MEKNfcf ET RABAT. H.LAURENef _ Editeur. _ PARIef UE MAROC ET SES VIUUES D'ART Tanger, Fès, Meknès Rabat et Marrakech MÊME COLLECTION Amsterdam et Harlem, par L. Dumont- Wilden. 128 grav. Angkor, par G. Groslier. 108 gravures. Anvers, par H. Hymans et F. Donnet. 10b grav. Assise, par A. Masseron. 115 gravures. Athènes, par G. Fougères, de l'Institut. 171 grav. Bâle, Berne et Genève, par A. Sainte- Marie Perrin. 115 grav. Barcelone et les grands sanctuaires d'art catalans, par G. Dbsdbvises nu Dézert. 144 grav. Blois, Chambord et les châteaux du Blé- sois, par F. Bournon. ioi grav. Bologne, par P. de Bouchaud. 134 grav. Bordeaux, par Ch. Saunier. 112 grav. Bourges et les abbayes et châteaux du Berry, par G. Hardy et A. Gandillon. 124 grav. Bruges etYpres, par H. Hymans. 116 grav. Bruxelles, par H. Hymans. 139 grav. Carthage, Timgad, Tébessa, par R. Cagnat, de l'Institut, nograv. Le Caire, par G. Migeon. 133 grav. Clermont-Fea-rand, Royat et le Puy de Dôme, par G. Desdevises du Dézert et L. Bréhier. 121 grav. Cologne, par L. Réau. 127 grav. Constantinople, par Ch. Diehl, de l'Insti¬ tut. 118 grav. Cordoue, Grenade, par Ch.-E. Schmidt. 97 grav- Cracovie, par M.-A. de Bovet. 118 grav. Dijon et Beaune, par A. Klhinclausz. 119 gr. Dresde, par G. Servières. 119 grav. Florence, par E. Gebhart, de l'Académie Française. 139 grav. Fontainebleau. parL. Dimier. 109 grav. Gand et Tournai, par H. Hymans. 120 grav. Gènes, par J. de Fovillb. 130 grav. Grenoble, Vienne, par M. Reymond. i 18 grav. Londres, par J. Aynard. 164 grav. Lyon, par H. d'Hennezel. 124 grav. Milan, par Pierre-Gauthiez. 109 grav. Moscou, par L. Leger, de l'Institut. 86 grav. Munich, par J. Chantavoine. 139 grav. Naples et son golfe, par E. Lémonon. 160 grav. SÉRIE 21 X 15 (64 Avignon, par A. Hallays. Caen et Bayeux, par H. Prentout. Le Puy et le Velay, par J. Langladb. Nevers et Moulins, par J. Locquin. i 28 grav. Nîmes, Arles, Orange, par R. Peyre. 93 grav. Nuremberg, par G. Rée. 109 grav. Orléans et le val de Loire, par G. Rigault . 11S grav. Oxford et Cambridge, par J. Aynard. 133 grav. Padoue et Vérone, par R. Peyre. 128 grav. Palerme et Syracuse, par Ch. Diehl, de l'Institut. 128 grav. Paris, par G. Riat. 124 grav. Pérouse, par R. Schneider. 115 grav. Pise et Lucques, par J. de Fovillb. 119 grav. Poitiers et Angoulême, par H. Labbé de la Mauvinière. 113 grav. Pompéi (Histoire, Vie privée), par H. Thé- denat, de l'Institut. 106 grav. Pompéi [Vie publique), par H. Thédenat. 77 grav. Prague, par L. Leger, de l'Institut, r 11 grav. Rabat, Marrakech, par P.. Champion. 115 gravures. Ravenne, par Ch. Diehl, de l'Institut. 133 grav. Rome [Antiquité), par E. Bertaux. 132grav. Rome [Des Catacombes a Jules II), par E. Bertaux. 100 grav. Rome [Dejules II a nos jours), par E. Ber¬ taux. 100 grav. Saint-Pétersbourg, par I. Réau. 150 grav. Ségovie, Avila, Salâmanque, par H. Gubr- lin. 121 grav. Séville, par Ch. Schmidt. iii grav. StockholmetUpsal, parL.MAuRY. iaSgrav. Strasbourg, par G. Delahache. 127 grav. Tanger, Fès et Meknès, par P. Champion. 105 grav. Tolède, par E. Lambert. 113 grav. Tours et les châteaux de Touraine, par P. Vitry. 113 grav. Troyes et Provins, par L. Morel-Payen. 120 grav. Tunis et Kairouan, par H. Saladin. ijograv. Venise, par P. Gusman. 128 grav. Versailles, par A Pératé. 149 grav. Planches hors texte) Nancy, par A. Hallays. Rouen, par C. Enlart. Saint-Germain-en-Laye, par P. Gruyer. PIERRE CHAMPION LE. MADOC ET o/°Ee/° VILLES D'A ET Tangep, pès, JVteknès Habat et JVta^akeeh Ouvrage orné de 227 gravures et de 5 plans. PARIS LIBRAIRIE RENOUARD, H. LAURENS, ÉDITEUR 6, RUE DE TOURNON, 6 ï92 7 Tous droits de traduction et de reproduction réservés. BU LETTRES D 092 2143387 Le présent ouvrage est formé par la réunion des deux volumes que M. Pierre Champion a consacrés aux villes d'art du Maroc dans la collectionnes Villes d'Art célébrés. Le lecteur trouvera deux paginations ainsi que deux tables des matières et des illustrations correspondant aux deux parties de l'ouvrage : I. Tanger, Fès et'Meknès. — II. Rabat et Marrakech. 1 Nous sommes, au Maroc, au pays de l'immuable, sur une terre qui fut comme isolée du monde depuis la fin du xvie siècle. Le seul pays, à coup sûr, où la des¬ cription d'une capitale comme Fès, donnée peu après 1500 par Léon l'Africain, puisse être vérifiée sur place ; où les artisans sont encore capables d'entretenir et de reproduire traditionnellement les frêles et gracieux travaux d'art apparentés à ceux que nous admirons, depuis si longtemps, en Espagne islamisée; où le plus récent des historiens, en-Nasiri, a conté la guerre avec l'Espagne de 1859, comme tel chroniqueur de l'époque des Mérinides ; où tant d'usages, de coutumes, semblent reproduire, sans changement appréciable, non seulement les rites millénaires de la vie publique et privée du Maroc, mais aussi ceux de chez nous, entre le xme et le xvie siècle. Assurément, pour le découvrir, il n'y a qu'à savoir regarder les choses et les gens. Car ce n'est pas seulement le pittoresque qui, suivant le mot d'Eugène Delacroix, « vous crève tellement les yeux, à chaque pas, qu'on finit par y être insensible »; mais d'antiques survivances, païennes même chez les Berbères, la vie de chaque jour des cités vous mettent, tout à coup, sous les yeux comme le passé vivant. L'historien, pour le reconnaître, « n'est gêné par aucun souci de transposition et de reconstitution 1 ». Au Maroc, comment un chartiste n'aurait-il pas cédé à la tentation de vérifier ces aspects à l'aide de tant d'anciennes descrip¬ tions de voyageurs, de pèlerins, de géographes, qui abondent depuis le xne siècle, 1. Lévi-Provençal, Les Historiens des Chorfa. Paris, 1922, p. 11. 2 INTRODUCTION et qui semblaient lui dévoiler le visage mystérieux des belles cités qu'il a eu l'occasion de parcourir entre 1916 et 1918? Comment n'aurait-il pas tenté de naviguer sur cette « mer des histoires » qu'est l'admirable recueil de documents publié par M. H. de Castries, de lire sur place tant de témoignages de diplomates, de marchands, de toutes nations et de tout acabit, qui lui paraissaient animer d'une vie antérieure les vieilles cités qu'il découvrait alors? Méthode qui pouvait bien avoir son péril, mais aussi sa valeur. Enfin l'auteur de ce travail a lu tout ce qui lui a été accessible chez les chro¬ niqueurs marocains, qui ne sont pas fort nombreux, et qui ont leur point de vue, différent du nôtre. Mais c'est aussi un résultat de la critique contemporaine « qu'à tout prendre, les Musulmans parlant de leur patrie sont toujours plus près de la vérité que les auteurs Européens1 ». Il a déclamé les bulletins de victoire en Espagne des émirs devant la Koutoubya : et ces textes, emphatiques et gran¬ diloquents, lui ont fait apparaître l'écrasante puissance et la méthode qui ont caractérisé la conquête (traits essentiels marqués si nettement dans les assises, les proportions et les lignes des monuments de cet âge). Il a lu l'admirable Ibn Khaldoun, cet Aristote du xive siècle en Islam, à l'ombre de la majestueuse façade de la médersa Bou Ananiya, près de la large vasque où bouillonne une eau fraîche. Alors la noble proportion de ce collège délité lui est apparu dans sa jeune beauté et il a compris, avec son auteur, com¬ ment l'art naquit dans la cité, donna sa fleur au temps où une même civilisation régnait de Séville au Caire, en passant par Tunis; avec lui, il a pris parti contre les Arabes nomades et dévastateurs et vitupéré les Berbères incultes. L'auteur du Rawd el-qirtas, qui vécut à Fès, au xive siècle, a fait passer devant ses yeux l'étincelante et fanatique armée des croyants, leurs étendards victorieux ; alors il a imaginé le rapport qui existe entre cette civilisation affinée et la puissance militaire des Beni Merin qui s'affirma sur tant de portes aussi triom¬ phales qu'ornées, de tombeaux brillants, de murailles guerrières tendues d'un harmonieux décor. El-Ifrani, au mausolée des Saadiens, lui a fait entrevoir cette Renaissance à l'italienne, et surtout à la turque, qui caractérise l'apogée d'une dynastie qui vient de donner la mesure de sa force par la conquête du Soudan, s'amuse des fleurs de la rhétorique des poètes comme elle se divertit des arabesques de ses artistes, de l'acanthe des chapiteaux ouvragés, de tant d'incrustations dorées. L'un des chérifs, Moulay Ismaïl, le plus Marocain des sul¬ tans, réalise l'unité de l'empire anarchique par la force et la force noire : il assure l'ordre par la terreur. Tous se taisent. Car ez-Zayyani ne dit que ce qu'il peut dire, et tardivement. Mais les ambassadeurs, les captifs, les religieux dévoués au rachat des captifs ont parlé. Et leur témoignage forme un commentaire sans pareil des ruines énormes .et majestueuses de Meknès. Tout est à la mesure de tout : il suffit d'y prendre garde. Et nous faisons 1. Houdas, Monographie de Mèquine\ (avertissement). INTRODUCTION encore œuvre d'archéologue si nous développons les vers du poète recueillis par el-Ifrani : « Lorsque les princes veulent rappeler le souvenir de leur gloire, ils le font par le langage des monuments. » Ce qui revient à dire, qu'autant qu'il l'a pu, l'auteur a cherché un point de vue pour décrire les villes d'art du Maroc (les Mérinides à Fès, Moulay Ismaïl à Meknès, les corsaires à Salé, les Almohades et les Saadiens à Marrakech). Il a même conté pieusement l'origine des monuments religieux ou des cités. Il eût voulu pouvoir s'exprimer comme un chroniqueur d'Islam, disparaître absolument devant les témoignages ou les monuments eux-mêmes. Si ce n'est pas le ton qui convient aux volumes de cette collection, il demeure de plus en plus convaincu que l'art de l'historien est fait de sacrifices, que jamais nous ne saurons dire les choses comme ceux qui les ont vues. Sans doute le temps est déjà bien loin de nous où il eût fallu justifier le rap¬ prochement de ces deux mots : art et Maroc. L'art marocain nous a conquis dans le moment où nous faisions la conquête du pays : il a triomphé dans les différentes expositions et jusque dans les galeries du Musée des Arts Décoratifs. Il jouit même d'une vogue qui n'a pas paru sans périls à certains. Quelles sont les origines de cet art, et dans quelle mesure a-t-il pu être influencé par l'Europe ? Voilà un vaste problème qui ne sera résolu que lorsque la chronologie des monuments sera mieux et plus complètement établie. Il semble assuré qu'il est le reflet d'une civilisation importée en pays Berbère (Byzance et les Visigoths avaient laissé des traces et des modèles dans l'art de la fortification), où se marque l'influence syrienne qui, de Kairouan et de Tlemcen, passa en Espagne et fit retour au Maroc. Mais enfin il faudrait pouvoir rendre compte des grandes Qaçbas berbères de l'Atlas qui, traditionnellement, semblent bien reproduire des prototypes anciens, ne pas oublier que c'est en 1157 qu'Abd el-Moumen, dans les gorges de l'oued Nefis, réédifia Tinmel, sur le lieu de la sépulture du madhi : et ce qui reste de l'admirable mosquée suffit à prouver que ce monument est l'ancêtre de toute l'architecture marocaine. Au Maroc on conserve encore vivante la tradition qui attribue aux ouvriers andalous tout ouvrage régulier aux assises de pierre. A tout prendre, cette tradi¬ tion orale est la même que celle donnée par Ibn Khaldoun, secrétaire d'Abou Inan à Fès, en 1358. C'est lui qui nous a dit, dans ses magnifiques Prolégomènes, que l'art est une faculté acquise qui se perfectionne seulement dans les villes très peuplées; que le conservatoire des arts était, en son temps, l'Espagne. Alors les Andalous travaillaient, non seulement en Espagne, mais encore à Tunis, au Caire : « On les distingue des habitants de tous les autres pays. » Et c'est Ibn Khaldoun qui a écrit, à propos des Arabes, que les peuples les moins civilisés sont ceux qui font les conquêtes les plus étendues; qu'ils étaient le peuple du monde qui avait le moins de disposition pour les arts et qu'ils avaient dévasté 4 INTRODUCTION l'Afrique et le Maghreb. « Les Berbères, peuple non arabe qui habite le Maghreb, peuvent être mis sur la même ligne que les Arabes, parce qu'ils sont habitués, depuis des siècles, à la vie nomade : cela se voit même au petit nombre de leurs villes. Aussi les arts sont-ilspeu répandus dans le Maghreb, à l'exception toutefois du tissage des laines, de l'art du corroyeur et de celui du tanneur. » Et l'on doit à Ibn Khaldoun l'indication que les Arabes apprirent les arts de la Perse. — Telle est aussi la conclusion récente des archéologues, de M. Dieulafoy en particulier, qui a montré la marche de cet art iranien, l'évolution de son principe et de son décor, entre le xie et le xiv° siècle, en Islam1. Quoi qu'il en soit de ces traditions ou de ces théories, il y a eu unité entre l'Espagne et le Maroc avant son isolement du xvi° siècle. La Koutoubya, la tour Hassan, la Giralda sont trois robustes sœurs : les roédersas de Fès, l'Alcazar de Séville etl'Alhambra de Grenade, sans présenter absolument la même technique, offrent les mêmes motifs, la même valeur artistique. En résumé, à Grenade comme à Fès, durant le xivc siècle, il y a eu une civili¬ sation identique, des rapports constants entre ces deux centres. Mais on observe aussi, au Maroc, un développement particulier de l'art dû à une technique qui n'était pas la même et varia suivant l'emploi des matériaux. Les constructions du Maroc conserveront quelque chose de plus robuste que celles d'Espagne, faites de chaux, de briques, de plâtre orné répandu à profusion, moulé à ce qu'il semble, aux murailles revêtues du haut en bas de faïences polychromes, aux voussures si chargées de ruches d'abeilles et de stalactites. Cette dentelle de plâtre, au Maroc, aura un emploi plus réduit : taillée dans le frais, au couteau, les détails inclinés de bas en haut suivant un plan qui met en valeur tous leurs reliefs, elle n'a jamais pu être moulée. La céramique excidée qui court comme une frise au-dessus des lambris de zelliges taillés au marteau est, au Maroc, d'une technique origi¬ nale. Mais surtout l'emploi très abondant du bois (l'incorruptible bois de cèdre parfumé qui est amené des forêts de l'Atlas), dans ces beaux linteaux si caracté¬ ristiques de l'art marocain, dans de grandes frises, dans les auvents triomphaux, motifs qui jadis ont été couverts de peintures rutilantes, de brillantes fleurs, différencie beaucoup les monuments du Maroc de ceux d'Andalousie2. Plus que les dates que l'on pourrait produire (cette fleur de l'art des Beni Merin a poussé dans un si petit nombre d'années), et qui feraient certaines médersas de Fès anté¬ rieures de quelque dix ans à l'Alhambra, nous retiendrons ces différences de technique et de conception; et nous noterons ce fait, plus important encore, que les monuments du Maroc nous sont parvenus beaucoup plus intacts que ceux d'Andalousie. 1. L'église et la mosquée darjs les Mélanges de H. Derenbourg : Introduction à VHis¬ toire des Arts de l'Espagne et du Portugal. 2. Tout ceci a été exposé de la manière la plus convaincante par M. de La Nézière dans l'introduction à son admirable ouvrage : Les Monuments Mauresques du Maroc, p. IV-VII. La harka du Sultan. Cliché Pierre corsaires, exportent et vendent. Quelques agents Italiens ont vécu dans Fès humanisée, « castillanisée ». Et c'est un fait que les riches Saadiens achetaient, à leur poids de sucre, ces colonnes et ces chapiteaux de marbre que taillaient les Toscans : Montaigne, dans son Voyage en Italie, dit avoir visité un de ces ateliers. Les ambassadeurs des rois de France ont laissé au Maroc des armes, des glaces, des tapis. Les captifs du xvn° siècle (beaucoup sont devenus spontanément des renégats) ont assuré des services militaires dans l'artillerie, sur la flotte. Et cer¬ tains ont pu exercersurla technique, et peut-être sur l'ordonnance de l'architecture, une influence, puisque la belle porte de Meknès, la plus architecturale du Maroc à notre point de vue, est attribuée à un renégat, à Mansour l'Islamisé. Voilà à quoi peut se réduire l'apport de l'Europe. En résumé, nous sommes au Maroc en présence d'une vieille tradition des artisans des villes, dégénérée mais toujours vivante, vraisemblablement celle des Andalous. INTRODUCTION 5 Quant à l'influence européenne, elle n'aurait guère pu se manifester qu'à partir de la fin du xvic siècle, quand le Maroc entra, pour une si faible part, dans la politique générale. Mais on ne voit pas bien les résidents, les négociants, les aventuriers qui tournent autour des chérifs, exercer quelque influence sur les arts. Le Maroc a des ennemis héréditaires, l'Espagnol et le Portugais : ce dernier vient d'être défait à Ksar el Kebir (1578). Les Hollandais et les Anglais ne sont que d'âpres négociants et des puritains qui fêteront, avec les Marocains, la défaite de l'invincible Armada. Ils guettent le retour de la flotte d'argent, arment les 6 INTRODUCTION Robuste à l'époque des grands chocs de la croisade musulmane, elle s amenuise au xivc siècle, se pare de grâce brillante au xvie siècle ; au xvn° siècle elle s'achemi¬ nera vers l'éclat, l'effet, et vers le mauvais goût à la fin du siècle dernier. Et, parallèlement à cette tradition, nous trouvons une autre tradition vivante, celle des Berbères, des gens de la campagne, comme l'a déjà si fortement indiqué Ibn Khaldoun. Ce classement, un des meilleurs connaisseurs des arts indigènes, M. Prosper Ricard, nous le propose encore. Mais donnons, une fois de plus, la parole au vieux sage, l'auteur des Prolégomènes : « La civilisation des campagnards est inférieure à celle des habitants des villes : tous les objets de première nécessité se trouvent chez ceux-ci et manquent très souvent chez les autres. Les campagnes ne peuvent pas fournir aux cultivateurs les divers instruments agricoles, ni leur offrir tous les moyens qui facilitent la culture de la terre : les arts manuels sur¬ tout n'existent pas. On n'y trouve ni menuisiers, ni tailleurs, ni forgerons. Tous les arts qui fournissent aux premiers besoins de la vie, et qui offrent à l'agriculture des objets indispensables, n'existent pas en dehors des villes ; les paysans n'ont pas de monnaie d'or et d'argent, mais ils en possèdent l'équivalent dans les pro¬ duits de leurs terres et de leurs troupeaux... Un peuple qui continue à habiter le pays ouvert ne saurait se passer du voisinage d'une population urbaine. Or le caractère le plus remarquable de la vie sédentaire c'est l'empressement qu'on met avarier ses jouissances et à cultiver les arts qui s'emploient dans les diverses voies et les diverses modes que le luxe se plaît à suivre. On s'occupe de la cuisine, des vêtements, des maisons, des tapis, de la vaisselle et de tout le reste de l'ameu¬ blement qui convient à une belle habitation... Les Perses communiquèrent les habitudes de luxe auxOmmiades et aux Abbacides. Les Ommiades espagnols trans¬ mirent les usages de la vie sédentaire aux souverains Almohades et aux Zénètiens du Maghreb, et ceux-ci les conservent jusqu'à ce jour.... Plus une dynastie est puissante, plus se développent chez elle les usages de la vie sédentaire. En effet ces usages naissent du luxe : le luxe suit la possession des richesses et du bien-être ; ceux-ci s'acquièrent par la conquête d'un royaume et sont toujours en rapport avec l'étendue d'un pays soumis à l'autorité du gouvernement. Le luxe est en rapport direct avec la grandeur de l'empire. Examinez ce principe et comprenez- le bien : vous le trouverez exact en ce qui regarde les empires et la civilisation. Dieu est l'héritier de la terre et de tout ce qu'elle porte. » Conserver la tradition de cet art vivant dans sa double direction (art de la ville, art paysan), prolonger la durée des témoignages de l'art d'autrefois par la conser¬ vation des monuments historiques, telle a été la double préoccupation de ce grand chef, le maréchal Lyautey, et de ses collaborateurs du Service des Beaux- Arts. Et l'on peut affirmer que, de même qu'il a tiré le Maghreb de l'anarchie et qu'il l'a organisé, le maréchal Lyautey a sauvé les villes, les sites et les paysages du Maroc. D'abord, par une mesure radicale, si sage à tous points de vue, qui a été la création des villes modernes à côté des cités anciennes, venant se greffer INTRODUCTION 7 sur elles, sans causer les ruines définitives qui ont désolé les anciennes cités de l'Algérie. Les monuments, les enceintes ont été classés et restaurés par les ouvriers du pays, encore capables de le faire et de profiter de la leçon que les monuments de la belle époque peuvent seuls donner. Mais il y a plus. Ce ne sont pas seulement les monuments qui ont été protégés, mais des sites urbains entiers, des paysages, de façon à conserver le groupement, si essentiel, du site et du monu¬ ment. Enfin, au point de vue des arts indigènes, on s'est efforcé de ne pas gâter ce qui était encore dans la tradition tout en offrant aux artisans l'exemple des modèles anciens, en créant des Musées, en leur procurant des travaux qui les faisaient vivre dans nos propres constructions officielles adaptées au style tradi¬ tionnel du pays. Œuvre immense, irréalisable sans doute d'une manière rigoureuse sous la poussée des besoins nouveaux que nous faisons naître, par suite de la fascination de notre modernisme qu'apprécient, certes, les Marocains (éclairage électrique des cités, télégraphe, téléphone, chemins de fer, etc.). Le vieux Maroc n'est plus. Mais l'ancien Maroc vit toujours. Et nous avons la conviction qu'il réserve encore bien des surprises artistiques, beaucoup de séduction à qui voudra s'abandonner à cette sévère contrée. Un pays grave, que défend une côte rocheuse, rappelant parfois la Bretagne, que viennent battre les rouleaux blancs de l'Atlantique : un grand pays de plaines blondes, où la terre noire est l'exception, où la tente, la hutte de roseaux, la maison de terre battue semblent marquer si peu l'existence de l'homme ; une plaine qui escalade bientôt les plateaux herbus et solitaires pour gagner les sommets neigeux de l'une des plus hautes montagnes du monde. Un ciel parfois voilé, une lumière aussi souvent douce qu'implacable, sur la côte surtout, lui donne cette enveloppe brillante et humide que ne connaissent pas les régions méditerranéennes. Des êtres à demi nus « d'une beauté antique »1 portant avec une noblesse incomparable les haillons de leur pauvreté ; dans les campagnes, des scènes où notre imagination revit toute la Bible ; dans les villes, des foules pitto¬ resques ; des fêtes religieuses et nationales où les guerriers et les caïds ressuscitent la féodalité d'autrefois, voilà le musée toujours ouvert que découvrira encore le voyageur un peu sensible. Mais surtout des cités, les grandes et belles cités du Maroc, qui sont presque toutes des villes d'art avec leurs industries, leurs souqs; des villes qui sont elles-mêmes de grands souqs, abris millénaires du négoce, des provisions et du plaisir, protégés comme des trésors par les diverses enceintes de leurs murailles, enchantement du villageois et du nomade; villes dont la physio¬ nomie est si attachante et diverse, qu'on finit par leur donner, comme le faisaient les anciens, une figure personnelle. Puisse ce livre contribuer à faire comprendre (c'est le premier mouvement de 1. C'est le mot d'Eugène Delacroix dans la lettre admirable à Théophile Silvestre : « L'aspect de cette contrée restera toujours dans mes yeux : les hommes et les femmes de cette forte race s'agiteront, tant que je vivrai, dans ma mémoire ; c'est en eux que je veux retrouver la beauté antique... » 8 INTRODUCTION l'amour) les cités et les paysages du Maroc. Qu'il soit, du moins, comme un témoi¬ gnage de reconnaissance envers ce pays de la lumière où j'ai trouvé la lumière du jour, connu l'amitié et la joie du mouvement1. Et qu'il soit aussi un signe de res¬ pectueuse gratitude pour le grand chef qui l'a passionnément animé de son intel¬ ligence, du rayonnement de son activité et de son grand cœur. i. C'est un devoirpourmoideremercier tant depersonnes quim'ont obligé : M. Michaux- Bellaireà Tanger; Ben Zidan à Meknès, ainsi que M. et Mme Réveillaud ; M. L. Châtelain à Volubilis; M. Prosper Ricard à Fès; mes amis de Rabat, MM. Tranchant de Lunel, de La Nézière, Basset, Galotti, de Montarnal, et plus tard M. Edmond Pauty ; le Slaoui ; mon ami Aimel, à Marrachek. M. J. de La Nézière a mis à ma disposition, de la manière la plus gracieuse, de beaux documents photographiques. Le Directeur du Service des Beaux-Arts m'a communiqué la plupart des documents qui ont servi à illustrer ce livre. D'autres m'ont été communi¬ qués à l'Office du Protectorat à Paris, par MM. Nacivet et Mourey, par M. le comman¬ dant Larribe. Une rue à Fès. Cl. Beaux-Aris. Porte delà mer et Bordj es-Salâm. ci. Rodolphe Neuer. 9 TANGER Tanger n'est pas ce que l'on peut appeler une ville d'art. C'est plutôt la ville des artistes, où Delacroix, Dehodencq, Regnault et Clairin décou¬ vrirent le Maroc. Ville charmante, avec quelques monuments, dans l'un des plus beaux sites du monde, Tanger n'est pas non plus la porte du Maroc, la porte historique du moins. C'est la vieille et farouche Taza, commandant l'un des passages principaux de l'Algérie au Maroc, et fermant la route classique des invasions, qui a vraiment droit à ce titre. Et le voyageur qui, arrivant d'Oran et d'Oudjda, visitera le site de Taza, verra la vieille mosquée et son lustre, découvrira le cercle des montagnes austères, aura vraiment le sentiment qu'il pénètre ici dans un autre pays, dans une autre civilisation. Mais l'antique et charmante Tanger est l'entrée naturelle de l'Europe en Afrique. Elle est le premier éblouisse- ment, le chaînon naturel qui relie le Maghreb à l'Andalousie. Longtemps Tanger a été le seul point que les Européens, artistes, écrivains, trafiqùants, 10 TANGER fréquentèrent. Longtemps la visite de Tanger continuera d'être comme la préface au voyage à travers les villes ' d'art que nous allons entre¬ prendre au Maroc. Et ses foules amusantes, cosmopolites aussi, sa société raffinée où l'Espagne, l'Angleterre, la France coudoient le meilleur et le pire, le monde juif, le maklizen, le berbère rifain et le nègre, séduiront toujours. C'est par ailleurs une très ancienne ville, située à la limite du monde connu des anciens, là où naquirent des légendes fameuses (près du cap Spartel sont les grottes où Hercule aurait habité et l'on situe le jardin des Hespérides dans les parages de Larache), une ville carthagi¬ noise, romaine, chrétienne, portugaise, anglaise, musulmane, makhzen, et qui attend encore son destin. La ville, étagée sur les pentes du Djebel el-Kebir, à qui vient de la mer, offre le plus riant aspect, avec ses cubes blancs, bleutés, ocreux d'où émerge un élégant minaret. Elle est entourée d'une enceinte crénelée accrochée à une falaise verdoyante ; l'ensemble est dominé par une petite acropole que forment les bâtiments du gouvernement, les casernes et les batteries : c'est la Qaçba. De l'enceinte fortifiée de la Tingis romaine, presque rien ne subsiste. Rien ne demeure de la maison du préfet de Rome ; quelques dédicaces impériales, une mention de la cohorte des Rhétiens et des cavaliers de l'aile Flavienne, de nombreuses monnaies, un petit nombre d'inscriptions chrétiennes, les ruines d'un aqueduc qui Cl. Michaux-Bellaire. Mur d'enceinte de la Qaçba. TANGER il amenait dans la ville les eaux de la Montagne, les ruines des thermes d'Aïn Hammam, une nécropole chrétienne mise à jour sous les dunes entre la plage et la route de Fès, voilà les traces de la domination romaine à Tanger qui dura cependant près de cinq cents ans. On ne sait où était l'amphithéâtre. Un Bacchus enfant, très fruste, provient d'Aïn Hammam ; la tombe d'Aurelia Sabina, ancilla christi, qui mourut à vingt-trois ans, Une rue de la Qaçba. Cl. Michaux-Bellaire. l'an 345, a été trouvée sur la colline du Marchan. Mais partout où l'on a fait des travaux de substruction, on a atteint le sol romain (découverte de la mosaïque représentant Orphée dans les fondations de l'église Espa¬ gnole) . Tanger demeura depuis 1471 entre les mains des Portugais qui devaient l'occuper jusqu'en 1661, époque à laquelle elle passa aux Anglais par suite du mariage de Charles II avec Catherine de Bragance. Les murs portugais furent alors rétablis et consolidés par les Anglais qui y firent d'assez grands travaux, entre 1665 et 1668, s'ils détruisirent TANGER les églises catholiques. Un tableau de Holler, conservé J à Windsor, et une suite de 3 gravures d'après le même •s auteur, nous donnent de fort s 3 curieux aspects du Tanger anglais. Moulay Ismaïl, le grand sultan du Maroc, s'em¬ pare de la ville et la garnit de canotas. Les Anglais la bombardent, après avoir fait sauter la plupart de leurs ■a travaux, en 1684, quand les 2 défenseurs de la foi islamique n. y rentrèrent. Tanger fut alors h à peu près détruite, et ses £ murailles démantelées. J L'intérêt historique et ar- Ô chéologique de Tanger est ^ , , -J entièrement dans la ville haute, la Qaçba, qui fut rele¬ vée de ses ruines et garnie de •S batteries par le pacha Ali H ben Abdallah (1684-1713) : g son histoire est désormais ! 1 une chronique d aventures et de prises que semble nous raconter la batterie des .vingt- six canons de bronze du xvii0 et du XVIIIe siècle du Bordj es-Salâm. La grande place de la Qaçba est à la fois une place d'armes et une cour d'hon¬ neur. Elle est bordée par eux prisons très pit tores- ques, qui doivent tout à fait rappeler nos prisons du moyen âge et aussi la pratique des œuvres de miséricorde ; par ce qu'on TANGER 13 appelle improprement la Trésorerie ; par une impasse au fond de laquelle on trouve la porte du mechouar ; par le siège du khalifat du sultan. Cet ensemble n'est autre que ce qui subsiste du vieux palais d'Ahmed Pacha. Ce vieux palais ruineux a une histoire fort intéressante, que M. MichaUx- Bellaire connaît parfaitement, et qui nous fait passer en revue tous les pouvoirs qui se sont succédé dans l'instable Tanger. La tradition dit même que la demeure du préfet romain y avait été élevée sur les ruines d'un temple d'Hercule et que les chapiteaux composites, que l'on rencontre dans les constructions voisines, seraient des vestiges de ce temple. Mais de cela nous n'avons aucune certitude ; et c'est une question de savoir si les chapiteaux sont romains. Il est tout à fait vraisemblable de penser que la cLomus praefecti s'élevait sur cette hauteur, dominant la ville, la cam¬ pagne et la baie ; que le gouverneur portugais s'installa dans ces construc¬ tions où les Anglais édifièrent l'Upper Castle, le château supérieur (une La Qaçba. Patio de la maison en ruines du Pacha Ali ben Abdallah qui a repris Tanger sur les Anglais en 1684. Cl. Michaux-Bellaire. i4 TANGER salle paraît voûtée à la romaine). Et sur tant de ruines, en 1740, le pacha Ahmed ben Ali, fils du pacha Ali ben Abdallah er-Rifi, qui était entré à Tanger, en 1684, après le départ des Anglais (les ruines du donjon d'Ali Plan du palais du sultan a la Qaçba. 1. Dhcrb Ben 'Abbou. 2. Zanqa Touîla. 3. Place du Bit el-Mâl. 4. Donjon du pacha Ali ben Abdallah. 5. Bàb Hâha. 6. Bàb er-Râha. 7. Écuries du pacha. 8. Mechouardes Khalifas. 9. Colonnade du Bit cl-Mâl. 10. Bit el-Màl. 11. Grand Mechouar. 12. Vestibule du palais. 13. Bàb el-Qasdîr. 14. Qoubbat El-Boukhàri. 15. Le palais. 16. Le Riâdh. 17. La Qoubbat el-K.hadra. 18. La tour carrée. 10. Les cuisines. 20. Maison occupée par les OulàdEl-Baqqàl. 21. L'àr el-Ma'az; les Guenaoua. 22. La mosquée. 23. La petite prison. 24. Là" grande prison. 25. Porta d'entrée du Riâdh. 26. Ve-î Bàb cl-'Açà, Cl. Micnaux-Bellaire. sont sur les ruines de la maison de lord Middleton) . fit construire le palais dont nous admirons aujourd'hui le pitoyable déclin. C'était un homme énergique et puissant, que le pacha Ahmed ben Ali, tué à El Ksar en 1743, dans sa lutte avec Moulay Abdallah. Ce palais, il l'avait destiné à Moulay el-Mostadni, frère et rival du sultan, qui y passa quel¬ ques jours seulement, ainsi que Moulay Zin. Moulay Abdallah, victo- inscription; et Moulay Hafid y séjourna en 19x2, après son abdication. Parcourons le palais et le jardin (riad) qui nous présentent des restes très purs de l'art marocain du xvili0 siècle. On peut y entrer, sous auto¬ risation spéciale, par l'ancien mechouar, long et large couloir dans lequel jadis les pachas donnaient leurs audiences. A droite, on pénètre dans le vestibule du palais. Avant d'arriver à la cour centrale, que l'on aperçoit, un petit escalier, à main gauche, conduit « dans un charmant réduit, un peu triste, constituant ce que l'on appelle la « maison en réduction ». TANGER 15 rieux, devait habiter peu de temps ce palais, que les gouverneurs et leurs descendants s'approprièrent par la suite. En 1889, quand le sultan Moulay el-Hasan vint à Tanger, dans toute sa puissance, recevoir les légations, il y passa quelques jours; et ce fut l'occasion de réparations hâtives. Ainsi Moulay el-Hasan fit ouvrir la porte des jardins et poser une Palais du Sultan à la Qaçba. Qoubbat el-Boukhari. Cl. Michaux-Bel)aire. i6 TANGER C'est la Qoubbat el-Boukhari. Un jour, rare, tombe d'un petit patio, décoré d'un plafond de bois. Les murailles sont recouvertes de zelliges, ornées très finement de plâtre ciselé et d'une jolie frise épigraphique. Tout cela s'effrite et va à la ruine ; mais tout cela est charmant, d'un goût très mesuré. Le grand patio est un atrium de seize colonnes de marbre blanc avec des chapiteaux d'ordre composite d'un travail moderne. Le sol est pavé de Palais du Pacha Ahmed ben Ali. Cl. Demoulin. zelliges et, au milieu, se trouve un bassin octogonal avec vasque en marbre blanc. L'ensemble est heureux de proportions et de couleurs. Cinq grandes chambres donnent sur ce patio; celles qui sont placées aux deux extré¬ mités ont conservé en partie leur ornementation. Celle qui est en haut du patio, la grande coupole, est la mieux conservée, avec ses deux alcôves. Les plafonds sont en bois sculpté, peint et doré; le grand dôme étoilé est particulièrement fouillé. Sur les parois des murailles, des revêtements de plâtreciselé, une frise épigraphique, des zelliges. Une inscription, sur une TANGER 17 faïence émaillée, célèbre les beautés du palais. « Moment heureux, béni ». dit le chronogramme qui donne la date de 1741. Le pacha Ahmed ben Ali devait mourir tragiquement à El Ksar, trois ans plus tard. Le jardin, ouriad, est un lieu d'abandon, triste et charmant. Quelques palmiers, des figuiers y poussent au hasard; les treilles sont brisées; les plates-bandes envahies par les folles herbes. De ce fouillis émergent quelques constructions et des qoubbas. Vers la mer, des bâtiments ruineux d'où l'on a une si belle vue sur le détroit, la plus jolie des cages pour de charmants oiseaux; dans la direction du palais, une ancienne tour de guet, portugaise sans doute ; en face, la coupole verte, remarquable pavillon, avec une charmante baie à stalactites découpée dans de grands linteaux de bois, une élégante fenêtre jumelée qui éclaire une coupole de bois peint et sculpté. Et, comme partout, les parois sont tendues de la Tanger. Riad du Palais du Sultan à la Qaçba de Tanger. (Portique en bois sculpté.) Cl. de la Nézière. j8 TANGER dentelle du plâtre ciselé. Dans des pièces obscures,-gracieuses et délabrées, ou enduites d'un badigeon bleuté, courent des inscriptions, plus justes que jamais, en cette misère : « La richesse est à Dieu » ; et des invocations qui nous paraissent bien dérisoires : « La bénédiction complète, le salut durable. » En vérité, un palais mélancolique dans le site voluptueux de Tanger. La Trésorerie ou Bit el-Mal est cet élégant pavillon carré, avec une Tanger. Le Bit el-Mal. A gauche, le tribunal des Khalifas. Au fond la porte du Mechouar. A droite la colonnade du Bit el-Mal. colonnade sur un perron, qui est due, sans doute, au premier gouverneur musulman de Tanger après l'évacuation anglaise. Il y a là un ensemble charmant, le plus joli spécimen de l'architecture arabe extérieure qui soit à Tanger, qui nous surprend par la pureté des lignes, l'équilibre des propor¬ tions, par cette chose, très rare, qu'est ici la simplicité; des colonnes frustes, dont on ne peut déterminer l'âge, forment une sorte de portique et soutiennent des plafonds de bois peint. Une porte conduit à un patio sur lequel donnent deux pièces ; c'est là que le pacha de Tanger tient ses audiences, et l'on y remarque une immense coupole dont le plafond de bois a été très heureusement conservé. Ce plafond, d'une forme assez rare, en étoile, très fouillé et rehaussé d'or, est un des plus beaux de ce genre, TANGER ig qu'il convient de rapprocher de ceux que nous admirerons aux tombeaux Saadiens de Marrakech. Vis-à-vis de cette grande pièce s'en trouve une autre, de proportion moindre, dont le plafond en forme de carène renversée est également fort beau. Tout ce luxe ne convient guère à un Trésor de ville, qui, dans ce Maroc troublé, n'a jamais été qu'une petite pièce, solide et bien verrouillée. Aussi M. Michaux-Bellaire propose d'identifier le Bit el-Mal avec le caveau qui s'étend sous la construction, et dont la porte ouvre à gauche du perron. Ceque nous appelons le Bit el-Mal, ce charmant petit palais, est en réalité la demeure des anciens gouverneurs musulmans. La grande salle est certainement la salle du trône où le pacha Ahmed ben Ali recevait au XVIIIe siècle, où il a fait proclamer Moulay Zin, en 1741. Demeure luxueuse, étrange, inquiétante aussi avec ses couloirs Porte est de la Qaçba dite << Bab el-Aça ». Cl. A. Cavilla. 20 TANGER intérieurs, dissimulés, ses portes secrètes et. murées, propres à dérouter les poursuites. Une mosquée charmante, avec son minaret octogonal, est la Djama el Qaçba, construite dès le rattachement de Tanger au royaume de Fès, et dont une annexe a été édifiée par le sultan Moula}'Sliman (1792-1822) ; en 1889, Moulay el-Hasan y fit la prière publique. Et dans l'enceinte de la 'Qaçba on a retrouvé un certain nombre de vestiges romains, de l'oc¬ cupation des Portugais, des locaux de la garnison anglaise qui y cons¬ truisit la tour de Peterborough. En 1684, les Anglais détruisirent tous leurs travaux, le château des gouverneurs et le môle. La Qaçba eut encore à souffrir, en 1844, du bombardement de Tanger par le prince de Joinville. Et c'est dans la cour de la Qaçba, dont tous les bâtiments avaient été remis à neuf par les ouvriers de Tanger réquisitionnés, que Moulay el-Hasan reçut les ministres étrangers en 1889. Mais les spectacles les plus artistiques de Tanger ne nous sont pas offerts par ses monuments. Ils résident dans certains aspects de son site : la plage de sable doré, au bord de l'immense courbe bordée d'un ourlet d'écume, où défilent, comme sur un écran ayant pour fond les montagnes d'Andalousie, bleuissantes ou roses, la procession des pauvres Djebala ; le paysage des cimetières musulmans, si beau à l'heure du soir, d'où 1 on voit l'épaule de la ville porter tant de cubes blancs, bleus et ocrés; le paysage, comme italien, de la Montagne où, parmi les oliviers et les pins, sommeillent les villas des sultans déchus, Hafid et Aziz ; et, dans la ville même, le grand socco, si pittoresque encore, et qui l'était bien davantage il y a quelques années. Murailles proches de Bab Mahrouq (époque almohade, vers 1294). Cl. Beaux-Arts. FES Fès, la Florence du Maghreb, est une grande ville d'art. C'est la cité de la science et de la foi, de l'art vivant que représente l'ouvrier fasi. On l'aime ou on la déteste. Mais qui a su lire son visage passionné ne l'oublie plus, et son seul nom fait battre le cœur. Un visage peu péné- trable d'ailleurs : car Fès, qui a été historiquement la ville la plus accueillante du Maghreb, jadis la plus juive, la plus mêlée de sang, Fès qui a connu la civilisation andalouse de la cour des émirs de Grenade et de Séville, une ville comme européenne jusqu'au xvie siècle, est appa¬ rue aux uns, dans son cadre du moyen âge, comme une ville noire et oppressante ; aux autres, comme la cité maudite de la révolte, du fana¬ tisme, parce qu'elle est celle de la foi. Elle a même semblé, à certains, la ville enveloppée du crépuscule de l'Islam, alors qu'elle est tout activité, 22 FÈS tout travail spirituel et matériel, et surtout tout élégance et volupté. Fès n'est pas une cité, c'est un monde, et, comme Paris, un signe spirituel. Fès est une ville très ancienne, ou plutôt la réunion de deux villes : Fès la Neuve, qui date du XIe siècle; Fès la Vieille, la cité sainte de Moulay Idris, qui remonte au ix° siècle. Et derrière les remparts cré¬ nelés de ces deux cités tout le moyen âge vit encore. Comment s'orienter dans la prodigieuse cité aux mille ruelles ? En s'abandonnant. En se disant que nous sommes sur la montagne Sainte- Geneviève au XV0 siècle, autour de la vieille Sorbonne, dans les rues des collèges où l'on enseignait la théologie et le décret, sur la sainte mon- O O O ' tagne de la science de chez nous. En imaginant que nous faisons la pro¬ menade de Paris, au temps où Guillebert de Metz le décrivit, sous le règne de Charles VI, que nous traversons le Pont au Change, la basse partie "de Paris, la rue de la Tableterie où l'on faisait les peignes, les tables et autres ouvrages d'ivoire, la rue de la Charronnerie, la rue de la Ferron¬ nerie, la rue des Etuves, les halles des draps, du pain, de la farine, des vieilles robes, la rue Saint-Denis où étaient les épiciers, les apothicaires et les selliers, la rue Saint-Martin où travaillaient les ouvriers d'airain, la rue Quincampoix où demeuraient les orfèvres, la rue de la Courroirie qui était celle des bijoutiers, la rue de Marivaux où l'on vendait le fil, la rue Saint-Jacques où demeuraient les écrivains, la rue de la Tisseran- derie, le cimetière Saint-Jean où l'on faisait des coffres et des huches, la Mortellerie où demeuraient les marchands de bois, la Vannerie où l'on vendait l'avoine, l'Écorcherie où se tenaient les bouchers, la Poulaille- rie, le marché aux herbes. Toutes ces rues existent à Fès, et portent ces noms, qu'on pourrait traduire. Au fait, le meilleur guide de Fès ne demeure-t-il pas la description minutieuse qu'en fit, vers 1500, Léon l'Africain? Bab Fetouh et le Zahlar à l'horizon. ci. Beaux-Arts. CHAPITRE PREMIER L'HISTOIRE DE FÈS LES ORIGINES L'auteur du Rawd el-qirtas, qui écrivait à Fès, en 1326, a conté la fondation de la ville de la sagesse, de la science, de la paix et de la religion, pôle et centre du Maghreb, accueillante aux étrangers; de la patrie des docteurs, des légistes, des poètes, des médecins, des études nouvelles. Sur elle rayonnaient la prière et les bénédictions d'Idris, fils d'Idris. Car au moment d'entreprendre les premiers travaux, il leva les mains au ciel et dit : « O mon Dieu, faites que ce lieu soit la demeure de la science et de la sagesse ! que votre livre y soit honoré et que vos lois 3^ soient respectées ! Faites que ceux qui l'habiteront restent fidèles au souna et à la prière, aussi longtemps que subsistera la ville que je vais bâtir! ». Saisissant alors une pioche, Idris commença à dessiner le pre¬ mier ses contours. Mohammed lui-même avait annoncé prophétiquement 24 FÈS la naissance de cette ville, « la plus distinguée des villes du Maghreb ». Or, tandis qu'il en traçait les fondements, Idris avait rencontré un vieux solitaire chrétien, qui paraissait bien avoir cent cinquante ans, et qui passait sa vie en prières dans un ermitage situé non loin de là. Il avait dit à l'émir : « Que viens-tu faire en ces montagnes? » — « Je viens, répondit Idris, élever une ville où je demeurerai et où demeu¬ reront mes enfants après moi, une ville où le Dieu très haut sera adoré, où son livre sera lu, où l'on suivra ses lois et sa religion. » Et le vieux chrétien lui avait révélé qu'il avait existé ici une ville nommée Sef, détruite il y avait dix-huit cents ans, qu'un homme, de la famille du prophète, la relèverait, et que cet homme se nommait Idris. « Loué soit Dieu ! je suis cet Idris », s'écria l'iman ; alors il commença de creuser les fondations. Ainsi, il traça, le 3 février 808, les murs de l'enceinte de l'adoua el Andalous ; un an après, Idris entreprit ceux de l'adoua el Qaraouiyin. Il élève une mosquée, découvre des puits et des sources, bâtit sa propre maison, édifie une Kaissaria, donne à son peuple des demeures, fait plan¬ ter des arbres à fruits. Idris s'empare d'un méchant nègre qui terrifiait le pays. Il ouvre la première porte de la cité, Bab Ifrikiya. Page de légende, dont nous ne rapportons pas les détails topographiques que M. Henri Gaillard a savamment commentés; tissu de mensonges pleins de sens, qui mettent du moins la ville sous le double patronage du prophète et du chrétien, et la caractérisent si bien sur la terre des Berbères. Quant au nom de Fès, que son fondateur lui avait donné, suivant la même légende il lui viendrait de la pioche d'or (fas) que les maçons et les artisans lui auraient offerte pour qu'il en creusât les fondements. Mais les noms des deux adoua ne furent donnés qu'après l'arrivée à Fès d'un certain nombre de familles de Kairouan et de l'Andalousie. L'étymologie du nom de Fès est inconnue. Du moins, sommes-nous certains qu'à l'origine, la ville est déjà de sang mêlé, que deux civilisations, la musul¬ mane et la chrétienne, témoins de sa naissance, continueront de veiller sur son développement. LES DYNASTIES BERBÈRES Aux Idrisites succédèrent, au x° siècle, les Zenata Berbères poussés par le flot de l'invasion hilalienne qui devait faire du Maroc une terre nue; ils se fixent dans les plaines du Sais. Et d'autres bandes faméliques sorties du Sahara, les hommes voilés Almoravides, partent de Marrakech, 20 FÈS sous la conduite d'un grand chef, Iousof ben Tachefyn, et soumettent toute la région de Fès. Et d'autres Berbères, les Almohades, descendus de l'Atlas, les chassent de Fès et les supplantent (milieu du xil° siècle). Le monde berbère s'étend alors de Marrakech à Séville. El Bekri, qui écrivit en 1067 et vécut auprès des Ommiades à la cour du roi de Séville, épicurien qui aimait le jus de la treille, les lettres et la poésie, grand voyageur, a parcouru Fès en ce temps-là. Il a vu les deux adoua entourées de murailles et séparées par une rivière rapide qui faisait tourner les moulins. L'une était le quartier des gens de Kairouan, l'autre celui des Andalous. Dans le premier de ces quartiers, chaque habitant avait, devant sa porte, un jardin rempli d'arbres fruitiers coupé par des rigoles. Toutes les maisons étaient traversées par un courant d'eau. Les deux villes renfermaient plus de trois cents moulins et une vingtaine de ba.ins. El Bekri a fait cette remarque précieuse que les juifs étaient plus nombreux à Fès que dans aucune autre ville du Maghreb. Les Magrébins disaient proverbialement : « Fès est une ville sans hommes. » El Bekri a mentionné un certain nombre de portes, le « tertre aux fèves » où se livraient bataille les gens des deux adoua, le faubourg des malades et des lépreux, la source jaillissante où il y avait , une belle mosquée. Dans le quartier des Andalous, les hommes étaient réputés plus braves et les femmes plus belles que dans le quartier opposé ; mais les hommes étaient plus beaux dans l'autre. Dans le quartier de Kairouan, El Bekri a vu la mosquée de trois nefs fondée par Idris, fils d'Idris, avec la grande cour où l'on remarquait des oliviers et d'autres arbres. On comptait dans ce quar¬ tier vingt bains, de nombreux jardins et des ruisseaux. Les citrons y attei¬ gnaient une grosseur extraordinaire. El Bekri a rapporté ces vers : « Quar¬ tier de Kairouan, endroit qui m'est si cher, puissent tes coteaux garder toujours leur fraîcheur et leur beauté ! Puisse Dieu ne jamais t'enlever le manteau de ses faveurs, à toi, noble pays qui repousse le crime et le mensonge ! » Le géographe Edrisi a décrit Fès au milieu du XIIe siècle. Il a distin¬ gué, lui aussi, les deux villes séparées par une rivière dont les eaux fai¬ saient tourner un grand nombre de moulins qui permettaient d'obtenir de la farine à très bas prix. Dans la ville méridionale, el Andalous, l'eau était rare. Dans el Qaraouiyin, elle circulait abondamment dans les rues et les habitants s'en servaient pour nettoyer leur ville durant la nuit, en sorte que, tous les matins, les rues et les places étaient parfaitement propres. Des fontaines coulaient dans toutes les maisons. Chacune des deux villes avait son iman et sa mosquée ; les habitants des deux quar- L'HISTOIRE DE FÈS 27 tiers étaient en rixes perpétuelles. Fès comptait déjà beaucoup de mai¬ sons, de palais, de métiers; ses habitants se montraient industrieux; leur architecture et les objets de leur façon avaient un air de noblesse. Les vivres y étaient abondants, le blé à meilleur marché que partout ailleurs. On y voyait, de toutes parts, des fontaines surmontées de coupoles, des réservoirs d'eau voûtés, ornés de sculpture et d'autres belles choses. L'eau jaillissait abondamment de plusieurs sources; tout y apparaissait L'oued Fès à l'intérieur de Fès el Bali. Cl. et Larribç, d'après Bertrand, éd. Paris. verdoyant et frais ; les jardins et les vergers étaient bien cultivés, les habitants fiers et indépendants. Les Almohades ont laissé quelques traces à Fès. Abou lousof fit reconstruire les murs détruits par son grand-père Abd el Moumen, en 1045. D'après le rapport de l'inspecteur de la ville, sous le règne de Nasser l'Almohade, Fès était déjà la cité la plus florissante du Maghreb. Il a dénombré 785 mosquées ou qoubbas ; 121 endroits d'ablutions ; 93 bains publics; 472 moulins situés autour et à l'intérieur des murs d'enceinte; 89.236 maisons; 467 fondouks : 9082 boutiques; 2 kaissarias ; 3064 fabriques; 117 lavoirs; 86 tanneries; 113 teintureries; 12 ateliers de cuivre; 136 fours à pain ; 1 970 autres fours. Dans les premières années 28 FÈ S du xixi0 siècle, il y avait encore à Fès 400 fabriques de papier. L'oued Kebir était seulement visible. Tous les autres ruisseaux étaient recou¬ verts par des constructions. Le bas de l'oued était occupé par les teintu¬ riers, par les marchands de viandes cuites et les fabricants de beignets; au-dessus de leurs installations, on tissait des haïks. La dynastie des guerriers et des organisateurs Almohades devait dis¬ paraître au début du XIIIe siècle, conquise par la vie facile et les mœurs des vaincus ; les faméliques du désert ou de la montagne, qui descendront éternellement vers la plaine et la mer, s'abattirent sur le paj^s et les com¬ battirent comme des hérétiques. Telle est l'origine des Beni Merin, Zénètes Berbères. Ils quittent, en 1213, les terrains pauvres de leurs parcours, entre Figuig et la Moulouya, marcheiit sur Taza, entrent en vainqueurs à Fès, détruisant tout sur leur passage. Et ces guerriers seront à leur tour victimes de leur propre civilisation, qui atteignit un développement supérieur, au moment où l'auteur du Rawd el-qirtas écrivait à Fès. Il nous faut connaître cette civilisation dont Fès sortit renouvelée. Car les princes, qui reposent sous les grandes qoubbas de la colline, ont Une partie de l'oued Fès à Bab ed dekkaken. Cl. Ct Larribe, d'après Bertrand, éd. Paris. L'HISTOIRE DE FÈS 29 fait élever les monuments que nous venons admirer aujourd'hui. C'est à leurs mausolées, des ruines frustes et imposantes que Léon l'Africain a vues encore décorées d'inscriptions, de fort beaux ornements de pierre et de marbre, enrichies de vives couleurs, qu'il faut rendre tout d'abord visite quand on vient pour la première fois à Fès ; c'est de là qu'il faut contempler le panorama des deux villes. Fès Djedid, la cité blonde et \ . '; [ Vestiges des tombeaux des Mérinides, Cl. Beaux-A.rts. blanche, d'où émergent tant de qoubbas de turquoise, de hauts murs, de créneaux, tant de jardins d'où jaillissent de souples peupliers; Fès Bali, cité grise, couleur de la'brique crue, oùles pluies ont laissé sur les terrasses et les façades de tant de maisons comme des moisissures, de longues coulées grises, où le soleil a patiné et éteint l'éclat des tuiles vertes, les revêtements des minarets. Car les vrais émaux qui sertissent le grand bijou qu'est Fès, cè sont les brillants, les vivants vergers remplis du chant des oiseaux et du bruit des eaux, ce sont les beaux arbres à fruits étrei- S ; j •1 • ' ' . ■ M , ~ ~ , , ' • ' - /' 'J - -A i , .... > 'j'r-;, ;■ ■ • \ '' C "V . ■ ; -./V " v , N < - 4 30 F ÈS gnant les grands cimetières qui viennent à leur tour presser doucement la ville grise, brûlante et langoureuse, dont les trésors et les raffinements Ont toujours été l'objet de bien des convoitises, et que l'armée des créneaux ëtdes murailles doit protéger, comme toutes les belles choses de ce monde qui inspirent le désir. Et nous pouvons maintenant nous retourner vers l'émir Abd el Aziz, mort en 1391 ; Aboul Abbas, mort en 1393 ; son fils Abd el Aziz, mort en 1396, et aussi vers cet Abdallah ben Abou Sa'id, égorgé à Fès, qui reposent sous les tombeaux. Car dans la ville brû¬ lante, les Beni Merin ont transporté l'art de l'Espagne, renouvelé la civi¬ lisation des Ommiades, entre le XIVe et le début du XVIe siècle. Et Fès a pu être appelée, à juste titre, la ville des Mérinides. Cette famille des Mérinides est considérée par l'auteur du Rawd el- qirtas comme la première et la plus noble de la tribu des Zenata. De mœurs douces, valeureux guerriers, profondément religieux, charitables pour les docteurs et les saints, les Beni Merin vivaient sur les terres du Zab africain. Comme des nomades, ne connaissant ni argent, ni monnaie, ni agriculture, ni négoce, ils chassaient, faisaient le commerce des chameaux et des nègres. Ils pénétrèrent dans le Maghreb pour faire paître et abreuver leurs troupeaux, quand les Almohades commençaient à subir leurs désastres en Andalousie et que, détachés de leurs affaires, ils s'adonnaient, dit-on, au vin, à la luxure et à la mollesse. Les Beni Merin combattirent leurs armées et pénétrèrent dans le pays comme une nuée de sauterelles. Les populations fuyaient devant eux et gagnaient les montagnes. Ainsi les Beni Merin massacrèrent l'armée almohade aux environs de Tazouta. L'émir Mohammed Abd el Hakk, dont le père avait fait la campagne d'Alarcos, assoit la dynastie : généreux, très austère, cet infatigable soldat périt en combattant. Ces pillards Beni Merin remettent de l'ordre dans le Maghreb, chassent de partout les gar¬ nisons almohades, rétablissent la sécurité des pistes. L'un des plus grands sultans de cette dynastie est Abou Iousof, guerrier et très pieux, qui écrivit de sa main de belles pages, étudia les livres de morale et d'histoire. On le trouve, en 1260, devant Salé dont les Espagnols s'étaient emparés par surprise et il les chassa au bout de quinze jours. C'est au temps d'Abou Iousof, contemporain de saint Louis, que le Très Haut répandit sa bénédiction sur le Maghreb et qu'il combla son peuple de bienfaits. Alors ses habitants jouirent d'une prospérité et d'une abondance inconnues jusqu'alors.' A Fès, et dans les autres villes, la farine, le blé et l'orge étaient à bon marché; les fèves et les légumes L'HISTOIRE DE FÈS 31 à bas prix. Et tout cela, ajoute le pieux chroniqueur, à cause de la béné¬ diction de l'émir, de son habile gouvernement, de son admirable conduite et de ses bonnes intentions. Les derniers Almohades sont dispersés en 1260 ; Abou Iousof descend vers Marrakech, campe au Gueliz et « fit briller sa magnifique armée ». El Mostadhi s'enferme dans son propre palais que les Arabes du voi¬ sinage viennent démolir, ainsi que les murailles. Abou Iousof entre en triomphe dans Fès ; il attaque Tlemcen, détruit Oudjda. Il conduit des expéditions victorieuses en Andalousie depuis 1274. En 1275, de retour au Maghreb, l'émir décide la construction de la nouvelle Fès (Fas el Djedid) dont il trace à cheval l'enceinte sous un astre propice : « car Mosquée el Atiarin. Détails de la porte sur la cour. Cl. Beaux-Arts. 32 FÈS jamais ni un étendard, ni une armée n'y sont rentrés vaincus ». L'émir donne" l'ordre de construire la Qaçba de Meknès et sa mosquée. En 1277, pour la deuxième fois, il passe en Andalousie, conduit l'expédition de Cordoue ; la flotte musulmane remporte une victoire devant Algésiras. Pour la quatrième fois, l'émir passe en Andalousie, en 1285. Les prêtres et les religieux chrétiens vont à sa cour devant Séville et lui demandent la paix. Il meurt, en 1285, dans sa ville neuve, le palais d'Algésiras (son corps fut enterré dans une chapelle de Chella). L'Islam entier prit le deuil : ainsi l'émir s'en alla retrouver Dieu chéri, conduit par Gabriel et les anges. Abou Iacoub el Nasser, son fils, n'est pas qu'un guerrier. On le voit faire des présents aux docteurs, aux saints, aux pauvres ; il corrige les abus, supprime la taxe des maisons, les droits de marché, assure la sécurité des routes et poursuit la débauche. Beau et absolu, cet émir a sa cour, ses poètes, ses médecins. Il dirige des opérations contre les Arabes. Il accueille une députation de chrétiens Génois qui lui offrent un arbre en or sur lequel étaient des oiseaux mécaniques qui chantaient. A Fès, en 1292, il reçoit le coran des Ommiades qui provenait de Cordoue ; des présents de l'Égypte, de la Syrie, du roi d'Ifrikia. Après le grand siège de Tlemcen, il fait construire un nouveau Tlemcen (la Mansourah) : une ville entière avec de vastes bains, des hospices, des écoles, une grande mosquée. Abou Iacoub est assassiné, en 1307, dans son palais de Tlemcen Djedid et son corps est porté à Chella. C'est sous le règne de Solaiman, mort en 1310, que l'on, voit les pro¬ priétés enchérir beaucoup ; on ne pouvait plus bâtir une maison à moins de 1.000 dinars d'or. On faisait alors un grand commerce de bêtes de somme, d'étoffes et de bijouterie : et « c'est à cette époque que l'on com¬ mença à faire usage de carreaux vernis, du marbre et des sculptures dans les maisons », dira l'auteur du Rawd el-qirtas. Détail bien intéressant, on le voit, pour l'histoire architecturale de Fès. L'iman Abou Saïd lui succéda en 1325. La ville nouvelle de Fès est alors le siège du gouvernement et la demeure des rois mérinides. Abou Saïd n'est plus un guerrier. Il organise les affaires du pays, diminue les impôts, répand des aumônes. La prospé¬ rité s'accroît : « Partout l'abondance, la sécurité, la joie, fêtes conti¬ nuelles de chaque jour et chaque nuit, tels sont les fruits du khalifat de l'émir des musulmans, de la bénédiction et de sa justice éclatante. Roi de l'époque, il gouverne les riches et les pauvres, les puissants et les faibles ; il protège l'opprimé et ouvre sa porte aux malheureux. Tant de justice et L'HISTOIRE DE FÈS 33 d'impartialité n'étaient pas connues avant lui. Que Dieu prolonge ses jours et fortifie son gouvernement! » FES AU TEMPS DES MERINIDES Fès a été la capitale, la ville chérie des Beni Merin, les Almoravides et les Almohades lui ayant toujours préféré Marrakech, plus proche des populations dont ils sortaient. Les premières années du xili0 siècle (de 1221 à 1231 surtout) avaient été pour Fès des années de malheur. Les Beni Merin relevèrent le pays de ses ruines. En 1326, l'auteur du Rawd el-qirtas dira justement que les Beni Merin vénèrent Fès. « Fès réunit en elle eau douce, air salutaire, moissons abondantes, excellents grains, beaux fruits, vastes labours, ferti¬ lité merveilleuse, bois épais et proches, parterres couverts de fleurs, immenses jardins potagers, souqs réguliers, attenant les uns aux autres et traversés par des rues très droites, fontaines pures, ruisseaux intaris¬ sables qui coulent à flots pressés sous des arbres touffus aux branches entrelacées et qui vont ensuite arroser les jardins dont la ville est entourée... La rivière, qui partage la ville en deux parties, donne naissance, dans son 3 CI. fiatel. Murs d'enceinte de Bou Djeloud et l'oued Fès. 34 F-ÈS intérieur, à mille ruisseaux qui portent leurs eaux dans les lavoirs, les maisons et les bains, arrosent les rues, les places, les jardins, les parterres, font tourner les moulins et emportent avec eux toutes les immondices. » En ce temps-là le bois de chêne et le charbon des forêts voisines étaient accumulés chaque matin aux portes de la ville. Aux gens qui sortaient du Figuig, des plateaux et des plaines de la Moulouya, cette eau de Fès, fraîche en été et chaude en hiver, qui nous semble à nous quelque chose de si suspect, était un enchantement divin que les poètes de l'époque ne cessaient de célébrer : « O Fès, toutes les beautés de la terre sont réunies en toi ! De quelle bénédiction, de quels biens ne sont pas comblés ceux qui t'habitent? Est-ce ta fraîcheur que je respire, ou est-ce la santé de mon âme? Tes eaux sont-elles du miel blanc ou de l'argent ? Qui peindra ses ruisseaux qui s'entrelacent sous terre et vont porter leurs eaux' dans les lieux d'assemblée, sur les places et sur les chemins! » (Abouel Fadhl). Exactement comme nos vieux annalistes disaient le Paris de ce temps un paradis, l?