L'ORIENT / EN MAI i *) 2 3 NOTES DE VOYAGE par R. LAURENT,VIBERT :11 I. Le réveil de l'Islam. Le fait nouveau de l'Orient est le réveil de l'Islam. De l'Egypte à Constantinople, ce fait s'impose comme une obsession. Il adopte des formes très variées, selon les peuples et les circonstances, mais on le retrouve partout. Il ne faut donc pas le confondre avec les divers « nationalismes », égyptien, arabe et turc; il ne faut pas le confondre non plus avec le panislamisme théorique d'avant-guerre. Ce n'est pas une doctrine précise, se formulant dans des revendications défi¬ nies : le fait est que partout où il y a des musulmans, qu'ils soient en majorité ou en minorité, ces musulmans ont le sentiment de plus en plus conscient que l'Islam, dont ils acceptaient depuis des siècles la défaite en face de la toute puissance européenne, est redevenu une force morale et matérielle devant laquelle les nations occidentales ont peur. En Egypte, le mouvement nationaliste comprenait à son début les Musulmans et les Coptes. On a vu au Caire des essais de drapeaux où la Croix accompagnait le Croissant. Aux obsèques des victimes des journées insurrectionnelles, les prêtres Coptes allèrent aux Mosquées et les Oulémas aux Eglises, prier sur les cadavres. Mais déjà le mou¬ vement avait pris, surtout à Alexandrie, un caractère nettement xénophobe et même anti-chrétien. La police musulmane passa aux émeutiers. Non seulement les Grecs domiciliés à Alexandrie, mais quelques italiens, appartenant même à des navires en rade, ont été assassinés; le groupe fasciste italien a dû faire une sortie d'ailleurs victorieuse. Mais voici un fait nouveau : depuis quelques mois les Musulmans éliminent, avec méthode, des fonctions administratives dont l'Angleterre leur laisse la libre disposition, les éléments chrétiens et même Coptes. Dans toutes les boutiques, le portrait de Moustapha Kemal est voisin de celui de Zagloul Pacha. Les enterrements musul¬ mans se font en grand appareil, et l'organisation du Wafd (sorte de commune sans existence légale) est tellement forte que toute dissolu¬ tion de son Comité et tout exil de ses Membres, sont suivis de la formation immédiate d'un nouveau Consfeil. En outre la solidarité entre les Musulmans est extraordinaire. Les murs d'Alexandrie et du Caire sont couverts d'affiches offrant 10.000 livres égyptiennes (soit 750.000 fr.) à tout dénonciateur de ceux qui exécutèrent le hardi attentat de l'an dernier contre le quartier général anglais; et diverses récompenses, dont aucune n'est inférieure à 1.000 livres(soit 7 5.000 fr.), est promise à tout Egyptien permettant à la police de découvrir ou de réprimer un complot nationaliste. Malgré ces primes énormes et l'assurance de la protection anglaise, aucune dénonciation ne s'est produite pour des faits qui se sont accomplis en plein jour et en pleine ville, sous les yeux de centaines de personnes. En Palestine, le réveil musulman se manifeste par une recrudes¬ cence de la ferveur religieuse. Jamais les fêtes de Nabi Mousa, qui ont lieu au moment de la Pâque orthodoxe, n'avaient amené à Jéru¬ salem tant de pèlerins musulmans. C'est par milliers qu'ils occupaient les vastes et merveilleuses terrasses du Haram-ech-Cherif. Ils défen¬ daient avec une violence et une haine, visibles dans tous les yeux, l'accès même des portes extérieures du Haram-ech-Cherif, aux non- musulmans. Ces manifestations ont à Jérusalem un caractère anti-juif, en raison de la politique de l'Angleterre. Sir Herbert Samuel, le jour où devant sa tente défilait le cortège immense qui de la Mosquée d'Omar allait vers la tombe de Moïse, dut subir la montée vers le groupe d'officiers et d'invités au milieu desquels il se trouvait, de cris violents et indéfiniment répétés de « à bas les Juifs, à bas le Sionisme ». Il fut un instant sur le point de s'en aller, mais en beau joueur, resta souriant et, en somme, insulté jusqu'à la fin. Il avait dû consentir auparavant à promettre la grâce des accusés musulmans convaincus d'avoir saccagé un village d'une colonie juive. En Syrie, où notre police exerce une surveillance très active sur les éléments de discorde et de propagande musulmanes, le mouve¬ ment est moins visible, mais il existe sourdement avec une violence concentrée. Nous arrêtons à la douane des ballots de portraits de Moustapha Kemal, les images populaires, les placards, les journaux turcs' qui contiennent d'évidentes attaques contre la France; nous arrachons dans les boutiques les mêmes portraits qui réapparaissent partout malgré ces interventions, mais nous ne pouvons empêcher la propagande religieuse. C'est un fait qu'à Damas, les prêtres ont obtenu que les musulmans mettent autour de leur tarbouch un fou¬ lard blanc, en forme de turban, pour les distinguer des chrétiens. Les femmes sont plus strictement voilées que jamais, et l'on voit, à nouveau, dans les rues, sur l'ordre des muftis, l'ancien costume des femmes musulmanes en étoffe blanche raide et grossière avec le tcharchaf noir, exclusif de toute coquetterie. Les enfants des écoles musulmanes sont disciplinés dans un sens mystique. Des processions s'organisent où le Koran est promené sur un pupitre sous un voile vert, et suivi par les écoliers chantant en chœur. Le Rhamadam est strictement observé, même par les domestiques au service des euro¬ péens qui se sentent surveillés par les purs. En Asie-Mineure, la haine de tous les musulmans, depuis Mous- tapha Kemal jusqu'au dernier des harnais, contre tous les chrétiens quels qu'ils soient, est d'une violence inexprimable. Vis-à-vis des Arméniens et des Grecs, qui habitaient le pays, la politique est d'une extrême simplicité : disparition ou extermination. Je ne parle que de ce que j'ai vu. A Mersine, à Adalia, à Smyrne, il n'y a plus de chré¬ tiens, à part le personnel des consulats et quelques sujets européens. Les quartiers grecs de Mersine et d'Adalia sont déserts, complète¬ ment pillés, en ruine déjà. Les Turcs n'entretiennent aucune de ces maisons dont certaines sont bien construites et laissent la végétation tout envahir. Dans quelques mois, rien ne subsistera plus. Dans la région de Smyrne, tous les villages grecs ont été brûlés de fond en comble et toute la population massacrée ou forcée de s'exiler. Le long des côtes charmantes du golfe, parmi les champs que personne ne laboure plus et les vignes que les mauvaises herbes étouffent, il n'y a plus que des murs écroulés et la mort. A Smyrne même, le massacre, que les autorités consulaires ont été impuissantes à enrayer, a fait des milliers de victimes dans des conditions d'atrocité inouïe. La ville, promise depuis de longues semaines comme objectif de pil¬ lage, aux soldats de Moustapha Kemal, leur a été livrée sans que les généraux ou les officiers fissent le moindre effort pour enrayer ou canaliser ce débordement de passion et de haine. Le Consul de France a vu sous ses yeux, noyer des dizaines de chrétiens, que l'on achevait dans l'eau à coup de pied, sous l'œil même des chefs. La nuit les projecteurs de nos navires éclairaient la foule mourante de faim et de soif, qui s'écrasait sur les quais et d'où s'élevaient des hur¬ lements. Cette foule habituée depuis des siècles à notre protection, regardait nos canons muets qui eussent en quelques instants rétabli l'ordre. L'incendie provoqué par les foyers très nombreux allumés sur des points très différents de la ville par les Arméniens au désespoir, les pillards turcs soucieux de dissimuler leurs meurtres, les soldats grecs pris de panique, semble avoir été un fait spontané, qui ne fut prévu ou concerté ni par les uns ni par les autres; le fait subsiste que les Turcs ne firent rien pour limiter le désastre et que le quartier turc resta intact. Je sais bien que les Grecs ont à leur compte des troubles sem¬ blables ou pires. Je n'examine pas en ce moment les responsabilités, je constate le fait que, en Asie-Mineure, les Turcs veulent simplement par l'élimination brutale de toutes les minorités chrétiennes, non pas obtenir l'indépendance politique qu'ils avaient avant la guerre, mais surtout enlever aux Occidentaux tout motif d'intervention. Cette éli- * mination est maintenant un fait accompli. A part les Juifs de Smyrne, qui sont restés en majorité, et les quelques chrétiens, sujets européens, il n'y a plus en Asie-Mineure que des Musulmans. Mais ce réveil de l'Islam ne s'est pas seulement manifesté contre les Chrétiens d'Orient; il s'est prononcé, avec une violence sans pré¬ cédent dans l'histoire de ces trois derniers siècles, contre les Occiden¬ taux établis dans le pays et contre les Consuls eux-mêmes. Je ne veux citer que des faits dont j'ai été acteur, témoin, ou qui se sont passés pendant mon séjour. A Mersine, tout débarquement de passagers européens, même au cours d'une escale, est interdite. Bien plus, personne n'est autorisé â aller à bord des vaisseaux en rade, même les Consuls, à l'exception du Consul de France qui a maintenu en fait, pour lui et sa femme, ce droit mais à titre précaire. Je n'ai pu descendre à terre que parce qu'il est venu me chercher à bord; encore a-t-il dû demander auparavant l'autorisation du Gouverneur de la ville. Et cela, bien que le Haut Commissariat de Beyrouth l'ait avisé de mon arrivée par deux télé¬ grammes successifs dont le second a été retardé de trois jours par les autorités turques. A Mersine même, la situation des Européens est inquiétante. Le Consul de France ne peut télégraphier que par la T. S. F. du station- naire français quand il est là, et il .n'est pas toujours là. Le Consul a été obligé d'aller demander aix destroyer américain, le 336, de câbler des télégrammes d'extrême urgence, notre stationnaire