COLLECTION « FRANCE » UN COIN DE LA GUERRE LA FRANCE AU MAROC PAR ANDRÉ LICHTENBERGER Avec une carte ib D 092 2150750 . BËRGER-LËVRAULT, LIBRAIRES-ÉDITEURS PARIS NANCY 5*7, RUE DES BEAUX-ARTS RUE DES OLACIS, l8 19 18 LA FRANGE AU MAROC I LE VIEUX MAROC Les anciens Grecs plaçaient aux confins de ia Médi¬ terranée et de l'Océan le jardin merveilleux dés Hespérïdes. An Moyen Age, la même région, le mystérieux Maghreb, pointe extrême de l'Islam vers l'occident, est tenu pour le berceau des sorciers de la pire espèce. Là sont enfermés dans des vases de cuivre immergés au fond de la mer les « éfritS »,■ c'est-à-dire les esprits malins les plus pervers. De là viennent les nêcromants les plus malfaisants, tel celui qui disputa à Aladin la lampe merveilleuse. Aux âges historiques de l'expansion arabe, le Maroc atteint un assez haut degré de développement. Des dynasties mérinides et saadiennes demeurent, encore des traces monumentales considérables. Les sultans du Maroc ont avec les nations chrétiennes des relations souvent belliqueuses qui attestent, malgré la fréquence des troubles, une puissance incontestable. C'est peut- être à la fin du dix-septième siècle qu'elle arrive à son 6 LA FRANCE AU MAROC apogée avec le sultan Mouley-Ismaïl, contemporain et émule de Louis XIY, et qui demanda sa fdle en mariage. Mais les deux siècles qui suivent voient l'efïondre- ment le plus complet qui se puisse imaginer, un grouil¬ lement d'anarchie qui fait songer au bas Empire ou à la décadence carolingienne, une histoire lamentable et ininterrompue de meurtres, de guerres, de révolutions et de pillages. Dans des batailles « si terribles qu'elles auraient fait blanchir les cheveux d'un enfant », il se dépense vaine¬ ment des trésors de bravoure. « Je voudrais, dit le héros arabe, avoir été tué, puis revivre pour être tué encore bravement. » Et les plus nobles vertus sont gaspillées dans les luttes les plus stériles ou s'abolissent dans les crimes les plus monstrueux. Le même souverain est six fois déposé, six fois ramené sur le trône par des révolutions de palais. Les meilleurs sont pareils à des oiseaux de proie, « de véritables gerfauts aussi insen¬ sibles au simoun de la nuit qu'à l'ardeur accablante du soleil d'été ». Là où ils ont passé, le pays ravagé demeure « plus pelé que le ventre d'un âne ». Sans nous attarder dans ces sombres annales, bornons- nous à nous figurer ce qu'était le Maroc à la fin du dix- neuvième siècle à la veille de notre intervention (l). Ce pays, grand comme la France, est à peu près tota¬ lement fermé aux Européens, les deux tiers en sont encore inexplorés. Le marquis de Segonzac et le Père de Foucauld sont obligés de se déguiser pour accomplir leurs voyages d'études. Dans les villes où leur malheur (i) J'emprunte les éléments principaux de cette description aux excellents ouvrages du capitaine Erckmann, chef de notre première mission militaire auprès du Sultan (Le Maroc moderne, i885), et du capitaine Frisch, de notre Service des renseignements (Le Maroc, 1890). LE VIEUX MAROC 1 les amène, les rares Européens sont en butte à toutes les avanies. Sauf intervention spéciale du pacha, ils ne trouvent à se loger que dans le quartier juif, le plus méprisé. Sur leur passage les gens crachent, murmurent des malédictions, leur jettent des pierres ou des immon¬ dices. Les marchands refusent de leur vendre : « Il est rare qu'un voyageur puisse rester plus de huit jours à Fez ou à Maroc sans avoir une envie folle de s'en aller. » Les ambassadeurs européens, nu-tete et à pied, sont dédai¬ gneusement reçus par le Sultan à cheval devant ses sujets. Pour concevoir ce régime, il faut se représenter « une sorte de Saint-Empire figé dans l'islamisme ». Le Sultan, descendant du prophète Mahomet, en est le souverain. Moùley-Hassan, qui mourut en i8g6, croyait le monde à peu près borné aux limites de son empire. Sur un globe terrestre qu'il fit faire, le Maroc occupait les trois quarts de la surface. Sa science favorite était l'alchimie par laquelle il espérait exercer un pouvoir occulte sur les hommes et les événements. L'un de ses soucis dominants fut de trouver le moyen de transformer les chrétiens en poissons pour les rejeter à la mer. Au total, le principe de toute politique est la stagnation : « Nos aïeux seuls, dit la sagesse arabe, ont eu pour mission d'inventer ; ils étaient plus près de la création que nous ; nous ne sau¬ rions donc rien faire de mieux que ce qu'ils ont fait. » Le pouvoir du Sultan est à la fois religieux et poli¬ tique. Il est proprement le pape des musulmans du rite malé- kite. Il a une « baraka », c'est-à-dire un pouvoir divin spécial. La prière est dite en son nom dans presque toute l'Afrique du Nord. Sa personne est sacrée, même pour les dissidents qui ne reconnaissent pas son auto¬ rité temporelle. 8 LA FRANCE AU MAROC Politiquement, son pouvoir qui, en théorie, est absolu, est, en pratique, singulièrement instable. Chaque sultan désigne son successeur dans sa famille, et son choix doit être ratifié par les tribus. On se figure les intrigues de palais qui environnent toute transmission. Dès qu'un sultan est malade, les affaires s'arrêtent et le prix de la poudre monte. En fait, d'ailleurs, les deux tiers du pays vivent de façon permanente en état de rébellion. L'autorité du Sultan s'exerce par le grand vizir, sorte de maire du palais, assisté du « makhzen » ; on désigne sous ce nom l'ensemble des gens qui participent aux actes du gouvernement. « Le vizir, dit un contemporain, peut être comparé à un homme qui serait monté sur un lion ; les passants tremblent en le voyant et lui plus qu'eux encore redoute sa monture. » Comme tout fonctionnaire, il est à la merci des caprices du pouvoir et des intrigues du palais. Comme tous ses subordonnés, il supplée à l'absence d'un trai¬ tement honorable par la concussion, la rapine. « Tu as la main dans la peau du bouc : si tu n'en tires pas du beurre, tu en tireras toujours du lait caillé. » De temps en temps les hauts fonctionnaires sont mandés à la cour du Sultan» Ils savent qu'ils seront disgraciés ou mis à mort s'ils n'apportent des présents suffisants. C'est affaire à eux de se rattraper sur leurs administrés : « Mieux vaut manger les autres qu'être mangé. » Il existe des impôts réguliers. Ce qui entre dans les caisses du Sultan est le tiers ou le quart de ce qui est prélevé sur l'infortuné contribuable. Souvent d'ailleurs, pour les lever, une expédition mili¬ taire, une « harka » est nécessaire. Le Sultan se fait pré¬ céder dans la tribu insoumise par l'envoi de quelques LE VIEUX MAROC 9 têtes coupées ; le pays est ensuite dûment ravagé jus¬ qu'au moment où les rebelles envoient leurs femmes demander l'aman et ensuite viennent immoler un taureau qn signe de soumission. Souvent les combats n'ont pas été très meurtriers. Les prisonniers cheminent à pied, liés par le cou au moyen d'un carcan. Quelquefois il n'est pas aisé de les distinguer des soldats victorieux. Car, en dehors des « tribus de guich » privilégiées qui forment l'élite de l'armée et la garde du Sultan, il est souvent préférable d'enchaîner les soi- disant volontaires dont la masse constitue l'infanterie. Administrativement le pays se divise en une qua¬ rantaine d' « amalats ». L'amel y représente le Sultan. Mais ce sont les tribus qui constituent les véritables unités territoriales, et leurs caïds, ou encore les chefs des « Zaouïas », des grandes confréries religieuses, ont une bien autre autorité que les pâles représentants du souverain. Les tribus berbères sont sédentaires et démocra¬ tiques; l'esprit d'indépendance y est farouche, la bra¬ voure admirable. L'Arabe est plus intelligent, plus adroit, plus dissi¬ mulé, plus fanatique au point de vue religieux. Il est nomade, cavalier, féodal. « De quelque façon que les tribus marocaines se gou¬ vernent, une habitude leur est commune : partout on s'y fait la guerre à feu et à sang ; les sédentaires se battent avec les sédentaires pour des questions d'eaux et de ca- .îïaux; les nomades se battent avec les nomades pour venger les injures de leurs protégés, de leurs clients ; sé¬ dentaires et nomades s'entre-battent, les uns pour garder ce qu'ils ont, les autres pour le leur prendre. » « Je n'ai pas été dans une seule région du sud de l'Atlas, nous dit M. de Foucauld, sans y trouver pour une de ces trois 10 LA FRANCE AU MAROC causes la guerre, soit intestine, soit avec ses voisins. » On peut dire qu'elle est endémique et naît spontanément dans certaines saisons. On conçoit que dans ces conditions la richesse se déve¬ loppe malaisément. Au surplus : « Dormir vaut autant que manger et prier autant que dormir... Ne rien faire est semblable au miel. » Ces dictons de la sagesse arabe traduisent assez exactement la paresse universelle. Les terres, mal cultivées, ont des rendements dérisoires. Pas de routes. Des pistes vagues. Des ponts généralement en ruines et guettés par des brigands. On passe les fleuves sur des radeaux. La poste se fait par des cou¬ reurs nommés « rekkas ». Il n'y a de voitures que dans les villes. Sondé quant à la création d'un chemin de 1er, Mouley-llassan répondit : « Je ne vois pas comment je pourrais consentir à ce que vous me proposez. Mes aïeux n'ont jamais connu les chemins de fer et je ne dois pas faire ce qu'ils n'ont pas fait. » On dissimule son bien. La famille patriarcale vit re¬ pliée sur elle-même. Si le Berbère est monogame, l'Arabe a plusieurs épouses et les tient voilées et enfermées. La traite des nègres fournit des esclaves, et d'ailleurs le Sultan lui-même en fait l'élevage. Aucune instruction. Toute science est contenue dans le Coran. Les arts sont en pleine décadence. Les métiers se perdent. Les ïnonuments s'effritent. La médecine, -jadis florissante, se réduit à la sorcellerie. Toute justice est corrompue. Elle se débite selon le régime des pots- de-vin. Et si, sauf en matière politique, la peine de mort est interdite, pratiquement les choses se passent d'une manière effroyable : « Habituellement, pour tous les crimes et délits, on met les coupables en prison et on les y laisse jusqu'à ce qu'ils aient déposé une certaine somme; on ne fixe pas le nombre des jours de détention, LE VIEUX MAROC cri sorte qu'un individu emprisonné pour tapage dans la rue peut être oublié plusieurs années s'il n'a pas d'amis qui s'occupent de le faire sortir. » On trouve enchaînés dans les prisons d'État des corps tellement desséchés qu'on ne sait au juste s'ils sont morts ou vivants. Quand Pierre Loti alla à Fez, en 1889, le supplice du sel était encore infligé aux pillards. Voici comment il nous le décrit : « C'est le barbier du Sultan qui en est chargé... On lui amène le coupable garrotté solidement. Avec un rasoir il lui taille à l'intérieur de chaque main, dans le sens de la longueur, quatre fentes jusqu'à l'os. En étendant la paume, il fait ensuite bâiller le plus possible les lèvres de ces coupures saignantes et les remplit de sel. Puis il referme la main ainsi déchiquetée, introduit le bout de chaque doigt replié dans chacune des fentes, et, pour que cet arrangement atroce dure jusqu'à la mort, coud par-dessus le tout une sorte de gant bien serré en peau de bœuf mouillée qui se rétrécira encore en séchant. La couture achevée, on ramène le supplicié dans son cachot où par exception 011 lui donne à manger pour que cela dure. Dès le premier moment, en plus de la souffrance sans nom, il a cette angoisse de se dire que ce gant horrible ne sera jamais retiré, que ses doigts engourdis dans la plaie vive n'en sortiront jamais; que personne au monde n'aura pitié de lui, que ni jour ni nuit il n'aura trêve à ses crispations ni à ses hurlements de douleur. — Mais le plus effroyable, à ce qu'il paraît, ne survient que quelques jours plus tard, — quand les ongles, poussant au travers de la main, entrent toujours plus avant dans cette chair fendue... Alors, la fin est proche : les uns meurent du tétanos, les autres parviennent à se briser la tête contre les murs. » 12 LA FRANCE AU MAROC Telle était la physionomie du vieux Maroc sur lequel quelques artistes ou quelques rêveurs chimériques ont prétendu nous attendrir. Il n'y êut jamais en réalité de régime plus corrompu, plus déprimant, consacrant de façon plus révoltante tous les abus de la force, la misère, la souffrance et l'exploi¬ tation du faible. « Ceci est mon droit » : l'inscription tracée en filigrane d'argent que l'on trouve sur beau¬ coup de fusils marocains, en exprime bien la philosophie. Une effroyable démoralisation, allant jusqu'à abolir les qualités réelles de la race, frappe à l'envi tous ceux qui en sont les spectateurs : « Il en est, écrit André Chevrillon, de celte société comme de certains malades qui se démoralisent en même temps qu'ils se débili¬ tent. ■» C'est une sorte de gangrène totale : « Dans les campagnes et dans les villes, tout porte le signe visible et matériel de la mort. » L'un de nos officiers de renseignement, le capitaine Frisch, conclut ainsi de façon magistrale l'exposé qu'il fait de la situation du Maroc à la fin du siècle dernier : « Sa fin ert tant qu'État autonome est inévitable, et sa dislocation semble prochaine, car on y chercherait vainement les éléments d'une renaissance. En effet, numériquement prépondérante, la race berbère, malgré son énergie et sa vitalité, a été divisée à l'infini par les sultans, qui ont exploité ses instincts de combativité pour la désagréger, dans une discorde absolue ; d'autre part, une étroite théocratie et un bigotisme poussés jusqu'au fanatisme tuent dans l'entourage du Sultan la moindre manifestation intellectuelle ou scientifique; enfin l'élément dirigeant, le peuple arabe, ici comme partout réfractaire à tout progrès, est incapable de gou¬ verner sans tuteur. La machine marocaine continue donc à marcher à l'aventure, non point en raison de la LE VIEUX MAROC l3 vitesse acquise, mais grâce à la politique des puissances qui a écarté jusqu'à présent les obstacles contre lesquels se briserait le trône chancelant du Sultan. » Disgracié par Mouley-Hassan, Si-Fedoul-Gharnet, ministre des Affaires étrangères, disait à son maître : « Que la volonté de Sidna soit faite. Pourtant j'ai bien réfléchi. Je ne crois pas que tu puisses me remplacer. Jamais tu ne pourras, dans tout ton empire, trouver un homme qui sache aussi bien que moi mentir aux Euro¬ péens. » Le Sultan rit et garda son ministre. Mais le moment approchait où le mensonge lui-même allait devenir impuissant à maintenir un état de choses irrémé¬ diablement condamné. II LE NOUVEAU MAROC NOTRE ACTION MILITAIRE Te n'entends pas, dans ce petit livre, retracer la suite des événements qui au mois d'août 1914 avaient défi¬ nitivement incorporé dans notre empire colonial le vieux Maroc vermoulu que je viens de décrire. Qu'il me suffise, brièvement, d'en rappeler les étapes principales. Dès 1880, les nations européennes sont amenées à s'entendre pour instituer d'un commun accord la pro¬ tection de leurs intérêts et de leurs nationaux. En 1896, la mort de Mouley-Hassan, l'avènement au trône du jeune Abd-el-Aziz, sa minorité, sa faiblesse, son enqouement puéril pour les nouveautés d'Occident, accroissent l'anarchie générale, précipitent l'ébranlement du trône, laissent présager la prochaine liquidation de l'Empire. Les puissances peuvent demeurer sur la réserve, tant que subsistent au moins les apparences. Si décidément la domination du Sultan fait faillite, une entente est nécessaire pour que de la crise marocaine ne sorte pas une conflagration européenne. Les accords secrets franco-anglais et franco-espagnol LE NOUVEAU MAROC l5 de igo4nous réservent, partiellement au moins, la situa¬ tion privilégiée à laquelle nous donnent droit nos titres historiques et géographiques. Mais, en igo5, le fameux coup de Tanger, le débarque¬ ment théâtral de l'Empereur allemand sur le sol africain, affirme les ambitions de l'Allemagne sur le Maroc et, derrière la prétention de l'internationaliser, son projet, sous le voile de la pénétration commerciale, de s'y créer une situation prépondérante. Nous pouvions, sans intervenir, laisser l'Empire chéri- lien se décomposer lentement. Impossible, à l'ouest de notre Algérie, de tolérer que s'établît une nouvelle fron¬ tière d'Alsace-Lorraine. Après de longs et périlleux pourparlers, l'acte d'Algé- siras (avril 1906) internationalise le Maroc, en confie au nom des puissances la police à la France et à l'Espagne. Arrangement précaire dont, en 1907, le massacre, à Casablanca, de plusieurs de nos nationaux, précipite l'abrogation. Nos troupes débarquent. Notre occupation s'étend sur la Chaouïa, est amenée à en déborder. En face de notre pénétration grandissante, les convoi¬ tises allemandes s'exaspèrent. A deux reprises, en 1909 l'affaire des déserteurs de Casablanca arrêtés malgré l'intervention du consul allemand, en 19x1 le coup d'Agadir, le débarquement dans ce petit port du Sud des marins de la Panther, sont bien près de mettre le feu aux poudres. Après d'épineuses négociations, l'accord franco-alle¬ mand de novembre 1911 peut paraître dénouer la crise. Moyennant, de notre part, de douloureux sacrifices au Congo, l'Allemagne reconnaît au Maroc notre situa¬ tion prépondérante et affecte de s'en désintéresser..., d'ailleurs sans s'en désintéresser. Un accord est signé entre l'Espagne et nous pour la délimitation de nos l6 LA FRANCE AU MAROC droits respectifs. Enfin, le 12 mars 191a, nous concluons avec Mouley-Hafid, frère et successeur d'Abd-efiAziz, le traité qui nous confère le protectorat du Maroc, Mais combien précaire y est notre autorité ! Presque aussitôt le massacre de nos colons à Fez, l'envahissement du Sud par les hordes du prétendant El Hiba remettent tout en cause. Sans doute, avec la loyale collaboration du sultan Mouley-Youssef, frère et successeur deMouley- Hafid, le général Lyautey accomplit en deux ans un travail énorme de pacification et d'organisation. Mais voici que le 2 août 1914 éclate la nouvelle de notre mobilisation. Combien les résultats acquis sont encore limités, récents et fragiles ! Réclamés sur les champs de bataille de France où, d'ailleurs, ils vont se couvrir de gloire, les deux tiers du corps expéditionnaire repassent les mers en quelques semaines. Avec des moyens ainsi diminués, comment faire face à l'immense ébranlement que la nouvelle des hostilités a propagé dans le monde musulman tout entier ? Le premier résultat du conflit ne va-t-il pas être de nous évincer définitivement de ce coin d'Afrique où déjà par trois fois les ambitions allemandes ont failli déchaîner la guerre universelle? Déjà arrivent de France des suggestions d'abandon partiel, de repli précipité vers la côte. Si elles eussent été suivies, c'était le désastre, sans doute la perte du Maroc, peut-être l'effondrement de notre empire africain. Heureusement, la claire intelligence qui, pour la fortune de la France, présidait aux destinées de notre protectorat, conçut autrement la méthode à suivre. Au mois de mai 1912, l'Allemand Hornung écrivait de Berlin à son compatriote Karl Ficke, domicilié au Maroc, une lettre saisie depuis dans les papiers de celui-ci et dont j'extrais les lignes suivantes : « La situation de LE NOUVEAU MAROC r7 l'Europe reste très aiguë, on parle beaucoup de la guerre. S'il y a la guerre, il faudrait qu'il fût fait en sorte que pas un Français ne sortît vivant de la Ghaouïa. » Il y a eu la guerre. Elle dure depuis bientôt quatre ans. Pas un cheveu n'a été touché sur la tête d'aucun Français dans la Ghaouïa ni dans aucune des parties du Maroc soumis. Nous avons élargi et affermi notre domi¬ nation. Et l'honorable Karl Ficke a été fusillé pour espionnage. Comment avons-nous fait pour tenir le coup ? Tout d'abord un certain nombre de mesures très simples sont prises immédiatement. Au premier jour de la mobilisation, tous les Français du Maroc de dix-sept à soixante ans revêtent l'uniforme. Effet de stupeur parmi les indigènes : — Nous ne savions pas, disait un notable à l'un de mes amis, que vous étiez tous des soldats déguisés en civils. De T 'inquiétude s'est levée à voir nos régiments aban¬ donner les postes et redescendre vers la côte. Mais voici que se répand une nouvelle étrange. A leur place, des vaisseaux qui arrivent de France on assure que vont débarquer, que débarquent déjà d'autres guerriers... Pour une fois la réalité confirme la légende. Quatre régiments de territoriaux du Midi touchent terre. Musique battante, drapeaux déployés, ces magnifiques guerriers barbus et parfois pansus — mais la barbe et le ventre ne sont-ils pas le signe de la puissance ? — font leur entrée solennelle dans les villes. Sur leurs talons la confiance renaît dans le bled au fur et à mesure qu'ils y pénètrent. Hier si arrogants, tous les protégés indigènes alle¬ mands sont déchus de leurs privilèges. Arrêtés et fourrés LA FRANCE AU MAROC 2 t8 LA FRANGE AU MAROC, dans les camps de concentration les sujets du Kaiser. Quelques-uns, sur qui pèsent de lourdes charges, sont déférés aux tribunaux militaires ; fusillés les trois plus coupables. Et voici qu'au lieu des guerriers redoutables tant de fois annoncés du grand Empereur, il ne met pied sur le sol marocain que des prisonniers boches qui s'en viennent casser les cailloux sur ce qui va devenir les routes du protectorat. Tel est, dans sa simplicité, l'ensemble de faits qui ne tarde pas à dissiper toute émotion, à assurer la tran¬ quillité ; une tranquillité qui ne s'est pas démentie. Comment a-t-elle pu être maintenue ? D'une part, grâce à une action militaire soigneuse¬ ment mesurée, de l'autre, grâce à une intense activité d'organisation. * * * Sans doute, dans le cyclone où se heurtent des mil¬ lions d'hommes et où tonnent des milliers de canons, l'œuvre militaire effectuée au Maroc peut apparaître tout d'abord minime. Que sont les forces engagées auprès de celles qui s'affrontent en Belgique ou en Champagne ! Que sont les pertes auprès de celles qui jonchent les rives de l'Yser ou les abords de Verdun, ou les plaines de Flandre ou de Picardie ! Tout de même sachons reconnaître l'importance du « front berbère » et rendre à ses défenseurs l'hommage de reconnaissance qu'ils méritent. « C'est sur les champs de bataille de Lorraine que se régleront les destinées du Maroc », mandait-on de France au général Lyautey en août 1914* Affirmation partielle- LE NOUVEAU MAROC ment exacte seulement et qu'il faut compléter par celle- ci : « C'est sur tous les champs de bataille du monde y compris ceux du Maroc que se fixe le destin de la France. » Parmi ceux de nos officiers et de nos soldats du Maroc qui au début de la grande guerre n'eurent pas à re¬ passer la mer pour venir défendre le sol de la patrie, il y eut d'abord une âpre détresse. Eh quoi ! en ces heures de suprême angoisse, demeurer relégués au loin!... La lon¬ gueur de la guerre, le système de relève entre les unités a permis depuis de satisfaire toutes les généreuses ambi¬ tions. On peut dire aussi que tant aux Français de France qu'à ceux du Maroc la tâche accomplie par ceux qui nous ont conservé ce coin d'Afrique est graduellement apparue dans toute sa grandeur. Au fur et à mesure que le conflit s'est élargi, que les ambitions de l'Allemagne se sont révélées dans leur im¬ mensité mondiale, que particulièrement se sont fait jour les espoirs qu'elle fondait sur le soulèvement du monde islamique, la France a appris à mesurer la valeur de sa conquête marocaine. Aprement convoité par l'Allemagne avant la guerre, sans cesse revendiqué par ses publi- cistes, le Maroc n'a pas cessé de représenter pour elle un enjeu précieux, de représenter pour nous un gage inestimable, la clef de voûte de notre empire africain tout entier. Aussi, au Maroc comme dans le reste du monde, ce n'est pas par des manifestations platoniques, mais bien par une action incessante et infatigable que l'Allemagne a témoigné sa volonté de combat. Et défendant notre protectorat contre ses entreprises, c'est bien contre l'ennemi commun que là aussi nous