ès semblait un paradis terrestre, dont le fleuve serpentait à travers les gossampins et les cyprès. Les chroniqueurs célèbrent à l'envi cette eau, douce, légère, parfumée, qui guérissait les malades, rendait amoureux, blanchissait le linge sans qu'il fût besoin d'employer le savon ; on en tirait des pierres précieuses, on y péchait des poissons excellents, des écrevisses, et quoi encore! A proximité de la ville, au milieu des épis, on trouvait des mines de sel; de la montagne on descendait chaque jour le bois de cèdre (l'incorruptible bois parfumé que nous allons retrouver dans les linteaux sculptés des médersas). Non loin, dans le Sebou, on péchait l'alose et le mulet qui, chaque matin, étaient apportés très frais sur les marchés ; des thermes, des eaux chaudes naturelles, sont proches. Et, comme Paris au XIVe siècle, Fès était la cité de la science, le centre où se réunissaient en grand nombre les sages, les docteurs, les légistes, les littérateurs, les médecins et autres savants. « Elle fut de tout temps le siège de la sagesse, de la science, des études nouvelles et de la langue arabe, et elle contient à elle seule plus de con¬ naissances que le Maghreb entier. » Au XIVe siècle, les maisons de Fès avaient trois et jusqu'à quatre étages ; elles étaient bâties de pierre dure et de bon mortier. Leurs charpentes étaient de cèdre, le meilleur bois de la terre, que les vers n'attaquent pas et qui, disait-on, se conservait mille ans, à moins que l'eau ne l'atteignît. Chaque adoua avait sa mosquée, son armée, une cour. Les gens d'el Andalous étaient forts, adonnés aux travaux de la terre et des champs. Ceux d'el Qaraouiyin, haut placés, instruits, aimaient le luxe et le faste L'HISTOIRE DE FÈS 35 chez e.ux, sur leurs vêtements, à leur table, et ils ne se livraient guère qu'aux arts et au négoce. Les femmes d'el Andalous étaient les plus jolies. Fès , abondait en fleurs et en fruits. L'adoua d'el Qaraouiyin, où l'eau était délicieuse, produisait les plus succulentes grenades du Maghreb, des figues, des raisins, des pêches, des citrons, des coings et les autres fruits de l'automne. L'adoua el Andalous donnait par contre de beaux fruits d'été, pêches, mûres, pommes de Tripoli à peau fine et dorée, douces et FèS Bail. C1- Beaux-Arts. parfumées. Et l'auteur de l'éloge de Fès attestait avoir vu couper la mois¬ son quarante jours après les semailles. 8 000 familles de Cordoue habi¬ taient el Andalous ; 3 000 familles, originaires de Kairouan, s'étaient fixées primitivement dans l'adoua dite plus tard de Qaraouiyin. Cette splendeur de Fès dura jusque dans la première moitié du XVI0 siècle. Léon l'Africain, qui abjura l'islamisme entre les mains de Léon X (Hasan, fils de Mohammed, d'une famille de Grenade, qui se qualifiait lui-même de Fasi, ayant été élevé à Fès où il avait élu domicile), a fait, vers 1507, une description de la ville qu'il faudrait citer en entier, car elle est encore le guide le meilleur que nous possédions de Fès. Léon Mohammed abjura; mais jamais il ne renia la noble cité. Léon la décrit, 36 FÈS quartier par quartier, si belle dans son enceinte de hautes murailles, dans le grand site de ses collines ; il énumère mosquées, hôpitaux, hôtelleries, maisons aux curieuses latrines de marbre où l'ordure est entraînée par un filet d'eau dans le fleuve; il décrit leurs chambres planchéiées, peintes de riches couleurs, d'or et d'azur, leur atrium à l'antique aux pavages diaprés, leurs terrasses où l'on dort l'été sous des ais de bois, leurs por¬ tiques zelligés ou de marbre, leurs citernes, leurs fontaines de majoliques, leurs miradors où les femmes venaient faire leurs travaux à l'aiguille et d'où l'on découvrait tout le pourpris de la cité. Il dénombre les mosquées tendues de nattes avec leurs tours d'où l'on annonce les heures ; il décrit l'Université, les collèges (médersas où Léon avait étudié), l'hôpital des fous tel qu'il est encore aujourd'hui, les hôtelleries de trois étages dont la plus spacieuse contenait cent vingt chambres avec leurs latrines et dont Hasan n'avait vu l'équivalent qu'au Collège des Espagnols à Bologne et au Palais du Cardinal Saint-Georges à Rome. Il donne une esquisse des danseurs efféminés, tout glabres, si mois et délicats qu'ils s'habillent en femmes, comme elles filant la quenouille et imitant leur parler; il décrit les moulins, les corporations d'artisans, les souqs, la kaissaria. Car Léon l'Africain a tout vu, tout inventorié, décrit tout ce que, miraculeu¬ sement, nous retrouvons aujourd'hui. En 1533, un ambassadeur de Fran¬ çois Ier a prononcé un mot tout à fait important à propos des Fasi : « Us sont Castillanisés. » A des gens de cette sorte, il ne s'agit pas de pré¬ senter de la pacotille. C'est un fait que dans un état des présents à offrir de la part du roi à la cour de Fès sont mentionnés des paniers d'argent, de grands miroirs, des étuis dorés pour des peignes, des chaperons d'oiseaux enrichis de perles, des chandeliers, des pièces d'étoffes, des cadrans d'ivoire, des montres dorées, de petites horloges sonnant les heures, et aussi les bons petits couteaux de Paris. \ Le Sultan des tolba sous son parasol. Cl. Ct Larribe, d'après Bertrand, éd. CHAPITRE II L'UNIVERSITÉ DE FÈS ET LES MÉDERSAS Jean de Jandun a décrit l'Université de Paris dans les premières années du XIVe siècle. « La sagesse se nourrit, dit-il, de l'étude des lettres, qui, ainsi qu'un fleuve çortid'un lieu de délices, arrose et féconde, grâce au Saint-Esprit, non seulement le royaume dont nous parlons, mais encore le Paradis de l'Église générale, dont cette cité, mère et maîtresse des cités, est connue pour avoir été le berceau, parce que l'ensemble des études y a toujours été en honneur. » Il semble qu'on lise l'éloge qu'un écrivain arabe eût écrit de Fès et de la fontaine de la Oaraouiyine. Jean de Jandun nous dit encore : « Dans la très paisible rue de Sor- bonne, comme aussi dans nombre de maisons religieuses, on peut admirer des pères vénérables, des seigneurs, et, pour ainsi dire, des satrapes célestes et divins, parvenus heureusement au faîte de la perfection 38 FÈS humaine, autant que peut le faire l'intelligence unie à la grandeur, qui élucident solennellement les textes sacrés de l'ancien et du nouveau Tes¬ tament par des exercices fréquents de lecture et de discussion, et qui, par leurs éloquentes prédications, souvent renouvelées, s'efforcent d'enra¬ ciner dans les cœurs les vérités salutaires de la loi divine, qu'ils réalisent en eux-mêmes par leurs saintes œuvres. » Ces « satrapes célestes », vous les reconnaîtrez dans les graves professeurs (ulema), dont quarante enseignent encore à el Qaraouiyin, les autres remplissant des fonctions religieuses ou judiciaires. Car de même que chez nous l'enseignement supérieur est sorti des écoles capitulaires, en particulier des écoles de Notre-Dame de Paris, à Fès l'enseignement supérieur est sorti de la mosquée cathédrale d'el Qaraouiyin, qui devint le siège de l'université musulmane. Nous parlerons de la mosquée à propos de la ville sainte de Fès. ■ Autour de la mosquée étaient groupés les collèges pour abriter les étudiants (tolba) en théologie et en droit, enseignement tiré d'ailleurs du commentaire d'un livre unique, le coran. Aujourd'hui encore ils sont au nombre de 500 dont 300 étrangers à la ville. Vieux étudiants, comme ceux de chez nous au moyen âge, pauvres gens qui vivent souvent d'aumônes, végètent parfois pendant quinze et vingt ans, autant que dure un cours tout à fait désintéressé. Caria méthode scolastique est un cercle. De la définition d'un mot, on passe au commentaire qui touche à l'histoire, à la poésie, à la grammaire ; et tout est dit à propos de tout ce qui concerne la logique, la métaphysique, la jurisprudence. Les leçons sont données sur les nattes de la mosquée, comme chez nous elles étaient faites dans les chambres semées de bottes de paille (le nom de la rue du Fouarre rappelle encore cet usage). Parmi ces étudiants, on distingue ceux qui demeurent chez eux, en ville, et ceux qui sont logés dans les chambres des médersas, la plupart du temps étrangers ou pauvres. Ils touchent, sur le revenu des habous, du pain; quelques provisions leur sont envoyées par leurs parents ; parfois ils mendient, comme c'était le cas chez nous jadis, sans que la moindre honte retombe sur eux. « Qui est-là? — Etu¬ diant. — Négresse, donne un plat» : tel est le dialogue qu'on entend souvent à Fès. Et, comme chez nous autrefois, les étudiants forment une sorte de fraternité d'origine, avec ses usages, ses fêtes qui, avec leurs con¬ cours, rappellent un peu les cours d'amour. La principale, à l'occasion de la naissance de Mahomet, fait penser à la fois à la foire du Lendit et- à l'ancienne fête delà Saint-Charlemagne ; elle consiste dans l'élection, sui¬ vant un formalisme réel, d'un sultan des tolba, sultan d'un jour qui met L'UNIVERSITÉ DE FÈS ET LES MÉDERSAS 39 son makhzen aux enchères. Le produit est employé à des réjouissances culinaires sur les bords de l'oued ; et il arrive que le vrai sultan vient rendre hommage, solennellement, à l'émir d'un jour. Ces pauvres étudiants demeurent les hôtes des délicats et délabrés palais Entrée de la salle principale de la Médersa Mesbahya. Cl. Beaux-Arts. que sont les médersas. Ces collèges sont le sourire de Fès, la parure de l'art du temps des Mérinides, et leur ensemble suffirait à classer cette cité parmi les villes d'art d'un exceptionnel intérêt. .. La plus ancienne médersa officielle fut fondée à Fès par le premier sultan de la dynastie des Beni Merin sur les indications d'un cadi qui avait fait ses études en'Orient. Répandant les doctrines approuvées par l'Église et l'État, au point qu'elle sert parfois de cour de justice, la médersa 40 FÈS prépare aux fonctions publiques, religieuses ou judiciaires; elle devait exercer une influence considérable sur les masses ignorantes des Berbères. Une médersa est toujours proche d'une mosquée. Mais elle a aussi sa salle de prières, qui est comme la chapelle de l'établissement, et qui sert de salle de cours ou de répétition. De plus en plus ces médersas devaient prendre l'aspect de la mosquée, avec leur minaret. Une fontaine à ablu¬ tions est toujours dans le patio. Les chambres des étudiants régnent dans les étages supérieurs. Les médersas mérinides sont au nombre de six. La plus ancienne date de 1258-1286; la plus récente de 1357. Toutes présentent le plus grand intérêt, non seulement par leur date certaine et leur épigraphie, mais surtout par leur art délicat, leurs panneaux de zelliges ou de plâtre gratté, leur décor de bois sculpté. Mais elles ont beaucoup souffert du Médersa Bou Ananiya. Chaire à prêcher. Cl.J. de La Nèzière. L'UNIVERSITÉ DE FÈS ET LES MÉDERSAS 41 temps, de l'abandon, et leur restauration est une fort délicate entreprise. La médersa es Seffarin (des dinandiers) fondée par Iacoub ben Abd el Haqq dans la seconde moitié du XIIIe siècle est l'aïeule. Elle est carac¬ térisée par l'absence de carreaux de faïence, un décor épigraphique andalou, des bandes étroites de bois ornées de caractères coufiques sty¬ lisés. Les revêtements de plâtre ciselé ont presque complètement disparu, sauf dans la salle de prières où l'on admirera une coupole de bois d'un travail remarquable. Elle n'a pas de tables de habous et ne porte pas le nom de son fondateur. La médersa de Fés el Djedid ou du Dar el Makhzen a été fondée en 1320 par l'émir Abou Saïd, en dehors delà face méridionale de la grande cour du vieux mechouar. Son étude archéologique est intéressante, puisque Médersa Sahridj. Cl. Beaux-Arts. 42 FÈS l'auteur du Rawd el-qirtas la considérait comme construite d'une façon parfaite, et que Léon l'Africain, au début du XVIe siècle, a nommé Fés el Djedid « l'école des architectes ». C'est aujourd'hui la plus déla¬ brée des médersas. Son plan est celui d'un atrium. Des deux côtés de la cour régnent deux galeries couvertes : les chambres des étudiants ouvraient sur les galeries qui ne comportent pas d'étage. Un bassin en briques carré recevait l'eau d'une vasque extérieure. La salle de prières comprend deux nefs parallèles séparées par une travée centrale soutenue par deux colonnes d'onyx violacé et deux demi-colonnes de marbre blanc engagées dans le mur. Le minaret est très postérieur et remonte seulement à Moulay Hasan. L'inscription de fondation a été rédigée après la mort de l'émir et donne la liste des habous. Sa construction fut achevée l'an 1321. La médersa Sahridj, ou du bassin, la plus pure, la plus patinée des médersas, présente beaucoup d'analogies avec la précédente et est peut- être l'œuvre du même architecte. Elle est un peu moins ruinée, bien qu'elle ait perdu la plupart de ses plâtres grattés. Son plan est simple, mais intéressant, comportant dans le patio un vaste bassin oblong recueillant l'eau qui coule d'une petite fontaine basse jaillissant d'une coquille. Les jambages de bois de la porte de la mosquée sont beaux. Les restes, très délicats, de cette menue médersa, méritent une attention particulière; et elle rappelle aussi un grand souvenir historique. Cette médersa a été fondée en effet par Abou Hasan, alors qu'il n'était pas encore sultan (1321-1323)'. C'était un prince lettré, qui avait écrit de sa main plusieurs corans dont l'un fut envoyé à la Mecque. Protecteur des savants, il se montrait généreux envers les étudiants, cherchant en somme à se con¬ cilier les classes dirigeantes. On y lit l'inscription : « Abul Hasan a offert à Allah très Haut, dans ce geste de piété, ses pensées secrètes et publiques ». L'auteur contemporain du Rawd el-qirtas s'exprime ainsi à son sujet : « Elle fut construite d'une façon parfaite, très belle et excel¬ lemment finie. L'émir fit élever auprès d'elle une fontaine, une hôtellerie pour le logement des étudiants... Il dépensa pour les travaux des sommes considérables dépassant 100.000 dinars ». L'inscription de fondation men¬ tionne la médersa principale, la petite médersa, la maison des hôtes. On remarquera la porte principale de cèdre à placage de bronze découpé ; dans l'atrium, les piliers rectangulaires où s'appuient sur des corbeaux deux beaux linteaux de bois sculpté ; un décor ancien avec ses inscriptions coufiques et cursives ; surtout l'utilisation des carreaux de faïence émail- lée> non seulement dans le pavage, mais dans le revêtement des murs. L'UNIVERSITÉ DE FÈS ET LES MÈDERSAS 43 C'est là une nouveauté, la caractéristique en somme de l'art des Mérinides suivant le Rawd el-qirtas. La médersa el Attarin, ou des épiciers, ainsi nommée parce que sa porte s'ouvre en face de leur souq, a été construite en 1323, sous le règne Médersa el Attarin. Mihrab et lustre. ci. Beam-Arts. d'Abou Saïd, près de la Qaraouiyine. Le sultan assista à la pose de la première pierre en présence des gens de la loi. Au jugement des Maro¬ cains, dont l'opinion est reflétée par l'auteur du Kitab el-istiqsa, elle est.« un des.plus beaux monuments delà dynastie mérinide et aucun roi auparavant n'en.avait bâti de semblable ». On y pénètre par une belle porte .recouverte de cuivre à marteau ciselé. Un peu plus vaste que les précédentes, cette médersa nous charme et nous retient, non seulement 44 F ÈS par son précieux décôr de plâtre ciselé, ses beaux revêtements de faïence polychrome, ses inscriptions, la délicatesse du travail de ses bois, mais surtout par je ne sais quelles heureuses proportions, une grâce charmante. Entre les médersas de Fès, menue et ciselée comme un coffret, elle vaut Médersa Bou Ananiya. Angle de la cour et minaret. Cl. Beaux-Arts. parla délicatesse précieuse de sa composition décorative. Une antique vasque de marbre, au milieu de la cour pavée de carreaux de faïence émaillée, comme usée par le frottement de tant de mains de fidèles, fournit, dit-on, une eau excellente. On y remarquera les zelliges qui sont d'une technique particulière, la salle de prières, fort riche, que décore donna le premier enseignement (1347). Elle a malheureusement beaucoup souffert du temps, mais renferme d'admirables morceaux qu'il ne sera pas facile de reprendre. C'est l'une des grandes médersas de Fès, car elle comprend un rez-de-chaussée et trois étages. 140 tolbas, originaires du Haouz, de Marrakech, des Doukkala, peuvent y vivre : elle contient 60 chambres et reçoit chaque jour 100 pains habous. On y remarquera la grande et vénérable dalle de marbre blanc, encas- L'UNIVERSITÉ DE FÈS ET LES MÉDERSAS 45 un lustre de bronze à inscription datant de la fondation. La médersâ contient une trentaine de chambres que les étudiants des Djelaba, de Larache, de Tanger et du Rharb fréquentent. La médersa Mesbahiya, dans le prolongement de la Qaraouiyine, fut fondée sous Aboul Hasan par un fki, Abou Meçbah (d'où son nom) qui y Médersa Bon Ananiya. Canal devant la mosquée pour les ablutions. Cl. Beaux-Arts. 46 FÈS trée dans le sol, qui fut. débarquée au port de Larache ; le beau pàtio, dont le sol est pavé de. marbre, avec son bassin oblong rapporté d'Al- mena au XIVe siècle et qui est creusé dans un seul bloc de marbre ; le charmant motif de la porte de la salle de prières dont il ne reste plus qu'une colonne de marbre. La médersa Bou Ananiya, située au Souq el Attarin, est la dernière L'UNIVERSITÉ DE FÈS ET LES MÉDERSAS 47 élevée, par les Mérinides, et c'est aussi la plus belle. Elle tire son nom de .l'émir Abou Inan (1351-1355) qui donna l'ordre de l'édifier et lui imposa .même son nom, ce qui était contraire à la tradition. Mais le désir d'éclipser un père qu'il avait combattu, et qui avait fondé à Fès une Médersa Bou Ananiya. Porte centrale de la façade. Cl. Beaux-Arts. médersa, n'est peut-être pas étranger à la proportion et à la majesté qui caractérisent cet édifice. Cette médersa est à la fois un collège et une grande mosquée, avec un haut et robuste minaret enrichi d'émaux, une chaire à prêcher comme celle de la Qaraouiyine. Ibn Batouta, le grand voyageur, qui l'a vue dans sa nouveauté, nous l'a dit : « Elle n'a pas sa pareille dans tout le monde habité, pour la grandeur, la beauté, la magni- 48 FÈS ficence, la quantité d'eau et l'avantage de son emplacement ; je n'ai vu aucun collège qui lui ressemble, ni en Syrie, ni en Egypte, ni dans l'Irak, ni dans le Khorassan. » La date est donnée par une inscription en majolique : « Cette médersa bénie et magnifique, appelée el Bou Ana- niya, a été bâtie dans un but de piété pure, et pour mériter la satisfaction divine. Destinée à l'enseignement de la science et à la lecture du coran, elle a été honorée de la prière obligatoire du vendredi et pourvue des avantages les plus complets et les plus précieux... Le seul but de.soii fondateur a été de plaire à son Dieu et de faire revivre la science... » Dans les premières années du XVIe siècle, Léon l'Africain en a donné une description intéressante. Il parle de sa « merveilleuse grandeur et beauté », de sa belle fontaine de marbre, du « petit fleuve"» qui la tra¬ verse, canalisé dans le marbre, des « trois loges » d'une industrie admirable et qui étaient alors peintes, de sa « menuiserie très excellente et bien ordonnée », des portiques « en mode de jalousie par lesquels ceux qui sont dedans peuvent voir dehors sans être aperçus ». Il a signalé les majoliques qui la revêtent « de la hauteur d'un homme et plus », les vers consacrés à sa fondation et à la louange d'Abou Inan. Ses portes étaient de cuivre et celles des chambres de bois « bien entaillé ». Il a décrit la chaire à neuf marches d'ivoire et d'ébène, « chose certes non moins plaisante et somptueuse que digne d'admiration ». Léon a rapporté enfin l'anecdote relative- à l'émir qui, le collège terminé, se fit présenter le livre des comptes. Mais il n'en avait feuilleté qu'une petite partie qu'il constatait que la dépense s'élevait déjà à 40 000 ducats. Sans le regarder davantage, le sultan le jeta dans le petit fleuve qui traverse la médersa, alléguant ces deux vers d'un auteur arabe : Ce qui est beau n'est cher, tant grande en soit la somme, Ni trop se peut payer chose qui plaît à l'homme... Ce qui caractérise la Bou Ananiya, c'est en effet un sentiment de perfection et d'harmonie sans prix puisqu'il se manifeste si rarement sur la terre. Il est partout inscrit ici, dans le plan d'abord de la médersa qui est un chef-d'œuvre, dans les justes rapports du patio, du bassin de la mosquée, des qoubbas, de l'escalier, des latrines, tout cela mesuré et indiqué de la façon la plus rationnelle. Les élévations, les coupes sont conçues dans le même sentiment réel de l'importance et de la valeur des choses. On pénètre dans la médersa, la plus architecturale dé toutes celles de Fès, par trois portes dont deux sont côte à côte sur la Talaa. L'UNIVERSITÉ DE FÈS ET LES MÉDERSAS 49 Celle qui donne sur l'ancienne rue des Pierres, aujourd'hui dépavée, est d'un beau caractère. On voit sur le linteau de cèdre l'inscription dédicatoire sculptée en beaux caractères andalous. Les battants de cette porte étaient plaqués de cuivre, comme ceux d'el Attarin ; mais il ne reste rien de ce placage. Un couloir étroit, avec un admirable décor de majoliques et de plâtre, permet de faire le tour de la médersa. La grande cour, d'où l'on aperçoit le minaret, un admirable spécimen de l'époque mérinide aux émaux polis, avec sa grande frise de bois de cèdre, est peut- être le meilleur morceau de l'architecture du Maroc. La première impres¬ sion qu'elle nous donne c'est d'être un peu grise et l'on demeure affligé de bien des désastres, du délabrement de la médersa. Mais l'œil se satisfait bientôt des délicates harmonies, subtiles et variées, qui jouent des marbres blancs, roses, bleutés, aux zelliges dans les tons puissants verts 4 Médersa Bou Ananiya. Intérieur. Cl. Beaux-Arts. Timbres de l'horloge de la Médersa Bou Ananiya. Cl. Beaux-\rls. les petites fenêtres sont celles des chambres d'étudiants, là où demeurent parfois d'anciens tolba qui ont acheté la clé de leur chambre. Une vasque, large comme un petit bassin, est au centre du patio. Le sol est pavé de marbre blanc. L'oued Lemtyin traverse la médersa, sépa¬ rant le patio de la mosquée. Deux 'ponts permettent de le franchir. La mosquée comprend deux travées que recouvre un admirable plafond de bois ajouré ; les colonnes et les chapiteaux de la mosquée sont d'un art 50 FÈS et noirs, des zelliges aux plâtres ciselés, des plâtres ciselés aux bois sculptés, et de là aux tuiles vernissées qui sont les émaux pâlis de la médersa. La grande porte de bois, dont le décor géométrique en étoiles est si vivant qu'il évoque pour nous de grandes fleurs, est très délabrée ; L'UNIVERSITÉ DE EÈS ET LES MÉDERSAS 51 admirable. Il n'a pas été possible de lire encore toutes les inscriptions de la médersa dont quelques-unes sont fort dégradées. Des versets du coran sont sculptés sur les poutres; la borda sur le plâtre ciselé à l'intérieur de la grande porte donnant sur la Talaa. Des deux côtés de la qoubba, on lit sur les zelliges : « Je suis le cénacle de la science. Fais de moi ta demeure et tu deviendras, comme tu l'espères, un savant unique. » Une solennelle porte de bois, recouverte de placages de bronze, avec un heur¬ toir ciselé, forme une entrée accueillante et une sortie aisée, très gaie aussi avec son étonnant plafond à stalactites, ses beaux zelliges que sur¬ monte une dentelle d'inscriptions et de rinceaux, d'admirables bordures épigraphiques à caractères noirs, à ceux qui viennent méditer ou prier. A main gauche de la porte; donnant sur la Talaa, en face de la médersa, on voit la grande salle pour les ablutions. Et, sur des consoles de cèdre sculpté, on aperçoit treize timbres de bronze. C'est un carillon, dont le méca¬ nisme d'horlogerie a disparu ainsi que les poids qui devaient frapper sur les timbres. Cette machine avait été montée, en même temps que la médersa, par un ouvrier de Tlemcen. Comme on n'en connaît plus le Médersa des Cherratin. CI. Beaux-Arts. 52 F ÈS fonctionnement, la légende raconte qu'un magicien l'avait édifiée, mais qu'un autre magicien juif en arrêta le mouvement. Une autre médersa, postérieure à l'époque des Beni Merin, édifiée sur l'emplacement d'une médersa mérinide profanée, présente à Fès un gran¬ diose ensemble. C'est la médersa des Cherratin (fabricants de cordes), édifiée par Moulay er-Rachid en 1670. C'est la plus grande de toutes celles de Fès, car elle peut recevoir cent cinquante étudiants. Cette médersa est digne d'être vue, pour elle-même et aussi pour nous faire mieux sentir la délicatesse des collèges du temps des Beni Merin. Si la cour en est chatoyante et ornée d'une belle vasque, les proportions ne sont plus aussi justes. Cette médersa est trop haute, trop triomphale. Elle vaut surtout par des détails charmants, en particulier par ses inscrip¬ tions sur les poutres qui présentent l'ornement en tresse caractéristique de cette époque; les plâtres ciselés ont presque disparu; un joli couloir et un plafond étoilé régnant autour du patio sont remarquables. Mais d'une façon générale la technique est partout inférieure. Quelques autres médersas ne présentent plus que des fragments rui¬ neux. Médersa des Cherratin. Heurtoir. Gliclié J. de la Nézière. Mosquée et minaret Moulay Idris (à l'horizon le Bordj Nord), ci.Beaux-Arts. CHAPITRE III LA VILLE SAINTE DE FÈS. — LA Q.ARAOLJIYINE MOULAY IDRIS Fès est la ville savante; mais elle est aussi la ville sainte du Maghreb. La vieille mosquée du quartier des gens de Kairouan, la Qaraouiyine, a joué au Maroc le rôle de Notre-Dame de Paris au point de vue du déve¬ loppement des études. C'est à la fois une cathédrale et une université. Elle s'élève au cœur de la médina, proche le sanctuaire de Moulay Idris, au centre du commerce fasi, la grande bâtisse, édifiée d'un argent d' « origine très pure », dont on aperçoit de profondes perspectives à travers ses nombreuses portes. La légende et l'histoire de la mosquée el Qaraouiyin ont été écrites par l'auteur du Rawd el-qirtas. L'emplacement où s'élève la mosquée était, au temps des Idrissites, qui célébrèrent toujours les cérémonies du vendredi dans la mosquée des 54 FÈS Chorfa, un terrain nu appartenant à un homme originaire de Kairouan qui vint s'établir à Fès en même temps qu'un grand nombre de familles de cette localité. Originaire de Kairouan était également la famille de Mohammed el Fehery qui vint d'Ifrikyia avec sa femme, sa sœur et sa fille. Cette dernière, appelée Fathma et surnommée la mère des deux fils, était une sainte et vertueuse femme. Héritière d'une grande fortune, dont on ne s'était jamais servi pour faire du commerce, elle voulut la consacrer à une œuvre pieuse afin de mériter la bénédiction de Dieu : ainsi elle résolut d'élever une mosquée sur un terrain qu'elle acheta en l'an 85g. On trouva les matériaux sur le sol même; Fathma fit creuser le puits qui existe aujourd'hui encore au milieu de la cour, passant à jeûner tout le temps que durèrent les travaux. Cette mosquée primitive avait quatre nefs et son mihrab occupait la place située aujourd'hui sous le grand lustre ; son minaret était peu élevé. Quant à Meryem, sœur de Fathma, elle aurait bâti la mosquée el Andalous avec les biens légitimes dont elle avait hérité de ses parents. Ces mosquées restèrent telles que les avaient construites les deux sœurs pendant le règne des Idrissites jusqu'àl'époquedes Zenata. Ceux-ci, devenus maîtres du Maghreb, enfermèrent dans une seule enceinte les deux adoua et les jardins qui les entouraient ; ainsi ils reculèrent les limites de la ville. La population s'étant accrue, la mosquée des Chorfa devint insuffisante et les Zenata firent célébrer à la mosquée el Qaraouiyin, qui était plus spacieuse et qu'ils embellirent d'une chaire, les cérémonies du vendredi. Ce qui eutlieuen l'an 918. Les choses restèrent en cet état jusqu'au temps où l'émir des croyants Abderrahman, roi d'Andalousie, fit reconnaître sa souveraineté à Fès dont il confia le gouvernement à un préfet choisi entre les Zenata, nommé Ahmed ben Abou Beker. Celui-ci, homme de bien et religieux, écrivit à l'émir pour lui demander de faire réparer et d'agrandir la mosquée el Qaraouiyin. L'émir lui envoya de fortes sommes provenant du cinquième butin fait sur les chrétiens. Abou Beker se mit aussitôt à 1 œuvre ; il fit élargir la mosquée du côté de l'orient, de l'occident et du nord, et éleva le minaret qui existe encore aujourd'hui, en forme de tour carrée, suivant les règles de l'architecture. Au temps des Mérinides on lisait ces inscriptions, gravées dans le plâtre et incrustées d'azur, sur la porte située à la façade du couchant : « Au nom de Dieu clément et miséricordieux! Louange à Dieu l'unique, le tout puissant! Ce mina¬ ret a été élevé par Ahmed ben Abou Beker Saïd ben Othman el Zenéty. LA VILLE SAINTE DE FÈS. — LA QARAOUIYINE 55 Dieu très haut le conduise dans la vraie voie, lui donne la sagesse et lui accorde ses récompenses les plus belles ! Sa construction fut commencée le premier mardi du mois de radjeb, l'unique de l'année 344 (955 J -C.), et fut entièrement achevée dans le mois de raby el tany, en 345 (956 J.-C.) » On lisait également sur un des côtés de la porte : Mosquée el Qaraouiyin. Bassin central dans la cour principale. Cl. Beaux-Arts. « Il n'y a de Dieu que Dieu, et Mohammed est l'apôtre de Dieu » ; et sur le côté opposé : « Dites, ô mes serviteurs, vous qui avez agi iniquement envers vous-mêmes, ne désespérez point de la miséricorde divine ; car Dieu pardonne tous les péchés ! Il est indulgent et miséricordieux ! » Sur le sommet du minaret on plaça une pomme en métal doré, incrustée de perles et de pierreries ; l'iman Ahmed ben Abou Beker fit sur¬ monter cette pomme de l'épée de l'iman Idris ben Idris, afin d'attirer sur 56 FÈS l'édifice la bénédiction du fondateur de Fès. Ainsi achevé, personne n'y toucha plus ; les oiseaux, les pigeons et les étourneaux y établirent leur nid; et, bien que bâti de belles pierres de taille, l'édifice allait à la ruine quand le docte cadi, Abou Abdallah, eutla pensée de le réparer au temps de l'émir Iousof ben Abd el Haqq, en 1289; il bâtit en même temps la chambre des muezzins. On doit à El Mansour ben Abou Amer le dôme élevé à la place de l'ancien minaret, au milieu de la cour, où furent placés d'antiques talismans qui avaient pour vertu de préserver la mosquée de tous les nids de rats : un oiseau tenant dans son bec un scorpion devait éloigner ces animaux; un autre talisman, en forme de boule, chassait les serpents. Il fit également construire le Bit el iMostadhill (chambre ombragée) située au bord de la rivière et le bassin. Au temps des Almoravides des agrandissements considérables furent faits par les soins du docte Mohammed ben Daoud qui réunit à cet effet une somme de 18000 dinars et reconstitua les habous. Il ajouta un nou¬ veau terrain à celui de la mosquée, et y fit bâtir la grande porte de l'occident, nommée anciennement Bab el Fakharin (porte des potiers), et plus tard Bab ech Chemaïn (porte des vendeurs de cire). Mohammed ben Daoud assistait aux travaux, donna lui-même les mesures de hauteur, largeur et profondeur de cette porte ; il 3^ plaça de magnifiques battants sur de beaux gonds, de véritables chefs-d'œuvre. Il y fit graver ces mots sur le fronton intérieur : « Cette porte a été commencée et achevée dans le mois de dou'l hidja, l'an 1133... » Quand on creusa le sol pour établir le support des battants de cette porte, on découvrit une fontaine surmontée d'une voûte très ancienne ; les travailleurs, pensant qu'il y avait là quelque trésor caché, commencèrent à la démolir. Or ils ne trouvèrent qu'un réservoir, rempli d'eau douce, dans lequel vivait une énorme tortue, d'une surface égale;à celle du réser¬ voir en sorte qu'il était impossible de tirer dehors cet animal. Quand le cadi ben Daoud et les autres savants de la ville connurent cette décou¬ verte, ils décidèrent, dans leur sagesse, de laisser la tortue tranquillement à sa place ; ils rebâtirent la voûte telle qu'elle était auparavant : « Glori¬ fions Dieu magnifique et puissant qui dispense, comme il lui plaît, les choses nécessaires à la vie de ses créatures ! Il n'y a de Dieu que Dieu, vers lequel tout retourne. » Cette grande porte fut détruite dans un incen¬ die qui partit du souq et qui consuma également le dôme qui lui était attenant. L'émir Abou Iousof les fit relever l'an 1203. Quelque temps après fut élevé le mihrab, ainsi que sa coupole, qui fut tout incrusté d'or, d'azur et d'autres couleurs ; merveilleux travail LA VILLE SAINTE DE FÈS. — LA QARAOUIYINE 57 d'élégance et de précision, si riche que les fidèles ne pouvaient s'empêcher d'être distraits de leurs prières. Aussi, lorsque les Almohades entrèrent dans Fès, les fkis de la ville, craignant que les nouveaux venus, qui n'étaient arrivés au pouvoir que par le mensonge et l'hypocrisie, ne leur reprochassent ce luxe de décor et de peinture, firent recouvrir tout le dôme avec du papier enduit d'une couche de chaux, de sorte qu'il ne virent le lendemain qu'un dôme parfaitement blanc. A la même époque fut construite la chaire. Le cadi Abdallah ben Daoud, architecte habile, eut la gloire de paver la cour au-dessus de laquelle on étendait l'été une grande tente de coton; le bassin et la fontaine à jet d'eau, au milieu, faits de beau marbre blanc, furent conçus, en 1222, par l'architecte Abou Amrân Moussa. Au-dessus du bassin, on construisit, en marbre blanc, Mosquée èl Qaraouiyin. Vue d'ensemble de la cour centrale avec le minaret Zénète. Cl. Beaux-Arts, 58 F ÈS une fenêtre à grillage, merveille de l'époque, sous laquelle on grava, sur une pierre rouge, l'inscription suivante : « Au nom de Dieu clément et miséricordieux ! Que le Dieu très-haut répande ses bénédictions sur notre Seigneur Mohammed, car des rochers coulent des torrents, les pierres se fendent et font jaillir l'eau! » Telle était, au début du XIVe siècle, suivant l'auteur du Rawd el- qirtas, la grande mosquée el Qaraouiyin, avec ses 270 piliers formant 16 nefs de 21 arcs; dans ses vestibules, elle pouvait abriter 22 700 per¬ sonnes qui, le vendredi, entendaient ensemble la prière de l'iman, comme cela s'est vu aux époques florissantes de Fès. Quinze grandes portes étaient réservées aux hommes et, deux petites, exclusivement aux femmes. Le grand lustre, qui pesait 1 763 livres, avait 509 lampes ; dans la vingt-septième nuit de ramadam, où il est d'usage d'allumer toutes les lampes de la mosquée, 1 700 lampes rayonnaient au-dessus des fidèles. Ce n'est qu'aux époques d'abondance qu'on trouvait l'huile en quantité suffisante pour alimenter ces lampes; aux époques de disette on se conso¬ lait en répétant la parole du sage : « Ce n'est point le feu que nous ado¬ rons, mais c'est Dieu. » Le messaouda (sanctuaire) fut commencé par le fkih vertueux Abou Mohammed Ychekour, qui fit faire la chambre souterraine, dont les parois, en pierre et en terre, soutenaient une voûte en marbre recouverte de plâtre. A l'intérieur il y avait des coffres-forts contenant les capitaux de la mosquée, les revenus des habous, des livres qui furent parfois volés, malgré qu'ils fussent sous une triple serrure, comme cela arrivait aussi chez nous. Le grand bassin et les lieux aux ablutions furent achevés à la fin du XII0 siècle ; la chambre aux ablutions fut surmontée d'une magnifique coupole en plâtre. La chaire qui était en usage au XIVe siècle était faite de bois précieux incrusté d'ivoire ; on la devait à un iman poète qui vécut au milieu du XIIe siècle. Beaucoup de célèbres prédicateurs, versés dans la connais¬ sance du temps et des astres, y prononcèrent des sermons, doctes et reli¬ gieux. Léon l'Africain, au début du XVIe siècle, nous dit que chaque nuit brûlaient 90b lampes, chaque arc ayant la sienne; 150 candélabres, à grands chandeliers de bronze, pouvant recevoir 500 lampes, provenant du métal des cloches prises sur les églises chrétiennes, suivaient la ligne médiane de la mosquée cathédrale. Il nous a laissé un tableau intéres¬ sant de la vieille université : « Dans ce temple, auprès des murailles, il LA VILLE SAINTE DE FÈS. — LA QARAOUIYINE y a des chaires de toute qualité, là où les maistres et docteurs montent pour instruire le peuple de la loy spirituelle et temporelle; et pour ce faire, commencent avant la pointe du jour, ce qui ne se fait qu'en temps d'esté, sinon depuis huit heures du soir; et durent leur leçon jusqu'à une heure Echelle 1 et demye de nuit. Leur coutume est, outre ce, de lire tant aux sciences morales comme spirituelles et concernantes la loy de Mahomet. Mais en esté la leçon ne se fait que par gens privez et peu renommez. Les autres sont faits par gens pleins de savoir, d'autorité et bien expérimentez en la loy, dont chacun est fort bien salarié, outre ce qu'on est tenu les four¬ nir de livres et de chandelles... » La célèbre bibliothèque, dans une salle I. Médersa el Attarin. — 2. Makaraa du Cadi. — 3. Bab el Maqçoura. — 4. Notaires. — 5. Rue des Adouls. — 6. Bab ech Chemain. — 7. Bab el Adoul. — 8. Rue des Sbitriyn. — q. Djamael gnaiz. — 10. Minbar. — ii. Mihrab. — 12. Bibliothèque. — i3. Jardin du Cadi. — 14. Rue Sbalouiat. — i5. Mosquée des femmes. — 16. Bab el Médersa. — 17. Médersa Mesbaya. — 18. Bab el Ouard. — iq. Bab el Hafa. — 20. Rue Bou Touil. — 21. Latrines. — 22, 23. Fontaines. Plan de la Qaraouiyine, dressé par M. Jourdan. 6o F ÈS à gauche du mihrab, a contenu 20 000 volumes ; on en a recensé seule¬ ment 1 700 en 1915. Nous ne devons pas pénétrer dans la Qaraouiyine, ni dans aucune autre mosquée du Maroc. Mais on peut s'en donner une idée en en faisant le tour, en jetant les yeux sur un plan dû à la collaboration de deux artistes indigènes. Ce ne sont pas, au surplus, ces arcades, très simples, très nues, d'aspect lourd, qui retiendront notre attention, ni le minaret zénète (xc siècle), une simple tour carrée dont la hauteur est égale au périmètre de la base ; mais bien la cour avec sa fontaine d'ablutions, sa grande vasque de marbre blanc où bouillonne l'eau de l'oued, ses deux remar¬ quables kiosques, qui se font face et abritent des fontaines, d'un type qui rappelle ceux de la Cour des lions à l'Alhambra de Grenade. Leurs bases sont constituées par de fines colonnes de marbre supportant des arcs de plâtre ciselé, couronnés par une frise de bois sculpté à auvent, et supportant un lourd toit pyramidal de tuiles vertes. La coupole au pied du minaret qui abritela fontaine est due au sultan Saadien Abdallah ech Cheikh, mort en 1624 à la suite d'excès de boissons alcooliques. On y remarque des.colonnes corinthiennes gainées du style très caractérisé de la Renaissance. La grande vasque de marbre était un cadeau du sultan Saadien elMansour (1588) ; on y lisait des vers précieux gravés sur ses bords, qu'el-Ifrani a rapportés. Le pavillon qui lui fait face, avec de simples colonnes de marbre, est purement de l'époque mérinide. Un très curieux écran de bois peint (l'hanza), isole la cour de la salle de prières. Il y a là un ensemble charmant où l'eau, le marbre, les tuiles mêlent leurs reflets, et qu'il faut voir, à la fin des brûlantes journées d'été, quand les oisifs et les étudiants viennent s'étendre sur les dalles, quand les enfants y folâtrent. Un docte poète, cadi d'Azemmour, l'a célébré : « Mosquée el Qaraouiyin, noble nom, dont la cour est si fraîche par les plus grandes chaleurs ! Parler de toi me console, penser à toi fait mon bonheur ! Assis auprès de ton admirable jet d'eau, je sens la béati¬ tude : et, avant de le laisser tarir, mes yeux se fondraient en pleurs pour le faire jaillir encore ! » On se souvient du « portail des libraires » que l'on trouve dans nos cathédrales, à Rouen entre autres. Des échoppes de relieurs, de libraires, de notaires sont adossées au mur ouest de la mosquée cathédrale. Elle a aussi son quartier saint, son cloître. La Zaouia de Moulay Idris est le sanctuaire le plus vénéré peut-être de tout le Maroc. Il s'élève, non loin de la Kaissaria, sur le terrain des LA VILLE SAINTE DE FÈS. — MOULAY IDRIS 61 Et Moulay Abd er-Rahman, en 1820, édifia la mosquée que nous voyons, dont l'élégant et svelte minaret, recouvert de briques vernies de couleur verte, domine tout le quartier. Une vaste qoubba abrite le tombeau du saint qui est recouvert d'un baldaquin de bois sculpté à incrustations de cuivre et d'or. Les rues qui aboutissent à la Zaouia, fermées par une barrière de bois, forment une enceinte sacrée que l'on nomme le horm, ,et qui était Kermouda, là où Idris avait planté sa tente et construit une mosquée. En 1308, ce sanctuaire avait déjà été reconstruit suivant son plan primitif par le mufti el Hadj el Moubarek (Rawd el-qirtas). Mais la Zaouia que nous voyons aujourd'hui date seulement du règne de Moulay Ismaïl qui, en 1720, fit démolir l'ancienne qu'il agrandit sur ses quatre faces. Mosquée el Qaraouiyin. Pavillon aux ablutions. Cl. Beaui-Arts. FES autrefois interdite aux chrétiens. Quand on a quitté la place Ennedjarin pour pénétrer dans le couloir principal qui conduit à l'une des portes de la mosquée, on est vraiment isolé de notre monde, perdu dans la foule des pèlerins et des mendiants, qui font un contraste très vif avec le luxe Mosquée de Moulay Idris. Le tronc des offrandes. Cl. Ct. Larribe, d'après Bertrand, éd. Paris. & .un peu criard du mausolée du saint; on est au cœur de l'islam. Il faut parcourir ce. couloir, passer sous ses voûtes d'ombre, voir la petite porte de bois, sorte de placard qui marque l'entrée du tombeau d'une femme de la famille des Idrissites, et contre laquelle viennent s'appuyer les femmes et y prier. Un peu plus loin, le couloir aboutit au vestibule de la mosquée où grouille la foule des mendiants et des croyants, des gens de la campagne surtout. Dans l'arc central du portail, d'une assez belle ÏBSSsîTF*" TfTTTYTTf LA VILLE SAINTE DE FÈS. — MOULAY IDRIS ordonnance de lignes et d'une polychromie chatoyante, une inscription célèbre la gloire d'Allah et du prophète. Le vestibule, fermé par une sorte de gigantesque paravent de bois rouge, est d'une richesse d'orne¬ mentation un peu lourde, mais d'une extraordinaire couleur, avec ses Mosquée Moulay Idris. Cl. Beaux-Arts. lampes, ses lustres ; du plafond peint descend un grand et beau lustre offert, dit-on, par Abd el-Aziz. Le sol est pavé de zelliges. Une baie laisse entrevoir, dans une pénombre mystérieuse, plus belle encore quand torhbe le soir et qu'une multitude de lampes et de veilleuses accrochées au dôme forment des guirlandes de lumière dorée, quand l'encens monte dans ce scintillement, la foule prosternée qui semble quelque fantastique apparition. On passe encore sous une haute arcade, et, contre le mur de 64 FÈS gauche, où sont scellées les tombes de Moulay Idris et de Sidi el- Amrani, on voit le tronc des offrandes. Il est entouré d'un panneau de moucharabié peint ; une large fenêtre grillagée l'encadre, supportée par deux gracieuses colonnettes de marbre rose ; une bordure de zelliges brille à sa base. Trois grandes veilleuses à l'huile, qui pendent de l'au¬ vent, piquent, le soir, leurs points tremblants. Et les pieux Fasis, les pèle¬ rins, s'approchent pour embrasser la sainte muraille et glisser leur offrande dans le tronc de Moulay Idris. Puis le couloir passe sous une voûte décorée d'un beau plafond dont la paroi est formée de panneaux de plâtre peint et ciselé : de ce plafond de bois sculpté, orné d'un soleil peint, pendent de grosses lanternes découpées à verres de couleurs. Tout près une charmante fontaine à auvent abrite une grosse lanterne. Parallèlement est la petite rue où se tiennent les marchands de parfums et de bibelots, de chapelets, de cierges auxquels est attachée la bénédiction du saint. Une autre entrée du sanctuaire retient encore nos regards : une ouverture ogivale dont la décoration est faite de plâtres sculptés et peints avec un soubassement de zelliges de tons les plus délicats. Un portique à auvent de bois donnait accès à la Kaissaria, qui est le marché aux étoffes. La petite rue contournant la mosquée Moulay Idris. ci.Beaux-Arts. LA VILLE SAINTE DE FÈS. — EL ANDALOUS 65 Il faut maintenant revenir sur nos pas, au portail du vestibule prin¬ cipal, nous engager dans une ruelle obscure où se trouve le Dar el Qi- toun, le refuge des femmes malheureuses. En face, par deux grands por¬ tiques, on aperçoit la vaste cour de la mosquée, de forme carrée, au milieu de laquelle jaillit une gerbe d'eau, avec sa double rangée de Mosquée El Andalous. Cl. Beaux-Arts. colonnes de marbre. En continuant à parcourir les sinuosités de cette ruelle, on rencontre un joli portail de bois sculpté et le petit bassin d'où sourd une eau miraculeuse. Puis le couloir devient sinistre ; on descend des marches inégales et polies, et l'on parvient à la dernière porte de la mosquée, la plus grande, masquée en partie par un panneau de bois dont la partie inférieure donne passage au souq des fabricants de tresses, de broderies d'or et d'argent. Il est charmant ce petit souq d'El Mdjaladin, 66 FÈS où d'énormes pieds de vigne grimpent jusque sur le toit des boutiques, et qui termine dans un lieu apaisé et marchand la promenade mystique et féerique, la vision inoubliable des couloirs de la cité sainte. Mais il est aussi comme le symbole de la sagesse pratique de Fès. Il est un autre monument religieux de Fès auquel sont rattachés de vénérables souvenirs, l'oratoire de Meryem, sœur de Fathma, et qui pré¬ sente également un intérêt artistique véritable. C'est, dans le quartier haut, de l'autre côté du fleuve, la mosquée el Andalous, dans l'adoua des Andalous, ennemis des gens de Kairouan. La mosquée remonterait en effet au IXe siècle et possède un minaret zenète du même type que celui d'el Qaraouiyin. Les textes disent qu'ils furent conçus par le même archi¬ tecte. C'est à en-Nasser l'Almohade, qui fit reconstruire les fortifications de Fès, que l'on doit la haute porte nord, d'une imposante majesté, d'un si grand caractère, et dont les consoles étagées à stalactites de bois et les frises superposées d'arcades composent un décor ancien très intéressant (xni° siècle). Mais les revêtements de mosaïque des tympans du grand arc, ainsi que la boiserie des portes, sont modernes. Faïence de Fès. Cl. Beaux-Arts. CHAPITRE IV FÈS SOUS LES DYNASTIES CHÉRIFIENNES Fès, restée au pouvoir dés Mérinides jusqu'en 1550, tomba après un long siège dans la puissance d'el-Medhi, fondateur de la dynastie saa- dienne. La ville de Fès, déchue de son rang de capitale du Maroc, avait perdu son privilège de conférer par acclamation l'investiture royale. Elle demeura en proie à une; complété' anarchie et ne retrouva son rang de capitale qu'en 1660 : la malédiction du cheik Sidi Djelloul s'était abat¬ tue sur elle. Quelques'constructions de bastions de pierre, bâtis par des esclaves chrétiens à l'européenne, des torts destinés plutôt à mâter la ville qu'à la défendre, voilà ce que les Saadiens ont légué à Fès. Un des chérifs, Moulay er-Rachid (1064-1671), prédécesseur de Moulay Ismaïl, eut cependant moins de;goût pour Marrakech que ses prédécesseurs. C'est lui qui campa ses tribhâ guich dans la grande Qaçba des Cheraga, empla¬ cement traditionnel des camps ; on lui doit également le pont des quatre arches sur l'oued Sebou (1668). Rentré à Fès après une campagne victo¬ rieuse dans le Sous, il fait frapper de la monnaie. On le voit assister aux Palais du sultan. Jardin de la ménagerie. Cl. Ct Larribe, d'après Bertrand, éd. Paris. o8 F ÈS leçons de la Qaraouijdne et il entreprend de construire l'importante médersa des Cherratin (Ez-Za}^yani et Kitab el-istiqsa). Moula}'' Ismaïl, son frère, avant d'être proclamé sultan, y avait terminé un palais. Mais il n'aima jamais Fès, et, dès son élévation, il rappela à Meknès tous les ouvriers et les esclaves qui }^ travaillaient. Fès se dépeupla alors. Quant à Moulay Abdallah, son fils (1727-1757),? il s'intéressa davantage à Fès qu'il ravagea et détruisit en partie tout d'abord, en 1730, au cours d'un règne très troublé qui vit souvent aux prises les gens de Fès et de Meknès. On lui doit la mosquée qui porte son nom (là où est son tombeau) ; et il y adjoi¬ gnit, pour les étudiants de Fès el Djedid, la médersa qui existe encore {Kitab el-istiqsa). Mais la ville était alors si troublée qu'il construisit dans la campagne, à Dar Debibali, une maison, tout à la fois ferme et château, que Moulay Hasan restaura. Par tradition, les chérifs se con¬ tentèrent d'agrandir à Fès les monuments religieux, de faire construire quelques médersas. Il faut arriver au XIXe siècle, au règne du grand bâtisseur Moulay Sliman, pour constater des travaux importants faits à Fès. On lui doit des améliorations de voirie, et aussi la construction de belles mosquées de l'époque moderne (Resif, Diouan, Ech-Chrabliyin, zaouia et coupole de Bou Ghaleb). C'est le dernier grand sultan du Maroc, Moulay Hasan, qui devait donner à Fès l'aspect qu'elle a conservé, reliant les deux villes, la ville militaire et la cité maure, si souvent aux prises, par le couloir fortifié de Bou Djeloud. Il entreprit d'immenses travaux au Dar el Makhzen, reconstruisit et répara tous les palais, auquel il adjoignit d'im¬ menses enclos fortifiés, l'aguedal et le nouveau mechouar (le vieux mechouar, avec ses remparts de pisé, présente seulement quelques sites pittoresques). Enfin, près de la porte Bab Segma, il fit construire la fabrique d'armes dirigée par des officiers italiens et connue sous le nom de Makina : imposante bâtisse pour laquelle on dut détourner l'oued Fès. Quelques vues donneront une idée suffisante du Dar el Makhzen, résidence actuelle du sultan, où l'on ne pénètre pas. Les dernières additions, dues à Moulay Hafid qui y fit beaucoup travailler, sont inachevées. Le motif le plus intéressant est un salon, situé dans le pro¬ longement d'une grande pièce d'eau sur laquelle Moulay Hafid avait fait mettre une petite barque. Le pavillon proche de la mosquée, donnant sur un jardin, qui a été restauré ou édifié par Moulay Hasan, présente quelques beaux morceaux, une vue charmante sur les jardins d'orangers et de citronniers où chantent les oiseaux. On voit aussi dans le Dar el Makhzen une grande et curieuse ménagerie pour les lions et les pan- FÈS SOUS LES DYNASTIES CHÉRI FI ENN ES 69 thères. D'une façon générale les décors sont partout très riches, trop riches; les revêtements, les mosaïques de faïences sur les seuils et les murs, les lourdes colonnes trapues, sans bases, habillées de mosaïques polychromes, accablent et lassent, et tant de galeries s'étendant à perte Dar Adeiet. Cl. J. de la Néziérs. de vue, sur les cours et les iardins. L'art andalou a perdu sa fleur, et cela dès le temps de Hafid. Bou Djeloud (demeure actuelle du Résident), le Dar Batha (cercle militaire et musée), que l'on peut visiter, sont des spécimens infiniment plus intéressants de l'art de la fin du XVIII0 siècle et du XIXe siècle. Bou Djeloud était au temps de Moulay Abdallah (1729-1757) un simple jardin, propriété du fastueux Amin Adeiel, celui-là qui avait fait cons- bruire la belle maison où sont installés les Beaux-Arts ; il devint propriété de Sidi Mohammed ben Abdallah qui y fit construire un pavillon d'un grand caractère en 1786, là où sont plantés les arbres de Judée. La porte du jardin date de 1790-1792 et porte le nom de Moulay el-Yazid. OrMou- lay Sliman (1795-1822), le long de l'oued, en face de la vieille et bizarre Cl. Riilel. fontaine que les enfants nommaient l'ogresse, fit édifier un autre char mant pavillon. Ce sultan n'avait connu que la défaite devant les Berbères turbulents toujours soulevés contre le Makhzen. Dégoûté des luttes mili¬ taires, pleines de trahisons, lassé par ces montagnards, « il avait remis cette affaire entre les mains de Dieu ». Moulay Sliman s'était retiré à Fès. Sage, comme Candide il avait résolu de cultiver son jardin. Il y passait de longues heures, plantant des oliviers, cultivant de ses mains les plates-bandes, en récoltant lui-même les légumes qu'un nègre allait Jardins de Bou Djeloud. FÈS SOUS LES DYNASTIES ÇHÉRIFIENNES 71 vendre à la ville. Car un sultan observateur de la loi ne doit pas avoir de fortune personnelle. Il portait des pantalons rapiécés, avait pour chaîne de montre un cordon de laine. Sur ce banc il allait s'asseoir; à cette fon¬ taine il lavait ses mains terreuses. EtMoulay Sliman habitait un pavillon du Dar el Beida que fit détruire Hafid. Tel est le père des jardins de Dar el Beida. Entrée du cabinet de travail du Résident général. Cl. Ct Larribe, d'après Bertrand, éd. Paris. Bou Djeloud. Moulay Abd er-Rahman (1832-1859), son neveu, qui encou¬ ragea et fit la guerre sainte contre les chrétiens, ajoute deux pavillons au jardin; son fils, Sidi Mohammed, élève le pavillon près de la noria. Ainsi, jusqu'au règne de Moulay Hasan, il n'y eut à Bou Djeloud que des pavillons isolés où les sultans venaient, quittant le Dar el Makhzen, passer les beaux jours, dans de petites qoubbas, dans des kiosques, au bord de l'oued où la noria geint et finit par dormir, dans ce paysage enchanteur 7 2 F ÈS que limitent de vieux murs derrière lesquels tremble un peuplier où s'agite une palme. Et chacun respecte l'ouvrage de son père, le guerrier celui du sage pieux, y fait des visites de commémoration, le laisse aller à la ruine. Moulay Hasan (1873-1879) conçoit, lui, un vaste édifice pour y donner des audiences officielles, à l'écart du Dar el Makhzen : il fait cons¬ truire le Dar el Batha, avec sa cour solennelle, sa pièce d'eau et son beau jardin encadré de dalles zelligées. On lui doit aussi la construction du joli pavillon de bois sur la séguia. Enfin il commence le petit palais que termina son fils, Moulay Aziz. Quant au Dar el Beida, le grand patio que traverse l'oued, il est dû à. Moulay Hafid. Cette très jolie chose sortit de terre, paraît-il, en cinquante jours. Et, chaque soir, on apportait des sacs de douros pour faire la paye des ouvriers. L'ensemble de Bou Djeloud est un enchantement; mais aucun archi¬ tecte ne l'a conçu. Personne n'en a fait le plan. Il est sorti de terre, comme les fleurs qui le parfument : pavillons retirés, où le sage et le voluptueux trouvent leur plaisir, jardins commodes pour la promenade du harem, lieu unique pour respirer l'automne et le printemps. Ces jardins sont venus de Perse, à travers la Syrie, l'Egypte et l'Afrique FÈS SOUS LES DYNASTIES CHÉRIFIENNES 73 du Nord; cadres secrets de la volupté, enclos de murailles, où l'éclat des fleurs, et surtout des parfums, est serti par les faïences et les eaux. Séville et Grenade en ont conservé les souvenirs les plus anciens et les ont prati¬ qués jusqu'au XVIIe siècle. Mais la tradition en est vivante ici. La cour du Batha, Bou Djeloud et la Bahia de Marrakech en présentent les types les plus architecturaux. Un réservoir d'eau, qui alimente les rigoles, est tou- Dar Menebbhi (Collège musulman). ci. Beaux-Arts. jours placé dans la partie haute de ces jardins (c'est parfois une noria). Us sont divisés en rectangles, sans aucune recherche des-grands partis pris, sans souci de réserver des vues, comme dans nos jardins à la française. Des allées de zelliges, les segmentent-; des .cyprès noirs y font paraître les fleurs plus brillantes; des kiosques, souvent en bois peints, s'élèvent parfois à l'extrémité ou au croisement des allées. On a déjà noté la prospérité de Fès dans les dernières années du XIXe siècle. Il faudrait décrire (mais comment se borner ici) bien de charmants petits palais, beaucoup de riches demeures d amins, de \ \ . %Z 74 . ; : " 1 : : ffÈs ministres des finances, de notables, commerçants Fasis, qui ne datent que de quelques années : palais qui enchantèrent Pierre Loti, quand il décri¬ vit Fès, et qu'on venait d'élever:.quand .il les vit. Le Dar Glaoui, pied-à- terre du grand caïd de cette région, j avec une petite cour à bassins octogonaux et de grandes vasques dé marbre, une autre décorée de grands vantaux rutilants de bois peint ; le.. Dar Menebbhi, ancien ministre du Makhzen, aujourd'hui le Collège musulman, avec un beau patio et sa Palais d'El Mokri. ci. Beaux-Arts. large frise, si décorative, de bois peint et doré. Le Dar Jamaï, aujourd'hui Hôtel Transatlantique, palais du grand vizir au temps de Moulay Hasan, qui date de 1889, et dont le plan, avec ses jardins étagés, ses clôtures, ses bassins, est particulièrement intéressant. La maison de l'ancien grand vizir el Mokri et celle de son frère le mothasseb (cette famille s'honore à Fès de pratiquer la belle construction et de protéger les habiles ouvriers), sont peut-être les spécimens les plus intéressants de cette architecture moderne ; leur patio, pavé de larges carreaux de marbre blanc, séparés par des faïences émaillées avec un bassin en étoile et une vasque de marbre blanc, est un vrai chef-d'œuvre. Un émail délicat habille ces belles et fragiles demeures qui, le soir, aux lumières, scintille doucement. Des FÈS SOUS LES DYNASTIES CHÉRIF1ENNES 75 salons de belle proportion, avec leurs plafonds richement peints, sont pleins de grâce et de délicatesse. Et d'autres plus récents, plus grands aussi, ne valent pas. ces maisons, élevées à la fin du XIXe siècle et dans les premières années du XXe (celle du mothasseb date de 1908). Ce t)rpe, de moins belle qualité, se retrouve dans beaucoup de maisons de la médina^ Dar Jamaï (Hôtel Transatlantique). Cl. Beaux-Arts. au fond de ruelles très sombres, derrière des murs bien noirs, au bout de couloirs qui paraissent conduire plutôt à un magasin ou à une écurie. Le joli cadre des dîners marocains, des longues réceptions si courtoises, qu'embellissent parfois la danse ou la musique ! Maisons pleines de gens, plantureuses, remplies d'enfants, du rire et des regards de femmes qu'on devine aux étages supérieurs, derrière les moucharabiés et les élégantes fenêtres grillagées de fin treillage de fer. Et tel marchand d'huile ou de 76 FÈS tapis, qui a son échoppe au souq, vous recevra dignement dans un de ces petits palais. Ces demeures, légèrement modifiées, nous les retrouverons aussi au Mellah, dans le si vieux Mellah de Fès qu'il est tout arabisé. Mais Fès, la ville « sans hommes » (on se souvient du mot d'el Bekri), la cité « cas- tillanisée » du XVIe siècle, n'est-elle pas aussi une ville assez juive? Pavillon Sidi Mohammed ben Abdallah à Bou Djeloud. Cl. Beaux-xYrts. Fès el Djedid et le Mellah. Cl. CtLarribe, d'après Bertrand, éd. Pariâ. CHAPITRE V FÈS EL DJEDID LA VILLE NEUVE DE FÈS Fès est un monde. Nous n'essayerons pas de le décrire. Au moins fa ut-il indiquer le caractère des deux villes qui ont formé Fès et qui sont comprises aujourd'hui dans une même enceinte, y situer les monu¬ ments présentant quelque intérêt pour l'histoire de l'art que nous n'avons pas eu l'occasion de nommer encore. Bab Segma et la cour du vieux Mechouar, que borde d'un côté la Makina, forment l'entrée solennelle de Fès la Neuve, le cadre admirable des cérémonies d.