étant attendu depuis trois jours et ne venant pas. Le télégraphe turc ne transmet pas les télégrammes chiffrés et même les télégrammes en clair. Un télégramme envoyé par le Consul de Mersine à notre Consul général de Smyrnë et annonçant mon arrivée, n'est jamais parvenu à destina¬ tion. Un autre télégramme du Consul de Mersine à celui d'Adana n'est pas mieux arrivé. En fait, notre colonie et son Consul sont com¬ plètement isolés du reste du monde. Nos écoles qui, même en 1921 étaient extrêmement florissantes, sont fermées comme ne s'étant pas conformées à la législation musul¬ mane. Les salles d'étude sont vides, ainsi que les dortoirs. Les reli¬ gieuses de Saint-Joseph de l'Apparition continuent à faire la classe à une dizaine d'enfants (au lieu de 200), filles des Consuls, et de quel¬ ques Européens, mais ces enfants sont obligés de venir furtivement à l'école en cachant sous leurs tabliers leurs livres et leurs cahiers. Le dispensaire gratuit organisé par les Sœurs, a été boycotté. Les médi¬ caments ont été grevés de droits formidables (5.000 fr. de droits pour un envoi de 3.000 fr.). Ces religieuses vivent derrière leur porte cons¬ tamment fermée à double tour. Il en est de même des Pères Capucins qui ont dû fermer leur école. La visite des quelques Français qui forment sur cette terre, violemment hostile, un ilôt résolu à tout, est poignante. D'autant plus poignante que lorsque j'y passai, Mersine était le lieu de débarquement et de concentration des troupes turques, massées contre notre frontière syrienne. Sous les pavillons neutres, la contre¬ bande de guerre, hommes et armes, s'opère sous nos yeux et sous les canons de nos vaisseaux. J'ai vu à Mersine un vapeur battant pavillon espagnol débarquer 600 hommes; un autre, sous pavillon tchéco-slovaque, était plus mystérieux. A destination de Mersine éga¬ lement, les 500 ou 600 hommes que je vis à Smyrne, s'embarquer sur le Kertch, paquebot russe des Soviets; le drapeau rouge avec les P C ® C P flottait en poupe et, au mât d'artimon, la flamme noire où la faucille et marteau prennent des airs de fémurs croisés. Ces deux barbaries, celle d'Asie centrale que représentaient ces recrues turques, à visage brutal, et l'autre, la slave, plus savante et plus perverse, réunies contre la France en une éclatante complicité, prenaient sur le quai de cette ville brûlée et dévastée, figure de symbole et de mort. Moustapha Kemal a récemment visité Aclana et Mersine. A Adana, notre Consul avait reçu des Affaires Etrangères l'ordre d'avoir une entrevue avec le Général. Il lui a, par deux fois, fait demander une audience. Moustapha Kemal n'a même pas répondu. Notre Consul est toutefois allé à la gare avec les gens du Consulat : le Général a affecté de ne pas le voir. Ce n'est qu'une fois en wagon, quand quelqu'un de sa suite lui eut indiqué la présence du Consul, qu'il a, du bout des doigts, touché son kalpak. A Mersine, il a été reçu par les notabilités du pays, qui lui ont exprimé leur joie de le voir dans la ville turque de Mersine : « Com¬ ment, a dit Kémal, ce n'est pas ici une ville turque. Je n'ai vu dans les rues que des inscriptions en langue étrangère. Commencez à turquifier votre ville avant de la dire turque ». Il faut noter que tout est en français à Mersine. Le lendemain, l'écriteau en verre et en marbre des Messageries Maritimes a été brisé à coups de pierre ; les inscriptions françaises disparaissaient, et au dispensaire gratuit des — IO Sœurs l'écriteau au-dessus de la porte fut maculé de bouse de vache. A la Banque française cle Syrie, la bande s'est heurtée à son Directeur, un Français résolu, qui a déclaré que le premier qui touche¬ rait à l'écriteau aurait une balle dans la peau. L'écriteau n'a pas été touché. Pierre Benoît, à Adana, a demandé à Mme Mustapha Kemal : « Comment trouvez-vous Adana? — Comme une Turque doit le trouver ». Un peu décontenancé, Pierre Benoît a ajouté : « Quand Paris aura-t-il le plaisir de vous voir? — Et vous, Monsieur, lui a-t-elle répondu, en lui plantant son regard dans les yeux, quand Paris aura- t-il le plaisir de vous revoir ? ». C'est la France qui, aux yeux des Turcs, représente désormais l'oppresseur européen. A Adalia, je n'ai pu descendre qu'avec la complicité du Commissaire qui a dit que j'appartenais au personnel du bord. A Smyrne, ce fut pis encore. Un billet que j'avais fait tenir au Consulat par l'agent du Lloyd Triestino, a été arraché par un policier turc des mains mêmes d'un matelot du croiseur Metz, au moment où sur le quai, il le remettait au quartier-maître du canot pour qu'il le portât au Consul général qui se trouvait alors à bord du croiseur. Il a fallu employer la violence pour avoir mon billet et le Commandant du Metz, a envoyé une lettre très ferme au Gouverneur de Smyrne l'avisant que désormais les marins tireraient sur les policiers qui en useraient ainsi avec la correspondance du Consulat. Pour qui a connu l'ancien Orient, ce petit fait montre où nous en sommes. Le croiseur donnait le soir de mon arrivée une fête à bord. L'autorité turque avait exigé la liste des invités. Un officier de police surveillait l'enseigne français, en uniforme, pour que personne ne pût monter en dehors des invités désignés. Les Européens ne peuvent plus se promener dans la campagne. Des villageois ont tiré sur notre Consul et sur le premier Drogman. Une promenade à Ephèse est devenue très difficile. On manque cou¬ ramment de respect à notre Consul, à son personnel, au Commandant même du croiseur stationnaire. D'ailleurs, pendant quinze jours, ils n'ont pas eu le droit de communiquer; des plantons, le long du quai, interdisaient tout rapport, et ce droit est, même aujourd'hui, stricte¬ ment surveillé. La poste française, limitée aux seules correspondances des Français, est dans le Consulat même, les soldats turcs ayant envahi l'ancienne poste; et même ce dernier reste de nos droits est contesté et entravé chaque jour. Bien entendu, les Italiens et le Consul italien sont encore moins bien traités. Quant aux Anglais, ils ont été contraints à Mersine de s'en aller, et à Smyrne ils n'ont plus qu'un Vice-Consul. Donc, en Asie-Mineure, disparition complète des minorités chré- tiennnes ; vis-à-vis des Consuls européens et de leurs colonies, un état d'hostilité d'une extrême violence. A Constantinople, la situation quoique plus complexe, présente les mêmes caractères. On sait que la ville est occupée par les alliés et c'est vraiment une occupation interalliée et non pas seulement anglaise. Si les Anglais ont des vaisseaux en plus grand nombre que nous, le drapeau français, sur terre, se voit partout. Stamboul a une garnison française et dans Pera, et Galata défilent constamment nos troupes. La situation morale du Haut Commissaire français est considérable. Mais en dépit de l'occupation, et par suite de la faiblesse incroyable des alliés, les Turcs d'Angora ont repris à Constantinople une autorité, dont les prétentions et l'insolence sont inimaginables. On sait comment le délégué d'Angora, de passage à Constantinople pour aller en Thrace, a pu, sous nos yeux, opérer une révolution. Il a substitué aux autorités régulières de Constantinople, des autorités insurrectionnelles kémalistes qui ont, peu à peu, grâce aux divisions 12-— entre Alliés, pratiqué une politique identique à celle d'Asie-Mineure, les massacres en moins. En un an et demi, Constantinople s'est vidée de 416.000 non-musulmans (chiffre officiel des Turcs) surtout des Grecs qui ont préféré abando'nnerleurs biens s'élevant à 1 milliard 1/2 de francs plutôt que de vivre sous un régime de vexations et sous la menace de massacres immédiats et certains en cas d'évacuation par les troupes alliées. Nous n'avons pas fait un geste. Nos écoles sont menacées chaque jour. Le délégué à l'enseignement près du Haut Commissariat, soutient une lutte constante. Les Turcs, cette année, voulaient interdire que l'on fît passer le baccalauréat aux élèves des écoles françaises. Il a fallu que ces examens se fissent à l'ambassade française. Ils refusent l'assimilation des diplômes français aux diplô¬ mes turcs ; ils exigent un droit d'inspection, de contrôle, de fixation de programme; en somme, ils considèrent comme lettre morte tous les droits acquis. Bien qu'ils n'aient nulle part dans le monde des Consulats où faire viser les passeports, ils imposent aux arrivants une amende complètement injustifiée. Nous acceptons. Une sentinelle menace en plein jour, de son arme, un sous-officier français qui photographiait la Sublime Porte et le sous-officier a dû faire tomber sur le sol son appa¬ reil; ce n'est qu'un petit fait, mais très caractéristique. Constantinople, en résumé, offre le spectacle, assez ridicule, d'une ville que nous occupons et où nous nous laissons dominer par une minorité résolue et fanatique, d'une xénophobie implacable. Cette grande métropole, où je comptais trouver une atmosphère toute différente du reste de l'Orient, est, au contraire, un des points vifs où se manifeste le nou¬ vel état d'esprit de l'Islam. La cause de ce nouvel état d'esprit est facile à déterminer et c'est parce que cette cause est simple qu'elle a pu être saisie par tout le monde musulman. Ce n'est pas tant la déception qui a suivi la con- clusion de la paix. S'il est vrai que l'Egypte et les Arabes avaient pu, s'appuyant sur le programme wilsonien, espérer une indépendance complète, cette espérance n'avait été caressée que par une minorité de « leaders » politiques ou de chefs religieux. La masse musulmane, accoutumée depuis le xvne siècle, à voir, d'année en année, s'effriter l'autorité de l'Islam, aurait fini par accepter les' nouvelles mutilations que les