avons le sentiment de lutter. Le Maroc se divise en deux zones : le bled a Makhzen » 20 LA FRANCE AU MAROC qui reconnaît la suzeraineté du Sultan, notre protégé ; le « bled Siba », qui demeure de façon permanente en insurrection. On peut dire que depuis quatre ans la propagande allemande, s'exerçant à travers les zones espagnoles, n'a cessé d'alimenter les régions dissidentes d'argent, de munitions, d'excitations de toutes sortes et même d'ins¬ tructeurs. A l'automne de 1916, le général Lyautey nous mon¬ trait à Fez dans son cabinet un curieux document : c'était une bande de calicot blanc, longue de plusieurs mètres, trouvée un beau matin placardée sur un flanc de montagne, à proximité d'un campement de notre légion étrangère où les Austro-Allemands étaient nombreux. Il y avait écrit en caractères gothiques : Fvanzosen kaput, die Deatschen kommen, « Les Français sont perdus, les Allemands viennent. » Quelques semaines plus tard, un sous-marin boche spécialement aménagé — l'£/. C. 20 — quittait Heligo- land et tentait de débarquer sur la côte sud du Maroc un certain nombre d'officiers porteurs de messages de l'Empereur et du Sultan. Heureusement, le mauvais état de la mer et la surveillance de nos patrouilleurs déjouaient en partie l'opération. Si quatre hommes arrivaient à atterrir, le radeau de débarquement chavirait et envoyait au fond de l'eau leurs meilleurs moyens de séduction : armes, munitions et argent. Après quelques semaines d'intrigues auprès des tribus, ils étaient ré¬ duits à se réfugier dans la zone espagnole et y étaient internés. Cette hardie tentative n'était pas cependant dénuée de toute portée : elle fut le point de départ dans toute la région du Sud d'une grosse agitation où notre partisan Haïda ou Mouis, le vieux pacha de Taroudant, trouva LE NOUVEAU MAROC 21 la mort, et qui nous obligea à envoyer une forte colonne pacifier le pays. Au cours de sa marche, elle recueillait encore des traces nombreuses de l'ingérence germanique. A Oui- jane, elle avait à enlever des tranchées construites à l'européenne. De même, dans les opérations que, durant l'été sui¬ vant, nous eûmes à mener au nord de Taza, nos troupes eurent affaire à un ennemi conduit par des instructeurs allemands, manœuvrant âu coup de sifflet. Pour se défendre contre nos avions, ils lui avaient appris à cons¬ truire des abris blindés. Telle que nous pouvons l'entrevoir, l'histoire de l'in¬ trigue allemande auprès de nos ennemis de la région du Nord où sont Abd-el-Malek et Raissouli et de celle du Sud où opère El Hiba en passant par les régions berbères du Moyen Atlas, est un roman policier sans cesse déjoué et sans cesse renouant ses fils. L'aboutissement en est visible. Il s'agit pour l'ennemi d'entretenir contre nous tous les centres d'insurrection, si possible d'en assurer la liaison en une action commune. En face de ces menaces, quelle a été depuis 1914 notre attitude? Impossible, vu les faibles effectifs dont nous dispo¬ sons, de parachever l'œuvre de conquête. Il faut nous borner à fortifier des postes avancés et à y appuyer le mince, mobile et impénétrable rideau de fer de nos troupes. L'admirable service de renseignements indi¬ gènes qui constitue le plus précieux instrument de notre domination surveille de façon étroite les agitations de la zone ennemie, y noue des intelligences, y amorce des rap¬ prochements, y dénonce les foyers d'action. Quand la situation est mûre, quand il faut déterminer le ralliement d'une tribu hésitante, prévenir une attaque, achever de Là FRANGE A0 MAROC désarticuler une région longuement travaillée par nos émissaires, nos colonnes se mettent en marche conformé- ment au plan préparé par ses indications et, avec un minimum de sacrifices, dispersent les rassemblements berbères eu portant un coup droit, reçoivent la Soumis¬ sion de quelques douars, installent dans une position choisie le fortin qui rassurera les timides, tiendra à dis¬ tance les pillards, marquera une étape nouvelle dans la tache d'huile sans cesse élargie de notre protectorat. Pour modeste qu'elle soit, cette tâche accomplie par nos troupes d'élite est extrêmement dure. Pour les stimuler, elles n'ont pas le vis-à-vis de l'ennemi hérédi¬ taire, le sentiment de défendre ou de reconquérir le sol natal. C'est bien loin de la France qu'elles peinent, se demandant parfois si elles n'en sont pas un peu oubliées. Matériellement leur existence est extrêmement pénible. Peu nombreuses, jamais relevées, difficilementravitaillées, perpétuellement en mouvement, elles sont en proie alter¬ nativement aux rigueurs d'un hiver glacial ou d'un été • torride, toujours harcelées par un ennemi brave, insai¬ sissable, dont les hordes ne se dispersent momentané¬ ment que pour se réformer. Des régions montagneuses du Moyen Atlas aux déserts brûlants du sud, j'ai par¬ couru quelques-Unes de leurs zones d'opération, sillonné les pistes sommaires que jonchent les carcasses de cha¬ meaux, visité les postes avancés où l'agression est quotidienne, causé âvec les chefs et les soldats. Il est "certes des décors de. guefre qui évoquent des images plus cruelles de destruction. Il n'en est guère de plus sévères, de plus angoissants. L'un de nos chefs qui peut compa¬ rer me disait : « On meurt plus sur le sol de France, on souffre plus sur celui du Maroc. » Sachons unir dans la même admiration tous nos soldats, quel que soit leur poste de douleur et de combat. LE NOUVEAU MAROC 23 De cette activité militaire quels sont les résultats? Je n'entends pas ici entrer dans le détail de nos opérations. Deux chiffres suffiront dans leur éloquence. En 1912, 88.000kilomètres de territoire marocain étaient pacifiés; il y en a aujourd'hui 235.000. Sur une population totale d'environ 5.5oo.ooo indigènes, 4 millions reconnaissent notre autorité et celle du Sultan. En 1914? nous venions d'établir notre jonction avec l'Algérie par Taza, la région de Marrakech se défendait difficilement contre les excitations du mahdi, du pro¬ phète El Hiba, et au mois de novembre les populations berbères indomptables du Moyen Atlas poussaient à Khénifra un des assauts les plus violents qu'ait connus notre histoire coloniale. Depuis, en dépit des influences allemandes, en dépit des difficultés croissantes de la guerre, en dépit de l'usure de nos troupes, nous n'avons fait qu'élargir et affermir notre occupation. Sans doute, dans le nord, Raissouli et Abd-el-Malek, fils d'Abd-el-Kader, tiennent encore le bled, mais leur prestige a été impuissant à ébranler les populations soumises et nous avons élargi le couloir de Taza. Depuis l'été 1917, une percée dans la région de la Haute Moulouya a définitivement désagrégé le bloc Zaïan du Moyen Atlas, établi une jonction nouvelle entre le Maroc occidental, le Maroc oriental et l'Algérie. Au sud, notre alliance avec les grands chefs féodaux, les caïds berbères de l'Atlas, nous a permis presque sans sacrifice d'étendre notre action sur des milliers de kilomètres. L'an dernier, la colonne commandée par le général de Lamothe a triomphalement rayonné dans les montagnes et les plaines du Sous, imprimé au delà de Taroudant et jusqu'à Agadir, où débarquèrent les Alle¬ mands en 1911, le respect de notre force. Lorsqu'à la fin de la grande guerre il nous sera per- 24 LA FRANCE AU MAROC mis de jouer la partie finale, il suffira d'un dernier effort relativement restreint pour achever de faire tomber le Maroc entre nos mains comme un fruit mûr. Tel aura été le résultat, d'une part, de la politique militaire qui y a été suivie et, d'autre part, de l'œuvre d'organisation administrative que nous y avons accom¬ plie. III LA POLITIQUE DU SOURIRE La politique du sourire : c'est ainsi que le général Lyautey définit la méthode grâce àlaquelle, à l'abri de la cuirasse impénétrable constituée par nos troupes, le Maroc, de son état d'anarchie séculaire, est passé, en un laps de temps si incroyablement court, à un complet épanouissement. L'indigène est mis en confiance par un respect scru¬ puleux de ses mœurs. Il est, non pas traité en sujet, mais associé à la gestion administrative. Il voit journel¬ lement, grâce au développement de l'ordre et de la richesse, naître et croître des motifs nouveaux de trou¬ ver son compte à notre domination : tels sont les prin¬ cipes essentiels qui ont assuré le succès de notre péné¬ tration. Si c'est bien la force française qui domine au Maroc, elle s'enveloppe des ménagements les plus propres à satisfaire l'esprit traditionnel du musulman. Le Maroc a toujours pour souverain nominal le Sultan descendant de Mahomet. Il est entouré d'honneurs et de respect, assisté d'un ministère indigène, voit solennellement affirmer son autorité : en 1916, aux fêtes de l'Aït-el- Kébir de Fez, affluèrent les caïds de toutes les régions 26 LA FRANCE AU MAROC du Maroc : depuis le dix-septième siècle, jamais ne s'était réunie pareille assemblée. Chef vénéré de la religion musulmane, le Sultan préside à l'observance scrupuleuse de ses rites : l'enseignement coranique ne fut jamais plus florissant ; le roumi ne pénètre point dans les mos¬ quées. Qu'il s'agisse d'administration religieuse, civile ou politique, l'indigène ne sent jamais peser sur lui la contrainte du conquérant. Il n'y a qu'une nouveauté qui frappe chacun. Dans ce pays où la guerre, la razzia, toutes les formes de la corruption et du brigandage étaient endémiques, il règne l'ordre et la justice. Quelques bénéficiaires de l'antique anarchie peuvent nous maudire : l'immense majorité de la nation reconnaît le bienfait de la paix française. La tranquillité est absolue dans les villes. Casablanca, où régnaient il y a peu d'années les mœurs du Far-West au temps des Sioux, est plus paisible que tels faubourgs de Paris. Il n'y a pour ainsi dire plus eu d'attentats contre les personnes dans Fez où l'on nous égorgeait en 1912. Dans tout le bled pacifié nul n'aurait la pensée d'emporter une arme pour circuler. J'accom¬ pagnais naguère le résident général dans une des régions les plus récemment soumises du Moyen Atlas. Il fallait voir les populations s'empressér au-devant du cortège, le saluer de la main ouverte en signe de bienvenue, les cavaliers l'environner des galops de la fantasia, les femmes groupées à l'entrée des villages agiter des ban¬ nières multicolores avec des youyous stridents de bien¬ venue... Satisfait dans Son orgueil par nos ménagements, le Marocain par ailleurs recueille sans cesse des profits du fait de l'ordre et du développement de richesse qui l'ac¬ compagne. Et son esprit pratique, son amour du lucre créent ainsi chaque jour entre lui et nous des liens LA POLITIQUE BU SOURIRE nouveaux. « Tout chatitier ouvert au Maroc vaut un ba¬ taillon. » Cette expressive formule du général Lyautey est la clef de sa politique dite des « grands travaux ». Il s'agit à la fois de mettre immédiatement en valeur le Maroc, et d'y assurer notre emprise en frappant les esprits et en nous conciliant les intérêts, Donc, avec une rapidité inégalée, les ports se creusent, les villes se net¬ toient, s'organisent, grandissent, les chemins de fer se préparent, les routes se tracent. 11 y a peu de temps encore, des incrédules pronosti¬ quaient irréalisable le port de Casablanca, En pleine guerre, 4-ooo ouvriers y travaillent chaque jour* la grande digue dépasse 700 mètres de long, le débarque¬ ment n'y est plus gêné que quinze jours par an. A côté des villes indigènes dont le pittoresque est scrupuleusement respecté, et où notre action se borne à réparer la voirie, à créer des égouts, à relever les monuments qui s'effritent, des cités européennes se bâtissent non au hasard, mais selon des plans soigneuse¬ ment élaborés, dans des formules esthétiques et pratiques qui donnent à notre colonisation Un cachet d'élégance inconnu. Il y avait 3oo Européens au Maroc en 1907, 3.000 en 1912. Ils sont aujourd'hui 65.000. Débarquant à Tanger en 1900, un voyageur pouvait dire, en exagérant à peine, qu'il avait parcouru en quelques heures la totalité des voies carrossables du Maroc sur le seul véhicule qui fût capable d'y rouler. Aujourd'hui, il est desservi par 1.000 kilomètres de routes qui valent celles de France : 1.000 autres kilomètres sont en cons¬ truction et 5oo à l'étude; i,5oo kilomètres de pistes les complètent. A toute allure les autos les sillonnent fiârmi les longues caravanes de chameaux et d'ânes ourdement chargés qui portent aux villes les produits agricoles dont la vente est chaque jour plus rémunéra- 28 LA FRANGE AU MAROC trice, en reviennent avec des étoffes, du sucre, du thé, des bougies. En attendant que les Chambres françaises aient ratifié le projet d'ensemble des chemins de fer marocains, nos petits chemins de fer militaires, commercialisés depuis le mois de mai 1916, nous rendent des services énormes. Leur réseau de 60 centimètres de large s'étend sur une longueur de 800 kilomètres. Entre Casablanca et Fez le trafic atteint 20.000 francs par kilomètre. Le commerce total au Maroc est passé de 13g millions de francs en 1911 à 3io en 1916. La part de la France y est montée de 46, i3 °/0 à 70,67 °/0. Si les deux premiers budgets du Maroc furent en déficit, le troisième présentait un excédent de 12 millions ; l'excédent du quatrième atteignait 25 millions que le cinquième a dépassés. Le tiers des recettes est dû aux douanes : un autre tiers à l'impôt foncier du « tertib » perçu sur les revenus agricoles, le « seul grand impôt direct au monde qui se recouvre entièrement en quelques jours ». Sur ce budget de 75 millions, 3o °/0 seulement couvrent les dépenses de souveraineté ; toutes les autres sont productives. Parmi tant d'efforts il convient de faire une place d'honneur à notre service de santé et à notre enseigne¬ ment. Le service médical a été à la fois un des grands bien¬ faits que nous avons apportés à l'indigène et l'un des meilleurs moyens de notre pénétration pacifique. Pas de superstition mieux ancrée au Maroc que la sorcel¬ lerie. Et par définition tout étranger est un sorcier dispensateur de bonnes et de mauvaises influences. S'il est nécessaire de conjurer le mauvais œil, nul doute — l'expérience l'a promptement prouvé — qu'il ne LA POLITIQUE DU SOURIRE 29 dispose de précieuses conjurations, autrement efficaces que celles des toubibs du cru ou même des marabouts les plus réputés. Aussi c'est avec une étonnante rapidité que dans nos dispensaires, dans nos hôpitaux, dans nos formations sanitaires mobiles, les Maures des villes comme les Bédouins du bled sont venus solliciter les secours de notre art : le médecin français est introduit dans les harems ; la vaccine ne rencontre pas de réfrac- taires. Grâce à nous la typhoïde est vaincue, le paludisme rétrograde, la dysenterie se fait rare, la peste disparaît. Il n'y a plus eu depuis 1914 d'épidémie de variole ni de typhus exantliématique. En 1916, nos services médicaux ont distribué 900.000 consultations. Avant notre arrivée l'Alliance israélite avait timide¬ ment ouvert quelques écoles. Sous notre impulsion les établissements d'enseignement européen, arabe et juif, ont pullulé. En 1914, il y eut un léger fléchissement de la fréquentation scolaire ; manifestement les parents des jeunes élèves se réservaient : le Maroc n'allait-il pas nous échapper? Valait-il la peine d'envoyer les petits musulmans suivre les leçons des roumis? Bien vite le doute a été dissipé. En 1912, nous avions 87 écoles, 61 maîtres et 3.000 élèves. Le 3o juin 1917, 180 écoles comptaient 6^5 maîtres et étaient fréquentées par plus de 20.000 élèves. L'emprise que notre enseignement nous confère s'évoque pour moi dans deux souvenirs. Au mois d'avril 1917 j'accompagnais le général Gouraud à Mouley Idriss, la Lourdes marocaine, perchée sur un rocher escarpé, dans un site admirable et pittoresque. Il y a bien peu d'années encore aucun Européen n'y eût été admis. Le résident général fut accueilli par la population en liesse, précédé dans les rues étroites par le cortège des notables. 3© IA FRANCE Atg MAROC A l'entrée d'un patio indigène éclata, plue inattendue que le crépitement de la fantasia, et peut-être aussi plus bruyante, une Marseillaise cocasse et touchante entonnée par tous les écoliers de la ville sainte. Et je me souviens aussi de l'arbre de Noël où le Foyer de Casablanca, le cercle littéraire et familial dont j'ai eu le plaisir d'être un des parrains, tint à réunir dans la salle d'un café-concert, ce jour-là trop petite, plusieurs centaines d'enfants de nos écoles. Devant la multitude des têtes brunes et blondes qui emplissaient l'Eldorado, comment ne pas évoquer le contraste d'hier et d'aujourd'hui? Gomment nous rap¬ peler sans un orgueil sacré qu'il y a douze ans, cette terre était vierge de notre empreinte, qu'il y a sept ans, elle s'y marquait à peine, qu'hier encore, elle était sévèrement limitée ! Et voici que devant nous le pullule¬ ment de ces frimousses témoignait, avec plus d'éloquence que dans la rue celui des uniformes, que désormais cette terre était nôtre, non point nôtre seulement par une marque superficielle, par le droit de la conquête, ou comme un réservoir exotique de richesses à exploiter, mais nôtre jusqu'aux entrailles, comme un prolongement de notre sol natal, où de nouveaux foyers naissent, croissent et multiplient, affermissent la patrie, étendent la plus grande France de demain jusqu'aux confins do l'Atlas et du Sahara... Et en même temps que de la multitude des petits enfants acclamant l'arbre chargé de jouets, les clowns Goliath et Nava, et le boniment du bonhomme Noël paternel dans sa barbe blanche, comment ne pas être frappé de la variété de leurs races et de leurs types ! Ce n'était pas seulement tous ceux de notre France que je reconnaissais, depuis les marmots roses et joufflus des Flandres jusqu'aux Languedociens, et depuis les Bretons LA POLITIQUE DU SOURIRE 3i aux cheveux pâles jusqu'aux Marseillais. Ces tignasses emmêlées, ces yeux de velours en amande étaient de Sicile ou de Naples. Ces prunelles sauvages au milieu du visage bistré s'étaient ouvertes à Valence ou en Andalousie. Là se pressaient les petits juifs au teint livide, sortis du mellah de la vieille ville. Ceux-ci, préco¬ cement graves, étaient d'authentiques petits Arabes ôu Berbères dont les pères nous combattent encore. Et là- haut, tandis que je leur raconte une histoire à laquelle ils n'entendent goutte, une grappe de négrillons dévo¬ rent des sucreries, encadrés entre deux magnifiques mamans Sénégal dont les oripeaux de pourpre, d'azur, d'émeraude et d'or, sont moins éclatants qu'au milieu de leurs faces de cirage le sourire extasié de leurs dents d'ivoire... Tout cela s'unit dans la joie d'aujourd'hui. Tout cela s'unit sous l'aile tutélaire de la France accueillante à tous les peuples, à toutes les races. Penchée vers tous ces enfantelets, quelle que soit la couleur de leur face, elle leur sourit pareillement, et pareillement entreprend de les conduire vers plus de lumière, vers plus de justice. Et dans les hourras des gosses acclamant les présents de Noël, ce n'était pas seulement la joie de leurs cœurs puérils qui éclatait, mais la reconnaissance profonde de l'humanité remerciant la France qui-, jusque dans l'heure la plus douloureuse de son calvaire, ne cesse pas d'accomplir la tâche généreuse qu'elle a assumée, et qui demain, libérée du cauchemar, la reprendra avec un renouveau d'ardeur, non pour le bien de ses enfants seulement, mais pour rendre la vie plus belle à ceux de tous les peuples. il LA FRANCE AU MAROC C'est ainsi que dans tous les compartiments de l'acti¬ vité humaine se marquent de façon constante nos progrès. De temps en temps^ pour saisir ces imaginations encore un peu puériles, nous avons voulu frapper un coup qui sème l'étonnement, l'admiration, ait du retentissement jusque dans les tribus qui nous demeurent hostiles. Alors c'est l'Exposition de Casablanca en igi5, la Foire de Fez en 1916, la Foire de Rabat en 1917. Le caractère de ces manifestations est à la fois poli¬ tique et économique. Politiquement, en excitant et en tenant en haleine la curiosité des indigènes, en étalant à leurs yeux les témoignages de notre liberté d'action, il s'agit de com¬ battre les impressions fâcheuses qui pourraient naître de la prolongation de la guerre. Économiquement, nous entendons, profitant des cir¬ constances, faciliter aux produits français, surtout au dé¬ triment des produits austro-allemands évincés, la con¬ quête du marché marocain. Comment mieux le leur ouvrir qu'en invitant officiellement nos fabricants à y étaler leurs produits? Nous en prolongeons, en perpétuons l'action par la création de musées commerciaux, d'offices d'échan¬ tillons et de renseignements dans les grandes villes. De ces trois manifestations, la plus vaste fut l'Expo¬ sition franco-marocaine de Casablanca. Au coup de baguette du commissaire général plus de deux cents pavillons couvrent en soixante-seize jours des terrains vagues où l'année d'avant on chassait le lièvre. Plus de 1.000 adhérents y représentent les firmes de la Métro¬ pole. En soixante-deux jours d'ouverture, 120.000 indi¬ gènes en franchissent les guichets. De tous les coins du bled on est venu contempler les merveilles du grand souk dont la rumeur se propage jusqu'aux derniers LA POLITIQUE DU SOURIRE 33 douars où atteignent les longues caravanes des chameaux étiques au col oscillant. Si Casablanca l'emporta par l'importance des exhibi¬ tions, la Foire de Rabat se distingua par l'harmonie de l'ensemble et la perfection du détail. Sur une magnifique esplanade, en face d'un horizon de rêve, la « capitale » aligna une véritable synthèse d'art délicat et pratique. Mais sans doute que des trois kermesses marocaines, la Foire de Fez fut la plus curieuse, la plus caractéris¬ tique. Nous y arrêter un instant est déchiffrer une page suggestive de l'histoire de notre pénétration. LA. FRANCE AU MAIlOC IV LA FOIRE DE FEZ Pourquoi en 1916 une Foire à Fez ? C'est qu'il n'est point de ville jusqu'ici plus mysté¬ rieuse, plus fermée à l'Èuropéen, où par conséquent notre initiative revête un sens plus impressionnant. À relire les pages qu'il y a peu de temps lui consacrèrent des voyageurs illustres, on se demande si cette ville n'est pas la même que la capitale inaccessible, à l'enceinte d'airain, du fabuleux émir Moussa, contemporain du sultan Haroun-al-Rachid. C'est là, plus qu'en tout autre lieu, que Loti se sent étroitement captif du suaire de l'Islam, « tombé sur moi, dit-il, de tous côtés, m'enveloppant de ses vieux plis lourds, sans un coin soulevé pour respirer l'air d'ailleurs ». « Ici, écrit Chevrillon, il ne demeure que la cendre d'une ville dans une carapace immense de mu¬ railles presque enterrées... C'est bien l'Orient le plus sombre que j'aie connu. Le dedans peuplé de cette ville est morne autant que son dehors est inanimé... » C'est qu'en effet à travers les siècles, il semble que la ville d'Idriss II soit restée repliée sur elle-même. Autant que par la beauté de son site, que par la limpidité de ses eaux courantes, autant que par la richesse et la finesse d'esprit de ses habitants, elle est demeurée LA FOIRÉ ÎJÉ FËZ 35 célèbre par leur humeur frondeuse et indomptable, par le fanatisme de ses universités. A mesure que se mar¬ quait l'effort des Européens au Maroc, on dirait qu'elle s'est raidie dans une attitude plus hostile, que l'Islam s'y figea dans Une protestation plus intraitable. Aujour¬ d'hui encore, avec ses ioo.ôoo habitants, ses moulins, ses collèges, ses corporations ouvrières, ses venelles tortueuses, c'est exactement une ville du Moyen Age, telle à peu près qu'elle nous est décrite par le renégat Léon l'Africain. L'étranger, qui y pénètre pour la pre¬ mière fois, n'échappe pas à une sorte d'angoisse. 