| réception du sultan, avec le fond romantique des tours carrées de Bab Djedid, qui se profilent comme de vastes gradins. Fès el Djedid, la « ville neuve « comme nous dirions chez nous, est, on l'a vu, une ville très ancienne. C'est une ville mérinide, née en 1276 des expéditions, des campements de troupes, et qui est demeurée la ville du makhzen, du gouvernement (le palais et les jardins remplissent plus de la moitié de la ville) ; et c'est aussi une cité bédouine, un marché per- 78 FÈS pétuel avec les plaisirs et l'industrie qui suivent le soldat. Vide en l'absence du sultan, elle est tout à coup bourdonnante de monde et pleine d'un peuple jeune et bariolé. Fès el Djedid est traversée par une assez longue artère, droite et large, du nord au sud, de Bab Ed-Dekaken à Bab Semaïn, conduisant au Mellah, qui permet de vérifier les différents aspects que nous indiquons. Le quartier des plaisirs s'étend à l'ouest (Moulay Abdallah) ; à l'est, '■ [ÏÎPV -. ^ Ail Le Sultan Moulay Yousset recevant l'hommage dans le Mechouar (octobre 1916). Cl. CtLarribe, d'après Bertrand, éd. Faris. celui où habitaient des anciens prisonniers chrétiens qui, à l'époque de Moulay Ismaïl, logeaient dans une prison souterraine (Zebbalet en Enne- sara, le fumier des chrétiens). A l'entrée du quartier de Moulay Abdallah s'élève la grande mosquée de Fès el Djedid (Djama el Kebir), un des monuments les plus inté¬ ressants de Fès. Car elle fut fondée, en même temps que la ville, à la fin du XIIIe siècle. Le minaret de briques de l'époque mérinide, robuste et imposant, est contemporain des tours de Notre-Dame. C'est dans cette mosquée, proche du Dar' el Makhzen, que le sultan vient, depuis des siècles, faire la prière du Vendredi. Ici repose Abou Inan, fils du légen¬ daire sultan noir mérinide. FÈS EL DJED1D 79 Voici comment Ibn Khaldoun raconte la fondation de cette mosquée, au chapitre du sultan Abou Iousof Iacoub (1259-1288) : « Quand la révolte fut étouffée et le Maghreb pacifié, Abou Iousof vit sa puissance consolidée, sa domination étendue sur toutes les parties de ce pays... le nombre des gens de sa suite et de ses visiteurs considérablement aug- Grande Mosquée de Fès el Djedid (fin du xm° sièclej. Cl. Beaux-Arts. menté ; il jugea donc nécessaire de bâtir une ville pour lui servir de résidence, aux gens de sa maison et aux grands officiers... Par ses ordres on commença la construction d'El Beled el Djedid (la ville neuve), immé¬ diatement à côté de Fès et auprès de la rivière qui traverse cette capitale. On en posa les premières pierres le 22 mars 1276 et on y emplojm une foule d'artisans et d'ouvriers... La ville, construite sur un plan dressé par le sultan lui-même, lui plut beaucoup et devint la résidence de la famille royale. On y avait élevé de grandes maisons et d'autres habita- 8o F ÈS tions, ainsi que dès palais traversés par des courants d'eau ». On l'appelait aussi la ville blanche. La mosquée, datant de 1279, offre peu de traces de son décor ancien. Elle dut subir des embellissements, des agrandisse¬ ments sous divers souverains. Le sultan chérif Moulay er-Rachid (xv[l, siècle);a laissé son nom sur l'inscription sculptée dans la biblio¬ thèque. La mosquée communique avec les palais par un,e porte ouvrant sur la salle principale de prières, à l'est du mihrab, depuis l'époque d'Abd el-Aziz. Une étude complète de la mosquée, suivant l'érudit Alfred Bel, serait très précieuse pour la connaissance de l'art des pre¬ miers mérinides de Fès. La coupole qui précède le mihrab est ornée, dit-il, d'un très beau décor de plâtre sculpté et date certainement du XIVe siècle. La chambre des morts se compose de deux salles, l'une d'un admirable décor du XIVe siècle. Dans la salle à coupole, une grande pierre tombale en onyx de forme prismatique est entourée d'un catafalque de bois de cèdre. Les musulmans la désignent comme la tombe du sultan noir le mérinide ; mais on ne sait guère qui est ce personnage légendaire (Abul Hasan, fils d'Abou Saïd? Abou Iacoub? Abou Inan? plutôt ce dernier puisqu'il fut enterré dans la « ville blan¬ che », au dire d'une histoire des Mérinides). Dans une pièce voisine repose Mohammed Abou Saïd, fils d'un savant prédicateur, mort en 1359. Dans le sous-sol de la bibliothèque, on a retrouvé la stèle funéraire de la princesse mérinide Aïssa, fille du sultan Abou Farès, « la jeune fille sans tache ». Quant à la bibliothèque, elle remonte à l'année 1668, et fut fondée par le sultan er-Rachid, le maître de Taza, que Roland Fréjus vint trouver au nom d'une mission commerciale marseillaise cette année-là. C'est lui qui établit, suivant le conte traditionnel, la fête des tolba, des clercs (on a déjà dit qu'ils choisissent parmi eux un sultan, sorte de roi des fous ; or ils se rendent à l'occasion de cette fête au mau¬ solée de Sidi Harazem, puis à Bab Fetouh, où est précisément enterré er-Rachid). Dans la grande rue de Fès el Djedid, on voit encore un autre minaret intéressant, celui de la mosquée rouge (Djama el Flamra), qui date de l'époque des Beni Merin ; et l'on peut encore mentionner la mosquée de Lalla Griba dont la table des habous remonte à l'an¬ née 1408.' Quant à l'ancienne médersa el Mechouar, située à l'intérieur même du Dar el Makhzen, elle a été, suivant M. Flenri Gaillard, réparée par FÈS EL DJEDID 81 Moula}?- Hasan ; et comme sur le minaret de la mosquée brillent des briques émaillées de couleur verte, on la nomme la mosquée verte (Djama el Akdhar). La mosquée médersa de Moulay Abdallah, construite au xviii0 siècle, sert de sépulture aux chorfa. Moula}? Abdallah y a sa tombe dans une qoubba qui rappelle celle de Moulay Idris. Le minaret est tout à fait caractéristique de l'art de ce temps. Le fondateur de la ville neuve de Fès y établit également les nombreux Israélites qui demeuraient dans le quartier d'el Qaraouiyin, et dont le fondalc Elihoudi a conservé le nom. Les israélites, nombreux à Fès, ont donc vécu, presque jusqu'à nos jours, assez mêlés à la population. Il est in¬ téressant de voir leur groupement proche le Dar el Makkzen, le juif ayant 6 Mosquée des Chrabliyn de l'époque mérinide sur la Taala. Cl. Beaux-Arts. 82 F ÈS été pour les sultans (le même fait est vrai pour le pape et le roi de France) un affranchi indispensable, un protégé tarifé précieux, dont le caïd bédouin est ici responsable. Rien à signaler dans le 31ellah, encore assez coloré, au point de vue de l'histoire de l'art. Les Israélites ont adopté, à quelques variantes près, tout le décor de la vie musulmane. Certaines demeures sont riches. FÈS EL BALI (LA VILLE) Dans un admirable petit livre1, résultat de longues et pénétrantes observations, comme d'un bourgeois de la~ vieille cité, 1905, M. Henri Gaillard, ancien consul, a tracé l'esquisse définitive de la médina, la ville, qu'il a si justement qualifié de citadine, d'hadria mauresque. Nous en avons déjà décrit la plupart des monuments, et retracé, à l'aide des chroniqueurs, l'histoire. Nous la laisserons découvrir au promeneur, à l'artiste, nous contentant d'indiquer l'itinéraire de la grande Taala, la rue principale, qui descend vers les souqs et la Kaissaria, le marché couvert, et conduit à la cité, la ville du commerce qu'on n'habite pas, vers les pittoresques quartiers étagés de l'oued avec ses vieux moulins. C'est là qu'il découvrira tant de ruelles étroites, descendantes, si noires, qui semblent reproduire le tracé des anciens sentiers de la colline, où des poutrelles de bois portent l'encorbellement des maisons qui arrivent à se rejoindre presque et à ne laisser voir qu'un trait apparent du ciel, tant de venelles voûtées, angoissantes, où débouchent d'autres passages couverts sur lesquels ouvrent des portes soupçonneuses, cloutées (ces belles portes doubles à arcatures avec le marteau où se voit le symbole de la fécon¬ dation), tant de hauts murs très sombres où lés ouvriers Berbères ont tracé leurs ornements géométriques de primitifs. Signalons seulement, au point de vue monumental, l'intérêt que présente la porte de la qaçba des Filala (ancienne demeure des Almoravides) qui date de l'époque mérinide ; l'admirable minaret de la mosquée des Chrabliyin (fabricants de pantoufles), avec son chatoyant décor polychrome qui date de la même époque, et sa petite fontaine. Il faudrait dire quelque chose des fontaines de Fès, dont le type le plus monumental et le plus charmant (XVIIIe siècle) se voit au fondouk des Nejjarin (menuisiers), celle-là qui enchanta Pierre Loti. Élégants 1. Une ville de l'Islam : Fès, 1905. FÈS EL BALI 83 monuments qui mériteraient une description particulière avec le relevé de leurs inscriptions dédicatoires ou poétiques. Nous en signalerons une autre, celle de Sidi Frej, qui date de 1436 et a été restaurée en 1679. Et, dans la médina, il faudrait encore citer la mosquée de Bab Guisa Fontaine et sonq des Nejjarin. Cl. J. de la Nézière. qui date du xviii® siècle ; la décoration moderne de la mosquée de Si Ahmed Tidjani qui ne manque pas de caractère. les artisans de fès Pas plus que nous ne décrirons la médina, nous ne tenterons de donner une idée des souqs et de la Kaissaria, incendiée dans le désastre du mois de juin 1918, au cours d'un été brûlant, et rétablie depuis. Le lecteur 84 FÈS nous saura peut-être gré de lui signaler la description qu'en fit Léon l'Africain vers 1500 (cette Kaissaria était encore tenue pour la « meil¬ leure » du Maroc par un anonyme portugais à la fin du XVI0 siècle) ; il la vérifiera sur place dans son ensemble et pourra la rectifier dans le détail. Des échoppes abritent- encore des artisans qui conservent à Fès la tradition des ouvriers andaloûs. Elles sont l'éerin, souvent bien pauvre, de l'art vivant. Cet artisan fasi a été décrit par M. Pierre Ricard qui l'aime et est aimé de lui. La réputation de cet ouvrier est grande, et depuis des siècles on l'appelle dans toutes les autres villes marocaines où l'on parle avec ravissement des élégants travaux sortis de ses mains. C'est un homme qui n'est pas pressé, un bourgeois plutôt qu'un ouvrier, qui n'aime pas à se lever trop matin, un amateur laborieux chômant bien des fêtes, comme notre artisan du moyen âge. Il n'a pour ainsi dire pas d'outillage, pas de patrons; mais il a tout dans sa tête et dans ses mains. Le travail est d'ailleurs parfaitement divisé entre lui et ses apprentis, quand il s'agit d'entreprises de chantiers. Cet artisan est un homme de famille, qui envoie ses fils à l'école coranique et ses filles chez la maî¬ tresse brodeuse ou la lingère. Toutes les formules qu'il reproduit sont men¬ tales ou graphiques, fixées par un usage immémorial, immédiatement adaptées à la volonté ou à la générosité du client, mais jamais créées ou inventées. Il vit dans sa corporation, dans sa coutume, sous son chef l'amin, qui relève du prévôt des marchands (mothasseb). Suivant ce der¬ nier, Fès compterait vingt ateliers de zelliges, trente ateliers de peintres sur bois, vingt-cinq ateliers de plâtriers ciseleurs, cinquante tisserands de soie et quinze relieurs. Parmi les industries indigènes de Fès, on peut compter comme rele¬ vant des industries d'art : les faïences, les zelliges, les tissus de soie, les reliures, la peinture, les arts du bois, la ciselure sur plâtre, les cuivres tournés et ciselés, les lanternes, les fers forgés, la sellerie, l'orfèvrerie et la broderie. L'industrie des faïences a été particulièrement prospère jusqu'à la fin du siècle dernier et présente un grand intérêt. Elle a été étudiée, avec le plus grand soin, par M. Alfred Bel. C'est dans les pièces anciennes recueillies dans la collection du Musée du Batha (pièces assemblées par M. Georges Mellier), au Musée des Oudaïa à Rabat (fonds Libert), qu'il faut étudier cet art, charmant et délicat, qui, depuis le règne de Moulay Hasan, a connu une décadence profonde. Il est caractérisé surtout, aujour¬ d'hui, par une décoration monochrome bleue. Il n'en était pas de même aux époques anciennes où se voyait un décor polychrome, très influencé LES ARTISANS DE FÈS 85 à ses origines par les pièces hispano-mauresques, et aussi par celles de la Syrie et de la Perse, en souvenir, peutrêtre, du pèlerinage de la Mec¬ que. Le décor, si varié autrefois, très déformé aujourd'hui, est géométri¬ que, épigraphique, floral ; les formes reproduisent souvent celles de l'Eu¬ rope et parfois de la Chine. D'une façon générale les pièces les plus anciennes n'ont pas plus de cent cinquante ans d'âge. On verra au musée du Batha les poteries berbères de la région, dont l'analogie est frap- Souqs de Fès. pl. Beaux-Arts. pante avec les vieilles pièces préhelléniques de Chypre, *>et qui ne présen¬ tent aucun rapport avec la céramique de Fès. La municipalité de Fès et la direction des Beaux-Arts ont tenté une restauration de cet art ancien. Des modèles de la bonne époque ont été remis aux meilleurs maalemin qui ont été -invités à les copier. Mais les citadins et les Berbères qui fréquentent les marchés préfèrent à ces pièces fragiles les ustensiles de ferémaillé importés d'Europe. Il faut visiter, dans le quartier des potiers à Fès, les ateliers des fehkarin, vers les remparts du sud-est, d'un aspect si antique dans leur décor d'oliviers ; le tombeau de Monseigneur Mimun le potier, leur saint, dont la légende rappelle celle de saint Nicolas. Car Sîdi Mimun était un 86 F ES grammairien qui avait appris pour vivre le métier de potier. Tous respec¬ taient son savoir et la droiture de sa conduite. En dehors des heures de son travail, il enseignait aux enfants la grammaire. Or, un jour qu'il chauffait son four avec du doum, il vit un de ses élèves accourir vers lui, tout Faïences et plats de Fès. Cl. Ct Larribe, d'après Bertrand, éd. Paris. en transes, poursuivi par quatre malandrins; il en avait blessé un. L'ap¬ prenti demanda à Mimun de le cacher, et celui-ci lui montra la porte rougeoyante du four. Docile, le disciple entra dans la fournaise. Et quand les malandrins se présentèrent devant Mimun, il leur montra son élève assis tranquillement au milieu des flammes. Ils comprirent le miracle, que Mimun était un saint, et ils lui demandèrent pardon. Quant à son disciple, Omar, il sortit du foyer disant : « Monseigneur, il était temps LES ARTISANS DE FÈS 87 que vous me retiriez de là, je crois que j'y serais mort de froid! » En effet il grelottait. Sidi Mimun, le potier, fut enterré près de son atelier. Sa tombe est recouverte d'un méchant catafalque de bois. C'est à Fès que l'art des zelliges est le plus florissant1. La corpo¬ ration y est nombreuse et n'a pas trop souffert de la concurrence européenne. Mais la tradition des beaux ouvriers qui ont décoré de testir l'entrée de la médersa Bou Ananiya et des mosaïstes de la médersa el Attarin est tout de même perdue. La municipalité de Fès a fait récemment exécuter pour la porte du Medjles des panneaux de Poteries berbères. Cl. Ct Larrifce, d'après Bertrand, éd. Paris. zelliges très soignés et elle a obligé les bouchers de la ville à revêtir de faïence l'intérieur de leurs échoppes. Les carreaux de faïence, découpés au marteau par les zellij, étaient autrefois bleu turquoise et violet aubergine. La corporation des plâtriers de Fès est importante et nous réserve une vraie surprise. Des ciseleurs sur plâtre, d'une habileté consommée, à l'aide d'un petit couteau, découpent, avec une rapidité déconcertante, des panneaux de plâtre où ils gravent d'admirables étoiles, des fleurons et des inscriptions, dans la matière fraîche. Précieuse dentelle dont les exemples se voient non seulement dans les médersas, mais aussi dans la demeure des particuliers. Ils savent également sculpter des chapiteaux, 1. Un grand nombre de détails que je donne ici sont empruntés à un rapport de M. Galotti sur les arts indigènes, qu'il a bien voulu me communiquer et qui vient de paraître dans France-Maroc (nos 82, 83, 84. 1923). FÈS des ogives et des voûtes. Mais les maîtres capables de tailler dans le marbre les nids d'abeilles sont rares. Les plâtriers anciens savaient également découper des panneaux de plâtre à jour pour recevoir des ornements de verre. Ainsi, comme nos cathé¬ drales, la médersa el Attarin et la Bou Ananiya ont possédé de véritables vitraux dont l'usage est aujourd'hui perdu ou exceptionnel. Ce sont ces habiles plâtriers qui sont les précieux auxiliaires de la Direction des Beaux- Arts dans l'œuvre de restauration des médersas que la France poursuit. L'industrie du bois est encore très prospère à Fès où l'on compte plus de soixante maîtres charpentiers. Le rôle du bois, très développé dans les anciennes maisons de style andalou, qui étaient de véritables coffrets précieux, est d'ailleurs moins important dans la maison moderne comportant un riad avec jardin. L'époque des Mérinides a connu à Fès des sculpteurs sur bois d'un rare talent. On admire leurs chefs-d'œuvre dans les médersas et les fon- douks. Les éléments décoratifs qui entrent dans la sculpture sur bois sont l'acanthe, la pomme de pin où l'on a vu un souvenir de la grappe de raisin mais qui, suivant M. de la Nézière, serait la fleur de l'acanthe, la coquille qui est peut-être une déformation de la palmette, et naturelle¬ ment les beaux caractères coufiques ou andalous. La ciselure sur bois s'applique aux plafonds, aux portes et aux fenêtres des cours, aux meubles enluminés ensuite au pinceau. Les meubles, qui demeurent assez rares, sont la table basse et ronde, le coffre, le lit de parade, la chaise et notamment la grande chaise de mariée d'une composition si originale, la petite armoire de boutique, l'étagère. Ces meubles peuvent être ciselés et enluminés. Mais on en fait aussi de marqueterie de bois fin, en cèdre, en-arar, en citronnier. La nacre, l'ébène, la corne et l'écaillé formaient parfois d'originales incrustations. Le plus beau travail du bois se voit dans de merveilleuses char¬ pentes, identiques à la charpenterie andalouse du XIV0 et du XVe siècles. Les plafonds sont de plusieurs types : plan horizontal orné d'ais et de poutrelles; plafond reposant à droite et à gauche sur un plan incliné; plan horizontal reposant sur un plan incliné qui repose lui-même sur un plan vertical ; enfin, la qoubba ou coupole. Tous ces types de charpente sont revêtus de panneaux ciselés et peints du plus gracieux effet. Ainsi l'intérêt des belles demeures réside parfois dans ses plafonds, comme si les maîtres voluptueux, pour qui elles furent conçues, avaient voulu embellir de leurs fantaisies une vie allongée pour la sieste et le plaisir. C'est le plus souvent couché sur le dos qu'il faut regarder la maison marocaine. Un plafond de Fès (Médersa ech Cherratin). Cl. J. de la Né/.ière. franches sont appliquées sur le bois qui est ensuite verni. Le vernis ancien, particulièrement bon et résistant, donnait aux couleurs une patine chaude. Cet art a produit des chefs-d'œuvre, certains très près de nous. Les motifs décoratifs sont toujours les mêmes : l'entrelac géométrique composé de lignes droites et ayant pour centre une étoile (testir) ; l'entrelac de feuillages composé de lignes courbes (touriq). Les chaudronniers de Fès fabriquaient autrefois au marteau non seule- LES ARTISANS DE,FÈS 89 L'art de la peinture hispano-mauresque est encore vivant au Maroc, en particulier à Meknès. Mais les peintres capables d'exécuter les belles enluminures d'autrefois sont rares. Il y en a deux ou trois peut-être à Fès. .. Les peintres peignent soit à la colle, soit à l'ceut. Les' couleurs 90 FÈ S ment des marmites et des récipients, mais encore des plateaux de cuivre lourds, de grandes lampes à huile dites cancLil dont l'usage est complète¬ ment perdu et qui, par la forme, rappelaient les lampes antiques. Ce sont eux, sans doute, qui firent, il y a plusieurs siècles, les énormes lustres de la Qaraouiyine et les splendides portes de cuivre ajouré qui ornent l'entrée de cette mosquée, bien que ces portes passent chez les musul¬ mans pour avoir été apportées d'Andalousie. Le plus remarquable de ces travaux n'est pas à Fès. Car parmi les trésors d'art ancien du Maroc, le lustre de bronze de la grande mosquée de Taza occupe certainement l'une des premières places i. Aujourd'hui, l'industrie des cuivres à Fès est entre les mains d'une vingtaine d'oùvriers musulmans, tourneurs et ciseleurs. Ils fabri¬ quent surtout des plateaux, des bouilloires, des braseros, des flambeaux, des cuvettes, des aiguières et des brûle-parfums, des couvercles pour les plats, et des godets pour les porteurs d'eau. On les a même vus, pendant la guerre, orner de ciselures les douilles d'obus. Aux motifs traditionnels de l'étoile et des fleurons, ils ajou¬ tent parfois des figures d'animaux assez gros¬ sières, chameaux, poissons, etc. Les orfèvres qui travaillent presque tous à Fès Djedid sont israélites. Ils ne valent pas ceux de Mogador et du Sous. Mais les anciens orfèvres de Fès, et surtout ceux de Meknès, ont donné autrefois de délicats et précieux bijoux. Une des plus charmantes industries de Fès est celle des lanternes qui est entièrement entre les mains des musulmans. Elle est en voie de disparaître, par suite de l'éclairage municipal des rues et de l'importa¬ tion des lampes à pétrole, pour le désespoir des amoureux du vieux Maroc. Car les vieilles lanternes de cuivre étaient de petits chefs-d'œuvre. Celles que l'on fabrique aujourd'hui sont faites de fer-blanc, même celles destinées aux mosquées. Leur architecture générale, la disposition des i. La grande mosquée fut terminée en 1293 et le lustre y fut placé à cette date. Une lanterne de Fès. Cl. CtLarribe, d'après Bertrand, éd. Paris. LES ARTISANS DE FÈS 91 vitraux, le découpage ajouré du dôme dépasse tout ce que l'on peutimaginer (on les a admirés en faisant le tour du horm de Moulay Idris). Et c'est un enchantement de voir parfois un modèle ancien, le soir, dans la main des Fasis. Les lanterniers accusent leur clientèle d'être cause de la décadence de leur métier. Mais la vérité est que, pour un indigène, tout objet de luxe doit être européen. Et puis Fès vient d'être dotée de l'éclairage électrique... La reliure a atteint à Fès, ville universitaire, un certain degré de per¬ fection. L'importation de livres venus de Bej^routh et du Caire tout reliés de toile ou cartonnés a toutefois réduit considérablement la fabrique et la vente des reliures indigènes. On ne compte plus à Fès que cinq à six relieurs faisant plutôt le métier de libraires. Le cuir dont ils usent est celui du bouc, préféré au mouton. Il est teint en diverses couleurs, mais surtout en rouge, et la dorure est obtenue au moyen de matrices en cuivre ou de bois très dur. Quelques-unes de ces matrices sont gravées d'étoiles ou de fleurs qui, combinées avec goût, ont produit parfois des œuvres intéressantes. Un des vieux maîtres relieurs est célèbre à Fès. Près d'el Qaraouiyin, Wladimir d'Ormesson a vu le vieil artiste vendre « les parfums et les livres ». Sidi Driss Lakhalli, vieillard doux et poli, Soigné comme il le faut pour un savant classique, Au fond de ce placard, qui lui sert de boutique, Vend des livres de choix au souk de Fès Bâli... Parmi les industries d'art de Fès on peut encore classer la fabrication des harnachements et des sacoches dont la décoration est constituée par des broderies de soie, de fils d'argent et d'or exécutées par les femmes. Les étriers damasquinés sont l'œuvre des forgerons et les juifs y ajoutent les ciselures de métal précieux. Le travail des coussins et des plateaux de cuir écorché ou tréfilé de fils d'or et d'argent est pratiqué également à Fès. Mais Marrakech reste le centre de cette délicate industrie. Enfin, quelques musulmans de Fès, quatre ou cinq, exercent encore en bou¬ tique le métier de luthier. Us fabriquent de petits violons indigènes, des cithares, des guitares incrustées de nacre et d'argent. Les broderies de Fès sont faites par les femmes, à l'aiguille ou au métier. Les broderies anciennes sont merveilleusement fines ; mais si les dessins d'aujourd'hui sont exécutés plus rapidement, ils ont conservé du moins, un grand caractère. Et l'on peut encore citer parmi les industries d'art, les couteaux à manche de cuivre ou de corne, les peignes, les soufflets, les coffres de velours cloutés, les cages d'oiseaux. Broderie moderne de Fès. ci. France-Maroc. Les ceintures et les rideaux offrent les tissus les plus intéressants de la fabrique de Fès. La ceinture est constituée par une chaîne en soie de 2 à 3 mètres de long et de 40 centimètres de large formant quatre rectangles de couleurs différentes. Entre les fils de cette chaîne, une trame de soie, d'argent ou d'or, est passée à la navette par l'ouvrier, déterminant les dessins les plus compliqués, tout à fait analogues, autre¬ fois, à ceux des peintures sur bois. Mais, au contact des tissus à ramages importés, ce dessin s'est profondément modifié. Quant à la matière, elle est restée merveilleuse. 92 FÈS L'industrie du tissu de soie est une spécialité importante de Fès. Mais certains changements dans la mode indigène, et aussi l'importation européenne, ont porté un grand préjudice aux tisserands. Les larges et- épaisses ceintures de femmes ne se portent plus à Fès ; et l'on en exporte seulement un petit nombre pour les femmes de notables à Rabat, à Tanger, à Tétouan. Ce sont déjà des pièces de musée. LE TOUR DE FÈS 93 Les rideaux sont tout en soie, ou plus généralement formés par une chaîne de soie et une trame de coton. Ce sont des tissus à bandes jaunes ou grenat d'une simple et sobre beauté. Les tisserands fabriquent aussi des foulards de soie (apani) de couleur jaune, verte, rouge, pour les Ceintures de Fès. ci. n. Laurens. femmes des tribus ; enfin des turbans pour les femmes, avec une lisière de fils d'argent, et des haïks. LE TOUR DE FÈS Il faut maintenant gagner la cité des morts, ces grands et beaux cimetières de Fès, où nous avons encore à apprendre quelque chose de l'art. Abandonnant la cité à son activité, nous devons dénombrer les morts I 94 FÈS qui couvrent les collines, dans l'un des plus beaux sites du monde, parmi les oliviers, lesjardins : une merveilleuse promenade au temps passé qui m'a toujours fait penser à la Via dei Colli à Florence. Et ce sera aussi l'occasion de reconnaître quelques vieilles enceintes, les hauts remparts Almohades construits en 1204, de nobles portes, de contempler d'admi¬ rables échappées sur les deux villes. On peut sortir, par exemple, par la porte guerrière de Bab el Mah- Marabout de Sidi bou Beker ben el Rabi. Cl. Ct Larribe, d'après Bertrand, éd. Paris. rouq (début du XIIIe siècle), là où, dit-on, un chef berbère rebelle fut brûlé (à ses merlons on accrochait jadis les têtes, suspendues par des cor¬ delières qui traversaient les oreilles), et gagner le cimetière à qui l'on donne parfois le nom de Sidi Bou Beker ben el Rabi, savant de Séville, fixé à' Fès, professeur de l'Université qui mourut en 1148. Sur sa tombe une importante qoubba fut élevée, avec une sorte de mirador, d'où les sages peuvent contempler un bien beau paysage et méditer aussi sur la fragilité des choses, non loin des silos qu'auraient creusés les Alrno- ravides. Bab el Guissa, où les tombes sont dispersées sous les coupoles croulantes des derniers Mérinides, est un lieu d'une beauté et d'une mélan- LE TOUR DE F ÈS "" 95 colie singulières, d où l'on domine le grand panorama du Zahlar, des plantations d'oliviers et des jardins d'orangers d'où jaillissent de hauts peupliers, une charmante qoubba à tuiles vernies, Sidi Abdallah Ettaoudi. C'est là qu'en 1912, en ouvrant la tranchée au moment de l'attaque de Fès par les tribus, nos soldats ont mis à jour la belle tombe prisma¬ tique de marbre, si délicate, avec son inscription en caractères andalous, qui est aujourd'hui au Musée archéologique; la stèle funéraire de la prin¬ cesse Zaineb Bent Omar (1335), une plaque rectangulaire avec une porte dont l'usage est complètement perdu ; l'a stèle funéraire du vizir Abou Ali En Nacer, avec un décor hispano-mauresque et une inscription surmontée de merlons. Inscriptions coraniques qui sé répètent d'ailleurs et nous disent : « Je cherche un refuge auprès d'Allah!... Bénédiction sur la famille de Mohamed..; Tout êtrè aimé goûtera le trépas, mais vous rece¬ vrez vos récompenses au jour de la résurrection... Tout ce qui est sur la terre doit disparaître, mais il restera la face de ton Seigneur, majestueux et glorieux... Il n'y a de puissance et de force qu'en Allah, l'élevé, le grand, soldat et épée de la guerre sainte, c'est lui que les anges remplacent pour louer Allah quand il sommeille, ils sont toujours à ses côtés... » CI Beauï-Arts Cimetière de Bab Fetouli. gb F È S Et, quand on a traversé tant de jardins d'oliviers, dépassé un ancien aqueduc, aperçu dans la verdure les hauteurs de Fès-la-Vieille, le ravin qu'enjambe un vieux pont, l'on se retrouve encore parmi les savants et les sages défunts de Fès, au cimetière de Bab Fetouh (de la porte des vic¬ toires, une porte mentionnée déjà au XIe siècle, par où sortaient les sultans pour conduire leurs expéditions vers l'est, mais qui a été bien des fois reconstruite). Ce cimetière est un des beaux endroits de Fès, avec ses grandes échappées sur le Zahlar, ses tombes avec leur coupole qui for¬ ment parfois un petit sanctuaire, le plus souvent en forme de rectangle orné d'une porte, là où fut la tête du défunt. Sur le chemin conduisant à la mosquée des Andalous, on voit la Zaouia de Sidi Bou Ghaleb, avec ses murs blanchis à la chaux, son toit de tuiles vertes au milieu d'oli¬ viers séculaires. Là on honore la mémoire de Sidi Bou Ghaleb, ori¬ ginaire d'Andalousie, qui étudia et enseigna à Fès, savant commentateur des textes sacrés, mort en 1124, ami des chats qui vivent autour du mara¬ bout ; et ce théologien passe pour guérir les malades qui se retirent dans les chambres de sa qoubba. Près du msalla reposent les professeurs de la Cl. Beaux-Arts. Bab Ed-DeKaken et l'oued Fès. LE TOUR DE FÈS 97 Qaraouiyine, non loin des sept coupoles mystérieuses et miraculées qui couronnent les collines ; et, sur un petit tertre isolé, proche de Bab Fetouh, s'élève le mausolée de Sidi Harazem, mort en 1164, savant éloquent, si éloquent même dans ses leçons à l'Université que la légende assure que les Djins assistaient, invisibles, à son cours. Aussi les personnes débiles Cascade de l'Oued Fès. ci. c. m. d'esprit, qui croient être tourmentées par les génies, viennent-elles cher¬ cher l'apaisement auprès de ce marabout, qui est aussi l'endroit où les étudiants désignent chaque année leur sultan. Et puis, il nous faut gagner ce fond plein de verdure, de grands arbres, de chants d'oiseaux, où coule un bras de l'oued Fès ; endroit frais, admirable, qui rappelle les beaux paysages des environs de Smyrne. Il a pour cadre des murailles guerrières : Bab Djedid, où une partie de l'enceinte date vraisemblablement du XIIe siècle ; le rempart occidental 7 .'9 8 F È S du Mellah et Bab Lamer qui remontent au temps des Beni Mërin. Et la large brèche que l'on y remarque est un souvenir des guerres du tetfrîps de Moulay Abdallah. Cette fraîcheur de l'eau et de la verdure dans un monde brûlant, utie grâce exquise marquée ici dans l'utilité ou dans la force, cette paix dans un appareil guerrier qui est là comme pour nous rappeler que toute science est en péril, toute volupté et toute beauté un objet de convoitise, ramènent notre pensée vers la Florence du moyen âge, la pieuse cité, savante et industrieuse, celle des cyprès qui sont ici de souples peu¬ pliers, la belle et riche cité sur laquelle veillaient toute une armée de créneaux que nous montrent les vieux maîtres du Quattrocento, des enceintes semblables à celles que nous avons sous les yeux. Car la fleur du monde a toujours engendré le désir et la guerre, attiré la ruine. Boîte à Coran. Cl. Beaux-Arts. MEKNES Il faudrait aborder: Meknès dé très loin ; voir, pendant des heures, la ville qu'il semble qu'on n'atteindra pas, suivant la remarque de tant de voyageurs anciens ; ne pénétrer que progressivement, comme l'a fait Pierre Loti, dans l'aire de ses murailles qui donnent une telle idée de sa puissance. « Mékinez!... Mékinez paraît au bout de la plaine désolée... Mais si loin encore ! On comprend qu'on ne l'aperçoit que grâce aux lignes unies du terrain et à la très grande pureté de l'air. C'est une petite bande noi¬ râtre, les murailles sans doute, au-dessus de laquelle se hérissent, à peine visibles, minces comme des fils, les tours des mosquées. Longtemps nous marchons encore, jusqu'à un point où la vue nous est masquée par de vieux murs croulants, qui semblent enfermer d'immenses parcs. C'est Cl. Beaux-Arts, Porte'des Chorfa. 100 MEKNÈS la banlieue. Par une brèche, nous fran¬ chissons ces enceintes ; alors nous sommes dans une région d'oliviers, plantés régulièrement en quinconces, sur un de ces sols d'herbe très fine et de mousse, comme on n'en rencontre que dans les lieux depuis longtemps tran¬ quilles, non foulés par les hommes ; ces oliviers, du reste, sont à bout de sève, montants, couverts d'une espèce jg de moisissure, de maladie de vieillesse, ^ qui rend leur feuillage tout noir, comme s'il était enfumé. Et les enceintes se o | succèdent, toujours en ruines, enfermant S <3 ces mêmes fantômes d'arbres alignés en •a tous sens à perte de vue. On dirait des § séries de parcs abandonnés depuis des siècles, des promenades pour des morts. ~ Au sortir de ces murs et de ces oliviers, g tout à coup Mékinez reparaît, très rap- O* g prochée, très près de nous, et d'aspect " immense, couronnant de sa grande ombre une suite de collines derrière .5 lesquelles le soleil se couche. Nous ne -a sommes plus séparés de la ville que ^ par un ravin de verdure, fouillis de peupliers, de mûriers, d'orangers, .5 d'arbres quelconques à l'abandon, qui ^ ont tous leurs teintes fraîches d'avril. Très haut, sur le ciel jauni, se pro¬ filent les lignes des remparts super¬ posés, les innombrables terrasses, les minarets, les tours des mosquées, les formidables casbahs crénelées, et, au- dessus de plusieurs enceintes de for¬ teresses, le toit en faïence verte du palais du sultan. C'est encore plus imposant que Fez et plus solennel. Mais ce n'est qu'un grand fantôme de ville, un amas de ruines et de décombres... » M E K N È S loi Affaiblies certes, mais vives encore, ces impressions s'imposent à qui aborde Meknès, même par le chemin de fer. La traversée de ses murailles, un immense paysage que domine un palais tout gris et rui¬ neux, avec ses terrasses superposées, des fortins dorés cuits par le soleil, une suite de murailles grises, leurs tours, leurs portes, l'armée immo¬ bile et innombrable des créneaux qu'il semble que l'on passe en revue, des ouvrages plus importants qui étaient d'anciennes batteries aux embra¬ sures béantes, tout cela accable et forme un ensemble majestueux. Invo¬ lontairement, notre esprit évoque les aspects les plus caractéristiques de la Campagne de Rome. Meknès est une ville d'art, très ancienne ; mais elle est surtout la cité où se révèlent la puissance de l'empire marocain au XVIIe siècle, le génie sombre et simple d'un très grand sultan, Moulay Ismaïl. Elle nous apparaît presque intacte, comme la vit encore le père Busnot en 1704 : « En approchant, cette ville me parut quelque chose de considérable, tant par son étendue et le nombre de ses maisons diversifiées, par l'élé¬ vation de plusieurs mosquées que par l'agréable variété de ses jardi¬ nages, d'où s'élevoit une infinité d'arbres fruitiers de toutes espèces ; nous voyions sur la gauche l'Alcassave ou Palais du Roi. qui paraissoit terminer magnifiquement la ville vers le Nord. La grandeur de son enceinte, l'élévation de quantité de pavillons couverts de tuiles vernis¬ sées avec les pointes de deux ou trois mosquées, nous en donnoient une idée tout autre que celle qui nous est demeurée depuis que nous l'avons vue de près... » Telle nous la montre la grande vue dessinée en 1720 pour la relation du commodore anglais Stewart. Lourde et grave, triomphale, Meknès demeure toujours le cadre incom¬ parable des grandes cérémonies musulmanes, comme l'arrivée du sultan au mois de septembre 1916. Quartier des potiers. cl- Bs»n*-Arts. CHAPITRE PREMIER HISTOIRE DE MEKNÈS Suivant les chroniqueurs, elle tire son nom de Mecnas le Berbère, personnage qui vint s'établir dans le Maghreb avec sa famille et qui mit en état de culture divers terrains qu'il distribua entre ses fils. Mais ce Mecnas est plutôt le symbole de la grande tribu Zenète qui fonda à la fois Meknassa Taza, c'est-à-dire Taza, et Meknassa es Zitoun, qui est Meknès aux oliviers. Ce qu'était la ville au milieu du xil° siècle, nous le savons par le géo¬ graphe Edrisi qui l'a visitée. La cité construite par les Berbères avant l'Islam avait disparu, détruite par les Almohades qui s'en étaient emparés après un siège de sept ans. Ils avaient édifié une ville nouvelle, sur un terrain élevé, qui prit le nom de Tagrart, c'est-à-dire le campement. « C'est une belle ville, à l'est de laquelle coule une petite rivière qui fait HISTOIRE DE MEKNÈS 103 tourner les moulins des habitants ; tout autour, on voit les jardins et les champs cultivés ; le sol y est très fertile, les sources de bien-être diverses. » Et d'autres petites villes florissantes et populeuses avec des bazars, des fabriques, des bains, lui formaient comme une ceinture bril¬ lante. L'une d'elles, Al Caçr, était le château de l'émir des Almoravides. Le territoire de Meknès était déjà, par excellence, la terre du blé, de la vigne, des oliviers et des arbres à fruits, le pays des marchés florissants où se rendaient les Berbères avec leurs grands manteaux et leurs larges chapeaux. On voit que les paysans de la campagne demeurent tout à fait semblables à ceux que vit Edrisi. Quelques ruines subsistent seu¬ lement de cette ancienne civilisation. Mais l'aspect des gens et du paysage n'a pas dû se modifier. On les retrouvera sur les bords pitto¬ resques du bou Fekrane. Les Mérinides s'établirent difficilement à Meknès, au milieu du XIII" siècle; ils y bâtirent la Qaçba (Abou Iousof). Dans un but politique, ils y fondèrent des mosquées, une médersa, une zaouïa, des caravansé¬ rails, des ponts. Cette cité était, au XIV0 siècle, la résidence des vizirs, tandis que Fès était celle des émirs. Un très beau monument de cette époque demeure : la médersa Bou Ananiya, située au Souq el Attarin, avec une remarquable porte de bronze et une belle coupole qui en domine l'entrée. Elle a été commencée par le cadi Ibn Ali el Amri, sous le règne d'Abou el-Llasan, en l'an 1318, terminée par son fils Abou el-Inan, dont elle porte le nom. Elle est charmante, cette antique et petite médersa, ouvrant sur ces souqs cou¬ verts, qui ne sont parfois que treilles de vignes aux pieds monstrueux. Ici l'on reconnaît le sourire, un peu grave peut-être, de l'art des médersas Mérinides, qui sont, comme on l'a dit, de petits collèges d'étu¬ diants, et dont l'épanouissement se vit à Fès, au temps des princes lettrés que furent les Beni Merin. On y admirera la coupole à jour, reposant sur culs de four; dans la cour, la jolie vasque en coquille, les zelliges d'un vert persan, la délicate frise en dentelles de plâtres grattés dont une partie est trop refaite, et surtout les beaux motifs de bois sculpté qui sont une des gloires de l'École de Meknès. De la cour, on donnera un coup d'oeil au minaret vert pâli de la Djama el Kebir ; on remarquera surtout les belles portes garnies de plaques de bronze en étoiles, pareilles à celles de Cordoue et de Fès. Deux autres médersas, celles des Filala et des Adouls, se trouvent au cœur de la ville, près des souqs. Léon l'Africain a visité Meknès dans les premières années du XVIe siècle. Il la tenait pour bien peuplée, et il admira surtout sa cam- 104 MEKNÈS pagne et ses jardins. Il appréciait leurs fruits : coings savoureux et odo¬ rants, admirables grenades, pommes de Damas, figues, raisins et olives. Meknès était alors une belle cité, bien fermée et très forte, avec de belles rues aérées et plaisantes; une eau abondante et délicieuse était distribuée par un conduit aux temples, aux forteresses, aux collèges, aux étuves. Un important marché s'jr tenait, très achalandé en bétail, en beurre et en laine. Le revenu du territoire était estimé au tiers de la valeur du royaume de Fès; le pourtour de la ville, à trois milles. Mais une guerre entre le roi de Fès et les gens de Meknès l'avait déjà désolée : le vain¬ queur avait emmené à Fès son cousin prisonnier. Les gens de Meknès étaient tenus, par Léon l'Africain, pour braves, mais un peu gros d'esprit ; tous se montraient fort simples, marchands ou nobles ; et le Fasi remar¬ quera que le « plus apparent citoyen de la ville ne se dédaignera de char¬ ger une beste de semence pour l'envoyer aux champs ». Les gens de Meknès détestaient les gens de Fès. Et Léon a noté encore que la ville n'était pas plaisante l'hiver, avec ses eaux et ses fanges. Tout cela est encore vrai. Un captif, à la fin du XVIIe siècle, a relevé des traits ana¬ logues : « L'air y est fort tempéré et beaucoup plus sain qu'à Fès... » ; il a admiré la vue « fort agréable » de la ville, « à peu près de la gran¬ deur de Chartres », et déclaré que ses habitants étaient fort paisibles. Meknès est demeurée la ville bourgeoise, provinciale dirions-nous, vivant un peu de son industrie et beaucoup des fruits de son terroir. Le Kitab el-istiqsa a rapporté ces vers d'un habitant de Meknès : « Si Fès peut s'enorgueillir de ce qu'elle renferme, et de la beauté de son aspect, Meknès et sa ceinture la valent bien ; car elle possède les deux choses les meilleures : son air et son eau. » C'est le sultan Moulay Ismaïl qui devait, au XVIIe siècle, tirer la ville de sa torpeur, lui donner quelque chose de la terrible grandeur qui nous impressionne tant aujourd'hui. C'est en 1673, après sa proclamation, que Moula}^ Ismaïl vint se fixer à Meknès ; il y affirma aussitôt son génie de despote constructeur, qu'il avait déjà laissé deviner à Fès où, dans sa jeunesse, il avait habité le plus beau palais de la ville. Le pays de Meknès, couvert d'oliviers, lui plut. Il résolut d'y établir son gouvernement et sa suite. Il se logea d'abord dans la qaçba des Almohades (Ez-Zayyani). Ses ouvrages de Fès étant terminés, comme il n'y avait à Meknès que de vieux bâtiments, le sultan fit venir ses captifs et ses chrétiens pour en construire de nouveaux. io6 MEKNÈS (Suivant Ez-Zayyani, les prisons de Moulay Ismaïl ont contenu 25.000 chrétiens et environ 30.000 criminels) L'un d'eux était le sieur Mouëtte : « A notre arrivée, un noir d'une hauteur épouvantable, et d'une voix aussi terrible que l'aboy du Cerbère, vint nous recevoir à la porte du château ; il tenoit en mains un bâton d'une grosseur et d'une longueur proportionnées à sa taille, et nous reçut par une saluée de coups, dont aucun de la troupe ne sa trouve exempt. Ensuite il nous mena dans les magasins choisir des pics d'un poids extraordinaire. Et nous en ayant donné chacun un, il nous conduisit sur les vieux murs pour les démolir. Ce fut notre premier travail, qui continuoit depuis l'aube du jour jusqu'à la nuit toute noire. Et si on l'interrompoit, on en recevoit incontinent le salaire... » Ainsi furent commencés les travaux de Moulay Ismaïl par le système des corvées, avec emploi de chrétiens. Ils se poursuivirent durant tout le long règne de ce sultan, au fur et à mesure des besoins, sans plan d'ensemble, et, il faut le dire aussi, sans un grand souci de la finesse du détail. Meknès est à l'image de Moulay Ismaïl. C'était un curieux homme que le sultan Moulay Ismaïl, une pure figure de croyant marocain, de grand guerrier aussi, qui dompta tout le Maghreb, de la plaine à la montagne, et dont l'empire s'étendit jusqu'aux plaines du Soudan, jusqu'à Biskra, englobant le territoire de Tlemcen. Nous le connaissons bien, non seulement par les compilations des chroni¬ queurs marocains, mais aussi par le témoignage d'Européens qui l'ont vu à leur grand dam, le Père Dominique Busnot qui vint à Meknès en 1704 pour traiter le rachat des captifs (il 'devait écrire l'histoire de Moulay Ismaïl en 1714) ; par l'un de ces derniers, le sieur Mouëtte, qui travailla ici même aux monuments élevés par le sultan, et fit paraître, en 1683, une relation de sa captivité. Voici le récit de l'entrevue de Moulay Ismaïl et du Père Busnot, logé au Mellah, où demeuraient le R. P. Supérieur des Récollets avec deux de ses religieux : « Enfin le vingt-un, Germain Cavelier, esclave, natif de Honfleur, nous vint dire de la part de Benache (Ben Aissa), que ce jour-là nous aurions audience dès que le Roi seroit sorti de la gème ou mosquée. Benache, l'Endalous, et Rodani Gaillard, renégat françois qui préside aux magasins de guerre, vinrent nous prendre sur les deux à trois heures après-midi. Nous marchâmes deux à deux et douze esclaves portoient nos présens ; nous nous rendîmes sur l'esplanade de l'Alcassave, où le roi étoit déjà arrivé. Il étoit assis à plate terre, les jambes nues et croisées, HISTOIRE DE MEKNÈS 107 avec des babouches jaunes à ses pieds ; ses habits et son turban étoient blancs ; il se couvroit le menton de sa bernous ; il n'avoit pour tous gardes que vingt ou trente noirs armez de sabres et de grands fusils; il en vint encore environ cent au milieu de l'audience, mais ils furent aussitôt ren¬ voyez ; derrière lui étoient deux petits noirs, l'un desquels tenoit un parassol sur sa tête. A la porte du Palais ou Serail paroissoit un cheval attelé à une chaise à rideaux rouges ; et un peu plus loin plu¬ sieurs chevaux de selle. Son talbe (taleb) étoit devant lui en face, assis sur. ses talons avec son livre-sous un bras, et à ses cotez sept ou huit alcayds, pieds nuds et sans turban. Environ à vingt pas du roi nous fîmes trois profondes révérences en approchant toujours, et nous nous arrêtâmes à dix pas, Benache et l'Andalous s'arrêtans tout court debout et pieds nuds. Il n'y avoit que nous autres de chaussez, et nous étions dans nos habits de religion. : « Le roi parla le premier, commençant par le salut ordinaire, nous disant que nous étions les bien venus, et qu'il étoit bien aise de nous voir ; il loua le zèle et la charité qui nous faisoient chercher nos frères si loin,:et s'étendit ensuite sur les louanges du roi, disant que Benache lui avoit fait le récit de ses grandes actions, et de la manière généreuse et magnifique avec laquelle ce grand monarque, l'avoit reçu, régalé, et renvoyé dans ses états. Il finit par l'éloge de son grand prophète et de sa loi, qu'il nous conseilloit d'embrasser pour devenir des saints, disant qui'il ne nous le commandoit pas, mais qu'il nous y exhortoit pour ne pas en répondre devant Dieu. .