traités ont fait subir à l'ancien Empire Turc. La victoire de Moustapha Kemal, qui fut non seulement une victoire contre les Grecs, mais aussi contre l'Angleterre, et qui fut suivie par une abdication complète des puissances européennes devant la force nouvelle de l'Asie musulmane, est devenue pour tout l'Islam le symbole de réveil. Pour la première fois, depuis le xvne siècle, où l'échec du siège de Vienne marque la fin des victoires turques, l'Islam a cessé de reculer: bien plus, les Etats d'Europe ont peur. Toutes les espérances s'offrent à nouveau devant les vrais croyants, et l'étendard du prophète va reprendre vers l'Est sa marche triomphale. Sans doute, la réalité des faits est infiniment plus complexe. Mais les masses musulmanes voient « simple » . Moustapha Kemal est devenu, même et surtout en dehors d'Asie-Mineure, même dans les pays comme l'Egypte et l'Arabie ou les Turcs ne sont généralement pas aimés, le symbole de la délivrance. Il est impossible de rencontrer un musulman dans les propos ou dans les yeux duquel on ne lise pas clairement cette pen¬ sée : « Maintenant nous sommes deux de jeu » et il faut ignorer com¬ plètement l'histoire et la psychologie de l'Islam, pour s'imaginer qu'un musulman peut concevoir les rapports entre un chrétien et lui autrement que par une sujétion de l'un à l'autre : l'équité parfaite des droits est une notion qui lui est non seulement inconcevable, mais abominable. Voilà donc, dans ses traits essentiels, l'atmosphère actuelle de l'Orient où se développe la politique des puissances et des chefs -- I.]. —- mêmes de l'Islam. Il faut l'avoir constamment présente à l'esprit si l'on veut avoir la clef des événements et définir la politique à suivre. C'en est fini de ce cher et vieil Orient oùles choses finissaient toujours par s'arranger, avec un petit café sur un tabouret entre les deux inter¬ locuteurs. Tout cela n'est plus qu'une vieille estampe. Et c'est parce que les hommes d'Etat européens, surtout en France, conservaient dans l'esprit cette image rassurante, alors que les dirigeants de l'Islam prenaient conscience de sa force nouvelle, que les erreurs, les malentendus et d'innombrables fautes graves et vénielles ont compli¬ qué actuellement la situation au point de la rendre presque inextricable. IL L'Angleterre. La position des Anglais en Egypte est extrêmement forte. Rien n'est plus faux que ces bruits répandus de temps à autre et annonçant que l'Angleterre est sur le point de perdre l'Egypte. Sans doute le réveil de l'Islam se manifeste ici autant et plus qu'ailleurs. La fidélité entre musulmans est remarquable. Le parti nationaliste a pour lui un droit incontestable, les Anglais ayant à maintes reprises promis de s'en aller ; il a pour lui également le précédent de Mehemet-Ali, sous lequel l'Egypte, sans protectorat européen, fit belle figure dans le monde, il a tout, en somme, sauf la force. Or la politique de l'Angle¬ terre en Egypte paraît très simple. Elle a renoncé à exercer une influence intellectuelle et morale. Elle n'a créé aucune concurrence à nos écoles françaises. Alexandrie a moins d'enseignes de magasin en anglais que Paris. Tout est en français et en arabe. L'Angleterre n'essaye pas non plus de posséder la terre qui, divisée en de grandes propriétés, appartient à de riches Egyptiens qui la louent à des fer¬ miers, qui eux-mêmes la sous-louent aux fellahs. Elle est disposée à i abandonner tout ce qui dans les administrations n'intéresse que la population égyptienne; c'est en resserrant ou en relâchant son auto¬ rité sur les questions secondaires qu'elle soumet l'opinion à ce régime de douche écossaise, très propre à lasser et à user une population d'esprit oriental, chez qui succèdent aux espérances grandioses les prompts découragements. Il ne faut pas se laisser prendre à ce jeu de concessions et de rigueurs. Les Anglais ne s'attachent, en réalité, qu'à deux choses : i° Maintenir désarmée la population, qui d'ailleurs n'est pas guerrière. Trop de sang africain est mêlé au sang arabe. Pour cela, la loi martiale en permanence, les perquisitions,, les fouilles opérées sur les individus, la surveillance des ports leur permettent d'avoir la certitude absolue que tout mouvement sera facilement réprimé par les armes modernes ; mitrailleuses, autos blindées et aviation qui occupent tous les points stratégiques, sans d'ailleurs se montrer dans l'ordinaire de la vie. Les grandes manifestations de l'Université d'El-Azar en 1921 ont été calmées par 4 mitrailleuses aux coins de la place, devant le grand portail de marbre. 20 Garder solidement le Soudan, c'est-à-dire la maîtrise du Nil, le reste n'est que paroles, diplomatie, palabres. A moins d'une catas¬ trophe mondiale, les Anglais tiennent l'Egypte plus solidement que jamais. Des attentats isolés, seraient-ils dix fois, cent fois plus nom¬ breux, ne doivent pas faire illusion. Comme le disait un journal anglais il y a quelques mois : « Nous quitterons peut-être quelque joui- Londres, mais jamais Le Caire : Never Cairo ». Il est clair que l'Angleterre a eu le dessein de faire de la Palestine une autre Egypte pour protéger le nord du Canal, mais elle a commis des erreurs d'une gravité exceptionnelle. Sans doute, matériellement, l'union de l'Egypte et de la Patestine est réalisée. Le chemin de fer, remarquablement organisé qui va de Kantara, sur le Canal, à Jérusa- — 16 —L lem, met la Palestine à neuf heures de l'Egypte, mais il passe le long d'une côte désertique. Un parti de nomades, quelques navires en mer peuvent, en quelques instants, interrompre tout trafic. De même, éco¬ nomiquement, l'Angleterre fait tout pour que les deux pays vivent l'un par l'autre. Il n'y a qu'une monnaie qui ait cours en Palestine, la monnaie égyptienne, sous le prétexte que l'on n'a pas eu le temps de faire imprimer une monnaie palestinienne. L'ordre règne dans le pays. Une police palestinienne « Palestine Police » qui porte le kalpak ou le hogal, est très bien équipée, et pour la police à cheval, remarquablement montée. Il semble certain que les Anglais auraient entièrement mis la main sur ce pays sans leur politique juive. On sait que par la déclaration Balfour, les Anglais, sans doute par suite d'engagements pris au moment des emprunts de guerre vis-à-vis des financiers juifs internationaux, ont promis aux juifs d'or¬ ganiser un « Jewish National Home ». Ces mots, intraduisibles en français, et surtout en français juridique, expriment une extrême confu¬ sion d'idées. Quand il a fallu passer à la pratique, voici ce qui s'est, en fait, produit. Les Anglais ayant l'arrière-pensée du « National Home», c'est-à-dire l'organisation en puissance d'Etat d'une minorité faible et méprisée dans un pays violemment hostile, n'a pu, comme en Egypte, laisser aux populations une part légitime de self-govern- ment. Il a fallu faire de l'administration directe. Sous l'autorité du Haut Commissaire, qui fait figure de Chef d'Etat, il y a donc une série très développée de Ministères, de Départments (Education, Travel, Immigration, Trade, etc.) qui occupent tous les immeubles modernes de Jérusalem. Les Ministères, dirigés par les Anglais, admettent, comme fonctionnaires, des palestiniens, et naturellement les Juifs, d'ailleurs instruits et de caractère intrigant, ont pris les meilleures places, reléguant au second plan les chrétiens et les arabes. Mais tout — i? — de même les Juifs n'occupent que des positions subalternes, et l'Administration de la Palestine est, d'esprit et de fait, anglaise. En face de cette situation, qui ne réalisait pas leurs espérances de souveraineté politique, les Juifs, obéissant aussi à leurs habitudes séculaires, ont constitué sous l'autorité d'une Commission exécutive sioniste, un Gouvernement propre, ou plutôt une « Communauté » juive, dont l'esprit est le même que les communautés juives dans l'ancien Empire turc, mais ils ont perfectionné, systématisé, et laïcisé les organes de direction qui existent depuis la Diaspora dans ces grandes communautés. Les Juifs de Palestine forment donc un Etat dans l'Etat, avec des Chefs, un petit Parlement, et des Ministères (éducation, immigration, commerce) qui doublent exactement les Départements anglais, avec la pensée de se substituer à eux. D'autre part, il fallait songer à donner à ces Juifs un statut légal international. La Palestine, pays soumis au mandat britannique, n'existe pas comme nation. Les Anglais ont donc imaginé un « Palestinian Provisorial Citizenship » (droit de cité palestinien provisoire). Les Juifs de Palestine, surtout les immigrés, sont munis d'un papier dont le recto est en anglais et le verso en hébreu ; l'en-tête porte ces mots « Palestinian Provisorial Citizenship », suit le signalement du porteur et sur une ligne se lit : « Nationality Renounced ». Or, le droit inter¬ national n'a pas prévu cette situation singulière d'un homme qui peut ainsi renoncer à une nationalité sans en adopter une autre. Citizenship constitue un souvenir du monde antique mais ne saurait conférer un droit légal dans le monde moderne. De fait, les Juifs de Palestine ne peuvent se servir à l'étranger de ce certificat sans valeur. Il se trouve donc que la politique pro-juive du Gouvernement anglais qui a mécontenté les minorités chrétiennes de tous les pays, et exaspéré l'hostilité des Arabes, n'est pas parvenue à satisfaire les Juifs eux-mêmes qui rêvaient et rêvent encore, non pas d'un foyer libre — i8 — dans un pays indépendant sous le protectorat anglais, mais d'une sou¬ veraineté politique : « Nous ne voulons, me disait un Israélite de la Commission exécutive sioniste, porter atteinte à aucun des droits des Chrétiens et des Musulmans. Ils