11 se sent s'engloutir très loin dans le temps ét l'espace. C'est proprement, selon le dicton arabe, la « Ville du déses¬ poir, le tombeau des Chrétiens ». Pour avoir tenté d'en desceller la pierre, nous savons ce qu'il en coûte. Voilà six ans tout juste que, traqués comme des fauves, nos compatriotes, parmi les you¬ yous triomphants des femmes voilées, grimpées sur les terrasses, y étaient massacrés par les ta hors révoltés. Quelques Semaines plus tard, lé résident général, à peine débarqué de France, y était assiégé par les tribus. Le sultan actuel s'en évadait en fugitif. Or, c'est à Fez, à quelques kilomètres â peine de la zone où s'échangent les coups de fusil, que nous allons dresser notre foire. Quel meilleur témoignage donner de la liberté d'esprit de la France et de la variété de nos ressources ? Toutefois l'entreprise est scabreuse. Pour faire une foire, il faut des articles, il faut des clients. Les clients, nous lés aurons si nous savons attirer la foule par des attractions appropriées à sa mentalité enfantine et retenir le commerçant, l'acheteur sérieux, en leur Offrant dés marchandises. Mais c'est ici que commence la difficulté. Après deux ans de guerre, avec 36 LA FRANCE AU MAROC la cherté des matières premières, la hausse des frets, toutes les complications de main-d'œuvre et de fabrica¬ tion, trouverons-nous en France, trouverons-nous au Maroc les concours indispensables? Si des envois sont faits, échappent aux sous-marins et franchissent les mers, comment le chemin de fer- joujou, qui en temps ordinaire suffit tout juste au ravi¬ taillement de la région, arrivera-t-il à charrier non seulement les marchandises, mais les bois, les fers, les toiles qu'il faudra pour dresser les baraques et les tentes : bien plus, c'est une chaîne de montagnes, de montagnes russes, que notre témérité projette d'importer. Si des visiteurs accompagnent le matériel, quel honneur, mais quelle complication ! Les tiendra-t-on trois jours enfermés dans le Decauville déjà nommé pour franchir les 25o kilomètres qui séparent Fez de la côte? Sans doute il y a l'automobile : mais il demeure, à côté d'admirables rubans de route, des passages de piste sablonneux où en cas de sécheresse la roue enfonce à demi, et des passages argileux où en cas de pluie elle s'immobilise définitivement. Si tout de même nos hôtes nous arrivent, comment les loger, comment les nourrir? Il y a bien dans Fez trois ou quatre maisons qui se parent du nom d'hôtels et où des gens audacieux osent attaquer autrement qu'avec leurs doigts des nourritures contestables. Mais ils con¬ tiennent une trentaine de chambres à eux tous, et à eux tous n'ont jamais hébergé plus d'une douzaine de tou¬ ristes à la fois. S'il allait en venir des dizaines, et même des centaines? Cruelles énigmes que trancha le succès. De France, du Maroc, on répondit à notre appel avec une bonne volonté qui dépassa toute attente. Sans doute nos commerçants comprirent qu'ils avaient moins encore des profits à réaliser qu'une œuvre patriotique à accom- LA FOIRE DE FEZ S7 plir. A leur honneur, cette considération ne les arrêta pas. Tout le matériel débarqua sain et sauf à Casablanca et à Kénitra, s'empila sur le petit chemin de fer qui vaillam¬ ment multiplia les va-et-vient. En quelques semaines, il hissa à bon port les centaines de tonnes qui lui furent confiées, y compris les montagnes russes. Il hissa pareillement les voyageurs. En deux jours au lieu de trois, grâce à une amélioration notable des vitesses, nous leur fîmes faire le trajet Salé—Fez. Et un hôtel aménagé en quelques semaines leur assura à mi- chemin un repos décent. A condition d'avoir les reins solides et de ne pas s'affecter d'un déraillement ou deux, des privilégiés firent même le voyage en draisine entre le lever et le coucher du soleil. Une journée suffit égale¬ ment aux autos favorisées par la bonne volonté du temps qui fut au niveau de celle des hommes. Et tout le monde trouva à se loger, et tout le monde fut nourri, ou presque. Mon Dieu ! pour être sincère, je n'ose affirmer que des Palaces de Fez, tous nos hôtes garderont un souvenir enchanteur. En dépit des efforts désespérés du Comité de la Foire pour améliorer les liôtels, aménager quelques maisons indigènes, organiser des campements, leurs installations furent parfois primi¬ tives ; et quelles épreuves subirent leurs tubes digestifs ! Au Moyen Age, s'il faut en croire le « Roud El Oartas », l'eau de Fez jouissait de propriétés merveilleuses. « Elle guérit, nous est-il dit, de la maladie de la pierre et des mauvaises odeurs; elle adoucit la peau et détruit les insectes; on peut, sans inconvénient, en boire en quan¬ tité à jeun tant elle est douce et légère. » Elle avait même d'autres vertus que le respect des bonnes mœurs m'interdit de préciser. De ces qualités elle semble aujourd'hui cruellement déchue. En revanche on dirait qu'elle en a acquis d'autres. Tels de nos hôtes en souffri- 38 LA FRANCE AU MAROC rent jusqu'au retour à la côte,.. N'importe! je suis convaincu que de leurs déboires, ils ne gardent aujour¬ d'hui que la fierté de les avoir surmontés et l'efficace souvenir d'une leçon de choses qui leur montra de quels efforts nos moindres raffinements sont le prix. La Foire ouvrit Je i5 octobre, battit son plein jusqu'au 6 novembre, date de la clôture définitive. Son aspect, comment le décrire ? A deux cents mèti'çs de la Porte de Bab-Segma, à gauche de la route de Meknès, figurez-vous une immense cour rectangulaire d'environ dix hectares de superficie, entourée de hauts murs couronnés de créneaux. C'est le vieux Méchouar, adossé au palais même du Sultan. Il est traversé par un bras de l'oued Fez. Trois portes y donnent accès, dont l'une centrale est la porte d'hon¬ neur. C'est là qu'en quelques semaines s'est dressé tout un village de tentes et de baraques. A tous les adhé¬ rents, la municipalité a offert des emplacements gratuits où, moyennant une redevance infime, elle s'est chargée de leur fournir des boutiques. Elles sont disposées le long d'allées aux courbes élégantes. Un coin curieux reproduit l'exacte figure d'un Souk Fasi. Çà et là s'élèvent des constructions originales, Des maisons importantes ont entendu édifier leurs installations à leur idée. 11 y a le Palais de l'Agriculture, Les régions du Maroc, elles aussi, ont tenu à honneur de manifester leur initiative. Fez est représenté par un pavillon charmant, mi-tente mi-médersa, dont les compartiments étalent les spécimens .choisis de toutes ses industries d'art, Casa¬ blanca, reinedu Maroc, a dressé une magnifique tente makhzen ; de petites juives couvertes de foulards écla¬ tants y offrent le thé à la menthe à toutes les heures. Rabat est chez soi dans un salon de travail plus sévère où une délicieuse carte d'Avelot, conçue à la manière LA F0IKE DE FEZ 39 des cartographes du Moyen Age, réjouit les indigènes par des silhouettes de chemin de fer, de chameaux et de monuments qu'ils reconnaissent en éclatant de rire. Meknès satisfait à la préoccupation économique en nous présentant un Musée commercial bien conçu et sacrifie aux beaux-arts par un excellent moulage du merveil¬ leux chien de bronze trouvé, il y a quelques mois, dans les fouilles romaines de Volubilis. Safi, Taza, le Maroc oriental ont fort bien fait. Et puis, il y a les cafés, les maisons de thé, les restau¬ rants. Il y a le restaurant français. A quiconque y dîne l'idée vient de tâter du restaurant arabe. Quand on y a goûté, on revient au restaurant français. Il se caractérise par une originalité à faire frissonner Pierre Loti s'il nous eût honorés de sa visite : les vieilles meurtrières des remparts du Sultan servent de passe-plats ! Il y a aussi les attractions : le Cirque Nava avec Goliath, l'extraordinaire athlète nain, après le général Lyautey, l'homme le plus populaire du Maroc ; les mon¬ tagnes russes, le « rigolarium » où les visiteurs s'ébau- bissent devant les glaces déformantes; les chevaux de bois, le délicieux diorama de La Nézière, les jeux de loteries, de tirs, de massacres. Tout cela forme un pit¬ toresque assemblage dont le contraste est ahurissant à côté de la ville muette qui, à quelques centaines de mètres, entre ses cimetières, sa ceinture de verdure et de murs en ruines, poursuit impassible son rêve médiéval. Inaugurée solennellement par le résident général le i5 octobre, la Foire est, quelques jours après, officiel¬ lement visitée par le Sultan. Et bientôt les touristes de marque y affluent : hommes politiques, journalistes et hommes d'affaires venus de France, ministres alliés arrivés de Tanger, hauts fonctionnaires de l'Afrique 4o LA FRANCE AU MAROC Occidentale et de l'Algérie, délégation de la Chambre d e commerce d'Oran. Cicerone infatigable et consciencieux « commis voyageur », comme il se définit, le général Lyautey ne cesse pas de faire lui-même les honneurs de la fête. Aux uniformes du cortège officiel se mêlent de nombreux vêtements civils ; de toutes les régions du Maroc, les colons sont accourus avec un empressement insoupçonné. Il y a plusieurs centaines de lits à fournir chaque soir. Les organisateurs de l'Office du logement ne savent où donner de la tête. Mais, si nombreux soient-ils, les Européens dispa¬ raissent dans l'immense grouillement de la foule indi¬ gène. Ce n'est pas de Fez seulement, mais de cinquante kilomètres à la ronde, qu'elle se précipite. Pour marquer le caractère populaire de la fête — « ce qui ne coûte rien est doux », dit un proverbe arabe qui pourrait aussi bien être français, — l'entrée est gratuite tous les jours et à toute heure. Le matin, où le mouvement est moindre, les commerçants viennent méthodiquement examiner les stands et faire leurs affaires. Dès le commencement de l'après-midi, par toutes les voies qui mènent à la Foire, les pèlerins s'acheminent, qui à pied, à mule, à cheval, en voiture — quelles voitures ! — Tous les jours ils sont deux ou trois dizaines de mille. Quotidiennement le cirque et les attractions font le maximum. Il faut voir — les Fasi sont très prudents — les visages contractés des vaillants qui ont osé se risquer sur les montagnes russes ! En général, avouons-le, on préfère les chevaux de bois. Les chevaux de bois ont au Maroc une importance politique de premier ordre. Au moment où nous prépa¬ rions la Foire, le colonel commandant la région me disait : « Amenez-nous assez de chevaux de bois et les dissidents feront leur soumission pour monter dessus. » i.a foire de fez Ils ne l'ont, pas tous faite. Mais je suis bien certain d'avoir vu défiler des mines de Berbères farouches qui sortaient de faire le coup de feu contre nous. Et tour¬ noyaient avec eux tous les types du Maroc : faces molles et blêmes des marchands de la cité, professeurs d'universités aux barbes de fleuves, Bédouins émaciés aux visages de Christs, Sénégalais couleur de cirage, braves trognes de territoriaux se croyant un instant à la foire de leur village, et toute la plus fabuleuse marmaille haillonneuse, bigarrée et glapissante. Et il n'y avait pas que des visages. Vous savez que la loi musulmane nous défend de contempler celui de la femme. Nous avions de quoi nous rattraper. Vous souvient-il de la beauté de la princesse Badroulboudour, type classique de la beauté arabe? « Sa croupe, s'extasie le conteur, s'était alourdie si considérablement qu'on l'eût prise pour une montagne de sable mouvant et que les rossignols se mettaient à chanter. » Aux chevaux de bois de la Foire de Fez, il y avait de quoi faire chanter tous les rossi¬ gnols du Maroc, et même ceux de France. Heureusement, s'offraient à nous des visions moins troublantes. Ne nous attardons pas au « rigolarium », où j'ai vu les badauds se rouler (ceci n'est pas une image littéraire). Au diorama de La Nézière qui reproduit le pèlerinage vénéré de Mouley Idriss, l'admiration devient religieuse; de longues minutes, les indigènes stationnent silencieux à regarder les astres se lever et disparaître, jeux de lumière jusqu'ici réservés à Allah. Et tous les jours d'autres divertissements encore, concours agricole, concours hippique, course de che¬ vaux, fantasias, parties de foot-ball voient pareillement s'écraser la foule. Mais peut-être son aspect le plus curieux est au cinéma. Il est installé en plein air, devant le grand restaurant. Dès 6 heures du soir, des milliers 2 LA FRANCE AU MAROC de spectateurs viennent s'accroupir sur le sol. Le temps n'a pas de valeur pour eux. D'ailleurs, pour se distraire, n'ont-ils pas le spectacle un peu répugnant de nous voir manger? Avec un dégoût mêlé de curiosité, ils regardent les Roumis, insoucieux de la parole du prophète : « La bénédiction de Dieu est sur la nourriture prise avec les doigts », manier nos bizarres engins et s'étonnent indé¬ finiment qu'au lieu de nous laver les mains, nous les gardions assez sales pour n'oser saisir nos aliments de nos propres doigts ni les accepter de ceux de notre voisin. Mais si nous sommes malpropres, nous sommes ingé¬ nieux. A 9 heures, un grand murmure de joie se pro¬ page : la lanterne s'est allumée et voici que se profilent sur l'écran les figures magiques du cinéma. Deux heures durant, avec çà et là un frisson d'émoi ou d'inextinguible fou rire, la foule demeure extasiée. Cela quel que soit le sujet, quel que soit le temps. Je l'ai vue immobile, stoïque, sous la pluie, la grêle et les roulements du tonnerre, guetter, haletante, les péripéties de « Quo Vadis » ! Seigneur, qu'y comprenait-elle ? Si les attractions ont rempli leur rôle d'appât, le succès commercial n'a pas été moindre. Nous avions quelques inquiétudes au début de la Foire. Même si les marchandises arrivaient de France, leur haut prix actuel en même temps que la nouveauté de la présentation ne décourageraient-ils pas la clientèle ? 11 n'en a rien été. Le commerçant fasi est venu au grand souk comme l'acheteur individuel. Il a fait des commandes, tout comme l'autre a joyeusement emporté tout de suite sous sa djellaba le coupon d'étoffe ou le flacon de parfum convoité. Tous les négociants en gros déjà au courant du marché indigène ont fait d'excellente besogne. Il en est qui en une seule matinée ont dépassé 100.000 francs LA FOIRE DE FEZ 43 d'affaires, Tous les détaillants dont les articles corres¬ pondaient au goût du pays ont vu leurs stocks dévalisés. Au total, voici quelques résultats essentiels : Il a été conclu pour environ quatre millions d'affaires, dont un million pour les soieries, 5oo.ooo francs pour les draps et 5oo.ooo francs pour la quincaillerie. Plu¬ sieurs maisons françaises — principalement de soieries, quincaillerie, draps, cotonnades, faïences, porcelaine et matériel agricole — ont décidé de créer une agence ou de laisser un représentant à Fez. Des machines industrielles amenées comme types ont été fréquemment achetées par les indigènes : moteurs industriels, dynamos, moulins de minoterie, outillage de l'industrie de la soie ont trouvé notamment facile¬ ment preneurs. Des automobiles auraient pu être ven¬ dues en grand nombre. Plusieurs commerçants algériens ont manifesté leur intention de créer des entreprises industrielles et agri¬ coles au Maroc. Du fait de la Foire on a constaté une véritable renais¬ sance de la production indigène, principalement en matière d'industries artistiques. Ce sont là des faits notables, satisfaisants en eux- mêmes, plus encourageants encore par les conséquences qu'ils laissent prévoir. Au total donc, économiquement aussi bien que poli¬ tiquement, la Foire de Fez a rempli son but. Elle nous a ouvert un marché nouveau. A sa manière, elle a épargné la peine de nos soldats. Un jour, — il sortait, je crois, du « rigolarium » —j'en¬ tendais un docteur de la loi opiner avec stupeur : « Il faut bien que la France jouisse d'une bénédiction spé¬ ciale d'Allah ! » Et son interlocuteur enturbanné de lui 44 la france au maroc répondre : « Qui pourrait s'imaginer qu'elle est en, guerre ? » C'était bien là l'impression que nous voulions créer. De notre kermesse s'est épanchée une atmosphère de quiétude et de sécurité. Peut-être que le manège de nos chevaux de bois nous a économisé quelques colonnes. En cette guerre mondiale, chaque nation a innové selon son génie. A l'Allemagne les gaz asphyxiants, les zeppelins géants et les sous-marins monstres. A l'Allemagne, en Europe aussi bien que dans le reste du monde, l'exploitation systématique de la terreur. Voici la proclamation que, le 4 novembre 1914? un commandant boche adressait aux nègres du Came¬ roun : « Avis à tous les habitants d'Ebolowa et de Kribi. Je dis ceci : lorsque les Anglais et les Français viendront dans le pays, vous devez vous enfuir dans la forêt. Ceux qui resteront dans leurs villages ou iront au-devant des Anglais ou des Français, seront tous tués par moi, hommes, femmes et enfants. Je tuerai également ceux qui fourniront des vivres, indiqueront les chemins ou serviront de porteurs. « Dieu a donné le Cameroun aux Allemands ; il a dit que nous le garderions toujours. Nous ne partirons donc pas. « Les soldats allemands dévastent le pays des Français et des Anglais ; aussi la guerre sera-t-elle finie dans deux mois. Vous ne devez pas avoir peur. « Je vous répète que ceux qui aideront les Français et les Anglais seront tués, parce que je suis plus fort que tous. Je vous salue. « Von Hagon, le Terrible d'Ebolowa. » LA FOIRE DE FEZ 45 La Foire de Fez nous est Fillustration d'une méthode toute différente. Il est permis, à ses résultats, de la croire meilleure. Sans espérer une assimilation, qui est impossible et même indésirable, nous voyons de façon continue s'amé¬ liorer les relations entre indigènes et Européens. « Respecte la force, dit Abi Saïd, un des commenta¬ teurs du Coran, car la force est une manifestation de Dieu sur la terre. » Donner au Marocain le sentiment permanent de notre force est la condition nécessaire de notre domination. Mais du moment qu'elle est établie, selon les pré¬ ceptes mêmes du Coran, il doit se soumettre àla volonté d'Allah. Causant avec un Fasi riche et intelligent gui multipliait les protestations de dévouement, un officier de mes amis lui décochait en souriant : « Tu as beau dire, je sais bien que vous ne nous aimez pas. » L'autre répondit à peu près ceci : « Écoute-moi. Quand nous sommes entre nous et que nous causons, peut-être bien que toutes nos paroles ne te plairaient pas. Mais c'est Allah qui a permis la domination de l'infidèle. Il nous est recommandé d'accepter sa volonté. Quand, rentré chez soi, chacun de nous fait la balance de ses gains et de sa tranquillité d'aujourd'hui, en comparaison de l'in¬ certitude d'autrefois, il accepte, crois-moi, sans révolte de s'y soumettre. » Cette boutade paraît traduire assez exactement la psychologie moyenne de l'indigène à l'égard de notre domination. Peut-être quelques grands dignitaires frus¬ trés par elle de leurs fructueuses déprédations de jadis demeurent irréconciliables au fond d'eux-mêmes. Et, sans doute, la masse amorphe de la populace reste sus¬ ceptible de tous les excès en quelque crise de folie mystique. Mais l'ensemble de ce qui possède et de ce 46 LA FRANCE AU MAROC qui réfléchit trouve son compte matériel et moral à notre administration. L'acceptant comme un fait, il a renoncé à s'insurger contre elle. Intelligent et.intéressé, le cita¬ din de Fez a le souci d'exploiter et d'étendre les commo¬ dités qu'elle lui apporte. Si Allah permet qu'un jour l'infidèle soit chassé, il s'en réjouira sans doute. Mais ses prières pour qu'il hâte cette heure n'ont pas une ferveur désespérée. Elles se feront d'autant plus tièdes que l'intérêt et la vanité le rattacheront davantage au Roumi sans doute théoriquement abhorré, mais qui possède tant de qualités commodes : depuis le truc pour faire marcher les machines et guérir la fièvre jusqu'à l'ordre administratif et la probité judiciaire... Et peu à peu, par l'effet d'une collaboration où les deux races trouvent leur compte, voici que des concep¬ tions plus hautes et des sentiments plus nobles se réu¬ nissent pour les rapprocher. Aux nœuds de l'égoïsme et de l'intérêt se joignent la reconnaissance, l'esprit cheva¬ leresque, le goût de la gloire. Dans une conférence de la Foire de Rabat, notre ami Si Kaddour Ben Ghabrit, qui conduisit l'an dernier à La Mekke le pèlerinage des musulmans français, exprimait merveilleusement dans un français impeccable la grati¬ tude de l'élite marocaine pour les bienfaits reçus d'une civi¬ lisation plus avancée, qui n'a jamais cessé de se montrer respectueuse de la religion et de l'islam. Cette gratitude, le Maroc à peine pacifié l'a témoignée par le concours que dans la guerre universelle il est allé apporter à la France jusque sur son propre sol. V L'APPORT DU MAROC A LA FRANCE Lë Maroc ne s'est pas borné pendant quatre années de guerre mondiale à tenir le coup, à poursuivre bril¬ lamment son développement militaire, administratif et économique. A peiné tiré des limbes de l'anarchie, notre jeune protectorat a tenu à honneur d'apporter à la mère patrie son concours le plus actif dans la lutte gigantesque où elle est engagée. Il faut compter parmi les plus heureuses surprises du cataclysme mondial que de ce sol où nous venions de débarquer, où dès le premier coup de canon l'Allemagne Croyait déchaîner la révolution, aient surgi des ressources inespérées en soldats, en ouvriers, en produits naturels destinés au ravitaillement de nos armées. En soldats d'abord. Ce ne sont pas en effet seulement les deux tiers de son corps expéditionnaire que le Maroc a renvoyés à la Métropole pour en recevoir à la place des régiments de territoriale. Si la division marocaine prit rang à la tête de nos corps d'élite, le Maroc n'avait été pour elle qu'un champ d'entraînement. En revanche, c'est de ses en¬ trailles mêmes que le vieux Maghreb a tiré ses tirailleurs et ses spahis marocains. « Dès l'ordre de mobilisation, a écrit un de leurs chefs, 48 LA FRANCE AU MAROC les tirailleurs marocains partirent pour la France. Organisés en infanterie légère, toujours en route ou prêts à partir en colonne, ils abandonnèrent, au Maroc leurs équipages muletiers, les animaux fétiches qui faisaient leur originalité, comme le bélier à quatre cornes de la i15 compagnie qui fièrement défilait en tête de la nouba. Leur étrangeté surprit à leur débarque¬ ment. Vêtus de toile kaki, couverts de la djellaba natio¬ nale, leurs cliechs aux formes différentes suivant les unités, leur barda porté sur le dos roulé dans la toile de tente, leur teint bronzé, leurs mollets de coq, leurs grands nouaders de vieux guerriers, leurs yeux vifs aux cruels regards, leurs dents blanches, leur promptitude au rire comme à la colère, étonnaient les populations et soulevaient l'enthousiasme. Sur leur passage à Oran,'à Bordeaux, à Cette et pendant les longs trajets en chemin de fer jusqu'au camp de Châlons, ils ne cessaient de répéter, accompagné de gestes suggestifs, le refrain qu'ils avaient vite appris : « Couper la tête à Guillaume. » Débarquée à Cette le i5 août igi4j la brigade maro¬ caine est violemment engagée dès le 5 septembre à la bataille de la Marne. Héroïquement fauchée au feu, elle est réduite à un régiment d'élite. Les tirailleurs maro¬ cains — les hirondelles de la mort, comme les ont baptisés les Allemands — conquièrent immédiatement et conservent une place éminente au premier rang de nos troupes de choc. L'Aisne, Beauséjour, Les Eparges, Souchez, Cham¬ pagne, Verdun, jalonnent les étapes glorieuses de leur campagne. Et voici les deux citations qui valurent au régiment l'honneur de la fourragère : ire citation. « Sous le commandement de son chef, le lieutenant- L'APPORT DU MAROC A LA FRANCE 49 colonel Àuroux, a enlevé, le 6 octobre 1915, au petit jour, sur un front de plusieurs centaines de mètres, la deuxième position allemande; s'est porté, d'un seul bond, à plus d'un kilomètre au delà, a foncé sur l'ennemi surpris dans ses bivouacs, lui faisant subir à la baïonnette des pertes considérable^. » 2" citation. « Sous l'énergique impulsion de son chef, le lieute¬ nant-colonel Cimetière, a emporté d'un élan les trois lignes de tranchées de la première position allemande, puis a franchi successivement deux ravins profonds : le premier battu par un feu violent de mitrailleuses, le second abrupt, boisé et énergiquement défendu par un ennemi disposant d'abris