« L'Andalous interpréta son discours auquel le R. P. Forron de la Mercy répondit en espagnol : que nous avions l'honneur d'appartenir à un: monarque qui méritoit bien que les plus grands rois de la terre fissent son éloge, que nous étions parfaitement instruits des moyens de devenir des saints, que c'étoit afin d'y travailler que, suivant les maximes du Christianisme, nous venions si loin délivrer nos frères et prier très humblement Sa Majesté de favoriser les efforts que nous faisions pour leur rendre la liberté. Il nous le promit et nous congédia après une audience de demie heure. Nous nous retirâmes, lui laissant nos présens, qui consistoient en plusieurs pièces de riches étoffes, en des toiles de Cambrai et de Bretagne, et en des étuis damasquinez d'or. Il les fit déployer; et il en fut si content que, le même jour, il se fit faire une veste d'un drap vert qui lui plût sur tous les autres, tant par sa- beauté que parce que cette couleur est la plus estimée chez les Mahométans... » io8 MEKNÈS Le père Busnot eut le loisir de contempler le sultan. De taille moyenne, il avait un visage un peu long et maigre, la barbe fourchue et déjà toute blanche, un teint presque noir avec une tache blanche près du nez, des yeux pleins de feu, une voix forte. La vieillesse n'avait en rien dimi¬ nué sa force et son agilité ; il s'élançait d'un bond à cheval et l'un de ses divertissements était alors de tirer son sabre et de couper la tête à l'esclave qui lui tenait l'étrier (on voudrait voir là une pieuse exagération ; mais Pidou de Saint-Olon, ambassadeur de Louis XIY, qui visita le sultan 1 en 1693, a été reçu par lui alors qu'il avait encore les vêtements ensan¬ glantés d'une exécution qu'il venait de faire lui-même, à coups de couteau, sur deux de ses principaux noirs ; il a noté son air, alors égaré et sauvage, et comment les caïds et ses gens l'abordaient avec précaution, « petit à petit »). Moulay Ismaïl changeait de couleurs suivant ses passions ; la joie le rendait plus blanc; la colère le fonçait et ses yeux s'injectaient de sang. Il allait, les bras nus sur son cafetan, portant un mouchoir sous ses yeux. Le vert était sa couleur favorite. Son esprit se montrait vif et présent dans ses réponses courtes et précises ; on lui reconnaissait une intrépidité et un courage merveilleux. Despote, Moulay Ismaïl ne voulait voir autour de lui que des esclaves ; et, sans remords, il coupait des têtes pour montrer simplement son adresse. La garde noire, qu'il avait fondée, répandait la terreur. Les villes, et les populations trem¬ blaient devant lui. Aimant l'argent à l'excès, le sultan faisait des levées extraordinaires sur ses sujets, dévalisait au besoin leurs maisons. Ses troupes vivaient entièrement sur le pays. Et, chaque jour, bouchers et boulangers apportaient gratuitement au palais tout ce qui était néces¬ saire. Sa justice était aussi rapide que terrible : il dépouilla son empire et les Juifs jusqu'à complet épuisement. Mais, pour la première fois, et pendant les longues années de son règne, un peuple anarchique et turbulent fut maté, uni. C'est de cette terrible violence, exaltée par un sentiment fanatique de la foi musulmane (Moulay Ismaïl prêchait dans sa mosquée comme pas un docteur ne l'aurait su faire, et chaque fois qu'il a approché un chré¬ tien ce fut pour l'exhorter à adopter la religion du prophète), de la volonté calme d'un seul homme, que sortit du sol l'immense Meknès dont les ruines évoquent pour nous la puissance de Rome. Tout cela, c'était pour loger le despote, avare, dur à lui-même et frugal, pour qu'il puisse prier, abriter sa garde, ses chevaux, son harem de 500 femmes de toutes nations, le millier d'enfants que les récits populaires lui attribuent (Ez-Zayyani). Et la quintuple muraille dont Moulay Ismaïl entoura HISTOIRE DE MEKNÈS 109 Meknès fut édifiée pour imposer aux Berbères le respect de sa puissance et de ses biens. Le sieur Mouette, qui l'a observé encore dans la jeunesse, àtrente-sept ans, nous fait du sultan un portrait qui n'est guère différent de celui du R. Père Busnot. Il a noté sa taille fine, bien qu'il parût assez gros à cause de ses habits ; que son regard avait souvent une douceur trompeuse. Il a noté aussi son avarice ; et il a montré le sultan « prenant lui-même le soin des fers et des clous de son cheval, des épiceries, drogues et beurre, miel et des autres bagatelles qui sont dans ses magasins, ce qui convient mieux à un épicier qu'à un grand prince comme luy ». Nous retiendrons ce trait, qui a son importance pour l'histoire des constructions de Moulay Ismaïl. Cet administrateur, ce grand guerrier, était un homme d'un ordre méticuleux. Beaucoup de constructions de Meknès, et qui nous intriguent, ne sont que des magasins. Enfin Mouëtte a noté l'amour que Moulay Ismaïl portait à ses chevaux; le beau cavalier qu'il était lorsqu'il maniait la lance d'un bras et tenait de l'autre un de ses fils, courant ainsi une longue carrière sans laisser faire un faux pas à son cheval. Quand M. de Saint-Amand fut reçu à son camp, en 1683, des courses de lances eurent lieu reproduisant des actions de la guerre. Il vit Moulay Ismaïl sauter en selle, tenant dans sa main droite sa lance, et s'appuyant un peu de la gauche à l'arçon de devant. Un des noirs lui ayant manqué son saut, il tira son sabre pour lui couper la tête ; mais devant l'ambas¬ sadeur de France, il se contint [Relation...). Deux cents chérifs et caïds le suivaient, deux fois par jour, dans ses promenades ; 4 000 noirs, qui formaient sa garde, vivaient sous des tentes autour de Meknès. A la fête du mouloud, 10000 chevaux et 2000 fantassins évoluaient dans l'enceinte du Palais, bousculaient les gens de l'ambassade de France, faisaient siffler des balles à leurs oreilles. (Pidou de Saint-Olon.) Tel était l'homme ; visitons sa maison. Séduit par la qualité de l'air et la verdure qui entourait Meknès (Moulay Ismaïl sortait de Fès brûlante), le grand bâtisseur ayant réuni les captifs commença par se donner de la place (Ez-Zayjmni). Il fit abattre les maisons contiguësà la Qaçba et contraignit les propriétaires à en trans¬ porter les décombres pour bâtir leurs maisons à l'intérieur de la muraille qu'il fit élever du côté ouest de la ville et dans laquelle il fit percer les portes de Bab Berdaïn et de Bab Siba. La partie orientale de la Médina fut également détruite ; l'ancienne Qaçba, agrandie et dégagée. La place el Hedim (des décombres) tire son nom des matériaux qui y étaient I IO MEKNliS entassés après l'arasement des maisons. Moulay Ismaïl fit ensuite cons¬ truire la muraille qui sépare la ville de la Qaçba et, en 1673, édifier une grande mosquée aujourd'hui détruite à l'intérieur de la Qaçba. Puis, comme elle n'était plus assez spacieuse, la Djama el Akhdar (la mosquée verte) qui demeure encore aujourd'hui celle des chorfa, du cadi et des fonctionnaires de la ville (après 1677). • .v Les enceintes de Meknès ont été décrites par le sieur Mouette qui iy travailla, pour son malheur. La première, de 6 palmes de larg-e et de 6 brasses de hauteur, était flanquée de tours carrées garnies de créneaux. La seconde, de 30 palmes de large, formait un long talus sur lequel s'élevaient deux petits murs de la hauteur d'un homme, formant le chemin de ronde pour les noirs qui demeuraient dans les tours. La troi¬ sième muraille, qui protégeait le Sérail, était de beaucoup la plus élevée et pouvait avoir 30 brasses de hauteur. Voilà pour le nord-est. Les autres côtés n'étaient entourés que d'une muraille de 10 palmes de large, flanquée de bonnes et hautes tours carrées et de deux bastions du côté de l'est et du sud-est. Il y avait, du temps de Mouette, trois portes : la principale, au sud-est, Bab el Cala (la porte de la forteresse), entourée de deux hautes tours carrées, sur laquelle xMouëtte grava des fleurs de lis en 1677. La seconde s'appelait Bab el Hadjar (la porte de pierre); la troi¬ sième, qui regardait sur la ville, s'appelait Bab el Medina. Elles étaient gardées par des noirs, excepté la porte principale dont le roi confiait la garde à ses renégats lorsqu'il n'était pas en campagne. Le Grand Palais (Dar Kebira) est une des premières fondations de Moulay Ismaïl, proche le mausolée du chérif El Mejdoub, saint entre les saints, qui vécut au XVIe siècle, et dont les sentences morales sont encore réputées. Dar Kebira est encore aujourd'hui occupé par les familles des chorfa alaouites, les descendants de Moulay Ismaïl, à qui j'ai eu l'honneur de rendre visite en 1918. C'est bien l'un des endroits les plus étonnants du monde. J'ai été reçu dans un assez joli patio encadrant un jardin, dans un désordre charmant, planté d'orangers, de cyprès, de giroflées, dé:pieds de vigne, de citronniers, d'arbres de Judée. On aperçoit de là les qoubbàs: et la mosquée verte. D'énormes ruines lui font un cadre inoubliable.' 1 Après avoir pris le thé avec ses amis, le descendant de Moulay Ismaïl Moulay el Kebir Ben Zidan, chérif lettré et historien, a bien voulu, très aimablement, me montrer Dar Kebira. Il m'a rapporté le mot dé. ison aïeul : « Moi, j'ai fait ces constructions ; on peut les démolir si l'on peut ! » et la tradition que cela porte malheur de terminer les travaux d'un autre. Il avait dit encore : « Je vais construire un mur qui conduira les aveugles HISTOIRE DE MEKNÈS écurie, abritait des bourriquots et du bétail : des canards s'ébattaient dans des flaques d'eau. J'ai vu un vieux marabout à l'ombre d'un figuier ; un peu partout des restes de grands zelliges ; un endroit très mélancolique qui est un petit cimetière d'enfants où les stèles funèbres sont faites de deux morceaux de bois (Moulay Ismaïl a eu i 500 descendants au milieu du xvill0 siècle) ; enfin l'habitation des chorfa qui est peut-être la plus grande ruine de Meknès, puisqu'elle n'est guère différente d'un village nègre. Ils étaient 80 princes! Le chérif m'a indiqué le bain maure de Moulay Ismaïl, de très belle proportion, avec des murs fort épais et une jusqu'à Marrakech! ». Le majordome marchait devant nous en portant les clefs. Le descendant de Moulay Ismaïl faisait noblement les honneurs d'une étonnante misère des choses et des gens. Car il ne reste de Dar Kebira que des murs de pisé troués par les échafaudages, des piliers isolés,, de proportion grandiose, que hantent les oiseaux, de1 beaux pigeons sauvages et des cigognes. Tout ce qui tenait debout formait Bab Berdaïn et minaret. Cl. Beaux-Arts. 112 MEKNÈS voûte très haute, un bain maure prodigieusement grand ; une zaouïa, au milieu du Palais, abandonnée aux oiseaux et aux fleurs ; encore une tombe d'enfant. Leszelliges sont d'un dessin particulier : une bande verte arrête une mosaïque de carreaux verts, noirs et jaunes. Des murs bas limitaient comme un vaste incendie : c'étaient les cuisines. J'ai vu aussi de grands vestibules très hauts, voûtés en berceau et éclairés par quelques soupiraux carrés placés au sommet des voûtes, et qui produisaient ces pinceaux de lumière que nos artistes aimaient tant dans les ruines de la Rome du XVIIIe siècle. Là demeuraient 60 familles. On m'a montré Ksar Sacha (le palais brillant), qui est une sorte de village avec des rues dans la grande cour où devait régner une galerie. Il y a quelques traces de zel- liges et de plâtre ciselé, et surtout des amoncellements d'ordure, de décom¬ bres, une forêt d'orties ; dans ce que le chérif a nommé l'ancien Menzel, de hauts pignons, dès caves pleines d'une verdure qui brillait comme de l'eau. Il m'a indiqué le quartier de Lalla Bani (fille de Moulay Ismaïl). Encore des tombes d'enfants morts ; une vision, peu gaie, de quelques des¬ cendants très pauvres de la progéniture du grand sultan. Tout le palais semble entouré de bastions. Le chérif m'a montré la maison de son sfrand- père; et je suis sorti par la grande cour des mokaznis, en franchissant la porte fortifiée de Dar Kebira, du plus beau caractère, avec sa triple arca- ture où se voient des entrelacs noirs et des bouquets verts d'un beau style. La Qaçba avait été percée de vingt portes, très larges et très élevées, cantonnée de batteries de canons de bronze aux formes impressionnantes. C'est après l'expédition sur Marrakech (1677) que- Moulay Ismaïl entreprit la série de construction de ses palais. « A peine en avait-il ter¬ miné un qu'il en faisait commencer un autre » (Ez-Zayyani). Ensemble monstrueux, renfermant cinquante palais indépendants, affirme un contem¬ porain, ayant chacun sa mosquée, ses bains. « On rapporte que la garde des portes de ce palais était confiée à douze cents eunuques noirs ». A l'intérieur de l'ancienne Kasba mérinide, Moulay Ismaïl fit édifier le Dar El Makhzen, ou Palais Impérial, qui comportait deux parties, aujourd'hui confondues, la Médersa et la Mehencha. Suivant Mouette, le Dar El Makhzen était plus long que large, beaucoup plus étroit au sud- ouest. Au sud-est, s'élevait un autre petit château, construit en 1680, qu'il nomme Liidega, flanqué de tours carrées et crénelées. Il serait imprudent de vouloir donner une idée quelconque du Dar El Makhzen où l'bn ne pénètre d'ailleurs pas, quelques femmes des anciens harems y vivant encore sous la garde d'eunuques et de noirs. Il y a là un HISTOIRE DE MEKNÉS il3 ensemble de demeures ruineuses, ou de véritables ruines, une suite impressionnante de cours, de jardins, de palais dont il faut attendre un relevé, çxact, qui présentera le plus haut intérêt, moins peut-être au point de vue1 de la valeur artistique que par l'affirmation étrange de puissance qui s'en dégagera. Ce que l'on voit surtout du Dar El Makhzen, ce ne sont pas les palais .ruinés, mais le plus formidable des couloirs, entre deux hautes murailles. La porte colossale du couloir (Bab er Rih) est ornée de colonnes basses d'un dorique lourd ; et, très loin devant soi, s'étend le long couloir, où s'allongent des colonnes de marbre abandonnées par les construc¬ teurs, ou par ceux qui exploitèrent par la suite les ruines du Dar El Makhzen, Et l'on voit aussi, sur une étrange place, la qoubba el Khiattin, le pavillon où Moulay Ismaïl reçut les ambassadeurs de Louis XIV. Au sud de son palais Moulay Ismaïl fit établir une immense pièce d'eau sur laquelle pouvaient circuler des canots et des embarcations de plaisance : Sahridj Souani, qui servit plus tard de réservoir aux habitants de Meknès. Puis il ordonna la construction d'un vaste grenier à pro¬ visions pour le blé et les autres graines, dont les angles formaient voûtes, et qui aurait pu, disait-on, contenir tous les grains des habitants du Maghreb (l'impôt s'acquittait en ce temps-là en nature). C'est là ruine 8 Dar El Makhzen. Couloir. Cl. Beaux-Arts. ii4 MEKNÈS étonnante qu'on appelle à tort les Ecuries de Moulay Ismaïl, une série de piliers, d'arcatures énormes, aujourd'hui découvertes, construites dané une sorte de pisé enduit; un lieu incroyable, présentant les perspectives les plus étranges, impressionnant comme le Colisée, envahi par les herbes folles, et que hantent les pigeons. . ; r . ■ " i Dans sa Qaçba, Moulay Ismaïl fit également construire une vaste écurie (istabl) pour ses chevaux et ses mules : suivant l'auteur du Kitab el-istiqsa, qui exagère toujours, elle aurait eu une parasange de longueur et de largeur (5250 mètres environ). Les côtés supportaient un toit qui était en forme de berceau et reposait sur des portiques et des arcs immenses, dans chacun desquels il y avait place pour un cheval. Dans toute l'écurie, on pouvait attacher, dit-on, 12000 chevaux (Ez-Zayyani). Au centre du bâtiment se trouvaient des constructions voûtées pour remiser les selles des chevaux. Un grand grenier carré, en forme de dôme, construit avec des portiques et des arcs, était destiné à recevoir les armes des cavaliers. Ismaïl avait encore fait élever dans la Qaçba un palais, appelé El Mansour, qui atteignait au moins la hauteur de 100 coudées. Il contenait vingt pavillons que dominait une tour d'où l'on avait vue sur le panorama formé par la plaine et les montagnes de Meknès (Ez-Zayyani). Ces pavil¬ lons étaient voûtés et couverts de tuiles. Il y avait là une immense écurie, le long de laquelle des arbres d'espèces rares étaient plantés. Cette ruine magnifique s'étend au sud du Dar El Makhzen, vers Bab el Bettiouri. Les arcades, parallèles à une rigole, habitées aujourd'hui, ne sont autres que les écuries de Moulay Ismaïl. La mosquée d'er Roua (c'est- à-dire du quartier des écuries) s'est conservée jusqu'à nos jours. C'est ici que Moulay Ismaïl a donné le plus le sentiment de sa puissance, que nous évoquons vraiment les souvenirs de la Rome antique avec le vieux pont de l'oued er Roua construit, suivant Windus, pour permettre au sultan de gagner plus facilement ses écuries. Et Moulay Ismaïl resté d'ailleurs tout à fait dans la note de son temps (écuries de Versailles ou de Chantilly), alors même que nous savons sa passion pour les chevaux ': « Mais comme il traite les hommes en bêtes, il semble traiter les bêtes en hommes » (Père Busnot). Avare pour sa famille, il n'épargnait rien pour elles. « Les Roûes ou écuries sont ce qu'il y a de plus beau dans son palais. Elles consistent dans deux rangées d'arcades, qui font comme deux galeries parallèles, et en face l'une de l'autre, d'une longueur de près de trois quarts de lieue, et distantes entre elles de trente à quarante pas. Sous ces arcades sont attachés les chevaux à la mode du pays, pà'r HISTOIRE DE MEKNÈS . 115 les quatre pieds, à des anneaux, l'un devant et l'autre derrière, le cheval avec des cordes de crin. Dans le milieu de cet espace est un canal d'eau courante, couvert de carreaux, sur lequel, de distance en distance, sont bâties de petites loges en forme de dôme où l'on serre les équipages et harnachements, et sous lesquels le canal est ouvert afin de puiser l'eau pour abreuver les chevaux... il n'y a ni auge ni râtelier ». Les écuries contenaient six cents chevaux que le sultan visitait soigneusement tous les jours. Deux esclaves, un chrétien et un noir, avaient la charge de dix chevaux. Les uns, considérés comme saints pour avoir été à la Mecque, étaient dispensés de tout travail, et Moulay Ismaïl ne les montait pas. Outre ces chevaux, il avait encore quantité de mules, quatre ânes sauvages de Guinée qu'on ne pouvait approcher, des chameaux, des dromadaires blancs qui étaient savonnés tous les deux jours. Une ménagerie était remplie de lions, de léopards, de tigres, d'ours, de loups et d'autruches. Et les esclaves qui leur donnaient à manger leur servaient parfois de pâture. Un des plaisirs du sultan était de voir combattre les lions et les loups avec des chiens qu'il aimait beaucoup et que des esclaves devaient retenir quand la lutte devenait trop ardente. A côté de cette écurie s'étendait un jardin, planté d'oliviers et d'arbres à fruits, d'une para- sange de longueur et de deux milles de largeur. Cl. Bea'ux-Ai-ts, Pavillon dans le jardin d'Essai. MEKNÈS Il est temps de quitter ces ruines et ces pierres et de prendre l'air des jardins. Dans le parcdeDjenanHamriya on comptait cent millepieds d'oli¬ viers dont Moulay Ismaïl avait attribué le revenu aux deux villes saintes. Les oliviers y sont encore très nombreux, mais nous ne savons pas ce qu'étaient, au temps de Moulay Ismaïl, ces jardins. Le Jardin d'Essai, (Djenan ben Halima), un des beaux lieux du Maroc, est l'ancien jardin par¬ ticulier de Moulay Hasan et de son harem et fut créé par Sidi Mohammed ; la Direction de l'Agriculture y poursuit ses expériences. C'est un vaste enclos, abandonné en partie aux cultures, mais que remplissent aussi des fleurs, ceint de murs gigantesques, dessiné par des allées se coupant à angle droit, où d'antiques oliviers ont peut-être remplacé les lignes de vieux cyprès qui subsistent encore au centre de l'enclos. Une gracieuse qoubba. d'un joli style, du temps de Moulay Abd er-Rhaman, encadrée d'antiques cyprès aux têtes abattues, un charmant kiosque de bois affectant la forme d'une tente verte, que supportent des pilastres vermillon, se voient aux extrémités des deux allées. Le parc aux autruches lui fait suite : l'origine du troupeau remonte à Moulay Abdallah (1727-1757). La dernière des constructions de Moulay Ismaïl fut la porte Bab Mansour, commencée peu de temps avant sa mort. Car ce fut son fils Moulay Abdallah, qui l'acheva et termina le mur de la Qaçba ( 1731 - 1732). La tradition dit qu'elle fut élevée par des esclaves chrétiens et son nom d'El Mansour el Euledj (l'islamisé) lui viendrait du renégat qui en a conçu la majestueuse et très solennelle ordonnance. Composition mou¬ vementée, un peu théâtrale peut-être, et qui rappelle ici l'esprit des inventions des architectes de l'époque de Louis XIV. La voûte est encadrée d'un décor en briques entre lesquelles s'enchâssent des mosaïques; au-dessous, des rinceaux floraux en carreaux noirs; puis de nouveaux décors géométriques en briques avec des mosaïques enchâssées. Une large inscription court en haut, formant frise, avec de belles lettres célé¬ brant la gloire du sultan Ismaïl, et surtout celle du sultan Moulay Abdal¬ lah « par qui l'Islam est apparu tenant ferme l'étendard de la couronne ». Elle exalte la hauteur de ses tours, déclare qu'aucun monument de Damas1 n'est aussi orné, qu'Alexandrie, qui a la gloire de posséder des colonnes et des portiques mémorables, ne possède rien de tel. Les colonnes trapues en marbre grossier sont peut-être un travail local des renégats. Les hautes colonnes de marbre blanc, avec leurs chapiteaux 1. I.e mot Damas est en vert dans l'inscription et indique la date de 1144 de l'hégire I73I) - HISTOIRE DE MEKNÈS 117 composites de style antique, mais qui datent de la Renaissance, viennent sans doute d'Italie (au témoignage d'Ez-Zayyani, Moulay Ismaïl aurait fait porter à Meknès des chapiteaux qui décoraient el Bedi à Marra¬ kech) : elles soutiennent des piliers prismatiques qui arrêtent le décor architectural d'une manière très inattendue. Sur les deux estrades cons¬ truites sous la voûte de Bab Mansour, le pacha blanc de la ville et le pacha noir des Bokkari tenaient leurs audiences foraines. Bab Mansour Le Père Busnot a recueilli des renseignements qui paraissent précis sur le Sérail de Moulay Ismaïl ; il contenait environ cinq cents femmes de toutes les nations et était situé dans l'ancienne Qaçba mérinide, le Dar El Makhzen actuel, sous la protection d'une triple muraille. Son information Bab Mansour. a été complètement restauré pendant les années 1921 et 1922 ; la bénika du second bastion vient d'être débouchée. Dans le même mur de l'enceinte, sur la place el Hedim, s'ouvre une autre porte du même style, Bab Djama en Nouar, qui donnait accès, sous Moulay Ismaïl, à une mosquée dont il ne reste rien. Des ornements géo¬ métriques en briques forment la résille des fleurons verts émaijlés. Une bordure de rinceaux noirs encadre cette très simple et harmonieuse porte. Cr.Beaux-Arts.- n8 • MEKNÈS doit être exacte, car elle est confirmée en partie par l'auteur du Kitab el- istiqsa. Chaque temme était logée à part sous la garde d'un eunuque et d'une noire. Le juif Maimoran leur fournissait leurs rations d'huile, de beurre et les autres choses nécessaires à la vie, leur envoyant en cachette de l'eau-de-vie et du tabac. Elles suivaient parfois le sultan dans ses jardins, montées sur des mules, précédées d'eunuques qui tiraient plusieurs coups de fusil pour faire écarter les gens. Ceux qui n'avaient pu le faire, tombaient la tête dans la poussière, car nul n'aurait osé lever les yeux sur les femmes du sultan. Jamais elles n'étaient admises à sa table, d'ailleurs très frugale (Moulay Ismaïl, accroupi sur un morceau de cuir, mangeait des poulets ou des pigeons au riz qu'il prenait de la main droite, dans de la vaisselle de cuivre, de terre ou de bois, et il ne buvait jamais que dé l'eau). La sultane, ancienne esclave de Moulajr er-Rachid, Lalla Aïcha, mère de Moulay Zidan, son premier né, était sa favorite. Elle était noire, grande, énorme. Elle dominait le Sérail, faisait porter le sabre devant elle par une servante. On lui faisait force présents. Une Anglaise affablq, prise à quinze ans, renégate, jouissait également d'un grand pouvoiij. Quand ses femmes avaient atteint l'âge de trente ans, Moulay Ismaïl lejs renvoyait au vieux Sérail de Fès, ou à Sijilmessa, dans le Tafilalet, où il établissait ses enfants. Elles fréquentaient la mosquée de l'intérieur de la Qaçba : Zidana et l'Anglaise sortaient seules en ville. Moulay Ismaïl a eu six cents enfants mâles vivants ; et souvent il portait les plus petits dans ses bras. L'année 1698 vit un épisode fameux dans l'histoire des relations franco- marocaines, mais qui n'a pas eu, à notre sentiment, l'importance qu'on lui prête généralement sur les projets d'architecture du sultan Moulay Ismaïl. Il s'agit de l'envoi d'une mission en France chargée de conclure une alliance politique et de traiter l'importante question du rachat des captifs. La mission de Ben Aïcha débarqua, le 11 novembre 1698, à Brest. Après le compliment des échevins, ce fut un voyage triomphal de Brest à Paris. A Amboise, sur l'emplacement présumé du champ de bataille où les Sarrasins furent défaits par Charles Martel, Aïcha pria; puis il fut logé à Paris, à l'hôtel des Ambassadeurs. Le 16 février eut lieu la récep¬ tion à Versailles. Ben Aïcha prononçe un discours : «Moulay Ismaïl, mon maître, fait consister le comble de sa gloire à acquérir l'amitié du plus grand et du plus puissant monarque de l'Europe... » Il déclare qu'il a reçu l'ordre de nouer une alliance indissoluble avec le roi de France, de négo¬ cier l'échange et le rachat des captifs ; Louis XIV répond qu'il était bien HISTOIRE DE MEKNÈS nq aise de le voir, qu'il nommerait des commissaires pour écouter ses pro¬ positions. Les cadeaux traditionnels sont offerts : chandeliers de cristal, deux horloges, une douzaine de montres dont deux garnies de rubis et de diamants, des vestes de brocard, deux coupes d'argent, quatre paires de pistolets aux canons damasquinés, un tapis, un lit de repos et des L'Ambassade marocaine à Versailles (1699). Au milieu, assis, Ben Aïcha. Cl. de l'auteur. sièges de la Savonnerie. Ben Aïcha visite alors Paris. On cite ses mots dans le Mercure Galant, sur les grandes eaux de Versailles qui « suivaient, à .ses yeux, la renommée de leur maître, en voulant s'élever jusqu'aux •cieux»; sur les eaux de la Seine qui ne suffiraient pas, si elles étaient d'encre, à décrire les merveilles qu'il voyait chaque jour. Mais Ben Aïcha se déro¬ bait quand il s'agissait du traité de rachat ; et la mission quitta Paris, le 6. mai, sans rien conclure. C'est alors que, faisant à Moulay Ismaïl le récit de toutes les merveilles dont il avait été témoin, Ben Aïcha lui parla ï 20 MEKNÈS d'une façon séduisante d'une princesse douairière de Conti, qu'il' avait rencontrée notamment dans un bal chez Monseigneur d'Orléans'au Palais Royal. Le 14 novembre 1699, au nom du chérif descendant du prophète, il écrivait la lettre suivante à M. de Pontchartrain : Au Vi^ir de VEmpereur de France, notre parfait ami, le sage et judicieux comte de Pontchartrain, salut. « Je demande de vos nouvelles, en conséquence de l'amitié que nous nous sommes juré pour jamais. Vous m'avez fait mille honnêtetés de bouche et vous me les avez ensuite confirmées, de votre main, en la mettant dans la mienne. J'en ai fait autant de ma part, et j'ai gardé cetté amitié après avoir été de retour dans mon pays. J'ai paru'devant le roi, mon maître, et je ne lui ai jamais parlé de la France sans que votre éloge n'ait été le prin¬ cipal sujetde notre entretien. Si Pontchartrain, lui ai-je dit, était en votre présence, vous l'aimeriez aussitôt avant que de lui parler, à cause de sa modestie, de son honnêteté, de sa sagesse, et de l'esprit supérieur dont Dieu l'a favorisé, de préférence à tous ceux que j'ai jamais vus parmi les Arabes et les Berbères. Certes, je lui ai dit la vérité comme je l'ai vue. Il s'est insinué votre connaissance dans son âme, et vos manières hon¬ nêtes sont fortement gravées dans son esprit, tellement qu'il m'a dit plu¬ sieurs fois : — O Ben Aïcha ! parle-moi donc encore de ton ami Pontchar¬ train, qui s'est si bien emparé des avenues de ton cœur? — Et je lui ai répondu : — Seigneur, 'tout ce que j'ai pu dire de lui est encore bien au-dessous de son mérite. Et je lui ai dit la vérité. « La chose est venue à tel point qu'il lui est tombé dans l'esprit ce que je lui avais raconté de la princesse de Conti, fille de l'Empereur Louis de France, votre maître, le plus grand prince de la chrétienté, laquelle est à présent sans époux, en ayant été séparée par la mort. Je lui en avais fait le portrait, et lui en avais retracé les merveilles et la modestie admi¬ rable qu'elle garde envers son frère, M8'' le Dauphin, son bel esprit, son air royal, sa parfaite intelligence aux exercices du bal et des instruments de:musique, et que nous vîmes une nuit, au Palais-Royal, chez le prince son oncle, Monsieur. J'ai parlé des grandes honnêtetés que J'ai reçues dé ce prince, et des manières civiles et charmantes qu'ils observaient les uns envers les autres en ma présence. «J'ai fait l'éloge et la description de tout cela au roi, mon maître/telle¬ ment que cela lui est demeuré gravé dans l'esprit, et qu'il y pensé tous les jours avec soin et inquiétude. Sur quoi il m'a dit : — Il faut qtiè tu écrives au Vizir Pontchartrain, ton ami, afin qu'il demande pour moi en HISTOIRE DE MEKNÈS 121 mariage, au roi son maître, cette princesse, sa fille, sœur du Dauphin,'qui n'a point d'époux à présent. Notre Empereur la prendra pour1 fèrrtme; selon la loi de Dieu et de son prophète Mahomet, assurant qu'elle restera dans sa religion, intention et manière de vivre ordinaire. Elle trouvera èil cette cour tout ce qu'elle désirera qui pourra lui faire plaisir selon l'a jus¬ tice, s'il plaît à Dieu... < 1 1 ' « Voilà, ô Vizir Pontchartrain, que je vous ai écrit un secret dé grande conséquence, qui est venu dans le cœur du très grand Empereur du MafciC et de Fès. Si vous jugez qu'il soit à propos de dire là-dessus davantage de paroles, l'on se fie à votre prudence. Entretenez-vous de cela avec le sieur Jourdan, qui m'en écrira au plus tôt, et que la réponse soit'faite j db concert avec vous, en la manière sérieuse en laquelle nous écrivons. 'Que le premier vaisseau qui viendra ici de France puisse apporter 'Cette réponse comme nous la désirons en toute vérité, afin que je m'embarquè sur icelui pour aller vers vous, si Dieu a prédestiné cette alliatice' entre les deux rois. Cela doit vous faire connaître si j'ai parlé en bien de l'Em¬ pereur Louis ! Aussi, mon maître m'a-t-il dit ces paroles à son sujet : C'est là un prince digne que l'on fasse avec lui connaissance et' amitié: — Voilà ce que nous avions à vous écrire. » Marie-Anne de Bourbon, fille de M"e de La Vallière, Conti la Belle-, fille des Dieux et des Amours, était celle dont La Fontaine a écrit : L'herbe l'aurait portée ; Une fleur n'aurait pas Reçu l'empreinte de ses pas ! Un immense éclat de rire accueillit les confidences de Ben Aïcha. Les poètes adressèrent à leur déesse des madrigaux de ce goût : Votre beauté, grande Princesse, Porte les traits dont elle blesse Jusques aux plus sauvages lieux L'Afrique avec vous capitule, Et les conquêtes de vos yeux Vont plus loin que celles d'Hercule. Le comte de Pontchartrain ne crut pas devoir répondre à la requête dè Moulay Ismaïl. Il fit mander au négociant Jourdan, correspondit de Ben Aïcha, qu'il n'avait pas osé montrer des lettres si peu conformes !àûx mœurs des deux nations. « Quand l'Empereur du Maroc serait assez'tou¬ ché des vérités du christianisme pour l'embrasser, il serait alors en droit beaucoup plus apparent de se faire écouter. » , : ■' 122 MEKNÈS Certes, Moulay Ismaïl n'était pas ignorant des choses de l'Europe, et il avait une admiration véritable pour Louis XIV. Quand M. de Saint- Amand le visita à son camp, en 1683, il se mit à faire l'éloge du roi, disant qu'il gouvernait lui-même toutes choses, que personne ne pouvait s'opposer à l'exécution de sa volonté, qu'il avait vaincu tous les non chrétiens, commandait lui-même son armée. Il loua les Français de leur fidélité envers leur roi, ajoutant que les « Arabes » n'étaient que des sujets rebelles et qu'il les fallait traiter durement pour les faire obéir. Et il parla avec mépris des Anglais, affirmant que leur roi n'était qu'une « vieille » qui se laissait gouverner par son parlement, et que le roi d'Espagne n'était qu'une femme... [Relation). Mais le seul rapprochement que nous pouvons établir entre Louis XIV et Moulay Ismaïl c'est la fièvre commune qu'ils apportèrent, tous deux, à faire construire leurs palais. Comme Louis XIV, Moulay Ismaïl surveil¬ lait lui-même ses ouvriers. En 1685, 36000 travaillaient aux chantiers de Versailles, que n'arrêtaient ni le froid, ni la neige, ni les épidémies ; et toutes les nuits, à l'Hôtel-Dieu on emportait des charrettes pleines de morts (Bussy). Moulay Ismaïl avait à Meknès son armée d'ouvriers : en 1688, 1800 chrétiens pris à Larache ; 25000 captifs parmi lesquels se trou¬ vaient des marbriers, des sculpteurs, des menuisiers, des forgerons, des astronomes, des ingénieurs et des médecins; 30000 criminels, révoltés ou voleurs enfermés dans des souterrains. Et, dès que l'un d'eux mourait, son cadavre était emmuré dans les blocs de pisé. Moulay Ismaïl obligeait les tribus à lui envoyer, à tour de rôle, chaque mois, un nombre déterminé de travailleurs et de mules ; et les villes, qui devaient fournir également des ouvriers et des artisans spécialistes, déléguaient un nombre fixé de maçons, de menuisiers, etc. [Kitab el-istiqsa). Mais rien, absolument rien, ne nous autorise à dire que les palais de Moulay Ismaïl sont un souvenir de Ver¬ sailles. Quand la mission marocaine entra à Meknès, en 1699, beaucoup de monuments de Moulay Ismaïl étaient déjà construits. (Il commence ces travaux dès 1673, les reprend très activement après 1677 ; entre 1683 et 1693 il parcourt sans repos le Maghreb qu'il pacifie n'ayant jamais passé une année entière dans son palais. Après 1718 il se voue exclusi¬ vement aux constructions.) Mais, comme Louis XIV faisait faire lui-même la promenade de Ver¬ sailles, il arrivait que Moulay Ismaïl montrât ses palais de Meknès. C'est ce qui advint à John Windus qui, en 1720, accompagna le commodore Stewart, venu à Meknès pour régler, au nom du roi George Ior, certains arrangements relatifs à la course et au rachat des HISTOIRE DE MEKNÈS 123 captifs. Ce document, qui anime en quelque sorte les décombres que nous admirons aujourd'hui, nous a paru trop précieux pour ne pas être repro¬ duit ici : « En quittant l'Empereur, ce que nous fîmes en marchant en arrière, et Ben Hattar (marchand juif, dont l'influence était grande sur Moulay Ismaïl) nous conduisant pour voir le palais, nous fûmes menés dans une grande cour oblongue avec des galeries tout autour : l'appartement de la reine. Les arches étaient ornées de moulures de plâtre représentant des fleurs, style arabe, et supportées par des piliers en pierre unie. Le carré était excessivement grand et spacieux ; le fond et les côtés (jusqu'à la hauteur de cinq pieds environ) garnis de mosaïques en petits carreaux de diverses couleurs, avec deux niches carrées. « De cette mosaïque il y a une prodigieuse quantité dans le palais. Tous les appartements, toutes les galeries, les grandes salles, les passages et le dessous des arches étant avec des mosaïques, la perspective de ces bâtiments, très longs, est extrêmement belle, magnifique et simple. « De là nous fûmes conduits dans un magasin de près d'un quart de mille de long et de plus de trente pieds seulement de large ; là étaient suspen¬ dues une grande quantité d'armes dans leurs fourreaux, et trois rangs Cl. Beaux-Arts. La grande pièce d'eau du Palais. 124 MEKNÈS d'étagères recouvertes de selles presque d'un bout à l'autre. Dans uiie autre salle semblable, ils nous montrèrent les portes de Larache que cet Empereur avait prises aux Espagnols, une grande quantité d'ouvrages- en fer et autres épées chrétiennes apportées depuis lors. « Alors nous fûmes amenés dans un autre grand bâtiment avec des gale¬ ries tout autour comme le premier. Dans celui-ci vivaient deux des femmes de l'Empereur que l'on distinguait par le nom de reines du « Côbah Lho- drah (nom de cette partie du palais). Ces femmes étaient très en faveur auprès de l'Empereur. « De là, suivant quelques longues galeries ou passages avec des mosaïques, nous arrivâmes à une autre construction avec un grand jar¬ din au milieu, entouré de grands cyprès ; le jardin est enfoncé d'environ soixante ou soixante-dix pieds au-dessous du niveau des fondations de la construction, au-dessus duquel, d'un bout à l'autre, court une promenade en terrasse appelée par les Maures la « Strangee » ; elle a environ un demi-mille de long et quinze ou seize pieds de large. Le sommet de toute cette promenade est ombragé par des vignes et autres plantes grim¬ pantes supportées par de fortes charpentes de bois très bien faites. « Sur cette promenade était un chariot et une petite calèche dans les¬ quels l'Empereur est quelquefois tiré par les femmes et les eunuques. « Nous passâmes à travers plusieurs autres constructions carrées ou longues ; de temps en temps on voyait les chrétiens sur le sommet de hauts murs travaillant et faisant du mortier avec de lourdes pièces de. bois (quelque chose dans le genre de l'outil qui sert aux paveurs pour enfoncer les pierres) qu'ils soulèvent tous ensemble et dont ils frappent en mesure. Et après avoir visité le palais pendant trois heures environ, nous fûmes de nouveau conduits à l'Empereur qui était à cheval à l'entrée d'une qoubba dans laquelle étaient des réserves d'armes, de lances et autres choses, surveillées par vingt-huit garçons anglais. -ii « L'Empereur, à l'approche de l'ambassadeur, s'écria comme.avant : Bono, bono, et lui demanda comment il trouvait son palais. L'ambassa¬ deur lui répondit que c'était un des plus beaux sur la surface de la -terre ; et l'Empereur dit : Dieu soit loué ! Alors quelques-uns des - garçons anglais tombèrent prosternés et lui firent la salutation habituelle Allah barak fi amrik Sidi » (que Dieu bénisse ton état, ô Seigneur !). L'Empereur demanda de quelle nation ils étaient, et apprenant qu'ils étaient Anglais, il leur permit de retourner chez eux avec l'ambassadeur. Sur quoi ■m,)! Ci ■i. Koubbat al-Hadhrat, lé Dôme de sa Majesté. '• HISTOIRE DE MEKNÈS 125 l'ambassadeur remercia l'Empereur, le salua et regagna sa maison... ;« Le 7, on nous envoya chercher pour voir encore le palais ; nous y arrivâmes vers neuf heures et nous fûmes d'abord conduits à quelques grandes pièces pleines d'hommes et de garçons au travail ; ils faisaient des. selles, des crosses pour les fusils, des fourreaux pour cimeterres et autres choses. A la vue de l'ambassadeur ils se mirent tous à travailler ensemble, ce qui produisait un son agréable et qui montrait que l'indus¬ trie était très perfectionnée dans le palais de l'Empereur. De là nous allâmes à travers de grands et simples bâtiments, de, temps en temps passant devant des portes gardées par des eunuques qui ne laissaient entrer que ceux qui nous conduisaient. « Nous passâmes par un jardin très enfoncé ayant beaucoup de trèfle pour les chevaux du palais ; la construction était supportée d'un côté, et à l'une des extrémités, par des galeries unies ; les balustrades pour regarder dans le jardin étaient finement travaillées et on y montait par des marches en mosaïques, comme du reste étaient les promenades, les arcs et le dessous des arcs. « Ayant passé cette construction, nous arrivâmes à la plus belle et plus retirée partie du palais, qui avait aussi un jardin au milieu, entouré de cyprès et autres arbres. Tous les piliers de ce bâtiment : (qui est d'une grande longueur) sont en marbre et les arcs et les portes très finement travaillés. Il est dit que ces piliers étaient d'anciens piliers romains transportés là de Oualili (Volubilis). « .Ici une des reines nous envoya une collation de dattes, raisins, melons,, amandes et raisins secs, figues et sucreries à leur façon, avec des. excuses à l'ambassadeur pour n'avoir rien de mieux pendant le Ramadan, temps pendant lequel les Arabes ne préparent aucun plat jusqu'à, la nuit. Ces fruits furent les bienvenus, car notre promenade nous avait altérés ; nous nous assîmes sous les galeries et nous fûmes servis par les servantes du palais dont la peau de get était embellie par des bracelets brillants et des breloques en argent qu'elles portaient en grande quantité à leurs bras et jambes, ainsi que des chaînes d'or autour de leur cou, des boucles d'oreilles énormes et autres bijoux africains. «Le repas étant fini, nous laissâmes nos servantes noires, et nous fûmes conduits à un autre bâtiment régulier et sans ornement avec des galeries tout autour. L'espace intermédiaire était en mosaïque, et, au milieu, il y avait une rangée de bassins de marbre à une certaine dis¬ tance l'un de l'autre avec de petits canaux creusés dans la pierre et ame¬ nant l'eau d'un bassin dans l'autre. Ceci était un magasin et un trésor. I 20 M E K N È S Sous les arches s'ouvraient des portes à deux battants, donnant dans dè grandes salles carrées très basses. Certaines abritaient un grand nombre d'armes à feu régulièrement suspendues ; d'autres contenaient une grande quantité de lances, de toutes tailles et de toutes sortes. Parmi les autres, on nous montra, comme curiosité, une lance de Guinée (prise à un prince indien) ayant quatre harpons au sommet, et dont le manche était en bois du Brésil. « Dans ce's magasins on voyait des hallebardes, des haches d'armes et toutes sortes d'instruments de guerre ; une grande quantité de moukalas de différentes tailles avec des anneaux de cuivre ; des casques dans leurs boîtes et enveloppés de papier ; et bien d'autres variétés d'armes dont beaucoup semblent ne pas avoir été faites par les Maures, mais plutôt avoir été les armes de ces chrétiens qui perdirent leur vie avec don Sébas¬ tien, ou qui furent prises dans les villes qui autrefois appartenaient aux Portugais ou aux Espagnols et qui furent conquises par cet Empereur. « Puis nous passâmes à côté de quelques pièces fermées à clef (elles renfermaient l'or, l'argent, les bijoux et d'autres richesses., le trésor dé l'Empereur sous la surveillance de Bombar John Siggear, un eunuque noir) ; et nous arrivâmes à la dernière, dans laquelle était un grand nombre de cimeterres, élégamment disposés et en très bon état, parmi lesquels quelques épées chrétiennes ; et après que nous eûmes vu un bien plus grand nombre d'armes dont nous n'aurions jamais supposé ce prince être possesseur, nous fûmes conduits dans l'intérieur d'un appar¬ tement où autrefois une des reines vivait ; il y avait là plusieurs châssis pour des lits, serrés les uns contre les autres, sur lesquels l'Empereur avait couché quelquefois ; ils auraient pu contenir environ vingt per¬ sonnes. « Nous vîmes aussi les bains et quelques magnifiques qoubbas faisant partie de cet appartement. « De là nous fûmes conduits dans plusieurs autres bâtiments consistant pour la plupart en cours rectangulaires, à galeries, sous lesquelles dés portes ouvrent dans les appartements presque toujours au rez-de-chaus¬ sée. Les portes de chaque bâtiment sont toutes de même forme et de même dimension; elles sont finement incrustées, quelques-unes dorées; comme elles sont toujours fermées, nous ne pûmes voir l'intérieur des pièces. Dans un de ces jardins était une fontaine avec des canaux de marbre formant un labyrinthe très simple et très joli. Nous passâmes aussi à côté de l'endroit où on nous dit qu'étaient les écritures dè Maho¬ met, là où les saints registres de leurs lois sont déposés ; alors nous arri- HISTOIRE DE MEKNÈS • 127 vârnes dans quelques imposantes qoubbas, dont les coupoles étaient fine¬ ment peintes couleur bleu de ciel avec des étoiles dorées représentant les cieux, et un soleil doré au milieu, d'un travail curieux. « L'Empereur se sert de quelques-unes de ces qoubbas pour mettre les présents qu'il a reçus des princes chrétiens : entre autres, il y avait sept ou huit carrosses. Les autres servent de magasins pour les armes et pour ses biens les plus précieux. Dans l'une d'elles étaient suspendus les beaux candélabres de cristal que Sa Majesté le roi George avait envoyés par l'ambassadeur. « Comme nous partions, ils nous montrèrent une construction massive aux murs très hauts sans aucun ornement, et dans laquelle l'Empereur désire que reposent ses os ; dans l'intérieur on dit qu'il y a une chaîne tombant jusqu'en bas du milieu du toit et à laquelle il désire que son cercueil soit suspendu. « En allant voir une autre partie de ce palais, nous passâmes sur un grand champ dont chaque côté de l'allée était rempli de gros rats qui ,creusaient la terre comme des lapins et couraient de-ci, de-là, en si grand nombre que le sol en était presque couvert ; ils nous laissaient Cl. Beaux-Arts. Dar El Makhzen. » 1-28 MEKNÈS apprqçher jusqu'à sept ou huit yards avant de rentrer dans leurs trous ; et dès. qpe nous les avions dépassés de la même distance, ils ressortaient, de sorte que, devant et derrière nous, nous vîmes une multitude de ces anjimqux. Au bout de ce champ, il y a, dans une vallée, une plantation de-grenadiers, au-dessus de laquelle l'Empereur a construit un large po,nt allant du sommet d'une colline à une autre pour passer plus, com- modément. « A la fin de la vallée, le pont est rejoint par une allée avec un mur de chaque côté sur une longueur de deux ou trois milles ; c'est le chemin par lequel il va à ses écuries. « Ce palais a environ 4 milles de circonférence et est édifié sur le sol même, en forme presque carrée. Aucune colline voisine ne permet de le surplomber. Il est construit avec un bon mortier, sans briques ou pierres, à l'exception des piliers et des arches ; mais le mortier est si bien tra¬ vaillé que les murs sont comme une terrasse faite d'une seule pièce. « Le monument dans l'ensemble est excessivement massif et les murs partout très épais ; celui extérieur... a environ un mille de long et a 25 pieds d'épaisseur. « L'intérieur de la plus belle partie du palais consiste en diverses cours oblongues, sensiblement plus grandes que « Lincolns-Inn-Fields », ayant des galeries tout autour comme celles précédemment décrites. Quelques- unes des cours sont recouvertes de mosaïques; d'autres ont des jardins dans le milieu, jardins très enfoncés et entourés de grands cyprès dont le sommet, apparaissant au-dessus des balustrades, donne un très bel afpect au palais et jardin. « Il y a également, dispersées partout dans le palais, plusieurs construc¬ tions appelées qoubbas : elles sont construites en carré avec des murs unis à l'extérieur, excepté celui de face sur lequel règne une galerie-arcade 4e, pin.q ou six arcs ; l'intérieur comprend une grande salle très basse dont le sol est recouvert de mosaïques, ainsi que les côtés, presquejusqu'à la hau¬ teur d'un homme ; le sommet ou dôme est richement doré et curieusement peint.;. ,le> toit est recouvert de tuiles vertes et s'élève comme une pyra¬ mide. -, . « Il est rapporté que trente mille hommes et dix mille mules furent employés chaque jour dans la construction de ce palais : ceci peut très bien être si l'on considère que tout ce qui est construit n'est pas d'autre ,chose qui; de la chaux, et que chaque mur a été travaillé avec un labeur excessif. Le genre delà construction est approprié aux climats chauds. Ce sont ser un billet pour cela. Mais, au lieu d'argent, il donne au chef de la cons¬ truction un gouvernement ; lequel est maintenant toute cette contrée située entre Melcnès et Tremezen (Khemisset ?), une large bande de terre et un sol très riche. « Mais si l'on considère les dépenses continuelles et illimitées aux¬ quelles il est obligé par sa situation, il est probable qu'il reste peu de chose pour lui en dehors de ce qui lui est nécessaire pour son entretien. « L'Empereur tient énormément à la construction. Cependant il y a une 9 HISTOIRE DE MEKNÈS 129 presque toujours des pièces au rez-de-chaussée, avec des murs très épais : double. raison pour maintenir la fraîcheur dans les logements alors que la température est très élevée à l'extérieur. « J'ai observé, à un autre moment, que l'Empereur ne donne jamais aucun argent,, soit pour payer les dépenses de guerre, soit pour celles des cons¬ tructions ; et il a fait édifier cet énorme et magnifique palais sans dépen- Audience donnée par le Sultan aux Religieux rédempteurs, le 21 novembre 1704. (Gravure de P. Giffart.) ci.de l'auteur. 