seront libres comme nous, au même titre que nous. — Mais, lui ài-je dit, quelle que soit la forme de l'Etat palestinien futur, il y aura un Président de République, un Comité, un Roi, ce qu'il vous plaira, mais enfin, une forme visible de souveraineté politique. Admettez-vous que ce Président, ce Roi, ce Comité, soit Chrétien ou Musulman? — Ah, non, il sera Juif naturellement » . Les Juifs désirent d'autant plus violemment que la situation se règle au plus tôt, qu'il semble bien que le temps ne travaille pas pour eux. Malgré les conditions exceptionnellement favorables à une immi¬ gration juive en Palestine, en raison du désordre, de la misère et de l'insécurité en Europe Centrale, 30.000 Juifs en tout sont venus en Palestine depuis trois ans, et de ces 30.000 Juifs aucun n'appartient à l'élite. Beaucoup, plus ou moins imprégnés de bolchevisme, paraissent même indésirables. Le Département anglais de l'immigration opère une sélection de 3 à 5 pour 100, sélection qui paraît rigoureuse aux Juifs désireux avant tout d'avoir le nombre, et trop modeste aux autres habitants de la Palestine, effrayés de voir dans les rues de Jérusalem des types de bolchevistes, hommes et femmes, affectant de n'avoir aucune religion et risquant d'être un élément de discorde. En admettant, ce qui est conforme aux hypothèses des plus optimistes des Sionistes eux mêmes, une immigration régulière de 10.000 Juifs par an, il fau¬ drait 30 ans à 40 ans pour obtenir l'égalité de nombre avec les non- juifs, et la Palestine ne peut attendre. En fait, s'il est impossible de nier que les Juifs aient fait, surtout dans la région de Jaffa, un effort sérieux avec des résultats certains, même remarquables, la tentative de fonder un véritable état Sioniste paraît vouée à un échec. Sans doute, il 11e peut être question d'entraver — ig — le développement des colonies juives ; au contraire, elles doivent être eucouragées, développées, non seulement par humanité, mais aussi comme un moyen d'assainissement des populations de l'Europe Cen¬ trale. On peut même admirer le dévouement et la flamme de certains apôtres du Sionisme, mais, en fait, la Palestine, depuis la destruction du Temple, n'est plus juive. Elle est musulmane en majorité, et aussi chrétienne. Les colonies juives ne se soutiennent que par l'effort d'argent étranger. La terre n'est pas assez riche pour qu'on puisse y faire de l'argent, et elle ne saurait rémunérer un capital. Les colons ne vivent que parce que le sol ne leur coûte rien. D'autre part, comment transformer une population essentiellement instable et commerçante, en un peuple de cultivateurs. Un fait symptomatique est que les Juifs récemment immigrés ne veulent pas construire eux-mêmes leurs villa¬ ges. Ce sont les pionniers, les Halouzim, composés pour la plupart d'in¬ tellectuels, qui font les maçons, les arpenteurs. Une fois le village cons¬ truit, arrivent les émigrés. Sans doute, après la vie d'insécurité qu'ils ont menée en Europe Centrale, la tranquillité des champs leur apparaît comme bienfaisante. Mais certains s'en lassent vite et s'en retournent en Europe. « Comment, leur disait-on un jour à Jaffa, vous retournez en Ukraine où vous risquez d'être massacrés ? — .Sans doute, mais là- bas, nous ne sommes massacrés qu'une fois. Ici, nous travaillons dix heures par jour pour gagner 10 piastres. Nous sommes massacrés tous les. jours. Nous préférons gagner de l'argent et n'être massacrés qu'une fois ». Malgré des exemples remarquables de familles rurales installées depuis plusieurs générations, il est jî craindre que les fils des immigrés actuels, dès qu'ils auront quelques moyens, ne louent leurs terres aux Arabes et n'aillent s'établir en ville. Quoi qu'il en soit, et en admettant même que toutes les colonies juives réussissent parfaitement, comment concevoir qu'une minorité et une minorité constituée d'éléments venus de tous les points du monde, ait la souveraineté politique en Palestine? — 20 — L'Angleterre est dans une impasse, et prise entre de solennelles promesses et les faits. Or, la fermentation des milieux arabes est ici autrement forte et autrement redoutable qu'en Egypte. En effet, si la Palestine ne possède qu'une majorité musulmane, elle est contiguë à la Transjordanie, pays exclusivement et profondé¬ ment arabe. Sans doute, la coupure désertique du Jourdain et de la Mer Morte sépare fortement les deux pays. La Transjordanie, dont l'arrière pays est en relations constantes avec le réservoir formidable des forces islamiques de la Mésopotamie et du Hedjaz, n'en constitue pas moins sur les flancs de la Palestine une menace constante et grave. Cette menace est d'autant plus réelle que les Anglais exercent en Transjordanie une autorité très faible. Ils ont fait de la Trans¬ jordanie un royaume indépendant sous l'autorité de l'Emir Abdallah fils de l'Eniir Hussein, roi du Hedjaz. Contrairement à ce que l'on pense, ce royaume est réellement indépendant : à Amman, capitale de ce royaume, il n'y a d'anglais que le Principal British Représen¬ tative, un des hommes les plus remarquables par l'intelligence et la volonté que j'aie jamais rencontrés, et un colonel anglais, chef de la police. L'Angleterre n'a la haute main que sur la politique géné¬ rale et sur l'organisation de l'armée ; mais cette armée elle-même et tous les services sont entre les mains d'Arabes nommés par l'Emir. Le Directeur des douanes de Damas, venu à Amman pour traiter une question de tarif entre la Syrie et la Transjordanie, a pu négocier et obtenir une décision, sans que même soit consultée l'autorité an¬ glaise, qui, d'ailleurs, ignorait tout de l'affaire. Or, en Transjordanie, tous les Arabes sont armés et bien armés. L'Angleterre en Palestine ne peut les ignorer, d'autant que ce sont eux qui viennent à Jérusalem assister aux fêtes musulmanes et mani¬ fester contre les Juifs. Or la question risque de s'envenimer par le fait que les financiers juifs européens ont des vues sur la Transjorda- 2 1 nie, pays infiniment plus riche que la Judée et même bien la Galilée, avec des plaines étendues et fertiles, des eaux courantes bordées de lauriers-roses, des villes bien groupées et florissantes. Déjà, des achats de terres, plus ou moins clandestins, ont été opérés. Si, en Palestine, la présence des colonies juives est tolérée par les Arabes non sans difficultés, et ni sans émeutes localisées, en Transjordanie, elles seraient immédiatement balayées, à moins d'une puissante occu¬ pation anglaise. On voit donc les deux points faibles de la politique de l'Angle¬ terre : impasse en Palestine ; en Transjordanie, faible souveraineté. III. La France. Le vaste pays placé sous le mandat de la France, comporte trois parties géographiquement distinctes : la bande de terre qui, est limitée : à l'ouest par la mer, — au sud par la frontière palestino- syrienne, à la hauteur du lac de Tibériade, — au nord par la frontière turco-Syrienne, — à l'est par la longue dépression du lac de Tibériade, du Jourdain et de l'Oronte, dépression sensiblement parallèle à la mer. C'est un rectangle allongé au bord de la mer, région très mon¬ tagneuse et pauvre, mais commerçante. Puis une autre bande de terre, parallèle à la première qui comprend l'Hauran, la région de Damas et celle d'Alep, régions de plaines riches et belles; enfin le désert jusqu'à l'Euphrate. Il semble que dans l'organisation de ce vaste pays, on ait été guidé par la politique et non par le bon sens ou l'intérêt économique. On a constitué une sorte de province indépendante des autres le Grand Liban, comprenant Beyrouth et Tripoli, se composant de la partie sud de la bande côtière. Cela pour donner satisfaction à la population chrétienne de ce. pays et la séparer des Arabes. Puis, de tout le reste, on a constitué une Confédération Arabe avec trois pro¬ vinces : les Alaouites, petite province dont Latakieh est le chef-lieu ; la province de Damas, à qui on a donné une partie du désert, jusqu'à Deir-el-zor sur l'Euphrate, et la province d'Alep d'où assortissent à la fois le port d'Alexandrette et la partie septentrionale du désert. Le Haut Commissaire a l'autorité suprême qu'il exerce pour chaque province par un délégué. Donc, 4 délégués; celui du Grand Liban est appelé partout « Gouverneur du Grand Liban ». Dans le Grand Liban un Conseil consultatif avec des Députés et un Président. Dans la Confédération syrienne, un Conseil consul¬ tatif dont le Président prend le titre de Président de la Confédéra¬ tion syrienne. Il y a donc un embryon d'autonomie, que complète l'or¬ ganisation d'une police et d'une armée syriennes. Mais contrairement à ce qui se passe dans la zone anglaise, des fonctionnaires français, à titre de conseillers, dirigent avec plus ou moins d'autorité les services dans chaque province. C'est en somme une organisation de protecto¬ rat, où le souverain indigène est remplacé par des assemblées. On voit, au premier coup d'œil, les défauts du système. Partager en deux parties d'importances inégales, ce grand pays, opposer ainsi un Grand Liban, à majorité chrétienne, à une Confédération arabe, nettement musulmane, et beaucoup plus importante à tous points de vue, c'est prêter l'autorité de la France au maintien d'une hostilité qu'il est de notre intérêt de dominer, mais non pas de consacrer. Nous donnons aux chrétiens du Liban l'impression que nous sommes dans le reste de la Syrie, au service des Musulmans; et à Damas et à Alep, on nous méprise d'avoir au Grand Liban assujetti l'organisation française aux désirs séparatistes des Chrétiens. Ce respect apparent des religions locales, ou plutôt cette habileté trop visible consistant à divi¬ ser pour régner, n'est interprétée