profonds, auquel il a fait plus de 5oo prisonniers. Malgré les pertes subies, a abordé, sans désemparer, la deuxième position allemande, enlevant plusieurs lignes de tranchées et ne s'arrêtant que par ordre pour permettre l'arrivée à sa hauteur des troupes voisines qu'il avait dépassées dans son élan. » De quelles pertes les tirailleurs marocains payèrent ces honneurs, je n'ai pas le droit de donner le détail. Mais il me sera permis d'emprunter à un exposé public du capitaine de Segonzac, datant du mois d'octobre dernier, un seul chiffre officiel suffisamment éloquent. En trois années de guerre, sur plus de 12.000 engagés, les tirailleurs marocains avaient eu 148 prisonniers : moins de 1 i|4 pour 100. Depuis, de nouveaux sacrifices ont témoigné que la longueur de la guerre stimulait les ardeurs au lieu de LA FRANCK AU MAROC 4 5o LA FRANCE AU MAROC les abattre. Si la conquê tedu Maroc a coûté trop de sang à la France, le Maroc n'a pas marchandé le sien pour payer sa dette. * * ♦ Le Maroc n'a pas envoyé que des soldats à la France ; il lui a également envoyé des ouvriers. A mesure que la guerre se prolonge, l'effort économique est aussi dur à soutenir que l'effort militaire, et le recrutement de la main-d'œuvre devient une question aussi essentielle que le maintien de nos effectifs. Pour la qualité comme pour la quantité des travailleurs engagés, la contribution du Maroc a été appréciable. Avant la guerre déjà les grandes exploitations algé¬ riennes d'Oranie faisaient venir en assez grand nombre les ouvriers saisonniers marocains qui donnaient satis¬ faction à leurs employeurs. Dès 1915, des entreprises particulières de France commençaient de recruter au Maroc des centaines de travailleurs. L'autorité prit ensuite en main leur embau¬ chage et ce fut le ministère de la Guerre qui se chargea d'en faire la répartition. Recrutés en majeure partie dans la région populeuse du Sous, ils vont s'embarquer à Casablanca, sont reçus à Marseille au dépôt des travail¬ leurs coloniaux et distribués de là entre une trentaine d'établissements publics et privés fabriquant du matériel de guerre et dispersés sur toute la surface de notre territoire depuis les Vosges jusqu'à la Manche, et de l'Ile-de-France aux Pyrénées. Logés dans des locaux spécialement aménagés, mieux nourris que dans leur pays, encadrés autant qu'il est possible par des officiers et sous-officiers ayant servi en Afrique, ils fournissent une main-d'œuvre appréciée, et, commençant par le L'APPORT DU MAROC A LA FRANCE 5i métier de simples manœuvres, se spécialisent souvent ensuite dans des travaux plus compliqués tels que le tournage ou le laminage des obus. Parmi nos travail¬ leurs coloniaux, ils présentent un déchet minimum de mauvaises têtes et de malades. La mortalité est à peu près nulle. Après l'expiration de leur contrat qui est généralement de six mois, ils rentrent souvent au pays, y déposent leur argent et ensuite très fréquemment renou¬ vellent leur engagement. Pleins de faconde, leur vanité s'ajoutant aux profits réalisés, ils rapportent dans le bled, outre leur pécule et des méthodes de travail perfec¬ tionnées, le récit des merveilles qu'ils ont vues en France, et constituent ainsi pour nous d'excellents agents de propagande. A la fin de 1917, leur nombre dépassait 25.000, chiffre considérable pour un pays dont la population n'est pas celle que lui attribuaient les premiers explorateurs ; chiffre qui ne saurait être grandement dépassé sans nuire au développement de la colonie elle-même où les diffi¬ cultés grandissantes du recrutement et la hausse des salaires compliquent singulièrement la besogne aux entrepreneurs de travaux publics et à l'intendance. * * * Si appréciable qu'ait été pour la France l'apport du Maroc en hommes, peut-être que celui qu'il a fourni à son ravitaillement a été plus précieux encore. A mesure que le problème de la production étreint plus durement les nations belligérantes, ce service revêt une importance plus considérable. Avant la guerre, une bonne part de l'importation agri¬ cole du Maroc s'en allait à Hambourg, grâce à la mo¬ dicité des frets allemands. Depuis la guerre, elle a été 5a LA FRANCE AU MAROC tout entière réservée à la Métropole. Réquisitionnés par les soins de l'intendance, les sacs de farine s'acheminent du sud à dos de chameau, viennent s'empiler dans les magasins, débordent en meules immenses sur les terre- pleins et les docks de Casablanca, de Mazagan et de Sali. Il semble que jamais les bateaux ne seront en nom¬ bre suffisant pour enlever ces quantités formidables. El ce n'est pas tout... Sur les barcasses qui empor¬ tent les marchandises, les lourdes balles de laine, les ballots de peaux de chèvres et de peaux de moutons voisinent avec les sacs de blé, d'orge et de maïs ; sur d'autres vapeurs, les porcs engraissés dans le bled sont embarqués en troupeaux nombreux. Tout cela porte aux armées, pour alimenter, vêtir et chausser les hommes, pour nourrir les chevaux, la contribution de la dernière en date des colonies françaises, qui du premier coup a dépassé ses aînées. En effet, le stock de grains de la récolte igi5 que la France a reçu du Maroc a dépassé celui envoyé par l'Al¬ gérie et la Tunisie réunies. Les chiffres qui suivent donnent une idée sommaire de l'effort accompli. Ce que le Maroc a fourni au ravitaillement de la France : 1914-1915. 89.670 quintaux de blé dur. i3i.6oo — d'orge (pour la France, Tanger et la Tunisie). 1915-1916. 288.840 quintaux de blé dur. 942.210 — d'orge. 19.120 — de maïs. 9_i5o — de laines. 14.570 douzaines de peaux de moutons. 310 — de peaux de chèvres. l'apport du maroc a la france 53 1916-1917. 454.770 quintaux de blé dur. 1.583.320 — d'orge. 187.400 — de maïs. 20.750 — de laiDes. 8.260 douzaines de peaux de chèvres. 49.720 — de peaux de moutons. 6.25o bovins. fi.54o porcin?. 1917-1918. (1Chiffres arrêtés au 1" janvier rgiS [un semestre seulement].) 7i.3go quintaux de blé dur. 680.100 quintaux d'orge. i5a.3oo — de maïs. 275.470 —• de fèves. 33.35o — de pois chiches. 21.200 -— de sorgho. 22.480 — d'alpiste. 12.470 — de lin. 26.810 — de laines. 12.770 douzaines de peaux de moutons. 34.5oo — de peaux de chèvres. 1.010 porcins. Les envois sont régulièrement continués et seront en¬ core renforcés en 1918. Les mêmes produits importés d'Amérique eussent coûté un tiers de plus à la Métropole. VI CONCLUSION : L'AVENIR DU MAROC rnELLE est, durant les quatre aimées de la guerre mon- X diale, l'œuvre accomplie au Maroc. Sans doute, même au milieu de tous ces prodiges actuels de l'héroïsme fran¬ çais, mérite-t-elle un moment de retenir l'attention. Dans ce coin d'Afrique, que l'Allemagne nous disputa si âprement, durant qu'un cataclysme sans précédent ravageait le monde, nous avons avec un minimum de sacrifices, par une politique essentiellement humaine plus encore que par la force de nos armes, posé définitive¬ ment notre empreinte. Ici la guerre a été pacifiante, civi¬ lisante, enrichissante. Et les résultats acquis dès main¬ tenant nous permettent de fixer ce que représentera le Maroc lorsque, la paix conclue, il s'agira de faire notre inventaire national, de savoir de quels éléments nous dis¬ poserons pour les reconstructions nécessaires de la France de demain. Je pense que le Maroc, définitivement pacifié au prix d'un suprême effort, sera sans contredit un de ses plus beaux fleurons. Étant données les formidables destructions opérées par la guerre, les questions économiques, celles qui con¬ cernent la reformation de la richesse anéantie se poseront angoissantes entre toutes dans tous les pays : la question CONCLUSION : L'AVENIR DU MAROC 55 main-d'œuvre : où trouver des bras? et la question matières premières : où trouver les produits? A ce double point de vue, qu'attendre du Maroc? Du côté main-d'œuvre, n'exagérons pas les espérances. Certes, la population, du fait de l'ordre et l'hygiène que nous lui avons apportés, croîtra rapidement. Intelligente et laborieuse, elle développera encore ses précieuses qua¬ lités. Mais il est à croire que durant de longues années c'est au Maroc même qu'elle en aura l'emploi. C'est vers une plus intensive exploitation du pays lui-même que nous aurons à l'orienter. Du côté production de richesses au contraire, dès maintenant un grand avenir est assuré au Maroc. Encore faut-il y faire des distinctions.. Beaucoup de ses ressources sont encore mal connues. Les régions du Grand Allas recèlent à coup sûr des métaux, du minerai de fer, des pierres précieuses; l'im¬ portance de ces gisements nous échappe. Il existe au nord, dans le Gharb, des roches pétrolières ; des échan¬ tillons d'huile ont été recueillis; impossible d'en évaluer la valeur avant que les puits de recherche que l'on va ouvrir aient donné des résultats. Il existe à El Boroudj comme en Tunisie des gisements de phosphate. L'absence de voies de transport les rend "encore malaisément ex¬ ploitables. Jusqu'à nouvel ordre, il convient donc de nous montrer réservés sur les richesses minérales du Maroc. Il est en revanche acquis que, plus arrosé que l'Algérie, jouissant sur la côte d'un climat plus sain et plus tem¬ péré, il constitue un magnifique pays de grande produc¬ tion agricole. Sur une largeur de i5 à 75 kilomètres, la grasse terre noire (tirs), ou la terre rouge phi s légère (hamri) de toute la zone qui avoisine l'Océan (Sous, Abda, Doukkala, Ghaouïa, Gharb) offre l'aspect d'une véritable iarache: -tbtitii'h'sht te") Y BCalés, 'Tuidouf ,bSsldh Boulnikj. tasablancs ter #$ê Aiemmour mazaganj^r ~ûu'dUdii }or ttoMÔ'àh/f, Mcciirs ôen Mol Mbjgador C Sim+ ^Cîtefii ZONE 1indouf0 Comité du Maroc. ySibraltar mmrAR—— fPCeuta— M CR A \I DETERRA NtE \e/s et Hïtr d'—Ras Ouark- ^TeToûârï # R:"i^:/i0"rmel. îftleh II a——v —— . j fàj&ySg** SaH-^ '.M'JmMctiép&r '^r^55E3vN< môÈrs / ' aouVriT: OU0X îSêstigmerJtà H'IemceriJ Sebitou ! . lk ■• V ftarhbufi è/iis y* ■ T. BMeRf/"' le Kreider' r&-^mxu *r i .fi/tara Pifotàlirratë J&A : \k>^ mctiërjd ' /nJ^Mogr3r ^DjenlfnbouRèig Ouveurièt^ ,.£ &tmf- B'Oqzzren V ■b ylMasiilf W/ ^•Jtboija/nlCrR'çaui) O \ \\ } *&bb^$p.ipc il \ * ]Keazdsa KsarAbadla \ 1 S'Moh'ùileu/i Soi/ffeizf'Z/ ^^M^Iakouk r c—^ lj ■] Sf, MdéfiZ/afc u/ . Jfi\ A°0 lt< fltGont ylialalïetiiArnêr _ «. Q . / n y' !;iS^V J^KS^S* ' • ktilaJeboûb rV^CA. \™., oSoukeClnine dedukJji tyn0ert/ar* 'WAMm . li^bouda •v Sëbkfia eo il Oaoura *•' y^ .(( 'Uiebjnii «goifraï : y^\ EUmOftS (fE FEJ H spra d u ction jn Ççj^i t- 58 LA FRANCE AU MAROC Beauce africaine dont les champs s'étendent à perle de vue. Peut-être que certaines régions de l'intérieur, le Tadla surtout, sont plus privilégiées encore. Cultivées jusqu'ici par les indigènes selon des rites préhistoriques, ces terres atteindront des rendements mer¬ veilleux dès qu'elles bénéficieront de méthodes plus mo¬ dernes. Plusieurs fermes européennes ont donné de beaux résultats. La motoculture y est déjà utilement employée. Un bel avenir est assuré à des associations groupant les ressources pécuniaires et les ressources techniques indispensables. S'il n'y a pas lieu de demander au Maroc les produits proprement exotiques des régions tropicales, une foule d'autres produits de nos régions y viennent à merveille : tels nos fruits et nos légumes, le lin pour la fibre, le ricin pour la graine, le chanvre, le crin végétal, peut- être le coton, sûrement la vigne. Les ressources animales du Maroc ne sont pas moins abondantes et relativement plus aisées à mettre en valeur, car, .sur les céréales, le bétail a la supériorité de se trans¬ porter lui-même, avantage sensible dans un pays où les communications sont encore malaisées. Où est le temps où Léon l'Africain dénonçait, dans presque toutes les régions du Maroc, la présence de lions, tantôt affamés ou cruels, tantôt si couards que les indi¬ gènes les chassaient à coups de bâton ! Aujourd'hui, le dernier lion du Maroc rugit à Fez, dans la ménagerie du Sultan. Ce n'est plus guère que dans l'Atlas qu'on rencontre la panthère et l'hyène. Les sangliers, quelques chacals, des lièvres, d'innombrables oiseaux, constituent sa faune sauvage. Mais il est devenu un superbe pays d'élevage destiné à s'enrichir encore, quand le bétail sera l'objet de meilleurs soins, d'une sélection plus rigoureuse et de croisements judicieux. CONCLUSION : L'AVENIR DU MAROC 59 Un million de bœufs, 4 millions de moutons, i million de chèvres, 25o.ooo ânes, i5o.ooo chevaux : tel est le dé¬ nombrement de son cheptel. Si le cheval a plus d'apparence que de fond, les mulets sont excellents et l'âne estimable. Le bœuf est également propre au travail et à la boucherie; petite, la vache est lionne laitière. Trois types de races de moutons ont res¬ pectivement des qualités honorables de laine et de viande. Les chèvres sont irréprochables. Le porc vient admirablement. Et n'oublions pas de mentionner avec la reconnaissance qu'il mérite l'indispensable et très précieux collaborateur de notre conquête, le chameau. Aujourd'hui encore, sobre et patient, c'est lui qui sans fléchir transporte à travers le désert des charges de 200 kilos. Quand sous une apparence lamentable vous dé¬ couvrirez un de ces êtres qui cachent d'inépuisables trésors de dévouement et de résignation, appelez-le res¬ pectueusement : « Chameau » ! La transformation des produits agricoles du Maroc et de ceux de son élevage donne lieu dès maintenant à un certain nombre d'industries qui se développeront. 11 faut envisager la multiplication des minoteries, des huileries, des fabriques de pâtes alimentaires, des tanneries, des brasseries, des corderies, des abattoirs frigorifiques, la création de sucreries et de raffineries si la culture de la betterave donne les bons résultats que l'on est en droit d'espérer, la fabrication de l'alcool in¬ dustriel. La création de toutes ces industries.sera favorisée par l'utilisation des forces hydro-électriques que fourniront les grands fleuves tels que le Sebou et l'Ôum erRebia. Singularité remarquable en Afrique, le Maroc offre d'appréciables ressources forestières. Dans les trois zones qu'il présente, la puissance de la végétation est 6o LA FRANCE AU MAROC remarquable. Un chêne-liège met soixante-dix ans en Kabylie, trente-cinq ans au Maroc à atteindre im 5o de tour. C'est le chêne-liège qui constitue l'essence princi¬ pale de la fameuse forêt de la Mamora dont la superficie est dix fois supérieure à celle de la forêt de Fontaine¬ bleau. A lui seul il pourra sous peu rapporter 6 ou 7 mil¬ lions par an. Le cèdre, l'olivier, l'arganier, l'oranger, le palmier dattier sont nombreux. Beaucoup d'autres es¬ pèces européennes seront aisées à acclimater. Les richesses piscicoles du Maroc elles aussi méritent d'être sérieusement exploitées. Il y a en effet sur les côtes une grande variété et une grande abondance de poissons, de crustacés et de mollusques, susceptibles de donner naissance à un important commerce d'exporta¬ tion. Les résultats obtenus par une entreprise locale sont encourageants. A cet ensemble déjà important de revenus assurés, il convient d'en ajouter un autre qui ne l'est pas moins : c'est celui que le Maroc tirera du tourisme, Un jour tout de même la paix renaîtra. Et alors, quand, avant le chemin de fer Fez—Tanger, la route Tanger—Rabat mettra le Maroc entier à deux heures de mer de l'Europe, les touristes afflueront dans ce pays merveilleux qui joint un décor étonnamment varié, non seulement selon les lieux, mais selon les saisons, au pittoresque de la vie musulmane. Je les vois aux vacances de Pâques sillonnant sous le vol des cigognes et des geais bleus la houle diaprée et parfumée du bled en fleurs, gagnant les sinuosités qui creusent brusque¬ ment les hauts plateaux, traversant les forêts, atteignant les montagnes abruptes et les grandioses étendues désertiques de l'intérieur. A la côte même, Rabat et Salé toutes blanches offriront au visiteur sur les deux rives du Bou-Regrcg des sil- CONCLUSION : L'AVENIR DU MAROC 61 houettes exquises de villes arabes. A Salé, il se souviendra de Robinson Crusoé qui y fut captif. Devant les ruines de Chellah, il évoquera toutes les mélancolies de l'Islam déchu, mais l'activité neuve et élégante de Rabat lui montrera ce qu'il contient de puissance de renouvelle¬ ment. Pour lui, Fez, hier encore la plus inviolée de toutes les capitales musulmanes, soulèvera son voile, lui présentera d'incomparables trésors d'art : les boiseries et les stucs de ses medersa, les profils de ses mos¬ quées, le cheminement de ses rues tortueuses, le pitto¬ resque de ses souks, toute une vie du Moyen Age, per¬ pétuée dans le décor intact des visions des Mille et Une Nuits. En deux heures il gagnera Meknès, y goûtera des émois d'une grandeur inattendue. Durant des dizaines et des dizaines de kilomètres, il errera à cheval ou à mule parmi les enceintes cyclopéennes où un monarque, jaloux de Cyrus et de Louis XIV, rêva d'enclore une pro¬ digieuse Ecbatane qui serait Versailles. En ayant franchi quelques brèches, il se perdra indéfiniment dans des palais qui, eux-mêmes, sont des villes dans la ville, pleines de mosaïques, de sculptures, de jardins, de ruines. Et s'il souhaite entrevoir toute la splendeur violente de l'Afrique, effleurer ces régions maudites et magni¬ fiques qui se défendent si âprement contre la maîtrise du blanc, le touriste de demain gagnera Marrakech. En quelques heures de chemin de fer, il franchira le désert pierreux et brûlant qu'aujourd'hui encore les caravanes mettent de longs jours à parcourir, et, passé le col suprême, il découvrira devant soi, avec un étrange saisissement, au pied de l'Atlas neigeux, rempart du monde, la gigantesque palmeraie avec la ville blanche, ses jardins féeriques, ses remparts et la flèche élancée de ||| Il ■ 62 LA FRANCE AU MAROC fl II ÎS;t i «BM | ïji î: ; ' M\ lljs ! lll ■' lllll I il ! il# i: wm < «Mf l-'~ lll' Sis : 11 Mm ? la Koutoubia : seuil du Maroc en face de l'Afrique noire, du Sahara et des régions alpestres où, aujourd'hui encore, demeurent inviolés les châteaux forts des grands caïds et les repaires de quelques grands fauves. Oui, dans quelques années, le Maroc sera le joyau incontesté de notre empire, une région incomparable par ses richesses agricoles aussi bien que par les attraits qu'elle offrira au tourisme. Il sera quelque chose de plus. Politiquement, ce sera le complément nécessaire de la plus grande France, le couronnement de notre empire de l'Afrique du Nord. Moralement, il constituera un enrichissement de notre âme nationale. Nous aurons après la guerre une grande tâche à rem¬ plir. Pour conserver son rang la France devra se raidir dans un gigantesque effort. Appauvrie en hommes, appauvrie en richesse, elle ne tiendra le coup que si l'indi¬ vidu y vaut davantage, que si chacun de nous y est un Français accru. Avant le cataclysme, à l'heure où sommeillaient les énergies, le Maroc fut notre Far-West, le champ de course où elles s'entraînèrent et où par trois fois retentit le garde-à-vous. A la réfection de la France de demain, pour en compenser et au delà toutes les saignées, je vois collaborer deux types nouveaux de Français. Il y aura, rendu à la patrie, l'Alsacien robuste, encore durci par l'épreuve, paysan tenace courbé sur le sol riche de sa plaine incomparable, rude soldat partout où il ya à combattre et à conquérir. Il y aura l'Africain. C'est sa peine qui a violé le mys¬ tère du continent noir, teint en bleu de France la tache blanche qui nous le dérobait sur les cartes de notre CONCLUSION : L'AVENIR DU MAROC 63 enfance. Grâce à ce pionnier, la France a franchi les mers et les déserts, plongé ses racines dans les régions équatoriales. Il les a fécondées de sa sueur et de son sang, y a humé des ferments neufs. L'Alsacien, l'Africain, ce sont des réalistes comme il nous en faudra. Et ce sont des idéalistes. L'ombre mys¬ tique de sa cathédrale, la Marseillaise dont Strasbourg eut le premier vol, planent sur l'un. Du soleil de flamme, des horizons infinis, du sol vierge inexploré, l'Africain puise des aspirations plus ardentes et plus amples. Ils seront l'un et l'autre les bons ouvriers de la grande tâche de l'avenir, ceux que nous devons à nos morts, à leurs enfants et aux nôtres, à la tradition imprescriptible de la France éternelle. I. — Le vieux Maroc 5 II. — Le nouveau Maroc, Notre action militaire i4 III. — La politique du sourire. 25 IV. — La foire de Fez 34 V. — L'apport du Maroc â la France 47 VI. — Conclusion : L'avenir du Maroc 54 11- L - COLLECTION < FRANCE > LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE PAR LUCIEN CORPECHOT BERGER-LEVRAULT, LIBRAIRES-ÉDITEURS NANCY-PARIS-STRASBOURG 191 9 LETTRES SUR LA JEUNE TALIE I Rome, le ier juillet 1916. Mon ami, Nous sommes arrivés à Rome hier, de grand matin. Mais déjà le soleil emplissait les rues et les places d'une lumière et d'une chaleur presque matérielles qui sem¬ blaient adhérer et puis glisser le long des murailles ocrées de Sainte-Marie-des-Anges. Le grand bassin de la place des Thermes nous a souhaité la bienvenue de toutes ses voix fraîches, et quand le facchino a ouvert nos fenêtres, qui donnent sur la terrasse du palais Barberini, des fleurs de glycine sont tombées en pluie dans notre chambre. Heureux présage! Chaque fois que je reviens à Rome, mon cœur s'émeut comme si je rentrais dans la maison de mon enfance. Est-ce parce que tous les carrefours de la cité m'étaient familiers avant que j'y vinsse pour la première fois , parce que j'y retrouve tous mes souvenirs d'adolescent, depuis le De Viris illustribus ? Serait-ce plutôt pour des raisons plus objectives et qui tiennent à la douceur de l'accueil, au charme d'un paysage où la vie a tant de profondeur, tant de grâce et de facilité ? Je le crois, car 6 LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE cette année, en ces jours d'angoisse et de deuil, au milieu de cette guerre que lâ noble Italie a juré de soutenir avec nous, je n'apporte guère de préoccupations littéraires ou historiques. Ma première visite ne sera pas cette fois pour le Palatin ou pour le Musée des Thermes; je ne viens pas interroger les morts ni honorer de mon culte le peuple des statues et des fresques. Je viens me mêler aux vivants et, vous le savez, mon ami, écouter battre le cœur tumultueux de cette jeune Italie qu'on connaît si peu chez nous. J'ai laissé sur les rayons de ma bibliothèque mon Horace et mon Stendhal, compagnons de nies premières randonnées à travers la Péninsule. Je n'ai lu dans mon sleeping, durant les trente-six heures de voyage, que le volume de Pingaud qui m'a remis au fait de l'histoire contemporaine et l'ouvrage de Jacques Bainville sur La Guerre et l'Italie. Livres excellents et qui sont les plus sûrs initiateurs à la vie romaine d'aujourd'hui. Le long de la route que de changements ! Ces masses d'hommes en uniforme dans les gares, ces wagons remplis de soldats et ces trains de blessés couverts de la Croix de Malte, immobilisés aux bifurcations, donnent une direction toute nouvelle à la rêverie que berce la marche du rapide. D'ailleurs, en plein été, ce n'est plus un spectacle de charme et de douceur que déroule la campagne italienne, mais une image de force qui s'har¬ monise avec nos pensées. La musculature de ce pays, ramassé autour de son épine dorsale, surgit aussi visi¬ blement que les biceps sur les membres solidement noués d'un athlète. Les Apennins, sans leur écharpe de neige, sans leurs cascades, sans leurs torrents dont on ne retrouve que le dur lit de pierres grises, perdent leur aspect voluptueux. Partout la couleur éclate, crépite, brûle les yeux. Tout LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE 7 est violent et contrasté jusque sur cette côte de Spezzia si caressante en automne. A Rome, plus d'étrangers, Bœdekërs et plans en mains, plus de sveltes Américaines dans la pâtisserie Latour, mais surtout plus d'Allemands aux lunettes d'or, devant le Grand Hôtel ! Une atmosphère proprement italienne enveloppe et caresse les bannières vertes, blanches et rouges déployées aux fenêtres des palais comme des moindres