130 MEKNÈS chose à laquelle il tient plus encore, c'est à la démolition ; car on dit que si tout ce qu'il a fait construire était encore debout, sans aucune exa¬ gération, cela atteindrait Fès qui est à douze longues lieues de là. »> Un grand artiste du siècle dernier avait accoutumé de dire que les architectes préparent des ruines: Moulay Ismaïl a fait lui-même des ruines, et il a préparé des ruines. Les matériaux employés étaient d'ailleurs tout à fait propres à ces grandes chutes qui eussent enchanté un Piranèse,- et qu'un artiste saura traduire un jour. Car les bâtiments immenses que Moulay Ismaïl fit édifier, suivant la juste remarque du Père Busnot (1714), ne « consistent pour toute maçonnerie qu'en un certain mastic (sic) qu'ils font avec de la terre graveleuse mêlée de chaux, qui se lient ensemble à force de les remuer en jettant un peu d'eau dessus. Les esclaves l'assemblent et la battent fortement entre deux planches écartées l'une de l'autre, de l'épaisseur de la muraille qu'ils veulent élever. Us n'employent les briques et la pierre qu'aux jambages et aux linteaux des portes. La hau¬ teur ;de ces murailles est ordinairement de vingt pieds. C'est jusques là que les pauvres captifs sont obligez de porter sur leurs épaules la terre, la chaux et l'eau. Comme ils n'ont point d'échaffaut et qu'ils sont pieds nus, ,les échelles leur coupent les pieds, d'autant plus que souvent ils sont chargez de chaînes. Quelquefois ils se servent de poulies, mais les cordes qu'on leur donne sont si menues que, s'embrasant par l'ardeur du soleil et la'violence du travail, ils en ont les mains coupées, ce qui ne leur est point un moindre tourment, dont ifs n'osent ni se soulager, ni se plaindre. Ceuy qui sont employez à faire cuire lp. chaux ou les briques n'ayant pas la liberté de prendre des prôcâïltibns nécessaires par l'ardeur avec laquelle on les presse, sont souvent brûlés vifs, comme il est arrivé depuis peu à six Anglois et à un François delà Rochelle... Un jour, il vit au haut d'une muraille qu'on achevoit, Jean Guéret de Bretagne qui respiroit un moment ; le roi impitoyable prit aussitôt un fusil et le jetta du haut en bas... Marin Sally étant tombé dans une semblable faute, bien pardonnable à des gens poussez de fatigue, le roi lui donne deux coups de lance qui le jettèrent par terre... En l'an 1696, visitant ses travaux, il se mit en tête qu'ils n'avançaient pas assez vite ; il fit venir sur le champ l'Alcaz el Malec, dont j'ai tant parlé ci-dessus, et quoi qu'il fût alors un des premiers de sa cour et de sa confiance, et qu'il eût l'intendance de ses bâtiments, il commença par lui à décharger sa colère, lui faisant donner cinq cents coups de courro}res de cuir après l'avoir lui-même bâtonné HISTOIRE DE MEKNÈS i3I d'importance. Ensuite, sa fureur échauffée par ce premier coup d'essai, il massacra les Maures et les Renégats qui se trouvèrent sous sa main en grand nombre : les uns eurent la tête fendue, d'autres les bras coupez de son sabre ; il en perça d'autres de son couteau. On ne voyait qu'horreur et carnage autour de lui... » L'impatience de Moulay Ismaïl était la même à démolir qu'à bâtir. En quatre mois, il fit renverser devant lui plus de quatre lieues de murailles, les fit réduire en poudre pour en relever d'autres. Il ordonnait toujours qu'on les sapât par le pied, ce qui était cause que ses ouvriers étaient souvent ensevelis. Il faisait arracher le doum ; là on transplantait immé¬ diatement des pieds d'oliviers de la montagne, parfois si gros qu'il fallait vingt hommes pour les porter. Le cimetière des chrétiens étant compris dans un agrandissement de ses jardins, cinq mille esclaves chrétiens, en Ruines d'un grenier de Moulay Ismaïl, dit les Ecuries. Cl.Beaux-Arts. i32 MEKNÈS neuf jours, creusèrent la terre profane à une profondeur de six pieds et la transportèrent à trois quarts de lieue. Tels étaient les travaux d'hommes, nourris de très peu de pain et d'eau, qui mouraient parfois comme des mouches. L'auteur du Bostan, qui avait visité les ruines de l'Occident et de l'Orient, le pays des Turcs et des Grecs, le disait : « Nous n'avons jamais rien vu de pareil, ni parmi leurs constructions actuelles, ni dans celles de leur passé. Les constructions réunies des princes des dynasties islamiques ne pourraient égaler celles qu'a édifiées ce glorieux sultan Moulay Ismaïl. » Après sa mort, les sultans, ses fils et petits-fils, détruisirent ses palais, dans la mesure où cela était possible ; et ils en uti¬ lisèrent, jusqu'à nos jours, les matériaux, le bois, les carreaux de faïence, les marbres, les briques, les tuiles, les métaux. Tout cela servit à cons¬ truire les mosquées, les médersas, les casernes dans toutes les villes du Maroc. « En cent ans, on n'a pas encore démoli la moitié des bâtiments ; quant aux murs de ses palais, ils sont encore debout, tels d'altières montagnes, et tous les ambassadeurs. Turcs ou Chrétiens, qui errent dans ces ruines, s'étonnent de leur grandeur ; ils se refusent à croire que ce soit une œuvre humaine, qu'on ne pourrait pas évaluer en numéraire. » (Kitab el-istiqsa). Moulay Ismaïl mourut en 1727 b l'âge de quatre-vingts ans environ et il fut enterré dans le mausolée du cheik el Mejdoub. Un autre sultan, grand constructeur, Moulay Abd er-Rhaman (mort en 1859) repose près de lui. C'est une très simple qoubba que l'on rencontre à sa gauche, au début du long couloir qui mène au Dar el Makhzen, quand on va vers l'Aguedal. Et, comme pour rappeler le souvenir de tant de chrétiens qui s'exténuè¬ rent aux travaux du despote, elle est ornée, paraît-il, de carreaux de faïence, travail local imité des carreaux de Delft. Là repose celui dont un savant jurisconsulte a écrit : « O Moulay Ismaïl, ô soleil du monde, ô toi à qui tous les êtres créés suffiraient à peine comme rançon, tu n'es autre chose que l'épée de la vérité que Dieu sortit de son fourreau... agite-la sur les créatures... » [Noçhat el-hadj). Une épée terrible qui s'était abattue sur Fès révoltée, sur Marrakech que Moulay Ismaïl enleva de vive force, sur les gens du Sous, sur les Berbères qu'il ne cessa de combattre, sur Tanger qu'il enleva aux Portu¬ gais, sur Ceuta, Larache qu'il purifia des infidèles, sur Taroudant. Et c'est Moulay Ismaïl qui découvrit la force noire (le registre militaire de l'armée noire a compté 150.000 hommes), forma la garde, les guich et les bokkari, dressa les murailles de Meknès contre les Berbères, descendit HISTOIRE DE MEKNÈS 133 sur la Moulouya. Ce despote, à sa façon, qui n'est pas la nôtre, fit régner 1 ordre, la sécurité ; et, pour la première fois au Maroc, les perturbateurs et les malfaiteurs ne surent plus où s'abriter [No^hat el-hadj). Cet homme terrible avait fait la psychologie de sa race. Un voyageur anglais, qui a été reçu par lui (1721), nous a rapporté la réponse qu'il Bab el Khemis. Cl.Beaux-Arts. donnait à ceux qui lui demandaient la raison de ses constructions et de ses démolitions perpétuelles. Il faisait cela pour occuper son peuple : « Car, si j'ai un sac plein de rats, à moins que je garde le sac en mouve¬ ment, ils trouveront leur chemin au travers. » A la cité du sultan s'ajoutait celle de ses fonctionnaires, Medinat el Riad (la ville des jardins), « parure et joie » de Meknès. C'était là que se trouvaient les constructions élevées par les gouverneurs, les caïds, les hauts fonctionnaires de Moulay Ismaïl. Quiconque possédait un emploi y 134 MEKNÈS avait fait édifier sa maison. Certaines étaient de véritables quartiers avec une mosquée. Au milieu de la ville se trouvait la grande mosquée de Moulay Ismaïl, sa médersa, son hammam, ses fondaks, ses souqs. Tout cela a disparu dans un jour de colère de Moulay Abdallah (1733, Ez- Zayyani). Car rentrant dans Meknès, après une opération infructueuse contre les Berbères, il entendit, dit-on, les femmes pousser des cris qu'il prit pour des acclamations ironiques. On en voit encore quelques ruines à la porte dite Bab el Khemis, qui date du xviT siècle. Cette admirable et brillante porte, dont l'ouverture est encadrée d'écoinçons noirs et d'une bande de mosaïque verte avec sa frise en caractères cursifs noirs, est une des belles choses de Meknès. Un pavillon et ses dépendances ser¬ vaient de bureau aux oumana du Trésor, d'atelier et de magasin aux tailleurs de la cour. Derrière ce scintillant décor s'étend un lieu bien poignant de Meknès, une sorte de campagne de Rome tragique, qu'évoquent des décombres, des ruines, un champ de la couleur de la cendre, reconquis par la prairie que paissent les moutons. Meknès, ravagée par Moulay Abdallah, demeura après lui une ville calme, endormie dans le commerce des champs, enrichie par ses plants d'oliviers, bercée par la légende de ses saints protecteurs ou guérisseurs. C'estMoulay ben Abdallah (i757-i7go)qui afait construire la mosquée de Berdaïn et le mausolée de Sidi ben Aïssa, le mausolée et. la mosquée de Sidi Saïd bou Othman. On lui doit aussi le palais de Dar Beïda dopt il fit sa résidence personnelle ainsi que la mosquée, monuments qui présentent de beaux spécimens de l'art marocain à la fin du XVIIIe siècle (aujourd hui lEcole militaire pour les notables indigènes); une autre mosquée, celle de Berrima. Et c'est probablement ce sultan qui refoula les juifs dans la partie du Mellah qu'ils occupent encore. Maison du mothasseb. Cl. Beaux-Arts. CHAPITRE II LA VILLE ANCIENNE La ville ancienne est presque intacte et fort intéressante. Sa prospérité, la paix dont elle jouit au cours du XVIIIe et du XIXe siècles, lui ont valu quelques belles constructions dont certaines présentent un véritable intérêt artistique et nous montrent la tradition conservée par les ouvriers de Meknès. (Sur la place el Hedim, on a déjà remarqué, face à-Bab Man- sour, une fontaine moderne d'un travail très précis, élevé par les Services Municipaux en 1913.) . Nous avons déjà parlé des médersas. Plusieurs autres monuments inté¬ ressants de Meknès doivent être mentionnés. La Djama de Bab Berdain qui date du temps de Moulay Ismaïl, le plus haut minaret de Meknès ; la mosquée des Nejjarin, avec son charmant portique de bois, son pied de vigne, dans le plus ancien des quartiers de la ville, celui des menuisiers. C'est là que sont encore fabriquées les délicates boiseries, ciselées et peintes, qui de sa fondation ; et la médersa des Adouls, plus simple encore, qui est celle des notaires, et qui date du temps des Mérinides. Beaucoup de maisons particulières présentent un véritable intérêt artistique. J'ai connu plusieurs de ces demeures, les unes très vétustés et fort simples, les autres, de brillants petits palais dont on ne pourra donner ici que les caractéristiques. La plus vieille, dans le quartier déjà ruineux de la Djama Zitouna, aux si belles tuiles, brillantes comme des turquoises, que des ravenelles d'or fleurissent. C'était une petite maison 136 MEKNÈS furent le triomphe des ouvriers de Meknès. La Djama Kebir, dans le souq, avec son brillant minaret de carreaux verts encadrés de briques jaunes et ses belles portes à auvents de cèdre. La médersa Tafilelt, très simple, avec une belle vasque de marbre et l'inscription en lettres vertes Une rue du vieux Meknès (rue Kartoun). Cl. Beaux-Arts. LA VILLE ANCIENNE 137 donnant l'idée d'un tranquille bonheur, une maison parfumée de l'odeur du cèdre. Son plan présentait une cour carrée, pavée en losanges, avec quatre colonnes trapues, recouvertes à la base de zelliges. Une fontaine était édifiée au fond de la cour, devant l'entrée ; deux alcôves se faisaient face avec leurs portes où brillaient de grandes roses et un soleil. Un cou¬ loir en Z conduisait à un jardinet avec une terrasse à balustrade de bois bleu dont l'appui était vermillon. De là on découvrait un vieux bain maure et, à travers les fumées de bois qui le chauffaient, d'antiques treilles dont le tronc monstrueux était comme celui de gros arbres, tant de vieux murs fleuris de simples, tant d'écuries, de maisons ruinées pleines de gravats, la belle ligne du Zerhoun bleuté, un marabout parmi les oliveraies, la cime des peupliers jaillissant du ravin. flHH Djama Zitouna. Ci. Beaux-Arts. 138 MEKNÈS Une autre maison, bien douce et amie, était alors la maison de ville du général Poeymirau. Dans le même quartier s'élevait un petit palais éblouissant, plein de merveilles, avec une cour de zelliges où les paonp semblaient aussi porter sur leur queue le décor oriental, une maison où beaucoup de vieilles choses du Maroc avaient trouvé un abri de choix, où l'ombre semblait n'être que pour mettre en valeur le vieil or, le vieil argent des bijoux, les bois peints et l'éclat des pierreries (M. Réveillaud). Le palais Ben Ani, rue bab Genaoua, occupé en partie par le Cercle Civil, forme un ensemble très pittoresque, architectural, d'un prix véri¬ table : c'est un petit palais de ville et c'est aussi un château. La partie occupée par le Cercle comprend un beau patio zelligé avec un bassin encadré d'une étoile. Des pilastres soutiennent de grands lin¬ teaux de bois de cèdre qui forment une large frise d'un beau caractère. On passe dans une autre pièce oblongue, à beau plafond de bois en forme de carène ; elle donne dans une autre pièce, très belle, avec qoubba à linteaux en nids d'abeilles de bois peint, et qui est couverte par un magni¬ fique plafond de bois. Cette belle salle carrelée est habillée de zelliges à hauteur d'homme. Une frise de plâtre ciselé court, au-dessus des linteaux de bois. Elle est éclairée par une série de fenêtres cintrées à vitraux qui donnent aux zelliges, aux bois peints, une couleur ardente et précieuse. L'Infirmerie-Indigène est l'ancienne demeure d'un pacha. Elle offre une cour carrelée intéressante avec une vasque en coquille, et surtout une galerie de bois peint avec des soleils reposant sur des pilastres étranges en zelliges, une imposante fontaine et plusieurs qoubbas. Le Riad si Ahmed el Bokkari est contigu. Il nous présente les restes de deux beaux jardins encadrés de zelliges, où sont de délicats bassins, l'un en forme d'étoile, l'autre semblable à la corolle d'une fleur ; deux pavillons avec leurs remarquables qoubbas, leurs beaux plafonds peints, leurs vitraux, qui sont deux morceaux de petits palais précieux. Le Dar Jamaï avec sa charmante loggia, sa jolie qoubba, son délicieux patio d'où pointent de vieux cyprès, forme le plus délicat ensemble, le plus gai aussi, avec ses couvertures de tuiles vertes, ses corniches de bois peint de bleu et de vermillon. Cette ancienne demeure du Khalifat du sul¬ tan et Grand Vizir vers 1883, où est aujourd'hui installé le Musée des Arts indigènes, présente un des meilleurs exemples où sont conservées toutes les traditions des charpentiers et des peintres. La qoubba, à plafond de bois ciselé, avec ses vitraux, ses grands linteaux de bois, est particulière¬ ment intéressante. Le plan du riad avec ses deux bassins en étoiles, sa rigole que coupe un passage zelligé, est fort harmonieux. Une autre chiite, un peu au hasard, par d'habiles maalemin, qui réunirent plusieurs maisons ensemble. Toute la rueest d'ailleurs occupée par cette famille. On y pénètre par un grand corridor ouvrant sur plusieurs maisons et maga¬ sins; ce long corridor fait un coude, et, tout à coup, débouche sur un éblouissant patio, une cour pavée de zelliges avec un bassin en étoiles. Les appartements, qui comportent deux étages, s'ouvrent face à face sur le patio, couvert de plâtres grattés, avec de belles portes de bois peint. LA VILLE ANCIENNE 139 demeure, intéressante aussi, plus récente (elle a été édifiée vers 1897), est celle du notable Si Hadj Et Touhami ben Ani, homme de confiance de Bah Ahmed, rue el Kamouni. Moins artistique sans doute que les précédentes, elle est comme le triomphe des parfaits artisans de Meknès. Le pro¬ priétaire en a été l'architecte. Comme les choses d'ici, elle a été con- Palais Ben Ani. Cl. Beaux.-Arts. 140 MEKN.ÈS Un balcon de bois supporte un, deuxième étage avec de délicates arcatures de bois. Un bain maure est attenant. Cette maison, construite entièrement par des ouvriers de Meknès, abrite cinquante-quatre personnes. Parmi les curiosités de Meknès. les marchés peuvent se rattacher à l'histoire de l'art à cause de leurs industries. On ne manquera pas de. v^sk te el^ d'un beau caractère architec- Tapis Berbère de la tribu des Beni M'Guild. CI. l'Art et les Artistes. tU1"al aVeC leUrS Patres et leurs plafonds de bois, qui abritent de solennels marchands, vendeurs d'étoffes, de cafetans, et parfois de magnifiques tapis berbères à losanges. Au point de vue des industries indigènes, Meknès peut être considérée comme un faubourg de Fès. Cependant Meknès n'a ni faïenciers, ni tis¬ seurs de ceintures, et les découpeurs de zelliges y sont peu nombreux. Les plâtriers, les menuisiers et les peintres y sont particulièrement habiles. Le « mouallem » Ilamadi, qui jouissait à Meknès d'une grande réputation, passait pour avoir retrouvé le secret des nids d'abeilles et des LA VILLE ANCIENNE 141 étoiles ciselées en plein bois, perdu depuis des siècles. Il possédait les traditions d'un peintre de Tétouan, Jebli, dont il était l'élève. Les riches Meknassi le firent beaucoup travailler, au lieu de faire venir à grands frais des peintres de Tétouan. Il forma également des peintres à Fès, dans sa famille ; il est en somme l'auteur de cette renaissance picturale que Mmc Réveillaud connaît bien et qu'elle a tenté de faire revivre de nos jours. En 1918, j'ai causé avec le plus ancien des peintres, un ouvrier ■calme et absorbé, Si Mohammed Doukkali, qui travaillait devant ses petits bols contenant du rouge, du noir, du vert, du jaune, du bleu et du blanc, et qui faisait naître, devant mes yeux, des bouquets de fleurs qu'il traçait avec un extraordinaire pinceau carré que lui tendait un enfant accroupi. Il est enfin, autour de l'enceinte de Meknès, quelques monuments qui présentent un certain intérêt. Bab el Khemis, porte moins majestueuse que Bab el Mansour, mais architecturale et surtout très riche de couleurs avec sa grande inscription noire, des écoinçons noirs à cartouches verts, une bordure verte dessinée par des ornements curvilignes ; à l'entrée de la ville, sur la route de Rabat, la porte de la cité détruite que les récoltes recouvrent aujourd'hui et que La Zaouia de Sidi ben Aïssa. Cl. Ct Larribe, d'après Bertrand, éd. Paris. 142 MEKNÈS paissent les moutons, forme un décor charmant, une porte ouvrant sur le néant. Un peu plus loin, toujours sur la route de Rabat, la Kasbet de Sidi Saïd, un des patrons de Meknès, avec sa rposquée du xviii'-' siècle, son portail à vieux zelliges, sa qoubba, le tronc cassé d'un palmier, d'antiques plants d'oliviers, forme vraiment une pittoresque « fabrique », comme eussent dit nos vieux peintres. Sur le dos de la colline, un peu plus au nord, se tient le pittoresque marché aux bestiaux et aux chevaux, où affluent les srens de Zerhoun. 7 <_> Sidi Aïssa, le patron des Aïssaoua et de Meknès, s'élève sur un plateau rocailleux, où il y a une grande qoubba de tuiles vertes à bandeau ocré, de vieux oliviers, un cimetière où de simples pierre.s marquent les tombes parmi les rochers. Là dorment des pèlerins en loques ; un marabout ruiné rappelle le souvenir de tombeaux mérinides. Bab Berdaïn, une porte d'un grand caractère, dont l'arc triomphal encadre le minaret de la mosquée du même nom : un coin de Meknès très intéressant et dont le bastion militaire, la porte ornée de zelliges, la grande cour, les logements pour les gardes, évoquent au plus haut point le souvenir de Moulay Ismaïl. Bab Siba, une petite porte, forte et prudente, qui regarde la campagne, toute rongée comme par la rouille du temps, où l'on accrochait jadis les têtes des révoltés. Le lieu dit Taoura est un ravin, planté d'oliviers, où vivent, sous des huttes couvertes de chaume, les potiers dont les fours laissent échapper ces volutes de fumée qu'il est doux de regarder le soir, dans l'or éteint du soleil couchant. Le vieux pont surélevé, el Kantara Berdoua, avec ses arches ornées de filets et de cartouches verts, dont la frise est formée de créneaux jaunes et de rinceaux, présente un spécimen intéressant. La vue qu'il donne, d'un côté sur les vieux moulins, les jardins Slaouia et les oliviers, de l'autre sur le quartier des potiers, est bien pittoresque. Nous y évo¬ quons involontairement la vieille cité de Mecnas le Berbère, au temps où « tous les vergers qui entouraient ces bourgades se joignaient les uns aux autres sans laisser la moindre interruption » [Rawdh el-hatouri). Mais surtout les environs de Meknès et la campagne du Zerhoun nous présentent une suite de paysages antiques d'une sobre beauté, qu'un vizir poète associa à celle de la ville (Ibn el-Khalid) : « Elle n'a pas besoin d'autre témoignage, si elle veut prétendre à la palme de la beauté, que sa proximité du Zerhoun, Tête de jeune Berbère trouvée à Volubilis. Cl. Beaux-Arts. LA VILLE ANCIENNE .43 « Cette montagne dont les flancs sont sans cesse sillonnés par des éclairs et dont les eaux pures s'épandent en sources : « On dirait un Berbère qui disparaît au milieu d'une forêt de figuiers et d'oliviers... » Cette campagne nous révèle beaucoup de choses sur la ville, née de cette plantureuse région, au printemps surtout, quand la vive et tendre verdure s'étend à l'infini, quand le pays est couvert de fleurs, quand les paysans grattent les immenses pièces d'une terre noire et ocreuse, où l'on a tiré profit de tout, où rien n'est perdu. Et l'œil glisse sur ces grands espaces, sur ces longues croupes formant autant de plans différents, gris puis bleutés à l'horizon, sur les escarpements du Zerhoun où nous reconnaissons un vrai paysage italien, avec des villages dont les cubes blancs brillent comme des bijoux. C'est le pays de la terre et des paysans. Tout y est déjà construit, solide, réel. Et les grands oliviers y plantent le décor naturel de l'idylle antique où le paysan berbère, vêtu de court, avec son grand chapeau, nous semble quelque colon romain. CHAPITRE III VOLUBILIS Les ruines de Volubilis (Ksar Faraoun disent les indigènes, qui tenaient toutes les villes antiques pour des villes d'origine égyptienne) se trouvent sur le versant occidental du Zerhoun Là sont les vestiges romains les plus importants que le Maroc ait conservés. La ville de Volubilis se trouvait à l'extrémité de la route romaine (une piste?) qui partait de Tanger, et dont l'autre branche tou¬ chait surtout les villes de la côte : Zilis (Arzila), Lixus (Loukkos), Fri- gidse, Sala (Salé) et la station Ad Mercurios, le point le plus avancé dans la région de Rabat. Car l'occupation romaine au Maroc fut quelque chose d'assez superficiel. Les Romains tiraient de la Tingitane du blé surtout, des raisins, des bois rares, des chevaux vifs, des ânes petits et trotteurs, du miel, de la laine pour faire ces tapis que l'on nommait déjà berbères i. A environ quatre heures de mule de Meknès, à deux heures à peine en automo¬ bile. La maison où le chien a été découvert. Cl. Beaux-Arts. VOLUBILIS 145 (stragula m aura). Ils y péchaient aussi le thon etles poissons de rivière-. Mais dans la série monétaire des cités romaines du Maroc, l'attribut le plus répandu est l'épi de blé. Et, comme nous, Rome avait éprouvé la qualité des soldats marocains. Elle occupait le Maroc militairement pour assurer la défense de ses frontières, tant en Espagne que dans l'Afrique du Nord. Rome était entrée au Maroc pour les mêmes raisons que nous. Le Procu¬ rateur avait sa résidence à Tanger : Volubilis, la ville frontière, et Toco- losida, le poste, étaient les remparts extrêmes dressés contre les Berbères. Les troupes auxiliaires des Romains étaient formées de soldats armés à la légère, de cohortes mixtes, c'est-à-dire à pied et montées, de nombreux cavaliers.- A partir du iiT siècle, ces troupes étaient recrutées sur place et; pouvaient comprendre1 une dizaine de mille hommes, formations assez semblables à nos goums. Elles étaient commandées par des préfets, dont les attributions et le rôle étaient analogues à ceux des officiers de ren- geignements. Des cavaliers maures servirent hors d'Afrique dans les armées de Trajan et de Marc-Aurèle : la colonne Trajane nous a conservé la physionomie des cavaliers qui prirent part à la guerre de Dacie. On les voit charger l'ennemi sur leurs petits chevaux qu'ils montent, sans selle et sans bride, ayant pour tout vêtement une pièce d'étoffe enroulée autour du corps, une sorte de tunique serrée à la taille. Ils portent des boucles de cheveux frisés assez longs; comme armes, ils ont une lance et un petit bouclier. Lucius Quietus, un de leurs chefs, appartenait même à une région insoumise aux Romains. Ses exploits le portèrent à la préture ; il obtint le consulat et devint gouverneur de la Palestine. Et les Romains firent un usage de plus en plus étendu des troupes indigènes, des soldats colons, propriétaires de terrains qu'ils étaient chargés de défendre. C'est à Volubilis qu'on peut le mieux se rendre compte de ce que fut au Maroc une ville romaine. L'enceinte, flanquée de tours rondes, dont on peut reconnaître quatre portes, avait un développement de 4 500 pas. Nous pouvons y con¬ templer encore des places, des rues, des maisons, des fontaines ; suivre le Decumanus Maximus jusqu'à l'Arc de triomphe, tourner dans la direction du Forum, voir les bases des statues qui l'ornaient, la plate-forme qui servait sans doute de tribune aux harangues, les bureaux, la piscine ; nous arrêter aux boutiques qui s'élevaient de chaque côté du Cardo Maximus, visiter la maison où fut trouvé le chien de bronze, la grande habitation circulaire aux nombreuses colonnes ; parcourir des voies secondaires bordées de maisons d'où l'on exhuma la statuette d'Hercule, celle que décoraient des mosaïques à sujets. Et çà et là, nous xo I46 VOLUBILIS rencontrons des pressoirs, des cuves, des magasins destinés à recevoir des céréales, qui attestent qu'ici, de tout temps, ont poussé le blé, l'olivier, la vigne. Nous reviendrons un peu en détail sur les deux importants monuments que sont l'Arc de triomphe et la Basilique. Mais il faut dire, tout d'abord, que Volubilis a servi très longtemps de carrière, qu'on y a tiré la pierre, les colonnes, les chapiteaux qui sont entrés dans les constructions de Meknès. Et c'est ce qui explique la ruine de ces ruines. Elles ont été visitées en 1720 par un Anglais, John Windus, qui a relevé le profil de certains monuments. L'Arc de triomphe fut construit au IIIe siècle de notre ère en l'honneur de Caracalla, par le gouverneur de la Province, Marc-Aurèle Sebastène, pro¬ curateur de la Tingitane. Le dessin donné par John Windus montre qu'il a perdu son arc, et tout air de triomphe. Il est orné de motifs géométriques ; on y distingue encore un bouclier figurant un centaure, un candélabre surmonté d'une victoire, un génie qui de sa main droite tient une palme et de l'autre présente une couronne, une corne d'abondance. Il faut, par la pensée, restituer la haute inscription au-dessus de la corniche et, pour couronner l'ensemble, l'attelage de six chevaux de la victoire, semblablè à celui de l'arc de Septime Sévère à Rome. Cette pauvre ruine devait Cl. Beaux-Arts. L'Arc de triomphe. VOLUBILIS 147 alors donner une magnifique impression de la force de l'Empire, dans cette ville frontière, aux Berbères du voisinage qui l'apercevaient ; car ils venaient à Volubilis faire des achats, contracter des enrôlements. Et l'arc, aujourd'hui ruiné, de Volubilis demeure un lieu de méditations. Ce n'est pas la valeur artistique des choses qui nous retient ici. Mais un grand lieu solitaire, un âpre paysage du Maroc, au milieu des pierres Le Forum. Cl. Beaux-Arts. brûlantes; sur la terre des Berbères (Barbari), la citadelle dernière de Rome affirmant les principes de sa politique et de la raison par le triomphe militaire. Tel est le sens du grand arc délabré, ouvert sur la plaine, et qui ferait désespérer de la raison, car il n'en reste que des pierres dans une solitude. La Basilique était, en général, un vaste édifice où les magistrats ren¬ daient la justice ; dans les villes secondaires, comme à Volubilis, elle abritait la réunion des magistrats de la cité, les assemblées du Conseil Municipal. Elle était édifiée sur le Forum où se groupaient les princi¬ paux édifices, le centre des affaires et du change, le marché en un mot. Le Forum est ici de dimensions restreintes et pouvait bien ressembler aux marchés indigènes que l'on voit dans cette région. On y accède par un esca- 148 VOLUBILIS lier et l'on rencontre la longue plate-forme qui servait sans doute de tri¬ bune aux harangues ; là on prononçait les discours et on lisait les proclamations impériales. Une inscription, qui remonte à l'année 196 de notre ère, donne à penser que Septime Sévère, le premier Africain parvenu à l'Empire, visita Volubilis et qu'il contribua sans doute à embellir le Forum. Il était décoré des statues des principaux persom Une inscription. Cl. Beaux-Arts. * nages de la cité qui avaient exercé de hautes fonctions ou s'étaient distingués par leurs libéralités. Sur la base de ces statues, qui ont disparu, on lit les inscriptions qui nous révèlent le peu que nous savons de l'histoire locale de Volubilis. La Gens Cœcilia est la famille la1 plus souvent nommée. On y trouve le nom de Marcus Valerius Severus; carthaginois d'origine, qui fut édile, suffète et décemvir, c'est-à-dire président du Sénat local. Il obtint de l'empereur Claude pour ses citoyens le droit de cité romaine et celui de contracter, avec des femmes étrangères, le mariage légal, en reconnaissance des services rendus VOLUBILIS 149 à l'Empire par des troupes indigènes lors d'une révolte de la Mau¬ ritanie, soulevée par Edémone. La femme de Severus, Eabia Bira, était la fille d'un indigène, Izelta, d'origine par conséquent Berbère. Ce fut •la première flamine de Volubilis. Une autre flamine, Aemilia Sextina, était une Gauloise, originaire de Vienne, mariée à Mammius Maternus, commandant de la cohorte des Asturiens et des Galliciens : témoignage qui fait remonter bien haut l'origine des souches espagnoles dans le Maroc romanisé. Et d'autres inscriptions attestent le séjour d'un déta- Chien de bronze trouvé à Volubilis. Cl'. Beaux-Arts. chement de soldats originaires de la Grande-Bretagne, le culte de Mitra à côté de celui d'Isis... Signalons enfin, sur le cardo et la voie décumane, plusieurs maisons assez bien conservées ; celle où l'on a trouvé le chien de bronze ; une autre grande maison, plus somptueuse encore, ornée de la moitié infé¬ rieure de la statue du patron : il se tenait debout près des rouleaux de parchemin qui constituaient une partie de sa bibliothèque, là où de petits bronzes ont été découverts. Volubilis, visitée et explorée par Charles Tissot, ministre de firance à Tanger en 1874, par M. de là Martinière en 1888-1890, a été en quelque sorte ressuscitée par l'archéologue plein de science, de soin et de goût qu'est M.Louis Châtelain, officier blessé pendant la guerre et attaché au service des fouilles depuis 1916. Les prisonniers de guerre allemands ont VOLUBILIS été ses ouvriers, attestant ainsi la victoire de la France et les travaux paci¬ fiques de l'héritière de Rome. Les pièces les plus précieuses de ces fouilles sont au Musée de Volubilis. On 3^ voit une quantité de monnaies, de lampes, d'ustensiles de toutes sortes, une mosaïque figurant une scène de pêche et une scène de cirque, un fragment délicat de marbre repré¬ sentant des mains d'un modelé parfait, une petite Vénus en ivoire, un grand bras en bronze (on fondait le bronze à. Volubilis où l'on a retrouvé un creuset) qui appartenait à l'image d'un empereur ou d'un dieu, un mor¬ ceau de la tète d'Antonin le Pieux dont la statue se dressait dans l'une des absides de la Basilique, le jarret d'un cheval qui devait sans doute orner le groupe qui surmontait l'Arc de triomphe, un beau pied de femme, un bras de fauteuil à gueule de lion, une statuette d'Hercule. Un chien de bronze, d'une fort belle exécution, garde de la maison prêt à bondir; un Eros, un Mercure ; un éphèbe à cheval d'un style admirable, original ou réplique de la meilleure époque de l'art grec ; une tète remarquable de marbre,' dite du Jeune Berbère, sont les morceaux les plus achevés, exhumés jusqu'à ce jour, Objets précieux, témoins d'une vie de garnison et d'affaires où la grâce et la volupté eurent leur part. Ils sont bien étranges à contempler ici, dans le petit musée plein d'ombre, en ce pays fruste où l'épi éclate sous le soleil de feu. ft"; ; Cavalier de bronze trouvé à Volubilis. Cl. Beaux-Arts. CHAPITRE IV MOULAY IDRIS Moulay Idris, ville sainte, est ce pittoresque et grand village, le triangle de cubes blancs accroché à la pente du Zehroun qu'on aperçoit à l'horizon quand on parcourt les ruines de Volubilis. Ce n'est pas, à vrai dire, une ville d'art. Mais c'est la cité qui nous donne aujourd'hui la plus exacte idée du vieux Maroc (car aucun juif ou étranger ne peut s'y fixer) ; celle qui, à coté de la ville romaine, nous montre l'autre puissance qui tenta de soumettre, et par la force et par la doctrine, legroupe Berbère anarchique. Où Rome n'a point réussi, l'isla¬ misme ne fut guère plus heureux, car il ne s'implanta qu'à la faveur des schismes, en laissant subsister les traditions païennes, les superstitions Moulay Idris. Vue générale. Ci. Beaux-Arts. 152 MOULAY ID RIS locales, le culte des saints, beaucoup d'antiques survivances. Le dernier grand sultan du Maroc, Moulay Hasan, a campé ici à Ksar Pharaoun ; il était allé faire le saint pèlerinage de Moulay Idris quand il fut attaqué par la harka des Berbères. Comme le crépi blanc qui recouvre les maisons de la ville sainte que nous apercevons dans son décor d'oliviers, l'islamisme est le simple revêtement qui couvre uniformément le monde Berbère, sans modifier les âmes frustes, anarchiques, des anciens montagnards, profondément attachés au sol. Et les conquérants Arabes qui venaient de si loin, des déserts du Hedjaz, se fondirent eux aussi dans ces populations. C'est à Ouaili (ancienne Volubilis) qu'Idris, cinquième descendant d'Ali, chassé d'Arabie par les Khalifes, fut accueilli et qu'il fut reconnu comme émir par les Berbères du voisinage qui se rallièrent à la religion du prophète, d'autant mieux acceptée qu'Idris se présenta en victime et en adversaire du pouvoir établi. Il transfère sa capitale dans la montagne et meurt en 793, sans.doute empoisonné par l'ordre des Khalifes. Son tombeau est vénéré dans la ville qu'il créa. Et son fils posthume, Idris II, né d'une mère Berbère, transporta sa capitale à Fès. Tels sont les grands souvenirs attachés à la petite ville blanche du Zerhoun. C'est le sultan Moulay Ismaïl qui donna l'ordre de démolir la qoubba primitive de Moulay Idris dans la Zaouia du Zehroun et d'acheter les propriétés l'avoisinant sur quatre faces pour les adjoindre au mausolée. Il la fit réédifier de façon magnifique. Travaux qui durèrent de 1719 à 1721. La cour passait pour n'avoir pas sa pareille à Fès. Le sultan y ordonna la prière du vendredi. En 1822, le sultan Abd er-Rhaman fit acheter la maison voisine de la coupole, entre ce monument et la Kaissaria; il la fit démolir pour 3*- annexer le terrain et réédifier une mosquée plus belle que l'ancienne (Kitab el-istiqsa). La qoubba du saint est garnie intérieurement de très belles céramiques dues au maalem Ben Maklouf, posées au temps du sultan Moulay Mohammed (1859-1873). D'une cour, qui domine la ville, on verra la mosquée du saint national du Maroc, qui est chaque année l'objet d'un grand pèlerinage, à l'oc¬ casion du moussem. Alors la blanche théorie des pèlerins serpente depuis Meknès jusqu'à la qoubba, remplit la petite ville, dans une éton¬ nante procession où tous sont confondus. Les tentes sont dressées sur les flancs des collines voisiqes. Et c'est une fête extraordinaire, pleine dé chants, de l'odeur des parfums et des sacrifices, du bruit des décharges de çqups de fusil. Le sultan s'y rend parfois. MOULAY IDRIS 153 A défaut du spectacle de cette fête, on contemplera le grand paysage de la ville sainte au milieu des oliveraies, le grandiose décor des mon¬ tagnes, une étonnante gorge, un marché pittoresque, mais surtout la ville unique du vieux Maroc, avec ses raidillons, ses chaussées qui sont des 154 MOULAY IDRIS rues, la chute des terrasses, la pyramide que forment tant de maisons secrètes, parmi lesquelles les toits verts de la majestueuse qoubba et de la mosquée brillent de l'éclat d'un étonnant émail vert, cuit et recuit par tant de vieux soleils, Moula)^ Idris, la sainte cité où la vie est comme miraculeusement suspendue depuis des siècles. Moulay Idris. — Le Souq. Cl. Ct Larribe, d'après Bertrand, édit. Paris. BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALITÉS. — DESCRIPTIONS Larribe (Ct), Album de Photographies. 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Patio de la maison en ruines du Pacha Ali ben Abdallah Plan du Palais du Sultan à la Qaçba Palais du Sultan à la Qaçba. Qoubbat el-Boukhari Palais du Pacha Ahmed ben Ali Riad du Palais du Sultan à la Qaçba de Tanger Le Bit el-Mal Porte est de la Qaçba dite « Bab el-Aça Murailles proches de Bab Mahrouq . . Bab Fethouh et le Zahlar à l'horizon . . Une échappée sur Fès el Bali TABLE DES ILLUSTRATIONS Fès. Médersa Sahridj. Deuxième travée de la'façade à droite en entrant Là harka du Sultan CI. J. de La Nézière Fès. — Médersa ech-Cherratin. I5S TABLE DES ILLUSTRATIONS L'oued Fès à l'intérieur de Fès el Bali 27 Une partie de l'oued Fès à Bab ed Dekaken 28 Vestiges des tombeaux des Mérinides 29 Mosquée el Attarin 31 Murs d'enceinte de Bou Djeloud et l'oued Fès 33 F"ès el Bali î 35 Le Sultan des Tolba sous son parasol 37 Entrée de la salle principale de la Médersa Mesbahya 39 Médersa Bou Ananiya. Chaire à prêcher 40 Médersa Sahridj 41 Médersa el Attarin. Mirhab et lustre 43 Médersa Bou Ananiya. Angle de la cour et minaret 44 Médersa Bou Ananiya. Canal devant la mosquée pour les ablutions 45 Plan de la Médersa Bou Ananiya, dressé par M. Pauty 46 Médersa Bou Ananiya. Porte centrale de la façade 47 Médersa Bou Ananiya. Intérieur 49 Timbres de l'horloge delà Médersa Bou Ananiya 50 Médersa des Cherratin 51 Médersa des Cherratin. Heurtoir 52 Mosquée et minaret Moulay Idris 53 Mosquée El Qaraouiyin. Bassin central dans la cour principale 55 Mosquée El Qaraouiyin. Vue d'ensemble de la cour centrale 57 Plan de la Qaraouiyine, dressé par M. Jourdan 59 Mosquée El Qaraouiyin. Pavillon aux ablutions 61 Mosquée de Moulay Idris. Le tronc des offrandes 62 Mosquée de Moulay Idris 63 La petite rue contournant la mosquée de Moulay Idris 64 Mosquée El Andalous 65 Faïence de Fès 66 Palais du Sultan. Jardin de la Ménagerie 67 Dar Adeiel 69 Jardins de Bou Djeloud 70 Dar el Beida. Entrée du cabinet de travail du Résident général 71 Dar Batha 72 Dar Menebbhi (Collège musulman) 73 Palais d'El Mokri 74 Dar Jamaï (Hôtel Transatlantique) 75 Pavillon Sidi Mohammed ben Abdallah à Bou Djeloud 76 Fès el Djedid et le Mellah . 77 Le Sultan Moulay Youssef recevant l'hommage dans le Mechouar 78 Grande Mosquée de Fès el Djedid 79 Mosquée des Chrabliyn de l'époque mérinide sur la Taala 81 Fontaine et souq des Nejjarin 83 Souqs de Fès 85 Faïences et plats de Fès 86 Poteries berbères ' 87 Un plafond de Fès (Médersa ech-Cherratin) 89 Une lanterne de Fès 90 Broderie moderne de Fès 92 Ceintures de Fès 93 Marabout de Sidi bou Beker ben el Rabi 94 Cimetière de Bab Fetouh 95 Bab Ed-Dekaken et l'oued F'ès 96 Cascade de l'oued Fès 97 Boîte à Coran 98 Porte des Chorfa 99 TABLE DES ILLUSTRATIONS 159 Meknès. Vue dessinée en 1720 pour la relation du commodore Stewart 100 Meknès. Quartier des potiers 102 Vue générale de Meknès 105 Bab Berdaïn et minaret 111 Dar El Makhzen. Couloir . . . . - 113 Pavillon dans le jardin d'Essai 115 Bab Mansour . 117 L'Ambassade marocaine à Versailles 119 La grande pièce d'eau du Palais , 123 Dar El Makhzen 127 Audience donnée parle Sultan aux Religieux Rédempteurs. .......... 129 Ruines d'un grenier de Moulay Ismaïl, dit les Ecuries 131 Bab el Khemis 133 Maison du mothasseb 135 Une rue du vieux Meknès 136 Djama Zitouna 137 Palais Ben Ani 139 Tapis berbère de la tribu des Beni M'Guild 140 La Zaouia de Sidi ben Aïssa '...... 141 Tête de jeune Berbère trouvée à Volubilis 143 La maison où le chien a été découvert 144 L'Arc de Triomphe 146 Le Forum 147 Une inscription 14S Chien de bronze trouvé à Volubilis 149 Cavalier de bronze trouvé à Volubilis 150 Moulay Idris. Vue générale 151 Moulay Idris. La Qoubba et la ville 153 Moulay Idris. Le Souq 154 Fès. Médersa ech-Cherratin 157 Faïence de Fès 159 Tanger. Souq el-Barra 160 Faïence de Fès. Tanger. — Souq el-Barra. ci.Beaui-A.u. TABLE DES MATIÈRES Introduction i Tanger 9 Fis • 21 Chapitre I. — L'Histoire de Fès 23 — II. — L'Université de Fès et les Médersas 37 —- III. — La Villè sainte de Fès 53 — IV. — Fès sous les dynasties chérifiennes 67 — V. — Fès ELDjedid 77 Meknès 99 Chapitre I. — Histoire de Meknès 102 — II. — La Ville ancienne 135 — III. — Volubilis 144 — IV. — Moulay Idris 151 Bibliographie 155 Table des Illustrations 157 ÉVREUX. IMPRIMERIE CH. HÉRISSEY. 564. \ Rabat. — Au premier plan, le minaret d'Hassan. ci. Beaui-Arts. RABAT Au point de vue de l'histoire de l'art qui nous occupe, Rabat n'est pas une ville simple. Elle est la réunion de trois villes, d'âge très différent, dont le romantique décor a été brossé de façon inoubliable par Jérôme et Jean Tharaud1 : « A l'embouchure d'un lent fleuve africain où la mer entre largement « en longues lames frangées d'écume, deux villes prodigieusement « blanches, deux villes des Mille et Une Nuits, Rabat el Fath, le Camp « de la Victoire, et Salé, la barbaresque, se renvoient de l'une à l'autre « rive, comme deux strophes de la même poésie, leurs blancheurs et leurs « terrasses, leurs minarets et leurs jardins, leurs murailles, leurs tours « et leurs grands cimetières pareils à des landes bretonnes, à de vastes « tapis de pierres grises étendues au bord de la mer. Plus loin, en « remontant le fleuve, au milieu des terres rouges, rouge elle aussi, i. Rabat ou les Heures Marocaines, 1918. 2 RABAT « s'élève la haute tour carrée d'une mosquée disparue. Plus loin encore, « encore une autre ville, ou plutôt les remparts d'une forteresse ruinée « qui maintenant n'est plus qu'un songe, un souvenir de pierre dans un « jardin d'orangers. Et de Rabat la blanche à la blanche Salé, par-dessus « le large estuaire du fleuve, de la solitaire tour de Hassan à Chella la « mystérieuse, c'est, du matin au soir, un lent va-et-vient de cigognes « qui, dans la trame de leur vol, relient d'un fil invisible ces trois cités « d'Islam ramassées dans un étroit espace, ces blancheurs, ces verdures, « ces eaux. « Est-ce mon imagination ou mes yeux qui voient dans cet endroit « un des beaux lieux du monde ? Pareil aux grands oiseaux, mon regard se ' o « pose tour à tour, sans j amais se lasser, sur toutes ces beautés dispersées. » Orienter le visiteur dans ces trois villes, où les dynasties du Maroc ont toutes laissé quelques monuments remarquables, tel est le simple objet des lignes qui suivent. Mendiant de Rabat. ci. Pierre. i Chella. Cl. Beaux-Arts. CHAPITRE PREMIER CHELLA Chella était la vieille Salé, Sala el qâdima, qui a précédé la Salé actuelle. Non loin de l'embouchure d'un fleuve poissonneux qu'une barre protège contre les incursions des pirates, dans un ravin qui abrite des cultures, où jaillit une eau abondante et claire, Chella est un lieu élu pour de très anciens hommes. Son nom, qui apparaît pour la première fois dans l'histoire musulmane au VIII0 siècle, semble bien la déformation du nom de Sala Colonia. Cet établissement romain est cité, vers l'an 39 de notre ère, par Pomponius Mêla ; Pline nomme à son tour Voppidum Sala ejusdem no mini s fluvio impositum : « le poste de Sala qui com¬ mande le fleuve du même nom ». Ce ne sont pas là des conjectures de phi¬ lologue. A Chella, on croit reconnaître des voûtes en pierre de grand appa¬ reil soutenant un canal d'où jaillissent les eaux de l'Aïn-CheHa; divers débris antiques ont été identifiés par Tissot; au lieu dit le cimetière de Chella, non loin de la porte des Zaër, on a retrouvé des lampes gros- 4 RABAT sières, des poteries communes, des objets provenant de tombes modestes, et aussi quelques bijoux; l'une de ces sépultures est celle d'un juif hellé¬ nisé originaire d'Alexandrie. Chella était une ville berbère assez importante quand Moulay Idris vint y combattre la secte hérétique des Berghouata dont le royaume s'éten¬ dait jusqu'à l'Oum er Rebia (788). Elle passa des mains des Zenata (Xe siècle) dans celles des Beni-Ifren qui en firent le centre d'unro3mume Chella. Gl. Beaux-Arts» de ce nom. Il est détruit par les Almoravides au xic siècle; Chella est, déjà, une ruine. L'Almohade Yacoub el Mansour reconstruisit, dit-on, ses murs, un palais, un hôpital, une mosquée, des casernes (XIIe siècle). Mais de tout cela, que reste-t-il ? Ne sommes-nous pas, déjà, dans la légende ? Comment Chella devint la chapelle mortuaire des Mérinides, au XIIIe siècle ? C'est un fait, attesté par de nombreux textes de chroni¬ queurs. Salé, tombée entre les mains des Beni-Merin, en 1260, fut assu¬ rément une ville qu'ils chérirent à l'égal de Fès. Un texte de Léon l'Afri¬ cain, vaut d'être remis sous les yeux du lecteur, puisqu'il nous fait faire indications de Léon l'Africain appellent une critique très sérieuse, car ce CHELLA . 5 la visite de Chella et de ses trente-deux tombeaux, en 1509; mais les RABAT qu'ilnous dit résulte d'une confusion entre Yacoubel Mansour, l'Almohade, . et Yacoub el Mansour, le Mérinide : « Salla est une petite cité, édifiée anciennement par les Romains au- « près du fleuve Buragrag, distant de la mer Océane environ deux milles, « et deRabato, un mille; tellement que si quelqu'un veult s'acheminer à « la marine, il faut qu'il passe par Rabato ; mais elle fut détruite et ruinée « par les hérétiques. « Quelque temps après, Mansor redreça les murailles, et il feit bâtir « un bel hôpital et palais (sans doute l'hôtellerie près de la grande porte « de l'enceinte) pour retirer ses soldats. Semblablement, érigea un « sumptueux temple, une sale fort magnifique enrichie de mosaïques Porte intérieure de Chella. Cl. Beaux-Arts. J.HAlHAUTtc Pénétrons à notre tour dans cette cité des morts mérinides ; ne cher¬ chons pas, devant ce charmant et chevaleresque paysage, à préciser des notions archéologiques, qui ne sont peut-être pas plus assurées que les légendes du Sultan noir, des saints et des religieux qui y fleurirent 8 RABAT comme autour d'une fontaine miraculeuse de Bretagne. Tenons-nous-en à ce que nous avons sous les yeux, tout en rendant grâces à MM. Henri Basset et E. Lévi-Provencal qui ont eu le mérite, qui n'est pas mince, de nous orienter dans ce dédale de la légende et de l'histoire. Chapelle funéraire d'Aboul Hassan. — Revêtement extérieur dit vulgairement " le tapis ". Cl. Beaux-Arts. Quand on a franchi la porte des Zaër et dépassé les vieux murs almo- hades, roux, corrodés, dont la suite est rompue par des tours carrées, un grand bled monotone s'étend devant nous. Une échancrure sur la gauche : c'est la vallée du Bou Regreg que dominent des falaises aux reflets de velours. Devant nous, une étrange qaçba ruinée avec une porte monumentale, ouvragée à l'égal d'un monument persan, d'un type qui ne se retrouve pas ailleurs au Maroc, sauf à Fès, et dont les poternes cré- CHELLA 9 nelées dressent vers le ciel comme une main gigantesque. Cette cité ruinée, qui fait penser parfois à Carcassonne, mais qui, dans la nuit, au clair de lune, évoque surtout un burg dessiné par Victor Hugo, ce grand site romantique, c'est l'enceinte mérinide de Chella. Une porte triomphale ouvre sur la cité morte, certainement une des belles choses qui soit demeurée du temps des Beni-Merin dans le type de l'architecture mili¬ taire. (Elle donne le nom d'Aboul Hassan et la date de 1339.) Deux tours octogonales, à plate-forme supérieure quadrangulaire, l'encadrent, avec leurs encorbellements en nids d'abeilles. L'ogive de la porte avec son double encadrement, ses inscriptions en caractères coufiques, ses coquilles sur des palmes que dessinent des lichens dorés, sa chaude couleur de rouille, tout cela forme un ensemble robuste, gracieux et insolite. A Fès, les Mérinides ont orné de grâce la science austère ; devant cette porte guerrière, on pense qu'ils ne dédaignaient pas de parer la diplomatie et la guerre des prestiges de la poésie. Après avoir franchi la porte en baïonnette, on pénètre dans un suave vallon et, derrière les haies de cactus, la chevelure des roseaux, parmi la pâle verdure des oliviers, émerge un charmant minaret, à haute lan¬ terne, tout pailleté de vieux émaux. Comme fond, le fleuve, les marais, les collines aux reflets veloutés. Suivons le chemin caillouteux dont les galets roulent sous le pied (la légende y voit les plus anciens habi¬ tants delà cité). Sur un tertre, à droite, des qoubbas parmi les oliviers : d'abord celle de Sidi el Hassan el Iman, presque au bord du chemin ; Sur les tombes de Chella. Cl. Pierre. 10 RABAT celle de Sidi Ameur el Mesnaoui, qui passe pour recouvrir le tombeau d'un roi mérinide, à flanc de coteau. La plus considérable, reconnaissable à son bandeau d'ocre rouge, est celle de Sidi Yahia ben Younes, saint per¬ sonnage, tout à fait inconnu des hagiographes marocains, qui vivait 40 ans avant le prophète, un non- musulman, probablement Berghouata, sorte de 11^ j les tortues fumilieres miers l'Islam au Maroc. Le minaret de Chella. n. Be>ux„Arts Les mosquées, les cha¬ pelles funéraires ruinées, les tombeaux mérinides sont actuellement entourés d'une murette : enclos rempli du chant des oiseaux, gardé par quelques mystiques vivant sous un toit de roseaux ou à l'abri d'un vieil arbre. Quand on y pénètre, on est tout d'abord saisi par cette lutte de l'arbre et de la ruine, du végétal et de la pierre. Des colonnes de marbre jonchent le sol parmi les iris; partout des tombes. Une longue allée, plantée d'orangers, encadrée de filets d'eau, un massif de bananiers, une vasque carrée, des substructions CHELLA il dont on ne sait pas l'âge : là se retrouvent les joueurs de petite guitare, les buveurs de thé, les chanteurs de chansons nasillardes. Et l'on a devant soi le revêtement extérieur de la chapelle funéraire d'Aboul Hassan, qu'on nomme ici vulgairement le tapis, un magnifique morceau d'archi¬ tecture du xiv° siècle, d'une si belle couleur rousse. Une première mosquée, celle d'Aboul Hassan, se reconnaît à son plan, et surtout à son mihrab; des arbres l'étayent. Un endroit étrange, comme l'antre de la sorcière, est le trou aux génies, une flaque d'eau croupissante : Moulay Yacoub ou le Sultan noir. Les branches d'un gigantesque ricin recouvrent son eau verdâtre et sont garnies de petits morceaux de haïks attestant la présence des fidèles. Dans la minuscule cour de la mosquée, une porte très délabrée est ornée de brillants émaux noirs et vert persan du plus beau style. Mais le charmant minaret est toujours debout, avec Mosquée d'Abou Youssef. — Porte décorée de mosaïques. Cl. Beaux-Arts. 12 RABAT ses belles arcades à colonnettes de marbre, ses fleurons de vieux zelliges, son lanterneau qui porte un nid de cigognes. Par ses justes proportions, ses couleurs à la fois brillantes et douces, c'est un chef-d'œuvre de mesure, digne en tous points des célèbres minarets de Tlemcen. On voit, un peu plus loin, les ruines d'une deuxième petite mosquée très enterrée, précédée d'une cour, qui est un peu plus ancienne, celle d'Abou Youssef Yacoub. Leschapelles funé¬ raires sont entre les deux mosquées ; la seule qui subsiste, et qui paraît bien avoir été la plus brillante, est celle d'Aboul Hassan. Des tombeaux dénom¬ brés par Léon l'Africain, bien peu subsistent. Ces nobles marbres, qui nous rappellent par leur forme une très longue bière, ornés seulement de beaux carac¬ tères épigraphiques et de fleurons délicats, posés à même la terre, ont été dis¬ persés, volés. On peut lire encore, dans la qoubba, l'épitaphe d'Aboul Hassan (1351), dont la pierre est Mosquée d'Abou Youssef (écoinçon de la porte). brisée en deux: ci. de La Nézîère. « Ceci est le tombeau ce de notre seigneur et de « notre maître, le souverain, l'iman, l'émir des Musulmans, celui qui a « fait triompher la religion', le guerrier qui a combattu dans la voie du « Seigneur des deux mondes, Abou Saïd, fils de notre maître, le sultan... « Abou Yousof Yacoub fils d'Abd el Haqq. Puisse Allah Dieu sanctifier « son âme et fleurir sa tombe ! — Il mourut, que Dieu soit satisfait et « l'agrée! au djebel Entata, en 1351... il fut enterré à Marrakech, en « Louange à Dieu ! Ceci est le tombeau de notre maîtresse, la libre, la « pure, la pieuse, la sainte, mère du sultan, le khalife, l'iman, dont les « belles qualités et les nobles œuvres sont si fameuses qu'aucune langue « ne saurait les énumérer et la plume les décrire, notre seigneur l'Emir « des Cro}rants, celui qui met sa confiance dans le Maître des mondes, « Abou Inan, fils de l'Emir des Musulmans, Aboul Hassan, fils des « nobles et illustres khalifes et imans. Puisse Dieu l'admettre au plus « haut du Paradis et lui accorder la miséricorde et le pardon ! Elle « mourut en 1349... A ses funérailles assistaient les délégations de grands « personnages de l'Orient et de l'Occident. Veuille le Très-Haut donner CHELLA 13 « face de la mosquée d'El Mansour — Veuille Allah y faire chanter ses « louanges. Il fut ensuite transporté dans ce sanctuaire béni de Chella. « Puisse-t-il être couvert de la grâce divine et entrer dans le Paradis ! « Que Dieu répande ses bénédictions sur notre seigneur Mohammed et « sa famille et leur accorde le. salut ! » A quelques mètres au delà du précédent tombeau, on.lit l'épitaphe de Chems Ed Douha, soleil de la matinée* mo.rte en 1349 (Lalla Chella de la légende) : L'ancienne chambre d'ablutions, dite vulgairement la fontaine. Cl. Beaux-Arts. i4 RABAT « de la force aux ordres du sultan ! qu'il perpétue sa grandeur et ses « titres de gloire ; puisse-t-il être son guide et son soutien et lui accorder <«. la grâce du bonheur dans ce monde et dans l'autre ! » C'était une concubine chrétienne, convertie à l'Islam, qui paraît être comme la personnification des ruines. Et les enfants viennent, au jour de sa fête, se réjouir et s'asseoir sur la pierre de son tombeau. Pour tous les indigènes, c'est la femme du Sultan noir, c'est-à-dire de l'Almohade Les enfants à là fontaine. Yacoub elMansour, qu'ils reconnaissent dans le tombeau d'Aboul Hassan, qui était brun et fils d'une Abyssine. Car telle est la source de la confusion. Mais ici tout est légende. Légende de la ruine de Chella, légende des génies qui gardent les trésors, légende des animaux sacrés de la fontaine, légende du trou aux génies où les femmes viennent laver leur chevelure (car les démons s'y accrochent), légende du fabuleux Sultan noir. Chella, le vendredi, est un but de promenade pour les Marocains, qui ne sont pas indifférents à la grâce de ce paysage. La fête de Lalla Chella, une fois par an, remplit cette solitude de tous les indigènes de Rabat ; ils y viennent prier et passent surtout la nuit en réjouissances à la lueur CHELLA 15 de milliers de chandelles qui brillent particulièrement autour de la fon¬ taine sacrée. Avant de quitter ces lieux charmants, hors de l'enceinte mérinide de Chella, sur la colline de Sidi Mnina, il faut monter jusqu'aux trois marabouts qu'ombragent de vieux oliviers, et regarder un bien beau paysage : les vergers, les salines, l'oued dessinant un double coude dans la vallée, le rempart almohade de Rabat qui, noblement, couronne un grand éperon derrière lequel surgit la Tour Hassane et, dans le lointain, la blanche Salé. CHAPITRE II SALÉ Quand on a passé l'oued Bou Regreg — par le bac ou en barcasse — on entre dans un autre monde, blanc et recueilli. Nous sommes dans la religieuse Salé, que nous avions aperçue, des hauteurs qui dominent Chella, comme un léger lavis, tracé par quelques gouttes de gouache, d'où émerge un grand minaret roux. Dépassons les jardins, les vergers avec leurs norias qui grincent, des murailles grises, des champs où les nattiers font sécher leurs tapis et leurs bouquets de jonc ; pénétrons dans un souq plein d'ombre, où l'on vend des zerbia rayées de bandes noires et orangées, puis dans une kaïssaria où les gens de la cam¬ pagne achètent des cotonnades anglaises. Une longue rue, bordée de petites boutiques à auvents où l'on travaille le cuir, pavée de cailloux sonores où chevauchent des cavaliers, où passent, à grand'peine, les bêtes de somme chargées de couffins, mène à une place, qui est un marché en pleine lumière ; là sont rassemblés les badauds écoutant les chanteurs Cl. Guilleminot La barre. SALÉ 17 ou admirant les charmeurs de serpents. Tout autour, des boutiques de potiers , de petites épiceries ; un coin pour les vendeuses de pain accroupies, un autre pour les marchands de fruits. Des rues où se tiennent différents corps de métiers, les nattiers qui sont les plus nombreux, les tisserands, les ébénistes. Et d'autres rues très calmes, simples couloirs entre de hautes maisons, comme secrètes, et des jardins, abritent un monde religieux, recueilli, forment la cité musulmane, encore assez farouche', où l'on croise de dédaigneux croyants, pâles et blancs comme la ville, de beaux enfants ; et l'on dépasse des quartiers aristocratiques et pauvres à la fois, que prolongent d'autres jardins. Une perspective nous montre la ville en étages, neigeuse, que domine l'orgueilleux minaret ; une autre, la mer, une lande avec des qoubbas, des cimetières nostalgiques. Une fortifica¬ tion compliquée, des batteries avec de vieux canons de bronze, regar¬ dent l'océan : par les embrasures des fortins, où le vent du large vous fouette le visage, on découvre un paj^sage de Bretagne, de grands rochers noirs frangés d'écume ; on entend la plainte éternelle de la mer qui berce les morts, ces morts si nombreux qu'ils descendent jusqu'au sable de la grève. C'est l'antique Salé, Salé la barbaresque. CI. Pierre. Un jongleur sur la place de Salé. i8 RABAT Sur ce sable doré, sous ce ciel changeant, la légende a fleuri. Une tradition locale veut, par exemple, que Salé ait été construite par un fils de Noé; une autre attribue sa fondation à Alexandre le Grand, qui n'est jamais venu en ces parages. Et Léon l'Africain la dit édifiée par.les Romains. Il semble que la Salé actuelle serait un peu antérieure au XI0 siècle. Un certain Achara, chef au service de l'émir de Cordoue, fut auto¬ risé à venir s'installer à côté de Chella. Il arriva avec trois enfants, Une ancienne batterie de Salé. ci. Guiiieminot. sa femme et ses serviteurs, se fit construire une maison à l'endroit où se trouve aujourd'hui le quartier le plus ancien de Salé, là où s'élè¬ vent la grande Mosquée et la médersa mérinide. On y comptait trois quartiers au temps des Almoravides. La ville fut édifiée sur des terrains libres que les habitants occupaient sans formalité. Youssef ben Tachfine fit construire une nouvelle mosquée, la Djama ech Châba, ainsi nommée à cause des colonnes de marbre jaune qui y furent transportées de Chella, la plus ancienne des mosquées qui se trouvent à Salé. Les Almohades s'emparèrent de la ville en 1132. Abd el Moumen ben Ali restaura le château, le Dar ben Achra. Peu de temps après, des Berbères venus d'Ifrikia s'y installèrent, disséminés dans les jardins, enseignant aux habitants l'art de la culture et l'irrigation des vergers. SALÉ iq C'est en 1197, au temps même où il ordonnait de nouvelles constructions à Rabat, que Tacoub el Mansour fit bâtir à Salé la grande mosquée de la Tala. Ces travaux furent exécutés par 700 prisonniers, sous la direction de chefs également captifs, et par des ouvriers musulmans d'Andalousie. Le même sultan fit établir un pont entre Sidi Makhlouf et Salé. Ce fut d'abord un simple pont de bateaux, auquel succéda une grande construc¬ tion de dix mètres de large, en bois, sur pilotis. Il aboutissait à l'extrémité Salé et Rabat au xvi° siècle (gravure de G. Brun). Cl. Champion. du mur actuel de Salé, à l'endroit où est percée Bab er Rih. Le même sultan construisit le quartier de la Tala, avec des maçons senhadjà amenés du Sous. De nouveaux remparts furent élevés par le sultan En Nacer. Aux Almohades remonte, en outre, la construction d'un arsenal, bâti, à l'endroit où s'élève actuellement le mellah, par un mohendis (architecte) venu de Séville. Il servait à la construction de vaisseaux faits avec le bois de la Mamora. C'était une sorte de cale, un canal amenant les eaux du Bou Regregpassant sous les portes Bab el Mrisa (porte du petit port), d'un type très intéressant où nous retrouvons adaptés tous les éléments tradi¬ tionnels des portes fortifiées, dont l'arc a été surélevé pour donner passage 20 RABAT aux nefs, où les poternes ont été réduites par contre à leur plus simple expression (1260-1274). Car la ville, passant de mains en mains, à la fin du XIIIe siècle, avait eu beaucoup à souffrir de la lutte entre les Almohades et les Méri- nides. Elle tomba même, quelques jours, entre les mains des Espagnols. Et Abou Youssef Yacoub, en élevant les magnifiques portes marines, dont Bab el Mrisa. Cl. Beaux-Arts. les inscriptions appellent à la guerre sainte, annonçait les vaisseaux ven¬ geurs qui allaient partir de la cité profanée. Dans la seconde moitié du XIVe siècle, Ibn el Kliatib donne une description de la ville de Salé dont il vante les délices : il nous dit qu'elle est la vieille capitale du Maroc et, déjà, une ville calme et distinguée, « une zaouïa, un vrai jardin. Elle est célèbre par sa grande médersa, son hôpital, ses vins, sa production de lin et de coton, ses marchés bien approvisionnés, même en esclaves d'Abyssinie, par le calme qui y règne au milieu des troubles qui désolent le reste du pays, par la fertilité de ses pâturages et de sa banlieue, par le fleuve qui la traverse et la sépare desonRibat, lieu favori de Yacoub elMansour... Elle a des coupoles aussi multiples que les fleurs, de grands et nombreux habous. Elle est la ville SALÉ 21 de prédilection de ceux qui recherchent le recueillement et la solitude. » Cette ville, pieuse et recueillie, Ibn el Khatib la choisit pour résidence lorsqu'il tomba en disgrâce en Andalousie; à la même époque, Ahmed ben Achir, patron actuel de la ville, vint également pour y finir ses jours dans la retraite. Léon l'Africain a visité Salé dans les premières années du XVIe siècle. La grande mosquée de Salé. ci. Beaux-Arts. Il a décrit ses maisons « bâties à la mode des anciens, mais enrichies et « embellies de mosaïques et appuyées sur de grosses colonnes de « marbre ». Les mosquées étaient alors fort somptueuses et « merveil- « leusement bien parées » ; les corps de métier, séparés par des portiques. Les corporations les plus importantes étaient celles des tisserands (presque tous les gens de Salé étaient tisserands); on y fabriquait aussi des peignes du buis que l'on trouvait dans les environs et qui étaient vendus à Fès. « Tant a que cette cité estoit illustrée de tous les « aornements, qualités et conditions qui sont requises à rendre une cité « civile, et en telle perfection qu'elle était fréquentée par diverses géné- « rations et marchands chrétiens, comme Génevoys, Vénitiens, Angloys « et Flamens, pour ce que là est le port de tout le royaume de Fez. » 22 RABAT Toutefois la cité, au temps de Léon l'Africain, était déjà bien déchue ; on y trouvait « des maisons vides et déshabitées, là où sont plusieurs « colonnes fort belles et fenetrage de marbre de diverses couleurs, mais « les habitans n'en tiennent conte ». Salé demeurait la cité fort civile des fonctionnaires, des gens de la gabelle et des péages, des inter¬ médiaires avec les marchands de Gênes qui y trafiquaient et faisaient de grandes affaires, personnages pleins de noblesse, de courtoisie et de loyauté qui achetaient la protection des indigènes et que les rois de Fès tenaient en amitié. Un beau monument, et plusieurs ruines, rappellent dans Salé l'époque de courtoisie et de science que fut celle des Mérinides : la grande médersa de la Tala, l'aqueduc, la médersa El Adjiba, actuellement le fondouk Askour ; la djama el Merini près de Bab Hoseïn et la zaouïa de Dar en Noussak, dont il ne reste plus qu'un portail finement sculpté près de la Maison de Convalescence. Cette zaouïa avaitété construite, en 1356, par le sultan mérinide Abou Inan ben Aboul Hassan Ali. Elle servait à donner l'hospitalité aux étrangers de passage, aux pauvres, aux personnes sans famille, et, à l'occasion, aux notables et aux fonctionnaires. On la cite aussi sous le nom de mosquée d'Abou Inan. On y remarquait deux portes, une cour recouverte de mosaïques, un bassin alimenté par l'aqueduc, une galerie avec des colonnes. Cette zaouïa a été détruite par un incendie. De tous ces monuments, le plus complet, le plus charmant, est la médersa que fit édifier Aboul Hassan Ali, en 1333, le sultan mérinide SALÉ 23 dont la tombe est à Chella. Elle s'élève, au bas de la Tala, non loin de la grande mosquée, sur une petite place où toute la vie religieuse et savante de l'antique Salé nous enveloppe de son blanc suaire. La grande et sobre mosquée ouvre sur une rampe, et l'on aperçoit une de ses travées Médersa de Salé. ci. Beaux-Arts. par la grande porte. Des jeunes gens, des hommes graves, qui viennent de prier, en sortent, leur petit tapis sous le bras ; toute proche est une fontaine, où des enfants et des femmes viennent chercher de l'eau, et dont les groupes composent, à tous les instants, le plus gracieux tableau. Une belle porte ornementale, avec un grand auvent de bois, forme l'entrée de cette très belle médersa. On lit sur la porte les inscriptions qui suivent : 24 RABAT « Ordre a été donné par l'émir des croyants de construire cette médersa « en des temps fortunés ; « Elle a été fondée en 733 (1332 de notre ère) ; « Priez Dieu de lui donner la victoire ! Entrez ici avec la paix et le « salut. » Et sur les poutres : « Regardez ma porte admirable ! Réjouissez-vous de mon assemblée « choisie ; « du style remarquable de ma construction et de mon intérieur mer- « veilleux ! 