partout que comme une preuve de faiblesse. Nous ne cessons de parler de la nationalité syrienne, nous essayons de la faire naître. Il semble bien que ce soit très difficile, mais du moins ce n'est pas à nous de l'entraver, et du premier coup, nous brisons l'unité qui est aussi indispensable aux indigènes qu'à nous, si nous voulons constituer sur ce point du monde méditerranéen, la forteresse de notre influence et de notre rayonnement. Voila une première faute. La seconde, qui d'ailleurs procède du même esprit que la première, a été de vouloir faire de la politique en nous appuyant tantôt sur une partie de la population, tantôt sur l'autre. La France ne doit pas avoir besoin d'appui. C'est sur elle que l'on doit s'appuyer. Tandis que par la constitution du Grand Liban, par exemple, on semblait donner aux chrétiens une place d'honneur dont ils se souciaient au fond fort peu, le général Gouraud a entre¬ pris une politique dite musulmane. Lorsque peu de jours après son arrivée, il est allé à la Mosquée, offrant deux chandeliers d'argent et prononçant un discours où il parlait de l'amour de la France pour l'Islam, ce geste eut deux résultats différents : le menu peuple disait le soir même : « Gouraud va se faire musulman » et l'élite pensait : « Pour qu'un chrétien parle ainsi, il faut qu'il ait peur ». Quand com- prendra-t-on en France que pour un musulman il n'y a qu'une façon d'aimer l'Islam, se faire musulman. Mais cette sorte de sympathie nuancée de condescendance, à base d'esthétique ou de politique, lui apparaît comme une ironie insultante ou comme une perfidie révélant la crainte. Un vrai musulman ne connaît pas l'électisme. Il se soumet à la force chrétienne, si elle est irrésistible, il la tolère si elle est pro¬ tectrice, il la méprise et la combat si elle se fait habile. En pays d'Orient, la rouerie diplomatique est une faute : un Oriental sera tou¬ jours plus habile qu'un chrétien. Nous avons depuis François Ier en Syrie et en Orient, une situation très nette : protecteurs des chrétiens dans un Grand Empire, dont nous accueillons l'amitié née de notre — 24 — force. Le mandat, en nous donnant un rôle supérieur, fait de la France l'arbitre entre les diverses parties de la Syrie. Chrétiens et Musulmans doivent avoir également l'oreille de la France, mais notre mandat serait absurde s'il ne consistait avant tout à fondre, par une administration soucieuse de tous les intérêts, les divers éléments de ce pays en une unité qui n'est pas dans la nature des choses ni des gens, mais que nous pourrons assurer, en reprenant notre antique rôle de justicier. Personne n'attend de nous dans ce pays, ni chrétiens, ni musulmans, des paroles d'amitié : on veut une autorité qui gouverne, même avec fermeté, même avec dureté. J'ai recueilli la même note sur toutes les lèvres, sans exception. Chefs Bédouins du désert, Députés et même Présidents des Conseils Consultatifs, Chré¬ tiens ou Musulmans, Commerçants Juifs ou Arméniens, l'homme de la rue comme le Levantin intellectuel, tous n'ont qu'un mot : « Gouvernez, Gouvernez ». Djemal Pacha, qui a fait pendre beau¬ coup de Syriens et qui a laissé partout un renom de cruauté impla¬ cable mais qui a percé des avenues à Damas et à Beyrouth, conserve des admirateurs même, parmi les Chrétiens. J'ai entendu dire : « Sans doute il était terrible, mais il a fait le Boulevard. Sans lui, jamais ce travail n'aurait été fait ». Et naturellement, notre inaction adminis¬ trative ne justifie que trop ce sentiment général. De fait, on ne voit nulle part le résultat de l'occupation française. Sans doute, nous avons assuré la sécurité, mais ce bienfait quoique capital, ne frappe pas les yeux. Or, dans tous les domaines, l'aspect de la Syrie est celui d'un pays à administration orientale. Les chemins de fer sont à ce point défectueux qu'entre Beyrouth et Damas par exemple, personne ne prend le train. Les transports sont assurés par des automobiles dont les services sont organisés par des Syriens. Alors que de Kantara à Jérusalem, circulent des trains rapides avec wagons de luxe, dans la Syrie française, de Samak à Damas, et de -- 25 — Damas à Alep, les trains sont d'une lenteur désespérante avec des arrêts injustifiés et interminables. Quelles que pussent être les difficultés de telles améliorations, il fallait les résoudre. Rien n'aurait plus frappé les Syriens et les Arabes que quelques trains modernes. De même, la voirie : Beyrouth a des rues invraisemblables de malpropreté. Les réverbères en pleine ville offrent l'aspect minable qu'ils ont dans les banlieues abandonnées. L'avenue commencée impérieusement par Djemal Pacha en est au même point qu'il l'a laissée, avec ses maisons à demi démolies et remplies de débris et d'ordures. L'absence de toute vespanienne couvre les bas de murs d'urate desséché. Pas de bonne police urbaine : les cochers, sans aucun tarif, vous promènent d'un point à l'autre de la ville, pour une course qu'ils feignent de ne pas comprendre. En somme, Beyrouth, sauf le drapeau qui flotte sur le Haut Commissariat, les soldats dans les rues, et les détails très français de l'uniforme de la gendarmerie locale, est restée entièrement une ville turque, avec cet air d'abandon, qui n'offre ici aucun pitto¬ resque, mais qui est, j'en ai acquis la certitude, une des causes essen¬ tielles de la dépréciation visible de l'autorité française. On aurait admis que certaines villes secondaires restassent en l'état, mais Beyrouth aurait dû prendre, au bout de trois ans, une netteté et un,air de prospérité qui auraient conquis tout le monde. Les Italiens l'ont fait — admirablement — à Rhodes. L'Oriental est un homme qui a des côtés de vieillard subtil et des côtés d'en¬ fant. Autant il est impossible de le surprendre et de le séduire par une habileté diplomatique qu'il possède en naissant cent fois plus que n'importe quel Français, autant il est facile de lui en imposer par les formes extérieures du progrès matériel moderne, des armées impeccables, le faste militaire, l'ordre, les inventions mécaniques, les constructions. On a négligé complètement cela et je revois les sourires orientaux de ceux, et ils étaient nombreux, qui me mon- — 20 — traient sur lés billets de banque syriens émis par nous, l'indication de la maison anglaise qui les avait imprimés à Londres. Nous sommes arrivés dans un pays où les institutions privées, surtout celles des ordres religieux, avaient donné une idée magnifique de la France. Du moment que des particuliers avaient réussi à réa¬ liser des écoles considérables, des universités, droit et médecine, des sociétés industrielles, que ne devait-on pas attendre de l'Etat français, avec toute sa puissance politique et des capitaux considérables? Or l'Etat a cent fois moins fait que ces particuliers? Et pourtant nous avions en Syrie des points de départ admirables; nous n'arrivions pas dans un pays neuf. Là encore, la politique a tout gâté. Pour ne pas avoir l'air de favoriser les Jésuites au dépens de la Mission laïque française et réciproquement, on a voulu, pour nous en tenir à l'en¬ seignement, agir sans les uns et sans les autres, et l'on n'a rien fait, et pourtant c'était tellement facile que l'on a peine à concevoir cette carence. En somme, il manquait en Syrie : un grand établissement d'en¬ seignement secondaire à Alep, une Facullé de Lettres et de Sciences, un enseignement agricole et un enseignement technique. Il eût suffi d'opérer un partage, accompagné de subventions entre les organisa¬ tions existantes. Le Lycée français de Beyrouth aurait pu par exemple essaimer à Alep et se charger de l'enseignement technique. L'ensei¬ gnement agricole aurait pu être organisé par les Jésuites qui possè¬ dent un domaine, où il y avait déjà beaucoup de fait. Une Université de la métropole aurait pu être chargée de la constitution d'une Faculté de Sciences et de Lettres. Au lieu de cela, le néant. Il y aurait autant à dire sur la diffusion de nos livres; les biblio¬ thèques de Syrie sont lamentables, et pourtant les acheteurs et même les acheteurs éclairés ne manquent pas. La presse française de Syrie rappelle les journaux les plus médiocres des anciens pays turcs. En un mot, on a fait de la politique, on a ni gouverné, ni administré. - 21, — Je me garderai de me faire l'écho, je ne dirai pas de potins, mais de vérités certaines, sur le gaspillage des crédits de Syrie en appoin¬ tements exagérés ou inutiles, ou en dépenses somptuaires excessives. Cela ne serait rien, si en fait, les plus grosses sommes n'étaient allées à ceux que l'on voulait conquérir par l'argent. Cette tactique peut être bonne dans un pays occupé par un ennemi, ou même un allié trop entreprenant, mais quand on dispose de la force armée, qu'on est le maître, la corruption, utile dans certains cas très limités, (par exemple dans les régions frontières étendues et difficiles à tenir), est une poli¬ tique qui n'amène que le mépris public lorsqu'elle est pratiquée sous l'œil des gendarmes. Et je me souviens d'un mot d'un vieux journaliste taré, à qui l'on rapportait que certains confrères touchaient aux fonds secrets : « Ils nous paient quand ils ont des juges d'instruction! Et on appelle cela des gouvernants ». En Syrie, être acheté périodique¬ ment par la France constitue une carrière. Etre condamné à mort par elle n'est pas loin d'en constituer une également, puisque le Pré¬ sident actuel de la Confédération syrienne est un condamné à mort de nos conseils de guerre, qui ne peut se promener autrement et recevoir l'hommage de nos soldats que parce qu'il a dans sa poche sa suspension de peine. Il est difficile après cela de compter sur le respect des populations civiles. En