maisons. Voici Rome délivrée des barbares, Rome capitale du royaume d'Italie et non plus Cosmopolis ! J'ai eu cette impression à mGn premier pas hors de la gare, et elle s'est singulièrement accentuée toute la journée, au restaurant où je n'entends parler qu'italien, dans les rues, parcourues des quais du Tibre à la Trinité des Monts et de la place du Peuple à la place de Venise, pour poser des cartes de visite chez mes amis. J'ai hâte de les retrouver, il me tarde de leur dire ma reconnaissance d'allié, ma joie qu'il n'y ait plus entre nous de craintes, d'amères pensées, de réticences. Elles mettaient jadis tant de gêne dans nos plus cordiales conversations ! Le Gorso appartient de nouveau à ses vrais maîtres, et dans ces groupes, qui se forment aux heures fraîches de la journée, devant le café Aragno, dans cette assemblée drôlement baptisée par notre ami Cocteau le « forum Aragno », la foule est surtout composée de militaires dont l'uniforme admirablement porté est le plus élégant du monde. — Faori barbari! chantaient sur un rythme véhément des soldats que nous avons croisés en gare de Gênes. La déclaration de guerre a nationalisé Rome. Et moi-même j'ai envie de m'excuser auprès de ce peuple de la rudesse de l'accent avec lequel je prononce 8 LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE l'invocation qui me vient à la bouche, à cette heure de la journée, où, tout au bout de la via Condotti, la Trinité des Monts s'illumine d'une gloire surnaturelle : Roma pulcherrima rerum! Et cependant la langue italienne et la langue française ne sont-elles pas deux sœurs jumelles ? Nous aussi, nous avons sucé le lait de la louve, et je me sens un respect, une affection plus filiale encore en pré¬ sence de cette Rome romanisée, aïeule auguste des natioùs qui préfèrent mourir que d'accepter le joug des barbares. Voilà, mon cher ami, mon premier élan et ce que j'ai pu saisir, dès l'abord, de la physionomie nouvelle de la Ville Éternelle. II Rome, 10 juillet 1916. Mon cher ami, Je suis réveillé tôt, chaque matin, par les cris per¬ çants des hirondelles. Elles exécutent sous mes fenêtres, au-dessus des jardins Barberini, de souples figures de ballets ; de leurs longues ailes elles frôlent les touffes de lauriers-roses ou l'éventail métallique des palmiers, puis remontent, en se jouant, par une courbe voluptueuse, dans le ciel de miniature, vers les frises du palais. Je n'ai pas encore cessé de m'émerveiller de la beauté des mati¬ nées dans Rome. La comtesse de Noailles seule en a rendu toute la saveur, tandis qu'Henri de Régnier, dans LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE 9 quelques pages de La Double Maîtresse, donne vraiment la sensation de la chaleur de midi autour de la Trinité des Monts. Mais ce sont les soirées qui me touchent et m'émeuvent le plus, alors qu'il reste encore de la lumière dans la nuit et qu'on y sent persister les rayons éteints du soleil. Depuis la guerre, on a coloré de bleu les globes électriques, suspendus comme de gros ballons au milieu des rues. C'est une merveille. Il en tombe une clarté laiteuse sous laquelle le Triton de la place Barbe- rini semble percer le ciel de son jet d'argent. Vous savez, mon ami, ce que ces beautés ont d'acca¬ blant. Et, depuis dix jours, je me suis demandé bien des fois en me promenant vers 6 heures sous les chênes verts de la villa Borghèse, ou m'asseyant à quelque table du château des Césars, quand l'ombre s'étend sur le Celius et que les premières lumières courent comme des lucioles sur le Grand Cirque, comment les Italiens ont pu s'arracher à ces voluptés et se jeter de propos délibéré dans la guerre ? Il n'y a pas de capitale au monde où la vie coulât plus pleine, plus tranquille, plus facile, où le prix des minutes, la félicité des heures se fissent plus con¬ sciemment sentir. Une prospérité croissante se répandait à chaque année nouvelle, des Alpes à la Mer Tyrrhénienne. La guerre éclatant en Europe, l'Allemagne, l'Autriche payaient d'avantages, qui n'étaient point médiocres, la seule neutralité de leur ancienne alliée. L'homme poli¬ tique, en qui le pays avait placé jusque-là sa confiance, conseillait de prêter une oreille complaisante à ces allé¬ chantes propositions. M. Giolitti prêchait le « parecchio ». D'autres voix ont été entendues. Comment, pourquoi? Je vous avoue, mon ami, que le mystère m'apparaît plus profond ici, à Monte-Citorio même, qu'il ne nous sem¬ blait, quand nous en discutions dans votre cabinet du quai d'Orsay. IO LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE Est-ce que vraiment la sagesse politique, les profonds calculs, la prévoyance auront décidé, une fois dans l'his¬ toire, des destins d'un peuple ? Entre tous les palais de Rome, j'aime celui de la Con¬ sulta. Ses proportions sont tout à fait satisfaisantes pour l'esprit, ses murs ont la nudité et la solidité de la raison. Les archives qu'on y conserve gardent la pensée du plus grand homme politique des temps modernes, sans en excepter le prince de Bismarck : Gavour. Sur cette noble colline du Ouirinal, quel conservatoire de politique réa¬ liste ! Toute l'histoire de la formation de l'Italie atteste la sagesse de la maison de Savoie. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner outre mesure de voir des desseins, d'une valeur et d'une portée inaccoutumées, prendre naissance sur ce haut lieu. La tradition les prépare depuis un siècle. Sous les fenêtres de la Consulta, dans le palais voisin, qui est celui de la famille Rospigliosi, subsistent quelques restes exquis d'un vieux jardin. Un bassin, entouré de balustres, a été transformé en parterre fleuri. Un banc de marbre accueille les rares visiteurs. Notre ami L..., que vous avez connu ministre au Caire, m'y entraîna en sortant de son cabinet après ma première visite, et, répondant à mes questions pressantes : — Eh oui ! me dit-il, c'est un fait certain, nous pouvions obtenir beaucoup de l'Allemagne et de l'Autriche si nous nous étions engagés à demeurer simplement l'arme au pied. Mais nous avons eu l'intelligence de comprendre qu'accepter les propositions du prince de Biilow, c'était céder à nos puissants voisins, nous humilier devant eux, et, voyez-vous, une nation humiliée ne peut être une grande nation. Elle ne. saurait ni briller au premier rang ni acquérir cette force d'expansion aussi nécessaire au développement de son commerce, de son industrie, qu'à LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE son équilibre moral. Nous avons voulu, à la fois, échapper à un servage et donner à notre terre sa forme parfaite. Les biens que nous désirions récupérer, nous avons entendu les tenir, non de l'aumône qui les eût rendus quasiment méprisables, mais d'un effort dont nous attendons la complète unité de notre pays... Et comme sur ces mots nous sortions du jardin Rospi- çjliosi, mon ami me montra sous la porte du palais de ia Consulta un personnage droit, sec, d'allure militaire et protestante, la figure barrée d'une épaisse mous¬ tache blanche et éclairée par des yeux d'une extrême vivacité dans un teint rougeâtre. Je reconnus le baron Sonnino, l'homme de cette politique audacieuse qui, à soixante-dix ans, porte allègrement le fardeau des plus lourdes responsabilités qu'un ministre puisse as¬ sumer. Les pourparlers qui ont abouti aux hostilités ont été dirigés par lui et, depuis la déclaration de guerre, dans le cabinet Salandra, comme dans le cabinet Boselli, il a été le maître absolu des affaires extérieures du royaume. Il partit devant nous, sans souci du soleil qui brûlait le groupe colossal des Dompteurs de chevaux, fonçant comme un sanglier dans l'espace désert, vers les Quattro Fontane. Distant, solitaire et silencieux, le baron Sonnino passe pour inabordable, et cependant c'est un des dirigeants de l'Italie qu'on aimerait interroger. Grâce sans doute à sa triple origine juive, anglaise et italienne, il réunit des contradictoires inattendues. Il donne, dès l'abord, une impression à la fois de franchise brutale et de finesse. Dans ce pays de la gentillesse, il n'a nulle complaisance. Il ignore le lyrisme et méprise l'éloquence, sous un ciel où les périodes sonores volent comme des oiseaux fami- 12 LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE liers. Et cependant ses discours, secs comme lui-même, ont toujours emporté l'adhésion de la masse et des assemblées. Sans être populaire, il possède la confiance de la nation qui se laisse entraîner par lui à ses glorieux, destins. Mon ami me confia : — Je l'ai connu dès le collège ; c'était un fort en thème, puis un étudiant appliqué et curieux d'ap¬ prendre. Je me souviens des commentaires ingé¬ nieux qu'il nous apporta du sixième chant du « Pa¬ radis ». Les études dantesques n'ont jamais cessé de le passionner. Il n'était impassible qu'en apparence. Nous lui connûmes de belles flammes. Elles ne le détournèrent pas de l'économie politique. J'ai donné mon premier essai à sa revue, qui s'appelait la Rassegna Settimanale, vers 1880. Savez-vous qu'il fut un fameux Triplicien? Mais il concevait, comme tous les Italiens, l'alliance avec l'Alle¬ magne et le rapprochement avec l'Autriche comme une garantie de la paix. Quand nos voisins voulurent en faire un instrument de guerre et d'hégémonie, il s'éleva contre le système et déchira le pacte : c'était naturel et logique. D'ailleurs, il s'est expliqué dans notre Livre Vert, qui est entièrement son œuvre. Il faut le lire. Vous verrez là comment l'Autriche a violé les conventions souscrites par elle. Il était spécifié dans l'article 7 de notre traité que toute action de l'Autriche dans les Balkans, même s'il s'agissait d'une occupation temporaire, ne pouvait se produire qu'après accord préalable avec l'Italie et moyennant des compensations. Voilà la base juridique de la rupture de notre contrat. L'Autriche commença par ergoter. L'Allemagne reconnut si nettement le bien-fondé de nos prétentions que le LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE i3 prince de Bulow, dans sa première visite à là Consulta, déclara qu' « il avait eu connaissance de la démarche que nous avions faite à Vienne au sujet de l'article 7 de la Triplice, que nous étions dans le vrai, et que nous avions toutes les raisons de vouloir cette discussion au sujet des dédommagements qui devraient nous être consentis ». L'Autriche elle-même céda. Mais sa mauvaise foi éclata le jour où elle repoussa d'une manière absolue l'exécution immédiate des compensa¬ tions auxquelles elle souscrivait en droit ! Quand vous aurez lu le Livre Vert vous verrez ce que l'on peut penser de l'accusation que nous portent les Allemands et les Autrichiens d'avoir trahi nos anciens alliés ! Je ne contredis pas et je n'apporte pas un démenti à ce que je vous affirmais tout à l'heure, dans le casino Rospigliosi, à savoir que nous aurions pu réaliser quelques-unes de nos aspirations nationales, en compo¬ sant et sans tirer les armes; mais Allemands et Autri¬ chiens cherchèrent toujours à nous rouler. Ils trouvèrent heureusement à qui parler, et leurs habiletés se heur¬ tèrent au silence de M. Sonnino. Vous connaissez le mot du prince de Bùlow : « Parmi ces trente-cinq millions de bavards, il y avait un silencieux, et ma déveine a voulu qu'il m'échût ! » Et cet autre du baron Macchio, rendant compte d'une de ses audiences à la Consulta : « A la vérité, cet entretien ne fut qu'un monologue, au cours duquel je ne pus obtenir de mon partenaire aucun signe d'adhésion ou de désapprobation. » Eh bien ! mon cher ami, cette froideur, ce silence si peu conformes à notre légende, voilà des qualités haute¬ ment appréciées de la jeune Italie, parmi laquelle il vous faut pénétrer pour comprendre les événements. Avec ses soixante-dix ans, son sang anglais, M. Sonnino LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE se trouve plus près de nos jeunes gens que des hommes de sa génération ou de la mienne. Mon ami me quitta sur ces mots devant la petite fon¬ taine aux abeilles des Barberini, dans laquelle un vieux cocher abreuvait son cheval, haletant dans la chaleur de midi. J'ai voulu vous transcrire toute cette conversation qui reflète assez bien, je crois, les raisons que les Romains donnent de leur entrée en guerre, mais qui laisse bien obscures les réactions profondes que l'aban¬ don d'une si facile neutralité laisse soupçonner dans la masse populaire. C'est le problème que je tâche de pénétrer et dont je continuerai à vous entretenir, si vous me le permettez, mon cher ami. III . Rome, le 2ojuillel Mon cher ami, J'ai vu quelques personnes à Rome depuis mon arrivée, quoique la guerre ait beaucoup ralenti le train mondain. Du moins l'entrée de l'Italie dans la lutte a- t-elle mis un frein aux querelles qui divisèrent la société et firent refleurir à travers la péninsule le temps des Guelfes et des Gibelins. Il y eut entre neutralistes et partisans de l'intervention des brouilles, des haines qui rappellent celle des Montaigus et des Capulets. Un salon LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE l5 romain, pendant ee mois d'agitation, ressemblait fort à certains de nos intérieurs parisiens durant les années de l'affaire Dreyfus. Le inonde noir et le monde blanc, qui tendaient à se rapprocher, à fusionner, se trouvèrent de nouveau divisés. Il y eut cependant parmi les noirs quelques chauds zélateurs de l'intervention, et tous les blancs ne se montrèrent pas également nos amis. Le palais de la via Zanardelli, dans la bibliothèque duquel nous avons passé de si'douces heures, quand vous étiez en poste ici, n'a jamais cessé d'être une des citadelles de l'intervention. Vous connaissez la déclara¬ tion favorite de notre cher comte Primoli : « Je suis Français à Rome et Italien à Paris. » Personne n'a autant fait que lui pour le rapprochement de nos deux pays, et ce Napoléonide aura eu sur la formation de la nouvelle Italie une influence dont je ne sais s'il se doute lui-même. Son action sur l'élite de la jeunesse italienne qu'il aime à voir, à inviter, à mêler à la nôtre, est incal¬ culable, parce qu'elle est de chaque jour, de chaque minute. Elle s'exerce avec une discrétion, un tact, une noblesse naturelle qui la font passer inaperçue. N'est-ce pas en feuilletant ces volumes, précieux par leur antiquité ou par les souvenirs qui sèchent entre leurs pages comme des fleurs merveilleuses, que nous avons fait, la connaissance, vous le diplomate, moi le voyageur, avec les Martini, les Rastignac, les Amendola, les Spadini et tous ceux qui représentent l'Italie d'aujourd'hui et de demain ? Le mélange, dans la décoration de ce palais, des vues de Rome et des noms d'écrivains français qui puisèrent dans ces paysages leurs plus belles inspirations, a quelque chose de symbolique. Jamais je n'ai eu plus vif dans le cœur le sentiment de la fraternité latine, qu'au milieu de cette extraordinaire rencontre de livres, de i6 LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE tableaux, de statues, de meubles, de bibelots italiens et français. Nous avons souri quelquefois de l'étrange bigar¬ rure d'invités que nous rencontrions autour des tasses de thé ou des graniti de notre hôte. Mais son éclectisme n'est-il pas charmant et propre à étendre plus loin son influence bienfaisante ? N'est-il pas un des rares grands seigneurs romains chez qui fréquentent les philosophes, les hommes de lettres et les artistes, qui de jour en jour se font les porte-parole écoutés de leur patrie? Le palais Borghèse est un autre bastion de l'alliance. Il est toujours aussi beau dans la lumière matinale. Je ne connais pas de plus noble décor que sa cour avec sa colonnade, sa fontaine, sa loggia aérienne. Mais ce que vous préfériez, mon ami, c'était ce petit appartement du rez-de-chaussée et de l'entresol, dont les murs, les volets, les portes et les plafonds sont couverts de peintures aussi fines et délicates que les parois d'un coffret pré¬ cieux. Vous aimiez surtout l'esprit ailé et paradoxal qui s'agitait, bondissait dans cette cage dorée, ce prince Giovanni Borghèse qui nous initia à la beauté romaine. Le terrible accident de cheval, qui a si longtemps immobilisé cet étonnant cavalier, a ralenti son activité, son élocution et l'expression de sa pensée, sans rien lui enlever de sa chaleur de cœur, de son entrain, de son enthousiasme. Vous devinez quel avocat de notre cause il n'a pas cessé d'être, ce fils d'une La Rochefoucauld, nourri de nos lettres, de nos arts, familier des coins les plus secrets de notre Paris ! J'ai retrouvé son accueil cordial, sa main tendue du même geste rapide, ses yeux brillants, brusquement dardés sur les miens, sa voix qui hésite un instant, puis se lance chaude, un peu chantante dans une belle période, où il y a tant de politesse, de courtoisie et toutes sortes de nuances rares et perdues. Penchée sur LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE lui, j'ai retrouvé aussi cette princesse Alice Borghèse, comme un souple et long roseau du Tibre. Elle vient de publier en français un volume sur les malheurs de son pays belge, qui a profondément ému les Italiens et qu'on trouve entre toutes les mains à Rome. Mais je crois que vous n'avez jamais eu l'occasion de rencontrer une autre habitante du palais Borghèse, la princesse de Yiggiano, qui est une de nos compatriotes. Son salon fut, lui aussi, un des centres de l'action du parti décidé à la guerre. L'appartement qu'elle occupe dans le palais est un des plus beaux qui soient. L'im¬ mense salle des fêtes a des proportions si parfaites que, même si l'on y entre seul, on ne s'y sent pas perdu. C'est dans un pareil lieu qu'on découvre ce que c'est que le faste. Une fête très émouvante pour nous s'est déroulée, quelques jours avant mon arrivée, dans ce somptueux décor. Vous savez, mon ami, que le prince et la princesse Jacques de Broglie avaient reçu la mission d'organiser à Rome une exposition de peintures et de dessins français se rapportant à la guerre ! Ils ont eu l'habileté de l'installer dans la grande galerie du palais Colonna, autre merveille, mais qui passait pou'r être le camp des plus zélés neutralistes. Enlever cette forteresse était un coup de maître. Tout le monde romain, blanc comme noir, a défilé devant ces tragiques paysages de guerre, devant ces instantanés, horribles témoignages de la barbarie allemande, devant les san¬ glants croquis de Forain stigmatisant à jamais l'Em¬ pereur allemand et ses hordes. Enfin, le succès a été tel, que l'élite de la société romaine attachée à notre cause s'est réunie pour offrir une statue de la Victoire à la princesse Jacques de Broglie. LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE 2 i8 LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE C'est chez la princesse de Viggiano, dans cette incom¬ parable salle d'honneur du palais Borghèse, que l'on a remis à la princesse ce témoignage de la gratitude de nos amis. La tâche de nos compatriotes n'avait pas été aisée, car l'on me confiait à mi-voix que l'union sacrée ne régnait pas encore dans la société romaine, que si le loyalisme avait imposé le silence et la retraite à la plupart des neutralistes, beaucoup avaient gardé au fond de leur cœur une grande timidité devant l'effort qu'imposait la guerre, et quelques-uns même des regrets de la rupture avec la puissante Germania. Il faut chercher à voir clair dans les choses, et com¬ prendre quelles différences infinies il y a entre la situation créée par les hostilités en Italie et en France. La guerre nous a été imposée brutalement. Nous avons été assaillis. Les Italiens n'ont connu que des contraintes politiques et morales. De telles obligations peuvent toujours être remises en question, discutées. La vérité politique n'a pas un éclat qui la fasse accepter de tous. Elle ne luit pas avec la même force pour tout le monde. La politique de M. Salandra trouva encore bien des contradicteurs, bien des opposants. Et puis, comment, imaginer que l'immense filet dont l'Allemagne aVait enveloppé la Ville Eternelle soit si vite déchiré ! La cul¬ ture allemande, la méthode allemande s'étaient tout de même trop solidement installées dans les universités, les collèges, pour que brusquement pensées et sensibilités s'en trouvent affranchies. Il y a des habitudes d'esprit et de cœur avec lesquelles on ne brise pas si facilement. Le commerce avec l'Allemagne a enrichi trop de gens pour que la rupture ne laisse pas des regrets et même des craintes. LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE r9 Le patriotisme italien s'est assez développé depuis le Risorgimento pour agir à la manière d'un grand courant d'air pur sur tous ces miasmes qui viciaient le génie latin. On le sent auprès de la jeunesse. Comme elle respire librement, fièrement, depuis que la cloche du Capitole, à l'appel de Gabriele d'Annunzio, a sonné l'heure de la libération ! C'est près de cette jeunesse, si mal connue chez nous, que je vous conduirai, mon cher ami, aussitôt que je retrouverai quelque loisir pour vous mettre au courant de mes pas et démarches dans la nouvelle Rome. IV Rome, ii août 1916. Mon cher ami, Rome et toute l'Italie fêtent la prise de Gorizia. Je vous l'ai dit, nos alliés se sont jetés dans la guerre avec le ferme propos de donner à leur pays sa forme. Ils reven¬ diquent leur part de terre, leur part de mer, leur part de ciel, comme dit Gabriele d'Annunzio. Goritz tombée entre leurs mains après de glorieux combats, des efforts vraiment héroïques, c'est un peu de cet idéal réalisé. Ima¬ ginez Metz reconquise, la porte de la Lorraine ouverte ! 