0 Les ouvriers y ont accompli un travail artistique, ayant la beauté « de la jeunesse. « Que soit durable le règne du sultan et que la victoire l'accompagne « sans le quitter jamais ! » Le doux lieu d'abandon qu'est cette menue médersa, qui nous charme par ses délicates harmonies noires et vertes, comme persanes, même lorsqu'on a admiré celles de Fès; le beau visage souffrant, qui sourit encore ! Tout nous ravit : la dentelle laiteuse de ses revêtements, ses grands linteaux de bois sculpté à encorbellement ; tout cela que j'ai vu si vétusté, si gris, le domaine des oiseaux et des lézards. La médersa comprend une cour intérieure, dallée de mosaïques, au milieu de laquelle se trouve un très petit bassin de marbre en forme de coquille. Entourant la cour, on remarque une galerie avec des colonnes simples ou accouplées. Les murs et les colonnes sont revêtus de zelliges dans des harmonies de noir et de vert ; au-dessus de cette ceinture, le long des murs, s'en trouve une seconde avec une inscription admirable aux caractères très déliés. Au fond de la cour, une grande salle sert d'ora¬ toire; son plafond de bois, très beau, est formé d'étoiles et de rosaces. A droite du vestibule d'entrée, un escalier permet l'accès à un premier étage où douze chambres s'ouvrent sur des corridors. Un deuxième étage présente la même disposition. On montera sur la terrasse, où l'on découvre Salé, ses cubes blancs, les grands toits blancs de la mosquée, où la chaux est si épaisse qu'elle semble de la neige amoncelée, le minaret, si fort, avec ses beaux; trèillis, ses étoiles, comme taraudé, qui s'élève tout doré dans l'azur : spectacle qui nous a si souvent enchanté le soir, au couchant, dans l'air marin, quand le soleil dore les longues volutes éblouissantes, de la mer. Et la petite médersa est aussi un livre ouvert. Sur sa ceinture de plâtre SALÉ 25 est gravée une poésie en gros caractères, à gauche de la porte d'entrée : « Dans ma vie, j'ai assisté à de nombreuses assemblées et j'ai,frè¬ te quenté la plupart des médersas du monde. « On s'est entretenu avec moi à Emesse et à Bagdad, et j'ai entencfti « parler tous les savants ; « Les caravanes de tous les pays m'ont renseigné, du Maroc à la Perse ; « Mes yeux n'ont jamais vu pareille médersa ; mes oreilles n'ont entendu parler de rien de semblable. Barcasses remorquées, sortant du Bou Regreg. ci. Beaux-Arts. « Elle a des fondations solides, des proportions bien ordonnées ; elle « est bien divisée et bâtie selon un plan admirable. « Son escalier est à la fois élevé et de pente douce ; elle a des « fenêtres avec vue et des ouvertures en forme de meurtrières. « Il n'y a pas non plus dans les nations un chef tel que notre iman « Aboul Hassan, le bien-dirigé, de la descendance la plus pure ; « Celui qui édifie à cause de sa foi et de son ardente piété, le défen seur « de l'opprimé, l'enrichisseur du pauvre. » Et sur la ceinture des zelliges, on lit encore : « Les piliers ont été construits solidement, et pour une gloire durable, par la puissance de l'émir des Musulmans, aidé de Dieu ; 26 RABAT « Aboul Hassan, l'agréé du Seigneur, le repentant, celui dont la « gloire a monté et qui a fait régner la tranquillité et la paix! « J'ai des plafonds bien ornementés. ® « Ma construction est celle d'un palais étagé et j'étincelle comme des « rangées de perles au collier d'une fiancée. « Quel beau jardin, rempli de chants, et dont les fleurs s'entr'ouvrent « sous la rosée ! « Il n'est pas de tendres bourgeons qui ne présentent l'éclat des « topazes. « Je suis incomparable, en haut comme en bas, au milieu comme à « l'avant. « Pas un qui ne me voie sans être fasciné par ma vue ! » Tout parle ici, non seulement aux yeux, mais, on le voit, au cœur. Un autre monument, plus ancien, nous rappelle que Salé a été aussi une scientifique ville. C'est la médersa El Adjiba, actuellement désaf¬ fectée, connue sous le nom de Mauristan, l'hôpital, aujourd'hui fondak Askour, un endroit fort pittoresque où Sidi Moussa, patron de la ville, eut sa chambre. Mais on ne sait pas s'il s'agit d'un professeur de droit réputé ou d'un simple d'esprit. Construite vers 1254, Par Ie sultan méri- nide Abou Inan, c'était un hôpital réservé aux fous, où les malades atteints de maladies nerveuses et aussi de rhumatismes venaient se faire donner des soins. Elle était visitée par un groupe de médecins et d'étudiants en médecine, comptait un certain nombre de cellules et possédait un bassin abondamment pourvu d'eau. Sur le fronton sculpté de la porte une inscription, lisible en 1912, a disparu depuis sous la chaux. Telle fut la savante Salé des Mérinides. Des traditions d'érudition, d'indépendance aussi, se sont conservées dans cette ville qui fournit, jusqu'à nos jours, des familles de fonctionnaires et de lettrés, de nom¬ breux ulema (l'auteur du Kitab el Istiqça est un salétin). Entre 1627 et 1653, époque où elle passa aux mains des Alaouites, Salé fut érigée en état indépendant sous le commandement d'un mara¬ bout, l'émir el Ayachi ; et, entre 1640-1641, elle soumit Rabat dans sa puissance. Cette longue suite de guerres de voisinage, de révolutions, es encore attestée par la construction des batteries et des murailles. Car le XVIIe siècle vit surtout la construction des fortins que les nom¬ breux Maures, venus d'Espagne, y édifièrent. Déjà, après l'incursion des Espagnols, le sultan Yacoub ben Abd el Haqq avait fait relever le mur sud. SALÉ 27 On dit même qu'il y aurait travaillé de ses propres mains et qu'on aurait donné le nom de Bordj el Doumou (bordj des larmes) à l'une des tours du rempart près de Sidi ben Achir, en souvenir des larmes que le sultan y avait versées. Moulay Ismaïl (1672-1727) construisit la qaçba Guenaoua, la qoubba de Sidi Moussa, fit agrandir l'aqueduc d'Aïn Barka, et diverses fontaines. La qoubba d'el Hadj Ahmed ben Achir, patron de la ville, fut édifiée en 1733. La squala, qui domine la mer, et Le cimetière de Salé. Cl. Pierre. qui fait pendant au fortin de Rabat, date de la fin du XVIIIe siècle, ainsi que la poudrière. Moulajr Sliman (1791-1822) fait bâtir la mosquée des Guezzarin et construire le mellah — où il cantonne les juifs — sur l'emplacement de l'ancien arsenal. Le minaret de la grande mosquée, qui avait été détériorée par la foudre et menaçait ruine, fut reconstruit sur un plan plus large par le gouverneur de Salé en 1840. En 1847, la nouvelle squala fut achevée au milieu du rempart ouest. Un bom¬ bardement de la ville par les Français, en 1851, démolit en partie cette squala, atteignit le rempart, la grande mosquée, son minaret, Sidi ben Achir et de nombreuses maisons. Le bastion fut réparé et RABAT armé, en 1858, de dix-sept canons et de mortiers de bronze amenés d'Angleterre. Mais voici maintenant l'industrieuse Salé. Les corporations dont les travaux présentent un intérêt artistique sont celles des nattiers surtout, des menuisiers, des maçons ; comme partout, les femmes s'adonnent à la broderie et particulièrement au tissage des hnabel (tapis de selle) et des tapis. La corporation des nattiers comprend quarante-huit maalemin (patrons) dont plusieurs sont associés et partagent un atelier pour deux. Les nattes fabriquées sont intéressantes par leurs dessins très simples, quoique variés. Celles qui sont exécutées selon l'ancienne mode, uni¬ quement blanches, noires et rouge vermillon, sont d'un goût très sûr et fort originales. Elles sont utilisées surtout dans les mosquées, comme revêtement de la muraille et pour habiller la base des colonnes. Et ces simples nattes de jonc, tendues dans les plus pauvres mosquées de quar¬ tier, leur donnent un fond doré et précieux qu'on admirera à l'heure de la prière du soir. Salé compte également vingt-huit maîtres menuisiers et charpentiers, ouvriers habiles, dont quelques-uns savent encore faire l'ancienne char¬ pente. Mais la plupart s'adonnent au travail du bois blanc et tournent des meubles en bois d'arar, prisés des Européens, industrie récente importée par un Slaoui qui avait travaillé en Egypte, il y a un peu plus de cinquante ans. Ce travail, il faut le dire, ne présente pas d'intérêt historique ou artistique. La fabrication des lanternes a presque complè¬ tement disparu depuis l'éclairage moderne. Les selliers, qui connaissent encore le travail du cuir écorché, sont habiles. Ils approvisionnent sur¬ tout de sacoches le bazar. On verra dans le souq l'assezbel éventaire d'un fabricant de selles brodées de fils d'or, qui rappellent les houssures que les chevaliers de la maison de Bourgogne portaient sur leurs mon¬ tures, pour les tournois, à la fin du XVe siècle. Elles servent aux caïds et à leur suite, dans les fantasias qui se déroulent aux fêtes religieuses et aux moussems. Il y a peu de chose à dire des orfèvres dont la petite industrie est en partie entre les mains des israélites. Ils savent faire l'étui d'argent pour mettre un livre ou des amulettes. Savante, pieuse, guerrière, Salé est plus vivante dans ses grands cime¬ tières que dans les couloirs étroits de ses venelles. Ils font suite aux jar¬ dins ; ils sont des jardins eux-mêmes, ces vastes cimetières, semés de SALÉ 29 pierres rouillées, où vaguent les animaux, où les tolba en robes de cou¬ leurs tendres viennent discuter, où courent les enfants, où les femmes vont s'asseoir le vendredi, devant ce grand paysage de vieille marine que présente le profil de Rabat, où l'on retrouve comme l'original de quelque gravure du XVIIIe siècle. Ce grand enclos, vert comme une prairie de chez nous, en hiver et au printemps, est limité par la courtine des murailles et la grève d'une mer souvent soulevée et toujours frangée de rouleaux d'écume. Et parmi les tombes, où l'on remarque quelques stèles assez anciennes, avec leurs portes gravées et zelligées, sont les qoubbas des patrons de la ville. Le mausolée de Sidi ben Achir s'élève au sud-ouest du cimetière du même nom. Ce saint homme, né en Espagne, y fit ses premières études et s'adonna de bonne heure à la vie contemplative, vivant comme un pauvre taleb (étudiant). Il pèlerine à la Mecque, se fixe à Chella, visite Fès et Meknès, s'installe à la zaouïa de Sidi Yahia à Salé. Il mourut en 1362. On lui attribue le don des miracles. Ainsi, sur une branche des¬ séchée, il faisait éclore les plus frais boutons de roses, et couler le miel des roches arides ; il guérissait les malades, faisait marcher les paraly¬ tiques, rendait la vue aux aveugles ; enfin il apaisait les flots de la mer pour faire entrer dans le port de Salé les bateaux chargés de butin et de chrétiens captifs. Ce savant taleb, on ne le connaît plus guère aujour¬ d'hui que sous le nom du « toubib », car il passe pour guérir les maladies nerveuses, les rhumatismes et la folie. Autour de son tombeau, des chambres pour les malades ont été construites par le sultan Moulay Abd er Rahman, en 1846. A l'occasion de son moussem, il se produit un miracle : les femmes qui viennent visiter le mausolée voient couler un petit ruisseau d'eau et de lait entre les briques qui recouvrent le sol. Et devant la mauvaise barre et la mer souvent démontée, les Salétins, antiques pilleurs d'épaves, prêtent à leur patron un autre pouvoir : celui d'amener les navires à la côte. En 1844, on répétait communément qu'il avait attiré sur les rochers le Groenland. Quant à Sidi Moussa ed Doukkaii, c'était un ascète doué de pouvoirs surnaturels, qui vivait au XVIe siècle. Il se nourrissait d'oignons sauvages et il avait le don des miracles. Lui aussi ramassait les épaves que rejetait la mer et il les vendait. L'argent qu'il en tirait lui servait à acheter des pains : il en gardait deux et distribuait le reste aux pauvres. Chaque année, à l'approche du pèlerinage, il abandonnait la chambre qu'il occu¬ pait au fondak Es Zit (fondak Askour), et il disparaissait pour reparaître quelques jours après. Il prétendait avoir visité sa famille; mais les 3o RABAT croyants répétaient qu'il avait été transporté magiquement à la Mecque. Sidi Moussa avait enfin le pouvoir de transformer en mets succulents les tiges vertes de l'asphodèle, et c'était pour lui un jeu de rapprocher les distances. Ses pensées étaient pleines de la vie future. Enterré dans les jardins, il fut transporté dans la qoubba, près de la mer, par une femme pieuse. Cette qoubba fut restaurée par le sultan Moulay Ismaïl, lors de la construction de la qaçba des Gennaoua. Un grand moussem a lieu actuellement au mois d'août à son sanctuaire, une fête que Jérôme et Jean Tharaud ont justement appelée « un pardon en Islam ». Quant à l'autre patron de la ville, c'est Sidi Abdallah ben Hassoun moulay Sla, le seigneur de Salé, professeur et directeur du fameux émir de la guerre sainte, Sidi Mohammed el Ayachi, visité aujourd'hui par les gens sur le point d'accomplir un voyage. Un savant contemplatif, un ascète miraculé et pilleur d'épaves, un prédicateur de la guerre sainte, telles sont les ombres, bien inoffensives aujourd'hui, qui hantent les landes nostalgiques du grand cimetière, et définissent si bien l'âme de Salé l'ancienne. i Panorama du sommet de la Tour Hassan. ci. Pierre. é CHAPITRE III RIBAT EL FATH, LE CAMP DE LA VICTOIRE Le nom ancien de Rabat est Ribat el Fath, le Camp de la Victoire. Un ribat était un couvent fortifié dont les défenseurs, moines guerriers comme nos anciens Hospitaliers et les Templiers, faisaient la guerre aux infidèles. L'un des plus célèbres est celui que fonda sur le Niger Abdal¬ lah ben Yasin, qui fut le nid d'où sortirent les pillards almoravides. A toutes les époques de guerre religieuse on les voit pulluler. Ils se multi¬ plièrent au Maroc à la fin du XVe siècle, lors de la lutte contre les Por¬ tugais et les Espagnols ; de ces ribats sortaient les marabouts et les guerriers mystiques de l'Islam. Le ribat, qui donna son nom à Rabat, a été fondé précisément par les Almoravides, à la fin du IXe siècle, dans l'espace compris entre Chella et l'Océan. Ce camp immense pouvait contenir, dit-on, 100.000 hommes 32 RABAT croisés contre les hérétiques Berghouata. Et c'est le sultan Abd el Moumen qui fit bâtir un ksar, autour duquel les hommes de son entou¬ rage élevèrent des maisons d'habitation, qui fonda en somme Rabat. La ville prit le nom d'El Mehed^a, ou ville du Madhi (en souvenir du Madhi Ibn Toumert, promoteur du mouvement almohade). Cette qaçba a été démolie au XVIIIe siècle et Chénier en a vu les ruines. Le sultan El Mou¬ men y fit amener l'eau de l'Aïn Gheboula, source située à 13 kilomètres de la ville actuelle, dont la conduite fut restaurée par les Mérinides. Abd el Moumen avait donné l'ordre de prolonger cette qaçba du côté de l'est, et de la bâtir sur le modèle d'Alexandrie. Son petit-fils, Yacoub el Man- sour. (1185-1199), devait mener l'œuvre à sa fin, à l'aide des nombreux captifs ramenés d'Espagne ; l'ensemble de la ville reçut, après le succès des troupes almohades, le nom de Ribat el Fath (Camp de la Vic¬ toire). Mais ce n'était plus alors contre les hérétiques berbères que le camp devait être tourné. Ce ribat était devenu le point de concentration des armées musulmanes en partance pour l'Espagne : troupes immenses qui campaient dans l'espace compris entre l'Aïn Gheboula, l'Aïn Kremis et l'embouchure du Sebou. Situé au bord de la mer, au point de séparation des routes de Fès et de Marrakech, ajrant pour arrière-pays une plaine très fertile, ce ribat permettait d'approvisionner et d'amener rapidement les troupes destinées à guerroyer en Espagne. C'est en 1197 que le sultan almohade, Yacoub el Mansour ben Youssef, arrive de Marrakech au ribat, y_ rassemble ses contingents, donne l'ordre d'achever les remparts, de continuer les portes, ordonne la construction de la mosquée et du minaret d'Hassan. Ces divers travaux furent exécutés en l'espace de deux ans, pendant l'absence du sultan en Espagne. La population ne comprenait alors que des hommes de l'entou¬ rage du sultan et des soldats. Yacoub el Mansour y fit venir des gens de lettres, des marchands et des artisans; il ordonna que tous les habitants, outre le grain qui proviendrait de leur labeur, « fussent en possession de cer¬ taine quantité de deniers ». Il y fixa un grand nombre de gens de métier, et probablement aussi un certain nombre de juifs. En peu de temps, déclare Léon l'Africain, la ville devint « l'une des plus nobles cités d'Afrique », pour ce que le peuple y « faisait doubje gain sur la provision du roi et « sur ce qu'il trafiquait avec les courtisans et soldats; car Mansour y « demeurait depuis le commencement d'avriljusqu'en septembre ». C'était en somme un immense camp militaire, et en même temps une résidence d'été, rivalisant avec Alexandrie par les dimensions, le nombre et la beauté de ses monuments. El Mansour y dépensa des sommes considé- RIBAT EL-FATH, LE CAMP DE LA VICTOIRE 33 rables ; l'auteur du Rawd el qirtas dit même 'que pour le bâtir il épuisa inutilement le trésor, et qu'il regretta, à son lit de mort, la cons- 3 34 RABAT truction du ribat, une des fautes de son règne. Comme il arrive dans ce pays où tout est excès, la décadence du ribat suivit de près la mort de son fondateur. Les constructions avaient été trop hâtives ; plusieurs maisons et palais s'écroulèrent de son vivant. Toutes ces bâtisses, édifiées par les Espagnols capturés, étaient peu solides ; Chénier a recueilli ici la tradi¬ tion que ces esclaves avaient la secrète pensée de les voir tomber sur la tête des Marocains et que plusieurs d'entre eux, comme punition, furent mis à mort à la quatrième porte de la grande enceinte. La ville disparut à la suite des luttes qui marquèrent la chute des Almohades et l'avènement des Mérinides ; l'aqueduc fut détruit et la ville trans¬ formée en jardins. Et quand Léon l'Africain la visita, au début du XVIe siècle, on n'y eût pas trouvé cent maisons. Deux ou trois rues, avec quelques petites bou¬ tiques, se rencontraient autour de la forteresse, le tout en très grand danger d'être pris par les Portugais. Le ribat est désigné alors comme une dépendance de Salé. Mais comme le roi de Fès savait que le ribat était la clé de son royaume, il y entretenait une forte garnison. Et Léon Cl. Beaux-Arts. Le minaret et la mosquée d'Hassan. RIBAT EL FATH, LE CAMP DE LA VICTOIRE 35 l'Africain, errant dans les jardins et les vignes, pleurait sur tant de ruines: «Passant par là, considérant et remémorant en moi comme elle avait été jadis le cotnble de gloire et magnificence, et conférant les somptueux et superbes édifices avec les ruines et masures qui y sont à présent, je fus merveilleusement ému de pitié. » Plan reconstitué de la mosquée d'Hassan. U. France-Maroc. Ces ruines, si délabrées depuis l'époque de Léon l'Africain, sont encore fort altières aujourd'hui. La tour Hassane (je conserve cette appellation puisque nous ne pou¬ vons savoir si le nom d'Hassan est celui de l'architecte qui l'édifia, ou celui du propriétaire du terrain entre les mains duquel la mosquée tomba par la suite, ou bien encore, comme on l'entendrait aujourd'hui, la dési¬ gnation commune de la mosquée,), de forme carrée, de i6m,20 de côté, a 44 mètres de hauteur ; et ses murs, de 2m,50 d'épaisseur, sont construits en assises de pierre admirablement appareillées. On accède au sommet par 36 RABAT une rampe assez douce, de deux mètres environ, permettant le passage de trois chevaux marchant de front. C'est à cheval, disent les indigènes, que le sultan arrivait au sommet. Un passage du Rawd el qirtas (XIVe siècle) montre qu'elle n'a pas été achevée. Et rien ne prouve qu'El Minaret d'Hassan. ci. Montamai. Mansour ait voulu surélever et doter d'un lanternon la vieille tour qui servira de repère aux navigateurs quand ils passeront la barre. L'angle est-sud-est a été détérioré par la foudre antérieurement à 1787. Les sculptures qui ornent les quatre faces, différentes de composition, sont intactes et se composent d'ornements géométriques découpés dans la masse. La face qui regarde vers la mer comprend trois étages, percés de baies de proportions très heureuses ; le dernier se termine par un treillis RIBAT EL FATH, LE CAMP DE LA VICTOIRE 37 se développant jusqu'au sommet de la tour. D'une composition admirable, avec ses assises puissantes et son appareil remarquable, forte et simple, puissante et légère, la tour Hassane semble, tout autant que la manifes¬ tation volontaire d'un ordre discipliné, le résultat d'un ieu de la nature. Minaret d'Hassan. ci. Montamai. La mosquée, attenante au minaret, explorée en 1914-1915 par M. Dieufaloy, est absolument ruinée, ayant eu à subir un grand incendie, un tremblement de terre et surtout tant de déprédations. Mais elle n'a jamais été achevée (cela résulte très clairement d'un passage d'El Marrakechi qui écrivit une chronique des Almohades au début du XIIIe siècle). La beauté de son plan vaut les nobles détails de la tour. Elle était de forme rectangulaire, mesurait 186 mètres de long sur 143 mètres 38 RABAT de large. Le comble était soutenu par 360 colonnes de marbre brut à chapiteaux géométriques ; une vaste citerne, dans ce pays où l'eau a toujours été rare, y alimentait un bassin. La mosquée était en majeure partie couvérte en bois de cèdre. Elle ne fut guère fréquentée que durant l'époque où Ribat el Fath demeura en pleine prospérité. Délaissée lors de la décadence de la ville, en raison de son éloignement de la qaçba auprès de laquelle ses derniers habitants étaient venus se grouper, elle tomba peu à peu en ruines, aussi bien par l'effet du temps que par la faute des indigènes qui en enlevèrent tout le bois. L'ensemble de la mosquée était encore debout au XVIIIe siècle. Il ne subsiste rien du précieux mirhab. Un autre très beau monument, de l'époque des Almohades, est la porte triomphale ouvrant sur cette misère qu'est la qaçba des Oudaïa et qui, murée jadis, servait de prison au pacha de la ville. C'est un admirable morceau d'architecture dont la pierre a pris une belle patine rousse, et qui brille, parmi les blancheurs de la ville, comme une châsse forte et simple, logique et fleurie, que des piédroits robustes encadrent comme Cl. Beaux-Arts. La porte des Oudaïa. RIBAT EL FATH, LE CAMP DE LA VICTOIRE 39 des courtines. Elle vaut d'être rapprochée de la porte Bab Aguenaou à Marrakech, de celle du grand minaret de Tlemcen avec laquelle elle pré¬ sente bien des analogies. Comme le minaret de la mosquée Hassane, cette porte, dont la décoration comprend des coquilles, des écoinçons, et sur¬ tout des inscriptions en caractères coufiques se répétant du côté de la qaçba, est un des plus beaux exemples des travaux des Andalous. Du temps des Almohades date encore une partie de l'enceinte exté¬ rieure de Rabat, ainsi que la porte, d'un si grand caractère, Bab Er Rouah (La porte des Vents). La charmante petite mosquée dite de Moulina est pré-mérinide et donne à croire que la ville de Rabat pouvait bien s'étendre des ruines actuelles de la tour Hassane aux ruines de la petite mosquée. Mais doit- on même parler d'une ville puisque, entre les longs remparts de Yacoub el Mansour, il n'y avait sans doute que des champs d'orge et des vergers, des ruines, celles qui suivent toujours les établissements militaires au Maroc ? Cl. de la Nézg:re. Bab Er Rouah. Combat naval devant la Qaçba au xvne siècle (d'après Dapper). Cl. Champion. CHAPITRE IV LA QAÇBA DES CORSAIRES. — SALE-LA-NEUVE Philippe III, roi d'Espagne, méditait dans les premières années du XVIIe siècle de jeter hors du royaume catholique tous les Maures musulmans dont l'activité et l'industrie faisaient cependant la fortune de l'Andalousie : cet édit fatal pour la prospérité économique du sud de l'Es¬ pagne fut rendu, comme on le sait, le n septembre 1609. Beaucoup de Maures andalous le devancèrent et prirent le chemin du Maroc et de l'Algérie. Parmi ceux-ci étaient les habitants de la ville de Hornachos (Estramadure). Vers la fin de 1608, dix^huit cents Andalous avaient déjà quitté l'Espagne, emportant tous leurs biens ; ils débarquèrent à Salé. Suivant les documents espagnols, ces Hornacheros étaientdes vauriens, arrogants et pillards, détroussant les voyageurs et fabriquant de la fausse monnaie; obligés de professer ouvertement le Christianisme, ils n'avaient abjuré que de la bouche et faisaient circoncire leurs enfants. Ils entrete¬ naient des relations avec les gens du Maroc et les Turcs. En fait, ils exer¬ çaient les professions de maçons et de menuisiers. Mais, en raison de leur manière de vivre plus espagnole que musulmane (les femmes andalouses LA QAÇBA DES CORSAIRES. — SALÉ-LA-NEUVE 41 sortaient la figure découverte), ils produisirent une assez fâcheuse impression sur les rigoristes habitants de la vieille Salé où ils débarquè¬ rent. On les cantonna donc dans les ruines de l'antique qaçba almohade, dite aujourd'hui la qaçba des Oudaïa : car si les Almoravides semblent bien avoir été les premiers à fortifier cette position (xie-xile siècles), si l'on retrouve encore des vestiges du rempart qu'ils édifièrent, recon- naissables à un appareil de briques et de pierres, la qaçba, dans sa forme actuelle, date des Almohades, ainsi que la mosquée,œuvre du sultan Abd el Moumen. Ces Andalous furent organisés en corps de troupes par le sultan saadien Zidan ben Ahmed el Mansour. Comme ils étaient industrieux, qu'ils avaient conservé leur or, ils bâtirent des maisons, des fortins, des bains, des murailles dont ils entourèrent le vieux « ribat » ruineux. On les vit bientôt, ce que les Marocains n'avaient jamais fait jusqu'alors, armer des navires « pour brigander sur la mer » : c'était à cette époque le propre des Anglais et des Hollandais. Le 14 avril 1610, le capitaine anglais Mainwaring négociait avec eux le rachat de tous les esclaves chrétiens. Ainsi les Hornacheros commencèrent, pour leur compte, à poursuivre Cl. Beaux Arts. La Qaçba des Oudaïa. lippe III, venaient rejoindre les Hornacheros, anciens bandits en Estra- madure, sur le Bou Regreg. Ils constituèrent le nid de corsaires dont la réputation s'est maintenue jusqu'à nos jours, sous le nom de « corsaires de Salé » (en réalité, il s'agit surtout des vauriens de la qaçba), au nombre de trois cents, suivant la relation dite de Jean Mustapha (1630). Mais bientôt les corsaires ne visèrent plus seulement les Espagnols, pour abaisser le « grand orgueil » de leur roi et venger les « tirannies dont il use » (lettre de Moulay Zidan aux États Généraux); ils « gâtèrent » le commerce de toutes les marines marchandes. Moulay Zidan appréciait fort ces nouveaux venus, recevant d'eux dix pour cent sur les chrétiens qu'ils 42 RABAT sur mer ceux qui avaient été leurs proscripteurs, chasse qui leur était plus facile qu'à d'autres, puisqu'ils parlaient castillan, qu'ils arboraient la bannière d'Espagne, se donnaient l'apparence de faire commerce. Ils eurent leur mouillage en face de Salé, entre la barre et l'ancien port almohade, qui était réservé aux vaisseaux de commerce. Et bientôt, les vieux pirates du Sebou, chassés delà Mamora par les troupes de Phi- Les Reis. Cl. Beaux-Arts. LA QAÇBA DES CORSAIRES*. — SALÉ-LA-NEUVE 43 faisaient captifs et sur les marchandises dont ils s'emparaient. Et le sultan, ayant éprouvé leur intelligence, leur affermait les taxes et les douanes. Bientôt ils se rendirent maîtres non seulement de la qaçba, mais encore ils dominèrent Salé, tenant en échec l'armée de Moulay Zidan; on les voit négocier avec Charles d'Angleterre à qui ils remettaient deux cents captifs; ces gens sans scrupules offraient même de se mettre à son service. Ils formaient alors un État populaire indépendant, signaient divers accords avec la France (2 octobre 1629, trêve de cinq mois avec Louis XIII ; 3 septembre 1630, trêve de deux ans : les vaisseaux français et de Rabat capturés devaient être rendus ; le port de Rabat-Salé, et ceux de la France, étaient ouverts au commerce des deux parties ; la vente des captifs français serait interdite à Salé; les marchandises appartenant à des ennemis des parties contractantes seraient de bonne prise; un consul français devait être installé au « château et ville de Salajr », c'est-à-dire à Rabat). On le voit, les Hornacheros de la qaçba avaient de l'à-propos, et toutes les audaces. Mais les Andalous industrieux, établis dans l'enceinte de Rabat, ne pouvaient les souffrir. Ils essa3raient de les bloquer; et les pirates de la qaçba répondaient par des coups de canon. CI. Beaux-Arts. Les Barcassiers. 44 ' RABAT L'amiral de Razilly, commandant l'escadre française, allait les mettre d'accord. En 1626, il adressait au cardinal de Richelieu un bien curieux rapport qu'il qualifiait de « grossier discours mathelot ». On y voit qu'en 1616, les Moriscos n'avaient pas de bateaux (Razilly le croyait du moins) ; en 1617, suivant un capitaine hollandais, ils possédaient seulement quatre navires : « ils deviendront très puissants, si l'on n'y prend garde ». D'après Razilly, en 1626, les Moriscos auraient disposé de soixante vais¬ seaux, pris plus de 6.000 chrétiens et dérobé plus de 15 millions, dont la France supportait la moitié : « lesquels, néanmoins, ne sont encore bien armés, ni leurs gens pratiques à la mer ; car six bons navires de troys cens tonneaux pièce pourront battre tous les soixante, quand ils seront tous ensemble. Mais, peu à peu, ils s'aguérissent et, si l'on n'y met prompt remède, ils se rendront invincibles ». Razilly le déclarait : ce sont les navires de Salé qui prennent le plus grand nombre de navires français et font obstacle au trafic. Il faudrait les prévenir, aller mouiller devant leur rade. Un navire empêchera toute entrée et sortie. Il sera possible alors de faire un traité avec l'empereur du Maroc pour délivrer les esclaves. On pourrait également s'emparer de l'île de Mogador, la fortifier, faire commerce avec cette région : « C'est avoir un pied dans l'Afrique pour aller s'étendre plus loin. » On ne voit pas que le blocus de Razilly ait donné de grands résultats. En 1631, le trafic avec Salé, interrompu depuis quinze ans, avait repris. En 1635, Pierre du Chalard, chef d'escadre des vaisseaux de Sa Majesté, obtenait la libération de trois cents matelots français, mais en les rachetant. Les Salétins avaient encore vingt-deux navires qui infestaient les côtes d'Espagne et les Canaries. L'année suivante, un forban de Salé, Mami Raïs, nommé aussi le caïd Moroto, renégat hollandais, de son vrai nom Jean Jansen, montait un vaisseau de deux cents tonneaux, armé de cent hommes et de treize canons, quand il fut pris par Sourdis, l'archevêque de Bordeaux, commandant l'armée navale. Et l'archevêque guerrier avait fait, lui aussi, le projet de mater cette canaille. Car, malgré la paix, les corsaires de la qaçba continuaient de piller. « Si le vaisseau ne vaut pas la peine, ils le laissent; s'il est bon, ils jettent les hommes à la mer, les débarquent à la première île et les vont prendre. » En ce temps-là, le père Dan pouvait écrire : « Les corsaires de Salé ne sont pas moins redoutables que les plus redoutables de ceux de Berbérie ». En 1647, les corsaires auront encore vingt vaisseaux. Les pirates employaient des vaisseaux ronds ou des caravelles, et non des navires exclusivement à rames comme en Méditerranée, avec une /, LA QAÇBA DES CORSAIRES. — SALÉ-LA-NEUVE 45 énorme voilure. Les esclaves chrétiens maniaient la voilure et les rames. Ces vaisseaux étaient, le plus souvent, importés d'Europe. Mais les Hol¬ landais confédérés en fabriquaient aussi sur place, avec la collaboration des Marocains; ils leur envoyaient du bois, des charpentiers, des mâtures, des avirons, du fer, des clous, et aussi des chaînes toutes préparées pour enferrer les chrétiens. Les vaisseaux de Salé ne franchissaient pas le détroit de Gibraltar, les pirates d'Alger s'étant réservé l'exploitation de Qaçba des Oudaïa et jardin de la Médersa. Cl. Beaux-Arts. la Méditerranée; mais ils se risquaient en haute mer, atteignant jus¬ qu'aux côtes anglaises, s'aventurant jusqu'à Terre-Neuve. Rarement ils engageaient le combat naval, n'attaquant qu'à coup sûr et trompant leurs adversaires en.arborant des pavillons européens. Quarante vaisseaux du LIâvre-de-Grâce «. allaient au poisson » en l'espace de dèux ans. Et, comme l'a dit Cervantes, « plus d'un avait vu le soleil se coucher en Espagne, qui le voyait se lever au Maroc ». Souvent même, les pirates faisaient irruption dans un village endormi sur les côtes, surgissant en culotte rouge et cape blanche, criant : « Chiens, rendez-vous! ». En somme, ce qui détourna surtout les Hornacheros de la course, ce fut la lutte, très âpre, qu'ils menèrent aux gens de Salé. Rendus indépendants du sultan, en 1625, ils se délivrent de leur caïd 46 RABAT en le tuant, en 1627. De 1630 à 1641, les gens de la qaçba résolurent de rejeter la tutelle des gens de Salé. Ils leur firent une guerre féroce, dont l'enjeu était considérable, puisqu'il s'agissait de savoir à qui revien¬ draient les droits dédouané qui, en dix ans, avaient rapporté 27 millions de ducats. Le souvenir de cette lutte n'est pas encore perdu, car un pro¬ verbe le dit : « L'eau de l'oued (Bou Regreg) deviendrait-elle du lait, le sable se changerait-il en raisin, le Rabati ne sera jamais l'ami du Salétin ». La Médersa des Oudaïa. ci. Beaux-Arts. Le gouverneur de Salé-la-Neuve assiège pendant deux mois Salé-la- Vieille, fait un pont de bateaux, passe son canon sur la rivière. Mais Mohamed el Ayachi, l'émir, amasse ses forces, fait décamper le gouver¬ neur, et l'assiège à son tour dans Salé-la-Neuve. Le chérif vient au secours de cette dernière. Les blés brûlent à dix lieues à la ronde. Le bruit court qu'un autre chérif est proclamé à Marrakech ; et, pendant le siège, voici qu'une escadre anglaise arrive dans la rade de Salé. Lescanon- niers anglais pointent les batteries de la vieille Salé contre les navires de la rade et cherchent à les brûler. La qaçba est prise en 1640. Quatre ans après, elle passa aux mains des Dilaïtes et, en 1666, tombait dans celles des Alaouïtes. Vainqueur, Moulay er Rechid fait construire, pour surveiller les deux LA QAÇBA DES CORSAIRES. — SALÉ-LA-NEUVE 47 villes, la qaçba qui porte son nom, petit fort carré, communiquant avec celui du nord par un mur qui servait de chemin couvert. En 1671, le comte d'Estrées, vice-amiral de France, à la tête de douze vaisseaux, mouillait devant Salé-la-Neuve, canonnait quinze jours durantles deux villes sur les¬ quelles il lançait mille bombes. Châteaurenault, chef d'escadre du roi de France, bloquait de nouveau la ville en 1680, au temps de Moulay Ismaïl, qui signa un traité de commerce avec Louis XIV. A la fin de son règne, la ville était sous le commandement du caïd Abd el Hadj, renégat protes¬ tant du Languedoc, du nom de Pillet, qui joua un rôle équivoque comme intermédiaire des missions chrétiennes pour la rédemption des captifs auprès du sultan. Cet agent politique de l'Angleterre finit mal ; il fut exécuté de quatre coups de pistolet et son corps suspendu au port. Le sul¬ tan Sidi Mohammed ben Abdallah, passionné des choses de la mer, en¬ treprit une série de travaux et d'améliorations sur les deux rives pour y faire revivre l'ancienne marine. Un maître artilleur turc vint de Constanti- nople et fut chargé de l'instruction des canonniers de Rabat et de Salé; il forma des élèves. Le résultat de cette activité se manifesta par un regain CI. Beaux-Arts. Petit palais dit la Médersa des Oudaïa. 48 RABAT de la piraterie. Aussi la France, qui avait le' plus à en souffrir, envoya èn 1764 l'amiral du Chaffaut, à la tête d'une escadre de huit frégates, pour châtier les deux rivages. Il y avait alors deux mille marins et artilleurs. La piraterie ne devait prendre fin qu'en 1816, au temps de Moulay Sliman. Nous en savons assez maintenant pour nous orienter, ou plutôt pour savoir qu'on ne peut guère s'orienter sur le rocher des Oudaïa, puisque sa défense est tournée contre tous, contre la flotte d'Europe, contre la vieille Salé, contre la nouvelle Salé des Andalous. Et la grande qechla que fit élever l'Alaouïte Moulay er Rechid (1664-1672), au milieu du cimetière El Alou, est bien plutôt destinée à dominer la qaçba qu'à surveiller la mer. Un repaire étonnant, avec ses tours dont quelques-unes, aux assises si bien appareillées, doivent remonter à l'époque almohade, ses esca¬ liers qui descendent jusqu'aux flots, un rocher héroïque, une ruine quand les Hornacheros vinrent s'y fixer (1608), une autre ruine quand les Abids noirs et les Oudaïa du guich posèrent, comme des nids, sur ces murailles et dans l'enceinte de la qaçba, leurs pauvres demeures (1803). La qaçba, dont nous avons déjà décrit la porte monumentale, est entourée d'un haut rempart crénelé, en pierres de taille brunes d'ap¬ pareil et d'âge très différents. A l'intérieur, se trouvent les maisons du guich, basses et d'apparence pauvre. Une mosquée très ancienne, surmontée d'un minaret sans ornement, se dresse dans la partie haute; la tradition l'attribue à l'Almohade Abd al Moumen. On remarque, dans la partie basse, une « médersa » restaurée par les services du Protectorat. Elle n'aurait pas été à proprement parler une médersa, mais bien plutôt ce qui reste de la demeure, assez luxueuse, du caïd du pacha. Une ins¬ cription sur un vieux linteau de cèdre, date le tout du règne de Moulay Ismaïl (1672-1727). Restaurée, cette demeure a été convertie en musée d'art marocain. Nous demanderons la description de la qaçba et de son château au sieur Mouette, prisonnier entre 1670 et 1680, dont la Relation, si inté¬ ressante, nous met en quelque sorte sous les yeux la vie des captifs (Daniel de Foë dans son Robinson Crusoë, pris par les corsaires de Salé, a recueilli certainement les souvenirs d'un marin anglais capturé dans ces parages, car toute la donnée du roman est empruntée à un jour¬ nal. Mais son témoignage, très général, ne nous apprend rien de précis ; il n'est, en quelque sorte, que le point de départ d'une fiction romanesque.) LA QAÇBA DES CORSAIRES. — SALE-LA-NEUVE 49 Qui n'a évoqué les corsaires de jadis en voyant les sombres barcasses et leurs rameurs franchir parmi l'écume la barre de Rabat? Quel visiteur de la qaçba, retenu par l'étrangeté du spectacle, n'a désiré de connaître la chronique guerrière qui semble écrite par ces ruines, ces tours, les mul¬ tiples enceintes crénelées, la porte magnifique des f Oudaïa, quand le soleil couchant dore et avive la confusion de leurs mu- : C A.'' ■ railles rousses? Ouel pas- Kawy '->• m > sant attardé dans la vieille H. v ^ rue des Consuls, n'a donné S ï 1 1 un souvenir aux ancêtres Br*. u - ' m ■ ÉctF»^ ■»' *'• rwWa: V A Si qui nous précédèrent ici P,., '• ■>' » jjk,.; dans la voie des intérêts, b n'a pensé aux malheureux captifs des corsaires de Salé? Un étonnant document donne à notre imagination les précisions qu'elle solli¬ cite; je veux parler de la Relation de la captivité du sieur Mouette dans les royaumes de Fe\ et du Maroc, ouvrage qui [ ' 1 JttBBB&SSÊEÊÊÈÈË^ ■ parut en 1683. : Parti de Paris le 30 juil- ™* J let 1670, le sieur Mouëtte Une rue à Rabat. ci. Guiiieminot. avait résolu de faire un voyage dans les Indes occidentales de l'Amérique. Il s'embarqua à Dieppe sur la frégate « La Royale », jaugeant cent vingt tonneaux et armée de six pièces de canon. Deux vaisseaux corsaires, portant pavillon turc, et qui se disaient d'Alger, s'en rendirent maîtres par surprise, cueil¬ lirent les quarante passagers, gagnèrent Salé-la-Neuve où les forbans arrivèrent le 24 octobre, après bien des aventures. Il y avait un peu plus de cinquante ans, on l'a vu, qu'une république de pirates s'était établie sur la côte atlantique du Maroc avec les Moriscos chassés d'Espagnj^ et y avaient organisé la course. Des renégats surtout, 4 50 RABAT car les Maures furent toujours d'assez médiocres marins, des Génois, des Hollandais qui attaquaient les riches galions d'Espagne, quand la « flotte d'argent » revenait d'Amérique, tels étaient les écumeurs de mer qui avaient commencé la course avec une tartane et disposaient alors d'un peu plus de soixante vaisseaux. De tels gens conduisirent les captifs chez l'armateur du corsaire qui les fit vendre par les crieurs publics sous les grandes voûtes, le long du château proche du « Bou Regreg » où se tenait ce marché. L'identification n'est pas difficile, on le voit : il s'agit de la place située devant l'ancienne douane. Les acheteurs les regardaient au visage et aux mains pour voir s'ils étaient gens de bonne famille, un teint clair et des mains délicates indiquant la situation aisée du prisonnier ; et ils enchérissaient dans l'es¬ pérance d'en tirer une plus forte rançon. Ainsi Mouette fut acheté 360 écus par quatre Marocains associés. Alors il eut tout le loisir de nous décrire le gouvernement de la république des Hornacheros, les aspects de Salé-la- Neuve, ceux de Salé-la-Vieille, en ce temps-là la ville des riches marchands juifs et des Maures. On y remarquait les bons murs crénelés, flanqués de tours carrées, que le sultan Moulay er Rechid venait de relever. On appelait Rabat, et le plus souvent Salé-la-Neuve, la ville située au sud et dont le circuit, bien plus étendu que l'autre, renfermait quan¬ tité de jardins et un grand champ où l'on aurait pu semer des graines pour nourrir plus de 1.500 personnes. Mouëttevit la tour Hassanedont on pou¬ vait gagner le sommet à cheval, au pied de laquelle on construisait des vaisseaux qui y mouillaient l'hiver ; elle servait également de phare et de tour de guet. Le vieux château, sans plan défini, s'érigeait à l'embou¬ chure du Bou Regreg, et ses murs, élevés en pierre de taille, avaient leurs assises sur les rochers; il protégeait de ses canons la maison du gou¬ verneur. Dans l'enceinte de ce château, dont la principale entrée avait une porte de bois quasi pourrie, s'élevait un autre fort dont les couleu- vrines battaietnt la ville. Sur une pointe de rocher, du côté de la barre, il y avait un bastion dont les cinq pièces d'artillerie défendaient les vais¬ seaux à l'ancre et protégeaient la retraite des corsaires lorsqu'ils étaient poursuivis par les vaisseaux chrétiens. Les murs de la qaçba, face à la mer, étaient peu élevés, comblés par des monceaux de terre et de fumier qui en rendaient facile l'escalade. Vingt pièces d'artillerie défendaient la rade. Un escalier souterrain faisait communiquer le bastion au château qui possédait une citerne recueillant l'eau ruisselant des terrasses. On y rencontrait également un puits dont l'eau, à moitié salée, servait à abreuver les animaux. LA QAÇBA DES CORSAIRES. — SALÉ-LA-NEUVE 51 Le château neuf, bâti par Moulay er Rechid, de forme carrée, s'éle¬ vait un peu plus loin, au sud-ouest ; il était flanqué de bonnes tours, garnies de créneaux comme les murailles. On communiquait du château neuf au château vieux par des arcades sous lesquelles on passait pour descendre à la marine. 11 y avait là douze pièces d'artillerie de bronze. Mouette n'est pas moins intéressant quand il nous fait savoir quelle était la vie des captifs. On a vu que quatre associés avaient acheté Mouette. Le premier, Mohammed el Marakcchi, fermier du poids du chérif, le conduisit en sa maison où sa femme lui présenta du pain blanc, du beurre, du miel et des dattes. Mohammed Liebus, marchandde laine, et le juif Rabby Yemin lui baillèrent quelques hardes. Le juif lui fit un compliment en espagnol, lui donnant du « monsieur»; il l'interrogea sur sa fortune et ses parents. Le sieur Mouëtte se défendit d'être riche. Sous la menace de coups de Cl. Pierre. Dans la Médina. 52 RABAT bâton, il écrivit toutefois une lettre, la plus pitoyable du monde, à un présumé frère, savetier de son état, le priant de faire la quête afin de réunir 40 ou 50 écus pour les Frères de la Rédemption. Même accueil aimable au logis de Mohammed Liebus qui le présenta à sa belle-mère et à sa femme, andalouses qui déplorèrent son malheur. Elles lui donnèrent un bon déjeuner et lui apprirent à moudre le blé avec un moulin à bras dans la cuisine, ce qui était le travail ordinaire des captifs dans les ports de mer. Travail qui parut encore trop dur à notre jeune aventurier qui s'en acquittait fort mal. Il préféra promener en ville l'enfant de sa patronne, une jeune et très belle personne parlant parfaitement l'espagnol. A sa requête, on lui ôta une chaîne pesant 25 livres que son mari lui avait im¬ posée. Bien régalé de pain blanc et de miel, Mouëtte eut le loisir d'errer dans Salé; et il n'allait pas coucher dans la « matamore » avec les autres captifs. L'andalouse et le captif échangèrent même quelques douces paro¬ les, et, s'il s'était fait renégat, volontiers elle lui eût donné sa nièce pour épouse. Ainsi Mouette passa, assez agréablement, une année chez Liebus. Mais le caïd Hamet ben Yeucourt, son quatrième patron, demanda à ses associés s'ils n'avaient pas traité pour le prix de sa rançon, et il leur acheta leur part. Jour malheureux ! Mouëtte fut employé à l'écurie de la qaçba, recevant du pain noir et de l'eau ; et il couchait dans une infecte « matamore », remplie de vermine, avec trente autres prisonniers arabes. Lecaïd ayant exigé de lui 1.000 écus de rançon, Mouëtte dut servir, comme manœuvre, les maçons qui réparaient les murs du château et ne cessaient de le frapper à grands coups de truelle. Vaincu par ces rigueurs, le captif promit 500 écus à son caïd, puis 600, et une commission de 20 écus à son maître d'hôtel. Le sieur Parasol, consul de France, dressa l'acte de ce traité. Mais comme l'argent n'arrivait pas, les vaisseaux mar¬ chands ne se hasardant point en ces parages à cause de la guerre, Mouëtte fut mis pour la seconde fois au travail. En ce temps-là Moulay Ismaïl parvint à l'empire et revenait victo¬ rieux de Marrakech, fort irrité contre le gouverneur de Salé. Il lui donna l'ordre de se rendre à Fès, avec tous ses soldats, et d'y vivre comme un particulier. Ainsi, les fers aux pieds, marchant sur les sables brûlants, Mouëtte rejoignit Fès, dont il nous a fait une description encore vraie. Il fut désigné pour le rude labeur de la maçonnerie, broya les couleurs chez un peintre, éprouva les persécutions du nouveau sultan en représaille des désordres commis à Fès par les Espagnols. Il travailla aussi au Palais LA QAÇBA DES CORSAIRES. — SALÉ-LA-NEUVE 53 de MeknèS, à l'immense et beau château de Marrakech dont le sérail était couvert de feuilles d'or : là des bassins d'eau vive, remplis de pois¬ sons, étaient reflétés dans les miroirs enchâssés dans les lambris des grandes salles où l'on voyait représenté tout le firmament. Il peina à Fontaine. Cl. Guilleminot. El Ksar où Bernard Bausset, de la famille des anciens consuls de Mar¬ seille, gardien des habits et des armes des pages, enseignait l'espagnol aux enfants du roi, jusqu'au jour où il fut jeté dans la fosse aux lions d'où il sortit indemne, comme un nouveau Daniel. Ainsi Mouëtte connut la faim, la peste, les « matamores » jusqu'au moment où les Pères de la Merci négocièrent enfin sa délivrance, l'an 1680. Il est une rue à Rabat, demeurée assez pittoresque, évoquant pour nous ce passé de l'ancien commerce, et à laquelle se rattache aussi le 54 RABAT souvenir des établissements religieux qui s'occupèrent du rachat des captifs : c'est la rue des Consuls. Car la vieille Salé, l'antique port de Fès, avait toujours eu des rela¬ tions assez suivies avec les Génois, les Catalans, et, un peu plus tard, avec les Anglais et les Flamands que Léon l'Africain nous a dépeints nobles et courtois. D'Angleterre on importait des draps et des laines, des étoffes de Flandre, des armures lombardes et allemandes. Il n'y avait pas à Salé de fondouk, ou de quartier franc. Les chrétiens y vivaient groupés par nationalité. François Ier envoyait auprès du roi de Fès le colonel Pierre Piton, chef de bande des guerres d'Italie. Dans son rapport au roi sur son ambassade, il s'exprime ainsi : « Puis après le roy (Moulay Ibrahim) voulut voir les présens, et trouvèrent que ce n'étoit que mer- cerye; et n'en feirent pas grant cas, car il fault que entendés qu'ils sont castillanisés, car les Portugays n'en bougent, et aussi les Juifz ne bou¬ gent des Portugays ». Témoignage fort intéressant, qui nous prouve que, déjà à cette époque, les Marocains étaient au courant de ce que nous Cl. Pierre, Une rue à Rabat. LA QAÇBA DES CORSAIRES. — SALÉ-LA-NEUVE 55 fabriquions, qu'ils savaient distinguer le beau de notre camelote. Les intérêts français engagés au Maroc étaient assez considérables pour que Henri III jugeât nécessaire de créer auprès du roi de Fès un consulat qui fut géré par Guillaume Bérard. Mais au XVIIe siècle, c'est dans la nouvelle Salé que nous cônstatons surtout la présence de négociants chré¬ tiens, indispensables aux pirates eux-mêmes pour servir d'intermédiaires auprès des familles afin de négocier le rachat des captifs. Les Anglais et les Hollandais y étaient parfaitement vus. Ils fournissaient aux cor¬ saires des armes, des munitions, des agrès et même des navires. Un con¬ sulat de France fut installé à Salé-la-Neuve et la sainte messe fut célé¬ brée dans la maison du consul. Deux ordres de rédempteurs fonctionnèrent même à Salé au XVIIe et au xvill8 siècle : celui de la Sainte-Trinité et de Notre-Dame de la Merci. A cette époque, le rachat des captifs était tarifé à 250 et 300 livres par tête. Les prisonniers étaient, en principe, la propriété du sultan qui les employait à de durs travaux : terrassements, fabrication de la chaux, construction des murs de pisé. D'autres devenaient artilleurs. On les ven¬ dait à l'encan dans les rues de Salé-la-Neuve. En 1654, notre consul avait fait élever une chapelle pour eux. Mais on les enfermait toujours la nuit dans des matamores, c'est-à-dire des caves. Chose admirable, au moment où la lutte de Salé et Rabat atteignait toute son intensité, où la qaçba luttait contre le reste de la ville, les puissances européennes continuaient à y envoyer des marchandises et à y entretenir des consuls. La Hollande commerçait avec ce port depuis 1610. Une députation de Salé gagna La Haye, en juillet 1659; et notre consulPrat, qui s'étaitrendu de Marseille à Salé, signa avec Si Abdallah un traité de commerce qui fut le point de départ de notre influence dans cette ville (1645-1646). Palais du Sultan. Cliché Beaux-Arts CHAPITRE V RABAT, VILLE ANDALOUSE ET MAKHZEN La ville actuelle de Rabat doit sa seconde fondation aux quelques milliers d'Andalous qui, fuyant l'Espagne fanatique, vinrent se fixer dans les jardins, les vignes et les ruines comprises entre la qaçba des Hornacheros, leurs ennemis, et ce qui subsistait du ribat almoliade, la mosquée de Hassan autour de laquelle des Arabes étaient encore groupés, le beau parc entouré de murailles qu'était alors l'Aguedal. En 1631, ces industrieux Andalous avaient construit une petite ville calme, fermée aux chrétiens (Relation de Jean Mustapha, 1630, et Mémoire sur le Maroc, 1631). C'est là un témoignage intéressant, qui fait pressentir déjà les desti¬ nées de la petite ville musulmane, marchande, dévote, tranquille, que nous retrouvons encore aux environs de Bou Kroun. C'est la ville de RABAT, VILLE ANDALOUSE ET MAKHZEN 57 Le Sultan et sa suite sortant de Rabat. Cl. Guilleminot. Les femmes sur les terrasses au passage d'un cortège. Cl. Pierre. 58 RABAT l'amitié, où tous les voisins, gros propriétaires, petits marchands, artisans laborieux, notaires, sont bientôt pour vous d'agréables connaissances. C'est la cité des venelles blanches, des longs couloirs tortueux entre les grands murs vides, des demeures enchantées où les choses et les gens Mosquée Moulay el Mekki, rue Sidi Fatah. ci. Schmitt. semblent couverts d'un même linceul de chaux. Ce n'est pas une ville d'art. Mais que de fêtes, cérémonies de baptême, de mariage, de petites écoles, de mouvements dans les rues à l'heure de la prière ou des repas, de cortèges de mendiants, de femmes groupées sur les terrasses et dont le drapé évoque je ne sais quelle vitrine de vivantes Tanagras, présen¬ tant une série de tableaux parfaits, encore qu'ils n'aient rien à voir avec l'archéologie. Rabat est enfin, aujourd'hui, la ville par excellence RABAT, VILLE ANDALOUSE ET MAKHZEN 59 du Makhzen, le sultan y demeurant avec ses ministres et ses fonctionnaires une grande partie de l'année. Et c'est la ville où le maréchal Lyautey a fixé la Résidence dans l'atmosphère de calme qui convient au travail. Quelques monuments modernes sont cependant assez remarquables Maison du Pacha. ci. Pierre. et témoignent de la sollicitude des Alaouïtes pour Rabat, et aussi de leur piété. Ce sont des mosquées (il y en a une quarantaine dans la dévote Rabat dont quelques-unes sont fréquentées seulement par des voisins). La Djama El Kebir, la grande mosquée, située au Souq des Babouches, qui a été construite entre le XVIIe et le XVIIIe siècle et dont la porte fut restaurée en 1813 ; la Djama Moulay Sliman, dans la rue Souïka, au coin de la rue Sidi Fatah (1791-1822), restaurée par ce sultan; la Djama en Naciriya qui s'élève au centre de la ville, dans Bou Kroun ; la Djama Sidi El Mekki, dans la rue Sidi Fatah, surmontée d'un beau minaret orné de sculptures et de mosaïques., et dont la porte, charmante, est couverte d'un bel auvent de bois peint. Et je n'oublie pas le très curieux mara¬ bout de Moulay Ibrahim, considéré par les indigènes comme le patron de Rabat, un illuminé, faiseur de miracles et annonçant l'avenir, qui vivait au XVIIe siècle, et vint de Salé s'installer à Rabat où il serait mort RABAT Les mendiants de Rabat. Cl. Pierre. dans une chambre voisine de son marabout. Il est toujours le rendez-vous des mendiants, des pèlerins qui couchent autour du petit sanctuaire, un lieu de sacrifices, de prières et d'offrandes. La ville Makhzen du sultan est située au-dessus de l'Aguedal, les noirs et les domestiques étant groupés dans le village des Touargas. Le grand Palais du sultan a été commencé en 1864 par sidi Abd er Rhaman qui l'avait fait édifier à côté du tombeau de son aïeul. Ce fut une époque de prospérité pour « les deux rives ». C'estletemps dont l'auteur du Kitab el Istiqça a dit : « Les gens riches montaient des mules de prix, portaient de beaux costumes, possédaient des trésors précieux et se mirent à adopter pour leurs constructions les zelliges, les marbres et les sculp¬ tures recherchées... Sur tous brillait la marque du raffinement étranger. » RABAT, VILLE ANDALOUSE ET MAKHZEN 61 A ce même sultan remonte la belle mosquée Es Souna, dans ce quar¬ tier, qui est d'un beau caractère. Elle fut restaurée par Moulay Hassan (1873-1874), qui fit édifier le bordj El Djedid (fort Hervé). Du même temps date le gracieux pavillon de l'hôpital, maison d'été, sur la mer, où eut lieu l'abdication de Moulaj^ Hafid. 