se bornant donc aux choses certaines, et en négligeant com¬ me insignifiantes toutes les questions de personnes, dont les Syriens n'ont que trop tendance à vous entretenir (pour eux la France a remplacé le vali turc par un gouverneur que l'on continue à considé¬ rer comme un vali turc) on peut dire que notre occupation en Syrie a eu dans le pays même, un résultat politique et administratif médio¬ cres. Notre influence intellectuelle et morale n'est pas en hausse, au contraire; Chrétiens et Musulmans nous dénigrent à l'envi et nous n'avons rien réalisé dans le domaine pratique. Mais je m'empresse — 28 — de dire que, malgré le temps perdu, il suffirait d'une politique de réalisation pour que, en un temps extrêmement court, la situation fût totalement renversée. Un gouvernement fort, du travail et de l'admi¬ nistration publique : en moins de quinze jours, la population, versa¬ tile comme toutes les populations orientales, nous suivrait avec enthousiasme. Ce qui le prouve, c'est que dans les provinces où l'administration a été bonne, comme chez les Alaouites, il y a de la part de la population, un attachement qu'elle prouve en toute occa¬ sion. Donc, il y a eu du temps et de l'argent perdus. Mais il n'y a rien de perdu. Et il n'y a rien de perdu parce qu'un côté de notre occupa¬ tion a été parfaitement réussi, le côté militaire, probablement parce que cette occupation a été conduite par des militaires. La sécurité est parfaite, les incidents d'une extrême rareté. J'ai vu de près la façon dont nous opérons au désert. Palmyre est le centre de notre surveillance. Là, deux ou trois officiers français, que 250 kilomètres de pays désertique séparent de Damas, avec une compagnie méhariste où il y a deux ou trois sous-officiers français, tiennent à force de cou¬ rage, d'initiative et d'habileté un immense territoire. Ils connaissent par des hommes à eux, la formation et la marche des rezzous, et à trois jours du désert, avec une poignée d'hommes, les arrêtent et maintiennent la paix. Les bédouins sédentaires ont pour nous un res¬ pect qui témoigne de l'idée qu'ils se font de notre force. Les Grands Chefs Nomades reconnaissent notre autorité. Il n'v a pas de spec¬ tacle plus réconfortant que le drapeau français qui claque allègrement près des ruines immenses de la Cité aux hautes nécropoles de pierre, en face du désert dont les mirages s'allongent vers l'Euphrate. Nous tenons merveilleusement les marches de l'Empire. C'est un résultat dont l'importance ne saurait être exagérée et qui doit rendre indul¬ gent pour les erreurs réparables d'une politique que les circonstances — 2g — rendaient confuses et difficiles. Mais maintenant il semble que les dangers, en se précisant, ont nettoyé l'horizon. Une politique de réali¬ sation à l'intérieur de la Syrie n'est possible que si nous savons ce que nous avons à faire vis-à-vis des Turcs, des Arabes, des Anglais. IV. La France et les Arabes. La question arabe est l'un des points les plus délicats de la poli¬ tique orientale. Si l'on ne veut pas s'y perdre, il faut se borner à quelques points de fait, seuls capables de déterminer notre action. Y a-t-il réellement une nation arabe, ayant le sens de son passé et de son destin? Le développement oratoire que vous fait, dans les mêmes termes, tout Arabe un peu cultivé, dès que vous en rencontrez un, soit à Paris, soit en Orient, s'il prouve une certaine communauté de vues chez les chefs et même un mot d'ordre bien transmis, n'apporte aucune certitude sur la question. Il est certain que si l'on peut parler jusqu'à un certain point d'une nation arabe, il ne s'agit pas, mais pas du tout, d'une nation au sens occidental du mot. La masse n'est que musulmane. Pour le Bédouin nomade et même pour ce Bédouin dit sédentaire, mais qui l'est si peu dans ses villages de boue grise et séchée, la religion est, plus encore que pour les autres Musulmans, l'essentiel, l'alpha et l'oméga de leur pensée. C'est pour cela, que bien que n'aimant pas les Turcs, ils ont l'âme exaltée par les victoires de Moustapha Kemal. Qu'on ne nous dise donc pas qu'il y a une nation arabe que meut la haine du turc : la vérité est que cette société arabe est féodale, et que ces chefs féodaux qui ne peuvent d'ailleurs se souffrir entre eux, ont vu, dans la grande guerre, et même dans l'intervention des Européens en Arabie, le moyen de se rendre plus ou moins indépendants, en passant par une période de protectorat. A côté de ces chefs féodaux, les intellectuels du monde arabe, qui ont fait leurs études en Europe, et qui ont été tous, avant et pendant la guerre, plus ou moins condamnés ou exilés par les Turcs, avaient bâti, pour servir ces grands desseins, une théorie de saveur révolu¬ tionnaire sur la nationalité arabe qui s'appuie évidemment sur un certain sentiment collectif de race, théorie que maintenant ils res- sortent et proclament, puisqu'enfin il faut bien « wilsoniser ». On sait comment l'Angleterre, par la création du royaume du Hedjaz avec l'Emir Hussein, du royaume de Mésopotamie avec l'Emir Faïsal, et enfin du royaume de Transjordanie avec l'Emir Abdallah, son autre fils, ont donné un semblant de satisfaction à ces aspirations arabes. En réalité, rien n'est moins établi et moins sûr que la domi¬ nation de cette famille. Les autres chefs féodaux conservent une indé¬ pendance presque complète. Les avions anglais qui ont gardé encore leur prestige, maintiennent un certain ordre, mais le protectorat anglais est soumis à une rude épreuve. Outre les massacres de co¬ lonnes anglaises en Mésopotamie beaucoup plus importants qu'on ne l'a dit en Europe, les Anglais échouent dans leur tentative de mise en valeur des terres agricoles, terres fertiles qui s'allongent entre les deux fleuves, et il y a lieu de penser que l'Angleterre, en tenant for¬ tement les débouchés des fleuves, se contentera d'exercer sur le reste des trois royaumes cette surveillance à grandes mailles et cette faible intervention dont j'ai été témoin, en Transjordanie. Dans la zône française de Syrie, il y a des catégories d'Arabes très différents, ceux des grandes villes, de Damas surtout, Arabes sédentaires ceux-là, de moralité souvent médiocre, très levantinisés, et les Arabes de la plaine et du désert, groupés en tribus et obéissant à des chefs. On peut dire très nettement nous avons réussi. Sous réserve des critiques formulées plus haut, la paix est complète. Nous avons en somme pratiqué la politique du Maréchal Lyautey au Maroc, avec les grands Caïds du sud, et nous avons obtenu des ré¬ sultats sensiblement analogues. A part ce mouvement islamique'qu'il y a lieu de surveiller, on peut dire que nous avons eu dans la région soumise à notre mandat un succès très supérieur à celui des Anglais. Il suffirait en somme, négligeant les discussions plus ou moins acadé¬ miques sur la nation arabe, continuer, du seul point de vue français, ces méthodes éprouvées, si notre dissentiment chronique avec l'An¬ gleterre, n'était venu brouiller les cartes et soulever des espérances. Certains chefs arabes n'ont pas perdu la vision grandiose du grand royaume indépendant que la guerre leur avait fait entrevoir. Mainte¬ nant ils ne l'espèrent plus que de la discorde des Puissances. Avec une habileté, tout de même un peu trop visible (les Arabes ne sont pas des Levantins) ils jouent en pays anglais la carte française, en pays français la carte anglaise à Amman, en Transjordanie, j'ai été reçu longuement par l'Emir Abdallah. Après m'avoir fait dire à quel point il était ami de la France, il a commencé à vanter son indépen¬ dance vis-à-vis des Anglais, puis à commencer par m'en dire du mal, évidemment pour m'en faire dire : «Je ne puis oublier et n'oublierai jamais, lui ai-je fait répondre, qu'il y a 800.000 cadavres anglais dans le sol de ma patrie ». La conversation continua. Après quelques ins¬ tants, je vis l'interprète (un de ses ministres qui savait remarquable¬ ment le français) sourire et me dire : « Son Altesse me prie de vous dire que s'il y a 800.000 cadavres anglais dails le sol de votre patrie, ils y sont « pour l'Angleterre » . — Dites à son Altesse, ai-je répondu, que lorsqu'on est attaqué par un ennemi déloyal et qu'un ami vous aide à le terrasser, 011 ne doit pas s'occuper des intentions, mais accueillir cette aide en toute fraternité d'armes ». Cette petite passe n'interrompit nullement, bien au contraire, la courtoisie extrême du dialogue. Cet empressement, et cette conversation vis-à-vis d'un sim¬ ple Français, de passage et sans caractère officiel, montre à quel point l'Emir Abdallah tient à se concilier l'opinion française. De même, l'Emir accorda immédiatement, sans discussion et sans con¬ sulter le délégué anglais, au directeur des douanes de Damas, la sup¬ pression d'une taxe de 20 °/0 que ses Ministres voulaient établir sur les marchandises en provenance de Syrie. Il suffit que le fonctionnaire français lui dit : « Vous prétendez maintenir de bonnes .rela¬ tions avec la France et vous détruisez, en un geste, toute votre œuvre ». Changement de scène. En Syrie, certains chefs arabes travaillés par le Consul général d'Angleterre à Damas, ont une tendance de plus en plus marquée à s'adresser à lui avant de s'adresser à nous. Au début de notre occupation, les chefs nomades avaient pris l'habi tude de considérer certains d'entre eux, établis plus ou moins tem¬ porairement à Damas comme leurs délégués naturels auprès du Haut Commissariat; maintenant, on les voit aller au Consulat d'Angleterre. Jusqu'à présent, d'ailleurs, il ne semble pas que ce fait ait eu des conséquences graves. C'est toutefois l'indice de cette politique arabe de bascule, également néfaste