20 LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE ... Elle n'est donc pas vraie, dans toute sa rigueur, la décourageante prophétie de la Bible : « On n'entre jamais dans la terre promise ! » Au prix de leur vie, au prix de leur sang, les Italiens sont entrés en terre irrédente. — C'est non seulement une cité qui revient à la mère patrie, me disait ce matin un de mes amis de la Consulta, mais c'est un bastion autrichien enlevé, et, croyez-moi, la prise de cette citadelle .est plus importante encore pour l'Italie que n'eût été la prise de Verdun pour l'Alle¬ magne... Il y a peut-être un peu d'exagération dans ces propos, mais je vous les transmets textuellement pour vous donner le ton des conversations à Rome et l'ampleur des espoirs que cette victoire a fait naître. La ville est pavoisée. Une légèée tramontane halance avec une grâce charmante les grandes oritlammes suspen¬ dues aux mâts élevés sur la place de Venise. J'ai croisé au pied de la colonne Trajane un cortège innombrable de citoyens, qui, autour des bannières irrédentes, portaient au monument des morts pour la patrie des couronnes de lauriers et de roses. Le cortège s'avançait dans un silence sacré. Quelle erreur nous commettons, quand nous nous imaginons que la joie se traduit dans les pays du Midi par du bruit, des chansons ! Je ne cesse d'admirer ici une dignité, une sobriété de gestes parfaite, une suprême distinction dans toutes les manifestations de la foule. Autour du forum de Trajan, j'ai vu passer, chargée à la fois de fleurs funèbres et des lauriers de la victoire, Rome réparatrice, Rome triomphante, honorant de sa pitié les martyrs de l'Autriche, les victimes de la tyrannie et les héros de l'indépendance... Je vous avoue que ce spectacle m'émut fortement. Je me rendais via delle Botteghe Oscure à ce palais 21 Caetani, d'apparence si hautaine et si mélancolique, où vit une des familles de Rome les plus nobles et les plus attachées à notre pays. Les Caetani descendent des anciens Césars. Le vieux duc de Sermonetta achève une vie tout entière consacrée à la grandeur de l'Italie, dans l'espoir de voir enfin le royaume conquérir ses légitimes frontières . Il a donné tous ses fils à la cause magnanime. Le plus jeune d'entre eux, Gelasio, est ce personnage héroïque dont la bravoure a soulevé les acclamations des plus témé¬ raires. Je ne sais si vous avez entendu raconter ses hauts faits dignes de l'histoire romaine. Il s'agissait pour les Italiens, comme pour les Autri¬ chiens, d'enlever les défenses du col de la Luna. Chaque parti, sous les fortifications de l'autre, creusait des mines. Gelasio Caetani, qui dirigeait les travaux des Italiens, entendait distinctement les coups de ses adversaires, suivait Ieuravance, se rendant compte que s'ils arrivaient les premiers, lui et les siens sauteraient sans aucun espoir de salut. Attentif, il pressait ses hommes et, quand il trouva le moment opportun, il les congédia tous, et, demeuré seul en cet instant décisif, il mit le feu à la mine. Les Autri¬ chiens sautèrent. Gelasio entraîna son bataillon à l'assaut et le col de la Luna appartint aux Italiens. Nous ne pouvons pas nous rendre compte en France de ce qu'est cette guerre de montagnes, où les canons et leurs munitions doivent être hissés à des altitudes où ne se risquaient jadis que les chasseurs de chamois ; guerre de mines où chaque rocher peut être défendu aisément, mais doit être enlevé par des manœuvres savantes. Dans cette contrée de pierre sèche, où il est impossible de creuser des tranchées ou des abris, les Italiens s'avan¬ çaient à découvert à l'assaut des cimes bondées d'ennemis 22 LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE qui les regardaient d'en haut, les canonnaient et les mitraillaient à leur guise. C'est vite dit que les Autrichiens après 1866 avaient dessiné les frontières de l'Italie, se ménageant sur chaque sommet des bastions pour l'attaque. Cela reste dans nos cerveaux à l'état de notion, mais quand on a vu, même en temps de paix, le Carso, cette région maudite dont l'aspect évoqua pour Dante l'image de l'enfer, on com¬ mence à réaliser ce qu'une telle formule suppose de difficultés de toutes sortes à vaincre pour nos alliés, et l'on est frappé d'admiration autant pourla science et l'au¬ dace de leurs ingénieurs que pour le courage de leurs soldats. Elles avaient contre elles l'hostilité de ces pays répu¬ tés infranchissables, les fortifications préparées de tout temps par les Autrichiens, la supériorité numérique d'un adversaire mieux armé, les troupes qui sont entrées hier à Gorizia! Mais de quel élan étaient soulevés ces jeunes hommes enivrés de l'idée des justes causes qu'ils sou¬ tenaient ! Hommes du peuple et patriciens étaient animés du même courage que ce Gelasio Caetani dont je viens de vous conter l'histoire. De tels traits, je pourrais, mon cher ami, vous en citer indéfiniment. Mais lisez plutôt un petit livre édité chez Trêves, dont certaines pages atteignentau sublime : Les Lettres cleBorsi. Borsi était un écrivain à qui souriait l'avenir, un poète de grand talent. Je l'avais connu à Florence, journaliste sceptique et amateur d'art raffiné. Il faisait alors, partie d'un petit groupe d'esprits délicats qui entouraient Gabriele d'Annunzio. Puis il s'était converti et, néophyte enthousiaste, il était un des espoirs du parti catholique. Engagé volontaire, blessé plusieurs fois, promu officier à la suite de faits d'armes, il est tombé au champ d'hon¬ neur. Sa correspondance, ses rêveries dans les tranchées, LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE 23 ses méditations vous fourniraient un document pathétique sur la jeunesse italienne. Vous verriez que de telles pages s'apparentent avec les cris de ces enfants héroïques dont M. Barrés a recueilli les témoignages dans Les Familles spirituelles de la France. Composées d'éléments ethniques très différents, les troupes italiennes devaient nécessairement se montrer d'inégale valeur. Mais précisément, les rudes campagnes du Carso et de l'Isonzo, brassant ces éléments divers, devaient les amalgamer, opérer cette fusion, cette unité morale que l'Italie poursuivait péniblement depuis un demi-siècle. Croyez bien que les politiques avisés qui ont poussé à la guerre escomptaient ce premier résultat : il n'est pas négligeable et il est en partie atteint. La fraternité d'armes, le compagnonnage dans le danger et dans la peine ont dissipé bien des préjugés que le Florentin pouvait conserver sur le Sicilien, l'homme des Abruzzes sur le Piémontais... L'Italie sortira de la guerre, non seulement agrandie, mais unie, cohérente, imprégnée d'un sentiment national plus fort et surtout plus général que celui du Risorgimento. Et ce n'est pas uniquement entre ces différentes pro¬ vinces du royaume qu'on voit s'abattre des barrières longuement dressées, mais encore entre les différentes classes sociales. Vous me l'avez souvent dit : quand un étranger, et surtout un Français, arrivait à Rome, il était généra¬ lement surpris de la bonhomie avec laquelle riches et pauvres, patriciens et plébéiens se mêlaient, se cou¬ doyaient dans tous les lieux publics. A la laiterie de la villa Borghèse, qui est un des endroits élégants de la ville, analogue à notre Pré-Catelan, nous avons vu cons¬ tamment de pauvres gens s'asseoir à la table voisine de 24 LETTRES SUR LA. JEUNE ITALIE celle occupée par un Boncompagni ou un Barberini. Combien de fois avons-nous vu, dans la pâtisserie Latour, la mendiante, à qui nous avions donné quelques sous en sortant de l'église des Saints-Apôtres, entrer, acheter pour ses ragazzi quelques gâteaux savoureux! Nul Italien ne s'en étonne. Nulle vie plus démocratique en apparence que cette existence romaine, et pourtant il restait, vous le savez, peu de sociétés en Europe où les castes fussent plus tranchées qu'en Italie. Nous admirions qu'il y ait si peu de snobisme sous ce ciel béni; mais c'est qu'un bourgeois, un commerçant enrichi de la via Nazionale sait fort bien que, quelque effort qu'il fasse, il n'arrivera jamais à frayer avec un prince romain. Ces patriciens vivent entre eux, déjeunent et dînent dans leur cousinage; ni l'artiste ni le lettré, à de très rares exceptions près, n'ont accès à leur table, n'entrent dans leur intimité. Quelques rares très grands seigneurs comme les Caetani sont seuls à se départir de ces habitudes, qui ne sont point de la morgue ni du dédain d'ailleurs, mais une survivance de mœurs, de coutumes bien différentes de celles qui régnent à Paris. Il y a dans toutes les villes de la Péninsule un pro¬ létariat intellectuel qui vit en marge de la société. Il a été une des forces du socialisme révolutionnaire en Italie. La guerre, opérant la fusion entre toutes les caté¬ gories sociales, achèvera de dissiper bien des malen¬ tendus. Le seul patriotisme a, d'ailleurs, dès l'ouverture des hostilités, désarmé les plus ardents révolutionnaires. Le Gouvernement n'avait pas été sans inquiétude au sujet de la façon dont s'opérerait la mobilisation. Il craignait des résistances parmi certains syndicats ouvriers et notamment du côté des ferrovieri. Vous savez que les grèves fréquentes des cheminots avaient LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE 25 toujours un caractère révolutionnaire. Eh bien! non seulement il n'y eut de leur part aucun acte d'hostilité, mais l'État-major trouva en eux les collaborateurs les plus zélés. Chacun fut à son poste, avec une exactitude inconnue en temps de paix. Yous vous souvenez des retards extraordinaires dont sjes express italiens étaient coutumiers ! Avons-nous assez pesté dans la gare de Florence, en pleine nuit, contre les retards de deux et trois heures que prenait le rapide de Rome, par suite de la négligence, de l'indolence, nous disions même du mauvais vouloir des employés ! La guerre déclarée, les trains partirent et arrivèrent en concordance parfaite avec l'indicateur, malgré le trafic démesurément accru, et jusque sur les moindres embran¬ chements. En reconnaissance de ce beau zèle, le Gouver¬ nement voulut accorder aux ferrovieri une gratification de trois millions de lires. Les cheminots répondirent qu'ils avaient fait simplement leur devoir, et ils deman¬ dèrent au ministre qui se proposait de les gratifier ainsi, de verser ces trois millions à la Croix-Rouge et aux œuvres d'assistance. Vous connaissez, puisque vous avez habité Gênes, la turbulence des gens de mer dans ce port, leurs démê¬ lés avec les armateurs. Au lendemain du torpillage de YAncona, du Firenze, le Syndicat fit savoir à la Chambre de Commerce que le personnel des navires marchands était prêt à affronter tous les risques avec « les senti¬ ments du devoir conformes à la tradition de valeur et d'abnégation de la corporation ». Ici, à Rome, le peuple du Transtévère, des bas quar¬ tiers du Yelabre, est admirable. II y a quelques jours, je passais dans une de ces petites rues qui serpentent entre le palais Orsini et l'église ronde de Sqnta Maria del Sole. Une bande de gamins s'en allait en chantant derrière un 26 LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE bambino de cinq ou six ans qui portait un grand pantin découpé dans du papier. Arrivé devant une de ces cuves qui recueillent l'eau des gouttières, les enfants s'ar¬ rêtèrent, le bambino jeta son pantin dans l'eau, et toute la nichée exécuta une ronde entremêlée de chants autour du cuvier. J'interrogeai le bambin, il me déclara qu'il s'appelait Guillaume, mais qu'il ne voulait plus porter ce nom déshonoré et que ses camarades et lui venaient de noyer Guillaume pour qu'il n'en soit plus question. Des Français, habitants de ce même quartier, au pied de l'Aventin, m'ont raconté que, bien avant l'entrée de l'Italie dans la guerre, après la bataille de la Marne, le facteur qui leur apportait leurs journaux et leurs lettres était arrivé, le lendemain du fameux communiqué, bran¬ dissant le courrier et criant : — Nous sommes vainqueurs ! Nous sommes vain¬ queurs ! — Qui nous? demanda notre compatriote. —■ Mais, les Français, dit l'homme, est-ce que vous et nous ce n'est pas la même chose dans cette affaire? Ce soir, tout le petit peuple est en rumeur pour fêter le retour de Gorizia à la mère patrie ! Des odeurs de friture emplissent l'air. Des musiques jouent l'hymne de Mameli. Sur la place Golonna, la fanfare des carabiniers donne un concert. Le Capitole est illuminé. Les bras de bronze, qui portaient des torches allumées jadis pour fêter des dates inoubliables dans l'histoire de l'huma¬ nité, brandissent aujourd'hui des lampadaires dont la clarté fauve fait ressortir l'impressionnante grandeur des façades dessinées par Michel-Ange. Il n'y a pas dans l'univers de lieu plus noble par la perfection des formes, par la majesté des souvenirs. Dans cette nuit de victoire, les ombres illustres des héros créateurs du monde romain emplissent de leur LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE 27 foule la place silencieuse, se pressent autour de la statue de Michel-Ange, dont la main étendue semble encore une fois dompter les barbares et promettre aux nourrissons de la louve des destins immortels. Ah ! mon ami, pardonnez-moi ces images grandi¬ loquentes ; je retire de cette journée l'impression que l'Italie n'est pas seulement grande par ses souvenirs, mais par tout ce qui palpite, s'agite en elle, de forces jeunes, d'espoir et de confiance ! Ce royaume est l'exemple frappant de l'erreur où sont tombés ces scien- tistes, comme les appelle Paul Bourget, qui prétendent assimiler aux lois de la biologie celles de l'histoire et de la politique. Ils disent d'un peuple qu'il a, comme un individu, sa jeunesse, son âge mûr, sa caducité et sa mort ; que c'est là une fatalité à laquelle nulle nation ne saurait se dérober. Confusion illégitime ! L'Italie est à la fois le plus ancien et le plus jeune des peuples européens. Elle a retrouvé, après des siècles d'existence obscure," une vitalité puissante. Par quel miracle? Nul autre que celui d'une sage politique. Une nation est un être moral dont le développement relève d'une discipline propre, de lois spéciales qui ont peu de rapport avec celles qui régissent les êtres organisés. Ces lois, la dynastie savoyarde a su les appliquer si habilement qu'on a pu dire : « Sans la maison de Savoie il n'y aurait pas d'Italie. » Sans Victor-Emmanuel III l'Italie, livrée aux politiciens, n'eût-elle pas manqué l'occasion de parfaire sa destinée ? L'instinct populaire a trouvé une fois de plus son expression consciente et rai- sonnée dans la personne du Roi. Ouel gage pour l'avenir ! Dites bien autour de vous que nous serions déraison¬ nables de traiter en cadets, en parents pauvres, nos alliés transalpins... 28 LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE y Rome, 3o août 1916. Mon cher ami, Avez-vous connu, vous qui vous êtes passionné dans la Ville Éternelle, non seulement pour les merveilles de l'art et les témoignages de l'histoire, mais pour les moindres détails pittoresques de la vie romaine, vous qui aimiez à goûter le vin des Castelli et le fritto misto dans les osterie de la via Nomentana ou du Ponte-Molle, avez-vous connu cette étrange trattoria installée au Forum de Trajan dans les ruines de la Basilica Ulpia ? Les murs de l'antique abside entourent une salle semi-circulaire. Ils sont nus et rugueux et font penser aux parois d'une caverne ; mais à la hauteur où com¬ mence la voûte, sur une sorte de corniche, on a posé des fiasques de vin doré ou couleur de grenat. Dans le jour elles accrochent lès quelques rayons qui pénètrent dans la pièce, le soir elles brillent sous la lumière électrique et c'est toute la décoration du lieu... Sur le sol de terre battue se dressent des tables couvertes de nappes gros¬ sières entourées de chaises de paille. En soulevant le rideau de sparterie qui cache l'entrée, vous cherchez machinalement dans cet extraordinaire décor la table de l'assassin et de sa maîtresse mais vous n'apercevez que de corrects bourgeois attablés, un buffet garni de lan¬ goustes, de volailles, de poissons aux écailles rosées devant lesquels des gourmets font leur choix... LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE 29 Quand on passe du grand soleil de la place à cette pénombre d'église, de l'étouffante atmosphère de midi à cette fraîcheur de cave, on éprouve une agréable sensa¬ tion, un bien-être qui expliquent la vogue dont jouit cet établissement. Nous y avons déjeuné ce matin avec l'un des meilleurs journalistes de l'Italie, le leader du Corrlere délia Sera : Amendola. Il nous apparaît comme un jeune dieu, un Apollon. Il porte l'uniforme de lieutenant d'artillerie. Ses articles m'ont révélé la fermeté de son esprit. Sa conversation décèle l'étendue et l'universalité de sa cul¬ ture. Il a étudié en Allemagne, en Russie, et rien de notre littérature ne lui demeure étranger. J'admire le bel équilibre intellectuel de cet esprit nourri de la moelle de tant de philosophies différentes. Je vous le présente, mon ami, comme un des types accomplis de cette sérieuse jeunesse italienne prête à prendre la direction des affaires dans le royaume. Gomme ils ressemblent peu aux Italiens de la légende, ces jeunes hommes ! Je suis frappé avant tout de leur pondération, peut-être parce que c'est la qualité que je m'attendais le moins à rencontrer chez eux. -Ils ont de l'ambition seulement pour leur patrie. Ils vivent modes¬ tement, laborieusement, attachés au culte des idées et, en même temps, très réalistes, très disciplinés. Un sentiment me surprend chez les plus ardents nationalistes : combien ils font bon marché des ruines, des vestiges et de toutes les survivances de leur glorieuse histoire dont nous nous enivrons, nous autres, dès que nous avons mis le pied sur le sol italien. En France, le nationalisme est essentiellement le culte de la terre et des morts ; en Italie, c'est en partie une réac¬ tion contre le passé, contre les fantômes, derniers habitants du Forum ou du Golisée ; contre les images qui emplis- 3o LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE sent notre imagination, si nous regardons Florence des terrasses de San Miniato. Une mésaventure m'échut la semaine dernière : elle est un exemple frappant de cet état d'esprit. Vous savez, mon cher ami, quel parti les Anglais, pour asseoir leur amitié avec les Italiens, tirent des réunions organisées par eux dans la maison de Keats. Le charmant poète est mort dans un appartement dont les fenêtres s'ouvrent sur la place d'Espagne. La terrasse toujours fleurie par des mains pieuses borde les marches de l'escalier qui monte à la Trinité des Monts. L'ambassa¬ deur d'Angleterre et lady Rodd, poètes eux-mêmes, prennent le soin d'entretenir là une atmosphère spiri¬ tuelle toute chargée de poésie anglaise et italienne mê¬ lées. On a d'abord réuni dans la saiie où travaillait Keats, dans la chambre où il expira, les diverses éditions de ses œuvres, ses manuscrits, des images, des portraits. Peu à peu, on a ajouté à cette collection les œuvres de Shelley, puis celles de Byron, celles de Shakespeare, où l'Italie est évoquée, et l'on a créé ainsi une véritable bibliothèque anglaise où l'ambassadeur et lady Rodd savent attirer l'éiite de la société romaine par des conférences, des conversations, des lectures, demandées aux écrivains, aux artistes, aux hommes distingués qui traversent Rome. Cet exemple m'avait suggéré l'idée de créer une maison de Stendhal, mais je me proposais de demander à nos amis italiens de collaborer avec nous à son orga¬ nisation et à sa direction. L'entreprise me semblait d'autant plus aisée et d'au¬ tant plus piquante que la maison où Stendhal habita lors de son premier séjour ici était quasiment sous séquestre, appartenant à des Allemands. La connaissez-vous, mon ami ? C'est une construction de style baroque ; la porte LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE 3l d'entrée figure une énorme bouche ouverte. Elle est située via Gregoriana. Vous vous souvenez que Stendhal débarqua, comme tous les étrangers le faisaient alors, place d'Espagne. Il monta l'escalier de la Trinité des Monts, et, arrivé sur les terrasses qui dominent Rome et d'où la vue s'étend sur le paysage le plus chargé d'âme qui soit dans l'univers, il n'en voulut plus descendre. Il chercha à se loger dans le voisinage, trouva deux chambres via Gregoriana, y campa et y demeura tout le temps de son séjour. J'avais fait part de mon idée au prince Jacques de Broglie; toujours prêt à soutenir les œuvres propres à rapprocher Italiens et Français, il s'était offert à faire les premiers frais de cet établissement. La comtesse Manzoni, la femme du parfait diplomate, donna Maria Mazzoleni, qui nous reçoit chaque soir avec une grâce incomparable, m'avaient promis leur concours. Le comte Primoli était naturellement dans l'affaire. Il convia ses amis et les nôtres à une réunion dans la biblio¬ thèque de son palais ; et là, j'exposai les grandes lignes de notre projet. Je le croyais de nature à soulever l'enthousiasme des personnalités qui nous avaient donné des preuves de leur attachement à notre cause. Mes propositions furent accueillies d'une façon glaciale. Per¬ sonne ne me répondant, j'insistai sur l'agrément que nous aurions à nous rencontrer dans une maison com¬ mune, sur les facilités de toutes sortes que cette fonda¬ tion nous donnerait... Un jeune écrivain de talent, dont vous connaissez les œuvres, le professeur Borgese, m'interrompit alors : — Mon cher ami, me dit-il, il est incontestable qu'une maison franco-italienne au milieu de Rome pré¬ senterait mille avantages. Nous en accueillons le prin¬ cipe avec enthousiasme et vous nous trouverez tous 3a LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE prêts à vous aider de toutes manières à mettre ce projet à exécution. Mais ce que nous n'aimons pas, je préfère vous le dire franchement et vous arrêter dans une voie où vous trouveriez trop d'obstacles parmi nous, c'est le vocable sous lequel vous voulez placer cette maison ! — Gomment, m'écriai-je, Stendhal! Mais trouvez-moi au monde un écrivain qui ait aimé l'Italie comme lui, qui l'ait chérie au point de vouloir sur sa tombe, une épitaphe qui le naturalisât citoyen de votre pays : Arrigo Beyle, Milanese. Et Borgese de me répondre : — Eh bien ! non ! Stendhal a aimé dans notre pays tout ce que nous détestons, il représente tout ce qui nous déplaît dans notre passé; l'Italie auberge du monde ! patrie du dilettantisme, les petites principautés armées les unes contre les autres, le particularisme régional, les danseuses de San-Carlo, les ténors de la Scala, et par-dessus tout une Italie que lès autres nations de l'Europe aiment comme une femme, mais qu'elles prennent en pitié, une Italie courtisane dont nous rougirions si elle avait vraiment existé, un maga¬ sin d'antiquités, le bric-à-brac du Quattro Cento et de l'Empire romain ! Non, mille fois non ! Je vous avoue, mon cher ami, que je demeurai court; et si le prince de Broglie n'avait été là, et avec une extrême habileté n'avait tourné la difficulté en proposant la fondation d'un cercle franco-italien, c'en était bien fini de nos projets... Un instant plus tard, je quittai le palais Primoli en compagnie de Borgese et, comme nous remontions le quai du Tibre, dans la direction de la place du Peuple : — Voyez-vous, me confiait-il, si vous voulez nous intéresser avec notre passé, parlez-nous des Etrusques. LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE 33 Ceux-là, nous ne craignons plus rien d'eux. Mais nos ancêtres plus directs, les gens de la Renaissance et même ceux du Palatin et du Forum, on nous a trop écrasés sous le poids de leur souvenir, lis nous ont trop longtemps étouffés sous leurs cendres... Enfin, avant de vous quitter, je vais vous faire une importante révélation sur nous-mêmes. Un Italien d'au¬ jourd'hui, c'est un composé assez curieux d'Américain et de Japonais. Je ne vois aucun rapport entre lui et les gens que décrit votre Stendhal... Et ces derniers mots m'étaient dits en face de Monte- Mario, tandis que mes yeux cherchaient à découvrir, derrière le bois où ils se cachent, les vestiges de cette villa Madame, construite par Jules Romain sur les plans de Raphaël et où Stendhal avait trouvé « la perfection de l'architecture gentille ! » Vous qui lisez ses chro¬ niques du Corriere, vous savez la culture de Borgese, sa vaste information, son esprit de finesse et d'observa¬ tion... J'ai répété tout à l'heure ses propos au sage Amen- dola. Plus mesuré que son confrère, il a souri de la - violence des termes; mais, sur le fond, je les crois d'un avis assez voisin. Amendola confesse qu'en effet le citoyen américain semble aujourd'hui l'idéal de ses com¬ patriotes, en qui se sont éveillés le goût de l'action, la lièvre des entreprises. Bâtir dans Rome des quartiers nouveaux, exploiter l'Agro, y construire des usines, voilà leur rêve. Amendola me cite l'exemple d'un patri¬ cien qui, sur ses terres de la campagne romaine, isolées, dépourvues de routes, éloignées de tout chemin de fer, avait voulu élever des usines afin de mettre en action un procédé nouveau pour le découpage des cuirs. Faire des affaires, voilà à quoi songent ces jeunes Romains, qui se désolent de ne point pouvoir transformer la Ville LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE 3 34 LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE Éternelle en quelque cité industrielle, bruissante du mouvement des machines. Le courage avec lequel l'Italie s'est jetée dans la guerre a achevé de dissiper le sentiment pénible que de trop célèbres krachs financiers avaient fait peser sur la société romaine. L'intelligent système adopté par les banques a rendu confiance au capital et encouragé les initiatives hardies. Toute la Péninsule est en gestation, comme le peuvent être les pays neufs d'Amérique. Quant à ce qu'un Italien cultivé peut penser d'Henri Beyle je crois bien démêler qu'il lui préfère infiniment Nietzsche. Le philosophe de Zarathustra avait séduit nos voisins bien plus que nous-mêmes. Ils en avaient fait leur dieu, et professaient avec lui le mépris de cette culture- historique à la Stendhal qu'ils considèrent comme hostile à la vie et propre « à saper et à diminuer ce qui est actif et vivant ». J'ai beau protester que l'auteur de La Chartreuse cle Parme représente pour nous tout autre chose; ils tiennent sa pensée pour un article de luxe ; et, estimant ne pas posséder encore tout le nécessaire, ils regardent le superflu comme un objet de haine, selon la maxime nietzschéenne : « Le superflu est l'ennemi du néces¬ saire. » L'enseignement qu'ils vont chercher chez leurs propres auteurs, chez Dante, dont la prise sur les esprits n'a jamais diminué, chez Carducci, chez Manzoni, c'est celui du courage, de l'activité créatrice, de l'énergie et non plus ce scepticisme du promeneur dans le jardin de la science, cette griserie du passé qui, comme celle de l'opium, nous arrache à l'action et brise peu à peu en nous les ressorts de l'effort. Les plus distingués de ces jeunes gens ont parachevé leur éducation universitaire en Allemagne. Il leur en reste LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE 35 l'habitude de rechercher sous les mots et sous les opi¬ nions, le terrain solide des faits. Les Allemands procédaient vis-à-vis des étudiants italiens un peu comme ces proviseurs ou ces censeurs de lycées de Paris qu'on voit parcourir les collèges de pro¬ vince en quête de bons élèves capables de leur assurer des succès dans les concours aux examens de Poly¬ technique ou de Normale. Us raflaient les meilleurs sujets des universités de Naples, de Bologne, dePadoue, leur assuraient des bourses à Leipzig, à Iéna, à Berlin, allaient jusqu'à leur fournir des éditeurs pour leurs thèses, pour leurs premiers travaux littéraires ou scien¬ tifiques. Ils s'imaginaient se créer ainsi des clients, quasiment des sujets, et lancer dans le monde des zélateurs du pan¬ germanisme. Grossière erreur de psychologie ! L'ensei¬ gnement des docteurs allemands devait se retourner contre eux. Leurs leçons d'impérialisme devaient porter leurs fruits, mais non ceux qu'ils en attendaient. Ils apprenaient aux jeunes Napolitains le culte delà puissance, et à ne respecter que le plus fort. Ils les per¬ suadaient que « tous les problèmes de justice se réduisent à un problème de mécanique » et que « la société est un système de forces où le vaincu a toujours tort ». Leurs écoliers rapportaient à leur foyer de telles idées fort bien assimilées. Mais ces néophytes de « la volonté de puissance », ces fervents de la force la voulaient d'abord pour eux-mêmes, pour leur pays ! Dégagés de préjugés par la philosophie de leurs maîtres, et tout ensemble fortifiés dans leur patriotisme, dans leur attachement à la grandeur, à la fortune, à l'expansion de leur nation par ces mêmes doctrines, ils apprenaient des Prussiens à leur résister et à les vaincre par leurs propres méthodes, leurs propres disciplines. 