1 l'équivalent au Maroc, c'est le grand cimetière d'Ei Alou qui borde la mer. Les frères Tharaud l'ont dépeint de manière admirable : « De chaque côté du vaste estuaire, séparés seulement par la barre qui se brise sur leurs rochers et leurs sables, les deux grands cimetières de Rabat et de Salé se ressemblent comme une tombe d'Islam. Tous les deux au bord de la mer, sans un buisson, sans un arbre, sous un ciel sou¬ vent voilé d'un léger crêpe grisâtre, ils ne ramènent pas l'esprit vers les jardins de cyprès et d'oubli qu'on voit à Constantinople, à Brousse ou à Damas. Mais de quel mouvement inattendu, avec quelle force poignante, par delà des lieues et des lieues de terres battues par le flot, ils empor¬ tent l'imagination vers quelque lande de Bretagne solitaire le long des Il est encore une autre curiosité de Rabat, dont je n'ai pas retrouvé Cl. Pierre. Une fontaine. / Une rue de Rabat. enceinte qui borde le rivage comme pour contenir leur flot. Mais elles franchissent la muraille, envahissent la grève, hérissent de nouveau le rocher et le sable de leur multitude pressée. Seul, l'Océan peut arrêter ce long glissement silencieux., cette marche funèbre des pierres grises... » C'est à l'heure du couchant, le vendredi surtout, qu'il faut venir s'asseoir sur la dune du cimetière de Rabat, quand le soleil s'abîme dans l'Océan, et que les murs de la qaçba flamboient ; au printemps, quand un peuple de statues, des femmes au drapé antique, de gracieux enfants, viennent respirer et s'ébattre parmi ces tombes. RABAT* grèves. Si loin que la vue peut s'étendre, ils sont hérissés de pierres grises. Et il y en a des milliers et des milliers de ces pierres grises, à peine plus hautes que le genou, toutes de la même forme carrée, toutes du même granit bleuâtre, mangées par le lichen et la rouille, et accouplées deux par deux à la distance d'un corps étendu. Suivant le mouvement des dunes, elles montent et descendent en lignes longues et serrées, jusqu'à la rude 64 RABAT La qoubba de Sidi el Yabouri se trouve à l'extrémité nord-ouest du cime¬ tière, au pied de la qaçba des Oudaïa, non loin du rempart qui fait face à l'Atlantique : à côté d'elle on remarque la cabane couverte de roseaux qui porte son nom et qui est celle des pêcheurs. Originaire d'Evora, Yabouri s'installa dans Chella et fut le maître de Sidi ben Acliir, patron de Salé. Il mourut vers le milieu du XIV0 siècle. Son moussem est fêté par les bar- cassiers de la mer. A cette occasion les enfants chantent : « O Yabouri, Une procession. viens à mon secours, patron du port et de la mer, je t'en supplie au nom de l'envoyé d'Allah ! » Quant à Lalla Aïcha Tabernoust, la débauchée et la sainte miraculeusement ensevelie par les archanges, elle reposerait auprès de lui. Considérée comme ayant le pouvoir de rendre la fécondité aux femmes stériles, on célèbre sa fête le premier vendredi du mois de redjeb, au printemps. Les femmes, les petites filles, parées et fardées comme de grandes fiancées, viennent s'asseoir près de sa tombe. Les fillettes chantent le vœu : « O Lalla Ksaba, donne-moi un mari, tout de suite, tout de suite ! » Et les petits garçons répondent : « Tout de suite, tout de suite donne-moi une épouse ! » Fête antique de la génération dont nul ne soupçonne plus aujourd'hui le sens. RABAT, VILLE ANDALOUSE ET MAKHZEN 65 Le Musée des arts indigènes de Rabat est installé dans la curieuse demeure ditelamédersa, qui est peut-être l'ancien palais du caïd delà qaçba et fut, dit-on, l'ancienne école des pilotes. Il mérite d'être vu, car il contient la collection la plus importante des anciennes faïences de Fès, rangées suivant leur décor (fonds Libert), des pièces blanches très rares à dessins noirs, celles où apparaît, stylisée, l'image de la barcasse des Porte de mosquée, rue Souïka. Cl. Pierre. corsaires. Dans les alcôves ont été rétablies des chambres présentant la disposition ancienne des lits de parade datant du siècle dernier. On y voit également quelques anciens tapis de Rabat, de ton très doux, inspirés des tapis d'Orient, en particulier de ceux d'Asie Mineure, et d'autres tapis modernes faits parles soins du service des Beaux-Arts, des armes. Au premier étage, dans une petite pièce, une échoppe de barbier à Fès a été reconstituée; on y voit aussi une collection de vieilles glaces, des plats à savon qui semblent des bénitiers bretons. Dans la cour du jardin, planté en 1917 suivant la disposition ancienne des jardins, sont les fragments des statues colossales romaines trouvées dans le Sebou. Au Musée de l'École Berbère est conservée une suite intéressante de 66 RABAT poteries berbères et des Tsoul. Le travail des femmes est toujours fait à la main ; celui des hommes au tour. On y suivra l'évolution de tout ce vieux décor traditionnel, depuis les simples lignes, droites, brisées, les croix, etc. ; des imitations aussi d'objets que nous avons apportés ici et que les assimilables Berbères ont répétés (gargoulettes espagnoles, théières, chandeliers, et même notre bidon militaire). Sur la route vers Marrakech. Cl. Champion. MARRAKECH Marrakech est un grand site, la dernière ville marocaine et la première ville saharienne. Ce fut un camp et c'est une cité immense, ou plutôt un grand fondouq, comme M. Georges Aimel, qui connaît si bien Marrakech, l'a nommée. Mais c'est aussi une ville d'art, la capitale d'un antique royaume, avec quelques très beaux monuments; un lieu de méditations historiques unique puisque trois invasions, qui fondèrent des dynasties, partirent de Marrakech à la conquête du Maroc et de l'Espagne. Marrakech est la capitale des Berbères du Sud, mélangés aux Sahariens et aux nègres, des enfants rieurs et industrieux que le « grand fondouq » ensorcelle, qui montrent leurs dents blanches à son seul nom, à l'idée de tous les plaisirs qu'il représente pour eux. Une vaste cité de terre ruineuse qui surprend, évoque l'Assyrie et l'Égypte, retient l'homme d'Europe sur toutes les autres villes du 68 MARRAKECH Maroc ; un paysage enfin qui enthousiasme le voyageur par l'étonnante surprise de sa palmeraie, par la ceinture admirable des murailles de la ville, le cycle de ses montagnes, le légendaire Atlas dont les neiges dominent une cité brûlante. Au débouché d'une plaine caillouteuse où se forment les mirages, par delà les collines cendrées des Djebilet, au pied de l'Atlas qui ferme Marrakech et l'Atlas. . ci. Félix, Marrakech. l'horizon, de la forêt de palmes surgissent un haut minaret, une ville de l'a couleur de la terre; et, c'est bien un autre mirage que Marrakech, si mal nommée la rouge, et dont quelques murs seulement ont été fardés récem¬ ment, d'une façon malheureuse. Une lumière inconnue nous enveloppe de ses grandes nappes d'arg-ent et d'azur qui vibrent ; on respire l'odeur rêche du sable. Des colorations inattendues nous surprennent. Cette chaîne étrange, plissée, dont les sommets sont dessinés par des lignes'blanches, c'est l'Atlas, qu'on ne voit pas toujours, le'support du monde qui semble si souvent être lui-même suspendu à la nue et ne pas reposer sur la terre en feu. Décor magique qui varie comme la mer. Car le matin, la,mon-. MARRAKECH 69 tagne est violacée, ses neiges sont veinées d'or et de rose; le soir elle est une soie, une écharpe lilas tendue pour recueillir les roses du 70 MARRAKECH ciel. Et voici la Koutoubia, le robuste et svelte minaret, irréel dans la poussière d'or du couchant; la place Djama el Fna, avec ses pulsations et ses bruits, la grande place publique où l'on accrochait jadis les têtes, une foire et un marché perpétuels, le rendez-vous des badauds, des cercles d'équivoques danseurs, de conteurs, d'acrobates du Sous, de musiciens, de charmeurs de serpents, avec ses pauvres guitounes qui abritent les marchands d'amulettes, têtes de lézards, serres de faucons, plumes, herbes et poudres magiques, où toute la vieille humanité haillonneuse, dansante, orgiaque, extatique, tous les faméliques en quête d'une soupe, d'un pain, d'un fruit, d'une chandelle, que tourmente le désir d'une sucre¬ rie ou d'un sirop, d'un gîte, où tous les types du Maroc se sont donné rendez-vous. Car ici l'on remplit son esprit et son ventre. On assiste au spectacle et l'on dîne. On s'en va réconforté et délivré, chargé de béné¬ dictions et d'invocations. On l'entrevoit, plutôt qu'on ne le voit, dans la poussière de la terre et de la paille piétinées, le grand fondouq du Maroc, Marrakech ! Place Djama el Fna. CI. Félix, Marrakech» Vue générale des Terrasses. ci. c. M. CHAPITRE PREMIER MARRAKECH L'ALMOHADE Les Almoravides venaient du Sahara, comme les sauterelles. C'étaient des nomades voilés qui se nourrissaient de viande et de lait. Ils ne man¬ geaient pas de pain, ne cultivant pas la terre. Propagandistes de l'Islam, dont ils avaient surtout retenu le commandement relatif à la guerre sainte, ils razzient les nègres du Soudan, ravagent le Draa, le Sous, le Tadla, combattent les Berbères hérétiques. De proche en proche, ces pillards fanatiques iront jusqu'en Adalousie. Youssef ben Tachfïne, né au Sahara, au début du XXe siècle, qui conquit l'Andalousie, est le premier des souverains du Mogreb qui prit le titre de prince des Croyants. C'était un saint plus encore qu'un guerrier. Les affaires de ce pillard prospèrent ; il bat monnaie. Il achète à une propriétaire des Masmouda, une vieille femme, le terrain de la ville de Marrakech (iob2), y établit des tentes en poil de chameau, auprès desquelles il fait bâtir une mosquée pour la prière et une petite qaçba pour y déposer ses richesses et ses armes. 72 marrakech Telle est l'origine de Marrakech, dont le nom en masmoudien signi¬ fiait, paraît-il, « marche vite ». Car cet endroit servait de repaire à des bri¬ gands, et les passants disaient à leurs compagnons de route ces mots pour le désigner : « Marche vite ! ». Mais ce nomade ne prit même pas la peine d'entourer la ville de murailles. Couvert d'un mauvais vêtement, on le vit, retroussant ses manches, travailler lui-même avec les maçons au mortier et à la bâtisse, par humilité : c'est le Sour el Khezr, situé au nord de la mosquée de la Koutoubia, là où se tenaient au xiv0 siècle les marchands de livres ; l'emplacement étant sans eau, on y creusa des puits. Ses compagnons se groupent autour de lui, ou plutôt campent. Youssef ben Tachfine passe en Andalousie, où il soumet tous les petits roitelets musulmans ; avec ses aventuriers, il triomphe d'Alphonse VI sous Tolède. Mais il meurt, en 1106, n'ayant laissé que des ruines. En 1131, sous le règne d'Ali, fils de Youssef, furent construits les murs d'enceinte de Marrakech sur le conseil d'un jurisconsulte célèbre. La construction de ces murailles dura huit mois et la dépense fut de 70.000 dinars. Il fit également entreprendre la grande mosquée qui porte son nom et le minaret qui la surmonte. C'est tout ce que les Almoravides, les Sahariens voilés, laissèrent à Marrakech : le souvenir des tentes en poil de chameau, un camp, une qaçba, une mosquée, une enceinte de murailles. Les Almohades devaient faire de Marrakech une ville, leur capitale, effacer en grande partie les traces de leurs prédécesseurs. Rien ne sub¬ siste d'apparent du temps des Almoravides qui y résidèrent d'ailleurs peu, suivant toujours leurs harkas, ou séjournant à Cordoue. Et le tombeau de Youssef ben Tachfine, le fondateur de Marrakech, le conqué¬ rant de l'Andalousie, qui porta le premier le titre d'émir des Musulmans, mais demeura sur le trône comme un ascète, toujours habillé de laine, se nourrissant d'orge et de viande de chameau, n'est guère qu'une simple pierre sous un très vieux figuier, au témoignage du populaire. C'est dans les premières années du xii0 siècle que des montagnes de l'Atlas, du Dara, où ils avaient leurs châteaux, leurs forteresses, et même une capitale, Tynmel, que sortit le premier madhi Masmouda, Ibn Toumert, un homme pauvre et savant, qui avait parcouru le monde, de l'Espagne à la Syrie, un Berbère au teint de cuivre, intelligent, fourbe et rusé. Il prêcha la guerre sainte contre les Almoravides dont il critiquait (ce qui est admirable) la vie et les mœurs faciles, les anathé- misait, les excluait à l'avance du paradis. Il s'adjoint le fils d'un potier, Abd el Moumen ; tous deux font des prêches, d'un tour mystique et révo- MARRAKECH L'ALMOHADE 73 lutionnaire, annonçant l'ère de la justice, dénonçant les turpitudes des Almoravides qu'ils voulaient détruire comme des infidèles. Ibn Toumert affirmait qu'il était le madhi qui doit reparaître à la fin du monde. Il allait de souq en souq, prêchant la vertu, brisant les instruments de musique, répandant le vin partout où il en rencontrait. Après des alternatives de succès et de revers, entouré de tout un peuple, il meurt à Tynmel, en 1130. Mais son successeur Abd el Moumen, un illuminé de génie et un Remparts. Cl. Beaux-Arts. lettré, Zénète d'origine, sort de Tynmel en 1140, avec ses bandes fana¬ tisées, traverse le Tadla, s'empare de Salé, se porte sur Taza, prend le titre d'émir, chasse les Almoravides d'Andalousie, en 1144, de Fès, de Tlemcen, les Normands siciliens de Tunis, impose sa souveraineté au prince de Sidjilmessa, s'empare de Marrakech, après un siège sanglant, et de Meknès. Il réalise l'unité du Mogreb, de Séville à Marrakech, fonde une nouvelle dynastie qui va durer un peu plus d'un siècle. C'est de lui que l'on disait : « Ibn Toumert était grand. Il a débuté semblable à de la viande au crochet. ; et voici qu'il a si bien grandi qu'il va chercher son souffle jusque dans les étoiles! » Abd el Moumen fait mettre des navires en chantier, arme ses sujets 74 MARRAKECH comme jamais ils ne l'avaient été. En 1163, l'émir sort de Marrakech pour aller faire la guerre sainte en Andalousie. De Ribat el Fath, il lance l'appel général aux armes au Mogreb, en Ifrikya, dans le Sous, à tous les Berbères. Un peuple entier y répond; et plus de trois cent mille cavaliers, Almohades, Arabes, Zénètes, rejoignent ses troupes qui comp¬ taient déjà 80.000 cavaliers et 100.000 fantassins. A peine si le terrain qui s'étendait aux environs de Salé, depuis l'Aïn Gheboula jusqu'à l'Aïn elKhemis, était suffisant pour une armée qui se déployait, dit-on, jusqu'à laMamora, quand il meurt en 1163. Le fils du potier est Abou Yacoub el Mansour (1163-1184), un autre souverain remarquable, qui fit construire à Marrakech le pont du Tensif avant son départ pour l'Andalousie où il devait être tué d'un trait de flèche sous les murs de Santarem. Et Yacoub el Mansour (1184-1198), comme génie organisateur et comme guerrier, ne peut être comparé qu'à Charlemagne. Sa vie se passa surtout en Espagne, et le Maroc ne connut guère de lui que des messages victorieux, le"s constructions somptuaires ou militaires qu'il y ordonna. Il devait se couvrir de gloire à la bataille d'Alarcos (1194). Une journée terrible pour les chrétiens qui entendirent rouler les tambours des Almohades, le piétinement de l'immense armée en marche qui faisait trembler la terre, qui virent leurs drapeaux déployés et l'étendard blanc victorieux sur lequel était écrit : « Il n'y a de dieu que Dieu », les héros musulmans s'exciter et se précipiter en criant la professsion de foi. Et Dieu chéri glaça leur cœur, car ils firent voir leurs dos ; et les cavaliers musulmans leur passaient leurs lances et leurs sabres à travers le corps. La ville est incendiée: armes, richesses, bêtes de somme, chevaux, femmes, enfants, tout est enlevé. L'émir faisait 24.000 prisonniers qu'il rendait noblement; mais il massacrait 30.000 chrétiens. En ce temps-là, on lisait au Mogreb d'emphatiques bulletins de vic¬ toire rédigés de la sorte : « Louanges à Dieu très haut qui garantit la victoire à ceux de la religion qu'il a choisie... Mais les guerriers et les cavaliers des croyants, au contraire, s'avancèrent courageusement vers l'ennemi et commencèrent l'attaque les premiers. Ils fondirent sur les chrétiens avant que les chrétiens fondissent sur eux, leur tombant dessus comme le vautour tombe sur sa proie, comme le lion tombe sur sa victime. Nos drapeaux, heureux et victorieux, se déployaient partout dans la mêlée contre Alphonse le maudit; et quand le chrétien eut senti la victoire de nos troupes et de nos enseignes, quand il se vit assailli par l'éclair de nos sabres, enveloppé par les nuées de nos lances et foulé aux pieds de nos chevaux, il se groupa autour de son roi Alphonse et se battit MARRAKECH L'ALMOHADE 75 en désespéré dans une dernière attaque que les Morabethyn accueillirent avec courage et loyauté. Le vent de la guerre soufflait avec violence', il tombait une pluie continuelle de coups de sabres et de lances ; le sang coulait à torrents et la victoire bien-aimée descendit du ciel sur les amis de Dieu. Alphonse prit la fuite, blessé au genou, accompagné seulement de 500 cavaliers, derniers débris d'une armée de 80.000 cavaliers et de 200.000 fantassins... Il se sauva à travers les ténèbres de la nuit. L'émir des musulmans, au contraire, couvert par la grâce de Dieu, était debout au milieu de ses cavaliers victorieux, sous l'ombre de ses drapeaux flot¬ tants et glorieux de la guerre sainte, et entouré de ses nombreux soldats. Il remercia le Très-LIàut de l'avoir ainsi favorisé selon ses désirs ; il per¬ mit le pillage du camp ennemi et sa destruction, après que ses guerriers en eurent enlevé les trésors, et cela sous les yeux mêmes d'Alphonse qui regardait cela comme un homme ivre, en se tordant les doigts de douleur et de colère... » (Récit de la bataille de Zalaga, en 1186, d'après le Rawd el qirtas.) Mais on n'envoyait pas au Maroc, et dans les cités arabes d'Anda¬ lousie, que des têtes coupées ; le cinquième du butin, réservé au sul¬ tan, fut employé, en partie, à des travaux somptuaires et d'utilité Cl. Champion. L'Aguedal et la Koutoubia. 76 MARRAKECH publique. Après une trêve accordée au roi chrétien, l'émir devait revenir à Marrakech, en 1147, pour y mourir. Yacoub el Mansour s'occupa parti¬ culièrement de Marrakech, déployant un grand zèle pour la fortifier et l'embellir de mosquées. Et si les Almohades n'avaient remporté que des victoires, ils n'auraient certainement pas la renommée que leur assure un certain nombre de très grandioses monuments élevés de leur temps, en Espagne et au Maroc. Première Koutoubia. •— Vestiges du Mihrab. Cl. Hespérxs. Un passage de la belle chronique du Rawd el qirtas mérite à cet égard d'être étudié de très près et peut-être aussi d'être critiqué. L'auteur de cette chronique nous dit qu'après la bataille d'Alar- cos (1194), El Mansour nettoya tout le pays des dernières troupes chré¬ tiennes. Puis il rentra à Séville et, à son arrivée dans cette ville, et il entreprit les premiers travaux de la grande mosquée et de son magni¬ fique minaret » (la Giralda), entre-1194-1195. En 1195, il fait le siège de Tolède; de nouveau il rentre à Séville, en 1196, où il « reprit les travaux de la mosquée et du minaret ». L'auteur de la chronique nous décrit les motifs de pommes superposées, d'une grandeur si surprenante qu'il fallut, pour les faire entrer, démolir la porte de marbre du muezzin ; le pivot en fer qui supportait ces pommes pesait 1.000 livres. « L'artiste qui MARRAKECH L'ALMOHADE 77 construisit ces pommes, et les éleva en haut du minaret, fut Abou El Lyt El Sekkaly ; il employa pour les dorer 100.000 dinars d'or. » C'est là un renseignement tout à fait précieux, très rare à rencontrer, puisqu'il nous donne le nom d'un architecte et la date de l'époque à laquelle fut Plan des deux Koutoubia. Cl. Hespéris. terminée la Giralda. L'auteur du Rawd el qirtas ajoute qu'avant de passer en Andalousie pour la campagne d'Alarcos, El Mansour avait donné les ordres nécessaires pour faire bâtir : i° la qaçba de Marrakech, la « mosquée sacrée et son beau minaret » (El Mansour) ; 20 le minaret de la Koutoubia de Marrakech ; 30 la ville de Ribat el Fath sur les terrains de Salé; 40 la mosquée Hassane et son beau minaret (tour Hassane). Enfin, lorsque la mosquée de Séville fut achevée et qu'il y eut fait la prière, l'émir des musulmans ordonna de bâtir la forteresse d'El Ferdj sur les bords du 78 MARRAKECH Guadalquivir à Séville. Il retourna alors au Maroc et arriva à Marrakech en 1197. « Il trouva que tous ses ordres avaient été exécutés ; toutes les constructions, qaçba, palais, mosquées et minarets, étaient achevés et pour tout cela on ne s'était servi que du cinquième du butin fait sur les chrétiens. » En visitant la mosquée de Marrakech, il marqua un certain mécontentement contre les intendants et les ouvriers qui avaient dirigé ces travaux, car on lui avait rapporté, par jalousie, qu'une partie des sommes avait été détournée, qu'on avait fait seulement sept portes à la mosquée, le même nombre que pour celles de l'enfer. « Sept portes, et celle par laquelle est entré l'émir des musulmans, qui est la huitième », lui répon¬ dirent-ils. El Mansour s'apaisa. Alors il se retira dans la qaçba de Marra¬ kech et y mourut l'année suivante (1x98). Mais quand la maladie s'empara de lui, il aurait déclaré : « De toutes les actions de ma vie et de mon règne, je ne regrette que trois choses qu'il aurait beaucoup mieux valu que je ne fisse point. La première, c'est d'avoir introduit au Mogreb les Arabes nomades de l'Ifrikya parce que je me suis déjà aperçu qu'ils sont la source de toutes les séditions ; la deuxième, c'est d'avoir bâti la ville de Ribat el Fath, pour laquelle j'ai épuisé inutilement le trésor public; et la troisième, c'est d'avoir rendu la liberté aux prisonniers d'Alarcos, car ils ne manqueront pas de recommencer la guerre. » C'est donc entre 1195 et 1198 que les splendides monuments de l'Es¬ pagne et du Maroc auraient été élevés par les Almohades ; et le plus ancien, la Giralda, fut terminé en 1196. Même si les dires du chroni¬ queur ne doivent pas être pris à la lettre, on demeure confondu à la pensée qu'en quelques années tout cet ensemble monumental et gigantesque est sorti de terre (nos cathédrales, beaucoup plus fouillées il est vrai, ont mis des siècles à s'élever chez nous). Mais il faut considérer aussi l'immensité des moyens mis en œuvre par El Mansour. Une question se pose. Qui dirigea ces armées d'ouvriers ? Vraisemblable¬ ment des Andalous, car au Maroc on ne travailla pour ainsi dire jamais la pierre. Pour un de ces minarets, la Giralda, aucun doute n'est pos¬ sible : ce sont les Andalous de Séville, bien qu'aucun texte ne le dise. Mais un passage d'Ibn Khaldoun l'établit pour les monuments de Tlemcen dont le grand minaret est lui aussi du même type que la Giralda, le minaret d'Hassan et la Koutoubia. Voici ce texte : « A l'époque d'Abou Hammou Ior (roi de Tlemcen de 1308-1337) et de son fils Abou Tachfine (1318-1337), les arts étaient très peu avancés à Tlemcen, parce que le peuple, qui avait fait de cette ville le siège de son empire, conservait encore la rudesse de la vie nomade ; aussi ces MARRAKECH L'ALMOHADE 79 princes durent s'adresser à Abou el Walid, seigneur de l'Andalousie, (1314-1325), afin de se procurer des ouvriers et des artisans. Le souverain espagnol, maître d'une nation sédentaire chez laquelle les arts avaient nécessairement fait beaucoup de progrès, leur envoya les architectes les plus habiles de son pays. Tlemcen s'embellit alors de palais tellement beaux que depuis on n'a jamais rien pu construire de semblable. » Enfin, il y a lieu d'insister sur ce point : les premiers Almohades ne résidaient pas au Maroc, mais en Andalousie. El Mansour ne revint à t , La Palmeraie. ci. c. m. Marrakech que pour y mourir. Suivant une chronique de Fès, du xiv° siècle, dont M. Bel prépare l'édition, au XIe siècle déjà l'Almora- vide Youssef ben Tachfine avait fait venir des artisans de Cordoue pour les constructions de Fès. Au temps de la chute de Grenade, des Andalous vinrent encore se fixer à Fès, « emportant leurs métiers, leurs usages, leurs animaux domestiques » (lettre d'un secrétaire du sultan de Fès, du 23 sep¬ tembre 1491). Il y a donc là comme une tradition constante entre le XI0 et le XV0 siècle. Les Andalous ont vraisemblablement dirigé la plupart des tra¬ vaux d'architecture du Maroc comportant la taille et les assises régu¬ lières de la pierre. Il faut lire d'ailleurs dans la chronique d'El Merrakechi, écrite en 1224, les témoignages précieux de l'enchantement que l'Espagne 8o MARRAKECH exerça sur les Marocains, la fascination de ses lettrés, de ses artistes, de ses administrateurs, de son climat même sur les combattants des ribats qui ne voulaient plus jamais rentrer au Maroc : « C'était sur elle (l'Espagne) que xe Maghreb-Akça s'appuyait ; c'était elle qu'il tenait en honneur ; vers elle il avait les yeux tournés ; c'est là qu'était le siège du gouvernement et de l'administration, elle qui était la métropole de ces régions ». El Marrakechi met ces paroles dans la bouche d'un prince des Musulmans : « Avant d'avoir vu ce pays, je me figurais que mon royaume valait quelque chose ; mais je m'aperçois maintenant qu'il n'en est rien. » Il dit encore un peu plus loin : « C'est dans ce pays que se lèvent les soleils et les lunes des sciences ; il est le centre et le pivot des talents. » Parler de l'Espagne, pour les lettrés d'alors, était aussi doux que de cueil¬ lir des roses. Ce qu'était Marrakech au XIIe siècle, nous le savons par le géographe Edrisi qui visita la capitale du Mogreb vers 1154. Il nous parle de l'emplacement acquis à un prix élevé par Youssef ben Tachfine des habitants d'Aghmat (une belle ville en ce temps-là, et riche, avec ses jardins irrigués, habitée exclusivement par des juifs), qu'il choisit pour sa résidence et celle de sa famille. Edrisi a décrit la ville, située dans un bas-fond, dominée par le monticule du Gueliz d'où ce sultan fit tirer les pierres nécessaires pour la construction de son palais dit Dar El Hadjar ; les autres maisons furent édifiées avec de la terre ou des briques crues. L'eau y fut amenée au moyen d'un procédé mécanique ingénieux dont l'invention était due à Obaïdella Ibn Younos. Lorsqu'il vint à Marrakech, il n'existait qu'un seul jardin, celui d'Abou el Fadhl. Le mécanicien se dirigea vers la partie supérieure de ce jardin, y fora un puits de large dimension d'où il fit partir une tranchée, creusée de degré en degré, en y ménageant une pente. L'eau se répandait alors sur le sol. L'ingénieur fut comblé de présents par le sultan. Les habitants l'imitèrent, car on trou¬ vait l'eau sans creuser à une grande profondeur. Ainsi les jardins se mul¬ tiplièrent et la ville de Marrakech prit alors son aspect brillant. Le rai¬ sin qu'on y récoltait était délicieux. Du temps d'Edrisi, Marrakech était déjà une grande ville, une capi¬ tale, avec des palais construits pour les émirs, les généraux, les ministres de cette dynastie, « le centre de leur domination et le fil qui les tenait unis ». Les rues de Marrakech étaient larges, les places publiques vastes, les édifices élevés, les marchés bien achalandés. Il y avait alors un grand nombre de mosquées. MARRAKECH L'ALMOHADE royal, au centre de la ville. Marrakech avait alors un mille de long et de large. Sur le Tensif, torrent impétueux l'hiver, tournaient les roues des moulins. Ali ibn Youssef y avait fait élever un pont très solide par des architectes venus d'Espagne. Mais les eaux emportèrent les piles de ce pont qui fut détruit de fond en comble. On vendait à Marrakech des par¬ fums, du savon, du cuivre jaune, des fuseaux à filer. Edrisi note encore que ses habitants mangeaient des sauterelles. Que reste-t-il de tant d'efforts, d'une telle affirmation de puissance? Deux vastes mosquées : une première Koutoubia, élevée par Abd el Moumen (1146), marquée par quelques vestiges, et qui a du être aban- 6 La grande mosquée construite par Youssef ben Tachfine fut détruite, quand les Almohades se rendirent maîtres de la ville, et ils en firent construire une autre pour leur propre culte. Scènes qui furent accompa¬ gnées de meurtres et de pillages, car ces gens-là se croyaient tout per¬ mis. Les Almohades terminèrent, toutefois, les travaux d'adduction d'eau commencés par les Almoravides, établirent des réservoirs près du palais Cl. Félix, Marrakech. Minaret de la Koutoubia. 82 MARRAKECH donnée à cause de sa mauvaise orientation, et la Koutoubia actuelle, édi¬ fiée contre l'ancienne, et terminée par Abou Yacoub, son khalife (1162), toutes deux sur le modèle de l'admirable Tynmel. La mosquée de la Koutoubia tirerait son nom des vendeurs de livres qui étaient installés aux portes de la « Notre-Dame de Marrakech », sui¬ vant l'appellation de M. delà Martinière. Cette mosquée, que Léon l'Africain a visitée et décrite au XVI0 siècle, était, de son temps déjà, délaissée. Le beau minaret occupait alors le centre de la mosquée, dont une partie fut détruite, dit-il, en manière de purification, des rebelles qui s'y étaient réfugiés y ayant été massacrés.. Tant d'autres modifications furent apportées depuis : des portes, au cin¬ tre moderne ou remanié, jurent à côté d'un cintre dont l'ogive remonte au temps des Almohades, rappelant l'arc lancéolé de la mosquée de Tynmel. Quant au minaret, terminé par El Mansour, c'est un admirable mor¬ ceau d'architecture, le plus complet qui existe, avec son lanternon taillé dans le schiste et la pierre, qui a pris une belle patine rosée où se voient encore les restes des motifs de vieille faïence d'un puissant bleu vert, toute une étonnante polychromie, une peinture ocre rouge dessinant de somptueux et frustes motifs ; et seul un bon relevé d'architecte nous en donne une idée. Sveltesse, force, éclat, telles sont les qualités de la Koutoubia, aussi logique et plus brillante que la plus belle des tours de nos cathédrales. Elle demeure comme une étonnante affirmation de la puissance et de l'ordre au temps des Almohades. On est saisi d'admiration devant le robuste appareil de blocs bruts de schiste rosé dont est constitué ce minaret, de l'intérêt que l'artiste, qui l'a conçu, a porté à la lumière, vers la hauteur. C'est là, en effet, qu'il a placé les fenêtres géminées à ogives, si semblables à celles de nos clochers, qu'il a accentué les morceaux qui doivent donner l'om¬ bre et le relief, qu'il a tendu la ceinture de carreaux vert sombre, d'un si juste et puissant accord avec le ton rosé de la tour. L'étude de la pro¬ portion des baies, depuis le grand arc formant le premier étage de la Kou¬ toubia jusqu'à l'étage supérieur, est un enchantement. Un prodigieux lan¬ ternon, qui est à lui seul un important monument, est couvert d'une coupole côtelée surmontée de trois boules dorées (un homme pourrait s'y abriter) enfilées sur un piquet de fer qui est lui-même un véritable mât. Le caravansérail des chrétiens, le logement de la milice chrétienne, la vieille chapelle entretenue par les rois de Portugal, étaient dans le quar¬ tier de la Koutoubia, mais n'ont pu être identifiés rigoureusement au milieu de tant de décombres de pisé. 84 MARRAKECH Enfin il faut signaler une très belle porte, Bab Aguenaou, sur l'enceinte de la qaçba, faite de grès schisteux aux reflets verdâtres du Djebilet, d'une ornementation à la fois si robuste et délicate. Les écoinçons de cette porte sont formés de fleurons et portent la coquille. L'orne¬ mentation est épigraphique : type de porte qu'il convient de rapprocher de celle des Oudaïa. Marrakech. — Charmeurs de serpents. Cl. Mourey, CHAPITRE II MARRAKECH LA SAADIENNE Si Fès est la ville des Beni Merin, Marrakech est la ville des Saadiens. Les chérifs saadiens sont, dit-on, des ascendants d'Ali, gendre du Prophète, émigrés dans la vallée de l'oued Draa vers le VIIe siècle de l'hégire. Tout l'effort de cette dynastie sera caractérisé par une réaction : la guerre sainte contre les chrétiens qui occupaient les ports du Maroc. Le madhi est le premier de ces chérifs, fils du roi de Taroudant, qui, à la tête d'une troupe de 5.000 renégats, armés de mousquets, entreprit la conquête de l'empire mérinide. Il est proclamé sultan à Meknès en 1547, s'empare de Fès en 1550, régne sur tout le Mogreb, réorganise le cadastre et établit l'impôt foncier. Il meurt assassiné, ou empoisonné, dans le Sous, en 1559. Une belle plaque de marbre rappellera son souvenir dans Cl. La Nézière. Médersa Ben Youssei. 86 MARRAKECH aux chrétiens (il les désigne seulement sous le nom « des gens de la con¬ trée »■), c'est uniquement parce que l'appui des musulmans m'a manqué. » Moulay Abdallah est le grand bâtisseur. En 1562, il commence la cons¬ truction de la mosquée des chérifs, du réservoir, y attenant, fait bâtir l'hô¬ pital, d' « une utilité manifeste », qu'il dota d'importants biens de main¬ morte, reconstruisit la médersa voisine de la mosquée Ali ben Youssef, élevée primitivement par iAboul Hassan el Merini. Et comme on s'étonnait de tant de. ressources nécessaires à ces constructions, la tradition popu- le mausolée des chérifs ; il est le chef de file d'une suite de souverains qui connurent, comme lui, une fin tragique ou mystérieuse. Son successeur est Moulay Abdallah qui mourut en 1567, celui-là qui se servit des chrétiens contre les chrétiens : « Si j'ai demandé secours Entrée de la médersa Ben Youssef. Cl. Beaux-Arts MARRAKECH LA SAADIENNE 87 laire disait que le sultan les trouvait dans l'alchimie, science qu'il tenait d'un cheik vertueux. El Oufrani s'inscrit en faux contre cette légende. La médersa Ben Youssef est du moins une magnifique médersa, fort architecturale, élevée suivant un plan rectiligne, avec des proportions qui rappellent celles de la Bou Ananiya, un monument en un mot fort intéres- Médersa Ben Youssef, corridor d'entrée. Cl. Beaux-Arts. sant à comparer avec les médersas de Fès pour voir comment l'art des médersas a évolué entre le xiv° et le XVIe siècle. On y pénètre, rue des Marchands de Fès, par une très belle porte, décorée de rinceaux noirs et d'une frise délicate de plâtre ciselé. Elle franchit la rue qui est couverte d'un plafond d'un délicat travail en nids d'abeilles. On remarque une porte de bronze, d'un style assez semblable à celui d'une des portes de la Karaouiyine, mais de proportions I 88 MARRAKECH moindres. On pénètre dans un couloir que couvrent deux travées portées par des linteaux de bois très finement ciselé et à plafond de bois peint. Chaque ouverture sur le ciel forme un précieux motif ouvragé que cou¬ ronnent des balustres de bois portant le premier étage où régnent les chambres des étudiants. Une frise de zelliges, des inscriptions, des plâtres grattés ornent ce couloir où de puissants effets d'ombre et de lumière ont été ménagés. On arrive à une petite pièce très haute, à plafond de bois peint, dont les murs sont ornés d'une haute frise de plâtre gratté. La cour est vaste, très finement dallée de marbre blanc parfaitement ajusté. Un vaste bassin oblong est au milieu de la cour. Et l'on est tout d'abord frappé des nobles proportions de l'édifice. On pense à Vitruve. Les piliers, dont la base est habillée de zelliges étoilées, portent des linteaux de bois vermoulus qui supportent une magnifique frise de bois de cèdre où se développe une inscription du plus beau caractère : de petites colonnettes s'y attachent et supportent un encorbellement d'un grand style sur lequel sont des tuiles vernissées d'un vert pâli. La porte de la mosquée, de justes proportions, est ornée d'écoinçons, de fenêtres de plâtre finement ciselé, de fleurons. Elle est doublée par un beau motif de bois décoré de fleurons. Les chambres d'étudiants régnent au premier étage et sont portées par trois linteaux de bois ciselé accrochés à des corbeaux sculptés, entre les élégants et curieux pilastres qui rappellent quelque peu une noble colonne corinthienne qui serait aplatie et traitée comme un motif de cuivre ou de bois. Le plan de cette médersa est presque aussi intéressant que celui de la Bou Ananiya de Fès. Les mouvements sont nettement marqués dans les élévations, la qoubba de la mosquée franchement indiquée par un toit faisant saillie. Le motif de la porte de la mosquée est répété sur celui de la porte d'entrée dans la cour. La mosquée comporte deux travées, ornées de belles colonnes de marbre. Un mihrab, très fleuri, est orné d'une dentelle de plâtre et-de délicates fenêtres. La coquille, la pomme de pin, sont les motifs qui se retrouvent dans l'ornementation de cette médersa. A cette époque aussi fut édifiée la grande mosquée de Bab Doukkala par les soins de la mère du sultan, fille d'un cheik fameux, pieuse et sainte dame, éprise d'une passion véritable pour la construction des monuments. Et c'est vraiment un noble,monument, d'un grand caractère, en pisé tout délité, craquelé, avec ses murs gris rose, son minaret en briques jaunes très élégant, ses tuiles décolorées, ses simples portes cloutées au travers desquelles on aperçoit une vaste mosquée toute blanche, avec des arcs festonnés, des colonnettes engagées dans de beaux MARRAKECH LA SAADIENNE 89 pilastres, qui a la fraîcheur et la suavité des travées d'une église romane (I5p7_I558). La pieuse dame fit aussi édifier le pont sur l'Oum er Rebia. La cherifa mourut en 1590, laissant un souvenir demeuré vivant dans l'esprit des fidèles qui reçoivent en songe sa visite. Son fils est l'émir victorieux El Mansour el Dehebi, qui devait suivre son exemple et faire briller sa nouvelle capitale d'une splendeur à laquelle les docteurs de l'Islam avaient appliqué ce dicton : « Terre de saints, aux bastions solidement construits, coffret à bijoux ». La procla¬ mation d'El Mansour coïncide avec un événement considérable, la grande victoire des Marocains sur les Portugais à El Ksar (1578), où, suivant la chronique arabe, 125.000 chrétiens auraient été défaits. A cette époque Cl. Beaux-Arts. Médersa Ben Youssef. go MARRAKECH arrivent à Fès les présents du roi de Portugal, une quantité innombrable de vases, d'objets précieux, de perles, d'hyacinthes ; le roi de France fait des cadeaux au souverain de Fès. El Mansour lutte contre les marabouts ber¬ bères du Rif, de l'Atlas, contre les Espagnols et les Turcs, puis se tourne Mosquée de Bab Doukkala Cl. Beaux-Arts. vers les riches régions du Soudan où abonde l'or mystérieux du pays des nègres. Grand organisateur militaire, El Mansour crée le guich avec les tribus arabes de Cherarga, forme une légion étrangère avec les renégats. Ses troupes, armées de mousquets, atteignent le Touat, en 1582. El Man¬ sour quitte Marrakech, le 16 octobre 1590, avec une armée magnifique, de vigoureux chameaux, des chevaux de race. Il campe devant Tom- bouctou, rencontre le souverain des noirs, met en déroute les Soudaniens MARRAKECH LA SAADIENNE innombrables, mais ignorant l'usage des armes à feu ; il franchit le Niger, levant sur tout le pays un tribut qui deviendra annuel. Il rentre à Marrakech avec 14.000 esclaves noirs, rapportant une quantité énorme de poudre d'or, de bois d'ébène : et de ce temps le sang noir se répand dans la ville. On y fabrique des bijoux en masse ; à la porte du Palais, « mille quatre cents marteaux frappaient chaque jour des pièces d'or, sans compter la confec¬ tion de boucles et autres bijoux » ( El Oufrani). Le victorieux est surnommé « le doré ». En 1578, il commence la construction de la « merveille », le palais El Bedi. (A Fès, il fera construire les deux citadelles, dans un but de domi¬ nation et, en 1588, dans un but de propa¬ gande religieuse, il envoya à El Qaraoui- yine la grande vasque de marbre qui se trouve au pied du minaret.) El Oufrani a longuement parlé du palais d'El Bedi et des motifs qui déter¬ minèrent El Mansour à le faire cons¬ truire. Il voulut laisser une trace durable de sa dynastie, montrer qu'elle était supé¬ rieure à celle des Almoravides, des Almo- hades et des Mérinides. Tous ces princes avaient élevé des monuments destinés à perpétuer leur souvenir, tandis que la dynastie chérifienne n'avait encore rien fait de tel. El Oufrani rapportait ces vers du poète : « Lorsque les princes veulent rappeler le souvenir de leur gloire, ils le font par le langage des monuments ». Les premiers travaux de fondation eurent lieu au mois de décembre 1578 et l'édifice fut terminé au mois de septembre 1594. El Mansour avait fait venir des ouvriers de tous les pays, même d'Europe. Le nombre des artisans et des architectes était si considérable qu'il s'établit à la porte du chantier un marché important. Le marbre, apporté d'Italie, était payé en sucre, poids pour poids, affirme le chroniqueur : le plâtre, la Mausolée des Saadiens. — Chapiteau en marbre et console en plâtre sculpté. Cl. La Nézière. Mausolée des Saadiens. — Revêtement de plâtre sculpté. Cl. La Nézière. qui fait regarder avec dédain les coupoles de Damas ou les pyramides du Caire. On y rencontrait des onyx de toutes les couleurs, des marbres blancs comme l'argent ou entièrement noirs. Les chapiteaux des colonnes étaient recouverts d'or fondu ou de feuilles d'or fin. Le sol était pavé de superbes dailes polies et finement taillées; les revêtements des murs, couverts de faïences aux couleurs variées, simulaient un entrelacement de fleurs ou les riches broderies d'un manteau. Les plafonds étaient incrustés d'or, et les murailles, décorées de ce même métal, étaient en outre ornées de brillantes sculptures et d'inscriptions élégantes faites dansleplus beau 92 MARRAKECH chaux et les autres matériaux de construction furent amenés de tout le Maroc, et même de Tombouctou. El Bedi était un édifice carré et, sur chacune de ses faces, se dressait une grande et magnifique coupole autour de laquelle étaient groupés d'autres coupoles, des palais et des habitations. El Oufrani tient ce palais pour la construction la plus remarquable et l'œuvre la plus belle de son temps, MARRAKECH LA SAADIENNE 93 ♦ stuc. La décoration terminée, le sultan fit courir l'onde la plus pure dans les bassins des cours. C'était un paradis terrestre, une merveille du monde, le comble de l'art, dont un poète a dit : « Tout palais semble laid auprès du Bedi, car c'est là seulement que les fruits sont savoureux et les fleurs odorantes. Son aspect est féerique, son onde est pure, sa terre parfumée et ses édifices se dressent fièrement dans les airs; Maroc lui doit son immense célébrité et, grâce à lui, sa gloire durera des siècles... » En ce temps-là, où la poésie se faisait précieuse et mièvre, des vers y étaient partout inscrits, brodés sur des portières, sculptés dans le bois, Mausolée des Saadiens. >— Revêtement de plâtre sculpté. Cl. La Nézière. dessinés sur les faïences, gravés sur les stucS, provoquant l'étonnement des visiteurs. Ils se rapportaient à l'éloge de la coupole, et certains con¬ tenaient un défi à la coupole voisine. Quand tout fut terminé, El Mansour donna une fête magnifique, à laquelle il invita tous les notables et les grands du royaume. On servit des mets de toutes sortes, des friandises ; on distribua aussi des sommes considérables. Parmi la foule des gens se trouvait un bouffon qui jouissait à cette époque d'une certaine réputation de sainteté : « Que penses-tu de ce palais, ô un tel? lui dit El Mansour, en plaisantant. — Quand il sera démoli, il fera un gros tas de pierres. » Ce n'est même plus un gros tas de pierres, derrière de si hautes murailles, mais une grande cour aride, entre les murs de la qaçba, une triste prison. On entre au Bedi par un étonnant couloir, entre les murs pièce d'eau, bordée de deux jardins, qu'encadraient des zelliges dont on voit quelques témoins. Ces ruines sont volontaires. Elles ont été faites par un grand constructeur, Moulay Ismaïl, dans un jour de colère, en 1708 ; car il ordonna de détruire El Bedi de fond en comble, et ses œuvres d'art furent dispersées et mutilées de tous côtés. «. Le sol resta en jachère, devint un pâturage pour les bestiaux, un repaire de chiens et 94 MARRAKECH si hauts de la qaçba saadienne, et l'on a devant soi une vaste cour, que dessinent des bâtiments ruineux, où nichent aujourd'hui des cigognes. Il faut presque un plan pour retrouver, au centre du patio, la longue Revêtement de plâtre sculpté. Cl. La Nézière, Mausolée des Saadiens. — g6 MARRAKECH l'asile des hiboux. Ainsi se vérifia ce fait que Dieu n'élève rien sur la terre qu'il ne l'abaisse ensuite. Détail curieux : il n'y eut pas une seule ville du Maroc qui ne reçût quelque débris du Bedi. » (El Oufrani.) Et c'est vrai qu'aujourd'hui, encore, des chèvres, des moutons, des vaches sont les hôtes de ces ruines : un grand palmier règne sur cette soli¬ tude; et, derrière les ruines, le lourd minaret d'El Mansour, ceinturé de zelliges, nous rappelle seulement qu'un victorieux et un émir a régné ici. C'est donc dans d'autres ruines, à Meknès, que les archéologues pour¬ raient retrouver des fragments d'El Bedi; dans Marrakech aussi, où par¬ fois on rencontre des fragments de colonnes de marbre noir ou jaspé de rouge formant le seuil des fontaines, des mosquées ou des maisons particu¬ lières . La Bedia ruinée fut utilisée au temps de Moulay Hassan et de Moulay Azis comme une dépendance du Dar El Makhzen. Ses immenses caves voûtées, qui étaient des magasins, devinrent de sombres prisons qui donnent le frisson. On y incarcéra les rebelles; dans l'aile droite du palais, entièrement reconstruite sous Azis, on entassait les tentes, les campements, et les armuriers y remettaient en état les armes des troupes du Maghzen. Et malgré tant de destructions, l'emplacement de ces ruines a la beauté et la majesté des ruines romaines. C'est un lieu unique de médi¬ tation, où ilfait bon d'évoquer le faste, à la turque, de la cour des Saadiens, quand, près de la porte, caracolait et paradait le caïd Redouan, le rené¬ gat portugais, l'introducteur des ambassadeurs, dans son cafetan de bro¬ cart. La très belle et noble mosquée d'El Mansour a un brillant minaret où des colonnettes bleutées portent un treillis émaillé de vert bleu du plus riche éclat, orné d'une ceinture de carreaux verts et blancs présentant un dessin particulier, que surmonte un beau lanternon d'un style analogue à celui de la Koutoubia; elle évoque pour nous un autre grand souvenir. C'est la tragique affaire des poudres (1574), au cours de laquelle la grande coupole de la mosquée fut, dit-on, entièrement détruite et son minaret fendu en deux, plaie visible encore. Cette catastrophe se produisit à la suite d'un complot tramé par les prisonniers chrétiens qui auraient miné la mosquée afin de la faire sauter avec tous les fidèles pendant la prière du vendredi. C'est du moins ce que rapporte El Oufrani. Mais Allah mit les croyants à l'abri de cette machination et ne permit pas que les circonstances fussent favorables aux chrétiens pour mener à bout leur entreprise. La cour des sultans saadiens était brillante. Nous avons encore le h, * $'U?!&A'tir4*ï •'$>'" '-:f■"'■'■•-■ ■■■;,">: ki '■■• Mausolée des Saadiens.—Revêtement en plâtre sculpté et frise épigraphique. Cl. La Nézière. noble suite. La garde des hallebardiers du sultan rendait les honneurs (cent hommes), des mokaznis qui portaient des toques garnies de plumes, des renégats équipés à la turque; puis venaient vingt caïds, richement vêtus à la turque, avec de beaux chevaux harnachés. Des saluts courtois furent échangés. L'ambassadeur était noblement vêtu de velours cramoisi, portant la toque de veloursnoir, degrands bijoux,perles et colliers d'or. On arrive au Palais, on franchit la première cour, on entre dans la grande salle où se trouvaient les caïds richement habillés. On passe dans une autre cour, très belle, ornée d'un ruisseau et de deux fontaines, pavées de dalles en losanges, et l'on arrive à la qoubba où se tenait le sultan. 7 MARRAKECH LA SAADIENNE Q7 récit delà réception d'une ambassade espagnole au mois d'octobre 1579, par Juan de Médina. Il fut logé dans la Ménara, qui faisait alors les délices de Moulay Abd el Malek, dans une qoubba ornée de tentures, de tapis de Turquie, d'un beau lit de damas cramoisi et doré. Sur le grand bassin flottait une galiote pour la promenade. De beaux chevaux, richement sellés, furent échangés. L'ambassadeur s'avança avec une 98 MARRAKECH L'ambassadeur abandonne ses chaussures, fait deux pas en avant, la toque à la main. Le sultan était assis sur quatre coussins de soie de couleurs diverses disposés pour former un siège. Il était tout de blanc vêtu avec son turban ; observant un maintien digne et grave, il paraissait heureux de ce cérémonial. Toute la salle était tendue de brocart et, sur le sol, il y avait de riches tapis. Dans cette pièce se tenaient huit caïds et deux por¬ tiers nègres habillés de brocart. Le sultan approcha son visage de celui de l'ambassadeur, le fit asseoir sur un petit tapis à ses côtés. De la part du roi, l'ambassadeur remercia le sultan qui venait de lui renvoyer son neveu, Don Sébastien, lui disant qu'il était heureux, en retour, de lui offrir certains joyaux en signe d'amitié, et non par droit de présent, « car les rois de Cas- tille n'en avaient jamais donnés, et qu'ainsi, c'était en signe d'amitié Mausolée des Saadiens. — Revêtement en plâtre sculpté. Cl. La Nézière. MARRAKECH LA SAADIENNE 99 qu'il les lui envoyait ». Le sultan répondit par son truchement, le P. Marin, que c'était bien ainsi qu'il recevait son présent, que lui et son royaume étaient tout à Sa Majesté. Et l'ambassadeur demanda ensuite au P. Marin la permission de se lever parce qu'il voulait remettre au sultan une lettre de son roi avec le céré¬ monial d'usage parmi les chrétiens. Il se lève, fait une révérence, tire la lettre qu'il présente entre ses gants d'apparat, la met sur sa tête, s'incline encore et la tend au sultan, tout réjoui de ce cérémonial: car il la conserva devers lui, sans la remettre à personne, ce qu'il ne faisait pas pour les lettres des souverains de Turquie, du Por¬ tugal et d'Angleterre. Ainsi ils reprirent la conversation, les élus entrant pour baiser la main du sultan. Et l'ambassadeur regagna sa demeure à cheval. El Oufrani nous a dit qu'El Mansour était brave, savant, poète, grand amateur de livres qu'il annotait, administrateur ha¬ bile et ferme. Son mot était : « Les gens du Mogreb sont des fous dont on ne saurait traiter la folie autrement qu'en les tenant avec des chaînes et des carcans ». El Mansour mourut en 1595. De son vivant, le royaume avait été divisé entre ses enfants : partages qui devaient être l'origine de grandes dis¬ cordes, le commencement de la ruine de l'empire, dans ce pays où les choses et les gens passent si vite. Quand Moulay Ahmed, son fils, le débauché et l'ivrogne, meurt de la peste en 1608 (il repose dans la vérité auprès du Souve¬ rain tout-puissant, lit-on sur sa très belle tombe), des luttes s'en¬ gagent entre ses frères ; et ce sera la guerre civile qui amènera la ruine de Marrakech. Abou Farès est vaincu par Moulay Zidan et assassiné. Les renégats seront les maîtres, comme les prétoriens de Rome dans le bas Empire, jusqu'au jour où le maraboutisme instaurera une nouvelle dynastie, celle des chérifs Filaliens. Car les cœurs musulmans ne pou- Cl Rousseau. Plan d'ensemble de la Nécropole de Chella. 1. Salle du Mihrab. — 2. Salle des Douze Colonnes. — 3. Salle des Trois Niches.— 4. Cimetière. — 5. Koubba. — 6. Salle de la Messaouda. — 7. Mosquée El Mansour. 