aux Anglais et à nous. Il ne semble pas que l'heure ait sonné pour la France d'avoir une grande politique arabe, c'est-à-dire de prêter la main à la constitution d'une grande nation qui, cela semble certain, serait immédiatement dressée contre elle-même et déchirée par l'anarchie. Les chefs féo¬ daux ont besoin d'une puissance tierce qui soit un arbitre fort et qui assure à tous la paix, l'ordre et la sécurité. En résumé il faut, vis-à-vis des Arabes, continuer ce que nous avons fait, lutter contre la propagande turque, contre la propagande bolchevique qui d'ailleurs est encore très faible en Syrie, et surtout nous entendre avec les Anglais pour qu'ils cessent une politique néfaste. Avant d'examiner la possibilité de cette entente, quelle doit être notre politique vis-à-vis des Turcs? V. La France ex les Turcs. Nous avons, sur ce point, commis les pires fautes. Toute la France a commis la même faute. Nous avons été égarés à la fois par le désir de voir donner une leçon aux Grecs deux fois traîtres, par celui de remporter sur les Anglais une victoire militaire en compensation de tant de défaites diplomatiques, et aussi par l'idée que la France et la Turquie, faites pour s'entendre, assureraient par leur étroite entente, la paix de l'Orient. Nous avons cru reprendre ainsi la politique tradition¬ nelle de la France. On a oublié que l'amitié avec les Turcs avaient eu pour base, depuis les premières capitulations, la protection des chrétiens, accompagnée de la démonstration de notre force et que jamais il n'y eut d'alliance, au sens diplomatique et moderne du mot, sur un pied d'égalité. Obligés de nous subir, les Turcs, par commodité et aussi par un certain sens de courtoisie que nous avons en commun et par l'estime où ils nous tenaient pour nos vertus militaires, préféraient les formes de l'amitié. Mais vouloir substituer à cette politique très réaliste, une entente sentimentale, et la politique des bras enlacés de¬ vant le photographe, était simplement absurde. Dire à un pays à qui l'on vient d'enlever les trois quarts de son empire, que l'on a pour lui de l'amitié, et tout céder pour maintenir cette amitié, est tout sim¬ plement une dérision : les Turcs y ont vu — et ils ont eu raison d'y voir — la preuve de dissentiments profonds entre les Alliés qui les avaient dépouillés, et l'expression du désir ardent de la paix à tout prix, donc de la crainte. Du moment qu'on leur cédait quelque chose, d'autres concessions étaient possibles. L'espérance est née d'une re¬ prise de tout ou partie des provinces perdues de l'ancien Empire turc. D'autres raisons secondaires poussaient les chefs nationalistes — 34 — à être intraitables. Ces chefs sont violemment attaqués pour leurs mœurs. Moustapha Kemal a scandalisé Brousse en s'enivrant en com¬ pagnie de filles juives, avec du Champagne mis sous scellés par les au¬ torités turques, scellés qu'il a fait briser en riant. Les velléités de réfor¬ mes des coutumes sont très critiquées. L'attitude de Fatimé-hanoum est commentée dans tout l'Orient. Les troupes composées de monta¬ gnards très rudes, effrayent par leurs excès. Les chefs veulent se maintenir et ne le peuvent qu'en conservant les soldats sous les armes; ils trouvent dans notre faiblesse un prétexte à se tenir prêts à toute éventualité et, bénéficiant aussi de ce réveil général de l'Islam qu'ils ont soulevé plus qu'ils ne pensaient, ils ont beau jeu et tout intérêt à se montrer intransigeants. Une question préalable : où en sont les rapports entre les Turcs et les Bolchevistes et pouvons-nous avoir une politique vis-à-vis des Turcs, indépendante de notre politique russe ? S'il est vrai que les principes du bolchevisme sont en désaccord avec la législation de l'Islam, il est certain qu'à beaucoup de musul¬ mans, le bolchevisme apparaît comme une revanche de l'Asie contre les Occidentaux. D'autre part, certains côtés de l'Islam, surtout l'éga¬ lité entre les croyants, peut faire le pont entre les doctrines. Le fait est que la propagande bolchevique pénètre dans le monde musulman, et certaines personnalités en Syrie qui, de leur propre aveu, n'avaient pas cru cette collusion possible, en sont arrivés à la constater et à la craindre. Mais beaucoup plus qu'une pénétration d'idées, il y a alliance politique entre les chefs nationalistes et le bolchevisme, alliance qui paraît très méfiante de part et d'autre, mais qui ne se traduit pas moins par une aide mutuelle; j'en ai été témoin à Smyrne. Les Soviets ont en Asie-Mineure des représentants réguliers. J'ai vu au Consulat soviétique de Mersine, les Délégués de Moscou jouer au tennis en flanelle et souliers blancs. Quoi qu'il en soit, si ces rapports entre Bolchevistes et Turcs ont besoin d'être très surveillés, il semble bien qu'il y ait en ce moment un certain refroidissement. Les Russes ont-ils été maladroits? Les Turcs ont-ils senti le danger, d'être dépassés par le mouvement bolcheviste? Quoi qu'il en soit, ce grand péril de l'en¬ tente entre toutes les forces conjurées de l'Asie, paraît moins menaçant et nous pouvons envisager en elle-même la politique que nous avons à pratiquer vis-à-vis des Turcs. A leur intransigeance, il n'y a pas de doute qu'il ne faille répondre par une extrême fermeté et non seulement ne pas sembler craindre, mais ne pas craindre en réalité, le bruit des canons, ni des épées. Méditons un exemple qui nous a été donné il y a quelques mois, par l'Italie, à Constantinople. A une réclamation de cette puis¬ sance, motivée par une vexation à un sujet italien, le Gouvernement turc avait répoudu par ces mots : « C'est une erreur ». A quelques jours de là, un matin, un obus parti d'un croiseur italien stationné au Bosphore, frappait le quai, désert à ce moment là. Enorme explosion, violente émotion. La Sublime Porte demande des explications : « C'est une erreur » répondit l'Italien. Atout esprit loyal et connaissant la situation, il semble impossible que la Turquie comprenne jamais qu'elle doit être raisonnable, si elle ne sent pas matériellement que les Alliés sont plus forts qu'elle et résolus à frapper, et elle ne le sentira pas, s'il n'y a pas sur un point, un commencement d'exécution. Sinon, ce seront indéfiniment des vexations systématiques, des avanies continuelles, et par la disparition totale des minorités chrétiennes, seules commerçantes, non pas, comme on le dit, le retour à la barbarie primitive (les Turcs ne s'étant jamais jusqu'ici passé des minorités non-musulmanes), mais la bàrbamsation, sous une forme inédite et d'une brutalité inouïe, d'une vaste région qui sera perdue pour notre influence et notre commerce. Il faut donc une démonstration de force. Où la faire, comment la faire ? C'est une question d'heure propice. Mais rien de durable ne sera fait en Orient, si, sur un motif précis et clair, insulte à un Ambassa¬ deur ou à un Consul, concentration de troupes, incident de frontière, les Alliés, promptement, avec une énergie et une violence qui ne sauraient être exagérées, donnent un exemple accablant de leur irré¬ sistible puissance. Nous avons commis la faute de soutenir militaire¬ ment les Turcs contre les Grecs, tandis que l'Angleterre commettait la faute de soutenir les Grecs. Les Turcs ne nous ont su aucun gré de leurs victoires et se sont cru tout permis. Ne recommençons pas l'erreur de soutenir cette fois les Grecs ou de laisser, les bras croisés, l'Angleterre se jeter à nouveau dans cette aventure. Les Grecs seront toujours, dans le jeu européen, une carte biseautée. S'ils étaient encore vaincus, l'Islam, soulevé tout entier, redeviendrait pour toute l'Europe la menace qu'il fut au xve siècle. S'ils étaient vainqueurs, les Grecs deviendraient à leur tour un ferment de discorde par leurs invraisemblables ambitions, et la leçon nécessaire ne serait tout de même pas donnée aux Turcs. Donc, à mon sens, la question est simple : voulons-nous ou ne voulons-nous pas continuer à exercer en Orient notre influence intel¬ lectuelle et morale, en même temps qu'y développer nos affaires? Et n'oublions pas qu'ici notre expansion économique suit notre rayon¬ nement spirituel. Renoncer à cette influence, serait, à mon sens, une abdication mortelle. Tout a été dit sur le rôle de la France en Orient ; pour qui en revient, c'est, à la lettre, un éblouissement. Nous ne pouvons pas, nous ne devons pas renoncer à cet héritage. Or, actuellement, qu'on le regrette ou non, nous occupons nous-mêmes, par nous-mêmes, un point de cet Orient, la Syrie. Il faut partir de là. Il faut toujours partir des faits. Pour assurer la paix de ce coin de terre, il est impossible de tolérer qu'au nord, un pays comme la Turquie, où nous étions tout puissants en 1914, nous chasse avec ignominie, devienne un foyer de banditisme et d'organisation militaire contre nous. Il faut donc, par la force (tous les autres moyens sont épuisés), amener les Turcs à accepter de nouveau les conditions minima que François Ier, Henri IV, Louis XIV, Louis XV leur avaient fait admettre puis confirmer à une époque où les Turcs étaient cent fois plus puissants. Dire, comme le font certains, qu'en 1923 ces conditions sont humiliantes pour les Turcs, est pure dérision, ignorance ou hypocrisie. Tant que l'Islam sera l'Islam, les non-musulmans, aussi bien orientaux qu'oc¬ cidentaux, ne pourront vivre en pays musulman que sous certaines conditions définies, et sous la protection d'une force. C'est la leçon du bon sens, de l'histoire, des faits. Il est évidemment regrettable que les Turcs ne logent pas dans leur boîte crânienne, le cerveau de M. Wilson, ou même celui plus humble d'un paysan limousin ou gallois, mais qu'y faire ? Donc, démonstration de force, plus