36 LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE L'exemple de Borgese est significatif. Il débute dans les lettres par une apologie de l'Allemagne. A la veille de la guerre, il est le plus actif partisan de l'intervention! L'éducation à l'allemande a tonifié, discipliné, organisé cette jeunesse qui veut l'Italie grande et forte. Les étu¬ diants italiens transplantés à Berlin se souviennent des prédictions qui leur promettent le principat universel, tandis que leurs camarades d'études, dans la nuit de Walpurgis, boivent sur le sommet du Brockèn à la Pangermanie et, dans leur délire impérialiste, poussent des hoch! hoch! en l'honneur du vieux dieu allemand qui leur livrera le monde... A l'une des tables voisines de celle où Amendola nous a conviés à déguster ces sauces merveilleusement assaisonnées aux herbes aromatiques, on me montre Enrico Corradini et quelques rédacteurs de VIdea Nationale, « notre Action Française », me dit mon voisin. Ce rapprochement ne me paraît pas très juste, et pré¬ cisément je trouve les écrivains de VIdea Nationale sou¬ vent plus proches d'Hegel et de Nietzsche que de Charles Maurras. Leur doctrine se rapproche plus de l'impéria¬ lisme de Bernhardi que de la politique capétienne, et je m'attends toujours à voir apparaître en manchette sur leur journal le fameux : Tu regere imperio populos, Romane, memento. Enrico Corradini, assis à quelques pas de moi, me fait penser à ces personnages consulaires qu'on voit haran¬ guer le peuple du haut des rostres, dans les bas-reliefs antiques. Il a le front large et droit. Les yeux vifs brillent d'une flamme intérieure éclairant le masque énergique et volontaire d'un magistrat de l'ancienne Rome. Tout l'être semble chargé d'un potentiel qui rayonne autour de lui et le pose en chef incontesté de l'école. On lui LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE 37 donne environ quarante-cinq ans. Ses gestes sont tran¬ chants, sa parole saccadée. Sa conversation est gonflée d'idées. Vous vous souvenez peut-être de ses premiers romans écrits sous l'influence de Schopenhauer et d'Ibsen, de ses drames nietzschéens et surtout de son Jules César, sa première œuvre nationaliste ? Vous avez lu sa revue Il Regno où, vers 1902, nous découvrions Giovanni Papini, Guiseppe Prezzolini et Borgese ? Gorradini se défend beaucoup d'avoir formé sa doc¬ trine à l'école des penseurs germaniques. II y a entre l'impérialisme italien et l'impérialisme allemand toute la différence de la civilisation à la barbarie ; mais leurs adversaires italiens eux-mêmes n'appellent-ils pas ces fougueux nationalistes « les Prussiens d'Italie » ? Ne leur reprochent-ils pas de glorifier la guerre, d'exalter sa valeur morale avec des arguments analogues à ceux d'un Bernhardi? Depuis sa fondation, l'Idea Nationale n'a pas cessé de prêcher que « l'organisation militaire n'est pas seulement une nécessité pour la sauvegarde des frontières, mais un facteur moral d'une inestimable efficacité ï. Ses collaborateurs professent qu' « une nation qui n'est pas entretenue dans une atmosphère de bataille est vouée à la plus déprimante somnolence et à la décrépitude ». Et la guerre, disent-ils, c'est puéril de déclarer qu'elle n'a pas pour but la conquête ! « Une nation forte, est nécessairement une nation de proie. Si elle est forte, la conquête est son droit. Bien plus, elle est son devoir... » Notre Déroulède ne tint jamais pareil langage. L'Idea Nasionale soutient, développe chaque jour la théorie du droit suprême des races supérieures, de l'hégémonie nécessaire de la nation la plus civilisée, et 38 LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE c'est ainsi qu'elle justifie les aspirations de ses lecteurs dans les Balkans et sur l'Adriatique. Bien des fois, nous nous sommes trouvés en conflit avec ces champions irréductibles de la plus grande Italie. Ils furent, au temps de Tripoli, gallophobes et tripliciens; mais dès juillet 1914 ils virent dans la guerre, entreprise aux côtés de l'Entente, la possibilité de réaliser leur rêve impérialiste, et en toutes circonstances ils prônèrent une politique d'énergie et d'action. Certes l'état d'esprit qu'un Sighele, un Corradini, un Coppola, ont fait naître et ont développé, explique dans une certaine mesure l'énigme que reste pour moi l'entrée de l'Italie dans le conflit. Tandis que Gabriele d'Annunzio prêchait la guerre comme une croisade, les nationalistes présentaient l'intervention comme une opération lucrative. Je ne sais si leur politique réaliste fut comprise du peuple qui se souleva contre les intrigues neutralistes ; mais évidem¬ ment la sensibilité que nationalistes et futuristes avaient réussi à créer dans la Péninsule rendit impossible la politique du « parecchio » prônée par Giolitti. L'agitation entretenue par Ylclea Nationale interdisait en 1914 les propos analogues à ceux qu'on attribuait en 1909 à Luigi Luzzatti : « Il faut vouloir la paix, même au prix d'une bassesse. » Et, pour ma part, j'admire ces hommes qui l'ont passer avant tout les intérêts de leur patrie ; ces réalistes qui aux adjurations sentimentales répondent comme le fait Corradini : « Soit, mais en quoi cela servira-t-il la grandeur de l'Italie ? » Quand les événements en ont fait nos adversaires, je 11e pouvais leur refuser mon estime, et, durant cette guerre, ils ont mérité notre gratitude. Mot qui les choquerait fort, car en bons nietzschéens, ils professent, comme vous le savez, l'égoïsme sacré et LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE 39 déclarent que, s'ils ne cessent de réclamer une coopéra¬ tion toujours plus large des armées italiennes aux opéra¬ tions générales de l'Entente, c'est uniquement pour jus¬ tifier leurs aspirations et les transformer en droits, par l'insigne vertu du sang versé. Gomme le disait très justement ce soir, à la villa Mé- dicis, l'éloquent Jules Destrée, qui a si bien réussi à se faire aimer de tous à Rome : « Le parti nationaliste a été l'une des énergies de la guerre. » Le député belge, qui fait ici figure d'ambassadeur de l'Entente, nous a exposé en quelques mots si justes le rôle joué par Enrico Gorradini et par ses amis que je vais essayer de me les rappeler pour vous les citer : « L'Italie, nous dit-il, en marchant dans l'atelier d'Albert Besnard, où nous sommes venus admirer le portrait du cardinal Mercier et celui du Saint-Père, l'Italie est une nation jeune qui a dû son unité et sa prospérité à d'heu¬ reuses combinaisons diplomatiques plus qu'à des succès militaires. Elle est encore timide et manque de confiance. En exaltant ses forces, en les fouettant, en les suréva¬ luant parfois, le parti nationaliste a rendu à la patrie l'inappréciable service de lui donner l'audace de l'action et la volonté patiente de réaliser toutes ses possibilités. D'un peuple naturellement enclin à l'effort minimum ils ont incessamment réclamé l'effort maximum. Ainsi, ils l'ont grandi et élevé au-dessus de lui-même... » Est-il possible, mon cher ami, de faire plus bel éloge d'un parti? Comme le soir tombait, nous avons quitté l'atelier et nous avons regagné la villa par la longue allée qui s'étend sous le Bosco. Les roses qui fleurissent à pro¬ fusion le long du mur, les orangers et les héliotropes l'emplissent de parfum. Quand nous sommes arrivés devant la loggia gardée 4o LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE par les lions, l'Hermès semblait prendre son vol, entraîné dans une ronde de chauves-souris dont les ailes veloutées paraissaient caresser alternativement les buis taillés et les dragons de la fontaine de Vénus. Chaque dimanche Mm0 Besnard accueille d'une façon qui fait le plus grand honneur à notre pays de nombreux visiteurs. Les Besnârd ont fait de ce palais magnifique la véritable maison de la France. C'est autour d'eux que se groupent les sympathies qui vont à notre patrie. Les plus distingués des Romains aiment à se retrouver sur cette terrasse ou dans ces salons. Et je me console de n'avoir pu créer la maison de Stendhal en constatant ce qu'Albert, Besnard a su faire de la villa Médicis... VI Rome, 10 septembre 1916. Cher ami, Le bois de pins parasols, à l'entrée de la villa Borghèse, ne figure-t-il pas, dans vos souvenirs, un des endroits du monde les mieux faits pour la rêverie? Aperçus à travers les arceaux de la Porta Pinciana, les fûts de ces beaux arbres semblent de vivantes colonnes LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE de marbre rose, destinées à supporter le voile épais et cependant transparent que les aiguilles des pins tissent au-dessous du ciel bleu tout inondé de soleil. Suivant les heures du jour, varie le charme de cette pineita, digne décor de quelque dialogue platonicien. Mais de longtemps on ne saura plus se promener en discutant paisiblement dans l'allée qui conduit à cette nymphée si fraîche que les mousses toujours humides y recouvrent les chapiteaux abattus. La guerre sévit. Ni le philosophe ni l'esthète ne sauraient demeurer neutres; Il faut se jeter dans un camp ou dans l'autre. A l'action! Je le veux bien, et je ne suis pas à Rome pour rêver! Cependant le vieil homme se hérisse en moi, quand, au milieu d'un tel paysage, j'entends un de mes amis ita¬ liens sourire des précautions que prend, à quelques pas de nous, le conservateur du musée, pour mettre à l'abri des zeppelins ou des taubes les merveilles dont il a la garde. Mon ami est futuriste. Il se trouve à Rome, en congé de convalescence. Il s'est engagé dès le début de la guerre comme bombardier. Il en est à sa troisième blessure. Chaque matin et chaque soir, il vient à la laiterie prendre une tasse de youghourt conformément aux ordonnances de son médecin, et nous descendons ensemble vers la vallée Julia ou bien nous remontons vers le musée, où je n'ai jamais pu le faire entrer. Ce peintre hausse les épaules quand je lui parle de cette femme de Cranach, nue sous son chapeau de cardinal, que je tiens pour un des morceaux de peinture les plus beaux qui soient. — Périsse tout cet art périmé, me dit-il, en rejetant d'un noble geste sur son épaule la cape dont il s'enve¬ loppe à l'heure dangereuse de l'Ave Maria, et vive la quatrième Italie ! Tout à l'heure, nous nous sommes rencontrés sous les 42 LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE pins et l'éternelle discussion s'est réveillée. Gomme je répondais aux sarcasmes de mon ami par de pressantes questions sur ses camarades futuristes : — Venez, me dit-il, je vais vous mener chez Balla, c'est un de nos meilleurs peintres. Nous prîmes cette avenue où au temps de la paix, les équipages se suivaient à la file, où les Romains faisaient parade de leurs attelages magnifiques. Elle est déserte. Dans le grand bassin, autour duquel l'allée s'élargit en rond-point, les lentisques ont poussé. Les chevaux marins semblent appuyer les sabots de bronze de leurs pieds cabrés sur cette prairie flottante, et les jets d'eau, en retombant en lourdes masses dans la vasque, imitent à s'y méprendre le bruit du galop. — Vous allez voir, m'explique mon ami, des panneaux qui vous surprendront. Mais si vous ne comprenez pas tout de suite la logique de ces conceptions, il vous suf¬ fira de vous souvenir que nous avons entrepris la propa¬ gande du courage contre l'épidémie de lâcheté qui sévis¬ sait ici, pour épargner à notre école l'ironie avec laquelle vos compatriotes ont accueilli Marinetti. Quant à Balla, je suis sûr que sa sincérité, son désin¬ téressement, son enthousiasme, sa passion pour tous les problèmes spirituels vous auront vite conquis. Balla, admirablement doué, débuta par des tableaux académiques qui firent sa réputation. Le succès lui vint vite. A chaque exposition, le Roi achetait quelques-unes de ses foiles. La fortune lui souriait. Un jour, il ren¬ contra Marinetti et ses premiers adeptes. Il les écouta, vit leurs œuvres, comprit la beauté de leur entreprise, y voua ses forces et son talent. Dès lors, il fut l'objet de la risée générale. Mais fidèle à son idéal, il renonça au succès, à l'argent, à toutes les facilités de l'exis¬ tence. Il est logé dans un grenier, dans une sorte de cité LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE 43 ouvrière où il vit avec sa femme, modèle de dévouement, et deux enfants qu'ils élèvent péniblement. Nouslongeons maintenant les faux rochers du Jardinzoo- logique où les fauves, selon la mode venue de Hambourg, vivent avec une apparence de liberté dans un Soudan d'opéra-comique, et puis nous entrons dans ce quartier neuf où les rues portent toutes des noms de musiciens; parmi les décombres et la poussière des chantiers, nous gagnons une maison de pauvre apparence. — C'est là, me dit mon ami. Au milieu d'une marmaille grouillante, nous montons un mauvais escalier. Il nous conduit à un balcon sur lequel donne le logement des Balla. Nous sonnons. Un petit homme aux cheveux grison¬ nants, la figure éclairée par des yeux vifs, intelligents, vient à nous, gentil, cordial, accueillant. Il porte une cravate futuriste, un nœud vert et jaune qui a la forme de l'hélice d'un aéroplane, des souliers futuristes blancs et jaunes. Des symboles se cachent sous ces détails de toilette, et ce qu'il y a d'enfantin, de naïf dans tout cela me semble assez sympathique. Balla écarte un rideau de papier multicolore devant la porte, et, dans l'entre-bâillement, nous voyons se balancer, pendu à une solive de plafond, un masque à la manière japonaise qui représente un hideux François- Joseph... Le lieu est étrange et ne ressemble guère à l'atelier d'un peintre. Je crois être plutôt dans un cabinet de physique, chez un savant qui étudierait l'optique. Car les tableaux qui pendent aux murs représentent des disques, des ellipses et toutes les figures de la géomé¬ trie peintes avec de belles couleurs laquées, vernis¬ sées... Sur les tables, il y a des quantités d'objets en papier, des cubes, des prismes et, au milieu de ces 44 LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE choses légères, de lourdes massues cloutées et tachées de sang, des baïonnettes découpées en dents de scie, affreuses armes arrachées aux maudits Autrichiens, et puis partout, sur les murailles et sur les meubles, Ballaa peint ou gravé des maximes et des sentences prêchant le courage, glorifiant la patrie, des anathèmes contre les barbares. Extraordinaire ensemble où l'on perçoit tout de suite la dualité du futurisme. Il y a dans cette doctrine une esthétique et une éthique. L'esthétique relève de ce scientisme dont nous sommes revenus ! L'éthique, c'est autre chose ! Je la sens, petit à petit, se dégager des propos de mes nou¬ veaux amis. C'est la morale de 1' « inaccept » comme dirait Ouinton, la philosophie de la résistance. Tous les discours de Marinetti sont des appels au courage, expri¬ ment le goût de vivre et de lutter. J'ai lu dans Yltalia Fu/urista qu'un « bon futuriste doit savoir être impoli vingt fois par jour » ! Balla est la courtoisie même. Je veux lui parler de sa peinture, il me répond en exaltant le soldat de Verdun avec un enthou¬ siasme, avec une sincérité qui m'émeuvent. Je le ramène au sujet. — Vous connaissez, me dit-il, notre Marinetti ? Et il y a une tendresse, une amitié profondes dans l'in¬ flexion de la voix. C'est avec de tels accents que tous ses amis parlent de Marinetti. Quelles qualités doit pos¬ séder cet homme, que nous tournions en ridicule à Paris, pour susciter chez tous ceux qui l'approchent une telle affection ! — Comme vous l'aimez, dis-je ! — Ah! me répond Balla, c'est qu'il ne nous a pas seulement ouvert les yeux, à nous, ses disciples, il a délié les bandelettes du peuple italien que vous étiez prêts à embaumer dans sa vieille gloire, vous qui ne traversiez LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE 45 l'Italie que pour y flairer raéticuleusement les traces de notre passé opprimant... — Oui, continue l'ami qui m'a entraîné dans ce logis, illuminé par une belle flamme de patriotisme, Marinetti a été le premier, depuis les grands hommes du Risorgi- mento, à inviter le peuple italien à prendre conscience de sa force et à se jeter avec courage dans la vie, à l'aimer dans la moindre de ses manifestations. Voilà l'essentiel de ses enseignements. Le passé ! Les an¬ cêtres ! Mais il faut les honorer en accomplissant de grandes actions, qui nous rendent dignes d'eux, et ne pas nous constituer pour des siècles le custode de leur répu¬ tation, le cornac de leurs hauts faits ! Trouvez-vous décent de vous résigner au rôle d'aubergiste des curieux de notre histoire, de portier de nos nécropoles? C'est une honte de nous enrichir en faisant la parade devant les tombeaux de la Voie Latine ou devant les fresques de nos Campo-Santo. Et s'animant, avec cette délicieuse vivacité romaine : — Mais oui ! Brûlent tous les Benozzo-Gozzoli du monde, s'écroulent toutes les coupoles du Bramante plutôt que de te voir éternellement, peuple italien, pincer les guitares napolitaines ou revêtir le masque vénitien, pour la joie des couples en voyage de noces ! Honte à la main tendue du lazzarone ! Maudites soient les recettes récol¬ tées aux tourniquets des Uffizzi ou du Palatin ! Travail¬ lons ! Produisons ! Gloire à l'ouvrier des faubourgs de Turin et de Milan! Honorons la fumée qui monte des cheminées d'usine et non celle qui s'échappe du Vésuve ou des solfatares. Construisons des chemins de fer, des paquebots, des voitures automobiles, des aéroplanes ! Fondons des canons pour faire entendre à l'Europe les justes revendications de l'Italie. Armons-nous. Soyons forts pour être respectés. Entraînons-nous aux mâles fa- 46 LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE tiçjues de la guerre, n'acceptons plus jamais d'être un peuple à la suite. L'honneur est préférable à la paix... Voilà, mon cher, le langage que, bien avant la guerre, notre Marinetti tenait dans nos réunions de Naples, à Milan, au scandale des aubergistes de Florence et des guides de la Cité Léonine! Pour se faire entendre, pour attirer sur nos doctrines l'attention publique, il s'exprimait avec une outrance voulue, il exagérait chacune de ses propositions. On nous accusait de cabotinage en entendant les coups de grosse caisse que nous frappions un peu brutalement, je l'avoue. Mais il fallait bien, pour en arriver à l'inter¬ vention que vous applaudissez aujourd'hui, dénoncer, comme l'ont fait mes amis : G. P. Lucini, P. Buzzi, Cavacchioli Garrieri, Libero Altomare, Armando Mazza, Palazzeschi, l'état ignominieux où pataugeaient les esprits, la médiocrité qui présidait à la politique étran¬ gère de M. Giolitti, et démontrer la nécessité urgente de relever à tout prix notre dignité nationale. Quand les anarchistes de Milan proféraient leur blas¬ phème, hurlaient : « A bas la Patrie ! », c'était Marinetti qui leur répondait : « Vive la guerre ! A bas l'Autriche ! » et ces manifestations n'allaient pas sans graves inconvé¬ nients pour lui, car la magistrature milanaise lui infligea deux mois de prison. Et vous savez que, jaloux de mettre ses actes en accord avec ses discours, Marinetti s'est engage au début de la guerre. On l'a toujours vu aux postes les plus périlleux. Il en est à sa cinquième blessure. J'avais devant moi, s'exprimant avec une véhémence qui me rappelait la verve de Borgese, un soldat blessé à plusieurs reprises, décoré, sur les champs de bataille du Carso, de la Croix de la valeur militaire, et j'oubliais facilement les divagations esthétiques des futuristes, LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE 47 l'enfantillage de la mode qu'ils cherchaient à créer ; car Balla fabrique aussi des chapeaux qui doivent figurer des volutes de fumée au-dessus de la tête des femmes, ou se poser en accent circonflexe sur leur chevelure, pour imiter le vol d'un martinet. Il me semblait que je tenais là une parcelle du secret queje cherchais à pénétrer depuis mon arrivée en Italie. Amendola m'avait ouvert les yeux. La lecture de l'Idea Nazionale m'initiait à un monde de pensées violentes qui s'accordaient avec le langage des disciples de Mari- netti. En entendant ces professions de foi ardentes, je songeais que le futurisme me représentait, grossi déme¬ surément, l'esprit de la jeune Italie, sa mentalité, si je puis dire, à l'état pathologique, et vous savez quelles lueurs la pathologie a jetées sur les fonctions normales du cerveau. Elle les rend perceptibles en les exagérant. Elle les colore de nuances éclatantes, comme les biologistes teignent de rouge ou de bleu les coupes qu'ils préparent pour le microscope. Et c'est pourquoi, mon bon ami, je vous ai retracé fidèlement, minutieusement et peut-être un peu trop longuement cette visite à l'atelier de Balla. Je vous avoue que je n'écoutais plus que d'une oreille distraite les théories esthétiques du peintre qni m'expliquait son œuvre : cornets rouges, blancs, verts, ce sont des voix qui montent ; des cônes v vrdâtres tournent devant du bleu et du blanc : c'est le printemps sous la voûte céleste. « Car le ciel, dit Balla, n'est plus ce néant bleu au fond des tableaux inventé par les passéistes, c'est une voûte qui prend à nos pieds et nous enveloppe; et puis c'est fini de la peinture objective; ce que nous pour¬ suivons , c'est la représentation, la projection d'une pensée sur la toile, algèbre et géométrie coloriées... Du balcon, on voit les chênes verts de la villa Bor- 48 LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE ghèse s'envelopper de brume. A nos pieds, le pauvre jardinet où croissent quelques légumes autour