100 MARRAKECH vaient accepter l'occupation de Larache par les étrangers. Et, lorsque nous lisons, dans le mausolée des chérifs, les vers à la louange du « plus illustre de ceux qui se sont élancés dans la mêlée et qui ont dompté leurs ennemis », nous pensons que les poètes de cour ont toujours été des flatteurs. Abd el Malek ben Zidan sera lui aussi assassiné par les rené¬ gats, en 1631, alors qu'il était en état d'ivresse; et nous lisons sur sa belle tombe : « Ne désespère pas, car Dieu est bienveillant; il a pour l'huma¬ nité de la tendresse et de l'indulgence. Si, de ton côté, il y a eu indul¬ gence ou faute, du côté de Dieu il y a toujours clémence et bonté ». Eloualid ben Zidan est encore tué par les renégats en 1636. On lit sur la plaque de marbre de Mohammed Eccheik Elasghier, mort en 1654: « La pleine lune des cieux de la gloire a elle-même son déclin ». C'était en effet un pitoyable déclin. Moulay el Abbas, le dernier sultan saadien, qui n'a pas régné, fut tenu en tutelle, gouverné par le chef de la tribu arabe des Chebanat dans Marrakech, et assassiné en 1659. Une suite tragique de princes, on en conviendra. Le mausolée des Chorfa saadiens se trouve attenant à la mosquée d'El Mansour, contre le rempart de la qaçba saadienne, qui délimite ^le cimetière. Le Saint-Denis des Chorfa, que le commerçant Le Gendre visi¬ tait au temps d'Henri IV, comme tous les chrétiens, n'a été connu que de nos jours. On y est admis avec une autorisation délivrée par les services municipaux. C'est la plus grande curiosité de Marrakech, le type le plus exquis des monuments du temps des Saadiens. On y pénètre par un couloir sombre qui mène à un petit enclos, un lieu d'abandon, à la fois cour et cimetière. Et l'on est tout d'abord étonné que tant de tombes aient pu trouver place dans un si petit espace. Le bâtiment de gauche, qui présente une façade étrange, celle d'un petit palais crénelé, d'où émergent deux qoubbas couvertes de tuiles vertes, contient trois salles : x° la salle du Mihrab ; 20 la salle des douze colonnes ou qoubba principale; 30 la salle des trois niches. On pénètre dans la salle du Mihrab fleuri par une petite porte en fer à cheval, très simple, où une vieille porte de bois, d'un beau style, a été rapportée. C'est une salle un peu grise, délabrée, où quatre colonnes de marbre brun ou bleuté supportent des arcades et un petit patio à ciel ouvert. Deux colonnes sont galbées, et deux sans galbe. Les chapiteaux sont de deux types différents, les uns ornés de feuilles stylisées et simplifiées avec une coquille, les autres présentant des mouvements analogues à la feuille d'acanthe stylisée avec des pal- MARRAKECH LA SAADIENNE IOi mettes et des pommes de pin. Le Mihrab, orné de six colonnettes engagées, de jaspe vert, est très fleuri. Une charmante dentelle, formée d'inscriptions coufiques et de rinceaux, se développe sur le mur. Un admirable plafond en nid d'abeilles, dont les alvéoles sont délica- Mausolée des Saadiens. — Mihrab. Cl. Beaux-Arts. tement teintées d'or, de bleu, de vert éteint, couvre cette salle. Dans la pénombre, des dalles formées de carreaux verts et blancs. Là sont des tombes d'enfants du xvine siècle, des fils de Moulay Abdallah, une tombe anonyme, entourée d'une balustrade de bois, très visitée, qui est dite celle du légendaire Sultan noir. Une merveilleuse porte, sur le patio, donne accès à la grande qoubba, si remplie d'ombre et recueillie. Cette qoubba, le chef-d'œuvre de l'ar- 102 MARRAKECH chitecture et de l'art du temps des Saadiens, est un spécimen parfait d'élé¬ gance, de grâce subtile, de logique aussi, d'une étonnante couleur où l'ombre se colore des reflets d'un merveilleux plafond doré. Des poly- chromies charmantes, des plâtres grattés décorés de lignes dorées, de traits d'or et de vermillon si fins qu'on a l'impression de contempler plutôt une page d'enluminure que de regarder une construction. Une même surprise nous attend sur les murs qui sont à la lettre une dentelle, donnent l'idée d'un filet brodé tendu sur d'admirables zelliges d'un type unique. Car par le jeu des colorations, sur un motif géométrique classique dans la décoration musulmane, subtilement, l'artiste a su faire apparaître des couronnes ver¬ tes et bleues, qui, pour nous, accompagnent si bien ce mausolée. Une dou¬ ble frise épigraphique, en lettres noires sur zelliges incisés, sur le plâtre gratté, court le long de la muraille. Et cette irréelle chapelle, qui semble n'être qu'un décor, est construite avec autant de force que de grâce. Quatre groupes de trois colonnes supportent les travées inégales de la belle qoubba, le plus merveilleux plafond doré à étoiles et nids d'abeilles qu'il soit donné de voir. Admirable et brillant ouvrage, dispensant sur les tombes une lumière chaude qui les fait briller parfois comme du métal doré. Les tombes de marbre, qui reproduisent la forme générale du cer¬ cueil, ne sont que subtils entrelacs où courent les ciselures des inscrip¬ tions et les rinceaux des fleurons. Quels groupes merveilleux forment les femmes, voilées comme des nonnes, qui viennent, sous la conduite d'une négresse, embrasser ces précieuses tombes de marbre que tant d'autres, plus simples, encadrées de zelliges, accompagnent familièrement, en sorte qu'on ne sait plus où poser le pied ! Au centre, on distingue les très belles tombes du sultan Mohammed Cheik ben Zidan, enterré en 1651, dont une poésie célèbre la gloire et la sainteté; au milieu, celle du sultan Moulay Ahmed el Mansour elDehebi, mort à Fès en 1603; la troisième de ce beau groupe est celle du sultan Moulay Zidan ben el Mansour, enterré en 1627. Une autre, un peu plus loin, isolée, est celle du sultan Moulay el Oualid ben Zidan, que les renégats assassinèrent en 1631. Et beaucoup d'autres, fils ou filles du sultan, y reposent. Sur le mur a été récemment encastrée une plaque de marbre ancien, d'un beau travail, rappelant la mémoire du quatrième sultan saadien Moulay Mohammed Cheikh el Madhi, roi de Tarou- dant et de Maroc, qui mourut empoisonné en 1557. La petite salle, dite des trois niches, éclairée par deux ouvertures car¬ rées au plafond, est encore d'une autre qualité de lumière, plus gaie, io4 MARRAKECH comme pour accompagner le sommeil léger des enfants qui y reposent. Les trois niches, d'une incroyable légèreté, forment les plus ouvragées des ruches ; et cette charmante petite salle est tendue d'une somp¬ tueuse dentelle de plâtre, ornée de la double rangée d'inscriptions, de Mausolée des Saadiens. ci. La néziére. zelliges du même dessin d'étoiles, mais dont le jeu des couleurs donne ici un motif tout autre, une fleur, une croix verte dans un cadre noir. Dans le petit bâtiment ouvert, adossé à la mosquée d'El Mansour, qu'une arche enjambe, et dont le seuil est délimité par une colonne de marbre rose à chapiteau de style byzantin, on voit la plaque, ,encastrée dans le sol, rappelant le souvenir d'un fils du deuxième sultan almohade; puis la tombe d'une bienfaisante cherifa. Une colonne de style très archaïque y est engagée. to6 MARRAKECH La grande qoubba isolée, récemment restaurée, de plan carré, recou¬ verte d'un toit de tuiles vertes, présente tout autant d'intérêt que le petit Palais et offre un plan intéressant. Deux salles, de dimension inégale, sont encadrées par des portiques d'une rare élégance, où deux colonnes de marbre, plus larges au sommet qu'à la base, ont de charmants chapiteaux, analogues à ceux de la première salle de la chapelle. Les motifs de plâtre et de bois viennent d'être presque entièrement refaits. De beaux zelliges, d'un type étoilé analogue à ceux delaBou Ananiya, décorent ces salles. La grande salle à plafond de bois abrite la tombe du sultan Moulay Mohammed ben Abdallah (1657-1719), prédécesseur de Moulay Yazid, dont la sépulture est proche. Dans la petite qoubba centrale, avec sa niche, on voit le plus beaudes pla¬ fonds à nids d'abeilles, si délicatement coloré de vert, d'or, de bleu, rap¬ pelant celui de la salle des trois niches. Ici reposent Moulay Yazid (1785- 1792), Moulay Mohammed, quatrième sultan saadien (1544-1557), Moulay Mohammed Aboul Abdallah, cinquième sultan saadien (1557-1574). Le tombeau le plus important, l'un des plus visités, est celui de Lalla Messaouda, enterrée en 1591 au fond de la niche décorée d'une belle ins¬ cription de marbre. C'est la pieuse personne qui fit élever la grande mos¬ quée de Bab Doukkala, et dont le souvenir est très populaire à Marra¬ kech. Quand nous sortons de cette ombre, si accordée au souvenir, nous pou¬ vons, entre les hauts murs de pisé de la qaçba saadienne, parcourir le petit enclos, le cimetière intérieur, que j'ai connu plutôt un petit champ d'orties, un dépôt d'amoncellements, de débris, où les bons maalemin avaient établi leur atelier de réparations : un grand palmier dresse sa tête, comme une pensée de gloire solitaire, en ce lieu d'abandon que les gre¬ nadiers fleurissent. Des chérifs y sont enterrés, des enfants de princes. La chapelle mortuaire des chérifs est un lieu unique au Maroc, autant pour sa beauté, qui est grande, que pour l'impressionnante évocation qu'elle nous permet de faire de la suite des princes de la dynastie saa¬ dienne : beaucoup d'ombres tragiques surgissent dans le mystère doré de la qoubba. Tous n'y reposent pas. Mais nous pouvons tous les y évoquer, dans ce mausolée, qui est aussi un palais, le seul palais qu'ils aient laissé. Ce cimetière n'est pas un jardin, comme partout ailleurs en Islam. C'est une chapelle funèbre, qui a sa mélancolie douce, où des poètes ont évoqué la figure de la mort portant des flèches, comme sur les tombeaux du moyen âge, mais sans la même âpreté; car la mort, en Islam, est tou- MARRAKECH LA SAADIENNE 107 jours quelque chose de doux, de fatal, que la miséricorde enveloppe. Des vers précieux, que nous pouvons y lire, ou que nous pouvons lire dans El Oufrani, bercent de leurs mètres subtils le voyage des morts, évo¬ quant le paradis, ses jardins, la mélodie des anges, et la divine ambroisie. Ils font contraste avec tant _ _____ *«•« de violeqtes destinées, tant d'assassinats, de coups portés par les renégats, de crimes aussi et de vices. Voici, par exemple, l'inscription qu'on lisait sur le tombeau de Moulay Abdallah, mort le 23 octobre 1557, assassiné par un corps de Turcs qui s'étaient joints à son armée et le trahirent : « Salut au mausolée enve¬ loppé de miséricorde dont la tombe est ombragée par les nues! « Les effluves de la sainteté s'en dégagent comme un par¬ fum, et par lui, de l'éternel séjour, les brises soufflent jusqu'à nous. « A cause de la mort, le soleil de la foi s'est obscurci et les sept terres se sont voi¬ lées de ténèbres. « O âme qu'a ravie et con¬ duite à la tombe un funeste événement, et qui a été transpercée par les flèches de la mort! « Les piliers de la gloire se sont écroulés de douleur et les sept cieux ont tremblé, en apprenant la nouvelle de ton trépas. « C'est, escorté par les voix et les mélodies des anges, que ton cercueil a été transporté vers l'Eden ; « Les pléiades l'ont emporté avec elles dans leur course céleste ; et cepen¬ dant tu gis sous le sol que surmontent les nuages. « O miséricorde divine, abreuve-le du nectar de tes faveurs, et que Mausolée des Saadiens. Panneau de zelliges. Cl. La Nézière. io8 MARRAKECH des coupes toujours pleines d'ambroisie circulent sans cesse devant lui! « Le destin s'est accompli à la date qui correspond à ces mots : il est clair que la demeure de l'iman de la foi, du mahdi, c'est le Paradis. » Moulay Abdallah fut enterré près du mausolée de son père, dans le cimetière des chérifs, et son tombeau, qui est connu de tous, porte, gravés sur le marbre, les vers suivants : « O toi qui visites ma tombe, sois généreux, accorde-moi tes prières, j'en ai le plus pressant besoin. « Autrefois la vie des musulmans et leur fortune étaient entre mes mains et ma renommée s'étendait au loin; « Maintenant me voici gisant dans cette fosse, sans qu'aucun caïd ou vizir ait pu me préserver d'y tomber. « J'ai fait provision de sublimes croyances en Dieu, mon juge clément, et ma foi en lui est des plus vives. « Quiconque, comme moi, croit à l'indulgence de l'Eternel peut espérer obtenir son pardon. « Car Dieu a dit dans sa suprême bonté : le fidèle obtiendra de moi ce qu'il m'aura cru capable de faire. » Mais involontairement notre pensée se reporte vers le sultan mérinide qui repose avec les Saadiens, Abou Youssef ben Abd el Hakk, mort en 1351, après la bataille de Tarn edgarht dans la montagne des Aïntata. Son corps est à Chella. La pierre de son tombeau est demeurée ici. Le Méri¬ nide avait mené une vie ascétique; il craignait Dieu, aimait les gens pieux, se montrait juste envers ses sujets. Un poète lui a attribué cette parole : « Je puis également faire des largesses avec ma fortune et trancher avec mon sabre une tête au ras des épaules ». Les Saadiens aussi ont fait des largesses avec^leur fortune. Mais ils mouraient empoisonnés ou égorgés sous le sabre des renégats. t Le Palais et une partie de la ville de Maroc » (gravure hollandaise du xvri6 siècle). C'i Champion. LA RUINE DE MARRAKECH AU XVII" SIÈCLE LA BAGDAD DU MAROC ET LA CITÉ DES SAINTS (XVIII-XIX» SIÈCLES) Pendant les premières années du XVIIe siècle, Marrakech avait eu à souffrir de la guerre. Elle n'avait pas eu de maître, ou plutôt elle avait vu se succéder une série de despotes qui se battirent sous ses murs, devant les yeux des étrangers assez nombreux à cette époque, en particulier les Hollandais et les Anglais. Ainsi, le 8 décembre 1606, Moulay Abou Farès, roi de Marrakech, se mesurait sous ses murs avec Moulay Abdallah, fils du roi de Fès, dont les artilleurs étaient des marins anglais, des Hollan¬ dais, des Français, qui mirent en fuite les gens de Marrakech ; et Abou Farès dut gagner la montagne. Abou Moulay Zidan, oncle d'Abdallah, qui attendait son heure, entrait à son tour dans Marrakech. Dans l'espace de onze semaines, trois sultans avaient passé dans la cité. Jean Moquet a visité Marrakech en 1606. Il rencontra d'abord les chré¬ tiens qui l'habitaient et vinrent au-devant de lui, des Anglais surtout qui portaient des fers aux pieds, et qui avaient leur maison située à une lieue CHAPITRE III MARRAKECH de la Juiverie (la douane) où Jean Moquet coucha; puis il prit contact avec le sieur de l'Isle, agent d'Henri IV et médecin du sultan, qui demeurait au Mellah. Là résidaient les agents et les ambassadeurs européens. Comme nous pouvons le faire encore, Jean Mo¬ quet s'étonna de la grandeur de Mar¬ rakech, « beaucoup plus grande que ce qu'on appelle à Paris la ville », et qu'il nous dit peuplée de 300.000 à 400.000 habitants, avec des rues où se pressait un peuple immense, où on ne pouvait « quasi passer .». Il a remarqué les maisons en terre, basses, petites et mal bâties, de Marrakech; les grandes maisons des caïds, en pierre, avec leurs terrasses et leurs tours; le palais du sultan fait de petites pierres, avec ses nombreuses colonnes de mar¬ bre et ses fontaines ; les mosquées de marbre avec leur dôme de métal; les places, les souqs voûtés, les médersas. Et Jean Moquet a admiré tant de canalisations qui drainent les eaux de l'Atlas vers les jardins et^es fontaines. Les fruits y étaient abondants, la chair et le gibier excellents ; le raisin déli¬ cieux produisait un vin fort. Jean Moquet pénétra dans le Mé- chouar, ou Palais du sultan, où il entrevit, dans la première cour, de très beaux bâtiments « à la mauresque », avec des fontaines jaillissant de vas¬ ques de marbre, des orangers et des citronniers ; dans la seconde cour, de petites galeries étaient soutenues par des colonnes de marbre blanc très bien taillées, il y avait des vasques de mar- LA RUINE DE MARRAKECH AU XVIIe SIÈCLE m bre où les Maures allaient faire leurs ablutions avant de faire la prière, un beau jardin avec une pièce d'eau où les femmes se baignaient ou lavaient leur linge. Dans une grande masure découverte, il vit les lions, le chien qui vivait avec eux ; il visita aussi la grande et la petite écurie des chevaux, merveilleusement gras, que les chrétiens pansaient. Thomas Le Gendre, en 1665, ajoute quelques traits à la description de Jean Moquet. Il a parlé de la Ménara et de sa pièce d'eau, de « son gran¬ dissime jardin... plein d'orangers, de citronniers, palmiers et dattiers, oli¬ viers, amandiers, figuiers et grenadiers, entremêlés d'arbrisseaux, de jasmins et autres fleurs odoriférantes ». Cette eau passait ensuite dans « la belle maison du roy », la Bedia, à la porte de laquelle les sultans don¬ naient audience. Il a vu le Méchouar, où demeuraient alors les renégats, engagés comme soldats, la maison de la dîme (Dar Lahor) qui était le dépôt obligatoire des marchandises des chrétiens, les maisons des caïds, la fosse aux lions : « Tout cela dans un grand enclos de murailles, lequel enclos on appelle Alcasba (la qaçba), c'est comme à Paris le Louvre ». Thomas Le Gendre a encore décrit, de façon très exacte, la mosquée de la qaçba : « grande mosquée, longue de cent pas, et sur cette mosquée une tour carrée de laquelle sort par haut une grosse verge de fer, dans laquelle sont passées trois pommes d'or, la première fort grosse, celle de dessus Marché en plein air. Cl. Champion. 112 MARRAKECH moindre et celle de dessus encore moindre. Lesquelles pommes d'or sont bossues de plusieurs coups de mousquet qu'on leur a tirez, et mesmes en plusieurs endroits percées à jour ; car elles ne sont pas massives, mais seu¬ lement de l'épaisseur du doigt. De quoy m'estant estonné, et ayant demandé à de vieux Mores d'où venoient ces coups de mousquet, me firent réponse que c'estoit les soldats de Yacob el Mansor, lorsqu'ils prirent la ville, qui les avoient ainsi canardées. Mais ayant répliqué : « D'où vient qu'ils ne les ont pas enlevées? —Oh! qu'ils n'avaient garde de le faire ! me répartit-on, car elles sont sacrées! ». Thomas Le Gendre a vu enfin les tombeaux saadiens, retrouvés seulement de nos jours : « Au bout de cette mosquée, une salle en forme de chapelle, qui est la sépulture des rois du Maroc, où les chrétiens entroient librement, accompagnez du concierge, où j'ai vu plusieurs monuments eslevez de deux ou trois pieds seulement; et cette salle est en voûte, et la voûte et les parois concavés à la mosaïque ; et ces fosses ou concavitez dorées de fin or à l'épaisseur d'un ducat ». A 500 pas de là, nous dit encore Thomas Le Gendre, s'étendait un grand enclos, entouré de hautes murailles, qu'il nomme la Juiverie (le Mellah), « aussi grand que Magny », avec sa synagogue, et qu'on fermait le soir au moyen d'une porte unique; à cinquante pas de la Juiverie, une grande maison, ou plutôt une grande prison, était la demeure de pauvres captifs chrétiens qui sortaient le matin pour aller au travail et que l'on enfermait le soir; à 1.000 pas, dans un grand enclos de maisons, était la douane, c'est-à-dire la demeure commune des marchands chrétiens, où chaque nation avait sa chambre. Un peu plus loin, Thomas Le Gendre a rencontré la Koutoubia, « une fort grosse tour, que l'on dit estre semblable à une qui est à Séville, en Espagne, et bâtie par un mesme architecte. Je n'y ai pas entré, mais on m'a assuré que quatre cavaliers de front peuvent mon ter presque au haut, et que mesme un carrosse le pourroit faire. » Non loin, il vit la prison des Maures, et plusieurs petites prisons pour les juifs et les chrétiens. Devant la maison du hachem (juge criminel), garnie de râteliers pour les sabres avec lesquels on coupait les têtes et les bâtons qui ser¬ vaient à donner la bastonnade, s'étendait une grande place avec des pieux où on empalait les condamnés. Et Thomas Le Gendre avait aussi remarqué que les rues de Marrakech n'étant pas pavées sont boueuses pendant les pluies d'hiver et poudreuses l'été. Tout cela ne nous indique pas une ville fermée à l'étranger. Marrakech ne l'était pas alors. Les Hollandais y étaient puissants, depuis la fin du xvT siècle où ils avaient offert au sultan leurs services de huguenots per¬ sécutés contre la catholique Espagne. Le jour où fut dispersée l'invincible LA RUINE DE MARRAKECH AU XVII0 SIÈCLE 113 Armada, des feux de joie furent allumés dans Marrakech et l'on promena dans ses rues un mannequin grotesque représentant Philippe II. Les Hollandais eurent pendant longtemps à Marrakech un représentant offi¬ ciel, membre de la famille israélite des Pellache, intermédiaire entre juifs, protestants, et tous les mercantis de ce temps. Les Anglais étaient d'âpres marchands, sans scrupules, sans patrie, de vrais pirates. Les Marseillais ne brillaient pas par leur bonne foi... Mais, en somme, tous ces gens tra¬ fiquaient avec une région demeurée riche, dans une ville qui allait cepen¬ dant chaque jour à la ruine. Adrien Matham, dessinateur hollandais, nous a conservé l'aspect de Marrakech en ces jours, dessin qui a servi à une gravure fort intéressante représentant le cortège d'un résident. Mais presque toutes les belles constructions qu'on y voit, les palais élevés autour de la Koutoubia devaient bientôt disparaître. Moulay Ismaïl allait en partie ruiner la ville et anéantir la qaçba saadienne. Ce n'est guère qu'au milieu du XVIIIe siècle, au temps de Moulay Abdallah (1727-1757), que Marrakech retrouva son rang de capitale du Maroc qu'elle devait conserver jusqu'au règne de Moulay Hassan. Suivant la remarque de l'auteur du Kitab el Istiqça, « l'arbre de la dynastie Alaouïte était planté pour la première fois à Marrakech qui devint capi¬ tale et résidence royale : auparavant les sultans n'avaient voulu rien changer à la situation de Meknès ». Moulay Abdallah trouva la ville aux trois quarts démolie : il y construisit des arsenaux, des palais. Et Marrakech devint aussi le « tombeau des saints » du Maroc. Moulay Ismaïl, qui avait porté des coups si rudes à Marrakech, devait du moins, en instituant le pèlerinage dont les jalons étaient les tombes des sept ouali (saints), lui donner cette notoriété dont jouissaient les sept apôtres de Mahomet, non loin de Mogador. L'auteur du Kitab el Istiqça le dira CHAPITRE IV LA BAGDAD DU MAROC. — LA CITÉ DES SAINTS LA BAGDAD DU MAROC. — LA CITÉ DES SAINTS 115 encore : « Ce qui fait surtout le mérite de cette ville, ce sont les tom¬ beaux de saints, ses mausolées de grands et vertueux personnages et de souverains ». On nommait Marrakech un mausolée de saints, la Bagdad du Moghreb. « Je vais aux Sebatou Ridjal », aux sept hommes, est encore une locution courante pour dire que l'on se rend à Marrakech. Suivant une vieille coutume de l'ancien Maroc, les mokaddems de Mendiants. ci. Beaux-Arts. quartiers et les gardiens de nuit se réunissent à minuit sur la place Djama el Fna pour les « décharges du tour » de la ville. Groupés autour du caïd, ils attendent son commandement : « Ètes-vous rassemblés ? Atten¬ tion! Visez en l'air. Chargez! à Dieu et aux sept hommes. Allez-y! » Cette salve de mousqueterie est le signal sur lequel toutes les portes de quartier doivent être fermées. On ne peut plus circuler alors que muni d'une lanterne. Ces sept hommes, ce sont les sept saints patrons locaux de Marrakech : Sidi Bel Abbès, grand patron de la ville ; Sidi Youssef, une sorte de Job marocain, lépreux patient, enterré dans la charmante zaouïa dont la cou¬ pole date des Saadiens près de Bab Aghmât ; le cadi Ayad, enterré dans 116 MARRAKECH le vieux marabout près de Bab Aïlen (xie siècle) ; Mohammed ben Sliman el Djazouli, le grand mystique du XIV0 siècle, qui repose dans la curieuse zaouïa non loin de Sidi Bel Abbès ; Sidi Abd el Azis, au cœur de la ville, modèle de science et de vertu (mort en 1508) ; Moulay elKsour (Sidi Abdallah el Ghezouani, le saint homme qui mourut en 1528 après avoir prophétisé la décadence de Fès) et l'iman es-Soheïli, le vieil érudit ramené d'Espagne par Abou Yacoub Youssef, enterré près de Bab er Robb (mort en 1185). Sidi Bel Abbès, né à Ceuta en 1130, qui se réfugia à Marrakech, quand la ville tomba aux mains des Portugais, était un saint homme qui professait l'amour de son prochain et la pauvreté, une sorte de saint Mar¬ tin partageant ses vêtements entre les miséreux, un libre prêcheur qui opéra des miracles sur la montagne du Guéliz, au temps où les Almohades assiégeaient Marrakech; il s'intéressa surtout à améliorer le sort des aveugles qu'il consolait et aumônait largement, les installant autour de sa maison qui devint la cité des aveugles. Sa zaouïa est au nord de Marrakech, derrière les remparts, dans un calme quartier, comme sanctifié, apaisé, que fréquentent les pèlerins-, tous les miséreux, aveugles et autres infirmes, psalmodiant leurs litanies et demandant l'aumône, les faméliques aussi, les estropiés. Près du mausolée, les fidèles vénèrent le cénotaphe d'Averroès (mort en 1198) : mais en fait, le corps du com¬ mentateur d'Aristote à été transporté à Cordoue. C'est le sultan saadien Addallah Abou Farès (il avait eu à souffrir d'attaques d'épilepsie) qui fit construire la mosquée et la médersa actuelle du saint guérisseur qui fut dotée d'une bibliothèque. Et Moulay Ismaïl (il avait à se faire pardonner les horreurs qu'il avait commises à Mar¬ rakech) fit refaire la coupole du grand mausolée qui fut restauré par le sultan Sidi Mohammed, puis dans les premières années du règne de Moulay Abd el Azis. L'entrée de la bienheureuse zaouïa est ornée d'une porte gracieuse, avec des plâtres ciselés et un auvent de bois sculpté. Une chaîne, tendue au travers, barre la route aux cavaliers et clôt le horm. Des deux côtés de la porte sont de petites boutiques, sous un portique où l'on vend des souvenirs du pèlerinage, ganses pour accrocher les sacs et les poignards, cordelières éclatantes. Car Sidi Bel Abbès n'est pas que le patron des aveugles et des estropiés qui lui font une cour des miracles ; il est aussi le maître de la vente et de l'achat. Qui veut vendre et acheter fait bien de donner aumône en mémoire de lui ! Ainsi sont confondus les intérêts de tous : et c'est une tradition que les grands de ce monde (les sultans n'y LA BAGDAD DU MAROC. — LA CITÉ DES SAINTS 117 manquent jamaisj doivent faire leur première visite à Sidi Bel Abbès et déposer une large aumône dans le tronc du saint. Non loin, à la zaouïa de Sidi Ben Sliman, on donnera un coup d'œil à une jolie fontaine, ornée de quelques carreaux de Delft (xvill0 siècle). Sidi Bennour, un autre saint protecteur des lépreux, lépreux lui-même, serait venu à Marrakech « dans l'antiquité des temps, du pays d'au delà les monts ». Il édifia les gens du quartier par sa sagesse et sa piété; et quand il mourut, on éleva sur' sa tombe la qoubba où font depuis lors retraite quelques familles de lépreux, à l'ombre de la treille, où ils trou¬ vent, sinon la guérison, du moins l'apaisement à leur malheur. Leur quar- Bel Abbès Cl. Beaux-Arts. 118 MARRAKECH tier est le Hara, en face de Bab Doukkala, rattaché à la Zaouïa des aveugles, Sidi Bel Abbès. Et d'autres saints de Marrakech sont des cheiks éminents, qui vécu¬ rent au xvi° siècle, et dont Ibn Askar a conté les miracles édifiants, l'ascétisme. Car la clef du Paradis est l'amour des pauvres et des malheureux. Ces saints de Marrakech ne sont pas tous de très doctes fkis, comme à Fès, gardiens de la science, de la tradition, des pro¬ fesseurs lettrés, prodiges de leur temps. Comme les saints de Meknès, ce sont des guérisseurs, et surtout dans ce pays brûlant, où l'on doit redouter la famine, les sauterelles, les ravages de la grêle, ce sont des marabouts, consolateurs des affamés, qui tenaient table ouverte, et dont Eontaine Sidi El Hassan, près de la Mosquée de Sidi BenjSliman. Cl. Beaux-Arts. LA BAGDAD DU MAROC. — LA CITÉ DES SAINTS 119 la légende décrit, avec admiration, les grandes marmites où l'on pouvait mettre deux bœufs, toutes les largesses de kouscous qu'ils firent à tant de ventres creux; des prédicateurs aussi, des gens qui firent la guerre sainte où y moururent]; des savants, un peu alchimistes et sorciers, à Fontaine El Mouasine. ci. Beaui-Arts. qui l'on écrit ses désirs secrets, qui exaucent les vœux des femmes sté¬ riles, écartent des jardins les oiseaux pillards et les sauterelles dévo¬ rantes, qui savent, à l'occasion, parler haut devant un sultan et lui faire entendre la plainte du peuple. C'est du moins ce que rapportent les tra¬ ditions populaires et les légendes hagiographiques, bien qu'historique¬ ment beaucoup d'entre eux n'aient été que des ascètes bienfaisants, des mystiques tout semblables aux nôtres. 120 MARRAKECH Les chérifs, successeurs de Moulay Abdallah, s'intéressèrent comme lui, à Marrakech. Moulay Mohammed, qui fut proclamé sultan en 1757, avait été auparavant gouverneur de cette ville. On le voit consolider les murs de la qaçba, construire un grand palais, restaurer la mosquée d'El Mansour et édifier celle de Berrima. Entouré de chrétiens islamisés, ce sultan, qui régna pendant trente-deux ans, assura un certain ordre dans l'empire, en dépit des insurrections berbères, reconstruisit en grande partie la ville de Marrakech. Par ses aptitudes administratives, et aussi par sa cruauté, il rappelle un peu Moulay Ismaïl. C'est lui qui traita hon¬ teusement M. Chénier, notre chargé d'affaires, le père du poète André Chénier. Il aimait ses palais et ses jardins où on le promenait, impo¬ tent et très vieux, dans un fauteuil monté sur quatre roues que tirait une mule, véhicule offert par le roi de Suède. Il est curieux de constater que Moulay Mohammed s'occupa des jardins de Marrakech, au moment même où, en Europe, cet art était à son apogée. Le caïd Driss, d'origine autrichienne, était alors son majordome ; on peut donc se demander s'il n'y a pas eu une certaine influence européenne dans le renouveau des jar¬ dins à Marrakech. C'est ainsi que Moulay Mohammed créa l'arcet en Nil, ou jardin du Nil, grand verger aux vastes allées bétonnées, ainsi appelé en raison des plantes d'Egypte qui y avaient été acclimatées, mais qui était également planté d'oliviers, d'orangers, de grenadiers, et d'une ligne de hauts cyprès qui dépasse le sommet de la muraille et la double. A l'une de ses extrémités s'élève un imposant pavillon, décoré de peintures d'une douce patine. Sur l'autre face du jardin, un pavillon, plus petit, avec une corniche, des pendentifs en nids d'abeilles, une vasque de mar¬ bre à eau courante. C'est là que Mohammed ben Abdallah recevait les ambassadeurs et qu'il rendait, au milieu de ses chiens, une impi¬ toyable justice, suivant les douleurs que lui faisait ressentir sa paralysie. Au fond de ce jardin s'ouvrait un couloir obscur accédant au Ksar el Khadra, le château vert, qui servait d'habitation aux femmes. A l'une des extrémités, un grand pavillon était réservé au sultan. Moulay Sliman (1794-1829), sur la fin de son règne, impuissant à mater les Berbères, demeure assez longtemps à Marrakech. Il répare le palais de son père, reconstruit la grande mosquée fondée par Ali ben Youssef et la pare d'un délicat minaret. Il relève le pont de l'oued Tensif. Mais surtout Moulay Abd er Rhaman (1829-1859), qui délivra la ville des incursions de Rehamna, entreprit à Marrakech une série importante LA BAGDAD DU MAROC. — LA CITÉ DES SAINTS 121 de constructions, de restaurations aussi, qui ont parfois profondément altéré le caractère des monuments. On doit à ce sultan la plantation de l'Aguedal (1824-1834), immense parc qui comprenait de nombreux jardins, ayant chacun leurs limites, et produisant une abondante récolte de citronniers et d'orangers ; suivant l'auteur du Kitab el Istiqça, « des kiosques, des terrasses immobilisent le regard et défient toute description ». Le Djenan Ridouan lui faisait L'Aguedal et Dar Beïda. Vue d'avion. ci. Etat-Major. suite qui, « par sa beauté, par ses salles et ses magnifiques terrasses, sur¬ passe encore tout cela ». Enfin, le chroniqueur tenait le parc de l'Aguedal pour un « paradis de la terre », faisant oublier les « autres lieux de délices étonnants qu'a fondés à Marrakech cette dynastie (des Alaouïtes), à l'époque de sa jeunesse fortunée ». L'Aguedal est pour nous un immense jardin d'oliviers et d'orangers qui poussent parmi les orges, dans un gigantesque enclos fermé par des murailles. Deux très vastes pièces d'eau, de forme presque carrée, sont plutôt des réservoirs destinés à recevoir l'eau amenée de la tribu de Mes- fioua que des bassins décoratifs. Au centre du plus petit est un minuscule terre-plein carré, orné de C3rprès ; le plus grand, dont le large rebord forme une allée de promenade où l'on accède par des plans inclinés, est 122 MARRAKECH d'un beau caractère. Dans l'axe du bassin, au nord, on aperçoit parmi les oliviers un menzel qui daterait du temps de Moulay Hassan ; au sud, une ruine moderne, un autre pavillon,qui n'a pas été terminé en bordure du grand bassin, est attenant aux anciennes poudrières de Moulay Hassan. Le caractère utilitaire de ces deux bassins l'emporte sur leur beauté. Mais une vraie puissance, de la simplicité, le charme aussi de ces grandes nappes d'eau où se mirent les frondaisons d'oliviers et la cime des palmes, causent une forte impression, d'autant qu'elle fait contraste avec l'ardeur du ciel. Ces réservoirs, déjà mentionnés au temps des sultans saadiens, ont été l'objet des soins des princes de la dynastie alaouïte; et Moulay Abd er Rhaman, entre autres, les fit curer. L'auteur du Kitab el Istiqça a indi¬ qué que des pavillons charmants ornaient autrefois ce grand verger. Un très joli kiosque de bois peint est le témoin de ces constructions fragiles qui ont disparu pour la plupart. Unjgrand pavillon ruiné s'élève au bout de la grande allée del'Aguedal. Au temps de Moulay Hassan les femmes venaient y contempler la fantasia. Ce serait le lieu de parler d'autres jardins de Marrakech qui ont bien leur beauté et leur originalité. L'arsa ben Dris est un fort joli jardin, si bien fait pour goûter la fraî¬ cheur, dont le pavillon présente une disposition intéressante : l'allée cen¬ trale, terminée par un kiosque donnant sur une vasque carrée, pénètre dans le pavillon qu'elle traverse. Du premier étage de ce pavillon on a une des plus belles vues sur El Mansour, la Koutoubia, les Djebilet, le Guéliz, les frondaisons de la Mamounia. La Mamounia, où est l'hôpital Mauchamp, est un jardin de très vieux oliviers, où s'élève un charmant pavillon offrant également une vue surprenante sur la plaine brûlée, la terre soulevée qu'est le cimetière de Bab er Robb, la muraille de l'Aguedal, et les tours de l'enceinte qui fuient à l'horizon. La Ménara est un autre vaste enclos d'oliviers avec un vaste bassin, une sorte de grand réservoir assez décoratif où se mire un élégant pavillon entre des cyprès, élevé par Sidi Mohammed (1859-1873) : jardin paradoxal, déjà mentionné au temps des Saadiens, que l'on est si surpris de rencontrer dans ce paysage désolé. Lieux charmants, où le silence est goûté comme une musique nou¬ velle, où on ignore l'heure, les jours, les années, jardins oubliés et d'oubli, paradis des oiseaux. Nous parlerons très sobrement du Dar el Makhzen, dans lequel on ne pénètre pas. LA BAGDAD DU MAROC. — LA CITÉ DES SAINTS 123 Le Méchouar forme une suite de trois vastes cours à murs crénelés d'un grand caractère, derrière lesquels on aperçoit des qoubbas vertes et la masse opulente de beaux cyprès étêtés. Dans la grande cour du Méchouar se tenaient les séances solennelles des hédias, et le sultan y recevait les ambassades étrangères. Là s'ouvrait la porte du Djenan Rhedouan, magnifique verger replanté par Moulay Abd er Rhaman, et dont l'allée centrale d'oliviers centenaires remonte à Sidi Mohammed ben Bassin d'El Menara. ci. Champion.1 Abdallah. « On le disait le lieu des délices préférées des sultans qui s'y rendaient avec leurs favorites » (La Martinière). On y remarquait une petite construction avec pavillon en terrasse pour le bain des femmes. Mais je ne connais le Dar el Makhzen (palais du sultan actuel) que par quelques photographies. De l'extérieur, on ne voit que des murs cré¬ nelés et des qoubbas aux tuiles vertes. Un long pavillon, bordé de grands cyprès, a du caractère ; un autre grand pavillon paraît d'une architecture assez intéressante. C'est sous le règne de Moulay Hassan (1873-1894) que Marrakech connut toute sa splendeur. Moulay Hassan aimait Marrakech et il y séjourna souvent, au retour de ses expéditions, autant que son activité lui permettait de rester long- I24 MARRAKECH temps quelque part. La Chronique de la vie de Moulay El Hassan nous le dit : « Le prince avait une passion pour les voyages ; il se conformait ainsi à la paroie de celui qui a dit : « Vivre dans une habitation fixe, c'est le plus grand des malheurs ; c'est sur le dos des chevaux que se trouve la place du sultan. » Ce sultan vigoureux, très homme de famille, le dernier des grands sultans du Maroc, qui devait jouer au plus fin avec l'avidité des puissances Pavillon et pièce d'eau d'El Menara. et. îteaux-Arts. européennes, très juste aussi, simple et bon, l'héritier en somme des vertus traditionnelles des Alaouïtes, devait se fixer à Marrakech en 1890, peut-être pour éviter les réclamations des ambassadeurs qu'il estimait inopportunes dans son cœur de musulman. La Chronique de la vie de Moulay Hassan nous rapporte les tra¬ vaux considérables qu'il entreprit un peu partout au Maroc qu'il par¬ courut dans tous les sens, exerçant une souveraineté que les ambassades étrangères reconnurent lors de son passage à Tanger (1889). Une grande activité se manifesta dans toutes les villes du Maroc au temps de ce sul¬ tan. L'auteur de la chronique le déclare : « Nous pouvons dire que, nuit et jour, nous avons vu travailler maçons, menuisiers, forgerons, fabri- LA BAGDAD DU MAROC. — LA CITÉ DES SAINTS 125 cants de mosaïques, sans compter de nombreux esclaves. La même acti¬ vité régnait dans toutes les villes... » C'est lui qui agrandit Dar Beïda, situé au milieu de l'Aguedal (aujour¬ d'hui l'hôpital Maisonnave), que l'on peut visiter sur une autorisation des services municipaux, un type tout à fait intéressant de palais marocain, très propre à évoquer les dernières années glorieuses de Moulay Hassan. Ce palais nous surprend, cachant derrière sa haute façade crenelée, où court un bandeau peint d'ocre rouge, ses hauts pavillons d'angles, ses qoubbas de tuiles vertes à boules d'or et à volets bleus : car cette façade semble plutôt celle de quelque caserne. Deux cours sont particulièrement char¬ mantes, l'une avec un bassin en étoile que prolonge une rigole et deux petits bassins carrés, avec deux pavillons pour les femmes dont les qoubbas ont des plafonds intéressants et des portes peintes à bouquets de fleurs. L'autre, d'un grand caractère, avec ses galeries à arcades aux plafonds ornés de soleils, encadrée de passages de zelliges avec deux jardins carrés (autrefois des pièces d'eau), sa haute vasque de marbre au centre d'une étoile et ses deux petites vasques : de belles qoubbas, avec des plafonds peints cloisonnés, donnent sur cette cour; une troi- 126 MARRAKECH sième, en pentagone irrégulier, avec une pièce d'eau et une qoubba; un peu partout des portes, des plafonds peints d'un sentiment tout à fait décoratif. Marrakech, édifiée par son grand-vizir noir, Bah Ahmed, nous offre le type le plus merveilleux. Suivant M. de la Martinière, dont les intéressants Souvenirs nous permettent d'animer un monde si proche, mais déjà si lointain de nous, Si Ahmed, conseiller du grand sultan Moulay Hassan, était de la lignée des gardes noirs de Moulay Ismaïl, esclaves du Makhzen, élevés dans la maison des sultans, où son grand-père avait la charge du lit, nous dirions celle de gentilhomme de la chambre. Son père, déjà très riche, De toutes ces constructions du temps de Moulay Hassan, laBahïa de Cour de la Bahïa. Cl. Beaux-Arts. 128 MARRAKECH était le chef de la domesticité, de la maison, l'intendant des plaisirs du sultan. Si Ahmed, compagnon favori de Moulay Hassan, que l'on nom¬ mait familièrement Bah Ahmed, le père Ahmed, avait la charge de grand économe du palais ; à la mort de Moulay Hassan, il joua le rôle de régent et fit proclamer l'enfant de l'étrangère, Azis, comptant exercer peut-être l'empire à sa place. Sans scrupule, impitoyables, en 1896, des conjurés pénétrèrent dans le palais du régent qui vécut depuis ce jour dans la terreur. M. de la Martinière, qui l'a connu, le dépeint « comme un petit gros bonhomme, court de jambes, envahi d'un embonpoint qui lui donnait une singulière démarche de roulement ; il avait le teint très brun, le regard aigu; son aspect général était sympathique et souvent affable. » Au faîte de sa fortune et de sa puissance, après l'affaire des Rehamna, le régent noir avait commencé à agrandir la demeure que son père lui avait laissée à Marrakech, achetant ou se faisant donner les maisons voi¬ sines. Sans plan d'ensemble, suivant la coutume des Marocains, il fit aménager et édifier par un architecte le délicieux palais, celui qui évoque pour nous un rêve des Mille et une Nuits, la divine Bahïa. Si Ahmed devait y mourir, au mois de mai 1900. L'embellissement de son palais était devenu la préoccupation constante de ses derniers jours. Il sur¬ veillait lui-même ses ouvriers, couché dans une petite chambre de la grande cour, épiant les allées et venues de chacun. La partie la plus ancienne de la Bahïa, l'ancien jardin mauresque qu'encadrent de hauts cyprès, remonte à son père, Sidi Moussa. L'archi¬ tecte, Si El Hadj Mohmamed El Mekki, aimable Marocain qui m'a fait visiter ce délicieux palais, en 1917, avait assisté Si Ahmed à ses derniers moments. Alors il lui avait recommandé de veiller à ce que le travail de chacun se fît exactement. Et il mourut dans une petite chambre près du hammam; la maison se remplit de lamentations. Mais quand on annonça sa mort au sultan, il dit « qu'il devait sauter de joie ». En fait, à la mort de Bah Ahmed, le palais de la Bahïa resta vide ; et quand Moulay Hafid prit le pouvoir, il donna la « brillante Bahïa » au caïd El Madani, puis à El Mokri. La Bahïa devint bien Makhzen et enfin la demeure du Résident général à Marrakech. Visitons, en compagnie du vieil artiste qui l'édifia, le palais de la Bahïa. Nous sommes entrés par la cour très simple, dite aujourd'hui des communs, où sont deux bassins en étoile et un oranger, la partie la plus ancienne du palais. Là donnait la chambre du père de Bah Ahmed, Sidi Moussa, l'intendant, le richard, disait-on. Nous passons alors dans le grand LA BAGDAD DU MAROC. — LA CITÉ DES SAINTS 129 riad, édifié encore par Sidi Moussa en 1878 (quand il a suivi la harka d'Oudjda on y travaillait, me dit El Mekki). Ce riad est un des plus jolis motifs de la charmante Bahïa, avec ses passages de mosaïque de carreaux de marbre encadrée de zelliges encastrant des plantations d'orangers, sa Grand riad de la Bahïa. ci. Félix, Marrakech. tonnelle de jasmins, ses vasques à l'italienne, ses nobles cyprès (tout cela remanié d'ailleurs au temps de Bah Ahmed). Les bassins ont été faits par des ouvriers de Marrakech ; la mosaïque par des ouvriers de Fès. Sur cette cour donnent deux grandes qoubbas avec de beaux plafonds; l'une, qui sert de salon de réception, est couverte par un coffrage; l'autre, la salle à manger, a un fort joli plafond à poutres apparentes décorées d'enluminures. La grande pièce qui porte des ins- 9 i3o MARRAKECH criptions : « La puissance et l'Empire sont à Dieu », a été aménagée par Si Ahmed. Nous pénétrons, par une belle porte ornée, dans la grande cour, dite de marbre, qui est un bien charmant décor, avec ses trois vasques où se posent les colombes, son bruit d'eau, ses passages de zelliges verts, sa gale¬ rie décorée d'une clôture verte et bleue en bois découpé, comme italienne, la série éclatante de ses portes de bois peintes de délicieux bouquets de fleurs, Bahïa. -—■ Grande Cour. ci. Guilicminoi. ses nombreuses chambres aux portes et aux volets peints. Ceci est le tra¬ vail d'El Mekki. Si Ahmed lui avait fait démolir les écuries et les jardins qui s'y trouvaient. Cette cour enchantée, Bah Ahmed l'avait voulue entourée de hauts murs pour que les femmes pussent s'y ébattre à l'abri de tous les regards, y prendre des distractions. L'idée de ce préau circulaire lui était venue quand il se trouvait en harka. Le mohendis lui demanda de lui en envoyer un plan. Bah Ahmed lui fit répondre de se rendre auprès de lui. Trois jours après, il repartait, et l'ouvrage était achevé en huit mois envi¬ ron, avant le retour de la harka. Quand Bah Ahmed rentra à Marrakech, les peintres locaux terminaient les charmantes portes à bouquets que nous admirons. Si Ahmed demanda alors une grande pièce pour les chanteurs (la qoubba) et une petite pièce secrète avec un hammam. Il LA BAGDAD DU MAROC. — LA CITÉ DES SAINTS 131 fut ravi. Il prit part lui-même aux travaux, s'asseyant le soir sur un petit banc, avec les maçons, pour respirer le frais. Il nous faut maintenant pénétrer dans ce queElMekki nomme lePalais (El Ksar), et qui est bien le labyrinthe le plus étrange, et chargé de petites merveilles, que l'on saurait découvrir. Le petit riad (dit de la favorite), un admirable morceau d'architecture avec ses grands linteaux de bois peint, Bahïa. — Salle dite de la favorite. ci. Félix, Marrakech. sa vasque si élégante, a été terminé en 1898. On le désignait sous le nom « d'appartement de la noble épouse ». La femme de Si Ahmed était Lalla Zineb, sœur du pacha Ben Daoud. C'est le meilleur morceau sans doute de la Bahïa, abondante en trouvailles d'un sentiment si moderne, qui vaut par la justesse de ses proportions, une harmonie générale très délicate, orangée et vermillon, où, des zelliges au plafond, l'œil est retenu par mille détails charmants, les beaux bouquets stylisés de fleurs, entre autres. La salle, dite du Conseil, avec son admirable plafond en forme de carène, orné de beaux cartouches encadrés de fleurs, son éclai¬ rage si curieux tombant de trois précieux soupiraux, était la pièce où man¬ geait Bah Ahmed, à cause de sa fraîcheur. Et il couchait dans une pièce i32 MARRAKECH sans qoubba, ornée de plâtres très fins, au centre de la Bahïa, d'où l'on commandait tous les bâtiments, d'où il était possible de fuir par différents côtés. Un autre petit riad, avec une haute vasque de marbre, où régnent des chambres (occupées aujourd'hui par les officiers) avec d'admirables pla¬ fonds, des portes et des volets dans les harmonies rouges, est également intéressant. La partie de la Bahïa qui fut la dernière achevée du temps de Si Ahmed est le charmant petit riad planté de bananiers et d'orangers où s'ouvrent les appartements particuliers du Résident : on y remarque de très larges linteaux de bois, une frise de plâtre "gratté. C'est là que Bah Ahmed recevait les gens du Maghzen. Au temps qu'il fut détenteur Porte du riad. Cl. Félix, Marrakech. LA BAGDAD DU MAROC. — LA CITÉ DES SAINTS 133 de la Bahïa, Si El Madani fit élever sur ces appartements un premier étage. J'ai questionné assez longuement le vieil artiste, si distingué, qu'était Petit jardin de la Bahïa. ci. Beaux-Arts. El] Mekki, et lui ai posé des questions relatives à sa vie et à son art. Le mohendis n'était jamais sorti du Maroc. Il avait toujours suivi le sultan comme ouvrier, s'était formé en regardant le travail du bois à Meknès, celui du plâtre à Fès, villes qui, selon lui, représentaient les spé¬ cimens les plus parfaits en ce genre. Marrakech, d'après El Mekki, valait par la solidité. Le mohendis savait, depuis son enfance, les choses de l'art; il pouvait peindre le bois et sculpter le plâtre. Très jeune, il avait 134 MARRAKECH connu un voisin qui travaillait avec ses enfants au Makhzen, et il s'ef¬ força de les imiter. Il avait fait une sorte d'apprentissage chez un oncle paternel, menuisier renommé. Des livres, il ignore tout ; il connaît Euclide de nom, « un des sages de l'antiquité, savant très ancien ». Mais depuis qu'il avait travaillé au Makhzen de Moulay Hassan, il savait faire des plans, ayant reçu les conseils d'Erkmann, l'artilleur du sultan, Maison du Pacha. — Petit riad. ci. Félix, Marrakech. f ancien chef de la mission militaire. (M. Pierre Ricard possède une très curieuse série de relevés d'architecture, de projets dus à El Mekki.) Pour lui, tout l'art de l'architecture consiste à surveiller le tracé des fondations. Il tient les principes de l'art pour originaires d'Andalousie. Les maa- lemin doivent travailler suivant un patron traditionnel, mais ils peuvent cependant ajouter des modifications originales, si elles cadrent avec' l'ensemble. Il y a trois sortes de motifs dans l'art : les lignes, le feuil¬ lage,.l'arborification. Tout est copie, tout est tradition, « tout est dans la tête ». Ainsi parla très doucement, très modestement, Si Mohamed El Mekki LA BAGDAD DU MAROC. - LA CITÉ DES SAINTS 135 El Mesfioui el Mohendis, né à Safi vers 1857, le Charles Garnier de la Bahïa, le grand artiste de Marrakech, qui vient de mourir. A l'exemple de Moulay Hassan, les grands barons féodaux, les por¬ tiers de l'Atlas, descendirent de leurs vastes qaçbas et vinrent habiter la ville de Marrakech. Leurs demeures sont intéressantes. Celle duM'tougui, dont la simple porte est toujours assiégée par une vaste clientèle ; [le grand palais, comme assyrien, de Si Madani; le pavillon plus récent, très Les Tanneries. ci. Beaux-Arts. imprévu et somptueux que l'artiste raffiné qu'est le Pacha actuel, El Hadj Thami Glaoui, a fait édifier et dont certains motifs, de couleur brillante, rappellent des souvenirs de l'art persan, où la virtuosité des zelligeurs contemporains est unique. D'autres vastes demeures, beaucoup plus.simples, conçues de façon assez particulière pourprotéger, pendantl'été, de la terrible chaleur du jour, sont intéressantes et n'étalentpas unefortune quelque peu voyante, comme les demeures des grands caïds. Des murs énormes, des pilastres lourds, des cours sans revêtement de zelliges, enduites d'un ciment très doux au pied nu, une sorte de tapis de linoléum,'quelques plâtres grattés, des frises peintes en ocre, des fontaines sobres, des vasques simples, les i36 MARRAKECH caractérisent. Telle est la vieille demeure de l'ancien pacha de Marra¬ kech, l'accueillant Ben Daoud. Marrakech n'est pas, comme Fès, une grande ville d'art industriel. C'est un centre d'approvisionnement, une ville de plaisirs et de pèleri¬ nage. Beaucoup d'artisans sont toutefois groupés en corporations. On y fabrique surtout de lourds haïks de laine, des tissus gris à rayures blanches que les Marrakechi affectionnent pour leurs djelabas. Quelques femmes font aussi des tapis. Ceux des régions voisines, les éclatants glaoua, ont beaucoup de caractère et présentent parfois une vraie valeur d'art. Les teinturiers de Marrakech sont groupés dans le quartier d'El Mouassin, non loin de la belle fontaine; les passementiers, autour de la zaouïa de Bel Abbès, où se débitent de jolis cordons. On voyait aux Services Municipaux, l'ancienne maison du caïd Mac Les Souqs. Cl. Guilleminot. LA BAGDAD DU MAROC. — LA CITÉ DES SAINTS 137 Lean, le fantaisiste adjudant qui commandait l'infanterie de la garde ché- rifienne au temps de Moulay Hassan, un petit Musée où des exemples de l'art indigène avaient été rassemblés : tapis, poignards, poires à poudre, fusils, bijoux, plateaux de cuivre, sacoches et grands coussins de cuir. Ce Musée est en voie de réorganisation à Dar Si Saïd. Mais c'est surtout dans les souqs, d'un grand caractère, que l'on pourra étudier ces indus¬ tries, et aussi le marché qu'est Marrakech. Souqs couverts de branchages et de roseaux où sont groupés les forgerons, les épiciers, les vendeurs de légumes, qui trônent sur le faîte de leurs stocks, les marchands de cordons, de tapis noirs et blancs, les boutiques d'armuriers où se trouvent parfois de beaux fusils, des poignards et des poires à poudre, les mar¬ chands de haïks à rayures blanches et noires, les fabricants d'ustensiles de terre, d'amphores, de gargoulettes décorées de points noirs de goudron. Puis on rencontre les kaissarias : quatre longues travées couvertes, assez architecturales, éclairées par huit ouvertures carrées au plafond, où l'on vend surtout des étoffes. Une autre kaissaria couverte est celle des babou¬ ches, dans 1 aquelle donne une autre travée couverte où sont les ouvriers de la Cl. Beaux-Arts. dans un souq plein d'ombre; au milieu des rapetasseurs de babouches, un petit sanctuaire, Si el Hadj Bel Arif; non loin, le coin des maréchaux ferrants, noirs Vulcains qui chantent en travaillant; le souq des mar¬ chands de soie, des marchands de bougies de couleurs à festons et à glands dorés pour les saints, de plateaux et d'outrés de cuivre, de mechmars, des marchands d'épices et de senteurs, de savon noir, de couvertures de tajin, de bardas. Les souqs modernes du sucre sont de vastes cours avec 138 MARRAKECH soie avec leurs dévidoirs. Puis vient le souq des cuirs où sont vendus et fabriqués les beaux coussins de cuir rouge, de cuir écorché, travail artis¬ tique très pratiqué à Marrakech, et ceux de cuir brodé de fils de laine. Sous une grande treille de vigne sont les cordonniers; les cordiers se tiennent Djama el Kittan. LA BAGDAD DU MAROC. — LA CITÉ DES SAINTS 139 une grande balance, des boutiques à volets bleus et des galeries ; et les plus anciens comportent des galeries décorées d'ornements brun rouge Mais les jours de marché, hors la ville, à Bab Khemis, sur les tertre formés par l'accumulation séculaire des débris et des boues, les femmes présentent des tapis de leur fabrication, composés de larges bandes de couleur, d'un art particulièrement décoratif et fruste, qu'elles tendent devant elles. Et leurs groupes composent le plus étrange tableau, vision qui semble résumer tout Marrakech. Souq El Khemis. Cl. Pierre. BIBLIOGRAPHIE RABAT-SALÉ Ahmed ben Khaled el Nassiri, Kitab el Istiqça. Anfreville de la Salle (L. d'), La -cille de Salé, dans France-Maroc, 15 décembre 1917. Basset (Henri), La nécropole romaine de Chella, dans France-Maroc, mai 191Q. Basset (Henri) et Lévi-Provencal, Chella, une nécropole merinide, dans Hespèris (I, II). 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Vaffier (Ernest), Visite à Sidi Bel Abbès, cité des aveugles, dans France-Maroc, sep¬ tembre 1918. TABLE DES ILLUSTRATIONS Rabat. Au premier plan, le minaret d'Hassan i Mendiant de Rabat 2 Chella 3 Chella 4 Porte de Chella 5 Porte intérieure de Chella 6 Chella. Plan du sanctuaire, d'après Hespèris 7 Chapelle funéraire d'Aboul Hassan. Revêtement extérieur dit vulgairement « le tapis » 8 Sur les tombes de Chella 9 Le minaret de Chella 10 Mosquée d'Abou Youssef. Porte décorée de mosaïques . . xi Mosquée d'Abou Youssef (écoinçon de la porte) . 12 L'ancienne chambre d'ablutions, dite vulgairement la fontaine 13 : 144 TABLE DES ILLUSTRATIONS Les enfants à la fontaine 14 Vendeur d'eau 15 La barre 16 Un jongleur sur la place de Salé 17 Une ancienne batterie de Salé 18 Salé et Rabat au xvi° siècle (gravure de G. Brun) 19 Bab el Mrisa. . . . ^. .... . 20 La grande mosquée de Salé 21 Médersa de Salé. Bandeau de bois sculpté 22 Médersa de Salé 23 Barcasses remorquées, sortant du Bou Regreg 25 Le cimetière de Salé 27 Panorama du sommet de la Tour Hassan 31 Rabat et Salé, vues d'un avion 33 Le minaret et la mosquée d'Hassan 34 Plan reconstitué de la mosquée d'Hassan 35 Minaret d'Hassan 36 Minaret d'Hassan 37 La porte des Oudaïa 38 Bab Er Roualr 39 Combat naval devant la Qaçbaau xvne siècle (d'après Dapper) 40 La Qaçba des Oudaïa 41 Les reis 42 Les barcassiers 43 Qaçba des Oudaïa et jardin de la Médersa 45 La Médersa des Oudaïa 46 Petit palais dit la Médersa des Oudaïa 47 Une rue de Rabat 49 Dans la médina 51 Fontaine 53 Une rue à Rabat 54 Palais du Sultan 56 Le Sultan et sa suite sortant de Rabat 57 Les femmes sur les terrasses au passage d'un cortège 57 Mosquée Moulay el Mekki, rue Sadi F^tali 58 Maison du Pacha 59 Les mendiants de Rabat 60 Une fontaine 61 Une rue de Rabat 62 Façade de la Résidence Générale 63 Un jardin dans la médina 63 Une procession 64 Porte de Mosquée, rue Souïka i . . 65 Sur la route vers Marrakech • 67 Marrakech et l'Atlas 68 TABLE DES ILLUSTRATIONS 145 Marrakech vue d'un avion 69 Place'Djama el Fna 70 Vue générale des terrasses 71 Remparts 73 L'Aguedal et la Koutoubia 75 Première Koutoubia. Vestiges du mihrab • 76 Plan des deux Koutoubia 77 La palmeraie 7g Minaret de la Koutoubia 81 Bab Aguenaou 83 Marrakech. Charmeurs de serpents 84 Médersa Ben Youssef 85 Entrée de la Médersa Ben Youssef 86 Médersa Ben Youssef, corridor d'entrée 87 Médersa Ben Youssef 89 Mosquée de Bab Doukkala 90 Mausolée des Saadiens. Chapiteau en marbre et console en plâtre sculpté. ... 91 Mausolée des Saadiens. Revêtement de plâtre sculpté 92 Mausolée des Saadiens. Revêtement de plâtre sculpté 93 Mausolée des Saadiens. Revêtement de plâtre sculpté 94 Minaret de la mosquée d'El Mansour 95 Mausolée des Saadiens. Revêtement en plâtre sculpté et frise épigraphique ... 97 Mausolée des Saadiens. Revêtement en plâtre sculpté 98 Plan d'ensemble de la nécropole de Chella . ' 99 Mausolée des Saadiens. Mihrab 101 Mausolée des Saadiens. Salle centrale dite des douze colonnes 103 Mausolée des Saadiens. • 104 Mausolée des Saadiens. Salle des trois niches.' 105 Mausolée des Saadiens. Panneau de zelliges 107 « Le Palais et une partie delà ville de Maroc » (gravure hollandaise du xvue siècle). 109 Marrakech en 1641, d'après Adrien Matham 110 Marché en plein air m La qoubba d'un marabout '. . 114 Mendiants. 115 Bel Abbès 117 Fontaine Sidi El Hassan près de la mosquée de Sidi Ben Sliman 118 Fontaine El Mouasine 119 L'Aguedal et Dar Beïda. Vue d'avion 121 Bassin d'El Menara. . . • ■ • c I23 Pavillon et pièce d'eau d'El Menara 124 Dar Beïda 125 Cour de la Bahïa 126 Plan de la Bahïa 1 127 3rand riad de la Bahïa 129 Bahïa. Grande cour 13° 10 146 • TABLE DES ILLUSTRATIONS Bahïa. Salle dite de la favorite 131 Porte du riad 132 Petit jardin de la Bahïa 133 Maison du Pacha. Petit riad 134 Les tanneries 135 Les souqs 136 Souq 137 Djama el Kittan 138 Souq el Khemis 139 La Résidence Générale 143 Sur les terrasses de Rabat 147 L'enfant à la fontaine 148 Sur les terrasses de Rabat. Cl. Pierre. TABLE DES MATIÈRES RABAT CHAPITRE PREMIER Chella . . 3 CHAPITRE II Salé 16 CHAPITRE III Ribat el Fath, le Camp de la Victoire 31 CHAPITRE IV La Qaçba des corsaires. Salé-la-Neuve 40 CHAPITRE V Rabat, ville andalouse et Makhzen 56 148 TABLE DES MATIERES MARRAKECH CHAPITRE PREMIER Marrakech l'Almohade 71 CHAPITRE II Marrakech la Saadienne 85 CHAPITRE III La ruine de Marrakech au xviie siècle. — La Bagdad du Maroc et la cité des saints (xvm-xixe siècles) 109 CHAPITRE IV La Bagdad du Maroc. — La cité des saints 114 Bibliographie 140 Table des Illustrations . 142 L'enfant à la fontaine. Cl. Pierre. imprimerie ch. hérissey :: ëvreux ::