elle sera décisive, plus elle sera brève, d'autant plus que travaillent pour nous : La déconsidération progressive des chefs nationalistes ; Les regrets des Turcs paisibles, surtout des Constantinopolitains, qui ne feront rien pour hâter la fin du régime kémaliste, mais qui ne feront pas un geste pour retarder sa chute. La démoralisation de l'armée, inactive, qui n'a plus de nouveaux pillages en perspective, et qui voudrait retourner chez elle (il a fallu pendre un certain nombre de femmes venues au quartier général réclamer leurs maris pour cultiver la terre). Enfin, le Kalife, homme subtil, intelligent et silencieux qui se déclare enchanté de n'être plus sultan, mais qui tout de même, au Palais impérial dont il n'occupait qu'une aile, a englobé depuis un mois dans son appartement, la salle du Trône au centre de la grande construction blanche le long du Bosphore. Il attend son heure. Son heure sera celle de la raison et sera celle de l'Europe. Il n'y a donc aucun doute quant au succès de cette manifestation de force. Quels devront en être les résultats? Quatre points : Internationalisation des Détroits ; Sécurité des minorités non-musulmanes sous la protection des puissances ; Maintien sous une forme ou sous une autre des capitulations sans laquelle la vie est impossible aux Européens en Turquie, et dans ces capitulations, maintien intégral des privilèges dont jouissent nos écoles et nos établissements ; Rectification de la frontière nord de la Syrie. Ici nous touchons au point le plus délicat et le plus douloureux pour nous de toute la question d'Orient. Si les fautes commises sont réparables et facilement réparables en somme, celle-là est d'une gravité que l'on ne saurait exagérer. L'accord d'Angora, conclu je ne dis pas avec légèreté, mais avec un mépris conscient des intérêts français en Syrie, mépris dont tout de même il faudrait bien trouver la véritable raison, nous a fait abandonner la Cilicie, petit coin de terre qui fait géographiquement partie intégrante de la Syrie au même titre que le Roussillon fait partie de la France. Nous avons donc abandonné la frontière du Taurus, frontière aussi nette et aussi certaine que les Pyrénées et les Alpes, nous avons par suite perdu pratiquement le port d'Alexandrette, mis sous le feu des canons et même de la mousqueterie turque, d'où impossibilité d'exécuter dans- le port les travaux d'aménagement nécessaires et d'en faire le grand débouché de l'Euphrate par Alep. Nous avons dû recueillir dans la plaine marécageuse et malsaine, qui s'étend entre Alexandrette et la montagne, les réfugiés arméniens de Cilicie qui s'étaient confiés à la protection de notre drapeau et qui, dans les chaleurs de l'été et les 'fi V — 39 — inondations de l'hiver, meurent lentement aux portes du petit cime¬ tière français émouvant de simplicité. C'est là que reposent nos soldats, morts, inutilement hélas, pour que ne se reproduise pas cette honte : une population à qui nous avions promis la protection de la France et que nous laissons agoniser après n'avoir rien fait pour sauvegarder sa vie. Tandis que je parcourais ce champ de misère, je pensais à cet étendard de France qui seul avait droit jadis de flotter sur les mers du Levant. Notre drapeau, par l'horreur de la politique et des affaires mêlées, n'a pas su, après la guerre où a coulé le plus pur du sang français, couvrir une poignée de malheureux. Jamais je n'ai ressenti comme Français, pareille humiliation. Au nord d'Alep, autre folie. Nous avons cédé aux Turcs les sources qui alimentent la ville. Au moment où les Turcs massaient des troupes en Cilicie, admirable camp retranché, la population d'Alep était très inquiète et l'autorité française cherchait des expédients pour parer au danger d'un détournement ou d'un barrage des rivières. Il faut une rectification de frontière, si nous voulons en Syrie, ne pas être étranglés. La politique à suivre est donc claire. Son application n'est difficile que par les divergences de vue, disons l'hostilité, sur la question d'Orient, entre l'Angleterre et nous. Pour la démonstration de force dont la nécessité s'impose, il est certain que si elle est possible par la France seule (et même dans notre état d'isolement il faudrait la faire), elle serait infiniment plus efficace si elle était interalliée. L'adhésion de l'Italie, au cas où l'An¬ gleterre et la France seraient d'accord, n'est pas douteuse. Donc, là encore on en revient à la nécessité d'une entente avec l'Angleterre en Orient. — 4o - VI. La France et l'Angleterre. Cette entente est-elle possible ? Je le crois, je dirai plus, j'en ai la certitude. Il suffirait que les Gouvernements de Paris et de Londres vissent clair et il faudrait aussi que nous missions dans la négociation une extrême loyauté, une ex¬ trême clarté de vues, et que notre fermeté fût inébranlable sur le pro¬ gramme commun une fois défini. Voici, à mon sens, le langage qui devrait être tenu à l'Angleterre, les yeux dans les yeux. •« Nous reconnaissons loyalement que nous nous sommes trom¬ pés sur les Turcs. Vous aviez raison. Il fallait limiter la victoire de Moustapha Kemal. Mais nous avons eu tort tous les deux en soute¬ nant, nous les Turcs, vous les Grecs. De grandes nations n'ont jamais besoin de personnes interposées pour régler leurs affaires. Mais les erreurs commises, c'est de l'histoire. Nous avons les uns et les autres, en Orient, de grands intérêts, les uns opposés les autres communs. Réglons les premiers d'abord, nous aurons ensuite les mains libres et nous les unirons d'autant mieux pour résoudre les seconds. Que voulez-vous en Orient? Protéger militairement le nord du Canal, c'est-à-dire la route des Indes. Vous estimez pour cela que la maîtrise de la Palestine est indispensable. Cette maîtrise, nous vous l'avons accordée ; gardez-la. Mais, il est impossible que nous ayons aux Lieux Saints, nous France, puissance victorieuse, une situation inférieure à celle que nous avions en 1914. Nous vous demandons en conséquence, le maintien intégral de tous nos droits et privilèges en matière d'établissement et d'écoles; cela pratiquement, vous nous l'avez maintenu jusqu'à ce jour. En outre, nous avions, aux Lieux Saints, la protection des Chrétiens et particulièrement des Latins. Nous vous demandons ce même droit, avec le privilège pour le Con¬ sul de France d'être le premier aux cérémonies chrétiennes, privilège qu'il a encore exercé en 1923, et d'être aussi l'arbitre entre les diverses confessions chrétiennes, rôle qu'il a continué également à jouer. Nous vous demandons, en conséquence, la reconnaissance for¬ melle et solennelle de cette situation privilégiée et nous ne pourrons alors, que nous associer cordialement à vos efforts pour donner à ce pays la force et la prospérité. Dans le même esprit, nous reconnais¬ sons, de notre côté, que vous ne faites rien en Egypte pour diminuer ou entraver notre action et notre influence intellectuelles, et nous acceptons, comme un fait accompli, votre occupation de l'Egypte. D'autre part, si pour des raisons qui intéressent uniquement l'Empire Britannique, nous avons partagé par une frontière transver¬ sale et arbitraire, le pays qui va du canal de Suez au Taurus, il serait absurde de nier que ce pays ne forme qu'un tout dont les parties ont besoin les unes des autres. Une union douanière s'impose, aussi bien pour la prospérité des villes productives de la Syrie, qui ont leurs débouchés en Palestine et en Transjordanie que pour l'activité com¬ merciale et l'approvisionnement facile des villes du sud. Conservons l'unité économique d'un pays que les nécessités politiques nous ont obligés de diviser. Moyennant cette entente, nous assurons, nous Français, un ser¬ vice qui est pour vous sans prix : la garde de notre frontière commune au nord. Car la frontière de la Palestine, elle n'est pas sur cette ligne idéale qui va de la côte au lac de Tibériade, elle est sur le Taurus. Et si vous pouvez en Palestine et en Transjordanie, entretenir si peu de troupes, c'est que d'AlexandretteA Deir-el-Zor sur l'Euphrate, nous faisons, pour nous deux, le service de sentinelle. Ce qui doit nous unir en Orient, c'est que nous défendons la même cause, celle de la civilisation occidentale, qui, sans vouloir le moins du monde se substituer à l'Islam, est obligée, pour vivre en terre musulmane, de prendre certaines précautions et certaines garan¬ ties. Le point de départ de cette action ne peut être douteuse : pro¬ tection traditionnelle des Chrétiens, et si nous, France et Angleterre, nous ne prenons pas la question en mains, une puissance guette notre place. L'Amérique entretient dans le proche Orient 25 navires de guerre, dont 12 en Mer Noire. Tous les petits ports delà Méditerra¬ née ont un stationnaire américain, un destroyer au numéro impres¬ sionnant, 336, 228, qui montrent ses couleurs étoilées et qui est là, tout prêt à montrer que ce que nous ne pouvons pas ou ne savons pas faire, la grande puissance d'outre-océan, riche et protectrice, l'accom¬ plira à travers des milles et des milles d'eau verte et bleue; et les finan¬ ciers américains négocient à Angora l'accord Chester. Donc ayons un programme qui soit clair : protection des mino¬ rités non-musulmanes, maintien des capitulations, frontière de Syrie (notre frontière) rectifiée, voilà le programme. Si nous le présentons sur le même papier, avec nos deux signatures, et derrière nous nos escadres sous pression et nos armes prêtes, il sera probablement accepté dans les vingt-quatre heures. S'il faut une manifestation de force pour l'appuyer, qu'un canon français et un canon anglais tirent ensemble et la paix est pour de longues années rétablie en Orient ».