d'une bâtisse en torchis qui fait penser à Tombouctou la mystérieuse, s'emplit d'une douce poésie. Un bour¬ donnement lointain nous fait lever les yeux vers l'horizon. Un dirigeable vient vers nous. Il passe au-dessus du Seminario Romano, étincelant, argenté, et puis semble s'immobiliser au-dessus de la Ville Eternelle. Étrange vision où le passé et l'avenir se mêlent de façon grandiose, mes futuristes s'exclament. De l'aéronef, Marconi, pour¬ suit, dit-on, des expériences. Marconi, un des demi-dieux de la nouvelle Italie, un de ces inventeurs de génie sous la main duquel se réalisent les prodiges prédits par Marinetti. Et comme les « lunes électriques », les globes bleutés, s'allument dans les rues silencieuses, je quitte, très impressionné, mes lyriques amis. VII Naples, 20 septembre 1916. Comme ils sont loin, mon bon ami, les temps où Sten¬ dhal descendait vers le golfe napolitain par la large route creusée dans le roc tendre sur lequel la ville est bâtie, LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE 4g et trouvait l'entrée de Naples autrement séduisante que « cette bonbonnière si vantée qu'on appelle à Home la porte du peuple ». Le train qui nous amenait hier matin a ralenti son allure bien longtemps avant d'arriver à la station. Nous nous avancions au milieu de voies où sont garés à l'in¬ fini des wagons de marchandises. Des convois entiers attendent là leur chargement, d'autres démarrent len¬ tement chargés de fer, d'acier, de matériaux de toute espèce. Ni les abords de Lyon ni ceux de Marseille ne m'ont jamais donné une telle impression. Nous débarquons; et sur le large boulevard, si mal pavé de carrés de lave, nous sommes étourdis par un bruit infernal de camions automobiles chargés, eux aussi, de barres d'acier, de rails, de tiges de fer, d'obus, que sais-je ? Le golfe!... Mais la côte de Sorrente, Ischia, les Iles, tout disparaît derrière la fumée des steamers en rade. L'animation autour du port a quelque chose de fiévreux. Plus de lazzaroni, plus de pittoresques men¬ diants endormis sur les parapets devant le château de l'Œuf! Plus de mandolinistes, plus de guitaristes sous les fenêtres de l'hôtel du Vésuve ! Mais toujours, indé¬ finiment, les lourds charrois trépidant bruyamment sur les pavés de lave et, quatre fois par jour, de longs cortèges d'ouvriers se rendant à l'arsenal ou le quit¬ tant... Le soir, après une après-midi exténuante, au milieu de ces allées et venues, dans ce brouhaha, il m'est venu à la mémoire que le bon Dumas, et les guides à sa suite, prônaient le calme, le charme bucolique d'une trattoria située à l'extrémité du Pausilippe. Je proposai à mes compagnons d'aller chercher là un peu de la poésie d'Horace, le silence et la solitude chers à Lamartine, qui LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE 4 5o LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE venait rêver, aimer et pleurer en ce même lieu, devant la mer embrasée par le soleil couchant. La montée du Pausilippe se déroulait autrefois entre des vignes dont beaucoup étaient disposées en berceaux, et les jardins qui surplombent le flot entre les rochers. Maintenant, c'est un long faubourg, sillonné de tramways grinçant entre deux rangs de hautes maisons. La trattoria célèbre est toujours là; mais quand nous nous sommes penchés sur le vallon de Graziella, nous avons découvert à nos pieds une sorte d'enfer : des hauts fourneaux crachant la fumée et la flamme, des bâtiments d'usine d'où mon¬ tent le halètement des machines, le vrombissement des moteurs, et, reliant les hangars aux ateliers, des che¬ mins de fer sifflant, s'époumonant. Est-ce Le Greusot ou Saint-Chamond ? Quel cauchemar ! En réalité, nous avions à nos pieds les établissements métallurgiques de la compagnie Amstrong, ceux que M. Loucheur était venu installer au début de la guerre. Et sur toute cette côte, dédiée jadis à la rêverie par Virgile et par Horace, sur toute cette côte, où les Néréides s'ébattaient si gracieusement pour notre ima¬ gination dans l'écume argentée des flots d'azur, sur cette berge où Goethe méditait dans la plus profonde solitude, où Lamartine chantait aux côtés de Graziella, où Renan distinguait la voix d'Ariel dans le chœur des cigales, sur toute cette côte, depuis Baïa jusqu'à Torre delGrecco, je ne découvre plus maintenant qu'une succession inin¬ terrompue d'usines et de manufactures de toute espèce. Car de l'autre côté de Naples, Portici m'a semblé l'image réalisée de ces visions futuristes évoquées l'autre jour dans l'atelier de Balla. Un passage de Marinetti m'est revenu à la mémoire dont j'ai compris à celte heure-là tout le sens : « Nous ne suivons plus les conseils du joli soleil italien, jeune ruffian au sourire séduisant qui LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE 5i voudrait mener encore la race en ribaude, chanter, danser et boire sous les treilles ! « Nous avons maintenant des vallées creusées, éventrées par la fiévreuse insomnie des trains. Par nos belles nuits lombardes et liguriennes, le travail métal¬ lurgique grandit, levant sa voix de fonte et ses im¬ menses gestes blancs... Et c'est ce que nous aimons chez nous... » Yoilà, mon cher ami, les « proses » qui peuvent vous donner une juste idée de la banlieue de Naples jusqu'à Gastellamare. Nulle part ailleurs, je n'ai vu à toutes les heures de la journée ces tramways chargés de grappes humaines, d'ouvriers se rendant au travail. Nulle part je n'ai vu une telle marmaille grouillant sur les trottoirs devant ces hautes maisons semblables à des casernes, où, entre des loques multicolores, dans une atmosphère chargée d'odeurs de cuisine, des femmes s'agitent et peinent inlassablement. Cette prolification de la race, cette étonnante fécondité, Jules Destrée affirme qu'elle est le fondement, le point de départ de l'esprit impéria¬ liste de la nouvelle Italie. En tout cas, voilà sa richesse, le gage certain de sa prospérité future. Il y avait autre¬ fois dans la mollesse, dans l'abandon paresseux du peuple, une déperdition notable. La guerre est venue avec ses nécessités, sa discipline, et tous ces lazzaroni, toutes ces femmes ont pris l'habitude du travail et savent le chemin de l'atelier. J'ai déjeuné ce matin dans un restaurant du port, où l'on déguste les frutti del mare et les poulpes frits, avec un ingénieur français, un des directeurs des nouvelles usines, et je l'ai longuement interrogé sur la valeur de la main-d'œuvre locale. — Les hommes, me dit-il, nous ont d'abord donné des inquiétudes. Ils ont trop d'imagination. On leur confie 52 LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE une machine, ùn métier; les premiers jours, tout va bien, ils en admirent les rouages et la marche, et puis, au bout de quelque temps, le mécanicien se dit que, si l'on changeait telle ou telle vis de placé, on améliorerait le mécanisme, le balayeur s'arrête de balayer et donne son avis sur la transformation projetée, le chauffeur qui entend la conversation, quitte son poste pour placer son mot, on discute, enfin on change la vis et le métier est perdu... — Pour de telles besognes, nous avons remplacé avantageusement les hommes par des femmes. Dociles, disciplinées par des siècles d'obéissance, habituées aux plus durs labeurs dès les temps de Marius et de Sylla, elles fournissent un travail excellent. Les hommes sont employés à des tâches plus subtiles où leur imagination peut se donner carrière. Et ainsi nous obtenons de ces ouvriers napolitains un rendement comparable à celui que l'on tire des populations les plus laborieuses du nord de l'Italie... Vous qui n'avez connu de Naples que la cité volup¬ tueuse mollement, étendue devant son golfe, vous pour qui Naples personnifie encore la grâce nonchalante couronnée de pampres et fleurie d'orangers, tout ce que je vous écris vous surprendra sans doute un ins¬ tant, mais demeurera pour vous une chose verbale. Pour moi, cette transformation d'une des cités les plus paresseuses de la Péninsule en un centre de travail et de production, c'est l'image concrète, vivante et pathétique, d'une révolution économique qui installe à nos portes un voisin dont nous ne connaissons pas la force et qui peut être, selon notre conduite, un ami puissant ou un concurrent redoutable... Quarante-huit heures passées à Naples ont plus fait pour m'instruire que toutes les statistiques. J'ai vu, j'ai LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE 53 touché du doigt ce développement industriel de l'Italie que la guerre n'a fait qu'accroître et qu'on soupçonne à peine à Paris. Demain je quitterai Naples, mais bien longtemps je conserverai devant les jeux le spectacle d'activité que ce grand port m'a donné. Il a effacé de mon imagination toutes les représentations voluptueuses que les poètes m'en avaient offertes. VIII Milan, lei" octobre 1916. Mon cher ami, Milan n'agit, point sur le voyageur par ces effets de Surprise que Naples nous avait réservés. Depuis les débuts de son histoire, la cité des Visconti et des Sforça est une ville que le commerce, la finance, puis l'in¬ dustrie ont enrichie. La réputation des banquiers lom¬ bards date de loin. Quand je débarquai pour la première fois ici, venant de la Suisse par le Gothard, je fus déçu de l'aspect cosmopolite des quartiers voisins de la gare. Je me croyais encore dans quelque ville neuve de la Bavière, Ces voiles furent dissipés par un rayon de soleil brillant sur les façades teintées du Corso Venezia. Je 54 LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE découvris la Casa Bovara, le palais habité par Bonaparte et tous les lieux chers à Stendhal : la Scala, Cova et ses graniti. Pour un peu, je me fusse enquis de Mme Pietra- grua auprès du maître d'hôtel qui me servit mon pre¬ mier minestrone. L'aspect munichois de la salle et l'accent tudesque du garçon m'arrêtèrent. Mais au milieu de cette population affairée, de ces financiers, de ces commerçants, de ces fabricants de soie, je retrouvai ce naturel, cette grâce simple qui enchantait Beyle et que n'ont pu enlever aux Milanais leurs constantes rela¬ tions avec l'Allemagne. L'or ou le papier-monnaie, qui semblait affluer chez ces riches marchands, ne venait-il pas surtout de Berlin, comme ces tramways, qui défiguraient la place du Dôme, comme ces pianos exposés dans de pompeuses boutiques de style moderne, comme ces valises et toute cette maroquinerie étalée aux vitrines de la via Manzoni? Bien des fois, je me suis demandé comment ces clients de la Germanie avaient pu montrer tant d'enthou¬ siasme pour la guerre ; car c'est de Milan qu'est parti le mouvement qui a mis toute l'Italie en branle. A Milan eurent lieu les premières réunions où le peuple italien, conduit par les « belouses rouges », manifestaénergique- ment sa volonté de rompre avec les Empires centraux. Dès la déclaration de guerre à l'Autriche, les comptoirs allemands furent saccagés, et les pianos à queue des plus célèbres facteurs tudesques volèrent par les fenêtres, faisant une musique assez désagréable aux oreilles wagnériennes pour inciter les amateurs à une fuite précipitée ! Allais-je donc retrouver ce Milan, jadis si prospère, morne et dépeuplé? La vieille métropole lombarde aurait-elle perdu tout ce que Naples a gagné en quelques mois ? LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE 55 Je fus vite rassuré. L'aspect de la gare et ses abords témoignaient rapidement que le trafic ne s'était point ralenti. Nous ne pûmes qu'à grand' peine nous loger dans l'hôtel Gavour, ordinairement si calme. Au milieu des fournisseurs de guerre, des intendants, des traitants attachés à la suite des armées, j'y retrouvai un apôtre de l'union latine, notre ami commun Marcel Boulanger, le romancier dont nous aimons tous les deux la finesse d'esprit, l'ardente passion pour les lettres, le langage sobre et châtié..., Marcel Boulanger, avec qui nous avons savouré tant de pages de Stendhal ! Je l'entraînai bien vite à Sant'Ambrogio, que je préfère au Dôme, et tout au bout de la ville, à Sant'Eustorgio, jouissant par avance du sentiment que communiqueraient à ce connaisseur ces belles nefs romanes. Mais l'aspect des rues, des places déjà enthousiasmait notre ami. Malgré l'heure matinale, une foule se pressait au centre des galeries et devant la Piazza dei Mercanti. Une sorte de bourse, de marché se tenait dans le coin de la place du Dôme qui aboutit à la via Carlo Alberto. « Le Forum ! le Forum ! » disait notre ami, s'émerveillant de la facilité avec laquelle tant de tramways, d'automobiles, de voitures, de bicy¬ clettes et de piétons se croisaient, s'entrelaçaient, se dépassaient. L'animation de Milan est une chose merveil¬ leuse et la guerre l'avait encore augmentée et rendue plus pittoresque par la présence de tant de militaires harmonieusement drapés dans leur cape. Nul magasin n'était clos, les vitrines étincelaient, les bijoutiers exposaient les plus belles pierres; les perles des colliers, l'or des bracelets retenaient, séduisaient les regards des femmes mises avec élégance. Milan conser¬ vait son aspect d'opulence. A une heure, quand nous entrâmes chez Gampari pour y déjeuner, toutes les tables se trouvaient occupées. De 56 LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE vieux amis, qui me reconnurent, nous appelèrent et nous accueillirent. Nous leur fîmes notre compliment de tout ce que nous avions vu à Milan. Je leur confiai mon éton- nement et mes vaines craintes. — Mais, me dit l'un d'eux, élève et commensal du fameux Luigi Einaudi, un des plus grands économistes italiens, comment n'avez-vous pas compris, quand vous veniez ici avant la guerre, que nous supportions avec impatience la mainmise de l'Allemagne? Nous avons secoué notre servage. C'est une campagne de délivrance, de libération que nous avons entreprise. Elle nous révèle nos forces, que nous ne soupçonnions point, notre richesse, que nous n'estimions pas à sa juste valeur. Nous apprenons enfin à nous conduire seuls, à vivre de notre propre vie. Notre patrimoine national était évalué par nos statis¬ ticiens à 80 milliards de lires. Les nécessités en présence desquelles nous nous sommes trouvés nous ont montré que nos possibilités dépassaient de beaucoup ce chiffre. Nous avons eu la joie de nous découvrir beaucoup plus riches que nous ne le pensions. Savez-vous ce que nous coûte notre intervention à l'heure présente ? A peu près i5 milliards, et vous vous plaisez à constater que notre pays porte ce poids avec aisance. Les Italiens sont peut-être, après les Anglais, ceux des belligérants qui se sont montrés les plus résolus à payer de gros impôts pour assurer le paiement des dettes contractées pour faire la guerre. Cette année, on prévoit une augmentation de 700 millions de lires dans les receltes effectives, par rapport aux recettes du dernier exercice du temps de paix. Et si, dans leur patriotisme, nos compatriotes n'ont point hésité à apporter aux emprunts d'Etat les res¬ sources qui leur étaient demandées, ils n'ont montré LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE 57 non plus aucune timidité à engager leurs capitaux dans les entreprises industrielles. — Oui, me dit mon voisin, professeur au R. Politech- nicum de Milan, la guerre a été un stimulant incompa¬ rable pour l'industrie italienne. Elle l'a, en quelque sorte, nationalisée, et puis elle l'a développée dans des proportions inattendues. Pour les armes, les munitions, nous dépendions abso¬ lument de l'Allemagne. En quelques mois, nous avons dû, aidés bien entendu par nos alliés, tout improviser. Lorsque l'Etat fit aux industriels un appel pressant, leur esprit d'initiative, trop longtemps endormi et comprimé, se déclencha, tel un ressort, et l'on vit surgir, des Alpes à la mer de Sicile, ces établissements gigantesques qui vous ont surpris autour de Naples. Mais que ne voyez- vous Terni et ses aciéries, que ne visitez-vous toutes nos installations hydro-électriques, si merveilleusement ou¬ tillées qu'elles ont pu doubler leur production en moins d'une année ? Je puis vous affirmer, sans jactance, que l'industrie ita¬ lienne a fait des miracles, dont elle fut étonnée elle- même. La vertu de nos grands ingénieurs, c'est une prompti¬ tude de conception qui nous a permis de surmonter, avec une rapidité extrême, des difficultés domptées chez nos adversaires à force de patience et de méthode. Nous avons suppléé au manque de houille, au manque de minerais dont les dieux, si généreux par ailleurs envers notre pays, nous ont privés. Un de vos compatriotes que nous connaissons bien ici, et dont nous admirons le génie d'organisation, le maire de Lyon, M. Herriot, a dit très justement que la houille et l'acier sont désormais les indices essentiels de la puissance d'un Etat. Notre continent ne possède ni l'un 58 LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE ni l'autre. N'a-t-il pas fallu un tour de force pour suppléer à l'absence de charbon et de fer? Nous avons exploité notre lignite, nous avons su le traiter de façon à en faire un combustible acceptable, nous avons augmenté, comme je vous le disais, notre houille blanche. Mais le plus grand prodige, et vous l'avez noté, c'est que toute une population a secoué cette mollesse, cet engourdissement où la facilité de la vie, la douceur du climat nous avaient plongés. 470.000 ouvriers se relaient jour et nuit, dans nos établissements industriels, pour produire armes et munitions, outils et engins de toute espèce, requis par la guerre. Non seulement l'Italie est parvenue à se suffire à elle-même, mais elle exporte dans les pays alliés des voitures automobiles, des explosifs, des fils électriques. Soyez-en bien certain, cher monsieur, il y avait dans les conseils du Gouvernement, quand nous avons déclaré la guerre, des hommes assez clairvoyants pour distinguer qu'elle aurait vite fait de labourer le champ envahi par trop de mauvaises herbes ; que la timidité, la méfiance le découragement, qui paralysaient l'industrie nationale, s'évaporeraient au premier souffle des canons... Nous autres ingénieurs, calculions que ce serait déjà une excellente conséquence de la lutte, si elle réveillait dans notre patrie les forces saines qui y sommeillaient. Nous n'avons pas été déçus. Nous avons vu naître de nouvelles industries; les hostilités ont rendu possible la fabrication nationale des produits qui nous venaient uni¬ quement de l'étranger. Un champ illimité s'ouvre pour l'avenir à nos entreprises. Notre développement industriel se poursuivra après notre victoire et aboutira à une créa¬ tion permanente dont nous distinguons déjà les grandes lignes. Ne fût-ce qu'en considération de ces résultats, le LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE 59 verdict des esprits sagaces, le jugement de l'histoire ratifieront la décision à laquelle nous avons, ici, à Milan, poussé de toutes nos forces. L'après-midi, comme nous sortions de la cour de la Brera, dont toutes les merveilles ont été garées des avions allemands, nous rencontrâmes un industriel fran¬ çais installé depuis longtemps à Gênes et qui, jadis, nous avait fait les honneurs de sa ville. Nous gagnâmes en suivant le bord du canal ces boschetti plantés de si beaux arbres qui entourent d'ombre et de silence les palais du Sénat, et, sous la voûte dorée des platanes, nous restâmes longtemps à parler de la prodigieuse transfor¬ mation de l'Italie. — Tout ce que vous ont dit les Milanais ce matin, nous affirme notre compatriote, est parfaitement exact. Je suis frappé non seulement par les efforts individuels, le déve¬ loppement de l'initiative de chacun dans ce pays, mais par les nouvelles habitudes de discipline, de coopération, de solidarité que je vois naître autour de moi. Dans cette région, une quantité de petites usines se sont groupées en une société par actions, en vue de leur transformation en usines de guerre, et toute la Ligurie travaille aujour¬ d'hui à la fabrication intensive des armes et des muni¬ tions, comme si ces centaines d'usines n'en constituaient qu'une seule. Dans toute la Péninsule, il en est à peu près de même. Un grand nombre de comités coopératifs du travail pour la guerre se sont organisés, et le chiffre d'affaires de ces seules coopératives dépasse 35o millions pour cette année ! Nos pas nous avaient portés, à travers le jardin, vers les volières où des faisans de toute espèce promenaient gra¬ vement leurs somptueux plumages. Marcel Boulanger les baptisait : « Le satrape, l'empereur de Chine, le 6o LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE prince Igor ! » tandis que notre Génois jonglait avec les chiffres d'affaires atteints par certaines maisons lom¬ bardes. Ah! mon cher ami, il est bien certain que la grande affaire n'est plus pour les jeunes gens d'ici, comme au temps de Fabrice del Dongo, d'« imprimer des sonnets sur des petits mouchoirs de taffetas rose », mais de faire fortune. S'il est vrai'que « les Milanais de 1790 ne savaient rien désirer avec force », leur caractère a bien changé. Quelle ardeur, quel appétit de richesse, j'ai trouvés cesoir parmi les convives de la marquise Y... chez qui nous avons dîné !... Quel goût et quelle entente des affaires !... P.-S. — De la villa d'Esté, à Cernobbio, en face du lac de Côme, j'ajoute ce post-scriplum à ma lettre qui me précédera de quelques jours à Paris. Voilà pour moi un des endroits les plus voluptueux de notre vieux monde ! Dans ce paysage, dont le dessin si ferme est toujours adouci par des brumes flottantes, nuancées des plus tendres couleurs, ne devraient planer, semble-t-il, que des rêves de bonheur. Les orangers de la villa Pizzo, l'olea-fragranza, lès myrtes et les héliotropes des innom¬ brables vergers font de ces rives entre les montagnes une coupe de parfums. De l'autre côté du lac dorment les bois de la Pliniana, où se déroula une des plus tou¬ chantes histoires d'amour qui soient. Vous vous souvenez que notre cher Barrés écrivait : « Ceux qui n'ont pas la force du génie ne peuvent ici que jouir et paresser. La méthode dans le travail, l'enrégimentement des volontés, seraient dans les jardins de Gôme et de Varèse de mons¬ trueux non-sens. » Eh bien ! je suis entouré de diplomates penchés sur les cartes d'Europe, d'hommes d'affaires uniquement préoccupés de chiffres. Les femmes elles- LETTRES SUR LA JEUNE ITALIE 6l mêmes parlent de commissions à toucher, de tant pour cent, que sais-je ? Un nbuveau venu a fait son apparition tout à l'heure. Sans même jeter un coup d'œil sur la montagne, aussi bleue que dans un tableau de Pérugin, il s'est attablé auprès d'un de nos financiers. Les deux personnages ont demandé un cahier de ces papiers préparés pour y écrire des dépêches, et, tout de suite, ils se sont mis à télér graphier des ordres de vente, d'achat... Sous ce ciel, dans ces jardins d'Armide, échappant à l'enchantement de la magicienne, tout le monde travaille ! « Voici l'Italie arrivée au point où elle est en mesure de continuer son antique destinée, écrit M. Whitney- Warren, citoyen américain. Elle réclame l'héritage de Rome et de Venise, elle a le devoir de le réclamer, parce qu'elle est une grande nation capable aujourd'hui de gérer son bien. » Le citoyen américain a discerné des vérités que nous voyons mal en France. Les revendications de l'Italie, qui aspire simplement à parfaire « son prolongement légi¬ time » lui semblent justifiées par son labeur et par son énergie. Nous n'avons pas le droit, comme il dit très bien, de lui refuser l' « épanouissement ». « La pleine santé de l'Italie, ajoute cet écrivain, exige qu on lui rende l'Adriatique, son second poumon. C'est le travail de la nature, et pas autre chose, qui la pousse à réclamer un souffle normal, intégral. » Il serait à la fois inique et dangereux de s'opposer à un tel travail. Notre maître, M. Boutroux, aimait à nous citer un mot de Goethe : « On ne jouit de la liberté que lorsqu'on l'a véritablement conquise et méritée. » L'Italie a mérité sa liberté totale. IMPRIMÉ VINGT FÉVRIER MIL NEUF CENT DIX-NEUF PAR BERGER-LEVRAULT A NANCY